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(1/6) + +Author: Auguste Comte + +Release Date: April 4, 2010 [EBook #31881] +[Last updated: August 11, 2013] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE *** + + + + +Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald +Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + +COURS +DE +PHILOSOPHIE POSITIVE. + +ÉVERAT, IMPRIMEUR, RUE DU CADRAN, Nº 16. + + + + +[NOTE DU TRANSCRIPTEUR: Ce premier volume contient un grand nombre de +formules algébriques. Les correcteurs d'épreuve ont tenté de reproduire +ces formules tant bien que mal, cependant comme le format .txt ne se +prête pas très bien à cet exercice. Ces corrections pourront s'avérer +incompréhensibles pour la plupart des lecteurs, et possiblement +incorrectes pour les autres. Pour une version plus complète, et plus +précise le lecteur aura grand avantage à consulter la version HTML de +ce document.] + + + + +COURS +DE +PHILOSOPHIE POSITIVE, + +Par M. Auguste Comte, + +ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE. + + +TOME PREMIER, + +CONTENANT +LES PRÉLIMINAIRES GÉNÉRAUX ET LA PHILOSOPHIE +MATHÉMATIQUE. + + +PARIS. +ROUEN FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS, +RUE DE L'ÉCOLE DE MÉDECINE, Nº 13. +BRUXELLES, +AU DÉPÔT DE LA LIBRAIRIE MÉDICALE FRANÇAISE. + +1830. + + + +À MES ILLUSTRES AMIS + + M. le Baron Fourier, Secrétaire + perpétuel de l'Académie Royale des + Sciences, + + M. le Professeur G. M. D. de + Blainville, Membre de l'Académie + Royale des Sciences, + + +En témoignage de ma respectueuse affection, + + +Auguste Comte, + +Ancien élève de l'École Polytechnique. + + + + +AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR. + + +Ce cours, résultat général de tous mes travaux depuis ma sortie de +l'École Polytechnique en 1816, fut ouvert pour la première fois en avril +1826. Après un petit nombre de séances, une maladie grave m'empêcha, à +cette époque, de poursuivre une entreprise encouragée, dès sa naissance, +par les suffrages de plusieurs savans du premier ordre, parmi lesquels +je pouvais citer dès-lors MM. Alexandre de Humboldt, de Blainville et +Poinsot, membres de l'Académie des Sciences, qui voulurent bien suivre +avec un intérêt soutenu l'exposition de mes idées. J'ai refait ce cours +en entier l'hiver dernier, à partir du 4 janvier 1829, devant un +auditoire dont avaient bien voulu faire partie M. Fourier, secrétaire +perpétuel de l'Académie des Sciences, MM. de Blainville, Poinsot, +Navier, membres de la même académie, MM. les professeurs Broussais, +Esquirol, Binet, etc., auxquels je dois ici témoigner publiquement ma +reconnaissance pour la manière dont ils ont accueilli cette nouvelle +tentative philosophique. + +Après m'être assuré par de tels suffrages que ce cours pouvait utilement +recevoir une plus grande publicité, j'ai cru devoir, à cette intention, +l'exposer cet hiver à l'Athénée Royal de Paris, où il vient d'être +ouvert le 9 décembre. Le plan est demeuré complétement le même. +Seulement les convenances de cet établissement m'obligent à restreindre +un peu les développemens de mon cours. Ils se retrouvent tout entiers +dans la publication que je fais aujourd'hui de mes leçons, telles +qu'elles ont eu lieu l'année dernière. + +Pour compléter cette notice historique, il est convenable de faire +observer, relativement à quelques-unes des idées fondamentales exposées +dans ce cours, que je les avais présentées antérieurement dans la +première partie d'un ouvrage intitulé _Système de politique positive_, +imprimée à cent exemplaires en mai 1822, et réimprimée ensuite en avril +1824, à un nombre d'exemplaires plus considérable. Cette première partie +n'a point encore été formellement publiée, mais seulement communiquée, +par la voie de l'impression, à un grand nombre de savans et de +philosophes européens. Elle ne sera mise définitivement en circulation +qu'avec la seconde partie que j'espère pouvoir faire paraître à la fin +de l'année 1830. + +J'ai cru nécessaire de constater ici la publicité effective de ce +premier travail, parce que quelques idées offrant une certaine analogie +avec une partie des miennes, se trouvent exposées, sans aucune mention +de mes recherches, dans divers ouvrages publiés postérieurement, surtout +en ce qui concerne la rénovation des théories sociales. Quoique des +esprits différens aient pu, sans aucune communication, comme le montre +souvent l'histoire de l'esprit humain, arriver séparément à des +conceptions analogues en s'occupant d'une même classe de travaux, je +devais néanmoins insister sur l'antériorité réelle d'un ouvrage peu +connu du public, afin qu'on ne suppose pas que j'ai puisé le germe de +certaines idées dans des écrits qui sont, au contraire, plus récens. + +Plusieurs personnes m'ayant déjà demandé quelques éclaircissemens +relativement au titre de ce cours, je crois utile d'indiquer ici, à ce +sujet, une explication sommaire. + +L'expression _philosophie positive_ étant constamment employée, dans +toute l'étendue de ce cours, suivant une acception rigoureusement +invariable, il m'a paru superflu de la définir autrement que par l'usage +uniforme que j'en ai toujours fait. La première leçon, en particulier, +peut être regardée tout entière comme le développement de la définition +exacte de ce que j'appelle la _philosophie positive_. Je regrette +néanmoins d'avoir été obligé d'adopter, à défaut de tout autre, un terme +comme celui de _philosophie_, qui a été si abusivement employé dans une +multitude d'acceptions diverses. Mais l'adjectif _positive_ par lequel +j'en modifie le sens me paraît suffire pour faire disparaître, même au +premier abord, toute équivoque essentielle, chez ceux, du moins, qui en +connaissent bien la valeur. Je me bornerai donc, dans cet avertissement, +à déclarer que j'emploie le mot _philosophie_ dans l'acception que lui +donnaient les anciens, et particulièrement Aristote, comme désignant le +système général des conceptions humaines; et, en ajoutant le mot +_positive_, j'annonce que je considère cette manière spéciale de +philosopher qui consiste à envisager les théories, dans quelque ordre +d'idées que ce soit, comme ayant pour objet la coordination des faits +observés, ce qui constitue le troisième et dernier état de la +philosophie générale, primitivement théologique et ensuite métaphysique, +ainsi que je l'explique dès la première leçon. + +Il y a, sans doute, beaucoup d'analogie entre ma _philosophie positive_ +et ce que les savans anglais entendent, depuis Newton surtout, par +_philosophie naturelle_. Mais je n'ai pas dû choisir cette dernière +dénomination, non plus que celle de _philosophie des sciences_ qui +serait peut-être encore plus précise, parce que l'une et l'autre ne +s'entendent pas encore de tous les ordres de phénomènes, tandis que la +_philosophie positive_, dans laquelle je comprends l'étude des +phénomènes sociaux aussi bien que de tous les autres, désigne une +manière uniforme de raisonner applicable à tous les sujets sur lesquels +l'esprit humain peut s'exercer. En outre, l'expression _philosophie +naturelle_ est usitée, en Angleterre, pour désigner l'ensemble des +diverses sciences d'observation, considérées jusque dans leurs +spécialités les plus détaillées; au lieu que par _philosophie positive_, +comparé à _sciences positives_, j'entends seulement l'étude propre des +généralités des différentes sciences, conçues comme soumises à une +méthode unique, et comme formant les différentes parties d'un plan +général de recherches. Le terme que j'ai été conduit à construire est +donc, à la fois, plus étendu et plus restreint que les dénominations, +d'ailleurs analogues, quant au caractère fondamental des idées, qu'on +pourrait, de prime-abord, regarder comme équivalentes. + + +Paris, le 18 décembre 1829. + + + + +COURS +DE +PHILOSOPHIE POSITIVE. + + + + +PREMIÈRE LEÇON. + +SOMMAIRE. Exposition du but de ce cours, ou considérations générales sur +la nature et l'importance de la philosophie positive. + + +L'objet de cette première leçon est d'exposer nettement le but du cours, +c'est-à-dire de déterminer exactement l'esprit dans lequel seront +considérées les diverses branches fondamentales de la philosophie +naturelle, indiquées par le programme sommaire que je vous ai présenté. + +Sans doute, la nature de ce cours ne saurait être complétement +appréciée, de manière à pouvoir s'en former une opinion définitive, que +lorsque les diverses parties en auront été successivement développées. +Tel est l'inconvénient ordinaire des définitions relatives à des +systèmes d'idées très-étendus, quand elles en précèdent l'exposition. +Mais les généralités peuvent être conçues sous deux aspects, ou comme +aperçu d'une doctrine à établir, ou comme résumé d'une doctrine établie. +Si c'est seulement sous ce dernier point de vue qu'elles acquièrent +toute leur valeur, elles n'en ont pas moins déjà, sous le premier, une +extrême importance, en caractérisant dès l'origine le sujet à +considérer. La circonscription générale du champ de nos recherches, +tracée avec toute la sévérité possible, est, pour notre esprit, un +préliminaire particulièrement indispensable dans une étude aussi vaste +et jusqu'ici aussi peu déterminée que celle dont nous allons nous +occuper. C'est afin d'obéir à cette nécessité logique que je crois +devoir vous indiquer, dès ce moment, la série des considérations +fondamentales qui ont donné naissance à ce nouveau cours, et qui seront +d'ailleurs spécialement développées, dans la suite, avec toute +l'extension que réclame la haute importance de chacune d'elles. + +Pour expliquer convenablement la véritable nature et le caractère propre +de la philosophie positive, il est indispensable de jeter d'abord un +coup-d'oeil général sur la marche progressive de l'esprit humain, +envisagée dans son ensemble: car une conception quelconque ne peut être +bien connue que par son histoire. + +En étudiant ainsi le développement total de l'intelligence humaine dans +ses diverses sphères d'activité, depuis son premier essor le plus simple +jusqu'à nos jours, je crois avoir découvert une grande loi fondamentale, +à laquelle il est assujéti par une nécessité invariable, et qui me +semble pouvoir être solidement établie, soit sur les preuves +rationnelles fournies par la connaissance de notre organisation, soit +sur les vérifications historiques résultant d'un examen attentif du +passé. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions +principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement +par trois états théoriques différens: l'état théologique, ou fictif; +l'état métaphysique, ou abstrait; l'état scientifique, ou positif. En +d'autres termes, l'esprit humain, par sa nature, emploie successivement +dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher, dont le +caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé: +d'abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique, et +enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophies, ou de +systèmes généraux de conceptions sur l'ensemble des phénomènes, qui +s'excluent mutuellement: la première est le point de départ nécessaire +de l'intelligence humaine; la troisième, son état fixe et définitif: la +seconde est uniquement destinée à servir de transition. + +Dans l'état théologique, l'esprit humain dirigeant essentiellement ses +recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et +finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers les +connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par +l'action directe et continue d'agens surnaturels plus ou moins nombreux, +dont l'intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes +de l'univers. + +Dans l'état métaphysique, qui n'est au fond qu'une simple modification +générale du premier, les agens surnaturels sont remplacés par des forces +abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes +aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d'engendrer par +elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l'explication consiste +alors à assigner pour chacun l'entité correspondante. + +Enfin, dans l'état positif, l'esprit humain reconnaissant +l'impossibilité d'obtenir des notions absolues, renonce à chercher +l'origine et la destination de l'univers, et à connaître les causes +intimes des phénomènes, pour s'attacher uniquement à découvrir, par +l'usage bien combiné du raisonnement et de l'observation, leurs lois +effectives, c'est-à-dire leurs relations invariables de succession et de +similitude. L'explication des faits, réduite alors à ses termes réels, +n'est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes +particuliers et quelques faits généraux, dont les progrès de la science +tendent de plus en plus à diminuer le nombre. + +Le système théologique est parvenu à la plus haute perfection dont il +soit susceptible, quand il a substitué l'action providentielle d'un être +unique au jeu varié des nombreuses divinités indépendantes qui avaient +été imaginées primitivement. De même, le dernier terme du système +métaphysique consiste à concevoir, au lieu des différentes entités +particulières, une seule grande entité générale, la _nature_, envisagée +comme la source unique de tous les phénomènes. Pareillement, la +perfection du système positif, vers laquelle il tend sans cesse, +quoiqu'il soit très-probable qu'il ne doive jamais l'atteindre, serait +de pouvoir se représenter tous les divers phénomènes observables comme +des cas particuliers d'un seul fait général, tel que celui de la +gravitation, par exemple. + +Ce n'est pas ici le lieu de démontrer spécialement cette loi +fondamentale du développement de l'esprit humain, et d'en déduire les +conséquences les plus importantes. Nous en traiterons directement, avec +toute l'extension convenable, dans la partie de ce cours relative à +l'étude des phénomènes sociaux[1]. Je ne la considère maintenant que +pour déterminer avec précision le véritable caractère de la philosophie +positive, par opposition aux deux autres philosophies qui ont +successivement dominé, jusqu'à ces derniers siècles, tout notre système +intellectuel. Quant à présent, afin de ne pas laisser entièrement sans +démonstration une loi de cette importance, dont les applications se +présenteront fréquemment dans toute l'étendue de ce cours, je dois me +borner à une indication rapide des motifs généraux les plus sensibles +qui peuvent en constater l'exactitude. + + [Note 1: Les personnes qui désireraient immédiatement à + ce sujet des éclaircissemens plus étendus, pourront + consulter utilement trois articles de _Considérations + philosophiques sur les sciences et les savans_ que j'ai + publiés, en novembre 1825, dans un recueil intitulé _le + Producteur_ (nos 7, 8 et 10), et surtout la première partie + de mon _Système de politique positive_, adressée, en avril + 1824, à l'Académie des Sciences, et où j'ai consigné, pour + la première fois, la découverte de cette loi.] + +En premier lieu, il suffit, ce me semble, d'énoncer une telle loi, pour +que la justesse en soit immédiatement vérifiée par tous ceux qui ont +quelque connaissance approfondie de l'histoire générale des sciences. Il +n'en est pas une seule, en effet, parvenue aujourd'hui à l'état +positif, que chacun ne puisse aisément se représenter, dans le passé, +essentiellement composée d'abstractions métaphysiques, et, en remontant +encore davantage, tout-à-fait dominée par les conceptions théologiques. +Nous aurons même malheureusement plus d'une occasion formelle de +reconnaître, dans les diverses parties de ce cours, que les sciences les +plus perfectionnées conservent encore aujourd'hui quelques traces +très-sensibles de ces deux états primitifs. + +Cette révolution générale de l'esprit humain peut d'ailleurs être +aisément constatée aujourd'hui, d'une manière très-sensible, quoique +indirecte, en considérant le développement de l'intelligence +individuelle. Le point de départ étant nécessairement le même dans +l'éducation de l'individu que dans celle de l'espèce, les diverses +phases principales de la première doivent représenter les époques +fondamentales de la seconde. Or, chacun de nous, en contemplant sa +propre histoire, ne se souvient-il pas qu'il a été successivement, quant +à ses notions les plus importantes, _théologien_ dans son enfance, +_métaphysicien_ dans sa jeunesse, et _physicien_ dans sa virilité? Cette +vérification est facile aujourd'hui pour tous les hommes au niveau de +leur siècle. + +Mais, outre l'observation directe, générale ou individuelle, qui prouve +l'exactitude de cette loi, je dois surtout, dans cette indication +sommaire, mentionner les considérations théoriques qui en font sentir la +nécessité. + +La plus importante de ces considérations, puisée dans la nature même du +sujet, consiste dans le besoin, à toute époque, d'une théorie quelconque +pour lier les faits, combiné avec l'impossibilité évidente, pour +l'esprit humain à son origine, de se former des théories d'après les +observations. + +Tous les bons esprits répètent, depuis Bacon, qu'il n'y a de +connaissances réelles que celles qui reposent sur des faits observés. +Cette maxime fondamentale est évidemment incontestable, si on +l'applique, comme il convient, à l'état viril de notre intelligence. +Mais en se reportant à la formation de nos connaissances, il n'en est +pas moins certain que l'esprit humain, dans son état primitif, ne +pouvait ni ne devait penser ainsi. Car, si d'un côté, toute théorie +positive doit nécessairement être fondée sur les observations, il est +également sensible, d'un autre côté, que, pour se livrer à +l'observation, notre esprit a besoin d'une théorie quelconque. Si en +contemplant les phénomènes, nous ne les rattachions point immédiatement +à quelques principes, non-seulement il nous serait impossible de +combiner ces observations isolées, et par conséquent, d'en tirer aucun +fruit, mais nous serions même entièrement incapables de les retenir; et, +le plus souvent, les faits resteraient inaperçus sous nos yeux. + +Ainsi, pressé entre la nécessité d'observer pour se former des théories +réelles, et la nécessité non moins impérieuse de se créer des théories +quelconques pour se livrer à des observations suivies, l'esprit humain, +à sa naissance, se trouverait enfermé dans un cercle vicieux dont il +n'aurait jamais eu aucun moyen de sortir, s'il ne se fût heureusement +ouvert une issue naturelle par le développement spontané des conceptions +théologiques, qui ont présenté un point de ralliement à ses efforts, et +fourni un aliment à son activité. Tel est, indépendamment des hautes +considérations sociales qui s'y rattachent et que je ne dois pas même +indiquer en ce moment, le motif fondamental qui démontre la nécessité +logique du caractère purement théologique de la philosophie primitive. + +Cette nécessité devient encore plus sensible en ayant égard à la +parfaite convenance de la philosophie théologique avec la nature propre +des recherches sur lesquelles l'esprit humain dans son enfance concentre +si éminemment toute son activité. Il est bien remarquable, en effet, que +les questions les plus radicalement inaccessibles à nos moyens, la +nature intime des êtres, l'origine et la fin de tous les phénomènes, +soient précisément celles que notre intelligence se propose par-dessus +tout dans cet état primitif, tous les problèmes vraiment solubles étant +presque envisagés comme indignes de méditations sérieuses. On en conçoit +aisément la raison; car c'est l'expérience seule qui a pu nous fournir +la mesure de nos forces; et, si l'homme n'avait d'abord commencé par en +avoir une opinion exagérée, elles n'eussent jamais pu acquérir tout le +développement dont elles sont susceptibles. Ainsi l'exige notre +organisation. Mais, quoi qu'il en soit, représentons-nous, autant que +possible, cette disposition si universelle et si prononcée, et +demandons-nous quel accueil aurait reçu à une telle époque, en la +supposant formée, la philosophie positive, dont la plus haute ambition +est de découvrir les lois des phénomènes, et dont le premier caractère +propre est précisément de regarder comme nécessairement interdits à la +raison humaine tous ces sublimes mystères, que la philosophie +théologique explique, au contraire, avec une si admirable facilité +jusque dans leurs moindres détails. + +Il en est de même en considérant sous le point de vue pratique la nature +des recherches qui occupent primitivement l'esprit humain. Sous ce +rapport, elles offrent à l'homme l'attrait si énergique d'un empire +illimité à exercer sur le monde extérieur, envisagé comme entièrement +destiné à notre usage, et comme présentant dans tous ses phénomènes des +relations intimes et continues avec notre existence. Or, ces espérances +chimériques, ces idées exagérées de l'importance de l'homme dans +l'univers, que fait naître la philosophie théologique, et que détruit +sans retour la première influence de la philosophie positive, sont, à +l'origine, un stimulant indispensable, sans lequel on ne pourrait +certainement concevoir que l'esprit humain se fût déterminé +primitivement à de pénibles travaux. + +Nous sommes aujourd'hui tellement éloignés de ces dispositions +premières, du moins quant à la plupart des phénomènes, que nous avons +peine à nous représenter exactement la puissance et la nécessité de +considérations semblables. La raison humaine est maintenant assez mûre +pour que nous entreprenions de laborieuses recherches scientifiques, +sans avoir en vue aucun but étranger capable d'agir fortement sur +l'imagination, comme celui que se proposaient les astrologues ou les +alchimistes. Notre activité intellectuelle est suffisamment excitée par +le pur espoir de découvrir les lois des phénomènes, par le simple désir +de confirmer ou d'infirmer une théorie. Mais il ne pouvait en être +ainsi dans l'enfance de l'esprit humain. Sans les attrayantes chimères +de l'astrologie, sans les énergiques déceptions de l'alchimie, par +exemple, où aurions-nous puisé la constance et l'ardeur nécessaires pour +recueillir les longues suites d'observations et d'expériences qui ont, +plus tard, servi de fondement aux premières théories positives de l'une +et l'autre classe de phénomènes? + +Cette condition de notre développement intellectuel a été vivement +sentie depuis long-temps par Képler, pour l'astronomie, et justement +appréciée de nos jours par Berthollet, pour la chimie. + +On voit donc, par cet ensemble de considérations, que, si la philosophie +positive est le véritable état définitif de l'intelligence humaine, +celui vers lequel elle a toujours tendu de plus en plus, elle n'en a pas +moins dû nécessairement employer d'abord, et pendant une longue suite de +siècles, soit comme méthode, soit comme doctrine provisoires, la +philosophie théologique; philosophie dont le caractère est d'être +spontanée, et, par cela même, la seule possible à l'origine, la seule +aussi qui pût offrir à notre esprit naissant un intérêt suffisant. Il +est maintenant très-facile de sentir que, pour passer de cette +philosophie provisoire à la philosophie définitive, l'esprit humain a +dû naturellement adopter, comme philosophie transitoire, les méthodes et +les doctrines métaphysiques. Cette dernière considération est +indispensable pour compléter l'aperçu général de la grande loi que j'ai +indiquée. + +On conçoit sans peine, en effet, que notre entendement, contraint à ne +marcher que par degrés presque insensibles, ne pouvait passer +brusquement, et sans intermédiaires, de la philosophie théologique à la +philosophie positive. La théologie et la physique sont si profondément +incompatibles, leurs conceptions ont un caractère si radicalement +opposé, qu'avant de renoncer aux unes pour employer exclusivement les +autres, l'intelligence humaine a dû se servir de conceptions +intermédiaires, d'un caractère bâtard, propres, par cela même, à opérer +graduellement la transition. Telle est la destination naturelle des +conceptions métaphysiques: elles n'ont pas d'autre utilité réelle. En +substituant, dans l'étude des phénomènes, à l'action surnaturelle +directrice une entité correspondante et inséparable, quoique celle-ci ne +fût d'abord conçue que comme une émanation de la première, l'homme s'est +habitué peu à peu à ne considérer que les faits eux-mêmes, les notions +de ces agens métaphysiques ayant été graduellement subtilisées au point +de n'être plus, aux yeux de tout esprit droit, que les noms abstraits +des phénomènes. Il est impossible d'imaginer par quel autre procédé +notre entendement aurait pu passer des considérations franchement +surnaturelles aux considérations purement naturelles, du régime +théologique au régime positif. + +Après avoir ainsi établi, autant que je puis le faire sans entrer dans +une discussion spéciale qui serait déplacée en ce moment, la loi +générale du développement de l'esprit humain, tel que je le conçois, il +nous sera maintenant aisé de déterminer avec précision la nature propre +de la philosophie positive; ce qui est l'objet essentiel de ce discours. + +Nous voyons, par ce qui précède, que le caractère fondamental de la +philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujétis +à des _lois_ naturelles invariables, dont la découverte précise et la +réduction au moindre nombre possible sont le but de tous nos efforts, en +considérant comme absolument inaccessible et vide de sens pour nous la +recherche de ce qu'on appelle les _causes_, soit premières, soit +finales. Il est inutile d'insister beaucoup sur un principe devenu +maintenant aussi familier à tous ceux qui ont fait une étude un peu +approfondie des sciences d'observation. Chacun sait, en effet, que, +dans nos explications positives, même les plus parfaites, nous n'avons +nullement la prétention d'exposer les _causes_ génératrices des +phénomènes, puisque nous ne ferions jamais alors que reculer la +difficulté, mais seulement d'analyser avec exactitude les circonstances +de leur production, et de les rattacher les unes aux autres par des +relations normales de succession et de similitude. + +Ainsi, pour en citer l'exemple le plus admirable, nous disons que les +phénomènes généraux de l'univers sont _expliqués_, autant qu'ils +puissent l'être, par la loi de la gravitation newtonienne, parce que, +d'un côté, cette belle théorie nous montre toute l'immense variété des +faits astronomiques, comme n'étant qu'un seul et même fait envisagé sous +divers points de vue; la tendance constante de toutes les molécules les +unes vers les autres en raison directe de leurs masses, et en raison +inverse des carrés de leurs distances; tandis que, d'un autre côté, ce +fait général nous est présenté comme une simple extension d'un phénomène +qui nous est éminemment familier, et que, par cela seul, nous regardons +comme parfaitement connu, la pesanteur des corps à la surface de la +terre. Quant à déterminer ce que sont en elles-mêmes cette attraction et +cette pesanteur, quelles en sont les causes, ce sont des questions que +nous regardons tous comme insolubles, qui ne sont plus du domaine de la +philosophie positive, et que nous abandonnons avec raison à +l'imagination des théologiens, ou aux subtilités des métaphysiciens. La +preuve manifeste de l'impossibilité d'obtenir de telles solutions, c'est +que, toutes les fois qu'on a cherché à dire à ce sujet quelque chose de +vraiment rationnel, les plus grands esprits n'ont pu que définir ces +deux principes l'un par l'autre, en disant, pour l'attraction, qu'elle +n'est autre chose qu'une pesanteur universelle, et ensuite, pour la +pesanteur, qu'elle consiste simplement dans l'attraction terrestre. De +telles explications, qui font sourire quand on prétend à connaître la +nature intime des choses et le mode de génération des phénomènes, sont +cependant tout ce que nous pouvons obtenir de plus satisfaisant, en nous +montrant comme identiques deux ordres de phénomènes, qui ont été si +long-temps regardés comme n'ayant aucun rapport entre eux. Aucun esprit +juste ne cherche aujourd'hui à aller plus loin. + +Il serait aisé de multiplier ces exemples, qui se présenteront en foule +dans toute la durée de ce cours, puisque tel est maintenant l'esprit qui +dirige exclusivement les grandes combinaisons intellectuelles. Pour en +citer en ce moment un seul parmi les travaux contemporains, je choisirai +la belle série de recherches de M. Fourier sur la théorie de la +chaleur. Elle nous offre la vérification très-sensible des remarques +générales précédentes. En effet, dans ce travail, dont le caractère +philosophique est si éminemment positif, les lois les plus importantes +et les plus précises des phénomènes thermologiques se trouvent +dévoilées, sans que l'auteur se soit enquis une seule fois de la nature +intime de la chaleur, sans qu'il ait mentionné, autrement que pour en +indiquer le vide, la controverse si agitée entre les partisans de la +matière calorifique et ceux qui font consister la chaleur dans les +vibrations d'un éther universel. Et néanmoins les plus hautes questions, +dont plusieurs n'avaient même jamais été posées, sont traitées dans cet +ouvrage, preuve palpable que l'esprit humain, sans se jeter dans des +problèmes inabordables, et en se restreignant dans les recherches d'un +ordre entièrement positif, peut y trouver un aliment inépuisable à son +activité la plus profonde. + +Après avoir caractérisé, aussi exactement qu'il m'est permis de le faire +dans cet aperçu général, l'esprit de la philosophie positive, que ce +cours tout entier est destiné à développer, je dois maintenant examiner +à quelle époque de sa formation elle est parvenue aujourd'hui, et ce qui +reste à faire pour achever de la constituer. + +À cet effet, il faut d'abord considérer que les différentes branches de +nos connaissances n'ont pas dû parcourir d'une vitesse égale les trois +grandes phases de leur développement indiquées ci-dessus, ni, par +conséquent, arriver simultanément à l'état positif. Il existe, sous ce +rapport, un ordre invariable et nécessaire, que nos divers genres de +conceptions ont suivi et dû suivre dans leur progression, et dont la +considération exacte est le complément indispensable de la loi +fondamentale énoncée précédemment. Cet ordre sera le sujet spécial de la +prochaine leçon. Qu'il nous suffise, quant à présent, de savoir qu'il +est conforme à la nature diverse des phénomènes, et qu'il est déterminé +par leur degré de généralité, de simplicité et d'indépendance +réciproque, trois considérations qui, bien que distinctes, concourent au +même but. Ainsi, les phénomènes astronomiques d'abord, comme étant les +plus généraux, les plus simples, et les plus indépendans de tous les +autres, et successivement, par les mêmes raisons, les phénomènes de la +physique terrestre proprement dite, ceux de la chimie, et enfin les +phénomènes physiologiques, ont été ramenés à des théories positives. + +Il est impossible d'assigner l'origine précise de cette révolution; car +on en peut dire avec exactitude, comme de tous les autres grands +événemens humains, qu'elle s'est accomplie constamment et de plus en +plus, particulièrement depuis les travaux d'Aristote et de l'école +d'Alexandrie, et ensuite depuis l'introduction des sciences naturelles +dans l'Europe occidentale par les Arabes. Cependant, vu qu'il convient +de fixer une époque pour empêcher la divagation des idées, j'indiquerai +celle du grand mouvement imprimé à l'esprit humain, il y a deux siècles, +par l'action combinée des préceptes de Bacon, des conceptions de +Descartes, et des découvertes de Galilée, comme le moment où l'esprit de +la philosophie positive a commencé à se prononcer dans le monde, en +opposition évidente avec l'esprit théologique et métaphysique. C'est +alors, en effet, que les conceptions positives se sont dégagées +nettement de l'alliage superstitieux et scolastique qui déguisait plus +ou moins le véritable caractère de tous les travaux antérieurs. + +Depuis cette mémorable époque, le mouvement d'ascension de la +philosophie positive, et le mouvement de décadence de la philosophie +théologique et métaphysique, ont été extrêmement marqués. Ils se sont +enfin tellement prononcés, qu'il est devenu impossible aujourd'hui, à +tous les observateurs ayant conscience de leur siècle, de méconnaître la +destination finale de l'intelligence humaine pour les études positives, +ainsi que son éloignement désormais irrévocable pour ces vaines +doctrines et pour ces méthodes provisoires qui ne pouvaient convenir +qu'à son premier essor. Ainsi, cette révolution fondamentale +s'accomplira nécessairement dans toute son étendue. Si donc il lui reste +encore quelque grande conquête à faire, quelque branche principale du +domaine intellectuel à envahir, on peut être certain que la +transformation s'y opérera, comme elle s'est effectuée dans toutes les +autres. Car, il serait évidemment contradictoire de supposer que +l'esprit humain, si disposé à l'unité de méthode, conservât +indéfiniment, pour une seule classe de phénomènes, sa manière primitive +de philosopher, lorsqu'une fois il est arrivé à adopter pour tout le +reste une nouvelle marche philosophique, d'un caractère absolument +opposé. + +Tout se réduit donc à une simple question de fait: la philosophie +positive, qui, dans les deux derniers siècles, a pris graduellement une +si grande extension, embrasse-t-elle aujourd'hui tous les ordres de +phénomènes? Il est évident que cela n'est point, et que, par conséquent, +il reste encore une grande opération scientifique à exécuter pour donner +à la philosophie positive ce caractère d'universalité, indispensable à +sa constitution définitive. + +En effet, dans les quatre catégories principales de phénomènes naturels +énumérées tout à l'heure, les phénomènes astronomiques, physiques, +chimiques et physiologiques, on remarque une lacune essentielle relative +aux phénomènes sociaux, qui, bien que compris implicitement parmi les +phénomènes physiologiques, méritent, soit par leur importance, soit par +les difficultés propres à leur étude, de former une catégorie distincte. +Ce dernier ordre de conceptions, qui se rapporte aux phénomènes les plus +particuliers, les plus compliqués, et les plus dépendans de tous les +autres, a dû nécessairement, par cela seul, se perfectionner plus +lentement que tous les précédens, même sans avoir égard aux obstacles +plus spéciaux que nous considérerons plus tard. Quoi qu'il en soit, il +est évident qu'il n'est point encore entré dans le domaine de la +philosophie positive. Les méthodes théologiques et métaphysiques qui, +relativement à tous les autres genres de phénomènes, ne sont plus +maintenant employées par personne, soit comme moyen d'investigation, +soit même seulement comme moyen d'argumentation, sont encore, au +contraire, exclusivement usitées, sous l'un et l'autre rapport, pour +tout ce qui concerne les phénomènes sociaux, quoique leur insuffisance à +cet égard soit déjà pleinement sentie par tous les bons esprits, lassés +de ces vaines contestations interminables entre le droit divin et la +souveraineté du peuple. + +Voilà donc la grande, mais évidemment la seule lacune qu'il s'agit de +combler pour achever de constituer la philosophie positive. Maintenant +que l'esprit humain a fondé la physique céleste, la physique terrestre, +soit mécanique, soit chimique; la physique organique, soit végétale, +soit animale, il lui reste à terminer le système des sciences +d'observation en fondant la _physique sociale_. Tel est aujourd'hui, +sous plusieurs rapports capitaux, le plus grand et le plus pressant +besoin de notre intelligence: tel est, j'ose le dire, le premier but de +ce cours, son but spécial. + +Les conceptions que je tenterai de présenter relativement à l'étude des +phénomènes sociaux, et dont j'espère que ce discours laisse déjà +entrevoir le germe, ne sauraient avoir pour objet de donner +immédiatement à la physique sociale le même degré de perfection qu'aux +branches antérieures de la philosophie naturelle, ce qui serait +évidemment chimérique, puisque celles-ci offrent déjà entre elles à cet +égard une extrême inégalité, d'ailleurs inévitable. Mais elles seront +destinées à imprimer à cette dernière classe de nos connaissances, ce +caractère positif déjà pris par toutes les autres. Si cette condition +est une fois réellement remplie, le système philosophique des modernes +sera enfin fondé dans son ensemble; car aucun phénomène observable ne +saurait évidemment manquer de rentrer dans quelqu'une des cinq grandes +catégories dès lors établies des phénomènes astronomiques, physiques, +chimiques, physiologiques et sociaux. Toutes nos conceptions +fondamentales étant devenues homogènes, la philosophie sera +définitivement constituée à l'état positif; sans jamais pouvoir changer +de caractère, il ne lui restera qu'à se développer indéfiniment par les +acquisitions toujours croissantes qui résulteront inévitablement de +nouvelles observations ou de méditations plus profondes. Ayant acquis +par là le caractère d'universalité qui lui manque encore, la philosophie +positive deviendra capable de se substituer entièrement, avec toute sa +supériorité naturelle, à la philosophie théologique et à la philosophie +métaphysique, dont cette universalité est aujourd'hui la seule propriété +réelle, et qui, privées d'un tel motif de préférence, n'auront plus pour +nos successeurs qu'une existence historique. + +Le but spécial de ce cours étant ainsi exposé, il est aisé de comprendre +son second but, son but général, ce qui en fait un cours de philosophie +positive, et non pas seulement un cours de physique sociale. + +En effet, la fondation de la physique sociale complétant enfin le +système des sciences naturelles, il devient possible et même nécessaire +de résumer les diverses connaissances acquises, parvenues alors à un +état fixe et homogène, pour les coordonner en les présentant comme +autant de branches d'un tronc unique, au lieu de continuer à les +concevoir seulement comme autant de corps isolés. C'est à cette fin +qu'avant de procéder à l'étude des phénomènes sociaux je considérerai +successivement, dans l'ordre encyclopédique annoncé plus haut, les +différentes sciences positives déjà formées. + +Il est superflu, je pense, d'avertir qu'il ne saurait être question ici +d'une suite de cours spéciaux sur chacune des branches principales de la +philosophie naturelle. Sans parler de la durée matérielle d'une +entreprise semblable, il est clair qu'une pareille prétention serait +insoutenable de ma part, et je crois pouvoir ajouter de la part de qui +que ce soit, dans l'état actuel de l'éducation humaine. Bien au +contraire, un cours de la nature de celui-ci exige, pour être +convenablement entendu, une série préalable d'études spéciales sur les +diverses sciences qui y seront envisagées. Sans cette condition, il est +bien difficile de sentir et impossible de juger les réflexions +philosophiques dont ces sciences seront les sujets. En un mot, c'est un +_Cours de philosophie positive_, et non de sciences positives, que je +me propose de faire. Il s'agit uniquement ici de considérer chaque +science fondamentale dans ses relations avec le système positif tout +entier, et quant à l'esprit qui la caractérise, c'est-à-dire, sous le +double rapport de ses méthodes essentielles et de ses résultats +principaux. Le plus souvent même je devrai me borner à mentionner ces +derniers d'après les connaissances spéciales pour tâcher d'apprécier +leur importance. + +Afin de résumer les idées relativement au double but de ce cours, je +dois faire observer que les deux objets, l'un spécial, l'autre général, +que je me propose, quoique distincts en eux-mêmes, sont nécessairement +inséparables. Car, d'un côté, il serait impossible de concevoir un cours +de philosophie positive sans la fondation de la physique sociale, +puisqu'il manquerait alors d'un élément essentiel, et que, par cela +seul, les conceptions ne sauraient avoir ce caractère de généralité qui +doit en être le principal attribut, et qui distingue notre étude +actuelle de la série des études spéciales. D'un autre côté, comment +procéder avec sûreté à l'étude positive des phénomènes sociaux, si +l'esprit n'est d'abord préparé par la considération approfondie des +méthodes positives déjà jugées pour les phénomènes moins compliqués, et +muni, en outre, de la connaissance des lois principales des phénomènes +antérieurs, qui toutes influent, d'une manière plus ou moins directe, +sur les faits sociaux? + +Bien que toutes les sciences fondamentales n'inspirent pas aux esprits +vulgaires un égal intérêt, il n'en est aucune qui doive être négligée +dans une étude comme celle que nous entreprenons. Quant à leur +importance pour le bonheur de l'espèce humaine, toutes sont certainement +équivalentes, lorsqu'on les envisage d'une manière approfondie. Celles, +d'ailleurs, dont les résultats présentent, au premier abord, un moindre +intérêt pratique, se recommandent éminemment, soit par la plus grande +perfection de leurs méthodes, soit comme étant le fondement +indispensable de toutes les autres. C'est une considération sur laquelle +j'aurai spécialement occasion de revenir dans la prochaine leçon. + +Pour prévenir, autant que possible, toutes les fausses interprétations +qu'il est légitime de craindre sur la nature d'un cours aussi nouveau +que celui-ci, je dois ajouter sommairement aux explications précédentes +quelques considérations directement relatives à cette universalité de +connaissances spéciales, que des juges irréfléchis pourraient regarder +comme la tendance de ce cours, et qui est envisagée à si juste raison +comme tout-à-fait contraire au véritable esprit de la philosophie +positive. Ces considérations auront, d'ailleurs, l'avantage plus +important de présenter cet esprit sous un nouveau point de vue, propre à +achever d'en éclaircir la notion générale. + +Dans l'état primitif de nos connaissances il n'existe aucune division +régulière parmi nos travaux intellectuels; toutes les sciences sont +cultivées simultanément par les mêmes esprits. Ce mode d'organisation +des études humaines, d'abord inévitable et même indispensable, comme +nous aurons lieu de le constater plus tard, change peu à peu, à mesure +que les divers ordres de conceptions se développent. Par une loi dont la +nécessité est évidente, chaque branche du système scientifique se sépare +insensiblement du tronc, lorsqu'elle a pris assez d'accroissement pour +comporter une culture isolée, c'est-à-dire quand elle est parvenue à ce +point de pouvoir occuper à elle seule l'activité permanente de quelques +intelligences. C'est à cette répartition des diverses sortes de +recherches entre différens ordres de savans, que nous devons évidemment +le développement si remarquable qu'a pris enfin de nos jours chaque +classe distincte des connaissances humaines, et qui rend manifeste +l'impossibilité, chez les modernes, de cette universalité de recherches +spéciales, si facile et si commune dans les temps antiques. En un mot, +la division du travail intellectuel, perfectionnée de plus en plus, est +un des attributs caractéristiques les plus importans de la philosophie +positive. + +Mais, tout en reconnaissant les prodigieux résultats de cette division, +tout en voyant désormais en elle la véritable base fondamentale de +l'organisation générale du monde savant, il est impossible, d'un autre +côté, de n'être pas frappé des inconvéniens capitaux qu'elle engendre, +dans son état actuel, par l'excessive particularité des idées qui +occupent exclusivement chaque intelligence individuelle. Ce fâcheux +effet est sans doute inévitable jusqu'à un certain point, comme inhérent +au principe même de la division; c'est-à-dire que, par aucune mesure +quelconque, nous ne parviendrons jamais à égaler sous ce rapport les +anciens, chez lesquels une telle supériorité ne tenait surtout qu'au peu +de développement de leurs connaissances. Nous pouvons néanmoins, ce me +semble, par des moyens convenables, éviter les plus pernicieux effets de +la spécialité exagérée, sans nuire à l'influence vivifiante de la +séparation des recherches. Il est urgent de s'en occuper sérieusement; +car ces inconvéniens, qui, par leur nature, tendent à s'accroître sans +cesse, commencent à devenir très-sensibles. De l'aveu de tous, les +divisions, établies pour la plus grande perfection de nos travaux, entre +les diverses branches de la philosophie naturelle, sont finalement +artificielles. N'oublions pas que, nonobstant cet aveu, il est déjà bien +petit dans le monde savant le nombre des intelligences embrassant dans +leurs conceptions l'ensemble même d'une science unique, qui n'est +cependant à son tour qu'une partie d'un grand tout. La plupart se +bornent déjà entièrement à la considération isolée d'une section plus ou +moins étendue d'une science déterminée, sans s'occuper beaucoup de la +relation de ces travaux particuliers avec le système général des +connaissances positives. Hâtons-nous de remédier au mal, avant qu'il +soit devenu plus grave. Craignons que l'esprit humain ne finisse par se +perdre dans les travaux de détail. Ne nous dissimulons pas que c'est là +essentiellement le côté faible par lequel les partisans de la +philosophie théologique et de la philosophie métaphysique peuvent encore +attaquer avec quelque espoir de succès la philosophie positive. + +Le véritable moyen d'arrêter l'influence délétère dont l'avenir +intellectuel semble menacé, par suite d'une trop grande spécialisation +des recherches individuelles, ne saurait être, évidemment, de revenir à +cette antique confusion des travaux, qui tendrait à faire rétrograder +l'esprit humain, et qui est, d'ailleurs, aujourd'hui heureusement +devenue impossible. Il consiste, au contraire, dans le perfectionnement +de la division du travail elle-même. Il suffit, en effet, de faire de +l'étude des généralités scientifiques une grande spécialité de plus. +Qu'une classe nouvelle de savans, préparés par une éducation convenable, +sans se livrer à la culture spéciale d'aucune branche particulière de la +philosophie naturelle, s'occupe uniquement, en considérant les diverses +sciences positives dans leur état actuel, à déterminer exactement +l'esprit de chacune d'elles, à découvrir leurs relations et leur +enchaînement, à résumer, s'il est possible, tous leurs principes propres +en un moindre nombre de principes communs, en se conformant sans cesse +aux maximes fondamentales de la méthode positive. Qu'en même temps, les +autres savans, avant de se livrer à leurs spécialités respectives, +soient rendus aptes désormais, par une éducation portant sur l'ensemble +des connaissances positives, à profiter immédiatement des lumières +répandues par ces savans voués à l'étude des généralités, et +réciproquement à rectifier leurs résultats, état de choses dont les +savans actuels se rapprochent visiblement de jour en jour. Ces deux +grandes conditions une fois remplies, et il est évident qu'elles peuvent +l'être, la division du travail dans les sciences sera poussée, sans +aucun danger, aussi loin que le développement des divers ordres de +connaissances l'exigera. Une classe distincte, incessamment contrôlée +par toutes les autres, ayant pour fonction propre et permanente de lier +chaque nouvelle découverte particulière au système général, on n'aura +plus à craindre qu'une trop grande attention donnée aux détails empêche +jamais d'apercevoir l'ensemble. En un mot, l'organisation moderne du +monde savant sera dès lors complétement fondée, et n'aura qu'à se +développer indéfiniment, en conservant toujours le même caractère. + +Former ainsi de l'étude des généralités scientifiques une section +distincte du grand travail intellectuel, c'est simplement étendre +l'application du même principe de division qui a successivement séparé +les diverses spécialités; car, tant que les différentes sciences +positives ont été peu développées, leurs relations mutuelles ne +pouvaient avoir assez d'importance pour donner lieu, au moins d'une +manière permanente, à une classe particulière de travaux, et en même +temps la nécessité de cette nouvelle étude était bien moins urgente. +Mais aujourd'hui chacune des sciences a pris séparément assez +d'extension pour que l'examen de leurs rapports mutuels puisse donner +lieu à des travaux suivis, en même temps que ce nouvel ordre d'études +devient indispensable pour prévenir la dispersion des conceptions +humaines. + +Telle est la manière dont je conçois la destination de la philosophie +positive dans le système général des sciences positives proprement +dites. Tel est, du moins, le but de ce cours. + +Maintenant que j'ai essayé de déterminer, aussi exactement qu'il m'a été +possible de le faire, dans ce premier aperçu, l'esprit général d'un +cours de philosophie positive, je crois devoir, pour imprimer à ce +tableau tout son caractère, signaler rapidement les principaux avantages +généraux que peut avoir un tel travail, si les conditions essentielles +en sont convenablement remplies, relativement aux progrès de l'esprit +humain. Je réduirai ce dernier ordre de considérations à l'indication de +quatre propriétés fondamentales. + +Premièrement l'étude de la philosophie positive, en considérant les +résultats de l'activité de nos facultés intellectuelles, nous fournit le +seul vrai moyen rationnel de mettre en évidence les lois logiques de +l'esprit humain, qui ont été recherchées jusqu'ici par des voies si peu +propres à les dévoiler. + +Pour expliquer convenablement ma pensée à cet égard, je dois d'abord +rappeler une conception philosophique de la plus haute importance, +exposée par M. de Blainville dans la belle introduction de ses +_Principes généraux d'anatomie comparée_. Elle consiste en ce que tout +être actif, et spécialement tout être vivant, peut être étudié, dans +tous ses phénomènes sous deux rapports fondamentaux, sous le rapport +statique et sous le rapport dynamique, c'est-à-dire comme apte à agir et +comme agissant effectivement. Il est clair, en effet, que toutes les +considérations qu'on pourra présenter rentreront nécessairement dans +l'un ou l'autre mode. Appliquons cette lumineuse maxime fondamentale à +l'étude des fonctions intellectuelles. + +Si l'on envisage ces fonctions sous le point de vue statique, leur étude +ne peut consister que dans la détermination des conditions organiques +dont elles dépendent; elle forme ainsi une partie essentielle de +l'anatomie et de la physiologie. En les considérant sous le point de vue +dynamique, tout se réduit à étudier la marche effective de l'esprit +humain en exercice, par l'examen des procédés réellement employés pour +obtenir les diverses connaissances exactes qu'il a déjà acquises, ce qui +constitue essentiellement l'objet général de la philosophie positive, +ainsi que je l'ai définie dans ce discours. En un mot, regardant toutes +les théories scientifiques comme autant de grands faits logiques, c'est +uniquement par l'observation approfondie de ces faits qu'on peut +s'élever à la connaissance des lois logiques. + +Telles sont évidemment les deux seules voies générales, complémentaires +l'une de l'autre, par lesquelles on puisse arriver à quelques notions +rationnelles véritables sur les phénomènes intellectuels. On voit que, +sous aucun rapport, il n'y a place pour cette psychologie illusoire, +dernière transformation de la théologie, qu'on tente si vainement de +ranimer aujourd'hui, et qui, sans s'inquiéter ni de l'étude +physiologique de nos organes intellectuels, ni de l'observation des +procédés rationnels qui dirigent effectivement nos diverses recherches +scientifiques, prétend arriver à la découverte des lois fondamentales de +l'esprit humain, en le contemplant en lui-même, c'est-à-dire en faisant +complétement abstraction et des causes et des effets. + +La prépondérance de la philosophie positive est successivement devenue +telle depuis Bacon; elle a pris aujourd'hui, indirectement, un si grand +ascendant sur les esprits même qui sont demeurés les plus étrangers à +son immense développement, que les métaphysiciens livrés à l'étude de +notre intelligence n'ont pu espérer de ralentir la décadence de leur +prétendue science qu'en se ravisant pour présenter leurs doctrines comme +étant aussi fondées sur l'observation des faits. À cette fin, ils ont +imaginé, dans ces derniers temps, de distinguer, par une subtilité fort +singulière, deux sortes d'observations d'égale importance, l'une +extérieure, l'autre intérieure, et dont la dernière est uniquement +destinée à l'étude des phénomènes intellectuels. Ce n'est point ici le +lieu d'entrer dans la discussion spéciale de ce sophisme fondamental. Je +dois me borner à indiquer la considération principale qui prouve +clairement que cette prétendue contemplation directe de l'esprit par +lui-même est une pure illusion. + +On croyait, il y a encore peu de temps, avoir expliqué la vision, en +disant que l'action lumineuse des corps détermine sur la rétine des +tableaux représentatifs des formes et des couleurs extérieures. À cela +les physiologistes ont objecté avec raison que, si c'était comme +_images_ qu'agissaient les impressions lumineuses, il faudrait un autre +oeil pour les regarder. N'en est-il pas encore plus fortement de même +dans le cas présent? + +Il est sensible, en effet, que, par une nécessité invincible, l'esprit +humain peut observer directement tous les phénomènes, excepté les siens +propres. Car, par qui serait faite l'observation? On conçoit, +relativement aux phénomènes moraux, que l'homme puisse s'observer +lui-même sous le rapport des passions qui l'animent, par cette raison +anatomique, que les organes qui en sont le siége sont distincts de ceux +destinés aux fonctions observatrices. Encore même que chacun ait eu +occasion de faire sur lui de telles remarques, elles ne sauraient +évidemment avoir jamais une grande importance scientifique, et le +meilleur moyen de connaître les passions sera-t-il toujours de les +observer en dehors; car tout état de passion très-prononcé, c'est-à-dire +précisément celui qu'il serait le plus essentiel d'examiner, est +nécessairement incompatible avec l'état d'observation. Mais, quant à +observer de la même manière les phénomènes intellectuels pendant qu'ils +s'exécutent, il y a impossibilité manifeste. L'individu pensant ne +saurait se partager en deux, dont l'un raisonnerait, tandis que l'autre +regarderait raisonner. L'organe observé et l'organe observateur étant, +dans ce cas, identiques, comment l'observation pourrait-elle avoir lieu? + +Cette prétendue méthode psychologique est donc radicalement nulle dans +son principe. Aussi, considérons à quels procédés profondément +contradictoires elle conduit immédiatement! D'un côté, on vous +recommande de vous isoler, autant que possible, de toute sensation +extérieure, il faut surtout vous interdire tout travail intellectuel; +car, si vous étiez seulement occupés à faire le calcul le plus simple, +que deviendrait l'observation _intérieure_? D'un autre côté, après +avoir, enfin, à force de précautions, atteint cet état parfait de +sommeil intellectuel, vous devrez vous occuper à contempler les +opérations qui s'exécuteront dans votre esprit, lorsqu'il ne s'y +passera plus rien! Nos descendans verront sans doute de telles +prétentions transportées un jour sur la scène. + +Les résultats d'une aussi étrange manière de procéder sont parfaitement +conformes au principe. Depuis deux mille ans que les métaphysiciens +cultivent ainsi la psychologie, ils n'ont pu encore convenir d'une seule +proposition intelligible et solidement arrêtée. Ils sont, même +aujourd'hui, partagés en une multitude d'écoles qui disputent sans cesse +sur les premiers élémens de leurs doctrines. L'_observation intérieure_ +engendre presque autant d'opinions divergentes qu'il y a d'individus +croyant s'y livrer. + +Les véritables savans, les hommes voués aux études positives, en sont +encore à demander vainement à ces psychologues de citer une seule +découverte réelle, grande ou petite, qui soit due à cette méthode si +vantée. Ce n'est pas à dire pour cela que tous leurs travaux aient été +absolument sans aucun résultat relativement aux progrès généraux de nos +connaissances, indépendamment du service éminent qu'ils ont rendu en +soutenant l'activité de notre intelligence, à l'époque où elle ne +pouvait pas avoir d'aliment plus substantiel. Mais on peut affirmer que +tout ce qui, dans leurs écrits, ne consiste pas, suivant la judicieuse +expression d'un illustre philosophe positif (M. Cuvier), en métaphores +prises pour des raisonnemens, et présente quelque notion véritable, au +lieu de provenir de leur prétendue méthode, a été obtenu par des +observations effectives sur la marche de l'esprit humain, auxquelles a +dû donner naissance, de temps à autre, le développement des sciences. +Encore même, ces notions si clair-semées, proclamées avec tant +d'emphase, et qui ne sont dues qu'à l'infidélité des psychologues à leur +prétendue méthode, se trouvent-elles le plus souvent ou fort exagérées, +ou très-incomplètes, et bien inférieures aux remarques déjà faites sans +ostentation par les savans sur les procédés qu'ils emploient. Il serait +aisé d'en citer des exemples frappans, si je ne craignais d'accorder ici +trop d'extension à une telle discussion: voyez, entre autres, ce qui est +arrivé pour la théorie des signes. + +Les considérations que je viens d'indiquer, relativement à la science +logique, sont encore plus manifestes, quand on les transporte à l'art +logique. + +En effet, lorsqu'il s'agit, non-seulement de savoir ce que c'est que la +méthode positive, mais d'en avoir une connaissance assez nette et assez +profonde pour en pouvoir faire un usage effectif, c'est en action qu'il +faut la considérer; ce sont les diverses grandes applications déjà +vérifiées que l'esprit humain en a faites qu'il convient d'étudier. En +un mot, ce n'est évidemment que par l'examen philosophique des sciences +qu'il est possible d'y parvenir. La méthode n'est pas susceptible d'être +étudiée séparément des recherches où elle est employée; ou, du moins, ce +n'est là qu'une étude morte, incapable de féconder l'esprit qui s'y +livre. Tout ce qu'on en peut dire de réel, quand on l'envisage +abstraitement, se réduit à des généralités tellement vagues, qu'elles ne +sauraient avoir aucune influence sur le régime intellectuel. Lorsqu'on a +bien établi, en thèse logique, que toutes nos connaissances doivent être +fondées sur l'observation, que nous devons procéder tantôt des faits aux +principes, et tantôt des principes aux faits, et quelques autres +aphorismes semblables, on connaît beaucoup moins nettement la méthode +que celui qui a étudié, d'une manière un peu approfondie, une seule +science positive, même sans intention philosophique. C'est pour avoir +méconnu ce fait essentiel, que nos psychologues sont conduits à prendre +leurs rêveries pour de la science, croyant comprendre la méthode +positive pour avoir lu les préceptes de Bacon ou le discours de +Descartes. + +J'ignore si, plus tard, il deviendra possible de faire _à priori_ un +véritable cours de méthode tout-à-fait indépendant de l'étude +philosophique des sciences; mais je suis bien convaincu que cela est +inexécutable aujourd'hui, les grands procédés logiques ne pouvant encore +être expliqués avec la précision suffisante séparément de leurs +applications. J'ose ajouter, en outre, que lors même qu'une telle +entreprise pourrait être réalisée dans la suite, ce qui, en effet, se +laisse concevoir, ce ne serait jamais néanmoins que par l'étude des +applications régulières des procédés scientifiques qu'on pourrait +parvenir à se former un bon système d'habitudes intellectuelles; ce qui +est pourtant le but essentiel de l'étude de la méthode. Je n'ai pas +besoin d'insister davantage en ce moment sur un sujet qui reviendra +fréquemment dans toute la durée de ce cours, et à l'égard duquel je +présenterai spécialement de nouvelles considérations dans la prochaine +leçon. + +Tel doit être le premier grand résultat direct de la philosophie +positive, la manifestation par expérience des lois que suivent dans leur +accomplissement nos fonctions intellectuelles, et, par suite, la +connaissance précise des règles générales convenables pour procéder +sûrement à la recherche de la vérité. + +Une seconde conséquence, non moins importante, et d'un intérêt bien plus +pressant, qu'est nécessairement destiné à produire aujourd'hui +l'établissement de la philosophie positive définie dans ce discours, +c'est de présider à la refonte générale de notre système d'éducation. + +En effet, déjà les bons esprits reconnaissent unanimement la nécessité +de remplacer notre éducation européenne, encore essentiellement +théologique, métaphysique et littéraire, par une éducation _positive_, +conforme à l'esprit de notre époque, et adaptée aux besoins de la +civilisation moderne. Les tentatives variées qui se sont multipliées de +plus en plus depuis un siècle, particulièrement dans ces derniers temps, +pour répandre et pour augmenter sans cesse l'instruction positive, et +auxquelles les divers gouvernemens européens se sont toujours associés +avec empressement quand ils n'en ont pas pris l'initiative, témoignent +assez que, de toutes parts, se développe le sentiment spontané de cette +nécessité. Mais, tout en secondant autant que possible ces utiles +entreprises, on ne doit pas se dissimuler que, dans l'état présent de +nos idées, elles ne sont nullement susceptibles d'atteindre leur but +principal, la régénération fondamentale de l'éducation générale. Car, la +spécialité exclusive, l'isolement trop prononcé qui caractérisent encore +notre manière de concevoir et de cultiver les sciences, influent +nécessairement à un haut degré sur la manière de les exposer dans +l'enseignement. Qu'un bon esprit veuille aujourd'hui étudier les +principales branches de la philosophie naturelle, afin de se former un +système général d'idées positives, il sera obligé d'étudier séparément +chacune d'elles d'après le même mode et dans le même détail que s'il +voulait devenir spécialement ou astronome, ou chimiste, etc.; ce qui +rend une telle éducation presque impossible et nécessairement fort +imparfaite, même pour les plus hautes intelligences placées dans les +circonstances les plus favorables. Une telle manière de procéder serait +donc tout-à-fait chimérique, relativement à l'éducation générale. Et +néanmoins celle-ci exige absolument un ensemble de conceptions positives +sur toutes les grandes classes de phénomènes naturels. C'est un tel +ensemble qui doit devenir désormais, sur une échelle plus ou moins +étendue, même dans les masses populaires, la base permanente de toutes +les combinaisons humaines; qui doit, en un mot, constituer l'esprit +général de nos descendans. Pour que la philosophie naturelle puisse +achever la régénération, déjà si préparée, de notre système +intellectuel, il est donc indispensable que les différentes sciences +dont elle se compose, présentées à toutes les intelligences comme les +diverses branches d'un tronc unique, soient réduites d'abord à ce qui +constitue leur esprit, c'est-à-dire, à leurs méthodes principales et à +leurs résultats les plus importans. Ce n'est qu'ainsi que l'enseignement +des sciences peut devenir parmi nous la base d'une nouvelle éducation +générale vraiment rationnelle. Qu'ensuite à cette instruction +fondamentale s'ajoutent les diverses études scientifiques spéciales, +correspondantes aux diverses éducations spéciales qui doivent succéder à +l'éducation générale, cela ne peut évidemment être mis en doute. Mais la +considération essentielle que j'ai voulu indiquer ici consiste en ce que +toutes ces spécialités, même péniblement accumulées, seraient +nécessairement insuffisantes pour renouveler réellement le système de +notre éducation, si elles ne reposaient sur la base préalable de cet +enseignement général, résultat direct de la philosophie positive définie +dans ce discours. + +Non-seulement l'étude spéciale des généralités scientifiques est +destinée à réorganiser l'éducation, mais elle doit aussi contribuer aux +progrès particuliers des diverses sciences positives; ce qui constitue +la troisième propriété fondamentale que je me suis proposé de signaler. + +En effet, les divisions que nous établissons entre nos sciences, sans +être arbitraires, comme quelques-uns le croient, sont essentiellement +artificielles. En réalité, le sujet de toutes nos recherches est un; +nous ne le partageons que dans la vue de séparer les difficultés pour +les mieux résoudre. Il en résulte plus d'une fois que, contrairement à +nos répartitions classiques, des questions importantes exigeraient une +certaine combinaison de plusieurs points de vue spéciaux, qui ne peut +guère avoir lieu dans la constitution actuelle du monde savant; ce qui +expose à laisser ces problèmes sans solution beaucoup plus long-temps +qu'il ne serait nécessaire. Un tel inconvénient doit se présenter +surtout pour les doctrines les plus essentielles de chaque science +positive en particulier. On en peut citer aisément des exemples +très-marquans, que je signalerai soigneusement, à mesure que le +développement naturel de ce cours nous les présentera. + +J'en pourrais citer, dans le passé, un exemple éminemment mémorable, en +considérant l'admirable conception de Descartes relative à la géométrie +analytique. Cette découverte fondamentale, qui a changé la face de la +science mathématique, et dans laquelle on doit voir le véritable germe +de tous les grands progrès ultérieurs, qu'est-elle autre chose que le +résultat d'un rapprochement établi entre deux sciences, conçues +jusqu'alors d'une manière isolée? Mais l'observation sera plus décisive +en la faisant porter sur des questions encore pendantes. + +Je me bornerai ici à choisir dans la chimie, la doctrine si importante +des proportions définies. Certainement, la mémorable discussion élevée +de nos jours, relativement au principe fondamental de cette théorie, ne +saurait encore, quelles que soient les apparences, être regardée comme +irrévocablement terminée. Car, ce n'est pas là, ce me semble, une simple +question de chimie. Je crois pouvoir avancer que, pour obtenir à cet +égard une décision vraiment définitive, c'est-à-dire, pour déterminer si +nous devons regarder comme une loi de la nature que les molécules se +combinent nécessairement en nombres fixes, il sera indispensable de +réunir le point de vue chimique avec le point de vue physiologique. Ce +qui l'indique, c'est que, de l'aveu même des illustres chimistes qui ont +le plus puissamment contribué à la formation de cette doctrine, on peut +dire tout au plus qu'elle se vérifie constamment dans la composition des +corps inorganiques; mais elle se trouve au moins aussi constamment en +défaut dans les composés organiques, auxquels il semble jusqu'à présent +tout-à-fait impossible de l'étendre. Or, avant d'ériger cette théorie en +un principe réellement fondamental, ne faudra-t-il pas d'abord s'être +rendu compte de cette immense exception? Ne tiendrait-elle pas à ce même +caractère général, propre à tous les corps organisés, qui fait que, +dans aucun de leurs phénomènes, il n'y a lieu à concevoir des nombres +invariables? Quoi qu'il en soit, un ordre tout nouveau de +considérations, appartenant également à la chimie et à la physiologie, +est évidemment nécessaire pour décider finalement, d'une manière +quelconque, cette grande question de philosophie naturelle. + +Je crois convenable d'indiquer encore ici un second exemple de même +nature, mais qui, se rapportant à un sujet de recherches bien plus +particulier, est encore plus concluant pour montrer l'importance +spéciale de la philosophie positive dans la solution des questions qui +exigent la combinaison de plusieurs sciences. Je le prends aussi dans la +chimie. Il s'agit de la question encore indécise, qui consiste à +déterminer si l'azote doit être regardé, dans l'état présent de nos +connaissances, comme un corps simple ou comme un corps composé. Vous +savez par quelles considérations purement chimiques l'illustre Berzélius +est parvenu à balancer l'opinion de presque tous les chimistes actuels, +relativement à la simplicité de ce gaz. Mais ce que je ne dois pas +négliger de faire particulièrement remarquer, c'est l'influence exercée +à ce sujet sur l'esprit de M. Berzélius, comme il en fait lui-même le +précieux aveu, par cette observation physiologique, que les animaux qui +se nourrissent de matières non azotées renferment dans la composition de +leurs tissus tout autant d'azote que les animaux carnivores. Il est +clair, en effet, d'après cela, que pour décider réellement si l'azote +est ou non un corps simple, il faudra nécessairement faire intervenir la +physiologie, et combiner avec les considérations chimiques proprement +dites, une série de recherches neuves sur la relation entre la +composition des corps vivans et leur mode d'alimentation. + +Il serait maintenant superflu de multiplier davantage les exemples de +ces problèmes de nature multiple, qui ne sauraient être résolus que par +l'intime combinaison de plusieurs sciences cultivées aujourd'hui d'une +manière tout-à-fait indépendantes. Ceux que je viens de citer suffisent +pour faire sentir, en général, l'importance de la fonction que doit +remplir dans le perfectionnement de chaque science naturelle en +particulier la philosophie positive, immédiatement destinée à organiser +d'une manière permanente de telles combinaisons, qui ne pourraient se +former convenablement sans elle. + +Enfin, une quatrième et dernière propriété fondamentale que je dois +faire remarquer dès ce moment dans ce que j'ai appelé la philosophie +positive, et qui doit sans doute lui mériter plus que toute autre +l'attention générale, puisqu'elle est aujourd'hui la plus importante +pour la pratique, c'est qu'elle peut être considérée comme la seule base +solide de la réorganisation sociale qui doit terminer l'état de crise +dans lequel se trouvent depuis si long-temps les nations les plus +civilisées. La dernière partie de ce cours sera spécialement consacrée à +établir cette proposition, en la développant dans toute son étendue. +Mais l'esquisse générale du grand tableau que j'ai entrepris d'indiquer +dans ce discours manquerait d'un de ses élémens les plus +caractéristiques, si je négligeais de signaler ici une considération +aussi essentielle. + +Quelques réflexions bien simples suffiront pour justifier ce qu'une +telle qualification paraît d'abord présenter de trop ambitieux. + +Ce n'est pas aux lecteurs de cet ouvrage que je croirai jamais devoir +prouver que les idées gouvernent et bouleversent le monde, ou, en +d'autres termes, que tout le mécanisme social repose finalement sur des +opinions. Ils savent surtout que la grande crise politique et morale des +sociétés actuelles tient, en dernière analyse, à l'anarchie +intellectuelle. Notre mal le plus grave consiste, en effet, dans cette +profonde divergence qui existe maintenant entre tous les esprits +relativement à toutes les maximes fondamentales dont la fixité est la +première condition d'un véritable ordre social. Tant que les +intelligences individuelles n'auront pas adhéré par un assentiment +unanime à un certain nombre d'idées générales capables de former une +doctrine sociale commune, on ne peut se dissimuler que l'état des +nations restera, de toute nécessité, essentiellement révolutionnaire, +malgré tous les palliatifs politiques qui pourront être adoptés, et ne +comportera réellement que des institutions provisoires. Il est également +certain que si cette réunion des esprits dans une même communion de +principes peut une fois être obtenue, les institutions convenables en +découleront nécessairement, sans donner lieu à aucune secousse grave, le +plus grand désordre étant déjà dissipé par ce seul fait. C'est donc là +que doit se porter principalement l'attention de tous ceux qui sentent +l'importance d'un état de choses vraiment normal. + +Maintenant, du point de vue élevé où nous ont placés graduellement les +diverses considérations indiquées dans ce discours, il est aisé à la +fois et de caractériser nettement dans son intime profondeur l'état +présent des sociétés, et d'en déduire par quelle voie on peut le changer +essentiellement. En me rattachant à la loi fondamentale énoncée au +commencement de ce discours, je crois pouvoir résumer exactement toutes +les observations relatives à la situation actuelle de la société, en +disant simplement que le désordre actuel des intelligences tient, en +dernière analyse, à l'emploi simultané des trois philosophies +radicalement incompatibles: la philosophie théologique, la philosophie +métaphysique et la philosophie positive. Il est clair, en effet, que si +l'une quelconque de ces trois philosophies obtenait en réalité une +prépondérance universelle et complète, il y aurait un ordre social +déterminé, tandis que le mal consiste surtout dans l'absence de toute +véritable organisation. C'est la coexistence de ces trois philosophies +opposées qui empêche absolument de s'entendre sur aucun point essentiel. +Or, si cette manière de voir est exacte, il ne s'agit plus que de savoir +laquelle des trois philosophies peut et doit prévaloir par la nature des +choses; tout homme sensé devra ensuite, quelles qu'aient pu être, avant +l'analyse de la question, ses opinions particulières, s'efforcer de +concourir à son triomphe. La recherche étant une fois réduite à ces +termes simples, elle ne paraît pas devoir rester long-temps incertaine; +car il est évident, par toutes sortes de raisons dont j'ai indiqué dans +ce discours quelques-unes des principales, que la philosophie positive +est seule destinée à prévaloir selon le cours ordinaire des choses. +Seule elle a été, depuis une longue suite de siècles, constamment en +progrès, tandis que ses antagonistes ont été constamment en décadence. +Que ce soit à tort ou à raison, peu importe; le fait général est +incontestable, et il suffit. On peut le déplorer, mais non le détruire, +ni par conséquent le négliger, sous peine de ne se livrer qu'à des +spéculations illusoires. Cette révolution générale de l'esprit humain +est aujourd'hui presque entièrement accomplie: il ne reste plus, comme +je l'ai expliqué, qu'à compléter la philosophie positive en y comprenant +l'étude des phénomènes sociaux, et ensuite à la résumer en un seul corps +de doctrine homogène. Quand ce double travail sera suffisamment avancé, +le triomphe définitif de la philosophie positive aura lieu spontanément, +et rétablira l'ordre dans la société. La préférence si prononcée que +presque tous les esprits, depuis les plus élevés jusqu'aux plus +vulgaires, accordent aujourd'hui aux connaissances positives sur les +conceptions vagues et mystiques, présage assez l'accueil que recevra +cette philosophie, lorsqu'elle aura acquis la seule qualité qui lui +manque encore, un caractère de généralité convenable. + +En résumé, la philosophie théologique et la philosophie métaphysique se +disputent aujourd'hui la tâche, trop supérieure aux forces de l'une et +de l'autre, de réorganiser la société: c'est entre elles seules que +subsiste encore la lutte, sous ce rapport. La philosophie positive n'est +intervenue jusqu'ici dans la contestation que pour les critiquer toutes +deux, et elle s'en est assez bien acquittée pour les discréditer +entièrement. Mettons-la enfin en état de prendre un rôle actif, sans +nous inquiéter plus long-temps de débats devenus inutiles. Complétant la +vaste opération intellectuelle commencée par Bacon, par Descartes et par +Galilée, construisons directement le système d'idées générales que cette +philosophie est désormais destinée à faire indéfiniment prévaloir dans +l'espèce humaine, et la crise révolutionnaire qui tourmente les peuples +civilisés sera essentiellement terminée. + +Tels sont les quatre points de vue principaux sous lesquels j'ai cru +devoir indiquer dès ce moment l'influence salutaire de la philosophie +positive, pour servir de complément essentiel à la définition générale +que j'ai essayé d'en exposer. + +Avant de terminer, je désire appeler un instant l'attention sur une +dernière réflexion qui me semble convenable pour éviter, autant que +possible, qu'on se forme d'avance une opinion erronée de la nature de ce +cours. + +En assignant pour but à la philosophie positive de résumer en un seul +corps de doctrine homogène l'ensemble des connaissances acquises, +relativement aux différens ordres de phénomènes naturels, il était loin +de ma pensée de vouloir procéder à l'étude générale de ces phénomènes en +les considérant tous comme des effets divers d'un principe unique, comme +assujétis à une seule et même loi. Quoique je doive traiter +spécialement cette question dans la prochaine leçon, je crois devoir, +dès à présent, en faire la déclaration, afin de prévenir les reproches +très-mal fondés que pourraient m'adresser ceux qui, sur un faux aperçu, +classeraient ce cours parmi ces tentatives d'explication universelle +qu'on voit éclore journellement de la part d'esprits entièrement +étrangers aux méthodes et aux connaissances scientifiques. Il ne s'agit +ici de rien de semblable; et le développement de ce cours en fournira la +preuve manifeste à tous ceux chez lesquels les éclaircissemens contenus +dans ce discours auraient pu laisser quelques doutes à cet égard. + +Dans ma profonde conviction personnelle, je considère ces entreprises +d'explication universelle de tous les phénomènes par une loi unique +comme éminemment chimériques, même quand elles sont tentées par les +intelligences les plus compétentes. Je crois que les moyens de l'esprit +humain sont trop faibles, et l'univers trop compliqué pour qu'une telle +perfection scientifique soit jamais à notre portée, et je pense, +d'ailleurs, qu'on se forme généralement une idée très-exagérée des +avantages qui en résulteraient nécessairement, si elle était possible. +Dans tous les cas, il me semble évident que, vu l'état présent de nos +connaissances, nous en sommes encore beaucoup trop loin pour que de +telles tentatives puissent être raisonnables avant un laps de temps +considérable. Car, si on pouvait espérer d'y parvenir, ce ne pourrait +être, suivant moi, qu'en rattachant tous les phénomènes naturels à la +loi positive la plus générale que nous connaissions, la loi de la +gravitation, qui lie déjà tous les phénomènes astronomiques à une partie +de ceux de la physique terrestre. Laplace a exposé effectivement une +conception par laquelle on pourrait ne voir dans les phénomènes +chimiques que de simples effets moléculaires de l'attraction +newtonienne, modifiée par la figure et la position mutuelle des atomes. +Mais, outre l'indétermination dans laquelle resterait probablement +toujours cette conception, par l'absence des données essentielles +relatives à la constitution intime des corps, il est presque certain que +la difficulté de l'appliquer serait telle, qu'on serait obligé de +maintenir, comme artificielle, la division aujourd'hui établie comme +naturelle entre l'astronomie et la chimie. Aussi Laplace n'a-t-il +présenté cette idée que comme un simple jeu philosophique, incapable +d'exercer réellement aucune influence utile sur les progrès de la +science chimique. Il y a plus, d'ailleurs; car, même en supposant +vaincue cette insurmontable difficulté, on n'aurait pas encore atteint à +l'unité scientifique, puisqu'il faudrait ensuite tenter de rattacher à +la même loi l'ensemble des phénomènes physiologiques; ce qui, certes, ne +serait pas la partie la moins difficile de l'entreprise. Et, néanmoins, +l'hypothèse que nous venons de parcourir serait, tout bien considéré, la +plus favorable à cette unité si désirée. + +Je n'ai pas besoin de plus grands détails pour achever de convaincre que +le but de ce cours n'est nullement de présenter tous les phénomènes +naturels comme étant au fond identiques, sauf la variété des +circonstances. La philosophie positive serait sans doute plus parfaite +s'il pouvait en être ainsi. Mais cette condition n'est nullement +nécessaire à sa formation systématique, non plus qu'à la réalisation des +grandes et heureuses conséquences que nous l'avons vue destinée à +produire. Il n'y a d'unité indispensable pour cela que l'unité de +méthode, laquelle peut et doit évidemment exister, et se trouve déjà +établie en majeure partie. Quant à la doctrine, il n'est pas nécessaire +qu'elle soit une; il suffit qu'elle soit homogène. C'est donc sous le +double point de vue de l'unité des méthodes et de l'homogénéité des +doctrines que nous considérerons, dans ce cours, les différentes classes +de théories positives. Tout en tendant à diminuer, le plus possible, le +nombre des lois générales nécessaires à l'explication positive des +phénomènes naturels, ce qui est, en effet, le but philosophique de la +science, nous regarderons comme téméraire d'aspirer jamais, même pour +l'avenir le plus éloigné, à les réduire rigoureusement à une seule. + +J'ai tenté, dans ce discours, de déterminer, aussi exactement qu'il a +été en mon pouvoir, le but, l'esprit et l'influence de la philosophie +positive. J'ai donc marqué le terme vers lequel ont toujours tendu et +tendront sans cesse tous mes travaux, soit dans ce cours, soit de toute +autre manière. Personne n'est plus profondément convaincu que moi de +l'insuffisance de mes forces intellectuelles, fussent-elles même +très-supérieures à leur valeur réelle, pour répondre à une tâche aussi +vaste et aussi élevée. Mais ce qui ne peut être fait ni par un seul +esprit, ni en une seule vie, un seul peut le proposer nettement. Telle +est toute mon ambition. + +Ayant exposé le véritable but de ce cours, c'est-à-dire fixé le point de +vue sous lequel je considérerai les diverses branches principales de la +philosophie naturelle, je compléterai, dans la leçon prochaine, ces +prolégomènes généraux, en passant à l'exposition du plan, c'est-à-dire à +la détermination de l'ordre encyclopédique qu'il convient d'établir +entre les diverses classes des phénomènes naturels, et par conséquent +entre les sciences positives correspondantes. + + + + +DEUXIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. Exposition du plan de ce cours, ou considérations générales +sur la hiérarchie des sciences positives. + + +Après avoir caractérisé aussi exactement que possible, dans la leçon +précédente, les considérations à présenter dans ce cours sur toutes les +branches principales de la philosophie naturelle, il faut déterminer +maintenant le plan que nous devons suivre, c'est-à-dire, la +classification rationnelle la plus convenable à établir entre les +différentes sciences positives fondamentales, pour les étudier +successivement sous le point de vue que nous avons fixé. Cette seconde +discussion générale est indispensable pour achever de faire connaître +dès l'origine le véritable esprit de ce cours. + +On conçoit aisément d'abord qu'il ne s'agit pas ici de faire la +critique, malheureusement trop facile, des nombreuses classifications +qui ont été proposées successivement depuis deux siècles, pour le +système général des connaissances humaines, envisagé dans toute son +étendue. On est aujourd'hui bien convaincu que toutes les échelles +encyclopédiques construites, comme celles de Bacon et de d'Alembert, +d'après une distinction quelconque des diverses facultés de l'esprit +humain, sont par cela seul radicalement vicieuses, même quand cette +distinction n'est pas, comme il arrive souvent, plus subtile que réelle; +car, dans chacune de ses sphères d'activité, notre entendement emploie +simultanément toutes ses facultés principales. Quant à toutes les autres +classifications proposées, il suffira d'observer que les différentes +discussions élevées à ce sujet ont eu pour résultat définitif de montrer +dans chacune des vices fondamentaux, tellement qu'aucune n'a pu obtenir +un assentiment unanime, et qu'il existe à cet égard presqu'autant +d'opinions que d'individus. Ces diverses tentatives ont même été, en +général, si mal conçues, qu'il en est résulté involontairement dans la +plupart des bons esprits une prévention défavorable contre toute +entreprise de ce genre. + +Sans nous arrêter davantage sur un fait si bien constaté, il est plus +essentiel d'en rechercher la cause. Or, on peut aisément s'expliquer la +profonde imperfection de ces tentatives encyclopédiques, si souvent +renouvelées jusqu'ici. Je n'ai pas besoin de faire observer que, depuis +le discrédit général dans lequel sont tombés les travaux de cette nature +par suite du peu de solidité des premiers projets, ces classifications +ne sont conçues le plus souvent que par des esprits presque entièrement +étrangers à la connaissance des objets à classer. Sans avoir égard à +cette considération personnelle, il en est une beaucoup plus importante, +puisée dans la nature même du sujet, et qui montre clairement pourquoi +il n'a pas été possible jusqu'ici de s'élever à une conception +encyclopédique véritablement satisfaisante. Elle consiste dans le défaut +d'homogénéité qui a toujours existé jusqu'à ces derniers temps entre les +différentes parties du système intellectuel, les unes étant +successivement devenues positives, tandis que les autres restaient +théologiques ou métaphysiques. Dans un état de choses aussi incohérent, +il était évidemment impossible d'établir aucune classification +rationnelle. Comment parvenir à disposer, dans un système unique, des +conceptions aussi profondément contradictoires? c'est une difficulté +contre laquelle sont venus échouer nécessairement tous les +classificateurs, sans qu'aucun l'ait aperçue distinctement. Il était +bien sensible néanmoins, pour quiconque eût bien connu la véritable +situation de l'esprit humain, qu'une telle entreprise était prématurée, +et qu'elle ne pourrait être tentée avec succès que lorsque toutes nos +conceptions principales seraient devenues positives. + +Cette condition fondamentale pouvant maintenant être regardée comme +remplie, d'après les explications données dans la leçon précédente, il +est dès lors possible de procéder à une disposition vraiment rationnelle +et durable d'un système dont toutes les parties sont enfin devenues +homogènes. + +D'un autre côté, la théorie générale des classifications, établie dans +ces derniers temps par les travaux philosophiques des botanistes et des +zoologistes, permet d'espérer un succès réel dans un semblable travail, +en nous offrant un guide certain par le véritable principe fondamental +de l'art de classer, qui n'avait jamais été conçu distinctement +jusqu'alors. Ce principe est une conséquence nécessaire de la seule +application directe de la méthode positive à la question même des +classifications, qui, comme toute autre, doit être traitée par +observation, au lieu d'être résolue par des considérations _à priori_. +Il consiste en ce que la classification doit ressortir de l'étude même +des objets à classer, et être déterminée par les affinités réelles et +l'enchaînement naturel qu'ils présentent, de telle sorte que cette +classification soit elle-même l'expression du fait le plus général, +manifesté par la comparaison approfondie des objets qu'elle embrasse. + +Appliquant cette règle fondamentale au cas actuel, c'est donc d'après la +dépendance mutuelle qui a lieu effectivement entre les diverses sciences +positives, que nous devons procéder à leur classification; et cette +dépendance, pour être réelle, ne peut résulter que de celle des +phénomènes correspondans. + +Mais avant d'exécuter, dans un tel esprit d'observation, cette +importante opération encyclopédique, il est indispensable, pour ne pas +nous égarer dans un travail trop étendu, de circonscrire avec plus de +précision que nous ne l'avons fait jusqu'ici, le sujet propre de la +classification proposée. + +Tous les travaux humains sont, ou de spéculation, ou d'action. Ainsi, la +division la plus générale de nos connaissances réelles consiste à les +distinguer en théoriques et pratiques. Si nous considérons d'abord cette +première division, il est évident que c'est seulement des connaissances +théoriques qu'il doit être question dans un cours de la nature de +celui-ci; car, il ne s'agit point d'observer le système entier des +notions humaines, mais uniquement celui des conceptions fondamentales +sur les divers ordres de phénomènes, qui fournissent une base solide à +toutes nos autres combinaisons quelconques, et qui ne sont, à leur tour, +fondées sur aucun système intellectuel antécédent. Or, dans un tel +travail, c'est la spéculation qu'il faut considérer, et non +l'application, si ce n'est en tant que celle-ci peut éclaircir la +première. C'est là probablement ce qu'entendait Bacon, quoique fort +imparfaitement, par cette _philosophie première_ qu'il indique comme +devant être extraite de l'ensemble des sciences, et qui a été si +diversement et toujours si étrangement conçue par les métaphysiciens qui +ont entrepris de commenter sa pensée. + +Sans doute, quand on envisage l'ensemble complet des travaux de tout +genre de l'espèce humaine, on doit concevoir l'étude de la nature comme +destinée à fournir la véritable base rationnelle de l'action de l'homme +sur la nature, puisque la connaissance des lois des phénomènes, dont le +résultat constant est de nous les faire prévoir, peut seule évidemment +nous conduire, dans la vie active, à les modifier à notre avantage les +uns par les autres. Nos moyens naturels et directs pour agir sur les +corps qui nous entourent sont extrêmement faibles, et tout-à-fait +disproportionnés à nos besoins. Toutes les fois que nous parvenons à +exercer une grande action, c'est seulement parce que la connaissance des +lois naturelles nous permet d'introduire parmi les circonstances +déterminées sous l'influence desquelles s'accomplissent les divers +phénomènes, quelques élémens modificateurs, qui, quelque faibles qu'ils +soient en eux-mêmes, suffisent, dans certains cas, pour faire tourner à +notre satisfaction les résultats définitifs de l'ensemble des causes +extérieures. En résumé, _science, d'où prévoyance; prévoyance, d'où +action_: telle est la formule très-simple qui exprime, d'une manière +exacte, la relation générale de la _science_ et de l'_art_, en prenant +ces deux expressions dans leur acception totale. + +Mais, malgré l'importance capitale de cette relation, qui ne doit jamais +être méconnue, ce serait se former des sciences une idée bien imparfaite +que de les concevoir seulement comme les bases des arts, et c'est à quoi +malheureusement on n'est que trop enclin de nos jours. Quels que soient +les immenses services rendus à l'_industrie_ par les théories +scientifiques, quoique, suivant l'énergique expression de Bacon, la +puissance soit nécessairement proportionnée à la connaissance, nous ne +devons pas oublier que les sciences ont, avant tout, une destination +plus directe et plus élevée, celle de satisfaire au besoin fondamental +qu'éprouve notre intelligence de connaître les lois des phénomènes. Pour +sentir combien ce besoin est profond et impérieux, il suffit de penser +un instant aux effets physiologiques de l'_étonnement_, et de considérer +que la sensation la plus terrible que nous puissions éprouver est celle +qui se produit toutes les fois qu'un phénomène nous semble s'accomplir +contradictoirement aux lois naturelles qui nous sont familières. Ce +besoin de disposer les faits dans un ordre que nous puissions concevoir +avec facilité (ce qui est l'objet propre de toutes les théories +scientifiques) est tellement inhérent à notre organisation, que, si nous +ne parvenions pas à le satisfaire par des conceptions positives, nous +retournerions inévitablement aux explications théologiques et +métaphysiques auxquelles il a primitivement donné naissance, comme je +l'ai exposé dans la dernière leçon. + +J'ai cru devoir signaler expressément dès ce moment une considération +qui se reproduira fréquemment dans toute la suite de ce cours, afin +d'indiquer la nécessité de se prémunir contre la trop grande influence +des habitudes actuelles qui tendent à empêcher qu'on se forme des idées +justes et nobles de l'importance et de la destination des sciences. Si +la puissance prépondérante de notre organisation ne corrigeait, même +involontairement, dans l'esprit des savans, ce qu'il y a sous ce +rapport d'incomplet et d'étroit dans la tendance générale de notre +époque, l'intelligence humaine, réduite à ne s'occuper que de recherches +susceptibles d'une utilité pratique immédiate, se trouverait par cela +seul, comme l'a très-justement remarqué Condorcet, tout-à-fait arrêtée +dans ses progrès, même à l'égard de ces applications auxquelles on +aurait imprudemment sacrifié les travaux purement spéculatifs; car, les +applications les plus importantes dérivent constamment de théories +formées dans une simple intention scientifique, et qui souvent ont été +cultivées pendant plusieurs siècles sans produire aucun résultat +pratique. On en peut citer un exemple bien remarquable dans les belles +spéculations des géomètres grecs sur les sections coniques, qui, après +une longue suite de générations, ont servi, en déterminant la rénovation +de l'astronomie, à conduire finalement l'art de la navigation au degré +de perfectionnement qu'il a atteint dans ces derniers temps, et auquel +il ne serait jamais parvenu sans les travaux si purement théoriques +d'Archimède et d'Apollonius; tellement que Condorcet a pu dire avec +raison à cet égard: le matelot, qu'une exacte observation de la +longitude préserve du naufrage, doit la vie à une théorie conçue, deux +mille ans auparavant, par des hommes de génie qui avaient en vue de +simples spéculations géométriques. + +Il est donc évident qu'après avoir conçu, d'une manière générale, +l'étude de la nature comme servant de base rationnelle à l'action sur la +nature, l'esprit humain doit procéder aux recherches théoriques, en +faisant complétement abstraction de toute considération pratique; car, +nos moyens pour découvrir la vérité sont tellement faibles, que si nous +ne les concentrions pas exclusivement vers ce but, et si, en cherchant +la vérité, nous nous imposions en même temps la condition étrangère d'y +trouver une utilité pratique immédiate, il nous serait presque toujours +impossible d'y parvenir. + +Quoi qu'il en soit, il est certain que l'ensemble de nos connaissances +sur la nature, et celui des procédés que nous en déduisons pour la +modifier à notre avantage, forment deux systèmes essentiellement +distincts par eux-mêmes, qu'il est convenable de concevoir et de +cultiver séparément. En outre, le premier système étant la base du +second, c'est évidemment celui qu'il convient de considérer d'abord dans +une étude méthodique, même quand on se proposerait d'embrasser la +totalité des connaissances humaines, tant d'application que de +spéculation. Ce système théorique me paraît devoir constituer +exclusivement aujourd'hui le sujet d'un cours vraiment rationnel de +philosophie positive: c'est ainsi du moins que je le conçois. Sans +doute, il serait possible d'imaginer un cours plus étendu, portant à la +fois sur les généralités théoriques et sur les généralités pratiques. +Mais je ne pense pas qu'une telle entreprise, même indépendamment de son +étendue, puisse être convenablement tentée dans l'état présent de +l'esprit humain. Elle me semble, en effet, exiger préalablement un +travail très-important et d'une nature toute particulière, qui n'a pas +encore été fait, celui de former, d'après les théories scientifiques +proprement dites, les conceptions spéciales destinées à servir de bases +directes aux procédés généraux de la pratique. + +Au degré de développement déjà atteint par notre intelligence, ce n'est +pas immédiatement que les sciences s'appliquent aux arts, du moins dans +les cas les plus parfaits; il existe entre ces deux ordres d'idées un +ordre moyen, qui, encore mal déterminé dans son caractère philosophique, +est déjà plus sensible quand on considère la classe sociale qui s'en +occupe spécialement. Entre les savans proprement dits et les directeurs +effectifs des travaux productifs il commence à se former de nos jours +une classe intermédiaire, celle des _ingénieurs_, dont la destination +spéciale est d'organiser les relations de la théorie et de la pratique. +Sans avoir aucunement en vue le progrès des connaissances scientifiques, +elle les considère dans leur état présent pour en déduire les +applications industrielles dont elles sont susceptibles. Telle est, du +moins, la tendance naturelle des choses, quoiqu'il y ait encore à cet +égard beaucoup de confusion. Le corps de doctrine propre à cette classe +nouvelle, et qui doit constituer les véritables théories directes des +différens arts, pourrait, sans doute, donner lieu à des considérations +philosophiques d'un grand intérêt et d'une importance réelle. Mais, un +travail qui les embrasserait conjointement avec celles fondées sur les +sciences proprement dites, serait aujourd'hui tout-à-fait prématuré; +car, ces doctrines intermédiaires entre la théorie pure et la pratique +directe ne sont point encore formées: il n'en existe jusqu'ici que +quelques élémens imparfaits relatifs aux sciences et aux arts les plus +avancés, et qui permettent seulement de concevoir la nature et la +possibilité de semblables travaux pour l'ensemble des opérations +humaines. C'est ainsi, pour en citer ici l'exemple le plus important, +qu'on doit envisager la belle conception de Monge, relativement à la +géométrie descriptive, qui n'est réellement autre chose qu'une théorie +générale des arts de construction. J'aurai soin d'indiquer +successivement le petit nombre d'idées analogues déjà formées et de +faire apprécier leur importance, à mesure que le développement naturel +de ce cours nous les présentera. Mais il est clair que des conceptions +jusqu'à présent aussi incomplètes ne doivent point entrer, comme partie +essentielle, dans un cours de philosophie positive qui ne doit +comprendre, autant que possible, que des doctrines ayant un caractère +fixe et nettement déterminé. + +On concevra d'autant mieux la difficulté de construire ces doctrines +intermédiaires que je viens d'indiquer, si l'on considère que chaque art +dépend non-seulement d'une certaine science correspondante, mais à la +fois de plusieurs, tellement que les arts les plus importans empruntent +des secours directs à presque toutes les diverses sciences principales. +C'est ainsi que la véritable théorie de l'agriculture, pour me borner au +cas le plus essentiel, exige une intime combinaison de connaissances +physiologiques, chimiques, physiques et même astronomiques et +mathématiques: il en est de même des beaux-arts. On aperçoit aisément, +d'après cette considération, pourquoi ces théories n'ont pu encore être +formées, puisqu'elles supposent le développement préalable de toutes les +différentes sciences fondamentales. Il en résulte également un nouveau +motif de ne pas comprendre un tel ordre d'idées dans un cours de +philosophie positive, puisque, loin de pouvoir contribuer à la formation +systématique de cette philosophie, les théories générales propres aux +différens arts principaux doivent, au contraire, comme nous le voyons, +être vraisemblablement plus tard une des conséquences les plus utiles de +sa construction. + +En résumé, nous ne devons donc considérer dans ce cours que les théories +scientifiques et nullement leurs applications. Mais avant de procéder à +la classification méthodique de ses différentes parties, il me reste à +exposer, relativement aux sciences proprement dites, une distinction +importante, qui achèvera de circonscrire nettement le sujet propre de +l'étude que nous entreprenons. + +Il faut distinguer, par rapport à tous les ordres de phénomènes, deux +genres de sciences naturelles: les unes abstraites, générales, ont pour +objet la découverte des lois qui régissent les diverses classes de +phénomènes, en considérant tous les cas qu'on peut concevoir; les autres +concrètes, particulières, descriptives, et qu'on désigne quelquefois +sous le nom de sciences naturelles proprement dites, consistent dans +l'application de ces lois à l'histoire effective des différens êtres +existans. Les premières sont donc fondamentales, c'est sur elles +seulement que porteront nos études dans ce cours; les autres, quelle que +soit leur importance propre, ne sont réellement que secondaires, et ne +doivent point, par conséquent, faire partie d'un travail que son +extrême étendue naturelle nous oblige à réduire au moindre développement +possible. + +La distinction précédente ne peut présenter aucune obscurité aux esprits +qui ont quelque connaissance spéciale des différentes sciences +positives, puisqu'elle est à peu près l'équivalent de celle qu'on énonce +ordinairement dans presque tous les traités scientifiques en comparant +la physique dogmatique à l'histoire naturelle proprement dite. Quelques +exemples suffiront d'ailleurs pour rendre sensible cette division, dont +l'importance n'est pas encore convenablement appréciée. + +On pourra d'abord l'apercevoir très-nettement en comparant, d'une part, +la physiologie générale, et, d'une autre part, la zoologie et la +botanique proprement dites. Ce sont évidemment, en effet, deux travaux +d'un caractère fort distinct, que d'étudier, en général, les lois de la +vie, ou de déterminer le mode d'existence de chaque corps vivant, en +particulier. Cette seconde étude, en outre, est nécessairement fondée +sur la première. + +Il en est de même de la chimie, par rapport à la minéralogie; la +première est évidemment la base rationnelle de la seconde. Dans la +chimie, on considère toutes les combinaisons possibles des molécules, +et dans toutes les circonstances imaginables; dans la minéralogie, on +considère seulement celles de ces combinaisons qui se trouvent réalisées +dans la constitution effective du globe terrestre, et sous l'influence +des seules circonstances qui lui sont propres. Ce qui montre clairement +la différence du point de vue chimique et du point de vue minéralogique, +quoique les deux sciences portent sur les mêmes objets, c'est que la +plupart des faits envisagés dans la première n'ont qu'une existence +artificielle, de telle manière qu'un corps, comme le chlore ou le +potassium, pourra avoir une extrême importance en chimie par l'étendue +et l'énergie de ses affinités, tandis qu'il n'en aura presque aucune en +minéralogie; et réciproquement, un composé, tel que le granit ou le +quartz, sur lequel porte la majeure partie des considérations +minéralogiques, n'offrira, sous le rapport chimique, qu'un intérêt +très-médiocre. + +Ce qui rend, en général, plus sensible encore la nécessité logique de +cette distinction fondamentale entre les deux grandes sections de la +philosophie naturelle, c'est que non-seulement chaque section de la +physique concrète suppose la culture préalable de la section +correspondante de la physique abstraite, mais qu'elle exige même la +connaissance des lois générales relatives à tous les ordres de +phénomènes. Ainsi, par exemple, non seulement l'étude spéciale de la +terre, considérée sous tous les points de vue qu'elle peut présenter +effectivement, exige la connaissance préalable de la physique et de la +chimie, mais elle ne peut être faite convenablement, sans y introduire, +d'une part, les connaissances astronomiques, et même, d'une autre part, +les connaissances physiologiques; en sorte qu'elle tient au système +entier des sciences fondamentales. Il en est de même de chacune des +sciences naturelles proprement dites. C'est précisément pour ce motif +que la _physique concrète_ a fait jusqu'à présent si peu de progrès +réels, car elle n'a pu commencer à être étudiée d'une manière vraiment +rationnelle qu'après la _physique abstraite_, et lorsque toutes les +diverses branches principales de celle-ci ont pris leur caractère +définitif, ce qui n'a eu lieu que de nos jours. Jusqu'alors on n'a pu +recueillir à ce sujet que des matériaux plus ou moins incohérens, qui +sont même encore fort incomplets. Les faits connus ne pourront être +coordonnés de manière à former de véritables théories spéciales des +différens êtres de l'univers, que lorsque la distinction fondamentale +rappelée ci-dessus, sera plus profondément sentie et plus régulièrement +organisée, et que, par suite, les savans particulièrement livrés à +l'étude des sciences naturelles proprement dites, auront reconnu la +nécessité de fonder leurs recherches sur une connaissance approfondie de +toutes les sciences fondamentales, condition qui est encore aujourd'hui +fort loin d'être convenablement remplie. + +L'examen de cette condition confirme nettement pourquoi nous devons, +dans ce cours de philosophie positive, réduire nos considérations à +l'étude des sciences générales, sans embrasser en même temps les +sciences descriptives ou particulières. On voit naître ici, en effet, +une nouvelle propriété essentielle de cette étude propre des généralités +de la physique abstraite; c'est de fournir la base rationnelle d'une +physique concrète vraiment systématique. Ainsi, dans l'état présent de +l'esprit humain, il y aurait une sorte de contradiction à vouloir +réunir, dans un seul et même cours, les deux ordres de sciences. On peut +dire, de plus, que quand même la physique concrète aurait déjà atteint +le degré de perfectionnement de la physique abstraite, et que, par +suite, il serait possible, dans un cours de philosophie positive, +d'embrasser à la fois l'une et l'autre, il n'en faudrait pas moins +évidemment commencer par la section abstraite, qui restera la base +invariable de l'autre. Il est clair, d'ailleurs, que la seule étude des +généralités des sciences fondamentales, est assez vaste par elle-même, +pour qu'il importe d'en écarter, autant que possible, toutes les +considérations qui ne sont pas indispensables; or, celles relatives aux +sciences secondaires seront toujours, quoi qu'il arrive, d'un genre +distinct. La philosophie des sciences fondamentales, présentant un +système de conceptions positives sur tous nos ordres de connaissances +réelles, suffit, par cela même, pour constituer cette _philosophie +première_ que cherchait Bacon, et qui étant destinée à servir désormais +de base permanente à toutes les spéculations humaines, doit être +soigneusement réduite à la plus simple expression possible. + +Je n'ai pas besoin d'insister davantage en ce moment sur une telle +discussion, que j'aurai naturellement plusieurs occasions de reproduire +dans les diverses parties de ce cours. L'explication précédente est +assez développée pour motiver la manière dont j'ai circonscrit le sujet +général de nos considérations. + +Ainsi, en résultat de tout ce qui vient d'être exposé dans cette leçon, +nous voyons: 1° que la science humaine se composant, dans son ensemble, +de connaissances spéculatives et de connaissances d'application, c'est +seulement des premières que nous devons nous occuper ici; 2° que les +connaissances théoriques ou les sciences proprement dites, se divisant +en sciences générales et sciences particulières, nous devons ne +considérer ici que le premier ordre, et nous borner à la physique +abstraite, quelque intérêt que puisse nous présenter la physique +concrète. + +Le sujet propre de ce cours étant par là exactement circonscrit, il est +facile maintenant de procéder à une classification rationnelle vraiment +satisfaisante des sciences fondamentales, ce qui constitue la question +encyclopédique, objet spécial de cette leçon. + +Il faut, avant tout, commencer par reconnaître que, quelque naturelle +que puisse être une telle classification, elle renfermera toujours +nécessairement quelque chose, sinon d'arbitraire, du moins d'artificiel, +de manière à présenter une imperfection véritable. + +En effet, le but principal que l'on doit avoir en vue dans tout travail +encyclopédique, c'est de disposer les sciences dans l'ordre de leur +enchaînement naturel, en suivant leur dépendance mutuelle; de telle +sorte qu'on puisse les exposer successivement, sans jamais être entraîné +dans le moindre cercle vicieux. Or, c'est une condition qu'il me paraît +impossible d'accomplir d'une manière tout-à-fait rigoureuse. Qu'il me +soit permis de donner ici quelque développement à cette réflexion, que +je crois importante pour caractériser la véritable difficulté de la +recherche qui nous occupe actuellement. Cette considération, d'ailleurs, +me donnera lieu d'établir, relativement à l'exposition de nos +connaissances, un principe général dont j'aurai plus tard à présenter de +fréquentes applications. + +Toute science peut être exposée suivant deux marches essentiellement +distinctes, dont tout autre mode d'exposition ne saurait être qu'une +combinaison, la marche _historique_, et la marche _dogmatique_. + +Par le premier procédé, on expose successivement les connaissances dans +le même ordre effectif suivant lequel l'esprit humain les a réellement +obtenus, et en adoptant, autant que possible, les mêmes voies. + +Par le second, on présente le système des idées tel qu'il pourrait être +conçu aujourd'hui par un seul esprit, qui, placé au point de vue +convenable, et pourvu des connaissances suffisantes, s'occuperait à +refaire la science dans son ensemble. + +Le premier mode est évidemment celui par lequel commence, de toute +nécessité, l'étude de chaque science naissante; car, il présente cette +propriété, de n'exiger, pour l'exposition des connaissances, aucun +nouveau travail distinct de celui de leur formation, toute la didactique +se réduisant alors à étudier successivement, dans l'ordre +chronologique, les divers ouvrages originaux qui ont contribué aux +progrès de la science. + +Le mode dogmatique, supposant au contraire, que tous ces travaux +particuliers ont été refondus en un système général, pour être présentés +suivant un ordre logique plus naturel, n'est applicable qu'à une science +déjà parvenue à un assez haut degré de développement. Mais, à mesure que +la science fait des progrès, l'ordre _historique_ d'exposition devient +de plus en plus impraticable, par la trop longue suite d'intermédiaires +qu'il obligerait l'esprit à parcourir; tandis que l'ordre _dogmatique_ +devient de plus en plus possible, en même temps que nécessaire, parce +que de nouvelles conceptions permettent de présenter les découvertes +antérieures sous un point de vue plus direct. + +C'est ainsi, par exemple, que l'éducation d'un géomètre de l'antiquité +consistait simplement dans l'étude successive du très-petit nombre de +traités originaux produits jusqu'alors sur les diverses parties de la +géométrie, ce qui se réduisait essentiellement aux écrits d'Archimède et +d'Apollonius; tandis que, au contraire, un géomètre moderne a +communément terminé son éducation, sans avoir lu un seul ouvrage +original, excepté relativement aux découvertes les plus récentes, qu'on +ne peut connaître que par ce moyen. + +La tendance constante de l'esprit humain, quant à l'exposition des +connaissances, est donc de substituer de plus en plus à l'ordre +historique l'ordre dogmatique, qui peut seul convenir à l'état +perfectionné de notre intelligence. + +Le problème général de l'éducation intellectuelle consiste à faire +parvenir, en peu d'années, un seul entendement, le plus souvent +médiocre, au même point de développement qui a été atteint, dans une +longue suite de siècles, par un grand nombre de génies supérieurs +appliquant successivement, pendant leur vie entière, toutes leurs forces +à l'étude d'un même sujet. Il est clair, d'après cela, que, quoiqu'il +soit infiniment plus facile et plus court d'apprendre que d'inventer, il +serait certainement impossible d'atteindre le but proposé, si l'on +voulait assujétir chaque esprit individuel à passer successivement par +les mêmes intermédiaires qu'a dû suivre nécessairement le génie +collectif de l'espèce humaine. De là, l'indispensable besoin de l'ordre +dogmatique, qui est surtout si sensible aujourd'hui pour les sciences +les plus avancées, dont le mode ordinaire d'exposition ne présente plus +presqu'aucune trace de la filiation effective de leurs détails. + +Il faut, néanmoins, ajouter, pour prévenir toute exagération, que tout +mode réel d'exposition est, inévitablement, une certaine combinaison de +l'ordre dogmatique avec l'ordre historique, dans laquelle seulement le +premier doit dominer constamment et de plus en plus. L'ordre dogmatique +ne peut, en effet, être suivi d'une manière tout-à-fait rigoureuse; car, +par cela même qu'il exige une nouvelle élaboration des connaissances +acquises, il n'est point applicable, à chaque époque de la science, aux +parties récemment formées, dont l'étude ne comporte qu'un ordre +essentiellement historique, lequel ne présente pas, d'ailleurs, dans ce +cas, les inconvéniens principaux qui le font rejeter en général. + +La seule imperfection fondamentale qu'on pourrait reprocher au mode +dogmatique, c'est de laisser ignorer la manière dont se sont formées les +diverses connaissances humaines, ce qui, quoique distinct de +l'acquisition même de ces connaissances, est, en soi, du plus haut +intérêt pour tout esprit philosophique. Cette considération aurait, à +mes yeux, beaucoup de poids, si elle était réellement un motif en faveur +de l'ordre historique. Mais il est aisé de voir qu'il n'y a qu'une +relation apparente entre étudier une science en suivant le mode dit +_historique_, et connaître véritablement l'histoire effective de cette +science. + +En effet, non seulement les diverses parties de chaque science, qu'on +est conduit à séparer dans l'ordre _dogmatique_, se sont, en réalité, +développées simultanément et sous l'influence les unes des autres, ce +qui tendrait à faire préférer l'ordre _historique_: mais en considérant, +dans son ensemble, le développement effectif de l'esprit humain, on voit +de plus que les différentes sciences ont été, dans le fait, +perfectionnées en même temps et mutuellement; on voit même que les +progrès des sciences et ceux des arts ont dépendu les uns des autres, +par d'innombrables influences réciproques, et enfin que tous ont été +étroitement liés au développement général de la société humaine. Ce +vaste enchaînement est tellement réel que souvent, pour concevoir la +génération effective d'une théorie scientifique, l'esprit est conduit à +considérer le perfectionnement de quelque art qui n'a avec elle aucune +liaison rationnelle, ou même quelque progrès particulier dans +l'organisation sociale, sans lequel cette découverte n'eût pu avoir +lieu. Nous en verrons dans la suite de nombreux exemples. Il résulte +donc de là que l'on ne peut connaître la véritable histoire de chaque +science, c'est-à-dire, la formation réelle des découvertes dont elle se +compose, qu'en étudiant, d'une manière générale et directe, l'histoire +de l'humanité. C'est pourquoi tous les documens recueillis jusqu'ici +sur l'histoire des mathématiques, de l'astronomie, de la médecine, etc., +quelque précieux qu'ils soient, ne peuvent être regardés que comme des +matériaux. + +Le prétendu ordre _historique_ d'exposition, même quand il pourrait être +suivi rigoureusement pour les détails de chaque science en particulier, +serait déjà purement hypothétique et abstrait sous le rapport le plus +important, en ce qu'il considérerait le développement de cette science +comme isolé. Bien loin de mettre en évidence la véritable histoire de la +science, il tendrait à en faire concevoir une opinion très-fausse. + +Ainsi, nous sommes certainement convaincus que la connaissance de +l'histoire des sciences est de la plus haute importance. Je pense même +qu'on ne connaît pas complétement une science tant qu'on n'en sait pas +l'histoire. Mais cette étude doit être conçue comme entièrement séparée +de l'étude propre et dogmatique de la science, sans laquelle même cette +histoire ne serait pas intelligible. Nous considérerons donc avec +beaucoup de soin l'histoire réelle des sciences fondamentales qui vont +être le sujet de nos méditations; mais ce sera seulement dans la +dernière partie de ce cours, celle relative à l'étude des phénomènes +sociaux, en traitant du développement général de l'humanité, dont +l'histoire des sciences constitue la partie la plus importante, quoique +jusqu'ici la plus négligée. Dans l'étude de chaque science, les +considérations historiques incidentes qui pourront se présenter, auront +un caractère nettement distinct, de manière à ne pas altérer la nature +propre de notre travail principal. + +La discussion précédente, qui doit d'ailleurs, comme on le voit, être +spécialement développée plus tard, tend à préciser davantage, en le +présentant sous un nouveau point de vue, le véritable esprit de ce +cours. Mais, surtout, il en résulte, relativement à la question +actuelle, la détermination exacte des conditions qu'on doit s'imposer et +qu'on peut justement espérer de remplir dans la construction d'une +échelle encyclopédique des diverses sciences fondamentales. + +On voit, en effet, que, quelque parfaite qu'on pût la supposer, cette +classification ne saurait jamais être rigoureusement conforme à +l'enchaînement historique des sciences. Quoi qu'on fasse, on ne peut +éviter entièrement de présenter comme antérieure telle science qui aura +cependant besoin, sous quelques rapports particuliers plus ou moins +importans, d'emprunter des notions à une autre science classée dans un +rang postérieur. Il faut tâcher seulement qu'un tel inconvénient n'ait +lieu relativement aux conceptions caractéristiques de chaque science, +car alors la classification serait tout-à-fait vicieuse. + +Ainsi, par exemple, il me semble incontestable que, dans le système +général des sciences, l'astronomie doit être placée avant la physique +proprement dite, et néanmoins plusieurs branches de celle-ci, surtout +l'optique, sont indispensables à l'exposition complète de la première. + +De tels défauts secondaires, qui sont strictement inévitables, ne +sauraient prévaloir contre une classification, qui remplirait d'ailleurs +convenablement les conditions principales. Ils tiennent à ce qu'il y a +nécessairement d'artificiel dans notre division du travail intellectuel. + +Néanmoins, quoique, d'après les explications précédentes, nous ne +devions pas prendre l'ordre historique pour base de notre +classification, je ne dois pas négliger d'indiquer d'avance, comme une +propriété essentielle de l'échelle encyclopédique que je vais proposer, +sa conformité générale avec l'ensemble de l'histoire scientifique; en ce +sens, que, malgré la simultanéité réelle et continue du développement +des différentes sciences, celles qui seront classées comme antérieures +seront, en effet, plus anciennes et constamment plus avancées que celles +présentées comme postérieures. C'est ce qui doit avoir lieu +inévitablement si, en réalité, nous prenons, comme cela doit être, pour +principe de classification, l'enchaînement logique naturel des diverses +sciences, le point de départ de l'espèce ayant dû nécessairement être le +même que celui de l'individu. + +Pour achever de déterminer avec toute la précision possible la +difficulté exacte de la question encyclopédique que nous avons à +résoudre, je crois utile d'introduire une considération mathématique +fort simple qui résumera rigoureusement l'ensemble des raisonnemens +exposés jusqu'ici dans cette leçon. Voici en quoi elle consiste. + +Nous nous proposons de classer les sciences fondamentales. Or, nous +verrons bientôt que, tout bien considéré, il n'est pas possible d'en +distinguer moins de six; la plupart des savans en admettraient même +vraisemblablement un plus grand nombre. Cela posé, on sait que six +objets comportent 720 dispositions différentes. Les sciences +fondamentales pourraient donc donner lieu à 720 classifications +distinctes, parmi lesquelles il s'agit de choisir la classification +nécessairement unique, qui satisfait le mieux aux principales conditions +du problème. On voit que, malgré le grand nombre d'échelles +encyclopédiques successivement proposées jusqu'à présent, la discussion +n'a porté encore que sur une bien faible partie des dispositions +possibles; et néanmoins, je crois pouvoir dire sans exagération qu'en +examinant chacune de ces 720 classifications, il n'en serait peut-être +pas une seule en faveur de laquelle on ne pût faire valoir quelques +motifs plausibles; car, en observant les diverses dispositions qui ont +été effectivement proposées, on remarque entre elles les plus extrêmes +différences; les sciences qui sont placées par les uns à la tête du +système encyclopédique, étant renvoyées par d'autres à l'extrémité +opposée, et réciproquement. C'est donc dans ce choix d'un seul ordre +vraiment rationnel, parmi le nombre très-considérable des systèmes +possibles, que consiste la difficulté précise de la question que nous +avons posée. + +Abordant maintenant d'une manière directe cette grande question, +rappelons-nous d'abord, que pour obtenir une classification naturelle et +positive des sciences fondamentales, c'est dans la comparaison des +divers ordres de phénomènes dont elles ont pour objet de découvrir les +lois que nous devons en chercher le principe. Ce que nous voulons +déterminer, c'est la dépendance réelle des diverses études +scientifiques. Or, cette dépendance ne peut résulter que de celle des +phénomènes correspondans. + +En considérant sous ce point de vue tous les phénomènes observables, +nous allons voir qu'il est possible de les classer en un petit nombre de +catégories naturelles, disposées d'une telle manière, que l'étude +rationnelle de chaque catégorie soit fondée sur la connaissance des lois +principales de la catégorie précédente, et devienne le fondement de +l'étude de la suivante. Cet ordre est déterminé par le degré de +simplicité, ou, ce qui revient au même, par le degré de généralité des +phénomènes, d'où résulte leur dépendance successive, et, en conséquence, +la facilité plus ou moins grande de leur étude. + +Il est clair, en effet, _à priori_, que les phénomènes les plus simples, +ceux qui se compliquent le moins des autres, sont nécessairement aussi +les plus généraux; car, ce qui s'observe dans le plus grand nombre de +cas est, par cela même, dégagé le plus possible des circonstances +propres à chaque cas séparé. C'est donc par l'étude des phénomènes les +plus généraux ou les plus simples qu'il faut commencer, en procédant +ensuite successivement jusqu'aux phénomènes les plus particuliers ou les +plus compliqués, si l'on veut concevoir la philosophie naturelle d'une +manière vraiment méthodique; car, cet ordre de généralité ou de +simplicité déterminant nécessairement l'enchaînement rationnel des +diverses sciences fondamentales par la dépendance successive de leurs +phénomènes, fixe ainsi leur degré de facilité. + +En même temps, par une considération auxiliaire que je crois important +de noter ici, et qui converge exactement avec toutes les précédentes, +les phénomènes les plus généraux ou les plus simples se trouvant +nécessairement les plus étrangers à l'homme, doivent, par cela même, +être étudiés dans une disposition d'esprit plus calme, plus rationnelle, +ce qui constitue un nouveau motif pour que les sciences correspondantes +se développent plus rapidement. + +Ayant ainsi indiqué la règle fondamentale qui doit présider à la +classification des sciences, je puis passer immédiatement à la +construction de l'échelle encyclopédique d'après laquelle le plan de ce +cours doit être déterminé, et que chacun pourra aisément apprécier à +l'aide des considérations précédentes. + +Une première contemplation de l'ensemble des phénomènes naturels nous +porte à les diviser d'abord, conformément au principe que nous venons +d'établir, en deux grandes classes principales, la première comprenant +tous les phénomènes des corps bruts, la seconde tous ceux des corps +organisés. + +Ces derniers sont évidemment, en effet, plus compliqués et plus +particuliers que les autres; ils dépendent des précédens, qui, au +contraire, n'en dépendent nullement. De là la nécessité de n'étudier les +phénomènes physiologiques qu'après ceux des corps inorganiques. De +quelque manière qu'on explique les différences de ces deux sortes +d'êtres, il est certain qu'on observe dans les corps vivans tous les +phénomènes, soit mécaniques, soit chimiques, qui ont lieu dans les corps +bruts, plus un ordre tout spécial de phénomènes, les phénomènes vitaux +proprement dits, ceux qui tiennent à l'_organisation_. Il ne s'agit pas +ici d'examiner si les deux classes de corps sont ou ne sont pas de la +même _nature_, question insoluble qu'on agite encore beaucoup trop de +nos jours, par un reste d'influence des habitudes théologiques et +métaphysiques; une telle question n'est pas du domaine de la philosophie +positive, qui fait formellement profession d'ignorer absolument _la +nature_ intime d'un corps quelconque. Mais il n'est nullement +indispensable de considérer les corps bruts et les corps vivans comme +étant d'une nature essentiellement différente pour reconnaître la +nécessité de la séparation de leurs études. + +Sans doute, les idées ne sont pas encore suffisamment fixées sur la +manière générale de concevoir les phénomènes des corps vivans. Mais, +quelque parti qu'on puisse prendre à cet égard par suite des progrès +ultérieurs de la philosophie naturelle, la classification que nous +établissons n'en saurait être aucunement affectée. En effet, +regardât-on comme démontré, ce que permet à peine d'entrevoir l'état +présent de la physiologie, que les phénomènes physiologiques sont +toujours de simples phénomènes mécaniques, électriques et chimiques, +modifiés par la structure et la composition propres aux corps organisés, +notre division fondamentale n'en subsisterait pas moins. Car il reste +toujours vrai, même dans cette hypothèse, que les phénomènes généraux +doivent être étudiés avant de procéder à l'examen des modifications +spéciales qu'ils éprouvent dans certains êtres de l'univers, par suite +d'une disposition particulière des molécules. Ainsi, la division, qui +est aujourd'hui fondée dans la plupart des esprits éclairés sur la +diversité des lois, est de nature à se maintenir indéfiniment à cause de +la subordination des phénomènes et par suite des études, quelque +rapprochement qu'on puisse jamais établir solidement entre les deux +classes de corps. + +Ce n'est pas ici le lieu de développer, dans ses diverses parties +essentielles, la comparaison générale entre les corps bruts et les corps +vivans, qui sera le sujet spécial d'un examen approfondi dans la section +physiologique de ce cours. Il suffit, quant à présent, d'avoir reconnu, +en principe, la nécessité logique de séparer la science relative aux +premiers de celle relative aux seconds, et de ne procéder à l'étude de +la _physique organique_ qu'après avoir établi les lois générales de la +_physique inorganique_. + +Passons maintenant à la détermination de la sous-division principale +dont est susceptible, d'après la même règle, chacune de ces deux grandes +moitiés de la philosophie naturelle. + +Pour la _physique inorganique_, nous voyons d'abord, en nous conformant +toujours à l'ordre de généralité et de dépendance des phénomènes, +qu'elle doit être partagée en deux sections distinctes, suivant qu'elle +considère les phénomènes généraux de l'univers, ou, en particulier, ceux +que présentent les corps terrestres. D'où la physique céleste, ou +l'astronomie, soit géométrique, soit mécanique; et la physique +terrestre. La nécessité de cette division est exactement semblable à +celle de la précédente. + +Les phénomènes astronomiques étant les plus généraux, les plus simples, +les plus abstraits de tous, c'est évidemment par leur étude que doit +commencer la philosophie naturelle, puisque les lois auxquelles ils sont +assujétis influent sur celles de tous les autres phénomènes, dont +elles-mêmes sont, au contraire, essentiellement indépendantes. Dans tous +les phénomènes de la physique terrestre, on observe d'abord les effets +généraux de la gravitation universelle, plus quelques autres effets qui +leur sont propres, et qui modifient les premiers. Il s'ensuit que, +lorsqu'on analyse le phénomène terrestre le plus simple, non-seulement +en prenant un phénomène chimique, mais en choisissant même un phénomène +purement mécanique, on le trouve constamment plus composé que le +phénomène céleste le plus compliqué. C'est ainsi, par exemple, que le +simple mouvement d'un corps pesant, même quand il ne s'agit que d'un +solide, présente réellement, lorsqu'on veut tenir compte de toutes les +circonstances déterminantes, un sujet de recherches plus compliqué que +la question astronomique la plus difficile. Une telle considération +montre clairement combien il est indispensable de séparer nettement la +physique céleste et la physique terrestre, et de ne procéder à l'étude +de la seconde qu'après celle de la première, qui en est la base +rationnelle. + +La physique terrestre, à son tour, se sous-divise, d'après le même +principe, en deux portions très-distinctes, selon qu'elle envisage les +corps sous le point de vue mécanique, ou sous le point de vue chimique. +D'où la physique proprement dite, et la chimie. Celle-ci, pour être +conçue d'une manière vraiment méthodique, suppose évidemment la +connaissance préalable de l'autre. Car, tous les phénomènes chimiques +sont nécessairement plus compliqués que les phénomènes physiques; ils en +dépendent sans influer sur eux. Chacun sait, en effet, que toute action +chimique est soumise d'abord à l'influence de la pesanteur, de la +chaleur, de l'électricité, etc., et présente, en outre, quelque chose de +propre qui modifie l'action des agens précédens. Cette considération, +qui montre évidemment la chimie comme ne pouvant marcher qu'après la +physique, la présente en même temps comme une science distincte. Car, +quelque opinion qu'on adopte relativement aux affinités chimiques, et +quand même on ne verrait en elles, ainsi qu'on peut le concevoir, que +des modifications de la gravitation générale produites par la figure et +par la disposition mutuelle des atômes, il demeurerait incontestable que +la nécessité d'avoir continuellement égard à ces conditions spéciales ne +permettrait point de traiter la chimie comme un simple appendice de la +physique. On serait donc obligé, dans tous les cas, ne fût-ce que pour +la facilité de l'étude, de maintenir la division et l'enchaînement que +l'on regarde aujourd'hui comme tenant à l'hétérogénéité des phénomènes. + +Telle est donc la distribution rationnelle des principales branches de +la science générale des corps bruts. Une division analogue s'établit, de +la même manière, dans la science générale des corps organisés. + +Tous les êtres vivans présentent deux ordres de phénomènes +essentiellement distincts, ceux relatifs à l'individu, et ceux qui +concernent l'espèce, surtout quand elle est sociable. C'est +principalement par rapport à l'homme, que cette distinction est +fondamentale. Le dernier ordre de phénomènes est évidemment plus +compliqué et plus particulier que le premier; il en dépend sans influer +sur lui. De là, deux grandes sections dans la _physique organique_, la +physiologie proprement dite, et la physique sociale, qui est fondée sur +la première. + +Dans tous les phénomènes sociaux, on observe d'abord l'influence des +lois physiologiques de l'individu, et, en outre, quelque chose de +particulier qui en modifie les effets, et qui tient à l'action des +individus les uns sur les autres, singulièrement compliquée, dans +l'espèce humaine, par l'action de chaque génération sur celle qui la +suit. Il est donc évident que, pour étudier convenablement les +phénomènes sociaux, il faut d'abord partir d'une connaissance +approfondie des lois relatives à la vie individuelle. D'un autre côté, +cette subordination nécessaire entre les deux études ne prescrit +nullement, comme quelques physiologistes du premier ordre ont été portés +à le croire, de voir dans la physique sociale un simple appendice de la +physiologie. Quoique les phénomènes soient certainement homogènes, ils +ne sont point identiques, et la séparation des deux sciences est d'une +importance vraiment fondamentale. Car, il serait impossible de traiter +l'étude collective de l'espèce comme une pure déduction de l'étude de +l'individu, puisque les conditions sociales, qui modifient l'action des +lois physiologiques, sont précisément alors la considération la plus +essentielle. Ainsi, la physique sociale doit être fondée sur un corps +d'observations directes qui lui soit propre, tout en ayant égard, comme +il convient, à son intime relation nécessaire avec la physiologie +proprement dite. + +On pourrait aisément établir une symétrie parfaite entre la division de +la physique organique et celle ci-dessus exposée pour la physique +inorganique, en rappelant la distinction vulgaire de la physiologie +proprement dite en végétale et animale. Il serait facile, en effet, de +rattacher cette sous-division au principe de classification que nous +avons constamment suivi, puisque les phénomènes de la vie animale se +présentent, en général du moins, comme plus compliqués et plus spéciaux +que ceux de la vie végétale. Mais la recherche de cette symétrie précise +aurait quelque chose de puéril, si elle entraînait à méconnaître ou à +exagérer les analogies réelles ou les différences effectives des +phénomènes. Or, il est certain que la distinction entre la physiologie +végétale et la physiologie animale, qui a une grande importance dans ce +que j'ai appelé la _physique concrète_, n'en a presque aucune dans la +_physique abstraite_, la seule dont il s'agisse ici. La connaissance des +lois générales de la vie, qui doit être, à nos yeux, le véritable objet +de la physiologie, exige la considération simultanée de toute la série +organique sans distinction de végétaux et d'animaux, distinction qui, +d'ailleurs, s'efface de jour en jour, à mesure que les phénomènes sont +étudiés d'une manière plus approfondie. + +Nous persisterons donc à ne considérer qu'une seule division dans la +physique organique, quoique nous ayons cru devoir en établir deux +successives dans la physique inorganique. + +En résultat de cette discussion, la philosophie positive se trouve donc +naturellement partagée en cinq sciences fondamentales, dont la +succession est déterminée par une subordination nécessaire et +invariable, fondée, indépendamment de toute opinion hypothétique, sur la +simple comparaison approfondie des phénomènes correspondans: ce sont +l'astronomie, la physique, la chimie, la physiologie, et enfin la +physique sociale. La première considère les phénomènes les plus +généraux, les plus simples, les plus abstraits et les plus éloignés de +l'humanité; ils influent sur tous les autres, sans être influencés par +eux. Les phénomènes considérés par la dernière sont, au contraire, les +plus particuliers, les plus compliqués, les plus concrets et les plus +directement intéressans pour l'homme; ils dépendent, plus ou moins, de +tous les précédens, sans exercer sur eux aucune influence. Entre ces +deux extrêmes, les degrés de spécialité, de complication et de +personnalité des phénomènes vont graduellement en augmentant, ainsi que +leur dépendance successive. Telle est l'intime relation générale que la +véritable observation philosophique, convenablement employée, et non de +vaines distinctions arbitraires, nous conduit à établir entre les +diverses sciences fondamentales. Tel doit donc être le plan de ce cours. + +Je n'ai pu ici qu'esquisser l'exposition des considérations principales +sur lesquelles repose cette classification. Pour la concevoir +complétement, il faudrait maintenant, après l'avoir envisagée d'un point +de vue général, l'examiner relativement à chaque science fondamentale en +particulier. C'est ce que nous ferons soigneusement en commençant +l'étude spéciale de chaque partie de ce cours. La construction de cette +échelle encyclopédique, reprise ainsi successivement en partant de +chacune des cinq grandes sciences, lui fera acquérir plus d'exactitude, +et surtout mettra pleinement en évidence sa solidité. Ces avantages +seront d'autant plus sensibles que nous verrons alors la distribution +intérieure de chaque science s'établir naturellement d'après le même +principe, ce qui présentera tout le système des connaissances humaines +décomposé, jusque dans ses détails secondaires, d'après une +considération unique constamment suivie, celle du degré d'abstraction +plus ou moins grand des conceptions correspondantes. Mais des travaux de +ce genre, outre qu'ils nous entraîneraient maintenant beaucoup trop +loin, seraient certainement déplacés dans cette leçon, où notre esprit +doit se maintenir au point de vue le plus général de la philosophie +positive. + +Néanmoins, pour faire apprécier aussi complétement que possible, dès ce +moment, l'importance de cette hiérarchie fondamentale, dont je ferai, +dans toute la suite de ce cours, des applications continuelles, je dois +signaler rapidement ici ses propriétés générales les plus essentielles. + +Il faut d'abord remarquer, comme une vérification très-décisive de +l'exactitude de cette classification, sa conformité essentielle avec la +coordination, en quelque sorte spontanée, qui se trouve en effet +implicitement admise par les savans livrés à l'étude des diverses +branches de la philosophie naturelle. + +C'est une condition ordinairement fort négligée par les constructeurs +d'échelles encyclopédiques, que de présenter comme distinctes les +sciences que la marche effective de l'esprit humain a conduit, sans +dessein prémédité, à cultiver séparément, et d'établir entr'elles une +subordination conforme aux relations positives que manifeste leur +développement journalier. Un tel accord est néanmoins évidemment le plus +sûr indice d'une bonne classification; car, les divisions qui se sont +introduites spontanément dans le système scientifique n'ont pu être +déterminées que par le sentiment long-temps éprouvé des véritables +besoins de l'esprit humain, sans qu'on ait pu être égaré par des +généralités vicieuses. + +Mais, quoique la classification ci-dessus proposée remplisse entièrement +cette condition, ce qu'il serait superflu de prouver, il n'en faudrait +pas conclure que les habitudes généralement établies aujourd'hui par +expérience chez les savans, rendraient inutile le travail encyclopédique +que nous venons d'exécuter. Elles ont seulement rendu possible une telle +opération, qui présente la différence fondamentale d'une conception +rationnelle à une classification purement empirique. Il s'en faut +d'ailleurs que cette classification soit ordinairement conçue et surtout +suivie avec toute la précision nécessaire, et que son importance soit +convenablement appréciée; il suffirait, pour s'en convaincre, de +considérer les graves infractions qui sont commises tous les jours +contre cette loi encyclopédique, au grand préjudice de l'esprit humain. + +Un second caractère très-essentiel de notre classification, c'est d'être +nécessairement conforme à l'ordre effectif du développement de la +philosophie naturelle. C'est ce que vérifie tout ce qu'on sait de +l'histoire des sciences, particulièrement dans les deux derniers +siècles, où nous pouvons suivre leur marche avec plus d'exactitude. + +On conçoit, en effet, que l'étude rationnelle de chaque science +fondamentale exigeant la culture préalable de toutes celles qui la +précèdent dans notre hiérarchie encyclopédique, n'a pu faire de progrès +réels et prendre son véritable caractère, qu'après un grand +développement des sciences antérieures relatives à des phénomènes plus +généraux, plus abstraits, moins compliqués, et indépendans des autres. +C'est donc dans cet ordre que la progression, quoique simultanée, a dû +avoir lieu. + +Cette considération me semble d'une telle importance, que je ne crois +pas possible de comprendre réellement, sans y avoir égard, l'histoire +de l'esprit humain. La loi générale qui domine toute cette histoire, et +que j'ai exposée dans la leçon précédente, ne peut être convenablement +entendue, si on ne la combine point dans l'application avec la formule +encyclopédique que nous venons d'établir. Car, c'est suivant l'ordre +énoncé par cette formule que les différentes théories humaines ont +atteint successivement, d'abord l'état théologique, ensuite l'état +métaphysique, et enfin l'état positif. Si l'on ne tient pas compte dans +l'usage de la loi de cette progression nécessaire, on rencontrera +souvent des difficultés qui paraîtront insurmontables, car il est clair +que l'état théologique ou métaphysique de certaines théories +fondamentales a dû temporairement coïncider et a quelquefois coïncidé en +effet avec l'état positif de celles qui leur sont antérieures dans notre +système encyclopédique, ce qui tend à jeter sur la vérification de la +loi générale une obscurité qu'on ne peut dissiper que par la +classification précédente. + +En troisième lieu, cette classification présente la propriété +très-remarquable de marquer exactement la perfection relative des +différentes sciences, laquelle consiste essentiellement dans le degré de +précision des connaissances, et dans leur coordination plus ou moins +intime. + +Il est aisé de sentir en effet que plus des phénomènes sont généraux, +simples et abstraits, moins ils dépendent des autres, et plus les +connaissances qui s'y rapportent peuvent être précises, en même temps +que leur coordination peut être plus complète. Ainsi, les phénomènes +organiques ne comportent qu'une étude à la fois moins exacte et moins +systématique que les phénomènes des corps bruts. De même, dans la +physique inorganique, les phénomènes célestes, vu leur plus grande +généralité et leur indépendance de tous les autres, ont donné lieu à une +science bien plus précise et beaucoup plus liée que celle des phénomènes +terrestres. + +Cette observation, qui est si frappante dans l'étude effective des +sciences, et qui a souvent donné lieu à des espérances chimériques ou à +d'injustes comparaisons, se trouve donc complétement expliquée par +l'ordre encyclopédique que j'ai établi. J'aurai naturellement occasion +de lui donner toute son extension dans la leçon prochaine, en montrant +que la possibilité d'appliquer à l'étude des divers phénomènes l'analyse +mathématique, ce qui est le moyen de procurer à cette étude le plus haut +degré possible de précision et de coordination, se trouve exactement +déterminée par le rang qu'occupent ces phénomènes dans mon échelle +encyclopédique. + +Je ne dois point passer à une autre considération, sans mettre le +lecteur en garde à ce sujet contre une erreur fort grave, et qui, bien +que très-grossière, est encore extrêmement commune. Elle consiste à +confondre le degré de précision que comportent nos différentes +connaissances avec leur degré de certitude, d'où est résulté le préjugé +très-dangereux que, le premier étant évidemment fort inégal, il en doit +être ainsi du second. Aussi parle-t-on souvent encore, quoique moins que +jadis, de l'inégale certitude des diverses sciences, ce qui tend +directement à décourager la culture des sciences les plus difficiles. Il +est clair, néanmoins, que la précision et la certitude sont deux +qualités en elles-mêmes fort différentes. Une proposition tout-à-fait +absurde peut être extrêmement précise, comme si l'on disait, par +exemple, que la somme des angles d'un triangle est égale à trois angles +droits; et une proposition très-certaine peut ne comporter qu'une +précision fort médiocre, comme lorsqu'on affirme, par exemple, que tout +homme mourra. Si, d'après l'explication précédente, les diverses +sciences doivent nécessairement présenter une précision très-inégale, il +n'en est nullement ainsi de leur certitude. Chacune peut offrir des +résultats aussi certains que ceux de toute autre, pourvu qu'elle sache +renfermer ses conclusions dans le degré de précision que comportent les +phénomènes correspondans, condition qui peut n'être pas toujours +très-facile à remplir. Dans une science quelconque, tout ce qui est +simplement conjectural n'est que plus ou moins probable, et ce n'est pas +là ce qui compose son domaine essentiel; tout ce qui est positif, +c'est-à-dire, fondé sur des faits bien constatés, est certain: il n'y a +pas de distinction à cet égard. + +Enfin, la propriété la plus intéressante de notre formule +encyclopédique, à cause de l'importance et de la multiplicité des +applications immédiates qu'on en peut faire, c'est de déterminer +directement le véritable plan général d'une éducation scientifique +entièrement rationnelle. C'est ce qui résulte sur le champ de la seule +composition de la formule. + +Il est sensible, en effet, qu'avant d'entreprendre l'étude méthodique de +quelqu'une des sciences fondamentales, il faut nécessairement s'être +préparé par l'examen de celles relatives aux phénomènes antérieurs dans +notre échelle encyclopédique, puisque ceux-ci influent toujours d'une +manière prépondérante sur ceux dont on se propose de connaître les lois. +Cette considération est tellement frappante, que, malgré son extrême +importance pratique, je n'ai pas besoin d'insister davantage en ce +moment sur un principe qui, plus tard, se reproduira d'ailleurs +inévitablement, par rapport à chaque science fondamentale. Je me +bornerai seulement à faire observer que, s'il est éminemment applicable +à l'éducation générale, il l'est aussi particulièrement à l'éducation +spéciale des savans. + +Ainsi, les physiciens qui n'ont pas d'abord étudié l'astronomie, au +moins sous un point de vue général; les chimistes qui, avant de +s'occuper de leur science propre, n'ont pas étudié préalablement +l'astronomie et ensuite la physique; les physiologistes qui ne se sont +pas préparés à leurs travaux spéciaux par une étude préliminaire de +l'astronomie, de la physique et de la chimie, ont manqué à l'une des +conditions fondamentales de leur développement intellectuel. Il en est +encore plus évidemment de même pour les esprits qui veulent se livrer à +l'étude positive des phénomènes sociaux, sans avoir d'abord acquis une +connaissance générale de l'astronomie, de la physique, de la chimie et +de la physiologie. + +Comme de telles conditions sont bien rarement remplies de nos jours, et +qu'aucune institution régulière n'est organisée pour les accomplir, nous +pouvons dire qu'il n'existe pas encore pour les savans, d'éducation +vraiment rationnelle. Cette considération est, à mes yeux, d'une si +grande importance, que je ne crains pas d'attribuer en partie à ce vice +de nos éducations actuelles, l'état d'imperfection extrême où nous +voyons encore les sciences les plus difficiles, état véritablement +inférieur à ce que prescrit en effet la nature plus compliquée des +phénomènes correspondans. + +Relativement à l'éducation générale, cette condition est encore bien +plus nécessaire. Je la crois tellement indispensable, que je regarde +l'enseignement scientifique comme incapable de réaliser les résultats +généraux les plus essentiels qu'il est destiné à produire dans la +société pour la rénovation du système intellectuel, si les diverses +branches principales de la philosophie naturelle ne sont pas étudiées +dans l'ordre convenable. N'oublions pas que, dans presque toutes les +intelligences, même les plus élevées, les idées restent ordinairement +enchaînées suivant l'ordre de leur acquisition première; et que, par +conséquent, c'est un mal le plus souvent irrémédiable que de n'avoir pas +commencé par le commencement. Chaque siècle ne compte qu'un bien petit +nombre de penseurs capables, à l'époque de leur virilité, comme Bacon, +Descartes et Leïbnitz, de faire véritablement table rase, pour +reconstruire de fond en comble le système entier de leurs idées +acquises. + +L'importance de notre loi encyclopédique pour servir de base à +l'éducation scientifique, ne peut être convenablement appréciée qu'en la +considérant aussi par rapport à la méthode, au lieu de l'envisager +seulement, comme nous venons de le faire, relativement à la doctrine. + +Sous ce nouveau point de vue, une exécution convenable du plan général +d'études que nous avons déterminé doit avoir pour résultat nécessaire de +nous procurer une connaissance parfaite de la méthode positive, qui ne +pourrait être obtenue d'aucune autre manière. + +En effet, les phénomènes naturels ayant été classés de telle sorte, que +ceux qui sont réellement homogènes restent toujours compris dans une +même étude, tandis que ceux qui ont été affectés à des études +différentes sont effectivement hétérogènes, il doit nécessairement en +résulter que la méthode positive générale sera constamment modifiée +d'une manière uniforme dans l'étendue d'une même science fondamentale, +et qu'elle éprouvera sans cesse des modifications différentes et de plus +en plus composées, en passant d'une science à une autre. Nous aurons +donc ainsi la certitude de la considérer dans toutes les variétés +réelles dont elle est susceptible, ce qui n'aurait pu avoir lieu, si +nous avions adopté une formule encyclopédique qui ne remplît pas les +conditions essentielles posées ci-dessus. + +Cette nouvelle considération est d'une importance vraiment fondamentale; +car, si nous avons vu en général, dans la dernière leçon, qu'il est +impossible de connaître la méthode positive, quand on veut l'étudier +séparément de son emploi, nous devons ajouter aujourd'hui qu'on ne peut +s'en former une idée nette et exacte qu'en étudiant successivement, et +dans l'ordre convenable, son application à toutes les diverses classes +principales des phénomènes naturels. Une seule science ne suffirait +point pour atteindre ce but, même en la choisissant le plus +judicieusement possible. Car, quoique la méthode soit essentiellement +identique dans toutes, chaque science développe spécialement tel ou tel +de ses procédés caractéristiques, dont l'influence, trop peu prononcée +dans les autres sciences, demeurerait inaperçue. Ainsi, par exemple, +dans certaines branches de la philosophie, c'est l'observation +proprement dite; dans d'autres c'est l'expérience, et telle ou telle +nature d'expériences, qui constitue le principal moyen d'exploration. De +même, tel précepte général, qui fait partie intégrante de la méthode, a +été fourni primitivement par une certaine science; et, bien qu'il ait pu +être ensuite transporté dans d'autres, c'est à sa source qu'il faut +l'étudier pour le bien connaître; comme, par exemple, la théorie des +classifications. + +En se bornant à l'étude d'une science unique, il faudrait sans doute +choisir la plus parfaite, pour avoir un sentiment plus profond de la +méthode positive. Or, la plus parfaite étant en même temps la plus +simple, on n'aurait ainsi qu'une connaissance bien incomplète de la +méthode, puisque on n'apprendrait pas quelles modifications essentielles +elle doit subir pour s'adapter à des phénomènes plus compliqués. Chaque +science fondamentale a donc, sous ce rapport, des avantages qui lui sont +propres; ce qui prouve clairement la nécessité de les considérer toutes, +sous peine de ne se former que des conceptions trop étroites et des +habitudes insuffisantes. Cette considération devant se reproduire +fréquemment dans la suite, il est inutile de la développer davantage en +ce moment. + +Je dois néanmoins ici, toujours sous le rapport de la méthode, insister +spécialement sur le besoin, pour la bien connaître, non-seulement +d'étudier philosophiquement toutes les diverses sciences fondamentales, +mais de les étudier suivant l'ordre encyclopédique établi dans cette +leçon. Que peut produire de rationnel, à moins d'une extrême supériorité +naturelle, un esprit qui s'occupe de prime abord de l'étude des +phénomènes les plus compliqués, sans avoir préalablement appris à +connaître, par l'examen des phénomènes les plus simples, ce que c'est +qu'une _loi_, ce que c'est qu'_observer_, ce que c'est qu'une conception +positive, ce que c'est même qu'un raisonnement suivi? Telle est pourtant +encore aujourd'hui la marche ordinaire de nos jeunes physiologistes, +qui abordent immédiatement l'étude des corps vivans, sans avoir le plus +souvent été préparés autrement que par une éducation préliminaire +réduite à l'étude d'une ou deux langues mortes, et n'ayant, tout au +plus, qu'une connaissance très-superficielle de la physique et de la +chimie, connaissance presque nulle sous le rapport de la méthode, +puisqu'elle n'a pas été obtenue communément d'une manière rationnelle, +et en partant du véritable point de départ de la philosophie naturelle. +On conçoit combien il importe de réformer un plan d'études aussi +vicieux. De même, relativement aux phénomènes sociaux, qui sont encore +plus compliqués, ne serait-ce point avoir fait un grand pas vers le +retour des sociétés modernes à un état vraiment normal, que d'avoir +reconnu la nécessité logique de ne procéder à l'étude de ces phénomènes, +qu'après avoir dressé successivement l'organe intellectuel par l'examen +philosophique approfondi de tous les phénomènes antérieurs? On peut même +dire avec précision que c'est là toute la difficulté principale. Car, il +est peu de bons esprits qui ne soient convaincus aujourd'hui qu'il faut +étudier les phénomènes sociaux d'après la méthode positive. Seulement, +ceux qui s'occupent de cette étude, ne sachant pas et ne pouvant pas +savoir exactement en quoi consiste cette méthode, faute de l'avoir +examinée dans ses applications antérieures, cette maxime est jusqu'à +présent demeurée stérile pour la rénovation des théories sociales, qui +ne sont pas encore sorties de l'état théologique ou de l'état +métaphysique, malgré les efforts des prétendus réformateurs positifs. +Cette considération sera, plus tard, spécialement développée; je dois +ici me borner à l'indiquer, uniquement pour faire apercevoir toute la +portée de la conception encyclopédique que j'ai proposée dans cette +leçon. + +Tels sont donc les quatre points de vue principaux, sous lesquels j'ai +dû m'attacher à faire ressortir l'importance générale de la +classification rationnelle et positive, établie ci-dessus pour les +sciences fondamentales. + +Afin de compléter l'exposition générale du plan de ce cours, il me reste +maintenant à considérer une lacune immense et capitale, que j'ai laissée +à dessein dans ma formule encyclopédique, et que le lecteur a sans doute +déjà remarquée. En effet, nous n'avons point marqué dans notre système +scientifique le rang de la science mathématique. + +Le motif de cette omission volontaire est dans l'importance même de +cette science, si vaste et si fondamentale. Car, la leçon prochaine +sera entièrement consacrée à la détermination exacte de son véritable +caractère général, et par suite à la fixation précise de son rang +encyclopédique. Mais pour ne pas laisser incomplet, sous un rapport +aussi capital, le grand tableau que j'ai tâché d'esquisser dans cette +leçon, je dois indiquer ici sommairement, par anticipation, les +résultats généraux de l'examen que nous entreprendrons dans la leçon +suivante. + +Dans l'état actuel du développement de nos connaissances positives, il +convient, je crois, de regarder la science mathématique, moins comme une +partie constituante de la philosophie naturelle proprement dite, que +comme étant, depuis Descartes et Newton, la vraie base fondamentale de +toute cette philosophie, quoique, à parler exactement, elle soit à la +fois l'une et l'autre. Aujourd'hui, en effet, la science mathématique +est bien moins importante par les connaissances, très-réelles et +très-précieuses néanmoins, qui la composent directement, que comme +constituant l'instrument le plus puissant que l'esprit humain puisse +employer dans la recherche des lois des phénomènes naturels. + +Pour présenter à cet égard une conception parfaitement nette et +rigoureusement exacte, nous verrons qu'il faut diviser la science +mathématique en deux grandes sciences, dont le caractère est +essentiellement distinct: la mathématique abstraite, ou le _calcul_, en +prenant ce mot dans sa plus grande extension, et la mathématique +concrète, qui se compose, d'une part de la géométrie générale, d'une +autre part de la mécanique rationnelle. La partie concrète est +nécessairement fondée sur la partie abstraite, et devient à son tour la +base directe de toute la philosophie naturelle, en considérant, autant +que possible, tous les phénomènes de l'univers comme géométriques ou +comme mécaniques. + +La partie abstraite est la seule qui soit purement instrumentale, +n'étant autre chose qu'une immense extension admirable de la logique +naturelle à un certain ordre de déductions. La géométrie et la mécanique +doivent, au contraire, être envisagées comme de véritables sciences +naturelles, fondées ainsi que toutes les autres, sur l'observation, +quoique, par l'extrême simplicité de leurs phénomènes, elles comportent +un degré infiniment plus parfait de systématisation, qui a pu +quelquefois faire méconnaître le caractère expérimental de leurs +premiers principes. Mais ces deux sciences physiques ont cela de +particulier, que, dans l'état présent de l'esprit humain, elles sont +déjà et seront toujours davantage employées comme méthode, beaucoup plus +que comme doctrine directe. + +Il est, du reste, évident qu'en plaçant ainsi la science mathématique à +la tête de la philosophie positive, nous ne faisons qu'étendre davantage +l'application de ce même principe de classification, fondé sur la +dépendance successive des sciences en résultat du degré d'abstraction de +leurs phénomènes respectifs, qui nous a fourni la série encyclopédique, +établie dans cette leçon. Nous ne faisons maintenant que restituer à +cette série son véritable premier terme, dont l'importance propre +exigeait un examen spécial plus développé. On voit, en effet, que les +phénomènes géométriques et mécaniques sont, de tous, les plus généraux, +les plus simples, les plus abstraits, les plus irréductibles, et les +plus indépendans de tous les autres, dont ils sont, au contraire, la +base. On conçoit pareillement que leur étude est un préliminaire +indispensable à celle de tous les autres ordres de phénomènes. C'est +donc la science mathématique qui doit constituer le véritable point de +départ de toute éducation scientifique rationnelle, soit générale, soit +spéciale, ce qui explique l'usage universel qui s'est établi depuis +long-temps à ce sujet, d'une manière empirique, quoiqu'il n'ait eu +primitivement d'autre cause que la plus grande ancienneté relative de la +science mathématique. Je dois me borner en ce moment à une indication +très-rapide de ces diverses considérations, qui vont être l'objet +spécial de la leçon suivante. + +Nous avons donc exactement déterminé dans cette leçon, non d'après de +vaines spéculations arbitraires, mais en le regardant comme le sujet +d'un véritable problème philosophique, le plan rationnel qui doit nous +guider constamment dans l'étude de la philosophie positive. En résultat +définitif, la mathématique, l'astronomie, la physique, la chimie, la +physiologie, et la physique sociale; telle est la formule encyclopédique +qui, parmi le très-grand nombre de classifications que comportent les +six sciences fondamentales, est seule logiquement conforme à la +hiérarchie naturelle et invariable des phénomènes. Je n'ai pas besoin de +rappeler l'importance de ce résultat, que le lecteur doit se rendre +éminemment familier, pour en faire dans toute l'étendue de ce cours une +application continuelle. + +La conséquence finale de cette leçon, exprimée sous la forme la plus +simple, consiste donc dans l'explication et la justification du grand +tableau synoptique placé au commencement de cet ouvrage, et dans la +construction duquel je me suis efforcé de suivre, aussi rigoureusement +que possible, pour la distribution intérieure de chaque science +fondamentale, le même principe de classification qui vient de nous +fournir la série générale des sciences. + + + + +TROISIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science +mathématique. + + +En commençant à entrer directement en matière par l'étude philosophique +de la première des six sciences fondamentales établies dans la leçon +précédente, nous avons lieu de constater immédiatement l'importance de +la philosophie positive pour perfectionner le caractère général de +chaque science en particulier. + +Quoique la science mathématique soit la plus ancienne et la plus +parfaite de toutes, l'idée générale qu'on doit s'en former n'est point +encore nettement déterminée. La définition de la science, ses +principales divisions, sont demeurées jusqu'ici vagues et incertaines. +Le nom multiple par lequel on la désigne habituellement suffirait même +seul pour indiquer le défaut d'unité de son caractère philosophique, +tel qu'il est conçu communément. + +À la vérité, c'est seulement au commencement du siècle dernier que les +diverses conceptions fondamentales qui constituent cette grande science +ont pris chacune assez de développement pour que le véritable esprit de +l'ensemble pût se manifester clairement. Depuis cette époque, +l'attention des géomètres à été trop justement et trop exclusivement +absorbée par le perfectionnement spécial des différentes branches, et +par l'application capitale qu'ils en ont faite aux lois les plus +importantes de l'univers, pour pouvoir se diriger convenablement sur le +système général de la science. + +Mais aujourd'hui le progrès des spécialités n'est plus tellement rapide, +qu'il interdise la contemplation de l'ensemble. La mathématique[2] est +maintenant assez développée, soit en elle-même, soit quant à ses +applications les plus essentielles, pour être parvenue à cet état de +consistance, dans lequel on doit s'efforcer de coordonner en un système +unique les diverses parties de la science, afin de préparer de nouveaux +progrès. On peut même observer que les derniers perfectionnemens +capitaux éprouvés par la science mathématique ont directement préparé +cette importante opération philosophique, en imprimant à ses principales +parties un caractère d'unité qui n'existait pas auparavant; tel est +éminemment et hors de toute comparaison l'esprit des travaux de +l'immortel auteur de la _Théorie des Fonctions_ et de la _Mécanique +analytique_. + + [Note 2: J'emploierai souvent cette expression au + singulier, comme l'a proposé Condorcet, afin d'indiquer avec + plus d'énergie l'esprit d'unité dans lequel je conçois la + science.] + +Pour se former une juste idée de l'objet de la science mathématique +considérée dans son ensemble, on peut d'abord partir de la définition +vague et insignifiante qu'on en donne ordinairement, à défaut de toute +autre, en disant qu'elle est _la science des grandeurs_, ou, ce qui est +plus positif, _la science qui a pour but la mesure des grandeurs_. Cet +aperçu scolastique a, sans doute, singulièrement besoin d'acquérir plus +de précision et plus de profondeur. Mais l'idée est juste au fond; elle +est même suffisamment étendue, lorsqu'on la conçoit convenablement. Il +importe d'ailleurs, en pareille matière, quand on le peut sans +inconvénient, de s'appuyer sur des notions généralement admises. Voyons +donc comment, en partant de cette grossière ébauche, on peut s'élever à +une véritable définition de la mathématique, à une définition qui soit +digne de correspondre à l'importance, à l'étendue et à la difficulté de +la science. + +La question de _mesurer_ une grandeur ne présente par elle-même à +l'esprit d'autre idée que celle de la simple comparaison immédiate de +cette grandeur avec une autre grandeur semblable supposée connue, qu'on +prend pour _unité_ entre toutes celles de la même espèce. Ainsi, quand +on se borne à définir les mathématiques comme ayant pour objet la mesure +des grandeurs, on en donne une idée fort imparfaite, car il est même +impossible de voir par là comment il y a lieu, sous ce rapport, à une +science quelconque, et surtout à une science aussi vaste et aussi +profonde qu'est réputée l'être avec raison la science mathématique. Au +lieu d'un immense enchaînement de travaux rationnels très-prolongés, qui +offrent à notre activité intellectuelle un aliment inépuisable, la +science paraîtrait seulement consister, d'après un tel énoncé, dans une +simple suite de procédés mécaniques, pour obtenir directement, à l'aide +d'opérations analogues à la superposition des lignes, les rapports des +quantités à mesurer à celles par lesquelles on veut les mesurer. +Néanmoins, cette définition n'a point réellement d'autre défaut que de +n'être pas suffisamment approfondie. Elle n'induit point en erreur sur +le véritable but final des mathématiques; seulement elle présente comme +direct un objet qui, presque toujours, est, au contraire, fort +indirect, et par là, elle ne fait nullement concevoir la nature de la +science. + +Pour y parvenir, il faut d'abord considérer un fait général, très-facile +à constater. C'est que la mesure _directe_ d'une grandeur, par la +superposition ou par quelque procédé semblable, est le plus souvent pour +nous une opération tout-à-fait impossible: en sorte que si nous n'avions +pas d'autre moyen pour déterminer les grandeurs que les comparaisons +immédiates, nous serions obligés de renoncer à la connaissance de la +plupart de celles qui nous intéressent. + +On comprendra toute l'exactitude de cette observation générale, en se +bornant à considérer spécialement le cas particulier qui présente +évidemment le plus de facilité, celui de la mesure d'une ligne droite +par une autre ligne droite. Cette comparaison, qui, de toutes celles que +nous pouvons imaginer, est sans contredit la plus simple, ne peut +néanmoins presque jamais être effectuée immédiatement. En réfléchissant +à l'ensemble des conditions nécessaires pour qu'une ligne droite soit +susceptible d'une mesure directe, on voit que le plus souvent elles ne +peuvent point être remplies à la fois, relativement aux lignes que nous +désirons connaître. La première et la plus grossière de ces conditions, +celle de pouvoir parcourir la ligne d'un bout à l'autre, pour porter +successivement l'unité dans toute son étendue, exclut évidemment déjà la +très-majeure partie des distances qui nous intéressent le plus; d'abord +toutes les distances entre les différens corps célestes, ou de la terre +à quelqu'autre corps céleste, et ensuite même la plupart des distances +terrestres, qui sont si fréquemment inaccessibles. Quand cette première +condition se trouve accomplie, il faut encore que la longueur ne soit ni +trop grande ni trop petite, ce qui rendrait la mesure directe également +impossible; il faut qu'elle soit convenablement située, etc. La plus +légère circonstance, qui abstraitement ne paraîtrait devoir introduire +aucune nouvelle difficulté, suffira souvent, dans la réalité, pour nous +interdire toute mesure directe. Ainsi, par exemple, telle ligne que nous +pourrions mesurer exactement avec la plus grande facilité, si elle était +horizontale, il suffira de la concevoir redressée verticalement, pour +que la mesure en devienne impossible. En un mot, la mesure immédiate +d'une ligne droite, présente une telle complication de difficultés, +surtout quand on veut y apporter quelque exactitude, que presque jamais +nous ne rencontrons d'autres lignes susceptibles d'être mesurées +directement avec précision, du moins parmi celles d'une certaine +grandeur, que des lignes purement artificielles, créées expressément +par nous pour comporter une détermination directe, et auxquelles nous +parvenons à rattacher toutes les autres. + +Ce que je viens d'établir relativement aux lignes se conçoit, à bien +plus forte raison, des surfaces, des volumes, des vitesses, des temps, +des forces, etc., et, en général, de toutes les autres grandeurs +susceptibles d'appréciation exacte, et qui, par leur nature, présentent +nécessairement beaucoup plus d'obstacles encore à une mesure immédiate. +Il est donc inutile de s'y arrêter, et nous devons regarder comme +suffisamment constatée l'impossibilité de déterminer, en les mesurant +directement, la plupart des grandeurs que nous désirons connaître. C'est +ce fait général qui nécessite la formation de la science mathématique, +comme nous allons le voir. Car, renonçant, dans presque tous les cas, à +la mesure immédiate des grandeurs, l'esprit humain a dû chercher à les +déterminer indirectement, et c'est ainsi qu'il a été conduit à la +création des mathématiques. + +La méthode générale qu'on emploie constamment, la seule évidemment qu'on +puisse concevoir, pour connaître des grandeurs qui ne comportent point +une mesure directe, consiste à les rattacher à d'autres qui soient +susceptibles d'être déterminées immédiatement, et d'après lesquelles on +parvient à découvrir les premières, au moyen des relations qui existent +entre les unes et les autres. Tel est l'objet précis de la science +mathématique envisagée dans son ensemble. Pour s'en faire une idée +suffisamment étendue, il faut considérer que cette détermination +indirecte des grandeurs peut-être indirecte à des degrés fort différens. +Dans un grand nombre de cas, qui souvent sont les plus importans, les +grandeurs, à la détermination desquelles on ramène la recherche des +grandeurs principales qu'on veut connaître, ne peuvent point elles-mêmes +être mesurées immédiatement, et doivent par conséquent, à leur tour, +devenir le sujet d'une question semblable, et ainsi de suite; en sorte +que, dans beaucoup d'occasions, l'esprit humain est obligé d'établir une +longue suite d'intermédiaires entre le système des grandeurs inconnues +qui sont l'objet définitif de ses recherches, et le système des +grandeurs susceptibles de mesure directe, d'après lesquelles on +détermine finalement les premières, et qui ne paraissent d'abord avoir +avec celles-ci aucune liaison. + +Quelques exemples vont suffire pour éclaircir ce que les généralités +précédentes pourraient présenter de trop abstrait. + +Considérons, en premier lieu, un phénomène naturel très-simple qui +puisse néanmoins donner lieu à une question mathématique réelle et +susceptible d'applications effectives, le phénomène de la chute +verticale des corps pesans. + +En observant ce phénomène, l'esprit le plus étranger aux conceptions +mathématiques reconnaît sur-le-champ que les deux quantités qu'il +présente, savoir: la hauteur d'où un corps est tombé, et le temps de sa +chute, sont nécessairement liées l'une à l'autre, puisqu'elles varient +ensemble, et restent fixes simultanément; ou, suivant le langage des +géomètres, qu'elles sont _fonction_ l'une de l'autre. Le phénomène, +considéré sous ce point de vue, donne donc lieu à une question +mathématique, qui consiste à suppléer à la mesure directe de l'une de +ces deux grandeurs lorsqu'elle sera impossible, par la mesure de +l'autre. C'est ainsi, par exemple, qu'on pourra déterminer indirectement +la profondeur d'un précipice, en se bornant à mesurer le temps qu'un +corps emploierait à tomber jusqu'au fond; et, en procédant +convenablement, cette profondeur inaccessible sera connue avec tout +autant de précision que si c'était une ligne horizontale placée dans les +circonstances les plus favorables à une mesure facile et exacte. Dans +d'autres occasions, c'est la hauteur d'où le corps est tombé qui sera +facile à connaître, tandis que le temps de la chute ne pourrait point +être observé directement; alors le même phénomène donnera lieu à la +question inverse, déterminer le temps d'après la hauteur; comme, par +exemple, si l'on voulait connaître quelle serait la durée de la chute +verticale d'un corps tombant de la lune sur la terre. + +Dans l'exemple précédent, la question mathématique est fort simple, du +moins quand on n'a pas égard à la variation d'intensité de la pesanteur, +ni à la résistance du fluide que le corps traverse dans sa chute. Mais, +pour agrandir la question, il suffira de considérer le même phénomène +dans sa plus grande généralité, en supposant la chute oblique, et tenant +compte de toutes les circonstances principales. Alors, au lieu d'offrir +simplement deux quantités variables liées entr'elles par une relation +facile à suivre, le phénomène en présentera un plus grand nombre, +l'espace parcouru, soit dans le sens vertical, soit dans le sens +horizontal, le temps employé à le parcourir, la vitesse du corps à +chaque point de sa course, et même l'intensité et la direction de son +impulsion primitive, qui pourront aussi être envisagées comme variables, +et enfin, dans certains cas, pour tenir compte de tout, la résistance du +milieu et l'énergie de la gravité. Toutes ces diverses quantités seront +liées entr'elles, de telle sorte que chacune à son tour pourra être +déterminée indirectement d'après les autres, ce qui présentera autant de +recherches mathématiques distinctes qu'il y aura de grandeurs +coexistantes dans le phénomène considéré. Ce changement très-simple dans +les conditions physiques d'un problème pourra faire, comme il arrive en +effet pour l'exemple cité, qu'une recherche mathématique, primitivement +fort élémentaire, se place tout-à-coup au rang des questions les plus +difficiles, dont la solution complète et rigoureuse surpasse jusqu'à +présent toutes les plus grandes forces de l'esprit humain. + +Prenons un second exemple dans les phénomènes géométriques. Qu'il +s'agisse de déterminer une distance qui n'est pas susceptible de mesure +directe; on la concevra généralement comme faisant partie d'une +_figure_, ou d'un système quelconque de lignes, choisi de telle manière +que tous ses autres élémens puissent être observés immédiatement; par +exemple, dans le cas le plus simple et auquel tous les autres peuvent se +réduire finalement, on considérera la distance proposée comme +appartenant à un triangle, dans lequel on pourrait déterminer +directement, soit un autre côté et deux angles, soit deux côtés et un +seul angle. Dès-lors, la connaissance de la distance cherchée, au lieu +d'être obtenue immédiatement, sera le résultat d'un travail mathématique +qui consistera à la déduire des élémens observés, d'après la relation +qui la lie avec eux. Ce travail pourra devenir successivement de plus +en plus compliqué, si les élémens supposés connus ne pouvaient, à leur +tour, comme il arrive le plus souvent, être déterminés que d'une manière +indirecte, à l'aide de nouveaux systèmes auxiliaires, dont le nombre, +dans les grandes opérations de ce genre, finit par devenir quelquefois +très-considérable. La distance une fois déterminée, cette seule +connaissance suffira fréquemment pour faire obtenir de nouvelles +quantités, qui offriront le sujet de nouvelles questions mathématiques. +Ainsi, quand on sait à quelle distance est situé un objet, la simple +observation, toujours possible, de son diamètre apparent, doit +évidemment permettre de déterminer indirectement, quelqu'inaccessible +qu'il puisse être, ses dimensions réelles, et, par une suite de +recherches analogues, sa surface, son volume, son poids même, et une +foule d'autres propriétés, dont la connaissance semblait devoir nous +être nécessairement interdite. + +C'est par de tels travaux, que l'homme a pu parvenir à connaître, +non-seulement les distances des astres à la terre, et par suite, +entr'eux, mais leur grandeur effective, leur véritable figure, jusqu'aux +inégalités de leur surface, et, ce qui semble se dérober bien plus +encore à nos moyens d'investigation, leurs masses respectives, leurs +densités moyennes, les circonstances principales de la chute des corps +pesans à la surface de chacun d'eux, etc. Par la puissance des théories +mathématiques, tous ces divers résultats, et bien d'autres encore +relatifs aux différentes classes de phénomènes naturels, n'ont exigé +définitivement d'autres mesures immédiates que celles d'un très-petit +nombre de lignes droites, convenablement choisies, et d'un plus grand +nombre d'angles. On peut même dire, en toute rigueur, pour indiquer d'un +seul trait la portée générale de la science, que si l'on ne craignait +pas avec raison de multiplier sans nécessité les opérations +mathématiques, et si, par conséquent, on ne devait pas les réserver +seulement pour la détermination des quantités qui ne pourraient +nullement être mesurées directement, ou d'une manière assez exacte, la +connaissance de toutes les grandeurs susceptibles d'estimation précise +que les divers ordres de phénomènes peuvent nous offrir, serait +finalement réductible à la mesure immédiate d'une ligne droite unique et +d'un nombre d'angles convenable. + +Nous sommes donc parvenu maintenant à définir avec exactitude la science +mathématique, en lui assignant pour but, la mesure _indirecte_ des +grandeurs, et disant qu'on s'y propose constamment de _déterminer les +grandeurs les unes par les autres, d'après les relations précises qui +existent entre elles_. Cet énoncé, au lieu de donner seulement +l'idée d'un art, comme le font jusqu'ici toutes les définitions +ordinaires, caractérise immédiatement une véritable science, et la +montre sur-le-champ composée d'un immense enchaînement d'opérations +intellectuelles, qui pourront évidemment devenir très compliquées, à +raison de la suite d'intermédiaires qu'il faudra établir entre les +quantités inconnues et celles qui comportent une mesure directe, du +nombre des variables co-existantes dans la question proposée, et de la +nature des relations que fourniront entre toutes ces diverses grandeurs +les phénomènes considérés. D'après une telle définition, l'esprit +mathématique consiste à regarder toujours comme liées entre elles toutes +les quantités que peut présenter un phénomène quelconque, dans la vue de +les déduire les unes des autres. Or, il n'y a pas évidemment de +phénomène qui ne puisse donner lieu à des considérations de ce genre; +d'où résulte l'étendue naturellement indéfinie et même la rigoureuse +universalité logique de la science mathématique: nous chercherons plus +loin à circonscrire aussi exactement que possible son extension effective. + +Les explications précédentes établissent clairement la +justification du nom employé pour désigner la science que nous +considérons. Cette dénomination, qui a pris aujourd'hui une acception si +déterminée, signifie simplement par elle-même la _science_ en général. Une +telle désignation, rigoureusement exacte pour les Grecs, qui n'avaient +pas d'autre science réelle, n'a pu être conservée par les modernes que +pour indiquer les mathématiques comme la _science_ par excellence. Et, en +effet, la définition à laquelle nous venons d'être conduits, si on en +écarte la circonstance de la précision des déterminations, n'est autre +chose que la définition de toute véritable science quelconque, car +chacune n'a-t-elle pas nécessairement pour but de déterminer des +phénomènes les uns par les autres, d'après les relations qui existent +entre eux? Toute _science_ consiste dans la coordination des faits ; si +les diverses observations étaient entièrement isolées, il n'y aurait pas +de _science_. On peut même dire généralement que la _science_ est +essentiellement destinée à dispenser, autant que le comportent les +divers phénomènes, de toute observation directe, en permettant de +déduire du plus petit nombre possible de données immédiates, le plus +grand nombre possible de résultats. N'est-ce point là, en effet, l'usage +réel, soit dans la spéculation, soit dans l'action, des _lois_ que nous +parvenons à découvrir entre les phénomènes naturels? La science +mathématique ne fait, d'après cela, que pousser au plus haut degré +possible, tant sous le rapport de la quantité que sous celui de la +qualité, sur les sujets véritablement de son ressort, le même genre de +recherches que poursuit, à des degrés plus ou moins inférieurs, chaque +science réelle, dans sa sphère respective. + +C'est donc par l'étude des mathématiques, et seulement par elle, que +l'on peut se faire une idée juste et approfondie de ce que c'est qu'une +_science_. C'est là uniquement qu'on doit chercher à connaître avec +précision la méthode générale que l'esprit humain emploie constamment +dans toutes ses recherches positives, parce que nulle part ailleurs les +questions ne sont résolues d'une manière aussi complète, et les +déductions prolongées aussi loin avec une sévérité rigoureuse. C'est là +également que notre entendement a donné les plus grandes preuves de sa +force, parce que les idées qu'il y considère sont du plus haut degré +d'abstraction possible dans l'ordre positif. Toute éducation +scientifique qui ne commence point par une telle étude, pèche donc +nécessairement par sa base. + +Nous avons jusqu'ici envisagé la science mathématique seulement dans son +ensemble total, sans avoir aucun égard à ses divisions. Nous devons +maintenant, pour compléter cette vue générale et nous former une juste +idée du caractère philosophique de la science, considérer sa division +fondamentale. Les divisions secondaires seront examinées dans les leçons +suivantes. + +Cette division principale ne saurait être vraiment rationnelle, et +dériver de la nature même du sujet, qu'autant qu'elle se présentera +spontanément, en faisant l'analyse exacte d'une question mathématique +complète. Ainsi, après avoir déterminé ci-dessus quel est l'objet +général des travaux mathématiques, caractérisons maintenant avec +précision les divers ordres principaux de recherches dont ils se +composent constamment. + +La solution complète de toute question mathématique se décompose +nécessairement en deux parties, d'une nature essentiellement distincte, +et dont la relation est invariablement déterminée. En effet, nous avons +vu que toute recherche mathématique a pour objet de déterminer des +grandeurs inconnues, d'après les relations qui existent entre elles et +des grandeurs connues. Or, il faut évidemment d'abord, à cette fin, +parvenir à connaître avec précision les relations existantes entre les +quantités que l'on considère. Ce premier ordre de recherches constitue +ce que j'appelle la partie _concrète_ de la solution. Quand elle est +terminée, la question change de nature; elle se réduit à une pure +question de nombres, consistant simplement désormais à déterminer des +nombres inconnus, lorsqu'on sait quelles relations précises les lient à +des nombres connus. C'est dans ce second ordre de recherches que +consiste ce que je nomme la partie _abstraite_ de la solution. De là +résulte la division fondamentale de la science mathématique générale en +deux grandes sciences, la mathématique abstraite et la mathématique +concrète. + +Cette analyse peut être observée dans toute question mathématique +complète, quelque simple ou quelque compliquée qu'elle soit. Il suffira, +pour la faire bien comprendre, d'en indiquer un seul exemple. + +Reprenant le phénomène déjà cité de la chute verticale d'un corps +pesant, et considérant le cas le plus simple, on voit que pour parvenir +à déterminer l'une par l'autre la hauteur d'où le corps est tombé et la +durée de sa chute, il faut commencer par découvrir la relation exacte de +ces deux quantités, ou, suivant le langage des géomètres, l'_équation_ +qui existe entre elles. Avant que cette première recherche soit +terminée, toute tentative pour déterminer numériquement la valeur de +l'une de ces deux grandeurs par celle de l'autre serait évidemment +prématurée, car elle n'aurait aucune base. Il ne suffit pas de savoir +vaguement qu'elles dépendent l'une de l'autre, ce que tout le monde +aperçoit sur-le-champ, mais il faut déterminer en quoi consiste cette +dépendance; ce qui peut être fort difficile, et constitue en effet, dans +le cas actuel, la partie incomparablement supérieure du problème. Le +véritable esprit scientifique est si moderne et encore tellement rare, +que personne peut-être avant Galilée n'avait seulement remarqué +l'accroissement de vitesse qu'éprouve un corps dans sa chute, ce qui +exclut l'hypothèse, vers laquelle notre intelligence, toujours portée +involontairement à supposer dans chaque phénomène les _fonctions_ les +plus simples, sans aucun autre motif que sa plus grande facilité à les +concevoir, serait naturellement entraînée, la hauteur proportionnelle au +temps. En un mot, ce premier travail aboutit à la découverte de la loi +de Galilée. Quand cette partie concrète est terminée, la recherche +devient d'une tout autre nature. Sachant que les espaces parcourus par +le corps dans chaque seconde successive de sa chute croissent comme la +suite des nombres impairs, c'est alors une question purement numérique +et abstraite que d'en déduire ou la hauteur d'après le temps, ou le +temps par la hauteur, ce qui consistera à trouver que, d'après la loi +établie, la première de ces deux quantités est un multiple connu de la +seconde puissance de l'autre, d'où l'on devra finalement conclure la +valeur de l'une quand celle de l'autre sera donnée. + +Dans cet exemple, la question concrète est plus difficile que la +question abstraite. Ce serait l'inverse, si l'on considérait le même +phénomène dans sa plus grande généralité, tel que je l'ai envisagé plus +haut pour un autre motif. Suivant les cas, ce sera tantôt la première, +tantôt la seconde de ces deux parties qui constituera la principale +difficulté de la question totale; la loi mathématique du phénomène +pouvant être très-simple, mais difficile à obtenir, et, dans d'autres +occasions, facile à découvrir, mais fort compliquée: en sorte que les +deux grandes sections de la science mathématique, quand on les compare +en masse, doivent être regardées comme exactement équivalentes en +étendue et en difficulté, aussi bien qu'en importance, ainsi que nous le +constaterons plus tard en considérant chacune d'elles séparément. + +Ces deux parties, essentiellement distinctes, d'après l'explication +précédente, par l'objet que l'esprit s'y propose, ne le sont pas moins +par la nature des recherches dont elles se composent. + +La première doit porter le nom de _concrète_, car elle dépend évidemment +du genre des phénomènes considérés, et doit varier nécessairement +lorsqu'on envisagera de nouveaux phénomènes; tandis que la seconde est +complétement indépendante de la nature des objets examinés, et porte +seulement sur les relations numériques qu'ils présentent, ce qui doit la +faire appeler _abstraite_. Les mêmes relations peuvent exister dans un +grand nombre de phénomènes différens, qui, malgré leur extrême +diversité, seront envisagés par le géomètre comme offrant une question +analytique, susceptible, en l'étudiant isolément, d'être résolue une +fois pour toutes. Ainsi, par exemple, la même loi qui règne entre +l'espace et le temps, quand on examine la chute verticale d'un corps +dans le vide, se retrouve pour d'autres phénomènes qui n'offrent aucune +analogie avec le premier ni entre eux: car elle exprime aussi la +relation entre l'aire d'un corps sphérique et la longueur de son +diamètre; elle détermine également le décroissement de l'intensité de la +lumière ou de la chaleur à raison de la distance des objets éclairés ou +échauffés, etc. La partie abstraite, commune à ces diverses questions +mathématiques, ayant été traitée à l'occasion d'une seule d'entre elles, +se trouvera l'être, par cela même, pour toutes les autres; tandis que la +partie concrète devra nécessairement être reprise pour chacune +séparément, sans que la solution de quelques-unes puisse fournir, sous +ce rapport, aucun secours direct pour celle des suivantes. Il est +impossible d'établir de véritables méthodes générales qui, par une +marche déterminée et invariable, assurent, dans tous les cas, la +découverte des relations existantes entre les quantités, relativement à +des phénomènes quelconques: ce sujet ne comporte nécessairement que des +méthodes spéciales pour telle ou telle classe de phénomènes +géométriques, ou mécaniques, ou thermologiques, etc. On peut, au +contraire, de quelque source que proviennent les quantités considérées, +établir des méthodes uniformes pour les déduire les unes des autres, en +supposant connues leurs relations exactes. La partie abstraite des +mathématiques est donc, de sa nature, générale; la partie concrète, +spéciale. + +En présentant cette comparaison sous un nouveau point de vue, on peut +dire que la mathématique concrète a un caractère philosophique +essentiellement expérimental, physique, phénoménal; tandis que celui de +la mathématique abstraite est purement logique, rationnel. Ce n'est pas +ici le lieu de discuter exactement les procédés qu'emploie l'esprit +humain pour découvrir les lois mathématiques des phénomènes. Mais, soit +que l'observation précise suggère elle-même la loi, soit, comme il +arrive plus souvent, qu'elle ne fasse que confirmer la loi construite +par le raisonnement d'après les faits les plus communs; toujours est-il +certain que cette loi n'est envisagée comme réelle qu'autant qu'elle se +montre d'accord avec les résultats de l'expérience directe. Ainsi, la +partie concrète de toute question mathématique est nécessairement fondée +sur la considération du monde extérieur, et ne saurait jamais, quelle +qu'y puisse être la part du raisonnement, se résoudre par une simple +suite de combinaisons intellectuelles. La partie abstraite, au +contraire, quand elle a été d'abord bien exactement séparée, ne peut +consister que dans une série de déductions rationnelles plus ou moins +prolongée. Car, si l'on a une fois trouvé les équations d'un phénomène, +la détermination des unes par les autres des quantités qu'on y +considère, quelques difficultés d'ailleurs qu'elle puisse souvent +offrir, est uniquement du ressort du raisonnement. C'est à +l'intelligence qu'il appartient de déduire, de ces équations, des +résultats qui y sont évidemment compris, quoique d'une manière peut-être +fort implicite, sans qu'il y ait lieu à consulter de nouveau le monde +extérieur, dont la considération, devenue dès lors étrangère, doit même +être soigneusement écartée pour réduire le travail à sa véritable +difficulté propre. + +On voit, par cette comparaison générale, dont je dois me borner ici à +indiquer les traits principaux, combien est naturelle et profonde la +division fondamentale établie ci-dessus dans la science mathématique. + +Pour terminer l'exposition générale de cette division, il ne nous reste +plus qu'à circonscrire, aussi exactement que nous puissions le faire +dans ce premier aperçu, chacune des deux grandes sections de la science +mathématique. + +La _mathématique concrète_ ayant pour objet de découvrir les _équations_ +des phénomènes, semblerait, _à priori_, devoir se composer d'autant de +sciences distinctes qu'il y a de catégories réellement différentes pour +nous parmi les phénomènes naturels. Mais il s'en faut de beaucoup qu'on +soit encore parvenu à découvrir des lois mathématiques dans tous les +ordres de phénomènes; nous verrons même tout-à-l'heure que, sous ce +rapport, la majeure partie se dérobera très-vraisemblablement toujours à +nos efforts. En réalité, dans l'état présent de l'esprit humain, il n'y +a directement que deux grandes catégories générales de phénomènes dont +on connaisse constamment les équations; ce sont d'abord les phénomènes +géométriques, et ensuite les phénomènes mécaniques. Ainsi, la partie +concrète des mathématiques se compose donc de la géométrie et de la +mécanique rationnelle. + +Cela suffit, il est vrai, pour lui donner un caractère complet +d'universalité logique, quand on considère l'ensemble des phénomènes du +point de vue le plus élevé de la philosophie naturelle. En effet, si +toutes les parties de l'univers étaient conçues comme immobiles, il n'y +aurait évidemment à observer que des phénomènes géométriques, puisque +tout se réduirait à des relations de forme, de grandeur, et de +situation; ayant ensuite égard aux mouvemens qui s'y exécutent, il y a +lieu à considérer de plus des phénomènes mécaniques. En appliquant ici, +après l'avoir suffisamment généralisée, une conception philosophique, +due à M. de Blainville, et déjà citée pour un autre usage dans la 1re +leçon (page 32), on peut donc établir que, vu sous le rapport statique, +l'univers ne présente que des phénomènes géométriques; et, sous le +rapport dynamique, que des phénomènes mécaniques. Ainsi la géométrie et +la mécanique constituent, par elles-mêmes, les deux sciences naturelles +fondamentales, en ce sens, que tous les effets naturels peuvent être +conçus comme de simples résultats nécessaires, ou des lois de l'étendue, +ou des lois du mouvement. + +Mais, quoique cette conception soit toujours logiquement possible, la +difficulté est de la spécialiser avec la précision nécessaire, et de la +suivre exactement dans chacun des cas généraux que nous offre l'étude de +la nature, c'est-à-dire, de réduire effectivement chaque question +principale de philosophie naturelle, pour tel ordre de phénomènes +déterminé, à la question de géométrie ou de mécanique, à laquelle on +pourrait rationnellement la supposer ramenée. Cette transformation, qui +exige préalablement de grands progrès dans l'étude de chaque classe de +phénomènes, n'a été réellement exécutée jusqu'ici que pour les +phénomènes astronomiques, et pour une partie de ceux que considère la +physique terrestre proprement dite. C'est ainsi que l'astronomie, +l'acoustique, l'optique, etc., sont devenues finalement des applications +de la science mathématique à de certains ordres d'observations[3]. Mais, +ces applications n'étant point, par leur nature, rigoureusement +circonscrites, ce serait assigner à la science un domaine indéfini et +entièrement vague, que de les confondre avec elle, comme on le fait dans +la division ordinaire, si vicieuse à tant d'autres égards, des +mathématiques en pures et appliquées. Nous persisterons donc à regarder +la mathématique concrète comme uniquement composée de la géométrie et de +la mécanique. + + [Note 3: Je dois faire ici, par anticipation, une + mention sommaire de la thermologie, à laquelle je + consacrerai plus tard une leçon spéciale. La théorie + mathématique des phénomènes de la chaleur a pris, par les + mémorables travaux de son illustre fondateur, un tel + caractère, qu'on peut aujourd'hui la concevoir, après la + géométrie et la mécanique, comme une véritable troisième + section distincte de la mathématique concrète, puisque M. + Fourier a établi, d'une manière entièrement directe, les + équations thermologiques, au lieu de se représenter + hypothétiquement les questions comme des applications de la + mécanique, ainsi qu'on a tenté de le faire pour les + phénomènes électriques, par exemple. Cette grande + découverte, qui, comme toutes celles qui se rapportent à la + méthode, n'est pas encore convenablement appréciée, mérite + singulièrement notre attention; car, outre son importance + immédiate pour l'étude vraiment rationnelle et positive d'un + ordre de phénomènes aussi universel et aussi fondamental, + elle tend a relever nos espérances philosophiques, quant à + l'extension future des applications légitimes de l'analyse + mathématique, ainsi que je l'expliquerai dans le second + volume de ce cours, en examinant le caractère général de + cette nouvelle série de travaux. Je n'aurais pas hésité dès + à présent à traiter la thermologie, ainsi conçue, comme une + troisième branche principale de la mathématique concrète, si + je n'avais craint de diminuer l'utilité de cet ouvrage en + m'écartant trop des habitudes ordinaires.] + +Quant à la _mathématique abstraite_, dont j'examinerai la division +générale dans la leçon suivante, sa nature est nettement et exactement +déterminée. Elle se compose de ce qu'on appelle le _calcul_, en prenant +ce mot dans sa plus grande extension, qui embrasse depuis les opérations +numériques les plus simples jusqu'aux plus sublimes combinaisons de +l'analyse transcendante. Le _calcul_ a pour objet propre de résoudre +toutes les questions de nombres. Son point de départ est, constamment et +nécessairement, la connaissance de relations précises, c'est-à-dire +d'_équations_, entre les diverses grandeurs que l'on considère +simultanément, ce qui est, au contraire, le terme de la mathématique +concrète. Quelque compliquées ou quelque indirectes que puissent être +d'ailleurs ces relations, le but final de la science du _calcul_ est +d'en déduire toujours les valeurs des quantités inconnues par celles des +quantités connues. Cette _science_, bien que plus perfectionnée +qu'aucune autre, est, sans doute, réellement peu avancée encore, en +sorte que ce but est rarement atteint d'une manière complétement +satisfaisante. Mais tel n'en est pas moins son vrai caractère. Pour +concevoir nettement la véritable nature d'une science, il faut toujours +la supposer parfaite. + +Afin de résumer le plus philosophiquement possible les considérations +ci-dessus exposées sur la division fondamentale des mathématiques, il +importe de remarquer qu'elle n'est qu'une application du principe +général de classification qui nous a permis d'établir, dans la leçon +précédente, la hiérarchie rationnelle des différentes sciences +positives. + +Si l'on compare, en effet, d'une part le calcul, et d'une autre part la +géométrie et la mécanique, on vérifie, relativement aux idées +considérées dans chacune de ces deux sections principales de la +mathématique, tous les caractères essentiels de notre méthode +encyclopédique. Les idées analytiques sont évidemment à la fois plus +abstraites, plus générales et plus simples que les idées géométriques +ou mécaniques. Bien que les conceptions principales de l'analyse +mathématique, envisagées historiquement, se soient formées sous +l'influence des considérations de géométrie ou de mécanique, au +perfectionnement desquelles les progrès du calcul sont étroitement liés, +l'analyse n'en est pas moins, sous le point de vue logique, +essentiellement indépendante de la géométrie et de la mécanique, tandis +que celles-ci sont, au contraire, nécessairement fondées sur la +première. + +L'analyse mathématique est donc, d'après les principes que nous avons +constamment suivis jusqu'ici, la véritable base rationnelle du système +entier de nos connaissances positives. Elle constitue la première et la +plus parfaite de toutes les sciences fondamentales. Les idées dont elle +s'occupe, sont les plus universelles, les plus abstraites et les plus +simples que nous puissions réellement concevoir. On ne saurait tenter +d'aller plus loin, sous ces trois rapports équivalens, sans tomber +inévitablement dans les rêveries métaphysiques. Car, quel _substractum_ +effectif pourrait-il rester dans l'esprit pour servir de sujet positif +au raisonnement, si on voulait supprimer encore quelque circonstance +dans les notions des quantités indéterminées, constantes ou variables, +telles que les géomètres les emploient aujourd'hui, afin de s'élever à +un prétendu degré supérieur d'abstraction, comme le croient les +ontologistes? + +Cette nature propre de l'analyse mathématique permet de s'expliquer +aisément pourquoi, lorsqu'elle est convenablement employée, elle nous +offre un si puissant moyen, non-seulement pour donner plus de précision +à nos connaissances réelles, ce qui est évident de soi-même, mais +surtout pour établir une coordination infiniment plus parfaite dans +l'étude des phénomènes qui comportent cette application. Car, les +conceptions ayant été généralisées et simplifiées le plus possible, à +tel point qu'une seule question analytique, résolue abstraitement, +renferme la solution implicite d'une foule de questions physiques +diverses, il doit nécessairement en résulter pour l'esprit humain une +plus grande facilité à apercevoir des relations entre des phénomènes qui +semblaient d'abord entièrement isolés les uns des autres, et desquels on +est ainsi parvenu à tirer, pour le considérer à part, tout ce qu'ils ont +de commun. C'est ainsi qu'en examinant la marche de notre intelligence +dans la solution des questions importantes de géométrie et de mécanique, +nous voyons surgir naturellement, par l'intermédiaire de l'analyse, les +rapprochemens les plus fréquens et les plus inattendus entre des +problèmes qui n'offraient primitivement aucune liaison apparente, et +que nous finissons souvent par envisager comme identiques. +Pourrions-nous, par exemple, sans le secours de l'analyse, apercevoir la +moindre analogie entre la détermination de la direction d'une courbe à +chacun de ses points, et celle de la vitesse acquise par un corps à +chaque instant de son mouvement varié, questions qui, quelque diverses +qu'elles soient, n'en font qu'une, aux yeux du géomètre? + +La haute perfection relative de l'analyse mathématique, comparée à +toutes les autres branches de nos connaissances positives, se conçoit +avec la même facilité, quand on a bien saisi son vrai caractère général. +Cette perfection ne tient pas, comme l'ont cru les métaphysiciens, et +surtout Condillac, d'après un examen superficiel, à la nature des signes +éminemment concis et généraux qu'on emploie comme instrumens de +raisonnement. Dans cette importante occasion spéciale, comme dans toutes +les autres, l'influence des signes a été considérablement exagérée, bien +qu'elle soit sans doute, très réelle, ainsi que l'avaient reconnu, avant +Condillac, et d'une manière bien plus exacte, la plupart des géomètres. +En réalité, toutes les grandes conceptions analytiques ont été formées +sans que les signes algébriques fussent d'aucun secours essentiel, +autrement que pour les exploiter après que l'esprit les avait obtenues. +La perfection supérieure de la science du calcul tient principalement à +l'extrême simplicité des idées qu'elle considère, par quelques signes +qu'elles soient exprimées: en sorte qu'il n'y a pas le moindre espoir, à +l'aide d'aucun artifice quelconque du langage scientifique, même en le +supposant possible, de perfectionner, au même degré, des théories qui, +portant sur des notions plus complexes, sont nécessairement condamnées, +par leur nature, à une infériorité logique plus ou moins grande suivant +la classe correspondante de phénomènes. + +L'examen que nous avons tenté de faire, dans cette leçon, du caractère +philosophique de la science mathématique, resterait incomplet, si, après +l'avoir envisagée dans son objet et dans sa composition, nous +n'indiquions pas quelques considérations générales directement relatives +à l'étendue réelle de son domaine. + +À cet effet, il est indispensable de reconnaître avant tout, pour se +faire une juste idée de la véritable nature des mathématiques, que, sous +le point de vue purement logique, cette science est, par elle-même, +nécessairement et rigoureusement universelle. Car il n'y a pas de +question quelconque qui ne puisse finalement être conçue comme +consistant à déterminer des quantités les unes par les autres d'après +certaines relations, et, par conséquent, comme réductible, en dernière +analyse, à une simple question de nombres. On le comprendra si l'on +remarque effectivement que, dans toutes nos recherches, à quelque ordre +de phénomènes qu'elles se rapportent, nous avons définitivement en vue +d'arriver à des nombres, à des doses. Quoique nous n'y parvenions le +plus souvent que d'une manière fort grossière et d'après des méthodes +très incertaines, il n'en est pas moins évident que tel est le terme +réel de tous nos problèmes quelconques. Ainsi, pour prendre un exemple +dans la classe de phénomène la moins accessible à l'esprit mathématique, +les phénomènes des corps vivans, considérés même, pour plus de +complication, dans le cas pathologique, n'est-il pas manifeste que +toutes les questions de thérapeutique peuvent être envisagées comme +consistant à déterminer les quantités de tous les divers modificateurs +de l'organisme qui doivent agir sur lui pour le ramener à l'état normal, +en admettant, suivant l'usage des géomètres, les valeurs nulles, +négatives, ou même contradictoires, pour quelques-unes de ces quantités +dans certains cas? Sans doute, une telle manière de se représenter la +question ne peut être en effet réellement suivie, comme nous allons le +voir, pour les phénomènes les plus complexes, parce qu'elle nous +présente dans l'application des difficultés insurmontables; mais quand +il s'agit de concevoir abstraitement toute la portée intellectuelle +d'une science, il importe de lui supposer l'extension totale dont elle +est logiquement susceptible. + +On objecterait vainement contre une telle conception la division +générale des idées humaines selon les deux catégories de Kant, de la +quantité, et de la qualité, dont la première seule constituerait le +domaine exclusif de la science mathématique. Le développement même de +cette science a montré positivement depuis long-temps le peu de réalité +de cette superficielle distinction métaphysique. Car la conception +fondamentale de Descartes sur la relation du concret à l'abstrait en +mathématiques, a prouvé que toutes les idées de qualité étaient +réductibles à des idées de quantité. Cette conception, établie d'abord, +par son immortel auteur, pour les phénomènes géométriques seulement, a +été ensuite effectivement étendue par ses successeurs aux phénomènes +mécaniques; et elle vient de l'être de nos jours aux phénomènes +thermologiques. En résultat de cette généralisation graduelle, il n'y a +pas maintenant de géomètres qui ne la considèrent, dans un sens purement +théorique, comme pouvant s'appliquer à toutes nos idées réelles +quelconques, en sorte que tout phénomène soit logiquement susceptible +d'être représenté par une _équation_, aussi bien qu'une courbe ou un +mouvement, sauf la difficulté de la trouver, et celle de la _résoudre_, +qui peuvent être et sont souvent supérieures aux plus grandes forces de +l'esprit humain. + +Mais si, pour se former une idée convenable de la science mathématique, +il importe de la concevoir comme étant nécessairement douée par sa +nature d'une rigoureuse universalité logique, il n'est pas moins +indispensable de considérer maintenant les grandes limitations réelles +qui, vu la faiblesse de notre intelligence, rétrécissent singulièrement +son domaine effectif, à mesure que les phénomènes se compliquent en se +spécialisant. + +Toute question peut sans doute, ainsi que nous venons de le voir, être +conçue comme réductible à une pure question de nombres. Mais la +difficulté de la traiter réellement sous ce point de vue, c'est-à-dire +d'effectuer une telle transformation, est d'autant plus grande, dans les +diverses parties essentielles de la philosophie naturelle, que l'on +considère des phénomènes plus compliqués, en sorte que sauf pour les +phénomènes les plus simples et les plus généraux, elle devient bientôt +insurmontable. + +On le sentira aisément, si l'on considère que, pour faire rentrer une +question dans le domaine de l'analyse mathématique, il faut d'abord +être parvenu à découvrir des relations précises entre les quantités +coexistantes dans le phénomène étudié, l'établissement de ces équations +des phénomènes étant le point de départ nécessaire de tous les travaux +analytiques. Or, cela doit être évidemment d'autant plus difficile, +qu'il s'agit de phénomènes plus particuliers, et par suite plus +compliqués. En examinant sous ce point de vue les diverses catégories +fondamentales des phénomènes naturels établis dans la leçon précédente, +on trouvera que, tout bien considéré, c'est seulement au plus pour les +trois premières, comprenant toute la _physique inorganique_, qu'on peut +légitimement espérer d'atteindre un jour ce haut degré de perfection +scientifique, autant du moins qu'une telle limite peut être posée avec +précision. Comme je dois plus tard traiter spécialement cette discussion +par rapport à chaque science fondamentale, il suffira de l'indiquer ici +de la manière la plus générale. + +La première condition pour que des phénomènes comportent des lois +mathématiques susceptibles d'être découvertes, c'est évidemment que les +diverses quantités qu'ils présentent puissent donner lieu à des nombres +fixes. Or, en comparant, à cet égard, les deux grandes sections +principales de la philosophie naturelle, on voit que la _physique +organique_ tout entière, et probablement aussi les parties les plus +compliquées de la physique inorganique, sont nécessairement +inaccessibles, par leur nature, à notre analyse mathématique, en vertu +de l'extrême variabilité numérique des phénomènes correspondans. Toute +idée précise de nombres fixes est véritablement déplacée dans les +phénomènes des corps vivans, quand on veut l'employer autrement que +comme moyen de soulager l'attention, et qu'on attache quelque importance +aux relations exactes des valeurs assignées. Sous ce rapport, les +réflexions de Bichat, sur l'abus de l'esprit mathématique en +physiologie, sont parfaitement justes; on sait à quelles aberrations a +conduit cette manière vicieuse de considérer les corps vivans. + +Les différentes propriétés des corps bruts, surtout les plus générales, +se présentent dans chacun d'eux avec des degrés presque invariables, ou +du moins elles n'éprouvent que des variations simples, séparées par de +longs intervalles d'uniformité, et qu'il est possible, en conséquence, +d'assujétir à des lois précises et régulières. Ainsi, les qualités +physiques d'un corps inorganique, principalement quand il est solide, sa +forme, sa consistance, sa pesanteur spécifique, son élasticité, etc., +présentent, pour un temps considérable, une fixité numérique +remarquable, qui permet de les considérer réellement et utilement sous +un point de vue mathématique. On sait qu'il n'en est déjà plus ainsi à +beaucoup près pour les phénomènes chimiques que présentent les mêmes +corps, et qui, plus compliqués, dépendant d'un bien plus grand nombre de +circonstances, présentent des variations plus étendues, plus fréquentes, +et par suite plus irrégulières. Aussi, d'après quelques considérations +déjà indiquées dans la première leçon (page 45) et qui seront +spécialement développées dans le troisième volume de ce cours, on ne +peut pas seulement assurer aujourd'hui, d'une manière générale, qu'il y +ait lieu à concevoir des nombres fixes en chimie, même sous le rapport +le plus simple, quant aux proportions relatives des corps dans leurs +combinaisons, ce qui montre clairement combien un tel ordre de +phénomènes est encore loin de comporter de véritables lois +mathématiques. Admettons-en néanmoins, pour ce cas, la possibilité et +même la probabilité futures, afin de ne pas rendre trop minutieuse la +discussion de la limite générale qu'il s'agit d'établir ici par rapport +à l'extension, effectivement possible, du domaine réel de l'analyse +mathématique. Il n'y aura plus le moindre doute aussitôt que nous +passerons aux phénomènes que présentent les corps, considérés dans cet +état d'agitation intestine continuelle de leurs molécules, qui +constitue essentiellement ce que nous nommons la _vie_, envisagée de la +manière la plus générale, dans l'ensemble des êtres qui nous la +manifestent. En effet, un caractère éminemment propre aux phénomènes +physiologiques, et que leur étude plus exacte rend maintenant plus +sensible de jour en jour, c'est l'extrême instabilité numérique qu'ils +présentent, sous quelque aspect qu'on les examine, et que nous verrons +plus tard, quand l'ordre naturel des matières nous y conduira, être une +conséquence nécessaire de la définition même des corps vivans. Quant à +présent, il suffit de noter cette observation incontestable, vérifiée +par tous les faits, que chaque propriété quelconque d'un corps organisé, +soit géométrique, soit mécanique, soit chimique, soit vitale, est +assujétie, dans sa quantité, à d'immenses variations numériques +tout-à-fait irrégulières, qui se succèdent aux intervalles les plus +rapprochés sous l'influence d'une foule de circonstances, tant +extérieures qu'intérieures, variables elles-mêmes; en sorte que toute +idée de nombres fixes, et, par suite, de lois mathématiques que nous +puissions espérer d'obtenir, implique réellement contradiction avec la +nature spéciale de cette classe de phénomènes. Ainsi, quand on veut +évaluer avec précision, même uniquement les qualités les plus simples +d'un être vivant, par exemple sa densité moyenne, ou celle de l'une de +ses principales parties constituantes, sa température, la vitesse de sa +circulation intérieure, la proportion des élémens immédiats qui +composent ses solides ou ses fluides, la quantité d'oxigène qu'il +consomme en un temps donné, la masse de ses absorptions ou de ses +exhalations continuelles, etc., et, à plus forte raison, l'énergie de +ses forces musculaires, l'intensité de ses impressions, etc., il ne faut +pas seulement, ce qui est évident, faire, pour chacun de ces résultats, +autant d'observations qu'il y a d'espèces ou de races et de variétés +dans chaque espèce; on doit encore mesurer le changement +très-considérable qu'éprouve cette quantité en passant d'un individu à +un autre, et, quant au même individu, suivant son âge, son état de santé +ou de maladie, sa disposition intérieure, les circonstances de tout +genre incessamment mobiles sous l'influence desquelles il se trouve +placé, telles que la constitution atmosphérique, etc. Que peuvent donc +signifier ces prétendues évaluations numériques si soigneusement +enregistrées pour les divers phénomènes physiologiques ou même +pathologiques, et déduites, dans le cas le plus favorable, d'une seule +mesure réelle, lorsqu'il en faudrait une multitude? Elles ne peuvent +qu'induire en erreur sur la vraie marche des phénomènes, et ne doivent +être appliquées rationnellement que comme un moyen, pour ainsi dire +mnémonique, de fixer les idées. Dans tous les cas, il y a évidemment +impossibilité totale d'obtenir jamais de véritables lois mathématiques. +Il en est encore plus fortement de même pour les phénomènes sociaux, qui +offrent une complication encore supérieure, et, par suite, une +variabilité plus grande, comme nous l'établirons spécialement dans le +quatrième volume de ce cours. + +Ce n'est pas néanmoins qu'on doive cesser, d'après cela, de concevoir, +en thèse philosophique générale, les phénomènes de tous les ordres comme +nécessairement soumis par eux-mêmes à des lois mathématiques, que nous +sommes seulement condamnés à ignorer toujours dans la plupart des cas, à +cause de la trop grande complication des phénomènes. Il n'y a en effet +aucune raison de penser que, sous ce rapport, les phénomènes les plus +complexes des corps vivans soient essentiellement d'une autre nature +spéciale que les phénomènes les plus simples des corps bruts. Car, s'il +était possible d'isoler rigoureusement chacune des causes simples qui +concourent à produire un même phénomène physiologique, tout porte à +croire qu'elle se montrerait douée, dans des circonstances déterminées, +d'un genre d'influence et d'une quantité d'action aussi exactement fixes +que nous le voyons dans la gravitation universelle, véritable type des +lois fondamentales de la nature. Ce qui engendre la variabilité +irrégulière des effets, c'est le grand nombre d'agens divers déterminant +à la fois un même phénomène, et d'où il résulte que, dans les phénomènes +très-compliqués, il n'y a peut-être pas deux cas rigoureusement +semblables. Nous n'avons pas besoin, pour trouver une telle difficulté, +d'aller jusqu'aux phénomènes des corps vivans. Elle se présente déjà +dans ceux des corps bruts, quand nous considérons les cas les plus +complexes; par exemple, en étudiant les phénomènes météorologiques. On +ne peut douter que chacun des nombreux agens qui concourent à la +production de ces phénomènes ne soit soumis séparément à des lois +mathématiques, quoique nous ignorions encore la plupart d'entr'elles; +mais leur multiplicité rend les effets observés aussi irrégulièrement +variables que si chaque cause n'était assujétie à aucune condition +précise. + +La considération précédente conduit à apercevoir un second motif +distinct en vertu duquel il nous est nécessairement interdit, vu la +faiblesse de notre intelligence, de faire rentrer l'étude des phénomènes +les plus compliqués dans le domaine des applications de l'analyse +mathématique. En effet, indépendamment de ce que, dans les phénomènes +les plus spéciaux, les résultats effectifs sont tellement variables que +nous ne pouvons pas même y saisir des valeurs fixes, il suit de la +complication des cas, que, quand même nous pourrions connaître un jour +la loi mathématique à laquelle est soumis chaque agent pris à part, la +combinaison d'un aussi grand nombre de conditions rendrait le problème +mathématique correspondant tellement supérieur à nos faibles moyens, que +la question resterait le plus souvent insoluble. Ce n'est donc pas ainsi +qu'on peut faire une étude réelle et féconde de la majeure partie des +phénomènes naturels. + +Pour apprécier aussi exactement que possible cette difficulté, +considérons à quel point se compliquent les questions mathématiques, +même relativement aux phénomènes les plus simples des corps bruts, quand +on veut rapprocher suffisamment l'état abstrait de l'état concret, en +ayant égard à toutes les conditions principales qui peuvent exercer sur +l'effet produit, une influence véritable. On sait, par exemple, que le +phénomène très-simple de l'écoulement d'un fluide, en vertu de sa seule +pesanteur, par un orifice donné, n'a pas jusqu'à présent de solution +mathématique complète, quand on veut tenir compte de toutes les +circonstances essentielles. Il en est encore ainsi, même pour le +mouvement encore plus simple d'un projectile solide dans un milieu +résistant. + +Pourquoi l'analyse mathématique a-t-elle pu s'adapter, avec un succès +si admirable, à l'étude approfondie des phénomènes célestes? Parce +qu'ils sont, malgré les apparences vulgaires, beaucoup plus simples que +tous les autres. Le problème le plus compliqué qu'ils présentent, celui +de la modification que produit, dans le mouvement de deux corps tendant +l'un vers l'autre en vertu de leur gravitation, l'influence d'un +troisième corps agissant sur tous deux de la même manière, est bien +moins composé que le problème terrestre le plus simple. Et, néanmoins, +il offre déjà une telle difficulté, que nous n'en possédons encore que +des solutions approximatives. Il est même aisé de voir, en examinant ce +sujet plus profondément, que la haute perfection à laquelle a pu +s'élever l'astronomie solaire par l'emploi de la science mathématique +est encore essentiellement due à ce que nous avons profité avec adresse +de toutes les facilités particulières, et, pour ainsi dire, +accidentelles, qu'offrait pour la solution des problèmes la constitution +spéciale, très-favorable sous ce rapport, de notre système planétaire. +En effet, les planètes dont il se compose sont assez peu nombreuses, +mais surtout elles sont, en général, de masses fort inégales et bien +moindres que celle du soleil, et de plus fort éloignées les unes des +autres; elles ont des formes presque sphériques; leurs orbites sont +presque circulaires, et présentent de faibles inclinaisons mutuelles, +etc. Il résulte de cet ensemble de circonstances que les perturbations +sont le plus souvent peu considérables, et que pour les calculer il +suffit ordinairement de tenir compte, concurremment avec l'action du +soleil sur chaque planète en particulier, de l'influence d'une seule +autre planète, susceptible, par sa grosseur et sa proximité, de +déterminer des dérangemens sensibles. Mais si, au lieu d'un tel état de +choses, notre système solaire eût été composé d'un plus grand nombre de +planètes concentrées dans un moindre espace, et à peu près égales en +masse; si leurs orbites avaient offert des inclinaisons fort +différentes, et des excentricités considérables; si ces corps eussent +été d'une forme plus compliquée, par exemple, des ellipsoïdes +très-excentriques, etc.; il est certain qu'en supposant la même loi +réelle de gravitation, nous ne serions pas encore parvenus à soumettre +l'étude des phénomènes célestes à notre analyse mathématique, et +probablement nous n'eussions pas même pu démêler jusqu'à présent la loi +principale. + +Ces conditions hypothétiques se trouveraient précisément réalisées au +plus haut degré dans les phénomènes chimiques, si on voulait les +calculer d'après la théorie de la gravitation générale. + +En pesant convenablement les diverses considérations qui précèdent, on +sera convaincu, je crois, qu'en réduisant aux diverses parties de la +physique inorganique l'extension future des grandes applications +réellement possibles de l'analyse mathématique, j'ai bien plutôt exagéré +que rétréci l'étendue de son domaine effectif. Autant il importait de +rendre sensible la rigoureuse universalité logique de la science +mathématique, autant je devais signaler les conditions qui limitent pour +nous son extension réelle, afin de ne pas contribuer à écarter l'esprit +humain de la véritable direction scientifique dans l'étude des +phénomènes les plus compliqués, par la recherche chimérique d'une +perfection impossible. + +Ainsi, tout en s'efforçant d'agrandir autant qu'on le pourra le domaine +réel des mathématiques, on doit reconnaître que les sciences les plus +difficiles sont destinées, par leur nature, à rester indéfiniment dans +cet état préliminaire qui prépare pour les autres l'époque où elles +deviennent accessibles aux théories mathématiques. Nous devons, pour les +phénomènes les plus compliqués, nous contenter d'analyser avec +exactitude les circonstances de leur production, de les rattacher les +uns aux autres d'une manière générale, de connaître le genre d'influence +qu'exerce chaque agent principal, etc.; mais sans les étudier sous le +point de vue de la quantité, et par conséquent sans espoir +d'introduire, dans les sciences correspondantes, ce haut degré de +perfection que procure, quant aux phénomènes les plus simples, un usage +convenable de la mathématique, soit sous le rapport de la précision de +nos connaissances, soit, ce qui est peut-être encore plus remarquable, +sous le rapport de leur coordination. + +C'est par les mathématiques que la philosophie positive a commencé à se +former: c'est d'elles que nous vient la _méthode_. Il était donc +naturellement inévitable que, lorsque la même manière de procéder a dû +s'étendre à chacune des autres sciences fondamentales, on s'efforçât d'y +introduire l'esprit mathématique à un plus haut degré que ne le +comportaient les phénomènes correspondans; ce qui a donné lieu ensuite à +des travaux d'épuration plus ou moins étendus, comme ceux de Berthollet +sur la chimie, pour se dégager de cette influence exagérée. Mais chaque +science, en se développant, a fait subir à la méthode positive générale +des modifications déterminées par les phénomènes qui lui sont propres, +d'où résulte son génie spécial; c'est seulement alors qu'elle a pris son +véritable caractère définitif, qui ne doit jamais être confondu avec +celui d'aucune autre science fondamentale. + +Ayant exposé, dans cette leçon, le but essentiel et la composition +principale de la science mathématique, ainsi que ses relations générales +avec l'ensemble de la philosophie naturelle, son caractère philosophique +se trouve déterminé, autant qu'il puisse l'être par un tel aperçu. Nous +devons passer maintenant à l'examen spécial de chacune des trois grandes +sciences dont elle est composée, le calcul, la géométrie et la +mécanique. + + + + +QUATRIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. Vue générale de l'Analyse mathématique. + + +Dans le développement historique de la science mathématique depuis +Descartes, les progrès de la partie abstraite ont presque toujours été +déterminés par ceux de la partie concrète. Mais il n'en est pas moins +nécessaire, pour concevoir la science d'une manière vraiment +rationnelle, de considérer le calcul dans toutes ses branches +principales avant de procéder à l'étude philosophique de la géométrie et +de la mécanique. Les théories analytiques, plus simples et plus +générales que celles de la mathématique concrète, en sont, par +elles-mêmes, essentiellement indépendantes; tandis que celles-ci ont, au +contraire, de leur nature, un besoin continuel des premières, sans le +secours desquelles elles ne pourraient faire presque aucun progrès. +Quoique les principales conceptions de l'analyse conservent encore +aujourd'hui quelques traces très-sensibles de leur origine géométrique +ou mécanique, elles sont maintenant néanmoins essentiellement dégagées +de ce caractère primitif, qui ne se manifeste plus guère que pour +quelques points secondaires; en sorte que, depuis les travaux de +Lagrange surtout, il est possible, dans une exposition dogmatique, de +les présenter d'une manière purement abstraite, en un système unique et +continu. C'est ce que je vais entreprendre dans cette leçon et dans les +cinq suivantes, en me bornant, comme il convient à la nature de ce +cours, aux considérations les plus générales sur chaque branche +principale de la science du calcul. + +Le but définitif de nos recherches dans la mathématique concrète étant +la découverte des _équations_, qui expriment les lois mathématiques des +phénomènes considérés, et ces _équations_ constituant le véritable point +de départ du calcul, dont l'objet est d'en déduire la détermination des +quantités les unes par les autres, je crois indispensable, avant d'aller +plus loin, d'approfondir, plus qu'on n'a coutume de le faire, cette idée +fondamentale d'_équation_, sujet continuel, soit comme terme, soit comme +origine, de tous les travaux mathématiques. Outre l'avantage de mieux +circonscrire le véritable champ de l'analyse, il en résultera +nécessairement cette importante conséquence, de tracer d'une manière +plus exacte la ligne réelle de démarcation entre la partie concrète et +la partie abstraite des mathématiques, ce qui complétera l'exposition +générale de la division fondamentale établie dans la leçon précédente. + +On se forme ordinairement une idée beaucoup trop vague de ce que c'est +qu'une _équation_, lorsqu'on donne ce nom à toute espèce de relation +d'égalité entre deux fonctions _quelconques_ des grandeurs que l'on +considère. Car, si toute équation est évidemment une relation d'égalité, +il s'en faut de beaucoup que, réciproquement, toute relation d'égalité +soit une véritable _équation_, du genre de celles auxquelles, par leur +nature, les méthodes analytiques sont applicables. + +Ce défaut de précision dans la considération logique d'une notion aussi +fondamentale en mathématiques, entraîne le grave inconvénient de rendre +à peu près inexplicable, en thèse générale, la difficulté immense et +capitale que nous éprouvons à établir la relation du concret à +l'abstrait, et qu'on fait communément ressortir avec tant de raison pour +chaque grande question mathématique prise à part. Si le sens du mot +_équation_ était vraiment aussi étendu qu'on le suppose habituellement +en le définissant, on ne voit point, en effet, de quelle grande +difficulté pourrait être réellement, en général, l'établissement des +équations d'un problème quelconque. Car tout paraîtrait consister ainsi +en une simple question de forme, qui ne devrait pas même exiger jamais +de grands efforts intellectuels, attendu que nous ne pouvons guère +concevoir de relation précise qui ne soit pas immédiatement une certaine +relation d'égalité, ou qui n'y puisse être promptement ramenée par +quelques transformations très-faciles. + +Ainsi, en admettant, en général, dans la définition des _équations_, +toute espèce de _fonctions_, on ne rend nullement raison de l'extrême +difficulté qu'on éprouve le plus souvent à mettre un problème en +équation, et qui est si fréquemment comparable aux efforts qu'exige +l'élaboration analytique de l'équation une fois obtenue. En un mot, +l'idée abstraite et générale qu'on donne de l'_équation_ ne correspond +aucunement au sens réel que les géomètres attachent à cette expression +dans le développement effectif de la science. Il y a là un vice logique, +un défaut de corélation, qu'il importe beaucoup de rectifier. + +Pour y parvenir, je distingue d'abord deux sortes de _fonctions_: les +fonctions _abstraites_, analytiques, et les fonctions _concrètes_. Les +premières peuvent seules entrer dans les véritables _équations_, en +sorte qu'on pourra désormais définir, d'une manière exacte et +suffisamment approfondie, toute _équation_: une relation d'égalité entre +deux fonctions _abstraites_ des grandeurs considérées. Afin de n'avoir +plus à revenir sur cette définition fondamentale, je dois ajouter ici, +comme un complément indispensable sans lequel l'idée ne serait point +assez générale, que ces fonctions abstraites peuvent se rapporter +non-seulement aux grandeurs que le problème présente en effet de +lui-même, mais aussi à toutes les autres grandeurs auxiliaires qui s'y +rattachent, et qu'on pourra souvent introduire, simplement par artifice +mathématique, dans la seule vue de faciliter la découverte des équations +des phénomènes. Je ne fais ici, dans cette explication, qu'emprunter +sommairement, par anticipation, le résultat d'une discussion générale de +la plus haute importance, qui se trouvera à la fin de cette leçon. +Revenons maintenant à la distinction essentielle des fonctions en +abstraites et concrètes. + +Cette distinction peut être établie par deux voies essentiellement +différentes, complémentaires l'une de l'autre; _à priori_, et _à +posteriori_: c'est-à-dire, en caractérisant d'une manière générale la +nature propre de chaque espèce de fonctions, et ensuite en faisant, ce +qui est possible, l'énumération effective de toutes les fonctions +abstraites aujourd'hui connues, du moins quant aux élémens dont elles +se composent. + +_A priori_, les fonctions que j'appelle _abstraites_ sont celles qui +expriment entre des grandeurs un mode de dépendance qu'on peut concevoir +uniquement entre nombres, sans qu'il soit besoin d'indiquer aucun +phénomène quelconque où il se trouve réalisé. Je nomme, au contraire, +fonctions _concrètes_ celles pour lesquelles le mode de dépendance +exprimé ne peut être défini ni conçu qu'en assignant un cas physique +déterminé, géométrique, mécanique, ou de tout autre nature, dans lequel +il ait effectivement lieu. + +La plupart des fonctions, à leur origine, celles mêmes qui sont +aujourd'hui le plus purement _abstraites_, ont commencé par être +_concrètes_; en sorte qu'il est aisé de faire comprendre la distinction +précédente, en se bornant à citer les divers points de vue successifs +sous lesquels, à mesure que la science s'est formée, les géomètres ont +considéré les fonctions analytiques les plus simples. J'indiquerai pour +exemple les puissances, devenues en général fonctions abstraites, depuis +seulement les travaux de Viète et de Descartes. Ces fonctions x^2, x^3, +qui, dans notre analyse actuelle, sont si bien conçues comme simplement +_abstraites_, n'étaient, pour les géomètres de l'antiquité, que des +fonctions entièrement _concrètes_, exprimant la relation de la +superficie d'un carré ou du volume d'un cube à la longueur de leur côté. +Elles avaient si exclusivement à leurs yeux un tel caractère, que c'est +seulement d'après leur définition géométrique qu'ils avaient découvert +les propriétés algébriques élémentaires de ces fonctions, relativement à +la décomposition de la variable en deux parties, propriétés qui +n'étaient, à cette époque, que de vrais théorèmes de géométrie, auxquels +on n'a attaché que beaucoup plus tard un sens numérique. + +J'aurai encore occasion de citer tout à l'heure, pour un autre motif, un +nouvel exemple très-propre à faire bien sentir la distinction +fondamentale que je viens d'exposer; c'est celui des fonctions +circulaires, soit directes, soit inverses, qui sont encore aujourd'hui +tantôt concrètes, tantôt abstraites, selon le point de vue sous lequel +on les envisage. + +Considérant maintenant, _à posteriori_, cette division des fonctions, +après avoir établi le caractère général qui rend une fonction abstraite +ou concrète, la question de savoir si telle fonction déterminée est +véritablement abstraite, et par-là susceptible d'entrer dans de vraies +équations analytiques, va devenir une simple question de fait, puisque +nous allons énumérer toutes les fonctions de cette espèce. + +Au premier abord, cette énumération semble impossible, les fonctions +analytiques distinctes étant évidemment en nombre infini. Mais, en les +partageant en _simples_ et _composées_, la difficulté disparaît. Car, si +le nombre des diverses fonctions considérées dans l'analyse mathématique +est réellement infini, elles sont, au contraire, même aujourd'hui, +composées d'un fort petit nombre de fonctions élémentaires, qu'on peut +aisément assigner, et qui suffisent évidemment pour décider du caractère +abstrait ou concret de telle fonction déterminée, qui sera de l'une ou +de l'autre nature, selon qu'elle se composera exclusivement de ces +fonctions abstraites simples, ou qu'elle en comprendra d'autres. Voici +le tableau de ces élémens fondamentaux de toutes nos combinaisons +analytiques, dans l'état présent de la science. On ne doit, évidemment, +considérer, à cet effet, que les fonctions d'une seule variable; celles +relatives à plusieurs variables indépendantes étant constamment, par +leur nature, plus ou moins _composées_. + +Soit x la variable indépendante, y la variable corelative qui en dépend. +Les différens modes simples de dépendance abstraite que nous pouvons +maintenant concevoir entre y et x, sont exprimés par les dix formules +élémentaires suivantes, dans lesquelles chaque fonction est accouplée +avec son _inverse_, c'est-à-dire, avec celle qui aurait lieu, d'après +la fonction _directe_, si on y rapportait x à y, au lieu de rapporter y +à x: + +1er couple /left/begin{array}{ll}1^{/rm o}/;y=a+x&/ldots/ +/mbox{fonction}somme,// 2^{/rm o}/;y=a-x&/ldots/ /mbox{fonction +/em{diff/'erence}},/end{array}/right. + +2me couple /left/begin{array}{ll}1^{/rm o}/;y=ax&/ldots/ +/mbox{fonction}produit,// 2^{/rm o}/;y=/frac{a}{x}&/ldots/ +/mbox{fonction}quotient,/end{array}/right. + +3me couple /left/begin{array}{ll}1^{/rm o}/;y=x^a&/ldots/ +/mbox{fonction}puissance,// 2^{/rm o}/;y=/sqrt[a]{x}&/ldots/ +/mbox{fonction}racine,/end{array}/right. + +4me couple /left/begin{array}{ll}1^{/rm o}/;y=a^x&/ldots/ +/mbox{fonction}exponentielle,// 2^{/rm o}/;l_ax&/ldots/ +/mbox{fonction}logarithmique,/end{array}/right. + +5me couple[4] /left/begin{array}{ll}1^{/rm o}/;y=/mbox{sin}x&/ldots/ +/mbox{/rm fonction}circulaire/;directe,// 2^{/rm +o}/;y=/mbox{arc(sin}=x)&/ldots/ +/mbox{fonction}circulaire/;inverse./end{array}/right. + + + [Note 4: Dans la vue d'augmenter autant que possible les + ressources et l'étendue si insuffisantes de l'analyse + mathématique, les géomètres comptent ce dernier couple de + fonctions parmi les élémens analytiques. Quoique cette + inscription soit strictement légitime, il importe de + remarquer que les fonctions circulaires ne sont pas + exactement dans le même cas que les autres fonctions + abstraites élémentaires. Il y a entr'elles cette différence + fort essentielle, que les fonctions des quatre premiers + couples sont vraiment à la fois simples et abstraites, + tandis que les fonctions circulaires, qui peuvent manifester + successivement l'un et l'autre caractère suivant le point de + vue sous lequel on les envisage et la manière dont elles + sont employées, ne présentent jamais simultanément ces deux + propriétés. + + La fonction sin x est introduite dans l'analyse comme une + nouvelle fonction simple, quand on la conçoit seulement + comme indiquant la relation géométrique dont elle dérive; + mais alors elle n'est évidemment qu'une fonction _concrète_. + Dans d'autres circonstances, elle remplit analytiquement les + conditions d'une véritable fonction _abstraite_, lorsqu'on + ne considère sin x que comme l'expression abrégée de la + formule /frac{e^{x/sqrt{-1}}-e^{-x/sqrt{-1}}}{2/sqrt{-1}} ou + de la série équivalente; mais sous ce dernier point de vue, + ce n'est plus réellement une nouvelle fonction analytique, + puisqu'elle ne se présente que comme un composé des + précédentes. + + Néanmoins, les fonctions circulaires ont quelques qualités + spéciales qui permettent de les maintenir au tableau des + élémens rationnels de l'analyse mathématique. + + 1º Elles sont susceptibles d'évaluation, quoique conservant + leur caractère concret; ce qui autorise à les introduire + dans les équations, tant qu'elles ne portent que sur des + données, sans qu'il soit nécessaire d'avoir égard à leur + expression algébrique. + + 2º On sait effectuer sur les différentes fonctions + circulaires, comparées entr'elles seulement, une certaine + suite de transformations, qui n'exigent pas davantage la + connaissance de leur définition analytique. Il en résulte + évidemment la faculté d'introduire ces fonctions dans les + équations, même par rapport aux inconnues, pourvu qu'il n'y + entre pas concurremment des fonctions non-trigonométriques + des mêmes variables. + + C'est donc uniquement dans les cas où les fonctions + circulaires, relativement aux inconnues, sont combinées dans + les équations avec des fonctions abstraites d'une autre + espèce, qu'il est indispensable d'avoir égard à leur + interprétation algébrique pour pouvoir résoudre les + équations, et dès lors elles cessent, en effet, d'être + traitées comme de nouvelles fonctions simples. Mais alors + même, pourvu qu'on tienne compte de cette interprétation, + leur admission n'empêche point les relations d'avoir le + caractère de véritables _équations_ analytiques, ce qui est + ici le but essentiel de notre énumération des fonctions + abstraites élémentaires. + + Il est à remarquer, d'après les considérations indiquées + dans cette note, que plusieurs autres fonctions concrètes + peuvent être utilement introduites au nombre des élémens + analytiques, si les conditions principales posées ci-dessus + pour les fonctions circulaires ont été préalablement bien + remplies. C'est ainsi, par exemple, que les travaux de M. + Legendre, et récemment ceux de M. Jacobi, sur les fonctions + _elliptiques_, ont vraiment agrandi le champ de l'analyse; + il en est de même pour quelques intégrales définies obtenues + par M. Fourier, dans la théorie de la chaleur.] + +Tels sont les élémens très-peu nombreux qui composent directement toutes +les fonctions abstraites aujourd'hui connues. Quelque peu multipliés +qu'ils soient, ils suffisent évidemment pour donner lieu à un nombre +tout-à-fait infini de combinaisons analytiques. + +Aucune considération rationnelle ne circonscrit rigoureusement _à +priori_ le tableau précédent, qui n'est que l'expression effective de +l'état actuel de la science. Nos élémens analytiques sont aujourd'hui +plus nombreux qu'ils ne l'étaient pour Descartes, et même pour Newton et +Leïbnitz; il y a tout au plus un siècle que les deux derniers couples +ont été introduits dans l'analyse par les travaux de Jean Bernouilli et +d'Euler. Sans doute on en admettra de nouveaux dans la suite; mais, +comme je l'indiquerai à la fin de cette leçon, nous ne pouvons pas +espérer qu'ils soient jamais fort multipliés, leur augmentation réelle +donnant lieu à de très-grandes difficultés. + +Nous pouvons donc maintenant nous former une idée positive, et néanmoins +suffisamment étendue, de ce que les géomètres entendent par une +véritable _équation_. Cette explication est éminemment propre à nous +faire comprendre combien il doit être difficile d'établir réellement les +_équations_ des phénomènes, puisqu'on n'y est effectivement parvenu que +lorsqu'on a pu concevoir les lois mathématiques de ces phénomènes à +l'aide de fonctions entièrement composées des seuls élémens analytiques +que je viens d'énumérer. Il est clair, en effet, que c'est uniquement +alors que le problème devient vraiment _abstrait_, et se réduit à une +pure question de nombres, ces fonctions étant les seules relations +simples que nous sachions concevoir entre les nombres, considérés en +eux-mêmes. Jusqu'à cette époque de la solution, quelles que soient les +apparences, la question est encore essentiellement concrète, et ne +rentre pas dans le domaine du _calcul_. Or, la difficulté fondamentale +de ce passage du _concret_ à l'_abstrait_ consiste surtout, en général, +dans l'insuffisance de ce très-petit nombre d'élémens analytiques que +nous possédons, et d'après lesquels néanmoins, malgré le peu de variété +réelle qu'ils nous offrent, il faut parvenir à se représenter toutes +les relations précises que peuvent nous manifester tous les différens +phénomènes naturels. Vu l'infinie diversité qui doit nécessairement +exister à cet égard dans le monde extérieur, on comprend sans peine +combien nos conceptions doivent se trouver fréquemment au-dessous de la +véritable difficulté; surtout si l'on ajoute que, ces élémens de notre +analyse nous ayant été fournis primitivement par la considération +mathématique des phénomènes les plus simples, puisqu'ils ont tous, +directement ou indirectement, une origine géométrique, nous n'avons _à +priori_ aucune garantie rationnelle de leur aptitude nécessaire à +représenter les lois mathématiques de toute autre classe de phénomènes. +J'exposerai tout à l'heure l'artifice général, si profondément +ingénieux, par lequel l'esprit humain est parvenu à diminuer +singulièrement cette difficulté fondamentale que présente la relation du +concret à l'abstrait en mathématiques, sans cependant qu'il ait été +nécessaire de multiplier le nombre de ces élémens analytiques. + +Les explications précédentes déterminent avec précision le véritable +objet et le champ réel de la mathématique abstraite; je dois passer +maintenant à l'examen de ses divisions principales, car nous avons +toujours jusqu'ici considéré le _calcul_ dans son ensemble total. + +La première considération directe à présenter sur la composition de la +science du _calcul_, consiste à la diviser d'abord en deux branches +principales, auxquelles, faute de dénominations plus convenables, je +donnerai les noms de _calcul algébrique_ ou _algèbre_, et de _calcul +arithmétique_ ou _arithmétique_, mais en avertissant de prendre ces deux +expressions dans leur acception logique la plus étendue, au lieu du sens +beaucoup trop restreint qu'on leur attache ordinairement. + +La solution complète de toute question de _calcul_, depuis la plus +élémentaire jusqu'à la plus transcendante, se compose nécessairement de +deux parties successives dont la nature est essentiellement distincte. +Dans la première, on a pour objet de transformer les équations +proposées, de façon à mettre en évidence le mode de formation des +quantités inconnues par les quantités connues; c'est ce qui constitue la +question _algébrique_. Dans la seconde, on a en vue d'_évaluer_ les +_formules_ ainsi obtenues, c'est-à-dire, de déterminer immédiatement la +valeur des nombres cherchés, représentés déjà par certaines fonctions +explicites des nombres donnés; telle est la question _arithmétique_[5]. +On voit que, dans toute solution vraiment rationnelle, elle suit +nécessairement la question algébrique, dont elle forme le complément +indispensable, puisqu'il faut évidemment connaître la génération des +nombres cherchés avant de déterminer leurs valeurs effectives pour +chaque cas particulier. Ainsi, le terme de la partie algébrique devient +le point de départ de la partie arithmétique. + + [Note 5: Supposons, par exemple, qu'une question + fournisse entre une grandeur inconnue x et deux grandeurs + connues a et b l'équation: /[x^3 + 3ax = 2b/] comme il + arriverait pour la trisection d'un angle. On voit, de suite, + que la dépendance entre x d'une part, et a, b de l'autre, + est complétement déterminée; mais, tant que l'équation + conserve sa forme primitive, on n'aperçoit nullement de + quelle manière l'inconnue dérive des données. C'est + cependant ce qu'il faut découvrir avant de penser à + l'évaluer. Tel est l'objet de la partie algébrique de la + solution. Lorsque, par une suite de transformations qui ont + successivement rendu cette dérivation de plus en plus + sensible, on est arrivé à présenter l'équation proposée sous + la forme /x = /sqrt[3]{b+/sqrt{b^2+a^3}} + + /sqrt(3){b-/sqrt{b^2+a^3}}/ le rôle de l'algèbre est + terminé; et, quand même on ne saurait point effectuer les + opérations arithmétiques indiquées par cette formule, on en + n'aurait pas moins obtenu une connaissance très-réelle et + souvent fort importante. Le rôle de l'arithmétique + consistera maintenant, en partant de cette formule, à faire + trouver le nombre x quand les valeurs des nombres a et b + auront été fixées.] + +Le calcul _algébrique_ et le calcul _arithmétique_ diffèrent donc +essentiellement par le but qu'on s'y propose. Ils ne diffèrent pas moins +par le point de vue sous lequel on y considère les quantités, +envisagées, dans le premier, quant à leurs relations, et, dans le +second, quant à leurs valeurs. Le véritable esprit du _calcul_, en +général, exige que cette distinction soit maintenue avec la plus sévère +exactitude, et que la ligne de démarcation entre les deux époques de la +solution soit rendue aussi nettement tranchée que le permet la question +proposée. L'observation attentive de ce précepte, trop méconnu, peut +être d'un utile secours dans chaque question particulière, en dirigeant +les efforts de notre esprit, à un instant quelconque de la solution, +vers la véritable difficulté correspondante. À la vérité, l'imperfection +de la science du calcul oblige souvent, comme je l'expliquerai dans la +leçon suivante, à mêler très-fréquemment les considérations algébriques +et les considérations arithmétiques pour la solution d'une même +question. Mais, quoiqu'il soit impossible alors de partager l'ensemble +du travail en deux parties nettement tranchées, l'une purement +algébrique, et l'autre purement arithmétique, on pourra toujours éviter, +à l'aide des indications précédentes, de confondre les deux ordres de +considérations, quelque intime que puisse être jamais leur mélange. + +En cherchant à résumer le plus succinctement possible la distinction que +je viens d'établir, on voit que l'_algèbre_ peut se définir, en général, +comme ayant pour objet la _résolution_ des _équations_, ce qui, quoique +paraissant d'abord trop restreint, est néanmoins suffisamment étendu, +pourvu qu'on prenne ces expressions dans toute leur acception logique, +qui signifie transformer des fonctions _implicites_ en fonctions +_explicites_ équivalentes: de même, l'_arithmétique_ peut être définie +comme destinée à l'_évaluation_ des fonctions. Ainsi, en contractant les +expressions au plus haut degré, je crois pouvoir donner nettement une +juste idée de cette division, en disant, comme je le ferai désormais +pour éviter les périphrases explicatives, que l'_algèbre_ est le _calcul +des fonctions_, et l'_arithmétique_ le _calcul des valeurs_. + +Il est aisé de comprendre par-là combien les définitions ordinaires sont +insuffisantes et même vicieuses. Le plus souvent, l'importance exagérée +accordée aux signes a conduit à distinguer ces deux branches +fondamentales de la science du calcul par la manière de désigner dans +chacune les sujets du raisonnement, ce qui est évidemment absurde en +principe et faux en fait. Même la célèbre définition donnée par Newton, +lorsqu'il a caractérisé l'_algèbre_ comme l'_arithmétique universelle_, +donne certainement une très-fausse idée de la nature de l'algèbre et de +celle de l'arithmétique[6]. + + [Note 6: J'ai cru devoir signaler spécialement cette + définition; parce qu'elle sert de base à l'opinion que + beaucoup de bons esprits, étrangers à la science + mathématique, se forment de la partie abstraite de cette + science, sans considérer qu'à l'époque où cet aperçu a été + formé, l'analyse mathématique n'était point assez développée + pour que le caractère général propre à chacune de ses + parties principales pût être convenablement saisi, ce qui + explique pourquoi Newton a pu proposer alors une définition + qu'il rejetterait certainement aujourd'hui.] + +Après avoir établi la division fondamentale du _calcul_ en deux branches +principales, je dois comparer, en général, l'étendue, l'importance et la +difficulté de ces deux sortes de calcul, afin de n'avoir plus à +considérer que le _calcul des fonctions_, qui doit être le sujet +essentiel de notre étude. + +Le _calcul des valeurs_, ou l'_arithmétique_, paraît, au premier abord, +devoir présenter un champ aussi vaste que celui de l'_algèbre_, +puisqu'il semble devoir donner lieu à autant de questions distinctes +qu'on peut concevoir de formules algébriques différentes à évaluer. Mais +une réflexion fort simple suffit pour montrer que le domaine du calcul +des valeurs est, par sa nature, infiniment moins étendu que celui du +calcul des fonctions. Car, en distinguant les fonctions en _simples_ et +_composées_, il est évident que lorsqu'on sait _évaluer_ les fonctions +simples, la considération des fonctions composées ne présente plus, sous +ce rapport, aucune difficulté. Sous le point de vue algébrique, une +fonction composée joue un rôle très-différent de celui des fonctions +élémentaires qui la constituent, et c'est de là précisément que naissent +toutes les principales difficultés analytiques. Mais il en est tout +autrement pour le calcul arithmétique. Ainsi, le nombre des opérations +arithmétiques, vraiment distinctes, est seulement marqué par celui des +fonctions abstraites élémentaires, dont j'ai présenté ci-dessus le +tableau très-peu étendu. L'évaluation de ces dix fonctions donne +nécessairement celle de toutes les fonctions, en nombre infini, que l'on +considère dans l'ensemble de l'analyse mathématique, telle, du moins, +qu'elle existe aujourd'hui. À quelques formules que puisse conduire +l'élaboration des équations, il n'y aurait lieu à de nouvelles +opérations arithmétiques que si l'on en venait à créer de véritables +nouveaux élémens analytiques, dont le nombre sera toujours, quoi qu'il +arrive, extrêmement petit. Le champ de l'_arithmétique_ est donc, par sa +nature, infiniment restreint, tandis que celui de l'_algèbre_ est +rigoureusement indéfini. + +Il importe cependant de remarquer que le domaine du _calcul des valeurs_ +est, en réalité, beaucoup plus étendu qu'on ne se le représente +communément. Car plusieurs questions, véritablement _arithmétiques_, +puisqu'elles consistent dans des _évaluations_, ne sont point +ordinairement classées comme telles, parce qu'on a l'habitude de ne les +traiter que comme incidentes, au milieu d'un ensemble de recherches +analytiques plus ou moins élevées: la trop haute opinion qu'on se forme +communément de l'influence des signes est encore la cause principale de +cette confusion d'idées. Ainsi, non-seulement la construction d'une +table de logarithmes, mais aussi le calcul des tables trigonométriques, +sont de véritables opérations arithmétiques d'un genre supérieur. On +peut citer encore comme étant dans le même cas, quoique dans un ordre +très-distinct et plus élevé, tous les procédés par lesquels on détermine +directement la valeur d'une fonction quelconque pour chaque système +particulier de valeurs attribuées aux quantités dont elle dépend, +lorsqu'on ne peut point parvenir à connaître généralement la forme +explicite de cette fonction. Sous ce point de vue, la résolution +_numérique_ des équations qu'on ne sait pas résoudre _algébriquement_, +et de même le calcul des intégrales définies dont on ignore les +intégrales générales, font réellement partie, malgré les apparences, du +domaine de l'_arithmétique_, dans lequel il faut nécessairement +comprendre tout ce qui a pour objet l'_évaluation_ des fonctions. Les +considérations relatives à ce but, sont en effet, constamment homogènes, +de quelques _évaluations_ qu'il s'agisse, et toujours bien distinctes +des considérations vraiment _algébriques_. + +Pour achever de se former une juste idée de l'étendue réelle du calcul +des valeurs, on doit y comprendre aussi cette partie de la science +générale du calcul qui porte aujourd'hui spécialement le nom de +_théorie des nombres_, et qui est encore si peu avancée. Cette branche, +fort étendue par sa nature, mais dont l'importance dans le système +général de la science n'est pas très-grande, a pour objet de découvrir +les propriétés inhérentes aux différens nombres en vertu de leurs +valeurs et indépendamment de toute numération particulière. Elle +constitue donc une sorte d'_arithmétique transcendante_; c'est à elle +que conviendrait effectivement la définition proposée par Newton pour +l'_algèbre_. + +Le domaine total de l'_arithmétique_ est donc, en réalité, beaucoup plus +étendu qu'on ne le conçoit ordinairement. Mais, néanmoins, quelque +développement légitime qu'on puisse lui accorder, il demeure certain +que, dans l'ensemble de la mathématique abstraite, le _calcul des +valeurs_ ne sera jamais qu'un point, pour ainsi dire, en comparaison du +_calcul des fonctions_, dans lequel la science consiste essentiellement. +Cette appréciation va devenir encore plus sensible par quelques +considérations qui me restent à indiquer sur la véritable nature des +questions arithmétiques en général, quand on les examine d'une manière +approfondie. + +En cherchant à déterminer avec exactitude en quoi consistent proprement +les _évaluations_, on reconnaît aisément qu'elles ne sont pas autre +chose que de véritables _transformations_ des fonctions à évaluer, +transformations qui, malgré leur but spécial, n'en sont pas moins +essentiellement de la même nature que toutes celles enseignées par +l'analyse. Sous ce point de vue, le _calcul des valeurs_ pourrait être +conçu simplement comme un appendice et une application particulière du +_calcul des fonctions_, de telle sorte que l'_arithmétique_ +disparaîtrait, pour ainsi dire, dans l'ensemble de la mathématique +abstraite, comme section distincte. + +Pour bien comprendre cette considération, il faut observer que, lorsque +l'on propose d'_évaluer_ un nombre inconnu dont le mode de formation est +donné, il est, par le seul énoncé même de la question arithmétique, déjà +défini et exprimé sous une certaine forme; et qu'en l'_évaluant_, on ne +fait que mettre son expression sous une autre forme déterminée, à +laquelle on est habitué à rapporter la notion exacte de chaque nombre +particulier, en le faisant rentrer dans le système régulier de la +_numération_. L'_évaluation_ consiste si bien dans une simple +_transformation_, que lorsque l'expression primitive du nombre se trouve +elle-même conforme à la numération régulière, il n'y a plus, à +proprement parler, d'_évaluation_, ou plutôt on répond à la question par +la question même. Qu'on demande, par exemple, d'ajouter les deux nombres +trente et sept, on répondra en se bornant à répéter l'énoncé même de la +question, et on croira néanmoins avoir _évalué_ la somme, ce qui +signifie que, dans ce cas, la première expression de la fonction n'a pas +besoin d'être transformée; tandis qu'il n'en serait point ainsi pour +ajouter vingt-trois et quatorze, car alors la somme ne serait pas +immédiatement exprimée d'une manière conforme au rang qu'elle occupe +dans l'échelle fixe et générale de la numération. + +En précisant, autant que possible, la considération précédente, on peut +dire qu'_évaluer_ un nombre n'est autre chose que mettre son expression +primitive sous la forme /[a + b/beta + c/beta^2 + d/beta^3 + e/beta^4 +/ldots + p/beta^m/] /beta étant ordinairement égal à 10; et les +coefficiens a, b, c, d, etc. étant assujétis à ces conditions d'être +nombres entiers moindres que /beta, pouvant devenir nuls, mais jamais +négatifs. Ainsi, toute question arithmétique est susceptible d'être +posée comme consistant à mettre sous une telle forme une fonction +abstraite quelconque de diverses quantités que l'on suppose avoir déjà +elles-mêmes une forme semblable. On pourrait donc ne voir dans les +différentes opérations de l'arithmétique que de simples cas particuliers +de certaines transformations algébriques, sauf les difficultés +spéciales tenant aux conditions relatives à l'état des coefficiens. + +Il résulte clairement, de ce qui précède, que la mathématique abstraite +se compose essentiellement du _calcul des fonctions_, qui en était +évidemment déjà la partie la plus importante, la plus étendue, et la +plus difficile. Tel sera donc désormais le sujet exclusif de nos +considérations analytiques. Ainsi, sans m'arrêter davantage au _calcul +des valeurs_, je vais passer immédiatement à l'examen de la division +fondamentale du _calcul des fonctions_. + +Nous avons déterminé, au commencement de cette leçon, en quoi consiste +proprement la véritable difficulté qu'on éprouve à mettre en _équation_ +les questions mathématiques. C'est essentiellement à cause de +l'insuffisance du très-petit nombre d'élémens analytiques que nous +possédons, que la relation du concret à l'abstrait est ordinairement si +difficile à établir. Essayons maintenant d'apprécier philosophiquement +le procédé général par lequel l'esprit humain est parvenu, dans un si +grand nombre de cas importans, à surmonter cet obstacle fondamental. + +En considérant directement l'ensemble de cette question capitale, on est +naturellement conduit à concevoir d'abord un premier moyen pour +faciliter l'établissement des équations des phénomènes. Puisque le +principal obstacle à ce sujet vient du trop petit nombre de nos élémens +analytiques, tout semblerait se réduire à en créer de nouveaux. Mais ce +parti, quelque naturel qu'il paraisse, est véritablement illusoire, +quand on l'examine d'une manière approfondie. Quoiqu'il puisse +certainement être utile, il est aisé de se convaincre de son +insuffisance nécessaire. + +En effet, la création d'une véritable nouvelle fonction abstraite +élémentaire présente, par elle-même, les plus grandes difficultés. Il y +a même, dans une telle idée, quelque chose qui semble contradictoire. +Car un nouvel élément analytique ne remplirait pas évidemment les +conditions essentielles qui lui sont propres, si on ne pouvait +immédiatement l'_évaluer_: or, d'un autre côté, comment _évaluer_ une +nouvelle fonction qui serait vraiment _simple_, c'est-à-dire, qui ne +rentrerait pas dans une combinaison de celles déjà connues? Cela paraît +presque impossible. L'introduction, dans l'analyse, d'une autre fonction +abstraite élémentaire, ou plutôt d'un autre couple de fonctions (car +chacune serait toujours accompagnée de son _inverse_), suppose donc +nécessairement la création simultanée d'une nouvelle opération +arithmétique, ce qui est certainement fort difficile. + +Si nous cherchons à nous faire une idée des moyens que l'esprit humain +pourrait employer pour inventer de nouveaux élémens analytiques, par +l'examen des procédés à l'aide desquels il a effectivement conçu ceux +que nous possédons, l'observation nous laisse à cet égard dans une +entière incertitude, car les artifices dont il s'est déjà servi pour +cela sont évidemment épuisés. Afin de nous en convaincre, considérons le +dernier couple de fonctions simples qui ait été introduit dans +l'analyse, et à la formation duquel nous avons pour ainsi dire assisté, +savoir le quatrième couple, car, comme je l'ai expliqué, le cinquième +couple ne constitue pas, à proprement parler, de véritables nouveaux +élémens analytiques. La fonction a^x, et, par suite, son inverse, ont +été formées en concevant sous un nouveau point de vue une fonction déjà +connue depuis long-temps, les puissances, lorsque la notion en a été +suffisamment généralisée. Il a suffi de considérer une puissance +relativement à la variation de l'exposant, au lieu de penser à la +variation de la base, pour qu'il en résultât une fonction simple +vraiment nouvelle, la variation suivant alors une marche toute +différente. Mais cet artifice, aussi simple qu'ingénieux, ne peut plus +rien fournir. Car, en retournant, de la même manière, tous nos élémens +analytiques actuels, on n'aboutit qu'à les faire rentrer les uns dans +les autres. + +Nous ne concevons donc nullement de quelle manière on pourrait procéder +à la création de nouvelles fonctions abstraites élémentaires, +remplissant convenablement toutes les conditions nécessaires. Ce n'est +pas à dire, néanmoins, que nous ayons atteint aujourd'hui la limite +effective posée à cet égard par les bornes de notre intelligence. Il est +même certain que les derniers perfectionnemens spéciaux de l'analyse +mathématique ont contribué à étendre nos ressources sous ce rapport, en +introduisant dans le domaine du calcul certaines intégrales définies, +qui, à quelques égards, tiennent lieu de nouvelles fonctions simples, +quoiqu'elles soient loin de remplir toutes les conditions convenables, +ce qui m'a empêché de les inscrire au tableau des vrais élémens +analytiques. Mais, tout bien considéré, je crois qu'il demeure +incontestable que le nombre de ces élémens ne peut s'accroître qu'avec +une extrême lenteur. Ainsi, ce ne peut être dans un tel procédé que +l'esprit humain ait puisé ses ressources les plus puissantes pour +faciliter autant que possible l'établissement des équations. + +Ce premier moyen étant écarté, il n'en reste évidemment qu'un seul; +c'est, vu l'impossibilité de trouver directement les équations entre les +quantités que l'on considère, d'en chercher de correspondantes entre +d'autres quantités auxiliaires, liées aux premières suivant une certaine +loi déterminée, et de la relation desquelles on remonte ensuite à celle +des grandeurs primitives. Telle est, en effet, la conception, +éminemment féconde, que l'esprit humain est parvenu à fonder, et qui +constitue son plus admirable instrument pour l'exploration mathématique +des phénomènes naturels, l'_analyse_ dite _transcendante_. + +En thèse philosophique générale, les quantités auxiliaires que l'on +introduit, au lieu des grandeurs primitives ou concurremment avec elles, +pour faciliter l'établissement des équations, pourraient dériver suivant +une loi quelconque des élémens immédiats de la question. Ainsi, cette +conception a beaucoup plus de portée que ne lui en ont supposé +communément, même les plus profonds géomètres. Il importe extrêmement de +se la représenter dans toute son étendue logique; car c'est peut-être en +établissant un mode général de _dérivation_ autre que celui auquel on +s'est constamment borné jusqu'ici, bien qu'il ne soit pas, évidemment, +le seul possible, qu'on parviendra un jour à perfectionner +essentiellement l'ensemble de l'analyse mathématique, et par suite à +fonder, pour l'investigation des lois de la nature, des moyens encore +plus puissans que nos procédés actuels, susceptibles, sans doute, +d'épuisement. + +Mais, pour n'avoir égard qu'à la constitution présente de la science, +les seules quantités auxiliaires introduites habituellement à la place +des quantités primitives dans l'_analyse transcendante_, sont ce qu'on +appelle les élémens _infiniment petits_, les _différentielles_ de divers +ordres de ces quantités, si l'on conçoit cette analyse à la manière de +Leïbnitz; ou les _fluxions_, les _limites_ des rapports des +accroissemens simultanés des quantités primitives comparées les unes aux +autres, ou, plus brièvement, les _premières_ et _dernières raisons_ de +ces accroissemens, en adoptant la conception de Newton; ou bien, enfin, +les _dérivées_ proprement dites de ces quantités, c'est-à-dire, les +coefficiens des différens termes de leurs accroissemens respectifs, +d'après la conception de Lagrange. Ces trois manières principales +d'envisager notre analyse transcendante actuelle, et toutes les autres +moins distinctement tranchées que l'on a proposées successivement, sont, +par leur nature, nécessairement identiques, soit dans le calcul, soit +dans l'application, ainsi que je l'expliquerai d'une manière générale +dans la sixième leçon. Quant à leur valeur relative, nous verrons alors +que la conception de Leïbnitz a jusqu'ici, dans l'usage, une supériorité +incontestable, mais que son caractère logique est éminemment vicieux; +tandis que la conception de Lagrange, admirable par sa simplicité, par +sa perfection logique, par l'unité philosophique qu'elle a établie dans +l'ensemble de l'analyse mathématique, jusqu'alors partagée en deux +mondes presque indépendans, présente encore, dans les applications, de +graves inconvéniens, en ralentissant la marche de l'intelligence: la +conception de Newton tient à peu près le milieu sous ces divers +rapports, étant moins rapide, mais plus rationnelle que celle de +Leïbnitz, moins philosophique, mais plus applicable que celle de +Lagrange. + +Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer avec exactitude comment la +considération de ce genre de quantités auxiliaires introduites dans les +équations à la place des grandeurs primitives facilite réellement +l'expression analytique des lois des phénomènes. La sixième leçon sera +spécialement consacrée à cet important sujet, envisagé sous les +différens points de vue généraux auxquels a donné lieu l'analyse +transcendante. Je me borne en ce moment à considérer cette conception de +la manière la plus générale, afin d'en déduire la division fondamentale +du _calcul des fonctions_ en deux calculs essentiellement distincts, +dont l'enchaînement, pour la solution complète d'une même question +mathématique, est invariablement déterminé. + +Sous ce rapport, et dans l'ordre rationnel des idées, l'analyse +transcendante se présente comme étant nécessairement la première, +puisqu'elle a pour but général de faciliter l'établissement des +équations, ce qui doit évidemment précéder la _résolution_ proprement +dite de ces équations, qui est l'objet de l'analyse ordinaire. Mais, +quoiqu'il importe éminemment de concevoir ainsi le véritable +enchaînement de ces deux analyses, il n'en est pas moins convenable, +conformément à l'usage constant, de n'étudier l'analyse transcendante +qu'après l'analyse ordinaire; car, si, au fond, elle en est par +elle-même logiquement indépendante, ou que, du moins, il soit possible +aujourd'hui de l'en dégager essentiellement, il est clair que son emploi +dans la solution des questions ayant toujours plus ou moins besoin +d'être complété par celui de l'analyse ordinaire, on serait contraint de +laisser les questions en suspens, si celle-ci n'avait été étudiée +préalablement. + +En résultat de ce qui précède, le _calcul des fonctions_, ou +l'_algèbre_, en prenant ce mot dans sa plus grande extension, se compose +de deux branches fondamentales distinctes, dont l'une a pour objet +immédiat la _résolution_ des équations, lorsque celles-ci sont +immédiatement établies entre les grandeurs mêmes que l'on considère; et +dont l'autre, partant d'équations, beaucoup plus aisées à former en +général, entre des quantités indirectement liées à celles du problème, a +pour destination propre et constante d'en déduire, par des procédés +analytiques invariables, les équations correspondantes entre les +grandeurs directes que l'on considère, ce qui fait rentrer la question +dans le domaine du calcul précédent. Le premier calcul porte, le plus +souvent, le nom d'_analyse ordinaire_, ou d'_algèbre_ proprement dite; +le second constitue ce qu'on appelle l'_analyse transcendante_, qui a +été désignée par les diverses dénominations de _calcul infinitésimal_, +_calcul des fluxions et des fluentes_, _calcul des évanouissans_, etc., +selon le point de vue sous lequel on l'a conçue. Pour écarter toute +considération étrangère, je proposerai de la nommer _calcul des +fonctions indirectes_, en donnant à l'analyse ordinaire le titre de +_calcul des fonctions directes_. Ces expressions, que je forme +essentiellement en généralisant et en précisant les idées de Lagrange, +sont destinées à indiquer simplement avec exactitude le véritable +caractère général propre à chacune des deux analyses. + +Ayant établi la division fondamentale de l'analyse mathématique, je dois +maintenant considérer séparément l'ensemble de chacune de ses deux +parties, en commençant par le _calcul des fonctions directes_, et +réservant ensuite des développemens plus étendus aux diverses branches +du _calcul des fonctions indirectes_. + + + + +CINQUIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. Considérations générales sur le calcul des fonctions directes. + + +D'après l'explication générale qui termine la leçon précédente, le +_calcul des fonctions directes_, ou l'_algèbre_ proprement dite, suffit +entièrement à la solution des questions mathématiques, quand elles sont +assez simples pour qu'on puisse former immédiatement les équations entre +les grandeurs mêmes que l'on considère, sans qu'il soit nécessaire +d'introduire à leur place ou conjointement avec elles aucun système de +quantités auxiliaires _dérivées_ des premières. À la vérité, dans le +plus grand nombre des cas importans, son emploi a besoin d'être précédé +et préparé par celui du _calcul des fonctions indirectes_, destiné à +faciliter l'établissement des équations. Mais quoique le rôle de +l'algèbre ne soit alors que secondaire, elle n'en a pas moins toujours +une part nécessaire dans la solution complète de la question, en sorte +que le _calcul des fonctions directes_ doit continuer à être, par sa +nature, la base fondamentale de toute l'analyse mathématique. Nous +devons donc, avant d'aller plus loin, considérer, d'une manière +générale, la composition rationnelle de ce calcul, et le degré de +développement auquel il est parvenu aujourd'hui. + +L'objet définitif de ce calcul étant la _résolution_ proprement dite des +_équations_, c'est-à-dire, la découverte du mode de formation des +quantités inconnues par les quantités connues d'après les _équations_ +qui existent entre elles; il présente naturellement autant de parties +différentes que l'on peut concevoir de classes d'équations vraiment +distinctes; et par conséquent, son étendue propre est rigoureusement +indéfinie, le nombre des fonctions analytiques susceptibles d'entrer +dans les équations, étant par lui-même tout-à-fait illimité, bien +qu'elles ne soient composées que d'un très-petit nombre d'élémens +primitifs. + +La classification rationnelle des équations, doit être évidemment +déterminée par la nature des élémens analytiques dont se composent leurs +membres; toute autre classification serait essentiellement arbitraire. +Sous ce rapport, les analystes divisent d'abord les équations à une ou à +plusieurs variables en deux classes principales, selon qu'elles ne +contiennent que des fonctions des trois premiers couples (_voy._ le +tableau, 4^e. leçon, page 173), ou qu'elles renferment aussi des +fonctions, soit exponentielles, soit circulaires. Les dénominations de +fonctions _algébriques_ et fonctions _transcendantes_, données +communément à ces deux groupes principaux d'élémens analytiques, sont, +sans doute, fort peu convenables. Mais la division universellement +établie entre les équations correspondantes, n'en est pas moins +très-réelle, en ce sens que la résolution des équations contenant les +fonctions dites _transcendantes_, présente nécessairement plus de +difficultés que celles des équations dites _algébriques_. Aussi l'étude +des premières est-elle jusqu'ici excessivement imparfaite, à tel point +que souvent la résolution des plus simples d'entre elles, nous est +encore inconnue[7]; c'est sur l'élaboration des secondes que portent +presqu'exclusivement nos méthodes analytiques. + + [Note 7: Quelque simple que puisse paraître, par + exemple, l'équation /[a^x + b^x = c^x,/] on ne sait point + encore la _résoudre_; ce qui peut donner une idée de + l'extrême imperfection de cette partie de l'algèbre.] + +Ne considérant maintenant que ces équations _algébriques_, il faut +observer d'abord que, quoiqu'elles puissent souvent contenir des +fonctions _irrationnelles_ des inconnues aussi bien que des fonctions +_rationnelles_; on peut toujours, par des transformations plus ou moins +faciles, faire rentrer le premier cas dans le second; en sorte que c'est +de ce dernier que les analystes ont dû s'occuper uniquement, pour +résoudre toutes les équations _algébriques_. + +Dans l'enfance de l'algèbre, ces équations avaient été classées d'après +le nombre de leurs termes. Mais cette classification était évidemment +vicieuse; comme séparant des cas réellement semblables, et en réunissant +d'autres qui n'avaient rien de commun qu'un caractère sans aucune +importance véritable[8]. Elle n'a été maintenue que pour les équations à +deux termes, susceptibles, en effet, d'une résolution commune qui leur +est propre. + + [Note 8: On a commis plus tard la même erreur momentanée + dans les premiers temps du calcul infinitésimal, pour + l'intégration des équations différentielles.] + +La classification des équations, d'après ce qu'on appelle leurs +_degrés_, universellement admise depuis long-temps par les analystes, +est, au contraire, éminemment naturelle, et mérite d'être signalée ici. +Car, en ne comparant, dans chaque _degré_, que les équations qui se +correspondent, quant à leur complication relative, on peut dire que +cette distinction détermine rigoureusement la difficulté plus ou moins +grande de leur _résolution_. Cette gradation est sensible +effectivement, pour toutes les équations que l'on sait résoudre. Mais +on peut s'en rendre compte d'une manière générale, indépendamment du +fait de la résolution. Il suffit, pour cela, de considérer que +l'équation la plus générale de chaque degré comprend nécessairement +toutes celles des divers degrés inférieurs, en sorte qu'il en doit être +ainsi de la formule qui détermine l'inconnue. En conséquence, quelque +faible qu'on pût supposer _à priori_ la difficulté propre au _degré_ que +l'on considère, comme elle se complique inévitablement, dans +l'exécution, de celles que présentent tous les _degrés_ précédens, la +résolution offre donc réellement plus d'obstacles à mesure que le degré +de l'équation s'élève. + +Cet accroissement de difficulté est tel, que jusqu'ici la résolution des +équations algébriques ne nous est connue que dans les quatre premiers +degrés seulement. À cet égard, l'algèbre n'a pas fait de progrès +considérables depuis les travaux de Descartes, et des analystes italiens +du seizième siècle, quoique, dans les deux derniers siècles, il n'ait +peut-être pas existé un seul géomètre qui ne se soit occupé de pousser +plus avant la résolution des équations. L'équation générale du cinquième +degré elle-même, a jusqu'ici résisté à toutes les tentatives. + +La complication toujours croissante que