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+Project Gutenberg's Cours de philosophie positive. (1/6), by Auguste Comte
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Cours de philosophie positive. (1/6)
+
+Author: Auguste Comte
+
+Release Date: April 4, 2010 [EBook #31881]
+[Last updated: August 11, 2013]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE ***
+
+
+
+
+Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald
+Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
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+
+COURS
+DE
+PHILOSOPHIE POSITIVE.
+
+ÉVERAT, IMPRIMEUR, RUE DU CADRAN, Nº 16.
+
+
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+
+[NOTE DU TRANSCRIPTEUR: Ce premier volume contient un grand nombre de
+formules algébriques. Les correcteurs d'épreuve ont tenté de reproduire
+ces formules tant bien que mal, cependant comme le format .txt ne se
+prête pas très bien à cet exercice. Ces corrections pourront s'avérer
+incompréhensibles pour la plupart des lecteurs, et possiblement
+incorrectes pour les autres. Pour une version plus complète, et plus
+précise le lecteur aura grand avantage à consulter la version HTML de
+ce document.]
+
+
+
+
+COURS
+DE
+PHILOSOPHIE POSITIVE,
+
+Par M. Auguste Comte,
+
+ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE.
+
+
+TOME PREMIER,
+
+CONTENANT
+LES PRÉLIMINAIRES GÉNÉRAUX ET LA PHILOSOPHIE
+MATHÉMATIQUE.
+
+
+PARIS.
+ROUEN FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS,
+RUE DE L'ÉCOLE DE MÉDECINE, Nº 13.
+BRUXELLES,
+AU DÉPÔT DE LA LIBRAIRIE MÉDICALE FRANÇAISE.
+
+1830.
+
+
+
+À MES ILLUSTRES AMIS
+
+ M. le Baron Fourier, Secrétaire
+ perpétuel de l'Académie Royale des
+ Sciences,
+
+ M. le Professeur G. M. D. de
+ Blainville, Membre de l'Académie
+ Royale des Sciences,
+
+
+En témoignage de ma respectueuse affection,
+
+
+Auguste Comte,
+
+Ancien élève de l'École Polytechnique.
+
+
+
+
+AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR.
+
+
+Ce cours, résultat général de tous mes travaux depuis ma sortie de
+l'École Polytechnique en 1816, fut ouvert pour la première fois en avril
+1826. Après un petit nombre de séances, une maladie grave m'empêcha, à
+cette époque, de poursuivre une entreprise encouragée, dès sa naissance,
+par les suffrages de plusieurs savans du premier ordre, parmi lesquels
+je pouvais citer dès-lors MM. Alexandre de Humboldt, de Blainville et
+Poinsot, membres de l'Académie des Sciences, qui voulurent bien suivre
+avec un intérêt soutenu l'exposition de mes idées. J'ai refait ce cours
+en entier l'hiver dernier, à partir du 4 janvier 1829, devant un
+auditoire dont avaient bien voulu faire partie M. Fourier, secrétaire
+perpétuel de l'Académie des Sciences, MM. de Blainville, Poinsot,
+Navier, membres de la même académie, MM. les professeurs Broussais,
+Esquirol, Binet, etc., auxquels je dois ici témoigner publiquement ma
+reconnaissance pour la manière dont ils ont accueilli cette nouvelle
+tentative philosophique.
+
+Après m'être assuré par de tels suffrages que ce cours pouvait utilement
+recevoir une plus grande publicité, j'ai cru devoir, à cette intention,
+l'exposer cet hiver à l'Athénée Royal de Paris, où il vient d'être
+ouvert le 9 décembre. Le plan est demeuré complétement le même.
+Seulement les convenances de cet établissement m'obligent à restreindre
+un peu les développemens de mon cours. Ils se retrouvent tout entiers
+dans la publication que je fais aujourd'hui de mes leçons, telles
+qu'elles ont eu lieu l'année dernière.
+
+Pour compléter cette notice historique, il est convenable de faire
+observer, relativement à quelques-unes des idées fondamentales exposées
+dans ce cours, que je les avais présentées antérieurement dans la
+première partie d'un ouvrage intitulé _Système de politique positive_,
+imprimée à cent exemplaires en mai 1822, et réimprimée ensuite en avril
+1824, à un nombre d'exemplaires plus considérable. Cette première partie
+n'a point encore été formellement publiée, mais seulement communiquée,
+par la voie de l'impression, à un grand nombre de savans et de
+philosophes européens. Elle ne sera mise définitivement en circulation
+qu'avec la seconde partie que j'espère pouvoir faire paraître à la fin
+de l'année 1830.
+
+J'ai cru nécessaire de constater ici la publicité effective de ce
+premier travail, parce que quelques idées offrant une certaine analogie
+avec une partie des miennes, se trouvent exposées, sans aucune mention
+de mes recherches, dans divers ouvrages publiés postérieurement, surtout
+en ce qui concerne la rénovation des théories sociales. Quoique des
+esprits différens aient pu, sans aucune communication, comme le montre
+souvent l'histoire de l'esprit humain, arriver séparément à des
+conceptions analogues en s'occupant d'une même classe de travaux, je
+devais néanmoins insister sur l'antériorité réelle d'un ouvrage peu
+connu du public, afin qu'on ne suppose pas que j'ai puisé le germe de
+certaines idées dans des écrits qui sont, au contraire, plus récens.
+
+Plusieurs personnes m'ayant déjà demandé quelques éclaircissemens
+relativement au titre de ce cours, je crois utile d'indiquer ici, à ce
+sujet, une explication sommaire.
+
+L'expression _philosophie positive_ étant constamment employée, dans
+toute l'étendue de ce cours, suivant une acception rigoureusement
+invariable, il m'a paru superflu de la définir autrement que par l'usage
+uniforme que j'en ai toujours fait. La première leçon, en particulier,
+peut être regardée tout entière comme le développement de la définition
+exacte de ce que j'appelle la _philosophie positive_. Je regrette
+néanmoins d'avoir été obligé d'adopter, à défaut de tout autre, un terme
+comme celui de _philosophie_, qui a été si abusivement employé dans une
+multitude d'acceptions diverses. Mais l'adjectif _positive_ par lequel
+j'en modifie le sens me paraît suffire pour faire disparaître, même au
+premier abord, toute équivoque essentielle, chez ceux, du moins, qui en
+connaissent bien la valeur. Je me bornerai donc, dans cet avertissement,
+à déclarer que j'emploie le mot _philosophie_ dans l'acception que lui
+donnaient les anciens, et particulièrement Aristote, comme désignant le
+système général des conceptions humaines; et, en ajoutant le mot
+_positive_, j'annonce que je considère cette manière spéciale de
+philosopher qui consiste à envisager les théories, dans quelque ordre
+d'idées que ce soit, comme ayant pour objet la coordination des faits
+observés, ce qui constitue le troisième et dernier état de la
+philosophie générale, primitivement théologique et ensuite métaphysique,
+ainsi que je l'explique dès la première leçon.
+
+Il y a, sans doute, beaucoup d'analogie entre ma _philosophie positive_
+et ce que les savans anglais entendent, depuis Newton surtout, par
+_philosophie naturelle_. Mais je n'ai pas dû choisir cette dernière
+dénomination, non plus que celle de _philosophie des sciences_ qui
+serait peut-être encore plus précise, parce que l'une et l'autre ne
+s'entendent pas encore de tous les ordres de phénomènes, tandis que la
+_philosophie positive_, dans laquelle je comprends l'étude des
+phénomènes sociaux aussi bien que de tous les autres, désigne une
+manière uniforme de raisonner applicable à tous les sujets sur lesquels
+l'esprit humain peut s'exercer. En outre, l'expression _philosophie
+naturelle_ est usitée, en Angleterre, pour désigner l'ensemble des
+diverses sciences d'observation, considérées jusque dans leurs
+spécialités les plus détaillées; au lieu que par _philosophie positive_,
+comparé à _sciences positives_, j'entends seulement l'étude propre des
+généralités des différentes sciences, conçues comme soumises à une
+méthode unique, et comme formant les différentes parties d'un plan
+général de recherches. Le terme que j'ai été conduit à construire est
+donc, à la fois, plus étendu et plus restreint que les dénominations,
+d'ailleurs analogues, quant au caractère fondamental des idées, qu'on
+pourrait, de prime-abord, regarder comme équivalentes.
+
+
+Paris, le 18 décembre 1829.
+
+
+
+
+COURS
+DE
+PHILOSOPHIE POSITIVE.
+
+
+
+
+PREMIÈRE LEÇON.
+
+SOMMAIRE. Exposition du but de ce cours, ou considérations générales sur
+la nature et l'importance de la philosophie positive.
+
+
+L'objet de cette première leçon est d'exposer nettement le but du cours,
+c'est-à-dire de déterminer exactement l'esprit dans lequel seront
+considérées les diverses branches fondamentales de la philosophie
+naturelle, indiquées par le programme sommaire que je vous ai présenté.
+
+Sans doute, la nature de ce cours ne saurait être complétement
+appréciée, de manière à pouvoir s'en former une opinion définitive, que
+lorsque les diverses parties en auront été successivement développées.
+Tel est l'inconvénient ordinaire des définitions relatives à des
+systèmes d'idées très-étendus, quand elles en précèdent l'exposition.
+Mais les généralités peuvent être conçues sous deux aspects, ou comme
+aperçu d'une doctrine à établir, ou comme résumé d'une doctrine établie.
+Si c'est seulement sous ce dernier point de vue qu'elles acquièrent
+toute leur valeur, elles n'en ont pas moins déjà, sous le premier, une
+extrême importance, en caractérisant dès l'origine le sujet à
+considérer. La circonscription générale du champ de nos recherches,
+tracée avec toute la sévérité possible, est, pour notre esprit, un
+préliminaire particulièrement indispensable dans une étude aussi vaste
+et jusqu'ici aussi peu déterminée que celle dont nous allons nous
+occuper. C'est afin d'obéir à cette nécessité logique que je crois
+devoir vous indiquer, dès ce moment, la série des considérations
+fondamentales qui ont donné naissance à ce nouveau cours, et qui seront
+d'ailleurs spécialement développées, dans la suite, avec toute
+l'extension que réclame la haute importance de chacune d'elles.
+
+Pour expliquer convenablement la véritable nature et le caractère propre
+de la philosophie positive, il est indispensable de jeter d'abord un
+coup-d'oeil général sur la marche progressive de l'esprit humain,
+envisagée dans son ensemble: car une conception quelconque ne peut être
+bien connue que par son histoire.
+
+En étudiant ainsi le développement total de l'intelligence humaine dans
+ses diverses sphères d'activité, depuis son premier essor le plus simple
+jusqu'à nos jours, je crois avoir découvert une grande loi fondamentale,
+à laquelle il est assujéti par une nécessité invariable, et qui me
+semble pouvoir être solidement établie, soit sur les preuves
+rationnelles fournies par la connaissance de notre organisation, soit
+sur les vérifications historiques résultant d'un examen attentif du
+passé. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions
+principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement
+par trois états théoriques différens: l'état théologique, ou fictif;
+l'état métaphysique, ou abstrait; l'état scientifique, ou positif. En
+d'autres termes, l'esprit humain, par sa nature, emploie successivement
+dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher, dont le
+caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé:
+d'abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique, et
+enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophies, ou de
+systèmes généraux de conceptions sur l'ensemble des phénomènes, qui
+s'excluent mutuellement: la première est le point de départ nécessaire
+de l'intelligence humaine; la troisième, son état fixe et définitif: la
+seconde est uniquement destinée à servir de transition.
+
+Dans l'état théologique, l'esprit humain dirigeant essentiellement ses
+recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et
+finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers les
+connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par
+l'action directe et continue d'agens surnaturels plus ou moins nombreux,
+dont l'intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes
+de l'univers.
+
+Dans l'état métaphysique, qui n'est au fond qu'une simple modification
+générale du premier, les agens surnaturels sont remplacés par des forces
+abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes
+aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d'engendrer par
+elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l'explication consiste
+alors à assigner pour chacun l'entité correspondante.
+
+Enfin, dans l'état positif, l'esprit humain reconnaissant
+l'impossibilité d'obtenir des notions absolues, renonce à chercher
+l'origine et la destination de l'univers, et à connaître les causes
+intimes des phénomènes, pour s'attacher uniquement à découvrir, par
+l'usage bien combiné du raisonnement et de l'observation, leurs lois
+effectives, c'est-à-dire leurs relations invariables de succession et de
+similitude. L'explication des faits, réduite alors à ses termes réels,
+n'est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes
+particuliers et quelques faits généraux, dont les progrès de la science
+tendent de plus en plus à diminuer le nombre.
+
+Le système théologique est parvenu à la plus haute perfection dont il
+soit susceptible, quand il a substitué l'action providentielle d'un être
+unique au jeu varié des nombreuses divinités indépendantes qui avaient
+été imaginées primitivement. De même, le dernier terme du système
+métaphysique consiste à concevoir, au lieu des différentes entités
+particulières, une seule grande entité générale, la _nature_, envisagée
+comme la source unique de tous les phénomènes. Pareillement, la
+perfection du système positif, vers laquelle il tend sans cesse,
+quoiqu'il soit très-probable qu'il ne doive jamais l'atteindre, serait
+de pouvoir se représenter tous les divers phénomènes observables comme
+des cas particuliers d'un seul fait général, tel que celui de la
+gravitation, par exemple.
+
+Ce n'est pas ici le lieu de démontrer spécialement cette loi
+fondamentale du développement de l'esprit humain, et d'en déduire les
+conséquences les plus importantes. Nous en traiterons directement, avec
+toute l'extension convenable, dans la partie de ce cours relative à
+l'étude des phénomènes sociaux[1]. Je ne la considère maintenant que
+pour déterminer avec précision le véritable caractère de la philosophie
+positive, par opposition aux deux autres philosophies qui ont
+successivement dominé, jusqu'à ces derniers siècles, tout notre système
+intellectuel. Quant à présent, afin de ne pas laisser entièrement sans
+démonstration une loi de cette importance, dont les applications se
+présenteront fréquemment dans toute l'étendue de ce cours, je dois me
+borner à une indication rapide des motifs généraux les plus sensibles
+qui peuvent en constater l'exactitude.
+
+ [Note 1: Les personnes qui désireraient immédiatement à
+ ce sujet des éclaircissemens plus étendus, pourront
+ consulter utilement trois articles de _Considérations
+ philosophiques sur les sciences et les savans_ que j'ai
+ publiés, en novembre 1825, dans un recueil intitulé _le
+ Producteur_ (nos 7, 8 et 10), et surtout la première partie
+ de mon _Système de politique positive_, adressée, en avril
+ 1824, à l'Académie des Sciences, et où j'ai consigné, pour
+ la première fois, la découverte de cette loi.]
+
+En premier lieu, il suffit, ce me semble, d'énoncer une telle loi, pour
+que la justesse en soit immédiatement vérifiée par tous ceux qui ont
+quelque connaissance approfondie de l'histoire générale des sciences. Il
+n'en est pas une seule, en effet, parvenue aujourd'hui à l'état
+positif, que chacun ne puisse aisément se représenter, dans le passé,
+essentiellement composée d'abstractions métaphysiques, et, en remontant
+encore davantage, tout-à-fait dominée par les conceptions théologiques.
+Nous aurons même malheureusement plus d'une occasion formelle de
+reconnaître, dans les diverses parties de ce cours, que les sciences les
+plus perfectionnées conservent encore aujourd'hui quelques traces
+très-sensibles de ces deux états primitifs.
+
+Cette révolution générale de l'esprit humain peut d'ailleurs être
+aisément constatée aujourd'hui, d'une manière très-sensible, quoique
+indirecte, en considérant le développement de l'intelligence
+individuelle. Le point de départ étant nécessairement le même dans
+l'éducation de l'individu que dans celle de l'espèce, les diverses
+phases principales de la première doivent représenter les époques
+fondamentales de la seconde. Or, chacun de nous, en contemplant sa
+propre histoire, ne se souvient-il pas qu'il a été successivement, quant
+à ses notions les plus importantes, _théologien_ dans son enfance,
+_métaphysicien_ dans sa jeunesse, et _physicien_ dans sa virilité? Cette
+vérification est facile aujourd'hui pour tous les hommes au niveau de
+leur siècle.
+
+Mais, outre l'observation directe, générale ou individuelle, qui prouve
+l'exactitude de cette loi, je dois surtout, dans cette indication
+sommaire, mentionner les considérations théoriques qui en font sentir la
+nécessité.
+
+La plus importante de ces considérations, puisée dans la nature même du
+sujet, consiste dans le besoin, à toute époque, d'une théorie quelconque
+pour lier les faits, combiné avec l'impossibilité évidente, pour
+l'esprit humain à son origine, de se former des théories d'après les
+observations.
+
+Tous les bons esprits répètent, depuis Bacon, qu'il n'y a de
+connaissances réelles que celles qui reposent sur des faits observés.
+Cette maxime fondamentale est évidemment incontestable, si on
+l'applique, comme il convient, à l'état viril de notre intelligence.
+Mais en se reportant à la formation de nos connaissances, il n'en est
+pas moins certain que l'esprit humain, dans son état primitif, ne
+pouvait ni ne devait penser ainsi. Car, si d'un côté, toute théorie
+positive doit nécessairement être fondée sur les observations, il est
+également sensible, d'un autre côté, que, pour se livrer à
+l'observation, notre esprit a besoin d'une théorie quelconque. Si en
+contemplant les phénomènes, nous ne les rattachions point immédiatement
+à quelques principes, non-seulement il nous serait impossible de
+combiner ces observations isolées, et par conséquent, d'en tirer aucun
+fruit, mais nous serions même entièrement incapables de les retenir; et,
+le plus souvent, les faits resteraient inaperçus sous nos yeux.
+
+Ainsi, pressé entre la nécessité d'observer pour se former des théories
+réelles, et la nécessité non moins impérieuse de se créer des théories
+quelconques pour se livrer à des observations suivies, l'esprit humain,
+à sa naissance, se trouverait enfermé dans un cercle vicieux dont il
+n'aurait jamais eu aucun moyen de sortir, s'il ne se fût heureusement
+ouvert une issue naturelle par le développement spontané des conceptions
+théologiques, qui ont présenté un point de ralliement à ses efforts, et
+fourni un aliment à son activité. Tel est, indépendamment des hautes
+considérations sociales qui s'y rattachent et que je ne dois pas même
+indiquer en ce moment, le motif fondamental qui démontre la nécessité
+logique du caractère purement théologique de la philosophie primitive.
+
+Cette nécessité devient encore plus sensible en ayant égard à la
+parfaite convenance de la philosophie théologique avec la nature propre
+des recherches sur lesquelles l'esprit humain dans son enfance concentre
+si éminemment toute son activité. Il est bien remarquable, en effet, que
+les questions les plus radicalement inaccessibles à nos moyens, la
+nature intime des êtres, l'origine et la fin de tous les phénomènes,
+soient précisément celles que notre intelligence se propose par-dessus
+tout dans cet état primitif, tous les problèmes vraiment solubles étant
+presque envisagés comme indignes de méditations sérieuses. On en conçoit
+aisément la raison; car c'est l'expérience seule qui a pu nous fournir
+la mesure de nos forces; et, si l'homme n'avait d'abord commencé par en
+avoir une opinion exagérée, elles n'eussent jamais pu acquérir tout le
+développement dont elles sont susceptibles. Ainsi l'exige notre
+organisation. Mais, quoi qu'il en soit, représentons-nous, autant que
+possible, cette disposition si universelle et si prononcée, et
+demandons-nous quel accueil aurait reçu à une telle époque, en la
+supposant formée, la philosophie positive, dont la plus haute ambition
+est de découvrir les lois des phénomènes, et dont le premier caractère
+propre est précisément de regarder comme nécessairement interdits à la
+raison humaine tous ces sublimes mystères, que la philosophie
+théologique explique, au contraire, avec une si admirable facilité
+jusque dans leurs moindres détails.
+
+Il en est de même en considérant sous le point de vue pratique la nature
+des recherches qui occupent primitivement l'esprit humain. Sous ce
+rapport, elles offrent à l'homme l'attrait si énergique d'un empire
+illimité à exercer sur le monde extérieur, envisagé comme entièrement
+destiné à notre usage, et comme présentant dans tous ses phénomènes des
+relations intimes et continues avec notre existence. Or, ces espérances
+chimériques, ces idées exagérées de l'importance de l'homme dans
+l'univers, que fait naître la philosophie théologique, et que détruit
+sans retour la première influence de la philosophie positive, sont, à
+l'origine, un stimulant indispensable, sans lequel on ne pourrait
+certainement concevoir que l'esprit humain se fût déterminé
+primitivement à de pénibles travaux.
+
+Nous sommes aujourd'hui tellement éloignés de ces dispositions
+premières, du moins quant à la plupart des phénomènes, que nous avons
+peine à nous représenter exactement la puissance et la nécessité de
+considérations semblables. La raison humaine est maintenant assez mûre
+pour que nous entreprenions de laborieuses recherches scientifiques,
+sans avoir en vue aucun but étranger capable d'agir fortement sur
+l'imagination, comme celui que se proposaient les astrologues ou les
+alchimistes. Notre activité intellectuelle est suffisamment excitée par
+le pur espoir de découvrir les lois des phénomènes, par le simple désir
+de confirmer ou d'infirmer une théorie. Mais il ne pouvait en être
+ainsi dans l'enfance de l'esprit humain. Sans les attrayantes chimères
+de l'astrologie, sans les énergiques déceptions de l'alchimie, par
+exemple, où aurions-nous puisé la constance et l'ardeur nécessaires pour
+recueillir les longues suites d'observations et d'expériences qui ont,
+plus tard, servi de fondement aux premières théories positives de l'une
+et l'autre classe de phénomènes?
+
+Cette condition de notre développement intellectuel a été vivement
+sentie depuis long-temps par Képler, pour l'astronomie, et justement
+appréciée de nos jours par Berthollet, pour la chimie.
+
+On voit donc, par cet ensemble de considérations, que, si la philosophie
+positive est le véritable état définitif de l'intelligence humaine,
+celui vers lequel elle a toujours tendu de plus en plus, elle n'en a pas
+moins dû nécessairement employer d'abord, et pendant une longue suite de
+siècles, soit comme méthode, soit comme doctrine provisoires, la
+philosophie théologique; philosophie dont le caractère est d'être
+spontanée, et, par cela même, la seule possible à l'origine, la seule
+aussi qui pût offrir à notre esprit naissant un intérêt suffisant. Il
+est maintenant très-facile de sentir que, pour passer de cette
+philosophie provisoire à la philosophie définitive, l'esprit humain a
+dû naturellement adopter, comme philosophie transitoire, les méthodes et
+les doctrines métaphysiques. Cette dernière considération est
+indispensable pour compléter l'aperçu général de la grande loi que j'ai
+indiquée.
+
+On conçoit sans peine, en effet, que notre entendement, contraint à ne
+marcher que par degrés presque insensibles, ne pouvait passer
+brusquement, et sans intermédiaires, de la philosophie théologique à la
+philosophie positive. La théologie et la physique sont si profondément
+incompatibles, leurs conceptions ont un caractère si radicalement
+opposé, qu'avant de renoncer aux unes pour employer exclusivement les
+autres, l'intelligence humaine a dû se servir de conceptions
+intermédiaires, d'un caractère bâtard, propres, par cela même, à opérer
+graduellement la transition. Telle est la destination naturelle des
+conceptions métaphysiques: elles n'ont pas d'autre utilité réelle. En
+substituant, dans l'étude des phénomènes, à l'action surnaturelle
+directrice une entité correspondante et inséparable, quoique celle-ci ne
+fût d'abord conçue que comme une émanation de la première, l'homme s'est
+habitué peu à peu à ne considérer que les faits eux-mêmes, les notions
+de ces agens métaphysiques ayant été graduellement subtilisées au point
+de n'être plus, aux yeux de tout esprit droit, que les noms abstraits
+des phénomènes. Il est impossible d'imaginer par quel autre procédé
+notre entendement aurait pu passer des considérations franchement
+surnaturelles aux considérations purement naturelles, du régime
+théologique au régime positif.
+
+Après avoir ainsi établi, autant que je puis le faire sans entrer dans
+une discussion spéciale qui serait déplacée en ce moment, la loi
+générale du développement de l'esprit humain, tel que je le conçois, il
+nous sera maintenant aisé de déterminer avec précision la nature propre
+de la philosophie positive; ce qui est l'objet essentiel de ce discours.
+
+Nous voyons, par ce qui précède, que le caractère fondamental de la
+philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujétis
+à des _lois_ naturelles invariables, dont la découverte précise et la
+réduction au moindre nombre possible sont le but de tous nos efforts, en
+considérant comme absolument inaccessible et vide de sens pour nous la
+recherche de ce qu'on appelle les _causes_, soit premières, soit
+finales. Il est inutile d'insister beaucoup sur un principe devenu
+maintenant aussi familier à tous ceux qui ont fait une étude un peu
+approfondie des sciences d'observation. Chacun sait, en effet, que,
+dans nos explications positives, même les plus parfaites, nous n'avons
+nullement la prétention d'exposer les _causes_ génératrices des
+phénomènes, puisque nous ne ferions jamais alors que reculer la
+difficulté, mais seulement d'analyser avec exactitude les circonstances
+de leur production, et de les rattacher les unes aux autres par des
+relations normales de succession et de similitude.
+
+Ainsi, pour en citer l'exemple le plus admirable, nous disons que les
+phénomènes généraux de l'univers sont _expliqués_, autant qu'ils
+puissent l'être, par la loi de la gravitation newtonienne, parce que,
+d'un côté, cette belle théorie nous montre toute l'immense variété des
+faits astronomiques, comme n'étant qu'un seul et même fait envisagé sous
+divers points de vue; la tendance constante de toutes les molécules les
+unes vers les autres en raison directe de leurs masses, et en raison
+inverse des carrés de leurs distances; tandis que, d'un autre côté, ce
+fait général nous est présenté comme une simple extension d'un phénomène
+qui nous est éminemment familier, et que, par cela seul, nous regardons
+comme parfaitement connu, la pesanteur des corps à la surface de la
+terre. Quant à déterminer ce que sont en elles-mêmes cette attraction et
+cette pesanteur, quelles en sont les causes, ce sont des questions que
+nous regardons tous comme insolubles, qui ne sont plus du domaine de la
+philosophie positive, et que nous abandonnons avec raison à
+l'imagination des théologiens, ou aux subtilités des métaphysiciens. La
+preuve manifeste de l'impossibilité d'obtenir de telles solutions, c'est
+que, toutes les fois qu'on a cherché à dire à ce sujet quelque chose de
+vraiment rationnel, les plus grands esprits n'ont pu que définir ces
+deux principes l'un par l'autre, en disant, pour l'attraction, qu'elle
+n'est autre chose qu'une pesanteur universelle, et ensuite, pour la
+pesanteur, qu'elle consiste simplement dans l'attraction terrestre. De
+telles explications, qui font sourire quand on prétend à connaître la
+nature intime des choses et le mode de génération des phénomènes, sont
+cependant tout ce que nous pouvons obtenir de plus satisfaisant, en nous
+montrant comme identiques deux ordres de phénomènes, qui ont été si
+long-temps regardés comme n'ayant aucun rapport entre eux. Aucun esprit
+juste ne cherche aujourd'hui à aller plus loin.
+
+Il serait aisé de multiplier ces exemples, qui se présenteront en foule
+dans toute la durée de ce cours, puisque tel est maintenant l'esprit qui
+dirige exclusivement les grandes combinaisons intellectuelles. Pour en
+citer en ce moment un seul parmi les travaux contemporains, je choisirai
+la belle série de recherches de M. Fourier sur la théorie de la
+chaleur. Elle nous offre la vérification très-sensible des remarques
+générales précédentes. En effet, dans ce travail, dont le caractère
+philosophique est si éminemment positif, les lois les plus importantes
+et les plus précises des phénomènes thermologiques se trouvent
+dévoilées, sans que l'auteur se soit enquis une seule fois de la nature
+intime de la chaleur, sans qu'il ait mentionné, autrement que pour en
+indiquer le vide, la controverse si agitée entre les partisans de la
+matière calorifique et ceux qui font consister la chaleur dans les
+vibrations d'un éther universel. Et néanmoins les plus hautes questions,
+dont plusieurs n'avaient même jamais été posées, sont traitées dans cet
+ouvrage, preuve palpable que l'esprit humain, sans se jeter dans des
+problèmes inabordables, et en se restreignant dans les recherches d'un
+ordre entièrement positif, peut y trouver un aliment inépuisable à son
+activité la plus profonde.
+
+Après avoir caractérisé, aussi exactement qu'il m'est permis de le faire
+dans cet aperçu général, l'esprit de la philosophie positive, que ce
+cours tout entier est destiné à développer, je dois maintenant examiner
+à quelle époque de sa formation elle est parvenue aujourd'hui, et ce qui
+reste à faire pour achever de la constituer.
+
+À cet effet, il faut d'abord considérer que les différentes branches de
+nos connaissances n'ont pas dû parcourir d'une vitesse égale les trois
+grandes phases de leur développement indiquées ci-dessus, ni, par
+conséquent, arriver simultanément à l'état positif. Il existe, sous ce
+rapport, un ordre invariable et nécessaire, que nos divers genres de
+conceptions ont suivi et dû suivre dans leur progression, et dont la
+considération exacte est le complément indispensable de la loi
+fondamentale énoncée précédemment. Cet ordre sera le sujet spécial de la
+prochaine leçon. Qu'il nous suffise, quant à présent, de savoir qu'il
+est conforme à la nature diverse des phénomènes, et qu'il est déterminé
+par leur degré de généralité, de simplicité et d'indépendance
+réciproque, trois considérations qui, bien que distinctes, concourent au
+même but. Ainsi, les phénomènes astronomiques d'abord, comme étant les
+plus généraux, les plus simples, et les plus indépendans de tous les
+autres, et successivement, par les mêmes raisons, les phénomènes de la
+physique terrestre proprement dite, ceux de la chimie, et enfin les
+phénomènes physiologiques, ont été ramenés à des théories positives.
+
+Il est impossible d'assigner l'origine précise de cette révolution; car
+on en peut dire avec exactitude, comme de tous les autres grands
+événemens humains, qu'elle s'est accomplie constamment et de plus en
+plus, particulièrement depuis les travaux d'Aristote et de l'école
+d'Alexandrie, et ensuite depuis l'introduction des sciences naturelles
+dans l'Europe occidentale par les Arabes. Cependant, vu qu'il convient
+de fixer une époque pour empêcher la divagation des idées, j'indiquerai
+celle du grand mouvement imprimé à l'esprit humain, il y a deux siècles,
+par l'action combinée des préceptes de Bacon, des conceptions de
+Descartes, et des découvertes de Galilée, comme le moment où l'esprit de
+la philosophie positive a commencé à se prononcer dans le monde, en
+opposition évidente avec l'esprit théologique et métaphysique. C'est
+alors, en effet, que les conceptions positives se sont dégagées
+nettement de l'alliage superstitieux et scolastique qui déguisait plus
+ou moins le véritable caractère de tous les travaux antérieurs.
+
+Depuis cette mémorable époque, le mouvement d'ascension de la
+philosophie positive, et le mouvement de décadence de la philosophie
+théologique et métaphysique, ont été extrêmement marqués. Ils se sont
+enfin tellement prononcés, qu'il est devenu impossible aujourd'hui, à
+tous les observateurs ayant conscience de leur siècle, de méconnaître la
+destination finale de l'intelligence humaine pour les études positives,
+ainsi que son éloignement désormais irrévocable pour ces vaines
+doctrines et pour ces méthodes provisoires qui ne pouvaient convenir
+qu'à son premier essor. Ainsi, cette révolution fondamentale
+s'accomplira nécessairement dans toute son étendue. Si donc il lui reste
+encore quelque grande conquête à faire, quelque branche principale du
+domaine intellectuel à envahir, on peut être certain que la
+transformation s'y opérera, comme elle s'est effectuée dans toutes les
+autres. Car, il serait évidemment contradictoire de supposer que
+l'esprit humain, si disposé à l'unité de méthode, conservât
+indéfiniment, pour une seule classe de phénomènes, sa manière primitive
+de philosopher, lorsqu'une fois il est arrivé à adopter pour tout le
+reste une nouvelle marche philosophique, d'un caractère absolument
+opposé.
+
+Tout se réduit donc à une simple question de fait: la philosophie
+positive, qui, dans les deux derniers siècles, a pris graduellement une
+si grande extension, embrasse-t-elle aujourd'hui tous les ordres de
+phénomènes? Il est évident que cela n'est point, et que, par conséquent,
+il reste encore une grande opération scientifique à exécuter pour donner
+à la philosophie positive ce caractère d'universalité, indispensable à
+sa constitution définitive.
+
+En effet, dans les quatre catégories principales de phénomènes naturels
+énumérées tout à l'heure, les phénomènes astronomiques, physiques,
+chimiques et physiologiques, on remarque une lacune essentielle relative
+aux phénomènes sociaux, qui, bien que compris implicitement parmi les
+phénomènes physiologiques, méritent, soit par leur importance, soit par
+les difficultés propres à leur étude, de former une catégorie distincte.
+Ce dernier ordre de conceptions, qui se rapporte aux phénomènes les plus
+particuliers, les plus compliqués, et les plus dépendans de tous les
+autres, a dû nécessairement, par cela seul, se perfectionner plus
+lentement que tous les précédens, même sans avoir égard aux obstacles
+plus spéciaux que nous considérerons plus tard. Quoi qu'il en soit, il
+est évident qu'il n'est point encore entré dans le domaine de la
+philosophie positive. Les méthodes théologiques et métaphysiques qui,
+relativement à tous les autres genres de phénomènes, ne sont plus
+maintenant employées par personne, soit comme moyen d'investigation,
+soit même seulement comme moyen d'argumentation, sont encore, au
+contraire, exclusivement usitées, sous l'un et l'autre rapport, pour
+tout ce qui concerne les phénomènes sociaux, quoique leur insuffisance à
+cet égard soit déjà pleinement sentie par tous les bons esprits, lassés
+de ces vaines contestations interminables entre le droit divin et la
+souveraineté du peuple.
+
+Voilà donc la grande, mais évidemment la seule lacune qu'il s'agit de
+combler pour achever de constituer la philosophie positive. Maintenant
+que l'esprit humain a fondé la physique céleste, la physique terrestre,
+soit mécanique, soit chimique; la physique organique, soit végétale,
+soit animale, il lui reste à terminer le système des sciences
+d'observation en fondant la _physique sociale_. Tel est aujourd'hui,
+sous plusieurs rapports capitaux, le plus grand et le plus pressant
+besoin de notre intelligence: tel est, j'ose le dire, le premier but de
+ce cours, son but spécial.
+
+Les conceptions que je tenterai de présenter relativement à l'étude des
+phénomènes sociaux, et dont j'espère que ce discours laisse déjà
+entrevoir le germe, ne sauraient avoir pour objet de donner
+immédiatement à la physique sociale le même degré de perfection qu'aux
+branches antérieures de la philosophie naturelle, ce qui serait
+évidemment chimérique, puisque celles-ci offrent déjà entre elles à cet
+égard une extrême inégalité, d'ailleurs inévitable. Mais elles seront
+destinées à imprimer à cette dernière classe de nos connaissances, ce
+caractère positif déjà pris par toutes les autres. Si cette condition
+est une fois réellement remplie, le système philosophique des modernes
+sera enfin fondé dans son ensemble; car aucun phénomène observable ne
+saurait évidemment manquer de rentrer dans quelqu'une des cinq grandes
+catégories dès lors établies des phénomènes astronomiques, physiques,
+chimiques, physiologiques et sociaux. Toutes nos conceptions
+fondamentales étant devenues homogènes, la philosophie sera
+définitivement constituée à l'état positif; sans jamais pouvoir changer
+de caractère, il ne lui restera qu'à se développer indéfiniment par les
+acquisitions toujours croissantes qui résulteront inévitablement de
+nouvelles observations ou de méditations plus profondes. Ayant acquis
+par là le caractère d'universalité qui lui manque encore, la philosophie
+positive deviendra capable de se substituer entièrement, avec toute sa
+supériorité naturelle, à la philosophie théologique et à la philosophie
+métaphysique, dont cette universalité est aujourd'hui la seule propriété
+réelle, et qui, privées d'un tel motif de préférence, n'auront plus pour
+nos successeurs qu'une existence historique.
+
+Le but spécial de ce cours étant ainsi exposé, il est aisé de comprendre
+son second but, son but général, ce qui en fait un cours de philosophie
+positive, et non pas seulement un cours de physique sociale.
+
+En effet, la fondation de la physique sociale complétant enfin le
+système des sciences naturelles, il devient possible et même nécessaire
+de résumer les diverses connaissances acquises, parvenues alors à un
+état fixe et homogène, pour les coordonner en les présentant comme
+autant de branches d'un tronc unique, au lieu de continuer à les
+concevoir seulement comme autant de corps isolés. C'est à cette fin
+qu'avant de procéder à l'étude des phénomènes sociaux je considérerai
+successivement, dans l'ordre encyclopédique annoncé plus haut, les
+différentes sciences positives déjà formées.
+
+Il est superflu, je pense, d'avertir qu'il ne saurait être question ici
+d'une suite de cours spéciaux sur chacune des branches principales de la
+philosophie naturelle. Sans parler de la durée matérielle d'une
+entreprise semblable, il est clair qu'une pareille prétention serait
+insoutenable de ma part, et je crois pouvoir ajouter de la part de qui
+que ce soit, dans l'état actuel de l'éducation humaine. Bien au
+contraire, un cours de la nature de celui-ci exige, pour être
+convenablement entendu, une série préalable d'études spéciales sur les
+diverses sciences qui y seront envisagées. Sans cette condition, il est
+bien difficile de sentir et impossible de juger les réflexions
+philosophiques dont ces sciences seront les sujets. En un mot, c'est un
+_Cours de philosophie positive_, et non de sciences positives, que je
+me propose de faire. Il s'agit uniquement ici de considérer chaque
+science fondamentale dans ses relations avec le système positif tout
+entier, et quant à l'esprit qui la caractérise, c'est-à-dire, sous le
+double rapport de ses méthodes essentielles et de ses résultats
+principaux. Le plus souvent même je devrai me borner à mentionner ces
+derniers d'après les connaissances spéciales pour tâcher d'apprécier
+leur importance.
+
+Afin de résumer les idées relativement au double but de ce cours, je
+dois faire observer que les deux objets, l'un spécial, l'autre général,
+que je me propose, quoique distincts en eux-mêmes, sont nécessairement
+inséparables. Car, d'un côté, il serait impossible de concevoir un cours
+de philosophie positive sans la fondation de la physique sociale,
+puisqu'il manquerait alors d'un élément essentiel, et que, par cela
+seul, les conceptions ne sauraient avoir ce caractère de généralité qui
+doit en être le principal attribut, et qui distingue notre étude
+actuelle de la série des études spéciales. D'un autre côté, comment
+procéder avec sûreté à l'étude positive des phénomènes sociaux, si
+l'esprit n'est d'abord préparé par la considération approfondie des
+méthodes positives déjà jugées pour les phénomènes moins compliqués, et
+muni, en outre, de la connaissance des lois principales des phénomènes
+antérieurs, qui toutes influent, d'une manière plus ou moins directe,
+sur les faits sociaux?
+
+Bien que toutes les sciences fondamentales n'inspirent pas aux esprits
+vulgaires un égal intérêt, il n'en est aucune qui doive être négligée
+dans une étude comme celle que nous entreprenons. Quant à leur
+importance pour le bonheur de l'espèce humaine, toutes sont certainement
+équivalentes, lorsqu'on les envisage d'une manière approfondie. Celles,
+d'ailleurs, dont les résultats présentent, au premier abord, un moindre
+intérêt pratique, se recommandent éminemment, soit par la plus grande
+perfection de leurs méthodes, soit comme étant le fondement
+indispensable de toutes les autres. C'est une considération sur laquelle
+j'aurai spécialement occasion de revenir dans la prochaine leçon.
+
+Pour prévenir, autant que possible, toutes les fausses interprétations
+qu'il est légitime de craindre sur la nature d'un cours aussi nouveau
+que celui-ci, je dois ajouter sommairement aux explications précédentes
+quelques considérations directement relatives à cette universalité de
+connaissances spéciales, que des juges irréfléchis pourraient regarder
+comme la tendance de ce cours, et qui est envisagée à si juste raison
+comme tout-à-fait contraire au véritable esprit de la philosophie
+positive. Ces considérations auront, d'ailleurs, l'avantage plus
+important de présenter cet esprit sous un nouveau point de vue, propre à
+achever d'en éclaircir la notion générale.
+
+Dans l'état primitif de nos connaissances il n'existe aucune division
+régulière parmi nos travaux intellectuels; toutes les sciences sont
+cultivées simultanément par les mêmes esprits. Ce mode d'organisation
+des études humaines, d'abord inévitable et même indispensable, comme
+nous aurons lieu de le constater plus tard, change peu à peu, à mesure
+que les divers ordres de conceptions se développent. Par une loi dont la
+nécessité est évidente, chaque branche du système scientifique se sépare
+insensiblement du tronc, lorsqu'elle a pris assez d'accroissement pour
+comporter une culture isolée, c'est-à-dire quand elle est parvenue à ce
+point de pouvoir occuper à elle seule l'activité permanente de quelques
+intelligences. C'est à cette répartition des diverses sortes de
+recherches entre différens ordres de savans, que nous devons évidemment
+le développement si remarquable qu'a pris enfin de nos jours chaque
+classe distincte des connaissances humaines, et qui rend manifeste
+l'impossibilité, chez les modernes, de cette universalité de recherches
+spéciales, si facile et si commune dans les temps antiques. En un mot,
+la division du travail intellectuel, perfectionnée de plus en plus, est
+un des attributs caractéristiques les plus importans de la philosophie
+positive.
+
+Mais, tout en reconnaissant les prodigieux résultats de cette division,
+tout en voyant désormais en elle la véritable base fondamentale de
+l'organisation générale du monde savant, il est impossible, d'un autre
+côté, de n'être pas frappé des inconvéniens capitaux qu'elle engendre,
+dans son état actuel, par l'excessive particularité des idées qui
+occupent exclusivement chaque intelligence individuelle. Ce fâcheux
+effet est sans doute inévitable jusqu'à un certain point, comme inhérent
+au principe même de la division; c'est-à-dire que, par aucune mesure
+quelconque, nous ne parviendrons jamais à égaler sous ce rapport les
+anciens, chez lesquels une telle supériorité ne tenait surtout qu'au peu
+de développement de leurs connaissances. Nous pouvons néanmoins, ce me
+semble, par des moyens convenables, éviter les plus pernicieux effets de
+la spécialité exagérée, sans nuire à l'influence vivifiante de la
+séparation des recherches. Il est urgent de s'en occuper sérieusement;
+car ces inconvéniens, qui, par leur nature, tendent à s'accroître sans
+cesse, commencent à devenir très-sensibles. De l'aveu de tous, les
+divisions, établies pour la plus grande perfection de nos travaux, entre
+les diverses branches de la philosophie naturelle, sont finalement
+artificielles. N'oublions pas que, nonobstant cet aveu, il est déjà bien
+petit dans le monde savant le nombre des intelligences embrassant dans
+leurs conceptions l'ensemble même d'une science unique, qui n'est
+cependant à son tour qu'une partie d'un grand tout. La plupart se
+bornent déjà entièrement à la considération isolée d'une section plus ou
+moins étendue d'une science déterminée, sans s'occuper beaucoup de la
+relation de ces travaux particuliers avec le système général des
+connaissances positives. Hâtons-nous de remédier au mal, avant qu'il
+soit devenu plus grave. Craignons que l'esprit humain ne finisse par se
+perdre dans les travaux de détail. Ne nous dissimulons pas que c'est là
+essentiellement le côté faible par lequel les partisans de la
+philosophie théologique et de la philosophie métaphysique peuvent encore
+attaquer avec quelque espoir de succès la philosophie positive.
+
+Le véritable moyen d'arrêter l'influence délétère dont l'avenir
+intellectuel semble menacé, par suite d'une trop grande spécialisation
+des recherches individuelles, ne saurait être, évidemment, de revenir à
+cette antique confusion des travaux, qui tendrait à faire rétrograder
+l'esprit humain, et qui est, d'ailleurs, aujourd'hui heureusement
+devenue impossible. Il consiste, au contraire, dans le perfectionnement
+de la division du travail elle-même. Il suffit, en effet, de faire de
+l'étude des généralités scientifiques une grande spécialité de plus.
+Qu'une classe nouvelle de savans, préparés par une éducation convenable,
+sans se livrer à la culture spéciale d'aucune branche particulière de la
+philosophie naturelle, s'occupe uniquement, en considérant les diverses
+sciences positives dans leur état actuel, à déterminer exactement
+l'esprit de chacune d'elles, à découvrir leurs relations et leur
+enchaînement, à résumer, s'il est possible, tous leurs principes propres
+en un moindre nombre de principes communs, en se conformant sans cesse
+aux maximes fondamentales de la méthode positive. Qu'en même temps, les
+autres savans, avant de se livrer à leurs spécialités respectives,
+soient rendus aptes désormais, par une éducation portant sur l'ensemble
+des connaissances positives, à profiter immédiatement des lumières
+répandues par ces savans voués à l'étude des généralités, et
+réciproquement à rectifier leurs résultats, état de choses dont les
+savans actuels se rapprochent visiblement de jour en jour. Ces deux
+grandes conditions une fois remplies, et il est évident qu'elles peuvent
+l'être, la division du travail dans les sciences sera poussée, sans
+aucun danger, aussi loin que le développement des divers ordres de
+connaissances l'exigera. Une classe distincte, incessamment contrôlée
+par toutes les autres, ayant pour fonction propre et permanente de lier
+chaque nouvelle découverte particulière au système général, on n'aura
+plus à craindre qu'une trop grande attention donnée aux détails empêche
+jamais d'apercevoir l'ensemble. En un mot, l'organisation moderne du
+monde savant sera dès lors complétement fondée, et n'aura qu'à se
+développer indéfiniment, en conservant toujours le même caractère.
+
+Former ainsi de l'étude des généralités scientifiques une section
+distincte du grand travail intellectuel, c'est simplement étendre
+l'application du même principe de division qui a successivement séparé
+les diverses spécialités; car, tant que les différentes sciences
+positives ont été peu développées, leurs relations mutuelles ne
+pouvaient avoir assez d'importance pour donner lieu, au moins d'une
+manière permanente, à une classe particulière de travaux, et en même
+temps la nécessité de cette nouvelle étude était bien moins urgente.
+Mais aujourd'hui chacune des sciences a pris séparément assez
+d'extension pour que l'examen de leurs rapports mutuels puisse donner
+lieu à des travaux suivis, en même temps que ce nouvel ordre d'études
+devient indispensable pour prévenir la dispersion des conceptions
+humaines.
+
+Telle est la manière dont je conçois la destination de la philosophie
+positive dans le système général des sciences positives proprement
+dites. Tel est, du moins, le but de ce cours.
+
+Maintenant que j'ai essayé de déterminer, aussi exactement qu'il m'a été
+possible de le faire, dans ce premier aperçu, l'esprit général d'un
+cours de philosophie positive, je crois devoir, pour imprimer à ce
+tableau tout son caractère, signaler rapidement les principaux avantages
+généraux que peut avoir un tel travail, si les conditions essentielles
+en sont convenablement remplies, relativement aux progrès de l'esprit
+humain. Je réduirai ce dernier ordre de considérations à l'indication de
+quatre propriétés fondamentales.
+
+Premièrement l'étude de la philosophie positive, en considérant les
+résultats de l'activité de nos facultés intellectuelles, nous fournit le
+seul vrai moyen rationnel de mettre en évidence les lois logiques de
+l'esprit humain, qui ont été recherchées jusqu'ici par des voies si peu
+propres à les dévoiler.
+
+Pour expliquer convenablement ma pensée à cet égard, je dois d'abord
+rappeler une conception philosophique de la plus haute importance,
+exposée par M. de Blainville dans la belle introduction de ses
+_Principes généraux d'anatomie comparée_. Elle consiste en ce que tout
+être actif, et spécialement tout être vivant, peut être étudié, dans
+tous ses phénomènes sous deux rapports fondamentaux, sous le rapport
+statique et sous le rapport dynamique, c'est-à-dire comme apte à agir et
+comme agissant effectivement. Il est clair, en effet, que toutes les
+considérations qu'on pourra présenter rentreront nécessairement dans
+l'un ou l'autre mode. Appliquons cette lumineuse maxime fondamentale à
+l'étude des fonctions intellectuelles.
+
+Si l'on envisage ces fonctions sous le point de vue statique, leur étude
+ne peut consister que dans la détermination des conditions organiques
+dont elles dépendent; elle forme ainsi une partie essentielle de
+l'anatomie et de la physiologie. En les considérant sous le point de vue
+dynamique, tout se réduit à étudier la marche effective de l'esprit
+humain en exercice, par l'examen des procédés réellement employés pour
+obtenir les diverses connaissances exactes qu'il a déjà acquises, ce qui
+constitue essentiellement l'objet général de la philosophie positive,
+ainsi que je l'ai définie dans ce discours. En un mot, regardant toutes
+les théories scientifiques comme autant de grands faits logiques, c'est
+uniquement par l'observation approfondie de ces faits qu'on peut
+s'élever à la connaissance des lois logiques.
+
+Telles sont évidemment les deux seules voies générales, complémentaires
+l'une de l'autre, par lesquelles on puisse arriver à quelques notions
+rationnelles véritables sur les phénomènes intellectuels. On voit que,
+sous aucun rapport, il n'y a place pour cette psychologie illusoire,
+dernière transformation de la théologie, qu'on tente si vainement de
+ranimer aujourd'hui, et qui, sans s'inquiéter ni de l'étude
+physiologique de nos organes intellectuels, ni de l'observation des
+procédés rationnels qui dirigent effectivement nos diverses recherches
+scientifiques, prétend arriver à la découverte des lois fondamentales de
+l'esprit humain, en le contemplant en lui-même, c'est-à-dire en faisant
+complétement abstraction et des causes et des effets.
+
+La prépondérance de la philosophie positive est successivement devenue
+telle depuis Bacon; elle a pris aujourd'hui, indirectement, un si grand
+ascendant sur les esprits même qui sont demeurés les plus étrangers à
+son immense développement, que les métaphysiciens livrés à l'étude de
+notre intelligence n'ont pu espérer de ralentir la décadence de leur
+prétendue science qu'en se ravisant pour présenter leurs doctrines comme
+étant aussi fondées sur l'observation des faits. À cette fin, ils ont
+imaginé, dans ces derniers temps, de distinguer, par une subtilité fort
+singulière, deux sortes d'observations d'égale importance, l'une
+extérieure, l'autre intérieure, et dont la dernière est uniquement
+destinée à l'étude des phénomènes intellectuels. Ce n'est point ici le
+lieu d'entrer dans la discussion spéciale de ce sophisme fondamental. Je
+dois me borner à indiquer la considération principale qui prouve
+clairement que cette prétendue contemplation directe de l'esprit par
+lui-même est une pure illusion.
+
+On croyait, il y a encore peu de temps, avoir expliqué la vision, en
+disant que l'action lumineuse des corps détermine sur la rétine des
+tableaux représentatifs des formes et des couleurs extérieures. À cela
+les physiologistes ont objecté avec raison que, si c'était comme
+_images_ qu'agissaient les impressions lumineuses, il faudrait un autre
+oeil pour les regarder. N'en est-il pas encore plus fortement de même
+dans le cas présent?
+
+Il est sensible, en effet, que, par une nécessité invincible, l'esprit
+humain peut observer directement tous les phénomènes, excepté les siens
+propres. Car, par qui serait faite l'observation? On conçoit,
+relativement aux phénomènes moraux, que l'homme puisse s'observer
+lui-même sous le rapport des passions qui l'animent, par cette raison
+anatomique, que les organes qui en sont le siége sont distincts de ceux
+destinés aux fonctions observatrices. Encore même que chacun ait eu
+occasion de faire sur lui de telles remarques, elles ne sauraient
+évidemment avoir jamais une grande importance scientifique, et le
+meilleur moyen de connaître les passions sera-t-il toujours de les
+observer en dehors; car tout état de passion très-prononcé, c'est-à-dire
+précisément celui qu'il serait le plus essentiel d'examiner, est
+nécessairement incompatible avec l'état d'observation. Mais, quant à
+observer de la même manière les phénomènes intellectuels pendant qu'ils
+s'exécutent, il y a impossibilité manifeste. L'individu pensant ne
+saurait se partager en deux, dont l'un raisonnerait, tandis que l'autre
+regarderait raisonner. L'organe observé et l'organe observateur étant,
+dans ce cas, identiques, comment l'observation pourrait-elle avoir lieu?
+
+Cette prétendue méthode psychologique est donc radicalement nulle dans
+son principe. Aussi, considérons à quels procédés profondément
+contradictoires elle conduit immédiatement! D'un côté, on vous
+recommande de vous isoler, autant que possible, de toute sensation
+extérieure, il faut surtout vous interdire tout travail intellectuel;
+car, si vous étiez seulement occupés à faire le calcul le plus simple,
+que deviendrait l'observation _intérieure_? D'un autre côté, après
+avoir, enfin, à force de précautions, atteint cet état parfait de
+sommeil intellectuel, vous devrez vous occuper à contempler les
+opérations qui s'exécuteront dans votre esprit, lorsqu'il ne s'y
+passera plus rien! Nos descendans verront sans doute de telles
+prétentions transportées un jour sur la scène.
+
+Les résultats d'une aussi étrange manière de procéder sont parfaitement
+conformes au principe. Depuis deux mille ans que les métaphysiciens
+cultivent ainsi la psychologie, ils n'ont pu encore convenir d'une seule
+proposition intelligible et solidement arrêtée. Ils sont, même
+aujourd'hui, partagés en une multitude d'écoles qui disputent sans cesse
+sur les premiers élémens de leurs doctrines. L'_observation intérieure_
+engendre presque autant d'opinions divergentes qu'il y a d'individus
+croyant s'y livrer.
+
+Les véritables savans, les hommes voués aux études positives, en sont
+encore à demander vainement à ces psychologues de citer une seule
+découverte réelle, grande ou petite, qui soit due à cette méthode si
+vantée. Ce n'est pas à dire pour cela que tous leurs travaux aient été
+absolument sans aucun résultat relativement aux progrès généraux de nos
+connaissances, indépendamment du service éminent qu'ils ont rendu en
+soutenant l'activité de notre intelligence, à l'époque où elle ne
+pouvait pas avoir d'aliment plus substantiel. Mais on peut affirmer que
+tout ce qui, dans leurs écrits, ne consiste pas, suivant la judicieuse
+expression d'un illustre philosophe positif (M. Cuvier), en métaphores
+prises pour des raisonnemens, et présente quelque notion véritable, au
+lieu de provenir de leur prétendue méthode, a été obtenu par des
+observations effectives sur la marche de l'esprit humain, auxquelles a
+dû donner naissance, de temps à autre, le développement des sciences.
+Encore même, ces notions si clair-semées, proclamées avec tant
+d'emphase, et qui ne sont dues qu'à l'infidélité des psychologues à leur
+prétendue méthode, se trouvent-elles le plus souvent ou fort exagérées,
+ou très-incomplètes, et bien inférieures aux remarques déjà faites sans
+ostentation par les savans sur les procédés qu'ils emploient. Il serait
+aisé d'en citer des exemples frappans, si je ne craignais d'accorder ici
+trop d'extension à une telle discussion: voyez, entre autres, ce qui est
+arrivé pour la théorie des signes.
+
+Les considérations que je viens d'indiquer, relativement à la science
+logique, sont encore plus manifestes, quand on les transporte à l'art
+logique.
+
+En effet, lorsqu'il s'agit, non-seulement de savoir ce que c'est que la
+méthode positive, mais d'en avoir une connaissance assez nette et assez
+profonde pour en pouvoir faire un usage effectif, c'est en action qu'il
+faut la considérer; ce sont les diverses grandes applications déjà
+vérifiées que l'esprit humain en a faites qu'il convient d'étudier. En
+un mot, ce n'est évidemment que par l'examen philosophique des sciences
+qu'il est possible d'y parvenir. La méthode n'est pas susceptible d'être
+étudiée séparément des recherches où elle est employée; ou, du moins, ce
+n'est là qu'une étude morte, incapable de féconder l'esprit qui s'y
+livre. Tout ce qu'on en peut dire de réel, quand on l'envisage
+abstraitement, se réduit à des généralités tellement vagues, qu'elles ne
+sauraient avoir aucune influence sur le régime intellectuel. Lorsqu'on a
+bien établi, en thèse logique, que toutes nos connaissances doivent être
+fondées sur l'observation, que nous devons procéder tantôt des faits aux
+principes, et tantôt des principes aux faits, et quelques autres
+aphorismes semblables, on connaît beaucoup moins nettement la méthode
+que celui qui a étudié, d'une manière un peu approfondie, une seule
+science positive, même sans intention philosophique. C'est pour avoir
+méconnu ce fait essentiel, que nos psychologues sont conduits à prendre
+leurs rêveries pour de la science, croyant comprendre la méthode
+positive pour avoir lu les préceptes de Bacon ou le discours de
+Descartes.
+
+J'ignore si, plus tard, il deviendra possible de faire _à priori_ un
+véritable cours de méthode tout-à-fait indépendant de l'étude
+philosophique des sciences; mais je suis bien convaincu que cela est
+inexécutable aujourd'hui, les grands procédés logiques ne pouvant encore
+être expliqués avec la précision suffisante séparément de leurs
+applications. J'ose ajouter, en outre, que lors même qu'une telle
+entreprise pourrait être réalisée dans la suite, ce qui, en effet, se
+laisse concevoir, ce ne serait jamais néanmoins que par l'étude des
+applications régulières des procédés scientifiques qu'on pourrait
+parvenir à se former un bon système d'habitudes intellectuelles; ce qui
+est pourtant le but essentiel de l'étude de la méthode. Je n'ai pas
+besoin d'insister davantage en ce moment sur un sujet qui reviendra
+fréquemment dans toute la durée de ce cours, et à l'égard duquel je
+présenterai spécialement de nouvelles considérations dans la prochaine
+leçon.
+
+Tel doit être le premier grand résultat direct de la philosophie
+positive, la manifestation par expérience des lois que suivent dans leur
+accomplissement nos fonctions intellectuelles, et, par suite, la
+connaissance précise des règles générales convenables pour procéder
+sûrement à la recherche de la vérité.
+
+Une seconde conséquence, non moins importante, et d'un intérêt bien plus
+pressant, qu'est nécessairement destiné à produire aujourd'hui
+l'établissement de la philosophie positive définie dans ce discours,
+c'est de présider à la refonte générale de notre système d'éducation.
+
+En effet, déjà les bons esprits reconnaissent unanimement la nécessité
+de remplacer notre éducation européenne, encore essentiellement
+théologique, métaphysique et littéraire, par une éducation _positive_,
+conforme à l'esprit de notre époque, et adaptée aux besoins de la
+civilisation moderne. Les tentatives variées qui se sont multipliées de
+plus en plus depuis un siècle, particulièrement dans ces derniers temps,
+pour répandre et pour augmenter sans cesse l'instruction positive, et
+auxquelles les divers gouvernemens européens se sont toujours associés
+avec empressement quand ils n'en ont pas pris l'initiative, témoignent
+assez que, de toutes parts, se développe le sentiment spontané de cette
+nécessité. Mais, tout en secondant autant que possible ces utiles
+entreprises, on ne doit pas se dissimuler que, dans l'état présent de
+nos idées, elles ne sont nullement susceptibles d'atteindre leur but
+principal, la régénération fondamentale de l'éducation générale. Car, la
+spécialité exclusive, l'isolement trop prononcé qui caractérisent encore
+notre manière de concevoir et de cultiver les sciences, influent
+nécessairement à un haut degré sur la manière de les exposer dans
+l'enseignement. Qu'un bon esprit veuille aujourd'hui étudier les
+principales branches de la philosophie naturelle, afin de se former un
+système général d'idées positives, il sera obligé d'étudier séparément
+chacune d'elles d'après le même mode et dans le même détail que s'il
+voulait devenir spécialement ou astronome, ou chimiste, etc.; ce qui
+rend une telle éducation presque impossible et nécessairement fort
+imparfaite, même pour les plus hautes intelligences placées dans les
+circonstances les plus favorables. Une telle manière de procéder serait
+donc tout-à-fait chimérique, relativement à l'éducation générale. Et
+néanmoins celle-ci exige absolument un ensemble de conceptions positives
+sur toutes les grandes classes de phénomènes naturels. C'est un tel
+ensemble qui doit devenir désormais, sur une échelle plus ou moins
+étendue, même dans les masses populaires, la base permanente de toutes
+les combinaisons humaines; qui doit, en un mot, constituer l'esprit
+général de nos descendans. Pour que la philosophie naturelle puisse
+achever la régénération, déjà si préparée, de notre système
+intellectuel, il est donc indispensable que les différentes sciences
+dont elle se compose, présentées à toutes les intelligences comme les
+diverses branches d'un tronc unique, soient réduites d'abord à ce qui
+constitue leur esprit, c'est-à-dire, à leurs méthodes principales et à
+leurs résultats les plus importans. Ce n'est qu'ainsi que l'enseignement
+des sciences peut devenir parmi nous la base d'une nouvelle éducation
+générale vraiment rationnelle. Qu'ensuite à cette instruction
+fondamentale s'ajoutent les diverses études scientifiques spéciales,
+correspondantes aux diverses éducations spéciales qui doivent succéder à
+l'éducation générale, cela ne peut évidemment être mis en doute. Mais la
+considération essentielle que j'ai voulu indiquer ici consiste en ce que
+toutes ces spécialités, même péniblement accumulées, seraient
+nécessairement insuffisantes pour renouveler réellement le système de
+notre éducation, si elles ne reposaient sur la base préalable de cet
+enseignement général, résultat direct de la philosophie positive définie
+dans ce discours.
+
+Non-seulement l'étude spéciale des généralités scientifiques est
+destinée à réorganiser l'éducation, mais elle doit aussi contribuer aux
+progrès particuliers des diverses sciences positives; ce qui constitue
+la troisième propriété fondamentale que je me suis proposé de signaler.
+
+En effet, les divisions que nous établissons entre nos sciences, sans
+être arbitraires, comme quelques-uns le croient, sont essentiellement
+artificielles. En réalité, le sujet de toutes nos recherches est un;
+nous ne le partageons que dans la vue de séparer les difficultés pour
+les mieux résoudre. Il en résulte plus d'une fois que, contrairement à
+nos répartitions classiques, des questions importantes exigeraient une
+certaine combinaison de plusieurs points de vue spéciaux, qui ne peut
+guère avoir lieu dans la constitution actuelle du monde savant; ce qui
+expose à laisser ces problèmes sans solution beaucoup plus long-temps
+qu'il ne serait nécessaire. Un tel inconvénient doit se présenter
+surtout pour les doctrines les plus essentielles de chaque science
+positive en particulier. On en peut citer aisément des exemples
+très-marquans, que je signalerai soigneusement, à mesure que le
+développement naturel de ce cours nous les présentera.
+
+J'en pourrais citer, dans le passé, un exemple éminemment mémorable, en
+considérant l'admirable conception de Descartes relative à la géométrie
+analytique. Cette découverte fondamentale, qui a changé la face de la
+science mathématique, et dans laquelle on doit voir le véritable germe
+de tous les grands progrès ultérieurs, qu'est-elle autre chose que le
+résultat d'un rapprochement établi entre deux sciences, conçues
+jusqu'alors d'une manière isolée? Mais l'observation sera plus décisive
+en la faisant porter sur des questions encore pendantes.
+
+Je me bornerai ici à choisir dans la chimie, la doctrine si importante
+des proportions définies. Certainement, la mémorable discussion élevée
+de nos jours, relativement au principe fondamental de cette théorie, ne
+saurait encore, quelles que soient les apparences, être regardée comme
+irrévocablement terminée. Car, ce n'est pas là, ce me semble, une simple
+question de chimie. Je crois pouvoir avancer que, pour obtenir à cet
+égard une décision vraiment définitive, c'est-à-dire, pour déterminer si
+nous devons regarder comme une loi de la nature que les molécules se
+combinent nécessairement en nombres fixes, il sera indispensable de
+réunir le point de vue chimique avec le point de vue physiologique. Ce
+qui l'indique, c'est que, de l'aveu même des illustres chimistes qui ont
+le plus puissamment contribué à la formation de cette doctrine, on peut
+dire tout au plus qu'elle se vérifie constamment dans la composition des
+corps inorganiques; mais elle se trouve au moins aussi constamment en
+défaut dans les composés organiques, auxquels il semble jusqu'à présent
+tout-à-fait impossible de l'étendre. Or, avant d'ériger cette théorie en
+un principe réellement fondamental, ne faudra-t-il pas d'abord s'être
+rendu compte de cette immense exception? Ne tiendrait-elle pas à ce même
+caractère général, propre à tous les corps organisés, qui fait que,
+dans aucun de leurs phénomènes, il n'y a lieu à concevoir des nombres
+invariables? Quoi qu'il en soit, un ordre tout nouveau de
+considérations, appartenant également à la chimie et à la physiologie,
+est évidemment nécessaire pour décider finalement, d'une manière
+quelconque, cette grande question de philosophie naturelle.
+
+Je crois convenable d'indiquer encore ici un second exemple de même
+nature, mais qui, se rapportant à un sujet de recherches bien plus
+particulier, est encore plus concluant pour montrer l'importance
+spéciale de la philosophie positive dans la solution des questions qui
+exigent la combinaison de plusieurs sciences. Je le prends aussi dans la
+chimie. Il s'agit de la question encore indécise, qui consiste à
+déterminer si l'azote doit être regardé, dans l'état présent de nos
+connaissances, comme un corps simple ou comme un corps composé. Vous
+savez par quelles considérations purement chimiques l'illustre Berzélius
+est parvenu à balancer l'opinion de presque tous les chimistes actuels,
+relativement à la simplicité de ce gaz. Mais ce que je ne dois pas
+négliger de faire particulièrement remarquer, c'est l'influence exercée
+à ce sujet sur l'esprit de M. Berzélius, comme il en fait lui-même le
+précieux aveu, par cette observation physiologique, que les animaux qui
+se nourrissent de matières non azotées renferment dans la composition de
+leurs tissus tout autant d'azote que les animaux carnivores. Il est
+clair, en effet, d'après cela, que pour décider réellement si l'azote
+est ou non un corps simple, il faudra nécessairement faire intervenir la
+physiologie, et combiner avec les considérations chimiques proprement
+dites, une série de recherches neuves sur la relation entre la
+composition des corps vivans et leur mode d'alimentation.
+
+Il serait maintenant superflu de multiplier davantage les exemples de
+ces problèmes de nature multiple, qui ne sauraient être résolus que par
+l'intime combinaison de plusieurs sciences cultivées aujourd'hui d'une
+manière tout-à-fait indépendantes. Ceux que je viens de citer suffisent
+pour faire sentir, en général, l'importance de la fonction que doit
+remplir dans le perfectionnement de chaque science naturelle en
+particulier la philosophie positive, immédiatement destinée à organiser
+d'une manière permanente de telles combinaisons, qui ne pourraient se
+former convenablement sans elle.
+
+Enfin, une quatrième et dernière propriété fondamentale que je dois
+faire remarquer dès ce moment dans ce que j'ai appelé la philosophie
+positive, et qui doit sans doute lui mériter plus que toute autre
+l'attention générale, puisqu'elle est aujourd'hui la plus importante
+pour la pratique, c'est qu'elle peut être considérée comme la seule base
+solide de la réorganisation sociale qui doit terminer l'état de crise
+dans lequel se trouvent depuis si long-temps les nations les plus
+civilisées. La dernière partie de ce cours sera spécialement consacrée à
+établir cette proposition, en la développant dans toute son étendue.
+Mais l'esquisse générale du grand tableau que j'ai entrepris d'indiquer
+dans ce discours manquerait d'un de ses élémens les plus
+caractéristiques, si je négligeais de signaler ici une considération
+aussi essentielle.
+
+Quelques réflexions bien simples suffiront pour justifier ce qu'une
+telle qualification paraît d'abord présenter de trop ambitieux.
+
+Ce n'est pas aux lecteurs de cet ouvrage que je croirai jamais devoir
+prouver que les idées gouvernent et bouleversent le monde, ou, en
+d'autres termes, que tout le mécanisme social repose finalement sur des
+opinions. Ils savent surtout que la grande crise politique et morale des
+sociétés actuelles tient, en dernière analyse, à l'anarchie
+intellectuelle. Notre mal le plus grave consiste, en effet, dans cette
+profonde divergence qui existe maintenant entre tous les esprits
+relativement à toutes les maximes fondamentales dont la fixité est la
+première condition d'un véritable ordre social. Tant que les
+intelligences individuelles n'auront pas adhéré par un assentiment
+unanime à un certain nombre d'idées générales capables de former une
+doctrine sociale commune, on ne peut se dissimuler que l'état des
+nations restera, de toute nécessité, essentiellement révolutionnaire,
+malgré tous les palliatifs politiques qui pourront être adoptés, et ne
+comportera réellement que des institutions provisoires. Il est également
+certain que si cette réunion des esprits dans une même communion de
+principes peut une fois être obtenue, les institutions convenables en
+découleront nécessairement, sans donner lieu à aucune secousse grave, le
+plus grand désordre étant déjà dissipé par ce seul fait. C'est donc là
+que doit se porter principalement l'attention de tous ceux qui sentent
+l'importance d'un état de choses vraiment normal.
+
+Maintenant, du point de vue élevé où nous ont placés graduellement les
+diverses considérations indiquées dans ce discours, il est aisé à la
+fois et de caractériser nettement dans son intime profondeur l'état
+présent des sociétés, et d'en déduire par quelle voie on peut le changer
+essentiellement. En me rattachant à la loi fondamentale énoncée au
+commencement de ce discours, je crois pouvoir résumer exactement toutes
+les observations relatives à la situation actuelle de la société, en
+disant simplement que le désordre actuel des intelligences tient, en
+dernière analyse, à l'emploi simultané des trois philosophies
+radicalement incompatibles: la philosophie théologique, la philosophie
+métaphysique et la philosophie positive. Il est clair, en effet, que si
+l'une quelconque de ces trois philosophies obtenait en réalité une
+prépondérance universelle et complète, il y aurait un ordre social
+déterminé, tandis que le mal consiste surtout dans l'absence de toute
+véritable organisation. C'est la coexistence de ces trois philosophies
+opposées qui empêche absolument de s'entendre sur aucun point essentiel.
+Or, si cette manière de voir est exacte, il ne s'agit plus que de savoir
+laquelle des trois philosophies peut et doit prévaloir par la nature des
+choses; tout homme sensé devra ensuite, quelles qu'aient pu être, avant
+l'analyse de la question, ses opinions particulières, s'efforcer de
+concourir à son triomphe. La recherche étant une fois réduite à ces
+termes simples, elle ne paraît pas devoir rester long-temps incertaine;
+car il est évident, par toutes sortes de raisons dont j'ai indiqué dans
+ce discours quelques-unes des principales, que la philosophie positive
+est seule destinée à prévaloir selon le cours ordinaire des choses.
+Seule elle a été, depuis une longue suite de siècles, constamment en
+progrès, tandis que ses antagonistes ont été constamment en décadence.
+Que ce soit à tort ou à raison, peu importe; le fait général est
+incontestable, et il suffit. On peut le déplorer, mais non le détruire,
+ni par conséquent le négliger, sous peine de ne se livrer qu'à des
+spéculations illusoires. Cette révolution générale de l'esprit humain
+est aujourd'hui presque entièrement accomplie: il ne reste plus, comme
+je l'ai expliqué, qu'à compléter la philosophie positive en y comprenant
+l'étude des phénomènes sociaux, et ensuite à la résumer en un seul corps
+de doctrine homogène. Quand ce double travail sera suffisamment avancé,
+le triomphe définitif de la philosophie positive aura lieu spontanément,
+et rétablira l'ordre dans la société. La préférence si prononcée que
+presque tous les esprits, depuis les plus élevés jusqu'aux plus
+vulgaires, accordent aujourd'hui aux connaissances positives sur les
+conceptions vagues et mystiques, présage assez l'accueil que recevra
+cette philosophie, lorsqu'elle aura acquis la seule qualité qui lui
+manque encore, un caractère de généralité convenable.
+
+En résumé, la philosophie théologique et la philosophie métaphysique se
+disputent aujourd'hui la tâche, trop supérieure aux forces de l'une et
+de l'autre, de réorganiser la société: c'est entre elles seules que
+subsiste encore la lutte, sous ce rapport. La philosophie positive n'est
+intervenue jusqu'ici dans la contestation que pour les critiquer toutes
+deux, et elle s'en est assez bien acquittée pour les discréditer
+entièrement. Mettons-la enfin en état de prendre un rôle actif, sans
+nous inquiéter plus long-temps de débats devenus inutiles. Complétant la
+vaste opération intellectuelle commencée par Bacon, par Descartes et par
+Galilée, construisons directement le système d'idées générales que cette
+philosophie est désormais destinée à faire indéfiniment prévaloir dans
+l'espèce humaine, et la crise révolutionnaire qui tourmente les peuples
+civilisés sera essentiellement terminée.
+
+Tels sont les quatre points de vue principaux sous lesquels j'ai cru
+devoir indiquer dès ce moment l'influence salutaire de la philosophie
+positive, pour servir de complément essentiel à la définition générale
+que j'ai essayé d'en exposer.
+
+Avant de terminer, je désire appeler un instant l'attention sur une
+dernière réflexion qui me semble convenable pour éviter, autant que
+possible, qu'on se forme d'avance une opinion erronée de la nature de ce
+cours.
+
+En assignant pour but à la philosophie positive de résumer en un seul
+corps de doctrine homogène l'ensemble des connaissances acquises,
+relativement aux différens ordres de phénomènes naturels, il était loin
+de ma pensée de vouloir procéder à l'étude générale de ces phénomènes en
+les considérant tous comme des effets divers d'un principe unique, comme
+assujétis à une seule et même loi. Quoique je doive traiter
+spécialement cette question dans la prochaine leçon, je crois devoir,
+dès à présent, en faire la déclaration, afin de prévenir les reproches
+très-mal fondés que pourraient m'adresser ceux qui, sur un faux aperçu,
+classeraient ce cours parmi ces tentatives d'explication universelle
+qu'on voit éclore journellement de la part d'esprits entièrement
+étrangers aux méthodes et aux connaissances scientifiques. Il ne s'agit
+ici de rien de semblable; et le développement de ce cours en fournira la
+preuve manifeste à tous ceux chez lesquels les éclaircissemens contenus
+dans ce discours auraient pu laisser quelques doutes à cet égard.
+
+Dans ma profonde conviction personnelle, je considère ces entreprises
+d'explication universelle de tous les phénomènes par une loi unique
+comme éminemment chimériques, même quand elles sont tentées par les
+intelligences les plus compétentes. Je crois que les moyens de l'esprit
+humain sont trop faibles, et l'univers trop compliqué pour qu'une telle
+perfection scientifique soit jamais à notre portée, et je pense,
+d'ailleurs, qu'on se forme généralement une idée très-exagérée des
+avantages qui en résulteraient nécessairement, si elle était possible.
+Dans tous les cas, il me semble évident que, vu l'état présent de nos
+connaissances, nous en sommes encore beaucoup trop loin pour que de
+telles tentatives puissent être raisonnables avant un laps de temps
+considérable. Car, si on pouvait espérer d'y parvenir, ce ne pourrait
+être, suivant moi, qu'en rattachant tous les phénomènes naturels à la
+loi positive la plus générale que nous connaissions, la loi de la
+gravitation, qui lie déjà tous les phénomènes astronomiques à une partie
+de ceux de la physique terrestre. Laplace a exposé effectivement une
+conception par laquelle on pourrait ne voir dans les phénomènes
+chimiques que de simples effets moléculaires de l'attraction
+newtonienne, modifiée par la figure et la position mutuelle des atomes.
+Mais, outre l'indétermination dans laquelle resterait probablement
+toujours cette conception, par l'absence des données essentielles
+relatives à la constitution intime des corps, il est presque certain que
+la difficulté de l'appliquer serait telle, qu'on serait obligé de
+maintenir, comme artificielle, la division aujourd'hui établie comme
+naturelle entre l'astronomie et la chimie. Aussi Laplace n'a-t-il
+présenté cette idée que comme un simple jeu philosophique, incapable
+d'exercer réellement aucune influence utile sur les progrès de la
+science chimique. Il y a plus, d'ailleurs; car, même en supposant
+vaincue cette insurmontable difficulté, on n'aurait pas encore atteint à
+l'unité scientifique, puisqu'il faudrait ensuite tenter de rattacher à
+la même loi l'ensemble des phénomènes physiologiques; ce qui, certes, ne
+serait pas la partie la moins difficile de l'entreprise. Et, néanmoins,
+l'hypothèse que nous venons de parcourir serait, tout bien considéré, la
+plus favorable à cette unité si désirée.
+
+Je n'ai pas besoin de plus grands détails pour achever de convaincre que
+le but de ce cours n'est nullement de présenter tous les phénomènes
+naturels comme étant au fond identiques, sauf la variété des
+circonstances. La philosophie positive serait sans doute plus parfaite
+s'il pouvait en être ainsi. Mais cette condition n'est nullement
+nécessaire à sa formation systématique, non plus qu'à la réalisation des
+grandes et heureuses conséquences que nous l'avons vue destinée à
+produire. Il n'y a d'unité indispensable pour cela que l'unité de
+méthode, laquelle peut et doit évidemment exister, et se trouve déjà
+établie en majeure partie. Quant à la doctrine, il n'est pas nécessaire
+qu'elle soit une; il suffit qu'elle soit homogène. C'est donc sous le
+double point de vue de l'unité des méthodes et de l'homogénéité des
+doctrines que nous considérerons, dans ce cours, les différentes classes
+de théories positives. Tout en tendant à diminuer, le plus possible, le
+nombre des lois générales nécessaires à l'explication positive des
+phénomènes naturels, ce qui est, en effet, le but philosophique de la
+science, nous regarderons comme téméraire d'aspirer jamais, même pour
+l'avenir le plus éloigné, à les réduire rigoureusement à une seule.
+
+J'ai tenté, dans ce discours, de déterminer, aussi exactement qu'il a
+été en mon pouvoir, le but, l'esprit et l'influence de la philosophie
+positive. J'ai donc marqué le terme vers lequel ont toujours tendu et
+tendront sans cesse tous mes travaux, soit dans ce cours, soit de toute
+autre manière. Personne n'est plus profondément convaincu que moi de
+l'insuffisance de mes forces intellectuelles, fussent-elles même
+très-supérieures à leur valeur réelle, pour répondre à une tâche aussi
+vaste et aussi élevée. Mais ce qui ne peut être fait ni par un seul
+esprit, ni en une seule vie, un seul peut le proposer nettement. Telle
+est toute mon ambition.
+
+Ayant exposé le véritable but de ce cours, c'est-à-dire fixé le point de
+vue sous lequel je considérerai les diverses branches principales de la
+philosophie naturelle, je compléterai, dans la leçon prochaine, ces
+prolégomènes généraux, en passant à l'exposition du plan, c'est-à-dire à
+la détermination de l'ordre encyclopédique qu'il convient d'établir
+entre les diverses classes des phénomènes naturels, et par conséquent
+entre les sciences positives correspondantes.
+
+
+
+
+DEUXIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. Exposition du plan de ce cours, ou considérations générales
+sur la hiérarchie des sciences positives.
+
+
+Après avoir caractérisé aussi exactement que possible, dans la leçon
+précédente, les considérations à présenter dans ce cours sur toutes les
+branches principales de la philosophie naturelle, il faut déterminer
+maintenant le plan que nous devons suivre, c'est-à-dire, la
+classification rationnelle la plus convenable à établir entre les
+différentes sciences positives fondamentales, pour les étudier
+successivement sous le point de vue que nous avons fixé. Cette seconde
+discussion générale est indispensable pour achever de faire connaître
+dès l'origine le véritable esprit de ce cours.
+
+On conçoit aisément d'abord qu'il ne s'agit pas ici de faire la
+critique, malheureusement trop facile, des nombreuses classifications
+qui ont été proposées successivement depuis deux siècles, pour le
+système général des connaissances humaines, envisagé dans toute son
+étendue. On est aujourd'hui bien convaincu que toutes les échelles
+encyclopédiques construites, comme celles de Bacon et de d'Alembert,
+d'après une distinction quelconque des diverses facultés de l'esprit
+humain, sont par cela seul radicalement vicieuses, même quand cette
+distinction n'est pas, comme il arrive souvent, plus subtile que réelle;
+car, dans chacune de ses sphères d'activité, notre entendement emploie
+simultanément toutes ses facultés principales. Quant à toutes les autres
+classifications proposées, il suffira d'observer que les différentes
+discussions élevées à ce sujet ont eu pour résultat définitif de montrer
+dans chacune des vices fondamentaux, tellement qu'aucune n'a pu obtenir
+un assentiment unanime, et qu'il existe à cet égard presqu'autant
+d'opinions que d'individus. Ces diverses tentatives ont même été, en
+général, si mal conçues, qu'il en est résulté involontairement dans la
+plupart des bons esprits une prévention défavorable contre toute
+entreprise de ce genre.
+
+Sans nous arrêter davantage sur un fait si bien constaté, il est plus
+essentiel d'en rechercher la cause. Or, on peut aisément s'expliquer la
+profonde imperfection de ces tentatives encyclopédiques, si souvent
+renouvelées jusqu'ici. Je n'ai pas besoin de faire observer que, depuis
+le discrédit général dans lequel sont tombés les travaux de cette nature
+par suite du peu de solidité des premiers projets, ces classifications
+ne sont conçues le plus souvent que par des esprits presque entièrement
+étrangers à la connaissance des objets à classer. Sans avoir égard à
+cette considération personnelle, il en est une beaucoup plus importante,
+puisée dans la nature même du sujet, et qui montre clairement pourquoi
+il n'a pas été possible jusqu'ici de s'élever à une conception
+encyclopédique véritablement satisfaisante. Elle consiste dans le défaut
+d'homogénéité qui a toujours existé jusqu'à ces derniers temps entre les
+différentes parties du système intellectuel, les unes étant
+successivement devenues positives, tandis que les autres restaient
+théologiques ou métaphysiques. Dans un état de choses aussi incohérent,
+il était évidemment impossible d'établir aucune classification
+rationnelle. Comment parvenir à disposer, dans un système unique, des
+conceptions aussi profondément contradictoires? c'est une difficulté
+contre laquelle sont venus échouer nécessairement tous les
+classificateurs, sans qu'aucun l'ait aperçue distinctement. Il était
+bien sensible néanmoins, pour quiconque eût bien connu la véritable
+situation de l'esprit humain, qu'une telle entreprise était prématurée,
+et qu'elle ne pourrait être tentée avec succès que lorsque toutes nos
+conceptions principales seraient devenues positives.
+
+Cette condition fondamentale pouvant maintenant être regardée comme
+remplie, d'après les explications données dans la leçon précédente, il
+est dès lors possible de procéder à une disposition vraiment rationnelle
+et durable d'un système dont toutes les parties sont enfin devenues
+homogènes.
+
+D'un autre côté, la théorie générale des classifications, établie dans
+ces derniers temps par les travaux philosophiques des botanistes et des
+zoologistes, permet d'espérer un succès réel dans un semblable travail,
+en nous offrant un guide certain par le véritable principe fondamental
+de l'art de classer, qui n'avait jamais été conçu distinctement
+jusqu'alors. Ce principe est une conséquence nécessaire de la seule
+application directe de la méthode positive à la question même des
+classifications, qui, comme toute autre, doit être traitée par
+observation, au lieu d'être résolue par des considérations _à priori_.
+Il consiste en ce que la classification doit ressortir de l'étude même
+des objets à classer, et être déterminée par les affinités réelles et
+l'enchaînement naturel qu'ils présentent, de telle sorte que cette
+classification soit elle-même l'expression du fait le plus général,
+manifesté par la comparaison approfondie des objets qu'elle embrasse.
+
+Appliquant cette règle fondamentale au cas actuel, c'est donc d'après la
+dépendance mutuelle qui a lieu effectivement entre les diverses sciences
+positives, que nous devons procéder à leur classification; et cette
+dépendance, pour être réelle, ne peut résulter que de celle des
+phénomènes correspondans.
+
+Mais avant d'exécuter, dans un tel esprit d'observation, cette
+importante opération encyclopédique, il est indispensable, pour ne pas
+nous égarer dans un travail trop étendu, de circonscrire avec plus de
+précision que nous ne l'avons fait jusqu'ici, le sujet propre de la
+classification proposée.
+
+Tous les travaux humains sont, ou de spéculation, ou d'action. Ainsi, la
+division la plus générale de nos connaissances réelles consiste à les
+distinguer en théoriques et pratiques. Si nous considérons d'abord cette
+première division, il est évident que c'est seulement des connaissances
+théoriques qu'il doit être question dans un cours de la nature de
+celui-ci; car, il ne s'agit point d'observer le système entier des
+notions humaines, mais uniquement celui des conceptions fondamentales
+sur les divers ordres de phénomènes, qui fournissent une base solide à
+toutes nos autres combinaisons quelconques, et qui ne sont, à leur tour,
+fondées sur aucun système intellectuel antécédent. Or, dans un tel
+travail, c'est la spéculation qu'il faut considérer, et non
+l'application, si ce n'est en tant que celle-ci peut éclaircir la
+première. C'est là probablement ce qu'entendait Bacon, quoique fort
+imparfaitement, par cette _philosophie première_ qu'il indique comme
+devant être extraite de l'ensemble des sciences, et qui a été si
+diversement et toujours si étrangement conçue par les métaphysiciens qui
+ont entrepris de commenter sa pensée.
+
+Sans doute, quand on envisage l'ensemble complet des travaux de tout
+genre de l'espèce humaine, on doit concevoir l'étude de la nature comme
+destinée à fournir la véritable base rationnelle de l'action de l'homme
+sur la nature, puisque la connaissance des lois des phénomènes, dont le
+résultat constant est de nous les faire prévoir, peut seule évidemment
+nous conduire, dans la vie active, à les modifier à notre avantage les
+uns par les autres. Nos moyens naturels et directs pour agir sur les
+corps qui nous entourent sont extrêmement faibles, et tout-à-fait
+disproportionnés à nos besoins. Toutes les fois que nous parvenons à
+exercer une grande action, c'est seulement parce que la connaissance des
+lois naturelles nous permet d'introduire parmi les circonstances
+déterminées sous l'influence desquelles s'accomplissent les divers
+phénomènes, quelques élémens modificateurs, qui, quelque faibles qu'ils
+soient en eux-mêmes, suffisent, dans certains cas, pour faire tourner à
+notre satisfaction les résultats définitifs de l'ensemble des causes
+extérieures. En résumé, _science, d'où prévoyance; prévoyance, d'où
+action_: telle est la formule très-simple qui exprime, d'une manière
+exacte, la relation générale de la _science_ et de l'_art_, en prenant
+ces deux expressions dans leur acception totale.
+
+Mais, malgré l'importance capitale de cette relation, qui ne doit jamais
+être méconnue, ce serait se former des sciences une idée bien imparfaite
+que de les concevoir seulement comme les bases des arts, et c'est à quoi
+malheureusement on n'est que trop enclin de nos jours. Quels que soient
+les immenses services rendus à l'_industrie_ par les théories
+scientifiques, quoique, suivant l'énergique expression de Bacon, la
+puissance soit nécessairement proportionnée à la connaissance, nous ne
+devons pas oublier que les sciences ont, avant tout, une destination
+plus directe et plus élevée, celle de satisfaire au besoin fondamental
+qu'éprouve notre intelligence de connaître les lois des phénomènes. Pour
+sentir combien ce besoin est profond et impérieux, il suffit de penser
+un instant aux effets physiologiques de l'_étonnement_, et de considérer
+que la sensation la plus terrible que nous puissions éprouver est celle
+qui se produit toutes les fois qu'un phénomène nous semble s'accomplir
+contradictoirement aux lois naturelles qui nous sont familières. Ce
+besoin de disposer les faits dans un ordre que nous puissions concevoir
+avec facilité (ce qui est l'objet propre de toutes les théories
+scientifiques) est tellement inhérent à notre organisation, que, si nous
+ne parvenions pas à le satisfaire par des conceptions positives, nous
+retournerions inévitablement aux explications théologiques et
+métaphysiques auxquelles il a primitivement donné naissance, comme je
+l'ai exposé dans la dernière leçon.
+
+J'ai cru devoir signaler expressément dès ce moment une considération
+qui se reproduira fréquemment dans toute la suite de ce cours, afin
+d'indiquer la nécessité de se prémunir contre la trop grande influence
+des habitudes actuelles qui tendent à empêcher qu'on se forme des idées
+justes et nobles de l'importance et de la destination des sciences. Si
+la puissance prépondérante de notre organisation ne corrigeait, même
+involontairement, dans l'esprit des savans, ce qu'il y a sous ce
+rapport d'incomplet et d'étroit dans la tendance générale de notre
+époque, l'intelligence humaine, réduite à ne s'occuper que de recherches
+susceptibles d'une utilité pratique immédiate, se trouverait par cela
+seul, comme l'a très-justement remarqué Condorcet, tout-à-fait arrêtée
+dans ses progrès, même à l'égard de ces applications auxquelles on
+aurait imprudemment sacrifié les travaux purement spéculatifs; car, les
+applications les plus importantes dérivent constamment de théories
+formées dans une simple intention scientifique, et qui souvent ont été
+cultivées pendant plusieurs siècles sans produire aucun résultat
+pratique. On en peut citer un exemple bien remarquable dans les belles
+spéculations des géomètres grecs sur les sections coniques, qui, après
+une longue suite de générations, ont servi, en déterminant la rénovation
+de l'astronomie, à conduire finalement l'art de la navigation au degré
+de perfectionnement qu'il a atteint dans ces derniers temps, et auquel
+il ne serait jamais parvenu sans les travaux si purement théoriques
+d'Archimède et d'Apollonius; tellement que Condorcet a pu dire avec
+raison à cet égard: le matelot, qu'une exacte observation de la
+longitude préserve du naufrage, doit la vie à une théorie conçue, deux
+mille ans auparavant, par des hommes de génie qui avaient en vue de
+simples spéculations géométriques.
+
+Il est donc évident qu'après avoir conçu, d'une manière générale,
+l'étude de la nature comme servant de base rationnelle à l'action sur la
+nature, l'esprit humain doit procéder aux recherches théoriques, en
+faisant complétement abstraction de toute considération pratique; car,
+nos moyens pour découvrir la vérité sont tellement faibles, que si nous
+ne les concentrions pas exclusivement vers ce but, et si, en cherchant
+la vérité, nous nous imposions en même temps la condition étrangère d'y
+trouver une utilité pratique immédiate, il nous serait presque toujours
+impossible d'y parvenir.
+
+Quoi qu'il en soit, il est certain que l'ensemble de nos connaissances
+sur la nature, et celui des procédés que nous en déduisons pour la
+modifier à notre avantage, forment deux systèmes essentiellement
+distincts par eux-mêmes, qu'il est convenable de concevoir et de
+cultiver séparément. En outre, le premier système étant la base du
+second, c'est évidemment celui qu'il convient de considérer d'abord dans
+une étude méthodique, même quand on se proposerait d'embrasser la
+totalité des connaissances humaines, tant d'application que de
+spéculation. Ce système théorique me paraît devoir constituer
+exclusivement aujourd'hui le sujet d'un cours vraiment rationnel de
+philosophie positive: c'est ainsi du moins que je le conçois. Sans
+doute, il serait possible d'imaginer un cours plus étendu, portant à la
+fois sur les généralités théoriques et sur les généralités pratiques.
+Mais je ne pense pas qu'une telle entreprise, même indépendamment de son
+étendue, puisse être convenablement tentée dans l'état présent de
+l'esprit humain. Elle me semble, en effet, exiger préalablement un
+travail très-important et d'une nature toute particulière, qui n'a pas
+encore été fait, celui de former, d'après les théories scientifiques
+proprement dites, les conceptions spéciales destinées à servir de bases
+directes aux procédés généraux de la pratique.
+
+Au degré de développement déjà atteint par notre intelligence, ce n'est
+pas immédiatement que les sciences s'appliquent aux arts, du moins dans
+les cas les plus parfaits; il existe entre ces deux ordres d'idées un
+ordre moyen, qui, encore mal déterminé dans son caractère philosophique,
+est déjà plus sensible quand on considère la classe sociale qui s'en
+occupe spécialement. Entre les savans proprement dits et les directeurs
+effectifs des travaux productifs il commence à se former de nos jours
+une classe intermédiaire, celle des _ingénieurs_, dont la destination
+spéciale est d'organiser les relations de la théorie et de la pratique.
+Sans avoir aucunement en vue le progrès des connaissances scientifiques,
+elle les considère dans leur état présent pour en déduire les
+applications industrielles dont elles sont susceptibles. Telle est, du
+moins, la tendance naturelle des choses, quoiqu'il y ait encore à cet
+égard beaucoup de confusion. Le corps de doctrine propre à cette classe
+nouvelle, et qui doit constituer les véritables théories directes des
+différens arts, pourrait, sans doute, donner lieu à des considérations
+philosophiques d'un grand intérêt et d'une importance réelle. Mais, un
+travail qui les embrasserait conjointement avec celles fondées sur les
+sciences proprement dites, serait aujourd'hui tout-à-fait prématuré;
+car, ces doctrines intermédiaires entre la théorie pure et la pratique
+directe ne sont point encore formées: il n'en existe jusqu'ici que
+quelques élémens imparfaits relatifs aux sciences et aux arts les plus
+avancés, et qui permettent seulement de concevoir la nature et la
+possibilité de semblables travaux pour l'ensemble des opérations
+humaines. C'est ainsi, pour en citer ici l'exemple le plus important,
+qu'on doit envisager la belle conception de Monge, relativement à la
+géométrie descriptive, qui n'est réellement autre chose qu'une théorie
+générale des arts de construction. J'aurai soin d'indiquer
+successivement le petit nombre d'idées analogues déjà formées et de
+faire apprécier leur importance, à mesure que le développement naturel
+de ce cours nous les présentera. Mais il est clair que des conceptions
+jusqu'à présent aussi incomplètes ne doivent point entrer, comme partie
+essentielle, dans un cours de philosophie positive qui ne doit
+comprendre, autant que possible, que des doctrines ayant un caractère
+fixe et nettement déterminé.
+
+On concevra d'autant mieux la difficulté de construire ces doctrines
+intermédiaires que je viens d'indiquer, si l'on considère que chaque art
+dépend non-seulement d'une certaine science correspondante, mais à la
+fois de plusieurs, tellement que les arts les plus importans empruntent
+des secours directs à presque toutes les diverses sciences principales.
+C'est ainsi que la véritable théorie de l'agriculture, pour me borner au
+cas le plus essentiel, exige une intime combinaison de connaissances
+physiologiques, chimiques, physiques et même astronomiques et
+mathématiques: il en est de même des beaux-arts. On aperçoit aisément,
+d'après cette considération, pourquoi ces théories n'ont pu encore être
+formées, puisqu'elles supposent le développement préalable de toutes les
+différentes sciences fondamentales. Il en résulte également un nouveau
+motif de ne pas comprendre un tel ordre d'idées dans un cours de
+philosophie positive, puisque, loin de pouvoir contribuer à la formation
+systématique de cette philosophie, les théories générales propres aux
+différens arts principaux doivent, au contraire, comme nous le voyons,
+être vraisemblablement plus tard une des conséquences les plus utiles de
+sa construction.
+
+En résumé, nous ne devons donc considérer dans ce cours que les théories
+scientifiques et nullement leurs applications. Mais avant de procéder à
+la classification méthodique de ses différentes parties, il me reste à
+exposer, relativement aux sciences proprement dites, une distinction
+importante, qui achèvera de circonscrire nettement le sujet propre de
+l'étude que nous entreprenons.
+
+Il faut distinguer, par rapport à tous les ordres de phénomènes, deux
+genres de sciences naturelles: les unes abstraites, générales, ont pour
+objet la découverte des lois qui régissent les diverses classes de
+phénomènes, en considérant tous les cas qu'on peut concevoir; les autres
+concrètes, particulières, descriptives, et qu'on désigne quelquefois
+sous le nom de sciences naturelles proprement dites, consistent dans
+l'application de ces lois à l'histoire effective des différens êtres
+existans. Les premières sont donc fondamentales, c'est sur elles
+seulement que porteront nos études dans ce cours; les autres, quelle que
+soit leur importance propre, ne sont réellement que secondaires, et ne
+doivent point, par conséquent, faire partie d'un travail que son
+extrême étendue naturelle nous oblige à réduire au moindre développement
+possible.
+
+La distinction précédente ne peut présenter aucune obscurité aux esprits
+qui ont quelque connaissance spéciale des différentes sciences
+positives, puisqu'elle est à peu près l'équivalent de celle qu'on énonce
+ordinairement dans presque tous les traités scientifiques en comparant
+la physique dogmatique à l'histoire naturelle proprement dite. Quelques
+exemples suffiront d'ailleurs pour rendre sensible cette division, dont
+l'importance n'est pas encore convenablement appréciée.
+
+On pourra d'abord l'apercevoir très-nettement en comparant, d'une part,
+la physiologie générale, et, d'une autre part, la zoologie et la
+botanique proprement dites. Ce sont évidemment, en effet, deux travaux
+d'un caractère fort distinct, que d'étudier, en général, les lois de la
+vie, ou de déterminer le mode d'existence de chaque corps vivant, en
+particulier. Cette seconde étude, en outre, est nécessairement fondée
+sur la première.
+
+Il en est de même de la chimie, par rapport à la minéralogie; la
+première est évidemment la base rationnelle de la seconde. Dans la
+chimie, on considère toutes les combinaisons possibles des molécules,
+et dans toutes les circonstances imaginables; dans la minéralogie, on
+considère seulement celles de ces combinaisons qui se trouvent réalisées
+dans la constitution effective du globe terrestre, et sous l'influence
+des seules circonstances qui lui sont propres. Ce qui montre clairement
+la différence du point de vue chimique et du point de vue minéralogique,
+quoique les deux sciences portent sur les mêmes objets, c'est que la
+plupart des faits envisagés dans la première n'ont qu'une existence
+artificielle, de telle manière qu'un corps, comme le chlore ou le
+potassium, pourra avoir une extrême importance en chimie par l'étendue
+et l'énergie de ses affinités, tandis qu'il n'en aura presque aucune en
+minéralogie; et réciproquement, un composé, tel que le granit ou le
+quartz, sur lequel porte la majeure partie des considérations
+minéralogiques, n'offrira, sous le rapport chimique, qu'un intérêt
+très-médiocre.
+
+Ce qui rend, en général, plus sensible encore la nécessité logique de
+cette distinction fondamentale entre les deux grandes sections de la
+philosophie naturelle, c'est que non-seulement chaque section de la
+physique concrète suppose la culture préalable de la section
+correspondante de la physique abstraite, mais qu'elle exige même la
+connaissance des lois générales relatives à tous les ordres de
+phénomènes. Ainsi, par exemple, non seulement l'étude spéciale de la
+terre, considérée sous tous les points de vue qu'elle peut présenter
+effectivement, exige la connaissance préalable de la physique et de la
+chimie, mais elle ne peut être faite convenablement, sans y introduire,
+d'une part, les connaissances astronomiques, et même, d'une autre part,
+les connaissances physiologiques; en sorte qu'elle tient au système
+entier des sciences fondamentales. Il en est de même de chacune des
+sciences naturelles proprement dites. C'est précisément pour ce motif
+que la _physique concrète_ a fait jusqu'à présent si peu de progrès
+réels, car elle n'a pu commencer à être étudiée d'une manière vraiment
+rationnelle qu'après la _physique abstraite_, et lorsque toutes les
+diverses branches principales de celle-ci ont pris leur caractère
+définitif, ce qui n'a eu lieu que de nos jours. Jusqu'alors on n'a pu
+recueillir à ce sujet que des matériaux plus ou moins incohérens, qui
+sont même encore fort incomplets. Les faits connus ne pourront être
+coordonnés de manière à former de véritables théories spéciales des
+différens êtres de l'univers, que lorsque la distinction fondamentale
+rappelée ci-dessus, sera plus profondément sentie et plus régulièrement
+organisée, et que, par suite, les savans particulièrement livrés à
+l'étude des sciences naturelles proprement dites, auront reconnu la
+nécessité de fonder leurs recherches sur une connaissance approfondie de
+toutes les sciences fondamentales, condition qui est encore aujourd'hui
+fort loin d'être convenablement remplie.
+
+L'examen de cette condition confirme nettement pourquoi nous devons,
+dans ce cours de philosophie positive, réduire nos considérations à
+l'étude des sciences générales, sans embrasser en même temps les
+sciences descriptives ou particulières. On voit naître ici, en effet,
+une nouvelle propriété essentielle de cette étude propre des généralités
+de la physique abstraite; c'est de fournir la base rationnelle d'une
+physique concrète vraiment systématique. Ainsi, dans l'état présent de
+l'esprit humain, il y aurait une sorte de contradiction à vouloir
+réunir, dans un seul et même cours, les deux ordres de sciences. On peut
+dire, de plus, que quand même la physique concrète aurait déjà atteint
+le degré de perfectionnement de la physique abstraite, et que, par
+suite, il serait possible, dans un cours de philosophie positive,
+d'embrasser à la fois l'une et l'autre, il n'en faudrait pas moins
+évidemment commencer par la section abstraite, qui restera la base
+invariable de l'autre. Il est clair, d'ailleurs, que la seule étude des
+généralités des sciences fondamentales, est assez vaste par elle-même,
+pour qu'il importe d'en écarter, autant que possible, toutes les
+considérations qui ne sont pas indispensables; or, celles relatives aux
+sciences secondaires seront toujours, quoi qu'il arrive, d'un genre
+distinct. La philosophie des sciences fondamentales, présentant un
+système de conceptions positives sur tous nos ordres de connaissances
+réelles, suffit, par cela même, pour constituer cette _philosophie
+première_ que cherchait Bacon, et qui étant destinée à servir désormais
+de base permanente à toutes les spéculations humaines, doit être
+soigneusement réduite à la plus simple expression possible.
+
+Je n'ai pas besoin d'insister davantage en ce moment sur une telle
+discussion, que j'aurai naturellement plusieurs occasions de reproduire
+dans les diverses parties de ce cours. L'explication précédente est
+assez développée pour motiver la manière dont j'ai circonscrit le sujet
+général de nos considérations.
+
+Ainsi, en résultat de tout ce qui vient d'être exposé dans cette leçon,
+nous voyons: 1° que la science humaine se composant, dans son ensemble,
+de connaissances spéculatives et de connaissances d'application, c'est
+seulement des premières que nous devons nous occuper ici; 2° que les
+connaissances théoriques ou les sciences proprement dites, se divisant
+en sciences générales et sciences particulières, nous devons ne
+considérer ici que le premier ordre, et nous borner à la physique
+abstraite, quelque intérêt que puisse nous présenter la physique
+concrète.
+
+Le sujet propre de ce cours étant par là exactement circonscrit, il est
+facile maintenant de procéder à une classification rationnelle vraiment
+satisfaisante des sciences fondamentales, ce qui constitue la question
+encyclopédique, objet spécial de cette leçon.
+
+Il faut, avant tout, commencer par reconnaître que, quelque naturelle
+que puisse être une telle classification, elle renfermera toujours
+nécessairement quelque chose, sinon d'arbitraire, du moins d'artificiel,
+de manière à présenter une imperfection véritable.
+
+En effet, le but principal que l'on doit avoir en vue dans tout travail
+encyclopédique, c'est de disposer les sciences dans l'ordre de leur
+enchaînement naturel, en suivant leur dépendance mutuelle; de telle
+sorte qu'on puisse les exposer successivement, sans jamais être entraîné
+dans le moindre cercle vicieux. Or, c'est une condition qu'il me paraît
+impossible d'accomplir d'une manière tout-à-fait rigoureuse. Qu'il me
+soit permis de donner ici quelque développement à cette réflexion, que
+je crois importante pour caractériser la véritable difficulté de la
+recherche qui nous occupe actuellement. Cette considération, d'ailleurs,
+me donnera lieu d'établir, relativement à l'exposition de nos
+connaissances, un principe général dont j'aurai plus tard à présenter de
+fréquentes applications.
+
+Toute science peut être exposée suivant deux marches essentiellement
+distinctes, dont tout autre mode d'exposition ne saurait être qu'une
+combinaison, la marche _historique_, et la marche _dogmatique_.
+
+Par le premier procédé, on expose successivement les connaissances dans
+le même ordre effectif suivant lequel l'esprit humain les a réellement
+obtenus, et en adoptant, autant que possible, les mêmes voies.
+
+Par le second, on présente le système des idées tel qu'il pourrait être
+conçu aujourd'hui par un seul esprit, qui, placé au point de vue
+convenable, et pourvu des connaissances suffisantes, s'occuperait à
+refaire la science dans son ensemble.
+
+Le premier mode est évidemment celui par lequel commence, de toute
+nécessité, l'étude de chaque science naissante; car, il présente cette
+propriété, de n'exiger, pour l'exposition des connaissances, aucun
+nouveau travail distinct de celui de leur formation, toute la didactique
+se réduisant alors à étudier successivement, dans l'ordre
+chronologique, les divers ouvrages originaux qui ont contribué aux
+progrès de la science.
+
+Le mode dogmatique, supposant au contraire, que tous ces travaux
+particuliers ont été refondus en un système général, pour être présentés
+suivant un ordre logique plus naturel, n'est applicable qu'à une science
+déjà parvenue à un assez haut degré de développement. Mais, à mesure que
+la science fait des progrès, l'ordre _historique_ d'exposition devient
+de plus en plus impraticable, par la trop longue suite d'intermédiaires
+qu'il obligerait l'esprit à parcourir; tandis que l'ordre _dogmatique_
+devient de plus en plus possible, en même temps que nécessaire, parce
+que de nouvelles conceptions permettent de présenter les découvertes
+antérieures sous un point de vue plus direct.
+
+C'est ainsi, par exemple, que l'éducation d'un géomètre de l'antiquité
+consistait simplement dans l'étude successive du très-petit nombre de
+traités originaux produits jusqu'alors sur les diverses parties de la
+géométrie, ce qui se réduisait essentiellement aux écrits d'Archimède et
+d'Apollonius; tandis que, au contraire, un géomètre moderne a
+communément terminé son éducation, sans avoir lu un seul ouvrage
+original, excepté relativement aux découvertes les plus récentes, qu'on
+ne peut connaître que par ce moyen.
+
+La tendance constante de l'esprit humain, quant à l'exposition des
+connaissances, est donc de substituer de plus en plus à l'ordre
+historique l'ordre dogmatique, qui peut seul convenir à l'état
+perfectionné de notre intelligence.
+
+Le problème général de l'éducation intellectuelle consiste à faire
+parvenir, en peu d'années, un seul entendement, le plus souvent
+médiocre, au même point de développement qui a été atteint, dans une
+longue suite de siècles, par un grand nombre de génies supérieurs
+appliquant successivement, pendant leur vie entière, toutes leurs forces
+à l'étude d'un même sujet. Il est clair, d'après cela, que, quoiqu'il
+soit infiniment plus facile et plus court d'apprendre que d'inventer, il
+serait certainement impossible d'atteindre le but proposé, si l'on
+voulait assujétir chaque esprit individuel à passer successivement par
+les mêmes intermédiaires qu'a dû suivre nécessairement le génie
+collectif de l'espèce humaine. De là, l'indispensable besoin de l'ordre
+dogmatique, qui est surtout si sensible aujourd'hui pour les sciences
+les plus avancées, dont le mode ordinaire d'exposition ne présente plus
+presqu'aucune trace de la filiation effective de leurs détails.
+
+Il faut, néanmoins, ajouter, pour prévenir toute exagération, que tout
+mode réel d'exposition est, inévitablement, une certaine combinaison de
+l'ordre dogmatique avec l'ordre historique, dans laquelle seulement le
+premier doit dominer constamment et de plus en plus. L'ordre dogmatique
+ne peut, en effet, être suivi d'une manière tout-à-fait rigoureuse; car,
+par cela même qu'il exige une nouvelle élaboration des connaissances
+acquises, il n'est point applicable, à chaque époque de la science, aux
+parties récemment formées, dont l'étude ne comporte qu'un ordre
+essentiellement historique, lequel ne présente pas, d'ailleurs, dans ce
+cas, les inconvéniens principaux qui le font rejeter en général.
+
+La seule imperfection fondamentale qu'on pourrait reprocher au mode
+dogmatique, c'est de laisser ignorer la manière dont se sont formées les
+diverses connaissances humaines, ce qui, quoique distinct de
+l'acquisition même de ces connaissances, est, en soi, du plus haut
+intérêt pour tout esprit philosophique. Cette considération aurait, à
+mes yeux, beaucoup de poids, si elle était réellement un motif en faveur
+de l'ordre historique. Mais il est aisé de voir qu'il n'y a qu'une
+relation apparente entre étudier une science en suivant le mode dit
+_historique_, et connaître véritablement l'histoire effective de cette
+science.
+
+En effet, non seulement les diverses parties de chaque science, qu'on
+est conduit à séparer dans l'ordre _dogmatique_, se sont, en réalité,
+développées simultanément et sous l'influence les unes des autres, ce
+qui tendrait à faire préférer l'ordre _historique_: mais en considérant,
+dans son ensemble, le développement effectif de l'esprit humain, on voit
+de plus que les différentes sciences ont été, dans le fait,
+perfectionnées en même temps et mutuellement; on voit même que les
+progrès des sciences et ceux des arts ont dépendu les uns des autres,
+par d'innombrables influences réciproques, et enfin que tous ont été
+étroitement liés au développement général de la société humaine. Ce
+vaste enchaînement est tellement réel que souvent, pour concevoir la
+génération effective d'une théorie scientifique, l'esprit est conduit à
+considérer le perfectionnement de quelque art qui n'a avec elle aucune
+liaison rationnelle, ou même quelque progrès particulier dans
+l'organisation sociale, sans lequel cette découverte n'eût pu avoir
+lieu. Nous en verrons dans la suite de nombreux exemples. Il résulte
+donc de là que l'on ne peut connaître la véritable histoire de chaque
+science, c'est-à-dire, la formation réelle des découvertes dont elle se
+compose, qu'en étudiant, d'une manière générale et directe, l'histoire
+de l'humanité. C'est pourquoi tous les documens recueillis jusqu'ici
+sur l'histoire des mathématiques, de l'astronomie, de la médecine, etc.,
+quelque précieux qu'ils soient, ne peuvent être regardés que comme des
+matériaux.
+
+Le prétendu ordre _historique_ d'exposition, même quand il pourrait être
+suivi rigoureusement pour les détails de chaque science en particulier,
+serait déjà purement hypothétique et abstrait sous le rapport le plus
+important, en ce qu'il considérerait le développement de cette science
+comme isolé. Bien loin de mettre en évidence la véritable histoire de la
+science, il tendrait à en faire concevoir une opinion très-fausse.
+
+Ainsi, nous sommes certainement convaincus que la connaissance de
+l'histoire des sciences est de la plus haute importance. Je pense même
+qu'on ne connaît pas complétement une science tant qu'on n'en sait pas
+l'histoire. Mais cette étude doit être conçue comme entièrement séparée
+de l'étude propre et dogmatique de la science, sans laquelle même cette
+histoire ne serait pas intelligible. Nous considérerons donc avec
+beaucoup de soin l'histoire réelle des sciences fondamentales qui vont
+être le sujet de nos méditations; mais ce sera seulement dans la
+dernière partie de ce cours, celle relative à l'étude des phénomènes
+sociaux, en traitant du développement général de l'humanité, dont
+l'histoire des sciences constitue la partie la plus importante, quoique
+jusqu'ici la plus négligée. Dans l'étude de chaque science, les
+considérations historiques incidentes qui pourront se présenter, auront
+un caractère nettement distinct, de manière à ne pas altérer la nature
+propre de notre travail principal.
+
+La discussion précédente, qui doit d'ailleurs, comme on le voit, être
+spécialement développée plus tard, tend à préciser davantage, en le
+présentant sous un nouveau point de vue, le véritable esprit de ce
+cours. Mais, surtout, il en résulte, relativement à la question
+actuelle, la détermination exacte des conditions qu'on doit s'imposer et
+qu'on peut justement espérer de remplir dans la construction d'une
+échelle encyclopédique des diverses sciences fondamentales.
+
+On voit, en effet, que, quelque parfaite qu'on pût la supposer, cette
+classification ne saurait jamais être rigoureusement conforme à
+l'enchaînement historique des sciences. Quoi qu'on fasse, on ne peut
+éviter entièrement de présenter comme antérieure telle science qui aura
+cependant besoin, sous quelques rapports particuliers plus ou moins
+importans, d'emprunter des notions à une autre science classée dans un
+rang postérieur. Il faut tâcher seulement qu'un tel inconvénient n'ait
+lieu relativement aux conceptions caractéristiques de chaque science,
+car alors la classification serait tout-à-fait vicieuse.
+
+Ainsi, par exemple, il me semble incontestable que, dans le système
+général des sciences, l'astronomie doit être placée avant la physique
+proprement dite, et néanmoins plusieurs branches de celle-ci, surtout
+l'optique, sont indispensables à l'exposition complète de la première.
+
+De tels défauts secondaires, qui sont strictement inévitables, ne
+sauraient prévaloir contre une classification, qui remplirait d'ailleurs
+convenablement les conditions principales. Ils tiennent à ce qu'il y a
+nécessairement d'artificiel dans notre division du travail intellectuel.
+
+Néanmoins, quoique, d'après les explications précédentes, nous ne
+devions pas prendre l'ordre historique pour base de notre
+classification, je ne dois pas négliger d'indiquer d'avance, comme une
+propriété essentielle de l'échelle encyclopédique que je vais proposer,
+sa conformité générale avec l'ensemble de l'histoire scientifique; en ce
+sens, que, malgré la simultanéité réelle et continue du développement
+des différentes sciences, celles qui seront classées comme antérieures
+seront, en effet, plus anciennes et constamment plus avancées que celles
+présentées comme postérieures. C'est ce qui doit avoir lieu
+inévitablement si, en réalité, nous prenons, comme cela doit être, pour
+principe de classification, l'enchaînement logique naturel des diverses
+sciences, le point de départ de l'espèce ayant dû nécessairement être le
+même que celui de l'individu.
+
+Pour achever de déterminer avec toute la précision possible la
+difficulté exacte de la question encyclopédique que nous avons à
+résoudre, je crois utile d'introduire une considération mathématique
+fort simple qui résumera rigoureusement l'ensemble des raisonnemens
+exposés jusqu'ici dans cette leçon. Voici en quoi elle consiste.
+
+Nous nous proposons de classer les sciences fondamentales. Or, nous
+verrons bientôt que, tout bien considéré, il n'est pas possible d'en
+distinguer moins de six; la plupart des savans en admettraient même
+vraisemblablement un plus grand nombre. Cela posé, on sait que six
+objets comportent 720 dispositions différentes. Les sciences
+fondamentales pourraient donc donner lieu à 720 classifications
+distinctes, parmi lesquelles il s'agit de choisir la classification
+nécessairement unique, qui satisfait le mieux aux principales conditions
+du problème. On voit que, malgré le grand nombre d'échelles
+encyclopédiques successivement proposées jusqu'à présent, la discussion
+n'a porté encore que sur une bien faible partie des dispositions
+possibles; et néanmoins, je crois pouvoir dire sans exagération qu'en
+examinant chacune de ces 720 classifications, il n'en serait peut-être
+pas une seule en faveur de laquelle on ne pût faire valoir quelques
+motifs plausibles; car, en observant les diverses dispositions qui ont
+été effectivement proposées, on remarque entre elles les plus extrêmes
+différences; les sciences qui sont placées par les uns à la tête du
+système encyclopédique, étant renvoyées par d'autres à l'extrémité
+opposée, et réciproquement. C'est donc dans ce choix d'un seul ordre
+vraiment rationnel, parmi le nombre très-considérable des systèmes
+possibles, que consiste la difficulté précise de la question que nous
+avons posée.
+
+Abordant maintenant d'une manière directe cette grande question,
+rappelons-nous d'abord, que pour obtenir une classification naturelle et
+positive des sciences fondamentales, c'est dans la comparaison des
+divers ordres de phénomènes dont elles ont pour objet de découvrir les
+lois que nous devons en chercher le principe. Ce que nous voulons
+déterminer, c'est la dépendance réelle des diverses études
+scientifiques. Or, cette dépendance ne peut résulter que de celle des
+phénomènes correspondans.
+
+En considérant sous ce point de vue tous les phénomènes observables,
+nous allons voir qu'il est possible de les classer en un petit nombre de
+catégories naturelles, disposées d'une telle manière, que l'étude
+rationnelle de chaque catégorie soit fondée sur la connaissance des lois
+principales de la catégorie précédente, et devienne le fondement de
+l'étude de la suivante. Cet ordre est déterminé par le degré de
+simplicité, ou, ce qui revient au même, par le degré de généralité des
+phénomènes, d'où résulte leur dépendance successive, et, en conséquence,
+la facilité plus ou moins grande de leur étude.
+
+Il est clair, en effet, _à priori_, que les phénomènes les plus simples,
+ceux qui se compliquent le moins des autres, sont nécessairement aussi
+les plus généraux; car, ce qui s'observe dans le plus grand nombre de
+cas est, par cela même, dégagé le plus possible des circonstances
+propres à chaque cas séparé. C'est donc par l'étude des phénomènes les
+plus généraux ou les plus simples qu'il faut commencer, en procédant
+ensuite successivement jusqu'aux phénomènes les plus particuliers ou les
+plus compliqués, si l'on veut concevoir la philosophie naturelle d'une
+manière vraiment méthodique; car, cet ordre de généralité ou de
+simplicité déterminant nécessairement l'enchaînement rationnel des
+diverses sciences fondamentales par la dépendance successive de leurs
+phénomènes, fixe ainsi leur degré de facilité.
+
+En même temps, par une considération auxiliaire que je crois important
+de noter ici, et qui converge exactement avec toutes les précédentes,
+les phénomènes les plus généraux ou les plus simples se trouvant
+nécessairement les plus étrangers à l'homme, doivent, par cela même,
+être étudiés dans une disposition d'esprit plus calme, plus rationnelle,
+ce qui constitue un nouveau motif pour que les sciences correspondantes
+se développent plus rapidement.
+
+Ayant ainsi indiqué la règle fondamentale qui doit présider à la
+classification des sciences, je puis passer immédiatement à la
+construction de l'échelle encyclopédique d'après laquelle le plan de ce
+cours doit être déterminé, et que chacun pourra aisément apprécier à
+l'aide des considérations précédentes.
+
+Une première contemplation de l'ensemble des phénomènes naturels nous
+porte à les diviser d'abord, conformément au principe que nous venons
+d'établir, en deux grandes classes principales, la première comprenant
+tous les phénomènes des corps bruts, la seconde tous ceux des corps
+organisés.
+
+Ces derniers sont évidemment, en effet, plus compliqués et plus
+particuliers que les autres; ils dépendent des précédens, qui, au
+contraire, n'en dépendent nullement. De là la nécessité de n'étudier les
+phénomènes physiologiques qu'après ceux des corps inorganiques. De
+quelque manière qu'on explique les différences de ces deux sortes
+d'êtres, il est certain qu'on observe dans les corps vivans tous les
+phénomènes, soit mécaniques, soit chimiques, qui ont lieu dans les corps
+bruts, plus un ordre tout spécial de phénomènes, les phénomènes vitaux
+proprement dits, ceux qui tiennent à l'_organisation_. Il ne s'agit pas
+ici d'examiner si les deux classes de corps sont ou ne sont pas de la
+même _nature_, question insoluble qu'on agite encore beaucoup trop de
+nos jours, par un reste d'influence des habitudes théologiques et
+métaphysiques; une telle question n'est pas du domaine de la philosophie
+positive, qui fait formellement profession d'ignorer absolument _la
+nature_ intime d'un corps quelconque. Mais il n'est nullement
+indispensable de considérer les corps bruts et les corps vivans comme
+étant d'une nature essentiellement différente pour reconnaître la
+nécessité de la séparation de leurs études.
+
+Sans doute, les idées ne sont pas encore suffisamment fixées sur la
+manière générale de concevoir les phénomènes des corps vivans. Mais,
+quelque parti qu'on puisse prendre à cet égard par suite des progrès
+ultérieurs de la philosophie naturelle, la classification que nous
+établissons n'en saurait être aucunement affectée. En effet,
+regardât-on comme démontré, ce que permet à peine d'entrevoir l'état
+présent de la physiologie, que les phénomènes physiologiques sont
+toujours de simples phénomènes mécaniques, électriques et chimiques,
+modifiés par la structure et la composition propres aux corps organisés,
+notre division fondamentale n'en subsisterait pas moins. Car il reste
+toujours vrai, même dans cette hypothèse, que les phénomènes généraux
+doivent être étudiés avant de procéder à l'examen des modifications
+spéciales qu'ils éprouvent dans certains êtres de l'univers, par suite
+d'une disposition particulière des molécules. Ainsi, la division, qui
+est aujourd'hui fondée dans la plupart des esprits éclairés sur la
+diversité des lois, est de nature à se maintenir indéfiniment à cause de
+la subordination des phénomènes et par suite des études, quelque
+rapprochement qu'on puisse jamais établir solidement entre les deux
+classes de corps.
+
+Ce n'est pas ici le lieu de développer, dans ses diverses parties
+essentielles, la comparaison générale entre les corps bruts et les corps
+vivans, qui sera le sujet spécial d'un examen approfondi dans la section
+physiologique de ce cours. Il suffit, quant à présent, d'avoir reconnu,
+en principe, la nécessité logique de séparer la science relative aux
+premiers de celle relative aux seconds, et de ne procéder à l'étude de
+la _physique organique_ qu'après avoir établi les lois générales de la
+_physique inorganique_.
+
+Passons maintenant à la détermination de la sous-division principale
+dont est susceptible, d'après la même règle, chacune de ces deux grandes
+moitiés de la philosophie naturelle.
+
+Pour la _physique inorganique_, nous voyons d'abord, en nous conformant
+toujours à l'ordre de généralité et de dépendance des phénomènes,
+qu'elle doit être partagée en deux sections distinctes, suivant qu'elle
+considère les phénomènes généraux de l'univers, ou, en particulier, ceux
+que présentent les corps terrestres. D'où la physique céleste, ou
+l'astronomie, soit géométrique, soit mécanique; et la physique
+terrestre. La nécessité de cette division est exactement semblable à
+celle de la précédente.
+
+Les phénomènes astronomiques étant les plus généraux, les plus simples,
+les plus abstraits de tous, c'est évidemment par leur étude que doit
+commencer la philosophie naturelle, puisque les lois auxquelles ils sont
+assujétis influent sur celles de tous les autres phénomènes, dont
+elles-mêmes sont, au contraire, essentiellement indépendantes. Dans tous
+les phénomènes de la physique terrestre, on observe d'abord les effets
+généraux de la gravitation universelle, plus quelques autres effets qui
+leur sont propres, et qui modifient les premiers. Il s'ensuit que,
+lorsqu'on analyse le phénomène terrestre le plus simple, non-seulement
+en prenant un phénomène chimique, mais en choisissant même un phénomène
+purement mécanique, on le trouve constamment plus composé que le
+phénomène céleste le plus compliqué. C'est ainsi, par exemple, que le
+simple mouvement d'un corps pesant, même quand il ne s'agit que d'un
+solide, présente réellement, lorsqu'on veut tenir compte de toutes les
+circonstances déterminantes, un sujet de recherches plus compliqué que
+la question astronomique la plus difficile. Une telle considération
+montre clairement combien il est indispensable de séparer nettement la
+physique céleste et la physique terrestre, et de ne procéder à l'étude
+de la seconde qu'après celle de la première, qui en est la base
+rationnelle.
+
+La physique terrestre, à son tour, se sous-divise, d'après le même
+principe, en deux portions très-distinctes, selon qu'elle envisage les
+corps sous le point de vue mécanique, ou sous le point de vue chimique.
+D'où la physique proprement dite, et la chimie. Celle-ci, pour être
+conçue d'une manière vraiment méthodique, suppose évidemment la
+connaissance préalable de l'autre. Car, tous les phénomènes chimiques
+sont nécessairement plus compliqués que les phénomènes physiques; ils en
+dépendent sans influer sur eux. Chacun sait, en effet, que toute action
+chimique est soumise d'abord à l'influence de la pesanteur, de la
+chaleur, de l'électricité, etc., et présente, en outre, quelque chose de
+propre qui modifie l'action des agens précédens. Cette considération,
+qui montre évidemment la chimie comme ne pouvant marcher qu'après la
+physique, la présente en même temps comme une science distincte. Car,
+quelque opinion qu'on adopte relativement aux affinités chimiques, et
+quand même on ne verrait en elles, ainsi qu'on peut le concevoir, que
+des modifications de la gravitation générale produites par la figure et
+par la disposition mutuelle des atômes, il demeurerait incontestable que
+la nécessité d'avoir continuellement égard à ces conditions spéciales ne
+permettrait point de traiter la chimie comme un simple appendice de la
+physique. On serait donc obligé, dans tous les cas, ne fût-ce que pour
+la facilité de l'étude, de maintenir la division et l'enchaînement que
+l'on regarde aujourd'hui comme tenant à l'hétérogénéité des phénomènes.
+
+Telle est donc la distribution rationnelle des principales branches de
+la science générale des corps bruts. Une division analogue s'établit, de
+la même manière, dans la science générale des corps organisés.
+
+Tous les êtres vivans présentent deux ordres de phénomènes
+essentiellement distincts, ceux relatifs à l'individu, et ceux qui
+concernent l'espèce, surtout quand elle est sociable. C'est
+principalement par rapport à l'homme, que cette distinction est
+fondamentale. Le dernier ordre de phénomènes est évidemment plus
+compliqué et plus particulier que le premier; il en dépend sans influer
+sur lui. De là, deux grandes sections dans la _physique organique_, la
+physiologie proprement dite, et la physique sociale, qui est fondée sur
+la première.
+
+Dans tous les phénomènes sociaux, on observe d'abord l'influence des
+lois physiologiques de l'individu, et, en outre, quelque chose de
+particulier qui en modifie les effets, et qui tient à l'action des
+individus les uns sur les autres, singulièrement compliquée, dans
+l'espèce humaine, par l'action de chaque génération sur celle qui la
+suit. Il est donc évident que, pour étudier convenablement les
+phénomènes sociaux, il faut d'abord partir d'une connaissance
+approfondie des lois relatives à la vie individuelle. D'un autre côté,
+cette subordination nécessaire entre les deux études ne prescrit
+nullement, comme quelques physiologistes du premier ordre ont été portés
+à le croire, de voir dans la physique sociale un simple appendice de la
+physiologie. Quoique les phénomènes soient certainement homogènes, ils
+ne sont point identiques, et la séparation des deux sciences est d'une
+importance vraiment fondamentale. Car, il serait impossible de traiter
+l'étude collective de l'espèce comme une pure déduction de l'étude de
+l'individu, puisque les conditions sociales, qui modifient l'action des
+lois physiologiques, sont précisément alors la considération la plus
+essentielle. Ainsi, la physique sociale doit être fondée sur un corps
+d'observations directes qui lui soit propre, tout en ayant égard, comme
+il convient, à son intime relation nécessaire avec la physiologie
+proprement dite.
+
+On pourrait aisément établir une symétrie parfaite entre la division de
+la physique organique et celle ci-dessus exposée pour la physique
+inorganique, en rappelant la distinction vulgaire de la physiologie
+proprement dite en végétale et animale. Il serait facile, en effet, de
+rattacher cette sous-division au principe de classification que nous
+avons constamment suivi, puisque les phénomènes de la vie animale se
+présentent, en général du moins, comme plus compliqués et plus spéciaux
+que ceux de la vie végétale. Mais la recherche de cette symétrie précise
+aurait quelque chose de puéril, si elle entraînait à méconnaître ou à
+exagérer les analogies réelles ou les différences effectives des
+phénomènes. Or, il est certain que la distinction entre la physiologie
+végétale et la physiologie animale, qui a une grande importance dans ce
+que j'ai appelé la _physique concrète_, n'en a presque aucune dans la
+_physique abstraite_, la seule dont il s'agisse ici. La connaissance des
+lois générales de la vie, qui doit être, à nos yeux, le véritable objet
+de la physiologie, exige la considération simultanée de toute la série
+organique sans distinction de végétaux et d'animaux, distinction qui,
+d'ailleurs, s'efface de jour en jour, à mesure que les phénomènes sont
+étudiés d'une manière plus approfondie.
+
+Nous persisterons donc à ne considérer qu'une seule division dans la
+physique organique, quoique nous ayons cru devoir en établir deux
+successives dans la physique inorganique.
+
+En résultat de cette discussion, la philosophie positive se trouve donc
+naturellement partagée en cinq sciences fondamentales, dont la
+succession est déterminée par une subordination nécessaire et
+invariable, fondée, indépendamment de toute opinion hypothétique, sur la
+simple comparaison approfondie des phénomènes correspondans: ce sont
+l'astronomie, la physique, la chimie, la physiologie, et enfin la
+physique sociale. La première considère les phénomènes les plus
+généraux, les plus simples, les plus abstraits et les plus éloignés de
+l'humanité; ils influent sur tous les autres, sans être influencés par
+eux. Les phénomènes considérés par la dernière sont, au contraire, les
+plus particuliers, les plus compliqués, les plus concrets et les plus
+directement intéressans pour l'homme; ils dépendent, plus ou moins, de
+tous les précédens, sans exercer sur eux aucune influence. Entre ces
+deux extrêmes, les degrés de spécialité, de complication et de
+personnalité des phénomènes vont graduellement en augmentant, ainsi que
+leur dépendance successive. Telle est l'intime relation générale que la
+véritable observation philosophique, convenablement employée, et non de
+vaines distinctions arbitraires, nous conduit à établir entre les
+diverses sciences fondamentales. Tel doit donc être le plan de ce cours.
+
+Je n'ai pu ici qu'esquisser l'exposition des considérations principales
+sur lesquelles repose cette classification. Pour la concevoir
+complétement, il faudrait maintenant, après l'avoir envisagée d'un point
+de vue général, l'examiner relativement à chaque science fondamentale en
+particulier. C'est ce que nous ferons soigneusement en commençant
+l'étude spéciale de chaque partie de ce cours. La construction de cette
+échelle encyclopédique, reprise ainsi successivement en partant de
+chacune des cinq grandes sciences, lui fera acquérir plus d'exactitude,
+et surtout mettra pleinement en évidence sa solidité. Ces avantages
+seront d'autant plus sensibles que nous verrons alors la distribution
+intérieure de chaque science s'établir naturellement d'après le même
+principe, ce qui présentera tout le système des connaissances humaines
+décomposé, jusque dans ses détails secondaires, d'après une
+considération unique constamment suivie, celle du degré d'abstraction
+plus ou moins grand des conceptions correspondantes. Mais des travaux de
+ce genre, outre qu'ils nous entraîneraient maintenant beaucoup trop
+loin, seraient certainement déplacés dans cette leçon, où notre esprit
+doit se maintenir au point de vue le plus général de la philosophie
+positive.
+
+Néanmoins, pour faire apprécier aussi complétement que possible, dès ce
+moment, l'importance de cette hiérarchie fondamentale, dont je ferai,
+dans toute la suite de ce cours, des applications continuelles, je dois
+signaler rapidement ici ses propriétés générales les plus essentielles.
+
+Il faut d'abord remarquer, comme une vérification très-décisive de
+l'exactitude de cette classification, sa conformité essentielle avec la
+coordination, en quelque sorte spontanée, qui se trouve en effet
+implicitement admise par les savans livrés à l'étude des diverses
+branches de la philosophie naturelle.
+
+C'est une condition ordinairement fort négligée par les constructeurs
+d'échelles encyclopédiques, que de présenter comme distinctes les
+sciences que la marche effective de l'esprit humain a conduit, sans
+dessein prémédité, à cultiver séparément, et d'établir entr'elles une
+subordination conforme aux relations positives que manifeste leur
+développement journalier. Un tel accord est néanmoins évidemment le plus
+sûr indice d'une bonne classification; car, les divisions qui se sont
+introduites spontanément dans le système scientifique n'ont pu être
+déterminées que par le sentiment long-temps éprouvé des véritables
+besoins de l'esprit humain, sans qu'on ait pu être égaré par des
+généralités vicieuses.
+
+Mais, quoique la classification ci-dessus proposée remplisse entièrement
+cette condition, ce qu'il serait superflu de prouver, il n'en faudrait
+pas conclure que les habitudes généralement établies aujourd'hui par
+expérience chez les savans, rendraient inutile le travail encyclopédique
+que nous venons d'exécuter. Elles ont seulement rendu possible une telle
+opération, qui présente la différence fondamentale d'une conception
+rationnelle à une classification purement empirique. Il s'en faut
+d'ailleurs que cette classification soit ordinairement conçue et surtout
+suivie avec toute la précision nécessaire, et que son importance soit
+convenablement appréciée; il suffirait, pour s'en convaincre, de
+considérer les graves infractions qui sont commises tous les jours
+contre cette loi encyclopédique, au grand préjudice de l'esprit humain.
+
+Un second caractère très-essentiel de notre classification, c'est d'être
+nécessairement conforme à l'ordre effectif du développement de la
+philosophie naturelle. C'est ce que vérifie tout ce qu'on sait de
+l'histoire des sciences, particulièrement dans les deux derniers
+siècles, où nous pouvons suivre leur marche avec plus d'exactitude.
+
+On conçoit, en effet, que l'étude rationnelle de chaque science
+fondamentale exigeant la culture préalable de toutes celles qui la
+précèdent dans notre hiérarchie encyclopédique, n'a pu faire de progrès
+réels et prendre son véritable caractère, qu'après un grand
+développement des sciences antérieures relatives à des phénomènes plus
+généraux, plus abstraits, moins compliqués, et indépendans des autres.
+C'est donc dans cet ordre que la progression, quoique simultanée, a dû
+avoir lieu.
+
+Cette considération me semble d'une telle importance, que je ne crois
+pas possible de comprendre réellement, sans y avoir égard, l'histoire
+de l'esprit humain. La loi générale qui domine toute cette histoire, et
+que j'ai exposée dans la leçon précédente, ne peut être convenablement
+entendue, si on ne la combine point dans l'application avec la formule
+encyclopédique que nous venons d'établir. Car, c'est suivant l'ordre
+énoncé par cette formule que les différentes théories humaines ont
+atteint successivement, d'abord l'état théologique, ensuite l'état
+métaphysique, et enfin l'état positif. Si l'on ne tient pas compte dans
+l'usage de la loi de cette progression nécessaire, on rencontrera
+souvent des difficultés qui paraîtront insurmontables, car il est clair
+que l'état théologique ou métaphysique de certaines théories
+fondamentales a dû temporairement coïncider et a quelquefois coïncidé en
+effet avec l'état positif de celles qui leur sont antérieures dans notre
+système encyclopédique, ce qui tend à jeter sur la vérification de la
+loi générale une obscurité qu'on ne peut dissiper que par la
+classification précédente.
+
+En troisième lieu, cette classification présente la propriété
+très-remarquable de marquer exactement la perfection relative des
+différentes sciences, laquelle consiste essentiellement dans le degré de
+précision des connaissances, et dans leur coordination plus ou moins
+intime.
+
+Il est aisé de sentir en effet que plus des phénomènes sont généraux,
+simples et abstraits, moins ils dépendent des autres, et plus les
+connaissances qui s'y rapportent peuvent être précises, en même temps
+que leur coordination peut être plus complète. Ainsi, les phénomènes
+organiques ne comportent qu'une étude à la fois moins exacte et moins
+systématique que les phénomènes des corps bruts. De même, dans la
+physique inorganique, les phénomènes célestes, vu leur plus grande
+généralité et leur indépendance de tous les autres, ont donné lieu à une
+science bien plus précise et beaucoup plus liée que celle des phénomènes
+terrestres.
+
+Cette observation, qui est si frappante dans l'étude effective des
+sciences, et qui a souvent donné lieu à des espérances chimériques ou à
+d'injustes comparaisons, se trouve donc complétement expliquée par
+l'ordre encyclopédique que j'ai établi. J'aurai naturellement occasion
+de lui donner toute son extension dans la leçon prochaine, en montrant
+que la possibilité d'appliquer à l'étude des divers phénomènes l'analyse
+mathématique, ce qui est le moyen de procurer à cette étude le plus haut
+degré possible de précision et de coordination, se trouve exactement
+déterminée par le rang qu'occupent ces phénomènes dans mon échelle
+encyclopédique.
+
+Je ne dois point passer à une autre considération, sans mettre le
+lecteur en garde à ce sujet contre une erreur fort grave, et qui, bien
+que très-grossière, est encore extrêmement commune. Elle consiste à
+confondre le degré de précision que comportent nos différentes
+connaissances avec leur degré de certitude, d'où est résulté le préjugé
+très-dangereux que, le premier étant évidemment fort inégal, il en doit
+être ainsi du second. Aussi parle-t-on souvent encore, quoique moins que
+jadis, de l'inégale certitude des diverses sciences, ce qui tend
+directement à décourager la culture des sciences les plus difficiles. Il
+est clair, néanmoins, que la précision et la certitude sont deux
+qualités en elles-mêmes fort différentes. Une proposition tout-à-fait
+absurde peut être extrêmement précise, comme si l'on disait, par
+exemple, que la somme des angles d'un triangle est égale à trois angles
+droits; et une proposition très-certaine peut ne comporter qu'une
+précision fort médiocre, comme lorsqu'on affirme, par exemple, que tout
+homme mourra. Si, d'après l'explication précédente, les diverses
+sciences doivent nécessairement présenter une précision très-inégale, il
+n'en est nullement ainsi de leur certitude. Chacune peut offrir des
+résultats aussi certains que ceux de toute autre, pourvu qu'elle sache
+renfermer ses conclusions dans le degré de précision que comportent les
+phénomènes correspondans, condition qui peut n'être pas toujours
+très-facile à remplir. Dans une science quelconque, tout ce qui est
+simplement conjectural n'est que plus ou moins probable, et ce n'est pas
+là ce qui compose son domaine essentiel; tout ce qui est positif,
+c'est-à-dire, fondé sur des faits bien constatés, est certain: il n'y a
+pas de distinction à cet égard.
+
+Enfin, la propriété la plus intéressante de notre formule
+encyclopédique, à cause de l'importance et de la multiplicité des
+applications immédiates qu'on en peut faire, c'est de déterminer
+directement le véritable plan général d'une éducation scientifique
+entièrement rationnelle. C'est ce qui résulte sur le champ de la seule
+composition de la formule.
+
+Il est sensible, en effet, qu'avant d'entreprendre l'étude méthodique de
+quelqu'une des sciences fondamentales, il faut nécessairement s'être
+préparé par l'examen de celles relatives aux phénomènes antérieurs dans
+notre échelle encyclopédique, puisque ceux-ci influent toujours d'une
+manière prépondérante sur ceux dont on se propose de connaître les lois.
+Cette considération est tellement frappante, que, malgré son extrême
+importance pratique, je n'ai pas besoin d'insister davantage en ce
+moment sur un principe qui, plus tard, se reproduira d'ailleurs
+inévitablement, par rapport à chaque science fondamentale. Je me
+bornerai seulement à faire observer que, s'il est éminemment applicable
+à l'éducation générale, il l'est aussi particulièrement à l'éducation
+spéciale des savans.
+
+Ainsi, les physiciens qui n'ont pas d'abord étudié l'astronomie, au
+moins sous un point de vue général; les chimistes qui, avant de
+s'occuper de leur science propre, n'ont pas étudié préalablement
+l'astronomie et ensuite la physique; les physiologistes qui ne se sont
+pas préparés à leurs travaux spéciaux par une étude préliminaire de
+l'astronomie, de la physique et de la chimie, ont manqué à l'une des
+conditions fondamentales de leur développement intellectuel. Il en est
+encore plus évidemment de même pour les esprits qui veulent se livrer à
+l'étude positive des phénomènes sociaux, sans avoir d'abord acquis une
+connaissance générale de l'astronomie, de la physique, de la chimie et
+de la physiologie.
+
+Comme de telles conditions sont bien rarement remplies de nos jours, et
+qu'aucune institution régulière n'est organisée pour les accomplir, nous
+pouvons dire qu'il n'existe pas encore pour les savans, d'éducation
+vraiment rationnelle. Cette considération est, à mes yeux, d'une si
+grande importance, que je ne crains pas d'attribuer en partie à ce vice
+de nos éducations actuelles, l'état d'imperfection extrême où nous
+voyons encore les sciences les plus difficiles, état véritablement
+inférieur à ce que prescrit en effet la nature plus compliquée des
+phénomènes correspondans.
+
+Relativement à l'éducation générale, cette condition est encore bien
+plus nécessaire. Je la crois tellement indispensable, que je regarde
+l'enseignement scientifique comme incapable de réaliser les résultats
+généraux les plus essentiels qu'il est destiné à produire dans la
+société pour la rénovation du système intellectuel, si les diverses
+branches principales de la philosophie naturelle ne sont pas étudiées
+dans l'ordre convenable. N'oublions pas que, dans presque toutes les
+intelligences, même les plus élevées, les idées restent ordinairement
+enchaînées suivant l'ordre de leur acquisition première; et que, par
+conséquent, c'est un mal le plus souvent irrémédiable que de n'avoir pas
+commencé par le commencement. Chaque siècle ne compte qu'un bien petit
+nombre de penseurs capables, à l'époque de leur virilité, comme Bacon,
+Descartes et Leïbnitz, de faire véritablement table rase, pour
+reconstruire de fond en comble le système entier de leurs idées
+acquises.
+
+L'importance de notre loi encyclopédique pour servir de base à
+l'éducation scientifique, ne peut être convenablement appréciée qu'en la
+considérant aussi par rapport à la méthode, au lieu de l'envisager
+seulement, comme nous venons de le faire, relativement à la doctrine.
+
+Sous ce nouveau point de vue, une exécution convenable du plan général
+d'études que nous avons déterminé doit avoir pour résultat nécessaire de
+nous procurer une connaissance parfaite de la méthode positive, qui ne
+pourrait être obtenue d'aucune autre manière.
+
+En effet, les phénomènes naturels ayant été classés de telle sorte, que
+ceux qui sont réellement homogènes restent toujours compris dans une
+même étude, tandis que ceux qui ont été affectés à des études
+différentes sont effectivement hétérogènes, il doit nécessairement en
+résulter que la méthode positive générale sera constamment modifiée
+d'une manière uniforme dans l'étendue d'une même science fondamentale,
+et qu'elle éprouvera sans cesse des modifications différentes et de plus
+en plus composées, en passant d'une science à une autre. Nous aurons
+donc ainsi la certitude de la considérer dans toutes les variétés
+réelles dont elle est susceptible, ce qui n'aurait pu avoir lieu, si
+nous avions adopté une formule encyclopédique qui ne remplît pas les
+conditions essentielles posées ci-dessus.
+
+Cette nouvelle considération est d'une importance vraiment fondamentale;
+car, si nous avons vu en général, dans la dernière leçon, qu'il est
+impossible de connaître la méthode positive, quand on veut l'étudier
+séparément de son emploi, nous devons ajouter aujourd'hui qu'on ne peut
+s'en former une idée nette et exacte qu'en étudiant successivement, et
+dans l'ordre convenable, son application à toutes les diverses classes
+principales des phénomènes naturels. Une seule science ne suffirait
+point pour atteindre ce but, même en la choisissant le plus
+judicieusement possible. Car, quoique la méthode soit essentiellement
+identique dans toutes, chaque science développe spécialement tel ou tel
+de ses procédés caractéristiques, dont l'influence, trop peu prononcée
+dans les autres sciences, demeurerait inaperçue. Ainsi, par exemple,
+dans certaines branches de la philosophie, c'est l'observation
+proprement dite; dans d'autres c'est l'expérience, et telle ou telle
+nature d'expériences, qui constitue le principal moyen d'exploration. De
+même, tel précepte général, qui fait partie intégrante de la méthode, a
+été fourni primitivement par une certaine science; et, bien qu'il ait pu
+être ensuite transporté dans d'autres, c'est à sa source qu'il faut
+l'étudier pour le bien connaître; comme, par exemple, la théorie des
+classifications.
+
+En se bornant à l'étude d'une science unique, il faudrait sans doute
+choisir la plus parfaite, pour avoir un sentiment plus profond de la
+méthode positive. Or, la plus parfaite étant en même temps la plus
+simple, on n'aurait ainsi qu'une connaissance bien incomplète de la
+méthode, puisque on n'apprendrait pas quelles modifications essentielles
+elle doit subir pour s'adapter à des phénomènes plus compliqués. Chaque
+science fondamentale a donc, sous ce rapport, des avantages qui lui sont
+propres; ce qui prouve clairement la nécessité de les considérer toutes,
+sous peine de ne se former que des conceptions trop étroites et des
+habitudes insuffisantes. Cette considération devant se reproduire
+fréquemment dans la suite, il est inutile de la développer davantage en
+ce moment.
+
+Je dois néanmoins ici, toujours sous le rapport de la méthode, insister
+spécialement sur le besoin, pour la bien connaître, non-seulement
+d'étudier philosophiquement toutes les diverses sciences fondamentales,
+mais de les étudier suivant l'ordre encyclopédique établi dans cette
+leçon. Que peut produire de rationnel, à moins d'une extrême supériorité
+naturelle, un esprit qui s'occupe de prime abord de l'étude des
+phénomènes les plus compliqués, sans avoir préalablement appris à
+connaître, par l'examen des phénomènes les plus simples, ce que c'est
+qu'une _loi_, ce que c'est qu'_observer_, ce que c'est qu'une conception
+positive, ce que c'est même qu'un raisonnement suivi? Telle est pourtant
+encore aujourd'hui la marche ordinaire de nos jeunes physiologistes,
+qui abordent immédiatement l'étude des corps vivans, sans avoir le plus
+souvent été préparés autrement que par une éducation préliminaire
+réduite à l'étude d'une ou deux langues mortes, et n'ayant, tout au
+plus, qu'une connaissance très-superficielle de la physique et de la
+chimie, connaissance presque nulle sous le rapport de la méthode,
+puisqu'elle n'a pas été obtenue communément d'une manière rationnelle,
+et en partant du véritable point de départ de la philosophie naturelle.
+On conçoit combien il importe de réformer un plan d'études aussi
+vicieux. De même, relativement aux phénomènes sociaux, qui sont encore
+plus compliqués, ne serait-ce point avoir fait un grand pas vers le
+retour des sociétés modernes à un état vraiment normal, que d'avoir
+reconnu la nécessité logique de ne procéder à l'étude de ces phénomènes,
+qu'après avoir dressé successivement l'organe intellectuel par l'examen
+philosophique approfondi de tous les phénomènes antérieurs? On peut même
+dire avec précision que c'est là toute la difficulté principale. Car, il
+est peu de bons esprits qui ne soient convaincus aujourd'hui qu'il faut
+étudier les phénomènes sociaux d'après la méthode positive. Seulement,
+ceux qui s'occupent de cette étude, ne sachant pas et ne pouvant pas
+savoir exactement en quoi consiste cette méthode, faute de l'avoir
+examinée dans ses applications antérieures, cette maxime est jusqu'à
+présent demeurée stérile pour la rénovation des théories sociales, qui
+ne sont pas encore sorties de l'état théologique ou de l'état
+métaphysique, malgré les efforts des prétendus réformateurs positifs.
+Cette considération sera, plus tard, spécialement développée; je dois
+ici me borner à l'indiquer, uniquement pour faire apercevoir toute la
+portée de la conception encyclopédique que j'ai proposée dans cette
+leçon.
+
+Tels sont donc les quatre points de vue principaux, sous lesquels j'ai
+dû m'attacher à faire ressortir l'importance générale de la
+classification rationnelle et positive, établie ci-dessus pour les
+sciences fondamentales.
+
+Afin de compléter l'exposition générale du plan de ce cours, il me reste
+maintenant à considérer une lacune immense et capitale, que j'ai laissée
+à dessein dans ma formule encyclopédique, et que le lecteur a sans doute
+déjà remarquée. En effet, nous n'avons point marqué dans notre système
+scientifique le rang de la science mathématique.
+
+Le motif de cette omission volontaire est dans l'importance même de
+cette science, si vaste et si fondamentale. Car, la leçon prochaine
+sera entièrement consacrée à la détermination exacte de son véritable
+caractère général, et par suite à la fixation précise de son rang
+encyclopédique. Mais pour ne pas laisser incomplet, sous un rapport
+aussi capital, le grand tableau que j'ai tâché d'esquisser dans cette
+leçon, je dois indiquer ici sommairement, par anticipation, les
+résultats généraux de l'examen que nous entreprendrons dans la leçon
+suivante.
+
+Dans l'état actuel du développement de nos connaissances positives, il
+convient, je crois, de regarder la science mathématique, moins comme une
+partie constituante de la philosophie naturelle proprement dite, que
+comme étant, depuis Descartes et Newton, la vraie base fondamentale de
+toute cette philosophie, quoique, à parler exactement, elle soit à la
+fois l'une et l'autre. Aujourd'hui, en effet, la science mathématique
+est bien moins importante par les connaissances, très-réelles et
+très-précieuses néanmoins, qui la composent directement, que comme
+constituant l'instrument le plus puissant que l'esprit humain puisse
+employer dans la recherche des lois des phénomènes naturels.
+
+Pour présenter à cet égard une conception parfaitement nette et
+rigoureusement exacte, nous verrons qu'il faut diviser la science
+mathématique en deux grandes sciences, dont le caractère est
+essentiellement distinct: la mathématique abstraite, ou le _calcul_, en
+prenant ce mot dans sa plus grande extension, et la mathématique
+concrète, qui se compose, d'une part de la géométrie générale, d'une
+autre part de la mécanique rationnelle. La partie concrète est
+nécessairement fondée sur la partie abstraite, et devient à son tour la
+base directe de toute la philosophie naturelle, en considérant, autant
+que possible, tous les phénomènes de l'univers comme géométriques ou
+comme mécaniques.
+
+La partie abstraite est la seule qui soit purement instrumentale,
+n'étant autre chose qu'une immense extension admirable de la logique
+naturelle à un certain ordre de déductions. La géométrie et la mécanique
+doivent, au contraire, être envisagées comme de véritables sciences
+naturelles, fondées ainsi que toutes les autres, sur l'observation,
+quoique, par l'extrême simplicité de leurs phénomènes, elles comportent
+un degré infiniment plus parfait de systématisation, qui a pu
+quelquefois faire méconnaître le caractère expérimental de leurs
+premiers principes. Mais ces deux sciences physiques ont cela de
+particulier, que, dans l'état présent de l'esprit humain, elles sont
+déjà et seront toujours davantage employées comme méthode, beaucoup plus
+que comme doctrine directe.
+
+Il est, du reste, évident qu'en plaçant ainsi la science mathématique à
+la tête de la philosophie positive, nous ne faisons qu'étendre davantage
+l'application de ce même principe de classification, fondé sur la
+dépendance successive des sciences en résultat du degré d'abstraction de
+leurs phénomènes respectifs, qui nous a fourni la série encyclopédique,
+établie dans cette leçon. Nous ne faisons maintenant que restituer à
+cette série son véritable premier terme, dont l'importance propre
+exigeait un examen spécial plus développé. On voit, en effet, que les
+phénomènes géométriques et mécaniques sont, de tous, les plus généraux,
+les plus simples, les plus abstraits, les plus irréductibles, et les
+plus indépendans de tous les autres, dont ils sont, au contraire, la
+base. On conçoit pareillement que leur étude est un préliminaire
+indispensable à celle de tous les autres ordres de phénomènes. C'est
+donc la science mathématique qui doit constituer le véritable point de
+départ de toute éducation scientifique rationnelle, soit générale, soit
+spéciale, ce qui explique l'usage universel qui s'est établi depuis
+long-temps à ce sujet, d'une manière empirique, quoiqu'il n'ait eu
+primitivement d'autre cause que la plus grande ancienneté relative de la
+science mathématique. Je dois me borner en ce moment à une indication
+très-rapide de ces diverses considérations, qui vont être l'objet
+spécial de la leçon suivante.
+
+Nous avons donc exactement déterminé dans cette leçon, non d'après de
+vaines spéculations arbitraires, mais en le regardant comme le sujet
+d'un véritable problème philosophique, le plan rationnel qui doit nous
+guider constamment dans l'étude de la philosophie positive. En résultat
+définitif, la mathématique, l'astronomie, la physique, la chimie, la
+physiologie, et la physique sociale; telle est la formule encyclopédique
+qui, parmi le très-grand nombre de classifications que comportent les
+six sciences fondamentales, est seule logiquement conforme à la
+hiérarchie naturelle et invariable des phénomènes. Je n'ai pas besoin de
+rappeler l'importance de ce résultat, que le lecteur doit se rendre
+éminemment familier, pour en faire dans toute l'étendue de ce cours une
+application continuelle.
+
+La conséquence finale de cette leçon, exprimée sous la forme la plus
+simple, consiste donc dans l'explication et la justification du grand
+tableau synoptique placé au commencement de cet ouvrage, et dans la
+construction duquel je me suis efforcé de suivre, aussi rigoureusement
+que possible, pour la distribution intérieure de chaque science
+fondamentale, le même principe de classification qui vient de nous
+fournir la série générale des sciences.
+
+
+
+
+TROISIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science
+mathématique.
+
+
+En commençant à entrer directement en matière par l'étude philosophique
+de la première des six sciences fondamentales établies dans la leçon
+précédente, nous avons lieu de constater immédiatement l'importance de
+la philosophie positive pour perfectionner le caractère général de
+chaque science en particulier.
+
+Quoique la science mathématique soit la plus ancienne et la plus
+parfaite de toutes, l'idée générale qu'on doit s'en former n'est point
+encore nettement déterminée. La définition de la science, ses
+principales divisions, sont demeurées jusqu'ici vagues et incertaines.
+Le nom multiple par lequel on la désigne habituellement suffirait même
+seul pour indiquer le défaut d'unité de son caractère philosophique,
+tel qu'il est conçu communément.
+
+À la vérité, c'est seulement au commencement du siècle dernier que les
+diverses conceptions fondamentales qui constituent cette grande science
+ont pris chacune assez de développement pour que le véritable esprit de
+l'ensemble pût se manifester clairement. Depuis cette époque,
+l'attention des géomètres à été trop justement et trop exclusivement
+absorbée par le perfectionnement spécial des différentes branches, et
+par l'application capitale qu'ils en ont faite aux lois les plus
+importantes de l'univers, pour pouvoir se diriger convenablement sur le
+système général de la science.
+
+Mais aujourd'hui le progrès des spécialités n'est plus tellement rapide,
+qu'il interdise la contemplation de l'ensemble. La mathématique[2] est
+maintenant assez développée, soit en elle-même, soit quant à ses
+applications les plus essentielles, pour être parvenue à cet état de
+consistance, dans lequel on doit s'efforcer de coordonner en un système
+unique les diverses parties de la science, afin de préparer de nouveaux
+progrès. On peut même observer que les derniers perfectionnemens
+capitaux éprouvés par la science mathématique ont directement préparé
+cette importante opération philosophique, en imprimant à ses principales
+parties un caractère d'unité qui n'existait pas auparavant; tel est
+éminemment et hors de toute comparaison l'esprit des travaux de
+l'immortel auteur de la _Théorie des Fonctions_ et de la _Mécanique
+analytique_.
+
+ [Note 2: J'emploierai souvent cette expression au
+ singulier, comme l'a proposé Condorcet, afin d'indiquer avec
+ plus d'énergie l'esprit d'unité dans lequel je conçois la
+ science.]
+
+Pour se former une juste idée de l'objet de la science mathématique
+considérée dans son ensemble, on peut d'abord partir de la définition
+vague et insignifiante qu'on en donne ordinairement, à défaut de toute
+autre, en disant qu'elle est _la science des grandeurs_, ou, ce qui est
+plus positif, _la science qui a pour but la mesure des grandeurs_. Cet
+aperçu scolastique a, sans doute, singulièrement besoin d'acquérir plus
+de précision et plus de profondeur. Mais l'idée est juste au fond; elle
+est même suffisamment étendue, lorsqu'on la conçoit convenablement. Il
+importe d'ailleurs, en pareille matière, quand on le peut sans
+inconvénient, de s'appuyer sur des notions généralement admises. Voyons
+donc comment, en partant de cette grossière ébauche, on peut s'élever à
+une véritable définition de la mathématique, à une définition qui soit
+digne de correspondre à l'importance, à l'étendue et à la difficulté de
+la science.
+
+La question de _mesurer_ une grandeur ne présente par elle-même à
+l'esprit d'autre idée que celle de la simple comparaison immédiate de
+cette grandeur avec une autre grandeur semblable supposée connue, qu'on
+prend pour _unité_ entre toutes celles de la même espèce. Ainsi, quand
+on se borne à définir les mathématiques comme ayant pour objet la mesure
+des grandeurs, on en donne une idée fort imparfaite, car il est même
+impossible de voir par là comment il y a lieu, sous ce rapport, à une
+science quelconque, et surtout à une science aussi vaste et aussi
+profonde qu'est réputée l'être avec raison la science mathématique. Au
+lieu d'un immense enchaînement de travaux rationnels très-prolongés, qui
+offrent à notre activité intellectuelle un aliment inépuisable, la
+science paraîtrait seulement consister, d'après un tel énoncé, dans une
+simple suite de procédés mécaniques, pour obtenir directement, à l'aide
+d'opérations analogues à la superposition des lignes, les rapports des
+quantités à mesurer à celles par lesquelles on veut les mesurer.
+Néanmoins, cette définition n'a point réellement d'autre défaut que de
+n'être pas suffisamment approfondie. Elle n'induit point en erreur sur
+le véritable but final des mathématiques; seulement elle présente comme
+direct un objet qui, presque toujours, est, au contraire, fort
+indirect, et par là, elle ne fait nullement concevoir la nature de la
+science.
+
+Pour y parvenir, il faut d'abord considérer un fait général, très-facile
+à constater. C'est que la mesure _directe_ d'une grandeur, par la
+superposition ou par quelque procédé semblable, est le plus souvent pour
+nous une opération tout-à-fait impossible: en sorte que si nous n'avions
+pas d'autre moyen pour déterminer les grandeurs que les comparaisons
+immédiates, nous serions obligés de renoncer à la connaissance de la
+plupart de celles qui nous intéressent.
+
+On comprendra toute l'exactitude de cette observation générale, en se
+bornant à considérer spécialement le cas particulier qui présente
+évidemment le plus de facilité, celui de la mesure d'une ligne droite
+par une autre ligne droite. Cette comparaison, qui, de toutes celles que
+nous pouvons imaginer, est sans contredit la plus simple, ne peut
+néanmoins presque jamais être effectuée immédiatement. En réfléchissant
+à l'ensemble des conditions nécessaires pour qu'une ligne droite soit
+susceptible d'une mesure directe, on voit que le plus souvent elles ne
+peuvent point être remplies à la fois, relativement aux lignes que nous
+désirons connaître. La première et la plus grossière de ces conditions,
+celle de pouvoir parcourir la ligne d'un bout à l'autre, pour porter
+successivement l'unité dans toute son étendue, exclut évidemment déjà la
+très-majeure partie des distances qui nous intéressent le plus; d'abord
+toutes les distances entre les différens corps célestes, ou de la terre
+à quelqu'autre corps céleste, et ensuite même la plupart des distances
+terrestres, qui sont si fréquemment inaccessibles. Quand cette première
+condition se trouve accomplie, il faut encore que la longueur ne soit ni
+trop grande ni trop petite, ce qui rendrait la mesure directe également
+impossible; il faut qu'elle soit convenablement située, etc. La plus
+légère circonstance, qui abstraitement ne paraîtrait devoir introduire
+aucune nouvelle difficulté, suffira souvent, dans la réalité, pour nous
+interdire toute mesure directe. Ainsi, par exemple, telle ligne que nous
+pourrions mesurer exactement avec la plus grande facilité, si elle était
+horizontale, il suffira de la concevoir redressée verticalement, pour
+que la mesure en devienne impossible. En un mot, la mesure immédiate
+d'une ligne droite, présente une telle complication de difficultés,
+surtout quand on veut y apporter quelque exactitude, que presque jamais
+nous ne rencontrons d'autres lignes susceptibles d'être mesurées
+directement avec précision, du moins parmi celles d'une certaine
+grandeur, que des lignes purement artificielles, créées expressément
+par nous pour comporter une détermination directe, et auxquelles nous
+parvenons à rattacher toutes les autres.
+
+Ce que je viens d'établir relativement aux lignes se conçoit, à bien
+plus forte raison, des surfaces, des volumes, des vitesses, des temps,
+des forces, etc., et, en général, de toutes les autres grandeurs
+susceptibles d'appréciation exacte, et qui, par leur nature, présentent
+nécessairement beaucoup plus d'obstacles encore à une mesure immédiate.
+Il est donc inutile de s'y arrêter, et nous devons regarder comme
+suffisamment constatée l'impossibilité de déterminer, en les mesurant
+directement, la plupart des grandeurs que nous désirons connaître. C'est
+ce fait général qui nécessite la formation de la science mathématique,
+comme nous allons le voir. Car, renonçant, dans presque tous les cas, à
+la mesure immédiate des grandeurs, l'esprit humain a dû chercher à les
+déterminer indirectement, et c'est ainsi qu'il a été conduit à la
+création des mathématiques.
+
+La méthode générale qu'on emploie constamment, la seule évidemment qu'on
+puisse concevoir, pour connaître des grandeurs qui ne comportent point
+une mesure directe, consiste à les rattacher à d'autres qui soient
+susceptibles d'être déterminées immédiatement, et d'après lesquelles on
+parvient à découvrir les premières, au moyen des relations qui existent
+entre les unes et les autres. Tel est l'objet précis de la science
+mathématique envisagée dans son ensemble. Pour s'en faire une idée
+suffisamment étendue, il faut considérer que cette détermination
+indirecte des grandeurs peut-être indirecte à des degrés fort différens.
+Dans un grand nombre de cas, qui souvent sont les plus importans, les
+grandeurs, à la détermination desquelles on ramène la recherche des
+grandeurs principales qu'on veut connaître, ne peuvent point elles-mêmes
+être mesurées immédiatement, et doivent par conséquent, à leur tour,
+devenir le sujet d'une question semblable, et ainsi de suite; en sorte
+que, dans beaucoup d'occasions, l'esprit humain est obligé d'établir une
+longue suite d'intermédiaires entre le système des grandeurs inconnues
+qui sont l'objet définitif de ses recherches, et le système des
+grandeurs susceptibles de mesure directe, d'après lesquelles on
+détermine finalement les premières, et qui ne paraissent d'abord avoir
+avec celles-ci aucune liaison.
+
+Quelques exemples vont suffire pour éclaircir ce que les généralités
+précédentes pourraient présenter de trop abstrait.
+
+Considérons, en premier lieu, un phénomène naturel très-simple qui
+puisse néanmoins donner lieu à une question mathématique réelle et
+susceptible d'applications effectives, le phénomène de la chute
+verticale des corps pesans.
+
+En observant ce phénomène, l'esprit le plus étranger aux conceptions
+mathématiques reconnaît sur-le-champ que les deux quantités qu'il
+présente, savoir: la hauteur d'où un corps est tombé, et le temps de sa
+chute, sont nécessairement liées l'une à l'autre, puisqu'elles varient
+ensemble, et restent fixes simultanément; ou, suivant le langage des
+géomètres, qu'elles sont _fonction_ l'une de l'autre. Le phénomène,
+considéré sous ce point de vue, donne donc lieu à une question
+mathématique, qui consiste à suppléer à la mesure directe de l'une de
+ces deux grandeurs lorsqu'elle sera impossible, par la mesure de
+l'autre. C'est ainsi, par exemple, qu'on pourra déterminer indirectement
+la profondeur d'un précipice, en se bornant à mesurer le temps qu'un
+corps emploierait à tomber jusqu'au fond; et, en procédant
+convenablement, cette profondeur inaccessible sera connue avec tout
+autant de précision que si c'était une ligne horizontale placée dans les
+circonstances les plus favorables à une mesure facile et exacte. Dans
+d'autres occasions, c'est la hauteur d'où le corps est tombé qui sera
+facile à connaître, tandis que le temps de la chute ne pourrait point
+être observé directement; alors le même phénomène donnera lieu à la
+question inverse, déterminer le temps d'après la hauteur; comme, par
+exemple, si l'on voulait connaître quelle serait la durée de la chute
+verticale d'un corps tombant de la lune sur la terre.
+
+Dans l'exemple précédent, la question mathématique est fort simple, du
+moins quand on n'a pas égard à la variation d'intensité de la pesanteur,
+ni à la résistance du fluide que le corps traverse dans sa chute. Mais,
+pour agrandir la question, il suffira de considérer le même phénomène
+dans sa plus grande généralité, en supposant la chute oblique, et tenant
+compte de toutes les circonstances principales. Alors, au lieu d'offrir
+simplement deux quantités variables liées entr'elles par une relation
+facile à suivre, le phénomène en présentera un plus grand nombre,
+l'espace parcouru, soit dans le sens vertical, soit dans le sens
+horizontal, le temps employé à le parcourir, la vitesse du corps à
+chaque point de sa course, et même l'intensité et la direction de son
+impulsion primitive, qui pourront aussi être envisagées comme variables,
+et enfin, dans certains cas, pour tenir compte de tout, la résistance du
+milieu et l'énergie de la gravité. Toutes ces diverses quantités seront
+liées entr'elles, de telle sorte que chacune à son tour pourra être
+déterminée indirectement d'après les autres, ce qui présentera autant de
+recherches mathématiques distinctes qu'il y aura de grandeurs
+coexistantes dans le phénomène considéré. Ce changement très-simple dans
+les conditions physiques d'un problème pourra faire, comme il arrive en
+effet pour l'exemple cité, qu'une recherche mathématique, primitivement
+fort élémentaire, se place tout-à-coup au rang des questions les plus
+difficiles, dont la solution complète et rigoureuse surpasse jusqu'à
+présent toutes les plus grandes forces de l'esprit humain.
+
+Prenons un second exemple dans les phénomènes géométriques. Qu'il
+s'agisse de déterminer une distance qui n'est pas susceptible de mesure
+directe; on la concevra généralement comme faisant partie d'une
+_figure_, ou d'un système quelconque de lignes, choisi de telle manière
+que tous ses autres élémens puissent être observés immédiatement; par
+exemple, dans le cas le plus simple et auquel tous les autres peuvent se
+réduire finalement, on considérera la distance proposée comme
+appartenant à un triangle, dans lequel on pourrait déterminer
+directement, soit un autre côté et deux angles, soit deux côtés et un
+seul angle. Dès-lors, la connaissance de la distance cherchée, au lieu
+d'être obtenue immédiatement, sera le résultat d'un travail mathématique
+qui consistera à la déduire des élémens observés, d'après la relation
+qui la lie avec eux. Ce travail pourra devenir successivement de plus
+en plus compliqué, si les élémens supposés connus ne pouvaient, à leur
+tour, comme il arrive le plus souvent, être déterminés que d'une manière
+indirecte, à l'aide de nouveaux systèmes auxiliaires, dont le nombre,
+dans les grandes opérations de ce genre, finit par devenir quelquefois
+très-considérable. La distance une fois déterminée, cette seule
+connaissance suffira fréquemment pour faire obtenir de nouvelles
+quantités, qui offriront le sujet de nouvelles questions mathématiques.
+Ainsi, quand on sait à quelle distance est situé un objet, la simple
+observation, toujours possible, de son diamètre apparent, doit
+évidemment permettre de déterminer indirectement, quelqu'inaccessible
+qu'il puisse être, ses dimensions réelles, et, par une suite de
+recherches analogues, sa surface, son volume, son poids même, et une
+foule d'autres propriétés, dont la connaissance semblait devoir nous
+être nécessairement interdite.
+
+C'est par de tels travaux, que l'homme a pu parvenir à connaître,
+non-seulement les distances des astres à la terre, et par suite,
+entr'eux, mais leur grandeur effective, leur véritable figure, jusqu'aux
+inégalités de leur surface, et, ce qui semble se dérober bien plus
+encore à nos moyens d'investigation, leurs masses respectives, leurs
+densités moyennes, les circonstances principales de la chute des corps
+pesans à la surface de chacun d'eux, etc. Par la puissance des théories
+mathématiques, tous ces divers résultats, et bien d'autres encore
+relatifs aux différentes classes de phénomènes naturels, n'ont exigé
+définitivement d'autres mesures immédiates que celles d'un très-petit
+nombre de lignes droites, convenablement choisies, et d'un plus grand
+nombre d'angles. On peut même dire, en toute rigueur, pour indiquer d'un
+seul trait la portée générale de la science, que si l'on ne craignait
+pas avec raison de multiplier sans nécessité les opérations
+mathématiques, et si, par conséquent, on ne devait pas les réserver
+seulement pour la détermination des quantités qui ne pourraient
+nullement être mesurées directement, ou d'une manière assez exacte, la
+connaissance de toutes les grandeurs susceptibles d'estimation précise
+que les divers ordres de phénomènes peuvent nous offrir, serait
+finalement réductible à la mesure immédiate d'une ligne droite unique et
+d'un nombre d'angles convenable.
+
+Nous sommes donc parvenu maintenant à définir avec exactitude la science
+mathématique, en lui assignant pour but, la mesure _indirecte_ des
+grandeurs, et disant qu'on s'y propose constamment de _déterminer les
+grandeurs les unes par les autres, d'après les relations précises qui
+existent entre elles_. Cet énoncé, au lieu de donner seulement
+l'idée d'un art, comme le font jusqu'ici toutes les définitions
+ordinaires, caractérise immédiatement une véritable science, et la
+montre sur-le-champ composée d'un immense enchaînement d'opérations
+intellectuelles, qui pourront évidemment devenir très compliquées, à
+raison de la suite d'intermédiaires qu'il faudra établir entre les
+quantités inconnues et celles qui comportent une mesure directe, du
+nombre des variables co-existantes dans la question proposée, et de la
+nature des relations que fourniront entre toutes ces diverses grandeurs
+les phénomènes considérés. D'après une telle définition, l'esprit
+mathématique consiste à regarder toujours comme liées entre elles toutes
+les quantités que peut présenter un phénomène quelconque, dans la vue de
+les déduire les unes des autres. Or, il n'y a pas évidemment de
+phénomène qui ne puisse donner lieu à des considérations de ce genre;
+d'où résulte l'étendue naturellement indéfinie et même la rigoureuse
+universalité logique de la science mathématique: nous chercherons plus
+loin à circonscrire aussi exactement que possible son extension effective.
+
+Les explications précédentes établissent clairement la
+justification du nom employé pour désigner la science que nous
+considérons. Cette dénomination, qui a pris aujourd'hui une acception si
+déterminée, signifie simplement par elle-même la _science_ en général. Une
+telle désignation, rigoureusement exacte pour les Grecs, qui n'avaient
+pas d'autre science réelle, n'a pu être conservée par les modernes que
+pour indiquer les mathématiques comme la _science_ par excellence. Et, en
+effet, la définition à laquelle nous venons d'être conduits, si on en
+écarte la circonstance de la précision des déterminations, n'est autre
+chose que la définition de toute véritable science quelconque, car
+chacune n'a-t-elle pas nécessairement pour but de déterminer des
+phénomènes les uns par les autres, d'après les relations qui existent
+entre eux? Toute _science_ consiste dans la coordination des faits ; si
+les diverses observations étaient entièrement isolées, il n'y aurait pas
+de _science_. On peut même dire généralement que la _science_ est
+essentiellement destinée à dispenser, autant que le comportent les
+divers phénomènes, de toute observation directe, en permettant de
+déduire du plus petit nombre possible de données immédiates, le plus
+grand nombre possible de résultats. N'est-ce point là, en effet, l'usage
+réel, soit dans la spéculation, soit dans l'action, des _lois_ que nous
+parvenons à découvrir entre les phénomènes naturels? La science
+mathématique ne fait, d'après cela, que pousser au plus haut degré
+possible, tant sous le rapport de la quantité que sous celui de la
+qualité, sur les sujets véritablement de son ressort, le même genre de
+recherches que poursuit, à des degrés plus ou moins inférieurs, chaque
+science réelle, dans sa sphère respective.
+
+C'est donc par l'étude des mathématiques, et seulement par elle, que
+l'on peut se faire une idée juste et approfondie de ce que c'est qu'une
+_science_. C'est là uniquement qu'on doit chercher à connaître avec
+précision la méthode générale que l'esprit humain emploie constamment
+dans toutes ses recherches positives, parce que nulle part ailleurs les
+questions ne sont résolues d'une manière aussi complète, et les
+déductions prolongées aussi loin avec une sévérité rigoureuse. C'est là
+également que notre entendement a donné les plus grandes preuves de sa
+force, parce que les idées qu'il y considère sont du plus haut degré
+d'abstraction possible dans l'ordre positif. Toute éducation
+scientifique qui ne commence point par une telle étude, pèche donc
+nécessairement par sa base.
+
+Nous avons jusqu'ici envisagé la science mathématique seulement dans son
+ensemble total, sans avoir aucun égard à ses divisions. Nous devons
+maintenant, pour compléter cette vue générale et nous former une juste
+idée du caractère philosophique de la science, considérer sa division
+fondamentale. Les divisions secondaires seront examinées dans les leçons
+suivantes.
+
+Cette division principale ne saurait être vraiment rationnelle, et
+dériver de la nature même du sujet, qu'autant qu'elle se présentera
+spontanément, en faisant l'analyse exacte d'une question mathématique
+complète. Ainsi, après avoir déterminé ci-dessus quel est l'objet
+général des travaux mathématiques, caractérisons maintenant avec
+précision les divers ordres principaux de recherches dont ils se
+composent constamment.
+
+La solution complète de toute question mathématique se décompose
+nécessairement en deux parties, d'une nature essentiellement distincte,
+et dont la relation est invariablement déterminée. En effet, nous avons
+vu que toute recherche mathématique a pour objet de déterminer des
+grandeurs inconnues, d'après les relations qui existent entre elles et
+des grandeurs connues. Or, il faut évidemment d'abord, à cette fin,
+parvenir à connaître avec précision les relations existantes entre les
+quantités que l'on considère. Ce premier ordre de recherches constitue
+ce que j'appelle la partie _concrète_ de la solution. Quand elle est
+terminée, la question change de nature; elle se réduit à une pure
+question de nombres, consistant simplement désormais à déterminer des
+nombres inconnus, lorsqu'on sait quelles relations précises les lient à
+des nombres connus. C'est dans ce second ordre de recherches que
+consiste ce que je nomme la partie _abstraite_ de la solution. De là
+résulte la division fondamentale de la science mathématique générale en
+deux grandes sciences, la mathématique abstraite et la mathématique
+concrète.
+
+Cette analyse peut être observée dans toute question mathématique
+complète, quelque simple ou quelque compliquée qu'elle soit. Il suffira,
+pour la faire bien comprendre, d'en indiquer un seul exemple.
+
+Reprenant le phénomène déjà cité de la chute verticale d'un corps
+pesant, et considérant le cas le plus simple, on voit que pour parvenir
+à déterminer l'une par l'autre la hauteur d'où le corps est tombé et la
+durée de sa chute, il faut commencer par découvrir la relation exacte de
+ces deux quantités, ou, suivant le langage des géomètres, l'_équation_
+qui existe entre elles. Avant que cette première recherche soit
+terminée, toute tentative pour déterminer numériquement la valeur de
+l'une de ces deux grandeurs par celle de l'autre serait évidemment
+prématurée, car elle n'aurait aucune base. Il ne suffit pas de savoir
+vaguement qu'elles dépendent l'une de l'autre, ce que tout le monde
+aperçoit sur-le-champ, mais il faut déterminer en quoi consiste cette
+dépendance; ce qui peut être fort difficile, et constitue en effet, dans
+le cas actuel, la partie incomparablement supérieure du problème. Le
+véritable esprit scientifique est si moderne et encore tellement rare,
+que personne peut-être avant Galilée n'avait seulement remarqué
+l'accroissement de vitesse qu'éprouve un corps dans sa chute, ce qui
+exclut l'hypothèse, vers laquelle notre intelligence, toujours portée
+involontairement à supposer dans chaque phénomène les _fonctions_ les
+plus simples, sans aucun autre motif que sa plus grande facilité à les
+concevoir, serait naturellement entraînée, la hauteur proportionnelle au
+temps. En un mot, ce premier travail aboutit à la découverte de la loi
+de Galilée. Quand cette partie concrète est terminée, la recherche
+devient d'une tout autre nature. Sachant que les espaces parcourus par
+le corps dans chaque seconde successive de sa chute croissent comme la
+suite des nombres impairs, c'est alors une question purement numérique
+et abstraite que d'en déduire ou la hauteur d'après le temps, ou le
+temps par la hauteur, ce qui consistera à trouver que, d'après la loi
+établie, la première de ces deux quantités est un multiple connu de la
+seconde puissance de l'autre, d'où l'on devra finalement conclure la
+valeur de l'une quand celle de l'autre sera donnée.
+
+Dans cet exemple, la question concrète est plus difficile que la
+question abstraite. Ce serait l'inverse, si l'on considérait le même
+phénomène dans sa plus grande généralité, tel que je l'ai envisagé plus
+haut pour un autre motif. Suivant les cas, ce sera tantôt la première,
+tantôt la seconde de ces deux parties qui constituera la principale
+difficulté de la question totale; la loi mathématique du phénomène
+pouvant être très-simple, mais difficile à obtenir, et, dans d'autres
+occasions, facile à découvrir, mais fort compliquée: en sorte que les
+deux grandes sections de la science mathématique, quand on les compare
+en masse, doivent être regardées comme exactement équivalentes en
+étendue et en difficulté, aussi bien qu'en importance, ainsi que nous le
+constaterons plus tard en considérant chacune d'elles séparément.
+
+Ces deux parties, essentiellement distinctes, d'après l'explication
+précédente, par l'objet que l'esprit s'y propose, ne le sont pas moins
+par la nature des recherches dont elles se composent.
+
+La première doit porter le nom de _concrète_, car elle dépend évidemment
+du genre des phénomènes considérés, et doit varier nécessairement
+lorsqu'on envisagera de nouveaux phénomènes; tandis que la seconde est
+complétement indépendante de la nature des objets examinés, et porte
+seulement sur les relations numériques qu'ils présentent, ce qui doit la
+faire appeler _abstraite_. Les mêmes relations peuvent exister dans un
+grand nombre de phénomènes différens, qui, malgré leur extrême
+diversité, seront envisagés par le géomètre comme offrant une question
+analytique, susceptible, en l'étudiant isolément, d'être résolue une
+fois pour toutes. Ainsi, par exemple, la même loi qui règne entre
+l'espace et le temps, quand on examine la chute verticale d'un corps
+dans le vide, se retrouve pour d'autres phénomènes qui n'offrent aucune
+analogie avec le premier ni entre eux: car elle exprime aussi la
+relation entre l'aire d'un corps sphérique et la longueur de son
+diamètre; elle détermine également le décroissement de l'intensité de la
+lumière ou de la chaleur à raison de la distance des objets éclairés ou
+échauffés, etc. La partie abstraite, commune à ces diverses questions
+mathématiques, ayant été traitée à l'occasion d'une seule d'entre elles,
+se trouvera l'être, par cela même, pour toutes les autres; tandis que la
+partie concrète devra nécessairement être reprise pour chacune
+séparément, sans que la solution de quelques-unes puisse fournir, sous
+ce rapport, aucun secours direct pour celle des suivantes. Il est
+impossible d'établir de véritables méthodes générales qui, par une
+marche déterminée et invariable, assurent, dans tous les cas, la
+découverte des relations existantes entre les quantités, relativement à
+des phénomènes quelconques: ce sujet ne comporte nécessairement que des
+méthodes spéciales pour telle ou telle classe de phénomènes
+géométriques, ou mécaniques, ou thermologiques, etc. On peut, au
+contraire, de quelque source que proviennent les quantités considérées,
+établir des méthodes uniformes pour les déduire les unes des autres, en
+supposant connues leurs relations exactes. La partie abstraite des
+mathématiques est donc, de sa nature, générale; la partie concrète,
+spéciale.
+
+En présentant cette comparaison sous un nouveau point de vue, on peut
+dire que la mathématique concrète a un caractère philosophique
+essentiellement expérimental, physique, phénoménal; tandis que celui de
+la mathématique abstraite est purement logique, rationnel. Ce n'est pas
+ici le lieu de discuter exactement les procédés qu'emploie l'esprit
+humain pour découvrir les lois mathématiques des phénomènes. Mais, soit
+que l'observation précise suggère elle-même la loi, soit, comme il
+arrive plus souvent, qu'elle ne fasse que confirmer la loi construite
+par le raisonnement d'après les faits les plus communs; toujours est-il
+certain que cette loi n'est envisagée comme réelle qu'autant qu'elle se
+montre d'accord avec les résultats de l'expérience directe. Ainsi, la
+partie concrète de toute question mathématique est nécessairement fondée
+sur la considération du monde extérieur, et ne saurait jamais, quelle
+qu'y puisse être la part du raisonnement, se résoudre par une simple
+suite de combinaisons intellectuelles. La partie abstraite, au
+contraire, quand elle a été d'abord bien exactement séparée, ne peut
+consister que dans une série de déductions rationnelles plus ou moins
+prolongée. Car, si l'on a une fois trouvé les équations d'un phénomène,
+la détermination des unes par les autres des quantités qu'on y
+considère, quelques difficultés d'ailleurs qu'elle puisse souvent
+offrir, est uniquement du ressort du raisonnement. C'est à
+l'intelligence qu'il appartient de déduire, de ces équations, des
+résultats qui y sont évidemment compris, quoique d'une manière peut-être
+fort implicite, sans qu'il y ait lieu à consulter de nouveau le monde
+extérieur, dont la considération, devenue dès lors étrangère, doit même
+être soigneusement écartée pour réduire le travail à sa véritable
+difficulté propre.
+
+On voit, par cette comparaison générale, dont je dois me borner ici à
+indiquer les traits principaux, combien est naturelle et profonde la
+division fondamentale établie ci-dessus dans la science mathématique.
+
+Pour terminer l'exposition générale de cette division, il ne nous reste
+plus qu'à circonscrire, aussi exactement que nous puissions le faire
+dans ce premier aperçu, chacune des deux grandes sections de la science
+mathématique.
+
+La _mathématique concrète_ ayant pour objet de découvrir les _équations_
+des phénomènes, semblerait, _à priori_, devoir se composer d'autant de
+sciences distinctes qu'il y a de catégories réellement différentes pour
+nous parmi les phénomènes naturels. Mais il s'en faut de beaucoup qu'on
+soit encore parvenu à découvrir des lois mathématiques dans tous les
+ordres de phénomènes; nous verrons même tout-à-l'heure que, sous ce
+rapport, la majeure partie se dérobera très-vraisemblablement toujours à
+nos efforts. En réalité, dans l'état présent de l'esprit humain, il n'y
+a directement que deux grandes catégories générales de phénomènes dont
+on connaisse constamment les équations; ce sont d'abord les phénomènes
+géométriques, et ensuite les phénomènes mécaniques. Ainsi, la partie
+concrète des mathématiques se compose donc de la géométrie et de la
+mécanique rationnelle.
+
+Cela suffit, il est vrai, pour lui donner un caractère complet
+d'universalité logique, quand on considère l'ensemble des phénomènes du
+point de vue le plus élevé de la philosophie naturelle. En effet, si
+toutes les parties de l'univers étaient conçues comme immobiles, il n'y
+aurait évidemment à observer que des phénomènes géométriques, puisque
+tout se réduirait à des relations de forme, de grandeur, et de
+situation; ayant ensuite égard aux mouvemens qui s'y exécutent, il y a
+lieu à considérer de plus des phénomènes mécaniques. En appliquant ici,
+après l'avoir suffisamment généralisée, une conception philosophique,
+due à M. de Blainville, et déjà citée pour un autre usage dans la 1re
+leçon (page 32), on peut donc établir que, vu sous le rapport statique,
+l'univers ne présente que des phénomènes géométriques; et, sous le
+rapport dynamique, que des phénomènes mécaniques. Ainsi la géométrie et
+la mécanique constituent, par elles-mêmes, les deux sciences naturelles
+fondamentales, en ce sens, que tous les effets naturels peuvent être
+conçus comme de simples résultats nécessaires, ou des lois de l'étendue,
+ou des lois du mouvement.
+
+Mais, quoique cette conception soit toujours logiquement possible, la
+difficulté est de la spécialiser avec la précision nécessaire, et de la
+suivre exactement dans chacun des cas généraux que nous offre l'étude de
+la nature, c'est-à-dire, de réduire effectivement chaque question
+principale de philosophie naturelle, pour tel ordre de phénomènes
+déterminé, à la question de géométrie ou de mécanique, à laquelle on
+pourrait rationnellement la supposer ramenée. Cette transformation, qui
+exige préalablement de grands progrès dans l'étude de chaque classe de
+phénomènes, n'a été réellement exécutée jusqu'ici que pour les
+phénomènes astronomiques, et pour une partie de ceux que considère la
+physique terrestre proprement dite. C'est ainsi que l'astronomie,
+l'acoustique, l'optique, etc., sont devenues finalement des applications
+de la science mathématique à de certains ordres d'observations[3]. Mais,
+ces applications n'étant point, par leur nature, rigoureusement
+circonscrites, ce serait assigner à la science un domaine indéfini et
+entièrement vague, que de les confondre avec elle, comme on le fait dans
+la division ordinaire, si vicieuse à tant d'autres égards, des
+mathématiques en pures et appliquées. Nous persisterons donc à regarder
+la mathématique concrète comme uniquement composée de la géométrie et de
+la mécanique.
+
+ [Note 3: Je dois faire ici, par anticipation, une
+ mention sommaire de la thermologie, à laquelle je
+ consacrerai plus tard une leçon spéciale. La théorie
+ mathématique des phénomènes de la chaleur a pris, par les
+ mémorables travaux de son illustre fondateur, un tel
+ caractère, qu'on peut aujourd'hui la concevoir, après la
+ géométrie et la mécanique, comme une véritable troisième
+ section distincte de la mathématique concrète, puisque M.
+ Fourier a établi, d'une manière entièrement directe, les
+ équations thermologiques, au lieu de se représenter
+ hypothétiquement les questions comme des applications de la
+ mécanique, ainsi qu'on a tenté de le faire pour les
+ phénomènes électriques, par exemple. Cette grande
+ découverte, qui, comme toutes celles qui se rapportent à la
+ méthode, n'est pas encore convenablement appréciée, mérite
+ singulièrement notre attention; car, outre son importance
+ immédiate pour l'étude vraiment rationnelle et positive d'un
+ ordre de phénomènes aussi universel et aussi fondamental,
+ elle tend a relever nos espérances philosophiques, quant à
+ l'extension future des applications légitimes de l'analyse
+ mathématique, ainsi que je l'expliquerai dans le second
+ volume de ce cours, en examinant le caractère général de
+ cette nouvelle série de travaux. Je n'aurais pas hésité dès
+ à présent à traiter la thermologie, ainsi conçue, comme une
+ troisième branche principale de la mathématique concrète, si
+ je n'avais craint de diminuer l'utilité de cet ouvrage en
+ m'écartant trop des habitudes ordinaires.]
+
+Quant à la _mathématique abstraite_, dont j'examinerai la division
+générale dans la leçon suivante, sa nature est nettement et exactement
+déterminée. Elle se compose de ce qu'on appelle le _calcul_, en prenant
+ce mot dans sa plus grande extension, qui embrasse depuis les opérations
+numériques les plus simples jusqu'aux plus sublimes combinaisons de
+l'analyse transcendante. Le _calcul_ a pour objet propre de résoudre
+toutes les questions de nombres. Son point de départ est, constamment et
+nécessairement, la connaissance de relations précises, c'est-à-dire
+d'_équations_, entre les diverses grandeurs que l'on considère
+simultanément, ce qui est, au contraire, le terme de la mathématique
+concrète. Quelque compliquées ou quelque indirectes que puissent être
+d'ailleurs ces relations, le but final de la science du _calcul_ est
+d'en déduire toujours les valeurs des quantités inconnues par celles des
+quantités connues. Cette _science_, bien que plus perfectionnée
+qu'aucune autre, est, sans doute, réellement peu avancée encore, en
+sorte que ce but est rarement atteint d'une manière complétement
+satisfaisante. Mais tel n'en est pas moins son vrai caractère. Pour
+concevoir nettement la véritable nature d'une science, il faut toujours
+la supposer parfaite.
+
+Afin de résumer le plus philosophiquement possible les considérations
+ci-dessus exposées sur la division fondamentale des mathématiques, il
+importe de remarquer qu'elle n'est qu'une application du principe
+général de classification qui nous a permis d'établir, dans la leçon
+précédente, la hiérarchie rationnelle des différentes sciences
+positives.
+
+Si l'on compare, en effet, d'une part le calcul, et d'une autre part la
+géométrie et la mécanique, on vérifie, relativement aux idées
+considérées dans chacune de ces deux sections principales de la
+mathématique, tous les caractères essentiels de notre méthode
+encyclopédique. Les idées analytiques sont évidemment à la fois plus
+abstraites, plus générales et plus simples que les idées géométriques
+ou mécaniques. Bien que les conceptions principales de l'analyse
+mathématique, envisagées historiquement, se soient formées sous
+l'influence des considérations de géométrie ou de mécanique, au
+perfectionnement desquelles les progrès du calcul sont étroitement liés,
+l'analyse n'en est pas moins, sous le point de vue logique,
+essentiellement indépendante de la géométrie et de la mécanique, tandis
+que celles-ci sont, au contraire, nécessairement fondées sur la
+première.
+
+L'analyse mathématique est donc, d'après les principes que nous avons
+constamment suivis jusqu'ici, la véritable base rationnelle du système
+entier de nos connaissances positives. Elle constitue la première et la
+plus parfaite de toutes les sciences fondamentales. Les idées dont elle
+s'occupe, sont les plus universelles, les plus abstraites et les plus
+simples que nous puissions réellement concevoir. On ne saurait tenter
+d'aller plus loin, sous ces trois rapports équivalens, sans tomber
+inévitablement dans les rêveries métaphysiques. Car, quel _substractum_
+effectif pourrait-il rester dans l'esprit pour servir de sujet positif
+au raisonnement, si on voulait supprimer encore quelque circonstance
+dans les notions des quantités indéterminées, constantes ou variables,
+telles que les géomètres les emploient aujourd'hui, afin de s'élever à
+un prétendu degré supérieur d'abstraction, comme le croient les
+ontologistes?
+
+Cette nature propre de l'analyse mathématique permet de s'expliquer
+aisément pourquoi, lorsqu'elle est convenablement employée, elle nous
+offre un si puissant moyen, non-seulement pour donner plus de précision
+à nos connaissances réelles, ce qui est évident de soi-même, mais
+surtout pour établir une coordination infiniment plus parfaite dans
+l'étude des phénomènes qui comportent cette application. Car, les
+conceptions ayant été généralisées et simplifiées le plus possible, à
+tel point qu'une seule question analytique, résolue abstraitement,
+renferme la solution implicite d'une foule de questions physiques
+diverses, il doit nécessairement en résulter pour l'esprit humain une
+plus grande facilité à apercevoir des relations entre des phénomènes qui
+semblaient d'abord entièrement isolés les uns des autres, et desquels on
+est ainsi parvenu à tirer, pour le considérer à part, tout ce qu'ils ont
+de commun. C'est ainsi qu'en examinant la marche de notre intelligence
+dans la solution des questions importantes de géométrie et de mécanique,
+nous voyons surgir naturellement, par l'intermédiaire de l'analyse, les
+rapprochemens les plus fréquens et les plus inattendus entre des
+problèmes qui n'offraient primitivement aucune liaison apparente, et
+que nous finissons souvent par envisager comme identiques.
+Pourrions-nous, par exemple, sans le secours de l'analyse, apercevoir la
+moindre analogie entre la détermination de la direction d'une courbe à
+chacun de ses points, et celle de la vitesse acquise par un corps à
+chaque instant de son mouvement varié, questions qui, quelque diverses
+qu'elles soient, n'en font qu'une, aux yeux du géomètre?
+
+La haute perfection relative de l'analyse mathématique, comparée à
+toutes les autres branches de nos connaissances positives, se conçoit
+avec la même facilité, quand on a bien saisi son vrai caractère général.
+Cette perfection ne tient pas, comme l'ont cru les métaphysiciens, et
+surtout Condillac, d'après un examen superficiel, à la nature des signes
+éminemment concis et généraux qu'on emploie comme instrumens de
+raisonnement. Dans cette importante occasion spéciale, comme dans toutes
+les autres, l'influence des signes a été considérablement exagérée, bien
+qu'elle soit sans doute, très réelle, ainsi que l'avaient reconnu, avant
+Condillac, et d'une manière bien plus exacte, la plupart des géomètres.
+En réalité, toutes les grandes conceptions analytiques ont été formées
+sans que les signes algébriques fussent d'aucun secours essentiel,
+autrement que pour les exploiter après que l'esprit les avait obtenues.
+La perfection supérieure de la science du calcul tient principalement à
+l'extrême simplicité des idées qu'elle considère, par quelques signes
+qu'elles soient exprimées: en sorte qu'il n'y a pas le moindre espoir, à
+l'aide d'aucun artifice quelconque du langage scientifique, même en le
+supposant possible, de perfectionner, au même degré, des théories qui,
+portant sur des notions plus complexes, sont nécessairement condamnées,
+par leur nature, à une infériorité logique plus ou moins grande suivant
+la classe correspondante de phénomènes.
+
+L'examen que nous avons tenté de faire, dans cette leçon, du caractère
+philosophique de la science mathématique, resterait incomplet, si, après
+l'avoir envisagée dans son objet et dans sa composition, nous
+n'indiquions pas quelques considérations générales directement relatives
+à l'étendue réelle de son domaine.
+
+À cet effet, il est indispensable de reconnaître avant tout, pour se
+faire une juste idée de la véritable nature des mathématiques, que, sous
+le point de vue purement logique, cette science est, par elle-même,
+nécessairement et rigoureusement universelle. Car il n'y a pas de
+question quelconque qui ne puisse finalement être conçue comme
+consistant à déterminer des quantités les unes par les autres d'après
+certaines relations, et, par conséquent, comme réductible, en dernière
+analyse, à une simple question de nombres. On le comprendra si l'on
+remarque effectivement que, dans toutes nos recherches, à quelque ordre
+de phénomènes qu'elles se rapportent, nous avons définitivement en vue
+d'arriver à des nombres, à des doses. Quoique nous n'y parvenions le
+plus souvent que d'une manière fort grossière et d'après des méthodes
+très incertaines, il n'en est pas moins évident que tel est le terme
+réel de tous nos problèmes quelconques. Ainsi, pour prendre un exemple
+dans la classe de phénomène la moins accessible à l'esprit mathématique,
+les phénomènes des corps vivans, considérés même, pour plus de
+complication, dans le cas pathologique, n'est-il pas manifeste que
+toutes les questions de thérapeutique peuvent être envisagées comme
+consistant à déterminer les quantités de tous les divers modificateurs
+de l'organisme qui doivent agir sur lui pour le ramener à l'état normal,
+en admettant, suivant l'usage des géomètres, les valeurs nulles,
+négatives, ou même contradictoires, pour quelques-unes de ces quantités
+dans certains cas? Sans doute, une telle manière de se représenter la
+question ne peut être en effet réellement suivie, comme nous allons le
+voir, pour les phénomènes les plus complexes, parce qu'elle nous
+présente dans l'application des difficultés insurmontables; mais quand
+il s'agit de concevoir abstraitement toute la portée intellectuelle
+d'une science, il importe de lui supposer l'extension totale dont elle
+est logiquement susceptible.
+
+On objecterait vainement contre une telle conception la division
+générale des idées humaines selon les deux catégories de Kant, de la
+quantité, et de la qualité, dont la première seule constituerait le
+domaine exclusif de la science mathématique. Le développement même de
+cette science a montré positivement depuis long-temps le peu de réalité
+de cette superficielle distinction métaphysique. Car la conception
+fondamentale de Descartes sur la relation du concret à l'abstrait en
+mathématiques, a prouvé que toutes les idées de qualité étaient
+réductibles à des idées de quantité. Cette conception, établie d'abord,
+par son immortel auteur, pour les phénomènes géométriques seulement, a
+été ensuite effectivement étendue par ses successeurs aux phénomènes
+mécaniques; et elle vient de l'être de nos jours aux phénomènes
+thermologiques. En résultat de cette généralisation graduelle, il n'y a
+pas maintenant de géomètres qui ne la considèrent, dans un sens purement
+théorique, comme pouvant s'appliquer à toutes nos idées réelles
+quelconques, en sorte que tout phénomène soit logiquement susceptible
+d'être représenté par une _équation_, aussi bien qu'une courbe ou un
+mouvement, sauf la difficulté de la trouver, et celle de la _résoudre_,
+qui peuvent être et sont souvent supérieures aux plus grandes forces de
+l'esprit humain.
+
+Mais si, pour se former une idée convenable de la science mathématique,
+il importe de la concevoir comme étant nécessairement douée par sa
+nature d'une rigoureuse universalité logique, il n'est pas moins
+indispensable de considérer maintenant les grandes limitations réelles
+qui, vu la faiblesse de notre intelligence, rétrécissent singulièrement
+son domaine effectif, à mesure que les phénomènes se compliquent en se
+spécialisant.
+
+Toute question peut sans doute, ainsi que nous venons de le voir, être
+conçue comme réductible à une pure question de nombres. Mais la
+difficulté de la traiter réellement sous ce point de vue, c'est-à-dire
+d'effectuer une telle transformation, est d'autant plus grande, dans les
+diverses parties essentielles de la philosophie naturelle, que l'on
+considère des phénomènes plus compliqués, en sorte que sauf pour les
+phénomènes les plus simples et les plus généraux, elle devient bientôt
+insurmontable.
+
+On le sentira aisément, si l'on considère que, pour faire rentrer une
+question dans le domaine de l'analyse mathématique, il faut d'abord
+être parvenu à découvrir des relations précises entre les quantités
+coexistantes dans le phénomène étudié, l'établissement de ces équations
+des phénomènes étant le point de départ nécessaire de tous les travaux
+analytiques. Or, cela doit être évidemment d'autant plus difficile,
+qu'il s'agit de phénomènes plus particuliers, et par suite plus
+compliqués. En examinant sous ce point de vue les diverses catégories
+fondamentales des phénomènes naturels établis dans la leçon précédente,
+on trouvera que, tout bien considéré, c'est seulement au plus pour les
+trois premières, comprenant toute la _physique inorganique_, qu'on peut
+légitimement espérer d'atteindre un jour ce haut degré de perfection
+scientifique, autant du moins qu'une telle limite peut être posée avec
+précision. Comme je dois plus tard traiter spécialement cette discussion
+par rapport à chaque science fondamentale, il suffira de l'indiquer ici
+de la manière la plus générale.
+
+La première condition pour que des phénomènes comportent des lois
+mathématiques susceptibles d'être découvertes, c'est évidemment que les
+diverses quantités qu'ils présentent puissent donner lieu à des nombres
+fixes. Or, en comparant, à cet égard, les deux grandes sections
+principales de la philosophie naturelle, on voit que la _physique
+organique_ tout entière, et probablement aussi les parties les plus
+compliquées de la physique inorganique, sont nécessairement
+inaccessibles, par leur nature, à notre analyse mathématique, en vertu
+de l'extrême variabilité numérique des phénomènes correspondans. Toute
+idée précise de nombres fixes est véritablement déplacée dans les
+phénomènes des corps vivans, quand on veut l'employer autrement que
+comme moyen de soulager l'attention, et qu'on attache quelque importance
+aux relations exactes des valeurs assignées. Sous ce rapport, les
+réflexions de Bichat, sur l'abus de l'esprit mathématique en
+physiologie, sont parfaitement justes; on sait à quelles aberrations a
+conduit cette manière vicieuse de considérer les corps vivans.
+
+Les différentes propriétés des corps bruts, surtout les plus générales,
+se présentent dans chacun d'eux avec des degrés presque invariables, ou
+du moins elles n'éprouvent que des variations simples, séparées par de
+longs intervalles d'uniformité, et qu'il est possible, en conséquence,
+d'assujétir à des lois précises et régulières. Ainsi, les qualités
+physiques d'un corps inorganique, principalement quand il est solide, sa
+forme, sa consistance, sa pesanteur spécifique, son élasticité, etc.,
+présentent, pour un temps considérable, une fixité numérique
+remarquable, qui permet de les considérer réellement et utilement sous
+un point de vue mathématique. On sait qu'il n'en est déjà plus ainsi à
+beaucoup près pour les phénomènes chimiques que présentent les mêmes
+corps, et qui, plus compliqués, dépendant d'un bien plus grand nombre de
+circonstances, présentent des variations plus étendues, plus fréquentes,
+et par suite plus irrégulières. Aussi, d'après quelques considérations
+déjà indiquées dans la première leçon (page 45) et qui seront
+spécialement développées dans le troisième volume de ce cours, on ne
+peut pas seulement assurer aujourd'hui, d'une manière générale, qu'il y
+ait lieu à concevoir des nombres fixes en chimie, même sous le rapport
+le plus simple, quant aux proportions relatives des corps dans leurs
+combinaisons, ce qui montre clairement combien un tel ordre de
+phénomènes est encore loin de comporter de véritables lois
+mathématiques. Admettons-en néanmoins, pour ce cas, la possibilité et
+même la probabilité futures, afin de ne pas rendre trop minutieuse la
+discussion de la limite générale qu'il s'agit d'établir ici par rapport
+à l'extension, effectivement possible, du domaine réel de l'analyse
+mathématique. Il n'y aura plus le moindre doute aussitôt que nous
+passerons aux phénomènes que présentent les corps, considérés dans cet
+état d'agitation intestine continuelle de leurs molécules, qui
+constitue essentiellement ce que nous nommons la _vie_, envisagée de la
+manière la plus générale, dans l'ensemble des êtres qui nous la
+manifestent. En effet, un caractère éminemment propre aux phénomènes
+physiologiques, et que leur étude plus exacte rend maintenant plus
+sensible de jour en jour, c'est l'extrême instabilité numérique qu'ils
+présentent, sous quelque aspect qu'on les examine, et que nous verrons
+plus tard, quand l'ordre naturel des matières nous y conduira, être une
+conséquence nécessaire de la définition même des corps vivans. Quant à
+présent, il suffit de noter cette observation incontestable, vérifiée
+par tous les faits, que chaque propriété quelconque d'un corps organisé,
+soit géométrique, soit mécanique, soit chimique, soit vitale, est
+assujétie, dans sa quantité, à d'immenses variations numériques
+tout-à-fait irrégulières, qui se succèdent aux intervalles les plus
+rapprochés sous l'influence d'une foule de circonstances, tant
+extérieures qu'intérieures, variables elles-mêmes; en sorte que toute
+idée de nombres fixes, et, par suite, de lois mathématiques que nous
+puissions espérer d'obtenir, implique réellement contradiction avec la
+nature spéciale de cette classe de phénomènes. Ainsi, quand on veut
+évaluer avec précision, même uniquement les qualités les plus simples
+d'un être vivant, par exemple sa densité moyenne, ou celle de l'une de
+ses principales parties constituantes, sa température, la vitesse de sa
+circulation intérieure, la proportion des élémens immédiats qui
+composent ses solides ou ses fluides, la quantité d'oxigène qu'il
+consomme en un temps donné, la masse de ses absorptions ou de ses
+exhalations continuelles, etc., et, à plus forte raison, l'énergie de
+ses forces musculaires, l'intensité de ses impressions, etc., il ne faut
+pas seulement, ce qui est évident, faire, pour chacun de ces résultats,
+autant d'observations qu'il y a d'espèces ou de races et de variétés
+dans chaque espèce; on doit encore mesurer le changement
+très-considérable qu'éprouve cette quantité en passant d'un individu à
+un autre, et, quant au même individu, suivant son âge, son état de santé
+ou de maladie, sa disposition intérieure, les circonstances de tout
+genre incessamment mobiles sous l'influence desquelles il se trouve
+placé, telles que la constitution atmosphérique, etc. Que peuvent donc
+signifier ces prétendues évaluations numériques si soigneusement
+enregistrées pour les divers phénomènes physiologiques ou même
+pathologiques, et déduites, dans le cas le plus favorable, d'une seule
+mesure réelle, lorsqu'il en faudrait une multitude? Elles ne peuvent
+qu'induire en erreur sur la vraie marche des phénomènes, et ne doivent
+être appliquées rationnellement que comme un moyen, pour ainsi dire
+mnémonique, de fixer les idées. Dans tous les cas, il y a évidemment
+impossibilité totale d'obtenir jamais de véritables lois mathématiques.
+Il en est encore plus fortement de même pour les phénomènes sociaux, qui
+offrent une complication encore supérieure, et, par suite, une
+variabilité plus grande, comme nous l'établirons spécialement dans le
+quatrième volume de ce cours.
+
+Ce n'est pas néanmoins qu'on doive cesser, d'après cela, de concevoir,
+en thèse philosophique générale, les phénomènes de tous les ordres comme
+nécessairement soumis par eux-mêmes à des lois mathématiques, que nous
+sommes seulement condamnés à ignorer toujours dans la plupart des cas, à
+cause de la trop grande complication des phénomènes. Il n'y a en effet
+aucune raison de penser que, sous ce rapport, les phénomènes les plus
+complexes des corps vivans soient essentiellement d'une autre nature
+spéciale que les phénomènes les plus simples des corps bruts. Car, s'il
+était possible d'isoler rigoureusement chacune des causes simples qui
+concourent à produire un même phénomène physiologique, tout porte à
+croire qu'elle se montrerait douée, dans des circonstances déterminées,
+d'un genre d'influence et d'une quantité d'action aussi exactement fixes
+que nous le voyons dans la gravitation universelle, véritable type des
+lois fondamentales de la nature. Ce qui engendre la variabilité
+irrégulière des effets, c'est le grand nombre d'agens divers déterminant
+à la fois un même phénomène, et d'où il résulte que, dans les phénomènes
+très-compliqués, il n'y a peut-être pas deux cas rigoureusement
+semblables. Nous n'avons pas besoin, pour trouver une telle difficulté,
+d'aller jusqu'aux phénomènes des corps vivans. Elle se présente déjà
+dans ceux des corps bruts, quand nous considérons les cas les plus
+complexes; par exemple, en étudiant les phénomènes météorologiques. On
+ne peut douter que chacun des nombreux agens qui concourent à la
+production de ces phénomènes ne soit soumis séparément à des lois
+mathématiques, quoique nous ignorions encore la plupart d'entr'elles;
+mais leur multiplicité rend les effets observés aussi irrégulièrement
+variables que si chaque cause n'était assujétie à aucune condition
+précise.
+
+La considération précédente conduit à apercevoir un second motif
+distinct en vertu duquel il nous est nécessairement interdit, vu la
+faiblesse de notre intelligence, de faire rentrer l'étude des phénomènes
+les plus compliqués dans le domaine des applications de l'analyse
+mathématique. En effet, indépendamment de ce que, dans les phénomènes
+les plus spéciaux, les résultats effectifs sont tellement variables que
+nous ne pouvons pas même y saisir des valeurs fixes, il suit de la
+complication des cas, que, quand même nous pourrions connaître un jour
+la loi mathématique à laquelle est soumis chaque agent pris à part, la
+combinaison d'un aussi grand nombre de conditions rendrait le problème
+mathématique correspondant tellement supérieur à nos faibles moyens, que
+la question resterait le plus souvent insoluble. Ce n'est donc pas ainsi
+qu'on peut faire une étude réelle et féconde de la majeure partie des
+phénomènes naturels.
+
+Pour apprécier aussi exactement que possible cette difficulté,
+considérons à quel point se compliquent les questions mathématiques,
+même relativement aux phénomènes les plus simples des corps bruts, quand
+on veut rapprocher suffisamment l'état abstrait de l'état concret, en
+ayant égard à toutes les conditions principales qui peuvent exercer sur
+l'effet produit, une influence véritable. On sait, par exemple, que le
+phénomène très-simple de l'écoulement d'un fluide, en vertu de sa seule
+pesanteur, par un orifice donné, n'a pas jusqu'à présent de solution
+mathématique complète, quand on veut tenir compte de toutes les
+circonstances essentielles. Il en est encore ainsi, même pour le
+mouvement encore plus simple d'un projectile solide dans un milieu
+résistant.
+
+Pourquoi l'analyse mathématique a-t-elle pu s'adapter, avec un succès
+si admirable, à l'étude approfondie des phénomènes célestes? Parce
+qu'ils sont, malgré les apparences vulgaires, beaucoup plus simples que
+tous les autres. Le problème le plus compliqué qu'ils présentent, celui
+de la modification que produit, dans le mouvement de deux corps tendant
+l'un vers l'autre en vertu de leur gravitation, l'influence d'un
+troisième corps agissant sur tous deux de la même manière, est bien
+moins composé que le problème terrestre le plus simple. Et, néanmoins,
+il offre déjà une telle difficulté, que nous n'en possédons encore que
+des solutions approximatives. Il est même aisé de voir, en examinant ce
+sujet plus profondément, que la haute perfection à laquelle a pu
+s'élever l'astronomie solaire par l'emploi de la science mathématique
+est encore essentiellement due à ce que nous avons profité avec adresse
+de toutes les facilités particulières, et, pour ainsi dire,
+accidentelles, qu'offrait pour la solution des problèmes la constitution
+spéciale, très-favorable sous ce rapport, de notre système planétaire.
+En effet, les planètes dont il se compose sont assez peu nombreuses,
+mais surtout elles sont, en général, de masses fort inégales et bien
+moindres que celle du soleil, et de plus fort éloignées les unes des
+autres; elles ont des formes presque sphériques; leurs orbites sont
+presque circulaires, et présentent de faibles inclinaisons mutuelles,
+etc. Il résulte de cet ensemble de circonstances que les perturbations
+sont le plus souvent peu considérables, et que pour les calculer il
+suffit ordinairement de tenir compte, concurremment avec l'action du
+soleil sur chaque planète en particulier, de l'influence d'une seule
+autre planète, susceptible, par sa grosseur et sa proximité, de
+déterminer des dérangemens sensibles. Mais si, au lieu d'un tel état de
+choses, notre système solaire eût été composé d'un plus grand nombre de
+planètes concentrées dans un moindre espace, et à peu près égales en
+masse; si leurs orbites avaient offert des inclinaisons fort
+différentes, et des excentricités considérables; si ces corps eussent
+été d'une forme plus compliquée, par exemple, des ellipsoïdes
+très-excentriques, etc.; il est certain qu'en supposant la même loi
+réelle de gravitation, nous ne serions pas encore parvenus à soumettre
+l'étude des phénomènes célestes à notre analyse mathématique, et
+probablement nous n'eussions pas même pu démêler jusqu'à présent la loi
+principale.
+
+Ces conditions hypothétiques se trouveraient précisément réalisées au
+plus haut degré dans les phénomènes chimiques, si on voulait les
+calculer d'après la théorie de la gravitation générale.
+
+En pesant convenablement les diverses considérations qui précèdent, on
+sera convaincu, je crois, qu'en réduisant aux diverses parties de la
+physique inorganique l'extension future des grandes applications
+réellement possibles de l'analyse mathématique, j'ai bien plutôt exagéré
+que rétréci l'étendue de son domaine effectif. Autant il importait de
+rendre sensible la rigoureuse universalité logique de la science
+mathématique, autant je devais signaler les conditions qui limitent pour
+nous son extension réelle, afin de ne pas contribuer à écarter l'esprit
+humain de la véritable direction scientifique dans l'étude des
+phénomènes les plus compliqués, par la recherche chimérique d'une
+perfection impossible.
+
+Ainsi, tout en s'efforçant d'agrandir autant qu'on le pourra le domaine
+réel des mathématiques, on doit reconnaître que les sciences les plus
+difficiles sont destinées, par leur nature, à rester indéfiniment dans
+cet état préliminaire qui prépare pour les autres l'époque où elles
+deviennent accessibles aux théories mathématiques. Nous devons, pour les
+phénomènes les plus compliqués, nous contenter d'analyser avec
+exactitude les circonstances de leur production, de les rattacher les
+uns aux autres d'une manière générale, de connaître le genre d'influence
+qu'exerce chaque agent principal, etc.; mais sans les étudier sous le
+point de vue de la quantité, et par conséquent sans espoir
+d'introduire, dans les sciences correspondantes, ce haut degré de
+perfection que procure, quant aux phénomènes les plus simples, un usage
+convenable de la mathématique, soit sous le rapport de la précision de
+nos connaissances, soit, ce qui est peut-être encore plus remarquable,
+sous le rapport de leur coordination.
+
+C'est par les mathématiques que la philosophie positive a commencé à se
+former: c'est d'elles que nous vient la _méthode_. Il était donc
+naturellement inévitable que, lorsque la même manière de procéder a dû
+s'étendre à chacune des autres sciences fondamentales, on s'efforçât d'y
+introduire l'esprit mathématique à un plus haut degré que ne le
+comportaient les phénomènes correspondans; ce qui a donné lieu ensuite à
+des travaux d'épuration plus ou moins étendus, comme ceux de Berthollet
+sur la chimie, pour se dégager de cette influence exagérée. Mais chaque
+science, en se développant, a fait subir à la méthode positive générale
+des modifications déterminées par les phénomènes qui lui sont propres,
+d'où résulte son génie spécial; c'est seulement alors qu'elle a pris son
+véritable caractère définitif, qui ne doit jamais être confondu avec
+celui d'aucune autre science fondamentale.
+
+Ayant exposé, dans cette leçon, le but essentiel et la composition
+principale de la science mathématique, ainsi que ses relations générales
+avec l'ensemble de la philosophie naturelle, son caractère philosophique
+se trouve déterminé, autant qu'il puisse l'être par un tel aperçu. Nous
+devons passer maintenant à l'examen spécial de chacune des trois grandes
+sciences dont elle est composée, le calcul, la géométrie et la
+mécanique.
+
+
+
+
+QUATRIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. Vue générale de l'Analyse mathématique.
+
+
+Dans le développement historique de la science mathématique depuis
+Descartes, les progrès de la partie abstraite ont presque toujours été
+déterminés par ceux de la partie concrète. Mais il n'en est pas moins
+nécessaire, pour concevoir la science d'une manière vraiment
+rationnelle, de considérer le calcul dans toutes ses branches
+principales avant de procéder à l'étude philosophique de la géométrie et
+de la mécanique. Les théories analytiques, plus simples et plus
+générales que celles de la mathématique concrète, en sont, par
+elles-mêmes, essentiellement indépendantes; tandis que celles-ci ont, au
+contraire, de leur nature, un besoin continuel des premières, sans le
+secours desquelles elles ne pourraient faire presque aucun progrès.
+Quoique les principales conceptions de l'analyse conservent encore
+aujourd'hui quelques traces très-sensibles de leur origine géométrique
+ou mécanique, elles sont maintenant néanmoins essentiellement dégagées
+de ce caractère primitif, qui ne se manifeste plus guère que pour
+quelques points secondaires; en sorte que, depuis les travaux de
+Lagrange surtout, il est possible, dans une exposition dogmatique, de
+les présenter d'une manière purement abstraite, en un système unique et
+continu. C'est ce que je vais entreprendre dans cette leçon et dans les
+cinq suivantes, en me bornant, comme il convient à la nature de ce
+cours, aux considérations les plus générales sur chaque branche
+principale de la science du calcul.
+
+Le but définitif de nos recherches dans la mathématique concrète étant
+la découverte des _équations_, qui expriment les lois mathématiques des
+phénomènes considérés, et ces _équations_ constituant le véritable point
+de départ du calcul, dont l'objet est d'en déduire la détermination des
+quantités les unes par les autres, je crois indispensable, avant d'aller
+plus loin, d'approfondir, plus qu'on n'a coutume de le faire, cette idée
+fondamentale d'_équation_, sujet continuel, soit comme terme, soit comme
+origine, de tous les travaux mathématiques. Outre l'avantage de mieux
+circonscrire le véritable champ de l'analyse, il en résultera
+nécessairement cette importante conséquence, de tracer d'une manière
+plus exacte la ligne réelle de démarcation entre la partie concrète et
+la partie abstraite des mathématiques, ce qui complétera l'exposition
+générale de la division fondamentale établie dans la leçon précédente.
+
+On se forme ordinairement une idée beaucoup trop vague de ce que c'est
+qu'une _équation_, lorsqu'on donne ce nom à toute espèce de relation
+d'égalité entre deux fonctions _quelconques_ des grandeurs que l'on
+considère. Car, si toute équation est évidemment une relation d'égalité,
+il s'en faut de beaucoup que, réciproquement, toute relation d'égalité
+soit une véritable _équation_, du genre de celles auxquelles, par leur
+nature, les méthodes analytiques sont applicables.
+
+Ce défaut de précision dans la considération logique d'une notion aussi
+fondamentale en mathématiques, entraîne le grave inconvénient de rendre
+à peu près inexplicable, en thèse générale, la difficulté immense et
+capitale que nous éprouvons à établir la relation du concret à
+l'abstrait, et qu'on fait communément ressortir avec tant de raison pour
+chaque grande question mathématique prise à part. Si le sens du mot
+_équation_ était vraiment aussi étendu qu'on le suppose habituellement
+en le définissant, on ne voit point, en effet, de quelle grande
+difficulté pourrait être réellement, en général, l'établissement des
+équations d'un problème quelconque. Car tout paraîtrait consister ainsi
+en une simple question de forme, qui ne devrait pas même exiger jamais
+de grands efforts intellectuels, attendu que nous ne pouvons guère
+concevoir de relation précise qui ne soit pas immédiatement une certaine
+relation d'égalité, ou qui n'y puisse être promptement ramenée par
+quelques transformations très-faciles.
+
+Ainsi, en admettant, en général, dans la définition des _équations_,
+toute espèce de _fonctions_, on ne rend nullement raison de l'extrême
+difficulté qu'on éprouve le plus souvent à mettre un problème en
+équation, et qui est si fréquemment comparable aux efforts qu'exige
+l'élaboration analytique de l'équation une fois obtenue. En un mot,
+l'idée abstraite et générale qu'on donne de l'_équation_ ne correspond
+aucunement au sens réel que les géomètres attachent à cette expression
+dans le développement effectif de la science. Il y a là un vice logique,
+un défaut de corélation, qu'il importe beaucoup de rectifier.
+
+Pour y parvenir, je distingue d'abord deux sortes de _fonctions_: les
+fonctions _abstraites_, analytiques, et les fonctions _concrètes_. Les
+premières peuvent seules entrer dans les véritables _équations_, en
+sorte qu'on pourra désormais définir, d'une manière exacte et
+suffisamment approfondie, toute _équation_: une relation d'égalité entre
+deux fonctions _abstraites_ des grandeurs considérées. Afin de n'avoir
+plus à revenir sur cette définition fondamentale, je dois ajouter ici,
+comme un complément indispensable sans lequel l'idée ne serait point
+assez générale, que ces fonctions abstraites peuvent se rapporter
+non-seulement aux grandeurs que le problème présente en effet de
+lui-même, mais aussi à toutes les autres grandeurs auxiliaires qui s'y
+rattachent, et qu'on pourra souvent introduire, simplement par artifice
+mathématique, dans la seule vue de faciliter la découverte des équations
+des phénomènes. Je ne fais ici, dans cette explication, qu'emprunter
+sommairement, par anticipation, le résultat d'une discussion générale de
+la plus haute importance, qui se trouvera à la fin de cette leçon.
+Revenons maintenant à la distinction essentielle des fonctions en
+abstraites et concrètes.
+
+Cette distinction peut être établie par deux voies essentiellement
+différentes, complémentaires l'une de l'autre; _à priori_, et _à
+posteriori_: c'est-à-dire, en caractérisant d'une manière générale la
+nature propre de chaque espèce de fonctions, et ensuite en faisant, ce
+qui est possible, l'énumération effective de toutes les fonctions
+abstraites aujourd'hui connues, du moins quant aux élémens dont elles
+se composent.
+
+_A priori_, les fonctions que j'appelle _abstraites_ sont celles qui
+expriment entre des grandeurs un mode de dépendance qu'on peut concevoir
+uniquement entre nombres, sans qu'il soit besoin d'indiquer aucun
+phénomène quelconque où il se trouve réalisé. Je nomme, au contraire,
+fonctions _concrètes_ celles pour lesquelles le mode de dépendance
+exprimé ne peut être défini ni conçu qu'en assignant un cas physique
+déterminé, géométrique, mécanique, ou de tout autre nature, dans lequel
+il ait effectivement lieu.
+
+La plupart des fonctions, à leur origine, celles mêmes qui sont
+aujourd'hui le plus purement _abstraites_, ont commencé par être
+_concrètes_; en sorte qu'il est aisé de faire comprendre la distinction
+précédente, en se bornant à citer les divers points de vue successifs
+sous lesquels, à mesure que la science s'est formée, les géomètres ont
+considéré les fonctions analytiques les plus simples. J'indiquerai pour
+exemple les puissances, devenues en général fonctions abstraites, depuis
+seulement les travaux de Viète et de Descartes. Ces fonctions x^2, x^3,
+qui, dans notre analyse actuelle, sont si bien conçues comme simplement
+_abstraites_, n'étaient, pour les géomètres de l'antiquité, que des
+fonctions entièrement _concrètes_, exprimant la relation de la
+superficie d'un carré ou du volume d'un cube à la longueur de leur côté.
+Elles avaient si exclusivement à leurs yeux un tel caractère, que c'est
+seulement d'après leur définition géométrique qu'ils avaient découvert
+les propriétés algébriques élémentaires de ces fonctions, relativement à
+la décomposition de la variable en deux parties, propriétés qui
+n'étaient, à cette époque, que de vrais théorèmes de géométrie, auxquels
+on n'a attaché que beaucoup plus tard un sens numérique.
+
+J'aurai encore occasion de citer tout à l'heure, pour un autre motif, un
+nouvel exemple très-propre à faire bien sentir la distinction
+fondamentale que je viens d'exposer; c'est celui des fonctions
+circulaires, soit directes, soit inverses, qui sont encore aujourd'hui
+tantôt concrètes, tantôt abstraites, selon le point de vue sous lequel
+on les envisage.
+
+Considérant maintenant, _à posteriori_, cette division des fonctions,
+après avoir établi le caractère général qui rend une fonction abstraite
+ou concrète, la question de savoir si telle fonction déterminée est
+véritablement abstraite, et par-là susceptible d'entrer dans de vraies
+équations analytiques, va devenir une simple question de fait, puisque
+nous allons énumérer toutes les fonctions de cette espèce.
+
+Au premier abord, cette énumération semble impossible, les fonctions
+analytiques distinctes étant évidemment en nombre infini. Mais, en les
+partageant en _simples_ et _composées_, la difficulté disparaît. Car, si
+le nombre des diverses fonctions considérées dans l'analyse mathématique
+est réellement infini, elles sont, au contraire, même aujourd'hui,
+composées d'un fort petit nombre de fonctions élémentaires, qu'on peut
+aisément assigner, et qui suffisent évidemment pour décider du caractère
+abstrait ou concret de telle fonction déterminée, qui sera de l'une ou
+de l'autre nature, selon qu'elle se composera exclusivement de ces
+fonctions abstraites simples, ou qu'elle en comprendra d'autres. Voici
+le tableau de ces élémens fondamentaux de toutes nos combinaisons
+analytiques, dans l'état présent de la science. On ne doit, évidemment,
+considérer, à cet effet, que les fonctions d'une seule variable; celles
+relatives à plusieurs variables indépendantes étant constamment, par
+leur nature, plus ou moins _composées_.
+
+Soit x la variable indépendante, y la variable corelative qui en dépend.
+Les différens modes simples de dépendance abstraite que nous pouvons
+maintenant concevoir entre y et x, sont exprimés par les dix formules
+élémentaires suivantes, dans lesquelles chaque fonction est accouplée
+avec son _inverse_, c'est-à-dire, avec celle qui aurait lieu, d'après
+la fonction _directe_, si on y rapportait x à y, au lieu de rapporter y
+à x:
+
+1er couple /left/begin{array}{ll}1^{/rm o}/;y=a+x&/ldots/
+/mbox{fonction}somme,// 2^{/rm o}/;y=a-x&/ldots/ /mbox{fonction
+/em{diff/'erence}},/end{array}/right.
+
+2me couple /left/begin{array}{ll}1^{/rm o}/;y=ax&/ldots/
+/mbox{fonction}produit,// 2^{/rm o}/;y=/frac{a}{x}&/ldots/
+/mbox{fonction}quotient,/end{array}/right.
+
+3me couple /left/begin{array}{ll}1^{/rm o}/;y=x^a&/ldots/
+/mbox{fonction}puissance,// 2^{/rm o}/;y=/sqrt[a]{x}&/ldots/
+/mbox{fonction}racine,/end{array}/right.
+
+4me couple /left/begin{array}{ll}1^{/rm o}/;y=a^x&/ldots/
+/mbox{fonction}exponentielle,// 2^{/rm o}/;l_ax&/ldots/
+/mbox{fonction}logarithmique,/end{array}/right.
+
+5me couple[4] /left/begin{array}{ll}1^{/rm o}/;y=/mbox{sin}x&/ldots/
+/mbox{/rm fonction}circulaire/;directe,// 2^{/rm
+o}/;y=/mbox{arc(sin}=x)&/ldots/
+/mbox{fonction}circulaire/;inverse./end{array}/right.
+
+
+ [Note 4: Dans la vue d'augmenter autant que possible les
+ ressources et l'étendue si insuffisantes de l'analyse
+ mathématique, les géomètres comptent ce dernier couple de
+ fonctions parmi les élémens analytiques. Quoique cette
+ inscription soit strictement légitime, il importe de
+ remarquer que les fonctions circulaires ne sont pas
+ exactement dans le même cas que les autres fonctions
+ abstraites élémentaires. Il y a entr'elles cette différence
+ fort essentielle, que les fonctions des quatre premiers
+ couples sont vraiment à la fois simples et abstraites,
+ tandis que les fonctions circulaires, qui peuvent manifester
+ successivement l'un et l'autre caractère suivant le point de
+ vue sous lequel on les envisage et la manière dont elles
+ sont employées, ne présentent jamais simultanément ces deux
+ propriétés.
+
+ La fonction sin x est introduite dans l'analyse comme une
+ nouvelle fonction simple, quand on la conçoit seulement
+ comme indiquant la relation géométrique dont elle dérive;
+ mais alors elle n'est évidemment qu'une fonction _concrète_.
+ Dans d'autres circonstances, elle remplit analytiquement les
+ conditions d'une véritable fonction _abstraite_, lorsqu'on
+ ne considère sin x que comme l'expression abrégée de la
+ formule /frac{e^{x/sqrt{-1}}-e^{-x/sqrt{-1}}}{2/sqrt{-1}} ou
+ de la série équivalente; mais sous ce dernier point de vue,
+ ce n'est plus réellement une nouvelle fonction analytique,
+ puisqu'elle ne se présente que comme un composé des
+ précédentes.
+
+ Néanmoins, les fonctions circulaires ont quelques qualités
+ spéciales qui permettent de les maintenir au tableau des
+ élémens rationnels de l'analyse mathématique.
+
+ 1º Elles sont susceptibles d'évaluation, quoique conservant
+ leur caractère concret; ce qui autorise à les introduire
+ dans les équations, tant qu'elles ne portent que sur des
+ données, sans qu'il soit nécessaire d'avoir égard à leur
+ expression algébrique.
+
+ 2º On sait effectuer sur les différentes fonctions
+ circulaires, comparées entr'elles seulement, une certaine
+ suite de transformations, qui n'exigent pas davantage la
+ connaissance de leur définition analytique. Il en résulte
+ évidemment la faculté d'introduire ces fonctions dans les
+ équations, même par rapport aux inconnues, pourvu qu'il n'y
+ entre pas concurremment des fonctions non-trigonométriques
+ des mêmes variables.
+
+ C'est donc uniquement dans les cas où les fonctions
+ circulaires, relativement aux inconnues, sont combinées dans
+ les équations avec des fonctions abstraites d'une autre
+ espèce, qu'il est indispensable d'avoir égard à leur
+ interprétation algébrique pour pouvoir résoudre les
+ équations, et dès lors elles cessent, en effet, d'être
+ traitées comme de nouvelles fonctions simples. Mais alors
+ même, pourvu qu'on tienne compte de cette interprétation,
+ leur admission n'empêche point les relations d'avoir le
+ caractère de véritables _équations_ analytiques, ce qui est
+ ici le but essentiel de notre énumération des fonctions
+ abstraites élémentaires.
+
+ Il est à remarquer, d'après les considérations indiquées
+ dans cette note, que plusieurs autres fonctions concrètes
+ peuvent être utilement introduites au nombre des élémens
+ analytiques, si les conditions principales posées ci-dessus
+ pour les fonctions circulaires ont été préalablement bien
+ remplies. C'est ainsi, par exemple, que les travaux de M.
+ Legendre, et récemment ceux de M. Jacobi, sur les fonctions
+ _elliptiques_, ont vraiment agrandi le champ de l'analyse;
+ il en est de même pour quelques intégrales définies obtenues
+ par M. Fourier, dans la théorie de la chaleur.]
+
+Tels sont les élémens très-peu nombreux qui composent directement toutes
+les fonctions abstraites aujourd'hui connues. Quelque peu multipliés
+qu'ils soient, ils suffisent évidemment pour donner lieu à un nombre
+tout-à-fait infini de combinaisons analytiques.
+
+Aucune considération rationnelle ne circonscrit rigoureusement _à
+priori_ le tableau précédent, qui n'est que l'expression effective de
+l'état actuel de la science. Nos élémens analytiques sont aujourd'hui
+plus nombreux qu'ils ne l'étaient pour Descartes, et même pour Newton et
+Leïbnitz; il y a tout au plus un siècle que les deux derniers couples
+ont été introduits dans l'analyse par les travaux de Jean Bernouilli et
+d'Euler. Sans doute on en admettra de nouveaux dans la suite; mais,
+comme je l'indiquerai à la fin de cette leçon, nous ne pouvons pas
+espérer qu'ils soient jamais fort multipliés, leur augmentation réelle
+donnant lieu à de très-grandes difficultés.
+
+Nous pouvons donc maintenant nous former une idée positive, et néanmoins
+suffisamment étendue, de ce que les géomètres entendent par une
+véritable _équation_. Cette explication est éminemment propre à nous
+faire comprendre combien il doit être difficile d'établir réellement les
+_équations_ des phénomènes, puisqu'on n'y est effectivement parvenu que
+lorsqu'on a pu concevoir les lois mathématiques de ces phénomènes à
+l'aide de fonctions entièrement composées des seuls élémens analytiques
+que je viens d'énumérer. Il est clair, en effet, que c'est uniquement
+alors que le problème devient vraiment _abstrait_, et se réduit à une
+pure question de nombres, ces fonctions étant les seules relations
+simples que nous sachions concevoir entre les nombres, considérés en
+eux-mêmes. Jusqu'à cette époque de la solution, quelles que soient les
+apparences, la question est encore essentiellement concrète, et ne
+rentre pas dans le domaine du _calcul_. Or, la difficulté fondamentale
+de ce passage du _concret_ à l'_abstrait_ consiste surtout, en général,
+dans l'insuffisance de ce très-petit nombre d'élémens analytiques que
+nous possédons, et d'après lesquels néanmoins, malgré le peu de variété
+réelle qu'ils nous offrent, il faut parvenir à se représenter toutes
+les relations précises que peuvent nous manifester tous les différens
+phénomènes naturels. Vu l'infinie diversité qui doit nécessairement
+exister à cet égard dans le monde extérieur, on comprend sans peine
+combien nos conceptions doivent se trouver fréquemment au-dessous de la
+véritable difficulté; surtout si l'on ajoute que, ces élémens de notre
+analyse nous ayant été fournis primitivement par la considération
+mathématique des phénomènes les plus simples, puisqu'ils ont tous,
+directement ou indirectement, une origine géométrique, nous n'avons _à
+priori_ aucune garantie rationnelle de leur aptitude nécessaire à
+représenter les lois mathématiques de toute autre classe de phénomènes.
+J'exposerai tout à l'heure l'artifice général, si profondément
+ingénieux, par lequel l'esprit humain est parvenu à diminuer
+singulièrement cette difficulté fondamentale que présente la relation du
+concret à l'abstrait en mathématiques, sans cependant qu'il ait été
+nécessaire de multiplier le nombre de ces élémens analytiques.
+
+Les explications précédentes déterminent avec précision le véritable
+objet et le champ réel de la mathématique abstraite; je dois passer
+maintenant à l'examen de ses divisions principales, car nous avons
+toujours jusqu'ici considéré le _calcul_ dans son ensemble total.
+
+La première considération directe à présenter sur la composition de la
+science du _calcul_, consiste à la diviser d'abord en deux branches
+principales, auxquelles, faute de dénominations plus convenables, je
+donnerai les noms de _calcul algébrique_ ou _algèbre_, et de _calcul
+arithmétique_ ou _arithmétique_, mais en avertissant de prendre ces deux
+expressions dans leur acception logique la plus étendue, au lieu du sens
+beaucoup trop restreint qu'on leur attache ordinairement.
+
+La solution complète de toute question de _calcul_, depuis la plus
+élémentaire jusqu'à la plus transcendante, se compose nécessairement de
+deux parties successives dont la nature est essentiellement distincte.
+Dans la première, on a pour objet de transformer les équations
+proposées, de façon à mettre en évidence le mode de formation des
+quantités inconnues par les quantités connues; c'est ce qui constitue la
+question _algébrique_. Dans la seconde, on a en vue d'_évaluer_ les
+_formules_ ainsi obtenues, c'est-à-dire, de déterminer immédiatement la
+valeur des nombres cherchés, représentés déjà par certaines fonctions
+explicites des nombres donnés; telle est la question _arithmétique_[5].
+On voit que, dans toute solution vraiment rationnelle, elle suit
+nécessairement la question algébrique, dont elle forme le complément
+indispensable, puisqu'il faut évidemment connaître la génération des
+nombres cherchés avant de déterminer leurs valeurs effectives pour
+chaque cas particulier. Ainsi, le terme de la partie algébrique devient
+le point de départ de la partie arithmétique.
+
+ [Note 5: Supposons, par exemple, qu'une question
+ fournisse entre une grandeur inconnue x et deux grandeurs
+ connues a et b l'équation: /[x^3 + 3ax = 2b/] comme il
+ arriverait pour la trisection d'un angle. On voit, de suite,
+ que la dépendance entre x d'une part, et a, b de l'autre,
+ est complétement déterminée; mais, tant que l'équation
+ conserve sa forme primitive, on n'aperçoit nullement de
+ quelle manière l'inconnue dérive des données. C'est
+ cependant ce qu'il faut découvrir avant de penser à
+ l'évaluer. Tel est l'objet de la partie algébrique de la
+ solution. Lorsque, par une suite de transformations qui ont
+ successivement rendu cette dérivation de plus en plus
+ sensible, on est arrivé à présenter l'équation proposée sous
+ la forme /x = /sqrt[3]{b+/sqrt{b^2+a^3}} +
+ /sqrt(3){b-/sqrt{b^2+a^3}}/ le rôle de l'algèbre est
+ terminé; et, quand même on ne saurait point effectuer les
+ opérations arithmétiques indiquées par cette formule, on en
+ n'aurait pas moins obtenu une connaissance très-réelle et
+ souvent fort importante. Le rôle de l'arithmétique
+ consistera maintenant, en partant de cette formule, à faire
+ trouver le nombre x quand les valeurs des nombres a et b
+ auront été fixées.]
+
+Le calcul _algébrique_ et le calcul _arithmétique_ diffèrent donc
+essentiellement par le but qu'on s'y propose. Ils ne diffèrent pas moins
+par le point de vue sous lequel on y considère les quantités,
+envisagées, dans le premier, quant à leurs relations, et, dans le
+second, quant à leurs valeurs. Le véritable esprit du _calcul_, en
+général, exige que cette distinction soit maintenue avec la plus sévère
+exactitude, et que la ligne de démarcation entre les deux époques de la
+solution soit rendue aussi nettement tranchée que le permet la question
+proposée. L'observation attentive de ce précepte, trop méconnu, peut
+être d'un utile secours dans chaque question particulière, en dirigeant
+les efforts de notre esprit, à un instant quelconque de la solution,
+vers la véritable difficulté correspondante. À la vérité, l'imperfection
+de la science du calcul oblige souvent, comme je l'expliquerai dans la
+leçon suivante, à mêler très-fréquemment les considérations algébriques
+et les considérations arithmétiques pour la solution d'une même
+question. Mais, quoiqu'il soit impossible alors de partager l'ensemble
+du travail en deux parties nettement tranchées, l'une purement
+algébrique, et l'autre purement arithmétique, on pourra toujours éviter,
+à l'aide des indications précédentes, de confondre les deux ordres de
+considérations, quelque intime que puisse être jamais leur mélange.
+
+En cherchant à résumer le plus succinctement possible la distinction que
+je viens d'établir, on voit que l'_algèbre_ peut se définir, en général,
+comme ayant pour objet la _résolution_ des _équations_, ce qui, quoique
+paraissant d'abord trop restreint, est néanmoins suffisamment étendu,
+pourvu qu'on prenne ces expressions dans toute leur acception logique,
+qui signifie transformer des fonctions _implicites_ en fonctions
+_explicites_ équivalentes: de même, l'_arithmétique_ peut être définie
+comme destinée à l'_évaluation_ des fonctions. Ainsi, en contractant les
+expressions au plus haut degré, je crois pouvoir donner nettement une
+juste idée de cette division, en disant, comme je le ferai désormais
+pour éviter les périphrases explicatives, que l'_algèbre_ est le _calcul
+des fonctions_, et l'_arithmétique_ le _calcul des valeurs_.
+
+Il est aisé de comprendre par-là combien les définitions ordinaires sont
+insuffisantes et même vicieuses. Le plus souvent, l'importance exagérée
+accordée aux signes a conduit à distinguer ces deux branches
+fondamentales de la science du calcul par la manière de désigner dans
+chacune les sujets du raisonnement, ce qui est évidemment absurde en
+principe et faux en fait. Même la célèbre définition donnée par Newton,
+lorsqu'il a caractérisé l'_algèbre_ comme l'_arithmétique universelle_,
+donne certainement une très-fausse idée de la nature de l'algèbre et de
+celle de l'arithmétique[6].
+
+ [Note 6: J'ai cru devoir signaler spécialement cette
+ définition; parce qu'elle sert de base à l'opinion que
+ beaucoup de bons esprits, étrangers à la science
+ mathématique, se forment de la partie abstraite de cette
+ science, sans considérer qu'à l'époque où cet aperçu a été
+ formé, l'analyse mathématique n'était point assez développée
+ pour que le caractère général propre à chacune de ses
+ parties principales pût être convenablement saisi, ce qui
+ explique pourquoi Newton a pu proposer alors une définition
+ qu'il rejetterait certainement aujourd'hui.]
+
+Après avoir établi la division fondamentale du _calcul_ en deux branches
+principales, je dois comparer, en général, l'étendue, l'importance et la
+difficulté de ces deux sortes de calcul, afin de n'avoir plus à
+considérer que le _calcul des fonctions_, qui doit être le sujet
+essentiel de notre étude.