doivent nécessairement +présenter les formules pour résoudre les équations à mesure que le degré +augmente, l'extrême embarras qu'occasione déjà l'usage de la formule du +quatrième degré, et qui le rend presqu'inapplicable, ont déterminé les +analystes à renoncer, par un accord tacite, à poursuivre de semblables +recherches, quoiqu'ils soient loin de regarder comme impossible +d'obtenir jamais la résolution des équations du cinquième degré, et de +plusieurs autres degrés supérieurs. La seule question de ce genre, qui +offrirait vraiment une grande importance, du moins sous le rapport +logique, ce serait la résolution générale des équations algébriques d'un +degré quelconque. Or, plus on médite sur ce sujet, plus on est conduit à +penser, avec Lagrange, qu'il surpasse réellement la portée effective de +notre intelligence. Il faut d'ailleurs observer que la formule qui +exprimerait la _racine_ d'une équation du degré m devrait nécessairement +renfermer des radicaux de l'ordre m (ou des fonctions d'une multiplicité +équivalente), à cause des m déterminations quelle doit comporter. +Puisque nous avons vu, de plus, qu'elle doit aussi embrasser, comme cas +particulier, celle qui correspond à tout autre degré inférieur, il +s'ensuit qu'elle contiendrait, en outre, inévitablement, des radicaux de +l'ordre m-1, d'autres de l'ordre m-2, etc., de telle manière que, s'il +était possible de la découvrir, elle offrirait presque toujours une trop +grande complication pour pouvoir être utilement employée, à moins qu'on +ne parvînt à la simplifier, en lui conservant cependant toute la +généralité convenable, par l'introduction d'un nouveau genre d'élémens +analytiques, dont nous n'avons encore aucune idée. Il y a donc lieu de +croire que, sans avoir déjà atteint sous ce rapport les bornes imposées +par la faible portée de notre intelligence, nous ne tarderions pas à les +rencontrer en prolongeant avec une activité forte et soutenue cette +série de recherches. + +Il importe d'ailleurs d'observer que, même en supposant obtenue la +résolution des équations _algébriques_ d'un degré quelconque, on +n'aurait encore traité qu'une très-petite partie de l'_algèbre_ +proprement dite, c'est-à-dire, du calcul des fonctions directes, +embrassant la résolution de toutes les équations que peuvent former les +fonctions analytiques aujourd'hui connues. Enfin, pour achever +d'éclaircir la considération philosophique de ce sujet, il faut +reconnaître que, par une loi irrécusable de la nature humaine, nos +moyens pour concevoir de nouvelles questions étant beaucoup plus +puissans que nos ressources pour les résoudre, ou, en d'autres termes, +l'esprit humain étant bien plus apte à imaginer qu'à raisonner, nous +resterons nécessairement toujours au-dessous de la difficulté, à quelque +degré de développement que parviennent jamais nos travaux intellectuels. +Ainsi, quand même on découvrirait un jour la résolution complète de +toutes les équations analytiques actuellement connues, ce qui, à +l'examen, doit être jugé tout-à-fait chimérique, il n'est pas douteux +qu'avant d'atteindre à ce but, et probablement même comme moyen +subsidiaire, on aurait déjà surmonté la difficulté bien moindre, quoique +très-grande cependant, de concevoir de nouveaux élémens analytiques, +dont l'introduction donnerait lieu à des classes d'équations que nous +ignorons complétement aujourd'hui; en sorte qu'une pareille imperfection +relative de la science algébrique se reproduirait encore, malgré +l'accroissement réel, très-important d'ailleurs, de la masse absolue de +nos connaissances. + +Dans l'état présent de l'algèbre, la résolution complète des équations +des quatre premiers degrés, des équations binomes quelconques, de +certaines équations spéciales des degrés supérieurs, et d'un très-petit +nombre d'équations exponentielles, logarithmiques, ou circulaires, +constituent donc les méthodes fondamentales que présente le calcul des +fonctions directes pour la solution des problèmes mathématiques. Mais, +avec des élémens aussi bornés, les géomètres n'en sont pas moins +parvenus à traiter, d'une manière vraiment admirable, un très-grand +nombre de questions importantes, comme nous le reconnaîtrons +successivement dans la suite de ce volume. Les perfectionnemens généraux +introduits depuis un siècle dans le système total de l'analyse +mathématique ont eu pour caractère principal d'utiliser à un degré +immense ce peu de connaissances acquises sur le calcul des fonctions +directes, au lieu de tendre à les augmenter. Ce résultat a été obtenu à +un tel point, que le plus souvent ce calcul n'a de rôle effectif dans la +solution complète des diverses questions que par ses parties les plus +simples, celles qui se rapportent aux équations des deux premiers +degrés, à une seule ou à plusieurs variables. + +L'extrême imperfection de l'algèbre, relativement à la résolution des +équations, a déterminé les analystes à s'occuper d'une nouvelle classe +de questions, dont il importe de marquer ici le véritable caractère. +Quand ils ont cru devoir renoncer à poursuivre plus long-temps la +résolution des équations algébriques des degrés supérieurs au quatrième, +ils se sont occupés de suppléer, autant que possible, à cette immense +lacune, par ce qu'ils ont nommé la _résolution numérique_ des équations. +Ne pouvant obtenir, dans la plupart des cas, la _formule_ qui exprime +quelle fonction explicite l'inconnue est des données, on a cherché, à +défaut de cette résolution, la seule réellement _algébrique_, à +déterminer, du moins, indépendamment de cette formule, la _valeur_ de +chaque inconnue pour tel ou tel système désigné de valeurs particulières +attribuées aux données. Par les travaux successifs des analystes, cette +opération incomplète et bâtarde, qui présente un mélange intime des +questions vraiment algébriques avec des questions purement +arithmétiques, a pu, du moins, être entièrement effectuée dans tous les +cas, pour des équations d'un degré et même d'une forme quelconques. Sous +ce rapport, les méthodes qu'on possède aujourd'hui sont suffisamment +générales, quoique les calculs auxquels elles conduisent soient souvent +presque inexécutables, à cause de leur complication. Il ne reste donc +plus, à cet égard, qu'à simplifier assez les procédés pour qu'ils +deviennent régulièrement applicables, ce qu'on peut espérer d'obtenir +dans la suite. D'après cet état du calcul des fonctions directes, on +s'efforce ensuite, dans l'application de ce calcul, de disposer, autant +que possible, les questions proposées de façon à n'exiger finalement que +cette résolution _numérique_ des équations. + +Quelque précieuse que soit évidemment une telle ressource, à défaut de +la véritable solution, il est essentiel de ne pas méconnaître le vrai +caractère de ces procédés, que les analystes regardent avec raison +comme une algèbre fort imparfaite. En effet, il s'en faut de beaucoup +que nous puissions toujours réduire nos questions mathématiques à ne +dépendre, en dernière analyse, que de la résolution _numérique_ des +équations. Cela ne se peut que pour les questions tout-à-fait isolées, +ou vraiment finales, c'est-à-dire, pour le plus petit nombre. La plupart +des questions ne sont, en effet, que préparatoires, et destinées à +servir de préliminaire indispensable à la solution d'autres questions. +Or, pour un tel but, il est évident que ce n'est pas la _valeur_ +effective de l'inconnue qu'il importe de découvrir, mais la _formule_ +qui montre comment elle dérive des autres quantités considérées. C'est +ce qui arrive, par exemple, dans un cas très-étendu, toutes les fois +qu'une question déterminée renferme simultanément plusieurs inconnues. +Il s'agit alors, comme on sait, d'en faire, avant tout, la séparation. +En employant convenablement, à cet effet, le procédé simple et général +heureusement imaginé par les analystes, et qui consiste à rapporter +l'une des inconnues à toutes les autres, la difficulté disparaîtrait +constamment, si l'on savait toujours résoudre algébriquement les +équations considérées, sans que la résolution _numérique_ puisse être +alors d'aucune utilité. C'est uniquement faute de connaître la +résolution _algébrique_ des équations à une seule inconnue, qu'on est +obligé de traiter l'_élimination_ comme une question distincte, qui +forme une des plus grandes difficultés spéciales de l'algèbre ordinaire. +Quelque pénibles que soient les méthodes à l'aide desquelles on surmonte +cette difficulté, elles ne sont pas même applicables d'une manière +entièrement générale, à l'élimination d'une inconnue entre deux +équations de forme quelconque. + +Dans les questions les plus simples, et lorsqu'on n'a véritablement à +résoudre qu'une seule équation à une seule inconnue, cette résolution +_numérique_ n'en est pas moins un procédé très-imparfait, même quand +elle est strictement suffisante. Elle présente, en effet, ce grave +inconvénient d'obliger à refaire toute la suite des opérations pour le +plus léger changement qui peut survenir dans une seule des quantités +considérées, quoique leur relation reste toujours la même, sans que les +calculs faits pour un cas puissent dispenser en aucune manière de ceux +qui concernent un autre cas très-peu différent, faute d'avoir pu +abstraire et traiter distinctement cette partie purement algébrique de +la question qui est commune à tous les cas résultant de la simple +variation des nombres donnés. + +D'après les considérations précédentes, le calcul des fonctions +directes, envisagé dans son état actuel, se divise donc naturellement en +deux parties fort distinctes, suivant qu'on traite de la résolution +_algébrique_ des équations ou de leur résolution _numérique_. La +première partie, la seule vraiment satisfaisante, est malheureusement +fort peu étendue, et restera vraisemblablement toujours très-bornée; la +seconde, le plus souvent insuffisante, a du moins l'avantage d'une +généralité beaucoup plus grande. La nécessité de distinguer nettement +ces deux parties est évidente, à cause du but essentiellement différent +qu'on se propose dans chacune, et par suite, du point de vue propre sous +lequel on y considère les quantités. De plus, si on les envisage +relativement aux diverses méthodes dont chacune est composée, on trouve +dans leur distribution rationnelle une marche toute différente. En +effet, la première partie doit se diviser d'après la nature des +équations que l'on sait résoudre, et indépendamment de toute +considération relative aux _valeurs_ des inconnues. Dans la seconde +partie, au contraire, ce n'est pas suivant les _degrés_ des équations +que les procédés se distinguent naturellement, puisqu'ils sont +applicables à des équations d'un degré quelconque; c'est selon l'espèce +numérique des _valeurs_ des inconnues. Car, pour calculer directement +ces nombre sans les déduire des formules qui en feraient connaître les +expressions, le moyen ne saurait évidemment être le même, quand les +nombres ne sont susceptibles d'être évalués que par une suite +d'approximations toujours incomplète, que lorsqu'on peut les obtenir +exactement. Cette distinction si importante, dans la résolution +numérique des équations, des racines incommensurables, et des racines +commensurables, qui exigent des principes tout-à-fait différens pour +leur détermination, est entièrement insignifiante dans là résolution +algébrique, où la nature _rationnelle_ ou _irrationnelle_ des nombres +obtenus est un simple accident du calcul, qui ne peut exercer aucune +influence sur les procédés employés. C'est, en un mot, une simple +considération arithmétique. On en peut dire autant, quoique à un moindre +degré, de la distinction des racines commensurables elles-mêmes en +entières et fractionnaires. Enfin, il en est aussi de même, à plus forte +raison, pour la classification la plus générale des racines, en +_réelles_ et _imaginaires_. Toutes ces diverses considérations, qui sont +prépondérantes quant à la résolution numérique des équations, et qui +n'ont aucune importance dans la résolution algébrique, rendent de plus +en plus sensible la nature essentiellement distincte de ces deux parties +principales de l'algèbre proprement dite. + +Ces deux parties, qui constituent l'objet immédiat du calcul des +fonctions directes, sont dominées par une troisième purement +spéculative, à laquelle l'une et l'autre empruntent leurs ressources les +plus puissantes, et qui a été très-exactement désignée par le nom +général de _théorie des équations_, quoique cependant elle ne porte +encore que sur les équations dites _algébriques_. La résolution +numérique des équations, à cause de sa généralité, exige spécialement +cette base rationnelle. + +Cette dernière branche si importante de l'algèbre se divise +naturellement en deux ordres de questions, d'abord celles qui se +rapportent à la composition des équations, et ensuite celles qui +concernent leur transformation; ces dernières ayant pour objet de +modifier les racines d'une équation sans les connaître, suivant une loi +quelconque donnée, pourvu que cette loi soit uniforme relativement à +toutes ces racines[9]. + + [Note 9: Je crois devoir, au sujet de la théorie des + équations, signaler ici une lacune de quelque importance. Le + principe fondamental sur lequel elle repose, et qui est si + fréquemment appliqué dans toute l'analyse mathématique, la + décomposition des fonctions algébriques, rationnelles, et + entières, d'un degré quelconque, en facteurs du premier + degré, n'est jamais employé que pour les fonctions d'une + seule variable, sans que personne ait examiné si on doit + l'étendre aux fonctions de plusieurs variables, ce que + néanmoins on ne devrait pas laisser incertain. Quant aux + fonctions de deux ou de trois variables, les considérations + géométriques décident clairement, quoique d'une manière + indirecte, que leur décomposition en facteurs est + ordinairement impossible; car il en résulterait que chaque + classe correspondante d'équations ne pourrait représenter + une ligne ou une surface _sui generis_, et que son lieu + géométrique rentrerait toujours dans le système de ceux + appartenant à des équations de degré inférieur, de telle + sorte que, de proche en proche, toute équation ne produirait + jamais que des lignes droites ou des plans. Mais, + précisément à cause de cette interprétation concrète, ce + théorème, quoique purement négatif, me semble avoir une si + grande importance pour la géométrie analytique, que je + m'étonne qu'on n'ait pas cherché à établir directement une + différence aussi caractéristique entre les fonctions à une + seule variable et celles à plusieurs variables. Je vais + rapporter ici sommairement la démonstration abstraite et + générale que j'en ai trouvée, quoiqu'elle fût plus + convenablement placée dans un traité spécial. + + 1º Si f(x,y) pouvait se décomposer en facteurs du premier + degré, on les obtiendrait en résolvant l'équation f(x,y)=0. + Or, d'après les considérations indiquées dans le texte, + cette équation, résolue par rapport à x, fournirait des + formules qui contiendraient nécessairement divers radicaux, + dans lesquels entrerait y. Les fonctions de y, renfermées + sous chaque radical, ne sauraient évidemment être en général + des puissances parfaites. Or, il faudrait qu'elles le + devinssent pour que les facteurs élémentaires correspondans + de f(x,y), et qui sont déjà du premier degré en x, fussent + aussi du premier degré, ou même simplement rationnels, + relativement à y. Cela ne pourra donc avoir lieu que dans + certains cas particuliers, lorsque les coefficiens + rempliront les conditions plus ou moins nombreuses, mais + constamment déterminées, qu'exige la disparition des + radicaux. Le même raisonnement s'appliquerait évidemment, à + bien plus forte raison, aux fonctions de trois, quatre, etc. + variables. + + 2º Une autre démonstration, de nature très-différente, se + tire de la mesure du degré de généralité des fonctions à + plusieurs variables, lequel s'estime par le nombre de + constantes arbitraires entrant dans leur expression la plus + complète et la plus simple. Je me bornerai à l'indiquer pour + les fonctions de deux variables; il serait aisé de l'étendre + à celles qui en contiennent davantage. + + On sait que le nombre de constantes arbitraires contenues + dans la formule générale d'une fonction du degré m à deux + variables, est /frac{m(m+3)}{2}. Or, si une telle fonction + pouvait seulement se décomposer en deux facteurs, l'un du + degré n, et l'autre du degré m-n, le produit renfermerait un + nombre de constantes arbitraires égal à /[/frac{n(n+3)}{2} + + /frac{(m-n)(m-n+3)}{2}./] Ce nombre étant, comme il est aisé + de le voir, inférieur au précédent de n(m-n), il en résulte + qu'un tel produit, ayant moins de généralité que la fonction + primitive, ne peut la représenter constamment. On voit même + qu'une telle comparaison exigerait n(m-n) relations + spéciales entre les coefficiens de cette fonction, qu'on + trouverait aisément en développant l'identité. + + Ce nouveau genre de démonstration, fondé sur une + considération ordinairement négligée, pourrait probablement + être employé avec avantage dans plusieurs autres + circonstances.] + +Pour compléter cette rapide énumération générale des diverses parties +essentielles du calcul des fonctions directes, je dois enfin mentionner +expressément une des théories les plus fécondes et les plus importantes +de l'algèbre proprement dite, celle relative à la transformation des +fonctions en séries à l'aide de ce qu'on appelle la méthode des +coefficiens indéterminés. Cette méthode, si éminemment analytique, et +qui doit être regardée comme une des découvertes les plus remarquables +de Descartes, a sans doute perdu de son importance depuis l'invention et +le développement du calcul infinitésimal, dont elle pouvait tenir lieu +si heureusement sous quelques rapports particuliers. Mais l'extension +croissante de l'analyse transcendante, quoique ayant rendu cette méthode +bien moins nécessaire, en a, d'un autre côté, multiplié les applications +et agrandi les ressources; en sorte que par l'utile combinaison qui +s'est finalement opérée entre les deux théories, l'usage de la méthode +des coefficiens indéterminés est devenu aujourd'hui beaucoup plus étendu +qu'il ne l'était même avant la formation du calcul des fonctions +indirectes. + +Après avoir esquissé le tableau général de l'algèbre proprement dite, il +me reste maintenant à présenter quelques considérations sur divers +points principaux du calcul des fonctions directes, dont les notions +peuvent être utilement éclaircies par un examen philosophique. + +Les difficultés relatives à plusieurs symboles singuliers auxquels +conduisent les calculs algébriques et notamment aux expressions dites +_imaginaires_, ont été, ce me semble, beaucoup exagérées par suite des +considérations purement méthaphysiques qu'on s'est efforcé d'y +introduire, au lieu d'envisager ces résultats anormaux sous leur vrai +point de vue, comme de simples faits analytiques. En les concevant +ainsi, il est aisé de reconnaître, en thèse générale, que l'esprit de +l'analyse mathématique consistant à considérer les grandeurs sous le +seul point de vue de leurs relations, et indépendamment de toute idée de +valeur déterminée, il en résulte nécessairement pour les analystes +l'obligation constante d'admettre indifféremment toutes les sortes +d'expressions quelconques que pourront engendrer les combinaisons +algébriques. S'ils voulaient s'en interdire une seule, à raison de sa +singularité apparente, comme elle est toujours susceptible de se +présenter d'après certaines suppositions particulières sur les valeurs +des quantités considérées, ils seraient contraints d'altérer la +généralité de leurs conceptions, et en introduisant ainsi, dans chaque +raisonnement, une suite de distinctions vraiment étrangères, ils +feraient perdre à l'analyse mathématique, son principal avantage +caractéristique, la simplicité et l'uniformité des idées qu'elle +combine. L'embarras que l'intelligence éprouve ordinairement au sujet de +ces expressions singulières, me paraît provenir essentiellement de la +confusion vicieuse qu'elle fait à son insçu entre l'idée de _fonction_ +et l'idée de _valeur_, ou, ce qui revient au même, entre le point de vue +_algébrique_, et le point de vue _arithmétique_. Si la nature de cet +ouvrage me permettait de présenter à cet égard les développemens +suffisans, il me serait, je crois, facile, par un usage convenable des +considérations indiquées dans cette leçon et dans les deux précédentes, +de dissiper les nuages dont une fausse manière de voir entoure +habituellement ces diverses notions. Le résultat de cet examen +démontrerait expressément que l'analyse mathématique est, par sa nature, +beaucoup plus claire, sous les différens rapports dont je viens de +parler, que ne le croient communément les géomètres eux-mêmes, égarés +par les objections vicieuses des métaphysiciens. + +Relativement aux quantités négatives, qui, par suite du même esprit +métaphysique, ont donné lieu à tant de discussions déplacées, aussi +dépourvues de tout fondement rationnel que dénuées de toute véritable +utilité scientifique, il faut distinguer, en considérant toujours le +simple fait analytique, entre leur signification abstraite et leur +interprétation concrète, qu'on a presque toujours confondues jusqu'à +présent. Sous le premier rapport, la théorie des quantités négatives +peut être établie d'une manière complète par une seule vue algébrique. +Quant à la nécessité d'admettre ce genre de résultats concurremment avec +tout autre, elle dérive de la considération générale que je viens de +présenter: et quant à leur emploi comme artifice analytique pour rendre +les formules plus étendues, ce mécanisme de calcul ne peut réellement +donner lieu à aucune difficulté sérieuse. Ainsi, on peut envisager la +théorie abstraite des quantités négatives comme ne laissant rien +d'essentiel à désirer: elle ne présente vraiment d'obstacles que ceux +qu'on y introduit mal à propos par des considérations sophistiques. +Mais, il n'en est nullement de même pour leur théorie concrète. + +Sous ce point de vue, elle consiste essentiellement dans cette admirable +propriété des signes + et - de représenter analytiquement les +oppositions de sens dont sont susceptibles certaines grandeurs. Ce +théorème général sur les relations du concret à l'abstrait en +mathématique, est une des plus belles découvertes que nous devions au +génie de Descartes, qui l'a obtenue comme un simple résultat de +l'observation philosophique convenablement dirigée. Un grand nombre de +géomètres ont tenté depuis d'en établir directement la démonstration +générale. Mais jusqu'ici leurs efforts ont été illusoires, soit qu'ils +aient essayé de trancher la difficulté par de vaines considérations +métaphysiques, ou par des comparaisons très-hasardées, soit qu'ils aient +pris de simples vérifications dans quelque cas particulier plus ou moins +borné pour de véritables démonstrations. Ces diverses tentatives +vicieuses, et le mélange hétérogène du point de vue abstrait avec le +point de vue concret, ont même introduit communément à cet égard une +telle confusion, qu'il devient nécessaire d'énoncer ici distinctement le +fait général, soit qu'on veuille se contenter d'en faire usage, soit +qu'on se propose de l'expliquer. Il consiste, indépendamment de toute +explication, en ce que: si dans une équation quelconque exprimant la +relation de certaines quantités susceptibles d'opposition de sens, une +ou plusieurs de ces quantités viennent à être comptées dans un sens +contraire à celui qu'elles affectaient quand l'équation a été +primitivement établie; il ne sera pas nécessaire de former directement +une nouvelle équation pour ce second état du phénomène; il suffira de +changer, dans la première équation, le signe de chacune des quantités +qui auront changé de sens, et l'équation ainsi modifiée coïncidera +toujours rigoureusement avec celle qu'on aurait trouvée en recommençant +à chercher pour ce nouveau cas la loi analytique du phénomène. C'est +dans cette coïncidence constante et nécessaire que consiste le théorême +général. Or, jusqu'ici on n'est point parvenu réellement à s'en rendre +compte directement; on ne s'en est assuré que par un grand nombre de +vérifications géométriques et mécaniques, qui sont, il est vrai, assez +multipliées et surtout assez variées pour qu'il ne puisse rester dans +aucun esprit juste le moindre doute sur l'exactitude et la généralité de +cette propriété essentielle, mais qui, sous le rapport philosophique, ne +dispensent nullement de chercher une explication aussi importante. +L'extrême étendue du théorême doit faire comprendre à la fois et la +difficulté capitale de cette recherche si souvent reprise +infructueusement, et la haute utilité dont serait sans doute, pour le +perfectionnement de la science mathématique, la conception générale de +cette grande vérité, l'esprit ne pouvant évidemment s'y élever qu'en se +plaçant à un point de vue d'où il découvrirait inévitablement de +nouvelles idées, par la considération directe et approfondie de la +relation du concret à l'abstrait. Quoi qu'il en soit, l'imperfection que +présente encore la science sous ce rapport, n'a point empêché les +géomêtres de faire l'usage le plus étendu et le plus important de cette +propriété dans toutes les parties de la mathématique concrète, où l'on +en éprouve un besoin presque continuel. On peut même retirer une +certaine utilité logique de la simple considération nette de ce fait +général, tel que je l'ai décrit ci-dessus; il en résulte, par exemple, +indépendamment de toute démonstration, que la propriété dont nous +parlons ne doit jamais être appliquée aux grandeurs qui affectent des +directions continuellement variables, sans donner lieu à une simple +opposition de sens: dans ce cas, le signe dont se trouve nécessairement +affecté tout résultat de calcul n'est susceptible d'aucune +interprétation concrète, et c'est à tort qu'on s'efforce quelquefois +d'en établir; cette circonstance a lieu, entre autres occasions, pour +les rayons vecteurs en géométrie, et pour les forces divergentes en +mécanique. + +Un second théorême général sur la relation du concret à l'abstrait en +mathématique, que je crois devoir considérer expressément ici, est celui +qu'on désigne ordinairement sous le nom de principe de l'_homogénéité_. +Il est sans doute bien moins important dans ses applications que le +précédent. Mais il mérite particulièrement notre attention, comme ayant, +par sa nature, une étendue encore plus grande, puisqu'il s'applique +indistinctement à tous les phénomènes, et à cause de l'utilité réelle +qu'on en retire souvent pour la vérification de leurs lois analytiques. +Je puis d'ailleurs en exposer une démonstration directe et générale, qui +me semble fort simple. Elle est fondée sur cette seule observation, +évidente par elle-même: l'exactitude de toute relation entre des +grandeurs concrètes quelconques est indépendante de la valeur des +_unités_ auxquelles on les rapporte pour les exprimer en nombres. Par +exemple, la relation qui existe entre les trois côtés d'un triangle +rectangle, a lieu soit qu'on les évalue en mètres, ou en lieues, ou en +pouces, etc. + +Il suit de cette considération générale, que toute équation qui exprime +la loi analytique d'un phénomène quelconque, doit jouir de cette +propriété de n'être nullement altérée, quand on fait subir simultanément +à toutes les quantités qui s'y trouvent, le changement correspondant à +celui qu'éprouveraient leurs unités respectives. Or, ce changement +consiste évidemment en ce que toutes les quantités de chaque espèce +deviendraient à la fois m fois plus petites, si l'unité qui leur +correspond devient m fois plus grande, ou réciproquement. Ainsi, toute +équation qui représente une relation concrète quelconque, doit offrir ce +caractère de demeurer la même, quand on y rend m fois plus grandes +toutes les quantités qu'elle contient, et qui expriment les grandeurs +entre lesquelles existe la relation, en exceptant toutefois les nombres +qui désignent simplement les _rapports_ mutuels de ces diverses +grandeurs, lesquels restent invariables dans le changement des unités. +C'est dans cette propriété que consiste la loi de l'homogénéité, suivant +son acception la plus étendue, c'est-à-dire, de quelques fonctions +analytiques que les équations soient composées. + +Mais, le plus souvent, on ne considère que les cas où ces fonctions sont +de celles qu'on appelle particulièrement _algébriques_, et auxquelles la +notion de _degré_ est applicable. Dans ce cas, on peut préciser +davantage la proposition générale, en déterminant le caractère +analytique que doit présenter nécessairement l'équation pour que cette +propriété soit vérifiée. Il est aisé de voir alors, en effet, que, par +la modification ci-dessus exposée, tous les _termes_ du premier degré, +quelle que soit leur forme, rationnelle ou irrationnelle, entière ou +fractionnaire, deviendront m fois plus grands; tous ceux du second +degré, m^2 fois; ceux du troisième, m^3 fois, etc. Ainsi, les termes du +même degré, quelque diverse que puisse être leur composition, variant de +la même manière, et les termes de degrés différens variant dans une +proportion inégale, quelque similitude que puisse offrir leur +composition, il faudra nécessairement, pour que l'équation ne soit pas +troublée, que tous les termes qu'elle contient soient d'un même degré. +C'est en cela que consiste proprement le théorême ordinaire de +l'_homogénéité_; et c'est de cette circonstance que la loi générale à +tiré son nom, qui cependant cesse d'être exactement convenable pour +toute autre espèce de fonctions. + +Afin de traiter ce sujet dans toute son étendue, il importe d'observer +une condition essentielle, à laquelle on devra avoir égard en appliquant +cette propriété, lorsque le phénomène exprimé par l'équation présentera +des grandeurs de natures diverses. En effet, il pourra arriver que les +unités respectives soient complétement indépendantes les unes des +autres, et alors le théorême de l'homogénéité aura lieu, soit par +rapport à toutes les classes correspondantes de quantités, soit qu'on ne +veuille considérer qu'une seule ou plusieurs d'entre elles. Mais, il +arrivera, dans d'autres occasions, que les diverses unités auront entre +elles des relations obligées, déterminées par la nature de la question. +Alors, il faudra avoir égard à cette subordination des unités dans la +vérification de l'homogénéité, qui n'existera plus en un sens purement +algébrique, et dont le mode précis variera suivant le genre des +phénomènes. Ainsi, par exemple, pour fixer les idées, quand on +considérera dans l'expression analytique des phénomènes géométriques, à +la fois des lignes, des aires, et des volumes, il faudra observer que +les trois unités correspondantes, sont nécessairement liées entre elles, +de telle sorte que, suivant la subordination généralement établie à cet +égard, lorsque la première devient m fois plus grande, la seconde le +devient m^2 fois, et la troisième m^3 fois. C'est avec une telle +modification que l'homogénéité existera dans les équations, où l'on +devra alors, si elles sont _algébriques_, estimer le degré de chaque +terme, en doublant les exposans des facteurs qui correspondent à des +aires, et triplant ceux des facteurs relatifs à des volumes[10]. + +Telles sont les principales considérations générales, très-insuffisantes +sans doute, mais auxquelles je suis contraint de me réduire par les +limites naturelles de ce cours, relativement au calcul des fonctions +directes. Nous devons passer maintenant à l'examen philosophique du +calcul des fonctions indirectes, dont l'importance et l'étendue bien +supérieures réclament un plus grand développement. + + [Note 10: J'ai été conduit, il y a douze ans, par mon + enseignement journalier de la science mathématique, à + construire cette théorie générale de l'homogénéité. J'ai + trouvé depuis que M. Fourier, dans son grand ouvrage sur la + chaleur, publié en 1822, avait suivi, de son côté, une + marche essentiellement semblable. Malgré cette heureuse + coïncidence, qu'a dû naturellement déterminer la + considération directe d'un sujet aussi simple, je n'ai pas + cru devoir ici renvoyer à sa démonstration; celle que je + viens d'exposer ayant pour principal objet d'embrasser + l'ensemble de la question, sans égard à aucune application + spéciale.] + +SIXIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. Exposition comparative des divers points de vue généraux sous +lesquels on peut envisager le calcul des fonctions indirectes. + +Nous avons déterminé, dans la quatrième leçon, le caractère +philosophique propre à l'analyse transcendante, de quelque manière qu'on +puisse la concevoir, en considérant seulement la nature générale de sa +destination effective dans l'ensemble de la science mathématique. Cette +analyse a été, comme on sait, présentée par les géomètres sous plusieurs +points de vue réellement distincts, quoique nécessairement équivalens, +et conduisant toujours à des résultats identiques. On peut les réduire à +trois principaux, ceux de Leïbnitz, de Newton et de Lagrange, dont tous +les autres ne sont que des modifications secondaires. Dans l'état +présent de la science, chacune de ces trois conceptions générales offre +des avantages essentiels qui lui appartiennent exclusivement, sans +qu'on soit encore parvenu à construire une méthode unique réunissant +toutes ces diverses qualités caractéristiques. En méditant sur +l'ensemble de cette grande question, on est convaincu, je crois, que +c'est dans la conception de Lagrange, que s'opérera un jour cette +combinaison. Quand cet important travail philosophique, qui exige une +profonde élaboration de toutes les idées mathématiques fondamentales, +sera convenablement exécuté; on pourra se borner alors, pour connaître +l'analyse transcendante, à la seule étude de cette conception +définitive; les autres ne présentant plus essentiellement qu'un intérêt +historique. Mais jusqu'à cette époque, la science devra être considérée, +sous ce rapport, comme étant dans un véritable état provisoire, qui +exige absolument, même pour l'exposition dogmatique de cette analyse, la +considération simultanée des divers modes généraux propres au calcul des +fonctions indirectes. Quelque peu satisfaisante que puisse paraître, +sous le rapport logique, cette multiplicité de conceptions d'un sujet +toujours identique, il est certain que, sans cette indispensable +condition, on ne pourrait se former aujourd'hui qu'une notion +très-insuffisante de cette analyse, soit en elle-même, soit surtout +relativement à ses applications, quelque fût le mode unique que l'on +aurait cru devoir choisir. Ce défaut de systématisation dans la partie +la plus importante de l'analyse mathématique, ne paraîtra nullement +étrange, si l'on considère, d'une part, son extrême étendue, sa +difficulté supérieure, et d'une autre part, sa formation presque +récente. La génération des géomètres est à peine renouvelée depuis la +production primitive de la conception destinée sans doute à coordonner +la science, de manière à lui imprimer un caractère fixe et uniforme; +ainsi, les habitudes intellectuelles n'ont pu encore, sous ce rapport, +être suffisamment formées. + +S'il s'agissait ici de tracer l'histoire raisonnée de la formation +successive de l'analyse transcendante, il faudrait préalablement +distinguer avec soin du calcul des fonctions indirectes proprement dit, +l'idée mère de la méthode infinitésimale, laquelle peut être conçue par +elle-même, indépendamment de tout calcul. Nous verrions, dès-lors, que +le premier germe de cette idée, se trouve déjà dans le procédé constant, +employé par les géomètres grecs, sous le nom de _méthode d'exhaustion_, +pour passer de ce qui est relatif aux lignes droites à ce qui concerne +les lignes courbes, et qui consistait essentiellement à substituer à la +courbe la considération auxiliaire d'un polygone inscrit ou circonscrit, +d'après lequel on s'élevait à la courbe elle-même, en prenant +convenablement les limites des relations primitives. +Quelqu'incontestable que soit cette filiation des idées, on lui +donnerait une importance fort exagérée, en voyant dans cette méthode +d'exhaustion, l'équivalent réel de nos méthodes modernes, comme l'ont +fait plusieurs géomètres. Car, les anciens n'avaient aucun moyen +rationnel et général pour la détermination de ces limites, qui +constituait ordinairement la plus grande difficulté de la question; en +sorte que leurs solutions n'étaient point soumises à des règles +abstraites et invariables, dont l'application uniforme dût conduire avec +certitude à la connaissance cherchée, ce qui est le principal caractère +de notre analyse transcendante. En un mot, il restait à généraliser la +conception employée par les anciens, et surtout, en la considérant d'une +manière purement abstraite, à la réduire en calcul, ce qui leur était +impossible. La première idée qui ait été produite dans cette nouvelle +direction, remonte véritablement à notre grand géomètre Fermat, que +Lagrange a justement présenté comme ayant ébauché la formation directe +de l'analyse transcendante, par sa méthode pour la détermination des +_maxima_ et _minima_, et pour la recherche des tangentes, qui consistait +essentiellement, en effet, à introduire la considération auxiliaire des +accroissemens corélatifs des variables proposées, accroissemens +supprimés ensuite comme nuls, après que les équations avaient subi +certaines transformations convenables. Mais, quoique Fermat eût le +premier conçu cette analyse d'une manière vraiment abstraite, elle était +encore loin d'être régulièrement formée en un calcul général et +distinct, ayant sa notation propre, et surtout dégagé de la +considération superflue des termes, qui finissaient par n'être plus +comptés dans l'analyse de Fermat, après avoir néanmoins singulièrement +compliqué par leur présence toutes les opérations. C'est ce qu'a si +heureusement exécuté Leïbnitz un demi-siècle plus tard, après quelques +modifications intermédiaires apportées par Wallis, et surtout par +Barrow, aux idées de Fermat; et par là il a été le véritable créateur de +l'analyse transcendante, telle que nous l'employons aujourd'hui. Cette +découverte capitale était tellement mûre, comme toutes les grandes +conceptions de l'esprit humain au moment de leur manifestation, que +Newton, de son côté, était parvenu en même temps, ou un peu auparavant, +à une méthode exactement équivalente, en considérant cette analyse sous +un point de vue très-différent, et qui, bien que plus rationnel en +lui-même, est réellement moins convenable pour donner à la méthode +fondamentale commune toute l'étendue et la facilité que lui ont +imprimées les idées de Leïbnitz. Enfin, Lagrange, écartant les +considérations hétérogènes qui avaient guidé Leïbnitz et Newton, est +parvenu plus tard à réduire l'analyse transcendante, dans sa plus grande +perfection, à un système purement algébrique, auquel il ne manque encore +que plus d'aptitude aux applications. + +Après ce coup-d'oeil sommaire sur l'histoire générale de l'analyse +transcendante, procédons à l'exposition dogmatique des trois conceptions +principales, afin d'apprécier exactement leurs propriétés +caractéristiques, et de constater l'identité nécessaire des méthodes qui +en dérivent. Commençons par celle de Leïbnitz. + +Elle consiste, comme on sait, à introduire dans le calcul, pour +faciliter l'établissement des équations, les élémens infiniment petits +dont on considère comme composées les quantités entre lesquelles on +cherche des relations. Ces élémens ou _différentielles_ auront entre eux +des relations constamment et nécessairement plus simples et plus faciles +à découvrir que celles des quantités primitives, et d'après lesquelles +on pourrait ensuite, par un calcul spécial ayant pour destination propre +l'élimination de ces infinitésimales auxiliaires, remonter aux équations +cherchées, qu'il eût été le plus souvent impossible d'obtenir +directement. Cette analyse indirecte pourra l'être à des degrés divers; +car, si on trouve quelquefois trop de difficulté à former immédiatement +l'équation entre les différentielles mêmes des grandeurs que l'on +considère, il faudra, par un emploi redoublé du même artifice général, +traiter, à leur tour, ces différentielles comme de nouvelles quantités +primitives, et chercher la relation entre leurs élémens infiniment +petits, qui, par rapport aux objets définitifs de la question, seront +les _différentielles secondes_; et ainsi de suite, la même +transformation pouvant être répétée un nombre quelconque de fois, à la +condition toujours d'éliminer finalement le nombre de plus en plus grand +des quantités infinitésimales introduites comme auxiliaires. + +Un esprit encore étranger à ces considérations n'aperçoit pas +sur-le-champ comment l'emploi de ces quantités auxiliaires peut +faciliter la découverte des lois analytiques des phénomènes; car les +accroissemens infiniment petits des grandeurs proposées étant de même +espèce qu'elles, leurs relations ne paraissent pas devoir s'obtenir plus +aisément, la valeur plus ou moins petite d'une quantité ne pouvant, en +effet, exercer aucune influence sur une recherche nécessairement +indépendante, par sa nature, de toute idée de valeur. Mais il est aisé, +néanmoins, de s'expliquer très-nettement, et d'une manière tout-à-fait +générale, à quel point, par un tel artifice, la question doit se +trouver simplifiée. Il faut, pour cela, commencer par distinguer les +différens ordres d'infiniment petits, dont on peut se faire une idée +fort précise, en considérant que ce sont ou les puissances successives +d'un même infiniment petit primitif, ou des quantités qu'on peut +présenter comme ayant avec ces puissances des rapports finis, en sorte +que, par exemple, les différentielles seconde, troisième, etc., d'une +même variable, sont classées comme infiniment petits du second ordre, du +troisième, etc., parce qu'il est aisé de montrer en elles des multiples +finis des puissances seconde, troisième, etc., d'une certaine +différentielle première. Ces notions préliminaires étant posées, +l'esprit de l'analyse infinitésimale consiste à négliger constamment les +quantités infiniment petites à l'égard des quantités finies, et, +généralement, les infiniment petits d'un ordre quelconque vis-à-vis tous +ceux d'un ordre inférieur. On conçoit immédiatement combien une telle +faculté doit faciliter la formation des équations entre les +différentielles des quantités, puisque, au lieu de ces différentielles, +on pourra substituer tels autres élémens qu'on voudra, et qui seraient +plus simples à considérer, en se conformant à cette seule condition, que +les nouveaux élémens ne diffèrent des précédens que de quantités +infiniment petites par rapport à eux. C'est ainsi qu'il sera possible, +en géométrie, de traiter les lignes courbes comme composées d'une +infinité d'élémens rectilignes, les surfaces courbes comme formées +d'élémens plans; et, en mécanique, les mouvemens variés comme une suite +infinie de mouvemens uniformes, se succédant à des intervalles de temps +infiniment petits. Vu l'importance de cette conception admirable, je +crois devoir ici, par l'indication sommaire de quelques exemples +principaux, achever d'éclaircir son caractère fondamental. + +Qu'il s'agisse de déterminer, en chaque point d'une courbe plane dont +l'équation est donnée, la direction de sa tangente, question dont la +solution générale a été l'objet primitif qu'avaient en vue les +inventeurs de l'analyse transcendante. On considérera la tangente comme +une sécante qui joindrait deux points infiniment voisins; et alors, en +nommant dy et dx les différences infiniment petites des coordonnées de +ces deux points, les premiers élémens de la géométrie fourniront +immédiatement l'équation t=/frac{dy}{dx}, pour la tangente +trigonométrique de l'angle que fait avec l'axe des x la tangente +cherchée, ce qui, dans un système de coordonnées rectilignes, est la +manière la plus simple d'en fixer la position. Cette équation, commune à +toutes les courbes, étant posée, la question est réduite à un simple +problème analytique, qui consistera à éliminer les infinitésimales dx et +dy, introduites comme auxiliaires, en déterminant, dans chaque cas +particulier, d'après l'équation de la courbe proposée, le rapport de dy +à dx, ce qui se fera constamment par des procédés uniformes et +très-simples. + +En second lieu, qu'on veuille connaître la longueur de l'arc d'une +courbe quelconque, considéré comme une fonction des coordonnées de ses +extrémités. Il serait impossible d'établir immédiatement l'équation +entre cet arc s et ces coordonnées, tandis qu'il est aisé de trouver la +relation correspondante entre les différentielles de ces diverses +grandeurs. Les plus simples théorèmes de la géométrie élémentaire +donneront, en effet, sur-le-champ, en considérant l'arc infiniment petit +ds comme une ligne droite, les équations /[ds^2 = dy^2 + dx^2, +/mbox{ou}ds^2 = dx^2 + dy^2 + dz^2, /] suivant que la courbe sera plane +ou à double courbure. Dans l'un et l'autre cas, la question est +maintenant tout entière du domaine de l'analyse, qui fera remonter, +d'après cette relation, à celle qui existe entre les quantités finies +elles-mêmes que l'on considère, par l'élimination des différentielles, +qui est l'objet propre du calcul des fonctions indirectes. + +Il en serait de même pour la quadrature des aires curvilignes. Si la +courbe est plane et rapportée à des coordonnées rectilignes, on concevra +l'aire A comprise entre elle, l'axe des x, et deux coordonnées extrêmes, +comme augmentant d'une quantité infiniment petite dA, en résultat d'un +accroissement analogue de l'abcisse. Alors la relation entre ces deux +différentielles pourra s'obtenir immédiatement avec la plus grande +facilité, en substituant à l'élément curviligne de l'aire proposée le +rectangle formé par l'ordonnée extrême et l'élément de l'abcisse, dont +il ne diffère évidemment que d'une quantité infiniment petite du second +ordre, ce qui fournira aussitôt, quelle que soit la courbe, l'équation +différentielle très-simple /[dA = ydx,/] d'où le calcul des fonctions +indirectes, quand la courbe sera définie, apprendra à déduire l'équation +finie, objet immédiat du problème. + +Pareillement, en dynamique, quand on voudra connaître l'expression de la +vitesse acquise à chaque instant par un corps animé d'un mouvement varié +suivant une loi quelconque, on considérera le mouvement comme uniforme +pendant la durée d'un élément infiniment petit du temps t, et on formera +ainsi immédiatement l'équation différentielle de=vdt, v désignant la +vitesse acquise quand le corps a parcouru l'espace e, et de là il sera +facile de conclure, par de simples procédés analytiques invariables, la +formule qui donnerait la vitesse dans chaque mouvement particulier, +d'après la relation correspondante entre le temps et l'espace; ou, +réciproquement, quelle serait cette relation si le mode de variation de +la vitesse était supposé connu, soit par rapport à l'espace, soit par +rapport au temps. + +Enfin, pour indiquer une autre nature de questions, c'est par une marche +semblable que, dans l'étude des phénomènes thermologiques, comme l'a si +heureusement conçue M. Fourier, on peut former très-simplement, ainsi +que nous le verrons plus tard, l'équation différentielle générale qui +exprime la répartition variable de la chaleur dans un corps quelconque à +quelques influences qu'on le suppose soumis, d'après la seule relation, +fort aisée à obtenir, qui représente la distribution uniforme de la +chaleur dans un parallélipipède rectangle, en considérant +géométriquement tout autre corps comme décomposé en élémens infiniment +petits d'une telle forme, et thermologiquement le flux de chaleur comme +constant pendant un temps infiniment petit. Dès-lors, toutes les +questions que peut présenter la thermologie abstraite se trouveront +réduites, comme pour la géométrie et la mécanique, à de pures +difficultés d'analyse, qui consisteront toujours dans l'élimination des +différentielles introduites comme auxiliaires pour faciliter +l'établissement des équations. + +Des exemples de nature aussi diverse sont plus que suffisans pour faire +nettement comprendre en général l'immense portée de la conception +fondamentale de l'analyse transcendante, telle que Leïbnitz l'a formée, +et qui constitue sans aucun doute la plus haute pensée à laquelle +l'esprit humain se soit jamais élevé jusqu'à présent. + +On voit que cette conception était indispensable pour achever de fonder +la science mathématique, en permettant d'établir d'une manière large et +féconde, la relation du concret à l'abstrait. Sous ce rapport, elle doit +être envisagée comme le complément nécessaire de la grande idée-mère de +Descartes, sur la représentation analytique générale des phénomènes +naturels, idée qui n'a commencé à être dignement appréciée et +convenablement exploitée que depuis la formation de l'analyse +infinitésimale, sans laquelle elle ne pouvait encore produire, même en +géométrie, de résultats très-importans[11]. + + [Note 11: Il est bien remarquable, en effet, que des + hommes tels que Pascal, aient fait aussi peu d'attention à + la conception fondamentale de Descartes, sans pressentir + nullement la révolution générale qu'elle était + nécessairement destinée à produire dans le système entier de + la science mathématique. Cela est venu de ce que, sans le + secours de l'analyse transcendante, cette admirable méthode + ne pouvait réellement encore conduire à des résultats + essentiels, qui ne pussent être obtenus presqu'aussi bien + par la méthode géométrique des anciens. Les esprits mêmes + les plus éminens ont toujours bien moins apprécié jusqu'ici + les méthodes générales par leur simple caractère + philosophique, que par les connaissances effectives qu'elles + pouvaient procurer immédiatement.] + +Quoique j'aie cru devoir, dans les considérations précédentes, insister +particulièrement sur l'admirable facilité que présente par sa nature +l'analyse transcendante pour la recherche des lois mathématiques de tous +les phénomènes, je ne dois pas négliger de faire ressortir une seconde +propriété fondamentale, peut-être aussi importante que la première, et +qui ne lui est pas moins inhérente: je veux parler de l'extrême +généralité des formules différentielles, qui expriment en une seule +équation chaque phénomène déterminé, quelque variés que puissent être +les sujets dans lesquels on le considère. Ainsi, sous le point de vue de +l'analyse infinitésimale, on voit, dans les exemples qui précèdent, une +seule équation différentielle donner les tangentes à toutes les courbes, +une autre leurs rectifications, une troisième leurs quadratures; et de +même, une formule invariable exprimer la loi mathématique de tout +mouvement varié; enfin une équation unique représenter constamment la +répartition de la chaleur dans un corps et pour un cas quelconques. +Cette généralité si éminemment remarquable, et qui est pour les +géomètres la base des considérations les plus élevées, est une heureuse +conséquence nécessaire et presqu'immédiate de l'esprit même de l'analyse +transcendante, surtout dans la conception de Leïbnitz. Elle résulte de +ce que, en substituant aux élémens infiniment petits des grandeurs +considérées, d'autres infinitésimales plus simples, qui seules entrent +dans les équations différentielles, ces infinitésimales se trouvent, par +leur nature, être constamment les mêmes pour chaque classe totale de +questions, quels que soient les objets divers du phénomène étudié. +Ainsi, par exemple, toute courbe, quelle qu'elle soit, étant toujours +décomposée en élémens rectilignes, on conçoit _à priori_ que la relation +entre ces élémens uniformes doit nécessairement être la même pour un +même phénomène géométrique quelconque, quoique l'équation finie +correspondante à cette loi différentielle doive varier d'une courbe à +une autre. Il en est évidemment de même dans tout autre cas quelconque. +L'analyse infinitésimale n'a donc pas seulement fourni un procédé +général pour former indirectement des équations qu'il eût été impossible +de découvrir d'une manière directe; elle a permis en outre de +considérer, pour l'étude mathématique des phénomènes naturels, un ordre +nouveau de lois plus générales et néanmoins offrant une signification +claire et précise à tout esprit habitué à leur interprétation. Ces lois +sont constamment les mêmes pour chaque phénomène, dans quelques objets +qu'on l'étudie, et ne changent qu'en passant d'un phénomène à un autre; +d'où l'on a pu d'ailleurs, en comparant ces variations, s'élever +quelquefois, par une vue encore plus générale, à des rapprochemens +positifs entre diverses classes de phénomènes tout-à-fait divers, +d'après les analogies présentées par les expressions différentielles de +leurs lois mathématiques. Dans l'étude philosophique de la mathématique +concrète, je m'attacherai à faire exactement apprécier cette seconde +propriété caractéristique de l'analyse transcendante, non moins +admirable que la première, et en vertu de laquelle le système entier +d'une science immense, comme la géométrie ou la mécanique, a pu se +trouver condensé en un petit nombre de formules analytiques, d'où +l'esprit humain peut déduire, par des règles certaines et invariables, +la solution de tous les problèmes particuliers. + +Pour terminer l'exposition générale de la conception de Leïbnitz, il me +reste maintenant à considérer en elle-même la démonstration du procédé +logique auquel elle conduit, ce qui constitue malheureusement la partie +la plus imparfaite de cette belle méthode. + +Dans les premiers temps de l'analyse infinitésimale, les géomètres les +plus célèbres, tels que les deux illustres frères Jean et Jacques +Bernouilli attachèrent, avec raison, bien plus d'importance à étendre, +en la développant, l'immortelle découverte de Leïbnitz, et à en +multiplier les applications, qu'à établir rigoureusement les bases +logiques sur lesquelles reposaient les procédés de ce nouveau +calcul[12]. Ils se contentèrent pendant long-temps de répondre par la +solution inespérée des problèmes les plus difficiles à l'opposition +prononcée de la plupart des géomètres du second ordre contre les +principes de la nouvelle analyse, persuadés sans doute, contrairement +aux habitudes ordinaires, que, dans la science mathématique bien plus +que dans aucune autre, on peut accueillir avec hardiesse les nouveaux +moyens, même quand leur rationnalité est imparfaite, pourvu qu'ils +soient féconds, puisque, les vérifications étant bien plus faciles et +plus multipliées, l'erreur ne saurait demeurer long-temps inaperçue. +Néanmoins, après le premier élan, il était impossible d'en rester là; et +il fallait revenir nécessairement sur les fondemens mêmes de l'analyse +leïbnitzienne pour constater généralement l'exactitude rigoureuse des +procédés employés, malgré les infractions apparentes qu'on s'y +permettait aux règles ordinaires du raisonnement. Leïbnitz, pressé de +répondre, avait lui-même présenté une explication tout-à-fait erronée, +en disant qu'il traitait les infiniment petits comme des +_incomparables_, et qu'il les négligeait vis-à-vis des quantités finies +_comme des grains de sable par rapport à la mer_, considération qui eût +complétement dénaturé son analyse, en la réduisant à n'être plus qu'un +simple calcul d'approximation, qui, sous ce rapport, serait radicalement +vicieux, puisqu'il serait impossible de prévoir, en thèse générale, à +quel point les opérations successives peuvent grossir ces erreurs +premières, dont l'accroissement pourrait même évidemment devenir ainsi +quelconque. Leïbnitz n'avait donc entrevu que d'une manière extrêmement +confuse les véritables fondemens rationnels de l'analyse qu'il avait +créée. Ses premiers successeurs se bornèrent d'abord à en vérifier +l'exactitude par la conformité de ses résultats, dans certains usages +particuliers, avec ceux que fournissait l'algèbre ordinaire ou la +géométrie des anciens, en reproduisant, autant qu'ils le pouvaient, +d'après les anciennes méthodes, les solutions de quelques problèmes, +une fois qu'elles avaient été obtenues par la méthode nouvelle, seule +capable primitivement de les faire découvrir. Quand cette grande +question a été considérée d'une manière plus générale, les géomètres, au +lieu d'aborder directement la difficulté, ont préféré l'éluder en +quelque sorte, comme l'ont fait Euler et d'Alembert, par exemple, en +démontrant abstraitement la conformité nécessaire et constante de la +conception de Leïbnitz, envisagée dans tous ses usages quelconques, avec +d'autres conceptions fondamentales de l'analyse transcendante, celle de +Newton surtout, dont l'exactitude était à l'abri de toute objection. Une +telle vérification générale est sans doute strictement suffisante pour +dissiper toute incertitude sur l'emploi légitime de l'analyse +leïbnitzienne. Mais la méthode infinitésimale est tellement importante, +elle présente encore, dans presque toutes les applications, une telle +supériorité effective sur les autres conceptions générales +successivement proposées, qu'il y aurait véritablement imperfection dans +le caractère philosophique de la science à ne pouvoir la justifier en +elle-même, et à la fonder logiquement sur des considérations d'un autre +ordre, qu'on cesserait ensuite d'employer efficacement. Il était donc +d'une importance réelle d'établir directement et d'une manière générale +la rationnalité nécessaire de la méthode infinitésimale. Après diverses +tentatives plus ou moins imparfaites pour y parvenir, les travaux +philosophiques de Lagrange ayant fortement reporté, vers la fin du +siècle dernier, l'attention des géomètres sur la théorie générale de +l'analyse infinitésimale, un géomètre très-recommandable, Carnot, +présenta enfin la véritable explication logique directe de la méthode de +Leïbnitz, en la montrant comme fondée sur le principe de la compensation +nécessaire des erreurs, ce qui est vraisemblablement, en effet, la +manifestation précise et lumineuse de ce que Leïbnitz avait vaguement et +confusément aperçu, en concevant les bases rationnelles de son analyse. +Carnot a rendu ainsi à la science un service essentiel[13], et dont +l'importance me semble n'être pas encore suffisamment appréciée, +quoique, comme nous le verrons à la fin de cette leçon, tout cet +échafaudage logique de la méthode infinitésimale proprement dite ne soit +susceptible très-vraisemblablement que d'une existence provisoire, en +tant que radicalement vicieux par sa nature. Je n'en crois pas moins, +cependant, devoir considérer ici, afin de compléter cette importante +exposition, le raisonnement général proposé par Carnot, pour légitimer +directement l'analyse de Leïbnitz. Voici en quoi il consiste +essentiellement. + + [Note 12: On ne peut contempler, sans un profond + intérêt, le naïf enthousiasme de l'illustre Huyghens, au + sujet de cette admirable création, quoique son âge avancé ne + lui permît point d'en faire lui-même aucun usage important, + et qu'il se fût déjà élevé sans ce puissant secours à des + découvertes capitales. _Je vois avec surprise et avec + admiration_, écrivait-il, en 1692, au marquis de L'Hôpital, + _l'étendue et la fécondité de cet art; de quelque côté que + je tourne la vue, j'en aperçois de nouveaux usages; enfin, + j'y conçois un progrès et une spéculation infinis._] + + + [Note 13: Voyez l'ouvrage remarquable qu'il a publié + sous le titre de _Réflexions sur la Métaphysique du calcul + infinitésimal_, et dans lequel on trouve d'ailleurs une + exposition claire et utile, quoique trop peu approfondie, de + tous les divers points de vue sous lesquels a été conçu le + système général du calcul des fonctions indirectes.] + + +Lorsqu'on établit l'équation différentielle d'un phénomène, on substitue +aux élémens immédiats des diverses quantités considérées, d'autres +infinitésimales plus simples qui en diffèrent infiniment peu par rapport +à eux, et cette substitution constitue le principal artifice de la +méthode de Leïbnitz, qui, sans cela, n'offrirait aucune facilité réelle +pour la formation des équations. Carnot regarde une telle hypothèse +comme produisant véritablement une erreur dans l'équation ainsi obtenue, +et que, pour cette raison, il appelle _imparfaite_; seulement, il est +clair que cette erreur ne peut être qu'infiniment petite. Or, d'un autre +côté, tous les procédés analytiques, soit de différentiation, soit +d'intégration, qu'on applique à ces équations différentielles pour +s'élever aux équations finies en éliminant toutes les infinitésimales +introduites comme auxiliaires, produisent aussi constamment, par leur +nature, ainsi qu'il est aisé de le voir, d'autres erreurs analogues, en +sorte qu'il a pu s'opérer une exacte compensation, et que les équations +définitives peuvent, suivant l'expression de Carnot, être devenues +_parfaites_. Carnot considère comme un symptôme certain et invariable de +l'établissement effectif de cette compensation nécessaire, l'élimination +complète des diverses quantités infiniment petites, qui est constamment, +en effet, le but définitif de toutes les opérations de l'analyse +transcendante. Car, si on n'a jamais commis d'autres infractions aux +règles générales du raisonnement que celles ainsi exigées par la nature +même de la méthode infinitésimale, les erreurs infiniment petites +produites de cette manière n'ayant jamais pu engendrer que des erreurs +infiniment petites dans toutes les équations, les relations sont +nécessairement d'une exactitude rigoureuse aussitôt qu'elles n'ont plus +lieu qu'entre des quantités finies, puisqu'il ne saurait évidemment +exister alors que des erreurs finies, tandis qu'il n'a pu en survenir +aucune de ce genre. Tout ce raisonnement général est fondé sur la notion +des quantités infinitésimales, conçues comme indéfiniment décroissantes, +lorsque celles dont elles dérivent sont envisagées comme fixes. + +Ainsi, pour éclaircir cette exposition abstraite par un seul exemple, +reprenons la question des tangentes, qui est la plus facile à analyser +complétement. On regardera l'équation t=/frac{dy}{dx} obtenue ci-dessus +comme affectée d'une erreur infiniment petite, puisqu'elle ne serait +tout-à-fait rigoureuse que pour la sécante. Maintenant, on achèvera la +solution en cherchant, d'après l'équation de chaque courbe, le rapport +entre les différentielles des coordonnées. Si cette équation est, je +suppose, y=ax^2, on aura évidemment /[dy = 2axdx + dx^2./] + +Dans cette formule, on devra négliger le terme dx^2 comme infiniment +petit du second ordre. Dès lors la combinaison des deux équations +_imparfaites_ /[t=/frac{dy}{dx},/;dy = 2axdx,/] suffisant pour éliminer +entièrement les infinitésimales, le résultat fini t = 2ax sera +nécessairement rigoureux par l'effet de la compensation exacte des deux +erreurs commises puisqu'il ne pourrait, par sa nature, être affecté +d'une erreur infiniment petite, la seule néanmoins qu'il pût y avoir, +d'après l'esprit des procédés qui ont été suivis. + +Il serait aisé de reproduire uniformément le même raisonnement par +rapport à toutes les autres applications générales de l'analyse de +Leïbnitz. + +Cette ingénieuse théorie est sans doute plus subtile que solide, quand +on cherche à l'approfondir. Mais elle n'a cependant en réalité d'autre +vice logique radical que celui de la méthode infinitésimale elle-même, +dont elle est, ce me semble, le développement naturel et l'explication +générale, en sorte qu'elle doit être adoptée aussi long-temps qu'on +jugera convenable d'employer directement cette méthode. + +Je passe maintenant à l'exposition générale des deux autres conceptions +fondamentales de l'analyse transcendante, en me bornant pour chacune à +l'idée principale, le caractère philosophique de cette analyse ayant +été, du reste, suffisamment déterminé ci-dessus, d'après la conception +de Leïbnitz, à laquelle j'ai dû spécialement m'attacher, parce qu'elle +permet de le saisir plus aisément dans son ensemble, et de le décrire +avec plus de rapidité. + +Newton a présenté successivement, sous plusieurs formes différentes, sa +manière propre de concevoir l'analyse transcendante. Celle qui est +aujourd'hui le plus communément adoptée, du moins parmi les géomètres du +continent, a été désignée par Newton, tantôt sous le nom de _méthode des +premières et dernières raisons_, tantôt sous celui de _méthode des +limites_, qu'on emploie plus fréquemment. + +Sous ce point de vue, l'esprit général de l'analyse transcendante +consiste à introduire comme auxiliaires, à la place des quantités +primitives ou concurremment avec elles, pour faciliter l'établissement +des équations, les limites des rapports des accroissemens simultanés de +ces quantités, ou, en d'autres termes, les dernières raisons de ces +accroissemens, limites ou dernières raisons qu'on peut aisément montrer +comme ayant une valeur déterminée et finie. Un calcul spécial, qui est +l'équivalent du calcul infinitésimal, est ensuite destiné à s'élever de +ces équations entre ces limites aux équations correspondantes entre les +quantités primitives elles-mêmes. + +La faculté que présente une telle analyse pour exprimer plus aisément +les lois mathématiques des phénomènes tient, en général, à ce que le +calcul portant, non sur les accroissemens mêmes des quantités proposées, +mais sur les limites des rapports de ces accroissemens, on pourra +toujours substituer à chaque accroissement toute autre grandeur plus +simple à considérer, pourvu que leur dernière raison soit la raison +d'égalité, ou, en d'autres termes, que la limite de leur rapport soit +l'unité. Il est clair, en effet, que le calcul des limites ne saurait +être nullement affecté de cette substitution. En partant de ce principe, +on retrouve à peu près l'équivalent des facilités offertes par l'analyse +de Leïbnitz, qui sont seulement conçues alors sous un autre point de +vue. Ainsi, les courbes seront envisagées comme les limites d'une suite +de polygones rectilignes, les mouvemens variés comme les limites d'un +ensemble de mouvemens uniformes de plus en plus rapprochés, etc. + +Qu'on veuille, par exemple, déterminer la direction de la tangente à une +courbe; on la regardera comme la limite vers laquelle tendrait une +sécante, qui tournerait autour du point donné, de manière que son second +point d'intersection se rapprochât indéfiniment du premier. En nommant +/Delta y et /Delta x les différences des coordonnées des deux points, on +aurait, à chaque instant, pour la tangente trigonométrique de l'angle +que fait la sécante avec l'axe des abcisses, t=/frac{/Delta y}{/Delta +x}; d'où, en prenant les limites, on déduira, relativement à la tangente +elle-même, cette formule générale d'analyse transcendante /[t = +L/frac{/Delta y}{/Delta x};[14]/] d'après laquelle le calcul des +fonctions indirectes enseignera, dans chaque cas particulier, quand +l'équation de la courbe sera donnée, à déduire la relation entre t et x, +en éliminant les quantités auxiliaires introduites. Si, pour achever la +solution, on suppose que y = ax^2 soit l'équation de la courbe proposée, +on aura évidemment, /[/Delta y = 2ax/Delta x + (/Delta x)^2;/] d'où l'on +conclura /[/frac{/Delta y}{/Delta x} = 2ax + /Delta x./] Or, il est +clair que la limite vers laquelle tend le second membre, à mesure que +/Delta x diminue, est 2ax. On trouvera donc par cette méthode, t=2ax, +comme nous l'avions obtenu ci-dessus pour le même cas, d'après l'analyse +de Leïbnitz. + + [Note 14: J'emploie la caractéristique L pour désigner + la limite.] + +Pareillement, quand on cherche la rectification d'une courbe, il faut +substituer à l'accroissement de l'arc s, la corde de cet accroissement, +qui est évidemment avec lui dans une relation telle, que la limite de +leur rapport est l'unité, et alors on trouve, en suivant d'ailleurs la +même marche qu'avec la méthode de Leïbnitz, cette équation générale des +rectifications /[/left(L/frac{/Delta s}{/Delta x}/right)^2 = 1 + +/left(L/frac{/Delta y}{/Delta x}/right)^2/] ou /[/left(L/frac{/Delta +s}{/Delta x}/right)^2 = 1 + /left(L/frac{/Delta y}{/Delta x}/right)^2 + +/left(L/frac{/Delta z}{/Delta x}/right)^2,/] selon que la courbe est +plane ou à double courbure. Il faudra maintenant, pour chaque courbe +particulière, passer de cette équation à celle entre l'arc et l'abcisse, +ce qui dépend du calcul transcendant proprement dit. + +On reprendrait avec la même facilité, d'après la méthode des limites, +toutes les autres questions générales, dont la solution a été indiquée +ci-dessus, suivant la méthode infinitésimale. + +Telle est, essentiellement, la conception que Newton s'était formée, +pour l'analyse transcendante, ou, plus exactement, celle que Maclaurin +et d'Alembert ont présentée comme la base la plus rationnelle de cette +analyse, en cherchant à fixer et à coordonner les idées de Newton à ce +sujet. + +Je dois, néanmoins, avant de procéder à l'exposition de la conception de +Lagrange, signaler ici une autre forme distincte sous laquelle Newton a +présenté cette même méthode, et qui mérite de fixer particulièrement +notre attention, tant par son ingénieuse clarté dans quelques cas, que +comme ayant fourni la notation la mieux appropriée à cette manière +d'envisager l'analyse transcendante, et enfin, comme étant encore +aujourd'hui la forme spéciale du calcul des fonctions indirectes +communément adoptée par les géomètres anglais. Je veux parler du calcul +des _fluxions_ et des _fluentes_, fondé sur la notion générale des +_vitesses_. + +Pour en faire concevoir l'idée-mère avec plus de facilité, considérons +toute courbe comme engendrée par un point animé d'un mouvement varié +suivant une loi quelconque. Les diverses quantités que la courbe peut +offrir, l'abcisse, l'ordonnée, l'arc, l'aire, etc., seront envisagées +comme simultanément produites par degrés successifs pendant ce +mouvement. La _vitesse_ avec laquelle chacune aura été décrite sera dite +la _fluxion_ de cette quantité, qui, en sens inverse, en serait nommée +la _fluente_. Dès lors, l'analyse transcendante consistera, dans cette +conception, à former immédiatement les équations entre les fluxions des +quantités proposées pour en déduire ensuite, par un calcul spécial, les +équations entre les fluentes elles-mêmes. Ce que je viens d'énoncer +relativement aux courbes peut d'ailleurs évidemment se transporter à des +grandeurs quelconques, envisagées, à l'aide d'une image convenable, +comme produites par le mouvement les unes des autres. + +Il est aisé de comprendre l'identité générale et nécessaire de cette +méthode avec celle des limites, compliquée de l'idée étrangère du +mouvement. En effet, reprenant le cas de la courbe, si l'on suppose, +comme on peut évidemment toujours le faire, que le mouvement du point +décrivant est uniforme suivant une certaine direction, par exemple, +dans le sens de l'abcisse, alors la fluxion de l'abcisse sera constante, +comme l'élément du temps. Pour toutes les autres quantités engendrées, +le mouvement ne pourrait être conçu comme uniforme que pendant un temps +infiniment petit. Cela posé, la vitesse étant généralement, d'après sa +notion mécanique, le rapport de chaque espace au temps employé à le +parcourir, et ce temps étant ici proportionnel à l'accroissement de +l'abcisse, il s'ensuit que la fluxion de l'ordonnée, de l'arc, de +l'aire, etc., ne sont véritablement autre chose, en faisant disparaître +la considération intermédiaire du temps, que les dernières raisons des +accroissemens de ces diverses quantités comparés à celui de l'abcisse. +Cette méthode des fluxions et des fluentes n'est donc en réalité qu'une +manière de se représenter, d'après une comparaison mécanique, la méthode +des premières et dernières raisons, qui seule est réductible en calcul. +Elle comporte donc nécessairement les mêmes avantages généraux dans les +diverses applications principales de l'analyse transcendante, sans que +nous ayons besoin de le constater spécialement. + +Je considère enfin la conception de Lagrange. + +Elle consiste, dans son admirable simplicité, à se représenter l'analyse +transcendante comme un grand artifice algébrique, d'après lequel, pour +faciliter l'établissement des équations, on introduit, au lieu de +fonctions primitives ou avec elles, leurs fonctions _dérivées_, +c'est-à-dire, suivant la définition de Lagrange, le coëfficient du +premier terme de l'accroissement de chaque fonction, ordonné selon les +puissances ascendantes de l'accroissement de sa variable. Le calcul des +fonctions indirectes proprement dit, est toujours destiné, ainsi que +dans les conceptions de Leïbnitz et de Newton, à éliminer ces _dérivées_ +employées comme auxiliaires, pour déduire de leurs relations les +équations correspondantes entre les grandeurs primitives. + +L'analyse transcendante n'est alors autre chose qu'une simple extension +très-considérable de l'analyse ordinaire. C'était déjà depuis long-temps +un procédé familier aux géomètres, que d'introduire, dans les +considérations analytiques, au lieu des grandeurs mêmes qu'ils avaient à +étudier, leurs diverses puissances, ou leurs logarithmes, ou leurs +sinus, etc., afin de simplifier les équations, et même de les obtenir +plus aisément. La _dérivation_ successive est un artifice général de la +même nature, qui présente seulement beaucoup plus d'étendue, et procure, +en conséquence, pour ce but commun, des ressources bien plus +importantes. + +Mais, quoiqu'on conçoive sans doute _à priori_ que la considération +auxiliaire de ces dérivées, _peut_ faciliter l'établissement des +équations, il n'est pas aisé d'expliquer pourquoi cela _doit_ être +nécessairement d'après le mode de dérivation adopté plutôt que suivant +toute autre transformation. Tel est le côté faible de la grande pensée +de Lagrange. On n'est point, en effet, réellement parvenu jusqu'ici à +saisir en général d'une manière abstraite, et sans rentrer dans les +autres conceptions de l'analyse transcendante, les avantages précis que +doit constamment présenter, par sa nature, cette analyse ainsi conçue, +pour la recherche des lois mathématiques des phénomènes. Il est +seulement possible de les constater, en considérant séparément chaque +question principale, et cette vérification devient même pénible, quand +on choisit une question compliquée. + +Pour indiquer sommairement comment cette manière de concevoir l'analyse +transcendante peut s'adapter effectivement à la solution des problèmes +mathématiques, je me bornerai à reprendre sous ce point de vue le +problème le plus simple de tous ceux ci-dessus examinés, celui des +tangentes. + +Au lieu de concevoir la tangente comme le prolongement de l'élément +infiniment petit de la courbe, suivant la notion de Leïbnitz; ou comme +la limite des sécantes, suivant les idées de Newton; Lagrange la +considère d'après ce simple caractère géométrique, analogue aux +définitions des anciens, d'être une droite telle qu'entre elle et la +courbe il ne peut passer, par le point de contact, aucune autre droite. +Dès lors, pour en déterminer la direction, il faut chercher l'expression +générale de sa distance à la courbe, dans un sens quelconque, dans celui +de l'ordonnée, par exemple, en un second point distinct du premier, et +disposer de la constante arbitraire relative à l'inclinaison de la +droite, qui entrera nécessairement dans cette expression, de manière à +diminuer cet écartement le plus possible. Or, cette distance étant +évidemment égale à la différence des deux ordonnées de la courbe et de +la droite qui correspondent à une même nouvelle abcisse x+h, sera +représentée par la formule /[(f'(x)-t)h + qh^2 + rh^3 + /mbox{/rm +etc.},/] où t désigne, comme ci-dessus, la tangente trigonométrique +inconnue de l'angle que fait avec l'axe des (x), la droite cherchée, et +f'(x), la fonction dérivée de l'ordonnée f(x). Cela posé, il est aisé de +voir qu'en disposant de t de façon à annuler le premier terme de la +formule précédente, on aura rendu l'intervalle des deux lignes le plus +petit possible, tellement que toute autre droite pour laquelle t +n'aurait point la valeur ainsi déterminée, s'écarterait nécessairement +davantage de la courbe proposée. On a donc, pour la direction de la +tangente cherchée, l'expression générale t=f'(x); résultat exactement +équivalent à ceux que fournissent la méthode infinitésimale, et la +méthode des limites. Il restera maintenant, dans chaque courbe +particulière, à trouver f'(x), ce qui est une pure question d'analyse, +tout-à-fait identique avec celles que prescrivent alors les autres +méthodes. + +Après avoir suffisamment considéré dans leur ensemble les principales +conceptions générales successivement produites jusqu'ici pour l'analyse +transcendante, je ne dois pas m'arrêter à l'examen de quelques autres +théories proposées, telles que le _calcul des évanouissans_ d'Euler, qui +ne sont réellement que des modifications plus ou moins importantes, et +d'ailleurs inusitées, des méthodes précédentes. Il me reste maintenant, +afin de compléter cet ensemble de considérations, à établir la +comparaison et l'appréciation de ces trois méthodes fondamentales. Je +dois préalablement constater d'une manière générale, leur conformité +parfaite et nécessaire. + +Il est d'abord évident, par ce qui précède, qu'à considérer ces trois +méthodes quant à leur destination effective, indépendamment des idées +préliminaires, elles consistent toutes en un même artifice logique +général, que j'ai caractérisé dans la quatrième leçon, savoir: +l'introduction d'un certain système des grandeurs auxiliaires, +uniformément corrélatives à celles qui sont l'objet propre de la +question, et qu'on leur substitue expressément pour faciliter +l'expression analytique des lois mathématiques des phénomènes, +quoiqu'elles doivent finalement être éliminées, à l'aide d'un calcul +spécial. C'est ce qui m'a déterminé à définir régulièrement l'analyse +transcendante _le calcul des fonctions indirectes_, afin de marquer son +vrai caractère philosophique, en écartant toute discussion sur la +manière la plus convenable de la concevoir et de l'appliquer. L'effet +général de cette analyse, quelle que soit la méthode employée, est donc +de faire rentrer beaucoup plus promptement chaque question mathématique +dans le domaine du _calcul_, et de diminuer ainsi considérablement la +difficulté capitale que présente ordinairement le passage du concret à +l'abstrait. Quoiqu'on fasse, on ne peut espérer que le calcul s'empare +jamais de chaque question de philosophie naturelle, géométrique, ou +mécanique, ou thermologique, etc., immédiatement à sa naissance, ce qui +serait évidemment contradictoire. Il y aura constamment dans tout +problème, un certain travail préliminaire à effectuer sans que le calcul +puisse être d'aucun secours, et qui ne saurait être, par sa nature, +assujéti à des règles abstraites et invariables; c'est celui qui a pour +objet propre l'établissement des _équations_, qui sont le point de +départ indispensable de toutes les recherches analytiques. Mais cette +élaboration préalable a été singulièrement simplifiée par la création de +l'analyse transcendante, qui a ainsi hâté l'époque où la solution +comporte l'application uniforme et précise de procédés généraux et +abstraits; en réduisant, dans chaque cas, ce travail spécial à la +recherche des équations entre les grandeurs auxiliaires, d'où le calcul +conduit ensuite aux équations directement relatives aux grandeurs +proposées, qu'il fallait, avant cette admirable conception, établir +immédiatement. Que ces équations indirectes soient des équations +_différentielles_, suivant la pensée de Leïbnitz; ou des équations _aux +limites_, conformément aux idées de Newton; ou enfin des équations +_dérivées_, d'après la théorie de Lagrange; le procédé général est +évidemment toujours le même. + +Mais la coïncidence de ces trois méthodes principales ne se borne pas à +l'effet commun qu'elles produisent; elle existe, en outre, dans la +manière même de l'obtenir. En effet, non-seulement toutes trois +considèrent, à la place des grandeurs primitives, certaines grandeurs +auxiliaires; de plus, les quantités ainsi introduites subsidiairement, +sont exactement identiques dans les trois méthodes, qui ne diffèrent, +par conséquent, que par la manière de les envisager. C'est ce qu'on peut +aisément constater, en prenant pour terme général de comparaison une +quelconque des trois conceptions, celle de Lagrange surtout, la plus +propre à servir de type, comme étant la plus dégagée de considérations +étrangères. N'est-il pas évident, par la seule définition des _fonctions +dérivées_, qu'elles ne sont autre chose que ce que Leïbnitz appelle les +_coëfficiens différentiels_, ou les rapports de la différentielle de +chaque fonction à celle de la variable correspondante, puisque, en +déterminant la première différentielle, on devra, par la nature même de +la méthode infinitésimale, se borner à prendre le seul terme de +l'accroissement de la fonction qui contient la première puissance de +l'accroissement infiniment petit de la variable? De même, la fonction +dérivée n'est elle pas aussi par sa nature, la _limite_ nécessaire vers +laquelle tend le rapport entre l'accroissement de la fonction primitive +et celui de sa variable, à mesure que ce dernier diminue indéfiniment, +puisqu'elle exprime évidemment ce que devient ce rapport, en supposant +nul l'accroissement de la variable. Ce qu'on désigne par /frac{dy}{dx} +dans la méthode de Leïbnitz, ce qu'on devrait noter L /frac{/Delta +y}{/Delta x} dans celle de Newton, et ce que Lagrange a indiqué par +f'(x), est toujours une même fonction, envisagée sous trois points de +vue différens; les considérations de Leïbnitz et de Newton, consistant +proprement à faire connaître deux propriétés générales nécessaires de la +fonction dérivée. L'analyse transcendante, examinée abstraitement, et +dans son principe, est donc toujours la même, quelle que soit la +conception qu'on adopte: les procédés du calcul des fonctions indirectes +sont nécessairement identiques dans ces diverses méthodes, qui, +pareillement, doivent, pour une application quelconque, conduire +constamment à des résultats rigoureusement conformes. + +Si maintenant nous cherchons à apprécier la valeur relative de ces trois +conceptions équivalentes, nous trouverons dans chacune des avantages et +des inconvéniens qui lui sont propres, et qui empêchent encore les +géomètres de s'en tenir strictement à une seule d'entr'elles, considérée +comme définitive. + +La conception de Leïbnitz présente, incontestablement, dans l'ensemble +des applications, une supériorité très-prononcée, en conduisant d'une +manière beaucoup plus rapide, et avec bien moins d'efforts +intellectuels, à la formation des équations entre les grandeurs +auxiliaires. C'est à son usage que nous devons la haute perfection +qu'ont enfin acquise toutes les théories générales de la géométrie et de +la mécanique. Quelles que soient les diverses opinions spéculatives des +géomètres sur la méthode infinitésimale, envisagée abstraitement, tous +s'accordent tacitement à l'employer de préférence, aussitôt qu'ils ont à +traiter une question nouvelle, afin de ne point compliquer la difficulté +nécessaire par cet obstacle purement artificiel, provenant d'une +obstination déplacée à vouloir suivre une marche moins expéditive. +Lagrange lui-même, après avoir reconstruit sur de nouvelles bases +l'analyse transcendante, a rendu, avec cette haute franchise qui +convenait si bien à son génie, un hommage éclatant et décisif aux +propriétés caractéristiques de la conception de Leïbnitz, en la suivant +exclusivement dans le système entier de la _mécanique analytique_. Un +tel fait nous dispense, à ce sujet, de toute autre réflexion. + +Mais quand on considère en elle-même, et sous le rapport logique, la +conception de Leïbnitz, on ne peut s'empêcher de reconnaître avec +Lagrange qu'elle est radicalement vicieuse, en ce que, suivant ses +propres expressions, la notion des infiniment petits, est une _idée +fausse_, qu'il est impossible, en effet, de se représenter nettement, +quoiqu'on se fasse quelquefois illusion à cet égard. L'analyse +transcendante, ainsi conçue, présente, à mes yeux, cette grande +imperfection philosophique, de se trouver encore essentiellement fondée +sur ces principes métaphysiques, dont l'esprit humain a eu tant de peine +à dégager toutes ses théories positives. Sous ce rapport, on peut dire +que la méthode infinitésimale porte vraiment l'empreinte caractéristique +de l'époque de sa fondation, et du génie propre de son fondateur. On +peut bien, il est vrai, par l'ingénieuse idée de la compensation des +erreurs, s'expliquer d'une manière générale, comme nous l'avons fait +ci-dessus, l'exactitude nécessaire des procédés généraux qui composent +la méthode infinitésimale. Mais cela seul n'est-il pas un inconvénient +radical, que d'être obligé de distinguer, en mathématique, deux classes +de raisonnemens, ceux qui sont parfaitement rigoureux, et ceux dans +lesquels on commet à dessein des erreurs qui devront se compenser plus +tard? Une conception qui conduit à des conséquences aussi étranges, est, +sans doute, rationnellement, bien peu satisfaisante. + +Ce serait évidemment éluder la difficulté sans la résoudre, que de dire, +comme on l'a fait quelquefois, qu'il est possible, par rapport à chaque +question, de faire rentrer la méthode infinitésimale proprement dite +dans celle des limites, dont le caractère logique est irréprochable. +D'ailleurs, une telle transformation enlève presqu'entièrement à la +conception de Leïbnitz les avantages essentiels qui la recommandent si +éminemment, quant à la facilité et à la rapidité des opérations +intellectuelles. + +Enfin n'eût-on même aucun égard aux importantes considérations qui +précèdent, la méthode infinitésimale n'en présenterait pas moins +évidemment, par sa nature, ce défaut capital de rompre l'unité de la +mathématique abstraite, en créant un calcul transcendant fondé sur des +principes si différens de ceux qui servent de base à l'analyse +ordinaire. Ce partage de l'analyse en deux mondes presque indépendans, +tend à empêcher la formation de conceptions analytiques véritablement +générales. Pour en bien apprécier les conséquences, il faudrait se +reporter, par la pensée, à l'état dans lequel se trouvait la science, +avant que Lagrange eût établi entre ces deux grandes sections une +harmonie générale et définitive. + +Passant à la conception de Newton, il est évident que, par sa nature, +elle se trouve à l'abri des objections logiques fondamentales que +provoque la méthode de Leïbnitz. La notion des _limites_ est, en effet, +remarquable par sa netteté et par sa justesse. Dans l'analyse +transcendante présentée de cette manière, les équations sont envisagées +comme exactes dès l'origine, et les règles générales du raisonnement +sont aussi constamment observées que dans l'analyse ordinaire. Mais, +d'un autre côté, elle est bien loin d'offrir, pour la solution des +problèmes, d'aussi puissantes ressources que la méthode infinitésimale. +Cette obligation qu'elle impose de ne considérer jamais les +accroissemens des grandeurs séparément et en eux-mêmes, ni seulement +dans leurs rapports, mais uniquement dans les limites de ces rapports +ralentit considérablement la marche de l'intelligence pour la formation +des équations auxiliaires. On peut même dire qu'elle gêne beaucoup les +transformations purement analytiques. Aussi le calcul transcendant, +considéré séparément de ses applications, est-il loin d'offrir dans +cette méthode l'étendue et la généralité que lui a imprimées la +conception de Leïbnitz. C'est très-péniblement, par exemple, qu'on +parvient à étendre la théorie de Newton aux fonctions de plusieurs +variables indépendantes. Quoi qu'il en soit, c'est surtout par rapport +aux applications, que l'infériorité relative de cette théorie se trouve +marquée. + +Je ne dois pas négliger à ce sujet de faire observer que plusieurs +géomètres du continent, en adoptant, comme plus rationnelle, la méthode +de Newton, pour servir de base à l'analyse transcendante, ont déguisé en +partie cette infériorité, par une grave inconséquence, qui consiste à +appliquer à cette méthode la notation imaginée par Leïbnitz pour la +méthode infinitésimale, et qui n'est réellement propre qu'à elle. En +désignant par /frac{dy}{dx} ce que, rationnellement, il faudrait, dans +la théorie des limites, noter L/frac{/Delta y}{/Delta x}, et en étendant +à toutes les autres notions analytiques ce déplacement de signes, on se +propose sans doute de combiner les avantages spéciaux des deux méthodes; +mais on ne parvient, en réalité, qu'à établir entr'elles une confusion +vicieuse, dont l'habitude tend à empêcher de se former des idées nettes +et exactes de l'une ou de l'autre. Il serait sans doute étrange, à +considérer cet usage en lui-même, que, par le seul moyen des signes, on +pût effectuer une véritable combinaison entre deux théories générales +aussi distinctes. + +Enfin la méthode des limites, présente aussi, quoiqu'à un moindre degré, +l'inconvénient majeur que j'ai signalé ci-dessus, dans la méthode +infinitésimale, d'établir une séparation totale entre l'analyse +ordinaire et l'analyse transcendante. Car l'idée des _limites_, quoique +nette et rigoureuse, n'en est pas moins, par elle-même, comme Lagrange +l'a remarqué, une idée étrangère, dont les théories analytiques ne +devraient pas se trouver dépendantes. + +Cette unité parfaite de l'analyse, ce caractère purement abstrait de ses +notions fondamentales, se trouvent au plus haut degré dans la conception +de Lagrange, et ne se trouvent que là. Elle est, pour cette raison, la +plus rationnelle et la plus philosophique de toutes. Écartant avec soin +toute considération hétérogène, Lagrange a réduit l'analyse +transcendante à son véritable caractère propre, celui d'offrir une +classe très-étendue de transformations analytiques, à l'aide desquelles +on facilite singulièrement l'expression des conditions des divers +problèmes. En même temps, cette analyse s'est nécessairement présentée +par là comme une simple extension de l'analyse ordinaire; elle n'a plus +été qu'une algèbre supérieure. Toutes les diverses parties, jusqu'alors +si incohérentes, de la mathématique abstraite, ont pu être conçues, dès +ce moment, comme formant un système unique. + +Malheureusement, une conception douée, indépendamment de la notation si +simple et si lucide qui lui correspond, de propriétés aussi +fondamentales, et qui est, sans doute, destinée à devenir la théorie +définitive de l'analyse transcendante, à cause de sa haute supériorité +philosophique sur toutes les autres méthodes proposées, présente dans +son état actuel, trop de difficultés, quant aux applications, lorsqu'on +la compare à la conception de Newton, et surtout à celle de Leïbnitz, +pour pouvoir être encore exclusivement adoptée. Lagrange lui-même, n'est +parvenu que très-péniblement à retrouver, d'après sa méthode, les +résultats principaux déjà obtenus par la méthode infinitésimale pour la +solution des questions générales de géométrie et de mécanique; on peut +juger par là combien on trouverait d'obstacles à traiter, de la même +manière, des questions vraiment nouvelles et de quelque importance. Il +est vrai que Lagrange, en plusieurs occasions, a montré que les +difficultés, même artificielles, déterminent, dans les hommes de génie, +des efforts supérieurs, susceptibles de conduire à des résultats plus +étendus. C'est ainsi qu'en tentant d'adapter sa méthode à l'étude de la +courbure des lignes, qui paraissait si peu pouvoir en comporter +l'application, il s'est élevé à cette belle théorie des contacts, qui a +tant perfectionné cette partie importante de la géométrie. Mais, malgré +ces heureuses exceptions, la conception de Lagrange n'en est pas moins +jusqu'ici demeurée, dans son ensemble, essentiellement impropre aux +applications. + +Le résultat final de la comparaison générale que je viens d'esquisser, +et qui exigerait de plus amples développemens, est donc, comme je +l'avais avancé en commençant cette leçon, que, pour connaître réellement +l'analyse transcendante, il faut non-seulement la considérer, dans son +principe, d'après les trois conceptions fondamentales distinctes, +produites par Leïbnitz, par Newton, et par Lagrange, mais, en outre, +s'habituer à suivre presqu'indifféremment d'après ces trois méthodes +principales, et surtout d'après les deux extrêmes, la solution de toutes +les questions importantes, soit du calcul des fonctions indirectes en +lui-même, soit de ses applications. C'est une marche que je ne saurais +trop fortement recommander à tous ceux qui désirent juger +philosophiquement cette admirable création de l'esprit humain, comme à +ceux qui veulent essentiellement apprendre à se servir avec succès et +avec facilité de ce puissant instrument. Dans toutes les autres parties +de la science mathématique, la considération de diverses méthodes pour +une seule classe de questions peut être utile, même indépendamment de +l'intérêt historique qu'elle présente; mais elle n'est point +indispensable: ici, au contraire, elle est strictement nécessaire. + +Ayant déterminé avec précision, dans cette leçon, le caractère +philosophique du calcul des fonctions indirectes, d'après les +principales conceptions fondamentales dont il est susceptible, il me +reste maintenant à considérer, dans la leçon suivante, la division +rationnelle et la composition générale de ce calcul. + + + + +SEPTIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. Tableau général du calcul des fonctions indirectes. + + +Par suite des considérations exposées dans la leçon précédente, on +conçoit que le calcul des fonctions indirectes se divise nécessairement +en deux parties, ou, pour mieux dire, se décompose en deux calculs +tout-à-fait distincts, quoique, par leur nature, intimement liés; +suivant qu'on se propose de trouver les relations entre les grandeurs +auxiliaires, dont l'introduction constitue l'esprit général de ce +calcul, d'après les relations entre les grandeurs primitives +correspondantes; ou qu'on cherche, en sens inverse, à découvrir ces +équations directes d'après les équations indirectes établies +immédiatement. Tel est, en effet, le double objet qu'on a +continuellement en vue dans l'analyse transcendante. + +Ces deux calculs ont reçu différens noms, selon le point de vue sous +lequel a été envisagé l'ensemble de cette analyse. La méthode +infinitésimale proprement dite étant jusqu'ici la plus usitée, par les +raisons que j'ai discutées, presque tous les géomètres du continent +emploient habituellement, pour désigner ces deux calculs, les +dénominations de _calcul différentiel_ et de _calcul intégral_, établies +par Leïbnitz, et qui sont, en effet, des conséquences très-rationnelles +de sa conception. Newton, d'après sa méthode, a nommé le premier, le +_calcul des fluxions_, et le second le _calcul des fluentes_, +expressions communément adoptées en Angleterre. Enfin, en suivant la +théorie éminemment philosophique fondée par Lagrange, on appellerait +l'un, le _calcul des fonctions dérivées_ et l'autre le _calcul des +fonctions primitives_. Je continuerai à me servir des termes de +Leïbnitz, comme plus propres, dans notre langue, à la formation des +expressions secondaires, quoique je doive, d'après les explications +contenues dans la leçon précédente, employer concurremment toutes les +diverses conceptions, en me rapprochant, autant que possible, de celle +de Lagrange. + +Le calcul différentiel est évidemment la base rationnelle du calcul +intégral. Car nous ne savons et ne pouvons savoir intégrer immédiatement +que les expressions différentielles produites par la différentiation des +diverses fonctions simples qui constituent les élémens généraux de notre +analyse. L'art de l'intégration consiste ensuite essentiellement à +ramener, autant que possible, tous les autres cas à ne dépendre +finalement que de ce petit nombre d'intégrations fondamentales. + +En considérant l'ensemble de l'analyse transcendante, tel que je l'ai +caractérisé dans la leçon précédente, on ne voit pas d'abord quelle peut +être l'utilité propre du calcul différentiel, indépendamment de cette +relation nécessaire avec le calcul intégral, qui semble devoir être, par +lui-même, le seul directement indispensable. En effet, l'élimination des +infinitésimales ou des dérivées, introduites comme auxiliaires pour +faciliter l'établissement des équations, constituant, d'après ce que +nous avons vu, l'objet définitif et invariable du calcul des fonctions +indirectes; il est naturel de penser que le calcul qui enseigne à +déduire des équations entre ces grandeurs auxiliaires, celles qui ont +lieu entre les grandeurs primitives elles-mêmes, doit strictement +suffire aux besoins généraux de l'analyse transcendante, sans qu'on +aperçoive, au premier coup-d'oeil, quelle part spéciale et constante +peut avoir, dans une telle analyse, la solution de la question inverse. +Ce serait abusivement que, suivant l'usage ordinaire, pour expliquer +l'influence directe et nécessaire propre au calcul différentiel, on lui +assignerait la destination de former les équations différentielles, +d'où le calcul intégral fait parvenir ensuite aux équations finies. Car +la formation primitive des équations différentielles n'est, et ne peut +être, à proprement parler, l'objet d'aucun calcul, puisqu'elle +constitue, au contraire, par sa nature, le point de départ indispensable +de tout calcul quelconque. Comment, en particulier, le calcul +différentiel qui, par lui-même, se réduit à enseigner les moyens de +_différentier_ les diverses équations, pourrait-il être un procédé +général pour en établir? Ce qui, dans toute application de l'analyse +transcendante, facilite en effet la formation des équations, c'est la +_méthode_ infinitésimale, et non le _calcul_ infinitésimal, qui en est +parfaitement distinct, quoiqu'en étant le complément indispensable. Une +telle considération donnerait donc une fausse idée de la destination +spéciale qui caractérise le calcul différentiel dans le système général +de l'analyse transcendante. + +Mais ce serait, néanmoins, concevoir bien imparfaitement la véritable +importance propre de cette première branche du calcul des fonctions +indirectes, que d'y voir seulement un simple travail préliminaire, +n'ayant d'autre objet général et essentiel que de préparer au calcul +intégral des fondemens indispensables. Comme les idées sont +ordinairement confuses à cet égard, je crois devoir expliquer +sommairement ici cette importante relation, telle que je la conçois, et +montrer que, dans chaque application quelconque de l'analyse +transcendante, une première part directe et nécessaire est constamment +assignée au calcul différentiel. + +En formant les équations différentielles d'un phénomène quelconque, il +est bien rare qu'on se borne à introduire différentiellement les seules +grandeurs dont on cherche les relations. S'imposer cette condition, ce +serait diminuer inutilement les ressources que présente l'analyse +transcendante pour l'expression des lois mathématiques des phénomènes. +Le plus souvent on fait entrer aussi par leurs différentielles, dans ces +équations premières, d'autres grandeurs, dont la relation est déjà +connue ou supposée l'être, et sans la considération desquelles il serait +fréquemment impossible d'établir les équations. C'est ainsi, par +exemple, que dans le problème général de la rectification des courbes, +l'équation différentielle, /[ds^2 = dy^2 + dx^2, /mbox{/rm ou}ds^2 = +dx^2 + dy^2 + dz^2, /] n'est pas seulement établie entre la fonction +cherchée s et la variable indépendante x à laquelle on veut la +rapporter; mais on a introduit en même temps, comme intermédiaires +indispensables, les différentielles d'une ou deux autres fonctions y et +z, qui sont au nombre des données du problème; il n'eût pas été +possible de former immédiatement l'équation entre ds et dx, qui serait +d'ailleurs particulière à chaque courbe considérée. Il en est de même +pour la plupart des questions. Or, dans ces cas, il est évident que +l'équation différentielle n'est pas immédiatement propre à +l'intégration. Il faut, auparavant, que les différentielles des +fonctions supposées connues, qui ont été employées comme intermédiaires, +soient entièrement éliminées, afin que les équations se trouvent +établies entre les différentielles des seules fonctions cherchées et +celles des variables réellement indépendantes, après quoi la question ne +dépend plus effectivement que du calcul intégral. Or, cette élimination +préparatoire de certaines différentielles, afin de réduire les +infinitésimales au plus petit nombre possible, est simplement du ressort +du calcul différentiel. Car elle doit se faire, évidemment, en +déterminant, d'après les équations entre les fonctions supposées connues +prises pour intermédiaires, les relations de leurs différentielles, ce +qui n'est qu'une question de différentiation. Ainsi, par exemple, dans +le cas des rectifications, il faudra d'abord calculer dy ou dy et dz, en +différentiant l'équation ou les équations de chaque courbe proposée; et, +d'après ces expressions, la formule différentielle générale énoncée +ci-dessus ne contiendra plus que ds et dx; parvenue à ce point, +l'élimination des infinitésimales ne peut plus être achevée que par le +calcul intégral. + +Tel est donc l'office général nécessairement propre au calcul +différentiel dans la solution totale des questions qui exigent l'emploi +de l'analyse transcendante: préparer, autant que possible, l'élimination +des infinitésimales, c'est-à-dire réduire, dans chaque cas, les +équations différentielles primitives à ne plus contenir que les +différentielles des variables réellement indépendantes et celles des +fonctions cherchées, en faisant disparaître, par la différentiation, les +différentielles de toutes les autres fonctions connues qui ont pu être +prises pour intermédiaires lors de la formation des équations +différentielles du problème. + +Pour certaines questions, qui, quoiqu'en petit nombre, n'en ont pas +moins, ainsi que nous le verrons plus tard, une très-grande importance, +les grandeurs cherchées se trouvent même entrer directement, et non par +leurs différentielles, dans les équations différentielles primitives, +qui ne contiennent alors différentiellement que les diverses fonctions +connues, employées comme intermédiaires d'après l'explication +précédente. Ces cas sont, de tous, les plus favorables, car, il est +évident que le calcul différentiel suffit alors entièrement à +l'élimination complète des infinitésimales, sans que la question puisse +donner lieu à aucune intégration. C'est ce qui arrive, par exemple, dans +le problème des tangentes, en géométrie; dans celui des vitesses, en +mécanique, etc. + +Enfin, plusieurs autres questions, dont le nombre est aussi fort petit, +mais dont l'importance n'est pas moins grande, présentent un second cas +d'exception, qui est, par sa nature, exactement l'inverse du précédent. +Ce sont celles où les équations différentielles se trouvent être +immédiatement propres à l'intégration, parce qu'elles ne contiennent, +dès leur première formation, que les infinitésimales relatives aux +fonctions cherchées ou aux variables réellement indépendantes, sans +qu'on ait été obligé d'introduire différentiellement d'autres fonctions +comme intermédiaires. Si, dans ces nouveaux cas, on a effectivement +employé ces dernières fonctions, comme, par hypothèse, elles entreront +directement et non par leurs différentielles, l'algèbre ordinaire +suffira pour les éliminer, et réduire la question à ne plus dépendre que +du calcul intégral. Le calcul différentiel n'aura donc alors aucune part +spéciale à la solution complète du problème, qui sera tout entière du +ressort du calcul intégral. La question générale des quadratures en +offre un exemple important, car l'équation différentielle étant alors, +dA=ydx, deviendra immédiatement propre à l'intégration aussitôt qu'on +aura éliminé, d'après l'équation de la courbe proposée, la fonction +intermédiaire y, qui n'y entre point différentiellement: la même +circonstance a lieu pour le problème des cubatures, et pour quelques +autres aussi essentiels. + +En résultat général des considérations précédentes, il faut donc +partager en trois classes les questions mathématiques qui exigent +l'emploi de l'analyse transcendante: la première classe comprend les +problèmes susceptibles d'être entièrement résolus au moyen du seul +calcul différentiel, sans aucun besoin du calcul intégral; la seconde, +ceux qui sont, au contraire, entièrement du ressort du calcul intégral, +sans que le calcul différentiel ait aucune part à leur solution; enfin, +dans la troisième et la plus étendue, qui constitue le cas normal, les +deux autres n'étant que d'exception, les deux calculs ont successivement +une part distincte et nécessaire à la solution complète du problème, le +calcul différentiel faisant subir aux équations différentielles +primitives, une préparation indispensable à l'application du calcul +intégral. Telles sont exactement les relations générales de ces deux +calculs, dont on se forme communément des idées trop peu précises. + +Jetons maintenant un coup-d'oeil général sur la composition rationelle +de chacun d'eux, en commençant, comme il convient évidemment, par le +calcul différentiel. + +Dans l'exposition de l'analyse transcendante, on a l'habitude de mêler à +la partie purement analytique, qui se réduit au traité abstrait de la +différentiation et de l'intégration, l'étude de ses diverses +applications principales, surtout de celles qui concernent la géométrie. +Cette confusion d'idées, qui est une suite du mode effectif suivant +lequel la science s'est développée, présente, sous le rapport +dogmatique, de graves inconvéniens en ce qu'elle empêche de concevoir +convenablement, soit l'analyse, soit la géométrie. Devant considérer ici +la coordination la plus rationnelle possible, je ne comprendrai, dans le +tableau suivant, que le calcul des fonctions indirectes proprement dit, +réservant, pour la portion de ce volume relative à l'étude philosophique +de la mathématique concrète, l'examen général de ses grandes +applications géométriques et mécaniques[15]. + + [Note 15: J'ai établi depuis long-temps, dans mon + enseignement ordinaire de l'analyse transcendante, l'ordre + que je vais exposer. Un nouveau professeur d'analyse + transcendante à l'École Polytechnique, avec lequel je me + félicite de m'être rencontré, M. Mathieu a adopté, dans son + cours de cette année, une marche essentiellement semblable.] + +La division fondamentale du calcul différentiel pur, ou du traité +général de la différentiation, consiste à distinguer deux cas, suivant +que les fonctions analytiques qu'il s'agit de différentier sont +_explicites_ ou _implicites_; d'où deux parties ordinairement désignées +par les noms de différentiation _des formules_ et différentiation _des +équations_. Il est aisé de concevoir _à priori_ l'importance de cette +classification. En effet, une telle distinction serait illusoire si +l'analyse ordinaire était parfaite, c'est-à-dire, si l'on savait +résoudre algébriquement toutes les équations; car alors il serait +possible de rendre _explicite_ toute fonction _implicite_; et, en ne la +différentiant que dans cet état, la seconde partie du calcul +différentiel rentrerait immédiatement dans la première, sans donner lieu +à aucune nouvelle difficulté. Mais la résolution algébrique des +équations étant, comme nous l'avons vu, encore presque dans l'enfance, +et ignorée jusqu'à présent pour le plus grand nombre des cas, on +comprend qu'il en doit être tout autrement; puisqu'il s'agit dès lors, à +proprement parler, de différentier une fonction sans la connaître, bien +qu'elle soit déterminée. La différentiation des fonctions implicites +constitue donc, par sa nature, une question vraiment distincte de celle +que présentent les fonctions explicites, et nécessairement plus +compliquée. Ainsi c'est évidemment par la différentiation des formules +qu'il faut commencer, et on parvient ensuite à ramener généralement à ce +premier cas la différentiation des équations, par certaines +considérations analytiques invariables, que je ne dois pas mentionner +ici. + +Ces deux cas généraux de la différentiation sont encore distincts sous +un autre rapport également nécessaire, et trop important pour que je +néglige de le signaler. La relation obtenue entre les différentielles +est constamment plus indirecte, par rapport à celle des quantités +finies, dans la différentiation des fonctions implicites que dans celle +des fonctions explicites. On sait, en effet, d'après les considérations +présentées par Lagrange sur la formation générale des équations +différentielles, que, d'une part, la même équation primitive peut donner +lieu à un plus ou moins grand nombre d'équations dérivées de formes +très-diverses, quoique, au fond, équivalentes, suivant celles des +constantes arbitraires que l'on élimine, ce qui n'a pas lieu dans la +différentiation des formules explicites; et que, d'une autre part, le +système infini d'équations primitives différentes qui correspondent à +une même équation dérivée, présente une variété analytique bien plus +profonde que celle des diverses fonctions susceptibles d'une même +différentielle explicite, et qui ne se distinguent les unes des autres +que par un terme constant. Les fonctions implicites doivent donc être +envisagées comme étant réellement encore plus modifiées par la +différentiation que les fonctions explicites. Nous retrouverons tout à +l'heure cette considération relativement au calcul intégral, où elle +acquiert une importance prépondérante. + +Chacune des deux parties fondamentales du calcul différentiel se +subdivise elle-même en deux théories très-distinctes, suivant qu'il +s'agit de différentier des fonctions à une seule variable, ou des +fonctions à plusieurs variables indépendantes. Ce second cas est, par sa +nature, tout-à-fait distinct du premier, et présente évidemment plus de +complication, même en ne considérant que les fonctions explicites, et à +plus forte raison pour les fonctions implicites. Du reste, l'un se +déduit généralement de l'autre, à l'aide d'un principe invariable fort +simple, qui consiste à regarder la différentielle totale d'une fonction +en vertu des accroissemens simultanés des diverses variables +indépendantes qu'elles contient, comme la somme des différentielles +partielles que produirait l'accroissement séparé de chaque variable +successivement, si toutes les autres étaient constantes. Il faut, +d'ailleurs, soigneusement remarquer à ce sujet une notion nouvelle +qu'introduit, dans le système de l'analyse transcendante, la distinction +des fonctions à une seule variable et à plusieurs: c'est la +considération de ces diverses fonctions dérivées spéciales, relatives à +chaque variable isolément, et dont le nombre croît de plus en plus à +mesure que l'ordre de la dérivation s'élève, et aussi quand les +variables sont plus multipliées. Il en résulte que les relations +différentielles propres aux fonctions de plusieurs variables, sont, par +leur nature, et bien plus indirectes, et surtout beaucoup plus +indéterminées que celles relatives aux fonctions d'une seule variable. +Cela est principalement sensible pour les fonctions implicites où, au +lieu des simples constantes arbitraires que l'élimination fait +disparaître quand on forme les équations différentielles propres aux +fonctions d'une seule variable, ce sont des fonctions arbitraires des +variables proposées qui se trouvent éliminées, d'où doivent résulter, +lors des intégrations, des difficultés spéciales. + +Enfin, pour compléter ce tableau sommaire des diverses parties +essentielles du calcul différentiel proprement dit, je dois ajouter que, +dans la différentiation des fonctions implicites, soit à une seule +variable, soit à plusieurs, il faut encore distinguer le cas où il +s'agit de différentier à la fois diverses fonctions de ce genre, mêlées +dans certaines équations primitives, de celui où toutes ces fonctions +sont séparées. + +Les fonctions sont évidemment, en effet, encore plus implicites dans le +premier cas que dans le second, si l'on considère que la même +imperfection de l'analyse ordinaire, qui empêche de convertir toute +fonction implicite en une fonction explicite équivalente, ne permet pas +davantage de séparer les fonctions qui entrent simultanément dans un +système quelconque d'équations. Il s'agit alors de différentier, +non-seulement sans savoir résoudre les équations primitives, mais même +sans pouvoir effectuer entr'elles les éliminations convenables, ce qui +constitue une nouvelle difficulté. + +Tels sont donc l'enchaînement naturel et la distribution rationnelle des +diverses théories principales dont se compose le traité général de la +différentiation. On voit que, la différentiation des fonctions +implicites se déduisant de celle des fonctions explicites par un seul +principe constant, et la différentiation des fonctions à plusieurs +variables se ramenant, par un autre principe fixe, à celle des fonctions +à une seule variable, tout le calcul différentiel se trouve reposer, en +dernière analyse, sur la différentiation des fonctions explicites à une +seule variable, la seule qui s'exécute jamais directement. Or, il est +aisé de concevoir que cette première théorie, base nécessaire du système +entier, consiste simplement dans la différentiation des dix fonctions +simples, qui sont les élémens uniformes de toutes nos combinaisons +analytiques, et dont j'ai présenté le tableau (4e leçon, page 173). Car +la différentiation des fonctions composées se déduit évidemment, d'une +manière immédiate et nécessaire, de celle des fonctions simples qui les +constituent. C'est donc à la connaissance de ces dix différentielles +fondamentales, et à celle des deux principes généraux, ci-dessus +mentionnés, qui y ramènent tous les autres cas possibles, que se réduit, +à proprement parler, tout le traité de la différentiation. On voit, par +la combinaison de ces diverses considérations, combien est à la fois +simple et parfait le système entier du calcul différentiel proprement +dit. Il constitue certainement, sous le rapport logique, le spectacle le +plus intéressant que l'analyse mathématique puisse présenter à notre +intelligence. + +Le tableau général que je viens d'esquisser sommairement offrirait, +néanmoins, une lacune essentielle, si je n'indiquais ici distinctement +une dernière théorie, qui forme, par sa nature, le complément +indispensable du traité de la différentiation. C'est celle qui a pour +objet la transformation constante des fonctions dérivées, en résultat +des changemens déterminés de variables indépendantes, d'où résulte la +possibilité de rapporter à de nouvelles variables toutes les formules +différentielles générales établies primitivement pour d'autres. Cette +question est maintenant résolue de la manière la plus complète et la +plus simple, comme toutes celles dont se compose le calcul différentiel. +On conçoit aisément l'importance générale qu'elle doit avoir dans les +applications quelconques de l'analyse transcendante, dont elle peut être +considérée comme augmentant les ressources fondamentales, en permettant +de choisir, pour former d'abord plus aisément les équations +différentielles, le système de variables indépendantes qui paraîtra le +plus avantageux, bien qu'il ne doive pas être maintenu plus tard. C'est +ainsi, par exemple, que la plupart des questions principales de la +géométrie se résolvent beaucoup plus aisément en rapportant les lignes +et les surfaces à des coordonnées rectilignes, et qu'on peut néanmoins +être conduit à les appliquer à des formes exprimées analytiquement, à +l'aide de coordonnées _polaires_, ou de toute autre manière. On pourra +commencer alors la solution différentielle du problème en employant +toujours le système rectiligne, mais seulement comme un intermédiaire, +d'après lequel, par la théorie générale que nous avons en vue ici, on +passera au système définitif, qu'il eût été quelquefois impossible de +considérer directement. + +Dans la classification rationnelle que je viens d'exposer pour +l'ensemble du calcul différentiel, on serait naturellement tenté de +signaler une omission grave, puisque je n'ai pas sous-divisé chacune des +quatre parties essentielles d'après une autre considération générale, +qui semble d'abord fort importante en elle-même, celle de l'ordre plus +ou moins élevé de la différentiation. Mais il est aisé de comprendre que +cette distinction n'a aucune influence réelle dans le calcul +différentiel, en ce qu'elle n'y donne lieu à aucune difficulté nouvelle. +En effet, si le calcul différentiel n'était pas rigoureusement complet, +c'est-à-dire, si on ne savait point différentier indistinctement toute +fonction quelconque, la différentiation au second ordre, ou à un ordre +supérieur, de chaque fonction déterminée, pourrait engendrer des +difficultés spéciales. Mais la parfaite universalité du calcul +différentiel donne évidemment l'assurance de pouvoir différentier à un +ordre quelconque toutes les fonctions analytiques connues, la question +se réduisant sans cesse à une différentiation au premier ordre, +successivement redoublée. Ainsi, la considération des divers ordres de +différentielles peut bien donner naissance à de nouvelles remarques plus +ou moins importantes, surtout en ce qui concerne la formation des +équations différentielles, et les dérivées partielles successives des +fonctions à plusieurs variables. Mais elle ne saurait, évidemment, +constituer aucun nouveau problème général dans le traité de la +différentiation. Nous verrons tout à l'heure que cette distinction, qui +n'a, pour ainsi dire, aucune importance dans le calcul différentiel, en +acquiert, au contraire, une très-grande dans le calcul intégral, en +vertu de l'extrême imperfection de ce dernier calcul. + +Enfin, quoique j'aie cru, en thèse générale, ne devoir nullement +envisager en ce moment les diverses applications principales du calcul +différentiel, il convient néanmoins de faire une exception pour celles +qui consistent dans la solution de questions purement analytiques, qui +doivent, en effet, être rationnellement placées à la suite du traité de +la différentiation proprement dite, à cause de l'homogénéité évidente +des considérations. Ces questions peuvent se réduire à trois +essentielles: 1º le développement en séries des fonctions à une seule ou +à plusieurs variables, ou, plus généralement, la transformation des +fonctions, qui constitue la plus belle et la plus importante application +du calcul différentiel à l'analyse générale, et qui comprend, outre la +série fondamentale découverte par Taylor, les séries si remarquables +trouvées par Maclaurin, par Jean Bernouilli, par Lagrange, etc.; 2º la +théorie générale des valeurs maxima et minima pour les fonctions +quelconques à une seule ou à plusieurs variables, un des plus +intéressans problèmes que puisse présenter l'analyse, quelque +élémentaire qu'il soit devenu aujourd'hui, et à la solution complète +duquel le calcul différentiel s'applique très-naturellement; 3º enfin, +la détermination générale de la vraie valeur des fonctions qui se +présentent sous une apparence indéterminée pour certaines hypothèses +faites sur les valeurs des variables correspondantes, ce qui est le +problème le moins étendu et le moins important des trois, quoiqu'il +mérite d'être noté ici. La première question est, sans contredit, la +principale sous tous les rapports: elle est aussi la plus susceptible +d'acquérir dans la suite une extension nouvelle, surtout en concevant, +d'une manière plus large qu'on ne l'a fait jusqu'ici, l'emploi du calcul +différentiel pour la transformation des fonctions, au sujet de laquelle +Lagrange a laissé quelques indications précieuses, qui n'ont encore été +ni généralisées ni suivies. + +Je regrette beaucoup d'être obligé, par les limites nécessaires de cet +ouvrage, de me borner à des considérations sommaires aussi insuffisantes +sur tous les divers sujets que je viens de passer en revue, et qui +comporteraient, par leur nature, des développemens beaucoup plus +étendus, en continuant toujours néanmoins à rester dans les généralités +qui sont le sujet propre de ce cours. Je passe maintenant à l'exposition +également rapide du tableau systématique du calcul intégral proprement +dit, c'est-à-dire du traité abstrait de l'intégration. + +La division fondamentale du calcul intégral est fondée sur le même +principe que celle ci-dessus exposée pour le calcul différentiel, en +distinguant l'intégration des formules différentielles explicites, et +l'intégration des différentielles implicites, ou des équations +différentielles. La séparation de ces deux cas est même bien plus +profonde relativement à l'intégration, que sous le simple rapport de la +différentiation. Dans le calcul différentiel, en effet, cette +distinction ne repose, comme nous l'avons vu, que sur l'extrême +imperfection de l'analyse ordinaire. Mais, au contraire, il est aisé de +voir que, quand même toutes les équations seraient résolues +algébriquement, les équations différentielles n'en constitueraient pas +moins un cas d'intégration tout-à-fait distinct de celui que présentent +les formules différentielles explicites. Car, en se bornant, par +exemple, au premier ordre et à une fonction unique y d'une seule +variable x, pour plus de simplicité, si l'on suppose résolue, par +rapport à /fracdy{dx}, une équation différentielle quelconque entre x, +y, et /frac{dy}{dx}, l'expression de la fonction dérivée se trouvant +alors contenir généralement la fonction primitive elle-même qui est +l'objet de la recherche, la question d'intégration n'aurait nullement +changé de nature, et la solution n'aurait fait réellement d'autre +progrès que d'avoir amené l'équation différentielle, proposée à ne plus +être que du premier degré relativement à la fonction dérivée, ce qui +est, en soi, de peu d'importance. La différentielle n'en serait donc pas +moins déterminée d'une manière à peu près aussi _implicite_ +qu'auparavant, sous le rapport de l'intégration, qui continuerait à +présenter essentiellement la même difficulté caractéristique. La +résolution algébrique des équations ne pourrait faire rentrer le cas que +nous considérons dans la simple intégration des différentielles +explicites, que dans les occasions très-particulières où l'équation +différentielle proposée ne contiendrait point la fonction primitive +elle-même, ce qui permettrait, par conséquent, en la résolvant, de +trouver /frac{dy}{dx} en fonction de x seulement, et de réduire ainsi la +question aux quadratures. + +La considération que je viens d'indiquer pour les équations +différentielles les plus simples aurait évidemment encore plus +d'importance pour celles des ordres supérieurs ou qui contiendraient +simultanément diverses fonctions de plusieurs variables indépendantes. +Ainsi, l'intégration des différentielles qui ne sont déterminées +qu'implicitement constitue par sa nature, et, sans aucun égard à l'état +de l'algèbre, un cas entièrement distinct de celui relatif aux +différentielles explicitement exprimées en fonction des variables +indépendantes. L'intégration des équations différentielles est donc +nécessairement plus compliquée que celle des différentielles explicites, +par l'élaboration desquelles le calcul intégral a pris naissance, et +dont ensuite on s'est efforcé de faire, autant que possible, dépendre +les autres. Tous les divers procédés analytiques proposés jusqu'ici pour +intégrer les équations différentielles, soit la séparation des +variables, soit la méthode des multiplicateurs, etc, ont en effet pour +but de ramener ces intégrations à celles des formules différentielles, +la seule qui, par sa nature, puisse être entreprise directement. +Malheureusement, quelqu'imparfaite que soit jusqu'ici cette base +nécessaire de tout le calcul intégral, l'art d'y réduire l'intégration +des équations différentielles est encore bien moins avancé. + +Chacune de ces deux branches fondamentales du calcul intégral se +sous-divise ensuite en deux autres, comme dans le calcul différentiel, +et par des motifs exactement analogues (que je me dispenserai, par +conséquent, de reproduire), suivant que l'on considère des fonctions à +une seule variable ou des fonctions à plusieurs variables indépendantes. +Je ferai seulement observer que cette distinction est, comme la +précédente, encore plus importante pour l'intégration que pour la +différentiation. Cela est surtout remarquable, relativement aux +équations différentielles. En effet, celles qui se rapportent à +plusieurs variables indépendantes peuvent évidemment présenter cette +difficulté caractéristique, et d'un ordre bien plus élevé, que la +fonction cherchée soit définie différentiellement par une simple +relation entre ses diverses dérivées spéciales relatives aux différentes +variables prises séparément. De là résulte la branche la plus difficile, +et aussi la plus étendue du calcul intégral, ce qu'on nomme +ordinairement le _calcul intégral aux différences partielles_, créé par +d'Alembert, et dans lequel, suivant la juste appréciation de Lagrange, +les géomètres auraient dû voir réellement un calcul nouveau, dont le +caractère philosophique n'est pas assez exactement jugé. Une différence +très-saillante entre ce cas et celui des équations à une seule variable +indépendante consiste, comme je l'ai observé ci-dessus, dans les +fonctions arbitraires qui remplacent les simples constantes arbitraires +pour donner aux intégrales correspondantes toute la généralité +convenable. + +À peine ai-je besoin de dire que cette branche supérieure de l'analyse +transcendante est encore entièrement dans l'enfance, puisque, seulement +dans le cas le plus simple, celui d'une équation du premier ordre entre +les dérivées partielles d'une seule fonction à deux variables +indépendantes, on ne sait point même jusqu'ici complétement ramener +l'intégration à celle des équations différentielles ordinaires. +L'intégration relative aux fonctions de plusieurs variables est beaucoup +plus avancée, dans le cas, infiniment plus simple, à la vérité, où il ne +s'agit que des formules différentielles explicites. On sait alors en +effet, quand ces formules remplissent les conditions convenables +d'intégrabilité, réduire constamment leur intégration aux quadratures. + +Une nouvelle distinction générale, applicable, comme sous-division, à +l'intégration des différentielles explicites ou implicites, à une seule +variable ou à plusieurs, se tire de l'ordre plus ou moins élevé des +différentiations, qui ne donne lieu à aucune question spéciale dans le +calcul différentiel, ainsi que nous l'avons remarqué. + +Relativement aux différentielles explicites, soit à une variable, soit à +plusieurs, la nécessité de distinguer leurs divers ordres ne tient qu'à +l'extrême imperfection du calcul intégral. En effet, si l'on savait +constamment intégrer toute formule différentielle du premier ordre, +l'intégration d'une formule du second ordre ou de tout autre ne +constituerait point, évidemment, une question nouvelle, puisqu'en +l'intégrant d'abord au premier ordre, on parviendrait à l'expression +différentielle de l'ordre immédiatement précédent, d'où, par une suite +convenable d'intégrations analogues, on serait certain de remonter +finalement à la fonction primitive, objet propre d'un tel travail. Mais +le peu de connaissances que nous possédons sur les intégrations +premières fait qu'il n'en est point ainsi, et que l'ordre plus ou moins +élevé des différentielles engendre des difficultés nouvelles. Car, ayant +des formules différentielles d'un ordre quelconque supérieur au premier, +il peut arriver qu'on sache les intégrer une première fois ou plusieurs +fois de suite, et que, néanmoins, on ne puisse remonter ainsi aux +fonctions primitives, si ces travaux préliminaires ont produit, pour les +différentielles d'un ordre inférieur, des expressions dont les +intégrales ne sont pas connues. Cette circonstance doit se présenter +d'autant plus fréquemment, le nombre des intégrales connues étant encore +fort petit, que ces intégrales successives sont généralement, comme on +sait, des fonctions très-différentes des dérivées qui les ont +engendrées. + +Par rapport aux différentielles implicites, la distinction des ordres +est encore plus importante; car, outre le motif précédent, dont +l'influence est évidemment ici analogue, et même à un plus haut degré, +il est aisé de sentir que l'ordre supérieur des équations +différentielles donne lieu nécessairement à des questions d'une nature +nouvelle. En effet, sût-on même intégrer indistinctement toute équation +du premier ordre relative à une fonction unique, cela ne suffirait +point pour faire obtenir l'intégrale définitive d'une équation d'un +ordre quelconque, toute équation différentielle n'étant pas réductible à +celle d'un ordre immédiatement inférieur. Si l'on a par exemple, pour +déterminer une fonction y de la variable x, une relation quelconque +entre x, y, /frac{dy}{dx}, et /frac{d^2y}{dx^2}, on n'en pourra point +déduire immédiatement, en effectuant une première intégration, la +relation différentielle correspondante entre x, y, et /frac{dy}{dx}, +d'où, par une seconde intégration on remonterait à l'équation primitive. +Cela n'aurait lieu nécessairement, du moins sans introduire de nouvelles +fonctions auxiliaires, que si l'équation du second ordre proposée ne +contenait point la fonction cherchée y, concourremment avec ses +dérivées. En thèse générale, les équations différentielles devront donc +réellement être envisagées comme présentant des cas d'autant plus +_implicites_ que leur ordre est plus élevé, et qui ne pourront rentrer +les uns dans les autres que par des méthodes spéciales, dont la +recherche constitue, par conséquent, une nouvelle classe de questions, à +l'égard desquelles on ne sait jusqu'ici presque rien, même pour les +fonctions d'une seule variable[16]. + + [Note 16: Le seul cas important de ce genre qui ait été + complétement traité jusqu'ici, est l'intégration générale + des équations _linéaires_ d'un ordre quelconque, à + coefficiens constans. Encore se trouve-t-elle dépendre + finalement de la résolution algébrique des équations d'un + degré égal à l'ordre de la différentiation.] + +Au reste, quand ou examine, d'une manière très-approfondie, cette +distinction des divers ordres d'équations différentielles, on trouve +qu'elle pourrait rentrer constamment dans une dernière distinction +générale, relative aux équations différentielles, que j'ai encore à +signaler. En effet, les équations différentielles à une seule ou à +plusieurs variables indépendantes peuvent ne contenir simplement qu'une +seule fonction, ou bien, dans un cas évidemment plus compliqué et plus +implicite, qui correspond à la différentiation des fonctions implicites +simultanées, on peut avoir à déterminer en même temps plusieurs +fonctions d'après des équations différentielles où elles se trouvent +mêlées, concurremment avec leurs diverses dérivées. Il est clair qu'un +tel état de la question présente nécessairement une nouvelle difficulté +spéciale, celle d'établir la séparation des différentes fonctions +cherchées, en formant pour chacune, d'après les équations +différentielles proposées, une équation différentielle isolée, qui ne +contienne plus les autres fonctions ni leurs dérivées. Ce travail +préliminaire, qui est l'analogue de l'élimination en algèbre, est +évidemment indispensable avant de tenter aucune intégration directe, +puisqu'on ne peut entreprendre généralement, à moins d'artifices +spéciaux très-rarement applicables, de déterminer immédiatement à la +fois plusieurs fonctions distinctes. Or, il est aisé d'établir la +coïncidence exacte et nécessaire de cette nouvelle distinction avec la +précédente, relative à l'ordre des équations différentielles. On sait, +en effet, que la méthode générale pour isoler les fonctions dans les +équations différentielles simultanées, consiste essentiellement à former +des équations différentielles, séparément relatives à chaque fonction, +et dont l'ordre est égal à la somme de tous ceux des diverses équations +proposées. Cette transformation peut s'effectuer constamment. D'un autre +côté, toute équation différentielle d'un ordre quelconque relative à une +seule fonction pourrait évidemment se ramener toujours au premier ordre, +en introduisant un nombre convenable d'équations différentielles +auxiliaires, contenant simultanément les diverses dérivées antérieures +considérées comme nouvelles fonctions à déterminer. Ce procédé a même +été quelquefois employé avec succès, quoique, en général, il ne soit pas +normal. Ce sont donc deux genres de conditions nécessairement +équivalens, dans la théorie générale des équations différentielles, que +la simultanéité d'un plus ou moins grand nombre de fonctions, et l'ordre +de différentiation plus ou moins élevé d'une fonction unique. En +augmentant l'ordre des équations différentielles, on peut isoler toutes +les fonctions; et, en multipliant artificiellement le nombre des +fonctions, on peut ramener toutes les équations au premier ordre. Il n'y +a, par conséquent, dans l'un et l'autre cas, qu'une même difficulté, +envisagée sous deux points de vue différens. Mais, de quelque manière +qu'on la conçoive, cette nouvelle difficulté commune n'en est pas moins +réelle, et n'en constitue pas moins, par sa nature, une séparation +tranchée entre l'intégration des équations du premier ordre et celle des +équations d'un ordre supérieur. Je préfère indiquer la distinction sous +cette dernière forme, comme plus simple, plus générale et plus +rationnelle. + +D'après les diverses considérations indiquées ci-dessus sur +l'enchaînement rationnel des différentes parties principales du calcul +intégral, on voit que l'intégration des formules différentielles +explicites du premier ordre à une seule variable est la base nécessaire +de toutes les autres intégrations, qu'on ne parvient jamais à effectuer +qu'autant qu'on peut les faire rentrer dans ce cas élémentaire, le seul +évidemment qui, par sa nature, soit susceptible d'être traité +directement. Cette intégration simple et fondamentale est souvent +désignée par l'expression commode de _quadratures_, attendu que toute +intégrale de ce genre Sf(x)dx, peut, en effet, être envisagée comme +représentant l'aire d'une courbe dont l'équation en coordonnées +rectilignes serait y=f(x). Une telle classe de questions correspond, +dans le calcul différentiel, au cas élémentaire de la différentiation +des fonctions explicites à une seule variable. Mais la question +intégrale est, par sa nature, bien autrement compliquée, et surtout +beaucoup plus étendue que la question différentielle. Celle-ci se réduit +nécessairement, en effet, comme nous l'avons vu, à la différentiation +des dix fonctions simples, élémens de toutes celles que l'analyse +considère. Au contraire, l'intégration des fonctions composées ne se +déduit point nécessairement de celle des fonctions simples, dont chaque +nouvelle combinaison doit présenter, sous le rapport du calcul intégral, +des difficultés spéciales. De là, l'étendue naturellement indéfinie, et +la complication si variée de la question des quadratures, sur laquelle, +malgré tous les efforts des analystes, on possède encore si peu de +connaissances complètes. + +En décomposant cette question, comme il est naturel de le faire, suivant +les diverses formes que peut affecter la fonction dérivée, on distingue +d'abord le cas des fonctions algébriques, et ensuite celui des fonctions +transcendantes. L'intégration vraiment analytique de ce dernier ordre +d'expressions est jusqu'ici fort peu avancée, soit pour les fonctions +exponentielles, soit pour les fonctions logarithmiques, soit pour les +fonctions circulaires. On n'a traité encore qu'un très-petit nombre de +cas de ces trois divers genres, en les choisissant parmi les plus +simples, qui conduisent même ordinairement à des calculs extrêmement +pénibles. Ce que nous devons surtout remarquer à ce sujet sous le +rapport philosophique, c'est que les divers procédés de quadrature ne +tiennent à aucune vue générale sur l'intégration, et consistent en de +simples artifices de calcul fort incohérens entre eux, et dont le nombre +est très-multiplié, à cause de l'étendue très-bornée de chacun d'eux. Je +dois cependant signaler ici un de ces artifices qui, sans être +réellement une méthode d'intégration, est néanmoins remarquable par sa +généralité: c'est le procédé inventé par Jean Bernouilli, et connu sous +le nom de l'_intégration par parties_, d'après lequel toute intégrale +peut être ramenée à une autre, qui se trouve quelquefois être plus +facile à obtenir. Cette ingénieuse relation mérite d'être notée sous un +autre rapport, comme ayant offert la première idée de cette +transformation les unes dans les autres des intégrales encore inconnues, +qui a reçu dans ces derniers temps une plus grande extension, et dont M. +Fourier surtout a fait un usage si nouveau et si important pour les +questions analytiques engendrées par la théorie de la chaleur. + +Quant à l'intégration des fonctions _algébriques_, elle est plus +avancée. Cependant, on ne sait encore presque rien relativement aux +fonctions irrationnelles, dont les intégrales n'ont été obtenues que +dans des cas extrêmement bornés, et surtout en les rendant rationnelles. +L'intégration des fonctions rationnelles est jusqu'ici la seule théorie +de calcul intégral qui ait pu être traitée d'une manière vraiment +complète: sous le rapport logique, elle en constitue donc la partie la +plus satisfaisante, mais peut-être aussi la moins importante. Il est +même essentiel de remarquer, pour avoir une juste idée de l'extrême +imperfection du calcul intégral, que ce cas si peu étendu n'est +entièrement résolu que pour ce qui concerne proprement l'intégration, +envisagée d'une manière abstraite; car, dans l'exécution, la théorie se +trouve le plus souvent, indépendamment de la complication des calculs, +tout-à-fait arrêtée par l'imperfection de l'analyse ordinaire, attendu +qu'elle fait dépendre finalement l'intégration de la résolution +algébrique des équations, ce qui en limite singulièrement l'usage. + +Pour saisir, d'une manière générale, l'esprit des divers procédés +d'après lesquels on procède aux quadratures, nous devons reconnaître +d'ailleurs que, par leur nature, ils ne peuvent être fondés +primitivement que sur la différentiation des dix fonctions simples, dont +les résultats, considérés sous le point de vue inverse, établissent +autant de théorèmes immédiats de calcul intégral, les seuls qui puissent +être connus directement, tout l'art de l'intégration consistant ensuite, +comme je l'ai exprimé en commençant cette leçon, à faire rentrer, autant +que possible, toutes les autres quadratures dans ce petit nombre de +quadratures élémentaires, ce qui malheureusement nous est encore le plus +souvent inconnu. + +Dans cette énumération raisonnée des diverses parties essentielles de +calcul intégral suivant leurs relations logiques, j'ai négligé à +dessein, pour ne pas interrompre l'enchaînement, de considérer +distinctement une théorie fort importante, qui forme implicitement une +portion de la théorie générale de l'intégration des équations +différentielles, mais que je dois ici signaler séparément, comme étant, +pour ainsi dire, en dehors du calcul intégral, et offrant néanmoins le +plus grand intérêt, soit par sa perfection rationnelle, soit par +l'étendue de ses applications. Je veux parler de ce qu'on appelle les +solutions _singulières_ des équations différentielles, dites +quelquefois, mais à tort, solutions _particulières_, qui ont été le +sujet de travaux très-remarquables de la part d'Euler et de Laplace, et +dont Lagrange surtout a présenté une si belle et si simple théorie +générale. On sait que Clairaut, qui le premier, eut occasion d'en +remarquer l'existence, y vit un paradoxe de calcul intégral, puisque ces +solutions ont pour caractère propre de satisfaire aux équations +différentielles sans être néanmoins comprises dans les intégrales +générales correspondantes. Lagrange a, depuis, expliqué ce paradoxe de +la manière la plus ingénieuse et la plus satisfaisante, en montrant +comment de telles solutions dérivent toujours de l'intégrale générale +par la variation des constantes arbitraires. Il a aussi, le premier, +convenablement apprécié l'importance de cette théorie, et c'est avec +raison qu'il lui a consacré, dans ses _leçons sur le calcul des +fonctions_, un si grand développement. Sous le point de vue rationnel, +cette théorie mérite en effet toute notre attention, par le caractère de +parfaite généralité qu'elle comporte, puisque Lagrange a exposé des +procédés invariables et fort simples pour trouver la solution +_singulière_ de toute équation différentielle quelconque qui en est +susceptible; et, ce qui n'est pas moins remarquable, ces procédés +n'exigent aucune intégration, consistant seulement dans des +différentiations, et par là même toujours applicables. La +différentiation est ainsi devenue, par un heureux artifice, un moyen de +suppléer dans certaines circonstances à l'imperfection du calcul +intégral. En effet, certains problèmes exigent surtout, par leur nature, +la connaissance de ces solutions _singulières_. Telles sont, par +exemple, en géométrie, toutes les questions où il s'agit de déterminer +une courbe d'après une propriété quelconque de sa tangente ou de son +cercle osculateur. Dans tous les cas de ce genre, après avoir exprimé +cette propriété par une équation différentielle, ce sera, sous le +rapport analytique, l'équation _singulière_ qui constituera l'objet le +plus important de la recherche, puisqu'elle seule représentera la courbe +demandée, l'intégrale générale, qui devient dès lors inutile à +connaître, ne devant désigner autre chose que le système des tangentes +ou des cercles osculateurs de cette courbe. On conçoit aisément, d'après +cela, toute l'importance de cette théorie, qui me semble n'être pas +encore suffisamment appréciée par la plupart des géomètres. + +Enfin, pour achever de signaler le vaste ensemble de recherches +analytiques dont se compose le calcul intégral proprement dit, il me +reste à mentionner une théorie fort importante dans toutes les +applications de l'analyse transcendante, que j'ai dû laisser en dehors +du système comme n'étant pas réellement destinée à une véritable +intégration, et se proposant au contraire de remplacer la connaissance +des intégrales vraiment analytiques, qui sont le plus souvent ignorées. +On voit qu'il s'agit de la détermination des _intégrales définies_. + +L'expression, toujours possible, des intégrales en séries indéfinies, +peut d'abord être envisagée comme un heureux moyen général de compenser +souvent l'extrême imperfection du calcul intégral. Mais l'emploi de +telles séries, à cause de leur complication et de la difficulté de +découvrir la loi de leurs termes, est ordinairement d'une médiocre +utilité sous le rapport algébrique, bien qu'on en ait déduit quelquefois +des relations fort essentielles. C'est surtout sous le rapport +arithmétique que ce procédé acquiert une grande importance, comme moyen +de calculer ce qu'on appelle les intégrales _définies_, c'est-à-dire, +les valeurs des fonctions cherchées pour certaines valeurs déterminées +des variables correspondantes. + +Une recherche de cette nature correspond exactement, dans l'analyse +transcendante, à la résolution numérique des équations dans l'analyse +ordinaire. Ne pouvant obtenir le plus souvent la véritable intégrale, +celle qu'on nomme par opposition, l'intégrale _générale_ ou _indéfinie_, +c'est-à-dire, la fonction qui, différentiée, a produit la formule +différentielle proposée, les analystes ont dû s'attacher à déterminer, +du moins, sans connaître une telle fonction, les valeur numériques +particulières qu'elle prendrait en assignant aux variables des valeurs +désignées. C'est évidemment résoudre la question arithmétique, sans +avoir préalablement résolu la question algébrique correspondante, qui, +le plus souvent, est précisément la plus importante. Une telle analyse +est donc par sa nature, aussi imparfaite que nous avons vu l'être la +résolution numérique des équations. Elle présente, comme celle-ci, une +confusion vicieuse du point de vue arithmétique avec le point de vue +algébrique; d'où résultent, soit sous le rapport purement logique, soit +relativement aux applications, des inconvéniens analogues. Je puis donc +me dispenser de reproduire ici les considérations indiquées dans la +cinquième leçon au sujet de l'algèbre. On conçoit néanmoins que, dans +l'impossibilité où nous sommes presque toujours de connaître les +véritables intégrales, il est de la plus haute importance d'avoir pu +obtenir au moins cette solution incomplète et nécessairement +insuffisante. Or, c'est à quoi on est heureusement parvenu aujourd'hui +pour tous les cas, l'évaluation des intégrales définies ayant été +ramenée à des méthodes entièrement générales, qui ne laissent à désirer, +dans un grand nombre d'occasions, qu'une moindre complication des +calculs, but vers lequel se dirigent aujourd'hui toutes les +transformations spéciales des analystes. Regardant maintenant comme +parfaite cette sorte d'_arithmétique transcendante_, la difficulté, dans +les applications, se réduit essentiellement à ne faire dépendre +finalement la recherche proposée que d'une simple détermination +d'intégrales définies, ce qui, évidemment, ne saurait être toujours +possible, quelque habileté analytique qu'on puisse employer à effectuer +une transformation aussi forcée. + +Par l'ensemble des considérations indiquées dans cette leçon, on voit +que, si le calcul différentiel constitue, de sa nature, un système +limité et parfait auquel il ne reste plus à ajouter rien d'essentiel, le +calcul intégral proprement dit, ou le simple traité de l'intégration, +présente nécessairement un champ inépuisable à l'activité de l'esprit +humain, indépendamment des applications indéfinies dont l'analyse +transcendante est évidemment susceptible. Les motifs généraux par +lesquels j'ai tâché de faire sentir, dans la cinquième leçon, +l'impossibilité de découvrir jamais la résolution algébrique des +équations d'un degré et d'une forme quelconques, ont sans aucun doute, +infiniment plus de force encore relativement à la recherche d'un procédé +unique d'intégration, invariablement applicable à tous les cas. _C'est_, +dit Lagrange, _un de ces problèmes dont on ne saurait espérer de +solution générale_. Plus on méditera sur ce sujet, plus on sera +convaincu, je ne crains pas de l'affirmer, qu'une telle recherche est +totalement chimérique, comme étant beaucoup trop supérieure à la faible +portée de notre intelligence, bien que les travaux des géomètres doivent +certainement augmenter dans la suite l'ensemble de nos connaissances +acquises sur l'intégration, et créer aussi des procédés d'une plus +grande généralité. L'analyse transcendante est encore trop près de sa +naissance, il y a surtout trop peu de temps qu'elle est conçue d'une +manière vraiment rationelle, pour que nous puissions nous faire une +juste idée de ce qu'elle pourra devenir un jour. Mais, quelles que +doivent être nos légitimes espérances, n'oublions pas de considérer +avant tout les limites imposées par notre constitution intellectuelle, +et qui, pour n'être pas susceptibles d'une détermination précise, n'en +ont pas moins une réalité incontestable. + +Au lieu de tendre à imprimer au calcul des fonctions indirectes, tel que +nous le concevons aujourd'hui, une perfection chimérique, je suis porté +à penser que lorsque les géomètres auront épuisé les applications les +plus importantes de notre analyse transcendante actuelle, ils se +créeront plutôt de nouvelles ressources, en changeant le mode de +dérivation des quantités auxiliaires introduites pour faciliter +l'établissement des équations, et dont la formation pourrait suivre une +infinité d'autres lois que la relation très-simple qui a été choisie, +d'après une conception que j'ai déjà indiquée dans la quatrième leçon. +Les moyens de cette nature me paraissent susceptibles, en eux-mêmes, +d'une plus grande fécondité que ceux qui consisteraient seulement à +pousser plus loin notre calcul actuel des fonctions indirectes. C'est +une pensée que je soumets aux géomètres dont les méditations se sont +tournées vers la philosophie générale de l'analyse. + +Du reste, quoique j'aie dû, dans l'exposition sommaire qui était l'objet +propre de cette leçon, rendre sensible l'état d'extrême imperfection où +se trouve encore le calcul intégral, on aurait une fausse idée des +ressources générales de l'analyse transcendante, si on accordait à cette +considération une trop grande importance. Il en est ici, en effet, comme +dans l'analyse ordinaire, où l'on est parvenu à utiliser, à un degré +immense, un très-petit nombre de connaissances fondamentales sur la +résolution des équations. Quelque peu avancés qu'ils soient réellement +jusqu'ici dans la science des intégrations, les géomètres n'en ont pas +moins tiré, de notions abstraites aussi peu multipliées, la solution +d'une multitude de questions de première importance en géométrie, en +mécanique, en thermologie, etc. L'explication philosophique de ce +double fait général résulte de l'importance et de la portée +nécessairement prépondérantes des connaissances abstraites, dont la +moindre se trouve naturellement correspondre à une foule de recherches +concrètes, l'homme n'ayant d'autre ressource pour l'extension successive +de ses moyens intellectuels, que dans la considération d'idées de plus +en plus abstraites et néanmoins positives. + +Pour achever de faire connaître, dans toute son étendue, le caractère +philosophique de l'analyse transcendante, il me reste à considérer une +dernière conception par laquelle l'immortel Lagrange, que nous +retrouvons sur toutes les grandes voies de la science mathématique, a +rendu cette analyse encore plus propre à faciliter l'établissement des +équations dans les problèmes les plus difficiles, en considérant une +classe d'équations encore plus _indirectes_ que les équations +différentielles proprement dites. C'est le _calcul_ ou plutôt la +_méthode des variations_, dont l'appréciation générale sera l'objet de +la leçon suivante. + + + + +HUITIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. Considérations générales sur le calcul des variations. + + +Afin de saisir avec plus de facilité le caractère philosophique de la +méthode des variations, il convient d'abord de considérer sommairement +la nature spéciale des problèmes dont la résolution générale a nécessité +la formation de cette analyse hyper-transcendante. Ce calcul est encore +trop près de son origine, les applications en ont été jusqu'ici trop peu +variées, pour qu'on pût en concevoir une idée générale suffisamment +claire, si je me bornais à une exposition purement abstraite de sa +théorie fondamentale, bien qu'une telle exposition doive être ensuite, +sans aucun doute, l'objet principal et définitif de cette leçon. + +Les questions mathématiques qui ont donné naissance au _calcul des +variations_ consistent, en général, dans la recherche des _maxima_ et +des _minima_ de certaines formules intégrales indéterminées, qui +expriment la loi analytique de tel ou tel phénomène géométrique ou +mécanique, considéré indépendamment d'aucun sujet particulier. Les +géomètres ont désigné pendant long-temps toutes les questions de ce +genre par le nom commun de _problèmes des isopérimètres_, qui ne +convient cependant qu'au plus petit nombre d'entre elles. + +Dans la théorie ordinaire des _maxima_ et _minima_, on se propose de +découvrir, relativement à une fonction donnée d'une seule ou de +plusieurs variables, quelles valeurs particulières il faut assigner à +ces variables pour que la valeur correspondante de la fonction proposée +soit un _maximum_ ou un _minimum_, par rapport à celles qui précèdent et +qui suivent immédiatement, c'est-à-dire qu'on cherche, à proprement +parler, à quel instant la fonction cesse de croître pour commencer à +décroître, ou réciproquement. Le calcul différentiel suffit pleinement, +comme on sait, à la résolution générale de cette classe de questions, en +montrant que les valeurs des diverses variables qui conviennent, soit au +_maximum_, soit au _minimum_, doivent toujours rendre nulles les +différentes dérivées du premier ordre de la fonction donnée, prises +séparément par rapport à chaque variable indépendante; et en indiquant +de plus un caractère propre à distinguer le _maximum_ du _minimum_, qui +consiste, dans le cas d'une fonction d'une seule variable, par exemple, +en ce que la fonction dérivée du second ordre doit prendre une valeur +négative pour le _maximum_, et positive pour le _minimum_. Telles sont, +du moins, les conditions fondamentales qui se rapportent au plus grand +nombre des cas; les modifications qu'elles doivent subir pour que la +théorie soit complétement applicable à certaines questions, sont +d'ailleurs également assujetties à des règles abstraites aussi +invariables, quoique plus compliquées. + +La construction de cette théorie générale ayant fait disparaître +nécessairement le principal intérêt que les questions de ce genre +pouvaient inspirer aux géomètres, ils se sont élevés presque aussitôt à +la considération d'un nouvel ordre de problèmes, à la fois beaucoup plus +importans et d'une difficulté bien supérieure, ceux des _isopérimètres_. +Ce ne sont plus alors les valeurs des variables propres au _maximum_ ou +au _minimum_ d'une fonction donnée, qu'il s'agit de déterminer. C'est la +forme de la fonction elle-même qu'on se propose de découvrir, d'après la +condition du _maximum_ ou du _minimum_ d'une certaine intégrale définie, +seulement indiquée, qui dépend de cette fonction. + +La plus ancienne question de cette nature est celle du solide de moindre +résistance, traitée par Newton, dans le second livre des _Principes_, où +il détermine quelle doit être la courbe méridienne d'un solide de +révolution, pour que la résistance éprouvée par ce corps dans le sens de +son axe, en traversant avec une vitesse quelconque un fluide immobile, +soit la plus petite possible. Mais la marche suivie par Newton n'avait +point un caractère assez simple, assez général et surtout assez +analytique, par la nature de sa méthode spéciale d'analyse +transcendante, pour qu'une telle solution pût suffire à entraîner les +géomètres vers ce nouvel ordre de problèmes. L'impulsion vraiment +décisive à cet égard ne pouvait guère partir que de l'un des géomètres +occupés sur le continent à élaborer et à appliquer la méthode +infinitésimale proprement dite. C'est ce que fit, en 1695, Jean +Bernouilli, en proposant le problème célèbre de la brachystochrone, qui +suggéra depuis une si longue suite de questions analogues. Il consiste à +déterminer la courbe qu'un corps pesant doit suivre pour descendre d'un +point à un autre dans le temps le plus court. En se bornant à la simple +chute dans le vide, seul cas qu'on ait d'abord considéré, on trouve +assez facilement que la courbe cherchée doit être une cycloïde +renversée, à base horizontale, ayant son origine au point le plus élevé. +Mais la question peut être singulièrement compliquée, soit en ayant +égard à la résistance du milieu, soit en tenant compte du changement +d'intensité de la pesanteur. + +Quoique cette nouvelle classe de problèmes ait été primitivement fournie +par la mécanique, c'est néanmoins dans la géométrie qu'on a puisé plus +tard les sujets des principales recherches. Ainsi, on s'est proposé de +découvrir, parmi toutes les courbes de même contour tracées entre deux +points donnés, quelle est celle dont l'aire est un _maximum_ ou un +_minimum_, d'où est venu proprement le nom de _problème des +ipérimètres_; ou bien on a demandé que le _maximum_ et le _minimum_ +eussent lieu pour la surface engendrée par la révolution de la courbe +cherchée autour d'un axe, ou pour le volume correspondant; dans d'autres +cas, c'était la hauteur verticale du centre de gravité de la courbe +inconnue, ou de la surface et du volume qu'elle pouvait engendrer, qui +devait devenir un _maximum_ ou un _minimum_, etc. Enfin, ces problèmes +ont été successivement variés et compliqués, pour ainsi dire à l'infini, +par les Bernouilli, par Taylor, et surtout par Euler, avant que Lagrange +en eût assujetti la solution à une méthode abstraite et entièrement +générale, dont la découverte a fait cesser l'empressement des géomètres +pour un tel ordre de recherches. Il ne s'agit point ici de tracer, même +sommairement, l'histoire de cette partie supérieure des mathématiques, +quelque intéressante qu'elle fût. Je n'ai fait l'énumération de +certaines questions principales choisies parmi les plus simples, +qu'afin de rendre sensible la destination générale qu'avait +essentiellement, à son origine, la méthode des variations. + +On voit que, considérés sous le point de vue analytique, tous ces +problèmes consistent, par leur nature, à déterminer quelle forme doit +avoir une certaine fonction inconnue d'une ou de plusieurs variables, +pour que telle ou telle intégrale dépendante de cette fonction se trouve +avoir, entre des limites assignées, une valeur qui soit un _maximum_ ou +un _minimum_, relativement à toutes celles qu'elle prendrait si la +fonction cherchée avait une autre forme quelconque. Ainsi, par exemple, +dans le problème de la brachystochrone, on sait que si y=f(z), +x=/varphi(z) sont les équations rectilignes de la courbe cherchée, en +supposant les axes des x et des y horizontaux, et l'axe z des vertical, +le temps de la chute d'un corps pesant le long de cette courbe, depuis +le point dont l'ordonnée est z_1 jusqu'à celui dont l'ordonnée est z_2 +est généralement exprimé par l'intégrale définie[17]. /[/int^{z_1}_{z_2} +/sqrt{/frac{1+(f'(z))^2+(/varphi'(z))^2}{2gz}}dz/.] + + [Note 17: J'emploie la notation simple et lumineuse + proposée par M. Fourier, pour désigner les intégrales + définies, en mentionnant distinctement leurs limites.] + +Il faut donc trouver quelles doivent être les deux fonctions inconnues f +et /varphi pour que cette intégrale soit un minimum. De même, demander +quelle est, parmi toutes les courbes planes isopérimètres, celle qui +renferme la plus grande aire, c'est proposer de trouver, parmi toutes +les fonctions f(x) qui peuvent donner à l'intégrale /[/int +dx/sqrt{1+(f'(x))^2}/] une certaine valeur constante, celle qui rend un +maximum l'intégrale /int f(x)dx, prise entre les mêmes limites. Il en +est évidemment toujours ainsi dans toutes les autres questions de ce +genre. + +Dans les solutions que les géomètres donnaient de ces problèmes avant +Lagrange, on se proposait essentiellement de les ramener à la théorie +ordinaire des maxima et minima. Mais les moyens employés pour effectuer +cette transformation consistaient en de simples artifices particuliers, +propres à chaque cas, et dont la découverte ne comportait point de +régles invariables et certaines, en sorte que toute question vraiment +nouvelle reproduisait constamment des difficultés analogues, sans que +les solutions déjà obtenues pussent être réellement d'aucun secours +essentiel, autrement que par les habitudes qu'elles avaient fait +contracter à l'intelligence. En un mot, cette branche des mathématiques +présentait alors l'imperfection nécessaire qui existe constamment tant +qu'on n'est point parvenu à saisir distinctement, pour la traiter d'une +manière abstraite et dès-lors générale, la partie commune à toutes les +questions d'une même classe. + +En cherchant à réduire tous les divers problèmes des isopérimètres à +dépendre d'une analyse commune, organisée abstraitement en un calcul +distinct, Lagrange a été conduit à concevoir une nouvelle nature de +différentiations, auxquelles il a appliqué la caractéristique /delta, en +réservant la caractéristique d pour les simples différentielles +ordinaires. Ces différentielles d'une espèce nouvelle, qu'il a désignées +sous le nom de _variations_, consistent dans les accroissemens +infiniment petits que reçoivent les intégrales, non en vertu +d'accroissemens analogues de la part des variables correspondantes, +comme pour l'analyse transcendante ordinaire, mais en supposant que la +forme de la fonction placée sous le signe d'intégration vienne à changer +infiniment peu. Cette distinction se conçoit, par exemple, avec +facilité, relativement aux courbes, où l'on voit l'ordonnée ou toute +autre variable de la courbe, comporter deux sortes de différentielles +évidemment très-différentes, suivant que l'on passe d'un point à un +autre infiniment voisin sur la même courbe, ou bien au point +correspondant de la courbe infiniment voisine produite par une certaine +modification déterminée de la première[18]. Il est clair, du reste, que, +par leur nature, les _variations_ relatives de diverses grandeurs liées +entre elles par des lois quelconques, se calculent, à la caractéristique +près, exactement de la même manière que les différentielles. Enfin, on +déduit également de la notion générale des _variations_ les principes +fondamentaux de l'algorithme propre à cette méthode et qui consistent +simplement dans la faculté évidente de pouvoir transposer à volonté les +caractéristiques spécialement affectées aux variations avant ou après +celles qui correspondent aux différentielles ordinaires. + + [Note 18: Leïbnitz avait déjà considéré la comparaison + d'une courbe à une autre infiniment voisine; c'est ce qu'il + appelait _différentiatio de curvâ in curvam_. Mais cette + comparaison n'avait aucune analogie avec la conception de + Lagrange, les courbes de Leïbnitz étant renfermées dans une + même équation générale, d'où elles se déduisent par le + simple changement d'une constante arbitraire.] + +Cette conception abstraite une fois formée, Lagrange a pu réduire +aisément, de la manière la plus générale, tous les problèmes des +isopérimètres à la simple théorie ordinaire des _maxima_ et des +_minima_. Pour se faire une idée nette de cette grande et heureuse +transformation, il faut préalablement considérer une distinction +essentielle à laquelle donnent lieu les diverses questions des +isopérimètres. + +On doit, en effet, partager ces recherches en deux classes générales, +selon que les _maxima_ et _minima_ demandés sont _absolus_ ou +_relatifs_, pour employer les expressions abrégées des géomètres. Le +premier cas est celui où les intégrales définies indéterminées dont on +cherche le _maximum_ ou le _minimum_, ne sont assujetties, par la nature +du problème, à aucune condition; comme il arrive, par exemple, dans le +problème de la brachystochrone, où il s'agit de choisir entre toutes les +courbes imaginables. Le second cas a lieu, quand, au contraire, les +intégrales variables ne peuvent changer que suivant certaines +conditions, consistant ordinairement en ce que d'autres intégrales +définies, dépendant également des fonctions cherchées, conservent +constamment une même valeur donnée; comme, par exemple, dans toutes les +questions géométriques concernant les figures _isopérimètres_ proprement +dites, et où, par la nature du problème, l'intégrale relative à la +longueur de la courbe ou à l'aire de la surface, doit rester constante +pendant le changement de celle qui est l'objet de la recherche proposée. + +Le calcul des variations donne immédiatement la solution générale des +questions de la première espèce. Car, il suit évidemment de la théorie +ordinaire des _maxima_ et _minima_, que la relation cherchée doit rendre +nulle la _variation_ de l'intégrale proposée par rapport à chaque +variable indépendante, ce qui donne la condition commune au maximum et +au minimum; et, comme caractère propre à distinguer l'un de l'autre, que +la variation du second ordre de la même intégrale doit être négative +pour le maximum et positive pour le minimum. Ainsi, par exemple, dans le +problème de la brachystochrone, on aura, pour déterminer la nature de la +courbe cherchée, l'équation de condition, /[/delta/int_{z_1}^{z_2} +/sqrt{/frac{1+(f'(z))^2+(/varphi'(z))^2}{2gz}}dz=0/] qui, se décomposant +en deux, par rapport aux deux fonctions inconnues f et /varphi qui sont +indépendantes l'une de l'autre, exprimera complètement la définition +analytique de la courbe demandée. La seule difficulté propre à cette +nouvelle analyse consiste dans l'élimination de la caractéristique +/delta, pour laquelle le calcul des variations fournit des règles +invariables et complètes, fondées, en général, sur le procédé de +l'intégration par parties, dont Lagrange a su tirer ainsi un parti +immense. Le but constant de cette première élaboration analytique, dans +l'exposition de laquelle je ne dois nullement entrer ici, est de faire +parvenir aux équations différentielles proprement dites, ce qui se peut +toujours, et par-là la question rentre dans le domaine de l'analyse +transcendante ordinaire, qui achève la solution, du moins en la ramenant +à l'algèbre pure, si on sait effectuer l'intégration. La destination +générale, propre à la méthode des variations, est d'opérer cette +transformation, pour laquelle Lagrange a établi des règles simples, +invariables, et d'un succès toujours assuré. + +Je ne dois pas négliger, dans cette rapide indication générale, de faire +remarquer, comme un des plus grands avantages spéciaux de la méthode des +variations comparée aux solutions isolées qu'on avait auparavant des +problèmes des isopérimètres, l'importante considération de ce que +Lagrange appelle les _équations aux limites_, entièrement négligées +avant lui, et sans lesquelles néanmoins la plupart des solutions +particulières restaient nécessairement incomplètes. Quand les limites +des intégrales proposées doivent être fixes, leurs variations étant +nulles, il n'y a pas lieu d'en tenir compte. Mais il n'en est plus ainsi +quand ces limites, au lieu d'être rigoureusement invariables, sont +assujetties seulement à certaines conditions; comme, par exemple, si +les deux points entre lesquels doit être tracée la courbe cherchée ne +sont pas fixes, et doivent seulement rester sur des lignes ou des +surfaces données. Alors, il faut avoir égard aux variations de leurs +coordonnées, et établir entr'elles les relations correspondantes aux +équations de ces lignes ou de ces surfaces. + +Cette considération essentielle n'est que le dernier complément d'une +considération plus générale et plus importante relative aux variations +des diverses variables indépendantes. Si ces variables sont réellement +indépendantes les unes des autres, comme lorsqu'on compare toutes les +courbes imaginables susceptibles d'être tracées entre deux points, il en +sera de même de leurs variations, et par suite les termes relatifs à +chacune de ces variations devront être séparément nuls dans l'équation +générale qui exprime le maximum ou le minimum. Mais si, au contraire, on +suppose les variables assujetties à de certaines conditions quelconques, +il faudra tenir compte de la relation qui en résulte entre leurs +variations, de telle sorte que le nombre des équations dans lesquelles +se décompose alors cette équation générale soit toujours égal à celui +seulement des variables qui restent vraiment indépendantes. C'est ainsi, +par exemple, qu'au lieu de chercher le plus court chemin pour aller +d'un point à un autre, en choisissant parmi tous les chemins possibles, +on peut se proposer de trouver seulement quel est le plus court entre +tous ceux qu'on peut suivre sur une surface quelconque donnée, question +dont la solution générale constitue certainement une des plus belles +applications de la méthode des variations. + +Les problèmes où l'on considère de telles conditions modificatrices se +rapprochent beaucoup, par leur nature, de la seconde classe générale +d'applications de la méthode des variations, caractérisée ci-dessus +comme consistant dans la recherche des maxima et minima _relatifs_. Il y +a néanmoins, entre les deux cas, cette différence essentielle, que, dans +ce dernier, la modification est exprimée par une intégrale qui dépend de +la fonction cherchée, tandis que, dans l'autre, elle se trouve désignée +par une équation finie qui est immédiatement donnée. On conçoit par là, +que la recherche des maxima et minima _relatifs_ est toujours et +nécessairement plus compliquée que celle des maxima et minima _absolus_. +Heureusement, un théorème général fort important, trouvé avant +l'invention du calcul des variations, et qui est une des plus belles +découvertes dues au génie du grand Euler, donne un moyen uniforme et +très-simple de faire rentrer ces deux classes de questions l'une dans +l'autre. Il consiste, en ce que si l'on ajoute à l'intégrale qui doit +être un maximum ou un minimum un multiple constant et indéterminé de +celle qui doit rester constante par la nature du problème, il suffira de +chercher, suivant le procédé général de Lagrange, ci-dessus indiqué, le +maximum ou le minimum _absolu_ de cette expression totale. On peut +aisément concevoir, en effet, que la partie de la variation complète qui +proviendrait de la dernière intégrale doit aussi bien être nulle, à +cause de la constance de celle-ci, que la portion due à la première +intégrale, qui s'anéantit en vertu de l'état maximum ou minimum. Ces +deux conditions distinctes, s'accordent évidemment pour produire, sous +ce rapport, des effets exactement semblables. + +Telle est, par aperçu, la manière générale dont la méthode des +variations s'applique à toutes les diverses questions qui composent ce +qu'on appelait la théorie des isopérimètres. On aura sans doute remarqué +dans cette exposition sommaire, à quel degré s'est trouvée utilisée par +cette nouvelle analyse la seconde propriété fondamentale de l'analyse +transcendante, appréciée dans la sixième leçon, savoir: la généralité +des expressions infinitésimales pour représenter un même phénomène +géométrique ou mécanique, en quelque corps qu'il soit considéré. C'est, +en effet, sur cette généralité que sont fondées, par leur nature, toutes +les solutions dues à la méthode des variations. Si une formule unique ne +pouvait point exprimer la longueur ou l'aire de toute courbe quelconque, +si on n'avait point une autre formule fixe pour désigner le temps de la +chute d'un corps pesant, suivant quelque ligne qu'il descende, etc., +comment eût-il été possible de résoudre des questions qui exigent +inévitablement, par leur nature, la considération simultanée de tous les +cas que peuvent déterminer dans chaque phénomène les divers sujets qui +le manifestent? + +Quelle que soit l'extrême importance de la théorie des isopérimètres, et +quoique la méthode des variations n'ait eu primitivement d'autre objet +que la résolution rationnelle et générale de cet ordre de problèmes, on +n'aurait cependant qu'une idée incomplète de cette belle analyse, si on +bornait là sa destination. En effet, la conception abstraite de deux +natures distinctes de différentiations, est évidemment applicable +non-seulement aux cas pour lesquels elle a été créée, mais aussi à tous +ceux qui présentent, par quelque cause que ce soit, deux manières +différentes de faire varier les mêmes grandeurs. C'est ainsi que +Lagrange lui-même a fait, dans sa _mécanique analytique_, une immense +application capitale de son calcul des variations, en l'employant à +distinguer les deux sortes de changemens que présentent si naturellement +les questions de mécanique rationnelle pour les divers points que l'on +considère, suivant que l'on compare les positions successives qu'occupe, +en vertu du mouvement, un même point de chaque corps dans deux instans +consécutifs, ou que l'on passe d'un point du corps à un autre dans le +même instant. L'une de ces comparaisons produit les différentielles +ordinaires; l'autre donne lieu aux variations, qui ne sont, là comme +partout, que des différentielles prises sous un nouveau point de vue. +C'est dans une telle acception générale qu'il faut concevoir le calcul +des variations, pour apprécier convenablement l'importance de cet +admirable instrument logique, le plus puissant que l'esprit humain ait +construit jusqu'ici. + +La méthode des variations n'étant qu'une immense extension de l'analyse +transcendante générale, je n'ai pas besoin de constater spécialement +qu'elle est susceptible d'être envisagée sous les divers points de vue +fondamentaux que comporte le calcul des fonctions indirectes, considéré +dans son ensemble. Lagrange a inventé le calcul des variations d'après +la conception infinitésimale proprement dite, et même bien avant d'avoir +entrepris la reconstruction générale de l'analyse transcendante. Quand +il eut exécuté cette importante réformation, il montra aisément comment +elle pouvait aussi s'appliquer au calcul des variations, qu'il exposa +avec tout le développement convenable, suivant sa théorie des fonctions +dérivées. Mais, plus l'emploi de la méthode des variations est difficile +pour l'intelligence à cause du degré d'abstraction supérieur des idées +considérées, plus il importe de ménager dans son application les forces +de notre esprit, en adoptant la conception analytique la plus directe et +la plus rapide, c'est-à-dire, celle de Leïbnitz. Aussi Lagrange lui-même +l'a-t-il constamment préférée dans l'important usage qu'il a fait du +calcul des variations pour la _mécanique analytique_. Il n'existe pas, +en effet, la moindre hésitation à cet égard parmi les géomètres. + +Afin d'éclaircir aussi complétement que possible le caractère +philosophique du calcul des variations, je crois devoir terminer en +indiquant sommairement ici une considération qui me semble importante, +et par laquelle je puis le rapprocher de l'analyse transcendante +ordinaire à un plus haut degré que Lagrange ne me paraît l'avoir +fait[19]. + + [Note 19: Je me propose de développer plus tard cette + considération nouvelle, dans un travail spécial sur le + _calcul des variations_, qui a pour objet de présenter + l'ensemble de cette analyse hyper-transcendante sous un + nouveau point de vue, que je crois propre à en étendre la + portée générale.] + +Nous avons remarqué, d'après Lagrange, dans la leçon précédente, la +formation du calcul aux différences partielles, créé par d'Alembert, +comme ayant introduit, dans l'analyse transcendante, une nouvelle idée +élémentaire, la notion de deux sortes d'accroissemens distincts et +indépendans les uns des autres que peut recevoir une fonction de deux +variables, en vertu du changement de chaque variable séparément. C'est +ainsi que l'ordonnée verticale d'une surface, ou toute autre grandeur +qui s'y rapporte, varie de deux manières tout-à-fait distinctes et qui +peuvent suivre les lois les plus diverses, en faisant croître tantôt +l'une tantôt l'autre des deux coordonnées horizontales. Or, une telle +considération me semble très-rapprochée, par sa nature, de celle qui +sert de base générale à la méthode des variations. Celle-ci, en effet, +n'a réellement fait autre chose que transporter aux variables +indépendantes elles-mêmes la manière de voir déjà adoptée pour les +fonctions de ces variables, ce qui en a singulièrement agrandi l'usage. +Je crois, d'après cela, que, sous le seul rapport des conceptions +fondamentales, on peut envisager le calcul créé par d'Alembert, comme +ayant établi une transition naturelle et nécessaire entre le calcul +infinitésimal ordinaire et le calcul des variations, dont une telle +filiation me paraît devoir éclaircir et simplifier la notion générale. + +D'après les diverses considérations indiquées dans cette leçon, la +méthode des variations se présente comme le plus haut degré de +perfection connu jusqu'ici de l'analyse des fonctions indirectes. Dans +son état primitif, cette dernière analyse s'est présentée comme un +puissant moyen général de faciliter l'étude mathématique des phénomènes +naturels, en introduisant, pour l'expression de leurs lois, la +considération de grandeurs auxiliaires choisies de telle manière, que +leurs relations soient nécessairement plus simples et plus aisées à +obtenir que celles des grandeurs directes. Mais la formation de ces +équations différentielles n'était point conçue comme pouvant comporter +aucunes règles générales et abstraites. Or, l'analyse des variations, +considérée sous le point de vue le plus philosophique, peut être +envisagée comme essentiellement destinée, par sa nature, à faire +rentrer, autant que possible, dans le domaine du calcul, l'établissement +même des équations différentielles, car tel est, pour un grand nombre de +questions importantes et difficiles, l'effet général des équations +_variées_ qui, encore plus _indirectes_ que les simples équations +différentielles par rapport aux objets propres de la recherche, sont +aussi bien plus aisées à former, et desquelles on peut ensuite, par des +procédés analytiques invariables et complets, destinés à éliminer le +nouvel ordre d'infinitésimales auxiliaires introduit, déduire ces +équations différentielles ordinaires, qu'il eût été souvent impossible +d'établir immédiatement. La méthode des variations constitue donc la +partie la plus sublime de ce vaste système de l'analyse mathématique +qui, partant des plus simples élémens de l'algèbre, organise, par une +succession d'idées non-interrompue, des moyens généraux de plus en plus +puissans pour l'étude approfondie de la philosophie naturelle, et qui, +dans son ensemble, présente, sans aucune comparaison, le monument le +plus imposant et le moins équivoque de la portée de l'esprit humain. +Mais, il faut reconnaître aussi que les conceptions habituellement +considérées dans la méthode des variations étant, par leur nature, plus +indirectes, plus générales, et surtout beaucoup plus abstraites que +toutes les autres, l'emploi d'une telle méthode exige nécessairement, et +d'une manière soutenue, le plus haut degré connu de contention +intellectuelle, pour ne jamais perdre de vue l'objet précis de la +recherche en suivant des raisonnemens qui offrent à l'esprit des points +d'appui aussi peu déterminés, et dans lesquels les signes ne sont +presque jamais d'aucun secours. On doit, sans doute, attribuer en +grande partie à cette difficulté nécessaire le peu d'usage réel que les +géomètres, excepté Lagrange, ont fait jusqu'ici d'une conception aussi +admirable. + + + +NEUVIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. Considérations générales sur le calcul aux différences finies. + + +Les diverses considérations fondamentales indiquées dans les cinq leçons +précédentes constituent réellement toutes les bases essentielles d'une +exposition complète de l'analyse mathématique, envisagée sous le point +de vue philosophique. Néanmoins, pour ne négliger aucune conception +générale vraiment importante relative à cette analyse, je crois devoir, +avant de passer à l'étude philosophique de la mathématique concrète, +expliquer très-sommairement le véritable caractère propre à un genre de +calcul fort étendu, et qui, bien que rentrant au fond dans l'analyse +ordinaire, est cependant encore regardé comme étant d'une nature +essentiellement distincte. Il s'agit de ce qu'on appelle le _calcul aux +différences finies_, qui sera le sujet spécial de cette leçon. + +Ce calcul, créé par Taylor, dans son célèbre ouvrage intitulé _méthodes +incrumentorum_, consiste essentiellement, comme on sait, dans la +considération des accroissemens finis que reçoivent les fonctions par +suite d'accroissemens analogues de la part des variables +correspondantes. Ces accroissemens ou _différences_, auxquels on +applique la caractéristique /Delta, pour les distinguer des +_differentielles_ ou accroissemens infiniment petits, peuvent être, à +leur tour, envisagés comme de nouvelles fonctions, et devenir le sujet +d'une seconde considération semblable, et ainsi de suite, d'où résulte +la notion des différences des divers ordres successifs, analogues, au +moins en apparence, aux ordres consécutifs des différentielles. Un tel +calcul présente, évidemment, comme le calcul des fonctions indirectes, +deux classes générales de questions: 1º déterminer les différences +successives de toutes les diverses fonctions analytiques à une ou à +plusieurs variables, en résultat d'un mode d'accroissement défini des +variables indépendantes, que l'on suppose, en général, augmenter en +progression arithmétique; 2º réciproquement, en partant de ces +différences, ou, plus généralement, d'équations quelconques établies +entre elles, remonter aux fonctions primitives elles-mêmes, ou à leurs +relations correspondantes. D'où la décomposition de ce calcul total en +deux calculs distincts, auxquels on donne ordinairement les noms de +_calcul direct aux différences finies_, et de _calcul inverse aux +différences finies_, ce dernier étant aussi appelé quelquefois _calcul +intégral aux différences finies_. Chacun de ces deux calculs serait +d'ailleurs évidemment susceptible d'une distribution rationnelle +semblable à celle exposée dans la septième leçon pour le calcul +différentiel et le calcul intégral, ce qui me dispense d'en faire une +mention distincte. + +Il n'est pas douteux que, par une telle conception, Taylor a cru fonder +un calcul d'une nature entièrement nouvelle, absolument distinct de +l'analyse ordinaire, et plus général que le calcul de Leïbnitz, quoique +consistant dans une considération analogue. C'est aussi de cette manière +que presque tous les géomètres ont jugé l'analyse de Taylor. Mais +Lagrange, avec sa profondeur habituelle, a clairement aperçu que ces +propriétés appartenaient bien plus aux formes et aux notations employées +par Taylor qu'au fond même de sa théorie. En effet, ce qui fait le +caractère propre de l'analyse de Leïbnitz, et la constitue en un calcul +vraiment distinct et supérieur, c'est que les fonctions dérivées sont, +en général, d'une toute autre nature que les fonctions primitives, en +sorte qu'elles peuvent donner lieu à des relations plus simples et d'une +formation plus facile, d'où résultent les admirables propriétés +fondamentales de l'analyse transcendante, expliquées dans les leçons +précédentes. Mais il n'en est nullement ainsi pour les _différences_ +considérées par Taylor. Car ces différences sont, par leur nature, des +fonctions essentiellement semblables à celles qui les ont engendrées, ce +qui les rend impropres à faciliter l'établissement des équations, et