+
+Le _calcul des valeurs_, ou l'_arithmétique_, paraît, au premier abord,
+devoir présenter un champ aussi vaste que celui de l'_algèbre_,
+puisqu'il semble devoir donner lieu à autant de questions distinctes
+qu'on peut concevoir de formules algébriques différentes à évaluer. Mais
+une réflexion fort simple suffit pour montrer que le domaine du calcul
+des valeurs est, par sa nature, infiniment moins étendu que celui du
+calcul des fonctions. Car, en distinguant les fonctions en _simples_ et
+_composées_, il est évident que lorsqu'on sait _évaluer_ les fonctions
+simples, la considération des fonctions composées ne présente plus, sous
+ce rapport, aucune difficulté. Sous le point de vue algébrique, une
+fonction composée joue un rôle très-différent de celui des fonctions
+élémentaires qui la constituent, et c'est de là précisément que naissent
+toutes les principales difficultés analytiques. Mais il en est tout
+autrement pour le calcul arithmétique. Ainsi, le nombre des opérations
+arithmétiques, vraiment distinctes, est seulement marqué par celui des
+fonctions abstraites élémentaires, dont j'ai présenté ci-dessus le
+tableau très-peu étendu. L'évaluation de ces dix fonctions donne
+nécessairement celle de toutes les fonctions, en nombre infini, que l'on
+considère dans l'ensemble de l'analyse mathématique, telle, du moins,
+qu'elle existe aujourd'hui. À quelques formules que puisse conduire
+l'élaboration des équations, il n'y aurait lieu à de nouvelles
+opérations arithmétiques que si l'on en venait à créer de véritables
+nouveaux élémens analytiques, dont le nombre sera toujours, quoi qu'il
+arrive, extrêmement petit. Le champ de l'_arithmétique_ est donc, par sa
+nature, infiniment restreint, tandis que celui de l'_algèbre_ est
+rigoureusement indéfini.
+
+Il importe cependant de remarquer que le domaine du _calcul des valeurs_
+est, en réalité, beaucoup plus étendu qu'on ne se le représente
+communément. Car plusieurs questions, véritablement _arithmétiques_,
+puisqu'elles consistent dans des _évaluations_, ne sont point
+ordinairement classées comme telles, parce qu'on a l'habitude de ne les
+traiter que comme incidentes, au milieu d'un ensemble de recherches
+analytiques plus ou moins élevées: la trop haute opinion qu'on se forme
+communément de l'influence des signes est encore la cause principale de
+cette confusion d'idées. Ainsi, non-seulement la construction d'une
+table de logarithmes, mais aussi le calcul des tables trigonométriques,
+sont de véritables opérations arithmétiques d'un genre supérieur. On
+peut citer encore comme étant dans le même cas, quoique dans un ordre
+très-distinct et plus élevé, tous les procédés par lesquels on détermine
+directement la valeur d'une fonction quelconque pour chaque système
+particulier de valeurs attribuées aux quantités dont elle dépend,
+lorsqu'on ne peut point parvenir à connaître généralement la forme
+explicite de cette fonction. Sous ce point de vue, la résolution
+_numérique_ des équations qu'on ne sait pas résoudre _algébriquement_,
+et de même le calcul des intégrales définies dont on ignore les
+intégrales générales, font réellement partie, malgré les apparences, du
+domaine de l'_arithmétique_, dans lequel il faut nécessairement
+comprendre tout ce qui a pour objet l'_évaluation_ des fonctions. Les
+considérations relatives à ce but, sont en effet, constamment homogènes,
+de quelques _évaluations_ qu'il s'agisse, et toujours bien distinctes
+des considérations vraiment _algébriques_.
+
+Pour achever de se former une juste idée de l'étendue réelle du calcul
+des valeurs, on doit y comprendre aussi cette partie de la science
+générale du calcul qui porte aujourd'hui spécialement le nom de
+_théorie des nombres_, et qui est encore si peu avancée. Cette branche,
+fort étendue par sa nature, mais dont l'importance dans le système
+général de la science n'est pas très-grande, a pour objet de découvrir
+les propriétés inhérentes aux différens nombres en vertu de leurs
+valeurs et indépendamment de toute numération particulière. Elle
+constitue donc une sorte d'_arithmétique transcendante_; c'est à elle
+que conviendrait effectivement la définition proposée par Newton pour
+l'_algèbre_.
+
+Le domaine total de l'_arithmétique_ est donc, en réalité, beaucoup plus
+étendu qu'on ne le conçoit ordinairement. Mais, néanmoins, quelque
+développement légitime qu'on puisse lui accorder, il demeure certain
+que, dans l'ensemble de la mathématique abstraite, le _calcul des
+valeurs_ ne sera jamais qu'un point, pour ainsi dire, en comparaison du
+_calcul des fonctions_, dans lequel la science consiste essentiellement.
+Cette appréciation va devenir encore plus sensible par quelques
+considérations qui me restent à indiquer sur la véritable nature des
+questions arithmétiques en général, quand on les examine d'une manière
+approfondie.
+
+En cherchant à déterminer avec exactitude en quoi consistent proprement
+les _évaluations_, on reconnaît aisément qu'elles ne sont pas autre
+chose que de véritables _transformations_ des fonctions à évaluer,
+transformations qui, malgré leur but spécial, n'en sont pas moins
+essentiellement de la même nature que toutes celles enseignées par
+l'analyse. Sous ce point de vue, le _calcul des valeurs_ pourrait être
+conçu simplement comme un appendice et une application particulière du
+_calcul des fonctions_, de telle sorte que l'_arithmétique_
+disparaîtrait, pour ainsi dire, dans l'ensemble de la mathématique
+abstraite, comme section distincte.
+
+Pour bien comprendre cette considération, il faut observer que, lorsque
+l'on propose d'_évaluer_ un nombre inconnu dont le mode de formation est
+donné, il est, par le seul énoncé même de la question arithmétique, déjà
+défini et exprimé sous une certaine forme; et qu'en l'_évaluant_, on ne
+fait que mettre son expression sous une autre forme déterminée, à
+laquelle on est habitué à rapporter la notion exacte de chaque nombre
+particulier, en le faisant rentrer dans le système régulier de la
+_numération_. L'_évaluation_ consiste si bien dans une simple
+_transformation_, que lorsque l'expression primitive du nombre se trouve
+elle-même conforme à la numération régulière, il n'y a plus, à
+proprement parler, d'_évaluation_, ou plutôt on répond à la question par
+la question même. Qu'on demande, par exemple, d'ajouter les deux nombres
+trente et sept, on répondra en se bornant à répéter l'énoncé même de la
+question, et on croira néanmoins avoir _évalué_ la somme, ce qui
+signifie que, dans ce cas, la première expression de la fonction n'a pas
+besoin d'être transformée; tandis qu'il n'en serait point ainsi pour
+ajouter vingt-trois et quatorze, car alors la somme ne serait pas
+immédiatement exprimée d'une manière conforme au rang qu'elle occupe
+dans l'échelle fixe et générale de la numération.
+
+En précisant, autant que possible, la considération précédente, on peut
+dire qu'_évaluer_ un nombre n'est autre chose que mettre son expression
+primitive sous la forme /[a + b/beta + c/beta^2 + d/beta^3 + e/beta^4
+/ldots + p/beta^m/] /beta étant ordinairement égal à 10; et les
+coefficiens a, b, c, d, etc. étant assujétis à ces conditions d'être
+nombres entiers moindres que /beta, pouvant devenir nuls, mais jamais
+négatifs. Ainsi, toute question arithmétique est susceptible d'être
+posée comme consistant à mettre sous une telle forme une fonction
+abstraite quelconque de diverses quantités que l'on suppose avoir déjà
+elles-mêmes une forme semblable. On pourrait donc ne voir dans les
+différentes opérations de l'arithmétique que de simples cas particuliers
+de certaines transformations algébriques, sauf les difficultés
+spéciales tenant aux conditions relatives à l'état des coefficiens.
+
+Il résulte clairement, de ce qui précède, que la mathématique abstraite
+se compose essentiellement du _calcul des fonctions_, qui en était
+évidemment déjà la partie la plus importante, la plus étendue, et la
+plus difficile. Tel sera donc désormais le sujet exclusif de nos
+considérations analytiques. Ainsi, sans m'arrêter davantage au _calcul
+des valeurs_, je vais passer immédiatement à l'examen de la division
+fondamentale du _calcul des fonctions_.
+
+Nous avons déterminé, au commencement de cette leçon, en quoi consiste
+proprement la véritable difficulté qu'on éprouve à mettre en _équation_
+les questions mathématiques. C'est essentiellement à cause de
+l'insuffisance du très-petit nombre d'élémens analytiques que nous
+possédons, que la relation du concret à l'abstrait est ordinairement si
+difficile à établir. Essayons maintenant d'apprécier philosophiquement
+le procédé général par lequel l'esprit humain est parvenu, dans un si
+grand nombre de cas importans, à surmonter cet obstacle fondamental.
+
+En considérant directement l'ensemble de cette question capitale, on est
+naturellement conduit à concevoir d'abord un premier moyen pour
+faciliter l'établissement des équations des phénomènes. Puisque le
+principal obstacle à ce sujet vient du trop petit nombre de nos élémens
+analytiques, tout semblerait se réduire à en créer de nouveaux. Mais ce
+parti, quelque naturel qu'il paraisse, est véritablement illusoire,
+quand on l'examine d'une manière approfondie. Quoiqu'il puisse
+certainement être utile, il est aisé de se convaincre de son
+insuffisance nécessaire.
+
+En effet, la création d'une véritable nouvelle fonction abstraite
+élémentaire présente, par elle-même, les plus grandes difficultés. Il y
+a même, dans une telle idée, quelque chose qui semble contradictoire.
+Car un nouvel élément analytique ne remplirait pas évidemment les
+conditions essentielles qui lui sont propres, si on ne pouvait
+immédiatement l'_évaluer_: or, d'un autre côté, comment _évaluer_ une
+nouvelle fonction qui serait vraiment _simple_, c'est-à-dire, qui ne
+rentrerait pas dans une combinaison de celles déjà connues? Cela paraît
+presque impossible. L'introduction, dans l'analyse, d'une autre fonction
+abstraite élémentaire, ou plutôt d'un autre couple de fonctions (car
+chacune serait toujours accompagnée de son _inverse_), suppose donc
+nécessairement la création simultanée d'une nouvelle opération
+arithmétique, ce qui est certainement fort difficile.
+
+Si nous cherchons à nous faire une idée des moyens que l'esprit humain
+pourrait employer pour inventer de nouveaux élémens analytiques, par
+l'examen des procédés à l'aide desquels il a effectivement conçu ceux
+que nous possédons, l'observation nous laisse à cet égard dans une
+entière incertitude, car les artifices dont il s'est déjà servi pour
+cela sont évidemment épuisés. Afin de nous en convaincre, considérons le
+dernier couple de fonctions simples qui ait été introduit dans
+l'analyse, et à la formation duquel nous avons pour ainsi dire assisté,
+savoir le quatrième couple, car, comme je l'ai expliqué, le cinquième
+couple ne constitue pas, à proprement parler, de véritables nouveaux
+élémens analytiques. La fonction a^x, et, par suite, son inverse, ont
+été formées en concevant sous un nouveau point de vue une fonction déjà
+connue depuis long-temps, les puissances, lorsque la notion en a été
+suffisamment généralisée. Il a suffi de considérer une puissance
+relativement à la variation de l'exposant, au lieu de penser à la
+variation de la base, pour qu'il en résultât une fonction simple
+vraiment nouvelle, la variation suivant alors une marche toute
+différente. Mais cet artifice, aussi simple qu'ingénieux, ne peut plus
+rien fournir. Car, en retournant, de la même manière, tous nos élémens
+analytiques actuels, on n'aboutit qu'à les faire rentrer les uns dans
+les autres.
+
+Nous ne concevons donc nullement de quelle manière on pourrait procéder
+à la création de nouvelles fonctions abstraites élémentaires,
+remplissant convenablement toutes les conditions nécessaires. Ce n'est
+pas à dire, néanmoins, que nous ayons atteint aujourd'hui la limite
+effective posée à cet égard par les bornes de notre intelligence. Il est
+même certain que les derniers perfectionnemens spéciaux de l'analyse
+mathématique ont contribué à étendre nos ressources sous ce rapport, en
+introduisant dans le domaine du calcul certaines intégrales définies,
+qui, à quelques égards, tiennent lieu de nouvelles fonctions simples,
+quoiqu'elles soient loin de remplir toutes les conditions convenables,
+ce qui m'a empêché de les inscrire au tableau des vrais élémens
+analytiques. Mais, tout bien considéré, je crois qu'il demeure
+incontestable que le nombre de ces élémens ne peut s'accroître qu'avec
+une extrême lenteur. Ainsi, ce ne peut être dans un tel procédé que
+l'esprit humain ait puisé ses ressources les plus puissantes pour
+faciliter autant que possible l'établissement des équations.
+
+Ce premier moyen étant écarté, il n'en reste évidemment qu'un seul;
+c'est, vu l'impossibilité de trouver directement les équations entre les
+quantités que l'on considère, d'en chercher de correspondantes entre
+d'autres quantités auxiliaires, liées aux premières suivant une certaine
+loi déterminée, et de la relation desquelles on remonte ensuite à celle
+des grandeurs primitives. Telle est, en effet, la conception,
+éminemment féconde, que l'esprit humain est parvenu à fonder, et qui
+constitue son plus admirable instrument pour l'exploration mathématique
+des phénomènes naturels, l'_analyse_ dite _transcendante_.
+
+En thèse philosophique générale, les quantités auxiliaires que l'on
+introduit, au lieu des grandeurs primitives ou concurremment avec elles,
+pour faciliter l'établissement des équations, pourraient dériver suivant
+une loi quelconque des élémens immédiats de la question. Ainsi, cette
+conception a beaucoup plus de portée que ne lui en ont supposé
+communément, même les plus profonds géomètres. Il importe extrêmement de
+se la représenter dans toute son étendue logique; car c'est peut-être en
+établissant un mode général de _dérivation_ autre que celui auquel on
+s'est constamment borné jusqu'ici, bien qu'il ne soit pas, évidemment,
+le seul possible, qu'on parviendra un jour à perfectionner
+essentiellement l'ensemble de l'analyse mathématique, et par suite à
+fonder, pour l'investigation des lois de la nature, des moyens encore
+plus puissans que nos procédés actuels, susceptibles, sans doute,
+d'épuisement.
+
+Mais, pour n'avoir égard qu'à la constitution présente de la science,
+les seules quantités auxiliaires introduites habituellement à la place
+des quantités primitives dans l'_analyse transcendante_, sont ce qu'on
+appelle les élémens _infiniment petits_, les _différentielles_ de divers
+ordres de ces quantités, si l'on conçoit cette analyse à la manière de
+Leïbnitz; ou les _fluxions_, les _limites_ des rapports des
+accroissemens simultanés des quantités primitives comparées les unes aux
+autres, ou, plus brièvement, les _premières_ et _dernières raisons_ de
+ces accroissemens, en adoptant la conception de Newton; ou bien, enfin,
+les _dérivées_ proprement dites de ces quantités, c'est-à-dire, les
+coefficiens des différens termes de leurs accroissemens respectifs,
+d'après la conception de Lagrange. Ces trois manières principales
+d'envisager notre analyse transcendante actuelle, et toutes les autres
+moins distinctement tranchées que l'on a proposées successivement, sont,
+par leur nature, nécessairement identiques, soit dans le calcul, soit
+dans l'application, ainsi que je l'expliquerai d'une manière générale
+dans la sixième leçon. Quant à leur valeur relative, nous verrons alors
+que la conception de Leïbnitz a jusqu'ici, dans l'usage, une supériorité
+incontestable, mais que son caractère logique est éminemment vicieux;
+tandis que la conception de Lagrange, admirable par sa simplicité, par
+sa perfection logique, par l'unité philosophique qu'elle a établie dans
+l'ensemble de l'analyse mathématique, jusqu'alors partagée en deux
+mondes presque indépendans, présente encore, dans les applications, de
+graves inconvéniens, en ralentissant la marche de l'intelligence: la
+conception de Newton tient à peu près le milieu sous ces divers
+rapports, étant moins rapide, mais plus rationnelle que celle de
+Leïbnitz, moins philosophique, mais plus applicable que celle de
+Lagrange.
+
+Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer avec exactitude comment la
+considération de ce genre de quantités auxiliaires introduites dans les
+équations à la place des grandeurs primitives facilite réellement
+l'expression analytique des lois des phénomènes. La sixième leçon sera
+spécialement consacrée à cet important sujet, envisagé sous les
+différens points de vue généraux auxquels a donné lieu l'analyse
+transcendante. Je me borne en ce moment à considérer cette conception de
+la manière la plus générale, afin d'en déduire la division fondamentale
+du _calcul des fonctions_ en deux calculs essentiellement distincts,
+dont l'enchaînement, pour la solution complète d'une même question
+mathématique, est invariablement déterminé.
+
+Sous ce rapport, et dans l'ordre rationnel des idées, l'analyse
+transcendante se présente comme étant nécessairement la première,
+puisqu'elle a pour but général de faciliter l'établissement des
+équations, ce qui doit évidemment précéder la _résolution_ proprement
+dite de ces équations, qui est l'objet de l'analyse ordinaire. Mais,
+quoiqu'il importe éminemment de concevoir ainsi le véritable
+enchaînement de ces deux analyses, il n'en est pas moins convenable,
+conformément à l'usage constant, de n'étudier l'analyse transcendante
+qu'après l'analyse ordinaire; car, si, au fond, elle en est par
+elle-même logiquement indépendante, ou que, du moins, il soit possible
+aujourd'hui de l'en dégager essentiellement, il est clair que son emploi
+dans la solution des questions ayant toujours plus ou moins besoin
+d'être complété par celui de l'analyse ordinaire, on serait contraint de
+laisser les questions en suspens, si celle-ci n'avait été étudiée
+préalablement.
+
+En résultat de ce qui précède, le _calcul des fonctions_, ou
+l'_algèbre_, en prenant ce mot dans sa plus grande extension, se compose
+de deux branches fondamentales distinctes, dont l'une a pour objet
+immédiat la _résolution_ des équations, lorsque celles-ci sont
+immédiatement établies entre les grandeurs mêmes que l'on considère; et
+dont l'autre, partant d'équations, beaucoup plus aisées à former en
+général, entre des quantités indirectement liées à celles du problème, a
+pour destination propre et constante d'en déduire, par des procédés
+analytiques invariables, les équations correspondantes entre les
+grandeurs directes que l'on considère, ce qui fait rentrer la question
+dans le domaine du calcul précédent. Le premier calcul porte, le plus
+souvent, le nom d'_analyse ordinaire_, ou d'_algèbre_ proprement dite;
+le second constitue ce qu'on appelle l'_analyse transcendante_, qui a
+été désignée par les diverses dénominations de _calcul infinitésimal_,
+_calcul des fluxions et des fluentes_, _calcul des évanouissans_, etc.,
+selon le point de vue sous lequel on l'a conçue. Pour écarter toute
+considération étrangère, je proposerai de la nommer _calcul des
+fonctions indirectes_, en donnant à l'analyse ordinaire le titre de
+_calcul des fonctions directes_. Ces expressions, que je forme
+essentiellement en généralisant et en précisant les idées de Lagrange,
+sont destinées à indiquer simplement avec exactitude le véritable
+caractère général propre à chacune des deux analyses.
+
+Ayant établi la division fondamentale de l'analyse mathématique, je dois
+maintenant considérer séparément l'ensemble de chacune de ses deux
+parties, en commençant par le _calcul des fonctions directes_, et
+réservant ensuite des développemens plus étendus aux diverses branches
+du _calcul des fonctions indirectes_.
+
+
+
+
+CINQUIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. Considérations générales sur le calcul des fonctions directes.
+
+
+D'après l'explication générale qui termine la leçon précédente, le
+_calcul des fonctions directes_, ou l'_algèbre_ proprement dite, suffit
+entièrement à la solution des questions mathématiques, quand elles sont
+assez simples pour qu'on puisse former immédiatement les équations entre
+les grandeurs mêmes que l'on considère, sans qu'il soit nécessaire
+d'introduire à leur place ou conjointement avec elles aucun système de
+quantités auxiliaires _dérivées_ des premières. À la vérité, dans le
+plus grand nombre des cas importans, son emploi a besoin d'être précédé
+et préparé par celui du _calcul des fonctions indirectes_, destiné à
+faciliter l'établissement des équations. Mais quoique le rôle de
+l'algèbre ne soit alors que secondaire, elle n'en a pas moins toujours
+une part nécessaire dans la solution complète de la question, en sorte
+que le _calcul des fonctions directes_ doit continuer à être, par sa
+nature, la base fondamentale de toute l'analyse mathématique. Nous
+devons donc, avant d'aller plus loin, considérer, d'une manière
+générale, la composition rationnelle de ce calcul, et le degré de
+développement auquel il est parvenu aujourd'hui.
+
+L'objet définitif de ce calcul étant la _résolution_ proprement dite des
+_équations_, c'est-à-dire, la découverte du mode de formation des
+quantités inconnues par les quantités connues d'après les _équations_
+qui existent entre elles; il présente naturellement autant de parties
+différentes que l'on peut concevoir de classes d'équations vraiment
+distinctes; et par conséquent, son étendue propre est rigoureusement
+indéfinie, le nombre des fonctions analytiques susceptibles d'entrer
+dans les équations, étant par lui-même tout-à-fait illimité, bien
+qu'elles ne soient composées que d'un très-petit nombre d'élémens
+primitifs.
+
+La classification rationnelle des équations, doit être évidemment
+déterminée par la nature des élémens analytiques dont se composent leurs
+membres; toute autre classification serait essentiellement arbitraire.
+Sous ce rapport, les analystes divisent d'abord les équations à une ou à
+plusieurs variables en deux classes principales, selon qu'elles ne
+contiennent que des fonctions des trois premiers couples (_voy._ le
+tableau, 4^e. leçon, page 173), ou qu'elles renferment aussi des
+fonctions, soit exponentielles, soit circulaires. Les dénominations de
+fonctions _algébriques_ et fonctions _transcendantes_, données
+communément à ces deux groupes principaux d'élémens analytiques, sont,
+sans doute, fort peu convenables. Mais la division universellement
+établie entre les équations correspondantes, n'en est pas moins
+très-réelle, en ce sens que la résolution des équations contenant les
+fonctions dites _transcendantes_, présente nécessairement plus de
+difficultés que celles des équations dites _algébriques_. Aussi l'étude
+des premières est-elle jusqu'ici excessivement imparfaite, à tel point
+que souvent la résolution des plus simples d'entre elles, nous est
+encore inconnue[7]; c'est sur l'élaboration des secondes que portent
+presqu'exclusivement nos méthodes analytiques.
+
+ [Note 7: Quelque simple que puisse paraître, par
+ exemple, l'équation /[a^x + b^x = c^x,/] on ne sait point
+ encore la _résoudre_; ce qui peut donner une idée de
+ l'extrême imperfection de cette partie de l'algèbre.]
+
+Ne considérant maintenant que ces équations _algébriques_, il faut
+observer d'abord que, quoiqu'elles puissent souvent contenir des
+fonctions _irrationnelles_ des inconnues aussi bien que des fonctions
+_rationnelles_; on peut toujours, par des transformations plus ou moins
+faciles, faire rentrer le premier cas dans le second; en sorte que c'est
+de ce dernier que les analystes ont dû s'occuper uniquement, pour
+résoudre toutes les équations _algébriques_.
+
+Dans l'enfance de l'algèbre, ces équations avaient été classées d'après
+le nombre de leurs termes. Mais cette classification était évidemment
+vicieuse; comme séparant des cas réellement semblables, et en réunissant
+d'autres qui n'avaient rien de commun qu'un caractère sans aucune
+importance véritable[8]. Elle n'a été maintenue que pour les équations à
+deux termes, susceptibles, en effet, d'une résolution commune qui leur
+est propre.
+
+ [Note 8: On a commis plus tard la même erreur momentanée
+ dans les premiers temps du calcul infinitésimal, pour
+ l'intégration des équations différentielles.]
+
+La classification des équations, d'après ce qu'on appelle leurs
+_degrés_, universellement admise depuis long-temps par les analystes,
+est, au contraire, éminemment naturelle, et mérite d'être signalée ici.
+Car, en ne comparant, dans chaque _degré_, que les équations qui se
+correspondent, quant à leur complication relative, on peut dire que
+cette distinction détermine rigoureusement la difficulté plus ou moins
+grande de leur _résolution_. Cette gradation est sensible
+effectivement, pour toutes les équations que l'on sait résoudre. Mais
+on peut s'en rendre compte d'une manière générale, indépendamment du
+fait de la résolution. Il suffit, pour cela, de considérer que
+l'équation la plus générale de chaque degré comprend nécessairement
+toutes celles des divers degrés inférieurs, en sorte qu'il en doit être
+ainsi de la formule qui détermine l'inconnue. En conséquence, quelque
+faible qu'on pût supposer _à priori_ la difficulté propre au _degré_ que
+l'on considère, comme elle se complique inévitablement, dans
+l'exécution, de celles que présentent tous les _degrés_ précédens, la
+résolution offre donc réellement plus d'obstacles à mesure que le degré
+de l'équation s'élève.
+
+Cet accroissement de difficulté est tel, que jusqu'ici la résolution des
+équations algébriques ne nous est connue que dans les quatre premiers
+degrés seulement. À cet égard, l'algèbre n'a pas fait de progrès
+considérables depuis les travaux de Descartes, et des analystes italiens
+du seizième siècle, quoique, dans les deux derniers siècles, il n'ait
+peut-être pas existé un seul géomètre qui ne se soit occupé de pousser
+plus avant la résolution des équations. L'équation générale du cinquième
+degré elle-même, a jusqu'ici résisté à toutes les tentatives.
+
+La complication toujours croissante que doivent nécessairement
+présenter les formules pour résoudre les équations à mesure que le degré
+augmente, l'extrême embarras qu'occasione déjà l'usage de la formule du
+quatrième degré, et qui le rend presqu'inapplicable, ont déterminé les
+analystes à renoncer, par un accord tacite, à poursuivre de semblables
+recherches, quoiqu'ils soient loin de regarder comme impossible
+d'obtenir jamais la résolution des équations du cinquième degré, et de
+plusieurs autres degrés supérieurs. La seule question de ce genre, qui
+offrirait vraiment une grande importance, du moins sous le rapport
+logique, ce serait la résolution générale des équations algébriques d'un
+degré quelconque. Or, plus on médite sur ce sujet, plus on est conduit à
+penser, avec Lagrange, qu'il surpasse réellement la portée effective de
+notre intelligence. Il faut d'ailleurs observer que la formule qui
+exprimerait la _racine_ d'une équation du degré m devrait nécessairement
+renfermer des radicaux de l'ordre m (ou des fonctions d'une multiplicité
+équivalente), à cause des m déterminations quelle doit comporter.
+Puisque nous avons vu, de plus, qu'elle doit aussi embrasser, comme cas
+particulier, celle qui correspond à tout autre degré inférieur, il
+s'ensuit qu'elle contiendrait, en outre, inévitablement, des radicaux de
+l'ordre m-1, d'autres de l'ordre m-2, etc., de telle manière que, s'il
+était possible de la découvrir, elle offrirait presque toujours une trop
+grande complication pour pouvoir être utilement employée, à moins qu'on
+ne parvînt à la simplifier, en lui conservant cependant toute la
+généralité convenable, par l'introduction d'un nouveau genre d'élémens
+analytiques, dont nous n'avons encore aucune idée. Il y a donc lieu de
+croire que, sans avoir déjà atteint sous ce rapport les bornes imposées
+par la faible portée de notre intelligence, nous ne tarderions pas à les
+rencontrer en prolongeant avec une activité forte et soutenue cette
+série de recherches.
+
+Il importe d'ailleurs d'observer que, même en supposant obtenue la
+résolution des équations _algébriques_ d'un degré quelconque, on
+n'aurait encore traité qu'une très-petite partie de l'_algèbre_
+proprement dite, c'est-à-dire, du calcul des fonctions directes,
+embrassant la résolution de toutes les équations que peuvent former les
+fonctions analytiques aujourd'hui connues. Enfin, pour achever
+d'éclaircir la considération philosophique de ce sujet, il faut
+reconnaître que, par une loi irrécusable de la nature humaine, nos
+moyens pour concevoir de nouvelles questions étant beaucoup plus
+puissans que nos ressources pour les résoudre, ou, en d'autres termes,
+l'esprit humain étant bien plus apte à imaginer qu'à raisonner, nous
+resterons nécessairement toujours au-dessous de la difficulté, à quelque
+degré de développement que parviennent jamais nos travaux intellectuels.
+Ainsi, quand même on découvrirait un jour la résolution complète de
+toutes les équations analytiques actuellement connues, ce qui, à
+l'examen, doit être jugé tout-à-fait chimérique, il n'est pas douteux
+qu'avant d'atteindre à ce but, et probablement même comme moyen
+subsidiaire, on aurait déjà surmonté la difficulté bien moindre, quoique
+très-grande cependant, de concevoir de nouveaux élémens analytiques,
+dont l'introduction donnerait lieu à des classes d'équations que nous
+ignorons complétement aujourd'hui; en sorte qu'une pareille imperfection
+relative de la science algébrique se reproduirait encore, malgré
+l'accroissement réel, très-important d'ailleurs, de la masse absolue de
+nos connaissances.
+
+Dans l'état présent de l'algèbre, la résolution complète des équations
+des quatre premiers degrés, des équations binomes quelconques, de
+certaines équations spéciales des degrés supérieurs, et d'un très-petit
+nombre d'équations exponentielles, logarithmiques, ou circulaires,
+constituent donc les méthodes fondamentales que présente le calcul des
+fonctions directes pour la solution des problèmes mathématiques. Mais,
+avec des élémens aussi bornés, les géomètres n'en sont pas moins
+parvenus à traiter, d'une manière vraiment admirable, un très-grand
+nombre de questions importantes, comme nous le reconnaîtrons
+successivement dans la suite de ce volume. Les perfectionnemens généraux
+introduits depuis un siècle dans le système total de l'analyse
+mathématique ont eu pour caractère principal d'utiliser à un degré
+immense ce peu de connaissances acquises sur le calcul des fonctions
+directes, au lieu de tendre à les augmenter. Ce résultat a été obtenu à
+un tel point, que le plus souvent ce calcul n'a de rôle effectif dans la
+solution complète des diverses questions que par ses parties les plus
+simples, celles qui se rapportent aux équations des deux premiers
+degrés, à une seule ou à plusieurs variables.
+
+L'extrême imperfection de l'algèbre, relativement à la résolution des
+équations, a déterminé les analystes à s'occuper d'une nouvelle classe
+de questions, dont il importe de marquer ici le véritable caractère.
+Quand ils ont cru devoir renoncer à poursuivre plus long-temps la
+résolution des équations algébriques des degrés supérieurs au quatrième,
+ils se sont occupés de suppléer, autant que possible, à cette immense
+lacune, par ce qu'ils ont nommé la _résolution numérique_ des équations.
+Ne pouvant obtenir, dans la plupart des cas, la _formule_ qui exprime
+quelle fonction explicite l'inconnue est des données, on a cherché, à
+défaut de cette résolution, la seule réellement _algébrique_, à
+déterminer, du moins, indépendamment de cette formule, la _valeur_ de
+chaque inconnue pour tel ou tel système désigné de valeurs particulières
+attribuées aux données. Par les travaux successifs des analystes, cette
+opération incomplète et bâtarde, qui présente un mélange intime des
+questions vraiment algébriques avec des questions purement
+arithmétiques, a pu, du moins, être entièrement effectuée dans tous les
+cas, pour des équations d'un degré et même d'une forme quelconques. Sous
+ce rapport, les méthodes qu'on possède aujourd'hui sont suffisamment
+générales, quoique les calculs auxquels elles conduisent soient souvent
+presque inexécutables, à cause de leur complication. Il ne reste donc
+plus, à cet égard, qu'à simplifier assez les procédés pour qu'ils
+deviennent régulièrement applicables, ce qu'on peut espérer d'obtenir
+dans la suite. D'après cet état du calcul des fonctions directes, on
+s'efforce ensuite, dans l'application de ce calcul, de disposer, autant
+que possible, les questions proposées de façon à n'exiger finalement que
+cette résolution _numérique_ des équations.
+
+Quelque précieuse que soit évidemment une telle ressource, à défaut de
+la véritable solution, il est essentiel de ne pas méconnaître le vrai
+caractère de ces procédés, que les analystes regardent avec raison
+comme une algèbre fort imparfaite. En effet, il s'en faut de beaucoup
+que nous puissions toujours réduire nos questions mathématiques à ne
+dépendre, en dernière analyse, que de la résolution _numérique_ des
+équations. Cela ne se peut que pour les questions tout-à-fait isolées,
+ou vraiment finales, c'est-à-dire, pour le plus petit nombre. La plupart
+des questions ne sont, en effet, que préparatoires, et destinées à
+servir de préliminaire indispensable à la solution d'autres questions.
+Or, pour un tel but, il est évident que ce n'est pas la _valeur_
+effective de l'inconnue qu'il importe de découvrir, mais la _formule_
+qui montre comment elle dérive des autres quantités considérées. C'est
+ce qui arrive, par exemple, dans un cas très-étendu, toutes les fois
+qu'une question déterminée renferme simultanément plusieurs inconnues.
+Il s'agit alors, comme on sait, d'en faire, avant tout, la séparation.
+En employant convenablement, à cet effet, le procédé simple et général
+heureusement imaginé par les analystes, et qui consiste à rapporter
+l'une des inconnues à toutes les autres, la difficulté disparaîtrait
+constamment, si l'on savait toujours résoudre algébriquement les
+équations considérées, sans que la résolution _numérique_ puisse être
+alors d'aucune utilité. C'est uniquement faute de connaître la
+résolution _algébrique_ des équations à une seule inconnue, qu'on est
+obligé de traiter l'_élimination_ comme une question distincte, qui
+forme une des plus grandes difficultés spéciales de l'algèbre ordinaire.
+Quelque pénibles que soient les méthodes à l'aide desquelles on surmonte
+cette difficulté, elles ne sont pas même applicables d'une manière
+entièrement générale, à l'élimination d'une inconnue entre deux
+équations de forme quelconque.
+
+Dans les questions les plus simples, et lorsqu'on n'a véritablement à
+résoudre qu'une seule équation à une seule inconnue, cette résolution
+_numérique_ n'en est pas moins un procédé très-imparfait, même quand
+elle est strictement suffisante. Elle présente, en effet, ce grave
+inconvénient d'obliger à refaire toute la suite des opérations pour le
+plus léger changement qui peut survenir dans une seule des quantités
+considérées, quoique leur relation reste toujours la même, sans que les
+calculs faits pour un cas puissent dispenser en aucune manière de ceux
+qui concernent un autre cas très-peu différent, faute d'avoir pu
+abstraire et traiter distinctement cette partie purement algébrique de
+la question qui est commune à tous les cas résultant de la simple
+variation des nombres donnés.
+
+D'après les considérations précédentes, le calcul des fonctions
+directes, envisagé dans son état actuel, se divise donc naturellement en
+deux parties fort distinctes, suivant qu'on traite de la résolution
+_algébrique_ des équations ou de leur résolution _numérique_. La
+première partie, la seule vraiment satisfaisante, est malheureusement
+fort peu étendue, et restera vraisemblablement toujours très-bornée; la
+seconde, le plus souvent insuffisante, a du moins l'avantage d'une
+généralité beaucoup plus grande. La nécessité de distinguer nettement
+ces deux parties est évidente, à cause du but essentiellement différent
+qu'on se propose dans chacune, et par suite, du point de vue propre sous
+lequel on y considère les quantités. De plus, si on les envisage
+relativement aux diverses méthodes dont chacune est composée, on trouve
+dans leur distribution rationnelle une marche toute différente. En
+effet, la première partie doit se diviser d'après la nature des
+équations que l'on sait résoudre, et indépendamment de toute
+considération relative aux _valeurs_ des inconnues. Dans la seconde
+partie, au contraire, ce n'est pas suivant les _degrés_ des équations
+que les procédés se distinguent naturellement, puisqu'ils sont
+applicables à des équations d'un degré quelconque; c'est selon l'espèce
+numérique des _valeurs_ des inconnues. Car, pour calculer directement
+ces nombre sans les déduire des formules qui en feraient connaître les
+expressions, le moyen ne saurait évidemment être le même, quand les
+nombres ne sont susceptibles d'être évalués que par une suite
+d'approximations toujours incomplète, que lorsqu'on peut les obtenir
+exactement. Cette distinction si importante, dans la résolution
+numérique des équations, des racines incommensurables, et des racines
+commensurables, qui exigent des principes tout-à-fait différens pour
+leur détermination, est entièrement insignifiante dans là résolution
+algébrique, où la nature _rationnelle_ ou _irrationnelle_ des nombres
+obtenus est un simple accident du calcul, qui ne peut exercer aucune
+influence sur les procédés employés. C'est, en un mot, une simple
+considération arithmétique. On en peut dire autant, quoique à un moindre
+degré, de la distinction des racines commensurables elles-mêmes en
+entières et fractionnaires. Enfin, il en est aussi de même, à plus forte
+raison, pour la classification la plus générale des racines, en
+_réelles_ et _imaginaires_. Toutes ces diverses considérations, qui sont
+prépondérantes quant à la résolution numérique des équations, et qui
+n'ont aucune importance dans la résolution algébrique, rendent de plus
+en plus sensible la nature essentiellement distincte de ces deux parties
+principales de l'algèbre proprement dite.
+
+Ces deux parties, qui constituent l'objet immédiat du calcul des
+fonctions directes, sont dominées par une troisième purement
+spéculative, à laquelle l'une et l'autre empruntent leurs ressources les
+plus puissantes, et qui a été très-exactement désignée par le nom
+général de _théorie des équations_, quoique cependant elle ne porte
+encore que sur les équations dites _algébriques_. La résolution
+numérique des équations, à cause de sa généralité, exige spécialement
+cette base rationnelle.
+
+Cette dernière branche si importante de l'algèbre se divise
+naturellement en deux ordres de questions, d'abord celles qui se
+rapportent à la composition des équations, et ensuite celles qui
+concernent leur transformation; ces dernières ayant pour objet de
+modifier les racines d'une équation sans les connaître, suivant une loi
+quelconque donnée, pourvu que cette loi soit uniforme relativement à
+toutes ces racines[9].
+
+ [Note 9: Je crois devoir, au sujet de la théorie des
+ équations, signaler ici une lacune de quelque importance. Le
+ principe fondamental sur lequel elle repose, et qui est si
+ fréquemment appliqué dans toute l'analyse mathématique, la
+ décomposition des fonctions algébriques, rationnelles, et
+ entières, d'un degré quelconque, en facteurs du premier
+ degré, n'est jamais employé que pour les fonctions d'une
+ seule variable, sans que personne ait examiné si on doit
+ l'étendre aux fonctions de plusieurs variables, ce que
+ néanmoins on ne devrait pas laisser incertain. Quant aux
+ fonctions de deux ou de trois variables, les considérations
+ géométriques décident clairement, quoique d'une manière
+ indirecte, que leur décomposition en facteurs est
+ ordinairement impossible; car il en résulterait que chaque
+ classe correspondante d'équations ne pourrait représenter
+ une ligne ou une surface _sui generis_, et que son lieu
+ géométrique rentrerait toujours dans le système de ceux
+ appartenant à des équations de degré inférieur, de telle
+ sorte que, de proche en proche, toute équation ne produirait
+ jamais que des lignes droites ou des plans. Mais,
+ précisément à cause de cette interprétation concrète, ce
+ théorème, quoique purement négatif, me semble avoir une si
+ grande importance pour la géométrie analytique, que je
+ m'étonne qu'on n'ait pas cherché à établir directement une
+ différence aussi caractéristique entre les fonctions à une
+ seule variable et celles à plusieurs variables. Je vais
+ rapporter ici sommairement la démonstration abstraite et
+ générale que j'en ai trouvée, quoiqu'elle fût plus
+ convenablement placée dans un traité spécial.
+
+ 1º Si f(x,y) pouvait se décomposer en facteurs du premier
+ degré, on les obtiendrait en résolvant l'équation f(x,y)=0.
+ Or, d'après les considérations indiquées dans le texte,
+ cette équation, résolue par rapport à x, fournirait des
+ formules qui contiendraient nécessairement divers radicaux,
+ dans lesquels entrerait y. Les fonctions de y, renfermées
+ sous chaque radical, ne sauraient évidemment être en général
+ des puissances parfaites. Or, il faudrait qu'elles le
+ devinssent pour que les facteurs élémentaires correspondans
+ de f(x,y), et qui sont déjà du premier degré en x, fussent
+ aussi du premier degré, ou même simplement rationnels,
+ relativement à y. Cela ne pourra donc avoir lieu que dans
+ certains cas particuliers, lorsque les coefficiens
+ rempliront les conditions plus ou moins nombreuses, mais
+ constamment déterminées, qu'exige la disparition des
+ radicaux. Le même raisonnement s'appliquerait évidemment, à
+ bien plus forte raison, aux fonctions de trois, quatre, etc.
+ variables.
+
+ 2º Une autre démonstration, de nature très-différente, se
+ tire de la mesure du degré de généralité des fonctions à
+ plusieurs variables, lequel s'estime par le nombre de
+ constantes arbitraires entrant dans leur expression la plus
+ complète et la plus simple. Je me bornerai à l'indiquer pour
+ les fonctions de deux variables; il serait aisé de l'étendre
+ à celles qui en contiennent davantage.
+
+ On sait que le nombre de constantes arbitraires contenues
+ dans la formule générale d'une fonction du degré m à deux
+ variables, est /frac{m(m+3)}{2}. Or, si une telle fonction
+ pouvait seulement se décomposer en deux facteurs, l'un du
+ degré n, et l'autre du degré m-n, le produit renfermerait un
+ nombre de constantes arbitraires égal à /[/frac{n(n+3)}{2} +
+ /frac{(m-n)(m-n+3)}{2}./] Ce nombre étant, comme il est aisé
+ de le voir, inférieur au précédent de n(m-n), il en résulte
+ qu'un tel produit, ayant moins de généralité que la fonction
+ primitive, ne peut la représenter constamment. On voit même
+ qu'une telle comparaison exigerait n(m-n) relations
+ spéciales entre les coefficiens de cette fonction, qu'on
+ trouverait aisément en développant l'identité.
+
+ Ce nouveau genre de démonstration, fondé sur une
+ considération ordinairement négligée, pourrait probablement
+ être employé avec avantage dans plusieurs autres
+ circonstances.]
+
+Pour compléter cette rapide énumération générale des diverses parties
+essentielles du calcul des fonctions directes, je dois enfin mentionner
+expressément une des théories les plus fécondes et les plus importantes
+de l'algèbre proprement dite, celle relative à la transformation des
+fonctions en séries à l'aide de ce qu'on appelle la méthode des
+coefficiens indéterminés. Cette méthode, si éminemment analytique, et
+qui doit être regardée comme une des découvertes les plus remarquables
+de Descartes, a sans doute perdu de son importance depuis l'invention et
+le développement du calcul infinitésimal, dont elle pouvait tenir lieu
+si heureusement sous quelques rapports particuliers. Mais l'extension
+croissante de l'analyse transcendante, quoique ayant rendu cette méthode
+bien moins nécessaire, en a, d'un autre côté, multiplié les applications
+et agrandi les ressources; en sorte que par l'utile combinaison qui
+s'est finalement opérée entre les deux théories, l'usage de la méthode
+des coefficiens indéterminés est devenu aujourd'hui beaucoup plus étendu
+qu'il ne l'était même avant la formation du calcul des fonctions
+indirectes.
+
+Après avoir esquissé le tableau général de l'algèbre proprement dite, il
+me reste maintenant à présenter quelques considérations sur divers
+points principaux du calcul des fonctions directes, dont les notions
+peuvent être utilement éclaircies par un examen philosophique.
+
+Les difficultés relatives à plusieurs symboles singuliers auxquels
+conduisent les calculs algébriques et notamment aux expressions dites
+_imaginaires_, ont été, ce me semble, beaucoup exagérées par suite des
+considérations purement méthaphysiques qu'on s'est efforcé d'y
+introduire, au lieu d'envisager ces résultats anormaux sous leur vrai
+point de vue, comme de simples faits analytiques. En les concevant
+ainsi, il est aisé de reconnaître, en thèse générale, que l'esprit de
+l'analyse mathématique consistant à considérer les grandeurs sous le
+seul point de vue de leurs relations, et indépendamment de toute idée de
+valeur déterminée, il en résulte nécessairement pour les analystes
+l'obligation constante d'admettre indifféremment toutes les sortes
+d'expressions quelconques que pourront engendrer les combinaisons
+algébriques. S'ils voulaient s'en interdire une seule, à raison de sa
+singularité apparente, comme elle est toujours susceptible de se
+présenter d'après certaines suppositions particulières sur les valeurs
+des quantités considérées, ils seraient contraints d'altérer la
+généralité de leurs conceptions, et en introduisant ainsi, dans chaque
+raisonnement, une suite de distinctions vraiment étrangères, ils
+feraient perdre à l'analyse mathématique, son principal avantage
+caractéristique, la simplicité et l'uniformité des idées qu'elle
+combine. L'embarras que l'intelligence éprouve ordinairement au sujet de
+ces expressions singulières, me paraît provenir essentiellement de la
+confusion vicieuse qu'elle fait à son insçu entre l'idée de _fonction_
+et l'idée de _valeur_, ou, ce qui revient au même, entre le point de vue
+_algébrique_, et le point de vue _arithmétique_. Si la nature de cet
+ouvrage me permettait de présenter à cet égard les développemens
+suffisans, il me serait, je crois, facile, par un usage convenable des
+considérations indiquées dans cette leçon et dans les deux précédentes,
+de dissiper les nuages dont une fausse manière de voir entoure
+habituellement ces diverses notions. Le résultat de cet examen
+démontrerait expressément que l'analyse mathématique est, par sa nature,
+beaucoup plus claire, sous les différens rapports dont je viens de
+parler, que ne le croient communément les géomètres eux-mêmes, égarés
+par les objections vicieuses des métaphysiciens.
+
+Relativement aux quantités négatives, qui, par suite du même esprit
+métaphysique, ont donné lieu à tant de discussions déplacées, aussi
+dépourvues de tout fondement rationnel que dénuées de toute véritable
+utilité scientifique, il faut distinguer, en considérant toujours le
+simple fait analytique, entre leur signification abstraite et leur
+interprétation concrète, qu'on a presque toujours confondues jusqu'à
+présent. Sous le premier rapport, la théorie des quantités négatives
+peut être établie d'une manière complète par une seule vue algébrique.
+Quant à la nécessité d'admettre ce genre de résultats concurremment avec
+tout autre, elle dérive de la considération générale que je viens de
+présenter: et quant à leur emploi comme artifice analytique pour rendre
+les formules plus étendues, ce mécanisme de calcul ne peut réellement
+donner lieu à aucune difficulté sérieuse. Ainsi, on peut envisager la
+théorie abstraite des quantités négatives comme ne laissant rien
+d'essentiel à désirer: elle ne présente vraiment d'obstacles que ceux
+qu'on y introduit mal à propos par des considérations sophistiques.
+Mais, il n'en est nullement de même pour leur théorie concrète.
+
+Sous ce point de vue, elle consiste essentiellement dans cette admirable
+propriété des signes + et - de représenter analytiquement les
+oppositions de sens dont sont susceptibles certaines grandeurs. Ce
+théorème général sur les relations du concret à l'abstrait en
+mathématique, est une des plus belles découvertes que nous devions au
+génie de Descartes, qui l'a obtenue comme un simple résultat de
+l'observation philosophique convenablement dirigée. Un grand nombre de
+géomètres ont tenté depuis d'en établir directement la démonstration
+générale. Mais jusqu'ici leurs efforts ont été illusoires, soit qu'ils
+aient essayé de trancher la difficulté par de vaines considérations
+métaphysiques, ou par des comparaisons très-hasardées, soit qu'ils aient
+pris de simples vérifications dans quelque cas particulier plus ou moins
+borné pour de véritables démonstrations. Ces diverses tentatives
+vicieuses, et le mélange hétérogène du point de vue abstrait avec le
+point de vue concret, ont même introduit communément à cet égard une
+telle confusion, qu'il devient nécessaire d'énoncer ici distinctement le
+fait général, soit qu'on veuille se contenter d'en faire usage, soit
+qu'on se propose de l'expliquer. Il consiste, indépendamment de toute
+explication, en ce que: si dans une équation quelconque exprimant la
+relation de certaines quantités susceptibles d'opposition de sens, une
+ou plusieurs de ces quantités viennent à être comptées dans un sens
+contraire à celui qu'elles affectaient quand l'équation a été
+primitivement établie; il ne sera pas nécessaire de former directement
+une nouvelle équation pour ce second état du phénomène; il suffira de
+changer, dans la première équation, le signe de chacune des quantités
+qui auront changé de sens, et l'équation ainsi modifiée coïncidera
+toujours rigoureusement avec celle qu'on aurait trouvée en recommençant
+à chercher pour ce nouveau cas la loi analytique du phénomène. C'est
+dans cette coïncidence constante et nécessaire que consiste le théorême
+général. Or, jusqu'ici on n'est point parvenu réellement à s'en rendre
+compte directement; on ne s'en est assuré que par un grand nombre de
+vérifications géométriques et mécaniques, qui sont, il est vrai, assez
+multipliées et surtout assez variées pour qu'il ne puisse rester dans
+aucun esprit juste le moindre doute sur l'exactitude et la généralité de
+cette propriété essentielle, mais qui, sous le rapport philosophique, ne
+dispensent nullement de chercher une explication aussi importante.
+L'extrême étendue du théorême doit faire comprendre à la fois et la
+difficulté capitale de cette recherche si souvent reprise
+infructueusement, et la haute utilité dont serait sans doute, pour le
+perfectionnement de la science mathématique, la conception générale de
+cette grande vérité, l'esprit ne pouvant évidemment s'y élever qu'en se
+plaçant à un point de vue d'où il découvrirait inévitablement de
+nouvelles idées, par la considération directe et approfondie de la
+relation du concret à l'abstrait. Quoi qu'il en soit, l'imperfection que
+présente encore la science sous ce rapport, n'a point empêché les
+géomêtres de faire l'usage le plus étendu et le plus important de cette
+propriété dans toutes les parties de la mathématique concrète, où l'on
+en éprouve un besoin presque continuel. On peut même retirer une
+certaine utilité logique de la simple considération nette de ce fait
+général, tel que je l'ai décrit ci-dessus; il en résulte, par exemple,
+indépendamment de toute démonstration, que la propriété dont nous
+parlons ne doit jamais être appliquée aux grandeurs qui affectent des
+directions continuellement variables, sans donner lieu à une simple
+opposition de sens: dans ce cas, le signe dont se trouve nécessairement
+affecté tout résultat de calcul n'est susceptible d'aucune
+interprétation concrète, et c'est à tort qu'on s'efforce quelquefois
+d'en établir; cette circonstance a lieu, entre autres occasions, pour
+les rayons vecteurs en géométrie, et pour les forces divergentes en
+mécanique.
+
+Un second théorême général sur la relation du concret à l'abstrait en
+mathématique, que je crois devoir considérer expressément ici, est celui
+qu'on désigne ordinairement sous le nom de principe de l'_homogénéité_.
+Il est sans doute bien moins important dans ses applications que le
+précédent. Mais il mérite particulièrement notre attention, comme ayant,
+par sa nature, une étendue encore plus grande, puisqu'il s'applique
+indistinctement à tous les phénomènes, et à cause de l'utilité réelle
+qu'on en retire souvent pour la vérification de leurs lois analytiques.
+Je puis d'ailleurs en exposer une démonstration directe et générale, qui
+me semble fort simple. Elle est fondée sur cette seule observation,
+évidente par elle-même: l'exactitude de toute relation entre des
+grandeurs concrètes quelconques est indépendante de la valeur des
+_unités_ auxquelles on les rapporte pour les exprimer en nombres. Par
+exemple, la relation qui existe entre les trois côtés d'un triangle
+rectangle, a lieu soit qu'on les évalue en mètres, ou en lieues, ou en
+pouces, etc.
+
+Il suit de cette considération générale, que toute équation qui exprime
+la loi analytique d'un phénomène quelconque, doit jouir de cette
+propriété de n'être nullement altérée, quand on fait subir simultanément
+à toutes les quantités qui s'y trouvent, le changement correspondant à
+celui qu'éprouveraient leurs unités respectives. Or, ce changement
+consiste évidemment en ce que toutes les quantités de chaque espèce
+deviendraient à la fois m fois plus petites, si l'unité qui leur
+correspond devient m fois plus grande, ou réciproquement. Ainsi, toute
+équation qui représente une relation concrète quelconque, doit offrir ce
+caractère de demeurer la même, quand on y rend m fois plus grandes
+toutes les quantités qu'elle contient, et qui expriment les grandeurs
+entre lesquelles existe la relation, en exceptant toutefois les nombres
+qui désignent simplement les _rapports_ mutuels de ces diverses
+grandeurs, lesquels restent invariables dans le changement des unités.
+C'est dans cette propriété que consiste la loi de l'homogénéité, suivant
+son acception la plus étendue, c'est-à-dire, de quelques fonctions
+analytiques que les équations soient composées.
+
+Mais, le plus souvent, on ne considère que les cas où ces fonctions sont
+de celles qu'on appelle particulièrement _algébriques_, et auxquelles la
+notion de _degré_ est applicable. Dans ce cas, on peut préciser
+davantage la proposition générale, en déterminant le caractère
+analytique que doit présenter nécessairement l'équation pour que cette
+propriété soit vérifiée. Il est aisé de voir alors, en effet, que, par
+la modification ci-dessus exposée, tous les _termes_ du premier degré,
+quelle que soit leur forme, rationnelle ou irrationnelle, entière ou
+fractionnaire, deviendront m fois plus grands; tous ceux du second
+degré, m^2 fois; ceux du troisième, m^3 fois, etc. Ainsi, les termes du
+même degré, quelque diverse que puisse être leur composition, variant de
+la même manière, et les termes de degrés différens variant dans une
+proportion inégale, quelque similitude que puisse offrir leur
+composition, il faudra nécessairement, pour que l'équation ne soit pas
+troublée, que tous les termes qu'elle contient soient d'un même degré.
+C'est en cela que consiste proprement le théorême ordinaire de
+l'_homogénéité_; et c'est de cette circonstance que la loi générale à
+tiré son nom, qui cependant cesse d'être exactement convenable pour
+toute autre espèce de fonctions.
+
+Afin de traiter ce sujet dans toute son étendue, il importe d'observer
+une condition essentielle, à laquelle on devra avoir égard en appliquant
+cette propriété, lorsque le phénomène exprimé par l'équation présentera
+des grandeurs de natures diverses. En effet, il pourra arriver que les
+unités respectives soient complétement indépendantes les unes des
+autres, et alors le théorême de l'homogénéité aura lieu, soit par
+rapport à toutes les classes correspondantes de quantités, soit qu'on ne
+veuille considérer qu'une seule ou plusieurs d'entre elles. Mais, il
+arrivera, dans d'autres occasions, que les diverses unités auront entre
+elles des relations obligées, déterminées par la nature de la question.
+Alors, il faudra avoir égard à cette subordination des unités dans la
+vérification de l'homogénéité, qui n'existera plus en un sens purement
+algébrique, et dont le mode précis variera suivant le genre des
+phénomènes. Ainsi, par exemple, pour fixer les idées, quand on
+considérera dans l'expression analytique des phénomènes géométriques, à
+la fois des lignes, des aires, et des volumes, il faudra observer que
+les trois unités correspondantes, sont nécessairement liées entre elles,
+de telle sorte que, suivant la subordination généralement établie à cet
+égard, lorsque la première devient m fois plus grande, la seconde le
+devient m^2 fois, et la troisième m^3 fois. C'est avec une telle
+modification que l'homogénéité existera dans les équations, où l'on
+devra alors, si elles sont _algébriques_, estimer le degré de chaque
+terme, en doublant les exposans des facteurs qui correspondent à des
+aires, et triplant ceux des facteurs relatifs à des volumes[10].
+
+Telles sont les principales considérations générales, très-insuffisantes
+sans doute, mais auxquelles je suis contraint de me réduire par les
+limites naturelles de ce cours, relativement au calcul des fonctions
+directes. Nous devons passer maintenant à l'examen philosophique du
+calcul des fonctions indirectes, dont l'importance et l'étendue bien
+supérieures réclament un plus grand développement.
+
+ [Note 10: J'ai été conduit, il y a douze ans, par mon
+ enseignement journalier de la science mathématique, à
+ construire cette théorie générale de l'homogénéité. J'ai
+ trouvé depuis que M. Fourier, dans son grand ouvrage sur la
+ chaleur, publié en 1822, avait suivi, de son côté, une
+ marche essentiellement semblable. Malgré cette heureuse
+ coïncidence, qu'a dû naturellement déterminer la
+ considération directe d'un sujet aussi simple, je n'ai pas
+ cru devoir ici renvoyer à sa démonstration; celle que je
+ viens d'exposer ayant pour principal objet d'embrasser
+ l'ensemble de la question, sans égard à aucune application
+ spéciale.]
+
+SIXIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. Exposition comparative des divers points de vue généraux sous
+lesquels on peut envisager le calcul des fonctions indirectes.
+
+Nous avons déterminé, dans la quatrième leçon, le caractère
+philosophique propre à l'analyse transcendante, de quelque manière qu'on
+puisse la concevoir, en considérant seulement la nature générale de sa
+destination effective dans l'ensemble de la science mathématique. Cette
+analyse a été, comme on sait, présentée par les géomètres sous plusieurs
+points de vue réellement distincts, quoique nécessairement équivalens,
+et conduisant toujours à des résultats identiques. On peut les réduire à
+trois principaux, ceux de Leïbnitz, de Newton et de Lagrange, dont tous
+les autres ne sont que des modifications secondaires. Dans l'état
+présent de la science, chacune de ces trois conceptions générales offre
+des avantages essentiels qui lui appartiennent exclusivement, sans
+qu'on soit encore parvenu à construire une méthode unique réunissant
+toutes ces diverses qualités caractéristiques. En méditant sur
+l'ensemble de cette grande question, on est convaincu, je crois, que
+c'est dans la conception de Lagrange, que s'opérera un jour cette
+combinaison. Quand cet important travail philosophique, qui exige une
+profonde élaboration de toutes les idées mathématiques fondamentales,
+sera convenablement exécuté; on pourra se borner alors, pour connaître
+l'analyse transcendante, à la seule étude de cette conception
+définitive; les autres ne présentant plus essentiellement qu'un intérêt
+historique. Mais jusqu'à cette époque, la science devra être considérée,
+sous ce rapport, comme étant dans un véritable état provisoire, qui
+exige absolument, même pour l'exposition dogmatique de cette analyse, la
+considération simultanée des divers modes généraux propres au calcul des
+fonctions indirectes. Quelque peu satisfaisante que puisse paraître,
+sous le rapport logique, cette multiplicité de conceptions d'un sujet
+toujours identique, il est certain que, sans cette indispensable
+condition, on ne pourrait se former aujourd'hui qu'une notion
+très-insuffisante de cette analyse, soit en elle-même, soit surtout
+relativement à ses applications, quelque fût le mode unique que l'on
+aurait cru devoir choisir. Ce défaut de systématisation dans la partie
+la plus importante de l'analyse mathématique, ne paraîtra nullement
+étrange, si l'on considère, d'une part, son extrême étendue, sa
+difficulté supérieure, et d'une autre part, sa formation presque
+récente. La génération des géomètres est à peine renouvelée depuis la
+production primitive de la conception destinée sans doute à coordonner
+la science, de manière à lui imprimer un caractère fixe et uniforme;
+ainsi, les habitudes intellectuelles n'ont pu encore, sous ce rapport,
+être suffisamment formées.
+
+S'il s'agissait ici de tracer l'histoire raisonnée de la formation
+successive de l'analyse transcendante, il faudrait préalablement
+distinguer avec soin du calcul des fonctions indirectes proprement dit,
+l'idée mère de la méthode infinitésimale, laquelle peut être conçue par
+elle-même, indépendamment de tout calcul. Nous verrions, dès-lors, que
+le premier germe de cette idée, se trouve déjà dans le procédé constant,
+employé par les géomètres grecs, sous le nom de _méthode d'exhaustion_,
+pour passer de ce qui est relatif aux lignes droites à ce qui concerne
+les lignes courbes, et qui consistait essentiellement à substituer à la
+courbe la considération auxiliaire d'un polygone inscrit ou circonscrit,
+d'après lequel on s'élevait à la courbe elle-même, en prenant
+convenablement les limites des relations primitives.
+Quelqu'incontestable que soit cette filiation des idées, on lui
+donnerait une importance fort exagérée, en voyant dans cette méthode
+d'exhaustion, l'équivalent réel de nos méthodes modernes, comme l'ont
+fait plusieurs géomètres. Car, les anciens n'avaient aucun moyen
+rationnel et général pour la détermination de ces limites, qui
+constituait ordinairement la plus grande difficulté de la question; en
+sorte que leurs solutions n'étaient point soumises à des règles
+abstraites et invariables, dont l'application uniforme dût conduire avec
+certitude à la connaissance cherchée, ce qui est le principal caractère
+de notre analyse transcendante. En un mot, il restait à généraliser la
+conception employée par les anciens, et surtout, en la considérant d'une
+manière purement abstraite, à la réduire en calcul, ce qui leur était
+impossible. La première idée qui ait été produite dans cette nouvelle
+direction, remonte véritablement à notre grand géomètre Fermat, que
+Lagrange a justement présenté comme ayant ébauché la formation directe
+de l'analyse transcendante, par sa méthode pour la détermination des
+_maxima_ et _minima_, et pour la recherche des tangentes, qui consistait
+essentiellement, en effet, à introduire la considération auxiliaire des
+accroissemens corélatifs des variables proposées, accroissemens
+supprimés ensuite comme nuls, après que les équations avaient subi
+certaines transformations convenables. Mais, quoique Fermat eût le
+premier conçu cette analyse d'une manière vraiment abstraite, elle était
+encore loin d'être régulièrement formée en un calcul général et
+distinct, ayant sa notation propre, et surtout dégagé de la
+considération superflue des termes, qui finissaient par n'être plus
+comptés dans l'analyse de Fermat, après avoir néanmoins singulièrement
+compliqué par leur présence toutes les opérations. C'est ce qu'a si
+heureusement exécuté Leïbnitz un demi-siècle plus tard, après quelques
+modifications intermédiaires apportées par Wallis, et surtout par
+Barrow, aux idées de Fermat; et par là il a été le véritable créateur de
+l'analyse transcendante, telle que nous l'employons aujourd'hui. Cette
+découverte capitale était tellement mûre, comme toutes les grandes
+conceptions de l'esprit humain au moment de leur manifestation, que
+Newton, de son côté, était parvenu en même temps, ou un peu auparavant,
+à une méthode exactement équivalente, en considérant cette analyse sous
+un point de vue très-différent, et qui, bien que plus rationnel en
+lui-même, est réellement moins convenable pour donner à la méthode
+fondamentale commune toute l'étendue et la facilité que lui ont
+imprimées les idées de Leïbnitz. Enfin, Lagrange, écartant les
+considérations hétérogènes qui avaient guidé Leïbnitz et Newton, est
+parvenu plus tard à réduire l'analyse transcendante, dans sa plus grande
+perfection, à un système purement algébrique, auquel il ne manque encore
+que plus d'aptitude aux applications.
+
+Après ce coup-d'oeil sommaire sur l'histoire générale de l'analyse
+transcendante, procédons à l'exposition dogmatique des trois conceptions
+principales, afin d'apprécier exactement leurs propriétés
+caractéristiques, et de constater l'identité nécessaire des méthodes qui
+en dérivent. Commençons par celle de Leïbnitz.
+
+Elle consiste, comme on sait, à introduire dans le calcul, pour
+faciliter l'établissement des équations, les élémens infiniment petits
+dont on considère comme composées les quantités entre lesquelles on
+cherche des relations. Ces élémens ou _différentielles_ auront entre eux
+des relations constamment et nécessairement plus simples et plus faciles
+à découvrir que celles des quantités primitives, et d'après lesquelles
+on pourrait ensuite, par un calcul spécial ayant pour destination propre
+l'élimination de ces infinitésimales auxiliaires, remonter aux équations
+cherchées, qu'il eût été le plus souvent impossible d'obtenir
+directement. Cette analyse indirecte pourra l'être à des degrés divers;
+car, si on trouve quelquefois trop de difficulté à former immédiatement
+l'équation entre les différentielles mêmes des grandeurs que l'on
+considère, il faudra, par un emploi redoublé du même artifice général,
+traiter, à leur tour, ces différentielles comme de nouvelles quantités
+primitives, et chercher la relation entre leurs élémens infiniment
+petits, qui, par rapport aux objets définitifs de la question, seront
+les _différentielles secondes_; et ainsi de suite, la même
+transformation pouvant être répétée un nombre quelconque de fois, à la
+condition toujours d'éliminer finalement le nombre de plus en plus grand
+des quantités infinitésimales introduites comme auxiliaires.
+
+Un esprit encore étranger à ces considérations n'aperçoit pas
+sur-le-champ comment l'emploi de ces quantités auxiliaires peut
+faciliter la découverte des lois analytiques des phénomènes; car les
+accroissemens infiniment petits des grandeurs proposées étant de même
+espèce qu'elles, leurs relations ne paraissent pas devoir s'obtenir plus
+aisément, la valeur plus ou moins petite d'une quantité ne pouvant, en
+effet, exercer aucune influence sur une recherche nécessairement
+indépendante, par sa nature, de toute idée de valeur. Mais il est aisé,
+néanmoins, de s'expliquer très-nettement, et d'une manière tout-à-fait
+générale, à quel point, par un tel artifice, la question doit se
+trouver simplifiée. Il faut, pour cela, commencer par distinguer les
+différens ordres d'infiniment petits, dont on peut se faire une idée
+fort précise, en considérant que ce sont ou les puissances successives
+d'un même infiniment petit primitif, ou des quantités qu'on peut
+présenter comme ayant avec ces puissances des rapports finis, en sorte
+que, par exemple, les différentielles seconde, troisième, etc., d'une
+même variable, sont classées comme infiniment petits du second ordre, du
+troisième, etc., parce qu'il est aisé de montrer en elles des multiples
+finis des puissances seconde, troisième, etc., d'une certaine
+différentielle première. Ces notions préliminaires étant posées,
+l'esprit de l'analyse infinitésimale consiste à négliger constamment les
+quantités infiniment petites à l'égard des quantités finies, et,
+généralement, les infiniment petits d'un ordre quelconque vis-à-vis tous
+ceux d'un ordre inférieur. On conçoit immédiatement combien une telle
+faculté doit faciliter la formation des équations entre les
+différentielles des quantités, puisque, au lieu de ces différentielles,
+on pourra substituer tels autres élémens qu'on voudra, et qui seraient
+plus simples à considérer, en se conformant à cette seule condition, que
+les nouveaux élémens ne diffèrent des précédens que de quantités
+infiniment petites par rapport à eux. C'est ainsi qu'il sera possible,
+en géométrie, de traiter les lignes courbes comme composées d'une
+infinité d'élémens rectilignes, les surfaces courbes comme formées
+d'élémens plans; et, en mécanique, les mouvemens variés comme une suite
+infinie de mouvemens uniformes, se succédant à des intervalles de temps
+infiniment petits. Vu l'importance de cette conception admirable, je
+crois devoir ici, par l'indication sommaire de quelques exemples
+principaux, achever d'éclaircir son caractère fondamental.
+
+Qu'il s'agisse de déterminer, en chaque point d'une courbe plane dont
+l'équation est donnée, la direction de sa tangente, question dont la
+solution générale a été l'objet primitif qu'avaient en vue les
+inventeurs de l'analyse transcendante. On considérera la tangente comme
+une sécante qui joindrait deux points infiniment voisins; et alors, en
+nommant dy et dx les différences infiniment petites des coordonnées de
+ces deux points, les premiers élémens de la géométrie fourniront
+immédiatement l'équation t=/frac{dy}{dx}, pour la tangente
+trigonométrique de l'angle que fait avec l'axe des x la tangente
+cherchée, ce qui, dans un système de coordonnées rectilignes, est la
+manière la plus simple d'en fixer la position. Cette équation, commune à
+toutes les courbes, étant posée, la question est réduite à un simple
+problème analytique, qui consistera à éliminer les infinitésimales dx et
+dy, introduites comme auxiliaires, en déterminant, dans chaque cas
+particulier, d'après l'équation de la courbe proposée, le rapport de dy
+à dx, ce qui se fera constamment par des procédés uniformes et
+très-simples.
+
+En second lieu, qu'on veuille connaître la longueur de l'arc d'une
+courbe quelconque, considéré comme une fonction des coordonnées de ses
+extrémités. Il serait impossible d'établir immédiatement l'équation
+entre cet arc s et ces coordonnées, tandis qu'il est aisé de trouver la
+relation correspondante entre les différentielles de ces diverses
+grandeurs. Les plus simples théorèmes de la géométrie élémentaire
+donneront, en effet, sur-le-champ, en considérant l'arc infiniment petit
+ds comme une ligne droite, les équations /[ds^2 = dy^2 + dx^2,
+/mbox{ou}ds^2 = dx^2 + dy^2 + dz^2, /] suivant que la courbe sera plane
+ou à double courbure. Dans l'un et l'autre cas, la question est
+maintenant tout entière du domaine de l'analyse, qui fera remonter,
+d'après cette relation, à celle qui existe entre les quantités finies
+elles-mêmes que l'on considère, par l'élimination des différentielles,
+qui est l'objet propre du calcul des fonctions indirectes.
+
+Il en serait de même pour la quadrature des aires curvilignes. Si la
+courbe est plane et rapportée à des coordonnées rectilignes, on concevra
+l'aire A comprise entre elle, l'axe des x, et deux coordonnées extrêmes,
+comme augmentant d'une quantité infiniment petite dA, en résultat d'un
+accroissement analogue de l'abcisse. Alors la relation entre ces deux
+différentielles pourra s'obtenir immédiatement avec la plus grande
+facilité, en substituant à l'élément curviligne de l'aire proposée le
+rectangle formé par l'ordonnée extrême et l'élément de l'abcisse, dont
+il ne diffère évidemment que d'une quantité infiniment petite du second
+ordre, ce qui fournira aussitôt, quelle que soit la courbe, l'équation
+différentielle très-simple /[dA = ydx,/] d'où le calcul des fonctions
+indirectes, quand la courbe sera définie, apprendra à déduire l'équation
+finie, objet immédiat du problème.
+
+Pareillement, en dynamique, quand on voudra connaître l'expression de la
+vitesse acquise à chaque instant par un corps animé d'un mouvement varié
+suivant une loi quelconque, on considérera le mouvement comme uniforme
+pendant la durée d'un élément infiniment petit du temps t, et on formera
+ainsi immédiatement l'équation différentielle de=vdt, v désignant la
+vitesse acquise quand le corps a parcouru l'espace e, et de là il sera
+facile de conclure, par de simples procédés analytiques invariables, la
+formule qui donnerait la vitesse dans chaque mouvement particulier,
+d'après la relation correspondante entre le temps et l'espace; ou,
+réciproquement, quelle serait cette relation si le mode de variation de
+la vitesse était supposé connu, soit par rapport à l'espace, soit par
+rapport au temps.
+
+Enfin, pour indiquer une autre nature de questions, c'est par une marche
+semblable que, dans l'étude des phénomènes thermologiques, comme l'a si
+heureusement conçue M. Fourier, on peut former très-simplement, ainsi
+que nous le verrons plus tard, l'équation différentielle générale qui
+exprime la répartition variable de la chaleur dans un corps quelconque à
+quelques influences qu'on le suppose soumis, d'après la seule relation,
+fort aisée à obtenir, qui représente la distribution uniforme de la
+chaleur dans un parallélipipède rectangle, en considérant
+géométriquement tout autre corps comme décomposé en élémens infiniment
+petits d'une telle forme, et thermologiquement le flux de chaleur comme
+constant pendant un temps infiniment petit. Dès-lors, toutes les
+questions que peut présenter la thermologie abstraite se trouveront
+réduites, comme pour la géométrie et la mécanique, à de pures
+difficultés d'analyse, qui consisteront toujours dans l'élimination des
+différentielles introduites comme auxiliaires pour faciliter
+l'établissement des équations.
+
+Des exemples de nature aussi diverse sont plus que suffisans pour faire
+nettement comprendre en général l'immense portée de la conception
+fondamentale de l'analyse transcendante, telle que Leïbnitz l'a formée,
+et qui constitue sans aucun doute la plus haute pensée à laquelle
+l'esprit humain se soit jamais élevé jusqu'à présent.
+
+On voit que cette conception était indispensable pour achever de fonder
+la science mathématique, en permettant d'établir d'une manière large et
+féconde, la relation du concret à l'abstrait. Sous ce rapport, elle doit
+être envisagée comme le complément nécessaire de la grande idée-mère de
+Descartes, sur la représentation analytique générale des phénomènes
+naturels, idée qui n'a commencé à être dignement appréciée et
+convenablement exploitée que depuis la formation de l'analyse
+infinitésimale, sans laquelle elle ne pouvait encore produire, même en
+géométrie, de résultats très-importans[11].
+
+ [Note 11: Il est bien remarquable, en effet, que des
+ hommes tels que Pascal, aient fait aussi peu d'attention à
+ la conception fondamentale de Descartes, sans pressentir
+ nullement la révolution générale qu'elle était
+ nécessairement destinée à produire dans le système entier de
+ la science mathématique. Cela est venu de ce que, sans le
+ secours de l'analyse transcendante, cette admirable méthode
+ ne pouvait réellement encore conduire à des résultats
+ essentiels, qui ne pussent être obtenus presqu'aussi bien
+ par la méthode géométrique des anciens. Les esprits mêmes
+ les plus éminens ont toujours bien moins apprécié jusqu'ici
+ les méthodes générales par leur simple caractère
+ philosophique, que par les connaissances effectives qu'elles
+ pouvaient procurer immédiatement.]
+
+Quoique j'aie cru devoir, dans les considérations précédentes, insister
+particulièrement sur l'admirable facilité que présente par sa nature
+l'analyse transcendante pour la recherche des lois mathématiques de tous
+les phénomènes, je ne dois pas négliger de faire ressortir une seconde
+propriété fondamentale, peut-être aussi importante que la première, et
+qui ne lui est pas moins inhérente: je veux parler de l'extrême
+généralité des formules différentielles, qui expriment en une seule
+équation chaque phénomène déterminé, quelque variés que puissent être
+les sujets dans lesquels on le considère. Ainsi, sous le point de vue de
+l'analyse infinitésimale, on voit, dans les exemples qui précèdent, une
+seule équation différentielle donner les tangentes à toutes les courbes,
+une autre leurs rectifications, une troisième leurs quadratures; et de
+même, une formule invariable exprimer la loi mathématique de tout
+mouvement varié; enfin une équation unique représenter constamment la
+répartition de la chaleur dans un corps et pour un cas quelconques.
+Cette généralité si éminemment remarquable, et qui est pour les
+géomètres la base des considérations les plus élevées, est une heureuse
+conséquence nécessaire et presqu'immédiate de l'esprit même de l'analyse
+transcendante, surtout dans la conception de Leïbnitz. Elle résulte de
+ce que, en substituant aux élémens infiniment petits des grandeurs
+considérées, d'autres infinitésimales plus simples, qui seules entrent
+dans les équations différentielles, ces infinitésimales se trouvent, par
+leur nature, être constamment les mêmes pour chaque classe totale de
+questions, quels que soient les objets divers du phénomène étudié.
+Ainsi, par exemple, toute courbe, quelle qu'elle soit, étant toujours
+décomposée en élémens rectilignes, on conçoit _à priori_ que la relation
+entre ces élémens uniformes doit nécessairement être la même pour un
+même phénomène géométrique quelconque, quoique l'équation finie
+correspondante à cette loi différentielle doive varier d'une courbe à
+une autre. Il en est évidemment de même dans tout autre cas quelconque.
+L'analyse infinitésimale n'a donc pas seulement fourni un procédé
+général pour former indirectement des équations qu'il eût été impossible
+de découvrir d'une manière directe; elle a permis en outre de
+considérer, pour l'étude mathématique des phénomènes naturels, un ordre
+nouveau de lois plus générales et néanmoins offrant une signification
+claire et précise à tout esprit habitué à leur interprétation. Ces lois
+sont constamment les mêmes pour chaque phénomène, dans quelques objets
+qu'on l'étudie, et ne changent qu'en passant d'un phénomène à un autre;
+d'où l'on a pu d'ailleurs, en comparant ces variations, s'élever
+quelquefois, par une vue encore plus générale, à des rapprochemens
+positifs entre diverses classes de phénomènes tout-à-fait divers,
+d'après les analogies présentées par les expressions différentielles de
+leurs lois mathématiques. Dans l'étude philosophique de la mathématique
+concrète, je m'attacherai à faire exactement apprécier cette seconde
+propriété caractéristique de l'analyse transcendante, non moins
+admirable que la première, et en vertu de laquelle le système entier
+d'une science immense, comme la géométrie ou la mécanique, a pu se
+trouver condensé en un petit nombre de formules analytiques, d'où
+l'esprit humain peut déduire, par des règles certaines et invariables,
+la solution de tous les problèmes particuliers.
+
+Pour terminer l'exposition générale de la conception de Leïbnitz, il me
+reste maintenant à considérer en elle-même la démonstration du procédé
+logique auquel elle conduit, ce qui constitue malheureusement la partie
+la plus imparfaite de cette belle méthode.
+
+Dans les premiers temps de l'analyse infinitésimale, les géomètres les
+plus célèbres, tels que les deux illustres frères Jean et Jacques
+Bernouilli attachèrent, avec raison, bien plus d'importance à étendre,
+en la développant, l'immortelle découverte de Leïbnitz, et à en
+multiplier les applications, qu'à établir rigoureusement les bases
+logiques sur lesquelles reposaient les procédés de ce nouveau
+calcul[12]. Ils se contentèrent pendant long-temps de répondre par la
+solution inespérée des problèmes les plus difficiles à l'opposition
+prononcée de la plupart des géomètres du second ordre contre les
+principes de la nouvelle analyse, persuadés sans doute, contrairement
+aux habitudes ordinaires, que, dans la science mathématique bien plus
+que dans aucune autre, on peut accueillir avec hardiesse les nouveaux
+moyens, même quand leur rationnalité est imparfaite, pourvu qu'ils
+soient féconds, puisque, les vérifications étant bien plus faciles et
+plus multipliées, l'erreur ne saurait demeurer long-temps inaperçue.
+Néanmoins, après le premier élan, il était impossible d'en rester là; et
+il fallait revenir nécessairement sur les fondemens mêmes de l'analyse
+leïbnitzienne pour constater généralement l'exactitude rigoureuse des
+procédés employés, malgré les infractions apparentes qu'on s'y
+permettait aux règles ordinaires du raisonnement. Leïbnitz, pressé de
+répondre, avait lui-même présenté une explication tout-à-fait erronée,
+en disant qu'il traitait les infiniment petits comme des
+_incomparables_, et qu'il les négligeait vis-à-vis des quantités finies
+_comme des grains de sable par rapport à la mer_, considération qui eût
+complétement dénaturé son analyse, en la réduisant à n'être plus qu'un
+simple calcul d'approximation, qui, sous ce rapport, serait radicalement
+vicieux, puisqu'il serait impossible de prévoir, en thèse générale, à
+quel point les opérations successives peuvent grossir ces erreurs
+premières, dont l'accroissement pourrait même évidemment devenir ainsi
+quelconque. Leïbnitz n'avait donc entrevu que d'une manière extrêmement
+confuse les véritables fondemens rationnels de l'analyse qu'il avait
+créée. Ses premiers successeurs se bornèrent d'abord à en vérifier
+l'exactitude par la conformité de ses résultats, dans certains usages
+particuliers, avec ceux que fournissait l'algèbre ordinaire ou la
+géométrie des anciens, en reproduisant, autant qu'ils le pouvaient,
+d'après les anciennes méthodes, les solutions de quelques problèmes,
+une fois qu'elles avaient été obtenues par la méthode nouvelle, seule
+capable primitivement de les faire découvrir. Quand cette grande
+question a été considérée d'une manière plus générale, les géomètres, au
+lieu d'aborder directement la difficulté, ont préféré l'éluder en
+quelque sorte, comme l'ont fait Euler et d'Alembert, par exemple, en
+démontrant abstraitement la conformité nécessaire et constante de la
+conception de Leïbnitz, envisagée dans tous ses usages quelconques, avec
+d'autres conceptions fondamentales de l'analyse transcendante, celle de
+Newton surtout, dont l'exactitude était à l'abri de toute objection. Une
+telle vérification générale est sans doute strictement suffisante pour
+dissiper toute incertitude sur l'emploi légitime de l'analyse
+leïbnitzienne. Mais la méthode infinitésimale est tellement importante,
+elle présente encore, dans presque toutes les applications, une telle
+supériorité effective sur les autres conceptions générales
+successivement proposées, qu'il y aurait véritablement imperfection dans
+le caractère philosophique de la science à ne pouvoir la justifier en
+elle-même, et à la fonder logiquement sur des considérations d'un autre
+ordre, qu'on cesserait ensuite d'employer efficacement. Il était donc
+d'une importance réelle d'établir directement et d'une manière générale
+la rationnalité nécessaire de la méthode infinitésimale. Après diverses
+tentatives plus ou moins imparfaites pour y parvenir, les travaux
+philosophiques de Lagrange ayant fortement reporté, vers la fin du
+siècle dernier, l'attention des géomètres sur la théorie générale de
+l'analyse infinitésimale, un géomètre très-recommandable, Carnot,
+présenta enfin la véritable explication logique directe de la méthode de
+Leïbnitz, en la montrant comme fondée sur le principe de la compensation
+nécessaire des erreurs, ce qui est vraisemblablement, en effet, la
+manifestation précise et lumineuse de ce que Leïbnitz avait vaguement et
+confusément aperçu, en concevant les bases rationnelles de son analyse.
+Carnot a rendu ainsi à la science un service essentiel[13], et dont
+l'importance me semble n'être pas encore suffisamment appréciée,
+quoique, comme nous le verrons à la fin de cette leçon, tout cet
+échafaudage logique de la méthode infinitésimale proprement dite ne soit
+susceptible très-vraisemblablement que d'une existence provisoire, en
+tant que radicalement vicieux par sa nature. Je n'en crois pas moins,
+cependant, devoir considérer ici, afin de compléter cette importante
+exposition, le raisonnement général proposé par Carnot, pour légitimer
+directement l'analyse de Leïbnitz. Voici en quoi il consiste
+essentiellement.
+
+ [Note 12: On ne peut contempler, sans un profond
+ intérêt, le naïf enthousiasme de l'illustre Huyghens, au
+ sujet de cette admirable création, quoique son âge avancé ne
+ lui permît point d'en faire lui-même aucun usage important,
+ et qu'il se fût déjà élevé sans ce puissant secours à des
+ découvertes capitales. _Je vois avec surprise et avec
+ admiration_, écrivait-il, en 1692, au marquis de L'Hôpital,
+ _l'étendue et la fécondité de cet art; de quelque côté que
+ je tourne la vue, j'en aperçois de nouveaux usages; enfin,
+ j'y conçois un progrès et une spéculation infinis._]
+
+
+ [Note 13: Voyez l'ouvrage remarquable qu'il a publié
+ sous le titre de _Réflexions sur la Métaphysique du calcul
+ infinitésimal_, et dans lequel on trouve d'ailleurs une
+ exposition claire et utile, quoique trop peu approfondie, de
+ tous les divers points de vue sous lesquels a été conçu le
+ système général du calcul des fonctions indirectes.]
+
+
+Lorsqu'on établit l'équation différentielle d'un phénomène, on substitue
+aux élémens immédiats des diverses quantités considérées, d'autres
+infinitésimales plus simples qui en diffèrent infiniment peu par rapport
+à eux, et cette substitution constitue le principal artifice de la
+méthode de Leïbnitz, qui, sans cela, n'offrirait aucune facilité réelle
+pour la formation des équations. Carnot regarde une telle hypothèse
+comme produisant véritablement une erreur dans l'équation ainsi obtenue,
+et que, pour cette raison, il appelle _imparfaite_; seulement, il est
+clair que cette erreur ne peut être qu'infiniment petite. Or, d'un autre
+côté, tous les procédés analytiques, soit de différentiation, soit
+d'intégration, qu'on applique à ces équations différentielles pour
+s'élever aux équations finies en éliminant toutes les infinitésimales
+introduites comme auxiliaires, produisent aussi constamment, par leur
+nature, ainsi qu'il est aisé de le voir, d'autres erreurs analogues, en
+sorte qu'il a pu s'opérer une exacte compensation, et que les équations
+définitives peuvent, suivant l'expression de Carnot, être devenues
+_parfaites_. Carnot considère comme un symptôme certain et invariable de
+l'établissement effectif de cette compensation nécessaire, l'élimination
+complète des diverses quantités infiniment petites, qui est constamment,
+en effet, le but définitif de toutes les opérations de l'analyse
+transcendante. Car, si on n'a jamais commis d'autres infractions aux
+règles générales du raisonnement que celles ainsi exigées par la nature
+même de la méthode infinitésimale, les erreurs infiniment petites
+produites de cette manière n'ayant jamais pu engendrer que des erreurs
+infiniment petites dans toutes les équations, les relations sont
+nécessairement d'une exactitude rigoureuse aussitôt qu'elles n'ont plus
+lieu qu'entre des quantités finies, puisqu'il ne saurait évidemment
+exister alors que des erreurs finies, tandis qu'il n'a pu en survenir
+aucune de ce genre. Tout ce raisonnement général est fondé sur la notion
+des quantités infinitésimales, conçues comme indéfiniment décroissantes,
+lorsque celles dont elles dérivent sont envisagées comme fixes.
+
+Ainsi, pour éclaircir cette exposition abstraite par un seul exemple,
+reprenons la question des tangentes, qui est la plus facile à analyser
+complétement. On regardera l'équation t=/frac{dy}{dx} obtenue ci-dessus
+comme affectée d'une erreur infiniment petite, puisqu'elle ne serait
+tout-à-fait rigoureuse que pour la sécante. Maintenant, on achèvera la
+solution en cherchant, d'après l'équation de chaque courbe, le rapport
+entre les différentielles des coordonnées. Si cette équation est, je
+suppose, y=ax^2, on aura évidemment /[dy = 2axdx + dx^2./]
+
+Dans cette formule, on devra négliger le terme dx^2 comme infiniment
+petit du second ordre. Dès lors la combinaison des deux équations
+_imparfaites_ /[t=/frac{dy}{dx},/;dy = 2axdx,/] suffisant pour éliminer
+entièrement les infinitésimales, le résultat fini t = 2ax sera
+nécessairement rigoureux par l'effet de la compensation exacte des deux
+erreurs commises puisqu'il ne pourrait, par sa nature, être affecté
+d'une erreur infiniment petite, la seule néanmoins qu'il pût y avoir,
+d'après l'esprit des procédés qui ont été suivis.
+
+Il serait aisé de reproduire uniformément le même raisonnement par
+rapport à toutes les autres applications générales de l'analyse de
+Leïbnitz.
+
+Cette ingénieuse théorie est sans doute plus subtile que solide, quand
+on cherche à l'approfondir. Mais elle n'a cependant en réalité d'autre
+vice logique radical que celui de la méthode infinitésimale elle-même,
+dont elle est, ce me semble, le développement naturel et l'explication
+générale, en sorte qu'elle doit être adoptée aussi long-temps qu'on
+jugera convenable d'employer directement cette méthode.
+
+Je passe maintenant à l'exposition générale des deux autres conceptions
+fondamentales de l'analyse transcendante, en me bornant pour chacune à
+l'idée principale, le caractère philosophique de cette analyse ayant
+été, du reste, suffisamment déterminé ci-dessus, d'après la conception
+de Leïbnitz, à laquelle j'ai dû spécialement m'attacher, parce qu'elle
+permet de le saisir plus aisément dans son ensemble, et de le décrire
+avec plus de rapidité.
+
+Newton a présenté successivement, sous plusieurs formes différentes, sa
+manière propre de concevoir l'analyse transcendante. Celle qui est
+aujourd'hui le plus communément adoptée, du moins parmi les géomètres du
+continent, a été désignée par Newton, tantôt sous le nom de _méthode des
+premières et dernières raisons_, tantôt sous celui de _méthode des
+limites_, qu'on emploie plus fréquemment.
+
+Sous ce point de vue, l'esprit général de l'analyse transcendante
+consiste à introduire comme auxiliaires, à la place des quantités
+primitives ou concurremment avec elles, pour faciliter l'établissement
+des équations, les limites des rapports des accroissemens simultanés de
+ces quantités, ou, en d'autres termes, les dernières raisons de ces
+accroissemens, limites ou dernières raisons qu'on peut aisément montrer
+comme ayant une valeur déterminée et finie. Un calcul spécial, qui est
+l'équivalent du calcul infinitésimal, est ensuite destiné à s'élever de
+ces équations entre ces limites aux équations correspondantes entre les
+quantités primitives elles-mêmes.
+
+La faculté que présente une telle analyse pour exprimer plus aisément
+les lois mathématiques des phénomènes tient, en général, à ce que le
+calcul portant, non sur les accroissemens mêmes des quantités proposées,
+mais sur les limites des rapports de ces accroissemens, on pourra
+toujours substituer à chaque accroissement toute autre grandeur plus
+simple à considérer, pourvu que leur dernière raison soit la raison
+d'égalité, ou, en d'autres termes, que la limite de leur rapport soit
+l'unité. Il est clair, en effet, que le calcul des limites ne saurait
+être nullement affecté de cette substitution. En partant de ce principe,
+on retrouve à peu près l'équivalent des facilités offertes par l'analyse
+de Leïbnitz, qui sont seulement conçues alors sous un autre point de
+vue. Ainsi, les courbes seront envisagées comme les limites d'une suite
+de polygones rectilignes, les mouvemens variés comme les limites d'un
+ensemble de mouvemens uniformes de plus en plus rapprochés, etc.
+
+Qu'on veuille, par exemple, déterminer la direction de la tangente à une
+courbe; on la regardera comme la limite vers laquelle tendrait une
+sécante, qui tournerait autour du point donné, de manière que son second
+point d'intersection se rapprochât indéfiniment du premier. En nommant
+/Delta y et /Delta x les différences des coordonnées des deux points, on
+aurait, à chaque instant, pour la tangente trigonométrique de l'angle
+que fait la sécante avec l'axe des abcisses, t=/frac{/Delta y}{/Delta
+x}; d'où, en prenant les limites, on déduira, relativement à la tangente
+elle-même, cette formule générale d'analyse transcendante /[t =
+L/frac{/Delta y}{/Delta x};[14]/] d'après laquelle le calcul des
+fonctions indirectes enseignera, dans chaque cas particulier, quand
+l'équation de la courbe sera donnée, à déduire la relation entre t et x,
+en éliminant les quantités auxiliaires introduites. Si, pour achever la
+solution, on suppose que y = ax^2 soit l'équation de la courbe proposée,
+on aura évidemment, /[/Delta y = 2ax/Delta x + (/Delta x)^2;/] d'où l'on
+conclura /[/frac{/Delta y}{/Delta x} = 2ax + /Delta x./] Or, il est
+clair que la limite vers laquelle tend le second membre, à mesure que
+/Delta x diminue, est 2ax. On trouvera donc par cette méthode, t=2ax,
+comme nous l'avions obtenu ci-dessus pour le même cas, d'après l'analyse
+de Leïbnitz.
+
+ [Note 14: J'emploie la caractéristique L pour désigner
+ la limite.]
+
+Pareillement, quand on cherche la rectification d'une courbe, il faut
+substituer à l'accroissement de l'arc s, la corde de cet accroissement,
+qui est évidemment avec lui dans une relation telle, que la limite de
+leur rapport est l'unité, et alors on trouve, en suivant d'ailleurs la
+même marche qu'avec la méthode de Leïbnitz, cette équation générale des
+rectifications /[/left(L/frac{/Delta s}{/Delta x}/right)^2 = 1 +
+/left(L/frac{/Delta y}{/Delta x}/right)^2/] ou /[/left(L/frac{/Delta
+s}{/Delta x}/right)^2 = 1 + /left(L/frac{/Delta y}{/Delta x}/right)^2 +
+/left(L/frac{/Delta z}{/Delta x}/right)^2,/] selon que la courbe est
+plane ou à double courbure. Il faudra maintenant, pour chaque courbe
+particulière, passer de cette équation à celle entre l'arc et l'abcisse,
+ce qui dépend du calcul transcendant proprement dit.
+
+On reprendrait avec la même facilité, d'après la méthode des limites,
+toutes les autres questions générales, dont la solution a été indiquée
+ci-dessus, suivant la méthode infinitésimale.
+
+Telle est, essentiellement, la conception que Newton s'était formée,
+pour l'analyse transcendante, ou, plus exactement, celle que Maclaurin
+et d'Alembert ont présentée comme la base la plus rationnelle de cette
+analyse, en cherchant à fixer et à coordonner les idées de Newton à ce
+sujet.
+
+Je dois, néanmoins, avant de procéder à l'exposition de la conception de
+Lagrange, signaler ici une autre forme distincte sous laquelle Newton a
+présenté cette même méthode, et qui mérite de fixer particulièrement
+notre attention, tant par son ingénieuse clarté dans quelques cas, que
+comme ayant fourni la notation la mieux appropriée à cette manière
+d'envisager l'analyse transcendante, et enfin, comme étant encore
+aujourd'hui la forme spéciale du calcul des fonctions indirectes
+communément adoptée par les géomètres anglais. Je veux parler du calcul
+des _fluxions_ et des _fluentes_, fondé sur la notion générale des
+_vitesses_.
+
+Pour en faire concevoir l'idée-mère avec plus de facilité, considérons
+toute courbe comme engendrée par un point animé d'un mouvement varié
+suivant une loi quelconque. Les diverses quantités que la courbe peut
+offrir, l'abcisse, l'ordonnée, l'arc, l'aire, etc., seront envisagées
+comme simultanément produites par degrés successifs pendant ce
+mouvement. La _vitesse_ avec laquelle chacune aura été décrite sera dite
+la _fluxion_ de cette quantité, qui, en sens inverse, en serait nommée
+la _fluente_. Dès lors, l'analyse transcendante consistera, dans cette
+conception, à former immédiatement les équations entre les fluxions des
+quantités proposées pour en déduire ensuite, par un calcul spécial, les
+équations entre les fluentes elles-mêmes. Ce que je viens d'énoncer
+relativement aux courbes peut d'ailleurs évidemment se transporter à des
+grandeurs quelconques, envisagées, à l'aide d'une image convenable,
+comme produites par le mouvement les unes des autres.
+
+Il est aisé de comprendre l'identité générale et nécessaire de cette
+méthode avec celle des limites, compliquée de l'idée étrangère du
+mouvement. En effet, reprenant le cas de la courbe, si l'on suppose,
+comme on peut évidemment toujours le faire, que le mouvement du point
+décrivant est uniforme suivant une certaine direction, par exemple,
+dans le sens de l'abcisse, alors la fluxion de l'abcisse sera constante,
+comme l'élément du temps. Pour toutes les autres quantités engendrées,
+le mouvement ne pourrait être conçu comme uniforme que pendant un temps
+infiniment petit. Cela posé, la vitesse étant généralement, d'après sa
+notion mécanique, le rapport de chaque espace au temps employé à le
+parcourir, et ce temps étant ici proportionnel à l'accroissement de
+l'abcisse, il s'ensuit que la fluxion de l'ordonnée, de l'arc, de
+l'aire, etc., ne sont véritablement autre chose, en faisant disparaître
+la considération intermédiaire du temps, que les dernières raisons des
+accroissemens de ces diverses quantités comparés à celui de l'abcisse.
+Cette méthode des fluxions et des fluentes n'est donc en réalité qu'une
+manière de se représenter, d'après une comparaison mécanique, la méthode
+des premières et dernières raisons, qui seule est réductible en calcul.
+Elle comporte donc nécessairement les mêmes avantages généraux dans les
+diverses applications principales de l'analyse transcendante, sans que
+nous ayons besoin de le constater spécialement.
+
+Je considère enfin la conception de Lagrange.
+
+Elle consiste, dans son admirable simplicité, à se représenter l'analyse
+transcendante comme un grand artifice algébrique, d'après lequel, pour
+faciliter l'établissement des équations, on introduit, au lieu de
+fonctions primitives ou avec elles, leurs fonctions _dérivées_,
+c'est-à-dire, suivant la définition de Lagrange, le coëfficient du
+premier terme de l'accroissement de chaque fonction, ordonné selon les
+puissances ascendantes de l'accroissement de sa variable. Le calcul des
+fonctions indirectes proprement dit, est toujours destiné, ainsi que
+dans les conceptions de Leïbnitz et de Newton, à éliminer ces _dérivées_
+employées comme auxiliaires, pour déduire de leurs relations les
+équations correspondantes entre les grandeurs primitives.
+
+L'analyse transcendante n'est alors autre chose qu'une simple extension
+très-considérable de l'analyse ordinaire. C'était déjà depuis long-temps
+un procédé familier aux géomètres, que d'introduire, dans les
+considérations analytiques, au lieu des grandeurs mêmes qu'ils avaient à
+étudier, leurs diverses puissances, ou leurs logarithmes, ou leurs
+sinus, etc., afin de simplifier les équations, et même de les obtenir
+plus aisément. La _dérivation_ successive est un artifice général de la
+même nature, qui présente seulement beaucoup plus d'étendue, et procure,
+en conséquence, pour ce but commun, des ressources bien plus
+importantes.
+
+Mais, quoiqu'on conçoive sans doute _à priori_ que la considération
+auxiliaire de ces dérivées, _peut_ faciliter l'établissement des
+équations, il n'est pas aisé d'expliquer pourquoi cela _doit_ être
+nécessairement d'après le mode de dérivation adopté plutôt que suivant
+toute autre transformation. Tel est le côté faible de la grande pensée
+de Lagrange. On n'est point, en effet, réellement parvenu jusqu'ici à
+saisir en général d'une manière abstraite, et sans rentrer dans les
+autres conceptions de l'analyse transcendante, les avantages précis que
+doit constamment présenter, par sa nature, cette analyse ainsi conçue,
+pour la recherche des lois mathématiques des phénomènes. Il est
+seulement possible de les constater, en considérant séparément chaque
+question principale, et cette vérification devient même pénible, quand
+on choisit une question compliquée.
+
+Pour indiquer sommairement comment cette manière de concevoir l'analyse
+transcendante peut s'adapter effectivement à la solution des problèmes
+mathématiques, je me bornerai à reprendre sous ce point de vue le
+problème le plus simple de tous ceux ci-dessus examinés, celui des
+tangentes.
+
+Au lieu de concevoir la tangente comme le prolongement de l'élément
+infiniment petit de la courbe, suivant la notion de Leïbnitz; ou comme
+la limite des sécantes, suivant les idées de Newton; Lagrange la
+considère d'après ce simple caractère géométrique, analogue aux
+définitions des anciens, d'être une droite telle qu'entre elle et la
+courbe il ne peut passer, par le point de contact, aucune autre droite.
+Dès lors, pour en déterminer la direction, il faut chercher l'expression
+générale de sa distance à la courbe, dans un sens quelconque, dans celui
+de l'ordonnée, par exemple, en un second point distinct du premier, et
+disposer de la constante arbitraire relative à l'inclinaison de la
+droite, qui entrera nécessairement dans cette expression, de manière à
+diminuer cet écartement le plus possible. Or, cette distance étant
+évidemment égale à la différence des deux ordonnées de la courbe et de
+la droite qui correspondent à une même nouvelle abcisse x+h, sera
+représentée par la formule /[(f'(x)-t)h + qh^2 + rh^3 + /mbox{/rm
+etc.},/] où t désigne, comme ci-dessus, la tangente trigonométrique
+inconnue de l'angle que fait avec l'axe des (x), la droite cherchée, et
+f'(x), la fonction dérivée de l'ordonnée f(x). Cela posé, il est aisé de
+voir qu'en disposant de t de façon à annuler le premier terme de la
+formule précédente, on aura rendu l'intervalle des deux lignes le plus
+petit possible, tellement que toute autre droite pour laquelle t
+n'aurait point la valeur ainsi déterminée, s'écarterait nécessairement
+davantage de la courbe proposée. On a donc, pour la direction de la
+tangente cherchée, l'expression générale t=f'(x); résultat exactement
+équivalent à ceux que fournissent la méthode infinitésimale, et la
+méthode des limites. Il restera maintenant, dans chaque courbe
+particulière, à trouver f'(x), ce qui est une pure question d'analyse,
+tout-à-fait identique avec celles que prescrivent alors les autres
+méthodes.
+
+Après avoir suffisamment considéré dans leur ensemble les principales
+conceptions générales successivement produites jusqu'ici pour l'analyse
+transcendante, je ne dois pas m'arrêter à l'examen de quelques autres
+théories proposées, telles que le _calcul des évanouissans_ d'Euler, qui
+ne sont réellement que des modifications plus ou moins importantes, et
+d'ailleurs inusitées, des méthodes précédentes. Il me reste maintenant,
+afin de compléter cet ensemble de considérations, à établir la
+comparaison et l'appréciation de ces trois méthodes fondamentales. Je
+dois préalablement constater d'une manière générale, leur conformité
+parfaite et nécessaire.
+
+Il est d'abord évident, par ce qui précède, qu'à considérer ces trois
+méthodes quant à leur destination effective, indépendamment des idées
+préliminaires, elles consistent toutes en un même artifice logique
+général, que j'ai caractérisé dans la quatrième leçon, savoir:
+l'introduction d'un certain système des grandeurs auxiliaires,
+uniformément corrélatives à celles qui sont l'objet propre de la
+question, et qu'on leur substitue expressément pour faciliter
+l'expression analytique des lois mathématiques des phénomènes,
+quoiqu'elles doivent finalement être éliminées, à l'aide d'un calcul
+spécial. C'est ce qui m'a déterminé à définir régulièrement l'analyse
+transcendante _le calcul des fonctions indirectes_, afin de marquer son
+vrai caractère philosophique, en écartant toute discussion sur la
+manière la plus convenable de la concevoir et de l'appliquer. L'effet
+général de cette analyse, quelle que soit la méthode employée, est donc
+de faire rentrer beaucoup plus promptement chaque question mathématique
+dans le domaine du _calcul_, et de diminuer ainsi considérablement la
+difficulté capitale que présente ordinairement le passage du concret à
+l'abstrait. Quoiqu'on fasse, on ne peut espérer que le calcul s'empare
+jamais de chaque question de philosophie naturelle, géométrique, ou
+mécanique, ou thermologique, etc., immédiatement à sa naissance, ce qui
+serait évidemment contradictoire. Il y aura constamment dans tout
+problème, un certain travail préliminaire à effectuer sans que le calcul
+puisse être d'aucun secours, et qui ne saurait être, par sa nature,
+assujéti à des règles abstraites et invariables; c'est celui qui a pour
+objet propre l'établissement des _équations_, qui sont le point de
+départ indispensable de toutes les recherches analytiques. Mais cette
+élaboration préalable a été singulièrement simplifiée par la création de
+l'analyse transcendante, qui a ainsi hâté l'époque où la solution
+comporte l'application uniforme et précise de procédés généraux et
+abstraits; en réduisant, dans chaque cas, ce travail spécial à la
+recherche des équations entre les grandeurs auxiliaires, d'où le calcul
+conduit ensuite aux équations directement relatives aux grandeurs
+proposées, qu'il fallait, avant cette admirable conception, établir
+immédiatement. Que ces équations indirectes soient des équations
+_différentielles_, suivant la pensée de Leïbnitz; ou des équations _aux
+limites_, conformément aux idées de Newton; ou enfin des équations
+_dérivées_, d'après la théorie de Lagrange; le procédé général est
+évidemment toujours le même.
+
+Mais la coïncidence de ces trois méthodes principales ne se borne pas à
+l'effet commun qu'elles produisent; elle existe, en outre, dans la
+manière même de l'obtenir. En effet, non-seulement toutes trois
+considèrent, à la place des grandeurs primitives, certaines grandeurs
+auxiliaires; de plus, les quantités ainsi introduites subsidiairement,
+sont exactement identiques dans les trois méthodes, qui ne diffèrent,
+par conséquent, que par la manière de les envisager. C'est ce qu'on peut
+aisément constater, en prenant pour terme général de comparaison une
+quelconque des trois conceptions, celle de Lagrange surtout, la plus
+propre à servir de type, comme étant la plus dégagée de considérations
+étrangères. N'est-il pas évident, par la seule définition des _fonctions
+dérivées_, qu'elles ne sont autre chose que ce que Leïbnitz appelle les
+_coëfficiens différentiels_, ou les rapports de la différentielle de
+chaque fonction à celle de la variable correspondante, puisque, en
+déterminant la première différentielle, on devra, par la nature même de
+la méthode infinitésimale, se borner à prendre le seul terme de
+l'accroissement de la fonction qui contient la première puissance de
+l'accroissement infiniment petit de la variable? De même, la fonction
+dérivée n'est elle pas aussi par sa nature, la _limite_ nécessaire vers
+laquelle tend le rapport entre l'accroissement de la fonction primitive
+et celui de sa variable, à mesure que ce dernier diminue indéfiniment,
+puisqu'elle exprime évidemment ce que devient ce rapport, en supposant
+nul l'accroissement de la variable. Ce qu'on désigne par /frac{dy}{dx}
+dans la méthode de Leïbnitz, ce qu'on devrait noter L /frac{/Delta
+y}{/Delta x} dans celle de Newton, et ce que Lagrange a indiqué par
+f'(x), est toujours une même fonction, envisagée sous trois points de
+vue différens; les considérations de Leïbnitz et de Newton, consistant
+proprement à faire connaître deux propriétés générales nécessaires de la
+fonction dérivée. L'analyse transcendante, examinée abstraitement, et
+dans son principe, est donc toujours la même, quelle que soit la
+conception qu'on adopte: les procédés du calcul des fonctions indirectes
+sont nécessairement identiques dans ces diverses méthodes, qui,
+pareillement, doivent, pour une application quelconque, conduire
+constamment à des résultats rigoureusement conformes.
+
+Si maintenant nous cherchons à apprécier la valeur relative de ces trois
+conceptions équivalentes, nous trouverons dans chacune des avantages et
+des inconvéniens qui lui sont propres, et qui empêchent encore les
+géomètres de s'en tenir strictement à une seule d'entr'elles, considérée
+comme définitive.
+
+La conception de Leïbnitz présente, incontestablement, dans l'ensemble
+des applications, une supériorité très-prononcée, en conduisant d'une
+manière beaucoup plus rapide, et avec bien moins d'efforts
+intellectuels, à la formation des équations entre les grandeurs
+auxiliaires. C'est à son usage que nous devons la haute perfection
+qu'ont enfin acquise toutes les théories générales de la géométrie et de
+la mécanique. Quelles que soient les diverses opinions spéculatives des
+géomètres sur la méthode infinitésimale, envisagée abstraitement, tous
+s'accordent tacitement à l'employer de préférence, aussitôt qu'ils ont à
+traiter une question nouvelle, afin de ne point compliquer la difficulté
+nécessaire par cet obstacle purement artificiel, provenant d'une
+obstination déplacée à vouloir suivre une marche moins expéditive.
+Lagrange lui-même, après avoir reconstruit sur de nouvelles bases
+l'analyse transcendante, a rendu, avec cette haute franchise qui
+convenait si bien à son génie, un hommage éclatant et décisif aux
+propriétés caractéristiques de la conception de Leïbnitz, en la suivant
+exclusivement dans le système entier de la _mécanique analytique_. Un
+tel fait nous dispense, à ce sujet, de toute autre réflexion.
+
+Mais quand on considère en elle-même, et sous le rapport logique, la
+conception de Leïbnitz, on ne peut s'empêcher de reconnaître avec
+Lagrange qu'elle est radicalement vicieuse, en ce que, suivant ses
+propres expressions, la notion des infiniment petits, est une _idée
+fausse_, qu'il est impossible, en effet, de se représenter nettement,
+quoiqu'on se fasse quelquefois illusion à cet égard. L'analyse
+transcendante, ainsi conçue, présente, à mes yeux, cette grande
+imperfection philosophique, de se trouver encore essentiellement fondée
+sur ces principes métaphysiques, dont l'esprit humain a eu tant de peine
+à dégager toutes ses théories positives. Sous ce rapport, on peut dire
+que la méthode infinitésimale porte vraiment l'empreinte caractéristique
+de l'époque de sa fondation, et du génie propre de son fondateur. On
+peut bien, il est vrai, par l'ingénieuse idée de la compensation des
+erreurs, s'expliquer d'une manière générale, comme nous l'avons fait
+ci-dessus, l'exactitude nécessaire des procédés généraux qui composent
+la méthode infinitésimale. Mais cela seul n'est-il pas un inconvénient
+radical, que d'être obligé de distinguer, en mathématique, deux classes
+de raisonnemens, ceux qui sont parfaitement rigoureux, et ceux dans
+lesquels on commet à dessein des erreurs qui devront se compenser plus
+tard? Une conception qui conduit à des conséquences aussi étranges, est,
+sans doute, rationnellement, bien peu satisfaisante.
+
+Ce serait évidemment éluder la difficulté sans la résoudre, que de dire,
+comme on l'a fait quelquefois, qu'il est possible, par rapport à chaque
+question, de faire rentrer la méthode infinitésimale proprement dite
+dans celle des limites, dont le caractère logique est irréprochable.
+D'ailleurs, une telle transformation enlève presqu'entièrement à la
+conception de Leïbnitz les avantages essentiels qui la recommandent si
+éminemment, quant à la facilité et à la rapidité des opérations
+intellectuelles.
+
+Enfin n'eût-on même aucun égard aux importantes considérations qui
+précèdent, la méthode infinitésimale n'en présenterait pas moins
+évidemment, par sa nature, ce défaut capital de rompre l'unité de la
+mathématique abstraite, en créant un calcul transcendant fondé sur des
+principes si différens de ceux qui servent de base à l'analyse
+ordinaire. Ce partage de l'analyse en deux mondes presque indépendans,
+tend à empêcher la formation de conceptions analytiques véritablement
+générales. Pour en bien apprécier les conséquences, il faudrait se
+reporter, par la pensée, à l'état dans lequel se trouvait la science,
+avant que Lagrange eût établi entre ces deux grandes sections une
+harmonie générale et définitive.
+
+Passant à la conception de Newton, il est évident que, par sa nature,
+elle se trouve à l'abri des objections logiques fondamentales que
+provoque la méthode de Leïbnitz. La notion des _limites_ est, en effet,
+remarquable par sa netteté et par sa justesse. Dans l'analyse
+transcendante présentée de cette manière, les équations sont envisagées
+comme exactes dès l'origine, et les règles générales du raisonnement
+sont aussi constamment observées que dans l'analyse ordinaire. Mais,
+d'un autre côté, elle est bien loin d'offrir, pour la solution des
+problèmes, d'aussi puissantes ressources que la méthode infinitésimale.
+Cette obligation qu'elle impose de ne considérer jamais les
+accroissemens des grandeurs séparément et en eux-mêmes, ni seulement
+dans leurs rapports, mais uniquement dans les limites de ces rapports
+ralentit considérablement la marche de l'intelligence pour la formation
+des équations auxiliaires. On peut même dire qu'elle gêne beaucoup les
+transformations purement analytiques. Aussi le calcul transcendant,
+considéré séparément de ses applications, est-il loin d'offrir dans
+cette méthode l'étendue et la généralité que lui a imprimées la
+conception de Leïbnitz. C'est très-péniblement, par exemple, qu'on
+parvient à étendre la théorie de Newton aux fonctions de plusieurs
+variables indépendantes. Quoi qu'il en soit, c'est surtout par rapport
+aux applications, que l'infériorité relative de cette théorie se trouve
+marquée.
+
+Je ne dois pas négliger à ce sujet de faire observer que plusieurs
+géomètres du continent, en adoptant, comme plus rationnelle, la méthode
+de Newton, pour servir de base à l'analyse transcendante, ont déguisé en
+partie cette infériorité, par une grave inconséquence, qui consiste à
+appliquer à cette méthode la notation imaginée par Leïbnitz pour la
+méthode infinitésimale, et qui n'est réellement propre qu'à elle. En
+désignant par /frac{dy}{dx} ce que, rationnellement, il faudrait, dans
+la théorie des limites, noter L/frac{/Delta y}{/Delta x}, et en étendant
+à toutes les autres notions analytiques ce déplacement de signes, on se
+propose sans doute de combiner les avantages spéciaux des deux méthodes;
+mais on ne parvient, en réalité, qu'à établir entr'elles une confusion
+vicieuse, dont l'habitude tend à empêcher de se former des idées nettes
+et exactes de l'une ou de l'autre. Il serait sans doute étrange, à
+considérer cet usage en lui-même, que, par le seul moyen des signes, on
+pût effectuer une véritable combinaison entre deux théories générales
+aussi distinctes.
+
+Enfin la méthode des limites, présente aussi, quoiqu'à un moindre degré,
+l'inconvénient majeur que j'ai signalé ci-dessus, dans la méthode
+infinitésimale, d'établir une séparation totale entre l'analyse
+ordinaire et l'analyse transcendante. Car l'idée des _limites_, quoique
+nette et rigoureuse, n'en est pas moins, par elle-même, comme Lagrange
+l'a remarqué, une idée étrangère, dont les théories analytiques ne
+devraient pas se trouver dépendantes.
+
+Cette unité parfaite de l'analyse, ce caractère purement abstrait de ses
+notions fondamentales, se trouvent au plus haut degré dans la conception
+de Lagrange, et ne se trouvent que là. Elle est, pour cette raison, la
+plus rationnelle et la plus philosophique de toutes. Écartant avec soin
+toute considération hétérogène, Lagrange a réduit l'analyse
+transcendante à son véritable caractère propre, celui d'offrir une
+classe très-étendue de transformations analytiques, à l'aide desquelles
+on facilite singulièrement l'expression des conditions des divers
+problèmes. En même temps, cette analyse s'est nécessairement présentée
+par là comme une simple extension de l'analyse ordinaire; elle n'a plus
+été qu'une algèbre supérieure. Toutes les diverses parties, jusqu'alors
+si incohérentes, de la mathématique abstraite, ont pu être conçues, dès
+ce moment, comme formant un système unique.
+
+Malheureusement, une conception douée, indépendamment de la notation si
+simple et si lucide qui lui correspond, de propriétés aussi
+fondamentales, et qui est, sans doute, destinée à devenir la théorie
+définitive de l'analyse transcendante, à cause de sa haute supériorité
+philosophique sur toutes les autres méthodes proposées, présente dans
+son état actuel, trop de difficultés, quant aux applications, lorsqu'on
+la compare à la conception de Newton, et surtout à celle de Leïbnitz,
+pour pouvoir être encore exclusivement adoptée. Lagrange lui-même, n'est
+parvenu que très-péniblement à retrouver, d'après sa méthode, les
+résultats principaux déjà obtenus par la méthode infinitésimale pour la
+solution des questions générales de géométrie et de mécanique; on peut
+juger par là combien on trouverait d'obstacles à traiter, de la même
+manière, des questions vraiment nouvelles et de quelque importance. Il
+est vrai que Lagrange, en plusieurs occasions, a montré que les
+difficultés, même artificielles, déterminent, dans les hommes de génie,
+des efforts supérieurs, susceptibles de conduire à des résultats plus
+étendus. C'est ainsi qu'en tentant d'adapter sa méthode à l'étude de la
+courbure des lignes, qui paraissait si peu pouvoir en comporter
+l'application, il s'est élevé à cette belle théorie des contacts, qui a
+tant perfectionné cette partie importante de la géométrie. Mais, malgré
+ces heureuses exceptions, la conception de Lagrange n'en est pas moins
+jusqu'ici demeurée, dans son ensemble, essentiellement impropre aux
+applications.
+
+Le résultat final de la comparaison générale que je viens d'esquisser,
+et qui exigerait de plus amples développemens, est donc, comme je
+l'avais avancé en commençant cette leçon, que, pour connaître réellement
+l'analyse transcendante, il faut non-seulement la considérer, dans son
+principe, d'après les trois conceptions fondamentales distinctes,
+produites par Leïbnitz, par Newton, et par Lagrange, mais, en outre,
+s'habituer à suivre presqu'indifféremment d'après ces trois méthodes
+principales, et surtout d'après les deux extrêmes, la solution de toutes
+les questions importantes, soit du calcul des fonctions indirectes en
+lui-même, soit de ses applications. C'est une marche que je ne saurais
+trop fortement recommander à tous ceux qui désirent juger
+philosophiquement cette admirable création de l'esprit humain, comme à
+ceux qui veulent essentiellement apprendre à se servir avec succès et
+avec facilité de ce puissant instrument. Dans toutes les autres parties
+de la science mathématique, la considération de diverses méthodes pour
+une seule classe de questions peut être utile, même indépendamment de
+l'intérêt historique qu'elle présente; mais elle n'est point
+indispensable: ici, au contraire, elle est strictement nécessaire.
+
+Ayant déterminé avec précision, dans cette leçon, le caractère
+philosophique du calcul des fonctions indirectes, d'après les
+principales conceptions fondamentales dont il est susceptible, il me
+reste maintenant à considérer, dans la leçon suivante, la division
+rationnelle et la composition générale de ce calcul.
+
+
+
+
+SEPTIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. Tableau général du calcul des fonctions indirectes.
+
+
+Par suite des considérations exposées dans la leçon précédente, on
+conçoit que le calcul des fonctions indirectes se divise nécessairement
+en deux parties, ou, pour mieux dire, se décompose en deux calculs
+tout-à-fait distincts, quoique, par leur nature, intimement liés;
+suivant qu'on se propose de trouver les relations entre les grandeurs
+auxiliaires, dont l'introduction constitue l'esprit général de ce
+calcul, d'après les relations entre les grandeurs primitives
+correspondantes; ou qu'on cherche, en sens inverse, à découvrir ces
+équations directes d'après les équations indirectes établies
+immédiatement. Tel est, en effet, le double objet qu'on a
+continuellement en vue dans l'analyse transcendante.
+
+Ces deux calculs ont reçu différens noms, selon le point de vue sous
+lequel a été envisagé l'ensemble de cette analyse. La méthode
+infinitésimale proprement dite étant jusqu'ici la plus usitée, par les
+raisons que j'ai discutées, presque tous les géomètres du continent
+emploient habituellement, pour désigner ces deux calculs, les
+dénominations de _calcul différentiel_ et de _calcul intégral_, établies
+par Leïbnitz, et qui sont, en effet, des conséquences très-rationnelles
+de sa conception. Newton, d'après sa méthode, a nommé le premier, le
+_calcul des fluxions_, et le second le _calcul des fluentes_,
+expressions communément adoptées en Angleterre. Enfin, en suivant la
+théorie éminemment philosophique fondée par Lagrange, on appellerait
+l'un, le _calcul des fonctions dérivées_ et l'autre le _calcul des
+fonctions primitives_. Je continuerai à me servir des termes de
+Leïbnitz, comme plus propres, dans notre langue, à la formation des
+expressions secondaires, quoique je doive, d'après les explications
+contenues dans la leçon précédente, employer concurremment toutes les
+diverses conceptions, en me rapprochant, autant que possible, de celle
+de Lagrange.
+
+Le calcul différentiel est évidemment la base rationnelle du calcul
+intégral. Car nous ne savons et ne pouvons savoir intégrer immédiatement
+que les expressions différentielles produites par la différentiation des
+diverses fonctions simples qui constituent les élémens généraux de notre
+analyse. L'art de l'intégration consiste ensuite essentiellement à
+ramener, autant que possible, tous les autres cas à ne dépendre
+finalement que de ce petit nombre d'intégrations fondamentales.
+
+En considérant l'ensemble de l'analyse transcendante, tel que je l'ai
+caractérisé dans la leçon précédente, on ne voit pas d'abord quelle peut
+être l'utilité propre du calcul différentiel, indépendamment de cette
+relation nécessaire avec le calcul intégral, qui semble devoir être, par
+lui-même, le seul directement indispensable. En effet, l'élimination des
+infinitésimales ou des dérivées, introduites comme auxiliaires pour
+faciliter l'établissement des équations, constituant, d'après ce que
+nous avons vu, l'objet définitif et invariable du calcul des fonctions
+indirectes; il est naturel de penser que le calcul qui enseigne à
+déduire des équations entre ces grandeurs auxiliaires, celles qui ont
+lieu entre les grandeurs primitives elles-mêmes, doit strictement
+suffire aux besoins généraux de l'analyse transcendante, sans qu'on
+aperçoive, au premier coup-d'oeil, quelle part spéciale et constante
+peut avoir, dans une telle analyse, la solution de la question inverse.
+Ce serait abusivement que, suivant l'usage ordinaire, pour expliquer
+l'influence directe et nécessaire propre au calcul différentiel, on lui
+assignerait la destination de former les équations différentielles,
+d'où le calcul intégral fait parvenir ensuite aux équations finies. Car
+la formation primitive des équations différentielles n'est, et ne peut
+être, à proprement parler, l'objet d'aucun calcul, puisqu'elle
+constitue, au contraire, par sa nature, le point de départ indispensable
+de tout calcul quelconque. Comment, en particulier, le calcul
+différentiel qui, par lui-même, se réduit à enseigner les moyens de
+_différentier_ les diverses équations, pourrait-il être un procédé
+général pour en établir? Ce qui, dans toute application de l'analyse
+transcendante, facilite en effet la formation des équations, c'est la
+_méthode_ infinitésimale, et non le _calcul_ infinitésimal, qui en est
+parfaitement distinct, quoiqu'en étant le complément indispensable. Une
+telle considération donnerait donc une fausse idée de la destination
+spéciale qui caractérise le calcul différentiel dans le système général
+de l'analyse transcendante.
+
+Mais ce serait, néanmoins, concevoir bien imparfaitement la véritable
+importance propre de cette première branche du calcul des fonctions
+indirectes, que d'y voir seulement un simple travail préliminaire,
+n'ayant d'autre objet général et essentiel que de préparer au calcul
+intégral des fondemens indispensables. Comme les idées sont
+ordinairement confuses à cet égard, je crois devoir expliquer
+sommairement ici cette importante relation, telle que je la conçois, et
+montrer que, dans chaque application quelconque de l'analyse
+transcendante, une première part directe et nécessaire est constamment
+assignée au calcul différentiel.
+
+En formant les équations différentielles d'un phénomène quelconque, il
+est bien rare qu'on se borne à introduire différentiellement les seules
+grandeurs dont on cherche les relations. S'imposer cette condition, ce
+serait diminuer inutilement les ressources que présente l'analyse
+transcendante pour l'expression des lois mathématiques des phénomènes.
+Le plus souvent on fait entrer aussi par leurs différentielles, dans ces
+équations premières, d'autres grandeurs, dont la relation est déjà
+connue ou supposée l'être, et sans la considération desquelles il serait
+fréquemment impossible d'établir les équations. C'est ainsi, par
+exemple, que dans le problème général de la rectification des courbes,
+l'équation différentielle, /[ds^2 = dy^2 + dx^2, /mbox{/rm ou}ds^2 =
+dx^2 + dy^2 + dz^2, /] n'est pas seulement établie entre la fonction
+cherchée s et la variable indépendante x à laquelle on veut la
+rapporter; mais on a introduit en même temps, comme intermédiaires
+indispensables, les différentielles d'une ou deux autres fonctions y et
+z, qui sont au nombre des données du problème; il n'eût pas été
+possible de former immédiatement l'équation entre ds et dx, qui serait
+d'ailleurs particulière à chaque courbe considérée. Il en est de même
+pour la plupart des questions. Or, dans ces cas, il est évident que
+l'équation différentielle n'est pas immédiatement propre à
+l'intégration. Il faut, auparavant, que les différentielles des
+fonctions supposées connues, qui ont été employées comme intermédiaires,
+soient entièrement éliminées, afin que les équations se trouvent
+établies entre les différentielles des seules fonctions cherchées et
+celles des variables réellement indépendantes, après quoi la question ne
+dépend plus effectivement que du calcul intégral. Or, cette élimination
+préparatoire de certaines différentielles, afin de réduire les
+infinitésimales au plus petit nombre possible, est simplement du ressort
+du calcul différentiel. Car elle doit se faire, évidemment, en
+déterminant, d'après les équations entre les fonctions supposées connues
+prises pour intermédiaires, les relations de leurs différentielles, ce
+qui n'est qu'une question de différentiation. Ainsi, par exemple, dans
+le cas des rectifications, il faudra d'abord calculer dy ou dy et dz, en
+différentiant l'équation ou les équations de chaque courbe proposée; et,
+d'après ces expressions, la formule différentielle générale énoncée
+ci-dessus ne contiendra plus que ds et dx; parvenue à ce point,
+l'élimination des infinitésimales ne peut plus être achevée que par le
+calcul intégral.
+
+Tel est donc l'office général nécessairement propre au calcul
+différentiel dans la solution totale des questions qui exigent l'emploi
+de l'analyse transcendante: préparer, autant que possible, l'élimination
+des infinitésimales, c'est-à-dire réduire, dans chaque cas, les
+équations différentielles primitives à ne plus contenir que les
+différentielles des variables réellement indépendantes et celles des
+fonctions cherchées, en faisant disparaître, par la différentiation, les
+différentielles de toutes les autres fonctions connues qui ont pu être
+prises pour intermédiaires lors de la formation des équations
+différentielles du problème.
+
+Pour certaines questions, qui, quoiqu'en petit nombre, n'en ont pas
+moins, ainsi que nous le verrons plus tard, une très-grande importance,
+les grandeurs cherchées se trouvent même entrer directement, et non par
+leurs différentielles, dans les équations différentielles primitives,
+qui ne contiennent alors différentiellement que les diverses fonctions
+connues, employées comme intermédiaires d'après l'explication
+précédente. Ces cas sont, de tous, les plus favorables, car, il est
+évident que le calcul différentiel suffit alors entièrement à
+l'élimination complète des infinitésimales, sans que la question puisse
+donner lieu à aucune intégration. C'est ce qui arrive, par exemple, dans
+le problème des tangentes, en géométrie; dans celui des vitesses, en
+mécanique, etc.
+
+Enfin, plusieurs autres questions, dont le nombre est aussi fort petit,
+mais dont l'importance n'est pas moins grande, présentent un second cas
+d'exception, qui est, par sa nature, exactement l'inverse du précédent.
+Ce sont celles où les équations différentielles se trouvent être
+immédiatement propres à l'intégration, parce qu'elles ne contiennent,
+dès leur première formation, que les infinitésimales relatives aux
+fonctions cherchées ou aux variables réellement indépendantes, sans
+qu'on ait été obligé d'introduire différentiellement d'autres fonctions
+comme intermédiaires. Si, dans ces nouveaux cas, on a effectivement
+employé ces dernières fonctions, comme, par hypothèse, elles entreront
+directement et non par leurs différentielles, l'algèbre ordinaire
+suffira pour les éliminer, et réduire la question à ne plus dépendre que
+du calcul intégral. Le calcul différentiel n'aura donc alors aucune part
+spéciale à la solution complète du problème, qui sera tout entière du
+ressort du calcul intégral. La question générale des quadratures en
+offre un exemple important, car l'équation différentielle étant alors,
+dA=ydx, deviendra immédiatement propre à l'intégration aussitôt qu'on
+aura éliminé, d'après l'équation de la courbe proposée, la fonction
+intermédiaire y, qui n'y entre point différentiellement: la même
+circonstance a lieu pour le problème des cubatures, et pour quelques
+autres aussi essentiels.
+
+En résultat général des considérations précédentes, il faut donc
+partager en trois classes les questions mathématiques qui exigent
+l'emploi de l'analyse transcendante: la première classe comprend les
+problèmes susceptibles d'être entièrement résolus au moyen du seul
+calcul différentiel, sans aucun besoin du calcul intégral; la seconde,
+ceux qui sont, au contraire, entièrement du ressort du calcul intégral,
+sans que le calcul différentiel ait aucune part à leur solution; enfin,
+dans la troisième et la plus étendue, qui constitue le cas normal, les
+deux autres n'étant que d'exception, les deux calculs ont successivement
+une part distincte et nécessaire à la solution complète du problème, le
+calcul différentiel faisant subir aux équations différentielles
+primitives, une préparation indispensable à l'application du calcul
+intégral. Telles sont exactement les relations générales de ces deux
+calculs, dont on se forme communément des idées trop peu précises.
+
+Jetons maintenant un coup-d'oeil général sur la composition rationelle
+de chacun d'eux, en commençant, comme il convient évidemment, par le
+calcul différentiel.
+
+Dans l'exposition de l'analyse transcendante, on a l'habitude de mêler à
+la partie purement analytique, qui se réduit au traité abstrait de la
+différentiation et de l'intégration, l'étude de ses diverses
+applications principales, surtout de celles qui concernent la géométrie.
+Cette confusion d'idées, qui est une suite du mode effectif suivant
+lequel la science s'est développée, présente, sous le rapport
+dogmatique, de graves inconvéniens en ce qu'elle empêche de concevoir
+convenablement, soit l'analyse, soit la géométrie. Devant considérer ici
+la coordination la plus rationnelle possible, je ne comprendrai, dans le
+tableau suivant, que le calcul des fonctions indirectes proprement dit,
+réservant, pour la portion de ce volume relative à l'étude philosophique
+de la mathématique concrète, l'examen général de ses grandes
+applications géométriques et mécaniques[15].
+
+ [Note 15: J'ai établi depuis long-temps, dans mon
+ enseignement ordinaire de l'analyse transcendante, l'ordre
+ que je vais exposer. Un nouveau professeur d'analyse
+ transcendante à l'École Polytechnique, avec lequel je me
+ félicite de m'être rencontré, M. Mathieu a adopté, dans son
+ cours de cette année, une marche essentiellement semblable.]
+
+La division fondamentale du calcul différentiel pur, ou du traité
+général de la différentiation, consiste à distinguer deux cas, suivant
+que les fonctions analytiques qu'il s'agit de différentier sont
+_explicites_ ou _implicites_; d'où deux parties ordinairement désignées
+par les noms de différentiation _des formules_ et différentiation _des
+équations_. Il est aisé de concevoir _à priori_ l'importance de cette
+classification. En effet, une telle distinction serait illusoire si
+l'analyse ordinaire était parfaite, c'est-à-dire, si l'on savait
+résoudre algébriquement toutes les équations; car alors il serait
+possible de rendre _explicite_ toute fonction _implicite_; et, en ne la
+différentiant que dans cet état, la seconde partie du calcul
+différentiel rentrerait immédiatement dans la première, sans donner lieu
+à aucune nouvelle difficulté. Mais la résolution algébrique des
+équations étant, comme nous l'avons vu, encore presque dans l'enfance,
+et ignorée jusqu'à présent pour le plus grand nombre des cas, on
+comprend qu'il en doit être tout autrement; puisqu'il s'agit dès lors, à
+proprement parler, de différentier une fonction sans la connaître, bien
+qu'elle soit déterminée. La différentiation des fonctions implicites
+constitue donc, par sa nature, une question vraiment distincte de celle
+que présentent les fonctions explicites, et nécessairement plus
+compliquée. Ainsi c'est évidemment par la différentiation des formules
+qu'il faut commencer, et on parvient ensuite à ramener généralement à ce
+premier cas la différentiation des équations, par certaines
+considérations analytiques invariables, que je ne dois pas mentionner
+ici.
+
+Ces deux cas généraux de la différentiation sont encore distincts sous
+un autre rapport également nécessaire, et trop important pour que je
+néglige de le signaler. La relation obtenue entre les différentielles
+est constamment plus indirecte, par rapport à celle des quantités
+finies, dans la différentiation des fonctions implicites que dans celle
+des fonctions explicites. On sait, en effet, d'après les considérations
+présentées par Lagrange sur la formation générale des équations
+différentielles, que, d'une part, la même équation primitive peut donner
+lieu à un plus ou moins grand nombre d'équations dérivées de formes
+très-diverses, quoique, au fond, équivalentes, suivant celles des
+constantes arbitraires que l'on élimine, ce qui n'a pas lieu dans la
+différentiation des formules explicites; et que, d'une autre part, le
+système infini d'équations primitives différentes qui correspondent à
+une même équation dérivée, présente une variété analytique bien plus
+profonde que celle des diverses fonctions susceptibles d'une même
+différentielle explicite, et qui ne se distinguent les unes des autres
+que par un terme constant. Les fonctions implicites doivent donc être
+envisagées comme étant réellement encore plus modifiées par la
+différentiation que les fonctions explicites. Nous retrouverons tout à
+l'heure cette considération relativement au calcul intégral, où elle
+acquiert une importance prépondérante.
+
+Chacune des deux parties fondamentales du calcul différentiel se
+subdivise elle-même en deux théories très-distinctes, suivant qu'il
+s'agit de différentier des fonctions à une seule variable, ou des
+fonctions à plusieurs variables indépendantes. Ce second cas est, par sa
+nature, tout-à-fait distinct du premier, et présente évidemment plus de
+complication, même en ne considérant que les fonctions explicites, et à
+plus forte raison pour les fonctions implicites. Du reste, l'un se
+déduit généralement de l'autre, à l'aide d'un principe invariable fort
+simple, qui consiste à regarder la différentielle totale d'une fonction
+en vertu des accroissemens simultanés des diverses variables
+indépendantes qu'elles contient, comme la somme des différentielles
+partielles que produirait l'accroissement séparé de chaque variable
+successivement, si toutes les autres étaient constantes. Il faut,
+d'ailleurs, soigneusement remarquer à ce sujet une notion nouvelle
+qu'introduit, dans le système de l'analyse transcendante, la distinction
+des fonctions à une seule variable et à plusieurs: c'est la
+considération de ces diverses fonctions dérivées spéciales, relatives à
+chaque variable isolément, et dont le nombre croît de plus en plus à
+mesure que l'ordre de la dérivation s'élève, et aussi quand les
+variables sont plus multipliées. Il en résulte que les relations
+différentielles propres aux fonctions de plusieurs variables, sont, par
+leur nature, et bien plus indirectes, et surtout beaucoup plus
+indéterminées que celles relatives aux fonctions d'une seule variable.
+Cela est principalement sensible pour les fonctions implicites où, au
+lieu des simples constantes arbitraires que l'élimination fait
+disparaître quand on forme les équations différentielles propres aux
+fonctions d'une seule variable, ce sont des fonctions arbitraires des
+variables proposées qui se trouvent éliminées, d'où doivent résulter,
+lors des intégrations, des difficultés spéciales.
+
+Enfin, pour compléter ce tableau sommaire des diverses parties
+essentielles du calcul différentiel proprement dit, je dois ajouter que,
+dans la différentiation des fonctions implicites, soit à une seule
+variable, soit à plusieurs, il faut encore distinguer le cas où il
+s'agit de différentier à la fois diverses fonctions de ce genre, mêlées
+dans certaines équations primitives, de celui où toutes ces fonctions
+sont séparées.
+
+Les fonctions sont évidemment, en effet, encore plus implicites dans le
+premier cas que dans le second, si l'on considère que la même
+imperfection de l'analyse ordinaire, qui empêche de convertir toute
+fonction implicite en une fonction explicite équivalente, ne permet pas
+davantage de séparer les fonctions qui entrent simultanément dans un
+système quelconque d'équations. Il s'agit alors de différentier,
+non-seulement sans savoir résoudre les équations primitives, mais même
+sans pouvoir effectuer entr'elles les éliminations convenables, ce qui
+constitue une nouvelle difficulté.
+
+Tels sont donc l'enchaînement naturel et la distribution rationnelle des
+diverses théories principales dont se compose le traité général de la
+différentiation. On voit que, la différentiation des fonctions
+implicites se déduisant de celle des fonctions explicites par un seul
+principe constant, et la différentiation des fonctions à plusieurs
+variables se ramenant, par un autre principe fixe, à celle des fonctions
+à une seule variable, tout le calcul différentiel se trouve reposer, en
+dernière analyse, sur la différentiation des fonctions explicites à une
+seule variable, la seule qui s'exécute jamais directement. Or, il est
+aisé de concevoir que cette première théorie, base nécessaire du système
+entier, consiste simplement dans la différentiation des dix fonctions
+simples, qui sont les élémens uniformes de toutes nos combinaisons
+analytiques, et dont j'ai présenté le tableau (4e leçon, page 173). Car
+la différentiation des fonctions composées se déduit évidemment, d'une
+manière immédiate et nécessaire, de celle des fonctions simples qui les
+constituent. C'est donc à la connaissance de ces dix différentielles
+fondamentales, et à celle des deux principes généraux, ci-dessus
+mentionnés, qui y ramènent tous les autres cas possibles, que se réduit,
+à proprement parler, tout le traité de la différentiation. On voit, par
+la combinaison de ces diverses considérations, combien est à la fois
+simple et parfait le système entier du calcul différentiel proprement
+dit. Il constitue certainement, sous le rapport logique, le spectacle le
+plus intéressant que l'analyse mathématique puisse présenter à notre
+intelligence.
+
+Le tableau général que je viens d'esquisser sommairement offrirait,
+néanmoins, une lacune essentielle, si je n'indiquais ici distinctement
+une dernière théorie, qui forme, par sa nature, le complément
+indispensable du traité de la différentiation. C'est celle qui a pour
+objet la transformation constante des fonctions dérivées, en résultat
+des changemens déterminés de variables indépendantes, d'où résulte la
+possibilité de rapporter à de nouvelles variables toutes les formules
+différentielles générales établies primitivement pour d'autres. Cette
+question est maintenant résolue de la manière la plus complète et la
+plus simple, comme toutes celles dont se compose le calcul différentiel.
+On conçoit aisément l'importance générale qu'elle doit avoir dans les
+applications quelconques de l'analyse transcendante, dont elle peut être
+considérée comme augmentant les ressources fondamentales, en permettant
+de choisir, pour former d'abord plus aisément les équations
+différentielles, le système de variables indépendantes qui paraîtra le
+plus avantageux, bien qu'il ne doive pas être maintenu plus tard. C'est
+ainsi, par exemple, que la plupart des questions principales de la
+géométrie se résolvent beaucoup plus aisément en rapportant les lignes
+et les surfaces à des coordonnées rectilignes, et qu'on peut néanmoins
+être conduit à les appliquer à des formes exprimées analytiquement, à
+l'aide de coordonnées _polaires_, ou de toute autre manière. On pourra
+commencer alors la solution différentielle du problème en employant
+toujours le système rectiligne, mais seulement comme un intermédiaire,
+d'après lequel, par la théorie générale que nous avons en vue ici, on
+passera au système définitif, qu'il eût été quelquefois impossible de
+considérer directement.
+
+Dans la classification rationnelle que je viens d'exposer pour
+l'ensemble du calcul différentiel, on serait naturellement tenté de
+signaler une omission grave, puisque je n'ai pas sous-divisé chacune des
+quatre parties essentielles d'après une autre considération générale,
+qui semble d'abord fort importante en elle-même, celle de l'ordre plus
+ou moins élevé de la différentiation. Mais il est aisé de comprendre que
+cette distinction n'a aucune influence réelle dans le calcul
+différentiel, en ce qu'elle n'y donne lieu à aucune difficulté nouvelle.
+En effet, si le calcul différentiel n'était pas rigoureusement complet,
+c'est-à-dire, si on ne savait point différentier indistinctement toute
+fonction quelconque, la différentiation au second ordre, ou à un ordre
+supérieur, de chaque fonction déterminée, pourrait engendrer des
+difficultés spéciales. Mais la parfaite universalité du calcul
+différentiel donne évidemment l'assurance de pouvoir différentier à un
+ordre quelconque toutes les fonctions analytiques connues, la question
+se réduisant sans cesse à une différentiation au premier ordre,
+successivement redoublée. Ainsi, la considération des divers ordres de
+différentielles peut bien donner naissance à de nouvelles remarques plus
+ou moins importantes, surtout en ce qui concerne la formation des
+équations différentielles, et les dérivées partielles successives des
+fonctions à plusieurs variables. Mais elle ne saurait, évidemment,
+constituer aucun nouveau problème général dans le traité de la
+différentiation. Nous verrons tout à l'heure que cette distinction, qui
+n'a, pour ainsi dire, aucune importance dans le calcul différentiel, en
+acquiert, au contraire, une très-grande dans le calcul intégral, en
+vertu de l'extrême imperfection de ce dernier calcul.
+
+Enfin, quoique j'aie cru, en thèse générale, ne devoir nullement
+envisager en ce moment les diverses applications principales du calcul
+différentiel, il convient néanmoins de faire une exception pour celles
+qui consistent dans la solution de questions purement analytiques, qui
+doivent, en effet, être rationnellement placées à la suite du traité de
+la différentiation proprement dite, à cause de l'homogénéité évidente
+des considérations. Ces questions peuvent se réduire à trois
+essentielles: 1º le développement en séries des fonctions à une seule ou
+à plusieurs variables, ou, plus généralement, la transformation des
+fonctions, qui constitue la plus belle et la plus importante application
+du calcul différentiel à l'analyse générale, et qui comprend, outre la
+série fondamentale découverte par Taylor, les séries si remarquables
+trouvées par Maclaurin, par Jean Bernouilli, par Lagrange, etc.; 2º la
+théorie générale des valeurs maxima et minima pour les fonctions
+quelconques à une seule ou à plusieurs variables, un des plus
+intéressans problèmes que puisse présenter l'analyse, quelque
+élémentaire qu'il soit devenu aujourd'hui, et à la solution complète
+duquel le calcul différentiel s'applique très-naturellement; 3º enfin,
+la détermination générale de la vraie valeur des fonctions qui se
+présentent sous une apparence indéterminée pour certaines hypothèses
+faites sur les valeurs des variables correspondantes, ce qui est le
+problème le moins étendu et le moins important des trois, quoiqu'il
+mérite d'être noté ici. La première question est, sans contredit, la
+principale sous tous les rapports: elle est aussi la plus susceptible
+d'acquérir dans la suite une extension nouvelle, surtout en concevant,
+d'une manière plus large qu'on ne l'a fait jusqu'ici, l'emploi du calcul
+différentiel pour la transformation des fonctions, au sujet de laquelle
+Lagrange a laissé quelques indications précieuses, qui n'ont encore été
+ni généralisées ni suivies.
+
+Je regrette beaucoup d'être obligé, par les limites nécessaires de cet
+ouvrage, de me borner à des considérations sommaires aussi insuffisantes
+sur tous les divers sujets que je viens de passer en revue, et qui
+comporteraient, par leur nature, des développemens beaucoup plus
+étendus, en continuant toujours néanmoins à rester dans les généralités
+qui sont le sujet propre de ce cours. Je passe maintenant à l'exposition
+également rapide du tableau systématique du calcul intégral proprement
+dit, c'est-à-dire du traité abstrait de l'intégration.
+
+La division fondamentale du calcul intégral est fondée sur le même
+principe que celle ci-dessus exposée pour le calcul différentiel, en
+distinguant l'intégration des formules différentielles explicites, et
+l'intégration des différentielles implicites, ou des équations
+différentielles. La séparation de ces deux cas est même bien plus
+profonde relativement à l'intégration, que sous le simple rapport de la
+différentiation. Dans le calcul différentiel, en effet, cette
+distinction ne repose, comme nous l'avons vu, que sur l'extrême
+imperfection de l'analyse ordinaire. Mais, au contraire, il est aisé de
+voir que, quand même toutes les équations seraient résolues
+algébriquement, les équations différentielles n'en constitueraient pas
+moins un cas d'intégration tout-à-fait distinct de celui que présentent
+les formules différentielles explicites. Car, en se bornant, par
+exemple, au premier ordre et à une fonction unique y d'une seule
+variable x, pour plus de simplicité, si l'on suppose résolue, par
+rapport à /fracdy{dx}, une équation différentielle quelconque entre x,
+y, et /frac{dy}{dx}, l'expression de la fonction dérivée se trouvant
+alors contenir généralement la fonction primitive elle-même qui est
+l'objet de la recherche, la question d'intégration n'aurait nullement
+changé de nature, et la solution n'aurait fait réellement d'autre
+progrès que d'avoir amené l'équation différentielle, proposée à ne plus
+être que du premier degré relativement à la fonction dérivée, ce qui
+est, en soi, de peu d'importance. La différentielle n'en serait donc pas
+moins déterminée d'une manière à peu près aussi _implicite_
+qu'auparavant, sous le rapport de l'intégration, qui continuerait à
+présenter essentiellement la même difficulté caractéristique. La
+résolution algébrique des équations ne pourrait faire rentrer le cas que
+nous considérons dans la simple intégration des différentielles
+explicites, que dans les occasions très-particulières où l'équation
+différentielle proposée ne contiendrait point la fonction primitive
+elle-même, ce qui permettrait, par conséquent, en la résolvant, de
+trouver /frac{dy}{dx} en fonction de x seulement, et de réduire ainsi la
+question aux quadratures.
+
+La considération que je viens d'indiquer pour les équations
+différentielles les plus simples aurait évidemment encore plus
+d'importance pour celles des ordres supérieurs ou qui contiendraient
+simultanément diverses fonctions de plusieurs variables indépendantes.
+Ainsi, l'intégration des différentielles qui ne sont déterminées
+qu'implicitement constitue par sa nature, et, sans aucun égard à l'état
+de l'algèbre, un cas entièrement distinct de celui relatif aux
+différentielles explicitement exprimées en fonction des variables
+indépendantes. L'intégration des équations différentielles est donc
+nécessairement plus compliquée que celle des différentielles explicites,
+par l'élaboration desquelles le calcul intégral a pris naissance, et
+dont ensuite on s'est efforcé de faire, autant que possible, dépendre
+les autres. Tous les divers procédés analytiques proposés jusqu'ici pour
+intégrer les équations différentielles, soit la séparation des
+variables, soit la méthode des multiplicateurs, etc, ont en effet pour
+but de ramener ces intégrations à celles des formules différentielles,
+la seule qui, par sa nature, puisse être entreprise directement.
+Malheureusement, quelqu'imparfaite que soit jusqu'ici cette base
+nécessaire de tout le calcul intégral, l'art d'y réduire l'intégration
+des équations différentielles est encore bien moins avancé.
+
+Chacune de ces deux branches fondamentales du calcul intégral se
+sous-divise ensuite en deux autres, comme dans le calcul différentiel,
+et par des motifs exactement analogues (que je me dispenserai, par
+conséquent, de reproduire), suivant que l'on considère des fonctions à
+une seule variable ou des fonctions à plusieurs variables indépendantes.
+Je ferai seulement observer que cette distinction est, comme la
+précédente, encore plus importante pour l'intégration que pour la
+différentiation. Cela est surtout remarquable, relativement aux
+équations différentielles. En effet, celles qui se rapportent à
+plusieurs variables indépendantes peuvent évidemment présenter cette
+difficulté caractéristique, et d'un ordre bien plus élevé, que la
+fonction cherchée soit définie différentiellement par une simple
+relation entre ses diverses dérivées spéciales relatives aux différentes
+variables prises séparément. De là résulte la branche la plus difficile,
+et aussi la plus étendue du calcul intégral, ce qu'on nomme
+ordinairement le _calcul intégral aux différences partielles_, créé par
+d'Alembert, et dans lequel, suivant la juste appréciation de Lagrange,
+les géomètres auraient dû voir réellement un calcul nouveau, dont le
+caractère philosophique n'est pas assez exactement jugé. Une différence
+très-saillante entre ce cas et celui des équations à une seule variable
+indépendante consiste, comme je l'ai observé ci-dessus, dans les
+fonctions arbitraires qui remplacent les simples constantes arbitraires
+pour donner aux intégrales correspondantes toute la généralité
+convenable.
+
+À peine ai-je besoin de dire que cette branche supérieure de l'analyse
+transcendante est encore entièrement dans l'enfance, puisque, seulement
+dans le cas le plus simple, celui d'une équation du premier ordre entre
+les dérivées partielles d'une seule fonction à deux variables
+indépendantes, on ne sait point même jusqu'ici complétement ramener
+l'intégration à celle des équations différentielles ordinaires.
+L'intégration relative aux fonctions de plusieurs variables est beaucoup
+plus avancée, dans le cas, infiniment plus simple, à la vérité, où il ne
+s'agit que des formules différentielles explicites. On sait alors en
+effet, quand ces formules remplissent les conditions convenables
+d'intégrabilité, réduire constamment leur intégration aux quadratures.
+
+Une nouvelle distinction générale, applicable, comme sous-division, à
+l'intégration des différentielles explicites ou implicites, à une seule
+variable ou à plusieurs, se tire de l'ordre plus ou moins élevé des
+différentiations, qui ne donne lieu à aucune question spéciale dans le
+calcul différentiel, ainsi que nous l'avons remarqué.
+
+Relativement aux différentielles explicites, soit à une variable, soit à
+plusieurs, la nécessité de distinguer leurs divers ordres ne tient qu'à
+l'extrême imperfection du calcul intégral. En effet, si l'on savait
+constamment intégrer toute formule différentielle du premier ordre,
+l'intégration d'une formule du second ordre ou de tout autre ne
+constituerait point, évidemment, une question nouvelle, puisqu'en
+l'intégrant d'abord au premier ordre, on parviendrait à l'expression
+différentielle de l'ordre immédiatement précédent, d'où, par une suite
+convenable d'intégrations analogues, on serait certain de remonter
+finalement à la fonction primitive, objet propre d'un tel travail. Mais
+le peu de connaissances que nous possédons sur les intégrations
+premières fait qu'il n'en est point ainsi, et que l'ordre plus ou moins
+élevé des différentielles engendre des difficultés nouvelles. Car, ayant
+des formules différentielles d'un ordre quelconque supérieur au premier,
+il peut arriver qu'on sache les intégrer une première fois ou plusieurs
+fois de suite, et que, néanmoins, on ne puisse remonter ainsi aux
+fonctions primitives, si ces travaux préliminaires ont produit, pour les
+différentielles d'un ordre inférieur, des expressions dont les
+intégrales ne sont pas connues. Cette circonstance doit se présenter
+d'autant plus fréquemment, le nombre des intégrales connues étant encore
+fort petit, que ces intégrales successives sont généralement, comme on
+sait, des fonctions très-différentes des dérivées qui les ont
+engendrées.
+
+Par rapport aux différentielles implicites, la distinction des ordres
+est encore plus importante; car, outre le motif précédent, dont
+l'influence est évidemment ici analogue, et même à un plus haut degré,
+il est aisé de sentir que l'ordre supérieur des équations
+différentielles donne lieu nécessairement à des questions d'une nature
+nouvelle. En effet, sût-on même intégrer indistinctement toute équation
+du premier ordre relative à une fonction unique, cela ne suffirait
+point pour faire obtenir l'intégrale définitive d'une équation d'un
+ordre quelconque, toute équation différentielle n'étant pas réductible à
+celle d'un ordre immédiatement inférieur. Si l'on a par exemple, pour
+déterminer une fonction y de la variable x, une relation quelconque
+entre x, y, /frac{dy}{dx}, et /frac{d^2y}{dx^2}, on n'en pourra point
+déduire immédiatement, en effectuant une première intégration, la
+relation différentielle correspondante entre x, y, et /frac{dy}{dx},
+d'où, par une seconde intégration on remonterait à l'équation primitive.
+Cela n'aurait lieu nécessairement, du moins sans introduire de nouvelles
+fonctions auxiliaires, que si l'équation du second ordre proposée ne
+contenait point la fonction cherchée y, concourremment avec ses
+dérivées. En thèse générale, les équations différentielles devront donc
+réellement être envisagées comme présentant des cas d'autant plus
+_implicites_ que leur ordre est plus élevé, et qui ne pourront rentrer
+les uns dans les autres que par des méthodes spéciales, dont la
+recherche constitue, par conséquent, une nouvelle classe de questions, à
+l'égard desquelles on ne sait jusqu'ici presque rien, même pour les
+fonctions d'une seule variable[16].
+
+ [Note 16: Le seul cas important de ce genre qui ait été
+ complétement traité jusqu'ici, est l'intégration générale
+ des équations _linéaires_ d'un ordre quelconque, à
+ coefficiens constans. Encore se trouve-t-elle dépendre
+ finalement de la résolution algébrique des équations d'un
+ degré égal à l'ordre de la différentiation.]
+
+Au reste, quand ou examine, d'une manière très-approfondie, cette
+distinction des divers ordres d'équations différentielles, on trouve
+qu'elle pourrait rentrer constamment dans une dernière distinction
+générale, relative aux équations différentielles, que j'ai encore à
+signaler. En effet, les équations différentielles à une seule ou à
+plusieurs variables indépendantes peuvent ne contenir simplement qu'une
+seule fonction, ou bien, dans un cas évidemment plus compliqué et plus
+implicite, qui correspond à la différentiation des fonctions implicites
+simultanées, on peut avoir à déterminer en même temps plusieurs
+fonctions d'après des équations différentielles où elles se trouvent
+mêlées, concurremment avec leurs diverses dérivées. Il est clair qu'un
+tel état de la question présente nécessairement une nouvelle difficulté
+spéciale, celle d'établir la séparation des différentes fonctions
+cherchées, en formant pour chacune, d'après les équations
+différentielles proposées, une équation différentielle isolée, qui ne
+contienne plus les autres fonctions ni leurs dérivées. Ce travail
+préliminaire, qui est l'analogue de l'élimination en algèbre, est
+évidemment indispensable avant de tenter aucune intégration directe,
+puisqu'on ne peut entreprendre généralement, à moins d'artifices
+spéciaux très-rarement applicables, de déterminer immédiatement à la
+fois plusieurs fonctions distinctes. Or, il est aisé d'établir la
+coïncidence exacte et nécessaire de cette nouvelle distinction avec la
+précédente, relative à l'ordre des équations différentielles. On sait,
+en effet, que la méthode générale pour isoler les fonctions dans les
+équations différentielles simultanées, consiste essentiellement à former
+des équations différentielles, séparément relatives à chaque fonction,
+et dont l'ordre est égal à la somme de tous ceux des diverses équations
+proposées. Cette transformation peut s'effectuer constamment. D'un autre
+côté, toute équation différentielle d'un ordre quelconque relative à une
+seule fonction pourrait évidemment se ramener toujours au premier ordre,
+en introduisant un nombre convenable d'équations différentielles
+auxiliaires, contenant simultanément les diverses dérivées antérieures
+considérées comme nouvelles fonctions à déterminer. Ce procédé a même
+été quelquefois employé avec succès, quoique, en général, il ne soit pas
+normal. Ce sont donc deux genres de conditions nécessairement
+équivalens, dans la théorie générale des équations différentielles, que
+la simultanéité d'un plus ou moins grand nombre de fonctions, et l'ordre
+de différentiation plus ou moins élevé d'une fonction unique. En
+augmentant l'ordre des équations différentielles, on peut isoler toutes
+les fonctions; et, en multipliant artificiellement le nombre des
+fonctions, on peut ramener toutes les équations au premier ordre. Il n'y
+a, par conséquent, dans l'un et l'autre cas, qu'une même difficulté,
+envisagée sous deux points de vue différens. Mais, de quelque manière
+qu'on la conçoive, cette nouvelle difficulté commune n'en est pas moins
+réelle, et n'en constitue pas moins, par sa nature, une séparation
+tranchée entre l'intégration des équations du premier ordre et celle des
+équations d'un ordre supérieur. Je préfère indiquer la distinction sous
+cette dernière forme, comme plus simple, plus générale et plus
+rationnelle.
+
+D'après les diverses considérations indiquées ci-dessus sur
+l'enchaînement rationnel des différentes parties principales du calcul
+intégral, on voit que l'intégration des formules différentielles
+explicites du premier ordre à une seule variable est la base nécessaire
+de toutes les autres intégrations, qu'on ne parvient jamais à effectuer
+qu'autant qu'on peut les faire rentrer dans ce cas élémentaire, le seul
+évidemment qui, par sa nature, soit susceptible d'être traité
+directement. Cette intégration simple et fondamentale est souvent
+désignée par l'expression commode de _quadratures_, attendu que toute
+intégrale de ce genre Sf(x)dx, peut, en effet, être envisagée comme
+représentant l'aire d'une courbe dont l'équation en coordonnées
+rectilignes serait y=f(x). Une telle classe de questions correspond,
+dans le calcul différentiel, au cas élémentaire de la différentiation
+des fonctions explicites à une seule variable. Mais la question
+intégrale est, par sa nature, bien autrement compliquée, et surtout
+beaucoup plus étendue que la question différentielle. Celle-ci se réduit
+nécessairement, en effet, comme nous l'avons vu, à la différentiation
+des dix fonctions simples, élémens de toutes celles que l'analyse
+considère. Au contraire, l'intégration des fonctions composées ne se
+déduit point nécessairement de celle des fonctions simples, dont chaque
+nouvelle combinaison doit présenter, sous le rapport du calcul intégral,
+des difficultés spéciales. De là, l'étendue naturellement indéfinie, et
+la complication si variée de la question des quadratures, sur laquelle,
+malgré tous les efforts des analystes, on possède encore si peu de
+connaissances complètes.
+
+En décomposant cette question, comme il est naturel de le faire, suivant
+les diverses formes que peut affecter la fonction dérivée, on distingue
+d'abord le cas des fonctions algébriques, et ensuite celui des fonctions
+transcendantes. L'intégration vraiment analytique de ce dernier ordre
+d'expressions est jusqu'ici fort peu avancée, soit pour les fonctions
+exponentielles, soit pour les fonctions logarithmiques, soit pour les
+fonctions circulaires. On n'a traité encore qu'un très-petit nombre de
+cas de ces trois divers genres, en les choisissant parmi les plus
+simples, qui conduisent même ordinairement à des calculs extrêmement
+pénibles. Ce que nous devons surtout remarquer à ce sujet sous le
+rapport philosophique, c'est que les divers procédés de quadrature ne
+tiennent à aucune vue générale sur l'intégration, et consistent en de
+simples artifices de calcul fort incohérens entre eux, et dont le nombre
+est très-multiplié, à cause de l'étendue très-bornée de chacun d'eux. Je
+dois cependant signaler ici un de ces artifices qui, sans être
+réellement une méthode d'intégration, est néanmoins remarquable par sa
+généralité: c'est le procédé inventé par Jean Bernouilli, et connu sous
+le nom de l'_intégration par parties_, d'après lequel toute intégrale
+peut être ramenée à une autre, qui se trouve quelquefois être plus
+facile à obtenir. Cette ingénieuse relation mérite d'être notée sous un
+autre rapport, comme ayant offert la première idée de cette
+transformation les unes dans les autres des intégrales encore inconnues,
+qui a reçu dans ces derniers temps une plus grande extension, et dont M.
+Fourier surtout a fait un usage si nouveau et si important pour les
+questions analytiques engendrées par la théorie de la chaleur.
+
+Quant à l'intégration des fonctions _algébriques_, elle est plus
+avancée. Cependant, on ne sait encore presque rien relativement aux
+fonctions irrationnelles, dont les intégrales n'ont été obtenues que
+dans des cas extrêmement bornés, et surtout en les rendant rationnelles.
+L'intégration des fonctions rationnelles est jusqu'ici la seule théorie
+de calcul intégral qui ait pu être traitée d'une manière vraiment
+complète: sous le rapport logique, elle en constitue donc la partie la
+plus satisfaisante, mais peut-être aussi la moins importante. Il est
+même essentiel de remarquer, pour avoir une juste idée de l'extrême
+imperfection du calcul intégral, que ce cas si peu étendu n'est
+entièrement résolu que pour ce qui concerne proprement l'intégration,
+envisagée d'une manière abstraite; car, dans l'exécution, la théorie se
+trouve le plus souvent, indépendamment de la complication des calculs,
+tout-à-fait arrêtée par l'imperfection de l'analyse ordinaire, attendu
+qu'elle fait dépendre finalement l'intégration de la résolution
+algébrique des équations, ce qui en limite singulièrement l'usage.
+
+Pour saisir, d'une manière générale, l'esprit des divers procédés
+d'après lesquels on procède aux quadratures, nous devons reconnaître
+d'ailleurs que, par leur nature, ils ne peuvent être fondés
+primitivement que sur la différentiation des dix fonctions simples, dont
+les résultats, considérés sous le point de vue inverse, établissent
+autant de théorèmes immédiats de calcul intégral, les seuls qui puissent
+être connus directement, tout l'art de l'intégration consistant ensuite,
+comme je l'ai exprimé en commençant cette leçon, à faire rentrer, autant
+que possible, toutes les autres quadratures dans ce petit nombre de
+quadratures élémentaires, ce qui malheureusement nous est encore le plus
+souvent inconnu.
+
+Dans cette énumération raisonnée des diverses parties essentielles de
+calcul intégral suivant leurs relations logiques, j'ai négligé à
+dessein, pour ne pas interrompre l'enchaînement, de considérer
+distinctement une théorie fort importante, qui forme implicitement une
+portion de la théorie générale de l'intégration des équations
+différentielles, mais que je dois ici signaler séparément, comme étant,
+pour ainsi dire, en dehors du calcul intégral, et offrant néanmoins le
+plus grand intérêt, soit par sa perfection rationnelle, soit par
+l'étendue de ses applications. Je veux parler de ce qu'on appelle les
+solutions _singulières_ des équations différentielles, dites
+quelquefois, mais à tort, solutions _particulières_, qui ont été le
+sujet de travaux très-remarquables de la part d'Euler et de Laplace, et
+dont Lagrange surtout a présenté une si belle et si simple théorie
+générale. On sait que Clairaut, qui le premier, eut occasion d'en
+remarquer l'existence, y vit un paradoxe de calcul intégral, puisque ces
+solutions ont pour caractère propre de satisfaire aux équations
+différentielles sans être néanmoins comprises dans les intégrales
+générales correspondantes. Lagrange a, depuis, expliqué ce paradoxe de
+la manière la plus ingénieuse et la plus satisfaisante, en montrant
+comment de telles solutions dérivent toujours de l'intégrale générale
+par la variation des constantes arbitraires. Il a aussi, le premier,
+convenablement apprécié l'importance de cette théorie, et c'est avec
+raison qu'il lui a consacré, dans ses _leçons sur le calcul des
+fonctions_, un si grand développement. Sous le point de vue rationnel,
+cette théorie mérite en effet toute notre attention, par le caractère de
+parfaite généralité qu'elle comporte, puisque Lagrange a exposé des
+procédés invariables et fort simples pour trouver la solution
+_singulière_ de toute équation différentielle quelconque qui en est
+susceptible; et, ce qui n'est pas moins remarquable, ces procédés
+n'exigent aucune intégration, consistant seulement dans des
+différentiations, et par là même toujours applicables. La
+différentiation est ainsi devenue, par un heureux artifice, un moyen de
+suppléer dans certaines circonstances à l'imperfection du calcul
+intégral. En effet, certains problèmes exigent surtout, par leur nature,
+la connaissance de ces solutions _singulières_. Telles sont, par
+exemple, en géométrie, toutes les questions où il s'agit de déterminer
+une courbe d'après une propriété quelconque de sa tangente ou de son
+cercle osculateur. Dans tous les cas de ce genre, après avoir exprimé
+cette propriété par une équation différentielle, ce sera, sous le
+rapport analytique, l'équation _singulière_ qui constituera l'objet le
+plus important de la recherche, puisqu'elle seule représentera la courbe
+demandée, l'intégrale générale, qui devient dès lors inutile à
+connaître, ne devant désigner autre chose que le système des tangentes
+ou des cercles osculateurs de cette courbe. On conçoit aisément, d'après
+cela, toute l'importance de cette théorie, qui me semble n'être pas
+encore suffisamment appréciée par la plupart des géomètres.
+
+Enfin, pour achever de signaler le vaste ensemble de recherches
+analytiques dont se compose le calcul intégral proprement dit, il me
+reste à mentionner une théorie fort importante dans toutes les
+applications de l'analyse transcendante, que j'ai dû laisser en dehors
+du système comme n'étant pas réellement destinée à une véritable
+intégration, et se proposant au contraire de remplacer la connaissance
+des intégrales vraiment analytiques, qui sont le plus souvent ignorées.
+On voit qu'il s'agit de la détermination des _intégrales définies_.
+
+L'expression, toujours possible, des intégrales en séries indéfinies,
+peut d'abord être envisagée comme un heureux moyen général de compenser
+souvent l'extrême imperfection du calcul intégral. Mais l'emploi de
+telles séries, à cause de leur complication et de la difficulté de
+découvrir la loi de leurs termes, est ordinairement d'une médiocre
+utilité sous le rapport algébrique, bien qu'on en ait déduit quelquefois
+des relations fort essentielles. C'est surtout sous le rapport
+arithmétique que ce procédé acquiert une grande importance, comme moyen
+de calculer ce qu'on appelle les intégrales _définies_, c'est-à-dire,
+les valeurs des fonctions cherchées pour certaines valeurs déterminées
+des variables correspondantes.
+
+Une recherche de cette nature correspond exactement, dans l'analyse
+transcendante, à la résolution numérique des équations dans l'analyse
+ordinaire. Ne pouvant obtenir le plus souvent la véritable intégrale,
+celle qu'on nomme par opposition, l'intégrale _générale_ ou _indéfinie_,
+c'est-à-dire, la fonction qui, différentiée, a produit la formule
+différentielle proposée, les analystes ont dû s'attacher à déterminer,
+du moins, sans connaître une telle fonction, les valeur numériques
+particulières qu'elle prendrait en assignant aux variables des valeurs
+désignées. C'est évidemment résoudre la question arithmétique, sans
+avoir préalablement résolu la question algébrique correspondante, qui,
+le plus souvent, est précisément la plus importante. Une telle analyse
+est donc par sa nature, aussi imparfaite que nous avons vu l'être la
+résolution numérique des équations. Elle présente, comme celle-ci, une
+confusion vicieuse du point de vue arithmétique avec le point de vue
+algébrique; d'où résultent, soit sous le rapport purement logique, soit
+relativement aux applications, des inconvéniens analogues. Je puis donc
+me dispenser de reproduire ici les considérations indiquées dans la
+cinquième leçon au sujet de l'algèbre. On conçoit néanmoins que, dans
+l'impossibilité où nous sommes presque toujours de connaître les
+véritables intégrales, il est de la plus haute importance d'avoir pu
+obtenir au moins cette solution incomplète et nécessairement
+insuffisante. Or, c'est à quoi on est heureusement parvenu aujourd'hui
+pour tous les cas, l'évaluation des intégrales définies ayant été
+ramenée à des méthodes entièrement générales, qui ne laissent à désirer,
+dans un grand nombre d'occasions, qu'une moindre complication des
+calculs, but vers lequel se dirigent aujourd'hui toutes les
+transformations spéciales des analystes. Regardant maintenant comme
+parfaite cette sorte d'_arithmétique transcendante_, la difficulté, dans
+les applications, se réduit essentiellement à ne faire dépendre
+finalement la recherche proposée que d'une simple détermination
+d'intégrales définies, ce qui, évidemment, ne saurait être toujours
+possible, quelque habileté analytique qu'on puisse employer à effectuer
+une transformation aussi forcée.
+
+Par l'ensemble des considérations indiquées dans cette leçon, on voit
+que, si le calcul différentiel constitue, de sa nature, un système
+limité et parfait auquel il ne reste plus à ajouter rien d'essentiel, le
+calcul intégral proprement dit, ou le simple traité de l'intégration,
+présente nécessairement un champ inépuisable à l'activité de l'esprit
+humain, indépendamment des applications indéfinies dont l'analyse
+transcendante est évidemment susceptible. Les motifs généraux par
+lesquels j'ai tâché de faire sentir, dans la cinquième leçon,
+l'impossibilité de découvrir jamais la résolution algébrique des
+équations d'un degré et d'une forme quelconques, ont sans aucun doute,
+infiniment plus de force encore relativement à la recherche d'un procédé
+unique d'intégration, invariablement applicable à tous les cas. _C'est_,
+dit Lagrange, _un de ces problèmes dont on ne saurait espérer de
+solution générale_. Plus on méditera sur ce sujet, plus on sera
+convaincu, je ne crains pas de l'affirmer, qu'une telle recherche est
+totalement chimérique, comme étant beaucoup trop supérieure à la faible
+portée de notre intelligence, bien que les travaux des géomètres doivent
+certainement augmenter dans la suite l'ensemble de nos connaissances
+acquises sur l'intégration, et créer aussi des procédés d'une plus
+grande généralité. L'analyse transcendante est encore trop près de sa
+naissance, il y a surtout trop peu de temps qu'elle est conçue d'une
+manière vraiment rationelle, pour que nous puissions nous faire une
+juste idée de ce qu'elle pourra devenir un jour. Mais, quelles que
+doivent être nos légitimes espérances, n'oublions pas de considérer
+avant tout les limites imposées par notre constitution intellectuelle,
+et qui, pour n'être pas susceptibles d'une détermination précise, n'en
+ont pas moins une réalité incontestable.
+
+Au lieu de tendre à imprimer au calcul des fonctions indirectes, tel que
+nous le concevons aujourd'hui, une perfection chimérique, je suis porté
+à penser que lorsque les géomètres auront épuisé les applications les
+plus importantes de notre analyse transcendante actuelle, ils se
+créeront plutôt de nouvelles ressources, en changeant le mode de
+dérivation des quantités auxiliaires introduites pour faciliter
+l'établissement des équations, et dont la formation pourrait suivre une
+infinité d'autres lois que la relation très-simple qui a été choisie,
+d'après une conception que j'ai déjà indiquée dans la quatrième leçon.
+Les moyens de cette nature me paraissent susceptibles, en eux-mêmes,
+d'une plus grande fécondité que ceux qui consisteraient seulement à
+pousser plus loin notre calcul actuel des fonctions indirectes. C'est
+une pensée que je soumets aux géomètres dont les méditations se sont
+tournées vers la philosophie générale de l'analyse.
+
+Du reste, quoique j'aie dû, dans l'exposition sommaire qui était l'objet
+propre de cette leçon, rendre sensible l'état d'extrême imperfection où
+se trouve encore le calcul intégral, on aurait une fausse idée des
+ressources générales de l'analyse transcendante, si on accordait à cette
+considération une trop grande importance. Il en est ici, en effet, comme
+dans l'analyse ordinaire, où l'on est parvenu à utiliser, à un degré
+immense, un très-petit nombre de connaissances fondamentales sur la
+résolution des équations. Quelque peu avancés qu'ils soient réellement
+jusqu'ici dans la science des intégrations, les géomètres n'en ont pas
+moins tiré, de notions abstraites aussi peu multipliées, la solution
+d'une multitude de questions de première importance en géométrie, en
+mécanique, en thermologie, etc. L'explication philosophique de ce
+double fait général résulte de l'importance et de la portée
+nécessairement prépondérantes des connaissances abstraites, dont la
+moindre se trouve naturellement correspondre à une foule de recherches
+concrètes, l'homme n'ayant d'autre ressource pour l'extension successive
+de ses moyens intellectuels, que dans la considération d'idées de plus
+en plus abstraites et néanmoins positives.
+
+Pour achever de faire connaître, dans toute son étendue, le caractère
+philosophique de l'analyse transcendante, il me reste à considérer une
+dernière conception par laquelle l'immortel Lagrange, que nous
+retrouvons sur toutes les grandes voies de la science mathématique, a
+rendu cette analyse encore plus propre à faciliter l'établissement des
+équations dans les problèmes les plus difficiles, en considérant une
+classe d'équations encore plus _indirectes_ que les équations
+différentielles proprement dites. C'est le _calcul_ ou plutôt la
+_méthode des variations_, dont l'appréciation générale sera l'objet de
+la leçon suivante.
+
+
+
+
+HUITIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. Considérations générales sur le calcul des variations.
+
+
+Afin de saisir avec plus de facilité le caractère philosophique de la
+méthode des variations, il convient d'abord de considérer sommairement
+la nature spéciale des problèmes dont la résolution générale a nécessité
+la formation de cette analyse hyper-transcendante. Ce calcul est encore
+trop près de son origine, les applications en ont été jusqu'ici trop peu
+variées, pour qu'on pût en concevoir une idée générale suffisamment
+claire, si je me bornais à une exposition purement abstraite de sa
+théorie fondamentale, bien qu'une telle exposition doive être ensuite,
+sans aucun doute, l'objet principal et définitif de cette leçon.
+
+Les questions mathématiques qui ont donné naissance au _calcul des
+variations_ consistent, en général, dans la recherche des _maxima_ et
+des _minima_ de certaines formules intégrales indéterminées, qui
+expriment la loi analytique de tel ou tel phénomène géométrique ou
+mécanique, considéré indépendamment d'aucun sujet particulier. Les
+géomètres ont désigné pendant long-temps toutes les questions de ce
+genre par le nom commun de _problèmes des isopérimètres_, qui ne
+convient cependant qu'au plus petit nombre d'entre elles.
+
+Dans la théorie ordinaire des _maxima_ et _minima_, on se propose de
+découvrir, relativement à une fonction donnée d'une seule ou de
+plusieurs variables, quelles valeurs particulières il faut assigner à
+ces variables pour que la valeur correspondante de la fonction proposée
+soit un _maximum_ ou un _minimum_, par rapport à celles qui précèdent et
+qui suivent immédiatement, c'est-à-dire qu'on cherche, à proprement
+parler, à quel instant la fonction cesse de croître pour commencer à
+décroître, ou réciproquement. Le calcul différentiel suffit pleinement,
+comme on sait, à la résolution générale de cette classe de questions, en
+montrant que les valeurs des diverses variables qui conviennent, soit au
+_maximum_, soit au _minimum_, doivent toujours rendre nulles les
+différentes dérivées du premier ordre de la fonction donnée, prises
+séparément par rapport à chaque variable indépendante; et en indiquant
+de plus un caractère propre à distinguer le _maximum_ du _minimum_, qui
+consiste, dans le cas d'une fonction d'une seule variable, par exemple,
+en ce que la fonction dérivée du second ordre doit prendre une valeur
+négative pour le _maximum_, et positive pour le _minimum_. Telles sont,
+du moins, les conditions fondamentales qui se rapportent au plus grand
+nombre des cas; les modifications qu'elles doivent subir pour que la
+théorie soit complétement applicable à certaines questions, sont
+d'ailleurs également assujetties à des règles abstraites aussi
+invariables, quoique plus compliquées.
+
+La construction de cette théorie générale ayant fait disparaître
+nécessairement le principal intérêt que les questions de ce genre
+pouvaient inspirer aux géomètres, ils se sont élevés presque aussitôt à
+la considération d'un nouvel ordre de problèmes, à la fois beaucoup plus
+importans et d'une difficulté bien supérieure, ceux des _isopérimètres_.
+Ce ne sont plus alors les valeurs des variables propres au _maximum_ ou
+au _minimum_ d'une fonction donnée, qu'il s'agit de déterminer. C'est la
+forme de la fonction elle-même qu'on se propose de découvrir, d'après la
+condition du _maximum_ ou du _minimum_ d'une certaine intégrale définie,
+seulement indiquée, qui dépend de cette fonction.
+
+La plus ancienne question de cette nature est celle du solide de moindre
+résistance, traitée par Newton, dans le second livre des _Principes_, où
+il détermine quelle doit être la courbe méridienne d'un solide de
+révolution, pour que la résistance éprouvée par ce corps dans le sens de
+son axe, en traversant avec une vitesse quelconque un fluide immobile,
+soit la plus petite possible. Mais la marche suivie par Newton n'avait
+point un caractère assez simple, assez général et surtout assez
+analytique, par la nature de sa méthode spéciale d'analyse
+transcendante, pour qu'une telle solution pût suffire à entraîner les
+géomètres vers ce nouvel ordre de problèmes. L'impulsion vraiment
+décisive à cet égard ne pouvait guère partir que de l'un des géomètres
+occupés sur le continent à élaborer et à appliquer la méthode
+infinitésimale proprement dite. C'est ce que fit, en 1695, Jean
+Bernouilli, en proposant le problème célèbre de la brachystochrone, qui
+suggéra depuis une si longue suite de questions analogues. Il consiste à
+déterminer la courbe qu'un corps pesant doit suivre pour descendre d'un
+point à un autre dans le temps le plus court. En se bornant à la simple
+chute dans le vide, seul cas qu'on ait d'abord considéré, on trouve
+assez facilement que la courbe cherchée doit être une cycloïde
+renversée, à base horizontale, ayant son origine au point le plus élevé.
+Mais la question peut être singulièrement compliquée, soit en ayant
+égard à la résistance du milieu, soit en tenant compte du changement
+d'intensité de la pesanteur.
+
+Quoique cette nouvelle classe de problèmes ait été primitivement fournie
+par la mécanique, c'est néanmoins dans la géométrie qu'on a puisé plus
+tard les sujets des principales recherches. Ainsi, on s'est proposé de
+découvrir, parmi toutes les courbes de même contour tracées entre deux
+points donnés, quelle est celle dont l'aire est un _maximum_ ou un
+_minimum_, d'où est venu proprement le nom de _problème des
+ipérimètres_; ou bien on a demandé que le _maximum_ et le _minimum_
+eussent lieu pour la surface engendrée par la révolution de la courbe
+cherchée autour d'un axe, ou pour le volume correspondant; dans d'autres
+cas, c'était la hauteur verticale du centre de gravité de la courbe
+inconnue, ou de la surface et du volume qu'elle pouvait engendrer, qui
+devait devenir un _maximum_ ou un _minimum_, etc. Enfin, ces problèmes
+ont été successivement variés et compliqués, pour ainsi dire à l'infini,
+par les Bernouilli, par Taylor, et surtout par Euler, avant que Lagrange
+en eût assujetti la solution à une méthode abstraite et entièrement
+générale, dont la découverte a fait cesser l'empressement des géomètres
+pour un tel ordre de recherches. Il ne s'agit point ici de tracer, même
+sommairement, l'histoire de cette partie supérieure des mathématiques,
+quelque intéressante qu'elle fût. Je n'ai fait l'énumération de
+certaines questions principales choisies parmi les plus simples,
+qu'afin de rendre sensible la destination générale qu'avait
+essentiellement, à son origine, la méthode des variations.
+
+On voit que, considérés sous le point de vue analytique, tous ces
+problèmes consistent, par leur nature, à déterminer quelle forme doit
+avoir une certaine fonction inconnue d'une ou de plusieurs variables,
+pour que telle ou telle intégrale dépendante de cette fonction se trouve
+avoir, entre des limites assignées, une valeur qui soit un _maximum_ ou
+un _minimum_, relativement à toutes celles qu'elle prendrait si la
+fonction cherchée avait une autre forme quelconque. Ainsi, par exemple,
+dans le problème de la brachystochrone, on sait que si y=f(z),
+x=/varphi(z) sont les équations rectilignes de la courbe cherchée, en
+supposant les axes des x et des y horizontaux, et l'axe z des vertical,
+le temps de la chute d'un corps pesant le long de cette courbe, depuis
+le point dont l'ordonnée est z_1 jusqu'à celui dont l'ordonnée est z_2
+est généralement exprimé par l'intégrale définie[17]. /[/int^{z_1}_{z_2}
+/sqrt{/frac{1+(f'(z))^2+(/varphi'(z))^2}{2gz}}dz/.]
+
+ [Note 17: J'emploie la notation simple et lumineuse
+ proposée par M. Fourier, pour désigner les intégrales
+ définies, en mentionnant distinctement leurs limites.]
+
+Il faut donc trouver quelles doivent être les deux fonctions inconnues f
+et /varphi pour que cette intégrale soit un minimum. De même, demander
+quelle est, parmi toutes les courbes planes isopérimètres, celle qui
+renferme la plus grande aire, c'est proposer de trouver, parmi toutes
+les fonctions f(x) qui peuvent donner à l'intégrale /[/int
+dx/sqrt{1+(f'(x))^2}/] une certaine valeur constante, celle qui rend un
+maximum l'intégrale /int f(x)dx, prise entre les mêmes limites. Il en
+est évidemment toujours ainsi dans toutes les autres questions de ce
+genre.
+
+Dans les solutions que les géomètres donnaient de ces problèmes avant
+Lagrange, on se proposait essentiellement de les ramener à la théorie
+ordinaire des maxima et minima. Mais les moyens employés pour effectuer
+cette transformation consistaient en de simples artifices particuliers,
+propres à chaque cas, et dont la découverte ne comportait point de
+régles invariables et certaines, en sorte que toute question vraiment
+nouvelle reproduisait constamment des difficultés analogues, sans que
+les solutions déjà obtenues pussent être réellement d'aucun secours
+essentiel, autrement que par les habitudes qu'elles avaient fait
+contracter à l'intelligence. En un mot, cette branche des mathématiques
+présentait alors l'imperfection nécessaire qui existe constamment tant
+qu'on n'est point parvenu à saisir distinctement, pour la traiter d'une
+manière abstraite et dès-lors générale, la partie commune à toutes les
+questions d'une même classe.
+
+En cherchant à réduire tous les divers problèmes des isopérimètres à
+dépendre d'une analyse commune, organisée abstraitement en un calcul
+distinct, Lagrange a été conduit à concevoir une nouvelle nature de
+différentiations, auxquelles il a appliqué la caractéristique /delta, en
+réservant la caractéristique d pour les simples différentielles
+ordinaires. Ces différentielles d'une espèce nouvelle, qu'il a désignées
+sous le nom de _variations_, consistent dans les accroissemens
+infiniment petits que reçoivent les intégrales, non en vertu
+d'accroissemens analogues de la part des variables correspondantes,
+comme pour l'analyse transcendante ordinaire, mais en supposant que la
+forme de la fonction placée sous le signe d'intégration vienne à changer
+infiniment peu. Cette distinction se conçoit, par exemple, avec
+facilité, relativement aux courbes, où l'on voit l'ordonnée ou toute
+autre variable de la courbe, comporter deux sortes de différentielles
+évidemment très-différentes, suivant que l'on passe d'un point à un
+autre infiniment voisin sur la même courbe, ou bien au point
+correspondant de la courbe infiniment voisine produite par une certaine
+modification déterminée de la première[18]. Il est clair, du reste, que,
+par leur nature, les _variations_ relatives de diverses grandeurs liées
+entre elles par des lois quelconques, se calculent, à la caractéristique
+près, exactement de la même manière que les différentielles. Enfin, on
+déduit également de la notion générale des _variations_ les principes
+fondamentaux de l'algorithme propre à cette méthode et qui consistent
+simplement dans la faculté évidente de pouvoir transposer à volonté les
+caractéristiques spécialement affectées aux variations avant ou après
+celles qui correspondent aux différentielles ordinaires.
+
+ [Note 18: Leïbnitz avait déjà considéré la comparaison
+ d'une courbe à une autre infiniment voisine; c'est ce qu'il
+ appelait _différentiatio de curvâ in curvam_. Mais cette
+ comparaison n'avait aucune analogie avec la conception de
+ Lagrange, les courbes de Leïbnitz étant renfermées dans une
+ même équation générale, d'où elles se déduisent par le
+ simple changement d'une constante arbitraire.]
+
+Cette conception abstraite une fois formée, Lagrange a pu réduire
+aisément, de la manière la plus générale, tous les problèmes des
+isopérimètres à la simple théorie ordinaire des _maxima_ et des
+_minima_. Pour se faire une idée nette de cette grande et heureuse
+transformation, il faut préalablement considérer une distinction
+essentielle à laquelle donnent lieu les diverses questions des
+isopérimètres.
+
+On doit, en effet, partager ces recherches en deux classes générales,
+selon que les _maxima_ et _minima_ demandés sont _absolus_ ou
+_relatifs_, pour employer les expressions abrégées des géomètres. Le
+premier cas est celui où les intégrales définies indéterminées dont on
+cherche le _maximum_ ou le _minimum_, ne sont assujetties, par la nature
+du problème, à aucune condition; comme il arrive, par exemple, dans le
+problème de la brachystochrone, où il s'agit de choisir entre toutes les
+courbes imaginables. Le second cas a lieu, quand, au contraire, les
+intégrales variables ne peuvent changer que suivant certaines
+conditions, consistant ordinairement en ce que d'autres intégrales
+définies, dépendant également des fonctions cherchées, conservent
+constamment une même valeur donnée; comme, par exemple, dans toutes les
+questions géométriques concernant les figures _isopérimètres_ proprement
+dites, et où, par la nature du problème, l'intégrale relative à la
+longueur de la courbe ou à l'aire de la surface, doit rester constante
+pendant le changement de celle qui est l'objet de la recherche proposée.
+
+Le calcul des variations donne immédiatement la solution générale des
+questions de la première espèce. Car, il suit évidemment de la théorie
+ordinaire des _maxima_ et _minima_, que la relation cherchée doit rendre
+nulle la _variation_ de l'intégrale proposée par rapport à chaque
+variable indépendante, ce qui donne la condition commune au maximum et
+au minimum; et, comme caractère propre à distinguer l'un de l'autre, que
+la variation du second ordre de la même intégrale doit être négative
+pour le maximum et positive pour le minimum. Ainsi, par exemple, dans le
+problème de la brachystochrone, on aura, pour déterminer la nature de la
+courbe cherchée, l'équation de condition, /[/delta/int_{z_1}^{z_2}
+/sqrt{/frac{1+(f'(z))^2+(/varphi'(z))^2}{2gz}}dz=0/] qui, se décomposant
+en deux, par rapport aux deux fonctions inconnues f et /varphi qui sont
+indépendantes l'une de l'autre, exprimera complètement la définition
+analytique de la courbe demandée. La seule difficulté propre à cette
+nouvelle analyse consiste dans l'élimination de la caractéristique
+/delta, pour laquelle le calcul des variations fournit des règles
+invariables et complètes, fondées, en général, sur le procédé de
+l'intégration par parties, dont Lagrange a su tirer ainsi un parti
+immense. Le but constant de cette première élaboration analytique, dans
+l'exposition de laquelle je ne dois nullement entrer ici, est de faire
+parvenir aux équations différentielles proprement dites, ce qui se peut
+toujours, et par-là la question rentre dans le domaine de l'analyse
+transcendante ordinaire, qui achève la solution, du moins en la ramenant
+à l'algèbre pure, si on sait effectuer l'intégration. La destination
+générale, propre à la méthode des variations, est d'opérer cette
+transformation, pour laquelle Lagrange a établi des règles simples,
+invariables, et d'un succès toujours assuré.
+
+Je ne dois pas négliger, dans cette rapide indication générale, de faire
+remarquer, comme un des plus grands avantages spéciaux de la méthode des
+variations comparée aux solutions isolées qu'on avait auparavant des
+problèmes des isopérimètres, l'importante considération de ce que
+Lagrange appelle les _équations aux limites_, entièrement négligées
+avant lui, et sans lesquelles néanmoins la plupart des solutions
+particulières restaient nécessairement incomplètes. Quand les limites
+des intégrales proposées doivent être fixes, leurs variations étant
+nulles, il n'y a pas lieu d'en tenir compte. Mais il n'en est plus ainsi
+quand ces limites, au lieu d'être rigoureusement invariables, sont
+assujetties seulement à certaines conditions; comme, par exemple, si
+les deux points entre lesquels doit être tracée la courbe cherchée ne
+sont pas fixes, et doivent seulement rester sur des lignes ou des
+surfaces données. Alors, il faut avoir égard aux variations de leurs
+coordonnées, et établir entr'elles les relations correspondantes aux
+équations de ces lignes ou de ces surfaces.
+
+Cette considération essentielle n'est que le dernier complément d'une
+considération plus générale et plus importante relative aux variations
+des diverses variables indépendantes. Si ces variables sont réellement
+indépendantes les unes des autres, comme lorsqu'on compare toutes les
+courbes imaginables susceptibles d'être tracées entre deux points, il en
+sera de même de leurs variations, et par suite les termes relatifs à
+chacune de ces variations devront être séparément nuls dans l'équation
+générale qui exprime le maximum ou le minimum. Mais si, au contraire, on
+suppose les variables assujetties à de certaines conditions quelconques,
+il faudra tenir compte de la relation qui en résulte entre leurs
+variations, de telle sorte que le nombre des équations dans lesquelles
+se décompose alors cette équation générale soit toujours égal à celui
+seulement des variables qui restent vraiment indépendantes. C'est ainsi,
+par exemple, qu'au lieu de chercher le plus court chemin pour aller
+d'un point à un autre, en choisissant parmi tous les chemins possibles,
+on peut se proposer de trouver seulement quel est le plus court entre
+tous ceux qu'on peut suivre sur une surface quelconque donnée, question
+dont la solution générale constitue certainement une des plus belles
+applications de la méthode des variations.
+
+Les problèmes où l'on considère de telles conditions modificatrices se
+rapprochent beaucoup, par leur nature, de la seconde classe générale
+d'applications de la méthode des variations, caractérisée ci-dessus
+comme consistant dans la recherche des maxima et minima _relatifs_. Il y
+a néanmoins, entre les deux cas, cette différence essentielle, que, dans
+ce dernier, la modification est exprimée par une intégrale qui dépend de
+la fonction cherchée, tandis que, dans l'autre, elle se trouve désignée
+par une équation finie qui est immédiatement donnée. On conçoit par là,
+que la recherche des maxima et minima _relatifs_ est toujours et
+nécessairement plus compliquée que celle des maxima et minima _absolus_.
+Heureusement, un théorème général fort important, trouvé avant
+l'invention du calcul des variations, et qui est une des plus belles
+découvertes dues au génie du grand Euler, donne un moyen uniforme et
+très-simple de faire rentrer ces deux classes de questions l'une dans
+l'autre. Il consiste, en ce que si l'on ajoute à l'intégrale qui doit
+être un maximum ou un minimum un multiple constant et indéterminé de
+celle qui doit rester constante par la nature du problème, il suffira de
+chercher, suivant le procédé général de Lagrange, ci-dessus indiqué, le
+maximum ou le minimum _absolu_ de cette expression totale. On peut
+aisément concevoir, en effet, que la partie de la variation complète qui
+proviendrait de la dernière intégrale doit aussi bien être nulle, à
+cause de la constance de celle-ci, que la portion due à la première
+intégrale, qui s'anéantit en vertu de l'état maximum ou minimum. Ces
+deux conditions distinctes, s'accordent évidemment pour produire, sous
+ce rapport, des effets exactement semblables.
+
+Telle est, par aperçu, la manière générale dont la méthode des
+variations s'applique à toutes les diverses questions qui composent ce
+qu'on appelait la théorie des isopérimètres. On aura sans doute remarqué
+dans cette exposition sommaire, à quel degré s'est trouvée utilisée par
+cette nouvelle analyse la seconde propriété fondamentale de l'analyse
+transcendante, appréciée dans la sixième leçon, savoir: la généralité
+des expressions infinitésimales pour représenter un même phénomène
+géométrique ou mécanique, en quelque corps qu'il soit considéré. C'est,
+en effet, sur cette généralité que sont fondées, par leur nature, toutes
+les solutions dues à la méthode des variations. Si une formule unique ne
+pouvait point exprimer la longueur ou l'aire de toute courbe quelconque,
+si on n'avait point une autre formule fixe pour désigner le temps de la
+chute d'un corps pesant, suivant quelque ligne qu'il descende, etc.,
+comment eût-il été possible de résoudre des questions qui exigent
+inévitablement, par leur nature, la considération simultanée de tous les
+cas que peuvent déterminer dans chaque phénomène les divers sujets qui
+le manifestent?
+
+Quelle que soit l'extrême importance de la théorie des isopérimètres, et
+quoique la méthode des variations n'ait eu primitivement d'autre objet
+que la résolution rationnelle et générale de cet ordre de problèmes, on
+n'aurait cependant qu'une idée incomplète de cette belle analyse, si on
+bornait là sa destination. En effet, la conception abstraite de deux
+natures distinctes de différentiations, est évidemment applicable
+non-seulement aux cas pour lesquels elle a été créée, mais aussi à tous
+ceux qui présentent, par quelque cause que ce soit, deux manières
+différentes de faire varier les mêmes grandeurs. C'est ainsi que
+Lagrange lui-même a fait, dans sa _mécanique analytique_, une immense
+application capitale de son calcul des variations, en l'employant à
+distinguer les deux sortes de changemens que présentent si naturellement
+les questions de mécanique rationnelle pour les divers points que l'on
+considère, suivant que l'on compare les positions successives qu'occupe,
+en vertu du mouvement, un même point de chaque corps dans deux instans
+consécutifs, ou que l'on passe d'un point du corps à un autre dans le
+même instant. L'une de ces comparaisons produit les différentielles
+ordinaires; l'autre donne lieu aux variations, qui ne sont, là comme
+partout, que des différentielles prises sous un nouveau point de vue.
+C'est dans une telle acception générale qu'il faut concevoir le calcul
+des variations, pour apprécier convenablement l'importance de cet
+admirable instrument logique, le plus puissant que l'esprit humain ait
+construit jusqu'ici.
+
+La méthode des variations n'étant qu'une immense extension de l'analyse
+transcendante générale, je n'ai pas besoin de constater spécialement
+qu'elle est susceptible d'être envisagée sous les divers points de vue
+fondamentaux que comporte le calcul des fonctions indirectes, considéré
+dans son ensemble. Lagrange a inventé le calcul des variations d'après
+la conception infinitésimale proprement dite, et même bien avant d'avoir
+entrepris la reconstruction générale de l'analyse transcendante. Quand
+il eut exécuté cette importante réformation, il montra aisément comment
+elle pouvait aussi s'appliquer au calcul des variations, qu'il exposa
+avec tout le développement convenable, suivant sa théorie des fonctions
+dérivées. Mais, plus l'emploi de la méthode des variations est difficile
+pour l'intelligence à cause du degré d'abstraction supérieur des idées
+considérées, plus il importe de ménager dans son application les forces
+de notre esprit, en adoptant la conception analytique la plus directe et
+la plus rapide, c'est-à-dire, celle de Leïbnitz. Aussi Lagrange lui-même
+l'a-t-il constamment préférée dans l'important usage qu'il a fait du
+calcul des variations pour la _mécanique analytique_. Il n'existe pas,
+en effet, la moindre hésitation à cet égard parmi les géomètres.
+
+Afin d'éclaircir aussi complétement que possible le caractère
+philosophique du calcul des variations, je crois devoir terminer en
+indiquant sommairement ici une considération qui me semble importante,
+et par laquelle je puis le rapprocher de l'analyse transcendante
+ordinaire à un plus haut degré que Lagrange ne me paraît l'avoir
+fait[19].
+
+ [Note 19: Je me propose de développer plus tard cette
+ considération nouvelle, dans un travail spécial sur le
+ _calcul des variations_, qui a pour objet de présenter
+ l'ensemble de cette analyse hyper-transcendante sous un
+ nouveau point de vue, que je crois propre à en étendre la
+ portée générale.]
+
+Nous avons remarqué, d'après Lagrange, dans la leçon précédente, la
+formation du calcul aux différences partielles, créé par d'Alembert,
+comme ayant introduit, dans l'analyse transcendante, une nouvelle idée
+élémentaire, la notion de deux sortes d'accroissemens distincts et
+indépendans les uns des autres que peut recevoir une fonction de deux
+variables, en vertu du changement de chaque variable séparément. C'est
+ainsi que l'ordonnée verticale d'une surface, ou toute autre grandeur
+qui s'y rapporte, varie de deux manières tout-à-fait distinctes et qui
+peuvent suivre les lois les plus diverses, en faisant croître tantôt
+l'une tantôt l'autre des deux coordonnées horizontales. Or, une telle
+considération me semble très-rapprochée, par sa nature, de celle qui
+sert de base générale à la méthode des variations. Celle-ci, en effet,
+n'a réellement fait autre chose que transporter aux variables
+indépendantes elles-mêmes la manière de voir déjà adoptée pour les
+fonctions de ces variables, ce qui en a singulièrement agrandi l'usage.
+Je crois, d'après cela, que, sous le seul rapport des conceptions
+fondamentales, on peut envisager le calcul créé par d'Alembert, comme
+ayant établi une transition naturelle et nécessaire entre le calcul
+infinitésimal ordinaire et le calcul des variations, dont une telle
+filiation me paraît devoir éclaircir et simplifier la notion générale.
+
+D'après les diverses considérations indiquées dans cette leçon, la
+méthode des variations se présente comme le plus haut degré de
+perfection connu jusqu'ici de l'analyse des fonctions indirectes. Dans
+son état primitif, cette dernière analyse s'est présentée comme un
+puissant moyen général de faciliter l'étude mathématique des phénomènes
+naturels, en introduisant, pour l'expression de leurs lois, la
+considération de grandeurs auxiliaires choisies de telle manière, que
+leurs relations soient nécessairement plus simples et plus aisées à
+obtenir que celles des grandeurs directes. Mais la formation de ces
+équations différentielles n'était point conçue comme pouvant comporter
+aucunes règles générales et abstraites. Or, l'analyse des variations,
+considérée sous le point de vue le plus philosophique, peut être
+envisagée comme essentiellement destinée, par sa nature, à faire
+rentrer, autant que possible, dans le domaine du calcul, l'établissement
+même des équations différentielles, car tel est, pour un grand nombre de
+questions importantes et difficiles, l'effet général des équations
+_variées_ qui, encore plus _indirectes_ que les simples équations
+différentielles par rapport aux objets propres de la recherche, sont
+aussi bien plus aisées à former, et desquelles on peut ensuite, par des
+procédés analytiques invariables et complets, destinés à éliminer le
+nouvel ordre d'infinitésimales auxiliaires introduit, déduire ces
+équations différentielles ordinaires, qu'il eût été souvent impossible
+d'établir immédiatement. La méthode des variations constitue donc la
+partie la plus sublime de ce vaste système de l'analyse mathématique
+qui, partant des plus simples élémens de l'algèbre, organise, par une
+succession d'idées non-interrompue, des moyens généraux de plus en plus
+puissans pour l'étude approfondie de la philosophie naturelle, et qui,
+dans son ensemble, présente, sans aucune comparaison, le monument le
+plus imposant et le moins équivoque de la portée de l'esprit humain.
+Mais, il faut reconnaître aussi que les conceptions habituellement
+considérées dans la méthode des variations étant, par leur nature, plus
+indirectes, plus générales, et surtout beaucoup plus abstraites que
+toutes les autres, l'emploi d'une telle méthode exige nécessairement, et
+d'une manière soutenue, le plus haut degré connu de contention
+intellectuelle, pour ne jamais perdre de vue l'objet précis de la
+recherche en suivant des raisonnemens qui offrent à l'esprit des points
+d'appui aussi peu déterminés, et dans lesquels les signes ne sont
+presque jamais d'aucun secours. On doit, sans doute, attribuer en
+grande partie à cette difficulté nécessaire le peu d'usage réel que les
+géomètres, excepté Lagrange, ont fait jusqu'ici d'une conception aussi
+admirable.
+
+
+
+NEUVIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. Considérations générales sur le calcul aux différences finies.
+
+
+Les diverses considérations fondamentales indiquées dans les cinq leçons
+précédentes constituent réellement toutes les bases essentielles d'une
+exposition complète de l'analyse mathématique, envisagée sous le point
+de vue philosophique. Néanmoins, pour ne négliger aucune conception
+générale vraiment importante relative à cette analyse, je crois devoir,
+avant de passer à l'étude philosophique de la mathématique concrète,
+expliquer très-sommairement le véritable caractère propre à un genre de
+calcul fort étendu, et qui, bien que rentrant au fond dans l'analyse
+ordinaire, est cependant encore regardé comme étant d'une nature
+essentiellement distincte. Il s'agit de ce qu'on appelle le _calcul aux
+différences finies_, qui sera le sujet spécial de cette leçon.
+
+Ce calcul, créé par Taylor, dans son célèbre ouvrage intitulé _méthodes
+incrumentorum_, consiste essentiellement, comme on sait, dans la
+considération des accroissemens finis que reçoivent les fonctions par
+suite d'accroissemens analogues de la part des variables
+correspondantes. Ces accroissemens ou _différences_, auxquels on
+applique la caractéristique /Delta, pour les distinguer des
+_differentielles_ ou accroissemens infiniment petits, peuvent être, à
+leur tour, envisagés comme de nouvelles fonctions, et devenir le sujet
+d'une seconde considération semblable, et ainsi de suite, d'où résulte
+la notion des différences des divers ordres successifs, analogues, au
+moins en apparence, aux ordres consécutifs des différentielles. Un tel
+calcul présente, évidemment, comme le calcul des fonctions indirectes,
+deux classes générales de questions: 1º déterminer les différences
+successives de toutes les diverses fonctions analytiques à une ou à
+plusieurs variables, en résultat d'un mode d'accroissement défini des
+variables indépendantes, que l'on suppose, en général, augmenter en
+progression arithmétique; 2º réciproquement, en partant de ces
+différences, ou, plus généralement, d'équations quelconques établies
+entre elles, remonter aux fonctions primitives elles-mêmes, ou à leurs
+relations correspondantes. D'où la décomposition de ce calcul total en
+deux calculs distincts, auxquels on donne ordinairement les noms de
+_calcul direct aux différences finies_, et de _calcul inverse aux
+différences finies_, ce dernier étant aussi appelé quelquefois _calcul
+intégral aux différences finies_. Chacun de ces deux calculs serait
+d'ailleurs évidemment susceptible d'une distribution rationnelle
+semblable à celle exposée dans la septième leçon pour le calcul
+différentiel et le calcul intégral, ce qui me dispense d'en faire une
+mention distincte.
+
+Il n'est pas douteux que, par une telle conception, Taylor a cru fonder
+un calcul d'une nature entièrement nouvelle, absolument distinct de
+l'analyse ordinaire, et plus général que le calcul de Leïbnitz, quoique
+consistant dans une considération analogue. C'est aussi de cette manière
+que presque tous les géomètres ont jugé l'analyse de Taylor. Mais
+Lagrange, avec sa profondeur habituelle, a clairement aperçu que ces
+propriétés appartenaient bien plus aux formes et aux notations employées
+par Taylor qu'au fond même de sa théorie. En effet, ce qui fait le
+caractère propre de l'analyse de Leïbnitz, et la constitue en un calcul
+vraiment distinct et supérieur, c'est que les fonctions dérivées sont,
+en général, d'une toute autre nature que les fonctions primitives, en
+sorte qu'elles peuvent donner lieu à des relations plus simples et d'une
+formation plus facile, d'où résultent les admirables propriétés
+fondamentales de l'analyse transcendante, expliquées dans les leçons
+précédentes. Mais il n'en est nullement ainsi pour les _différences_
+considérées par Taylor. Car ces différences sont, par leur nature, des
+fonctions essentiellement semblables à celles qui les ont engendrées, ce
+qui les rend impropres à faciliter l'établissement des équations, et ne
+leur permet pas davantage de conduire à des relations plus générales.
+Toute équation aux différences finies est vraiment, au fond, une
+équation directement relative aux grandeurs mêmes dont on compare les
+états successifs. L'échafaudage de nouveaux signes, qui fait illusion
+sur le véritable caractère de ces équations, ne le déguise cependant que
+d'une manière fort imparfaite, puisqu'on pourrait toujours le mettre
+aisément en évidence en remplaçant constamment les _différences_ par les
+combinaisons équivalentes des grandeurs primitives, dont elles ne sont
+réellement autre chose que les désignations abrégées. Aussi, le calcul
+de Taylor n'a-t-il jamais offert et ne peut-il offrir, dans aucune
+question de géométrie ou de mécanique, ce puissant secours général que
+nous avons vu résulter nécessairement de l'analyse de Leïbnitz. Lagrange
+a, d'ailleurs, très-nettement établi que la prétendue analogie observée
+entre le calcul aux différences et le calcul infinitésimal était
+radicalement vicieuse, en ce sens que les formules propres au premier
+calcul ne peuvent nullement fournir, comme cas particuliers, celles qui
+conviennent au second, dont la nature est essentiellement distincte.
+
+D'après l'ensemble de considérations que je viens d'indiquer, je crois
+que le calcul aux différences finies est ordinairement classé à tort
+dans l'analyse transcendante proprement dite, c'est-à-dire dans le
+calcul des fonctions indirectes. Je le conçois, au contraire, en
+adoptant pleinement les importantes réflexions de Lagrange, qui ne sont
+pas encore suffisamment appréciées, comme étant seulement une branche
+très-étendue et fort importante de l'analyse ordinaire, c'est-à-dire, de
+ce que j'ai nommé le calcul des fonctions directes. Tel est, en effet,
+ce me semble, son vrai caractère philosophique, que les équations qu'il
+considère sont toujours, malgré la notation, de simples équations
+_directes_.
+
+En précisant, autant que possible, l'explication précédente, on doit
+envisager le calcul de Taylor comme ayant constamment pour véritable
+objet la théorie générale des _suites_, dont, avant cet illustre
+géomètre, on n'avait encore considéré que les cas les plus simples.
+J'aurais dû, rigoureusement, mentionner cette importante théorie en
+traitant, dans la cinquième leçon, de l'algèbre proprement dite, dont
+elle est une branche si étendue. Mais, afin d'éviter tout double emploi,
+j'ai préféré ne la signaler qu'en considérant le calcul aux différences
+finies, qui, réduit à sa plus simple expression générale, n'est autre
+chose, dans toute son étendue, qu'une étude rationnelle complète des
+questions relatives aux _suites_.
+
+Toute _suite_, ou succession de nombres déduits les uns des autres
+d'après une loi constante quelconque, donne lieu nécessairement à ces
+deux questions fondamentales: 1º la loi de la suite étant supposée
+connue, trouver l'expression de son terme général, de manière à pouvoir
+calculer immédiatement un terme d'un rang quelconque, sans être obligé
+de former successivement tous les précédens; 2º dans les mêmes
+circonstances, déterminer la _somme_ d'un nombre quelconque de termes de
+la suite en fonction de leurs rangs, en sorte qu'on puisse la connaître
+sans être forcé d'ajouter continuellement ces termes les uns aux autres.
+Ces deux questions fondamentales étant supposées résolues, on peut en
+outre se proposer réciproquement de trouver la loi d'une série d'après
+la forme de son terme général, ou l'expression de la somme. Chacun de
+ses divers problèmes comporte d'autant plus d'étendue et de difficulté,
+que l'on peut concevoir un plus grand nombre de _lois_ différentes pour
+les séries, suivant le nombre de termes précédens dont chaque terme
+dépend immédiatement, et suivant la fonction qui exprime cette
+dépendance. On peut même considérer des séries à plusieurs indices
+variables, comme l'a fait Laplace dans la _théorie analytique des
+probabilités_, par l'analyse à laquelle il a donné le nom de _théorie
+des fonctions génératrices_, bien qu'elle ne soit réellement qu'une
+branche nouvelle et supérieure du calcul aux différences finies, ou de
+la théorie générale des suites.
+
+Les divers aperçus généraux que je viens d'indiquer ne donnent même
+qu'une idée imparfaite de l'étendue et de la variété vraiment infinie
+des questions auxquelles les géomètres se sont élevés d'après cette
+seule considération des séries, si simple en apparence, et si bornée à
+son origine. Elle présente nécessairement autant de cas divers que la
+résolution algébrique des équations envisagée dans toute son étendue; et
+elle est, par sa nature, beaucoup plus compliquée, tellement même
+qu'elle en dépend toujours, pour conduire à une solution complète. C'est
+assez faire pressentir quelle doit être encore son extrême imperfection,
+malgré les travaux successifs de plusieurs géomètres du premier ordre.
+Nous ne possédons, en effet, jusqu'ici que la solution totale et
+rationnelle des plus simples questions de cette nature.
+
+Il est maintenant aisé de concevoir l'identité nécessaire et parfaite
+que j'ai annoncée ci-dessus, d'après les indications de Lagrange, entre
+le calcul aux différences finies, et la théorie des suites prise dans
+son ensemble. En effet, toute différentiation à la manière de Taylor
+revient évidemment à trouver la _loi_ de formation d'une suite à un ou à
+plusieurs indices variables, d'après l'expression de son terme général;
+de même, toute intégration analogue peut être regardée comme ayant pour
+objet la sommation d'une suite, dont le terme général serait exprimé par
+la différence proposée. Sous ce rapport, les divers problèmes de calcul
+aux différences, direct ou inverse, résolus par Taylor et par ses
+successeurs, ont réellement une très-grande valeur, comme traitant des
+questions importantes relativement aux suites. Mais il est fort douteux
+que la forme et la notation introduites par Taylor apportent réellement
+aucune facilité essentielle dans la solution des questions de ce genre.
+Il serait peut-être plus avantageux pour la plupart des cas, et
+certainement plus rationnel, de remplacer les _différences_ par les
+termes mêmes dont elles désignent certaines combinaisons. Le calcul de
+Taylor ne reposant pas sur une pensée fondamentale vraiment distincte,
+et n'ayant de propre que son système de signes, il ne saurait y avoir
+réellement, dans la supposition même la plus favorable, aucun avantage
+important à le concevoir comme détaché de l'analyse ordinaire, dont il
+n'est, à vrai dire, qu'une branche immense. Cette considération des
+_différences_, le plus souvent inutile quand elle ne complique pas, me
+semble conserver encore le caractère d'une époque où les idées
+analytiques n'étant pas assez familières aux géomètres, ils devaient
+naturellement préférer les formes spéciales propres aux simples
+comparaisons numériques.
+
+Quoi qu'il en soit, je ne dois pas terminer cette appréciation générale
+du calcul aux différences finies, sans signaler une nouvelle notion à
+laquelle il a donné naissance, et qui a pris ensuite une grande
+importance. C'est la considération de ces fonctions _périodiques_ ou
+_discontinues_, conservant toujours la même valeur pour une suite
+infinie de valeurs assujéties à une certaine loi dans les variables
+correspondantes, et qui doivent être nécessairement ajoutées aux
+intégrales des équations aux différences finies pour les rendre
+suffisamment générales, comme on ajoute de simples constantes
+arbitraires à toutes les quadratures afin d'en compléter la généralité.
+Cette idée, primitivement introduite par Euler, est devenue, dans ces
+derniers temps, le sujet de travaux fort étendus de la part de M.
+Fourier, qui l'a transportée dans le système général de l'analyse, et
+qui en a fait un usage tellement neuf et si essentiel pour la théorie
+mathématique de la chaleur que cette conception, dans son état actuel,
+lui appartient vraiment d'une manière exclusive.
+
+Afin de signaler complétement le caractère philosophique du calcul aux
+différences finies, je ne dois pas négliger de mentionner ici rapidement
+les principales applications générales qu'on en a faites jusqu'à
+présent.
+
+Il faudrait placer au premier rang, comme la plus étendue et la plus
+importante, la solution des questions relatives aux suites, si, d'après
+les explications données ci-dessus, la théorie générale des suites ne
+devait pas être considérée comme constituant, par sa nature, le fond
+même du calcul de Taylor. Cette grande classe de problèmes étant donc
+écartée, la plus essentielle des véritables _applications_ de l'analyse
+de Taylor, est sans doute, jusqu'ici, la méthode générale des
+_interpolations_, si fréquemment et si utilement employée dans la
+recherche des lois _empiriques_ des phénomènes naturels. La question
+consiste, comme on sait, à intercaler, entre certains nombres donnés,
+d'autres nombres intermédiaires assujétis à la même loi que l'on suppose
+exister entre les premiers. On peut pleinement vérifier, dans cette
+application principale du calcul de Taylor, combien, ainsi que je l'ai
+expliqué plus haut, la considération des _différences_ est vraiment
+étrangère et souvent gênante, relativement aux questions qui dépendent
+de cette analyse. En effet, Lagrange a remplacé les formules
+d'interpolation déduites de l'algorithme ordinaire du calcul aux
+différences finies par des formules générales beaucoup plus simples, qui
+sont aujourd'hui presque toujours préférées, et qui ont été trouvées
+directement, sans faire jouer aucun rôle à la notion superflue des
+_différences_, qui ne faisaient que compliquer la question.
+
+Une dernière classe importante d'applications du calcul aux différences
+finies, qui mérite d'être distinguée de la précédente, consiste dans
+l'usage éminemment utile qu'on en fait, en géométrie, pour déterminer
+par approximation la longueur et l'aire de quelque courbe que ce soit,
+et, de même, la quadrature et la cubature d'un corps ayant une forme
+quelconque. Ce procédé, qui peut d'ailleurs être conçu abstraitement
+comme dépendant de la même recherche analytique que la question des
+interpolations, présente souvent un supplément précieux aux méthodes
+géométriques entièrement rationnelles, qui conduisent fréquemment à des
+intégrations qu'on ne sait point encore effectuer, ou à des calculs
+d'une exécution très-compliquée.
+
+Telles sont les diverses considérations principales que j'ai cru devoir
+indiquer relativement au calcul des différences finies. Cet examen
+complète l'étude philosophique que je m'étais proposé d'esquisser pour
+la mathématique abstraite. Nous devons maintenant procéder à un travail
+semblable sur la mathématique concrète, où nous nous attacherons surtout
+à concevoir comment, en supposant parfaite la science générale du
+calcul, on a pu, par des procédés invariables, réduire à de pures
+questions d'analyse tous les problèmes que peuvent présenter la
+géométrie et la mécanique, et imprimer ainsi à ces deux bases
+fondamentales de la philosophie naturelle, un degré de précision et
+surtout d'unité, en un mot, un caractère de haute perfection, qu'une
+telle marche pouvait seule leur communiquer.
+
+
+
+
+DIXIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. Vue générale de la géométrie.
+
+
+D'après l'explication générale présentée dans la troisième leçon
+relativement au caractère philosophique de la mathématique concrète,
+comparé à celui de la mathématique abstraite, je n'ai pas besoin
+d'établir ici, d'une manière spéciale, que la géométrie doit être
+considérée comme une véritable science naturelle, seulement bien plus
+simple et par suite beaucoup plus parfaite qu'aucune autre. Cette
+perfection nécessaire de la géométrie, obtenue essentiellement par
+l'application, qu'elle comporte si éminemment, de l'analyse
+mathématique, fait ordinairement illusion sur la nature réelle de cette
+science fondamentale, que la plupart des esprits conçoivent aujourd'hui
+comme une science purement rationnelle, tout-à-fait indépendante de
+l'observation. Il est néanmoins évident, pour quiconque examine avec
+attention le caractère des raisonnemens géométriques, même dans l'état
+actuel de la géométrie abstraite, que, si les faits qu'on y considère
+sont beaucoup plus liés entr'eux que ceux relatifs à toute autre
+science, il existe toujours cependant, par rapport à chaque corps étudié
+par les géomètres, un certain nombre de phénomènes primitifs, qui,
+n'étant établis par aucun raisonnement, ne peuvent être fondés que sur
+l'observation, et constituent la base nécessaire de toutes les
+déductions. L'erreur commune à cet égard doit être regardée comme un
+reste d'influence de l'esprit métaphysique, qui a si long-temps dominé,
+même dans les études géométriques. Indépendamment de sa gravité logique,
+cette fausse manière de voir présente continuellement, dans les
+applications de la géométrie rationnelle, les plus grands inconvéniens,
+en ce qu'elle empêche de concevoir nettement le passage du concret à
+l'abstrait.
+
+La supériorité scientifique de la géométrie tient, en général, à ce que
+les phénomènes qu'elle considère sont, nécessairement, les plus
+universels et les plus simples de tous. Non-seulement tous les corps de
+la nature peuvent évidemment donner lieu à des recherches géométriques,
+aussi bien qu'à des recherches mécaniques, mais, de plus, les phénomènes
+géométriques subsisteraient encore, quand même toutes les parties de
+l'univers seraient supposées immobiles. La géométrie est donc, par sa
+nature, plus générale que la mécanique. En même temps, ses phénomènes
+sont plus simples; car ils sont évidemment indépendans des phénomènes
+mécaniques, tandis que ceux-ci se compliquent toujours nécessairement
+des premiers. Il en est de même, en comparant la géométrie à la
+thermologie abstraite, qu'on peut concevoir aujourd'hui, depuis les
+travaux de M. Fourier, ainsi que je l'ai indiqué dans la troisième
+leçon, comme une nouvelle branche générale de la mathématique concrète.
+En effet, les phénomènes thermologiques, considérés même indépendamment
+des effets dynamiques qui les accompagnent presque constamment, surtout
+dans les corps fluides, dépendent nécessairement des phénomènes
+géométriques, puisque la forme des corps influe singulièrement sur la
+répartition de la chaleur.
+
+C'est pour ces diverses raisons que nous avons dû classer précédemment
+la géométrie comme la première partie de la mathématique concrète, celle
+dont l'étude, outre son importance propre, sert de base indispensable à
+toutes les autres.
+
+Avant de considérer directement l'étude philosophique des divers ordres
+de recherches qui constituent la géométrie actuelle, il faut se faire
+une idée nette et exacte de la destination générale de cette science,
+envisagée dans son ensemble. Tel est l'objet de cette leçon.
+
+On définit communément la géométrie d'une manière très-vague et
+tout-à-fait vicieuse, en se bornant à la présenter comme _la science de
+l'étendue_. Il conviendrait d'abord d'améliorer cette définition, en
+disant, avec plus de précision, que la géométrie a pour objet la
+_mesure_ de l'étendue. Mais une telle explication serait, par elle-même,
+fort insuffisante, bien que, au fond, elle soit exacte. Un aperçu aussi
+imparfait ne peut nullement faire connaître le véritable caractère
+général de la science géométrique.
+
+Pour y parvenir, je crois devoir éclaircir préalablement deux notions
+fondamentales, qui, très-simples en elles-mêmes, ont été singulièrement
+obscurcies par l'emploi des considérations métaphysiques.
+
+La première est celle de l'_espace_, qui a donné lieu à tant de
+raisonnemens sophistiques, à des discussions si creuses et si puériles
+de la part des métaphysiciens. Réduite à son acception positive, cette
+conception consiste simplement en ce que, au lieu de considérer
+l'étendue dans les corps eux-mêmes, nous l'envisageons dans un milieu
+indéfini, que nous regardons comme contenant tous les corps de
+l'univers. Cette notion nous est naturellement suggérée par
+l'observation, quand nous pensons à l'_empreinte_ que laisserait un
+corps dans un fluide où il aurait été placé. Il est clair, en effet,
+que, sous le rapport géométrique, une telle _empreinte_ peut être
+substituée au corps lui-même, sans que les raisonnemens en soient
+altérés. Quant à la nature physique de cet _espace_ indéfini, nous
+devons spontanément nous le représenter, pour plus de facilité, comme
+analogue au milieu effectif dans lequel nous vivons, tellement que si ce
+milieu était liquide, au lieu d'être gazeux, notre _espace_ géométrique
+serait sans doute conçu aussi comme liquide. Cette circonstance n'est
+d'ailleurs évidemment que très-secondaire, l'objet essentiel d'une telle
+conception étant seulement de nous faire envisager l'étendue séparément
+des corps qui nous la manifestent. On comprend aisément _à priori_
+l'importance de cette image fondamentale, puisqu'elle nous permet
+d'étudier les phénomènes géométriques en eux-mêmes, abstraction faite de
+tous les autres phénomènes qui les accompagnent constamment dans les
+corps réels, sans cependant exercer sur eux aucune influence.
+L'établissement régulier de cette abstraction générale doit être regardé
+comme le premier pas qui ait été fait dans l'étude rationnelle de la
+géométrie, qui eût été impossible s'il avait fallu continuer à
+considérer avec la forme et la grandeur des corps l'ensemble de toutes
+leurs autres propriétés physiques. L'usage d'une semblable hypothèse,
+qui est peut-être la plus ancienne conception philosophique créée par
+l'esprit humain, nous est maintenant devenu si familier, que nous avons
+peine à mesurer exactement son importance, en appréciant les
+conséquences qui résulteraient de sa suppression.
+
+Les spéculations géométriques ayant pu ainsi devenir abstraites, elles
+ont acquis non-seulement plus de simplicité, mais encore plus de
+généralité. Tant que l'étendue est considérée dans les corps eux-mêmes,
+on ne peut prendre pour sujet des recherches que les formes
+effectivement réalisées dans la nature, ce qui restreindrait
+singulièrement le champ de la géométrie. Au contraire, en concevant
+l'étendue dans l'_espace_, l'esprit humain peut envisager toutes les
+formes quelconques imaginables, ce qui est indispensable pour donner à
+la géométrie un caractère entièrement rationnel.
+
+La seconde conception géométrique préliminaire que nous devons examiner
+est celle des différentes sortes d'étendue, désignées par les mots de
+_volume_[20], _surface_, _ligne_, et même _point_, et dont l'explication
+ordinaire est si peu satisfaisante.
+
+ [Note 20: M. Lacroix a critiqué avec raison l'expression
+ de _solide_, communément employée par les géomètres pour
+ désigner un _volume_. Il est certain, en effet, que lorsque
+ nous voulons considérer séparément une certaine portion de
+ l'_espace_ indéfini, conçu comme gazeux, nous en solidifions
+ par la pensée l'enceinte extérieure, en sorte qu'une _ligne_
+ et une _surface_ sont habituellement, pour notre esprit,
+ tout aussi _solides_ qu'un _volume_. On peut même remarquer
+ que, le plus souvent, afin que les corps se pénètrent
+ mutuellement avec plus de facilité, nous sommes obligés de
+ nous représenter comme creux l'intérieur des _volumes_, ce
+ qui rend encore plus sensible l'impropriété du mot
+ _solide_.]
+
+Quoiqu'il soit évidemment impossible de concevoir aucune étendue
+absolument privée de l'une quelconque des trois dimensions
+fondamentales, il n'est pas moins incontestable que, dans une foule
+d'occasions, même d'une utilité immédiate, les questions géométriques ne
+dépendent que de deux dimensions, considérées séparément de la
+troisième, ou d'une seule dimension, considérée séparément des deux
+autres. D'un autre côté, indépendamment de ce motif direct, l'étude de
+l'étendue à une seule dimension et ensuite à deux se présente clairement
+comme un préliminaire indispensable pour faciliter l'étude des corps
+complets ou à trois dimensions, dont la théorie immédiate serait trop
+compliquée. Tels sont les deux motifs généraux qui obligent les
+géomètres à considérer isolément l'étendue sous le rapport d'une ou de
+deux dimensions, aussi bien que relativement à toutes les trois
+ensemble.
+
+C'est afin de pouvoir penser, d'une manière permanente, à l'étendue dans
+deux sens ou dans un seul, que l'esprit humain se forme les notions
+générales de _surface_, et de _ligne_. Les expressions hyperboliques
+habituellement employées par les géomètres pour les définir, tendent à
+en faire concevoir une fausse idée. Mais, examinées en elles-mêmes,
+elles n'ont d'autre destination que de nous permettre de raisonner avec
+facilité sur ces deux genres d'étendue, en faisant complétement
+abstraction de ce qui ne doit pas être pris en considération. Or, il
+suffit, pour cela, de concevoir la dimension que l'on veut éliminer
+comme devenue graduellement de plus en plus petite, les deux autres
+restant les mêmes, jusqu'à ce qu'elle soit parvenue à un tel degré de
+ténuité qu'elle ne puisse plus fixer l'attention. C'est ainsi qu'on
+acquiert naturellement l'idée réelle d'une _surface_, et, par une
+seconde opération analogue, l'idée d'une _ligne_, en renouvelant pour la
+largeur ce qu'on a d'abord fait pour l'épaisseur. Enfin, si l'on répète
+encore le même travail, on parvient à l'idée d'un _point_, ou d'une
+étendue considérée uniquement par rapport à son lieu, abstraction faite
+de toute grandeur, et destinée, par conséquent, à préciser les
+positions. Les surfaces ont d'ailleurs évidemment la propriété générale
+de circonscrire exactement les volumes; et, de même les lignes, à leur
+tour, circonscrivent les surfaces, et sont limitées par les points. Mais
+cette considération, à laquelle on a donné souvent trop d'importance,
+n'est que secondaire.
+
+Les surfaces et les lignes sont donc réellement toujours conçues avec
+trois dimensions; il serait, en effet, impossible de se représenter une
+surface autrement que comme une plaque extrêmement mince, et une ligne
+autrement que comme un fil infiniment délié. Il est même évident que le
+degré de ténuité attribué par chaque individu aux dimensions dont il
+veut faire abstraction, n'est pas constamment identique, car il doit
+dépendre du degré de finesse de ses observations géométriques
+habituelles. Ce défaut d'uniformité n'a d'ailleurs aucun inconvénient
+réel, puisqu'il suffit, pour que les idées de surface et de ligne
+remplissent la condition essentielle de leur destination, que chacun se
+représente les dimensions à négliger comme plus petites que toutes
+celles dont ses expériences journalières lui donnent occasion
+d'apprécier la grandeur.
+
+On doit sans doute regretter qu'il soit encore nécessaire aujourd'hui
+d'indiquer expressément une explication aussi simple que la précédente,
+dans un ouvrage tel que celui-ci. Mais j'ai cru devoir signaler
+rapidement ces considérations à cause du nuage ontologique dont une
+fausse manière de voir enveloppe ordinairement ces notions premières. On
+voit par là combien sont dépourvues de toute espèce de sens les
+discussions fantastiques des métaphysiciens sur les fondemens de la
+géométrie. On doit aussi remarquer que ces idées primordiales sont
+habituellement présentées par les géomètres d'une manière peu
+philosophique, puisqu'ils exposent, par exemple, les notions des
+différentes sortes d'étendue dans un ordre absolument inverse de leur
+enchaînement naturel, ce qui engendre souvent, pour l'enseignement
+élémentaire, les plus graves inconvéniens.
+
+Ces préliminaires étant posés, nous pouvons procéder directement à la
+définition générale de la géométrie, en concevant toujours cette science
+comme ayant pour but final la _mesure_ de l'étendue.
+
+Il est tellement nécessaire d'entrer à cet égard dans une explication
+approfondie, fondée sur la distinction des trois espèces d'étendue, que
+la notion de _mesure_ n'est pas exactement la même par rapport aux
+surfaces et aux volumes que relativement aux lignes, en sorte que, sans
+cet examen, on se formerait une fausse idée de la nature des questions
+géométriques.
+
+Si l'on prend le mot _mesure_ dans son acception mathématique directe et
+générale, qui signifie simplement l'évaluation des _rapports_ qu'ont
+entr'elles des grandeurs homogènes quelconques, on doit considérer, en
+géométrie, que la _mesure_ des surfaces et des volumes, par opposition
+à celle des lignes, n'est jamais conçue, même dans les cas les plus
+simples et les plus favorables, comme s'effectuant immédiatement. On
+regarde comme directe la comparaison de deux lignes; celle de deux
+surfaces ou de deux volumes est, au contraire, constamment indirecte. En
+effet, on conçoit que deux lignes puissent être superposées; mais la
+superposition de deux surfaces, ou, à plus forte raison, celle de deux
+volumes, est évidemment impossible à établir dans le plus grand nombre
+des cas; et, lors même qu'elle devient rigoureusement praticable, une
+telle comparaison n'est jamais ni commode, ni susceptible d'exactitude.
+Il est donc bien nécessaire d'expliquer en quoi consiste proprement la
+mesure vraiment géométrique d'une surface ou d'un volume.
+
+Il faut considérer, pour cela, que, quelle que puisse être la forme d'un
+corps, il existe toujours un certain nombre de lignes, plus ou moins
+faciles à assigner, dont la longueur suffit pour définir exactement la
+grandeur de sa surface ou de son volume. La géométrie, regardant ces
+lignes comme seules susceptibles d'être mesurées immédiatement, se
+propose de déduire, de leur simple détermination, le rapport de la
+surface ou du volume cherchés, à l'unité de surface ou à l'unité de
+volume. Ainsi l'objet général de la géométrie, relativement aux surfaces
+et aux volumes, est proprement de ramener toutes les comparaisons de
+surfaces ou de volumes, à de simples comparaisons de lignes.
+
+Outre la facilité immense que présente évidemment une telle
+transformation pour la mesure des volumes et des surfaces, il en
+résulte, en la considérant d'une manière plus étendue et plus
+scientifique, la possibilité générale de réduire à des questions de
+lignes, toutes les questions relatives aux volumes et aux surfaces,
+envisagés quant à leur grandeur. Tel est souvent l'usage le plus
+important des expressions géométriques qui déterminent les surfaces et
+les volumes en fonction des lignes correspondantes.
+
+Ce n'est pas que les comparaisons immédiates entre surfaces ou entre
+volumes ne soient jamais employées. Mais de telles mesures ne sont pas
+regardées comme géométriques, et on n'y voit qu'un supplément
+quelquefois nécessaire, quoique trop rarement applicable, à
+l'insuffisance ou à la difficulté des procédés vraiment rationnels.
+C'est ainsi que souvent on détermine le volume d'un corps, et, dans
+certains cas, sa surface, d'après son poids. De même, en d'autres
+occasions, quand on peut substituer au volume proposé un volume liquide
+équivalent, on établit immédiatement la comparaison de deux volumes, en
+profitant de la propriété que présentent les masses liquides, de
+pouvoir prendre aisément toutes les formes qu'on veut leur donner. Mais
+tous les moyens de cette nature sont purement mécaniques, et la
+géométrie rationnelle les rejette nécessairement.
+
+Pour rendre plus sensible la différence de ces déterminations avec les
+véritables mesures géométriques, je citerai un seul exemple
+très-remarquable, la manière dont Galilée évalua le rapport de l'aire de
+la cycloïde ordinaire à celle du cercle générateur. La géométrie de son
+temps étant encore trop inférieure à la solution rationnelle d'un tel
+problème, Galilée imagina de chercher ce rapport par une expérience
+directe. Ayant pesé le plus exactement possible deux lames de même
+matière et d'égale épaisseur, dont l'une avait la forme d'un cercle et
+l'autre celle de la cycloïde engendrée, il trouva le poids de celle-ci
+constamment triple de celui de la première, d'où il conclut que l'aire
+de la cyloïde est triple de celle du cercle générateur, résultat
+conforme à la véritable solution obtenue plus tard par Pascal et Wallis.
+Un tel succès, sur lequel d'ailleurs Galilée n'avait pas pris le change,
+tient évidemment à l'extrême simplicité réelle du rapport cherché; et on
+conçoit l'insuffisance nécessaire de semblables expédiens, même
+lorsqu'ils seraient effectivement praticables.
+
+On voit clairement, d'après ce qui précède, en quoi consistent
+proprement la partie de la géométrie relative aux volumes et celle
+relative aux surfaces. Mais on ne conçoit pas aussi nettement le
+caractère de la géométrie des lignes, puisque nous avons semblé, pour
+simplifier l'exposition, considérer la mesure des lignes comme se fesant
+immédiatement. Il faut donc, par rapport à elles, un complément
+d'explication.
+
+À cet effet, il suffit de distinguer, entre la ligne droite et les
+lignes courbes; la mesure de la première étant seule regardée comme
+directe, et celle des autres comme constamment indirecte. Bien que la
+superposition soit quelquefois rigoureusement praticable pour les lignes
+courbes, il est évident néanmoins que la géométrie vraiment rationnelle
+doit la rejeter nécessairement, comme ne comportant, lors même qu'elle
+est possible, aucune exactitude. La géométrie des lignes a donc pour
+objet général de ramener constamment la mesure des lignes courbes à
+celle des lignes droites; et par suite, sous un point de vue plus
+étendu, de réduire à de simples questions de lignes droites toutes les
+questions relatives à la grandeur des courbes quelconques. Pour
+comprendre la possibilité d'une telle transformation, il faut remarquer
+que, dans toute courbe quelconque, il existe constamment certaines
+droites dont la longueur doit suffire pour déterminer celle de la
+courbe. Ainsi, dans un cercle, il est évident que de la longueur du
+rayon on doit pouvoir conclure celle de la circonférence; de même, la
+longueur d'une ellipse dépend de celle de ses deux axes; la longueur
+d'une cycloïde, du diamètre du cercle générateur, etc.; et si, au lieu
+de considérer la totalité de chaque courbe, on demande plus généralement
+la longueur d'un arc quelconque, il suffira d'ajouter, aux divers
+paramètres rectilignes qui déterminent l'ensemble de la courbe, la corde
+de l'arc proposé, ou les coordonnées de ses extrémités. Découvrir la
+relation qui existe entre la longueur d'une ligne courbe et celle de
+semblables lignes droites, tel est le problème général qu'on a
+essentiellement en vue dans la partie de la géométrie relative à l'étude
+des lignes.
+
+En combinant cette considération avec celles précédemment exposées sur
+les volumes et sur les surfaces, on peut se former une idée très-nette
+de la science géométrique, conçue dans son ensemble, en lui assignant
+pour destination générale de réduire finalement les comparaisons de
+toutes les espèces d'étendue, volumes, surfaces, ou lignes, à de simples
+comparaisons de lignes droites, les seules regardées comme pouvant être
+effectuées immédiatement, et qui, en effet, ne sauraient évidemment être
+ramenées à d'autres plus faciles. En même temps qu'une telle conception
+manifeste clairement le véritable caractère de la géométrie, elle me
+semble propre à faire apercevoir, d'un coup-d'oeil unique, son utilité
+et sa perfection.
+
+Afin de compléter rigoureusement cette explication fondamentale, il me
+reste à indiquer comment il peut y avoir, en géométrie, une section
+spéciale relative à la ligne droite, ce qui paraît d'abord incompatible
+avec le principe que la mesure de cette classe de lignes doit être
+toujours regardée comme immédiate.
+
+Elle l'est, en effet, par rapport à celle des lignes courbes, et de tous
+les autres objets que la géométrie considère. Mais il est évident que
+l'estimation d'une ligne droite ne peut être envisagée comme directe
+qu'autant qu'on peut immédiatement porter sur elle l'unité linéaire. Or,
+c'est ce qui présente le plus souvent des difficultés insurmontables,
+comme j'ai eu occasion de l'exposer spécialement pour un autre motif
+dans la troisième leçon. On doit alors faire dépendre la mesure de la
+droite proposée d'autres mesures analogues, susceptibles d'être
+immédiatement effectuées. Il y a donc nécessairement une première étude
+géométrique distincte, exclusivement consacrée à la ligne droite; elle a
+pour objet de déterminer les lignes droites, les unes par les autres,
+d'après les relations propres aux figures quelconques résultant de leur
+assemblage. Cette partie préliminaire de la géométrie, qui semble pour
+ainsi dire imperceptible quand on envisage l'ensemble de la science, est
+néanmoins susceptible d'un très-grand développement, lorsqu'on veut la
+traiter dans toute son étendue. Elle est évidemment d'autant plus
+importante, que, toutes les mesures géométriques devant se ramener,
+autant que possible, à celle des lignes droites, l'impossibilité de
+déterminer ces dernières suffirait pour rendre incomplète la solution de
+chaque question quelconque.
+
+Telles sont donc, suivant leur enchaînement naturel, les diverses
+parties fondamentales de la géométrie rationnelle. On voit que, pour
+suivre dans son étude générale un ordre vraiment dogmatique, il faut
+considérer d'abord la géométrie des lignes, en commençant par la ligne
+droite, et passer ensuite à la géométrie des surfaces, pour traiter
+enfin celle des volumes. Il y a lieu de s'étonner, sans doute, qu'une
+classification méthodique qui dérive aussi simplement de la nature même
+de la science n'ait pas été constamment suivie.
+
+Après avoir déterminé avec précision l'objet général et définitif des
+recherches géométriques, il faut maintenant considérer la science sous
+le rapport du champ embrassé par chacune de ses trois sections
+fondamentales.
+
+Ainsi envisagée, la géométrie est évidemment susceptible, par sa
+nature, d'une extension rigoureusement indéfinie; car la mesure des
+lignes, des surfaces ou des volumes, présente nécessairement autant de
+questions distinctes que l'on peut concevoir de formes différentes,
+assujetties à des définitions exactes, et le nombre en est évidemment
+infini.
+
+Les géomètres se sont bornés d'abord à considérer les formes les plus
+simples que la nature leur fournissait immédiatement, ou qui se
+déduisaient de ces élémens primitifs par les combinaisons les moins
+compliquées. Mais ils ont senti, depuis Descartes, que, pour constituer
+la science de la manière la plus philosophique, il fallait
+nécessairement la faire porter, en général, sur toutes les formes
+imaginables. Ils ont ainsi acquis la certitude raisonnée que cette
+géométrie abstraite comprendrait inévitablement, comme cas particuliers,
+toutes les diverses formes réelles que le monde extérieur pourrait
+présenter, de façon à n'être jamais pris au dépourvu. Si, au contraire,
+on s'était toujours réduit à la seule considération de ces formes
+naturelles, sans s'y être préparé par une étude générale et par l'examen
+spécial de certaines formes hypothétiques plus simples, il est clair que
+les difficultés auraient été le plus souvent insurmontables au moment de
+l'application effective. C'est donc un principe fondamental, dans la
+géométrie vraiment rationnelle, que la nécessité de considérer, autant
+que possible, toutes les formes qu'on peut concevoir rigoureusement.
+
+L'examen le moins approfondi suffit pour faire comprendre que ces formes
+présentent une variété tout-à-fait infinie. Relativement aux lignes
+courbes, en les regardant comme engendrées par le mouvement d'un point
+assujetti à une certaine loi, il est clair qu'on aura, en général,
+autant de courbes différentes que l'on supposera de lois différentes
+pour ce mouvement, qui peut évidemment s'opérer suivant une infinité de
+conditions distinctes, quoiqu'il puisse arriver accidentellement
+quelquefois que de nouvelles générations produisent des courbes déjà
+obtenues. Ainsi, pour me borner aux seules courbes planes, si un point
+se meut de manière à rester constamment à la même distance d'un point
+fixe, il engendrera un cercle; si c'est la somme ou la différence de ses
+distances à deux points fixes qui demeure constante, la courbe décrite
+sera une ellipse ou une hyperbole; si c'est leur produit, on aura une
+courbe toute différente; si le point s'écarte toujours également d'un
+point fixe et d'une droite fixe, il décrira une parabole; s'il tourne
+sur un cercle en même temps que ce cercle roule sur une ligne droite, on
+aura une cycloïde; s'il s'avance le long d'une droite, tandis que cette
+droite, fixée par une de ses extrémités, tourne d'une manière
+quelconque, il en résultera ce qu'on appelle, en général, des spirales
+qui, à elles seules, présentent évidemment autant de courbes
+parfaitement distinctes, qu'on peut supposer de relations différentes
+entre ces deux mouvemens de translation et de rotation, etc., etc.
+Chacune de ces diverses courbes peut ensuite en fournir de nouvelles,
+par les différentes constructions générales que les géomètres ont
+imaginées, et qui donnent naissance aux développées, aux épicycloïdes,
+aux caustiques, etc., etc. Enfin il existe évidemment une variété encore
+plus grande parmi les courbes à double courbure.
+
+Relativement aux surfaces, les formes en sont nécessairement bien plus
+diverses encore, en les regardant comme engendrées par le mouvement des
+lignes. En effet, la forme peut alors varier, non seulement en
+considérant, comme dans les courbes, les différentes lois en nombre
+infini auxquelles peut être assujetti le mouvement de la ligne
+génératrice, mais aussi en supposant que cette ligne elle-même vienne à
+changer de nature, ce qui n'a pas d'analogue dans les courbes, les
+points qui les décrivent ne pouvant avoir aucune figure distincte. Deux
+classes de conditions très-diverses peuvent donc faire varier les formes
+des surfaces, tandis qu'il n'en existe qu'une seule pour les lignes. Il
+est inutile de citer spécialement une série d'exemples propres à
+vérifier cette multiplicité doublement infinie qu'on remarque parmi les
+surfaces. Il suffirait, pour s'en faire une idée, de considérer
+l'extrême variété que présente le seul groupe des surfaces dites
+_réglées_, c'est-à-dire engendrées par une ligne droite, et qui comprend
+toute la famille des surfaces cylindriques, celle des surfaces coniques,
+la classe plus générale des surfaces développantes quelconques, etc. Par
+rapport aux volumes, il n'y a lieu à aucune considération spéciale,
+puisqu'ils ne se distinguent entr'eux que par les surfaces qui les
+terminent.