ne +leur permet pas davantage de conduire à des relations plus générales. +Toute équation aux différences finies est vraiment, au fond, une +équation directement relative aux grandeurs mêmes dont on compare les +états successifs. L'échafaudage de nouveaux signes, qui fait illusion +sur le véritable caractère de ces équations, ne le déguise cependant que +d'une manière fort imparfaite, puisqu'on pourrait toujours le mettre +aisément en évidence en remplaçant constamment les _différences_ par les +combinaisons équivalentes des grandeurs primitives, dont elles ne sont +réellement autre chose que les désignations abrégées. Aussi, le calcul +de Taylor n'a-t-il jamais offert et ne peut-il offrir, dans aucune +question de géométrie ou de mécanique, ce puissant secours général que +nous avons vu résulter nécessairement de l'analyse de Leïbnitz. Lagrange +a, d'ailleurs, très-nettement établi que la prétendue analogie observée +entre le calcul aux différences et le calcul infinitésimal était +radicalement vicieuse, en ce sens que les formules propres au premier +calcul ne peuvent nullement fournir, comme cas particuliers, celles qui +conviennent au second, dont la nature est essentiellement distincte. + +D'après l'ensemble de considérations que je viens d'indiquer, je crois +que le calcul aux différences finies est ordinairement classé à tort +dans l'analyse transcendante proprement dite, c'est-à-dire dans le +calcul des fonctions indirectes. Je le conçois, au contraire, en +adoptant pleinement les importantes réflexions de Lagrange, qui ne sont +pas encore suffisamment appréciées, comme étant seulement une branche +très-étendue et fort importante de l'analyse ordinaire, c'est-à-dire, de +ce que j'ai nommé le calcul des fonctions directes. Tel est, en effet, +ce me semble, son vrai caractère philosophique, que les équations qu'il +considère sont toujours, malgré la notation, de simples équations +_directes_. + +En précisant, autant que possible, l'explication précédente, on doit +envisager le calcul de Taylor comme ayant constamment pour véritable +objet la théorie générale des _suites_, dont, avant cet illustre +géomètre, on n'avait encore considéré que les cas les plus simples. +J'aurais dû, rigoureusement, mentionner cette importante théorie en +traitant, dans la cinquième leçon, de l'algèbre proprement dite, dont +elle est une branche si étendue. Mais, afin d'éviter tout double emploi, +j'ai préféré ne la signaler qu'en considérant le calcul aux différences +finies, qui, réduit à sa plus simple expression générale, n'est autre +chose, dans toute son étendue, qu'une étude rationnelle complète des +questions relatives aux _suites_. + +Toute _suite_, ou succession de nombres déduits les uns des autres +d'après une loi constante quelconque, donne lieu nécessairement à ces +deux questions fondamentales: 1º la loi de la suite étant supposée +connue, trouver l'expression de son terme général, de manière à pouvoir +calculer immédiatement un terme d'un rang quelconque, sans être obligé +de former successivement tous les précédens; 2º dans les mêmes +circonstances, déterminer la _somme_ d'un nombre quelconque de termes de +la suite en fonction de leurs rangs, en sorte qu'on puisse la connaître +sans être forcé d'ajouter continuellement ces termes les uns aux autres. +Ces deux questions fondamentales étant supposées résolues, on peut en +outre se proposer réciproquement de trouver la loi d'une série d'après +la forme de son terme général, ou l'expression de la somme. Chacun de +ses divers problèmes comporte d'autant plus d'étendue et de difficulté, +que l'on peut concevoir un plus grand nombre de _lois_ différentes pour +les séries, suivant le nombre de termes précédens dont chaque terme +dépend immédiatement, et suivant la fonction qui exprime cette +dépendance. On peut même considérer des séries à plusieurs indices +variables, comme l'a fait Laplace dans la _théorie analytique des +probabilités_, par l'analyse à laquelle il a donné le nom de _théorie +des fonctions génératrices_, bien qu'elle ne soit réellement qu'une +branche nouvelle et supérieure du calcul aux différences finies, ou de +la théorie générale des suites. + +Les divers aperçus généraux que je viens d'indiquer ne donnent même +qu'une idée imparfaite de l'étendue et de la variété vraiment infinie +des questions auxquelles les géomètres se sont élevés d'après cette +seule considération des séries, si simple en apparence, et si bornée à +son origine. Elle présente nécessairement autant de cas divers que la +résolution algébrique des équations envisagée dans toute son étendue; et +elle est, par sa nature, beaucoup plus compliquée, tellement même +qu'elle en dépend toujours, pour conduire à une solution complète. C'est +assez faire pressentir quelle doit être encore son extrême imperfection, +malgré les travaux successifs de plusieurs géomètres du premier ordre. +Nous ne possédons, en effet, jusqu'ici que la solution totale et +rationnelle des plus simples questions de cette nature. + +Il est maintenant aisé de concevoir l'identité nécessaire et parfaite +que j'ai annoncée ci-dessus, d'après les indications de Lagrange, entre +le calcul aux différences finies, et la théorie des suites prise dans +son ensemble. En effet, toute différentiation à la manière de Taylor +revient évidemment à trouver la _loi_ de formation d'une suite à un ou à +plusieurs indices variables, d'après l'expression de son terme général; +de même, toute intégration analogue peut être regardée comme ayant pour +objet la sommation d'une suite, dont le terme général serait exprimé par +la différence proposée. Sous ce rapport, les divers problèmes de calcul +aux différences, direct ou inverse, résolus par Taylor et par ses +successeurs, ont réellement une très-grande valeur, comme traitant des +questions importantes relativement aux suites. Mais il est fort douteux +que la forme et la notation introduites par Taylor apportent réellement +aucune facilité essentielle dans la solution des questions de ce genre. +Il serait peut-être plus avantageux pour la plupart des cas, et +certainement plus rationnel, de remplacer les _différences_ par les +termes mêmes dont elles désignent certaines combinaisons. Le calcul de +Taylor ne reposant pas sur une pensée fondamentale vraiment distincte, +et n'ayant de propre que son système de signes, il ne saurait y avoir +réellement, dans la supposition même la plus favorable, aucun avantage +important à le concevoir comme détaché de l'analyse ordinaire, dont il +n'est, à vrai dire, qu'une branche immense. Cette considération des +_différences_, le plus souvent inutile quand elle ne complique pas, me +semble conserver encore le caractère d'une époque où les idées +analytiques n'étant pas assez familières aux géomètres, ils devaient +naturellement préférer les formes spéciales propres aux simples +comparaisons numériques. + +Quoi qu'il en soit, je ne dois pas terminer cette appréciation générale +du calcul aux différences finies, sans signaler une nouvelle notion à +laquelle il a donné naissance, et qui a pris ensuite une grande +importance. C'est la considération de ces fonctions _périodiques_ ou +_discontinues_, conservant toujours la même valeur pour une suite +infinie de valeurs assujéties à une certaine loi dans les variables +correspondantes, et qui doivent être nécessairement ajoutées aux +intégrales des équations aux différences finies pour les rendre +suffisamment générales, comme on ajoute de simples constantes +arbitraires à toutes les quadratures afin d'en compléter la généralité. +Cette idée, primitivement introduite par Euler, est devenue, dans ces +derniers temps, le sujet de travaux fort étendus de la part de M. +Fourier, qui l'a transportée dans le système général de l'analyse, et +qui en a fait un usage tellement neuf et si essentiel pour la théorie +mathématique de la chaleur que cette conception, dans son état actuel, +lui appartient vraiment d'une manière exclusive. + +Afin de signaler complétement le caractère philosophique du calcul aux +différences finies, je ne dois pas négliger de mentionner ici rapidement +les principales applications générales qu'on en a faites jusqu'à +présent. + +Il faudrait placer au premier rang, comme la plus étendue et la plus +importante, la solution des questions relatives aux suites, si, d'après +les explications données ci-dessus, la théorie générale des suites ne +devait pas être considérée comme constituant, par sa nature, le fond +même du calcul de Taylor. Cette grande classe de problèmes étant donc +écartée, la plus essentielle des véritables _applications_ de l'analyse +de Taylor, est sans doute, jusqu'ici, la méthode générale des +_interpolations_, si fréquemment et si utilement employée dans la +recherche des lois _empiriques_ des phénomènes naturels. La question +consiste, comme on sait, à intercaler, entre certains nombres donnés, +d'autres nombres intermédiaires assujétis à la même loi que l'on suppose +exister entre les premiers. On peut pleinement vérifier, dans cette +application principale du calcul de Taylor, combien, ainsi que je l'ai +expliqué plus haut, la considération des _différences_ est vraiment +étrangère et souvent gênante, relativement aux questions qui dépendent +de cette analyse. En effet, Lagrange a remplacé les formules +d'interpolation déduites de l'algorithme ordinaire du calcul aux +différences finies par des formules générales beaucoup plus simples, qui +sont aujourd'hui presque toujours préférées, et qui ont été trouvées +directement, sans faire jouer aucun rôle à la notion superflue des +_différences_, qui ne faisaient que compliquer la question. + +Une dernière classe importante d'applications du calcul aux différences +finies, qui mérite d'être distinguée de la précédente, consiste dans +l'usage éminemment utile qu'on en fait, en géométrie, pour déterminer +par approximation la longueur et l'aire de quelque courbe que ce soit, +et, de même, la quadrature et la cubature d'un corps ayant une forme +quelconque. Ce procédé, qui peut d'ailleurs être conçu abstraitement +comme dépendant de la même recherche analytique que la question des +interpolations, présente souvent un supplément précieux aux méthodes +géométriques entièrement rationnelles, qui conduisent fréquemment à des +intégrations qu'on ne sait point encore effectuer, ou à des calculs +d'une exécution très-compliquée. + +Telles sont les diverses considérations principales que j'ai cru devoir +indiquer relativement au calcul des différences finies. Cet examen +complète l'étude philosophique que je m'étais proposé d'esquisser pour +la mathématique abstraite. Nous devons maintenant procéder à un travail +semblable sur la mathématique concrète, où nous nous attacherons surtout +à concevoir comment, en supposant parfaite la science générale du +calcul, on a pu, par des procédés invariables, réduire à de pures +questions d'analyse tous les problèmes que peuvent présenter la +géométrie et la mécanique, et imprimer ainsi à ces deux bases +fondamentales de la philosophie naturelle, un degré de précision et +surtout d'unité, en un mot, un caractère de haute perfection, qu'une +telle marche pouvait seule leur communiquer. + + + + +DIXIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. Vue générale de la géométrie. + + +D'après l'explication générale présentée dans la troisième leçon +relativement au caractère philosophique de la mathématique concrète, +comparé à celui de la mathématique abstraite, je n'ai pas besoin +d'établir ici, d'une manière spéciale, que la géométrie doit être +considérée comme une véritable science naturelle, seulement bien plus +simple et par suite beaucoup plus parfaite qu'aucune autre. Cette +perfection nécessaire de la géométrie, obtenue essentiellement par +l'application, qu'elle comporte si éminemment, de l'analyse +mathématique, fait ordinairement illusion sur la nature réelle de cette +science fondamentale, que la plupart des esprits conçoivent aujourd'hui +comme une science purement rationnelle, tout-à-fait indépendante de +l'observation. Il est néanmoins évident, pour quiconque examine avec +attention le caractère des raisonnemens géométriques, même dans l'état +actuel de la géométrie abstraite, que, si les faits qu'on y considère +sont beaucoup plus liés entr'eux que ceux relatifs à toute autre +science, il existe toujours cependant, par rapport à chaque corps étudié +par les géomètres, un certain nombre de phénomènes primitifs, qui, +n'étant établis par aucun raisonnement, ne peuvent être fondés que sur +l'observation, et constituent la base nécessaire de toutes les +déductions. L'erreur commune à cet égard doit être regardée comme un +reste d'influence de l'esprit métaphysique, qui a si long-temps dominé, +même dans les études géométriques. Indépendamment de sa gravité logique, +cette fausse manière de voir présente continuellement, dans les +applications de la géométrie rationnelle, les plus grands inconvéniens, +en ce qu'elle empêche de concevoir nettement le passage du concret à +l'abstrait. + +La supériorité scientifique de la géométrie tient, en général, à ce que +les phénomènes qu'elle considère sont, nécessairement, les plus +universels et les plus simples de tous. Non-seulement tous les corps de +la nature peuvent évidemment donner lieu à des recherches géométriques, +aussi bien qu'à des recherches mécaniques, mais, de plus, les phénomènes +géométriques subsisteraient encore, quand même toutes les parties de +l'univers seraient supposées immobiles. La géométrie est donc, par sa +nature, plus générale que la mécanique. En même temps, ses phénomènes +sont plus simples; car ils sont évidemment indépendans des phénomènes +mécaniques, tandis que ceux-ci se compliquent toujours nécessairement +des premiers. Il en est de même, en comparant la géométrie à la +thermologie abstraite, qu'on peut concevoir aujourd'hui, depuis les +travaux de M. Fourier, ainsi que je l'ai indiqué dans la troisième +leçon, comme une nouvelle branche générale de la mathématique concrète. +En effet, les phénomènes thermologiques, considérés même indépendamment +des effets dynamiques qui les accompagnent presque constamment, surtout +dans les corps fluides, dépendent nécessairement des phénomènes +géométriques, puisque la forme des corps influe singulièrement sur la +répartition de la chaleur. + +C'est pour ces diverses raisons que nous avons dû classer précédemment +la géométrie comme la première partie de la mathématique concrète, celle +dont l'étude, outre son importance propre, sert de base indispensable à +toutes les autres. + +Avant de considérer directement l'étude philosophique des divers ordres +de recherches qui constituent la géométrie actuelle, il faut se faire +une idée nette et exacte de la destination générale de cette science, +envisagée dans son ensemble. Tel est l'objet de cette leçon. + +On définit communément la géométrie d'une manière très-vague et +tout-à-fait vicieuse, en se bornant à la présenter comme _la science de +l'étendue_. Il conviendrait d'abord d'améliorer cette définition, en +disant, avec plus de précision, que la géométrie a pour objet la +_mesure_ de l'étendue. Mais une telle explication serait, par elle-même, +fort insuffisante, bien que, au fond, elle soit exacte. Un aperçu aussi +imparfait ne peut nullement faire connaître le véritable caractère +général de la science géométrique. + +Pour y parvenir, je crois devoir éclaircir préalablement deux notions +fondamentales, qui, très-simples en elles-mêmes, ont été singulièrement +obscurcies par l'emploi des considérations métaphysiques. + +La première est celle de l'_espace_, qui a donné lieu à tant de +raisonnemens sophistiques, à des discussions si creuses et si puériles +de la part des métaphysiciens. Réduite à son acception positive, cette +conception consiste simplement en ce que, au lieu de considérer +l'étendue dans les corps eux-mêmes, nous l'envisageons dans un milieu +indéfini, que nous regardons comme contenant tous les corps de +l'univers. Cette notion nous est naturellement suggérée par +l'observation, quand nous pensons à l'_empreinte_ que laisserait un +corps dans un fluide où il aurait été placé. Il est clair, en effet, +que, sous le rapport géométrique, une telle _empreinte_ peut être +substituée au corps lui-même, sans que les raisonnemens en soient +altérés. Quant à la nature physique de cet _espace_ indéfini, nous +devons spontanément nous le représenter, pour plus de facilité, comme +analogue au milieu effectif dans lequel nous vivons, tellement que si ce +milieu était liquide, au lieu d'être gazeux, notre _espace_ géométrique +serait sans doute conçu aussi comme liquide. Cette circonstance n'est +d'ailleurs évidemment que très-secondaire, l'objet essentiel d'une telle +conception étant seulement de nous faire envisager l'étendue séparément +des corps qui nous la manifestent. On comprend aisément _à priori_ +l'importance de cette image fondamentale, puisqu'elle nous permet +d'étudier les phénomènes géométriques en eux-mêmes, abstraction faite de +tous les autres phénomènes qui les accompagnent constamment dans les +corps réels, sans cependant exercer sur eux aucune influence. +L'établissement régulier de cette abstraction générale doit être regardé +comme le premier pas qui ait été fait dans l'étude rationnelle de la +géométrie, qui eût été impossible s'il avait fallu continuer à +considérer avec la forme et la grandeur des corps l'ensemble de toutes +leurs autres propriétés physiques. L'usage d'une semblable hypothèse, +qui est peut-être la plus ancienne conception philosophique créée par +l'esprit humain, nous est maintenant devenu si familier, que nous avons +peine à mesurer exactement son importance, en appréciant les +conséquences qui résulteraient de sa suppression. + +Les spéculations géométriques ayant pu ainsi devenir abstraites, elles +ont acquis non-seulement plus de simplicité, mais encore plus de +généralité. Tant que l'étendue est considérée dans les corps eux-mêmes, +on ne peut prendre pour sujet des recherches que les formes +effectivement réalisées dans la nature, ce qui restreindrait +singulièrement le champ de la géométrie. Au contraire, en concevant +l'étendue dans l'_espace_, l'esprit humain peut envisager toutes les +formes quelconques imaginables, ce qui est indispensable pour donner à +la géométrie un caractère entièrement rationnel. + +La seconde conception géométrique préliminaire que nous devons examiner +est celle des différentes sortes d'étendue, désignées par les mots de +_volume_[20], _surface_, _ligne_, et même _point_, et dont l'explication +ordinaire est si peu satisfaisante. + + [Note 20: M. Lacroix a critiqué avec raison l'expression + de _solide_, communément employée par les géomètres pour + désigner un _volume_. Il est certain, en effet, que lorsque + nous voulons considérer séparément une certaine portion de + l'_espace_ indéfini, conçu comme gazeux, nous en solidifions + par la pensée l'enceinte extérieure, en sorte qu'une _ligne_ + et une _surface_ sont habituellement, pour notre esprit, + tout aussi _solides_ qu'un _volume_. On peut même remarquer + que, le plus souvent, afin que les corps se pénètrent + mutuellement avec plus de facilité, nous sommes obligés de + nous représenter comme creux l'intérieur des _volumes_, ce + qui rend encore plus sensible l'impropriété du mot + _solide_.] + +Quoiqu'il soit évidemment impossible de concevoir aucune étendue +absolument privée de l'une quelconque des trois dimensions +fondamentales, il n'est pas moins incontestable que, dans une foule +d'occasions, même d'une utilité immédiate, les questions géométriques ne +dépendent que de deux dimensions, considérées séparément de la +troisième, ou d'une seule dimension, considérée séparément des deux +autres. D'un autre côté, indépendamment de ce motif direct, l'étude de +l'étendue à une seule dimension et ensuite à deux se présente clairement +comme un préliminaire indispensable pour faciliter l'étude des corps +complets ou à trois dimensions, dont la théorie immédiate serait trop +compliquée. Tels sont les deux motifs généraux qui obligent les +géomètres à considérer isolément l'étendue sous le rapport d'une ou de +deux dimensions, aussi bien que relativement à toutes les trois +ensemble. + +C'est afin de pouvoir penser, d'une manière permanente, à l'étendue dans +deux sens ou dans un seul, que l'esprit humain se forme les notions +générales de _surface_, et de _ligne_. Les expressions hyperboliques +habituellement employées par les géomètres pour les définir, tendent à +en faire concevoir une fausse idée. Mais, examinées en elles-mêmes, +elles n'ont d'autre destination que de nous permettre de raisonner avec +facilité sur ces deux genres d'étendue, en faisant complétement +abstraction de ce qui ne doit pas être pris en considération. Or, il +suffit, pour cela, de concevoir la dimension que l'on veut éliminer +comme devenue graduellement de plus en plus petite, les deux autres +restant les mêmes, jusqu'à ce qu'elle soit parvenue à un tel degré de +ténuité qu'elle ne puisse plus fixer l'attention. C'est ainsi qu'on +acquiert naturellement l'idée réelle d'une _surface_, et, par une +seconde opération analogue, l'idée d'une _ligne_, en renouvelant pour la +largeur ce qu'on a d'abord fait pour l'épaisseur. Enfin, si l'on répète +encore le même travail, on parvient à l'idée d'un _point_, ou d'une +étendue considérée uniquement par rapport à son lieu, abstraction faite +de toute grandeur, et destinée, par conséquent, à préciser les +positions. Les surfaces ont d'ailleurs évidemment la propriété générale +de circonscrire exactement les volumes; et, de même les lignes, à leur +tour, circonscrivent les surfaces, et sont limitées par les points. Mais +cette considération, à laquelle on a donné souvent trop d'importance, +n'est que secondaire. + +Les surfaces et les lignes sont donc réellement toujours conçues avec +trois dimensions; il serait, en effet, impossible de se représenter une +surface autrement que comme une plaque extrêmement mince, et une ligne +autrement que comme un fil infiniment délié. Il est même évident que le +degré de ténuité attribué par chaque individu aux dimensions dont il +veut faire abstraction, n'est pas constamment identique, car il doit +dépendre du degré de finesse de ses observations géométriques +habituelles. Ce défaut d'uniformité n'a d'ailleurs aucun inconvénient +réel, puisqu'il suffit, pour que les idées de surface et de ligne +remplissent la condition essentielle de leur destination, que chacun se +représente les dimensions à négliger comme plus petites que toutes +celles dont ses expériences journalières lui donnent occasion +d'apprécier la grandeur. + +On doit sans doute regretter qu'il soit encore nécessaire aujourd'hui +d'indiquer expressément une explication aussi simple que la précédente, +dans un ouvrage tel que celui-ci. Mais j'ai cru devoir signaler +rapidement ces considérations à cause du nuage ontologique dont une +fausse manière de voir enveloppe ordinairement ces notions premières. On +voit par là combien sont dépourvues de toute espèce de sens les +discussions fantastiques des métaphysiciens sur les fondemens de la +géométrie. On doit aussi remarquer que ces idées primordiales sont +habituellement présentées par les géomètres d'une manière peu +philosophique, puisqu'ils exposent, par exemple, les notions des +différentes sortes d'étendue dans un ordre absolument inverse de leur +enchaînement naturel, ce qui engendre souvent, pour l'enseignement +élémentaire, les plus graves inconvéniens. + +Ces préliminaires étant posés, nous pouvons procéder directement à la +définition générale de la géométrie, en concevant toujours cette science +comme ayant pour but final la _mesure_ de l'étendue. + +Il est tellement nécessaire d'entrer à cet égard dans une explication +approfondie, fondée sur la distinction des trois espèces d'étendue, que +la notion de _mesure_ n'est pas exactement la même par rapport aux +surfaces et aux volumes que relativement aux lignes, en sorte que, sans +cet examen, on se formerait une fausse idée de la nature des questions +géométriques. + +Si l'on prend le mot _mesure_ dans son acception mathématique directe et +générale, qui signifie simplement l'évaluation des _rapports_ qu'ont +entr'elles des grandeurs homogènes quelconques, on doit considérer, en +géométrie, que la _mesure_ des surfaces et des volumes, par opposition +à celle des lignes, n'est jamais conçue, même dans les cas les plus +simples et les plus favorables, comme s'effectuant immédiatement. On +regarde comme directe la comparaison de deux lignes; celle de deux +surfaces ou de deux volumes est, au contraire, constamment indirecte. En +effet, on conçoit que deux lignes puissent être superposées; mais la +superposition de deux surfaces, ou, à plus forte raison, celle de deux +volumes, est évidemment impossible à établir dans le plus grand nombre +des cas; et, lors même qu'elle devient rigoureusement praticable, une +telle comparaison n'est jamais ni commode, ni susceptible d'exactitude. +Il est donc bien nécessaire d'expliquer en quoi consiste proprement la +mesure vraiment géométrique d'une surface ou d'un volume. + +Il faut considérer, pour cela, que, quelle que puisse être la forme d'un +corps, il existe toujours un certain nombre de lignes, plus ou moins +faciles à assigner, dont la longueur suffit pour définir exactement la +grandeur de sa surface ou de son volume. La géométrie, regardant ces +lignes comme seules susceptibles d'être mesurées immédiatement, se +propose de déduire, de leur simple détermination, le rapport de la +surface ou du volume cherchés, à l'unité de surface ou à l'unité de +volume. Ainsi l'objet général de la géométrie, relativement aux surfaces +et aux volumes, est proprement de ramener toutes les comparaisons de +surfaces ou de volumes, à de simples comparaisons de lignes. + +Outre la facilité immense que présente évidemment une telle +transformation pour la mesure des volumes et des surfaces, il en +résulte, en la considérant d'une manière plus étendue et plus +scientifique, la possibilité générale de réduire à des questions de +lignes, toutes les questions relatives aux volumes et aux surfaces, +envisagés quant à leur grandeur. Tel est souvent l'usage le plus +important des expressions géométriques qui déterminent les surfaces et +les volumes en fonction des lignes correspondantes. + +Ce n'est pas que les comparaisons immédiates entre surfaces ou entre +volumes ne soient jamais employées. Mais de telles mesures ne sont pas +regardées comme géométriques, et on n'y voit qu'un supplément +quelquefois nécessaire, quoique trop rarement applicable, à +l'insuffisance ou à la difficulté des procédés vraiment rationnels. +C'est ainsi que souvent on détermine le volume d'un corps, et, dans +certains cas, sa surface, d'après son poids. De même, en d'autres +occasions, quand on peut substituer au volume proposé un volume liquide +équivalent, on établit immédiatement la comparaison de deux volumes, en +profitant de la propriété que présentent les masses liquides, de +pouvoir prendre aisément toutes les formes qu'on veut leur donner. Mais +tous les moyens de cette nature sont purement mécaniques, et la +géométrie rationnelle les rejette nécessairement. + +Pour rendre plus sensible la différence de ces déterminations avec les +véritables mesures géométriques, je citerai un seul exemple +très-remarquable, la manière dont Galilée évalua le rapport de l'aire de +la cycloïde ordinaire à celle du cercle générateur. La géométrie de son +temps étant encore trop inférieure à la solution rationnelle d'un tel +problème, Galilée imagina de chercher ce rapport par une expérience +directe. Ayant pesé le plus exactement possible deux lames de même +matière et d'égale épaisseur, dont l'une avait la forme d'un cercle et +l'autre celle de la cycloïde engendrée, il trouva le poids de celle-ci +constamment triple de celui de la première, d'où il conclut que l'aire +de la cyloïde est triple de celle du cercle générateur, résultat +conforme à la véritable solution obtenue plus tard par Pascal et Wallis. +Un tel succès, sur lequel d'ailleurs Galilée n'avait pas pris le change, +tient évidemment à l'extrême simplicité réelle du rapport cherché; et on +conçoit l'insuffisance nécessaire de semblables expédiens, même +lorsqu'ils seraient effectivement praticables. + +On voit clairement, d'après ce qui précède, en quoi consistent +proprement la partie de la géométrie relative aux volumes et celle +relative aux surfaces. Mais on ne conçoit pas aussi nettement le +caractère de la géométrie des lignes, puisque nous avons semblé, pour +simplifier l'exposition, considérer la mesure des lignes comme se fesant +immédiatement. Il faut donc, par rapport à elles, un complément +d'explication. + +À cet effet, il suffit de distinguer, entre la ligne droite et les +lignes courbes; la mesure de la première étant seule regardée comme +directe, et celle des autres comme constamment indirecte. Bien que la +superposition soit quelquefois rigoureusement praticable pour les lignes +courbes, il est évident néanmoins que la géométrie vraiment rationnelle +doit la rejeter nécessairement, comme ne comportant, lors même qu'elle +est possible, aucune exactitude. La géométrie des lignes a donc pour +objet général de ramener constamment la mesure des lignes courbes à +celle des lignes droites; et par suite, sous un point de vue plus +étendu, de réduire à de simples questions de lignes droites toutes les +questions relatives à la grandeur des courbes quelconques. Pour +comprendre la possibilité d'une telle transformation, il faut remarquer +que, dans toute courbe quelconque, il existe constamment certaines +droites dont la longueur doit suffire pour déterminer celle de la +courbe. Ainsi, dans un cercle, il est évident que de la longueur du +rayon on doit pouvoir conclure celle de la circonférence; de même, la +longueur d'une ellipse dépend de celle de ses deux axes; la longueur +d'une cycloïde, du diamètre du cercle générateur, etc.; et si, au lieu +de considérer la totalité de chaque courbe, on demande plus généralement +la longueur d'un arc quelconque, il suffira d'ajouter, aux divers +paramètres rectilignes qui déterminent l'ensemble de la courbe, la corde +de l'arc proposé, ou les coordonnées de ses extrémités. Découvrir la +relation qui existe entre la longueur d'une ligne courbe et celle de +semblables lignes droites, tel est le problème général qu'on a +essentiellement en vue dans la partie de la géométrie relative à l'étude +des lignes. + +En combinant cette considération avec celles précédemment exposées sur +les volumes et sur les surfaces, on peut se former une idée très-nette +de la science géométrique, conçue dans son ensemble, en lui assignant +pour destination générale de réduire finalement les comparaisons de +toutes les espèces d'étendue, volumes, surfaces, ou lignes, à de simples +comparaisons de lignes droites, les seules regardées comme pouvant être +effectuées immédiatement, et qui, en effet, ne sauraient évidemment être +ramenées à d'autres plus faciles. En même temps qu'une telle conception +manifeste clairement le véritable caractère de la géométrie, elle me +semble propre à faire apercevoir, d'un coup-d'oeil unique, son utilité +et sa perfection. + +Afin de compléter rigoureusement cette explication fondamentale, il me +reste à indiquer comment il peut y avoir, en géométrie, une section +spéciale relative à la ligne droite, ce qui paraît d'abord incompatible +avec le principe que la mesure de cette classe de lignes doit être +toujours regardée comme immédiate. + +Elle l'est, en effet, par rapport à celle des lignes courbes, et de tous +les autres objets que la géométrie considère. Mais il est évident que +l'estimation d'une ligne droite ne peut être envisagée comme directe +qu'autant qu'on peut immédiatement porter sur elle l'unité linéaire. Or, +c'est ce qui présente le plus souvent des difficultés insurmontables, +comme j'ai eu occasion de l'exposer spécialement pour un autre motif +dans la troisième leçon. On doit alors faire dépendre la mesure de la +droite proposée d'autres mesures analogues, susceptibles d'être +immédiatement effectuées. Il y a donc nécessairement une première étude +géométrique distincte, exclusivement consacrée à la ligne droite; elle a +pour objet de déterminer les lignes droites, les unes par les autres, +d'après les relations propres aux figures quelconques résultant de leur +assemblage. Cette partie préliminaire de la géométrie, qui semble pour +ainsi dire imperceptible quand on envisage l'ensemble de la science, est +néanmoins susceptible d'un très-grand développement, lorsqu'on veut la +traiter dans toute son étendue. Elle est évidemment d'autant plus +importante, que, toutes les mesures géométriques devant se ramener, +autant que possible, à celle des lignes droites, l'impossibilité de +déterminer ces dernières suffirait pour rendre incomplète la solution de +chaque question quelconque. + +Telles sont donc, suivant leur enchaînement naturel, les diverses +parties fondamentales de la géométrie rationnelle. On voit que, pour +suivre dans son étude générale un ordre vraiment dogmatique, il faut +considérer d'abord la géométrie des lignes, en commençant par la ligne +droite, et passer ensuite à la géométrie des surfaces, pour traiter +enfin celle des volumes. Il y a lieu de s'étonner, sans doute, qu'une +classification méthodique qui dérive aussi simplement de la nature même +de la science n'ait pas été constamment suivie. + +Après avoir déterminé avec précision l'objet général et définitif des +recherches géométriques, il faut maintenant considérer la science sous +le rapport du champ embrassé par chacune de ses trois sections +fondamentales. + +Ainsi envisagée, la géométrie est évidemment susceptible, par sa +nature, d'une extension rigoureusement indéfinie; car la mesure des +lignes, des surfaces ou des volumes, présente nécessairement autant de +questions distinctes que l'on peut concevoir de formes différentes, +assujetties à des définitions exactes, et le nombre en est évidemment +infini. + +Les géomètres se sont bornés d'abord à considérer les formes les plus +simples que la nature leur fournissait immédiatement, ou qui se +déduisaient de ces élémens primitifs par les combinaisons les moins +compliquées. Mais ils ont senti, depuis Descartes, que, pour constituer +la science de la manière la plus philosophique, il fallait +nécessairement la faire porter, en général, sur toutes les formes +imaginables. Ils ont ainsi acquis la certitude raisonnée que cette +géométrie abstraite comprendrait inévitablement, comme cas particuliers, +toutes les diverses formes réelles que le monde extérieur pourrait +présenter, de façon à n'être jamais pris au dépourvu. Si, au contraire, +on s'était toujours réduit à la seule considération de ces formes +naturelles, sans s'y être préparé par une étude générale et par l'examen +spécial de certaines formes hypothétiques plus simples, il est clair que +les difficultés auraient été le plus souvent insurmontables au moment de +l'application effective. C'est donc un principe fondamental, dans la +géométrie vraiment rationnelle, que la nécessité de considérer, autant +que possible, toutes les formes qu'on peut concevoir rigoureusement. + +L'examen le moins approfondi suffit pour faire comprendre que ces formes +présentent une variété tout-à-fait infinie. Relativement aux lignes +courbes, en les regardant comme engendrées par le mouvement d'un point +assujetti à une certaine loi, il est clair qu'on aura, en général, +autant de courbes différentes que l'on supposera de lois différentes +pour ce mouvement, qui peut évidemment s'opérer suivant une infinité de +conditions distinctes, quoiqu'il puisse arriver accidentellement +quelquefois que de nouvelles générations produisent des courbes déjà +obtenues. Ainsi, pour me borner aux seules courbes planes, si un point +se meut de manière à rester constamment à la même distance d'un point +fixe, il engendrera un cercle; si c'est la somme ou la différence de ses +distances à deux points fixes qui demeure constante, la courbe décrite +sera une ellipse ou une hyperbole; si c'est leur produit, on aura une +courbe toute différente; si le point s'écarte toujours également d'un +point fixe et d'une droite fixe, il décrira une parabole; s'il tourne +sur un cercle en même temps que ce cercle roule sur une ligne droite, on +aura une cycloïde; s'il s'avance le long d'une droite, tandis que cette +droite, fixée par une de ses extrémités, tourne d'une manière +quelconque, il en résultera ce qu'on appelle, en général, des spirales +qui, à elles seules, présentent évidemment autant de courbes +parfaitement distinctes, qu'on peut supposer de relations différentes +entre ces deux mouvemens de translation et de rotation, etc., etc. +Chacune de ces diverses courbes peut ensuite en fournir de nouvelles, +par les différentes constructions générales que les géomètres ont +imaginées, et qui donnent naissance aux développées, aux épicycloïdes, +aux caustiques, etc., etc. Enfin il existe évidemment une variété encore +plus grande parmi les courbes à double courbure. + +Relativement aux surfaces, les formes en sont nécessairement bien plus +diverses encore, en les regardant comme engendrées par le mouvement des +lignes. En effet, la forme peut alors varier, non seulement en +considérant, comme dans les courbes, les différentes lois en nombre +infini auxquelles peut être assujetti le mouvement de la ligne +génératrice, mais aussi en supposant que cette ligne elle-même vienne à +changer de nature, ce qui n'a pas d'analogue dans les courbes, les +points qui les décrivent ne pouvant avoir aucune figure distincte. Deux +classes de conditions très-diverses peuvent donc faire varier les formes +des surfaces, tandis qu'il n'en existe qu'une seule pour les lignes. Il +est inutile de citer spécialement une série d'exemples propres à +vérifier cette multiplicité doublement infinie qu'on remarque parmi les +surfaces. Il suffirait, pour s'en faire une idée, de considérer +l'extrême variété que présente le seul groupe des surfaces dites +_réglées_, c'est-à-dire engendrées par une ligne droite, et qui comprend +toute la famille des surfaces cylindriques, celle des surfaces coniques, +la classe plus générale des surfaces développantes quelconques, etc. Par +rapport aux volumes, il n'y a lieu à aucune considération spéciale, +puisqu'ils ne se distinguent entr'eux que par les surfaces qui les +terminent. + +Afin de compléter cet aperçu géométrique, il faut ajouter que les +surfaces elles-mêmes fournissent un nouveau moyen général de concevoir +des courbes nouvelles, puisque toute courbe peut être envisagée comme +produite par l'intersection de deux surfaces. C'est ainsi, en effet, +qu'ont été obtenues les premières lignes qu'on puisse regarder comme +vraiment inventées par les géomètres, puisque la nature donnait +immédiatement la ligne droite et le cercle. On sait que l'ellipse, la +parabole et l'hyperbole, les seules courbes complétement étudiées par +les anciens, avaient été seulement conçues, dans l'origine, comme +résultant de l'intersection d'un cône à base circulaire par un plan +diversement situé. Il est évident que par l'emploi combiné de ces +différens moyens généraux pour la formation des lignes et des surfaces, +on pourrait produire une suite rigoureusement infinie de formes +distinctes, en partant seulement d'un très-petit nombre de figures +directement fournies par l'observation. + +Du reste, tous les divers moyens immédiats pour l'invention des formes, +n'ont presque plus aucune importance, depuis que la géométrie +rationnelle a pris, entre les mains de Descartes, son caractère +définitif. En effet, comme nous le verrons spécialement dans la douzième +leçon, l'invention des formes se réduit aujourd'hui à l'invention des +équations, en sorte que rien n'est plus aisé que de concevoir de +nouvelles lignes et de nouvelles surfaces, en changeant à volonté les +fonctions introduites dans les équations. Ce simple procédé abstrait +est, sous ce rapport, infiniment plus fécond que les ressources +géométriques directes, développées par l'imagination la plus puissante, +qui s'appliquerait uniquement à cet ordre de conceptions. Il explique +d'ailleurs, de la manière la plus générale et la plus sensible, la +variété nécessairement infinie des formes géométriques, qui correspond +ainsi à la diversité des fonctions analytiques. Enfin, il montre non +moins clairement que les différentes formes de surfaces doivent être +encore plus multipliées que celles des lignes, puisque les lignes sont +représentées analytiquement par des équations à deux variables, tandis +que les surfaces donnent lieu à des équations à trois variables, qui +présentent nécessairement une plus grande diversité. + +Les considérations précédemment indiquées suffisent pour montrer +nettement l'extension rigoureusement infinie que comporte, par sa +nature, chacune des trois sections générales de la géométrie, +relativement aux lignes, aux surfaces et aux volumes, en résultat de la +variété infinie des corps à mesurer. + +Pour achever de nous faire une idée exacte et suffisamment étendue de la +nature des recherches géométriques, il est maintenant indispensable de +revenir sur la définition générale donnée ci-dessus, afin de la +présenter sous un nouveau point de vue, sans lequel l'ensemble de la +science ne serait que fort imparfaitement conçu. + +En assignant pour but à la géométrie la _mesure_ de toutes les sortes de +lignes, de surfaces et de volumes, c'est-à-dire, comme je l'ai expliqué, +la réduction de toutes les comparaisons géométriques à de simples +comparaisons de lignes droites, nous avons évidemment l'avantage +d'indiquer une destination générale très-précise et très-facile à +saisir. Mais, si écartant toute définition, on examine la composition +effective de la science géométrique, on sera d'abord porté à regarder la +définition précédente comme beaucoup trop étroite, car il n'est pas +douteux que la majeure partie des recherches qui constituent notre +géométrie actuelle ne paraissent nullement avoir pour objet la _mesure_ +de l'étendue. C'est probablement une telle considération qui maintient +encore, pour la géométrie, l'usage de ces définitions vagues, qui ne +comprennent tout que parce qu'elles ne caractérisent rien. Je crois +néanmoins, malgré cette objection fondamentale, pouvoir persister à +indiquer la _mesure_ de l'étendue comme le but général et uniforme de la +science géométrique, et en y comprenant cependant tout ce qui entre dans +sa composition réelle. En effet, si, au lieu de se borner à considérer +isolément les diverses recherches géométriques, on s'attache à saisir +les questions principales, par rapport auxquelles toutes les autres, +quelque importantes qu'elles soient, ne doivent être regardées que comme +secondaires, on finira par reconnaître que la _mesure_ des lignes, des +surfaces et des volumes, est le but invariable, quelquefois _direct_, et +le plus souvent _indirect_, de tous les travaux géométriques. Cette +proposition générale étant fondamentale, puisqu'elle peut seule donner à +notre définition toute sa valeur, il est indispensable d'entrer à ce +sujet dans quelques développemens. + +En examinant avec attention les recherches géométriques qui ne +paraissent point se rapporter à la _mesure_ de l'étendue, on trouve +qu'elles consistent essentiellement dans l'étude des diverses +_propriétés_ de chaque ligne ou de chaque surface, c'est-à-dire, en +termes précis, dans la connaissance des différens modes de génération, +ou du moins de définition, propres à chaque forme que l'on considère. +Or, on peut aisément établir, de la manière la plus générale, la +relation nécessaire d'une telle étude avec la question de _mesure_, pour +laquelle la connaissance la plus complète possible des propriétés de +chaque forme est un préliminaire indispensable. C'est ce que concourent +à prouver deux considérations également fondamentales, quoique de nature +tout-à-fait distincte. + +La première, purement scientifique, consiste à remarquer que si l'on ne +connaissait, pour chaque ligne ou pour chaque surface, d'autre propriété +caractéristique que celle d'après laquelle les géomètres l'ont +primitivement conçue, il serait le plus souvent impossible de parvenir à +la solution des questions relatives à sa _mesure_. En effet, il est +facile de sentir que les différentes définitions dont chaque forme est +susceptible ne sont pas toutes également propres à une telle +destination, et qu'elles présentent même, sous ce rapport, les +oppositions les plus complètes. Or, d'un autre côté, la définition +primitive de chaque forme n'ayant pu évidemment être choisie d'après +cette condition, il est clair qu'on ne doit pas s'attendre, en général, +à la trouver la plus convenable; d'où résulte la nécessité d'en +découvrir d'autres, c'est à dire d'étudier, autant que possible, les +_propriétés_ de la forme proposée. Qu'on suppose, par exemple, que le +cercle soit défini, la courbe qui, sous le même contour, renferme la +plus grande aire, ce qui est certainement une propriété tout-à-fait +caractéristique, on éprouverait évidemment des difficultés +insurmontables pour déduire d'un tel point de départ la solution des +questions fondamentales relatives à la rectification ou à la quadrature +de cette courbe. Il est clair, _à priori_, que la propriété d'avoir tous +ses points à égale distance d'un point fixe, doit nécessairement +s'adapter bien mieux à des recherches de cette nature, sans qu'elle soit +précisément la plus convenable. De même, Archimède eût-il jamais pu +découvrir la quadrature de la parabole, s'il n'avait connu de cette +courbe d'autre propriété que d'être la section d'un cône à base +circulaire, par un plan parallèle à sa génératrice? Les travaux purement +spéculatifs des géomètres précédens, pour transformer cette première +définition, ont évidemment été des préliminaires indispensables à la +solution directe d'une telle question. Il en est de même, à plus forte +raison, relativement aux surfaces. Il suffirait, pour s'en faire une +juste idée, de comparer, par exemple, quant à la question de la cubature +ou de la quadrature, la définition ordinaire de la sphère avec celle, +non moins caractéristique sans doute, qui consisterait à regarder un +corps sphérique comme celui qui, sous la même aire, contient le plus +grand volume. + +Je n'ai pas besoin d'indiquer un plus grand nombre d'exemples pour faire +comprendre, en général, la nécessité de connaître, autant que possible, +toutes les propriétés de chaque ligne ou de chaque surface, afin de +faciliter la recherche des rectifications, des quadratures, et des +cubatures, qui constitue l'objet final de la géométrie. On peut même +dire que la principale difficulté des questions de ce genre consiste à +employer, dans chaque cas, la propriété qui s'adapte le mieux à la +nature du problème proposé. Ainsi en continuant à indiquer, pour plus de +précision, la mesure de l'étendue, comme la destination générale de la +géométrie, cette première considération, qui touche directement au fond +du sujet, démontre clairement la nécessité d'y comprendre l'étude, +aussi approfondie que possible, des diverses générations ou définitions +propres à une même forme. + +Un second motif, d'une importance au moins égale, consiste en ce qu'une +telle étude est indispensable pour organiser, d'une manière rationnelle, +la relation de l'abstrait au concret en géométrie. + +La science géométrique devant considérer, ainsi que je l'ai indiqué +ci-dessus, toutes les formes imaginables qui comportent une définition +exacte, il en résulte nécessairement, comme nous l'avons remarqué, que +les questions relatives aux formes quelconques présentées par la nature, +sont toujours implicitement comprises dans cette géométrie abstraite, +supposée parvenue à sa perfection. Mais quand il faut passer +effectivement à la géométrie concrète, on rencontre constamment une +difficulté fondamentale, celle de savoir auxquels des différens types +abstraits on doit rapporter, avec une approximation suffisante, les +lignes ou les surfaces réelles qu'il s'agit d'étudier. Or, c'est pour +établir une telle relation qu'il est particulièrement indispensable de +connaître le plus grand nombre possible de propriétés de chaque forme +considérée en géométrie. + +En effet, si l'on se bornait toujours à la seule définition primitive +d'une ligne ou d'une surface, en supposant même qu'on pût alors la +_mesurer_ (ce qui, d'après le premier genre de considérations, serait +le plus souvent impossible), ces connaissances resteraient presque +nécessairement stériles dans l'application, puisqu'on ne saurait point +ordinairement reconnaître cette forme dans la nature, quand elle s'y +présenterait. Il faudrait pour cela que le caractère unique, d'après +lequel les géomètres l'auraient conçue, fût précisément celui dont les +circonstances extérieures comporteraient la vérification, coïncidence +purement fortuite, sur laquelle évidemment on ne doit pas compter, bien +qu'elle puisse avoir lieu quelquefois. Ce n'est donc qu'en multipliant +autant que possible les propriétés caractéristiques de chaque forme +abstraites, que nous pouvons être assurés d'avance de la reconnaître à +l'état concret, et d'utiliser ainsi tous nos travaux rationnels, en +vérifiant, dans chaque cas, la définition qui est susceptible d'être +constatée directement. Cette définition est presque toujours unique dans +des circonstances données, et varie, au contraire, pour une même forme, +avec des circonstances différentes: double motif de détermination. + +La géométrie céleste nous fournit, à cet égard, l'exemple le plus +mémorable, bien propre à mettre en évidence la nécessité générale d'une +telle étude. On sait, en effet, que l'ellipse a été reconnue par Képler +comme étant la courbe que décrivent les planètes autour du soleil et les +satellites autour de leurs planètes. Or, cette découverte fondamentale, +qui a renouvelé l'astronomie, eût-elle jamais été possible, si l'on +s'était toujours borné à concevoir l'ellipse comme la section oblique +d'un cône circulaire par un plan? Aucune telle définition ne pouvait +évidemment comporter une semblable vérification. La propriété la plus +usuelle de l'ellipse, que la somme des distances de tous ses points à +deux points fixes soit constante, est bien plus susceptible sans doute, +par sa nature, de faire reconnaître la courbe dans ce cas; mais elle +n'est point encore directement convenable. Le seul caractère qui puisse +être alors vérifié immédiatement, est celui qu'on tire de la relation +qui existe dans l'ellipse entre la longueur des distances focales et +leur direction, l'unique relation qui admette une interprétation +astronomique, comme exprimant la loi qui lie la distance de la planète +au soleil au temps écoulé depuis l'origine de sa révolution. Il a donc +fallu que les travaux purement spéculatifs des géomètres grecs sur les +propriétés des sections coniques eussent préalablement présenté leur +génération sous une multitude de points de vue différens, pour que +Képler ait pu passer ainsi de l'abstrait au concret, en choisissant +parmi tous ces divers caractères celui qui pouvait le plus facilement +être constaté pour les orbites planétaires. + +Je puis citer encore un exemple du même ordre, relativement aux +surfaces, en considérant l'importante question de la figure de la terre. +Si on n'avait jamais connu d'autre propriété de la sphère que son +caractère primitif d'avoir tous ses points également distans d'un point +intérieur, comment aurait-on pu jamais découvrir que la surface de la +terre était sphérique? Il a été nécessaire pour cela de déduire +préalablement de cette définition de la sphère quelques propriétés +susceptibles d'être vérifiées par des observations effectuées uniquement +à la surface, comme, par exemple, le rapport constant qui existe pour la +sphère entre la longueur du chemin parcouru le long d'un méridien +quelconque en s'avançant vers un pôle, et la hauteur angulaire de ce +pôle sur l'horizon en chaque point. Il en a été évidemment de même, et +avec une bien plus longue suite de spéculations préliminaires, pour +constater plus tard que la terre n'était point rigoureusement sphérique, +mais que sa forme est celle d'un ellipsoïde de révolution. + +Après de tels exemples, il serait sans doute inutile d'en rapporter +d'autres, que chacun peut d'ailleurs aisément multiplier. On y vérifiera +toujours que, sans une connaissance très-étendue des diverses +propriétés de chaque forme, la relation de l'abstrait au concret en +géométrie serait purement accidentelle, et que, par conséquent, la +science manquerait de l'un de ses fondemens les plus essentiels. + +Tels sont donc les deux motifs généraux qui démontrent pleinement la +nécessité d'introduire en géométrie une foule de recherches qui n'ont +pas pour objet direct la _mesure_ de l'étendue, en continuant cependant +à concevoir une telle mesure comme la destination finale de toute la +science géométrique. Ainsi, nous pouvons conserver les avantages +philosophiques que présentent la netteté et la précision de cette +définition, et y comprendre néanmoins, d'une manière très-rationnelle, +quoiqu'indirecte, toutes les recherches géométriques connues, en +considérant celles qui ne paraissent point se rapporter à la _mesure_ de +l'étendue, comme destinées soit à préparer la solution des questions +finales, soit à permettre l'application des solutions obtenues. + +Après avoir reconnu, en thèse générale, les relations intimes et +nécessaires de l'étude des propriétés des lignes et des surfaces avec +les recherches qui constituent l'objet définitif de la géométrie, il est +d'ailleurs évident que, dans la suite de leurs travaux, les géomètres ne +doivent nullement s'astreindre à ne jamais perdre de vue un tel +enchaînement. Sachant, une fois pour toutes, combien il importe de +varier le plus possible les manières de concevoir chaque forme, ils +doivent poursuivre cette étude sans considérer immédiatement de quelle +utilité peut être telle ou telle propriété spéciale pour les +rectifications, les quadratures ou les cubatures. Ils entraveraient +inutilement leurs recherches, en attachant une importance puérile à +l'établissement continu de cette coordination. L'esprit humain doit +procéder, à cet égard, comme il le fait en toute occasion semblable, +quand, après avoir conçu, en général, la destination d'une certaine +étude, il s'attache exclusivement à la pousser le plus loin possible, en +faisant complétement abstraction de cette relation, dont la +considération perpétuelle compliquerait tous ses travaux. + +L'explication générale que je viens d'exposer est d'autant plus +indispensable, que, par la nature même du sujet, cette étude des +diverses propriétés de chaque ligne et de chaque surface compose +nécessairement la très-majeure partie de l'ensemble des recherches +géométriques. En effet, les questions immédiatement relatives aux +rectifications, aux quadratures et aux cubatures, sont évidemment, par +elles-mêmes, en nombre fort limité pour chaque forme considérée. Au +contraire, l'étude des propriétés d'une même forme présente à +l'activité de l'esprit humain un champ naturellement indéfini, où l'on +peut toujours espérer de faire de nouvelles découvertes. Ainsi, par +exemple, quoique les géomètres se soient occupés depuis vingt siècles, +avec plus ou moins d'activité sans doute, mais sans aucune interruption +réelle, de l'étude des sections coniques, ils sont loin de regarder ce +sujet si simple comme épuisé; et il est certain en effet qu'en +continuant à s'y livrer, on ne manquerait pas de trouver encore des +propriétés inconnues de ces diverses courbes. Si les travaux de ce genre +se sont considérablement ralentis depuis environ un siècle, ce n'est pas +qu'ils soient terminés; cela tient seulement, comme je l'expliquerai +tout-à-l'heure, à ce que la révolution philosophique opérée en géométrie +par Descartes a dû singulièrement diminuer l'importance de semblables +recherches. + +Il résulte des considérations précédentes que non-seulement le champ de +la géométrie est nécessairement infini à cause de la variété des formes +à considérer, mais aussi en vertu de la diversité des points de vue sous +lesquels une même forme peut être envisagée. Cette dernière conception +est même celle qui donne l'idée la plus large et la plus complète de +l'ensemble des recherches géométriques. On voit que les études de ce +genre consistent essentiellement, pour chaque ligne ou pour chaque +surface, à rattacher tous les phénomènes géométriques qu'elle peut +présenter à un seul phénomène fondamental, regardé comme définition +primitive. + +Après avoir exposé, d'une manière générale et pourtant précise, l'objet +final de la géométrie, et montré comment la science, ainsi définie, +comprend une classe de recherches très-étendue qui ne paraissaient point +d'abord s'y rapporter nécessairement, il me reste à considérer, dans son +ensemble, la méthode à suivre pour la formation de cette science. Cette +dernière explication est indispensable pour compléter ce premier aperçu +du caractère philosophique de la géométrie. Je me bornerai en ce moment +à indiquer à cet égard la considération la plus générale, cette +importante notion fondamentale devant être développée et précisée dans +les leçons suivantes. + +L'ensemble des questions géométriques peut être traité suivant deux +méthodes tellement différentes, qu'il en résulte, pour ainsi dire, deux +sortes de géométries, dont le caractère philosophique ne me semble pas +avoir été encore convenablement saisi. Les expressions de géométrie +_synthétique_ et géométrie _analytique_, habituellement employées pour +les désigner, en donnent une très-fausse idée. Je préférerais de +beaucoup les dénominations purement historiques de _géométrie des +anciens_ et _géométrie des modernes_, qui ont, du moins, l'avantage de +ne pas faire méconnaître leur vrai caractère. Mais je propose d'employer +désormais les expressions régulières de _géométrie spéciale_ et +_géométrie générale_, qui me paraissent propres à caractériser avec +précision la véritable nature des deux méthodes. + +Ce n'est point, en effet, dans l'emploi du calcul, comme on le pense +communément, que consiste précisément la différence fondamentale entre +la manière dont nous concevons la géométrie depuis Descartes, et la +manière dont les géomètres de l'antiquité traitaient les questions +géométriques. Il est certain, d'une part, que l'usage du calcul ne leur +était point entièrement inconnu, puisqu'ils faisaient, dans leur +géométrie, des applications continuelles et fort étendues de la théorie +des proportions, qui était pour eux, comme moyen de déduction, une sorte +d'équivalent réel, quoique très-imparfait et surtout extrêmement borné, +de notre algèbre actuelle. On peut même employer le calcul d'une manière +beaucoup plus complète qu'ils ne l'ont fait pour obtenir certaines +solutions géométriques, qui n'en auront pas moins le caractère essentiel +de la géométrie ancienne; c'est ce qui arrive très-fréquemment, par +rapport à ces problèmes de géométrie à deux ou à trois dimensions, +qu'on désigne vulgairement sous le nom de _déterminés_. D'un autre côté, +quelque capitale que soit l'influence du calcul dans notre géométrie +moderne, plusieurs solutions, obtenues sans algèbre, peuvent manifester +quelquefois le caractère propre qui la distingue de la géométrie +ancienne, quoique, en thèse générale, l'analyse soit indispensable; j'en +citerai, comme exemple, la méthode de Roberval pour les tangentes, dont +la nature est essentiellement moderne, et qui cependant conduit, en +certains cas, à des solutions complètes, sans aucun secours du calcul. +Ce n'est donc point par l'instrument de déduction employé qu'on doit +principalement distinguer les deux marches que l'esprit humain peut +suivre en géométrie. + +La différence fondamentale, jusqu'ici imparfaitement saisie, me paraît +consister réellement dans la nature même des questions considérées. En +effet, la géométrie, envisagée dans son ensemble, et supposée parvenue à +son entière perfection, doit, comme nous l'avons vu, d'une part, +embrasser toutes les formes imaginables, et d'une autre part, découvrir +toutes les propriétés de chaque forme. Elle est susceptible, d'après +cette double considération, d'être traitée suivant deux plans +essentiellement distinctifs: soit en groupant ensemble toutes les +questions, quelque diverses qu'elles soient, qui concernent une même +forme, et isolant celles relatives à des corps différens, quelque +analogie qui puisse exister entre elles; soit, au contraire, en +réunissant sous un même point de vue toutes les recherches semblables, à +quelques formes diverses qu'elles se rapportent d'ailleurs, et séparant +les questions relatives aux propriétés réellement différentes d'un même +corps. En un mot, l'ensemble de la géométrie peut être essentiellement +ordonné ou par rapport aux corps étudiés, ou par rapport aux phénomènes +à considérer. Le premier plan, qui est le plus naturel, a été celui des +anciens; le second, infiniment plus rationnel, est celui des modernes +depuis Descartes. + +Tel est, en effet, le caractère principal de la géométrie ancienne, +qu'on étudiait, une à une, les diverses lignes et les diverses surfaces, +ne passant à l'examen d'une nouvelle forme que lorsqu'on croyait avoir +épuisé tout ce que pouvaient offrir d'intéressant les formes connues +jusqu'alors. Dans cette manière de procéder, quand on entreprenait +l'étude d'une courbe nouvelle, l'ensemble des travaux exécutés sur les +précédentes ne pouvait présenter directement aucune ressource +essentielle, autrement que par l'exercice géométrique auquel il avait +dressé l'intelligence. Quelle que pût être la similitude réelle des +questions proposées sur deux formes différentes, les connaissances +complètes acquises pour l'une ne pouvaient nullement dispenser de +reprendre pour l'autre l'ensemble de la recherche. Aussi la marche de +l'esprit n'était-elle jamais assurée; en sorte qu'on ne pouvait être +certain d'avance d'obtenir une solution quelconque, quelqu'analogue que +fût le problème proposé à des questions déjà résolues. Ainsi, par +exemple, la détermination des tangentes aux trois sections coniques ne +fournissait aucun secours rationnel pour mener la tangente à +quelqu'autre courbe nouvelle, comme le conchoïde, la cissoïde, etc. En +un mot, la géométrie des anciens était, suivant l'expression proposée +ci-dessus, essentiellement _spéciale_. + +Dans le système des modernes, la géométrie est, au contraire, éminemment +_générale_, c'est-à-dire, relative à des formes quelconques. Il est aisé +de comprendre d'abord que toutes les questions géométriques de +quelqu'intérêt peuvent être proposées par rapport à toutes les formes +imaginables. C'est ce qu'on voit directement pour les problèmes +fondamentaux, qui constituent, d'après les explications données dans +cette leçon, l'objet définitif de la géométrie, c'est-à-dire, les +rectifications, les quadratures, et les cubatures. Mais cette remarque +n'est pas moins incontestable, même pour les recherches relatives aux +diverses _propriétés_ des lignes et des surfaces, et dont les plus +essentielles, telles que la question des tangentes ou des plans tangens, +la théorie des courbures, etc., sont évidemment communes à toutes les +formes quelconques. Les recherches très-peu nombreuses qui sont vraiment +particulières à telle ou telle forme n'ont qu'une importance extrêmement +secondaire. Cela posé, la géométrie moderne consiste essentiellement à +abstraire, pour la traiter à part, d'une manière entièrement générale, +toute question relative à un même phénomène géométrique, dans quelques +corps qu'il puisse être considéré. L'application des théories +universelles ainsi construites à la détermination spéciale du phénomène +dont il s'agit dans chaque corps particulier, n'est plus regardée que +comme un travail subalterne, à exécuter suivant des règles invariables +et dont le succès est certain d'avance. Ce travail est, en un mot, du +même ordre que l'évaluation numérique d'une formule analytique +déterminée. Il ne peut y avoir sous ce rapport d'autre mérite que celui +de présenter, dans chaque cas, la solution nécessairement fournie par la +méthode générale, avec toute la simplicité et l'élégance que peut +comporter la ligne ou la surface considérée. Mais on n'attache +d'importance réelle qu'à la conception et à la solution complète d'une +nouvelle question propre à une forme quelconque. Les travaux de ce +genre sont seuls regardés comme faisant faire à la science de véritables +pas. L'attention des géomètres, ainsi dispensée de l'examen des +particularités des diverses formes, et dirigée tout entière vers les +questions générales, a pu s'élever par là à la considération de +nouvelles notions géométriques, qui, appliquées aux courbes étudiées par +les anciens, en ont fait découvrir des propriétés importantes qu'ils +n'avaient pas même soupçonnées. Telle est la géométrie depuis la +révolution radicale opérée par Descartes dans le système général de la +science. + +La simple indication du caractère fondamental propre à chacune des deux +géométries, suffit sans doute pour mettre en évidence l'immense +supériorité nécessaire de la géométrie moderne. On peut même dire +qu'avant la grande conception de Descartes, la géométrie rationnelle +n'était pas vraiment constituée sur des bases définitives, soit sous le +rapport abstrait, soit sous le rapport concret. En effet, pour la +science considérée spéculativement, il est clair qu'en continuant +indéfiniment, comme l'ont fait les modernes avant Descartes et même un +peu après, à suivre la marche des anciens, en ajoutant quelques +nouvelles courbes au petit nombre de celles qu'ils avaient étudiées, les +progrès, quelque rapides qu'ils eussent pû être, n'auraient été, après +une longue suite de siècles, que fort peu considérables par rapport au +système général de la géométrie, vu l'infinie variété des formes qui +seraient toujours restées à étudier. Au contraire, à chaque question +résolue suivant la marche des modernes, le nombre des problèmes +géométriques à résoudre se trouve, une fois pour toutes, diminué +d'autant, par rapport à tous les corps possibles. Sous un second point +de vue, du défaut complet de méthodes générales il résultait que les +géomètres anciens, dans toutes leurs recherches, étaient entièrement +abandonnés à leurs propres forces, sans avoir jamais la certitude +d'obtenir tôt ou tard une solution quelconque. Si cette imperfection de +la science était éminemment propre à mettre dans tout son jour leur +admirable sagacité, elle devait rendre leurs progrès extrêmement lents: +on peut s'en faire une idée par le temps considérable qu'ils ont employé +à l'étude des sections coniques. La géométrie moderne, assurant d'une +manière invariable la marche de notre esprit, permet, au contraire, +d'utiliser au plus haut degré possible les forces de l'intelligence, que +les anciens devaient consumer fréquemment sur des questions bien peu +importantes. + +Une différence non moins capitale se manifeste entre les deux systèmes, +quand on vient à considérer la géométrie sous le rapport concret. En +effet, nous avons remarqué plus haut que la relation de l'abstrait au +concret en géométrie ne peut être solidement fondée sur des bases +rationnelles qu'autant qu'on fait directement porter les recherches sur +toutes les formes imaginables. En n'étudiant les lignes et les surfaces +qu'une à une, quel que soit le nombre, toujours nécessairement fort +petit, de celles qu'on aura considérées, l'application de théories +semblables aux formes réellement existantes dans la nature n'aura jamais +qu'un caractère essentiellement accidentel, puisque rien n'assure que +ces formes pourront effectivement rentrer dans les types abstraits +envisagés par les géomètres. + +Il y a certainement, par exemple, quelque chose de fortuit dans +l'heureuse relation qui s'est établie entre les spéculations des +géomètres grecs sur les sections coniques et la détermination des +véritables orbites planétaires. En continuant sur le même plan les +travaux géométriques, on n'avait point, en général, le droit d'espérer +de semblables coïncidences; et il eût été possible, dans ces études +spéciales, que les recherches des géomètres se fussent dirigées sur des +formes abstraites indéfiniment inapplicables, tandis qu'ils en auraient +négligé d'autres, susceptibles peut-être d'une application importante et +prochaine. Il est clair, du moins, que rien ne garantissait +positivement l'applicabilité nécessaire des spéculations géométriques. +Il en est tout autrement dans la géométrie moderne. Par cela seul qu'on +y procède par questions générales, relatives à des formes quelconques, +on a d'avance la certitude évidente que les formes réalisées dans le +monde extérieur se sauraient jamais échapper à chaque théorie, si le +phénomène géométrique qu'elle envisage vient à s'y présenter. + +Par ces diverses considérations, on voit que le système de géométrie des +anciens porte essentiellement le caractère de l'enfance de la science, +qui n'a commencé à devenir complétement rationnelle que par suite de la +révolution philosophique opérée par Descartes. Mais il est évident, d'un +autre côté, que la géométrie n'a pu être conçue d'abord que de cette +manière _spéciale_. La géométrie _générale_ n'eût point été possible, et +la nécessité n'eût pu même en être sentie, si une longue suite de +travaux spéciaux sur les formes les plus simples n'avait point +préalablement fourni des bases à la conception de Descartes, et rendu +sensible l'impossibilité de persister indéfiniment dans la philosophie +géométrique primitive. + +En précisant autant que possible cette dernière considération, il faut +même en conclure que, quoique la géométrie que j'ai appelé _générale_ +doive être aujourd'hui regardée comme la seule véritable géométrie +dogmatique, celle à laquelle nous nous bornerons essentiellement, +l'autre n'ayant plus, principalement, qu'un intérêt historique, +néanmoins il n'est pas possible de faire disparaître entièrement la +géométrie _spéciale_ dans une exposition rationnelle de la science. On +peut sans doute se dispenser, comme on l'a fait depuis environ un +siècle, d'emprunter directement à la géométrie ancienne tous les +résultats qu'elle a fournis. Les recherches les plus étendues et les +plus difficiles dont elle était composée, ne sont plus même +habituellement présentées aujourd'hui que d'après la méthode moderne. +Mais, par la nature même du sujet, il est nécessairement impossible de +se passer absolument de la méthode ancienne, qui, quoi qu'on fasse, +servira toujours dogmatiquement de base préliminaire à la science, comme +elle l'a fait historiquement. Le motif en est facile à comprendre. En +effet, la géométrie _générale_ étant essentiellement fondée, comme nous +l'établirons bientôt, sur l'emploi du calcul, sur la transformation des +considérations géométriques en considérations analytiques, une telle +manière de procéder ne saurait s'emparer du sujet immédiatement à son +origine. Nous savons que l'application de l'analyse mathématique, par +sa nature, ne peut jamais commencer aucune science quelconque, +puisqu'elle ne saurait avoir lieu que lorsque la science a déjà été +assez cultivée pour établir, relativement aux phénomènes considérés, +quelques _équations_ qui puissent servir de point de départ aux travaux +analytiques. Ces équations fondamentales une fois découvertes, l'analyse +permettra d'en déduire une multitude de conséquences, qu'il eût été même +impossible de soupçonner d'abord; elle perfectionnera la science à un +degré immense, soit sous le rapport de la généralité des conceptions, +soit quant à la coordination complète établie entre elles. Mais, pour +constituer les bases mêmes d'une science naturelle quelconque, jamais, +évidemment, la simple analyse mathématique ne saurait y suffire, pas +même pour les démontrer de nouveau lorsqu'elles ont été déjà fondées. +Rien ne peut dispenser, à cet égard, de l'étude directe du sujet, +poussée jusqu'au point de la découverte de relations précises. Tenter de +faire rentrer la science, dès son origine, dans le domaine du calcul, ce +serait vouloir imposer à des théories portant sur des phénomènes +effectifs, le caractère de simples procédés logiques, et les priver +ainsi de tout ce qui constitue leur corrélation nécessaire avec le monde +réel. En un mot, une telle opération philosophique, si par elle-même +elle n'était pas nécessairement contradictoire, ne saurait aboutir +évidemment qu'à replonger la science dans le domaine de la métaphysique, +dont l'esprit humain a eu tant de peine à se dégager complétement. + +Ainsi, la géométrie des anciens aura toujours, par sa nature, une +première part nécessaire et plus ou moins étendue dans le système total +des connaissances géométriques. Elle constitue une introduction +rigoureusement indispensable à la géométrie _générale_. Mais c'est à +cela que nous devons la réduire dans une exposition complétement +dogmatique. Je considérerai donc directement, dans la leçon suivante, +cette géométrie _spéciale_ ou _préliminaire_, restreinte exactement à +ses limites nécessaires, pour ne plus m'occuper ensuite que de l'examen +philosophique de la géométrie _générale_ ou _définitive_, la seule +vraiment rationnelle, et qui aujourd'hui compose essentiellement la +science. + + + + +ONZIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. Considérations générales sur la géométrie _spéciale_ ou +_préliminaire_. + + +La méthode géométrique des anciens devant avoir nécessairement, d'après +les motifs indiqués à la fin de la leçon précédente, une part +préliminaire dans le système dogmatique de la géométrie, pour fournir à +la géométrie _générale_ des fondemens indispensables, il convient +maintenant de fixer d'abord en quoi consiste strictement cette fonction +préalable de la géométrie _spéciale_, ainsi réduite au moindre +développement possible. + +En la considérant sous ce point de vue, il est aisé de reconnaître qu'on +pourrait la restreindre à la seule étude de la ligne droite pour ce qui +concerne la géométrie des lignes, à la quadrature des aires planes +rectilignes, et enfin à la cubature des corps terminés par des faces +planes. Les propositions élémentaires relatives à ces trois questions +fondamentales constituent, en effet, le point de départ nécessaire de +toutes les recherches géométriques; elles seules ne peuvent être +obtenues que par une étude directe du sujet; tandis qu'au contraire la +théorie complète de toutes les autres formes quelconques, même celle du +cercle et des surfaces et volumes qui s'y rapportent, peut aujourd'hui +rentrer entièrement dans le domaine de la géométrie _générale_ ou +_analytique_, ces élémens primitifs fournissant déjà des _équations_, +qui suffisent pour permettre l'application du calcul aux questions +géométriques, qui n'eût pas été possible sans cette condition préalable. + +Il résulte de cette considération que, dans l'usage ordinaire, on donne +à la géométrie _élémentaire_ plus d'étendue qu'il ne serait +rigoureusement nécessaire, puisque, outre la ligne droite, les polygones +et les polyèdres, on y comprend aussi le cercle et les corps _ronds_, +dont l'étude pourrait cependant être aussi purement _analytique_ que +celle, par exemple, des sections coniques. Une vénération irréfléchie +pour l'antiquité contribue, sans doute, à maintenir ce défaut de +méthode. Mais comme ce respect n'a point empêché de faire rentrer dans +le domaine de la géométrie moderne la théorie des sections coniques, il +faut bien que, relativement aux formes circulaires, l'habitude +contraire, encore universelle, soit fondée sur d'autres motifs. La +raison la plus sensible qu'on en puisse donner, c'est le grave +inconvénient qu'il y aurait, pour l'enseignement ordinaire, à ajourner à +une époque assez éloignée de l'éducation mathématique la solution de +plusieurs questions essentielles, susceptibles d'une application +immédiate et continuelle à une foule d'usages importans. Pour procéder, +en effet, de la manière la plus rationnelle, ce ne serait qu'à l'aide du +calcul intégral qu'on pourrait obtenir les intéressans résultats, +relatifs à la mesure de la longueur ou de l'aire du cercle, ou à la +quadrature de la sphère, etc., établis par les anciens d'après des +considérations extrêmement simples. Cet inconvénient serait peu +important, à l'égard des esprits destinés à étudier l'ensemble de la +science mathématique, et l'avantage de procéder avec une rationnalité +parfaite aurait, comparativement, une bien plus grande valeur. Mais, le +cas contraire étant encore le plus fréquent, on a dû s'attacher à +conserver dans la géométrie élémentaire proprement dite des théories +aussi essentielles. En admettant l'influence d'une telle considération, +et ne restreignant plus cette géométrie préliminaire à ce qui est +strictement indispensable, on peut même concevoir l'utilité, pour +certains cas particuliers, d'y introduire plusieurs études importantes +qui en ont été généralement exclues, comme celles des sections +coniques, de la cycloïde, etc., afin de renfermer, dans un enseignement +borné, le plus grand nombre possible de connaissances usuelles, quoique, +même sous le simple rapport du temps, il fût préférable de suivre la +marche la plus rationnelle. + +Je ne dois point, à ce sujet, tenir compte ici des avantages que peut +présenter cette extension habituelle de la méthode géométrique des +anciens au-delà de la destination nécessaire qui lui est propre, par la +connaissance plus profonde qu'on acquiert ainsi de cette méthode, et par +la comparaison instructive qui en résulte avec la méthode moderne. Ce +sont là des qualités qui, dans l'étude d'une science quelconque, +appartiennent à la marche que nous avons nommée _historique_, et +auxquelles il faut savoir renoncer franchement, quand on a bien reconnu +la nécessité de suivre la marche vraiment _dogmatique_. Après avoir +conçu toutes les parties d'une science de la manière la plus +rationnelle, nous savons combien il importe, pour compléter cette +éducation, d'étudier l'_histoire_ de la science, et par conséquent, de +comparer exactement les diverses méthodes que l'esprit humain a +successivement employées; mais ces deux séries d'études doivent être, en +général, comme nous l'avons vu, soigneusement séparées. Cependant, dans +le cas dont il s'agit ici, la méthode géométrique des modernes est +peut-être encore trop récente pour qu'il ne convienne pas, afin de la +mieux caractériser par la comparaison, de traiter d'abord, suivant la +méthode des anciens, certaines questions qui, par leur nature, doivent +rentrer rationnellement dans la géométrie moderne. + +Quoi qu'il en soit, écartant maintenant ces diverses considérations +accessoires, nous voyons que cette introduction à la géométrie, qui ne +peut être traitée que suivant la méthode des anciens, est strictement +réductible à l'étude de la ligne droite, des aires polygonales et des +polyèdres. Il est même vraisemblable qu'on finira par la restreindre +habituellement à ces limites nécessaires, quand les grandes notions +analytiques seront devenues plus familières, et qu'une étude de +l'ensemble des mathématiques sera universellement regardée comme la base +philosophique de l'éducation générale. + +Si cette portion préliminaire de la géométrie, qui ne saurait être +fondée sur l'application du calcul, se réduit, par sa nature, à une +suite de recherches fondamentales très-peu étendues, il est certain, +d'un autre côté, qu'on ne peut la restreindre davantage, quoique, par un +véritable abus de l'esprit analytique, on ait quelquefois essayé, dans +ces derniers temps, de présenter sous un point de vue purement +algébrique l'établissement des théorèmes principaux de la géométrie +élémentaire. C'est ainsi qu'on a prétendu démontrer par de simples +considérations abstraites d'analyse mathématique la relation constante +qui existe entre les trois angles d'un triangle rectiligne, la +proposition fondamentale de la théorie des triangles semblables, la +mesure des rectangles, celle des parallélipipèdes, etc., en un mot, +précisément les seules propositions géométriques qui ne puissent être +obtenues que par une étude directe du sujet, sans que le calcul soit +susceptible d'y avoir aucune part. Je ne signalerais point ici de telles +aberrations, si elles n'avaient pas été déterminées par l'intention +évidente de perfectionner, au plus haut degré possible, le caractère +philosophique de la science géométrique, en la faisant rentrer +immédiatement, dès sa naissance, dans le domaine des applications de +l'analyse mathématique. Mais l'erreur capitale commise à cet égard par +quelques géomètres doit être soigneusement remarquée, parce qu'elle +résulte de l'exagération irréfléchie de cette tendance aujourd'hui +très-naturelle et éminemment philosophique, qui porte à étendre de plus +en plus l'influence de l'analyse dans les études mathématiques. La +contemplation des résultats prodigieux auxquels l'esprit humain est +parvenu en suivant une telle direction, a dû involontairement entraîner +à croire que même les fondemens de la mathématique concrète pourraient +être établis sur de simples considérations analytiques. Ce n'est point, +en effet, pour la géométrie seulement que nous devons noter de +semblables aberrations; nous aurons bientôt à en constater de +parfaitement analogues relativement à la mécanique, à l'occasion des +prétendues démonstrations analytiques du parallélogramme des forces. +Cette confusion logique a même aujourd'hui bien plus de gravité en +mécanique, où elle contribue effectivement à répandre encore un nuage +métaphysique sur le caractère général de la science; tandis que, du +moins en géométrie, ces considérations abstraites ont été jusqu'ici +laissées en dehors, sans s'incorporer à l'exposition normale de la +science. + +D'après les principes présentés dans cet ouvrage, sur la philosophie +mathématique, il n'est pas nécessaire d'insister beaucoup pour faire +sentir le vice d'une telle manière de procéder. Nous avons déjà reconnu, +en effet, que le calcul n'étant et ne pouvant être qu'un moyen de +déduction, c'est s'en former une idée radicalement fausse que de vouloir +l'employer à établir les fondemens élémentaires d'une science +quelconque; car, sur quoi reposeraient, dans une telle opération, les +argumentations analytiques? Un travail de cette nature, bien loin de +perfectionner véritablement le caractère philosophique d'une science, +constituerait un retour vers l'état métaphysique, en présentant des +connaissances réelles comme de simples abstractions logiques. + +Quand on examine en elles-mêmes ces prétendues démonstrations +analytiques des propositions fondamentales de la géométrie élémentaire, +on vérifie aisément leur insignifiance nécessaire. Elles sont toutes +fondées sur une manière vicieuse de concevoir le principe de +l'_homogénéité_, dont j'ai exposé, dans la cinquième leçon, la véritable +notion générale. Ces démonstrations supposent que ce principe ne permet +point d'admettre la coexistence dans une même équation de nombres +obtenus par des comparaisons concrètes différentes, ce qui est +évidemment faux et visiblement contraire à la marche constante des +géomètres. Aussi, il est facile de reconnaître qu'en employant la loi de +l'homogénéité dans cette acception arbitraire et illégitime, on pourrait +parvenir à _démontrer_ avec tout autant de rigueur apparente des +propositions dont l'absurdité est manifeste au premier coup-d'oeil. En +examinant avec attention, par exemple, le procédé à l'aide duquel on a +tenté de prouver analytiquement que la somme des trois angles d'un +triangle rectiligne quelconque est constamment égale à deux angles +droits, on voit qu'il est fondé sur cette notion préliminaire, que si +deux triangles ont deux de leurs angles respectivement égaux, le +troisième angle sera aussi, de part et d'autre, nécessairement égal. Ce +premier point étant accordé, la relation proposée s'en déduit +immédiatement, d'une manière très-exacte et fort simple. Or, la +considération analytique, d'après laquelle on a voulu établir cette +proposition préalable, est d'une telle nature que, si elle pouvait être +juste, on en déduirait rigoureusement, en la reproduisant en sens +inverse, cette absurdité palpable, que deux cotés d'un triangle +suffisent, sans aucun angle, à l'entière détermination du troisième +côté. On peut faire des remarques analogues sur toutes les +démonstrations de ce genre, dont le sophisme sera ainsi vérifié d'une +manière parfaitement sensible. + +Plus nous devons ici considérer la géométrie comme étant aujourd'hui +essentiellement analytique, plus il était nécessaire de prémunir les +esprits contre cette exagération abusive de l'analyse mathématique, +suivant laquelle on prétendrait se dispenser de toute observation +géométrique proprement dite, en établissant sur de pures abstractions +algébriques les fondemens mêmes de cette science naturelle. J'ai dû +attacher d'autant plus d'importance à caractériser des aberrations ainsi +liées au développement normal de l'esprit humain, qu'elles ont été pour +ainsi dire consacrées dans ces derniers temps par l'assentiment formel +d'un géomètre fort distingué, dont l'autorité exerce sur l'enseignement +élémentaire de la géométrie une très-grande influence. + +Je crois devoir remarquer à cette occasion que, sous plus d'un autre +rapport, on a, ce me semble, trop perdu de vue le caractère de science +naturelle nécessairement inhérent à la géométrie. Il est aisé de le +reconnaître, en considérant les vains efforts tentés si long-temps par +les géomètres pour _démontrer_ rigoureusement, non à l'aide du calcul, +mais d'après certaines constructions, plusieurs propositions +fondamentales de la géométrie élémentaire. Quoi qu'on puisse faire, on +ne saurait évidemment éviter de recourir quelquefois en géométrie à la +simple observation immédiate, comme moyen d'établir divers résultats. +Si, dans cette science, les phénomènes que l'on considère sont, en vertu +de leur extrême simplicité, beaucoup plus liés entr'eux que ceux +relatifs à toute autre science physique, il doit néanmoins s'en trouver +nécessairement quelques-uns qui ne peuvent être déduits, et qui servent +au contraire de point de départ. Qu'il convienne, en thèse générale, +pour la plus grande perfection rationnelle de la science, de les +réduire au plus petit nombre possible, cela est sans doute +incontestable; mais il serait absurde de prétendre les faire disparaître +complétement. J'avoue d'ailleurs que je trouve moins d'inconvéniens +réels à étendre un peu au delà de ce qui serait strictement nécessaire +le nombre de ces notions géométriques ainsi établies par l'observation +immédiate, pourvu qu'elles soient d'une simplicité suffisante, qu'à en +faire le sujet de démonstrations compliquées et indirectes, même quand +ces démonstrations peuvent être logiquement irréprochables. + +Après avoir caractérisé aussi exactement que possible la véritable +destination dogmatique de la géométrie des anciens réduite à son moindre +développement indispensable, il convient de considérer sommairement dans +son ensemble chacune des parties principales dont elle doit se composer. +Je crois pouvoir me borner ici à envisager la première et la plus +étendue de ces parties, celle qui a pour objet l'étude de la ligne +droite; les deux autres sections, savoir: la quadrature des polygones et +la cubature des polyèdres, ne pouvant donner lieu, vu leur nature trop +restreinte, à aucune considération philosophique de quelque importance, +distincte de celles indiquées dans la leçon précédente relativement à +la mesure des aires et des volumes en général. + +La question définitive que l'on a constamment en vue dans l'étude de la +ligne droite, consiste proprement à déterminer les uns par les autres +les divers élémens d'une figure rectiligne quelconque, ce qui permet de +connaître toujours indirectement une ligne droite dans quelques +circonstances qu'elle puisse être placée. Ce problème fondamental est +susceptible de deux solutions générales, dont la nature est tout-à-fait +distincte, l'une graphique, l'autre algébrique. La première, quoique +fort imparfaite, est celle qu'on doit considérer d'abord, parce qu'elle +dérive spontanément de l'étude directe du sujet; la seconde, bien plus +parfaite sous les rapports les plus importans, ne peut être étudiée +qu'en dernier lieu, parce qu'elle est fondée sur la connaissance +préalable de l'autre. + +La solution graphique consiste à _rapporter_ à volonté la figure +proposée, soit avec les mêmes dimensions, soit surtout avec des +dimensions variées dans une proportion quelconque. Le premier mode ne +peut guère être mentionné que pour mémoire, comme étant le plus simple, +et celui que l'esprit doit envisager d'abord, car il est, évidemment, +d'ailleurs presque entièrement inapplicable par sa nature. Le second +est, au contraire, susceptible de l'application la plus étendue et la +plus utile. Nous en faisons encore aujourd'hui un usage important et +continuel, non-seulement pour représenter exactement les formes des +corps et leurs positions mutuelles, mais même pour la détermination +effective des grandeurs géométriques, quand nous n'avons pas besoin +d'une grande précision. Les anciens, vu l'imperfection de leurs +connaissances géométriques, employaient ce procédé d'une manière +beaucoup plus étendue, puisqu'il a été long-temps le seul qu'ils pussent +appliquer, même dans les déterminations précises les plus importantes. +C'est ainsi, par exemple, qu'Aristarque de Samos estimait la distance +relative du soleil et de la lune à la terre, en prenant des mesures sur +un triangle construit le plus exactement possible de façon à être +semblable au triangle rectangle formé par les trois astres, à l'instant +où la lune se trouve en quadrature, et où, en conséquence, il suffirait, +pour définir le triangle, d'observer l'angle à la terre. Archimède +lui-même, quoiqu'ayant, le premier, introduit en géométrie les +déterminations calculées, a plusieurs fois employé de semblables moyens. +La formation de la trigonométrie n'y a pas fait même renoncer +entièrement, quoiqu'elle en ait beaucoup diminué l'usage; les Grecs et +les Arabes ont continué à s'en servir pour une foule de recherches, où +nous regardons aujourd'hui l'emploi du calcul comme indispensable. + +Cette exacte reproduction d'une figure quelconque suivant une échelle +différente, ne peut présenter aucune grande difficulté théorique lorsque +toutes les parties de la figure proposée sont comprises dans un même +plan. Mais, si l'on suppose, comme il arrive le plus souvent, qu'elles +soient situées dans des plans différens, on voit naître alors un nouvel +ordre de considérations géométriques. La figure artificielle, qui est +constamment plane, ne pouvant plus, en ce cas, être une image +parfaitement fidèle de la figure réelle, il faut d'abord fixer avec +précision le mode de représentation, ce qui donne lieu aux divers +systèmes de _projection_. Cela posé, il reste à déterminer suivant +quelles lois les phénomènes géométriques se correspondent dans les deux +figures. Cette considération engendre une nouvelle série de recherches +géométriques, dont l'objet définitif est proprement de découvrir comment +on pourra remplacer les constructions en relief par des constructions +planes. Les anciens ont eu à résoudre plusieurs questions élémentaires +de ce genre, pour les divers cas où nous employons aujourd'hui la +trigonométrie sphérique; et principalement pour les différens problèmes +relatifs à la sphère céleste. Telle était la destination de leurs +_analemnes_, et des autres figures planes qui ont suppléé pendant si +long-temps à l'usage du calcul. On voit par là que les anciens +connaissaient réellement les élémens de ce que nous nommons maintenant +la _géométrie descriptive_, quoiqu'ils ne les eussent point conçus d'une +manière distincte et générale. + +Je crois convenable de signaler ici rapidement, à cette occasion, le +véritable caractère philosophique de cette géométrie descriptive, bien +que, comme étant une science essentiellement d'application, elle ne +doive pas être comprise dans le domaine propre de cet ouvrage, tel que +je l'ai circonscrit en commençant. + +Toutes les questions quelconques de géométrie à trois dimensions, +donnent lieu nécessairement, quand on considère leur solution graphique, +à une difficulté générale qui leur est propre, celle de substituer aux +diverses constructions en relief nécessaires pour les résoudre, et qui +sont presque toujours d'une exécution impossible, de simples +constructions planes équivalentes, susceptibles de déterminer finalement +les mêmes résultats. Sans cette indispensable conversion, chaque +solution de ce genre serait évidemment incomplète et réellement +inapplicable dans la pratique, quoique, pour la théorie, les +constructions dans l'espace soient ordinairement préférables comme plus +directes. C'est afin de fournir les moyens généraux d'effectuer +constamment une telle transformation que la _géométrie descriptive_ a +été créée, et constituée en un corps de doctrine distinct et homogène +par une vue de génie de notre illustre Monge. Il a préalablement conçu +un mode uniforme de représenter les corps par des figures tracées sur un +seul plan, à l'aide des _projections_ sur deux plans différens, +ordinairement perpendiculaires entre eux, et dont l'un est supposé +tourner autour de leur intersection commune pour venir se confondre avec +le prolongement de l'autre; il a suffi, dans ce système, ou dans tout +autre équivalent, de regarder les points et les lignes, comme déterminés +par leurs projections, et les surfaces par les projections de leurs +génératrices. Cela posé, Monge, analysant avec une profonde sagacité les +divers travaux partiels de ce genre exécutés avant lui d'après une foule +de procédés incohérens, et considérant même, d'une manière générale et +directe, en quoi devaient consister constamment les questions +quelconques de cette nature, a reconnu qu'elles étaient toujours +réductibles à un très-petit nombre de problèmes abstraits invariables, +susceptibles d'être résolus séparément une fois pour toutes par des +opérations uniformes, et qui se rapportent essentiellement les uns aux +contacts et les autres aux intersections des surfaces. Ayant formé des +méthodes simples et entièrement générales pour la solution graphique de +ces deux ordres de problèmes, toutes les questions géométriques +auxquelles peuvent donner lieu les divers arts quelconques de +construction, la coupe des pierres, la charpente, la perspective, la +gnonomonique, la fortification, etc., ont pu être traitées désormais +comme de simples cas particuliers d'une théorie unique, dont +l'application invariable conduira toujours nécessairement à une solution +exacte, susceptible d'être facilitée dans la pratique en profitant des +circonstances propres à chaque cas. + +Cette importante création mérite singulièrement de fixer l'attention de +tous les philosophes qui considèrent l'ensemble des opérations de +l'espèce humaine, comme étant un premier pas, et jusqu'ici le seul +réellement complet, vers cette rénovation générale des travaux humains, +qui doit imprimer à tous nos arts un caractère de précision et de +rationnalité, si nécessaire à leurs progrès futurs. Une telle révolution +devait, en effet, commencer inévitablement par cette classe de travaux +industriels qui se rapporte essentiellement à la science la plus simple, +la plus parfaite, et la plus ancienne. Elle ne peut manquer de +s'étendre successivement dans la suite, quoique avec moins de facilité, +à toutes les autres opérations pratiques. Nous aurons même bientôt +occasion de remarquer que Monge, qui a conçu plus profondément que +personne la véritable philosophie des arts, avait essayé d'ébaucher pour +l'industrie mécanique une doctrine correspondante à celle qu'il avait si +heureusement formée pour l'industrie géométrique, mais sans obtenir pour +ce cas, dont la difficulté est bien supérieure, aucun autre succès que +celui d'indiquer assez nettement la direction que doivent prendre les +recherches de cette nature. + +Quelqu'essentielle que soit réellement la conception de la géométrie +descriptive, il importe beaucoup de ne pas se méprendre sur la véritable +destination qui lui est si expressément propre, comme l'ont fait, +surtout dans les premiers temps de cette découverte, ceux qui y ont vu +un moyen d'agrandir le domaine général et abstrait de la géométrie +rationnelle. L'événement n'a nullement répondu depuis à ces espérances +mal conçues. Et, en effet, n'est-il pas évident que la géométrie +descriptive n'a de valeur spéciale que comme science d'application, +comme constituant la véritable théorie propre des arts géométriques? +Considérée sous le rapport abstrait, elle ne saurait introduire aucun +ordre vraiment distinct de spéculations géométriques. Il ne faut point +perdre de vue que, pour qu'une question géométrique tombe dans le +domaine propre de la géométrie descriptive, elle doit nécessairement +avoir toujours été résolue préalablement par la géométrie spéculative, +dont ensuite, comme nous l'avons vu, les solutions ont constamment +besoin d'être préparées pour la pratique de manière à suppléer aux +constructions en relief par des constructions planes, substitution qui +constitue réellement la seule fonction caractéristique de la géométrie +descriptive. + +Il convient néanmoins de remarquer ici que, sous le rapport de +l'éducation intellectuelle, l'étude de la géométrie descriptive présente +une importante propriété philosophique, tout-à-fait indépendante de sa +haute utilité industrielle. C'est l'avantage qu'elle offre si +éminemment, en habituant à considérer dans l'espace des systèmes +géométriques quelquefois très-composés, et à suivre exactement leur +correspondance continuelle avec les figures effectivement tracées, +d'exercer ainsi au plus haut degré de la manière la plus sûre et la plus +précise, cette importante faculté de l'esprit humain qu'on appelle +l'_imagination_ proprement dite, et qui consiste, dans son acception +élémentaire et positive, à se représenter nettement, avec facilité, un +vaste ensemble variable d'objets fictifs, comme s'ils étaient sous nos +yeux. + +Enfin, pour achever d'indiquer la nature générale de la géométrie +descriptive en déterminant son caractère logique, nous devons observer +que si, par le genre de ses solutions, elle appartient à la géométrie +des anciens, d'un autre côté elle se rapproche de la géométrie des +modernes par l'espèce des questions qui la composent. Ces questions +sont, en effet, éminemment remarquables par cette généralité que nous +avons vue, dans la dernière leçon, constituer le vrai caractère +fondamental de la géométrie moderne; les méthodes y sont toujours +conçues comme applicables à des formes quelconques, les particularités +propres à chaque forme n'y pouvant avoir qu'une influence purement +secondaire. Les solutions y sont donc graphiques comme la plupart de +celles des anciens, et générales comme celles des modernes. + +Après cette importante digression, dont le lecteur aura sans doute +reconnu la nécessité, poursuivons l'examen philosophique de la géométrie +_spéciale_, considérée toujours comme réduite à son moindre +développement possible, pour servir d'introduction indispensable à la +géométrie _générale_. Ayant suffisamment envisagé la solution graphique +du problème fondamental relatif à la ligne droite, c'est-à-dire, de la +détermination les uns par les autres des divers élémens d'une figure +rectiligne quelconque, nous devons maintenant en examiner d'une manière +générale la solution algébrique. + +Cette seconde solution, dont il est inutile ici d'apprécier expressément +la supériorité évidente, appartient nécessairement, par la nature même +de la question, au système de la géométrie ancienne, quoique le procédé +logique employé l'en fasse ordinairement séparer mal à propos. Nous +avons lieu de vérifier ainsi, sous un rapport très-important, ce qui a +été établi en général dans la leçon précédente, que ce n'est point par +l'emploi du calcul qu'on doit distinguer essentiellement la géométrie +moderne de celle des anciens. Les anciens sont, en effet, les vrais +inventeurs de la trigonométrie actuelle, tant sphérique que rectiligne, +qui seulement était beaucoup moins parfaite entre leurs mains, vu +l'extrême infériorité de leurs connaissances algébriques. C'est donc +réellement dans cette leçon, et non, comme on pourrait le croire +d'abord, dans celles que nous consacrerons ensuite à l'examen +philosophique de la géométrie _générale_, qu'il convient d'apprécier le +caractère de cette importante théorie préliminaire, habituellement +comprise à tort dans ce qu'on appelle la _géométrie analytique_, et qui +n'est effectivement qu'un complément de la _géométrie élémentaire_ +proprement dite. + +Toutes les figures rectilignes pouvant être décomposées en triangles, +il suffit évidemment de savoir déterminer les uns par les autres les +divers élémens d'un triangle, ce qui réduit la _polygonométrie_ à la +simple _trigonométrie_. + +Pour qu'une telle question puisse être résolue algébriquement, la +difficulté consiste essentiellement à former entre les angles et les +côtés d'un triangle trois équations distinctes, qui, une fois obtenues, +réduiront évidemment tous les problèmes trigonométriques à de pures +recherches de calcul. En considérant de la manière la plus générale +l'établissement de ces équations, on voit naître immédiatement une +distinction fondamentale relativement au mode d'introduction des angles +dans le calcul, suivant qu'on les y fera entrer directement par eux-mêmes +ou par les arcs circulaires qui leur sont proportionnels, ou que, au +contraire, on leur substituera certaines droites, comme, par exemple, +les cordes de ces arcs qui leur sont inhérentes, et que, par cette +raison, on appelle ordinairement leurs lignes trigonométriques. De ces +deux systèmes de trigonométrie, le second a dû être, à l'origine, le +seul adopté, comme étant le seul praticable, puisque l'état de la +géométrie permettait alors de trouver assez aisément des relations +exactes entre les côtés des triangles et les lignes trigonométriques des +angles, tandis qu'il eût été absolument impossible, à cette époque, +d'établir des équations entre les côtés et les angles eux-mêmes. La +solution pouvant aujourd'hui être obtenue indifféremment dans l'un et +dans l'autre système, ce motif de préférence ne subsiste plus. Mais les +géomètres n'en ont pas moins dû persister à suivre par choix le système +primitivement admis par nécessité; car, la même raison qui a permis +ainsi d'obtenir les équations trigonométriques avec beaucoup plus de +facilité, doit également, comme il est encore plus aisé de le concevoir +_à priori_, rendre ces équations bien plus simples, puisqu'elles +existent alors seulement entre des lignes droites, au lieu d'être +établies entre des lignes droites et des arcs de cercle. Une telle +considération a d'autant plus d'importance qu'il s'agit là de formules +éminemment élémentaires, destinées à être continuellement employées dans +toutes les parties de la science mathématique aussi bien que dans toutes +ses diverses applications. + +On peut objecter, il est vrai, que, lorsqu'un angle est donné, c'est +toujours en effet par lui-même et non par sa ligne trigonométrique; et +que, lorsqu'il est inconnu, c'est sa valeur angulaire qu'il s'agit +proprement de déterminer, et non celle d'aucune de ses lignes +trigonométriques. Il semble, d'après cela, que de telles lignes ne sont +entre les côtés et les angles qu'un intermédiaire inutile, qui doit +être finalement éliminé, et dont l'introduction ne paraît point +susceptible de simplifier la recherche qu'on se propose. Il importe, en +effet, d'expliquer avec plus de généralité et de précision qu'on ne le +fait d'ordinaire l'immense utilité réelle de cette manière de procéder. +Elle consiste en ce que l'introduction de ces grandeurs auxiliaires +partage la question totale de la trigonométrie en deux autres +essentiellement distinctes, dont l'une a pour objet de passer des angles +à leurs lignes trigonométriques ou réciproquement, et dont l'autre se +propose de déterminer les côtés des triangles par les lignes +trigonométriques de leurs angles ou réciproquement. Or, la première de +ces deux questions fondamentales est évidemment susceptible, par sa +nature, d'être entièrement traitée et réduite en tables numériques une +fois pour toutes, en considérant tous les angles possibles, puisqu'elle +ne dépend que de ces angles, et nullement des triangles particuliers où +ils peuvent entrer dans chaque cas; tandis que la solution de la seconde +question doit nécessairement être renouvelée, du moins sous le rapport +arithmétique, à chaque nouveau triangle qu'il faut résoudre. C'est +pourquoi la première portion du travail total, qui serait précisément la +plus pénible, n'est plus comptée ordinairement, étant toujours faite +d'avance; tandis que si une telle décomposition n'avait point été +instituée, on se serait trouvé évidemment dans l'obligation de +recommencer dans chaque cas particulier le calcul tout entier. Telle est +la propriété essentielle du système trigonométrique adopté, qui, en +effet, ne présenterait réellement aucun avantage effectif si, pour +chaque angle à considérer, il fallait calculer continuellement sa ligne +trigonométrique ou réciproquement: l'intermédiaire serait alors plus +gênant que commode. + +Afin de comprendre nettement la vraie nature de cette conception, il +sera utile de la comparer à une conception encore plus importante, +destinée à produire un effet analogue, soit sous le rapport algébrique, +soit surtout sous le rapport arithmétique, l'admirable théorie des +logarithmes. En examinant d'une manière philosophique l'influence de +cette théorie, on voit, en effet, que son résultat général est d'avoir +décomposé toutes les opérations arithmétiques imaginables en deux +parties distinctes, dont la première, qui est la plus compliquée, est +susceptible d'être exécutée à l'avance une fois pour toutes, comme ne +dépendant que des nombres à considérer et nullement des diverses +combinaisons quelconques dans lesquelles ils peuvent entrer, et qui +consiste à se représenter tous les nombres comme des puissances +assignables d'un nombre constant; la seconde partie du calcul, qui doit +nécessairement être recommencée pour chaque formule nouvelle à évaluer, +étant dès lors réduite à exécuter sur ces exposans des opérations +corrélatives infiniment plus simples. Je me borne à indiquer ce +rapprochement, que chacun peut aisément développer. + +Nous devons de plus observer comme une propriété, secondaire +aujourd'hui, mais capitale à l'origine, du système trigonométrique +adopté, la circonstance très-remarquable que la détermination des angles +par leurs lignes trigonométriques ou réciproquement, est susceptible +d'une solution arithmétique, la seule qui soit directement indispensable +pour la destination propre de la trigonométrie, sans avoir préalablement +résolu la question algébrique correspondante. C'est sans doute à une +telle particularité que les anciens ont dû de pouvoir connaître la +trigonométrie. La recherche ainsi conçue a été d'autant plus facile que, +les anciens ayant pris naturellement la corde pour ligne +trigonométrique, les tables se trouvaient avoir été d'avance construites +en partie pour un tout autre motif, en vertu du travail d'Archimède sur +la rectification du cercle, d'où résultait la détermination effective +d'une certaine suite de cordes, en sorte que, lorsque plus tard +Hipparque eut inventé la trigonométrie, il put se borner à compléter +cette opération par des intercalations convenables, ce qui marque +nettement la filiation des idées à cet égard. + +Afin d'esquisser entièrement cet aperçu philosophique de la +trigonométrie, il convient d'observer maintenant que l'extension du même +motif qui conduit à remplacer les angles ou les arcs de cercle par des +ligues droites dans la vue de simplifier les équations, doit aussi +porter à employer concurremment plusieurs lignes trigonométriques, au +lieu de se borner à une seule, comme le faisaient les anciens, pour +perfectionner ce système en choisissant celle qui sera algébriquement la +plus convenable en telle ou telle occasion. Sous ce rapport, il est +clair que le nombre de ces lignes n'est par lui-même nullement limité; +pourvu qu'elles soient déterminées d'après l'arc, et que réciproquement +elles le déterminent, suivant quelque loi qu'elles en dérivent +d'ailleurs, elles sont aptes à lui être substituées dans les équations. +En se bornant aux constructions les plus simples, les Arabes et les +modernes ensuite ont successivement porté à quatre ou à cinq le nombre +des lignes trigonométriques _directes_, qui pourrait être étendu bien +davantage. Mais, au lieu de recourir à des formations géométriques qui +finiraient par devenir très-compliquées, on conçoit avec une extrême +facilité autant de nouvelles lignes trigonométriques que peuvent +l'exiger les transformations analytiques, au moyen d'un artifice +remarquable, qui n'est pas ordinairement saisi d'une manière assez +générale. Il consiste, sans multiplier immédiatement les lignes +trigonométriques propres à chaque arc considéré, à en introduire de +nouvelles en regardant cet arc comme déterminé indirectement par toutes +les lignes relatives à un arc qui soit une fonction très-simple du +premier. C'est ainsi, par exemple, que souvent, pour calculer un angle +avec plus de facilité, on déterminera, au lieu de son sinus, le sinus de +sa moitié ou de son double, etc. Une telle création de lignes +trigonométriques _indirectes_ est évidemment bien plus féconde que tous +les procédés géométriques immédiats pour en obtenir de nouvelles. On +peut dire, d'après cela, que le nombre des lignes trigonométriques +effectivement employées aujourd'hui par les géomètres est réellement +indéfini, puisque, à chaque instant pour ainsi dire, les transformations +analytiques peuvent conduire à l'augmenter par le procédé que je viens +d'indiquer. Seulement, on n'a donné jusqu'ici de noms spéciaux qu'à +celles de ces lignes _indirectes_ qui se rapportent au complément de +l'arc primitif, les autres ne revenant pas assez fréquemment pour +nécessiter de semblables dénominations, ce qui a fait communément +méconnaître la véritable étendue du système trigonométrique. + +Cette multiplicité des lignes trigonométriques fait naître évidemment, +dans la trigonométrie, une troisième question fondamentale, l'étude des +relations qui existent entre ces diverses lignes; puisque, sans une +telle connaissance, on ne pourrait point utiliser, pour les besoins +analytiques, cette variété de grandeurs auxiliaires, qui n'a pourtant +pas d'autre destination. Il est clair, en outre, d'après la +considération indiquée tout à l'heure, que cette partie essentielle de +la trigonométrie, quoique simplement préparatoire, est, par sa nature, +susceptible d'une extension indéfinie quand on l'envisage dans son +entière généralité, tandis que les deux autres sont nécessairement +circonscrites dans un cadre rigoureusement défini. + +Je n'ai pas besoin d'ajouter expressément que ces trois parties +principales de la trigonométrie doivent être étudiées dans un ordre +précisément inverse de celui suivant lequel nous les avons vues dériver +nécessairement de la nature générale du sujet; car la troisième est +visiblement indépendante des deux autres, et la seconde de celle qui +s'est présentée la première, la résolution des triangles proprement +dite, qui doit, pour cette raison, être traitée en dernier lieu, ce qui +rendait d'autant plus importante la considération de la filiation +naturelle. + +Il était inutile d'envisager ici distinctement la trigonométrie +sphérique, qui ne peut donner lieu à aucune considération philosophique +spéciale, puisque, quelque essentielle qu'elle soit par l'importance et +la multiplicité de ses usages, on ne peut plus la traiter aujourd'hui, +dans son ensemble, que comme une simple application de la trigonométrie +rectiligne, qui fournit immédiatement ses équations fondamentales, en +substituant au triangle sphérique l'angle trièdre correspondant. + +J'ai cru devoir indiquer cette exposition sommaire de la philosophie +trigonométrique, qui pourrait d'ailleurs donner lieu à beaucoup d'autres +considérations intéressantes, afin de rendre sensibles, par un exemple +important, cet enchaînement rigoureux et cette ramification successive +que présentent les questions les plus simples en apparence de la +géométrie élémentaire. + +Avant ainsi suffisamment considéré pour le but de cet ouvrage le +caractère propre de la géométrie _spéciale_, réduite à sa seule +destination dogmatique, de fournir à la géométrie _générale_ une base +préliminaire indispensable, nous devons désormais porter toute notre +attention sur la véritable science géométrique, envisagée dans son +ensemble de la manière la plus rationnelle. Il faut d'abord, à cet +effet, soigneusement examiner la grande idée-mère de Descartes, sur +laquelle elle est entièrement fondée, ce qui fera l'objet de la leçon +suivante. + + + + +DOUZIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. Conception fondamentale de la géométrie _générale_ ou +_analytique_. + + +La géométrie _générale_ étant entièrement fondée sur la transformation +des considérations géométriques en considérations analytiques +équivalentes, nous devons d'abord examiner directement et d'une manière +approfondie la belle conception d'après laquelle Descartes a établi +uniformément la possibilité constante d'une telle corélation. Outre son +extrême importance propre, comme moyen de perfectionner éminemment la +science géométrique, ou plutôt de la constituer dans son ensemble sur +des bases rationnelles, l'étude philosophique de cette admirable +conception doit avoir à nos yeux un intérêt d'autant plus élevé, qu'elle +caractérise avec une parfaite évidence la méthode générale à employer +pour organiser les relations de l'abstrait au concret en mathématique, +par la représentation analytique des phénomènes naturels. Il n'y a +point, dans la philosophie mathématique, de pensée qui mérite davantage +de fixer toute notre attention. + +Afin de parvenir à exprimer par de simples relations analytiques tous +les divers phénomènes géométriques que l'on peut imaginer, il faut +évidemment établir d'abord un mode général pour représenter +analytiquement les sujets mêmes dans lesquels ces phénomènes résident, +c'est-à-dire les lignes ou les surfaces à considérer. Le _sujet_ étant +ainsi habituellement envisagé sous un point de vue purement analytique, +on comprend que dès-lors il a été possible de concevoir de la même +manière les _accidens_ quelconques dont il est susceptible. + +Pour organiser la représentation des formes géométriques par des +équations analytiques, on doit surmonter préalablement une difficulté +fondamentale, celle de réduire à des idées simplement numériques les +élémens généraux des diverses notions géométriques; en un mot, de +substituer, en géométrie, de pures considérations de _quantité_ à toutes +les considérations de _qualité_. + +À cet effet, observons d'abord que toutes les idées géométriques se +rapportent nécessairement à ces trois catégories universelles: la +grandeur, la forme et la position des étendues à considérer. Quant à la +première, il n'y a évidemment aucune difficulté; elle rentre +immédiatement dans les idées de nombres. Pour la seconde, il faut +remarquer qu'elle est toujours réductible par sa nature à la troisième. +Car la forme d'un corps résulte évidemment de la position mutuelle des +différens points dont il est composé, en sorte que l'idée de position +comprend nécessairement celle de forme, et que toute circonstance de +forme peut être traduite par une circonstance de position. C'est ainsi, +en effet, que l'esprit humain a procédé pour parvenir à la +représentation analytique des formes géométriques, la conception n'étant +directement relative qu'aux positions. Toute la difficulté élémentaire +se réduit donc proprement à ramener les idées quelconques de situation à +des idées de grandeur. Telle est la destination immédiate de la +conception préliminaire sur laquelle Descartes a établi le système +général de la géométrie analytique. + +Son travail philosophique a simplement consisté, sous ce rapport, dans +l'entière généralisation d'un procédé élémentaire qu'on peut regarder +comme naturel à l'esprit humain, puisqu'il se forme pour ainsi dire +spontanément chez toutes les intelligences, même les plus vulgaires. En +effet, quand il s'agit d'indiquer la situation d'un objet sans le +montrer immédiatement, le moyen que nous adoptons toujours, et le seul +évidemment qui puisse être employé, consiste à rapporter cet objet à +d'autres qui soient connus, en assignant la grandeur des élémens +géométriques quelconques, par lesquels on le conçoit lié à ceux-ci[21]. +Ces élémens constituent ce que Descartes, et d'après lui tous les +géomètres, ont appelé les _coordonnées_ de chaque point considéré, qui +sont nécessairement au nombre de deux si l'on sait d'avance dans quel +plan le point est situé, et au nombre de trois, s'il peut se trouver +indifféremment dans une région quelconque de l'espace. Autant de +constructions différentes on peut imaginer pour déterminer la position +d'un point, soit sur un plan, soit dans l'espace, autant on conçoit de +systèmes de coordonnées distincts, qui sont susceptibles, par +conséquent, d'être multipliés à l'infini. Mais quelque soit le système +adopté, on aura toujours ramené les idées de situation à de simples +idées de grandeur, en sorte que l'on se représentera le déplacement d'un +point comme produit par de pures variations numériques dans les valeurs +de ses coordonnées. Pour ne considérer d'abord que le cas le moins +compliqué, celui de la géométrie plane, c'est ainsi qu'on détermine le +plus souvent la position d'un point sur un plan, par ses distances plus +ou moins grandes à deux droites fixes supposées connues, qu'on nomme +_axes_, et qu'on suppose ordinairement perpendiculaires entre elles. Ce +système est le plus adopté, à cause de sa simplicité; mais les géomètres +en emploient quelquefois encore une infinité d'autres. Ainsi, la +position d'un point sur un plan peut être déterminée par ses distances à +deux points fixes; ou par sa distance à un seul point fixe, et la +direction de cette distance, estimée par l'angle plus ou moins grand +qu'elle fait avec une droite fixe, ce qui constitue le système des +coordonnées dites _polaires_, le plus usité après celui dont nous avons +parlé d'abord; ou par les angles que forment les droites allant du point +variable à deux points fixes avec la droite qui joint ces derniers; ou +par les distances de ce point à une droite fixe et à un point fixe, etc. +En un mot, il n'y a pas de figure géométrique quelconque d'où l'on ne +puisse déduire un certain système de coordonnées, plus ou moins +susceptible d'être employé. + + [Note 21: C'est ainsi, par exemple, que nous déterminons + habituellement la position des lieux sur la terre par leurs + distances plus ou moins grandes à l'équateur et à un premier + méridien.] + +Une observation générale qu'il importe de faire à cet égard, c'est que +tout système de coordonnées revient à déterminer un point, dans la +géométrie plane, par l'intersection de deux lignes, dont chacune est +assujétie à certaines conditions fixes de détermination; une seule de +ces conditions restant variable, et tantôt l'une, tantôt une autre, +selon le système considéré. On ne saurait, en effet, concevoir d'autre +moyen de construire un point que de le marquer par la rencontre de deux +lignes quelconques. Ainsi, dans le système le plus fréquent, celui des +_coordonnées rectilignes_ proprement dites, le point est déterminé par +l'intersection de deux droites, dont chacune reste constamment parallèle +à un axe fixe, en s'en éloignant plus ou moins; dans le système +_polaire_, c'est la rencontre d'un cercle de rayon variable et dont le +centre est fixe, avec une droite mobile assujétie à tourner autour de ce +centre, qui marque la position du point; en choisissant d'autres +systèmes, le point pourrait être désigné par l'intersection de deux +cercles, ou de deux autres lignes quelconques, etc. En un mot, assigner +la valeur d'une des coordonnées d'un point dans quelque système que ce +puisse être, c'est toujours nécessairement déterminer une certaine ligne +sur laquelle ce point doit être situé. Les géomètres de l'antiquité +avaient déjà fait cette remarque essentielle, qui servait de base à leur +méthode des _lieux géométriques_, dont ils faisaient un si heureux usage +pour diriger leurs recherches dans la résolution des problèmes de +géométrie _déterminés_, en appréciant isolément l'influence de chacune +des deux conditions par lesquelles était défini chaque point constituant +l'objet, direct ou indirect, de la question proposée: c'est précisément +cette méthode dont la systématisation générale a été pour Descartes le +motif immédiat des travaux qui l'ont conduit à fonder la géométrie +analytique. + +Après avoir nettement établi cette conception préliminaire, en vertu de +laquelle les idées de position, et, par suite implicitement, toutes les +notions géométriques élémentaires, sont réductibles à de simples +considérations numériques, il est aisé de concevoir directement, dans +son entière généralité, la grande idée-mère de Descartes, relative à la +représentation analytique des formes géométriques, ce qui constitue +l'objet propre de cette leçon. Je continuerai à ne considérer d'abord, +pour plus de facilité, que la géométrie à deux dimensions, la seule que +Descartes ait traitée, devant ensuite examiner séparément sous le même +point de vue ce qui est propre à la théorie des surfaces ou des courbes +à double courbure. + +D'après la manière d'exprimer analytiquement la position d'un point sur +un plan, on peut aisément établir que, par quelque propriété qu'une +ligne quelconque puisse être définie, cette définition est toujours +susceptible d'être remplacée par une équation correspondante entre les +deux coordonnées variables du point qui décrit cette ligne, équation qui +sera dès lors la représentation analytique de la ligne proposée, dont +tout phénomène devra se traduire par une certaine modification +algébrique de son équation. Si l'on suppose, en effet, qu'un point se +meuve sur un plan sans que son cours soit déterminé en aucune manière, +on devra évidemment regarder ses deux coordonnées, dans quelque système +que ce soit, comme deux variables entièrement indépendantes l'une de +l'autre. Mais, si au contraire ce point est assujéti à décrire une +certaine ligne quelconque, il faudra nécessairement concevoir que ses +coordonnées conservent entre elles, dans toutes les positions qu'il peut +prendre, une certaine relation permanente et précise, susceptible, par +conséquent, d'être exprimée par une équation convenable, qui deviendra +la définition analytique très-nette et très-rigoureuse de la ligne +considérée, puisqu'elle exprimera une propriété algébrique exclusivement +relative aux coordonnées de tous les points de cette ligne. Il est +clair, en effet, que lorsqu'un point n'est soumis à aucune condition, sa +situation n'est déterminée qu'autant qu'on donne à la fois ses deux +coordonnées, distinctement l'une de l'autre; tandis que quand le point +doit se trouver sur une ligne définie, une seule coordonnée suffit pour +fixer entièrement sa position. La seconde coordonnée est donc alors une +_fonction_ déterminée de la première, ou, en d'autres termes, il doit +exister entre elles une certaine _équation_, d'une nature correspondante +à celle de la ligne sur laquelle le point est assujéti à rester. En un +mot, chacune des coordonnées d'un point l'obligeant à être situé sur une +certaine ligne, on conçoit réciproquement que la condition, de la part +d'un point, de devoir appartenir à une ligne définie d'une manière +quelconque, équivaut à assigner la valeur de l'une des deux coordonnées, +qui se trouve, dans ce cas, être entièrement dépendante de l'autre. La +relation analytique qui exprime cette dépendance peut être plus ou moins +difficile à découvrir; mais on doit évidemment en concevoir toujours +l'existence, même dans les cas où nos moyens actuels seraient +insuffisans pour la faire connaître. C'est par cette simple +considération que, indépendamment des vérifications particulières sur +lesquelles est ordinairement établie cette conception fondamentale à +l'occasion de telle ou telle définition de ligne, on peut démontrer, +d'une manière entièrement générale, la nécessité de la représentation +analytique des lignes par les équations. + +En reprenant en sens inverse les mêmes réflexions, on mettrait aussi +facilement en évidence la nécessité géométrique de la représentation de +toute équation à deux variables, dans un système déterminé de +coordonnées, par une certaine ligne, dont une telle relation serait, à +défaut d'aucune autre propriété connue, une définition +très-caractéristique, et qui aura pour destination scientifique de fixer +immédiatement l'attention sur la marche générale des solutions de +l'équation, qui se trouvera ainsi notée de la manière la plus sensible +et la plus simple. Cette peinture des équations est un des avantages +fondamentaux les plus importans de la géométrie analytique, qui a par là +réagi au plus haut degré sur le perfectionnement général de l'analyse +elle-même, non seulement en assignant aux recherches purement abstraites +un but nettement déterminé et une carrière inépuisable, mais, sous un +rapport encore plus direct, en fournissant un nouveau moyen +philosophique de méditation analytique, qui ne pourrait être remplacé +par aucun autre. En effet, la discussion purement algébrique d'une +équation en fait sans doute connaître les solutions de la manière la +plus précise, mais en les considérant seulement une à une, de telle +sorte que, par cette voie, leur marche générale ne saurait être conçue +qu'en résultat définitif d'une longue et pénible suite de comparaisons +numériques, après laquelle l'activité intellectuelle doit ordinairement +se trouver émoussée. Au contraire, le lieu géométrique de l'équation +étant uniquement destiné à représenter distinctement et avec une +netteté parfaite le résumé de cet ensemble de comparaisons, permet de le +considérer directement en fesant complètement abstraction des détails +qui l'ont fourni, et par là peut indiquer à notre esprit des vues +analytiques générales, auxquelles nous serions difficilement parvenus de +toute autre manière, faute d'un moyen de caractériser clairement leur +objet. Il est évident, par exemple, que la simple inspection de la +courbe logarithmique ou de la courbe y = /sin x fait connaître d'une +manière bien plus distincte le mode général de variations des +logarithmes par rapport aux nombres ou des sinus par rapport aux arcs, +que ne pourrait le permettre l'étude la plus attentive d'une table de +logarithmes ou d'une table trigonométrique. On sait que ce procédé est +devenu aujourd'hui entièrement élémentaire, et qu'on l'emploie toutes +les fois qu'il s'agit de saisir nettement le caractère général de la loi +qui règne dans une suite d'observations précises d'un genre quelconque. + +Revenant à la représentation des lignes par les équations, qui est notre +objet principal, nous voyons que cette représentation est, par sa +nature, tellement fidèle, que la ligne ne saurait éprouver aucune +modification, quelque légère qu'elle soit, sans déterminer dans +l'équation un changement correspondant. Cette complète exactitude donne +même lieu souvent à des difficultés spéciales, en ce que, dans notre +système de géométrie analytique, les simples déplacemens des lignes se +fesant aussi bien ressentir dans les équations que les variations +réelles de grandeur ou de forme, on pourrait être exposé à confondre +analytiquement les uns avec les autres, si les géomètres n'avaient pas +découvert une méthode ingénieuse expressément destinée à les distinguer +constamment. Cette méthode est fondée sur ce que, bien qu'il soit +impossible de changer analytiquement à volonté la position d'une ligne +par rapport aux axes des coordonnées, on peut changer d'une manière +quelconque la situation des axes eux-mêmes, ce qui est évidemment +équivalent; dès lors, à l'aide des formules générales très-simples par +lesquelles on opère cette transformation d'axes, il devient aisé de +reconnaître si deux équations différentes ne sont que l'expression +analytique d'une même ligne diversement située, ou se rapportent à des +lieux géométriques vraiment distincts, puisque, dans le premier cas, +l'une d'elles doit rentrer dans l'autre en changeant convenablement les +axes ou les autres constantes du système de coordonnées considéré. Du +reste, il faut remarquer à ce sujet que les inconvéniens généraux de +cette nature paraissent, en géométrie analytique, devoir être +strictement inévitables; puisque les idées de position étant, comme nous +l'avons vu, les seules idées géométriques immédiatement réductibles à +des considérations numériques, et les notions de forme ne pouvant y être +ramenées qu'en voyant en elles des rapports de situation, il est +impossible que l'analyse ne confonde point d'abord les phénomènes de +forme avec de simples phénomènes de position, les seuls que les +équations expriment directement. + +Pour compléter l'explication philosophique de la conception fondamentale +qui sert de base à la géométrie analytique, je crois devoir indiquer ici +une nouvelle considération générale, qui me semble particulièrement +propre à mettre dans tout son jour cette représentation nécessaire des +lignes par des équations à deux variables. Elle consiste en ce que +non-seulement, ainsi que nous l'avons établi, toute ligne définie doit +nécessairement donner lieu à une certaine équation entre les deux +coordonnées de l'un quelconque de ses points; mais, de plus, toute +définition de ligne peut être envisagée comme étant déjà elle-même une +équation de cette ligne dans un système de coordonnées convenable. + +Il est aisé d'établir ce principe, en faisant d'abord une distinction +logique préliminaire relativement aux diverses sortes de définition. La +condition rigoureusement indispensable de toute définition, c'est de +distinguer l'objet défini d'avec tout autre, en assignant une propriété +qui lui appartienne exclusivement. Mais ce but peut être atteint, en +général, de deux manières très-différentes: ou par une définition +simplement _caractéristique_, c'est-à-dire, indiquant une propriété qui, +quoique vraiment exclusive, ne fait pas connaître la génération de +l'objet; ou par une définition réellement _explicative_, c'est-à-dire, +caractérisant l'objet par une propriété qui exprime un de ses modes de +génération. Par exemple, en considérant le cercle comme la ligne qui, +sous le même contour, renferme la plus grande aire, on a évidemment une +définition du premier genre; tandis qu'en choisissant la propriété +d'avoir tous ses points à égale distance d'un point fixe, ou toute autre +semblable, on a une définition du second genre. Il est, du reste, +évident, en thèse générale, que quand même un objet quelconque ne serait +d'abord connu que par une définition _caractéristique_, on ne devrait +pas moins l'envisager comme susceptible de définitions _explicatives_, +que ferait nécessairement découvrir l'étude ultérieure de cet objet. + +Cela posé, il est clair que ce n'est point aux définitions simplement +_caractéristiques_ que peut s'appliquer l'observation générale annoncée +ci-dessus, qui représente toute définition de ligne comme étant +nécessairement une équation de cette ligne dans un certain système de +coordonnées. On ne peut l'entendre que des définitions vraiment +_explicatives_. Mais, en ne considérant que celle-ci, le principe est +aisé à constater. En effet, il est évidemment impossible de définir la +génération d'une ligne, sans spécifier une certaine relation entre les +deux mouvemens simples, de translation ou de rotation, dans lesquels se +décomposera à chaque instant le mouvement du point qui la décrit. Or, en +se formant la notion la plus générale de ce que c'est qu'un _système de +coordonnées_, et admettant tous les systèmes possibles, il est clair +qu'une telle relation ne sera autre chose que l'_équation_ de la ligne +proposée, dans un système de coordonnées d'une nature correspondante à +celle du mode de génération considéré. Ainsi, par exemple, la définition +vulgaire du cercle peut évidemment être envisagée comme étant +immédiatement l'_équation polaire_ de cette courbe, en prenant pour pôle +le centre du cercle; de même, la définition élémentaire de l'ellipse ou +de l'hyperbole, comme étant la courbe engendrée par un point qui se meut +de telle manière que la somme ou la différence de ses distances à deux +points fixes demeure constante, donne sur-le-champ, pour l'une ou +l'autre courbe, l'équation y+x=c, en prenant pour système de coordonnées +celui dans lequel on déterminerait la position d'un point par ses +distances à deux points fixes, et choisissant pour ces pôles les deux +foyers donnés; pareillement encore, la définition ordinaire de la +cycloïde quelconque fournirait directement, pour cette courbe, +l'équation y=mx, en adoptant comme coordonnées de chaque point l'arc +plus ou moins grand qu'il marque sur un cercle de rayon invariable à +partir du point de contact de ce cercle avec une droite fixe, et la +distance rectiligne de ce point de contact à une certaine origine prise +sur cette droite. On peut faire des vérifications analogues et aussi +faciles relativement aux définitions habituelles des spirales, des +épicycloïdes, etc. On trouvera constamment qu'il existe un certain +système de coordonnées, dans lequel on obtient immédiatement une +équation très-simple de la ligne proposée, en se bornant à écrire +algébriquement la condition imposée par le mode de génération que l'on +considère. + +Outre son importance directe, comme moyen de rendre parfaitement +sensible la représentation nécessaire de toute ligne par une équation, +la considération précédente me paraît pouvoir offrir une véritable +utilité scientifique, en caractérisant avec exactitude la principale +difficulté générale qu'on rencontre dans l'établissement effectif de +ces équations, et, par conséquent, en fournissant une indication +intéressante relativement à la marche à suivre dans les recherches de ce +genre, qui, par leur nature, ne sauraient comporter des règles complètes +et invariables. En effet, si une définition quelconque de ligne, du +moins parmi celles qui indiquent un mode de génération, fournit +directement l'équation de cette ligne dans un certain système de +coordonnées, ou pour mieux dire constitue par elle-même cette équation, +il s'ensuit que la difficulté qu'on éprouve souvent à découvrir +l'équation d'une courbe, d'après telle ou telle de ses propriétés +caractéristiques, difficulté qui quelquefois est très-grande, ne doit +provenir essentiellement que de la condition qu'on s'impose +ordinairement d'exprimer analytiquement cette courbe à l'aide d'un +système de coordonnées désigné, au lieu d'admettre indifféremment tous +les systèmes possibles. Ces divers systèmes ne peuvent pas être +regardés, en géométrie analytique, comme étant tous également +convenables; pour différens motifs, dont les plus importans vont être +discutés ci-dessous, les géomètres croient devoir presque toujours +rapporter, autant que possible, les courbes à des coordonnées +rectilignes proprement dites. Or, on conçoit, d'après ce qui précède, +que souvent ces coordonnées uniques ne seront pas celles relativement +auxquelles l'équation de la courbe se trouverait immédiatement établie +par la définition proposée. La principale difficulté que présente la +formation de l'équation d'une ligne consiste donc réellement, en +général, dans une certaine transformation de coordonnées. Sans doute, +cette considération n'assujétit point l'établissement de ces équations à +une véritable méthode générale complète, dont le succès soit toujours +assuré nécessairement, ce qui, par la nature même du sujet, est +évidemment chimérique; mais une telle vue peut nous éclairer utilement à +cet égard sur la marche qu'il convient d'adopter pour parvenir au but +proposé. Ainsi, après avoir d'abord formé l'équation préparatoire qui +dérive spontanément de la définition que l'on considère, il faudra, pour +obtenir l'équation relative au système de coordonnées qui doit être +admis définitivement, chercher à exprimer en fonction de ces dernières +coordonnées celles qui correspondent naturellement au mode de génération +dont il s'agit. C'est sur ce dernier travail qu'il est évidemment +impossible de donner des préceptes invariables et précis. On peut dire +seulement qu'on aura d'autant plus de ressources à cet égard, qu'on +saura davantage de véritable géométrie analytique, c'est-à-dire, qu'on +connaîtra l'expression algébrique d'un plus grand nombre de phénomènes +géométriques différens. + +Pour compléter l'exposition philosophique de la conception qui sert de +base à la géométrie analytique, il me reste à indiquer les +considérations relatives au choix du système de coordonnées qui est, en +général, le plus convenable, ce qui fournira l'explication rationnelle +de la préférence unanimement accordée au système rectiligne ordinaire, +préférence qui a été plutôt jusqu'ici l'effet d'un sentiment empirique +de la supériorité de ce système, que le résultat exact d'une analyse +directe et approfondie. + +Afin de décider nettement entre tous les divers systèmes de coordonnées, +il est indispensable de distinguer avec soin les deux points de vue +généraux, inverses l'un de l'autre, propres à la géométrie analytique, +savoir: la relation de l'algèbre à la géométrie, fondée sur la +représentation des lignes par les équations; et réciproquement la +relation de la géométrie à l'algèbre fondée sur la peinture des +équations par les lignes. + +Il est évident que, dans toute recherche quelconque de géométrie +générale, ces deux points de vue fondamentaux se trouvent nécessairement +combinés sans cesse, puisqu'il s'agit toujours de passer +alternativement, et à des intervalles pour ainsi dire insensible, des +considérations géométriques aux considérations analytiques, et des +considérations analytiques aux considérations géométriques. Mais la +nécessité de les séparer ici momentanément n'en est pas moins réelle; +car la réponse à la question de méthode que nous examinons est, en +effet, comme nous allons le voir, fort loin de pouvoir être la même sous +l'un et sous l'autre de ces deux rapports, en sorte que sans cette +distinction on ne saurait s'en former aucune idée nette. + +Sous le premier point de vue, rigoureusement isolé, le seul motif qui +puisse faire préférer un système de coordonnées à un autre, ne peut être +que la plus grande simplicité de l'équation de chaque ligne, et la +facilité plus grande d'y parvenir. Or, il est aisé de voir qu'il +n'existe et ne doit exister aucun système de coordonnées méritant à cet +égard une préférence constante sur tous les autres. En effet, nous avons +remarqué ci-dessus que, pour chaque définition géométrique proposée, on +peut concevoir un système de coordonnées dans lequel l'équation de la +ligne s'obtient immédiatement et se trouve nécessairement être en même +temps fort simple: de plus, ce système varie inévitablement avec la +nature de la propriété caractéristique que l'on considère. Ainsi, le +système rectiligne ne saurait être, en ce sens, constamment le plus +avantageux, quoiqu'il soit souvent très-favorable; il n'en est +probablement pas un seul qui, dans certains cas particuliers, ne doive +à cet égard lui être préféré, aussi bien qu'à tout autre système. + +Il n'en est, au contraire, nullement de même sous le second point de +vue. On peut, en effet, facilement établir, en thèse générale, que le +système rectiligne ordinaire doit s'adapter nécessairement mieux que +tout autre à la peinture des équations par les lieux géométriques +correspondans, c'est-à-dire que cette peinture y est constamment plus +simple et plus fidèle. + +Considérons, pour cela, que, tout système de coordonnées consistant à +déterminer un point par l'intersection de deux lignes, le système propre +à fournir les lieux géométriques les plus convenables doit être celui +dans lequel ces deux lignes sont les plus simples possibles, ce qui +restreint d'abord le choix à ne pouvoir porter que sur des systèmes +_rectilignes_. À la vérité, il y a évidemment une infinité de systèmes +qui méritent ce nom, c'est-à-dire qui n'emploient que des lignes droites +pour déterminer les points, outre le système ordinaire qui assigne pour +coordonnées les distances à deux droites fixes; tel serait, par exemple, +celui dans lequel les coordonnées de chaque point se trouveraient être +les deux angles que font les droites qui aboutissent de ce point à deux +points fixes avec la droite de jonction de ces derniers; en sorte que +cette première considération n'est pas rigoureusement suffisante pour +expliquer la préférence accordée unanimement au système ordinaire. Mais, +en examinant d'une manière plus approfondie la nature de tout système de +coordonnées, nous avons reconnu, en outre, que chacune des deux lignes +dont la rencontre détermine le point considéré, doit nécessairement +offrir à chaque instant, parmi ses diverses conditions quelconques de +détermination, une seule condition variable, qui donne lieu à l'ordonnée +correspondante, et toutes les autres fixes, qui constituent les _axes_ +du système, en prenant ce terme dans son acception mathématique la plus +étendue: la variation est indispensable pour que toutes les positions +puissent être considérées, et la fixité ne l'est pas moins pour qu'il +existe des moyens de comparaison. Ainsi, dans tous les systèmes +_rectilignes_, chacune des deux droites sera assujétie à une condition +fixe, et l'ordonnée résultera de la condition variable. Sous ce rapport, +il est évident, en thèse générale, que le système le plus favorable à la +construction des lieux géométriques, sera nécessairement celui d'après +lequel la condition variable de chaque droite sera la plus simple +possible, sauf à compliquer pour cela, s'il le faut, la condition fixe. +Or, de toutes les manières possibles de déterminer deux droites +mobiles, la plus aisée à suivre géométriquement est certainement celle +dans laquelle, la direction de chaque droite restant invariable, elle ne +fait que se rapprocher ou s'éloigner plus ou moins d'un axe constant. Il +serait, par exemple, évidemment plus difficile de se figurer nettement +le déplacement d'un point produit par l'intersection de deux droites, +qui tourneraient chacune autour d'un point fixe en fesant avec un +certain axe un angle plus ou moins grand, comme dans le système de +coordonnées précédemment indiqué. Telle est la véritable explication +générale de la propriété fondamentale que présente, par sa nature, le +système rectiligne ordinaire, d'être plus apte qu'aucun autre à la +représentation géométrique des équations, comme étant celui dans lequel +il est le plus aisé de concevoir le déplacement d'un point en résultat +du changement de valeur de ses coordonnées. Pour sentir nettement toute +la force de cette considération, il suffirait, par exemple, de comparer +soigneusement ce système avec le système polaire, dans lequel cette +image géométrique si simple et si aisée à suivre, de deux droites se +mouvant chacune parallèlement à l'axe correspondant, se trouve remplacée +par le tableau compliqué d'une série infinie de cercles concentriques +coupés par une droite assujétie à tourner autour d'un point fixe. Il +est d'ailleurs facile de concevoir _à priori_ quelle doit être, pour la +géométrie analytique, l'extrême importance d'une propriété aussi +profondément élémentaire, qui, par cette raison, doit se reproduire à +chaque instant et prendre une valeur progressivement croissante dans +tous les travaux quelconques de cette nature[22]. + + [Note 22: Devant me borner ici à la comparaison la plus + générale, je n'ai point considéré plusieurs autres + inconvéniens élémentaires de moindre importance, mais + cependant fort graves, que présente le système des + coordonnées polaires, comme de ne point admettre + d'interprétation géométrique pour le signe du rayon recteur, + et même d'assigner quelquefois un point unique pour diverses + solutions distinctes, d'où il résulte que la peinture des + équations y est nécessairement imparfaite. Quels que soient + ces inconvéniens, comme plusieurs systèmes autres que le + système rectiligne ordinaire pourraient aussi en être + exempts, il ne fallait point en tenir compte pour établir la + supériorité générale de ce dernier.] + +En précisant davantage la considération qui démontre la supériorité du +système de coordonnées ordinaire sur tout autre quant à la peinture des +équations, on peut même se rendre compte de l'utilité que présente sous +ce rapport l'usage habituel de prendre autant que possible les deux axes +perpendiculaires entre eux plutôt qu'avec aucune autre inclinaison. Sous +le rapport de la représentation des lignes par les équations, cette +circonstance secondaire n'est pas plus universellement convenable que +nous n'avons vu l'être la nature même du système; puisque, suivant les +occasions, toute autre inclinaison des axes peut mériter à cet égard la +préférence. Mais, sous le point de vue inverse, il est aisé de voir que +des axes rectangulaires permettent constamment de peindre les équations +d'une manière plus simple et même plus fidèle. Car, avec des axes +obliques, l'espace se trouvant partagé par eux en régions dont +l'identité n'est plus parfaite, il en résulte que, si le lieu +géométrique de l'équation s'étend à la fois dans toutes ces régions, il +y présentera, à raison de la seule inégalité des angles, des différences +de figure qui, ne correspondant à aucune diversité analytique, +altéreront nécessairement l'exactitude rigoureuse du tableau, en se +mêlant aux résultats propres des comparaisons algébriques. Par exemple, +une équation comme x^m + y^m = c, qui, par sa symétrie parfaite, devrait +donner évidemment une courbe composée de quatre quarts identiques, sera +représentée, au contraire, en prenant des axes non-rectangulaires, par +un lieu géométrique dont les quatre parties seront inégales. On voit que +le seul moyen d'éviter toute disconvenance de ce genre est de supposer +droit l'angle des deux axes. + +La discussion précédente établit clairement que, si, sous l'un des deux +points de vue fondamentaux continuellement combinés en géométrie +analytique, le système des coordonnées rectilignes proprement dit n'a +aucune supériorité constante sur tout autre; comme il n'est pas non plus +à cet égard constamment inférieur, sa plus grande aptitude nécessaire et +absolue à la peinture des équations doit lui faire généralement accorder +la préférence, quoiqu'il puisse évidemment arriver, dans quelques cas +particuliers, que le besoin de simplifier les équations et de les +obtenir plus aisément détermine les géomètres à adopter un système moins +parfait. C'est, en effet, d'après le système rectiligne, que sont +ordinairement construites les théories les plus essentielles de +géométrie générale, destinées à exprimer analytiquement les phénomènes +géométriques les plus importans. Quand on juge nécessaire d'en choisir +un autre, c'est presque toujours le système polaire auquel on s'arrête, +ce système étant d'une nature assez opposée à celle du système +rectiligne pour que les équations trop compliquées relativement à +celui-ci deviennent, en général, suffisamment simples par rapport à +l'autre. Les coordonnées polaires ont d'ailleurs souvent l'avantage de +comporter une signification concrète plus directe et plus naturelle, +comme il arrive en mécanique pour les questions géométriques auxquelles +donne lieu la théorie des mouvemens de rotation, et dans presque tous +les cas de géométrie céleste. + +Afin de simplifier l'exposition, nous n'avons jusqu'ici considéré la +conception fondamentale de la géométrie analytique que relativement aux +seules courbes planes, dont l'étude générale avait été l'objet unique de +la grande rénovation philosophique opérée par Descartes. Il s'agit +maintenant, pour compléter cette importante explication, de montrer +sommairement de quelle manière cette pensée élémentaire a été étendue, +environ un siècle après, par notre illustre Clairaut, à l'étude générale +des surfaces et des courbes à double courbure. Les considérations +indiquées ci-dessus me permettront de me borner à ce sujet à l'examen +rapide de ce qui est strictement propre à ce nouveau cas. + +L'entière détermination analytique d'un point dans l'espace exige +évidemment qu'on assigne les valeurs de trois coordonnées; par exemple, +d'après le système le plus fréquemment adopté et qui correspond au +système _rectiligne_ de la géométrie plane, des distances de ce point à +trois plans fixes, ordinairement perpendiculaires entre eux, ce qui +présente le point comme l'intersection de trois plans dont la direction +est invariable. On pourrait également employer les distances du point +mobile à trois points fixes, ce qui le déterminerait par la rencontre de +trois sphères à centre constant. De même, la position d'un point serait +définie en donnant sa distance plus ou moins grande à un point fixe, et +la direction de cette distance, au moyen des deux angles que fait cette +droite avec deux axes invariables; c'est le système _polaire_ propre à +la géométrie à trois dimensions; le point est alors construit par +l'intersection d'une sphère à centre constant avec deux cônes droits à +base circulaire dont les axes et le sommet commun ne changent pas. En un +mot, il y a évidemment, dans ce cas, au moins la même variété infinie +entre les divers systèmes possibles de coordonnées que nous avons déjà +observée pour la géométrie à deux dimensions. En général, il faut +concevoir un point comme toujours déterminé par l'intersection de trois +surfaces quelconques, ainsi qu'il l'était auparavant par celle de deux +lignes; chacune de ces trois surfaces a pareillement toutes ses +conditions de détermination constantes, excepté une, qui donne lieu à la +coordonnée correspondante, dont l'influence géométrique propre est ainsi +d'astreindre le point à être situé sur cette surface. + +Cela posé, il est clair que si les trois coordonnées d'un point sont +entièrement indépendantes entre elles, ce point pourra prendre +successivement dans l'espace toutes les positions possibles. Mais, si le +point est assujéti à rester sur une certaine surface, définie d'une +manière quelconque, alors deux coordonnées suffisent évidemment pour +déterminer à chaque instant sa situation, puisque la surface proposée +tiendra lieu de la condition imposée par la troisième coordonnée. On +doit donc concevoir nécessairement dans ce cas, sous le point de vue +analytique, cette dernière coordonnée comme une fonction déterminée des +deux autres, celles-ci demeurant entre elles complétement indépendantes. +Ainsi, il y aura entre les trois coordonnées variables une certaine +équation permanente, et qui sera unique afin de correspondre au degré +précis d'indétermination de la position du point. Cette équation, plus +ou moins facile à découvrir, mais toujours possible, sera la définition +analytique de la surface proposée, puisqu'elle devra se vérifier pour +tous les points de cette surface, et seulement pour eux. Si la surface +vient à éprouver un changement quelconque, même un simple déplacement, +l'équation devra subir une modification correspondante plus ou moins +profonde. En un mot, tous les phénomènes géométriques quelconques +relatifs aux surfaces seront susceptibles d'être traduits par certaines +conditions analytiques équivalentes propres aux équations à trois +variables, et c'est dans l'établissement et l'interprétation de cette +harmonie générale et nécessaire que consistera essentiellement la +science de la géométrie analytique à trois dimensions. + +Considérant ensuite cette conception fondamentale sous le point de vue +inverse, on voit de la même manière que toute équation à trois variables +peut être, en général, représentée géométriquement par une surface +déterminée, primitivement définie d'après la propriété +très-caractéristique, que les coordonnées de tous ses points conservent +toujours entre elles la relation énoncée dans cette équation. Ce lieu +géométrique changera évidemment, pour la même équation, suivant le +système de coordonnées qui servira à la construction de ce tableau. En +adoptant, par exemple, le système rectiligne, il est clair que dans +l'équation entre les trois variables x, y, z, chaque valeur particulière +attribuée à z, donnera une équation entre x et y, dont le lieu +géométrique sera une certaine ligne située dans un plan parallèle au +plan des x, y, et à une distance de ce dernier égale à la valeur de z, +de telle sorte que le lieu géométrique total se présentera comme composé +d'une suite infinie de lignes superposées dans une série de plans +parallèles, sauf les interruptions qui pourront exister, et formera, par +conséquent, une véritable surface. Il en serait de même en considérant +tout autre système de coordonnées, quoique la construction géométrique +de l'équation devînt plus difficile à suivre. + +Telle est la conception élémentaire, complément de l'idée-mère de +Descartes, sur laquelle est fondée la géométrie générale relativement +aux surfaces. Il serait inutile de reprendre directement ici les autres +considérations indiquées ci-dessus par rapport aux lignes, et que chacun +peut aisément étendre aux surfaces, soit pour montrer que toute +définition d'une surface par un mode quelconque de génération est +réellement une équation directe de cette surface dans un certain système +de coordonnées, soit pour déterminer entre tous les divers systèmes de +coordonnées possibles quel est généralement le plus convenable. +J'ajouterai seulement, sous ce dernier rapport, que la supériorité +nécessaire du système rectiligne ordinaire, quant à la peinture des +équations, est évidemment encore plus prononcée dans la géométrie +analytique à trois dimensions que dans celle à deux, à cause de la +complication géométrique incomparablement plus grande qui résulterait +alors du choix de tout autre système, ainsi qu'on peut le vérifier de la +manière la plus sensible en considérant, par opposition, le système +polaire en particulier, qui est, pour les surfaces comme pour les +courbes, et en vertu des mêmes motifs, le plus usité après le système +rectiligne proprement dit. + +Afin de compléter l'exposition générale de la conception fondamentale +relative à l'étude analytique des surfaces, nous aurons encore à +examiner philosophiquement, dans la quatorzième leçon, un dernier +perfectionnement de la plus haute importance, que Monge a récemment +introduit dans les élémens mêmes de cette théorie, pour la +classification des surfaces en familles naturelles, établies d'après le +mode de génération, et exprimées algébriquement par des équations +différentielles communes, ou par des équations finies contenant des +fonctions arbitraires. + +Considérons maintenant le dernier point de vue élémentaire de la +géométrie analytique à trois dimensions, celui qui se rapporte à la +représentation algébrique des courbes, envisagées dans l'espace de la +manière la plus générale. En continuant à suivre le principe constamment +employé ci-dessus, celui du degré d'indétermination du lieu géométrique, +correspondant au degré d'indépendance des variables, il est évident, en +thèse générale, que, lorsque un point doit être situé sur une certaine +courbe quelconque, une seule coordonnée suffit pour achever de +déterminer entièrement sa position, par l'intersection de cette courbe +avec la surface qui résulte de cette coordonnée. Ainsi, dans ce cas, les +deux autres coordonnées du point doivent être conçues comme des +fonctions nécessairement déterminées et distinctes de la première. Par +conséquent, toute ligne, considérée dans l'espace, est donc représentée +analytiquement, non plus par une seule équation, mais par le système de +deux équations entre les trois coordonnées de l'un quelconque de ses +points. Il est clair, en effet, d'un autre côté, que chacune de ces +équations, envisagée séparément, exprimant une certaine surface, leur +ensemble présente la ligne proposée comme l'intersection de deux +surfaces déterminées. Telle est la manière la plus générale de concevoir +la représentation algébrique d'une ligne dans la géométrie analytique à +trois dimensions. Cette conception est ordinairement envisagée d'une +manière trop étroite, lorsqu'on se borne à considérer une ligne comme +déterminée par le système de ses deux _projections_ sur deux des plans +coordonnés, système caractérisé analytiquement par cette particularité +que chacune des deux équations de la ligne ne contient alors que deux +des trois coordonnées, au lieu de renfermer simultanément les trois +variables. Cette considération, qui consiste à regarder la ligne comme +l'intersection de deux surfaces cylindriques parallèles à deux des trois +axes des coordonnées, outre l'inconvénient d'être bornée au système +rectiligne ordinaire, a le défaut, lorsqu'on croit devoir s'y réduire +strictement, d'introduire des difficultés inutiles dans la +représentation analytique des lignes, puisque la combinaison de ces +deux cylindres ne saurait être évidemment toujours la plus convenable +pour former les équations d'une ligne. Ainsi, envisageant cette notion +fondamentale dans son entière généralité, il faudra, dans chaque cas, +parmi l'infinité de couples de surfaces dont l'intersection pourrait +produire la courbe proposée, choisir celui qui se prêtera le mieux à +l'établissement des équations, comme se composant des surfaces les plus +connues. Par exemple, s'agit-il d'exprimer analytiquement un cercle dans +l'espace, il sera évidemment préférable de le considérer comme +l'intersection d'une sphère et d'un plan, plutôt que suivant toute autre +combinaison de surfaces qui pourrait également le produire. + +À la vérité, cette manière de concevoir la représentation des lignes par +des équations dans la géométrie analytique à trois dimensions, engendre, +par sa nature, un inconvénient nécessaire, celui d'une certaine +confusion analytique, consistant en ce que la même ligne peut se trouver +ainsi exprimée, avec un même système de coordonnées, par une infinité de +couples d'équations différens, vu l'infinité de couples de surfaces qui +peuvent la former, ce qui peut présenter quelques difficultés pour +reconnaître cette ligne à travers tous les déguisemens algébriques dont +elle est susceptible. Mais il existe un procédé général fort simple +pour faire disparaître cet inconvénient, se priver des facilités qui +résultent de cette variété de constructions géométriques. Il suffit, en +effet, quel que soit le système analytique établi primitivement pour une +certaine ligne, de pouvoir en déduire le système correspondant à un +couple unique de surfaces uniformément engendrées, par exemple, à celui +des deux surfaces cylindriques qui _projettent_ la ligne proposée sur +deux des plans coordonnés, surfaces qui évidemment seront toujours +identiques de quelque manière que la ligne ait été obtenue, et ne +varieront que lorsque cette ligne elle-même changera. Or, en choisissant +ce système fixe, qui est effectivement le plus simple, on pourra +généralement déduire des équations primitives celles qui leur +correspondent dans cette construction spéciale, en les transformant, par +deux éliminations successives, en deux équations ne contenant chacune +que deux des coordonnées variables, et qui conviendront par cela seul +aux deux surfaces de projection. Telle est réellement la principale +destination de cette sorte de combinaison géométrique, qui nous offre +ainsi un moyen invariable et certain de reconnaître l'identité des +lignes malgré la diversité quelquefois très-grande de leurs équations. + +Après avoir considéré dans son ensemble la conception fondamentale de +la géométrie analytique sous les principaux aspects élémentaires qu'elle +peut présenter, il convient, pour compléter, sous le rapport +philosophique, une telle esquisse, de signaler ici les imperfections +générales que présente encore cette conception, soit relativement à la +géométrie, soit relativement à l'analyse. + +Relativement à la géométrie, il faut remarquer que les équations ne sont +propres jusqu'ici qu'à représenter des lieux géométriques entiers, et +nullement des portions déterminées de ces lieux géométriques. Il serait +cependant nécessaire, dans plusieurs circonstances, de pouvoir exprimer +analytiquement une partie de ligne ou de surface, et même une ligne ou +surface _discontinue_ composée d'une suite de sections appartenant à des +figures géométriques distinctes, par exemple le contour d'un polygone ou +la surface d'un polyèdre. La thermologie surtout donne lieu fréquemment +à de semblables considérations, auxquelles notre géométrie analytique +actuelle se trouve nécessairement inapplicable. Néanmoins il importe +d'observer que, dans ces derniers temps, les travaux de M. Fourier sur +les fonctions discontinues ont commencé à remplir cette grande lacune, +et ont par là directement introduit un nouveau perfectionnement +essentiel dans la conception fondamentale de Descartes. Mais cette +manière de représenter des formes hétérogènes ou partielles, étant +fondée sur l'emploi de séries trigonométriques procédant selon les sinus +d'une suite infinie d'arcs multiples, ou sur l'usage de certaines +intégrales définies équivalentes à ces séries et dont l'intégrale +générale est ignorée, présente encore trop de complication pour pouvoir +être immédiatement introduite dans le système propre de la géométrie +analytique. + +Relativement à l'analyse, il faut commencer par reconnaître que +l'impossibilité où nous sommes de concevoir géométriquement pour des +équations contenant quatre, cinq variables ou un plus grand nombre, une +représentation analogue à celles que comportent toutes les équations à +deux ou à trois variables, ne doit pas être envisagée comme une +imperfection de notre système de géométrie analytique, car elle tient +évidemment à la nature même du sujet. L'analyse étant nécessairement +plus générale que la géométrie, puisqu'elle est relative à tous les +phénomènes possibles, il serait peu philosophique de vouloir constamment +trouver parmi les seuls phénomènes géométriques une représentation +concrète de toutes les lois que l'analyse peut exprimer. Mais il existe +une autre imperfection de moindre importance qu'on doit réellement +envisager comme provenant de la manière même dont nous concevons la +géométrie analytique. Elle consiste en ce que notre représentation +actuelle des équations à deux ou à trois variables par des lignes ou des +surfaces est évidemment toujours plus ou moins incomplète, puisque, dans +la construction du lieu géométrique, nous n'avons égard qu'aux solutions +_réelles_ des équations, sans tenir aucun compte des solutions +_imaginaires_. La marche générale de ces dernières serait cependant, par +sa nature, tout aussi susceptible que celle des autres d'une peinture +géométrique. Il résulte de cette omission que le tableau graphique de +l'équation est constamment imparfait, et quelquefois même au point qu'il +n'y a plus de représentation géométrique, lorsque l'équation n'admet que +des solutions imaginaires. Cependant, même dans ce dernier cas, il y +aurait évidemment lieu de distinguer sous le rapport géométrique des +équations aussi différentes en elles-mêmes que celles-ci, par exemple, +/[x^2+y^2+1=0,/;x^6+y^4+1=0,/;y^2+e^x=0./] On sait de plus que cette +imperfection principale entraîne souvent, dans la géométrie analytique à +deux ou à trois dimensions, une foule d'inconvéniens secondaires, tenant +à ce que plusieurs modifications analytiques se trouvent ne correspondre +à aucun phénomène géométrique. + +Un de nos plus grands géomètres actuels, M. Poinsot, a présenté une +considération très-ingénieuse et fort simple, à laquelle on n'a pas fait +communément assez d'attention, et qui permet, lorsque les équations sont +peu compliquées, de concevoir la représentation graphique des solutions +imaginaires, en se bornant à peindre leurs rapports quand ils sont +réels[23]. Mais cette considération, qu'il serait aisé de généraliser +abstraitement, est jusqu'ici trop peu susceptible d'être effectivement +employée, à cause de l'état extrême d'imperfection où se trouve encore +la résolution algébrique des équations, et d'où il résulte ou que la +forme des racines imaginaires est le plus souvent ignorée, ou qu'elle +présente une trop grande complication; en sorte que de nouveaux travaux +sont indispensables à cet égard, avant qu'on puisse regarder comme +comblée cette lacune essentielle de notre géométrie analytique. + + [Note 23: M. Poinsot a montré, par exemple, dans son + excellent _mémoire sur l'analyse des sections angulaires_, + que l'équation x^2+y^2+a^2=0, ordinairement écartée comme + n'ayant pas de lieu géométrique, peut être représentée, de + la manière la plus simple et la plus nette, par une + hyperbole équilatère, qui remplit à son égard le même office + que le cercle pour l'équation x^2+y^2-a^2=0.] + +L'exposition philosophique essayée dans cette leçon de la conception +fondamentale de la géométrie analytique, nous montre clairement que +cette science consiste essentiellement à déterminer quelle est, en +général, l'expression analytique de tel ou tel phénomène géométrique +propre aux lignes ou aux surfaces, et réciproquement à découvrir +l'interprétation géométrique de telle ou telle considération analytique. +Nous avons maintenant à examiner, en nous bornant aux questions +générales les plus importantes, comment les géomètres sont parvenus à +établir effectivement cette belle harmonie, et à imprimer ainsi à la +science géométrique, envisagée dans son ensemble total, le caractère +parfait de rationalité et de simplicité qu'elle présente aujourd'hui si +éminemment. Tel sera l'objet essentiel des deux leçons suivantes, l'une, +consacrée à l'étude générale des lignes, et l'autre, à l'étude générale +des surfaces. + + + + +TREIZIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. De la géométrie _générale_ à deux dimensions. + + +D'après la marche habituellement adoptée jusqu'à ce jour pour +l'exposition de la science géométrique, la destination vraiment +essentielle de la géométrie analytique n'est encore sentie que d'une +manière fort imparfaite, qui ne correspond nullement à l'opinion que +s'en forment les véritables géomètres, depuis que l'extension des +conceptions analytiques à la mécanique rationnelle a permis de s'élever +à quelques idées générales sur la philosophie mathématique. La +révolution fondamentale opérée par la grande pensée de Descartes n'est +point encore dignement appréciée dans notre éducation mathématique, même +la plus haute. À la manière dont elle est ordinairement présentée et +surtout employée, cette admirable méthode ne semblerait d'abord avoir +d'autre but réel que de simplifier l'étude des sections coniques, ou de +quelques autres courbes, considérées toujours une à une suivant l'esprit +de la géométrie ancienne, ce qui serait sans doute de fort peu +d'importance. On n'a point encore convenablement senti que le véritable +caractère distinctif de notre géométrie moderne, ce qui constitue son +incontestable supériorité, consiste à étudier, d'une manière entièrement +générale, les diverses questions relatives à des lignes ou à des +surfaces quelconques, en transformant les considérations et les +recherches géométriques en considérations et en recherches analytiques. +Il est remarquable que dans les établissemens, même les plus justement +célèbres, consacrés à la haute instruction mathématique, on n'ait point +institué de cours vraiment dogmatique de géométrie générale, conçu d'une +manière à la fois distincte et complète[24]. Cependant une telle étude +est la plus propre à manifester clairement le vrai caractère +philosophique de la science mathématique, en démontrant avec une netteté +parfaite l'organisation générale de la relation de l'abstrait au concret +dans la théorie mathématique d'un ordre quelconque de phénomènes +naturels. + + [Note 24: La profonde médiocrité qu'on observe + généralement à cet égard, surtout dans l'enseignement de la + partie élémentaire des mathématiques, quoique deux siècles + se soient écoulés déjà depuis la publication de la géométrie + de Descartes, montre combien notre éducation mathématique + ordinaire est encore loin de correspondre au véritable état + de la science; ce qui tient sans doute, en grande partie, on + ne doit pas se le dissimuler, à l'extrême infériorité de la + plupart des personnes auxquelles on confie un enseignement + aussi important, sur la haute direction duquel les + véritables chefs de la science ne sont d'ailleurs admis à + exercer aucune influence régulière et permanente.] + +Ces considérations indiquent assez quelle peut être, outre son extrême +importance philosophique, l'utilité spéciale et directe de l'exposition +à laquelle nous conduit maintenant le plan de cet ouvrage. Il s'agit +donc, en partant de la conception fondamentale expliquée dans la leçon +précédente, relativement à la représentation analytique des formes +géométriques, d'examiner comment les géomètres sont parvenus à réduire +toutes les questions de géométrie générale à de pures questions +d'analyse, en déterminant les lois analytiques de tous les phénomènes +géométriques, c'est-à-dire les modifications algébriques qui leur +correspondent dans les équations des lignes et des surfaces. Je ne +m'occuperai d'abord que des courbes, et même des courbes planes, +réservant pour la leçon suivante l'étude générale des surfaces et des +courbes à double courbure. L'esprit de cet ouvrage prescrit d'ailleurs +de se borner à l'examen philosophique des questions générales les plus +importantes, et surtout d'écarter toute application à des formes +particulières. Le but essentiel que nous devons avoir en vue ici, est +seulement de constater avec précision comment la conception +fondamentale de Descartes a établi le système général de la science +géométrique sur des bases rationnelles et définitives. Toute autre étude +rentrerait dans un traité spécial de géométrie; mais, quant à celle-ci, +elle est indispensable pour l'objet que nous nous proposons. On peut +sans doute concevoir _à priori_, comme je l'ai indiqué dans la leçon +précédente, que, une fois le sujet des recherches géométriques +représenté analytiquement, tous les _accidens_ ou phénomènes quelconques +dont il est susceptible doivent comporter nécessairement une +interprétation semblable. Mais il est clair qu'une telle considération +ne dispense nullement, même sous le simple rapport philosophique, +d'étudier l'organisation effective de cette harmonie générale entre la +géométrie et l'analyse, dont on ne se formerait sans cela qu'une idée +vague et confuse, entièrement insuffisante. + +La première et la plus simple question qu'on puisse se proposer +relativement à une courbe quelconque, c'est de connaître, d'après son +équation[25], le nombre de points nécessaire à sa détermination. Outre +l'importance propre d'une telle notion, qui n'est pas établie jusqu'ici +d'une manière assez rationnelle, je crois devoir exposer avec quelque +développement la solution générale de ce problème élémentaire, parce +qu'elle me semble éminemment apte, sous le rapport de la méthode, vu +l'extrême simplicité des considérations analytiques correspondantes, à +faire saisir le véritable esprit de la géométrie analytique, +c'est-à-dire la corrélation nécessaire et continue entre le point de vue +concret et le point de vue abstrait. + + [Note 25: Je considérerai toujours, pour fixer les + idées, à moins d'avertissement formel, le système de + coordonnées rectilignes ordinaire, soit dans cette leçon, + soit dans la suivante.] + +Pour résoudre complétement cette question, il faut distinguer deux cas, +suivant que la courbe proposée est définie analytiquement par son +équation la plus générale, c'est-à-dire convenant à toutes les positions +de la courbe relativement aux axes, ou par une équation particulière et +plus simple, qui n'a lieu que dans une certaine situation de la courbe à +l'égard des axes. + +Dans le premier cas, il est évident que la condition, de la part de la +courbe, de devoir passer par un point donné, équivaut analytiquement à +ce que les constantes arbitraires que renferme son équation générale +conservent entre elles la relation marquée par la substitution des +coordonnées particulières de ce point dans cette équation. Chaque point +donné imposant ainsi à ces constantes une certaine condition algébrique, +pour que la courbe soit entièrement déterminée il faudra donc assigner +un nombre de points égal au nombre des constantes arbitraires contenues +dans son équation. Telle est la règle générale. Il convient cependant +d'observer qu'elle pourrait induire en erreur, et indiquer un nombre de +points trop considérable, si, dans l'équation proposée, le nombre des +termes distincts renfermant les constantes arbitraires était moindre que +celui de ces constantes, auquel cas il faudrait évidemment juger du +nombre de points nécessaire à l'entière détermination de la courbe, +seulement par celui de ces termes, ce qui signifierait géométriquement +que les constantes considérées pourraient alors éprouver certains +changemens sans qu'il en résultât aucun pour la courbe. Tel serait, par +exemple, le cas du cercle, si on le définissait comme la courbe décrite +par le sommet d'un angle de grandeur invariable qui se meut de manière à +ce que chacun de ses côtés passe toujours par un certain point fixe. Il +faut donc, pour plus de généralité, compter séparément le nombre des +constantes entrant dans l'équation de la courbe proposée et le nombre +des termes qui les contiennent, et déterminer combien de points exige +l'entière spécification de la courbe par le plus petit de ces deux +nombres, à moins qu'ils ne soient égaux. + +Quand une courbe n'est primitivement définie que par une équation du +genre de celles que nous avons nommées plus haut _particulières_, on +peut, à l'aide d'une transformation invariable et fort simple, faire +rentrer ce cas dans le précédent, en _généralisant_ convenablement +l'équation proposée. Il suffit, pour cela, de rapporter la courbe, +d'après les formules connues, à un nouveau système d'axes, dont la +situation par rapport aux premiers soit regardée comme indéterminée. Si +cette transformation ne change pas essentiellement la composition +analytique de l'équation primitive, ce sera la preuve que celle-ci était +déjà suffisamment générale; dans le cas contraire, elle le sera devenue, +et dès lors la question se résoudra facilement par l'application de la +règle précédemment établie. On peut même observer, pour simplifier +encore davantage cette solution, que cette généralisation de l'équation +introduira toujours, quelle que soit l'équation primitive, trois +nouvelles constantes arbitraires, savoir les deux coordonnées de la +nouvelle origine et l'inclinaison des nouveaux axes sur les anciens; en +sorte que, sans effectuer le calcul, on pourra connaître le nombre des +constantes arbitraires qui entreraient dans l'équation la plus générale, +et par suite en déduire directement le nombre de points nécessaire à la +détermination de la courbe proposée, toutes les fois du moins qu'on +pourra être certain d'avance, ce qui a lieu très-fréquemment, que le +nombre des termes qui contiendraient ces constantes ne serait pas +moindre que celui des constantes elles-mêmes. + +Afin de montrer à quel degré de facilité peut parvenir la solution +générale de cette question, il importe de remarquer que, l'opération +analytique prescrite pour la résoudre se réduisant à une simple +énumération, cette énumération peut être faite avant même que l'équation +de la courbe soit obtenue, et d'après sa seule définition géométrique. +Il suffit, en effet, d'analyser cette définition sous ce point de vue, +en estimant combien de points donnés, ou de droites données soit en +longueur, soit en direction, ou de cercles donnés, etc., elle exige pour +l'entière détermination de la courbe proposée. Cela posé, on saura aussi +d'avance combien il devra entrer de constantes arbitraires dans +l'équation la plus générale de cette courbe, en considérant que chaque +point fixe donné par la définition en introduira deux, chaque droite +donnée également deux, chaque longueur donnée une, chaque cercle +entièrement donné trois, etc. On pourra donc juger immédiatement par là +du nombre de points qu'exige la détermination de la courbe, avec autant +d'exactitude que si l'on avait sous les yeux son équation générale; à +cela près néanmoins de la restriction indiquée ci-dessus pour le cas où +le nombre des termes renfermant les constantes arbitraires serait +inférieur à celui des constantes; restriction qu'on pourra souvent +reconnaître comme inapplicable, si l'analyse de la définition proposée a +montré clairement que les données qu'elle prescrit ne pourraient +nullement varier, soit isolément, soit ensemble, sans qu'il en résultât +pour la courbe un changement quelconque. Mais, lorsque cette restriction +devra être réellement appliquée, cette considération ne fournira d'abord +qu'une limite supérieure du nombre cherché, qui ne pourra être alors +entièrement connu qu'en consultant effectivement l'équation générale. + +J'ai supposé jusqu'ici que les points par lesquels on veut déterminer le +cours d'une ligne fussent absolument quelconques; mais, pour compléter +la méthode, il faut examiner le cas où l'on introduirait parmi eux des +points _singuliers_, c'est-à-dire distincts de tous les autres par une +propriété caractéristique quelconque, comme ce que l'on nomme les +_foyers_ dans les sections coniques, les _sommets_, les _centres_, les +points d'_inflexion_ ou de _rebroussement_, etc. Ces points ayant tous +pour caractère d'être uniques, ou du moins déterminés, dans une même +courbe, leurs deux coordonnées sont donc chacune une fonction +déterminée, connue ou inconnue, des constantes qui spécifient +exactement la courbe proposée. Ainsi, donner un seul de ces points, +c'est imposer à ces constantes arbitraires deux conditions algébriques, +ce qui, par conséquent, équivaut analytiquement à donner deux points +ordinaires. La règle générale et fort simple se réduit donc, à cet +égard, à compter toujours pour deux chaque point _singulier_, par +quelque propriété qu'il puisse être défini: à cela près, on rentrera +dans la loi établie ci-dessus. + +Toute application spéciale de la théorie générale que je viens +d'indiquer serait ici déplacée. Je crois cependant utile de remarquer, +au sujet de cette application, que le nombre de points nécessaires à +l'entière détermination de chaque courbe, quoique constituant une +circonstance fort importante, n'est point aussi intimement lié qu'on le +croirait d'abord, soit à la nature analytique de l'équation, soit à la +forme géométrique de la ligne. Ainsi, par exemple, on trouve, d'après la +méthode précédente, que la parabole ordinaire, et même les paraboles de +tous les degrés, la logarithmique, la cycloïde, la spirale d'Archimède, +etc., exigent également quatre points pour leur détermination, quoiqu'on +n'ait pu découvrir jusqu'ici aucune autre propriété commune entre des +courbes aussi différentes sous le rapport analytique que sous le +rapport géométrique. Il est néanmoins vraisemblable que cette analogie +ne doit pas être entièrement isolée. + +Je choisirai, comme second exemple intéressant, parmi les questions +élémentaires relatives à l'étude générale des lignes, la détermination +des _centres_ dans une courbe plane quelconque. Le caractère géométrique +du _centre_ d'une figure étant, en général, d'être le milieu de toutes +les cordes qui y passent, il en résulte évidemment que, si l'on y place +l'origine du système des coordonnées rectilignes, les points de la +figure auront, deux à deux, par rapport à une telle origine, des +coordonnées égales et de signe contraire. On peut donc reconnaître +immédiatement, d'après l'équation d'une courbe quelconque, si elle a +pour centre l'origine actuelle des coordonnées, puisqu'il suffit +d'examiner si cette équation n'est point altérée, en y changeant à la +fois les signes des deux coordonnées variables, ce qui exige, dans le +cas où il n'y entre que des fonctions algébriques, rationnelles et +entières, que les termes soient tous de degré pair ou tous de degré +impair, suivant le degré de l'équation. Cela posé, quand un tel +changement trouble l'équation, il faut déplacer l'origine d'une manière +indéterminée, et chercher à disposer des deux constantes arbitraires que +cette transformation introduit dans l'équation pour les coordonnées de +la nouvelle origine, de façon à ce que l'équation puisse jouir, +relativement aux nouveaux axes, de la propriété précédente. Si, par des +valeurs réelles convenables des coordonnées de la nouvelle origine, on +peut faire disparaître tous les termes qui empêchaient l'équation de +présenter ce caractère analytique, la courbe aura un centre dont ces +valeurs feront connaître la position: dans le cas contraire, il sera +constaté que la courbe n'a point de centre. + +Parmi les questions de géométrie générale à deux dimensions dont la +solution complète ne dépend que de l'analyse ordinaire, je crois devoir +encore indiquer ici celle qui se rapporte à la détermination des +conditions de la _similitude_ entre des courbes quelconques d'un même +_genre_, c'est-à-dire susceptibles d'une même définition ou _équation_, +qui ne les distingue les unes des autres que par les diverses valeurs de +certaines constantes arbitraires relatives à la grandeur de chacune +d'elles. Cette question, importante en elle-même, a d'autant plus +d'intérêt sous le rapport de la méthode, que le phénomène géométrique +qu'il s'agit alors de caractériser analytiquement, est évidemment +purement relatif à la forme, et nullement un phénomène de situation, ce +qui, comme nous l'avons remarqué dans la leçon