+
+Afin de compléter cet aperçu géométrique, il faut ajouter que les
+surfaces elles-mêmes fournissent un nouveau moyen général de concevoir
+des courbes nouvelles, puisque toute courbe peut être envisagée comme
+produite par l'intersection de deux surfaces. C'est ainsi, en effet,
+qu'ont été obtenues les premières lignes qu'on puisse regarder comme
+vraiment inventées par les géomètres, puisque la nature donnait
+immédiatement la ligne droite et le cercle. On sait que l'ellipse, la
+parabole et l'hyperbole, les seules courbes complétement étudiées par
+les anciens, avaient été seulement conçues, dans l'origine, comme
+résultant de l'intersection d'un cône à base circulaire par un plan
+diversement situé. Il est évident que par l'emploi combiné de ces
+différens moyens généraux pour la formation des lignes et des surfaces,
+on pourrait produire une suite rigoureusement infinie de formes
+distinctes, en partant seulement d'un très-petit nombre de figures
+directement fournies par l'observation.
+
+Du reste, tous les divers moyens immédiats pour l'invention des formes,
+n'ont presque plus aucune importance, depuis que la géométrie
+rationnelle a pris, entre les mains de Descartes, son caractère
+définitif. En effet, comme nous le verrons spécialement dans la douzième
+leçon, l'invention des formes se réduit aujourd'hui à l'invention des
+équations, en sorte que rien n'est plus aisé que de concevoir de
+nouvelles lignes et de nouvelles surfaces, en changeant à volonté les
+fonctions introduites dans les équations. Ce simple procédé abstrait
+est, sous ce rapport, infiniment plus fécond que les ressources
+géométriques directes, développées par l'imagination la plus puissante,
+qui s'appliquerait uniquement à cet ordre de conceptions. Il explique
+d'ailleurs, de la manière la plus générale et la plus sensible, la
+variété nécessairement infinie des formes géométriques, qui correspond
+ainsi à la diversité des fonctions analytiques. Enfin, il montre non
+moins clairement que les différentes formes de surfaces doivent être
+encore plus multipliées que celles des lignes, puisque les lignes sont
+représentées analytiquement par des équations à deux variables, tandis
+que les surfaces donnent lieu à des équations à trois variables, qui
+présentent nécessairement une plus grande diversité.
+
+Les considérations précédemment indiquées suffisent pour montrer
+nettement l'extension rigoureusement infinie que comporte, par sa
+nature, chacune des trois sections générales de la géométrie,
+relativement aux lignes, aux surfaces et aux volumes, en résultat de la
+variété infinie des corps à mesurer.
+
+Pour achever de nous faire une idée exacte et suffisamment étendue de la
+nature des recherches géométriques, il est maintenant indispensable de
+revenir sur la définition générale donnée ci-dessus, afin de la
+présenter sous un nouveau point de vue, sans lequel l'ensemble de la
+science ne serait que fort imparfaitement conçu.
+
+En assignant pour but à la géométrie la _mesure_ de toutes les sortes de
+lignes, de surfaces et de volumes, c'est-à-dire, comme je l'ai expliqué,
+la réduction de toutes les comparaisons géométriques à de simples
+comparaisons de lignes droites, nous avons évidemment l'avantage
+d'indiquer une destination générale très-précise et très-facile à
+saisir. Mais, si écartant toute définition, on examine la composition
+effective de la science géométrique, on sera d'abord porté à regarder la
+définition précédente comme beaucoup trop étroite, car il n'est pas
+douteux que la majeure partie des recherches qui constituent notre
+géométrie actuelle ne paraissent nullement avoir pour objet la _mesure_
+de l'étendue. C'est probablement une telle considération qui maintient
+encore, pour la géométrie, l'usage de ces définitions vagues, qui ne
+comprennent tout que parce qu'elles ne caractérisent rien. Je crois
+néanmoins, malgré cette objection fondamentale, pouvoir persister à
+indiquer la _mesure_ de l'étendue comme le but général et uniforme de la
+science géométrique, et en y comprenant cependant tout ce qui entre dans
+sa composition réelle. En effet, si, au lieu de se borner à considérer
+isolément les diverses recherches géométriques, on s'attache à saisir
+les questions principales, par rapport auxquelles toutes les autres,
+quelque importantes qu'elles soient, ne doivent être regardées que comme
+secondaires, on finira par reconnaître que la _mesure_ des lignes, des
+surfaces et des volumes, est le but invariable, quelquefois _direct_, et
+le plus souvent _indirect_, de tous les travaux géométriques. Cette
+proposition générale étant fondamentale, puisqu'elle peut seule donner à
+notre définition toute sa valeur, il est indispensable d'entrer à ce
+sujet dans quelques développemens.
+
+En examinant avec attention les recherches géométriques qui ne
+paraissent point se rapporter à la _mesure_ de l'étendue, on trouve
+qu'elles consistent essentiellement dans l'étude des diverses
+_propriétés_ de chaque ligne ou de chaque surface, c'est-à-dire, en
+termes précis, dans la connaissance des différens modes de génération,
+ou du moins de définition, propres à chaque forme que l'on considère.
+Or, on peut aisément établir, de la manière la plus générale, la
+relation nécessaire d'une telle étude avec la question de _mesure_, pour
+laquelle la connaissance la plus complète possible des propriétés de
+chaque forme est un préliminaire indispensable. C'est ce que concourent
+à prouver deux considérations également fondamentales, quoique de nature
+tout-à-fait distincte.
+
+La première, purement scientifique, consiste à remarquer que si l'on ne
+connaissait, pour chaque ligne ou pour chaque surface, d'autre propriété
+caractéristique que celle d'après laquelle les géomètres l'ont
+primitivement conçue, il serait le plus souvent impossible de parvenir à
+la solution des questions relatives à sa _mesure_. En effet, il est
+facile de sentir que les différentes définitions dont chaque forme est
+susceptible ne sont pas toutes également propres à une telle
+destination, et qu'elles présentent même, sous ce rapport, les
+oppositions les plus complètes. Or, d'un autre côté, la définition
+primitive de chaque forme n'ayant pu évidemment être choisie d'après
+cette condition, il est clair qu'on ne doit pas s'attendre, en général,
+à la trouver la plus convenable; d'où résulte la nécessité d'en
+découvrir d'autres, c'est à dire d'étudier, autant que possible, les
+_propriétés_ de la forme proposée. Qu'on suppose, par exemple, que le
+cercle soit défini, la courbe qui, sous le même contour, renferme la
+plus grande aire, ce qui est certainement une propriété tout-à-fait
+caractéristique, on éprouverait évidemment des difficultés
+insurmontables pour déduire d'un tel point de départ la solution des
+questions fondamentales relatives à la rectification ou à la quadrature
+de cette courbe. Il est clair, _à priori_, que la propriété d'avoir tous
+ses points à égale distance d'un point fixe, doit nécessairement
+s'adapter bien mieux à des recherches de cette nature, sans qu'elle soit
+précisément la plus convenable. De même, Archimède eût-il jamais pu
+découvrir la quadrature de la parabole, s'il n'avait connu de cette
+courbe d'autre propriété que d'être la section d'un cône à base
+circulaire, par un plan parallèle à sa génératrice? Les travaux purement
+spéculatifs des géomètres précédens, pour transformer cette première
+définition, ont évidemment été des préliminaires indispensables à la
+solution directe d'une telle question. Il en est de même, à plus forte
+raison, relativement aux surfaces. Il suffirait, pour s'en faire une
+juste idée, de comparer, par exemple, quant à la question de la cubature
+ou de la quadrature, la définition ordinaire de la sphère avec celle,
+non moins caractéristique sans doute, qui consisterait à regarder un
+corps sphérique comme celui qui, sous la même aire, contient le plus
+grand volume.
+
+Je n'ai pas besoin d'indiquer un plus grand nombre d'exemples pour faire
+comprendre, en général, la nécessité de connaître, autant que possible,
+toutes les propriétés de chaque ligne ou de chaque surface, afin de
+faciliter la recherche des rectifications, des quadratures, et des
+cubatures, qui constitue l'objet final de la géométrie. On peut même
+dire que la principale difficulté des questions de ce genre consiste à
+employer, dans chaque cas, la propriété qui s'adapte le mieux à la
+nature du problème proposé. Ainsi en continuant à indiquer, pour plus de
+précision, la mesure de l'étendue, comme la destination générale de la
+géométrie, cette première considération, qui touche directement au fond
+du sujet, démontre clairement la nécessité d'y comprendre l'étude,
+aussi approfondie que possible, des diverses générations ou définitions
+propres à une même forme.
+
+Un second motif, d'une importance au moins égale, consiste en ce qu'une
+telle étude est indispensable pour organiser, d'une manière rationnelle,
+la relation de l'abstrait au concret en géométrie.
+
+La science géométrique devant considérer, ainsi que je l'ai indiqué
+ci-dessus, toutes les formes imaginables qui comportent une définition
+exacte, il en résulte nécessairement, comme nous l'avons remarqué, que
+les questions relatives aux formes quelconques présentées par la nature,
+sont toujours implicitement comprises dans cette géométrie abstraite,
+supposée parvenue à sa perfection. Mais quand il faut passer
+effectivement à la géométrie concrète, on rencontre constamment une
+difficulté fondamentale, celle de savoir auxquels des différens types
+abstraits on doit rapporter, avec une approximation suffisante, les
+lignes ou les surfaces réelles qu'il s'agit d'étudier. Or, c'est pour
+établir une telle relation qu'il est particulièrement indispensable de
+connaître le plus grand nombre possible de propriétés de chaque forme
+considérée en géométrie.
+
+En effet, si l'on se bornait toujours à la seule définition primitive
+d'une ligne ou d'une surface, en supposant même qu'on pût alors la
+_mesurer_ (ce qui, d'après le premier genre de considérations, serait
+le plus souvent impossible), ces connaissances resteraient presque
+nécessairement stériles dans l'application, puisqu'on ne saurait point
+ordinairement reconnaître cette forme dans la nature, quand elle s'y
+présenterait. Il faudrait pour cela que le caractère unique, d'après
+lequel les géomètres l'auraient conçue, fût précisément celui dont les
+circonstances extérieures comporteraient la vérification, coïncidence
+purement fortuite, sur laquelle évidemment on ne doit pas compter, bien
+qu'elle puisse avoir lieu quelquefois. Ce n'est donc qu'en multipliant
+autant que possible les propriétés caractéristiques de chaque forme
+abstraites, que nous pouvons être assurés d'avance de la reconnaître à
+l'état concret, et d'utiliser ainsi tous nos travaux rationnels, en
+vérifiant, dans chaque cas, la définition qui est susceptible d'être
+constatée directement. Cette définition est presque toujours unique dans
+des circonstances données, et varie, au contraire, pour une même forme,
+avec des circonstances différentes: double motif de détermination.
+
+La géométrie céleste nous fournit, à cet égard, l'exemple le plus
+mémorable, bien propre à mettre en évidence la nécessité générale d'une
+telle étude. On sait, en effet, que l'ellipse a été reconnue par Képler
+comme étant la courbe que décrivent les planètes autour du soleil et les
+satellites autour de leurs planètes. Or, cette découverte fondamentale,
+qui a renouvelé l'astronomie, eût-elle jamais été possible, si l'on
+s'était toujours borné à concevoir l'ellipse comme la section oblique
+d'un cône circulaire par un plan? Aucune telle définition ne pouvait
+évidemment comporter une semblable vérification. La propriété la plus
+usuelle de l'ellipse, que la somme des distances de tous ses points à
+deux points fixes soit constante, est bien plus susceptible sans doute,
+par sa nature, de faire reconnaître la courbe dans ce cas; mais elle
+n'est point encore directement convenable. Le seul caractère qui puisse
+être alors vérifié immédiatement, est celui qu'on tire de la relation
+qui existe dans l'ellipse entre la longueur des distances focales et
+leur direction, l'unique relation qui admette une interprétation
+astronomique, comme exprimant la loi qui lie la distance de la planète
+au soleil au temps écoulé depuis l'origine de sa révolution. Il a donc
+fallu que les travaux purement spéculatifs des géomètres grecs sur les
+propriétés des sections coniques eussent préalablement présenté leur
+génération sous une multitude de points de vue différens, pour que
+Képler ait pu passer ainsi de l'abstrait au concret, en choisissant
+parmi tous ces divers caractères celui qui pouvait le plus facilement
+être constaté pour les orbites planétaires.
+
+Je puis citer encore un exemple du même ordre, relativement aux
+surfaces, en considérant l'importante question de la figure de la terre.
+Si on n'avait jamais connu d'autre propriété de la sphère que son
+caractère primitif d'avoir tous ses points également distans d'un point
+intérieur, comment aurait-on pu jamais découvrir que la surface de la
+terre était sphérique? Il a été nécessaire pour cela de déduire
+préalablement de cette définition de la sphère quelques propriétés
+susceptibles d'être vérifiées par des observations effectuées uniquement
+à la surface, comme, par exemple, le rapport constant qui existe pour la
+sphère entre la longueur du chemin parcouru le long d'un méridien
+quelconque en s'avançant vers un pôle, et la hauteur angulaire de ce
+pôle sur l'horizon en chaque point. Il en a été évidemment de même, et
+avec une bien plus longue suite de spéculations préliminaires, pour
+constater plus tard que la terre n'était point rigoureusement sphérique,
+mais que sa forme est celle d'un ellipsoïde de révolution.
+
+Après de tels exemples, il serait sans doute inutile d'en rapporter
+d'autres, que chacun peut d'ailleurs aisément multiplier. On y vérifiera
+toujours que, sans une connaissance très-étendue des diverses
+propriétés de chaque forme, la relation de l'abstrait au concret en
+géométrie serait purement accidentelle, et que, par conséquent, la
+science manquerait de l'un de ses fondemens les plus essentiels.
+
+Tels sont donc les deux motifs généraux qui démontrent pleinement la
+nécessité d'introduire en géométrie une foule de recherches qui n'ont
+pas pour objet direct la _mesure_ de l'étendue, en continuant cependant
+à concevoir une telle mesure comme la destination finale de toute la
+science géométrique. Ainsi, nous pouvons conserver les avantages
+philosophiques que présentent la netteté et la précision de cette
+définition, et y comprendre néanmoins, d'une manière très-rationnelle,
+quoiqu'indirecte, toutes les recherches géométriques connues, en
+considérant celles qui ne paraissent point se rapporter à la _mesure_ de
+l'étendue, comme destinées soit à préparer la solution des questions
+finales, soit à permettre l'application des solutions obtenues.
+
+Après avoir reconnu, en thèse générale, les relations intimes et
+nécessaires de l'étude des propriétés des lignes et des surfaces avec
+les recherches qui constituent l'objet définitif de la géométrie, il est
+d'ailleurs évident que, dans la suite de leurs travaux, les géomètres ne
+doivent nullement s'astreindre à ne jamais perdre de vue un tel
+enchaînement. Sachant, une fois pour toutes, combien il importe de
+varier le plus possible les manières de concevoir chaque forme, ils
+doivent poursuivre cette étude sans considérer immédiatement de quelle
+utilité peut être telle ou telle propriété spéciale pour les
+rectifications, les quadratures ou les cubatures. Ils entraveraient
+inutilement leurs recherches, en attachant une importance puérile à
+l'établissement continu de cette coordination. L'esprit humain doit
+procéder, à cet égard, comme il le fait en toute occasion semblable,
+quand, après avoir conçu, en général, la destination d'une certaine
+étude, il s'attache exclusivement à la pousser le plus loin possible, en
+faisant complétement abstraction de cette relation, dont la
+considération perpétuelle compliquerait tous ses travaux.
+
+L'explication générale que je viens d'exposer est d'autant plus
+indispensable, que, par la nature même du sujet, cette étude des
+diverses propriétés de chaque ligne et de chaque surface compose
+nécessairement la très-majeure partie de l'ensemble des recherches
+géométriques. En effet, les questions immédiatement relatives aux
+rectifications, aux quadratures et aux cubatures, sont évidemment, par
+elles-mêmes, en nombre fort limité pour chaque forme considérée. Au
+contraire, l'étude des propriétés d'une même forme présente à
+l'activité de l'esprit humain un champ naturellement indéfini, où l'on
+peut toujours espérer de faire de nouvelles découvertes. Ainsi, par
+exemple, quoique les géomètres se soient occupés depuis vingt siècles,
+avec plus ou moins d'activité sans doute, mais sans aucune interruption
+réelle, de l'étude des sections coniques, ils sont loin de regarder ce
+sujet si simple comme épuisé; et il est certain en effet qu'en
+continuant à s'y livrer, on ne manquerait pas de trouver encore des
+propriétés inconnues de ces diverses courbes. Si les travaux de ce genre
+se sont considérablement ralentis depuis environ un siècle, ce n'est pas
+qu'ils soient terminés; cela tient seulement, comme je l'expliquerai
+tout-à-l'heure, à ce que la révolution philosophique opérée en géométrie
+par Descartes a dû singulièrement diminuer l'importance de semblables
+recherches.
+
+Il résulte des considérations précédentes que non-seulement le champ de
+la géométrie est nécessairement infini à cause de la variété des formes
+à considérer, mais aussi en vertu de la diversité des points de vue sous
+lesquels une même forme peut être envisagée. Cette dernière conception
+est même celle qui donne l'idée la plus large et la plus complète de
+l'ensemble des recherches géométriques. On voit que les études de ce
+genre consistent essentiellement, pour chaque ligne ou pour chaque
+surface, à rattacher tous les phénomènes géométriques qu'elle peut
+présenter à un seul phénomène fondamental, regardé comme définition
+primitive.
+
+Après avoir exposé, d'une manière générale et pourtant précise, l'objet
+final de la géométrie, et montré comment la science, ainsi définie,
+comprend une classe de recherches très-étendue qui ne paraissaient point
+d'abord s'y rapporter nécessairement, il me reste à considérer, dans son
+ensemble, la méthode à suivre pour la formation de cette science. Cette
+dernière explication est indispensable pour compléter ce premier aperçu
+du caractère philosophique de la géométrie. Je me bornerai en ce moment
+à indiquer à cet égard la considération la plus générale, cette
+importante notion fondamentale devant être développée et précisée dans
+les leçons suivantes.
+
+L'ensemble des questions géométriques peut être traité suivant deux
+méthodes tellement différentes, qu'il en résulte, pour ainsi dire, deux
+sortes de géométries, dont le caractère philosophique ne me semble pas
+avoir été encore convenablement saisi. Les expressions de géométrie
+_synthétique_ et géométrie _analytique_, habituellement employées pour
+les désigner, en donnent une très-fausse idée. Je préférerais de
+beaucoup les dénominations purement historiques de _géométrie des
+anciens_ et _géométrie des modernes_, qui ont, du moins, l'avantage de
+ne pas faire méconnaître leur vrai caractère. Mais je propose d'employer
+désormais les expressions régulières de _géométrie spéciale_ et
+_géométrie générale_, qui me paraissent propres à caractériser avec
+précision la véritable nature des deux méthodes.
+
+Ce n'est point, en effet, dans l'emploi du calcul, comme on le pense
+communément, que consiste précisément la différence fondamentale entre
+la manière dont nous concevons la géométrie depuis Descartes, et la
+manière dont les géomètres de l'antiquité traitaient les questions
+géométriques. Il est certain, d'une part, que l'usage du calcul ne leur
+était point entièrement inconnu, puisqu'ils faisaient, dans leur
+géométrie, des applications continuelles et fort étendues de la théorie
+des proportions, qui était pour eux, comme moyen de déduction, une sorte
+d'équivalent réel, quoique très-imparfait et surtout extrêmement borné,
+de notre algèbre actuelle. On peut même employer le calcul d'une manière
+beaucoup plus complète qu'ils ne l'ont fait pour obtenir certaines
+solutions géométriques, qui n'en auront pas moins le caractère essentiel
+de la géométrie ancienne; c'est ce qui arrive très-fréquemment, par
+rapport à ces problèmes de géométrie à deux ou à trois dimensions,
+qu'on désigne vulgairement sous le nom de _déterminés_. D'un autre côté,
+quelque capitale que soit l'influence du calcul dans notre géométrie
+moderne, plusieurs solutions, obtenues sans algèbre, peuvent manifester
+quelquefois le caractère propre qui la distingue de la géométrie
+ancienne, quoique, en thèse générale, l'analyse soit indispensable; j'en
+citerai, comme exemple, la méthode de Roberval pour les tangentes, dont
+la nature est essentiellement moderne, et qui cependant conduit, en
+certains cas, à des solutions complètes, sans aucun secours du calcul.
+Ce n'est donc point par l'instrument de déduction employé qu'on doit
+principalement distinguer les deux marches que l'esprit humain peut
+suivre en géométrie.
+
+La différence fondamentale, jusqu'ici imparfaitement saisie, me paraît
+consister réellement dans la nature même des questions considérées. En
+effet, la géométrie, envisagée dans son ensemble, et supposée parvenue à
+son entière perfection, doit, comme nous l'avons vu, d'une part,
+embrasser toutes les formes imaginables, et d'une autre part, découvrir
+toutes les propriétés de chaque forme. Elle est susceptible, d'après
+cette double considération, d'être traitée suivant deux plans
+essentiellement distinctifs: soit en groupant ensemble toutes les
+questions, quelque diverses qu'elles soient, qui concernent une même
+forme, et isolant celles relatives à des corps différens, quelque
+analogie qui puisse exister entre elles; soit, au contraire, en
+réunissant sous un même point de vue toutes les recherches semblables, à
+quelques formes diverses qu'elles se rapportent d'ailleurs, et séparant
+les questions relatives aux propriétés réellement différentes d'un même
+corps. En un mot, l'ensemble de la géométrie peut être essentiellement
+ordonné ou par rapport aux corps étudiés, ou par rapport aux phénomènes
+à considérer. Le premier plan, qui est le plus naturel, a été celui des
+anciens; le second, infiniment plus rationnel, est celui des modernes
+depuis Descartes.
+
+Tel est, en effet, le caractère principal de la géométrie ancienne,
+qu'on étudiait, une à une, les diverses lignes et les diverses surfaces,
+ne passant à l'examen d'une nouvelle forme que lorsqu'on croyait avoir
+épuisé tout ce que pouvaient offrir d'intéressant les formes connues
+jusqu'alors. Dans cette manière de procéder, quand on entreprenait
+l'étude d'une courbe nouvelle, l'ensemble des travaux exécutés sur les
+précédentes ne pouvait présenter directement aucune ressource
+essentielle, autrement que par l'exercice géométrique auquel il avait
+dressé l'intelligence. Quelle que pût être la similitude réelle des
+questions proposées sur deux formes différentes, les connaissances
+complètes acquises pour l'une ne pouvaient nullement dispenser de
+reprendre pour l'autre l'ensemble de la recherche. Aussi la marche de
+l'esprit n'était-elle jamais assurée; en sorte qu'on ne pouvait être
+certain d'avance d'obtenir une solution quelconque, quelqu'analogue que
+fût le problème proposé à des questions déjà résolues. Ainsi, par
+exemple, la détermination des tangentes aux trois sections coniques ne
+fournissait aucun secours rationnel pour mener la tangente à
+quelqu'autre courbe nouvelle, comme le conchoïde, la cissoïde, etc. En
+un mot, la géométrie des anciens était, suivant l'expression proposée
+ci-dessus, essentiellement _spéciale_.
+
+Dans le système des modernes, la géométrie est, au contraire, éminemment
+_générale_, c'est-à-dire, relative à des formes quelconques. Il est aisé
+de comprendre d'abord que toutes les questions géométriques de
+quelqu'intérêt peuvent être proposées par rapport à toutes les formes
+imaginables. C'est ce qu'on voit directement pour les problèmes
+fondamentaux, qui constituent, d'après les explications données dans
+cette leçon, l'objet définitif de la géométrie, c'est-à-dire, les
+rectifications, les quadratures, et les cubatures. Mais cette remarque
+n'est pas moins incontestable, même pour les recherches relatives aux
+diverses _propriétés_ des lignes et des surfaces, et dont les plus
+essentielles, telles que la question des tangentes ou des plans tangens,
+la théorie des courbures, etc., sont évidemment communes à toutes les
+formes quelconques. Les recherches très-peu nombreuses qui sont vraiment
+particulières à telle ou telle forme n'ont qu'une importance extrêmement
+secondaire. Cela posé, la géométrie moderne consiste essentiellement à
+abstraire, pour la traiter à part, d'une manière entièrement générale,
+toute question relative à un même phénomène géométrique, dans quelques
+corps qu'il puisse être considéré. L'application des théories
+universelles ainsi construites à la détermination spéciale du phénomène
+dont il s'agit dans chaque corps particulier, n'est plus regardée que
+comme un travail subalterne, à exécuter suivant des règles invariables
+et dont le succès est certain d'avance. Ce travail est, en un mot, du
+même ordre que l'évaluation numérique d'une formule analytique
+déterminée. Il ne peut y avoir sous ce rapport d'autre mérite que celui
+de présenter, dans chaque cas, la solution nécessairement fournie par la
+méthode générale, avec toute la simplicité et l'élégance que peut
+comporter la ligne ou la surface considérée. Mais on n'attache
+d'importance réelle qu'à la conception et à la solution complète d'une
+nouvelle question propre à une forme quelconque. Les travaux de ce
+genre sont seuls regardés comme faisant faire à la science de véritables
+pas. L'attention des géomètres, ainsi dispensée de l'examen des
+particularités des diverses formes, et dirigée tout entière vers les
+questions générales, a pu s'élever par là à la considération de
+nouvelles notions géométriques, qui, appliquées aux courbes étudiées par
+les anciens, en ont fait découvrir des propriétés importantes qu'ils
+n'avaient pas même soupçonnées. Telle est la géométrie depuis la
+révolution radicale opérée par Descartes dans le système général de la
+science.
+
+La simple indication du caractère fondamental propre à chacune des deux
+géométries, suffit sans doute pour mettre en évidence l'immense
+supériorité nécessaire de la géométrie moderne. On peut même dire
+qu'avant la grande conception de Descartes, la géométrie rationnelle
+n'était pas vraiment constituée sur des bases définitives, soit sous le
+rapport abstrait, soit sous le rapport concret. En effet, pour la
+science considérée spéculativement, il est clair qu'en continuant
+indéfiniment, comme l'ont fait les modernes avant Descartes et même un
+peu après, à suivre la marche des anciens, en ajoutant quelques
+nouvelles courbes au petit nombre de celles qu'ils avaient étudiées, les
+progrès, quelque rapides qu'ils eussent pû être, n'auraient été, après
+une longue suite de siècles, que fort peu considérables par rapport au
+système général de la géométrie, vu l'infinie variété des formes qui
+seraient toujours restées à étudier. Au contraire, à chaque question
+résolue suivant la marche des modernes, le nombre des problèmes
+géométriques à résoudre se trouve, une fois pour toutes, diminué
+d'autant, par rapport à tous les corps possibles. Sous un second point
+de vue, du défaut complet de méthodes générales il résultait que les
+géomètres anciens, dans toutes leurs recherches, étaient entièrement
+abandonnés à leurs propres forces, sans avoir jamais la certitude
+d'obtenir tôt ou tard une solution quelconque. Si cette imperfection de
+la science était éminemment propre à mettre dans tout son jour leur
+admirable sagacité, elle devait rendre leurs progrès extrêmement lents:
+on peut s'en faire une idée par le temps considérable qu'ils ont employé
+à l'étude des sections coniques. La géométrie moderne, assurant d'une
+manière invariable la marche de notre esprit, permet, au contraire,
+d'utiliser au plus haut degré possible les forces de l'intelligence, que
+les anciens devaient consumer fréquemment sur des questions bien peu
+importantes.
+
+Une différence non moins capitale se manifeste entre les deux systèmes,
+quand on vient à considérer la géométrie sous le rapport concret. En
+effet, nous avons remarqué plus haut que la relation de l'abstrait au
+concret en géométrie ne peut être solidement fondée sur des bases
+rationnelles qu'autant qu'on fait directement porter les recherches sur
+toutes les formes imaginables. En n'étudiant les lignes et les surfaces
+qu'une à une, quel que soit le nombre, toujours nécessairement fort
+petit, de celles qu'on aura considérées, l'application de théories
+semblables aux formes réellement existantes dans la nature n'aura jamais
+qu'un caractère essentiellement accidentel, puisque rien n'assure que
+ces formes pourront effectivement rentrer dans les types abstraits
+envisagés par les géomètres.
+
+Il y a certainement, par exemple, quelque chose de fortuit dans
+l'heureuse relation qui s'est établie entre les spéculations des
+géomètres grecs sur les sections coniques et la détermination des
+véritables orbites planétaires. En continuant sur le même plan les
+travaux géométriques, on n'avait point, en général, le droit d'espérer
+de semblables coïncidences; et il eût été possible, dans ces études
+spéciales, que les recherches des géomètres se fussent dirigées sur des
+formes abstraites indéfiniment inapplicables, tandis qu'ils en auraient
+négligé d'autres, susceptibles peut-être d'une application importante et
+prochaine. Il est clair, du moins, que rien ne garantissait
+positivement l'applicabilité nécessaire des spéculations géométriques.
+Il en est tout autrement dans la géométrie moderne. Par cela seul qu'on
+y procède par questions générales, relatives à des formes quelconques,
+on a d'avance la certitude évidente que les formes réalisées dans le
+monde extérieur se sauraient jamais échapper à chaque théorie, si le
+phénomène géométrique qu'elle envisage vient à s'y présenter.
+
+Par ces diverses considérations, on voit que le système de géométrie des
+anciens porte essentiellement le caractère de l'enfance de la science,
+qui n'a commencé à devenir complétement rationnelle que par suite de la
+révolution philosophique opérée par Descartes. Mais il est évident, d'un
+autre côté, que la géométrie n'a pu être conçue d'abord que de cette
+manière _spéciale_. La géométrie _générale_ n'eût point été possible, et
+la nécessité n'eût pu même en être sentie, si une longue suite de
+travaux spéciaux sur les formes les plus simples n'avait point
+préalablement fourni des bases à la conception de Descartes, et rendu
+sensible l'impossibilité de persister indéfiniment dans la philosophie
+géométrique primitive.
+
+En précisant autant que possible cette dernière considération, il faut
+même en conclure que, quoique la géométrie que j'ai appelé _générale_
+doive être aujourd'hui regardée comme la seule véritable géométrie
+dogmatique, celle à laquelle nous nous bornerons essentiellement,
+l'autre n'ayant plus, principalement, qu'un intérêt historique,
+néanmoins il n'est pas possible de faire disparaître entièrement la
+géométrie _spéciale_ dans une exposition rationnelle de la science. On
+peut sans doute se dispenser, comme on l'a fait depuis environ un
+siècle, d'emprunter directement à la géométrie ancienne tous les
+résultats qu'elle a fournis. Les recherches les plus étendues et les
+plus difficiles dont elle était composée, ne sont plus même
+habituellement présentées aujourd'hui que d'après la méthode moderne.
+Mais, par la nature même du sujet, il est nécessairement impossible de
+se passer absolument de la méthode ancienne, qui, quoi qu'on fasse,
+servira toujours dogmatiquement de base préliminaire à la science, comme
+elle l'a fait historiquement. Le motif en est facile à comprendre. En
+effet, la géométrie _générale_ étant essentiellement fondée, comme nous
+l'établirons bientôt, sur l'emploi du calcul, sur la transformation des
+considérations géométriques en considérations analytiques, une telle
+manière de procéder ne saurait s'emparer du sujet immédiatement à son
+origine. Nous savons que l'application de l'analyse mathématique, par
+sa nature, ne peut jamais commencer aucune science quelconque,
+puisqu'elle ne saurait avoir lieu que lorsque la science a déjà été
+assez cultivée pour établir, relativement aux phénomènes considérés,
+quelques _équations_ qui puissent servir de point de départ aux travaux
+analytiques. Ces équations fondamentales une fois découvertes, l'analyse
+permettra d'en déduire une multitude de conséquences, qu'il eût été même
+impossible de soupçonner d'abord; elle perfectionnera la science à un
+degré immense, soit sous le rapport de la généralité des conceptions,
+soit quant à la coordination complète établie entre elles. Mais, pour
+constituer les bases mêmes d'une science naturelle quelconque, jamais,
+évidemment, la simple analyse mathématique ne saurait y suffire, pas
+même pour les démontrer de nouveau lorsqu'elles ont été déjà fondées.
+Rien ne peut dispenser, à cet égard, de l'étude directe du sujet,
+poussée jusqu'au point de la découverte de relations précises. Tenter de
+faire rentrer la science, dès son origine, dans le domaine du calcul, ce
+serait vouloir imposer à des théories portant sur des phénomènes
+effectifs, le caractère de simples procédés logiques, et les priver
+ainsi de tout ce qui constitue leur corrélation nécessaire avec le monde
+réel. En un mot, une telle opération philosophique, si par elle-même
+elle n'était pas nécessairement contradictoire, ne saurait aboutir
+évidemment qu'à replonger la science dans le domaine de la métaphysique,
+dont l'esprit humain a eu tant de peine à se dégager complétement.
+
+Ainsi, la géométrie des anciens aura toujours, par sa nature, une
+première part nécessaire et plus ou moins étendue dans le système total
+des connaissances géométriques. Elle constitue une introduction
+rigoureusement indispensable à la géométrie _générale_. Mais c'est à
+cela que nous devons la réduire dans une exposition complétement
+dogmatique. Je considérerai donc directement, dans la leçon suivante,
+cette géométrie _spéciale_ ou _préliminaire_, restreinte exactement à
+ses limites nécessaires, pour ne plus m'occuper ensuite que de l'examen
+philosophique de la géométrie _générale_ ou _définitive_, la seule
+vraiment rationnelle, et qui aujourd'hui compose essentiellement la
+science.
+
+
+
+
+ONZIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. Considérations générales sur la géométrie _spéciale_ ou
+_préliminaire_.
+
+
+La méthode géométrique des anciens devant avoir nécessairement, d'après
+les motifs indiqués à la fin de la leçon précédente, une part
+préliminaire dans le système dogmatique de la géométrie, pour fournir à
+la géométrie _générale_ des fondemens indispensables, il convient
+maintenant de fixer d'abord en quoi consiste strictement cette fonction
+préalable de la géométrie _spéciale_, ainsi réduite au moindre
+développement possible.
+
+En la considérant sous ce point de vue, il est aisé de reconnaître qu'on
+pourrait la restreindre à la seule étude de la ligne droite pour ce qui
+concerne la géométrie des lignes, à la quadrature des aires planes
+rectilignes, et enfin à la cubature des corps terminés par des faces
+planes. Les propositions élémentaires relatives à ces trois questions
+fondamentales constituent, en effet, le point de départ nécessaire de
+toutes les recherches géométriques; elles seules ne peuvent être
+obtenues que par une étude directe du sujet; tandis qu'au contraire la
+théorie complète de toutes les autres formes quelconques, même celle du
+cercle et des surfaces et volumes qui s'y rapportent, peut aujourd'hui
+rentrer entièrement dans le domaine de la géométrie _générale_ ou
+_analytique_, ces élémens primitifs fournissant déjà des _équations_,
+qui suffisent pour permettre l'application du calcul aux questions
+géométriques, qui n'eût pas été possible sans cette condition préalable.
+
+Il résulte de cette considération que, dans l'usage ordinaire, on donne
+à la géométrie _élémentaire_ plus d'étendue qu'il ne serait
+rigoureusement nécessaire, puisque, outre la ligne droite, les polygones
+et les polyèdres, on y comprend aussi le cercle et les corps _ronds_,
+dont l'étude pourrait cependant être aussi purement _analytique_ que
+celle, par exemple, des sections coniques. Une vénération irréfléchie
+pour l'antiquité contribue, sans doute, à maintenir ce défaut de
+méthode. Mais comme ce respect n'a point empêché de faire rentrer dans
+le domaine de la géométrie moderne la théorie des sections coniques, il
+faut bien que, relativement aux formes circulaires, l'habitude
+contraire, encore universelle, soit fondée sur d'autres motifs. La
+raison la plus sensible qu'on en puisse donner, c'est le grave
+inconvénient qu'il y aurait, pour l'enseignement ordinaire, à ajourner à
+une époque assez éloignée de l'éducation mathématique la solution de
+plusieurs questions essentielles, susceptibles d'une application
+immédiate et continuelle à une foule d'usages importans. Pour procéder,
+en effet, de la manière la plus rationnelle, ce ne serait qu'à l'aide du
+calcul intégral qu'on pourrait obtenir les intéressans résultats,
+relatifs à la mesure de la longueur ou de l'aire du cercle, ou à la
+quadrature de la sphère, etc., établis par les anciens d'après des
+considérations extrêmement simples. Cet inconvénient serait peu
+important, à l'égard des esprits destinés à étudier l'ensemble de la
+science mathématique, et l'avantage de procéder avec une rationnalité
+parfaite aurait, comparativement, une bien plus grande valeur. Mais, le
+cas contraire étant encore le plus fréquent, on a dû s'attacher à
+conserver dans la géométrie élémentaire proprement dite des théories
+aussi essentielles. En admettant l'influence d'une telle considération,
+et ne restreignant plus cette géométrie préliminaire à ce qui est
+strictement indispensable, on peut même concevoir l'utilité, pour
+certains cas particuliers, d'y introduire plusieurs études importantes
+qui en ont été généralement exclues, comme celles des sections
+coniques, de la cycloïde, etc., afin de renfermer, dans un enseignement
+borné, le plus grand nombre possible de connaissances usuelles, quoique,
+même sous le simple rapport du temps, il fût préférable de suivre la
+marche la plus rationnelle.
+
+Je ne dois point, à ce sujet, tenir compte ici des avantages que peut
+présenter cette extension habituelle de la méthode géométrique des
+anciens au-delà de la destination nécessaire qui lui est propre, par la
+connaissance plus profonde qu'on acquiert ainsi de cette méthode, et par
+la comparaison instructive qui en résulte avec la méthode moderne. Ce
+sont là des qualités qui, dans l'étude d'une science quelconque,
+appartiennent à la marche que nous avons nommée _historique_, et
+auxquelles il faut savoir renoncer franchement, quand on a bien reconnu
+la nécessité de suivre la marche vraiment _dogmatique_. Après avoir
+conçu toutes les parties d'une science de la manière la plus
+rationnelle, nous savons combien il importe, pour compléter cette
+éducation, d'étudier l'_histoire_ de la science, et par conséquent, de
+comparer exactement les diverses méthodes que l'esprit humain a
+successivement employées; mais ces deux séries d'études doivent être, en
+général, comme nous l'avons vu, soigneusement séparées. Cependant, dans
+le cas dont il s'agit ici, la méthode géométrique des modernes est
+peut-être encore trop récente pour qu'il ne convienne pas, afin de la
+mieux caractériser par la comparaison, de traiter d'abord, suivant la
+méthode des anciens, certaines questions qui, par leur nature, doivent
+rentrer rationnellement dans la géométrie moderne.
+
+Quoi qu'il en soit, écartant maintenant ces diverses considérations
+accessoires, nous voyons que cette introduction à la géométrie, qui ne
+peut être traitée que suivant la méthode des anciens, est strictement
+réductible à l'étude de la ligne droite, des aires polygonales et des
+polyèdres. Il est même vraisemblable qu'on finira par la restreindre
+habituellement à ces limites nécessaires, quand les grandes notions
+analytiques seront devenues plus familières, et qu'une étude de
+l'ensemble des mathématiques sera universellement regardée comme la base
+philosophique de l'éducation générale.
+
+Si cette portion préliminaire de la géométrie, qui ne saurait être
+fondée sur l'application du calcul, se réduit, par sa nature, à une
+suite de recherches fondamentales très-peu étendues, il est certain,
+d'un autre côté, qu'on ne peut la restreindre davantage, quoique, par un
+véritable abus de l'esprit analytique, on ait quelquefois essayé, dans
+ces derniers temps, de présenter sous un point de vue purement
+algébrique l'établissement des théorèmes principaux de la géométrie
+élémentaire. C'est ainsi qu'on a prétendu démontrer par de simples
+considérations abstraites d'analyse mathématique la relation constante
+qui existe entre les trois angles d'un triangle rectiligne, la
+proposition fondamentale de la théorie des triangles semblables, la
+mesure des rectangles, celle des parallélipipèdes, etc., en un mot,
+précisément les seules propositions géométriques qui ne puissent être
+obtenues que par une étude directe du sujet, sans que le calcul soit
+susceptible d'y avoir aucune part. Je ne signalerais point ici de telles
+aberrations, si elles n'avaient pas été déterminées par l'intention
+évidente de perfectionner, au plus haut degré possible, le caractère
+philosophique de la science géométrique, en la faisant rentrer
+immédiatement, dès sa naissance, dans le domaine des applications de
+l'analyse mathématique. Mais l'erreur capitale commise à cet égard par
+quelques géomètres doit être soigneusement remarquée, parce qu'elle
+résulte de l'exagération irréfléchie de cette tendance aujourd'hui
+très-naturelle et éminemment philosophique, qui porte à étendre de plus
+en plus l'influence de l'analyse dans les études mathématiques. La
+contemplation des résultats prodigieux auxquels l'esprit humain est
+parvenu en suivant une telle direction, a dû involontairement entraîner
+à croire que même les fondemens de la mathématique concrète pourraient
+être établis sur de simples considérations analytiques. Ce n'est point,
+en effet, pour la géométrie seulement que nous devons noter de
+semblables aberrations; nous aurons bientôt à en constater de
+parfaitement analogues relativement à la mécanique, à l'occasion des
+prétendues démonstrations analytiques du parallélogramme des forces.
+Cette confusion logique a même aujourd'hui bien plus de gravité en
+mécanique, où elle contribue effectivement à répandre encore un nuage
+métaphysique sur le caractère général de la science; tandis que, du
+moins en géométrie, ces considérations abstraites ont été jusqu'ici
+laissées en dehors, sans s'incorporer à l'exposition normale de la
+science.
+
+D'après les principes présentés dans cet ouvrage, sur la philosophie
+mathématique, il n'est pas nécessaire d'insister beaucoup pour faire
+sentir le vice d'une telle manière de procéder. Nous avons déjà reconnu,
+en effet, que le calcul n'étant et ne pouvant être qu'un moyen de
+déduction, c'est s'en former une idée radicalement fausse que de vouloir
+l'employer à établir les fondemens élémentaires d'une science
+quelconque; car, sur quoi reposeraient, dans une telle opération, les
+argumentations analytiques? Un travail de cette nature, bien loin de
+perfectionner véritablement le caractère philosophique d'une science,
+constituerait un retour vers l'état métaphysique, en présentant des
+connaissances réelles comme de simples abstractions logiques.
+
+Quand on examine en elles-mêmes ces prétendues démonstrations
+analytiques des propositions fondamentales de la géométrie élémentaire,
+on vérifie aisément leur insignifiance nécessaire. Elles sont toutes
+fondées sur une manière vicieuse de concevoir le principe de
+l'_homogénéité_, dont j'ai exposé, dans la cinquième leçon, la véritable
+notion générale. Ces démonstrations supposent que ce principe ne permet
+point d'admettre la coexistence dans une même équation de nombres
+obtenus par des comparaisons concrètes différentes, ce qui est
+évidemment faux et visiblement contraire à la marche constante des
+géomètres. Aussi, il est facile de reconnaître qu'en employant la loi de
+l'homogénéité dans cette acception arbitraire et illégitime, on pourrait
+parvenir à _démontrer_ avec tout autant de rigueur apparente des
+propositions dont l'absurdité est manifeste au premier coup-d'oeil. En
+examinant avec attention, par exemple, le procédé à l'aide duquel on a
+tenté de prouver analytiquement que la somme des trois angles d'un
+triangle rectiligne quelconque est constamment égale à deux angles
+droits, on voit qu'il est fondé sur cette notion préliminaire, que si
+deux triangles ont deux de leurs angles respectivement égaux, le
+troisième angle sera aussi, de part et d'autre, nécessairement égal. Ce
+premier point étant accordé, la relation proposée s'en déduit
+immédiatement, d'une manière très-exacte et fort simple. Or, la
+considération analytique, d'après laquelle on a voulu établir cette
+proposition préalable, est d'une telle nature que, si elle pouvait être
+juste, on en déduirait rigoureusement, en la reproduisant en sens
+inverse, cette absurdité palpable, que deux cotés d'un triangle
+suffisent, sans aucun angle, à l'entière détermination du troisième
+côté. On peut faire des remarques analogues sur toutes les
+démonstrations de ce genre, dont le sophisme sera ainsi vérifié d'une
+manière parfaitement sensible.
+
+Plus nous devons ici considérer la géométrie comme étant aujourd'hui
+essentiellement analytique, plus il était nécessaire de prémunir les
+esprits contre cette exagération abusive de l'analyse mathématique,
+suivant laquelle on prétendrait se dispenser de toute observation
+géométrique proprement dite, en établissant sur de pures abstractions
+algébriques les fondemens mêmes de cette science naturelle. J'ai dû
+attacher d'autant plus d'importance à caractériser des aberrations ainsi
+liées au développement normal de l'esprit humain, qu'elles ont été pour
+ainsi dire consacrées dans ces derniers temps par l'assentiment formel
+d'un géomètre fort distingué, dont l'autorité exerce sur l'enseignement
+élémentaire de la géométrie une très-grande influence.
+
+Je crois devoir remarquer à cette occasion que, sous plus d'un autre
+rapport, on a, ce me semble, trop perdu de vue le caractère de science
+naturelle nécessairement inhérent à la géométrie. Il est aisé de le
+reconnaître, en considérant les vains efforts tentés si long-temps par
+les géomètres pour _démontrer_ rigoureusement, non à l'aide du calcul,
+mais d'après certaines constructions, plusieurs propositions
+fondamentales de la géométrie élémentaire. Quoi qu'on puisse faire, on
+ne saurait évidemment éviter de recourir quelquefois en géométrie à la
+simple observation immédiate, comme moyen d'établir divers résultats.
+Si, dans cette science, les phénomènes que l'on considère sont, en vertu
+de leur extrême simplicité, beaucoup plus liés entr'eux que ceux
+relatifs à toute autre science physique, il doit néanmoins s'en trouver
+nécessairement quelques-uns qui ne peuvent être déduits, et qui servent
+au contraire de point de départ. Qu'il convienne, en thèse générale,
+pour la plus grande perfection rationnelle de la science, de les
+réduire au plus petit nombre possible, cela est sans doute
+incontestable; mais il serait absurde de prétendre les faire disparaître
+complétement. J'avoue d'ailleurs que je trouve moins d'inconvéniens
+réels à étendre un peu au delà de ce qui serait strictement nécessaire
+le nombre de ces notions géométriques ainsi établies par l'observation
+immédiate, pourvu qu'elles soient d'une simplicité suffisante, qu'à en
+faire le sujet de démonstrations compliquées et indirectes, même quand
+ces démonstrations peuvent être logiquement irréprochables.
+
+Après avoir caractérisé aussi exactement que possible la véritable
+destination dogmatique de la géométrie des anciens réduite à son moindre
+développement indispensable, il convient de considérer sommairement dans
+son ensemble chacune des parties principales dont elle doit se composer.
+Je crois pouvoir me borner ici à envisager la première et la plus
+étendue de ces parties, celle qui a pour objet l'étude de la ligne
+droite; les deux autres sections, savoir: la quadrature des polygones et
+la cubature des polyèdres, ne pouvant donner lieu, vu leur nature trop
+restreinte, à aucune considération philosophique de quelque importance,
+distincte de celles indiquées dans la leçon précédente relativement à
+la mesure des aires et des volumes en général.
+
+La question définitive que l'on a constamment en vue dans l'étude de la
+ligne droite, consiste proprement à déterminer les uns par les autres
+les divers élémens d'une figure rectiligne quelconque, ce qui permet de
+connaître toujours indirectement une ligne droite dans quelques
+circonstances qu'elle puisse être placée. Ce problème fondamental est
+susceptible de deux solutions générales, dont la nature est tout-à-fait
+distincte, l'une graphique, l'autre algébrique. La première, quoique
+fort imparfaite, est celle qu'on doit considérer d'abord, parce qu'elle
+dérive spontanément de l'étude directe du sujet; la seconde, bien plus
+parfaite sous les rapports les plus importans, ne peut être étudiée
+qu'en dernier lieu, parce qu'elle est fondée sur la connaissance
+préalable de l'autre.
+
+La solution graphique consiste à _rapporter_ à volonté la figure
+proposée, soit avec les mêmes dimensions, soit surtout avec des
+dimensions variées dans une proportion quelconque. Le premier mode ne
+peut guère être mentionné que pour mémoire, comme étant le plus simple,
+et celui que l'esprit doit envisager d'abord, car il est, évidemment,
+d'ailleurs presque entièrement inapplicable par sa nature. Le second
+est, au contraire, susceptible de l'application la plus étendue et la
+plus utile. Nous en faisons encore aujourd'hui un usage important et
+continuel, non-seulement pour représenter exactement les formes des
+corps et leurs positions mutuelles, mais même pour la détermination
+effective des grandeurs géométriques, quand nous n'avons pas besoin
+d'une grande précision. Les anciens, vu l'imperfection de leurs
+connaissances géométriques, employaient ce procédé d'une manière
+beaucoup plus étendue, puisqu'il a été long-temps le seul qu'ils pussent
+appliquer, même dans les déterminations précises les plus importantes.
+C'est ainsi, par exemple, qu'Aristarque de Samos estimait la distance
+relative du soleil et de la lune à la terre, en prenant des mesures sur
+un triangle construit le plus exactement possible de façon à être
+semblable au triangle rectangle formé par les trois astres, à l'instant
+où la lune se trouve en quadrature, et où, en conséquence, il suffirait,
+pour définir le triangle, d'observer l'angle à la terre. Archimède
+lui-même, quoiqu'ayant, le premier, introduit en géométrie les
+déterminations calculées, a plusieurs fois employé de semblables moyens.
+La formation de la trigonométrie n'y a pas fait même renoncer
+entièrement, quoiqu'elle en ait beaucoup diminué l'usage; les Grecs et
+les Arabes ont continué à s'en servir pour une foule de recherches, où
+nous regardons aujourd'hui l'emploi du calcul comme indispensable.
+
+Cette exacte reproduction d'une figure quelconque suivant une échelle
+différente, ne peut présenter aucune grande difficulté théorique lorsque
+toutes les parties de la figure proposée sont comprises dans un même
+plan. Mais, si l'on suppose, comme il arrive le plus souvent, qu'elles
+soient situées dans des plans différens, on voit naître alors un nouvel
+ordre de considérations géométriques. La figure artificielle, qui est
+constamment plane, ne pouvant plus, en ce cas, être une image
+parfaitement fidèle de la figure réelle, il faut d'abord fixer avec
+précision le mode de représentation, ce qui donne lieu aux divers
+systèmes de _projection_. Cela posé, il reste à déterminer suivant
+quelles lois les phénomènes géométriques se correspondent dans les deux
+figures. Cette considération engendre une nouvelle série de recherches
+géométriques, dont l'objet définitif est proprement de découvrir comment
+on pourra remplacer les constructions en relief par des constructions
+planes. Les anciens ont eu à résoudre plusieurs questions élémentaires
+de ce genre, pour les divers cas où nous employons aujourd'hui la
+trigonométrie sphérique; et principalement pour les différens problèmes
+relatifs à la sphère céleste. Telle était la destination de leurs
+_analemnes_, et des autres figures planes qui ont suppléé pendant si
+long-temps à l'usage du calcul. On voit par là que les anciens
+connaissaient réellement les élémens de ce que nous nommons maintenant
+la _géométrie descriptive_, quoiqu'ils ne les eussent point conçus d'une
+manière distincte et générale.
+
+Je crois convenable de signaler ici rapidement, à cette occasion, le
+véritable caractère philosophique de cette géométrie descriptive, bien
+que, comme étant une science essentiellement d'application, elle ne
+doive pas être comprise dans le domaine propre de cet ouvrage, tel que
+je l'ai circonscrit en commençant.
+
+Toutes les questions quelconques de géométrie à trois dimensions,
+donnent lieu nécessairement, quand on considère leur solution graphique,
+à une difficulté générale qui leur est propre, celle de substituer aux
+diverses constructions en relief nécessaires pour les résoudre, et qui
+sont presque toujours d'une exécution impossible, de simples
+constructions planes équivalentes, susceptibles de déterminer finalement
+les mêmes résultats. Sans cette indispensable conversion, chaque
+solution de ce genre serait évidemment incomplète et réellement
+inapplicable dans la pratique, quoique, pour la théorie, les
+constructions dans l'espace soient ordinairement préférables comme plus
+directes. C'est afin de fournir les moyens généraux d'effectuer
+constamment une telle transformation que la _géométrie descriptive_ a
+été créée, et constituée en un corps de doctrine distinct et homogène
+par une vue de génie de notre illustre Monge. Il a préalablement conçu
+un mode uniforme de représenter les corps par des figures tracées sur un
+seul plan, à l'aide des _projections_ sur deux plans différens,
+ordinairement perpendiculaires entre eux, et dont l'un est supposé
+tourner autour de leur intersection commune pour venir se confondre avec
+le prolongement de l'autre; il a suffi, dans ce système, ou dans tout
+autre équivalent, de regarder les points et les lignes, comme déterminés
+par leurs projections, et les surfaces par les projections de leurs
+génératrices. Cela posé, Monge, analysant avec une profonde sagacité les
+divers travaux partiels de ce genre exécutés avant lui d'après une foule
+de procédés incohérens, et considérant même, d'une manière générale et
+directe, en quoi devaient consister constamment les questions
+quelconques de cette nature, a reconnu qu'elles étaient toujours
+réductibles à un très-petit nombre de problèmes abstraits invariables,
+susceptibles d'être résolus séparément une fois pour toutes par des
+opérations uniformes, et qui se rapportent essentiellement les uns aux
+contacts et les autres aux intersections des surfaces. Ayant formé des
+méthodes simples et entièrement générales pour la solution graphique de
+ces deux ordres de problèmes, toutes les questions géométriques
+auxquelles peuvent donner lieu les divers arts quelconques de
+construction, la coupe des pierres, la charpente, la perspective, la
+gnonomonique, la fortification, etc., ont pu être traitées désormais
+comme de simples cas particuliers d'une théorie unique, dont
+l'application invariable conduira toujours nécessairement à une solution
+exacte, susceptible d'être facilitée dans la pratique en profitant des
+circonstances propres à chaque cas.
+
+Cette importante création mérite singulièrement de fixer l'attention de
+tous les philosophes qui considèrent l'ensemble des opérations de
+l'espèce humaine, comme étant un premier pas, et jusqu'ici le seul
+réellement complet, vers cette rénovation générale des travaux humains,
+qui doit imprimer à tous nos arts un caractère de précision et de
+rationnalité, si nécessaire à leurs progrès futurs. Une telle révolution
+devait, en effet, commencer inévitablement par cette classe de travaux
+industriels qui se rapporte essentiellement à la science la plus simple,
+la plus parfaite, et la plus ancienne. Elle ne peut manquer de
+s'étendre successivement dans la suite, quoique avec moins de facilité,
+à toutes les autres opérations pratiques. Nous aurons même bientôt
+occasion de remarquer que Monge, qui a conçu plus profondément que
+personne la véritable philosophie des arts, avait essayé d'ébaucher pour
+l'industrie mécanique une doctrine correspondante à celle qu'il avait si
+heureusement formée pour l'industrie géométrique, mais sans obtenir pour
+ce cas, dont la difficulté est bien supérieure, aucun autre succès que
+celui d'indiquer assez nettement la direction que doivent prendre les
+recherches de cette nature.
+
+Quelqu'essentielle que soit réellement la conception de la géométrie
+descriptive, il importe beaucoup de ne pas se méprendre sur la véritable
+destination qui lui est si expressément propre, comme l'ont fait,
+surtout dans les premiers temps de cette découverte, ceux qui y ont vu
+un moyen d'agrandir le domaine général et abstrait de la géométrie
+rationnelle. L'événement n'a nullement répondu depuis à ces espérances
+mal conçues. Et, en effet, n'est-il pas évident que la géométrie
+descriptive n'a de valeur spéciale que comme science d'application,
+comme constituant la véritable théorie propre des arts géométriques?
+Considérée sous le rapport abstrait, elle ne saurait introduire aucun
+ordre vraiment distinct de spéculations géométriques. Il ne faut point
+perdre de vue que, pour qu'une question géométrique tombe dans le
+domaine propre de la géométrie descriptive, elle doit nécessairement
+avoir toujours été résolue préalablement par la géométrie spéculative,
+dont ensuite, comme nous l'avons vu, les solutions ont constamment
+besoin d'être préparées pour la pratique de manière à suppléer aux
+constructions en relief par des constructions planes, substitution qui
+constitue réellement la seule fonction caractéristique de la géométrie
+descriptive.
+
+Il convient néanmoins de remarquer ici que, sous le rapport de
+l'éducation intellectuelle, l'étude de la géométrie descriptive présente
+une importante propriété philosophique, tout-à-fait indépendante de sa
+haute utilité industrielle. C'est l'avantage qu'elle offre si
+éminemment, en habituant à considérer dans l'espace des systèmes
+géométriques quelquefois très-composés, et à suivre exactement leur
+correspondance continuelle avec les figures effectivement tracées,
+d'exercer ainsi au plus haut degré de la manière la plus sûre et la plus
+précise, cette importante faculté de l'esprit humain qu'on appelle
+l'_imagination_ proprement dite, et qui consiste, dans son acception
+élémentaire et positive, à se représenter nettement, avec facilité, un
+vaste ensemble variable d'objets fictifs, comme s'ils étaient sous nos
+yeux.
+
+Enfin, pour achever d'indiquer la nature générale de la géométrie
+descriptive en déterminant son caractère logique, nous devons observer
+que si, par le genre de ses solutions, elle appartient à la géométrie
+des anciens, d'un autre côté elle se rapproche de la géométrie des
+modernes par l'espèce des questions qui la composent. Ces questions
+sont, en effet, éminemment remarquables par cette généralité que nous
+avons vue, dans la dernière leçon, constituer le vrai caractère
+fondamental de la géométrie moderne; les méthodes y sont toujours
+conçues comme applicables à des formes quelconques, les particularités
+propres à chaque forme n'y pouvant avoir qu'une influence purement
+secondaire. Les solutions y sont donc graphiques comme la plupart de
+celles des anciens, et générales comme celles des modernes.
+
+Après cette importante digression, dont le lecteur aura sans doute
+reconnu la nécessité, poursuivons l'examen philosophique de la géométrie
+_spéciale_, considérée toujours comme réduite à son moindre
+développement possible, pour servir d'introduction indispensable à la
+géométrie _générale_. Ayant suffisamment envisagé la solution graphique
+du problème fondamental relatif à la ligne droite, c'est-à-dire, de la
+détermination les uns par les autres des divers élémens d'une figure
+rectiligne quelconque, nous devons maintenant en examiner d'une manière
+générale la solution algébrique.
+
+Cette seconde solution, dont il est inutile ici d'apprécier expressément
+la supériorité évidente, appartient nécessairement, par la nature même
+de la question, au système de la géométrie ancienne, quoique le procédé
+logique employé l'en fasse ordinairement séparer mal à propos. Nous
+avons lieu de vérifier ainsi, sous un rapport très-important, ce qui a
+été établi en général dans la leçon précédente, que ce n'est point par
+l'emploi du calcul qu'on doit distinguer essentiellement la géométrie
+moderne de celle des anciens. Les anciens sont, en effet, les vrais
+inventeurs de la trigonométrie actuelle, tant sphérique que rectiligne,
+qui seulement était beaucoup moins parfaite entre leurs mains, vu
+l'extrême infériorité de leurs connaissances algébriques. C'est donc
+réellement dans cette leçon, et non, comme on pourrait le croire
+d'abord, dans celles que nous consacrerons ensuite à l'examen
+philosophique de la géométrie _générale_, qu'il convient d'apprécier le
+caractère de cette importante théorie préliminaire, habituellement
+comprise à tort dans ce qu'on appelle la _géométrie analytique_, et qui
+n'est effectivement qu'un complément de la _géométrie élémentaire_
+proprement dite.
+
+Toutes les figures rectilignes pouvant être décomposées en triangles,
+il suffit évidemment de savoir déterminer les uns par les autres les
+divers élémens d'un triangle, ce qui réduit la _polygonométrie_ à la
+simple _trigonométrie_.
+
+Pour qu'une telle question puisse être résolue algébriquement, la
+difficulté consiste essentiellement à former entre les angles et les
+côtés d'un triangle trois équations distinctes, qui, une fois obtenues,
+réduiront évidemment tous les problèmes trigonométriques à de pures
+recherches de calcul. En considérant de la manière la plus générale
+l'établissement de ces équations, on voit naître immédiatement une
+distinction fondamentale relativement au mode d'introduction des angles
+dans le calcul, suivant qu'on les y fera entrer directement par eux-mêmes
+ou par les arcs circulaires qui leur sont proportionnels, ou que, au
+contraire, on leur substituera certaines droites, comme, par exemple,
+les cordes de ces arcs qui leur sont inhérentes, et que, par cette
+raison, on appelle ordinairement leurs lignes trigonométriques. De ces
+deux systèmes de trigonométrie, le second a dû être, à l'origine, le
+seul adopté, comme étant le seul praticable, puisque l'état de la
+géométrie permettait alors de trouver assez aisément des relations
+exactes entre les côtés des triangles et les lignes trigonométriques des
+angles, tandis qu'il eût été absolument impossible, à cette époque,
+d'établir des équations entre les côtés et les angles eux-mêmes. La
+solution pouvant aujourd'hui être obtenue indifféremment dans l'un et
+dans l'autre système, ce motif de préférence ne subsiste plus. Mais les
+géomètres n'en ont pas moins dû persister à suivre par choix le système
+primitivement admis par nécessité; car, la même raison qui a permis
+ainsi d'obtenir les équations trigonométriques avec beaucoup plus de
+facilité, doit également, comme il est encore plus aisé de le concevoir
+_à priori_, rendre ces équations bien plus simples, puisqu'elles
+existent alors seulement entre des lignes droites, au lieu d'être
+établies entre des lignes droites et des arcs de cercle. Une telle
+considération a d'autant plus d'importance qu'il s'agit là de formules
+éminemment élémentaires, destinées à être continuellement employées dans
+toutes les parties de la science mathématique aussi bien que dans toutes
+ses diverses applications.
+
+On peut objecter, il est vrai, que, lorsqu'un angle est donné, c'est
+toujours en effet par lui-même et non par sa ligne trigonométrique; et
+que, lorsqu'il est inconnu, c'est sa valeur angulaire qu'il s'agit
+proprement de déterminer, et non celle d'aucune de ses lignes
+trigonométriques. Il semble, d'après cela, que de telles lignes ne sont
+entre les côtés et les angles qu'un intermédiaire inutile, qui doit
+être finalement éliminé, et dont l'introduction ne paraît point
+susceptible de simplifier la recherche qu'on se propose. Il importe, en
+effet, d'expliquer avec plus de généralité et de précision qu'on ne le
+fait d'ordinaire l'immense utilité réelle de cette manière de procéder.
+Elle consiste en ce que l'introduction de ces grandeurs auxiliaires
+partage la question totale de la trigonométrie en deux autres
+essentiellement distinctes, dont l'une a pour objet de passer des angles
+à leurs lignes trigonométriques ou réciproquement, et dont l'autre se
+propose de déterminer les côtés des triangles par les lignes
+trigonométriques de leurs angles ou réciproquement. Or, la première de
+ces deux questions fondamentales est évidemment susceptible, par sa
+nature, d'être entièrement traitée et réduite en tables numériques une
+fois pour toutes, en considérant tous les angles possibles, puisqu'elle
+ne dépend que de ces angles, et nullement des triangles particuliers où
+ils peuvent entrer dans chaque cas; tandis que la solution de la seconde
+question doit nécessairement être renouvelée, du moins sous le rapport
+arithmétique, à chaque nouveau triangle qu'il faut résoudre. C'est
+pourquoi la première portion du travail total, qui serait précisément la
+plus pénible, n'est plus comptée ordinairement, étant toujours faite
+d'avance; tandis que si une telle décomposition n'avait point été
+instituée, on se serait trouvé évidemment dans l'obligation de
+recommencer dans chaque cas particulier le calcul tout entier. Telle est
+la propriété essentielle du système trigonométrique adopté, qui, en
+effet, ne présenterait réellement aucun avantage effectif si, pour
+chaque angle à considérer, il fallait calculer continuellement sa ligne
+trigonométrique ou réciproquement: l'intermédiaire serait alors plus
+gênant que commode.
+
+Afin de comprendre nettement la vraie nature de cette conception, il
+sera utile de la comparer à une conception encore plus importante,
+destinée à produire un effet analogue, soit sous le rapport algébrique,
+soit surtout sous le rapport arithmétique, l'admirable théorie des
+logarithmes. En examinant d'une manière philosophique l'influence de
+cette théorie, on voit, en effet, que son résultat général est d'avoir
+décomposé toutes les opérations arithmétiques imaginables en deux
+parties distinctes, dont la première, qui est la plus compliquée, est
+susceptible d'être exécutée à l'avance une fois pour toutes, comme ne
+dépendant que des nombres à considérer et nullement des diverses
+combinaisons quelconques dans lesquelles ils peuvent entrer, et qui
+consiste à se représenter tous les nombres comme des puissances
+assignables d'un nombre constant; la seconde partie du calcul, qui doit
+nécessairement être recommencée pour chaque formule nouvelle à évaluer,
+étant dès lors réduite à exécuter sur ces exposans des opérations
+corrélatives infiniment plus simples. Je me borne à indiquer ce
+rapprochement, que chacun peut aisément développer.
+
+Nous devons de plus observer comme une propriété, secondaire
+aujourd'hui, mais capitale à l'origine, du système trigonométrique
+adopté, la circonstance très-remarquable que la détermination des angles
+par leurs lignes trigonométriques ou réciproquement, est susceptible
+d'une solution arithmétique, la seule qui soit directement indispensable
+pour la destination propre de la trigonométrie, sans avoir préalablement
+résolu la question algébrique correspondante. C'est sans doute à une
+telle particularité que les anciens ont dû de pouvoir connaître la
+trigonométrie. La recherche ainsi conçue a été d'autant plus facile que,
+les anciens ayant pris naturellement la corde pour ligne
+trigonométrique, les tables se trouvaient avoir été d'avance construites
+en partie pour un tout autre motif, en vertu du travail d'Archimède sur
+la rectification du cercle, d'où résultait la détermination effective
+d'une certaine suite de cordes, en sorte que, lorsque plus tard
+Hipparque eut inventé la trigonométrie, il put se borner à compléter
+cette opération par des intercalations convenables, ce qui marque
+nettement la filiation des idées à cet égard.
+
+Afin d'esquisser entièrement cet aperçu philosophique de la
+trigonométrie, il convient d'observer maintenant que l'extension du même
+motif qui conduit à remplacer les angles ou les arcs de cercle par des
+ligues droites dans la vue de simplifier les équations, doit aussi
+porter à employer concurremment plusieurs lignes trigonométriques, au
+lieu de se borner à une seule, comme le faisaient les anciens, pour
+perfectionner ce système en choisissant celle qui sera algébriquement la
+plus convenable en telle ou telle occasion. Sous ce rapport, il est
+clair que le nombre de ces lignes n'est par lui-même nullement limité;
+pourvu qu'elles soient déterminées d'après l'arc, et que réciproquement
+elles le déterminent, suivant quelque loi qu'elles en dérivent
+d'ailleurs, elles sont aptes à lui être substituées dans les équations.
+En se bornant aux constructions les plus simples, les Arabes et les
+modernes ensuite ont successivement porté à quatre ou à cinq le nombre
+des lignes trigonométriques _directes_, qui pourrait être étendu bien
+davantage. Mais, au lieu de recourir à des formations géométriques qui
+finiraient par devenir très-compliquées, on conçoit avec une extrême
+facilité autant de nouvelles lignes trigonométriques que peuvent
+l'exiger les transformations analytiques, au moyen d'un artifice
+remarquable, qui n'est pas ordinairement saisi d'une manière assez
+générale. Il consiste, sans multiplier immédiatement les lignes
+trigonométriques propres à chaque arc considéré, à en introduire de
+nouvelles en regardant cet arc comme déterminé indirectement par toutes
+les lignes relatives à un arc qui soit une fonction très-simple du
+premier. C'est ainsi, par exemple, que souvent, pour calculer un angle
+avec plus de facilité, on déterminera, au lieu de son sinus, le sinus de
+sa moitié ou de son double, etc. Une telle création de lignes
+trigonométriques _indirectes_ est évidemment bien plus féconde que tous
+les procédés géométriques immédiats pour en obtenir de nouvelles. On
+peut dire, d'après cela, que le nombre des lignes trigonométriques
+effectivement employées aujourd'hui par les géomètres est réellement
+indéfini, puisque, à chaque instant pour ainsi dire, les transformations
+analytiques peuvent conduire à l'augmenter par le procédé que je viens
+d'indiquer. Seulement, on n'a donné jusqu'ici de noms spéciaux qu'à
+celles de ces lignes _indirectes_ qui se rapportent au complément de
+l'arc primitif, les autres ne revenant pas assez fréquemment pour
+nécessiter de semblables dénominations, ce qui a fait communément
+méconnaître la véritable étendue du système trigonométrique.
+
+Cette multiplicité des lignes trigonométriques fait naître évidemment,
+dans la trigonométrie, une troisième question fondamentale, l'étude des
+relations qui existent entre ces diverses lignes; puisque, sans une
+telle connaissance, on ne pourrait point utiliser, pour les besoins
+analytiques, cette variété de grandeurs auxiliaires, qui n'a pourtant
+pas d'autre destination. Il est clair, en outre, d'après la
+considération indiquée tout à l'heure, que cette partie essentielle de
+la trigonométrie, quoique simplement préparatoire, est, par sa nature,
+susceptible d'une extension indéfinie quand on l'envisage dans son
+entière généralité, tandis que les deux autres sont nécessairement
+circonscrites dans un cadre rigoureusement défini.
+
+Je n'ai pas besoin d'ajouter expressément que ces trois parties
+principales de la trigonométrie doivent être étudiées dans un ordre
+précisément inverse de celui suivant lequel nous les avons vues dériver
+nécessairement de la nature générale du sujet; car la troisième est
+visiblement indépendante des deux autres, et la seconde de celle qui
+s'est présentée la première, la résolution des triangles proprement
+dite, qui doit, pour cette raison, être traitée en dernier lieu, ce qui
+rendait d'autant plus importante la considération de la filiation
+naturelle.
+
+Il était inutile d'envisager ici distinctement la trigonométrie
+sphérique, qui ne peut donner lieu à aucune considération philosophique
+spéciale, puisque, quelque essentielle qu'elle soit par l'importance et
+la multiplicité de ses usages, on ne peut plus la traiter aujourd'hui,
+dans son ensemble, que comme une simple application de la trigonométrie
+rectiligne, qui fournit immédiatement ses équations fondamentales, en
+substituant au triangle sphérique l'angle trièdre correspondant.
+
+J'ai cru devoir indiquer cette exposition sommaire de la philosophie
+trigonométrique, qui pourrait d'ailleurs donner lieu à beaucoup d'autres
+considérations intéressantes, afin de rendre sensibles, par un exemple
+important, cet enchaînement rigoureux et cette ramification successive
+que présentent les questions les plus simples en apparence de la
+géométrie élémentaire.
+
+Avant ainsi suffisamment considéré pour le but de cet ouvrage le
+caractère propre de la géométrie _spéciale_, réduite à sa seule
+destination dogmatique, de fournir à la géométrie _générale_ une base
+préliminaire indispensable, nous devons désormais porter toute notre
+attention sur la véritable science géométrique, envisagée dans son
+ensemble de la manière la plus rationnelle. Il faut d'abord, à cet
+effet, soigneusement examiner la grande idée-mère de Descartes, sur
+laquelle elle est entièrement fondée, ce qui fera l'objet de la leçon
+suivante.
+
+
+
+
+DOUZIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. Conception fondamentale de la géométrie _générale_ ou
+_analytique_.
+
+
+La géométrie _générale_ étant entièrement fondée sur la transformation
+des considérations géométriques en considérations analytiques
+équivalentes, nous devons d'abord examiner directement et d'une manière
+approfondie la belle conception d'après laquelle Descartes a établi
+uniformément la possibilité constante d'une telle corélation. Outre son
+extrême importance propre, comme moyen de perfectionner éminemment la
+science géométrique, ou plutôt de la constituer dans son ensemble sur
+des bases rationnelles, l'étude philosophique de cette admirable
+conception doit avoir à nos yeux un intérêt d'autant plus élevé, qu'elle
+caractérise avec une parfaite évidence la méthode générale à employer
+pour organiser les relations de l'abstrait au concret en mathématique,
+par la représentation analytique des phénomènes naturels. Il n'y a
+point, dans la philosophie mathématique, de pensée qui mérite davantage
+de fixer toute notre attention.
+
+Afin de parvenir à exprimer par de simples relations analytiques tous
+les divers phénomènes géométriques que l'on peut imaginer, il faut
+évidemment établir d'abord un mode général pour représenter
+analytiquement les sujets mêmes dans lesquels ces phénomènes résident,
+c'est-à-dire les lignes ou les surfaces à considérer. Le _sujet_ étant
+ainsi habituellement envisagé sous un point de vue purement analytique,
+on comprend que dès-lors il a été possible de concevoir de la même
+manière les _accidens_ quelconques dont il est susceptible.
+
+Pour organiser la représentation des formes géométriques par des
+équations analytiques, on doit surmonter préalablement une difficulté
+fondamentale, celle de réduire à des idées simplement numériques les
+élémens généraux des diverses notions géométriques; en un mot, de
+substituer, en géométrie, de pures considérations de _quantité_ à toutes
+les considérations de _qualité_.
+
+À cet effet, observons d'abord que toutes les idées géométriques se
+rapportent nécessairement à ces trois catégories universelles: la
+grandeur, la forme et la position des étendues à considérer. Quant à la
+première, il n'y a évidemment aucune difficulté; elle rentre
+immédiatement dans les idées de nombres. Pour la seconde, il faut
+remarquer qu'elle est toujours réductible par sa nature à la troisième.
+Car la forme d'un corps résulte évidemment de la position mutuelle des
+différens points dont il est composé, en sorte que l'idée de position
+comprend nécessairement celle de forme, et que toute circonstance de
+forme peut être traduite par une circonstance de position. C'est ainsi,
+en effet, que l'esprit humain a procédé pour parvenir à la
+représentation analytique des formes géométriques, la conception n'étant
+directement relative qu'aux positions. Toute la difficulté élémentaire
+se réduit donc proprement à ramener les idées quelconques de situation à
+des idées de grandeur. Telle est la destination immédiate de la
+conception préliminaire sur laquelle Descartes a établi le système
+général de la géométrie analytique.
+
+Son travail philosophique a simplement consisté, sous ce rapport, dans
+l'entière généralisation d'un procédé élémentaire qu'on peut regarder
+comme naturel à l'esprit humain, puisqu'il se forme pour ainsi dire
+spontanément chez toutes les intelligences, même les plus vulgaires. En
+effet, quand il s'agit d'indiquer la situation d'un objet sans le
+montrer immédiatement, le moyen que nous adoptons toujours, et le seul
+évidemment qui puisse être employé, consiste à rapporter cet objet à
+d'autres qui soient connus, en assignant la grandeur des élémens
+géométriques quelconques, par lesquels on le conçoit lié à ceux-ci[21].
+Ces élémens constituent ce que Descartes, et d'après lui tous les
+géomètres, ont appelé les _coordonnées_ de chaque point considéré, qui
+sont nécessairement au nombre de deux si l'on sait d'avance dans quel
+plan le point est situé, et au nombre de trois, s'il peut se trouver
+indifféremment dans une région quelconque de l'espace. Autant de
+constructions différentes on peut imaginer pour déterminer la position
+d'un point, soit sur un plan, soit dans l'espace, autant on conçoit de
+systèmes de coordonnées distincts, qui sont susceptibles, par
+conséquent, d'être multipliés à l'infini. Mais quelque soit le système
+adopté, on aura toujours ramené les idées de situation à de simples
+idées de grandeur, en sorte que l'on se représentera le déplacement d'un
+point comme produit par de pures variations numériques dans les valeurs
+de ses coordonnées. Pour ne considérer d'abord que le cas le moins
+compliqué, celui de la géométrie plane, c'est ainsi qu'on détermine le
+plus souvent la position d'un point sur un plan, par ses distances plus
+ou moins grandes à deux droites fixes supposées connues, qu'on nomme
+_axes_, et qu'on suppose ordinairement perpendiculaires entre elles. Ce
+système est le plus adopté, à cause de sa simplicité; mais les géomètres
+en emploient quelquefois encore une infinité d'autres. Ainsi, la
+position d'un point sur un plan peut être déterminée par ses distances à
+deux points fixes; ou par sa distance à un seul point fixe, et la
+direction de cette distance, estimée par l'angle plus ou moins grand
+qu'elle fait avec une droite fixe, ce qui constitue le système des
+coordonnées dites _polaires_, le plus usité après celui dont nous avons
+parlé d'abord; ou par les angles que forment les droites allant du point
+variable à deux points fixes avec la droite qui joint ces derniers; ou
+par les distances de ce point à une droite fixe et à un point fixe, etc.
+En un mot, il n'y a pas de figure géométrique quelconque d'où l'on ne
+puisse déduire un certain système de coordonnées, plus ou moins
+susceptible d'être employé.
+
+ [Note 21: C'est ainsi, par exemple, que nous déterminons
+ habituellement la position des lieux sur la terre par leurs
+ distances plus ou moins grandes à l'équateur et à un premier
+ méridien.]
+
+Une observation générale qu'il importe de faire à cet égard, c'est que
+tout système de coordonnées revient à déterminer un point, dans la
+géométrie plane, par l'intersection de deux lignes, dont chacune est
+assujétie à certaines conditions fixes de détermination; une seule de
+ces conditions restant variable, et tantôt l'une, tantôt une autre,
+selon le système considéré. On ne saurait, en effet, concevoir d'autre
+moyen de construire un point que de le marquer par la rencontre de deux
+lignes quelconques. Ainsi, dans le système le plus fréquent, celui des
+_coordonnées rectilignes_ proprement dites, le point est déterminé par
+l'intersection de deux droites, dont chacune reste constamment parallèle
+à un axe fixe, en s'en éloignant plus ou moins; dans le système
+_polaire_, c'est la rencontre d'un cercle de rayon variable et dont le
+centre est fixe, avec une droite mobile assujétie à tourner autour de ce
+centre, qui marque la position du point; en choisissant d'autres
+systèmes, le point pourrait être désigné par l'intersection de deux
+cercles, ou de deux autres lignes quelconques, etc. En un mot, assigner
+la valeur d'une des coordonnées d'un point dans quelque système que ce
+puisse être, c'est toujours nécessairement déterminer une certaine ligne
+sur laquelle ce point doit être situé. Les géomètres de l'antiquité
+avaient déjà fait cette remarque essentielle, qui servait de base à leur
+méthode des _lieux géométriques_, dont ils faisaient un si heureux usage
+pour diriger leurs recherches dans la résolution des problèmes de
+géométrie _déterminés_, en appréciant isolément l'influence de chacune
+des deux conditions par lesquelles était défini chaque point constituant
+l'objet, direct ou indirect, de la question proposée: c'est précisément
+cette méthode dont la systématisation générale a été pour Descartes le
+motif immédiat des travaux qui l'ont conduit à fonder la géométrie
+analytique.
+
+Après avoir nettement établi cette conception préliminaire, en vertu de
+laquelle les idées de position, et, par suite implicitement, toutes les
+notions géométriques élémentaires, sont réductibles à de simples
+considérations numériques, il est aisé de concevoir directement, dans
+son entière généralité, la grande idée-mère de Descartes, relative à la
+représentation analytique des formes géométriques, ce qui constitue
+l'objet propre de cette leçon. Je continuerai à ne considérer d'abord,
+pour plus de facilité, que la géométrie à deux dimensions, la seule que
+Descartes ait traitée, devant ensuite examiner séparément sous le même
+point de vue ce qui est propre à la théorie des surfaces ou des courbes
+à double courbure.
+
+D'après la manière d'exprimer analytiquement la position d'un point sur
+un plan, on peut aisément établir que, par quelque propriété qu'une
+ligne quelconque puisse être définie, cette définition est toujours
+susceptible d'être remplacée par une équation correspondante entre les
+deux coordonnées variables du point qui décrit cette ligne, équation qui
+sera dès lors la représentation analytique de la ligne proposée, dont
+tout phénomène devra se traduire par une certaine modification
+algébrique de son équation. Si l'on suppose, en effet, qu'un point se
+meuve sur un plan sans que son cours soit déterminé en aucune manière,
+on devra évidemment regarder ses deux coordonnées, dans quelque système
+que ce soit, comme deux variables entièrement indépendantes l'une de
+l'autre. Mais, si au contraire ce point est assujéti à décrire une
+certaine ligne quelconque, il faudra nécessairement concevoir que ses
+coordonnées conservent entre elles, dans toutes les positions qu'il peut
+prendre, une certaine relation permanente et précise, susceptible, par
+conséquent, d'être exprimée par une équation convenable, qui deviendra
+la définition analytique très-nette et très-rigoureuse de la ligne
+considérée, puisqu'elle exprimera une propriété algébrique exclusivement
+relative aux coordonnées de tous les points de cette ligne. Il est
+clair, en effet, que lorsqu'un point n'est soumis à aucune condition, sa
+situation n'est déterminée qu'autant qu'on donne à la fois ses deux
+coordonnées, distinctement l'une de l'autre; tandis que quand le point
+doit se trouver sur une ligne définie, une seule coordonnée suffit pour
+fixer entièrement sa position. La seconde coordonnée est donc alors une
+_fonction_ déterminée de la première, ou, en d'autres termes, il doit
+exister entre elles une certaine _équation_, d'une nature correspondante
+à celle de la ligne sur laquelle le point est assujéti à rester. En un
+mot, chacune des coordonnées d'un point l'obligeant à être situé sur une
+certaine ligne, on conçoit réciproquement que la condition, de la part
+d'un point, de devoir appartenir à une ligne définie d'une manière
+quelconque, équivaut à assigner la valeur de l'une des deux coordonnées,
+qui se trouve, dans ce cas, être entièrement dépendante de l'autre. La
+relation analytique qui exprime cette dépendance peut être plus ou moins
+difficile à découvrir; mais on doit évidemment en concevoir toujours
+l'existence, même dans les cas où nos moyens actuels seraient
+insuffisans pour la faire connaître. C'est par cette simple
+considération que, indépendamment des vérifications particulières sur
+lesquelles est ordinairement établie cette conception fondamentale à
+l'occasion de telle ou telle définition de ligne, on peut démontrer,
+d'une manière entièrement générale, la nécessité de la représentation
+analytique des lignes par les équations.
+
+En reprenant en sens inverse les mêmes réflexions, on mettrait aussi
+facilement en évidence la nécessité géométrique de la représentation de
+toute équation à deux variables, dans un système déterminé de
+coordonnées, par une certaine ligne, dont une telle relation serait, à
+défaut d'aucune autre propriété connue, une définition
+très-caractéristique, et qui aura pour destination scientifique de fixer
+immédiatement l'attention sur la marche générale des solutions de
+l'équation, qui se trouvera ainsi notée de la manière la plus sensible
+et la plus simple. Cette peinture des équations est un des avantages
+fondamentaux les plus importans de la géométrie analytique, qui a par là
+réagi au plus haut degré sur le perfectionnement général de l'analyse
+elle-même, non seulement en assignant aux recherches purement abstraites
+un but nettement déterminé et une carrière inépuisable, mais, sous un
+rapport encore plus direct, en fournissant un nouveau moyen
+philosophique de méditation analytique, qui ne pourrait être remplacé
+par aucun autre. En effet, la discussion purement algébrique d'une
+équation en fait sans doute connaître les solutions de la manière la
+plus précise, mais en les considérant seulement une à une, de telle
+sorte que, par cette voie, leur marche générale ne saurait être conçue
+qu'en résultat définitif d'une longue et pénible suite de comparaisons
+numériques, après laquelle l'activité intellectuelle doit ordinairement
+se trouver émoussée. Au contraire, le lieu géométrique de l'équation
+étant uniquement destiné à représenter distinctement et avec une
+netteté parfaite le résumé de cet ensemble de comparaisons, permet de le
+considérer directement en fesant complètement abstraction des détails
+qui l'ont fourni, et par là peut indiquer à notre esprit des vues
+analytiques générales, auxquelles nous serions difficilement parvenus de
+toute autre manière, faute d'un moyen de caractériser clairement leur
+objet. Il est évident, par exemple, que la simple inspection de la
+courbe logarithmique ou de la courbe y = /sin x fait connaître d'une
+manière bien plus distincte le mode général de variations des
+logarithmes par rapport aux nombres ou des sinus par rapport aux arcs,
+que ne pourrait le permettre l'étude la plus attentive d'une table de
+logarithmes ou d'une table trigonométrique. On sait que ce procédé est
+devenu aujourd'hui entièrement élémentaire, et qu'on l'emploie toutes
+les fois qu'il s'agit de saisir nettement le caractère général de la loi
+qui règne dans une suite d'observations précises d'un genre quelconque.
+
+Revenant à la représentation des lignes par les équations, qui est notre
+objet principal, nous voyons que cette représentation est, par sa
+nature, tellement fidèle, que la ligne ne saurait éprouver aucune
+modification, quelque légère qu'elle soit, sans déterminer dans
+l'équation un changement correspondant. Cette complète exactitude donne
+même lieu souvent à des difficultés spéciales, en ce que, dans notre
+système de géométrie analytique, les simples déplacemens des lignes se
+fesant aussi bien ressentir dans les équations que les variations
+réelles de grandeur ou de forme, on pourrait être exposé à confondre
+analytiquement les uns avec les autres, si les géomètres n'avaient pas
+découvert une méthode ingénieuse expressément destinée à les distinguer
+constamment. Cette méthode est fondée sur ce que, bien qu'il soit
+impossible de changer analytiquement à volonté la position d'une ligne
+par rapport aux axes des coordonnées, on peut changer d'une manière
+quelconque la situation des axes eux-mêmes, ce qui est évidemment
+équivalent; dès lors, à l'aide des formules générales très-simples par
+lesquelles on opère cette transformation d'axes, il devient aisé de
+reconnaître si deux équations différentes ne sont que l'expression
+analytique d'une même ligne diversement située, ou se rapportent à des
+lieux géométriques vraiment distincts, puisque, dans le premier cas,
+l'une d'elles doit rentrer dans l'autre en changeant convenablement les
+axes ou les autres constantes du système de coordonnées considéré. Du
+reste, il faut remarquer à ce sujet que les inconvéniens généraux de
+cette nature paraissent, en géométrie analytique, devoir être
+strictement inévitables; puisque les idées de position étant, comme nous
+l'avons vu, les seules idées géométriques immédiatement réductibles à
+des considérations numériques, et les notions de forme ne pouvant y être
+ramenées qu'en voyant en elles des rapports de situation, il est
+impossible que l'analyse ne confonde point d'abord les phénomènes de
+forme avec de simples phénomènes de position, les seuls que les
+équations expriment directement.
+
+Pour compléter l'explication philosophique de la conception fondamentale
+qui sert de base à la géométrie analytique, je crois devoir indiquer ici
+une nouvelle considération générale, qui me semble particulièrement
+propre à mettre dans tout son jour cette représentation nécessaire des
+lignes par des équations à deux variables. Elle consiste en ce que
+non-seulement, ainsi que nous l'avons établi, toute ligne définie doit
+nécessairement donner lieu à une certaine équation entre les deux
+coordonnées de l'un quelconque de ses points; mais, de plus, toute
+définition de ligne peut être envisagée comme étant déjà elle-même une
+équation de cette ligne dans un système de coordonnées convenable.
+
+Il est aisé d'établir ce principe, en faisant d'abord une distinction
+logique préliminaire relativement aux diverses sortes de définition. La
+condition rigoureusement indispensable de toute définition, c'est de
+distinguer l'objet défini d'avec tout autre, en assignant une propriété
+qui lui appartienne exclusivement. Mais ce but peut être atteint, en
+général, de deux manières très-différentes: ou par une définition
+simplement _caractéristique_, c'est-à-dire, indiquant une propriété qui,
+quoique vraiment exclusive, ne fait pas connaître la génération de
+l'objet; ou par une définition réellement _explicative_, c'est-à-dire,
+caractérisant l'objet par une propriété qui exprime un de ses modes de
+génération. Par exemple, en considérant le cercle comme la ligne qui,
+sous le même contour, renferme la plus grande aire, on a évidemment une
+définition du premier genre; tandis qu'en choisissant la propriété
+d'avoir tous ses points à égale distance d'un point fixe, ou toute autre
+semblable, on a une définition du second genre. Il est, du reste,
+évident, en thèse générale, que quand même un objet quelconque ne serait
+d'abord connu que par une définition _caractéristique_, on ne devrait
+pas moins l'envisager comme susceptible de définitions _explicatives_,
+que ferait nécessairement découvrir l'étude ultérieure de cet objet.
+
+Cela posé, il est clair que ce n'est point aux définitions simplement
+_caractéristiques_ que peut s'appliquer l'observation générale annoncée
+ci-dessus, qui représente toute définition de ligne comme étant
+nécessairement une équation de cette ligne dans un certain système de
+coordonnées. On ne peut l'entendre que des définitions vraiment
+_explicatives_. Mais, en ne considérant que celle-ci, le principe est
+aisé à constater. En effet, il est évidemment impossible de définir la
+génération d'une ligne, sans spécifier une certaine relation entre les
+deux mouvemens simples, de translation ou de rotation, dans lesquels se
+décomposera à chaque instant le mouvement du point qui la décrit. Or, en
+se formant la notion la plus générale de ce que c'est qu'un _système de
+coordonnées_, et admettant tous les systèmes possibles, il est clair
+qu'une telle relation ne sera autre chose que l'_équation_ de la ligne
+proposée, dans un système de coordonnées d'une nature correspondante à
+celle du mode de génération considéré. Ainsi, par exemple, la définition
+vulgaire du cercle peut évidemment être envisagée comme étant
+immédiatement l'_équation polaire_ de cette courbe, en prenant pour pôle
+le centre du cercle; de même, la définition élémentaire de l'ellipse ou
+de l'hyperbole, comme étant la courbe engendrée par un point qui se meut
+de telle manière que la somme ou la différence de ses distances à deux
+points fixes demeure constante, donne sur-le-champ, pour l'une ou
+l'autre courbe, l'équation y+x=c, en prenant pour système de coordonnées
+celui dans lequel on déterminerait la position d'un point par ses
+distances à deux points fixes, et choisissant pour ces pôles les deux
+foyers donnés; pareillement encore, la définition ordinaire de la
+cycloïde quelconque fournirait directement, pour cette courbe,
+l'équation y=mx, en adoptant comme coordonnées de chaque point l'arc
+plus ou moins grand qu'il marque sur un cercle de rayon invariable à
+partir du point de contact de ce cercle avec une droite fixe, et la
+distance rectiligne de ce point de contact à une certaine origine prise
+sur cette droite. On peut faire des vérifications analogues et aussi
+faciles relativement aux définitions habituelles des spirales, des
+épicycloïdes, etc. On trouvera constamment qu'il existe un certain
+système de coordonnées, dans lequel on obtient immédiatement une
+équation très-simple de la ligne proposée, en se bornant à écrire
+algébriquement la condition imposée par le mode de génération que l'on
+considère.
+
+Outre son importance directe, comme moyen de rendre parfaitement
+sensible la représentation nécessaire de toute ligne par une équation,
+la considération précédente me paraît pouvoir offrir une véritable
+utilité scientifique, en caractérisant avec exactitude la principale
+difficulté générale qu'on rencontre dans l'établissement effectif de
+ces équations, et, par conséquent, en fournissant une indication
+intéressante relativement à la marche à suivre dans les recherches de ce
+genre, qui, par leur nature, ne sauraient comporter des règles complètes
+et invariables. En effet, si une définition quelconque de ligne, du
+moins parmi celles qui indiquent un mode de génération, fournit
+directement l'équation de cette ligne dans un certain système de
+coordonnées, ou pour mieux dire constitue par elle-même cette équation,
+il s'ensuit que la difficulté qu'on éprouve souvent à découvrir
+l'équation d'une courbe, d'après telle ou telle de ses propriétés
+caractéristiques, difficulté qui quelquefois est très-grande, ne doit
+provenir essentiellement que de la condition qu'on s'impose
+ordinairement d'exprimer analytiquement cette courbe à l'aide d'un
+système de coordonnées désigné, au lieu d'admettre indifféremment tous
+les systèmes possibles. Ces divers systèmes ne peuvent pas être
+regardés, en géométrie analytique, comme étant tous également
+convenables; pour différens motifs, dont les plus importans vont être
+discutés ci-dessous, les géomètres croient devoir presque toujours
+rapporter, autant que possible, les courbes à des coordonnées
+rectilignes proprement dites. Or, on conçoit, d'après ce qui précède,
+que souvent ces coordonnées uniques ne seront pas celles relativement
+auxquelles l'équation de la courbe se trouverait immédiatement établie
+par la définition proposée. La principale difficulté que présente la
+formation de l'équation d'une ligne consiste donc réellement, en
+général, dans une certaine transformation de coordonnées. Sans doute,
+cette considération n'assujétit point l'établissement de ces équations à
+une véritable méthode générale complète, dont le succès soit toujours
+assuré nécessairement, ce qui, par la nature même du sujet, est
+évidemment chimérique; mais une telle vue peut nous éclairer utilement à
+cet égard sur la marche qu'il convient d'adopter pour parvenir au but
+proposé. Ainsi, après avoir d'abord formé l'équation préparatoire qui
+dérive spontanément de la définition que l'on considère, il faudra, pour
+obtenir l'équation relative au système de coordonnées qui doit être
+admis définitivement, chercher à exprimer en fonction de ces dernières
+coordonnées celles qui correspondent naturellement au mode de génération
+dont il s'agit. C'est sur ce dernier travail qu'il est évidemment
+impossible de donner des préceptes invariables et précis. On peut dire
+seulement qu'on aura d'autant plus de ressources à cet égard, qu'on
+saura davantage de véritable géométrie analytique, c'est-à-dire, qu'on
+connaîtra l'expression algébrique d'un plus grand nombre de phénomènes
+géométriques différens.
+
+Pour compléter l'exposition philosophique de la conception qui sert de
+base à la géométrie analytique, il me reste à indiquer les
+considérations relatives au choix du système de coordonnées qui est, en
+général, le plus convenable, ce qui fournira l'explication rationnelle
+de la préférence unanimement accordée au système rectiligne ordinaire,
+préférence qui a été plutôt jusqu'ici l'effet d'un sentiment empirique
+de la supériorité de ce système, que le résultat exact d'une analyse
+directe et approfondie.
+
+Afin de décider nettement entre tous les divers systèmes de coordonnées,
+il est indispensable de distinguer avec soin les deux points de vue
+généraux, inverses l'un de l'autre, propres à la géométrie analytique,
+savoir: la relation de l'algèbre à la géométrie, fondée sur la
+représentation des lignes par les équations; et réciproquement la
+relation de la géométrie à l'algèbre fondée sur la peinture des
+équations par les lignes.
+
+Il est évident que, dans toute recherche quelconque de géométrie
+générale, ces deux points de vue fondamentaux se trouvent nécessairement
+combinés sans cesse, puisqu'il s'agit toujours de passer
+alternativement, et à des intervalles pour ainsi dire insensible, des
+considérations géométriques aux considérations analytiques, et des
+considérations analytiques aux considérations géométriques. Mais la
+nécessité de les séparer ici momentanément n'en est pas moins réelle;
+car la réponse à la question de méthode que nous examinons est, en
+effet, comme nous allons le voir, fort loin de pouvoir être la même sous
+l'un et sous l'autre de ces deux rapports, en sorte que sans cette
+distinction on ne saurait s'en former aucune idée nette.
+
+Sous le premier point de vue, rigoureusement isolé, le seul motif qui
+puisse faire préférer un système de coordonnées à un autre, ne peut être
+que la plus grande simplicité de l'équation de chaque ligne, et la
+facilité plus grande d'y parvenir. Or, il est aisé de voir qu'il
+n'existe et ne doit exister aucun système de coordonnées méritant à cet
+égard une préférence constante sur tous les autres. En effet, nous avons
+remarqué ci-dessus que, pour chaque définition géométrique proposée, on
+peut concevoir un système de coordonnées dans lequel l'équation de la
+ligne s'obtient immédiatement et se trouve nécessairement être en même
+temps fort simple: de plus, ce système varie inévitablement avec la
+nature de la propriété caractéristique que l'on considère. Ainsi, le
+système rectiligne ne saurait être, en ce sens, constamment le plus
+avantageux, quoiqu'il soit souvent très-favorable; il n'en est
+probablement pas un seul qui, dans certains cas particuliers, ne doive
+à cet égard lui être préféré, aussi bien qu'à tout autre système.
+
+Il n'en est, au contraire, nullement de même sous le second point de
+vue. On peut, en effet, facilement établir, en thèse générale, que le
+système rectiligne ordinaire doit s'adapter nécessairement mieux que
+tout autre à la peinture des équations par les lieux géométriques
+correspondans, c'est-à-dire que cette peinture y est constamment plus
+simple et plus fidèle.
+
+Considérons, pour cela, que, tout système de coordonnées consistant à
+déterminer un point par l'intersection de deux lignes, le système propre
+à fournir les lieux géométriques les plus convenables doit être celui
+dans lequel ces deux lignes sont les plus simples possibles, ce qui
+restreint d'abord le choix à ne pouvoir porter que sur des systèmes
+_rectilignes_. À la vérité, il y a évidemment une infinité de systèmes
+qui méritent ce nom, c'est-à-dire qui n'emploient que des lignes droites
+pour déterminer les points, outre le système ordinaire qui assigne pour
+coordonnées les distances à deux droites fixes; tel serait, par exemple,
+celui dans lequel les coordonnées de chaque point se trouveraient être
+les deux angles que font les droites qui aboutissent de ce point à deux
+points fixes avec la droite de jonction de ces derniers; en sorte que
+cette première considération n'est pas rigoureusement suffisante pour
+expliquer la préférence accordée unanimement au système ordinaire. Mais,
+en examinant d'une manière plus approfondie la nature de tout système de
+coordonnées, nous avons reconnu, en outre, que chacune des deux lignes
+dont la rencontre détermine le point considéré, doit nécessairement
+offrir à chaque instant, parmi ses diverses conditions quelconques de
+détermination, une seule condition variable, qui donne lieu à l'ordonnée
+correspondante, et toutes les autres fixes, qui constituent les _axes_
+du système, en prenant ce terme dans son acception mathématique la plus
+étendue: la variation est indispensable pour que toutes les positions
+puissent être considérées, et la fixité ne l'est pas moins pour qu'il
+existe des moyens de comparaison. Ainsi, dans tous les systèmes
+_rectilignes_, chacune des deux droites sera assujétie à une condition
+fixe, et l'ordonnée résultera de la condition variable. Sous ce rapport,
+il est évident, en thèse générale, que le système le plus favorable à la
+construction des lieux géométriques, sera nécessairement celui d'après
+lequel la condition variable de chaque droite sera la plus simple
+possible, sauf à compliquer pour cela, s'il le faut, la condition fixe.
+Or, de toutes les manières possibles de déterminer deux droites
+mobiles, la plus aisée à suivre géométriquement est certainement celle
+dans laquelle, la direction de chaque droite restant invariable, elle ne
+fait que se rapprocher ou s'éloigner plus ou moins d'un axe constant. Il
+serait, par exemple, évidemment plus difficile de se figurer nettement
+le déplacement d'un point produit par l'intersection de deux droites,
+qui tourneraient chacune autour d'un point fixe en fesant avec un
+certain axe un angle plus ou moins grand, comme dans le système de
+coordonnées précédemment indiqué. Telle est la véritable explication
+générale de la propriété fondamentale que présente, par sa nature, le
+système rectiligne ordinaire, d'être plus apte qu'aucun autre à la
+représentation géométrique des équations, comme étant celui dans lequel
+il est le plus aisé de concevoir le déplacement d'un point en résultat
+du changement de valeur de ses coordonnées. Pour sentir nettement toute
+la force de cette considération, il suffirait, par exemple, de comparer
+soigneusement ce système avec le système polaire, dans lequel cette
+image géométrique si simple et si aisée à suivre, de deux droites se
+mouvant chacune parallèlement à l'axe correspondant, se trouve remplacée
+par le tableau compliqué d'une série infinie de cercles concentriques
+coupés par une droite assujétie à tourner autour d'un point fixe. Il
+est d'ailleurs facile de concevoir _à priori_ quelle doit être, pour la
+géométrie analytique, l'extrême importance d'une propriété aussi
+profondément élémentaire, qui, par cette raison, doit se reproduire à
+chaque instant et prendre une valeur progressivement croissante dans
+tous les travaux quelconques de cette nature[22].
+
+ [Note 22: Devant me borner ici à la comparaison la plus
+ générale, je n'ai point considéré plusieurs autres
+ inconvéniens élémentaires de moindre importance, mais
+ cependant fort graves, que présente le système des
+ coordonnées polaires, comme de ne point admettre
+ d'interprétation géométrique pour le signe du rayon recteur,
+ et même d'assigner quelquefois un point unique pour diverses
+ solutions distinctes, d'où il résulte que la peinture des
+ équations y est nécessairement imparfaite. Quels que soient
+ ces inconvéniens, comme plusieurs systèmes autres que le
+ système rectiligne ordinaire pourraient aussi en être
+ exempts, il ne fallait point en tenir compte pour établir la
+ supériorité générale de ce dernier.]
+
+En précisant davantage la considération qui démontre la supériorité du
+système de coordonnées ordinaire sur tout autre quant à la peinture des
+équations, on peut même se rendre compte de l'utilité que présente sous
+ce rapport l'usage habituel de prendre autant que possible les deux axes
+perpendiculaires entre eux plutôt qu'avec aucune autre inclinaison. Sous
+le rapport de la représentation des lignes par les équations, cette
+circonstance secondaire n'est pas plus universellement convenable que
+nous n'avons vu l'être la nature même du système; puisque, suivant les
+occasions, toute autre inclinaison des axes peut mériter à cet égard la
+préférence. Mais, sous le point de vue inverse, il est aisé de voir que
+des axes rectangulaires permettent constamment de peindre les équations
+d'une manière plus simple et même plus fidèle. Car, avec des axes
+obliques, l'espace se trouvant partagé par eux en régions dont
+l'identité n'est plus parfaite, il en résulte que, si le lieu
+géométrique de l'équation s'étend à la fois dans toutes ces régions, il
+y présentera, à raison de la seule inégalité des angles, des différences
+de figure qui, ne correspondant à aucune diversité analytique,
+altéreront nécessairement l'exactitude rigoureuse du tableau, en se
+mêlant aux résultats propres des comparaisons algébriques. Par exemple,
+une équation comme x^m + y^m = c, qui, par sa symétrie parfaite, devrait
+donner évidemment une courbe composée de quatre quarts identiques, sera
+représentée, au contraire, en prenant des axes non-rectangulaires, par
+un lieu géométrique dont les quatre parties seront inégales. On voit que
+le seul moyen d'éviter toute disconvenance de ce genre est de supposer
+droit l'angle des deux axes.
+
+La discussion précédente établit clairement que, si, sous l'un des deux
+points de vue fondamentaux continuellement combinés en géométrie
+analytique, le système des coordonnées rectilignes proprement dit n'a
+aucune supériorité constante sur tout autre; comme il n'est pas non plus
+à cet égard constamment inférieur, sa plus grande aptitude nécessaire et
+absolue à la peinture des équations doit lui faire généralement accorder
+la préférence, quoiqu'il puisse évidemment arriver, dans quelques cas
+particuliers, que le besoin de simplifier les équations et de les
+obtenir plus aisément détermine les géomètres à adopter un système moins
+parfait. C'est, en effet, d'après le système rectiligne, que sont
+ordinairement construites les théories les plus essentielles de
+géométrie générale, destinées à exprimer analytiquement les phénomènes
+géométriques les plus importans. Quand on juge nécessaire d'en choisir
+un autre, c'est presque toujours le système polaire auquel on s'arrête,
+ce système étant d'une nature assez opposée à celle du système
+rectiligne pour que les équations trop compliquées relativement à
+celui-ci deviennent, en général, suffisamment simples par rapport à
+l'autre. Les coordonnées polaires ont d'ailleurs souvent l'avantage de
+comporter une signification concrète plus directe et plus naturelle,
+comme il arrive en mécanique pour les questions géométriques auxquelles
+donne lieu la théorie des mouvemens de rotation, et dans presque tous
+les cas de géométrie céleste.
+
+Afin de simplifier l'exposition, nous n'avons jusqu'ici considéré la
+conception fondamentale de la géométrie analytique que relativement aux
+seules courbes planes, dont l'étude générale avait été l'objet unique de
+la grande rénovation philosophique opérée par Descartes. Il s'agit
+maintenant, pour compléter cette importante explication, de montrer
+sommairement de quelle manière cette pensée élémentaire a été étendue,
+environ un siècle après, par notre illustre Clairaut, à l'étude générale
+des surfaces et des courbes à double courbure. Les considérations
+indiquées ci-dessus me permettront de me borner à ce sujet à l'examen
+rapide de ce qui est strictement propre à ce nouveau cas.
+
+L'entière détermination analytique d'un point dans l'espace exige
+évidemment qu'on assigne les valeurs de trois coordonnées; par exemple,
+d'après le système le plus fréquemment adopté et qui correspond au
+système _rectiligne_ de la géométrie plane, des distances de ce point à
+trois plans fixes, ordinairement perpendiculaires entre eux, ce qui
+présente le point comme l'intersection de trois plans dont la direction
+est invariable. On pourrait également employer les distances du point
+mobile à trois points fixes, ce qui le déterminerait par la rencontre de
+trois sphères à centre constant. De même, la position d'un point serait
+définie en donnant sa distance plus ou moins grande à un point fixe, et
+la direction de cette distance, au moyen des deux angles que fait cette
+droite avec deux axes invariables; c'est le système _polaire_ propre à
+la géométrie à trois dimensions; le point est alors construit par
+l'intersection d'une sphère à centre constant avec deux cônes droits à
+base circulaire dont les axes et le sommet commun ne changent pas. En un
+mot, il y a évidemment, dans ce cas, au moins la même variété infinie
+entre les divers systèmes possibles de coordonnées que nous avons déjà
+observée pour la géométrie à deux dimensions. En général, il faut
+concevoir un point comme toujours déterminé par l'intersection de trois
+surfaces quelconques, ainsi qu'il l'était auparavant par celle de deux
+lignes; chacune de ces trois surfaces a pareillement toutes ses
+conditions de détermination constantes, excepté une, qui donne lieu à la
+coordonnée correspondante, dont l'influence géométrique propre est ainsi
+d'astreindre le point à être situé sur cette surface.
+
+Cela posé, il est clair que si les trois coordonnées d'un point sont
+entièrement indépendantes entre elles, ce point pourra prendre
+successivement dans l'espace toutes les positions possibles. Mais, si le
+point est assujéti à rester sur une certaine surface, définie d'une
+manière quelconque, alors deux coordonnées suffisent évidemment pour
+déterminer à chaque instant sa situation, puisque la surface proposée
+tiendra lieu de la condition imposée par la troisième coordonnée. On
+doit donc concevoir nécessairement dans ce cas, sous le point de vue
+analytique, cette dernière coordonnée comme une fonction déterminée des
+deux autres, celles-ci demeurant entre elles complétement indépendantes.
+Ainsi, il y aura entre les trois coordonnées variables une certaine
+équation permanente, et qui sera unique afin de correspondre au degré
+précis d'indétermination de la position du point. Cette équation, plus
+ou moins facile à découvrir, mais toujours possible, sera la définition
+analytique de la surface proposée, puisqu'elle devra se vérifier pour
+tous les points de cette surface, et seulement pour eux. Si la surface
+vient à éprouver un changement quelconque, même un simple déplacement,
+l'équation devra subir une modification correspondante plus ou moins
+profonde. En un mot, tous les phénomènes géométriques quelconques
+relatifs aux surfaces seront susceptibles d'être traduits par certaines
+conditions analytiques équivalentes propres aux équations à trois
+variables, et c'est dans l'établissement et l'interprétation de cette
+harmonie générale et nécessaire que consistera essentiellement la
+science de la géométrie analytique à trois dimensions.
+
+Considérant ensuite cette conception fondamentale sous le point de vue
+inverse, on voit de la même manière que toute équation à trois variables
+peut être, en général, représentée géométriquement par une surface
+déterminée, primitivement définie d'après la propriété
+très-caractéristique, que les coordonnées de tous ses points conservent
+toujours entre elles la relation énoncée dans cette équation. Ce lieu
+géométrique changera évidemment, pour la même équation, suivant le
+système de coordonnées qui servira à la construction de ce tableau. En
+adoptant, par exemple, le système rectiligne, il est clair que dans
+l'équation entre les trois variables x, y, z, chaque valeur particulière
+attribuée à z, donnera une équation entre x et y, dont le lieu
+géométrique sera une certaine ligne située dans un plan parallèle au
+plan des x, y, et à une distance de ce dernier égale à la valeur de z,
+de telle sorte que le lieu géométrique total se présentera comme composé
+d'une suite infinie de lignes superposées dans une série de plans
+parallèles, sauf les interruptions qui pourront exister, et formera, par
+conséquent, une véritable surface. Il en serait de même en considérant
+tout autre système de coordonnées, quoique la construction géométrique
+de l'équation devînt plus difficile à suivre.
+
+Telle est la conception élémentaire, complément de l'idée-mère de
+Descartes, sur laquelle est fondée la géométrie générale relativement
+aux surfaces. Il serait inutile de reprendre directement ici les autres
+considérations indiquées ci-dessus par rapport aux lignes, et que chacun
+peut aisément étendre aux surfaces, soit pour montrer que toute
+définition d'une surface par un mode quelconque de génération est
+réellement une équation directe de cette surface dans un certain système
+de coordonnées, soit pour déterminer entre tous les divers systèmes de
+coordonnées possibles quel est généralement le plus convenable.
+J'ajouterai seulement, sous ce dernier rapport, que la supériorité
+nécessaire du système rectiligne ordinaire, quant à la peinture des
+équations, est évidemment encore plus prononcée dans la géométrie
+analytique à trois dimensions que dans celle à deux, à cause de la
+complication géométrique incomparablement plus grande qui résulterait
+alors du choix de tout autre système, ainsi qu'on peut le vérifier de la
+manière la plus sensible en considérant, par opposition, le système
+polaire en particulier, qui est, pour les surfaces comme pour les
+courbes, et en vertu des mêmes motifs, le plus usité après le système
+rectiligne proprement dit.
+
+Afin de compléter l'exposition générale de la conception fondamentale
+relative à l'étude analytique des surfaces, nous aurons encore à
+examiner philosophiquement, dans la quatorzième leçon, un dernier
+perfectionnement de la plus haute importance, que Monge a récemment
+introduit dans les élémens mêmes de cette théorie, pour la
+classification des surfaces en familles naturelles, établies d'après le
+mode de génération, et exprimées algébriquement par des équations
+différentielles communes, ou par des équations finies contenant des
+fonctions arbitraires.
+
+Considérons maintenant le dernier point de vue élémentaire de la
+géométrie analytique à trois dimensions, celui qui se rapporte à la
+représentation algébrique des courbes, envisagées dans l'espace de la
+manière la plus générale. En continuant à suivre le principe constamment
+employé ci-dessus, celui du degré d'indétermination du lieu géométrique,
+correspondant au degré d'indépendance des variables, il est évident, en
+thèse générale, que, lorsque un point doit être situé sur une certaine
+courbe quelconque, une seule coordonnée suffit pour achever de
+déterminer entièrement sa position, par l'intersection de cette courbe
+avec la surface qui résulte de cette coordonnée. Ainsi, dans ce cas, les
+deux autres coordonnées du point doivent être conçues comme des
+fonctions nécessairement déterminées et distinctes de la première. Par
+conséquent, toute ligne, considérée dans l'espace, est donc représentée
+analytiquement, non plus par une seule équation, mais par le système de
+deux équations entre les trois coordonnées de l'un quelconque de ses
+points. Il est clair, en effet, d'un autre côté, que chacune de ces
+équations, envisagée séparément, exprimant une certaine surface, leur
+ensemble présente la ligne proposée comme l'intersection de deux
+surfaces déterminées. Telle est la manière la plus générale de concevoir
+la représentation algébrique d'une ligne dans la géométrie analytique à
+trois dimensions. Cette conception est ordinairement envisagée d'une
+manière trop étroite, lorsqu'on se borne à considérer une ligne comme
+déterminée par le système de ses deux _projections_ sur deux des plans
+coordonnés, système caractérisé analytiquement par cette particularité
+que chacune des deux équations de la ligne ne contient alors que deux
+des trois coordonnées, au lieu de renfermer simultanément les trois
+variables. Cette considération, qui consiste à regarder la ligne comme
+l'intersection de deux surfaces cylindriques parallèles à deux des trois
+axes des coordonnées, outre l'inconvénient d'être bornée au système
+rectiligne ordinaire, a le défaut, lorsqu'on croit devoir s'y réduire
+strictement, d'introduire des difficultés inutiles dans la
+représentation analytique des lignes, puisque la combinaison de ces
+deux cylindres ne saurait être évidemment toujours la plus convenable
+pour former les équations d'une ligne. Ainsi, envisageant cette notion
+fondamentale dans son entière généralité, il faudra, dans chaque cas,
+parmi l'infinité de couples de surfaces dont l'intersection pourrait
+produire la courbe proposée, choisir celui qui se prêtera le mieux à
+l'établissement des équations, comme se composant des surfaces les plus
+connues. Par exemple, s'agit-il d'exprimer analytiquement un cercle dans
+l'espace, il sera évidemment préférable de le considérer comme
+l'intersection d'une sphère et d'un plan, plutôt que suivant toute autre
+combinaison de surfaces qui pourrait également le produire.
+
+À la vérité, cette manière de concevoir la représentation des lignes par
+des équations dans la géométrie analytique à trois dimensions, engendre,
+par sa nature, un inconvénient nécessaire, celui d'une certaine
+confusion analytique, consistant en ce que la même ligne peut se trouver
+ainsi exprimée, avec un même système de coordonnées, par une infinité de
+couples d'équations différens, vu l'infinité de couples de surfaces qui
+peuvent la former, ce qui peut présenter quelques difficultés pour
+reconnaître cette ligne à travers tous les déguisemens algébriques dont
+elle est susceptible. Mais il existe un procédé général fort simple
+pour faire disparaître cet inconvénient, se priver des facilités qui
+résultent de cette variété de constructions géométriques. Il suffit, en
+effet, quel que soit le système analytique établi primitivement pour une
+certaine ligne, de pouvoir en déduire le système correspondant à un
+couple unique de surfaces uniformément engendrées, par exemple, à celui
+des deux surfaces cylindriques qui _projettent_ la ligne proposée sur
+deux des plans coordonnés, surfaces qui évidemment seront toujours
+identiques de quelque manière que la ligne ait été obtenue, et ne
+varieront que lorsque cette ligne elle-même changera. Or, en choisissant
+ce système fixe, qui est effectivement le plus simple, on pourra
+généralement déduire des équations primitives celles qui leur
+correspondent dans cette construction spéciale, en les transformant, par
+deux éliminations successives, en deux équations ne contenant chacune
+que deux des coordonnées variables, et qui conviendront par cela seul
+aux deux surfaces de projection. Telle est réellement la principale
+destination de cette sorte de combinaison géométrique, qui nous offre
+ainsi un moyen invariable et certain de reconnaître l'identité des
+lignes malgré la diversité quelquefois très-grande de leurs équations.
+
+Après avoir considéré dans son ensemble la conception fondamentale de
+la géométrie analytique sous les principaux aspects élémentaires qu'elle
+peut présenter, il convient, pour compléter, sous le rapport
+philosophique, une telle esquisse, de signaler ici les imperfections
+générales que présente encore cette conception, soit relativement à la
+géométrie, soit relativement à l'analyse.
+
+Relativement à la géométrie, il faut remarquer que les équations ne sont
+propres jusqu'ici qu'à représenter des lieux géométriques entiers, et
+nullement des portions déterminées de ces lieux géométriques. Il serait
+cependant nécessaire, dans plusieurs circonstances, de pouvoir exprimer
+analytiquement une partie de ligne ou de surface, et même une ligne ou
+surface _discontinue_ composée d'une suite de sections appartenant à des
+figures géométriques distinctes, par exemple le contour d'un polygone ou
+la surface d'un polyèdre. La thermologie surtout donne lieu fréquemment
+à de semblables considérations, auxquelles notre géométrie analytique
+actuelle se trouve nécessairement inapplicable. Néanmoins il importe
+d'observer que, dans ces derniers temps, les travaux de M. Fourier sur
+les fonctions discontinues ont commencé à remplir cette grande lacune,
+et ont par là directement introduit un nouveau perfectionnement
+essentiel dans la conception fondamentale de Descartes. Mais cette
+manière de représenter des formes hétérogènes ou partielles, étant
+fondée sur l'emploi de séries trigonométriques procédant selon les sinus
+d'une suite infinie d'arcs multiples, ou sur l'usage de certaines
+intégrales définies équivalentes à ces séries et dont l'intégrale
+générale est ignorée, présente encore trop de complication pour pouvoir
+être immédiatement introduite dans le système propre de la géométrie
+analytique.
+
+Relativement à l'analyse, il faut commencer par reconnaître que
+l'impossibilité où nous sommes de concevoir géométriquement pour des
+équations contenant quatre, cinq variables ou un plus grand nombre, une
+représentation analogue à celles que comportent toutes les équations à
+deux ou à trois variables, ne doit pas être envisagée comme une
+imperfection de notre système de géométrie analytique, car elle tient
+évidemment à la nature même du sujet. L'analyse étant nécessairement
+plus générale que la géométrie, puisqu'elle est relative à tous les
+phénomènes possibles, il serait peu philosophique de vouloir constamment
+trouver parmi les seuls phénomènes géométriques une représentation
+concrète de toutes les lois que l'analyse peut exprimer. Mais il existe
+une autre imperfection de moindre importance qu'on doit réellement
+envisager comme provenant de la manière même dont nous concevons la
+géométrie analytique. Elle consiste en ce que notre représentation
+actuelle des équations à deux ou à trois variables par des lignes ou des
+surfaces est évidemment toujours plus ou moins incomplète, puisque, dans
+la construction du lieu géométrique, nous n'avons égard qu'aux solutions
+_réelles_ des équations, sans tenir aucun compte des solutions
+_imaginaires_. La marche générale de ces dernières serait cependant, par
+sa nature, tout aussi susceptible que celle des autres d'une peinture
+géométrique. Il résulte de cette omission que le tableau graphique de
+l'équation est constamment imparfait, et quelquefois même au point qu'il
+n'y a plus de représentation géométrique, lorsque l'équation n'admet que
+des solutions imaginaires. Cependant, même dans ce dernier cas, il y
+aurait évidemment lieu de distinguer sous le rapport géométrique des
+équations aussi différentes en elles-mêmes que celles-ci, par exemple,
+/[x^2+y^2+1=0,/;x^6+y^4+1=0,/;y^2+e^x=0./] On sait de plus que cette
+imperfection principale entraîne souvent, dans la géométrie analytique à
+deux ou à trois dimensions, une foule d'inconvéniens secondaires, tenant
+à ce que plusieurs modifications analytiques se trouvent ne correspondre
+à aucun phénomène géométrique.
+
+Un de nos plus grands géomètres actuels, M. Poinsot, a présenté une
+considération très-ingénieuse et fort simple, à laquelle on n'a pas fait
+communément assez d'attention, et qui permet, lorsque les équations sont
+peu compliquées, de concevoir la représentation graphique des solutions
+imaginaires, en se bornant à peindre leurs rapports quand ils sont
+réels[23]. Mais cette considération, qu'il serait aisé de généraliser
+abstraitement, est jusqu'ici trop peu susceptible d'être effectivement
+employée, à cause de l'état extrême d'imperfection où se trouve encore
+la résolution algébrique des équations, et d'où il résulte ou que la
+forme des racines imaginaires est le plus souvent ignorée, ou qu'elle
+présente une trop grande complication; en sorte que de nouveaux travaux
+sont indispensables à cet égard, avant qu'on puisse regarder comme
+comblée cette lacune essentielle de notre géométrie analytique.
+
+ [Note 23: M. Poinsot a montré, par exemple, dans son
+ excellent _mémoire sur l'analyse des sections angulaires_,
+ que l'équation x^2+y^2+a^2=0, ordinairement écartée comme
+ n'ayant pas de lieu géométrique, peut être représentée, de
+ la manière la plus simple et la plus nette, par une
+ hyperbole équilatère, qui remplit à son égard le même office
+ que le cercle pour l'équation x^2+y^2-a^2=0.]
+
+L'exposition philosophique essayée dans cette leçon de la conception
+fondamentale de la géométrie analytique, nous montre clairement que
+cette science consiste essentiellement à déterminer quelle est, en
+général, l'expression analytique de tel ou tel phénomène géométrique
+propre aux lignes ou aux surfaces, et réciproquement à découvrir
+l'interprétation géométrique de telle ou telle considération analytique.
+Nous avons maintenant à examiner, en nous bornant aux questions
+générales les plus importantes, comment les géomètres sont parvenus à
+établir effectivement cette belle harmonie, et à imprimer ainsi à la
+science géométrique, envisagée dans son ensemble total, le caractère
+parfait de rationalité et de simplicité qu'elle présente aujourd'hui si
+éminemment. Tel sera l'objet essentiel des deux leçons suivantes, l'une,
+consacrée à l'étude générale des lignes, et l'autre, à l'étude générale
+des surfaces.
+
+
+
+
+TREIZIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. De la géométrie _générale_ à deux dimensions.
+
+
+D'après la marche habituellement adoptée jusqu'à ce jour pour
+l'exposition de la science géométrique, la destination vraiment
+essentielle de la géométrie analytique n'est encore sentie que d'une
+manière fort imparfaite, qui ne correspond nullement à l'opinion que
+s'en forment les véritables géomètres, depuis que l'extension des
+conceptions analytiques à la mécanique rationnelle a permis de s'élever
+à quelques idées générales sur la philosophie mathématique. La
+révolution fondamentale opérée par la grande pensée de Descartes n'est
+point encore dignement appréciée dans notre éducation mathématique, même
+la plus haute. À la manière dont elle est ordinairement présentée et
+surtout employée, cette admirable méthode ne semblerait d'abord avoir
+d'autre but réel que de simplifier l'étude des sections coniques, ou de
+quelques autres courbes, considérées toujours une à une suivant l'esprit
+de la géométrie ancienne, ce qui serait sans doute de fort peu
+d'importance. On n'a point encore convenablement senti que le véritable
+caractère distinctif de notre géométrie moderne, ce qui constitue son
+incontestable supériorité, consiste à étudier, d'une manière entièrement
+générale, les diverses questions relatives à des lignes ou à des
+surfaces quelconques, en transformant les considérations et les
+recherches géométriques en considérations et en recherches analytiques.
+Il est remarquable que dans les établissemens, même les plus justement
+célèbres, consacrés à la haute instruction mathématique, on n'ait point
+institué de cours vraiment dogmatique de géométrie générale, conçu d'une
+manière à la fois distincte et complète[24]. Cependant une telle étude
+est la plus propre à manifester clairement le vrai caractère
+philosophique de la science mathématique, en démontrant avec une netteté
+parfaite l'organisation générale de la relation de l'abstrait au concret
+dans la théorie mathématique d'un ordre quelconque de phénomènes
+naturels.
+
+ [Note 24: La profonde médiocrité qu'on observe
+ généralement à cet égard, surtout dans l'enseignement de la
+ partie élémentaire des mathématiques, quoique deux siècles
+ se soient écoulés déjà depuis la publication de la géométrie
+ de Descartes, montre combien notre éducation mathématique
+ ordinaire est encore loin de correspondre au véritable état
+ de la science; ce qui tient sans doute, en grande partie, on
+ ne doit pas se le dissimuler, à l'extrême infériorité de la
+ plupart des personnes auxquelles on confie un enseignement
+ aussi important, sur la haute direction duquel les
+ véritables chefs de la science ne sont d'ailleurs admis à
+ exercer aucune influence régulière et permanente.]
+
+Ces considérations indiquent assez quelle peut être, outre son extrême
+importance philosophique, l'utilité spéciale et directe de l'exposition
+à laquelle nous conduit maintenant le plan de cet ouvrage. Il s'agit
+donc, en partant de la conception fondamentale expliquée dans la leçon
+précédente, relativement à la représentation analytique des formes
+géométriques, d'examiner comment les géomètres sont parvenus à réduire
+toutes les questions de géométrie générale à de pures questions
+d'analyse, en déterminant les lois analytiques de tous les phénomènes
+géométriques, c'est-à-dire les modifications algébriques qui leur
+correspondent dans les équations des lignes et des surfaces. Je ne
+m'occuperai d'abord que des courbes, et même des courbes planes,
+réservant pour la leçon suivante l'étude générale des surfaces et des
+courbes à double courbure. L'esprit de cet ouvrage prescrit d'ailleurs
+de se borner à l'examen philosophique des questions générales les plus
+importantes, et surtout d'écarter toute application à des formes
+particulières. Le but essentiel que nous devons avoir en vue ici, est
+seulement de constater avec précision comment la conception
+fondamentale de Descartes a établi le système général de la science
+géométrique sur des bases rationnelles et définitives. Toute autre étude
+rentrerait dans un traité spécial de géométrie; mais, quant à celle-ci,
+elle est indispensable pour l'objet que nous nous proposons. On peut
+sans doute concevoir _à priori_, comme je l'ai indiqué dans la leçon
+précédente, que, une fois le sujet des recherches géométriques
+représenté analytiquement, tous les _accidens_ ou phénomènes quelconques
+dont il est susceptible doivent comporter nécessairement une
+interprétation semblable. Mais il est clair qu'une telle considération
+ne dispense nullement, même sous le simple rapport philosophique,
+d'étudier l'organisation effective de cette harmonie générale entre la
+géométrie et l'analyse, dont on ne se formerait sans cela qu'une idée
+vague et confuse, entièrement insuffisante.
+
+La première et la plus simple question qu'on puisse se proposer
+relativement à une courbe quelconque, c'est de connaître, d'après son
+équation[25], le nombre de points nécessaire à sa détermination. Outre
+l'importance propre d'une telle notion, qui n'est pas établie jusqu'ici
+d'une manière assez rationnelle, je crois devoir exposer avec quelque
+développement la solution générale de ce problème élémentaire, parce
+qu'elle me semble éminemment apte, sous le rapport de la méthode, vu
+l'extrême simplicité des considérations analytiques correspondantes, à
+faire saisir le véritable esprit de la géométrie analytique,
+c'est-à-dire la corrélation nécessaire et continue entre le point de vue
+concret et le point de vue abstrait.
+
+ [Note 25: Je considérerai toujours, pour fixer les
+ idées, à moins d'avertissement formel, le système de
+ coordonnées rectilignes ordinaire, soit dans cette leçon,
+ soit dans la suivante.]
+
+Pour résoudre complétement cette question, il faut distinguer deux cas,
+suivant que la courbe proposée est définie analytiquement par son
+équation la plus générale, c'est-à-dire convenant à toutes les positions
+de la courbe relativement aux axes, ou par une équation particulière et
+plus simple, qui n'a lieu que dans une certaine situation de la courbe à
+l'égard des axes.
+
+Dans le premier cas, il est évident que la condition, de la part de la
+courbe, de devoir passer par un point donné, équivaut analytiquement à
+ce que les constantes arbitraires que renferme son équation générale
+conservent entre elles la relation marquée par la substitution des
+coordonnées particulières de ce point dans cette équation. Chaque point
+donné imposant ainsi à ces constantes une certaine condition algébrique,
+pour que la courbe soit entièrement déterminée il faudra donc assigner
+un nombre de points égal au nombre des constantes arbitraires contenues
+dans son équation. Telle est la règle générale. Il convient cependant
+d'observer qu'elle pourrait induire en erreur, et indiquer un nombre de
+points trop considérable, si, dans l'équation proposée, le nombre des
+termes distincts renfermant les constantes arbitraires était moindre que
+celui de ces constantes, auquel cas il faudrait évidemment juger du
+nombre de points nécessaire à l'entière détermination de la courbe,
+seulement par celui de ces termes, ce qui signifierait géométriquement
+que les constantes considérées pourraient alors éprouver certains
+changemens sans qu'il en résultât aucun pour la courbe. Tel serait, par
+exemple, le cas du cercle, si on le définissait comme la courbe décrite
+par le sommet d'un angle de grandeur invariable qui se meut de manière à
+ce que chacun de ses côtés passe toujours par un certain point fixe. Il
+faut donc, pour plus de généralité, compter séparément le nombre des
+constantes entrant dans l'équation de la courbe proposée et le nombre
+des termes qui les contiennent, et déterminer combien de points exige
+l'entière spécification de la courbe par le plus petit de ces deux
+nombres, à moins qu'ils ne soient égaux.
+
+Quand une courbe n'est primitivement définie que par une équation du
+genre de celles que nous avons nommées plus haut _particulières_, on
+peut, à l'aide d'une transformation invariable et fort simple, faire
+rentrer ce cas dans le précédent, en _généralisant_ convenablement
+l'équation proposée. Il suffit, pour cela, de rapporter la courbe,
+d'après les formules connues, à un nouveau système d'axes, dont la
+situation par rapport aux premiers soit regardée comme indéterminée. Si
+cette transformation ne change pas essentiellement la composition
+analytique de l'équation primitive, ce sera la preuve que celle-ci était
+déjà suffisamment générale; dans le cas contraire, elle le sera devenue,
+et dès lors la question se résoudra facilement par l'application de la
+règle précédemment établie. On peut même observer, pour simplifier
+encore davantage cette solution, que cette généralisation de l'équation
+introduira toujours, quelle que soit l'équation primitive, trois
+nouvelles constantes arbitraires, savoir les deux coordonnées de la
+nouvelle origine et l'inclinaison des nouveaux axes sur les anciens; en
+sorte que, sans effectuer le calcul, on pourra connaître le nombre des
+constantes arbitraires qui entreraient dans l'équation la plus générale,
+et par suite en déduire directement le nombre de points nécessaire à la
+détermination de la courbe proposée, toutes les fois du moins qu'on
+pourra être certain d'avance, ce qui a lieu très-fréquemment, que le
+nombre des termes qui contiendraient ces constantes ne serait pas
+moindre que celui des constantes elles-mêmes.
+
+Afin de montrer à quel degré de facilité peut parvenir la solution
+générale de cette question, il importe de remarquer que, l'opération
+analytique prescrite pour la résoudre se réduisant à une simple
+énumération, cette énumération peut être faite avant même que l'équation
+de la courbe soit obtenue, et d'après sa seule définition géométrique.
+Il suffit, en effet, d'analyser cette définition sous ce point de vue,
+en estimant combien de points donnés, ou de droites données soit en
+longueur, soit en direction, ou de cercles donnés, etc., elle exige pour
+l'entière détermination de la courbe proposée. Cela posé, on saura aussi
+d'avance combien il devra entrer de constantes arbitraires dans
+l'équation la plus générale de cette courbe, en considérant que chaque
+point fixe donné par la définition en introduira deux, chaque droite
+donnée également deux, chaque longueur donnée une, chaque cercle
+entièrement donné trois, etc. On pourra donc juger immédiatement par là
+du nombre de points qu'exige la détermination de la courbe, avec autant
+d'exactitude que si l'on avait sous les yeux son équation générale; à
+cela près néanmoins de la restriction indiquée ci-dessus pour le cas où
+le nombre des termes renfermant les constantes arbitraires serait
+inférieur à celui des constantes; restriction qu'on pourra souvent
+reconnaître comme inapplicable, si l'analyse de la définition proposée a
+montré clairement que les données qu'elle prescrit ne pourraient
+nullement varier, soit isolément, soit ensemble, sans qu'il en résultât
+pour la courbe un changement quelconque. Mais, lorsque cette restriction
+devra être réellement appliquée, cette considération ne fournira d'abord
+qu'une limite supérieure du nombre cherché, qui ne pourra être alors
+entièrement connu qu'en consultant effectivement l'équation générale.
+
+J'ai supposé jusqu'ici que les points par lesquels on veut déterminer le
+cours d'une ligne fussent absolument quelconques; mais, pour compléter
+la méthode, il faut examiner le cas où l'on introduirait parmi eux des
+points _singuliers_, c'est-à-dire distincts de tous les autres par une
+propriété caractéristique quelconque, comme ce que l'on nomme les
+_foyers_ dans les sections coniques, les _sommets_, les _centres_, les
+points d'_inflexion_ ou de _rebroussement_, etc. Ces points ayant tous
+pour caractère d'être uniques, ou du moins déterminés, dans une même
+courbe, leurs deux coordonnées sont donc chacune une fonction
+déterminée, connue ou inconnue, des constantes qui spécifient
+exactement la courbe proposée. Ainsi, donner un seul de ces points,
+c'est imposer à ces constantes arbitraires deux conditions algébriques,
+ce qui, par conséquent, équivaut analytiquement à donner deux points
+ordinaires. La règle générale et fort simple se réduit donc, à cet
+égard, à compter toujours pour deux chaque point _singulier_, par
+quelque propriété qu'il puisse être défini: à cela près, on rentrera
+dans la loi établie ci-dessus.
+
+Toute application spéciale de la théorie générale que je viens
+d'indiquer serait ici déplacée. Je crois cependant utile de remarquer,
+au sujet de cette application, que le nombre de points nécessaires à
+l'entière détermination de chaque courbe, quoique constituant une
+circonstance fort importante, n'est point aussi intimement lié qu'on le
+croirait d'abord, soit à la nature analytique de l'équation, soit à la
+forme géométrique de la ligne. Ainsi, par exemple, on trouve, d'après la
+méthode précédente, que la parabole ordinaire, et même les paraboles de
+tous les degrés, la logarithmique, la cycloïde, la spirale d'Archimède,
+etc., exigent également quatre points pour leur détermination, quoiqu'on
+n'ait pu découvrir jusqu'ici aucune autre propriété commune entre des
+courbes aussi différentes sous le rapport analytique que sous le
+rapport géométrique. Il est néanmoins vraisemblable que cette analogie
+ne doit pas être entièrement isolée.
+
+Je choisirai, comme second exemple intéressant, parmi les questions
+élémentaires relatives à l'étude générale des lignes, la détermination
+des _centres_ dans une courbe plane quelconque. Le caractère géométrique
+du _centre_ d'une figure étant, en général, d'être le milieu de toutes
+les cordes qui y passent, il en résulte évidemment que, si l'on y place
+l'origine du système des coordonnées rectilignes, les points de la
+figure auront, deux à deux, par rapport à une telle origine, des
+coordonnées égales et de signe contraire. On peut donc reconnaître
+immédiatement, d'après l'équation d'une courbe quelconque, si elle a
+pour centre l'origine actuelle des coordonnées, puisqu'il suffit
+d'examiner si cette équation n'est point altérée, en y changeant à la
+fois les signes des deux coordonnées variables, ce qui exige, dans le
+cas où il n'y entre que des fonctions algébriques, rationnelles et
+entières, que les termes soient tous de degré pair ou tous de degré
+impair, suivant le degré de l'équation. Cela posé, quand un tel
+changement trouble l'équation, il faut déplacer l'origine d'une manière
+indéterminée, et chercher à disposer des deux constantes arbitraires que
+cette transformation introduit dans l'équation pour les coordonnées de
+la nouvelle origine, de façon à ce que l'équation puisse jouir,
+relativement aux nouveaux axes, de la propriété précédente. Si, par des
+valeurs réelles convenables des coordonnées de la nouvelle origine, on
+peut faire disparaître tous les termes qui empêchaient l'équation de
+présenter ce caractère analytique, la courbe aura un centre dont ces
+valeurs feront connaître la position: dans le cas contraire, il sera
+constaté que la courbe n'a point de centre.
+
+Parmi les questions de géométrie générale à deux dimensions dont la
+solution complète ne dépend que de l'analyse ordinaire, je crois devoir
+encore indiquer ici celle qui se rapporte à la détermination des
+conditions de la _similitude_ entre des courbes quelconques d'un même
+_genre_, c'est-à-dire susceptibles d'une même définition ou _équation_,
+qui ne les distingue les unes des autres que par les diverses valeurs de
+certaines constantes arbitraires relatives à la grandeur de chacune
+d'elles. Cette question, importante en elle-même, a d'autant plus
+d'intérêt sous le rapport de la méthode, que le phénomène géométrique
+qu'il s'agit alors de caractériser analytiquement, est évidemment
+purement relatif à la forme, et nullement un phénomène de situation, ce
+qui, comme nous l'avons remarqué dans la leçon précédente, donne
+toujours lieu à des difficultés spéciales par rapport à notre système
+de géométrie analytique, où les idées de position sont seules
+directement considérées.
+
+L'emploi de l'analyse différentielle fournirait immédiatement la
+solution de ce problème général, en étendant aux courbes, comme il
+convient, la définition élémentaire de la similitude pour les figures
+rectilignes. Il suffirait, en effet, 1º de calculer, d'après l'équation
+de chacune des deux courbes, l'angle de _contingence_ en un point
+quelconque, et d'exprimer que cet angle a la même valeur dans les deux
+courbes pour des points correspondans; 2º d'après l'expression
+différentielle générale de la longueur d'un élément infiniment petit de
+chaque courbe, d'exprimer que les élémens homologues des deux courbes
+sont entre eux dans un rapport constant. Les conditions analytiques de
+la similitude se trouveraient ainsi dépendre des deux premières
+fonctions dérivées de l'ordonnée rapportée à l'abcisse. Mais le problème
+peut être résolu d'une manière beaucoup plus simple, et néanmoins tout
+aussi générale, quoique moins directe, par le simple usage de l'analyse
+ordinaire.
+
+Pour cela, il faut d'abord remarquer une propriété élémentaire que
+peuvent toujours présenter deux figures semblables de forme quelconque,
+quand elles sont placées dans une situation _parallèle_, c'est-à-dire,
+de telle façon que tous les élémens de chacune soient respectivement
+parallèles aux élémens homologues de l'autre, ce que la similitude
+permet évidemment de faire constamment. Dans cette situation, il est
+aisé de voir que, si on joint deux à deux par des droites les points
+homologues des deux figures, toutes ces lignes de jonction concourront
+nécessairement en un point unique, à partir duquel leurs longueurs,
+comptées jusqu'à l'une et à l'autre des deux figures semblables, auront
+entre elles un rapport constant, égal à celui des deux figures. Il
+résulte immédiatement de cette propriété, considérée sous le point de
+vue analytique, que, si l'origine des coordonnées rectilignes est
+supposée placée au point particulier dont nous venons de parler, les
+points homologues des deux courbes semblables auront des coordonnées
+constamment proportionnelles, en sorte que l'équation de la première
+courbe devra rentrer dans celle de la seconde, en y changeant x en mx,
+et y en my, m étant une constante arbitraire égale au rapport linéaire
+des deux figures. Avec des coordonnées polaires z et /varphi, dont le
+pôle serait placé au même point, les deux équations deviendraient
+identiques en changeant seulement z en mz dans l'une d'elles, sans
+changer /varphi. La vérification d'un tel caractère algébrique suffira
+donc évidemment pour constater la similitude. Mais, de sa
+non-vérification, il est clair qu'on ne devra point conclure
+immédiatement la dissimilitude des deux courbes comparées, puisque
+l'origine ou le pôle pourraient n'être pas placés au point unique pour
+lequel cette relation a lieu, ou même que les deux courbes pourraient
+n'être pas posées actuellement dans la situation _parallèle_. Il est
+néanmoins facile de généraliser et de compléter la méthode sous l'un et
+l'autre de ces deux rapports, quoiqu'il semble d'abord impossible
+analytiquement de modifier la situation relative de deux courbes. Il
+suffira pour cela de changer, à l'aide des formules connues, à la fois
+l'origine et la direction des axes si les coordonnées sont rectilignes,
+ou le pôle et la direction de l'axe si elles sont polaires, mais en
+effectuant cette transformation seulement dans l'une des deux équations.
+On cherchera alors à disposer des trois constantes arbitraires
+introduites par là, pour que cette équation ainsi modifiée présente,
+relativement à l'autre, la propriété analytique indiquée. Si cette
+relation peut avoir lieu d'après certaines valeurs réelles des
+constantes arbitraires, les deux courbes seront semblables; sinon, leur
+dissimilitude sera constatée.
+
+Quoiqu'il ne convienne point de considérer ici aucune application
+spéciale de la théorie précédente, je crois cependant utile d'indiquer
+à ce sujet une remarque générale. Elle consiste en ce que, toutes les
+fois que l'équation d'une courbe, simplifiée le plus possible par la
+disposition des axes, ne renfermera qu'une seule constante arbitraire,
+toutes les courbes de ce genre seront nécessairement semblables entre
+elles. On peut augmenter l'utilité de cette observation, en ce que, sans
+considérer même l'équation de la courbe, il suffira d'examiner, dans ce
+cas, si sa définition géométrique primitive ne fait dépendre que d'une
+seule donnée l'entière détermination de sa grandeur[26]. Quand, au
+contraire, l'équation la plus simple de la courbe proposée contiendra
+deux constantes arbitraires ou davantage, ou, ce qui est exactement
+équivalent, lorsque la définition fera dépendre sa grandeur de plusieurs
+données distinctes, les courbes de ce genre ne pourront être semblables
+qu'à l'aide de certaines relations entre ces constantes ou ces données,
+qui consisteront ordinairement dans leur proportionnalité. C'est ainsi
+que toutes les paraboles d'un même degré, d'ailleurs quelconque, sont
+semblables entre elles, aussi bien que toutes les logarithmiques, toutes
+les cycloïdes ordinaires, tous les cercles, etc.; tandis que deux
+ellipses ou deux hyperboles, par exemple, ne sont semblables qu'autant
+que leurs axes sont proportionnels.
+
+ [Note 26: Cette propriété, qui est une conséquence
+ évidente de la théorie indiquée ci-dessus, pourrait
+ d'ailleurs être établie directement par une considération
+ fort simple. Il suffirait de remarquer que, dans ce cas, les
+ diverses courbes de ce genre pourraient coïncider en les
+ construisant sur une échelle différente, d'où résulte
+ clairement leur similitude nécessaire.]
+
+Je me borne à ce petit nombre de questions générales relatives aux
+lignes, parmi celles dont la solution complète dépend seulement de
+l'analyse ordinaire. On n'y doit pas comprendre la détermination de ce
+qu'on appelle les _foyers_, la recherche des _diamètres_, etc., et
+plusieurs autres problèmes de ce genre, qui, bien que susceptibles
+d'être proposés et résolus pour des courbes quelconques, n'ont de
+véritable intérêt qu'à l'égard des sections coniques. Relativement aux
+_diamètres_, par exemple, c'est-à-dire aux lieux géométriques des
+milieux d'un système quelconque de cordes parallèles, il est aisé de
+former une méthode générale pour déduire de l'équation d'une courbe
+l'équation commune de tous ses diamètres. Mais une telle considération
+ne peut faciliter l'étude d'une courbe qu'autant que les diamètres se
+trouvent être des lignes plus simples et plus connues que la courbe
+primitive; et même cette recherche n'a vraiment une grande utilité que
+lorsque tous les diamètres sont des lignes droites. Or, c'est ce qui n'a
+lieu que dans les courbes du second degré. Pour toutes les autres, les
+diamètres sont, en général, des courbes aussi peu connues et souvent
+même d'une étude plus difficile que la courbe proposée. C'est pourquoi
+je ne dois point ici considérer une telle question, ni aucune autre
+semblable, quoique, dans les traités spéciaux de géométrie analytique,
+il convînt d'ailleurs de les présenter d'abord, autant que possible,
+sous un point de vue entièrement général.
+
+Je passe donc immédiatement à l'examen des théories de géométrie
+générale à deux dimensions qui ne peuvent être complétement établies
+qu'à l'aide de l'analyse transcendante.
+
+La première et la plus simple d'entre elles consiste dans la
+détermination des tangentes aux courbes planes. Ayant eu occasion, dans
+la sixième leçon, d'indiquer la solution générale de cet important
+problème, d'après chacun des divers points de vue fondamentaux propres à
+l'analyse transcendante, il est inutile d'y revenir ici. Je ferai
+seulement observer à ce sujet que la question fondamentale ainsi
+considérée suppose connu le point de contact de la droite avec la
+courbe, tandis que la tangente peut être déterminée par plusieurs autres
+conditions, qu'il faut alors faire rentrer dans la précédente, en
+déterminant préalablement les coordonnées du point de contact, ce qui
+est ordinairement très-facile. Ainsi, par exemple, si la tangente est
+assujétie à passer par un point donné extérieur à la courbe, les
+coordonnées de ce point devant satisfaire à la formule générale de
+l'équation de la tangente à cette courbe, formule qui contient les
+coordonnées inconnues du point de contact, ce dernier point sera
+déterminé par une telle relation combinée avec l'équation de la courbe
+proposée. De même, si la tangente cherchée doit être parallèle à une
+droite donnée, il faudra égaler le coéfficient général qui marque sa
+direction en fonction des coordonnées du point de contact à celui qui
+détermine celle de la droite donnée, et la combinaison de cette
+condition avec l'équation de la courbe fera encore connaître ces
+coordonnées.
+
+Afin de considérer sous un point de vue plus étendu les problèmes
+relatifs aux tangentes, il peut être utile d'exprimer distinctement la
+relation qui doit exister entre les deux constantes arbitraires
+contenues dans l'équation générale d'une ligne droite et les diverses
+constantes propres à une courbe quelconque donnée, pour que la droite
+soit tangente à la courbe. À cet effet, il suffit d'observer que les
+deux constantes par lesquelles se trouve fixée à chaque instant la
+position de la tangente étant des fonctions connues des coordonnées du
+point de contact, l'élimination de ces deux coordonnées entre ces deux
+formules et l'équation de la courbe proposée fournira une relation
+indépendante du point de contact et contenant seulement les constantes
+des deux lignes, qui sera le caractère analytique cherché du phénomène
+d'un contact indéterminé. On se servirait, par exemple, de telles
+expressions pour déterminer une tangente commune à deux courbes données,
+en calculant les deux constantes propres à cette droite d'après les deux
+relations qu'entraînerait ainsi son contact avec l'une et l'autre
+courbe.
+
+La question fondamentale des tangentes est le point de départ de
+plusieurs autres recherches générales plus ou moins importantes
+relativement aux courbes, qu'il est aisé d'en faire dépendre. La plus
+directe et la plus simple de ces questions secondaires consiste dans la
+détermination des _asymptotes_, ou du moins des _asymptotes_
+rectilignes, les seules, en général, qu'il soit intéressant de
+connaître, parce qu'elles seules contribuent réellement à faciliter
+l'étude d'une courbe. On sait que l'_asymptote_ est une droite qui
+s'approche indéfiniment et d'aussi près qu'on veut d'une courbe, sans
+cependant pouvoir jamais l'atteindre rigoureusement. Elle peut donc être
+envisagée comme une tangente dont le point de contact s'éloigne à
+l'infini. Ainsi, pour la déterminer, il suffit de supposer infinies les
+coordonnées du point de contact dans les deux formules générales qui
+expriment, d'après l'équation de la courbe, en fonction de ces
+coordonnées, les deux constantes par lesquelles est fixée la position de
+la tangente. Si ces deux constantes prennent alors des valeurs réelles
+et compatibles entre elles, la courbe donnée aura des asymptotes dont un
+tel calcul fera connaître le nombre et la situation; si ces valeurs sont
+imaginaires ou incompatibles, ce sera la preuve que la courbe proposée
+n'a point d'asymptotes, du moins rectilignes. On voit que cette
+détermination est exactement analogue à celle d'une tangente menée par
+un point de la courbe dont les coordonnées seraient finies. Il arrivera
+seulement, dans un assez grand nombre de cas, que les deux valeurs
+cherchées se présenteront sous une forme indéterminée, ce qui est un
+inconvénient général des formules algébriques, quoiqu'il doive sans
+doute avoir lieu plus fréquemment en attribuant aux variables des
+valeurs infinies. Mais on sait qu'il existe une méthode analytique
+générale pour estimer la vraie valeur de toute expression semblable; il
+suffira donc alors d'y recourir.
+
+On peut rattacher aussi, quoique d'une manière beaucoup moins directe, à
+la théorie des tangentes, la théorie tout entière des divers points
+_singuliers_, dont la détermination contribue éminemment à la
+connaissance de toute courbe qui en présente, comme les points
+d'_inflexion_, les points _multiples_, les points de _rebroussement_,
+etc. Relativement aux points d'_inflexion_, par exemple, c'est-à-dire à
+ceux où une courbe de concave devient convexe, ou de convexe concave, il
+faut d'abord examiner le caractère analytique immédiatement propre à la
+concavité ou à la convexité, ce qui dépend de la manière dont varie la
+direction de la tangente. Quand la courbe est concave vers l'axe des
+abcisses, elle fait avec lui un angle de plus en plus petit à mesure
+qu'elle s'en éloigne; au contraire, lorsqu'elle est convexe, l'angle
+qu'elle fait avec l'axe devient de plus en plus grand en s'en écartant
+davantage. On peut donc directement reconnaître, d'après l'équation
+d'une courbe, le sens de sa courbure à chaque instant: il suffit
+d'examiner si le coéfficient qui marque l'inclinaison de la tangente,
+c'est-à-dire la fonction dérivée de l'ordonnée, prend des valeurs
+croissantes ou des valeurs décroissantes à mesure que l'ordonnée
+augmente; dans le premier cas, la courbe tourne sa convexité vers l'axe
+des abcisses; dans le second, sa concavité. Cela posé, s'il y a
+_inflexion_ en quelque point, c'est-à-dire si la courbure change de
+sens, il est clair qu'en ce point l'inclinaison de la tangente sera
+devenue un _maximum_ ou un _minimum_, suivant qu'il s'agira du passage
+de la convexité à la concavité, ou du passage inverse. On trouvera donc
+en quels points ce phénomène peut avoir lieu, à l'aide de la théorie
+ordinaire des _maxima_ et _minima_, dont l'application à cette recherche
+apprendra évidemment que, pour l'abcisse du point d'inflexion, la
+seconde fonction dérivée de l'ordonnée proposée doit être nulle, ce qui
+suffira pour déterminer l'existence et la position de ce point. Cette
+recherche peut ainsi être rattachée à la théorie des tangentes,
+quoiqu'elle soit ordinairement présentée d'après la théorie du cercle
+osculateur. Il en serait de même, avec plus ou moins de difficulté,
+relativement à tous les autres points _singuliers_.
+
+Un second problème fondamental que présente l'étude générale des
+courbes, et dont la solution complète exige un emploi plus étendu de
+l'analyse transcendante, est l'importante question de la mesure de la
+_courbure_ des courbes au moyen du cercle _osculateur_ en chaque point,
+dont la découverte suffirait seule pour immortaliser le nom du grand
+Huyghens.
+
+Le cercle étant la seule courbe qui présente en tous ses points une
+courbure uniforme, d'autant plus grande d'ailleurs que le rayon est plus
+petit, quand les géomètres se sont proposé de soumettre à une
+estimation précise la courbure de toute autre courbe quelconque, ils ont
+dû naturellement la comparer en chaque point au cercle qui pouvait avoir
+avec elle le plus intime contact possible, et qu'ils ont nommé, pour
+cette raison, cercle _osculateur_, afin de le distinguer des cercles
+simplement _tangens_, qui sont en nombre infini au même point de courbe,
+tandis que le cercle osculateur est évidemment unique. En considérant
+cette question sous un autre aspect, on conçoit que la courbure d'une
+courbe en chaque point pourrait aussi être estimée par l'angle plus ou
+moins grand de deux élémens consécutifs, qu'on appelle angle de
+_contingence_. Mais, il est aisé de reconnaître que ces deux mesures
+sont nécessairement équivalentes, puisque le centre du cercle osculateur
+sera d'autant plus éloigné que cet angle de contingence sera plus obtus:
+on voit même, sous le point de vue analytique, que l'expression du rayon
+de ce cercle fournit immédiatement la valeur de cet angle. D'après cette
+conformité évidente des deux points de vue, les géomètres ont dû
+préférer habituellement la considération du cercle osculateur, comme
+plus étendue et se prêtant mieux à la déduction des autres théories
+géométriques qui se rattachent à cette conception fondamentale.
+
+Cela posé, la manière la plus simple et la plus directe de déterminer
+le cercle osculateur consiste à l'envisager, d'après la méthode
+infinitésimale proprement dite, comme passant par trois points
+infiniment voisins de la courbe proposée, ou, en d'autres termes, comme
+ayant avec elle deux élémens consécutifs communs, ce qui le distingue
+nettement de tous les cercles simplement tangens, avec lesquels la
+courbe n'a qu'un seul élément commun. Il résulte de cette notion, en
+ayant égard à la construction nécessaire pour décrire un cercle passant
+par trois points donnés, que le centre du cercle osculateur, ou ce qu'on
+appelle le _centre de courbure_ de la courbe en chaque point, peut être
+regardé comme le point d'intersection de deux normales infiniment
+voisines, en sorte que la question se réduit à trouver ce dernier point.
+Or, cette recherche est facile, en formant, d'après l'équation générale
+de la tangente à une courbe quelconque, celle de la normale qui lui est
+perpendiculaire, et faisant ensuite varier d'une quantité infiniment
+petite, dans cette dernière équation, les coordonnées du point de
+contact, afin de passer à la normale infiniment voisine: la
+détermination de la solution commune à ces deux équations, qui sont du
+premier degré par rapport aux deux coordonnées du point d'intersection,
+suffit pour faire trouver les deux formules générales qui expriment les
+coordonnées du centre de courbure d'une courbe en un point quelconque.
+Ces formules une fois obtenues, la recherche du rayon de courbure
+n'offre plus aucune difficulté, puisqu'elle se réduit à calculer la
+distance de ce centre de courbure au point correspondant de la courbe.
+En appelant /alpha, /beta, les coordonnées rectilignes du centre de
+courbure d'une courbe quelconque en un point dont les coordonnées sont
+x, y, et nommant r le rayon de courbe, on trouve par cette méthode les
+formules connues. /[/alpha =
+x-/frac{/frac{dy}{dx}/left(1+/frac{dy^2}{dx^2}/right)}{/frac{d^2y}{dx^2}},
+;/beta
+= y+/frac{/left(1+/frac{dy^2}{dx^2}/right)}{/frac{d^2y}{dx^2}},/]
+/[r=/frac{/left(1+/frac{dy^2}{dx^2}/right)^{/frac{3}{2}}}{/frac{d^2y}
+{dx^2}}/]
+
+On conçoit de quelle importance est la détermination du rayon de
+courbure, et combien la discussion de la manière générale dont il varie
+aux différens points d'une courbe, doit contribuer à la connaissance
+approfondie de cette courbe. Cet élément a surtout ceci de
+très-remarquable, entre tous les autres sujets ordinaires de recherches
+dans la géométrie analytique, qu'il se rapporte directement, par sa
+nature, à la forme même de la courbe, sans dépendre aucunement de sa
+position. On voit que, sous le rapport analytique, il exige la
+considération simultanée des deux premières fonctions dérivées de
+l'ordonnée.
+
+La théorie des centres de courbure conduit naturellement à l'importante
+notion des _développées_, qui sont maintenant définies comme étant les
+lieux géométriques de tous les centres de courbure de chaque courbe en
+ses différens points, quoique, au contraire, dans la conception
+primitive de cette branche de la géométrie, Huyghens eût déduit l'idée
+du cercle osculateur de celle de la développée, directement envisagée
+comme engendrant par son développement la courbe primitive, ou la
+_développante_. Il est aisé de reconnaître que ces deux manières de voir
+rentrent l'une dans l'autre. Cette développée présente évidemment, par
+quelque mode qu'on l'obtienne, deux propriétés générales et nécessaires
+relativement à la courbe quelconque, dont elle dérive: la première,
+d'avoir pour tangentes les normales à celle-ci; et la seconde, que la
+longueur de ses arcs soit égale à celle des rayons de courbure
+correspondans de la développante. Quant au moyen d'obtenir l'équation de
+la développée d'une courbe donnée, il est clair qu'entre les deux
+formules citées ci-dessus pour exprimer les coordonnées du centre de
+courbure, il suffit d'éliminer, dans chaque cas, les coordonnées x, y,
+du point correspondant de la courbe proposée, à l'aide de l'équation de
+cette courbe: l'équation en /alpha, /beta qui résultera de
+l'élimination, sera celle de la développée demandée. On pourrait
+également entreprendre de résoudre la question inverse, c'est-à-dire de
+trouver la développante d'après la développée. Mais il faut remarquer
+qu'une élimination analogue à la précédente ne fournirait alors, pour la
+courbe cherchée, qu'une équation contenant, outre x et y, les deux
+fonctions dérivées dy/dx, d^2y/dx^2; en sorte qu'après cette analyse
+préparatoire, la solution complète du problème exigerait encore
+l'intégration de cette équation différentielle du second ordre ce qui,
+vu l'extrême imperfection du calcul intégral, serait le plus souvent
+impossible, si, par la nature propre d'une telle recherche, la courbe
+demandée ne devait point, comme j'ai eu occasion de l'indiquer dans la
+septième leçon, être représentée par la solution _singulière_, que la
+simple différentiation peut toujours faire obtenir, l'intégrale générale
+ne désignant ici que le système des cercles osculateurs, dont la
+connaissance n'est point l'objet de la question proposée. Il en serait
+de même toutes les fois qu'on aurait à déterminer une courbe d'après une
+propriété quelconque de son rayon de courbure. Cet ordre de questions
+est exactement analogue aux problèmes plus simples qui constituent ce
+que, dans l'origine de l'analyse transcendante, on appelait la _Méthode
+inverse des tangentes_, où l'on se proposait de déterminer une courbe
+par une propriété donnée de sa tangente en un point quelconque.
+
+Par des considérations géométriques plus ou moins compliquées, analogues
+à celle qui fournit les développées, les géomètres ont déduit d'une même
+courbe primitive quelconque diverses autres courbes secondaires, dont
+les équations peuvent être obtenues d'après des procédés semblables. Les
+plus remarquables d'entre elles sont les _caustiques_ par réflexion ou
+par réfraction, dont la première idée est due à Tschirnaüs, quoique
+Jacques Bernouilli en ait seul établi la véritable théorie générale. Ce
+sont, comme on sait, des courbes formées par l'intersection continuelle
+des rayons de lumière infiniment voisins qu'on supposerait réfléchis ou
+réfractés par la courbe primitive. En partant de la loi géométrique de
+la réflexion ou de la réfraction de la lumière, consistant en ce que
+l'angle de réflexion est égal à l'angle d'incidence, ou en ce que le
+sinus de l'angle de réfraction est un multiple constant et connu du
+sinus de l'angle d'incidence, il est évident que la recherche de ces
+_caustiques_ se réduit à une pure question de géométrie, parfaitement
+semblable à celle des développées, conçues comme formées par
+l'intersection continuelle des normales infiniment voisines. Le problème
+se résoudra donc analytiquement en suivant une marche analogue, au sujet
+de laquelle toute autre indication serait ici superflue. Le calcul sera
+seulement plus laborieux, surtout si les rayons incidens ne sont pas
+supposés parallèles entre eux ou émanés d'un même point.
+
+Les développées, les caustiques, et toutes les autres lignes déduites
+d'une même courbe principale à l'aide de constructions analogues, sont
+formées par les intersections continuelles de droites infiniment
+voisines soumises à une certaine loi. Mais on peut aussi, en
+généralisant le plus possible cette considération géométrique, concevoir
+des courbes produites par l'intersection continuelle de certaines
+courbes infiniment voisines, assujéties à une même loi quelconque. Cette
+loi consiste ordinairement en ce que toutes ces courbes sont
+représentées par une équation commune, d'ailleurs quelconque, d'où elles
+dérivent successivement en donnant diverses valeurs à une certaine
+constante arbitraire. On peut alors se proposer de trouver le lieu
+géométrique des points d'intersection de ces courbes consécutives, qui
+correspondent à des valeurs infiniment rapprochées de cette constante
+arbitraire conçue comme variant d'une manière continue. Leïbnitz a
+imaginé le premier les recherches de cette nature, qui ont ensuite été
+fort étendues par Clairaut et surtout par Lagrange. Pour traiter le cas
+le plus simple, celui que je viens de caractériser exactement, il suffit
+évidemment de différentier l'équation générale proposée par rapport à la
+constante arbitraire que l'on considère, et d'éliminer ensuite cette
+constante entre cette équation différentielle et l'équation primitive;
+on obtiendra ainsi, entre les deux coordonnées variables, une équation
+indépendante de cette constante, qui sera celle de la courbe cherchée,
+dont la forme différera souvent beaucoup de celle des courbes
+génératrices. Lagrange a établi, au sujet de cette relation géométrique,
+un important théorème général, en montrant que, sous le point de vue
+analytique, la courbe ainsi obtenue et les courbes génératrices ont
+nécessairement une même équation différentielle, dont l'intégrale
+complète représente le système des courbes génératrices, tandis que sa
+solution _singulière_ correspond à la courbe des intersections.
+
+J'ai considéré jusqu'ici la théorie de la courbure des courbes suivant
+l'esprit de la méthode infinitésimale proprement dite, qui s'adapte en
+effet bien plus simplement qu'aucune autre à toute recherche de ce
+genre. La conception de Lagrange, relativement à l'analyse
+transcendante, présentait surtout, par sa nature, de grandes
+difficultés spéciales pour la solution directe d'une telle question,
+comme je l'ai déjà remarqué dans la sixième leçon. Mais ces difficultés
+ont si heureusement excité le génie de Lagrange, qu'elles l'ont conduit
+à la formation de la théorie générale des contacts, dont l'ancienne
+théorie du cercle osculateur se trouve n'être plus qu'un cas particulier
+fort simple. Il importe au but de cet ouvrage de considérer maintenant
+cette belle conception, qui est peut-être, sous le rapport
+philosophique, l'objet le plus profondément intéressant que puisse
+offrir jusqu'ici la géométrie analytique.
+
+Comparons une courbe quelconque donnée y=f(x) à une autre courbe
+variable z=/varphi(x), et cherchons à nous former une idée précise des
+divers degrés d'intimité qui pourront exister entre ces deux courbes, en
+un point commun, suivant les relations qu'on supposera entre la fonction
+/varphi et la fonction f. Il suffira pour cela de considérer la distance
+verticale des deux courbes en un autre point de plus en plus rapproché
+du premier, afin de la rendre successivement la moindre possible, eu
+égard à la corrélation des deux fonctions. Si h désigne l'accroissement
+qu'éprouve l'abcisse en passant à ce nouveau point, cette distance, qui
+est égale à la différence des deux ordonnées correspondantes, pourra
+être développée, d'après la formule de Taylor, suivant les puissances
+ascendantes de h, et aura pour expression la série,
+/[D=/left(f'(x)-/varphi(x)/right)h +
+/left(f''(x)-/varphi''(x)/right)/frac{h^2}{1.2}/] /[+
+/left(f'''(x)-/varphi'''(x)/right)/frac{h^3}{1.2.3} + /mbox{/rm etc}./]
+En concevant, ce qui est évidemment toujours possible, h tellement
+petit, que le premier terme de cette série soit supérieur à la somme de
+tous les autres, il est clair que la courbe z aura avec la courbe y un
+rapprochement d'autant plus intime, que la nature de la fonction
+variable /varphi permettra de supprimer un plus grand nombre de termes
+dans ce développement, à partir du premier. Le degré d'intimité des deux
+courbes sera donc exactement apprécié, sous le point de vue analytique,
+par le nombre plus ou moins grand de fonctions dérivées successives de
+leurs ordonnées qui auront la même valeur au point que l'on considère.
+De là, l'importante conception générale des divers ordres de _contacts_
+plus ou moins parfaits, dont la notion du cercle osculateur comparé aux
+cercles simplement tangens n'avait présenté jusqu'alors qu'un seul
+exemple particulier. Ainsi, après la simple intersection, le premier
+degré de rapprochement entre deux courbes a lieu quand les premières
+dérivées de leurs ordonnées sont égales; c'est le _contact du premier
+ordre_, ou ce qu'on appelle ordinairement le simple contact, parce qu'il
+a été long-temps le seul connu. Le _contact du second ordre_ exige de
+plus que les secondes dérivées des fonctions f et /varphi soient égales:
+en y joignant encore l'égalité de leurs troisièmes dérivées, on
+constitue un _contact du troisième ordre_, et ainsi de suite à l'infini.
+Au delà du premier ordre, les contacts portent souvent le nom
+d'_osculations_ du premier ordre, du second ordre, etc.
+
+Les contacts du premier et du second ordre peuvent être caractérisés
+géométriquement par une observation fort simple, en ce qu'il en résulte
+évidemment que les deux courbes comparées ont au point commun, dans un
+cas, la même tangente, et, dans l'autre, le même cercle de courbure,
+puisque la tangente à chaque courbe dépend de la première dérivée de son
+ordonnée, et le cercle de courbure, des deux premières dérivées
+successives. Mais cette considération ne conviendrait plus au-delà du
+second ordre pour déterminer l'idée géométrique du contact. Lagrange
+s'est borné, sous ce rapport, à assigner le caractère général qui
+résulte immédiatement de l'analyse ci-dessus indiquée, et qui consiste
+en ce que lorsque la courbe z est déterminée de manière à avoir avec la
+courbe y un contact de l'ordre n, produit analytiquement par l'égalité
+de toutes les fonctions dérivées jusqu'à celle de l'ordre n, aucune
+autre courbe z, de même nature que la précédente, mais qui ne
+satisferait qu'à un moindre nombre de conditions analytiques, et qui,
+par conséquent, n'aurait avec la courbe y qu'un contact moins intime, ne
+pourrait passer entre les deux courbes, puisque l'intervalle de
+celles-ci a reçu la plus petite valeur dont il était susceptible d'après
+une telle relation des deux équations.
+
+Lorsqu'on a particularisé la nature de la courbe z ainsi comparée à une
+courbe quelconque donnée y, l'ordre du contact le plus intime qu'elle
+peut avoir avec celle-ci dépend évidemment du nombre plus ou moins grand
+de constantes arbitraires que renferme son équation la plus générale, un
+contact de l'ordre n exigeant n+1 conditions analytiques, qui ne
+sauraient être remplies qu'avec un pareil nombre de constantes
+disponibles. Par conséquent, une ligne droite, dont l'équation la plus
+générale contient seulement deux constantes arbitraires, ne peut avoir
+avec une courbe quelconque qu'un contact du premier ordre: d'où découle
+la théorie ordinaire des tangentes. L'équation du cercle renfermant, en
+général, trois constantes arbitraires, le cercle peut avoir avec une
+courbe quelconque un contact du second ordre, et de là résulte, comme
+cas particulier, l'ancienne théorie du cercle osculateur. En
+considérant une parabole, comme il y a quatre constantes arbitraires
+dans son équation la plus complète et la plus simple, elle est
+susceptible, comparée à toute autre courbe, d'une intimité plus
+profonde, qui peut aller jusqu'au contact du troisième ordre: de même,
+une ellipse comporterait un contact du quatrième ordre, etc.
+
+La considération précédente est propre à suggérer une interprétation
+géométrique de cette théorie générale des contacts, qui me semble
+destinée à compléter le travail de Lagrange, en assignant, pour définir
+directement les divers ordres de contacts, un caractère concret plus
+simple et plus clair que celui indiqué par Lagrange. En effet, ce nombre
+plus ou moins grand de constantes arbitraires contenues dans une
+équation a pour signification géométrique, comme nous l'avons établi en
+commençant cette leçon, le nombre des points nécessaires à l'entière
+détermination de la courbe correspondante, lequel se trouve ainsi
+marquer le degré d'intimité dont cette courbe est susceptible
+relativement à toute autre. Or, d'un autre côté, la loi analytique qui
+exprime ce contact par l'égalité d'un pareil nombre de dérivées
+successives des deux ordonnées, indique évidemment que les deux courbes
+ont alors autant de points infiniment voisins communs; puisque, d'après
+la nature des différentielles, il est clair que la différentielle de
+l'ordre n dépend de la comparaison de n+1 ordonnées consécutives. On
+peut donc se faire directement une idée nette des divers ordres de
+contacts, en disant qu'ils consistent dans la communauté d'un nombre
+plus ou moins grand de points infiniment voisins entre les deux courbes.
+En termes plus rigoureux, on définirait, par exemple, l'ellipse
+osculatrice au troisième ordre, en la regardant comme la limite vers
+laquelle tendraient les ellipses passant par cinq points de la courbe
+proposée, à mesure que quatre de ces points supposés mobiles se
+rapprocheraient indéfiniment du cinquième supposé fixe.
+
+Cette théorie générale des contacts est évidemment propre, par sa
+nature, à fournir une connaissance de plus en plus profonde de la
+courbure d'une courbe quelconque, en lui comparant successivement
+diverses courbes connues, susceptibles d'un contact de plus en plus
+intime; ce qui permettrait de rendre aussi exacte qu'on voudrait la
+mesure de la courbure, en changeant convenablement le terme de
+comparaison. Ainsi, il est clair, d'après les considérations
+précédentes, que l'assimilation de tout arc de courbe infiniment petit à
+un arc de parabole, en ferait connaître la courbure avec plus de
+précision que par l'emploi du cercle osculateur; et la comparaison avec
+l'ellipse procurerait encore plus d'exactitude, etc.; en sorte qu'en
+destinant chaque type primitif à approfondir l'étude du type suivant, on
+pourrait perfectionner à l'infini la théorie des courbes. Mais la
+nécessité d'avoir une connaissance nette et familière de la courbe ainsi
+adoptée comme unité de courbure, détermine les géomètres à renoncer à
+cette haute perfection spéculative, pour se contenter, en réalité, de
+comparer toutes les courbes au cercle seulement, en vertu de
+l'uniformité de courbure, propriété caractéristique du cercle. Aucune
+autre courbe, en effet, ne peut être regardée, sous ce rapport, comme
+assez simple et assez connue pour pouvoir être utilement employée,
+quoique l'on n'ignore plus que le cercle n'est pas l'unité de courbure
+la plus convenable abstraitement. Lagrange s'est donc borné
+définitivement à déduire de sa conception générale la théorie du cercle
+osculateur, ainsi présentée sous un point de vue purement analytique. Il
+est même remarquable que de cette seule considération il ait pu conclure
+avec facilité les deux propriétés fondamentales ci-dessus indiquées pour
+les développées, que la simple analyse paraissait d'abord si peu propre
+à établir.
+
+J'ai cru devoir considérer la théorie des contacts des courbes dans sa
+plus grande extension spéculative, afin d'en faire saisir convenablement
+le véritable caractère. Quoiqu'on doive la réduire finalement à la
+seule détermination effective du cercle osculateur, il y a sans doute,
+sous le rapport philosophique, une profonde différence entre concevoir
+cette dernière considération, pour ainsi dire, comme le dernier terme
+des efforts de l'esprit humain dans l'étude des courbes, ainsi qu'on le
+faisait avant Lagrange, et n'y voir, au contraire, qu'un simple cas
+particulier d'une théorie générale très-étendue, à l'examen duquel on
+doit habituellement se borner, en sachant néanmoins que d'autres
+comparaisons pourraient perfectionner davantage la doctrine géométrique.
+
+Après avoir envisagé les principales questions de géométrie générale
+relatives aux propriétés des courbes, il me reste à signaler celles qui
+se rapportent aux rectifications et aux quadratures, dans lesquelles
+consiste proprement, suivant l'explication donnée dans la dixième leçon,
+le but définitif de la science géométrique. Mais ayant eu occasion
+précédemment (_voyez_ la 6me leçon) d'établir les formules générales
+qui expriment, à l'aide de certaines intégrales, la longueur et l'aire
+d'une courbe plane quelconque dont l'équation rectiligne est donnée, et
+devant d'ailleurs m'interdire ici toute application à aucune courbe
+particulière, cette partie importante du sujet se trouve suffisamment
+traitée. Je me bornerai seulement à indiquer les formules propres à
+déterminer l'aire et le volume des corps produits par la révolution des
+courbes planes autour de leurs axes.
+
+Supposons, comme on peut évidemment toujours le faire, que l'axe de
+rotation soit pris pour axe des abcisses; et, suivant l'esprit de la
+méthode infinitésimale proprement dite, la seule bien convenable
+jusqu'ici aux recherches de cette nature, concevons que l'abcisse
+augmente d'une quantité infiniment petite: cet accroissement déterminera
+dans l'arc et dans l'aire de la courbe des augmentations différentielles
+analogues qui, par la révolution autour de l'axe, engendreront les
+_élémens_ de la surface et du volume cherchés. Il est aisé de voir que,
+en négligeant seulement un infiniment petit du second ordre tout au
+plus, on pourra regarder ces élémens comme égaux à la surface et au
+volume du tronc de cône ou du cylindre correspondant, ayant pour hauteur
+la différentielle de l'abcisse, et pour rayon de sa base l'ordonnée du
+point considéré. D'après cela, en appelant S et V la surface et le
+volume demandés, les plus simples propositions de la géométrie
+élémentaire fourniront immédiatement les équations différentielles
+générales /[dS=2/pi ydx,/;dV=/pi y^2dx./] Ainsi, lorsque la relation
+entre y et x sera donnée dans chaque cas particulier, les valeurs de S
+et de V seront exprimées par les deux intégrales /[S=2/pi /int
+yds,/;V=/pi/int y^2dx;/] prises entre les limites convenables. Telles
+sont les formules invariables d'après lesquelles, depuis Leïbnitz, les
+géomètres ont résolu un grand nombre de questions de ce genre, quand les
+progrès du calcul intégral l'ont permis.
+
+On pourrait aussi comprendre au nombre des recherches de géométrie
+générale à deux dimensions, l'importante détermination des centres de
+gravité des arcs ou des aires appartenant à des courbes quelconques,
+quoique cette considération ait son origine dans la mécanique
+rationnelle. Car, en définissant le centre de gravité comme étant le
+_centre des moyennes distances_, c'est-à-dire un point dont la distance
+à un plan ou à un axe quelconque est la moyenne arithmétique entre les
+distances de tous les points du corps à ce plan ou à cet axe, il est
+clair que cette question devient purement géométrique, et peut être
+traitée sans aucun recours à la mécanique. Mais, malgré une telle
+considération, dont nous reconnaîtrons plus tard l'importance pour
+généraliser suffisamment et avec facilité la notion du centre de
+gravité, il est certain, d'un autre côté, que la destination
+essentielle de cette recherche doit continuer à la faire classer plus
+convenablement parmi les questions de mécanique; quoique, par sa nature
+propre, et aussi par le caractère analytique de la méthode
+correspondante, elle appartienne réellement à la géométrie, ce qui m'a
+engagé à l'indiquer ici par anticipation.
+
+Telles sont les principales questions fondamentales dont se compose le
+système actuel de notre géométrie générale à deux dimensions. On voit
+que, sous le rapport analytique, elles peuvent être nettement
+distinguées en trois classes: la première, comprenant les recherches
+géométriques qui dépendent seulement de l'analyse ordinaire; la seconde,
+celles dont la solution exige l'emploi du calcul différentiel; la
+troisième, enfin, celles qui ne peuvent être résolues qu'à l'aide du
+calcul intégral.
+
+Il nous reste maintenant à considérer sous le même aspect, dans la leçon
+suivante, l'ensemble de la géométrie générale à trois dimensions.
+
+
+
+
+QUATORZIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. De la géométrie _générale_ à trois dimensions.
+
+
+L'étude des surfaces se compose d'une suite de questions générales
+exactement analogues à celles indiquées dans la leçon précédente par
+rapport aux lignes. Il est inutile de considérer ici distinctement
+celles qui ne dépendent que de l'analyse ordinaire, car elles se
+résolvent par des méthodes essentiellement semblables; soit qu'il
+s'agisse de connaître le nombre des points nécessaires à l'entière
+détermination d'une surface, soit qu'on s'occupe de la recherche des
+centres, soit qu'on demande les conditions précises de la similitude
+entre deux surfaces du même genre, etc. Il n'y a d'autre différence
+analytique que d'envisager des équations à trois variables au lieu
+d'équations à deux variables. Je passe donc immédiatement aux questions
+qui exigent l'emploi de l'analyse transcendante, en insistant seulement
+sur les considérations nouvelles qu'elles présentent relativement aux
+surfaces.
+
+La première théorie générale est celle des plans tangens. En se servant
+de la méthode infinitésimale proprement dite, on peut aisément trouver
+l'équation du plan qui touche une surface quelconque en un point donné,
+et qui est alors défini comme coïncidant avec la surface dans une
+étendue infiniment petite tout autour du point de contact. Il suffit, en
+effet, de considérer que, afin de remplir une telle condition,
+l'accroissement infiniment petit reçu par l'ordonnée verticale en
+résultat des accroissemens infiniment petits des deux coordonnées
+horizontales, doit être le même pour le plan que pour la surface, et
+cela indépendamment d'aucune relation déterminée entre ces deux derniers
+accroissemens, sans quoi la coïncidence n'aurait pas lieu en tout sens.
+D'après cette idée, l'analyse donne immédiatement l'équation générale:
+/[z-z' = /frac{dz'}{dx'}(x-x') + /frac{dz'}{dy'}(y-y')/] pour celle du
+plan tangent, x', y', z', désignant les coordonnées du point de contact.
+La détermination de ce plan, dans chaque cas particulier, se trouve
+ainsi réduite à une simple différentiation de l'équation de la surface
+proposée.
+
+On peut aussi obtenir cette équation générale du plan tangent, en
+faisant dépendre sa recherche de la seule théorie des tangentes aux
+courbes planes. Il faut, pour cela, considérer ce plan, ainsi qu'on le
+fait habituellement en géométrie descriptive, comme déterminé par les
+tangentes à deux sections planes quelconques de la surface passant au
+point donné. En choisissant les plans de ces sections parallèles à deux
+des plans coordonnés, on parvient sur-le-champ à l'équation précédente.
+Cette manière de concevoir le plan tangent donne lieu d'établir
+facilement un important théorème de géométrie générale, que Monge a
+démontré le premier, et qui consiste en ce que les tangentes à toutes
+les courbes qu'on peut tracer en un même point sur une surface
+quelconque sont toujours comprises dans un même plan.
+
+Enfin, il est encore possible de parvenir à l'équation générale du plan
+tangent en le considérant comme perpendiculaire à la normale
+correspondante, et définissant celle-ci par sa propriété géométrique
+directe d'être le chemin _maximum_ ou _minimum_ pour aller d'un point
+extérieur à la surface. La méthode ordinaire des _maxima_ et _minima_
+suffit pour former, d'après cette notion, les deux équations de la
+normale, en appliquant cette méthode à l'expression de la distance
+entre deux points, l'un situé sur la surface, l'autre extérieur, dont
+le premier conçu comme variable, est ensuite supposé fixe quand les
+conditions analytiques ont été exprimées, tandis que le second,
+primitivement constant, est alors envisagé comme mobile, et décrit la
+droite cherchée. Les équations de la normale une fois obtenues, on en
+déduit aisément celle du plan tangent. Cette ingénieuse manière de
+l'établir est également due à Monge.
+
+La question fondamentale que nous venons d'examiner devient, comme dans
+le cas des courbes, la base d'un grand nombre de recherches relatives à
+la détermination du plan tangent, lorsqu'on remplace le point de contact
+donné par d'autres conditions équivalentes. Le plan tangent ne peut
+point évidemment être déterminé par un seul point donné extérieur, comme
+l'est la tangente: il faut l'assujétir à contenir une droite donnée; à
+cela près, l'analogie est parfaite, et les deux questions se résolvent
+de la même manière. Il en est de même si le plan tangent doit être
+parallèle à un plan donné, ce qui fixe la valeur des deux constantes qui
+assignent sa direction, et par suite détermine les coordonnées du point
+de contact, dont ces constantes sont, pour chaque surface désignée, des
+fonctions connues. Enfin on peut aussi trouver comme dans les courbes,
+la relation analytique qui exprime généralement le simple phénomène du
+contact entre un plan et une surface, sans spécifier le lieu de ce
+contact; d'où résulte pareillement la solution de plusieurs questions
+relatives aux plans tangens, entr'autres celle qui consiste à déterminer
+un plan qui touche à la fois trois surfaces quelconques données,
+recherche analogue à celle de la tangente commune à deux courbes.
+
+La théorie générale des contacts plus ou moins intimes qui peuvent
+exister entre deux surfaces quelconques par suite des relations plus ou
+moins nombreuses de leurs équations, se forme d'après une méthode
+exactement semblable à celle indiquée dans la leçon précédente
+relativement aux courbes, en exprimant, à l'aide de la série de Taylor
+pour les fonctions de deux variables, la distance verticale des deux
+surfaces en un second point voisin de leur point d'intersection, et dont
+les coordonnées horizontales auraient reçu deux accroissemens h et k
+entièrement indépendans l'un de l'autre. La considération de cette
+distance, développée selon les puissances croissantes de h et k, et dans
+l'expression de laquelle on suprimera successivement les termes du
+premier degré en h et k, ensuite ceux du second, etc., déterminera les
+conditions analytiques des contacts de différens ordres que peuvent
+avoir les deux surfaces suivant le plus ou moins grand nombre de
+constantes arbitraires contenues dans l'équation générale de celle qu'on
+regarde comme variable. Mais, malgré la conformité de méthode, cette
+théorie présentera avec celle des courbes une différence fondamentale
+relativement au nombre de ces conditions, par suite de la nécessité où
+l'on se trouve dans ce cas de considérer deux accroissemens indépendant
+au lieu d'un seul. Il en résulte, en effet, que, afin que chaque contact
+ait lieu dans tous les sens possibles autour du point commun, on doit
+annuler séparément tous les différens termes du même degré
+correspondant, et, dont le nombre augmentera d'autant plus que ce degré
+ou l'ordre du contact sera plus élevé. Ainsi, après la condition de
+l'égalité des deux ordonnées verticales z nécessaire pour la simple
+intersection, on trouvera que le contact du premier ordre exige, en
+outre, deux relations distinctes, consistant dans l'égalité respective
+des deux fonctions dérivées partielles du premier ordre propres à chaque
+ordonnée verticale. En passant au contact du second ordre, il faudra
+ajouter encore trois nouvelles conditions, à cause des trois termes
+distincts du second degré en h et k dans l'expression de la distance, et
+dont la suppression complète exigera l'égalité respective des trois
+fonctions dérivées partielles du second ordre relatives au z de chaque
+surface. On trouvera de la même manière que le contact du troisième
+ordre donne lieu en outre à quatre autres relations, et ainsi de suite,
+le nombre des dérivées partielles de chaque ordre restant constamment
+égal au nombre de termes en h et k du degré correspondant. Il est aisé
+d'en conclure, en général, que le nombre total des conditions distinctes
+nécessaires au contact de l'ordre n, a pour valeur (n+1)(n+2)/2, tandis
+que dans les courbes, il était simplement égal à n+1.
+
+Par suite de cette seule différence essentielle, la théorie des surfaces
+est loin d'offrir à cet égard la même facilité et de comporter la même
+perfection que celle des courbes. Quand on se borne au contact du
+premier ordre, il y a parité complète, puisque ce contact n'exige que
+trois conditions, auxquelles on peut toujours satisfaire à l'aide des
+trois constantes arbitraires que renferme l'équation générale d'un plan;
+de là résulte, comme cas particulier, la théorie des plans tangens,
+exactement analogue à celle des tangentes aux courbes, et présentant la
+même utilité pour étudier la forme d'une surface quelconque. Mais il
+n'en est plus ainsi lorsqu'on considère le contact du second ordre, afin
+de mesurer la courbure des surfaces. Il serait naturel alors de comparer
+toutes les surfaces à la sphère, la seule qui présente une courbure
+uniforme, comme on compare toutes les courbes au cercle. Or, le contact
+du second ordre entre deux surfaces exigeant six conditions, tandis que
+l'équation la plus générale d'une sphère contient seulement quatre
+constantes arbitraires, il n'est pas possible de trouver, en chaque
+point d'une surface quelconque, une sphère qui soit complétement
+osculatrice en tous sens, au lieu que nous avons vu un arc de courbe
+infiniment petit pouvoir toujours être assimilé à un certain arc de
+cercle. D'après cette impossibilité de mesurer la courbure d'une surface
+en chaque point à l'aide d'une seule sphère, les géomètres ont déterminé
+les coordonnées du centre et le rayon d'une sphère qui, au lieu d'être
+osculatrice en tout sens indistinctement, le serait seulement dans une
+certaine direction particulière, correspondante à un rapport donné entre
+les deux accroissemens h et k. Il suffit alors, en effet, pour établir
+ce contact du second ordre _relatif_, d'ajouter, aux trois conditions
+ordinaires du contact du premier ordre, la condition unique qui résulte
+de la suppression totale des termes du second degré en h et k envisagés
+collectivement, sans qu'il soit nécessaire de les annuler chacun
+séparément; le nombre des relations se trouve par là seulement égal à
+celui des constantes disponibles renfermées dans l'équation générale de
+la sphère, qui est ainsi déterminée. Ce procédé se réduit proprement à
+étudier la courbure d'une surface en chaque point par celle des
+différentes courbes que tracerait sur cette surface une suite de plans
+menés par la normale correspondante.
+
+D'après la formule générale qui exprime le rayon de courbure de chacune
+de ces sections normales en fonction de sa direction, Euler, auquel est
+essentiellement due toute cette théorie, a découvert plusieurs théorèmes
+importans relatifs à une surface quelconque. Il a d'abord aisément
+établi que, parmi toutes les sections normales d'une surface en un même
+point, on en pouvait distinguer deux principales, dont la courbure,
+comparée à celle de toutes les autres, était un _minimum_ pour la
+première, et un _maximum_ pour la seconde, et dont les plans présentent
+cette circonstance remarquable d'être constamment perpendiculaires entre
+eux. Il a fait voir ensuite que, quelle que pût être la surface
+proposée, et sans qu'il fût même nécessaire de la définir, la courbure
+de ces deux sections principales suffisait seule pour déterminer
+complétement celle d'une autre section normale quelconque, à l'aide
+d'une formule invariable et très-simple, d'après l'inclinaison du plan
+de cette section sur celui de la section de plus grande ou de plus
+petite courbure. En considérant cette formule comme l'équation polaire
+d'une certaine courbe plane, il en a déduit une ingénieuse construction,
+éminemment remarquable par sa généralité et par sa simplicité. Elle
+consiste en ce que, si l'on construit une ellipse telle que les
+distances d'un de ses foyers aux deux extrémités du grand axe soient
+égales aux deux rayons de courbure _maximum_ et _minimum_, le rayon de
+courbure de toute autre section normale sera égal à celui des rayons
+vecteurs de l'ellipse qui fera avec l'axe un angle double de
+l'inclinaison du plan de cette section sur celui d'une des sections
+principales. Cette ellipse se change en une hyperbole construite de la
+même manière, quand les deux sections principales ne tournent pas leur
+concavité dans le même sens: enfin elle devient une parabole, lorsque la
+surface est du genre de celles qui peuvent être engendrées par une ligne
+droite, ou qu'elle présente une _inflexion_ au point que l'on considère.
+De cette belle propriété fondamentale, on a conclu plus tard un grand
+nombre de théorèmes secondaires plus ou moins intéressans, que ce n'est
+pas ici le lieu d'indiquer. Je dois seulement signaler le théorème
+essentiel par lequel Meunier a complété le travail d'Euler, en
+rattachant la courbure de toutes les courbes quelconques qui peuvent
+être tracées sur une surface en un même point, à celle des sections
+normales, les seules qu'Euler eût considérées. Ce théorème consiste en
+ce que le centre de courbure de toute section oblique peut être envisagé
+comme la projection sur le plan de cette section, du centre de courbure
+correspondant à la section normale qui passerait par la même tangente:
+d'où Meunier a déduit une construction fort simple, d'après laquelle,
+par l'emploi d'un cercle analogue à l'ellipse d'Euler, on détermine la
+courbure des sections obliques, connaissant celle des sections normales;
+en sorte que, par la combinaison des deux théorèmes, la seule courbure
+des deux sections normales _principales_ suffit pour obtenir celle de
+toutes les autres courbes qu'on peut tracer sur une surface d'une
+manière quelconque en chaque point considéré.
+
+La théorie précédente permet d'étudier complétement, point par point, la
+courbure d'une surface quelconque. Afin de lier plus aisément entre
+elles les considérations relatives aux divers points d'une même surface,
+les géomètres ont cherché à déterminer ce qu'ils appellent les _lignes
+de courbure_ d'une surface, c'est-à-dire, celles qui jouissent de la
+propriété que les normales consécutives à la surface peuvent y être
+regardées comme comprises dans un même plan. En chaque point d'une
+surface quelconque, il existe deux de ces lignes, qui se trouvent être
+constamment perpendiculaires entre elles, et dont les directions
+coïncident à leur origine avec celles des deux sections normales
+_principales_ considérées ci-dessus, ce qui peut dispenser d'envisager
+distinctement ces dernières. La détermination de ces lignes de courbure
+s'effectue très-simplement sur les surfaces les plus usuelles, telles
+que les surfaces cylindriques, coniques, et de révolution. Cette
+nouvelle considération fondamentale est d'ailleurs devenue le point de
+départ de plusieurs autres recherches générales moins importantes, comme
+celle des _surfaces de courbure_, qui sont les lieux géométriques des
+centres de courbure des diverses sections _principales_; celle des
+surfaces développables formées par les normales à la surface menées aux
+différens points de chaque ligne de courbure, etc.
+
+Pour terminer l'examen de la théorie de la courbure, il me reste à
+indiquer sommairement ce qui se rapporte aux _courbes à double
+courbure_, c'est-à-dire, à celles qui ne peuvent être contenues dans un
+plan.
+
+Quant à la détermination de leurs tangentes, elle n'offre évidemment
+aucune difficulté. Si la courbe est donnée analytiquement par les
+équations de ses projections sur deux des plans coordonnées, les
+équations de sa tangente seront simplement celles des tangentes à ces
+deux projections, ce qui fait rentrer la question dans le cas des
+courbes planes. Si, sous un point de vue plus général, la définition
+analytique de la courbe consiste, ainsi que l'indique la douzième leçon,
+dans le système des équations des deux surfaces quelconques dont elle
+serait l'intersection, on regardera la tangente comme étant
+l'intersection des plans tangens à ces deux surfaces, et le problème
+sera ramené à celui du plan tangent, résolu ci-dessus.
+
+La courbure des courbes de cette nature donne lieu à l'établissement
+d'une notion nouvelle fort importante. En effet, dans une courbe plane,
+la courbure se trouve être suffisamment appréciée en mesurant
+l'inflexion plus ou moins grande des élémens consécutifs les uns sur les
+autres, qui est estimée indirectement par le rayon du cercle osculateur.
+Mais il n'en est nullement ainsi dans une courbe qui n'est point plane.
+Les élémens consécutifs n'étant plus alors contenus dans un même plan,
+on ne peut avoir une idée exacte de la courbure qu'en considérant
+distinctement les angles qu'ils forment entre eux et aussi les
+inclinaisons mutuelles des plans qui les comprennent. Il faut donc,
+avant tout, commencer par fixer ce qu'on doit entendre à chaque instant
+par _le plan_ de la courbe, c'est-à-dire, celui que déterminent trois
+points infiniment voisins, et qu'on appelle, pour cette raison, le plan
+_osculateur_, qui change continuellement d'un point à un autre. La
+position de ce plan une fois obtenue, la mesure de la courbure
+ordinaire, à l'aide du cercle osculateur, ne présente plus évidemment
+aucune difficulté nouvelle. Quant à la seconde courbure, elle est
+estimée par l'angle plus ou moins grand que forment entre eux deux plans
+osculateurs consécutifs, et dont il est aisé de trouver généralement
+l'expression analytique. Pour établir plus d'analogie entre la théorie
+de cette courbure et celle de la première, on pourrait également la
+regarder comme mesurée indirectement d'après le rayon de la sphère
+_osculatrice_ qui passerait par quatre points infiniment voisins de la
+courbe proposée, et dont l'équation se formerait de la même manière que
+celle du plan osculateur. On l'apprécie ordinairement par la courbure
+maximum que présente, au point considéré, la surface développable qui
+est le lieu géométrique de toutes les tangentes à la courbe proposée.
+
+Nous devons passer maintenant à l'indication des questions de géométrie
+générale à trois dimensions qui dépendent du calcul intégral; elles
+comprennent la quadrature des surfaces courbes, et la cubature des
+volumes correspondans.
+
+Relativement à la quadrature des surfaces courbes, il faut, pour établir
+l'équation différentielle générale, concevoir la surface partagée en
+élémens plans infinimens petits dans tous les sens, par quatre plans
+perpendiculaires deux à deux aux axes des coordonnées x et y. Chacun de
+ces élémens, situé dans le plan tangent correspondant, aurait évidemment
+pour projection horizontale, le rectangle formé par les différentielles
+des deux coordonnées horizontales, et dont l'aire serait dxdy. Cette
+aire donnera celle de l'élément lui-même, d'après un théorème
+élémentaire fort simple, en la divisant par le cosinus de l'angle que
+fait le plan tangent avec le plan des x, y. On trouvera ainsi que
+l'expression de cet élément est généralement: /[d^2S =
+dxdy/sqrt{/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}+1}/] C'est donc par la
+double intégration de cette formule différentielle à deux variables
+qu'on connaîtra, dans chaque cas particulier, l'aire de la surface
+proposée, autant que pourra le permettre l'imperfection actuelle du
+calcul intégral. Les limites de chaque intégrale successive seront
+déterminées par la nature des surfaces dont l'intersection avec celle
+que l'on considère devra circonscrire l'étendue à mesurer, en sorte que,
+dans l'application de cette méthode générale, il faudra apporter un soin
+particulier à la manière de fixer les constantes arbitraires ou les
+fonctions arbitraires introduites par l'intégration.
+
+Relativement à la cubature des volumes terminés par les surfaces
+courbes, le système de plans à l'aide duquel nous venons de différentier
+l'aire, peut aussi servir immédiatement à décomposer le volume en
+élémens polyèdres. Il est clair, en effet, que l'espace infiniment petit
+du second ordre compris entre ces quatre plans, doit être envisagé,
+suivant l'esprit de la méthode infinitésimale, comme égal au
+parallélipipède rectangle ayant pour hauteur l'ordonnée verticale z du
+point que l'on considère et pour base le rectangle dxdy, puisque leur
+différence est évidemment un infiniment petit du troisième ordre,
+moindre que dzdydz. D'après cela, un des plus simples théorèmes de la
+géométrie élémentaire fournira directement, pour l'expression
+différentielle du volume cherché, l'équation générale /[d^2V = zdxdy;/]
+d'où l'on déduira, par une double intégration, dans chaque cas
+particulier, la valeur effective de ce volume, en ayant le même égard
+que précédemment à la détermination des limites de chaque intégrale,
+conformément à la nature des surfaces qui devront circonscrire
+latéralement le volume proposé.
+
+Sans entrer ici dans aucun détail relatif à la solution définitive de
+l'une ou de l'autre de ces deux questions fondamentales, il peut être
+utile de remarquer, d'après les équations différentielles précédentes,
+une analogie générale et singulière qui existe nécessairement entre
+elles, et qui permettrait de transformer toute recherche relative à la
+quadrature en une recherche correspondante relative à la cubature. On
+voit, en effet, que les deux équations différentielles ne diffèrent que
+par le changement de z en /sqrt{dz^2/dx^2+dz^2/dy^2+1} en passant de la
+seconde à la première. Ainsi l'aire d'une surface courbe quelconque peut
+être regardée comme numériquement égale au volume d'un corps terminé par
+une surface dont l'ordonnée verticale aurait à chaque instant pour
+valeur la sécante de l'angle que fait avec le plan horizontal le plan
+tangent correspondant à la surface primitive, les limites étant
+d'ailleurs supposées respectivement les mêmes.
+
+Pour terminer l'examen philosophique de la géométrie générale à trois
+dimensions, il me reste à considérer sommairement la belle conception
+fondamentale établie par Monge relativement à la classification
+analytique des surfaces en familles naturelles, qui doit être regardée
+comme le perfectionnement le plus important qu'ait reçu la science
+géométrique depuis Descartes et Leïbnitz.
+
+Quand on se propose d'étudier, sous un point de vue général, les
+propriétés spéciales des diverses surfaces, la première difficulté qui
+se présente consiste dans l'absence d'une bonne classification,
+déterminée par les caractères géométriques les plus essentiels, et
+d'ailleurs suffisamment simple. Dès la fondation de la géométrie
+analytique, les géomètres ont été involontairement conduits à classer
+les surfaces, comme les courbes, par la forme et le degré de leurs
+équations, seule considération qui s'offrît d'elle-même à l'esprit pour
+servir de base à une distinction dont l'importance n'avait d'abord été
+nullement sentie. Mais il est aisé de voir que ce principe de
+classification, convenablement applicable aux équations du premier et du
+second degré, ne remplit aucune des conditions principales auxquels doit
+satisfaire un tel travail. En effet, on sait que Newton, en discutant
+l'équation générale du troisième degré à deux variables, pour se borner
+à la simple énumération des diverses courbes planes qu'elle peut
+représenter, a reconnu que, bien qu'elles fussent toutes nécessairement
+indéfinies en tout sens, on devait en distinguer 74 espèces
+particulières, aussi différentes les unes des autres que le sont entre
+elles les trois courbes du second degré. Quoique personne n'ait analysé
+sous le même point de vue l'équation générale du quatrième degré à deux
+variables, il n'est pas douteux qu'elle ne dût faire naître un nombre
+beaucoup plus considérable encore de courbes distinctes; et ce nombre
+devrait évidemment augmenter avec une prodigieuse rapidité d'après le
+degré de l'équation. Si maintenant l'on passe aux équations à trois
+variables, qui, vu leur plus grande complication, présentent
+nécessairement bien plus de variété, il est incontestable que le nombre
+des surfaces vraiment distinctes qu'elles peuvent exprimer doit être
+encore plus multiplié, et croître beaucoup plus rapidement d'après le
+degré. Cette multiplicité devient telle, qu'on s'est toujours borné à
+analyser ainsi les équations des deux premiers degrés, aucun géomètre
+n'ayant tenté pour les surfaces du troisième degré ce qu'a exécuté
+Newton pour les courbes correspondantes. Il suit donc de cette
+considération évidente que, quand même l'imperfection de l'algèbre ne
+s'opposerait pas à l'emploi indéfini d'un procédé semblable, la
+classification générale des surfaces par le degré et la forme de leurs
+équations serait entièrement impraticable. Mais ce motif n'est pas le
+seul qui doive faire rejeter une telle classification; il n'est point
+même le plus important. En effet, cette manière de disposer les
+surfaces, outre l'impossibilité de la suivre, se trouve directement
+contraire à la principale destination de toute bonne classification
+quelconque, consistant à rapprocher le plus les uns des autres les
+objets qui offrent les relations les plus importantes, et à éloigner
+ceux dont les analogies ont peu de valeur. L'identité du degré de leurs
+équations est, pour les surfaces, un caractère d'une valeur géométrique
+très-médiocre, qui n'indique pas même exactement le nombre des points
+nécessaires à l'entière détermination de chacune. La propriété commune
+la plus importante à considérer entre des surfaces consiste évidemment
+dans leur mode de génération; toutes celles qui sont engendrées de la
+même manière devant offrir nécessairement une grande analogie
+géométrique, tandis qu'elles ne sauraient avoir que de très-faibles
+ressemblances si elles sont engendrées d'après des modes essentiellement
+différens. Ainsi, par exemple, toutes les surfaces cylindriques, quelle
+que soit la forme de leur base, constituent une même famille naturelle,
+dont les diverses espèces présentent un grand nombre de propriétés
+communes de première importance: il en est de même pour toutes les
+surfaces coniques, et aussi pour toutes les surfaces de révolution, etc.
+Or, cet ordre naturel se trouve complétement détruit par la
+classification fondée sur le degré des équations. Car des surfaces
+assujéties à un même mode de génération, les surfaces cylindriques, par
+exemple, peuvent fournir des équations de tous les degrés imaginables,
+à raison de la seule différence secondaire de leurs bases; tandis, que
+d'un autre côté, des équations d'un même degré quelconque expriment
+souvent des surfaces de nature géométrique opposée, les unes
+cylindriques, les autres coniques, ou de révolution, etc. Une telle
+classification analytique est donc radicalement vicieuse, comme séparant
+ce qui doit être réuni, et rapprochant ce qui doit être distingué.
+Cependant, la géométrie générale étant entièrement fondée sur l'emploi
+des considérations et des méthodes analytiques, il est indispensable que
+la classification puisse prendre aussi un caractère analytique.
+
+Tel était donc l'état précis de la difficulté fondamentale, si
+heureusement vaincue par Monge: les familles naturelles entre les
+surfaces étant clairement établies sous le point de vue géométrique
+d'après le mode de génération, il fallait découvrir un genre de
+relations analytiques destiné à présenter constamment une interprétation
+abstraite de ce caractère concret. Cette découverte capitale était
+rigoureusement indispensable pour achever de constituer la théorie
+générale des surfaces.
+
+La considération, que Monge a employée pour y parvenir, consiste dans
+cette observation générale, aussi simple que directe: les surfaces
+assujéties à un même mode de génération sont nécessairement
+caractérisées par une certaine propriété commune de leur plan tangent en
+un point quelconque; en sorte qu'en exprimant analytiquement cette
+propriété d'après l'équation générale du plan tangent à une surface
+quelconque, on formera une équation différentielle représentant à la
+fois toutes les surfaces de cette famille.
+
+Ainsi, par exemple, toute surface cylindrique présente ce caractère
+exclusif: que le plan tangent en un point quelconque de la surface est
+constamment parallèle à la droite fixe qui indique la direction des
+génératrices. D'après cela, il est aisé de voir que les équations de
+cette droite étant supposées être /[x=az,/;y=bz,/] l'équation générale
+du plan tangent établie ci-dessus donnera, pour l'équation
+différentielle commune à toutes les surfaces cylindriques,
+/[a/frac{dz}{dx} + b/frac{dz}{dy} =1./]
+
+De même, relativement aux surfaces coniques, elles sont toutes
+caractérisées sous ce point de vue par la propriété nécessaire que leur
+plan tangent en un point quelconque passe constamment par le sommet du
+cône. Si donc /alpha, /beta, /gamma, désignent les coordonnées de ce
+sommet, on trouvera immédiatement /[(x-/alpha)/frac{dz}{dx} +
+(y-/beta)/frac{dz}{dy} = z-/gamma,/] pour l'équation différentielle
+représentant la famille entière des surfaces coniques.
+
+Dans les surfaces de révolution, le plan tangent en un point quelconque
+est toujours perpendiculaire au plan _méridien_, c'est-à-dire à celui
+qui passe par ce point et par l'axe de la surface. Afin d'exprimer
+analytiquement cette propriété d'une manière plus simple, supposons que
+l'axe de révolution soit pris pour celui des z: l'équation
+différentielle commune à toute cette famille de surfaces, sera
+/[y/frac{dz}{dx}-x/frac{dz}{dy} = 0./]
+
+Il serait superflu de citer ici un plus grand nombre d'exemples pour
+établir clairement, en général, que, quel que soit le mode de
+génération, toutes les surfaces d'une même famille naturelle sont
+susceptibles d'être représentées analytiquement par une même équation
+_aux différences partielles_ contenant des constantes arbitraires,
+d'après une propriété commune de leur plan tangent.
+
+Afin de compléter cette correspondance fondamentale et nécessaire entre
+le point de vue géométrique et le point de vue analytique, Monge a
+considéré en outre les équations finies qui sont les intégrales de ces
+équations différentielles, et qu'on peut d'ailleurs presque toujours
+facilement obtenir aussi par des recherches directes. Chacune de ces
+équations finies doit, comme on le sait par la théorie générale de
+l'intégration, contenir une fonction arbitraire, si l'équation
+différentielle est seulement du premier ordre; ce qui n'empêche pas que
+de telles équations, quoique beaucoup plus générales que celles dont on
+s'occupe ordinairement, ne présentent un sens nettement déterminé, soit
+sous le rapport géométrique, soit sous le simple rapport analytique.
+Cette fonction arbitraire correspond à ce qu'il y a d'indéterminé dans
+la génération des surfaces proposées, à la base, par exemple, si les
+surfaces sont cylindriques ou coniques, à la courbe méridienne, si elles
+sont de révolution, etc.[27]. Dans certains cas même, l'équation finie
+d'une famille de surfaces contient à la fois deux fonctions arbitraires,
+affectées à des combinaisons distinctes des coordonnées variables; c'est
+ce qui a lieu lorsque l'équation différentielle correspondante doit être
+du second ordre; sous le point de vue géométrique, cette indétermination
+plus grande indique une famille plus générale, et néanmoins
+caractérisée. Telle est, par exemple, la famille des surfaces
+développables, qui comprend, comme subdivisions, toutes les surfaces
+cylindriques, toutes les surfaces coniques, et une infinité d'autres
+familles analogues, et qui peut cependant être nettement définie, dans
+sa plus grande généralité, comme étant l'_enveloppe_ de l'espace
+parcouru par un plan qui se meut en restant toujours tangent à deux
+surfaces fixes quelconques, ou comme le lieu géométrique de toutes les
+tangentes à une même courbe quelconque à double courbure. Ce groupe
+naturel de surfaces a, pour équation différentielle invariable, cette
+équation très-simple, découverte par Euler, entre les trois dérivées
+partielles du second ordre, /[/left(/frac{d^2z}{dxdy}/right)^2 =
+/frac{d^2z}{dx^2}/frac{d^2z}{dy^2}/].
+
+ [Note 27: On trouve, par exemple, soit d'après les
+ considérations directes de géométrie analytique, soit en
+ résultat des méthodes d'intégration, que les surfaces
+ cylindriques et les surfaces coniques ont pour équations
+ finies /x-az = /varphi(y-bz),/; /frac{x-/alpha}{z-/gamma} =
+ /varphi/left(/frac{y-/beta}{z-/gamma}/right)/ /varphi,
+ désignant une fonction entièrement arbitraire.]
+
+L'équation finie contient donc nécessairement deux fonctions arbitraires
+distinctes, qui correspondent géométriquement aux deux surfaces
+indéterminées sur lesquelles doit glisser le plan générateur, ou aux
+deux équations quelconques de la courbe directrice.
+
+Quoiqu'il soit utile de considérer les équations finies des familles
+naturelles de surfaces, on conçoit néanmoins que l'indétermination des
+fonctions arbitraires qu'elles renferment inévitablement, doit les
+rendre peu propres à des travaux analytiques soutenus, pour lesquels il
+est bien préférable d'employer les équations différentielles, où il
+n'entre que de simples constantes arbitraires, malgré leur nature
+indirecte. C'est par là que l'étude générale et régulière des propriétés
+des diverses surfaces est réellement devenue possible, le point de vue
+commun ayant pu ainsi être saisi et séparé par l'analyse. On conçoit
+qu'une telle conception ait permis de découvrir des résultats d'un degré
+de généralité et d'intérêt infiniment supérieurs à ceux qu'on pouvait
+obtenir auparavant. Pour ne citer qu'un seul exemple très-simple, qui
+est fort loin d'être le plus remarquable, c'est par une semblable
+méthode de géométrie analytique qu'on a pu reconnaître cette singulière
+propriété de toute équation _homogène_ à trois variables, de représenter
+nécessairement une surface conique dont le sommet est situé à l'origine
+des coordonnées; de même, parmi les recherches plus difficiles, il a
+été possible de déterminer, à l'aide du calcul des variations, le plus
+court chemin d'un point à un autre sur une surface développable
+quelconque, sans qu'il fût nécessaire de la particulariser, etc.
+
+J'ai cru devoir ici accorder quelque développement à l'exposition
+philosophique de cette belle conception de Monge, qui constitue, sans
+contredit, son premier titre à la gloire, et dont la haute importance ne
+me semble point avoir encore été dignement sentie, excepté par Lagrange,
+si juste appréciateur de tous ses émules. Je regrette même d'être
+réduit, par les limites naturelles de cet ouvrage, à une indication
+aussi imparfaite, où je n'ai pu seulement signaler l'heureuse réaction
+nécessaire de cette nouvelle géométrie sur le perfectionnement de
+l'analyse, quant à la théorie générale des équations différentielles à
+plusieurs variables.
+
+En méditant sur cette classification philosophique des surfaces,
+essentiellement analogue aux méthodes naturelles que les physiologistes
+ont tenté d'établir en zoologie et en botanique, on est conduit à se
+demander si les courbes elles-mêmes ne comportent pas une opération
+semblable. Vu la variété infiniment moindre qui existe entre elles, un
+tel travail est à la fois moins important et plus difficile, les
+caractères qui pourraient servir de base n'étant point alors à beaucoup
+près aussi tranchés. Il a donc été naturel que l'esprit humain s'occupât
+d'abord de classer les surfaces. Mais on doit sans doute espérer que cet
+ordre de considérations s'étendra plus tard jusqu'aux courbes. On peut
+même apercevoir déjà entre elles quelques familles vraiment naturelles,
+comme celle des paraboles quelconques, et celle des hyperboles
+quelconques, etc. Néanmoins, il n'a été encore produit aucune conception
+générale directement propre à déterminer une telle classification.
+
+Ayant ainsi exposé aussi nettement qu'il m'a été possible, dans cette
+leçon et dans l'ensemble des quatre précédentes, le véritable caractère
+philosophique de la section la plus générale et la plus simple de la
+mathématique concrète, je dois maintenant entreprendre le même travail
+relativement à la science immense et plus compliquée de la mécanique
+rationnelle. Ce sera l'objet des quatre leçons suivantes.
+
+
+
+
+QUINZIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. Considérations philosophiques sur les principes fondamentaux
+de la mécanique rationnelle.
+
+
+Les phénomènes mécaniques sont, par leur nature, comme nous l'avons déjà
+remarqué, à la fois plus particuliers, plus compliqués et plus concrets
+que les phénomènes géométriques. Aussi, conformément à l'ordre
+encyclopédique établi dans cet ouvrage, plaçons-nous la mécanique
+rationnelle après la géométrie dans cette exposition philosophique de la
+mathématique concrète, comme étant nécessairement d'une étude plus
+difficile, et par suite moins perfectionnée. Les questions géométriques
+sont toujours complétement indépendantes de toute considération
+mécanique, tandis que les questions mécaniques se compliquent
+constamment des considérations géométriques, la forme des corps devant
+influer inévitablement sur les phénomènes du mouvement ou de
+l'équilibre. Cette complication est souvent telle, que le plus simple
+changement dans la forme d'un corps suffit seul pour augmenter
+extrêmement les difficultés du problème de mécanique dont il est le
+sujet, comme on peut s'en faire une idée en considérant, par exemple,
+l'importante détermination de la gravitation mutuelle de deux corps en
+résultat de celle de toutes leurs molécules, question qui n'est encore
+complétement résolue qu'en supposant à ces corps une forme sphérique, et
+où, par conséquent, le principal obstacle vient évidemment des
+circonstances géométriques.
+
+Puisque nous avons reconnu dans les leçons précédentes que le caractère
+philosophique de la science géométrique était encore altéré à un certain
+degré par un reste d'influence très-sensible de l'esprit métaphysique,
+on doit s'attendre naturellement, vu cette plus grande complication
+nécessaire de la mécanique rationnelle, à l'en trouver bien plus
+profondément affectée. C'est ce qui n'est, en effet, que trop facile à
+constater. Le caractère de science naturelle, encore plus évidemment
+inhérent à la mécanique qu'à la géométrie, est aujourd'hui complétement
+déguisé dans presque tous les esprits, par l'emploi des considérations
+ontologiques. On remarque, dans toutes les notions fondamentales de
+cette science, une confusion profonde et continuelle entre le point de
+vue abstrait et le point de vue concret, qui empêche de distinguer
+nettement ce qui est réellement physique de ce qui est purement logique,
+et de séparer avec exactitude les conceptions artificielles uniquement
+destinées à faciliter l'établissement des lois générales de l'équilibre
+ou du mouvement, des faits naturels fournis par l'observation effective
+du monde extérieur, qui constituent les bases réelles de la science. On
+peut même reconnaître que l'immense perfectionnement de la mécanique
+rationnelle depuis un siècle, soit sous le rapport de l'extension de ses
+théories, soit quant à leur coordination, a fait en quelque sorte
+rétrograder sous ce rapport la conception philosophique de la science,
+qui est communément exposée aujourd'hui d'une manière beaucoup moins
+nette que Newton ne l'avait présentée. Ce développement ayant été, en
+effet, essentiellement obtenu par l'usage de plus en plus exclusif de
+l'analyse mathématique, l'importance prépondérante de cet admirable
+instrument a fait graduellement contracter l'habitude de ne voir dans la
+mécanique rationnelle que de simples questions d'analyse; et, par une
+extension abusive, quoique très-naturelle, d'une telle manière de
+procéder, on a tenté d'établir, _a priori_, d'après des considérations
+purement analytiques, jusqu'aux principes fondamentaux de la science,
+que Newton s'était sagement borné à présenter comme des résultats de la
+seule observation. C'est ainsi, par exemple, que Daniel Bernouilli,
+d'Alembert, et, de nos jours, Laplace, ont essayé de prouver la règle
+élémentaire de la composition des forces par des démonstrations
+uniquement analytiques, dont Lagrange seul a bien aperçu l'insuffisance
+radicale et nécessaire. Tel est, maintenant encore, l'esprit qui domine
+plus ou moins chez tous les géomètres. Il est néanmoins évident en thèse
+générale, comme nous l'avons plusieurs fois remarqué, que l'analyse
+mathématique, quelle que soit son extrême importance, dont j'ai tâché de
+donner une juste idée, ne saurait être, par sa nature, qu'un puissant
+moyen de déduction, qui, lorsqu'il est applicable, permet de
+perfectionner une science au degré le plus éminent, après que les
+fondemens en ont été posés, mais qui ne peut jamais suffire à établir
+ces bases elles-mêmes. S'il était possible de constituer entièrement la
+science de la mécanique d'après de simples conceptions analytiques, on
+ne pourrait se représenter comment une telle science deviendrait jamais
+vraiment applicable à l'étude effective de la nature. Ce qui établit la
+réalité de la mécanique rationnelle, c'est précisément, au contraire,
+d'être fondée sur quelques faits généraux, immédiatement fournis par
+l'observation, et que tout philosophe vraiment positif doit envisager,
+ce me semble, comme n'étant susceptibles d'aucune explication
+quelconque. Il est donc certain qu'on a abusé en mécanique de l'esprit
+analytique, beaucoup plus encore qu'en géométrie. L'objet spécial de
+cette leçon est d'indiquer comment, dans l'état actuel de la science, on
+peut établir nettement son véritable caractère philosophique, et la
+dégager définitivement de toute influence métaphysique, en distinguant
+constamment le point de vue abstrait du point de vue concret, et en
+effectuant une séparation exacte entre la partie simplement
+expérimentale de la science, et la partie purement rationnelle. D'après
+le but de cet ouvrage, un tel travail doit nécessairement précéder les
+considérations générales sur la composition effective de cette science,
+qui seront successivement exposées dans les trois leçons suivantes.
+
+Commençons par indiquer avec précision l'objet général de la science.
+
+On a l'habitude de remarquer d'abord, et avec beaucoup de raison, que la
+mécanique ne considère point, non-seulement les causes premières des
+mouvemens, qui sont en dehors de toute philosophie positive, mais même
+les circonstances de leur production, lesquelles, quoique constituant
+réellement un sujet intéressant de recherches positives dans les
+diverses parties de la _physique_, ne sont nullement du ressort de la
+mécanique, qui se borne à envisager le mouvement en lui-même, sans
+s'enquérir de quelle manière il a été déterminé. Ainsi les _forces_ ne
+sont autre chose, en mécanique, que les mouvemens produits ou tendant à
+se produire; et deux forces qui impriment à un même corps la même
+vitesse dans la même direction sont regardées comme identiques, quelque
+diverse que puisse être leur origine, soit que le mouvement provienne
+des contractions musculaires d'un animal, ou de la pesanteur vers un
+centre attractif, ou du choc d'un corps quelconque, ou de la dilatation
+d'un fluide élastique, etc. Mais, quoique cette manière de voir soit
+heureusement devenue aujourd'hui tout-à-fait familière, il reste encore
+aux géomètres à opérer, sinon dans la conception même, du moins dans le
+langage habituel, une réforme essentielle pour écarter entièrement
+l'ancienne notion métaphysique des _forces_, et indiquer plus nettement
+qu'on ne le fait encore le véritable point de vue de la mécanique[28].
+
+ [Note 28: Il importe de remarquer aussi que le nom même
+ de la science est extrêmement vicieux, en ce qu'il rappelle
+ seulement une de ses applications les plus secondaires, ce
+ qui devient habituellement une source de confusion, qui
+ oblige à ajouter fréquemment l'adjectif _rationnelle_, dont
+ la répétition, quoiqu'indispensable, est fastidieuse. Les
+ philosophes allemands, pour éviter cet inconvénient, ont
+ créé la dénomination beaucoup plus philosophique de
+ _phoronomie_, employée dans le traité d'Hermann, et dont
+ l'adoption générale serait très-désirable.]
+
+Cela posé, on peut caractériser d'une manière très-précise le problème
+général de la mécanique rationnelle. Il consiste à déterminer l'effet
+que produiront sur un corps donné différentes forces quelconques
+agissant simultanément, lorsqu'on connaît le mouvement simple qui
+résulterait de l'action isolée de chacune d'elles; ou, en prenant la
+question en sens inverse, à déterminer les mouvemens simples dont la
+combinaison donnerait lieu à un mouvement composé connu. Cet énoncé
+montre exactement quelles sont nécessairement les données et les
+inconnues de toute question mécanique. On voit que l'étude de l'action
+d'une force unique n'est jamais, à proprement parler, du domaine de la
+mécanique rationnelle, où elle est toujours supposée connue, car le
+second problème général n'est susceptible d'être résolu que comme étant
+l'inverse du premier. Toute la mécanique porte donc essentiellement sur
+la combinaison des forces, soit que de leur concours il résulte un
+mouvement dont il faut étudier les diverses circonstances, soit que par
+leur neutralisation mutuelle le corps se trouve dans un état
+d'équilibre dont il s'agit de fixer les conditions caractéristiques.
+
+Les deux problèmes généraux, l'un direct, l'autre inverse, dans la
+solution desquels consiste la science de la mécanique, ont, sous le
+rapport des applications, une importance égale; car, tantôt les
+mouvemens simples peuvent être immédiatement étudiés par l'observation,
+tandis que la connaissance du mouvement qui résultera de leur
+combinaison ne saurait être obtenue que par la théorie; et tantôt, au
+contraire, le mouvement composé peut seul être effectivement observé,
+tandis que les mouvemens simples, dont on le regardera comme le produit,
+ne sont susceptibles d'être déterminés que rationnellement. Ainsi, par
+exemple, dans le cas de la chute oblique des corps pesans à la surface
+de la terre, on connaît les deux mouvemens simples que prendrait le
+corps par l'action isolée de chacune des forces dont il est animé,
+savoir, la direction et la vitesse du mouvement uniforme que produirait
+la seule impulsion, et la loi d'accélération du mouvement vertical
+varié, qui résulterait de la seule pesanteur; dès-lors, on se propose de
+découvrir les diverses circonstances du mouvement composé produit par
+l'action combinée de ces deux forces, c'est-à-dire de déterminer la
+trajectoire que décrira le mobile, sa direction et sa vitesse acquise à
+chaque instant, le temps qu'il emploiera à parvenir à une certaine
+position, etc.; on pourra, pour plus de généralité, joindre aux deux
+forces données la résistance du milieu ambiant, pourvu que la loi en
+soit également connue. La mécanique céleste présente un exemple capital
+de la question inverse, dans la détermination des forces qui produisent
+le mouvement des planètes autour du soleil, ou des satellites autour des
+planètes. On ne peut alors connaître immédiatement que le mouvement
+composé, et c'est d'après les circonstances caractéristiques de ce
+mouvement, telles que les lois de Képler les ont résumées, qu'il faut
+remonter aux forces élémentaires dont les astres doivent être conçus
+animés pour correspondre aux mouvemens effectifs; ces forces une fois
+connues, les géomètres peuvent utilement reprendre la question sous le
+point de vue opposé, qu'il eût été impossible de suivre primitivement.
+
+La véritable destination générale de la mécanique rationnelle étant
+ainsi nettement conçue, considérons maintenant les principes
+fondamentaux sur lesquels elle repose, et d'abord examinons un artifice
+philosophique de la plus haute importance relativement à la manière dont
+les corps doivent être envisagés en mécanique. Cette conception mérite
+d'autant plus notre attention qu'elle est encore habituellement
+entourée d'un épais nuage métaphysique, qui en fait méconnaître la vraie
+nature.
+
+Il serait entièrement impossible d'établir aucune proposition générale
+sur les lois abstraites de l'équilibre ou du mouvement, si on ne
+commençait par regarder les corps comme absolument _inertes_,
+c'est-à-dire comme tout-à-fait incapables de modifier spontanément
+l'action des forces qui leur sont appliquées. Mais la manière dont cette
+conception fondamentale est ordinairement présentée me semble
+radicalement vicieuse. D'abord cette notion abstraite, qui n'est qu'un
+simple artifice logique imaginé par l'esprit humain pour faciliter la
+formation de la mécanique rationnelle, ou plutôt pour la rendre
+possible, est souvent confondue avec ce qu'on appelle fort improprement
+_la loi d'inertie_, qui doit être regardée, ainsi que nous le verrons
+plus bas, comme un résultat général de l'observation. En second lieu, le
+caractère de cette idée est d'ordinaire tellement indécis, qu'on ne sait
+point exactement si cet état passif des corps est purement hypothétique,
+ou s'il représente la réalité des phénomènes naturels. Enfin, il résulte
+fréquemment de cette indétermination, que l'esprit est involontairement
+porté à regarder les lois générales de la mécanique rationnelle comme
+étant par elles-mêmes exclusivement applicables à ce que nous appelons
+les corps bruts, tandis qu'elles se vérifient nécessairement, au
+contraire, tout aussi bien dans les corps organisés, quoique leur
+application précise y rencontre de bien plus grandes difficultés. Il
+importe beaucoup de rectifier sous ces divers rapports les notions
+habituelles.
+
+Nous devons nettement reconnaître avant tout que cet état passif des
+corps est une pure abstraction, directement contraire à leur véritable
+constitution.
+
+Dans la manière de philosopher primitivement employée par l'esprit
+humain, on concevait, en effet, la matière comme étant réellement par sa
+nature essentiellement inerte ou passive, toute activité lui venant
+nécessairement du dehors, sous l'influence de certains êtres surnaturels
+ou de certaines entités métaphysiques. Mais depuis que la philosophie
+positive a commencé à prévaloir, et que l'esprit humain s'est borné à
+étudier le véritable état des choses, sans s'enquérir des _causes_
+premières et génératrices, il est devenu évident pour tout observateur
+que les divers corps naturels nous manifestent tous une activité
+spontanée plus ou moins étendue. Il n'y a sous ce rapport, entre les
+corps bruts et ceux que nous nommons par excellence _animés_, que de
+simples différences de degrés. D'abord, les progrès de la philosophie
+naturelle ont pleinement démontré, comme nous le constaterons
+spécialement plus tard, qu'il n'existe point de matière vivante
+proprement dite _sui generis_, puisqu'on retrouve dans les corps animés
+des élémens exactement identiques à ceux que présentent les corps
+inanimés. De plus, il est aisé de reconnaître dans ces derniers une
+activité spontanée exactement analogue à celle des corps vivans, mais
+seulement moins variée. N'y eût-il dans toutes les molécules matérielles
+d'autre propriété que la pesanteur, cela suffirait pour interdire à tout
+physicien de les regarder comme essentiellement passives. Ce serait
+vainement qu'on voudrait présenter les corps sous un point de vue
+entièrement inerte dans l'acte de la pesanteur, en disant qu'ils ne font
+alors qu'obéir à l'attraction du globe terrestre. Cette considération
+fût-elle exacte, on n'aurait fait évidemment que déplacer la difficulté,
+en transportant à la masse totale de la terre l'activité refusée aux
+molécules isolées. Mais, de plus, on voit clairement que, dans sa chute
+vers le centre de notre globe, un corps pesant est tout aussi actif que
+la terre elle-même, puisqu'il est prouvé que chaque molécule de ce corps
+attire une partie équivalente de la terre tout autant qu'elle en est
+attirée, quoique cette dernière attraction produise seule un effet
+sensible, à raison de l'immense inégalité des deux masses. Enfin, dans
+une foule d'autres phénomènes également universels, thermologiques,
+électriques, ou chimiques, la matière nous présente évidemment une
+activité spontanée très-variée, dont nous ne saurions plus la concevoir
+entièrement privée. Les corps vivans ne nous offrent réellement à cet
+égard d'autre caractère particulier que de manifester, outre tous ces
+divers genres d'activité, quelques-uns qui leur sont propres, et que les
+physiologistes tendent d'ailleurs de plus en plus à envisager comme une
+simple modification des précédens. Quoi qu'il en soit, il est
+incontestable que l'état purement passif, dans lequel les corps sont
+considérés en mécanique rationnelle, présente, sous le point de vue
+physique, une véritable absurdité.
+
+Examinons maintenant comment il est possible qu'une telle supposition
+soit employée sans aucun inconvénient dans l'établissement des lois
+abstraites de l'équilibre et du mouvement, qui n'en seront pas moins
+susceptibles ensuite d'être convenablement appliquées aux corps réels.
+Il suffit, pour cela, d'avoir égard à l'importante remarque préliminaire
+rappelée ci-dessus, que les mouvemens sont simplement considérés en
+eux-mêmes dans la mécanique rationnelle, sans aucun égard au mode
+quelconque de leur production. De là résulte évidemment, pour me
+conformer au langage adopté, la faculté de remplacer à volonté toute
+force par une autre d'une nature quelconque, pourvu qu'elle soit capable
+d'imprimer au corps exactement le même mouvement. D'après cette
+considération évidente, on conçoit qu'il est possible de faire
+abstraction des diverses forces qui sont réellement inhérentes aux
+corps, et de regarder ceux-ci comme seulement sollicités par des forces
+extérieures, puisqu'on pourra substituer à ces forces intérieures des
+forces extérieures mécaniquement équivalentes. Ainsi, par exemple,
+quoique tout corps soit nécessairement pesant, et que nous ne puissions
+même concevoir réellement un corps qui ne le serait pas, les géomètres
+considèrent, dans la mécanique abstraite, les corps comme étant d'abord
+entièrement dépouillés de cette propriété, qui est implicitement
+comprise au nombre des forces extérieures, si l'on a envisagé, comme il
+convient, un système de forces tout-à-fait quelconque. Que le corps,
+dans sa chute, soit mû par une attraction interne, ou qu'il obéisse à
+une simple impulsion extérieure, cela est indifférent pour la mécanique
+rationnelle, si le mouvement effectif se trouve être exactement
+identique, et l'on pourra par conséquent adopter de préférence la
+dernière conception. Il en est nécessairement ainsi relativement à
+toute autre propriété naturelle, qu'il sera toujours possible de
+remplacer par la supposition d'une action externe, construite de manière
+à produire le même mouvement, ce qui permettra de se représenter le
+corps comme purement passif; seulement, à mesure que l'observation ou
+l'expérience feront connaître avec plus de précision les lois de ces
+forces intérieures, il faudra toujours modifier en conséquence le
+système des forces extérieures qu'on leur substitue hypothétiquement, ce
+qui conduira souvent à une très-grande complication. Ainsi, par exemple,
+l'observation ayant appris que le mouvement vertical d'un corps en vertu
+de sa pesanteur n'est point uniforme, mais continuellement accéléré, on
+ne pourra point l'assimiler à celui qu'imprimerait au corps une
+impulsion unique dont l'action ne se renouvellerait plus, puisqu'il en
+résulterait évidemment une vitesse constante: on sera donc obligé de
+concevoir le corps comme ayant reçu successivement, à des intervalles de
+temps infiniment petits, une série infinie de chocs infiniment petits,
+tels que, la vitesse produite par chacun s'ajoutant d'une manière
+continue à celle qui résulte de l'ensemble des précédens, le mouvement
+effectif soit indéfiniment varié; et si l'expérience prouve que
+l'accélération du mouvement est uniforme, on supposera tous ces chocs
+successifs constamment égaux entre eux: dans tout autre cas, il faudra
+leur supposer, soit pour la direction, soit pour l'intensité, une
+relation exactement conforme à la loi réelle de la variation du
+mouvement; mais, à ces conditions, il est clair que la substitution sera
+toujours possible.
+
+Il serait inutile d'insister beaucoup pour faire sentir l'indispensable
+nécessité de supposer les corps dans cet état complétement passif, où
+l'on n'a plus à considérer que les forces extérieures qui leur sont
+appliquées, afin d'établir les lois abstraites de l'équilibre et du
+mouvement. On conçoit que s'il fallait d'abord tenir compte de la
+modification quelconque que le corps peut imprimer, en vertu de ses
+forces naturelles, à l'action de chacune de ces puissances extérieures,
+on ne pourrait établir, en mécanique rationnelle, la moindre proposition
+générale, d'autant plus que cette modification est loin, dans la plupart
+des cas, d'être exactement connue. Ce n'est donc qu'en commençant par en
+faire totalement abstraction, pour ne penser qu'à la réaction des forces
+les unes sur les autres, qu'il devient possible de fonder une mécanique
+abstraite, de laquelle on passera ensuite à la mécanique concrète, en
+restituant aux corps leurs propriétés actives naturelles, primitivement
+écartées. Cette restitution constitue, en effet, la principale
+difficulté qu'on éprouve pour opérer la transition de l'abstrait au
+concret en mécanique, difficulté qui limite singulièrement dans la
+réalité les applications importantes de cette science, dont le domaine
+théorique est, en lui-même, nécessairement indéfini. Afin de donner une
+idée de la portée de cet obstacle fondamental, on peut dire que, dans
+l'état actuel de la science mathématique, il n'y a vraiment qu'une seule
+propriété naturelle et générale des corps dont nous sachions tenir
+compte d'une manière convenable, c'est la pesanteur, soit terrestre,
+soit universelle; et encore faut-il supposer, dans ce dernier cas, que
+la forme des corps est suffisamment simple. Mais si cette propriété se
+complique de quelques autres circonstances physiques, comme la
+résistance des milieux, les frottemens, etc., si même les corps sont
+seulement supposés à l'état fluide, ce n'est encore que fort
+imparfaitement qu'on est parvenu jusqu'ici à en apprécier l'influence
+dans les phénomènes mécaniques. A plus forte raison nous est-il
+impossible de prendre en considération les propriétés électriques ou
+chimiques, et, bien moins encore, les propriétés physiologiques. Aussi
+les grandes applications de la mécanique rationnelle sont-elles
+réellement bornées jusqu'ici aux seuls phénomènes célestes, et même à
+ceux de notre système solaire, où il suffit d'avoir uniquement égard à
+une gravitation générale, dont la loi est simple et bien déterminée, et
+qui présente néanmoins des difficultés qu'on ne sait point encore
+surmonter complétement, lorsqu'on veut tenir un compte exact de toutes
+les actions secondaires susceptibles d'effets appréciables. On conçoit
+par là à quel degré les questions doivent se compliquer quand on passe à
+la mécanique terrestre, dont la plupart des phénomènes, même les plus
+simples, ne comporteront probablement jamais, vu la faiblesse de nos
+moyens réels, une étude purement rationnelle et pourtant exacte d'après
+les lois générales de la mécanique abstraite, quoique la connaissance de
+ces lois, d'ailleurs évidemment indispensable, puisse souvent conduire à
+des _indications_ importantes.
+
+Après avoir expliqué la véritable nature de la conception fondamentale
+relative à l'état dans lequel les corps doivent être supposés en
+mécanique rationnelle, il nous reste à considérer les faits généraux ou
+les _lois physiques du mouvement_ qui peuvent fournir une base réelle
+aux théories dont la science se compose. Cette importante exposition est
+d'autant plus indispensable, que, comme je l'ai indiqué ci-dessus,
+depuis qu'on s'est écarté de la route suivie par Newton, on a
+complétement méconnu le vrai caractère de ces lois, dont la notion
+ordinaire est encore essentiellement métaphysique.
+
+Les lois fondamentales du mouvement me semblent pouvoir être réduites à
+trois, qui doivent être envisagées comme de simples résultats de
+l'observation, dont il est absurde de vouloir établir _à priori_ la
+réalité, bien qu'on l'ait tenté fréquemment.
+
+La première loi est celle qu'on désigne fort mal à propos sous le nom de
+_loi d'inertie_. Elle a été découverte par Képler. Elle consiste
+proprement en ce que tout mouvement est naturellement rectiligne et
+uniforme, c'est-à-dire que tout corps soumis à l'action d'une force
+unique quelconque, qui agit sur lui instantanément, se meut constamment
+en ligne droite et avec une vitesse invariable. L'influence de l'esprit
+métaphysique se manifeste particulièrement dans la manière dont cette
+loi est communément présentée. Au lieu de se borner à la regarder comme
+un fait observé, on a prétendu la démontrer abstraitement, par une
+application du principe de la raison suffisante, qui n'a pas la moindre
+solidité. En effet, pour expliquer, par exemple, la nécessité du
+mouvement rectiligne, on dit que le corps devait suivre la ligne droite,
+parce qu'il n'y a pas de raison pour qu'il s'écarte d'un côté plutôt que
+d'un autre de sa direction primitive. Il est aisé de constater
+l'invalidité radicale et même l'insignifiance complète d'une telle
+argumentation. D'abord, comment pourrions-nous être assurés _qu'il n'y a
+pas de raison_ pour que le corps se dévie? que pouvons-nous savoir à cet
+égard, autrement que par l'expérience? Les considérations _à priori_
+fondées sur la _nature_ des choses ne nous sont-elles pas complétement
+et nécessairement interdites en philosophie positive? D'ailleurs un tel
+principe, même quand on l'admettrait, ne comporte par lui-même qu'une
+application vague et arbitraire. Car, à l'origine du mouvement,
+c'est-à-dire à l'instant même où l'argument devrait être employé, il est
+clair que la trajectoire du corps n'a point encore de caractère
+géométrique déterminé, et que c'est seulement après que le corps a
+parcouru un certain espace qu'on peut constater quelle ligne il décrit.
+Il est évident, par la géométrie, que le mouvement initial, au lieu
+d'être regardé comme rectiligne, pourrait être indifféremment supposé
+circulaire, parabolique, ou suivant toute autre ligne tangente à la
+trajectoire effective, en sorte que la même argumentation répétée pour
+chacune de ces lignes, ce qui serait tout aussi légitime, conduirait à
+une conclusion absolument indéterminée. Pour peu qu'on réfléchisse sur
+un tel raisonnement, on ne tardera pas à reconnaître que, comme toutes
+les prétendues explications métaphysiques, il se réduit réellement à
+répéter en termes abstraits le fait lui-même, et à dire que les corps
+ont une tendance naturelle à se mouvoir en ligne droite, ce qui était
+précisément la proposition à établir. L'insignifiance de ces
+considérations vagues et arbitraires finira par devenir palpable si l'on
+remarque que, par suite de semblables argumens, les philosophes de
+l'antiquité, et particulièrement Aristote, avaient, au contraire,
+regardé le mouvement circulaire comme naturel aux astres, en ce qu'il
+est le plus _parfait_ de tous, conception qui n'est également que
+l'énonciation abstraite d'un phénomène mal analysé.
+
+Je me suis borné à indiquer la critique des raisonnemens ordinaires
+relativement à la première partie de la loi d'inertie. On peut faire des
+remarques parfaitement analogues au sujet de la seconde partie, qui
+concerne l'invariabilité de la vitesse, et qu'on prétend aussi pouvoir
+démontrer abstraitement, en se bornant à dire qu'il n'y a pas de raison
+pour que le corps se meuve jamais plus lentement ou plus rapidement qu'à
+l'origine du mouvement.
+
+Ce n'est donc point sur de telles considérations qu'on peut solidement
+établir une loi aussi importante, qui est un des fondemens nécessaires
+de toute la mécanique rationnelle. Elle ne saurait avoir de réalité
+qu'autant qu'on la conçoit comme basée sur l'observation. Mais, sous ce
+point de vue, l'exactitude en est évidente d'après les faits les plus
+communs. Nous avons continuellement occasion de reconnaître qu'un corps
+animé d'une force unique se meut constamment en ligne droite; et, s'il
+se dévie, nous pouvons aisément constater que cette modification tient à
+l'action simultanée de quelque autre force, active ou passive: enfin les
+mouvemens curvilignes eux-mêmes nous montrent clairement, par les
+phénomènes variés dus à ce qu'on appelle la _force centrifuge_, que les
+corps conservent constamment leur tendance naturelle à se mouvoir en
+ligne droite. Il n'y a pour ainsi dire aucun phénomène dans la nature
+qui ne puisse nous fournir une vérification sensible de cette loi, sur
+laquelle est en partie fondée toute l'économie de l'univers. Il en est
+de même relativement à l'uniformité du mouvement. Tous les faits nous
+prouvent que, si le mouvement primitivement imprimé se ralentit toujours
+graduellement et finit par s'éteindre entièrement, cela provient des
+résistances que les corps rencontrent sans cesse, et sans lesquelles
+l'expérience nous porte à penser que la vitesse demeurerait indéfiniment
+constante, puisque nous voyons augmenter sensiblement la durée de ce
+mouvement à mesure que nous diminuons l'intensité de ces obstacles. On
+sait que le simple mouvement d'un pendule écarté de la verticale, qui,
+dans les circonstances ordinaires, se maintient à peine pendant quelques
+minutes, a pu se prolonger jusqu'à plus de trente heures, en diminuant
+autant que possible le frottement au point de la suspension, et faisant
+osciller le corps dans un vide très-approché, lors des expériences de
+Borda à l'Observatoire de Paris pour déterminer la longueur du pendule à
+secondes par rapport au mètre. Les géomètres citent aussi avec beaucoup
+de raison, comme une preuve manifeste de la tendance naturelle des corps
+à conserver indéfiniment leur vitesse acquise, l'invariabilité
+rigoureuse qu'on remarque si clairement dans les mouvemens célestes,
+qui, s'exécutant dans un milieu d'une rareté extrême, se trouvent dans
+les circonstances les plus favorables à une parfaite observation de la
+loi d'inertie, et qui, en effet, depuis vingt siècles qu'on les étudie
+avec quelque exactitude, ne nous présentent point encore la moindre
+altération certaine, quant à la durée des rotations, ou à celle des
+révolutions, quoique la suite des temps et le perfectionnement de nos
+moyens d'appréciation doivent probablement nous dévoiler un jour
+quelques variations encore inconnues.
+
+Nous devons donc regarder comme une grande loi de la nature cette
+tendance spontanée de tous les corps à se mouvoir en ligne droite et
+avec une vitesse constante. Vu la confusion extrême des idées communes
+relativement à ce premier principe fondamental, il peut être utile de
+remarquer expressément ici que cette loi naturelle est tout aussi
+applicable aux corps vivans qu'aux corps inertes pour lesquels on la
+croit souvent exclusivement établie. Quelle que soit l'origine de
+l'impulsion qu'il a reçue, un corps vivant tend à persister, comme un
+corps inerte, dans la direction de son mouvement, et à conserver sa
+vitesse acquise: seulement il peut se développer en lui des forces
+susceptibles de modifier ou de supprimer ce mouvement, tandis que, pour
+les autres corps, ces modifications sont exclusivement dues à des agens
+extérieurs. Mais, dans ce cas même, nous pouvons acquérir une preuve
+directe et personnelle de l'universalité de la loi d'inertie, en
+considérant l'effort très-sensible que nous sommes obligés de faire pour
+changer la direction ou la vitesse de notre mouvement effectif, à tel
+point, que lorsque ce mouvement est très-rapide, il nous est impossible
+de le modifier ou de le suspendre à l'instant précis où nous le
+désirerions.
+
+La seconde loi fondamentale du mouvement est due à Newton. Elle consiste
+dans le principe de l'égalité constante et nécessaire entre l'action et
+la réaction; c'est-à-dire, que toutes les fois qu'un corps est mû par un
+autre d'une manière quelconque, il exerce sur lui, en sens inverse, une
+réaction telle, que le second perd, en raison des masses, une quantité
+de mouvement exactement égale à celle que le premier a reçue. On a
+essayé quelquefois d'établir aussi _à priori_, ce théorème général de
+philosophie naturelle, qui n'en est pas plus susceptible que le
+précédent. Mais il a été beaucoup moins le sujet de considérations
+sophistiques, et presque tous les géomètres s'accordent maintenant à le
+regarder d'après Newton comme un simple résultat de l'observation, ce
+qui me dispense ici de toute discussion analogue à celle de la loi
+d'inertie. Cette égalité dans l'action réciproque des corps se manifeste
+dans tous les phénomènes naturels, soit que les corps agissent les uns
+sur les autres par impulsion, soit qu'ils agissent par attraction; il
+serait superflu d'en citer ici des exemples. Nous avons même tellement
+occasion de constater cette mutualité dans nos observations les plus
+communes, que nous ne saurions plus concevoir un corps agissant sur un
+autre, sans que celui-ci réagisse sur lui.
+
+Je crois devoir seulement indiquer, dès ce moment, au sujet de cette
+seconde loi du mouvement, une remarque qui me semble importante, et qui
+d'ailleurs sera convenablement développée dans la dix-septième leçon.
+Elle consiste en ce que le célèbre principe de d'Alembert, d'après
+lequel on parvient à transformer si heureusement toutes les questions de
+dynamique en simples questions de statique, n'est vraiment autre chose
+que la généralisation complète de la loi de Newton, étendue à un système
+quelconque de forces. Ce principe en effet coïncide évidemment avec
+celui de l'égalité entre l'action et la réaction, lorsqu'on ne considère
+que deux forces. Une telle corrélation permet de concevoir désormais la
+proposition générale de d'Alembert comme ayant une base expérimentale,
+tandis qu'elle n'est communément établie jusqu'ici que sur des
+considérations abstraites peu satisfaisantes.
+
+La troisième loi fondamentale du mouvement me paraît consister dans ce
+que je propose d'appeler le principe de l'indépendance ou de la
+coexistence des mouvemens, qui conduit immédiatement à ce qu'on appelle
+vulgairement la composition des forces. Galilée est, à proprement
+parler, le véritable inventeur de cette loi, quoiqu'il ne l'ait point
+conçue précisément sous la forme que je crois devoir préférer ici.
+Considérée sous le point de vue le plus simple, elle se réduit à ce fait
+général, que tout mouvement exactement commun à tous les corps d'un
+système quelconque n'altère point les mouvemens particuliers de ces
+différens corps les uns à l'égard des autres, mouvemens qui continuent à
+s'exécuter comme si l'ensemble du système était immobile. Pour énoncer
+cet important principe avec une précision rigoureuse, qui n'exige plus
+aucune restriction, il faut concevoir que tous les points du système
+décrivent à la fois des droites parallèles et égales, et considérer que
+ce mouvement général, avec quelque vitesse et dans quelque direction
+qu'il puisse avoir lieu, n'affectera nullement les mouvemens relatifs.
+
+Ce serait vainement qu'on tenterait d'établir par aucune idée _à priori_
+cette grande loi fondamentale, qui n'en est pas plus susceptible que les
+deux précédentes. On pourrait, tout au plus, concevoir que si les corps
+du système sont entre eux à l'état de repos, ce déplacement commun, qui
+ne change évidemment ni leurs distances ni leurs situations respectives,
+ne saurait altérer cette immobilité relative: encore même, l'ignorance
+absolue où nous sommes nécessairement de la nature intime des corps et
+des phénomènes, ne nous permet point d'affirmer rationnellement, avec
+une sécurité parfaite, que l'introduction de cette circonstance nouvelle
+ne modifiera pas d'une manière inconnue les conditions primitives du
+système. Mais l'insuffisance d'une telle argumentation devient surtout
+sensible quand on essaie de l'appliquer au cas le plus étendu et le plus
+important, à celui où les différens corps du système sont en mouvement
+les uns à l'égard des autres. En s'attachant à faire abstraction, aussi
+complétement que possible, des observations si connues et si variées qui
+nous font reconnaître alors l'exactitude physique de ce principe, il
+sera facile de constater qu'aucune considération rationnelle ne nous
+donne le droit de conclure _a priori_ que le mouvement général ne fera
+naître aucun changement dans les mouvemens particuliers. Cela est
+tellement vrai, que lorsque Galilée a exposé pour la première fois cette
+grande loi de la nature, il s'est élevé de toutes parts une foule
+d'objections _a priori_ tendant à prouver l'impossibilité rationnelle
+d'une telle proposition, qui n'a été unanimement admise, que lorsqu'on a
+abandonné le point de vue logique pour se placer au point de vue
+physique.
+
+C'est donc seulement comme un simple résultat général de l'observation
+et de l'expérience que cette loi peut être en effet solidement établie.
+Mais, ainsi considérée, il est évident qu'aucune proposition de
+philosophie naturelle n'est fondée sur des observations aussi simples,
+aussi diverses, aussi multipliées, aussi faciles à vérifier. Il ne
+s'opère point dans le monde réel un seul phénomène dynamique qui n'en
+puisse offrir une preuve sensible; et toute l'économie de l'univers
+serait évidemment bouleversée de fond en comble, si on supposait que
+cette loi n'existât plus. C'est ainsi, par exemple, que dans le
+mouvement général d'un vaisseau, quelque rapide qu'il puisse être et
+suivant quelque direction qu'il ait lieu, les mouvemens relatifs
+continuent à s'exécuter, sauf les altérations provenant du roulis et du
+tangage, exactement comme si le vaisseau était immobile, en se composant
+avec le mouvement total pour un observateur qui n'y participerait pas.
+De même, nous voyons continuellement le déplacement général d'un foyer
+chimique, ou d'un corps vivant, n'affecter en aucune manière les
+mouvemens internes qui s'y exécutent. C'est ainsi surtout, pour citer
+l'exemple le plus important, que le mouvement du globe terrestre ne
+trouble nullement les phénomènes mécaniques qui s'opèrent à sa surface
+ou dans son intérieur. On sait que l'ignorance de cette troisième loi du
+mouvement a été précisément le principal obstacle scientifique qui s'est
+opposé pendant si long-temps à l'établissement de la théorie de
+Copernic, contre laquelle une telle considération présentait alors, en
+effet, des objections insurmontables, dont les coperniciens n'avaient
+essayé de se dégager que par de vaines subtilités métaphysiques avant la
+découverte de Galilée. Mais, depuis que le mouvement de la terre a été
+universellement reconnu, les géomètres l'ont présenté, avec raison,
+comme offrant lui-même une confirmation essentielle de la réalité de
+cette loi. Laplace a proposé à ce sujet une considération indirecte fort
+ingénieuse, que je crois utile d'indiquer ici, parce qu'elle nous montre
+le principe de l'indépendance des mouvemens sous la vérification d'une
+expérience continuelle et très-sensible. Elle consiste à remarquer que,
+si le mouvement général de la terre pouvait altérer en aucune manière
+les mouvemens particuliers qui s'exécutent à sa surface, cette
+altération ne saurait évidemment être la même pour tous ces mouvemens
+quelle que fût leur direction, et qu'ils en seraient nécessairement
+diversement affectés suivant l'angle plus ou moins grand que ferait
+cette direction avec celle du mouvement du globe. Ainsi, par exemple, le
+mouvement oscillatoire d'un pendule devrait alors nous présenter des
+différences très-considérables selon l'azimuth du plan vertical dans
+lequel il s'exécute, et qui lui donne une direction tantôt conforme,
+tantôt contraire, et fort inégalement contraire, à celle du mouvement de
+la terre; tandis que l'expérience ne nous manifeste jamais, à cet égard,
+la moindre variation, même en mesurant le phénomène avec l'extrême
+précision que comporte, sous ce rapport, l'état actuel de nos moyens
+d'observation.
+
+Afin de prévenir toute interprétation inexacte et toute application
+vicieuse de la troisième loi du mouvement, il importe de remarquer que,
+par sa nature, elle n'est relative qu'aux mouvemens de translation, et
+qu'on ne doit jamais l'étendre à aucun mouvement de rotation. Les
+mouvemens de translation sont évidemment, en effet, les seuls qui
+puissent être rigoureusement communs, pour le degré aussi bien que pour
+la direction, à toutes les diverses parties d'un système quelconque.
+Cette exacte parité ne saurait jamais avoir lieu quand il s'agit d'un
+mouvement de rotation, qui présente toujours nécessairement des
+inégalités entre les diverses parties du système, suivant qu'elles sont
+plus ou moins éloignées du centre de la rotation. C'est pourquoi tout
+mouvement de ce genre tend constamment à altérer l'état du système, et
+l'altère en effet si les conditions de liaison entre les diverses
+parties ne constituent pas une résistance suffisante. Ainsi, par
+exemple, dans le cas d'un vaisseau, ce n'est pas le mouvement général de
+progression qui peut troubler les mouvemens particuliers; le dérangement
+n'est dû qu'aux effets secondaires du roulis et du tangage, qui sont des
+mouvemens de rotation. Qu'une montre soit simplement transportée dans
+une direction quelconque avec autant de rapidité qu'on voudra, mais sans
+tourner nullement, elle n'en sera jamais affectée; tandis qu'un médiocre
+mouvement de rotation suffira seul pour déranger promptement sa marche.
+La différence entre ces deux effets deviendrait surtout sensible, en
+répétant l'expérience sur un corps vivant. Enfin, c'est par suite d'une
+telle distinction, que nous ne saurions avoir aucun moyen de constater,
+par des phénomènes purement terrestres, la réalité du mouvement de
+translation de la terre, qui n'a pu être découvert que par des
+observations célestes; tandis que, relativement à son mouvement de
+rotation, il détermine nécessairement à la surface de la terre, vu
+l'inégalité de force centrifuge entre les différens points du globe, des
+phénomènes très-sensibles, quoique peu considérables, dont l'analyse
+pourrait suffire pour démontrer, indépendamment de toute considération
+astronomique, l'existence de cette rotation.
+
+Le principe de l'indépendance ou de la coexistence des mouvemens étant
+une fois établi, il est facile de concevoir qu'il conduit immédiatement
+à la règle élémentaire ordinairement usitée pour ce qu'on appelle la
+_composition des forces_, qui n'est vraiment autre chose qu'une nouvelle
+manière de considérer et d'énoncer la troisième loi du mouvement. En
+effet, la proposition du parallélogramme des forces, envisagée sous le
+point de vue le plus positif, consiste proprement en ce que, lorsqu'un
+corps est animé à la fois de deux mouvemens uniformes dans des
+directions quelconques, il décrit, en vertu de leur combinaison, la
+diagonale du parallélogramme dont il eût dans le même temps décrit
+séparément les côtés en vertu de chaque mouvement isolé. Or n'est-ce pas
+là évidemment une simple application directe du principe de
+l'indépendance des mouvemens, d'après lequel le mouvement particulier du
+corps le long d'une certaine droite n'est nullement troublé par le
+mouvement général qui entraîne parallèlement à elle-même la totalité de
+cette droite le long d'une autre droite quelconque? Cette considération
+conduit sur-le-champ à la construction géométrique énoncée par la règle
+du parallélogramme des forces. C'est ainsi que ce théorème fondamental
+de la mécanique rationnelle me paraît être présenté directement comme
+une loi naturelle, ou du moins comme une application immédiate d'une des
+plus grandes lois de la nature. Telle est, à mon gré, la seule manière
+vraiment philosophique d'établir solidement cette importante
+proposition, pour écarter définitivement tous les nuages métaphysiques
+dont elle est encore environnée et la mettre complétement à l'abri de
+toute objection réelle. Toutes les prétendues démonstrations analytiques
+qu'on a successivement essayé d'en donner d'après des considérations
+purement abstraites, outre qu'elles reposent ordinairement sur une
+interprétation vicieuse et sur une fausse application du principe
+analytique de l'homogénéité, supposent d'ailleurs que la proposition est
+_évidente_ par elle-même dans certains cas particuliers, quand les deux
+forces, par exemple, agissent suivant une même droite, évidence qui ne
+peut résulter alors que de l'observation effective de la loi naturelle
+de l'indépendance des mouvemens, dont l'indispensabilité se trouve ainsi
+irrécusablement manifestée. Il serait étrange, en effet, pour quiconque
+envisage directement la question sous un point de vue philosophique,
+que, par de simples combinaisons logiques, l'esprit humain pût ainsi
+découvrir une loi réelle de la nature, sans consulter aucunement le
+monde extérieur.
+
+Cette notion étant de la plus haute importance quant à la manière de
+concevoir la mécanique rationnelle, et s'écartant beaucoup de la marche
+habituellement adoptée aujourd'hui, je crois devoir la présenter encore
+sous un dernier point de vue qui achèvera de l'éclaircir, en montrant
+que, malgré tous les efforts des géomètres pour éluder à cet égard
+l'emploi des considérations expérimentales, la loi physique de
+l'indépendance des mouvemens reste implicitement, même de leur aveu
+unanime, une des bases essentielles de la mécanique, quoique présentée
+sous une forme différente et à une autre époque de l'exposition.
+
+Il suffit, pour cela, de reconnaître que cette loi, au lieu d'être
+exposée directement dans l'étude des prolégomènes de la science, se
+retrouve plus tard admise par tous les géomètres, comme établissant le
+principe de la proportionnalité des vitesses aux forces, base nécessaire
+de la dynamique ordinaire.
+
+Afin de saisir convenablement le vrai caractère de cette question, il
+faut remarquer que les rapports des forces peuvent être déterminés de
+deux manières différentes, soit par le procédé statique, soit par le
+procédé dynamique. En effet, nous ne jugeons pas toujours du rapport de
+deux forces d'après l'intensité plus ou moins grande des mouvemens
+qu'elles peuvent imprimer à un même corps. Nous l'apprécions fréquemment
+aussi d'après de simples considérations d'équilibre mutuel, en regardant
+comme égales les forces qui, appliquées en sens contraire, suivant une
+même droite, se détruisent réciproquement, et ensuite comme double,
+triple, etc. d'une autre, la force qui ferait équilibre à deux, trois,
+etc., forces égales à celle-ci, et toutes directement opposées à la
+seconde. Ce nouveau moyen de mesure est, en réalité, tout aussi usité
+que le précédent. Cela posé, la question consiste essentiellement à
+savoir si les deux moyens sont toujours et nécessairement équivalens,
+c'est-à-dire si, les rapports des forces étant d'abord seulement définis
+par la considération statique, il s'ensuivra, sous le point de vue
+dynamique, qu'elles imprimeront à une même masse des vitesses qui leur
+soient exactement proportionnelles. Cette corrélation n'est nullement
+évidente par elle-même; tout au plus peut-on concevoir _à priori_ que
+les plus grandes forces doivent nécessairement donner les plus grandes
+vitesses. Mais l'observation seule peut décider si c'est à la première
+puissance de la force ou à toute autre fonction croissante que la
+vitesse est proportionnelle.
+
+C'est pour déterminer quelle est, à cet égard, la véritable loi de la
+nature, que, de l'aveu de tous les géomètres et particulièrement de
+Laplace, il faut considérer le fait général de l'indépendance ou de la
+coexistence des mouvemens. Il est facile de voir, d'après le
+raisonnement de Laplace, que la théorie de la proportionnalité des
+vitesses aux forces est une conséquence nécessaire et immédiate de ce
+fait général, appliqué à deux forces qui agissent dans la même
+direction. Car, si un corps, en vertu d'une certaine force, a parcouru
+un espace déterminé suivant une certaine droite, et qu'on vienne à
+ajouter, selon la même direction, une seconde force égale à la première;
+d'après la loi de l'indépendance des mouvemens, cette nouvelle force ne
+fera que déplacer la totalité de la droite d'application d'une égale
+quantité dans le même temps, sans altérer le mouvement du corps le long
+de cette droite, en sorte que par la composition des deux mouvemens, ce
+corps aura effectivement parcouru un espace double de celui qui
+correspondait à la force primitive. Telle est la seule manière dont on
+puisse réellement constater la proportionnalité générale des vitesses
+aux forces, que je dois ainsi me dispenser de regarder comme une
+quatrième loi fondamentale du mouvement, puisqu'elle rentre dans la
+troisième.
+
+Il est donc évident que, quand on a cru pouvoir se dispenser en
+mécanique du fait général de l'indépendance des mouvemens pour établir
+la loi fondamentale de la composition des forces, la nécessité de
+regarder cette proposition de philosophie naturelle comme une des bases
+indispensables de la science s'est reproduite inévitablement pour
+démontrer la loi non moins importante des forces proportionnelles aux
+vitesses, ce qui met cette nécessité hors de toute contestation. Ainsi
+quel a été le résultat réel de tous les efforts intellectuels qui ont
+été tentés pour éviter d'introduire directement, dans les prolégomènes
+de la mécanique, cette observation fondamentale? seulement de paraître
+s'en dispenser en statique, et de ne la prendre évidemment en
+considération qu'aussitôt qu'on passe à la dynamique. Tout se réduit
+donc effectivement à une simple transposition. Il est clair qu'un
+résultat aussi peu important n'est nullement proportionné à la
+complication des procédés indirects qui ont été employés pour y
+parvenir, quand même ces procédés seraient logiquement irréprochables,
+et nous avons expressément reconnu le contraire. Il est donc, sous tous
+les rapports, beaucoup plus satisfaisant de se conformer franchement et
+directement à la nécessité philosophique de la science, et, puisqu'elle
+ne saurait se passer d'une base expérimentale, de reconnaître nettement
+cette base dès l'origine. Aucune autre marche ne peut rendre
+complétement positive une science qui, sans de tels fondemens,
+conserverait encore un certain caractère métaphysique.
+
+Telles sont donc les trois lois physiques du mouvement qui fournissent à
+la mécanique rationnelle une base expérimentale suffisante, sur laquelle
+l'esprit humain, par de simples opérations logiques, et sans consulter
+davantage le monde extérieur, peut solidement établir l'édifice
+systématique de la science. Quoique ces trois lois me semblent pouvoir
+suffire, je ne vois _à priori_ aucune raison de n'en point augmenter le
+nombre, si on parvenait effectivement à constater qu'elles ne sont pas
+strictement complètes. Cette augmentation me paraîtrait un fort léger
+inconvénient pour la perfection rationnelle de la science, puisque ces
+lois ne sauraient jamais évidemment être très-multipliées; je
+regarderais comme préférable, en thèse générale, d'en établir une ou
+deux de plus, si, pour l'éviter, il fallait recourir à des
+considérations trop détournées, qui fussent de nature à altérer le
+caractère positif de la science. Mais l'ensemble des trois lois
+ci-dessus exposées remplit convenablement, à mes yeux, toutes les
+conditions essentielles réellement imposées par la nature des théories
+de la mécanique rationnelle. En effet, la première, celle de Képler,
+détermine complétement l'effet produit par une force unique agissant
+instantanément: la seconde, celle de Newton, établit la règle
+fondamentale pour la communication du mouvement par l'action des corps
+les uns sur les autres; enfin la troisième, celle de Galilée, conduit
+immédiatement au théorème général relatif à la composition des
+mouvemens. On conçoit, d'après cela, que toute la mécanique des
+mouvemens uniformes ou des forces instantanées peut être entièrement
+traitée comme une conséquence directe de la combinaison de ces trois
+lois, qui, étant de leur nature extrêmement précises, sont évidemment
+susceptibles d'être aussitôt exprimées par des équations analytiques
+faciles à obtenir. Quant à la partie la plus étendue et la plus
+importante de la mécanique, celle qui en constitue essentiellement la
+difficulté, c'est-à-dire la mécanique des mouvemens variés ou des forces
+continues, on peut concevoir, d'une manière générale, la possibilité de
+la ramener à la mécanique élémentaire dont nous venons d'indiquer le
+caractère, par l'application de la méthode infinitésimale, qui permettra
+de substituer, pour chaque instant infiniment petit, un mouvement
+uniforme au mouvement varié, d'où résulteront immédiatement les
+équations différentielles relatives à cette dernière espèce de
+mouvemens. Il sera sans doute fort important d'établir directement et
+avec précision, dans les leçons suivantes, la manière générale
+d'employer une telle méthode pour résoudre les deux problèmes essentiels
+de la mécanique rationnelle, et de considérer soigneusement les
+principaux résultats que les géomètres ont ainsi obtenus relativement
+aux lois abstraites de l'équilibre et du mouvement. Mais il est, dès ce
+moment, évident que la science se trouve réellement fondée par
+l'ensemble des trois lois physiques établies ci-dessus, et que tout le
+travail devient désormais purement rationnel, devant consister seulement
+dans l'usage à faire de ces lois pour la solution des différentes
+questions générales. En un mot, la séparation entre la partie
+nécessairement physique et la partie simplement logique de la science me
+semble pouvoir être ainsi nettement effectuée d'une manière exacte et
+définitive.
+
+Pour terminer cet aperçu général du caractère philosophique de la
+mécanique rationnelle, il ne nous reste plus maintenant qu'à considérer
+sommairement les divisions principales de cette science, les divisions
+secondaires devant être envisagées dans les leçons suivantes.
+
+La première et la plus importante division naturelle de la mécanique
+consiste à distinguer deux ordres de questions, suivant qu'on se propose
+la recherche des conditions de l'équilibre, ou l'étude des lois du
+mouvement, d'où la _statique_, et la _dynamique_. Il suffit d'indiquer
+une telle division, pour en faire comprendre directement la nécessité
+générale. Outre la différence effective qui existe évidemment entre ces
+deux classes fondamentales de problèmes, il est aisé de concevoir _à
+priori_ que les questions de statique doivent être, en général, par leur
+nature, bien plus faciles à traiter que les questions de dynamique.
+Cela résulte essentiellement de ce que, dans les premières, on fait,
+comme on l'a dit avec raison, _abstraction du temps_; c'est-à-dire que,
+le phénomène à étudier étant nécessairement instantané, on n'a pas
+besoin d'avoir égard aux variations que les forces du système peuvent
+éprouver dans les divers instans successifs. Cette considération qu'il
+faut, au contraire, introduire dans toute question de dynamique, y
+constitue un élément fondamental de plus, qui en fait la principale
+difficulté. Il suit, en thèse générale, de cette différence radicale,
+que la statique tout entière, quand on la traite comme un cas
+particulier de la dynamique, correspond seulement à la partie de
+beaucoup la plus simple de la dynamique, à celle qui concerne la théorie
+des mouvemens uniformes, comme nous l'établirons spécialement dans la
+leçon suivante.
+
+L'importance de cette division est bien clairement vérifiée par
+l'histoire générale du développement effectif de l'esprit humain. Nous
+voyons, en effet, que les anciens avaient acquis quelques connaissances
+fondamentales très-essentielles relativement à l'équilibre, soit des
+solides, soit des fluides, comme on le voit surtout par les belles
+recherches d'Archimède, quoiqu'ils fussent encore fort éloignés de
+posséder une statique rationnelle vraiment complète. Au contraire, ils
+ignoraient entièrement la dynamique, même la plus élémentaire; la
+première création de cette science toute moderne est due à Galilée.
+
+Après cette division fondamentale, la distinction la plus importante à
+établir en mécanique consiste à séparer, soit dans la statique, soit
+dans la dynamique, l'étude des solides et celle des fluides. Quelque
+essentielle que soit cette division, je ne la place qu'en seconde ligne,
+et subordonnée à la précédente, suivant la méthode établie par Lagrange,
+car c'est, ce me semble, s'exagérer son influence que de la constituer
+division principale, comme on le fait encore dans les traités ordinaires
+de mécanique. Les principes essentiels de statique ou de dynamique sont,
+en effet, nécessairement les mêmes pour les fluides que pour les
+solides; seulement les fluides exigent d'ajouter aux conditions
+caractéristiques du système une considération de plus, celle relative à
+la variabilité de forme, qui définit généralement leur constitution
+mécanique propre. Mais, tout en plaçant cette distinction au rang
+convenable, il est facile de concevoir _à priori_ son extrême
+importance, et de sentir, en général, combien elle doit augmenter la
+difficulté fondamentale des questions, soit dans la statique, soit
+surtout dans la dynamique. Car cette parfaite indépendance réciproque
+des molécules, qui caractérise les fluides, oblige de considérer
+séparément chaque molécule, et, par conséquent, d'envisager toujours,
+même dans le cas le plus simple, un système composé d'une infinité de
+forces distinctes. Il en résulte, pour la statique, l'introduction d'un
+nouvel ordre de recherches, relativement à la figure du système dans
+l'état d'équilibre, question très-difficile par sa nature, et dont la
+solution générale est encore peu avancée, même pour le seul cas de la
+pesanteur universelle. Mais la difficulté est encore plus sensible dans
+la dynamique. En effet, l'obligation où l'on se trouve alors strictement
+de considérer à part le mouvement propre de chaque molécule, pour faire
+une étude vraiment complète du phénomène, introduit dans la question,
+envisagée sous le point de vue analytique, une complication jusqu'à
+présent inextricable en général, et qu'on n'est encore parvenu à
+surmonter, même dans le cas très-simple d'un fluide uniquement mû par sa
+pesanteur terrestre, qu'à l'aide d'hypothèses fort précaires, comme
+celle de Daniel Bernouilli sur le parallélisme des tranches, qui
+altèrent d'une manière notable la réalité des phénomènes. On conçoit
+donc, en thèse générale, la plus grande difficulté nécessaire de
+l'hydrostatique, et surtout de l'hydrodynamique, par rapport à la
+statique et à la dynamique proprement dites, qui sont en effet bien plus
+avancées.
+
+Il faut ajouter à ce qui précède, pour se faire une juste idée générale
+de cette différence fondamentale, que la définition caractéristique par
+laquelle les géomètres distinguent les solides et les fluides en
+mécanique rationnelle, n'est véritablement, à l'égard des uns comme à
+l'égard des autres, qu'une représentation exagérée, et, par conséquent,
+strictement infidèle de la réalité. En effet, quant aux fluides
+principalement, il est clair que leurs molécules ne sont point
+réellement dans cet état rigoureux d'indépendance mutuelle où nous
+sommes obligés de les supposer en mécanique, en les assujétissant
+seulement à conserver entre elles un volume constant s'il s'agit d'un
+liquide, ou, s'il s'agit d'un gaz, un volume variable suivant une
+fonction donnée de la pression, par exemple, en raison inverse de cette
+pression, d'après la loi de Mariotte. Un grand nombre de phénomènes
+naturels sont, au contraire, essentiellement dus à l'adhérence mutuelle
+des molécules d'un fluide, liaison qui est seulement beaucoup moindre
+que dans les solides. Cette adhésion, dont on fait abstraction pour les
+fluides mathématiques, et qu'il semble, en effet, presqu'impossible de
+prendre convenablement en considération, détermine, comme on sait, des
+différences très-sensibles entre les phénomènes effectifs et ceux qui
+résultent de la théorie, soit pour la statique, soit surtout, pour la
+dynamique, par exemple relativement à l'écoulement d'un liquide pesant
+par un orifice déterminé, où l'observation s'écarte notablement de la
+théorie quant à la dépense de liquide en un temps donné.
+
+Quoique la définition mathématique des solides se trouve représenter
+beaucoup plus exactement leur état réel, on a cependant plusieurs
+occasions de reconnaître la nécessité de tenir compte en certains cas de
+la possibilité de séparation mutuelle qui existe toujours entre les
+molécules d'un solide, si les forces qui leur sont appliquées,
+acquièrent une intensité suffisante, et dont on fait complétement
+abstraction en mécanique rationnelle. C'est ce qu'on peut aisément
+constater surtout dans la théorie de la rupture des solides, qui, à
+peine ébauchée par Galilée, par Huyghens, et par Leïbnitz, se trouve
+aujourd'hui dans un état fort imparfait et même très-précaire, malgré
+les travaux de plusieurs autres géomètres, et qui néanmoins serait
+importante pour éclairer plusieurs questions de mécanique terrestre,
+principalement de mécanique industrielle. On doit pourtant remarquer, à
+ce sujet, que cette imperfection est à la fois beaucoup moins sensible
+et bien moins importante que celle ci-dessus notée, relativement à la
+mécanique des fluides. Car elle se trouve ne pouvoir nullement influer
+sur les questions de mécanique céleste, qui constituent réellement,
+comme nous avons eu plusieurs occasions de le reconnaître, la principale
+application, et probablement la seule qui puisse être jamais vraiment
+complète, de la mécanique rationnelle.
+
+Enfin nous devons encore signaler, en thèse générale, dans la mécanique
+actuelle, une lacune, secondaire il est vrai, mais qui n'est pas sans
+importance, relativement à la théorie d'une classe de corps qui sont
+dans un état intermédiaire entre la solidité et la fluidité rigoureuses,
+et qu'on pourrait appeler semi-fluides, ou semi-solides: tels sont par
+exemple, d'une part, les sables, et, d'une autre part, les fluides à
+l'état gélatineux. Il a été présenté quelques considérations
+rationnelles au sujet de ces corps, sous le nom _fluides imparfaits_,
+surtout relativement à leurs surfaces d'équilibre. Mais leur théorie
+propre n'a jamais été réellement établie d'une manière générale et
+directe.
+
+Tels sont les principaux aperçus généraux que j'ai cru devoir indiquer
+sommairement pour faire apprécier le caractère philosophique qui
+distingue la mécanique rationnelle, envisagée dans son ensemble. Il
+s'agit maintenant, en considérant sous le même point de vue
+philosophique la composition effective de la science, d'apprécier
+comment, par les importans travaux successifs des plus grands
+géomètres, cette seconde section générale si étendue, si essentielle, et
+si difficile de la mathématique concrète, a pu être élevée à cet éminent
+degré de perfection théorique qu'elle a atteint de nos jours dans
+l'admirable traité de Lagrange, et qui nous présente toutes les
+questions abstraites qu'elle est susceptible d'offrir, ramenées, d'après
+un principe unique, à ne plus dépendre que de recherches purement
+analytiques, comme nous l'avons déjà reconnu pour les problèmes
+géométriques. Ce sera l'objet des trois leçons suivantes; la première
+consacrée à la _statique_, la seconde à la dynamique, et la troisième, à
+l'examen des théorèmes généraux de la mécanique rationnelle.
+
+
+
+
+SEIZIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. Vue générale de la statique.
+
+
+L'ensemble de la mécanique rationnelle peut être traité d'après deux
+méthodes générales essentiellement distinctes et inégalement parfaites,
+suivant que la statique est conçue d'une manière directe, ou qu'elle est
+considérée comme un cas particulier de la dynamique. Par la première
+méthode, on s'occupe immédiatement de découvrir un principe d'équilibre
+suffisamment général, qu'on applique ensuite à la détermination des
+conditions d'équilibre de tous les systèmes de forces possibles. Par la
+seconde, au contraire, on cherche d'abord quel serait le mouvement
+résultant de l'action simultanée des diverses forces quelconques
+proposées, et on en déduit les relations qui doivent exister entre ces
+forces pour que ce mouvement soit nul.
+
+La statique étant nécessairement d'une nature plus simple que la
+dynamique, la première méthode a pu seule être employée à l'origine de
+la mécanique rationnelle. C'est, en effet, la seule qui fût connue des
+anciens, entièrement étrangers à toute idée de dynamique, même la plus
+élémentaire. Archimède, vrai fondateur de la statique, et auquel sont
+dues toutes les notions essentielles que l'antiquité possédait à cet
+égard, commence à établir la condition d'équilibre de deux poids
+suspendus aux deux extrémités d'un levier droit, c'est-à-dire la
+nécessité que ces poids soient en raison inverse de leurs distances au
+point d'appui du levier; et il s'efforce ensuite de ramener autant que
+possible à ce principe unique la recherche des relations d'équilibre
+propres à d'autres systèmes de forces. Pareillement, quant à la statique
+des fluides, il pose d'abord son célèbre principe, consistant en ce que
+tout corps plongé dans un fluide perd une partie de son poids égale au
+poids du fluide déplacé; et ensuite il en déduit, dans un grand nombre
+de cas, la théorie de la stabilité des corps flottans. Mais le principe
+du levier n'avait point par lui-même une assez grande généralité pour
+qu'il fût possible de l'appliquer réellement à la détermination des
+conditions d'équilibre de tous les systèmes de forces. Par quelques
+ingénieux artifices qu'on ait successivement essayé d'en étendre
+l'usage, on n'a pu effectivement y ramener que les systèmes composés de
+forces parallèles. Quant aux forces dont les directions concourent, on a
+d'abord essayé de suivre une marche analogue, en imaginant de nouveaux
+principes directs d'équilibre spécialement propres à ce cas plus
+général, et parmi lesquels il faut surtout remarquer l'heureuse idée de
+Stévin, relative à l'équilibre du système de deux poids posés sur deux
+plans inclinés adossés. Cette nouvelle idée-mère eût peut-être suffi
+strictement pour combler la lacune que laissait dans la statique le
+principe d'Archimède, puisque Stévin était parvenu à en déduire les
+rapports d'équilibre entre trois forces appliquées en un même point,
+dans le cas du moins où deux de ces forces sont à angles droits; et il
+avait même remarqué que les trois forces sont alors entre elles comme
+les trois côtés d'un triangle dont les angles seraient égaux à ceux
+formés par ces trois forces. Mais, la dynamique ayant été fondée dans le
+même temps par Galilée, les géomètres cessèrent de suivre l'ancienne
+marche statique directe, préférant procéder à la recherche des
+conditions d'équilibre d'après les lois dès lors connues de la
+composition des forces. C'est par cette dernière méthode que Varignon
+découvrit la véritable théorie générale de l'équilibre d'un système de
+forces appliquées en un même point, et que plus tard d'Alembert établit
+enfin, pour la première fois, les équations d'équilibre d'un système
+quelconque de forces appliquées aux différens points d'un corps solide
+de forme invariable. Cette méthode est encore aujourd'hui la plus
+universellement employée.
+
+Au premier abord, elle semble peu rationnelle, puisque, la dynamique
+étant plus compliquée que la statique, il ne paraît nullement convenable
+de faire dépendre celle-ci de l'autre. Il serait, en effet, plus
+philosophique de ramener au contraire, s'il est possible, la dynamique à
+la statique, comme on y est parvenu depuis. Mais on doit néanmoins
+reconnaître que, pour traiter complétement la statique comme un cas
+particulier de la dynamique, il suffit d'avoir formé seulement la partie
+la plus élémentaire de celle-ci, la théorie des mouvemens uniformes,
+sans avoir aucun besoin de la théorie des mouvemens variés. Il importe
+d'expliquer avec précision cette distinction fondamentale.
+
+A cet effet, observons d'abord qu'il existe, en général, deux sortes de
+forces: 1º les forces que j'appelle _instantanées_, comme les
+impulsions, qui n'agissent sur un corps qu'à l'origine du mouvement, en
+l'abandonnant à lui-même aussitôt qu'il est en marche; 2º les forces
+qu'on appelle assez improprement _accélératrices_, et que je préfère
+nommer _continues_, comme les attractions, qui agissent sans cesse sur
+le mobile pendant toute la durée du mouvement. Cette distinction
+équivaut évidemment à celle des mouvemens _uniformes_ et des mouvemens
+_variés_; car il est clair, en vertu de la première des trois lois
+fondamentales du mouvement exposées dans la leçon précédente, que toute
+force instantanée doit nécessairement produire un mouvement uniforme,
+tandis que toute force continue doit, au contraire, par sa nature,
+imprimer au mobile un mouvement indéfiniment varié. Cela posé, on
+conçoit fort aisément, _à priori_, comme je l'ai déjà indiqué plusieurs
+fois, que la partie de la dynamique relative aux forces instantanées ou
+aux mouvemens uniformes doit être, sans aucune comparaison, infiniment
+plus simple que celle qui concerne les forces continues ou les mouvemens
+variés, et dans laquelle consiste essentiellement toute la difficulté de
+la dynamique. La première partie présente une telle facilité, qu'elle
+peut être traitée dans son ensemble comme une conséquence immédiate des
+trois lois fondamentales du mouvement, ainsi que je l'ai expressément
+remarqué à la fin de la leçon précédente. Or il est maintenant aisé de
+concevoir, en thèse générale, que c'est seulement de cette première
+partie de la dynamique qu'on a besoin pour constituer la statique comme
+un cas particulier de la dynamique.
+
+En effet, le phénomène d'équilibre, dont il s'agit alors de découvrir
+les lois, est évidemment, par sa nature, un phénomène instantané, qui
+doit être étudié sans aucun égard au temps. La considération du temps ne
+s'introduit que dans les recherches relatives à ce qu'on appelle la
+_stabilité_ de l'équilibre; mais ces recherches ne font plus, à
+proprement parler, partie de la statique, et rentrent essentiellement
+dans la dynamique. En un mot, suivant l'aphorisme ordinaire déjà cité,
+on fait toujours, en statique, abstraction du temps. Il en résulte qu'on
+y peut regarder comme instantanées toutes les forces que l'on considère,
+sans que les théories cessent pour cela d'avoir toute la généralité
+nécessaire. Car, à chaque époque de son action, une force continue peut
+toujours évidemment être remplacée par une force instantanée
+mécaniquement équivalente, c'est-à-dire susceptible d'imprimer au mobile
+une vitesse égale à celle que lui donne effectivement en cet instant la
+force proposée. A la vérité, il faudra, dans le moment infiniment petit
+suivant, substituer à cette force instantanée une nouvelle force de même
+nature, pour représenter le changement effectif de la vitesse, de telle
+sorte que, en dynamique, où l'on doit considérer l'état du mobile dans
+les divers instans successifs, on retrouvera nécessairement par la
+variation de ces forces instantanées la difficulté fondamentale
+inhérente à la nature des forces continues, et qui n'aura fait que
+changer de forme. Mais, en statique, où il ne s'agit d'envisager les
+forces que dans un instant unique, on n'aura point à tenir compte de ces
+variations, et les lois générales de l'équilibre, ainsi établies en
+considérant toutes les forces comme instantanées, n'en seront pas moins
+applicables à des forces continues, pourvu qu'on ait soin, dans cette
+application, de substituer à chaque force continue la force instantanée
+qui lui correspond en ce moment.
+
+On conçoit donc nettement par là comment la statique abstraite peut être
+traitée avec facilité comme une simple application de la partie la plus
+élémentaire de la dynamique, celle qui se rapporte aux mouvemens
+uniformes. La manière la plus convenable d'effectuer cette application
+consiste à remarquer que, lorsque des forces quelconques sont en
+équilibre, chacune d'entre elles, considérée isolément, peut être
+regardée comme détruisant l'effet de l'ensemble de toutes les autres.
+Ainsi la recherche des conditions de l'équilibre se réduit, en général,
+à exprimer que l'une quelconque des forces du système, est égale et
+directement opposée à la _résultante_ de toutes les autres. La
+difficulté ne consiste donc, dans cette méthode, qu'à déterminer cette
+résultante, c'est-à-dire à _composer_ entre elles les forces proposées.
+Cette composition s'effectue immédiatement pour le cas de deux forces
+d'après la troisième loi fondamentale du mouvement, et l'on en déduit
+ensuite la composition d'un nombre quelconque de forces. La question
+élémentaire présente, comme on sait, deux cas essentiellement distincts,
+suivant que les deux forces à composer agissent dans des directions
+convergentes ou dans des directions parallèles. Chacun de ces deux cas
+peut être traité comme dérivant de l'autre, d'où résulte parmi les
+géomètres une certaine divergence dans la manière d'établir les lois
+élémentaires de la composition des forces, suivant le cas que l'on
+choisit pour point de départ. Mais, sans contester la possibilité
+rigoureuse de procéder autrement, il me semble plus rationnel, plus
+philosophique et plus strictement conforme à l'esprit de cette manière
+de traiter la statique, de commencer par la composition des forces qui
+concourent, d'où l'on déduit naturellement celle des forces parallèles
+comme cas particulier, tandis que la déduction inverse ne peut se faire
+qu'à l'aide de considérations indirectes, qui, quelque ingénieuses
+qu'elles puissent être, présentent nécessairement quelque chose de
+forcé.
+
+Après avoir établi les lois élémentaires de la composition des forces,
+les géomètres, avant de les appliquer à la recherche des conditions de
+l'équilibre, leur font éprouver ordinairement une importante
+transformation, qui, sans être complétement indispensable, présente
+néanmoins, sous le rapport analytique, la plus haute utilité, par
+l'extrême simplification qu'elle introduit dans l'expression algébrique
+des conditions d'équilibre. Cette transformation consiste dans ce qu'on
+appelle la théorie des _momens_, dont la propriété essentielle est de
+réduire analytiquement toutes les lois de la composition des forces à de
+simples additions et soustractions. La dénomination de _momens_,
+entièrement détournée aujourd'hui de sa signification première, ne
+désigne plus maintenant que la considération abstraite du produit d'une
+force par une distance. Il faut distinguer, comme on sait, deux sortes
+de _momens_, les momens par rapport à un point, qui indiquent le produit
+d'une force par la perpendiculaire abaissée de ce point sur sa
+direction, et les momens par rapport à un plan, qui désignent le produit
+de la force par la distance de son point d'application à ce plan. Les
+premiers ne dépendent évidemment que de la direction de la force, et
+nullement de son point d'application; ils sont spécialement appropriés
+par leur nature à la théorie des forces non parallèles: les seconds au
+contraire, ne dépendent que du point d'application de la force, et
+nullement de sa direction; ils sont donc essentiellement destinés à la
+théorie des forces parallèles. Nous aurons occasion d'indiquer plus bas
+par quelle heureuse idée fondamentale M. Poinsot est parvenu à attribuer
+généralement, et de la manière la plus naturelle, une signification
+concrète directe à l'un et à l'autre genre de momens, qui n'avaient
+réellement avant lui qu'une valeur abstraite.
+
+La notion des momens une fois établie, leur théorie élémentaire consiste
+essentiellement dans ces deux propriétés générales très-remarquables,
+qu'on déduit aisément de la composition des forces: 1º si l'on considère
+un système de forces toutes situées dans un même plan, et disposées
+d'ailleurs d'une manière quelconque, le moment de leur résultante, par
+rapport à un point quelconque de ce plan, est égal à la somme algébrique
+des momens de toutes les composantes par rapport à ce même point, en
+attribuant à ces divers momens le signe convenable, d'après le sens
+suivant lequel chaque force tendrait à faire tourner son bras de levier
+autour de l'origine des momens supposée fixe; 2º en considérant un
+système de forces parallèles disposées d'une manière quelconque dans
+l'espace, le moment de leur résultante par rapport à un plan quelconque
+est égal à la somme algébrique des momens de toutes les composantes par
+rapport à ce même plan, le signe de chaque moment étant alors
+naturellement déterminé, conformément aux règles ordinaires, d'après le
+signe propre à chacun des facteurs dont il se compose. Le premier de ces
+deux théorèmes fondamentaux a été découvert par un géomètre auquel la
+mécanique rationnelle doit beaucoup, et dont la mémoire a été dignement
+relevée par Lagrange d'un injuste oubli, Varignon. La manière dont
+Varignon établit ce théorème dans le cas de deux composantes, d'où
+résulte immédiatement le cas général, est même spécialement remarquable.
+En effet, regardant le moment de chaque force par rapport à un point
+comme évidemment proportionnel à l'aire du triangle qui aurait ce point
+pour sommet et pour base la droite qui représente la force, Varignon,
+d'après la loi du parallélogramme des forces, présente d'abord le
+théorème des momens sous une forme géométrique très-simple, en
+démontrant que si, dans le plan d'un parallélogramme, on prend un point
+quelconque, et que l'on considère les trois triangles ayant ce point
+pour sommet commun, et pour bases les deux côtés contigus du
+parallélogramme et la diagonale correspondante, le triangle construit
+sur la diagonale sera constamment équivalent à la somme où à la
+différence des triangles construits sur les deux côtés; ce qui est en
+soi, comme l'observe avec raison Lagrange, un beau théorème de
+géométrie, indépendamment de son utilité en mécanique.
+
+A l'aide de cette théorie des momens, on parvient à exprimer aisément
+les relations analytiques qui doivent exister entre les forces dans
+l'état d'équilibre, en considérant d'abord, pour plus de facilité, les
+deux cas particuliers d'un système de forces toutes situées d'une
+manière quelconque dans un même plan, et d'un système quelconque de
+forces parallèles. Chacun de ces deux systèmes exige, en général, trois
+équations d'équilibre, qui consistent: 1º pour le premier, en ce que la
+somme algébrique des produits de chaque force, soit par le cosinus, soit
+par le sinus de l'angle qu'elle fait avec une droite fixe prise
+arbitrairement dans le plan soit séparément nulle, ainsi que la somme
+algébrique des momens de toutes les forces par rapport à un point
+quelconque de ce plan; 2º pour le second, en ce que la somme algébrique
+de toutes les forces proposées soit nulle, ainsi que la somme algébrique
+de leurs momens pris séparément par rapport à deux plans différens
+parallèles à la direction commune de ces forces. Après avoir traité ces
+deux cas préliminaires, il est facile d'en déduire celui d'un système de
+forces tout-à-fait quelconque. Il suffit, pour cela, de concevoir chaque
+force du système décomposée en deux, l'une située dans un plan fixe
+quelconque, l'autre perpendiculaire à ce plan. Le système proposé se
+trouvera dès lors remplacé par l'ensemble de deux systèmes secondaires
+plus simples, l'un composé de forces dirigées toutes dans un même plan,
+l'autre de forces toutes perpendiculaires à ce plan et conséquemment
+parallèles entre elles. Comme ces deux systèmes partiels ne sauraient
+évidemment se faire équilibre l'un à l'autre, il faudra donc, pour que
+l'équilibre puisse avoir lieu dans le système général primitif, qu'il
+existe dans chacun d'eux en particulier, ce qui ramène la question aux
+deux questions préliminaires déjà traitées. Telle est du moins la
+manière la plus simple de concevoir, en traitant la statique par la
+méthode dynamique, la recherche générale des conditions analytiques de
+l'équilibre pour un système quelconque de forces; quoiqu'il fût
+d'ailleurs possible évidemment, en compliquant la solution, de résoudre
+directement le problème dans son entière généralité, de façon à y faire
+rentrer au contraire, comme une simple application, les deux cas
+préliminaires. Quelque marche qu'on juge à propos d'adopter, on trouve
+pour l'équilibre d'un système quelconque de forces, les six équations
+suivantes: /[SPcos/alpha = 0,/;SPcos/beta = 0,/;SPcos/gamma = 0,/]
+/[SP(ycos/alpha-xcos/beta) = 0,/;SP(zcos/alpha-xcos/gamma) = 0,/]
+/[SP(ycos/gamma-zcos/beta) = 0;/] en désignant par P l'intensité de
+l'une quelconque des forces du système, par /alpha, /beta, /gamma, les
+angles que forme sa direction avec trois axes fixes rectangulaires
+choisis arbitrairement, et par x, y, z, les coordonnées de son point
+d'application relativement à ces trois axes. J'emploie ici la
+caractéristique S pour désigner la somme des produits semblables,
+propres à toutes les forces du système P, P', P'', etc.
+
+Telle est, en substance, la manière de procéder à la détermination des
+conditions générales de l'équilibre, en concevant la statique comme un
+cas particulier de la dynamique élémentaire. Mais, quelque simple que
+soit en effet cette méthode, il serait évidemment plus rationnel et plus
+satisfaisant de revenir, s'il est possible, à la méthode des anciens, en
+dégageant la statique de toute considération dynamique, pour procéder
+directement à la recherche des lois de l'équilibre envisagé en lui-même,
+à l'aide d'un principe d'équilibre suffisamment général, établi
+immédiatement. C'est effectivement ce que les géomètres ont tenté, quand
+une fois les équations générales de l'équilibre ont été découvertes par
+la méthode dynamique. Mais ils ont surtout été déterminés à établir une
+méthode statique directe, par un motif philosophique d'un ordre plus
+élevé et en même temps plus pressant que le besoin de présenter la
+statique sous un point de vue logique plus parfait. C'est maintenant ce
+qu'il nous importe éminemment d'expliquer, puisque telle est la marche
+qui a conduit Lagrange à imprimer à l'ensemble de la mécanique
+rationnelle cette haute perfection philosophique qui la caractérise
+désormais.
+
+Ce motif fondamental résulte de la nécessité où l'ont se trouve pour
+traiter, en général, les questions les plus difficiles et les plus
+importantes de la dynamique, de les faire rentrer dans de simples
+questions de statique. Nous examinerons spécialement, dans la leçon
+suivante, le célèbre principe général de dynamique découvert par
+d'Alembert, et à l'aide duquel toute recherche relative au mouvement
+d'un corps ou d'un système quelconque, peut être convertie immédiatement
+en un problème d'équilibre. Ce principe, qui, sous le point de vue
+philosophique, n'est vraiment, comme je l'ai déjà indiqué dans la leçon
+précédente, que la plus grande généralisation possible de la seconde
+loi fondamentale du mouvement, sont depuis près d'un siècle de base
+permanente à la solution de tous les grands problèmes de dynamique, et
+doit évidemment désormais recevoir de plus en plus une telle
+destination, vu l'admirable simplification qu'il apporte dans les
+recherches les plus difficiles. Or il est clair qu'une semblable manière
+de procéder oblige nécessairement à traiter à son tour la statique par
+une méthode directe, sans la déduire de la dynamique, qui ainsi est, au
+contraire, entièrement fondée sur elle. Ce n'est pas qu'il y ait, à
+proprement parler, aucun véritable cercle vicieux à persister encore
+dans la marche ordinaire exposée ci-dessus, puisque la partie
+élémentaire de la dynamique, sur laquelle seule on a fait reposer la
+statique, se trouve, en réalité, être complétement distincte de celle
+qu'on ne peut traiter qu'en la réduisant à la statique. Mais il n'en est
+pas moins évident que l'ensemble de la mécanique rationnelle ne présente
+alors, en procédant ainsi, qu'un caractère philosophique peu
+satisfaisant, à cause de l'alternative fréquente entre le point de vue
+statique et le point de vue dynamique. En un mot, la science, mal
+coordonnée, se trouve, par là, manquer essentiellement d'unité.
+
+L'adoption définitive et l'usage universel du principe de d'Alembert
+rendaient donc indispensable aux progrès futurs de l'esprit humain une
+refonte radicale du système entier de la mécanique rationnelle, où, la
+statique étant traitée directement d'après une loi primitive d'équilibre
+suffisamment générale, et la dynamique rappelée à la statique,
+l'ensemble de la science pût acquérir un caractère d'unité désormais
+irrévocable. Telle est la révolution éminemment philosophique exécutée
+par Lagrange dans son admirable traité de _mécanique analytique_, dont
+la conception fondamentale servira toujours de base à tous les travaux
+ultérieurs des géomètres sur les lois de l'équilibre et du mouvement,
+comme nous avons vu la grande idée mère de Descartes devoir diriger
+indéfiniment toutes les spéculations géométriques.
+
+En examinant les recherches des géomètres antérieurs sur les propriétés
+de l'équilibre, pour y puiser un principe direct de statique qui pût
+offrir toute la généralité nécessaire, Lagrange s'est arrêté à choisir
+le _principe des vitesses virtuelles_, devenu désormais si célèbre par
+l'usage immense et capital qu'il en a fait. Ce principe, découvert
+primitivement par Galilée dans le cas de deux forces, comme une
+propriété générale que manifestait l'équilibre de toutes les machines,
+avait été, plus tard, étendu par Jean Bernouilli à un nombre quelconque
+de forces, constituant un système quelconque; et Varignon avait ensuite
+remarqué expressément l'emploi universel qu'il était possible d'en faire
+en statique. La combinaison de ce principe avec celui de d'Alembert a
+conduit Lagrange à concevoir et à traiter la mécanique rationnelle tout
+entière comme déduite d'un seul théorème fondamental, et à lui donner
+ainsi le plus haut degré du perfection qu'une science puisse acquérir
+sous le rapport philosophique, une rigoureuse unité.
+
+Pour concevoir nettement avec plus de facilité le principe général des
+vitesses virtuelles, il est encore utile de le considérer d'abord dans
+le simple cas de deux forces, comme l'avait fait Galilée. Il consiste
+alors en ce que, deux forces se faisant équilibre à l'aide d'une machine
+quelconque, elles sont entre elles en raison inverse des espaces que
+parcouraient dans le sens de leurs directions leurs points
+d'application, si on supposait que le système vînt à prendre un
+mouvement infiniment petit: ces espaces portent le nom de _vitesses
+virtuelles_, afin de les distinguer des vitesses réelles qui auraient
+effectivement lieu si l'équilibre n'existait pas. Dans cet état
+primitif, ce principe, qu'on peut très-aisément vérifier relativement à
+toutes les machines connues, présente déjà une grande utilité pratique,
+vu l'extrême facilité avec laquelle il permet d'obtenir effectivement
+la condition mathématique d'équilibre d'une machine quelconque, dont la
+constitution serait même entièrement inconnue. En appelant _moment
+virtuel_ ou simplement _moment_, suivant l'acception primitive de ce
+terme parmi les géomètres, le produit de chaque force par sa _vitesse
+virtuelle_, produit qui, en effet, mesure alors l'effort de la force
+pour mouvoir la machine, on peut simplifier beaucoup l'énonce du
+principe en se bornant à dire que, dans ce cas, les momens des deux
+forces doivent être égaux et de signe contraire pour qu'il y ait
+équilibre; le signe positif ou négatif de chaque _moment_ est déterminé
+d'après celui de la vitesse virtuelle, qu'on estimera, conformément à
+l'esprit ordinaire de la théorie mathématique des signes, positive ou
+négative selon que, par le mouvement fictif que l'on imagine, la
+projection du point d'application se trouverait tomber sur la direction
+même de la force ou sur son prolongement. Cette expression abrégée du
+principe des vitesses virtuelles est surtout utile pour énoncer ce
+principe d'une manière générale, relativement à un système de forces
+tout-à-fait quelconque. Il consiste alors en ce que la somme algébrique
+des momens virtuels de toutes les forces, estimés suivant la règle
+précédente, doit être nulle pour qu'il y ait équilibre; et cette
+condition doit avoir lieu distinctement par rapport à tous les
+mouvemens élémentaires que le système pourrait prendre en vertu des
+forces dont il est animé. En appelant P, P', P'', etc., les forces
+proposées, et, suivant la notation ordinaire de Lagrange, /delta/rho,
+/delta/rho', /delta/rho'', etc., les vitesses virtuelles
+correspondantes, ce principe se trouve immédiatement exprimé par
+l'équation /[P/delta/rho + P'/delta/rho' + P''/delta/rho'' + /mbox{/rm
+etc.} = 0,/] ou, plus brièvement, /[/int P/delta/rho = 0,/] dans
+laquelle, par les travaux de Lagrange, la mécanique rationnelle tout
+entière peut être regardée comme implicitement renfermée. Quant à la
+statique, la difficulté fondamentale de développer convenablement cette
+équation générale se réduira essentiellement, lorsque toutes les forces
+dont il faut tenir compte seront bien connues, à une difficulté purement
+analytique, qui consistera à rapporter, dans chaque cas, d'après les
+conditions de liaison caractéristiques du système considéré, toutes les
+variations infiniment petites /delta p, /delta p', etc., au plus petit
+nombre possible de variations réellement indépendantes, afin d'annuler
+séparément les divers groupes de termes relatifs à chacune de ces
+dernières variations, ce qui fournit, pour l'équilibre, autant
+d'équations distinctes qu'il pourrait exister de mouvemens élémentaires
+vraiment différens par la nature du système proposé. En supposant que
+les forces soient entièrement quelconques, et qu'elles soient appliquées
+aux divers points d'un corps solide, qui ne soit d'ailleurs assujetti à
+aucune condition particulière, on parvient aussi immédiatement et de la
+manière la plus simple aux six équations générales de l'équilibre
+rapportées ci-dessus d'après la méthode dynamique. Si le solide, au lieu
+d'être complétement libre, doit être plus ou moins gêné, il suffit
+d'introduire au nombre des forces du système les résistances qui en
+résultent après les avoir convenablement définies, ce qui ne fera
+qu'ajouter quelques nouveaux termes à l'équation fondamentale. Il en est
+de même quand la forme du solide n'est point supposée rigoureusement
+invariable, et qu'on vient, par exemple, à considérer son élasticité. De
+semblables modifications n'ont d'autre effet, sous le point de vue
+logique, que de compliquer plus ou moins l'équation des vitesses
+virtuelles, qui ne cesse point pour cela de conserver nécessairement son
+entière généralité, quoique ces conditions secondaires puissent
+quelquefois rendre presqu'inextricables les difficultés purement
+analytiques que présente la solution effective de la question proposée.
+
+Tant que le théorème des vitesses virtuelles n'avait été conçu que comme
+une propriété générale de l'équilibre, on avait pu se borner à le
+vérifier par sa conformité constante avec les lois ordinaires de
+l'équilibre déjà obtenues autrement, et dont il présentait ainsi un
+résumé très-utile par sa simplicité et son uniformité. Mais, pour faire
+de ce théorème fondamental la base effective de toute la mécanique
+rationnelle, en un mot, pour la convertir en un véritable principe, il
+était indispensable de l'établir directement sans le déduire d'aucun
+autre, ou du moins en ne supposant que des propositions préliminaires
+susceptibles par leur extrême simplicité d'être présentées comme
+immédiates. C'est ce qu'a si heureusement exécuté Lagrange par son
+ingénieuse démonstration fondée sur le principe des mouffles et dans
+laquelle il parvient à prouver généralement le théorème des vitesses
+virtuelles avec une extrême facilité, en imaginant un poids unique, qui,
+à l'aide de mouffles convenablement construites, se trouve remplacer
+simultanément toutes les forces du système. On a successivement proposé
+depuis quelques autres démonstrations directes et générales du principe
+des vitesses virtuelles, mais qui, beaucoup plus compliquées que celle
+de Lagrange, ne lui sont, en réalité, nullement supérieures quant à la
+rigueur logique. Pour nous, sous le point de vue philosophique, nous
+devons regarder ce théorème général comme une conséquence nécessaire des
+lois fondamentales du mouvement, d'où elle peut être déduite de diverses
+manières, et qui devient ensuite le point de départ effectif de la
+mécanique rationnelle tout entière.
+
+L'emploi d'un tel principe ramenant l'ensemble de la science à une
+parfaite unité, il devient évidemment fort peu intéressant désormais de
+connaître d'autres principes plus généraux encore, en supposant qu'on
+puisse en obtenir. On peut donc regarder comme essentiellement oiseuses
+par leur nature les tentatives qui pourraient être projetées pour
+substituer quelque nouveau principe à celui des vitesses virtuelles. Un
+tel travail ne saurait plus perfectionner nullement le caractère
+philosophique fondamental de la mécanique rationnelle, qui, dans le
+traité de Lagrange, est aussi fortement coordonnée qu'elle puisse jamais
+l'être. On n'y pourrait réellement avoir en vue d'autre utilité
+effective que de simplifier considérablement les recherches analytiques
+auxquelles la science est maintenant réduite, ce qui doit paraître
+presque impossible quand on envisage avec quelle admirable facilité le
+principe des vitesses virtuelles a été adapté par Lagrange à
+l'application uniforme de l'analyse mathématique.
+
+Telle est donc la manière incomparablement la plus parfaite de concevoir
+et de traiter la statique, et par suite l'ensemble de la mécanique
+rationnelle. Dans un ouvrage tel que celui-ci surtout, nous ne pouvions
+hésiter un seul moment à accorder à cette méthode une préférence
+éclatante sur tout autre, puisque son principal avantage caractéristique
+est de perfectionner au plus haut degré la philosophie de cette science.
+Cette considération doit avoir à nos yeux bien plus d'importance que
+nous ne pouvons en attribuer en sens inverse aux difficultés propres
+qu'elle présente encore fréquemment dans les applications, et qui
+consistent essentiellement dans l'extrême contention intellectuelle
+qu'elle exige souvent, ce qui peut être regardé comme étant jusqu'à un
+certain point inhérent à toute méthode très-générale où les questions
+quelconques sont constamment ramenées à un principe unique. Néanmoins
+ces difficultés sont assez grandes jusqu'ici pour qu'on ne puisse point
+encore regarder la méthode de Lagrange comme vraiment élémentaire, de
+manière à pouvoir dispenser entièrement d'en considérer aucune autre
+dans un enseignement dogmatique. C'est ce qui m'a déterminé à
+caractériser d'abord avec quelques développemens la méthode dynamique
+proprement dite, la seule encore généralement usitée. Mais ces
+considérations ne peuvent être évidemment que provisoires; les
+principaux embarras qu'occasione l'emploi de la conception de Lagrange
+n'ayant réellement d'autre cause essentielle que sa nouveauté. Une telle
+méthode n'est point indéfiniment destinée sans doute à l'usage exclusif
+d'un très-petit nombre de géomètres, qui en ont seuls encore une
+connaissance assez familière pour utiliser convenablement les admirables
+propriétés qui la caractérisent: elle doit certainement devenir plus
+tard aussi populaire dans le monde mathématique que la grande conception
+géométrique de Descartes, et ce progrès général serait vraisemblablement
+déjà presqu'effectué si les notions fondamentales de l'analyse
+transcendante étaient plus universellement répandues.
+
+Je ne croirais pas avoir convenablement caractérisé toutes les notions
+philosophiques essentielles relatives à la statique rationnelle, si je
+ne faisais maintenant une mention distincte d'une nouvelle conception
+fort importante, introduite dans la science par M. Poinsot, et que je
+regarde comme le plus grand perfectionnement qu'ait éprouvé, sous le
+point de vue philosophique, le système général de la mécanique, depuis
+la régénération opérée par Lagrange, quoiqu'elle ne soit pas exactement
+dans la même direction. Il s'agit, comme on voit, de l'ingénieuse et
+lumineuse théorie des couples, que M. Poinsot a si heureusement créée
+pour perfectionner directement dans ses conceptions fondamentales la
+mécanique rationnelle, et dont la portée ne me paraît point avoir été
+encore suffisamment appréciée par la plupart des géomètres. On sait que
+ces _couples_, ou systèmes de forces parallèles égales et contraires,
+avaient à peine été remarqués avant M. Poinsot comme une sorte de
+paradoxe en statique, et qu'il s'est emparé de cette notion isolée pour
+en faire immédiatement le sujet d'une théorie fort étendue et
+entièrement originale relative à la transformation, à la composition et
+à l'usage de ces groupes singuliers, qu'il a montrés doués de propriétés
+si remarquables par leur généralité et leur simplicité. Ces propriétés
+fondamentales consistent essentiellement: 1º sous le rapport de la
+direction, en ce que l'effet d'un couple dépend seulement de la
+direction de son plan ou de son axe, et nullement de la position de ce
+plan, ni de celle du couple dans le plan; 2º quant à l'intensité, en ce
+que l'effet d'un couple ne dépend proprement ni de la valeur de chacune
+des forces égales qui le composent, ni du bras de levier sur lequel
+elles agissent, mais uniquement du produit de cette force par cette
+distance, auquel M. Poinsot a donné avec raison le nom de moment du
+couple.
+
+En adoptant la méthode dynamique proprement dite pour procéder à la
+recherche des conditions générales de l'équilibre, M. Poinsot l'a
+présentée sous un point de vue complétement neuf à l'aide de sa
+conception des couples, qui l'a considérablement simplifiée et
+éclaircie. Pour caractériser ici sommairement cette variété de la
+méthode dynamique, il suffira de concevoir que, en ajoutant en un point
+quelconque du système deux forces égales à chacune de celles que l'on
+considère et qui agissent, en sens contraire l'une de l'autre, suivant
+une droite parallèle à sa direction, on pourra ainsi, sans jamais
+altérer évidemment l'état du système proposé, le regarder comme
+remplacé: 1º par un système de forces égales aux forces primitives
+transportées toutes parallèlement à leurs directions au point unique que
+l'on aura choisi, et qui, en conséquence, seront généralement
+réductibles en une seule; 2º par un système de couples ayant pour mesure
+de leur intensité les momens des forces proposées relativement à ce même
+point, et dont les plans, passant tous en ce même point, les rendront
+aussi réductibles généralement à un couple unique. On voit, d'après
+cela, avec quelle facilité on pourra procéder ainsi à la détermination
+des relations d'équilibre, puisqu'il suffira de trouver, par les lois
+connues de la composition des forces convergentes, cette résultante
+unique, afin d'exprimer qu'elle est nulle; et ensuite, par les lois que
+M. Poinsot a établies pour la composition des couples, obtenir également
+ce couple résultant, et l'annuler aussi séparément; car il est clair
+que, la force et le couple ne pouvant se détruire mutuellement,
+l'équilibre ne saurait exister qu'en les supposant individuellement
+nuls.
+
+Il faut, sans doute, reconnaître que cette nouvelle manière de procéder
+n'est point indispensable pour appliquer la méthode dynamique à la
+détermination des conditions générales de l'équilibre. Mais, outre
+l'extrême simplification qu'elle introduit dans une telle recherche,
+nous devons surtout apprécier, quant aux progrès généraux de la science,
+la clarté inattendue qu'elle y apporte, c'est-à-dire l'aspect éminemment
+lucide sous lequel elle présente une partie essentielle de ces
+conditions d'équilibre, toutes celles qui sont relatives aux _momens_
+des forces proposées, et qui constituent la plus importante moitié des
+équations statiques. Ces _momens_, qui n'indiquaient jusqu'alors qu'une
+considération purement abstraite, artificiellement introduite dans la
+statique pour faciliter l'expression algébrique des lois de l'équilibre,
+ont pris désormais une signification concrète parfaitement distincte,
+et sont entrés aussi naturellement que les forces elles-mêmes dans les
+spéculations statiques, comme étant la mesure directe des couples
+auxquels ces forces donnent immédiatement naissance. On conçoit aisément
+_à priori_ quelle facilité cette interprétation générale et élémentaire
+doit nécessairement procurer pour la combinaison de toutes les idées
+relatives à la théorie des momens, comme on en voit déjà d'ailleurs la
+preuve effective dans l'extension et le perfectionnement de cette
+importante théorie, par les travaux de M. Poinsot lui-même.
+
+Quelles que soient, en réalité, les qualités fondamentales de la
+conception de M. Poinsot par rapport à la statique, on doit néanmoins
+reconnaître, ce me semble, que c'est surtout au perfectionnement de la
+dynamique qu'elle se trouve, par sa nature, essentiellement destinée; et
+je crois pouvoir assurer, à cet égard, que cette conception n'a point
+encore exercé jusqu'ici son influence la plus capitale. Il faut la
+regarder, en effet, comme directement propre à perfectionner sous un
+rapport très-important les élémens mêmes de la dynamique générale, en
+rendant la notion des mouvemens de rotation aussi naturelle, aussi
+familière, et presqu'aussi simple que celle des mouvemens de
+translation. Car le couple peut être envisagé comme l'élément naturel
+du mouvement de rotation, aussi bien que la force l'est du mouvement de
+translation. Ce n'est pas ici le lieu d'indiquer plus distinctement
+cette considération, qui sera convenablement reproduite dans les leçons
+suivantes. Nous devons seulement concevoir, en thèse générale, qu'un
+usage bien entendu de la théorie des couples établit la possibilité de
+rendre l'étude des mouvemens de rotation, qui constitue jusqu'ici la
+partie la plus compliquée et la plus obscure de la dynamique, aussi
+élémentaire et aussi nette que l'étude des mouvemens de translation.
+Nous aurons occasion de constater effectivement plus tard à quel degré
+de simplicité et de clarté M. Poinsot est parvenu à réduire ainsi
+diverses propositions essentielles, relatives aux mouvemens de rotation,
+et qui n'étaient établies avant lui que de la manière la plus pénible et
+la plus indirecte, principalement en ce qui concerne les propriétés des
+_aires_, dont il a même sensiblement augmenté l'étendue et régularisé
+l'application sous divers rapports importans, surtout, en dernier lieu,
+quant à la détermination de ce qu'on appelle le _plan invariable_.
+
+Pour compléter ces considérations philosophiques sur l'ensemble de la
+statique, je crois devoir ajouter ici l'indication sommaire d'une
+dernière notion générale, qu'il me paraît utile d'introduire dans la
+théorie de l'équilibre, de quelque manière qu'on ait d'ailleurs jugé
+convenable de l'établir.
+
+Quand on veut se faire une juste idée de la nature des diverses
+équations qui expriment les conditions de l'équilibre d'un système
+quelconque de forces, il est, ce me semble, insuffisant de se borner à
+constater que l'ensemble de ces équations est indispensable pour
+l'équilibre, et l'établit inévitablement. Il faut, de plus, pouvoir
+assigner nettement la signification statique distinctement propre à
+chacune de ces équations envisagée isolément, c'est-à-dire déterminer
+avec précision en quoi chacune contribue séparément à la production de
+l'équilibre, analyse à laquelle on ne s'attache point ordinairement,
+quoiqu'elle soit, sans doute, importante. Par quelque méthode qu'on
+procède à l'établissement des équations statiques, il est clair _à
+priori_ que l'équilibre ne peut résulter que de la destruction de tous
+les mouvemens élémentaires que le corps pourrait prendre en vertu des
+forces dont il est animé, si ces forces n'avaient point entr'elles les
+relations nécessaires pour se contrebalancer exactement. Ainsi chaque
+équation prise à part doit nécessairement anéantir un de ces mouvemens,
+en sorte que l'ensemble de ces équations produise l'équilibre, par
+l'impossibilité où se trouve dès-lors, le corps de se mouvoir d'aucune
+manière. Examinons maintenant sommairement le principe général d'après
+lequel une telle analyse me semble pouvoir s'opérer dans un cas
+quelconque.
+
+En considérant le mouvement sous le point de vue le plus positif, comme
+le simple transport d'un corps d'un lieu dans un autre, indépendamment
+du mode quelconque suivant lequel il peut être produit, il est évident
+que tout mouvement doit être envisagé, dans le cas le plus général,
+comme nécessairement composé à la fois de _translation_ et de
+_rotation_. Ce n'est pas, sans doute, qu'il ne puisse réellement exister
+de translation sans rotation, ou de rotation sans translation; mais on
+doit regarder l'un et l'autre cas comme étant d'exception, le cas normal
+consistant en effet dans la coexistence de ces deux sortes de mouvemens,
+qui s'accompagnent constamment à moins de conditions particulières
+très-précises, et par suite fort rares, relativement aux circonstances
+du phénomène. Cela est tellement vrai, que la seule vérification de l'un
+de ces mouvemens est habituellement regardée avec raison par les
+géomètres, qui connaissent toute la portée de cette observation
+élémentaire, comme un puissant motif, non d'affirmer, mais de présumer
+très-vraisemblablement l'existence de l'autre. Ainsi, par exemple, la
+seule connaissance du mouvement de rotation du soleil sur son axe,
+parfaitement constaté depuis Galilée, serait _à priori_ pour un
+géomètre une preuve presque certaine d'un mouvement de translation de
+cet astre accompagné de toutes ses planètes, quand même les astronomes
+n'auraient point commencé déjà à reconnaître effectivement, par des
+observations directes, la réalité de ce transport, dans un sens encore
+peu déterminé. Pareillement, c'est d'après une semblable considération
+qu'on admet communément, avec raison, outre le motif d'analogie,
+l'existence d'un mouvement de rotation dans les planètes même à l'égard
+desquelles on n'a point encore pu le constater directement, par cela
+seul qu'elles ont un mouvement de translation bien connu autour du
+soleil.
+
+Il résulte de cette première analyse que les équations qui expriment les
+conditions d'équilibre d'un corps, sollicité par des forces quelconques,
+doivent avoir pour objet, les unes de détruire tout mouvement de
+translation, les autres d'anéantir tout mouvement de rotation. Voyons
+maintenant, d'après le même point de vue, afin de compléter cet aperçu
+général, quel doit être _a priori_ le nombre des équations de chaque
+espèce.
+
+Quant à la translation, il suffit de considérer que, pour empêcher un
+corps de marcher dans un sens quelconque, il faut évidemment l'en
+empêcher selon trois axes principaux situés dans des plans différens, et
+qu'on suppose d'ordinaire perpendiculaires entr'eux. En effet, quelle
+progression serait possible, par exemple, dans un corps qui ne pourrait
+avancer ni de l'est à l'ouest ou de l'ouest à l'est, ni du nord au sud
+ou du sud au nord, ni enfin du haut en bas ou du bas en haut? Toute
+progression dans un autre sens quelconque, pouvant évidemment se
+concevoir comme composée de progressions partielles correspondantes dans
+ces trois sens principaux, serait dès lors devenue nécessairement
+impossible. D'un autre côté, il est clair qu'on ne doit pas considérer
+moins de trois mouvemens élémentaires indépendans, car le corps pourrait
+se mouvoir dans le sens d'un des axes, sans avoir aucune translation
+dans le sens d'aucun des deux autres. On conçoit ainsi que, en général,
+trois équations de condition seront nécessaires et suffisantes pour
+établir, dans un système quelconque, l'équilibre de translation; et
+chacune d'elles sera spécialement destinée à détruire un des trois
+mouvemens de translation élémentaires que le corps pourrait prendre.
+
+On peut présenter une considération exactement analogue relativement à
+la rotation: il n'y a de nouvelle difficulté que celle d'apercevoir
+distinctement une image mécanique plus compliquée. La rotation d'un
+corps dans un plan ou autour d'un axe quelconque, pouvant toujours se
+concevoir décomposée en trois rotations élémentaires dans les trois
+plans coordonnés ou autour des trois axes, il est clair que, pour
+empêcher toute rotation dans un corps, il faut aussi l'empêcher de
+tourner séparément par rapport à chacun de ces trois plans ou de ces
+trois axes. Trois équations sont donc, pareillement, nécessaires et
+suffisantes pour établir l'équilibre de rotation; et l'on aperçoit, avec
+la même facilité que dans le cas précédent, la destination mécanique
+propre à chacune d'elles.
+
+En appliquant l'analyse précédente à l'ensemble des six équations
+générales rapportées au commencement de cette leçon, pour l'équilibre
+d'un corps solide animé de forces quelconques, il est aisé de
+reconnaître que les trois premières sont relatives à l'équilibre de
+translation, et les trois autres à l'équilibre de rotation. Dans le
+premier groupe, la première équation empêche la translation suivant
+l'axe des x, la seconde suivant l'axe des y, et la troisième suivant
+l'axe des z. Dans le second groupe, la première équation empêche le
+corps de tourner suivant le plan des x, y, la seconde suivant le plan
+des x, z, et la troisième suivant le plan des y, z. On conçoit nettement
+par là comment la coexistence de toutes ces équations établit
+nécessairement l'équilibre.
+
+Cette décomposition serait encore utile pour réduire, dans chaque cas,
+les équations d'équilibre au nombre strictement nécessaire, quand on
+vient à particulariser plus ou moins le système de forces considéré, au
+lieu de le supposer entièrement quelconque. Sans entrer ici dans aucun
+détail spécial à ce sujet, il suffira de dire, conformément au point de
+vue précédent, que, la particularisation du système proposé restreignant
+plus ou moins les mouvemens possibles, soit quant à la translation, soit
+quant à la rotation, après avoir d'abord exactement déterminé dans
+chaque cas, ce qui sera toujours facile, en quoi consiste cette
+restriction, il faudra supprimer, comme superflues, les équations
+d'équilibre relatives aux translations ou aux rotations qui ne peuvent
+avoir lieu, et conserver seulement celles qui se rapportent aux
+mouvemens restés possibles. C'est ainsi que, suivant la limitation plus
+ou moins grande du système de forces particulier que l'on considère, il
+peut, au lieu de six équations nécessaires en général pour l'équilibre,
+n'en plus subsister que trois, ou deux, ou même une seule, qu'il sera
+par là facile d'obtenir dans chaque cas.
+
+On doit faire des remarques parfaitement analogues quant aux
+restrictions de mouvemens qui résulteraient, non de la constitution
+spéciale du système des forces, mais des gênes plus ou moins étroites
+auxquelles le corps pourrait être assujetti dans certains cas, et qui
+produiraient des effets semblables. Il suffirait également alors de voir
+nettement quels mouvemens sont rendus impossibles par la nature des
+conditions imposées, et de supprimer les équations d'équilibre qui s'y
+rapportent, en conservant celles relatives aux mouvemens restés libres.
+C'est ainsi, par exemple, que, dans le cas d'un système quelconque de
+forces, on trouverait que les trois dernières équations suffisent pour
+l'équilibre, si le corps est retenu par un point fixe autour duquel il
+peut tourner librement en tout sens, tout mouvement de translation étant
+alors devenu impossible; de même on verrait les équations d'équilibre
+être au nombre de deux, ou même se réduire à une seule, s'il y avait à
+la fois deux points fixes, suivant que le corps pourrait ou non glisser
+le long de l'axe qui les joint; et enfin on arriverait à reconnaître que
+l'équilibre existe nécessairement sans aucune condition, quelles que
+soient les forces du système, si le corps solide présente trois points
+fixes non en ligne droite. Enfin on pourrait encore employer le même
+ordre de considérations lorsque les points, au lieu d'être
+rigoureusement fixes, seraient seulement astreints à demeurer sur des
+courbes ou des surfaces données.
+
+L'esprit de l'analyse que je viens d'esquisser est, comme on le voit,
+entièrement indépendant de la méthode quelconque d'après laquelle auront
+été obtenues les équations de l'équilibre. Mais les diverses méthodes
+générales sont loin cependant de se prêter avec la même facilité à
+l'application de cette règle. Celle qui s'y adapte le mieux, c'est
+incontestablement la méthode statique proprement dite, fondée, comme
+nous l'avons vu, sur le principe des vitesses virtuelles. On doit
+mettre, en effet, au nombre des propriétés caractéristiques de ce
+principe, la netteté parfaite avec laquelle il analyse naturellement le
+phénomène de l'équilibre, en considérant distinctement chacun des
+mouvemens élémentaires que permettent les forces du système, et
+fournissant aussitôt une équation d'équilibre spécialement relative à ce
+mouvement. La méthode dynamique ne présente point cet avantage
+important. Il faut reconnaître toutefois que, dans la manière dont M.
+Poinsot l'a conçue, elle se trouve à cet égard considérablement
+améliorée, puisque la seule distinction des conditions d'équilibre
+relatives aux forces et de celles qui concernent les couples,
+distinction qui s'établit alors nécessairement, réalise par elle-même la
+détermination séparée entre l'équilibre de translation et l'équilibre de
+rotation. Mais la méthode dynamique ordinaire, exclusivement usitée en
+statique avant la réforme de M. Poinsot, et que j'ai caractérisée dans
+son ensemble au commencement de cette leçon, ne remplit nullement cette
+condition essentielle, sans laquelle néanmoins il me paraît impossible
+de concevoir nettement l'expression analytique des lois générales de
+l'équilibre.
+
+Après avoir considéré les diverses manières principales de parvenir aux
+lois exactes de l'équilibre abstrait pour un système quelconque des
+forces, en supposant les corps dans cet état complétement passif que
+nous avions d'abord reconnu, quoique purement hypothétique, être
+strictement indispensable à l'établissement des principes fondamentaux
+de la mécanique rationnelle; nous devons maintenant examiner comment les
+géomètres ont pu tenir compte des propriétés générales naturelles aux
+corps réels, et auxquelles il faut nécessairement avoir égard dans toute
+application effective de la mécanique abstraite. La seule que l'on sache
+jusqu'ici prendre en considération d'une manière vraiment complète,
+c'est la pesanteur terrestre. Voyons comment on a pu l'introduire, en
+effet, dans les équations statiques. Cet important examen constitue,
+sans doute, dans l'ordre strictement logique de nos études
+philosophiques, une anticipation vicieuse sur la partie de ce cours
+relative à la physique proprement dite, où nous envisagerons
+spécialement la science de la pesanteur. Mais la théorie des centres de
+gravité, à laquelle se réduit essentiellement cette étude statique de la
+pesanteur terrestre, joue un rôle trop étendu et trop important dans
+toutes les parties de la mécanique rationnelle, pour que nous puissions
+nous dispenser de l'indiquer ici, à l'exemple de tous les géomètres,
+quoique ce ne soit pas strictement régulier. Du reste, je dois faire
+observer à ce sujet qu'on éviterait presqu'entièrement tout ce qu'il y a
+vraiment d'irrationnel dans cette disposition scientifique, sans se
+priver néanmoins des avantages capitaux que présente la résolution
+préalable d'une telle question, si on contractait l'habitude de classer
+la théorie des centres de gravité parmi les recherches de pure
+géométrie, comme je l'ai proposé à la fin de la treizième leçon.
+
+Pour tenir compte de la pesanteur terrestre, dans les questions
+statiques, il suffit, comme on sait, de se représenter, sous ce rapport,
+chaque corps homogène comme un système de forces parallèles et égales,
+appliquées à toutes les molécules du corps, et dont il faut déterminer
+complétement la résultante, qu'on introduira dès lors sans aucune
+difficulté parmi les forces extérieures primitives. En réalité, ce
+parallélisme et cette égalité des pesanteurs moléculaires ne sont
+effectivement que des approximations, puisque, de fait, toutes ces
+forces concourraient au centre de la terre si cette planète était
+rigoureusement sphérique, et que leur intensité absolue, indépendamment
+des inégalités qui tiennent à la force centrifuge produite par le
+mouvement de rotation de la terre, varie en raison inverse des carrés
+des distances des molécules correspondantes au centre de notre globe.
+Mais, quand il ne s'agit que des masses terrestres à notre disposition,
+auxquelles sont ordinairement destinées ces applications de la statique,
+les dimensions n'en sont jamais assez grandes pour que le défaut de
+parallélisme et d'égalité entre les pesanteurs des diverses molécules de
+chaque masse, doive être réellement pris en considération. On suppose
+donc alors, avec raison, toutes ces forces rigoureusement parallèles et
+égales, ce qui simplifie extrêmement la question de leur composition. En
+effet, leur résultante est, dès ce moment, égale à leur somme, et agit
+suivant une droite parallèle à leur direction commune, en sorte que son
+intensité et sa direction sont immédiatement connues. Toute la
+difficulté se réduit donc à trouver son point d'application,
+c'est-à-dire ce qu'on appelle le _centre de gravité_ du corps. D'après
+les propriétés générales du point d'application de la résultante dans un
+système quelconque de forces parallèles, la distance de ce point à un
+plan quelconque est égale à la somme des momens de toutes les forces du
+système par rapport à ce même plan, divisée par la somme de ces forces
+elles-mêmes. En appliquant cette formule au centre de gravité, et ayant
+égard à la simplification que produit alors l'égalité de toutes les
+forces proposées, on trouve que la distance du centre de gravité à un
+plan quelconque est égale à la somme des distances de tous les points du
+corps considéré, divisée par le nombre de ces points; c'est-à-dire, que
+cette distance est, ce qu'on appelle proprement la moyenne arithmétique
+entre les distances de tous les points proposés. Cette considération
+fondamentale réduit évidemment la notion du centre de gravité à être
+purement géométrique, puisqu'en le cherchant ainsi comme _centre des
+moyennes distances_, suivant la dénomination très-rationnelle des
+anciens géomètres, la question ne conserve plus aucune trace de son
+origine mécanique, et consiste seulement dans ce problème de géométrie
+générale: Étant donné un système quelconque de points disposés entr'eux
+d'une manière déterminée, trouver un point dont la distance à un plan
+quelconque soit moyenne entre les distances de tous les points donnés à
+ce même plan. Il y aurait, comme je l'ai déjà indiqué, des avantages
+importans à concevoir habituellement ainsi la notion générale du centre
+de gravité, en faisant complétement abstraction de toute considération
+de pesanteur, car cette idée simple et purement géométrique est
+précisément celle qu'on doit s'en former dans la plupart des théories
+principales de la mécanique rationnelle, surtout quand on envisage les
+grandes propriétés dynamiques du centre des moyennes distances, où
+l'idée hétérogène et surabondante de la gravité introduit ordinairement
+une complication et une obscurité vicieuses. Cette manière de concevoir
+la question conduit naturellement, il est vrai, à l'exclure de la
+mécanique pour la faire rentrer dans la géométrie, comme je l'ai
+proposé. Si je ne l'ai pas ainsi classée effectivement, c'est uniquement
+afin de ne m'écarter que le moins possible des habitudes universellement
+reçues, quoique je fusse très-convaincu qu'une telle transposition
+serait la seule disposition vraiment rationnelle. Quoi qu'il en soit de
+cette discussion d'ordre, ce qui importe essentiellement c'est de ne
+point se méprendre sur la véritable nature de la question, à
+quelqu'époque et sous quelque dénomination qu'on juge convenable de la
+traiter.
+
+La seule définition géométrique du centre de gravité donnerait
+immédiatement le moyen de le déterminer, si le système des points que
+l'on considère n'était composé que d'un nombre fini de points isolés,
+car il en résulterait directement alors des formules très-simples et qui
+n'auraient nullement besoin d'être transformées pour exprimer les
+coordonnées du point cherché, relativement à trois axes rectangulaires
+fixes arbitrairement. Mais ces formules fondamentales ne peuvent plus
+être employées sans transformation, aussitôt qu'il s'agit d'un système
+composé d'une infinité de points formant un véritable corps continu, ce
+qui est le cas ordinaire. Car le numérateur et le dénominateur de chaque
+formule devenant dès lors simultanément infinis, ces formules n'offrent
+plus aucune signification distincte, et ne sauraient être appliquées
+qu'après avoir été convenablement transformées. C'est dans cette
+transformation générale que consiste, sous le rapport analytique, toute
+la difficulté fondamentale de la question du centre de gravité envisagée
+sous le point de vue le plus étendu. Or il est clair que le calcul
+intégral donne immédiatement les moyens de la surmonter, puisque ces
+deux sommes infinies qui constituent les deux termes de chaque formule,
+sont évidemment par elles-mêmes de véritables intégrales, dont celle qui
+exprime le dénominateur commun des trois formules se rapporte aux
+élémens géométriques infiniment petits de la masse considérée, et celle
+qui représente le numérateur propre à chaque formule se rapporte aux
+produits de ces élémens par leurs coordonnées correspondantes. Il suit
+de là, pour ne considérer ici que le cas le plus général, qu'en
+décomposant le corps seulement en élémens infiniment petits dans deux
+sens par deux séries de plans infiniment rapprochés parallèles les uns
+au plan des x, z, les autres au plan des y, z, on trouvera aussitôt les
+formules fondamentales, /[x_1 = /frac{/iint xzdxdy}{/iint zdxdy},/;y_1 =
+/frac{/iint yzdxdy}{/iint zdxdy},/;z_1 = /frac{1}{2}/frac{/iint
+z^2dxdy}{/iint zdydx}/] qui feront connaître les trois coordonnées du
+centre de gravité du volume d'un corps homogène de forme quelconque,
+limité par une surface dont l'équation en x, y, et z, est supposée
+donnée. On obtiendra de la même manière, pour le centre de gravité de la
+surface seule de ce corps, les formules /[x_1 = /frac{/iint
+xdxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}{/iint
+dxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}/]
+
+/[y_1 = /frac{/iint
+ydxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}{/iint
+dxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}/] /[z_1 = /frac{/iint
+zdxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}{/iint
+dxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}/] La détermination des
+centres de gravité sera donc réduite ainsi, dans chaque cas particulier,
+à des recherches purement analytiques, tout-à-fait analogues à celles
+qu'exigent, comme nous l'avons vu, les quadratures et les cubatures.
+Seulement, ces intégrations étant, en général, plus compliquées, l'état
+d'extrême imperfection dans lequel se trouve jusqu'ici le calcul
+intégral permettra bien plus rarement encore de parvenir à une solution
+définitive. Mais ces formules générales n'en ont pas moins, par
+elles-mêmes, une importance capitale, pour introduire la considération
+du centre de gravité dans les théories générales de la mécanique
+analytique, ainsi que nous aurons spécialement occasion de le
+reconnaître bientôt. Il faut d'ailleurs considérer, quant à la question
+même, que ces formules éprouvent de très-grandes simplifications, quand
+on vient à supposer que la surface qui termine le corps proposé est une
+surface de révolution, ce qui heureusement a lieu dans la plupart des
+applications vraiment importantes.
+
+Telle est donc essentiellement la manière de tenir compte de la
+pesanteur terrestre dans les applications de la statique abstraite.
+Quant à la pesanteur universelle, on peut dire que jusqu'ici elle n'a
+été prise en considération d'une manière vraiment complète, que
+relativement aux corps sphériques. Ce n'est pas que, lorsque la loi de
+la gravitation est supposée connue, et surtout en la concevant
+inversement proportionnelle au carré de la distance, comme dans la
+véritable pesanteur universelle, on ne puisse aisément construire, à
+l'aide d'intégrales convenables, des formules qui expriment l'attraction
+d'un corps de figure et de constitution quelconques sur un point donné,
+et même sur un autre corps. Mais ces expressions symboliques générales
+sont demeurées jusqu'ici le plus souvent inapplicables, faute de pouvoir
+effectuer les intégrations qu'elles indiquent, même quand on suppose,
+pour simplifier la question, que chaque corps est homogène. Ce n'est
+encore que par une approximation fort imparfaite qu'on a pu parvenir à
+la détermination définitive dans le cas très-simple de l'attraction de
+deux ellipsoïdes, et les approximations n'ont pu être conduites jusqu'au
+degré de précision convenable, qu'en supposant ces elipsoïdes très-peu
+différens de la sphère, ce qui a lieu heureusement pour toutes nos
+planètes. Il faut d'ailleurs considérer que, dans la réalité, ces
+formules supposent la connaissance préalable de la loi de la densité à
+l'intérieur de chaque corps proposé, ce que nous ignorons jusqu'ici
+complétement.
+
+Dans l'état présent de cette importante et difficile théorie, on peut
+dire que les théorèmes primitifs de Newton sur l'attraction des corps
+sphériques constituent effectivement encore la partie la plus utile de
+cet ordre de notions. Ces propriétés si remarquables, et que Newton a si
+simplement établies, consistent, comme on sait, en ce que 1º
+l'attraction d'une sphère dont toutes les molécules attirent en raison
+inverse du carré de la distance, est la même, sur un point extérieur
+quelconque, que si la masse entière de cette sphère était toute
+condensée à son centre; 2º quand un point est placé dans l'intérieur
+d'une sphère dont les molécules agissent sur lui suivant cette même loi,
+il n'éprouve absolument aucune attraction de la part de toute la portion
+du globe qui se trouve à une plus grande distance que lui du centre, du
+moins, en supposant, si le globe n'est pas homogène, que chacune de ses
+couches sphériques concentriques présente en tous ses points la même
+densité.
+
+La pesanteur est la seule force naturelle dont nous sachions réellement
+tenir compte en statique rationnelle: encore voit-on combien cette étude
+est encore peu avancée par rapport à la gravité universelle. Quant aux
+circonstances extérieures générales, dont on a dû également faire
+d'abord complétement abstraction pour établir les lois rationnelles de
+la mécanique, comme le frottement, la résistance des milieux, etc., on
+peut dire que nous ne connaissons encore nullement la manière de les
+introduire dans les relations fondamentales données par la mécanique
+analytique, car on n'y est parvenu jusqu'ici qu'à l'aide d'hypothèses
+fort précaires, et même évidemment inexactes, qui ne peuvent être
+réellement considérées, dans le plus grand nombre des cas, que comme
+propres à fournir des exercices de calcul. Du reste, nous devrons
+naturellement revenir sur ce sujet dans la partie de ce cours relative à
+la physique proprement dite.
+
+Pour compléter l'examen philosophique de l'ensemble de la statique, il
+nous reste enfin à considérer sommairement la manière générale d'établir
+la théorie de l'équilibre, lorsque le corps auquel les forces sont
+appliquées est supposé se trouver à l'état fluide, soit liquide, soit
+gazeux.
+
+L'hydrostatique peut être complétement traitée d'après deux méthodes
+générales parfaitement distinctes, suivant qu'on cherche directement les
+lois de l'équilibre des fluides d'après des considérations statiques
+exclusivement propres à cette classe de corps, ou qu'on se borne à les
+déduire simplement des principes fondamentaux qui ont déjà fourni les
+équations statiques des corps solides, en ayant seulement égard, comme
+il convient, aux nouvelles conditions caractéristiques qui résultent de
+la fluidité.
+
+La première méthode a dû naturellement commencer par être la seule
+employée, comme étant primitivement la plus facile, sinon la plus
+rationnelle. Tel a été effectivement le caractère des travaux des
+géomètres du dix-septième et du dix-huitième siècle sur cette importante
+section de la mécanique générale. Divers principes statiques
+particuliers aux fluides, et plus ou moins satisfaisans, ont été
+successivement proposés, principalement à l'occasion de la célèbre
+question dans laquelle les géomètres se proposaient de déterminer _à
+priori_ la véritable figure de la terre, supposée originairement toute
+fluide, question capitale qui, envisagée dans son ensemble, se rattache
+en effet, directement ou indirectement, à toutes les théories
+essentielles de l'hydrostatique. On sait que Huyghens avait d'abord
+essayé de la résoudre, en prenant pour principe d'équilibre la
+perpendicularité évidemment nécessaire de la pesanteur à la surface
+libre du fluide. Newton de son côté avait, à la même époque, choisi pour
+considération fondamentale la nécessité non moins évidente de l'égalité
+de poids entre les deux colonnes fluides allant du centre, l'une au
+pôle, l'autre à un point quelconque de l'équateur. Bouguer, en discutant
+plus tard cette importante question, montra clairement que ces deux
+manières de procéder étaient également vicieuses, en ce que le principe
+d'Huyghens et celui de Newton, bien que tous deux incontestables, ne
+s'accordaient point, dans un grand nombre de cas, à donner la même forme
+à la masse fluide en équilibre, ce qui mettait pleinement en évidence
+leur insuffisance commune. Mais Bouguer se trompa gravement à son tour,
+en croyant que la réunion de ces deux principes, lorsqu'ils
+s'accordaient à indiquer une même figure, était entièrement suffisante
+pour l'équilibre. Clairaut, dans son immortel traité _de la figure de la
+terre_, découvrit, le premier, les véritables lois générales de
+l'équilibre d'une masse fluide, en parlant de la considération évidente
+de l'équilibre isolé d'un canal quelconque infiniment petit; et, d'après
+ce _criterium_ infaillible, il montra qu'il pouvait exister une infinité
+de cas dans lesquels la combinaison exigée par Bouguer se trouvait
+observée sans que cependant l'équilibre eût lieu. Depuis que l'ouvrage
+de Clairaut eut fondé dans son ensemble l'hydrostatique rationnelle,
+plusieurs grands géomètres, continuant à adopter la même manière
+générale de procéder, s'occupèrent d'établir la théorie mathématique de
+l'équilibre des fluides sur des considérations plus naturelles et plus
+distinctes que celle employée par son illustre inventeur. On doit
+principalement distinguer, à cet égard, les travaux de Maclaurin et
+surtout ceux d'Euler, qui ont donné à cette théorie fondamentale la
+forme simple et régulière qu'elle a maintenant dans tous les traités
+ordinaires, en la fondant sur le principe de l'égalité de pression en
+tout sens, qu'on peut regarder comme une loi générale indiquée par
+l'observation relativement à la constitution statique des fluides. Ce
+principe est incontestablement, en effet, le plus convenable qu'on
+puisse employer dans une telle recherche, lorsqu'on veut traiter
+directement par quelque considération propre aux fluides la théorie de
+leur équilibre, dont il fournit immédiatement les équations générales
+avec une extrême facilité. Il suffit alors, pour les obtenir le plus
+simplement possible, après avoir conçu la masse fluide partagée en
+molécules cubiques par trois séries de plans infiniment rapprochés,
+parallèles aux trois plans coordonnés, d'exprimer que chaque molécule
+est également pressée suivant les trois axes perpendiculaires à ses
+faces par l'ensemble des forces du système, la pression de la molécule
+en chaque sens étant égale à la différence des pressions exercées sur
+les deux faces opposées correspondantes. On trouve ainsi que la loi
+mathématique de l'équilibre d'un fluide quelconque, par quelques forces
+qu'il soit sollicité, est exprimée par les trois équations:
+/[/frac{dP}{dx} = pX,/;/frac{dP}{dy} = pY,/;/frac{dP}{dz} = pZ,/] où P
+exprime la pression supportée par la molécule dont les coordonnées sont
+x, y, z, et la densité ou pesanteur spécifique p, et X, Y, Z, désignent
+les composantes totales des forces dont le fluide est animé suivant les
+trois axes coordonnés. Comme on peut évidemment déduire, de l'ensemble
+de ces trois équations, la formule /[P = /int p(Xdx + Ydy + Zdz)/] pour
+la détermination de la pression en chaque point, quand les forces seront
+connues ainsi que la loi de la densité, il est possible de donner une
+autre forme analytique à la loi générale de l'équilibre des fluides, en
+se bornant à dire que la fonction différentielle, placée ici sous le
+signe S, doit satisfaire aux conditions connues d'intégrabilité
+relativement aux trois variables indépendantes x, y, z, ce qui est
+précisément l'expression très-simple trouvée primitivement par Clairaut
+quant à la théorie mathématique de l'hydrostatique.
+
+L'étude de l'équilibre des fluides donne constamment lieu à une nouvelle
+question générale fort importante qui leur est propre, celle qui
+consiste à déterminer, dans le cas d'équilibre, la figure de la surface
+qui limite la masse fluide. La solution abstraite de cette question est
+implicitement comprise dans la formule fondamentale précédente,
+puisqu'il suffit évidemment de supposer que la pression est nulle ou du
+moins constante, pour caractériser les points de la surface, ce qui
+donne indistinctement /[Xdx + Ydy + Zdz = 0/] quant à l'équation
+différentielle générale de cette surface. Toute la difficulté concrète
+se réduit donc essentiellement, en chaque cas, à connaître la loi réelle
+relative à la variation de la densité dans l'intérieur de la masse
+fluide proposée, à moins qu'elle ne soit homogène, détermination qui
+présente des obstacles tout-à-fait insurmontables dans les applications
+les plus importantes. Si l'on en fait abstraction, la question ne
+présente dès lors qu'une recherche analytique plus ou moins compliquée,
+consistant dans l'intégration, le plus souvent encore inconnue, de
+l'équation précédente. On doit remarquer d'ailleurs que cette équation
+est, par sa nature, assez générale pour qu'on puisse l'appliquer même à
+l'équilibre d'une masse fluide qui serait animée d'un mouvement de
+rotation déterminé, comme l'exige surtout la grande question de la
+figure des planètes. Il suffit alors en effet de comprendre, parmi les
+forces du système proposé, les forces centrifuges qui résultent de ce
+mouvement de rotation.
+
+Telle est, par aperçu, la manière générale d'établir la théorie
+mathématique de l'équilibre des fluides, en la fondant directement sur
+des principes statiques particuliers à ce genre de corps. On conçoit,
+comme je l'ai déjà indiqué, que cette méthode ait dû d'abord être seule
+employée; car, à l'époque des premières recherches, les différences
+caractéristiques entre les solides et les fluides devaient
+nécessairement paraître trop considérables pour qu'aucun géomètre pût
+alors se proposer d'appliquer à ceux-ci les principes généraux
+uniquement destinés aux autres, en ayant seulement égard, dans cette
+déduction, à quelques nouvelles conditions spéciales. Mais, quand les
+lois fondamentales de l'hydrostatique ont enfin été obtenues, et que
+l'esprit humain, cessant d'être préoccupé de la difficulté de leur
+établissement, a pu mesurer avec justesse la diversité réelle qui existe
+entre la théorie des fluides et celle des solides, il était impossible
+qu'il ne cherchât point à les ramener toutes deux aux mêmes principes
+essentiels, et qu'il ne reconnût pas, en thèse générale, l'applicabilité
+nécessaire des règles fondamentales de la statique à l'équilibre des
+fluides, pourvu qu'on tînt compte convenablement de la variabilité de
+forme qui les caractérise. En un mot, la science ne pouvait rester sous
+ce rapport dans son état primitif, où l'on accordait une importance
+évidemment exagérée aux conditions propres aux fluides. Mais, pour
+subordonner l'hydrostatique à la statique proprement dite, et augmenter
+ainsi par une plus grande unité la perfection rationnelle de la science,
+il était indispensable que la théorie abstraite de l'équilibre fût
+préalablement traitée d'après un principe statique suffisamment général,
+qui seul pouvait être directement appliqué aux fluides aussi bien qu'aux
+solides, car on ne pouvait point recourir, à cet effet, aux équations
+d'équilibre proprement dites, dans la formation desquelles on avait
+toujours eu, nécessairement, plus ou moins égard à l'invariabilité du
+système. Cette condition inévitable a été remplie, lorsque Lagrange a
+conçu la manière de fonder la statique, et par suite toute la mécanique
+rationnelle, sur le seul principe des vitesses virtuelles. Ce principe
+est évidemment, en effet, par sa nature, tout aussi directement
+applicable aux fluides qu'aux solides, et c'est là une de ses propriétés
+les plus précieuses. Dès lors l'hydrostatique, philosophiquement classée
+à son rang naturel, n'a plus été, dans le traité de Lagrange, qu'une
+division secondaire de la statique. Quoique cette manière de la
+concevoir n'ait pas encore pu devenir suffisamment familière, et que la
+méthode hydrostatique directe soit restée jusqu'ici la seule usuelle, il
+n'est pas douteux que la méthode de Lagrange finira par être
+habituellement et exclusivement adoptée, comme étant celle qui imprime à
+la science son véritable caractère définitif, en la faisant dériver tout
+entière d'un principe unique.
+
+Pour se représenter nettement, en général, comment le principe des
+vitesses virtuelles peut conduire aux équations fondamentales de
+l'équilibre des fluides, il suffit de considérer que tout ce qu'une
+telle application exige de particulier consiste seulement à comprendre
+parmi les forces quelconques du système une force nouvelle, la pression
+exercée sur chaque molécule, qui introduira un terme de plus dans
+l'équation générale, ou, plus exactement, qui donnera lieu à trois
+nouveaux momens virtuels, si l'on distingue, comme il convient, les
+variations séparément relatives à chacun des trois axes coordonnés. En
+procédant ainsi, on parviendra immédiatement aux trois équations
+générales de l'équilibre des fluides, qui ont été rapportées ci-dessus
+d'après la méthode hydrostatique proprement dite. Si le fluide considéré
+est liquide, il faudra concevoir le système assujéti à cette condition
+caractéristique de pouvoir changer de forme, sans cependant jamais
+changer de volume. Cette condition d'incompressibilité s'introduira
+d'autant plus naturellement dans l'équation générale des vitesses
+virtuelles, qu'elle peut s'exprimer immédiatement, comme l'a fait
+Lagrange, par une formule analytique analogue à celle des termes de
+cette équation, en exprimant que la variation du volume est nulle, ce
+qui même a permis à Lagrange de se représenter abstraitement cette
+incompressibilité comme l'effet d'une certaine force nouvelle, dont il
+suffit d'ajouter le moment virtuel à ceux des forces du système. Si l'on
+veut établir, au contraire, la théorie de l'équilibre pour les fluides
+gazeux, il faudra remplacer la condition de l'incompressibilité par
+celle qui assujétit le volume du fluide à varier suivant une fonction
+déterminée de la pression, par exemple en raison inverse de cette
+pression, conformément à la loi physique sur laquelle Mariotte a fondé
+toute la mécanique des gaz. Cette nouvelle circonstance donnera lieu à
+une équation analogue à celle des liquides, quoique plus compliquée.
+Seulement cette dernière section de la théorie générale de l'équilibre,
+outre les grandes difficultés analytiques qui lui sont propres, se
+ressentira nécessairement, dans les applications, de l'incertitude où
+l'on est encore sur la véritable loi des gaz relativement à la fonction
+de la pression qui exprime réellement la densité, car la loi de
+Mariotte, si précieuse par son extrême simplicité, ne peut
+malheureusement être regardée que comme une approximation, qui,
+suffisamment exacte pour des circonstances moyennes, ne saurait être
+étendue rigoureusement à un cas quelconque.
+
+Tel est le caractère fondamental de la méthode incontestablement la plus
+rationnelle qu'on puisse employer pour former la théorie abstraite de
+l'équilibre des fluides, et que nous devons regarder, surtout dans cet
+ouvrage, comme constituant désormais la conception définitive de
+l'hydrostatique. Cette conception paraîtra d'autant plus philosophique
+que, dans la statique ainsi traitée, on trouve une suite de cas en
+quelque sorte intermédiaires entre les solides et les fluides, lorsqu'on
+considère les questions relatives aux corps solides susceptibles de
+changer de forme jusqu'à un certain degré d'après des lois déterminées,
+c'est-à-dire quand on tient compte de la flexibilité et de
+l'élasticité, ce qui établit, sous le rapport analytique, une filiation
+naturelle qui fait passer, par une succession de recherches
+presqu'insensible, des systèmes dont la forme est rigoureusement
+invariable à ceux où elle est au contraire éminemment variable.
+
+Après avoir examiné sommairement comment la statique rationnelle,
+envisagée dans son ensemble, a pu être élevée enfin à ce haut degré de
+perfection spéculative où toutes les questions qu'elle est susceptible
+de présenter, constamment traitées d'après un principe unique
+directement établi, sont uniformément réduites à de simples problèmes
+d'analyse mathématique, nous devons maintenant entreprendre la même
+étude relativement à la dernière branche de la mécanique générale,
+nécessairement plus étendue, plus compliquée, et par suite plus
+difficile, celle qui a pour objet la théorie du mouvement. Ce sera le
+sujet de la leçon suivante.
+
+
+
+
+DIX-SEPTIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. Vue générale de la dynamique.
+
+
+L'objet essentiel de la dynamique consiste, comme nous l'avons vu, dans
+l'étude des mouvemens variés produits par les forces _continues_, la
+théorie des mouvemens uniformes dus aux forces _instantanées_ n'étant
+entièrement qu'une simple conséquence immédiate des trois lois
+fondamentales du mouvement. Dans cette dynamique des mouvemens variés ou
+des forces continues on distingue ordinairement et avec raison deux cas
+généraux, suivant qu'on considère le mouvement d'un point ou celui d'un
+corps. Sous le point de vue le plus positif, cette distinction revient à
+concevoir que, dans certains cas, toutes les parties du corps prennent
+exactement le même mouvement, en sorte qu'il suffit alors en effet de
+déterminer le mouvement d'une seule molécule, chacune se mouvant comme
+si elle était isolée, sans aucun égard aux conditions de liaison du
+système; tandis que, dans le cas le plus général, chaque portion du
+corps ou chaque corps du système prenant un mouvement distinct, il faut
+examiner ces divers effets et connaître l'influence qu'exercent sur eux
+les relations qui caractérisent le système considéré. La seconde théorie
+étant évidemment plus compliquée que la première, c'est par celle-ci
+qu'il convient nécessairement de commencer l'étude spéciale de la
+dynamique, même quand on les déduit toutes deux de principes uniformes.
+Tel est aussi l'ordre que nous adopterons ici dans l'indication de nos
+considérations philosophiques.
+
+Relativement au mouvement d'un point, nous savons déjà que la question
+générale consiste à déterminer exactement toutes les circonstances du
+mouvement curviligne composé, résultant de l'action simultanée de
+diverses forces continues quelconques, en supposant entièrement connu le
+mouvement rectiligne que prendrait le mobile sous l'influence exclusive
+de chaque force envisagée isolément. Nous avons également constaté que
+ce problème était susceptible, comme tout autre, d'être considéré en
+sens inverse, lorsqu'on se proposait, au contraire, de découvrir par
+quelles forces le corps est sollicité, d'après les circonstances
+caractéristiques directement connues du mouvement composé.
+
+Mais, avant d'entrer dans l'examen philosophique de ces deux questions
+générales, nous devons d'abord arrêter notre attention sur une théorie
+préliminaire fort importante, celle du mouvement varié envisagé en
+lui-même, c'est-à-dire conformément à l'expression ordinaire, la théorie
+du mouvement rectiligne produit par une seule force continue, agissant
+indéfiniment selon la même direction. Cette théorie élémentaire est
+indispensable pour établir les notions fondamentales qui se reproduisent
+sans cesse dans toutes les parties de la dynamique. Voici en quoi elle
+consiste essentiellement, d'après notre manière de concevoir la
+mécanique rationnelle.
+
+Nous avons précédemment remarqué que, dans la question dynamique
+directe, il fallait nécessairement supposer connu l'effet de chaque
+force unique, la véritable inconnue du problème général étant l'effet
+déterminé par le concours de toutes les forces. Cette observation est
+incontestable. Mais, d'après cela, quel peut être l'objet de cette
+partie préliminaire de la dynamique qu'on destine à l'étude du mouvement
+résultant de l'action d'une seule force continue? La contradiction
+apparente ne tient qu'aux expressions peu exactes qu'on emploie
+ordinairement, et d'après lesquelles une telle question semblerait aussi
+distincte et aussi directe que les véritables questions dynamiques,
+tandis qu'elle n'est réellement qu'un préliminaire. Pour en concevoir
+nettement le vrai caractère, il faut observer que le mouvement varié
+produit par une seule force continue peut être défini de plusieurs
+manières, qui dépendent les unes des autres, et qui, par conséquent, ne
+sauraient jamais être données simultanément, quoique chacune puisse être
+séparément la plus convenable, d'où résulte la nécessité de savoir
+passer, en général, de l'une quelconque d'entre elles à toutes les
+autres: c'est dans ces transformations que consiste proprement la
+théorie générale préliminaire du mouvement varié, désignée fort
+inexactement sous le nom d'étude de l'action d'une force unique. Ces
+diverses définitions équivalentes d'un même mouvement varié résultent de
+la considération simultanée des trois fonctions fondamentales
+distinctes, quoique co-relatives, qu'on y peut envisager, l'espace, la
+vitesse et la force, conçus comme dépendant du temps écoulé. La loi du
+mouvement peut être immédiatement donnée par la relation entre l'espace
+parcouru et le temps écoulé, et alors il importe d'en déduire la
+_vitesse acquise_ par le mobile à chaque instant, c'est-à-dire celle du
+mouvement uniforme qui aurait lieu si, la force continue cessant tout à
+coup d'agir, le corps ne se mouvait plus qu'en vertu de l'impulsion
+naturelle résultant, d'après la loi d'inertie, du mouvement déjà
+effectué: il est également intéressant de déterminer aussi quelle est, à
+chaque instant, l'intensité de la force continue, comparée à celle d'une
+force accélératrice constante bien connue, telle, par exemple, que la
+gravité terrestre, la seule force de ce genre qui nous soit assez
+familière pour servir habituellement de type convenable. Dans d'autres
+occasions, au contraire, le mouvement pourra être naturellement défini
+par la loi qui règle la variation de la vitesse en raison du temps, et
+d'où il faudra conclure celle relative à l'espace, ainsi que celle qui
+concerne la force. Il en serait de même si la définition primitive du
+mouvement consistait dans la loi de la force continue, qui pourrait
+n'être pas toujours immédiatement donnée en fonction du temps, mais
+quelquefois par rapport à l'espace, comme par exemple lorsqu'il s'agit
+de la gravitation universelle, ou d'autres fois relativement à la
+vitesse, ainsi qu'on le voit pour la résistance des milieux. Enfin, si
+l'on considère cet ordre de questions sous le point de vue le plus
+étendu, il faut concevoir, en général, que la définition d'un mouvement
+varié peut être donnée par une équation quelconque, pouvant contenir à
+la fois ces quatre variables dont une seule est indépendante, le temps,
+l'espace, la vitesse, et la force; le problème consistera à déduire de
+cette équation la détermination distincte des trois lois
+caractéristiques relatives à l'espace, à la vitesse et à la force, en
+fonction du temps, et, par suite, en corélation mutuelle. Ce problème
+général se réduit constamment à une recherche purement analytique, à
+l'aide des deux formules dynamiques fondamentales qui expriment, en
+fonction du temps, la vitesse et la force, quand on suppose connue la
+loi relative à l'espace.
+
+La méthode infinitésimale conduit à ces deux formules avec la plus
+grande facilité. Il suffit en effet, pour les obtenir, de considérer,
+suivant l'esprit de cette méthode, le mouvement comme uniforme pendant
+la durée d'un même intervalle de temps infiniment petit, et comme
+uniformément accéléré pendant deux intervalles consécutifs. Dès lors, la
+vitesse, supposée momentanément constante, d'après la première
+considération, sera naturellement exprimée par la différentielle de
+l'espace divisée par celle du temps; et, de même, la force continue,
+d'après la seconde considération, sera évidemment mesurée par le rapport
+entre l'accroissement infiniment petit de la vitesse, et le temps
+employé à produire cet accroissement. Ainsi, en appelant t le temps
+écoulé, e l'espace parcouru, v la vitesse acquise et /varphi l'intensité
+de la force continue à chaque instant, la corrélation générale et
+nécessaire de ces quatre variables simultanées sera exprimée
+analytiquement par les deux formules fondamentales, /[v =
+/frac{de}{dt},/; /varphi = /frac{dv}{dt} = /frac{d^2e}{dt^2}./] D'après
+ces formules, toutes les questions relatives à cette théorie
+préliminaire du mouvement varié se réduiront immédiatement à de simples
+recherches analytiques, qui consisteront ou dans des différentiations,
+ou, le plus souvent, dans des intégrations. En considérant le cas le
+plus général, où la définition primitive du mouvement proposé serait
+donnée seulement par une équation entre les quatre variables, le
+problème analytique consistera dans l'intégration d'une équation
+différentielle du second ordre, relative à la fonction e, et qui pourra
+être fréquemment inexécutable, vu l'extrême imperfection actuelle du
+calcul intégral.
+
+La conception fondamentale de Lagrange, relativement à l'analyse
+transcendante, l'ayant nécessairement obligé à se priver des facilités
+qu'offre l'emploi de la méthode infinitésimale pour l'établissement des
+deux formules dynamiques précédentes, il a été conduit à présenter cette
+théorie sous un nouveau point de vue, dont on n'a pas communément, ce me
+semble, assez apprécié l'importance, et qui me paraît singulièrement
+propre à éclaircir la véritable nature de ces notions élémentaires.
+Lagrange a montré dans sa _théorie des fonctions analytiques_ que cette
+considération dynamique consistait réellement à concevoir un mouvement
+varié quelconque comme composé à chaque instant d'un certain mouvement
+uniforme et d'un autre mouvement uniformément varié, en l'assimilant au
+mouvement vertical d'un corps pesant lancé avec une impulsion initiale.
+Mais, pour donner à cette lumineuse conception toute sa valeur
+philosophique, je crois devoir la présenter sous un point de vue plus
+étendu que ne l'a fait Lagrange, comme donnant lieu à une théorie
+complète de l'assimilation des mouvemens, exactement semblable à la
+théorie générale des contacts des courbes et des surfaces, exposée dans
+les treizième et quatorzième leçons.
+
+À cet effet, supposons deux mouvemens rectilignes quelconques, définis
+par les équations e=f(t), E=F(t); que les deux mobiles soient parvenus
+au bout du temps t à une même situation; et considérons leur distance
+mutuelle après un certain temps t+h. Cette distance, qui sera égale à la
+différence des valeurs correspondantes des deux fonctions f et F aura
+évidemment pour expression, d'après la formule de Taylor, la série
+/[(f'(t)-F'(t))h + (f''(t)-F''(t))/frac{h^2}{1.2.} +/]
+/[(f'''(t)-F'''(t))/frac{h^3}{1.2.3.} + /mbox{/rm etc.}/] À l'aide de
+cette série, on pourra, par des considérations entièrement analogues à
+celles employées dans la théorie des courbes, se faire une idée nette de
+l'assimilation plus ou moins parfaite des deux mouvemens, suivant les
+relations analytiques plus ou moins étendues des deux fonctions
+primitives f et F. Si leurs dérivées du premier ordre ont une même
+valeur, il existera entre les deux mouvemens ce qu'on pourrait appeler
+une _assimilation du premier ordre_, semblable au contact du premier
+ordre dans les courbes, et qu'on pourra caractériser, sous le rapport
+concret, en disant alors que le mouvement des deux corps sera le même
+pendant un instant infiniment petit. Si, en outre, les deux dérivées du
+second ordre prennent encore la même valeur, l'assimilation des
+mouvemens deviendra plus intime, et s'élèvera au second ordre; elle
+consistera physiquement alors en ce que les deux mobiles auront le même
+mouvement pendant deux instans infiniment petits consécutifs.
+Pareillement, en ajoutant à ces deux premières relations l'égalité des
+troisièmes dérivées, on établira, entre les mouvemens considérés, une
+_assimilation du troisième ordre_, qui les fera coïncider pendant trois
+_instans_ consécutifs, et ainsi de suite indéfiniment. Le degré de
+similitude des deux mouvemens, déterminé analytiquement par le nombre de
+fonctions dérivées successives qui auront respectivement la même valeur,
+aura toujours pour interprétation concrète la coïncidence des deux
+mobiles pendant un nombre égal d'instans consécutifs; comme nous avons
+vu l'ordre du contact des courbes mesuré géométriquement par la
+communauté d'un nombre correspondant d'élémens successifs. Si la loi
+caractéristique de l'un des mouvemens proposés contient, dans son
+expression analytique, quelques constantes arbitraires, on pourra
+l'_assimiler_ à un autre mouvement quelconque jusqu'à un _ordre_ marqué
+par le nombre de ces constantes, qui seront alors déterminées d'après
+les équations destinées à établir, suivant la théorie précédente, ce
+degré d'intimité entre les deux mouvemens.
+
+Cette conception fondamentale conduit à apercevoir la possibilité, du
+moins sous le point de vue abstrait, d'acquérir une connaissance de plus
+en plus approfondie d'un mouvement varié quelconque, en le comparant
+successivement à une suite de mouvemens connus, dont la loi analytique
+dépende d'un nombre de plus en plus grand de constantes arbitraires, et
+qui pourront, par conséquent, avoir avec lui une coïncidence de plus en
+plus prolongée. Mais, de même que nous avons vu la théorie générale des
+contacts des lignes, appliquée à la mesure de la courbure les unes par
+les autres, devoir se réduire effectivement à la comparaison d'une
+courbe quelconque d'abord avec une ligne droite et ensuite avec un
+cercle, ces deux lignes étant les seules qu'on puisse regarder comme
+assez connues pour servir utilement de type à l'égard des autres,
+pareillement la théorie dynamique relative à la mesure des mouvemens les
+uns par les autres doit être réellement limitée à la comparaison
+effective de tout mouvement varié, d'abord avec un mouvement uniforme où
+l'espace est proportionnel au temps, et ensuite avec un mouvement
+uniformément varié où l'espace croît en raison du carré du temps; ou
+bien, afin de tout embrasser en une seule considération, avec un
+mouvement composé d'un mouvement uniforme, et d'un autre uniformément
+varié, tel que celui d'un corps pesant animé d'une impulsion initiale.
+Ces deux mouvemens élémentaires sont, en effet, comme le remarque
+Lagrange, les seuls dont nous ayons réellement une notion assez
+familière pour que nous puissions les appliquer avec succès à la mesure
+de tous les autres. En établissant cette assimilation, on trouve,
+d'après la théorie précédente, que tout mouvement varié peut être à
+chaque instant comparé à celui d'un corps pesant qui aurait reçu une
+vitesse initiale égale à la première dérivée de l'espace parcouru
+envisagé comme une fonction du temps écoulé, et qui serait animé d'une
+gravité mesurée par la seconde dérivée de cette même fonction, ce qui
+nous fait rentrer dans les deux formules fondamentales obtenues
+ci-dessus par la méthode infinitésimale. Le mouvement proposé coïncidera
+pendant un instant infiniment petit avec le mouvement uniforme exprimé
+dans la première partie de cette comparaison, et pendant deux instans
+consécutifs avec le mouvement uniformément accéléré qui correspond à la
+seconde partie. On se formera donc ainsi une idée nette du mouvement du
+mobile à chaque moment, et de la manière dont il varie d'un moment à
+l'autre, ce qui est strictement suffisant.
+
+Quoique la conception de Lagrange, telle que je l'ai généralisée,
+conduise finalement aux mêmes résultats que la théorie ordinaire, il est
+aisé de sentir cependant sa supériorité rationnelle, puisque ces deux
+théorèmes fondamentaux, dans lesquels on avait vu jusqu'alors le terme
+absolu des efforts de l'esprit humain, relativement à l'étude des
+mouvemens variés, peuvent être envisagés maintenant comme une simple
+application particulière d'une méthode très-générale, qui nous permet
+abstraitement d'entrevoir une mesure beaucoup plus parfaite de tout
+mouvement varié, quoique de puissans motifs de convenance nous obligent
+à considérer seulement la mesure primitivement adoptée. On conçoit,
+d'après ce qui précède, que si la nature nous offrait un exemple simple
+et familier d'un mouvement rectiligne dans lequel l'espace croîtrait
+proportionnellement au cube du temps, en ajoutant à nos notions
+dynamiques ordinaires la considération habituelle de ce mouvement, nous
+obtiendrions une connaissance plus approfondie de la nature d'un
+mouvement varié quelconque, qui pourrait alors avoir avec le triple
+mouvement ainsi composé une assimilation du troisième ordre, ce qui nous
+permettrait d'envisager directement, par une seule vue de l'esprit,
+l'état du mobile pendant trois instans consécutifs, tandis que nous
+sommes maintenant forcés de nous arrêter à deux instans. Sous le rapport
+analytique, au lieu de nous borner aux deux premières fonctions dérivées
+de l'espace relativement au temps, cette méthode reviendrait à
+considérer simultanément la troisième dérivée, qui aurait dès lors aussi
+une signification dynamique, dont elle est actuellement dépourvue. Dans
+cette supposition, de même que nous concevons habituellement la force
+accélératrice pour nous représenter les changemens de la vitesse, nous
+aurions pareillement une considération dynamique propre à nous figurer
+les variations de la force continue. Notre étude générale des mouvemens
+variés deviendrait encore plus parfaite si, étendant cette hypothèse, il
+existait en outre un mouvement connu dans lequel l'espace fût
+proportionnel à la quatrième puissance du temps, et ainsi de suite. Mais
+en réalité, parmi les mouvemens simples où l'espace parcouru se trouve
+croître proportionnellement à une puissance entière et positive du temps
+écoulé, l'observation ne nous faisant connaître que le mouvement
+uniforme produit par une impulsion unique et le mouvement uniformément
+accéléré qui résulte de la pesanteur terrestre suivant la découverte de
+Galilée, nous sommes contraints de nous arrêter aux deux premiers degrés
+de la théorie précédente pour la mesure générale des mouvemens variés
+quelconques. Telle est la véritable explication philosophique de la
+méthode universellement adoptée, estimée à sa valeur réelle.
+
+J'ai cru devoir insister sur cette explication, parce que cette
+conception fondamentale me semble n'être pas encore appréciée d'une
+manière convenable, quoiqu'elle soit la base de la dynamique tout
+entière.
+
+Après l'examen général de cette importante théorie préliminaire, je
+passe maintenant à considérer sommairement le caractère philosophique de
+la véritable dynamique rationnelle directe, c'est-à-dire de l'étude du
+mouvement curviligne produit par l'action simultanée de diverses forces
+continues quelconques, en continuant à supposer d'abord que le mobile
+soit regardé comme un point, ou, ce qui revient au même, que toutes les
+molécules du corps prenant exactement le même mouvement, chacune se
+meuve isolément sans être affectée par sa liaison avec les autres.
+
+On doit distinguer, en général, dans le mouvement curviligne d'une
+molécule soumise à l'action de forces quelconques, deux cas
+très-différens, suivant qu'elle est d'ailleurs entièrement libre, de
+manière à devoir décrire la trajectoire qui résultera naturellement de
+la combinaison des forces proposées, ou que, au contraire, elle est
+astreinte à se mouvoir sur une seule courbe ou sur une surface donnée.
+La théorie fondamentale du mouvement curviligne peut être établie dans
+son ensemble suivant deux modes fort distincts, en prenant pour base
+l'un ou l'autre de ces deux cas, car chacun d'eux peut être traité
+directement et se trouve en même temps susceptible de se rattacher à
+l'autre, les deux considérations étant presqu'également naturelles selon
+le point de vue où l'esprit se place. En parlant du premier cas, il
+suffira, pour en déduire le second, de regarder la résistance, tant
+active que passive, de la courbe ou de la surface sur laquelle le corps
+est assujetti à rester, comme une nouvelle force à joindre à celles du
+système proposé, ainsi que nous avons vu qu'on a coutume de le faire en
+statique. Si, au contraire, on préfère d'établir d'abord la théorie du
+second cas, on y ramènera ensuite le premier, en considérant le mobile
+comme forcé à décrire la courbe qu'il doit effectivement parcourir, ce
+qui suffira entièrement pour former les équations fondamentales, malgré
+que cette courbe soit alors primitivement inconnue. Quoique cette
+dernière méthode ne soit point ordinairement employée, il convient, je
+crois, de les caractériser ici toutes deux, pour donner le plus
+complétement possible une juste idée de la théorie générale du mouvement
+curviligne, car chacune d'elles a, ce me semble, des avantages importans
+qui lui sont propres. Considérons d'abord la première.
+
+Examinant, en premier lieu, le mouvement curviligne d'une molécule
+entièrement libre soumise à l'action de forces continues quelconques, on
+peut former de deux manières distinctes les équations fondamentales de
+ce mouvement, en les déduisant par deux modes différens de la théorie
+du mouvement rectiligne. Le premier mode, qui a d'abord été le plus
+employé par les géomètres, quoique, sous le rapport analytique, il ne
+soit pas le plus simple, consiste à décomposer à chaque instant la
+résultante totale des forces continues qui agissent sur le mobile en
+deux forces, l'une dirigée selon la tangente à la trajectoire qu'il
+décrit, l'autre suivant la normale. Considérons alors pendant un instant
+infiniment petit, le mouvement comme rectiligne et ayant lieu dans la
+direction de la tangente, d'après la première loi fondamentale du
+mouvement. La progression du corps en ce sens ne sera évidemment due
+qu'à la première de ces deux composantes, à laquelle, par conséquent, on
+pourra appliquer la formule élémentaire rapportée ci-dessus par le
+mouvement rectiligne. Cette composante, qui est d'ailleurs égale à la
+force accélératrice totale multipliée par le cosinus de son inclinaison
+sur la tangente, sera donc exprimée par la seconde fonction dérivée de
+l'arc de la courbe relativement au temps. En développant cette équation
+par les formules géométriques connues, et introduisant dans le calcul
+les composantes de la force accélératrice totale parallèlement aux trois
+axes coordonnés rectangulaires, on parvient finalement aux trois
+équations fondamentales ordinaires du mouvement curviligne Le second
+mode, plus simple et plus régulier, dû à Euler, et depuis généralement
+adopté, consiste à obtenir immédiatement ces équations en décomposant
+directement le mouvement du corps à chaque instant, ainsi que la force
+continue totale dont il est animé, en trois autres dans le sens des
+trois axes coordonnés. D'après la troisième loi fondamentale du
+mouvement, le mouvement selon chaque axe étant indépendant des mouvemens
+suivant les deux autres n'est dû qu'à la composante totale des forces
+accélératrices parallèlement à cet axe, en sorte que le mouvement
+curviligne se trouve ainsi continuellement remplacé par le système de
+trois mouvemens rectilignes, à chacun desquels on peut aussitôt
+appliquer la théorie dynamique préliminaire indiquée ci-dessus. En
+nommant X, Y, Z, les composantes totales, parallèlement aux trois axes
+des x, des y, et des z, des forces continues qui agissent à chaque
+instant dt sur la molécule dont les coordonnées sont x, y, z, on obtient
+ainsi immédiatement les équations /[/frac{d^2x}{dt^2} =
+X,/;/frac{d^2y}{dt^2} = Y,/;/frac{d^2z}{dt^2} = Z,/] auxquelles on ne
+parvient que par un assez long calcul en suivant le premier mode.
+
+Telles sont les équations différentielles fondamentales du mouvement
+curviligne, d'après lesquelles les questions quelconques de dynamique
+relatives à un corps dont toutes les molécules prennent exactement le
+même mouvement se réduisent immédiatement à des problèmes purement
+analytiques, lorsque les données ont été convenablement exprimées. En
+considérant d'abord la question générale directe, qui est la plus
+importante, on se propose, connaissant la loi des forces continues dont
+le corps est animé, de déterminer toutes les circonstances de son
+mouvement effectif. Pour cela, de quelque manière que cette loi soit
+donnée, ou en fonction du temps, ou en fonction des coordonnées, ou en
+fonction de la vitesse, il suffira en général d'intégrer ces trois
+équations du second ordre, ce qui donnera lieu à des difficultés
+analytiques plus ou moins élevées, que l'imperfection du calcul intégral
+pourra rendre fréquemment insurmontables. Les six constantes arbitraires
+successivement introduites par cette intégration se détermineront
+d'ailleurs en ayant égard aux circonstances de l'état initial du mobile,
+dont les équations différentielles n'ont pu conserver aucune trace. On
+obtiendra ainsi les trois coordonnées du corps en fonction du temps, de
+manière à pouvoir assigner exactement sa position à chaque instant; et
+on trouvera ensuite les deux équations caractéristiques de la courbe
+qu'il décrit, en éliminant le temps entre ces trois expressions. Quant
+à la vitesse acquise par le mobile à une époque quelconque, on pourra
+dès lors la déterminer aussi d'après les valeurs de ses trois
+composantes, dans le sens des axes, /frac{dx}{dt}, /frac{dy}{dt},
+/frac{dz}{dt}. Il est d'ailleurs utile de remarquer, à cet égard, que
+cette vitesse v sera souvent susceptible d'être immédiatement calculée
+par une combinaison fort simple des trois équations différentielles
+fondamentales, qui donne évidemment la formule générale /[v^2 = 2/int
+(Xdx + Ydy + Zdz),/] à l'aide de laquelle une seule intégration suffira
+pour la détermination directe de la vitesse, lorsque l'expression placée
+sous le signe /int satisfera aux conditions connues d'intégrabilité
+relativement aux trois variables x, y, z, envisagées comme
+indépendantes. Cette propriété n'a pas lieu, sans doute, relativement à
+toutes les forces continues possibles, ni même par rapport à toutes
+celles que nous présentent en effet les phénomènes naturels, puisque,
+par exemple, elle ne saurait se vérifier pour les forces qui
+représentent la résistance des milieux, ou les frottemens, ou, en
+général, quant à toutes celles dont la loi primitive dépend du temps ou
+de la vitesse elle-même. La remarque précédente n'en est pas moins
+regardée avec raison par les géomètres comme ayant une extrême
+importance pour simplifier les recherches analytiques auxquelles se
+réduisent les problèmes de dynamique, car la condition énoncée se
+vérifie constamment, ainsi qu'il est aisé de le prouver, dans un cas
+particulier fort étendu, qui comprend toutes les grandes applications de
+la dynamique rationnelle à la mécanique céleste, c'est-à-dire celui où
+toutes les forces continues dont le corps est animé sont des tendances
+vers des centres fixes, agissant suivant une fonction quelconque de la
+distance du corps à chaque centre, mais indépendamment de la direction.
+
+Si, prenant maintenant en sens inverse la théorie générale du mouvement
+curviligne d'une molécule libre, on se propose de déterminer, au
+contraire, d'après les circonstances caractéristiques du mouvement
+effectif, la loi des forces accélératrices qui ont pu le produire, la
+question sera nécessairement beaucoup plus simple sous le rapport
+analytique, puisqu'elle ne consistera essentiellement qu'en des
+différentiations. Car il sera toujours possible alors, par des
+recherches préliminaires plus ou moins compliquées, qui ne pourront
+porter que sur des considérations purement géométriques, de déduire, de
+la définition primitive du mouvement proposé, les valeurs des trois
+coordonnées du mobile à chaque instant en fonction du temps écoulé; et
+dès lors, en différentiant deux fois ces trois expressions, on obtiendra
+les composantes des forces continues suivant les trois axes, d'où l'on
+pourra conclure immédiatement la loi de la force accélératrice totale,
+de quelque nature qu'elle soit. C'est ainsi que nous verrons, dans la
+seconde section de ce cours, les trois lois géométriques fondamentales
+trouvées par Képler pour les mouvemens des corps célestes qui composent
+notre système solaire, nous conduire nécessairement à la loi de
+gravitation universelle, qui devient ensuite la base de toute la
+mécanique générale de l'univers.
+
+Après avoir établi la théorie du mouvement curviligne d'une molécule
+libre, il est aisé d'y faire rentrer le cas où cette molécule est
+assujétie, au contraire, à rester sur une courbe donnée. Il suffit,
+comme je l'ai indiqué, de comprendre alors, parmi les forces continues
+auxquelles la molécule est primitivement soumise, la résistance totale
+exercée par la courbe proposée, ce qui permettra évidemment de
+considérer le mobile comme entièrement libre. Toute la difficulté propre
+à ce second cas se réduit donc essentiellement à analyser avec
+exactitude cette résistance. Or il faut, à cet effet, distinguer
+d'abord, dans la résistance de la courbe, deux parties très-différentes
+qu'on pourrait appeler, pour les caractériser nettement, l'une
+_statique_, l'autre _dynamique_. La résistance _statique_ est celle qui
+aurait lieu lors même que le corps serait immobile; elle provient de la
+pression exercée sur la courbe proposée par les forces accélératrices
+dont il est animé; ainsi on l'obtiendra en déterminant la composante de
+la force continue totale suivant la normale à la courbe donnée au point
+que l'on considère. La résistance _dynamique_ a une origine toute
+différente; elle n'est engendrée que par le mouvement, et résulte de la
+tendance perpétuelle du corps à abandonner la courbe qu'il est forcé de
+décrire, pour continuer à suivre, en vertu de la première loi
+fondamentale du mouvement, la direction de la tangente. Cette seconde
+résistance, qui se manifeste dans le passage du corps d'un élément de la
+courbe à l'élément suivant, est évidemment dirigée à chaque instant
+selon la normale à la courbe située dans le plan osculateur, et pourra,
+par conséquent, n'avoir pas la même direction que la résistance
+statique, si le plan osculateur ne contient pas la droite suivant
+laquelle agit la force accélératrice totale. C'est à cette résistance
+dynamique qu'on donne, en général, le nom de _force centrifuge_, tenant
+à ce que les seules forces accélératrices considérées d'abord par les
+géomètres étaient des forces _centripètes_, ou des tendances vers des
+centres fixes. Quant à son intensité, en concevant cette force
+centrifuge comme une nouvelle force accélératrice, elle sera mesurée par
+la composante normale que produit, dans chaque instant infiniment petit,
+la vitesse du mobile, lorsqu'il passe d'un élément de la courbe à un
+autre. On trouve aisément ainsi, après avoir éliminé les infinitésimales
+auxiliaires introduites d'abord naturellement par cette considération,
+que la force centrifuge est continuellement égale au carré de la vitesse
+effective du mobile divisé par le rayon de courbure correspondant de la
+courbe proposée. Du reste, cette expression fondamentale, aussi bien que
+la direction même de la force centrifuge, pourraient être entièrement
+obtenues par le calcul, en introduisant préalablement cette force, d'une
+manière complétement indéterminée, dans les trois équations
+différentielles générales du mouvement curviligne rapportées ci-dessus.
+Quoi qu'il en soit, après avoir déterminé la résistance dynamique, on la
+composera convenablement avec la résistance statique, et, en faisant
+entrer la résistance totale parmi les forces proposées, le problème sera
+immédiatement ramené au cas précédent. La question la plus remarquable
+de ce genre consiste dans l'étude du mouvement oscillatoire d'un corps
+pesant sur une courbe quelconque (et particulièrement sur un cercle ou
+sur une cycloïde), dont l'examen philosophique doit naturellement être
+renvoyé à la partie de ce cours qui concerne la physique proprement
+dite.
+
+Il serait superflu de considérer distinctement ici le cas où le mobile,
+au lieu de devoir décrire une courbe donnée, serait seulement assujéti à
+rester sur une certaine surface. C'est essentiellement par les mêmes
+considérations qu'on ramène ce nouveau cas, d'ailleurs peu important
+dans les applications, à celui d'un corps libre. Il n'y a d'autre
+différence réelle qu'en ce qu'alors la trajectoire du mobile n'est pas
+d'abord entièrement déterminée, et qu'on est obligé, pour la connaître,
+de joindre à l'équation de la surface proposée une autre équation
+fournie par l'étude dynamique du problème.
+
+Considérons maintenant, par aperçu, le second mode général distingué
+précédemment pour construire la théorie fondamentale du mouvement
+curviligne d'une molécule isolée, en partant, au contraire, du cas où la
+molécule est préalablement assujétie à décrire une courbe donnée.
+
+Toute la difficulté réelle consiste alors à établir directement le
+théorème fondamental relatif à la mesure de la forme centrifuge. Or
+c'est ce qu'on peut faire aisément, en considérant d'abord le mouvement
+uniforme du corps dans un cercle, en vertu d'une impulsion initiale, et
+sans aucune force accélératrice, ainsi que l'a supposé Huyghens, auquel
+est due la base de cette théorie. La force centrifuge est dès lors
+évidemment proportionnelle au sinus-verse de l'arc de cercle décrit dans
+un instant infiniment petit, convenablement comparé au temps
+correspondant, d'où il est facile de conclure, comme l'a fait Huyghens,
+qu'elle a pour expression le carré de la vitesse constante avec laquelle
+le mobile décrit le cercle divisé par le rayon de ce cercle. Ce résultat
+une fois obtenu, en le combinant avec une autre notion fondamentale due
+à Huyghens, on en déduit immédiatement la valeur de la force centrifuge
+dans une courbe quelconque. Il suffit, pour cela, de concevoir que la
+détermination de cette force exigeant seulement la considération
+simultanée de deux élémens consécutifs de la courbe proposée, le
+mouvement peut être continuellement envisagé comme ayant lieu dans le
+cercle osculateur correspondant, puisque ce cercle présente relativement
+à la courbe deux élémens successifs communs. On peut donc directement
+transporter à une courbe quelconque l'expression de la force centrifuge
+trouvée primitivement pour le cas du cercle, et établir, comme dans la
+première méthode, mais bien plus simplement, qu'elle est généralement
+égale au carré de la vitesse divisé par le rayon du cercle osculateur.
+Cette manière de procéder présente l'avantage de donner une idée plus
+nette de la force centrifuge.
+
+Le cas du mouvement dans une courbe déterminée étant ainsi traité
+préalablement avec toute la généralité convenable, il est aisé d'y
+ramener celui d'un corps entièrement libre, décrivant la trajectoire qui
+doit naturellement résulter de l'action simultanée de certaines forces
+accélératrices quelconques. Il suffit, en effet, suivant l'indication
+précédemment exprimée, de concevoir le corps comme assujéti à rester sur
+la courbe qu'il décrira réellement, ce qui revient évidemment au même,
+puisqu'il importe peu, en dynamique, le corps ne pouvant point
+véritablement parcourir toute autre courbe, qu'il y soit contraint par
+la nature des forces dont il est animé, ou par des conditions de liaison
+spéciales. Dès lors ce mouvement donnera naissance à une véritable force
+centrifuge, exprimée par la formule générale trouvée ci-dessus.
+Maintenant il est clair que, si la force continue totale dont le mobile
+est animé a été d'abord conçue comme décomposée à chaque instant en deux
+autres, l'une dirigée suivant la tangente à la trajectoire, et l'autre
+selon la normale située dans le plan osculateur, cette dernière doit
+nécessairement être égale et directement opposée à la force centrifuge.
+Or, cette composante normale ayant pour expression la force continue
+totale multipliée par le cosinus de l'angle que sa direction forme avec
+la normale, en égalant cette valeur à celle de la force centrifuge, on
+formera une équation fondamentale d'où l'on pourra déduire les équations
+générales du mouvement curviligne précédemment obtenues par une autre
+méthode. On n'aura, pour cela, d'autre transformation à faire que
+d'introduire dans cette équation, au lieu de la force continue totale et
+de sa direction, ses composantes selon les trois axes coordonnés, et de
+remplacer, dans la formule qui exprime la force centrifuge, la vitesse
+et le rayon de courbure par leurs valeurs générales en fonction des
+coordonnées. L'équation ainsi obtenue se décomposera naturellement en
+trois, si l'on considère que, devant avoir lieu pour quelque système que
+ce soit de forces accélératrices et pour une trajectoire quelconque,
+elle doit se vérifier séparément par rapport à chacune des trois
+coordonnées, envisagées momentanément comme trois variables entièrement
+indépendantes. Ces trois équations se trouveront être exactement
+identiques à celles rapportées ci-dessus. Quoique cette manière de les
+obtenir soit bien moins directe, et qu'elle exige un plus grand appareil
+analytique, j'ai cependant cru nécessaire de l'indiquer distinctement,
+parce qu'elle me semble propre à éclairer, sous un rapport fort
+important, la théorie ordinaire du mouvement curviligne, en rendant
+sensible l'existence de la force centrifuge, même dans le cas d'un corps
+libre, notion sur laquelle la méthode habituellement adoptée aujourd'hui
+laisse communément beaucoup d'incertitude et d'obscurité.
+
+Ayant suffisamment étudié, dans ce qui précède, le caractère général de
+la partie de la dynamique relative au mouvement d'un point, ou, ce qui
+revient au même, d'un corps dont toutes les molécules se meuvent
+identiquement, nous devons maintenant examiner, sous un semblable point
+de vue, la partie de la dynamique la plus difficile et la plus étendue,
+celle qui se rapporte au cas plus réel du mouvement d'un système de
+corps liés entre eux d'une manière quelconque, et dont les mouvemens
+propres sont altérés par les conditions dépendantes de leur liaison. Je
+considérerai soigneusement, dans la leçon suivante, les résultats
+généraux obtenus jusqu'ici par les géomètres, relativement à cet ordre
+de recherches. Je dois donc me borner strictement ici à caractériser la
+méthode générale d'après laquelle on est parvenu à convertir tous les
+problèmes de cette nature en de pures questions d'analyse.
+
+Dans cette dernière partie de la dynamique, il faut préalablement
+établir une nouvelle notion élémentaire, relativement à la mesure des
+forces. En effet, les forces considérées jusqu'ici étant toujours
+appliquées à une molécule unique, ou du moins agissant toutes sur un
+même corps, leur intensité se trouvait être suffisamment mesurée, en
+ayant seulement égard à la vitesse plus ou moins grande qu'elles
+pouvaient imprimer au mobile à chaque instant. Mais, quand on vient à
+envisager simultanément les mouvemens de plusieurs corps différens,
+cette manière de mesurer les forces devient évidemment insuffisante,
+puisqu'on ne saurait se dispenser de tenir compte de la masse de chaque
+mobile, aussi bien que de sa vitesse. Pour la prendre convenablement en
+considération, les géomètres ont établi cette notion fondamentale, que
+les forces susceptibles d'imprimer à diverses masses une même vitesse
+sont exactement entre elles comme ces masses; ou, en d'autres termes,
+que les forces sont proportionnelles aux masses, aussi bien que nous les
+avons reconnues, dans la quinzième leçon, d'après la troisième loi
+physique du mouvement, être proportionnelles aux vitesses. Tous les
+phénomènes relatifs à la communication du mouvement par le choc, ou de
+toute autre manière, ont constamment confirmé la supposition de cette
+nouvelle proportionnalité. Il en résulte évidemment que lorsqu'il faut
+comparer, dans le cas le plus général, des forces qui impriment à des
+masses inégales des vitesses différentes, chacune d'elles doit être
+mesurée d'après le produit de la masse sur laquelle elle agit par la
+vitesse correspondante. Ce produit, auquel les géomètres ont donné
+communément le nom de _quantité de mouvement_, détermine exactement, en
+effet, la force d'impulsion d'un corps dans le choc, la _percussion_
+proprement dite, ainsi que la _pression_ qu'un corps peut exercer contre
+tout obstacle fixe à son mouvement. Telle est la nouvelle notion
+élémentaire relative à la mesure générale des forces, dont il serait
+peut-être convenable de faire une quatrième et dernière loi fondamentale
+du mouvement, en tant du moins que cette notion n'est point réellement
+susceptible, comme quelques géomètres l'ont pensé, d'être logiquement
+déduite des notions précédentes, et ne saurait être solidement établie
+que sur des considérations physiques qui lui soient propres.
+
+Cette notion préliminaire étant établie, examinons maintenant la
+conception générale d'après laquelle peut être traitée la dynamique d'un
+système quelconque de corps soumis à l'action de forces quelconques. La
+difficulté caractéristique de cet ordre de questions consiste
+essentiellement dans la manière de tenir compte de la liaison des
+différens corps du système, en vertu de laquelle leurs réactions
+mutuelles altéreront nécessairement les mouvemens propres que chaque
+corps prendrait, s'il était seul, par l'influence des forces qui le
+sollicitent, sans qu'on sache nullement _à priori_ en quoi peut
+consister cette altération. Ainsi, pour choisir un exemple très-simple,
+et néanmoins important, dans le célèbre problème du mouvement d'un
+pendule composé, qui a été primitivement le principal sujet des
+recherches des géomètres sur cette partie supérieure de la dynamique, il
+est évident que, par suite de la liaison établie entre les corps ou les
+molécules les plus rapprochés du point de suspension, et les corps ou
+les molécules qui en sont les plus éloignés, il s'exercera une réaction
+telle que ni les uns ni les autres n'oscilleront comme s'ils étaient
+libres, le mouvement des premiers étant retardé, et celui des derniers
+étant accéléré en vertu de la nécessité où ils se trouvent d'osciller
+simultanément, sans qu'aucun principe dynamique déjà établi puisse faire
+connaître la loi qui détermine ces réactions. Il en est de même dans
+tous les autres cas relatifs au mouvement d'un système de corps. On
+éprouve donc évidemment ici le besoin de nouvelles conceptions
+dynamiques. Les géomètres, obéissant à ce sujet, à l'habitude imposée
+presque constamment par la faiblesse de l'esprit humain, ont d'abord
+traité cette nouvelle série de recherches, en créant pour ainsi dire un
+nouveau principe particulier relativement à chaque question
+essentielle. Telles ont été l'origine et la destination des diverses
+propriétés générales du mouvement que nous examinerons dans la leçon
+suivante, et qui, primitivement envisagées comme autant de _principes_
+indépendans les uns des autres, ne sont plus aujourd'hui, aux yeux des
+géomètres, que des théorèmes remarquables fournis simultanément par les
+équations dynamiques fondamentales. On peut suivre, dans la _Mécanique
+analytique_, l'histoire générale de cette série de travaux, que Lagrange
+a présentée d'une manière si profondément intéressante pour l'étude de
+la marche progressive de l'esprit humain. Cette manière de procéder a
+été continuellement adoptée jusqu'à d'Alembert, qui a mis fin à toutes
+ces recherches isolées, en s'élevant à une conception générale sur la
+manière de tenir compte de la réaction dynamique des corps d'un système
+en vertu de leurs liaisons, et en établissant par suite les équations
+fondamentales du mouvement d'un système quelconque. Cette conception,
+qui a toujours servi depuis, et qui servira indéfiniment de base à
+toutes les recherches relatives à la dynamique des corps, consiste
+essentiellement à faire rentrer les questions de mouvement dans de
+simples questions d'équilibre, à l'aide de ce célèbre principe général
+auquel l'accord unanime des géomètres a donné, avec tant de raison, le
+nom de principe de d'Alembert. Considérons donc maintenant ce principe
+d'une manière directe.
+
+Lorsque, par les réactions que divers corps exercent les uns sur les
+autres en vertu de leur liaison, chacun d'eux prend un mouvement
+différent de celui que les forces dont il est animé lui eussent imprimé
+s'il eût été libre, on peut évidemment regarder le mouvement naturel
+comme décomposé en deux, dont l'un est celui qui aura effectivement
+lieu, et dont l'autre, par conséquent, a été détruit. Le principe de
+d'Alembert consiste proprement en ce que tous les mouvemens de ce
+dernier genre, ou, en d'autres termes, les quantités de mouvemens
+perdues ou gagnées par les différens corps du système dans leur
+réaction, se font nécessairement équilibre, en ayant égard aux
+conditions de liaison qui caractérisent le système proposé. Cette
+lumineuse conception générale a été d'abord entrevue par Jacques
+Bernouilli dans un cas particulier; car telle est évidemment la
+considération qu'il emploie pour résoudre le problème du pendule
+composé, lorsqu'il regarde la quantité de mouvement perdue par le corps
+le plus rapproché du point de suspension, et la quantité de mouvement
+gagnée par celui qui en est le plus éloigné, comme devant nécessairement
+satisfaire à la loi d'équilibre du levier, relativement au point de
+suspension, ce qui le conduit à former immédiatement une équation
+susceptible de déterminer le centre d'oscillation du système de poids le
+plus simple. Mais cette idée n'était, pour Jacques Bernouilli, qu'un
+artifice isolé qui n'ôte rien au mérite de la grande conception de
+d'Alembert, dont la propriété essentielle consiste dans son entière
+généralité nécessaire.
+
+En considérant le principe de d'Alembert sous le point de vue le plus
+philosophique, on peut, ce me semble, en reconnaître le véritable germe
+primitif dans la seconde loi fondamentale du mouvement (voyez la
+quinzième leçon), établie par Newton sous le nom d'égalité de la
+réaction à l'action. Le principe de d'Alembert coïncide exactement, en
+effet, avec cette loi de Newton, quand on envisage seulement un système
+de deux corps, agissant l'un sur l'autre suivant la ligne qui les joint.
+Ce principe peut donc être envisagé comme la plus grande généralisation
+possible de la loi de la réaction égale et contraire à l'action; et
+cette manière nouvelle de le concevoir me paraît propre à faire
+ressortir sa véritable nature, en lui donnant ainsi un caractère
+physique, au lieu du caractère purement logique qui lui avait été
+imprimé par d'Alembert. En conséquence nous ne verrons désormais dans ce
+grand principe que notre seconde loi du mouvement étendue à un nombre
+quelconque de corps, disposés entr'eux d'une manière quelconque.
+
+D'après ce principe général, on conçoit que toute question de dynamique
+pourra être immédiatement convertie en une simple question de statique,
+puisqu'il suffira de former, dans chaque cas, les équations d'équilibre
+entre les mouvemens détruits; ce qui donne la certitude nécessaire de
+pouvoir mettre en équation un problème quelconque de dynamique, et de le
+faire ainsi dépendre uniquement de recherches analytiques. Mais la forme
+sous laquelle le principe de d'Alembert a été primitivement conçu n'est
+point la plus convenable pour effectuer avec facilité cette
+transformation fondamentale, vu la grande difficulté qu'on éprouve
+souvent à discerner quels doivent être les mouvemens détruits, comme on
+peut pleinement s'en convaincre par l'examen attentif du _Traité de
+dynamique_ de d'Alembert, dont les solutions sont ordinairement si
+compliquées. Hermann, et surtout Euler ont cherché à faire disparaître
+la considération embarrassante des quantités de mouvement perdues ou
+gagnées, en remplaçant les mouvemens détruits par les mouvemens
+primitifs composés avec les mouvemens effectifs pris en sens contraire,
+ce qui revient évidemment au même, puisque, quand une force a été
+décomposée en deux, on peut réciproquement substituer à l'une des
+composantes la combinaison de la résultante avec l'autre composante
+prise en sens contraire. Dès lors le principe de d'Alembert, envisagé
+sous ce nouveau point de vue, consiste simplement, en ce que les
+mouvemens effectifs conformes à la liaison des corps du système devront
+nécessairement, étant pris en sens inverse, faire toujours équilibre aux
+mouvemens primitifs qui résulteraient de la seule action des forces
+proposées sur chaque corps supposé libre; ce qui peut d'ailleurs être
+établi directement, car il est évident que le système serait en
+équilibre si on imprimait à chaque corps une quantité de mouvement égale
+et contraire à celle qu'il prendra effectivement. Cette nouvelle forme
+donnée par Euler au principe de d'Alembert est la plus convenable pour
+en faire usage, comme ne prenant en considération que les mouvemens
+primitifs et les mouvemens effectifs, qui sont les véritables élémens du
+problème dynamique, dont les uns constituent les données et les autres
+les inconnues. Tel est, en effet, le point de vue définitif sous lequel
+le principe de d'Alembert a été habituellement conçu depuis.
+
+Les questions relatives au mouvement étant ainsi généralement réduites,
+de la manière la plus simple possible, à de pures questions d'équilibre,
+la méthode la plus philosophique pour traiter la dynamique rationnelle
+consiste à combiner le principe de d'Alembert avec le principe des
+vitesses virtuelles, qui fournit directement, comme nous l'avons vu dans
+la leçon précédente, toutes les équations nécessaires à l'équilibre
+d'un système quelconque. Telle est la combinaison conçue par Lagrange,
+et si admirablement développée dans sa _Mécanique analytique_, qui a
+élevé la science générale de la mécanique abstraite au plus haut degré
+de perfection que l'esprit humain puisse ambitionner sous le rapport
+logique, c'est-à-dire à une rigoureuse unité, toutes les questions qui
+peuvent s'y rapporter étant désormais uniformément rattachées à un
+principe unique, d'après lequel la solution définitive d'un problème
+quelconque ne présente plus nécessairement que des difficultés
+analytiques. Pour établir le plus simplement possible la formule
+générale de la dynamique, concevons que toutes les forces accélératrices
+du système quelconque proposé aient été décomposées parallèlement aux
+trois axes des coordonnées, et soient X, Y, Z, les groupes de forces
+correspondant aux axes des x, y, z; en désignant par m la masse du
+système, il devra y avoir équilibre, d'après le principe de d'Alembert,
+entre les quantités primitives de mouvement mX, mY, mZ, et les quantités
+de mouvement effectives prises en sens contraire, qui seront évidemment
+exprimées par -m{d^2x}/over{dt^2}, -m{d^2y}/over{dt^2},
+-m{d^2z}/over{dt^2}, suivant les trois axes. Ainsi, appliquant à cet
+ensemble de forces le principe général des vitesses virtuelles, en ayant
+soin de distinguer les variations relatives aux différens axes, on
+obtiendra l'équation /[/int m/left(X-/frac{d^2x}{dt^2}/right)/delta x +
+/int m/left(Y-/frac{d^2y}{dt^2}/right)/delta y +/] /[/int
+m/left(Z-/frac{d^2z}{dt^2}/right)/delta z = 0,/] qui peut être regardée
+comme comprenant implicitement toutes les équations nécessaires pour
+l'entière détermination des diverses circonstances relatives au
+mouvement d'un système quelconque de corps sollicités par des forces
+quelconques. Les équations explicites se déduiront convenablement, dans
+chaque cas, de celle formule générale, en réduisant toutes les
+variations au plus petit nombre possible, d'après les conditions de
+liaison qui caractériseront le système proposé, ce qui fournira autant
+d'équations distinctes qu'il restera de variations réellement
+indépendantes.
+
+Afin de faire ressortir, sous le point de vue philosophique, toute la
+fécondité de cette formule, et de montrer qu'elle comprend
+rigoureusement l'ensemble total de la dynamique, il convient de
+remarquer qu'on en pourrait même tirer, comme un simple cas particulier,
+la théorie du mouvement curviligne d'une molécule unique; que nous avons
+spécialement considérée dans la première partie de cette leçon. En effet
+il est évident que, si toutes les forces continues proposées agissent
+sur une seule molécule, la masse m disparaît de l'équation générale
+précédente, qui, en distinguant séparément le mouvement virtuel relatif
+à chaque axe, fournit immédiatement les trois équations fondamentales
+établies ci-dessus pour le mouvement d'un point. Mais, bien qu'on doive
+considérer cette filiation, sans laquelle on ne concevrait pas toute
+l'étendue réelle de la formule générale de la dynamique, la théorie du
+mouvement d'une seule molécule n'exige point véritablement l'emploi du
+principe de d'Alembert, qui est essentiellement destiné à l'étude
+dynamique des systèmes de corps. Cette première théorie est trop simple
+par elle-même, et résulte trop immédiatement des lois fondamentales du
+mouvement, pour que je n'aie pas cru devoir, conformément à l'usage
+ordinaire, la présenter d'abord isolément, afin de rendre plus nettes
+les importantes notions générales auxquelles elle donne naissance,
+quoique nous devions finir par la faire rentrer, en vue d'une
+coordination plus parfaite, dans la formule invariable qui renferme
+nécessairement toutes les théories dynamiques possibles.
+
+Ce serait sortir des limites naturelles de ce cours que d'indiquer ici
+aucune application spéciale de cette formule générale à la solution
+effective d'un problème dynamique quelconque, la méthode devant être le
+seul objet essentiel de nos considérations philosophiques, sauf
+l'indication des résultats principaux qu'elle a produits, et dont nous
+nous occuperons dans la leçon suivante. Je crois cependant devoir
+rappeler à ce sujet, comme une conception vraiment relative à la
+_méthode_ bien plus qu'à la _science_, la distinction nécessaire,
+signalée dans la leçon précédente, entre les mouvemens de _translation_
+et les mouvemens de _rotation_. Pour étudier convenablement le mouvement
+d'un système quelconque, il faut, en effet, l'envisager comme composé
+d'une translation commune à toutes ses parties, et d'une rotation propre
+à chacun de ses points autour d'un certain axe constant ou variable. Par
+des motifs de simplification analytique dont nous aurons occasion, dans
+la leçon suivante, d'indiquer l'origine, les géomètres considèrent
+toujours de préférence le mouvement de rotation d'un système quelconque
+relativement à son centre de gravité, ou, pour mieux dire, à son centre
+des moyennes distances, qui présente, sous ce rapport, des propriétés
+générales très-remarquables, dont la découverte est due à Euler. Dès
+lors l'analyse complète du mouvement d'un système animé de forces
+quelconques consiste essentiellement: 1º à déterminer à chaque instant
+la vitesse du centre de gravité et la direction dans laquelle il se
+meut, ce qui suffit pour faire connaître, comme nous le constaterons,
+tout ce qui concerne la translation du système; 2º à déterminer
+également à chaque instant la direction de l'axe instantané de rotation
+passant par le centre de gravité, et la vitesse de rotation de chaque
+partie du système autour de cet axe. Il est clair, en effet, que toutes
+les circonstances secondaires du mouvement pourront nécessairement être
+déduites, dans chaque cas, de ces deux déterminations principales.
+
+La formule générale de la dynamique, établie ci-dessus, est évidemment,
+par sa nature, tout aussi directement applicable au mouvement des
+fluides qu'à celui des solides, pourvu qu'on prenne convenablement en
+considération les conditions qui caractérisent l'état fluide, soit
+liquide, soit gazeux, ce que nous avons eu occasion d'indiquer dans la
+leçon précédente au sujet de l'équilibre. Aussi d'Alembert, après avoir
+découvert le principe fondamental qui lui a permis, vu les progrès de la
+statique, de traiter dans son ensemble la dynamique d'un système
+quelconque, en a-t-il fait immédiatement application à l'établissement
+des équations générales du mouvement des fluides, entièrement inconnues
+jusqu'alors. Ces équations s'obtiennent surtout avec une grande facilité
+d'après le principe des vitesses virtuelles, tel qu'il est exprimé par
+la formule générale précédente. Cette partie de la dynamique ne laisse
+donc réellement rien à désirer sous le rapport concret, et ne présente
+plus que des difficultés purement analytiques, relatives à l'intégration
+des équations aux différences partielles auxquelles on parvient. Mais il
+faut reconnaître que cette intégration générale offrant jusqu'ici des
+obstacles insurmontables, les connaissances effectives qu'on peut
+déduire de cette théorie sont encore extrêmement imparfaites, même dans
+les cas les plus simples; ce qui nous semblera sans doute inévitable, en
+considérant la grande complication que nous avons déjà reconnue à cet
+égard dans les questions de pure statique, dont la nature est cependant
+bien moins complexe. Le seul problème de l'écoulement d'un liquide
+pesant par un orifice donné, quelque facile qu'il doive paraître, n'a pu
+encore être résolu d'une manière vraiment satisfaisante. Afin de
+simplifier suffisamment les recherches analytiques dont il dépend, les
+géomètres ont été obligés d'adopter la célèbre hypothèse proposée par
+Daniel Bernouilli sous le nom de _parallélisme des tranches_, qui permet
+de ne considérer le mouvement que par tranches, au lieu de devoir
+l'envisager molécule à molécule. Mais cette hypothèse, qui consiste à
+regarder chaque section horizontale du liquide comme se mouvant en
+totalité et prenant la place de la suivante, est évidemment en
+contradiction formelle avec la réalité dans presque tous les cas,
+excepté dans un petit nombre de circonstances choisies pour ainsi dire
+expressément, à cause des mouvemens latéraux dont une telle hypothèse
+fait complétement abstraction, et dont l'existence sensible impose
+nécessairement la loi d'étudier isolément le mouvement de chaque
+molécule. La science générale de l'hydrodynamique ne peut donc
+réellement être encore envisagée que comme étant à sa naissance, même
+relativement aux liquides, et à plus forte raison à l'égard des gaz.
+Mais il importe éminemment de reconnaître, d'un autre côté, que tous les
+grands travaux qui restent à faire sous ce rapport consistent
+essentiellement dans les progrès de la seule analyse mathématique, les
+équations fondamentales du mouvement des fluides étant irrévocablement
+établies.
+
+Après avoir considéré sous ses divers aspects principaux le caractère
+général de la méthode en mécanique rationnelle, et indiqué comment
+toutes les questions qu'elle petit offrir se réduisent à des recherches
+purement analytiques, il nous reste maintenant, pour compléter l'examen
+philosophique de cette science fondamentale, à envisager, dans la leçon
+suivante, les résultats principaux obtenus par l'esprit humain en
+procédant ainsi, c'est-à-dire les propriétés générales les plus
+remarquables de l'équilibre et du mouvement.
+
+
+
+
+DIX-HUITIÈME LEÇON.
+
+SOMMAIRE. Considérations sur les théorèmes généraux de mécanique
+rationnelle.
+
+
+Le but et l'esprit de cet ouvrage, aussi bien que son étendue naturelle,
+nous interdisent nécessairement ici tout développement spécial relatif à
+l'application des équations fondamentales de l'équilibre et du
+mouvement, à la solution effective d'aucun problème mécanique
+particulier. Néanmoins, on ne se formerait qu'une idée incomplète du
+caractère philosophique de la mécanique rationnelle envisagée dans son
+ensemble, si, après avoir convenablement étudié la méthode, on ne
+considérait enfin les grands résultats théoriques de la science,
+c'est-à-dire les principales propriétés générales de l'équilibre et du
+mouvement découvertes jusqu'ici par les géomètres, et qui nous restent
+maintenant à examiner. Ces diverses propriétés ont été conçues dans
+l'origine comme autant de véritables _principes_, dont chacun était
+destiné primitivement à procurer la solution d'un certain ordre de
+nouveaux problèmes mécaniques, supérieurs aux méthodes connues
+jusqu'alors. Mais, depuis que l'ensemble de la mécanique rationnelle a
+pris son caractère systématique définitif, chacun de ces anciens
+_principes_ a été ramené à n'être plus qu'un simple _théorème_ plus ou
+moins général, résultat nécessaire des théories fondamentales de la
+statique et de la dynamique abstraites: c'est seulement sous ce point de
+vue philosophique que nous devons les envisager ici. Commençons par ceux
+qui se rapportent à la statique.
+
+Le théorème le plus remarquable qui ait été déduit jusqu'à présent des
+équations générales de l'équilibre est la célèbre propriété,
+primitivement découverte par Torricelli, relativement à l'équilibre des
+corps pesans. Elle consiste proprement en ce que, quand un système
+quelconque de corps pesans est dans sa situation d'équilibre, son centre
+de gravité est nécessairement placé au point le plus bas ou le plus haut
+possible, comparativement à toutes les positions qu'il pourrait prendre
+d'après toute autre situation du système. Torricelli à d'abord présenté
+cette propriété comme immédiatement vérifiée par les conditions
+d'équilibre connues de tous les systèmes de poids considérés
+jusqu'alors. Mais les considérations générales d'après lesquelles il a
+tenté ensuite de la démontrer directement sont réellement peu
+satisfaisantes, et offrent un exemple sensible de la nécessité de se
+défier, dans les sciences mathématiques, de toute idée dont le caractère
+n'est point parfaitement précis, quelque plausible qu'elle puisse
+d'ailleurs paraître. En effet le raisonnement de Torricelli consiste
+essentiellement à remarquer que la tendance naturelle du poids étant de
+descendre, il y aura nécessairement équilibre si le centre de gravité se
+trouve placé le plus bas possible. L'insuffisance de cette considération
+est évidente, puisqu'elle n'explique point pourquoi il y a également
+équilibre quand le centre de gravité est placé le plus haut possible, et
+qu'elle tendrait même à démontrer que ce second cas d'équilibre ne peut
+exister, tandis que, sous le point de vue théorique, il est aussi réel
+que le premier, quoique, par le défaut de stabilité, on ait rarement
+occasion de l'observer dans la pratique. Ainsi, pour choisir un exemple
+très-simple, la loi d'équilibre d'un pendule exige que le centre de
+gravité du poids soit placé sur la verticale menée par le point de
+suspension, ce qui offre une vérification palpable du théorème de
+Torricelli; mais, quand on fait abstraction de la stabilité, il est
+évident que ce centre de gravité peut d'ailleurs être indifféremment
+au-dessus ou au-dessous du point de suspension, l'équilibre ayant
+également lieu dans les deux cas.
+
+La véritable démonstration générale du théorème de Torricelli consiste à
+le déduire du principe fondamental des vitesses virtuelles, qui le
+fournit immédiatement avec la plus grande facilité. Il suffit, en effet,
+pour cela, d'appliquer directement ce principe à l'équilibre d'un
+système quelconque de corps pesans, à l'égard duquel il donne aussitôt
+l'équation /[/int Pdz = 0,/] où P désigne un quelconque des poids, et z
+la hauteur verticale de son centre de gravité. Or, d'après la définition
+générale du centre de gravité de tout système de poids, on a évidemment
+en nommant P. le poids total du système, et z, l'ordonnée verticale de
+son centre de gravité, la relation /[/int Pdz = P_1dz_1./] Ainsi
+l'équation des vitesses virtuelles devient, dans ce cas, dz_1 = 0; ce
+qui, conformément à la théorie analytique générale des _maxima_ et
+_minima_, démontre immédiatement que la hauteur verticale du centre de
+gravité du système est alors un _maximum_ ou un _minimum_, comme
+l'indique le théorème de Torricelli.
+
+Cette importante propriété, indépendamment du grand intérêt qu'elle
+présente sous le point de vue physique, peut même être avantageusement
+employée pour faciliter la solution générale de plusieurs problèmes
+essentiels de statique rationnelle, relativement aux corps pesans.
+Ainsi, par exemple, elle suffit à l'entière résolution de la célèbre
+question de la _chaînette_, c'est-à-dire de la figure que prend une
+chaîne pesante suspendue à deux points fixes, et ensuite librement
+abandonnée à la seule influence de la gravité, en la supposant
+parfaitement flexible, et de plus inextensible. En effet, le théorème de
+Torricelli indiquant alors que le centre de gravité doit être placé le
+plus bas possible, le problème appartient immédiatement à la théorie
+générale des isopérimètres, indiquée dans la huitième leçon, puisqu'il
+se réduit à déterminer, parmi toutes les courbes de même contour tracées
+entre les deux points fixes donnés, quelle est celle qui jouit de cette
+propriété caractéristique, que la hauteur verticale de son centre de
+gravité totale soit un _minimum_, condition qui suffit pour déterminer
+complétement, à l'aide du calcul des variations, l'équation
+différentielle, et ensuite l'équation finie de la courbe cherchée. Il
+en est de même dans quelques autres questions intéressantes relatives à
+l'équilibre des poids.
+
+Le théorème de Torricelli a éprouvé plus tard une importante
+généralisation par les travaux de Maupertuis, qui, sous le nom de _loi
+du repos_, a découvert une propriété très-étendue de l'équilibre, dont
+celle ci-dessus considérée n'est plus qu'un simple cas particulier.
+C'est seulement à la pesanteur terrestre, ou à la gravité proprement
+dite, que s'applique la loi trouvée par Torricelli. Celle de Maupertuis
+s'étend, au contraire, à toutes les forces attractives qui peuvent faire
+tendre les corps d'un système quelconque vers des centres fixes, ou les
+uns vers les autres, suivant une fonction quelconque de la distance,
+indépendante de la direction, ce qui comprend toutes les grandes forces
+naturelles. On sait que, dans ce cas, l'expression P/delta p+P'/delta
+p'+ etc., qui forme le premier membre de l'équation générale des
+vitesses virtuelles, se trouve nécessairement être toujours une
+différentielle exacte. Par conséquent, le principe des vitesses
+virtuelles consiste alors proprement en ce que la variation de son
+intégrale est nulle, ce qui indique évidemment, d'après la théorie
+fondamentale des _maxima_ et _minima_, que cette intégrale /int P/delta
+p est constamment, dans le cas d'équilibre, un _maximum_ ou un
+_minimum_. C'est en cela que consiste la loi de Maupertuis, considérée
+sous le point de vue le plus général, et déduite ainsi directement avec
+une extrême simplicité du principe fondamental des vitesses virtuelles,
+qui doit nécessairement renfermer implicitement toutes les propriétés
+auxquelles peut donner lieu la théorie de l'équilibre. Le théorème de
+Maupertuis a été présenté par Lagrange sous un aspect plus concret et
+plus remarquable, en le rattachant à la notion des _forces vives_, dont
+nous nous occuperons plus bas. Lagrange, considérant que l'intégrale
+/int P/delta p envisagée par Maupertuis est nécessairement toujours,
+d'après la théorie analytique générale du mouvement, le complément de la
+somme des forces vives du système à une certaine constante, en a conclu
+que cette somme de forces vives est un _minimum_ lorsque l'intégrale
+précédente est un _maximum_, et réciproquement. D'après cela, le
+théorème de Maupertuis peut être envisagé plus simplement comme
+consistant en ce que la situation d'équilibre d'un système quelconque
+est constamment celle dans laquelle la somme des forces vives se trouve
+être un _maximum_ ou un _minimum_. Il est évident que, dans le cas
+particulier de la pesanteur terrestre, cette loi coïncide exactement
+avec celle de Torricelli, la force vive étant alors égale, comme on
+sait, au produit du poids par la hauteur verticale du centre de
+gravité, laquelle doit donc devenir nécessairement un _maximum_ ou un
+_minimum_, s'il y a équilibre.
+
+Une autre propriété générale très-remarquable de l'équilibre, qui peut
+être regardée comme le complément indispensable du théorème de
+Torricelli et de Maupertuis, consiste dans la distinction fondamentale
+des cas de _stabilité_ ou d'_instabilité_ de l'équilibre. On sait que
+l'équilibre peut être _stable_ ou _instable_, c'est-à-dire que le corps,
+infiniment peu écarté de sa situation d'équilibre, peut tendre à y
+revenir, et y retourne en effet après un certain nombre d'oscillations
+bientôt anéanties par la résistance du milieu, les frottemens, etc., ou
+bien qu'il tend, au contraire, à s'en éloigner de plus en plus, pour ne
+s'arrêter que dans une nouvelle position d'équilibre stable. Ce que nous
+appelons physiquement l'état de _repos_ d'un corps n'est réellement
+autre chose que l'_équilibre stable_, car le _repos_ abstrait, tel que
+les géomètres le conçoivent, lorsqu'ils supposent un corps qui ne serait
+sollicité par aucune force, ne saurait évidemment exister dans la
+nature, où il ne peut y avoir que des équilibres plus ou moins durables.
+L'équilibre _instable_, au contraire, constitue effectivement ce que le
+vulgaire appelle proprement _équilibre_, qui désigne toujours un état
+plus ou moins passager et artificiel. La propriété générale que nous
+considérons maintenant, et dont la démonstration complète est due à
+Lagrange, consiste en ce que, dans un système quelconque, l'équilibre
+est _stable_ ou _instable_, suivant que l'intégrale envisagée par
+Maupertuis, et qui a été indiquée, ci-dessus, se trouve être un
+_minimum_ ou un _maximum_; ou, ce qui revient au même, comme nous
+l'avons dit, suivant que la somme des forces vives est un _maximum_ ou
+un _minimum_. Ce beau théorème de mécanique, appliqué au cas le plus
+simple et le plus remarquable, à celui de l'équilibre des corps pesans
+considéré par Torricelli, apprend alors que le système est dans un état
+d'équilibre stable, quand le centre de gravité est placé le plus bas
+possible, et dans un état d'équilibre instable quand, au contraire, le
+centre de gravité est placé le plus haut possible, ce qu'il est aisé de
+vérifier directement pour les systèmes les moins compliqués. Ainsi, par
+exemple, l'équilibre d'un pendule est évidemment stable, quand le centre
+de gravité du poids se trouve être situé au dessus du point de
+suspension, et instable quand il est au dessous. De même, un ellipsoïde
+de révolution, posé sur un plan horizontal, est en équilibre stable
+quand il repose sur le sommet de son petit axe, et en équilibre instable
+quand c'est sur le sommet de son grand axe. La seule observation aurait
+suffi sans doute pour distinguer les deux états dans des cas aussi
+simples. Mais la théorie la plus profonde a été nécessaire pour dévoiler
+aux géomètres que cette distinction fondamentale était également
+applicable aux systèmes les plus composés, en montrant que lorsque
+l'intégrale relative à la somme des momens virtuels est un _minimum_, le
+système ne peut faire autour de sa situation d'équilibre que des
+oscillations très-petites et dont l'étendue est déterminée, tandis que,
+si cette intégrale est, au contraire, un _maximum_, ces oscillations
+peuvent acquérir et acquièrent en effet une étendue finie et quelconque.
+Il est d'ailleurs inutile d'avertir que, par leur nature, ces
+propriétés, ainsi que les précédentes, ont lieu dans les fluides tout
+aussi bien que dans les solides, ce qui est également le caractère de
+toutes les propriétés mécaniques générales à l'examen desquelles nous
+avons destiné cette leçon.
+
+Considérons maintenant les théorèmes généraux de mécanique relatifs au
+mouvement.
+
+Depuis que ces propriétés ont cessé d'être envisagées comme autant de
+_principes_, et qu'on n'y a vu que des simples résultats nécessaires des
+théories dynamiques fondamentales, la manière la plus directe et la plus
+convenable de les établir consiste à les présenter, ainsi que l'a fait
+Lagrange, comme des conséquences immédiates de l'équation générale de
+la dynamique, déduite de la combinaison du principe d'Alembert avec le
+principe des vitesses virtuelles, telle que nous l'avons exposée dans la
+leçon précédente. On doit mettre au nombre des avantages les plus
+sensibles de cette méthode, comme Lagrange l'a justement remarqué, cette
+facilité qu'elle offre pour la démonstration de ces grands théorèmes de
+dynamique dans leur plus grande généralité, démonstration à laquelle on
+ne pouvait autrement parvenir que par des considérations indirectes et
+fort compliquées. Néanmoins la nature de ce cours nous interdit
+d'indiquer spécialement ici chacune de ces démonstrations, et nous
+devons nous borner à considérer seulement les divers résultats.
+
+Le premier théorème général de dynamique est celui que Newton a
+découvert relativement au mouvement du centre de gravité d'un système
+quelconque, et qui est habituellement connu sous le nom de _principe de
+la conservation du mouvement du centre de gravité_. Newton a reconnu le
+premier et démontré par des considérations extrêmement simples, au
+commencement de son grand traité des _principes mathématiques de la
+philosophie naturelle_, que l'action mutuelle des corps d'un système les
+uns sur les autres, soit par attraction, soit par impulsion, en un mot
+d'une manière quelconque, en ayant convenablement égard à l'égalité
+constante et nécessaire entre la réaction et l'action, ne peut nullement
+altérer l'état du centre de gravité, en sorte que, s'il n'y a pas
+d'autres forces accélératrices que ces actions réciproques, et si les
+forces extérieures du système se réduisent seulement à des forces
+instantanées, le centre de gravité restera toujours immobile ou se
+mouvera uniformément en ligne droite. D'Alembert a, depuis, généralisé
+cette propriété, et prouvé que, quelqu'altération que puisse introduire
+l'action mutuelle des corps du système dans le mouvement de chacun
+d'eux, le centre de gravité n'en est jamais affecté, et que son
+mouvement a constamment lieu comme si toutes les forces du système y
+étaient directement appliquées parallèlement à leur direction, quelles
+que soient les forces extérieures de ce système, et en supposant
+seulement qu'il ne présente aucun point fixe. C'est ce qu'il est aisé de
+démontrer, en développant, dans la formule générale de la dynamique, les
+équations relatives au mouvement de translation, qui, par la propriété
+analytique fondamentale du centre de gravité, se trouvent coïncider avec
+celles qu'aurait fourni le mouvement isolé de ce centre si la masse
+totale du système y eût été supposée condensée, et qu'on l'eût conçue
+animée de toutes les forces extérieures du système. Le principal
+avantage de ce beau théorème est de pouvoir ainsi, en ce qui concerne le
+mouvement du centre de gravité, faire rentrer le cas d'un corps ou d'un
+système quelconque dans celui d'une molécule unique. Comme le mouvement
+de translation d'un système doit être estimé par le mouvement de son
+centre de gravité, on parvient donc de cette manière à réduire la
+seconde partie de la dynamique à la première pour tout ce qui se
+rapporte aux mouvemens de translation, d'où résulte, ainsi qu'il est
+aisé de le sentir, une importante simplification dans la solution de
+tout problème dynamique particulier, puisqu'on peut alors négliger, dans
+cette partie de la recherche, les effets de l'action mutuelle de tous
+les corps proposés, dont la détermination constitue ordinairement la
+principale difficulté de chaque question.
+
+On ne se fait pas communément une assez juste idée de l'entière
+généralité théorique des grands résultats de la mécanique rationnelle,
+qui sont nécessairement applicables, par eux-mêmes, à tous les ordres de
+phénomènes naturels, puisque nous avons reconnu que les lois
+fondamentales sur lesquelles repose tout l'édifice systématique de la
+science ne souffrent d'exception dans aucune classe quelconque de
+phénomènes, et constituent les faits les plus généraux de l'univers
+réel, quoiqu'on paraisse ordinairement, dans ce genre de conceptions,
+avoir seulement en vue le monde inorganique. Aussi est-il à propos, ce
+me semble, de faire remarquer formellement ici, au sujet de cette
+première propriété générale du mouvement, que le théorème a également
+lieu dans les corps vivans comme dans les corps inanimés. Quelle que
+puisse être, en effet, la nature des phénomènes qui caractérisent les
+corps vivans, ils ne sauraient consister tout au plus qu'en certaines
+actions particulières des molécules les unes sur les autres, qui ne
+s'observeraient point dans les corps bruts, sans qu'on doive douter
+d'ailleurs que la réaction y soit toujours, aussi bien qu'en tout autre
+cas, égale au contraire à l'action. Ainsi, par la nature même du
+théorème que nous venons de considérer, il doit nécessairement se
+vérifier aussi bien pour les corps vivans que pour les corps bruts,
+puisque le mouvement du centre de gravité est indépendant de ces actions
+intérieures mutuelles. Il en résulte, par exemple, qu'un corps vivant,
+quel que soit le jeu interne de ses organes, ne saurait de lui-même
+déplacer son centre de gravité, quoiqu'il puisse faire exécuter à
+quelques-uns de ses points certains mouvemens partiels autour de ce
+centre. Ne vérifie-t-on pas clairement, en effet, que la locomotion
+totale d'un corps vivant serait entièrement impossible sans le secours
+extérieur que lui fournit la résistance et le frottement du sol sur
+lequel il se meut, ou du fluide qui le contient? On peut faire des
+remarques exactement analogues, relativement à toutes les autres
+propriétés dynamiques générales qui nous restent à considérer, et pour
+chacune desquelles je me dispenserai, par conséquent, d'indiquer
+spécialement son applicabilité nécessaire aux corps vivans aussi bien
+qu'aux corps inertes.
+
+Le second théorème général de dynamique consiste dans le célèbre et
+important _principe des aires_, dont la première idée est due à Képler,
+qui découvrit et démontra fort simplement cette propriété pour le cas du
+mouvement d'une molécule unique, ou en d'autres termes, d'un corps dont
+tous les points se meuvent identiquement. Képler établit, par les
+considérations les plus élémentaires, que si la force accélératrice
+totale dont une molécule est animée tend constamment vers un point fixe,
+le rayon vecteur du mobile décrit autour de ce point des aires égales en
+temps égaux, de telle sorte que l'aire décrite au bout d'un temps
+quelconque croît proportionnellement à ce temps. Il fit voir en outre
+que, réciproquement, si une semblable relation a été vérifiée dans le
+mouvement d'un corps par rapport à un certain point, c'est une preuve
+suffisante de l'action sur ce corps d'une force dirigée sans cesse vers
+ce point. Cette belle propriété se déduit d'ailleurs très-aisément des
+équations générales du mouvement curviligne d'une molécule, exposées
+dans la leçon précédente, en plaçant l'origine des coordonnées au centre
+des forces, et considérant l'expression de l'aire décrite sur l'un
+quelconque des plans coordonnés par la projection correspondante du
+rayon vecteur du mobile. Cette découverte de Képler est d'autant plus
+remarquable qu'elle a eu lieu avant que la dynamique eût été réellement
+créée par Galilée. Nous aurons occasion de remarquer, dans la partie
+astronomique de ce cours, que Képler ayant reconnu que les rayons
+vecteurs des planètes décrivent autour du soleil des aires
+proportionnelles aux temps, ce qui constitue la première de ses trois
+grandes lois astronomiques, en conclut ainsi que les planètes sont
+continuellement animées d'une tendance vers le soleil, dont il était
+réservé à Newton de découvrir la loi.
+
+Mais, quelle que soit l'importance de ce premier théorème des aires, qui
+est ainsi une des bases essentielles de la mécanique céleste, on ne doit
+plus y voir aujourd'hui que le cas particulier le plus simple du grand
+théorème général des aires, découvert presque simultanément et sous des
+formes différentes par d'Arcy, par Daniel Bernouilli et par Euler, vers
+le milieu du siècle dernier. La découverte de Képler n'était relative
+qu'au mouvement d'un point: celle de d'Arcy se rapporte au mouvement de
+tout système quelconque de corps agissant les uns sur les autres d'une
+manière quelconque, ce qui constitue un cas, non-seulement plus
+compliqué, mais même essentiellement différent, à cause de ces actions
+mutuelles. Le théorème consiste alors en ce que, par suite de ces
+influences réciproques, l'aire que décrira séparément le rayon vecteur
+de chaque molécule du système à chaque instant autour d'un point
+quelconque pourra bien être altérée, mais que la somme algébrique des
+aires ainsi décrites par les projections sur un plan quelconque des
+rayons vecteurs de toutes les molécules, en donnant à chacune de ces
+aires le signe convenable d'après la règle ordinaire, ne souffrira aucun
+changement, en sorte que, s'il n'y à pas d'autres forces accélératrices
+dans le système que ces actions mutuelles, cette somme des aires
+décrites demeurera invariable en un temps donné, et croîtra par
+conséquent proportionnellement au temps. Quand le système ne présente
+aucun point fixe, cette propriété remarquable a lieu relativement à un
+point quelconque de l'espace; tandis qu'elle se vérifie seulement en
+prenant le point fixe pour centre des aires, si le système en offre un.
+Enfin, lorsque les corps du système sont animés de forces accélératrices
+extérieures, si ces forces tendent constamment vers un même point, le
+théorème des aires subsiste encore, mais uniquement à l'égard de ce
+point. Cette dernière partie de la proposition générale fournit
+évidemment comme cas particulier, le théorème de Képler, en supposant
+que le système se réduise à une seule molécule.
+
+Dans l'application de ce théorème, on remplace ordinairement la somme
+des aires correspondantes à toutes les molécules du système par la somme
+équivalente des produits de la masse de chaque corps par l'aire qui s'y
+rapporte, ce qui dispense de partager le système en molécules de même
+masse.
+
+Telle est la forme sous laquelle le théorème général des aires a été
+découvert par d'Arcy; c'est celle qu'on emploie habituellement. Comme
+l'aire décrite par le rayon vecteur de chaque corps dans un instant
+infiniment petit, est évidemment proportionnelle au produit de la
+vitesse de ce corps par sa distance au point fixe que l'on considère, on
+peut substituer à la somme des aires la somme des _momens_ par rapport à
+ce point de toutes les forces du système projetées sur un même plan
+quelconque. Sous ce point de vue, le théorème des aires présente,
+suivant la remarque de Laplace, une propriété générale du mouvement
+analogue à une de celles de l'équilibre, puisqu'il consiste alors en ce
+que cette somme des momens, nulle dans le cas de l'équilibre, est
+constante dans le cas du mouvement. C'est ainsi que ce théorème a été
+trouvé par Euler et par Daniel Bernouilli.
+
+Quelle que soit l'interprétation concrète qu'on juge convenable de lui
+donner, il est une simple conséquence analytique directe de la formule
+générale de la dynamique. Il suffit, pour l'en déduire, de développer
+cette formule en formant les équations qui se rapportent au mouvement de
+rotation, et dans lesquelles on apercevra immédiatement l'expression
+analytique du théorème des aires ou des momens, en ayant égard aux
+conditions ci-dessus indiquées. Sous le rapport analytique, on peut dire
+que l'utilité de ce théorème consiste essentiellement à fournir dans
+tous les cas trois intégrales premières des équations générales du
+mouvement qui sont par elles-mêmes du second ordre, ce qui tend à
+faciliter singulièrement la solution définitive de chaque problème
+dynamique particulier.
+
+Le théorème des aires suffit pour déterminer, dans le mouvement général
+d'un système quelconque, tout ce qui se rapporte aux mouvemens de
+rotation, comme le théorème du centre de gravité détermine tout ce qui
+est relatif aux mouvemens de translation. Ainsi, par la seule
+combinaison de ces deux propriétés générales, on pourrait procéder à
+l'étude complète du mouvement d'un système quelconque de corps, soit
+quant à la translation, soit quant à la rotation.
+
+Je ne dois pas négliger de signaler sommairement ici, au sujet du
+théorème des aires, la clarté inespérée et la simplicité admirable que
+M. Poinsot y a introduites en y appliquant sa conception fondamentale
+relative aux mouvemens de rotation, que nous avons considérée sous le
+point de vue statique dans la seizième leçon. En substituant aux aires,
+ou aux momens considérés jusqu'alors par les géomètres, les couples
+qu'engendrent les forces proposées, M. Poinsot a fait éprouver à cette
+théorie un perfectionnement philosophique très-important, qui ne me
+paraît pas encore avoir été suffisamment senti. Il a donné ainsi une
+valeur concrète, un sens dynamique propre et direct, à ce qui n'était
+auparavant qu'un simple énoncé géométrique d'une partie des équations
+fondamentales du mouvement. Une aussi heureuse transformation générale
+est destinée, sans doute, à accroître nécessairement les ressources de
+l'esprit humain pour l'élaboration des idées dynamiques, en tout ce qui
+concerne la théorie des mouvemens de rotation. On peut voir dans le
+beau mémoire de M. Poinsot sur les propriétés des momens et des aires,
+qui se trouve annexé à sa _Statique_, avec quelle facilité il est
+parvenu, d'après cette lumineuse conception, non-seulement à rendre
+élémentaire une théorie jusqu'alors fondée sur la plus haute analyse,
+mais à découvrir à cet égard de nouvelles propriétés générales
+très-remarquables, que nous ne devons point considérer ici, et qu'il eût
+été difficile d'obtenir par les méthodes antérieures.
+
+Le théorème des aires a été, pour l'illustre Laplace, l'origine de la
+découverte d'une autre propriété dynamique très-remarquable, celle de ce
+qu'il a nommé le _plan invariable_, dont la considération est surtout si
+importante dans la mécanique céleste. La somme des aires projetées par
+tous les corps du système sur un plan quelconque étant constante en un
+temps donné, Laplace a cherché la direction du plan à l'égard duquel
+cette somme se trouvait être la plus grande possible. Or, d'après la
+manière dont ce plan de la plus grande aire ou du plus grand moment est
+déterminé, Laplace a démontré que sa direction est nécessairement
+indépendante de la réaction mutuelle des différentes parties du système,
+en sorte que, par sa nature, ce plan doit rester continuellement
+invariable, quelles que puissent jamais être les altérations introduites
+dans la situation de ces corps par leurs influences réciproques, pourvu
+qu'il ne survienne aucune nouvelle force extérieure. On conçoit aisément
+de quelle importance doit être, comme nous l'expliquerons spécialement
+dans la seconde partie de ce cours, la détermination d'un tel plan
+relativement à notre système solaire, puisque, en y rapportant tous nos
+mouvemens célestes, il nous procure l'inappréciable avantage d'avoir un
+terme de comparaison nécessairement fixe, à travers tous les dérangemens
+que l'action mutuelle de nos planètes pourra faire subir dans la suite
+des temps à leurs distances, à leurs révolutions et même aux plans de
+leurs orbites, ce qui est une première condition évidemment
+indispensable pour que nous puissions exactement connaître en quoi
+consistent ces altérations. Malheureusement nous aurons occasion de
+remarquer que l'incertitude où nous sommes jusqu'ici relativement à la
+valeur exacte de plusieurs données essentielles, ne nous permet pas
+encore de déterminer avec toute la précision suffisante la situation de
+ce plan. Mais cette difficulté d'application n'affecte en aucune manière
+le caractère de ce beau théorème, considéré sous le point de vue de la
+mécanique rationnelle, le seul que nous devions adopter ici.
+
+La théorie du plan invariable a été notablement perfectionnée dans ces
+derniers temps par M. Poinsot, qui a dû naturellement y transporter sa
+conception propre relativement à la théorie générale des aires ou des
+momens. Il a d'abord considérablement simplifié la notion fondamentale
+de ce plan, de façon à la rendre aussi élémentaire qu'il est possible,
+en montrant qu'un tel plan n'est réellement autre chose que le plan du
+couple général résultant de tous les couples engendrés par les
+différentes forces du système, ce qui le définit immédiatement par une
+propriété dynamique très-sensible, au lieu de la seule propriété
+géométrique du maximum des aires. Quand une conception quelconque a été
+vraiment simplifiée dans sa nature, l'élaboration en étant par cela même
+facilitée, elle ne saurait manquer de prendre plus d'extension et de
+conduire à des résultats nouveaux: telle est, en effet, la marche
+ordinaire de l'esprit humain dans les sciences, que les théories les
+plus fécondes en découvertes n'ont été le plus souvent, à leur origine,
+qu'un moyen de rendre plus simple la solution de questions déjà
+traitées. Le travail que nous considérons ici en a offert une nouvelle
+preuve. Car la théorie de M. Poinsot a permis d'introduire un plus haut
+degré de précision dans la détermination du plan invariable propre à
+notre système solaire, en signalant et rectifiant une importante lacune
+que Laplace y avait laissée. Ce grand géomètre, en calculant la
+situation du plan du _maximum_ des aires, avait cru ne devoir prendre
+en considération que les aires principales, produites par la circulation
+des planètes autour du soleil, sans tenir aucun compte de celles dues
+aux mouvemens des satellites autour des planètes, ou à la rotation de
+tous ces astres et du soleil lui-même. M. Poinsot vient de prouver la
+nécessité d'avoir égard à ces divers élémens, sans quoi le plan ainsi
+déterminé ne pourrait point être regardé comme rigoureusement
+invariable; et en cherchant la direction du véritable plan invariable
+aussi exactement que le comporte l'imperfection actuelle de la plupart
+des données, il a fait voir que ce plan diffère sensiblement de celui
+trouvé par Laplace; ce qu'il est facile de concevoir par la seule
+considération de l'aire immense que doit introduire dans le calcul la
+masse énorme du soleil, quoique sa rotation soit très-lente.
+
+Pour compléter l'indication des propriétés dynamiques les plus
+importantes relatives au mouvement de rotation, il convient maintenant
+de signaler ici les beaux théorèmes découverts par Euler sur ce qu'il a
+nommé les _momens d'inertie_ et les _axes principaux_, qu'on doit mettre
+au nombre des résultats généraux les plus importans de la mécanique
+rationnelle. Euler a donné le nom de _moment d'inertie_ d'un corps à
+l'intégrale qui exprime la somme des produits de la masse de chaque
+molécule par le carré de sa distance à l'axe autour duquel le corps
+tourne, intégrale dont la considération doit évidemment être
+très-essentielle, puisqu'elle peut être naturellement regardée comme la
+mesure exacte de l'énergie de rotation du corps. Quand la masse proposée
+est homogène, ce moment d'inertie se détermine comme les autres
+intégrales analogues relatives à la forme d'un corps; lorsque, au
+contraire, cette masse est hétérogène, il faut de plus connaître la loi
+de la densité dans les diverses couches qui la composent, et, à cela
+près, l'intégration n'est alors seulement que plus compliquée. Cette
+notion étant établie, Euler, comparant, en général, les momens d'inertie
+d'un même corps quelconque par rapport à tous les axes de rotation
+imaginables passant en un point donné, détermina les axes relativement
+auxquels le moment d'inertie doit être un _maximum_ ou un _minimum_, en
+considérant surtout ceux qui se coupent au centre de gravité, et qui se
+distinguent en ce qu'ils produisent nécessairement des momens moindres
+que si, avec la même direction, ils étaient placés partout ailleurs. Il
+découvrit ainsi qu'il existe constamment, en un point quelconque d'un
+corps, et particulièrement au centre de gravité, trois axes
+rectangulaires, tels que le moment d'inertie du corps est un _maximum_ à
+l'égard de l'un d'entre eux, et un _minimum_ à l'égard d'un autre. Ces
+axes sont d'ailleurs caractérisés par une autre propriété commune qui
+leur sert habituellement aujourd'hui de définition analytique, et qui
+constitue, en effet, pour l'analyse, le principal avantage que l'on
+trouve à rapporter le mouvement du corps à ces trois axes. Cette
+propriété consiste en ce que, lorsque ces trois axes sont pris pour ceux
+des coordonnées x, y, z, les intégrales /int xzdm, /int xydm, /int yzdm
+(m exprimant la masse du corps), sont nulles relativement au corps tout
+entier, ce qui simplifie notablement les équations générales du
+mouvement de rotation. Mais le principal théorème dynamique découvert
+par Euler à l'égard de ces axes, et d'après lequel il les a justement
+appelés _axes principaux de rotation_, consiste dans la stabilité des
+rotations qui leur correspondent; c'est-à-dire, que si le corps a
+commencé à tourner autour d'un de ces axes, cette rotation persistera
+indéfiniment de la même manière, ce qui n'aurait pas lieu pour tout
+autre axe quelconque, la rotation instantanée s'exécutant en général
+autour d'un axe continuellement variable. Ce système des axes principaux
+est généralement unique dans chaque corps: cependant, si tous les momens
+d'inertie étaient constamment égaux entre eux, la direction de ces axes
+deviendrait totalement indéterminée, pourvu qu'on les choisît toujours
+perpendiculaires entre eux, ce qui a lieu, par exemple, dans une sphère
+homogène, où l'on peut regarder comme des axes permanens de rotation
+tous les systèmes d'axes rectangulaires passant par le centre. Il y
+aurait encore un certain degré d'indétermination si le corps était un
+solide de révolution, l'axe géométrique étant alors un des axes
+dynamiques principaux; mais les deux autres pouvant évidemment être pris
+à volonté dans un plan perpendiculaire au premier. La détermination des
+axes principaux présente souvent de grandes difficultés en considérant
+des corps de figure et de constitution quelconques; mais elle s'effectue
+avec une extrême facilité dans les cas peu compliqués, que la mécanique
+céleste nous présente heureusement comme les plus communs. Par exemple
+dans un ellipsoïde homogène, ou même seulement composé de couches
+semblables et concentriques d'inégale densité, mais dont chacune est
+homogène, les trois diamètres conjugués rectangulaires sont eux-mêmes
+les axes dynamiques principaux: le moment d'inertie du corps est un
+_maximum_ relativement du plus petit de ces diamètres, et un _minimum_ à
+l'égard du plus grand. Quand les axes principaux d'un corps ou d'un
+système sont déterminés ainsi que les momens d'inertie correspondans, si
+le système ne tourne pas autour de l'un de ces axes, Euler a établi des
+formules générales très-simples, qui font connaître constamment les
+angles que doit faire avec eux la droite autour de laquelle s'exécute
+spontanément la rotation instantanée, et la valeur du moment d'inertie
+qui s'y rapporte, ce qui suffit pour l'analyse complète du mouvement de
+rotation.
+
+Tels sont les théorèmes généraux de dynamique qui se rapportent
+directement à l'entière détermination du mouvement d'un corps ou d'un
+système quelconque, soit quant à la translation, soit quant à la
+rotation. Mais outre ces propriétés fondamentales, les géomètres en ont
+encore découvert plusieurs autres très-générales, qui, sans être aussi
+strictement indispensables, méritent singulièrement d'être signalés dans
+un examen philosophique de la mécanique rationnelle, à cause de leur
+extrême importance pour la simplification des recherches spéciales.
+
+La première et la plus remarquable d'entre elles, celle qui présente les
+plus précieux avantages pour les applications, consiste dans le célèbre
+théorème de la _conservation des forces vives_. La découverte primitive
+en est due à Huyghens, qui fonda sur cette considération sa solution du
+problème du centre d'oscillation. La notion en fut ensuite généralisée
+par Jean Bernouilli, car Huyghens ne l'avait établi que relativement au
+mouvement des corps pesans. Mais Jean Bernouilli, accordant une
+importance exagérée et vicieuse à la fameuse distinction introduite par
+Leïbnitz, entre les forces _mortes_ et les forces _vives_, tenta
+vainement d'ériger ce théorème en une loi primitive de la nature, tandis
+qu'il ne saurait être qu'une conséquence plus ou moins générale des
+théories dynamiques fondamentales. Les travaux les plus importans dont
+cette propriété du mouvement ait été le sujet sont certainement ceux de
+l'illustre Daniel Bernouilli, qui donna au théorème des forces vives sa
+plus grande extension, ainsi que la forme systématique sous laquelle
+nous le concevons aujourd'hui, et qui en fit surtout un si heureux usage
+pour l'étude du mouvement des fluides.
+
+On sait que, depuis Leïbnitz, les géomètres appellent _force vive_ d'un
+corps le produit de sa masse par le carré de sa vitesse, en faisant
+d'ailleurs complétement abstraction des considérations trop vagues qui
+avaient conduit Leïbnitz à former une telle expression. Le théorème
+général que nous envisageons ici consiste en ce que quelques altérations
+qui puissent survenir dans le mouvement de chacun des corps d'un système
+quelconque en vertu de leur action réciproque, la somme des forces vives
+de tous ces corps reste constamment la même en un temps donné. C'est ce
+qu'on démontre aujourd'hui avec la plus grande facilité d'après les
+équations fondamentales du mouvement d'un système quelconque, et
+surtout, comme l'a fait Lagrange, en partant de la formule générale de
+la dynamique exposée dans la leçon précédente. Sous le point de vue
+analytique, l'extrême utilité de ce beau théorème consiste
+essentiellement en ce qu'il fournit toujours d'avance une première
+équation finie entre les masses et les vitesses des différens corps du
+système. Cette relation, qui peut être envisagée comme une des
+intégrales définitives des équations différentielles du mouvement,
+suffit à l'entière solution du problème, toutes les fois qu'il est
+réductible à la détermination du mouvement d'un seul des corps que l'on
+considère, détermination qui s'effectue alors avec une grande facilité.
+
+Mais pour se faire une juste idée de cette importante propriété, il est
+indispensable de remarquer qu'elle est assujétie à une limitation
+considérable, qui ne permet point, sous le rapport de la généralité, de
+la placer sur la même ligne que les théorèmes précédemment examinés.
+Cette limitation, découverte à la fin du dernier siècle par Carnot,
+consiste en ce que la somme des forces vives subit constamment une
+diminution dans le choc des corps qui ne sont pas parfaitement
+élastiques, et généralement toutes les fois que le système éprouve un
+changement brusque quelconque. Carnot a démontré qu'alors il y a une
+perte de forces vives égale à la somme des forces vives dues aux
+vitesses perdues par ce changement. Ainsi le théorème de la conservation
+des forces vives n'a lieu qu'autant que le mouvement du système varie
+seulement par degrés insensibles, ou qu'il ne survient de choc qu'entre
+des corps doués d'une élasticité parfaite. Cette importante
+considération complète la notion générale qu'on doit se former d'une
+propriété aussi remarquable.
+
+De tous les grands théorèmes de mécanique rationnelle, celui que nous
+venons d'envisager est sans contredit le plus important pour les
+applications à la mécanique industrielle; c'est-à-dire en ce qui
+concerne la théorie du mouvement des machines, en tant qu'elle est
+susceptible d'être établie d'une manière exacte et précise. Le théorème
+des forces vives a commencé à fournir jusqu'ici, sous ce point de vue,
+des indications générales très-précieuses, qui ont été surtout
+présentées avec une netteté et une concision parfaites dans le travail
+de Carnot, auquel on n'a ajouté depuis rien de vraiment essentiel. Ce
+théorème présente directement, en effet, la considération dynamique
+d'une machine quelconque sous son véritable aspect, en montrant que,
+dans toute transmission et modification du mouvement effectuée par une
+machine, il y a simplement échange de force vive entre la masse du
+moteur et celle du corps à mouvoir. Cet échange serait complet,
+c'est-à-dire toute la force vive du moteur serait utilisée en évitant
+les changemens brusques, si les frottemens, la résistance des milieux,
+etc., n'en absorbaient nécessairement une portion plus ou moins
+considérable suivant que la machine est plus ou moins compliquée. Cette
+notion met dans tout son jour l'absurdité de ce qu'on a appelé le
+mouvement perpétuel, en indiquant même d'une manière générale à quel
+instant la machine abandonnée à sa seule impulsion primitive doit
+s'arrêter spontanément; mais cette absurdité est d'ailleurs de sa nature
+tellement sensible, qu'Huyghens avait, au contraire, fondé en partie sa
+démonstration du théorème des forces vives sur l'évidence manifeste
+d'une telle impossibilité. Quoi qu'il en soit, ce théorème donne une
+idée nette de la véritable perfection dynamique d'une machine, en la
+réduisant à utiliser la plus grande fraction possible de la force vive
+du moteur, ce qui ne peut avoir lieu généralement qu'en s'efforçant de
+simplifier le mécanisme autant que le comporte la nature du moteur. On
+conçoit en effet que si l'on mesure, comme il semble naturel de le
+faire, l'effet dynamique utile d'un moteur en un temps donné par le
+produit du poids qu'il peut élever et de la hauteur à laquelle il le
+transporte, cet effet équivaut immédiatement, d'après les lois du
+mouvement vertical des corps pesans, à une force vive, et non à une
+quantité de mouvement. Sous ce point de vue, la fameuse discussion
+soulevée par Leïbnitz au sujet des forces vives, et à laquelle prirent
+part tous les grands géomètres de cette époque, ne doit point être
+regardée comme aussi dépourvue de réalité que d'Alembert a paru le
+croire. On s'était sans doute mépris en pensant que la mécanique
+rationnelle était intéressée dans cette contestation, qui ne saurait en
+effet, selon la remarque de d'Alembert, exercer sur elle la moindre
+influence réelle. Le point de vue théorique et le point de vue pratique
+n'avaient pas été assez soigneusement séparés par les géomètres qui
+suivirent cette discussion. Mais, sous le seul point de vue de la
+mécanique industrielle, elle n'en avait pas moins une véritable
+importance. Elle pourrait même être utilement reprise aujourd'hui, car
+les objections qui ont été faites contre la mesure vulgaire de la valeur
+dynamique des moteurs méritent d'être prises en sérieuse considération,
+vu qu'il semble en effet peu rationnel de prendre pour unité un
+mouvement qui n'est point uniforme.
+
+Mais, quelque décision qu'on finisse par adopter sur cette contestation
+non-terminée, l'application du théorème des forces vives n'en conservera
+pas moins toute son importance pour montrer sous son vrai jour la
+destination réelle des machines, en prouvant que nécessairement elles
+font perdre en vitesse ou en temps ce qu'elles font gagner en force ou
+réciproquement, de telle sorte que leur utilité consiste essentiellement
+à échanger les uns dans les autres les divers facteurs de l'effet à
+produire, sans pouvoir jamais l'augmenter par elles-mêmes dans sa
+totalité, et en lui faisant constamment subir au contraire une
+inévitable diminution, ordinairement très-notable. Il est douteux, du
+reste, que l'application de ce théorème puisse à aucune époque être
+poussée beaucoup plus loin que les indications générales de ce genre,
+car le véritable calcul _à priori_ de l'effet précis d'une machine
+quelconque donnée présente, comme problème de dynamique, une trop grande
+complication, et exige la connaissance exacte d'un trop grand nombre de
+relations encore complétement inconnues, pour pouvoir être efficacement
+tenté dans la plupart des cas[29].
+
+ [Note 29: La véritable théorie propre de la mécanique
+ industrielle, qui n'est nullement, ainsi qu'on le croit
+ souvent, une simple dérivation de la _phoronomie_ ou
+ mécanique rationnelle, et qui se rapporte à un ordre d'idées
+ complétement distinct, n'a point encore été conçue. Il en
+ est, à cet égard, comme de toute autre _science
+ d'application_ dont l'esprit humain ne possède jusqu'ici que
+ quelques élémens insuffisans, selon la remarque indiquée
+ dans notre seconde leçon. La mécanique industrielle,
+ abstraction faite de la formation des moteurs, qui dépend de
+ l'ensemble de nos connaissances sur la nature, se compose de
+ deux classes de recherches très-différentes, les unes
+ dynamiques, les autres géométriques. Les premières ont pour
+ objet la détermination des appareils les plus convenables,
+ afin d'utiliser autant que possible les forces motrices
+ données; c'est-à-dire d'obtenir entre la force vive du corps
+ à mouvoir et celle du moteur le rapport le plus rapproché de
+ l'unité, en ayant égard aux modifications exigées dans la
+ vitesse par la destination connue de la machine. Quant aux
+ autres, on s'y propose de changer à volonté, à l'aide d'un
+ mécanisme convenable, les lignes décrites par les points
+ d'application des forces. En un mot, le mouvement est
+ modifié, dans les unes, quant à son intensité; dans les
+ autres, quant à sa direction. Les premières se rapportent à
+ une doctrine entièrement neuve, au sujet de laquelle il n'a
+ encore été produit aucune conception directe et vraiment
+ rationnelle. Il en est à peu près de même pour les autres,
+ qui dépendent de cette _géométrie de situation_ entrevue par
+ Leïbnitz, mais qui n'a fait jusqu'ici presqu'aucun progrès.
+ Je ne connais, à cet égard, d'autre travail réel qu'une
+ ingénieuse considération élémentaire présentée par Monge, et
+ qui, quoique simplement empirique, mérite d'être notée ici,
+ ne fut-ce que pour indiquer la véritable nature de cet ordre
+ d'idées.
+
+ Monge est parti de cette observation, très-plausible en
+ effet, que, dans la réalité, les mouvemens exécutés par les
+ machines sont ou rectilignes ou circulaires, chacun pouvant
+ être d'ailleurs ou continu ou alternatif. Il a, dès lors,
+ envisagé toute machine comme destinée, sous le rapport
+ géométrique, à transformer ces divers mouvemens élémentaires
+ les uns dans les autres. Cela posé, en épuisant toutes les
+ combinaisons diverses qu'une telle transformation peut
+ offrir, il en a vu résulter nécessairement dix séries
+ d'appareils dans lesquelles peuvent être rangées toutes les
+ machines connues, ainsi que celles qu'on imaginera plus
+ tard. Les tableaux résultant de cette classification peuvent
+ donc être envisagés comme présentant au mécanicien les
+ moyens empiriques de résoudre, dans chaque cas, le problème
+ de la transformation du mouvement, en choisissant, parmi
+ tous les appareils propres à remplir la condition proposée,
+ celui qui présente d'ailleurs le plus d'avantages.]
+
+Le mouvement d'un système quelconque présente une autre propriété
+générale très-remarquable, quoique moins importante, soit sous le
+rapport analytique, soit surtout sous le rapport physique, que celle qui
+vient d'être examinée: c'est la propriété exprimée par le célèbre
+théorème général de dynamique auquel Maupertuis a donné la dénomination
+si vicieuse de _principe de la moindre action_.
+
+La filiation des idées au sujet de cette découverte remonte à une époque
+très éloignée, car les géomètres de l'antiquité avaient déjà fait
+quelques remarques qu'on peut concevoir aujourd'hui comme équivalentes
+à la vérification de ce théorème dans le cas particulier le plus simple.
+Ptolémée, en effet, observe expressément, quant à la loi de la réflexion
+de la lumière, que par la nature de cette loi, la lumière en se
+réfléchissant se trouve suivre le plus court chemin possible pour
+parvenir d'un point à un autre. Lorsque Descartes et Snellius eurent
+découvert la loi réelle de la réfraction, Fermat rechercha si on ne
+pourrait point y arriver _à priori_ d'après quelque considération
+analogue à la remarque de Ptolémée. Le _minimum_ ne pouvant alors avoir
+lieu relativement à la longueur du chemin parcouru, puisque la route
+rectiligne eût été possible dans ce cas, Fermat présuma qu'il existerait
+à l'égard du temps. Il se proposa donc, en regardant la route de la
+lumière comme composée de deux droites différentes, séparées, sous un
+angle inconnu, à la surface du corps réfringent, quelle devait être
+cette direction relative pour que le temps employé par la lumière dans
+son trajet fût le moindre possible, et il eut le bonheur de trouver
+d'après cette seule considération une loi de la réfraction exactement
+conforme à celle directement déduite des observations par Snellius et
+par Descartes. Cette belle solution est d'ailleurs éminemment
+remarquable dans l'histoire générale des progrès de l'analyse
+mathématique, comme ayant offert à Fermat la première application
+importante de sa célèbre méthode _de maximis et minimis_, qui contient
+le véritable germe primitif du calcul différentiel.
+
+La comparaison de la remarque de Ptolémée avec le travail de Fermat
+envisagé sous le point de vue dynamique, devint pour Maupertuis la base
+de la découverte du théorème que nous considérons. Quoiqu'égaré, bien
+plus que conduit, par de vagues considérations métaphysiques sur la
+prétendue économie des forces dans la nature, il finit par arriver à ce
+résultat important, que la trajectoire d'un corps soumis à l'action de
+forces quelconques devait nécessairement être telle, que l'intégrale du
+produit de la vitesse du mobile par l'élément de la courbe décrite fût
+toujours un _minimum_, relativement à sa valeur dans toute autre courbe.
+Mais Lagrange est avec justice généralement regardé par les géomètres
+actuels comme le véritable fondateur de ce théorème, non-seulement pour
+l'avoir généralisé autant que possible, mais surtout pour en avoir
+découvert la véritable démonstration en le rattachant aux théories
+dynamiques fondamentales, et en le dégageant des notions confuses et
+arbitraires que Maupertuis avait employées. Il ne subsiste maintenant
+d'autre trace du travail de Maupertuis que le nom qu'il a imposé à ce
+théorème, et dont l'impropriété est universellement reconnue, quoique,
+pour plus de brièveté, on ait continué à s'en servir. Le théorème, tel
+qu'il a été établi par Lagrange relativement à un système quelconque de
+corps, consiste en ce que, quelles que soient leurs attractions
+réciproques, ou leurs tendances vers des centres fixes, les trajectoires
+décrites par ces corps sont toujours telles que la somme des produits de
+la masse de chacun d'eux, et de l'intégrale relative à sa vitesse
+multipliée par l'élément de la courbe correspondante, est nécessairement
+un _maximum_ ou un _minimum_, cette somme étant étendue à la totalité du
+système. Il importe d'ailleurs de remarquer que la démonstration de ce
+théorème général étant fondée sur le théorème des forces vives, il est
+inévitablement assujéti aux mêmes limitations que celui-ci.
+
+Outre la belle propriété du mouvement contenue dans cette proposition
+remarquable, on conçoit que, sous le rapport analytique, elle peut être
+envisagée comme un nouveau moyen de former les équations différentielles
+qui doivent conduire à la détermination de chaque mouvement spécial. Il
+suffit, en effet, conformément à la méthode générale des _maxima_ et
+_minima_ fournie par le calcul des variations, d'exprimer que la somme
+précédemment indiquée est un _maximum_ ou un _minimum_ (soit absolu,
+soit relatif suivant les cas), en rendant sa variation nulle. Lagrange a
+expressément montré comment, d'après cette seule considération, on peut,
+en général, retrouver la formule fondamentale de la dynamique. Mais,
+quelqu'utile que puisse être en certains cas une telle manière de
+procéder, il ne faut point s'exagérer son importance; car on ne doit pas
+perdre de vue qu'elle ne fournit par elle-même aucune intégrale finie
+des équations du mouvement; elle se borne seulement à établir ces
+équations d'une autre manière, qui peut quelquefois être plus
+convenable. Sous ce rapport, le théorème de la moindre action est
+certainement moins précieux que celui des forces vives. Quoi qu'il en
+soit, il convient de remarquer ici avec Lagrange que l'ensemble de ces
+deux théorèmes peut être regardé, en thèse générale, comme suffisant
+pour l'entière détermination du mouvement d'un corps.
+
+Le théorème de la moindre action a aussi été présenté par Lagrange sous
+une autre forme générale, spécialement destinée à rendre plus sensible
+son interprétation concrète. En effet, l'élément de la trajectoire
+pouvant évidemment être remplacé dans l'énoncé de ce théorème par le
+produit équivalent de la vitesse et de l'élément du temps, le théorème
+consiste alors en ce que chaque corps du système décrit constamment une
+courbe telle que la somme des forces vives consommées en un temps donné
+pour parvenir d'une position à une autre est nécessairement un _maximum_
+ou un _minimum_.
+
+L'histoire philosophique des travaux relatifs au théorème de la moindre
+action est particulièrement propre à mettre dans tout son jour
+l'insuffisance complète et le vice radical des considérations
+métaphysiques employées comme moyens de découvertes scientifiques. On ne
+peut nier sans doute que le principe théologique et métaphysique des
+causes finales n'ait eu ici quelque utilité, en contribuant dans
+l'origine à éveiller l'attention des géomètres sur cette importante
+propriété dynamique, et même en leur fournissant à cet égard quelques
+indications vagues. L'esprit de ce cours, tel que nous l'avons déjà
+expressément signalé, et tel qu'il se développera de plus en plus par la
+suite, nous prescrit, en effet, de regarder, en thèse générale, les
+hypothèses théologiques et métaphysiques comme ayant été utiles et même
+nécessaires aux progrès réels de l'intelligence humaine, en soutenant
+son activité aussi long-temps qu'a duré l'absence de conceptions
+positives d'une généralité suffisante. Mais, alors même, les nombreux
+inconvéniens fondamentaux inhérens à une telle manière de procéder
+vérifient clairement qu'elle ne peut être envisagée que comme
+provisoire. L'exemple actuel en offre une preuve sensible. Car, sans
+l'introduction des considérations exactes et réelles fondées sur les
+lois générales de la mécanique, on disputerait encore, ainsi que le
+remarque Lagrange avec tant de raison, sur ce qu'il faut entendre par
+_la moindre action_ de la nature, la prétendue économie des forces
+consistant tantôt dans l'espace, tantôt dans le temps, et le plus
+souvent n'étant en effet ni l'une ni l'autre. Il est d'ailleurs évident
+que cette propriété n'a point ce caractère absolu qu'on avait d'abord
+voulu lui imposer, puisqu'elle éprouve dans un grand nombre de cas des
+restrictions déterminées. Mais ce qui rend surtout manifeste le vice
+radical des considérations primitives, c'est que, d'après l'analyse
+exacte de la question traitée par Lagrange, on voit que l'intégrale
+ci-dessus définie n'est nullement assujettie à être nécessairement un
+_minimum_, et qu'elle peut, au contraire, être tout aussi bien un
+_maximum_, comme il arrive effectivement en certains cas, le véritable
+théorème général consistant seulement en ce que la variation de cette
+intégrale est nulle: que devient alors l'_économie_ des forces, de
+quelque manière qu'on prétende caractériser l'_action_? L'insuffisance
+et même l'erreur de l'argumentation de Maupertuis sont dès lors
+pleinement évidentes. Dans cette occasion, comme dans toutes celles où
+il a pu jusqu'ici y avoir concours, la comparaison a expressément
+constaté la supériorité immense et nécessaire de la philosophie positive
+sur la philosophie théologique et métaphysique, non-seulement quant à la
+justesse et à la précision des résultats effectifs, mais même quant à
+l'étendue des conceptions et à l'élévation réelle du point de vue
+intellectuel.
+
+Pour compléter cette énumération raisonnée des propriétés générales du
+mouvement, je crois devoir enfin signaler ici une dernière proposition
+fort remarquable, qu'on ne place point ordinairement dans la même
+catégorie que les précédentes, et qui mérite cependant, à un aussi haut
+degré, de fixer notre attention, soit par sa beauté intrinsèque, soit
+surtout par l'importance et l'étendue de ses applications aux problèmes
+dynamiques les plus difficiles. Il s'agit du célèbre théorème général
+découvert par Daniel Bernouilli, sur la _coexistence des petites
+oscillations_. Voici en quoi il consiste.
+
+Nous avons vu, en commençant cette leçon, qu'il existe, pour tout
+système de forces, une situation d'équilibre _stable_, celle dans
+laquelle la somme des forces vives est un des _maximum_, suivant la loi
+de Maupertuis généralisée par Lagrange. Quand le système est infiniment
+peu écarté de cette situation par une cause quelconque, il tend à y
+revenir, en faisant autour d'elle une suite d'oscillations infiniment
+petites, graduellement diminuées et bientôt détruites par la résistance
+du milieu et les frottemens, et qu'on peut assimiler à celles d'un
+pendule d'une longueur convenable soumis à l'influence d'une gravité
+déterminée. Mais plusieurs causes différentes peuvent faire
+simultanément osciller le système de diverses manières autour de la
+position de stabilité. Cela posé, le théorème de Daniel Bernouilli
+consiste en ce que toutes les espèces d'oscillations infiniment petites
+produites par ces divers dérangemens simultanés, quelle que soit leur
+nature, ne font simplement que se superposer, en coexistant sans se
+nuire, chacune d'elles ayant lieu comme si elle était seule. On conçoit
+aisément l'extrême importance de cette belle proposition pour faciliter
+l'étude d'un tel genre de mouvemens, puisqu'il suffit d'après cela
+d'analyser isolément chaque sorte d'oscillations produite par chaque
+perturbation séparée. Cette décomposition est surtout de la plus grande
+utilité dans les recherches relatives au mouvement des fluides, où un
+tel ordre de considérations se présente presque constamment. Mais la
+propriété découverte par Daniel Bernouilli n'est pas moins intéressante
+sous le rapport physique que sous le point de vue logique. En effet,
+envisagée comme une loi de la nature, elle explique directement, de la
+manière la plus satisfaisante, une foule de faits divers, que
+l'observation avait depuis long-temps constatés, et qu'on cherchait
+vainement à concevoir jusqu'alors. Telle est, par exemple, la
+coexistence des ondes produites à la surface d'un liquide, lorsqu'elle
+se trouve agitée à la fois en plusieurs points différens par diverses
+causes quelconques. Telle est, surtout, dans l'acoustique, la
+simultanéité des sons distincts produits par divers ébranlemens de
+l'air. Cette coexistence qui a lieu sans confusion entre les
+différentes ondes sonores, avait évidemment été souvent observée,
+puisqu'elle est une des bases essentielles du mécanisme de notre
+audition; mais elle paraissait inexplicable; on n'y voit plus maintenant
+qu'une conséquence immédiate du beau théorème de Daniel Bernouilli.
+
+En considérant ce théorème sous le point de vue le plus philosophique,
+on ne le trouve peut-être pas moins remarquable par la manière dont il
+résulte des équations générales du mouvement, que par son importance
+analytique ou physique. En effet cette coexistence des divers ordres
+d'oscillations infiniment petites d'un système quelconque, autour de sa
+situation de stabilité, a lieu parce que l'équation différentielle qui
+exprime la loi de l'un quelconque de ces mouvemens se trouve être
+_linéaire_, et conséquemment de la classe de celles dont l'intégrale
+générale est nécessairement la simple somme d'un certain nombre
+d'intégrales particulières. Ainsi, sous le rapport analytique, la
+superposition des divers mouvemens oscillatoires a pour cause l'espèce
+de superposition qui s'établit alors entre les différentes intégrales
+correspondantes. Cette importante corrélation est certainement, comme
+l'observe avec raison Laplace, un des plus beaux exemples de cette
+harmonie nécessaire entre l'abstrait et le concret, dont la philosophie
+mathématique nous a offert tant de vérifications admirables.
+
+Telles sont les principales considérations philosophiques relatives aux
+différens théorèmes généraux découverts jusqu'ici dans la mécanique
+rationnelle, et qui tous dérivent, comme de simples déductions
+analytiques plus ou moins éloignées, des lois fondamentales du mouvement
+sur lesquelles repose le système entier de la science phoronomique.
+L'examen sommaire de ces théorèmes, dont l'ensemble constitue un des
+monumens les plus imposans de l'activité de l'intelligence humaine
+convenablement dirigée, était indispensable pour achever de déterminer
+le caractère philosophique de la science de l'équilibre et du mouvement,
+déjà suffisamment tracé dans les leçons précédentes, à l'égard de la
+méthode. Nous pouvons donc maintenant nous former nettement une idée
+générale de la nature propre de cette seconde branche de la mathématique
+concrète, ce qui devait être le seul objet essentiel de notre travail à
+ce sujet.
+
+
+
+Je me suis efforcé, dans ce volume, de faire sentir, autant qu'il a été
+en mon pouvoir, en quoi consiste réellement la philosophie
+mathématique, soit quant à ses conceptions abstraites, soit quant à ses
+divers ordres de considérations concrètes, soit enfin quant à la
+corrélation intime et permanente qui existe nécessairement entre les
+unes et les autres. Je regrette vivement que les limites dans lesquelles
+j'ai dû me renfermer, vu la destination de cet ouvrage, ne m'aient point
+permis de faire passer, autant que je l'aurais désiré, dans l'esprit du
+lecteur mon sentiment profond de la nature de cette immense et admirable
+science, qui, base nécessaire de la philosophie positive tout entière,
+constitue d'ailleurs évidemment, en elle-même, le témoignage le plus
+irrécusable de la portée du génie humain. Mais j'espère que les penseurs
+qui n'ont pas le malheur d'être entièrement étrangers à cette science
+fondamentale pourront, d'après les réflexions que j'ai indiquées,
+parvenir à en concevoir nettement le véritable caractère philosophique.
+
+Pour présenter un aperçu vraiment complet de la philosophie mathématique
+dans son état actuel, j'ai indiqué d'avance (voyez la 3e Leçon) qu'il
+me reste encore à considérer une troisième branche de la mathématique
+concrète, celle qui consiste dans l'application de l'analyse à l'étude
+des phénomènes thermologiques, dernière grande conquête de l'esprit
+humain, due à l'illustre ami dont je déplore la perte récente,
+l'immortel Fourier, qui vient de laisser dans le monde savant une si
+profonde lacune, long-temps destinée à être de jour en jour plus
+fortement sentie. Mais, afin de ne m'écarter que le moins possible des
+habitudes encore universellement adoptées, j'ai annoncé que je croyais
+devoir ajourner cet important examen jusqu'à ce que l'ordre naturel des
+considérations exposées dans cet ouvrage nous ait conduits à la partie
+de la physique qui traite de la thermologie. Quoiqu'une telle
+transposition ne soit point véritablement rationnelle, il n'en saurait
+résulter cependant qu'un inconvénient secondaire, l'appréciation
+philosophique que je présenterai ayant d'ailleurs exactement le même
+caractère que si elle eût été placée à son véritable rang logique.
+
+Considérant donc maintenant la philosophie mathématique comme
+complétement caractérisée, nous devons procéder à l'examen de son
+application plus ou moins parfaite à l'étude des divers ordres de
+phénomènes naturels suivant leur degré de simplicité, application qui,
+par elle-même, est d'ailleurs évidemment propre à jeter un nouveau jour
+sur les vrais principes de cette philosophie, et sans laquelle, en
+effet, ils ne sauraient être convenablement appréciés. Tel sera l'objet
+du volume suivant, en nous conformant à l'ordre encyclopédique
+rigoureusement déterminé dans la seconde leçon, d'après la nature
+spéciale de chacune des classes principales de phénomènes que nous avons
+établies, et, par conséquent, en commençant par les phénomènes
+astronomiques à l'étude approfondie desquels la science mathématique est
+éminemment destinée.
+
+
+FIN DU TOME PREMIER.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+CONTENUES DANS LE TOME PREMIER.
+
+
+Dédicace v
+
+Avertissement de l'auteur.
+
+Tableau synoptique de l'ensemble du cours de philosophie positive.
+
+1re LEÇON.--Exposition du but de ce cours, ou considérations générales
+sur la nature et l'importance de la philosophie positive.
+
+2e LEÇON.--Exposition du plan de ce cours, ou considérations générales
+sur la hiérarchie des sciences positives.
+
+3e LEÇON.--Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science
+mathématique.
+
+4e LEÇON.--Vue générale de l'analyse mathématique.
+
+5e LEÇON.--Considérations générales sur le calcul des fonctions
+directes.
+
+6e LEÇON.--Exposition comparative des divers points de vue généraux
+sous lesquels on peut envisager le calcul des fonctions indirectes.
+
+7e LEÇON.--Tableau général du calcul des fonctions indirectes.
+
+8e LEÇON.--Considérations générales sur le calcul des variations.
+
+9e LEÇON.--Considérations générales sur le calcul aux différences
+finies.
+
+10e LEÇON.--Vue générale de la géométrie.
+
+11e LEÇON.--Considérations générales sur la géométrie _spéciale_ ou
+_préliminaire_.
+
+12e LEÇON.--Conception fondamentale de la géométrie _générale_ ou
+_analytique_.
+
+13e LEÇON.--De la géométrie _générale_ à deux dimensions.
+
+14e LEÇON.--De la géométrie _générale_ à trois dimensions.
+
+15e LEÇON.--Considérations philosophiques sur les principes
+fondamentaux de la mécanique rationnelle.
+
+16e LEÇON.--Vue générale de la statique.
+
+17e LEÇON.--Vue générale de la dynamique.
+
+18e LEÇON.--Considérations sur les théorèmes généraux de mécanique
+rationnelle.
+
+
+
+
+ERRATA DU TOME PREMIER.
+
+NOTE DU TRANSCRIPTEUR: Ces erreurs ont été corrigées dans le présent
+document. La liste en est reproduite ici seulement pour fin de
+référence.
+
+
+Page 147, ligne 25, _au lieu de_ idées, _lisez_ conceptions.
+
+201 1 fait, _lisez_ sait.
+
+236 12 M. Fournier, _lisez_ M. Fourier.
+
+248 26 _supprimez_ ou moins.
+
+351 17 _après_ influe, _ajoutez_ singulièrement.
+
+420 11 _au lieu de_ signes, _lisez_ lignes.
+
+469 1 jusqu'ici, _lisez_ jusqu'à ce jour.
+
+504 20 intensité, _lisez_ intimité.
+
+508 18, _après_ volume du, _ajoutez_ tronc de cône ou du.
+
+509 3, _au lieu de_ S=2/pi/int ydx, _lisez_ S=2/pi/int yds.
+
+530 20 divers individus, _lisez_ diverses espèces.
+
+534 dernière ligne de la note, _avant_ désignant, _ajoutez_.
+
+556 6 _au lieu de_ relations, _lisez_ actions.
+
+624 4 opérations, _lisez_ équations.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Cours de philosophie positive. (1/6), by
+Auguste Comte
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE ***
+
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+works. See paragraph 1.E below.
+
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+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
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+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
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+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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+
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+</style>
+</head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+Project Gutenberg's Cours de philosophie positive. (1/6), by Auguste Comte
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Cours de philosophie positive. (1/6)
+
+Author: Auguste Comte
+
+Release Date: April 4, 2010 [EBook #31881]
+[Last updated: August 11, 2013]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE ***
+
+
+
+
+Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald
+Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+<p class="overl">ÉVERAT, IMPRIMEUR, RUE DU CADRAN, Nº 16.</p>
+
+<br><br>
+
+<h1>COURS</h1>
+<h5>DE</h5>
+<h1>PHILOSOPHIE POSITIVE,</h1>
+
+<br>
+
+<h4><i>Par M. Auguste Comte,</i></h4>
+
+<h5>ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE.</h5>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>TOME PREMIER,</h3>
+
+<h5>CONTENANT</h5>
+<h4>LES PRÉLIMINAIRES GÉNÉRAUX ET LA PHILOSOPHIE<br>
+MATHÉMATIQUE.</h4>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="mid">PARIS.<br>
+ROUEN FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS,<br>
+<span class="sml">RUE DE L'ÉCOLE DE MÉDECINE, Nº 13.</span><br>
+BRUXELLES,<br>
+AU DÉPÔT DE LA LIBRAIRIE MÉDICALE FRANÇAISE.</p>
+<hr class="short">
+
+<h5>1830.</h5>
+
+<a name="c1" id="c1"></a>
+
+<h4>À MES ILLUSTRES AMIS</h4>
+
+<div class="big">
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i><b>M. le Baron Fourier, Secrétaire<br>
+ perpétuel de l'Académie Royale des<br>
+ Sciences,<br>
+<br>
+ M. le Professeur G. M. D. de<br>
+ Blainville, Membre de l'Académie<br>
+ Royale des Sciences,</b></i>
+</div></div>
+</div>
+
+<br><br>
+
+<p><i><b>En témoignage de ma respectueuse affection,</b></i></p>
+<br>
+
+<div class="rig">
+<b>Auguste Comte,</b><br>
+
+<span class="sml">Ancien élève de l'École Polytechnique.</span>
+</div>
+
+<br><br><br><br><br><br><br>
+<a name="c2" id="c2"></a>
+
+<h3>AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR.</h3>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Ce cours, résultat général de tous mes travaux depuis ma sortie de
+l'École Polytechnique en 1816, fut ouvert pour la première fois en avril
+1826. Après un petit nombre de séances, une maladie grave m'empêcha, à
+cette époque, de poursuivre une entreprise encouragée, dès sa naissance,
+par les suffrages de plusieurs savans du premier ordre, parmi lesquels
+je pouvais citer dès-lors MM. Alexandre de Humboldt, de Blainville et
+Poinsot, membres de l'Académie des Sciences, qui voulurent bien suivre
+avec un intérêt soutenu l'exposition de mes idées. J'ai refait ce cours
+en entier l'hiver dernier, à partir du 4 janvier 1829, devant un
+auditoire dont avaient bien voulu faire partie M. Fourier, secrétaire
+perpétuel de l'Académie des Sciences, MM. de Blainville, Poinsot,
+Navier, membres de la même académie, MM. les professeurs Broussais,
+Esquirol, Binet, etc., auxquels je dois ici témoigner publiquement ma
+reconnaissance pour la manière dont ils ont accueilli cette nouvelle
+tentative philosophique.</p>
+
+<p>Après m'être assuré par de tels suffrages que ce cours pouvait utilement
+recevoir une plus grande publicité, j'ai cru devoir, à cette intention,
+l'exposer cet hiver à l'Athénée Royal de Paris, où il vient d'être
+ouvert le 9 décembre. Le plan est demeuré complétement le même.
+Seulement les convenances de cet établissement m'obligent à restreindre
+un peu les développemens de mon cours. Ils se retrouvent tout entiers
+dans la publication que je fais aujourd'hui de mes leçons, telles
+qu'elles ont eu lieu l'année dernière.</p>
+
+<p>Pour compléter cette notice historique, il est convenable de faire
+observer, relativement à quelques-unes des idées fondamentales exposées
+dans ce cours, que je les avais présentées antérieurement dans la
+première partie d'un ouvrage intitulé <i>Système de politique positive</i>,
+imprimée à cent exemplaires en mai 1822, et réimprimée ensuite en avril
+1824, à un nombre d'exemplaires plus considérable. Cette première partie
+n'a point encore été formellement publiée, mais seulement communiquée,
+par la voie de l'impression, à un grand nombre de savans et de
+philosophes européens. Elle ne sera mise définitivement en circulation
+qu'avec la seconde partie que j'espère pouvoir faire paraître à la fin
+de l'année 1830.</p>
+
+<p>J'ai cru nécessaire de constater ici la publicité effective de ce
+premier travail, parce que quelques idées offrant une certaine analogie
+avec une partie des miennes, se trouvent exposées, sans aucune mention
+de mes recherches, dans divers ouvrages publiés postérieurement, surtout
+en ce qui concerne la rénovation des théories sociales. Quoique des
+esprits différens aient pu, sans aucune communication, comme le montre
+souvent l'histoire de l'esprit humain, arriver séparément à des
+conceptions analogues en s'occupant d'une même classe de travaux, je
+devais néanmoins insister sur l'antériorité réelle d'un ouvrage peu
+connu du public, afin qu'on ne suppose pas que j'ai puisé le germe de
+certaines idées dans des écrits qui sont, au contraire, plus récens.</p>
+
+<p>Plusieurs personnes m'ayant déjà demandé quelques éclaircissemens
+relativement au titre de ce cours, je crois utile d'indiquer ici, à ce
+sujet, une explication sommaire.</p>
+
+<p>L'expression <i>philosophie positive</i> étant constamment employée, dans
+toute l'étendue de ce cours, suivant une acception rigoureusement
+invariable, il m'a paru superflu de la définir autrement que par l'usage
+uniforme que j'en ai toujours fait. La première leçon, en particulier,
+peut être regardée tout entière comme le développement de la définition
+exacte de ce que j'appelle la <i>philosophie positive</i>. Je regrette
+néanmoins d'avoir été obligé d'adopter, à défaut de tout autre, un terme
+comme celui de <i>philosophie</i>, qui a été si abusivement employé dans une
+multitude d'acceptions diverses. Mais l'adjectif <i>positive</i> par lequel
+j'en modifie le sens me paraît suffire pour faire disparaître, même au
+premier abord, toute équivoque essentielle, chez ceux, du moins, qui en
+connaissent bien la valeur. Je me bornerai donc, dans cet avertissement,
+à déclarer que j'emploie le mot <i>philosophie</i> dans l'acception que lui
+donnaient les anciens, et particulièrement Aristote, comme désignant le
+système général des conceptions humaines; et, en ajoutant le mot
+<i>positive</i>, j'annonce que je considère cette manière spéciale de
+philosopher qui consiste à envisager les théories, dans quelque ordre
+d'idées que ce soit, comme ayant pour objet la coordination des faits
+observés, ce qui constitue le troisième et dernier état de la
+philosophie générale, primitivement théologique et ensuite métaphysique,
+ainsi que je l'explique dès la première leçon.</p>
+
+<p>Il y a, sans doute, beaucoup d'analogie entre ma <i>philosophie positive</i>
+et ce que les savans anglais entendent, depuis Newton surtout, par
+<i>philosophie naturelle</i>. Mais je n'ai pas dû choisir cette dernière
+dénomination, non plus que celle de <i>philosophie des sciences</i> qui
+serait peut-être encore plus précise, parce que l'une et l'autre ne
+s'entendent pas encore de tous les ordres de phénomènes, tandis que la
+<i>philosophie positive</i>, dans laquelle je comprends l'étude des
+phénomènes sociaux aussi bien que de tous les autres, désigne une
+manière uniforme de raisonner applicable à tous les sujets sur lesquels
+l'esprit humain peut s'exercer. En outre, l'expression <i>philosophie
+naturelle</i> est usitée, en Angleterre, pour désigner l'ensemble des
+diverses sciences d'observation, considérées jusque dans leurs
+spécialités les plus détaillées; au lieu que par <i>philosophie positive</i>,
+comparé à <i>sciences positives</i>, j'entends seulement l'étude propre des
+généralités des différentes sciences, conçues comme soumises à une
+méthode unique, et comme formant les différentes parties d'un plan
+général de recherches. Le terme que j'ai été conduit à construire est
+donc, à la fois, plus étendu et plus restreint que les dénominations,
+d'ailleurs analogues, quant au caractère fondamental des idées, qu'on
+pourrait, de prime-abord, regarder comme équivalentes.<br>
+
+<span class="rig">Paris, le 18 décembre 1829.</span></p>
+
+<br><br><br>
+
+<h3>COURS</h3>
+
+<h5>DE</h5>
+
+<h2>PHILOSOPHIE POSITIVE.</h2>
+<a name="l1" id="l1"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>PREMIÈRE LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml"><span class="sc">Sommaire</span>. Exposition du but de ce cours, ou considérations générales sur
+la nature et l'importance de la philosophie positive.</p>
+
+<p>L'objet de cette première leçon est d'exposer nettement le but du cours,
+c'est-à-dire de déterminer exactement l'esprit dans lequel seront
+considérées les diverses branches fondamentales de la philosophie
+naturelle, indiquées par le programme sommaire que je vous ai présenté.</p>
+
+<p>Sans doute, la nature de ce cours ne saurait être complétement
+appréciée, de manière à pouvoir s'en former une opinion définitive, que
+lorsque les diverses parties en auront été successivement développées.
+Tel est l'inconvénient ordinaire des définitions relatives à des
+systèmes d'idées très-étendus, quand elles en précèdent l'exposition.
+Mais les généralités peuvent être conçues sous deux aspects, ou comme
+aperçu d'une doctrine à établir, ou comme résumé d'une doctrine établie.
+Si c'est seulement sous ce dernier point de vue qu'elles acquièrent
+toute leur valeur, elles n'en ont pas moins déjà, sous le premier, une
+extrême importance, en caractérisant dès l'origine le sujet à
+considérer. La circonscription générale du champ de nos recherches,
+tracée avec toute la sévérité possible, est, pour notre esprit, un
+préliminaire particulièrement indispensable dans une étude aussi vaste
+et jusqu'ici aussi peu déterminée que celle dont nous allons nous
+occuper. C'est afin d'obéir à cette nécessité logique que je crois
+devoir vous indiquer, dès ce moment, la série des considérations
+fondamentales qui ont donné naissance à ce nouveau cours, et qui seront
+d'ailleurs spécialement développées, dans la suite, avec toute
+l'extension que réclame la haute importance de chacune d'elles.</p>
+
+<p>Pour expliquer convenablement la véritable nature et le caractère propre
+de la philosophie positive, il est indispensable de jeter d'abord un
+coup-d'oeil général sur la marche progressive de l'esprit humain,
+envisagée dans son ensemble: car une conception quelconque ne peut être
+bien connue que par son histoire.</p>
+
+<p>En étudiant ainsi le développement total de l'intelligence humaine dans
+ses diverses sphères d'activité, depuis son premier essor le plus simple
+jusqu'à nos jours, je crois avoir découvert une grande loi fondamentale,
+à laquelle il est assujéti par une nécessité invariable, et qui me
+semble pouvoir être solidement établie, soit sur les preuves
+rationnelles fournies par la connaissance de notre organisation, soit
+sur les vérifications historiques résultant d'un examen attentif du
+passé. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions
+principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement
+par trois états théoriques différens: l'état théologique, ou fictif;
+l'état métaphysique, ou abstrait; l'état scientifique, ou positif. En
+d'autres termes, l'esprit humain, par sa nature, emploie successivement
+dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher, dont le
+caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé:
+d'abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique, et
+enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophies, ou de
+systèmes généraux de conceptions sur l'ensemble des phénomènes, qui
+s'excluent mutuellement: la première est le point de départ nécessaire
+de l'intelligence humaine; la troisième, son état fixe et définitif: la
+seconde est uniquement destinée à servir de transition.</p>
+
+<p>Dans l'état théologique, l'esprit humain dirigeant essentiellement ses
+recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et
+finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers les
+connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par
+l'action directe et continue d'agens surnaturels plus ou moins nombreux,
+dont l'intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes
+de l'univers.</p>
+
+<p>Dans l'état métaphysique, qui n'est au fond qu'une simple modification
+générale du premier, les agens surnaturels sont remplacés par des forces
+abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes
+aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d'engendrer par
+elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l'explication consiste
+alors à assigner pour chacun l'entité correspondante.</p>
+
+<p>Enfin, dans l'état positif, l'esprit humain reconnaissant
+l'impossibilité d'obtenir des notions absolues, renonce à chercher
+l'origine et la destination de l'univers, et à connaître les causes
+intimes des phénomènes, pour s'attacher uniquement à découvrir, par
+l'usage bien combiné du raisonnement et de l'observation, leurs lois
+effectives, c'est-à-dire leurs relations invariables de succession et de
+similitude. L'explication des faits, réduite alors à ses termes réels,
+n'est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes
+particuliers et quelques faits généraux, dont les progrès de la science
+tendent de plus en plus à diminuer le nombre.</p>
+
+<p>Le système théologique est parvenu à la plus haute perfection dont il
+soit susceptible, quand il a substitué l'action providentielle d'un être
+unique au jeu varié des nombreuses divinités indépendantes qui avaient
+été imaginées primitivement. De même, le dernier terme du système
+métaphysique consiste à concevoir, au lieu des différentes entités
+particulières, une seule grande entité générale, la <i>nature</i>, envisagée
+comme la source unique de tous les phénomènes. Pareillement, la
+perfection du système positif, vers laquelle il tend sans cesse,
+quoiqu'il soit très-probable qu'il ne doive jamais l'atteindre, serait
+de pouvoir se représenter tous les divers phénomènes observables comme
+des cas particuliers d'un seul fait général, tel que celui de la
+gravitation, par exemple.</p>
+
+<p>Ce n'est pas ici le lieu de démontrer spécialement cette loi
+fondamentale du développement de l'esprit humain, et d'en déduire les
+conséquences les plus importantes. Nous en traiterons directement, avec
+toute l'extension convenable, dans la partie de ce cours relative à
+l'étude des phénomènes sociaux<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a>
+<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>. Je ne la considère maintenant que
+pour déterminer avec précision le véritable caractère de la philosophie
+positive, par opposition aux deux autres philosophies qui ont
+successivement dominé, jusqu'à ces derniers siècles, tout notre système
+intellectuel. Quant à présent, afin de ne pas laisser entièrement sans
+démonstration une loi de cette importance, dont les applications se
+présenteront fréquemment dans toute l'étendue de ce cours, je dois me
+borner à une indication rapide des motifs généraux les plus sensibles
+qui peuvent en constater l'exactitude.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1"
+name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1">
+(retour) </a> Les personnes qui désireraient immédiatement à
+ ce sujet des éclaircissemens plus étendus, pourront
+ consulter utilement trois articles de <i>Considérations
+ philosophiques sur les sciences et les savans</i> que j'ai
+ publiés, en novembre 1825, dans un recueil intitulé <i>le
+ Producteur</i> (nos 7, 8 et 10), et surtout la première partie
+ de mon <i>Système de politique positive</i>, adressée, en avril
+ 1824, à l'Académie des Sciences, et où j'ai consigné, pour
+ la première fois, la découverte de cette loi.
+</blockquote>
+
+<p>En premier lieu, il suffit, ce me semble, d'énoncer une telle loi, pour
+que la justesse en soit immédiatement vérifiée par tous ceux qui ont
+quelque connaissance approfondie de l'histoire générale des sciences. Il
+n'en est pas une seule, en effet, parvenue aujourd'hui à l'état
+positif, que chacun ne puisse aisément se représenter, dans le passé,
+essentiellement composée d'abstractions métaphysiques, et, en remontant
+encore davantage, tout-à-fait dominée par les conceptions théologiques.
+Nous aurons même malheureusement plus d'une occasion formelle de
+reconnaître, dans les diverses parties de ce cours, que les sciences les
+plus perfectionnées conservent encore aujourd'hui quelques traces
+très-sensibles de ces deux états primitifs.</p>
+
+<p>Cette révolution générale de l'esprit humain peut d'ailleurs être
+aisément constatée aujourd'hui, d'une manière très-sensible, quoique
+indirecte, en considérant le développement de l'intelligence
+individuelle. Le point de départ étant nécessairement le même dans
+l'éducation de l'individu que dans celle de l'espèce, les diverses
+phases principales de la première doivent représenter les époques
+fondamentales de la seconde. Or, chacun de nous, en contemplant sa
+propre histoire, ne se souvient-il pas qu'il a été successivement, quant
+à ses notions les plus importantes, <i>théologien</i> dans son enfance,
+<i>métaphysicien</i> dans sa jeunesse, et <i>physicien</i> dans sa virilité? Cette
+vérification est facile aujourd'hui pour tous les hommes au niveau de
+leur siècle.</p>
+
+<p>Mais, outre l'observation directe, générale ou individuelle, qui prouve
+l'exactitude de cette loi, je dois surtout, dans cette indication
+sommaire, mentionner les considérations théoriques qui en font sentir la
+nécessité.</p>
+
+<p>La plus importante de ces considérations, puisée dans la nature même du
+sujet, consiste dans le besoin, à toute époque, d'une théorie quelconque
+pour lier les faits, combiné avec l'impossibilité évidente, pour
+l'esprit humain à son origine, de se former des théories d'après les
+observations.</p>
+
+<p>Tous les bons esprits répètent, depuis Bacon, qu'il n'y a de
+connaissances réelles que celles qui reposent sur des faits observés.
+Cette maxime fondamentale est évidemment incontestable, si on
+l'applique, comme il convient, à l'état viril de notre intelligence.
+Mais en se reportant à la formation de nos connaissances, il n'en est
+pas moins certain que l'esprit humain, dans son état primitif, ne
+pouvait ni ne devait penser ainsi. Car, si d'un côté, toute théorie
+positive doit nécessairement être fondée sur les observations, il est
+également sensible, d'un autre côté, que, pour se livrer à
+l'observation, notre esprit a besoin d'une théorie quelconque. Si en
+contemplant les phénomènes, nous ne les rattachions point immédiatement
+à quelques principes, non-seulement il nous serait impossible de
+combiner ces observations isolées, et par conséquent, d'en tirer aucun
+fruit, mais nous serions même entièrement incapables de les retenir; et,
+le plus souvent, les faits resteraient inaperçus sous nos yeux.</p>
+
+<p>Ainsi, pressé entre la nécessité d'observer pour se former des théories
+réelles, et la nécessité non moins impérieuse de se créer des théories
+quelconques pour se livrer à des observations suivies, l'esprit humain,
+à sa naissance, se trouverait enfermé dans un cercle vicieux dont il
+n'aurait jamais eu aucun moyen de sortir, s'il ne se fût heureusement
+ouvert une issue naturelle par le développement spontané des conceptions
+théologiques, qui ont présenté un point de ralliement à ses efforts, et
+fourni un aliment à son activité. Tel est, indépendamment des hautes
+considérations sociales qui s'y rattachent et que je ne dois pas même
+indiquer en ce moment, le motif fondamental qui démontre la nécessité
+logique du caractère purement théologique de la philosophie primitive.</p>
+
+<p>Cette nécessité devient encore plus sensible en ayant égard à la
+parfaite convenance de la philosophie théologique avec la nature propre
+des recherches sur lesquelles l'esprit humain dans son enfance concentre
+si éminemment toute son activité. Il est bien remarquable, en effet, que
+les questions les plus radicalement inaccessibles à nos moyens, la
+nature intime des êtres, l'origine et la fin de tous les phénomènes,
+soient précisément celles que notre intelligence se propose par-dessus
+tout dans cet état primitif, tous les problèmes vraiment solubles étant
+presque envisagés comme indignes de méditations sérieuses. On en conçoit
+aisément la raison; car c'est l'expérience seule qui a pu nous fournir
+la mesure de nos forces; et, si l'homme n'avait d'abord commencé par en
+avoir une opinion exagérée, elles n'eussent jamais pu acquérir tout le
+développement dont elles sont susceptibles. Ainsi l'exige notre
+organisation. Mais, quoi qu'il en soit, représentons-nous, autant que
+possible, cette disposition si universelle et si prononcée, et
+demandons-nous quel accueil aurait reçu à une telle époque, en la
+supposant formée, la philosophie positive, dont la plus haute ambition
+est de découvrir les lois des phénomènes, et dont le premier caractère
+propre est précisément de regarder comme nécessairement interdits à la
+raison humaine tous ces sublimes mystères, que la philosophie
+théologique explique, au contraire, avec une si admirable facilité
+jusque dans leurs moindres détails.</p>
+
+<p>Il en est de même en considérant sous le point de vue pratique la nature
+des recherches qui occupent primitivement l'esprit humain. Sous ce
+rapport, elles offrent à l'homme l'attrait si énergique d'un empire
+illimité à exercer sur le monde extérieur, envisagé comme entièrement
+destiné à notre usage, et comme présentant dans tous ses phénomènes des
+relations intimes et continues avec notre existence. Or, ces espérances
+chimériques, ces idées exagérées de l'importance de l'homme dans
+l'univers, que fait naître la philosophie théologique, et que détruit
+sans retour la première influence de la philosophie positive, sont, à
+l'origine, un stimulant indispensable, sans lequel on ne pourrait
+certainement concevoir que l'esprit humain se fût déterminé
+primitivement à de pénibles travaux.</p>
+
+<p>Nous sommes aujourd'hui tellement éloignés de ces dispositions
+premières, du moins quant à la plupart des phénomènes, que nous avons
+peine à nous représenter exactement la puissance et la nécessité de
+considérations semblables. La raison humaine est maintenant assez mûre
+pour que nous entreprenions de laborieuses recherches scientifiques,
+sans avoir en vue aucun but étranger capable d'agir fortement sur
+l'imagination, comme celui que se proposaient les astrologues ou les
+alchimistes. Notre activité intellectuelle est suffisamment excitée par
+le pur espoir de découvrir les lois des phénomènes, par le simple désir
+de confirmer ou d'infirmer une théorie. Mais il ne pouvait en être
+ainsi dans l'enfance de l'esprit humain. Sans les attrayantes chimères
+de l'astrologie, sans les énergiques déceptions de l'alchimie, par
+exemple, où aurions-nous puisé la constance et l'ardeur nécessaires pour
+recueillir les longues suites d'observations et d'expériences qui ont,
+plus tard, servi de fondement aux premières théories positives de l'une
+et l'autre classe de phénomènes?</p>
+
+<p>Cette condition de notre développement intellectuel a été vivement
+sentie depuis long-temps par Képler, pour l'astronomie, et justement
+appréciée de nos jours par Berthollet, pour la chimie.</p>
+
+<p>On voit donc, par cet ensemble de considérations, que, si la philosophie
+positive est le véritable état définitif de l'intelligence humaine,
+celui vers lequel elle a toujours tendu de plus en plus, elle n'en a pas
+moins dû nécessairement employer d'abord, et pendant une longue suite de
+siècles, soit comme méthode, soit comme doctrine provisoires, la
+philosophie théologique; philosophie dont le caractère est d'être
+spontanée, et, par cela même, la seule possible à l'origine, la seule
+aussi qui pût offrir à notre esprit naissant un intérêt suffisant. Il
+est maintenant très-facile de sentir que, pour passer de cette
+philosophie provisoire à la philosophie définitive, l'esprit humain a
+dû naturellement adopter, comme philosophie transitoire, les méthodes et
+les doctrines métaphysiques. Cette dernière considération est
+indispensable pour compléter l'aperçu général de la grande loi que j'ai
+indiquée.</p>
+
+<p>On conçoit sans peine, en effet, que notre entendement, contraint à ne
+marcher que par degrés presque insensibles, ne pouvait passer
+brusquement, et sans intermédiaires, de la philosophie théologique à la
+philosophie positive. La théologie et la physique sont si profondément
+incompatibles, leurs conceptions ont un caractère si radicalement
+opposé, qu'avant de renoncer aux unes pour employer exclusivement les
+autres, l'intelligence humaine a dû se servir de conceptions
+intermédiaires, d'un caractère bâtard, propres, par cela même, à opérer
+graduellement la transition. Telle est la destination naturelle des
+conceptions métaphysiques: elles n'ont pas d'autre utilité réelle. En
+substituant, dans l'étude des phénomènes, à l'action surnaturelle
+directrice une entité correspondante et inséparable, quoique celle-ci ne
+fût d'abord conçue que comme une émanation de la première, l'homme s'est
+habitué peu à peu à ne considérer que les faits eux-mêmes, les notions
+de ces agens métaphysiques ayant été graduellement subtilisées au point
+de n'être plus, aux yeux de tout esprit droit, que les noms abstraits
+des phénomènes. Il est impossible d'imaginer par quel autre procédé
+notre entendement aurait pu passer des considérations franchement
+surnaturelles aux considérations purement naturelles, du régime
+théologique au régime positif.</p>
+
+<p>Après avoir ainsi établi, autant que je puis le faire sans entrer dans
+une discussion spéciale qui serait déplacée en ce moment, la loi
+générale du développement de l'esprit humain, tel que je le conçois, il
+nous sera maintenant aisé de déterminer avec précision la nature propre
+de la philosophie positive; ce qui est l'objet essentiel de ce discours.</p>
+
+<p>Nous voyons, par ce qui précède, que le caractère fondamental de la
+philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujétis
+à des <i>lois</i> naturelles invariables, dont la découverte précise et la
+réduction au moindre nombre possible sont le but de tous nos efforts, en
+considérant comme absolument inaccessible et vide de sens pour nous la
+recherche de ce qu'on appelle les <i>causes</i>, soit premières, soit
+finales. Il est inutile d'insister beaucoup sur un principe devenu
+maintenant aussi familier à tous ceux qui ont fait une étude un peu
+approfondie des sciences d'observation. Chacun sait, en effet, que,
+dans nos explications positives, même les plus parfaites, nous n'avons
+nullement la prétention d'exposer les <i>causes</i> génératrices des
+phénomènes, puisque nous ne ferions jamais alors que reculer la
+difficulté, mais seulement d'analyser avec exactitude les circonstances
+de leur production, et de les rattacher les unes aux autres par des
+relations normales de succession et de similitude.</p>
+
+<p>Ainsi, pour en citer l'exemple le plus admirable, nous disons que les
+phénomènes généraux de l'univers sont <i>expliqués</i>, autant qu'ils
+puissent l'être, par la loi de la gravitation newtonienne, parce que,
+d'un côté, cette belle théorie nous montre toute l'immense variété des
+faits astronomiques, comme n'étant qu'un seul et même fait envisagé sous
+divers points de vue; la tendance constante de toutes les molécules les
+unes vers les autres en raison directe de leurs masses, et en raison
+inverse des carrés de leurs distances; tandis que, d'un autre côté, ce
+fait général nous est présenté comme une simple extension d'un phénomène
+qui nous est éminemment familier, et que, par cela seul, nous regardons
+comme parfaitement connu, la pesanteur des corps à la surface de la
+terre. Quant à déterminer ce que sont en elles-mêmes cette attraction et
+cette pesanteur, quelles en sont les causes, ce sont des questions que
+nous regardons tous comme insolubles, qui ne sont plus du domaine de la
+philosophie positive, et que nous abandonnons avec raison à
+l'imagination des théologiens, ou aux subtilités des métaphysiciens. La
+preuve manifeste de l'impossibilité d'obtenir de telles solutions, c'est
+que, toutes les fois qu'on a cherché à dire à ce sujet quelque chose de
+vraiment rationnel, les plus grands esprits n'ont pu que définir ces
+deux principes l'un par l'autre, en disant, pour l'attraction, qu'elle
+n'est autre chose qu'une pesanteur universelle, et ensuite, pour la
+pesanteur, qu'elle consiste simplement dans l'attraction terrestre. De
+telles explications, qui font sourire quand on prétend à connaître la
+nature intime des choses et le mode de génération des phénomènes, sont
+cependant tout ce que nous pouvons obtenir de plus satisfaisant, en nous
+montrant comme identiques deux ordres de phénomènes, qui ont été si
+long-temps regardés comme n'ayant aucun rapport entre eux. Aucun esprit
+juste ne cherche aujourd'hui à aller plus loin.</p>
+
+<p>Il serait aisé de multiplier ces exemples, qui se présenteront en foule
+dans toute la durée de ce cours, puisque tel est maintenant l'esprit qui
+dirige exclusivement les grandes combinaisons intellectuelles. Pour en
+citer en ce moment un seul parmi les travaux contemporains, je choisirai
+la belle série de recherches de M. Fourier sur la théorie de la
+chaleur. Elle nous offre la vérification très-sensible des remarques
+générales précédentes. En effet, dans ce travail, dont le caractère
+philosophique est si éminemment positif, les lois les plus importantes
+et les plus précises des phénomènes thermologiques se trouvent
+dévoilées, sans que l'auteur se soit enquis une seule fois de la nature
+intime de la chaleur, sans qu'il ait mentionné, autrement que pour en
+indiquer le vide, la controverse si agitée entre les partisans de la
+matière calorifique et ceux qui font consister la chaleur dans les
+vibrations d'un éther universel. Et néanmoins les plus hautes questions,
+dont plusieurs n'avaient même jamais été posées, sont traitées dans cet
+ouvrage, preuve palpable que l'esprit humain, sans se jeter dans des
+problèmes inabordables, et en se restreignant dans les recherches d'un
+ordre entièrement positif, peut y trouver un aliment inépuisable à son
+activité la plus profonde.</p>
+
+<p>Après avoir caractérisé, aussi exactement qu'il m'est permis de le faire
+dans cet aperçu général, l'esprit de la philosophie positive, que ce
+cours tout entier est destiné à développer, je dois maintenant examiner
+à quelle époque de sa formation elle est parvenue aujourd'hui, et ce qui
+reste à faire pour achever de la constituer.</p>
+
+<p>À cet effet, il faut d'abord considérer que les différentes branches de
+nos connaissances n'ont pas dû parcourir d'une vitesse égale les trois
+grandes phases de leur développement indiquées ci-dessus, ni, par
+conséquent, arriver simultanément à l'état positif. Il existe, sous ce
+rapport, un ordre invariable et nécessaire, que nos divers genres de
+conceptions ont suivi et dû suivre dans leur progression, et dont la
+considération exacte est le complément indispensable de la loi
+fondamentale énoncée précédemment. Cet ordre sera le sujet spécial de la
+prochaine leçon. Qu'il nous suffise, quant à présent, de savoir qu'il
+est conforme à la nature diverse des phénomènes, et qu'il est déterminé
+par leur degré de généralité, de simplicité et d'indépendance
+réciproque, trois considérations qui, bien que distinctes, concourent au
+même but. Ainsi, les phénomènes astronomiques d'abord, comme étant les
+plus généraux, les plus simples, et les plus indépendans de tous les
+autres, et successivement, par les mêmes raisons, les phénomènes de la
+physique terrestre proprement dite, ceux de la chimie, et enfin les
+phénomènes physiologiques, ont été ramenés à des théories positives.</p>
+
+<p>Il est impossible d'assigner l'origine précise de cette révolution; car
+on en peut dire avec exactitude, comme de tous les autres grands
+événemens humains, qu'elle s'est accomplie constamment et de plus en
+plus, particulièrement depuis les travaux d'Aristote et de l'école
+d'Alexandrie, et ensuite depuis l'introduction des sciences naturelles
+dans l'Europe occidentale par les Arabes. Cependant, vu qu'il convient
+de fixer une époque pour empêcher la divagation des idées, j'indiquerai
+celle du grand mouvement imprimé à l'esprit humain, il y a deux siècles,
+par l'action combinée des préceptes de Bacon, des conceptions de
+Descartes, et des découvertes de Galilée, comme le moment où l'esprit de
+la philosophie positive a commencé à se prononcer dans le monde, en
+opposition évidente avec l'esprit théologique et métaphysique. C'est
+alors, en effet, que les conceptions positives se sont dégagées
+nettement de l'alliage superstitieux et scolastique qui déguisait plus
+ou moins le véritable caractère de tous les travaux antérieurs.</p>
+
+<p>Depuis cette mémorable époque, le mouvement d'ascension de la
+philosophie positive, et le mouvement de décadence de la philosophie
+théologique et métaphysique, ont été extrêmement marqués. Ils se sont
+enfin tellement prononcés, qu'il est devenu impossible aujourd'hui, à
+tous les observateurs ayant conscience de leur siècle, de méconnaître la
+destination finale de l'intelligence humaine pour les études positives,
+ainsi que son éloignement désormais irrévocable pour ces vaines
+doctrines et pour ces méthodes provisoires qui ne pouvaient convenir
+qu'à son premier essor. Ainsi, cette révolution fondamentale
+s'accomplira nécessairement dans toute son étendue. Si donc il lui reste
+encore quelque grande conquête à faire, quelque branche principale du
+domaine intellectuel à envahir, on peut être certain que la
+transformation s'y opérera, comme elle s'est effectuée dans toutes les
+autres. Car, il serait évidemment contradictoire de supposer que
+l'esprit humain, si disposé à l'unité de méthode, conservât
+indéfiniment, pour une seule classe de phénomènes, sa manière primitive
+de philosopher, lorsqu'une fois il est arrivé à adopter pour tout le
+reste une nouvelle marche philosophique, d'un caractère absolument
+opposé.</p>
+
+<p>Tout se réduit donc à une simple question de fait: la philosophie
+positive, qui, dans les deux derniers siècles, a pris graduellement une
+si grande extension, embrasse-t-elle aujourd'hui tous les ordres de
+phénomènes? Il est évident que cela n'est point, et que, par conséquent,
+il reste encore une grande opération scientifique à exécuter pour donner
+à la philosophie positive ce caractère d'universalité, indispensable à
+sa constitution définitive.</p>
+
+<p>En effet, dans les quatre catégories principales de phénomènes naturels
+énumérées tout à l'heure, les phénomènes astronomiques, physiques,
+chimiques et physiologiques, on remarque une lacune essentielle relative
+aux phénomènes sociaux, qui, bien que compris implicitement parmi les
+phénomènes physiologiques, méritent, soit par leur importance, soit par
+les difficultés propres à leur étude, de former une catégorie distincte.
+Ce dernier ordre de conceptions, qui se rapporte aux phénomènes les plus
+particuliers, les plus compliqués, et les plus dépendans de tous les
+autres, a dû nécessairement, par cela seul, se perfectionner plus
+lentement que tous les précédens, même sans avoir égard aux obstacles
+plus spéciaux que nous considérerons plus tard. Quoi qu'il en soit, il
+est évident qu'il n'est point encore entré dans le domaine de la
+philosophie positive. Les méthodes théologiques et métaphysiques qui,
+relativement à tous les autres genres de phénomènes, ne sont plus
+maintenant employées par personne, soit comme moyen d'investigation,
+soit même seulement comme moyen d'argumentation, sont encore, au
+contraire, exclusivement usitées, sous l'un et l'autre rapport, pour
+tout ce qui concerne les phénomènes sociaux, quoique leur insuffisance à
+cet égard soit déjà pleinement sentie par tous les bons esprits, lassés
+de ces vaines contestations interminables entre le droit divin et la
+souveraineté du peuple.</p>
+
+<p>Voilà donc la grande, mais évidemment la seule lacune qu'il s'agit de
+combler pour achever de constituer la philosophie positive. Maintenant
+que l'esprit humain a fondé la physique céleste, la physique terrestre,
+soit mécanique, soit chimique; la physique organique, soit végétale,
+soit animale, il lui reste à terminer le système des sciences
+d'observation en fondant la <i>physique sociale</i>. Tel est aujourd'hui,
+sous plusieurs rapports capitaux, le plus grand et le plus pressant
+besoin de notre intelligence: tel est, j'ose le dire, le premier but de
+ce cours, son but spécial.</p>
+
+<p>Les conceptions que je tenterai de présenter relativement à l'étude des
+phénomènes sociaux, et dont j'espère que ce discours laisse déjà
+entrevoir le germe, ne sauraient avoir pour objet de donner
+immédiatement à la physique sociale le même degré de perfection qu'aux
+branches antérieures de la philosophie naturelle, ce qui serait
+évidemment chimérique, puisque celles-ci offrent déjà entre elles à cet
+égard une extrême inégalité, d'ailleurs inévitable. Mais elles seront
+destinées à imprimer à cette dernière classe de nos connaissances, ce
+caractère positif déjà pris par toutes les autres. Si cette condition
+est une fois réellement remplie, le système philosophique des modernes
+sera enfin fondé dans son ensemble; car aucun phénomène observable ne
+saurait évidemment manquer de rentrer dans quelqu'une des cinq grandes
+catégories dès lors établies des phénomènes astronomiques, physiques,
+chimiques, physiologiques et sociaux. Toutes nos conceptions
+fondamentales étant devenues homogènes, la philosophie sera
+définitivement constituée à l'état positif; sans jamais pouvoir changer
+de caractère, il ne lui restera qu'à se développer indéfiniment par les
+acquisitions toujours croissantes qui résulteront inévitablement de
+nouvelles observations ou de méditations plus profondes. Ayant acquis
+par là le caractère d'universalité qui lui manque encore, la philosophie
+positive deviendra capable de se substituer entièrement, avec toute sa
+supériorité naturelle, à la philosophie théologique et à la philosophie
+métaphysique, dont cette universalité est aujourd'hui la seule propriété
+réelle, et qui, privées d'un tel motif de préférence, n'auront plus pour
+nos successeurs qu'une existence historique.</p>
+
+<p>Le but spécial de ce cours étant ainsi exposé, il est aisé de comprendre
+son second but, son but général, ce qui en fait un cours de philosophie
+positive, et non pas seulement un cours de physique sociale.</p>
+
+<p>En effet, la fondation de la physique sociale complétant enfin le
+système des sciences naturelles, il devient possible et même nécessaire
+de résumer les diverses connaissances acquises, parvenues alors à un
+état fixe et homogène, pour les coordonner en les présentant comme
+autant de branches d'un tronc unique, au lieu de continuer à les
+concevoir seulement comme autant de corps isolés. C'est à cette fin
+qu'avant de procéder à l'étude des phénomènes sociaux je considérerai
+successivement, dans l'ordre encyclopédique annoncé plus haut, les
+différentes sciences positives déjà formées.</p>
+
+<p>Il est superflu, je pense, d'avertir qu'il ne saurait être question ici
+d'une suite de cours spéciaux sur chacune des branches principales de la
+philosophie naturelle. Sans parler de la durée matérielle d'une
+entreprise semblable, il est clair qu'une pareille prétention serait
+insoutenable de ma part, et je crois pouvoir ajouter de la part de qui
+que ce soit, dans l'état actuel de l'éducation humaine. Bien au
+contraire, un cours de la nature de celui-ci exige, pour être
+convenablement entendu, une série préalable d'études spéciales sur les
+diverses sciences qui y seront envisagées. Sans cette condition, il est
+bien difficile de sentir et impossible de juger les réflexions
+philosophiques dont ces sciences seront les sujets. En un mot, c'est un
+<i>Cours de philosophie positive</i>, et non de sciences positives, que je
+me propose de faire. Il s'agit uniquement ici de considérer chaque
+science fondamentale dans ses relations avec le système positif tout
+entier, et quant à l'esprit qui la caractérise, c'est-à-dire, sous le
+double rapport de ses méthodes essentielles et de ses résultats
+principaux. Le plus souvent même je devrai me borner à mentionner ces
+derniers d'après les connaissances spéciales pour tâcher d'apprécier
+leur importance.</p>
+
+<p>Afin de résumer les idées relativement au double but de ce cours, je
+dois faire observer que les deux objets, l'un spécial, l'autre général,
+que je me propose, quoique distincts en eux-mêmes, sont nécessairement
+inséparables. Car, d'un côté, il serait impossible de concevoir un cours
+de philosophie positive sans la fondation de la physique sociale,
+puisqu'il manquerait alors d'un élément essentiel, et que, par cela
+seul, les conceptions ne sauraient avoir ce caractère de généralité qui
+doit en être le principal attribut, et qui distingue notre étude
+actuelle de la série des études spéciales. D'un autre côté, comment
+procéder avec sûreté à l'étude positive des phénomènes sociaux, si
+l'esprit n'est d'abord préparé par la considération approfondie des
+méthodes positives déjà jugées pour les phénomènes moins compliqués, et
+muni, en outre, de la connaissance des lois principales des phénomènes
+antérieurs, qui toutes influent, d'une manière plus ou moins directe,
+sur les faits sociaux?</p>
+
+<p>Bien que toutes les sciences fondamentales n'inspirent pas aux esprits
+vulgaires un égal intérêt, il n'en est aucune qui doive être négligée
+dans une étude comme celle que nous entreprenons. Quant à leur
+importance pour le bonheur de l'espèce humaine, toutes sont certainement
+équivalentes, lorsqu'on les envisage d'une manière approfondie. Celles,
+d'ailleurs, dont les résultats présentent, au premier abord, un moindre
+intérêt pratique, se recommandent éminemment, soit par la plus grande
+perfection de leurs méthodes, soit comme étant le fondement
+indispensable de toutes les autres. C'est une considération sur laquelle
+j'aurai spécialement occasion de revenir dans la prochaine leçon.</p>
+
+<p>Pour prévenir, autant que possible, toutes les fausses interprétations
+qu'il est légitime de craindre sur la nature d'un cours aussi nouveau
+que celui-ci, je dois ajouter sommairement aux explications précédentes
+quelques considérations directement relatives à cette universalité de
+connaissances spéciales, que des juges irréfléchis pourraient regarder
+comme la tendance de ce cours, et qui est envisagée à si juste raison
+comme tout-à-fait contraire au véritable esprit de la philosophie
+positive. Ces considérations auront, d'ailleurs, l'avantage plus
+important de présenter cet esprit sous un nouveau point de vue, propre à
+achever d'en éclaircir la notion générale.</p>
+
+<p>Dans l'état primitif de nos connaissances il n'existe aucune division
+régulière parmi nos travaux intellectuels; toutes les sciences sont
+cultivées simultanément par les mêmes esprits. Ce mode d'organisation
+des études humaines, d'abord inévitable et même indispensable, comme
+nous aurons lieu de le constater plus tard, change peu à peu, à mesure
+que les divers ordres de conceptions se développent. Par une loi dont la
+nécessité est évidente, chaque branche du système scientifique se sépare
+insensiblement du tronc, lorsqu'elle a pris assez d'accroissement pour
+comporter une culture isolée, c'est-à-dire quand elle est parvenue à ce
+point de pouvoir occuper à elle seule l'activité permanente de quelques
+intelligences. C'est à cette répartition des diverses sortes de
+recherches entre différens ordres de savans, que nous devons évidemment
+le développement si remarquable qu'a pris enfin de nos jours chaque
+classe distincte des connaissances humaines, et qui rend manifeste
+l'impossibilité, chez les modernes, de cette universalité de recherches
+spéciales, si facile et si commune dans les temps antiques. En un mot,
+la division du travail intellectuel, perfectionnée de plus en plus, est
+un des attributs caractéristiques les plus importans de la philosophie
+positive.</p>
+
+<p>Mais, tout en reconnaissant les prodigieux résultats de cette division,
+tout en voyant désormais en elle la véritable base fondamentale de
+l'organisation générale du monde savant, il est impossible, d'un autre
+côté, de n'être pas frappé des inconvéniens capitaux qu'elle engendre,
+dans son état actuel, par l'excessive particularité des idées qui
+occupent exclusivement chaque intelligence individuelle. Ce fâcheux
+effet est sans doute inévitable jusqu'à un certain point, comme inhérent
+au principe même de la division; c'est-à-dire que, par aucune mesure
+quelconque, nous ne parviendrons jamais à égaler sous ce rapport les
+anciens, chez lesquels une telle supériorité ne tenait surtout qu'au peu
+de développement de leurs connaissances. Nous pouvons néanmoins, ce me
+semble, par des moyens convenables, éviter les plus pernicieux effets de
+la spécialité exagérée, sans nuire à l'influence vivifiante de la
+séparation des recherches. Il est urgent de s'en occuper sérieusement;
+car ces inconvéniens, qui, par leur nature, tendent à s'accroître sans
+cesse, commencent à devenir très-sensibles. De l'aveu de tous, les
+divisions, établies pour la plus grande perfection de nos travaux, entre
+les diverses branches de la philosophie naturelle, sont finalement
+artificielles. N'oublions pas que, nonobstant cet aveu, il est déjà bien
+petit dans le monde savant le nombre des intelligences embrassant dans
+leurs conceptions l'ensemble même d'une science unique, qui n'est
+cependant à son tour qu'une partie d'un grand tout. La plupart se
+bornent déjà entièrement à la considération isolée d'une section plus ou
+moins étendue d'une science déterminée, sans s'occuper beaucoup de la
+relation de ces travaux particuliers avec le système général des
+connaissances positives. Hâtons-nous de remédier au mal, avant qu'il
+soit devenu plus grave. Craignons que l'esprit humain ne finisse par se
+perdre dans les travaux de détail. Ne nous dissimulons pas que c'est là
+essentiellement le côté faible par lequel les partisans de la
+philosophie théologique et de la philosophie métaphysique peuvent encore
+attaquer avec quelque espoir de succès la philosophie positive.</p>
+
+<p>Le véritable moyen d'arrêter l'influence délétère dont l'avenir
+intellectuel semble menacé, par suite d'une trop grande spécialisation
+des recherches individuelles, ne saurait être, évidemment, de revenir à
+cette antique confusion des travaux, qui tendrait à faire rétrograder
+l'esprit humain, et qui est, d'ailleurs, aujourd'hui heureusement
+devenue impossible. Il consiste, au contraire, dans le perfectionnement
+de la division du travail elle-même. Il suffit, en effet, de faire de
+l'étude des généralités scientifiques une grande spécialité de plus.
+Qu'une classe nouvelle de savans, préparés par une éducation convenable,
+sans se livrer à la culture spéciale d'aucune branche particulière de la
+philosophie naturelle, s'occupe uniquement, en considérant les diverses
+sciences positives dans leur état actuel, à déterminer exactement
+l'esprit de chacune d'elles, à découvrir leurs relations et leur
+enchaînement, à résumer, s'il est possible, tous leurs principes propres
+en un moindre nombre de principes communs, en se conformant sans cesse
+aux maximes fondamentales de la méthode positive. Qu'en même temps, les
+autres savans, avant de se livrer à leurs spécialités respectives,
+soient rendus aptes désormais, par une éducation portant sur l'ensemble
+des connaissances positives, à profiter immédiatement des lumières
+répandues par ces savans voués à l'étude des généralités, et
+réciproquement à rectifier leurs résultats, état de choses dont les
+savans actuels se rapprochent visiblement de jour en jour. Ces deux
+grandes conditions une fois remplies, et il est évident qu'elles peuvent
+l'être, la division du travail dans les sciences sera poussée, sans
+aucun danger, aussi loin que le développement des divers ordres de
+connaissances l'exigera. Une classe distincte, incessamment contrôlée
+par toutes les autres, ayant pour fonction propre et permanente de lier
+chaque nouvelle découverte particulière au système général, on n'aura
+plus à craindre qu'une trop grande attention donnée aux détails empêche
+jamais d'apercevoir l'ensemble. En un mot, l'organisation moderne du
+monde savant sera dès lors complétement fondée, et n'aura qu'à se
+développer indéfiniment, en conservant toujours le même caractère.</p>
+
+<p>Former ainsi de l'étude des généralités scientifiques une section
+distincte du grand travail intellectuel, c'est simplement étendre
+l'application du même principe de division qui a successivement séparé
+les diverses spécialités; car, tant que les différentes sciences
+positives ont été peu développées, leurs relations mutuelles ne
+pouvaient avoir assez d'importance pour donner lieu, au moins d'une
+manière permanente, à une classe particulière de travaux, et en même
+temps la nécessité de cette nouvelle étude était bien moins urgente.
+Mais aujourd'hui chacune des sciences a pris séparément assez
+d'extension pour que l'examen de leurs rapports mutuels puisse donner
+lieu à des travaux suivis, en même temps que ce nouvel ordre d'études
+devient indispensable pour prévenir la dispersion des conceptions
+humaines.</p>
+
+<p>Telle est la manière dont je conçois la destination de la philosophie
+positive dans le système général des sciences positives proprement
+dites. Tel est, du moins, le but de ce cours.</p>
+
+<p>Maintenant que j'ai essayé de déterminer, aussi exactement qu'il m'a été
+possible de le faire, dans ce premier aperçu, l'esprit général d'un
+cours de philosophie positive, je crois devoir, pour imprimer à ce
+tableau tout son caractère, signaler rapidement les principaux avantages
+généraux que peut avoir un tel travail, si les conditions essentielles
+en sont convenablement remplies, relativement aux progrès de l'esprit
+humain. Je réduirai ce dernier ordre de considérations à l'indication de
+quatre propriétés fondamentales.</p>
+
+<p>Premièrement l'étude de la philosophie positive, en considérant les
+résultats de l'activité de nos facultés intellectuelles, nous fournit le
+seul vrai moyen rationnel de mettre en évidence les lois logiques de
+l'esprit humain, qui ont été recherchées jusqu'ici par des voies si peu
+propres à les dévoiler.</p>
+
+<p>Pour expliquer convenablement ma pensée à cet égard, je dois d'abord
+rappeler une conception philosophique de la plus haute importance,
+exposée par M. de Blainville dans la belle introduction de ses
+<i>Principes généraux d'anatomie comparée</i>. Elle consiste en ce que tout
+être actif, et spécialement tout être vivant, peut être étudié, dans
+tous ses phénomènes sous deux rapports fondamentaux, sous le rapport
+statique et sous le rapport dynamique, c'est-à-dire comme apte à agir et
+comme agissant effectivement. Il est clair, en effet, que toutes les
+considérations qu'on pourra présenter rentreront nécessairement dans
+l'un ou l'autre mode. Appliquons cette lumineuse maxime fondamentale à
+l'étude des fonctions intellectuelles.</p>
+
+<p>Si l'on envisage ces fonctions sous le point de vue statique, leur étude
+ne peut consister que dans la détermination des conditions organiques
+dont elles dépendent; elle forme ainsi une partie essentielle de
+l'anatomie et de la physiologie. En les considérant sous le point de vue
+dynamique, tout se réduit à étudier la marche effective de l'esprit
+humain en exercice, par l'examen des procédés réellement employés pour
+obtenir les diverses connaissances exactes qu'il a déjà acquises, ce qui
+constitue essentiellement l'objet général de la philosophie positive,
+ainsi que je l'ai définie dans ce discours. En un mot, regardant toutes
+les théories scientifiques comme autant de grands faits logiques, c'est
+uniquement par l'observation approfondie de ces faits qu'on peut
+s'élever à la connaissance des lois logiques.</p>
+
+<p>Telles sont évidemment les deux seules voies générales, complémentaires
+l'une de l'autre, par lesquelles on puisse arriver à quelques notions
+rationnelles véritables sur les phénomènes intellectuels. On voit que,
+sous aucun rapport, il n'y a place pour cette psychologie illusoire,
+dernière transformation de la théologie, qu'on tente si vainement de
+ranimer aujourd'hui, et qui, sans s'inquiéter ni de l'étude
+physiologique de nos organes intellectuels, ni de l'observation des
+procédés rationnels qui dirigent effectivement nos diverses recherches
+scientifiques, prétend arriver à la découverte des lois fondamentales de
+l'esprit humain, en le contemplant en lui-même, c'est-à-dire en faisant
+complétement abstraction et des causes et des effets.</p>
+
+<p>La prépondérance de la philosophie positive est successivement devenue
+telle depuis Bacon; elle a pris aujourd'hui, indirectement, un si grand
+ascendant sur les esprits même qui sont demeurés les plus étrangers à
+son immense développement, que les métaphysiciens livrés à l'étude de
+notre intelligence n'ont pu espérer de ralentir la décadence de leur
+prétendue science qu'en se ravisant pour présenter leurs doctrines comme
+étant aussi fondées sur l'observation des faits. À cette fin, ils ont
+imaginé, dans ces derniers temps, de distinguer, par une subtilité fort
+singulière, deux sortes d'observations d'égale importance, l'une
+extérieure, l'autre intérieure, et dont la dernière est uniquement
+destinée à l'étude des phénomènes intellectuels. Ce n'est point ici le
+lieu d'entrer dans la discussion spéciale de ce sophisme fondamental. Je
+dois me borner à indiquer la considération principale qui prouve
+clairement que cette prétendue contemplation directe de l'esprit par
+lui-même est une pure illusion.</p>
+
+<p>On croyait, il y a encore peu de temps, avoir expliqué la vision, en
+disant que l'action lumineuse des corps détermine sur la rétine des
+tableaux représentatifs des formes et des couleurs extérieures. À cela
+les physiologistes ont objecté avec raison que, si c'était comme
+<i>images</i> qu'agissaient les impressions lumineuses, il faudrait un autre
+oeil pour les regarder. N'en est-il pas encore plus fortement de même
+dans le cas présent?</p>
+
+<p>Il est sensible, en effet, que, par une nécessité invincible, l'esprit
+humain peut observer directement tous les phénomènes, excepté les siens
+propres. Car, par qui serait faite l'observation? On conçoit,
+relativement aux phénomènes moraux, que l'homme puisse s'observer
+lui-même sous le rapport des passions qui l'animent, par cette raison
+anatomique, que les organes qui en sont le siége sont distincts de ceux
+destinés aux fonctions observatrices. Encore même que chacun ait eu
+occasion de faire sur lui de telles remarques, elles ne sauraient
+évidemment avoir jamais une grande importance scientifique, et le
+meilleur moyen de connaître les passions sera-t-il toujours de les
+observer en dehors; car tout état de passion très-prononcé, c'est-à-dire
+précisément celui qu'il serait le plus essentiel d'examiner, est
+nécessairement incompatible avec l'état d'observation. Mais, quant à
+observer de la même manière les phénomènes intellectuels pendant qu'ils
+s'exécutent, il y a impossibilité manifeste. L'individu pensant ne
+saurait se partager en deux, dont l'un raisonnerait, tandis que l'autre
+regarderait raisonner. L'organe observé et l'organe observateur étant,
+dans ce cas, identiques, comment l'observation pourrait-elle avoir lieu?</p>
+
+<p>Cette prétendue méthode psychologique est donc radicalement nulle dans
+son principe. Aussi, considérons à quels procédés profondément
+contradictoires elle conduit immédiatement! D'un côté, on vous
+recommande de vous isoler, autant que possible, de toute sensation
+extérieure, il faut surtout vous interdire tout travail intellectuel;
+car, si vous étiez seulement occupés à faire le calcul le plus simple,
+que deviendrait l'observation <i>intérieure</i>? D'un autre côté, après
+avoir, enfin, à force de précautions, atteint cet état parfait de
+sommeil intellectuel, vous devrez vous occuper à contempler les
+opérations qui s'exécuteront dans votre esprit, lorsqu'il ne s'y
+passera plus rien! Nos descendans verront sans doute de telles
+prétentions transportées un jour sur la scène.</p>
+
+<p>Les résultats d'une aussi étrange manière de procéder sont parfaitement
+conformes au principe. Depuis deux mille ans que les métaphysiciens
+cultivent ainsi la psychologie, ils n'ont pu encore convenir d'une seule
+proposition intelligible et solidement arrêtée. Ils sont, même
+aujourd'hui, partagés en une multitude d'écoles qui disputent sans cesse
+sur les premiers élémens de leurs doctrines. L'<i>observation intérieure</i>
+engendre presque autant d'opinions divergentes qu'il y a d'individus
+croyant s'y livrer.</p>
+
+<p>Les véritables savans, les hommes voués aux études positives, en sont
+encore à demander vainement à ces psychologues de citer une seule
+découverte réelle, grande ou petite, qui soit due à cette méthode si
+vantée. Ce n'est pas à dire pour cela que tous leurs travaux aient été
+absolument sans aucun résultat relativement aux progrès généraux de nos
+connaissances, indépendamment du service éminent qu'ils ont rendu en
+soutenant l'activité de notre intelligence, à l'époque où elle ne
+pouvait pas avoir d'aliment plus substantiel. Mais on peut affirmer que
+tout ce qui, dans leurs écrits, ne consiste pas, suivant la judicieuse
+expression d'un illustre philosophe positif (M. Cuvier), en métaphores
+prises pour des raisonnemens, et présente quelque notion véritable, au
+lieu de provenir de leur prétendue méthode, a été obtenu par des
+observations effectives sur la marche de l'esprit humain, auxquelles a
+dû donner naissance, de temps à autre, le développement des sciences.
+Encore même, ces notions si clair-semées, proclamées avec tant
+d'emphase, et qui ne sont dues qu'à l'infidélité des psychologues à leur
+prétendue méthode, se trouvent-elles le plus souvent ou fort exagérées,
+ou très-incomplètes, et bien inférieures aux remarques déjà faites sans
+ostentation par les savans sur les procédés qu'ils emploient. Il serait
+aisé d'en citer des exemples frappans, si je ne craignais d'accorder ici
+trop d'extension à une telle discussion: voyez, entre autres, ce qui est
+arrivé pour la théorie des signes.</p>
+
+<p>Les considérations que je viens d'indiquer, relativement à la science
+logique, sont encore plus manifestes, quand on les transporte à l'art
+logique.</p>
+
+<p>En effet, lorsqu'il s'agit, non-seulement de savoir ce que c'est que la
+méthode positive, mais d'en avoir une connaissance assez nette et assez
+profonde pour en pouvoir faire un usage effectif, c'est en action qu'il
+faut la considérer; ce sont les diverses grandes applications déjà
+vérifiées que l'esprit humain en a faites qu'il convient d'étudier. En
+un mot, ce n'est évidemment que par l'examen philosophique des sciences
+qu'il est possible d'y parvenir. La méthode n'est pas susceptible d'être
+étudiée séparément des recherches où elle est employée; ou, du moins, ce
+n'est là qu'une étude morte, incapable de féconder l'esprit qui s'y
+livre. Tout ce qu'on en peut dire de réel, quand on l'envisage
+abstraitement, se réduit à des généralités tellement vagues, qu'elles ne
+sauraient avoir aucune influence sur le régime intellectuel. Lorsqu'on a
+bien établi, en thèse logique, que toutes nos connaissances doivent être
+fondées sur l'observation, que nous devons procéder tantôt des faits aux
+principes, et tantôt des principes aux faits, et quelques autres
+aphorismes semblables, on connaît beaucoup moins nettement la méthode
+que celui qui a étudié, d'une manière un peu approfondie, une seule
+science positive, même sans intention philosophique. C'est pour avoir
+méconnu ce fait essentiel, que nos psychologues sont conduits à prendre
+leurs rêveries pour de la science, croyant comprendre la méthode
+positive pour avoir lu les préceptes de Bacon ou le discours de
+Descartes.</p>
+
+<p>J'ignore si, plus tard, il deviendra possible de faire <i>à priori</i> un
+véritable cours de méthode tout-à-fait indépendant de l'étude
+philosophique des sciences; mais je suis bien convaincu que cela est
+inexécutable aujourd'hui, les grands procédés logiques ne pouvant encore
+être expliqués avec la précision suffisante séparément de leurs
+applications. J'ose ajouter, en outre, que lors même qu'une telle
+entreprise pourrait être réalisée dans la suite, ce qui, en effet, se
+laisse concevoir, ce ne serait jamais néanmoins que par l'étude des
+applications régulières des procédés scientifiques qu'on pourrait
+parvenir à se former un bon système d'habitudes intellectuelles; ce qui
+est pourtant le but essentiel de l'étude de la méthode. Je n'ai pas
+besoin d'insister davantage en ce moment sur un sujet qui reviendra
+fréquemment dans toute la durée de ce cours, et à l'égard duquel je
+présenterai spécialement de nouvelles considérations dans la prochaine
+leçon.</p>
+
+<p>Tel doit être le premier grand résultat direct de la philosophie
+positive, la manifestation par expérience des lois que suivent dans leur
+accomplissement nos fonctions intellectuelles, et, par suite, la
+connaissance précise des règles générales convenables pour procéder
+sûrement à la recherche de la vérité.</p>
+
+<p>Une seconde conséquence, non moins importante, et d'un intérêt bien plus
+pressant, qu'est nécessairement destiné à produire aujourd'hui
+l'établissement de la philosophie positive définie dans ce discours,
+c'est de présider à la refonte générale de notre système d'éducation.</p>
+
+<p>En effet, déjà les bons esprits reconnaissent unanimement la nécessité
+de remplacer notre éducation européenne, encore essentiellement
+théologique, métaphysique et littéraire, par une éducation <i>positive</i>,
+conforme à l'esprit de notre époque, et adaptée aux besoins de la
+civilisation moderne. Les tentatives variées qui se sont multipliées de
+plus en plus depuis un siècle, particulièrement dans ces derniers temps,
+pour répandre et pour augmenter sans cesse l'instruction positive, et
+auxquelles les divers gouvernemens européens se sont toujours associés
+avec empressement quand ils n'en ont pas pris l'initiative, témoignent
+assez que, de toutes parts, se développe le sentiment spontané de cette
+nécessité. Mais, tout en secondant autant que possible ces utiles
+entreprises, on ne doit pas se dissimuler que, dans l'état présent de
+nos idées, elles ne sont nullement susceptibles d'atteindre leur but
+principal, la régénération fondamentale de l'éducation générale. Car, la
+spécialité exclusive, l'isolement trop prononcé qui caractérisent encore
+notre manière de concevoir et de cultiver les sciences, influent
+nécessairement à un haut degré sur la manière de les exposer dans
+l'enseignement. Qu'un bon esprit veuille aujourd'hui étudier les
+principales branches de la philosophie naturelle, afin de se former un
+système général d'idées positives, il sera obligé d'étudier séparément
+chacune d'elles d'après le même mode et dans le même détail que s'il
+voulait devenir spécialement ou astronome, ou chimiste, etc.; ce qui
+rend une telle éducation presque impossible et nécessairement fort
+imparfaite, même pour les plus hautes intelligences placées dans les
+circonstances les plus favorables. Une telle manière de procéder serait
+donc tout-à-fait chimérique, relativement à l'éducation générale. Et
+néanmoins celle-ci exige absolument un ensemble de conceptions positives
+sur toutes les grandes classes de phénomènes naturels. C'est un tel
+ensemble qui doit devenir désormais, sur une échelle plus ou moins
+étendue, même dans les masses populaires, la base permanente de toutes
+les combinaisons humaines; qui doit, en un mot, constituer l'esprit
+général de nos descendans. Pour que la philosophie naturelle puisse
+achever la régénération, déjà si préparée, de notre système
+intellectuel, il est donc indispensable que les différentes sciences
+dont elle se compose, présentées à toutes les intelligences comme les
+diverses branches d'un tronc unique, soient réduites d'abord à ce qui
+constitue leur esprit, c'est-à-dire, à leurs méthodes principales et à
+leurs résultats les plus importans. Ce n'est qu'ainsi que l'enseignement
+des sciences peut devenir parmi nous la base d'une nouvelle éducation
+générale vraiment rationnelle. Qu'ensuite à cette instruction
+fondamentale s'ajoutent les diverses études scientifiques spéciales,
+correspondantes aux diverses éducations spéciales qui doivent succéder à
+l'éducation générale, cela ne peut évidemment être mis en doute. Mais la
+considération essentielle que j'ai voulu indiquer ici consiste en ce que
+toutes ces spécialités, même péniblement accumulées, seraient
+nécessairement insuffisantes pour renouveler réellement le système de
+notre éducation, si elles ne reposaient sur la base préalable de cet
+enseignement général, résultat direct de la philosophie positive définie
+dans ce discours.</p>
+
+<p>Non-seulement l'étude spéciale des généralités scientifiques est
+destinée à réorganiser l'éducation, mais elle doit aussi contribuer aux
+progrès particuliers des diverses sciences positives; ce qui constitue
+la troisième propriété fondamentale que je me suis proposé de signaler.</p>
+
+<p>En effet, les divisions que nous établissons entre nos sciences, sans
+être arbitraires, comme quelques-uns le croient, sont essentiellement
+artificielles. En réalité, le sujet de toutes nos recherches est un;
+nous ne le partageons que dans la vue de séparer les difficultés pour
+les mieux résoudre. Il en résulte plus d'une fois que, contrairement à
+nos répartitions classiques, des questions importantes exigeraient une
+certaine combinaison de plusieurs points de vue spéciaux, qui ne peut
+guère avoir lieu dans la constitution actuelle du monde savant; ce qui
+expose à laisser ces problèmes sans solution beaucoup plus long-temps
+qu'il ne serait nécessaire. Un tel inconvénient doit se présenter
+surtout pour les doctrines les plus essentielles de chaque science
+positive en particulier. On en peut citer aisément des exemples
+très-marquans, que je signalerai soigneusement, à mesure que le
+développement naturel de ce cours nous les présentera.</p>
+
+<p>J'en pourrais citer, dans le passé, un exemple éminemment mémorable, en
+considérant l'admirable conception de Descartes relative à la géométrie
+analytique. Cette découverte fondamentale, qui a changé la face de la
+science mathématique, et dans laquelle on doit voir le véritable germe
+de tous les grands progrès ultérieurs, qu'est-elle autre chose que le
+résultat d'un rapprochement établi entre deux sciences, conçues
+jusqu'alors d'une manière isolée? Mais l'observation sera plus décisive
+en la faisant porter sur des questions encore pendantes.</p>
+
+<p>Je me bornerai ici à choisir dans la chimie, la doctrine si importante
+des proportions définies. Certainement, la mémorable discussion élevée
+de nos jours, relativement au principe fondamental de cette théorie, ne
+saurait encore, quelles que soient les apparences, être regardée comme
+irrévocablement terminée. Car, ce n'est pas là, ce me semble, une simple
+question de chimie. Je crois pouvoir avancer que, pour obtenir à cet
+égard une décision vraiment définitive, c'est-à-dire, pour déterminer si
+nous devons regarder comme une loi de la nature que les molécules se
+combinent nécessairement en nombres fixes, il sera indispensable de
+réunir le point de vue chimique avec le point de vue physiologique. Ce
+qui l'indique, c'est que, de l'aveu même des illustres chimistes qui ont
+le plus puissamment contribué à la formation de cette doctrine, on peut
+dire tout au plus qu'elle se vérifie constamment dans la composition des
+corps inorganiques; mais elle se trouve au moins aussi constamment en
+défaut dans les composés organiques, auxquels il semble jusqu'à présent
+tout-à-fait impossible de l'étendre. Or, avant d'ériger cette théorie en
+un principe réellement fondamental, ne faudra-t-il pas d'abord s'être
+rendu compte de cette immense exception? Ne tiendrait-elle pas à ce même
+caractère général, propre à tous les corps organisés, qui fait que,
+dans aucun de leurs phénomènes, il n'y a lieu à concevoir des nombres
+invariables? Quoi qu'il en soit, un ordre tout nouveau de
+considérations, appartenant également à la chimie et à la physiologie,
+est évidemment nécessaire pour décider finalement, d'une manière
+quelconque, cette grande question de philosophie naturelle.</p>
+
+<p>Je crois convenable d'indiquer encore ici un second exemple de même
+nature, mais qui, se rapportant à un sujet de recherches bien plus
+particulier, est encore plus concluant pour montrer l'importance
+spéciale de la philosophie positive dans la solution des questions qui
+exigent la combinaison de plusieurs sciences. Je le prends aussi dans la
+chimie. Il s'agit de la question encore indécise, qui consiste à
+déterminer si l'azote doit être regardé, dans l'état présent de nos
+connaissances, comme un corps simple ou comme un corps composé. Vous
+savez par quelles considérations purement chimiques l'illustre Berzélius
+est parvenu à balancer l'opinion de presque tous les chimistes actuels,
+relativement à la simplicité de ce gaz. Mais ce que je ne dois pas
+négliger de faire particulièrement remarquer, c'est l'influence exercée
+à ce sujet sur l'esprit de M. Berzélius, comme il en fait lui-même le
+précieux aveu, par cette observation physiologique, que les animaux qui
+se nourrissent de matières non azotées renferment dans la composition de
+leurs tissus tout autant d'azote que les animaux carnivores. Il est
+clair, en effet, d'après cela, que pour décider réellement si l'azote
+est ou non un corps simple, il faudra nécessairement faire intervenir la
+physiologie, et combiner avec les considérations chimiques proprement
+dites, une série de recherches neuves sur la relation entre la
+composition des corps vivans et leur mode d'alimentation.</p>
+
+<p>Il serait maintenant superflu de multiplier davantage les exemples de
+ces problèmes de nature multiple, qui ne sauraient être résolus que par
+l'intime combinaison de plusieurs sciences cultivées aujourd'hui d'une
+manière tout-à-fait indépendantes. Ceux que je viens de citer suffisent
+pour faire sentir, en général, l'importance de la fonction que doit
+remplir dans le perfectionnement de chaque science naturelle en
+particulier la philosophie positive, immédiatement destinée à organiser
+d'une manière permanente de telles combinaisons, qui ne pourraient se
+former convenablement sans elle.</p>
+
+<p>Enfin, une quatrième et dernière propriété fondamentale que je dois
+faire remarquer dès ce moment dans ce que j'ai appelé la philosophie
+positive, et qui doit sans doute lui mériter plus que toute autre
+l'attention générale, puisqu'elle est aujourd'hui la plus importante
+pour la pratique, c'est qu'elle peut être considérée comme la seule base
+solide de la réorganisation sociale qui doit terminer l'état de crise
+dans lequel se trouvent depuis si long-temps les nations les plus
+civilisées. La dernière partie de ce cours sera spécialement consacrée à
+établir cette proposition, en la développant dans toute son étendue.
+Mais l'esquisse générale du grand tableau que j'ai entrepris d'indiquer
+dans ce discours manquerait d'un de ses élémens les plus
+caractéristiques, si je négligeais de signaler ici une considération
+aussi essentielle.</p>
+
+<p>Quelques réflexions bien simples suffiront pour justifier ce qu'une
+telle qualification paraît d'abord présenter de trop ambitieux.</p>
+
+<p>Ce n'est pas aux lecteurs de cet ouvrage que je croirai jamais devoir
+prouver que les idées gouvernent et bouleversent le monde, ou, en
+d'autres termes, que tout le mécanisme social repose finalement sur des
+opinions. Ils savent surtout que la grande crise politique et morale des
+sociétés actuelles tient, en dernière analyse, à l'anarchie
+intellectuelle. Notre mal le plus grave consiste, en effet, dans cette
+profonde divergence qui existe maintenant entre tous les esprits
+relativement à toutes les maximes fondamentales dont la fixité est la
+première condition d'un véritable ordre social. Tant que les
+intelligences individuelles n'auront pas adhéré par un assentiment
+unanime à un certain nombre d'idées générales capables de former une
+doctrine sociale commune, on ne peut se dissimuler que l'état des
+nations restera, de toute nécessité, essentiellement révolutionnaire,
+malgré tous les palliatifs politiques qui pourront être adoptés, et ne
+comportera réellement que des institutions provisoires. Il est également
+certain que si cette réunion des esprits dans une même communion de
+principes peut une fois être obtenue, les institutions convenables en
+découleront nécessairement, sans donner lieu à aucune secousse grave, le
+plus grand désordre étant déjà dissipé par ce seul fait. C'est donc là
+que doit se porter principalement l'attention de tous ceux qui sentent
+l'importance d'un état de choses vraiment normal.</p>
+
+<p>Maintenant, du point de vue élevé où nous ont placés graduellement les
+diverses considérations indiquées dans ce discours, il est aisé à la
+fois et de caractériser nettement dans son intime profondeur l'état
+présent des sociétés, et d'en déduire par quelle voie on peut le changer
+essentiellement. En me rattachant à la loi fondamentale énoncée au
+commencement de ce discours, je crois pouvoir résumer exactement toutes
+les observations relatives à la situation actuelle de la société, en
+disant simplement que le désordre actuel des intelligences tient, en
+dernière analyse, à l'emploi simultané des trois philosophies
+radicalement incompatibles: la philosophie théologique, la philosophie
+métaphysique et la philosophie positive. Il est clair, en effet, que si
+l'une quelconque de ces trois philosophies obtenait en réalité une
+prépondérance universelle et complète, il y aurait un ordre social
+déterminé, tandis que le mal consiste surtout dans l'absence de toute
+véritable organisation. C'est la coexistence de ces trois philosophies
+opposées qui empêche absolument de s'entendre sur aucun point essentiel.
+Or, si cette manière de voir est exacte, il ne s'agit plus que de savoir
+laquelle des trois philosophies peut et doit prévaloir par la nature des
+choses; tout homme sensé devra ensuite, quelles qu'aient pu être, avant
+l'analyse de la question, ses opinions particulières, s'efforcer de
+concourir à son triomphe. La recherche étant une fois réduite à ces
+termes simples, elle ne paraît pas devoir rester long-temps incertaine;
+car il est évident, par toutes sortes de raisons dont j'ai indiqué dans
+ce discours quelques-unes des principales, que la philosophie positive
+est seule destinée à prévaloir selon le cours ordinaire des choses.
+Seule elle a été, depuis une longue suite de siècles, constamment en
+progrès, tandis que ses antagonistes ont été constamment en décadence.
+Que ce soit à tort ou à raison, peu importe; le fait général est
+incontestable, et il suffit. On peut le déplorer, mais non le détruire,
+ni par conséquent le négliger, sous peine de ne se livrer qu'à des
+spéculations illusoires. Cette révolution générale de l'esprit humain
+est aujourd'hui presque entièrement accomplie: il ne reste plus, comme
+je l'ai expliqué, qu'à compléter la philosophie positive en y comprenant
+l'étude des phénomènes sociaux, et ensuite à la résumer en un seul corps
+de doctrine homogène. Quand ce double travail sera suffisamment avancé,
+le triomphe définitif de la philosophie positive aura lieu spontanément,
+et rétablira l'ordre dans la société. La préférence si prononcée que
+presque tous les esprits, depuis les plus élevés jusqu'aux plus
+vulgaires, accordent aujourd'hui aux connaissances positives sur les
+conceptions vagues et mystiques, présage assez l'accueil que recevra
+cette philosophie, lorsqu'elle aura acquis la seule qualité qui lui
+manque encore, un caractère de généralité convenable.</p>
+
+<p>En résumé, la philosophie théologique et la philosophie métaphysique se
+disputent aujourd'hui la tâche, trop supérieure aux forces de l'une et
+de l'autre, de réorganiser la société: c'est entre elles seules que
+subsiste encore la lutte, sous ce rapport. La philosophie positive n'est
+intervenue jusqu'ici dans la contestation que pour les critiquer toutes
+deux, et elle s'en est assez bien acquittée pour les discréditer
+entièrement. Mettons-la enfin en état de prendre un rôle actif, sans
+nous inquiéter plus long-temps de débats devenus inutiles. Complétant la
+vaste opération intellectuelle commencée par Bacon, par Descartes et par
+Galilée, construisons directement le système d'idées générales que cette
+philosophie est désormais destinée à faire indéfiniment prévaloir dans
+l'espèce humaine, et la crise révolutionnaire qui tourmente les peuples
+civilisés sera essentiellement terminée.</p>
+
+<p>Tels sont les quatre points de vue principaux sous lesquels j'ai cru
+devoir indiquer dès ce moment l'influence salutaire de la philosophie
+positive, pour servir de complément essentiel à la définition générale
+que j'ai essayé d'en exposer.</p>
+
+<p>Avant de terminer, je désire appeler un instant l'attention sur une
+dernière réflexion qui me semble convenable pour éviter, autant que
+possible, qu'on se forme d'avance une opinion erronée de la nature de ce
+cours.</p>
+
+<p>En assignant pour but à la philosophie positive de résumer en un seul
+corps de doctrine homogène l'ensemble des connaissances acquises,
+relativement aux différens ordres de phénomènes naturels, il était loin
+de ma pensée de vouloir procéder à l'étude générale de ces phénomènes en
+les considérant tous comme des effets divers d'un principe unique, comme
+assujétis à une seule et même loi. Quoique je doive traiter
+spécialement cette question dans la prochaine leçon, je crois devoir,
+dès à présent, en faire la déclaration, afin de prévenir les reproches
+très-mal fondés que pourraient m'adresser ceux qui, sur un faux aperçu,
+classeraient ce cours parmi ces tentatives d'explication universelle
+qu'on voit éclore journellement de la part d'esprits entièrement
+étrangers aux méthodes et aux connaissances scientifiques. Il ne s'agit
+ici de rien de semblable; et le développement de ce cours en fournira la
+preuve manifeste à tous ceux chez lesquels les éclaircissemens contenus
+dans ce discours auraient pu laisser quelques doutes à cet égard.</p>
+
+<p>Dans ma profonde conviction personnelle, je considère ces entreprises
+d'explication universelle de tous les phénomènes par une loi unique
+comme éminemment chimériques, même quand elles sont tentées par les
+intelligences les plus compétentes. Je crois que les moyens de l'esprit
+humain sont trop faibles, et l'univers trop compliqué pour qu'une telle
+perfection scientifique soit jamais à notre portée, et je pense,
+d'ailleurs, qu'on se forme généralement une idée très-exagérée des
+avantages qui en résulteraient nécessairement, si elle était possible.
+Dans tous les cas, il me semble évident que, vu l'état présent de nos
+connaissances, nous en sommes encore beaucoup trop loin pour que de
+telles tentatives puissent être raisonnables avant un laps de temps
+considérable. Car, si on pouvait espérer d'y parvenir, ce ne pourrait
+être, suivant moi, qu'en rattachant tous les phénomènes naturels à la
+loi positive la plus générale que nous connaissions, la loi de la
+gravitation, qui lie déjà tous les phénomènes astronomiques à une partie
+de ceux de la physique terrestre. Laplace a exposé effectivement une
+conception par laquelle on pourrait ne voir dans les phénomènes
+chimiques que de simples effets moléculaires de l'attraction
+newtonienne, modifiée par la figure et la position mutuelle des atomes.
+Mais, outre l'indétermination dans laquelle resterait probablement
+toujours cette conception, par l'absence des données essentielles
+relatives à la constitution intime des corps, il est presque certain que
+la difficulté de l'appliquer serait telle, qu'on serait obligé de
+maintenir, comme artificielle, la division aujourd'hui établie comme
+naturelle entre l'astronomie et la chimie. Aussi Laplace n'a-t-il
+présenté cette idée que comme un simple jeu philosophique, incapable
+d'exercer réellement aucune influence utile sur les progrès de la
+science chimique. Il y a plus, d'ailleurs; car, même en supposant
+vaincue cette insurmontable difficulté, on n'aurait pas encore atteint à
+l'unité scientifique, puisqu'il faudrait ensuite tenter de rattacher à
+la même loi l'ensemble des phénomènes physiologiques; ce qui, certes, ne
+serait pas la partie la moins difficile de l'entreprise. Et, néanmoins,
+l'hypothèse que nous venons de parcourir serait, tout bien considéré, la
+plus favorable à cette unité si désirée.</p>
+
+<p>Je n'ai pas besoin de plus grands détails pour achever de convaincre que
+le but de ce cours n'est nullement de présenter tous les phénomènes
+naturels comme étant au fond identiques, sauf la variété des
+circonstances. La philosophie positive serait sans doute plus parfaite
+s'il pouvait en être ainsi. Mais cette condition n'est nullement
+nécessaire à sa formation systématique, non plus qu'à la réalisation des
+grandes et heureuses conséquences que nous l'avons vue destinée à
+produire. Il n'y a d'unité indispensable pour cela que l'unité de
+méthode, laquelle peut et doit évidemment exister, et se trouve déjà
+établie en majeure partie. Quant à la doctrine, il n'est pas nécessaire
+qu'elle soit une; il suffit qu'elle soit homogène. C'est donc sous le
+double point de vue de l'unité des méthodes et de l'homogénéité des
+doctrines que nous considérerons, dans ce cours, les différentes classes
+de théories positives. Tout en tendant à diminuer, le plus possible, le
+nombre des lois générales nécessaires à l'explication positive des
+phénomènes naturels, ce qui est, en effet, le but philosophique de la
+science, nous regarderons comme téméraire d'aspirer jamais, même pour
+l'avenir le plus éloigné, à les réduire rigoureusement à une seule.</p>
+
+<p>J'ai tenté, dans ce discours, de déterminer, aussi exactement qu'il a
+été en mon pouvoir, le but, l'esprit et l'influence de la philosophie
+positive. J'ai donc marqué le terme vers lequel ont toujours tendu et
+tendront sans cesse tous mes travaux, soit dans ce cours, soit de toute
+autre manière. Personne n'est plus profondément convaincu que moi de
+l'insuffisance de mes forces intellectuelles, fussent-elles même
+très-supérieures à leur valeur réelle, pour répondre à une tâche aussi
+vaste et aussi élevée. Mais ce qui ne peut être fait ni par un seul
+esprit, ni en une seule vie, un seul peut le proposer nettement. Telle
+est toute mon ambition.</p>
+
+<p>Ayant exposé le véritable but de ce cours, c'est-à-dire fixé le point de
+vue sous lequel je considérerai les diverses branches principales de la
+philosophie naturelle, je compléterai, dans la leçon prochaine, ces
+prolégomènes généraux, en passant à l'exposition du plan, c'est-à-dire à
+la détermination de l'ordre encyclopédique qu'il convient d'établir
+entre les diverses classes des phénomènes naturels, et par conséquent
+entre les sciences positives correspondantes.</p>
+<a name="l2" id="l2"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>DEUXIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Exposition du plan de ce cours, ou considérations générales
+sur la hiérarchie des sciences positives.</p>
+
+<p>Après avoir caractérisé aussi exactement que possible, dans la leçon
+précédente, les considérations à présenter dans ce cours sur toutes les
+branches principales de la philosophie naturelle, il faut déterminer
+maintenant le plan que nous devons suivre, c'est-à-dire, la
+classification rationnelle la plus convenable à établir entre les
+différentes sciences positives fondamentales, pour les étudier
+successivement sous le point de vue que nous avons fixé. Cette seconde
+discussion générale est indispensable pour achever de faire connaître
+dès l'origine le véritable esprit de ce cours.</p>
+
+<p>On conçoit aisément d'abord qu'il ne s'agit pas ici de faire la
+critique, malheureusement trop facile, des nombreuses classifications
+qui ont été proposées successivement depuis deux siècles, pour le
+système général des connaissances humaines, envisagé dans toute son
+étendue. On est aujourd'hui bien convaincu que toutes les échelles
+encyclopédiques construites, comme celles de Bacon et de d'Alembert,
+d'après une distinction quelconque des diverses facultés de l'esprit
+humain, sont par cela seul radicalement vicieuses, même quand cette
+distinction n'est pas, comme il arrive souvent, plus subtile que réelle;
+car, dans chacune de ses sphères d'activité, notre entendement emploie
+simultanément toutes ses facultés principales. Quant à toutes les autres
+classifications proposées, il suffira d'observer que les différentes
+discussions élevées à ce sujet ont eu pour résultat définitif de montrer
+dans chacune des vices fondamentaux, tellement qu'aucune n'a pu obtenir
+un assentiment unanime, et qu'il existe à cet égard presqu'autant
+d'opinions que d'individus. Ces diverses tentatives ont même été, en
+général, si mal conçues, qu'il en est résulté involontairement dans la
+plupart des bons esprits une prévention défavorable contre toute
+entreprise de ce genre.</p>
+
+<p>Sans nous arrêter davantage sur un fait si bien constaté, il est plus
+essentiel d'en rechercher la cause. Or, on peut aisément s'expliquer la
+profonde imperfection de ces tentatives encyclopédiques, si souvent
+renouvelées jusqu'ici. Je n'ai pas besoin de faire observer que, depuis
+le discrédit général dans lequel sont tombés les travaux de cette nature
+par suite du peu de solidité des premiers projets, ces classifications
+ne sont conçues le plus souvent que par des esprits presque entièrement
+étrangers à la connaissance des objets à classer. Sans avoir égard à
+cette considération personnelle, il en est une beaucoup plus importante,
+puisée dans la nature même du sujet, et qui montre clairement pourquoi
+il n'a pas été possible jusqu'ici de s'élever à une conception
+encyclopédique véritablement satisfaisante. Elle consiste dans le défaut
+d'homogénéité qui a toujours existé jusqu'à ces derniers temps entre les
+différentes parties du système intellectuel, les unes étant
+successivement devenues positives, tandis que les autres restaient
+théologiques ou métaphysiques. Dans un état de choses aussi incohérent,
+il était évidemment impossible d'établir aucune classification
+rationnelle. Comment parvenir à disposer, dans un système unique, des
+conceptions aussi profondément contradictoires? c'est une difficulté
+contre laquelle sont venus échouer nécessairement tous les
+classificateurs, sans qu'aucun l'ait aperçue distinctement. Il était
+bien sensible néanmoins, pour quiconque eût bien connu la véritable
+situation de l'esprit humain, qu'une telle entreprise était prématurée,
+et qu'elle ne pourrait être tentée avec succès que lorsque toutes nos
+conceptions principales seraient devenues positives.</p>
+
+<p>Cette condition fondamentale pouvant maintenant être regardée comme
+remplie, d'après les explications données dans la leçon précédente, il
+est dès lors possible de procéder à une disposition vraiment rationnelle
+et durable d'un système dont toutes les parties sont enfin devenues
+homogènes.</p>
+
+<p>D'un autre côté, la théorie générale des classifications, établie dans
+ces derniers temps par les travaux philosophiques des botanistes et des
+zoologistes, permet d'espérer un succès réel dans un semblable travail,
+en nous offrant un guide certain par le véritable principe fondamental
+de l'art de classer, qui n'avait jamais été conçu distinctement
+jusqu'alors. Ce principe est une conséquence nécessaire de la seule
+application directe de la méthode positive à la question même des
+classifications, qui, comme toute autre, doit être traitée par
+observation, au lieu d'être résolue par des considérations <i>à priori</i>.
+Il consiste en ce que la classification doit ressortir de l'étude même
+des objets à classer, et être déterminée par les affinités réelles et
+l'enchaînement naturel qu'ils présentent, de telle sorte que cette
+classification soit elle-même l'expression du fait le plus général,
+manifesté par la comparaison approfondie des objets qu'elle embrasse.</p>
+
+<p>Appliquant cette règle fondamentale au cas actuel, c'est donc d'après la
+dépendance mutuelle qui a lieu effectivement entre les diverses sciences
+positives, que nous devons procéder à leur classification; et cette
+dépendance, pour être réelle, ne peut résulter que de celle des
+phénomènes correspondans.</p>
+
+<p>Mais avant d'exécuter, dans un tel esprit d'observation, cette
+importante opération encyclopédique, il est indispensable, pour ne pas
+nous égarer dans un travail trop étendu, de circonscrire avec plus de
+précision que nous ne l'avons fait jusqu'ici, le sujet propre de la
+classification proposée.</p>
+
+<p>Tous les travaux humains sont, ou de spéculation, ou d'action. Ainsi, la
+division la plus générale de nos connaissances réelles consiste à les
+distinguer en théoriques et pratiques. Si nous considérons d'abord cette
+première division, il est évident que c'est seulement des connaissances
+théoriques qu'il doit être question dans un cours de la nature de
+celui-ci; car, il ne s'agit point d'observer le système entier des
+notions humaines, mais uniquement celui des conceptions fondamentales
+sur les divers ordres de phénomènes, qui fournissent une base solide à
+toutes nos autres combinaisons quelconques, et qui ne sont, à leur tour,
+fondées sur aucun système intellectuel antécédent. Or, dans un tel
+travail, c'est la spéculation qu'il faut considérer, et non
+l'application, si ce n'est en tant que celle-ci peut éclaircir la
+première. C'est là probablement ce qu'entendait Bacon, quoique fort
+imparfaitement, par cette <i>philosophie première</i> qu'il indique comme
+devant être extraite de l'ensemble des sciences, et qui a été si
+diversement et toujours si étrangement conçue par les métaphysiciens qui
+ont entrepris de commenter sa pensée.</p>
+
+<p>Sans doute, quand on envisage l'ensemble complet des travaux de tout
+genre de l'espèce humaine, on doit concevoir l'étude de la nature comme
+destinée à fournir la véritable base rationnelle de l'action de l'homme
+sur la nature, puisque la connaissance des lois des phénomènes, dont le
+résultat constant est de nous les faire prévoir, peut seule évidemment
+nous conduire, dans la vie active, à les modifier à notre avantage les
+uns par les autres. Nos moyens naturels et directs pour agir sur les
+corps qui nous entourent sont extrêmement faibles, et tout-à-fait
+disproportionnés à nos besoins. Toutes les fois que nous parvenons à
+exercer une grande action, c'est seulement parce que la connaissance des
+lois naturelles nous permet d'introduire parmi les circonstances
+déterminées sous l'influence desquelles s'accomplissent les divers
+phénomènes, quelques élémens modificateurs, qui, quelque faibles qu'ils
+soient en eux-mêmes, suffisent, dans certains cas, pour faire tourner à
+notre satisfaction les résultats définitifs de l'ensemble des causes
+extérieures. En résumé, <i>science, d'où prévoyance; prévoyance, d'où
+action</i>: telle est la formule très-simple qui exprime, d'une manière
+exacte, la relation générale de la <i>science</i> et de l'<i>art</i>, en prenant
+ces deux expressions dans leur acception totale.</p>
+
+<p>Mais, malgré l'importance capitale de cette relation, qui ne doit jamais
+être méconnue, ce serait se former des sciences une idée bien imparfaite
+que de les concevoir seulement comme les bases des arts, et c'est à quoi
+malheureusement on n'est que trop enclin de nos jours. Quels que soient
+les immenses services rendus à l'<i>industrie</i> par les théories
+scientifiques, quoique, suivant l'énergique expression de Bacon, la
+puissance soit nécessairement proportionnée à la connaissance, nous ne
+devons pas oublier que les sciences ont, avant tout, une destination
+plus directe et plus élevée, celle de satisfaire au besoin fondamental
+qu'éprouve notre intelligence de connaître les lois des phénomènes. Pour
+sentir combien ce besoin est profond et impérieux, il suffit de penser
+un instant aux effets physiologiques de l'<i>étonnement</i>, et de considérer
+que la sensation la plus terrible que nous puissions éprouver est celle
+qui se produit toutes les fois qu'un phénomène nous semble s'accomplir
+contradictoirement aux lois naturelles qui nous sont familières. Ce
+besoin de disposer les faits dans un ordre que nous puissions concevoir
+avec facilité (ce qui est l'objet propre de toutes les théories
+scientifiques) est tellement inhérent à notre organisation, que, si nous
+ne parvenions pas à le satisfaire par des conceptions positives, nous
+retournerions inévitablement aux explications théologiques et
+métaphysiques auxquelles il a primitivement donné naissance, comme je
+l'ai exposé dans la dernière leçon.</p>
+
+<p>J'ai cru devoir signaler expressément dès ce moment une considération
+qui se reproduira fréquemment dans toute la suite de ce cours, afin
+d'indiquer la nécessité de se prémunir contre la trop grande influence
+des habitudes actuelles qui tendent à empêcher qu'on se forme des idées
+justes et nobles de l'importance et de la destination des sciences. Si
+la puissance prépondérante de notre organisation ne corrigeait, même
+involontairement, dans l'esprit des savans, ce qu'il y a sous ce
+rapport d'incomplet et d'étroit dans la tendance générale de notre
+époque, l'intelligence humaine, réduite à ne s'occuper que de recherches
+susceptibles d'une utilité pratique immédiate, se trouverait par cela
+seul, comme l'a très-justement remarqué Condorcet, tout-à-fait arrêtée
+dans ses progrès, même à l'égard de ces applications auxquelles on
+aurait imprudemment sacrifié les travaux purement spéculatifs; car, les
+applications les plus importantes dérivent constamment de théories
+formées dans une simple intention scientifique, et qui souvent ont été
+cultivées pendant plusieurs siècles sans produire aucun résultat
+pratique. On en peut citer un exemple bien remarquable dans les belles
+spéculations des géomètres grecs sur les sections coniques, qui, après
+une longue suite de générations, ont servi, en déterminant la rénovation
+de l'astronomie, à conduire finalement l'art de la navigation au degré
+de perfectionnement qu'il a atteint dans ces derniers temps, et auquel
+il ne serait jamais parvenu sans les travaux si purement théoriques
+d'Archimède et d'Apollonius; tellement que Condorcet a pu dire avec
+raison à cet égard: le matelot, qu'une exacte observation de la
+longitude préserve du naufrage, doit la vie à une théorie conçue, deux
+mille ans auparavant, par des hommes de génie qui avaient en vue de
+simples spéculations géométriques.</p>
+
+<p>Il est donc évident qu'après avoir conçu, d'une manière générale,
+l'étude de la nature comme servant de base rationnelle à l'action sur la
+nature, l'esprit humain doit procéder aux recherches théoriques, en
+faisant complétement abstraction de toute considération pratique; car,
+nos moyens pour découvrir la vérité sont tellement faibles, que si nous
+ne les concentrions pas exclusivement vers ce but, et si, en cherchant
+la vérité, nous nous imposions en même temps la condition étrangère d'y
+trouver une utilité pratique immédiate, il nous serait presque toujours
+impossible d'y parvenir.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, il est certain que l'ensemble de nos connaissances
+sur la nature, et celui des procédés que nous en déduisons pour la
+modifier à notre avantage, forment deux systèmes essentiellement
+distincts par eux-mêmes, qu'il est convenable de concevoir et de
+cultiver séparément. En outre, le premier système étant la base du
+second, c'est évidemment celui qu'il convient de considérer d'abord dans
+une étude méthodique, même quand on se proposerait d'embrasser la
+totalité des connaissances humaines, tant d'application que de
+spéculation. Ce système théorique me paraît devoir constituer
+exclusivement aujourd'hui le sujet d'un cours vraiment rationnel de
+philosophie positive: c'est ainsi du moins que je le conçois. Sans
+doute, il serait possible d'imaginer un cours plus étendu, portant à la
+fois sur les généralités théoriques et sur les généralités pratiques.
+Mais je ne pense pas qu'une telle entreprise, même indépendamment de son
+étendue, puisse être convenablement tentée dans l'état présent de
+l'esprit humain. Elle me semble, en effet, exiger préalablement un
+travail très-important et d'une nature toute particulière, qui n'a pas
+encore été fait, celui de former, d'après les théories scientifiques
+proprement dites, les conceptions spéciales destinées à servir de bases
+directes aux procédés généraux de la pratique.</p>
+
+<p>Au degré de développement déjà atteint par notre intelligence, ce n'est
+pas immédiatement que les sciences s'appliquent aux arts, du moins dans
+les cas les plus parfaits; il existe entre ces deux ordres d'idées un
+ordre moyen, qui, encore mal déterminé dans son caractère philosophique,
+est déjà plus sensible quand on considère la classe sociale qui s'en
+occupe spécialement. Entre les savans proprement dits et les directeurs
+effectifs des travaux productifs il commence à se former de nos jours
+une classe intermédiaire, celle des <i>ingénieurs</i>, dont la destination
+spéciale est d'organiser les relations de la théorie et de la pratique.
+Sans avoir aucunement en vue le progrès des connaissances scientifiques,
+elle les considère dans leur état présent pour en déduire les
+applications industrielles dont elles sont susceptibles. Telle est, du
+moins, la tendance naturelle des choses, quoiqu'il y ait encore à cet
+égard beaucoup de confusion. Le corps de doctrine propre à cette classe
+nouvelle, et qui doit constituer les véritables théories directes des
+différens arts, pourrait, sans doute, donner lieu à des considérations
+philosophiques d'un grand intérêt et d'une importance réelle. Mais, un
+travail qui les embrasserait conjointement avec celles fondées sur les
+sciences proprement dites, serait aujourd'hui tout-à-fait prématuré;
+car, ces doctrines intermédiaires entre la théorie pure et la pratique
+directe ne sont point encore formées: il n'en existe jusqu'ici que
+quelques élémens imparfaits relatifs aux sciences et aux arts les plus
+avancés, et qui permettent seulement de concevoir la nature et la
+possibilité de semblables travaux pour l'ensemble des opérations
+humaines. C'est ainsi, pour en citer ici l'exemple le plus important,
+qu'on doit envisager la belle conception de Monge, relativement à la
+géométrie descriptive, qui n'est réellement autre chose qu'une théorie
+générale des arts de construction. J'aurai soin d'indiquer
+successivement le petit nombre d'idées analogues déjà formées et de
+faire apprécier leur importance, à mesure que le développement naturel
+de ce cours nous les présentera. Mais il est clair que des conceptions
+jusqu'à présent aussi incomplètes ne doivent point entrer, comme partie
+essentielle, dans un cours de philosophie positive qui ne doit
+comprendre, autant que possible, que des doctrines ayant un caractère
+fixe et nettement déterminé.</p>
+
+<p>On concevra d'autant mieux la difficulté de construire ces doctrines
+intermédiaires que je viens d'indiquer, si l'on considère que chaque art
+dépend non-seulement d'une certaine science correspondante, mais à la
+fois de plusieurs, tellement que les arts les plus importans empruntent
+des secours directs à presque toutes les diverses sciences principales.
+C'est ainsi que la véritable théorie de l'agriculture, pour me borner au
+cas le plus essentiel, exige une intime combinaison de connaissances
+physiologiques, chimiques, physiques et même astronomiques et
+mathématiques: il en est de même des beaux-arts. On aperçoit aisément,
+d'après cette considération, pourquoi ces théories n'ont pu encore être
+formées, puisqu'elles supposent le développement préalable de toutes les
+différentes sciences fondamentales. Il en résulte également un nouveau
+motif de ne pas comprendre un tel ordre d'idées dans un cours de
+philosophie positive, puisque, loin de pouvoir contribuer à la formation
+systématique de cette philosophie, les théories générales propres aux
+différens arts principaux doivent, au contraire, comme nous le voyons,
+être vraisemblablement plus tard une des conséquences les plus utiles de
+sa construction.</p>
+
+<p>En résumé, nous ne devons donc considérer dans ce cours que les théories
+scientifiques et nullement leurs applications. Mais avant de procéder à
+la classification méthodique de ses différentes parties, il me reste à
+exposer, relativement aux sciences proprement dites, une distinction
+importante, qui achèvera de circonscrire nettement le sujet propre de
+l'étude que nous entreprenons.</p>
+
+<p>Il faut distinguer, par rapport à tous les ordres de phénomènes, deux
+genres de sciences naturelles: les unes abstraites, générales, ont pour
+objet la découverte des lois qui régissent les diverses classes de
+phénomènes, en considérant tous les cas qu'on peut concevoir; les autres
+concrètes, particulières, descriptives, et qu'on désigne quelquefois
+sous le nom de sciences naturelles proprement dites, consistent dans
+l'application de ces lois à l'histoire effective des différens êtres
+existans. Les premières sont donc fondamentales, c'est sur elles
+seulement que porteront nos études dans ce cours; les autres, quelle que
+soit leur importance propre, ne sont réellement que secondaires, et ne
+doivent point, par conséquent, faire partie d'un travail que son
+extrême étendue naturelle nous oblige à réduire au moindre développement
+possible.</p>
+
+<p>La distinction précédente ne peut présenter aucune obscurité aux esprits
+qui ont quelque connaissance spéciale des différentes sciences
+positives, puisqu'elle est à peu près l'équivalent de celle qu'on énonce
+ordinairement dans presque tous les traités scientifiques en comparant
+la physique dogmatique à l'histoire naturelle proprement dite. Quelques
+exemples suffiront d'ailleurs pour rendre sensible cette division, dont
+l'importance n'est pas encore convenablement appréciée.</p>
+
+<p>On pourra d'abord l'apercevoir très-nettement en comparant, d'une part,
+la physiologie générale, et, d'une autre part, la zoologie et la
+botanique proprement dites. Ce sont évidemment, en effet, deux travaux
+d'un caractère fort distinct, que d'étudier, en général, les lois de la
+vie, ou de déterminer le mode d'existence de chaque corps vivant, en
+particulier. Cette seconde étude, en outre, est nécessairement fondée
+sur la première.</p>
+
+<p>Il en est de même de la chimie, par rapport à la minéralogie; la
+première est évidemment la base rationnelle de la seconde. Dans la
+chimie, on considère toutes les combinaisons possibles des molécules,
+et dans toutes les circonstances imaginables; dans la minéralogie, on
+considère seulement celles de ces combinaisons qui se trouvent réalisées
+dans la constitution effective du globe terrestre, et sous l'influence
+des seules circonstances qui lui sont propres. Ce qui montre clairement
+la différence du point de vue chimique et du point de vue minéralogique,
+quoique les deux sciences portent sur les mêmes objets, c'est que la
+plupart des faits envisagés dans la première n'ont qu'une existence
+artificielle, de telle manière qu'un corps, comme le chlore ou le
+potassium, pourra avoir une extrême importance en chimie par l'étendue
+et l'énergie de ses affinités, tandis qu'il n'en aura presque aucune en
+minéralogie; et réciproquement, un composé, tel que le granit ou le
+quartz, sur lequel porte la majeure partie des considérations
+minéralogiques, n'offrira, sous le rapport chimique, qu'un intérêt
+très-médiocre.</p>
+
+<p>Ce qui rend, en général, plus sensible encore la nécessité logique de
+cette distinction fondamentale entre les deux grandes sections de la
+philosophie naturelle, c'est que non-seulement chaque section de la
+physique concrète suppose la culture préalable de la section
+correspondante de la physique abstraite, mais qu'elle exige même la
+connaissance des lois générales relatives à tous les ordres de
+phénomènes. Ainsi, par exemple, non seulement l'étude spéciale de la
+terre, considérée sous tous les points de vue qu'elle peut présenter
+effectivement, exige la connaissance préalable de la physique et de la
+chimie, mais elle ne peut être faite convenablement, sans y introduire,
+d'une part, les connaissances astronomiques, et même, d'une autre part,
+les connaissances physiologiques; en sorte qu'elle tient au système
+entier des sciences fondamentales. Il en est de même de chacune des
+sciences naturelles proprement dites. C'est précisément pour ce motif
+que la <i>physique concrète</i> a fait jusqu'à présent si peu de progrès
+réels, car elle n'a pu commencer à être étudiée d'une manière vraiment
+rationnelle qu'après la <i>physique abstraite</i>, et lorsque toutes les
+diverses branches principales de celle-ci ont pris leur caractère
+définitif, ce qui n'a eu lieu que de nos jours. Jusqu'alors on n'a pu
+recueillir à ce sujet que des matériaux plus ou moins incohérens, qui
+sont même encore fort incomplets. Les faits connus ne pourront être
+coordonnés de manière à former de véritables théories spéciales des
+différens êtres de l'univers, que lorsque la distinction fondamentale
+rappelée ci-dessus, sera plus profondément sentie et plus régulièrement
+organisée, et que, par suite, les savans particulièrement livrés à
+l'étude des sciences naturelles proprement dites, auront reconnu la
+nécessité de fonder leurs recherches sur une connaissance approfondie de
+toutes les sciences fondamentales, condition qui est encore aujourd'hui
+fort loin d'être convenablement remplie.</p>
+
+<p>L'examen de cette condition confirme nettement pourquoi nous devons,
+dans ce cours de philosophie positive, réduire nos considérations à
+l'étude des sciences générales, sans embrasser en même temps les
+sciences descriptives ou particulières. On voit naître ici, en effet,
+une nouvelle propriété essentielle de cette étude propre des généralités
+de la physique abstraite; c'est de fournir la base rationnelle d'une
+physique concrète vraiment systématique. Ainsi, dans l'état présent de
+l'esprit humain, il y aurait une sorte de contradiction à vouloir
+réunir, dans un seul et même cours, les deux ordres de sciences. On peut
+dire, de plus, que quand même la physique concrète aurait déjà atteint
+le degré de perfectionnement de la physique abstraite, et que, par
+suite, il serait possible, dans un cours de philosophie positive,
+d'embrasser à la fois l'une et l'autre, il n'en faudrait pas moins
+évidemment commencer par la section abstraite, qui restera la base
+invariable de l'autre. Il est clair, d'ailleurs, que la seule étude des
+généralités des sciences fondamentales, est assez vaste par elle-même,
+pour qu'il importe d'en écarter, autant que possible, toutes les
+considérations qui ne sont pas indispensables; or, celles relatives aux
+sciences secondaires seront toujours, quoi qu'il arrive, d'un genre
+distinct. La philosophie des sciences fondamentales, présentant un
+système de conceptions positives sur tous nos ordres de connaissances
+réelles, suffit, par cela même, pour constituer cette <i>philosophie
+première</i> que cherchait Bacon, et qui étant destinée à servir désormais
+de base permanente à toutes les spéculations humaines, doit être
+soigneusement réduite à la plus simple expression possible.</p>
+
+<p>Je n'ai pas besoin d'insister davantage en ce moment sur une telle
+discussion, que j'aurai naturellement plusieurs occasions de reproduire
+dans les diverses parties de ce cours. L'explication précédente est
+assez développée pour motiver la manière dont j'ai circonscrit le sujet
+général de nos considérations.</p>
+
+<p>Ainsi, en résultat de tout ce qui vient d'être exposé dans cette leçon,
+nous voyons: 1° que la science humaine se composant, dans son ensemble,
+de connaissances spéculatives et de connaissances d'application, c'est
+seulement des premières que nous devons nous occuper ici; 2° que les
+connaissances théoriques ou les sciences proprement dites, se divisant
+en sciences générales et sciences particulières, nous devons ne
+considérer ici que le premier ordre, et nous borner à la physique
+abstraite, quelque intérêt que puisse nous présenter la physique
+concrète.</p>
+
+<p>Le sujet propre de ce cours étant par là exactement circonscrit, il est
+facile maintenant de procéder à une classification rationnelle vraiment
+satisfaisante des sciences fondamentales, ce qui constitue la question
+encyclopédique, objet spécial de cette leçon.</p>
+
+<p>Il faut, avant tout, commencer par reconnaître que, quelque naturelle
+que puisse être une telle classification, elle renfermera toujours
+nécessairement quelque chose, sinon d'arbitraire, du moins d'artificiel,
+de manière à présenter une imperfection véritable.</p>
+
+<p>En effet, le but principal que l'on doit avoir en vue dans tout travail
+encyclopédique, c'est de disposer les sciences dans l'ordre de leur
+enchaînement naturel, en suivant leur dépendance mutuelle; de telle
+sorte qu'on puisse les exposer successivement, sans jamais être entraîné
+dans le moindre cercle vicieux. Or, c'est une condition qu'il me paraît
+impossible d'accomplir d'une manière tout-à-fait rigoureuse. Qu'il me
+soit permis de donner ici quelque développement à cette réflexion, que
+je crois importante pour caractériser la véritable difficulté de la
+recherche qui nous occupe actuellement. Cette considération, d'ailleurs,
+me donnera lieu d'établir, relativement à l'exposition de nos
+connaissances, un principe général dont j'aurai plus tard à présenter de
+fréquentes applications.</p>
+
+<p>Toute science peut être exposée suivant deux marches essentiellement
+distinctes, dont tout autre mode d'exposition ne saurait être qu'une
+combinaison, la marche <i>historique</i>, et la marche <i>dogmatique</i>.</p>
+
+<p>Par le premier procédé, on expose successivement les connaissances dans
+le même ordre effectif suivant lequel l'esprit humain les a réellement
+obtenus, et en adoptant, autant que possible, les mêmes voies.</p>
+
+<p>Par le second, on présente le système des idées tel qu'il pourrait être
+conçu aujourd'hui par un seul esprit, qui, placé au point de vue
+convenable, et pourvu des connaissances suffisantes, s'occuperait à
+refaire la science dans son ensemble.</p>
+
+<p>Le premier mode est évidemment celui par lequel commence, de toute
+nécessité, l'étude de chaque science naissante; car, il présente cette
+propriété, de n'exiger, pour l'exposition des connaissances, aucun
+nouveau travail distinct de celui de leur formation, toute la didactique
+se réduisant alors à étudier successivement, dans l'ordre
+chronologique, les divers ouvrages originaux qui ont contribué aux
+progrès de la science.</p>
+
+<p>Le mode dogmatique, supposant au contraire, que tous ces travaux
+particuliers ont été refondus en un système général, pour être présentés
+suivant un ordre logique plus naturel, n'est applicable qu'à une science
+déjà parvenue à un assez haut degré de développement. Mais, à mesure que
+la science fait des progrès, l'ordre <i>historique</i> d'exposition devient
+de plus en plus impraticable, par la trop longue suite d'intermédiaires
+qu'il obligerait l'esprit à parcourir; tandis que l'ordre <i>dogmatique</i>
+devient de plus en plus possible, en même temps que nécessaire, parce
+que de nouvelles conceptions permettent de présenter les découvertes
+antérieures sous un point de vue plus direct.</p>
+
+<p>C'est ainsi, par exemple, que l'éducation d'un géomètre de l'antiquité
+consistait simplement dans l'étude successive du très-petit nombre de
+traités originaux produits jusqu'alors sur les diverses parties de la
+géométrie, ce qui se réduisait essentiellement aux écrits d'Archimède et
+d'Apollonius; tandis que, au contraire, un géomètre moderne a
+communément terminé son éducation, sans avoir lu un seul ouvrage
+original, excepté relativement aux découvertes les plus récentes, qu'on
+ne peut connaître que par ce moyen.</p>
+
+<p>La tendance constante de l'esprit humain, quant à l'exposition des
+connaissances, est donc de substituer de plus en plus à l'ordre
+historique l'ordre dogmatique, qui peut seul convenir à l'état
+perfectionné de notre intelligence.</p>
+
+<p>Le problème général de l'éducation intellectuelle consiste à faire
+parvenir, en peu d'années, un seul entendement, le plus souvent
+médiocre, au même point de développement qui a été atteint, dans une
+longue suite de siècles, par un grand nombre de génies supérieurs
+appliquant successivement, pendant leur vie entière, toutes leurs forces
+à l'étude d'un même sujet. Il est clair, d'après cela, que, quoiqu'il
+soit infiniment plus facile et plus court d'apprendre que d'inventer, il
+serait certainement impossible d'atteindre le but proposé, si l'on
+voulait assujétir chaque esprit individuel à passer successivement par
+les mêmes intermédiaires qu'a dû suivre nécessairement le génie
+collectif de l'espèce humaine. De là, l'indispensable besoin de l'ordre
+dogmatique, qui est surtout si sensible aujourd'hui pour les sciences
+les plus avancées, dont le mode ordinaire d'exposition ne présente plus
+presqu'aucune trace de la filiation effective de leurs détails.</p>
+
+<p>Il faut, néanmoins, ajouter, pour prévenir toute exagération, que tout
+mode réel d'exposition est, inévitablement, une certaine combinaison de
+l'ordre dogmatique avec l'ordre historique, dans laquelle seulement le
+premier doit dominer constamment et de plus en plus. L'ordre dogmatique
+ne peut, en effet, être suivi d'une manière tout-à-fait rigoureuse; car,
+par cela même qu'il exige une nouvelle élaboration des connaissances
+acquises, il n'est point applicable, à chaque époque de la science, aux
+parties récemment formées, dont l'étude ne comporte qu'un ordre
+essentiellement historique, lequel ne présente pas, d'ailleurs, dans ce
+cas, les inconvéniens principaux qui le font rejeter en général.</p>
+
+<p>La seule imperfection fondamentale qu'on pourrait reprocher au mode
+dogmatique, c'est de laisser ignorer la manière dont se sont formées les
+diverses connaissances humaines, ce qui, quoique distinct de
+l'acquisition même de ces connaissances, est, en soi, du plus haut
+intérêt pour tout esprit philosophique. Cette considération aurait, à
+mes yeux, beaucoup de poids, si elle était réellement un motif en faveur
+de l'ordre historique. Mais il est aisé de voir qu'il n'y a qu'une
+relation apparente entre étudier une science en suivant le mode dit
+<i>historique</i>, et connaître véritablement l'histoire effective de cette
+science.</p>
+
+<p>En effet, non seulement les diverses parties de chaque science, qu'on
+est conduit à séparer dans l'ordre <i>dogmatique</i>, se sont, en réalité,
+développées simultanément et sous l'influence les unes des autres, ce
+qui tendrait à faire préférer l'ordre <i>historique</i>: mais en considérant,
+dans son ensemble, le développement effectif de l'esprit humain, on voit
+de plus que les différentes sciences ont été, dans le fait,
+perfectionnées en même temps et mutuellement; on voit même que les
+progrès des sciences et ceux des arts ont dépendu les uns des autres,
+par d'innombrables influences réciproques, et enfin que tous ont été
+étroitement liés au développement général de la société humaine. Ce
+vaste enchaînement est tellement réel que souvent, pour concevoir la
+génération effective d'une théorie scientifique, l'esprit est conduit à
+considérer le perfectionnement de quelque art qui n'a avec elle aucune
+liaison rationnelle, ou même quelque progrès particulier dans
+l'organisation sociale, sans lequel cette découverte n'eût pu avoir
+lieu. Nous en verrons dans la suite de nombreux exemples. Il résulte
+donc de là que l'on ne peut connaître la véritable histoire de chaque
+science, c'est-à-dire, la formation réelle des découvertes dont elle se
+compose, qu'en étudiant, d'une manière générale et directe, l'histoire
+de l'humanité. C'est pourquoi tous les documens recueillis jusqu'ici
+sur l'histoire des mathématiques, de l'astronomie, de la médecine, etc.,
+quelque précieux qu'ils soient, ne peuvent être regardés que comme des
+matériaux.</p>
+
+<p>Le prétendu ordre <i>historique</i> d'exposition, même quand il pourrait être
+suivi rigoureusement pour les détails de chaque science en particulier,
+serait déjà purement hypothétique et abstrait sous le rapport le plus
+important, en ce qu'il considérerait le développement de cette science
+comme isolé. Bien loin de mettre en évidence la véritable histoire de la
+science, il tendrait à en faire concevoir une opinion très-fausse.</p>
+
+<p>Ainsi, nous sommes certainement convaincus que la connaissance de
+l'histoire des sciences est de la plus haute importance. Je pense même
+qu'on ne connaît pas complétement une science tant qu'on n'en sait pas
+l'histoire. Mais cette étude doit être conçue comme entièrement séparée
+de l'étude propre et dogmatique de la science, sans laquelle même cette
+histoire ne serait pas intelligible. Nous considérerons donc avec
+beaucoup de soin l'histoire réelle des sciences fondamentales qui vont
+être le sujet de nos méditations; mais ce sera seulement dans la
+dernière partie de ce cours, celle relative à l'étude des phénomènes
+sociaux, en traitant du développement général de l'humanité, dont
+l'histoire des sciences constitue la partie la plus importante, quoique
+jusqu'ici la plus négligée. Dans l'étude de chaque science, les
+considérations historiques incidentes qui pourront se présenter, auront
+un caractère nettement distinct, de manière à ne pas altérer la nature
+propre de notre travail principal.</p>
+
+<p>La discussion précédente, qui doit d'ailleurs, comme on le voit, être
+spécialement développée plus tard, tend à préciser davantage, en le
+présentant sous un nouveau point de vue, le véritable esprit de ce
+cours. Mais, surtout, il en résulte, relativement à la question
+actuelle, la détermination exacte des conditions qu'on doit s'imposer et
+qu'on peut justement espérer de remplir dans la construction d'une
+échelle encyclopédique des diverses sciences fondamentales.</p>
+
+<p>On voit, en effet, que, quelque parfaite qu'on pût la supposer, cette
+classification ne saurait jamais être rigoureusement conforme à
+l'enchaînement historique des sciences. Quoi qu'on fasse, on ne peut
+éviter entièrement de présenter comme antérieure telle science qui aura
+cependant besoin, sous quelques rapports particuliers plus ou moins
+importans, d'emprunter des notions à une autre science classée dans un
+rang postérieur. Il faut tâcher seulement qu'un tel inconvénient n'ait
+lieu relativement aux conceptions caractéristiques de chaque science,
+car alors la classification serait tout-à-fait vicieuse.</p>
+
+<p>Ainsi, par exemple, il me semble incontestable que, dans le système
+général des sciences, l'astronomie doit être placée avant la physique
+proprement dite, et néanmoins plusieurs branches de celle-ci, surtout
+l'optique, sont indispensables à l'exposition complète de la première.</p>
+
+<p>De tels défauts secondaires, qui sont strictement inévitables, ne
+sauraient prévaloir contre une classification, qui remplirait d'ailleurs
+convenablement les conditions principales. Ils tiennent à ce qu'il y a
+nécessairement d'artificiel dans notre division du travail intellectuel.</p>
+
+<p>Néanmoins, quoique, d'après les explications précédentes, nous ne
+devions pas prendre l'ordre historique pour base de notre
+classification, je ne dois pas négliger d'indiquer d'avance, comme une
+propriété essentielle de l'échelle encyclopédique que je vais proposer,
+sa conformité générale avec l'ensemble de l'histoire scientifique; en ce
+sens, que, malgré la simultanéité réelle et continue du développement
+des différentes sciences, celles qui seront classées comme antérieures
+seront, en effet, plus anciennes et constamment plus avancées que celles
+présentées comme postérieures. C'est ce qui doit avoir lieu
+inévitablement si, en réalité, nous prenons, comme cela doit être, pour
+principe de classification, l'enchaînement logique naturel des diverses
+sciences, le point de départ de l'espèce ayant dû nécessairement être le
+même que celui de l'individu.</p>
+
+<p>Pour achever de déterminer avec toute la précision possible la
+difficulté exacte de la question encyclopédique que nous avons à
+résoudre, je crois utile d'introduire une considération mathématique
+fort simple qui résumera rigoureusement l'ensemble des raisonnemens
+exposés jusqu'ici dans cette leçon. Voici en quoi elle consiste.</p>
+
+<p>Nous nous proposons de classer les sciences fondamentales. Or, nous
+verrons bientôt que, tout bien considéré, il n'est pas possible d'en
+distinguer moins de six; la plupart des savans en admettraient même
+vraisemblablement un plus grand nombre. Cela posé, on sait que six
+objets comportent 720 dispositions différentes. Les sciences
+fondamentales pourraient donc donner lieu à 720 classifications
+distinctes, parmi lesquelles il s'agit de choisir la classification
+nécessairement unique, qui satisfait le mieux aux principales conditions
+du problème. On voit que, malgré le grand nombre d'échelles
+encyclopédiques successivement proposées jusqu'à présent, la discussion
+n'a porté encore que sur une bien faible partie des dispositions
+possibles; et néanmoins, je crois pouvoir dire sans exagération qu'en
+examinant chacune de ces 720 classifications, il n'en serait peut-être
+pas une seule en faveur de laquelle on ne pût faire valoir quelques
+motifs plausibles; car, en observant les diverses dispositions qui ont
+été effectivement proposées, on remarque entre elles les plus extrêmes
+différences; les sciences qui sont placées par les uns à la tête du
+système encyclopédique, étant renvoyées par d'autres à l'extrémité
+opposée, et réciproquement. C'est donc dans ce choix d'un seul ordre
+vraiment rationnel, parmi le nombre très-considérable des systèmes
+possibles, que consiste la difficulté précise de la question que nous
+avons posée.</p>
+
+<p>Abordant maintenant d'une manière directe cette grande question,
+rappelons-nous d'abord, que pour obtenir une classification naturelle et
+positive des sciences fondamentales, c'est dans la comparaison des
+divers ordres de phénomènes dont elles ont pour objet de découvrir les
+lois que nous devons en chercher le principe. Ce que nous voulons
+déterminer, c'est la dépendance réelle des diverses études
+scientifiques. Or, cette dépendance ne peut résulter que de celle des
+phénomènes correspondans.</p>
+
+<p>En considérant sous ce point de vue tous les phénomènes observables,
+nous allons voir qu'il est possible de les classer en un petit nombre de
+catégories naturelles, disposées d'une telle manière, que l'étude
+rationnelle de chaque catégorie soit fondée sur la connaissance des lois
+principales de la catégorie précédente, et devienne le fondement de
+l'étude de la suivante. Cet ordre est déterminé par le degré de
+simplicité, ou, ce qui revient au même, par le degré de généralité des
+phénomènes, d'où résulte leur dépendance successive, et, en conséquence,
+la facilité plus ou moins grande de leur étude.</p>
+
+<p>Il est clair, en effet, <i>à priori</i>, que les phénomènes les plus simples,
+ceux qui se compliquent le moins des autres, sont nécessairement aussi
+les plus généraux; car, ce qui s'observe dans le plus grand nombre de
+cas est, par cela même, dégagé le plus possible des circonstances
+propres à chaque cas séparé. C'est donc par l'étude des phénomènes les
+plus généraux ou les plus simples qu'il faut commencer, en procédant
+ensuite successivement jusqu'aux phénomènes les plus particuliers ou les
+plus compliqués, si l'on veut concevoir la philosophie naturelle d'une
+manière vraiment méthodique; car, cet ordre de généralité ou de
+simplicité déterminant nécessairement l'enchaînement rationnel des
+diverses sciences fondamentales par la dépendance successive de leurs
+phénomènes, fixe ainsi leur degré de facilité.</p>
+
+<p>En même temps, par une considération auxiliaire que je crois important
+de noter ici, et qui converge exactement avec toutes les précédentes,
+les phénomènes les plus généraux ou les plus simples se trouvant
+nécessairement les plus étrangers à l'homme, doivent, par cela même,
+être étudiés dans une disposition d'esprit plus calme, plus rationnelle,
+ce qui constitue un nouveau motif pour que les sciences correspondantes
+se développent plus rapidement.</p>
+
+<p>Ayant ainsi indiqué la règle fondamentale qui doit présider à la
+classification des sciences, je puis passer immédiatement à la
+construction de l'échelle encyclopédique d'après laquelle le plan de ce
+cours doit être déterminé, et que chacun pourra aisément apprécier à
+l'aide des considérations précédentes.</p>
+
+<p>Une première contemplation de l'ensemble des phénomènes naturels nous
+porte à les diviser d'abord, conformément au principe que nous venons
+d'établir, en deux grandes classes principales, la première comprenant
+tous les phénomènes des corps bruts, la seconde tous ceux des corps
+organisés.</p>
+
+<p>Ces derniers sont évidemment, en effet, plus compliqués et plus
+particuliers que les autres; ils dépendent des précédens, qui, au
+contraire, n'en dépendent nullement. De là la nécessité de n'étudier les
+phénomènes physiologiques qu'après ceux des corps inorganiques. De
+quelque manière qu'on explique les différences de ces deux sortes
+d'êtres, il est certain qu'on observe dans les corps vivans tous les
+phénomènes, soit mécaniques, soit chimiques, qui ont lieu dans les corps
+bruts, plus un ordre tout spécial de phénomènes, les phénomènes vitaux
+proprement dits, ceux qui tiennent à l'<i>organisation</i>. Il ne s'agit pas
+ici d'examiner si les deux classes de corps sont ou ne sont pas de la
+même <i>nature</i>, question insoluble qu'on agite encore beaucoup trop de
+nos jours, par un reste d'influence des habitudes théologiques et
+métaphysiques; une telle question n'est pas du domaine de la philosophie
+positive, qui fait formellement profession d'ignorer absolument <i>la
+nature</i> intime d'un corps quelconque. Mais il n'est nullement
+indispensable de considérer les corps bruts et les corps vivans comme
+étant d'une nature essentiellement différente pour reconnaître la
+nécessité de la séparation de leurs études.</p>
+
+<p>Sans doute, les idées ne sont pas encore suffisamment fixées sur la
+manière générale de concevoir les phénomènes des corps vivans. Mais,
+quelque parti qu'on puisse prendre à cet égard par suite des progrès
+ultérieurs de la philosophie naturelle, la classification que nous
+établissons n'en saurait être aucunement affectée. En effet,
+regardât-on comme démontré, ce que permet à peine d'entrevoir l'état
+présent de la physiologie, que les phénomènes physiologiques sont
+toujours de simples phénomènes mécaniques, électriques et chimiques,
+modifiés par la structure et la composition propres aux corps organisés,
+notre division fondamentale n'en subsisterait pas moins. Car il reste
+toujours vrai, même dans cette hypothèse, que les phénomènes généraux
+doivent être étudiés avant de procéder à l'examen des modifications
+spéciales qu'ils éprouvent dans certains êtres de l'univers, par suite
+d'une disposition particulière des molécules. Ainsi, la division, qui
+est aujourd'hui fondée dans la plupart des esprits éclairés sur la
+diversité des lois, est de nature à se maintenir indéfiniment à cause de
+la subordination des phénomènes et par suite des études, quelque
+rapprochement qu'on puisse jamais établir solidement entre les deux
+classes de corps.</p>
+
+<p>Ce n'est pas ici le lieu de développer, dans ses diverses parties
+essentielles, la comparaison générale entre les corps bruts et les corps
+vivans, qui sera le sujet spécial d'un examen approfondi dans la section
+physiologique de ce cours. Il suffit, quant à présent, d'avoir reconnu,
+en principe, la nécessité logique de séparer la science relative aux
+premiers de celle relative aux seconds, et de ne procéder à l'étude de
+la <i>physique organique</i> qu'après avoir établi les lois générales de la
+<i>physique inorganique</i>.</p>
+
+<p>Passons maintenant à la détermination de la sous-division principale
+dont est susceptible, d'après la même règle, chacune de ces deux grandes
+moitiés de la philosophie naturelle.</p>
+
+<p>Pour la <i>physique inorganique</i>, nous voyons d'abord, en nous conformant
+toujours à l'ordre de généralité et de dépendance des phénomènes,
+qu'elle doit être partagée en deux sections distinctes, suivant qu'elle
+considère les phénomènes généraux de l'univers, ou, en particulier, ceux
+que présentent les corps terrestres. D'où la physique céleste, ou
+l'astronomie, soit géométrique, soit mécanique; et la physique
+terrestre. La nécessité de cette division est exactement semblable à
+celle de la précédente.</p>
+
+<p>Les phénomènes astronomiques étant les plus généraux, les plus simples,
+les plus abstraits de tous, c'est évidemment par leur étude que doit
+commencer la philosophie naturelle, puisque les lois auxquelles ils sont
+assujétis influent sur celles de tous les autres phénomènes, dont
+elles-mêmes sont, au contraire, essentiellement indépendantes. Dans tous
+les phénomènes de la physique terrestre, on observe d'abord les effets
+généraux de la gravitation universelle, plus quelques autres effets qui
+leur sont propres, et qui modifient les premiers. Il s'ensuit que,
+lorsqu'on analyse le phénomène terrestre le plus simple, non-seulement
+en prenant un phénomène chimique, mais en choisissant même un phénomène
+purement mécanique, on le trouve constamment plus composé que le
+phénomène céleste le plus compliqué. C'est ainsi, par exemple, que le
+simple mouvement d'un corps pesant, même quand il ne s'agit que d'un
+solide, présente réellement, lorsqu'on veut tenir compte de toutes les
+circonstances déterminantes, un sujet de recherches plus compliqué que
+la question astronomique la plus difficile. Une telle considération
+montre clairement combien il est indispensable de séparer nettement la
+physique céleste et la physique terrestre, et de ne procéder à l'étude
+de la seconde qu'après celle de la première, qui en est la base
+rationnelle.</p>
+
+<p>La physique terrestre, à son tour, se sous-divise, d'après le même
+principe, en deux portions très-distinctes, selon qu'elle envisage les
+corps sous le point de vue mécanique, ou sous le point de vue chimique.
+D'où la physique proprement dite, et la chimie. Celle-ci, pour être
+conçue d'une manière vraiment méthodique, suppose évidemment la
+connaissance préalable de l'autre. Car, tous les phénomènes chimiques
+sont nécessairement plus compliqués que les phénomènes physiques; ils en
+dépendent sans influer sur eux. Chacun sait, en effet, que toute action
+chimique est soumise d'abord à l'influence de la pesanteur, de la
+chaleur, de l'électricité, etc., et présente, en outre, quelque chose de
+propre qui modifie l'action des agens précédens. Cette considération,
+qui montre évidemment la chimie comme ne pouvant marcher qu'après la
+physique, la présente en même temps comme une science distincte. Car,
+quelque opinion qu'on adopte relativement aux affinités chimiques, et
+quand même on ne verrait en elles, ainsi qu'on peut le concevoir, que
+des modifications de la gravitation générale produites par la figure et
+par la disposition mutuelle des atômes, il demeurerait incontestable que
+la nécessité d'avoir continuellement égard à ces conditions spéciales ne
+permettrait point de traiter la chimie comme un simple appendice de la
+physique. On serait donc obligé, dans tous les cas, ne fût-ce que pour
+la facilité de l'étude, de maintenir la division et l'enchaînement que
+l'on regarde aujourd'hui comme tenant à l'hétérogénéité des phénomènes.</p>
+
+<p>Telle est donc la distribution rationnelle des principales branches de
+la science générale des corps bruts. Une division analogue s'établit, de
+la même manière, dans la science générale des corps organisés.</p>
+
+<p>Tous les êtres vivans présentent deux ordres de phénomènes
+essentiellement distincts, ceux relatifs à l'individu, et ceux qui
+concernent l'espèce, surtout quand elle est sociable. C'est
+principalement par rapport à l'homme, que cette distinction est
+fondamentale. Le dernier ordre de phénomènes est évidemment plus
+compliqué et plus particulier que le premier; il en dépend sans influer
+sur lui. De là, deux grandes sections dans la <i>physique organique</i>, la
+physiologie proprement dite, et la physique sociale, qui est fondée sur
+la première.</p>
+
+<p>Dans tous les phénomènes sociaux, on observe d'abord l'influence des
+lois physiologiques de l'individu, et, en outre, quelque chose de
+particulier qui en modifie les effets, et qui tient à l'action des
+individus les uns sur les autres, singulièrement compliquée, dans
+l'espèce humaine, par l'action de chaque génération sur celle qui la
+suit. Il est donc évident que, pour étudier convenablement les
+phénomènes sociaux, il faut d'abord partir d'une connaissance
+approfondie des lois relatives à la vie individuelle. D'un autre côté,
+cette subordination nécessaire entre les deux études ne prescrit
+nullement, comme quelques physiologistes du premier ordre ont été portés
+à le croire, de voir dans la physique sociale un simple appendice de la
+physiologie. Quoique les phénomènes soient certainement homogènes, ils
+ne sont point identiques, et la séparation des deux sciences est d'une
+importance vraiment fondamentale. Car, il serait impossible de traiter
+l'étude collective de l'espèce comme une pure déduction de l'étude de
+l'individu, puisque les conditions sociales, qui modifient l'action des
+lois physiologiques, sont précisément alors la considération la plus
+essentielle. Ainsi, la physique sociale doit être fondée sur un corps
+d'observations directes qui lui soit propre, tout en ayant égard, comme
+il convient, à son intime relation nécessaire avec la physiologie
+proprement dite.</p>
+
+<p>On pourrait aisément établir une symétrie parfaite entre la division de
+la physique organique et celle ci-dessus exposée pour la physique
+inorganique, en rappelant la distinction vulgaire de la physiologie
+proprement dite en végétale et animale. Il serait facile, en effet, de
+rattacher cette sous-division au principe de classification que nous
+avons constamment suivi, puisque les phénomènes de la vie animale se
+présentent, en général du moins, comme plus compliqués et plus spéciaux
+que ceux de la vie végétale. Mais la recherche de cette symétrie précise
+aurait quelque chose de puéril, si elle entraînait à méconnaître ou à
+exagérer les analogies réelles ou les différences effectives des
+phénomènes. Or, il est certain que la distinction entre la physiologie
+végétale et la physiologie animale, qui a une grande importance dans ce
+que j'ai appelé la <i>physique concrète</i>, n'en a presque aucune dans la
+<i>physique abstraite</i>, la seule dont il s'agisse ici. La connaissance des
+lois générales de la vie, qui doit être, à nos yeux, le véritable objet
+de la physiologie, exige la considération simultanée de toute la série
+organique sans distinction de végétaux et d'animaux, distinction qui,
+d'ailleurs, s'efface de jour en jour, à mesure que les phénomènes sont
+étudiés d'une manière plus approfondie.</p>
+
+<p>Nous persisterons donc à ne considérer qu'une seule division dans la
+physique organique, quoique nous ayons cru devoir en établir deux
+successives dans la physique inorganique.</p>
+
+<p>En résultat de cette discussion, la philosophie positive se trouve donc
+naturellement partagée en cinq sciences fondamentales, dont la
+succession est déterminée par une subordination nécessaire et
+invariable, fondée, indépendamment de toute opinion hypothétique, sur la
+simple comparaison approfondie des phénomènes correspondans: ce sont
+l'astronomie, la physique, la chimie, la physiologie, et enfin la
+physique sociale. La première considère les phénomènes les plus
+généraux, les plus simples, les plus abstraits et les plus éloignés de
+l'humanité; ils influent sur tous les autres, sans être influencés par
+eux. Les phénomènes considérés par la dernière sont, au contraire, les
+plus particuliers, les plus compliqués, les plus concrets et les plus
+directement intéressans pour l'homme; ils dépendent, plus ou moins, de
+tous les précédens, sans exercer sur eux aucune influence. Entre ces
+deux extrêmes, les degrés de spécialité, de complication et de
+personnalité des phénomènes vont graduellement en augmentant, ainsi que
+leur dépendance successive. Telle est l'intime relation générale que la
+véritable observation philosophique, convenablement employée, et non de
+vaines distinctions arbitraires, nous conduit à établir entre les
+diverses sciences fondamentales. Tel doit donc être le plan de ce cours.</p>
+
+<p>Je n'ai pu ici qu'esquisser l'exposition des considérations principales
+sur lesquelles repose cette classification. Pour la concevoir
+complétement, il faudrait maintenant, après l'avoir envisagée d'un point
+de vue général, l'examiner relativement à chaque science fondamentale en
+particulier. C'est ce que nous ferons soigneusement en commençant
+l'étude spéciale de chaque partie de ce cours. La construction de cette
+échelle encyclopédique, reprise ainsi successivement en partant de
+chacune des cinq grandes sciences, lui fera acquérir plus d'exactitude,
+et surtout mettra pleinement en évidence sa solidité. Ces avantages
+seront d'autant plus sensibles que nous verrons alors la distribution
+intérieure de chaque science s'établir naturellement d'après le même
+principe, ce qui présentera tout le système des connaissances humaines
+décomposé, jusque dans ses détails secondaires, d'après une
+considération unique constamment suivie, celle du degré d'abstraction
+plus ou moins grand des conceptions correspondantes. Mais des travaux de
+ce genre, outre qu'ils nous entraîneraient maintenant beaucoup trop
+loin, seraient certainement déplacés dans cette leçon, où notre esprit
+doit se maintenir au point de vue le plus général de la philosophie
+positive.</p>
+
+<p>Néanmoins, pour faire apprécier aussi complétement que possible, dès ce
+moment, l'importance de cette hiérarchie fondamentale, dont je ferai,
+dans toute la suite de ce cours, des applications continuelles, je dois
+signaler rapidement ici ses propriétés générales les plus essentielles.</p>
+
+<p>Il faut d'abord remarquer, comme une vérification très-décisive de
+l'exactitude de cette classification, sa conformité essentielle avec la
+coordination, en quelque sorte spontanée, qui se trouve en effet
+implicitement admise par les savans livrés à l'étude des diverses
+branches de la philosophie naturelle.</p>
+
+<p>C'est une condition ordinairement fort négligée par les constructeurs
+d'échelles encyclopédiques, que de présenter comme distinctes les
+sciences que la marche effective de l'esprit humain a conduit, sans
+dessein prémédité, à cultiver séparément, et d'établir entr'elles une
+subordination conforme aux relations positives que manifeste leur
+développement journalier. Un tel accord est néanmoins évidemment le plus
+sûr indice d'une bonne classification; car, les divisions qui se sont
+introduites spontanément dans le système scientifique n'ont pu être
+déterminées que par le sentiment long-temps éprouvé des véritables
+besoins de l'esprit humain, sans qu'on ait pu être égaré par des
+généralités vicieuses.</p>
+
+<p>Mais, quoique la classification ci-dessus proposée remplisse entièrement
+cette condition, ce qu'il serait superflu de prouver, il n'en faudrait
+pas conclure que les habitudes généralement établies aujourd'hui par
+expérience chez les savans, rendraient inutile le travail encyclopédique
+que nous venons d'exécuter. Elles ont seulement rendu possible une telle
+opération, qui présente la différence fondamentale d'une conception
+rationnelle à une classification purement empirique. Il s'en faut
+d'ailleurs que cette classification soit ordinairement conçue et surtout
+suivie avec toute la précision nécessaire, et que son importance soit
+convenablement appréciée; il suffirait, pour s'en convaincre, de
+considérer les graves infractions qui sont commises tous les jours
+contre cette loi encyclopédique, au grand préjudice de l'esprit humain.</p>
+
+<p>Un second caractère très-essentiel de notre classification, c'est d'être
+nécessairement conforme à l'ordre effectif du développement de la
+philosophie naturelle. C'est ce que vérifie tout ce qu'on sait de
+l'histoire des sciences, particulièrement dans les deux derniers
+siècles, où nous pouvons suivre leur marche avec plus d'exactitude.</p>
+
+<p>On conçoit, en effet, que l'étude rationnelle de chaque science
+fondamentale exigeant la culture préalable de toutes celles qui la
+précèdent dans notre hiérarchie encyclopédique, n'a pu faire de progrès
+réels et prendre son véritable caractère, qu'après un grand
+développement des sciences antérieures relatives à des phénomènes plus
+généraux, plus abstraits, moins compliqués, et indépendans des autres.
+C'est donc dans cet ordre que la progression, quoique simultanée, a dû
+avoir lieu.</p>
+
+<p>Cette considération me semble d'une telle importance, que je ne crois
+pas possible de comprendre réellement, sans y avoir égard, l'histoire
+de l'esprit humain. La loi générale qui domine toute cette histoire, et
+que j'ai exposée dans la leçon précédente, ne peut être convenablement
+entendue, si on ne la combine point dans l'application avec la formule
+encyclopédique que nous venons d'établir. Car, c'est suivant l'ordre
+énoncé par cette formule que les différentes théories humaines ont
+atteint successivement, d'abord l'état théologique, ensuite l'état
+métaphysique, et enfin l'état positif. Si l'on ne tient pas compte dans
+l'usage de la loi de cette progression nécessaire, on rencontrera
+souvent des difficultés qui paraîtront insurmontables, car il est clair
+que l'état théologique ou métaphysique de certaines théories
+fondamentales a dû temporairement coïncider et a quelquefois coïncidé en
+effet avec l'état positif de celles qui leur sont antérieures dans notre
+système encyclopédique, ce qui tend à jeter sur la vérification de la
+loi générale une obscurité qu'on ne peut dissiper que par la
+classification précédente.</p>
+
+<p>En troisième lieu, cette classification présente la propriété
+très-remarquable de marquer exactement la perfection relative des
+différentes sciences, laquelle consiste essentiellement dans le degré de
+précision des connaissances, et dans leur coordination plus ou moins
+intime.</p>
+
+<p>Il est aisé de sentir en effet que plus des phénomènes sont généraux,
+simples et abstraits, moins ils dépendent des autres, et plus les
+connaissances qui s'y rapportent peuvent être précises, en même temps
+que leur coordination peut être plus complète. Ainsi, les phénomènes
+organiques ne comportent qu'une étude à la fois moins exacte et moins
+systématique que les phénomènes des corps bruts. De même, dans la
+physique inorganique, les phénomènes célestes, vu leur plus grande
+généralité et leur indépendance de tous les autres, ont donné lieu à une
+science bien plus précise et beaucoup plus liée que celle des phénomènes
+terrestres.</p>
+
+<p>Cette observation, qui est si frappante dans l'étude effective des
+sciences, et qui a souvent donné lieu à des espérances chimériques ou à
+d'injustes comparaisons, se trouve donc complétement expliquée par
+l'ordre encyclopédique que j'ai établi. J'aurai naturellement occasion
+de lui donner toute son extension dans la leçon prochaine, en montrant
+que la possibilité d'appliquer à l'étude des divers phénomènes l'analyse
+mathématique, ce qui est le moyen de procurer à cette étude le plus haut
+degré possible de précision et de coordination, se trouve exactement
+déterminée par le rang qu'occupent ces phénomènes dans mon échelle
+encyclopédique.</p>
+
+<p>Je ne dois point passer à une autre considération, sans mettre le
+lecteur en garde à ce sujet contre une erreur fort grave, et qui, bien
+que très-grossière, est encore extrêmement commune. Elle consiste à
+confondre le degré de précision que comportent nos différentes
+connaissances avec leur degré de certitude, d'où est résulté le préjugé
+très-dangereux que, le premier étant évidemment fort inégal, il en doit
+être ainsi du second. Aussi parle-t-on souvent encore, quoique moins que
+jadis, de l'inégale certitude des diverses sciences, ce qui tend
+directement à décourager la culture des sciences les plus difficiles. Il
+est clair, néanmoins, que la précision et la certitude sont deux
+qualités en elles-mêmes fort différentes. Une proposition tout-à-fait
+absurde peut être extrêmement précise, comme si l'on disait, par
+exemple, que la somme des angles d'un triangle est égale à trois angles
+droits; et une proposition très-certaine peut ne comporter qu'une
+précision fort médiocre, comme lorsqu'on affirme, par exemple, que tout
+homme mourra. Si, d'après l'explication précédente, les diverses
+sciences doivent nécessairement présenter une précision très-inégale, il
+n'en est nullement ainsi de leur certitude. Chacune peut offrir des
+résultats aussi certains que ceux de toute autre, pourvu qu'elle sache
+renfermer ses conclusions dans le degré de précision que comportent les
+phénomènes correspondans, condition qui peut n'être pas toujours
+très-facile à remplir. Dans une science quelconque, tout ce qui est
+simplement conjectural n'est que plus ou moins probable, et ce n'est pas
+là ce qui compose son domaine essentiel; tout ce qui est positif,
+c'est-à-dire, fondé sur des faits bien constatés, est certain: il n'y a
+pas de distinction à cet égard.</p>
+
+<p>Enfin, la propriété la plus intéressante de notre formule
+encyclopédique, à cause de l'importance et de la multiplicité des
+applications immédiates qu'on en peut faire, c'est de déterminer
+directement le véritable plan général d'une éducation scientifique
+entièrement rationnelle. C'est ce qui résulte sur le champ de la seule
+composition de la formule.</p>
+
+<p>Il est sensible, en effet, qu'avant d'entreprendre l'étude méthodique de
+quelqu'une des sciences fondamentales, il faut nécessairement s'être
+préparé par l'examen de celles relatives aux phénomènes antérieurs dans
+notre échelle encyclopédique, puisque ceux-ci influent toujours d'une
+manière prépondérante sur ceux dont on se propose de connaître les lois.
+Cette considération est tellement frappante, que, malgré son extrême
+importance pratique, je n'ai pas besoin d'insister davantage en ce
+moment sur un principe qui, plus tard, se reproduira d'ailleurs
+inévitablement, par rapport à chaque science fondamentale. Je me
+bornerai seulement à faire observer que, s'il est éminemment applicable
+à l'éducation générale, il l'est aussi particulièrement à l'éducation
+spéciale des savans.</p>
+
+<p>Ainsi, les physiciens qui n'ont pas d'abord étudié l'astronomie, au
+moins sous un point de vue général; les chimistes qui, avant de
+s'occuper de leur science propre, n'ont pas étudié préalablement
+l'astronomie et ensuite la physique; les physiologistes qui ne se sont
+pas préparés à leurs travaux spéciaux par une étude préliminaire de
+l'astronomie, de la physique et de la chimie, ont manqué à l'une des
+conditions fondamentales de leur développement intellectuel. Il en est
+encore plus évidemment de même pour les esprits qui veulent se livrer à
+l'étude positive des phénomènes sociaux, sans avoir d'abord acquis une
+connaissance générale de l'astronomie, de la physique, de la chimie et
+de la physiologie.</p>
+
+<p>Comme de telles conditions sont bien rarement remplies de nos jours, et
+qu'aucune institution régulière n'est organisée pour les accomplir, nous
+pouvons dire qu'il n'existe pas encore pour les savans, d'éducation
+vraiment rationnelle. Cette considération est, à mes yeux, d'une si
+grande importance, que je ne crains pas d'attribuer en partie à ce vice
+de nos éducations actuelles, l'état d'imperfection extrême où nous
+voyons encore les sciences les plus difficiles, état véritablement
+inférieur à ce que prescrit en effet la nature plus compliquée des
+phénomènes correspondans.</p>
+
+<p>Relativement à l'éducation générale, cette condition est encore bien
+plus nécessaire. Je la crois tellement indispensable, que je regarde
+l'enseignement scientifique comme incapable de réaliser les résultats
+généraux les plus essentiels qu'il est destiné à produire dans la
+société pour la rénovation du système intellectuel, si les diverses
+branches principales de la philosophie naturelle ne sont pas étudiées
+dans l'ordre convenable. N'oublions pas que, dans presque toutes les
+intelligences, même les plus élevées, les idées restent ordinairement
+enchaînées suivant l'ordre de leur acquisition première; et que, par
+conséquent, c'est un mal le plus souvent irrémédiable que de n'avoir pas
+commencé par le commencement. Chaque siècle ne compte qu'un bien petit
+nombre de penseurs capables, à l'époque de leur virilité, comme Bacon,
+Descartes et Leïbnitz, de faire véritablement table rase, pour
+reconstruire de fond en comble le système entier de leurs idées
+acquises.</p>
+
+<p>L'importance de notre loi encyclopédique pour servir de base à
+l'éducation scientifique, ne peut être convenablement appréciée qu'en la
+considérant aussi par rapport à la méthode, au lieu de l'envisager
+seulement, comme nous venons de le faire, relativement à la doctrine.</p>
+
+<p>Sous ce nouveau point de vue, une exécution convenable du plan général
+d'études que nous avons déterminé doit avoir pour résultat nécessaire de
+nous procurer une connaissance parfaite de la méthode positive, qui ne
+pourrait être obtenue d'aucune autre manière.</p>
+
+<p>En effet, les phénomènes naturels ayant été classés de telle sorte, que
+ceux qui sont réellement homogènes restent toujours compris dans une
+même étude, tandis que ceux qui ont été affectés à des études
+différentes sont effectivement hétérogènes, il doit nécessairement en
+résulter que la méthode positive générale sera constamment modifiée
+d'une manière uniforme dans l'étendue d'une même science fondamentale,
+et qu'elle éprouvera sans cesse des modifications différentes et de plus
+en plus composées, en passant d'une science à une autre. Nous aurons
+donc ainsi la certitude de la considérer dans toutes les variétés
+réelles dont elle est susceptible, ce qui n'aurait pu avoir lieu, si
+nous avions adopté une formule encyclopédique qui ne remplît pas les
+conditions essentielles posées ci-dessus.</p>
+
+<p>Cette nouvelle considération est d'une importance vraiment fondamentale;
+car, si nous avons vu en général, dans la dernière leçon, qu'il est
+impossible de connaître la méthode positive, quand on veut l'étudier
+séparément de son emploi, nous devons ajouter aujourd'hui qu'on ne peut
+s'en former une idée nette et exacte qu'en étudiant successivement, et
+dans l'ordre convenable, son application à toutes les diverses classes
+principales des phénomènes naturels. Une seule science ne suffirait
+point pour atteindre ce but, même en la choisissant le plus
+judicieusement possible. Car, quoique la méthode soit essentiellement
+identique dans toutes, chaque science développe spécialement tel ou tel
+de ses procédés caractéristiques, dont l'influence, trop peu prononcée
+dans les autres sciences, demeurerait inaperçue. Ainsi, par exemple,
+dans certaines branches de la philosophie, c'est l'observation
+proprement dite; dans d'autres c'est l'expérience, et telle ou telle
+nature d'expériences, qui constitue le principal moyen d'exploration. De
+même, tel précepte général, qui fait partie intégrante de la méthode, a
+été fourni primitivement par une certaine science; et, bien qu'il ait pu
+être ensuite transporté dans d'autres, c'est à sa source qu'il faut
+l'étudier pour le bien connaître; comme, par exemple, la théorie des
+classifications.</p>
+
+<p>En se bornant à l'étude d'une science unique, il faudrait sans doute
+choisir la plus parfaite, pour avoir un sentiment plus profond de la
+méthode positive. Or, la plus parfaite étant en même temps la plus
+simple, on n'aurait ainsi qu'une connaissance bien incomplète de la
+méthode, puisque on n'apprendrait pas quelles modifications essentielles
+elle doit subir pour s'adapter à des phénomènes plus compliqués. Chaque
+science fondamentale a donc, sous ce rapport, des avantages qui lui sont
+propres; ce qui prouve clairement la nécessité de les considérer toutes,
+sous peine de ne se former que des conceptions trop étroites et des
+habitudes insuffisantes. Cette considération devant se reproduire
+fréquemment dans la suite, il est inutile de la développer davantage en
+ce moment.</p>
+
+<p>Je dois néanmoins ici, toujours sous le rapport de la méthode, insister
+spécialement sur le besoin, pour la bien connaître, non-seulement
+d'étudier philosophiquement toutes les diverses sciences fondamentales,
+mais de les étudier suivant l'ordre encyclopédique établi dans cette
+leçon. Que peut produire de rationnel, à moins d'une extrême supériorité
+naturelle, un esprit qui s'occupe de prime abord de l'étude des
+phénomènes les plus compliqués, sans avoir préalablement appris à
+connaître, par l'examen des phénomènes les plus simples, ce que c'est
+qu'une <i>loi</i>, ce que c'est qu'<i>observer</i>, ce que c'est qu'une conception
+positive, ce que c'est même qu'un raisonnement suivi? Telle est pourtant
+encore aujourd'hui la marche ordinaire de nos jeunes physiologistes,
+qui abordent immédiatement l'étude des corps vivans, sans avoir le plus
+souvent été préparés autrement que par une éducation préliminaire
+réduite à l'étude d'une ou deux langues mortes, et n'ayant, tout au
+plus, qu'une connaissance très-superficielle de la physique et de la
+chimie, connaissance presque nulle sous le rapport de la méthode,
+puisqu'elle n'a pas été obtenue communément d'une manière rationnelle,
+et en partant du véritable point de départ de la philosophie naturelle.
+On conçoit combien il importe de réformer un plan d'études aussi
+vicieux. De même, relativement aux phénomènes sociaux, qui sont encore
+plus compliqués, ne serait-ce point avoir fait un grand pas vers le
+retour des sociétés modernes à un état vraiment normal, que d'avoir
+reconnu la nécessité logique de ne procéder à l'étude de ces phénomènes,
+qu'après avoir dressé successivement l'organe intellectuel par l'examen
+philosophique approfondi de tous les phénomènes antérieurs? On peut même
+dire avec précision que c'est là toute la difficulté principale. Car, il
+est peu de bons esprits qui ne soient convaincus aujourd'hui qu'il faut
+étudier les phénomènes sociaux d'après la méthode positive. Seulement,
+ceux qui s'occupent de cette étude, ne sachant pas et ne pouvant pas
+savoir exactement en quoi consiste cette méthode, faute de l'avoir
+examinée dans ses applications antérieures, cette maxime est jusqu'à
+présent demeurée stérile pour la rénovation des théories sociales, qui
+ne sont pas encore sorties de l'état théologique ou de l'état
+métaphysique, malgré les efforts des prétendus réformateurs positifs.
+Cette considération sera, plus tard, spécialement développée; je dois
+ici me borner à l'indiquer, uniquement pour faire apercevoir toute la
+portée de la conception encyclopédique que j'ai proposée dans cette
+leçon.</p>
+
+<p>Tels sont donc les quatre points de vue principaux, sous lesquels j'ai
+dû m'attacher à faire ressortir l'importance générale de la
+classification rationnelle et positive, établie ci-dessus pour les
+sciences fondamentales.</p>
+
+<p>Afin de compléter l'exposition générale du plan de ce cours, il me reste
+maintenant à considérer une lacune immense et capitale, que j'ai laissée
+à dessein dans ma formule encyclopédique, et que le lecteur a sans doute
+déjà remarquée. En effet, nous n'avons point marqué dans notre système
+scientifique le rang de la science mathématique.</p>
+
+<p>Le motif de cette omission volontaire est dans l'importance même de
+cette science, si vaste et si fondamentale. Car, la leçon prochaine
+sera entièrement consacrée à la détermination exacte de son véritable
+caractère général, et par suite à la fixation précise de son rang
+encyclopédique. Mais pour ne pas laisser incomplet, sous un rapport
+aussi capital, le grand tableau que j'ai tâché d'esquisser dans cette
+leçon, je dois indiquer ici sommairement, par anticipation, les
+résultats généraux de l'examen que nous entreprendrons dans la leçon
+suivante.</p>
+
+<p>Dans l'état actuel du développement de nos connaissances positives, il
+convient, je crois, de regarder la science mathématique, moins comme une
+partie constituante de la philosophie naturelle proprement dite, que
+comme étant, depuis Descartes et Newton, la vraie base fondamentale de
+toute cette philosophie, quoique, à parler exactement, elle soit à la
+fois l'une et l'autre. Aujourd'hui, en effet, la science mathématique
+est bien moins importante par les connaissances, très-réelles et
+très-précieuses néanmoins, qui la composent directement, que comme
+constituant l'instrument le plus puissant que l'esprit humain puisse
+employer dans la recherche des lois des phénomènes naturels.</p>
+
+<p>Pour présenter à cet égard une conception parfaitement nette et
+rigoureusement exacte, nous verrons qu'il faut diviser la science
+mathématique en deux grandes sciences, dont le caractère est
+essentiellement distinct: la mathématique abstraite, ou le <i>calcul</i>, en
+prenant ce mot dans sa plus grande extension, et la mathématique
+concrète, qui se compose, d'une part de la géométrie générale, d'une
+autre part de la mécanique rationnelle. La partie concrète est
+nécessairement fondée sur la partie abstraite, et devient à son tour la
+base directe de toute la philosophie naturelle, en considérant, autant
+que possible, tous les phénomènes de l'univers comme géométriques ou
+comme mécaniques.</p>
+
+<p>La partie abstraite est la seule qui soit purement instrumentale,
+n'étant autre chose qu'une immense extension admirable de la logique
+naturelle à un certain ordre de déductions. La géométrie et la mécanique
+doivent, au contraire, être envisagées comme de véritables sciences
+naturelles, fondées ainsi que toutes les autres, sur l'observation,
+quoique, par l'extrême simplicité de leurs phénomènes, elles comportent
+un degré infiniment plus parfait de systématisation, qui a pu
+quelquefois faire méconnaître le caractère expérimental de leurs
+premiers principes. Mais ces deux sciences physiques ont cela de
+particulier, que, dans l'état présent de l'esprit humain, elles sont
+déjà et seront toujours davantage employées comme méthode, beaucoup plus
+que comme doctrine directe.</p>
+
+<p>Il est, du reste, évident qu'en plaçant ainsi la science mathématique à
+la tête de la philosophie positive, nous ne faisons qu'étendre davantage
+l'application de ce même principe de classification, fondé sur la
+dépendance successive des sciences en résultat du degré d'abstraction de
+leurs phénomènes respectifs, qui nous a fourni la série encyclopédique,
+établie dans cette leçon. Nous ne faisons maintenant que restituer à
+cette série son véritable premier terme, dont l'importance propre
+exigeait un examen spécial plus développé. On voit, en effet, que les
+phénomènes géométriques et mécaniques sont, de tous, les plus généraux,
+les plus simples, les plus abstraits, les plus irréductibles, et les
+plus indépendans de tous les autres, dont ils sont, au contraire, la
+base. On conçoit pareillement que leur étude est un préliminaire
+indispensable à celle de tous les autres ordres de phénomènes. C'est
+donc la science mathématique qui doit constituer le véritable point de
+départ de toute éducation scientifique rationnelle, soit générale, soit
+spéciale, ce qui explique l'usage universel qui s'est établi depuis
+long-temps à ce sujet, d'une manière empirique, quoiqu'il n'ait eu
+primitivement d'autre cause que la plus grande ancienneté relative de la
+science mathématique. Je dois me borner en ce moment à une indication
+très-rapide de ces diverses considérations, qui vont être l'objet
+spécial de la leçon suivante.</p>
+
+<p>Nous avons donc exactement déterminé dans cette leçon, non d'après de
+vaines spéculations arbitraires, mais en le regardant comme le sujet
+d'un véritable problème philosophique, le plan rationnel qui doit nous
+guider constamment dans l'étude de la philosophie positive. En résultat
+définitif, la mathématique, l'astronomie, la physique, la chimie, la
+physiologie, et la physique sociale; telle est la formule encyclopédique
+qui, parmi le très-grand nombre de classifications que comportent les
+six sciences fondamentales, est seule logiquement conforme à la
+hiérarchie naturelle et invariable des phénomènes. Je n'ai pas besoin de
+rappeler l'importance de ce résultat, que le lecteur doit se rendre
+éminemment familier, pour en faire dans toute l'étendue de ce cours une
+application continuelle.</p>
+
+<p>La conséquence finale de cette leçon, exprimée sous la forme la plus
+simple, consiste donc dans l'explication et la justification du grand
+tableau synoptique placé au commencement de cet ouvrage, et dans la
+construction duquel je me suis efforcé de suivre, aussi rigoureusement
+que possible, pour la distribution intérieure de chaque science
+fondamentale, le même principe de classification qui vient de nous
+fournir la série générale des sciences.</p>
+<a name="l3" id="l3"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>TROISIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science
+mathématique.</p>
+
+<p>En commençant à entrer directement en matière par l'étude philosophique
+de la première des six sciences fondamentales établies dans la leçon
+précédente, nous avons lieu de constater immédiatement l'importance de
+la philosophie positive pour perfectionner le caractère général de
+chaque science en particulier.</p>
+
+<p>Quoique la science mathématique soit la plus ancienne et la plus
+parfaite de toutes, l'idée générale qu'on doit s'en former n'est point
+encore nettement déterminée. La définition de la science, ses
+principales divisions, sont demeurées jusqu'ici vagues et incertaines.
+Le nom multiple par lequel on la désigne habituellement suffirait même
+seul pour indiquer le défaut d'unité de son caractère philosophique,
+tel qu'il est conçu communément.</p>
+
+<p>À la vérité, c'est seulement au commencement du siècle dernier que les
+diverses conceptions fondamentales qui constituent cette grande science
+ont pris chacune assez de développement pour que le véritable esprit de
+l'ensemble pût se manifester clairement. Depuis cette époque,
+l'attention des géomètres à été trop justement et trop exclusivement
+absorbée par le perfectionnement spécial des différentes branches, et
+par l'application capitale qu'ils en ont faite aux lois les plus
+importantes de l'univers, pour pouvoir se diriger convenablement sur le
+système général de la science.</p>
+
+<p>Mais aujourd'hui le progrès des spécialités n'est plus tellement rapide,
+qu'il interdise la contemplation de l'ensemble. La mathématique<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a>
+<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a> est
+maintenant assez développée, soit en elle-même, soit quant à ses
+applications les plus essentielles, pour être parvenue à cet état de
+consistance, dans lequel on doit s'efforcer de coordonner en un système
+unique les diverses parties de la science, afin de préparer de nouveaux
+progrès. On peut même observer que les derniers perfectionnemens
+capitaux éprouvés par la science mathématique ont directement préparé
+cette importante opération philosophique, en imprimant à ses principales
+parties un caractère d'unité qui n'existait pas auparavant; tel est
+éminemment et hors de toute comparaison l'esprit des travaux de
+l'immortel auteur de la <i>Théorie des Fonctions</i> et de la <i>Mécanique
+analytique</i>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2"
+name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2">
+(retour) </a> J'emploierai souvent cette expression au
+ singulier, comme l'a proposé Condorcet, afin d'indiquer avec
+ plus d'énergie l'esprit d'unité dans lequel je conçois la
+ science.
+</blockquote>
+
+<p>Pour se former une juste idée de l'objet de la science mathématique
+considérée dans son ensemble, on peut d'abord partir de la définition
+vague et insignifiante qu'on en donne ordinairement, à défaut de toute
+autre, en disant qu'elle est <i>la science des grandeurs</i>, ou, ce qui est
+plus positif, <i>la science qui a pour but la mesure des grandeurs</i>. Cet
+aperçu scolastique a, sans doute, singulièrement besoin d'acquérir plus
+de précision et plus de profondeur. Mais l'idée est juste au fond; elle
+est même suffisamment étendue, lorsqu'on la conçoit convenablement. Il
+importe d'ailleurs, en pareille matière, quand on le peut sans
+inconvénient, de s'appuyer sur des notions généralement admises. Voyons
+donc comment, en partant de cette grossière ébauche, on peut s'élever à
+une véritable définition de la mathématique, à une définition qui soit
+digne de correspondre à l'importance, à l'étendue et à la difficulté de
+la science.</p>
+
+<p>La question de <i>mesurer</i> une grandeur ne présente par elle-même à
+l'esprit d'autre idée que celle de la simple comparaison immédiate de
+cette grandeur avec une autre grandeur semblable supposée connue, qu'on
+prend pour <i>unité</i> entre toutes celles de la même espèce. Ainsi, quand
+on se borne à définir les mathématiques comme ayant pour objet la mesure
+des grandeurs, on en donne une idée fort imparfaite, car il est même
+impossible de voir par là comment il y a lieu, sous ce rapport, à une
+science quelconque, et surtout à une science aussi vaste et aussi
+profonde qu'est réputée l'être avec raison la science mathématique. Au
+lieu d'un immense enchaînement de travaux rationnels très-prolongés, qui
+offrent à notre activité intellectuelle un aliment inépuisable, la
+science paraîtrait seulement consister, d'après un tel énoncé, dans une
+simple suite de procédés mécaniques, pour obtenir directement, à l'aide
+d'opérations analogues à la superposition des lignes, les rapports des
+quantités à mesurer à celles par lesquelles on veut les mesurer.
+Néanmoins, cette définition n'a point réellement d'autre défaut que de
+n'être pas suffisamment approfondie. Elle n'induit point en erreur sur
+le véritable but final des mathématiques; seulement elle présente comme
+direct un objet qui, presque toujours, est, au contraire, fort
+indirect, et par là, elle ne fait nullement concevoir la nature de la
+science.</p>
+
+<p>Pour y parvenir, il faut d'abord considérer un fait général, très-facile
+à constater. C'est que la mesure <i>directe</i> d'une grandeur, par la
+superposition ou par quelque procédé semblable, est le plus souvent pour
+nous une opération tout-à-fait impossible: en sorte que si nous n'avions
+pas d'autre moyen pour déterminer les grandeurs que les comparaisons
+immédiates, nous serions obligés de renoncer à la connaissance de la
+plupart de celles qui nous intéressent.</p>
+
+<p>On comprendra toute l'exactitude de cette observation générale, en se
+bornant à considérer spécialement le cas particulier qui présente
+évidemment le plus de facilité, celui de la mesure d'une ligne droite
+par une autre ligne droite. Cette comparaison, qui, de toutes celles que
+nous pouvons imaginer, est sans contredit la plus simple, ne peut
+néanmoins presque jamais être effectuée immédiatement. En réfléchissant
+à l'ensemble des conditions nécessaires pour qu'une ligne droite soit
+susceptible d'une mesure directe, on voit que le plus souvent elles ne
+peuvent point être remplies à la fois, relativement aux lignes que nous
+désirons connaître. La première et la plus grossière de ces conditions,
+celle de pouvoir parcourir la ligne d'un bout à l'autre, pour porter
+successivement l'unité dans toute son étendue, exclut évidemment déjà la
+très-majeure partie des distances qui nous intéressent le plus; d'abord
+toutes les distances entre les différens corps célestes, ou de la terre
+à quelqu'autre corps céleste, et ensuite même la plupart des distances
+terrestres, qui sont si fréquemment inaccessibles. Quand cette première
+condition se trouve accomplie, il faut encore que la longueur ne soit ni
+trop grande ni trop petite, ce qui rendrait la mesure directe également
+impossible; il faut qu'elle soit convenablement située, etc. La plus
+légère circonstance, qui abstraitement ne paraîtrait devoir introduire
+aucune nouvelle difficulté, suffira souvent, dans la réalité, pour nous
+interdire toute mesure directe. Ainsi, par exemple, telle ligne que nous
+pourrions mesurer exactement avec la plus grande facilité, si elle était
+horizontale, il suffira de la concevoir redressée verticalement, pour
+que la mesure en devienne impossible. En un mot, la mesure immédiate
+d'une ligne droite, présente une telle complication de difficultés,
+surtout quand on veut y apporter quelque exactitude, que presque jamais
+nous ne rencontrons d'autres lignes susceptibles d'être mesurées
+directement avec précision, du moins parmi celles d'une certaine
+grandeur, que des lignes purement artificielles, créées expressément
+par nous pour comporter une détermination directe, et auxquelles nous
+parvenons à rattacher toutes les autres.</p>
+
+<p>Ce que je viens d'établir relativement aux lignes se conçoit, à bien
+plus forte raison, des surfaces, des volumes, des vitesses, des temps,
+des forces, etc., et, en général, de toutes les autres grandeurs
+susceptibles d'appréciation exacte, et qui, par leur nature, présentent
+nécessairement beaucoup plus d'obstacles encore à une mesure immédiate.
+Il est donc inutile de s'y arrêter, et nous devons regarder comme
+suffisamment constatée l'impossibilité de déterminer, en les mesurant
+directement, la plupart des grandeurs que nous désirons connaître. C'est
+ce fait général qui nécessite la formation de la science mathématique,
+comme nous allons le voir. Car, renonçant, dans presque tous les cas, à
+la mesure immédiate des grandeurs, l'esprit humain a dû chercher à les
+déterminer indirectement, et c'est ainsi qu'il a été conduit à la
+création des mathématiques.</p>
+
+<p>La méthode générale qu'on emploie constamment, la seule évidemment qu'on
+puisse concevoir, pour connaître des grandeurs qui ne comportent point
+une mesure directe, consiste à les rattacher à d'autres qui soient
+susceptibles d'être déterminées immédiatement, et d'après lesquelles on
+parvient à découvrir les premières, au moyen des relations qui existent
+entre les unes et les autres. Tel est l'objet précis de la science
+mathématique envisagée dans son ensemble. Pour s'en faire une idée
+suffisamment étendue, il faut considérer que cette détermination
+indirecte des grandeurs peut-être indirecte à des degrés fort différens.
+Dans un grand nombre de cas, qui souvent sont les plus importans, les
+grandeurs, à la détermination desquelles on ramène la recherche des
+grandeurs principales qu'on veut connaître, ne peuvent point elles-mêmes
+être mesurées immédiatement, et doivent par conséquent, à leur tour,
+devenir le sujet d'une question semblable, et ainsi de suite; en sorte
+que, dans beaucoup d'occasions, l'esprit humain est obligé d'établir une
+longue suite d'intermédiaires entre le système des grandeurs inconnues
+qui sont l'objet définitif de ses recherches, et le système des
+grandeurs susceptibles de mesure directe, d'après lesquelles on
+détermine finalement les premières, et qui ne paraissent d'abord avoir
+avec celles-ci aucune liaison.</p>
+
+<p>Quelques exemples vont suffire pour éclaircir ce que les généralités
+précédentes pourraient présenter de trop abstrait.</p>
+
+<p>Considérons, en premier lieu, un phénomène naturel très-simple qui
+puisse néanmoins donner lieu à une question mathématique réelle et
+susceptible d'applications effectives, le phénomène de la chute
+verticale des corps pesans.</p>
+
+<p>En observant ce phénomène, l'esprit le plus étranger aux conceptions
+mathématiques reconnaît sur-le-champ que les deux quantités qu'il
+présente, savoir: la hauteur d'où un corps est tombé, et le temps de sa
+chute, sont nécessairement liées l'une à l'autre, puisqu'elles varient
+ensemble, et restent fixes simultanément; ou, suivant le langage des
+géomètres, qu'elles sont <i>fonction</i> l'une de l'autre. Le phénomène,
+considéré sous ce point de vue, donne donc lieu à une question
+mathématique, qui consiste à suppléer à la mesure directe de l'une de
+ces deux grandeurs lorsqu'elle sera impossible, par la mesure de
+l'autre. C'est ainsi, par exemple, qu'on pourra déterminer indirectement
+la profondeur d'un précipice, en se bornant à mesurer le temps qu'un
+corps emploierait à tomber jusqu'au fond; et, en procédant
+convenablement, cette profondeur inaccessible sera connue avec tout
+autant de précision que si c'était une ligne horizontale placée dans les
+circonstances les plus favorables à une mesure facile et exacte. Dans
+d'autres occasions, c'est la hauteur d'où le corps est tombé qui sera
+facile à connaître, tandis que le temps de la chute ne pourrait point
+être observé directement; alors le même phénomène donnera lieu à la
+question inverse, déterminer le temps d'après la hauteur; comme, par
+exemple, si l'on voulait connaître quelle serait la durée de la chute
+verticale d'un corps tombant de la lune sur la terre.</p>
+
+<p>Dans l'exemple précédent, la question mathématique est fort simple, du
+moins quand on n'a pas égard à la variation d'intensité de la pesanteur,
+ni à la résistance du fluide que le corps traverse dans sa chute. Mais,
+pour agrandir la question, il suffira de considérer le même phénomène
+dans sa plus grande généralité, en supposant la chute oblique, et tenant
+compte de toutes les circonstances principales. Alors, au lieu d'offrir
+simplement deux quantités variables liées entr'elles par une relation
+facile à suivre, le phénomène en présentera un plus grand nombre,
+l'espace parcouru, soit dans le sens vertical, soit dans le sens
+horizontal, le temps employé à le parcourir, la vitesse du corps à
+chaque point de sa course, et même l'intensité et la direction de son
+impulsion primitive, qui pourront aussi être envisagées comme variables,
+et enfin, dans certains cas, pour tenir compte de tout, la résistance du
+milieu et l'énergie de la gravité. Toutes ces diverses quantités seront
+liées entr'elles, de telle sorte que chacune à son tour pourra être
+déterminée indirectement d'après les autres, ce qui présentera autant de
+recherches mathématiques distinctes qu'il y aura de grandeurs
+coexistantes dans le phénomène considéré. Ce changement très-simple dans
+les conditions physiques d'un problème pourra faire, comme il arrive en
+effet pour l'exemple cité, qu'une recherche mathématique, primitivement
+fort élémentaire, se place tout-à-coup au rang des questions les plus
+difficiles, dont la solution complète et rigoureuse surpasse jusqu'à
+présent toutes les plus grandes forces de l'esprit humain.</p>
+
+<p>Prenons un second exemple dans les phénomènes géométriques. Qu'il
+s'agisse de déterminer une distance qui n'est pas susceptible de mesure
+directe; on la concevra généralement comme faisant partie d'une
+<i>figure</i>, ou d'un système quelconque de lignes, choisi de telle manière
+que tous ses autres élémens puissent être observés immédiatement; par
+exemple, dans le cas le plus simple et auquel tous les autres peuvent se
+réduire finalement, on considérera la distance proposée comme
+appartenant à un triangle, dans lequel on pourrait déterminer
+directement, soit un autre côté et deux angles, soit deux côtés et un
+seul angle. Dès-lors, la connaissance de la distance cherchée, au lieu
+d'être obtenue immédiatement, sera le résultat d'un travail mathématique
+qui consistera à la déduire des élémens observés, d'après la relation
+qui la lie avec eux. Ce travail pourra devenir successivement de plus
+en plus compliqué, si les élémens supposés connus ne pouvaient, à leur
+tour, comme il arrive le plus souvent, être déterminés que d'une manière
+indirecte, à l'aide de nouveaux systèmes auxiliaires, dont le nombre,
+dans les grandes opérations de ce genre, finit par devenir quelquefois
+très-considérable. La distance une fois déterminée, cette seule
+connaissance suffira fréquemment pour faire obtenir de nouvelles
+quantités, qui offriront le sujet de nouvelles questions mathématiques.
+Ainsi, quand on sait à quelle distance est situé un objet, la simple
+observation, toujours possible, de son diamètre apparent, doit
+évidemment permettre de déterminer indirectement, quelqu'inaccessible
+qu'il puisse être, ses dimensions réelles, et, par une suite de
+recherches analogues, sa surface, son volume, son poids même, et une
+foule d'autres propriétés, dont la connaissance semblait devoir nous
+être nécessairement interdite.</p>
+
+<p>C'est par de tels travaux, que l'homme a pu parvenir à connaître,
+non-seulement les distances des astres à la terre, et par suite,
+entr'eux, mais leur grandeur effective, leur véritable figure, jusqu'aux
+inégalités de leur surface, et, ce qui semble se dérober bien plus
+encore à nos moyens d'investigation, leurs masses respectives, leurs
+densités moyennes, les circonstances principales de la chute des corps
+pesans à la surface de chacun d'eux, etc. Par la puissance des théories
+mathématiques, tous ces divers résultats, et bien d'autres encore
+relatifs aux différentes classes de phénomènes naturels, n'ont exigé
+définitivement d'autres mesures immédiates que celles d'un très-petit
+nombre de lignes droites, convenablement choisies, et d'un plus grand
+nombre d'angles. On peut même dire, en toute rigueur, pour indiquer d'un
+seul trait la portée générale de la science, que si l'on ne craignait
+pas avec raison de multiplier sans nécessité les opérations
+mathématiques, et si, par conséquent, on ne devait pas les réserver
+seulement pour la détermination des quantités qui ne pourraient
+nullement être mesurées directement, ou d'une manière assez exacte, la
+connaissance de toutes les grandeurs susceptibles d'estimation précise
+que les divers ordres de phénomènes peuvent nous offrir, serait
+finalement réductible à la mesure immédiate d'une ligne droite unique et
+d'un nombre d'angles convenable.</p>
+
+<p>Nous sommes donc parvenu maintenant à définir avec exactitude la science
+mathématique, en lui assignant pour but, la mesure <i>indirecte</i> des
+grandeurs, et disant qu'on s'y propose constamment de <i>déterminer les
+grandeurs les unes par les autres, d'après les relations précises qui
+existent entre elles</i>. Cet énoncé, au lieu de donner seulement
+l'idée d'un art, comme le font jusqu'ici toutes les définitions
+ordinaires, caractérise immédiatement une véritable science, et la
+montre sur-le-champ composée d'un immense enchaînement d'opérations
+intellectuelles, qui pourront évidemment devenir très compliquées, à
+raison de la suite d'intermédiaires qu'il faudra établir entre les
+quantités inconnues et celles qui comportent une mesure directe, du
+nombre des variables co-existantes dans la question proposée, et de la
+nature des relations que fourniront entre toutes ces diverses grandeurs
+les phénomènes considérés. D'après une telle définition, l'esprit
+mathématique consiste à regarder toujours comme liées entre elles toutes
+les quantités que peut présenter un phénomène quelconque, dans la vue de
+les déduire les unes des autres. Or, il n'y a pas évidemment de
+phénomène qui ne puisse donner lieu à des considérations de ce genre;
+d'où résulte l'étendue naturellement indéfinie et même la rigoureuse
+universalité logique de la science mathématique: nous chercherons plus
+loin à circonscrire aussi exactement que possible son extension effective.</p>
+
+<p>Les explications précédentes établissent clairement la
+justification du nom employé pour désigner la science que nous
+considérons. Cette dénomination, qui a pris aujourd'hui une acception si
+déterminée, signifie simplement par elle-même la <i>science</i> en général. Une
+telle désignation, rigoureusement exacte pour les Grecs, qui n'avaient
+pas d'autre <i>science</i> réelle, n'a pu être conservée par les modernes que
+pour indiquer les mathématiques comme la <i>science</i> par excellence. Et, en
+effet, la définition à laquelle nous venons d'être conduits, si on en
+écarte la circonstance de la précision des déterminations, n'est autre
+chose que la définition de toute véritable science quelconque, car
+chacune n'a-t-elle pas nécessairement pour but de déterminer des
+phénomènes les uns par les autres, d'après les relations qui existent
+entre eux? Toute <i>science</i> consiste dans la coordination des faits ; si
+les diverses observations étaient entièrement isolées, il n'y aurait pas
+de science. On peut même dire généralement que la <i>science</i> est
+essentiellement destinée à dispenser, autant que le comportent les
+divers phénomènes, de toute observation directe, en permettant de
+déduire du plus petit nombre possible de données immédiates, le plus
+grand nombre possible de résultats. N'est-ce point là, en effet, l'usage
+réel, soit dans la spéculation, soit dans l'action, des <i>lois</i> que nous
+parvenons à découvrir entre les phénomènes naturels? La science
+mathématique ne fait, d'après cela, que pousser au plus haut degré
+possible, tant sous le rapport de la quantité que sous celui de la
+qualité, sur les sujets véritablement de son ressort, le même genre de
+recherches que poursuit, à des degrés plus ou moins inférieurs, chaque
+science réelle, dans sa sphère respective.</p>
+
+<p>C'est donc par l'étude des mathématiques, et seulement par elle, que
+l'on peut se faire une idée juste et approfondie de ce que c'est qu'une
+<i>science</i>. C'est là uniquement qu'on doit chercher à connaître avec
+précision la méthode générale que l'esprit humain emploie constamment
+dans toutes ses recherches positives, parce que nulle part ailleurs les
+questions ne sont résolues d'une manière aussi complète, et les
+déductions prolongées aussi loin avec une sévérité rigoureuse. C'est là
+également que notre entendement a donné les plus grandes preuves de sa
+force, parce que les idées qu'il y considère sont du plus haut degré
+d'abstraction possible dans l'ordre positif. Toute éducation
+scientifique qui ne commence point par une telle étude, pèche donc
+nécessairement par sa base.</p>
+
+<p>Nous avons jusqu'ici envisagé la science mathématique seulement dans son
+ensemble total, sans avoir aucun égard à ses divisions. Nous devons
+maintenant, pour compléter cette vue générale et nous former une juste
+idée du caractère philosophique de la science, considérer sa division
+fondamentale. Les divisions secondaires seront examinées dans les leçons
+suivantes.</p>
+
+<p>Cette division principale ne saurait être vraiment rationnelle, et
+dériver de la nature même du sujet, qu'autant qu'elle se présentera
+spontanément, en faisant l'analyse exacte d'une question mathématique
+complète. Ainsi, après avoir déterminé ci-dessus quel est l'objet
+général des travaux mathématiques, caractérisons maintenant avec
+précision les divers ordres principaux de recherches dont ils se
+composent constamment.</p>
+
+<p>La solution complète de toute question mathématique se décompose
+nécessairement en deux parties, d'une nature essentiellement distincte,
+et dont la relation est invariablement déterminée. En effet, nous avons
+vu que toute recherche mathématique a pour objet de déterminer des
+grandeurs inconnues, d'après les relations qui existent entre elles et
+des grandeurs connues. Or, il faut évidemment d'abord, à cette fin,
+parvenir à connaître avec précision les relations existantes entre les
+quantités que l'on considère. Ce premier ordre de recherches constitue
+ce que j'appelle la partie <i>concrète</i> de la solution. Quand elle est
+terminée, la question change de nature; elle se réduit à une pure
+question de nombres, consistant simplement désormais à déterminer des
+nombres inconnus, lorsqu'on sait quelles relations précises les lient à
+des nombres connus. C'est dans ce second ordre de recherches que
+consiste ce que je nomme la partie <i>abstraite</i> de la solution. De là
+résulte la division fondamentale de la science mathématique générale en
+deux grandes sciences, la mathématique abstraite et la mathématique
+concrète.</p>
+
+<p>Cette analyse peut être observée dans toute question mathématique
+complète, quelque simple ou quelque compliquée qu'elle soit. Il suffira,
+pour la faire bien comprendre, d'en indiquer un seul exemple.</p>
+
+<p>Reprenant le phénomène déjà cité de la chute verticale d'un corps
+pesant, et considérant le cas le plus simple, on voit que pour parvenir
+à déterminer l'une par l'autre la hauteur d'où le corps est tombé et la
+durée de sa chute, il faut commencer par découvrir la relation exacte de
+ces deux quantités, ou, suivant le langage des géomètres, l'<i>équation</i>
+qui existe entre elles. Avant que cette première recherche soit
+terminée, toute tentative pour déterminer numériquement la valeur de
+l'une de ces deux grandeurs par celle de l'autre serait évidemment
+prématurée, car elle n'aurait aucune base. Il ne suffit pas de savoir
+vaguement qu'elles dépendent l'une de l'autre, ce que tout le monde
+aperçoit sur-le-champ, mais il faut déterminer en quoi consiste cette
+dépendance; ce qui peut être fort difficile, et constitue en effet, dans
+le cas actuel, la partie incomparablement supérieure du problème. Le
+véritable esprit scientifique est si moderne et encore tellement rare,
+que personne peut-être avant Galilée n'avait seulement remarqué
+l'accroissement de vitesse qu'éprouve un corps dans sa chute, ce qui
+exclut l'hypothèse, vers laquelle notre intelligence, toujours portée
+involontairement à supposer dans chaque phénomène les <i>fonctions</i> les
+plus simples, sans aucun autre motif que sa plus grande facilité à les
+concevoir, serait naturellement entraînée, la hauteur proportionnelle au
+temps. En un mot, ce premier travail aboutit à la découverte de la loi
+de Galilée. Quand cette partie concrète est terminée, la recherche
+devient d'une tout autre nature. Sachant que les espaces parcourus par
+le corps dans chaque seconde successive de sa chute croissent comme la
+suite des nombres impairs, c'est alors une question purement numérique
+et abstraite que d'en déduire ou la hauteur d'après le temps, ou le
+temps par la hauteur, ce qui consistera à trouver que, d'après la loi
+établie, la première de ces deux quantités est un multiple connu de la
+seconde puissance de l'autre, d'où l'on devra finalement conclure la
+valeur de l'une quand celle de l'autre sera donnée.</p>
+
+<p>Dans cet exemple, la question concrète est plus difficile que la
+question abstraite. Ce serait l'inverse, si l'on considérait le même
+phénomène dans sa plus grande généralité, tel que je l'ai envisagé plus
+haut pour un autre motif. Suivant les cas, ce sera tantôt la première,
+tantôt la seconde de ces deux parties qui constituera la principale
+difficulté de la question totale; la loi mathématique du phénomène
+pouvant être très-simple, mais difficile à obtenir, et, dans d'autres
+occasions, facile à découvrir, mais fort compliquée: en sorte que les
+deux grandes sections de la science mathématique, quand on les compare
+en masse, doivent être regardées comme exactement équivalentes en
+étendue et en difficulté, aussi bien qu'en importance, ainsi que nous le
+constaterons plus tard en considérant chacune d'elles séparément.</p>
+
+<p>Ces deux parties, essentiellement distinctes, d'après l'explication
+précédente, par l'objet que l'esprit s'y propose, ne le sont pas moins
+par la nature des recherches dont elles se composent.</p>
+
+<p>La première doit porter le nom de <i>concrète</i>, car elle dépend évidemment
+du genre des phénomènes considérés, et doit varier nécessairement
+lorsqu'on envisagera de nouveaux phénomènes; tandis que la seconde est
+complétement indépendante de la nature des objets examinés, et porte
+seulement sur les relations numériques qu'ils présentent, ce qui doit la
+faire appeler <i>abstraite</i>. Les mêmes relations peuvent exister dans un
+grand nombre de phénomènes différens, qui, malgré leur extrême
+diversité, seront envisagés par le géomètre comme offrant une question
+analytique, susceptible, en l'étudiant isolément, d'être résolue une
+fois pour toutes. Ainsi, par exemple, la même loi qui règne entre
+l'espace et le temps, quand on examine la chute verticale d'un corps
+dans le vide, se retrouve pour d'autres phénomènes qui n'offrent aucune
+analogie avec le premier ni entre eux: car elle exprime aussi la
+relation entre l'aire d'un corps sphérique et la longueur de son
+diamètre; elle détermine également le décroissement de l'intensité de la
+lumière ou de la chaleur à raison de la distance des objets éclairés ou
+échauffés, etc. La partie abstraite, commune à ces diverses questions
+mathématiques, ayant été traitée à l'occasion d'une seule d'entre elles,
+se trouvera l'être, par cela même, pour toutes les autres; tandis que la
+partie concrète devra nécessairement être reprise pour chacune
+séparément, sans que la solution de quelques-unes puisse fournir, sous
+ce rapport, aucun secours direct pour celle des suivantes. Il est
+impossible d'établir de véritables méthodes générales qui, par une
+marche déterminée et invariable, assurent, dans tous les cas, la
+découverte des relations existantes entre les quantités, relativement à
+des phénomènes quelconques: ce sujet ne comporte nécessairement que des
+méthodes spéciales pour telle ou telle classe de phénomènes
+géométriques, ou mécaniques, ou thermologiques, etc. On peut, au
+contraire, de quelque source que proviennent les quantités considérées,
+établir des méthodes uniformes pour les déduire les unes des autres, en
+supposant connues leurs relations exactes. La partie abstraite des
+mathématiques est donc, de sa nature, générale; la partie concrète,
+spéciale.</p>
+
+<p>En présentant cette comparaison sous un nouveau point de vue, on peut
+dire que la mathématique concrète a un caractère philosophique
+essentiellement expérimental, physique, phénoménal; tandis que celui de
+la mathématique abstraite est purement logique, rationnel. Ce n'est pas
+ici le lieu de discuter exactement les procédés qu'emploie l'esprit
+humain pour découvrir les lois mathématiques des phénomènes. Mais, soit
+que l'observation précise suggère elle-même la loi, soit, comme il
+arrive plus souvent, qu'elle ne fasse que confirmer la loi construite
+par le raisonnement d'après les faits les plus communs; toujours est-il
+certain que cette loi n'est envisagée comme réelle qu'autant qu'elle se
+montre d'accord avec les résultats de l'expérience directe. Ainsi, la
+partie concrète de toute question mathématique est nécessairement fondée
+sur la considération du monde extérieur, et ne saurait jamais, quelle
+qu'y puisse être la part du raisonnement, se résoudre par une simple
+suite de combinaisons intellectuelles. La partie abstraite, au
+contraire, quand elle a été d'abord bien exactement séparée, ne peut
+consister que dans une série de déductions rationnelles plus ou moins
+prolongée. Car, si l'on a une fois trouvé les équations d'un phénomène,
+la détermination des unes par les autres des quantités qu'on y
+considère, quelques difficultés d'ailleurs qu'elle puisse souvent
+offrir, est uniquement du ressort du raisonnement. C'est à
+l'intelligence qu'il appartient de déduire, de ces équations, des
+résultats qui y sont évidemment compris, quoique d'une manière peut-être
+fort implicite, sans qu'il y ait lieu à consulter de nouveau le monde
+extérieur, dont la considération, devenue dès lors étrangère, doit même
+être soigneusement écartée pour réduire le travail à sa véritable
+difficulté propre.</p>
+
+<p>On voit, par cette comparaison générale, dont je dois me borner ici à
+indiquer les traits principaux, combien est naturelle et profonde la
+division fondamentale établie ci-dessus dans la science mathématique.</p>
+
+<p>Pour terminer l'exposition générale de cette division, il ne nous reste
+plus qu'à circonscrire, aussi exactement que nous puissions le faire
+dans ce premier aperçu, chacune des deux grandes sections de la science
+mathématique.</p>
+
+<p>La <i>mathématique concrète</i> ayant pour objet de découvrir les <i>équations</i>
+des phénomènes, semblerait, <i>à priori</i>, devoir se composer d'autant de
+sciences distinctes qu'il y a de catégories réellement différentes pour
+nous parmi les phénomènes naturels. Mais il s'en faut de beaucoup qu'on
+soit encore parvenu à découvrir des lois mathématiques dans tous les
+ordres de phénomènes; nous verrons même tout-à-l'heure que, sous ce
+rapport, la majeure partie se dérobera très-vraisemblablement toujours à
+nos efforts. En réalité, dans l'état présent de l'esprit humain, il n'y
+a directement que deux grandes catégories générales de phénomènes dont
+on connaisse constamment les équations; ce sont d'abord les phénomènes
+géométriques, et ensuite les phénomènes mécaniques. Ainsi, la partie
+concrète des mathématiques se compose donc de la géométrie et de la
+mécanique rationnelle.</p>
+
+<p>Cela suffit, il est vrai, pour lui donner un caractère complet
+d'universalité logique, quand on considère l'ensemble des phénomènes du
+point de vue le plus élevé de la philosophie naturelle. En effet, si
+toutes les parties de l'univers étaient conçues comme immobiles, il n'y
+aurait évidemment à observer que des phénomènes géométriques, puisque
+tout se réduirait à des relations de forme, de grandeur, et de
+situation; ayant ensuite égard aux mouvemens qui s'y exécutent, il y a
+lieu à considérer de plus des phénomènes mécaniques. En appliquant ici,
+après l'avoir suffisamment généralisée, une conception philosophique,
+due à M. de Blainville, et déjà citée pour un autre usage dans la 1<sup>re</sup>
+leçon (page 32), on peut donc établir que, vu sous le rapport statique,
+l'univers ne présente que des phénomènes géométriques; et, sous le
+rapport dynamique, que des phénomènes mécaniques. Ainsi la géométrie et
+la mécanique constituent, par elles-mêmes, les deux sciences naturelles
+fondamentales, en ce sens, que tous les effets naturels peuvent être
+conçus comme de simples résultats nécessaires, ou des lois de l'étendue,
+ou des lois du mouvement.</p>
+
+<p>Mais, quoique cette conception soit toujours logiquement possible, la
+difficulté est de la spécialiser avec la précision nécessaire, et de la
+suivre exactement dans chacun des cas généraux que nous offre l'étude de
+la nature, c'est-à-dire, de réduire effectivement chaque question
+principale de philosophie naturelle, pour tel ordre de phénomènes
+déterminé, à la question de géométrie ou de mécanique, à laquelle on
+pourrait rationnellement la supposer ramenée. Cette transformation, qui
+exige préalablement de grands progrès dans l'étude de chaque classe de
+phénomènes, n'a été réellement exécutée jusqu'ici que pour les
+phénomènes astronomiques, et pour une partie de ceux que considère la
+physique terrestre proprement dite. C'est ainsi que l'astronomie,
+l'acoustique, l'optique, etc., sont devenues finalement des applications
+de la science mathématique à de certains ordres d'observations<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a>
+<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>. Mais,
+ces applications n'étant point, par leur nature, rigoureusement
+circonscrites, ce serait assigner à la science un domaine indéfini et
+entièrement vague, que de les confondre avec elle, comme on le fait dans
+la division ordinaire, si vicieuse à tant d'autres égards, des
+mathématiques en pures et appliquées. Nous persisterons donc à regarder
+la mathématique concrète comme uniquement composée de la géométrie et de
+la mécanique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3"
+name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3">
+(retour) </a> Je dois faire ici, par anticipation, une
+ mention sommaire de la thermologie, à laquelle je
+ consacrerai plus tard une leçon spéciale. La théorie
+ mathématique des phénomènes de la chaleur a pris, par les
+ mémorables travaux de son illustre fondateur, un tel
+ caractère, qu'on peut aujourd'hui la concevoir, après la
+ géométrie et la mécanique, comme une véritable troisième
+ section distincte de la mathématique concrète, puisque M.
+ Fourier a établi, d'une manière entièrement directe, les
+ équations thermologiques, au lieu de se représenter
+ hypothétiquement les questions comme des applications de la
+ mécanique, ainsi qu'on a tenté de le faire pour les
+ phénomènes électriques, par exemple. Cette grande
+ découverte, qui, comme toutes celles qui se rapportent à la
+ méthode, n'est pas encore convenablement appréciée, mérite
+ singulièrement notre attention; car, outre son importance
+ immédiate pour l'étude vraiment rationnelle et positive d'un
+ ordre de phénomènes aussi universel et aussi fondamental,
+ elle tend a relever nos espérances philosophiques, quant à
+ l'extension future des applications légitimes de l'analyse
+ mathématique, ainsi que je l'expliquerai dans le second
+ volume de ce cours, en examinant le caractère général de
+ cette nouvelle série de travaux. Je n'aurais pas hésité dès
+ à présent à traiter la thermologie, ainsi conçue, comme une
+ troisième branche principale de la mathématique concrète, si
+ je n'avais craint de diminuer l'utilité de cet ouvrage en
+ m'écartant trop des habitudes ordinaires.
+</blockquote>
+
+<p>Quant à la <i>mathématique abstraite</i>, dont j'examinerai la division
+générale dans la leçon suivante, sa nature est nettement et exactement
+déterminée. Elle se compose de ce qu'on appelle le <i>calcul</i>, en prenant
+ce mot dans sa plus grande extension, qui embrasse depuis les opérations
+numériques les plus simples jusqu'aux plus sublimes combinaisons de
+l'analyse transcendante. Le <i>calcul</i> a pour objet propre de résoudre
+toutes les questions de nombres. Son point de départ est, constamment et
+nécessairement, la connaissance de relations précises, c'est-à-dire
+d'<i>équations</i>, entre les diverses grandeurs que l'on considère
+simultanément, ce qui est, au contraire, le terme de la mathématique
+concrète. Quelque compliquées ou quelque indirectes que puissent être
+d'ailleurs ces relations, le but final de la science du <i>calcul</i> est
+d'en déduire toujours les valeurs des quantités inconnues par celles des
+quantités connues. Cette <i>science</i>, bien que plus perfectionnée
+qu'aucune autre, est, sans doute, réellement peu avancée encore, en
+sorte que ce but est rarement atteint d'une manière complétement
+satisfaisante. Mais tel n'en est pas moins son vrai caractère. Pour
+concevoir nettement la véritable nature d'une science, il faut toujours
+la supposer parfaite.</p>
+
+<p>Afin de résumer le plus philosophiquement possible les considérations
+ci-dessus exposées sur la division fondamentale des mathématiques, il
+importe de remarquer qu'elle n'est qu'une application du principe
+général de classification qui nous a permis d'établir, dans la leçon
+précédente, la hiérarchie rationnelle des différentes sciences
+positives.</p>
+
+<p>Si l'on compare, en effet, d'une part le calcul, et d'une autre part la
+géométrie et la mécanique, on vérifie, relativement aux idées
+considérées dans chacune de ces deux sections principales de la
+mathématique, tous les caractères essentiels de notre méthode
+encyclopédique. Les idées analytiques sont évidemment à la fois plus
+abstraites, plus générales et plus simples que les idées géométriques
+ou mécaniques. Bien que les conceptions principales de l'analyse
+mathématique, envisagées historiquement, se soient formées sous
+l'influence des considérations de géométrie ou de mécanique, au
+perfectionnement desquelles les progrès du calcul sont étroitement liés,
+l'analyse n'en est pas moins, sous le point de vue logique,
+essentiellement indépendante de la géométrie et de la mécanique, tandis
+que celles-ci sont, au contraire, nécessairement fondées sur la
+première.</p>
+
+<p>L'analyse mathématique est donc, d'après les principes que nous avons
+constamment suivis jusqu'ici, la véritable base rationnelle du système
+entier de nos connaissances positives. Elle constitue la première et la
+plus parfaite de toutes les sciences fondamentales. Les idées dont elle
+s'occupe, sont les plus universelles, les plus abstraites et les plus
+simples que nous puissions réellement concevoir. On ne saurait tenter
+d'aller plus loin, sous ces trois rapports équivalens, sans tomber
+inévitablement dans les rêveries métaphysiques. Car, quel <i>substractum</i>
+effectif pourrait-il rester dans l'esprit pour servir de sujet positif
+au raisonnement, si on voulait supprimer encore quelque circonstance
+dans les notions des quantités indéterminées, constantes ou variables,
+telles que les géomètres les emploient aujourd'hui, afin de s'élever à
+un prétendu degré supérieur d'abstraction, comme le croient les
+ontologistes?</p>
+
+<p>Cette nature propre de l'analyse mathématique permet de s'expliquer
+aisément pourquoi, lorsqu'elle est convenablement employée, elle nous
+offre un si puissant moyen, non-seulement pour donner plus de précision
+à nos connaissances réelles, ce qui est évident de soi-même, mais
+surtout pour établir une coordination infiniment plus parfaite dans
+l'étude des phénomènes qui comportent cette application. Car, les
+conceptions ayant été généralisées et simplifiées le plus possible, à
+tel point qu'une seule question analytique, résolue abstraitement,
+renferme la solution implicite d'une foule de questions physiques
+diverses, il doit nécessairement en résulter pour l'esprit humain une
+plus grande facilité à apercevoir des relations entre des phénomènes qui
+semblaient d'abord entièrement isolés les uns des autres, et desquels on
+est ainsi parvenu à tirer, pour le considérer à part, tout ce qu'ils ont
+de commun. C'est ainsi qu'en examinant la marche de notre intelligence
+dans la solution des questions importantes de géométrie et de mécanique,
+nous voyons surgir naturellement, par l'intermédiaire de l'analyse, les
+rapprochemens les plus fréquens et les plus inattendus entre des
+problèmes qui n'offraient primitivement aucune liaison apparente, et
+que nous finissons souvent par envisager comme identiques.
+Pourrions-nous, par exemple, sans le secours de l'analyse, apercevoir la
+moindre analogie entre la détermination de la direction d'une courbe à
+chacun de ses points, et celle de la vitesse acquise par un corps à
+chaque instant de son mouvement varié, questions qui, quelque diverses
+qu'elles soient, n'en font qu'une, aux yeux du géomètre?</p>
+
+<p>La haute perfection relative de l'analyse mathématique, comparée à
+toutes les autres branches de nos connaissances positives, se conçoit
+avec la même facilité, quand on a bien saisi son vrai caractère général.
+Cette perfection ne tient pas, comme l'ont cru les métaphysiciens, et
+surtout Condillac, d'après un examen superficiel, à la nature des signes
+éminemment concis et généraux qu'on emploie comme instrumens de
+raisonnement. Dans cette importante occasion spéciale, comme dans toutes
+les autres, l'influence des signes a été considérablement exagérée, bien
+qu'elle soit sans doute, très réelle, ainsi que l'avaient reconnu, avant
+Condillac, et d'une manière bien plus exacte, la plupart des géomètres.
+En réalité, toutes les grandes conceptions analytiques ont été formées
+sans que les signes algébriques fussent d'aucun secours essentiel,
+autrement que pour les exploiter après que l'esprit les avait obtenues.
+La perfection supérieure de la science du calcul tient principalement à
+l'extrême simplicité des idées qu'elle considère, par quelques signes
+qu'elles soient exprimées: en sorte qu'il n'y a pas le moindre espoir, à
+l'aide d'aucun artifice quelconque du langage scientifique, même en le
+supposant possible, de perfectionner, au même degré, des théories qui,
+portant sur des notions plus complexes, sont nécessairement condamnées,
+par leur nature, à une infériorité logique plus ou moins grande suivant
+la classe correspondante de phénomènes.</p>
+
+<p>L'examen que nous avons tenté de faire, dans cette leçon, du caractère
+philosophique de la science mathématique, resterait incomplet, si, après
+l'avoir envisagée dans son objet et dans sa composition, nous
+n'indiquions pas quelques considérations générales directement relatives
+à l'étendue réelle de son domaine.</p>
+
+<p>À cet effet, il est indispensable de reconnaître avant tout, pour se
+faire une juste idée de la véritable nature des mathématiques, que, sous
+le point de vue purement logique, cette science est, par elle-même,
+nécessairement et rigoureusement universelle. Car il n'y a pas de
+question quelconque qui ne puisse finalement être conçue comme
+consistant à déterminer des quantités les unes par les autres d'après
+certaines relations, et, par conséquent, comme réductible, en dernière
+analyse, à une simple question de nombres. On le comprendra si l'on
+remarque effectivement que, dans toutes nos recherches, à quelque ordre
+de phénomènes qu'elles se rapportent, nous avons définitivement en vue
+d'arriver à des nombres, à des doses. Quoique nous n'y parvenions le
+plus souvent que d'une manière fort grossière et d'après des méthodes
+très incertaines, il n'en est pas moins évident que tel est le terme
+réel de tous nos problèmes quelconques. Ainsi, pour prendre un exemple
+dans la classe de phénomène la moins accessible à l'esprit mathématique,
+les phénomènes des corps vivans, considérés même, pour plus de
+complication, dans le cas pathologique, n'est-il pas manifeste que
+toutes les questions de thérapeutique peuvent être envisagées comme
+consistant à déterminer les quantités de tous les divers modificateurs
+de l'organisme qui doivent agir sur lui pour le ramener à l'état normal,
+en admettant, suivant l'usage des géomètres, les valeurs nulles,
+négatives, ou même contradictoires, pour quelques-unes de ces quantités
+dans certains cas? Sans doute, une telle manière de se représenter la
+question ne peut être en effet réellement suivie, comme nous allons le
+voir, pour les phénomènes les plus complexes, parce qu'elle nous
+présente dans l'application des difficultés insurmontables; mais quand
+il s'agit de concevoir abstraitement toute la portée intellectuelle
+d'une science, il importe de lui supposer l'extension totale dont elle
+est logiquement susceptible.</p>
+
+<p>On objecterait vainement contre une telle conception la division
+générale des idées humaines selon les deux catégories de Kant, de la
+quantité, et de la qualité, dont la première seule constituerait le
+domaine exclusif de la science mathématique. Le développement même de
+cette science a montré positivement depuis long-temps le peu de réalité
+de cette superficielle distinction métaphysique. Car la conception
+fondamentale de Descartes sur la relation du concret à l'abstrait en
+mathématiques, a prouvé que toutes les idées de qualité étaient
+réductibles à des idées de quantité. Cette conception, établie d'abord,
+par son immortel auteur, pour les phénomènes géométriques seulement, a
+été ensuite effectivement étendue par ses successeurs aux phénomènes
+mécaniques; et elle vient de l'être de nos jours aux phénomènes
+thermologiques. En résultat de cette généralisation graduelle, il n'y a
+pas maintenant de géomètres qui ne la considèrent, dans un sens purement
+théorique, comme pouvant s'appliquer à toutes nos idées réelles
+quelconques, en sorte que tout phénomène soit logiquement susceptible
+d'être représenté par une <i>équation</i>, aussi bien qu'une courbe ou un
+mouvement, sauf la difficulté de la trouver, et celle de la <i>résoudre</i>,
+qui peuvent être et sont souvent supérieures aux plus grandes forces de
+l'esprit humain.</p>
+
+<p>Mais si, pour se former une idée convenable de la science mathématique,
+il importe de la concevoir comme étant nécessairement douée par sa
+nature d'une rigoureuse universalité logique, il n'est pas moins
+indispensable de considérer maintenant les grandes limitations réelles
+qui, vu la faiblesse de notre intelligence, rétrécissent singulièrement
+son domaine effectif, à mesure que les phénomènes se compliquent en se
+spécialisant.</p>
+
+<p>Toute question peut sans doute, ainsi que nous venons de le voir, être
+conçue comme réductible à une pure question de nombres. Mais la
+difficulté de la traiter réellement sous ce point de vue, c'est-à-dire
+d'effectuer une telle transformation, est d'autant plus grande, dans les
+diverses parties essentielles de la philosophie naturelle, que l'on
+considère des phénomènes plus compliqués, en sorte que sauf pour les
+phénomènes les plus simples et les plus généraux, elle devient bientôt
+insurmontable.</p>
+
+<p>On le sentira aisément, si l'on considère que, pour faire rentrer une
+question dans le domaine de l'analyse mathématique, il faut d'abord
+être parvenu à découvrir des relations précises entre les quantités
+coexistantes dans le phénomène étudié, l'établissement de ces équations
+des phénomènes étant le point de départ nécessaire de tous les travaux
+analytiques. Or, cela doit être évidemment d'autant plus difficile,
+qu'il s'agit de phénomènes plus particuliers, et par suite plus
+compliqués. En examinant sous ce point de vue les diverses catégories
+fondamentales des phénomènes naturels établis dans la leçon précédente,
+on trouvera que, tout bien considéré, c'est seulement au plus pour les
+trois premières, comprenant toute la <i>physique inorganique</i>, qu'on peut
+légitimement espérer d'atteindre un jour ce haut degré de perfection
+scientifique, autant du moins qu'une telle limite peut être posée avec
+précision. Comme je dois plus tard traiter spécialement cette discussion
+par rapport à chaque science fondamentale, il suffira de l'indiquer ici
+de la manière la plus générale.</p>
+
+<p>La première condition pour que des phénomènes comportent des lois
+mathématiques susceptibles d'être découvertes, c'est évidemment que les
+diverses quantités qu'ils présentent puissent donner lieu à des nombres
+fixes. Or, en comparant, à cet égard, les deux grandes sections
+principales de la philosophie naturelle, on voit que la <i>physique
+organique</i> tout entière, et probablement aussi les parties les plus
+compliquées de la physique inorganique, sont nécessairement
+inaccessibles, par leur nature, à notre analyse mathématique, en vertu
+de l'extrême variabilité numérique des phénomènes correspondans. Toute
+idée précise de nombres fixes est véritablement déplacée dans les
+phénomènes des corps vivans, quand on veut l'employer autrement que
+comme moyen de soulager l'attention, et qu'on attache quelque importance
+aux relations exactes des valeurs assignées. Sous ce rapport, les
+réflexions de Bichat, sur l'abus de l'esprit mathématique en
+physiologie, sont parfaitement justes; on sait à quelles aberrations a
+conduit cette manière vicieuse de considérer les corps vivans.</p>
+
+<p>Les différentes propriétés des corps bruts, surtout les plus générales,
+se présentent dans chacun d'eux avec des degrés presque invariables, ou
+du moins elles n'éprouvent que des variations simples, séparées par de
+longs intervalles d'uniformité, et qu'il est possible, en conséquence,
+d'assujétir à des lois précises et régulières. Ainsi, les qualités
+physiques d'un corps inorganique, principalement quand il est solide, sa
+forme, sa consistance, sa pesanteur spécifique, son élasticité, etc.,
+présentent, pour un temps considérable, une fixité numérique
+remarquable, qui permet de les considérer réellement et utilement sous
+un point de vue mathématique. On sait qu'il n'en est déjà plus ainsi à
+beaucoup près pour les phénomènes chimiques que présentent les mêmes
+corps, et qui, plus compliqués, dépendant d'un bien plus grand nombre de
+circonstances, présentent des variations plus étendues, plus fréquentes,
+et par suite plus irrégulières. Aussi, d'après quelques considérations
+déjà indiquées dans la première leçon (page 45) et qui seront
+spécialement développées dans le troisième volume de ce cours, on ne
+peut pas seulement assurer aujourd'hui, d'une manière générale, qu'il y
+ait lieu à concevoir des nombres fixes en chimie, même sous le rapport
+le plus simple, quant aux proportions relatives des corps dans leurs
+combinaisons, ce qui montre clairement combien un tel ordre de
+phénomènes est encore loin de comporter de véritables lois
+mathématiques. Admettons-en néanmoins, pour ce cas, la possibilité et
+même la probabilité futures, afin de ne pas rendre trop minutieuse la
+discussion de la limite générale qu'il s'agit d'établir ici par rapport
+à l'extension, effectivement possible, du domaine réel de l'analyse
+mathématique. Il n'y aura plus le moindre doute aussitôt que nous
+passerons aux phénomènes que présentent les corps, considérés dans cet
+état d'agitation intestine continuelle de leurs molécules, qui
+constitue essentiellement ce que nous nommons la <i>vie</i>, envisagée de la
+manière la plus générale, dans l'ensemble des êtres qui nous la
+manifestent. En effet, un caractère éminemment propre aux phénomènes
+physiologiques, et que leur étude plus exacte rend maintenant plus
+sensible de jour en jour, c'est l'extrême instabilité numérique qu'ils
+présentent, sous quelque aspect qu'on les examine, et que nous verrons
+plus tard, quand l'ordre naturel des matières nous y conduira, être une
+conséquence nécessaire de la définition même des corps vivans. Quant à
+présent, il suffit de noter cette observation incontestable, vérifiée
+par tous les faits, que chaque propriété quelconque d'un corps organisé,
+soit géométrique, soit mécanique, soit chimique, soit vitale, est
+assujétie, dans sa quantité, à d'immenses variations numériques
+tout-à-fait irrégulières, qui se succèdent aux intervalles les plus
+rapprochés sous l'influence d'une foule de circonstances, tant
+extérieures qu'intérieures, variables elles-mêmes; en sorte que toute
+idée de nombres fixes, et, par suite, de lois mathématiques que nous
+puissions espérer d'obtenir, implique réellement contradiction avec la
+nature spéciale de cette classe de phénomènes. Ainsi, quand on veut
+évaluer avec précision, même uniquement les qualités les plus simples
+d'un être vivant, par exemple sa densité moyenne, ou celle de l'une de
+ses principales parties constituantes, sa température, la vitesse de sa
+circulation intérieure, la proportion des élémens immédiats qui
+composent ses solides ou ses fluides, la quantité d'oxigène qu'il
+consomme en un temps donné, la masse de ses absorptions ou de ses
+exhalations continuelles, etc., et, à plus forte raison, l'énergie de
+ses forces musculaires, l'intensité de ses impressions, etc., il ne faut
+pas seulement, ce qui est évident, faire, pour chacun de ces résultats,
+autant d'observations qu'il y a d'espèces ou de races et de variétés
+dans chaque espèce; on doit encore mesurer le changement
+très-considérable qu'éprouve cette quantité en passant d'un individu à
+un autre, et, quant au même individu, suivant son âge, son état de santé
+ou de maladie, sa disposition intérieure, les circonstances de tout
+genre incessamment mobiles sous l'influence desquelles il se trouve
+placé, telles que la constitution atmosphérique, etc. Que peuvent donc
+signifier ces prétendues évaluations numériques si soigneusement
+enregistrées pour les divers phénomènes physiologiques ou même
+pathologiques, et déduites, dans le cas le plus favorable, d'une seule
+mesure réelle, lorsqu'il en faudrait une multitude? Elles ne peuvent
+qu'induire en erreur sur la vraie marche des phénomènes, et ne doivent
+être appliquées rationnellement que comme un moyen, pour ainsi dire
+mnémonique, de fixer les idées. Dans tous les cas, il y a évidemment
+impossibilité totale d'obtenir jamais de véritables lois mathématiques.
+Il en est encore plus fortement de même pour les phénomènes sociaux, qui
+offrent une complication encore supérieure, et, par suite, une
+variabilité plus grande, comme nous l'établirons spécialement dans le
+quatrième volume de ce cours.</p>
+
+<p>Ce n'est pas néanmoins qu'on doive cesser, d'après cela, de concevoir,
+en thèse philosophique générale, les phénomènes de tous les ordres comme
+nécessairement soumis par eux-mêmes à des lois mathématiques, que nous
+sommes seulement condamnés à ignorer toujours dans la plupart des cas, à
+cause de la trop grande complication des phénomènes. Il n'y a en effet
+aucune raison de penser que, sous ce rapport, les phénomènes les plus
+complexes des corps vivans soient essentiellement d'une autre nature
+spéciale que les phénomènes les plus simples des corps bruts. Car, s'il
+était possible d'isoler rigoureusement chacune des causes simples qui
+concourent à produire un même phénomène physiologique, tout porte à
+croire qu'elle se montrerait douée, dans des circonstances déterminées,
+d'un genre d'influence et d'une quantité d'action aussi exactement fixes
+que nous le voyons dans la gravitation universelle, véritable type des
+lois fondamentales de la nature. Ce qui engendre la variabilité
+irrégulière des effets, c'est le grand nombre d'agens divers déterminant
+à la fois un même phénomène, et d'où il résulte que, dans les phénomènes
+très-compliqués, il n'y a peut-être pas deux cas rigoureusement
+semblables. Nous n'avons pas besoin, pour trouver une telle difficulté,
+d'aller jusqu'aux phénomènes des corps vivans. Elle se présente déjà
+dans ceux des corps bruts, quand nous considérons les cas les plus
+complexes; par exemple, en étudiant les phénomènes météorologiques. On
+ne peut douter que chacun des nombreux agens qui concourent à la
+production de ces phénomènes ne soit soumis séparément à des lois
+mathématiques, quoique nous ignorions encore la plupart d'entr'elles;
+mais leur multiplicité rend les effets observés aussi irrégulièrement
+variables que si chaque cause n'était assujétie à aucune condition
+précise.</p>
+
+<p>La considération précédente conduit à apercevoir un second motif
+distinct en vertu duquel il nous est nécessairement interdit, vu la
+faiblesse de notre intelligence, de faire rentrer l'étude des phénomènes
+les plus compliqués dans le domaine des applications de l'analyse
+mathématique. En effet, indépendamment de ce que, dans les phénomènes
+les plus spéciaux, les résultats effectifs sont tellement variables que
+nous ne pouvons pas même y saisir des valeurs fixes, il suit de la
+complication des cas, que, quand même nous pourrions connaître un jour
+la loi mathématique à laquelle est soumis chaque agent pris à part, la
+combinaison d'un aussi grand nombre de conditions rendrait le problème
+mathématique correspondant tellement supérieur à nos faibles moyens, que
+la question resterait le plus souvent insoluble. Ce n'est donc pas ainsi
+qu'on peut faire une étude réelle et féconde de la majeure partie des
+phénomènes naturels.</p>
+
+<p>Pour apprécier aussi exactement que possible cette difficulté,
+considérons à quel point se compliquent les questions mathématiques,
+même relativement aux phénomènes les plus simples des corps bruts, quand
+on veut rapprocher suffisamment l'état abstrait de l'état concret, en
+ayant égard à toutes les conditions principales qui peuvent exercer sur
+l'effet produit, une influence véritable. On sait, par exemple, que le
+phénomène très-simple de l'écoulement d'un fluide, en vertu de sa seule
+pesanteur, par un orifice donné, n'a pas jusqu'à présent de solution
+mathématique complète, quand on veut tenir compte de toutes les
+circonstances essentielles. Il en est encore ainsi, même pour le
+mouvement encore plus simple d'un projectile solide dans un milieu
+résistant.</p>
+
+<p>Pourquoi l'analyse mathématique a-t-elle pu s'adapter, avec un succès
+si admirable, à l'étude approfondie des phénomènes célestes? Parce
+qu'ils sont, malgré les apparences vulgaires, beaucoup plus simples que
+tous les autres. Le problème le plus compliqué qu'ils présentent, celui
+de la modification que produit, dans le mouvement de deux corps tendant
+l'un vers l'autre en vertu de leur gravitation, l'influence d'un
+troisième corps agissant sur tous deux de la même manière, est bien
+moins composé que le problème terrestre le plus simple. Et, néanmoins,
+il offre déjà une telle difficulté, que nous n'en possédons encore que
+des solutions approximatives. Il est même aisé de voir, en examinant ce
+sujet plus profondément, que la haute perfection à laquelle a pu
+s'élever l'astronomie solaire par l'emploi de la science mathématique
+est encore essentiellement due à ce que nous avons profité avec adresse
+de toutes les facilités particulières, et, pour ainsi dire,
+accidentelles, qu'offrait pour la solution des problèmes la constitution
+spéciale, très-favorable sous ce rapport, de notre système planétaire.
+En effet, les planètes dont il se compose sont assez peu nombreuses,
+mais surtout elles sont, en général, de masses fort inégales et bien
+moindres que celle du soleil, et de plus fort éloignées les unes des
+autres; elles ont des formes presque sphériques; leurs orbites sont
+presque circulaires, et présentent de faibles inclinaisons mutuelles,
+etc. Il résulte de cet ensemble de circonstances que les perturbations
+sont le plus souvent peu considérables, et que pour les calculer il
+suffit ordinairement de tenir compte, concurremment avec l'action du
+soleil sur chaque planète en particulier, de l'influence d'une seule
+autre planète, susceptible, par sa grosseur et sa proximité, de
+déterminer des dérangemens sensibles. Mais si, au lieu d'un tel état de
+choses, notre système solaire eût été composé d'un plus grand nombre de
+planètes concentrées dans un moindre espace, et à peu près égales en
+masse; si leurs orbites avaient offert des inclinaisons fort
+différentes, et des excentricités considérables; si ces corps eussent
+été d'une forme plus compliquée, par exemple, des ellipsoïdes
+très-excentriques, etc.; il est certain qu'en supposant la même loi
+réelle de gravitation, nous ne serions pas encore parvenus à soumettre
+l'étude des phénomènes célestes à notre analyse mathématique, et
+probablement nous n'eussions pas même pu démêler jusqu'à présent la loi
+principale.</p>
+
+<p>Ces conditions hypothétiques se trouveraient précisément réalisées au
+plus haut degré dans les phénomènes chimiques, si on voulait les
+calculer d'après la théorie de la gravitation générale.</p>
+
+<p>En pesant convenablement les diverses considérations qui précèdent, on
+sera convaincu, je crois, qu'en réduisant aux diverses parties de la
+physique inorganique l'extension future des grandes applications
+réellement possibles de l'analyse mathématique, j'ai bien plutôt exagéré
+que rétréci l'étendue de son domaine effectif. Autant il importait de
+rendre sensible la rigoureuse universalité logique de la science
+mathématique, autant je devais signaler les conditions qui limitent pour
+nous son extension réelle, afin de ne pas contribuer à écarter l'esprit
+humain de la véritable direction scientifique dans l'étude des
+phénomènes les plus compliqués, par la recherche chimérique d'une
+perfection impossible.</p>
+
+<p>Ainsi, tout en s'efforçant d'agrandir autant qu'on le pourra le domaine
+réel des mathématiques, on doit reconnaître que les sciences les plus
+difficiles sont destinées, par leur nature, à rester indéfiniment dans
+cet état préliminaire qui prépare pour les autres l'époque où elles
+deviennent accessibles aux théories mathématiques. Nous devons, pour les
+phénomènes les plus compliqués, nous contenter d'analyser avec
+exactitude les circonstances de leur production, de les rattacher les
+uns aux autres d'une manière générale, de connaître le genre d'influence
+qu'exerce chaque agent principal, etc.; mais sans les étudier sous le
+point de vue de la quantité, et par conséquent sans espoir
+d'introduire, dans les sciences correspondantes, ce haut degré de
+perfection que procure, quant aux phénomènes les plus simples, un usage
+convenable de la mathématique, soit sous le rapport de la précision de
+nos connaissances, soit, ce qui est peut-être encore plus remarquable,
+sous le rapport de leur coordination.</p>
+
+<p>C'est par les mathématiques que la philosophie positive a commencé à se
+former: c'est d'elles que nous vient la <i>méthode</i>. Il était donc
+naturellement inévitable que, lorsque la même manière de procéder a dû
+s'étendre à chacune des autres sciences fondamentales, on s'efforçât d'y
+introduire l'esprit mathématique à un plus haut degré que ne le
+comportaient les phénomènes correspondans; ce qui a donné lieu ensuite à
+des travaux d'épuration plus ou moins étendus, comme ceux de Berthollet
+sur la chimie, pour se dégager de cette influence exagérée. Mais chaque
+science, en se développant, a fait subir à la méthode positive générale
+des modifications déterminées par les phénomènes qui lui sont propres,
+d'où résulte son génie spécial; c'est seulement alors qu'elle a pris son
+véritable caractère définitif, qui ne doit jamais être confondu avec
+celui d'aucune autre science fondamentale.</p>
+
+<p>Ayant exposé, dans cette leçon, le but essentiel et la composition
+principale de la science mathématique, ainsi que ses relations générales
+avec l'ensemble de la philosophie naturelle, son caractère philosophique
+se trouve déterminé, autant qu'il puisse l'être par un tel aperçu. Nous
+devons passer maintenant à l'examen spécial de chacune des trois grandes
+sciences dont elle est composée, le calcul, la géométrie et la
+mécanique.</p>
+<a name="l4" id="l4"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>QUATRIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="mid"><span class="sc">Sommaire.</span> Vue générale de l'Analyse mathématique.</p>
+
+<p>Dans le développement historique de la science mathématique depuis
+Descartes, les progrès de la partie abstraite ont presque toujours été
+déterminés par ceux de la partie concrète. Mais il n'en est pas moins
+nécessaire, pour concevoir la science d'une manière vraiment
+rationnelle, de considérer le calcul dans toutes ses branches
+principales avant de procéder à l'étude philosophique de la géométrie et
+de la mécanique. Les théories analytiques, plus simples et plus
+générales que celles de la mathématique concrète, en sont, par
+elles-mêmes, essentiellement indépendantes; tandis que celles-ci ont, au
+contraire, de leur nature, un besoin continuel des premières, sans le
+secours desquelles elles ne pourraient faire presque aucun progrès.
+Quoique les principales conceptions de l'analyse conservent encore
+aujourd'hui quelques traces très-sensibles de leur origine géométrique
+ou mécanique, elles sont maintenant néanmoins essentiellement dégagées
+de ce caractère primitif, qui ne se manifeste plus guère que pour
+quelques points secondaires; en sorte que, depuis les travaux de
+Lagrange surtout, il est possible, dans une exposition dogmatique, de
+les présenter d'une manière purement abstraite, en un système unique et
+continu. C'est ce que je vais entreprendre dans cette leçon et dans les
+cinq suivantes, en me bornant, comme il convient à la nature de ce
+cours, aux considérations les plus générales sur chaque branche
+principale de la science du calcul.</p>
+
+<p>Le but définitif de nos recherches dans la mathématique concrète étant
+la découverte des <i>équations</i>, qui expriment les lois mathématiques des
+phénomènes considérés, et ces <i>équations</i> constituant le véritable point
+de départ du calcul, dont l'objet est d'en déduire la détermination des
+quantités les unes par les autres, je crois indispensable, avant d'aller
+plus loin, d'approfondir, plus qu'on n'a coutume de le faire, cette idée
+fondamentale d'<i>équation</i>, sujet continuel, soit comme terme, soit comme
+origine, de tous les travaux mathématiques. Outre l'avantage de mieux
+circonscrire le véritable champ de l'analyse, il en résultera
+nécessairement cette importante conséquence, de tracer d'une manière
+plus exacte la ligne réelle de démarcation entre la partie concrète et
+la partie abstraite des mathématiques, ce qui complétera l'exposition
+générale de la division fondamentale établie dans la leçon précédente.</p>
+
+<p>On se forme ordinairement une idée beaucoup trop vague de ce que c'est
+qu'une <i>équation</i>, lorsqu'on donne ce nom à toute espèce de relation
+d'égalité entre deux fonctions <i>quelconques</i> des grandeurs que l'on
+considère. Car, si toute équation est évidemment une relation d'égalité,
+il s'en faut de beaucoup que, réciproquement, toute relation d'égalité
+soit une véritable <i>équation</i>, du genre de celles auxquelles, par leur
+nature, les méthodes analytiques sont applicables.</p>
+
+<p>Ce défaut de précision dans la considération logique d'une notion aussi
+fondamentale en mathématiques, entraîne le grave inconvénient de rendre
+à peu près inexplicable, en thèse générale, la difficulté immense et
+capitale que nous éprouvons à établir la relation du concret à
+l'abstrait, et qu'on fait communément ressortir avec tant de raison pour
+chaque grande question mathématique prise à part. Si le sens du mot
+<i>équation</i> était vraiment aussi étendu qu'on le suppose habituellement
+en le définissant, on ne voit point, en effet, de quelle grande
+difficulté pourrait être réellement, en général, l'établissement des
+équations d'un problème quelconque. Car tout paraîtrait consister ainsi
+en une simple question de forme, qui ne devrait pas même exiger jamais
+de grands efforts intellectuels, attendu que nous ne pouvons guère
+concevoir de relation précise qui ne soit pas immédiatement une certaine
+relation d'égalité, ou qui n'y puisse être promptement ramenée par
+quelques transformations très-faciles.</p>
+
+<p>Ainsi, en admettant, en général, dans la définition des <i>équations</i>,
+toute espèce de <i>fonctions</i>, on ne rend nullement raison de l'extrême
+difficulté qu'on éprouve le plus souvent à mettre un problème en
+équation, et qui est si fréquemment comparable aux efforts qu'exige
+l'élaboration analytique de l'équation une fois obtenue. En un mot,
+l'idée abstraite et générale qu'on donne de l'<i>équation</i> ne correspond
+aucunement au sens réel que les géomètres attachent à cette expression
+dans le développement effectif de la science. Il y a là un vice logique,
+un défaut de corélation, qu'il importe beaucoup de rectifier.</p>
+
+<p>Pour y parvenir, je distingue d'abord deux sortes de <i>fonctions</i>: les
+fonctions <i>abstraites</i>, analytiques, et les fonctions <i>concrètes</i>. Les
+premières peuvent seules entrer dans les véritables <i>équations</i>, en
+sorte qu'on pourra désormais définir, d'une manière exacte et
+suffisamment approfondie, toute <i>équation</i>: une relation d'égalité entre
+deux fonctions <i>abstraites</i> des grandeurs considérées. Afin de n'avoir
+plus à revenir sur cette définition fondamentale, je dois ajouter ici,
+comme un complément indispensable sans lequel l'idée ne serait point
+assez générale, que ces fonctions abstraites peuvent se rapporter
+non-seulement aux grandeurs que le problème présente en effet de
+lui-même, mais aussi à toutes les autres grandeurs auxiliaires qui s'y
+rattachent, et qu'on pourra souvent introduire, simplement par artifice
+mathématique, dans la seule vue de faciliter la découverte des équations
+des phénomènes. Je ne fais ici, dans cette explication, qu'emprunter
+sommairement, par anticipation, le résultat d'une discussion générale de
+la plus haute importance, qui se trouvera à la fin de cette leçon.
+Revenons maintenant à la distinction essentielle des fonctions en
+abstraites et concrètes.</p>
+
+<p>Cette distinction peut être établie par deux voies essentiellement
+différentes, complémentaires l'une de l'autre; <i>à priori</i>, et <i>à
+posteriori</i>: c'est-à-dire, en caractérisant d'une manière générale la
+nature propre de chaque espèce de fonctions, et ensuite en faisant, ce
+qui est possible, l'énumération effective de toutes les fonctions
+abstraites aujourd'hui connues, du moins quant aux élémens dont elles
+se composent.</p>
+
+<p><i>A priori</i>, les fonctions que j'appelle <i>abstraites</i> sont celles qui
+expriment entre des grandeurs un mode de dépendance qu'on peut concevoir
+uniquement entre nombres, sans qu'il soit besoin d'indiquer aucun
+phénomène quelconque où il se trouve réalisé. Je nomme, au contraire,
+fonctions <i>concrètes</i> celles pour lesquelles le mode de dépendance
+exprimé ne peut être défini ni conçu qu'en assignant un cas physique
+déterminé, géométrique, mécanique, ou de tout autre nature, dans lequel
+il ait effectivement lieu.</p>
+
+<p>La plupart des fonctions, à leur origine, celles mêmes qui sont
+aujourd'hui le plus purement <i>abstraites</i>, ont commencé par être
+<i>concrètes</i>; en sorte qu'il est aisé de faire comprendre la distinction
+précédente, en se bornant à citer les divers points de vue successifs
+sous lesquels, à mesure que la science s'est formée, les géomètres ont
+considéré les fonctions analytiques les plus simples. J'indiquerai pour
+exemple les puissances, devenues en général fonctions abstraites, depuis
+seulement les travaux de Viète et de Descartes. Ces fonctions x<sup>2</sup>, x<sup>3</sup>,
+qui, dans notre analyse actuelle, sont si bien conçues comme simplement
+<i>abstraites</i>, n'étaient, pour les géomètres de l'antiquité, que des
+fonctions entièrement <i>concrètes</i>, exprimant la relation de la
+superficie d'un carré ou du volume d'un cube à la longueur de leur côté.
+Elles avaient si exclusivement à leurs yeux un tel caractère, que c'est
+seulement d'après leur définition géométrique qu'ils avaient découvert
+les propriétés algébriques élémentaires de ces fonctions, relativement à
+la décomposition de la variable en deux parties, propriétés qui
+n'étaient, à cette époque, que de vrais théorèmes de géométrie, auxquels
+on n'a attaché que beaucoup plus tard un sens numérique.</p>
+
+<p>J'aurai encore occasion de citer tout à l'heure, pour un autre motif, un
+nouvel exemple très-propre à faire bien sentir la distinction
+fondamentale que je viens d'exposer; c'est celui des fonctions
+circulaires, soit directes, soit inverses, qui sont encore aujourd'hui
+tantôt concrètes, tantôt abstraites, selon le point de vue sous lequel
+on les envisage.</p>
+
+<p>Considérant maintenant, <i>à posteriori</i>, cette division des fonctions,
+après avoir établi le caractère général qui rend une fonction abstraite
+ou concrète, la question de savoir si telle fonction déterminée est
+véritablement abstraite, et par-là susceptible d'entrer dans de vraies
+équations analytiques, va devenir une simple question de fait, puisque
+nous allons énumérer toutes les fonctions de cette espèce.</p>
+
+<p>Au premier abord, cette énumération semble impossible, les fonctions
+analytiques distinctes étant évidemment en nombre infini. Mais, en les
+partageant en <i>simples</i> et <i>composées</i>, la difficulté disparaît. Car, si
+le nombre des diverses fonctions considérées dans l'analyse mathématique
+est réellement infini, elles sont, au contraire, même aujourd'hui,
+composées d'un fort petit nombre de fonctions élémentaires, qu'on peut
+aisément assigner, et qui suffisent évidemment pour décider du caractère
+abstrait ou concret de telle fonction déterminée, qui sera de l'une ou
+de l'autre nature, selon qu'elle se composera exclusivement de ces
+fonctions abstraites simples, ou qu'elle en comprendra d'autres. Voici
+le tableau de ces élémens fondamentaux de toutes nos combinaisons
+analytiques, dans l'état présent de la science. On ne doit, évidemment,
+considérer, à cet effet, que les fonctions d'une seule variable; celles
+relatives à plusieurs variables indépendantes étant constamment, par
+leur nature, plus ou moins <i>composées</i>.</p>
+
+<p>Soit x la variable indépendante, y la variable corelative qui en dépend.
+Les différens modes simples de dépendance abstraite que nous pouvons
+maintenant concevoir entre y et x, sont exprimés par les dix formules
+élémentaires suivantes, dans lesquelles chaque fonction est accouplée
+avec son <i>inverse</i>, c'est-à-dire, avec celle qui aurait lieu, d'après
+la fonction <i>directe</i>, si on y rapportait x à y, au lieu de rapporter y
+à x:</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"></p>
+
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4"
+name="footnote4"><b>Note 4: </b></a> Dans la vue d'augmenter autant que possible les
+ ressources et l'étendue si insuffisantes de l'analyse
+ mathématique, les géomètres comptent ce dernier couple de
+ fonctions parmi les élémens analytiques. Quoique cette
+ inscription soit strictement légitime, il importe de
+ remarquer que les fonctions circulaires ne sont pas
+ exactement dans le même cas que les autres fonctions
+ abstraites élémentaires. Il y a entr'elles cette différence
+ fort essentielle, que les fonctions des quatre premiers
+ couples sont vraiment à la fois simples et abstraites,
+ tandis que les fonctions circulaires, qui peuvent manifester
+ successivement l'un et l'autre caractère suivant le point de
+ vue sous lequel on les envisage et la manière dont elles
+ sont employées, ne présentent jamais simultanément ces deux
+ propriétés.
+
+<p> La fonction sin x est introduite dans l'analyse comme une
+ nouvelle fonction simple, quand on la conçoit seulement
+ comme indiquant la relation géométrique dont elle dérive;
+ mais alors elle n'est évidemment qu'une fonction <i>concrète</i>.
+ Dans d'autres circonstances, elle remplit analytiquement les
+ conditions d'une véritable fonction <i>abstraite</i>, lorsqu'on
+ ne considère sin x que comme l'expression abrégée de la
+ formule</p>
+
+ <p class="mid"><img alt="" src="images/002.png"></p>
+
+ <p>ou
+ de la série équivalente; mais sous ce dernier point de vue,
+ ce n'est plus réellement une nouvelle fonction analytique,
+ puisqu'elle ne se présente que comme un composé des
+ précédentes.</p>
+
+<p> Néanmoins, les fonctions circulaires ont quelques qualités
+ spéciales qui permettent de les maintenir au tableau des
+ élémens rationnels de l'analyse mathématique.</p>
+
+<p> 1º Elles sont susceptibles d'évaluation, quoique conservant
+ leur caractère concret; ce qui autorise à les introduire
+ dans les équations, tant qu'elles ne portent que sur des
+ données, sans qu'il soit nécessaire d'avoir égard à leur
+ expression algébrique.</p>
+
+<p> 2º On sait effectuer sur les différentes fonctions
+ circulaires, comparées entr'elles seulement, une certaine
+ suite de transformations, qui n'exigent pas davantage la
+ connaissance de leur définition analytique. Il en résulte
+ évidemment la faculté d'introduire ces fonctions dans les
+ équations, même par rapport aux inconnues, pourvu qu'il n'y
+ entre pas concurremment des fonctions non-trigonométriques
+ des mêmes variables.</p>
+
+<p> C'est donc uniquement dans les cas où les fonctions
+ circulaires, relativement aux inconnues, sont combinées dans
+ les équations avec des fonctions abstraites d'une autre
+ espèce, qu'il est indispensable d'avoir égard à leur
+ interprétation algébrique pour pouvoir résoudre les
+ équations, et dès lors elles cessent, en effet, d'être
+ traitées comme de nouvelles fonctions simples. Mais alors
+ même, pourvu qu'on tienne compte de cette interprétation,
+ leur admission n'empêche point les relations d'avoir le
+ caractère de véritables <i>équations</i> analytiques, ce qui est
+ ici le but essentiel de notre énumération des fonctions
+ abstraites élémentaires.</p>
+
+<p> Il est à remarquer, d'après les considérations indiquées
+ dans cette note, que plusieurs autres fonctions concrètes
+ peuvent être utilement introduites au nombre des élémens
+ analytiques, si les conditions principales posées ci-dessus
+ pour les fonctions circulaires ont été préalablement bien
+ remplies. C'est ainsi, par exemple, que les travaux de M.
+ Legendre, et récemment ceux de M. Jacobi, sur les fonctions
+ <i>elliptiques</i>, ont vraiment agrandi le champ de l'analyse;
+ il en est de même pour quelques intégrales définies obtenues
+ par M. Fourier, dans la théorie de la chaleur..</p>
+</blockquote>
+
+<p>Tels sont les élémens très-peu nombreux qui composent directement toutes
+les fonctions abstraites aujourd'hui connues. Quelque peu multipliés
+qu'ils soient, ils suffisent évidemment pour donner lieu à un nombre
+tout-à-fait infini de combinaisons analytiques.</p>
+
+<p>Aucune considération rationnelle ne circonscrit rigoureusement <i>à
+priori</i> le tableau précédent, qui n'est que l'expression effective de
+l'état actuel de la science. Nos élémens analytiques sont aujourd'hui
+plus nombreux qu'ils ne l'étaient pour Descartes, et même pour Newton et
+Leïbnitz; il y a tout au plus un siècle que les deux derniers couples
+ont été introduits dans l'analyse par les travaux de Jean Bernouilli et
+d'Euler. Sans doute on en admettra de nouveaux dans la suite; mais,
+comme je l'indiquerai à la fin de cette leçon, nous ne pouvons pas
+espérer qu'ils soient jamais fort multipliés, leur augmentation réelle
+donnant lieu à de très-grandes difficultés.</p>
+
+<p>Nous pouvons donc maintenant nous former une idée positive, et néanmoins
+suffisamment étendue, de ce que les géomètres entendent par une
+véritable <i>équation</i>. Cette explication est éminemment propre à nous
+faire comprendre combien il doit être difficile d'établir réellement les
+<i>équations</i> des phénomènes, puisqu'on n'y est effectivement parvenu que
+lorsqu'on a pu concevoir les lois mathématiques de ces phénomènes à
+l'aide de fonctions entièrement composées des seuls élémens analytiques
+que je viens d'énumérer. Il est clair, en effet, que c'est uniquement
+alors que le problème devient vraiment <i>abstrait</i>, et se réduit à une
+pure question de nombres, ces fonctions étant les seules relations
+simples que nous sachions concevoir entre les nombres, considérés en
+eux-mêmes. Jusqu'à cette époque de la solution, quelles que soient les
+apparences, la question est encore essentiellement concrète, et ne
+rentre pas dans le domaine du <i>calcul</i>. Or, la difficulté fondamentale
+de ce passage du <i>concret</i> à l'<i>abstrait</i> consiste surtout, en général,
+dans l'insuffisance de ce très-petit nombre d'élémens analytiques que
+nous possédons, et d'après lesquels néanmoins, malgré le peu de variété
+réelle qu'ils nous offrent, il faut parvenir à se représenter toutes
+les relations précises que peuvent nous manifester tous les différens
+phénomènes naturels. Vu l'infinie diversité qui doit nécessairement
+exister à cet égard dans le monde extérieur, on comprend sans peine
+combien nos conceptions doivent se trouver fréquemment au-dessous de la
+véritable difficulté; surtout si l'on ajoute que, ces élémens de notre
+analyse nous ayant été fournis primitivement par la considération
+mathématique des phénomènes les plus simples, puisqu'ils ont tous,
+directement ou indirectement, une origine géométrique, nous n'avons <i>à
+priori</i> aucune garantie rationnelle de leur aptitude nécessaire à
+représenter les lois mathématiques de toute autre classe de phénomènes.
+J'exposerai tout à l'heure l'artifice général, si profondément
+ingénieux, par lequel l'esprit humain est parvenu à diminuer
+singulièrement cette difficulté fondamentale que présente la relation du
+concret à l'abstrait en mathématiques, sans cependant qu'il ait été
+nécessaire de multiplier le nombre de ces élémens analytiques.</p>
+
+<p>Les explications précédentes déterminent avec précision le véritable
+objet et le champ réel de la mathématique abstraite; je dois passer
+maintenant à l'examen de ses divisions principales, car nous avons
+toujours jusqu'ici considéré le <i>calcul</i> dans son ensemble total.</p>
+
+<p>La première considération directe à présenter sur la composition de la
+science du <i>calcul</i>, consiste à la diviser d'abord en deux branches
+principales, auxquelles, faute de dénominations plus convenables, je
+donnerai les noms de <i>calcul algébrique</i> ou <i>algèbre</i>, et de <i>calcul
+arithmétique</i> ou <i>arithmétique</i>, mais en avertissant de prendre ces deux
+expressions dans leur acception logique la plus étendue, au lieu du sens
+beaucoup trop restreint qu'on leur attache ordinairement.</p>
+
+<p>La solution complète de toute question de <i>calcul</i>, depuis la plus
+élémentaire jusqu'à la plus transcendante, se compose nécessairement de
+deux parties successives dont la nature est essentiellement distincte.
+Dans la première, on a pour objet de transformer les équations
+proposées, de façon à mettre en évidence le mode de formation des
+quantités inconnues par les quantités connues; c'est ce qui constitue la
+question <i>algébrique</i>. Dans la seconde, on a en vue d'<i>évaluer</i> les
+<i>formules</i> ainsi obtenues, c'est-à-dire, de déterminer immédiatement la
+valeur des nombres cherchés, représentés déjà par certaines fonctions
+explicites des nombres donnés; telle est la question <i>arithmétique</i><a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a>
+<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>.
+On voit que, dans toute solution vraiment rationnelle, elle suit
+nécessairement la question algébrique, dont elle forme le complément
+indispensable, puisqu'il faut évidemment connaître la génération des
+nombres cherchés avant de déterminer leurs valeurs effectives pour
+chaque cas particulier. Ainsi, le terme de la partie algébrique devient
+le point de départ de la partie arithmétique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5"
+name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5">
+(retour) </a> Supposons, par exemple, qu'une question
+ fournisse entre une grandeur inconnue x et deux grandeurs
+ connues a et b l'équation:
+
+ <p class="mid">x<sup>3</sup> + 3ax = 2b</p>
+
+ <p>comme il
+ arriverait pour la trisection d'un angle. On voit, de suite,
+ que la dépendance entre x d'une part, et a, b de l'autre,
+ est complétement déterminée; mais, tant que l'équation
+ conserve sa forme primitive, on n'aperçoit nullement de
+ quelle manière l'inconnue dérive des données. C'est
+ cependant ce qu'il faut découvrir avant de penser à
+ l'évaluer. Tel est l'objet de la partie algébrique de la
+ solution. Lorsque, par une suite de transformations qui ont
+ successivement rendu cette dérivation de plus en plus
+ sensible, on est arrivé à présenter l'équation proposée sous
+ la forme</p>
+
+ <p class="mid"><img alt="" src="images/003.png"></p>
+
+ <p>le rôle de l'algèbre est
+ terminé; et, quand même on ne saurait point effectuer les
+ opérations arithmétiques indiquées par cette formule, on en
+ n'aurait pas moins obtenu une connaissance très-réelle et
+ souvent fort importante. Le rôle de l'arithmétique
+ consistera maintenant, en partant de cette formule, à faire
+ trouver le nombre x quand les valeurs des nombres a et b
+ auront été fixées.
+</blockquote>
+
+<p>Le calcul <i>algébrique</i> et le calcul <i>arithmétique</i> diffèrent donc
+essentiellement par le but qu'on s'y propose. Ils ne diffèrent pas moins
+par le point de vue sous lequel on y considère les quantités,
+envisagées, dans le premier, quant à leurs relations, et, dans le
+second, quant à leurs valeurs. Le véritable esprit du <i>calcul</i>, en
+général, exige que cette distinction soit maintenue avec la plus sévère
+exactitude, et que la ligne de démarcation entre les deux époques de la
+solution soit rendue aussi nettement tranchée que le permet la question
+proposée. L'observation attentive de ce précepte, trop méconnu, peut
+être d'un utile secours dans chaque question particulière, en dirigeant
+les efforts de notre esprit, à un instant quelconque de la solution,
+vers la véritable difficulté correspondante. À la vérité, l'imperfection
+de la science du calcul oblige souvent, comme je l'expliquerai dans la
+leçon suivante, à mêler très-fréquemment les considérations algébriques
+et les considérations arithmétiques pour la solution d'une même
+question. Mais, quoiqu'il soit impossible alors de partager l'ensemble
+du travail en deux parties nettement tranchées, l'une purement
+algébrique, et l'autre purement arithmétique, on pourra toujours éviter,
+à l'aide des indications précédentes, de confondre les deux ordres de
+considérations, quelque intime que puisse être jamais leur mélange.</p>
+
+<p>En cherchant à résumer le plus succinctement possible la distinction que
+je viens d'établir, on voit que l'<i>algèbre</i> peut se définir, en général,
+comme ayant pour objet la <i>résolution</i> des <i>équations</i>, ce qui, quoique
+paraissant d'abord trop restreint, est néanmoins suffisamment étendu,
+pourvu qu'on prenne ces expressions dans toute leur acception logique,
+qui signifie transformer des fonctions <i>implicites</i> en fonctions
+<i>explicites</i> équivalentes: de même, l'<i>arithmétique</i> peut être définie
+comme destinée à l'<i>évaluation</i> des fonctions. Ainsi, en contractant les
+expressions au plus haut degré, je crois pouvoir donner nettement une
+juste idée de cette division, en disant, comme je le ferai désormais
+pour éviter les périphrases explicatives, que l'<i>algèbre</i> est le <i>calcul
+des fonctions</i>, et l'<i>arithmétique</i> le <i>calcul des valeurs</i>.</p>
+
+<p>Il est aisé de comprendre par-là combien les définitions ordinaires sont
+insuffisantes et même vicieuses. Le plus souvent, l'importance exagérée
+accordée aux signes a conduit à distinguer ces deux branches
+fondamentales de la science du calcul par la manière de désigner dans
+chacune les sujets du raisonnement, ce qui est évidemment absurde en
+principe et faux en fait. Même la célèbre définition donnée par Newton,
+lorsqu'il a caractérisé l'<i>algèbre</i> comme l'<i>arithmétique universelle</i>,
+donne certainement une très-fausse idée de la nature de l'algèbre et de
+celle de l'arithmétique<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a>
+<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6"
+name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6">
+(retour) </a> J'ai cru devoir signaler spécialement cette
+ définition; parce qu'elle sert de base à l'opinion que
+ beaucoup de bons esprits, étrangers à la science
+ mathématique, se forment de la partie abstraite de cette
+ science, sans considérer qu'à l'époque où cet aperçu a été
+ formé, l'analyse mathématique n'était point assez développée
+ pour que le caractère général propre à chacune de ses
+ parties principales pût être convenablement saisi, ce qui
+ explique pourquoi Newton a pu proposer alors une définition
+ qu'il rejetterait certainement aujourd'hui.
+</blockquote>
+
+<p>Après avoir établi la division fondamentale du <i>calcul</i> en deux branches
+principales, je dois comparer, en général, l'étendue, l'importance et la
+difficulté de ces deux sortes de calcul, afin de n'avoir plus à
+considérer que le <i>calcul des fonctions</i>, qui doit être le sujet
+essentiel de notre étude.</p>
+
+<p>Le <i>calcul des valeurs</i>, ou l'<i>arithmétique</i>, paraît, au premier abord,
+devoir présenter un champ aussi vaste que celui de l'<i>algèbre</i>,
+puisqu'il semble devoir donner lieu à autant de questions distinctes
+qu'on peut concevoir de formules algébriques différentes à évaluer. Mais
+une réflexion fort simple suffit pour montrer que le domaine du calcul
+des valeurs est, par sa nature, infiniment moins étendu que celui du
+calcul des fonctions. Car, en distinguant les fonctions en <i>simples</i> et
+<i>composées</i>, il est évident que lorsqu'on sait <i>évaluer</i> les fonctions
+simples, la considération des fonctions composées ne présente plus, sous
+ce rapport, aucune difficulté. Sous le point de vue algébrique, une
+fonction composée joue un rôle très-différent de celui des fonctions
+élémentaires qui la constituent, et c'est de là précisément que naissent
+toutes les principales difficultés analytiques. Mais il en est tout
+autrement pour le calcul arithmétique. Ainsi, le nombre des opérations
+arithmétiques, vraiment distinctes, est seulement marqué par celui des
+fonctions abstraites élémentaires, dont j'ai présenté ci-dessus le
+tableau très-peu étendu. L'évaluation de ces dix fonctions donne
+nécessairement celle de toutes les fonctions, en nombre infini, que l'on
+considère dans l'ensemble de l'analyse mathématique, telle, du moins,
+qu'elle existe aujourd'hui. À quelques formules que puisse conduire
+l'élaboration des équations, il n'y aurait lieu à de nouvelles
+opérations arithmétiques que si l'on en venait à créer de véritables
+nouveaux élémens analytiques, dont le nombre sera toujours, quoi qu'il
+arrive, extrêmement petit. Le champ de l'<i>arithmétique</i> est donc, par sa
+nature, infiniment restreint, tandis que celui de l'<i>algèbre</i> est
+rigoureusement indéfini.</p>
+
+<p>Il importe cependant de remarquer que le domaine du <i>calcul des valeurs</i>
+est, en réalité, beaucoup plus étendu qu'on ne se le représente
+communément. Car plusieurs questions, véritablement <i>arithmétiques</i>,
+puisqu'elles consistent dans des <i>évaluations</i>, ne sont point
+ordinairement classées comme telles, parce qu'on a l'habitude de ne les
+traiter que comme incidentes, au milieu d'un ensemble de recherches
+analytiques plus ou moins élevées: la trop haute opinion qu'on se forme
+communément de l'influence des signes est encore la cause principale de
+cette confusion d'idées. Ainsi, non-seulement la construction d'une
+table de logarithmes, mais aussi le calcul des tables trigonométriques,
+sont de véritables opérations arithmétiques d'un genre supérieur. On
+peut citer encore comme étant dans le même cas, quoique dans un ordre
+très-distinct et plus élevé, tous les procédés par lesquels on détermine
+directement la valeur d'une fonction quelconque pour chaque système
+particulier de valeurs attribuées aux quantités dont elle dépend,
+lorsqu'on ne peut point parvenir à connaître généralement la forme
+explicite de cette fonction. Sous ce point de vue, la résolution
+<i>numérique</i> des équations qu'on ne sait pas résoudre <i>algébriquement</i>,
+et de même le calcul des intégrales définies dont on ignore les
+intégrales générales, font réellement partie, malgré les apparences, du
+domaine de l'<i>arithmétique</i>, dans lequel il faut nécessairement
+comprendre tout ce qui a pour objet l'<i>évaluation</i> des fonctions. Les
+considérations relatives à ce but, sont en effet, constamment homogènes,
+de quelques <i>évaluations</i> qu'il s'agisse, et toujours bien distinctes
+des considérations vraiment <i>algébriques</i>.</p>
+
+<p>Pour achever de se former une juste idée de l'étendue réelle du calcul
+des valeurs, on doit y comprendre aussi cette partie de la science
+générale du calcul qui porte aujourd'hui spécialement le nom de
+<i>théorie des nombres</i>, et qui est encore si peu avancée. Cette branche,
+fort étendue par sa nature, mais dont l'importance dans le système
+général de la science n'est pas très-grande, a pour objet de découvrir
+les propriétés inhérentes aux différens nombres en vertu de leurs
+valeurs et indépendamment de toute numération particulière. Elle
+constitue donc une sorte d'<i>arithmétique transcendante</i>; c'est à elle
+que conviendrait effectivement la définition proposée par Newton pour
+l'<i>algèbre</i>.</p>
+
+<p>Le domaine total de l'<i>arithmétique</i> est donc, en réalité, beaucoup plus
+étendu qu'on ne le conçoit ordinairement. Mais, néanmoins, quelque
+développement légitime qu'on puisse lui accorder, il demeure certain
+que, dans l'ensemble de la mathématique abstraite, le <i>calcul des
+valeurs</i> ne sera jamais qu'un point, pour ainsi dire, en comparaison du
+<i>calcul des fonctions</i>, dans lequel la science consiste essentiellement.
+Cette appréciation va devenir encore plus sensible par quelques
+considérations qui me restent à indiquer sur la véritable nature des
+questions arithmétiques en général, quand on les examine d'une manière
+approfondie.</p>
+
+<p>En cherchant à déterminer avec exactitude en quoi consistent proprement
+les <i>évaluations</i>, on reconnaît aisément qu'elles ne sont pas autre
+chose que de véritables <i>transformations</i> des fonctions à évaluer,
+transformations qui, malgré leur but spécial, n'en sont pas moins
+essentiellement de la même nature que toutes celles enseignées par
+l'analyse. Sous ce point de vue, le <i>calcul des valeurs</i> pourrait être
+conçu simplement comme un appendice et une application particulière du
+<i>calcul des fonctions</i>, de telle sorte que l'<i>arithmétique</i>
+disparaîtrait, pour ainsi dire, dans l'ensemble de la mathématique
+abstraite, comme section distincte.</p>
+
+<p>Pour bien comprendre cette considération, il faut observer que, lorsque
+l'on propose d'<i>évaluer</i> un nombre inconnu dont le mode de formation est
+donné, il est, par le seul énoncé même de la question arithmétique, déjà
+défini et exprimé sous une certaine forme; et qu'en l'<i>évaluant</i>, on ne
+fait que mettre son expression sous une autre forme déterminée, à
+laquelle on est habitué à rapporter la notion exacte de chaque nombre
+particulier, en le faisant rentrer dans le système régulier de la
+<i>numération</i>. L'<i>évaluation</i> consiste si bien dans une simple
+<i>transformation</i>, que lorsque l'expression primitive du nombre se trouve
+elle-même conforme à la numération régulière, il n'y a plus, à
+proprement parler, d'<i>évaluation</i>, ou plutôt on répond à la question par
+la question même. Qu'on demande, par exemple, d'ajouter les deux nombres
+trente et sept, on répondra en se bornant à répéter l'énoncé même de la
+question, et on croira néanmoins avoir <i>évalué</i> la somme, ce qui
+signifie que, dans ce cas, la première expression de la fonction n'a pas
+besoin d'être transformée; tandis qu'il n'en serait point ainsi pour
+ajouter vingt-trois et quatorze, car alors la somme ne serait pas
+immédiatement exprimée d'une manière conforme au rang qu'elle occupe
+dans l'échelle fixe et générale de la numération.</p>
+
+<p>En précisant, autant que possible, la considération précédente, on peut
+dire qu'<i>évaluer</i> un nombre n'est autre chose que mettre son expression
+primitive sous la forme</p>
+
+<p class="mid">a+b β+c β<sup>2</sup>+d
+ β<sup>3</sup>+e
+ β<sup>4</sup>.........+p β<sup>m</sup></p>
+
+<p>étant ordinairement égal à 10; et les
+coefficiens a, b, c, d, etc. étant assujétis à ces conditions d'être
+nombres entiers moindres que β, pouvant devenir nuls, mais jamais
+négatifs. Ainsi, toute question arithmétique est susceptible d'être
+posée comme consistant à mettre sous une telle forme une fonction
+abstraite quelconque de diverses quantités que l'on suppose avoir déjà
+elles-mêmes une forme semblable. On pourrait donc ne voir dans les
+différentes opérations de l'arithmétique que de simples cas particuliers
+de certaines transformations algébriques, sauf les difficultés
+spéciales tenant aux conditions relatives à l'état des coefficiens.</p>
+
+<p>Il résulte clairement, de ce qui précède, que la mathématique abstraite
+se compose essentiellement du <i>calcul des fonctions</i>, qui en était
+évidemment déjà la partie la plus importante, la plus étendue, et la
+plus difficile. Tel sera donc désormais le sujet exclusif de nos
+considérations analytiques. Ainsi, sans m'arrêter davantage au <i>calcul
+des valeurs</i>, je vais passer immédiatement à l'examen de la division
+fondamentale du <i>calcul des fonctions</i>.</p>
+
+<p>Nous avons déterminé, au commencement de cette leçon, en quoi consiste
+proprement la véritable difficulté qu'on éprouve à mettre en <i>équation</i>
+les questions mathématiques. C'est essentiellement à cause de
+l'insuffisance du très-petit nombre d'élémens analytiques que nous
+possédons, que la relation du concret à l'abstrait est ordinairement si
+difficile à établir. Essayons maintenant d'apprécier philosophiquement
+le procédé général par lequel l'esprit humain est parvenu, dans un si
+grand nombre de cas importans, à surmonter cet obstacle fondamental.</p>
+
+<p>En considérant directement l'ensemble de cette question capitale, on est
+naturellement conduit à concevoir d'abord un premier moyen pour
+faciliter l'établissement des équations des phénomènes. Puisque le
+principal obstacle à ce sujet vient du trop petit nombre de nos élémens
+analytiques, tout semblerait se réduire à en créer de nouveaux. Mais ce
+parti, quelque naturel qu'il paraisse, est véritablement illusoire,
+quand on l'examine d'une manière approfondie. Quoiqu'il puisse
+certainement être utile, il est aisé de se convaincre de son
+insuffisance nécessaire.</p>
+
+<p>En effet, la création d'une véritable nouvelle fonction abstraite
+élémentaire présente, par elle-même, les plus grandes difficultés. Il y
+a même, dans une telle idée, quelque chose qui semble contradictoire.
+Car un nouvel élément analytique ne remplirait pas évidemment les
+conditions essentielles qui lui sont propres, si on ne pouvait
+immédiatement l'<i>évaluer</i>: or, d'un autre côté, comment <i>évaluer</i> une
+nouvelle fonction qui serait vraiment <i>simple</i>, c'est-à-dire, qui ne
+rentrerait pas dans une combinaison de celles déjà connues? Cela paraît
+presque impossible. L'introduction, dans l'analyse, d'une autre fonction
+abstraite élémentaire, ou plutôt d'un autre couple de fonctions (car
+chacune serait toujours accompagnée de son <i>inverse</i>), suppose donc
+nécessairement la création simultanée d'une nouvelle opération
+arithmétique, ce qui est certainement fort difficile.</p>
+
+<p>Si nous cherchons à nous faire une idée des moyens que l'esprit humain
+pourrait employer pour inventer de nouveaux élémens analytiques, par
+l'examen des procédés à l'aide desquels il a effectivement conçu ceux
+que nous possédons, l'observation nous laisse à cet égard dans une
+entière incertitude, car les artifices dont il s'est déjà servi pour
+cela sont évidemment épuisés. Afin de nous en convaincre, considérons le
+dernier couple de fonctions simples qui ait été introduit dans
+l'analyse, et à la formation duquel nous avons pour ainsi dire assisté,
+savoir le quatrième couple, car, comme je l'ai expliqué, le cinquième
+couple ne constitue pas, à proprement parler, de véritables nouveaux
+élémens analytiques. La fonction a<sup>x</sup>, et, par suite, son inverse, ont
+été formées en concevant sous un nouveau point de vue une fonction déjà
+connue depuis long-temps, les puissances, lorsque la notion en a été
+suffisamment généralisée. Il a suffi de considérer une puissance
+relativement à la variation de l'exposant, au lieu de penser à la
+variation de la base, pour qu'il en résultât une fonction simple
+vraiment nouvelle, la variation suivant alors une marche toute
+différente. Mais cet artifice, aussi simple qu'ingénieux, ne peut plus
+rien fournir. Car, en retournant, de la même manière, tous nos élémens
+analytiques actuels, on n'aboutit qu'à les faire rentrer les uns dans
+les autres.</p>
+
+<p>Nous ne concevons donc nullement de quelle manière on pourrait procéder
+à la création de nouvelles fonctions abstraites élémentaires,
+remplissant convenablement toutes les conditions nécessaires. Ce n'est
+pas à dire, néanmoins, que nous ayons atteint aujourd'hui la limite
+effective posée à cet égard par les bornes de notre intelligence. Il est
+même certain que les derniers perfectionnemens spéciaux de l'analyse
+mathématique ont contribué à étendre nos ressources sous ce rapport, en
+introduisant dans le domaine du calcul certaines intégrales définies,
+qui, à quelques égards, tiennent lieu de nouvelles fonctions simples,
+quoiqu'elles soient loin de remplir toutes les conditions convenables,
+ce qui m'a empêché de les inscrire au tableau des vrais élémens
+analytiques. Mais, tout bien considéré, je crois qu'il demeure
+incontestable que le nombre de ces élémens ne peut s'accroître qu'avec
+une extrême lenteur. Ainsi, ce ne peut être dans un tel procédé que
+l'esprit humain ait puisé ses ressources les plus puissantes pour
+faciliter autant que possible l'établissement des équations.</p>
+
+<p>Ce premier moyen étant écarté, il n'en reste évidemment qu'un seul;
+c'est, vu l'impossibilité de trouver directement les équations entre les
+quantités que l'on considère, d'en chercher de correspondantes entre
+d'autres quantités auxiliaires, liées aux premières suivant une certaine
+loi déterminée, et de la relation desquelles on remonte ensuite à celle
+des grandeurs primitives. Telle est, en effet, la conception,
+éminemment féconde, que l'esprit humain est parvenu à fonder, et qui
+constitue son plus admirable instrument pour l'exploration mathématique
+des phénomènes naturels, l'<i>analyse</i> dite <i>transcendante</i>.</p>
+
+<p>En thèse philosophique générale, les quantités auxiliaires que l'on
+introduit, au lieu des grandeurs primitives ou concurremment avec elles,
+pour faciliter l'établissement des équations, pourraient dériver suivant
+une loi quelconque des élémens immédiats de la question. Ainsi, cette
+conception a beaucoup plus de portée que ne lui en ont supposé
+communément, même les plus profonds géomètres. Il importe extrêmement de
+se la représenter dans toute son étendue logique; car c'est peut-être en
+établissant un mode général de <i>dérivation</i> autre que celui auquel on
+s'est constamment borné jusqu'ici, bien qu'il ne soit pas, évidemment,
+le seul possible, qu'on parviendra un jour à perfectionner
+essentiellement l'ensemble de l'analyse mathématique, et par suite à
+fonder, pour l'investigation des lois de la nature, des moyens encore
+plus puissans que nos procédés actuels, susceptibles, sans doute,
+d'épuisement.</p>
+
+<p>Mais, pour n'avoir égard qu'à la constitution présente de la science,
+les seules quantités auxiliaires introduites habituellement à la place
+des quantités primitives dans l'<i>analyse transcendante</i>, sont ce qu'on
+appelle les élémens <i>infiniment petits</i>, les <i>différentielles</i> de divers
+ordres de ces quantités, si l'on conçoit cette analyse à la manière de
+Leïbnitz; ou les <i>fluxions</i>, les <i>limites</i> des rapports des
+accroissemens simultanés des quantités primitives comparées les unes aux
+autres, ou, plus brièvement, les <i>premières</i> et <i>dernières raisons</i> de
+ces accroissemens, en adoptant la conception de Newton; ou bien, enfin,
+les <i>dérivées</i> proprement dites de ces quantités, c'est-à-dire, les
+coefficiens des différens termes de leurs accroissemens respectifs,
+d'après la conception de Lagrange. Ces trois manières principales
+d'envisager notre analyse transcendante actuelle, et toutes les autres
+moins distinctement tranchées que l'on a proposées successivement, sont,
+par leur nature, nécessairement identiques, soit dans le calcul, soit
+dans l'application, ainsi que je l'expliquerai d'une manière générale
+dans la sixième leçon. Quant à leur valeur relative, nous verrons alors
+que la conception de Leïbnitz a jusqu'ici, dans l'usage, une supériorité
+incontestable, mais que son caractère logique est éminemment vicieux;
+tandis que la conception de Lagrange, admirable par sa simplicité, par
+sa perfection logique, par l'unité philosophique qu'elle a établie dans
+l'ensemble de l'analyse mathématique, jusqu'alors partagée en deux
+mondes presque indépendans, présente encore, dans les applications, de
+graves inconvéniens, en ralentissant la marche de l'intelligence: la
+conception de Newton tient à peu près le milieu sous ces divers
+rapports, étant moins rapide, mais plus rationnelle que celle de
+Leïbnitz, moins philosophique, mais plus applicable que celle de
+Lagrange.</p>
+
+<p>Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer avec exactitude comment la
+considération de ce genre de quantités auxiliaires introduites dans les
+équations à la place des grandeurs primitives facilite réellement
+l'expression analytique des lois des phénomènes. La sixième leçon sera
+spécialement consacrée à cet important sujet, envisagé sous les
+différens points de vue généraux auxquels a donné lieu l'analyse
+transcendante. Je me borne en ce moment à considérer cette conception de
+la manière la plus générale, afin d'en déduire la division fondamentale
+du <i>calcul des fonctions</i> en deux calculs essentiellement distincts,
+dont l'enchaînement, pour la solution complète d'une même question
+mathématique, est invariablement déterminé.</p>
+
+<p>Sous ce rapport, et dans l'ordre rationnel des idées, l'analyse
+transcendante se présente comme étant nécessairement la première,
+puisqu'elle a pour but général de faciliter l'établissement des
+équations, ce qui doit évidemment précéder la <i>résolution</i> proprement
+dite de ces équations, qui est l'objet de l'analyse ordinaire. Mais,
+quoiqu'il importe éminemment de concevoir ainsi le véritable
+enchaînement de ces deux analyses, il n'en est pas moins convenable,
+conformément à l'usage constant, de n'étudier l'analyse transcendante
+qu'après l'analyse ordinaire; car, si, au fond, elle en est par
+elle-même logiquement indépendante, ou que, du moins, il soit possible
+aujourd'hui de l'en dégager essentiellement, il est clair que son emploi
+dans la solution des questions ayant toujours plus ou moins besoin
+d'être complété par celui de l'analyse ordinaire, on serait contraint de
+laisser les questions en suspens, si celle-ci n'avait été étudiée
+préalablement.</p>
+
+<p>En résultat de ce qui précède, le <i>calcul des fonctions</i>, ou
+l'<i>algèbre</i>, en prenant ce mot dans sa plus grande extension, se compose
+de deux branches fondamentales distinctes, dont l'une a pour objet
+immédiat la <i>résolution</i> des équations, lorsque celles-ci sont
+immédiatement établies entre les grandeurs mêmes que l'on considère; et
+dont l'autre, partant d'équations, beaucoup plus aisées à former en
+général, entre des quantités indirectement liées à celles du problème, a
+pour destination propre et constante d'en déduire, par des procédés
+analytiques invariables, les équations correspondantes entre les
+grandeurs directes que l'on considère, ce qui fait rentrer la question
+dans le domaine du calcul précédent. Le premier calcul porte, le plus
+souvent, le nom d'<i>analyse ordinaire</i>, ou d'<i>algèbre</i> proprement dite;
+le second constitue ce qu'on appelle l'<i>analyse transcendante</i>, qui a
+été désignée par les diverses dénominations de <i>calcul infinitésimal</i>,
+<i>calcul des fluxions et des fluentes</i>, <i>calcul des évanouissans</i>, etc.,
+selon le point de vue sous lequel on l'a conçue. Pour écarter toute
+considération étrangère, je proposerai de la nommer <i>calcul des
+fonctions indirectes</i>, en donnant à l'analyse ordinaire le titre de
+<i>calcul des fonctions directes</i>. Ces expressions, que je forme
+essentiellement en généralisant et en précisant les idées de Lagrange,
+sont destinées à indiquer simplement avec exactitude le véritable
+caractère général propre à chacune des deux analyses.</p>
+
+<p>Ayant établi la division fondamentale de l'analyse mathématique, je dois
+maintenant considérer séparément l'ensemble de chacune de ses deux
+parties, en commençant par le <i>calcul des fonctions directes</i>, et
+réservant ensuite des développemens plus étendus aux diverses branches
+du <i>calcul des fonctions indirectes</i>.</p>
+<a name="l5" id="l5"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>CINQUIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Considérations générales sur le calcul des fonctions directes.</p>
+
+<p>D'après l'explication générale qui termine la leçon précédente, le
+<i>calcul des fonctions directes</i>, ou l'<i>algèbre</i> proprement dite, suffit
+entièrement à la solution des questions mathématiques, quand elles sont
+assez simples pour qu'on puisse former immédiatement les équations entre
+les grandeurs mêmes que l'on considère, sans qu'il soit nécessaire
+d'introduire à leur place ou conjointement avec elles aucun système de
+quantités auxiliaires <i>dérivées</i> des premières. À la vérité, dans le
+plus grand nombre des cas importans, son emploi a besoin d'être précédé
+et préparé par celui du <i>calcul des fonctions indirectes</i>, destiné à
+faciliter l'établissement des équations. Mais quoique le rôle de
+l'algèbre ne soit alors que secondaire, elle n'en a pas moins toujours
+une part nécessaire dans la solution complète de la question, en sorte
+que le <i>calcul des fonctions directes</i> doit continuer à être, par sa
+nature, la base fondamentale de toute l'analyse mathématique. Nous
+devons donc, avant d'aller plus loin, considérer, d'une manière
+générale, la composition rationnelle de ce calcul, et le degré de
+développement auquel il est parvenu aujourd'hui.</p>
+
+<p>L'objet définitif de ce calcul étant la <i>résolution</i> proprement dite des
+<i>équations</i>, c'est-à-dire, la découverte du mode de formation des
+quantités inconnues par les quantités connues d'après les <i>équations</i>
+qui existent entre elles; il présente naturellement autant de parties
+différentes que l'on peut concevoir de classes d'équations vraiment
+distinctes; et par conséquent, son étendue propre est rigoureusement
+indéfinie, le nombre des fonctions analytiques susceptibles d'entrer
+dans les équations, étant par lui-même tout-à-fait illimité, bien
+qu'elles ne soient composées que d'un très-petit nombre d'élémens
+primitifs.</p>
+
+<p>La classification rationnelle des équations, doit être évidemment
+déterminée par la nature des élémens analytiques dont se composent leurs
+membres; toute autre classification serait essentiellement arbitraire.
+Sous ce rapport, les analystes divisent d'abord les équations à une ou à
+plusieurs variables en deux classes principales, selon qu'elles ne
+contiennent que des fonctions des trois premiers couples (<i>voy.</i> le
+tableau, 4<sup>e</sup>. leçon, page 173), ou qu'elles renferment aussi des
+fonctions, soit exponentielles, soit circulaires. Les dénominations de
+fonctions <i>algébriques</i> et fonctions <i>transcendantes</i>, données
+communément à ces deux groupes principaux d'élémens analytiques, sont,
+sans doute, fort peu convenables. Mais la division universellement
+établie entre les équations correspondantes, n'en est pas moins
+très-réelle, en ce sens que la résolution des équations contenant les
+fonctions dites <i>transcendantes</i>, présente nécessairement plus de
+difficultés que celles des équations dites <i>algébriques</i>. Aussi l'étude
+des premières est-elle jusqu'ici excessivement imparfaite, à tel point
+que souvent la résolution des plus simples d'entre elles, nous est
+encore inconnue<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a>
+<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a>; c'est sur l'élaboration des secondes que portent
+presqu'exclusivement nos méthodes analytiques.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote7"
+name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7">
+(retour) </a> Quelque simple que puisse paraître, par
+ exemple, l'équation<br> a<sup>x</sup> + b<sup>x</sup> = c<sup>x</sup> on ne sait point
+ encore la <i>résoudre</i>; ce qui peut donner une idée de
+ l'extrême imperfection de cette partie de l'algèbre.
+</blockquote>
+
+<p>Ne considérant maintenant que ces équations <i>algébriques</i>, il faut
+observer d'abord que, quoiqu'elles puissent souvent contenir des
+fonctions <i>irrationnelles</i> des inconnues aussi bien que des fonctions
+<i>rationnelles</i>; on peut toujours, par des transformations plus ou moins
+faciles, faire rentrer le premier cas dans le second; en sorte que c'est
+de ce dernier que les analystes ont dû s'occuper uniquement, pour
+résoudre toutes les équations <i>algébriques</i>.</p>
+
+<p>Dans l'enfance de l'algèbre, ces équations avaient été classées d'après
+le nombre de leurs termes. Mais cette classification était évidemment
+vicieuse; comme séparant des cas réellement semblables, et en réunissant
+d'autres qui n'avaient rien de commun qu'un caractère sans aucune
+importance véritable<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a>
+<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>. Elle n'a été maintenue que pour les équations à
+deux termes, susceptibles, en effet, d'une résolution commune qui leur
+est propre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote8"
+name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8">
+(retour) </a> On a commis plus tard la même erreur momentanée
+ dans les premiers temps du calcul infinitésimal, pour
+ l'intégration des équations différentielles.
+</blockquote>
+
+<p>La classification des équations, d'après ce qu'on appelle leurs
+<i>degrés</i>, universellement admise depuis long-temps par les analystes,
+est, au contraire, éminemment naturelle, et mérite d'être signalée ici.
+Car, en ne comparant, dans chaque <i>degré</i>, que les équations qui se
+correspondent, quant à leur complication relative, on peut dire que
+cette distinction détermine rigoureusement la difficulté plus ou moins
+grande de leur <i>résolution</i>. Cette gradation est sensible
+effectivement, pour toutes les équations que l'on sait résoudre. Mais
+on peut s'en rendre compte d'une manière générale, indépendamment du
+fait de la résolution. Il suffit, pour cela, de considérer que
+l'équation la plus générale de chaque degré comprend nécessairement
+toutes celles des divers degrés inférieurs, en sorte qu'il en doit être
+ainsi de la formule qui détermine l'inconnue. En conséquence, quelque
+faible qu'on pût supposer <i>à priori</i> la difficulté propre au <i>degré</i> que
+l'on considère, comme elle se complique inévitablement, dans
+l'exécution, de celles que présentent tous les <i>degrés</i> précédens, la
+résolution offre donc réellement plus d'obstacles à mesure que le degré
+de l'équation s'élève.</p>
+
+<p>Cet accroissement de difficulté est tel, que jusqu'ici la résolution des
+équations algébriques ne nous est connue que dans les quatre premiers
+degrés seulement. À cet égard, l'algèbre n'a pas fait de progrès
+considérables depuis les travaux de Descartes, et des analystes italiens
+du seizième siècle, quoique, dans les deux derniers siècles, il n'ait
+peut-être pas existé un seul géomètre qui ne se soit occupé de pousser
+plus avant la résolution des équations. L'équation générale du cinquième
+degré elle-même, a jusqu'ici résisté à toutes les tentatives.</p>
+
+<p>La complication toujours croissante que doivent nécessairement
+présenter les formules pour résoudre les équations à mesure que le degré
+augmente, l'extrême embarras qu'occasione déjà l'usage de la formule du
+quatrième degré, et qui le rend presqu'inapplicable, ont déterminé les
+analystes à renoncer, par un accord tacite, à poursuivre de semblables
+recherches, quoiqu'ils soient loin de regarder comme impossible
+d'obtenir jamais la résolution des équations du cinquième degré, et de
+plusieurs autres degrés supérieurs. La seule question de ce genre, qui
+offrirait vraiment une grande importance, du moins sous le rapport
+logique, ce serait la résolution générale des équations algébriques d'un
+degré quelconque. Or, plus on médite sur ce sujet, plus on est conduit à
+penser, avec Lagrange, qu'il surpasse réellement la portée effective de
+notre intelligence. Il faut d'ailleurs observer que la formule qui
+exprimerait la <i>racine</i> d'une équation du degré m devrait nécessairement
+renfermer des radicaux de l'ordre m (ou des fonctions d'une multiplicité
+équivalente), à cause des m déterminations quelle doit comporter.
+Puisque nous avons vu, de plus, qu'elle doit aussi embrasser, comme cas
+particulier, celle qui correspond à tout autre degré inférieur, il
+s'ensuit qu'elle contiendrait, en outre, inévitablement, des radicaux de
+l'ordre m-1, d'autres de l'ordre m-2, etc., de telle manière que, s'il
+était possible de la découvrir, elle offrirait presque toujours une trop
+grande complication pour pouvoir être utilement employée, à moins qu'on
+ne parvînt à la simplifier, en lui conservant cependant toute la
+généralité convenable, par l'introduction d'un nouveau genre d'élémens
+analytiques, dont nous n'avons encore aucune idée. Il y a donc lieu de
+croire que, sans avoir déjà atteint sous ce rapport les bornes imposées
+par la faible portée de notre intelligence, nous ne tarderions pas à les
+rencontrer en prolongeant avec une activité forte et soutenue cette
+série de recherches.</p>
+
+<p>Il importe d'ailleurs d'observer que, même en supposant obtenue la
+résolution des équations <i>algébriques</i> d'un degré quelconque, on
+n'aurait encore traité qu'une très-petite partie de l'<i>algèbre</i>
+proprement dite, c'est-à-dire, du calcul des fonctions directes,
+embrassant la résolution de toutes les équations que peuvent former les
+fonctions analytiques aujourd'hui connues. Enfin, pour achever
+d'éclaircir la considération philosophique de ce sujet, il faut
+reconnaître que, par une loi irrécusable de la nature humaine, nos
+moyens pour concevoir de nouvelles questions étant beaucoup plus
+puissans que nos ressources pour les résoudre, ou, en d'autres termes,
+l'esprit humain étant bien plus apte à imaginer qu'à raisonner, nous
+resterons nécessairement toujours au-dessous de la difficulté, à quelque
+degré de développement que parviennent jamais nos travaux intellectuels.
+Ainsi, quand même on découvrirait un jour la résolution complète de
+toutes les équations analytiques actuellement connues, ce qui, à
+l'examen, doit être jugé tout-à-fait chimérique, il n'est pas douteux
+qu'avant d'atteindre à ce but, et probablement même comme moyen
+subsidiaire, on aurait déjà surmonté la difficulté bien moindre, quoique
+très-grande cependant, de concevoir de nouveaux élémens analytiques,
+dont l'introduction donnerait lieu à des classes d'équations que nous
+ignorons complétement aujourd'hui; en sorte qu'une pareille imperfection
+relative de la science algébrique se reproduirait encore, malgré
+l'accroissement réel, très-important d'ailleurs, de la masse absolue de
+nos connaissances.</p>
+
+<p>Dans l'état présent de l'algèbre, la résolution complète des équations
+des quatre premiers degrés, des équations binomes quelconques, de
+certaines équations spéciales des degrés supérieurs, et d'un très-petit
+nombre d'équations exponentielles, logarithmiques, ou circulaires,
+constituent donc les méthodes fondamentales que présente le calcul des
+fonctions directes pour la solution des problèmes mathématiques. Mais,
+avec des élémens aussi bornés, les géomètres n'en sont pas moins
+parvenus à traiter, d'une manière vraiment admirable, un très-grand
+nombre de questions importantes, comme nous le reconnaîtrons
+successivement dans la suite de ce volume. Les perfectionnemens généraux
+introduits depuis un siècle dans le système total de l'analyse
+mathématique ont eu pour caractère principal d'utiliser à un degré
+immense ce peu de connaissances acquises sur le calcul des fonctions
+directes, au lieu de tendre à les augmenter. Ce résultat a été obtenu à
+un tel point, que le plus souvent ce calcul n'a de rôle effectif dans la
+solution complète des diverses questions que par ses parties les plus
+simples, celles qui se rapportent aux équations des deux premiers
+degrés, à une seule ou à plusieurs variables.</p>
+
+<p>L'extrême imperfection de l'algèbre, relativement à la résolution des
+équations, a déterminé les analystes à s'occuper d'une nouvelle classe
+de questions, dont il importe de marquer ici le véritable caractère.
+Quand ils ont cru devoir renoncer à poursuivre plus long-temps la
+résolution des équations algébriques des degrés supérieurs au quatrième,
+ils se sont occupés de suppléer, autant que possible, à cette immense
+lacune, par ce qu'ils ont nommé la <i>résolution numérique</i> des équations.
+Ne pouvant obtenir, dans la plupart des cas, la <i>formule</i> qui exprime
+quelle fonction explicite l'inconnue est des données, on a cherché, à
+défaut de cette résolution, la seule réellement <i>algébrique</i>, à
+déterminer, du moins, indépendamment de cette formule, la <i>valeur</i> de
+chaque inconnue pour tel ou tel système désigné de valeurs particulières
+attribuées aux données. Par les travaux successifs des analystes, cette
+opération incomplète et bâtarde, qui présente un mélange intime des
+questions vraiment algébriques avec des questions purement
+arithmétiques, a pu, du moins, être entièrement effectuée dans tous les
+cas, pour des équations d'un degré et même d'une forme quelconques. Sous
+ce rapport, les méthodes qu'on possède aujourd'hui sont suffisamment
+générales, quoique les calculs auxquels elles conduisent soient souvent
+presque inexécutables, à cause de leur complication. Il ne reste donc
+plus, à cet égard, qu'à simplifier assez les procédés pour qu'ils
+deviennent régulièrement applicables, ce qu'on peut espérer d'obtenir
+dans la suite. D'après cet état du calcul des fonctions directes, on
+s'efforce ensuite, dans l'application de ce calcul, de disposer, autant
+que possible, les questions proposées de façon à n'exiger finalement que
+cette résolution <i>numérique</i> des équations.</p>
+
+<p>Quelque précieuse que soit évidemment une telle ressource, à défaut de
+la véritable solution, il est essentiel de ne pas méconnaître le vrai
+caractère de ces procédés, que les analystes regardent avec raison
+comme une algèbre fort imparfaite. En effet, il s'en faut de beaucoup
+que nous puissions toujours réduire nos questions mathématiques à ne
+dépendre, en dernière analyse, que de la résolution <i>numérique</i> des
+équations. Cela ne se peut que pour les questions tout-à-fait isolées,
+ou vraiment finales, c'est-à-dire, pour le plus petit nombre. La plupart
+des questions ne sont, en effet, que préparatoires, et destinées à
+servir de préliminaire indispensable à la solution d'autres questions.
+Or, pour un tel but, il est évident que ce n'est pas la <i>valeur</i>
+effective de l'inconnue qu'il importe de découvrir, mais la <i>formule</i>
+qui montre comment elle dérive des autres quantités considérées. C'est
+ce qui arrive, par exemple, dans un cas très-étendu, toutes les fois
+qu'une question déterminée renferme simultanément plusieurs inconnues.
+Il s'agit alors, comme on sait, d'en faire, avant tout, la séparation.
+En employant convenablement, à cet effet, le procédé simple et général
+heureusement imaginé par les analystes, et qui consiste à rapporter
+l'une des inconnues à toutes les autres, la difficulté disparaîtrait
+constamment, si l'on savait toujours résoudre algébriquement les
+équations considérées, sans que la résolution <i>numérique</i> puisse être
+alors d'aucune utilité. C'est uniquement faute de connaître la
+résolution <i>algébrique</i> des équations à une seule inconnue, qu'on est
+obligé de traiter l'<i>élimination</i> comme une question distincte, qui
+forme une des plus grandes difficultés spéciales de l'algèbre ordinaire.
+Quelque pénibles que soient les méthodes à l'aide desquelles on surmonte
+cette difficulté, elles ne sont pas même applicables d'une manière
+entièrement générale, à l'élimination d'une inconnue entre deux
+équations de forme quelconque.</p>
+
+<p>Dans les questions les plus simples, et lorsqu'on n'a véritablement à
+résoudre qu'une seule équation à une seule inconnue, cette résolution
+<i>numérique</i> n'en est pas moins un procédé très-imparfait, même quand
+elle est strictement suffisante. Elle présente, en effet, ce grave
+inconvénient d'obliger à refaire toute la suite des opérations pour le
+plus léger changement qui peut survenir dans une seule des quantités
+considérées, quoique leur relation reste toujours la même, sans que les
+calculs faits pour un cas puissent dispenser en aucune manière de ceux
+qui concernent un autre cas très-peu différent, faute d'avoir pu
+abstraire et traiter distinctement cette partie purement algébrique de
+la question qui est commune à tous les cas résultant de la simple
+variation des nombres donnés.</p>
+
+<p>D'après les considérations précédentes, le calcul des fonctions
+directes, envisagé dans son état actuel, se divise donc naturellement en
+deux parties fort distinctes, suivant qu'on traite de la résolution
+<i>algébrique</i> des équations ou de leur résolution <i>numérique</i>. La
+première partie, la seule vraiment satisfaisante, est malheureusement
+fort peu étendue, et restera vraisemblablement toujours très-bornée; la
+seconde, le plus souvent insuffisante, a du moins l'avantage d'une
+généralité beaucoup plus grande. La nécessité de distinguer nettement
+ces deux parties est évidente, à cause du but essentiellement différent
+qu'on se propose dans chacune, et par suite, du point de vue propre sous
+lequel on y considère les quantités. De plus, si on les envisage
+relativement aux diverses méthodes dont chacune est composée, on trouve
+dans leur distribution rationnelle une marche toute différente. En
+effet, la première partie doit se diviser d'après la nature des
+équations que l'on sait résoudre, et indépendamment de toute
+considération relative aux <i>valeurs</i> des inconnues. Dans la seconde
+partie, au contraire, ce n'est pas suivant les <i>degrés</i> des équations
+que les procédés se distinguent naturellement, puisqu'ils sont
+applicables à des équations d'un degré quelconque; c'est selon l'espèce
+numérique des <i>valeurs</i> des inconnues. Car, pour calculer directement
+ces nombre sans les déduire des formules qui en feraient connaître les
+expressions, le moyen ne saurait évidemment être le même, quand les
+nombres ne sont susceptibles d'être évalués que par une suite
+d'approximations toujours incomplète, que lorsqu'on peut les obtenir
+exactement. Cette distinction si importante, dans la résolution
+numérique des équations, des racines incommensurables, et des racines
+commensurables, qui exigent des principes tout-à-fait différens pour
+leur détermination, est entièrement insignifiante dans là résolution
+algébrique, où la nature <i>rationnelle</i> ou <i>irrationnelle</i> des nombres
+obtenus est un simple accident du calcul, qui ne peut exercer aucune
+influence sur les procédés employés. C'est, en un mot, une simple
+considération arithmétique. On en peut dire autant, quoique à un moindre
+degré, de la distinction des racines commensurables elles-mêmes en
+entières et fractionnaires. Enfin, il en est aussi de même, à plus forte
+raison, pour la classification la plus générale des racines, en
+<i>réelles</i> et <i>imaginaires</i>. Toutes ces diverses considérations, qui sont
+prépondérantes quant à la résolution numérique des équations, et qui
+n'ont aucune importance dans la résolution algébrique, rendent de plus
+en plus sensible la nature essentiellement distincte de ces deux parties
+principales de l'algèbre proprement dite.</p>
+
+<p>Ces deux parties, qui constituent l'objet immédiat du calcul des
+fonctions directes, sont dominées par une troisième purement
+spéculative, à laquelle l'une et l'autre empruntent leurs ressources les
+plus puissantes, et qui a été très-exactement désignée par le nom
+général de <i>théorie des équations</i>, quoique cependant elle ne porte
+encore que sur les équations dites <i>algébriques</i>. La résolution
+numérique des équations, à cause de sa généralité, exige spécialement
+cette base rationnelle.</p>
+
+<p>Cette dernière branche si importante de l'algèbre se divise
+naturellement en deux ordres de questions, d'abord celles qui se
+rapportent à la composition des équations, et ensuite celles qui
+concernent leur transformation; ces dernières ayant pour objet de
+modifier les racines d'une équation sans les connaître, suivant une loi
+quelconque donnée, pourvu que cette loi soit uniforme relativement à
+toutes ces racines<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a>
+<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote9"
+name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9">
+(retour) </a> Je crois devoir, au sujet de la théorie des
+ équations, signaler ici une lacune de quelque importance. Le
+ principe fondamental sur lequel elle repose, et qui est si
+ fréquemment appliqué dans toute l'analyse mathématique, la
+ décomposition des fonctions algébriques, rationnelles, et
+ entières, d'un degré quelconque, en facteurs du premier
+ degré, n'est jamais employé que pour les fonctions d'une
+ seule variable, sans que personne ait examiné si on doit
+ l'étendre aux fonctions de plusieurs variables, ce que
+ néanmoins on ne devrait pas laisser incertain. Quant aux
+ fonctions de deux ou de trois variables, les considérations
+ géométriques décident clairement, quoique d'une manière
+ indirecte, que leur décomposition en facteurs est
+ ordinairement impossible; car il en résulterait que chaque
+ classe correspondante d'équations ne pourrait représenter
+ une ligne ou une surface <i>sui generis</i>, et que son lieu
+ géométrique rentrerait toujours dans le système de ceux
+ appartenant à des équations de degré inférieur, de telle
+ sorte que, de proche en proche, toute équation ne produirait
+ jamais que des lignes droites ou des plans. Mais,
+ précisément à cause de cette interprétation concrète, ce
+ théorème, quoique purement négatif, me semble avoir une si
+ grande importance pour la géométrie analytique, que je
+ m'étonne qu'on n'ait pas cherché à établir directement une
+ différence aussi caractéristique entre les fonctions à une
+ seule variable et celles à plusieurs variables. Je vais
+ rapporter ici sommairement la démonstration abstraite et
+ générale que j'en ai trouvée, quoiqu'elle fût plus
+ convenablement placée dans un traité spécial.
+
+<p> 1º Si ∫(x,y) pouvait se décomposer en facteurs du premier
+ degré, on les obtiendrait en résolvant l'équation ∫(x,y)=0.
+ Or, d'après les considérations indiquées dans le texte,
+ cette équation, résolue par rapport à x, fournirait des
+ formules qui contiendraient nécessairement divers radicaux,
+ dans lesquels entrerait y. Les fonctions de y, renfermées
+ sous chaque radical, ne sauraient évidemment être en général
+ des puissances parfaites. Or, il faudrait qu'elles le
+ devinssent pour que les facteurs élémentaires correspondans
+ de ∫(x,y), et qui sont déjà du premier degré en x, fussent
+ aussi du premier degré, ou même simplement rationnels,
+ relativement à y. Cela ne pourra donc avoir lieu que dans
+ certains cas particuliers, lorsque les coefficiens
+ rempliront les conditions plus ou moins nombreuses, mais
+ constamment déterminées, qu'exige la disparition des
+ radicaux. Le même raisonnement s'appliquerait évidemment, à
+ bien plus forte raison, aux fonctions de trois, quatre, etc.
+ variables.</p>
+
+<p> 2º Une autre démonstration, de nature très-différente, se
+ tire de la mesure du degré de généralité des fonctions à
+ plusieurs variables, lequel s'estime par le nombre de
+ constantes arbitraires entrant dans leur expression la plus
+ complète et la plus simple. Je me bornerai à l'indiquer pour
+ les fonctions de deux variables; il serait aisé de l'étendre
+ à celles qui en contiennent davantage.</p>
+
+<p> On sait que le nombre de constantes arbitraires contenues
+ dans la formule générale d'une fonction du degré m à deux
+ variables, est</p>
+
+ <p class="mid"><span class="underl">m(m+3)</span><br>2.</p>
+
+ <p> Or, si une telle fonction
+ pouvait seulement se décomposer en deux facteurs, l'un du
+ degré n, et l'autre du degré m-n, le produit renfermerait un
+ nombre de constantes arbitraires égal à</p>
+
+
+
+ <span class="underl">n(n+3)</span> + <span class="underl">(m-n)</span>&nbsp;&nbsp;<span class="underl">(m-n+3)</span><br>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;2&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;2
+
+ <p>Ce nombre étant, comme il est aisé
+ de le voir, inférieur au précédent de n(m-n), il en résulte
+ qu'un tel produit, ayant moins de généralité que la fonction
+ primitive, ne peut la représenter constamment. On voit même
+ qu'une telle comparaison exigerait n(m-n) relations
+ spéciales entre les coefficiens de cette fonction, qu'on
+ trouverait aisément en développant l'identité.</p>
+
+<p> Ce nouveau genre de démonstration, fondé sur une
+ considération ordinairement négligée, pourrait probablement
+ être employé avec avantage dans plusieurs autres
+ circonstances..</p>
+</blockquote>
+
+<p>Pour compléter cette rapide énumération générale des diverses parties
+essentielles du calcul des fonctions directes, je dois enfin mentionner
+expressément une des théories les plus fécondes et les plus importantes
+de l'algèbre proprement dite, celle relative à la transformation des
+fonctions en séries à l'aide de ce qu'on appelle la méthode des
+coefficiens indéterminés. Cette méthode, si éminemment analytique, et
+qui doit être regardée comme une des découvertes les plus remarquables
+de Descartes, a sans doute perdu de son importance depuis l'invention et
+le développement du calcul infinitésimal, dont elle pouvait tenir lieu
+si heureusement sous quelques rapports particuliers. Mais l'extension
+croissante de l'analyse transcendante, quoique ayant rendu cette méthode
+bien moins nécessaire, en a, d'un autre côté, multiplié les applications
+et agrandi les ressources; en sorte que par l'utile combinaison qui
+s'est finalement opérée entre les deux théories, l'usage de la méthode
+des coefficiens indéterminés est devenu aujourd'hui beaucoup plus étendu
+qu'il ne l'était même avant la formation du calcul des fonctions
+indirectes.</p>
+
+<p>Après avoir esquissé le tableau général de l'algèbre proprement dite, il
+me reste maintenant à présenter quelques considérations sur divers
+points principaux du calcul des fonctions directes, dont les notions
+peuvent être utilement éclaircies par un examen philosophique.</p>
+
+<p>Les difficultés relatives à plusieurs symboles singuliers auxquels
+conduisent les calculs algébriques et notamment aux expressions dites
+<i>imaginaires</i>, ont été, ce me semble, beaucoup exagérées par suite des
+considérations purement méthaphysiques qu'on s'est efforcé d'y
+introduire, au lieu d'envisager ces résultats anormaux sous leur vrai
+point de vue, comme de simples faits analytiques. En les concevant
+ainsi, il est aisé de reconnaître, en thèse générale, que l'esprit de
+l'analyse mathématique consistant à considérer les grandeurs sous le
+seul point de vue de leurs relations, et indépendamment de toute idée de
+valeur déterminée, il en résulte nécessairement pour les analystes
+l'obligation constante d'admettre indifféremment toutes les sortes
+d'expressions quelconques que pourront engendrer les combinaisons
+algébriques. S'ils voulaient s'en interdire une seule, à raison de sa
+singularité apparente, comme elle est toujours susceptible de se
+présenter d'après certaines suppositions particulières sur les valeurs
+des quantités considérées, ils seraient contraints d'altérer la
+généralité de leurs conceptions, et en introduisant ainsi, dans chaque
+raisonnement, une suite de distinctions vraiment étrangères, ils
+feraient perdre à l'analyse mathématique, son principal avantage
+caractéristique, la simplicité et l'uniformité des idées qu'elle
+combine. L'embarras que l'intelligence éprouve ordinairement au sujet de
+ces expressions singulières, me paraît provenir essentiellement de la
+confusion vicieuse qu'elle fait à son insçu entre l'idée de <i>fonction</i>
+et l'idée de <i>valeur</i>, ou, ce qui revient au même, entre le point de vue
+<i>algébrique</i>, et le point de vue <i>arithmétique</i>. Si la nature de cet
+ouvrage me permettait de présenter à cet égard les développemens
+suffisans, il me serait, je crois, facile, par un usage convenable des
+considérations indiquées dans cette leçon et dans les deux précédentes,
+de dissiper les nuages dont une fausse manière de voir entoure
+habituellement ces diverses notions. Le résultat de cet examen
+démontrerait expressément que l'analyse mathématique est, par sa nature,
+beaucoup plus claire, sous les différens rapports dont je viens de
+parler, que ne le croient communément les géomètres eux-mêmes, égarés
+par les objections vicieuses des métaphysiciens.</p>
+
+<p>Relativement aux quantités négatives, qui, par suite du même esprit
+métaphysique, ont donné lieu à tant de discussions déplacées, aussi
+dépourvues de tout fondement rationnel que dénuées de toute véritable
+utilité scientifique, il faut distinguer, en considérant toujours le
+simple fait analytique, entre leur signification abstraite et leur
+interprétation concrète, qu'on a presque toujours confondues jusqu'à
+présent. Sous le premier rapport, la théorie des quantités négatives
+peut être établie d'une manière complète par une seule vue algébrique.
+Quant à la nécessité d'admettre ce genre de résultats concurremment avec
+tout autre, elle dérive de la considération générale que je viens de
+présenter: et quant à leur emploi comme artifice analytique pour rendre
+les formules plus étendues, ce mécanisme de calcul ne peut réellement
+donner lieu à aucune difficulté sérieuse. Ainsi, on peut envisager la
+théorie abstraite des quantités négatives comme ne laissant rien
+d'essentiel à désirer: elle ne présente vraiment d'obstacles que ceux
+qu'on y introduit mal à propos par des considérations sophistiques.
+Mais, il n'en est nullement de même pour leur théorie concrète.</p>
+
+<p>Sous ce point de vue, elle consiste essentiellement dans cette admirable
+propriété des signes + et - de représenter analytiquement les
+oppositions de sens dont sont susceptibles certaines grandeurs. Ce
+théorème général sur les relations du concret à l'abstrait en
+mathématique, est une des plus belles découvertes que nous devions au
+génie de Descartes, qui l'a obtenue comme un simple résultat de
+l'observation philosophique convenablement dirigée. Un grand nombre de
+géomètres ont tenté depuis d'en établir directement la démonstration
+générale. Mais jusqu'ici leurs efforts ont été illusoires, soit qu'ils
+aient essayé de trancher la difficulté par de vaines considérations
+métaphysiques, ou par des comparaisons très-hasardées, soit qu'ils aient
+pris de simples vérifications dans quelque cas particulier plus ou moins
+borné pour de véritables démonstrations. Ces diverses tentatives
+vicieuses, et le mélange hétérogène du point de vue abstrait avec le
+point de vue concret, ont même introduit communément à cet égard une
+telle confusion, qu'il devient nécessaire d'énoncer ici distinctement le
+fait général, soit qu'on veuille se contenter d'en faire usage, soit
+qu'on se propose de l'expliquer. Il consiste, indépendamment de toute
+explication, en ce que: si dans une équation quelconque exprimant la
+relation de certaines quantités susceptibles d'opposition de sens, une
+ou plusieurs de ces quantités viennent à être comptées dans un sens
+contraire à celui qu'elles affectaient quand l'équation a été
+primitivement établie; il ne sera pas nécessaire de former directement
+une nouvelle équation pour ce second état du phénomène; il suffira de
+changer, dans la première équation, le signe de chacune des quantités
+qui auront changé de sens, et l'équation ainsi modifiée coïncidera
+toujours rigoureusement avec celle qu'on aurait trouvée en recommençant
+à chercher pour ce nouveau cas la loi analytique du phénomène. C'est
+dans cette coïncidence constante et nécessaire que consiste le théorême
+général. Or, jusqu'ici on n'est point parvenu réellement à s'en rendre
+compte directement; on ne s'en est assuré que par un grand nombre de
+vérifications géométriques et mécaniques, qui sont, il est vrai, assez
+multipliées et surtout assez variées pour qu'il ne puisse rester dans
+aucun esprit juste le moindre doute sur l'exactitude et la généralité de
+cette propriété essentielle, mais qui, sous le rapport philosophique, ne
+dispensent nullement de chercher une explication aussi importante.
+L'extrême étendue du théorême doit faire comprendre à la fois et la
+difficulté capitale de cette recherche si souvent reprise
+infructueusement, et la haute utilité dont serait sans doute, pour le
+perfectionnement de la science mathématique, la conception générale de
+cette grande vérité, l'esprit ne pouvant évidemment s'y élever qu'en se
+plaçant à un point de vue d'où il découvrirait inévitablement de
+nouvelles idées, par la considération directe et approfondie de la
+relation du concret à l'abstrait. Quoi qu'il en soit, l'imperfection que
+présente encore la science sous ce rapport, n'a point empêché les
+géomêtres de faire l'usage le plus étendu et le plus important de cette
+propriété dans toutes les parties de la mathématique concrète, où l'on
+en éprouve un besoin presque continuel. On peut même retirer une
+certaine utilité logique de la simple considération nette de ce fait
+général, tel que je l'ai décrit ci-dessus; il en résulte, par exemple,
+indépendamment de toute démonstration, que la propriété dont nous
+parlons ne doit jamais être appliquée aux grandeurs qui affectent des
+directions continuellement variables, sans donner lieu à une simple
+opposition de sens: dans ce cas, le signe dont se trouve nécessairement
+affecté tout résultat de calcul n'est susceptible d'aucune
+interprétation concrète, et c'est à tort qu'on s'efforce quelquefois
+d'en établir; cette circonstance a lieu, entre autres occasions, pour
+les rayons vecteurs en géométrie, et pour les forces divergentes en
+mécanique.</p>
+
+<p>Un second théorême général sur la relation du concret à l'abstrait en
+mathématique, que je crois devoir considérer expressément ici, est celui
+qu'on désigne ordinairement sous le nom de principe de l'<i>homogénéité</i>.
+Il est sans doute bien moins important dans ses applications que le
+précédent. Mais il mérite particulièrement notre attention, comme ayant,
+par sa nature, une étendue encore plus grande, puisqu'il s'applique
+indistinctement à tous les phénomènes, et à cause de l'utilité réelle
+qu'on en retire souvent pour la vérification de leurs lois analytiques.
+Je puis d'ailleurs en exposer une démonstration directe et générale, qui
+me semble fort simple. Elle est fondée sur cette seule observation,
+évidente par elle-même: l'exactitude de toute relation entre des
+grandeurs concrètes quelconques est indépendante de la valeur des
+<i>unités</i> auxquelles on les rapporte pour les exprimer en nombres. Par
+exemple, la relation qui existe entre les trois côtés d'un triangle
+rectangle, a lieu soit qu'on les évalue en mètres, ou en lieues, ou en
+pouces, etc.</p>
+
+<p>Il suit de cette considération générale, que toute équation qui exprime
+la loi analytique d'un phénomène quelconque, doit jouir de cette
+propriété de n'être nullement altérée, quand on fait subir simultanément
+à toutes les quantités qui s'y trouvent, le changement correspondant à
+celui qu'éprouveraient leurs unités respectives. Or, ce changement
+consiste évidemment en ce que toutes les quantités de chaque espèce
+deviendraient à la fois m fois plus petites, si l'unité qui leur
+correspond devient m fois plus grande, ou réciproquement. Ainsi, toute
+équation qui représente une relation concrète quelconque, doit offrir ce
+caractère de demeurer la même, quand on y rend m fois plus grandes
+toutes les quantités qu'elle contient, et qui expriment les grandeurs
+entre lesquelles existe la relation, en exceptant toutefois les nombres
+qui désignent simplement les <i>rapports</i> mutuels de ces diverses
+grandeurs, lesquels restent invariables dans le changement des unités.
+C'est dans cette propriété que consiste la loi de l'homogénéité, suivant
+son acception la plus étendue, c'est-à-dire, de quelques fonctions
+analytiques que les équations soient composées.</p>
+
+<p>Mais, le plus souvent, on ne considère que les cas où ces fonctions sont
+de celles qu'on appelle particulièrement <i>algébriques</i>, et auxquelles la
+notion de <i>degré</i> est applicable. Dans ce cas, on peut préciser
+davantage la proposition générale, en déterminant le caractère
+analytique que doit présenter nécessairement l'équation pour que cette
+propriété soit vérifiée. Il est aisé de voir alors, en effet, que, par
+la modification ci-dessus exposée, tous les <i>termes</i> du premier degré,
+quelle que soit leur forme, rationnelle ou irrationnelle, entière ou
+fractionnaire, deviendront m fois plus grands; tous ceux du second
+degré, m<sup>2</sup> fois; ceux du troisième, m<sup>3</sup> fois, etc. Ainsi, les termes du
+même degré, quelque diverse que puisse être leur composition, variant de
+la même manière, et les termes de degrés différens variant dans une
+proportion inégale, quelque similitude que puisse offrir leur
+composition, il faudra nécessairement, pour que l'équation ne soit pas
+troublée, que tous les termes qu'elle contient soient d'un même degré.
+C'est en cela que consiste proprement le théorême ordinaire de
+l'<i>homogénéité</i>; et c'est de cette circonstance que la loi générale à
+tiré son nom, qui cependant cesse d'être exactement convenable pour
+toute autre espèce de fonctions.</p>
+
+<p>Afin de traiter ce sujet dans toute son étendue, il importe d'observer
+une condition essentielle, à laquelle on devra avoir égard en appliquant
+cette propriété, lorsque le phénomène exprimé par l'équation présentera
+des grandeurs de natures diverses. En effet, il pourra arriver que les
+unités respectives soient complétement indépendantes les unes des
+autres, et alors le théorême de l'homogénéité aura lieu, soit par
+rapport à toutes les classes correspondantes de quantités, soit qu'on ne
+veuille considérer qu'une seule ou plusieurs d'entre elles. Mais, il
+arrivera, dans d'autres occasions, que les diverses unités auront entre
+elles des relations obligées, déterminées par la nature de la question.
+Alors, il faudra avoir égard à cette subordination des unités dans la
+vérification de l'homogénéité, qui n'existera plus en un sens purement
+algébrique, et dont le mode précis variera suivant le genre des
+phénomènes. Ainsi, par exemple, pour fixer les idées, quand on
+considérera dans l'expression analytique des phénomènes géométriques, à
+la fois des lignes, des aires, et des volumes, il faudra observer que
+les trois unités correspondantes, sont nécessairement liées entre elles,
+de telle sorte que, suivant la subordination généralement établie à cet
+égard, lorsque la première devient m fois plus grande, la seconde le
+devient m<sup>2</sup> fois, et la troisième m<sup>3</sup> fois. C'est avec une telle
+modification que l'homogénéité existera dans les équations, où l'on
+devra alors, si elles sont <i>algébriques</i>, estimer le degré de chaque
+terme, en doublant les exposans des facteurs qui correspondent à des
+aires, et triplant ceux des facteurs relatifs à des volumes<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a>
+<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>.</p>
+
+<p>Telles sont les principales considérations générales, très-insuffisantes
+sans doute, mais auxquelles je suis contraint de me réduire par les
+limites naturelles de ce cours, relativement au calcul des fonctions
+directes. Nous devons passer maintenant à l'examen philosophique du
+calcul des fonctions indirectes, dont l'importance et l'étendue bien
+supérieures réclament un plus grand développement.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote10"
+name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10">
+(retour) </a> J'ai été conduit, il y a douze ans, par mon
+ enseignement journalier de la science mathématique, à
+ construire cette théorie générale de l'homogénéité. J'ai
+ trouvé depuis que M. Fourier, dans son grand ouvrage sur la
+ chaleur, publié en 1822, avait suivi, de son côté, une
+ marche essentiellement semblable. Malgré cette heureuse
+ coïncidence, qu'a dû naturellement déterminer la
+ considération directe d'un sujet aussi simple, je n'ai pas
+ cru devoir ici renvoyer à sa démonstration; celle que je
+ viens d'exposer ayant pour principal objet d'embrasser
+ l'ensemble de la question, sans égard à aucune application
+ spéciale.
+</blockquote>
+<a name="l6" id="l6"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>SIXIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Exposition comparative des divers points de vue généraux sous
+lesquels on peut envisager le calcul des fonctions indirectes.</p>
+
+<p>Nous avons déterminé, dans la quatrième leçon, le caractère
+philosophique propre à l'analyse transcendante, de quelque manière qu'on
+puisse la concevoir, en considérant seulement la nature générale de sa
+destination effective dans l'ensemble de la science mathématique. Cette
+analyse a été, comme on sait, présentée par les géomètres sous plusieurs
+points de vue réellement distincts, quoique nécessairement équivalens,
+et conduisant toujours à des résultats identiques. On peut les réduire à
+trois principaux, ceux de Leïbnitz, de Newton et de Lagrange, dont tous
+les autres ne sont que des modifications secondaires. Dans l'état
+présent de la science, chacune de ces trois conceptions générales offre
+des avantages essentiels qui lui appartiennent exclusivement, sans
+qu'on soit encore parvenu à construire une méthode unique réunissant
+toutes ces diverses qualités caractéristiques. En méditant sur
+l'ensemble de cette grande question, on est convaincu, je crois, que
+c'est dans la conception de Lagrange, que s'opérera un jour cette
+combinaison. Quand cet important travail philosophique, qui exige une
+profonde élaboration de toutes les idées mathématiques fondamentales,
+sera convenablement exécuté; on pourra se borner alors, pour connaître
+l'analyse transcendante, à la seule étude de cette conception
+définitive; les autres ne présentant plus essentiellement qu'un intérêt
+historique. Mais jusqu'à cette époque, la science devra être considérée,
+sous ce rapport, comme étant dans un véritable état provisoire, qui
+exige absolument, même pour l'exposition dogmatique de cette analyse, la
+considération simultanée des divers modes généraux propres au calcul des
+fonctions indirectes. Quelque peu satisfaisante que puisse paraître,
+sous le rapport logique, cette multiplicité de conceptions d'un sujet
+toujours identique, il est certain que, sans cette indispensable
+condition, on ne pourrait se former aujourd'hui qu'une notion
+très-insuffisante de cette analyse, soit en elle-même, soit surtout
+relativement à ses applications, quelque fût le mode unique que l'on
+aurait cru devoir choisir. Ce défaut de systématisation dans la partie
+la plus importante de l'analyse mathématique, ne paraîtra nullement
+étrange, si l'on considère, d'une part, son extrême étendue, sa
+difficulté supérieure, et d'une autre part, sa formation presque
+récente. La génération des géomètres est à peine renouvelée depuis la
+production primitive de la conception destinée sans doute à coordonner
+la science, de manière à lui imprimer un caractère fixe et uniforme;
+ainsi, les habitudes intellectuelles n'ont pu encore, sous ce rapport,
+être suffisamment formées.</p>
+
+<p>S'il s'agissait ici de tracer l'histoire raisonnée de la formation
+successive de l'analyse transcendante, il faudrait préalablement
+distinguer avec soin du calcul des fonctions indirectes proprement dit,
+l'idée mère de la méthode infinitésimale, laquelle peut être conçue par
+elle-même, indépendamment de tout calcul. Nous verrions, dès-lors, que
+le premier germe de cette idée, se trouve déjà dans le procédé constant,
+employé par les géomètres grecs, sous le nom de <i>méthode d'exhaustion</i>,
+pour passer de ce qui est relatif aux lignes droites à ce qui concerne
+les lignes courbes, et qui consistait essentiellement à substituer à la
+courbe la considération auxiliaire d'un polygone inscrit ou circonscrit,
+d'après lequel on s'élevait à la courbe elle-même, en prenant
+convenablement les limites des relations primitives.
+Quelqu'incontestable que soit cette filiation des idées, on lui
+donnerait une importance fort exagérée, en voyant dans cette méthode
+d'exhaustion, l'équivalent réel de nos méthodes modernes, comme l'ont
+fait plusieurs géomètres. Car, les anciens n'avaient aucun moyen
+rationnel et général pour la détermination de ces limites, qui
+constituait ordinairement la plus grande difficulté de la question; en
+sorte que leurs solutions n'étaient point soumises à des règles
+abstraites et invariables, dont l'application uniforme dût conduire avec
+certitude à la connaissance cherchée, ce qui est le principal caractère
+de notre analyse transcendante. En un mot, il restait à généraliser la
+conception employée par les anciens, et surtout, en la considérant d'une
+manière purement abstraite, à la réduire en calcul, ce qui leur était
+impossible. La première idée qui ait été produite dans cette nouvelle
+direction, remonte véritablement à notre grand géomètre Fermat, que
+Lagrange a justement présenté comme ayant ébauché la formation directe
+de l'analyse transcendante, par sa méthode pour la détermination des
+<i>maxima</i> et <i>minima</i>, et pour la recherche des tangentes, qui consistait
+essentiellement, en effet, à introduire la considération auxiliaire des
+accroissemens corélatifs des variables proposées, accroissemens
+supprimés ensuite comme nuls, après que les équations avaient subi
+certaines transformations convenables. Mais, quoique Fermat eût le
+premier conçu cette analyse d'une manière vraiment abstraite, elle était
+encore loin d'être régulièrement formée en un calcul général et
+distinct, ayant sa notation propre, et surtout dégagé de la
+considération superflue des termes, qui finissaient par n'être plus
+comptés dans l'analyse de Fermat, après avoir néanmoins singulièrement
+compliqué par leur présence toutes les opérations. C'est ce qu'a si
+heureusement exécuté Leïbnitz un demi-siècle plus tard, après quelques
+modifications intermédiaires apportées par Wallis, et surtout par
+Barrow, aux idées de Fermat; et par là il a été le véritable créateur de
+l'analyse transcendante, telle que nous l'employons aujourd'hui. Cette
+découverte capitale était tellement mûre, comme toutes les grandes
+conceptions de l'esprit humain au moment de leur manifestation, que
+Newton, de son côté, était parvenu en même temps, ou un peu auparavant,
+à une méthode exactement équivalente, en considérant cette analyse sous
+un point de vue très-différent, et qui, bien que plus rationnel en
+lui-même, est réellement moins convenable pour donner à la méthode
+fondamentale commune toute l'étendue et la facilité que lui ont
+imprimées les idées de Leïbnitz. Enfin, Lagrange, écartant les
+considérations hétérogènes qui avaient guidé Leïbnitz et Newton, est
+parvenu plus tard à réduire l'analyse transcendante, dans sa plus grande
+perfection, à un système purement algébrique, auquel il ne manque encore
+que plus d'aptitude aux applications.</p>
+
+<p>Après ce coup-d'oeil sommaire sur l'histoire générale de l'analyse
+transcendante, procédons à l'exposition dogmatique des trois conceptions
+principales, afin d'apprécier exactement leurs propriétés
+caractéristiques, et de constater l'identité nécessaire des méthodes qui
+en dérivent. Commençons par celle de Leïbnitz.</p>
+
+<p>Elle consiste, comme on sait, à introduire dans le calcul, pour
+faciliter l'établissement des équations, les élémens infiniment petits
+dont on considère comme composées les quantités entre lesquelles on
+cherche des relations. Ces élémens ou <i>différentielles</i> auront entre eux
+des relations constamment et nécessairement plus simples et plus faciles
+à découvrir que celles des quantités primitives, et d'après lesquelles
+on pourrait ensuite, par un calcul spécial ayant pour destination propre
+l'élimination de ces infinitésimales auxiliaires, remonter aux équations
+cherchées, qu'il eût été le plus souvent impossible d'obtenir
+directement. Cette analyse indirecte pourra l'être à des degrés divers;
+car, si on trouve quelquefois trop de difficulté à former immédiatement
+l'équation entre les différentielles mêmes des grandeurs que l'on
+considère, il faudra, par un emploi redoublé du même artifice général,
+traiter, à leur tour, ces différentielles comme de nouvelles quantités
+primitives, et chercher la relation entre leurs élémens infiniment
+petits, qui, par rapport aux objets définitifs de la question, seront
+les <i>différentielles secondes</i>; et ainsi de suite, la même
+transformation pouvant être répétée un nombre quelconque de fois, à la
+condition toujours d'éliminer finalement le nombre de plus en plus grand
+des quantités infinitésimales introduites comme auxiliaires.</p>
+
+<p>Un esprit encore étranger à ces considérations n'aperçoit pas
+sur-le-champ comment l'emploi de ces quantités auxiliaires peut
+faciliter la découverte des lois analytiques des phénomènes; car les
+accroissemens infiniment petits des grandeurs proposées étant de même
+espèce qu'elles, leurs relations ne paraissent pas devoir s'obtenir plus
+aisément, la valeur plus ou moins petite d'une quantité ne pouvant, en
+effet, exercer aucune influence sur une recherche nécessairement
+indépendante, par sa nature, de toute idée de valeur. Mais il est aisé,
+néanmoins, de s'expliquer très-nettement, et d'une manière tout-à-fait
+générale, à quel point, par un tel artifice, la question doit se
+trouver simplifiée. Il faut, pour cela, commencer par distinguer les
+différens ordres d'infiniment petits, dont on peut se faire une idée
+fort précise, en considérant que ce sont ou les puissances successives
+d'un même infiniment petit primitif, ou des quantités qu'on peut
+présenter comme ayant avec ces puissances des rapports finis, en sorte
+que, par exemple, les différentielles seconde, troisième, etc., d'une
+même variable, sont classées comme infiniment petits du second ordre, du
+troisième, etc., parce qu'il est aisé de montrer en elles des multiples
+finis des puissances seconde, troisième, etc., d'une certaine
+différentielle première. Ces notions préliminaires étant posées,
+l'esprit de l'analyse infinitésimale consiste à négliger constamment les
+quantités infiniment petites à l'égard des quantités finies, et,
+généralement, les infiniment petits d'un ordre quelconque vis-à-vis tous
+ceux d'un ordre inférieur. On conçoit immédiatement combien une telle
+faculté doit faciliter la formation des équations entre les
+différentielles des quantités, puisque, au lieu de ces différentielles,
+on pourra substituer tels autres élémens qu'on voudra, et qui seraient
+plus simples à considérer, en se conformant à cette seule condition, que
+les nouveaux élémens ne diffèrent des précédens que de quantités
+infiniment petites par rapport à eux. C'est ainsi qu'il sera possible,
+en géométrie, de traiter les lignes courbes comme composées d'une
+infinité d'élémens rectilignes, les surfaces courbes comme formées
+d'élémens plans; et, en mécanique, les mouvemens variés comme une suite
+infinie de mouvemens uniformes, se succédant à des intervalles de temps
+infiniment petits. Vu l'importance de cette conception admirable, je
+crois devoir ici, par l'indication sommaire de quelques exemples
+principaux, achever d'éclaircir son caractère fondamental.</p>
+
+<p>Qu'il s'agisse de déterminer, en chaque point d'une courbe plane dont
+l'équation est donnée, la direction de sa tangente, question dont la
+solution générale a été l'objet primitif qu'avaient en vue les
+inventeurs de l'analyse transcendante. On considérera la tangente comme
+une sécante qui joindrait deux points infiniment voisins; et alors, en
+nommant dy et dx les différences infiniment petites des coordonnées de
+ces deux points, les premiers élémens de la géométrie fourniront
+immédiatement l'équation t={dy}/{dx}, pour la tangente
+trigonométrique de l'angle que fait avec l'axe des x la tangente
+cherchée, ce qui, dans un système de coordonnées rectilignes, est la
+manière la plus simple d'en fixer la position. Cette équation, commune à
+toutes les courbes, étant posée, la question est réduite à un simple
+problème analytique, qui consistera à éliminer les infinitésimales dx et
+dy, introduites comme auxiliaires, en déterminant, dans chaque cas
+particulier, d'après l'équation de la courbe proposée, le rapport de dy
+à dx, ce qui se fera constamment par des procédés uniformes et
+très-simples.</p>
+
+<p>En second lieu, qu'on veuille connaître la longueur de l'arc d'une
+courbe quelconque, considéré comme une fonction des coordonnées de ses
+extrémités. Il serait impossible d'établir immédiatement l'équation
+entre cet arc s et ces coordonnées, tandis qu'il est aisé de trouver la
+relation correspondante entre les différentielles de ces diverses
+grandeurs. Les plus simples théorèmes de la géométrie élémentaire
+donneront, en effet, sur-le-champ, en considérant l'arc infiniment petit
+ds comme une ligne droite, les équations</p>
+
+
+
+ds<sup>2</sup> = dy<sup>2</sup> + dx<sup>2</sup> ou ds<sup>2</sup> = dx<sup>2</sup> + dy<sup>2</sup> + dz<sup>2</sup>,
+
+
+<p>suivant que la courbe sera plane
+ou à double courbure. Dans l'un et l'autre cas, la question est
+maintenant tout entière du domaine de l'analyse, qui fera remonter,
+d'après cette relation, à celle qui existe entre les quantités finies
+elles-mêmes que l'on considère, par l'élimination des différentielles,
+qui est l'objet propre du calcul des fonctions indirectes.</p>
+
+<p>Il en serait de même pour la quadrature des aires curvilignes. Si la
+courbe est plane et rapportée à des coordonnées rectilignes, on concevra
+l'aire A comprise entre elle, l'axe des x, et deux coordonnées extrêmes,
+comme augmentant d'une quantité infiniment petite dA, en résultat d'un
+accroissement analogue de l'abcisse. Alors la relation entre ces deux
+différentielles pourra s'obtenir immédiatement avec la plus grande
+facilité, en substituant à l'élément curviligne de l'aire proposée le
+rectangle formé par l'ordonnée extrême et l'élément de l'abcisse, dont
+il ne diffère évidemment que d'une quantité infiniment petite du second
+ordre, ce qui fournira aussitôt, quelle que soit la courbe, l'équation
+différentielle très-simple</p>
+
+<p class="mid">dA = ydx,</p>
+
+<p>d'où le calcul des fonctions
+indirectes, quand la courbe sera définie, apprendra à déduire l'équation
+finie, objet immédiat du problème.</p>
+
+<p>Pareillement, en dynamique, quand on voudra connaître l'expression de la
+vitesse acquise à chaque instant par un corps animé d'un mouvement varié
+suivant une loi quelconque, on considérera le mouvement comme uniforme
+pendant la durée d'un élément infiniment petit du temps t, et on formera
+ainsi immédiatement l'équation différentielle de=vdt, v désignant la
+vitesse acquise quand le corps a parcouru l'espace e, et de là il sera
+facile de conclure, par de simples procédés analytiques invariables, la
+formule qui donnerait la vitesse dans chaque mouvement particulier,
+d'après la relation correspondante entre le temps et l'espace; ou,
+réciproquement, quelle serait cette relation si le mode de variation de
+la vitesse était supposé connu, soit par rapport à l'espace, soit par
+rapport au temps.</p>
+
+<p>Enfin, pour indiquer une autre nature de questions, c'est par une marche
+semblable que, dans l'étude des phénomènes thermologiques, comme l'a si
+heureusement conçue M. Fourier, on peut former très-simplement, ainsi
+que nous le verrons plus tard, l'équation différentielle générale qui
+exprime la répartition variable de la chaleur dans un corps quelconque à
+quelques influences qu'on le suppose soumis, d'après la seule relation,
+fort aisée à obtenir, qui représente la distribution uniforme de la
+chaleur dans un parallélipipède rectangle, en considérant
+géométriquement tout autre corps comme décomposé en élémens infiniment
+petits d'une telle forme, et thermologiquement le flux de chaleur comme
+constant pendant un temps infiniment petit. Dès-lors, toutes les
+questions que peut présenter la thermologie abstraite se trouveront
+réduites, comme pour la géométrie et la mécanique, à de pures
+difficultés d'analyse, qui consisteront toujours dans l'élimination des
+différentielles introduites comme auxiliaires pour faciliter
+l'établissement des équations.</p>
+
+<p>Des exemples de nature aussi diverse sont plus que suffisans pour faire
+nettement comprendre en général l'immense portée de la conception
+fondamentale de l'analyse transcendante, telle que Leïbnitz l'a formée,
+et qui constitue sans aucun doute la plus haute pensée à laquelle
+l'esprit humain se soit jamais élevé jusqu'à présent.</p>
+
+<p>On voit que cette conception était indispensable pour achever de fonder
+la science mathématique, en permettant d'établir d'une manière large et
+féconde, la relation du concret à l'abstrait. Sous ce rapport, elle doit
+être envisagée comme le complément nécessaire de la grande idée-mère de
+Descartes, sur la représentation analytique générale des phénomènes
+naturels, idée qui n'a commencé à être dignement appréciée et
+convenablement exploitée que depuis la formation de l'analyse
+infinitésimale, sans laquelle elle ne pouvait encore produire, même en
+géométrie, de résultats très-importans<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a>
+<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>.</p>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote11"
+name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11">
+(retour) </a> Il est bien remarquable, en effet, que des
+ hommes tels que Pascal, aient fait aussi peu d'attention à
+ la conception fondamentale de Descartes, sans pressentir
+ nullement la révolution générale qu'elle était
+ nécessairement destinée à produire dans le système entier de
+ la science mathématique. Cela est venu de ce que, sans le
+ secours de l'analyse transcendante, cette admirable méthode
+ ne pouvait réellement encore conduire à des résultats
+ essentiels, qui ne pussent être obtenus presqu'aussi bien
+ par la méthode géométrique des anciens. Les esprits mêmes
+ les plus éminens ont toujours bien moins apprécié jusqu'ici
+ les méthodes générales par leur simple caractère
+ philosophique, que par les connaissances effectives qu'elles
+ pouvaient procurer immédiatement.
+</blockquote>
+
+<p>Quoique j'aie cru devoir, dans les considérations précédentes, insister
+particulièrement sur l'admirable facilité que présente par sa nature
+l'analyse transcendante pour la recherche des lois mathématiques de tous
+les phénomènes, je ne dois pas négliger de faire ressortir une seconde
+propriété fondamentale, peut-être aussi importante que la première, et
+qui ne lui est pas moins inhérente: je veux parler de l'extrême
+généralité des formules différentielles, qui expriment en une seule
+équation chaque phénomène déterminé, quelque variés que puissent être
+les sujets dans lesquels on le considère. Ainsi, sous le point de vue de
+l'analyse infinitésimale, on voit, dans les exemples qui précèdent, une
+seule équation différentielle donner les tangentes à toutes les courbes,
+une autre leurs rectifications, une troisième leurs quadratures; et de
+même, une formule invariable exprimer la loi mathématique de tout
+mouvement varié; enfin une équation unique représenter constamment la
+répartition de la chaleur dans un corps et pour un cas quelconques.
+Cette généralité si éminemment remarquable, et qui est pour les
+géomètres la base des considérations les plus élevées, est une heureuse
+conséquence nécessaire et presqu'immédiate de l'esprit même de l'analyse
+transcendante, surtout dans la conception de Leïbnitz. Elle résulte de
+ce que, en substituant aux élémens infiniment petits des grandeurs
+considérées, d'autres infinitésimales plus simples, qui seules entrent
+dans les équations différentielles, ces infinitésimales se trouvent, par
+leur nature, être constamment les mêmes pour chaque classe totale de
+questions, quels que soient les objets divers du phénomène étudié.
+Ainsi, par exemple, toute courbe, quelle qu'elle soit, étant toujours
+décomposée en élémens rectilignes, on conçoit <i>à priori</i> que la relation
+entre ces élémens uniformes doit nécessairement être la même pour un
+même phénomène géométrique quelconque, quoique l'équation finie
+correspondante à cette loi différentielle doive varier d'une courbe à
+une autre. Il en est évidemment de même dans tout autre cas quelconque.
+L'analyse infinitésimale n'a donc pas seulement fourni un procédé
+général pour former indirectement des équations qu'il eût été impossible
+de découvrir d'une manière directe; elle a permis en outre de
+considérer, pour l'étude mathématique des phénomènes naturels, un ordre
+nouveau de lois plus générales et néanmoins offrant une signification
+claire et précise à tout esprit habitué à leur interprétation. Ces lois
+sont constamment les mêmes pour chaque phénomène, dans quelques objets
+qu'on l'étudie, et ne changent qu'en passant d'un phénomène à un autre;
+d'où l'on a pu d'ailleurs, en comparant ces variations, s'élever
+quelquefois, par une vue encore plus générale, à des rapprochemens
+positifs entre diverses classes de phénomènes tout-à-fait divers,
+d'après les analogies présentées par les expressions différentielles de
+leurs lois mathématiques. Dans l'étude philosophique de la mathématique
+concrète, je m'attacherai à faire exactement apprécier cette seconde
+propriété caractéristique de l'analyse transcendante, non moins
+admirable que la première, et en vertu de laquelle le système entier
+d'une science immense, comme la géométrie ou la mécanique, a pu se
+trouver condensé en un petit nombre de formules analytiques, d'où
+l'esprit humain peut déduire, par des règles certaines et invariables,
+la solution de tous les problèmes particuliers.</p>
+
+<p>Pour terminer l'exposition générale de la conception de Leïbnitz, il me
+reste maintenant à considérer en elle-même la démonstration du procédé
+logique auquel elle conduit, ce qui constitue malheureusement la partie
+la plus imparfaite de cette belle méthode.</p>
+
+<p>Dans les premiers temps de l'analyse infinitésimale, les géomètres les
+plus célèbres, tels que les deux illustres frères Jean et Jacques
+Bernouilli attachèrent, avec raison, bien plus d'importance à étendre,
+en la développant, l'immortelle découverte de Leïbnitz, et à en
+multiplier les applications, qu'à établir rigoureusement les bases
+logiques sur lesquelles reposaient les procédés de ce nouveau
+calcul<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a>
+<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>. Ils se contentèrent pendant long-temps de répondre par la
+solution inespérée des problèmes les plus difficiles à l'opposition
+prononcée de la plupart des géomètres du second ordre contre les
+principes de la nouvelle analyse, persuadés sans doute, contrairement
+aux habitudes ordinaires, que, dans la science mathématique bien plus
+que dans aucune autre, on peut accueillir avec hardiesse les nouveaux
+moyens, même quand leur rationnalité est imparfaite, pourvu qu'ils
+soient féconds, puisque, les vérifications étant bien plus faciles et
+plus multipliées, l'erreur ne saurait demeurer long-temps inaperçue.
+Néanmoins, après le premier élan, il était impossible d'en rester là; et
+il fallait revenir nécessairement sur les fondemens mêmes de l'analyse
+leïbnitzienne pour constater généralement l'exactitude rigoureuse des
+procédés employés, malgré les infractions apparentes qu'on s'y
+permettait aux règles ordinaires du raisonnement. Leïbnitz, pressé de
+répondre, avait lui-même présenté une explication tout-à-fait erronée,
+en disant qu'il traitait les infiniment petits comme des
+<i>incomparables</i>, et qu'il les négligeait vis-à-vis des quantités finies
+<i>comme des grains de sable par rapport à la mer</i>, considération qui eût
+complétement dénaturé son analyse, en la réduisant à n'être plus qu'un
+simple calcul d'approximation, qui, sous ce rapport, serait radicalement
+vicieux, puisqu'il serait impossible de prévoir, en thèse générale, à
+quel point les opérations successives peuvent grossir ces erreurs
+premières, dont l'accroissement pourrait même évidemment devenir ainsi
+quelconque. Leïbnitz n'avait donc entrevu que d'une manière extrêmement
+confuse les véritables fondemens rationnels de l'analyse qu'il avait
+créée. Ses premiers successeurs se bornèrent d'abord à en vérifier
+l'exactitude par la conformité de ses résultats, dans certains usages
+particuliers, avec ceux que fournissait l'algèbre ordinaire ou la
+géométrie des anciens, en reproduisant, autant qu'ils le pouvaient,
+d'après les anciennes méthodes, les solutions de quelques problèmes,
+une fois qu'elles avaient été obtenues par la méthode nouvelle, seule
+capable primitivement de les faire découvrir. Quand cette grande
+question a été considérée d'une manière plus générale, les géomètres, au
+lieu d'aborder directement la difficulté, ont préféré l'éluder en
+quelque sorte, comme l'ont fait Euler et d'Alembert, par exemple, en
+démontrant abstraitement la conformité nécessaire et constante de la
+conception de Leïbnitz, envisagée dans tous ses usages quelconques, avec
+d'autres conceptions fondamentales de l'analyse transcendante, celle de
+Newton surtout, dont l'exactitude était à l'abri de toute objection. Une
+telle vérification générale est sans doute strictement suffisante pour
+dissiper toute incertitude sur l'emploi légitime de l'analyse
+leïbnitzienne. Mais la méthode infinitésimale est tellement importante,
+elle présente encore, dans presque toutes les applications, une telle
+supériorité effective sur les autres conceptions générales
+successivement proposées, qu'il y aurait véritablement imperfection dans
+le caractère philosophique de la science à ne pouvoir la justifier en
+elle-même, et à la fonder logiquement sur des considérations d'un autre
+ordre, qu'on cesserait ensuite d'employer efficacement. Il était donc
+d'une importance réelle d'établir directement et d'une manière générale
+la rationnalité nécessaire de la méthode infinitésimale. Après diverses
+tentatives plus ou moins imparfaites pour y parvenir, les travaux
+philosophiques de Lagrange ayant fortement reporté, vers la fin du
+siècle dernier, l'attention des géomètres sur la théorie générale de
+l'analyse infinitésimale, un géomètre très-recommandable, Carnot,
+présenta enfin la véritable explication logique directe de la méthode de
+Leïbnitz, en la montrant comme fondée sur le principe de la compensation
+nécessaire des erreurs, ce qui est vraisemblablement, en effet, la
+manifestation précise et lumineuse de ce que Leïbnitz avait vaguement et
+confusément aperçu, en concevant les bases rationnelles de son analyse.
+Carnot a rendu ainsi à la science un service essentiel<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a>
+<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>, et dont
+l'importance me semble n'être pas encore suffisamment appréciée,
+quoique, comme nous le verrons à la fin de cette leçon, tout cet
+échafaudage logique de la méthode infinitésimale proprement dite ne soit
+susceptible très-vraisemblablement que d'une existence provisoire, en
+tant que radicalement vicieux par sa nature. Je n'en crois pas moins,
+cependant, devoir considérer ici, afin de compléter cette importante
+exposition, le raisonnement général proposé par Carnot, pour légitimer
+directement l'analyse de Leïbnitz. Voici en quoi il consiste
+essentiellement.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote12"
+name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12">
+(retour) </a> On ne peut contempler, sans un profond
+ intérêt, le naïf enthousiasme de l'illustre Huyghens, au
+ sujet de cette admirable création, quoique son âge avancé ne
+ lui permît point d'en faire lui-même aucun usage important,
+ et qu'il se fût déjà élevé sans ce puissant secours à des
+ découvertes capitales. <i>Je vois avec surprise et avec
+ admiration</i>, écrivait-il, en 1692, au marquis de L'Hôpital,
+ <i>l'étendue et la fécondité de cet art; de quelque côté que
+ je tourne la vue, j'en aperçois de nouveaux usages; enfin,
+ j'y conçois un progrès et une spéculation infinis.</i>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote13"
+name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13">
+(retour) </a> Voyez l'ouvrage remarquable qu'il a publié
+ sous le titre de <i>Réflexions sur la Métaphysique du calcul
+ infinitésimal</i>, et dans lequel on trouve d'ailleurs une
+ exposition claire et utile, quoique trop peu approfondie, de
+ tous les divers points de vue sous lesquels a été conçu le
+ système général du calcul des fonctions indirectes.
+</blockquote>
+
+<p>Lorsqu'on établit l'équation différentielle d'un phénomène, on substitue
+aux élémens immédiats des diverses quantités considérées, d'autres
+infinitésimales plus simples qui en diffèrent infiniment peu par rapport
+à eux, et cette substitution constitue le principal artifice de la
+méthode de Leïbnitz, qui, sans cela, n'offrirait aucune facilité réelle
+pour la formation des équations. Carnot regarde une telle hypothèse
+comme produisant véritablement une erreur dans l'équation ainsi obtenue,
+et que, pour cette raison, il appelle <i>imparfaite</i>; seulement, il est
+clair que cette erreur ne peut être qu'infiniment petite. Or, d'un autre
+côté, tous les procédés analytiques, soit de différentiation, soit
+d'intégration, qu'on applique à ces équations différentielles pour
+s'élever aux équations finies en éliminant toutes les infinitésimales
+introduites comme auxiliaires, produisent aussi constamment, par leur
+nature, ainsi qu'il est aisé de le voir, d'autres erreurs analogues, en
+sorte qu'il a pu s'opérer une exacte compensation, et que les équations
+définitives peuvent, suivant l'expression de Carnot, être devenues
+<i>parfaites</i>. Carnot considère comme un symptôme certain et invariable de
+l'établissement effectif de cette compensation nécessaire, l'élimination
+complète des diverses quantités infiniment petites, qui est constamment,
+en effet, le but définitif de toutes les opérations de l'analyse
+transcendante. Car, si on n'a jamais commis d'autres infractions aux
+règles générales du raisonnement que celles ainsi exigées par la nature
+même de la méthode infinitésimale, les erreurs infiniment petites
+produites de cette manière n'ayant jamais pu engendrer que des erreurs
+infiniment petites dans toutes les équations, les relations sont
+nécessairement d'une exactitude rigoureuse aussitôt qu'elles n'ont plus
+lieu qu'entre des quantités finies, puisqu'il ne saurait évidemment
+exister alors que des erreurs finies, tandis qu'il n'a pu en survenir
+aucune de ce genre. Tout ce raisonnement général est fondé sur la notion
+des quantités infinitésimales, conçues comme indéfiniment décroissantes,
+lorsque celles dont elles dérivent sont envisagées comme fixes.</p>
+
+<p>Ainsi, pour éclaircir cette exposition abstraite par un seul exemple,
+reprenons la question des tangentes, qui est la plus facile à analyser
+complétement. On regardera l'équation t={dy}/{dx} obtenue ci-dessus
+comme affectée d'une erreur infiniment petite, puisqu'elle ne serait
+tout-à-fait rigoureuse que pour la sécante. Maintenant, on achèvera la
+solution en cherchant, d'après l'équation de chaque courbe, le rapport
+entre les différentielles des coordonnées. Si cette équation est, je
+suppose, y=ax<sup>2</sup>, on aura évidemment</p>
+
+<p class="mid">dy = 2axdx + dx<sup>2</sup>.</p>
+
+<p>Dans cette formule, on devra négliger le terme dx<sup>2</sup> comme infiniment
+petit du second ordre. Dès lors la combinaison des deux équations
+<i>imparfaites</i></p>
+
+<p class="mid">t={dy}/{dx}, dy = 2axdx,</p>
+
+<p>suffisant pour éliminer
+entièrement les infinitésimales, le résultat fini t = 2ax sera
+nécessairement rigoureux par l'effet de la compensation exacte des deux
+erreurs commises puisqu'il ne pourrait, par sa nature, être affecté
+d'une erreur infiniment petite, la seule néanmoins qu'il pût y avoir,
+d'après l'esprit des procédés qui ont été suivis.</p>
+
+<p>Il serait aisé de reproduire uniformément le même raisonnement par
+rapport à toutes les autres applications générales de l'analyse de
+Leïbnitz.</p>
+
+<p>Cette ingénieuse théorie est sans doute plus subtile que solide, quand
+on cherche à l'approfondir. Mais elle n'a cependant en réalité d'autre
+vice logique radical que celui de la méthode infinitésimale elle-même,
+dont elle est, ce me semble, le développement naturel et l'explication
+générale, en sorte qu'elle doit être adoptée aussi long-temps qu'on
+jugera convenable d'employer directement cette méthode.</p>
+
+<p>Je passe maintenant à l'exposition générale des deux autres conceptions
+fondamentales de l'analyse transcendante, en me bornant pour chacune à
+l'idée principale, le caractère philosophique de cette analyse ayant
+été, du reste, suffisamment déterminé ci-dessus, d'après la conception
+de Leïbnitz, à laquelle j'ai dû spécialement m'attacher, parce qu'elle
+permet de le saisir plus aisément dans son ensemble, et de le décrire
+avec plus de rapidité.</p>
+
+<p>Newton a présenté successivement, sous plusieurs formes différentes, sa
+manière propre de concevoir l'analyse transcendante. Celle qui est
+aujourd'hui le plus communément adoptée, du moins parmi les géomètres du
+continent, a été désignée par Newton, tantôt sous le nom de <i>méthode des
+premières et dernières raisons</i>, tantôt sous celui de <i>méthode des
+limites</i>, qu'on emploie plus fréquemment.</p>
+
+<p>Sous ce point de vue, l'esprit général de l'analyse transcendante
+consiste à introduire comme auxiliaires, à la place des quantités
+primitives ou concurremment avec elles, pour faciliter l'établissement
+des équations, les limites des rapports des accroissemens simultanés de
+ces quantités, ou, en d'autres termes, les dernières raisons de ces
+accroissemens, limites ou dernières raisons qu'on peut aisément montrer
+comme ayant une valeur déterminée et finie. Un calcul spécial, qui est
+l'équivalent du calcul infinitésimal, est ensuite destiné à s'élever de
+ces équations entre ces limites aux équations correspondantes entre les
+quantités primitives elles-mêmes.</p>
+
+<p>La faculté que présente une telle analyse pour exprimer plus aisément
+les lois mathématiques des phénomènes tient, en général, à ce que le
+calcul portant, non sur les accroissemens mêmes des quantités proposées,
+mais sur les limites des rapports de ces accroissemens, on pourra
+toujours substituer à chaque accroissement toute autre grandeur plus
+simple à considérer, pourvu que leur dernière raison soit la raison
+d'égalité, ou, en d'autres termes, que la limite de leur rapport soit
+l'unité. Il est clair, en effet, que le calcul des limites ne saurait
+être nullement affecté de cette substitution. En partant de ce principe,
+on retrouve à peu près l'équivalent des facilités offertes par l'analyse
+de Leïbnitz, qui sont seulement conçues alors sous un autre point de
+vue. Ainsi, les courbes seront envisagées comme les limites d'une suite
+de polygones rectilignes, les mouvemens variés comme les limites d'un
+ensemble de mouvemens uniformes de plus en plus rapprochés, etc.</p>
+
+<p>Qu'on veuille, par exemple, déterminer la direction de la tangente à une
+courbe; on la regardera comme la limite vers laquelle tendrait une
+sécante, qui tournerait autour du point donné, de manière que son second
+point d'intersection se rapprochât indéfiniment du premier. En nommant
+Δy et Δx les différences des coordonnées des deux points, on
+aurait, à chaque instant, pour la tangente trigonométrique de l'angle
+que fait la sécante avec l'axe des abcisses, t={Δy}/{Δx};
+d'où, en prenant les limites, on déduira, relativement à la tangente
+elle-même, cette formule générale d'analyse transcendante</p>
+
+<p class="mid">t = L {Δy/Δx};<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a>
+<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a></p>
+
+<p>d'après laquelle le calcul des
+fonctions indirectes enseignera, dans chaque cas particulier, quand
+l'équation de la courbe sera donnée, à déduire la relation entre t et x,
+en éliminant les quantités auxiliaires introduites. Si, pour achever la
+solution, on suppose que y = ax<sup>2</sup> soit l'équation de la courbe proposée,
+on aura évidemment,</p>
+
+<p class="mid">Δy = 2ax Δx + (Δx)<sup>2</sup>;</p>
+
+<p>d'où l'on conclura</p>
+
+<p class="mid">Δy/Δx = 2ax + Δx.</p>
+
+<p>Or, il est
+clair que la limite vers laquelle tend le second membre, à mesure que
+Δx diminue, est 2ax. On trouvera donc par cette méthode, t=2ax,
+comme nous l'avions obtenu ci-dessus pour le même cas, d'après l'analyse
+de Leïbnitz.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote14"
+name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14">
+(retour) </a> J'emploie la caractéristique L pour désigner
+ la limite.
+</blockquote>
+
+<p>Pareillement, quand on cherche la rectification d'une courbe, il faut
+substituer à l'accroissement de l'arc s, la corde de cet accroissement,
+qui est évidemment avec lui dans une relation telle, que la limite de
+leur rapport est l'unité, et alors on trouve, en suivant d'ailleurs la
+même marche qu'avec la méthode de Leïbnitz, cette équation générale des
+rectifications</p>
+
+<p class="mid">(L Δs/Δx)<sup>2</sup> = 1 +
+L Δy/Δx<sup>2</sup></p>
+
+<p> ou</p>
+
+<p class="mid">(L Δs/Δx)<sup>2</sup> = 1 + (L Δy/Δx)<sup>2</sup> + (L Δz/Δx)<sup>2</sup>, </p>
+
+
+<p>selon que la courbe est
+plane ou à double courbure. Il faudra maintenant, pour chaque courbe
+particulière, passer de cette équation à celle entre l'arc et l'abcisse,
+ce qui dépend du calcul transcendant proprement dit.</p>
+
+<p>On reprendrait avec la même facilité, d'après la méthode des limites,
+toutes les autres questions générales, dont la solution a été indiquée
+ci-dessus, suivant la méthode infinitésimale.</p>
+
+<p>Telle est, essentiellement, la conception que Newton s'était formée,
+pour l'analyse transcendante, ou, plus exactement, celle que Maclaurin
+et d'Alembert ont présentée comme la base la plus rationnelle de cette
+analyse, en cherchant à fixer et à coordonner les idées de Newton à ce
+sujet.</p>
+
+<p>Je dois, néanmoins, avant de procéder à l'exposition de la conception de
+Lagrange, signaler ici une autre forme distincte sous laquelle Newton a
+présenté cette même méthode, et qui mérite de fixer particulièrement
+notre attention, tant par son ingénieuse clarté dans quelques cas, que
+comme ayant fourni la notation la mieux appropriée à cette manière
+d'envisager l'analyse transcendante, et enfin, comme étant encore
+aujourd'hui la forme spéciale du calcul des fonctions indirectes
+communément adoptée par les géomètres anglais. Je veux parler du calcul
+des <i>fluxions</i> et des <i>fluentes</i>, fondé sur la notion générale des
+<i>vitesses</i>.</p>
+
+<p>Pour en faire concevoir l'idée-mère avec plus de facilité, considérons
+toute courbe comme engendrée par un point animé d'un mouvement varié
+suivant une loi quelconque. Les diverses quantités que la courbe peut
+offrir, l'abcisse, l'ordonnée, l'arc, l'aire, etc., seront envisagées
+comme simultanément produites par degrés successifs pendant ce
+mouvement. La <i>vitesse</i> avec laquelle chacune aura été décrite sera dite
+la <i>fluxion</i> de cette quantité, qui, en sens inverse, en serait nommée
+la <i>fluente</i>. Dès lors, l'analyse transcendante consistera, dans cette
+conception, à former immédiatement les équations entre les fluxions des
+quantités proposées pour en déduire ensuite, par un calcul spécial, les
+équations entre les fluentes elles-mêmes. Ce que je viens d'énoncer
+relativement aux courbes peut d'ailleurs évidemment se transporter à des
+grandeurs quelconques, envisagées, à l'aide d'une image convenable,
+comme produites par le mouvement les unes des autres.</p>
+
+<p>Il est aisé de comprendre l'identité générale et nécessaire de cette
+méthode avec celle des limites, compliquée de l'idée étrangère du
+mouvement. En effet, reprenant le cas de la courbe, si l'on suppose,
+comme on peut évidemment toujours le faire, que le mouvement du point
+décrivant est uniforme suivant une certaine direction, par exemple,
+dans le sens de l'abcisse, alors la fluxion de l'abcisse sera constante,
+comme l'élément du temps. Pour toutes les autres quantités engendrées,
+le mouvement ne pourrait être conçu comme uniforme que pendant un temps
+infiniment petit. Cela posé, la vitesse étant généralement, d'après sa
+notion mécanique, le rapport de chaque espace au temps employé à le
+parcourir, et ce temps étant ici proportionnel à l'accroissement de
+l'abcisse, il s'ensuit que la fluxion de l'ordonnée, de l'arc, de
+l'aire, etc., ne sont véritablement autre chose, en faisant disparaître
+la considération intermédiaire du temps, que les dernières raisons des
+accroissemens de ces diverses quantités comparés à celui de l'abcisse.
+Cette méthode des fluxions et des fluentes n'est donc en réalité qu'une
+manière de se représenter, d'après une comparaison mécanique, la méthode
+des premières et dernières raisons, qui seule est réductible en calcul.
+Elle comporte donc nécessairement les mêmes avantages généraux dans les
+diverses applications principales de l'analyse transcendante, sans que
+nous ayons besoin de le constater spécialement.</p>
+
+<p>Je considère enfin la conception de Lagrange.</p>
+
+<p>Elle consiste, dans son admirable simplicité, à se représenter l'analyse
+transcendante comme un grand artifice algébrique, d'après lequel, pour
+faciliter l'établissement des équations, on introduit, au lieu de
+fonctions primitives ou avec elles, leurs fonctions <i>dérivées</i>,
+c'est-à-dire, suivant la définition de Lagrange, le coëfficient du
+premier terme de l'accroissement de chaque fonction, ordonné selon les
+puissances ascendantes de l'accroissement de sa variable. Le calcul des
+fonctions indirectes proprement dit, est toujours destiné, ainsi que
+dans les conceptions de Leïbnitz et de Newton, à éliminer ces <i>dérivées</i>
+employées comme auxiliaires, pour déduire de leurs relations les
+équations correspondantes entre les grandeurs primitives.</p>
+
+<p>L'analyse transcendante n'est alors autre chose qu'une simple extension
+très-considérable de l'analyse ordinaire. C'était déjà depuis long-temps
+un procédé familier aux géomètres, que d'introduire, dans les
+considérations analytiques, au lieu des grandeurs mêmes qu'ils avaient à
+étudier, leurs diverses puissances, ou leurs logarithmes, ou leurs
+sinus, etc., afin de simplifier les équations, et même de les obtenir
+plus aisément. La <i>dérivation</i> successive est un artifice général de la
+même nature, qui présente seulement beaucoup plus d'étendue, et procure,
+en conséquence, pour ce but commun, des ressources bien plus
+importantes.</p>
+
+<p>Mais, quoiqu'on conçoive sans doute <i>à priori</i> que la considération
+auxiliaire de ces dérivées, <i>peut</i> faciliter l'établissement des
+équations, il n'est pas aisé d'expliquer pourquoi cela <i>doit</i> être
+nécessairement d'après le mode de dérivation adopté plutôt que suivant
+toute autre transformation. Tel est le côté faible de la grande pensée
+de Lagrange. On n'est point, en effet, réellement parvenu jusqu'ici à
+saisir en général d'une manière abstraite, et sans rentrer dans les
+autres conceptions de l'analyse transcendante, les avantages précis que
+doit constamment présenter, par sa nature, cette analyse ainsi conçue,
+pour la recherche des lois mathématiques des phénomènes. Il est
+seulement possible de les constater, en considérant séparément chaque
+question principale, et cette vérification devient même pénible, quand
+on choisit une question compliquée.</p>
+
+<p>Pour indiquer sommairement comment cette manière de concevoir l'analyse
+transcendante peut s'adapter effectivement à la solution des problèmes
+mathématiques, je me bornerai à reprendre sous ce point de vue le
+problème le plus simple de tous ceux ci-dessus examinés, celui des
+tangentes.</p>
+
+<p>Au lieu de concevoir la tangente comme le prolongement de l'élément
+infiniment petit de la courbe, suivant la notion de Leïbnitz; ou comme
+la limite des sécantes, suivant les idées de Newton; Lagrange la
+considère d'après ce simple caractère géométrique, analogue aux
+définitions des anciens, d'être une droite telle qu'entre elle et la
+courbe il ne peut passer, par le point de contact, aucune autre droite.
+Dès lors, pour en déterminer la direction, il faut chercher l'expression
+générale de sa distance à la courbe, dans un sens quelconque, dans celui
+de l'ordonnée, par exemple, en un second point distinct du premier, et
+disposer de la constante arbitraire relative à l'inclinaison de la
+droite, qui entrera nécessairement dans cette expression, de manière à
+diminuer cet écartement le plus possible. Or, cette distance étant
+évidemment égale à la différence des deux ordonnées de la courbe et de
+la droite qui correspondent à une même nouvelle abcisse x+h, sera
+représentée par la formule</p>
+
+ <p class="mid">( ∫'(x)-t ) h + qh<sup>2</sup> + rh<sup>3</sup> + etc.,</p>
+
+<p>où t désigne, comme ci-dessus, la tangente trigonométrique
+inconnue de l'angle que fait avec l'axe des (x), la droite cherchée, et
+∫'(x), la fonction dérivée de l'ordonnée ∫(x). Cela posé, il est aisé de
+voir qu'en disposant de t de façon à annuler le premier terme de la
+formule précédente, on aura rendu l'intervalle des deux lignes le plus
+petit possible, tellement que toute autre droite pour laquelle t
+n'aurait point la valeur ainsi déterminée, s'écarterait nécessairement
+davantage de la courbe proposée. On a donc, pour la direction de la
+tangente cherchée, l'expression générale t=∫'(x); résultat exactement
+équivalent à ceux que fournissent la méthode infinitésimale, et la
+méthode des limites. Il restera maintenant, dans chaque courbe
+particulière, à trouver ∫'(x), ce qui est une pure question d'analyse,
+tout-à-fait identique avec celles que prescrivent alors les autres
+méthodes.</p>
+
+<p>Après avoir suffisamment considéré dans leur ensemble les principales
+conceptions générales successivement produites jusqu'ici pour l'analyse
+transcendante, je ne dois pas m'arrêter à l'examen de quelques autres
+théories proposées, telles que le <i>calcul des évanouissans</i> d'Euler, qui
+ne sont réellement que des modifications plus ou moins importantes, et
+d'ailleurs inusitées, des méthodes précédentes. Il me reste maintenant,
+afin de compléter cet ensemble de considérations, à établir la
+comparaison et l'appréciation de ces trois méthodes fondamentales. Je
+dois préalablement constater d'une manière générale, leur conformité
+parfaite et nécessaire.</p>
+
+<p>Il est d'abord évident, par ce qui précède, qu'à considérer ces trois
+méthodes quant à leur destination effective, indépendamment des idées
+préliminaires, elles consistent toutes en un même artifice logique
+général, que j'ai caractérisé dans la quatrième leçon, savoir:
+l'introduction d'un certain système des grandeurs auxiliaires,
+uniformément corrélatives à celles qui sont l'objet propre de la
+question, et qu'on leur substitue expressément pour faciliter
+l'expression analytique des lois mathématiques des phénomènes,
+quoiqu'elles doivent finalement être éliminées, à l'aide d'un calcul
+spécial. C'est ce qui m'a déterminé à définir régulièrement l'analyse
+transcendante <i>le calcul des fonctions indirectes</i>, afin de marquer son
+vrai caractère philosophique, en écartant toute discussion sur la
+manière la plus convenable de la concevoir et de l'appliquer. L'effet
+général de cette analyse, quelle que soit la méthode employée, est donc
+de faire rentrer beaucoup plus promptement chaque question mathématique
+dans le domaine du <i>calcul</i>, et de diminuer ainsi considérablement la
+difficulté capitale que présente ordinairement le passage du concret à
+l'abstrait. Quoiqu'on fasse, on ne peut espérer que le calcul s'empare
+jamais de chaque question de philosophie naturelle, géométrique, ou
+mécanique, ou thermologique, etc., immédiatement à sa naissance, ce qui
+serait évidemment contradictoire. Il y aura constamment dans tout
+problème, un certain travail préliminaire à effectuer sans que le calcul
+puisse être d'aucun secours, et qui ne saurait être, par sa nature,
+assujéti à des règles abstraites et invariables; c'est celui qui a pour
+objet propre l'établissement des <i>équations</i>, qui sont le point de
+départ indispensable de toutes les recherches analytiques. Mais cette
+élaboration préalable a été singulièrement simplifiée par la création de
+l'analyse transcendante, qui a ainsi hâté l'époque où la solution
+comporte l'application uniforme et précise de procédés généraux et
+abstraits; en réduisant, dans chaque cas, ce travail spécial à la
+recherche des équations entre les grandeurs auxiliaires, d'où le calcul
+conduit ensuite aux équations directement relatives aux grandeurs
+proposées, qu'il fallait, avant cette admirable conception, établir
+immédiatement. Que ces équations indirectes soient des équations
+<i>différentielles</i>, suivant la pensée de Leïbnitz; ou des équations <i>aux
+limites</i>, conformément aux idées de Newton; ou enfin des équations
+<i>dérivées</i>, d'après la théorie de Lagrange; le procédé général est
+évidemment toujours le même.</p>
+
+<p>Mais la coïncidence de ces trois méthodes principales ne se borne pas à
+l'effet commun qu'elles produisent; elle existe, en outre, dans la
+manière même de l'obtenir. En effet, non-seulement toutes trois
+considèrent, à la place des grandeurs primitives, certaines grandeurs
+auxiliaires; de plus, les quantités ainsi introduites subsidiairement,
+sont exactement identiques dans les trois méthodes, qui ne diffèrent,
+par conséquent, que par la manière de les envisager. C'est ce qu'on peut
+aisément constater, en prenant pour terme général de comparaison une
+quelconque des trois conceptions, celle de Lagrange surtout, la plus
+propre à servir de type, comme étant la plus dégagée de considérations
+étrangères. N'est-il pas évident, par la seule définition des <i>fonctions
+dérivées</i>, qu'elles ne sont autre chose que ce que Leïbnitz appelle les
+<i>coëfficiens différentiels</i>, ou les rapports de la différentielle de
+chaque fonction à celle de la variable correspondante, puisque, en
+déterminant la première différentielle, on devra, par la nature même de
+la méthode infinitésimale, se borner à prendre le seul terme de
+l'accroissement de la fonction qui contient la première puissance de
+l'accroissement infiniment petit de la variable? De même, la fonction
+dérivée n'est elle pas aussi par sa nature, la <i>limite</i> nécessaire vers
+laquelle tend le rapport entre l'accroissement de la fonction primitive
+et celui de sa variable, à mesure que ce dernier diminue indéfiniment,
+puisqu'elle exprime évidemment ce que devient ce rapport, en supposant
+nul l'accroissement de la variable. Ce qu'on désigne par dy/dx
+dans la méthode de Leïbnitz, ce qu'on devrait noter L Δy/Δx dans celle de
+Newton, et ce que Lagrange a indiqué par
+∫'(x), est toujours une même fonction, envisagée sous trois points de
+vue différens; les considérations de Leïbnitz et de Newton, consistant
+proprement à faire connaître deux propriétés générales nécessaires de la
+fonction dérivée. L'analyse transcendante, examinée abstraitement, et
+dans son principe, est donc toujours la même, quelle que soit la
+conception qu'on adopte: les procédés du calcul des fonctions indirectes
+sont nécessairement identiques dans ces diverses méthodes, qui,
+pareillement, doivent, pour une application quelconque, conduire
+constamment à des résultats rigoureusement conformes.</p>
+
+<p>Si maintenant nous cherchons à apprécier la valeur relative de ces trois
+conceptions équivalentes, nous trouverons dans chacune des avantages et
+des inconvéniens qui lui sont propres, et qui empêchent encore les
+géomètres de s'en tenir strictement à une seule d'entr'elles, considérée
+comme définitive.</p>
+
+<p>La conception de Leïbnitz présente, incontestablement, dans l'ensemble
+des applications, une supériorité très-prononcée, en conduisant d'une
+manière beaucoup plus rapide, et avec bien moins d'efforts
+intellectuels, à la formation des équations entre les grandeurs
+auxiliaires. C'est à son usage que nous devons la haute perfection
+qu'ont enfin acquise toutes les théories générales de la géométrie et de
+la mécanique. Quelles que soient les diverses opinions spéculatives des
+géomètres sur la méthode infinitésimale, envisagée abstraitement, tous
+s'accordent tacitement à l'employer de préférence, aussitôt qu'ils ont à
+traiter une question nouvelle, afin de ne point compliquer la difficulté
+nécessaire par cet obstacle purement artificiel, provenant d'une
+obstination déplacée à vouloir suivre une marche moins expéditive.
+Lagrange lui-même, après avoir reconstruit sur de nouvelles bases
+l'analyse transcendante, a rendu, avec cette haute franchise qui
+convenait si bien à son génie, un hommage éclatant et décisif aux
+propriétés caractéristiques de la conception de Leïbnitz, en la suivant
+exclusivement dans le système entier de la <i>mécanique analytique</i>. Un
+tel fait nous dispense, à ce sujet, de toute autre réflexion.</p>
+
+<p>Mais quand on considère en elle-même, et sous le rapport logique, la
+conception de Leïbnitz, on ne peut s'empêcher de reconnaître avec
+Lagrange qu'elle est radicalement vicieuse, en ce que, suivant ses
+propres expressions, la notion des infiniment petits, est une <i>idée
+fausse</i>, qu'il est impossible, en effet, de se représenter nettement,
+quoiqu'on se fasse quelquefois illusion à cet égard. L'analyse
+transcendante, ainsi conçue, présente, à mes yeux, cette grande
+imperfection philosophique, de se trouver encore essentiellement fondée
+sur ces principes métaphysiques, dont l'esprit humain a eu tant de peine
+à dégager toutes ses théories positives. Sous ce rapport, on peut dire
+que la méthode infinitésimale porte vraiment l'empreinte caractéristique
+de l'époque de sa fondation, et du génie propre de son fondateur. On
+peut bien, il est vrai, par l'ingénieuse idée de la compensation des
+erreurs, s'expliquer d'une manière générale, comme nous l'avons fait
+ci-dessus, l'exactitude nécessaire des procédés généraux qui composent
+la méthode infinitésimale. Mais cela seul n'est-il pas un inconvénient
+radical, que d'être obligé de distinguer, en mathématique, deux classes
+de raisonnemens, ceux qui sont parfaitement rigoureux, et ceux dans
+lesquels on commet à dessein des erreurs qui devront se compenser plus
+tard? Une conception qui conduit à des conséquences aussi étranges, est,
+sans doute, rationnellement, bien peu satisfaisante.</p>
+
+<p>Ce serait évidemment éluder la difficulté sans la résoudre, que de dire,
+comme on l'a fait quelquefois, qu'il est possible, par rapport à chaque
+question, de faire rentrer la méthode infinitésimale proprement dite
+dans celle des limites, dont le caractère logique est irréprochable.
+D'ailleurs, une telle transformation enlève presqu'entièrement à la
+conception de Leïbnitz les avantages essentiels qui la recommandent si
+éminemment, quant à la facilité et à la rapidité des opérations
+intellectuelles.</p>
+
+<p>Enfin n'eût-on même aucun égard aux importantes considérations qui
+précèdent, la méthode infinitésimale n'en présenterait pas moins
+évidemment, par sa nature, ce défaut capital de rompre l'unité de la
+mathématique abstraite, en créant un calcul transcendant fondé sur des
+principes si différens de ceux qui servent de base à l'analyse
+ordinaire. Ce partage de l'analyse en deux mondes presque indépendans,
+tend à empêcher la formation de conceptions analytiques véritablement
+générales. Pour en bien apprécier les conséquences, il faudrait se
+reporter, par la pensée, à l'état dans lequel se trouvait la science,
+avant que Lagrange eût établi entre ces deux grandes sections une
+harmonie générale et définitive.</p>
+
+<p>Passant à la conception de Newton, il est évident que, par sa nature,
+elle se trouve à l'abri des objections logiques fondamentales que
+provoque la méthode de Leïbnitz. La notion des <i>limites</i> est, en effet,
+remarquable par sa netteté et par sa justesse. Dans l'analyse
+transcendante présentée de cette manière, les équations sont envisagées
+comme exactes dès l'origine, et les règles générales du raisonnement
+sont aussi constamment observées que dans l'analyse ordinaire. Mais,
+d'un autre côté, elle est bien loin d'offrir, pour la solution des
+problèmes, d'aussi puissantes ressources que la méthode infinitésimale.
+Cette obligation qu'elle impose de ne considérer jamais les
+accroissemens des grandeurs séparément et en eux-mêmes, ni seulement
+dans leurs rapports, mais uniquement dans les limites de ces rapports
+ralentit considérablement la marche de l'intelligence pour la formation
+des équations auxiliaires. On peut même dire qu'elle gêne beaucoup les
+transformations purement analytiques. Aussi le calcul transcendant,
+considéré séparément de ses applications, est-il loin d'offrir dans
+cette méthode l'étendue et la généralité que lui a imprimées la
+conception de Leïbnitz. C'est très-péniblement, par exemple, qu'on
+parvient à étendre la théorie de Newton aux fonctions de plusieurs
+variables indépendantes. Quoi qu'il en soit, c'est surtout par rapport
+aux applications, que l'infériorité relative de cette théorie se trouve
+marquée.</p>
+
+<p>Je ne dois pas négliger à ce sujet de faire observer que plusieurs
+géomètres du continent, en adoptant, comme plus rationnelle, la méthode
+de Newton, pour servir de base à l'analyse transcendante, ont déguisé en
+partie cette infériorité, par une grave inconséquence, qui consiste à
+appliquer à cette méthode la notation imaginée par Leïbnitz pour la
+méthode infinitésimale, et qui n'est réellement propre qu'à elle. En
+désignant par dy/dx ce que, rationnellement, il faudrait, dans
+la théorie des limites, noter L Δy/Δx, et en étendant
+à toutes les autres notions analytiques ce déplacement de signes, on se
+propose sans doute de combiner les avantages spéciaux des deux méthodes;
+mais on ne parvient, en réalité, qu'à établir entr'elles une confusion
+vicieuse, dont l'habitude tend à empêcher de se former des idées nettes
+et exactes de l'une ou de l'autre. Il serait sans doute étrange, à
+considérer cet usage en lui-même, que, par le seul moyen des signes, on
+pût effectuer une véritable combinaison entre deux théories générales
+aussi distinctes.</p>
+
+<p>Enfin la méthode des limites, présente aussi, quoiqu'à un moindre degré,
+l'inconvénient majeur que j'ai signalé ci-dessus, dans la méthode
+infinitésimale, d'établir une séparation totale entre l'analyse
+ordinaire et l'analyse transcendante. Car l'idée des <i>limites</i>, quoique
+nette et rigoureuse, n'en est pas moins, par elle-même, comme Lagrange
+l'a remarqué, une idée étrangère, dont les théories analytiques ne
+devraient pas se trouver dépendantes.</p>
+
+<p>Cette unité parfaite de l'analyse, ce caractère purement abstrait de ses
+notions fondamentales, se trouvent au plus haut degré dans la conception
+de Lagrange, et ne se trouvent que là. Elle est, pour cette raison, la
+plus rationnelle et la plus philosophique de toutes. Écartant avec soin
+toute considération hétérogène, Lagrange a réduit l'analyse
+transcendante à son véritable caractère propre, celui d'offrir une
+classe très-étendue de transformations analytiques, à l'aide desquelles
+on facilite singulièrement l'expression des conditions des divers
+problèmes. En même temps, cette analyse s'est nécessairement présentée
+par là comme une simple extension de l'analyse ordinaire; elle n'a plus
+été qu'une algèbre supérieure. Toutes les diverses parties, jusqu'alors
+si incohérentes, de la mathématique abstraite, ont pu être conçues, dès
+ce moment, comme formant un système unique.</p>
+
+<p>Malheureusement, une conception douée, indépendamment de la notation si
+simple et si lucide qui lui correspond, de propriétés aussi
+fondamentales, et qui est, sans doute, destinée à devenir la théorie
+définitive de l'analyse transcendante, à cause de sa haute supériorité
+philosophique sur toutes les autres méthodes proposées, présente dans
+son état actuel, trop de difficultés, quant aux applications, lorsqu'on
+la compare à la conception de Newton, et surtout à celle de Leïbnitz,
+pour pouvoir être encore exclusivement adoptée. Lagrange lui-même, n'est
+parvenu que très-péniblement à retrouver, d'après sa méthode, les
+résultats principaux déjà obtenus par la méthode infinitésimale pour la
+solution des questions générales de géométrie et de mécanique; on peut
+juger par là combien on trouverait d'obstacles à traiter, de la même
+manière, des questions vraiment nouvelles et de quelque importance. Il
+est vrai que Lagrange, en plusieurs occasions, a montré que les
+difficultés, même artificielles, déterminent, dans les hommes de génie,
+des efforts supérieurs, susceptibles de conduire à des résultats plus
+étendus. C'est ainsi qu'en tentant d'adapter sa méthode à l'étude de la
+courbure des lignes, qui paraissait si peu pouvoir en comporter
+l'application, il s'est élevé à cette belle théorie des contacts, qui a
+tant perfectionné cette partie importante de la géométrie. Mais, malgré
+ces heureuses exceptions, la conception de Lagrange n'en est pas moins
+jusqu'ici demeurée, dans son ensemble, essentiellement impropre aux
+applications.</p>
+
+<p>Le résultat final de la comparaison générale que je viens d'esquisser,
+et qui exigerait de plus amples développemens, est donc, comme je
+l'avais avancé en commençant cette leçon, que, pour connaître réellement
+l'analyse transcendante, il faut non-seulement la considérer, dans son
+principe, d'après les trois conceptions fondamentales distinctes,
+produites par Leïbnitz, par Newton, et par Lagrange, mais, en outre,
+s'habituer à suivre presqu'indifféremment d'après ces trois méthodes
+principales, et surtout d'après les deux extrêmes, la solution de toutes
+les questions importantes, soit du calcul des fonctions indirectes en
+lui-même, soit de ses applications. C'est une marche que je ne saurais
+trop fortement recommander à tous ceux qui désirent juger
+philosophiquement cette admirable création de l'esprit humain, comme à
+ceux qui veulent essentiellement apprendre à se servir avec succès et
+avec facilité de ce puissant instrument. Dans toutes les autres parties
+de la science mathématique, la considération de diverses méthodes pour
+une seule classe de questions peut être utile, même indépendamment de
+l'intérêt historique qu'elle présente; mais elle n'est point
+indispensable: ici, au contraire, elle est strictement nécessaire.</p>
+
+<p>Ayant déterminé avec précision, dans cette leçon, le caractère
+philosophique du calcul des fonctions indirectes, d'après les
+principales conceptions fondamentales dont il est susceptible, il me
+reste maintenant à considérer, dans la leçon suivante, la division
+rationnelle et la composition générale de ce calcul.</p>
+<a name="l7" id="l7"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>SEPTIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Tableau général du calcul des fonctions indirectes.</p>
+
+<p>Par suite des considérations exposées dans la leçon précédente, on
+conçoit que le calcul des fonctions indirectes se divise nécessairement
+en deux parties, ou, pour mieux dire, se décompose en deux calculs
+tout-à-fait distincts, quoique, par leur nature, intimement liés;
+suivant qu'on se propose de trouver les relations entre les grandeurs
+auxiliaires, dont l'introduction constitue l'esprit général de ce
+calcul, d'après les relations entre les grandeurs primitives
+correspondantes; ou qu'on cherche, en sens inverse, à découvrir ces
+équations directes d'après les équations indirectes établies
+immédiatement. Tel est, en effet, le double objet qu'on a
+continuellement en vue dans l'analyse transcendante.</p>
+
+<p>Ces deux calculs ont reçu différens noms, selon le point de vue sous
+lequel a été envisagé l'ensemble de cette analyse. La méthode
+infinitésimale proprement dite étant jusqu'ici la plus usitée, par les
+raisons que j'ai discutées, presque tous les géomètres du continent
+emploient habituellement, pour désigner ces deux calculs, les
+dénominations de <i>calcul différentiel</i> et de <i>calcul intégral</i>, établies
+par Leïbnitz, et qui sont, en effet, des conséquences très-rationnelles
+de sa conception. Newton, d'après sa méthode, a nommé le premier, le
+<i>calcul des fluxions</i>, et le second le <i>calcul des fluentes</i>,
+expressions communément adoptées en Angleterre. Enfin, en suivant la
+théorie éminemment philosophique fondée par Lagrange, on appellerait
+l'un, le <i>calcul des fonctions dérivées</i> et l'autre le <i>calcul des
+fonctions primitives</i>. Je continuerai à me servir des termes de
+Leïbnitz, comme plus propres, dans notre langue, à la formation des
+expressions secondaires, quoique je doive, d'après les explications
+contenues dans la leçon précédente, employer concurremment toutes les
+diverses conceptions, en me rapprochant, autant que possible, de celle
+de Lagrange.</p>
+
+<p>Le calcul différentiel est évidemment la base rationnelle du calcul
+intégral. Car nous ne savons et ne pouvons savoir intégrer immédiatement
+que les expressions différentielles produites par la différentiation des
+diverses fonctions simples qui constituent les élémens généraux de notre
+analyse. L'art de l'intégration consiste ensuite essentiellement à
+ramener, autant que possible, tous les autres cas à ne dépendre
+finalement que de ce petit nombre d'intégrations fondamentales.</p>
+
+<p>En considérant l'ensemble de l'analyse transcendante, tel que je l'ai
+caractérisé dans la leçon précédente, on ne voit pas d'abord quelle peut
+être l'utilité propre du calcul différentiel, indépendamment de cette
+relation nécessaire avec le calcul intégral, qui semble devoir être, par
+lui-même, le seul directement indispensable. En effet, l'élimination des
+infinitésimales ou des dérivées, introduites comme auxiliaires pour
+faciliter l'établissement des équations, constituant, d'après ce que
+nous avons vu, l'objet définitif et invariable du calcul des fonctions
+indirectes; il est naturel de penser que le calcul qui enseigne à
+déduire des équations entre ces grandeurs auxiliaires, celles qui ont
+lieu entre les grandeurs primitives elles-mêmes, doit strictement
+suffire aux besoins généraux de l'analyse transcendante, sans qu'on
+aperçoive, au premier coup-d'oeil, quelle part spéciale et constante
+peut avoir, dans une telle analyse, la solution de la question inverse.
+Ce serait abusivement que, suivant l'usage ordinaire, pour expliquer
+l'influence directe et nécessaire propre au calcul différentiel, on lui
+assignerait la destination de former les équations différentielles,
+d'où le calcul intégral fait parvenir ensuite aux équations finies. Car
+la formation primitive des équations différentielles n'est, et ne peut
+être, à proprement parler, l'objet d'aucun calcul, puisqu'elle
+constitue, au contraire, par sa nature, le point de départ indispensable
+de tout calcul quelconque. Comment, en particulier, le calcul
+différentiel qui, par lui-même, se réduit à enseigner les moyens de
+<i>différentier</i> les diverses équations, pourrait-il être un procédé
+général pour en établir? Ce qui, dans toute application de l'analyse
+transcendante, facilite en effet la formation des équations, c'est la
+<i>méthode</i> infinitésimale, et non le <i>calcul</i> infinitésimal, qui en est
+parfaitement distinct, quoiqu'en étant le complément indispensable. Une
+telle considération donnerait donc une fausse idée de la destination
+spéciale qui caractérise le calcul différentiel dans le système général
+de l'analyse transcendante.</p>
+
+<p>Mais ce serait, néanmoins, concevoir bien imparfaitement la véritable
+importance propre de cette première branche du calcul des fonctions
+indirectes, que d'y voir seulement un simple travail préliminaire,
+n'ayant d'autre objet général et essentiel que de préparer au calcul
+intégral des fondemens indispensables. Comme les idées sont
+ordinairement confuses à cet égard, je crois devoir expliquer
+sommairement ici cette importante relation, telle que je la conçois, et
+montrer que, dans chaque application quelconque de l'analyse
+transcendante, une première part directe et nécessaire est constamment
+assignée au calcul différentiel.</p>
+
+<p>En formant les équations différentielles d'un phénomène quelconque, il
+est bien rare qu'on se borne à introduire différentiellement les seules
+grandeurs dont on cherche les relations. S'imposer cette condition, ce
+serait diminuer inutilement les ressources que présente l'analyse
+transcendante pour l'expression des lois mathématiques des phénomènes.
+Le plus souvent on fait entrer aussi par leurs différentielles, dans ces
+équations premières, d'autres grandeurs, dont la relation est déjà
+connue ou supposée l'être, et sans la considération desquelles il serait
+fréquemment impossible d'établir les équations. C'est ainsi, par
+exemple, que dans le problème général de la rectification des courbes,
+l'équation différentielle,</p>
+
+<p class="mid">ds<sup>2</sup> = dy<sup>2</sup> + dx<sup>2</sup>, ou ds<sup>2</sup> = dx<sup>2</sup> + dy<sup>2</sup> + dz<sup>2</sup>,</p>
+
+<p>n'est pas seulement établie entre la fonction
+cherchée s et la variable indépendante x à laquelle on veut la
+rapporter; mais on a introduit en même temps, comme intermédiaires
+indispensables, les différentielles d'une ou deux autres fonctions y et
+z, qui sont au nombre des données du problème; il n'eût pas été
+possible de former immédiatement l'équation entre ds et dx, qui serait
+d'ailleurs particulière à chaque courbe considérée. Il en est de même
+pour la plupart des questions. Or, dans ces cas, il est évident que
+l'équation différentielle n'est pas immédiatement propre à
+l'intégration. Il faut, auparavant, que les différentielles des
+fonctions supposées connues, qui ont été employées comme intermédiaires,
+soient entièrement éliminées, afin que les équations se trouvent
+établies entre les différentielles des seules fonctions cherchées et
+celles des variables réellement indépendantes, après quoi la question ne
+dépend plus effectivement que du calcul intégral. Or, cette élimination
+préparatoire de certaines différentielles, afin de réduire les
+infinitésimales au plus petit nombre possible, est simplement du ressort
+du calcul différentiel. Car elle doit se faire, évidemment, en
+déterminant, d'après les équations entre les fonctions supposées connues
+prises pour intermédiaires, les relations de leurs différentielles, ce
+qui n'est qu'une question de différentiation. Ainsi, par exemple, dans
+le cas des rectifications, il faudra d'abord calculer dy ou dy et dz, en
+différentiant l'équation ou les équations de chaque courbe proposée; et,
+d'après ces expressions, la formule différentielle générale énoncée
+ci-dessus ne contiendra plus que ds et dx; parvenue à ce point,
+l'élimination des infinitésimales ne peut plus être achevée que par le
+calcul intégral.</p>
+
+<p>Tel est donc l'office général nécessairement propre au calcul
+différentiel dans la solution totale des questions qui exigent l'emploi
+de l'analyse transcendante: préparer, autant que possible, l'élimination
+des infinitésimales, c'est-à-dire réduire, dans chaque cas, les
+équations différentielles primitives à ne plus contenir que les
+différentielles des variables réellement indépendantes et celles des
+fonctions cherchées, en faisant disparaître, par la différentiation, les
+différentielles de toutes les autres fonctions connues qui ont pu être
+prises pour intermédiaires lors de la formation des équations
+différentielles du problème.</p>
+
+<p>Pour certaines questions, qui, quoiqu'en petit nombre, n'en ont pas
+moins, ainsi que nous le verrons plus tard, une très-grande importance,
+les grandeurs cherchées se trouvent même entrer directement, et non par
+leurs différentielles, dans les équations différentielles primitives,
+qui ne contiennent alors différentiellement que les diverses fonctions
+connues, employées comme intermédiaires d'après l'explication
+précédente. Ces cas sont, de tous, les plus favorables, car, il est
+évident que le calcul différentiel suffit alors entièrement à
+l'élimination complète des infinitésimales, sans que la question puisse
+donner lieu à aucune intégration. C'est ce qui arrive, par exemple, dans
+le problème des tangentes, en géométrie; dans celui des vitesses, en
+mécanique, etc.</p>
+
+<p>Enfin, plusieurs autres questions, dont le nombre est aussi fort petit,
+mais dont l'importance n'est pas moins grande, présentent un second cas
+d'exception, qui est, par sa nature, exactement l'inverse du précédent.
+Ce sont celles où les équations différentielles se trouvent être
+immédiatement propres à l'intégration, parce qu'elles ne contiennent,
+dès leur première formation, que les infinitésimales relatives aux
+fonctions cherchées ou aux variables réellement indépendantes, sans
+qu'on ait été obligé d'introduire différentiellement d'autres fonctions
+comme intermédiaires. Si, dans ces nouveaux cas, on a effectivement
+employé ces dernières fonctions, comme, par hypothèse, elles entreront
+directement et non par leurs différentielles, l'algèbre ordinaire
+suffira pour les éliminer, et réduire la question à ne plus dépendre que
+du calcul intégral. Le calcul différentiel n'aura donc alors aucune part
+spéciale à la solution complète du problème, qui sera tout entière du
+ressort du calcul intégral. La question générale des quadratures en
+offre un exemple important, car l'équation différentielle étant alors,
+dA=ydx, deviendra immédiatement propre à l'intégration aussitôt qu'on
+aura éliminé, d'après l'équation de la courbe proposée, la fonction
+intermédiaire y, qui n'y entre point différentiellement: la même
+circonstance a lieu pour le problème des cubatures, et pour quelques
+autres aussi essentiels.</p>
+
+<p>En résultat général des considérations précédentes, il faut donc
+partager en trois classes les questions mathématiques qui exigent
+l'emploi de l'analyse transcendante: la première classe comprend les
+problèmes susceptibles d'être entièrement résolus au moyen du seul
+calcul différentiel, sans aucun besoin du calcul intégral; la seconde,
+ceux qui sont, au contraire, entièrement du ressort du calcul intégral,
+sans que le calcul différentiel ait aucune part à leur solution; enfin,
+dans la troisième et la plus étendue, qui constitue le cas normal, les
+deux autres n'étant que d'exception, les deux calculs ont successivement
+une part distincte et nécessaire à la solution complète du problème, le
+calcul différentiel faisant subir aux équations différentielles
+primitives, une préparation indispensable à l'application du calcul
+intégral. Telles sont exactement les relations générales de ces deux
+calculs, dont on se forme communément des idées trop peu précises.</p>
+
+<p>Jetons maintenant un coup-d'oeil général sur la composition rationelle
+de chacun d'eux, en commençant, comme il convient évidemment, par le
+calcul différentiel.</p>
+
+<p>Dans l'exposition de l'analyse transcendante, on a l'habitude de mêler à
+la partie purement analytique, qui se réduit au traité abstrait de la
+différentiation et de l'intégration, l'étude de ses diverses
+applications principales, surtout de celles qui concernent la géométrie.
+Cette confusion d'idées, qui est une suite du mode effectif suivant
+lequel la science s'est développée, présente, sous le rapport
+dogmatique, de graves inconvéniens en ce qu'elle empêche de concevoir
+convenablement, soit l'analyse, soit la géométrie. Devant considérer ici
+la coordination la plus rationnelle possible, je ne comprendrai, dans le
+tableau suivant, que le calcul des fonctions indirectes proprement dit,
+réservant, pour la portion de ce volume relative à l'étude philosophique
+de la mathématique concrète, l'examen général de ses grandes
+applications géométriques et mécaniques<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a>
+<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote15"
+name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15">
+(retour) </a> J'ai établi depuis long-temps, dans mon
+ enseignement ordinaire de l'analyse transcendante, l'ordre
+ que je vais exposer. Un nouveau professeur d'analyse
+ transcendante à l'École Polytechnique, avec lequel je me
+ félicite de m'être rencontré, M. Mathieu a adopté, dans son
+ cours de cette année, une marche essentiellement semblable.
+</blockquote>
+
+<p>La division fondamentale du calcul différentiel pur, ou du traité
+général de la différentiation, consiste à distinguer deux cas, suivant
+que les fonctions analytiques qu'il s'agit de différentier sont
+<i>explicites</i> ou <i>implicites</i>; d'où deux parties ordinairement désignées
+par les noms de différentiation <i>des formules</i> et différentiation <i>des
+équations</i>. Il est aisé de concevoir <i>à priori</i> l'importance de cette
+classification. En effet, une telle distinction serait illusoire si
+l'analyse ordinaire était parfaite, c'est-à-dire, si l'on savait
+résoudre algébriquement toutes les équations; car alors il serait
+possible de rendre <i>explicite</i> toute fonction <i>implicite</i>; et, en ne la
+différentiant que dans cet état, la seconde partie du calcul
+différentiel rentrerait immédiatement dans la première, sans donner lieu
+à aucune nouvelle difficulté. Mais la résolution algébrique des
+équations étant, comme nous l'avons vu, encore presque dans l'enfance,
+et ignorée jusqu'à présent pour le plus grand nombre des cas, on
+comprend qu'il en doit être tout autrement; puisqu'il s'agit dès lors, à
+proprement parler, de différentier une fonction sans la connaître, bien
+qu'elle soit déterminée. La différentiation des fonctions implicites
+constitue donc, par sa nature, une question vraiment distincte de celle
+que présentent les fonctions explicites, et nécessairement plus
+compliquée. Ainsi c'est évidemment par la différentiation des formules
+qu'il faut commencer, et on parvient ensuite à ramener généralement à ce
+premier cas la différentiation des équations, par certaines
+considérations analytiques invariables, que je ne dois pas mentionner
+ici.</p>
+
+<p>Ces deux cas généraux de la différentiation sont encore distincts sous
+un autre rapport également nécessaire, et trop important pour que je
+néglige de le signaler. La relation obtenue entre les différentielles
+est constamment plus indirecte, par rapport à celle des quantités
+finies, dans la différentiation des fonctions implicites que dans celle
+des fonctions explicites. On sait, en effet, d'après les considérations
+présentées par Lagrange sur la formation générale des équations
+différentielles, que, d'une part, la même équation primitive peut donner
+lieu à un plus ou moins grand nombre d'équations dérivées de formes
+très-diverses, quoique, au fond, équivalentes, suivant celles des
+constantes arbitraires que l'on élimine, ce qui n'a pas lieu dans la
+différentiation des formules explicites; et que, d'une autre part, le
+système infini d'équations primitives différentes qui correspondent à
+une même équation dérivée, présente une variété analytique bien plus
+profonde que celle des diverses fonctions susceptibles d'une même
+différentielle explicite, et qui ne se distinguent les unes des autres
+que par un terme constant. Les fonctions implicites doivent donc être
+envisagées comme étant réellement encore plus modifiées par la
+différentiation que les fonctions explicites. Nous retrouverons tout à
+l'heure cette considération relativement au calcul intégral, où elle
+acquiert une importance prépondérante.</p>
+
+<p>Chacune des deux parties fondamentales du calcul différentiel se
+subdivise elle-même en deux théories très-distinctes, suivant qu'il
+s'agit de différentier des fonctions à une seule variable, ou des
+fonctions à plusieurs variables indépendantes. Ce second cas est, par sa
+nature, tout-à-fait distinct du premier, et présente évidemment plus de
+complication, même en ne considérant que les fonctions explicites, et à
+plus forte raison pour les fonctions implicites. Du reste, l'un se
+déduit généralement de l'autre, à l'aide d'un principe invariable fort
+simple, qui consiste à regarder la différentielle totale d'une fonction
+en vertu des accroissemens simultanés des diverses variables
+indépendantes qu'elles contient, comme la somme des différentielles
+partielles que produirait l'accroissement séparé de chaque variable
+successivement, si toutes les autres étaient constantes. Il faut,
+d'ailleurs, soigneusement remarquer à ce sujet une notion nouvelle
+qu'introduit, dans le système de l'analyse transcendante, la distinction
+des fonctions à une seule variable et à plusieurs: c'est la
+considération de ces diverses fonctions dérivées spéciales, relatives à
+chaque variable isolément, et dont le nombre croît de plus en plus à
+mesure que l'ordre de la dérivation s'élève, et aussi quand les
+variables sont plus multipliées. Il en résulte que les relations
+différentielles propres aux fonctions de plusieurs variables, sont, par
+leur nature, et bien plus indirectes, et surtout beaucoup plus
+indéterminées que celles relatives aux fonctions d'une seule variable.
+Cela est principalement sensible pour les fonctions implicites où, au
+lieu des simples constantes arbitraires que l'élimination fait
+disparaître quand on forme les équations différentielles propres aux
+fonctions d'une seule variable, ce sont des fonctions arbitraires des
+variables proposées qui se trouvent éliminées, d'où doivent résulter,
+lors des intégrations, des difficultés spéciales.</p>
+
+<p>Enfin, pour compléter ce tableau sommaire des diverses parties
+essentielles du calcul différentiel proprement dit, je dois ajouter que,
+dans la différentiation des fonctions implicites, soit à une seule
+variable, soit à plusieurs, il faut encore distinguer le cas où il
+s'agit de différentier à la fois diverses fonctions de ce genre, mêlées
+dans certaines équations primitives, de celui où toutes ces fonctions
+sont séparées.</p>
+
+<p>Les fonctions sont évidemment, en effet, encore plus implicites dans le
+premier cas que dans le second, si l'on considère que la même
+imperfection de l'analyse ordinaire, qui empêche de convertir toute
+fonction implicite en une fonction explicite équivalente, ne permet pas
+davantage de séparer les fonctions qui entrent simultanément dans un
+système quelconque d'équations. Il s'agit alors de différentier,
+non-seulement sans savoir résoudre les équations primitives, mais même
+sans pouvoir effectuer entr'elles les éliminations convenables, ce qui
+constitue une nouvelle difficulté.</p>
+
+<p>Tels sont donc l'enchaînement naturel et la distribution rationnelle des
+diverses théories principales dont se compose le traité général de la
+différentiation. On voit que, la différentiation des fonctions
+implicites se déduisant de celle des fonctions explicites par un seul
+principe constant, et la différentiation des fonctions à plusieurs
+variables se ramenant, par un autre principe fixe, à celle des fonctions
+à une seule variable, tout le calcul différentiel se trouve reposer, en
+dernière analyse, sur la différentiation des fonctions explicites à une
+seule variable, la seule qui s'exécute jamais directement. Or, il est
+aisé de concevoir que cette première théorie, base nécessaire du système
+entier, consiste simplement dans la différentiation des dix fonctions
+simples, qui sont les élémens uniformes de toutes nos combinaisons
+analytiques, et dont j'ai présenté le tableau (4<sup>e</sup> leçon, page 173). Car
+la différentiation des fonctions composées se déduit évidemment, d'une
+manière immédiate et nécessaire, de celle des fonctions simples qui les
+constituent. C'est donc à la connaissance de ces dix différentielles
+fondamentales, et à celle des deux principes généraux, ci-dessus
+mentionnés, qui y ramènent tous les autres cas possibles, que se réduit,
+à proprement parler, tout le traité de la différentiation. On voit, par
+la combinaison de ces diverses considérations, combien est à la fois
+simple et parfait le système entier du calcul différentiel proprement
+dit. Il constitue certainement, sous le rapport logique, le spectacle le
+plus intéressant que l'analyse mathématique puisse présenter à notre
+intelligence.</p>
+
+<p>Le tableau général que je viens d'esquisser sommairement offrirait,
+néanmoins, une lacune essentielle, si je n'indiquais ici distinctement
+une dernière théorie, qui forme, par sa nature, le complément
+indispensable du traité de la différentiation. C'est celle qui a pour
+objet la transformation constante des fonctions dérivées, en résultat
+des changemens déterminés de variables indépendantes, d'où résulte la
+possibilité de rapporter à de nouvelles variables toutes les formules
+différentielles générales établies primitivement pour d'autres. Cette
+question est maintenant résolue de la manière la plus complète et la
+plus simple, comme toutes celles dont se compose le calcul différentiel.
+On conçoit aisément l'importance générale qu'elle doit avoir dans les
+applications quelconques de l'analyse transcendante, dont elle peut être
+considérée comme augmentant les ressources fondamentales, en permettant
+de choisir, pour former d'abord plus aisément les équations
+différentielles, le système de variables indépendantes qui paraîtra le
+plus avantageux, bien qu'il ne doive pas être maintenu plus tard. C'est
+ainsi, par exemple, que la plupart des questions principales de la
+géométrie se résolvent beaucoup plus aisément en rapportant les lignes
+et les surfaces à des coordonnées rectilignes, et qu'on peut néanmoins
+être conduit à les appliquer à des formes exprimées analytiquement, à
+l'aide de coordonnées <i>polaires</i>, ou de toute autre manière. On pourra
+commencer alors la solution différentielle du problème en employant
+toujours le système rectiligne, mais seulement comme un intermédiaire,
+d'après lequel, par la théorie générale que nous avons en vue ici, on
+passera au système définitif, qu'il eût été quelquefois impossible de
+considérer directement.</p>
+
+<p>Dans la classification rationnelle que je viens d'exposer pour
+l'ensemble du calcul différentiel, on serait naturellement tenté de
+signaler une omission grave, puisque je n'ai pas sous-divisé chacune des
+quatre parties essentielles d'après une autre considération générale,
+qui semble d'abord fort importante en elle-même, celle de l'ordre plus
+ou moins élevé de la différentiation. Mais il est aisé de comprendre que
+cette distinction n'a aucune influence réelle dans le calcul
+différentiel, en ce qu'elle n'y donne lieu à aucune difficulté nouvelle.
+En effet, si le calcul différentiel n'était pas rigoureusement complet,
+c'est-à-dire, si on ne savait point différentier indistinctement toute
+fonction quelconque, la différentiation au second ordre, ou à un ordre
+supérieur, de chaque fonction déterminée, pourrait engendrer des
+difficultés spéciales. Mais la parfaite universalité du calcul
+différentiel donne évidemment l'assurance de pouvoir différentier à un
+ordre quelconque toutes les fonctions analytiques connues, la question
+se réduisant sans cesse à une différentiation au premier ordre,
+successivement redoublée. Ainsi, la considération des divers ordres de
+différentielles peut bien donner naissance à de nouvelles remarques plus
+ou moins importantes, surtout en ce qui concerne la formation des
+équations différentielles, et les dérivées partielles successives des
+fonctions à plusieurs variables. Mais elle ne saurait, évidemment,
+constituer aucun nouveau problème général dans le traité de la
+différentiation. Nous verrons tout à l'heure que cette distinction, qui
+n'a, pour ainsi dire, aucune importance dans le calcul différentiel, en
+acquiert, au contraire, une très-grande dans le calcul intégral, en
+vertu de l'extrême imperfection de ce dernier calcul.</p>
+
+<p>Enfin, quoique j'aie cru, en thèse générale, ne devoir nullement
+envisager en ce moment les diverses applications principales du calcul
+différentiel, il convient néanmoins de faire une exception pour celles
+qui consistent dans la solution de questions purement analytiques, qui
+doivent, en effet, être rationnellement placées à la suite du traité de
+la différentiation proprement dite, à cause de l'homogénéité évidente
+des considérations. Ces questions peuvent se réduire à trois
+essentielles: 1º le développement en séries des fonctions à une seule ou
+à plusieurs variables, ou, plus généralement, la transformation des
+fonctions, qui constitue la plus belle et la plus importante application
+du calcul différentiel à l'analyse générale, et qui comprend, outre la
+série fondamentale découverte par Taylor, les séries si remarquables
+trouvées par Maclaurin, par Jean Bernouilli, par Lagrange, etc.; 2º la
+théorie générale des valeurs maxima et minima pour les fonctions
+quelconques à une seule ou à plusieurs variables, un des plus
+intéressans problèmes que puisse présenter l'analyse, quelque
+élémentaire qu'il soit devenu aujourd'hui, et à la solution complète
+duquel le calcul différentiel s'applique très-naturellement; 3º enfin,
+la détermination générale de la vraie valeur des fonctions qui se
+présentent sous une apparence indéterminée pour certaines hypothèses
+faites sur les valeurs des variables correspondantes, ce qui est le
+problème le moins étendu et le moins important des trois, quoiqu'il
+mérite d'être noté ici. La première question est, sans contredit, la
+principale sous tous les rapports: elle est aussi la plus susceptible
+d'acquérir dans la suite une extension nouvelle, surtout en concevant,
+d'une manière plus large qu'on ne l'a fait jusqu'ici, l'emploi du calcul
+différentiel pour la transformation des fonctions, au sujet de laquelle
+Lagrange a laissé quelques indications précieuses, qui n'ont encore été
+ni généralisées ni suivies.</p>
+
+<p>Je regrette beaucoup d'être obligé, par les limites nécessaires de cet
+ouvrage, de me borner à des considérations sommaires aussi insuffisantes
+sur tous les divers sujets que je viens de passer en revue, et qui
+comporteraient, par leur nature, des développemens beaucoup plus
+étendus, en continuant toujours néanmoins à rester dans les généralités
+qui sont le sujet propre de ce cours. Je passe maintenant à l'exposition
+également rapide du tableau systématique du calcul intégral proprement
+dit, c'est-à-dire du traité abstrait de l'intégration.</p>
+
+<p>La division fondamentale du calcul intégral est fondée sur le même
+principe que celle ci-dessus exposée pour le calcul différentiel, en
+distinguant l'intégration des formules différentielles explicites, et
+l'intégration des différentielles implicites, ou des équations
+différentielles. La séparation de ces deux cas est même bien plus
+profonde relativement à l'intégration, que sous le simple rapport de la
+différentiation. Dans le calcul différentiel, en effet, cette
+distinction ne repose, comme nous l'avons vu, que sur l'extrême
+imperfection de l'analyse ordinaire. Mais, au contraire, il est aisé de
+voir que, quand même toutes les équations seraient résolues
+algébriquement, les équations différentielles n'en constitueraient pas
+moins un cas d'intégration tout-à-fait distinct de celui que présentent
+les formules différentielles explicites. Car, en se bornant, par
+exemple, au premier ordre et à une fonction unique y d'une seule
+variable x, pour plus de simplicité, si l'on suppose résolue, par
+rapport à dy/dx, une équation différentielle quelconque entre x,
+y, et dy/dx, l'expression de la fonction dérivée se trouvant
+alors contenir généralement la fonction primitive elle-même qui est
+l'objet de la recherche, la question d'intégration n'aurait nullement
+changé de nature, et la solution n'aurait fait réellement d'autre
+progrès que d'avoir amené l'équation différentielle, proposée à ne plus
+être que du premier degré relativement à la fonction dérivée, ce qui
+est, en soi, de peu d'importance. La différentielle n'en serait donc pas
+moins déterminée d'une manière à peu près aussi <i>implicite</i>
+qu'auparavant, sous le rapport de l'intégration, qui continuerait à
+présenter essentiellement la même difficulté caractéristique. La
+résolution algébrique des équations ne pourrait faire rentrer le cas que
+nous considérons dans la simple intégration des différentielles
+explicites, que dans les occasions très-particulières où l'équation
+différentielle proposée ne contiendrait point la fonction primitive
+elle-même, ce qui permettrait, par conséquent, en la résolvant, de
+trouver dy/dx en fonction de x seulement, et de réduire ainsi la
+question aux quadratures.</p>
+
+<p>La considération que je viens d'indiquer pour les équations
+différentielles les plus simples aurait évidemment encore plus
+d'importance pour celles des ordres supérieurs ou qui contiendraient
+simultanément diverses fonctions de plusieurs variables indépendantes.
+Ainsi, l'intégration des différentielles qui ne sont déterminées
+qu'implicitement constitue par sa nature, et, sans aucun égard à l'état
+de l'algèbre, un cas entièrement distinct de celui relatif aux
+différentielles explicitement exprimées en fonction des variables
+indépendantes. L'intégration des équations différentielles est donc
+nécessairement plus compliquée que celle des différentielles explicites,
+par l'élaboration desquelles le calcul intégral a pris naissance, et
+dont ensuite on s'est efforcé de faire, autant que possible, dépendre
+les autres. Tous les divers procédés analytiques proposés jusqu'ici pour
+intégrer les équations différentielles, soit la séparation des
+variables, soit la méthode des multiplicateurs, etc, ont en effet pour
+but de ramener ces intégrations à celles des formules différentielles,
+la seule qui, par sa nature, puisse être entreprise directement.
+Malheureusement, quelqu'imparfaite que soit jusqu'ici cette base
+nécessaire de tout le calcul intégral, l'art d'y réduire l'intégration
+des équations différentielles est encore bien moins avancé.</p>
+
+<p>Chacune de ces deux branches fondamentales du calcul intégral se
+sous-divise ensuite en deux autres, comme dans le calcul différentiel,
+et par des motifs exactement analogues (que je me dispenserai, par
+conséquent, de reproduire), suivant que l'on considère des fonctions à
+une seule variable ou des fonctions à plusieurs variables indépendantes.
+Je ferai seulement observer que cette distinction est, comme la
+précédente, encore plus importante pour l'intégration que pour la
+différentiation. Cela est surtout remarquable, relativement aux
+équations différentielles. En effet, celles qui se rapportent à
+plusieurs variables indépendantes peuvent évidemment présenter cette
+difficulté caractéristique, et d'un ordre bien plus élevé, que la
+fonction cherchée soit définie différentiellement par une simple
+relation entre ses diverses dérivées spéciales relatives aux différentes
+variables prises séparément. De là résulte la branche la plus difficile,
+et aussi la plus étendue du calcul intégral, ce qu'on nomme
+ordinairement le <i>calcul intégral aux différences partielles</i>, créé par
+d'Alembert, et dans lequel, suivant la juste appréciation de Lagrange,
+les géomètres auraient dû voir réellement un calcul nouveau, dont le
+caractère philosophique n'est pas assez exactement jugé. Une différence
+très-saillante entre ce cas et celui des équations à une seule variable
+indépendante consiste, comme je l'ai observé ci-dessus, dans les
+fonctions arbitraires qui remplacent les simples constantes arbitraires
+pour donner aux intégrales correspondantes toute la généralité
+convenable.</p>
+
+<p>À peine ai-je besoin de dire que cette branche supérieure de l'analyse
+transcendante est encore entièrement dans l'enfance, puisque, seulement
+dans le cas le plus simple, celui d'une équation du premier ordre entre
+les dérivées partielles d'une seule fonction à deux variables
+indépendantes, on ne sait point même jusqu'ici complétement ramener
+l'intégration à celle des équations différentielles ordinaires.
+L'intégration relative aux fonctions de plusieurs variables est beaucoup
+plus avancée, dans le cas, infiniment plus simple, à la vérité, où il ne
+s'agit que des formules différentielles explicites. On sait alors en
+effet, quand ces formules remplissent les conditions convenables
+d'intégrabilité, réduire constamment leur intégration aux quadratures.</p>
+
+<p>Une nouvelle distinction générale, applicable, comme sous-division, à
+l'intégration des différentielles explicites ou implicites, à une seule
+variable ou à plusieurs, se tire de l'ordre plus ou moins élevé des
+différentiations, qui ne donne lieu à aucune question spéciale dans le
+calcul différentiel, ainsi que nous l'avons remarqué.</p>
+
+<p>Relativement aux différentielles explicites, soit à une variable, soit à
+plusieurs, la nécessité de distinguer leurs divers ordres ne tient qu'à
+l'extrême imperfection du calcul intégral. En effet, si l'on savait
+constamment intégrer toute formule différentielle du premier ordre,
+l'intégration d'une formule du second ordre ou de tout autre ne
+constituerait point, évidemment, une question nouvelle, puisqu'en
+l'intégrant d'abord au premier ordre, on parviendrait à l'expression
+différentielle de l'ordre immédiatement précédent, d'où, par une suite
+convenable d'intégrations analogues, on serait certain de remonter
+finalement à la fonction primitive, objet propre d'un tel travail. Mais
+le peu de connaissances que nous possédons sur les intégrations
+premières fait qu'il n'en est point ainsi, et que l'ordre plus ou moins
+élevé des différentielles engendre des difficultés nouvelles. Car, ayant
+des formules différentielles d'un ordre quelconque supérieur au premier,
+il peut arriver qu'on sache les intégrer une première fois ou plusieurs
+fois de suite, et que, néanmoins, on ne puisse remonter ainsi aux
+fonctions primitives, si ces travaux préliminaires ont produit, pour les
+différentielles d'un ordre inférieur, des expressions dont les
+intégrales ne sont pas connues. Cette circonstance doit se présenter
+d'autant plus fréquemment, le nombre des intégrales connues étant encore
+fort petit, que ces intégrales successives sont généralement, comme on
+sait, des fonctions très-différentes des dérivées qui les ont
+engendrées.</p>
+
+<p>Par rapport aux différentielles implicites, la distinction des ordres
+est encore plus importante; car, outre le motif précédent, dont
+l'influence est évidemment ici analogue, et même à un plus haut degré,
+il est aisé de sentir que l'ordre supérieur des équations
+différentielles donne lieu nécessairement à des questions d'une nature
+nouvelle. En effet, sût-on même intégrer indistinctement toute équation
+du premier ordre relative à une fonction unique, cela ne suffirait
+point pour faire obtenir l'intégrale définitive d'une équation d'un
+ordre quelconque, toute équation différentielle n'étant pas réductible à
+celle d'un ordre immédiatement inférieur. Si l'on a par exemple, pour
+déterminer une fonction y de la variable x, une relation quelconque
+entre x, y, dy/dx, et d<sup>2</sup>y/dx<sup>2</sup>, on n'en pourra point
+déduire immédiatement, en effectuant une première intégration, la
+relation différentielle correspondante entre x, y, et dy/dx,
+d'où, par une seconde intégration on remonterait à l'équation primitive.
+Cela n'aurait lieu nécessairement, du moins sans introduire de nouvelles
+fonctions auxiliaires, que si l'équation du second ordre proposée ne
+contenait point la fonction cherchée y, concourremment avec ses
+dérivées. En thèse générale, les équations différentielles devront donc
+réellement être envisagées comme présentant des cas d'autant plus
+<i>implicites</i> que leur ordre est plus élevé, et qui ne pourront rentrer
+les uns dans les autres que par des méthodes spéciales, dont la
+recherche constitue, par conséquent, une nouvelle classe de questions, à
+l'égard desquelles on ne sait jusqu'ici presque rien, même pour les
+fonctions d'une seule variable<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a>
+<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote16"
+name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16">
+(retour) </a> Le seul cas important de ce genre qui ait été
+ complétement traité jusqu'ici, est l'intégration générale
+ des équations <i>linéaires</i> d'un ordre quelconque, à
+ coefficiens constans. Encore se trouve-t-elle dépendre
+ finalement de la résolution algébrique des équations d'un
+ degré égal à l'ordre de la différentiation.
+</blockquote>
+
+<p>Au reste, quand ou examine, d'une manière très-approfondie, cette
+distinction des divers ordres d'équations différentielles, on trouve
+qu'elle pourrait rentrer constamment dans une dernière distinction
+générale, relative aux équations différentielles, que j'ai encore à
+signaler. En effet, les équations différentielles à une seule ou à
+plusieurs variables indépendantes peuvent ne contenir simplement qu'une
+seule fonction, ou bien, dans un cas évidemment plus compliqué et plus
+implicite, qui correspond à la différentiation des fonctions implicites
+simultanées, on peut avoir à déterminer en même temps plusieurs
+fonctions d'après des équations différentielles où elles se trouvent
+mêlées, concurremment avec leurs diverses dérivées. Il est clair qu'un
+tel état de la question présente nécessairement une nouvelle difficulté
+spéciale, celle d'établir la séparation des différentes fonctions
+cherchées, en formant pour chacune, d'après les équations
+différentielles proposées, une équation différentielle isolée, qui ne
+contienne plus les autres fonctions ni leurs dérivées. Ce travail
+préliminaire, qui est l'analogue de l'élimination en algèbre, est
+évidemment indispensable avant de tenter aucune intégration directe,
+puisqu'on ne peut entreprendre généralement, à moins d'artifices
+spéciaux très-rarement applicables, de déterminer immédiatement à la
+fois plusieurs fonctions distinctes. Or, il est aisé d'établir la
+coïncidence exacte et nécessaire de cette nouvelle distinction avec la
+précédente, relative à l'ordre des équations différentielles. On sait,
+en effet, que la méthode générale pour isoler les fonctions dans les
+équations différentielles simultanées, consiste essentiellement à former
+des équations différentielles, séparément relatives à chaque fonction,
+et dont l'ordre est égal à la somme de tous ceux des diverses équations
+proposées. Cette transformation peut s'effectuer constamment. D'un autre
+côté, toute équation différentielle d'un ordre quelconque relative à une
+seule fonction pourrait évidemment se ramener toujours au premier ordre,
+en introduisant un nombre convenable d'équations différentielles
+auxiliaires, contenant simultanément les diverses dérivées antérieures
+considérées comme nouvelles fonctions à déterminer. Ce procédé a même
+été quelquefois employé avec succès, quoique, en général, il ne soit pas
+normal. Ce sont donc deux genres de conditions nécessairement
+équivalens, dans la théorie générale des équations différentielles, que
+la simultanéité d'un plus ou moins grand nombre de fonctions, et l'ordre
+de différentiation plus ou moins élevé d'une fonction unique. En
+augmentant l'ordre des équations différentielles, on peut isoler toutes
+les fonctions; et, en multipliant artificiellement le nombre des
+fonctions, on peut ramener toutes les équations au premier ordre. Il n'y
+a, par conséquent, dans l'un et l'autre cas, qu'une même difficulté,
+envisagée sous deux points de vue différens. Mais, de quelque manière
+qu'on la conçoive, cette nouvelle difficulté commune n'en est pas moins
+réelle, et n'en constitue pas moins, par sa nature, une séparation
+tranchée entre l'intégration des équations du premier ordre et celle des
+équations d'un ordre supérieur. Je préfère indiquer la distinction sous
+cette dernière forme, comme plus simple, plus générale et plus
+rationnelle.</p>
+
+<p>D'après les diverses considérations indiquées ci-dessus sur
+l'enchaînement rationnel des différentes parties principales du calcul
+intégral, on voit que l'intégration des formules différentielles
+explicites du premier ordre à une seule variable est la base nécessaire
+de toutes les autres intégrations, qu'on ne parvient jamais à effectuer
+qu'autant qu'on peut les faire rentrer dans ce cas élémentaire, le seul
+évidemment qui, par sa nature, soit susceptible d'être traité
+directement. Cette intégration simple et fondamentale est souvent
+désignée par l'expression commode de <i>quadratures</i>, attendu que toute
+intégrale de ce genre Sf(x)dx, peut, en effet, être envisagée comme
+représentant l'aire d'une courbe dont l'équation en coordonnées
+rectilignes serait y=f(x). Une telle classe de questions correspond,
+dans le calcul différentiel, au cas élémentaire de la différentiation
+des fonctions explicites à une seule variable. Mais la question
+intégrale est, par sa nature, bien autrement compliquée, et surtout
+beaucoup plus étendue que la question différentielle. Celle-ci se réduit
+nécessairement, en effet, comme nous l'avons vu, à la différentiation
+des dix fonctions simples, élémens de toutes celles que l'analyse
+considère. Au contraire, l'intégration des fonctions composées ne se
+déduit point nécessairement de celle des fonctions simples, dont chaque
+nouvelle combinaison doit présenter, sous le rapport du calcul intégral,
+des difficultés spéciales. De là, l'étendue naturellement indéfinie, et
+la complication si variée de la question des quadratures, sur laquelle,
+malgré tous les efforts des analystes, on possède encore si peu de
+connaissances complètes.</p>
+
+<p>En décomposant cette question, comme il est naturel de le faire, suivant
+les diverses formes que peut affecter la fonction dérivée, on distingue
+d'abord le cas des fonctions algébriques, et ensuite celui des fonctions
+transcendantes. L'intégration vraiment analytique de ce dernier ordre
+d'expressions est jusqu'ici fort peu avancée, soit pour les fonctions
+exponentielles, soit pour les fonctions logarithmiques, soit pour les
+fonctions circulaires. On n'a traité encore qu'un très-petit nombre de
+cas de ces trois divers genres, en les choisissant parmi les plus
+simples, qui conduisent même ordinairement à des calculs extrêmement
+pénibles. Ce que nous devons surtout remarquer à ce sujet sous le
+rapport philosophique, c'est que les divers procédés de quadrature ne
+tiennent à aucune vue générale sur l'intégration, et consistent en de
+simples artifices de calcul fort incohérens entre eux, et dont le nombre
+est très-multiplié, à cause de l'étendue très-bornée de chacun d'eux. Je
+dois cependant signaler ici un de ces artifices qui, sans être
+réellement une méthode d'intégration, est néanmoins remarquable par sa
+généralité: c'est le procédé inventé par Jean Bernouilli, et connu sous
+le nom de l'<i>intégration par parties</i>, d'après lequel toute intégrale
+peut être ramenée à une autre, qui se trouve quelquefois être plus
+facile à obtenir. Cette ingénieuse relation mérite d'être notée sous un
+autre rapport, comme ayant offert la première idée de cette
+transformation les unes dans les autres des intégrales encore inconnues,
+qui a reçu dans ces derniers temps une plus grande extension, et dont M.
+Fourier surtout a fait un usage si nouveau et si important pour les
+questions analytiques engendrées par la théorie de la chaleur.</p>
+
+<p>Quant à l'intégration des fonctions <i>algébriques</i>, elle est plus
+avancée. Cependant, on ne sait encore presque rien relativement aux
+fonctions irrationnelles, dont les intégrales n'ont été obtenues que
+dans des cas extrêmement bornés, et surtout en les rendant rationnelles.
+L'intégration des fonctions rationnelles est jusqu'ici la seule théorie
+de calcul intégral qui ait pu être traitée d'une manière vraiment
+complète: sous le rapport logique, elle en constitue donc la partie la
+plus satisfaisante, mais peut-être aussi la moins importante. Il est
+même essentiel de remarquer, pour avoir une juste idée de l'extrême
+imperfection du calcul intégral, que ce cas si peu étendu n'est
+entièrement résolu que pour ce qui concerne proprement l'intégration,
+envisagée d'une manière abstraite; car, dans l'exécution, la théorie se
+trouve le plus souvent, indépendamment de la complication des calculs,
+tout-à-fait arrêtée par l'imperfection de l'analyse ordinaire, attendu
+qu'elle fait dépendre finalement l'intégration de la résolution
+algébrique des équations, ce qui en limite singulièrement l'usage.</p>
+
+<p>Pour saisir, d'une manière générale, l'esprit des divers procédés
+d'après lesquels on procède aux quadratures, nous devons reconnaître
+d'ailleurs que, par leur nature, ils ne peuvent être fondés
+primitivement que sur la différentiation des dix fonctions simples, dont
+les résultats, considérés sous le point de vue inverse, établissent
+autant de théorèmes immédiats de calcul intégral, les seuls qui puissent
+être connus directement, tout l'art de l'intégration consistant ensuite,
+comme je l'ai exprimé en commençant cette leçon, à faire rentrer, autant
+que possible, toutes les autres quadratures dans ce petit nombre de
+quadratures élémentaires, ce qui malheureusement nous est encore le plus
+souvent inconnu.</p>
+
+<p>Dans cette énumération raisonnée des diverses parties essentielles de
+calcul intégral suivant leurs relations logiques, j'ai négligé à
+dessein, pour ne pas interrompre l'enchaînement, de considérer
+distinctement une théorie fort importante, qui forme implicitement une
+portion de la théorie générale de l'intégration des équations
+différentielles, mais que je dois ici signaler séparément, comme étant,
+pour ainsi dire, en dehors du calcul intégral, et offrant néanmoins le
+plus grand intérêt, soit par sa perfection rationnelle, soit par
+l'étendue de ses applications. Je veux parler de ce qu'on appelle les
+solutions <i>singulières</i> des équations différentielles, dites
+quelquefois, mais à tort, solutions <i>particulières</i>, qui ont été le
+sujet de travaux très-remarquables de la part d'Euler et de Laplace, et
+dont Lagrange surtout a présenté une si belle et si simple théorie
+générale. On sait que Clairaut, qui le premier, eut occasion d'en
+remarquer l'existence, y vit un paradoxe de calcul intégral, puisque ces
+solutions ont pour caractère propre de satisfaire aux équations
+différentielles sans être néanmoins comprises dans les intégrales
+générales correspondantes. Lagrange a, depuis, expliqué ce paradoxe de
+la manière la plus ingénieuse et la plus satisfaisante, en montrant
+comment de telles solutions dérivent toujours de l'intégrale générale
+par la variation des constantes arbitraires. Il a aussi, le premier,
+convenablement apprécié l'importance de cette théorie, et c'est avec
+raison qu'il lui a consacré, dans ses <i>leçons sur le calcul des
+fonctions</i>, un si grand développement. Sous le point de vue rationnel,
+cette théorie mérite en effet toute notre attention, par le caractère de
+parfaite généralité qu'elle comporte, puisque Lagrange a exposé des
+procédés invariables et fort simples pour trouver la solution
+<i>singulière</i> de toute équation différentielle quelconque qui en est
+susceptible; et, ce qui n'est pas moins remarquable, ces procédés
+n'exigent aucune intégration, consistant seulement dans des
+différentiations, et par là même toujours applicables. La
+différentiation est ainsi devenue, par un heureux artifice, un moyen de
+suppléer dans certaines circonstances à l'imperfection du calcul
+intégral. En effet, certains problèmes exigent surtout, par leur nature,
+la connaissance de ces solutions <i>singulières</i>. Telles sont, par
+exemple, en géométrie, toutes les questions où il s'agit de déterminer
+une courbe d'après une propriété quelconque de sa tangente ou de son
+cercle osculateur. Dans tous les cas de ce genre, après avoir exprimé
+cette propriété par une équation différentielle, ce sera, sous le
+rapport analytique, l'équation <i>singulière</i> qui constituera l'objet le
+plus important de la recherche, puisqu'elle seule représentera la courbe
+demandée, l'intégrale générale, qui devient dès lors inutile à
+connaître, ne devant désigner autre chose que le système des tangentes
+ou des cercles osculateurs de cette courbe. On conçoit aisément, d'après
+cela, toute l'importance de cette théorie, qui me semble n'être pas
+encore suffisamment appréciée par la plupart des géomètres.</p>
+
+<p>Enfin, pour achever de signaler le vaste ensemble de recherches
+analytiques dont se compose le calcul intégral proprement dit, il me
+reste à mentionner une théorie fort importante dans toutes les
+applications de l'analyse transcendante, que j'ai dû laisser en dehors
+du système comme n'étant pas réellement destinée à une véritable
+intégration, et se proposant au contraire de remplacer la connaissance
+des intégrales vraiment analytiques, qui sont le plus souvent ignorées.
+On voit qu'il s'agit de la détermination des <i>intégrales définies</i>.</p>
+
+<p>L'expression, toujours possible, des intégrales en séries indéfinies,
+peut d'abord être envisagée comme un heureux moyen général de compenser
+souvent l'extrême imperfection du calcul intégral. Mais l'emploi de
+telles séries, à cause de leur complication et de la difficulté de
+découvrir la loi de leurs termes, est ordinairement d'une médiocre
+utilité sous le rapport algébrique, bien qu'on en ait déduit quelquefois
+des relations fort essentielles. C'est surtout sous le rapport
+arithmétique que ce procédé acquiert une grande importance, comme moyen
+de calculer ce qu'on appelle les intégrales <i>définies</i>, c'est-à-dire,
+les valeurs des fonctions cherchées pour certaines valeurs déterminées
+des variables correspondantes.</p>
+
+<p>Une recherche de cette nature correspond exactement, dans l'analyse
+transcendante, à la résolution numérique des équations dans l'analyse
+ordinaire. Ne pouvant obtenir le plus souvent la véritable intégrale,
+celle qu'on nomme par opposition, l'intégrale <i>générale</i> ou <i>indéfinie</i>,
+c'est-à-dire, la fonction qui, différentiée, a produit la formule
+différentielle proposée, les analystes ont dû s'attacher à déterminer,
+du moins, sans connaître une telle fonction, les valeur numériques
+particulières qu'elle prendrait en assignant aux variables des valeurs
+désignées. C'est évidemment résoudre la question arithmétique, sans
+avoir préalablement résolu la question algébrique correspondante, qui,
+le plus souvent, est précisément la plus importante. Une telle analyse
+est donc par sa nature, aussi imparfaite que nous avons vu l'être la
+résolution numérique des équations. Elle présente, comme celle-ci, une
+confusion vicieuse du point de vue arithmétique avec le point de vue
+algébrique; d'où résultent, soit sous le rapport purement logique, soit
+relativement aux applications, des inconvéniens analogues. Je puis donc
+me dispenser de reproduire ici les considérations indiquées dans la
+cinquième leçon au sujet de l'algèbre. On conçoit néanmoins que, dans
+l'impossibilité où nous sommes presque toujours de connaître les
+véritables intégrales, il est de la plus haute importance d'avoir pu
+obtenir au moins cette solution incomplète et nécessairement
+insuffisante. Or, c'est à quoi on est heureusement parvenu aujourd'hui
+pour tous les cas, l'évaluation des intégrales définies ayant été
+ramenée à des méthodes entièrement générales, qui ne laissent à désirer,
+dans un grand nombre d'occasions, qu'une moindre complication des
+calculs, but vers lequel se dirigent aujourd'hui toutes les
+transformations spéciales des analystes. Regardant maintenant comme
+parfaite cette sorte d'<i>arithmétique transcendante</i>, la difficulté, dans
+les applications, se réduit essentiellement à ne faire dépendre
+finalement la recherche proposée que d'une simple détermination
+d'intégrales définies, ce qui, évidemment, ne saurait être toujours
+possible, quelque habileté analytique qu'on puisse employer à effectuer
+une transformation aussi forcée.</p>
+
+<p>Par l'ensemble des considérations indiquées dans cette leçon, on voit
+que, si le calcul différentiel constitue, de sa nature, un système
+limité et parfait auquel il ne reste plus à ajouter rien d'essentiel, le
+calcul intégral proprement dit, ou le simple traité de l'intégration,
+présente nécessairement un champ inépuisable à l'activité de l'esprit
+humain, indépendamment des applications indéfinies dont l'analyse
+transcendante est évidemment susceptible. Les motifs généraux par
+lesquels j'ai tâché de faire sentir, dans la cinquième leçon,
+l'impossibilité de découvrir jamais la résolution algébrique des
+équations d'un degré et d'une forme quelconques, ont sans aucun doute,
+infiniment plus de force encore relativement à la recherche d'un procédé
+unique d'intégration, invariablement applicable à tous les cas. <i>C'est</i>,
+dit Lagrange, <i>un de ces problèmes dont on ne saurait espérer de
+solution générale</i>. Plus on méditera sur ce sujet, plus on sera
+convaincu, je ne crains pas de l'affirmer, qu'une telle recherche est
+totalement chimérique, comme étant beaucoup trop supérieure à la faible
+portée de notre intelligence, bien que les travaux des géomètres doivent
+certainement augmenter dans la suite l'ensemble de nos connaissances
+acquises sur l'intégration, et créer aussi des procédés d'une plus
+grande généralité. L'analyse transcendante est encore trop près de sa
+naissance, il y a surtout trop peu de temps qu'elle est conçue d'une
+manière vraiment rationelle, pour que nous puissions nous faire une
+juste idée de ce qu'elle pourra devenir un jour. Mais, quelles que
+doivent être nos légitimes espérances, n'oublions pas de considérer
+avant tout les limites imposées par notre constitution intellectuelle,
+et qui, pour n'être pas susceptibles d'une détermination précise, n'en
+ont pas moins une réalité incontestable.</p>
+
+<p>Au lieu de tendre à imprimer au calcul des fonctions indirectes, tel que
+nous le concevons aujourd'hui, une perfection chimérique, je suis porté
+à penser que lorsque les géomètres auront épuisé les applications les
+plus importantes de notre analyse transcendante actuelle, ils se
+créeront plutôt de nouvelles ressources, en changeant le mode de
+dérivation des quantités auxiliaires introduites pour faciliter
+l'établissement des équations, et dont la formation pourrait suivre une
+infinité d'autres lois que la relation très-simple qui a été choisie,
+d'après une conception que j'ai déjà indiquée dans la quatrième leçon.
+Les moyens de cette nature me paraissent susceptibles, en eux-mêmes,
+d'une plus grande fécondité que ceux qui consisteraient seulement à
+pousser plus loin notre calcul actuel des fonctions indirectes. C'est
+une pensée que je soumets aux géomètres dont les méditations se sont
+tournées vers la philosophie générale de l'analyse.</p>
+
+<p>Du reste, quoique j'aie dû, dans l'exposition sommaire qui était l'objet
+propre de cette leçon, rendre sensible l'état d'extrême imperfection où
+se trouve encore le calcul intégral, on aurait une fausse idée des
+ressources générales de l'analyse transcendante, si on accordait à cette
+considération une trop grande importance. Il en est ici, en effet, comme
+dans l'analyse ordinaire, où l'on est parvenu à utiliser, à un degré
+immense, un très-petit nombre de connaissances fondamentales sur la
+résolution des équations. Quelque peu avancés qu'ils soient réellement
+jusqu'ici dans la science des intégrations, les géomètres n'en ont pas
+moins tiré, de notions abstraites aussi peu multipliées, la solution
+d'une multitude de questions de première importance en géométrie, en
+mécanique, en thermologie, etc. L'explication philosophique de ce
+double fait général résulte de l'importance et de la portée
+nécessairement prépondérantes des connaissances abstraites, dont la
+moindre se trouve naturellement correspondre à une foule de recherches
+concrètes, l'homme n'ayant d'autre ressource pour l'extension successive
+de ses moyens intellectuels, que dans la considération d'idées de plus
+en plus abstraites et néanmoins positives.</p>
+
+<p>Pour achever de faire connaître, dans toute son étendue, le caractère
+philosophique de l'analyse transcendante, il me reste à considérer une
+dernière conception par laquelle l'immortel Lagrange, que nous
+retrouvons sur toutes les grandes voies de la science mathématique, a
+rendu cette analyse encore plus propre à faciliter l'établissement des
+équations dans les problèmes les plus difficiles, en considérant une
+classe d'équations encore plus <i>indirectes</i> que les équations
+différentielles proprement dites. C'est le <i>calcul</i> ou plutôt la
+<i>méthode des variations</i>, dont l'appréciation générale sera l'objet de
+la leçon suivante.</p>
+<a name="l8" id="l8"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>HUITIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml"><span class="sc">Sommaire</span>. Considérations générales sur le calcul des variations.</p>
+
+<p>Afin de saisir avec plus de facilité le caractère philosophique de la
+méthode des variations, il convient d'abord de considérer sommairement
+la nature spéciale des problèmes dont la résolution générale a nécessité
+la formation de cette analyse hyper-transcendante. Ce calcul est encore
+trop près de son origine, les applications en ont été jusqu'ici trop peu
+variées, pour qu'on pût en concevoir une idée générale suffisamment
+claire, si je me bornais à une exposition purement abstraite de sa
+théorie fondamentale, bien qu'une telle exposition doive être ensuite,
+sans aucun doute, l'objet principal et définitif de cette leçon.</p>
+
+<p>Les questions mathématiques qui ont donné naissance au <i>calcul des
+variations</i> consistent, en général, dans la recherche des <i>maxima</i> et
+des <i>minima</i> de certaines formules intégrales indéterminées, qui
+expriment la loi analytique de tel ou tel phénomène géométrique ou
+mécanique, considéré indépendamment d'aucun sujet particulier. Les
+géomètres ont désigné pendant long-temps toutes les questions de ce
+genre par le nom commun de <i>problèmes des isopérimètres</i>, qui ne
+convient cependant qu'au plus petit nombre d'entre elles.</p>
+
+<p>Dans la théorie ordinaire des <i>maxima</i> et <i>minima</i>, on se propose de
+découvrir, relativement à une fonction donnée d'une seule ou de
+plusieurs variables, quelles valeurs particulières il faut assigner à
+ces variables pour que la valeur correspondante de la fonction proposée
+soit un <i>maximum</i> ou un <i>minimum</i>, par rapport à celles qui précèdent et
+qui suivent immédiatement, c'est-à-dire qu'on cherche, à proprement
+parler, à quel instant la fonction cesse de croître pour commencer à
+décroître, ou réciproquement. Le calcul différentiel suffit pleinement,
+comme on sait, à la résolution générale de cette classe de questions, en
+montrant que les valeurs des diverses variables qui conviennent, soit au
+<i>maximum</i>, soit au <i>minimum</i>, doivent toujours rendre nulles les
+différentes dérivées du premier ordre de la fonction donnée, prises
+séparément par rapport à chaque variable indépendante; et en indiquant
+de plus un caractère propre à distinguer le <i>maximum</i> du <i>minimum</i>, qui
+consiste, dans le cas d'une fonction d'une seule variable, par exemple,
+en ce que la fonction dérivée du second ordre doit prendre une valeur
+négative pour le <i>maximum</i>, et positive pour le <i>minimum</i>. Telles sont,
+du moins, les conditions fondamentales qui se rapportent au plus grand
+nombre des cas; les modifications qu'elles doivent subir pour que la
+théorie soit complétement applicable à certaines questions, sont
+d'ailleurs également assujetties à des règles abstraites aussi
+invariables, quoique plus compliquées.</p>
+
+<p>La construction de cette théorie générale ayant fait disparaître
+nécessairement le principal intérêt que les questions de ce genre
+pouvaient inspirer aux géomètres, ils se sont élevés presque aussitôt à
+la considération d'un nouvel ordre de problèmes, à la fois beaucoup plus
+importans et d'une difficulté bien supérieure, ceux des <i>isopérimètres</i>.
+Ce ne sont plus alors les valeurs des variables propres au <i>maximum</i> ou
+au <i>minimum</i> d'une fonction donnée, qu'il s'agit de déterminer. C'est la
+forme de la fonction elle-même qu'on se propose de découvrir, d'après la
+condition du <i>maximum</i> ou du <i>minimum</i> d'une certaine intégrale définie,
+seulement indiquée, qui dépend de cette fonction.</p>
+
+<p>La plus ancienne question de cette nature est celle du solide de moindre
+résistance, traitée par Newton, dans le second livre des <i>Principes</i>, où
+il détermine quelle doit être la courbe méridienne d'un solide de
+révolution, pour que la résistance éprouvée par ce corps dans le sens de
+son axe, en traversant avec une vitesse quelconque un fluide immobile,
+soit la plus petite possible. Mais la marche suivie par Newton n'avait
+point un caractère assez simple, assez général et surtout assez
+analytique, par la nature de sa méthode spéciale d'analyse
+transcendante, pour qu'une telle solution pût suffire à entraîner les
+géomètres vers ce nouvel ordre de problèmes. L'impulsion vraiment
+décisive à cet égard ne pouvait guère partir que de l'un des géomètres
+occupés sur le continent à élaborer et à appliquer la méthode
+infinitésimale proprement dite. C'est ce que fit, en 1695, Jean
+Bernouilli, en proposant le problème célèbre de la brachystochrone, qui
+suggéra depuis une si longue suite de questions analogues. Il consiste à
+déterminer la courbe qu'un corps pesant doit suivre pour descendre d'un
+point à un autre dans le temps le plus court. En se bornant à la simple
+chute dans le vide, seul cas qu'on ait d'abord considéré, on trouve
+assez facilement que la courbe cherchée doit être une cycloïde
+renversée, à base horizontale, ayant son origine au point le plus élevé.
+Mais la question peut être singulièrement compliquée, soit en ayant
+égard à la résistance du milieu, soit en tenant compte du changement
+d'intensité de la pesanteur.</p>
+
+<p>Quoique cette nouvelle classe de problèmes ait été primitivement fournie
+par la mécanique, c'est néanmoins dans la géométrie qu'on a puisé plus
+tard les sujets des principales recherches. Ainsi, on s'est proposé de
+découvrir, parmi toutes les courbes de même contour tracées entre deux
+points donnés, quelle est celle dont l'aire est un <i>maximum</i> ou un
+<i>minimum</i>, d'où est venu proprement le nom de <i>problème des
+ipérimètres</i>; ou bien on a demandé que le <i>maximum</i> et le <i>minimum</i>
+eussent lieu pour la surface engendrée par la révolution de la courbe
+cherchée autour d'un axe, ou pour le volume correspondant; dans d'autres
+cas, c'était la hauteur verticale du centre de gravité de la courbe
+inconnue, ou de la surface et du volume qu'elle pouvait engendrer, qui
+devait devenir un <i>maximum</i> ou un <i>minimum</i>, etc. Enfin, ces problèmes
+ont été successivement variés et compliqués, pour ainsi dire à l'infini,
+par les Bernouilli, par Taylor, et surtout par Euler, avant que Lagrange
+en eût assujetti la solution à une méthode abstraite et entièrement
+générale, dont la découverte a fait cesser l'empressement des géomètres
+pour un tel ordre de recherches. Il ne s'agit point ici de tracer, même
+sommairement, l'histoire de cette partie supérieure des mathématiques,
+quelque intéressante qu'elle fût. Je n'ai fait l'énumération de
+certaines questions principales choisies parmi les plus simples,
+qu'afin de rendre sensible la destination générale qu'avait
+essentiellement, à son origine, la méthode des variations.</p>
+
+<p>On voit que, considérés sous le point de vue analytique, tous ces
+problèmes consistent, par leur nature, à déterminer quelle forme doit
+avoir une certaine fonction inconnue d'une ou de plusieurs variables,
+pour que telle ou telle intégrale dépendante de cette fonction se trouve
+avoir, entre des limites assignées, une valeur qui soit un <i>maximum</i> ou
+un <i>minimum</i>, relativement à toutes celles qu'elle prendrait si la
+fonction cherchée avait une autre forme quelconque. Ainsi, par exemple,
+dans le problème de la brachystochrone, on sait que si y=∫(z),
+x=φ(z) sont les équations rectilignes de la courbe cherchée, en
+supposant les axes des x et des y horizontaux, et l'axe z des vertical,
+le temps de la chute d'un corps pesant le long de cette courbe, depuis
+le point dont l'ordonnée est z<sub>1</sub> jusqu'à celui dont l'ordonnée est z<sub>2</sub>
+est généralement exprimé par l'intégrale définie<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a>
+<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/004.png"></p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote17"
+name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17">
+(retour) </a> J'emploie la notation simple et lumineuse
+ proposée par M. Fourier, pour désigner les intégrales
+ définies, en mentionnant distinctement leurs limites.
+</blockquote>
+
+<p>Il faut donc trouver quelles doivent être les deux fonctions inconnues ∫
+et φ pour que cette intégrale soit un minimum. De même, demander
+quelle est, parmi toutes les courbes planes isopérimètres, celle qui
+renferme la plus grande aire, c'est proposer de trouver, parmi toutes
+les fonctions ∫(x) qui peuvent donner à l'intégrale</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/005.png"></p>
+
+<p>une certaine valeur constante, celle qui rend un
+maximum l'intégrale ∫ ∫(x) dx, prise entre les mêmes limites. Il en
+est évidemment toujours ainsi dans toutes les autres questions de ce
+genre.</p>
+
+<p>Dans les solutions que les géomètres donnaient de ces problèmes avant
+Lagrange, on se proposait essentiellement de les ramener à la théorie
+ordinaire des maxima et minima. Mais les moyens employés pour effectuer
+cette transformation consistaient en de simples artifices particuliers,
+propres à chaque cas, et dont la découverte ne comportait point de
+régles invariables et certaines, en sorte que toute question vraiment
+nouvelle reproduisait constamment des difficultés analogues, sans que
+les solutions déjà obtenues pussent être réellement d'aucun secours
+essentiel, autrement que par les habitudes qu'elles avaient fait
+contracter à l'intelligence. En un mot, cette branche des mathématiques
+présentait alors l'imperfection nécessaire qui existe constamment tant
+qu'on n'est point parvenu à saisir distinctement, pour la traiter d'une
+manière abstraite et dès-lors générale, la partie commune à toutes les
+questions d'une même classe.</p>
+
+<p>En cherchant à réduire tous les divers problèmes des isopérimètres à
+dépendre d'une analyse commune, organisée abstraitement en un calcul
+distinct, Lagrange a été conduit à concevoir une nouvelle nature de
+différentiations, auxquelles il a appliqué la caractéristique δ, en
+réservant la caractéristique d pour les simples différentielles
+ordinaires. Ces différentielles d'une espèce nouvelle, qu'il a désignées
+sous le nom de <i>variations</i>, consistent dans les accroissemens
+infiniment petits que reçoivent les intégrales, non en vertu
+d'accroissemens analogues de la part des variables correspondantes,
+comme pour l'analyse transcendante ordinaire, mais en supposant que la
+forme de la fonction placée sous le signe d'intégration vienne à changer
+infiniment peu. Cette distinction se conçoit, par exemple, avec
+facilité, relativement aux courbes, où l'on voit l'ordonnée ou toute
+autre variable de la courbe, comporter deux sortes de différentielles
+évidemment très-différentes, suivant que l'on passe d'un point à un
+autre infiniment voisin sur la même courbe, ou bien au point
+correspondant de la courbe infiniment voisine produite par une certaine
+modification déterminée de la première<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a>
+<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a>. Il est clair, du reste, que,
+par leur nature, les <i>variations</i> relatives de diverses grandeurs liées
+entre elles par des lois quelconques, se calculent, à la caractéristique
+près, exactement de la même manière que les différentielles. Enfin, on
+déduit également de la notion générale des <i>variations</i> les principes
+fondamentaux de l'algorithme propre à cette méthode et qui consistent
+simplement dans la faculté évidente de pouvoir transposer à volonté les
+caractéristiques spécialement affectées aux variations avant ou après
+celles qui correspondent aux différentielles ordinaires.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote18"
+name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18">
+(retour) </a> Leïbnitz avait déjà considéré la comparaison
+ d'une courbe à une autre infiniment voisine; c'est ce qu'il
+ appelait <i>différentiatio de curvâ in curvam</i>. Mais cette
+ comparaison n'avait aucune analogie avec la conception de
+ Lagrange, les courbes de Leïbnitz étant renfermées dans une
+ même équation générale, d'où elles se déduisent par le
+ simple changement d'une constante arbitraire.
+</blockquote>
+
+<p>Cette conception abstraite une fois formée, Lagrange a pu réduire
+aisément, de la manière la plus générale, tous les problèmes des
+isopérimètres à la simple théorie ordinaire des <i>maxima</i> et des
+<i>minima</i>. Pour se faire une idée nette de cette grande et heureuse
+transformation, il faut préalablement considérer une distinction
+essentielle à laquelle donnent lieu les diverses questions des
+isopérimètres.</p>
+
+<p>On doit, en effet, partager ces recherches en deux classes générales,
+selon que les <i>maxima</i> et <i>minima</i> demandés sont <i>absolus</i> ou
+<i>relatifs</i>, pour employer les expressions abrégées des géomètres. Le
+premier cas est celui où les intégrales définies indéterminées dont on
+cherche le <i>maximum</i> ou le <i>minimum</i>, ne sont assujetties, par la nature
+du problème, à aucune condition; comme il arrive, par exemple, dans le
+problème de la brachystochrone, où il s'agit de choisir entre toutes les
+courbes imaginables. Le second cas a lieu, quand, au contraire, les
+intégrales variables ne peuvent changer que suivant certaines
+conditions, consistant ordinairement en ce que d'autres intégrales
+définies, dépendant également des fonctions cherchées, conservent
+constamment une même valeur donnée; comme, par exemple, dans toutes les
+questions géométriques concernant les figures <i>isopérimètres</i> proprement
+dites, et où, par la nature du problème, l'intégrale relative à la
+longueur de la courbe ou à l'aire de la surface, doit rester constante
+pendant le changement de celle qui est l'objet de la recherche proposée.</p>
+
+<p>Le calcul des variations donne immédiatement la solution générale des
+questions de la première espèce. Car, il suit évidemment de la théorie
+ordinaire des <i>maxima</i> et <i>minima</i>, que la relation cherchée doit rendre
+nulle la <i>variation</i> de l'intégrale proposée par rapport à chaque
+variable indépendante, ce qui donne la condition commune au maximum et
+au minimum; et, comme caractère propre à distinguer l'un de l'autre, que
+la variation du second ordre de la même intégrale doit être négative
+pour le maximum et positive pour le minimum. Ainsi, par exemple, dans le
+problème de la brachystochrone, on aura, pour déterminer la nature de la
+courbe cherchée, l'équation de condition,</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/006.png"></p>
+
+<p>qui, se décomposant
+en deux, par rapport aux deux fonctions inconnues ∫ et φ qui sont
+indépendantes l'une de l'autre, exprimera complètement la définition
+analytique de la courbe demandée. La seule difficulté propre à cette
+nouvelle analyse consiste dans l'élimination de la caractéristique
+δ, pour laquelle le calcul des variations fournit des règles
+invariables et complètes, fondées, en général, sur le procédé de
+l'intégration par parties, dont Lagrange a su tirer ainsi un parti
+immense. Le but constant de cette première élaboration analytique, dans
+l'exposition de laquelle je ne dois nullement entrer ici, est de faire
+parvenir aux équations différentielles proprement dites, ce qui se peut
+toujours, et par-là la question rentre dans le domaine de l'analyse
+transcendante ordinaire, qui achève la solution, du moins en la ramenant
+à l'algèbre pure, si on sait effectuer l'intégration. La destination
+générale, propre à la méthode des variations, est d'opérer cette
+transformation, pour laquelle Lagrange a établi des règles simples,
+invariables, et d'un succès toujours assuré.</p>
+
+<p>Je ne dois pas négliger, dans cette rapide indication générale, de faire
+remarquer, comme un des plus grands avantages spéciaux de la méthode des
+variations comparée aux solutions isolées qu'on avait auparavant des
+problèmes des isopérimètres, l'importante considération de ce que
+Lagrange appelle les <i>équations aux limites</i>, entièrement négligées
+avant lui, et sans lesquelles néanmoins la plupart des solutions
+particulières restaient nécessairement incomplètes. Quand les limites
+des intégrales proposées doivent être fixes, leurs variations étant
+nulles, il n'y a pas lieu d'en tenir compte. Mais il n'en est plus ainsi
+quand ces limites, au lieu d'être rigoureusement invariables, sont
+assujetties seulement à certaines conditions; comme, par exemple, si
+les deux points entre lesquels doit être tracée la courbe cherchée ne
+sont pas fixes, et doivent seulement rester sur des lignes ou des
+surfaces données. Alors, il faut avoir égard aux variations de leurs
+coordonnées, et établir entr'elles les relations correspondantes aux
+équations de ces lignes ou de ces surfaces.</p>
+
+<p>Cette considération essentielle n'est que le dernier complément d'une
+considération plus générale et plus importante relative aux variations
+des diverses variables indépendantes. Si ces variables sont réellement
+indépendantes les unes des autres, comme lorsqu'on compare toutes les
+courbes imaginables susceptibles d'être tracées entre deux points, il en
+sera de même de leurs variations, et par suite les termes relatifs à
+chacune de ces variations devront être séparément nuls dans l'équation
+générale qui exprime le maximum ou le minimum. Mais si, au contraire, on
+suppose les variables assujetties à de certaines conditions quelconques,
+il faudra tenir compte de la relation qui en résulte entre leurs
+variations, de telle sorte que le nombre des équations dans lesquelles
+se décompose alors cette équation générale soit toujours égal à celui
+seulement des variables qui restent vraiment indépendantes. C'est ainsi,
+par exemple, qu'au lieu de chercher le plus court chemin pour aller
+d'un point à un autre, en choisissant parmi tous les chemins possibles,
+on peut se proposer de trouver seulement quel est le plus court entre
+tous ceux qu'on peut suivre sur une surface quelconque donnée, question
+dont la solution générale constitue certainement une des plus belles
+applications de la méthode des variations.</p>
+
+<p>Les problèmes où l'on considère de telles conditions modificatrices se
+rapprochent beaucoup, par leur nature, de la seconde classe générale
+d'applications de la méthode des variations, caractérisée ci-dessus
+comme consistant dans la recherche des maxima et minima <i>relatifs</i>. Il y
+a néanmoins, entre les deux cas, cette différence essentielle, que, dans
+ce dernier, la modification est exprimée par une intégrale qui dépend de
+la fonction cherchée, tandis que, dans l'autre, elle se trouve désignée
+par une équation finie qui est immédiatement donnée. On conçoit par là,
+que la recherche des maxima et minima <i>relatifs</i> est toujours et
+nécessairement plus compliquée que celle des maxima et minima <i>absolus</i>.
+Heureusement, un théorème général fort important, trouvé avant
+l'invention du calcul des variations, et qui est une des plus belles
+découvertes dues au génie du grand Euler, donne un moyen uniforme et
+très-simple de faire rentrer ces deux classes de questions l'une dans
+l'autre. Il consiste, en ce que si l'on ajoute à l'intégrale qui doit
+être un maximum ou un minimum un multiple constant et indéterminé de
+celle qui doit rester constante par la nature du problème, il suffira de
+chercher, suivant le procédé général de Lagrange, ci-dessus indiqué, le
+maximum ou le minimum <i>absolu</i> de cette expression totale. On peut
+aisément concevoir, en effet, que la partie de la variation complète qui
+proviendrait de la dernière intégrale doit aussi bien être nulle, à
+cause de la constance de celle-ci, que la portion due à la première
+intégrale, qui s'anéantit en vertu de l'état maximum ou minimum. Ces
+deux conditions distinctes, s'accordent évidemment pour produire, sous
+ce rapport, des effets exactement semblables.</p>
+
+<p>Telle est, par aperçu, la manière générale dont la méthode des
+variations s'applique à toutes les diverses questions qui composent ce
+qu'on appelait la théorie des isopérimètres. On aura sans doute remarqué
+dans cette exposition sommaire, à quel degré s'est trouvée utilisée par
+cette nouvelle analyse la seconde propriété fondamentale de l'analyse
+transcendante, appréciée dans la sixième leçon, savoir: la généralité
+des expressions infinitésimales pour représenter un même phénomène
+géométrique ou mécanique, en quelque corps qu'il soit considéré. C'est,
+en effet, sur cette généralité que sont fondées, par leur nature, toutes
+les solutions dues à la méthode des variations. Si une formule unique ne
+pouvait point exprimer la longueur ou l'aire de toute courbe quelconque,
+si on n'avait point une autre formule fixe pour désigner le temps de la
+chute d'un corps pesant, suivant quelque ligne qu'il descende, etc.,
+comment eût-il été possible de résoudre des questions qui exigent
+inévitablement, par leur nature, la considération simultanée de tous les
+cas que peuvent déterminer dans chaque phénomène les divers sujets qui
+le manifestent?</p>
+
+<p>Quelle que soit l'extrême importance de la théorie des isopérimètres, et
+quoique la méthode des variations n'ait eu primitivement d'autre objet
+que la résolution rationnelle et générale de cet ordre de problèmes, on
+n'aurait cependant qu'une idée incomplète de cette belle analyse, si on
+bornait là sa destination. En effet, la conception abstraite de deux
+natures distinctes de différentiations, est évidemment applicable
+non-seulement aux cas pour lesquels elle a été créée, mais aussi à tous
+ceux qui présentent, par quelque cause que ce soit, deux manières
+différentes de faire varier les mêmes grandeurs. C'est ainsi que
+Lagrange lui-même a fait, dans sa <i>mécanique analytique</i>, une immense
+application capitale de son calcul des variations, en l'employant à
+distinguer les deux sortes de changemens que présentent si naturellement
+les questions de mécanique rationnelle pour les divers points que l'on
+considère, suivant que l'on compare les positions successives qu'occupe,
+en vertu du mouvement, un même point de chaque corps dans deux instans
+consécutifs, ou que l'on passe d'un point du corps à un autre dans le
+même instant. L'une de ces comparaisons produit les différentielles
+ordinaires; l'autre donne lieu aux variations, qui ne sont, là comme
+partout, que des différentielles prises sous un nouveau point de vue.
+C'est dans une telle acception générale qu'il faut concevoir le calcul
+des variations, pour apprécier convenablement l'importance de cet
+admirable instrument logique, le plus puissant que l'esprit humain ait
+construit jusqu'ici.</p>
+
+<p>La méthode des variations n'étant qu'une immense extension de l'analyse
+transcendante générale, je n'ai pas besoin de constater spécialement
+qu'elle est susceptible d'être envisagée sous les divers points de vue
+fondamentaux que comporte le calcul des fonctions indirectes, considéré
+dans son ensemble. Lagrange a inventé le calcul des variations d'après
+la conception infinitésimale proprement dite, et même bien avant d'avoir
+entrepris la reconstruction générale de l'analyse transcendante. Quand
+il eut exécuté cette importante réformation, il montra aisément comment
+elle pouvait aussi s'appliquer au calcul des variations, qu'il exposa
+avec tout le développement convenable, suivant sa théorie des fonctions
+dérivées. Mais, plus l'emploi de la méthode des variations est difficile
+pour l'intelligence à cause du degré d'abstraction supérieur des idées
+considérées, plus il importe de ménager dans son application les forces
+de notre esprit, en adoptant la conception analytique la plus directe et
+la plus rapide, c'est-à-dire, celle de Leïbnitz. Aussi Lagrange lui-même
+l'a-t-il constamment préférée dans l'important usage qu'il a fait du
+calcul des variations pour la <i>mécanique analytique</i>. Il n'existe pas,
+en effet, la moindre hésitation à cet égard parmi les géomètres.</p>
+
+<p>Afin d'éclaircir aussi complétement que possible le caractère
+philosophique du calcul des variations, je crois devoir terminer en
+indiquant sommairement ici une considération qui me semble importante,
+et par laquelle je puis le rapprocher de l'analyse transcendante
+ordinaire à un plus haut degré que Lagrange ne me paraît l'avoir
+fait<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a>
+<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote19"
+name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19">
+(retour) </a> Je me propose de développer plus tard cette
+ considération nouvelle, dans un travail spécial sur le
+ <i>calcul des variations</i>, qui a pour objet de présenter
+ l'ensemble de cette analyse hyper-transcendante sous un
+ nouveau point de vue, que je crois propre à en étendre la
+ portée générale.
+</blockquote>
+
+<p>Nous avons remarqué, d'après Lagrange, dans la leçon précédente, la
+formation du calcul aux différences partielles, créé par d'Alembert,
+comme ayant introduit, dans l'analyse transcendante, une nouvelle idée
+élémentaire, la notion de deux sortes d'accroissemens distincts et
+indépendans les uns des autres que peut recevoir une fonction de deux
+variables, en vertu du changement de chaque variable séparément. C'est
+ainsi que l'ordonnée verticale d'une surface, ou toute autre grandeur
+qui s'y rapporte, varie de deux manières tout-à-fait distinctes et qui
+peuvent suivre les lois les plus diverses, en faisant croître tantôt
+l'une tantôt l'autre des deux coordonnées horizontales. Or, une telle
+considération me semble très-rapprochée, par sa nature, de celle qui
+sert de base générale à la méthode des variations. Celle-ci, en effet,
+n'a réellement fait autre chose que transporter aux variables
+indépendantes elles-mêmes la manière de voir déjà adoptée pour les
+fonctions de ces variables, ce qui en a singulièrement agrandi l'usage.
+Je crois, d'après cela, que, sous le seul rapport des conceptions
+fondamentales, on peut envisager le calcul créé par d'Alembert, comme
+ayant établi une transition naturelle et nécessaire entre le calcul
+infinitésimal ordinaire et le calcul des variations, dont une telle
+filiation me paraît devoir éclaircir et simplifier la notion générale.</p>
+
+<p>D'après les diverses considérations indiquées dans cette leçon, la
+méthode des variations se présente comme le plus haut degré de
+perfection connu jusqu'ici de l'analyse des fonctions indirectes. Dans
+son état primitif, cette dernière analyse s'est présentée comme un
+puissant moyen général de faciliter l'étude mathématique des phénomènes
+naturels, en introduisant, pour l'expression de leurs lois, la
+considération de grandeurs auxiliaires choisies de telle manière, que
+leurs relations soient nécessairement plus simples et plus aisées à
+obtenir que celles des grandeurs directes. Mais la formation de ces
+équations différentielles n'était point conçue comme pouvant comporter
+aucunes règles générales et abstraites. Or, l'analyse des variations,
+considérée sous le point de vue le plus philosophique, peut être
+envisagée comme essentiellement destinée, par sa nature, à faire
+rentrer, autant que possible, dans le domaine du calcul, l'établissement
+même des équations différentielles, car tel est, pour un grand nombre de
+questions importantes et difficiles, l'effet général des équations
+<i>variées</i> qui, encore plus <i>indirectes</i> que les simples équations
+différentielles par rapport aux objets propres de la recherche, sont
+aussi bien plus aisées à former, et desquelles on peut ensuite, par des
+procédés analytiques invariables et complets, destinés à éliminer le
+nouvel ordre d'infinitésimales auxiliaires introduit, déduire ces
+équations différentielles ordinaires, qu'il eût été souvent impossible
+d'établir immédiatement. La méthode des variations constitue donc la
+partie la plus sublime de ce vaste système de l'analyse mathématique
+qui, partant des plus simples élémens de l'algèbre, organise, par une
+succession d'idées non-interrompue, des moyens généraux de plus en plus
+puissans pour l'étude approfondie de la philosophie naturelle, et qui,
+dans son ensemble, présente, sans aucune comparaison, le monument le
+plus imposant et le moins équivoque de la portée de l'esprit humain.
+Mais, il faut reconnaître aussi que les conceptions habituellement
+considérées dans la méthode des variations étant, par leur nature, plus
+indirectes, plus générales, et surtout beaucoup plus abstraites que
+toutes les autres, l'emploi d'une telle méthode exige nécessairement, et
+d'une manière soutenue, le plus haut degré connu de contention
+intellectuelle, pour ne jamais perdre de vue l'objet précis de la
+recherche en suivant des raisonnemens qui offrent à l'esprit des points
+d'appui aussi peu déterminés, et dans lesquels les signes ne sont
+presque jamais d'aucun secours. On doit, sans doute, attribuer en
+grande partie à cette difficulté nécessaire le peu d'usage réel que les
+géomètres, excepté Lagrange, ont fait jusqu'ici d'une conception aussi
+admirable.</p>
+<a name="l9" id="l9"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>NEUVIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml"><span class="sc">Sommaire</span>. Considérations générales sur le calcul aux différences finies.</p>
+
+<p>Les diverses considérations fondamentales indiquées dans les cinq leçons
+précédentes constituent réellement toutes les bases essentielles d'une
+exposition complète de l'analyse mathématique, envisagée sous le point
+de vue philosophique. Néanmoins, pour ne négliger aucune conception
+générale vraiment importante relative à cette analyse, je crois devoir,
+avant de passer à l'étude philosophique de la mathématique concrète,
+expliquer très-sommairement le véritable caractère propre à un genre de
+calcul fort étendu, et qui, bien que rentrant au fond dans l'analyse
+ordinaire, est cependant encore regardé comme étant d'une nature
+essentiellement distincte. Il s'agit de ce qu'on appelle le <i>calcul aux
+différences finies</i>, qui sera le sujet spécial de cette leçon.</p>
+
+<p>Ce calcul, créé par Taylor, dans son célèbre ouvrage intitulé <i>méthodes
+incrumentorum</i>, consiste essentiellement, comme on sait, dans la
+considération des accroissemens finis que reçoivent les fonctions par
+suite d'accroissemens analogues de la part des variables
+correspondantes. Ces accroissemens ou <i>différences</i>, auxquels on
+applique la caractéristique δ, pour les distinguer des
+<i>differentielles</i> ou accroissemens infiniment petits, peuvent être, à
+leur tour, envisagés comme de nouvelles fonctions, et devenir le sujet
+d'une seconde considération semblable, et ainsi de suite, d'où résulte
+la notion des différences des divers ordres successifs, analogues, au
+moins en apparence, aux ordres consécutifs des différentielles. Un tel
+calcul présente, évidemment, comme le calcul des fonctions indirectes,
+deux classes générales de questions: 1º déterminer les différences
+successives de toutes les diverses fonctions analytiques à une ou à
+plusieurs variables, en résultat d'un mode d'accroissement défini des
+variables indépendantes, que l'on suppose, en général, augmenter en
+progression arithmétique; 2º réciproquement, en partant de ces
+différences, ou, plus généralement, d'équations quelconques établies
+entre elles, remonter aux fonctions primitives elles-mêmes, ou à leurs
+relations correspondantes. D'où la décomposition de ce calcul total en
+deux calculs distincts, auxquels on donne ordinairement les noms de
+<i>calcul direct aux différences finies</i>, et de <i>calcul inverse aux
+différences finies</i>, ce dernier étant aussi appelé quelquefois <i>calcul
+intégral aux différences finies</i>. Chacun de ces deux calculs serait
+d'ailleurs évidemment susceptible d'une distribution rationnelle
+semblable à celle exposée dans la septième leçon pour le calcul
+différentiel et le calcul intégral, ce qui me dispense d'en faire une
+mention distincte.</p>
+
+<p>Il n'est pas douteux que, par une telle conception, Taylor a cru fonder
+un calcul d'une nature entièrement nouvelle, absolument distinct de
+l'analyse ordinaire, et plus général que le calcul de Leïbnitz, quoique
+consistant dans une considération analogue. C'est aussi de cette manière
+que presque tous les géomètres ont jugé l'analyse de Taylor. Mais
+Lagrange, avec sa profondeur habituelle, a clairement aperçu que ces
+propriétés appartenaient bien plus aux formes et aux notations employées
+par Taylor qu'au fond même de sa théorie. En effet, ce qui fait le
+caractère propre de l'analyse de Leïbnitz, et la constitue en un calcul
+vraiment distinct et supérieur, c'est que les fonctions dérivées sont,
+en général, d'une toute autre nature que les fonctions primitives, en
+sorte qu'elles peuvent donner lieu à des relations plus simples et d'une
+formation plus facile, d'où résultent les admirables propriétés
+fondamentales de l'analyse transcendante, expliquées dans les leçons
+précédentes. Mais il n'en est nullement ainsi pour les <i>différences</i>
+considérées par Taylor. Car ces différences sont, par leur nature, des
+fonctions essentiellement semblables à celles qui les ont engendrées, ce
+qui les rend impropres à faciliter l'établissement des équations, et ne
+leur permet pas davantage de conduire à des relations plus générales.
+Toute équation aux différences finies est vraiment, au fond, une
+équation directement relative aux grandeurs mêmes dont on compare les
+états successifs. L'échafaudage de nouveaux signes, qui fait illusion
+sur le véritable caractère de ces équations, ne le déguise cependant que
+d'une manière fort imparfaite, puisqu'on pourrait toujours le mettre
+aisément en évidence en remplaçant constamment les <i>différences</i> par les
+combinaisons équivalentes des grandeurs primitives, dont elles ne sont
+réellement autre chose que les désignations abrégées. Aussi, le calcul
+de Taylor n'a-t-il jamais offert et ne peut-il offrir, dans aucune
+question de géométrie ou de mécanique, ce puissant secours général que
+nous avons vu résulter nécessairement de l'analyse de Leïbnitz. Lagrange
+a, d'ailleurs, très-nettement établi que la prétendue analogie observée
+entre le calcul aux différences et le calcul infinitésimal était
+radicalement vicieuse, en ce sens que les formules propres au premier
+calcul ne peuvent nullement fournir, comme cas particuliers, celles qui
+conviennent au second, dont la nature est essentiellement distincte.</p>
+
+<p>D'après l'ensemble de considérations que je viens d'indiquer, je crois
+que le calcul aux différences finies est ordinairement classé à tort
+dans l'analyse transcendante proprement dite, c'est-à-dire dans le
+calcul des fonctions indirectes. Je le conçois, au contraire, en
+adoptant pleinement les importantes réflexions de Lagrange, qui ne sont
+pas encore suffisamment appréciées, comme étant seulement une branche
+très-étendue et fort importante de l'analyse ordinaire, c'est-à-dire, de
+ce que j'ai nommé le calcul des fonctions directes. Tel est, en effet,
+ce me semble, son vrai caractère philosophique, que les équations qu'il
+considère sont toujours, malgré la notation, de simples équations
+<i>directes</i>.</p>
+
+<p>En précisant, autant que possible, l'explication précédente, on doit
+envisager le calcul de Taylor comme ayant constamment pour véritable
+objet la théorie générale des <i>suites</i>, dont, avant cet illustre
+géomètre, on n'avait encore considéré que les cas les plus simples.
+J'aurais dû, rigoureusement, mentionner cette importante théorie en
+traitant, dans la cinquième leçon, de l'algèbre proprement dite, dont
+elle est une branche si étendue. Mais, afin d'éviter tout double emploi,
+j'ai préféré ne la signaler qu'en considérant le calcul aux différences
+finies, qui, réduit à sa plus simple expression générale, n'est autre
+chose, dans toute son étendue, qu'une étude rationnelle complète des
+questions relatives aux <i>suites</i>.</p>
+
+<p>Toute <i>suite</i>, ou succession de nombres déduits les uns des autres
+d'après une loi constante quelconque, donne lieu nécessairement à ces
+deux questions fondamentales: 1º la loi de la suite étant supposée
+connue, trouver l'expression de son terme général, de manière à pouvoir
+calculer immédiatement un terme d'un rang quelconque, sans être obligé
+de former successivement tous les précédens; 2º dans les mêmes
+circonstances, déterminer la <i>somme</i> d'un nombre quelconque de termes de
+la suite en fonction de leurs rangs, en sorte qu'on puisse la connaître
+sans être forcé d'ajouter continuellement ces termes les uns aux autres.
+Ces deux questions fondamentales étant supposées résolues, on peut en
+outre se proposer réciproquement de trouver la loi d'une série d'après
+la forme de son terme général, ou l'expression de la somme. Chacun de
+ses divers problèmes comporte d'autant plus d'étendue et de difficulté,
+que l'on peut concevoir un plus grand nombre de <i>lois</i> différentes pour
+les séries, suivant le nombre de termes précédens dont chaque terme
+dépend immédiatement, et suivant la fonction qui exprime cette
+dépendance. On peut même considérer des séries à plusieurs indices
+variables, comme l'a fait Laplace dans la <i>théorie analytique des
+probabilités</i>, par l'analyse à laquelle il a donné le nom de <i>théorie
+des fonctions génératrices</i>, bien qu'elle ne soit réellement qu'une
+branche nouvelle et supérieure du calcul aux différences finies, ou de
+la théorie générale des suites.</p>
+
+<p>Les divers aperçus généraux que je viens d'indiquer ne donnent même
+qu'une idée imparfaite de l'étendue et de la variété vraiment infinie
+des questions auxquelles les géomètres se sont élevés d'après cette
+seule considération des séries, si simple en apparence, et si bornée à
+son origine. Elle présente nécessairement autant de cas divers que la
+résolution algébrique des équations envisagée dans toute son étendue; et
+elle est, par sa nature, beaucoup plus compliquée, tellement même
+qu'elle en dépend toujours, pour conduire à une solution complète. C'est
+assez faire pressentir quelle doit être encore son extrême imperfection,
+malgré les travaux successifs de plusieurs géomètres du premier ordre.
+Nous ne possédons, en effet, jusqu'ici que la solution totale et
+rationnelle des plus simples questions de cette nature.</p>
+
+<p>Il est maintenant aisé de concevoir l'identité nécessaire et parfaite
+que j'ai annoncée ci-dessus, d'après les indications de Lagrange, entre
+le calcul aux différences finies, et la théorie des suites prise dans
+son ensemble. En effet, toute différentiation à la manière de Taylor
+revient évidemment à trouver la <i>loi</i> de formation d'une suite à un ou à
+plusieurs indices variables, d'après l'expression de son terme général;
+de même, toute intégration analogue peut être regardée comme ayant pour
+objet la sommation d'une suite, dont le terme général serait exprimé par
+la différence proposée. Sous ce rapport, les divers problèmes de calcul
+aux différences, direct ou inverse, résolus par Taylor et par ses
+successeurs, ont réellement une très-grande valeur, comme traitant des
+questions importantes relativement aux suites. Mais il est fort douteux
+que la forme et la notation introduites par Taylor apportent réellement
+aucune facilité essentielle dans la solution des questions de ce genre.
+Il serait peut-être plus avantageux pour la plupart des cas, et
+certainement plus rationnel, de remplacer les <i>différences</i> par les
+termes mêmes dont elles désignent certaines combinaisons. Le calcul de
+Taylor ne reposant pas sur une pensée fondamentale vraiment distincte,
+et n'ayant de propre que son système de signes, il ne saurait y avoir
+réellement, dans la supposition même la plus favorable, aucun avantage
+important à le concevoir comme détaché de l'analyse ordinaire, dont il
+n'est, à vrai dire, qu'une branche immense. Cette considération des
+<i>différences</i>, le plus souvent inutile quand elle ne complique pas, me
+semble conserver encore le caractère d'une époque où les idées
+analytiques n'étant pas assez familières aux géomètres, ils devaient
+naturellement préférer les formes spéciales propres aux simples
+comparaisons numériques.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, je ne dois pas terminer cette appréciation générale
+du calcul aux différences finies, sans signaler une nouvelle notion à
+laquelle il a donné naissance, et qui a pris ensuite une grande
+importance. C'est la considération de ces fonctions <i>périodiques</i> ou
+<i>discontinues</i>, conservant toujours la même valeur pour une suite
+infinie de valeurs assujéties à une certaine loi dans les variables
+correspondantes, et qui doivent être nécessairement ajoutées aux
+intégrales des équations aux différences finies pour les rendre
+suffisamment générales, comme on ajoute de simples constantes
+arbitraires à toutes les quadratures afin d'en compléter la généralité.
+Cette idée, primitivement introduite par Euler, est devenue, dans ces
+derniers temps, le sujet de travaux fort étendus de la part de M.
+Fourier, qui l'a transportée dans le système général de l'analyse, et
+qui en a fait un usage tellement neuf et si essentiel pour la théorie
+mathématique de la chaleur que cette conception, dans son état actuel,
+lui appartient vraiment d'une manière exclusive.</p>
+
+<p>Afin de signaler complétement le caractère philosophique du calcul aux
+différences finies, je ne dois pas négliger de mentionner ici rapidement
+les principales applications générales qu'on en a faites jusqu'à
+présent.</p>
+
+<p>Il faudrait placer au premier rang, comme la plus étendue et la plus
+importante, la solution des questions relatives aux suites, si, d'après
+les explications données ci-dessus, la théorie générale des suites ne
+devait pas être considérée comme constituant, par sa nature, le fond
+même du calcul de Taylor. Cette grande classe de problèmes étant donc
+écartée, la plus essentielle des véritables <i>applications</i> de l'analyse
+de Taylor, est sans doute, jusqu'ici, la méthode générale des
+<i>interpolations</i>, si fréquemment et si utilement employée dans la
+recherche des lois <i>empiriques</i> des phénomènes naturels. La question
+consiste, comme on sait, à intercaler, entre certains nombres donnés,
+d'autres nombres intermédiaires assujétis à la même loi que l'on suppose
+exister entre les premiers. On peut pleinement vérifier, dans cette
+application principale du calcul de Taylor, combien, ainsi que je l'ai
+expliqué plus haut, la considération des <i>différences</i> est vraiment
+étrangère et souvent gênante, relativement aux questions qui dépendent
+de cette analyse. En effet, Lagrange a remplacé les formules
+d'interpolation déduites de l'algorithme ordinaire du calcul aux
+différences finies par des formules générales beaucoup plus simples, qui
+sont aujourd'hui presque toujours préférées, et qui ont été trouvées
+directement, sans faire jouer aucun rôle à la notion superflue des
+<i>différences</i>, qui ne faisaient que compliquer la question.</p>
+
+<p>Une dernière classe importante d'applications du calcul aux différences
+finies, qui mérite d'être distinguée de la précédente, consiste dans
+l'usage éminemment utile qu'on en fait, en géométrie, pour déterminer
+par approximation la longueur et l'aire de quelque courbe que ce soit,
+et, de même, la quadrature et la cubature d'un corps ayant une forme
+quelconque. Ce procédé, qui peut d'ailleurs être conçu abstraitement
+comme dépendant de la même recherche analytique que la question des
+interpolations, présente souvent un supplément précieux aux méthodes
+géométriques entièrement rationnelles, qui conduisent fréquemment à des
+intégrations qu'on ne sait point encore effectuer, ou à des calculs
+d'une exécution très-compliquée.</p>
+
+<p>Telles sont les diverses considérations principales que j'ai cru devoir
+indiquer relativement au calcul des différences finies. Cet examen
+complète l'étude philosophique que je m'étais proposé d'esquisser pour
+la mathématique abstraite. Nous devons maintenant procéder à un travail
+semblable sur la mathématique concrète, où nous nous attacherons surtout
+à concevoir comment, en supposant parfaite la science générale du
+calcul, on a pu, par des procédés invariables, réduire à de pures
+questions d'analyse tous les problèmes que peuvent présenter la
+géométrie et la mécanique, et imprimer ainsi à ces deux bases
+fondamentales de la philosophie naturelle, un degré de précision et
+surtout d'unité, en un mot, un caractère de haute perfection, qu'une
+telle marche pouvait seule leur communiquer.</p>
+<a name="l10" id="l10"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>DIXIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+
+<p class="sml"><span class="sc">Sommaire</span>. Vue générale de la géométrie.</p>
+
+<p>D'après l'explication générale présentée dans la troisième leçon
+relativement au caractère philosophique de la mathématique concrète,
+comparé à celui de la mathématique abstraite, je n'ai pas besoin
+d'établir ici, d'une manière spéciale, que la géométrie doit être
+considérée comme une véritable science naturelle, seulement bien plus
+simple et par suite beaucoup plus parfaite qu'aucune autre. Cette
+perfection nécessaire de la géométrie, obtenue essentiellement par
+l'application, qu'elle comporte si éminemment, de l'analyse
+mathématique, fait ordinairement illusion sur la nature réelle de cette
+science fondamentale, que la plupart des esprits conçoivent aujourd'hui
+comme une science purement rationnelle, tout-à-fait indépendante de
+l'observation. Il est néanmoins évident, pour quiconque examine avec
+attention le caractère des raisonnemens géométriques, même dans l'état
+actuel de la géométrie abstraite, que, si les faits qu'on y considère
+sont beaucoup plus liés entr'eux que ceux relatifs à toute autre
+science, il existe toujours cependant, par rapport à chaque corps étudié
+par les géomètres, un certain nombre de phénomènes primitifs, qui,
+n'étant établis par aucun raisonnement, ne peuvent être fondés que sur
+l'observation, et constituent la base nécessaire de toutes les
+déductions. L'erreur commune à cet égard doit être regardée comme un
+reste d'influence de l'esprit métaphysique, qui a si long-temps dominé,
+même dans les études géométriques. Indépendamment de sa gravité logique,
+cette fausse manière de voir présente continuellement, dans les
+applications de la géométrie rationnelle, les plus grands inconvéniens,
+en ce qu'elle empêche de concevoir nettement le passage du concret à
+l'abstrait.</p>
+
+<p>La supériorité scientifique de la géométrie tient, en général, à ce que
+les phénomènes qu'elle considère sont, nécessairement, les plus
+universels et les plus simples de tous. Non-seulement tous les corps de
+la nature peuvent évidemment donner lieu à des recherches géométriques,
+aussi bien qu'à des recherches mécaniques, mais, de plus, les phénomènes
+géométriques subsisteraient encore, quand même toutes les parties de
+l'univers seraient supposées immobiles. La géométrie est donc, par sa
+nature, plus générale que la mécanique. En même temps, ses phénomènes
+sont plus simples; car ils sont évidemment indépendans des phénomènes
+mécaniques, tandis que ceux-ci se compliquent toujours nécessairement
+des premiers. Il en est de même, en comparant la géométrie à la
+thermologie abstraite, qu'on peut concevoir aujourd'hui, depuis les
+travaux de M. Fourier, ainsi que je l'ai indiqué dans la troisième
+leçon, comme une nouvelle branche générale de la mathématique concrète.
+En effet, les phénomènes thermologiques, considérés même indépendamment
+des effets dynamiques qui les accompagnent presque constamment, surtout
+dans les corps fluides, dépendent nécessairement des phénomènes
+géométriques, puisque la forme des corps influe singulièrement sur la
+répartition de la chaleur.</p>
+
+<p>C'est pour ces diverses raisons que nous avons dû classer précédemment
+la géométrie comme la première partie de la mathématique concrète, celle
+dont l'étude, outre son importance propre, sert de base indispensable à
+toutes les autres.</p>
+
+<p>Avant de considérer directement l'étude philosophique des divers ordres
+de recherches qui constituent la géométrie actuelle, il faut se faire
+une idée nette et exacte de la destination générale de cette science,
+envisagée dans son ensemble. Tel est l'objet de cette leçon.</p>
+
+<p>On définit communément la géométrie d'une manière très-vague et
+tout-à-fait vicieuse, en se bornant à la présenter comme <i>la science de
+l'étendue</i>. Il conviendrait d'abord d'améliorer cette définition, en
+disant, avec plus de précision, que la géométrie a pour objet la
+<i>mesure</i> de l'étendue. Mais une telle explication serait, par elle-même,
+fort insuffisante, bien que, au fond, elle soit exacte. Un aperçu aussi
+imparfait ne peut nullement faire connaître le véritable caractère
+général de la science géométrique.</p>
+
+<p>Pour y parvenir, je crois devoir éclaircir préalablement deux notions
+fondamentales, qui, très-simples en elles-mêmes, ont été singulièrement
+obscurcies par l'emploi des considérations métaphysiques.</p>
+
+<p>La première est celle de l'<i>espace</i>, qui a donné lieu à tant de
+raisonnemens sophistiques, à des discussions si creuses et si puériles
+de la part des métaphysiciens. Réduite à son acception positive, cette
+conception consiste simplement en ce que, au lieu de considérer
+l'étendue dans les corps eux-mêmes, nous l'envisageons dans un milieu
+indéfini, que nous regardons comme contenant tous les corps de
+l'univers. Cette notion nous est naturellement suggérée par
+l'observation, quand nous pensons à l'<i>empreinte</i> que laisserait un
+corps dans un fluide où il aurait été placé. Il est clair, en effet,
+que, sous le rapport géométrique, une telle <i>empreinte</i> peut être
+substituée au corps lui-même, sans que les raisonnemens en soient
+altérés. Quant à la nature physique de cet <i>espace</i> indéfini, nous
+devons spontanément nous le représenter, pour plus de facilité, comme
+analogue au milieu effectif dans lequel nous vivons, tellement que si ce
+milieu était liquide, au lieu d'être gazeux, notre <i>espace</i> géométrique
+serait sans doute conçu aussi comme liquide. Cette circonstance n'est
+d'ailleurs évidemment que très-secondaire, l'objet essentiel d'une telle
+conception étant seulement de nous faire envisager l'étendue séparément
+des corps qui nous la manifestent. On comprend aisément <i>à priori</i>
+l'importance de cette image fondamentale, puisqu'elle nous permet
+d'étudier les phénomènes géométriques en eux-mêmes, abstraction faite de
+tous les autres phénomènes qui les accompagnent constamment dans les
+corps réels, sans cependant exercer sur eux aucune influence.
+L'établissement régulier de cette abstraction générale doit être regardé
+comme le premier pas qui ait été fait dans l'étude rationnelle de la
+géométrie, qui eût été impossible s'il avait fallu continuer à
+considérer avec la forme et la grandeur des corps l'ensemble de toutes
+leurs autres propriétés physiques. L'usage d'une semblable hypothèse,
+qui est peut-être la plus ancienne conception philosophique créée par
+l'esprit humain, nous est maintenant devenu si familier, que nous avons
+peine à mesurer exactement son importance, en appréciant les
+conséquences qui résulteraient de sa suppression.</p>
+
+<p>Les spéculations géométriques ayant pu ainsi devenir abstraites, elles
+ont acquis non-seulement plus de simplicité, mais encore plus de
+généralité. Tant que l'étendue est considérée dans les corps eux-mêmes,
+on ne peut prendre pour sujet des recherches que les formes
+effectivement réalisées dans la nature, ce qui restreindrait
+singulièrement le champ de la géométrie. Au contraire, en concevant
+l'étendue dans l'<i>espace</i>, l'esprit humain peut envisager toutes les
+formes quelconques imaginables, ce qui est indispensable pour donner à
+la géométrie un caractère entièrement rationnel.</p>
+
+<p>La seconde conception géométrique préliminaire que nous devons examiner
+est celle des différentes sortes d'étendue, désignées par les mots de
+<i>volume</i><a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a>
+<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>, <i>surface</i>, <i>ligne</i>, et même <i>point</i>, et dont l'explication
+ordinaire est si peu satisfaisante.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote20"
+name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20">
+(retour) </a> M. Lacroix a critiqué avec raison l'expression
+ de <i>solide</i>, communément employée par les géomètres pour
+ désigner un <i>volume</i>. Il est certain, en effet, que lorsque
+ nous voulons considérer séparément une certaine portion de
+ l'<i>espace</i> indéfini, conçu comme gazeux, nous en solidifions
+ par la pensée l'enceinte extérieure, en sorte qu'une <i>ligne</i>
+ et une <i>surface</i> sont habituellement, pour notre esprit,
+ tout aussi <i>solides</i> qu'un <i>volume</i>. On peut même remarquer
+ que, le plus souvent, afin que les corps se pénètrent
+ mutuellement avec plus de facilité, nous sommes obligés de
+ nous représenter comme creux l'intérieur des <i>volumes</i>, ce
+ qui rend encore plus sensible l'impropriété du mot
+ <i>solide</i>.
+</blockquote>
+
+<p>Quoiqu'il soit évidemment impossible de concevoir aucune étendue
+absolument privée de l'une quelconque des trois dimensions
+fondamentales, il n'est pas moins incontestable que, dans une foule
+d'occasions, même d'une utilité immédiate, les questions géométriques ne
+dépendent que de deux dimensions, considérées séparément de la
+troisième, ou d'une seule dimension, considérée séparément des deux
+autres. D'un autre côté, indépendamment de ce motif direct, l'étude de
+l'étendue à une seule dimension et ensuite à deux se présente clairement
+comme un préliminaire indispensable pour faciliter l'étude des corps
+complets ou à trois dimensions, dont la théorie immédiate serait trop
+compliquée. Tels sont les deux motifs généraux qui obligent les
+géomètres à considérer isolément l'étendue sous le rapport d'une ou de
+deux dimensions, aussi bien que relativement à toutes les trois
+ensemble.</p>
+
+<p>C'est afin de pouvoir penser, d'une manière permanente, à l'étendue dans
+deux sens ou dans un seul, que l'esprit humain se forme les notions
+générales de <i>surface</i>, et de <i>ligne</i>. Les expressions hyperboliques
+habituellement employées par les géomètres pour les définir, tendent à
+en faire concevoir une fausse idée. Mais, examinées en elles-mêmes,
+elles n'ont d'autre destination que de nous permettre de raisonner avec
+facilité sur ces deux genres d'étendue, en faisant complétement
+abstraction de ce qui ne doit pas être pris en considération. Or, il
+suffit, pour cela, de concevoir la dimension que l'on veut éliminer
+comme devenue graduellement de plus en plus petite, les deux autres
+restant les mêmes, jusqu'à ce qu'elle soit parvenue à un tel degré de
+ténuité qu'elle ne puisse plus fixer l'attention. C'est ainsi qu'on
+acquiert naturellement l'idée réelle d'une <i>surface</i>, et, par une
+seconde opération analogue, l'idée d'une <i>ligne</i>, en renouvelant pour la
+largeur ce qu'on a d'abord fait pour l'épaisseur. Enfin, si l'on répète
+encore le même travail, on parvient à l'idée d'un <i>point</i>, ou d'une
+étendue considérée uniquement par rapport à son lieu, abstraction faite
+de toute grandeur, et destinée, par conséquent, à préciser les
+positions. Les surfaces ont d'ailleurs évidemment la propriété générale
+de circonscrire exactement les volumes; et, de même les lignes, à leur
+tour, circonscrivent les surfaces, et sont limitées par les points. Mais
+cette considération, à laquelle on a donné souvent trop d'importance,
+n'est que secondaire.</p>
+
+<p>Les surfaces et les lignes sont donc réellement toujours conçues avec
+trois dimensions; il serait, en effet, impossible de se représenter une
+surface autrement que comme une plaque extrêmement mince, et une ligne
+autrement que comme un fil infiniment délié. Il est même évident que le
+degré de ténuité attribué par chaque individu aux dimensions dont il
+veut faire abstraction, n'est pas constamment identique, car il doit
+dépendre du degré de finesse de ses observations géométriques
+habituelles. Ce défaut d'uniformité n'a d'ailleurs aucun inconvénient
+réel, puisqu'il suffit, pour que les idées de surface et de ligne
+remplissent la condition essentielle de leur destination, que chacun se
+représente les dimensions à négliger comme plus petites que toutes
+celles dont ses expériences journalières lui donnent occasion
+d'apprécier la grandeur.</p>
+
+<p>On doit sans doute regretter qu'il soit encore nécessaire aujourd'hui
+d'indiquer expressément une explication aussi simple que la précédente,
+dans un ouvrage tel que celui-ci. Mais j'ai cru devoir signaler
+rapidement ces considérations à cause du nuage ontologique dont une
+fausse manière de voir enveloppe ordinairement ces notions premières. On
+voit par là combien sont dépourvues de toute espèce de sens les
+discussions fantastiques des métaphysiciens sur les fondemens de la
+géométrie. On doit aussi remarquer que ces idées primordiales sont
+habituellement présentées par les géomètres d'une manière peu
+philosophique, puisqu'ils exposent, par exemple, les notions des
+différentes sortes d'étendue dans un ordre absolument inverse de leur
+enchaînement naturel, ce qui engendre souvent, pour l'enseignement
+élémentaire, les plus graves inconvéniens.</p>
+
+<p>Ces préliminaires étant posés, nous pouvons procéder directement à la
+définition générale de la géométrie, en concevant toujours cette science
+comme ayant pour but final la <i>mesure</i> de l'étendue.</p>
+
+<p>Il est tellement nécessaire d'entrer à cet égard dans une explication
+approfondie, fondée sur la distinction des trois espèces d'étendue, que
+la notion de <i>mesure</i> n'est pas exactement la même par rapport aux
+surfaces et aux volumes que relativement aux lignes, en sorte que, sans
+cet examen, on se formerait une fausse idée de la nature des questions
+géométriques.</p>
+
+<p>Si l'on prend le mot <i>mesure</i> dans son acception mathématique directe et
+générale, qui signifie simplement l'évaluation des <i>rapports</i> qu'ont
+entr'elles des grandeurs homogènes quelconques, on doit considérer, en
+géométrie, que la <i>mesure</i> des surfaces et des volumes, par opposition
+à celle des lignes, n'est jamais conçue, même dans les cas les plus
+simples et les plus favorables, comme s'effectuant immédiatement. On
+regarde comme directe la comparaison de deux lignes; celle de deux
+surfaces ou de deux volumes est, au contraire, constamment indirecte. En
+effet, on conçoit que deux lignes puissent être superposées; mais la
+superposition de deux surfaces, ou, à plus forte raison, celle de deux
+volumes, est évidemment impossible à établir dans le plus grand nombre
+des cas; et, lors même qu'elle devient rigoureusement praticable, une
+telle comparaison n'est jamais ni commode, ni susceptible d'exactitude.
+Il est donc bien nécessaire d'expliquer en quoi consiste proprement la
+mesure vraiment géométrique d'une surface ou d'un volume.</p>
+
+<p>Il faut considérer, pour cela, que, quelle que puisse être la forme d'un
+corps, il existe toujours un certain nombre de lignes, plus ou moins
+faciles à assigner, dont la longueur suffit pour définir exactement la
+grandeur de sa surface ou de son volume. La géométrie, regardant ces
+lignes comme seules susceptibles d'être mesurées immédiatement, se
+propose de déduire, de leur simple détermination, le rapport de la
+surface ou du volume cherchés, à l'unité de surface ou à l'unité de
+volume. Ainsi l'objet général de la géométrie, relativement aux surfaces
+et aux volumes, est proprement de ramener toutes les comparaisons de
+surfaces ou de volumes, à de simples comparaisons de lignes.</p>
+
+<p>Outre la facilité immense que présente évidemment une telle
+transformation pour la mesure des volumes et des surfaces, il en
+résulte, en la considérant d'une manière plus étendue et plus
+scientifique, la possibilité générale de réduire à des questions de
+lignes, toutes les questions relatives aux volumes et aux surfaces,
+envisagés quant à leur grandeur. Tel est souvent l'usage le plus
+important des expressions géométriques qui déterminent les surfaces et
+les volumes en fonction des lignes correspondantes.</p>
+
+<p>Ce n'est pas que les comparaisons immédiates entre surfaces ou entre
+volumes ne soient jamais employées. Mais de telles mesures ne sont pas
+regardées comme géométriques, et on n'y voit qu'un supplément
+quelquefois nécessaire, quoique trop rarement applicable, à
+l'insuffisance ou à la difficulté des procédés vraiment rationnels.
+C'est ainsi que souvent on détermine le volume d'un corps, et, dans
+certains cas, sa surface, d'après son poids. De même, en d'autres
+occasions, quand on peut substituer au volume proposé un volume liquide
+équivalent, on établit immédiatement la comparaison de deux volumes, en
+profitant de la propriété que présentent les masses liquides, de
+pouvoir prendre aisément toutes les formes qu'on veut leur donner. Mais
+tous les moyens de cette nature sont purement mécaniques, et la
+géométrie rationnelle les rejette nécessairement.</p>
+
+<p>Pour rendre plus sensible la différence de ces déterminations avec les
+véritables mesures géométriques, je citerai un seul exemple
+très-remarquable, la manière dont Galilée évalua le rapport de l'aire de
+la cycloïde ordinaire à celle du cercle générateur. La géométrie de son
+temps étant encore trop inférieure à la solution rationnelle d'un tel
+problème, Galilée imagina de chercher ce rapport par une expérience
+directe. Ayant pesé le plus exactement possible deux lames de même
+matière et d'égale épaisseur, dont l'une avait la forme d'un cercle et
+l'autre celle de la cycloïde engendrée, il trouva le poids de celle-ci
+constamment triple de celui de la première, d'où il conclut que l'aire
+de la cyloïde est triple de celle du cercle générateur, résultat
+conforme à la véritable solution obtenue plus tard par Pascal et Wallis.
+Un tel succès, sur lequel d'ailleurs Galilée n'avait pas pris le change,
+tient évidemment à l'extrême simplicité réelle du rapport cherché; et on
+conçoit l'insuffisance nécessaire de semblables expédiens, même
+lorsqu'ils seraient effectivement praticables.</p>
+
+<p>On voit clairement, d'après ce qui précède, en quoi consistent
+proprement la partie de la géométrie relative aux volumes et celle
+relative aux surfaces. Mais on ne conçoit pas aussi nettement le
+caractère de la géométrie des lignes, puisque nous avons semblé, pour
+simplifier l'exposition, considérer la mesure des lignes comme se fesant
+immédiatement. Il faut donc, par rapport à elles, un complément
+d'explication.</p>
+
+<p>À cet effet, il suffit de distinguer, entre la ligne droite et les
+lignes courbes; la mesure de la première étant seule regardée comme
+directe, et celle des autres comme constamment indirecte. Bien que la
+superposition soit quelquefois rigoureusement praticable pour les lignes
+courbes, il est évident néanmoins que la géométrie vraiment rationnelle
+doit la rejeter nécessairement, comme ne comportant, lors même qu'elle
+est possible, aucune exactitude. La géométrie des lignes a donc pour
+objet général de ramener constamment la mesure des lignes courbes à
+celle des lignes droites; et par suite, sous un point de vue plus
+étendu, de réduire à de simples questions de lignes droites toutes les
+questions relatives à la grandeur des courbes quelconques. Pour
+comprendre la possibilité d'une telle transformation, il faut remarquer
+que, dans toute courbe quelconque, il existe constamment certaines
+droites dont la longueur doit suffire pour déterminer celle de la
+courbe. Ainsi, dans un cercle, il est évident que de la longueur du
+rayon on doit pouvoir conclure celle de la circonférence; de même, la
+longueur d'une ellipse dépend de celle de ses deux axes; la longueur
+d'une cycloïde, du diamètre du cercle générateur, etc.; et si, au lieu
+de considérer la totalité de chaque courbe, on demande plus généralement
+la longueur d'un arc quelconque, il suffira d'ajouter, aux divers
+paramètres rectilignes qui déterminent l'ensemble de la courbe, la corde
+de l'arc proposé, ou les coordonnées de ses extrémités. Découvrir la
+relation qui existe entre la longueur d'une ligne courbe et celle de
+semblables lignes droites, tel est le problème général qu'on a
+essentiellement en vue dans la partie de la géométrie relative à l'étude
+des lignes.</p>
+
+<p>En combinant cette considération avec celles précédemment exposées sur
+les volumes et sur les surfaces, on peut se former une idée très-nette
+de la science géométrique, conçue dans son ensemble, en lui assignant
+pour destination générale de réduire finalement les comparaisons de
+toutes les espèces d'étendue, volumes, surfaces, ou lignes, à de simples
+comparaisons de lignes droites, les seules regardées comme pouvant être
+effectuées immédiatement, et qui, en effet, ne sauraient évidemment être
+ramenées à d'autres plus faciles. En même temps qu'une telle conception
+manifeste clairement le véritable caractère de la géométrie, elle me
+semble propre à faire apercevoir, d'un coup-d'oeil unique, son utilité
+et sa perfection.</p>
+
+<p>Afin de compléter rigoureusement cette explication fondamentale, il me
+reste à indiquer comment il peut y avoir, en géométrie, une section
+spéciale relative à la ligne droite, ce qui paraît d'abord incompatible
+avec le principe que la mesure de cette classe de lignes doit être
+toujours regardée comme immédiate.</p>
+
+<p>Elle l'est, en effet, par rapport à celle des lignes courbes, et de tous
+les autres objets que la géométrie considère. Mais il est évident que
+l'estimation d'une ligne droite ne peut être envisagée comme directe
+qu'autant qu'on peut immédiatement porter sur elle l'unité linéaire. Or,
+c'est ce qui présente le plus souvent des difficultés insurmontables,
+comme j'ai eu occasion de l'exposer spécialement pour un autre motif
+dans la troisième leçon. On doit alors faire dépendre la mesure de la
+droite proposée d'autres mesures analogues, susceptibles d'être
+immédiatement effectuées. Il y a donc nécessairement une première étude
+géométrique distincte, exclusivement consacrée à la ligne droite; elle a
+pour objet de déterminer les lignes droites, les unes par les autres,
+d'après les relations propres aux figures quelconques résultant de leur
+assemblage. Cette partie préliminaire de la géométrie, qui semble pour
+ainsi dire imperceptible quand on envisage l'ensemble de la science, est
+néanmoins susceptible d'un très-grand développement, lorsqu'on veut la
+traiter dans toute son étendue. Elle est évidemment d'autant plus
+importante, que, toutes les mesures géométriques devant se ramener,
+autant que possible, à celle des lignes droites, l'impossibilité de
+déterminer ces dernières suffirait pour rendre incomplète la solution de
+chaque question quelconque.</p>
+
+<p>Telles sont donc, suivant leur enchaînement naturel, les diverses
+parties fondamentales de la géométrie rationnelle. On voit que, pour
+suivre dans son étude générale un ordre vraiment dogmatique, il faut
+considérer d'abord la géométrie des lignes, en commençant par la ligne
+droite, et passer ensuite à la géométrie des surfaces, pour traiter
+enfin celle des volumes. Il y a lieu de s'étonner, sans doute, qu'une
+classification méthodique qui dérive aussi simplement de la nature même
+de la science n'ait pas été constamment suivie.</p>
+
+<p>Après avoir déterminé avec précision l'objet général et définitif des
+recherches géométriques, il faut maintenant considérer la science sous
+le rapport du champ embrassé par chacune de ses trois sections
+fondamentales.</p>
+
+<p>Ainsi envisagée, la géométrie est évidemment susceptible, par sa
+nature, d'une extension rigoureusement indéfinie; car la mesure des
+lignes, des surfaces ou des volumes, présente nécessairement autant de
+questions distinctes que l'on peut concevoir de formes différentes,
+assujetties à des définitions exactes, et le nombre en est évidemment
+infini.</p>
+
+<p>Les géomètres se sont bornés d'abord à considérer les formes les plus
+simples que la nature leur fournissait immédiatement, ou qui se
+déduisaient de ces élémens primitifs par les combinaisons les moins
+compliquées. Mais ils ont senti, depuis Descartes, que, pour constituer
+la science de la manière la plus philosophique, il fallait
+nécessairement la faire porter, en général, sur toutes les formes
+imaginables. Ils ont ainsi acquis la certitude raisonnée que cette
+géométrie abstraite comprendrait inévitablement, comme cas particuliers,
+toutes les diverses formes réelles que le monde extérieur pourrait
+présenter, de façon à n'être jamais pris au dépourvu. Si, au contraire,
+on s'était toujours réduit à la seule considération de ces formes
+naturelles, sans s'y être préparé par une étude générale et par l'examen
+spécial de certaines formes hypothétiques plus simples, il est clair que
+les difficultés auraient été le plus souvent insurmontables au moment de
+l'application effective. C'est donc un principe fondamental, dans la
+géométrie vraiment rationnelle, que la nécessité de considérer, autant
+que possible, toutes les formes qu'on peut concevoir rigoureusement.</p>
+
+<p>L'examen le moins approfondi suffit pour faire comprendre que ces formes
+présentent une variété tout-à-fait infinie. Relativement aux lignes
+courbes, en les regardant comme engendrées par le mouvement d'un point
+assujetti à une certaine loi, il est clair qu'on aura, en général,
+autant de courbes différentes que l'on supposera de lois différentes
+pour ce mouvement, qui peut évidemment s'opérer suivant une infinité de
+conditions distinctes, quoiqu'il puisse arriver accidentellement
+quelquefois que de nouvelles générations produisent des courbes déjà
+obtenues. Ainsi, pour me borner aux seules courbes planes, si un point
+se meut de manière à rester constamment à la même distance d'un point
+fixe, il engendrera un cercle; si c'est la somme ou la différence de ses
+distances à deux points fixes qui demeure constante, la courbe décrite
+sera une ellipse ou une hyperbole; si c'est leur produit, on aura une
+courbe toute différente; si le point s'écarte toujours également d'un
+point fixe et d'une droite fixe, il décrira une parabole; s'il tourne
+sur un cercle en même temps que ce cercle roule sur une ligne droite, on
+aura une cycloïde; s'il s'avance le long d'une droite, tandis que cette
+droite, fixée par une de ses extrémités, tourne d'une manière
+quelconque, il en résultera ce qu'on appelle, en général, des spirales
+qui, à elles seules, présentent évidemment autant de courbes
+parfaitement distinctes, qu'on peut supposer de relations différentes
+entre ces deux mouvemens de translation et de rotation, etc., etc.
+Chacune de ces diverses courbes peut ensuite en fournir de nouvelles,
+par les différentes constructions générales que les géomètres ont
+imaginées, et qui donnent naissance aux développées, aux épicycloïdes,
+aux caustiques, etc., etc. Enfin il existe évidemment une variété encore
+plus grande parmi les courbes à double courbure.</p>
+
+<p>Relativement aux surfaces, les formes en sont nécessairement bien plus
+diverses encore, en les regardant comme engendrées par le mouvement des
+lignes. En effet, la forme peut alors varier, non seulement en
+considérant, comme dans les courbes, les différentes lois en nombre
+infini auxquelles peut être assujetti le mouvement de la ligne
+génératrice, mais aussi en supposant que cette ligne elle-même vienne à
+changer de nature, ce qui n'a pas d'analogue dans les courbes, les
+points qui les décrivent ne pouvant avoir aucune figure distincte. Deux
+classes de conditions très-diverses peuvent donc faire varier les formes
+des surfaces, tandis qu'il n'en existe qu'une seule pour les lignes. Il
+est inutile de citer spécialement une série d'exemples propres à
+vérifier cette multiplicité doublement infinie qu'on remarque parmi les
+surfaces. Il suffirait, pour s'en faire une idée, de considérer
+l'extrême variété que présente le seul groupe des surfaces dites
+<i>réglées</i>, c'est-à-dire engendrées par une ligne droite, et qui comprend
+toute la famille des surfaces cylindriques, celle des surfaces coniques,
+la classe plus générale des surfaces développantes quelconques, etc. Par
+rapport aux volumes, il n'y a lieu à aucune considération spéciale,
+puisqu'ils ne se distinguent entr'eux que par les surfaces qui les
+terminent.</p>
+
+<p>Afin de compléter cet aperçu géométrique, il faut ajouter que les
+surfaces elles-mêmes fournissent un nouveau moyen général de concevoir
+des courbes nouvelles, puisque toute courbe peut être envisagée comme
+produite par l'intersection de deux surfaces. C'est ainsi, en effet,
+qu'ont été obtenues les premières lignes qu'on puisse regarder comme
+vraiment inventées par les géomètres, puisque la nature donnait
+immédiatement la ligne droite et le cercle. On sait que l'ellipse, la
+parabole et l'hyperbole, les seules courbes complétement étudiées par
+les anciens, avaient été seulement conçues, dans l'origine, comme
+résultant de l'intersection d'un cône à base circulaire par un plan
+diversement situé. Il est évident que par l'emploi combiné de ces
+différens moyens généraux pour la formation des lignes et des surfaces,
+on pourrait produire une suite rigoureusement infinie de formes
+distinctes, en partant seulement d'un très-petit nombre de figures
+directement fournies par l'observation.</p>
+
+<p>Du reste, tous les divers moyens immédiats pour l'invention des formes,
+n'ont presque plus aucune importance, depuis que la géométrie
+rationnelle a pris, entre les mains de Descartes, son caractère
+définitif. En effet, comme nous le verrons spécialement dans la douzième
+leçon, l'invention des formes se réduit aujourd'hui à l'invention des
+équations, en sorte que rien n'est plus aisé que de concevoir de
+nouvelles lignes et de nouvelles surfaces, en changeant à volonté les
+fonctions introduites dans les équations. Ce simple procédé abstrait
+est, sous ce rapport, infiniment plus fécond que les ressources
+géométriques directes, développées par l'imagination la plus puissante,
+qui s'appliquerait uniquement à cet ordre de conceptions. Il explique
+d'ailleurs, de la manière la plus générale et la plus sensible, la
+variété nécessairement infinie des formes géométriques, qui correspond
+ainsi à la diversité des fonctions analytiques. Enfin, il montre non
+moins clairement que les différentes formes de surfaces doivent être
+encore plus multipliées que celles des lignes, puisque les lignes sont
+représentées analytiquement par des équations à deux variables, tandis
+que les surfaces donnent lieu à des équations à trois variables, qui
+présentent nécessairement une plus grande diversité.</p>
+
+<p>Les considérations précédemment indiquées suffisent pour montrer
+nettement l'extension rigoureusement infinie que comporte, par sa
+nature, chacune des trois sections générales de la géométrie,
+relativement aux lignes, aux surfaces et aux volumes, en résultat de la
+variété infinie des corps à mesurer.</p>
+
+<p>Pour achever de nous faire une idée exacte et suffisamment étendue de la
+nature des recherches géométriques, il est maintenant indispensable de
+revenir sur la définition générale donnée ci-dessus, afin de la
+présenter sous un nouveau point de vue, sans lequel l'ensemble de la
+science ne serait que fort imparfaitement conçu.</p>
+
+<p>En assignant pour but à la géométrie la <i>mesure</i> de toutes les sortes de
+lignes, de surfaces et de volumes, c'est-à-dire, comme je l'ai expliqué,
+la réduction de toutes les comparaisons géométriques à de simples
+comparaisons de lignes droites, nous avons évidemment l'avantage
+d'indiquer une destination générale très-précise et très-facile à
+saisir. Mais, si écartant toute définition, on examine la composition
+effective de la science géométrique, on sera d'abord porté à regarder la
+définition précédente comme beaucoup trop étroite, car il n'est pas
+douteux que la majeure partie des recherches qui constituent notre
+géométrie actuelle ne paraissent nullement avoir pour objet la <i>mesure</i>
+de l'étendue. C'est probablement une telle considération qui maintient
+encore, pour la géométrie, l'usage de ces définitions vagues, qui ne
+comprennent tout que parce qu'elles ne caractérisent rien. Je crois
+néanmoins, malgré cette objection fondamentale, pouvoir persister à
+indiquer la <i>mesure</i> de l'étendue comme le but général et uniforme de la
+science géométrique, et en y comprenant cependant tout ce qui entre dans
+sa composition réelle. En effet, si, au lieu de se borner à considérer
+isolément les diverses recherches géométriques, on s'attache à saisir
+les questions principales, par rapport auxquelles toutes les autres,
+quelque importantes qu'elles soient, ne doivent être regardées que comme
+secondaires, on finira par reconnaître que la <i>mesure</i> des lignes, des
+surfaces et des volumes, est le but invariable, quelquefois <i>direct</i>, et
+le plus souvent <i>indirect</i>, de tous les travaux géométriques. Cette
+proposition générale étant fondamentale, puisqu'elle peut seule donner à
+notre définition toute sa valeur, il est indispensable d'entrer à ce
+sujet dans quelques développemens.</p>
+
+<p>En examinant avec attention les recherches géométriques qui ne
+paraissent point se rapporter à la <i>mesure</i> de l'étendue, on trouve
+qu'elles consistent essentiellement dans l'étude des diverses
+<i>propriétés</i> de chaque ligne ou de chaque surface, c'est-à-dire, en
+termes précis, dans la connaissance des différens modes de génération,
+ou du moins de définition, propres à chaque forme que l'on considère.
+Or, on peut aisément établir, de la manière la plus générale, la
+relation nécessaire d'une telle étude avec la question de <i>mesure</i>, pour
+laquelle la connaissance la plus complète possible des propriétés de
+chaque forme est un préliminaire indispensable. C'est ce que concourent
+à prouver deux considérations également fondamentales, quoique de nature
+tout-à-fait distincte.</p>
+
+<p>La première, purement scientifique, consiste à remarquer que si l'on ne
+connaissait, pour chaque ligne ou pour chaque surface, d'autre propriété
+caractéristique que celle d'après laquelle les géomètres l'ont
+primitivement conçue, il serait le plus souvent impossible de parvenir à
+la solution des questions relatives à sa <i>mesure</i>. En effet, il est
+facile de sentir que les différentes définitions dont chaque forme est
+susceptible ne sont pas toutes également propres à une telle
+destination, et qu'elles présentent même, sous ce rapport, les
+oppositions les plus complètes. Or, d'un autre côté, la définition
+primitive de chaque forme n'ayant pu évidemment être choisie d'après
+cette condition, il est clair qu'on ne doit pas s'attendre, en général,
+à la trouver la plus convenable; d'où résulte la nécessité d'en
+découvrir d'autres, c'est à dire d'étudier, autant que possible, les
+<i>propriétés</i> de la forme proposée. Qu'on suppose, par exemple, que le
+cercle soit défini, la courbe qui, sous le même contour, renferme la
+plus grande aire, ce qui est certainement une propriété tout-à-fait
+caractéristique, on éprouverait évidemment des difficultés
+insurmontables pour déduire d'un tel point de départ la solution des
+questions fondamentales relatives à la rectification ou à la quadrature
+de cette courbe. Il est clair, <i>à priori</i>, que la propriété d'avoir tous
+ses points à égale distance d'un point fixe, doit nécessairement
+s'adapter bien mieux à des recherches de cette nature, sans qu'elle soit
+précisément la plus convenable. De même, Archimède eût-il jamais pu
+découvrir la quadrature de la parabole, s'il n'avait connu de cette
+courbe d'autre propriété que d'être la section d'un cône à base
+circulaire, par un plan parallèle à sa génératrice? Les travaux purement
+spéculatifs des géomètres précédens, pour transformer cette première
+définition, ont évidemment été des préliminaires indispensables à la
+solution directe d'une telle question. Il en est de même, à plus forte
+raison, relativement aux surfaces. Il suffirait, pour s'en faire une
+juste idée, de comparer, par exemple, quant à la question de la cubature
+ou de la quadrature, la définition ordinaire de la sphère avec celle,
+non moins caractéristique sans doute, qui consisterait à regarder un
+corps sphérique comme celui qui, sous la même aire, contient le plus
+grand volume.</p>
+
+<p>Je n'ai pas besoin d'indiquer un plus grand nombre d'exemples pour faire
+comprendre, en général, la nécessité de connaître, autant que possible,
+toutes les propriétés de chaque ligne ou de chaque surface, afin de
+faciliter la recherche des rectifications, des quadratures, et des
+cubatures, qui constitue l'objet final de la géométrie. On peut même
+dire que la principale difficulté des questions de ce genre consiste à
+employer, dans chaque cas, la propriété qui s'adapte le mieux à la
+nature du problème proposé. Ainsi en continuant à indiquer, pour plus de
+précision, la mesure de l'étendue, comme la destination générale de la
+géométrie, cette première considération, qui touche directement au fond
+du sujet, démontre clairement la nécessité d'y comprendre l'étude,
+aussi approfondie que possible, des diverses générations ou définitions
+propres à une même forme.</p>
+
+<p>Un second motif, d'une importance au moins égale, consiste en ce qu'une
+telle étude est indispensable pour organiser, d'une manière rationnelle,
+la relation de l'abstrait au concret en géométrie.</p>
+
+<p>La science géométrique devant considérer, ainsi que je l'ai indiqué
+ci-dessus, toutes les formes imaginables qui comportent une définition
+exacte, il en résulte nécessairement, comme nous l'avons remarqué, que
+les questions relatives aux formes quelconques présentées par la nature,
+sont toujours implicitement comprises dans cette géométrie abstraite,
+supposée parvenue à sa perfection. Mais quand il faut passer
+effectivement à la géométrie concrète, on rencontre constamment une
+difficulté fondamentale, celle de savoir auxquels des différens types
+abstraits on doit rapporter, avec une approximation suffisante, les
+lignes ou les surfaces réelles qu'il s'agit d'étudier. Or, c'est pour
+établir une telle relation qu'il est particulièrement indispensable de
+connaître le plus grand nombre possible de propriétés de chaque forme
+considérée en géométrie.</p>
+
+<p>En effet, si l'on se bornait toujours à la seule définition primitive
+d'une ligne ou d'une surface, en supposant même qu'on pût alors la
+<i>mesurer</i> (ce qui, d'après le premier genre de considérations, serait
+le plus souvent impossible), ces connaissances resteraient presque
+nécessairement stériles dans l'application, puisqu'on ne saurait point
+ordinairement reconnaître cette forme dans la nature, quand elle s'y
+présenterait. Il faudrait pour cela que le caractère unique, d'après
+lequel les géomètres l'auraient conçue, fût précisément celui dont les
+circonstances extérieures comporteraient la vérification, coïncidence
+purement fortuite, sur laquelle évidemment on ne doit pas compter, bien
+qu'elle puisse avoir lieu quelquefois. Ce n'est donc qu'en multipliant
+autant que possible les propriétés caractéristiques de chaque forme
+abstraites, que nous pouvons être assurés d'avance de la reconnaître à
+l'état concret, et d'utiliser ainsi tous nos travaux rationnels, en
+vérifiant, dans chaque cas, la définition qui est susceptible d'être
+constatée directement. Cette définition est presque toujours unique dans
+des circonstances données, et varie, au contraire, pour une même forme,
+avec des circonstances différentes: double motif de détermination.</p>
+
+<p>La géométrie céleste nous fournit, à cet égard, l'exemple le plus
+mémorable, bien propre à mettre en évidence la nécessité générale d'une
+telle étude. On sait, en effet, que l'ellipse a été reconnue par Képler
+comme étant la courbe que décrivent les planètes autour du soleil et les
+satellites autour de leurs planètes. Or, cette découverte fondamentale,
+qui a renouvelé l'astronomie, eût-elle jamais été possible, si l'on
+s'était toujours borné à concevoir l'ellipse comme la section oblique
+d'un cône circulaire par un plan? Aucune telle définition ne pouvait
+évidemment comporter une semblable vérification. La propriété la plus
+usuelle de l'ellipse, que la somme des distances de tous ses points à
+deux points fixes soit constante, est bien plus susceptible sans doute,
+par sa nature, de faire reconnaître la courbe dans ce cas; mais elle
+n'est point encore directement convenable. Le seul caractère qui puisse
+être alors vérifié immédiatement, est celui qu'on tire de la relation
+qui existe dans l'ellipse entre la longueur des distances focales et
+leur direction, l'unique relation qui admette une interprétation
+astronomique, comme exprimant la loi qui lie la distance de la planète
+au soleil au temps écoulé depuis l'origine de sa révolution. Il a donc
+fallu que les travaux purement spéculatifs des géomètres grecs sur les
+propriétés des sections coniques eussent préalablement présenté leur
+génération sous une multitude de points de vue différens, pour que
+Képler ait pu passer ainsi de l'abstrait au concret, en choisissant
+parmi tous ces divers caractères celui qui pouvait le plus facilement
+être constaté pour les orbites planétaires.</p>
+
+<p>Je puis citer encore un exemple du même ordre, relativement aux
+surfaces, en considérant l'importante question de la figure de la terre.
+Si on n'avait jamais connu d'autre propriété de la sphère que son
+caractère primitif d'avoir tous ses points également distans d'un point
+intérieur, comment aurait-on pu jamais découvrir que la surface de la
+terre était sphérique? Il a été nécessaire pour cela de déduire
+préalablement de cette définition de la sphère quelques propriétés
+susceptibles d'être vérifiées par des observations effectuées uniquement
+à la surface, comme, par exemple, le rapport constant qui existe pour la
+sphère entre la longueur du chemin parcouru le long d'un méridien
+quelconque en s'avançant vers un pôle, et la hauteur angulaire de ce
+pôle sur l'horizon en chaque point. Il en a été évidemment de même, et
+avec une bien plus longue suite de spéculations préliminaires, pour
+constater plus tard que la terre n'était point rigoureusement sphérique,
+mais que sa forme est celle d'un ellipsoïde de révolution.</p>
+
+<p>Après de tels exemples, il serait sans doute inutile d'en rapporter
+d'autres, que chacun peut d'ailleurs aisément multiplier. On y vérifiera
+toujours que, sans une connaissance très-étendue des diverses
+propriétés de chaque forme, la relation de l'abstrait au concret en
+géométrie serait purement accidentelle, et que, par conséquent, la
+science manquerait de l'un de ses fondemens les plus essentiels.</p>
+
+<p>Tels sont donc les deux motifs généraux qui démontrent pleinement la
+nécessité d'introduire en géométrie une foule de recherches qui n'ont
+pas pour objet direct la <i>mesure</i> de l'étendue, en continuant cependant
+à concevoir une telle mesure comme la destination finale de toute la
+science géométrique. Ainsi, nous pouvons conserver les avantages
+philosophiques que présentent la netteté et la précision de cette
+définition, et y comprendre néanmoins, d'une manière très-rationnelle,
+quoiqu'indirecte, toutes les recherches géométriques connues, en
+considérant celles qui ne paraissent point se rapporter à la <i>mesure</i> de
+l'étendue, comme destinées soit à préparer la solution des questions
+finales, soit à permettre l'application des solutions obtenues.</p>
+
+<p>Après avoir reconnu, en thèse générale, les relations intimes et
+nécessaires de l'étude des propriétés des lignes et des surfaces avec
+les recherches qui constituent l'objet définitif de la géométrie, il est
+d'ailleurs évident que, dans la suite de leurs travaux, les géomètres ne
+doivent nullement s'astreindre à ne jamais perdre de vue un tel
+enchaînement. Sachant, une fois pour toutes, combien il importe de
+varier le plus possible les manières de concevoir chaque forme, ils
+doivent poursuivre cette étude sans considérer immédiatement de quelle
+utilité peut être telle ou telle propriété spéciale pour les
+rectifications, les quadratures ou les cubatures. Ils entraveraient
+inutilement leurs recherches, en attachant une importance puérile à
+l'établissement continu de cette coordination. L'esprit humain doit
+procéder, à cet égard, comme il le fait en toute occasion semblable,
+quand, après avoir conçu, en général, la destination d'une certaine
+étude, il s'attache exclusivement à la pousser le plus loin possible, en
+faisant complétement abstraction de cette relation, dont la
+considération perpétuelle compliquerait tous ses travaux.</p>
+
+<p>L'explication générale que je viens d'exposer est d'autant plus
+indispensable, que, par la nature même du sujet, cette étude des
+diverses propriétés de chaque ligne et de chaque surface compose
+nécessairement la très-majeure partie de l'ensemble des recherches
+géométriques. En effet, les questions immédiatement relatives aux
+rectifications, aux quadratures et aux cubatures, sont évidemment, par
+elles-mêmes, en nombre fort limité pour chaque forme considérée. Au
+contraire, l'étude des propriétés d'une même forme présente à
+l'activité de l'esprit humain un champ naturellement indéfini, où l'on
+peut toujours espérer de faire de nouvelles découvertes. Ainsi, par
+exemple, quoique les géomètres se soient occupés depuis vingt siècles,
+avec plus ou moins d'activité sans doute, mais sans aucune interruption
+réelle, de l'étude des sections coniques, ils sont loin de regarder ce
+sujet si simple comme épuisé; et il est certain en effet qu'en
+continuant à s'y livrer, on ne manquerait pas de trouver encore des
+propriétés inconnues de ces diverses courbes. Si les travaux de ce genre
+se sont considérablement ralentis depuis environ un siècle, ce n'est pas
+qu'ils soient terminés; cela tient seulement, comme je l'expliquerai
+tout-à-l'heure, à ce que la révolution philosophique opérée en géométrie
+par Descartes a dû singulièrement diminuer l'importance de semblables
+recherches.</p>
+
+<p>Il résulte des considérations précédentes que non-seulement le champ de
+la géométrie est nécessairement infini à cause de la variété des formes
+à considérer, mais aussi en vertu de la diversité des points de vue sous
+lesquels une même forme peut être envisagée. Cette dernière conception
+est même celle qui donne l'idée la plus large et la plus complète de
+l'ensemble des recherches géométriques. On voit que les études de ce
+genre consistent essentiellement, pour chaque ligne ou pour chaque
+surface, à rattacher tous les phénomènes géométriques qu'elle peut
+présenter à un seul phénomène fondamental, regardé comme définition
+primitive.</p>
+
+<p>Après avoir exposé, d'une manière générale et pourtant précise, l'objet
+final de la géométrie, et montré comment la science, ainsi définie,
+comprend une classe de recherches très-étendue qui ne paraissaient point
+d'abord s'y rapporter nécessairement, il me reste à considérer, dans son
+ensemble, la méthode à suivre pour la formation de cette science. Cette
+dernière explication est indispensable pour compléter ce premier aperçu
+du caractère philosophique de la géométrie. Je me bornerai en ce moment
+à indiquer à cet égard la considération la plus générale, cette
+importante notion fondamentale devant être développée et précisée dans
+les leçons suivantes.</p>
+
+<p>L'ensemble des questions géométriques peut être traité suivant deux
+méthodes tellement différentes, qu'il en résulte, pour ainsi dire, deux
+sortes de géométries, dont le caractère philosophique ne me semble pas
+avoir été encore convenablement saisi. Les expressions de géométrie
+<i>synthétique</i> et géométrie <i>analytique</i>, habituellement employées pour
+les désigner, en donnent une très-fausse idée. Je préférerais de
+beaucoup les dénominations purement historiques de <i>géométrie des
+anciens</i> et <i>géométrie des modernes</i>, qui ont, du moins, l'avantage de
+ne pas faire méconnaître leur vrai caractère. Mais je propose d'employer
+désormais les expressions régulières de <i>géométrie spéciale</i> et
+<i>géométrie générale</i>, qui me paraissent propres à caractériser avec
+précision la véritable nature des deux méthodes.</p>
+
+<p>Ce n'est point, en effet, dans l'emploi du calcul, comme on le pense
+communément, que consiste précisément la différence fondamentale entre
+la manière dont nous concevons la géométrie depuis Descartes, et la
+manière dont les géomètres de l'antiquité traitaient les questions
+géométriques. Il est certain, d'une part, que l'usage du calcul ne leur
+était point entièrement inconnu, puisqu'ils faisaient, dans leur
+géométrie, des applications continuelles et fort étendues de la théorie
+des proportions, qui était pour eux, comme moyen de déduction, une sorte
+d'équivalent réel, quoique très-imparfait et surtout extrêmement borné,
+de notre algèbre actuelle. On peut même employer le calcul d'une manière
+beaucoup plus complète qu'ils ne l'ont fait pour obtenir certaines
+solutions géométriques, qui n'en auront pas moins le caractère essentiel
+de la géométrie ancienne; c'est ce qui arrive très-fréquemment, par
+rapport à ces problèmes de géométrie à deux ou à trois dimensions,
+qu'on désigne vulgairement sous le nom de <i>déterminés</i>. D'un autre côté,
+quelque capitale que soit l'influence du calcul dans notre géométrie
+moderne, plusieurs solutions, obtenues sans algèbre, peuvent manifester
+quelquefois le caractère propre qui la distingue de la géométrie
+ancienne, quoique, en thèse générale, l'analyse soit indispensable; j'en
+citerai, comme exemple, la méthode de Roberval pour les tangentes, dont
+la nature est essentiellement moderne, et qui cependant conduit, en
+certains cas, à des solutions complètes, sans aucun secours du calcul.
+Ce n'est donc point par l'instrument de déduction employé qu'on doit
+principalement distinguer les deux marches que l'esprit humain peut
+suivre en géométrie.</p>
+
+<p>La différence fondamentale, jusqu'ici imparfaitement saisie, me paraît
+consister réellement dans la nature même des questions considérées. En
+effet, la géométrie, envisagée dans son ensemble, et supposée parvenue à
+son entière perfection, doit, comme nous l'avons vu, d'une part,
+embrasser toutes les formes imaginables, et d'une autre part, découvrir
+toutes les propriétés de chaque forme. Elle est susceptible, d'après
+cette double considération, d'être traitée suivant deux plans
+essentiellement distinctifs: soit en groupant ensemble toutes les
+questions, quelque diverses qu'elles soient, qui concernent une même
+forme, et isolant celles relatives à des corps différens, quelque
+analogie qui puisse exister entre elles; soit, au contraire, en
+réunissant sous un même point de vue toutes les recherches semblables, à
+quelques formes diverses qu'elles se rapportent d'ailleurs, et séparant
+les questions relatives aux propriétés réellement différentes d'un même
+corps. En un mot, l'ensemble de la géométrie peut être essentiellement
+ordonné ou par rapport aux corps étudiés, ou par rapport aux phénomènes
+à considérer. Le premier plan, qui est le plus naturel, a été celui des
+anciens; le second, infiniment plus rationnel, est celui des modernes
+depuis Descartes.</p>
+
+<p>Tel est, en effet, le caractère principal de la géométrie ancienne,
+qu'on étudiait, une à une, les diverses lignes et les diverses surfaces,
+ne passant à l'examen d'une nouvelle forme que lorsqu'on croyait avoir
+épuisé tout ce que pouvaient offrir d'intéressant les formes connues
+jusqu'alors. Dans cette manière de procéder, quand on entreprenait
+l'étude d'une courbe nouvelle, l'ensemble des travaux exécutés sur les
+précédentes ne pouvait présenter directement aucune ressource
+essentielle, autrement que par l'exercice géométrique auquel il avait
+dressé l'intelligence. Quelle que pût être la similitude réelle des
+questions proposées sur deux formes différentes, les connaissances
+complètes acquises pour l'une ne pouvaient nullement dispenser de
+reprendre pour l'autre l'ensemble de la recherche. Aussi la marche de
+l'esprit n'était-elle jamais assurée; en sorte qu'on ne pouvait être
+certain d'avance d'obtenir une solution quelconque, quelqu'analogue que
+fût le problème proposé à des questions déjà résolues. Ainsi, par
+exemple, la détermination des tangentes aux trois sections coniques ne
+fournissait aucun secours rationnel pour mener la tangente à
+quelqu'autre courbe nouvelle, comme le conchoïde, la cissoïde, etc. En
+un mot, la géométrie des anciens était, suivant l'expression proposée
+ci-dessus, essentiellement <i>spéciale</i>.</p>
+
+<p>Dans le système des modernes, la géométrie est, au contraire, éminemment
+<i>générale</i>, c'est-à-dire, relative à des formes quelconques. Il est aisé
+de comprendre d'abord que toutes les questions géométriques de
+quelqu'intérêt peuvent être proposées par rapport à toutes les formes
+imaginables. C'est ce qu'on voit directement pour les problèmes
+fondamentaux, qui constituent, d'après les explications données dans
+cette leçon, l'objet définitif de la géométrie, c'est-à-dire, les
+rectifications, les quadratures, et les cubatures. Mais cette remarque
+n'est pas moins incontestable, même pour les recherches relatives aux
+diverses <i>propriétés</i> des lignes et des surfaces, et dont les plus
+essentielles, telles que la question des tangentes ou des plans tangens,
+la théorie des courbures, etc., sont évidemment communes à toutes les
+formes quelconques. Les recherches très-peu nombreuses qui sont vraiment
+particulières à telle ou telle forme n'ont qu'une importance extrêmement
+secondaire. Cela posé, la géométrie moderne consiste essentiellement à
+abstraire, pour la traiter à part, d'une manière entièrement générale,
+toute question relative à un même phénomène géométrique, dans quelques
+corps qu'il puisse être considéré. L'application des théories
+universelles ainsi construites à la détermination spéciale du phénomène
+dont il s'agit dans chaque corps particulier, n'est plus regardée que
+comme un travail subalterne, à exécuter suivant des règles invariables
+et dont le succès est certain d'avance. Ce travail est, en un mot, du
+même ordre que l'évaluation numérique d'une formule analytique
+déterminée. Il ne peut y avoir sous ce rapport d'autre mérite que celui
+de présenter, dans chaque cas, la solution nécessairement fournie par la
+méthode générale, avec toute la simplicité et l'élégance que peut
+comporter la ligne ou la surface considérée. Mais on n'attache
+d'importance réelle qu'à la conception et à la solution complète d'une
+nouvelle question propre à une forme quelconque. Les travaux de ce
+genre sont seuls regardés comme faisant faire à la science de véritables
+pas. L'attention des géomètres, ainsi dispensée de l'examen des
+particularités des diverses formes, et dirigée tout entière vers les
+questions générales, a pu s'élever par là à la considération de
+nouvelles notions géométriques, qui, appliquées aux courbes étudiées par
+les anciens, en ont fait découvrir des propriétés importantes qu'ils
+n'avaient pas même soupçonnées. Telle est la géométrie depuis la
+révolution radicale opérée par Descartes dans le système général de la
+science.</p>
+
+<p>La simple indication du caractère fondamental propre à chacune des deux
+géométries, suffit sans doute pour mettre en évidence l'immense
+supériorité nécessaire de la géométrie moderne. On peut même dire
+qu'avant la grande conception de Descartes, la géométrie rationnelle
+n'était pas vraiment constituée sur des bases définitives, soit sous le
+rapport abstrait, soit sous le rapport concret. En effet, pour la
+science considérée spéculativement, il est clair qu'en continuant
+indéfiniment, comme l'ont fait les modernes avant Descartes et même un
+peu après, à suivre la marche des anciens, en ajoutant quelques
+nouvelles courbes au petit nombre de celles qu'ils avaient étudiées, les
+progrès, quelque rapides qu'ils eussent pû être, n'auraient été, après
+une longue suite de siècles, que fort peu considérables par rapport au
+système général de la géométrie, vu l'infinie variété des formes qui
+seraient toujours restées à étudier. Au contraire, à chaque question
+résolue suivant la marche des modernes, le nombre des problèmes
+géométriques à résoudre se trouve, une fois pour toutes, diminué
+d'autant, par rapport à tous les corps possibles. Sous un second point
+de vue, du défaut complet de méthodes générales il résultait que les
+géomètres anciens, dans toutes leurs recherches, étaient entièrement
+abandonnés à leurs propres forces, sans avoir jamais la certitude
+d'obtenir tôt ou tard une solution quelconque. Si cette imperfection de
+la science était éminemment propre à mettre dans tout son jour leur
+admirable sagacité, elle devait rendre leurs progrès extrêmement lents:
+on peut s'en faire une idée par le temps considérable qu'ils ont employé
+à l'étude des sections coniques. La géométrie moderne, assurant d'une
+manière invariable la marche de notre esprit, permet, au contraire,
+d'utiliser au plus haut degré possible les forces de l'intelligence, que
+les anciens devaient consumer fréquemment sur des questions bien peu
+importantes.</p>
+
+<p>Une différence non moins capitale se manifeste entre les deux systèmes,
+quand on vient à considérer la géométrie sous le rapport concret. En
+effet, nous avons remarqué plus haut que la relation de l'abstrait au
+concret en géométrie ne peut être solidement fondée sur des bases
+rationnelles qu'autant qu'on fait directement porter les recherches sur
+toutes les formes imaginables. En n'étudiant les lignes et les surfaces
+qu'une à une, quel que soit le nombre, toujours nécessairement fort
+petit, de celles qu'on aura considérées, l'application de théories
+semblables aux formes réellement existantes dans la nature n'aura jamais
+qu'un caractère essentiellement accidentel, puisque rien n'assure que
+ces formes pourront effectivement rentrer dans les types abstraits
+envisagés par les géomètres.</p>
+
+<p>Il y a certainement, par exemple, quelque chose de fortuit dans
+l'heureuse relation qui s'est établie entre les spéculations des
+géomètres grecs sur les sections coniques et la détermination des
+véritables orbites planétaires. En continuant sur le même plan les
+travaux géométriques, on n'avait point, en général, le droit d'espérer
+de semblables coïncidences; et il eût été possible, dans ces études
+spéciales, que les recherches des géomètres se fussent dirigées sur des
+formes abstraites indéfiniment inapplicables, tandis qu'ils en auraient
+négligé d'autres, susceptibles peut-être d'une application importante et
+prochaine. Il est clair, du moins, que rien ne garantissait
+positivement l'applicabilité nécessaire des spéculations géométriques.
+Il en est tout autrement dans la géométrie moderne. Par cela seul qu'on
+y procède par questions générales, relatives à des formes quelconques,
+on a d'avance la certitude évidente que les formes réalisées dans le
+monde extérieur se sauraient jamais échapper à chaque théorie, si le
+phénomène géométrique qu'elle envisage vient à s'y présenter.</p>
+
+<p>Par ces diverses considérations, on voit que le système de géométrie des
+anciens porte essentiellement le caractère de l'enfance de la science,
+qui n'a commencé à devenir complétement rationnelle que par suite de la
+révolution philosophique opérée par Descartes. Mais il est évident, d'un
+autre côté, que la géométrie n'a pu être conçue d'abord que de cette
+manière <i>spéciale</i>. La géométrie <i>générale</i> n'eût point été possible, et
+la nécessité n'eût pu même en être sentie, si une longue suite de
+travaux spéciaux sur les formes les plus simples n'avait point
+préalablement fourni des bases à la conception de Descartes, et rendu
+sensible l'impossibilité de persister indéfiniment dans la philosophie
+géométrique primitive.</p>
+
+<p>En précisant autant que possible cette dernière considération, il faut
+même en conclure que, quoique la géométrie que j'ai appelé <i>générale</i>
+doive être aujourd'hui regardée comme la seule véritable géométrie
+dogmatique, celle à laquelle nous nous bornerons essentiellement,
+l'autre n'ayant plus, principalement, qu'un intérêt historique,
+néanmoins il n'est pas possible de faire disparaître entièrement la
+géométrie <i>spéciale</i> dans une exposition rationnelle de la science. On
+peut sans doute se dispenser, comme on l'a fait depuis environ un
+siècle, d'emprunter directement à la géométrie ancienne tous les
+résultats qu'elle a fournis. Les recherches les plus étendues et les
+plus difficiles dont elle était composée, ne sont plus même
+habituellement présentées aujourd'hui que d'après la méthode moderne.
+Mais, par la nature même du sujet, il est nécessairement impossible de
+se passer absolument de la méthode ancienne, qui, quoi qu'on fasse,
+servira toujours dogmatiquement de base préliminaire à la science, comme
+elle l'a fait historiquement. Le motif en est facile à comprendre. En
+effet, la géométrie <i>générale</i> étant essentiellement fondée, comme nous
+l'établirons bientôt, sur l'emploi du calcul, sur la transformation des
+considérations géométriques en considérations analytiques, une telle
+manière de procéder ne saurait s'emparer du sujet immédiatement à son
+origine. Nous savons que l'application de l'analyse mathématique, par
+sa nature, ne peut jamais commencer aucune science quelconque,
+puisqu'elle ne saurait avoir lieu que lorsque la science a déjà été
+assez cultivée pour établir, relativement aux phénomènes considérés,
+quelques <i>équations</i> qui puissent servir de point de départ aux travaux
+analytiques. Ces équations fondamentales une fois découvertes, l'analyse
+permettra d'en déduire une multitude de conséquences, qu'il eût été même
+impossible de soupçonner d'abord; elle perfectionnera la science à un
+degré immense, soit sous le rapport de la généralité des conceptions,
+soit quant à la coordination complète établie entre elles. Mais, pour
+constituer les bases mêmes d'une science naturelle quelconque, jamais,
+évidemment, la simple analyse mathématique ne saurait y suffire, pas
+même pour les démontrer de nouveau lorsqu'elles ont été déjà fondées.
+Rien ne peut dispenser, à cet égard, de l'étude directe du sujet,
+poussée jusqu'au point de la découverte de relations précises. Tenter de
+faire rentrer la science, dès son origine, dans le domaine du calcul, ce
+serait vouloir imposer à des théories portant sur des phénomènes
+effectifs, le caractère de simples procédés logiques, et les priver
+ainsi de tout ce qui constitue leur corrélation nécessaire avec le monde
+réel. En un mot, une telle opération philosophique, si par elle-même
+elle n'était pas nécessairement contradictoire, ne saurait aboutir
+évidemment qu'à replonger la science dans le domaine de la métaphysique,
+dont l'esprit humain a eu tant de peine à se dégager complétement.</p>
+
+<p>Ainsi, la géométrie des anciens aura toujours, par sa nature, une
+première part nécessaire et plus ou moins étendue dans le système total
+des connaissances géométriques. Elle constitue une introduction
+rigoureusement indispensable à la géométrie <i>générale</i>. Mais c'est à
+cela que nous devons la réduire dans une exposition complétement
+dogmatique. Je considérerai donc directement, dans la leçon suivante,
+cette géométrie <i>spéciale</i> ou <i>préliminaire</i>, restreinte exactement à
+ses limites nécessaires, pour ne plus m'occuper ensuite que de l'examen
+philosophique de la géométrie <i>générale</i> ou <i>définitive</i>, la seule
+vraiment rationnelle, et qui aujourd'hui compose essentiellement la
+science.</p>
+<a name="l11" id="l11"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>ONZIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Considérations générales sur la géométrie <i>spéciale</i> ou
+<i>préliminaire</i>.</p>
+
+<p>La méthode géométrique des anciens devant avoir nécessairement, d'après
+les motifs indiqués à la fin de la leçon précédente, une part
+préliminaire dans le système dogmatique de la géométrie, pour fournir à
+la géométrie <i>générale</i> des fondemens indispensables, il convient
+maintenant de fixer d'abord en quoi consiste strictement cette fonction
+préalable de la géométrie <i>spéciale</i>, ainsi réduite au moindre
+développement possible.</p>
+
+<p>En la considérant sous ce point de vue, il est aisé de reconnaître qu'on
+pourrait la restreindre à la seule étude de la ligne droite pour ce qui
+concerne la géométrie des lignes, à la quadrature des aires planes
+rectilignes, et enfin à la cubature des corps terminés par des faces
+planes. Les propositions élémentaires relatives à ces trois questions
+fondamentales constituent, en effet, le point de départ nécessaire de
+toutes les recherches géométriques; elles seules ne peuvent être
+obtenues que par une étude directe du sujet; tandis qu'au contraire la
+théorie complète de toutes les autres formes quelconques, même celle du
+cercle et des surfaces et volumes qui s'y rapportent, peut aujourd'hui
+rentrer entièrement dans le domaine de la géométrie <i>générale</i> ou
+<i>analytique</i>, ces élémens primitifs fournissant déjà des <i>équations</i>,
+qui suffisent pour permettre l'application du calcul aux questions
+géométriques, qui n'eût pas été possible sans cette condition préalable.</p>
+
+<p>Il résulte de cette considération que, dans l'usage ordinaire, on donne
+à la géométrie <i>élémentaire</i> plus d'étendue qu'il ne serait
+rigoureusement nécessaire, puisque, outre la ligne droite, les polygones
+et les polyèdres, on y comprend aussi le cercle et les corps <i>ronds</i>,
+dont l'étude pourrait cependant être aussi purement <i>analytique</i> que
+celle, par exemple, des sections coniques. Une vénération irréfléchie
+pour l'antiquité contribue, sans doute, à maintenir ce défaut de
+méthode. Mais comme ce respect n'a point empêché de faire rentrer dans
+le domaine de la géométrie moderne la théorie des sections coniques, il
+faut bien que, relativement aux formes circulaires, l'habitude
+contraire, encore universelle, soit fondée sur d'autres motifs. La
+raison la plus sensible qu'on en puisse donner, c'est le grave
+inconvénient qu'il y aurait, pour l'enseignement ordinaire, à ajourner à
+une époque assez éloignée de l'éducation mathématique la solution de
+plusieurs questions essentielles, susceptibles d'une application
+immédiate et continuelle à une foule d'usages importans. Pour procéder,
+en effet, de la manière la plus rationnelle, ce ne serait qu'à l'aide du
+calcul intégral qu'on pourrait obtenir les intéressans résultats,
+relatifs à la mesure de la longueur ou de l'aire du cercle, ou à la
+quadrature de la sphère, etc., établis par les anciens d'après des
+considérations extrêmement simples. Cet inconvénient serait peu
+important, à l'égard des esprits destinés à étudier l'ensemble de la
+science mathématique, et l'avantage de procéder avec une rationnalité
+parfaite aurait, comparativement, une bien plus grande valeur. Mais, le
+cas contraire étant encore le plus fréquent, on a dû s'attacher à
+conserver dans la géométrie élémentaire proprement dite des théories
+aussi essentielles. En admettant l'influence d'une telle considération,
+et ne restreignant plus cette géométrie préliminaire à ce qui est
+strictement indispensable, on peut même concevoir l'utilité, pour
+certains cas particuliers, d'y introduire plusieurs études importantes
+qui en ont été généralement exclues, comme celles des sections
+coniques, de la cycloïde, etc., afin de renfermer, dans un enseignement
+borné, le plus grand nombre possible de connaissances usuelles, quoique,
+même sous le simple rapport du temps, il fût préférable de suivre la
+marche la plus rationnelle.</p>
+
+<p>Je ne dois point, à ce sujet, tenir compte ici des avantages que peut
+présenter cette extension habituelle de la méthode géométrique des
+anciens au-delà de la destination nécessaire qui lui est propre, par la
+connaissance plus profonde qu'on acquiert ainsi de cette méthode, et par
+la comparaison instructive qui en résulte avec la méthode moderne. Ce
+sont là des qualités qui, dans l'étude d'une science quelconque,
+appartiennent à la marche que nous avons nommée <i>historique</i>, et
+auxquelles il faut savoir renoncer franchement, quand on a bien reconnu
+la nécessité de suivre la marche vraiment <i>dogmatique</i>. Après avoir
+conçu toutes les parties d'une science de la manière la plus
+rationnelle, nous savons combien il importe, pour compléter cette
+éducation, d'étudier l'<i>histoire</i> de la science, et par conséquent, de
+comparer exactement les diverses méthodes que l'esprit humain a
+successivement employées; mais ces deux séries d'études doivent être, en
+général, comme nous l'avons vu, soigneusement séparées. Cependant, dans
+le cas dont il s'agit ici, la méthode géométrique des modernes est
+peut-être encore trop récente pour qu'il ne convienne pas, afin de la
+mieux caractériser par la comparaison, de traiter d'abord, suivant la
+méthode des anciens, certaines questions qui, par leur nature, doivent
+rentrer rationnellement dans la géométrie moderne.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, écartant maintenant ces diverses considérations
+accessoires, nous voyons que cette introduction à la géométrie, qui ne
+peut être traitée que suivant la méthode des anciens, est strictement
+réductible à l'étude de la ligne droite, des aires polygonales et des
+polyèdres. Il est même vraisemblable qu'on finira par la restreindre
+habituellement à ces limites nécessaires, quand les grandes notions
+analytiques seront devenues plus familières, et qu'une étude de
+l'ensemble des mathématiques sera universellement regardée comme la base
+philosophique de l'éducation générale.</p>
+
+<p>Si cette portion préliminaire de la géométrie, qui ne saurait être
+fondée sur l'application du calcul, se réduit, par sa nature, à une
+suite de recherches fondamentales très-peu étendues, il est certain,
+d'un autre côté, qu'on ne peut la restreindre davantage, quoique, par un
+véritable abus de l'esprit analytique, on ait quelquefois essayé, dans
+ces derniers temps, de présenter sous un point de vue purement
+algébrique l'établissement des théorèmes principaux de la géométrie
+élémentaire. C'est ainsi qu'on a prétendu démontrer par de simples
+considérations abstraites d'analyse mathématique la relation constante
+qui existe entre les trois angles d'un triangle rectiligne, la
+proposition fondamentale de la théorie des triangles semblables, la
+mesure des rectangles, celle des parallélipipèdes, etc., en un mot,
+précisément les seules propositions géométriques qui ne puissent être
+obtenues que par une étude directe du sujet, sans que le calcul soit
+susceptible d'y avoir aucune part. Je ne signalerais point ici de telles
+aberrations, si elles n'avaient pas été déterminées par l'intention
+évidente de perfectionner, au plus haut degré possible, le caractère
+philosophique de la science géométrique, en la faisant rentrer
+immédiatement, dès sa naissance, dans le domaine des applications de
+l'analyse mathématique. Mais l'erreur capitale commise à cet égard par
+quelques géomètres doit être soigneusement remarquée, parce qu'elle
+résulte de l'exagération irréfléchie de cette tendance aujourd'hui
+très-naturelle et éminemment philosophique, qui porte à étendre de plus
+en plus l'influence de l'analyse dans les études mathématiques. La
+contemplation des résultats prodigieux auxquels l'esprit humain est
+parvenu en suivant une telle direction, a dû involontairement entraîner
+à croire que même les fondemens de la mathématique concrète pourraient
+être établis sur de simples considérations analytiques. Ce n'est point,
+en effet, pour la géométrie seulement que nous devons noter de
+semblables aberrations; nous aurons bientôt à en constater de
+parfaitement analogues relativement à la mécanique, à l'occasion des
+prétendues démonstrations analytiques du parallélogramme des forces.
+Cette confusion logique a même aujourd'hui bien plus de gravité en
+mécanique, où elle contribue effectivement à répandre encore un nuage
+métaphysique sur le caractère général de la science; tandis que, du
+moins en géométrie, ces considérations abstraites ont été jusqu'ici
+laissées en dehors, sans s'incorporer à l'exposition normale de la
+science.</p>
+
+<p>D'après les principes présentés dans cet ouvrage, sur la philosophie
+mathématique, il n'est pas nécessaire d'insister beaucoup pour faire
+sentir le vice d'une telle manière de procéder. Nous avons déjà reconnu,
+en effet, que le calcul n'étant et ne pouvant être qu'un moyen de
+déduction, c'est s'en former une idée radicalement fausse que de vouloir
+l'employer à établir les fondemens élémentaires d'une science
+quelconque; car, sur quoi reposeraient, dans une telle opération, les
+argumentations analytiques? Un travail de cette nature, bien loin de
+perfectionner véritablement le caractère philosophique d'une science,
+constituerait un retour vers l'état métaphysique, en présentant des
+connaissances réelles comme de simples abstractions logiques.</p>
+
+<p>Quand on examine en elles-mêmes ces prétendues démonstrations
+analytiques des propositions fondamentales de la géométrie élémentaire,
+on vérifie aisément leur insignifiance nécessaire. Elles sont toutes
+fondées sur une manière vicieuse de concevoir le principe de
+l'<i>homogénéité</i>, dont j'ai exposé, dans la cinquième leçon, la véritable
+notion générale. Ces démonstrations supposent que ce principe ne permet
+point d'admettre la coexistence dans une même équation de nombres
+obtenus par des comparaisons concrètes différentes, ce qui est
+évidemment faux et visiblement contraire à la marche constante des
+géomètres. Aussi, il est facile de reconnaître qu'en employant la loi de
+l'homogénéité dans cette acception arbitraire et illégitime, on pourrait
+parvenir à <i>démontrer</i> avec tout autant de rigueur apparente des
+propositions dont l'absurdité est manifeste au premier coup-d'oeil. En
+examinant avec attention, par exemple, le procédé à l'aide duquel on a
+tenté de prouver analytiquement que la somme des trois angles d'un
+triangle rectiligne quelconque est constamment égale à deux angles
+droits, on voit qu'il est fondé sur cette notion préliminaire, que si
+deux triangles ont deux de leurs angles respectivement égaux, le
+troisième angle sera aussi, de part et d'autre, nécessairement égal. Ce
+premier point étant accordé, la relation proposée s'en déduit
+immédiatement, d'une manière très-exacte et fort simple. Or, la
+considération analytique, d'après laquelle on a voulu établir cette
+proposition préalable, est d'une telle nature que, si elle pouvait être
+juste, on en déduirait rigoureusement, en la reproduisant en sens
+inverse, cette absurdité palpable, que deux cotés d'un triangle
+suffisent, sans aucun angle, à l'entière détermination du troisième
+côté. On peut faire des remarques analogues sur toutes les
+démonstrations de ce genre, dont le sophisme sera ainsi vérifié d'une
+manière parfaitement sensible.</p>
+
+<p>Plus nous devons ici considérer la géométrie comme étant aujourd'hui
+essentiellement analytique, plus il était nécessaire de prémunir les
+esprits contre cette exagération abusive de l'analyse mathématique,
+suivant laquelle on prétendrait se dispenser de toute observation
+géométrique proprement dite, en établissant sur de pures abstractions
+algébriques les fondemens mêmes de cette science naturelle. J'ai dû
+attacher d'autant plus d'importance à caractériser des aberrations ainsi
+liées au développement normal de l'esprit humain, qu'elles ont été pour
+ainsi dire consacrées dans ces derniers temps par l'assentiment formel
+d'un géomètre fort distingué, dont l'autorité exerce sur l'enseignement
+élémentaire de la géométrie une très-grande influence.</p>
+
+<p>Je crois devoir remarquer à cette occasion que, sous plus d'un autre
+rapport, on a, ce me semble, trop perdu de vue le caractère de science
+naturelle nécessairement inhérent à la géométrie. Il est aisé de le
+reconnaître, en considérant les vains efforts tentés si long-temps par
+les géomètres pour <i>démontrer</i> rigoureusement, non à l'aide du calcul,
+mais d'après certaines constructions, plusieurs propositions
+fondamentales de la géométrie élémentaire. Quoi qu'on puisse faire, on
+ne saurait évidemment éviter de recourir quelquefois en géométrie à la
+simple observation immédiate, comme moyen d'établir divers résultats.
+Si, dans cette science, les phénomènes que l'on considère sont, en vertu
+de leur extrême simplicité, beaucoup plus liés entr'eux que ceux
+relatifs à toute autre science physique, il doit néanmoins s'en trouver
+nécessairement quelques-uns qui ne peuvent être déduits, et qui servent
+au contraire de point de départ. Qu'il convienne, en thèse générale,
+pour la plus grande perfection rationnelle de la science, de les
+réduire au plus petit nombre possible, cela est sans doute
+incontestable; mais il serait absurde de prétendre les faire disparaître
+complétement. J'avoue d'ailleurs que je trouve moins d'inconvéniens
+réels à étendre un peu au delà de ce qui serait strictement nécessaire
+le nombre de ces notions géométriques ainsi établies par l'observation
+immédiate, pourvu qu'elles soient d'une simplicité suffisante, qu'à en
+faire le sujet de démonstrations compliquées et indirectes, même quand
+ces démonstrations peuvent être logiquement irréprochables.</p>
+
+<p>Après avoir caractérisé aussi exactement que possible la véritable
+destination dogmatique de la géométrie des anciens réduite à son moindre
+développement indispensable, il convient de considérer sommairement dans
+son ensemble chacune des parties principales dont elle doit se composer.
+Je crois pouvoir me borner ici à envisager la première et la plus
+étendue de ces parties, celle qui a pour objet l'étude de la ligne
+droite; les deux autres sections, savoir: la quadrature des polygones et
+la cubature des polyèdres, ne pouvant donner lieu, vu leur nature trop
+restreinte, à aucune considération philosophique de quelque importance,
+distincte de celles indiquées dans la leçon précédente relativement à
+la mesure des aires et des volumes en général.</p>
+
+<p>La question définitive que l'on a constamment en vue dans l'étude de la
+ligne droite, consiste proprement à déterminer les uns par les autres
+les divers élémens d'une figure rectiligne quelconque, ce qui permet de
+connaître toujours indirectement une ligne droite dans quelques
+circonstances qu'elle puisse être placée. Ce problème fondamental est
+susceptible de deux solutions générales, dont la nature est tout-à-fait
+distincte, l'une graphique, l'autre algébrique. La première, quoique
+fort imparfaite, est celle qu'on doit considérer d'abord, parce qu'elle
+dérive spontanément de l'étude directe du sujet; la seconde, bien plus
+parfaite sous les rapports les plus importans, ne peut être étudiée
+qu'en dernier lieu, parce qu'elle est fondée sur la connaissance
+préalable de l'autre.</p>
+
+<p>La solution graphique consiste à <i>rapporter</i> à volonté la figure
+proposée, soit avec les mêmes dimensions, soit surtout avec des
+dimensions variées dans une proportion quelconque. Le premier mode ne
+peut guère être mentionné que pour mémoire, comme étant le plus simple,
+et celui que l'esprit doit envisager d'abord, car il est, évidemment,
+d'ailleurs presque entièrement inapplicable par sa nature. Le second
+est, au contraire, susceptible de l'application la plus étendue et la
+plus utile. Nous en faisons encore aujourd'hui un usage important et
+continuel, non-seulement pour représenter exactement les formes des
+corps et leurs positions mutuelles, mais même pour la détermination
+effective des grandeurs géométriques, quand nous n'avons pas besoin
+d'une grande précision. Les anciens, vu l'imperfection de leurs
+connaissances géométriques, employaient ce procédé d'une manière
+beaucoup plus étendue, puisqu'il a été long-temps le seul qu'ils pussent
+appliquer, même dans les déterminations précises les plus importantes.
+C'est ainsi, par exemple, qu'Aristarque de Samos estimait la distance
+relative du soleil et de la lune à la terre, en prenant des mesures sur
+un triangle construit le plus exactement possible de façon à être
+semblable au triangle rectangle formé par les trois astres, à l'instant
+où la lune se trouve en quadrature, et où, en conséquence, il suffirait,
+pour définir le triangle, d'observer l'angle à la terre. Archimède
+lui-même, quoiqu'ayant, le premier, introduit en géométrie les
+déterminations calculées, a plusieurs fois employé de semblables moyens.
+La formation de la trigonométrie n'y a pas fait même renoncer
+entièrement, quoiqu'elle en ait beaucoup diminué l'usage; les Grecs et
+les Arabes ont continué à s'en servir pour une foule de recherches, où
+nous regardons aujourd'hui l'emploi du calcul comme indispensable.</p>
+
+<p>Cette exacte reproduction d'une figure quelconque suivant une échelle
+différente, ne peut présenter aucune grande difficulté théorique lorsque
+toutes les parties de la figure proposée sont comprises dans un même
+plan. Mais, si l'on suppose, comme il arrive le plus souvent, qu'elles
+soient situées dans des plans différens, on voit naître alors un nouvel
+ordre de considérations géométriques. La figure artificielle, qui est
+constamment plane, ne pouvant plus, en ce cas, être une image
+parfaitement fidèle de la figure réelle, il faut d'abord fixer avec
+précision le mode de représentation, ce qui donne lieu aux divers
+systèmes de <i>projection</i>. Cela posé, il reste à déterminer suivant
+quelles lois les phénomènes géométriques se correspondent dans les deux
+figures. Cette considération engendre une nouvelle série de recherches
+géométriques, dont l'objet définitif est proprement de découvrir comment
+on pourra remplacer les constructions en relief par des constructions
+planes. Les anciens ont eu à résoudre plusieurs questions élémentaires
+de ce genre, pour les divers cas où nous employons aujourd'hui la
+trigonométrie sphérique; et principalement pour les différens problèmes
+relatifs à la sphère céleste. Telle était la destination de leurs
+<i>analemnes</i>, et des autres figures planes qui ont suppléé pendant si
+long-temps à l'usage du calcul. On voit par là que les anciens
+connaissaient réellement les élémens de ce que nous nommons maintenant
+la <i>géométrie descriptive</i>, quoiqu'ils ne les eussent point conçus d'une
+manière distincte et générale.</p>
+
+<p>Je crois convenable de signaler ici rapidement, à cette occasion, le
+véritable caractère philosophique de cette géométrie descriptive, bien
+que, comme étant une science essentiellement d'application, elle ne
+doive pas être comprise dans le domaine propre de cet ouvrage, tel que
+je l'ai circonscrit en commençant.</p>
+
+<p>Toutes les questions quelconques de géométrie à trois dimensions,
+donnent lieu nécessairement, quand on considère leur solution graphique,
+à une difficulté générale qui leur est propre, celle de substituer aux
+diverses constructions en relief nécessaires pour les résoudre, et qui
+sont presque toujours d'une exécution impossible, de simples
+constructions planes équivalentes, susceptibles de déterminer finalement
+les mêmes résultats. Sans cette indispensable conversion, chaque
+solution de ce genre serait évidemment incomplète et réellement
+inapplicable dans la pratique, quoique, pour la théorie, les
+constructions dans l'espace soient ordinairement préférables comme plus
+directes. C'est afin de fournir les moyens généraux d'effectuer
+constamment une telle transformation que la <i>géométrie descriptive</i> a
+été créée, et constituée en un corps de doctrine distinct et homogène
+par une vue de génie de notre illustre Monge. Il a préalablement conçu
+un mode uniforme de représenter les corps par des figures tracées sur un
+seul plan, à l'aide des <i>projections</i> sur deux plans différens,
+ordinairement perpendiculaires entre eux, et dont l'un est supposé
+tourner autour de leur intersection commune pour venir se confondre avec
+le prolongement de l'autre; il a suffi, dans ce système, ou dans tout
+autre équivalent, de regarder les points et les lignes, comme déterminés
+par leurs projections, et les surfaces par les projections de leurs
+génératrices. Cela posé, Monge, analysant avec une profonde sagacité les
+divers travaux partiels de ce genre exécutés avant lui d'après une foule
+de procédés incohérens, et considérant même, d'une manière générale et
+directe, en quoi devaient consister constamment les questions
+quelconques de cette nature, a reconnu qu'elles étaient toujours
+réductibles à un très-petit nombre de problèmes abstraits invariables,
+susceptibles d'être résolus séparément une fois pour toutes par des
+opérations uniformes, et qui se rapportent essentiellement les uns aux
+contacts et les autres aux intersections des surfaces. Ayant formé des
+méthodes simples et entièrement générales pour la solution graphique de
+ces deux ordres de problèmes, toutes les questions géométriques
+auxquelles peuvent donner lieu les divers arts quelconques de
+construction, la coupe des pierres, la charpente, la perspective, la
+gnonomonique, la fortification, etc., ont pu être traitées désormais
+comme de simples cas particuliers d'une théorie unique, dont
+l'application invariable conduira toujours nécessairement à une solution
+exacte, susceptible d'être facilitée dans la pratique en profitant des
+circonstances propres à chaque cas.</p>
+
+<p>Cette importante création mérite singulièrement de fixer l'attention de
+tous les philosophes qui considèrent l'ensemble des opérations de
+l'espèce humaine, comme étant un premier pas, et jusqu'ici le seul
+réellement complet, vers cette rénovation générale des travaux humains,
+qui doit imprimer à tous nos arts un caractère de précision et de
+rationnalité, si nécessaire à leurs progrès futurs. Une telle révolution
+devait, en effet, commencer inévitablement par cette classe de travaux
+industriels qui se rapporte essentiellement à la science la plus simple,
+la plus parfaite, et la plus ancienne. Elle ne peut manquer de
+s'étendre successivement dans la suite, quoique avec moins de facilité,
+à toutes les autres opérations pratiques. Nous aurons même bientôt
+occasion de remarquer que Monge, qui a conçu plus profondément que
+personne la véritable philosophie des arts, avait essayé d'ébaucher pour
+l'industrie mécanique une doctrine correspondante à celle qu'il avait si
+heureusement formée pour l'industrie géométrique, mais sans obtenir pour
+ce cas, dont la difficulté est bien supérieure, aucun autre succès que
+celui d'indiquer assez nettement la direction que doivent prendre les
+recherches de cette nature.</p>
+
+<p>Quelqu'essentielle que soit réellement la conception de la géométrie
+descriptive, il importe beaucoup de ne pas se méprendre sur la véritable
+destination qui lui est si expressément propre, comme l'ont fait,
+surtout dans les premiers temps de cette découverte, ceux qui y ont vu
+un moyen d'agrandir le domaine général et abstrait de la géométrie
+rationnelle. L'événement n'a nullement répondu depuis à ces espérances
+mal conçues. Et, en effet, n'est-il pas évident que la géométrie
+descriptive n'a de valeur spéciale que comme science d'application,
+comme constituant la véritable théorie propre des arts géométriques?
+Considérée sous le rapport abstrait, elle ne saurait introduire aucun
+ordre vraiment distinct de spéculations géométriques. Il ne faut point
+perdre de vue que, pour qu'une question géométrique tombe dans le
+domaine propre de la géométrie descriptive, elle doit nécessairement
+avoir toujours été résolue préalablement par la géométrie spéculative,
+dont ensuite, comme nous l'avons vu, les solutions ont constamment
+besoin d'être préparées pour la pratique de manière à suppléer aux
+constructions en relief par des constructions planes, substitution qui
+constitue réellement la seule fonction caractéristique de la géométrie
+descriptive.</p>
+
+<p>Il convient néanmoins de remarquer ici que, sous le rapport de
+l'éducation intellectuelle, l'étude de la géométrie descriptive présente
+une importante propriété philosophique, tout-à-fait indépendante de sa
+haute utilité industrielle. C'est l'avantage qu'elle offre si
+éminemment, en habituant à considérer dans l'espace des systèmes
+géométriques quelquefois très-composés, et à suivre exactement leur
+correspondance continuelle avec les figures effectivement tracées,
+d'exercer ainsi au plus haut degré de la manière la plus sûre et la plus
+précise, cette importante faculté de l'esprit humain qu'on appelle
+l'<i>imagination</i> proprement dite, et qui consiste, dans son acception
+élémentaire et positive, à se représenter nettement, avec facilité, un
+vaste ensemble variable d'objets fictifs, comme s'ils étaient sous nos
+yeux.</p>
+
+<p>Enfin, pour achever d'indiquer la nature générale de la géométrie
+descriptive en déterminant son caractère logique, nous devons observer
+que si, par le genre de ses solutions, elle appartient à la géométrie
+des anciens, d'un autre côté elle se rapproche de la géométrie des
+modernes par l'espèce des questions qui la composent. Ces questions
+sont, en effet, éminemment remarquables par cette généralité que nous
+avons vue, dans la dernière leçon, constituer le vrai caractère
+fondamental de la géométrie moderne; les méthodes y sont toujours
+conçues comme applicables à des formes quelconques, les particularités
+propres à chaque forme n'y pouvant avoir qu'une influence purement
+secondaire. Les solutions y sont donc graphiques comme la plupart de
+celles des anciens, et générales comme celles des modernes.</p>
+
+<p>Après cette importante digression, dont le lecteur aura sans doute
+reconnu la nécessité, poursuivons l'examen philosophique de la géométrie
+<i>spéciale</i>, considérée toujours comme réduite à son moindre
+développement possible, pour servir d'introduction indispensable à la
+géométrie <i>générale</i>. Ayant suffisamment envisagé la solution graphique
+du problème fondamental relatif à la ligne droite, c'est-à-dire, de la
+détermination les uns par les autres des divers élémens d'une figure
+rectiligne quelconque, nous devons maintenant en examiner d'une manière
+générale la solution algébrique.</p>
+
+<p>Cette seconde solution, dont il est inutile ici d'apprécier expressément
+la supériorité évidente, appartient nécessairement, par la nature même
+de la question, au système de la géométrie ancienne, quoique le procédé
+logique employé l'en fasse ordinairement séparer mal à propos. Nous
+avons lieu de vérifier ainsi, sous un rapport très-important, ce qui a
+été établi en général dans la leçon précédente, que ce n'est point par
+l'emploi du calcul qu'on doit distinguer essentiellement la géométrie
+moderne de celle des anciens. Les anciens sont, en effet, les vrais
+inventeurs de la trigonométrie actuelle, tant sphérique que rectiligne,
+qui seulement était beaucoup moins parfaite entre leurs mains, vu
+l'extrême infériorité de leurs connaissances algébriques. C'est donc
+réellement dans cette leçon, et non, comme on pourrait le croire
+d'abord, dans celles que nous consacrerons ensuite à l'examen
+philosophique de la géométrie <i>générale</i>, qu'il convient d'apprécier le
+caractère de cette importante théorie préliminaire, habituellement
+comprise à tort dans ce qu'on appelle la <i>géométrie analytique</i>, et qui
+n'est effectivement qu'un complément de la <i>géométrie élémentaire</i>
+proprement dite.</p>
+
+<p>Toutes les figures rectilignes pouvant être décomposées en triangles,
+il suffit évidemment de savoir déterminer les uns par les autres les
+divers élémens d'un triangle, ce qui réduit la <i>polygonométrie</i> à la
+simple <i>trigonométrie</i>.</p>
+
+<p>Pour qu'une telle question puisse être résolue algébriquement, la
+difficulté consiste essentiellement à former entre les angles et les
+côtés d'un triangle trois équations distinctes, qui, une fois obtenues,
+réduiront évidemment tous les problèmes trigonométriques à de pures
+recherches de calcul. En considérant de la manière la plus générale
+l'établissement de ces équations, on voit naître immédiatement une
+distinction fondamentale relativement au mode d'introduction des angles
+dans le calcul, suivant qu'on les y fera entrer directement par eux-mêmes
+ou par les arcs circulaires qui leur sont proportionnels, ou que, au
+contraire, on leur substituera certaines droites, comme, par exemple,
+les cordes de ces arcs qui leur sont inhérentes, et que, par cette
+raison, on appelle ordinairement leurs lignes trigonométriques. De ces
+deux systèmes de trigonométrie, le second a dû être, à l'origine, le
+seul adopté, comme étant le seul praticable, puisque l'état de la
+géométrie permettait alors de trouver assez aisément des relations
+exactes entre les côtés des triangles et les lignes trigonométriques des
+angles, tandis qu'il eût été absolument impossible, à cette époque,
+d'établir des équations entre les côtés et les angles eux-mêmes. La
+solution pouvant aujourd'hui être obtenue indifféremment dans l'un et
+dans l'autre système, ce motif de préférence ne subsiste plus. Mais les
+géomètres n'en ont pas moins dû persister à suivre par choix le système
+primitivement admis par nécessité; car, la même raison qui a permis
+ainsi d'obtenir les équations trigonométriques avec beaucoup plus de
+facilité, doit également, comme il est encore plus aisé de le concevoir
+<i>à priori</i>, rendre ces équations bien plus simples, puisqu'elles
+existent alors seulement entre des lignes droites, au lieu d'être
+établies entre des lignes droites et des arcs de cercle. Une telle
+considération a d'autant plus d'importance qu'il s'agit là de formules
+éminemment élémentaires, destinées à être continuellement employées dans
+toutes les parties de la science mathématique aussi bien que dans toutes
+ses diverses applications.</p>
+
+<p>On peut objecter, il est vrai, que, lorsqu'un angle est donné, c'est
+toujours en effet par lui-même et non par sa ligne trigonométrique; et
+que, lorsqu'il est inconnu, c'est sa valeur angulaire qu'il s'agit
+proprement de déterminer, et non celle d'aucune de ses lignes
+trigonométriques. Il semble, d'après cela, que de telles lignes ne sont
+entre les côtés et les angles qu'un intermédiaire inutile, qui doit
+être finalement éliminé, et dont l'introduction ne paraît point
+susceptible de simplifier la recherche qu'on se propose. Il importe, en
+effet, d'expliquer avec plus de généralité et de précision qu'on ne le
+fait d'ordinaire l'immense utilité réelle de cette manière de procéder.
+Elle consiste en ce que l'introduction de ces grandeurs auxiliaires
+partage la question totale de la trigonométrie en deux autres
+essentiellement distinctes, dont l'une a pour objet de passer des angles
+à leurs lignes trigonométriques ou réciproquement, et dont l'autre se
+propose de déterminer les côtés des triangles par les lignes
+trigonométriques de leurs angles ou réciproquement. Or, la première de
+ces deux questions fondamentales est évidemment susceptible, par sa
+nature, d'être entièrement traitée et réduite en tables numériques une
+fois pour toutes, en considérant tous les angles possibles, puisqu'elle
+ne dépend que de ces angles, et nullement des triangles particuliers où
+ils peuvent entrer dans chaque cas; tandis que la solution de la seconde
+question doit nécessairement être renouvelée, du moins sous le rapport
+arithmétique, à chaque nouveau triangle qu'il faut résoudre. C'est
+pourquoi la première portion du travail total, qui serait précisément la
+plus pénible, n'est plus comptée ordinairement, étant toujours faite
+d'avance; tandis que si une telle décomposition n'avait point été
+instituée, on se serait trouvé évidemment dans l'obligation de
+recommencer dans chaque cas particulier le calcul tout entier. Telle est
+la propriété essentielle du système trigonométrique adopté, qui, en
+effet, ne présenterait réellement aucun avantage effectif si, pour
+chaque angle à considérer, il fallait calculer continuellement sa ligne
+trigonométrique ou réciproquement: l'intermédiaire serait alors plus
+gênant que commode.</p>
+
+<p>Afin de comprendre nettement la vraie nature de cette conception, il
+sera utile de la comparer à une conception encore plus importante,
+destinée à produire un effet analogue, soit sous le rapport algébrique,
+soit surtout sous le rapport arithmétique, l'admirable théorie des
+logarithmes. En examinant d'une manière philosophique l'influence de
+cette théorie, on voit, en effet, que son résultat général est d'avoir
+décomposé toutes les opérations arithmétiques imaginables en deux
+parties distinctes, dont la première, qui est la plus compliquée, est
+susceptible d'être exécutée à l'avance une fois pour toutes, comme ne
+dépendant que des nombres à considérer et nullement des diverses
+combinaisons quelconques dans lesquelles ils peuvent entrer, et qui
+consiste à se représenter tous les nombres comme des puissances
+assignables d'un nombre constant; la seconde partie du calcul, qui doit
+nécessairement être recommencée pour chaque formule nouvelle à évaluer,
+étant dès lors réduite à exécuter sur ces exposans des opérations
+corrélatives infiniment plus simples. Je me borne à indiquer ce
+rapprochement, que chacun peut aisément développer.</p>
+
+<p>Nous devons de plus observer comme une propriété, secondaire
+aujourd'hui, mais capitale à l'origine, du système trigonométrique
+adopté, la circonstance très-remarquable que la détermination des angles
+par leurs lignes trigonométriques ou réciproquement, est susceptible
+d'une solution arithmétique, la seule qui soit directement indispensable
+pour la destination propre de la trigonométrie, sans avoir préalablement
+résolu la question algébrique correspondante. C'est sans doute à une
+telle particularité que les anciens ont dû de pouvoir connaître la
+trigonométrie. La recherche ainsi conçue a été d'autant plus facile que,
+les anciens ayant pris naturellement la corde pour ligne
+trigonométrique, les tables se trouvaient avoir été d'avance construites
+en partie pour un tout autre motif, en vertu du travail d'Archimède sur
+la rectification du cercle, d'où résultait la détermination effective
+d'une certaine suite de cordes, en sorte que, lorsque plus tard
+Hipparque eut inventé la trigonométrie, il put se borner à compléter
+cette opération par des intercalations convenables, ce qui marque
+nettement la filiation des idées à cet égard.</p>
+
+<p>Afin d'esquisser entièrement cet aperçu philosophique de la
+trigonométrie, il convient d'observer maintenant que l'extension du même
+motif qui conduit à remplacer les angles ou les arcs de cercle par des
+ligues droites dans la vue de simplifier les équations, doit aussi
+porter à employer concurremment plusieurs lignes trigonométriques, au
+lieu de se borner à une seule, comme le faisaient les anciens, pour
+perfectionner ce système en choisissant celle qui sera algébriquement la
+plus convenable en telle ou telle occasion. Sous ce rapport, il est
+clair que le nombre de ces lignes n'est par lui-même nullement limité;
+pourvu qu'elles soient déterminées d'après l'arc, et que réciproquement
+elles le déterminent, suivant quelque loi qu'elles en dérivent
+d'ailleurs, elles sont aptes à lui être substituées dans les équations.
+En se bornant aux constructions les plus simples, les Arabes et les
+modernes ensuite ont successivement porté à quatre ou à cinq le nombre
+des lignes trigonométriques <i>directes</i>, qui pourrait être étendu bien
+davantage. Mais, au lieu de recourir à des formations géométriques qui
+finiraient par devenir très-compliquées, on conçoit avec une extrême
+facilité autant de nouvelles lignes trigonométriques que peuvent
+l'exiger les transformations analytiques, au moyen d'un artifice
+remarquable, qui n'est pas ordinairement saisi d'une manière assez
+générale. Il consiste, sans multiplier immédiatement les lignes
+trigonométriques propres à chaque arc considéré, à en introduire de
+nouvelles en regardant cet arc comme déterminé indirectement par toutes
+les lignes relatives à un arc qui soit une fonction très-simple du
+premier. C'est ainsi, par exemple, que souvent, pour calculer un angle
+avec plus de facilité, on déterminera, au lieu de son sinus, le sinus de
+sa moitié ou de son double, etc. Une telle création de lignes
+trigonométriques <i>indirectes</i> est évidemment bien plus féconde que tous
+les procédés géométriques immédiats pour en obtenir de nouvelles. On
+peut dire, d'après cela, que le nombre des lignes trigonométriques
+effectivement employées aujourd'hui par les géomètres est réellement
+indéfini, puisque, à chaque instant pour ainsi dire, les transformations
+analytiques peuvent conduire à l'augmenter par le procédé que je viens
+d'indiquer. Seulement, on n'a donné jusqu'ici de noms spéciaux qu'à
+celles de ces lignes <i>indirectes</i> qui se rapportent au complément de
+l'arc primitif, les autres ne revenant pas assez fréquemment pour
+nécessiter de semblables dénominations, ce qui a fait communément
+méconnaître la véritable étendue du système trigonométrique.</p>
+
+<p>Cette multiplicité des lignes trigonométriques fait naître évidemment,
+dans la trigonométrie, une troisième question fondamentale, l'étude des
+relations qui existent entre ces diverses lignes; puisque, sans une
+telle connaissance, on ne pourrait point utiliser, pour les besoins
+analytiques, cette variété de grandeurs auxiliaires, qui n'a pourtant
+pas d'autre destination. Il est clair, en outre, d'après la
+considération indiquée tout à l'heure, que cette partie essentielle de
+la trigonométrie, quoique simplement préparatoire, est, par sa nature,
+susceptible d'une extension indéfinie quand on l'envisage dans son
+entière généralité, tandis que les deux autres sont nécessairement
+circonscrites dans un cadre rigoureusement défini.</p>
+
+<p>Je n'ai pas besoin d'ajouter expressément que ces trois parties
+principales de la trigonométrie doivent être étudiées dans un ordre
+précisément inverse de celui suivant lequel nous les avons vues dériver
+nécessairement de la nature générale du sujet; car la troisième est
+visiblement indépendante des deux autres, et la seconde de celle qui
+s'est présentée la première, la résolution des triangles proprement
+dite, qui doit, pour cette raison, être traitée en dernier lieu, ce qui
+rendait d'autant plus importante la considération de la filiation
+naturelle.</p>
+
+<p>Il était inutile d'envisager ici distinctement la trigonométrie
+sphérique, qui ne peut donner lieu à aucune considération philosophique
+spéciale, puisque, quelque essentielle qu'elle soit par l'importance et
+la multiplicité de ses usages, on ne peut plus la traiter aujourd'hui,
+dans son ensemble, que comme une simple application de la trigonométrie
+rectiligne, qui fournit immédiatement ses équations fondamentales, en
+substituant au triangle sphérique l'angle trièdre correspondant.</p>
+
+<p>J'ai cru devoir indiquer cette exposition sommaire de la philosophie
+trigonométrique, qui pourrait d'ailleurs donner lieu à beaucoup d'autres
+considérations intéressantes, afin de rendre sensibles, par un exemple
+important, cet enchaînement rigoureux et cette ramification successive
+que présentent les questions les plus simples en apparence de la
+géométrie élémentaire.</p>
+
+<p>Avant ainsi suffisamment considéré pour le but de cet ouvrage le
+caractère propre de la géométrie <i>spéciale</i>, réduite à sa seule
+destination dogmatique, de fournir à la géométrie <i>générale</i> une base
+préliminaire indispensable, nous devons désormais porter toute notre
+attention sur la véritable science géométrique, envisagée dans son
+ensemble de la manière la plus rationnelle. Il faut d'abord, à cet
+effet, soigneusement examiner la grande idée-mère de Descartes, sur
+laquelle elle est entièrement fondée, ce qui fera l'objet de la leçon
+suivante.</p>
+<a name="l12" id="l12"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>DOUZIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+
+
+<p class="sml"><span class="sc">Sommaire</span>. Conception fondamentale de la géométrie <i>générale</i> ou
+<i>analytique</i>.</p>
+
+<p>La géométrie <i>générale</i> étant entièrement fondée sur la transformation
+des considérations géométriques en considérations analytiques
+équivalentes, nous devons d'abord examiner directement et d'une manière
+approfondie la belle conception d'après laquelle Descartes a établi
+uniformément la possibilité constante d'une telle corélation. Outre son
+extrême importance propre, comme moyen de perfectionner éminemment la
+science géométrique, ou plutôt de la constituer dans son ensemble sur
+des bases rationnelles, l'étude philosophique de cette admirable
+conception doit avoir à nos yeux un intérêt d'autant plus élevé, qu'elle
+caractérise avec une parfaite évidence la méthode générale à employer
+pour organiser les relations de l'abstrait au concret en mathématique,
+par la représentation analytique des phénomènes naturels. Il n'y a
+point, dans la philosophie mathématique, de pensée qui mérite davantage
+de fixer toute notre attention.</p>
+
+<p>Afin de parvenir à exprimer par de simples relations analytiques tous
+les divers phénomènes géométriques que l'on peut imaginer, il faut
+évidemment établir d'abord un mode général pour représenter
+analytiquement les sujets mêmes dans lesquels ces phénomènes résident,
+c'est-à-dire les lignes ou les surfaces à considérer. Le <i>sujet</i> étant
+ainsi habituellement envisagé sous un point de vue purement analytique,
+on comprend que dès-lors il a été possible de concevoir de la même
+manière les <i>accidens</i> quelconques dont il est susceptible.</p>
+
+<p>Pour organiser la représentation des formes géométriques par des
+équations analytiques, on doit surmonter préalablement une difficulté
+fondamentale, celle de réduire à des idées simplement numériques les
+élémens généraux des diverses notions géométriques; en un mot, de
+substituer, en géométrie, de pures considérations de <i>quantité</i> à toutes
+les considérations de <i>qualité</i>.</p>
+
+<p>À cet effet, observons d'abord que toutes les idées géométriques se
+rapportent nécessairement à ces trois catégories universelles: la
+grandeur, la forme et la position des étendues à considérer. Quant à la
+première, il n'y a évidemment aucune difficulté; elle rentre
+immédiatement dans les idées de nombres. Pour la seconde, il faut
+remarquer qu'elle est toujours réductible par sa nature à la troisième.
+Car la forme d'un corps résulte évidemment de la position mutuelle des
+différens points dont il est composé, en sorte que l'idée de position
+comprend nécessairement celle de forme, et que toute circonstance de
+forme peut être traduite par une circonstance de position. C'est ainsi,
+en effet, que l'esprit humain a procédé pour parvenir à la
+représentation analytique des formes géométriques, la conception n'étant
+directement relative qu'aux positions. Toute la difficulté élémentaire
+se réduit donc proprement à ramener les idées quelconques de situation à
+des idées de grandeur. Telle est la destination immédiate de la
+conception préliminaire sur laquelle Descartes a établi le système
+général de la géométrie analytique.</p>
+
+<p>Son travail philosophique a simplement consisté, sous ce rapport, dans
+l'entière généralisation d'un procédé élémentaire qu'on peut regarder
+comme naturel à l'esprit humain, puisqu'il se forme pour ainsi dire
+spontanément chez toutes les intelligences, même les plus vulgaires. En
+effet, quand il s'agit d'indiquer la situation d'un objet sans le
+montrer immédiatement, le moyen que nous adoptons toujours, et le seul
+évidemment qui puisse être employé, consiste à rapporter cet objet à
+d'autres qui soient connus, en assignant la grandeur des élémens
+géométriques quelconques, par lesquels on le conçoit lié à ceux-ci<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a>
+<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a>.
+Ces élémens constituent ce que Descartes, et d'après lui tous les
+géomètres, ont appelé les <i>coordonnées</i> de chaque point considéré, qui
+sont nécessairement au nombre de deux si l'on sait d'avance dans quel
+plan le point est situé, et au nombre de trois, s'il peut se trouver
+indifféremment dans une région quelconque de l'espace. Autant de
+constructions différentes on peut imaginer pour déterminer la position
+d'un point, soit sur un plan, soit dans l'espace, autant on conçoit de
+systèmes de coordonnées distincts, qui sont susceptibles, par
+conséquent, d'être multipliés à l'infini. Mais quelque soit le système
+adopté, on aura toujours ramené les idées de situation à de simples
+idées de grandeur, en sorte que l'on se représentera le déplacement d'un
+point comme produit par de pures variations numériques dans les valeurs
+de ses coordonnées. Pour ne considérer d'abord que le cas le moins
+compliqué, celui de la géométrie plane, c'est ainsi qu'on détermine le
+plus souvent la position d'un point sur un plan, par ses distances plus
+ou moins grandes à deux droites fixes supposées connues, qu'on nomme
+<i>axes</i>, et qu'on suppose ordinairement perpendiculaires entre elles. Ce
+système est le plus adopté, à cause de sa simplicité; mais les géomètres
+en emploient quelquefois encore une infinité d'autres. Ainsi, la
+position d'un point sur un plan peut être déterminée par ses distances à
+deux points fixes; ou par sa distance à un seul point fixe, et la
+direction de cette distance, estimée par l'angle plus ou moins grand
+qu'elle fait avec une droite fixe, ce qui constitue le système des
+coordonnées dites <i>polaires</i>, le plus usité après celui dont nous avons
+parlé d'abord; ou par les angles que forment les droites allant du point
+variable à deux points fixes avec la droite qui joint ces derniers; ou
+par les distances de ce point à une droite fixe et à un point fixe, etc.
+En un mot, il n'y a pas de figure géométrique quelconque d'où l'on ne
+puisse déduire un certain système de coordonnées, plus ou moins
+susceptible d'être employé.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote21"
+name="footnote21"><b>Note 21: </b></a><a href="#footnotetag21">
+(retour) </a> C'est ainsi, par exemple, que nous déterminons
+ habituellement la position des lieux sur la terre par leurs
+ distances plus ou moins grandes à l'équateur et à un premier
+ méridien.
+</blockquote>
+
+<p>Une observation générale qu'il importe de faire à cet égard, c'est que
+tout système de coordonnées revient à déterminer un point, dans la
+géométrie plane, par l'intersection de deux lignes, dont chacune est
+assujétie à certaines conditions fixes de détermination; une seule de
+ces conditions restant variable, et tantôt l'une, tantôt une autre,
+selon le système considéré. On ne saurait, en effet, concevoir d'autre
+moyen de construire un point que de le marquer par la rencontre de deux
+lignes quelconques. Ainsi, dans le système le plus fréquent, celui des
+<i>coordonnées rectilignes</i> proprement dites, le point est déterminé par
+l'intersection de deux droites, dont chacune reste constamment parallèle
+à un axe fixe, en s'en éloignant plus ou moins; dans le système
+<i>polaire</i>, c'est la rencontre d'un cercle de rayon variable et dont le
+centre est fixe, avec une droite mobile assujétie à tourner autour de ce
+centre, qui marque la position du point; en choisissant d'autres
+systèmes, le point pourrait être désigné par l'intersection de deux
+cercles, ou de deux autres lignes quelconques, etc. En un mot, assigner
+la valeur d'une des coordonnées d'un point dans quelque système que ce
+puisse être, c'est toujours nécessairement déterminer une certaine ligne
+sur laquelle ce point doit être situé. Les géomètres de l'antiquité
+avaient déjà fait cette remarque essentielle, qui servait de base à leur
+méthode des <i>lieux géométriques</i>, dont ils faisaient un si heureux usage
+pour diriger leurs recherches dans la résolution des problèmes de
+géométrie <i>déterminés</i>, en appréciant isolément l'influence de chacune
+des deux conditions par lesquelles était défini chaque point constituant
+l'objet, direct ou indirect, de la question proposée: c'est précisément
+cette méthode dont la systématisation générale a été pour Descartes le
+motif immédiat des travaux qui l'ont conduit à fonder la géométrie
+analytique.</p>
+
+<p>Après avoir nettement établi cette conception préliminaire, en vertu de
+laquelle les idées de position, et, par suite implicitement, toutes les
+notions géométriques élémentaires, sont réductibles à de simples
+considérations numériques, il est aisé de concevoir directement, dans
+son entière généralité, la grande idée-mère de Descartes, relative à la
+représentation analytique des formes géométriques, ce qui constitue
+l'objet propre de cette leçon. Je continuerai à ne considérer d'abord,
+pour plus de facilité, que la géométrie à deux dimensions, la seule que
+Descartes ait traitée, devant ensuite examiner séparément sous le même
+point de vue ce qui est propre à la théorie des surfaces ou des courbes
+à double courbure.</p>
+
+<p>D'après la manière d'exprimer analytiquement la position d'un point sur
+un plan, on peut aisément établir que, par quelque propriété qu'une
+ligne quelconque puisse être définie, cette définition est toujours
+susceptible d'être remplacée par une équation correspondante entre les
+deux coordonnées variables du point qui décrit cette ligne, équation qui
+sera dès lors la représentation analytique de la ligne proposée, dont
+tout phénomène devra se traduire par une certaine modification
+algébrique de son équation. Si l'on suppose, en effet, qu'un point se
+meuve sur un plan sans que son cours soit déterminé en aucune manière,
+on devra évidemment regarder ses deux coordonnées, dans quelque système
+que ce soit, comme deux variables entièrement indépendantes l'une de
+l'autre. Mais, si au contraire ce point est assujéti à décrire une
+certaine ligne quelconque, il faudra nécessairement concevoir que ses
+coordonnées conservent entre elles, dans toutes les positions qu'il peut
+prendre, une certaine relation permanente et précise, susceptible, par
+conséquent, d'être exprimée par une équation convenable, qui deviendra
+la définition analytique très-nette et très-rigoureuse de la ligne
+considérée, puisqu'elle exprimera une propriété algébrique exclusivement
+relative aux coordonnées de tous les points de cette ligne. Il est
+clair, en effet, que lorsqu'un point n'est soumis à aucune condition, sa
+situation n'est déterminée qu'autant qu'on donne à la fois ses deux
+coordonnées, distinctement l'une de l'autre; tandis que quand le point
+doit se trouver sur une ligne définie, une seule coordonnée suffit pour
+fixer entièrement sa position. La seconde coordonnée est donc alors une
+<i>fonction</i> déterminée de la première, ou, en d'autres termes, il doit
+exister entre elles une certaine <i>équation</i>, d'une nature correspondante
+à celle de la ligne sur laquelle le point est assujéti à rester. En un
+mot, chacune des coordonnées d'un point l'obligeant à être situé sur une
+certaine ligne, on conçoit réciproquement que la condition, de la part
+d'un point, de devoir appartenir à une ligne définie d'une manière
+quelconque, équivaut à assigner la valeur de l'une des deux coordonnées,
+qui se trouve, dans ce cas, être entièrement dépendante de l'autre. La
+relation analytique qui exprime cette dépendance peut être plus ou moins
+difficile à découvrir; mais on doit évidemment en concevoir toujours
+l'existence, même dans les cas où nos moyens actuels seraient
+insuffisans pour la faire connaître. C'est par cette simple
+considération que, indépendamment des vérifications particulières sur
+lesquelles est ordinairement établie cette conception fondamentale à
+l'occasion de telle ou telle définition de ligne, on peut démontrer,
+d'une manière entièrement générale, la nécessité de la représentation
+analytique des lignes par les équations.</p>
+
+<p>En reprenant en sens inverse les mêmes réflexions, on mettrait aussi
+facilement en évidence la nécessité géométrique de la représentation de
+toute équation à deux variables, dans un système déterminé de
+coordonnées, par une certaine ligne, dont une telle relation serait, à
+défaut d'aucune autre propriété connue, une définition
+très-caractéristique, et qui aura pour destination scientifique de fixer
+immédiatement l'attention sur la marche générale des solutions de
+l'équation, qui se trouvera ainsi notée de la manière la plus sensible
+et la plus simple. Cette peinture des équations est un des avantages
+fondamentaux les plus importans de la géométrie analytique, qui a par là
+réagi au plus haut degré sur le perfectionnement général de l'analyse
+elle-même, non seulement en assignant aux recherches purement abstraites
+un but nettement déterminé et une carrière inépuisable, mais, sous un
+rapport encore plus direct, en fournissant un nouveau moyen
+philosophique de méditation analytique, qui ne pourrait être remplacé
+par aucun autre. En effet, la discussion purement algébrique d'une
+équation en fait sans doute connaître les solutions de la manière la
+plus précise, mais en les considérant seulement une à une, de telle
+sorte que, par cette voie, leur marche générale ne saurait être conçue
+qu'en résultat définitif d'une longue et pénible suite de comparaisons
+numériques, après laquelle l'activité intellectuelle doit ordinairement
+se trouver émoussée. Au contraire, le lieu géométrique de l'équation
+étant uniquement destiné à représenter distinctement et avec une
+netteté parfaite le résumé de cet ensemble de comparaisons, permet de le
+considérer directement en fesant complètement abstraction des détails
+qui l'ont fourni, et par là peut indiquer à notre esprit des vues
+analytiques générales, auxquelles nous serions difficilement parvenus de
+toute autre manière, faute d'un moyen de caractériser clairement leur
+objet. Il est évident, par exemple, que la simple inspection de la
+courbe logarithmique ou de la courbe y = sin x fait connaître d'une
+manière bien plus distincte le mode général de variations des
+logarithmes par rapport aux nombres ou des sinus par rapport aux arcs,
+que ne pourrait le permettre l'étude la plus attentive d'une table de
+logarithmes ou d'une table trigonométrique. On sait que ce procédé est
+devenu aujourd'hui entièrement élémentaire, et qu'on l'emploie toutes
+les fois qu'il s'agit de saisir nettement le caractère général de la loi
+qui règne dans une suite d'observations précises d'un genre quelconque.</p>
+
+<p>Revenant à la représentation des lignes par les équations, qui est notre
+objet principal, nous voyons que cette représentation est, par sa
+nature, tellement fidèle, que la ligne ne saurait éprouver aucune
+modification, quelque légère qu'elle soit, sans déterminer dans
+l'équation un changement correspondant. Cette complète exactitude donne
+même lieu souvent à des difficultés spéciales, en ce que, dans notre
+système de géométrie analytique, les simples déplacemens des lignes se
+fesant aussi bien ressentir dans les équations que les variations
+réelles de grandeur ou de forme, on pourrait être exposé à confondre
+analytiquement les uns avec les autres, si les géomètres n'avaient pas
+découvert une méthode ingénieuse expressément destinée à les distinguer
+constamment. Cette méthode est fondée sur ce que, bien qu'il soit
+impossible de changer analytiquement à volonté la position d'une ligne
+par rapport aux axes des coordonnées, on peut changer d'une manière
+quelconque la situation des axes eux-mêmes, ce qui est évidemment
+équivalent; dès lors, à l'aide des formules générales très-simples par
+lesquelles on opère cette transformation d'axes, il devient aisé de
+reconnaître si deux équations différentes ne sont que l'expression
+analytique d'une même ligne diversement située, ou se rapportent à des
+lieux géométriques vraiment distincts, puisque, dans le premier cas,
+l'une d'elles doit rentrer dans l'autre en changeant convenablement les
+axes ou les autres constantes du système de coordonnées considéré. Du
+reste, il faut remarquer à ce sujet que les inconvéniens généraux de
+cette nature paraissent, en géométrie analytique, devoir être
+strictement inévitables; puisque les idées de position étant, comme nous
+l'avons vu, les seules idées géométriques immédiatement réductibles à
+des considérations numériques, et les notions de forme ne pouvant y être
+ramenées qu'en voyant en elles des rapports de situation, il est
+impossible que l'analyse ne confonde point d'abord les phénomènes de
+forme avec de simples phénomènes de position, les seuls que les
+équations expriment directement.</p>
+
+<p>Pour compléter l'explication philosophique de la conception fondamentale
+qui sert de base à la géométrie analytique, je crois devoir indiquer ici
+une nouvelle considération générale, qui me semble particulièrement
+propre à mettre dans tout son jour cette représentation nécessaire des
+lignes par des équations à deux variables. Elle consiste en ce que
+non-seulement, ainsi que nous l'avons établi, toute ligne définie doit
+nécessairement donner lieu à une certaine équation entre les deux
+coordonnées de l'un quelconque de ses points; mais, de plus, toute
+définition de ligne peut être envisagée comme étant déjà elle-même une
+équation de cette ligne dans un système de coordonnées convenable.</p>
+
+<p>Il est aisé d'établir ce principe, en faisant d'abord une distinction
+logique préliminaire relativement aux diverses sortes de définition. La
+condition rigoureusement indispensable de toute définition, c'est de
+distinguer l'objet défini d'avec tout autre, en assignant une propriété
+qui lui appartienne exclusivement. Mais ce but peut être atteint, en
+général, de deux manières très-différentes: ou par une définition
+simplement <i>caractéristique</i>, c'est-à-dire, indiquant une propriété qui,
+quoique vraiment exclusive, ne fait pas connaître la génération de
+l'objet; ou par une définition réellement <i>explicative</i>, c'est-à-dire,
+caractérisant l'objet par une propriété qui exprime un de ses modes de
+génération. Par exemple, en considérant le cercle comme la ligne qui,
+sous le même contour, renferme la plus grande aire, on a évidemment une
+définition du premier genre; tandis qu'en choisissant la propriété
+d'avoir tous ses points à égale distance d'un point fixe, ou toute autre
+semblable, on a une définition du second genre. Il est, du reste,
+évident, en thèse générale, que quand même un objet quelconque ne serait
+d'abord connu que par une définition <i>caractéristique</i>, on ne devrait
+pas moins l'envisager comme susceptible de définitions <i>explicatives</i>,
+que ferait nécessairement découvrir l'étude ultérieure de cet objet.</p>
+
+<p>Cela posé, il est clair que ce n'est point aux définitions simplement
+<i>caractéristiques</i> que peut s'appliquer l'observation générale annoncée
+ci-dessus, qui représente toute définition de ligne comme étant
+nécessairement une équation de cette ligne dans un certain système de
+coordonnées. On ne peut l'entendre que des définitions vraiment
+<i>explicatives</i>. Mais, en ne considérant que celle-ci, le principe est
+aisé à constater. En effet, il est évidemment impossible de définir la
+génération d'une ligne, sans spécifier une certaine relation entre les
+deux mouvemens simples, de translation ou de rotation, dans lesquels se
+décomposera à chaque instant le mouvement du point qui la décrit. Or, en
+se formant la notion la plus générale de ce que c'est qu'un <i>système de
+coordonnées</i>, et admettant tous les systèmes possibles, il est clair
+qu'une telle relation ne sera autre chose que l'<i>équation</i> de la ligne
+proposée, dans un système de coordonnées d'une nature correspondante à
+celle du mode de génération considéré. Ainsi, par exemple, la définition
+vulgaire du cercle peut évidemment être envisagée comme étant
+immédiatement l'<i>équation polaire</i> de cette courbe, en prenant pour pôle
+le centre du cercle; de même, la définition élémentaire de l'ellipse ou
+de l'hyperbole, comme étant la courbe engendrée par un point qui se meut
+de telle manière que la somme ou la différence de ses distances à deux
+points fixes demeure constante, donne sur-le-champ, pour l'une ou
+l'autre courbe, l'équation y+x=c, en prenant pour système de coordonnées
+celui dans lequel on déterminerait la position d'un point par ses
+distances à deux points fixes, et choisissant pour ces pôles les deux
+foyers donnés; pareillement encore, la définition ordinaire de la
+cycloïde quelconque fournirait directement, pour cette courbe,
+l'équation y=mx, en adoptant comme coordonnées de chaque point l'arc
+plus ou moins grand qu'il marque sur un cercle de rayon invariable à
+partir du point de contact de ce cercle avec une droite fixe, et la
+distance rectiligne de ce point de contact à une certaine origine prise
+sur cette droite. On peut faire des vérifications analogues et aussi
+faciles relativement aux définitions habituelles des spirales, des
+épicycloïdes, etc. On trouvera constamment qu'il existe un certain
+système de coordonnées, dans lequel on obtient immédiatement une
+équation très-simple de la ligne proposée, en se bornant à écrire
+algébriquement la condition imposée par le mode de génération que l'on
+considère.</p>
+
+<p>Outre son importance directe, comme moyen de rendre parfaitement
+sensible la représentation nécessaire de toute ligne par une équation,
+la considération précédente me paraît pouvoir offrir une véritable
+utilité scientifique, en caractérisant avec exactitude la principale
+difficulté générale qu'on rencontre dans l'établissement effectif de
+ces équations, et, par conséquent, en fournissant une indication
+intéressante relativement à la marche à suivre dans les recherches de ce
+genre, qui, par leur nature, ne sauraient comporter des règles complètes
+et invariables. En effet, si une définition quelconque de ligne, du
+moins parmi celles qui indiquent un mode de génération, fournit
+directement l'équation de cette ligne dans un certain système de
+coordonnées, ou pour mieux dire constitue par elle-même cette équation,
+il s'ensuit que la difficulté qu'on éprouve souvent à découvrir
+l'équation d'une courbe, d'après telle ou telle de ses propriétés
+caractéristiques, difficulté qui quelquefois est très-grande, ne doit
+provenir essentiellement que de la condition qu'on s'impose
+ordinairement d'exprimer analytiquement cette courbe à l'aide d'un
+système de coordonnées désigné, au lieu d'admettre indifféremment tous
+les systèmes possibles. Ces divers systèmes ne peuvent pas être
+regardés, en géométrie analytique, comme étant tous également
+convenables; pour différens motifs, dont les plus importans vont être
+discutés ci-dessous, les géomètres croient devoir presque toujours
+rapporter, autant que possible, les courbes à des coordonnées
+rectilignes proprement dites. Or, on conçoit, d'après ce qui précède,
+que souvent ces coordonnées uniques ne seront pas celles relativement
+auxquelles l'équation de la courbe se trouverait immédiatement établie
+par la définition proposée. La principale difficulté que présente la
+formation de l'équation d'une ligne consiste donc réellement, en
+général, dans une certaine transformation de coordonnées. Sans doute,
+cette considération n'assujétit point l'établissement de ces équations à
+une véritable méthode générale complète, dont le succès soit toujours
+assuré nécessairement, ce qui, par la nature même du sujet, est
+évidemment chimérique; mais une telle vue peut nous éclairer utilement à
+cet égard sur la marche qu'il convient d'adopter pour parvenir au but
+proposé. Ainsi, après avoir d'abord formé l'équation préparatoire qui
+dérive spontanément de la définition que l'on considère, il faudra, pour
+obtenir l'équation relative au système de coordonnées qui doit être
+admis définitivement, chercher à exprimer en fonction de ces dernières
+coordonnées celles qui correspondent naturellement au mode de génération
+dont il s'agit. C'est sur ce dernier travail qu'il est évidemment
+impossible de donner des préceptes invariables et précis. On peut dire
+seulement qu'on aura d'autant plus de ressources à cet égard, qu'on
+saura davantage de véritable géométrie analytique, c'est-à-dire, qu'on
+connaîtra l'expression algébrique d'un plus grand nombre de phénomènes
+géométriques différens.</p>
+
+<p>Pour compléter l'exposition philosophique de la conception qui sert de
+base à la géométrie analytique, il me reste à indiquer les
+considérations relatives au choix du système de coordonnées qui est, en
+général, le plus convenable, ce qui fournira l'explication rationnelle
+de la préférence unanimement accordée au système rectiligne ordinaire,
+préférence qui a été plutôt jusqu'ici l'effet d'un sentiment empirique
+de la supériorité de ce système, que le résultat exact d'une analyse
+directe et approfondie.</p>
+
+<p>Afin de décider nettement entre tous les divers systèmes de coordonnées,
+il est indispensable de distinguer avec soin les deux points de vue
+généraux, inverses l'un de l'autre, propres à la géométrie analytique,
+savoir: la relation de l'algèbre à la géométrie, fondée sur la
+représentation des lignes par les équations; et réciproquement la
+relation de la géométrie à l'algèbre fondée sur la peinture des
+équations par les lignes.</p>
+
+<p>Il est évident que, dans toute recherche quelconque de géométrie
+générale, ces deux points de vue fondamentaux se trouvent nécessairement
+combinés sans cesse, puisqu'il s'agit toujours de passer
+alternativement, et à des intervalles pour ainsi dire insensible, des
+considérations géométriques aux considérations analytiques, et des
+considérations analytiques aux considérations géométriques. Mais la
+nécessité de les séparer ici momentanément n'en est pas moins réelle;
+car la réponse à la question de méthode que nous examinons est, en
+effet, comme nous allons le voir, fort loin de pouvoir être la même sous
+l'un et sous l'autre de ces deux rapports, en sorte que sans cette
+distinction on ne saurait s'en former aucune idée nette.</p>
+
+<p>Sous le premier point de vue, rigoureusement isolé, le seul motif qui
+puisse faire préférer un système de coordonnées à un autre, ne peut être
+que la plus grande simplicité de l'équation de chaque ligne, et la
+facilité plus grande d'y parvenir. Or, il est aisé de voir qu'il
+n'existe et ne doit exister aucun système de coordonnées méritant à cet
+égard une préférence constante sur tous les autres. En effet, nous avons
+remarqué ci-dessus que, pour chaque définition géométrique proposée, on
+peut concevoir un système de coordonnées dans lequel l'équation de la
+ligne s'obtient immédiatement et se trouve nécessairement être en même
+temps fort simple: de plus, ce système varie inévitablement avec la
+nature de la propriété caractéristique que l'on considère. Ainsi, le
+système rectiligne ne saurait être, en ce sens, constamment le plus
+avantageux, quoiqu'il soit souvent très-favorable; il n'en est
+probablement pas un seul qui, dans certains cas particuliers, ne doive
+à cet égard lui être préféré, aussi bien qu'à tout autre système.</p>
+
+<p>Il n'en est, au contraire, nullement de même sous le second point de
+vue. On peut, en effet, facilement établir, en thèse générale, que le
+système rectiligne ordinaire doit s'adapter nécessairement mieux que
+tout autre à la peinture des équations par les lieux géométriques
+correspondans, c'est-à-dire que cette peinture y est constamment plus
+simple et plus fidèle.</p>
+
+<p>Considérons, pour cela, que, tout système de coordonnées consistant à
+déterminer un point par l'intersection de deux lignes, le système propre
+à fournir les lieux géométriques les plus convenables doit être celui
+dans lequel ces deux lignes sont les plus simples possibles, ce qui
+restreint d'abord le choix à ne pouvoir porter que sur des systèmes
+<i>rectilignes</i>. À la vérité, il y a évidemment une infinité de systèmes
+qui méritent ce nom, c'est-à-dire qui n'emploient que des lignes droites
+pour déterminer les points, outre le système ordinaire qui assigne pour
+coordonnées les distances à deux droites fixes; tel serait, par exemple,
+celui dans lequel les coordonnées de chaque point se trouveraient être
+les deux angles que font les droites qui aboutissent de ce point à deux
+points fixes avec la droite de jonction de ces derniers; en sorte que
+cette première considération n'est pas rigoureusement suffisante pour
+expliquer la préférence accordée unanimement au système ordinaire. Mais,
+en examinant d'une manière plus approfondie la nature de tout système de
+coordonnées, nous avons reconnu, en outre, que chacune des deux lignes
+dont la rencontre détermine le point considéré, doit nécessairement
+offrir à chaque instant, parmi ses diverses conditions quelconques de
+détermination, une seule condition variable, qui donne lieu à l'ordonnée
+correspondante, et toutes les autres fixes, qui constituent les <i>axes</i>
+du système, en prenant ce terme dans son acception mathématique la plus
+étendue: la variation est indispensable pour que toutes les positions
+puissent être considérées, et la fixité ne l'est pas moins pour qu'il
+existe des moyens de comparaison. Ainsi, dans tous les systèmes
+<i>rectilignes</i>, chacune des deux droites sera assujétie à une condition
+fixe, et l'ordonnée résultera de la condition variable. Sous ce rapport,
+il est évident, en thèse générale, que le système le plus favorable à la
+construction des lieux géométriques, sera nécessairement celui d'après
+lequel la condition variable de chaque droite sera la plus simple
+possible, sauf à compliquer pour cela, s'il le faut, la condition fixe.
+Or, de toutes les manières possibles de déterminer deux droites
+mobiles, la plus aisée à suivre géométriquement est certainement celle
+dans laquelle, la direction de chaque droite restant invariable, elle ne
+fait que se rapprocher ou s'éloigner plus ou moins d'un axe constant. Il
+serait, par exemple, évidemment plus difficile de se figurer nettement
+le déplacement d'un point produit par l'intersection de deux droites,
+qui tourneraient chacune autour d'un point fixe en fesant avec un
+certain axe un angle plus ou moins grand, comme dans le système de
+coordonnées précédemment indiqué. Telle est la véritable explication
+générale de la propriété fondamentale que présente, par sa nature, le
+système rectiligne ordinaire, d'être plus apte qu'aucun autre à la
+représentation géométrique des équations, comme étant celui dans lequel
+il est le plus aisé de concevoir le déplacement d'un point en résultat
+du changement de valeur de ses coordonnées. Pour sentir nettement toute
+la force de cette considération, il suffirait, par exemple, de comparer
+soigneusement ce système avec le système polaire, dans lequel cette
+image géométrique si simple et si aisée à suivre, de deux droites se
+mouvant chacune parallèlement à l'axe correspondant, se trouve remplacée
+par le tableau compliqué d'une série infinie de cercles concentriques
+coupés par une droite assujétie à tourner autour d'un point fixe. Il
+est d'ailleurs facile de concevoir <i>à priori</i> quelle doit être, pour la
+géométrie analytique, l'extrême importance d'une propriété aussi
+profondément élémentaire, qui, par cette raison, doit se reproduire à
+chaque instant et prendre une valeur progressivement croissante dans
+tous les travaux quelconques de cette nature<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a>
+<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote22"
+name="footnote22"><b>Note 22: </b></a><a href="#footnotetag22">
+(retour) </a> Devant me borner ici à la comparaison la plus
+ générale, je n'ai point considéré plusieurs autres
+ inconvéniens élémentaires de moindre importance, mais
+ cependant fort graves, que présente le système des
+ coordonnées polaires, comme de ne point admettre
+ d'interprétation géométrique pour le signe du rayon recteur,
+ et même d'assigner quelquefois un point unique pour diverses
+ solutions distinctes, d'où il résulte que la peinture des
+ équations y est nécessairement imparfaite. Quels que soient
+ ces inconvéniens, comme plusieurs systèmes autres que le
+ système rectiligne ordinaire pourraient aussi en être
+ exempts, il ne fallait point en tenir compte pour établir la
+ supériorité générale de ce dernier.
+</blockquote>
+
+<p>En précisant davantage la considération qui démontre la supériorité du
+système de coordonnées ordinaire sur tout autre quant à la peinture des
+équations, on peut même se rendre compte de l'utilité que présente sous
+ce rapport l'usage habituel de prendre autant que possible les deux axes
+perpendiculaires entre eux plutôt qu'avec aucune autre inclinaison. Sous
+le rapport de la représentation des lignes par les équations, cette
+circonstance secondaire n'est pas plus universellement convenable que
+nous n'avons vu l'être la nature même du système; puisque, suivant les
+occasions, toute autre inclinaison des axes peut mériter à cet égard la
+préférence. Mais, sous le point de vue inverse, il est aisé de voir que
+des axes rectangulaires permettent constamment de peindre les équations
+d'une manière plus simple et même plus fidèle. Car, avec des axes
+obliques, l'espace se trouvant partagé par eux en régions dont
+l'identité n'est plus parfaite, il en résulte que, si le lieu
+géométrique de l'équation s'étend à la fois dans toutes ces régions, il
+y présentera, à raison de la seule inégalité des angles, des différences
+de figure qui, ne correspondant à aucune diversité analytique,
+altéreront nécessairement l'exactitude rigoureuse du tableau, en se
+mêlant aux résultats propres des comparaisons algébriques. Par exemple,
+une équation comme
+
+ x<sup>m</sup> + y<sup>m</sup> = c,
+
+ qui, par sa symétrie parfaite, devrait
+donner évidemment une courbe composée de quatre quarts identiques, sera
+représentée, au contraire, en prenant des axes non-rectangulaires, par
+un lieu géométrique dont les quatre parties seront inégales. On voit que
+le seul moyen d'éviter toute disconvenance de ce genre est de supposer
+droit l'angle des deux axes.</p>
+
+<p>La discussion précédente établit clairement que, si, sous l'un des deux
+points de vue fondamentaux continuellement combinés en géométrie
+analytique, le système des coordonnées rectilignes proprement dit n'a
+aucune supériorité constante sur tout autre; comme il n'est pas non plus
+à cet égard constamment inférieur, sa plus grande aptitude nécessaire et
+absolue à la peinture des équations doit lui faire généralement accorder
+la préférence, quoiqu'il puisse évidemment arriver, dans quelques cas
+particuliers, que le besoin de simplifier les équations et de les
+obtenir plus aisément détermine les géomètres à adopter un système moins
+parfait. C'est, en effet, d'après le système rectiligne, que sont
+ordinairement construites les théories les plus essentielles de
+géométrie générale, destinées à exprimer analytiquement les phénomènes
+géométriques les plus importans. Quand on juge nécessaire d'en choisir
+un autre, c'est presque toujours le système polaire auquel on s'arrête,
+ce système étant d'une nature assez opposée à celle du système
+rectiligne pour que les équations trop compliquées relativement à
+celui-ci deviennent, en général, suffisamment simples par rapport à
+l'autre. Les coordonnées polaires ont d'ailleurs souvent l'avantage de
+comporter une signification concrète plus directe et plus naturelle,
+comme il arrive en mécanique pour les questions géométriques auxquelles
+donne lieu la théorie des mouvemens de rotation, et dans presque tous
+les cas de géométrie céleste.</p>
+
+<p>Afin de simplifier l'exposition, nous n'avons jusqu'ici considéré la
+conception fondamentale de la géométrie analytique que relativement aux
+seules courbes planes, dont l'étude générale avait été l'objet unique de
+la grande rénovation philosophique opérée par Descartes. Il s'agit
+maintenant, pour compléter cette importante explication, de montrer
+sommairement de quelle manière cette pensée élémentaire a été étendue,
+environ un siècle après, par notre illustre Clairaut, à l'étude générale
+des surfaces et des courbes à double courbure. Les considérations
+indiquées ci-dessus me permettront de me borner à ce sujet à l'examen
+rapide de ce qui est strictement propre à ce nouveau cas.</p>
+
+<p>L'entière détermination analytique d'un point dans l'espace exige
+évidemment qu'on assigne les valeurs de trois coordonnées; par exemple,
+d'après le système le plus fréquemment adopté et qui correspond au
+système <i>rectiligne</i> de la géométrie plane, des distances de ce point à
+trois plans fixes, ordinairement perpendiculaires entre eux, ce qui
+présente le point comme l'intersection de trois plans dont la direction
+est invariable. On pourrait également employer les distances du point
+mobile à trois points fixes, ce qui le déterminerait par la rencontre de
+trois sphères à centre constant. De même, la position d'un point serait
+définie en donnant sa distance plus ou moins grande à un point fixe, et
+la direction de cette distance, au moyen des deux angles que fait cette
+droite avec deux axes invariables; c'est le système <i>polaire</i> propre à
+la géométrie à trois dimensions; le point est alors construit par
+l'intersection d'une sphère à centre constant avec deux cônes droits à
+base circulaire dont les axes et le sommet commun ne changent pas. En un
+mot, il y a évidemment, dans ce cas, au moins la même variété infinie
+entre les divers systèmes possibles de coordonnées que nous avons déjà
+observée pour la géométrie à deux dimensions. En général, il faut
+concevoir un point comme toujours déterminé par l'intersection de trois
+surfaces quelconques, ainsi qu'il l'était auparavant par celle de deux
+lignes; chacune de ces trois surfaces a pareillement toutes ses
+conditions de détermination constantes, excepté une, qui donne lieu à la
+coordonnée correspondante, dont l'influence géométrique propre est ainsi
+d'astreindre le point à être situé sur cette surface.</p>
+
+<p>Cela posé, il est clair que si les trois coordonnées d'un point sont
+entièrement indépendantes entre elles, ce point pourra prendre
+successivement dans l'espace toutes les positions possibles. Mais, si le
+point est assujéti à rester sur une certaine surface, définie d'une
+manière quelconque, alors deux coordonnées suffisent évidemment pour
+déterminer à chaque instant sa situation, puisque la surface proposée
+tiendra lieu de la condition imposée par la troisième coordonnée. On
+doit donc concevoir nécessairement dans ce cas, sous le point de vue
+analytique, cette dernière coordonnée comme une fonction déterminée des
+deux autres, celles-ci demeurant entre elles complétement indépendantes.
+Ainsi, il y aura entre les trois coordonnées variables une certaine
+équation permanente, et qui sera unique afin de correspondre au degré
+précis d'indétermination de la position du point. Cette équation, plus
+ou moins facile à découvrir, mais toujours possible, sera la définition
+analytique de la surface proposée, puisqu'elle devra se vérifier pour
+tous les points de cette surface, et seulement pour eux. Si la surface
+vient à éprouver un changement quelconque, même un simple déplacement,
+l'équation devra subir une modification correspondante plus ou moins
+profonde. En un mot, tous les phénomènes géométriques quelconques
+relatifs aux surfaces seront susceptibles d'être traduits par certaines
+conditions analytiques équivalentes propres aux équations à trois
+variables, et c'est dans l'établissement et l'interprétation de cette
+harmonie générale et nécessaire que consistera essentiellement la
+science de la géométrie analytique à trois dimensions.</p>
+
+<p>Considérant ensuite cette conception fondamentale sous le point de vue
+inverse, on voit de la même manière que toute équation à trois variables
+peut être, en général, représentée géométriquement par une surface
+déterminée, primitivement définie d'après la propriété
+très-caractéristique, que les coordonnées de tous ses points conservent
+toujours entre elles la relation énoncée dans cette équation. Ce lieu
+géométrique changera évidemment, pour la même équation, suivant le
+système de coordonnées qui servira à la construction de ce tableau. En
+adoptant, par exemple, le système rectiligne, il est clair que dans
+l'équation entre les trois variables x, y, z, chaque valeur particulière
+attribuée à z, donnera une équation entre x et y, dont le lieu
+géométrique sera une certaine ligne située dans un plan parallèle au
+plan des x, y, et à une distance de ce dernier égale à la valeur de z,
+de telle sorte que le lieu géométrique total se présentera comme composé
+d'une suite infinie de lignes superposées dans une série de plans
+parallèles, sauf les interruptions qui pourront exister, et formera, par
+conséquent, une véritable surface. Il en serait de même en considérant
+tout autre système de coordonnées, quoique la construction géométrique
+de l'équation devînt plus difficile à suivre.</p>
+
+<p>Telle est la conception élémentaire, complément de l'idée-mère de
+Descartes, sur laquelle est fondée la géométrie générale relativement
+aux surfaces. Il serait inutile de reprendre directement ici les autres
+considérations indiquées ci-dessus par rapport aux lignes, et que chacun
+peut aisément étendre aux surfaces, soit pour montrer que toute
+définition d'une surface par un mode quelconque de génération est
+réellement une équation directe de cette surface dans un certain système
+de coordonnées, soit pour déterminer entre tous les divers systèmes de
+coordonnées possibles quel est généralement le plus convenable.
+J'ajouterai seulement, sous ce dernier rapport, que la supériorité
+nécessaire du système rectiligne ordinaire, quant à la peinture des
+équations, est évidemment encore plus prononcée dans la géométrie
+analytique à trois dimensions que dans celle à deux, à cause de la
+complication géométrique incomparablement plus grande qui résulterait
+alors du choix de tout autre système, ainsi qu'on peut le vérifier de la
+manière la plus sensible en considérant, par opposition, le système
+polaire en particulier, qui est, pour les surfaces comme pour les
+courbes, et en vertu des mêmes motifs, le plus usité après le système
+rectiligne proprement dit.</p>
+
+<p>Afin de compléter l'exposition générale de la conception fondamentale
+relative à l'étude analytique des surfaces, nous aurons encore à
+examiner philosophiquement, dans la quatorzième leçon, un dernier
+perfectionnement de la plus haute importance, que Monge a récemment
+introduit dans les élémens mêmes de cette théorie, pour la
+classification des surfaces en familles naturelles, établies d'après le
+mode de génération, et exprimées algébriquement par des équations
+différentielles communes, ou par des équations finies contenant des
+fonctions arbitraires.</p>
+
+<p>Considérons maintenant le dernier point de vue élémentaire de la
+géométrie analytique à trois dimensions, celui qui se rapporte à la
+représentation algébrique des courbes, envisagées dans l'espace de la
+manière la plus générale. En continuant à suivre le principe constamment
+employé ci-dessus, celui du degré d'indétermination du lieu géométrique,
+correspondant au degré d'indépendance des variables, il est évident, en
+thèse générale, que, lorsque un point doit être situé sur une certaine
+courbe quelconque, une seule coordonnée suffit pour achever de
+déterminer entièrement sa position, par l'intersection de cette courbe
+avec la surface qui résulte de cette coordonnée. Ainsi, dans ce cas, les
+deux autres coordonnées du point doivent être conçues comme des
+fonctions nécessairement déterminées et distinctes de la première. Par
+conséquent, toute ligne, considérée dans l'espace, est donc représentée
+analytiquement, non plus par une seule équation, mais par le système de
+deux équations entre les trois coordonnées de l'un quelconque de ses
+points. Il est clair, en effet, d'un autre côté, que chacune de ces
+équations, envisagée séparément, exprimant une certaine surface, leur
+ensemble présente la ligne proposée comme l'intersection de deux
+surfaces déterminées. Telle est la manière la plus générale de concevoir
+la représentation algébrique d'une ligne dans la géométrie analytique à
+trois dimensions. Cette conception est ordinairement envisagée d'une
+manière trop étroite, lorsqu'on se borne à considérer une ligne comme
+déterminée par le système de ses deux <i>projections</i> sur deux des plans
+coordonnés, système caractérisé analytiquement par cette particularité
+que chacune des deux équations de la ligne ne contient alors que deux
+des trois coordonnées, au lieu de renfermer simultanément les trois
+variables. Cette considération, qui consiste à regarder la ligne comme
+l'intersection de deux surfaces cylindriques parallèles à deux des trois
+axes des coordonnées, outre l'inconvénient d'être bornée au système
+rectiligne ordinaire, a le défaut, lorsqu'on croit devoir s'y réduire
+strictement, d'introduire des difficultés inutiles dans la
+représentation analytique des lignes, puisque la combinaison de ces
+deux cylindres ne saurait être évidemment toujours la plus convenable
+pour former les équations d'une ligne. Ainsi, envisageant cette notion
+fondamentale dans son entière généralité, il faudra, dans chaque cas,
+parmi l'infinité de couples de surfaces dont l'intersection pourrait
+produire la courbe proposée, choisir celui qui se prêtera le mieux à
+l'établissement des équations, comme se composant des surfaces les plus
+connues. Par exemple, s'agit-il d'exprimer analytiquement un cercle dans
+l'espace, il sera évidemment préférable de le considérer comme
+l'intersection d'une sphère et d'un plan, plutôt que suivant toute autre
+combinaison de surfaces qui pourrait également le produire.</p>
+
+<p>À la vérité, cette manière de concevoir la représentation des lignes par
+des équations dans la géométrie analytique à trois dimensions, engendre,
+par sa nature, un inconvénient nécessaire, celui d'une certaine
+confusion analytique, consistant en ce que la même ligne peut se trouver
+ainsi exprimée, avec un même système de coordonnées, par une infinité de
+couples d'équations différens, vu l'infinité de couples de surfaces qui
+peuvent la former, ce qui peut présenter quelques difficultés pour
+reconnaître cette ligne à travers tous les déguisemens algébriques dont
+elle est susceptible. Mais il existe un procédé général fort simple
+pour faire disparaître cet inconvénient, se priver des facilités qui
+résultent de cette variété de constructions géométriques. Il suffit, en
+effet, quel que soit le système analytique établi primitivement pour une
+certaine ligne, de pouvoir en déduire le système correspondant à un
+couple unique de surfaces uniformément engendrées, par exemple, à celui
+des deux surfaces cylindriques qui <i>projettent</i> la ligne proposée sur
+deux des plans coordonnés, surfaces qui évidemment seront toujours
+identiques de quelque manière que la ligne ait été obtenue, et ne
+varieront que lorsque cette ligne elle-même changera. Or, en choisissant
+ce système fixe, qui est effectivement le plus simple, on pourra
+généralement déduire des équations primitives celles qui leur
+correspondent dans cette construction spéciale, en les transformant, par
+deux éliminations successives, en deux équations ne contenant chacune
+que deux des coordonnées variables, et qui conviendront par cela seul
+aux deux surfaces de projection. Telle est réellement la principale
+destination de cette sorte de combinaison géométrique, qui nous offre
+ainsi un moyen invariable et certain de reconnaître l'identité des
+lignes malgré la diversité quelquefois très-grande de leurs équations.</p>
+
+<p>Après avoir considéré dans son ensemble la conception fondamentale de
+la géométrie analytique sous les principaux aspects élémentaires qu'elle
+peut présenter, il convient, pour compléter, sous le rapport
+philosophique, une telle esquisse, de signaler ici les imperfections
+générales que présente encore cette conception, soit relativement à la
+géométrie, soit relativement à l'analyse.</p>
+
+<p>Relativement à la géométrie, il faut remarquer que les équations ne sont
+propres jusqu'ici qu'à représenter des lieux géométriques entiers, et
+nullement des portions déterminées de ces lieux géométriques. Il serait
+cependant nécessaire, dans plusieurs circonstances, de pouvoir exprimer
+analytiquement une partie de ligne ou de surface, et même une ligne ou
+surface <i>discontinue</i> composée d'une suite de sections appartenant à des
+figures géométriques distinctes, par exemple le contour d'un polygone ou
+la surface d'un polyèdre. La thermologie surtout donne lieu fréquemment
+à de semblables considérations, auxquelles notre géométrie analytique
+actuelle se trouve nécessairement inapplicable. Néanmoins il importe
+d'observer que, dans ces derniers temps, les travaux de M. Fourier sur
+les fonctions discontinues ont commencé à remplir cette grande lacune,
+et ont par là directement introduit un nouveau perfectionnement
+essentiel dans la conception fondamentale de Descartes. Mais cette
+manière de représenter des formes hétérogènes ou partielles, étant
+fondée sur l'emploi de séries trigonométriques procédant selon les sinus
+d'une suite infinie d'arcs multiples, ou sur l'usage de certaines
+intégrales définies équivalentes à ces séries et dont l'intégrale
+générale est ignorée, présente encore trop de complication pour pouvoir
+être immédiatement introduite dans le système propre de la géométrie
+analytique.</p>
+
+<p>Relativement à l'analyse, il faut commencer par reconnaître que
+l'impossibilité où nous sommes de concevoir géométriquement pour des
+équations contenant quatre, cinq variables ou un plus grand nombre, une
+représentation analogue à celles que comportent toutes les équations à
+deux ou à trois variables, ne doit pas être envisagée comme une
+imperfection de notre système de géométrie analytique, car elle tient
+évidemment à la nature même du sujet. L'analyse étant nécessairement
+plus générale que la géométrie, puisqu'elle est relative à tous les
+phénomènes possibles, il serait peu philosophique de vouloir constamment
+trouver parmi les seuls phénomènes géométriques une représentation
+concrète de toutes les lois que l'analyse peut exprimer. Mais il existe
+une autre imperfection de moindre importance qu'on doit réellement
+envisager comme provenant de la manière même dont nous concevons la
+géométrie analytique. Elle consiste en ce que notre représentation
+actuelle des équations à deux ou à trois variables par des lignes ou des
+surfaces est évidemment toujours plus ou moins incomplète, puisque, dans
+la construction du lieu géométrique, nous n'avons égard qu'aux solutions
+<i>réelles</i> des équations, sans tenir aucun compte des solutions
+<i>imaginaires</i>. La marche générale de ces dernières serait cependant, par
+sa nature, tout aussi susceptible que celle des autres d'une peinture
+géométrique. Il résulte de cette omission que le tableau graphique de
+l'équation est constamment imparfait, et quelquefois même au point qu'il
+n'y a plus de représentation géométrique, lorsque l'équation n'admet que
+des solutions imaginaires. Cependant, même dans ce dernier cas, il y
+aurait évidemment lieu de distinguer sous le rapport géométrique des
+équations aussi différentes en elles-mêmes que celles-ci, par exemple,</p>
+
+
+<p class="mid">x<sup>2</sup>+y<sup>2</sup>+1=0,&nbsp;&nbsp;&nbsp;x<sup>6</sup>+y<sup>4</sup>+1=0,&nbsp;&nbsp;&nbsp; y<sup>2</sup>+e<sup>x</sup>=0.</p>
+
+<p>On sait de plus que cette
+imperfection principale entraîne souvent, dans la géométrie analytique à
+deux ou à trois dimensions, une foule d'inconvéniens secondaires, tenant
+à ce que plusieurs modifications analytiques se trouvent ne correspondre
+à aucun phénomène géométrique.</p>
+
+<p>Un de nos plus grands géomètres actuels, M. Poinsot, a présenté une
+considération très-ingénieuse et fort simple, à laquelle on n'a pas fait
+communément assez d'attention, et qui permet, lorsque les équations sont
+peu compliquées, de concevoir la représentation graphique des solutions
+imaginaires, en se bornant à peindre leurs rapports quand ils sont
+réels<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a>
+<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>. Mais cette considération, qu'il serait aisé de généraliser
+abstraitement, est jusqu'ici trop peu susceptible d'être effectivement
+employée, à cause de l'état extrême d'imperfection où se trouve encore
+la résolution algébrique des équations, et d'où il résulte ou que la
+forme des racines imaginaires est le plus souvent ignorée, ou qu'elle
+présente une trop grande complication; en sorte que de nouveaux travaux
+sont indispensables à cet égard, avant qu'on puisse regarder comme
+comblée cette lacune essentielle de notre géométrie analytique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote23"
+name="footnote23"><b>Note 23: </b></a><a href="#footnotetag23">
+(retour) </a> M. Poinsot a montré, par exemple, dans son
+ excellent <i>mémoire sur l'analyse des sections angulaires</i>,
+ que l'équation x<sup>2</sup>+y<sup>2</sup>+a<sup>2</sup>=0, ordinairement écartée comme
+ n'ayant pas de lieu géométrique, peut être représentée, de
+ la manière la plus simple et la plus nette, par une
+ hyperbole équilatère, qui remplit à son égard le même office
+ que le cercle pour l'équation x<sup>2</sup>+y<sup>2</sup>-a<sup>2</sup>=0.
+</blockquote>
+
+<p>L'exposition philosophique essayée dans cette leçon de la conception
+fondamentale de la géométrie analytique, nous montre clairement que
+cette science consiste essentiellement à déterminer quelle est, en
+général, l'expression analytique de tel ou tel phénomène géométrique
+propre aux lignes ou aux surfaces, et réciproquement à découvrir
+l'interprétation géométrique de telle ou telle considération analytique.
+Nous avons maintenant à examiner, en nous bornant aux questions
+générales les plus importantes, comment les géomètres sont parvenus à
+établir effectivement cette belle harmonie, et à imprimer ainsi à la
+science géométrique, envisagée dans son ensemble total, le caractère
+parfait de rationalité et de simplicité qu'elle présente aujourd'hui si
+éminemment. Tel sera l'objet essentiel des deux leçons suivantes, l'une,
+consacrée à l'étude générale des lignes, et l'autre, à l'étude générale
+des surfaces.</p>
+<a name="l13" id="l13"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>TREIZIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="mid"><span class="sc">Sommaire</span>. De la géométrie <i>générale</i> à deux dimensions.</p>
+
+<p>D'après la marche habituellement adoptée jusqu'à ce jour pour l'exposition de
+la science géométrique, la destination vraiment essentielle de la
+géométrie analytique n'est encore sentie que d'une manière fort
+imparfaite, qui ne correspond nullement à l'opinion que s'en forment les
+véritables géomètres, depuis que l'extension des conceptions analytiques
+à la mécanique rationnelle a permis de s'élever à quelques idées
+générales sur la philosophie mathématique. La révolution fondamentale
+opérée par la grande pensée de Descartes n'est point encore dignement
+appréciée dans notre éducation mathématique, même la plus haute. À la
+manière dont elle est ordinairement présentée et surtout employée, cette
+admirable méthode ne semblerait d'abord avoir d'autre but réel que de
+simplifier l'étude des sections coniques, ou de quelques autres
+courbes, considérées toujours une à une suivant l'esprit de la géométrie
+ancienne, ce qui serait sans doute de fort peu d'importance. On n'a
+point encore convenablement senti que le véritable caractère distinctif
+de notre géométrie moderne, ce qui constitue son incontestable
+supériorité, consiste à étudier, d'une manière entièrement générale, les
+diverses questions relatives à des lignes ou à des surfaces quelconques,
+en transformant les considérations et les recherches géométriques en
+considérations et en recherches analytiques. Il est remarquable que dans
+les établissemens, même les plus justement célèbres, consacrés à la
+haute instruction mathématique, on n'ait point institué de cours
+vraiment dogmatique de géométrie générale, conçu d'une manière à la fois
+distincte et complète<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a>
+<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>. Cependant une telle étude est la plus propre
+à manifester clairement le vrai caractère philosophique de la science
+mathématique, en démontrant avec une netteté parfaite l'organisation
+générale de la relation de l'abstrait au concret dans la théorie
+mathématique d'un ordre quelconque de phénomènes naturels.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote24"
+name="footnote24"><b>Note 24: </b></a><a href="#footnotetag24">
+(retour) </a> La profonde médiocrité qu'on observe
+ généralement à cet égard, surtout dans l'enseignement de la
+ partie élémentaire des mathématiques, quoique deux siècles
+ se soient écoulés déjà depuis la publication de la géométrie
+ de Descartes, montre combien notre éducation mathématique
+ ordinaire est encore loin de correspondre au véritable état
+ de la science; ce qui tient sans doute, en grande partie, on
+ ne doit pas se le dissimuler, à l'extrême infériorité de la
+ plupart des personnes auxquelles on confie un enseignement
+ aussi important, sur la haute direction duquel les
+ véritables chefs de la science ne sont d'ailleurs admis à
+ exercer aucune influence régulière et permanente.
+</blockquote>
+
+<p>Ces considérations indiquent assez quelle peut être, outre son extrême
+importance philosophique, l'utilité spéciale et directe de l'exposition
+à laquelle nous conduit maintenant le plan de cet ouvrage. Il s'agit
+donc, en partant de la conception fondamentale expliquée dans la leçon
+précédente, relativement à la représentation analytique des formes
+géométriques, d'examiner comment les géomètres sont parvenus à réduire
+toutes les questions de géométrie générale à de pures questions
+d'analyse, en déterminant les lois analytiques de tous les phénomènes
+géométriques, c'est-à-dire les modifications algébriques qui leur
+correspondent dans les équations des lignes et des surfaces. Je ne
+m'occuperai d'abord que des courbes, et même des courbes planes,
+réservant pour la leçon suivante l'étude générale des surfaces et des
+courbes à double courbure. L'esprit de cet ouvrage prescrit d'ailleurs
+de se borner à l'examen philosophique des questions générales les plus
+importantes, et surtout d'écarter toute application à des formes
+particulières. Le but essentiel que nous devons avoir en vue ici, est
+seulement de constater avec précision comment la conception
+fondamentale de Descartes a établi le système général de la science
+géométrique sur des bases rationnelles et définitives. Toute autre étude
+rentrerait dans un traité spécial de géométrie; mais, quant à celle-ci,
+elle est indispensable pour l'objet que nous nous proposons. On peut
+sans doute concevoir <i>à priori</i>, comme je l'ai indiqué dans la leçon
+précédente, que, une fois le sujet des recherches géométriques
+représenté analytiquement, tous les <i>accidens</i> ou phénomènes quelconques
+dont il est susceptible doivent comporter nécessairement une
+interprétation semblable. Mais il est clair qu'une telle considération
+ne dispense nullement, même sous le simple rapport philosophique,
+d'étudier l'organisation effective de cette harmonie générale entre la
+géométrie et l'analyse, dont on ne se formerait sans cela qu'une idée
+vague et confuse, entièrement insuffisante.</p>
+
+<p>La première et la plus simple question qu'on puisse se proposer
+relativement à une courbe quelconque, c'est de connaître, d'après son
+équation<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a>
+<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>, le nombre de points nécessaire à sa détermination. Outre
+l'importance propre d'une telle notion, qui n'est pas établie jusqu'ici
+d'une manière assez rationnelle, je crois devoir exposer avec quelque
+développement la solution générale de ce problème élémentaire, parce
+qu'elle me semble éminemment apte, sous le rapport de la méthode, vu
+l'extrême simplicité des considérations analytiques correspondantes, à
+faire saisir le véritable esprit de la géométrie analytique,
+c'est-à-dire la corrélation nécessaire et continue entre le point de vue
+concret et le point de vue abstrait.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote25"
+name="footnote25"><b>Note 25: </b></a><a href="#footnotetag25">
+(retour) </a> Je considérerai toujours, pour fixer les
+ idées, à moins d'avertissement formel, le système de
+ coordonnées rectilignes ordinaire, soit dans cette leçon,
+ soit dans la suivante.
+</blockquote>
+
+<p>Pour résoudre complétement cette question, il faut distinguer deux cas,
+suivant que la courbe proposée est définie analytiquement par son
+équation la plus générale, c'est-à-dire convenant à toutes les positions
+de la courbe relativement aux axes, ou par une équation particulière et
+plus simple, qui n'a lieu que dans une certaine situation de la courbe à
+l'égard des axes.</p>
+
+<p>Dans le premier cas, il est évident que la condition, de la part de la
+courbe, de devoir passer par un point donné, équivaut analytiquement à
+ce que les constantes arbitraires que renferme son équation générale
+conservent entre elles la relation marquée par la substitution des
+coordonnées particulières de ce point dans cette équation. Chaque point
+donné imposant ainsi à ces constantes une certaine condition algébrique,
+pour que la courbe soit entièrement déterminée il faudra donc assigner
+un nombre de points égal au nombre des constantes arbitraires contenues
+dans son équation. Telle est la règle générale. Il convient cependant
+d'observer qu'elle pourrait induire en erreur, et indiquer un nombre de
+points trop considérable, si, dans l'équation proposée, le nombre des
+termes distincts renfermant les constantes arbitraires était moindre que
+celui de ces constantes, auquel cas il faudrait évidemment juger du
+nombre de points nécessaire à l'entière détermination de la courbe,
+seulement par celui de ces termes, ce qui signifierait géométriquement
+que les constantes considérées pourraient alors éprouver certains
+changemens sans qu'il en résultât aucun pour la courbe. Tel serait, par
+exemple, le cas du cercle, si on le définissait comme la courbe décrite
+par le sommet d'un angle de grandeur invariable qui se meut de manière à
+ce que chacun de ses côtés passe toujours par un certain point fixe. Il
+faut donc, pour plus de généralité, compter séparément le nombre des
+constantes entrant dans l'équation de la courbe proposée et le nombre
+des termes qui les contiennent, et déterminer combien de points exige
+l'entière spécification de la courbe par le plus petit de ces deux
+nombres, à moins qu'ils ne soient égaux.</p>
+
+<p>Quand une courbe n'est primitivement définie que par une équation du
+genre de celles que nous avons nommées plus haut <i>particulières</i>, on
+peut, à l'aide d'une transformation invariable et fort simple, faire
+rentrer ce cas dans le précédent, en <i>généralisant</i> convenablement
+l'équation proposée. Il suffit, pour cela, de rapporter la courbe,
+d'après les formules connues, à un nouveau système d'axes, dont la
+situation par rapport aux premiers soit regardée comme indéterminée. Si
+cette transformation ne change pas essentiellement la composition
+analytique de l'équation primitive, ce sera la preuve que celle-ci était
+déjà suffisamment générale; dans le cas contraire, elle le sera devenue,
+et dès lors la question se résoudra facilement par l'application de la
+règle précédemment établie. On peut même observer, pour simplifier
+encore davantage cette solution, que cette généralisation de l'équation
+introduira toujours, quelle que soit l'équation primitive, trois
+nouvelles constantes arbitraires, savoir les deux coordonnées de la
+nouvelle origine et l'inclinaison des nouveaux axes sur les anciens; en
+sorte que, sans effectuer le calcul, on pourra connaître le nombre des
+constantes arbitraires qui entreraient dans l'équation la plus générale,
+et par suite en déduire directement le nombre de points nécessaire à la
+détermination de la courbe proposée, toutes les fois du moins qu'on
+pourra être certain d'avance, ce qui a lieu très-fréquemment, que le
+nombre des termes qui contiendraient ces constantes ne serait pas
+moindre que celui des constantes elles-mêmes.</p>
+
+<p>Afin de montrer à quel degré de facilité peut parvenir la solution
+générale de cette question, il importe de remarquer que, l'opération
+analytique prescrite pour la résoudre se réduisant à une simple
+énumération, cette énumération peut être faite avant même que l'équation
+de la courbe soit obtenue, et d'après sa seule définition géométrique.
+Il suffit, en effet, d'analyser cette définition sous ce point de vue,
+en estimant combien de points donnés, ou de droites données soit en
+longueur, soit en direction, ou de cercles donnés, etc., elle exige pour
+l'entière détermination de la courbe proposée. Cela posé, on saura aussi
+d'avance combien il devra entrer de constantes arbitraires dans
+l'équation la plus générale de cette courbe, en considérant que chaque
+point fixe donné par la définition en introduira deux, chaque droite
+donnée également deux, chaque longueur donnée une, chaque cercle
+entièrement donné trois, etc. On pourra donc juger immédiatement par là
+du nombre de points qu'exige la détermination de la courbe, avec autant
+d'exactitude que si l'on avait sous les yeux son équation générale; à
+cela près néanmoins de la restriction indiquée ci-dessus pour le cas où
+le nombre des termes renfermant les constantes arbitraires serait
+inférieur à celui des constantes; restriction qu'on pourra souvent
+reconnaître comme inapplicable, si l'analyse de la définition proposée a
+montré clairement que les données qu'elle prescrit ne pourraient
+nullement varier, soit isolément, soit ensemble, sans qu'il en résultât
+pour la courbe un changement quelconque. Mais, lorsque cette restriction
+devra être réellement appliquée, cette considération ne fournira d'abord
+qu'une limite supérieure du nombre cherché, qui ne pourra être alors
+entièrement connu qu'en consultant effectivement l'équation générale.</p>
+
+<p>J'ai supposé jusqu'ici que les points par lesquels on veut déterminer le
+cours d'une ligne fussent absolument quelconques; mais, pour compléter
+la méthode, il faut examiner le cas où l'on introduirait parmi eux des
+points <i>singuliers</i>, c'est-à-dire distincts de tous les autres par une
+propriété caractéristique quelconque, comme ce que l'on nomme les
+<i>foyers</i> dans les sections coniques, les <i>sommets</i>, les <i>centres</i>, les
+points d'<i>inflexion</i> ou de <i>rebroussement</i>, etc. Ces points ayant tous
+pour caractère d'être uniques, ou du moins déterminés, dans une même
+courbe, leurs deux coordonnées sont donc chacune une fonction
+déterminée, connue ou inconnue, des constantes qui spécifient
+exactement la courbe proposée. Ainsi, donner un seul de ces points,
+c'est imposer à ces constantes arbitraires deux conditions algébriques,
+ce qui, par conséquent, équivaut analytiquement à donner deux points
+ordinaires. La règle générale et fort simple se réduit donc, à cet
+égard, à compter toujours pour deux chaque point <i>singulier</i>, par
+quelque propriété qu'il puisse être défini: à cela près, on rentrera
+dans la loi établie ci-dessus.</p>
+
+<p>Toute application spéciale de la théorie générale que je viens
+d'indiquer serait ici déplacée. Je crois cependant utile de remarquer,
+au sujet de cette application, que le nombre de points nécessaires à
+l'entière détermination de chaque courbe, quoique constituant une
+circonstance fort importante, n'est point aussi intimement lié qu'on le
+croirait d'abord, soit à la nature analytique de l'équation, soit à la
+forme géométrique de la ligne. Ainsi, par exemple, on trouve, d'après la
+méthode précédente, que la parabole ordinaire, et même les paraboles de
+tous les degrés, la logarithmique, la cycloïde, la spirale d'Archimède,
+etc., exigent également quatre points pour leur détermination, quoiqu'on
+n'ait pu découvrir jusqu'ici aucune autre propriété commune entre des
+courbes aussi différentes sous le rapport analytique que sous le
+rapport géométrique. Il est néanmoins vraisemblable que cette analogie
+ne doit pas être entièrement isolée.</p>
+
+<p>Je choisirai, comme second exemple intéressant, parmi les questions
+élémentaires relatives à l'étude générale des lignes, la détermination
+des <i>centres</i> dans une courbe plane quelconque. Le caractère géométrique
+du <i>centre</i> d'une figure étant, en général, d'être le milieu de toutes
+les cordes qui y passent, il en résulte évidemment que, si l'on y place
+l'origine du système des coordonnées rectilignes, les points de la
+figure auront, deux à deux, par rapport à une telle origine, des
+coordonnées égales et de signe contraire. On peut donc reconnaître
+immédiatement, d'après l'équation d'une courbe quelconque, si elle a
+pour centre l'origine actuelle des coordonnées, puisqu'il suffit
+d'examiner si cette équation n'est point altérée, en y changeant à la
+fois les signes des deux coordonnées variables, ce qui exige, dans le
+cas où il n'y entre que des fonctions algébriques, rationnelles et
+entières, que les termes soient tous de degré pair ou tous de degré
+impair, suivant le degré de l'équation. Cela posé, quand un tel
+changement trouble l'équation, il faut déplacer l'origine d'une manière
+indéterminée, et chercher à disposer des deux constantes arbitraires que
+cette transformation introduit dans l'équation pour les coordonnées de
+la nouvelle origine, de façon à ce que l'équation puisse jouir,
+relativement aux nouveaux axes, de la propriété précédente. Si, par des
+valeurs réelles convenables des coordonnées de la nouvelle origine, on
+peut faire disparaître tous les termes qui empêchaient l'équation de
+présenter ce caractère analytique, la courbe aura un centre dont ces
+valeurs feront connaître la position: dans le cas contraire, il sera
+constaté que la courbe n'a point de centre.</p>
+
+<p>Parmi les questions de géométrie générale à deux dimensions dont la
+solution complète ne dépend que de l'analyse ordinaire, je crois devoir
+encore indiquer ici celle qui se rapporte à la détermination des
+conditions de la <i>similitude</i> entre des courbes quelconques d'un même
+<i>genre</i>, c'est-à-dire susceptibles d'une même définition ou <i>équation</i>,
+qui ne les distingue les unes des autres que par les diverses valeurs de
+certaines constantes arbitraires relatives à la grandeur de chacune
+d'elles. Cette question, importante en elle-même, a d'autant plus
+d'intérêt sous le rapport de la méthode, que le phénomène géométrique
+qu'il s'agit alors de caractériser analytiquement, est évidemment
+purement relatif à la forme, et nullement un phénomène de situation, ce
+qui, comme nous l'avons remarqué dans la leçon précédente, donne
+toujours lieu à des difficultés spéciales par rapport à notre système
+de géométrie analytique, où les idées de position sont seules
+directement considérées.</p>
+
+<p>L'emploi de l'analyse différentielle fournirait immédiatement la
+solution de ce problème général, en étendant aux courbes, comme il
+convient, la définition élémentaire de la similitude pour les figures
+rectilignes. Il suffirait, en effet, 1º de calculer, d'après l'équation
+de chacune des deux courbes, l'angle de <i>contingence</i> en un point
+quelconque, et d'exprimer que cet angle a la même valeur dans les deux
+courbes pour des points correspondans; 2º d'après l'expression
+différentielle générale de la longueur d'un élément infiniment petit de
+chaque courbe, d'exprimer que les élémens homologues des deux courbes
+sont entre eux dans un rapport constant. Les conditions analytiques de
+la similitude se trouveraient ainsi dépendre des deux premières
+fonctions dérivées de l'ordonnée rapportée à l'abcisse. Mais le problème
+peut être résolu d'une manière beaucoup plus simple, et néanmoins tout
+aussi générale, quoique moins directe, par le simple usage de l'analyse
+ordinaire.</p>
+
+<p>Pour cela, il faut d'abord remarquer une propriété élémentaire que
+peuvent toujours présenter deux figures semblables de forme quelconque,
+quand elles sont placées dans une situation <i>parallèle</i>, c'est-à-dire,
+de telle façon que tous les élémens de chacune soient respectivement
+parallèles aux élémens homologues de l'autre, ce que la similitude
+permet évidemment de faire constamment. Dans cette situation, il est
+aisé de voir que, si on joint deux à deux par des droites les points
+homologues des deux figures, toutes ces lignes de jonction concourront
+nécessairement en un point unique, à partir duquel leurs longueurs,
+comptées jusqu'à l'une et à l'autre des deux figures semblables, auront
+entre elles un rapport constant, égal à celui des deux figures. Il
+résulte immédiatement de cette propriété, considérée sous le point de
+vue analytique, que, si l'origine des coordonnées rectilignes est
+supposée placée au point particulier dont nous venons de parler, les
+points homologues des deux courbes semblables auront des coordonnées
+constamment proportionnelles, en sorte que l'équation de la première
+courbe devra rentrer dans celle de la seconde, en y changeant x en mx,
+et y en my, m étant une constante arbitraire égale au rapport linéaire
+des deux figures. Avec des coordonnées polaires z et φ, dont le
+pôle serait placé au même point, les deux équations deviendraient
+identiques en changeant seulement z en mz dans l'une d'elles, sans
+changer φ. La vérification d'un tel caractère algébrique suffira
+donc évidemment pour constater la similitude. Mais, de sa
+non-vérification, il est clair qu'on ne devra point conclure
+immédiatement la dissimilitude des deux courbes comparées, puisque
+l'origine ou le pôle pourraient n'être pas placés au point unique pour
+lequel cette relation a lieu, ou même que les deux courbes pourraient
+n'être pas posées actuellement dans la situation <i>parallèle</i>. Il est
+néanmoins facile de généraliser et de compléter la méthode sous l'un et
+l'autre de ces deux rapports, quoiqu'il semble d'abord impossible
+analytiquement de modifier la situation relative de deux courbes. Il
+suffira pour cela de changer, à l'aide des formules connues, à la fois
+l'origine et la direction des axes si les coordonnées sont rectilignes,
+ou le pôle et la direction de l'axe si elles sont polaires, mais en
+effectuant cette transformation seulement dans l'une des deux équations.
+On cherchera alors à disposer des trois constantes arbitraires
+introduites par là, pour que cette équation ainsi modifiée présente,
+relativement à l'autre, la propriété analytique indiquée. Si cette
+relation peut avoir lieu d'après certaines valeurs réelles des
+constantes arbitraires, les deux courbes seront semblables; sinon, leur
+dissimilitude sera constatée.</p>
+
+<p>Quoiqu'il ne convienne point de considérer ici aucune application
+spéciale de la théorie précédente, je crois cependant utile d'indiquer
+à ce sujet une remarque générale. Elle consiste en ce que, toutes les
+fois que l'équation d'une courbe, simplifiée le plus possible par la
+disposition des axes, ne renfermera qu'une seule constante arbitraire,
+toutes les courbes de ce genre seront nécessairement semblables entre
+elles. On peut augmenter l'utilité de cette observation, en ce que, sans
+considérer même l'équation de la courbe, il suffira d'examiner, dans ce
+cas, si sa définition géométrique primitive ne fait dépendre que d'une
+seule donnée l'entière détermination de sa grandeur<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a>
+<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>. Quand, au
+contraire, l'équation la plus simple de la courbe proposée contiendra
+deux constantes arbitraires ou davantage, ou, ce qui est exactement
+équivalent, lorsque la définition fera dépendre sa grandeur de plusieurs
+données distinctes, les courbes de ce genre ne pourront être semblables
+qu'à l'aide de certaines relations entre ces constantes ou ces données,
+qui consisteront ordinairement dans leur proportionnalité. C'est ainsi
+que toutes les paraboles d'un même degré, d'ailleurs quelconque, sont
+semblables entre elles, aussi bien que toutes les logarithmiques, toutes
+les cycloïdes ordinaires, tous les cercles, etc.; tandis que deux
+ellipses ou deux hyperboles, par exemple, ne sont semblables qu'autant
+que leurs axes sont proportionnels.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote26"
+name="footnote26"><b>Note 26: </b></a><a href="#footnotetag26">
+(retour) </a> Cette propriété, qui est une conséquence
+ évidente de la théorie indiquée ci-dessus, pourrait
+ d'ailleurs être établie directement par une considération
+ fort simple. Il suffirait de remarquer que, dans ce cas, les
+ diverses courbes de ce genre pourraient coïncider en les
+ construisant sur une échelle différente, d'où résulte
+ clairement leur similitude nécessaire.
+</blockquote>
+
+<p>Je me borne à ce petit nombre de questions générales relatives aux
+lignes, parmi celles dont la solution complète dépend seulement de
+l'analyse ordinaire. On n'y doit pas comprendre la détermination de ce
+qu'on appelle les <i>foyers</i>, la recherche des <i>diamètres</i>, etc., et
+plusieurs autres problèmes de ce genre, qui, bien que susceptibles
+d'être proposés et résolus pour des courbes quelconques, n'ont de
+véritable intérêt qu'à l'égard des sections coniques. Relativement aux
+<i>diamètres</i>, par exemple, c'est-à-dire aux lieux géométriques des
+milieux d'un système quelconque de cordes parallèles, il est aisé de
+former une méthode générale pour déduire de l'équation d'une courbe
+l'équation commune de tous ses diamètres. Mais une telle considération
+ne peut faciliter l'étude d'une courbe qu'autant que les diamètres se
+trouvent être des lignes plus simples et plus connues que la courbe
+primitive; et même cette recherche n'a vraiment une grande utilité que
+lorsque tous les diamètres sont des lignes droites. Or, c'est ce qui n'a
+lieu que dans les courbes du second degré. Pour toutes les autres, les
+diamètres sont, en général, des courbes aussi peu connues et souvent
+même d'une étude plus difficile que la courbe proposée. C'est pourquoi
+je ne dois point ici considérer une telle question, ni aucune autre
+semblable, quoique, dans les traités spéciaux de géométrie analytique,
+il convînt d'ailleurs de les présenter d'abord, autant que possible,
+sous un point de vue entièrement général.</p>
+
+<p>Je passe donc immédiatement à l'examen des théories de géométrie
+générale à deux dimensions qui ne peuvent être complétement établies
+qu'à l'aide de l'analyse transcendante.</p>
+
+<p>La première et la plus simple d'entre elles consiste dans la
+détermination des tangentes aux courbes planes. Ayant eu occasion, dans
+la sixième leçon, d'indiquer la solution générale de cet important
+problème, d'après chacun des divers points de vue fondamentaux propres à
+l'analyse transcendante, il est inutile d'y revenir ici. Je ferai
+seulement observer à ce sujet que la question fondamentale ainsi
+considérée suppose connu le point de contact de la droite avec la
+courbe, tandis que la tangente peut être déterminée par plusieurs autres
+conditions, qu'il faut alors faire rentrer dans la précédente, en
+déterminant préalablement les coordonnées du point de contact, ce qui
+est ordinairement très-facile. Ainsi, par exemple, si la tangente est
+assujétie à passer par un point donné extérieur à la courbe, les
+coordonnées de ce point devant satisfaire à la formule générale de
+l'équation de la tangente à cette courbe, formule qui contient les
+coordonnées inconnues du point de contact, ce dernier point sera
+déterminé par une telle relation combinée avec l'équation de la courbe
+proposée. De même, si la tangente cherchée doit être parallèle à une
+droite donnée, il faudra égaler le coéfficient général qui marque sa
+direction en fonction des coordonnées du point de contact à celui qui
+détermine celle de la droite donnée, et la combinaison de cette
+condition avec l'équation de la courbe fera encore connaître ces
+coordonnées.</p>
+
+<p>Afin de considérer sous un point de vue plus étendu les problèmes
+relatifs aux tangentes, il peut être utile d'exprimer distinctement la
+relation qui doit exister entre les deux constantes arbitraires
+contenues dans l'équation générale d'une ligne droite et les diverses
+constantes propres à une courbe quelconque donnée, pour que la droite
+soit tangente à la courbe. À cet effet, il suffit d'observer que les
+deux constantes par lesquelles se trouve fixée à chaque instant la
+position de la tangente étant des fonctions connues des coordonnées du
+point de contact, l'élimination de ces deux coordonnées entre ces deux
+formules et l'équation de la courbe proposée fournira une relation
+indépendante du point de contact et contenant seulement les constantes
+des deux lignes, qui sera le caractère analytique cherché du phénomène
+d'un contact indéterminé. On se servirait, par exemple, de telles
+expressions pour déterminer une tangente commune à deux courbes données,
+en calculant les deux constantes propres à cette droite d'après les deux
+relations qu'entraînerait ainsi son contact avec l'une et l'autre
+courbe.</p>
+
+<p>La question fondamentale des tangentes est le point de départ de
+plusieurs autres recherches générales plus ou moins importantes
+relativement aux courbes, qu'il est aisé d'en faire dépendre. La plus
+directe et la plus simple de ces questions secondaires consiste dans la
+détermination des <i>asymptotes</i>, ou du moins des <i>asymptotes</i>
+rectilignes, les seules, en général, qu'il soit intéressant de
+connaître, parce qu'elles seules contribuent réellement à faciliter
+l'étude d'une courbe. On sait que l'<i>asymptote</i> est une droite qui
+s'approche indéfiniment et d'aussi près qu'on veut d'une courbe, sans
+cependant pouvoir jamais l'atteindre rigoureusement. Elle peut donc être
+envisagée comme une tangente dont le point de contact s'éloigne à
+l'infini. Ainsi, pour la déterminer, il suffit de supposer infinies les
+coordonnées du point de contact dans les deux formules générales qui
+expriment, d'après l'équation de la courbe, en fonction de ces
+coordonnées, les deux constantes par lesquelles est fixée la position de
+la tangente. Si ces deux constantes prennent alors des valeurs réelles
+et compatibles entre elles, la courbe donnée aura des asymptotes dont un
+tel calcul fera connaître le nombre et la situation; si ces valeurs sont
+imaginaires ou incompatibles, ce sera la preuve que la courbe proposée
+n'a point d'asymptotes, du moins rectilignes. On voit que cette
+détermination est exactement analogue à celle d'une tangente menée par
+un point de la courbe dont les coordonnées seraient finies. Il arrivera
+seulement, dans un assez grand nombre de cas, que les deux valeurs
+cherchées se présenteront sous une forme indéterminée, ce qui est un
+inconvénient général des formules algébriques, quoiqu'il doive sans
+doute avoir lieu plus fréquemment en attribuant aux variables des
+valeurs infinies. Mais on sait qu'il existe une méthode analytique
+générale pour estimer la vraie valeur de toute expression semblable; il
+suffira donc alors d'y recourir.</p>
+
+<p>On peut rattacher aussi, quoique d'une manière beaucoup moins directe, à
+la théorie des tangentes, la théorie tout entière des divers points
+<i>singuliers</i>, dont la détermination contribue éminemment à la
+connaissance de toute courbe qui en présente, comme les points
+d'<i>inflexion</i>, les points <i>multiples</i>, les points de <i>rebroussement</i>,
+etc. Relativement aux points d'<i>inflexion</i>, par exemple, c'est-à-dire à
+ceux où une courbe de concave devient convexe, ou de convexe concave, il
+faut d'abord examiner le caractère analytique immédiatement propre à la
+concavité ou à la convexité, ce qui dépend de la manière dont varie la
+direction de la tangente. Quand la courbe est concave vers l'axe des
+abcisses, elle fait avec lui un angle de plus en plus petit à mesure
+qu'elle s'en éloigne; au contraire, lorsqu'elle est convexe, l'angle
+qu'elle fait avec l'axe devient de plus en plus grand en s'en écartant
+davantage. On peut donc directement reconnaître, d'après l'équation
+d'une courbe, le sens de sa courbure à chaque instant: il suffit
+d'examiner si le coéfficient qui marque l'inclinaison de la tangente,
+c'est-à-dire la fonction dérivée de l'ordonnée, prend des valeurs
+croissantes ou des valeurs décroissantes à mesure que l'ordonnée
+augmente; dans le premier cas, la courbe tourne sa convexité vers l'axe
+des abcisses; dans le second, sa concavité. Cela posé, s'il y a
+<i>inflexion</i> en quelque point, c'est-à-dire si la courbure change de
+sens, il est clair qu'en ce point l'inclinaison de la tangente sera
+devenue un <i>maximum</i> ou un <i>minimum</i>, suivant qu'il s'agira du passage
+de la convexité à la concavité, ou du passage inverse. On trouvera donc
+en quels points ce phénomène peut avoir lieu, à l'aide de la théorie
+ordinaire des <i>maxima</i> et <i>minima</i>, dont l'application à cette recherche
+apprendra évidemment que, pour l'abcisse du point d'inflexion, la
+seconde fonction dérivée de l'ordonnée proposée doit être nulle, ce qui
+suffira pour déterminer l'existence et la position de ce point. Cette
+recherche peut ainsi être rattachée à la théorie des tangentes,
+quoiqu'elle soit ordinairement présentée d'après la théorie du cercle
+osculateur. Il en serait de même, avec plus ou moins de difficulté,
+relativement à tous les autres points <i>singuliers</i>.</p>
+
+<p>Un second problème fondamental que présente l'étude générale des
+courbes, et dont la solution complète exige un emploi plus étendu de
+l'analyse transcendante, est l'importante question de la mesure de la
+<i>courbure</i> des courbes au moyen du cercle <i>osculateur</i> en chaque point,
+dont la découverte suffirait seule pour immortaliser le nom du grand
+Huyghens.</p>
+
+<p>Le cercle étant la seule courbe qui présente en tous ses points une
+courbure uniforme, d'autant plus grande d'ailleurs que le rayon est plus
+petit, quand les géomètres se sont proposé de soumettre à une
+estimation précise la courbure de toute autre courbe quelconque, ils ont
+dû naturellement la comparer en chaque point au cercle qui pouvait avoir
+avec elle le plus intime contact possible, et qu'ils ont nommé, pour
+cette raison, cercle <i>osculateur</i>, afin de le distinguer des cercles
+simplement <i>tangens</i>, qui sont en nombre infini au même point de courbe,
+tandis que le cercle osculateur est évidemment unique. En considérant
+cette question sous un autre aspect, on conçoit que la courbure d'une
+courbe en chaque point pourrait aussi être estimée par l'angle plus ou
+moins grand de deux élémens consécutifs, qu'on appelle angle de
+<i>contingence</i>. Mais, il est aisé de reconnaître que ces deux mesures
+sont nécessairement équivalentes, puisque le centre du cercle osculateur
+sera d'autant plus éloigné que cet angle de contingence sera plus obtus:
+on voit même, sous le point de vue analytique, que l'expression du rayon
+de ce cercle fournit immédiatement la valeur de cet angle. D'après cette
+conformité évidente des deux points de vue, les géomètres ont dû
+préférer habituellement la considération du cercle osculateur, comme
+plus étendue et se prêtant mieux à la déduction des autres théories
+géométriques qui se rattachent à cette conception fondamentale.</p>
+
+<p>Cela posé, la manière la plus simple et la plus directe de déterminer
+le cercle osculateur consiste à l'envisager, d'après la méthode
+infinitésimale proprement dite, comme passant par trois points
+infiniment voisins de la courbe proposée, ou, en d'autres termes, comme
+ayant avec elle deux élémens consécutifs communs, ce qui le distingue
+nettement de tous les cercles simplement tangens, avec lesquels la
+courbe n'a qu'un seul élément commun. Il résulte de cette notion, en
+ayant égard à la construction nécessaire pour décrire un cercle passant
+par trois points donnés, que le centre du cercle osculateur, ou ce qu'on
+appelle le <i>centre de courbure</i> de la courbe en chaque point, peut être
+regardé comme le point d'intersection de deux normales infiniment
+voisines, en sorte que la question se réduit à trouver ce dernier point.
+Or, cette recherche est facile, en formant, d'après l'équation générale
+de la tangente à une courbe quelconque, celle de la normale qui lui est
+perpendiculaire, et faisant ensuite varier d'une quantité infiniment
+petite, dans cette dernière équation, les coordonnées du point de
+contact, afin de passer à la normale infiniment voisine: la
+détermination de la solution commune à ces deux équations, qui sont du
+premier degré par rapport aux deux coordonnées du point d'intersection,
+suffit pour faire trouver les deux formules générales qui expriment les
+coordonnées du centre de courbure d'une courbe en un point quelconque.
+Ces formules une fois obtenues, la recherche du rayon de courbure
+n'offre plus aucune difficulté, puisqu'elle se réduit à calculer la
+distance de ce centre de courbure au point correspondant de la courbe.
+En appelant α, β, les coordonnées rectilignes du centre de
+courbure d'une courbe quelconque en un point dont les coordonnées sont
+x, y, et nommant r le rayon de courbe, on trouve par cette méthode les
+formules connues.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/007.png"></p>
+
+
+
+<p>On conçoit de quelle importance est la détermination du rayon de
+courbure, et combien la discussion de la manière générale dont il varie
+aux différens points d'une courbe, doit contribuer à la connaissance
+approfondie de cette courbe. Cet élément a surtout ceci de
+très-remarquable, entre tous les autres sujets ordinaires de recherches
+dans la géométrie analytique, qu'il se rapporte directement, par sa
+nature, à la forme même de la courbe, sans dépendre aucunement de sa
+position. On voit que, sous le rapport analytique, il exige la
+considération simultanée des deux premières fonctions dérivées de
+l'ordonnée.</p>
+
+<p>La théorie des centres de courbure conduit naturellement à l'importante
+notion des <i>développées</i>, qui sont maintenant définies comme étant les
+lieux géométriques de tous les centres de courbure de chaque courbe en
+ses différens points, quoique, au contraire, dans la conception
+primitive de cette branche de la géométrie, Huyghens eût déduit l'idée
+du cercle osculateur de celle de la développée, directement envisagée
+comme engendrant par son développement la courbe primitive, ou la
+<i>développante</i>. Il est aisé de reconnaître que ces deux manières de voir
+rentrent l'une dans l'autre. Cette développée présente évidemment, par
+quelque mode qu'on l'obtienne, deux propriétés générales et nécessaires
+relativement à la courbe quelconque, dont elle dérive: la première,
+d'avoir pour tangentes les normales à celle-ci; et la seconde, que la
+longueur de ses arcs soit égale à celle des rayons de courbure
+correspondans de la développante. Quant au moyen d'obtenir l'équation de
+la développée d'une courbe donnée, il est clair qu'entre les deux
+formules citées ci-dessus pour exprimer les coordonnées du centre de
+courbure, il suffit d'éliminer, dans chaque cas, les coordonnées x, y,
+du point correspondant de la courbe proposée, à l'aide de l'équation de
+cette courbe: l'équation en α, β qui résultera de
+l'élimination, sera celle de la développée demandée. On pourrait
+également entreprendre de résoudre la question inverse, c'est-à-dire de
+trouver la développante d'après la développée. Mais il faut remarquer
+qu'une élimination analogue à la précédente ne fournirait alors, pour la
+courbe cherchée, qu'une équation contenant, outre x et y, les deux
+fonctions dérivées dy/dx, d<sup>2</sup>y/dx<sup>2</sup>; en sorte qu'après cette analyse
+préparatoire, la solution complète du problème exigerait encore
+l'intégration de cette équation différentielle du second ordre ce qui,
+vu l'extrême imperfection du calcul intégral, serait le plus souvent
+impossible, si, par la nature propre d'une telle recherche, la courbe
+demandée ne devait point, comme j'ai eu occasion de l'indiquer dans la
+septième leçon, être représentée par la solution <i>singulière</i>, que la
+simple différentiation peut toujours faire obtenir, l'intégrale générale
+ne désignant ici que le système des cercles osculateurs, dont la
+connaissance n'est point l'objet de la question proposée. Il en serait
+de même toutes les fois qu'on aurait à déterminer une courbe d'après une
+propriété quelconque de son rayon de courbure. Cet ordre de questions
+est exactement analogue aux problèmes plus simples qui constituent ce
+que, dans l'origine de l'analyse transcendante, on appelait la <i>Méthode
+inverse des tangentes</i>, où l'on se proposait de déterminer une courbe
+par une propriété donnée de sa tangente en un point quelconque.</p>
+
+<p>Par des considérations géométriques plus ou moins compliquées, analogues
+à celle qui fournit les développées, les géomètres ont déduit d'une même
+courbe primitive quelconque diverses autres courbes secondaires, dont
+les équations peuvent être obtenues d'après des procédés semblables. Les
+plus remarquables d'entre elles sont les <i>caustiques</i> par réflexion ou
+par réfraction, dont la première idée est due à Tschirnaüs, quoique
+Jacques Bernouilli en ait seul établi la véritable théorie générale. Ce
+sont, comme on sait, des courbes formées par l'intersection continuelle
+des rayons de lumière infiniment voisins qu'on supposerait réfléchis ou
+réfractés par la courbe primitive. En partant de la loi géométrique de
+la réflexion ou de la réfraction de la lumière, consistant en ce que
+l'angle de réflexion est égal à l'angle d'incidence, ou en ce que le
+sinus de l'angle de réfraction est un multiple constant et connu du
+sinus de l'angle d'incidence, il est évident que la recherche de ces
+<i>caustiques</i> se réduit à une pure question de géométrie, parfaitement
+semblable à celle des développées, conçues comme formées par
+l'intersection continuelle des normales infiniment voisines. Le problème
+se résoudra donc analytiquement en suivant une marche analogue, au sujet
+de laquelle toute autre indication serait ici superflue. Le calcul sera
+seulement plus laborieux, surtout si les rayons incidens ne sont pas
+supposés parallèles entre eux ou émanés d'un même point.</p>
+
+<p>Les développées, les caustiques, et toutes les autres lignes déduites
+d'une même courbe principale à l'aide de constructions analogues, sont
+formées par les intersections continuelles de droites infiniment
+voisines soumises à une certaine loi. Mais on peut aussi, en
+généralisant le plus possible cette considération géométrique, concevoir
+des courbes produites par l'intersection continuelle de certaines
+courbes infiniment voisines, assujéties à une même loi quelconque. Cette
+loi consiste ordinairement en ce que toutes ces courbes sont
+représentées par une équation commune, d'ailleurs quelconque, d'où elles
+dérivent successivement en donnant diverses valeurs à une certaine
+constante arbitraire. On peut alors se proposer de trouver le lieu
+géométrique des points d'intersection de ces courbes consécutives, qui
+correspondent à des valeurs infiniment rapprochées de cette constante
+arbitraire conçue comme variant d'une manière continue. Leïbnitz a
+imaginé le premier les recherches de cette nature, qui ont ensuite été
+fort étendues par Clairaut et surtout par Lagrange. Pour traiter le cas
+le plus simple, celui que je viens de caractériser exactement, il suffit
+évidemment de différentier l'équation générale proposée par rapport à la
+constante arbitraire que l'on considère, et d'éliminer ensuite cette
+constante entre cette équation différentielle et l'équation primitive;
+on obtiendra ainsi, entre les deux coordonnées variables, une équation
+indépendante de cette constante, qui sera celle de la courbe cherchée,
+dont la forme différera souvent beaucoup de celle des courbes
+génératrices. Lagrange a établi, au sujet de cette relation géométrique,
+un important théorème général, en montrant que, sous le point de vue
+analytique, la courbe ainsi obtenue et les courbes génératrices ont
+nécessairement une même équation différentielle, dont l'intégrale
+complète représente le système des courbes génératrices, tandis que sa
+solution <i>singulière</i> correspond à la courbe des intersections.</p>
+
+<p>J'ai considéré jusqu'ici la théorie de la courbure des courbes suivant
+l'esprit de la méthode infinitésimale proprement dite, qui s'adapte en
+effet bien plus simplement qu'aucune autre à toute recherche de ce
+genre. La conception de Lagrange, relativement à l'analyse
+transcendante, présentait surtout, par sa nature, de grandes
+difficultés spéciales pour la solution directe d'une telle question,
+comme je l'ai déjà remarqué dans la sixième leçon. Mais ces difficultés
+ont si heureusement excité le génie de Lagrange, qu'elles l'ont conduit
+à la formation de la théorie générale des contacts, dont l'ancienne
+théorie du cercle osculateur se trouve n'être plus qu'un cas particulier
+fort simple. Il importe au but de cet ouvrage de considérer maintenant
+cette belle conception, qui est peut-être, sous le rapport
+philosophique, l'objet le plus profondément intéressant que puisse
+offrir jusqu'ici la géométrie analytique.</p>
+
+<p>Comparons une courbe quelconque donnée y=∫(x) à une autre courbe
+variable z=φ(x), et cherchons à nous former une idée précise des
+divers degrés d'intimité qui pourront exister entre ces deux courbes, en
+un point commun, suivant les relations qu'on supposera entre la fonction
+φ et la fonction f. Il suffira pour cela de considérer la distance
+verticale des deux courbes en un autre point de plus en plus rapproché
+du premier, afin de la rendre successivement la moindre possible, eu
+égard à la corrélation des deux fonctions. Si h désigne l'accroissement
+qu'éprouve l'abcisse en passant à ce nouveau point, cette distance, qui
+est égale à la différence des deux ordonnées correspondantes, pourra
+être développée, d'après la formule de Taylor, suivant les puissances
+ascendantes de h, et aura pour expression la série,</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/008.png"></p>
+
+<p>En concevant, ce qui est évidemment toujours possible, h tellement
+petit, que le premier terme de cette série soit supérieur à la somme de
+tous les autres, il est clair que la courbe z aura avec la courbe y un
+rapprochement d'autant plus intime, que la nature de la fonction
+variable φ permettra de supprimer un plus grand nombre de termes
+dans ce développement, à partir du premier. Le degré d'intimité des deux
+courbes sera donc exactement apprécié, sous le point de vue analytique,
+par le nombre plus ou moins grand de fonctions dérivées successives de
+leurs ordonnées qui auront la même valeur au point que l'on considère.
+De là, l'importante conception générale des divers ordres de <i>contacts</i>
+plus ou moins parfaits, dont la notion du cercle osculateur comparé aux
+cercles simplement tangens n'avait présenté jusqu'alors qu'un seul
+exemple particulier. Ainsi, après la simple intersection, le premier
+degré de rapprochement entre deux courbes a lieu quand les premières
+dérivées de leurs ordonnées sont égales; c'est le <i>contact du premier
+ordre</i>, ou ce qu'on appelle ordinairement le simple contact, parce qu'il
+a été long-temps le seul connu. Le <i>contact du second ordre</i> exige de
+plus que les secondes dérivées des fonctions ∫ et φ soient égales:
+en y joignant encore l'égalité de leurs troisièmes dérivées, on
+constitue un <i>contact du troisième ordre</i>, et ainsi de suite à l'infini.
+Au delà du premier ordre, les contacts portent souvent le nom
+d'<i>osculations</i> du premier ordre, du second ordre, etc.</p>
+
+<p>Les contacts du premier et du second ordre peuvent être caractérisés
+géométriquement par une observation fort simple, en ce qu'il en résulte
+évidemment que les deux courbes comparées ont au point commun, dans un
+cas, la même tangente, et, dans l'autre, le même cercle de courbure,
+puisque la tangente à chaque courbe dépend de la première dérivée de son
+ordonnée, et le cercle de courbure, des deux premières dérivées
+successives. Mais cette considération ne conviendrait plus au-delà du
+second ordre pour déterminer l'idée géométrique du contact. Lagrange
+s'est borné, sous ce rapport, à assigner le caractère général qui
+résulte immédiatement de l'analyse ci-dessus indiquée, et qui consiste
+en ce que lorsque la courbe z est déterminée de manière à avoir avec la
+courbe y un contact de l'ordre n, produit analytiquement par l'égalité
+de toutes les fonctions dérivées jusqu'à celle de l'ordre n, aucune
+autre courbe z, de même nature que la précédente, mais qui ne
+satisferait qu'à un moindre nombre de conditions analytiques, et qui,
+par conséquent, n'aurait avec la courbe y qu'un contact moins intime, ne
+pourrait passer entre les deux courbes, puisque l'intervalle de
+celles-ci a reçu la plus petite valeur dont il était susceptible d'après
+une telle relation des deux équations.</p>
+
+<p>Lorsqu'on a particularisé la nature de la courbe z ainsi comparée à une
+courbe quelconque donnée y, l'ordre du contact le plus intime qu'elle
+peut avoir avec celle-ci dépend évidemment du nombre plus ou moins grand
+de constantes arbitraires que renferme son équation la plus générale, un
+contact de l'ordre n exigeant n+1 conditions analytiques, qui ne
+sauraient être remplies qu'avec un pareil nombre de constantes
+disponibles. Par conséquent, une ligne droite, dont l'équation la plus
+générale contient seulement deux constantes arbitraires, ne peut avoir
+avec une courbe quelconque qu'un contact du premier ordre: d'où découle
+la théorie ordinaire des tangentes. L'équation du cercle renfermant, en
+général, trois constantes arbitraires, le cercle peut avoir avec une
+courbe quelconque un contact du second ordre, et de là résulte, comme
+cas particulier, l'ancienne théorie du cercle osculateur. En
+considérant une parabole, comme il y a quatre constantes arbitraires
+dans son équation la plus complète et la plus simple, elle est
+susceptible, comparée à toute autre courbe, d'une intimité plus
+profonde, qui peut aller jusqu'au contact du troisième ordre: de même,
+une ellipse comporterait un contact du quatrième ordre, etc.</p>
+
+<p>La considération précédente est propre à suggérer une interprétation
+géométrique de cette théorie générale des contacts, qui me semble
+destinée à compléter le travail de Lagrange, en assignant, pour définir
+directement les divers ordres de contacts, un caractère concret plus
+simple et plus clair que celui indiqué par Lagrange. En effet, ce nombre
+plus ou moins grand de constantes arbitraires contenues dans une
+équation a pour signification géométrique, comme nous l'avons établi en
+commençant cette leçon, le nombre des points nécessaires à l'entière
+détermination de la courbe correspondante, lequel se trouve ainsi
+marquer le degré d'intimité dont cette courbe est susceptible
+relativement à toute autre. Or, d'un autre côté, la loi analytique qui
+exprime ce contact par l'égalité d'un pareil nombre de dérivées
+successives des deux ordonnées, indique évidemment que les deux courbes
+ont alors autant de points infiniment voisins communs; puisque, d'après
+la nature des différentielles, il est clair que la différentielle de
+l'ordre n dépend de la comparaison de n+1 ordonnées consécutives. On
+peut donc se faire directement une idée nette des divers ordres de
+contacts, en disant qu'ils consistent dans la communauté d'un nombre
+plus ou moins grand de points infiniment voisins entre les deux courbes.
+En termes plus rigoureux, on définirait, par exemple, l'ellipse
+osculatrice au troisième ordre, en la regardant comme la limite vers
+laquelle tendraient les ellipses passant par cinq points de la courbe
+proposée, à mesure que quatre de ces points supposés mobiles se
+rapprocheraient indéfiniment du cinquième supposé fixe.</p>
+
+<p>Cette théorie générale des contacts est évidemment propre, par sa
+nature, à fournir une connaissance de plus en plus profonde de la
+courbure d'une courbe quelconque, en lui comparant successivement
+diverses courbes connues, susceptibles d'un contact de plus en plus
+intime; ce qui permettrait de rendre aussi exacte qu'on voudrait la
+mesure de la courbure, en changeant convenablement le terme de
+comparaison. Ainsi, il est clair, d'après les considérations
+précédentes, que l'assimilation de tout arc de courbe infiniment petit à
+un arc de parabole, en ferait connaître la courbure avec plus de
+précision que par l'emploi du cercle osculateur; et la comparaison avec
+l'ellipse procurerait encore plus d'exactitude, etc.; en sorte qu'en
+destinant chaque type primitif à approfondir l'étude du type suivant, on
+pourrait perfectionner à l'infini la théorie des courbes. Mais la
+nécessité d'avoir une connaissance nette et familière de la courbe ainsi
+adoptée comme unité de courbure, détermine les géomètres à renoncer à
+cette haute perfection spéculative, pour se contenter, en réalité, de
+comparer toutes les courbes au cercle seulement, en vertu de
+l'uniformité de courbure, propriété caractéristique du cercle. Aucune
+autre courbe, en effet, ne peut être regardée, sous ce rapport, comme
+assez simple et assez connue pour pouvoir être utilement employée,
+quoique l'on n'ignore plus que le cercle n'est pas l'unité de courbure
+la plus convenable abstraitement. Lagrange s'est donc borné
+définitivement à déduire de sa conception générale la théorie du cercle
+osculateur, ainsi présentée sous un point de vue purement analytique. Il
+est même remarquable que de cette seule considération il ait pu conclure
+avec facilité les deux propriétés fondamentales ci-dessus indiquées pour
+les développées, que la simple analyse paraissait d'abord si peu propre
+à établir.</p>
+
+<p>J'ai cru devoir considérer la théorie des contacts des courbes dans sa
+plus grande extension spéculative, afin d'en faire saisir convenablement
+le véritable caractère. Quoiqu'on doive la réduire finalement à la
+seule détermination effective du cercle osculateur, il y a sans doute,
+sous le rapport philosophique, une profonde différence entre concevoir
+cette dernière considération, pour ainsi dire, comme le dernier terme
+des efforts de l'esprit humain dans l'étude des courbes, ainsi qu'on le
+faisait avant Lagrange, et n'y voir, au contraire, qu'un simple cas
+particulier d'une théorie générale très-étendue, à l'examen duquel on
+doit habituellement se borner, en sachant néanmoins que d'autres
+comparaisons pourraient perfectionner davantage la doctrine géométrique.</p>
+
+<p>Après avoir envisagé les principales questions de géométrie générale
+relatives aux propriétés des courbes, il me reste à signaler celles qui
+se rapportent aux rectifications et aux quadratures, dans lesquelles
+consiste proprement, suivant l'explication donnée dans la dixième leçon,
+le but définitif de la science géométrique. Mais ayant eu occasion
+précédemment (<i>voyez</i> la 6<sup>me</sup> leçon) d'établir les formules générales
+qui expriment, à l'aide de certaines intégrales, la longueur et l'aire
+d'une courbe plane quelconque dont l'équation rectiligne est donnée, et
+devant d'ailleurs m'interdire ici toute application à aucune courbe
+particulière, cette partie importante du sujet se trouve suffisamment
+traitée. Je me bornerai seulement à indiquer les formules propres à
+déterminer l'aire et le volume des corps produits par la révolution des
+courbes planes autour de leurs axes.</p>
+
+<p>Supposons, comme on peut évidemment toujours le faire, que l'axe de
+rotation soit pris pour axe des abcisses; et, suivant l'esprit de la
+méthode infinitésimale proprement dite, la seule bien convenable
+jusqu'ici aux recherches de cette nature, concevons que l'abcisse
+augmente d'une quantité infiniment petite: cet accroissement déterminera
+dans l'arc et dans l'aire de la courbe des augmentations différentielles
+analogues qui, par la révolution autour de l'axe, engendreront les
+<i>élémens</i> de la surface et du volume cherchés. Il est aisé de voir que,
+en négligeant seulement un infiniment petit du second ordre tout au
+plus, on pourra regarder ces élémens comme égaux à la surface et au
+volume du tronc de cône ou du cylindre correspondant, ayant pour hauteur la différentielle
+de l'abcisse, et pour rayon de sa base l'ordonnée du point considéré.
+D'après cela, en appelant S et V la surface et le volume demandés, les
+plus simples propositions de la géométrie élémentaire fourniront
+immédiatement les équations différentielles générales</p>
+
+<p class="mid">dS=2п ydx, dV=п y<sup>2</sup>dx.</p>
+
+
+<p>Ainsi, lorsque la relation entre y et x sera
+donnée dans chaque cas particulier, les valeurs de S et de V seront
+exprimées par les deux intégrales</p>
+
+ <p class="mid">S=2п ∫ yds, V=п ∫ y<sup>2</sup>dx;</p>
+
+
+<p>prises entre les limites convenables. Telles sont les formules
+invariables d'après lesquelles, depuis Leïbnitz, les géomètres ont
+résolu un grand nombre de questions de ce genre, quand les progrès du
+calcul intégral l'ont permis.</p>
+
+<p>On pourrait aussi comprendre au nombre des recherches de géométrie
+générale à deux dimensions, l'importante détermination des centres de
+gravité des arcs ou des aires appartenant à des courbes quelconques,
+quoique cette considération ait son origine dans la mécanique
+rationnelle. Car, en définissant le centre de gravité comme étant le
+<i>centre des moyennes distances</i>, c'est-à-dire un point dont la distance
+à un plan ou à un axe quelconque est la moyenne arithmétique entre les
+distances de tous les points du corps à ce plan ou à cet axe, il est
+clair que cette question devient purement géométrique, et peut être
+traitée sans aucun recours à la mécanique. Mais, malgré une telle
+considération, dont nous reconnaîtrons plus tard l'importance pour
+généraliser suffisamment et avec facilité la notion du centre de
+gravité, il est certain, d'un autre côté, que la destination
+essentielle de cette recherche doit continuer à la faire classer plus
+convenablement parmi les questions de mécanique; quoique, par sa nature
+propre, et aussi par le caractère analytique de la méthode
+correspondante, elle appartienne réellement à la géométrie, ce qui m'a
+engagé à l'indiquer ici par anticipation.</p>
+
+<p>Telles sont les principales questions fondamentales dont se compose le
+système actuel de notre géométrie générale à deux dimensions. On voit
+que, sous le rapport analytique, elles peuvent être nettement
+distinguées en trois classes: la première, comprenant les recherches
+géométriques qui dépendent seulement de l'analyse ordinaire; la seconde,
+celles dont la solution exige l'emploi du calcul différentiel; la
+troisième, enfin, celles qui ne peuvent être résolues qu'à l'aide du
+calcul intégral.</p>
+
+<p>Il nous reste maintenant à considérer sous le même aspect, dans la leçon
+suivante, l'ensemble de la géométrie générale à trois dimensions.</p>
+<a name="l14" id="l14"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>QUATORZIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml"><span class="sc">Sommaire</span>. De la géométrie <i>générale</i> à trois dimensions.</p>
+
+<p>L'étude des surfaces se compose d'une suite de questions générales
+exactement analogues à celles indiquées dans la leçon précédente par
+rapport aux lignes. Il est inutile de considérer ici distinctement
+celles qui ne dépendent que de l'analyse ordinaire, car elles se
+résolvent par des méthodes essentiellement semblables; soit qu'il
+s'agisse de connaître le nombre des points nécessaires à l'entière
+détermination d'une surface, soit qu'on s'occupe de la recherche des
+centres, soit qu'on demande les conditions précises de la similitude
+entre deux surfaces du même genre, etc. Il n'y a d'autre différence
+analytique que d'envisager des équations à trois variables au lieu
+d'équations à deux variables. Je passe donc immédiatement aux questions
+qui exigent l'emploi de l'analyse transcendante, en insistant seulement
+sur les considérations nouvelles qu'elles présentent relativement aux
+surfaces.</p>
+
+<p>La première théorie générale est celle des plans tangens. En se servant
+de la méthode infinitésimale proprement dite, on peut aisément trouver
+l'équation du plan qui touche une surface quelconque en un point donné,
+et qui est alors défini comme coïncidant avec la surface dans une
+étendue infiniment petite tout autour du point de contact. Il suffit, en
+effet, de considérer que, afin de remplir une telle condition,
+l'accroissement infiniment petit reçu par l'ordonnée verticale en
+résultat des accroissemens infiniment petits des deux coordonnées
+horizontales, doit être le même pour le plan que pour la surface, et
+cela indépendamment d'aucune relation déterminée entre ces deux derniers
+accroissemens, sans quoi la coïncidence n'aurait pas lieu en tout sens.
+D'après cette idée, l'analyse donne immédiatement l'équation générale:</p>
+
+
+<p class="mid">z-z' = dz'/dx'(x-x') + dz'/dy'(y-y')</p>
+
+<p>pour celle du
+plan tangent, x', y', z', désignant les coordonnées du point de contact.
+La détermination de ce plan, dans chaque cas particulier, se trouve
+ainsi réduite à une simple différentiation de l'équation de la surface
+proposée.</p>
+
+<p>On peut aussi obtenir cette équation générale du plan tangent, en
+faisant dépendre sa recherche de la seule théorie des tangentes aux
+courbes planes. Il faut, pour cela, considérer ce plan, ainsi qu'on le
+fait habituellement en géométrie descriptive, comme déterminé par les
+tangentes à deux sections planes quelconques de la surface passant au
+point donné. En choisissant les plans de ces sections parallèles à deux
+des plans coordonnés, on parvient sur-le-champ à l'équation précédente.
+Cette manière de concevoir le plan tangent donne lieu d'établir
+facilement un important théorème de géométrie générale, que Monge a
+démontré le premier, et qui consiste en ce que les tangentes à toutes
+les courbes qu'on peut tracer en un même point sur une surface
+quelconque sont toujours comprises dans un même plan.</p>
+
+<p>Enfin, il est encore possible de parvenir à l'équation générale du plan
+tangent en le considérant comme perpendiculaire à la normale
+correspondante, et définissant celle-ci par sa propriété géométrique
+directe d'être le chemin <i>maximum</i> ou <i>minimum</i> pour aller d'un point
+extérieur à la surface. La méthode ordinaire des <i>maxima</i> et <i>minima</i>
+suffit pour former, d'après cette notion, les deux équations de la
+normale, en appliquant cette méthode à l'expression de la distance
+entre deux points, l'un situé sur la surface, l'autre extérieur, dont
+le premier conçu comme variable, est ensuite supposé fixe quand les
+conditions analytiques ont été exprimées, tandis que le second,
+primitivement constant, est alors envisagé comme mobile, et décrit la
+droite cherchée. Les équations de la normale une fois obtenues, on en
+déduit aisément celle du plan tangent. Cette ingénieuse manière de
+l'établir est également due à Monge.</p>
+
+<p>La question fondamentale que nous venons d'examiner devient, comme dans
+le cas des courbes, la base d'un grand nombre de recherches relatives à
+la détermination du plan tangent, lorsqu'on remplace le point de contact
+donné par d'autres conditions équivalentes. Le plan tangent ne peut
+point évidemment être déterminé par un seul point donné extérieur, comme
+l'est la tangente: il faut l'assujétir à contenir une droite donnée; à
+cela près, l'analogie est parfaite, et les deux questions se résolvent
+de la même manière. Il en est de même si le plan tangent doit être
+parallèle à un plan donné, ce qui fixe la valeur des deux constantes qui
+assignent sa direction, et par suite détermine les coordonnées du point
+de contact, dont ces constantes sont, pour chaque surface désignée, des
+fonctions connues. Enfin on peut aussi trouver comme dans les courbes,
+la relation analytique qui exprime généralement le simple phénomène du
+contact entre un plan et une surface, sans spécifier le lieu de ce
+contact; d'où résulte pareillement la solution de plusieurs questions
+relatives aux plans tangens, entr'autres celle qui consiste à déterminer
+un plan qui touche à la fois trois surfaces quelconques données,
+recherche analogue à celle de la tangente commune à deux courbes.</p>
+
+<p>La théorie générale des contacts plus ou moins intimes qui peuvent
+exister entre deux surfaces quelconques par suite des relations plus ou
+moins nombreuses de leurs équations, se forme d'après une méthode
+exactement semblable à celle indiquée dans la leçon précédente
+relativement aux courbes, en exprimant, à l'aide de la série de Taylor
+pour les fonctions de deux variables, la distance verticale des deux
+surfaces en un second point voisin de leur point d'intersection, et dont
+les coordonnées horizontales auraient reçu deux accroissemens h et k
+entièrement indépendans l'un de l'autre. La considération de cette
+distance, développée selon les puissances croissantes de h et k, et dans
+l'expression de laquelle on suprimera successivement les termes du
+premier degré en h et k, ensuite ceux du second, etc., déterminera les
+conditions analytiques des contacts de différens ordres que peuvent
+avoir les deux surfaces suivant le plus ou moins grand nombre de
+constantes arbitraires contenues dans l'équation générale de celle qu'on
+regarde comme variable. Mais, malgré la conformité de méthode, cette
+théorie présentera avec celle des courbes une différence fondamentale
+relativement au nombre de ces conditions, par suite de la nécessité où
+l'on se trouve dans ce cas de considérer deux accroissemens indépendant
+au lieu d'un seul. Il en résulte, en effet, que, afin que chaque contact
+ait lieu dans tous les sens possibles autour du point commun, on doit
+annuler séparément tous les différens termes du même degré
+correspondant, et, dont le nombre augmentera d'autant plus que ce degré
+ou l'ordre du contact sera plus élevé. Ainsi, après la condition de
+l'égalité des deux ordonnées verticales z nécessaire pour la simple
+intersection, on trouvera que le contact du premier ordre exige, en
+outre, deux relations distinctes, consistant dans l'égalité respective
+des deux fonctions dérivées partielles du premier ordre propres à chaque
+ordonnée verticale. En passant au contact du second ordre, il faudra
+ajouter encore trois nouvelles conditions, à cause des trois termes
+distincts du second degré en h et k dans l'expression de la distance, et
+dont la suppression complète exigera l'égalité respective des trois
+fonctions dérivées partielles du second ordre relatives au z de chaque
+surface. On trouvera de la même manière que le contact du troisième
+ordre donne lieu en outre à quatre autres relations, et ainsi de suite,
+le nombre des dérivées partielles de chaque ordre restant constamment
+égal au nombre de termes en h et k du degré correspondant. Il est aisé
+d'en conclure, en général, que le nombre total des conditions distinctes
+nécessaires au contact de l'ordre n, a pour valeur ((n+1)(n+2))/2, tandis
+que dans les courbes, il était simplement égal à n+1.</p>
+
+<p>Par suite de cette seule différence essentielle, la théorie des surfaces
+est loin d'offrir à cet égard la même facilité et de comporter la même
+perfection que celle des courbes. Quand on se borne au contact du
+premier ordre, il y a parité complète, puisque ce contact n'exige que
+trois conditions, auxquelles on peut toujours satisfaire à l'aide des
+trois constantes arbitraires que renferme l'équation générale d'un plan;
+de là résulte, comme cas particulier, la théorie des plans tangens,
+exactement analogue à celle des tangentes aux courbes, et présentant la
+même utilité pour étudier la forme d'une surface quelconque. Mais il
+n'en est plus ainsi lorsqu'on considère le contact du second ordre, afin
+de mesurer la courbure des surfaces. Il serait naturel alors de comparer
+toutes les surfaces à la sphère, la seule qui présente une courbure
+uniforme, comme on compare toutes les courbes au cercle. Or, le contact
+du second ordre entre deux surfaces exigeant six conditions, tandis que
+l'équation la plus générale d'une sphère contient seulement quatre
+constantes arbitraires, il n'est pas possible de trouver, en chaque
+point d'une surface quelconque, une sphère qui soit complétement
+osculatrice en tous sens, au lieu que nous avons vu un arc de courbe
+infiniment petit pouvoir toujours être assimilé à un certain arc de
+cercle. D'après cette impossibilité de mesurer la courbure d'une surface
+en chaque point à l'aide d'une seule sphère, les géomètres ont déterminé
+les coordonnées du centre et le rayon d'une sphère qui, au lieu d'être
+osculatrice en tout sens indistinctement, le serait seulement dans une
+certaine direction particulière, correspondante à un rapport donné entre
+les deux accroissemens h et k. Il suffit alors, en effet, pour établir
+ce contact du second ordre <i>relatif</i>, d'ajouter, aux trois conditions
+ordinaires du contact du premier ordre, la condition unique qui résulte
+de la suppression totale des termes du second degré en h et k envisagés
+collectivement, sans qu'il soit nécessaire de les annuler chacun
+séparément; le nombre des relations se trouve par là seulement égal à
+celui des constantes disponibles renfermées dans l'équation générale de
+la sphère, qui est ainsi déterminée. Ce procédé se réduit proprement à
+étudier la courbure d'une surface en chaque point par celle des
+différentes courbes que tracerait sur cette surface une suite de plans
+menés par la normale correspondante.</p>
+
+<p>D'après la formule générale qui exprime le rayon de courbure de chacune
+de ces sections normales en fonction de sa direction, Euler, auquel est
+essentiellement due toute cette théorie, a découvert plusieurs théorèmes
+importans relatifs à une surface quelconque. Il a d'abord aisément
+établi que, parmi toutes les sections normales d'une surface en un même
+point, on en pouvait distinguer deux principales, dont la courbure,
+comparée à celle de toutes les autres, était un <i>minimum</i> pour la
+première, et un <i>maximum</i> pour la seconde, et dont les plans présentent
+cette circonstance remarquable d'être constamment perpendiculaires entre
+eux. Il a fait voir ensuite que, quelle que pût être la surface
+proposée, et sans qu'il fût même nécessaire de la définir, la courbure
+de ces deux sections principales suffisait seule pour déterminer
+complétement celle d'une autre section normale quelconque, à l'aide
+d'une formule invariable et très-simple, d'après l'inclinaison du plan
+de cette section sur celui de la section de plus grande ou de plus
+petite courbure. En considérant cette formule comme l'équation polaire
+d'une certaine courbe plane, il en a déduit une ingénieuse construction,
+éminemment remarquable par sa généralité et par sa simplicité. Elle
+consiste en ce que, si l'on construit une ellipse telle que les
+distances d'un de ses foyers aux deux extrémités du grand axe soient
+égales aux deux rayons de courbure <i>maximum</i> et <i>minimum</i>, le rayon de
+courbure de toute autre section normale sera égal à celui des rayons
+vecteurs de l'ellipse qui fera avec l'axe un angle double de
+l'inclinaison du plan de cette section sur celui d'une des sections
+principales. Cette ellipse se change en une hyperbole construite de la
+même manière, quand les deux sections principales ne tournent pas leur
+concavité dans le même sens: enfin elle devient une parabole, lorsque la
+surface est du genre de celles qui peuvent être engendrées par une ligne
+droite, ou qu'elle présente une <i>inflexion</i> au point que l'on considère.
+De cette belle propriété fondamentale, on a conclu plus tard un grand
+nombre de théorèmes secondaires plus ou moins intéressans, que ce n'est
+pas ici le lieu d'indiquer. Je dois seulement signaler le théorème
+essentiel par lequel Meunier a complété le travail d'Euler, en
+rattachant la courbure de toutes les courbes quelconques qui peuvent
+être tracées sur une surface en un même point, à celle des sections
+normales, les seules qu'Euler eût considérées. Ce théorème consiste en
+ce que le centre de courbure de toute section oblique peut être envisagé
+comme la projection sur le plan de cette section, du centre de courbure
+correspondant à la section normale qui passerait par la même tangente:
+d'où Meunier a déduit une construction fort simple, d'après laquelle,
+par l'emploi d'un cercle analogue à l'ellipse d'Euler, on détermine la
+courbure des sections obliques, connaissant celle des sections normales;
+en sorte que, par la combinaison des deux théorèmes, la seule courbure
+des deux sections normales <i>principales</i> suffit pour obtenir celle de
+toutes les autres courbes qu'on peut tracer sur une surface d'une
+manière quelconque en chaque point considéré.</p>
+
+<p>La théorie précédente permet d'étudier complétement, point par point, la
+courbure d'une surface quelconque. Afin de lier plus aisément entre
+elles les considérations relatives aux divers points d'une même surface,
+les géomètres ont cherché à déterminer ce qu'ils appellent les <i>lignes
+de courbure</i> d'une surface, c'est-à-dire, celles qui jouissent de la
+propriété que les normales consécutives à la surface peuvent y être
+regardées comme comprises dans un même plan. En chaque point d'une
+surface quelconque, il existe deux de ces lignes, qui se trouvent être
+constamment perpendiculaires entre elles, et dont les directions
+coïncident à leur origine avec celles des deux sections normales
+<i>principales</i> considérées ci-dessus, ce qui peut dispenser d'envisager
+distinctement ces dernières. La détermination de ces lignes de courbure
+s'effectue très-simplement sur les surfaces les plus usuelles, telles
+que les surfaces cylindriques, coniques, et de révolution. Cette
+nouvelle considération fondamentale est d'ailleurs devenue le point de
+départ de plusieurs autres recherches générales moins importantes, comme
+celle des <i>surfaces de courbure</i>, qui sont les lieux géométriques des
+centres de courbure des diverses sections <i>principales</i>; celle des
+surfaces développables formées par les normales à la surface menées aux
+différens points de chaque ligne de courbure, etc.</p>
+
+<p>Pour terminer l'examen de la théorie de la courbure, il me reste à
+indiquer sommairement ce qui se rapporte aux <i>courbes à double
+courbure</i>, c'est-à-dire, à celles qui ne peuvent être contenues dans un
+plan.</p>
+
+<p>Quant à la détermination de leurs tangentes, elle n'offre évidemment
+aucune difficulté. Si la courbe est donnée analytiquement par les
+équations de ses projections sur deux des plans coordonnées, les
+équations de sa tangente seront simplement celles des tangentes à ces
+deux projections, ce qui fait rentrer la question dans le cas des
+courbes planes. Si, sous un point de vue plus général, la définition
+analytique de la courbe consiste, ainsi que l'indique la douzième leçon,
+dans le système des équations des deux surfaces quelconques dont elle
+serait l'intersection, on regardera la tangente comme étant
+l'intersection des plans tangens à ces deux surfaces, et le problème
+sera ramené à celui du plan tangent, résolu ci-dessus.</p>
+
+<p>La courbure des courbes de cette nature donne lieu à l'établissement
+d'une notion nouvelle fort importante. En effet, dans une courbe plane,
+la courbure se trouve être suffisamment appréciée en mesurant
+l'inflexion plus ou moins grande des élémens consécutifs les uns sur les
+autres, qui est estimée indirectement par le rayon du cercle osculateur.
+Mais il n'en est nullement ainsi dans une courbe qui n'est point plane.
+Les élémens consécutifs n'étant plus alors contenus dans un même plan,
+on ne peut avoir une idée exacte de la courbure qu'en considérant
+distinctement les angles qu'ils forment entre eux et aussi les
+inclinaisons mutuelles des plans qui les comprennent. Il faut donc,
+avant tout, commencer par fixer ce qu'on doit entendre à chaque instant
+par <i>le plan</i> de la courbe, c'est-à-dire, celui que déterminent trois
+points infiniment voisins, et qu'on appelle, pour cette raison, le plan
+<i>osculateur</i>, qui change continuellement d'un point à un autre. La
+position de ce plan une fois obtenue, la mesure de la courbure
+ordinaire, à l'aide du cercle osculateur, ne présente plus évidemment
+aucune difficulté nouvelle. Quant à la seconde courbure, elle est
+estimée par l'angle plus ou moins grand que forment entre eux deux plans
+osculateurs consécutifs, et dont il est aisé de trouver généralement
+l'expression analytique. Pour établir plus d'analogie entre la théorie
+de cette courbure et celle de la première, on pourrait également la
+regarder comme mesurée indirectement d'après le rayon de la sphère
+<i>osculatrice</i> qui passerait par quatre points infiniment voisins de la
+courbe proposée, et dont l'équation se formerait de la même manière que
+celle du plan osculateur. On l'apprécie ordinairement par la courbure
+maximum que présente, au point considéré, la surface développable qui
+est le lieu géométrique de toutes les tangentes à la courbe proposée.</p>
+
+<p>Nous devons passer maintenant à l'indication des questions de géométrie
+générale à trois dimensions qui dépendent du calcul intégral; elles
+comprennent la quadrature des surfaces courbes, et la cubature des
+volumes correspondans.</p>
+
+<p>Relativement à la quadrature des surfaces courbes, il faut, pour établir
+l'équation différentielle générale, concevoir la surface partagée en
+élémens plans infinimens petits dans tous les sens, par quatre plans
+perpendiculaires deux à deux aux axes des coordonnées x et y. Chacun de
+ces élémens, situé dans le plan tangent correspondant, aurait évidemment
+pour projection horizontale, le rectangle formé par les différentielles
+des deux coordonnées horizontales, et dont l'aire serait dxdy. Cette
+aire donnera celle de l'élément lui-même, d'après un théorème
+élémentaire fort simple, en la divisant par le cosinus de l'angle que
+fait le plan tangent avec le plan des x, y. On trouvera ainsi que
+l'expression de cet élément est généralement:</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/009.png"></p>
+
+
+<p> C'est donc par la
+double intégration de cette formule différentielle à deux variables
+qu'on connaîtra, dans chaque cas particulier, l'aire de la surface
+proposée, autant que pourra le permettre l'imperfection actuelle du
+calcul intégral. Les limites de chaque intégrale successive seront
+déterminées par la nature des surfaces dont l'intersection avec celle
+que l'on considère devra circonscrire l'étendue à mesurer, en sorte que,
+dans l'application de cette méthode générale, il faudra apporter un soin
+particulier à la manière de fixer les constantes arbitraires ou les
+fonctions arbitraires introduites par l'intégration.</p>
+
+<p>Relativement à la cubature des volumes terminés par les surfaces
+courbes, le système de plans à l'aide duquel nous venons de différentier
+l'aire, peut aussi servir immédiatement à décomposer le volume en
+élémens polyèdres. Il est clair, en effet, que l'espace infiniment petit
+du second ordre compris entre ces quatre plans, doit être envisagé,
+suivant l'esprit de la méthode infinitésimale, comme égal au
+parallélipipède rectangle ayant pour hauteur l'ordonnée verticale z du
+point que l'on considère et pour base le rectangle dxdy, puisque leur
+différence est évidemment un infiniment petit du troisième ordre,
+moindre que dzdydz. D'après cela, un des plus simples théorèmes de la
+géométrie élémentaire fournira directement, pour l'expression
+différentielle du volume cherché, l'équation générale</p>
+
+<p class="mid">d<sup>2</sup>V = z dx dy;</p>
+
+
+<p>d'où l'on déduira, par une double intégration, dans chaque cas
+particulier, la valeur effective de ce volume, en ayant le même égard
+que précédemment à la détermination des limites de chaque intégrale,
+conformément à la nature des surfaces qui devront circonscrire
+latéralement le volume proposé.</p>
+
+<p>Sans entrer ici dans aucun détail relatif à la solution définitive de
+l'une ou de l'autre de ces deux questions fondamentales, il peut être
+utile de remarquer, d'après les équations différentielles précédentes,
+une analogie générale et singulière qui existe nécessairement entre
+elles, et qui permettrait de transformer toute recherche relative à la
+quadrature en une recherche correspondante relative à la cubature. On
+voit, en effet, que les deux équations différentielles ne diffèrent que
+par le changement de z en</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/010.png"></p>
+
+<p>en passant de la
+seconde à la première. Ainsi l'aire d'une surface courbe quelconque peut
+être regardée comme numériquement égale au volume d'un corps terminé par
+une surface dont l'ordonnée verticale aurait à chaque instant pour
+valeur la sécante de l'angle que fait avec le plan horizontal le plan
+tangent correspondant à la surface primitive, les limites étant
+d'ailleurs supposées respectivement les mêmes.</p>
+
+<p>Pour terminer l'examen philosophique de la géométrie générale à trois
+dimensions, il me reste à considérer sommairement la belle conception
+fondamentale établie par Monge relativement à la classification
+analytique des surfaces en familles naturelles, qui doit être regardée
+comme le perfectionnement le plus important qu'ait reçu la science
+géométrique depuis Descartes et Leïbnitz.</p>
+
+<p>Quand on se propose d'étudier, sous un point de vue général, les
+propriétés spéciales des diverses surfaces, la première difficulté qui
+se présente consiste dans l'absence d'une bonne classification,
+déterminée par les caractères géométriques les plus essentiels, et
+d'ailleurs suffisamment simple. Dès la fondation de la géométrie
+analytique, les géomètres ont été involontairement conduits à classer
+les surfaces, comme les courbes, par la forme et le degré de leurs
+équations, seule considération qui s'offrît d'elle-même à l'esprit pour
+servir de base à une distinction dont l'importance n'avait d'abord été
+nullement sentie. Mais il est aisé de voir que ce principe de
+classification, convenablement applicable aux équations du premier et du
+second degré, ne remplit aucune des conditions principales auxquels doit
+satisfaire un tel travail. En effet, on sait que Newton, en discutant
+l'équation générale du troisième degré à deux variables, pour se borner
+à la simple énumération des diverses courbes planes qu'elle peut
+représenter, a reconnu que, bien qu'elles fussent toutes nécessairement
+indéfinies en tout sens, on devait en distinguer 74 espèces
+particulières, aussi différentes les unes des autres que le sont entre
+elles les trois courbes du second degré. Quoique personne n'ait analysé
+sous le même point de vue l'équation générale du quatrième degré à deux
+variables, il n'est pas douteux qu'elle ne dût faire naître un nombre
+beaucoup plus considérable encore de courbes distinctes; et ce nombre
+devrait évidemment augmenter avec une prodigieuse rapidité d'après le
+degré de l'équation. Si maintenant l'on passe aux équations à trois
+variables, qui, vu leur plus grande complication, présentent
+nécessairement bien plus de variété, il est incontestable que le nombre
+des surfaces vraiment distinctes qu'elles peuvent exprimer doit être
+encore plus multiplié, et croître beaucoup plus rapidement d'après le
+degré. Cette multiplicité devient telle, qu'on s'est toujours borné à
+analyser ainsi les équations des deux premiers degrés, aucun géomètre
+n'ayant tenté pour les surfaces du troisième degré ce qu'a exécuté
+Newton pour les courbes correspondantes. Il suit donc de cette
+considération évidente que, quand même l'imperfection de l'algèbre ne
+s'opposerait pas à l'emploi indéfini d'un procédé semblable, la
+classification générale des surfaces par le degré et la forme de leurs
+équations serait entièrement impraticable. Mais ce motif n'est pas le
+seul qui doive faire rejeter une telle classification; il n'est point
+même le plus important. En effet, cette manière de disposer les
+surfaces, outre l'impossibilité de la suivre, se trouve directement
+contraire à la principale destination de toute bonne classification
+quelconque, consistant à rapprocher le plus les uns des autres les
+objets qui offrent les relations les plus importantes, et à éloigner
+ceux dont les analogies ont peu de valeur. L'identité du degré de leurs
+équations est, pour les surfaces, un caractère d'une valeur géométrique
+très-médiocre, qui n'indique pas même exactement le nombre des points
+nécessaires à l'entière détermination de chacune. La propriété commune
+la plus importante à considérer entre des surfaces consiste évidemment
+dans leur mode de génération; toutes celles qui sont engendrées de la
+même manière devant offrir nécessairement une grande analogie
+géométrique, tandis qu'elles ne sauraient avoir que de très-faibles
+ressemblances si elles sont engendrées d'après des modes essentiellement
+différens. Ainsi, par exemple, toutes les surfaces cylindriques, quelle
+que soit la forme de leur base, constituent une même famille naturelle,
+dont les diverses espèces présentent un grand nombre de propriétés
+communes de première importance: il en est de même pour toutes les
+surfaces coniques, et aussi pour toutes les surfaces de révolution, etc.
+Or, cet ordre naturel se trouve complétement détruit par la
+classification fondée sur le degré des équations. Car des surfaces
+assujéties à un même mode de génération, les surfaces cylindriques, par
+exemple, peuvent fournir des équations de tous les degrés imaginables,
+à raison de la seule différence secondaire de leurs bases; tandis, que
+d'un autre côté, des équations d'un même degré quelconque expriment
+souvent des surfaces de nature géométrique opposée, les unes
+cylindriques, les autres coniques, ou de révolution, etc. Une telle
+classification analytique est donc radicalement vicieuse, comme séparant
+ce qui doit être réuni, et rapprochant ce qui doit être distingué.
+Cependant, la géométrie générale étant entièrement fondée sur l'emploi
+des considérations et des méthodes analytiques, il est indispensable que
+la classification puisse prendre aussi un caractère analytique.</p>
+
+<p>Tel était donc l'état précis de la difficulté fondamentale, si
+heureusement vaincue par Monge: les familles naturelles entre les
+surfaces étant clairement établies sous le point de vue géométrique
+d'après le mode de génération, il fallait découvrir un genre de
+relations analytiques destiné à présenter constamment une interprétation
+abstraite de ce caractère concret. Cette découverte capitale était
+rigoureusement indispensable pour achever de constituer la théorie
+générale des surfaces.</p>
+
+<p>La considération, que Monge a employée pour y parvenir, consiste dans
+cette observation générale, aussi simple que directe: les surfaces
+assujéties à un même mode de génération sont nécessairement
+caractérisées par une certaine propriété commune de leur plan tangent en
+un point quelconque; en sorte qu'en exprimant analytiquement cette
+propriété d'après l'équation générale du plan tangent à une surface
+quelconque, on formera une équation différentielle représentant à la
+fois toutes les surfaces de cette famille.</p>
+
+<p>Ainsi, par exemple, toute surface cylindrique présente ce caractère
+exclusif: que le plan tangent en un point quelconque de la surface est
+constamment parallèle à la droite fixe qui indique la direction des
+génératrices. D'après cela, il est aisé de voir que les équations de
+cette droite étant supposées être</p>
+
+<p class="mid"> x=az, y=bz,</p>
+
+ <p>l'équation générale
+du plan tangent établie ci-dessus donnera, pour l'équation
+différentielle commune à toutes les surfaces cylindriques,</p>
+
+<p class="mid">a dz/dx + b dz/dy =1.</p>
+
+<p>De même, relativement aux surfaces coniques, elles sont toutes
+caractérisées sous ce point de vue par la propriété nécessaire que leur
+plan tangent en un point quelconque passe constamment par le sommet du
+cône. Si donc α, β, γ, désignent les coordonnées de ce
+sommet, on trouvera immédiatement</p>
+
+<p class="mid"> (x-α) dz/dx + (y-β) dz/dy = z-γ,</p>
+
+<p>pour l'équation différentielle
+représentant la famille entière des surfaces coniques.</p>
+
+<p>Dans les surfaces de révolution, le plan tangent en un point quelconque
+est toujours perpendiculaire au plan <i>méridien</i>, c'est-à-dire à celui
+qui passe par ce point et par l'axe de la surface. Afin d'exprimer
+analytiquement cette propriété d'une manière plus simple, supposons que
+l'axe de révolution soit pris pour celui des z: l'équation
+différentielle commune à toute cette famille de surfaces, sera</p>
+
+
+<p class="mid"> y dz/dx - x dz/dy = 0.</p>
+
+<p>Il serait superflu de citer ici un plus grand nombre d'exemples pour
+établir clairement, en général, que, quel que soit le mode de
+génération, toutes les surfaces d'une même famille naturelle sont
+susceptibles d'être représentées analytiquement par une même équation
+<i>aux différences partielles</i> contenant des constantes arbitraires,
+d'après une propriété commune de leur plan tangent.</p>
+
+<p>Afin de compléter cette correspondance fondamentale et nécessaire entre
+le point de vue géométrique et le point de vue analytique, Monge a
+considéré en outre les équations finies qui sont les intégrales de ces
+équations différentielles, et qu'on peut d'ailleurs presque toujours
+facilement obtenir aussi par des recherches directes. Chacune de ces
+équations finies doit, comme on le sait par la théorie générale de
+l'intégration, contenir une fonction arbitraire, si l'équation
+différentielle est seulement du premier ordre; ce qui n'empêche pas que
+de telles équations, quoique beaucoup plus générales que celles dont on
+s'occupe ordinairement, ne présentent un sens nettement déterminé, soit
+sous le rapport géométrique, soit sous le simple rapport analytique.
+Cette fonction arbitraire correspond à ce qu'il y a d'indéterminé dans
+la génération des surfaces proposées, à la base, par exemple, si les
+surfaces sont cylindriques ou coniques, à la courbe méridienne, si elles
+sont de révolution, etc.<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a>
+<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>. Dans certains cas même, l'équation finie
+d'une famille de surfaces contient à la fois deux fonctions arbitraires,
+affectées à des combinaisons distinctes des coordonnées variables; c'est
+ce qui a lieu lorsque l'équation différentielle correspondante doit être
+du second ordre; sous le point de vue géométrique, cette indétermination
+plus grande indique une famille plus générale, et néanmoins
+caractérisée. Telle est, par exemple, la famille des surfaces
+développables, qui comprend, comme subdivisions, toutes les surfaces
+cylindriques, toutes les surfaces coniques, et une infinité d'autres
+familles analogues, et qui peut cependant être nettement définie, dans
+sa plus grande généralité, comme étant l'<i>enveloppe</i> de l'espace
+parcouru par un plan qui se meut en restant toujours tangent à deux
+surfaces fixes quelconques, ou comme le lieu géométrique de toutes les
+tangentes à une même courbe quelconque à double courbure. Ce groupe
+naturel de surfaces a, pour équation différentielle invariable, cette
+équation très-simple, découverte par Euler, entre les trois dérivées
+partielles du second ordre,</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/012.png"></p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote27"
+name="footnote27"><b>Note 27: </b></a><a href="#footnotetag27">
+(retour) </a> On trouve, par exemple, soit d'après les
+ considérations directes de géométrie analytique, soit en
+ résultat des méthodes d'intégration, que les surfaces
+ cylindriques et les surfaces coniques ont pour équations
+ finies
+<p class="mid"><img alt="" src="images/011.png"></p>
+
+<p> désignant une fonction entièrement arbitraire. </p>
+</blockquote>
+
+<p>L'équation finie contient donc nécessairement deux fonctions arbitraires
+distinctes, qui correspondent géométriquement aux deux surfaces
+indéterminées sur lesquelles doit glisser le plan générateur, ou aux
+deux équations quelconques de la courbe directrice.</p>
+
+<p>Quoiqu'il soit utile de considérer les équations finies des familles
+naturelles de surfaces, on conçoit néanmoins que l'indétermination des
+fonctions arbitraires qu'elles renferment inévitablement, doit les
+rendre peu propres à des travaux analytiques soutenus, pour lesquels il
+est bien préférable d'employer les équations différentielles, où il
+n'entre que de simples constantes arbitraires, malgré leur nature
+indirecte. C'est par là que l'étude générale et régulière des propriétés
+des diverses surfaces est réellement devenue possible, le point de vue
+commun ayant pu ainsi être saisi et séparé par l'analyse. On conçoit
+qu'une telle conception ait permis de découvrir des résultats d'un degré
+de généralité et d'intérêt infiniment supérieurs à ceux qu'on pouvait
+obtenir auparavant. Pour ne citer qu'un seul exemple très-simple, qui
+est fort loin d'être le plus remarquable, c'est par une semblable
+méthode de géométrie analytique qu'on a pu reconnaître cette singulière
+propriété de toute équation <i>homogène</i> à trois variables, de représenter
+nécessairement une surface conique dont le sommet est situé à l'origine
+des coordonnées; de même, parmi les recherches plus difficiles, il a
+été possible de déterminer, à l'aide du calcul des variations, le plus
+court chemin d'un point à un autre sur une surface développable
+quelconque, sans qu'il fût nécessaire de la particulariser, etc.</p>
+
+<p>J'ai cru devoir ici accorder quelque développement à l'exposition
+philosophique de cette belle conception de Monge, qui constitue, sans
+contredit, son premier titre à la gloire, et dont la haute importance ne
+me semble point avoir encore été dignement sentie, excepté par Lagrange,
+si juste appréciateur de tous ses émules. Je regrette même d'être
+réduit, par les limites naturelles de cet ouvrage, à une indication
+aussi imparfaite, où je n'ai pu seulement signaler l'heureuse réaction
+nécessaire de cette nouvelle géométrie sur le perfectionnement de
+l'analyse, quant à la théorie générale des équations différentielles à
+plusieurs variables.</p>
+
+<p>En méditant sur cette classification philosophique des surfaces,
+essentiellement analogue aux méthodes naturelles que les physiologistes
+ont tenté d'établir en zoologie et en botanique, on est conduit à se
+demander si les courbes elles-mêmes ne comportent pas une opération
+semblable. Vu la variété infiniment moindre qui existe entre elles, un
+tel travail est à la fois moins important et plus difficile, les
+caractères qui pourraient servir de base n'étant point alors à beaucoup
+près aussi tranchés. Il a donc été naturel que l'esprit humain s'occupât
+d'abord de classer les surfaces. Mais on doit sans doute espérer que cet
+ordre de considérations s'étendra plus tard jusqu'aux courbes. On peut
+même apercevoir déjà entre elles quelques familles vraiment naturelles,
+comme celle des paraboles quelconques, et celle des hyperboles
+quelconques, etc. Néanmoins, il n'a été encore produit aucune conception
+générale directement propre à déterminer une telle classification.</p>
+
+<p>Ayant ainsi exposé aussi nettement qu'il m'a été possible, dans cette
+leçon et dans l'ensemble des quatre précédentes, le véritable caractère
+philosophique de la section la plus générale et la plus simple de la
+mathématique concrète, je dois maintenant entreprendre le même travail
+relativement à la science immense et plus compliquée de la mécanique
+rationnelle. Ce sera l'objet des quatre leçons suivantes.</p>
+<a name="l15" id="l15"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>QUINZIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Considérations philosophiques sur les principes fondamentaux
+de la mécanique rationnelle.</p>
+
+<p>Les phénomènes mécaniques sont, par leur nature, comme nous l'avons déjà
+remarqué, à la fois plus particuliers, plus compliqués et plus concrets
+que les phénomènes géométriques. Aussi, conformément à l'ordre
+encyclopédique établi dans cet ouvrage, plaçons-nous la mécanique
+rationnelle après la géométrie dans cette exposition philosophique de la
+mathématique concrète, comme étant nécessairement d'une étude plus
+difficile, et par suite moins perfectionnée. Les questions géométriques
+sont toujours complétement indépendantes de toute considération
+mécanique, tandis que les questions mécaniques se compliquent
+constamment des considérations géométriques, la forme des corps devant
+influer inévitablement sur les phénomènes du mouvement ou de
+l'équilibre. Cette complication est souvent telle, que le plus simple
+changement dans la forme d'un corps suffit seul pour augmenter
+extrêmement les difficultés du problème de mécanique dont il est le
+sujet, comme on peut s'en faire une idée en considérant, par exemple,
+l'importante détermination de la gravitation mutuelle de deux corps en
+résultat de celle de toutes leurs molécules, question qui n'est encore
+complétement résolue qu'en supposant à ces corps une forme sphérique, et
+où, par conséquent, le principal obstacle vient évidemment des
+circonstances géométriques.</p>
+
+<p>Puisque nous avons reconnu dans les leçons précédentes que le caractère
+philosophique de la science géométrique était encore altéré à un certain
+degré par un reste d'influence très-sensible de l'esprit métaphysique,
+on doit s'attendre naturellement, vu cette plus grande complication
+nécessaire de la mécanique rationnelle, à l'en trouver bien plus
+profondément affectée. C'est ce qui n'est, en effet, que trop facile à
+constater. Le caractère de science naturelle, encore plus évidemment
+inhérent à la mécanique qu'à la géométrie, est aujourd'hui complétement
+déguisé dans presque tous les esprits, par l'emploi des considérations
+ontologiques. On remarque, dans toutes les notions fondamentales de
+cette science, une confusion profonde et continuelle entre le point de
+vue abstrait et le point de vue concret, qui empêche de distinguer
+nettement ce qui est réellement physique de ce qui est purement logique,
+et de séparer avec exactitude les conceptions artificielles uniquement
+destinées à faciliter l'établissement des lois générales de l'équilibre
+ou du mouvement, des faits naturels fournis par l'observation effective
+du monde extérieur, qui constituent les bases réelles de la science. On
+peut même reconnaître que l'immense perfectionnement de la mécanique
+rationnelle depuis un siècle, soit sous le rapport de l'extension de ses
+théories, soit quant à leur coordination, a fait en quelque sorte
+rétrograder sous ce rapport la conception philosophique de la science,
+qui est communément exposée aujourd'hui d'une manière beaucoup moins
+nette que Newton ne l'avait présentée. Ce développement ayant été, en
+effet, essentiellement obtenu par l'usage de plus en plus exclusif de
+l'analyse mathématique, l'importance prépondérante de cet admirable
+instrument a fait graduellement contracter l'habitude de ne voir dans la
+mécanique rationnelle que de simples questions d'analyse; et, par une
+extension abusive, quoique très-naturelle, d'une telle manière de
+procéder, on a tenté d'établir, <i>a priori</i>, d'après des considérations
+purement analytiques, jusqu'aux principes fondamentaux de la science,
+que Newton s'était sagement borné à présenter comme des résultats de la
+seule observation. C'est ainsi, par exemple, que Daniel Bernouilli,
+d'Alembert, et, de nos jours, Laplace, ont essayé de prouver la règle
+élémentaire de la composition des forces par des démonstrations
+uniquement analytiques, dont Lagrange seul a bien aperçu l'insuffisance
+radicale et nécessaire. Tel est, maintenant encore, l'esprit qui domine
+plus ou moins chez tous les géomètres. Il est néanmoins évident en thèse
+générale, comme nous l'avons plusieurs fois remarqué, que l'analyse
+mathématique, quelle que soit son extrême importance, dont j'ai tâché de
+donner une juste idée, ne saurait être, par sa nature, qu'un puissant
+moyen de déduction, qui, lorsqu'il est applicable, permet de
+perfectionner une science au degré le plus éminent, après que les
+fondemens en ont été posés, mais qui ne peut jamais suffire à établir
+ces bases elles-mêmes. S'il était possible de constituer entièrement la
+science de la mécanique d'après de simples conceptions analytiques, on
+ne pourrait se représenter comment une telle science deviendrait jamais
+vraiment applicable à l'étude effective de la nature. Ce qui établit la
+réalité de la mécanique rationnelle, c'est précisément, au contraire,
+d'être fondée sur quelques faits généraux, immédiatement fournis par
+l'observation, et que tout philosophe vraiment positif doit envisager,
+ce me semble, comme n'étant susceptibles d'aucune explication
+quelconque. Il est donc certain qu'on a abusé en mécanique de l'esprit
+analytique, beaucoup plus encore qu'en géométrie. L'objet spécial de
+cette leçon est d'indiquer comment, dans l'état actuel de la science, on
+peut établir nettement son véritable caractère philosophique, et la
+dégager définitivement de toute influence métaphysique, en distinguant
+constamment le point de vue abstrait du point de vue concret, et en
+effectuant une séparation exacte entre la partie simplement
+expérimentale de la science, et la partie purement rationnelle. D'après
+le but de cet ouvrage, un tel travail doit nécessairement précéder les
+considérations générales sur la composition effective de cette science,
+qui seront successivement exposées dans les trois leçons suivantes.</p>
+
+<p>Commençons par indiquer avec précision l'objet général de la science.</p>
+
+<p>On a l'habitude de remarquer d'abord, et avec beaucoup de raison, que la
+mécanique ne considère point, non-seulement les causes premières des
+mouvemens, qui sont en dehors de toute philosophie positive, mais même
+les circonstances de leur production, lesquelles, quoique constituant
+réellement un sujet intéressant de recherches positives dans les
+diverses parties de la <i>physique</i>, ne sont nullement du ressort de la
+mécanique, qui se borne à envisager le mouvement en lui-même, sans
+s'enquérir de quelle manière il a été déterminé. Ainsi les <i>forces</i> ne
+sont autre chose, en mécanique, que les mouvemens produits ou tendant à
+se produire; et deux forces qui impriment à un même corps la même
+vitesse dans la même direction sont regardées comme identiques, quelque
+diverse que puisse être leur origine, soit que le mouvement provienne
+des contractions musculaires d'un animal, ou de la pesanteur vers un
+centre attractif, ou du choc d'un corps quelconque, ou de la dilatation
+d'un fluide élastique, etc. Mais, quoique cette manière de voir soit
+heureusement devenue aujourd'hui tout-à-fait familière, il reste encore
+aux géomètres à opérer, sinon dans la conception même, du moins dans le
+langage habituel, une réforme essentielle pour écarter entièrement
+l'ancienne notion métaphysique des <i>forces</i>, et indiquer plus nettement
+qu'on ne le fait encore le véritable point de vue de la mécanique<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a>
+<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote28"
+name="footnote28"><b>Note 28: </b></a><a href="#footnotetag28">
+(retour) </a> Il importe de remarquer aussi que le nom même
+ de la science est extrêmement vicieux, en ce qu'il rappelle
+ seulement une de ses applications les plus secondaires, ce
+ qui devient habituellement une source de confusion, qui
+ oblige à ajouter fréquemment l'adjectif <i>rationnelle</i>, dont
+ la répétition, quoiqu'indispensable, est fastidieuse. Les
+ philosophes allemands, pour éviter cet inconvénient, ont
+ créé la dénomination beaucoup plus philosophique de
+ <i>phoronomie</i>, employée dans le traité d'Hermann, et dont
+ l'adoption générale serait très-désirable.
+</blockquote>
+
+<p>Cela posé, on peut caractériser d'une manière très-précise le problème
+général de la mécanique rationnelle. Il consiste à déterminer l'effet
+que produiront sur un corps donné différentes forces quelconques
+agissant simultanément, lorsqu'on connaît le mouvement simple qui
+résulterait de l'action isolée de chacune d'elles; ou, en prenant la
+question en sens inverse, à déterminer les mouvemens simples dont la
+combinaison donnerait lieu à un mouvement composé connu. Cet énoncé
+montre exactement quelles sont nécessairement les données et les
+inconnues de toute question mécanique. On voit que l'étude de l'action
+d'une force unique n'est jamais, à proprement parler, du domaine de la
+mécanique rationnelle, où elle est toujours supposée connue, car le
+second problème général n'est susceptible d'être résolu que comme étant
+l'inverse du premier. Toute la mécanique porte donc essentiellement sur
+la combinaison des forces, soit que de leur concours il résulte un
+mouvement dont il faut étudier les diverses circonstances, soit que par
+leur neutralisation mutuelle le corps se trouve dans un état
+d'équilibre dont il s'agit de fixer les conditions caractéristiques.</p>
+
+<p>Les deux problèmes généraux, l'un direct, l'autre inverse, dans la
+solution desquels consiste la science de la mécanique, ont, sous le
+rapport des applications, une importance égale; car, tantôt les
+mouvemens simples peuvent être immédiatement étudiés par l'observation,
+tandis que la connaissance du mouvement qui résultera de leur
+combinaison ne saurait être obtenue que par la théorie; et tantôt, au
+contraire, le mouvement composé peut seul être effectivement observé,
+tandis que les mouvemens simples, dont on le regardera comme le produit,
+ne sont susceptibles d'être déterminés que rationnellement. Ainsi, par
+exemple, dans le cas de la chute oblique des corps pesans à la surface
+de la terre, on connaît les deux mouvemens simples que prendrait le
+corps par l'action isolée de chacune des forces dont il est animé,
+savoir, la direction et la vitesse du mouvement uniforme que produirait
+la seule impulsion, et la loi d'accélération du mouvement vertical
+varié, qui résulterait de la seule pesanteur; dès-lors, on se propose de
+découvrir les diverses circonstances du mouvement composé produit par
+l'action combinée de ces deux forces, c'est-à-dire de déterminer la
+trajectoire que décrira le mobile, sa direction et sa vitesse acquise à
+chaque instant, le temps qu'il emploiera à parvenir à une certaine
+position, etc.; on pourra, pour plus de généralité, joindre aux deux
+forces données la résistance du milieu ambiant, pourvu que la loi en
+soit également connue. La mécanique céleste présente un exemple capital
+de la question inverse, dans la détermination des forces qui produisent
+le mouvement des planètes autour du soleil, ou des satellites autour des
+planètes. On ne peut alors connaître immédiatement que le mouvement
+composé, et c'est d'après les circonstances caractéristiques de ce
+mouvement, telles que les lois de Képler les ont résumées, qu'il faut
+remonter aux forces élémentaires dont les astres doivent être conçus
+animés pour correspondre aux mouvemens effectifs; ces forces une fois
+connues, les géomètres peuvent utilement reprendre la question sous le
+point de vue opposé, qu'il eût été impossible de suivre primitivement.</p>
+
+<p>La véritable destination générale de la mécanique rationnelle étant
+ainsi nettement conçue, considérons maintenant les principes
+fondamentaux sur lesquels elle repose, et d'abord examinons un artifice
+philosophique de la plus haute importance relativement à la manière dont
+les corps doivent être envisagés en mécanique. Cette conception mérite
+d'autant plus notre attention qu'elle est encore habituellement
+entourée d'un épais nuage métaphysique, qui en fait méconnaître la vraie
+nature.</p>
+
+<p>Il serait entièrement impossible d'établir aucune proposition générale
+sur les lois abstraites de l'équilibre ou du mouvement, si on ne
+commençait par regarder les corps comme absolument <i>inertes</i>,
+c'est-à-dire comme tout-à-fait incapables de modifier spontanément
+l'action des forces qui leur sont appliquées. Mais la manière dont cette
+conception fondamentale est ordinairement présentée me semble
+radicalement vicieuse. D'abord cette notion abstraite, qui n'est qu'un
+simple artifice logique imaginé par l'esprit humain pour faciliter la
+formation de la mécanique rationnelle, ou plutôt pour la rendre
+possible, est souvent confondue avec ce qu'on appelle fort improprement
+<i>la loi d'inertie</i>, qui doit être regardée, ainsi que nous le verrons
+plus bas, comme un résultat général de l'observation. En second lieu, le
+caractère de cette idée est d'ordinaire tellement indécis, qu'on ne sait
+point exactement si cet état passif des corps est purement hypothétique,
+ou s'il représente la réalité des phénomènes naturels. Enfin, il résulte
+fréquemment de cette indétermination, que l'esprit est involontairement
+porté à regarder les lois générales de la mécanique rationnelle comme
+étant par elles-mêmes exclusivement applicables à ce que nous appelons
+les corps bruts, tandis qu'elles se vérifient nécessairement, au
+contraire, tout aussi bien dans les corps organisés, quoique leur
+application précise y rencontre de bien plus grandes difficultés. Il
+importe beaucoup de rectifier sous ces divers rapports les notions
+habituelles.</p>
+
+<p>Nous devons nettement reconnaître avant tout que cet état passif des
+corps est une pure abstraction, directement contraire à leur véritable
+constitution.</p>
+
+<p>Dans la manière de philosopher primitivement employée par l'esprit
+humain, on concevait, en effet, la matière comme étant réellement par sa
+nature essentiellement inerte ou passive, toute activité lui venant
+nécessairement du dehors, sous l'influence de certains êtres surnaturels
+ou de certaines entités métaphysiques. Mais depuis que la philosophie
+positive a commencé à prévaloir, et que l'esprit humain s'est borné à
+étudier le véritable état des choses, sans s'enquérir des <i>causes</i>
+premières et génératrices, il est devenu évident pour tout observateur
+que les divers corps naturels nous manifestent tous une activité
+spontanée plus ou moins étendue. Il n'y a sous ce rapport, entre les
+corps bruts et ceux que nous nommons par excellence <i>animés</i>, que de
+simples différences de degrés. D'abord, les progrès de la philosophie
+naturelle ont pleinement démontré, comme nous le constaterons
+spécialement plus tard, qu'il n'existe point de matière vivante
+proprement dite <i>sui generis</i>, puisqu'on retrouve dans les corps animés
+des élémens exactement identiques à ceux que présentent les corps
+inanimés. De plus, il est aisé de reconnaître dans ces derniers une
+activité spontanée exactement analogue à celle des corps vivans, mais
+seulement moins variée. N'y eût-il dans toutes les molécules matérielles
+d'autre propriété que la pesanteur, cela suffirait pour interdire à tout
+physicien de les regarder comme essentiellement passives. Ce serait
+vainement qu'on voudrait présenter les corps sous un point de vue
+entièrement inerte dans l'acte de la pesanteur, en disant qu'ils ne font
+alors qu'obéir à l'attraction du globe terrestre. Cette considération
+fût-elle exacte, on n'aurait fait évidemment que déplacer la difficulté,
+en transportant à la masse totale de la terre l'activité refusée aux
+molécules isolées. Mais, de plus, on voit clairement que, dans sa chute
+vers le centre de notre globe, un corps pesant est tout aussi actif que
+la terre elle-même, puisqu'il est prouvé que chaque molécule de ce corps
+attire une partie équivalente de la terre tout autant qu'elle en est
+attirée, quoique cette dernière attraction produise seule un effet
+sensible, à raison de l'immense inégalité des deux masses. Enfin, dans
+une foule d'autres phénomènes également universels, thermologiques,
+électriques, ou chimiques, la matière nous présente évidemment une
+activité spontanée très-variée, dont nous ne saurions plus la concevoir
+entièrement privée. Les corps vivans ne nous offrent réellement à cet
+égard d'autre caractère particulier que de manifester, outre tous ces
+divers genres d'activité, quelques-uns qui leur sont propres, et que les
+physiologistes tendent d'ailleurs de plus en plus à envisager comme une
+simple modification des précédens. Quoi qu'il en soit, il est
+incontestable que l'état purement passif, dans lequel les corps sont
+considérés en mécanique rationnelle, présente, sous le point de vue
+physique, une véritable absurdité.</p>
+
+<p>Examinons maintenant comment il est possible qu'une telle supposition
+soit employée sans aucun inconvénient dans l'établissement des lois
+abstraites de l'équilibre et du mouvement, qui n'en seront pas moins
+susceptibles ensuite d'être convenablement appliquées aux corps réels.
+Il suffit, pour cela, d'avoir égard à l'importante remarque préliminaire
+rappelée ci-dessus, que les mouvemens sont simplement considérés en
+eux-mêmes dans la mécanique rationnelle, sans aucun égard au mode
+quelconque de leur production. De là résulte évidemment, pour me
+conformer au langage adopté, la faculté de remplacer à volonté toute
+force par une autre d'une nature quelconque, pourvu qu'elle soit capable
+d'imprimer au corps exactement le même mouvement. D'après cette
+considération évidente, on conçoit qu'il est possible de faire
+abstraction des diverses forces qui sont réellement inhérentes aux
+corps, et de regarder ceux-ci comme seulement sollicités par des forces
+extérieures, puisqu'on pourra substituer à ces forces intérieures des
+forces extérieures mécaniquement équivalentes. Ainsi, par exemple,
+quoique tout corps soit nécessairement pesant, et que nous ne puissions
+même concevoir réellement un corps qui ne le serait pas, les géomètres
+considèrent, dans la mécanique abstraite, les corps comme étant d'abord
+entièrement dépouillés de cette propriété, qui est implicitement
+comprise au nombre des forces extérieures, si l'on a envisagé, comme il
+convient, un système de forces tout-à-fait quelconque. Que le corps,
+dans sa chute, soit mû par une attraction interne, ou qu'il obéisse à
+une simple impulsion extérieure, cela est indifférent pour la mécanique
+rationnelle, si le mouvement effectif se trouve être exactement
+identique, et l'on pourra par conséquent adopter de préférence la
+dernière conception. Il en est nécessairement ainsi relativement à
+toute autre propriété naturelle, qu'il sera toujours possible de
+remplacer par la supposition d'une action externe, construite de manière
+à produire le même mouvement, ce qui permettra de se représenter le
+corps comme purement passif; seulement, à mesure que l'observation ou
+l'expérience feront connaître avec plus de précision les lois de ces
+forces intérieures, il faudra toujours modifier en conséquence le
+système des forces extérieures qu'on leur substitue hypothétiquement, ce
+qui conduira souvent à une très-grande complication. Ainsi, par exemple,
+l'observation ayant appris que le mouvement vertical d'un corps en vertu
+de sa pesanteur n'est point uniforme, mais continuellement accéléré, on
+ne pourra point l'assimiler à celui qu'imprimerait au corps une
+impulsion unique dont l'action ne se renouvellerait plus, puisqu'il en
+résulterait évidemment une vitesse constante: on sera donc obligé de
+concevoir le corps comme ayant reçu successivement, à des intervalles de
+temps infiniment petits, une série infinie de chocs infiniment petits,
+tels que, la vitesse produite par chacun s'ajoutant d'une manière
+continue à celle qui résulte de l'ensemble des précédens, le mouvement
+effectif soit indéfiniment varié; et si l'expérience prouve que
+l'accélération du mouvement est uniforme, on supposera tous ces chocs
+successifs constamment égaux entre eux: dans tout autre cas, il faudra
+leur supposer, soit pour la direction, soit pour l'intensité, une
+relation exactement conforme à la loi réelle de la variation du
+mouvement; mais, à ces conditions, il est clair que la substitution sera
+toujours possible.</p>
+
+<p>Il serait inutile d'insister beaucoup pour faire sentir l'indispensable
+nécessité de supposer les corps dans cet état complétement passif, où
+l'on n'a plus à considérer que les forces extérieures qui leur sont
+appliquées, afin d'établir les lois abstraites de l'équilibre et du
+mouvement. On conçoit que s'il fallait d'abord tenir compte de la
+modification quelconque que le corps peut imprimer, en vertu de ses
+forces naturelles, à l'action de chacune de ces puissances extérieures,
+on ne pourrait établir, en mécanique rationnelle, la moindre proposition
+générale, d'autant plus que cette modification est loin, dans la plupart
+des cas, d'être exactement connue. Ce n'est donc qu'en commençant par en
+faire totalement abstraction, pour ne penser qu'à la réaction des forces
+les unes sur les autres, qu'il devient possible de fonder une mécanique
+abstraite, de laquelle on passera ensuite à la mécanique concrète, en
+restituant aux corps leurs propriétés actives naturelles, primitivement
+écartées. Cette restitution constitue, en effet, la principale
+difficulté qu'on éprouve pour opérer la transition de l'abstrait au
+concret en mécanique, difficulté qui limite singulièrement dans la
+réalité les applications importantes de cette science, dont le domaine
+théorique est, en lui-même, nécessairement indéfini. Afin de donner une
+idée de la portée de cet obstacle fondamental, on peut dire que, dans
+l'état actuel de la science mathématique, il n'y a vraiment qu'une seule
+propriété naturelle et générale des corps dont nous sachions tenir
+compte d'une manière convenable, c'est la pesanteur, soit terrestre,
+soit universelle; et encore faut-il supposer, dans ce dernier cas, que
+la forme des corps est suffisamment simple. Mais si cette propriété se
+complique de quelques autres circonstances physiques, comme la
+résistance des milieux, les frottemens, etc., si même les corps sont
+seulement supposés à l'état fluide, ce n'est encore que fort
+imparfaitement qu'on est parvenu jusqu'ici à en apprécier l'influence
+dans les phénomènes mécaniques. A plus forte raison nous est-il
+impossible de prendre en considération les propriétés électriques ou
+chimiques, et, bien moins encore, les propriétés physiologiques. Aussi
+les grandes applications de la mécanique rationnelle sont-elles
+réellement bornées jusqu'ici aux seuls phénomènes célestes, et même à
+ceux de notre système solaire, où il suffit d'avoir uniquement égard à
+une gravitation générale, dont la loi est simple et bien déterminée, et
+qui présente néanmoins des difficultés qu'on ne sait point encore
+surmonter complétement, lorsqu'on veut tenir un compte exact de toutes
+les actions secondaires susceptibles d'effets appréciables. On conçoit
+par là à quel degré les questions doivent se compliquer quand on passe à
+la mécanique terrestre, dont la plupart des phénomènes, même les plus
+simples, ne comporteront probablement jamais, vu la faiblesse de nos
+moyens réels, une étude purement rationnelle et pourtant exacte d'après
+les lois générales de la mécanique abstraite, quoique la connaissance de
+ces lois, d'ailleurs évidemment indispensable, puisse souvent conduire à
+des <i>indications</i> importantes.</p>
+
+<p>Après avoir expliqué la véritable nature de la conception fondamentale
+relative à l'état dans lequel les corps doivent être supposés en
+mécanique rationnelle, il nous reste à considérer les faits généraux ou
+les <i>lois physiques du mouvement</i> qui peuvent fournir une base réelle
+aux théories dont la science se compose. Cette importante exposition est
+d'autant plus indispensable, que, comme je l'ai indiqué ci-dessus,
+depuis qu'on s'est écarté de la route suivie par Newton, on a
+complétement méconnu le vrai caractère de ces lois, dont la notion
+ordinaire est encore essentiellement métaphysique.</p>
+
+<p>Les lois fondamentales du mouvement me semblent pouvoir être réduites à
+trois, qui doivent être envisagées comme de simples résultats de
+l'observation, dont il est absurde de vouloir établir <i>à priori</i> la
+réalité, bien qu'on l'ait tenté fréquemment.</p>
+
+<p>La première loi est celle qu'on désigne fort mal à propos sous le nom de
+<i>loi d'inertie</i>. Elle a été découverte par Képler. Elle consiste
+proprement en ce que tout mouvement est naturellement rectiligne et
+uniforme, c'est-à-dire que tout corps soumis à l'action d'une force
+unique quelconque, qui agit sur lui instantanément, se meut constamment
+en ligne droite et avec une vitesse invariable. L'influence de l'esprit
+métaphysique se manifeste particulièrement dans la manière dont cette
+loi est communément présentée. Au lieu de se borner à la regarder comme
+un fait observé, on a prétendu la démontrer abstraitement, par une
+application du principe de la raison suffisante, qui n'a pas la moindre
+solidité. En effet, pour expliquer, par exemple, la nécessité du
+mouvement rectiligne, on dit que le corps devait suivre la ligne droite,
+parce qu'il n'y a pas de raison pour qu'il s'écarte d'un côté plutôt que
+d'un autre de sa direction primitive. Il est aisé de constater
+l'invalidité radicale et même l'insignifiance complète d'une telle
+argumentation. D'abord, comment pourrions-nous être assurés <i>qu'il n'y a
+pas de raison</i> pour que le corps se dévie? que pouvons-nous savoir à cet
+égard, autrement que par l'expérience? Les considérations <i>à priori</i>
+fondées sur la <i>nature</i> des choses ne nous sont-elles pas complétement
+et nécessairement interdites en philosophie positive? D'ailleurs un tel
+principe, même quand on l'admettrait, ne comporte par lui-même qu'une
+application vague et arbitraire. Car, à l'origine du mouvement,
+c'est-à-dire à l'instant même où l'argument devrait être employé, il est
+clair que la trajectoire du corps n'a point encore de caractère
+géométrique déterminé, et que c'est seulement après que le corps a
+parcouru un certain espace qu'on peut constater quelle ligne il décrit.
+Il est évident, par la géométrie, que le mouvement initial, au lieu
+d'être regardé comme rectiligne, pourrait être indifféremment supposé
+circulaire, parabolique, ou suivant toute autre ligne tangente à la
+trajectoire effective, en sorte que la même argumentation répétée pour
+chacune de ces lignes, ce qui serait tout aussi légitime, conduirait à
+une conclusion absolument indéterminée. Pour peu qu'on réfléchisse sur
+un tel raisonnement, on ne tardera pas à reconnaître que, comme toutes
+les prétendues explications métaphysiques, il se réduit réellement à
+répéter en termes abstraits le fait lui-même, et à dire que les corps
+ont une tendance naturelle à se mouvoir en ligne droite, ce qui était
+précisément la proposition à établir. L'insignifiance de ces
+considérations vagues et arbitraires finira par devenir palpable si l'on
+remarque que, par suite de semblables argumens, les philosophes de
+l'antiquité, et particulièrement Aristote, avaient, au contraire,
+regardé le mouvement circulaire comme naturel aux astres, en ce qu'il
+est le plus <i>parfait</i> de tous, conception qui n'est également que
+l'énonciation abstraite d'un phénomène mal analysé.</p>
+
+<p>Je me suis borné à indiquer la critique des raisonnemens ordinaires
+relativement à la première partie de la loi d'inertie. On peut faire des
+remarques parfaitement analogues au sujet de la seconde partie, qui
+concerne l'invariabilité de la vitesse, et qu'on prétend aussi pouvoir
+démontrer abstraitement, en se bornant à dire qu'il n'y a pas de raison
+pour que le corps se meuve jamais plus lentement ou plus rapidement qu'à
+l'origine du mouvement.</p>
+
+<p>Ce n'est donc point sur de telles considérations qu'on peut solidement
+établir une loi aussi importante, qui est un des fondemens nécessaires
+de toute la mécanique rationnelle. Elle ne saurait avoir de réalité
+qu'autant qu'on la conçoit comme basée sur l'observation. Mais, sous ce
+point de vue, l'exactitude en est évidente d'après les faits les plus
+communs. Nous avons continuellement occasion de reconnaître qu'un corps
+animé d'une force unique se meut constamment en ligne droite; et, s'il
+se dévie, nous pouvons aisément constater que cette modification tient à
+l'action simultanée de quelque autre force, active ou passive: enfin les
+mouvemens curvilignes eux-mêmes nous montrent clairement, par les
+phénomènes variés dus à ce qu'on appelle la <i>force centrifuge</i>, que les
+corps conservent constamment leur tendance naturelle à se mouvoir en
+ligne droite. Il n'y a pour ainsi dire aucun phénomène dans la nature
+qui ne puisse nous fournir une vérification sensible de cette loi, sur
+laquelle est en partie fondée toute l'économie de l'univers. Il en est
+de même relativement à l'uniformité du mouvement. Tous les faits nous
+prouvent que, si le mouvement primitivement imprimé se ralentit toujours
+graduellement et finit par s'éteindre entièrement, cela provient des
+résistances que les corps rencontrent sans cesse, et sans lesquelles
+l'expérience nous porte à penser que la vitesse demeurerait indéfiniment
+constante, puisque nous voyons augmenter sensiblement la durée de ce
+mouvement à mesure que nous diminuons l'intensité de ces obstacles. On
+sait que le simple mouvement d'un pendule écarté de la verticale, qui,
+dans les circonstances ordinaires, se maintient à peine pendant quelques
+minutes, a pu se prolonger jusqu'à plus de trente heures, en diminuant
+autant que possible le frottement au point de la suspension, et faisant
+osciller le corps dans un vide très-approché, lors des expériences de
+Borda à l'Observatoire de Paris pour déterminer la longueur du pendule à
+secondes par rapport au mètre. Les géomètres citent aussi avec beaucoup
+de raison, comme une preuve manifeste de la tendance naturelle des corps
+à conserver indéfiniment leur vitesse acquise, l'invariabilité
+rigoureuse qu'on remarque si clairement dans les mouvemens célestes,
+qui, s'exécutant dans un milieu d'une rareté extrême, se trouvent dans
+les circonstances les plus favorables à une parfaite observation de la
+loi d'inertie, et qui, en effet, depuis vingt siècles qu'on les étudie
+avec quelque exactitude, ne nous présentent point encore la moindre
+altération certaine, quant à la durée des rotations, ou à celle des
+révolutions, quoique la suite des temps et le perfectionnement de nos
+moyens d'appréciation doivent probablement nous dévoiler un jour
+quelques variations encore inconnues.</p>
+
+<p>Nous devons donc regarder comme une grande loi de la nature cette
+tendance spontanée de tous les corps à se mouvoir en ligne droite et
+avec une vitesse constante. Vu la confusion extrême des idées communes
+relativement à ce premier principe fondamental, il peut être utile de
+remarquer expressément ici que cette loi naturelle est tout aussi
+applicable aux corps vivans qu'aux corps inertes pour lesquels on la
+croit souvent exclusivement établie. Quelle que soit l'origine de
+l'impulsion qu'il a reçue, un corps vivant tend à persister, comme un
+corps inerte, dans la direction de son mouvement, et à conserver sa
+vitesse acquise: seulement il peut se développer en lui des forces
+susceptibles de modifier ou de supprimer ce mouvement, tandis que, pour
+les autres corps, ces modifications sont exclusivement dues à des agens
+extérieurs. Mais, dans ce cas même, nous pouvons acquérir une preuve
+directe et personnelle de l'universalité de la loi d'inertie, en
+considérant l'effort très-sensible que nous sommes obligés de faire pour
+changer la direction ou la vitesse de notre mouvement effectif, à tel
+point, que lorsque ce mouvement est très-rapide, il nous est impossible
+de le modifier ou de le suspendre à l'instant précis où nous le
+désirerions.</p>
+
+<p>La seconde loi fondamentale du mouvement est due à Newton. Elle consiste
+dans le principe de l'égalité constante et nécessaire entre l'action et
+la réaction; c'est-à-dire, que toutes les fois qu'un corps est mû par un
+autre d'une manière quelconque, il exerce sur lui, en sens inverse, une
+réaction telle, que le second perd, en raison des masses, une quantité
+de mouvement exactement égale à celle que le premier a reçue. On a
+essayé quelquefois d'établir aussi <i>à priori</i>, ce théorème général de
+philosophie naturelle, qui n'en est pas plus susceptible que le
+précédent. Mais il a été beaucoup moins le sujet de considérations
+sophistiques, et presque tous les géomètres s'accordent maintenant à le
+regarder d'après Newton comme un simple résultat de l'observation, ce
+qui me dispense ici de toute discussion analogue à celle de la loi
+d'inertie. Cette égalité dans l'action réciproque des corps se manifeste
+dans tous les phénomènes naturels, soit que les corps agissent les uns
+sur les autres par impulsion, soit qu'ils agissent par attraction; il
+serait superflu d'en citer ici des exemples. Nous avons même tellement
+occasion de constater cette mutualité dans nos observations les plus
+communes, que nous ne saurions plus concevoir un corps agissant sur un
+autre, sans que celui-ci réagisse sur lui.</p>
+
+<p>Je crois devoir seulement indiquer, dès ce moment, au sujet de cette
+seconde loi du mouvement, une remarque qui me semble importante, et qui
+d'ailleurs sera convenablement développée dans la dix-septième leçon.
+Elle consiste en ce que le célèbre principe de d'Alembert, d'après
+lequel on parvient à transformer si heureusement toutes les questions de
+dynamique en simples questions de statique, n'est vraiment autre chose
+que la généralisation complète de la loi de Newton, étendue à un système
+quelconque de forces. Ce principe en effet coïncide évidemment avec
+celui de l'égalité entre l'action et la réaction, lorsqu'on ne considère
+que deux forces. Une telle corrélation permet de concevoir désormais la
+proposition générale de d'Alembert comme ayant une base expérimentale,
+tandis qu'elle n'est communément établie jusqu'ici que sur des
+considérations abstraites peu satisfaisantes.</p>
+
+<p>La troisième loi fondamentale du mouvement me paraît consister dans ce
+que je propose d'appeler le principe de l'indépendance ou de la
+coexistence des mouvemens, qui conduit immédiatement à ce qu'on appelle
+vulgairement la composition des forces. Galilée est, à proprement
+parler, le véritable inventeur de cette loi, quoiqu'il ne l'ait point
+conçue précisément sous la forme que je crois devoir préférer ici.
+Considérée sous le point de vue le plus simple, elle se réduit à ce fait
+général, que tout mouvement exactement commun à tous les corps d'un
+système quelconque n'altère point les mouvemens particuliers de ces
+différens corps les uns à l'égard des autres, mouvemens qui continuent à
+s'exécuter comme si l'ensemble du système était immobile. Pour énoncer
+cet important principe avec une précision rigoureuse, qui n'exige plus
+aucune restriction, il faut concevoir que tous les points du système
+décrivent à la fois des droites parallèles et égales, et considérer que
+ce mouvement général, avec quelque vitesse et dans quelque direction
+qu'il puisse avoir lieu, n'affectera nullement les mouvemens relatifs.</p>
+
+<p>Ce serait vainement qu'on tenterait d'établir par aucune idée <i>à priori</i>
+cette grande loi fondamentale, qui n'en est pas plus susceptible que les
+deux précédentes. On pourrait, tout au plus, concevoir que si les corps
+du système sont entre eux à l'état de repos, ce déplacement commun, qui
+ne change évidemment ni leurs distances ni leurs situations respectives,
+ne saurait altérer cette immobilité relative: encore même, l'ignorance
+absolue où nous sommes nécessairement de la nature intime des corps et
+des phénomènes, ne nous permet point d'affirmer rationnellement, avec
+une sécurité parfaite, que l'introduction de cette circonstance nouvelle
+ne modifiera pas d'une manière inconnue les conditions primitives du
+système. Mais l'insuffisance d'une telle argumentation devient surtout
+sensible quand on essaie de l'appliquer au cas le plus étendu et le plus
+important, à celui où les différens corps du système sont en mouvement
+les uns à l'égard des autres. En s'attachant à faire abstraction, aussi
+complétement que possible, des observations si connues et si variées qui
+nous font reconnaître alors l'exactitude physique de ce principe, il
+sera facile de constater qu'aucune considération rationnelle ne nous
+donne le droit de conclure <i>a priori</i> que le mouvement général ne fera
+naître aucun changement dans les mouvemens particuliers. Cela est
+tellement vrai, que lorsque Galilée a exposé pour la première fois cette
+grande loi de la nature, il s'est élevé de toutes parts une foule
+d'objections <i>a priori</i> tendant à prouver l'impossibilité rationnelle
+d'une telle proposition, qui n'a été unanimement admise, que lorsqu'on a
+abandonné le point de vue logique pour se placer au point de vue
+physique.</p>
+
+<p>C'est donc seulement comme un simple résultat général de l'observation
+et de l'expérience que cette loi peut être en effet solidement établie.
+Mais, ainsi considérée, il est évident qu'aucune proposition de
+philosophie naturelle n'est fondée sur des observations aussi simples,
+aussi diverses, aussi multipliées, aussi faciles à vérifier. Il ne
+s'opère point dans le monde réel un seul phénomène dynamique qui n'en
+puisse offrir une preuve sensible; et toute l'économie de l'univers
+serait évidemment bouleversée de fond en comble, si on supposait que
+cette loi n'existât plus. C'est ainsi, par exemple, que dans le
+mouvement général d'un vaisseau, quelque rapide qu'il puisse être et
+suivant quelque direction qu'il ait lieu, les mouvemens relatifs
+continuent à s'exécuter, sauf les altérations provenant du roulis et du
+tangage, exactement comme si le vaisseau était immobile, en se composant
+avec le mouvement total pour un observateur qui n'y participerait pas.
+De même, nous voyons continuellement le déplacement général d'un foyer
+chimique, ou d'un corps vivant, n'affecter en aucune manière les
+mouvemens internes qui s'y exécutent. C'est ainsi surtout, pour citer
+l'exemple le plus important, que le mouvement du globe terrestre ne
+trouble nullement les phénomènes mécaniques qui s'opèrent à sa surface
+ou dans son intérieur. On sait que l'ignorance de cette troisième loi du
+mouvement a été précisément le principal obstacle scientifique qui s'est
+opposé pendant si long-temps à l'établissement de la théorie de
+Copernic, contre laquelle une telle considération présentait alors, en
+effet, des objections insurmontables, dont les coperniciens n'avaient
+essayé de se dégager que par de vaines subtilités métaphysiques avant la
+découverte de Galilée. Mais, depuis que le mouvement de la terre a été
+universellement reconnu, les géomètres l'ont présenté, avec raison,
+comme offrant lui-même une confirmation essentielle de la réalité de
+cette loi. Laplace a proposé à ce sujet une considération indirecte fort
+ingénieuse, que je crois utile d'indiquer ici, parce qu'elle nous montre
+le principe de l'indépendance des mouvemens sous la vérification d'une
+expérience continuelle et très-sensible. Elle consiste à remarquer que,
+si le mouvement général de la terre pouvait altérer en aucune manière
+les mouvemens particuliers qui s'exécutent à sa surface, cette
+altération ne saurait évidemment être la même pour tous ces mouvemens
+quelle que fût leur direction, et qu'ils en seraient nécessairement
+diversement affectés suivant l'angle plus ou moins grand que ferait
+cette direction avec celle du mouvement du globe. Ainsi, par exemple, le
+mouvement oscillatoire d'un pendule devrait alors nous présenter des
+différences très-considérables selon l'azimuth du plan vertical dans
+lequel il s'exécute, et qui lui donne une direction tantôt conforme,
+tantôt contraire, et fort inégalement contraire, à celle du mouvement de
+la terre; tandis que l'expérience ne nous manifeste jamais, à cet égard,
+la moindre variation, même en mesurant le phénomène avec l'extrême
+précision que comporte, sous ce rapport, l'état actuel de nos moyens
+d'observation.</p>
+
+<p>Afin de prévenir toute interprétation inexacte et toute application
+vicieuse de la troisième loi du mouvement, il importe de remarquer que,
+par sa nature, elle n'est relative qu'aux mouvemens de translation, et
+qu'on ne doit jamais l'étendre à aucun mouvement de rotation. Les
+mouvemens de translation sont évidemment, en effet, les seuls qui
+puissent être rigoureusement communs, pour le degré aussi bien que pour
+la direction, à toutes les diverses parties d'un système quelconque.
+Cette exacte parité ne saurait jamais avoir lieu quand il s'agit d'un
+mouvement de rotation, qui présente toujours nécessairement des
+inégalités entre les diverses parties du système, suivant qu'elles sont
+plus ou moins éloignées du centre de la rotation. C'est pourquoi tout
+mouvement de ce genre tend constamment à altérer l'état du système, et
+l'altère en effet si les conditions de liaison entre les diverses
+parties ne constituent pas une résistance suffisante. Ainsi, par
+exemple, dans le cas d'un vaisseau, ce n'est pas le mouvement général de
+progression qui peut troubler les mouvemens particuliers; le dérangement
+n'est dû qu'aux effets secondaires du roulis et du tangage, qui sont des
+mouvemens de rotation. Qu'une montre soit simplement transportée dans
+une direction quelconque avec autant de rapidité qu'on voudra, mais sans
+tourner nullement, elle n'en sera jamais affectée; tandis qu'un médiocre
+mouvement de rotation suffira seul pour déranger promptement sa marche.
+La différence entre ces deux effets deviendrait surtout sensible, en
+répétant l'expérience sur un corps vivant. Enfin, c'est par suite d'une
+telle distinction, que nous ne saurions avoir aucun moyen de constater,
+par des phénomènes purement terrestres, la réalité du mouvement de
+translation de la terre, qui n'a pu être découvert que par des
+observations célestes; tandis que, relativement à son mouvement de
+rotation, il détermine nécessairement à la surface de la terre, vu
+l'inégalité de force centrifuge entre les différens points du globe, des
+phénomènes très-sensibles, quoique peu considérables, dont l'analyse
+pourrait suffire pour démontrer, indépendamment de toute considération
+astronomique, l'existence de cette rotation.</p>
+
+<p>Le principe de l'indépendance ou de la coexistence des mouvemens étant
+une fois établi, il est facile de concevoir qu'il conduit immédiatement
+à la règle élémentaire ordinairement usitée pour ce qu'on appelle la
+<i>composition des forces</i>, qui n'est vraiment autre chose qu'une nouvelle
+manière de considérer et d'énoncer la troisième loi du mouvement. En
+effet, la proposition du parallélogramme des forces, envisagée sous le
+point de vue le plus positif, consiste proprement en ce que, lorsqu'un
+corps est animé à la fois de deux mouvemens uniformes dans des
+directions quelconques, il décrit, en vertu de leur combinaison, la
+diagonale du parallélogramme dont il eût dans le même temps décrit
+séparément les côtés en vertu de chaque mouvement isolé. Or n'est-ce pas
+là évidemment une simple application directe du principe de
+l'indépendance des mouvemens, d'après lequel le mouvement particulier du
+corps le long d'une certaine droite n'est nullement troublé par le
+mouvement général qui entraîne parallèlement à elle-même la totalité de
+cette droite le long d'une autre droite quelconque? Cette considération
+conduit sur-le-champ à la construction géométrique énoncée par la règle
+du parallélogramme des forces. C'est ainsi que ce théorème fondamental
+de la mécanique rationnelle me paraît être présenté directement comme
+une loi naturelle, ou du moins comme une application immédiate d'une des
+plus grandes lois de la nature. Telle est, à mon gré, la seule manière
+vraiment philosophique d'établir solidement cette importante
+proposition, pour écarter définitivement tous les nuages métaphysiques
+dont elle est encore environnée et la mettre complétement à l'abri de
+toute objection réelle. Toutes les prétendues démonstrations analytiques
+qu'on a successivement essayé d'en donner d'après des considérations
+purement abstraites, outre qu'elles reposent ordinairement sur une
+interprétation vicieuse et sur une fausse application du principe
+analytique de l'homogénéité, supposent d'ailleurs que la proposition est
+<i>évidente</i> par elle-même dans certains cas particuliers, quand les deux
+forces, par exemple, agissent suivant une même droite, évidence qui ne
+peut résulter alors que de l'observation effective de la loi naturelle
+de l'indépendance des mouvemens, dont l'indispensabilité se trouve ainsi
+irrécusablement manifestée. Il serait étrange, en effet, pour quiconque
+envisage directement la question sous un point de vue philosophique,
+que, par de simples combinaisons logiques, l'esprit humain pût ainsi
+découvrir une loi réelle de la nature, sans consulter aucunement le
+monde extérieur.</p>
+
+<p>Cette notion étant de la plus haute importance quant à la manière de
+concevoir la mécanique rationnelle, et s'écartant beaucoup de la marche
+habituellement adoptée aujourd'hui, je crois devoir la présenter encore
+sous un dernier point de vue qui achèvera de l'éclaircir, en montrant
+que, malgré tous les efforts des géomètres pour éluder à cet égard
+l'emploi des considérations expérimentales, la loi physique de
+l'indépendance des mouvemens reste implicitement, même de leur aveu
+unanime, une des bases essentielles de la mécanique, quoique présentée
+sous une forme différente et à une autre époque de l'exposition.</p>
+
+<p>Il suffit, pour cela, de reconnaître que cette loi, au lieu d'être
+exposée directement dans l'étude des prolégomènes de la science, se
+retrouve plus tard admise par tous les géomètres, comme établissant le
+principe de la proportionnalité des vitesses aux forces, base nécessaire
+de la dynamique ordinaire.</p>
+
+<p>Afin de saisir convenablement le vrai caractère de cette question, il
+faut remarquer que les rapports des forces peuvent être déterminés de
+deux manières différentes, soit par le procédé statique, soit par le
+procédé dynamique. En effet, nous ne jugeons pas toujours du rapport de
+deux forces d'après l'intensité plus ou moins grande des mouvemens
+qu'elles peuvent imprimer à un même corps. Nous l'apprécions fréquemment
+aussi d'après de simples considérations d'équilibre mutuel, en regardant
+comme égales les forces qui, appliquées en sens contraire, suivant une
+même droite, se détruisent réciproquement, et ensuite comme double,
+triple, etc. d'une autre, la force qui ferait équilibre à deux, trois,
+etc., forces égales à celle-ci, et toutes directement opposées à la
+seconde. Ce nouveau moyen de mesure est, en réalité, tout aussi usité
+que le précédent. Cela posé, la question consiste essentiellement à
+savoir si les deux moyens sont toujours et nécessairement équivalens,
+c'est-à-dire si, les rapports des forces étant d'abord seulement définis
+par la considération statique, il s'ensuivra, sous le point de vue
+dynamique, qu'elles imprimeront à une même masse des vitesses qui leur
+soient exactement proportionnelles. Cette corrélation n'est nullement
+évidente par elle-même; tout au plus peut-on concevoir <i>à priori</i> que
+les plus grandes forces doivent nécessairement donner les plus grandes
+vitesses. Mais l'observation seule peut décider si c'est à la première
+puissance de la force ou à toute autre fonction croissante que la
+vitesse est proportionnelle.</p>
+
+<p>C'est pour déterminer quelle est, à cet égard, la véritable loi de la
+nature, que, de l'aveu de tous les géomètres et particulièrement de
+Laplace, il faut considérer le fait général de l'indépendance ou de la
+coexistence des mouvemens. Il est facile de voir, d'après le
+raisonnement de Laplace, que la théorie de la proportionnalité des
+vitesses aux forces est une conséquence nécessaire et immédiate de ce
+fait général, appliqué à deux forces qui agissent dans la même
+direction. Car, si un corps, en vertu d'une certaine force, a parcouru
+un espace déterminé suivant une certaine droite, et qu'on vienne à
+ajouter, selon la même direction, une seconde force égale à la première;
+d'après la loi de l'indépendance des mouvemens, cette nouvelle force ne
+fera que déplacer la totalité de la droite d'application d'une égale
+quantité dans le même temps, sans altérer le mouvement du corps le long
+de cette droite, en sorte que par la composition des deux mouvemens, ce
+corps aura effectivement parcouru un espace double de celui qui
+correspondait à la force primitive. Telle est la seule manière dont on
+puisse réellement constater la proportionnalité générale des vitesses
+aux forces, que je dois ainsi me dispenser de regarder comme une
+quatrième loi fondamentale du mouvement, puisqu'elle rentre dans la
+troisième.</p>
+
+<p>Il est donc évident que, quand on a cru pouvoir se dispenser en
+mécanique du fait général de l'indépendance des mouvemens pour établir
+la loi fondamentale de la composition des forces, la nécessité de
+regarder cette proposition de philosophie naturelle comme une des bases
+indispensables de la science s'est reproduite inévitablement pour
+démontrer la loi non moins importante des forces proportionnelles aux
+vitesses, ce qui met cette nécessité hors de toute contestation. Ainsi
+quel a été le résultat réel de tous les efforts intellectuels qui ont
+été tentés pour éviter d'introduire directement, dans les prolégomènes
+de la mécanique, cette observation fondamentale? seulement de paraître
+s'en dispenser en statique, et de ne la prendre évidemment en
+considération qu'aussitôt qu'on passe à la dynamique. Tout se réduit
+donc effectivement à une simple transposition. Il est clair qu'un
+résultat aussi peu important n'est nullement proportionné à la
+complication des procédés indirects qui ont été employés pour y
+parvenir, quand même ces procédés seraient logiquement irréprochables,
+et nous avons expressément reconnu le contraire. Il est donc, sous tous
+les rapports, beaucoup plus satisfaisant de se conformer franchement et
+directement à la nécessité philosophique de la science, et, puisqu'elle
+ne saurait se passer d'une base expérimentale, de reconnaître nettement
+cette base dès l'origine. Aucune autre marche ne peut rendre
+complétement positive une science qui, sans de tels fondemens,
+conserverait encore un certain caractère métaphysique.</p>
+
+<p>Telles sont donc les trois lois physiques du mouvement qui fournissent à
+la mécanique rationnelle une base expérimentale suffisante, sur laquelle
+l'esprit humain, par de simples opérations logiques, et sans consulter
+davantage le monde extérieur, peut solidement établir l'édifice
+systématique de la science. Quoique ces trois lois me semblent pouvoir
+suffire, je ne vois <i>à priori</i> aucune raison de n'en point augmenter le
+nombre, si on parvenait effectivement à constater qu'elles ne sont pas
+strictement complètes. Cette augmentation me paraîtrait un fort léger
+inconvénient pour la perfection rationnelle de la science, puisque ces
+lois ne sauraient jamais évidemment être très-multipliées; je
+regarderais comme préférable, en thèse générale, d'en établir une ou
+deux de plus, si, pour l'éviter, il fallait recourir à des
+considérations trop détournées, qui fussent de nature à altérer le
+caractère positif de la science. Mais l'ensemble des trois lois
+ci-dessus exposées remplit convenablement, à mes yeux, toutes les
+conditions essentielles réellement imposées par la nature des théories
+de la mécanique rationnelle. En effet, la première, celle de Képler,
+détermine complétement l'effet produit par une force unique agissant
+instantanément: la seconde, celle de Newton, établit la règle
+fondamentale pour la communication du mouvement par l'action des corps
+les uns sur les autres; enfin la troisième, celle de Galilée, conduit
+immédiatement au théorème général relatif à la composition des
+mouvemens. On conçoit, d'après cela, que toute la mécanique des
+mouvemens uniformes ou des forces instantanées peut être entièrement
+traitée comme une conséquence directe de la combinaison de ces trois
+lois, qui, étant de leur nature extrêmement précises, sont évidemment
+susceptibles d'être aussitôt exprimées par des équations analytiques
+faciles à obtenir. Quant à la partie la plus étendue et la plus
+importante de la mécanique, celle qui en constitue essentiellement la
+difficulté, c'est-à-dire la mécanique des mouvemens variés ou des forces
+continues, on peut concevoir, d'une manière générale, la possibilité de
+la ramener à la mécanique élémentaire dont nous venons d'indiquer le
+caractère, par l'application de la méthode infinitésimale, qui permettra
+de substituer, pour chaque instant infiniment petit, un mouvement
+uniforme au mouvement varié, d'où résulteront immédiatement les
+équations différentielles relatives à cette dernière espèce de
+mouvemens. Il sera sans doute fort important d'établir directement et
+avec précision, dans les leçons suivantes, la manière générale
+d'employer une telle méthode pour résoudre les deux problèmes essentiels
+de la mécanique rationnelle, et de considérer soigneusement les
+principaux résultats que les géomètres ont ainsi obtenus relativement
+aux lois abstraites de l'équilibre et du mouvement. Mais il est, dès ce
+moment, évident que la science se trouve réellement fondée par
+l'ensemble des trois lois physiques établies ci-dessus, et que tout le
+travail devient désormais purement rationnel, devant consister seulement
+dans l'usage à faire de ces lois pour la solution des différentes
+questions générales. En un mot, la séparation entre la partie
+nécessairement physique et la partie simplement logique de la science me
+semble pouvoir être ainsi nettement effectuée d'une manière exacte et
+définitive.</p>
+
+<p>Pour terminer cet aperçu général du caractère philosophique de la
+mécanique rationnelle, il ne nous reste plus maintenant qu'à considérer
+sommairement les divisions principales de cette science, les divisions
+secondaires devant être envisagées dans les leçons suivantes.</p>
+
+<p>La première et la plus importante division naturelle de la mécanique
+consiste à distinguer deux ordres de questions, suivant qu'on se propose
+la recherche des conditions de l'équilibre, ou l'étude des lois du
+mouvement, d'où la <i>statique</i>, et la <i>dynamique</i>. Il suffit d'indiquer
+une telle division, pour en faire comprendre directement la nécessité
+générale. Outre la différence effective qui existe évidemment entre ces
+deux classes fondamentales de problèmes, il est aisé de concevoir <i>à
+priori</i> que les questions de statique doivent être, en général, par leur
+nature, bien plus faciles à traiter que les questions de dynamique.
+Cela résulte essentiellement de ce que, dans les premières, on fait,
+comme on l'a dit avec raison, <i>abstraction du temps</i>; c'est-à-dire que,
+le phénomène à étudier étant nécessairement instantané, on n'a pas
+besoin d'avoir égard aux variations que les forces du système peuvent
+éprouver dans les divers instans successifs. Cette considération qu'il
+faut, au contraire, introduire dans toute question de dynamique, y
+constitue un élément fondamental de plus, qui en fait la principale
+difficulté. Il suit, en thèse générale, de cette différence radicale,
+que la statique tout entière, quand on la traite comme un cas
+particulier de la dynamique, correspond seulement à la partie de
+beaucoup la plus simple de la dynamique, à celle qui concerne la théorie
+des mouvemens uniformes, comme nous l'établirons spécialement dans la
+leçon suivante.</p>
+
+<p>L'importance de cette division est bien clairement vérifiée par
+l'histoire générale du développement effectif de l'esprit humain. Nous
+voyons, en effet, que les anciens avaient acquis quelques connaissances
+fondamentales très-essentielles relativement à l'équilibre, soit des
+solides, soit des fluides, comme on le voit surtout par les belles
+recherches d'Archimède, quoiqu'ils fussent encore fort éloignés de
+posséder une statique rationnelle vraiment complète. Au contraire, ils
+ignoraient entièrement la dynamique, même la plus élémentaire; la
+première création de cette science toute moderne est due à Galilée.</p>
+
+<p>Après cette division fondamentale, la distinction la plus importante à
+établir en mécanique consiste à séparer, soit dans la statique, soit
+dans la dynamique, l'étude des solides et celle des fluides. Quelque
+essentielle que soit cette division, je ne la place qu'en seconde ligne,
+et subordonnée à la précédente, suivant la méthode établie par Lagrange,
+car c'est, ce me semble, s'exagérer son influence que de la constituer
+division principale, comme on le fait encore dans les traités ordinaires
+de mécanique. Les principes essentiels de statique ou de dynamique sont,
+en effet, nécessairement les mêmes pour les fluides que pour les
+solides; seulement les fluides exigent d'ajouter aux conditions
+caractéristiques du système une considération de plus, celle relative à
+la variabilité de forme, qui définit généralement leur constitution
+mécanique propre. Mais, tout en plaçant cette distinction au rang
+convenable, il est facile de concevoir <i>à priori</i> son extrême
+importance, et de sentir, en général, combien elle doit augmenter la
+difficulté fondamentale des questions, soit dans la statique, soit
+surtout dans la dynamique. Car cette parfaite indépendance réciproque
+des molécules, qui caractérise les fluides, oblige de considérer
+séparément chaque molécule, et, par conséquent, d'envisager toujours,
+même dans le cas le plus simple, un système composé d'une infinité de
+forces distinctes. Il en résulte, pour la statique, l'introduction d'un
+nouvel ordre de recherches, relativement à la figure du système dans
+l'état d'équilibre, question très-difficile par sa nature, et dont la
+solution générale est encore peu avancée, même pour le seul cas de la
+pesanteur universelle. Mais la difficulté est encore plus sensible dans
+la dynamique. En effet, l'obligation où l'on se trouve alors strictement
+de considérer à part le mouvement propre de chaque molécule, pour faire
+une étude vraiment complète du phénomène, introduit dans la question,
+envisagée sous le point de vue analytique, une complication jusqu'à
+présent inextricable en général, et qu'on n'est encore parvenu à
+surmonter, même dans le cas très-simple d'un fluide uniquement mû par sa
+pesanteur terrestre, qu'à l'aide d'hypothèses fort précaires, comme
+celle de Daniel Bernouilli sur le parallélisme des tranches, qui
+altèrent d'une manière notable la réalité des phénomènes. On conçoit
+donc, en thèse générale, la plus grande difficulté nécessaire de
+l'hydrostatique, et surtout de l'hydrodynamique, par rapport à la
+statique et à la dynamique proprement dites, qui sont en effet bien plus
+avancées.</p>
+
+<p>Il faut ajouter à ce qui précède, pour se faire une juste idée générale
+de cette différence fondamentale, que la définition caractéristique par
+laquelle les géomètres distinguent les solides et les fluides en
+mécanique rationnelle, n'est véritablement, à l'égard des uns comme à
+l'égard des autres, qu'une représentation exagérée, et, par conséquent,
+strictement infidèle de la réalité. En effet, quant aux fluides
+principalement, il est clair que leurs molécules ne sont point
+réellement dans cet état rigoureux d'indépendance mutuelle où nous
+sommes obligés de les supposer en mécanique, en les assujétissant
+seulement à conserver entre elles un volume constant s'il s'agit d'un
+liquide, ou, s'il s'agit d'un gaz, un volume variable suivant une
+fonction donnée de la pression, par exemple, en raison inverse de cette
+pression, d'après la loi de Mariotte. Un grand nombre de phénomènes
+naturels sont, au contraire, essentiellement dus à l'adhérence mutuelle
+des molécules d'un fluide, liaison qui est seulement beaucoup moindre
+que dans les solides. Cette adhésion, dont on fait abstraction pour les
+fluides mathématiques, et qu'il semble, en effet, presqu'impossible de
+prendre convenablement en considération, détermine, comme on sait, des
+différences très-sensibles entre les phénomènes effectifs et ceux qui
+résultent de la théorie, soit pour la statique, soit surtout, pour la
+dynamique, par exemple relativement à l'écoulement d'un liquide pesant
+par un orifice déterminé, où l'observation s'écarte notablement de la
+théorie quant à la dépense de liquide en un temps donné.</p>
+
+<p>Quoique la définition mathématique des solides se trouve représenter
+beaucoup plus exactement leur état réel, on a cependant plusieurs
+occasions de reconnaître la nécessité de tenir compte en certains cas de
+la possibilité de séparation mutuelle qui existe toujours entre les
+molécules d'un solide, si les forces qui leur sont appliquées,
+acquièrent une intensité suffisante, et dont on fait complétement
+abstraction en mécanique rationnelle. C'est ce qu'on peut aisément
+constater surtout dans la théorie de la rupture des solides, qui, à
+peine ébauchée par Galilée, par Huyghens, et par Leïbnitz, se trouve
+aujourd'hui dans un état fort imparfait et même très-précaire, malgré
+les travaux de plusieurs autres géomètres, et qui néanmoins serait
+importante pour éclairer plusieurs questions de mécanique terrestre,
+principalement de mécanique industrielle. On doit pourtant remarquer, à
+ce sujet, que cette imperfection est à la fois beaucoup moins sensible
+et bien moins importante que celle ci-dessus notée, relativement à la
+mécanique des fluides. Car elle se trouve ne pouvoir nullement influer
+sur les questions de mécanique céleste, qui constituent réellement,
+comme nous avons eu plusieurs occasions de le reconnaître, la principale
+application, et probablement la seule qui puisse être jamais vraiment
+complète, de la mécanique rationnelle.</p>
+
+<p>Enfin nous devons encore signaler, en thèse générale, dans la mécanique
+actuelle, une lacune, secondaire il est vrai, mais qui n'est pas sans
+importance, relativement à la théorie d'une classe de corps qui sont
+dans un état intermédiaire entre la solidité et la fluidité rigoureuses,
+et qu'on pourrait appeler semi-fluides, ou semi-solides: tels sont par
+exemple, d'une part, les sables, et, d'une autre part, les fluides à
+l'état gélatineux. Il a été présenté quelques considérations
+rationnelles au sujet de ces corps, sous le nom <i>fluides imparfaits</i>,
+surtout relativement à leurs surfaces d'équilibre. Mais leur théorie
+propre n'a jamais été réellement établie d'une manière générale et
+directe.</p>
+
+<p>Tels sont les principaux aperçus généraux que j'ai cru devoir indiquer
+sommairement pour faire apprécier le caractère philosophique qui
+distingue la mécanique rationnelle, envisagée dans son ensemble. Il
+s'agit maintenant, en considérant sous le même point de vue
+philosophique la composition effective de la science, d'apprécier
+comment, par les importans travaux successifs des plus grands
+géomètres, cette seconde section générale si étendue, si essentielle, et
+si difficile de la mathématique concrète, a pu être élevée à cet éminent
+degré de perfection théorique qu'elle a atteint de nos jours dans
+l'admirable traité de Lagrange, et qui nous présente toutes les
+questions abstraites qu'elle est susceptible d'offrir, ramenées, d'après
+un principe unique, à ne plus dépendre que de recherches purement
+analytiques, comme nous l'avons déjà reconnu pour les problèmes
+géométriques. Ce sera l'objet des trois leçons suivantes; la première
+consacrée à la <i>statique</i>, la seconde à la dynamique, et la troisième, à
+l'examen des théorèmes généraux de la mécanique rationnelle.</p>
+<a name="l16" id="l16"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>SEIZIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml"><span class="sc">Sommaire</span>. Vue générale de la statique.</p>
+
+<p>L'ensemble de la mécanique rationnelle peut être traité d'après deux
+méthodes générales essentiellement distinctes et inégalement parfaites,
+suivant que la statique est conçue d'une manière directe, ou qu'elle est
+considérée comme un cas particulier de la dynamique. Par la première
+méthode, on s'occupe immédiatement de découvrir un principe d'équilibre
+suffisamment général, qu'on applique ensuite à la détermination des
+conditions d'équilibre de tous les systèmes de forces possibles. Par la
+seconde, au contraire, on cherche d'abord quel serait le mouvement
+résultant de l'action simultanée des diverses forces quelconques
+proposées, et on en déduit les relations qui doivent exister entre ces
+forces pour que ce mouvement soit nul.</p>
+
+<p>La statique étant nécessairement d'une nature plus simple que la
+dynamique, la première méthode a pu seule être employée à l'origine de
+la mécanique rationnelle. C'est, en effet, la seule qui fût connue des
+anciens, entièrement étrangers à toute idée de dynamique, même la plus
+élémentaire. Archimède, vrai fondateur de la statique, et auquel sont
+dues toutes les notions essentielles que l'antiquité possédait à cet
+égard, commence à établir la condition d'équilibre de deux poids
+suspendus aux deux extrémités d'un levier droit, c'est-à-dire la
+nécessité que ces poids soient en raison inverse de leurs distances au
+point d'appui du levier; et il s'efforce ensuite de ramener autant que
+possible à ce principe unique la recherche des relations d'équilibre
+propres à d'autres systèmes de forces. Pareillement, quant à la statique
+des fluides, il pose d'abord son célèbre principe, consistant en ce que
+tout corps plongé dans un fluide perd une partie de son poids égale au
+poids du fluide déplacé; et ensuite il en déduit, dans un grand nombre
+de cas, la théorie de la stabilité des corps flottans. Mais le principe
+du levier n'avait point par lui-même une assez grande généralité pour
+qu'il fût possible de l'appliquer réellement à la détermination des
+conditions d'équilibre de tous les systèmes de forces. Par quelques
+ingénieux artifices qu'on ait successivement essayé d'en étendre
+l'usage, on n'a pu effectivement y ramener que les systèmes composés de
+forces parallèles. Quant aux forces dont les directions concourent, on a
+d'abord essayé de suivre une marche analogue, en imaginant de nouveaux
+principes directs d'équilibre spécialement propres à ce cas plus
+général, et parmi lesquels il faut surtout remarquer l'heureuse idée de
+Stévin, relative à l'équilibre du système de deux poids posés sur deux
+plans inclinés adossés. Cette nouvelle idée-mère eût peut-être suffi
+strictement pour combler la lacune que laissait dans la statique le
+principe d'Archimède, puisque Stévin était parvenu à en déduire les
+rapports d'équilibre entre trois forces appliquées en un même point,
+dans le cas du moins où deux de ces forces sont à angles droits; et il
+avait même remarqué que les trois forces sont alors entre elles comme
+les trois côtés d'un triangle dont les angles seraient égaux à ceux
+formés par ces trois forces. Mais, la dynamique ayant été fondée dans le
+même temps par Galilée, les géomètres cessèrent de suivre l'ancienne
+marche statique directe, préférant procéder à la recherche des
+conditions d'équilibre d'après les lois dès lors connues de la
+composition des forces. C'est par cette dernière méthode que Varignon
+découvrit la véritable théorie générale de l'équilibre d'un système de
+forces appliquées en un même point, et que plus tard d'Alembert établit
+enfin, pour la première fois, les équations d'équilibre d'un système
+quelconque de forces appliquées aux différens points d'un corps solide
+de forme invariable. Cette méthode est encore aujourd'hui la plus
+universellement employée.</p>
+
+<p>Au premier abord, elle semble peu rationnelle, puisque, la dynamique
+étant plus compliquée que la statique, il ne paraît nullement convenable
+de faire dépendre celle-ci de l'autre. Il serait, en effet, plus
+philosophique de ramener au contraire, s'il est possible, la dynamique à
+la statique, comme on y est parvenu depuis. Mais on doit néanmoins
+reconnaître que, pour traiter complétement la statique comme un cas
+particulier de la dynamique, il suffit d'avoir formé seulement la partie
+la plus élémentaire de celle-ci, la théorie des mouvemens uniformes,
+sans avoir aucun besoin de la théorie des mouvemens variés. Il importe
+d'expliquer avec précision cette distinction fondamentale.</p>
+
+<p>A cet effet, observons d'abord qu'il existe, en général, deux sortes de
+forces: 1º les forces que j'appelle <i>instantanées</i>, comme les
+impulsions, qui n'agissent sur un corps qu'à l'origine du mouvement, en
+l'abandonnant à lui-même aussitôt qu'il est en marche; 2º les forces
+qu'on appelle assez improprement <i>accélératrices</i>, et que je préfère
+nommer <i>continues</i>, comme les attractions, qui agissent sans cesse sur
+le mobile pendant toute la durée du mouvement. Cette distinction
+équivaut évidemment à celle des mouvemens <i>uniformes</i> et des mouvemens
+<i>variés</i>; car il est clair, en vertu de la première des trois lois
+fondamentales du mouvement exposées dans la leçon précédente, que toute
+force instantanée doit nécessairement produire un mouvement uniforme,
+tandis que toute force continue doit, au contraire, par sa nature,
+imprimer au mobile un mouvement indéfiniment varié. Cela posé, on
+conçoit fort aisément, <i>à priori</i>, comme je l'ai déjà indiqué plusieurs
+fois, que la partie de la dynamique relative aux forces instantanées ou
+aux mouvemens uniformes doit être, sans aucune comparaison, infiniment
+plus simple que celle qui concerne les forces continues ou les mouvemens
+variés, et dans laquelle consiste essentiellement toute la difficulté de
+la dynamique. La première partie présente une telle facilité, qu'elle
+peut être traitée dans son ensemble comme une conséquence immédiate des
+trois lois fondamentales du mouvement, ainsi que je l'ai expressément
+remarqué à la fin de la leçon précédente. Or il est maintenant aisé de
+concevoir, en thèse générale, que c'est seulement de cette première
+partie de la dynamique qu'on a besoin pour constituer la statique comme
+un cas particulier de la dynamique.</p>
+
+<p>En effet, le phénomène d'équilibre, dont il s'agit alors de découvrir
+les lois, est évidemment, par sa nature, un phénomène instantané, qui
+doit être étudié sans aucun égard au temps. La considération du temps ne
+s'introduit que dans les recherches relatives à ce qu'on appelle la
+<i>stabilité</i> de l'équilibre; mais ces recherches ne font plus, à
+proprement parler, partie de la statique, et rentrent essentiellement
+dans la dynamique. En un mot, suivant l'aphorisme ordinaire déjà cité,
+on fait toujours, en statique, abstraction du temps. Il en résulte qu'on
+y peut regarder comme instantanées toutes les forces que l'on considère,
+sans que les théories cessent pour cela d'avoir toute la généralité
+nécessaire. Car, à chaque époque de son action, une force continue peut
+toujours évidemment être remplacée par une force instantanée
+mécaniquement équivalente, c'est-à-dire susceptible d'imprimer au mobile
+une vitesse égale à celle que lui donne effectivement en cet instant la
+force proposée. A la vérité, il faudra, dans le moment infiniment petit
+suivant, substituer à cette force instantanée une nouvelle force de même
+nature, pour représenter le changement effectif de la vitesse, de telle
+sorte que, en dynamique, où l'on doit considérer l'état du mobile dans
+les divers instans successifs, on retrouvera nécessairement par la
+variation de ces forces instantanées la difficulté fondamentale
+inhérente à la nature des forces continues, et qui n'aura fait que
+changer de forme. Mais, en statique, où il ne s'agit d'envisager les
+forces que dans un instant unique, on n'aura point à tenir compte de ces
+variations, et les lois générales de l'équilibre, ainsi établies en
+considérant toutes les forces comme instantanées, n'en seront pas moins
+applicables à des forces continues, pourvu qu'on ait soin, dans cette
+application, de substituer à chaque force continue la force instantanée
+qui lui correspond en ce moment.</p>
+
+<p>On conçoit donc nettement par là comment la statique abstraite peut être
+traitée avec facilité comme une simple application de la partie la plus
+élémentaire de la dynamique, celle qui se rapporte aux mouvemens
+uniformes. La manière la plus convenable d'effectuer cette application
+consiste à remarquer que, lorsque des forces quelconques sont en
+équilibre, chacune d'entre elles, considérée isolément, peut être
+regardée comme détruisant l'effet de l'ensemble de toutes les autres.
+Ainsi la recherche des conditions de l'équilibre se réduit, en général,
+à exprimer que l'une quelconque des forces du système, est égale et
+directement opposée à la <i>résultante</i> de toutes les autres. La
+difficulté ne consiste donc, dans cette méthode, qu'à déterminer cette
+résultante, c'est-à-dire à <i>composer</i> entre elles les forces proposées.
+Cette composition s'effectue immédiatement pour le cas de deux forces
+d'après la troisième loi fondamentale du mouvement, et l'on en déduit
+ensuite la composition d'un nombre quelconque de forces. La question
+élémentaire présente, comme on sait, deux cas essentiellement distincts,
+suivant que les deux forces à composer agissent dans des directions
+convergentes ou dans des directions parallèles. Chacun de ces deux cas
+peut être traité comme dérivant de l'autre, d'où résulte parmi les
+géomètres une certaine divergence dans la manière d'établir les lois
+élémentaires de la composition des forces, suivant le cas que l'on
+choisit pour point de départ. Mais, sans contester la possibilité
+rigoureuse de procéder autrement, il me semble plus rationnel, plus
+philosophique et plus strictement conforme à l'esprit de cette manière
+de traiter la statique, de commencer par la composition des forces qui
+concourent, d'où l'on déduit naturellement celle des forces parallèles
+comme cas particulier, tandis que la déduction inverse ne peut se faire
+qu'à l'aide de considérations indirectes, qui, quelque ingénieuses
+qu'elles puissent être, présentent nécessairement quelque chose de
+forcé.</p>
+
+<p>Après avoir établi les lois élémentaires de la composition des forces,
+les géomètres, avant de les appliquer à la recherche des conditions de
+l'équilibre, leur font éprouver ordinairement une importante
+transformation, qui, sans être complétement indispensable, présente
+néanmoins, sous le rapport analytique, la plus haute utilité, par
+l'extrême simplification qu'elle introduit dans l'expression algébrique
+des conditions d'équilibre. Cette transformation consiste dans ce qu'on
+appelle la théorie des <i>momens</i>, dont la propriété essentielle est de
+réduire analytiquement toutes les lois de la composition des forces à de
+simples additions et soustractions. La dénomination de <i>momens</i>,
+entièrement détournée aujourd'hui de sa signification première, ne
+désigne plus maintenant que la considération abstraite du produit d'une
+force par une distance. Il faut distinguer, comme on sait, deux sortes
+de <i>momens</i>, les momens par rapport à un point, qui indiquent le produit
+d'une force par la perpendiculaire abaissée de ce point sur sa
+direction, et les momens par rapport à un plan, qui désignent le produit
+de la force par la distance de son point d'application à ce plan. Les
+premiers ne dépendent évidemment que de la direction de la force, et
+nullement de son point d'application; ils sont spécialement appropriés
+par leur nature à la théorie des forces non parallèles: les seconds au
+contraire, ne dépendent que du point d'application de la force, et
+nullement de sa direction; ils sont donc essentiellement destinés à la
+théorie des forces parallèles. Nous aurons occasion d'indiquer plus bas
+par quelle heureuse idée fondamentale M. Poinsot est parvenu à attribuer
+généralement, et de la manière la plus naturelle, une signification
+concrète directe à l'un et à l'autre genre de momens, qui n'avaient
+réellement avant lui qu'une valeur abstraite.</p>
+
+<p>La notion des momens une fois établie, leur théorie élémentaire consiste
+essentiellement dans ces deux propriétés générales très-remarquables,
+qu'on déduit aisément de la composition des forces: 1º si l'on considère
+un système de forces toutes situées dans un même plan, et disposées
+d'ailleurs d'une manière quelconque, le moment de leur résultante, par
+rapport à un point quelconque de ce plan, est égal à la somme algébrique
+des momens de toutes les composantes par rapport à ce même point, en
+attribuant à ces divers momens le signe convenable, d'après le sens
+suivant lequel chaque force tendrait à faire tourner son bras de levier
+autour de l'origine des momens supposée fixe; 2º en considérant un
+système de forces parallèles disposées d'une manière quelconque dans
+l'espace, le moment de leur résultante par rapport à un plan quelconque
+est égal à la somme algébrique des momens de toutes les composantes par
+rapport à ce même plan, le signe de chaque moment étant alors
+naturellement déterminé, conformément aux règles ordinaires, d'après le
+signe propre à chacun des facteurs dont il se compose. Le premier de ces
+deux théorèmes fondamentaux a été découvert par un géomètre auquel la
+mécanique rationnelle doit beaucoup, et dont la mémoire a été dignement
+relevée par Lagrange d'un injuste oubli, Varignon. La manière dont
+Varignon établit ce théorème dans le cas de deux composantes, d'où
+résulte immédiatement le cas général, est même spécialement remarquable.
+En effet, regardant le moment de chaque force par rapport à un point
+comme évidemment proportionnel à l'aire du triangle qui aurait ce point
+pour sommet et pour base la droite qui représente la force, Varignon,
+d'après la loi du parallélogramme des forces, présente d'abord le
+théorème des momens sous une forme géométrique très-simple, en
+démontrant que si, dans le plan d'un parallélogramme, on prend un point
+quelconque, et que l'on considère les trois triangles ayant ce point
+pour sommet commun, et pour bases les deux côtés contigus du
+parallélogramme et la diagonale correspondante, le triangle construit
+sur la diagonale sera constamment équivalent à la somme où à la
+différence des triangles construits sur les deux côtés; ce qui est en
+soi, comme l'observe avec raison Lagrange, un beau théorème de
+géométrie, indépendamment de son utilité en mécanique.</p>
+
+<p>A l'aide de cette théorie des momens, on parvient à exprimer aisément
+les relations analytiques qui doivent exister entre les forces dans
+l'état d'équilibre, en considérant d'abord, pour plus de facilité, les
+deux cas particuliers d'un système de forces toutes situées d'une
+manière quelconque dans un même plan, et d'un système quelconque de
+forces parallèles. Chacun de ces deux systèmes exige, en général, trois
+équations d'équilibre, qui consistent: 1º pour le premier, en ce que la
+somme algébrique des produits de chaque force, soit par le cosinus, soit
+par le sinus de l'angle qu'elle fait avec une droite fixe prise
+arbitrairement dans le plan soit séparément nulle, ainsi que la somme
+algébrique des momens de toutes les forces par rapport à un point
+quelconque de ce plan; 2º pour le second, en ce que la somme algébrique
+de toutes les forces proposées soit nulle, ainsi que la somme algébrique
+de leurs momens pris séparément par rapport à deux plans différens
+parallèles à la direction commune de ces forces. Après avoir traité ces
+deux cas préliminaires, il est facile d'en déduire celui d'un système de
+forces tout-à-fait quelconque. Il suffit, pour cela, de concevoir chaque
+force du système décomposée en deux, l'une située dans un plan fixe
+quelconque, l'autre perpendiculaire à ce plan. Le système proposé se
+trouvera dès lors remplacé par l'ensemble de deux systèmes secondaires
+plus simples, l'un composé de forces dirigées toutes dans un même plan,
+l'autre de forces toutes perpendiculaires à ce plan et conséquemment
+parallèles entre elles. Comme ces deux systèmes partiels ne sauraient
+évidemment se faire équilibre l'un à l'autre, il faudra donc, pour que
+l'équilibre puisse avoir lieu dans le système général primitif, qu'il
+existe dans chacun d'eux en particulier, ce qui ramène la question aux
+deux questions préliminaires déjà traitées. Telle est du moins la
+manière la plus simple de concevoir, en traitant la statique par la
+méthode dynamique, la recherche générale des conditions analytiques de
+l'équilibre pour un système quelconque de forces; quoiqu'il fût
+d'ailleurs possible évidemment, en compliquant la solution, de résoudre
+directement le problème dans son entière généralité, de façon à y faire
+rentrer au contraire, comme une simple application, les deux cas
+préliminaires. Quelque marche qu'on juge à propos d'adopter, on trouve
+pour l'équilibre d'un système quelconque de forces, les six équations
+suivantes:</p>
+
+<p class="mid">S P cos α = 0, S P cos β = 0, S P cos γ = 0,<br>
+S P(y cos α - x cos β) = 0, S P(z cos α - xcos γ) = 0,<br>
+S P(y cos γ - z cos β) = 0;</p>
+
+<p>en désignant par P l'intensité de
+l'une quelconque des forces du système, par α, β, γ, les
+angles que forme sa direction avec trois axes fixes rectangulaires
+choisis arbitrairement, et par x, y, z, les coordonnées de son point
+d'application relativement à ces trois axes. J'emploie ici la
+caractéristique S pour désigner la somme des produits semblables,
+propres à toutes les forces du système P, P', P'', etc.</p>
+
+<p>Telle est, en substance, la manière de procéder à la détermination des
+conditions générales de l'équilibre, en concevant la statique comme un
+cas particulier de la dynamique élémentaire. Mais, quelque simple que
+soit en effet cette méthode, il serait évidemment plus rationnel et plus
+satisfaisant de revenir, s'il est possible, à la méthode des anciens, en
+dégageant la statique de toute considération dynamique, pour procéder
+directement à la recherche des lois de l'équilibre envisagé en lui-même,
+à l'aide d'un principe d'équilibre suffisamment général, établi
+immédiatement. C'est effectivement ce que les géomètres ont tenté, quand
+une fois les équations générales de l'équilibre ont été découvertes par
+la méthode dynamique. Mais ils ont surtout été déterminés à établir une
+méthode statique directe, par un motif philosophique d'un ordre plus
+élevé et en même temps plus pressant que le besoin de présenter la
+statique sous un point de vue logique plus parfait. C'est maintenant ce
+qu'il nous importe éminemment d'expliquer, puisque telle est la marche
+qui a conduit Lagrange à imprimer à l'ensemble de la mécanique
+rationnelle cette haute perfection philosophique qui la caractérise
+désormais.</p>
+
+<p>Ce motif fondamental résulte de la nécessité où l'ont se trouve pour
+traiter, en général, les questions les plus difficiles et les plus
+importantes de la dynamique, de les faire rentrer dans de simples
+questions de statique. Nous examinerons spécialement, dans la leçon
+suivante, le célèbre principe général de dynamique découvert par
+d'Alembert, et à l'aide duquel toute recherche relative au mouvement
+d'un corps ou d'un système quelconque, peut être convertie immédiatement
+en un problème d'équilibre. Ce principe, qui, sous le point de vue
+philosophique, n'est vraiment, comme je l'ai déjà indiqué dans la leçon
+précédente, que la plus grande généralisation possible de la seconde
+loi fondamentale du mouvement, sont depuis près d'un siècle de base
+permanente à la solution de tous les grands problèmes de dynamique, et
+doit évidemment désormais recevoir de plus en plus une telle
+destination, vu l'admirable simplification qu'il apporte dans les
+recherches les plus difficiles. Or il est clair qu'une semblable manière
+de procéder oblige nécessairement à traiter à son tour la statique par
+une méthode directe, sans la déduire de la dynamique, qui ainsi est, au
+contraire, entièrement fondée sur elle. Ce n'est pas qu'il y ait, à
+proprement parler, aucun véritable cercle vicieux à persister encore
+dans la marche ordinaire exposée ci-dessus, puisque la partie
+élémentaire de la dynamique, sur laquelle seule on a fait reposer la
+statique, se trouve, en réalité, être complétement distincte de celle
+qu'on ne peut traiter qu'en la réduisant à la statique. Mais il n'en est
+pas moins évident que l'ensemble de la mécanique rationnelle ne présente
+alors, en procédant ainsi, qu'un caractère philosophique peu
+satisfaisant, à cause de l'alternative fréquente entre le point de vue
+statique et le point de vue dynamique. En un mot, la science, mal
+coordonnée, se trouve, par là, manquer essentiellement d'unité.</p>
+
+<p>L'adoption définitive et l'usage universel du principe de d'Alembert
+rendaient donc indispensable aux progrès futurs de l'esprit humain une
+refonte radicale du système entier de la mécanique rationnelle, où, la
+statique étant traitée directement d'après une loi primitive d'équilibre
+suffisamment générale, et la dynamique rappelée à la statique,
+l'ensemble de la science pût acquérir un caractère d'unité désormais
+irrévocable. Telle est la révolution éminemment philosophique exécutée
+par Lagrange dans son admirable traité de <i>mécanique analytique</i>, dont
+la conception fondamentale servira toujours de base à tous les travaux
+ultérieurs des géomètres sur les lois de l'équilibre et du mouvement,
+comme nous avons vu la grande idée mère de Descartes devoir diriger
+indéfiniment toutes les spéculations géométriques.</p>
+
+<p>En examinant les recherches des géomètres antérieurs sur les propriétés
+de l'équilibre, pour y puiser un principe direct de statique qui pût
+offrir toute la généralité nécessaire, Lagrange s'est arrêté à choisir
+le <i>principe des vitesses virtuelles</i>, devenu désormais si célèbre par
+l'usage immense et capital qu'il en a fait. Ce principe, découvert
+primitivement par Galilée dans le cas de deux forces, comme une
+propriété générale que manifestait l'équilibre de toutes les machines,
+avait été, plus tard, étendu par Jean Bernouilli à un nombre quelconque
+de forces, constituant un système quelconque; et Varignon avait ensuite
+remarqué expressément l'emploi universel qu'il était possible d'en faire
+en statique. La combinaison de ce principe avec celui de d'Alembert a
+conduit Lagrange à concevoir et à traiter la mécanique rationnelle tout
+entière comme déduite d'un seul théorème fondamental, et à lui donner
+ainsi le plus haut degré du perfection qu'une science puisse acquérir
+sous le rapport philosophique, une rigoureuse unité.</p>
+
+<p>Pour concevoir nettement avec plus de facilité le principe général des
+vitesses virtuelles, il est encore utile de le considérer d'abord dans
+le simple cas de deux forces, comme l'avait fait Galilée. Il consiste
+alors en ce que, deux forces se faisant équilibre à l'aide d'une machine
+quelconque, elles sont entre elles en raison inverse des espaces que
+parcouraient dans le sens de leurs directions leurs points
+d'application, si on supposait que le système vînt à prendre un
+mouvement infiniment petit: ces espaces portent le nom de <i>vitesses
+virtuelles</i>, afin de les distinguer des vitesses réelles qui auraient
+effectivement lieu si l'équilibre n'existait pas. Dans cet état
+primitif, ce principe, qu'on peut très-aisément vérifier relativement à
+toutes les machines connues, présente déjà une grande utilité pratique,
+vu l'extrême facilité avec laquelle il permet d'obtenir effectivement
+la condition mathématique d'équilibre d'une machine quelconque, dont la
+constitution serait même entièrement inconnue. En appelant <i>moment
+virtuel</i> ou simplement <i>moment</i>, suivant l'acception primitive de ce
+terme parmi les géomètres, le produit de chaque force par sa <i>vitesse
+virtuelle</i>, produit qui, en effet, mesure alors l'effort de la force
+pour mouvoir la machine, on peut simplifier beaucoup l'énonce du
+principe en se bornant à dire que, dans ce cas, les momens des deux
+forces doivent être égaux et de signe contraire pour qu'il y ait
+équilibre; le signe positif ou négatif de chaque <i>moment</i> est déterminé
+d'après celui de la vitesse virtuelle, qu'on estimera, conformément à
+l'esprit ordinaire de la théorie mathématique des signes, positive ou
+négative selon que, par le mouvement fictif que l'on imagine, la
+projection du point d'application se trouverait tomber sur la direction
+même de la force ou sur son prolongement. Cette expression abrégée du
+principe des vitesses virtuelles est surtout utile pour énoncer ce
+principe d'une manière générale, relativement à un système de forces
+tout-à-fait quelconque. Il consiste alors en ce que la somme algébrique
+des momens virtuels de toutes les forces, estimés suivant la règle
+précédente, doit être nulle pour qu'il y ait équilibre; et cette
+condition doit avoir lieu distinctement par rapport à tous les
+mouvemens élémentaires que le système pourrait prendre en vertu des
+forces dont il est animé. En appelant P, P', P'', etc., les forces
+proposées, et, suivant la notation ordinaire de Lagrange, δÏ,
+δÏ', δÏ'', etc., les vitesses virtuelles
+correspondantes, ce principe se trouve immédiatement exprimé par
+l'équation</p>
+
+<p class="mid">P Î´Ï + P' δÏ' + P'' δÏ'' + etc. = 0,</p>
+
+<p>ou, plus brièvement,</p>
+
+<p class="mid">∫ P Î´Ï = 0,</p>
+
+<p>dans
+laquelle, par les travaux de Lagrange, la mécanique rationnelle tout
+entière peut être regardée comme implicitement renfermée. Quant à la
+statique, la difficulté fondamentale de développer convenablement cette
+équation générale se réduira essentiellement, lorsque toutes les forces
+dont il faut tenir compte seront bien connues, à une difficulté purement
+analytique, qui consistera à rapporter, dans chaque cas, d'après les
+conditions de liaison caractéristiques du système considéré, toutes les
+variations infiniment petites δÏ, δÏ', etc., au plus petit
+nombre possible de variations réellement indépendantes, afin d'annuler
+séparément les divers groupes de termes relatifs à chacune de ces
+dernières variations, ce qui fournit, pour l'équilibre, autant
+d'équations distinctes qu'il pourrait exister de mouvemens élémentaires
+vraiment différens par la nature du système proposé. En supposant que
+les forces soient entièrement quelconques, et qu'elles soient appliquées
+aux divers points d'un corps solide, qui ne soit d'ailleurs assujetti à
+aucune condition particulière, on parvient aussi immédiatement et de la
+manière la plus simple aux six équations générales de l'équilibre
+rapportées ci-dessus d'après la méthode dynamique. Si le solide, au lieu
+d'être complétement libre, doit être plus ou moins gêné, il suffit
+d'introduire au nombre des forces du système les résistances qui en
+résultent après les avoir convenablement définies, ce qui ne fera
+qu'ajouter quelques nouveaux termes à l'équation fondamentale. Il en est
+de même quand la forme du solide n'est point supposée rigoureusement
+invariable, et qu'on vient, par exemple, à considérer son élasticité. De
+semblables modifications n'ont d'autre effet, sous le point de vue
+logique, que de compliquer plus ou moins l'équation des vitesses
+virtuelles, qui ne cesse point pour cela de conserver nécessairement son
+entière généralité, quoique ces conditions secondaires puissent
+quelquefois rendre presqu'inextricables les difficultés purement
+analytiques que présente la solution effective de la question proposée.</p>
+
+<p>Tant que le théorème des vitesses virtuelles n'avait été conçu que comme
+une propriété générale de l'équilibre, on avait pu se borner à le
+vérifier par sa conformité constante avec les lois ordinaires de
+l'équilibre déjà obtenues autrement, et dont il présentait ainsi un
+résumé très-utile par sa simplicité et son uniformité. Mais, pour faire
+de ce théorème fondamental la base effective de toute la mécanique
+rationnelle, en un mot, pour la convertir en un véritable principe, il
+était indispensable de l'établir directement sans le déduire d'aucun
+autre, ou du moins en ne supposant que des propositions préliminaires
+susceptibles par leur extrême simplicité d'être présentées comme
+immédiates. C'est ce qu'a si heureusement exécuté Lagrange par son
+ingénieuse démonstration fondée sur le principe des mouffles et dans
+laquelle il parvient à prouver généralement le théorème des vitesses
+virtuelles avec une extrême facilité, en imaginant un poids unique, qui,
+à l'aide de mouffles convenablement construites, se trouve remplacer
+simultanément toutes les forces du système. On a successivement proposé
+depuis quelques autres démonstrations directes et générales du principe
+des vitesses virtuelles, mais qui, beaucoup plus compliquées que celle
+de Lagrange, ne lui sont, en réalité, nullement supérieures quant à la
+rigueur logique. Pour nous, sous le point de vue philosophique, nous
+devons regarder ce théorème général comme une conséquence nécessaire des
+lois fondamentales du mouvement, d'où elle peut être déduite de diverses
+manières, et qui devient ensuite le point de départ effectif de la
+mécanique rationnelle tout entière.</p>
+
+<p>L'emploi d'un tel principe ramenant l'ensemble de la science à une
+parfaite unité, il devient évidemment fort peu intéressant désormais de
+connaître d'autres principes plus généraux encore, en supposant qu'on
+puisse en obtenir. On peut donc regarder comme essentiellement oiseuses
+par leur nature les tentatives qui pourraient être projetées pour
+substituer quelque nouveau principe à celui des vitesses virtuelles. Un
+tel travail ne saurait plus perfectionner nullement le caractère
+philosophique fondamental de la mécanique rationnelle, qui, dans le
+traité de Lagrange, est aussi fortement coordonnée qu'elle puisse jamais
+l'être. On n'y pourrait réellement avoir en vue d'autre utilité
+effective que de simplifier considérablement les recherches analytiques
+auxquelles la science est maintenant réduite, ce qui doit paraître
+presque impossible quand on envisage avec quelle admirable facilité le
+principe des vitesses virtuelles a été adapté par Lagrange à
+l'application uniforme de l'analyse mathématique.</p>
+
+<p>Telle est donc la manière incomparablement la plus parfaite de concevoir
+et de traiter la statique, et par suite l'ensemble de la mécanique
+rationnelle. Dans un ouvrage tel que celui-ci surtout, nous ne pouvions
+hésiter un seul moment à accorder à cette méthode une préférence
+éclatante sur tout autre, puisque son principal avantage caractéristique
+est de perfectionner au plus haut degré la philosophie de cette science.
+Cette considération doit avoir à nos yeux bien plus d'importance que
+nous ne pouvons en attribuer en sens inverse aux difficultés propres
+qu'elle présente encore fréquemment dans les applications, et qui
+consistent essentiellement dans l'extrême contention intellectuelle
+qu'elle exige souvent, ce qui peut être regardé comme étant jusqu'à un
+certain point inhérent à toute méthode très-générale où les questions
+quelconques sont constamment ramenées à un principe unique. Néanmoins
+ces difficultés sont assez grandes jusqu'ici pour qu'on ne puisse point
+encore regarder la méthode de Lagrange comme vraiment élémentaire, de
+manière à pouvoir dispenser entièrement d'en considérer aucune autre
+dans un enseignement dogmatique. C'est ce qui m'a déterminé à
+caractériser d'abord avec quelques développemens la méthode dynamique
+proprement dite, la seule encore généralement usitée. Mais ces
+considérations ne peuvent être évidemment que provisoires; les
+principaux embarras qu'occasione l'emploi de la conception de Lagrange
+n'ayant réellement d'autre cause essentielle que sa nouveauté. Une telle
+méthode n'est point indéfiniment destinée sans doute à l'usage exclusif
+d'un très-petit nombre de géomètres, qui en ont seuls encore une
+connaissance assez familière pour utiliser convenablement les admirables
+propriétés qui la caractérisent: elle doit certainement devenir plus
+tard aussi populaire dans le monde mathématique que la grande conception
+géométrique de Descartes, et ce progrès général serait vraisemblablement
+déjà presqu'effectué si les notions fondamentales de l'analyse
+transcendante étaient plus universellement répandues.</p>
+
+<p>Je ne croirais pas avoir convenablement caractérisé toutes les notions
+philosophiques essentielles relatives à la statique rationnelle, si je
+ne faisais maintenant une mention distincte d'une nouvelle conception
+fort importante, introduite dans la science par M. Poinsot, et que je
+regarde comme le plus grand perfectionnement qu'ait éprouvé, sous le
+point de vue philosophique, le système général de la mécanique, depuis
+la régénération opérée par Lagrange, quoiqu'elle ne soit pas exactement
+dans la même direction. Il s'agit, comme on voit, de l'ingénieuse et
+lumineuse théorie des couples, que M. Poinsot a si heureusement créée
+pour perfectionner directement dans ses conceptions fondamentales la
+mécanique rationnelle, et dont la portée ne me paraît point avoir été
+encore suffisamment appréciée par la plupart des géomètres. On sait que
+ces <i>couples</i>, ou systèmes de forces parallèles égales et contraires,
+avaient à peine été remarqués avant M. Poinsot comme une sorte de
+paradoxe en statique, et qu'il s'est emparé de cette notion isolée pour
+en faire immédiatement le sujet d'une théorie fort étendue et
+entièrement originale relative à la transformation, à la composition et
+à l'usage de ces groupes singuliers, qu'il a montrés doués de propriétés
+si remarquables par leur généralité et leur simplicité. Ces propriétés
+fondamentales consistent essentiellement: 1º sous le rapport de la
+direction, en ce que l'effet d'un couple dépend seulement de la
+direction de son plan ou de son axe, et nullement de la position de ce
+plan, ni de celle du couple dans le plan; 2º quant à l'intensité, en ce
+que l'effet d'un couple ne dépend proprement ni de la valeur de chacune
+des forces égales qui le composent, ni du bras de levier sur lequel
+elles agissent, mais uniquement du produit de cette force par cette
+distance, auquel M. Poinsot a donné avec raison le nom de moment du
+couple.</p>
+
+<p>En adoptant la méthode dynamique proprement dite pour procéder à la
+recherche des conditions générales de l'équilibre, M. Poinsot l'a
+présentée sous un point de vue complétement neuf à l'aide de sa
+conception des couples, qui l'a considérablement simplifiée et
+éclaircie. Pour caractériser ici sommairement cette variété de la
+méthode dynamique, il suffira de concevoir que, en ajoutant en un point
+quelconque du système deux forces égales à chacune de celles que l'on
+considère et qui agissent, en sens contraire l'une de l'autre, suivant
+une droite parallèle à sa direction, on pourra ainsi, sans jamais
+altérer évidemment l'état du système proposé, le regarder comme
+remplacé: 1º par un système de forces égales aux forces primitives
+transportées toutes parallèlement à leurs directions au point unique que
+l'on aura choisi, et qui, en conséquence, seront généralement
+réductibles en une seule; 2º par un système de couples ayant pour mesure
+de leur intensité les momens des forces proposées relativement à ce même
+point, et dont les plans, passant tous en ce même point, les rendront
+aussi réductibles généralement à un couple unique. On voit, d'après
+cela, avec quelle facilité on pourra procéder ainsi à la détermination
+des relations d'équilibre, puisqu'il suffira de trouver, par les lois
+connues de la composition des forces convergentes, cette résultante
+unique, afin d'exprimer qu'elle est nulle; et ensuite, par les lois que
+M. Poinsot a établies pour la composition des couples, obtenir également
+ce couple résultant, et l'annuler aussi séparément; car il est clair
+que, la force et le couple ne pouvant se détruire mutuellement,
+l'équilibre ne saurait exister qu'en les supposant individuellement
+nuls.</p>
+
+<p>Il faut, sans doute, reconnaître que cette nouvelle manière de procéder
+n'est point indispensable pour appliquer la méthode dynamique à la
+détermination des conditions générales de l'équilibre. Mais, outre
+l'extrême simplification qu'elle introduit dans une telle recherche,
+nous devons surtout apprécier, quant aux progrès généraux de la science,
+la clarté inattendue qu'elle y apporte, c'est-à-dire l'aspect éminemment
+lucide sous lequel elle présente une partie essentielle de ces
+conditions d'équilibre, toutes celles qui sont relatives aux <i>momens</i>
+des forces proposées, et qui constituent la plus importante moitié des
+équations statiques. Ces <i>momens</i>, qui n'indiquaient jusqu'alors qu'une
+considération purement abstraite, artificiellement introduite dans la
+statique pour faciliter l'expression algébrique des lois de l'équilibre,
+ont pris désormais une signification concrète parfaitement distincte,
+et sont entrés aussi naturellement que les forces elles-mêmes dans les
+spéculations statiques, comme étant la mesure directe des couples
+auxquels ces forces donnent immédiatement naissance. On conçoit aisément
+<i>à priori</i> quelle facilité cette interprétation générale et élémentaire
+doit nécessairement procurer pour la combinaison de toutes les idées
+relatives à la théorie des momens, comme on en voit déjà d'ailleurs la
+preuve effective dans l'extension et le perfectionnement de cette
+importante théorie, par les travaux de M. Poinsot lui-même.</p>
+
+<p>Quelles que soient, en réalité, les qualités fondamentales de la
+conception de M. Poinsot par rapport à la statique, on doit néanmoins
+reconnaître, ce me semble, que c'est surtout au perfectionnement de la
+dynamique qu'elle se trouve, par sa nature, essentiellement destinée; et
+je crois pouvoir assurer, à cet égard, que cette conception n'a point
+encore exercé jusqu'ici son influence la plus capitale. Il faut la
+regarder, en effet, comme directement propre à perfectionner sous un
+rapport très-important les élémens mêmes de la dynamique générale, en
+rendant la notion des mouvemens de rotation aussi naturelle, aussi
+familière, et presqu'aussi simple que celle des mouvemens de
+translation. Car le couple peut être envisagé comme l'élément naturel
+du mouvement de rotation, aussi bien que la force l'est du mouvement de
+translation. Ce n'est pas ici le lieu d'indiquer plus distinctement
+cette considération, qui sera convenablement reproduite dans les leçons
+suivantes. Nous devons seulement concevoir, en thèse générale, qu'un
+usage bien entendu de la théorie des couples établit la possibilité de
+rendre l'étude des mouvemens de rotation, qui constitue jusqu'ici la
+partie la plus compliquée et la plus obscure de la dynamique, aussi
+élémentaire et aussi nette que l'étude des mouvemens de translation.
+Nous aurons occasion de constater effectivement plus tard à quel degré
+de simplicité et de clarté M. Poinsot est parvenu à réduire ainsi
+diverses propositions essentielles, relatives aux mouvemens de rotation,
+et qui n'étaient établies avant lui que de la manière la plus pénible et
+la plus indirecte, principalement en ce qui concerne les propriétés des
+<i>aires</i>, dont il a même sensiblement augmenté l'étendue et régularisé
+l'application sous divers rapports importans, surtout, en dernier lieu,
+quant à la détermination de ce qu'on appelle le <i>plan invariable</i>.</p>
+
+<p>Pour compléter ces considérations philosophiques sur l'ensemble de la
+statique, je crois devoir ajouter ici l'indication sommaire d'une
+dernière notion générale, qu'il me paraît utile d'introduire dans la
+théorie de l'équilibre, de quelque manière qu'on ait d'ailleurs jugé
+convenable de l'établir.</p>
+
+<p>Quand on veut se faire une juste idée de la nature des diverses
+équations qui expriment les conditions de l'équilibre d'un système
+quelconque de forces, il est, ce me semble, insuffisant de se borner à
+constater que l'ensemble de ces équations est indispensable pour
+l'équilibre, et l'établit inévitablement. Il faut, de plus, pouvoir
+assigner nettement la signification statique distinctement propre à
+chacune de ces équations envisagée isolément, c'est-à-dire déterminer
+avec précision en quoi chacune contribue séparément à la production de
+l'équilibre, analyse à laquelle on ne s'attache point ordinairement,
+quoiqu'elle soit, sans doute, importante. Par quelque méthode qu'on
+procède à l'établissement des équations statiques, il est clair <i>à
+priori</i> que l'équilibre ne peut résulter que de la destruction de tous
+les mouvemens élémentaires que le corps pourrait prendre en vertu des
+forces dont il est animé, si ces forces n'avaient point entr'elles les
+relations nécessaires pour se contrebalancer exactement. Ainsi chaque
+équation prise à part doit nécessairement anéantir un de ces mouvemens,
+en sorte que l'ensemble de ces équations produise l'équilibre, par
+l'impossibilité où se trouve dès-lors, le corps de se mouvoir d'aucune
+manière. Examinons maintenant sommairement le principe général d'après
+lequel une telle analyse me semble pouvoir s'opérer dans un cas
+quelconque.</p>
+
+<p>En considérant le mouvement sous le point de vue le plus positif, comme
+le simple transport d'un corps d'un lieu dans un autre, indépendamment
+du mode quelconque suivant lequel il peut être produit, il est évident
+que tout mouvement doit être envisagé, dans le cas le plus général,
+comme nécessairement composé à la fois de <i>translation</i> et de
+<i>rotation</i>. Ce n'est pas, sans doute, qu'il ne puisse réellement exister
+de translation sans rotation, ou de rotation sans translation; mais on
+doit regarder l'un et l'autre cas comme étant d'exception, le cas normal
+consistant en effet dans la coexistence de ces deux sortes de mouvemens,
+qui s'accompagnent constamment à moins de conditions particulières
+très-précises, et par suite fort rares, relativement aux circonstances
+du phénomène. Cela est tellement vrai, que la seule vérification de l'un
+de ces mouvemens est habituellement regardée avec raison par les
+géomètres, qui connaissent toute la portée de cette observation
+élémentaire, comme un puissant motif, non d'affirmer, mais de présumer
+très-vraisemblablement l'existence de l'autre. Ainsi, par exemple, la
+seule connaissance du mouvement de rotation du soleil sur son axe,
+parfaitement constaté depuis Galilée, serait <i>à priori</i> pour un
+géomètre une preuve presque certaine d'un mouvement de translation de
+cet astre accompagné de toutes ses planètes, quand même les astronomes
+n'auraient point commencé déjà à reconnaître effectivement, par des
+observations directes, la réalité de ce transport, dans un sens encore
+peu déterminé. Pareillement, c'est d'après une semblable considération
+qu'on admet communément, avec raison, outre le motif d'analogie,
+l'existence d'un mouvement de rotation dans les planètes même à l'égard
+desquelles on n'a point encore pu le constater directement, par cela
+seul qu'elles ont un mouvement de translation bien connu autour du
+soleil.</p>
+
+<p>Il résulte de cette première analyse que les équations qui expriment les
+conditions d'équilibre d'un corps, sollicité par des forces quelconques,
+doivent avoir pour objet, les unes de détruire tout mouvement de
+translation, les autres d'anéantir tout mouvement de rotation. Voyons
+maintenant, d'après le même point de vue, afin de compléter cet aperçu
+général, quel doit être <i>a priori</i> le nombre des équations de chaque
+espèce.</p>
+
+<p>Quant à la translation, il suffit de considérer que, pour empêcher un
+corps de marcher dans un sens quelconque, il faut évidemment l'en
+empêcher selon trois axes principaux situés dans des plans différens, et
+qu'on suppose d'ordinaire perpendiculaires entr'eux. En effet, quelle
+progression serait possible, par exemple, dans un corps qui ne pourrait
+avancer ni de l'est à l'ouest ou de l'ouest à l'est, ni du nord au sud
+ou du sud au nord, ni enfin du haut en bas ou du bas en haut? Toute
+progression dans un autre sens quelconque, pouvant évidemment se
+concevoir comme composée de progressions partielles correspondantes dans
+ces trois sens principaux, serait dès lors devenue nécessairement
+impossible. D'un autre côté, il est clair qu'on ne doit pas considérer
+moins de trois mouvemens élémentaires indépendans, car le corps pourrait
+se mouvoir dans le sens d'un des axes, sans avoir aucune translation
+dans le sens d'aucun des deux autres. On conçoit ainsi que, en général,
+trois équations de condition seront nécessaires et suffisantes pour
+établir, dans un système quelconque, l'équilibre de translation; et
+chacune d'elles sera spécialement destinée à détruire un des trois
+mouvemens de translation élémentaires que le corps pourrait prendre.</p>
+
+<p>On peut présenter une considération exactement analogue relativement à
+la rotation: il n'y a de nouvelle difficulté que celle d'apercevoir
+distinctement une image mécanique plus compliquée. La rotation d'un
+corps dans un plan ou autour d'un axe quelconque, pouvant toujours se
+concevoir décomposée en trois rotations élémentaires dans les trois
+plans coordonnés ou autour des trois axes, il est clair que, pour
+empêcher toute rotation dans un corps, il faut aussi l'empêcher de
+tourner séparément par rapport à chacun de ces trois plans ou de ces
+trois axes. Trois équations sont donc, pareillement, nécessaires et
+suffisantes pour établir l'équilibre de rotation; et l'on aperçoit, avec
+la même facilité que dans le cas précédent, la destination mécanique
+propre à chacune d'elles.</p>
+
+<p>En appliquant l'analyse précédente à l'ensemble des six équations
+générales rapportées au commencement de cette leçon, pour l'équilibre
+d'un corps solide animé de forces quelconques, il est aisé de
+reconnaître que les trois premières sont relatives à l'équilibre de
+translation, et les trois autres à l'équilibre de rotation. Dans le
+premier groupe, la première équation empêche la translation suivant
+l'axe des x, la seconde suivant l'axe des y, et la troisième suivant
+l'axe des z. Dans le second groupe, la première équation empêche le
+corps de tourner suivant le plan des x, y, la seconde suivant le plan
+des x, z, et la troisième suivant le plan des y, z. On conçoit nettement
+par là comment la coexistence de toutes ces équations établit
+nécessairement l'équilibre.</p>
+
+<p>Cette décomposition serait encore utile pour réduire, dans chaque cas,
+les équations d'équilibre au nombre strictement nécessaire, quand on
+vient à particulariser plus ou moins le système de forces considéré, au
+lieu de le supposer entièrement quelconque. Sans entrer ici dans aucun
+détail spécial à ce sujet, il suffira de dire, conformément au point de
+vue précédent, que, la particularisation du système proposé restreignant
+plus ou moins les mouvemens possibles, soit quant à la translation, soit
+quant à la rotation, après avoir d'abord exactement déterminé dans
+chaque cas, ce qui sera toujours facile, en quoi consiste cette
+restriction, il faudra supprimer, comme superflues, les équations
+d'équilibre relatives aux translations ou aux rotations qui ne peuvent
+avoir lieu, et conserver seulement celles qui se rapportent aux
+mouvemens restés possibles. C'est ainsi que, suivant la limitation plus
+ou moins grande du système de forces particulier que l'on considère, il
+peut, au lieu de six équations nécessaires en général pour l'équilibre,
+n'en plus subsister que trois, ou deux, ou même une seule, qu'il sera
+par là facile d'obtenir dans chaque cas.</p>
+
+<p>On doit faire des remarques parfaitement analogues quant aux
+restrictions de mouvemens qui résulteraient, non de la constitution
+spéciale du système des forces, mais des gênes plus ou moins étroites
+auxquelles le corps pourrait être assujetti dans certains cas, et qui
+produiraient des effets semblables. Il suffirait également alors de voir
+nettement quels mouvemens sont rendus impossibles par la nature des
+conditions imposées, et de supprimer les équations d'équilibre qui s'y
+rapportent, en conservant celles relatives aux mouvemens restés libres.
+C'est ainsi, par exemple, que, dans le cas d'un système quelconque de
+forces, on trouverait que les trois dernières équations suffisent pour
+l'équilibre, si le corps est retenu par un point fixe autour duquel il
+peut tourner librement en tout sens, tout mouvement de translation étant
+alors devenu impossible; de même on verrait les équations d'équilibre
+être au nombre de deux, ou même se réduire à une seule, s'il y avait à
+la fois deux points fixes, suivant que le corps pourrait ou non glisser
+le long de l'axe qui les joint; et enfin on arriverait à reconnaître que
+l'équilibre existe nécessairement sans aucune condition, quelles que
+soient les forces du système, si le corps solide présente trois points
+fixes non en ligne droite. Enfin on pourrait encore employer le même
+ordre de considérations lorsque les points, au lieu d'être
+rigoureusement fixes, seraient seulement astreints à demeurer sur des
+courbes ou des surfaces données.</p>
+
+<p>L'esprit de l'analyse que je viens d'esquisser est, comme on le voit,
+entièrement indépendant de la méthode quelconque d'après laquelle auront
+été obtenues les équations de l'équilibre. Mais les diverses méthodes
+générales sont loin cependant de se prêter avec la même facilité à
+l'application de cette règle. Celle qui s'y adapte le mieux, c'est
+incontestablement la méthode statique proprement dite, fondée, comme
+nous l'avons vu, sur le principe des vitesses virtuelles. On doit
+mettre, en effet, au nombre des propriétés caractéristiques de ce
+principe, la netteté parfaite avec laquelle il analyse naturellement le
+phénomène de l'équilibre, en considérant distinctement chacun des
+mouvemens élémentaires que permettent les forces du système, et
+fournissant aussitôt une équation d'équilibre spécialement relative à ce
+mouvement. La méthode dynamique ne présente point cet avantage
+important. Il faut reconnaître toutefois que, dans la manière dont M.
+Poinsot l'a conçue, elle se trouve à cet égard considérablement
+améliorée, puisque la seule distinction des conditions d'équilibre
+relatives aux forces et de celles qui concernent les couples,
+distinction qui s'établit alors nécessairement, réalise par elle-même la
+détermination séparée entre l'équilibre de translation et l'équilibre de
+rotation. Mais la méthode dynamique ordinaire, exclusivement usitée en
+statique avant la réforme de M. Poinsot, et que j'ai caractérisée dans
+son ensemble au commencement de cette leçon, ne remplit nullement cette
+condition essentielle, sans laquelle néanmoins il me paraît impossible
+de concevoir nettement l'expression analytique des lois générales de
+l'équilibre.</p>
+
+<p>Après avoir considéré les diverses manières principales de parvenir aux
+lois exactes de l'équilibre abstrait pour un système quelconque des
+forces, en supposant les corps dans cet état complétement passif que
+nous avions d'abord reconnu, quoique purement hypothétique, être
+strictement indispensable à l'établissement des principes fondamentaux
+de la mécanique rationnelle; nous devons maintenant examiner comment les
+géomètres ont pu tenir compte des propriétés générales naturelles aux
+corps réels, et auxquelles il faut nécessairement avoir égard dans toute
+application effective de la mécanique abstraite. La seule que l'on sache
+jusqu'ici prendre en considération d'une manière vraiment complète,
+c'est la pesanteur terrestre. Voyons comment on a pu l'introduire, en
+effet, dans les équations statiques. Cet important examen constitue,
+sans doute, dans l'ordre strictement logique de nos études
+philosophiques, une anticipation vicieuse sur la partie de ce cours
+relative à la physique proprement dite, où nous envisagerons
+spécialement la science de la pesanteur. Mais la théorie des centres de
+gravité, à laquelle se réduit essentiellement cette étude statique de la
+pesanteur terrestre, joue un rôle trop étendu et trop important dans
+toutes les parties de la mécanique rationnelle, pour que nous puissions
+nous dispenser de l'indiquer ici, à l'exemple de tous les géomètres,
+quoique ce ne soit pas strictement régulier. Du reste, je dois faire
+observer à ce sujet qu'on éviterait presqu'entièrement tout ce qu'il y a
+vraiment d'irrationnel dans cette disposition scientifique, sans se
+priver néanmoins des avantages capitaux que présente la résolution
+préalable d'une telle question, si on contractait l'habitude de classer
+la théorie des centres de gravité parmi les recherches de pure
+géométrie, comme je l'ai proposé à la fin de la treizième leçon.</p>
+
+<p>Pour tenir compte de la pesanteur terrestre, dans les questions
+statiques, il suffit, comme on sait, de se représenter, sous ce rapport,
+chaque corps homogène comme un système de forces parallèles et égales,
+appliquées à toutes les molécules du corps, et dont il faut déterminer
+complétement la résultante, qu'on introduira dès lors sans aucune
+difficulté parmi les forces extérieures primitives. En réalité, ce
+parallélisme et cette égalité des pesanteurs moléculaires ne sont
+effectivement que des approximations, puisque, de fait, toutes ces
+forces concourraient au centre de la terre si cette planète était
+rigoureusement sphérique, et que leur intensité absolue, indépendamment
+des inégalités qui tiennent à la force centrifuge produite par le
+mouvement de rotation de la terre, varie en raison inverse des carrés
+des distances des molécules correspondantes au centre de notre globe.
+Mais, quand il ne s'agit que des masses terrestres à notre disposition,
+auxquelles sont ordinairement destinées ces applications de la statique,
+les dimensions n'en sont jamais assez grandes pour que le défaut de
+parallélisme et d'égalité entre les pesanteurs des diverses molécules de
+chaque masse, doive être réellement pris en considération. On suppose
+donc alors, avec raison, toutes ces forces rigoureusement parallèles et
+égales, ce qui simplifie extrêmement la question de leur composition. En
+effet, leur résultante est, dès ce moment, égale à leur somme, et agit
+suivant une droite parallèle à leur direction commune, en sorte que son
+intensité et sa direction sont immédiatement connues. Toute la
+difficulté se réduit donc à trouver son point d'application,
+c'est-à-dire ce qu'on appelle le <i>centre de gravité</i> du corps. D'après
+les propriétés générales du point d'application de la résultante dans un
+système quelconque de forces parallèles, la distance de ce point à un
+plan quelconque est égale à la somme des momens de toutes les forces du
+système par rapport à ce même plan, divisée par la somme de ces forces
+elles-mêmes. En appliquant cette formule au centre de gravité, et ayant
+égard à la simplification que produit alors l'égalité de toutes les
+forces proposées, on trouve que la distance du centre de gravité à un
+plan quelconque est égale à la somme des distances de tous les points du
+corps considéré, divisée par le nombre de ces points; c'est-à-dire, que
+cette distance est, ce qu'on appelle proprement la moyenne arithmétique
+entre les distances de tous les points proposés. Cette considération
+fondamentale réduit évidemment la notion du centre de gravité à être
+purement géométrique, puisqu'en le cherchant ainsi comme <i>centre des
+moyennes distances</i>, suivant la dénomination très-rationnelle des
+anciens géomètres, la question ne conserve plus aucune trace de son
+origine mécanique, et consiste seulement dans ce problème de géométrie
+générale: Étant donné un système quelconque de points disposés entr'eux
+d'une manière déterminée, trouver un point dont la distance à un plan
+quelconque soit moyenne entre les distances de tous les points donnés à
+ce même plan. Il y aurait, comme je l'ai déjà indiqué, des avantages
+importans à concevoir habituellement ainsi la notion générale du centre
+de gravité, en faisant complétement abstraction de toute considération
+de pesanteur, car cette idée simple et purement géométrique est
+précisément celle qu'on doit s'en former dans la plupart des théories
+principales de la mécanique rationnelle, surtout quand on envisage les
+grandes propriétés dynamiques du centre des moyennes distances, où
+l'idée hétérogène et surabondante de la gravité introduit ordinairement
+une complication et une obscurité vicieuses. Cette manière de concevoir
+la question conduit naturellement, il est vrai, à l'exclure de la
+mécanique pour la faire rentrer dans la géométrie, comme je l'ai
+proposé. Si je ne l'ai pas ainsi classée effectivement, c'est uniquement
+afin de ne m'écarter que le moins possible des habitudes universellement
+reçues, quoique je fusse très-convaincu qu'une telle transposition
+serait la seule disposition vraiment rationnelle. Quoi qu'il en soit de
+cette discussion d'ordre, ce qui importe essentiellement c'est de ne
+point se méprendre sur la véritable nature de la question, à
+quelqu'époque et sous quelque dénomination qu'on juge convenable de la
+traiter.</p>
+
+<p>La seule définition géométrique du centre de gravité donnerait
+immédiatement le moyen de le déterminer, si le système des points que
+l'on considère n'était composé que d'un nombre fini de points isolés,
+car il en résulterait directement alors des formules très-simples et qui
+n'auraient nullement besoin d'être transformées pour exprimer les
+coordonnées du point cherché, relativement à trois axes rectangulaires
+fixes arbitrairement. Mais ces formules fondamentales ne peuvent plus
+être employées sans transformation, aussitôt qu'il s'agit d'un système
+composé d'une infinité de points formant un véritable corps continu, ce
+qui est le cas ordinaire. Car le numérateur et le dénominateur de chaque
+formule devenant dès lors simultanément infinis, ces formules n'offrent
+plus aucune signification distincte, et ne sauraient être appliquées
+qu'après avoir été convenablement transformées. C'est dans cette
+transformation générale que consiste, sous le rapport analytique, toute
+la difficulté fondamentale de la question du centre de gravité envisagée
+sous le point de vue le plus étendu. Or il est clair que le calcul
+intégral donne immédiatement les moyens de la surmonter, puisque ces
+deux sommes infinies qui constituent les deux termes de chaque formule,
+sont évidemment par elles-mêmes de véritables intégrales, dont celle qui
+exprime le dénominateur commun des trois formules se rapporte aux
+élémens géométriques infiniment petits de la masse considérée, et celle
+qui représente le numérateur propre à chaque formule se rapporte aux
+produits de ces élémens par leurs coordonnées correspondantes. Il suit
+de là, pour ne considérer ici que le cas le plus général, qu'en
+décomposant le corps seulement en élémens infiniment petits dans deux
+sens par deux séries de plans infiniment rapprochés parallèles les uns
+au plan des x, z, les autres au plan des y, z, on trouvera aussitôt les
+formules fondamentales,</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/013.png"></p>
+
+<p>qui feront connaître les trois coordonnées du
+centre de gravité du volume d'un corps homogène de forme quelconque,
+limité par une surface dont l'équation en x, y, et z, est supposée
+donnée. On obtiendra de la même manière, pour le centre de gravité de la
+surface seule de ce corps, les formules</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/014.png"></p>
+
+<p>La détermination des
+centres de gravité sera donc réduite ainsi, dans chaque cas particulier,
+à des recherches purement analytiques, tout-à-fait analogues à celles
+qu'exigent, comme nous l'avons vu, les quadratures et les cubatures.
+Seulement, ces intégrations étant, en général, plus compliquées, l'état
+d'extrême imperfection dans lequel se trouve jusqu'ici le calcul
+intégral permettra bien plus rarement encore de parvenir à une solution
+définitive. Mais ces formules générales n'en ont pas moins, par
+elles-mêmes, une importance capitale, pour introduire la considération
+du centre de gravité dans les théories générales de la mécanique
+analytique, ainsi que nous aurons spécialement occasion de le
+reconnaître bientôt. Il faut d'ailleurs considérer, quant à la question
+même, que ces formules éprouvent de très-grandes simplifications, quand
+on vient à supposer que la surface qui termine le corps proposé est une
+surface de révolution, ce qui heureusement a lieu dans la plupart des
+applications vraiment importantes.</p>
+
+<p>Telle est donc essentiellement la manière de tenir compte de la
+pesanteur terrestre dans les applications de la statique abstraite.
+Quant à la pesanteur universelle, on peut dire que jusqu'ici elle n'a
+été prise en considération d'une manière vraiment complète, que
+relativement aux corps sphériques. Ce n'est pas que, lorsque la loi de
+la gravitation est supposée connue, et surtout en la concevant
+inversement proportionnelle au carré de la distance, comme dans la
+véritable pesanteur universelle, on ne puisse aisément construire, à
+l'aide d'intégrales convenables, des formules qui expriment l'attraction
+d'un corps de figure et de constitution quelconques sur un point donné,
+et même sur un autre corps. Mais ces expressions symboliques générales
+sont demeurées jusqu'ici le plus souvent inapplicables, faute de pouvoir
+effectuer les intégrations qu'elles indiquent, même quand on suppose,
+pour simplifier la question, que chaque corps est homogène. Ce n'est
+encore que par une approximation fort imparfaite qu'on a pu parvenir à
+la détermination définitive dans le cas très-simple de l'attraction de
+deux ellipsoïdes, et les approximations n'ont pu être conduites jusqu'au
+degré de précision convenable, qu'en supposant ces elipsoïdes très-peu
+différens de la sphère, ce qui a lieu heureusement pour toutes nos
+planètes. Il faut d'ailleurs considérer que, dans la réalité, ces
+formules supposent la connaissance préalable de la loi de la densité à
+l'intérieur de chaque corps proposé, ce que nous ignorons jusqu'ici
+complétement.</p>
+
+<p>Dans l'état présent de cette importante et difficile théorie, on peut
+dire que les théorèmes primitifs de Newton sur l'attraction des corps
+sphériques constituent effectivement encore la partie la plus utile de
+cet ordre de notions. Ces propriétés si remarquables, et que Newton a si
+simplement établies, consistent, comme on sait, en ce que 1º
+l'attraction d'une sphère dont toutes les molécules attirent en raison
+inverse du carré de la distance, est la même, sur un point extérieur
+quelconque, que si la masse entière de cette sphère était toute
+condensée à son centre; 2º quand un point est placé dans l'intérieur
+d'une sphère dont les molécules agissent sur lui suivant cette même loi,
+il n'éprouve absolument aucune attraction de la part de toute la portion
+du globe qui se trouve à une plus grande distance que lui du centre, du
+moins, en supposant, si le globe n'est pas homogène, que chacune de ses
+couches sphériques concentriques présente en tous ses points la même
+densité.</p>
+
+<p>La pesanteur est la seule force naturelle dont nous sachions réellement
+tenir compte en statique rationnelle: encore voit-on combien cette étude
+est encore peu avancée par rapport à la gravité universelle. Quant aux
+circonstances extérieures générales, dont on a dû également faire
+d'abord complétement abstraction pour établir les lois rationnelles de
+la mécanique, comme le frottement, la résistance des milieux, etc., on
+peut dire que nous ne connaissons encore nullement la manière de les
+introduire dans les relations fondamentales données par la mécanique
+analytique, car on n'y est parvenu jusqu'ici qu'à l'aide d'hypothèses
+fort précaires, et même évidemment inexactes, qui ne peuvent être
+réellement considérées, dans le plus grand nombre des cas, que comme
+propres à fournir des exercices de calcul. Du reste, nous devrons
+naturellement revenir sur ce sujet dans la partie de ce cours relative à
+la physique proprement dite.</p>
+
+<p>Pour compléter l'examen philosophique de l'ensemble de la statique, il
+nous reste enfin à considérer sommairement la manière générale d'établir
+la théorie de l'équilibre, lorsque le corps auquel les forces sont
+appliquées est supposé se trouver à l'état fluide, soit liquide, soit
+gazeux.</p>
+
+<p>L'hydrostatique peut être complétement traitée d'après deux méthodes
+générales parfaitement distinctes, suivant qu'on cherche directement les
+lois de l'équilibre des fluides d'après des considérations statiques
+exclusivement propres à cette classe de corps, ou qu'on se borne à les
+déduire simplement des principes fondamentaux qui ont déjà fourni les
+équations statiques des corps solides, en ayant seulement égard, comme
+il convient, aux nouvelles conditions caractéristiques qui résultent de
+la fluidité.</p>
+
+<p>La première méthode a dû naturellement commencer par être la seule
+employée, comme étant primitivement la plus facile, sinon la plus
+rationnelle. Tel a été effectivement le caractère des travaux des
+géomètres du dix-septième et du dix-huitième siècle sur cette importante
+section de la mécanique générale. Divers principes statiques
+particuliers aux fluides, et plus ou moins satisfaisans, ont été
+successivement proposés, principalement à l'occasion de la célèbre
+question dans laquelle les géomètres se proposaient de déterminer <i>à
+priori</i> la véritable figure de la terre, supposée originairement toute
+fluide, question capitale qui, envisagée dans son ensemble, se rattache
+en effet, directement ou indirectement, à toutes les théories
+essentielles de l'hydrostatique. On sait que Huyghens avait d'abord
+essayé de la résoudre, en prenant pour principe d'équilibre la
+perpendicularité évidemment nécessaire de la pesanteur à la surface
+libre du fluide. Newton de son côté avait, à la même époque, choisi pour
+considération fondamentale la nécessité non moins évidente de l'égalité
+de poids entre les deux colonnes fluides allant du centre, l'une au
+pôle, l'autre à un point quelconque de l'équateur. Bouguer, en discutant
+plus tard cette importante question, montra clairement que ces deux
+manières de procéder étaient également vicieuses, en ce que le principe
+d'Huyghens et celui de Newton, bien que tous deux incontestables, ne
+s'accordaient point, dans un grand nombre de cas, à donner la même forme
+à la masse fluide en équilibre, ce qui mettait pleinement en évidence
+leur insuffisance commune. Mais Bouguer se trompa gravement à son tour,
+en croyant que la réunion de ces deux principes, lorsqu'ils
+s'accordaient à indiquer une même figure, était entièrement suffisante
+pour l'équilibre. Clairaut, dans son immortel traité <i>de la figure de la
+terre</i>, découvrit, le premier, les véritables lois générales de
+l'équilibre d'une masse fluide, en parlant de la considération évidente
+de l'équilibre isolé d'un canal quelconque infiniment petit; et, d'après
+ce <i>criterium</i> infaillible, il montra qu'il pouvait exister une infinité
+de cas dans lesquels la combinaison exigée par Bouguer se trouvait
+observée sans que cependant l'équilibre eût lieu. Depuis que l'ouvrage
+de Clairaut eut fondé dans son ensemble l'hydrostatique rationnelle,
+plusieurs grands géomètres, continuant à adopter la même manière
+générale de procéder, s'occupèrent d'établir la théorie mathématique de
+l'équilibre des fluides sur des considérations plus naturelles et plus
+distinctes que celle employée par son illustre inventeur. On doit
+principalement distinguer, à cet égard, les travaux de Maclaurin et
+surtout ceux d'Euler, qui ont donné à cette théorie fondamentale la
+forme simple et régulière qu'elle a maintenant dans tous les traités
+ordinaires, en la fondant sur le principe de l'égalité de pression en
+tout sens, qu'on peut regarder comme une loi générale indiquée par
+l'observation relativement à la constitution statique des fluides. Ce
+principe est incontestablement, en effet, le plus convenable qu'on
+puisse employer dans une telle recherche, lorsqu'on veut traiter
+directement par quelque considération propre aux fluides la théorie de
+leur équilibre, dont il fournit immédiatement les équations générales
+avec une extrême facilité. Il suffit alors, pour les obtenir le plus
+simplement possible, après avoir conçu la masse fluide partagée en
+molécules cubiques par trois séries de plans infiniment rapprochés,
+parallèles aux trois plans coordonnés, d'exprimer que chaque molécule
+est également pressée suivant les trois axes perpendiculaires à ses
+faces par l'ensemble des forces du système, la pression de la molécule
+en chaque sens étant égale à la différence des pressions exercées sur
+les deux faces opposées correspondantes. On trouve ainsi que la loi
+mathématique de l'équilibre d'un fluide quelconque, par quelques forces
+qu'il soit sollicité, est exprimée par les trois équations:</p>
+
+
+<p class="mid">dP/dx = pX, dP/dy = pY, dP/dz = pZ,</p>
+
+<p>où P
+exprime la pression supportée par la molécule dont les coordonnées sont
+x, y, z, et la densité ou pesanteur spécifique p, et X, Y, Z, désignent
+les composantes totales des forces dont le fluide est animé suivant les
+trois axes coordonnés. Comme on peut évidemment déduire, de l'ensemble
+de ces trois équations, la formule</p>
+
+<p class="mid">P = ∫ p(Xdx + Ydy + Zdz)</p>
+
+<p>pour
+la détermination de la pression en chaque point, quand les forces seront
+connues ainsi que la loi de la densité, il est possible de donner une
+autre forme analytique à la loi générale de l'équilibre des fluides, en
+se bornant à dire que la fonction différentielle, placée ici sous le
+signe S, doit satisfaire aux conditions connues d'intégrabilité
+relativement aux trois variables indépendantes x, y, z, ce qui est
+précisément l'expression très-simple trouvée primitivement par Clairaut
+quant à la théorie mathématique de l'hydrostatique.<p>
+
+<p>L'étude de l'équilibre des fluides donne constamment lieu à une nouvelle
+question générale fort importante qui leur est propre, celle qui
+consiste à déterminer, dans le cas d'équilibre, la figure de la surface
+qui limite la masse fluide. La solution abstraite de cette question est
+implicitement comprise dans la formule fondamentale précédente,
+puisqu'il suffit évidemment de supposer que la pression est nulle ou du
+moins constante, pour caractériser les points de la surface, ce qui
+donne indistinctement<p>
+
+<p class="mid">Xdx + Ydy + Zdz = 0<p>
+
+<p>quant à l'équation
+différentielle générale de cette surface. Toute la difficulté concrète
+se réduit donc essentiellement, en chaque cas, à connaître la loi réelle
+relative à la variation de la densité dans l'intérieur de la masse
+fluide proposée, à moins qu'elle ne soit homogène, détermination qui
+présente des obstacles tout-à-fait insurmontables dans les applications
+les plus importantes. Si l'on en fait abstraction, la question ne
+présente dès lors qu'une recherche analytique plus ou moins compliquée,
+consistant dans l'intégration, le plus souvent encore inconnue, de
+l'équation précédente. On doit remarquer d'ailleurs que cette équation
+est, par sa nature, assez générale pour qu'on puisse l'appliquer même à
+l'équilibre d'une masse fluide qui serait animée d'un mouvement de
+rotation déterminé, comme l'exige surtout la grande question de la
+figure des planètes. Il suffit alors en effet de comprendre, parmi les
+forces du système proposé, les forces centrifuges qui résultent de ce
+mouvement de rotation.</p>
+
+<p>Telle est, par aperçu, la manière générale d'établir la théorie
+mathématique de l'équilibre des fluides, en la fondant directement sur
+des principes statiques particuliers à ce genre de corps. On conçoit,
+comme je l'ai déjà indiqué, que cette méthode ait dû d'abord être seule
+employée; car, à l'époque des premières recherches, les différences
+caractéristiques entre les solides et les fluides devaient
+nécessairement paraître trop considérables pour qu'aucun géomètre pût
+alors se proposer d'appliquer à ceux-ci les principes généraux
+uniquement destinés aux autres, en ayant seulement égard, dans cette
+déduction, à quelques nouvelles conditions spéciales. Mais, quand les
+lois fondamentales de l'hydrostatique ont enfin été obtenues, et que
+l'esprit humain, cessant d'être préoccupé de la difficulté de leur
+établissement, a pu mesurer avec justesse la diversité réelle qui existe
+entre la théorie des fluides et celle des solides, il était impossible
+qu'il ne cherchât point à les ramener toutes deux aux mêmes principes
+essentiels, et qu'il ne reconnût pas, en thèse générale, l'applicabilité
+nécessaire des règles fondamentales de la statique à l'équilibre des
+fluides, pourvu qu'on tînt compte convenablement de la variabilité de
+forme qui les caractérise. En un mot, la science ne pouvait rester sous
+ce rapport dans son état primitif, où l'on accordait une importance
+évidemment exagérée aux conditions propres aux fluides. Mais, pour
+subordonner l'hydrostatique à la statique proprement dite, et augmenter
+ainsi par une plus grande unité la perfection rationnelle de la science,
+il était indispensable que la théorie abstraite de l'équilibre fût
+préalablement traitée d'après un principe statique suffisamment général,
+qui seul pouvait être directement appliqué aux fluides aussi bien qu'aux
+solides, car on ne pouvait point recourir, à cet effet, aux équations
+d'équilibre proprement dites, dans la formation desquelles on avait
+toujours eu, nécessairement, plus ou moins égard à l'invariabilité du
+système. Cette condition inévitable a été remplie, lorsque Lagrange a
+conçu la manière de fonder la statique, et par suite toute la mécanique
+rationnelle, sur le seul principe des vitesses virtuelles. Ce principe
+est évidemment, en effet, par sa nature, tout aussi directement
+applicable aux fluides qu'aux solides, et c'est là une de ses propriétés
+les plus précieuses. Dès lors l'hydrostatique, philosophiquement classée
+à son rang naturel, n'a plus été, dans le traité de Lagrange, qu'une
+division secondaire de la statique. Quoique cette manière de la
+concevoir n'ait pas encore pu devenir suffisamment familière, et que la
+méthode hydrostatique directe soit restée jusqu'ici la seule usuelle, il
+n'est pas douteux que la méthode de Lagrange finira par être
+habituellement et exclusivement adoptée, comme étant celle qui imprime à
+la science son véritable caractère définitif, en la faisant dériver tout
+entière d'un principe unique.</p>
+
+<p>Pour se représenter nettement, en général, comment le principe des
+vitesses virtuelles peut conduire aux équations fondamentales de
+l'équilibre des fluides, il suffit de considérer que tout ce qu'une
+telle application exige de particulier consiste seulement à comprendre
+parmi les forces quelconques du système une force nouvelle, la pression
+exercée sur chaque molécule, qui introduira un terme de plus dans
+l'équation générale, ou, plus exactement, qui donnera lieu à trois
+nouveaux momens virtuels, si l'on distingue, comme il convient, les
+variations séparément relatives à chacun des trois axes coordonnés. En
+procédant ainsi, on parviendra immédiatement aux trois équations
+générales de l'équilibre des fluides, qui ont été rapportées ci-dessus
+d'après la méthode hydrostatique proprement dite. Si le fluide considéré
+est liquide, il faudra concevoir le système assujéti à cette condition
+caractéristique de pouvoir changer de forme, sans cependant jamais
+changer de volume. Cette condition d'incompressibilité s'introduira
+d'autant plus naturellement dans l'équation générale des vitesses
+virtuelles, qu'elle peut s'exprimer immédiatement, comme l'a fait
+Lagrange, par une formule analytique analogue à celle des termes de
+cette équation, en exprimant que la variation du volume est nulle, ce
+qui même a permis à Lagrange de se représenter abstraitement cette
+incompressibilité comme l'effet d'une certaine force nouvelle, dont il
+suffit d'ajouter le moment virtuel à ceux des forces du système. Si l'on
+veut établir, au contraire, la théorie de l'équilibre pour les fluides
+gazeux, il faudra remplacer la condition de l'incompressibilité par
+celle qui assujétit le volume du fluide à varier suivant une fonction
+déterminée de la pression, par exemple en raison inverse de cette
+pression, conformément à la loi physique sur laquelle Mariotte a fondé
+toute la mécanique des gaz. Cette nouvelle circonstance donnera lieu à
+une équation analogue à celle des liquides, quoique plus compliquée.
+Seulement cette dernière section de la théorie générale de l'équilibre,
+outre les grandes difficultés analytiques qui lui sont propres, se
+ressentira nécessairement, dans les applications, de l'incertitude où
+l'on est encore sur la véritable loi des gaz relativement à la fonction
+de la pression qui exprime réellement la densité, car la loi de
+Mariotte, si précieuse par son extrême simplicité, ne peut
+malheureusement être regardée que comme une approximation, qui,
+suffisamment exacte pour des circonstances moyennes, ne saurait être
+étendue rigoureusement à un cas quelconque.</p>
+
+<p>Tel est le caractère fondamental de la méthode incontestablement la plus
+rationnelle qu'on puisse employer pour former la théorie abstraite de
+l'équilibre des fluides, et que nous devons regarder, surtout dans cet
+ouvrage, comme constituant désormais la conception définitive de
+l'hydrostatique. Cette conception paraîtra d'autant plus philosophique
+que, dans la statique ainsi traitée, on trouve une suite de cas en
+quelque sorte intermédiaires entre les solides et les fluides, lorsqu'on
+considère les questions relatives aux corps solides susceptibles de
+changer de forme jusqu'à un certain degré d'après des lois déterminées,
+c'est-à-dire quand on tient compte de la flexibilité et de
+l'élasticité, ce qui établit, sous le rapport analytique, une filiation
+naturelle qui fait passer, par une succession de recherches
+presqu'insensible, des systèmes dont la forme est rigoureusement
+invariable à ceux où elle est au contraire éminemment variable.</p>
+
+<p>Après avoir examiné sommairement comment la statique rationnelle,
+envisagée dans son ensemble, a pu être élevée enfin à ce haut degré de
+perfection spéculative où toutes les questions qu'elle est susceptible
+de présenter, constamment traitées d'après un principe unique
+directement établi, sont uniformément réduites à de simples problèmes
+d'analyse mathématique, nous devons maintenant entreprendre la même
+étude relativement à la dernière branche de la mécanique générale,
+nécessairement plus étendue, plus compliquée, et par suite plus
+difficile, celle qui a pour objet la théorie du mouvement. Ce sera le
+sujet de la leçon suivante.</p>
+<a name="l17" id="l17"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>DIX-SEPTIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Vue générale de la dynamique.</p>
+
+<p>L'objet essentiel de la dynamique consiste, comme nous l'avons vu, dans
+l'étude des mouvemens variés produits par les forces <i>continues</i>, la
+théorie des mouvemens uniformes dus aux forces <i>instantanées</i> n'étant
+entièrement qu'une simple conséquence immédiate des trois lois
+fondamentales du mouvement. Dans cette dynamique des mouvemens variés ou
+des forces continues on distingue ordinairement et avec raison deux cas
+généraux, suivant qu'on considère le mouvement d'un point ou celui d'un
+corps. Sous le point de vue le plus positif, cette distinction revient à
+concevoir que, dans certains cas, toutes les parties du corps prennent
+exactement le même mouvement, en sorte qu'il suffit alors en effet de
+déterminer le mouvement d'une seule molécule, chacune se mouvant comme
+si elle était isolée, sans aucun égard aux conditions de liaison du
+système; tandis que, dans le cas le plus général, chaque portion du
+corps ou chaque corps du système prenant un mouvement distinct, il faut
+examiner ces divers effets et connaître l'influence qu'exercent sur eux
+les relations qui caractérisent le système considéré. La seconde théorie
+étant évidemment plus compliquée que la première, c'est par celle-ci
+qu'il convient nécessairement de commencer l'étude spéciale de la
+dynamique, même quand on les déduit toutes deux de principes uniformes.
+Tel est aussi l'ordre que nous adopterons ici dans l'indication de nos
+considérations philosophiques.</p>
+
+<p>Relativement au mouvement d'un point, nous savons déjà que la question
+générale consiste à déterminer exactement toutes les circonstances du
+mouvement curviligne composé, résultant de l'action simultanée de
+diverses forces continues quelconques, en supposant entièrement connu le
+mouvement rectiligne que prendrait le mobile sous l'influence exclusive
+de chaque force envisagée isolément. Nous avons également constaté que
+ce problème était susceptible, comme tout autre, d'être considéré en
+sens inverse, lorsqu'on se proposait, au contraire, de découvrir par
+quelles forces le corps est sollicité, d'après les circonstances
+caractéristiques directement connues du mouvement composé.</p>
+
+<p>Mais, avant d'entrer dans l'examen philosophique de ces deux questions
+générales, nous devons d'abord arrêter notre attention sur une théorie
+préliminaire fort importante, celle du mouvement varié envisagé en
+lui-même, c'est-à-dire conformément à l'expression ordinaire, la théorie
+du mouvement rectiligne produit par une seule force continue, agissant
+indéfiniment selon la même direction. Cette théorie élémentaire est
+indispensable pour établir les notions fondamentales qui se reproduisent
+sans cesse dans toutes les parties de la dynamique. Voici en quoi elle
+consiste essentiellement, d'après notre manière de concevoir la
+mécanique rationnelle.</p>
+
+<p>Nous avons précédemment remarqué que, dans la question dynamique
+directe, il fallait nécessairement supposer connu l'effet de chaque
+force unique, la véritable inconnue du problème général étant l'effet
+déterminé par le concours de toutes les forces. Cette observation est
+incontestable. Mais, d'après cela, quel peut être l'objet de cette
+partie préliminaire de la dynamique qu'on destine à l'étude du mouvement
+résultant de l'action d'une seule force continue? La contradiction
+apparente ne tient qu'aux expressions peu exactes qu'on emploie
+ordinairement, et d'après lesquelles une telle question semblerait aussi
+distincte et aussi directe que les véritables questions dynamiques,
+tandis qu'elle n'est réellement qu'un préliminaire. Pour en concevoir
+nettement le vrai caractère, il faut observer que le mouvement varié
+produit par une seule force continue peut être défini de plusieurs
+manières, qui dépendent les unes des autres, et qui, par conséquent, ne
+sauraient jamais être données simultanément, quoique chacune puisse être
+séparément la plus convenable, d'où résulte la nécessité de savoir
+passer, en général, de l'une quelconque d'entre elles à toutes les
+autres: c'est dans ces transformations que consiste proprement la
+théorie générale préliminaire du mouvement varié, désignée fort
+inexactement sous le nom d'étude de l'action d'une force unique. Ces
+diverses définitions équivalentes d'un même mouvement varié résultent de
+la considération simultanée des trois fonctions fondamentales
+distinctes, quoique co-relatives, qu'on y peut envisager, l'espace, la
+vitesse et la force, conçus comme dépendant du temps écoulé. La loi du
+mouvement peut être immédiatement donnée par la relation entre l'espace
+parcouru et le temps écoulé, et alors il importe d'en déduire la
+<i>vitesse acquise</i> par le mobile à chaque instant, c'est-à-dire celle du
+mouvement uniforme qui aurait lieu si, la force continue cessant tout à
+coup d'agir, le corps ne se mouvait plus qu'en vertu de l'impulsion
+naturelle résultant, d'après la loi d'inertie, du mouvement déjà
+effectué: il est également intéressant de déterminer aussi quelle est, à
+chaque instant, l'intensité de la force continue, comparée à celle d'une
+force accélératrice constante bien connue, telle, par exemple, que la
+gravité terrestre, la seule force de ce genre qui nous soit assez
+familière pour servir habituellement de type convenable. Dans d'autres
+occasions, au contraire, le mouvement pourra être naturellement défini
+par la loi qui règle la variation de la vitesse en raison du temps, et
+d'où il faudra conclure celle relative à l'espace, ainsi que celle qui
+concerne la force. Il en serait de même si la définition primitive du
+mouvement consistait dans la loi de la force continue, qui pourrait
+n'être pas toujours immédiatement donnée en fonction du temps, mais
+quelquefois par rapport à l'espace, comme par exemple lorsqu'il s'agit
+de la gravitation universelle, ou d'autres fois relativement à la
+vitesse, ainsi qu'on le voit pour la résistance des milieux. Enfin, si
+l'on considère cet ordre de questions sous le point de vue le plus
+étendu, il faut concevoir, en général, que la définition d'un mouvement
+varié peut être donnée par une équation quelconque, pouvant contenir à
+la fois ces quatre variables dont une seule est indépendante, le temps,
+l'espace, la vitesse, et la force; le problème consistera à déduire de
+cette équation la détermination distincte des trois lois
+caractéristiques relatives à l'espace, à la vitesse et à la force, en
+fonction du temps, et, par suite, en corélation mutuelle. Ce problème
+général se réduit constamment à une recherche purement analytique, à
+l'aide des deux formules dynamiques fondamentales qui expriment, en
+fonction du temps, la vitesse et la force, quand on suppose connue la
+loi relative à l'espace.</p>
+
+<p>La méthode infinitésimale conduit à ces deux formules avec la plus
+grande facilité. Il suffit en effet, pour les obtenir, de considérer,
+suivant l'esprit de cette méthode, le mouvement comme uniforme pendant
+la durée d'un même intervalle de temps infiniment petit, et comme
+uniformément accéléré pendant deux intervalles consécutifs. Dès lors, la
+vitesse, supposée momentanément constante, d'après la première
+considération, sera naturellement exprimée par la différentielle de
+l'espace divisée par celle du temps; et, de même, la force continue,
+d'après la seconde considération, sera évidemment mesurée par le rapport
+entre l'accroissement infiniment petit de la vitesse, et le temps
+employé à produire cet accroissement. Ainsi, en appelant t le temps
+écoulé, e l'espace parcouru, v la vitesse acquise et φ l'intensité
+de la force continue à chaque instant, la corrélation générale et
+nécessaire de ces quatre variables simultanées sera exprimée
+analytiquement par les deux formules fondamentales,</p>
+
+<p class="mid">v = de/dt&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+ φ = dv/dt = d<sup>2</sup>e/dt<sup>2</sup></p>
+
+<p>D'après
+ces formules, toutes les questions relatives à cette théorie
+préliminaire du mouvement varié se réduiront immédiatement à de simples
+recherches analytiques, qui consisteront ou dans des différentiations,
+ou, le plus souvent, dans des intégrations. En considérant le cas le
+plus général, où la définition primitive du mouvement proposé serait
+donnée seulement par une équation entre les quatre variables, le
+problème analytique consistera dans l'intégration d'une équation
+différentielle du second ordre, relative à la fonction e, et qui pourra
+être fréquemment inexécutable, vu l'extrême imperfection actuelle du
+calcul intégral.</p>
+
+<p>La conception fondamentale de Lagrange, relativement à l'analyse
+transcendante, l'ayant nécessairement obligé à se priver des facilités
+qu'offre l'emploi de la méthode infinitésimale pour l'établissement des
+deux formules dynamiques précédentes, il a été conduit à présenter cette
+théorie sous un nouveau point de vue, dont on n'a pas communément, ce me
+semble, assez apprécié l'importance, et qui me paraît singulièrement
+propre à éclaircir la véritable nature de ces notions élémentaires.
+Lagrange a montré dans sa <i>théorie des fonctions analytiques</i> que cette
+considération dynamique consistait réellement à concevoir un mouvement
+varié quelconque comme composé à chaque instant d'un certain mouvement
+uniforme et d'un autre mouvement uniformément varié, en l'assimilant au
+mouvement vertical d'un corps pesant lancé avec une impulsion initiale.
+Mais, pour donner à cette lumineuse conception toute sa valeur
+philosophique, je crois devoir la présenter sous un point de vue plus
+étendu que ne l'a fait Lagrange, comme donnant lieu à une théorie
+complète de l'assimilation des mouvemens, exactement semblable à la
+théorie générale des contacts des courbes et des surfaces, exposée dans
+les treizième et quatorzième leçons.</p>
+
+<p>À cet effet, supposons deux mouvemens rectilignes quelconques, définis
+par les équations e=f(t), E=F(t); que les deux mobiles soient parvenus
+au bout du temps t à une même situation; et considérons leur distance
+mutuelle après un certain temps t+h. Cette distance, qui sera égale à la
+différence des valeurs correspondantes des deux fonctions f et F aura
+évidemment pour expression, d'après la formule de Taylor, la série</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/015.png"></p>
+
+
+<p>À l'aide de
+cette série, on pourra, par des considérations entièrement analogues à
+celles employées dans la théorie des courbes, se faire une idée nette de
+l'assimilation plus ou moins parfaite des deux mouvemens, suivant les
+relations analytiques plus ou moins étendues des deux fonctions
+primitives f et F. Si leurs dérivées du premier ordre ont une même
+valeur, il existera entre les deux mouvemens ce qu'on pourrait appeler
+une <i>assimilation du premier ordre</i>, semblable au contact du premier
+ordre dans les courbes, et qu'on pourra caractériser, sous le rapport
+concret, en disant alors que le mouvement des deux corps sera le même
+pendant un instant infiniment petit. Si, en outre, les deux dérivées du
+second ordre prennent encore la même valeur, l'assimilation des
+mouvemens deviendra plus intime, et s'élèvera au second ordre; elle
+consistera physiquement alors en ce que les deux mobiles auront le même
+mouvement pendant deux instans infiniment petits consécutifs.
+Pareillement, en ajoutant à ces deux premières relations l'égalité des
+troisièmes dérivées, on établira, entre les mouvemens considérés, une
+<i>assimilation du troisième ordre</i>, qui les fera coïncider pendant trois
+<i>instans</i> consécutifs, et ainsi de suite indéfiniment. Le degré de
+similitude des deux mouvemens, déterminé analytiquement par le nombre de
+fonctions dérivées successives qui auront respectivement la même valeur,
+aura toujours pour interprétation concrète la coïncidence des deux
+mobiles pendant un nombre égal d'instans consécutifs; comme nous avons
+vu l'ordre du contact des courbes mesuré géométriquement par la
+communauté d'un nombre correspondant d'élémens successifs. Si la loi
+caractéristique de l'un des mouvemens proposés contient, dans son
+expression analytique, quelques constantes arbitraires, on pourra
+l'<i>assimiler</i> à un autre mouvement quelconque jusqu'à un <i>ordre</i> marqué
+par le nombre de ces constantes, qui seront alors déterminées d'après
+les équations destinées à établir, suivant la théorie précédente, ce
+degré d'intimité entre les deux mouvemens.</p>
+
+<p>Cette conception fondamentale conduit à apercevoir la possibilité, du
+moins sous le point de vue abstrait, d'acquérir une connaissance de plus
+en plus approfondie d'un mouvement varié quelconque, en le comparant
+successivement à une suite de mouvemens connus, dont la loi analytique
+dépende d'un nombre de plus en plus grand de constantes arbitraires, et
+qui pourront, par conséquent, avoir avec lui une coïncidence de plus en
+plus prolongée. Mais, de même que nous avons vu la théorie générale des
+contacts des lignes, appliquée à la mesure de la courbure les unes par
+les autres, devoir se réduire effectivement à la comparaison d'une
+courbe quelconque d'abord avec une ligne droite et ensuite avec un
+cercle, ces deux lignes étant les seules qu'on puisse regarder comme
+assez connues pour servir utilement de type à l'égard des autres,
+pareillement la théorie dynamique relative à la mesure des mouvemens les
+uns par les autres doit être réellement limitée à la comparaison
+effective de tout mouvement varié, d'abord avec un mouvement uniforme où
+l'espace est proportionnel au temps, et ensuite avec un mouvement
+uniformément varié où l'espace croît en raison du carré du temps; ou
+bien, afin de tout embrasser en une seule considération, avec un
+mouvement composé d'un mouvement uniforme, et d'un autre uniformément
+varié, tel que celui d'un corps pesant animé d'une impulsion initiale.
+Ces deux mouvemens élémentaires sont, en effet, comme le remarque
+Lagrange, les seuls dont nous ayons réellement une notion assez
+familière pour que nous puissions les appliquer avec succès à la mesure
+de tous les autres. En établissant cette assimilation, on trouve,
+d'après la théorie précédente, que tout mouvement varié peut être à
+chaque instant comparé à celui d'un corps pesant qui aurait reçu une
+vitesse initiale égale à la première dérivée de l'espace parcouru
+envisagé comme une fonction du temps écoulé, et qui serait animé d'une
+gravité mesurée par la seconde dérivée de cette même fonction, ce qui
+nous fait rentrer dans les deux formules fondamentales obtenues
+ci-dessus par la méthode infinitésimale. Le mouvement proposé coïncidera
+pendant un instant infiniment petit avec le mouvement uniforme exprimé
+dans la première partie de cette comparaison, et pendant deux instans
+consécutifs avec le mouvement uniformément accéléré qui correspond à la
+seconde partie. On se formera donc ainsi une idée nette du mouvement du
+mobile à chaque moment, et de la manière dont il varie d'un moment à
+l'autre, ce qui est strictement suffisant.</p>
+
+<p>Quoique la conception de Lagrange, telle que je l'ai généralisée,
+conduise finalement aux mêmes résultats que la théorie ordinaire, il est
+aisé de sentir cependant sa supériorité rationnelle, puisque ces deux
+théorèmes fondamentaux, dans lesquels on avait vu jusqu'alors le terme
+absolu des efforts de l'esprit humain, relativement à l'étude des
+mouvemens variés, peuvent être envisagés maintenant comme une simple
+application particulière d'une méthode très-générale, qui nous permet
+abstraitement d'entrevoir une mesure beaucoup plus parfaite de tout
+mouvement varié, quoique de puissans motifs de convenance nous obligent
+à considérer seulement la mesure primitivement adoptée. On conçoit,
+d'après ce qui précède, que si la nature nous offrait un exemple simple
+et familier d'un mouvement rectiligne dans lequel l'espace croîtrait
+proportionnellement au cube du temps, en ajoutant à nos notions
+dynamiques ordinaires la considération habituelle de ce mouvement, nous
+obtiendrions une connaissance plus approfondie de la nature d'un
+mouvement varié quelconque, qui pourrait alors avoir avec le triple
+mouvement ainsi composé une assimilation du troisième ordre, ce qui nous
+permettrait d'envisager directement, par une seule vue de l'esprit,
+l'état du mobile pendant trois instans consécutifs, tandis que nous
+sommes maintenant forcés de nous arrêter à deux instans. Sous le rapport
+analytique, au lieu de nous borner aux deux premières fonctions dérivées
+de l'espace relativement au temps, cette méthode reviendrait à
+considérer simultanément la troisième dérivée, qui aurait dès lors aussi
+une signification dynamique, dont elle est actuellement dépourvue. Dans
+cette supposition, de même que nous concevons habituellement la force
+accélératrice pour nous représenter les changemens de la vitesse, nous
+aurions pareillement une considération dynamique propre à nous figurer
+les variations de la force continue. Notre étude générale des mouvemens
+variés deviendrait encore plus parfaite si, étendant cette hypothèse, il
+existait en outre un mouvement connu dans lequel l'espace fût
+proportionnel à la quatrième puissance du temps, et ainsi de suite. Mais
+en réalité, parmi les mouvemens simples où l'espace parcouru se trouve
+croître proportionnellement à une puissance entière et positive du temps
+écoulé, l'observation ne nous faisant connaître que le mouvement
+uniforme produit par une impulsion unique et le mouvement uniformément
+accéléré qui résulte de la pesanteur terrestre suivant la découverte de
+Galilée, nous sommes contraints de nous arrêter aux deux premiers degrés
+de la théorie précédente pour la mesure générale des mouvemens variés
+quelconques. Telle est la véritable explication philosophique de la
+méthode universellement adoptée, estimée à sa valeur réelle.</p>
+
+<p>J'ai cru devoir insister sur cette explication, parce que cette
+conception fondamentale me semble n'être pas encore appréciée d'une
+manière convenable, quoiqu'elle soit la base de la dynamique tout
+entière.</p>
+
+<p>Après l'examen général de cette importante théorie préliminaire, je
+passe maintenant à considérer sommairement le caractère philosophique de
+la véritable dynamique rationnelle directe, c'est-à-dire de l'étude du
+mouvement curviligne produit par l'action simultanée de diverses forces
+continues quelconques, en continuant à supposer d'abord que le mobile
+soit regardé comme un point, ou, ce qui revient au même, que toutes les
+molécules du corps prenant exactement le même mouvement, chacune se
+meuve isolément sans être affectée par sa liaison avec les autres.</p>
+
+<p>On doit distinguer, en général, dans le mouvement curviligne d'une
+molécule soumise à l'action de forces quelconques, deux cas
+très-différens, suivant qu'elle est d'ailleurs entièrement libre, de
+manière à devoir décrire la trajectoire qui résultera naturellement de
+la combinaison des forces proposées, ou que, au contraire, elle est
+astreinte à se mouvoir sur une seule courbe ou sur une surface donnée.
+La théorie fondamentale du mouvement curviligne peut être établie dans
+son ensemble suivant deux modes fort distincts, en prenant pour base
+l'un ou l'autre de ces deux cas, car chacun d'eux peut être traité
+directement et se trouve en même temps susceptible de se rattacher à
+l'autre, les deux considérations étant presqu'également naturelles selon
+le point de vue où l'esprit se place. En parlant du premier cas, il
+suffira, pour en déduire le second, de regarder la résistance, tant
+active que passive, de la courbe ou de la surface sur laquelle le corps
+est assujetti à rester, comme une nouvelle force à joindre à celles du
+système proposé, ainsi que nous avons vu qu'on a coutume de le faire en
+statique. Si, au contraire, on préfère d'établir d'abord la théorie du
+second cas, on y ramènera ensuite le premier, en considérant le mobile
+comme forcé à décrire la courbe qu'il doit effectivement parcourir, ce
+qui suffira entièrement pour former les équations fondamentales, malgré
+que cette courbe soit alors primitivement inconnue. Quoique cette
+dernière méthode ne soit point ordinairement employée, il convient, je
+crois, de les caractériser ici toutes deux, pour donner le plus
+complétement possible une juste idée de la théorie générale du mouvement
+curviligne, car chacune d'elles a, ce me semble, des avantages importans
+qui lui sont propres. Considérons d'abord la première.</p>
+
+<p>Examinant, en premier lieu, le mouvement curviligne d'une molécule
+entièrement libre soumise à l'action de forces continues quelconques, on
+peut former de deux manières distinctes les équations fondamentales de
+ce mouvement, en les déduisant par deux modes différens de la théorie
+du mouvement rectiligne. Le premier mode, qui a d'abord été le plus
+employé par les géomètres, quoique, sous le rapport analytique, il ne
+soit pas le plus simple, consiste à décomposer à chaque instant la
+résultante totale des forces continues qui agissent sur le mobile en
+deux forces, l'une dirigée selon la tangente à la trajectoire qu'il
+décrit, l'autre suivant la normale. Considérons alors pendant un instant
+infiniment petit, le mouvement comme rectiligne et ayant lieu dans la
+direction de la tangente, d'après la première loi fondamentale du
+mouvement. La progression du corps en ce sens ne sera évidemment due
+qu'à la première de ces deux composantes, à laquelle, par conséquent, on
+pourra appliquer la formule élémentaire rapportée ci-dessus par le
+mouvement rectiligne. Cette composante, qui est d'ailleurs égale à la
+force accélératrice totale multipliée par le cosinus de son inclinaison
+sur la tangente, sera donc exprimée par la seconde fonction dérivée de
+l'arc de la courbe relativement au temps. En développant cette équation
+par les formules géométriques connues, et introduisant dans le calcul
+les composantes de la force accélératrice totale parallèlement aux trois
+axes coordonnés rectangulaires, on parvient finalement aux trois
+équations fondamentales ordinaires du mouvement curviligne Le second
+mode, plus simple et plus régulier, dû à Euler, et depuis généralement
+adopté, consiste à obtenir immédiatement ces équations en décomposant
+directement le mouvement du corps à chaque instant, ainsi que la force
+continue totale dont il est animé, en trois autres dans le sens des
+trois axes coordonnés. D'après la troisième loi fondamentale du
+mouvement, le mouvement selon chaque axe étant indépendant des mouvemens
+suivant les deux autres n'est dû qu'à la composante totale des forces
+accélératrices parallèlement à cet axe, en sorte que le mouvement
+curviligne se trouve ainsi continuellement remplacé par le système de
+trois mouvemens rectilignes, à chacun desquels on peut aussitôt
+appliquer la théorie dynamique préliminaire indiquée ci-dessus. En
+nommant X, Y, Z, les composantes totales, parallèlement aux trois axes
+des x, des y, et des z, des forces continues qui agissent à chaque
+instant dt sur la molécule dont les coordonnées sont x, y, z, on obtient
+ainsi immédiatement les équations</p>
+
+<p class="mid">d<sup>2</sup>x/dt<sup>2</sup> = X,&nbsp;&nbsp;&nbsp; d<sup>2</sup>y/dt<sup>2</sup> = Y,&nbsp;&nbsp;&nbsp; d<sup>2</sup>z/dt<sup>2</sup> = Z,</p>
+
+<p>auxquelles on ne
+parvient que par un assez long calcul en suivant le premier mode.</p>
+
+<p>Telles sont les équations différentielles fondamentales du mouvement
+curviligne, d'après lesquelles les questions quelconques de dynamique
+relatives à un corps dont toutes les molécules prennent exactement le
+même mouvement se réduisent immédiatement à des problèmes purement
+analytiques, lorsque les données ont été convenablement exprimées. En
+considérant d'abord la question générale directe, qui est la plus
+importante, on se propose, connaissant la loi des forces continues dont
+le corps est animé, de déterminer toutes les circonstances de son
+mouvement effectif. Pour cela, de quelque manière que cette loi soit
+donnée, ou en fonction du temps, ou en fonction des coordonnées, ou en
+fonction de la vitesse, il suffira en général d'intégrer ces trois
+équations du second ordre, ce qui donnera lieu à des difficultés
+analytiques plus ou moins élevées, que l'imperfection du calcul intégral
+pourra rendre fréquemment insurmontables. Les six constantes arbitraires
+successivement introduites par cette intégration se détermineront
+d'ailleurs en ayant égard aux circonstances de l'état initial du mobile,
+dont les équations différentielles n'ont pu conserver aucune trace. On
+obtiendra ainsi les trois coordonnées du corps en fonction du temps, de
+manière à pouvoir assigner exactement sa position à chaque instant; et
+on trouvera ensuite les deux équations caractéristiques de la courbe
+qu'il décrit, en éliminant le temps entre ces trois expressions. Quant
+à la vitesse acquise par le mobile à une époque quelconque, on pourra
+dès lors la déterminer aussi d'après les valeurs de ses trois
+composantes, dans le sens des axes, dx/dt, dy/dt, dz/dt.
+ Il est d'ailleurs utile de remarquer, à cet égard, que
+cette vitesse v sera souvent susceptible d'être immédiatement calculée
+par une combinaison fort simple des trois équations différentielles
+fondamentales, qui donne évidemment la formule générale</p>
+
+<p class="mid">v<sup>2</sup> = 2∫ (Xdx + Ydy + Zdz),</p>
+
+<p>à l'aide de laquelle une seule intégration suffira
+pour la détermination directe de la vitesse, lorsque l'expression placée
+sous le signe ∫ satisfera aux conditions connues d'intégrabilité
+relativement aux trois variables x, y, z, envisagées comme
+indépendantes. Cette propriété n'a pas lieu, sans doute, relativement à
+toutes les forces continues possibles, ni même par rapport à toutes
+celles que nous présentent en effet les phénomènes naturels, puisque,
+par exemple, elle ne saurait se vérifier pour les forces qui
+représentent la résistance des milieux, ou les frottemens, ou, en
+général, quant à toutes celles dont la loi primitive dépend du temps ou
+de la vitesse elle-même. La remarque précédente n'en est pas moins
+regardée avec raison par les géomètres comme ayant une extrême
+importance pour simplifier les recherches analytiques auxquelles se
+réduisent les problèmes de dynamique, car la condition énoncée se
+vérifie constamment, ainsi qu'il est aisé de le prouver, dans un cas
+particulier fort étendu, qui comprend toutes les grandes applications de
+la dynamique rationnelle à la mécanique céleste, c'est-à-dire celui où
+toutes les forces continues dont le corps est animé sont des tendances
+vers des centres fixes, agissant suivant une fonction quelconque de la
+distance du corps à chaque centre, mais indépendamment de la direction.</p>
+
+<p>Si, prenant maintenant en sens inverse la théorie générale du mouvement
+curviligne d'une molécule libre, on se propose de déterminer, au
+contraire, d'après les circonstances caractéristiques du mouvement
+effectif, la loi des forces accélératrices qui ont pu le produire, la
+question sera nécessairement beaucoup plus simple sous le rapport
+analytique, puisqu'elle ne consistera essentiellement qu'en des
+différentiations. Car il sera toujours possible alors, par des
+recherches préliminaires plus ou moins compliquées, qui ne pourront
+porter que sur des considérations purement géométriques, de déduire, de
+la définition primitive du mouvement proposé, les valeurs des trois
+coordonnées du mobile à chaque instant en fonction du temps écoulé; et
+dès lors, en différentiant deux fois ces trois expressions, on obtiendra
+les composantes des forces continues suivant les trois axes, d'où l'on
+pourra conclure immédiatement la loi de la force accélératrice totale,
+de quelque nature qu'elle soit. C'est ainsi que nous verrons, dans la
+seconde section de ce cours, les trois lois géométriques fondamentales
+trouvées par Képler pour les mouvemens des corps célestes qui composent
+notre système solaire, nous conduire nécessairement à la loi de
+gravitation universelle, qui devient ensuite la base de toute la
+mécanique générale de l'univers.</p>
+
+<p>Après avoir établi la théorie du mouvement curviligne d'une molécule
+libre, il est aisé d'y faire rentrer le cas où cette molécule est
+assujétie, au contraire, à rester sur une courbe donnée. Il suffit,
+comme je l'ai indiqué, de comprendre alors, parmi les forces continues
+auxquelles la molécule est primitivement soumise, la résistance totale
+exercée par la courbe proposée, ce qui permettra évidemment de
+considérer le mobile comme entièrement libre. Toute la difficulté propre
+à ce second cas se réduit donc essentiellement à analyser avec
+exactitude cette résistance. Or il faut, à cet effet, distinguer
+d'abord, dans la résistance de la courbe, deux parties très-différentes
+qu'on pourrait appeler, pour les caractériser nettement, l'une
+<i>statique</i>, l'autre <i>dynamique</i>. La résistance <i>statique</i> est celle qui
+aurait lieu lors même que le corps serait immobile; elle provient de la
+pression exercée sur la courbe proposée par les forces accélératrices
+dont il est animé; ainsi on l'obtiendra en déterminant la composante de
+la force continue totale suivant la normale à la courbe donnée au point
+que l'on considère. La résistance <i>dynamique</i> a une origine toute
+différente; elle n'est engendrée que par le mouvement, et résulte de la
+tendance perpétuelle du corps à abandonner la courbe qu'il est forcé de
+décrire, pour continuer à suivre, en vertu de la première loi
+fondamentale du mouvement, la direction de la tangente. Cette seconde
+résistance, qui se manifeste dans le passage du corps d'un élément de la
+courbe à l'élément suivant, est évidemment dirigée à chaque instant
+selon la normale à la courbe située dans le plan osculateur, et pourra,
+par conséquent, n'avoir pas la même direction que la résistance
+statique, si le plan osculateur ne contient pas la droite suivant
+laquelle agit la force accélératrice totale. C'est à cette résistance
+dynamique qu'on donne, en général, le nom de <i>force centrifuge</i>, tenant
+à ce que les seules forces accélératrices considérées d'abord par les
+géomètres étaient des forces <i>centripètes</i>, ou des tendances vers des
+centres fixes. Quant à son intensité, en concevant cette force
+centrifuge comme une nouvelle force accélératrice, elle sera mesurée par
+la composante normale que produit, dans chaque instant infiniment petit,
+la vitesse du mobile, lorsqu'il passe d'un élément de la courbe à un
+autre. On trouve aisément ainsi, après avoir éliminé les infinitésimales
+auxiliaires introduites d'abord naturellement par cette considération,
+que la force centrifuge est continuellement égale au carré de la vitesse
+effective du mobile divisé par le rayon de courbure correspondant de la
+courbe proposée. Du reste, cette expression fondamentale, aussi bien que
+la direction même de la force centrifuge, pourraient être entièrement
+obtenues par le calcul, en introduisant préalablement cette force, d'une
+manière complétement indéterminée, dans les trois équations
+différentielles générales du mouvement curviligne rapportées ci-dessus.
+Quoi qu'il en soit, après avoir déterminé la résistance dynamique, on la
+composera convenablement avec la résistance statique, et, en faisant
+entrer la résistance totale parmi les forces proposées, le problème sera
+immédiatement ramené au cas précédent. La question la plus remarquable
+de ce genre consiste dans l'étude du mouvement oscillatoire d'un corps
+pesant sur une courbe quelconque (et particulièrement sur un cercle ou
+sur une cycloïde), dont l'examen philosophique doit naturellement être
+renvoyé à la partie de ce cours qui concerne la physique proprement
+dite.</p>
+
+<p>Il serait superflu de considérer distinctement ici le cas où le mobile,
+au lieu de devoir décrire une courbe donnée, serait seulement assujéti à
+rester sur une certaine surface. C'est essentiellement par les mêmes
+considérations qu'on ramène ce nouveau cas, d'ailleurs peu important
+dans les applications, à celui d'un corps libre. Il n'y a d'autre
+différence réelle qu'en ce qu'alors la trajectoire du mobile n'est pas
+d'abord entièrement déterminée, et qu'on est obligé, pour la connaître,
+de joindre à l'équation de la surface proposée une autre équation
+fournie par l'étude dynamique du problème.</p>
+
+<p>Considérons maintenant, par aperçu, le second mode général distingué
+précédemment pour construire la théorie fondamentale du mouvement
+curviligne d'une molécule isolée, en partant, au contraire, du cas où la
+molécule est préalablement assujétie à décrire une courbe donnée.</p>
+
+<p>Toute la difficulté réelle consiste alors à établir directement le
+théorème fondamental relatif à la mesure de la forme centrifuge. Or
+c'est ce qu'on peut faire aisément, en considérant d'abord le mouvement
+uniforme du corps dans un cercle, en vertu d'une impulsion initiale, et
+sans aucune force accélératrice, ainsi que l'a supposé Huyghens, auquel
+est due la base de cette théorie. La force centrifuge est dès lors
+évidemment proportionnelle au sinus-verse de l'arc de cercle décrit dans
+un instant infiniment petit, convenablement comparé au temps
+correspondant, d'où il est facile de conclure, comme l'a fait Huyghens,
+qu'elle a pour expression le carré de la vitesse constante avec laquelle
+le mobile décrit le cercle divisé par le rayon de ce cercle. Ce résultat
+une fois obtenu, en le combinant avec une autre notion fondamentale due
+à Huyghens, on en déduit immédiatement la valeur de la force centrifuge
+dans une courbe quelconque. Il suffit, pour cela, de concevoir que la
+détermination de cette force exigeant seulement la considération
+simultanée de deux élémens consécutifs de la courbe proposée, le
+mouvement peut être continuellement envisagé comme ayant lieu dans le
+cercle osculateur correspondant, puisque ce cercle présente relativement
+à la courbe deux élémens successifs communs. On peut donc directement
+transporter à une courbe quelconque l'expression de la force centrifuge
+trouvée primitivement pour le cas du cercle, et établir, comme dans la
+première méthode, mais bien plus simplement, qu'elle est généralement
+égale au carré de la vitesse divisé par le rayon du cercle osculateur.
+Cette manière de procéder présente l'avantage de donner une idée plus
+nette de la force centrifuge.</p>
+
+<p>Le cas du mouvement dans une courbe déterminée étant ainsi traité
+préalablement avec toute la généralité convenable, il est aisé d'y
+ramener celui d'un corps entièrement libre, décrivant la trajectoire qui
+doit naturellement résulter de l'action simultanée de certaines forces
+accélératrices quelconques. Il suffit, en effet, suivant l'indication
+précédemment exprimée, de concevoir le corps comme assujéti à rester sur
+la courbe qu'il décrira réellement, ce qui revient évidemment au même,
+puisqu'il importe peu, en dynamique, le corps ne pouvant point
+véritablement parcourir toute autre courbe, qu'il y soit contraint par
+la nature des forces dont il est animé, ou par des conditions de liaison
+spéciales. Dès lors ce mouvement donnera naissance à une véritable force
+centrifuge, exprimée par la formule générale trouvée ci-dessus.
+Maintenant il est clair que, si la force continue totale dont le mobile
+est animé a été d'abord conçue comme décomposée à chaque instant en deux
+autres, l'une dirigée suivant la tangente à la trajectoire, et l'autre
+selon la normale située dans le plan osculateur, cette dernière doit
+nécessairement être égale et directement opposée à la force centrifuge.
+Or, cette composante normale ayant pour expression la force continue
+totale multipliée par le cosinus de l'angle que sa direction forme avec
+la normale, en égalant cette valeur à celle de la force centrifuge, on
+formera une équation fondamentale d'où l'on pourra déduire les équations
+générales du mouvement curviligne précédemment obtenues par une autre
+méthode. On n'aura, pour cela, d'autre transformation à faire que
+d'introduire dans cette équation, au lieu de la force continue totale et
+de sa direction, ses composantes selon les trois axes coordonnés, et de
+remplacer, dans la formule qui exprime la force centrifuge, la vitesse
+et le rayon de courbure par leurs valeurs générales en fonction des
+coordonnées. L'équation ainsi obtenue se décomposera naturellement en
+trois, si l'on considère que, devant avoir lieu pour quelque système que
+ce soit de forces accélératrices et pour une trajectoire quelconque,
+elle doit se vérifier séparément par rapport à chacune des trois
+coordonnées, envisagées momentanément comme trois variables entièrement
+indépendantes. Ces trois équations se trouveront être exactement
+identiques à celles rapportées ci-dessus. Quoique cette manière de les
+obtenir soit bien moins directe, et qu'elle exige un plus grand appareil
+analytique, j'ai cependant cru nécessaire de l'indiquer distinctement,
+parce qu'elle me semble propre à éclairer, sous un rapport fort
+important, la théorie ordinaire du mouvement curviligne, en rendant
+sensible l'existence de la force centrifuge, même dans le cas d'un corps
+libre, notion sur laquelle la méthode habituellement adoptée aujourd'hui
+laisse communément beaucoup d'incertitude et d'obscurité.</p>
+
+<p>Ayant suffisamment étudié, dans ce qui précède, le caractère général de
+la partie de la dynamique relative au mouvement d'un point, ou, ce qui
+revient au même, d'un corps dont toutes les molécules se meuvent
+identiquement, nous devons maintenant examiner, sous un semblable point
+de vue, la partie de la dynamique la plus difficile et la plus étendue,
+celle qui se rapporte au cas plus réel du mouvement d'un système de
+corps liés entre eux d'une manière quelconque, et dont les mouvemens
+propres sont altérés par les conditions dépendantes de leur liaison. Je
+considérerai soigneusement, dans la leçon suivante, les résultats
+généraux obtenus jusqu'ici par les géomètres, relativement à cet ordre
+de recherches. Je dois donc me borner strictement ici à caractériser la
+méthode générale d'après laquelle on est parvenu à convertir tous les
+problèmes de cette nature en de pures questions d'analyse.</p>
+
+<p>Dans cette dernière partie de la dynamique, il faut préalablement
+établir une nouvelle notion élémentaire, relativement à la mesure des
+forces. En effet, les forces considérées jusqu'ici étant toujours
+appliquées à une molécule unique, ou du moins agissant toutes sur un
+même corps, leur intensité se trouvait être suffisamment mesurée, en
+ayant seulement égard à la vitesse plus ou moins grande qu'elles
+pouvaient imprimer au mobile à chaque instant. Mais, quand on vient à
+envisager simultanément les mouvemens de plusieurs corps différens,
+cette manière de mesurer les forces devient évidemment insuffisante,
+puisqu'on ne saurait se dispenser de tenir compte de la masse de chaque
+mobile, aussi bien que de sa vitesse. Pour la prendre convenablement en
+considération, les géomètres ont établi cette notion fondamentale, que
+les forces susceptibles d'imprimer à diverses masses une même vitesse
+sont exactement entre elles comme ces masses; ou, en d'autres termes,
+que les forces sont proportionnelles aux masses, aussi bien que nous les
+avons reconnues, dans la quinzième leçon, d'après la troisième loi
+physique du mouvement, être proportionnelles aux vitesses. Tous les
+phénomènes relatifs à la communication du mouvement par le choc, ou de
+toute autre manière, ont constamment confirmé la supposition de cette
+nouvelle proportionnalité. Il en résulte évidemment que lorsqu'il faut
+comparer, dans le cas le plus général, des forces qui impriment à des
+masses inégales des vitesses différentes, chacune d'elles doit être
+mesurée d'après le produit de la masse sur laquelle elle agit par la
+vitesse correspondante. Ce produit, auquel les géomètres ont donné
+communément le nom de <i>quantité de mouvement</i>, détermine exactement, en
+effet, la force d'impulsion d'un corps dans le choc, la <i>percussion</i>
+proprement dite, ainsi que la <i>pression</i> qu'un corps peut exercer contre
+tout obstacle fixe à son mouvement. Telle est la nouvelle notion
+élémentaire relative à la mesure générale des forces, dont il serait
+peut-être convenable de faire une quatrième et dernière loi fondamentale
+du mouvement, en tant du moins que cette notion n'est point réellement
+susceptible, comme quelques géomètres l'ont pensé, d'être logiquement
+déduite des notions précédentes, et ne saurait être solidement établie
+que sur des considérations physiques qui lui soient propres.</p>
+
+<p>Cette notion préliminaire étant établie, examinons maintenant la
+conception générale d'après laquelle peut être traitée la dynamique d'un
+système quelconque de corps soumis à l'action de forces quelconques. La
+difficulté caractéristique de cet ordre de questions consiste
+essentiellement dans la manière de tenir compte de la liaison des
+différens corps du système, en vertu de laquelle leurs réactions
+mutuelles altéreront nécessairement les mouvemens propres que chaque
+corps prendrait, s'il était seul, par l'influence des forces qui le
+sollicitent, sans qu'on sache nullement <i>à priori</i> en quoi peut
+consister cette altération. Ainsi, pour choisir un exemple très-simple,
+et néanmoins important, dans le célèbre problème du mouvement d'un
+pendule composé, qui a été primitivement le principal sujet des
+recherches des géomètres sur cette partie supérieure de la dynamique, il
+est évident que, par suite de la liaison établie entre les corps ou les
+molécules les plus rapprochés du point de suspension, et les corps ou
+les molécules qui en sont les plus éloignés, il s'exercera une réaction
+telle que ni les uns ni les autres n'oscilleront comme s'ils étaient
+libres, le mouvement des premiers étant retardé, et celui des derniers
+étant accéléré en vertu de la nécessité où ils se trouvent d'osciller
+simultanément, sans qu'aucun principe dynamique déjà établi puisse faire
+connaître la loi qui détermine ces réactions. Il en est de même dans
+tous les autres cas relatifs au mouvement d'un système de corps. On
+éprouve donc évidemment ici le besoin de nouvelles conceptions
+dynamiques. Les géomètres, obéissant à ce sujet, à l'habitude imposée
+presque constamment par la faiblesse de l'esprit humain, ont d'abord
+traité cette nouvelle série de recherches, en créant pour ainsi dire un
+nouveau principe particulier relativement à chaque question
+essentielle. Telles ont été l'origine et la destination des diverses
+propriétés générales du mouvement que nous examinerons dans la leçon
+suivante, et qui, primitivement envisagées comme autant de <i>principes</i>
+indépendans les uns des autres, ne sont plus aujourd'hui, aux yeux des
+géomètres, que des théorèmes remarquables fournis simultanément par les
+équations dynamiques fondamentales. On peut suivre, dans la <i>Mécanique
+analytique</i>, l'histoire générale de cette série de travaux, que Lagrange
+a présentée d'une manière si profondément intéressante pour l'étude de
+la marche progressive de l'esprit humain. Cette manière de procéder a
+été continuellement adoptée jusqu'à d'Alembert, qui a mis fin à toutes
+ces recherches isolées, en s'élevant à une conception générale sur la
+manière de tenir compte de la réaction dynamique des corps d'un système
+en vertu de leurs liaisons, et en établissant par suite les équations
+fondamentales du mouvement d'un système quelconque. Cette conception,
+qui a toujours servi depuis, et qui servira indéfiniment de base à
+toutes les recherches relatives à la dynamique des corps, consiste
+essentiellement à faire rentrer les questions de mouvement dans de
+simples questions d'équilibre, à l'aide de ce célèbre principe général
+auquel l'accord unanime des géomètres a donné, avec tant de raison, le
+nom de principe de d'Alembert. Considérons donc maintenant ce principe
+d'une manière directe.</p>
+
+<p>Lorsque, par les réactions que divers corps exercent les uns sur les
+autres en vertu de leur liaison, chacun d'eux prend un mouvement
+différent de celui que les forces dont il est animé lui eussent imprimé
+s'il eût été libre, on peut évidemment regarder le mouvement naturel
+comme décomposé en deux, dont l'un est celui qui aura effectivement
+lieu, et dont l'autre, par conséquent, a été détruit. Le principe de
+d'Alembert consiste proprement en ce que tous les mouvemens de ce
+dernier genre, ou, en d'autres termes, les quantités de mouvemens
+perdues ou gagnées par les différens corps du système dans leur
+réaction, se font nécessairement équilibre, en ayant égard aux
+conditions de liaison qui caractérisent le système proposé. Cette
+lumineuse conception générale a été d'abord entrevue par Jacques
+Bernouilli dans un cas particulier; car telle est évidemment la
+considération qu'il emploie pour résoudre le problème du pendule
+composé, lorsqu'il regarde la quantité de mouvement perdue par le corps
+le plus rapproché du point de suspension, et la quantité de mouvement
+gagnée par celui qui en est le plus éloigné, comme devant nécessairement
+satisfaire à la loi d'équilibre du levier, relativement au point de
+suspension, ce qui le conduit à former immédiatement une équation
+susceptible de déterminer le centre d'oscillation du système de poids le
+plus simple. Mais cette idée n'était, pour Jacques Bernouilli, qu'un
+artifice isolé qui n'ôte rien au mérite de la grande conception de
+d'Alembert, dont la propriété essentielle consiste dans son entière
+généralité nécessaire.</p>
+
+<p>En considérant le principe de d'Alembert sous le point de vue le plus
+philosophique, on peut, ce me semble, en reconnaître le véritable germe
+primitif dans la seconde loi fondamentale du mouvement (voyez la
+quinzième leçon), établie par Newton sous le nom d'égalité de la
+réaction à l'action. Le principe de d'Alembert coïncide exactement, en
+effet, avec cette loi de Newton, quand on envisage seulement un système
+de deux corps, agissant l'un sur l'autre suivant la ligne qui les joint.
+Ce principe peut donc être envisagé comme la plus grande généralisation
+possible de la loi de la réaction égale et contraire à l'action; et
+cette manière nouvelle de le concevoir me paraît propre à faire
+ressortir sa véritable nature, en lui donnant ainsi un caractère
+physique, au lieu du caractère purement logique qui lui avait été
+imprimé par d'Alembert. En conséquence nous ne verrons désormais dans ce
+grand principe que notre seconde loi du mouvement étendue à un nombre
+quelconque de corps, disposés entr'eux d'une manière quelconque.</p>
+
+<p>D'après ce principe général, on conçoit que toute question de dynamique
+pourra être immédiatement convertie en une simple question de statique,
+puisqu'il suffira de former, dans chaque cas, les équations d'équilibre
+entre les mouvemens détruits; ce qui donne la certitude nécessaire de
+pouvoir mettre en équation un problème quelconque de dynamique, et de le
+faire ainsi dépendre uniquement de recherches analytiques. Mais la forme
+sous laquelle le principe de d'Alembert a été primitivement conçu n'est
+point la plus convenable pour effectuer avec facilité cette
+transformation fondamentale, vu la grande difficulté qu'on éprouve
+souvent à discerner quels doivent être les mouvemens détruits, comme on
+peut pleinement s'en convaincre par l'examen attentif du <i>Traité de
+dynamique</i> de d'Alembert, dont les solutions sont ordinairement si
+compliquées. Hermann, et surtout Euler ont cherché à faire disparaître
+la considération embarrassante des quantités de mouvement perdues ou
+gagnées, en remplaçant les mouvemens détruits par les mouvemens
+primitifs composés avec les mouvemens effectifs pris en sens contraire,
+ce qui revient évidemment au même, puisque, quand une force a été
+décomposée en deux, on peut réciproquement substituer à l'une des
+composantes la combinaison de la résultante avec l'autre composante
+prise en sens contraire. Dès lors le principe de d'Alembert, envisagé
+sous ce nouveau point de vue, consiste simplement, en ce que les
+mouvemens effectifs conformes à la liaison des corps du système devront
+nécessairement, étant pris en sens inverse, faire toujours équilibre aux
+mouvemens primitifs qui résulteraient de la seule action des forces
+proposées sur chaque corps supposé libre; ce qui peut d'ailleurs être
+établi directement, car il est évident que le système serait en
+équilibre si on imprimait à chaque corps une quantité de mouvement égale
+et contraire à celle qu'il prendra effectivement. Cette nouvelle forme
+donnée par Euler au principe de d'Alembert est la plus convenable pour
+en faire usage, comme ne prenant en considération que les mouvemens
+primitifs et les mouvemens effectifs, qui sont les véritables élémens du
+problème dynamique, dont les uns constituent les données et les autres
+les inconnues. Tel est, en effet, le point de vue définitif sous lequel
+le principe de d'Alembert a été habituellement conçu depuis.</p>
+
+<p>Les questions relatives au mouvement étant ainsi généralement réduites,
+de la manière la plus simple possible, à de pures questions d'équilibre,
+la méthode la plus philosophique pour traiter la dynamique rationnelle
+consiste à combiner le principe de d'Alembert avec le principe des
+vitesses virtuelles, qui fournit directement, comme nous l'avons vu dans
+la leçon précédente, toutes les équations nécessaires à l'équilibre
+d'un système quelconque. Telle est la combinaison conçue par Lagrange,
+et si admirablement développée dans sa <i>Mécanique analytique</i>, qui a
+élevé la science générale de la mécanique abstraite au plus haut degré
+de perfection que l'esprit humain puisse ambitionner sous le rapport
+logique, c'est-à-dire à une rigoureuse unité, toutes les questions qui
+peuvent s'y rapporter étant désormais uniformément rattachées à un
+principe unique, d'après lequel la solution définitive d'un problème
+quelconque ne présente plus nécessairement que des difficultés
+analytiques. Pour établir le plus simplement possible la formule
+générale de la dynamique, concevons que toutes les forces accélératrices
+du système quelconque proposé aient été décomposées parallèlement aux
+trois axes des coordonnées, et soient X, Y, Z, les groupes de forces
+correspondant aux axes des x, y, z; en désignant par m la masse du
+système, il devra y avoir équilibre, d'après le principe de d'Alembert,
+entre les quantités primitives de mouvement mX, mY, mZ, et les quantités
+de mouvement effectives prises en sens contraire, qui seront évidemment
+exprimées par</p>
+
+<p class="mid"> -m(d<sup>2</sup>x/dt<sup>2</sup>),&nbsp;&nbsp; -m(d<sup>2</sup>y/dt<sup>2</sup>),&nbsp;&nbsp;&nbsp; -m(d<sup>2</sup>z/dt<sup>2</sup>),</p>
+
+ <p>suivant les trois axes. Ainsi, appliquant à cet
+ensemble de forces le principe général des vitesses virtuelles, en ayant
+soin de distinguer les variations relatives aux différens axes, on
+obtiendra l'équation</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/016.png"></p>
+
+
+
+<p>qui peut être regardée
+comme comprenant implicitement toutes les équations nécessaires pour
+l'entière détermination des diverses circonstances relatives au
+mouvement d'un système quelconque de corps sollicités par des forces
+quelconques. Les équations explicites se déduiront convenablement, dans
+chaque cas, de celle formule générale, en réduisant toutes les
+variations au plus petit nombre possible, d'après les conditions de
+liaison qui caractériseront le système proposé, ce qui fournira autant
+d'équations distinctes qu'il restera de variations réellement
+indépendantes.</p>
+
+<p>Afin de faire ressortir, sous le point de vue philosophique, toute la
+fécondité de cette formule, et de montrer qu'elle comprend
+rigoureusement l'ensemble total de la dynamique, il convient de
+remarquer qu'on en pourrait même tirer, comme un simple cas particulier,
+la théorie du mouvement curviligne d'une molécule unique; que nous avons
+spécialement considérée dans la première partie de cette leçon. En effet
+il est évident que, si toutes les forces continues proposées agissent
+sur une seule molécule, la masse m disparaît de l'équation générale
+précédente, qui, en distinguant séparément le mouvement virtuel relatif
+à chaque axe, fournit immédiatement les trois équations fondamentales
+établies ci-dessus pour le mouvement d'un point. Mais, bien qu'on doive
+considérer cette filiation, sans laquelle on ne concevrait pas toute
+l'étendue réelle de la formule générale de la dynamique, la théorie du
+mouvement d'une seule molécule n'exige point véritablement l'emploi du
+principe de d'Alembert, qui est essentiellement destiné à l'étude
+dynamique des systèmes de corps. Cette première théorie est trop simple
+par elle-même, et résulte trop immédiatement des lois fondamentales du
+mouvement, pour que je n'aie pas cru devoir, conformément à l'usage
+ordinaire, la présenter d'abord isolément, afin de rendre plus nettes
+les importantes notions générales auxquelles elle donne naissance,
+quoique nous devions finir par la faire rentrer, en vue d'une
+coordination plus parfaite, dans la formule invariable qui renferme
+nécessairement toutes les théories dynamiques possibles.</p>
+
+<p>Ce serait sortir des limites naturelles de ce cours que d'indiquer ici
+aucune application spéciale de cette formule générale à la solution
+effective d'un problème dynamique quelconque, la méthode devant être le
+seul objet essentiel de nos considérations philosophiques, sauf
+l'indication des résultats principaux qu'elle a produits, et dont nous
+nous occuperons dans la leçon suivante. Je crois cependant devoir
+rappeler à ce sujet, comme une conception vraiment relative à la
+<i>méthode</i> bien plus qu'à la <i>science</i>, la distinction nécessaire,
+signalée dans la leçon précédente, entre les mouvemens de <i>translation</i>
+et les mouvemens de <i>rotation</i>. Pour étudier convenablement le mouvement
+d'un système quelconque, il faut, en effet, l'envisager comme composé
+d'une translation commune à toutes ses parties, et d'une rotation propre
+à chacun de ses points autour d'un certain axe constant ou variable. Par
+des motifs de simplification analytique dont nous aurons occasion, dans
+la leçon suivante, d'indiquer l'origine, les géomètres considèrent
+toujours de préférence le mouvement de rotation d'un système quelconque
+relativement à son centre de gravité, ou, pour mieux dire, à son centre
+des moyennes distances, qui présente, sous ce rapport, des propriétés
+générales très-remarquables, dont la découverte est due à Euler. Dès
+lors l'analyse complète du mouvement d'un système animé de forces
+quelconques consiste essentiellement: 1º à déterminer à chaque instant
+la vitesse du centre de gravité et la direction dans laquelle il se
+meut, ce qui suffit pour faire connaître, comme nous le constaterons,
+tout ce qui concerne la translation du système; 2º à déterminer
+également à chaque instant la direction de l'axe instantané de rotation
+passant par le centre de gravité, et la vitesse de rotation de chaque
+partie du système autour de cet axe. Il est clair, en effet, que toutes
+les circonstances secondaires du mouvement pourront nécessairement être
+déduites, dans chaque cas, de ces deux déterminations principales.</p>
+
+<p>La formule générale de la dynamique, établie ci-dessus, est évidemment,
+par sa nature, tout aussi directement applicable au mouvement des
+fluides qu'à celui des solides, pourvu qu'on prenne convenablement en
+considération les conditions qui caractérisent l'état fluide, soit
+liquide, soit gazeux, ce que nous avons eu occasion d'indiquer dans la
+leçon précédente au sujet de l'équilibre. Aussi d'Alembert, après avoir
+découvert le principe fondamental qui lui a permis, vu les progrès de la
+statique, de traiter dans son ensemble la dynamique d'un système
+quelconque, en a-t-il fait immédiatement application à l'établissement
+des équations générales du mouvement des fluides, entièrement inconnues
+jusqu'alors. Ces équations s'obtiennent surtout avec une grande facilité
+d'après le principe des vitesses virtuelles, tel qu'il est exprimé par
+la formule générale précédente. Cette partie de la dynamique ne laisse
+donc réellement rien à désirer sous le rapport concret, et ne présente
+plus que des difficultés purement analytiques, relatives à l'intégration
+des équations aux différences partielles auxquelles on parvient. Mais il
+faut reconnaître que cette intégration générale offrant jusqu'ici des
+obstacles insurmontables, les connaissances effectives qu'on peut
+déduire de cette théorie sont encore extrêmement imparfaites, même dans
+les cas les plus simples; ce qui nous semblera sans doute inévitable, en
+considérant la grande complication que nous avons déjà reconnue à cet
+égard dans les questions de pure statique, dont la nature est cependant
+bien moins complexe. Le seul problème de l'écoulement d'un liquide
+pesant par un orifice donné, quelque facile qu'il doive paraître, n'a pu
+encore être résolu d'une manière vraiment satisfaisante. Afin de
+simplifier suffisamment les recherches analytiques dont il dépend, les
+géomètres ont été obligés d'adopter la célèbre hypothèse proposée par
+Daniel Bernouilli sous le nom de <i>parallélisme des tranches</i>, qui permet
+de ne considérer le mouvement que par tranches, au lieu de devoir
+l'envisager molécule à molécule. Mais cette hypothèse, qui consiste à
+regarder chaque section horizontale du liquide comme se mouvant en
+totalité et prenant la place de la suivante, est évidemment en
+contradiction formelle avec la réalité dans presque tous les cas,
+excepté dans un petit nombre de circonstances choisies pour ainsi dire
+expressément, à cause des mouvemens latéraux dont une telle hypothèse
+fait complétement abstraction, et dont l'existence sensible impose
+nécessairement la loi d'étudier isolément le mouvement de chaque
+molécule. La science générale de l'hydrodynamique ne peut donc
+réellement être encore envisagée que comme étant à sa naissance, même
+relativement aux liquides, et à plus forte raison à l'égard des gaz.
+Mais il importe éminemment de reconnaître, d'un autre côté, que tous les
+grands travaux qui restent à faire sous ce rapport consistent
+essentiellement dans les progrès de la seule analyse mathématique, les
+équations fondamentales du mouvement des fluides étant irrévocablement
+établies.</p>
+
+<p>Après avoir considéré sous ses divers aspects principaux le caractère
+général de la méthode en mécanique rationnelle, et indiqué comment
+toutes les questions qu'elle petit offrir se réduisent à des recherches
+purement analytiques, il nous reste maintenant, pour compléter l'examen
+philosophique de cette science fondamentale, à envisager, dans la leçon
+suivante, les résultats principaux obtenus par l'esprit humain en
+procédant ainsi, c'est-à-dire les propriétés générales les plus
+remarquables de l'équilibre et du mouvement.</p>
+<a name="l18" id="l18"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>DIX-HUITIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Considérations sur les théorèmes généraux de mécanique
+rationnelle.</p>
+
+<p>Le but et l'esprit de cet ouvrage, aussi bien que son étendue naturelle,
+nous interdisent nécessairement ici tout développement spécial relatif à
+l'application des équations fondamentales de l'équilibre et du
+mouvement, à la solution effective d'aucun problème mécanique
+particulier. Néanmoins, on ne se formerait qu'une idée incomplète du
+caractère philosophique de la mécanique rationnelle envisagée dans son
+ensemble, si, après avoir convenablement étudié la méthode, on ne
+considérait enfin les grands résultats théoriques de la science,
+c'est-à-dire les principales propriétés générales de l'équilibre et du
+mouvement découvertes jusqu'ici par les géomètres, et qui nous restent
+maintenant à examiner. Ces diverses propriétés ont été conçues dans
+l'origine comme autant de véritables <i>principes</i>, dont chacun était
+destiné primitivement à procurer la solution d'un certain ordre de
+nouveaux problèmes mécaniques, supérieurs aux méthodes connues
+jusqu'alors. Mais, depuis que l'ensemble de la mécanique rationnelle a
+pris son caractère systématique définitif, chacun de ces anciens
+<i>principes</i> a été ramené à n'être plus qu'un simple <i>théorème</i> plus ou
+moins général, résultat nécessaire des théories fondamentales de la
+statique et de la dynamique abstraites: c'est seulement sous ce point de
+vue philosophique que nous devons les envisager ici. Commençons par ceux
+qui se rapportent à la statique.</p>
+
+<p>Le théorème le plus remarquable qui ait été déduit jusqu'à présent des
+équations générales de l'équilibre est la célèbre propriété,
+primitivement découverte par Torricelli, relativement à l'équilibre des
+corps pesans. Elle consiste proprement en ce que, quand un système
+quelconque de corps pesans est dans sa situation d'équilibre, son centre
+de gravité est nécessairement placé au point le plus bas ou le plus haut
+possible, comparativement à toutes les positions qu'il pourrait prendre
+d'après toute autre situation du système. Torricelli à d'abord présenté
+cette propriété comme immédiatement vérifiée par les conditions
+d'équilibre connues de tous les systèmes de poids considérés
+jusqu'alors. Mais les considérations générales d'après lesquelles il a
+tenté ensuite de la démontrer directement sont réellement peu
+satisfaisantes, et offrent un exemple sensible de la nécessité de se
+défier, dans les sciences mathématiques, de toute idée dont le caractère
+n'est point parfaitement précis, quelque plausible qu'elle puisse
+d'ailleurs paraître. En effet le raisonnement de Torricelli consiste
+essentiellement à remarquer que la tendance naturelle du poids étant de
+descendre, il y aura nécessairement équilibre si le centre de gravité se
+trouve placé le plus bas possible. L'insuffisance de cette considération
+est évidente, puisqu'elle n'explique point pourquoi il y a également
+équilibre quand le centre de gravité est placé le plus haut possible, et
+qu'elle tendrait même à démontrer que ce second cas d'équilibre ne peut
+exister, tandis que, sous le point de vue théorique, il est aussi réel
+que le premier, quoique, par le défaut de stabilité, on ait rarement
+occasion de l'observer dans la pratique. Ainsi, pour choisir un exemple
+très-simple, la loi d'équilibre d'un pendule exige que le centre de
+gravité du poids soit placé sur la verticale menée par le point de
+suspension, ce qui offre une vérification palpable du théorème de
+Torricelli; mais, quand on fait abstraction de la stabilité, il est
+évident que ce centre de gravité peut d'ailleurs être indifféremment
+au-dessus ou au-dessous du point de suspension, l'équilibre ayant
+également lieu dans les deux cas.</p>
+
+<p>La véritable démonstration générale du théorème de Torricelli consiste à
+le déduire du principe fondamental des vitesses virtuelles, qui le
+fournit immédiatement avec la plus grande facilité. Il suffit, en effet,
+pour cela, d'appliquer directement ce principe à l'équilibre d'un
+système quelconque de corps pesans, à l'égard duquel il donne aussitôt
+l'équation</p>
+
+<p class="mid">∫ Pdz = 0,</p>
+
+<p>où P désigne un quelconque des poids, et z
+la hauteur verticale de son centre de gravité. Or, d'après la définition
+générale du centre de gravité de tout système de poids, on a évidemment
+en nommant P. le poids total du système, et z, l'ordonnée verticale de
+son centre de gravité, la relation</p>
+
+<p class="mid"> ∫ Pdz = P<sub>1</sub>dz<sub>1</sub>.</p>
+
+<p>Ainsi
+l'équation des vitesses virtuelles devient, dans ce cas, dz<sub>1</sub> = 0; ce
+qui, conformément à la théorie analytique générale des <i>maxima</i> et
+<i>minima</i>, démontre immédiatement que la hauteur verticale du centre de
+gravité du système est alors un <i>maximum</i> ou un <i>minimum</i>, comme
+l'indique le théorème de Torricelli.</p>
+
+<p>Cette importante propriété, indépendamment du grand intérêt qu'elle
+présente sous le point de vue physique, peut même être avantageusement
+employée pour faciliter la solution générale de plusieurs problèmes
+essentiels de statique rationnelle, relativement aux corps pesans.
+Ainsi, par exemple, elle suffit à l'entière résolution de la célèbre
+question de la <i>chaînette</i>, c'est-à-dire de la figure que prend une
+chaîne pesante suspendue à deux points fixes, et ensuite librement
+abandonnée à la seule influence de la gravité, en la supposant
+parfaitement flexible, et de plus inextensible. En effet, le théorème de
+Torricelli indiquant alors que le centre de gravité doit être placé le
+plus bas possible, le problème appartient immédiatement à la théorie
+générale des isopérimètres, indiquée dans la huitième leçon, puisqu'il
+se réduit à déterminer, parmi toutes les courbes de même contour tracées
+entre les deux points fixes donnés, quelle est celle qui jouit de cette
+propriété caractéristique, que la hauteur verticale de son centre de
+gravité totale soit un <i>minimum</i>, condition qui suffit pour déterminer
+complétement, à l'aide du calcul des variations, l'équation
+différentielle, et ensuite l'équation finie de la courbe cherchée. Il
+en est de même dans quelques autres questions intéressantes relatives à
+l'équilibre des poids.</p>
+
+<p>Le théorème de Torricelli a éprouvé plus tard une importante
+généralisation par les travaux de Maupertuis, qui, sous le nom de <i>loi
+du repos</i>, a découvert une propriété très-étendue de l'équilibre, dont
+celle ci-dessus considérée n'est plus qu'un simple cas particulier.
+C'est seulement à la pesanteur terrestre, ou à la gravité proprement
+dite, que s'applique la loi trouvée par Torricelli. Celle de Maupertuis
+s'étend, au contraire, à toutes les forces attractives qui peuvent faire
+tendre les corps d'un système quelconque vers des centres fixes, ou les
+uns vers les autres, suivant une fonction quelconque de la distance,
+indépendante de la direction, ce qui comprend toutes les grandes forces
+naturelles. On sait que, dans ce cas, l'expression P δ p + P' δ p'+ etc.,
+qui forme le premier membre de l'équation générale des
+vitesses virtuelles, se trouve nécessairement être toujours une
+différentielle exacte. Par conséquent, le principe des vitesses
+virtuelles consiste alors proprement en ce que la variation de son
+intégrale est nulle, ce qui indique évidemment, d'après la théorie
+fondamentale des <i>maxima</i> et <i>minima</i>, que cette intégrale ∫ P δ
+p est constamment, dans le cas d'équilibre, un <i>maximum</i> ou un
+<i>minimum</i>. C'est en cela que consiste la loi de Maupertuis, considérée
+sous le point de vue le plus général, et déduite ainsi directement avec
+une extrême simplicité du principe fondamental des vitesses virtuelles,
+qui doit nécessairement renfermer implicitement toutes les propriétés
+auxquelles peut donner lieu la théorie de l'équilibre. Le théorème de
+Maupertuis a été présenté par Lagrange sous un aspect plus concret et
+plus remarquable, en le rattachant à la notion des <i>forces vives</i>, dont
+nous nous occuperons plus bas. Lagrange, considérant que l'intégrale
+∫ P δ p envisagée par Maupertuis est nécessairement toujours,
+d'après la théorie analytique générale du mouvement, le complément de la
+somme des forces vives du système à une certaine constante, en a conclu
+que cette somme de forces vives est un <i>minimum</i> lorsque l'intégrale
+précédente est un <i>maximum</i>, et réciproquement. D'après cela, le
+théorème de Maupertuis peut être envisagé plus simplement comme
+consistant en ce que la situation d'équilibre d'un système quelconque
+est constamment celle dans laquelle la somme des forces vives se trouve
+être un <i>maximum</i> ou un <i>minimum</i>. Il est évident que, dans le cas
+particulier de la pesanteur terrestre, cette loi coïncide exactement
+avec celle de Torricelli, la force vive étant alors égale, comme on
+sait, au produit du poids par la hauteur verticale du centre de
+gravité, laquelle doit donc devenir nécessairement un <i>maximum</i> ou un
+<i>minimum</i>, s'il y a équilibre.</p>
+
+<p>Une autre propriété générale très-remarquable de l'équilibre, qui peut
+être regardée comme le complément indispensable du théorème de
+Torricelli et de Maupertuis, consiste dans la distinction fondamentale
+des cas de <i>stabilité</i> ou d'<i>instabilité</i> de l'équilibre. On sait que
+l'équilibre peut être <i>stable</i> ou <i>instable</i>, c'est-à-dire que le corps,
+infiniment peu écarté de sa situation d'équilibre, peut tendre à y
+revenir, et y retourne en effet après un certain nombre d'oscillations
+bientôt anéanties par la résistance du milieu, les frottemens, etc., ou
+bien qu'il tend, au contraire, à s'en éloigner de plus en plus, pour ne
+s'arrêter que dans une nouvelle position d'équilibre stable. Ce que nous
+appelons physiquement l'état de <i>repos</i> d'un corps n'est réellement
+autre chose que l'<i>équilibre stable</i>, car le <i>repos</i> abstrait, tel que
+les géomètres le conçoivent, lorsqu'ils supposent un corps qui ne serait
+sollicité par aucune force, ne saurait évidemment exister dans la
+nature, où il ne peut y avoir que des équilibres plus ou moins durables.
+L'équilibre <i>instable</i>, au contraire, constitue effectivement ce que le
+vulgaire appelle proprement <i>équilibre</i>, qui désigne toujours un état
+plus ou moins passager et artificiel. La propriété générale que nous
+considérons maintenant, et dont la démonstration complète est due à
+Lagrange, consiste en ce que, dans un système quelconque, l'équilibre
+est <i>stable</i> ou <i>instable</i>, suivant que l'intégrale envisagée par
+Maupertuis, et qui a été indiquée, ci-dessus, se trouve être un
+<i>minimum</i> ou un <i>maximum</i>; ou, ce qui revient au même, comme nous
+l'avons dit, suivant que la somme des forces vives est un <i>maximum</i> ou
+un <i>minimum</i>. Ce beau théorème de mécanique, appliqué au cas le plus
+simple et le plus remarquable, à celui de l'équilibre des corps pesans
+considéré par Torricelli, apprend alors que le système est dans un état
+d'équilibre stable, quand le centre de gravité est placé le plus bas
+possible, et dans un état d'équilibre instable quand, au contraire, le
+centre de gravité est placé le plus haut possible, ce qu'il est aisé de
+vérifier directement pour les systèmes les moins compliqués. Ainsi, par
+exemple, l'équilibre d'un pendule est évidemment stable, quand le centre
+de gravité du poids se trouve être situé au dessus du point de
+suspension, et instable quand il est au dessous. De même, un ellipsoïde
+de révolution, posé sur un plan horizontal, est en équilibre stable
+quand il repose sur le sommet de son petit axe, et en équilibre instable
+quand c'est sur le sommet de son grand axe. La seule observation aurait
+suffi sans doute pour distinguer les deux états dans des cas aussi
+simples. Mais la théorie la plus profonde a été nécessaire pour dévoiler
+aux géomètres que cette distinction fondamentale était également
+applicable aux systèmes les plus composés, en montrant que lorsque
+l'intégrale relative à la somme des momens virtuels est un <i>minimum</i>, le
+système ne peut faire autour de sa situation d'équilibre que des
+oscillations très-petites et dont l'étendue est déterminée, tandis que,
+si cette intégrale est, au contraire, un <i>maximum</i>, ces oscillations
+peuvent acquérir et acquièrent en effet une étendue finie et quelconque.
+Il est d'ailleurs inutile d'avertir que, par leur nature, ces
+propriétés, ainsi que les précédentes, ont lieu dans les fluides tout
+aussi bien que dans les solides, ce qui est également le caractère de
+toutes les propriétés mécaniques générales à l'examen desquelles nous
+avons destiné cette leçon.</p>
+
+<p>Considérons maintenant les théorèmes généraux de mécanique relatifs au
+mouvement.</p>
+
+<p>Depuis que ces propriétés ont cessé d'être envisagées comme autant de
+<i>principes</i>, et qu'on n'y a vu que des simples résultats nécessaires des
+théories dynamiques fondamentales, la manière la plus directe et la plus
+convenable de les établir consiste à les présenter, ainsi que l'a fait
+Lagrange, comme des conséquences immédiates de l'équation générale de
+la dynamique, déduite de la combinaison du principe d'Alembert avec le
+principe des vitesses virtuelles, telle que nous l'avons exposée dans la
+leçon précédente. On doit mettre au nombre des avantages les plus
+sensibles de cette méthode, comme Lagrange l'a justement remarqué, cette
+facilité qu'elle offre pour la démonstration de ces grands théorèmes de
+dynamique dans leur plus grande généralité, démonstration à laquelle on
+ne pouvait autrement parvenir que par des considérations indirectes et
+fort compliquées. Néanmoins la nature de ce cours nous interdit
+d'indiquer spécialement ici chacune de ces démonstrations, et nous
+devons nous borner à considérer seulement les divers résultats.</p>
+
+<p>Le premier théorème général de dynamique est celui que Newton a
+découvert relativement au mouvement du centre de gravité d'un système
+quelconque, et qui est habituellement connu sous le nom de <i>principe de
+la conservation du mouvement du centre de gravité</i>. Newton a reconnu le
+premier et démontré par des considérations extrêmement simples, au
+commencement de son grand traité des <i>principes mathématiques de la
+philosophie naturelle</i>, que l'action mutuelle des corps d'un système les
+uns sur les autres, soit par attraction, soit par impulsion, en un mot
+d'une manière quelconque, en ayant convenablement égard à l'égalité
+constante et nécessaire entre la réaction et l'action, ne peut nullement
+altérer l'état du centre de gravité, en sorte que, s'il n'y a pas
+d'autres forces accélératrices que ces actions réciproques, et si les
+forces extérieures du système se réduisent seulement à des forces
+instantanées, le centre de gravité restera toujours immobile ou se
+mouvera uniformément en ligne droite. D'Alembert a, depuis, généralisé
+cette propriété, et prouvé que, quelqu'altération que puisse introduire
+l'action mutuelle des corps du système dans le mouvement de chacun
+d'eux, le centre de gravité n'en est jamais affecté, et que son
+mouvement a constamment lieu comme si toutes les forces du système y
+étaient directement appliquées parallèlement à leur direction, quelles
+que soient les forces extérieures de ce système, et en supposant
+seulement qu'il ne présente aucun point fixe. C'est ce qu'il est aisé de
+démontrer, en développant, dans la formule générale de la dynamique, les
+équations relatives au mouvement de translation, qui, par la propriété
+analytique fondamentale du centre de gravité, se trouvent coïncider avec
+celles qu'aurait fourni le mouvement isolé de ce centre si la masse
+totale du système y eût été supposée condensée, et qu'on l'eût conçue
+animée de toutes les forces extérieures du système. Le principal
+avantage de ce beau théorème est de pouvoir ainsi, en ce qui concerne le
+mouvement du centre de gravité, faire rentrer le cas d'un corps ou d'un
+système quelconque dans celui d'une molécule unique. Comme le mouvement
+de translation d'un système doit être estimé par le mouvement de son
+centre de gravité, on parvient donc de cette manière à réduire la
+seconde partie de la dynamique à la première pour tout ce qui se
+rapporte aux mouvemens de translation, d'où résulte, ainsi qu'il est
+aisé de le sentir, une importante simplification dans la solution de
+tout problème dynamique particulier, puisqu'on peut alors négliger, dans
+cette partie de la recherche, les effets de l'action mutuelle de tous
+les corps proposés, dont la détermination constitue ordinairement la
+principale difficulté de chaque question.</p>
+
+<p>On ne se fait pas communément une assez juste idée de l'entière
+généralité théorique des grands résultats de la mécanique rationnelle,
+qui sont nécessairement applicables, par eux-mêmes, à tous les ordres de
+phénomènes naturels, puisque nous avons reconnu que les lois
+fondamentales sur lesquelles repose tout l'édifice systématique de la
+science ne souffrent d'exception dans aucune classe quelconque de
+phénomènes, et constituent les faits les plus généraux de l'univers
+réel, quoiqu'on paraisse ordinairement, dans ce genre de conceptions,
+avoir seulement en vue le monde inorganique. Aussi est-il à propos, ce
+me semble, de faire remarquer formellement ici, au sujet de cette
+première propriété générale du mouvement, que le théorème a également
+lieu dans les corps vivans comme dans les corps inanimés. Quelle que
+puisse être, en effet, la nature des phénomènes qui caractérisent les
+corps vivans, ils ne sauraient consister tout au plus qu'en certaines
+actions particulières des molécules les unes sur les autres, qui ne
+s'observeraient point dans les corps bruts, sans qu'on doive douter
+d'ailleurs que la réaction y soit toujours, aussi bien qu'en tout autre
+cas, égale au contraire à l'action. Ainsi, par la nature même du
+théorème que nous venons de considérer, il doit nécessairement se
+vérifier aussi bien pour les corps vivans que pour les corps bruts,
+puisque le mouvement du centre de gravité est indépendant de ces actions
+intérieures mutuelles. Il en résulte, par exemple, qu'un corps vivant,
+quel que soit le jeu interne de ses organes, ne saurait de lui-même
+déplacer son centre de gravité, quoiqu'il puisse faire exécuter à
+quelques-uns de ses points certains mouvemens partiels autour de ce
+centre. Ne vérifie-t-on pas clairement, en effet, que la locomotion
+totale d'un corps vivant serait entièrement impossible sans le secours
+extérieur que lui fournit la résistance et le frottement du sol sur
+lequel il se meut, ou du fluide qui le contient? On peut faire des
+remarques exactement analogues, relativement à toutes les autres
+propriétés dynamiques générales qui nous restent à considérer, et pour
+chacune desquelles je me dispenserai, par conséquent, d'indiquer
+spécialement son applicabilité nécessaire aux corps vivans aussi bien
+qu'aux corps inertes.</p>
+
+<p>Le second théorème général de dynamique consiste dans le célèbre et
+important <i>principe des aires</i>, dont la première idée est due à Képler,
+qui découvrit et démontra fort simplement cette propriété pour le cas du
+mouvement d'une molécule unique, ou en d'autres termes, d'un corps dont
+tous les points se meuvent identiquement. Képler établit, par les
+considérations les plus élémentaires, que si la force accélératrice
+totale dont une molécule est animée tend constamment vers un point fixe,
+le rayon vecteur du mobile décrit autour de ce point des aires égales en
+temps égaux, de telle sorte que l'aire décrite au bout d'un temps
+quelconque croît proportionnellement à ce temps. Il fit voir en outre
+que, réciproquement, si une semblable relation a été vérifiée dans le
+mouvement d'un corps par rapport à un certain point, c'est une preuve
+suffisante de l'action sur ce corps d'une force dirigée sans cesse vers
+ce point. Cette belle propriété se déduit d'ailleurs très-aisément des
+équations générales du mouvement curviligne d'une molécule, exposées
+dans la leçon précédente, en plaçant l'origine des coordonnées au centre
+des forces, et considérant l'expression de l'aire décrite sur l'un
+quelconque des plans coordonnés par la projection correspondante du
+rayon vecteur du mobile. Cette découverte de Képler est d'autant plus
+remarquable qu'elle a eu lieu avant que la dynamique eût été réellement
+créée par Galilée. Nous aurons occasion de remarquer, dans la partie
+astronomique de ce cours, que Képler ayant reconnu que les rayons
+vecteurs des planètes décrivent autour du soleil des aires
+proportionnelles aux temps, ce qui constitue la première de ses trois
+grandes lois astronomiques, en conclut ainsi que les planètes sont
+continuellement animées d'une tendance vers le soleil, dont il était
+réservé à Newton de découvrir la loi.</p>
+
+<p>Mais, quelle que soit l'importance de ce premier théorème des aires, qui
+est ainsi une des bases essentielles de la mécanique céleste, on ne doit
+plus y voir aujourd'hui que le cas particulier le plus simple du grand
+théorème général des aires, découvert presque simultanément et sous des
+formes différentes par d'Arcy, par Daniel Bernouilli et par Euler, vers
+le milieu du siècle dernier. La découverte de Képler n'était relative
+qu'au mouvement d'un point: celle de d'Arcy se rapporte au mouvement de
+tout système quelconque de corps agissant les uns sur les autres d'une
+manière quelconque, ce qui constitue un cas, non-seulement plus
+compliqué, mais même essentiellement différent, à cause de ces actions
+mutuelles. Le théorème consiste alors en ce que, par suite de ces
+influences réciproques, l'aire que décrira séparément le rayon vecteur
+de chaque molécule du système à chaque instant autour d'un point
+quelconque pourra bien être altérée, mais que la somme algébrique des
+aires ainsi décrites par les projections sur un plan quelconque des
+rayons vecteurs de toutes les molécules, en donnant à chacune de ces
+aires le signe convenable d'après la règle ordinaire, ne souffrira aucun
+changement, en sorte que, s'il n'y à pas d'autres forces accélératrices
+dans le système que ces actions mutuelles, cette somme des aires
+décrites demeurera invariable en un temps donné, et croîtra par
+conséquent proportionnellement au temps. Quand le système ne présente
+aucun point fixe, cette propriété remarquable a lieu relativement à un
+point quelconque de l'espace; tandis qu'elle se vérifie seulement en
+prenant le point fixe pour centre des aires, si le système en offre un.
+Enfin, lorsque les corps du système sont animés de forces accélératrices
+extérieures, si ces forces tendent constamment vers un même point, le
+théorème des aires subsiste encore, mais uniquement à l'égard de ce
+point. Cette dernière partie de la proposition générale fournit
+évidemment comme cas particulier, le théorème de Képler, en supposant
+que le système se réduise à une seule molécule.</p>
+
+<p>Dans l'application de ce théorème, on remplace ordinairement la somme
+des aires correspondantes à toutes les molécules du système par la somme
+équivalente des produits de la masse de chaque corps par l'aire qui s'y
+rapporte, ce qui dispense de partager le système en molécules de même
+masse.</p>
+
+<p>Telle est la forme sous laquelle le théorème général des aires a été
+découvert par d'Arcy; c'est celle qu'on emploie habituellement. Comme
+l'aire décrite par le rayon vecteur de chaque corps dans un instant
+infiniment petit, est évidemment proportionnelle au produit de la
+vitesse de ce corps par sa distance au point fixe que l'on considère, on
+peut substituer à la somme des aires la somme des <i>momens</i> par rapport à
+ce point de toutes les forces du système projetées sur un même plan
+quelconque. Sous ce point de vue, le théorème des aires présente,
+suivant la remarque de Laplace, une propriété générale du mouvement
+analogue à une de celles de l'équilibre, puisqu'il consiste alors en ce
+que cette somme des momens, nulle dans le cas de l'équilibre, est
+constante dans le cas du mouvement. C'est ainsi que ce théorème a été
+trouvé par Euler et par Daniel Bernouilli.</p>
+
+<p>Quelle que soit l'interprétation concrète qu'on juge convenable de lui
+donner, il est une simple conséquence analytique directe de la formule
+générale de la dynamique. Il suffit, pour l'en déduire, de développer
+cette formule en formant les équations qui se rapportent au mouvement de
+rotation, et dans lesquelles on apercevra immédiatement l'expression
+analytique du théorème des aires ou des momens, en ayant égard aux
+conditions ci-dessus indiquées. Sous le rapport analytique, on peut dire
+que l'utilité de ce théorème consiste essentiellement à fournir dans
+tous les cas trois intégrales premières des équations générales du
+mouvement qui sont par elles-mêmes du second ordre, ce qui tend à
+faciliter singulièrement la solution définitive de chaque problème
+dynamique particulier.</p>
+
+<p>Le théorème des aires suffit pour déterminer, dans le mouvement général
+d'un système quelconque, tout ce qui se rapporte aux mouvemens de
+rotation, comme le théorème du centre de gravité détermine tout ce qui
+est relatif aux mouvemens de translation. Ainsi, par la seule
+combinaison de ces deux propriétés générales, on pourrait procéder à
+l'étude complète du mouvement d'un système quelconque de corps, soit
+quant à la translation, soit quant à la rotation.</p>
+
+<p>Je ne dois pas négliger de signaler sommairement ici, au sujet du
+théorème des aires, la clarté inespérée et la simplicité admirable que
+M. Poinsot y a introduites en y appliquant sa conception fondamentale
+relative aux mouvemens de rotation, que nous avons considérée sous le
+point de vue statique dans la seizième leçon. En substituant aux aires,
+ou aux momens considérés jusqu'alors par les géomètres, les couples
+qu'engendrent les forces proposées, M. Poinsot a fait éprouver à cette
+théorie un perfectionnement philosophique très-important, qui ne me
+paraît pas encore avoir été suffisamment senti. Il a donné ainsi une
+valeur concrète, un sens dynamique propre et direct, à ce qui n'était
+auparavant qu'un simple énoncé géométrique d'une partie des équations
+fondamentales du mouvement. Une aussi heureuse transformation générale
+est destinée, sans doute, à accroître nécessairement les ressources de
+l'esprit humain pour l'élaboration des idées dynamiques, en tout ce qui
+concerne la théorie des mouvemens de rotation. On peut voir dans le
+beau mémoire de M. Poinsot sur les propriétés des momens et des aires,
+qui se trouve annexé à sa <i>Statique</i>, avec quelle facilité il est
+parvenu, d'après cette lumineuse conception, non-seulement à rendre
+élémentaire une théorie jusqu'alors fondée sur la plus haute analyse,
+mais à découvrir à cet égard de nouvelles propriétés générales
+très-remarquables, que nous ne devons point considérer ici, et qu'il eût
+été difficile d'obtenir par les méthodes antérieures.</p>
+
+<p>Le théorème des aires a été, pour l'illustre Laplace, l'origine de la
+découverte d'une autre propriété dynamique très-remarquable, celle de ce
+qu'il a nommé le <i>plan invariable</i>, dont la considération est surtout si
+importante dans la mécanique céleste. La somme des aires projetées par
+tous les corps du système sur un plan quelconque étant constante en un
+temps donné, Laplace a cherché la direction du plan à l'égard duquel
+cette somme se trouvait être la plus grande possible. Or, d'après la
+manière dont ce plan de la plus grande aire ou du plus grand moment est
+déterminé, Laplace a démontré que sa direction est nécessairement
+indépendante de la réaction mutuelle des différentes parties du système,
+en sorte que, par sa nature, ce plan doit rester continuellement
+invariable, quelles que puissent jamais être les altérations introduites
+dans la situation de ces corps par leurs influences réciproques, pourvu
+qu'il ne survienne aucune nouvelle force extérieure. On conçoit aisément
+de quelle importance doit être, comme nous l'expliquerons spécialement
+dans la seconde partie de ce cours, la détermination d'un tel plan
+relativement à notre système solaire, puisque, en y rapportant tous nos
+mouvemens célestes, il nous procure l'inappréciable avantage d'avoir un
+terme de comparaison nécessairement fixe, à travers tous les dérangemens
+que l'action mutuelle de nos planètes pourra faire subir dans la suite
+des temps à leurs distances, à leurs révolutions et même aux plans de
+leurs orbites, ce qui est une première condition évidemment
+indispensable pour que nous puissions exactement connaître en quoi
+consistent ces altérations. Malheureusement nous aurons occasion de
+remarquer que l'incertitude où nous sommes jusqu'ici relativement à la
+valeur exacte de plusieurs données essentielles, ne nous permet pas
+encore de déterminer avec toute la précision suffisante la situation de
+ce plan. Mais cette difficulté d'application n'affecte en aucune manière
+le caractère de ce beau théorème, considéré sous le point de vue de la
+mécanique rationnelle, le seul que nous devions adopter ici.</p>
+
+<p>La théorie du plan invariable a été notablement perfectionnée dans ces
+derniers temps par M. Poinsot, qui a dû naturellement y transporter sa
+conception propre relativement à la théorie générale des aires ou des
+momens. Il a d'abord considérablement simplifié la notion fondamentale
+de ce plan, de façon à la rendre aussi élémentaire qu'il est possible,
+en montrant qu'un tel plan n'est réellement autre chose que le plan du
+couple général résultant de tous les couples engendrés par les
+différentes forces du système, ce qui le définit immédiatement par une
+propriété dynamique très-sensible, au lieu de la seule propriété
+géométrique du maximum des aires. Quand une conception quelconque a été
+vraiment simplifiée dans sa nature, l'élaboration en étant par cela même
+facilitée, elle ne saurait manquer de prendre plus d'extension et de
+conduire à des résultats nouveaux: telle est, en effet, la marche
+ordinaire de l'esprit humain dans les sciences, que les théories les
+plus fécondes en découvertes n'ont été le plus souvent, à leur origine,
+qu'un moyen de rendre plus simple la solution de questions déjà
+traitées. Le travail que nous considérons ici en a offert une nouvelle
+preuve. Car la théorie de M. Poinsot a permis d'introduire un plus haut
+degré de précision dans la détermination du plan invariable propre à
+notre système solaire, en signalant et rectifiant une importante lacune
+que Laplace y avait laissée. Ce grand géomètre, en calculant la
+situation du plan du <i>maximum</i> des aires, avait cru ne devoir prendre
+en considération que les aires principales, produites par la circulation
+des planètes autour du soleil, sans tenir aucun compte de celles dues
+aux mouvemens des satellites autour des planètes, ou à la rotation de
+tous ces astres et du soleil lui-même. M. Poinsot vient de prouver la
+nécessité d'avoir égard à ces divers élémens, sans quoi le plan ainsi
+déterminé ne pourrait point être regardé comme rigoureusement
+invariable; et en cherchant la direction du véritable plan invariable
+aussi exactement que le comporte l'imperfection actuelle de la plupart
+des données, il a fait voir que ce plan diffère sensiblement de celui
+trouvé par Laplace; ce qu'il est facile de concevoir par la seule
+considération de l'aire immense que doit introduire dans le calcul la
+masse énorme du soleil, quoique sa rotation soit très-lente.</p>
+
+<p>Pour compléter l'indication des propriétés dynamiques les plus
+importantes relatives au mouvement de rotation, il convient maintenant
+de signaler ici les beaux théorèmes découverts par Euler sur ce qu'il a
+nommé les <i>momens d'inertie</i> et les <i>axes principaux</i>, qu'on doit mettre
+au nombre des résultats généraux les plus importans de la mécanique
+rationnelle. Euler a donné le nom de <i>moment d'inertie</i> d'un corps à
+l'intégrale qui exprime la somme des produits de la masse de chaque
+molécule par le carré de sa distance à l'axe autour duquel le corps
+tourne, intégrale dont la considération doit évidemment être
+très-essentielle, puisqu'elle peut être naturellement regardée comme la
+mesure exacte de l'énergie de rotation du corps. Quand la masse proposée
+est homogène, ce moment d'inertie se détermine comme les autres
+intégrales analogues relatives à la forme d'un corps; lorsque, au
+contraire, cette masse est hétérogène, il faut de plus connaître la loi
+de la densité dans les diverses couches qui la composent, et, à cela
+près, l'intégration n'est alors seulement que plus compliquée. Cette
+notion étant établie, Euler, comparant, en général, les momens d'inertie
+d'un même corps quelconque par rapport à tous les axes de rotation
+imaginables passant en un point donné, détermina les axes relativement
+auxquels le moment d'inertie doit être un <i>maximum</i> ou un <i>minimum</i>, en
+considérant surtout ceux qui se coupent au centre de gravité, et qui se
+distinguent en ce qu'ils produisent nécessairement des momens moindres
+que si, avec la même direction, ils étaient placés partout ailleurs. Il
+découvrit ainsi qu'il existe constamment, en un point quelconque d'un
+corps, et particulièrement au centre de gravité, trois axes
+rectangulaires, tels que le moment d'inertie du corps est un <i>maximum</i> à
+l'égard de l'un d'entre eux, et un <i>minimum</i> à l'égard d'un autre. Ces
+axes sont d'ailleurs caractérisés par une autre propriété commune qui
+leur sert habituellement aujourd'hui de définition analytique, et qui
+constitue, en effet, pour l'analyse, le principal avantage que l'on
+trouve à rapporter le mouvement du corps à ces trois axes. Cette
+propriété consiste en ce que, lorsque ces trois axes sont pris pour ceux
+des coordonnées x, y, z, les intégrales
+
+ ∫ xzdm, ∫ xydm, ∫ yzdm
+
+
+(m exprimant la masse du corps), sont nulles relativement au corps tout
+entier, ce qui simplifie notablement les équations générales du
+mouvement de rotation. Mais le principal théorème dynamique découvert
+par Euler à l'égard de ces axes, et d'après lequel il les a justement
+appelés <i>axes principaux de rotation</i>, consiste dans la stabilité des
+rotations qui leur correspondent; c'est-à-dire, que si le corps a
+commencé à tourner autour d'un de ces axes, cette rotation persistera
+indéfiniment de la même manière, ce qui n'aurait pas lieu pour tout
+autre axe quelconque, la rotation instantanée s'exécutant en général
+autour d'un axe continuellement variable. Ce système des axes principaux
+est généralement unique dans chaque corps: cependant, si tous les momens
+d'inertie étaient constamment égaux entre eux, la direction de ces axes
+deviendrait totalement indéterminée, pourvu qu'on les choisît toujours
+perpendiculaires entre eux, ce qui a lieu, par exemple, dans une sphère
+homogène, où l'on peut regarder comme des axes permanens de rotation
+tous les systèmes d'axes rectangulaires passant par le centre. Il y
+aurait encore un certain degré d'indétermination si le corps était un
+solide de révolution, l'axe géométrique étant alors un des axes
+dynamiques principaux; mais les deux autres pouvant évidemment être pris
+à volonté dans un plan perpendiculaire au premier. La détermination des
+axes principaux présente souvent de grandes difficultés en considérant
+des corps de figure et de constitution quelconques; mais elle s'effectue
+avec une extrême facilité dans les cas peu compliqués, que la mécanique
+céleste nous présente heureusement comme les plus communs. Par exemple
+dans un ellipsoïde homogène, ou même seulement composé de couches
+semblables et concentriques d'inégale densité, mais dont chacune est
+homogène, les trois diamètres conjugués rectangulaires sont eux-mêmes
+les axes dynamiques principaux: le moment d'inertie du corps est un
+<i>maximum</i> relativement du plus petit de ces diamètres, et un <i>minimum</i> à
+l'égard du plus grand. Quand les axes principaux d'un corps ou d'un
+système sont déterminés ainsi que les momens d'inertie correspondans, si
+le système ne tourne pas autour de l'un de ces axes, Euler a établi des
+formules générales très-simples, qui font connaître constamment les
+angles que doit faire avec eux la droite autour de laquelle s'exécute
+spontanément la rotation instantanée, et la valeur du moment d'inertie
+qui s'y rapporte, ce qui suffit pour l'analyse complète du mouvement de
+rotation.</p>
+
+<p>Tels sont les théorèmes généraux de dynamique qui se rapportent
+directement à l'entière détermination du mouvement d'un corps ou d'un
+système quelconque, soit quant à la translation, soit quant à la
+rotation. Mais outre ces propriétés fondamentales, les géomètres en ont
+encore découvert plusieurs autres très-générales, qui, sans être aussi
+strictement indispensables, méritent singulièrement d'être signalés dans
+un examen philosophique de la mécanique rationnelle, à cause de leur
+extrême importance pour la simplification des recherches spéciales.</p>
+
+<p>La première et la plus remarquable d'entre elles, celle qui présente les
+plus précieux avantages pour les applications, consiste dans le célèbre
+théorème de la <i>conservation des forces vives</i>. La découverte primitive
+en est due à Huyghens, qui fonda sur cette considération sa solution du
+problème du centre d'oscillation. La notion en fut ensuite généralisée
+par Jean Bernouilli, car Huyghens ne l'avait établi que relativement au
+mouvement des corps pesans. Mais Jean Bernouilli, accordant une
+importance exagérée et vicieuse à la fameuse distinction introduite par
+Leïbnitz, entre les forces <i>mortes</i> et les forces <i>vives</i>, tenta
+vainement d'ériger ce théorème en une loi primitive de la nature, tandis
+qu'il ne saurait être qu'une conséquence plus ou moins générale des
+théories dynamiques fondamentales. Les travaux les plus importans dont
+cette propriété du mouvement ait été le sujet sont certainement ceux de
+l'illustre Daniel Bernouilli, qui donna au théorème des forces vives sa
+plus grande extension, ainsi que la forme systématique sous laquelle
+nous le concevons aujourd'hui, et qui en fit surtout un si heureux usage
+pour l'étude du mouvement des fluides.</p>
+
+<p>On sait que, depuis Leïbnitz, les géomètres appellent <i>force vive</i> d'un
+corps le produit de sa masse par le carré de sa vitesse, en faisant
+d'ailleurs complétement abstraction des considérations trop vagues qui
+avaient conduit Leïbnitz à former une telle expression. Le théorème
+général que nous envisageons ici consiste en ce que quelques altérations
+qui puissent survenir dans le mouvement de chacun des corps d'un système
+quelconque en vertu de leur action réciproque, la somme des forces vives
+de tous ces corps reste constamment la même en un temps donné. C'est ce
+qu'on démontre aujourd'hui avec la plus grande facilité d'après les
+équations fondamentales du mouvement d'un système quelconque, et
+surtout, comme l'a fait Lagrange, en partant de la formule générale de
+la dynamique exposée dans la leçon précédente. Sous le point de vue
+analytique, l'extrême utilité de ce beau théorème consiste
+essentiellement en ce qu'il fournit toujours d'avance une première
+équation finie entre les masses et les vitesses des différens corps du
+système. Cette relation, qui peut être envisagée comme une des
+intégrales définitives des équations différentielles du mouvement,
+suffit à l'entière solution du problème, toutes les fois qu'il est
+réductible à la détermination du mouvement d'un seul des corps que l'on
+considère, détermination qui s'effectue alors avec une grande facilité.</p>
+
+<p>Mais pour se faire une juste idée de cette importante propriété, il est
+indispensable de remarquer qu'elle est assujétie à une limitation
+considérable, qui ne permet point, sous le rapport de la généralité, de
+la placer sur la même ligne que les théorèmes précédemment examinés.
+Cette limitation, découverte à la fin du dernier siècle par Carnot,
+consiste en ce que la somme des forces vives subit constamment une
+diminution dans le choc des corps qui ne sont pas parfaitement
+élastiques, et généralement toutes les fois que le système éprouve un
+changement brusque quelconque. Carnot a démontré qu'alors il y a une
+perte de forces vives égale à la somme des forces vives dues aux
+vitesses perdues par ce changement. Ainsi le théorème de la conservation
+des forces vives n'a lieu qu'autant que le mouvement du système varie
+seulement par degrés insensibles, ou qu'il ne survient de choc qu'entre
+des corps doués d'une élasticité parfaite. Cette importante
+considération complète la notion générale qu'on doit se former d'une
+propriété aussi remarquable.</p>
+
+<p>De tous les grands théorèmes de mécanique rationnelle, celui que nous
+venons d'envisager est sans contredit le plus important pour les
+applications à la mécanique industrielle; c'est-à-dire en ce qui
+concerne la théorie du mouvement des machines, en tant qu'elle est
+susceptible d'être établie d'une manière exacte et précise. Le théorème
+des forces vives a commencé à fournir jusqu'ici, sous ce point de vue,
+des indications générales très-précieuses, qui ont été surtout
+présentées avec une netteté et une concision parfaites dans le travail
+de Carnot, auquel on n'a ajouté depuis rien de vraiment essentiel. Ce
+théorème présente directement, en effet, la considération dynamique
+d'une machine quelconque sous son véritable aspect, en montrant que,
+dans toute transmission et modification du mouvement effectuée par une
+machine, il y a simplement échange de force vive entre la masse du
+moteur et celle du corps à mouvoir. Cet échange serait complet,
+c'est-à-dire toute la force vive du moteur serait utilisée en évitant
+les changemens brusques, si les frottemens, la résistance des milieux,
+etc., n'en absorbaient nécessairement une portion plus ou moins
+considérable suivant que la machine est plus ou moins compliquée. Cette
+notion met dans tout son jour l'absurdité de ce qu'on a appelé le
+mouvement perpétuel, en indiquant même d'une manière générale à quel
+instant la machine abandonnée à sa seule impulsion primitive doit
+s'arrêter spontanément; mais cette absurdité est d'ailleurs de sa nature
+tellement sensible, qu'Huyghens avait, au contraire, fondé en partie sa
+démonstration du théorème des forces vives sur l'évidence manifeste
+d'une telle impossibilité. Quoi qu'il en soit, ce théorème donne une
+idée nette de la véritable perfection dynamique d'une machine, en la
+réduisant à utiliser la plus grande fraction possible de la force vive
+du moteur, ce qui ne peut avoir lieu généralement qu'en s'efforçant de
+simplifier le mécanisme autant que le comporte la nature du moteur. On
+conçoit en effet que si l'on mesure, comme il semble naturel de le
+faire, l'effet dynamique utile d'un moteur en un temps donné par le
+produit du poids qu'il peut élever et de la hauteur à laquelle il le
+transporte, cet effet équivaut immédiatement, d'après les lois du
+mouvement vertical des corps pesans, à une force vive, et non à une
+quantité de mouvement. Sous ce point de vue, la fameuse discussion
+soulevée par Leïbnitz au sujet des forces vives, et à laquelle prirent
+part tous les grands géomètres de cette époque, ne doit point être
+regardée comme aussi dépourvue de réalité que d'Alembert a paru le
+croire. On s'était sans doute mépris en pensant que la mécanique
+rationnelle était intéressée dans cette contestation, qui ne saurait en
+effet, selon la remarque de d'Alembert, exercer sur elle la moindre
+influence réelle. Le point de vue théorique et le point de vue pratique
+n'avaient pas été assez soigneusement séparés par les géomètres qui
+suivirent cette discussion. Mais, sous le seul point de vue de la
+mécanique industrielle, elle n'en avait pas moins une véritable
+importance. Elle pourrait même être utilement reprise aujourd'hui, car
+les objections qui ont été faites contre la mesure vulgaire de la valeur
+dynamique des moteurs méritent d'être prises en sérieuse considération,
+vu qu'il semble en effet peu rationnel de prendre pour unité un
+mouvement qui n'est point uniforme.</p>
+
+<p>Mais, quelque décision qu'on finisse par adopter sur cette contestation
+non-terminée, l'application du théorème des forces vives n'en conservera
+pas moins toute son importance pour montrer sous son vrai jour la
+destination réelle des machines, en prouvant que nécessairement elles
+font perdre en vitesse ou en temps ce qu'elles font gagner en force ou
+réciproquement, de telle sorte que leur utilité consiste essentiellement
+à échanger les uns dans les autres les divers facteurs de l'effet à
+produire, sans pouvoir jamais l'augmenter par elles-mêmes dans sa
+totalité, et en lui faisant constamment subir au contraire une
+inévitable diminution, ordinairement très-notable. Il est douteux, du
+reste, que l'application de ce théorème puisse à aucune époque être
+poussée beaucoup plus loin que les indications générales de ce genre,
+car le véritable calcul <i>à priori</i> de l'effet précis d'une machine
+quelconque donnée présente, comme problème de dynamique, une trop grande
+complication, et exige la connaissance exacte d'un trop grand nombre de
+relations encore complétement inconnues, pour pouvoir être efficacement
+tenté dans la plupart des cas<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a>
+<a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote29"
+name="footnote29"><b>Note 29: </b></a><a href="#footnotetag29">
+(retour) </a> La véritable théorie propre de la mécanique
+ industrielle, qui n'est nullement, ainsi qu'on le croit
+ souvent, une simple dérivation de la <i>phoronomie</i> ou
+ mécanique rationnelle, et qui se rapporte à un ordre d'idées
+ complétement distinct, n'a point encore été conçue. Il en
+ est, à cet égard, comme de toute autre <i>science
+ d'application</i> dont l'esprit humain ne possède jusqu'ici que
+ quelques élémens insuffisans, selon la remarque indiquée
+ dans notre seconde leçon. La mécanique industrielle,
+ abstraction faite de la formation des moteurs, qui dépend de
+ l'ensemble de nos connaissances sur la nature, se compose de
+ deux classes de recherches très-différentes, les unes
+ dynamiques, les autres géométriques. Les premières ont pour
+ objet la détermination des appareils les plus convenables,
+ afin d'utiliser autant que possible les forces motrices
+ données; c'est-à-dire d'obtenir entre la force vive du corps
+ à mouvoir et celle du moteur le rapport le plus rapproché de
+ l'unité, en ayant égard aux modifications exigées dans la
+ vitesse par la destination connue de la machine. Quant aux
+ autres, on s'y propose de changer à volonté, à l'aide d'un
+ mécanisme convenable, les lignes décrites par les points
+ d'application des forces. En un mot, le mouvement est
+ modifié, dans les unes, quant à son intensité; dans les
+ autres, quant à sa direction. Les premières se rapportent à
+ une doctrine entièrement neuve, au sujet de laquelle il n'a
+ encore été produit aucune conception directe et vraiment
+ rationnelle. Il en est à peu près de même pour les autres,
+ qui dépendent de cette <i>géométrie de situation</i> entrevue par
+ Leïbnitz, mais qui n'a fait jusqu'ici presqu'aucun progrès.
+ Je ne connais, à cet égard, d'autre travail réel qu'une
+ ingénieuse considération élémentaire présentée par Monge, et
+ qui, quoique simplement empirique, mérite d'être notée ici,
+ ne fut-ce que pour indiquer la véritable nature de cet ordre
+ d'idées.
+
+<p> Monge est parti de cette observation, très-plausible en
+ effet, que, dans la réalité, les mouvemens exécutés par les
+ machines sont ou rectilignes ou circulaires, chacun pouvant
+ être d'ailleurs ou continu ou alternatif. Il a, dès lors,
+ envisagé toute machine comme destinée, sous le rapport
+ géométrique, à transformer ces divers mouvemens élémentaires
+ les uns dans les autres. Cela posé, en épuisant toutes les
+ combinaisons diverses qu'une telle transformation peut
+ offrir, il en a vu résulter nécessairement dix séries
+ d'appareils dans lesquelles peuvent être rangées toutes les
+ machines connues, ainsi que celles qu'on imaginera plus
+ tard. Les tableaux résultant de cette classification peuvent
+ donc être envisagés comme présentant au mécanicien les
+ moyens empiriques de résoudre, dans chaque cas, le problème
+ de la transformation du mouvement, en choisissant, parmi
+ tous les appareils propres à remplir la condition proposée,
+ celui qui présente d'ailleurs le plus d'avantages. </p>
+</blockquote>
+
+<p>Le mouvement d'un système quelconque présente une autre propriété
+générale très-remarquable, quoique moins importante, soit sous le
+rapport analytique, soit surtout sous le rapport physique, que celle qui
+vient d'être examinée: c'est la propriété exprimée par le célèbre
+théorème général de dynamique auquel Maupertuis a donné la dénomination
+si vicieuse de <i>principe de la moindre action</i>.</p>
+
+<p>La filiation des idées au sujet de cette découverte remonte à une époque
+très éloignée, car les géomètres de l'antiquité avaient déjà fait
+quelques remarques qu'on peut concevoir aujourd'hui comme équivalentes
+à la vérification de ce théorème dans le cas particulier le plus simple.
+Ptolémée, en effet, observe expressément, quant à la loi de la réflexion
+de la lumière, que par la nature de cette loi, la lumière en se
+réfléchissant se trouve suivre le plus court chemin possible pour
+parvenir d'un point à un autre. Lorsque Descartes et Snellius eurent
+découvert la loi réelle de la réfraction, Fermat rechercha si on ne
+pourrait point y arriver <i>à priori</i> d'après quelque considération
+analogue à la remarque de Ptolémée. Le <i>minimum</i> ne pouvant alors avoir
+lieu relativement à la longueur du chemin parcouru, puisque la route
+rectiligne eût été possible dans ce cas, Fermat présuma qu'il existerait
+à l'égard du temps. Il se proposa donc, en regardant la route de la
+lumière comme composée de deux droites différentes, séparées, sous un
+angle inconnu, à la surface du corps réfringent, quelle devait être
+cette direction relative pour que le temps employé par la lumière dans
+son trajet fût le moindre possible, et il eut le bonheur de trouver
+d'après cette seule considération une loi de la réfraction exactement
+conforme à celle directement déduite des observations par Snellius et
+par Descartes. Cette belle solution est d'ailleurs éminemment
+remarquable dans l'histoire générale des progrès de l'analyse
+mathématique, comme ayant offert à Fermat la première application
+importante de sa célèbre méthode <i>de maximis et minimis</i>, qui contient
+le véritable germe primitif du calcul différentiel.</p>
+
+<p>La comparaison de la remarque de Ptolémée avec le travail de Fermat
+envisagé sous le point de vue dynamique, devint pour Maupertuis la base
+de la découverte du théorème que nous considérons. Quoiqu'égaré, bien
+plus que conduit, par de vagues considérations métaphysiques sur la
+prétendue économie des forces dans la nature, il finit par arriver à ce
+résultat important, que la trajectoire d'un corps soumis à l'action de
+forces quelconques devait nécessairement être telle, que l'intégrale du
+produit de la vitesse du mobile par l'élément de la courbe décrite fût
+toujours un <i>minimum</i>, relativement à sa valeur dans toute autre courbe.
+Mais Lagrange est avec justice généralement regardé par les géomètres
+actuels comme le véritable fondateur de ce théorème, non-seulement pour
+l'avoir généralisé autant que possible, mais surtout pour en avoir
+découvert la véritable démonstration en le rattachant aux théories
+dynamiques fondamentales, et en le dégageant des notions confuses et
+arbitraires que Maupertuis avait employées. Il ne subsiste maintenant
+d'autre trace du travail de Maupertuis que le nom qu'il a imposé à ce
+théorème, et dont l'impropriété est universellement reconnue, quoique,
+pour plus de brièveté, on ait continué à s'en servir. Le théorème, tel
+qu'il a été établi par Lagrange relativement à un système quelconque de
+corps, consiste en ce que, quelles que soient leurs attractions
+réciproques, ou leurs tendances vers des centres fixes, les trajectoires
+décrites par ces corps sont toujours telles que la somme des produits de
+la masse de chacun d'eux, et de l'intégrale relative à sa vitesse
+multipliée par l'élément de la courbe correspondante, est nécessairement
+un <i>maximum</i> ou un <i>minimum</i>, cette somme étant étendue à la totalité du
+système. Il importe d'ailleurs de remarquer que la démonstration de ce
+théorème général étant fondée sur le théorème des forces vives, il est
+inévitablement assujéti aux mêmes limitations que celui-ci.</p>
+
+<p>Outre la belle propriété du mouvement contenue dans cette proposition
+remarquable, on conçoit que, sous le rapport analytique, elle peut être
+envisagée comme un nouveau moyen de former les équations différentielles
+qui doivent conduire à la détermination de chaque mouvement spécial. Il
+suffit, en effet, conformément à la méthode générale des <i>maxima</i> et
+<i>minima</i> fournie par le calcul des variations, d'exprimer que la somme
+précédemment indiquée est un <i>maximum</i> ou un <i>minimum</i> (soit absolu,
+soit relatif suivant les cas), en rendant sa variation nulle. Lagrange a
+expressément montré comment, d'après cette seule considération, on peut,
+en général, retrouver la formule fondamentale de la dynamique. Mais,
+quelqu'utile que puisse être en certains cas une telle manière de
+procéder, il ne faut point s'exagérer son importance; car on ne doit pas
+perdre de vue qu'elle ne fournit par elle-même aucune intégrale finie
+des équations du mouvement; elle se borne seulement à établir ces
+équations d'une autre manière, qui peut quelquefois être plus
+convenable. Sous ce rapport, le théorème de la moindre action est
+certainement moins précieux que celui des forces vives. Quoi qu'il en
+soit, il convient de remarquer ici avec Lagrange que l'ensemble de ces
+deux théorèmes peut être regardé, en thèse générale, comme suffisant
+pour l'entière détermination du mouvement d'un corps.</p>
+
+<p>Le théorème de la moindre action a aussi été présenté par Lagrange sous
+une autre forme générale, spécialement destinée à rendre plus sensible
+son interprétation concrète. En effet, l'élément de la trajectoire
+pouvant évidemment être remplacé dans l'énoncé de ce théorème par le
+produit équivalent de la vitesse et de l'élément du temps, le théorème
+consiste alors en ce que chaque corps du système décrit constamment une
+courbe telle que la somme des forces vives consommées en un temps donné
+pour parvenir d'une position à une autre est nécessairement un <i>maximum</i>
+ou un <i>minimum</i>.</p>
+
+<p>L'histoire philosophique des travaux relatifs au théorème de la moindre
+action est particulièrement propre à mettre dans tout son jour
+l'insuffisance complète et le vice radical des considérations
+métaphysiques employées comme moyens de découvertes scientifiques. On ne
+peut nier sans doute que le principe théologique et métaphysique des
+causes finales n'ait eu ici quelque utilité, en contribuant dans
+l'origine à éveiller l'attention des géomètres sur cette importante
+propriété dynamique, et même en leur fournissant à cet égard quelques
+indications vagues. L'esprit de ce cours, tel que nous l'avons déjà
+expressément signalé, et tel qu'il se développera de plus en plus par la
+suite, nous prescrit, en effet, de regarder, en thèse générale, les
+hypothèses théologiques et métaphysiques comme ayant été utiles et même
+nécessaires aux progrès réels de l'intelligence humaine, en soutenant
+son activité aussi long-temps qu'a duré l'absence de conceptions
+positives d'une généralité suffisante. Mais, alors même, les nombreux
+inconvéniens fondamentaux inhérens à une telle manière de procéder
+vérifient clairement qu'elle ne peut être envisagée que comme
+provisoire. L'exemple actuel en offre une preuve sensible. Car, sans
+l'introduction des considérations exactes et réelles fondées sur les
+lois générales de la mécanique, on disputerait encore, ainsi que le
+remarque Lagrange avec tant de raison, sur ce qu'il faut entendre par
+<i>la moindre action</i> de la nature, la prétendue économie des forces
+consistant tantôt dans l'espace, tantôt dans le temps, et le plus
+souvent n'étant en effet ni l'une ni l'autre. Il est d'ailleurs évident
+que cette propriété n'a point ce caractère absolu qu'on avait d'abord
+voulu lui imposer, puisqu'elle éprouve dans un grand nombre de cas des
+restrictions déterminées. Mais ce qui rend surtout manifeste le vice
+radical des considérations primitives, c'est que, d'après l'analyse
+exacte de la question traitée par Lagrange, on voit que l'intégrale
+ci-dessus définie n'est nullement assujettie à être nécessairement un
+<i>minimum</i>, et qu'elle peut, au contraire, être tout aussi bien un
+<i>maximum</i>, comme il arrive effectivement en certains cas, le véritable
+théorème général consistant seulement en ce que la variation de cette
+intégrale est nulle: que devient alors l'<i>économie</i> des forces, de
+quelque manière qu'on prétende caractériser l'<i>action</i>? L'insuffisance
+et même l'erreur de l'argumentation de Maupertuis sont dès lors
+pleinement évidentes. Dans cette occasion, comme dans toutes celles où
+il a pu jusqu'ici y avoir concours, la comparaison a expressément
+constaté la supériorité immense et nécessaire de la philosophie positive
+sur la philosophie théologique et métaphysique, non-seulement quant à la
+justesse et à la précision des résultats effectifs, mais même quant à
+l'étendue des conceptions et à l'élévation réelle du point de vue
+intellectuel.</p>
+
+<p>Pour compléter cette énumération raisonnée des propriétés générales du
+mouvement, je crois devoir enfin signaler ici une dernière proposition
+fort remarquable, qu'on ne place point ordinairement dans la même
+catégorie que les précédentes, et qui mérite cependant, à un aussi haut
+degré, de fixer notre attention, soit par sa beauté intrinsèque, soit
+surtout par l'importance et l'étendue de ses applications aux problèmes
+dynamiques les plus difficiles. Il s'agit du célèbre théorème général
+découvert par Daniel Bernouilli, sur la <i>coexistence des petites
+oscillations</i>. Voici en quoi il consiste.</p>
+
+<p>Nous avons vu, en commençant cette leçon, qu'il existe, pour tout
+système de forces, une situation d'équilibre <i>stable</i>, celle dans
+laquelle la somme des forces vives est un des <i>maximum</i>, suivant la loi
+de Maupertuis généralisée par Lagrange. Quand le système est infiniment
+peu écarté de cette situation par une cause quelconque, il tend à y
+revenir, en faisant autour d'elle une suite d'oscillations infiniment
+petites, graduellement diminuées et bientôt détruites par la résistance
+du milieu et les frottemens, et qu'on peut assimiler à celles d'un
+pendule d'une longueur convenable soumis à l'influence d'une gravité
+déterminée. Mais plusieurs causes différentes peuvent faire
+simultanément osciller le système de diverses manières autour de la
+position de stabilité. Cela posé, le théorème de Daniel Bernouilli
+consiste en ce que toutes les espèces d'oscillations infiniment petites
+produites par ces divers dérangemens simultanés, quelle que soit leur
+nature, ne font simplement que se superposer, en coexistant sans se
+nuire, chacune d'elles ayant lieu comme si elle était seule. On conçoit
+aisément l'extrême importance de cette belle proposition pour faciliter
+l'étude d'un tel genre de mouvemens, puisqu'il suffit d'après cela
+d'analyser isolément chaque sorte d'oscillations produite par chaque
+perturbation séparée. Cette décomposition est surtout de la plus grande
+utilité dans les recherches relatives au mouvement des fluides, où un
+tel ordre de considérations se présente presque constamment. Mais la
+propriété découverte par Daniel Bernouilli n'est pas moins intéressante
+sous le rapport physique que sous le point de vue logique. En effet,
+envisagée comme une loi de la nature, elle explique directement, de la
+manière la plus satisfaisante, une foule de faits divers, que
+l'observation avait depuis long-temps constatés, et qu'on cherchait
+vainement à concevoir jusqu'alors. Telle est, par exemple, la
+coexistence des ondes produites à la surface d'un liquide, lorsqu'elle
+se trouve agitée à la fois en plusieurs points différens par diverses
+causes quelconques. Telle est, surtout, dans l'acoustique, la
+simultanéité des sons distincts produits par divers ébranlemens de
+l'air. Cette coexistence qui a lieu sans confusion entre les
+différentes ondes sonores, avait évidemment été souvent observée,
+puisqu'elle est une des bases essentielles du mécanisme de notre
+audition; mais elle paraissait inexplicable; on n'y voit plus maintenant
+qu'une conséquence immédiate du beau théorème de Daniel Bernouilli.</p>
+
+<p>En considérant ce théorème sous le point de vue le plus philosophique,
+on ne le trouve peut-être pas moins remarquable par la manière dont il
+résulte des équations générales du mouvement, que par son importance
+analytique ou physique. En effet cette coexistence des divers ordres
+d'oscillations infiniment petites d'un système quelconque, autour de sa
+situation de stabilité, a lieu parce que l'équation différentielle qui
+exprime la loi de l'un quelconque de ces mouvemens se trouve être
+<i>linéaire</i>, et conséquemment de la classe de celles dont l'intégrale
+générale est nécessairement la simple somme d'un certain nombre
+d'intégrales particulières. Ainsi, sous le rapport analytique, la
+superposition des divers mouvemens oscillatoires a pour cause l'espèce
+de superposition qui s'établit alors entre les différentes intégrales
+correspondantes. Cette importante corrélation est certainement, comme
+l'observe avec raison Laplace, un des plus beaux exemples de cette
+harmonie nécessaire entre l'abstrait et le concret, dont la philosophie
+mathématique nous a offert tant de vérifications admirables.</p>
+
+<p>Telles sont les principales considérations philosophiques relatives aux
+différens théorèmes généraux découverts jusqu'ici dans la mécanique
+rationnelle, et qui tous dérivent, comme de simples déductions
+analytiques plus ou moins éloignées, des lois fondamentales du mouvement
+sur lesquelles repose le système entier de la science phoronomique.
+L'examen sommaire de ces théorèmes, dont l'ensemble constitue un des
+monumens les plus imposans de l'activité de l'intelligence humaine
+convenablement dirigée, était indispensable pour achever de déterminer
+le caractère philosophique de la science de l'équilibre et du mouvement,
+déjà suffisamment tracé dans les leçons précédentes, à l'égard de la
+méthode. Nous pouvons donc maintenant nous former nettement une idée
+générale de la nature propre de cette seconde branche de la mathématique
+concrète, ce qui devait être le seul objet essentiel de notre travail à
+ce sujet.</p>
+
+<p>Je me suis efforcé, dans ce volume, de faire sentir, autant qu'il a été
+en mon pouvoir, en quoi consiste réellement la philosophie
+mathématique, soit quant à ses conceptions abstraites, soit quant à ses
+divers ordres de considérations concrètes, soit enfin quant à la
+corrélation intime et permanente qui existe nécessairement entre les
+unes et les autres. Je regrette vivement que les limites dans lesquelles
+j'ai dû me renfermer, vu la destination de cet ouvrage, ne m'aient point
+permis de faire passer, autant que je l'aurais désiré, dans l'esprit du
+lecteur mon sentiment profond de la nature de cette immense et admirable
+science, qui, base nécessaire de la philosophie positive tout entière,
+constitue d'ailleurs évidemment, en elle-même, le témoignage le plus
+irrécusable de la portée du génie humain. Mais j'espère que les penseurs
+qui n'ont pas le malheur d'être entièrement étrangers à cette science
+fondamentale pourront, d'après les réflexions que j'ai indiquées,
+parvenir à en concevoir nettement le véritable caractère philosophique.</p>
+
+<p>Pour présenter un aperçu vraiment complet de la philosophie mathématique
+dans son état actuel, j'ai indiqué d'avance (voyez la 3<sup>e</sup> Leçon) qu'il
+me reste encore à considérer une troisième branche de la mathématique
+concrète, celle qui consiste dans l'application de l'analyse à l'étude
+des phénomènes thermologiques, dernière grande conquête de l'esprit
+humain, due à l'illustre ami dont je déplore la perte récente,
+l'immortel Fourier, qui vient de laisser dans le monde savant une si
+profonde lacune, long-temps destinée à être de jour en jour plus
+fortement sentie. Mais, afin de ne m'écarter que le moins possible des
+habitudes encore universellement adoptées, j'ai annoncé que je croyais
+devoir ajourner cet important examen jusqu'à ce que l'ordre naturel des
+considérations exposées dans cet ouvrage nous ait conduits à la partie
+de la physique qui traite de la thermologie. Quoiqu'une telle
+transposition ne soit point véritablement rationnelle, il n'en saurait
+résulter cependant qu'un inconvénient secondaire, l'appréciation
+philosophique que je présenterai ayant d'ailleurs exactement le même
+caractère que si elle eût été placée à son véritable rang logique.</p>
+
+<p>Considérant donc maintenant la philosophie mathématique comme
+complétement caractérisée, nous devons procéder à l'examen de son
+application plus ou moins parfaite à l'étude des divers ordres de
+phénomènes naturels suivant leur degré de simplicité, application qui,
+par elle-même, est d'ailleurs évidemment propre à jeter un nouveau jour
+sur les vrais principes de cette philosophie, et sans laquelle, en
+effet, ils ne sauraient être convenablement appréciés. Tel sera l'objet
+du volume suivant, en nous conformant à l'ordre encyclopédique
+rigoureusement déterminé dans la seconde leçon, d'après la nature
+spéciale de chacune des classes principales de phénomènes que nous avons
+établies, et, par conséquent, en commençant par les phénomènes
+astronomiques à l'étude approfondie desquels la science mathématique est
+éminemment destinée.</p>
+
+<p>FIN DU TOME PREMIER.</p>
+
+<br><br>
+
+<h3>TABLE DES MATIÈRES<br>
+
+CONTENUES DANS LE TOME PREMIER.</h3>
+
+<p><a href="#c1">Dédicace</a></p>
+
+<p><a href="#c2">Avertissement de l'auteur.</a></p>
+
+<p><a href="#l1">1re <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Exposition du but de ce cours, ou considérations générales
+sur la nature et l'importance de la philosophie positive.</p>
+
+<p><a href="#l2">2e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Exposition du plan de ce cours, ou considérations générales
+sur la hiérarchie des sciences positives.</p>
+
+<p><a href="#l3">3e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science
+mathématique.</p>
+
+<p><a href="#l4">4e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Vue générale de l'analyse mathématique.</p>
+
+<p><a href="#l5">5e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Considérations générales sur le calcul des fonctions
+directes.</p>
+
+<p><a href="#l6">6e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Exposition comparative des divers points de vue généraux
+sous lesquels on peut envisager le calcul des fonctions indirectes.</p>
+
+<p><a href="#l7">7e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Tableau général du calcul des fonctions indirectes.</p>
+
+<p><a href="#l8">8e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Considérations générales sur le calcul des variations.</p>
+
+<p><a href="#l9">9e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Considérations générales sur le calcul aux différences
+finies.</p>
+
+<p><a href="#l10">10e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Vue générale de la géométrie.</p>
+
+<p><a href="#l11">11e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Considérations générales sur la géométrie <i>spéciale</i> ou
+<i>préliminaire</i>.</p>
+
+<p><a href="#l12">12e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Conception fondamentale de la géométrie <i>générale</i> ou
+<i>analytique</i>.</p>
+
+<p><a href="#l13">13e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--De la géométrie <i>générale</i> à deux dimensions.</p>
+
+<p><a href="#l14">14e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--De la géométrie <i>générale</i> à trois dimensions.</p>
+
+<p><a href="#l15">15e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Considérations philosophiques sur les principes
+fondamentaux de la mécanique rationnelle.</p>
+
+<p><a href="#l16">16e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Vue générale de la statique.</p>
+
+<p><a href="#l17">17e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Vue générale de la dynamique.</p>
+
+<p><a href="#l18">18e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Considérations sur les théorèmes généraux de mécanique
+rationnelle.</p>
+
+<br><br>
+
+<h3>ERRATA DU TOME PREMIER.</h3>
+
+<p>NOTE DU TRANSCRIPTEUR: Ces erreurs ont été corrigées dans le présent
+document. La liste en est reproduite ici seulement pour fin de
+référence.</p>
+
+<p>Page 147, ligne 25, <i>au lieu de</i> idées, <i>lisez</i> conceptions.</p>
+
+<p>201 1 fait, <i>lisez</i> sait.</p>
+
+<p>236 12 M. Fournier, <i>lisez</i> M. Fourier.</p>
+
+<p>248 26 <i>supprimez</i> ou moins.</p>
+
+<p>351 17 <i>après</i> influe, <i>ajoutez</i> singulièrement.</p>
+
+<p>420 11 <i>au lieu de</i> signes, <i>lisez</i> lignes.</p>
+
+<p>469 1 jusqu'ici, <i>lisez</i> jusqu'à ce jour.</p>
+
+<p>504 20 intensité, <i>lisez</i> intimité.</p>
+
+<p>508 18, <i>après</i> volume du, <i>ajoutez</i> tronc de cône ou du.</p>
+
+<p>509 3, <i>au lieu de</i> S=2π ∫ydx, <i>lisez</i> S=2π ∫yds.</p>
+
+<p>530 20 divers individus, <i>lisez</i> diverses espèces.</p>
+
+<p>534 dernière ligne de la note, <i>avant</i> désignant, <i>ajoutez</i>.</p>
+
+<p>556 6 <i>au lieu de</i> relations, <i>lisez</i> actions.</p>
+
+<p>624 4 opérations, <i>lisez</i> équations.</p>
+
+
+
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Cours de philosophie positive. (1/6), by
+Auguste Comte
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE ***
+
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
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+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
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+electronic work, or any part of this electronic work, without
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+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
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+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
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+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+received the work on a physical medium, you must return the medium with
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
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Binary files differ
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