précédente, donne +toujours lieu à des difficultés spéciales par rapport à notre système +de géométrie analytique, où les idées de position sont seules +directement considérées. + +L'emploi de l'analyse différentielle fournirait immédiatement la +solution de ce problème général, en étendant aux courbes, comme il +convient, la définition élémentaire de la similitude pour les figures +rectilignes. Il suffirait, en effet, 1º de calculer, d'après l'équation +de chacune des deux courbes, l'angle de _contingence_ en un point +quelconque, et d'exprimer que cet angle a la même valeur dans les deux +courbes pour des points correspondans; 2º d'après l'expression +différentielle générale de la longueur d'un élément infiniment petit de +chaque courbe, d'exprimer que les élémens homologues des deux courbes +sont entre eux dans un rapport constant. Les conditions analytiques de +la similitude se trouveraient ainsi dépendre des deux premières +fonctions dérivées de l'ordonnée rapportée à l'abcisse. Mais le problème +peut être résolu d'une manière beaucoup plus simple, et néanmoins tout +aussi générale, quoique moins directe, par le simple usage de l'analyse +ordinaire. + +Pour cela, il faut d'abord remarquer une propriété élémentaire que +peuvent toujours présenter deux figures semblables de forme quelconque, +quand elles sont placées dans une situation _parallèle_, c'est-à-dire, +de telle façon que tous les élémens de chacune soient respectivement +parallèles aux élémens homologues de l'autre, ce que la similitude +permet évidemment de faire constamment. Dans cette situation, il est +aisé de voir que, si on joint deux à deux par des droites les points +homologues des deux figures, toutes ces lignes de jonction concourront +nécessairement en un point unique, à partir duquel leurs longueurs, +comptées jusqu'à l'une et à l'autre des deux figures semblables, auront +entre elles un rapport constant, égal à celui des deux figures. Il +résulte immédiatement de cette propriété, considérée sous le point de +vue analytique, que, si l'origine des coordonnées rectilignes est +supposée placée au point particulier dont nous venons de parler, les +points homologues des deux courbes semblables auront des coordonnées +constamment proportionnelles, en sorte que l'équation de la première +courbe devra rentrer dans celle de la seconde, en y changeant x en mx, +et y en my, m étant une constante arbitraire égale au rapport linéaire +des deux figures. Avec des coordonnées polaires z et /varphi, dont le +pôle serait placé au même point, les deux équations deviendraient +identiques en changeant seulement z en mz dans l'une d'elles, sans +changer /varphi. La vérification d'un tel caractère algébrique suffira +donc évidemment pour constater la similitude. Mais, de sa +non-vérification, il est clair qu'on ne devra point conclure +immédiatement la dissimilitude des deux courbes comparées, puisque +l'origine ou le pôle pourraient n'être pas placés au point unique pour +lequel cette relation a lieu, ou même que les deux courbes pourraient +n'être pas posées actuellement dans la situation _parallèle_. Il est +néanmoins facile de généraliser et de compléter la méthode sous l'un et +l'autre de ces deux rapports, quoiqu'il semble d'abord impossible +analytiquement de modifier la situation relative de deux courbes. Il +suffira pour cela de changer, à l'aide des formules connues, à la fois +l'origine et la direction des axes si les coordonnées sont rectilignes, +ou le pôle et la direction de l'axe si elles sont polaires, mais en +effectuant cette transformation seulement dans l'une des deux équations. +On cherchera alors à disposer des trois constantes arbitraires +introduites par là, pour que cette équation ainsi modifiée présente, +relativement à l'autre, la propriété analytique indiquée. Si cette +relation peut avoir lieu d'après certaines valeurs réelles des +constantes arbitraires, les deux courbes seront semblables; sinon, leur +dissimilitude sera constatée. + +Quoiqu'il ne convienne point de considérer ici aucune application +spéciale de la théorie précédente, je crois cependant utile d'indiquer +à ce sujet une remarque générale. Elle consiste en ce que, toutes les +fois que l'équation d'une courbe, simplifiée le plus possible par la +disposition des axes, ne renfermera qu'une seule constante arbitraire, +toutes les courbes de ce genre seront nécessairement semblables entre +elles. On peut augmenter l'utilité de cette observation, en ce que, sans +considérer même l'équation de la courbe, il suffira d'examiner, dans ce +cas, si sa définition géométrique primitive ne fait dépendre que d'une +seule donnée l'entière détermination de sa grandeur[26]. Quand, au +contraire, l'équation la plus simple de la courbe proposée contiendra +deux constantes arbitraires ou davantage, ou, ce qui est exactement +équivalent, lorsque la définition fera dépendre sa grandeur de plusieurs +données distinctes, les courbes de ce genre ne pourront être semblables +qu'à l'aide de certaines relations entre ces constantes ou ces données, +qui consisteront ordinairement dans leur proportionnalité. C'est ainsi +que toutes les paraboles d'un même degré, d'ailleurs quelconque, sont +semblables entre elles, aussi bien que toutes les logarithmiques, toutes +les cycloïdes ordinaires, tous les cercles, etc.; tandis que deux +ellipses ou deux hyperboles, par exemple, ne sont semblables qu'autant +que leurs axes sont proportionnels. + + [Note 26: Cette propriété, qui est une conséquence + évidente de la théorie indiquée ci-dessus, pourrait + d'ailleurs être établie directement par une considération + fort simple. Il suffirait de remarquer que, dans ce cas, les + diverses courbes de ce genre pourraient coïncider en les + construisant sur une échelle différente, d'où résulte + clairement leur similitude nécessaire.] + +Je me borne à ce petit nombre de questions générales relatives aux +lignes, parmi celles dont la solution complète dépend seulement de +l'analyse ordinaire. On n'y doit pas comprendre la détermination de ce +qu'on appelle les _foyers_, la recherche des _diamètres_, etc., et +plusieurs autres problèmes de ce genre, qui, bien que susceptibles +d'être proposés et résolus pour des courbes quelconques, n'ont de +véritable intérêt qu'à l'égard des sections coniques. Relativement aux +_diamètres_, par exemple, c'est-à-dire aux lieux géométriques des +milieux d'un système quelconque de cordes parallèles, il est aisé de +former une méthode générale pour déduire de l'équation d'une courbe +l'équation commune de tous ses diamètres. Mais une telle considération +ne peut faciliter l'étude d'une courbe qu'autant que les diamètres se +trouvent être des lignes plus simples et plus connues que la courbe +primitive; et même cette recherche n'a vraiment une grande utilité que +lorsque tous les diamètres sont des lignes droites. Or, c'est ce qui n'a +lieu que dans les courbes du second degré. Pour toutes les autres, les +diamètres sont, en général, des courbes aussi peu connues et souvent +même d'une étude plus difficile que la courbe proposée. C'est pourquoi +je ne dois point ici considérer une telle question, ni aucune autre +semblable, quoique, dans les traités spéciaux de géométrie analytique, +il convînt d'ailleurs de les présenter d'abord, autant que possible, +sous un point de vue entièrement général. + +Je passe donc immédiatement à l'examen des théories de géométrie +générale à deux dimensions qui ne peuvent être complétement établies +qu'à l'aide de l'analyse transcendante. + +La première et la plus simple d'entre elles consiste dans la +détermination des tangentes aux courbes planes. Ayant eu occasion, dans +la sixième leçon, d'indiquer la solution générale de cet important +problème, d'après chacun des divers points de vue fondamentaux propres à +l'analyse transcendante, il est inutile d'y revenir ici. Je ferai +seulement observer à ce sujet que la question fondamentale ainsi +considérée suppose connu le point de contact de la droite avec la +courbe, tandis que la tangente peut être déterminée par plusieurs autres +conditions, qu'il faut alors faire rentrer dans la précédente, en +déterminant préalablement les coordonnées du point de contact, ce qui +est ordinairement très-facile. Ainsi, par exemple, si la tangente est +assujétie à passer par un point donné extérieur à la courbe, les +coordonnées de ce point devant satisfaire à la formule générale de +l'équation de la tangente à cette courbe, formule qui contient les +coordonnées inconnues du point de contact, ce dernier point sera +déterminé par une telle relation combinée avec l'équation de la courbe +proposée. De même, si la tangente cherchée doit être parallèle à une +droite donnée, il faudra égaler le coéfficient général qui marque sa +direction en fonction des coordonnées du point de contact à celui qui +détermine celle de la droite donnée, et la combinaison de cette +condition avec l'équation de la courbe fera encore connaître ces +coordonnées. + +Afin de considérer sous un point de vue plus étendu les problèmes +relatifs aux tangentes, il peut être utile d'exprimer distinctement la +relation qui doit exister entre les deux constantes arbitraires +contenues dans l'équation générale d'une ligne droite et les diverses +constantes propres à une courbe quelconque donnée, pour que la droite +soit tangente à la courbe. À cet effet, il suffit d'observer que les +deux constantes par lesquelles se trouve fixée à chaque instant la +position de la tangente étant des fonctions connues des coordonnées du +point de contact, l'élimination de ces deux coordonnées entre ces deux +formules et l'équation de la courbe proposée fournira une relation +indépendante du point de contact et contenant seulement les constantes +des deux lignes, qui sera le caractère analytique cherché du phénomène +d'un contact indéterminé. On se servirait, par exemple, de telles +expressions pour déterminer une tangente commune à deux courbes données, +en calculant les deux constantes propres à cette droite d'après les deux +relations qu'entraînerait ainsi son contact avec l'une et l'autre +courbe. + +La question fondamentale des tangentes est le point de départ de +plusieurs autres recherches générales plus ou moins importantes +relativement aux courbes, qu'il est aisé d'en faire dépendre. La plus +directe et la plus simple de ces questions secondaires consiste dans la +détermination des _asymptotes_, ou du moins des _asymptotes_ +rectilignes, les seules, en général, qu'il soit intéressant de +connaître, parce qu'elles seules contribuent réellement à faciliter +l'étude d'une courbe. On sait que l'_asymptote_ est une droite qui +s'approche indéfiniment et d'aussi près qu'on veut d'une courbe, sans +cependant pouvoir jamais l'atteindre rigoureusement. Elle peut donc être +envisagée comme une tangente dont le point de contact s'éloigne à +l'infini. Ainsi, pour la déterminer, il suffit de supposer infinies les +coordonnées du point de contact dans les deux formules générales qui +expriment, d'après l'équation de la courbe, en fonction de ces +coordonnées, les deux constantes par lesquelles est fixée la position de +la tangente. Si ces deux constantes prennent alors des valeurs réelles +et compatibles entre elles, la courbe donnée aura des asymptotes dont un +tel calcul fera connaître le nombre et la situation; si ces valeurs sont +imaginaires ou incompatibles, ce sera la preuve que la courbe proposée +n'a point d'asymptotes, du moins rectilignes. On voit que cette +détermination est exactement analogue à celle d'une tangente menée par +un point de la courbe dont les coordonnées seraient finies. Il arrivera +seulement, dans un assez grand nombre de cas, que les deux valeurs +cherchées se présenteront sous une forme indéterminée, ce qui est un +inconvénient général des formules algébriques, quoiqu'il doive sans +doute avoir lieu plus fréquemment en attribuant aux variables des +valeurs infinies. Mais on sait qu'il existe une méthode analytique +générale pour estimer la vraie valeur de toute expression semblable; il +suffira donc alors d'y recourir. + +On peut rattacher aussi, quoique d'une manière beaucoup moins directe, à +la théorie des tangentes, la théorie tout entière des divers points +_singuliers_, dont la détermination contribue éminemment à la +connaissance de toute courbe qui en présente, comme les points +d'_inflexion_, les points _multiples_, les points de _rebroussement_, +etc. Relativement aux points d'_inflexion_, par exemple, c'est-à-dire à +ceux où une courbe de concave devient convexe, ou de convexe concave, il +faut d'abord examiner le caractère analytique immédiatement propre à la +concavité ou à la convexité, ce qui dépend de la manière dont varie la +direction de la tangente. Quand la courbe est concave vers l'axe des +abcisses, elle fait avec lui un angle de plus en plus petit à mesure +qu'elle s'en éloigne; au contraire, lorsqu'elle est convexe, l'angle +qu'elle fait avec l'axe devient de plus en plus grand en s'en écartant +davantage. On peut donc directement reconnaître, d'après l'équation +d'une courbe, le sens de sa courbure à chaque instant: il suffit +d'examiner si le coéfficient qui marque l'inclinaison de la tangente, +c'est-à-dire la fonction dérivée de l'ordonnée, prend des valeurs +croissantes ou des valeurs décroissantes à mesure que l'ordonnée +augmente; dans le premier cas, la courbe tourne sa convexité vers l'axe +des abcisses; dans le second, sa concavité. Cela posé, s'il y a +_inflexion_ en quelque point, c'est-à-dire si la courbure change de +sens, il est clair qu'en ce point l'inclinaison de la tangente sera +devenue un _maximum_ ou un _minimum_, suivant qu'il s'agira du passage +de la convexité à la concavité, ou du passage inverse. On trouvera donc +en quels points ce phénomène peut avoir lieu, à l'aide de la théorie +ordinaire des _maxima_ et _minima_, dont l'application à cette recherche +apprendra évidemment que, pour l'abcisse du point d'inflexion, la +seconde fonction dérivée de l'ordonnée proposée doit être nulle, ce qui +suffira pour déterminer l'existence et la position de ce point. Cette +recherche peut ainsi être rattachée à la théorie des tangentes, +quoiqu'elle soit ordinairement présentée d'après la théorie du cercle +osculateur. Il en serait de même, avec plus ou moins de difficulté, +relativement à tous les autres points _singuliers_. + +Un second problème fondamental que présente l'étude générale des +courbes, et dont la solution complète exige un emploi plus étendu de +l'analyse transcendante, est l'importante question de la mesure de la +_courbure_ des courbes au moyen du cercle _osculateur_ en chaque point, +dont la découverte suffirait seule pour immortaliser le nom du grand +Huyghens. + +Le cercle étant la seule courbe qui présente en tous ses points une +courbure uniforme, d'autant plus grande d'ailleurs que le rayon est plus +petit, quand les géomètres se sont proposé de soumettre à une +estimation précise la courbure de toute autre courbe quelconque, ils ont +dû naturellement la comparer en chaque point au cercle qui pouvait avoir +avec elle le plus intime contact possible, et qu'ils ont nommé, pour +cette raison, cercle _osculateur_, afin de le distinguer des cercles +simplement _tangens_, qui sont en nombre infini au même point de courbe, +tandis que le cercle osculateur est évidemment unique. En considérant +cette question sous un autre aspect, on conçoit que la courbure d'une +courbe en chaque point pourrait aussi être estimée par l'angle plus ou +moins grand de deux élémens consécutifs, qu'on appelle angle de +_contingence_. Mais, il est aisé de reconnaître que ces deux mesures +sont nécessairement équivalentes, puisque le centre du cercle osculateur +sera d'autant plus éloigné que cet angle de contingence sera plus obtus: +on voit même, sous le point de vue analytique, que l'expression du rayon +de ce cercle fournit immédiatement la valeur de cet angle. D'après cette +conformité évidente des deux points de vue, les géomètres ont dû +préférer habituellement la considération du cercle osculateur, comme +plus étendue et se prêtant mieux à la déduction des autres théories +géométriques qui se rattachent à cette conception fondamentale. + +Cela posé, la manière la plus simple et la plus directe de déterminer +le cercle osculateur consiste à l'envisager, d'après la méthode +infinitésimale proprement dite, comme passant par trois points +infiniment voisins de la courbe proposée, ou, en d'autres termes, comme +ayant avec elle deux élémens consécutifs communs, ce qui le distingue +nettement de tous les cercles simplement tangens, avec lesquels la +courbe n'a qu'un seul élément commun. Il résulte de cette notion, en +ayant égard à la construction nécessaire pour décrire un cercle passant +par trois points donnés, que le centre du cercle osculateur, ou ce qu'on +appelle le _centre de courbure_ de la courbe en chaque point, peut être +regardé comme le point d'intersection de deux normales infiniment +voisines, en sorte que la question se réduit à trouver ce dernier point. +Or, cette recherche est facile, en formant, d'après l'équation générale +de la tangente à une courbe quelconque, celle de la normale qui lui est +perpendiculaire, et faisant ensuite varier d'une quantité infiniment +petite, dans cette dernière équation, les coordonnées du point de +contact, afin de passer à la normale infiniment voisine: la +détermination de la solution commune à ces deux équations, qui sont du +premier degré par rapport aux deux coordonnées du point d'intersection, +suffit pour faire trouver les deux formules générales qui expriment les +coordonnées du centre de courbure d'une courbe en un point quelconque. +Ces formules une fois obtenues, la recherche du rayon de courbure +n'offre plus aucune difficulté, puisqu'elle se réduit à calculer la +distance de ce centre de courbure au point correspondant de la courbe. +En appelant /alpha, /beta, les coordonnées rectilignes du centre de +courbure d'une courbe quelconque en un point dont les coordonnées sont +x, y, et nommant r le rayon de courbe, on trouve par cette méthode les +formules connues. /[/alpha = +x-/frac{/frac{dy}{dx}/left(1+/frac{dy^2}{dx^2}/right)}{/frac{d^2y}{dx^2}}, +;/beta += y+/frac{/left(1+/frac{dy^2}{dx^2}/right)}{/frac{d^2y}{dx^2}},/] +/[r=/frac{/left(1+/frac{dy^2}{dx^2}/right)^{/frac{3}{2}}}{/frac{d^2y} +{dx^2}}/] + +On conçoit de quelle importance est la détermination du rayon de +courbure, et combien la discussion de la manière générale dont il varie +aux différens points d'une courbe, doit contribuer à la connaissance +approfondie de cette courbe. Cet élément a surtout ceci de +très-remarquable, entre tous les autres sujets ordinaires de recherches +dans la géométrie analytique, qu'il se rapporte directement, par sa +nature, à la forme même de la courbe, sans dépendre aucunement de sa +position. On voit que, sous le rapport analytique, il exige la +considération simultanée des deux premières fonctions dérivées de +l'ordonnée. + +La théorie des centres de courbure conduit naturellement à l'importante +notion des _développées_, qui sont maintenant définies comme étant les +lieux géométriques de tous les centres de courbure de chaque courbe en +ses différens points, quoique, au contraire, dans la conception +primitive de cette branche de la géométrie, Huyghens eût déduit l'idée +du cercle osculateur de celle de la développée, directement envisagée +comme engendrant par son développement la courbe primitive, ou la +_développante_. Il est aisé de reconnaître que ces deux manières de voir +rentrent l'une dans l'autre. Cette développée présente évidemment, par +quelque mode qu'on l'obtienne, deux propriétés générales et nécessaires +relativement à la courbe quelconque, dont elle dérive: la première, +d'avoir pour tangentes les normales à celle-ci; et la seconde, que la +longueur de ses arcs soit égale à celle des rayons de courbure +correspondans de la développante. Quant au moyen d'obtenir l'équation de +la développée d'une courbe donnée, il est clair qu'entre les deux +formules citées ci-dessus pour exprimer les coordonnées du centre de +courbure, il suffit d'éliminer, dans chaque cas, les coordonnées x, y, +du point correspondant de la courbe proposée, à l'aide de l'équation de +cette courbe: l'équation en /alpha, /beta qui résultera de +l'élimination, sera celle de la développée demandée. On pourrait +également entreprendre de résoudre la question inverse, c'est-à-dire de +trouver la développante d'après la développée. Mais il faut remarquer +qu'une élimination analogue à la précédente ne fournirait alors, pour la +courbe cherchée, qu'une équation contenant, outre x et y, les deux +fonctions dérivées dy/dx, d^2y/dx^2; en sorte qu'après cette analyse +préparatoire, la solution complète du problème exigerait encore +l'intégration de cette équation différentielle du second ordre ce qui, +vu l'extrême imperfection du calcul intégral, serait le plus souvent +impossible, si, par la nature propre d'une telle recherche, la courbe +demandée ne devait point, comme j'ai eu occasion de l'indiquer dans la +septième leçon, être représentée par la solution _singulière_, que la +simple différentiation peut toujours faire obtenir, l'intégrale générale +ne désignant ici que le système des cercles osculateurs, dont la +connaissance n'est point l'objet de la question proposée. Il en serait +de même toutes les fois qu'on aurait à déterminer une courbe d'après une +propriété quelconque de son rayon de courbure. Cet ordre de questions +est exactement analogue aux problèmes plus simples qui constituent ce +que, dans l'origine de l'analyse transcendante, on appelait la _Méthode +inverse des tangentes_, où l'on se proposait de déterminer une courbe +par une propriété donnée de sa tangente en un point quelconque. + +Par des considérations géométriques plus ou moins compliquées, analogues +à celle qui fournit les développées, les géomètres ont déduit d'une même +courbe primitive quelconque diverses autres courbes secondaires, dont +les équations peuvent être obtenues d'après des procédés semblables. Les +plus remarquables d'entre elles sont les _caustiques_ par réflexion ou +par réfraction, dont la première idée est due à Tschirnaüs, quoique +Jacques Bernouilli en ait seul établi la véritable théorie générale. Ce +sont, comme on sait, des courbes formées par l'intersection continuelle +des rayons de lumière infiniment voisins qu'on supposerait réfléchis ou +réfractés par la courbe primitive. En partant de la loi géométrique de +la réflexion ou de la réfraction de la lumière, consistant en ce que +l'angle de réflexion est égal à l'angle d'incidence, ou en ce que le +sinus de l'angle de réfraction est un multiple constant et connu du +sinus de l'angle d'incidence, il est évident que la recherche de ces +_caustiques_ se réduit à une pure question de géométrie, parfaitement +semblable à celle des développées, conçues comme formées par +l'intersection continuelle des normales infiniment voisines. Le problème +se résoudra donc analytiquement en suivant une marche analogue, au sujet +de laquelle toute autre indication serait ici superflue. Le calcul sera +seulement plus laborieux, surtout si les rayons incidens ne sont pas +supposés parallèles entre eux ou émanés d'un même point. + +Les développées, les caustiques, et toutes les autres lignes déduites +d'une même courbe principale à l'aide de constructions analogues, sont +formées par les intersections continuelles de droites infiniment +voisines soumises à une certaine loi. Mais on peut aussi, en +généralisant le plus possible cette considération géométrique, concevoir +des courbes produites par l'intersection continuelle de certaines +courbes infiniment voisines, assujéties à une même loi quelconque. Cette +loi consiste ordinairement en ce que toutes ces courbes sont +représentées par une équation commune, d'ailleurs quelconque, d'où elles +dérivent successivement en donnant diverses valeurs à une certaine +constante arbitraire. On peut alors se proposer de trouver le lieu +géométrique des points d'intersection de ces courbes consécutives, qui +correspondent à des valeurs infiniment rapprochées de cette constante +arbitraire conçue comme variant d'une manière continue. Leïbnitz a +imaginé le premier les recherches de cette nature, qui ont ensuite été +fort étendues par Clairaut et surtout par Lagrange. Pour traiter le cas +le plus simple, celui que je viens de caractériser exactement, il suffit +évidemment de différentier l'équation générale proposée par rapport à la +constante arbitraire que l'on considère, et d'éliminer ensuite cette +constante entre cette équation différentielle et l'équation primitive; +on obtiendra ainsi, entre les deux coordonnées variables, une équation +indépendante de cette constante, qui sera celle de la courbe cherchée, +dont la forme différera souvent beaucoup de celle des courbes +génératrices. Lagrange a établi, au sujet de cette relation géométrique, +un important théorème général, en montrant que, sous le point de vue +analytique, la courbe ainsi obtenue et les courbes génératrices ont +nécessairement une même équation différentielle, dont l'intégrale +complète représente le système des courbes génératrices, tandis que sa +solution _singulière_ correspond à la courbe des intersections. + +J'ai considéré jusqu'ici la théorie de la courbure des courbes suivant +l'esprit de la méthode infinitésimale proprement dite, qui s'adapte en +effet bien plus simplement qu'aucune autre à toute recherche de ce +genre. La conception de Lagrange, relativement à l'analyse +transcendante, présentait surtout, par sa nature, de grandes +difficultés spéciales pour la solution directe d'une telle question, +comme je l'ai déjà remarqué dans la sixième leçon. Mais ces difficultés +ont si heureusement excité le génie de Lagrange, qu'elles l'ont conduit +à la formation de la théorie générale des contacts, dont l'ancienne +théorie du cercle osculateur se trouve n'être plus qu'un cas particulier +fort simple. Il importe au but de cet ouvrage de considérer maintenant +cette belle conception, qui est peut-être, sous le rapport +philosophique, l'objet le plus profondément intéressant que puisse +offrir jusqu'ici la géométrie analytique. + +Comparons une courbe quelconque donnée y=f(x) à une autre courbe +variable z=/varphi(x), et cherchons à nous former une idée précise des +divers degrés d'intimité qui pourront exister entre ces deux courbes, en +un point commun, suivant les relations qu'on supposera entre la fonction +/varphi et la fonction f. Il suffira pour cela de considérer la distance +verticale des deux courbes en un autre point de plus en plus rapproché +du premier, afin de la rendre successivement la moindre possible, eu +égard à la corrélation des deux fonctions. Si h désigne l'accroissement +qu'éprouve l'abcisse en passant à ce nouveau point, cette distance, qui +est égale à la différence des deux ordonnées correspondantes, pourra +être développée, d'après la formule de Taylor, suivant les puissances +ascendantes de h, et aura pour expression la série, +/[D=/left(f'(x)-/varphi(x)/right)h + +/left(f''(x)-/varphi''(x)/right)/frac{h^2}{1.2}/] /[+ +/left(f'''(x)-/varphi'''(x)/right)/frac{h^3}{1.2.3} + /mbox{/rm etc}./] +En concevant, ce qui est évidemment toujours possible, h tellement +petit, que le premier terme de cette série soit supérieur à la somme de +tous les autres, il est clair que la courbe z aura avec la courbe y un +rapprochement d'autant plus intime, que la nature de la fonction +variable /varphi permettra de supprimer un plus grand nombre de termes +dans ce développement, à partir du premier. Le degré d'intimité des deux +courbes sera donc exactement apprécié, sous le point de vue analytique, +par le nombre plus ou moins grand de fonctions dérivées successives de +leurs ordonnées qui auront la même valeur au point que l'on considère. +De là, l'importante conception générale des divers ordres de _contacts_ +plus ou moins parfaits, dont la notion du cercle osculateur comparé aux +cercles simplement tangens n'avait présenté jusqu'alors qu'un seul +exemple particulier. Ainsi, après la simple intersection, le premier +degré de rapprochement entre deux courbes a lieu quand les premières +dérivées de leurs ordonnées sont égales; c'est le _contact du premier +ordre_, ou ce qu'on appelle ordinairement le simple contact, parce qu'il +a été long-temps le seul connu. Le _contact du second ordre_ exige de +plus que les secondes dérivées des fonctions f et /varphi soient égales: +en y joignant encore l'égalité de leurs troisièmes dérivées, on +constitue un _contact du troisième ordre_, et ainsi de suite à l'infini. +Au delà du premier ordre, les contacts portent souvent le nom +d'_osculations_ du premier ordre, du second ordre, etc. + +Les contacts du premier et du second ordre peuvent être caractérisés +géométriquement par une observation fort simple, en ce qu'il en résulte +évidemment que les deux courbes comparées ont au point commun, dans un +cas, la même tangente, et, dans l'autre, le même cercle de courbure, +puisque la tangente à chaque courbe dépend de la première dérivée de son +ordonnée, et le cercle de courbure, des deux premières dérivées +successives. Mais cette considération ne conviendrait plus au-delà du +second ordre pour déterminer l'idée géométrique du contact. Lagrange +s'est borné, sous ce rapport, à assigner le caractère général qui +résulte immédiatement de l'analyse ci-dessus indiquée, et qui consiste +en ce que lorsque la courbe z est déterminée de manière à avoir avec la +courbe y un contact de l'ordre n, produit analytiquement par l'égalité +de toutes les fonctions dérivées jusqu'à celle de l'ordre n, aucune +autre courbe z, de même nature que la précédente, mais qui ne +satisferait qu'à un moindre nombre de conditions analytiques, et qui, +par conséquent, n'aurait avec la courbe y qu'un contact moins intime, ne +pourrait passer entre les deux courbes, puisque l'intervalle de +celles-ci a reçu la plus petite valeur dont il était susceptible d'après +une telle relation des deux équations. + +Lorsqu'on a particularisé la nature de la courbe z ainsi comparée à une +courbe quelconque donnée y, l'ordre du contact le plus intime qu'elle +peut avoir avec celle-ci dépend évidemment du nombre plus ou moins grand +de constantes arbitraires que renferme son équation la plus générale, un +contact de l'ordre n exigeant n+1 conditions analytiques, qui ne +sauraient être remplies qu'avec un pareil nombre de constantes +disponibles. Par conséquent, une ligne droite, dont l'équation la plus +générale contient seulement deux constantes arbitraires, ne peut avoir +avec une courbe quelconque qu'un contact du premier ordre: d'où découle +la théorie ordinaire des tangentes. L'équation du cercle renfermant, en +général, trois constantes arbitraires, le cercle peut avoir avec une +courbe quelconque un contact du second ordre, et de là résulte, comme +cas particulier, l'ancienne théorie du cercle osculateur. En +considérant une parabole, comme il y a quatre constantes arbitraires +dans son équation la plus complète et la plus simple, elle est +susceptible, comparée à toute autre courbe, d'une intimité plus +profonde, qui peut aller jusqu'au contact du troisième ordre: de même, +une ellipse comporterait un contact du quatrième ordre, etc. + +La considération précédente est propre à suggérer une interprétation +géométrique de cette théorie générale des contacts, qui me semble +destinée à compléter le travail de Lagrange, en assignant, pour définir +directement les divers ordres de contacts, un caractère concret plus +simple et plus clair que celui indiqué par Lagrange. En effet, ce nombre +plus ou moins grand de constantes arbitraires contenues dans une +équation a pour signification géométrique, comme nous l'avons établi en +commençant cette leçon, le nombre des points nécessaires à l'entière +détermination de la courbe correspondante, lequel se trouve ainsi +marquer le degré d'intimité dont cette courbe est susceptible +relativement à toute autre. Or, d'un autre côté, la loi analytique qui +exprime ce contact par l'égalité d'un pareil nombre de dérivées +successives des deux ordonnées, indique évidemment que les deux courbes +ont alors autant de points infiniment voisins communs; puisque, d'après +la nature des différentielles, il est clair que la différentielle de +l'ordre n dépend de la comparaison de n+1 ordonnées consécutives. On +peut donc se faire directement une idée nette des divers ordres de +contacts, en disant qu'ils consistent dans la communauté d'un nombre +plus ou moins grand de points infiniment voisins entre les deux courbes. +En termes plus rigoureux, on définirait, par exemple, l'ellipse +osculatrice au troisième ordre, en la regardant comme la limite vers +laquelle tendraient les ellipses passant par cinq points de la courbe +proposée, à mesure que quatre de ces points supposés mobiles se +rapprocheraient indéfiniment du cinquième supposé fixe. + +Cette théorie générale des contacts est évidemment propre, par sa +nature, à fournir une connaissance de plus en plus profonde de la +courbure d'une courbe quelconque, en lui comparant successivement +diverses courbes connues, susceptibles d'un contact de plus en plus +intime; ce qui permettrait de rendre aussi exacte qu'on voudrait la +mesure de la courbure, en changeant convenablement le terme de +comparaison. Ainsi, il est clair, d'après les considérations +précédentes, que l'assimilation de tout arc de courbe infiniment petit à +un arc de parabole, en ferait connaître la courbure avec plus de +précision que par l'emploi du cercle osculateur; et la comparaison avec +l'ellipse procurerait encore plus d'exactitude, etc.; en sorte qu'en +destinant chaque type primitif à approfondir l'étude du type suivant, on +pourrait perfectionner à l'infini la théorie des courbes. Mais la +nécessité d'avoir une connaissance nette et familière de la courbe ainsi +adoptée comme unité de courbure, détermine les géomètres à renoncer à +cette haute perfection spéculative, pour se contenter, en réalité, de +comparer toutes les courbes au cercle seulement, en vertu de +l'uniformité de courbure, propriété caractéristique du cercle. Aucune +autre courbe, en effet, ne peut être regardée, sous ce rapport, comme +assez simple et assez connue pour pouvoir être utilement employée, +quoique l'on n'ignore plus que le cercle n'est pas l'unité de courbure +la plus convenable abstraitement. Lagrange s'est donc borné +définitivement à déduire de sa conception générale la théorie du cercle +osculateur, ainsi présentée sous un point de vue purement analytique. Il +est même remarquable que de cette seule considération il ait pu conclure +avec facilité les deux propriétés fondamentales ci-dessus indiquées pour +les développées, que la simple analyse paraissait d'abord si peu propre +à établir. + +J'ai cru devoir considérer la théorie des contacts des courbes dans sa +plus grande extension spéculative, afin d'en faire saisir convenablement +le véritable caractère. Quoiqu'on doive la réduire finalement à la +seule détermination effective du cercle osculateur, il y a sans doute, +sous le rapport philosophique, une profonde différence entre concevoir +cette dernière considération, pour ainsi dire, comme le dernier terme +des efforts de l'esprit humain dans l'étude des courbes, ainsi qu'on le +faisait avant Lagrange, et n'y voir, au contraire, qu'un simple cas +particulier d'une théorie générale très-étendue, à l'examen duquel on +doit habituellement se borner, en sachant néanmoins que d'autres +comparaisons pourraient perfectionner davantage la doctrine géométrique. + +Après avoir envisagé les principales questions de géométrie générale +relatives aux propriétés des courbes, il me reste à signaler celles qui +se rapportent aux rectifications et aux quadratures, dans lesquelles +consiste proprement, suivant l'explication donnée dans la dixième leçon, +le but définitif de la science géométrique. Mais ayant eu occasion +précédemment (_voyez_ la 6me leçon) d'établir les formules générales +qui expriment, à l'aide de certaines intégrales, la longueur et l'aire +d'une courbe plane quelconque dont l'équation rectiligne est donnée, et +devant d'ailleurs m'interdire ici toute application à aucune courbe +particulière, cette partie importante du sujet se trouve suffisamment +traitée. Je me bornerai seulement à indiquer les formules propres à +déterminer l'aire et le volume des corps produits par la révolution des +courbes planes autour de leurs axes. + +Supposons, comme on peut évidemment toujours le faire, que l'axe de +rotation soit pris pour axe des abcisses; et, suivant l'esprit de la +méthode infinitésimale proprement dite, la seule bien convenable +jusqu'ici aux recherches de cette nature, concevons que l'abcisse +augmente d'une quantité infiniment petite: cet accroissement déterminera +dans l'arc et dans l'aire de la courbe des augmentations différentielles +analogues qui, par la révolution autour de l'axe, engendreront les +_élémens_ de la surface et du volume cherchés. Il est aisé de voir que, +en négligeant seulement un infiniment petit du second ordre tout au +plus, on pourra regarder ces élémens comme égaux à la surface et au +volume du tronc de cône ou du cylindre correspondant, ayant pour hauteur +la différentielle de l'abcisse, et pour rayon de sa base l'ordonnée du +point considéré. D'après cela, en appelant S et V la surface et le +volume demandés, les plus simples propositions de la géométrie +élémentaire fourniront immédiatement les équations différentielles +générales /[dS=2/pi ydx,/;dV=/pi y^2dx./] Ainsi, lorsque la relation +entre y et x sera donnée dans chaque cas particulier, les valeurs de S +et de V seront exprimées par les deux intégrales /[S=2/pi /int +yds,/;V=/pi/int y^2dx;/] prises entre les limites convenables. Telles +sont les formules invariables d'après lesquelles, depuis Leïbnitz, les +géomètres ont résolu un grand nombre de questions de ce genre, quand les +progrès du calcul intégral l'ont permis. + +On pourrait aussi comprendre au nombre des recherches de géométrie +générale à deux dimensions, l'importante détermination des centres de +gravité des arcs ou des aires appartenant à des courbes quelconques, +quoique cette considération ait son origine dans la mécanique +rationnelle. Car, en définissant le centre de gravité comme étant le +_centre des moyennes distances_, c'est-à-dire un point dont la distance +à un plan ou à un axe quelconque est la moyenne arithmétique entre les +distances de tous les points du corps à ce plan ou à cet axe, il est +clair que cette question devient purement géométrique, et peut être +traitée sans aucun recours à la mécanique. Mais, malgré une telle +considération, dont nous reconnaîtrons plus tard l'importance pour +généraliser suffisamment et avec facilité la notion du centre de +gravité, il est certain, d'un autre côté, que la destination +essentielle de cette recherche doit continuer à la faire classer plus +convenablement parmi les questions de mécanique; quoique, par sa nature +propre, et aussi par le caractère analytique de la méthode +correspondante, elle appartienne réellement à la géométrie, ce qui m'a +engagé à l'indiquer ici par anticipation. + +Telles sont les principales questions fondamentales dont se compose le +système actuel de notre géométrie générale à deux dimensions. On voit +que, sous le rapport analytique, elles peuvent être nettement +distinguées en trois classes: la première, comprenant les recherches +géométriques qui dépendent seulement de l'analyse ordinaire; la seconde, +celles dont la solution exige l'emploi du calcul différentiel; la +troisième, enfin, celles qui ne peuvent être résolues qu'à l'aide du +calcul intégral. + +Il nous reste maintenant à considérer sous le même aspect, dans la leçon +suivante, l'ensemble de la géométrie générale à trois dimensions. + + + + +QUATORZIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. De la géométrie _générale_ à trois dimensions. + + +L'étude des surfaces se compose d'une suite de questions générales +exactement analogues à celles indiquées dans la leçon précédente par +rapport aux lignes. Il est inutile de considérer ici distinctement +celles qui ne dépendent que de l'analyse ordinaire, car elles se +résolvent par des méthodes essentiellement semblables; soit qu'il +s'agisse de connaître le nombre des points nécessaires à l'entière +détermination d'une surface, soit qu'on s'occupe de la recherche des +centres, soit qu'on demande les conditions précises de la similitude +entre deux surfaces du même genre, etc. Il n'y a d'autre différence +analytique que d'envisager des équations à trois variables au lieu +d'équations à deux variables. Je passe donc immédiatement aux questions +qui exigent l'emploi de l'analyse transcendante, en insistant seulement +sur les considérations nouvelles qu'elles présentent relativement aux +surfaces. + +La première théorie générale est celle des plans tangens. En se servant +de la méthode infinitésimale proprement dite, on peut aisément trouver +l'équation du plan qui touche une surface quelconque en un point donné, +et qui est alors défini comme coïncidant avec la surface dans une +étendue infiniment petite tout autour du point de contact. Il suffit, en +effet, de considérer que, afin de remplir une telle condition, +l'accroissement infiniment petit reçu par l'ordonnée verticale en +résultat des accroissemens infiniment petits des deux coordonnées +horizontales, doit être le même pour le plan que pour la surface, et +cela indépendamment d'aucune relation déterminée entre ces deux derniers +accroissemens, sans quoi la coïncidence n'aurait pas lieu en tout sens. +D'après cette idée, l'analyse donne immédiatement l'équation générale: +/[z-z' = /frac{dz'}{dx'}(x-x') + /frac{dz'}{dy'}(y-y')/] pour celle du +plan tangent, x', y', z', désignant les coordonnées du point de contact. +La détermination de ce plan, dans chaque cas particulier, se trouve +ainsi réduite à une simple différentiation de l'équation de la surface +proposée. + +On peut aussi obtenir cette équation générale du plan tangent, en +faisant dépendre sa recherche de la seule théorie des tangentes aux +courbes planes. Il faut, pour cela, considérer ce plan, ainsi qu'on le +fait habituellement en géométrie descriptive, comme déterminé par les +tangentes à deux sections planes quelconques de la surface passant au +point donné. En choisissant les plans de ces sections parallèles à deux +des plans coordonnés, on parvient sur-le-champ à l'équation précédente. +Cette manière de concevoir le plan tangent donne lieu d'établir +facilement un important théorème de géométrie générale, que Monge a +démontré le premier, et qui consiste en ce que les tangentes à toutes +les courbes qu'on peut tracer en un même point sur une surface +quelconque sont toujours comprises dans un même plan. + +Enfin, il est encore possible de parvenir à l'équation générale du plan +tangent en le considérant comme perpendiculaire à la normale +correspondante, et définissant celle-ci par sa propriété géométrique +directe d'être le chemin _maximum_ ou _minimum_ pour aller d'un point +extérieur à la surface. La méthode ordinaire des _maxima_ et _minima_ +suffit pour former, d'après cette notion, les deux équations de la +normale, en appliquant cette méthode à l'expression de la distance +entre deux points, l'un situé sur la surface, l'autre extérieur, dont +le premier conçu comme variable, est ensuite supposé fixe quand les +conditions analytiques ont été exprimées, tandis que le second, +primitivement constant, est alors envisagé comme mobile, et décrit la +droite cherchée. Les équations de la normale une fois obtenues, on en +déduit aisément celle du plan tangent. Cette ingénieuse manière de +l'établir est également due à Monge. + +La question fondamentale que nous venons d'examiner devient, comme dans +le cas des courbes, la base d'un grand nombre de recherches relatives à +la détermination du plan tangent, lorsqu'on remplace le point de contact +donné par d'autres conditions équivalentes. Le plan tangent ne peut +point évidemment être déterminé par un seul point donné extérieur, comme +l'est la tangente: il faut l'assujétir à contenir une droite donnée; à +cela près, l'analogie est parfaite, et les deux questions se résolvent +de la même manière. Il en est de même si le plan tangent doit être +parallèle à un plan donné, ce qui fixe la valeur des deux constantes qui +assignent sa direction, et par suite détermine les coordonnées du point +de contact, dont ces constantes sont, pour chaque surface désignée, des +fonctions connues. Enfin on peut aussi trouver comme dans les courbes, +la relation analytique qui exprime généralement le simple phénomène du +contact entre un plan et une surface, sans spécifier le lieu de ce +contact; d'où résulte pareillement la solution de plusieurs questions +relatives aux plans tangens, entr'autres celle qui consiste à déterminer +un plan qui touche à la fois trois surfaces quelconques données, +recherche analogue à celle de la tangente commune à deux courbes. + +La théorie générale des contacts plus ou moins intimes qui peuvent +exister entre deux surfaces quelconques par suite des relations plus ou +moins nombreuses de leurs équations, se forme d'après une méthode +exactement semblable à celle indiquée dans la leçon précédente +relativement aux courbes, en exprimant, à l'aide de la série de Taylor +pour les fonctions de deux variables, la distance verticale des deux +surfaces en un second point voisin de leur point d'intersection, et dont +les coordonnées horizontales auraient reçu deux accroissemens h et k +entièrement indépendans l'un de l'autre. La considération de cette +distance, développée selon les puissances croissantes de h et k, et dans +l'expression de laquelle on suprimera successivement les termes du +premier degré en h et k, ensuite ceux du second, etc., déterminera les +conditions analytiques des contacts de différens ordres que peuvent +avoir les deux surfaces suivant le plus ou moins grand nombre de +constantes arbitraires contenues dans l'équation générale de celle qu'on +regarde comme variable. Mais, malgré la conformité de méthode, cette +théorie présentera avec celle des courbes une différence fondamentale +relativement au nombre de ces conditions, par suite de la nécessité où +l'on se trouve dans ce cas de considérer deux accroissemens indépendant +au lieu d'un seul. Il en résulte, en effet, que, afin que chaque contact +ait lieu dans tous les sens possibles autour du point commun, on doit +annuler séparément tous les différens termes du même degré +correspondant, et, dont le nombre augmentera d'autant plus que ce degré +ou l'ordre du contact sera plus élevé. Ainsi, après la condition de +l'égalité des deux ordonnées verticales z nécessaire pour la simple +intersection, on trouvera que le contact du premier ordre exige, en +outre, deux relations distinctes, consistant dans l'égalité respective +des deux fonctions dérivées partielles du premier ordre propres à chaque +ordonnée verticale. En passant au contact du second ordre, il faudra +ajouter encore trois nouvelles conditions, à cause des trois termes +distincts du second degré en h et k dans l'expression de la distance, et +dont la suppression complète exigera l'égalité respective des trois +fonctions dérivées partielles du second ordre relatives au z de chaque +surface. On trouvera de la même manière que le contact du troisième +ordre donne lieu en outre à quatre autres relations, et ainsi de suite, +le nombre des dérivées partielles de chaque ordre restant constamment +égal au nombre de termes en h et k du degré correspondant. Il est aisé +d'en conclure, en général, que le nombre total des conditions distinctes +nécessaires au contact de l'ordre n, a pour valeur (n+1)(n+2)/2, tandis +que dans les courbes, il était simplement égal à n+1. + +Par suite de cette seule différence essentielle, la théorie des surfaces +est loin d'offrir à cet égard la même facilité et de comporter la même +perfection que celle des courbes. Quand on se borne au contact du +premier ordre, il y a parité complète, puisque ce contact n'exige que +trois conditions, auxquelles on peut toujours satisfaire à l'aide des +trois constantes arbitraires que renferme l'équation générale d'un plan; +de là résulte, comme cas particulier, la théorie des plans tangens, +exactement analogue à celle des tangentes aux courbes, et présentant la +même utilité pour étudier la forme d'une surface quelconque. Mais il +n'en est plus ainsi lorsqu'on considère le contact du second ordre, afin +de mesurer la courbure des surfaces. Il serait naturel alors de comparer +toutes les surfaces à la sphère, la seule qui présente une courbure +uniforme, comme on compare toutes les courbes au cercle. Or, le contact +du second ordre entre deux surfaces exigeant six conditions, tandis que +l'équation la plus générale d'une sphère contient seulement quatre +constantes arbitraires, il n'est pas possible de trouver, en chaque +point d'une surface quelconque, une sphère qui soit complétement +osculatrice en tous sens, au lieu que nous avons vu un arc de courbe +infiniment petit pouvoir toujours être assimilé à un certain arc de +cercle. D'après cette impossibilité de mesurer la courbure d'une surface +en chaque point à l'aide d'une seule sphère, les géomètres ont déterminé +les coordonnées du centre et le rayon d'une sphère qui, au lieu d'être +osculatrice en tout sens indistinctement, le serait seulement dans une +certaine direction particulière, correspondante à un rapport donné entre +les deux accroissemens h et k. Il suffit alors, en effet, pour établir +ce contact du second ordre _relatif_, d'ajouter, aux trois conditions +ordinaires du contact du premier ordre, la condition unique qui résulte +de la suppression totale des termes du second degré en h et k envisagés +collectivement, sans qu'il soit nécessaire de les annuler chacun +séparément; le nombre des relations se trouve par là seulement égal à +celui des constantes disponibles renfermées dans l'équation générale de +la sphère, qui est ainsi déterminée. Ce procédé se réduit proprement à +étudier la courbure d'une surface en chaque point par celle des +différentes courbes que tracerait sur cette surface une suite de plans +menés par la normale correspondante. + +D'après la formule générale qui exprime le rayon de courbure de chacune +de ces sections normales en fonction de sa direction, Euler, auquel est +essentiellement due toute cette théorie, a découvert plusieurs théorèmes +importans relatifs à une surface quelconque. Il a d'abord aisément +établi que, parmi toutes les sections normales d'une surface en un même +point, on en pouvait distinguer deux principales, dont la courbure, +comparée à celle de toutes les autres, était un _minimum_ pour la +première, et un _maximum_ pour la seconde, et dont les plans présentent +cette circonstance remarquable d'être constamment perpendiculaires entre +eux. Il a fait voir ensuite que, quelle que pût être la surface +proposée, et sans qu'il fût même nécessaire de la définir, la courbure +de ces deux sections principales suffisait seule pour déterminer +complétement celle d'une autre section normale quelconque, à l'aide +d'une formule invariable et très-simple, d'après l'inclinaison du plan +de cette section sur celui de la section de plus grande ou de plus +petite courbure. En considérant cette formule comme l'équation polaire +d'une certaine courbe plane, il en a déduit une ingénieuse construction, +éminemment remarquable par sa généralité et par sa simplicité. Elle +consiste en ce que, si l'on construit une ellipse telle que les +distances d'un de ses foyers aux deux extrémités du grand axe soient +égales aux deux rayons de courbure _maximum_ et _minimum_, le rayon de +courbure de toute autre section normale sera égal à celui des rayons +vecteurs de l'ellipse qui fera avec l'axe un angle double de +l'inclinaison du plan de cette section sur celui d'une des sections +principales. Cette ellipse se change en une hyperbole construite de la +même manière, quand les deux sections principales ne tournent pas leur +concavité dans le même sens: enfin elle devient une parabole, lorsque la +surface est du genre de celles qui peuvent être engendrées par une ligne +droite, ou qu'elle présente une _inflexion_ au point que l'on considère. +De cette belle propriété fondamentale, on a conclu plus tard un grand +nombre de théorèmes secondaires plus ou moins intéressans, que ce n'est +pas ici le lieu d'indiquer. Je dois seulement signaler le théorème +essentiel par lequel Meunier a complété le travail d'Euler, en +rattachant la courbure de toutes les courbes quelconques qui peuvent +être tracées sur une surface en un même point, à celle des sections +normales, les seules qu'Euler eût considérées. Ce théorème consiste en +ce que le centre de courbure de toute section oblique peut être envisagé +comme la projection sur le plan de cette section, du centre de courbure +correspondant à la section normale qui passerait par la même tangente: +d'où Meunier a déduit une construction fort simple, d'après laquelle, +par l'emploi d'un cercle analogue à l'ellipse d'Euler, on détermine la +courbure des sections obliques, connaissant celle des sections normales; +en sorte que, par la combinaison des deux théorèmes, la seule courbure +des deux sections normales _principales_ suffit pour obtenir celle de +toutes les autres courbes qu'on peut tracer sur une surface d'une +manière quelconque en chaque point considéré. + +La théorie précédente permet d'étudier complétement, point par point, la +courbure d'une surface quelconque. Afin de lier plus aisément entre +elles les considérations relatives aux divers points d'une même surface, +les géomètres ont cherché à déterminer ce qu'ils appellent les _lignes +de courbure_ d'une surface, c'est-à-dire, celles qui jouissent de la +propriété que les normales consécutives à la surface peuvent y être +regardées comme comprises dans un même plan. En chaque point d'une +surface quelconque, il existe deux de ces lignes, qui se trouvent être +constamment perpendiculaires entre elles, et dont les directions +coïncident à leur origine avec celles des deux sections normales +_principales_ considérées ci-dessus, ce qui peut dispenser d'envisager +distinctement ces dernières. La détermination de ces lignes de courbure +s'effectue très-simplement sur les surfaces les plus usuelles, telles +que les surfaces cylindriques, coniques, et de révolution. Cette +nouvelle considération fondamentale est d'ailleurs devenue le point de +départ de plusieurs autres recherches générales moins importantes, comme +celle des _surfaces de courbure_, qui sont les lieux géométriques des +centres de courbure des diverses sections _principales_; celle des +surfaces développables formées par les normales à la surface menées aux +différens points de chaque ligne de courbure, etc. + +Pour terminer l'examen de la théorie de la courbure, il me reste à +indiquer sommairement ce qui se rapporte aux _courbes à double +courbure_, c'est-à-dire, à celles qui ne peuvent être contenues dans un +plan. + +Quant à la détermination de leurs tangentes, elle n'offre évidemment +aucune difficulté. Si la courbe est donnée analytiquement par les +équations de ses projections sur deux des plans coordonnées, les +équations de sa tangente seront simplement celles des tangentes à ces +deux projections, ce qui fait rentrer la question dans le cas des +courbes planes. Si, sous un point de vue plus général, la définition +analytique de la courbe consiste, ainsi que l'indique la douzième leçon, +dans le système des équations des deux surfaces quelconques dont elle +serait l'intersection, on regardera la tangente comme étant +l'intersection des plans tangens à ces deux surfaces, et le problème +sera ramené à celui du plan tangent, résolu ci-dessus. + +La courbure des courbes de cette nature donne lieu à l'établissement +d'une notion nouvelle fort importante. En effet, dans une courbe plane, +la courbure se trouve être suffisamment appréciée en mesurant +l'inflexion plus ou moins grande des élémens consécutifs les uns sur les +autres, qui est estimée indirectement par le rayon du cercle osculateur. +Mais il n'en est nullement ainsi dans une courbe qui n'est point plane. +Les élémens consécutifs n'étant plus alors contenus dans un même plan, +on ne peut avoir une idée exacte de la courbure qu'en considérant +distinctement les angles qu'ils forment entre eux et aussi les +inclinaisons mutuelles des plans qui les comprennent. Il faut donc, +avant tout, commencer par fixer ce qu'on doit entendre à chaque instant +par _le plan_ de la courbe, c'est-à-dire, celui que déterminent trois +points infiniment voisins, et qu'on appelle, pour cette raison, le plan +_osculateur_, qui change continuellement d'un point à un autre. La +position de ce plan une fois obtenue, la mesure de la courbure +ordinaire, à l'aide du cercle osculateur, ne présente plus évidemment +aucune difficulté nouvelle. Quant à la seconde courbure, elle est +estimée par l'angle plus ou moins grand que forment entre eux deux plans +osculateurs consécutifs, et dont il est aisé de trouver généralement +l'expression analytique. Pour établir plus d'analogie entre la théorie +de cette courbure et celle de la première, on pourrait également la +regarder comme mesurée indirectement d'après le rayon de la sphère +_osculatrice_ qui passerait par quatre points infiniment voisins de la +courbe proposée, et dont l'équation se formerait de la même manière que +celle du plan osculateur. On l'apprécie ordinairement par la courbure +maximum que présente, au point considéré, la surface développable qui +est le lieu géométrique de toutes les tangentes à la courbe proposée. + +Nous devons passer maintenant à l'indication des questions de géométrie +générale à trois dimensions qui dépendent du calcul intégral; elles +comprennent la quadrature des surfaces courbes, et la cubature des +volumes correspondans. + +Relativement à la quadrature des surfaces courbes, il faut, pour établir +l'équation différentielle générale, concevoir la surface partagée en +élémens plans infinimens petits dans tous les sens, par quatre plans +perpendiculaires deux à deux aux axes des coordonnées x et y. Chacun de +ces élémens, situé dans le plan tangent correspondant, aurait évidemment +pour projection horizontale, le rectangle formé par les différentielles +des deux coordonnées horizontales, et dont l'aire serait dxdy. Cette +aire donnera celle de l'élément lui-même, d'après un théorème +élémentaire fort simple, en la divisant par le cosinus de l'angle que +fait le plan tangent avec le plan des x, y. On trouvera ainsi que +l'expression de cet élément est généralement: /[d^2S = +dxdy/sqrt{/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}+1}/] C'est donc par la +double intégration de cette formule différentielle à deux variables +qu'on connaîtra, dans chaque cas particulier, l'aire de la surface +proposée, autant que pourra le permettre l'imperfection actuelle du +calcul intégral. Les limites de chaque intégrale successive seront +déterminées par la nature des surfaces dont l'intersection avec celle +que l'on considère devra circonscrire l'étendue à mesurer, en sorte que, +dans l'application de cette méthode générale, il faudra apporter un soin +particulier à la manière de fixer les constantes arbitraires ou les +fonctions arbitraires introduites par l'intégration. + +Relativement à la cubature des volumes terminés par les surfaces +courbes, le système de plans à l'aide duquel nous venons de différentier +l'aire, peut aussi servir immédiatement à décomposer le volume en +élémens polyèdres. Il est clair, en effet, que l'espace infiniment petit +du second ordre compris entre ces quatre plans, doit être envisagé, +suivant l'esprit de la méthode infinitésimale, comme égal au +parallélipipède rectangle ayant pour hauteur l'ordonnée verticale z du +point que l'on considère et pour base le rectangle dxdy, puisque leur +différence est évidemment un infiniment petit du troisième ordre, +moindre que dzdydz. D'après cela, un des plus simples théorèmes de la +géométrie élémentaire fournira directement, pour l'expression +différentielle du volume cherché, l'équation générale /[d^2V = zdxdy;/] +d'où l'on déduira, par une double intégration, dans chaque cas +particulier, la valeur effective de ce volume, en ayant le même égard +que précédemment à la détermination des limites de chaque intégrale, +conformément à la nature des surfaces qui devront circonscrire +latéralement le volume proposé. + +Sans entrer ici dans aucun détail relatif à la solution définitive de +l'une ou de l'autre de ces deux questions fondamentales, il peut être +utile de remarquer, d'après les équations différentielles précédentes, +une analogie générale et singulière qui existe nécessairement entre +elles, et qui permettrait de transformer toute recherche relative à la +quadrature en une recherche correspondante relative à la cubature. On +voit, en effet, que les deux équations différentielles ne diffèrent que +par le changement de z en /sqrt{dz^2/dx^2+dz^2/dy^2+1} en passant de la +seconde à la première. Ainsi l'aire d'une surface courbe quelconque peut +être regardée comme numériquement égale au volume d'un corps terminé par +une surface dont l'ordonnée verticale aurait à chaque instant pour +valeur la sécante de l'angle que fait avec le plan horizontal le plan +tangent correspondant à la surface primitive, les limites étant +d'ailleurs supposées respectivement les mêmes. + +Pour terminer l'examen philosophique de la géométrie générale à trois +dimensions, il me reste à considérer sommairement la belle conception +fondamentale établie par Monge relativement à la classification +analytique des surfaces en familles naturelles, qui doit être regardée +comme le perfectionnement le plus important qu'ait reçu la science +géométrique depuis Descartes et Leïbnitz. + +Quand on se propose d'étudier, sous un point de vue général, les +propriétés spéciales des diverses surfaces, la première difficulté qui +se présente consiste dans l'absence d'une bonne classification, +déterminée par les caractères géométriques les plus essentiels, et +d'ailleurs suffisamment simple. Dès la fondation de la géométrie +analytique, les géomètres ont été involontairement conduits à classer +les surfaces, comme les courbes, par la forme et le degré de leurs +équations, seule considération qui s'offrît d'elle-même à l'esprit pour +servir de base à une distinction dont l'importance n'avait d'abord été +nullement sentie. Mais il est aisé de voir que ce principe de +classification, convenablement applicable aux équations du premier et du +second degré, ne remplit aucune des conditions principales auxquels doit +satisfaire un tel travail. En effet, on sait que Newton, en discutant +l'équation générale du troisième degré à deux variables, pour se borner +à la simple énumération des diverses courbes planes qu'elle peut +représenter, a reconnu que, bien qu'elles fussent toutes nécessairement +indéfinies en tout sens, on devait en distinguer 74 espèces +particulières, aussi différentes les unes des autres que le sont entre +elles les trois courbes du second degré. Quoique personne n'ait analysé +sous le même point de vue l'équation générale du quatrième degré à deux +variables, il n'est pas douteux qu'elle ne dût faire naître un nombre +beaucoup plus considérable encore de courbes distinctes; et ce nombre +devrait évidemment augmenter avec une prodigieuse rapidité d'après le +degré de l'équation. Si maintenant l'on passe aux équations à trois +variables, qui, vu leur plus grande complication, présentent +nécessairement bien plus de variété, il est incontestable que le nombre +des surfaces vraiment distinctes qu'elles peuvent exprimer doit être +encore plus multiplié, et croître beaucoup plus rapidement d'après le +degré. Cette multiplicité devient telle, qu'on s'est toujours borné à +analyser ainsi les équations des deux premiers degrés, aucun géomètre +n'ayant tenté pour les surfaces du troisième degré ce qu'a exécuté +Newton pour les courbes correspondantes. Il suit donc de cette +considération évidente que, quand même l'imperfection de l'algèbre ne +s'opposerait pas à l'emploi indéfini d'un procédé semblable, la +classification générale des surfaces par le degré et la forme de leurs +équations serait entièrement impraticable. Mais ce motif n'est pas le +seul qui doive faire rejeter une telle classification; il n'est point +même le plus important. En effet, cette manière de disposer les +surfaces, outre l'impossibilité de la suivre, se trouve directement +contraire à la principale destination de toute bonne classification +quelconque, consistant à rapprocher le plus les uns des autres les +objets qui offrent les relations les plus importantes, et à éloigner +ceux dont les analogies ont peu de valeur. L'identité du degré de leurs +équations est, pour les surfaces, un caractère d'une valeur géométrique +très-médiocre, qui n'indique pas même exactement le nombre des points +nécessaires à l'entière détermination de chacune. La propriété commune +la plus importante à considérer entre des surfaces consiste évidemment +dans leur mode de génération; toutes celles qui sont engendrées de la +même manière devant offrir nécessairement une grande analogie +géométrique, tandis qu'elles ne sauraient avoir que de très-faibles +ressemblances si elles sont engendrées d'après des modes essentiellement +différens. Ainsi, par exemple, toutes les surfaces cylindriques, quelle +que soit la forme de leur base, constituent une même famille naturelle, +dont les diverses espèces présentent un grand nombre de propriétés +communes de première importance: il en est de même pour toutes les +surfaces coniques, et aussi pour toutes les surfaces de révolution, etc. +Or, cet ordre naturel se trouve complétement détruit par la +classification fondée sur le degré des équations. Car des surfaces +assujéties à un même mode de génération, les surfaces cylindriques, par +exemple, peuvent fournir des équations de tous les degrés imaginables, +à raison de la seule différence secondaire de leurs bases; tandis, que +d'un autre côté, des équations d'un même degré quelconque expriment +souvent des surfaces de nature géométrique opposée, les unes +cylindriques, les autres coniques, ou de révolution, etc. Une telle +classification analytique est donc radicalement vicieuse, comme séparant +ce qui doit être réuni, et rapprochant ce qui doit être distingué. +Cependant, la géométrie générale étant entièrement fondée sur l'emploi +des considérations et des méthodes analytiques, il est indispensable que +la classification puisse prendre aussi un caractère analytique. + +Tel était donc l'état précis de la difficulté fondamentale, si +heureusement vaincue par Monge: les familles naturelles entre les +surfaces étant clairement établies sous le point de vue géométrique +d'après le mode de génération, il fallait découvrir un genre de +relations analytiques destiné à présenter constamment une interprétation +abstraite de ce caractère concret. Cette découverte capitale était +rigoureusement indispensable pour achever de constituer la théorie +générale des surfaces. + +La considération, que Monge a employée pour y parvenir, consiste dans +cette observation générale, aussi simple que directe: les surfaces +assujéties à un même mode de génération sont nécessairement +caractérisées par une certaine propriété commune de leur plan tangent en +un point quelconque; en sorte qu'en exprimant analytiquement cette +propriété d'après l'équation générale du plan tangent à une surface +quelconque, on formera une équation différentielle représentant à la +fois toutes les surfaces de cette famille. + +Ainsi, par exemple, toute surface cylindrique présente ce caractère +exclusif: que le plan tangent en un point quelconque de la surface est +constamment parallèle à la droite fixe qui indique la direction des +génératrices. D'après cela, il est aisé de voir que les équations de +cette droite étant supposées être /[x=az,/;y=bz,/] l'équation générale +du plan tangent établie ci-dessus donnera, pour l'équation +différentielle commune à toutes les surfaces cylindriques, +/[a/frac{dz}{dx} + b/frac{dz}{dy} =1./] + +De même, relativement aux surfaces coniques, elles sont toutes +caractérisées sous ce point de vue par la propriété nécessaire que leur +plan tangent en un point quelconque passe constamment par le sommet du +cône. Si donc /alpha, /beta, /gamma, désignent les coordonnées de ce +sommet, on trouvera immédiatement /[(x-/alpha)/frac{dz}{dx} + +(y-/beta)/frac{dz}{dy} = z-/gamma,/] pour l'équation différentielle +représentant la famille entière des surfaces coniques. + +Dans les surfaces de révolution, le plan tangent en un point quelconque +est toujours perpendiculaire au plan _méridien_, c'est-à-dire à celui +qui passe par ce point et par l'axe de la surface. Afin d'exprimer +analytiquement cette propriété d'une manière plus simple, supposons que +l'axe de révolution soit pris pour celui des z: l'équation +différentielle commune à toute cette famille de surfaces, sera +/[y/frac{dz}{dx}-x/frac{dz}{dy} = 0./] + +Il serait superflu de citer ici un plus grand nombre d'exemples pour +établir clairement, en général, que, quel que soit le mode de +génération, toutes les surfaces d'une même famille naturelle sont +susceptibles d'être représentées analytiquement par une même équation +_aux différences partielles_ contenant des constantes arbitraires, +d'après une propriété commune de leur plan tangent. + +Afin de compléter cette correspondance fondamentale et nécessaire entre +le point de vue géométrique et le point de vue analytique, Monge a +considéré en outre les équations finies qui sont les intégrales de ces +équations différentielles, et qu'on peut d'ailleurs presque toujours +facilement obtenir aussi par des recherches directes. Chacune de ces +équations finies doit, comme on le sait par la théorie générale de +l'intégration, contenir une fonction arbitraire, si l'équation +différentielle est seulement du premier ordre; ce qui n'empêche pas que +de telles équations, quoique beaucoup plus générales que celles dont on +s'occupe ordinairement, ne présentent un sens nettement déterminé, soit +sous le rapport géométrique, soit sous le simple rapport analytique. +Cette fonction arbitraire correspond à ce qu'il y a d'indéterminé dans +la génération des surfaces proposées, à la base, par exemple, si les +surfaces sont cylindriques ou coniques, à la courbe méridienne, si elles +sont de révolution, etc.[27]. Dans certains cas même, l'équation finie +d'une famille de surfaces contient à la fois deux fonctions arbitraires, +affectées à des combinaisons distinctes des coordonnées variables; c'est +ce qui a lieu lorsque l'équation différentielle correspondante doit être +du second ordre; sous le point de vue géométrique, cette indétermination +plus grande indique une famille plus générale, et néanmoins +caractérisée. Telle est, par exemple, la famille des surfaces +développables, qui comprend, comme subdivisions, toutes les surfaces +cylindriques, toutes les surfaces coniques, et une infinité d'autres +familles analogues, et qui peut cependant être nettement définie, dans +sa plus grande généralité, comme étant l'_enveloppe_ de l'espace +parcouru par un plan qui se meut en restant toujours tangent à deux +surfaces fixes quelconques, ou comme le lieu géométrique de toutes les +tangentes à une même courbe quelconque à double courbure. Ce groupe +naturel de surfaces a, pour équation différentielle invariable, cette +équation très-simple, découverte par Euler, entre les trois dérivées +partielles du second ordre, /[/left(/frac{d^2z}{dxdy}/right)^2 = +/frac{d^2z}{dx^2}/frac{d^2z}{dy^2}/]. + + [Note 27: On trouve, par exemple, soit d'après les + considérations directes de géométrie analytique, soit en + résultat des méthodes d'intégration, que les surfaces + cylindriques et les surfaces coniques ont pour équations + finies /x-az = /varphi(y-bz),/; /frac{x-/alpha}{z-/gamma} = + /varphi/left(/frac{y-/beta}{z-/gamma}/right)/ /varphi, + désignant une fonction entièrement arbitraire.] + +L'équation finie contient donc nécessairement deux fonctions arbitraires +distinctes, qui correspondent géométriquement aux deux surfaces +indéterminées sur lesquelles doit glisser le plan générateur, ou aux +deux équations quelconques de la courbe directrice. + +Quoiqu'il soit utile de considérer les équations finies des familles +naturelles de surfaces, on conçoit néanmoins que l'indétermination des +fonctions arbitraires qu'elles renferment inévitablement, doit les +rendre peu propres à des travaux analytiques soutenus, pour lesquels il +est bien préférable d'employer les équations différentielles, où il +n'entre que de simples constantes arbitraires, malgré leur nature +indirecte. C'est par là que l'étude générale et régulière des propriétés +des diverses surfaces est réellement devenue possible, le point de vue +commun ayant pu ainsi être saisi et séparé par l'analyse. On conçoit +qu'une telle conception ait permis de découvrir des résultats d'un degré +de généralité et d'intérêt infiniment supérieurs à ceux qu'on pouvait +obtenir auparavant. Pour ne citer qu'un seul exemple très-simple, qui +est fort loin d'être le plus remarquable, c'est par une semblable +méthode de géométrie analytique qu'on a pu reconnaître cette singulière +propriété de toute équation _homogène_ à trois variables, de représenter +nécessairement une surface conique dont le sommet est situé à l'origine +des coordonnées; de même, parmi les recherches plus difficiles, il a +été possible de déterminer, à l'aide du calcul des variations, le plus +court chemin d'un point à un autre sur une surface développable +quelconque, sans qu'il fût nécessaire de la particulariser, etc. + +J'ai cru devoir ici accorder quelque développement à l'exposition +philosophique de cette belle conception de Monge, qui constitue, sans +contredit, son premier titre à la gloire, et dont la haute importance ne +me semble point avoir encore été dignement sentie, excepté par Lagrange, +si juste appréciateur de tous ses émules. Je regrette même d'être +réduit, par les limites naturelles de cet ouvrage, à une indication +aussi imparfaite, où je n'ai pu seulement signaler l'heureuse réaction +nécessaire de cette nouvelle géométrie sur le perfectionnement de +l'analyse, quant à la théorie générale des équations différentielles à +plusieurs variables. + +En méditant sur cette classification philosophique des surfaces, +essentiellement analogue aux méthodes naturelles que les physiologistes +ont tenté d'établir en zoologie et en botanique, on est conduit à se +demander si les courbes elles-mêmes ne comportent pas une opération +semblable. Vu la variété infiniment moindre qui existe entre elles, un +tel travail est à la fois moins important et plus difficile, les +caractères qui pourraient servir de base n'étant point alors à beaucoup +près aussi tranchés. Il a donc été naturel que l'esprit humain s'occupât +d'abord de classer les surfaces. Mais on doit sans doute espérer que cet +ordre de considérations s'étendra plus tard jusqu'aux courbes. On peut +même apercevoir déjà entre elles quelques familles vraiment naturelles, +comme celle des paraboles quelconques, et celle des hyperboles +quelconques, etc. Néanmoins, il n'a été encore produit aucune conception +générale directement propre à déterminer une telle classification. + +Ayant ainsi exposé aussi nettement qu'il m'a été possible, dans cette +leçon et dans l'ensemble des quatre précédentes, le véritable caractère +philosophique de la section la plus générale et la plus simple de la +mathématique concrète, je dois maintenant entreprendre le même travail +relativement à la science immense et plus compliquée de la mécanique +rationnelle. Ce sera l'objet des quatre leçons suivantes. + + + + +QUINZIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. Considérations philosophiques sur les principes fondamentaux +de la mécanique rationnelle. + + +Les phénomènes mécaniques sont, par leur nature, comme nous l'avons déjà +remarqué, à la fois plus particuliers, plus compliqués et plus concrets +que les phénomènes géométriques. Aussi, conformément à l'ordre +encyclopédique établi dans cet ouvrage, plaçons-nous la mécanique +rationnelle après la géométrie dans cette exposition philosophique de la +mathématique concrète, comme étant nécessairement d'une étude plus +difficile, et par suite moins perfectionnée. Les questions géométriques +sont toujours complétement indépendantes de toute considération +mécanique, tandis que les questions mécaniques se compliquent +constamment des considérations géométriques, la forme des corps devant +influer inévitablement sur les phénomènes du mouvement ou de +l'équilibre. Cette complication est souvent telle, que le plus simple +changement dans la forme d'un corps suffit seul pour augmenter +extrêmement les difficultés du problème de mécanique dont il est le +sujet, comme on peut s'en faire une idée en considérant, par exemple, +l'importante détermination de la gravitation mutuelle de deux corps en +résultat de celle de toutes leurs molécules, question qui n'est encore +complétement résolue qu'en supposant à ces corps une forme sphérique, et +où, par conséquent, le principal obstacle vient évidemment des +circonstances géométriques. + +Puisque nous avons reconnu dans les leçons précédentes que le caractère +philosophique de la science géométrique était encore altéré à un certain +degré par un reste d'influence très-sensible de l'esprit métaphysique, +on doit s'attendre naturellement, vu cette plus grande complication +nécessaire de la mécanique rationnelle, à l'en trouver bien plus +profondément affectée. C'est ce qui n'est, en effet, que trop facile à +constater. Le caractère de science naturelle, encore plus évidemment +inhérent à la mécanique qu'à la géométrie, est aujourd'hui complétement +déguisé dans presque tous les esprits, par l'emploi des considérations +ontologiques. On remarque, dans toutes les notions fondamentales de +cette science, une confusion profonde et continuelle entre le point de +vue abstrait et le point de vue concret, qui empêche de distinguer +nettement ce qui est réellement physique de ce qui est purement logique, +et de séparer avec exactitude les conceptions artificielles uniquement +destinées à faciliter l'établissement des lois générales de l'équilibre +ou du mouvement, des faits naturels fournis par l'observation effective +du monde extérieur, qui constituent les bases réelles de la science. On +peut même reconnaître que l'immense perfectionnement de la mécanique +rationnelle depuis un siècle, soit sous le rapport de l'extension de ses +théories, soit quant à leur coordination, a fait en quelque sorte +rétrograder sous ce rapport la conception philosophique de la science, +qui est communément exposée aujourd'hui d'une manière beaucoup moins +nette que Newton ne l'avait présentée. Ce développement ayant été, en +effet, essentiellement obtenu par l'usage de plus en plus exclusif de +l'analyse mathématique, l'importance prépondérante de cet admirable +instrument a fait graduellement contracter l'habitude de ne voir dans la +mécanique rationnelle que de simples questions d'analyse; et, par une +extension abusive, quoique très-naturelle, d'une telle manière de +procéder, on a tenté d'établir, _a priori_, d'après des considérations +purement analytiques, jusqu'aux principes fondamentaux de la science, +que Newton s'était sagement borné à présenter comme des résultats de la +seule observation. C'est ainsi, par exemple, que Daniel Bernouilli, +d'Alembert, et, de nos jours, Laplace, ont essayé de prouver la règle +élémentaire de la composition des forces par des démonstrations +uniquement analytiques, dont Lagrange seul a bien aperçu l'insuffisance +radicale et nécessaire. Tel est, maintenant encore, l'esprit qui domine +plus ou moins chez tous les géomètres. Il est néanmoins évident en thèse +générale, comme nous l'avons plusieurs fois remarqué, que l'analyse +mathématique, quelle que soit son extrême importance, dont j'ai tâché de +donner une juste idée, ne saurait être, par sa nature, qu'un puissant +moyen de déduction, qui, lorsqu'il est applicable, permet de +perfectionner une science au degré le plus éminent, après que les +fondemens en ont été posés, mais qui ne peut jamais suffire à établir +ces bases elles-mêmes. S'il était possible de constituer entièrement la +science de la mécanique d'après de simples conceptions analytiques, on +ne pourrait se représenter comment une telle science deviendrait jamais +vraiment applicable à l'étude effective de la nature. Ce qui établit la +réalité de la mécanique rationnelle, c'est précisément, au contraire, +d'être fondée sur quelques faits généraux, immédiatement fournis par +l'observation, et que tout philosophe vraiment positif doit envisager, +ce me semble, comme n'étant susceptibles d'aucune explication +quelconque. Il est donc certain qu'on a abusé en mécanique de l'esprit +analytique, beaucoup plus encore qu'en géométrie. L'objet spécial de +cette leçon est d'indiquer comment, dans l'état actuel de la science, on +peut établir nettement son véritable caractère philosophique, et la +dégager définitivement de toute influence métaphysique, en distinguant +constamment le point de vue abstrait du point de vue concret, et en +effectuant une séparation exacte entre la partie simplement +expérimentale de la science, et la partie purement rationnelle. D'après +le but de cet ouvrage, un tel travail doit nécessairement précéder les +considérations générales sur la composition effective de cette science, +qui seront successivement exposées dans les trois leçons suivantes. + +Commençons par indiquer avec précision l'objet général de la science. + +On a l'habitude de remarquer d'abord, et avec beaucoup de raison, que la +mécanique ne considère point, non-seulement les causes premières des +mouvemens, qui sont en dehors de toute philosophie positive, mais même +les circonstances de leur production, lesquelles, quoique constituant +réellement un sujet intéressant de recherches positives dans les +diverses parties de la _physique_, ne sont nullement du ressort de la +mécanique, qui se borne à envisager le mouvement en lui-même, sans +s'enquérir de quelle manière il a été déterminé. Ainsi les _forces_ ne +sont autre chose, en mécanique, que les mouvemens produits ou tendant à +se produire; et deux forces qui impriment à un même corps la même +vitesse dans la même direction sont regardées comme identiques, quelque +diverse que puisse être leur origine, soit que le mouvement provienne +des contractions musculaires d'un animal, ou de la pesanteur vers un +centre attractif, ou du choc d'un corps quelconque, ou de la dilatation +d'un fluide élastique, etc. Mais, quoique cette manière de voir soit +heureusement devenue aujourd'hui tout-à-fait familière, il reste encore +aux géomètres à opérer, sinon dans la conception même, du moins dans le +langage habituel, une réforme essentielle pour écarter entièrement +l'ancienne notion métaphysique des _forces_, et indiquer plus nettement +qu'on ne le fait encore le véritable point de vue de la mécanique[28]. + + [Note 28: Il importe de remarquer aussi que le nom même + de la science est extrêmement vicieux, en ce qu'il rappelle + seulement une de ses applications les plus secondaires, ce + qui devient habituellement une source de confusion, qui + oblige à ajouter fréquemment l'adjectif _rationnelle_, dont + la répétition, quoiqu'indispensable, est fastidieuse. Les + philosophes allemands, pour éviter cet inconvénient, ont + créé la dénomination beaucoup plus philosophique de + _phoronomie_, employée dans le traité d'Hermann, et dont + l'adoption générale serait très-désirable.] + +Cela posé, on peut caractériser d'une manière très-précise le problème +général de la mécanique rationnelle. Il consiste à déterminer l'effet +que produiront sur un corps donné différentes forces quelconques +agissant simultanément, lorsqu'on connaît le mouvement simple qui +résulterait de l'action isolée de chacune d'elles; ou, en prenant la +question en sens inverse, à déterminer les mouvemens simples dont la +combinaison donnerait lieu à un mouvement composé connu. Cet énoncé +montre exactement quelles sont nécessairement les données et les +inconnues de toute question mécanique. On voit que l'étude de l'action +d'une force unique n'est jamais, à proprement parler, du domaine de la +mécanique rationnelle, où elle est toujours supposée connue, car le +second problème général n'est susceptible d'être résolu que comme étant +l'inverse du premier. Toute la mécanique porte donc essentiellement sur +la combinaison des forces, soit que de leur concours il résulte un +mouvement dont il faut étudier les diverses circonstances, soit que par +leur neutralisation mutuelle le corps se trouve dans un état +d'équilibre dont il s'agit de fixer les conditions caractéristiques. + +Les deux problèmes généraux, l'un direct, l'autre inverse, dans la +solution desquels consiste la science de la mécanique, ont, sous le +rapport des applications, une importance égale; car, tantôt les +mouvemens simples peuvent être immédiatement étudiés par l'observation, +tandis que la connaissance du mouvement qui résultera de leur +combinaison ne saurait être obtenue que par la théorie; et tantôt, au +contraire, le mouvement composé peut seul être effectivement observé, +tandis que les mouvemens simples, dont on le regardera comme le produit, +ne sont susceptibles d'être déterminés que rationnellement. Ainsi, par +exemple, dans le cas de la chute oblique des corps pesans à la surface +de la terre, on connaît les deux mouvemens simples que prendrait le +corps par l'action isolée de chacune des forces dont il est animé, +savoir, la direction et la vitesse du mouvement uniforme que produirait +la seule impulsion, et la loi d'accélération du mouvement vertical +varié, qui résulterait de la seule pesanteur; dès-lors, on se propose de +découvrir les diverses circonstances du mouvement composé produit par +l'action combinée de ces deux forces, c'est-à-dire de déterminer la +trajectoire que décrira le mobile, sa direction et sa vitesse acquise à +chaque instant, le temps qu'il emploiera à parvenir à une certaine +position, etc.; on pourra, pour plus de généralité, joindre aux deux +forces données la résistance du milieu ambiant, pourvu que la loi en +soit également connue. La mécanique céleste présente un exemple capital +de la question inverse, dans la détermination des forces qui produisent +le mouvement des planètes autour du soleil, ou des satellites autour des +planètes. On ne peut alors connaître immédiatement que le mouvement +composé, et c'est d'après les circonstances caractéristiques de ce +mouvement, telles que les lois de Képler les ont résumées, qu'il faut +remonter aux forces élémentaires dont les astres doivent être conçus +animés pour correspondre aux mouvemens effectifs; ces forces une fois +connues, les géomètres peuvent utilement reprendre la question sous le +point de vue opposé, qu'il eût été impossible de suivre primitivement. + +La véritable destination générale de la mécanique rationnelle étant +ainsi nettement conçue, considérons maintenant les principes +fondamentaux sur lesquels elle repose, et d'abord examinons un artifice +philosophique de la plus haute importance relativement à la manière dont +les corps doivent être envisagés en mécanique. Cette conception mérite +d'autant plus notre attention qu'elle est encore habituellement +entourée d'un épais nuage métaphysique, qui en fait méconnaître la vraie +nature. + +Il serait entièrement impossible d'établir aucune proposition générale +sur les lois abstraites de l'équilibre ou du mouvement, si on ne +commençait par regarder les corps comme absolument _inertes_, +c'est-à-dire comme tout-à-fait incapables de modifier spontanément +l'action des forces qui leur sont appliquées. Mais la manière dont cette +conception fondamentale est ordinairement présentée me semble +radicalement vicieuse. D'abord cette notion abstraite, qui n'est qu'un +simple artifice logique imaginé par l'esprit humain pour faciliter la +formation de la mécanique rationnelle, ou plutôt pour la rendre +possible, est souvent confondue avec ce qu'on appelle fort improprement +_la loi d'inertie_, qui doit être regardée, ainsi que nous le verrons +plus bas, comme un résultat général de l'observation. En second lieu, le +caractère de cette idée est d'ordinaire tellement indécis, qu'on ne sait +point exactement si cet état passif des corps est purement hypothétique, +ou s'il représente la réalité des phénomènes naturels. Enfin, il résulte +fréquemment de cette indétermination, que l'esprit est involontairement +porté à regarder les lois générales de la mécanique rationnelle comme +étant par elles-mêmes exclusivement applicables à ce que nous appelons +les corps bruts, tandis qu'elles se vérifient nécessairement, au +contraire, tout aussi bien dans les corps organisés, quoique leur +application précise y rencontre de bien plus grandes difficultés. Il +importe beaucoup de rectifier sous ces divers rapports les notions +habituelles. + +Nous devons nettement reconnaître avant tout que cet état passif des +corps est une pure abstraction, directement contraire à leur véritable +constitution. + +Dans la manière de philosopher primitivement employée par l'esprit +humain, on concevait, en effet, la matière comme étant réellement par sa +nature essentiellement inerte ou passive, toute activité lui venant +nécessairement du dehors, sous l'influence de certains êtres surnaturels +ou de certaines entités métaphysiques. Mais depuis que la philosophie +positive a commencé à prévaloir, et que l'esprit humain s'est borné à +étudier le véritable état des choses, sans s'enquérir des _causes_ +premières et génératrices, il est devenu évident pour tout observateur +que les divers corps naturels nous manifestent tous une activité +spontanée plus ou moins étendue. Il n'y a sous ce rapport, entre les +corps bruts et ceux que nous nommons par excellence _animés_, que de +simples différences de degrés. D'abord, les progrès de la philosophie +naturelle ont pleinement démontré, comme nous le constaterons +spécialement plus tard, qu'il n'existe point de matière vivante +proprement dite _sui generis_, puisqu'on retrouve dans les corps animés +des élémens exactement identiques à ceux que présentent les corps +inanimés. De plus, il est aisé de reconnaître dans ces derniers une +activité spontanée exactement analogue à celle des corps vivans, mais +seulement moins variée. N'y eût-il dans toutes les molécules matérielles +d'autre propriété que la pesanteur, cela suffirait pour interdire à tout +physicien de les regarder comme essentiellement passives. Ce serait +vainement qu'on voudrait présenter les corps sous un point de vue +entièrement inerte dans l'acte de la pesanteur, en disant qu'ils ne font +alors qu'obéir à l'attraction du globe terrestre. Cette considération +fût-elle exacte, on n'aurait fait évidemment que déplacer la difficulté, +en transportant à la masse totale de la terre l'activité refusée aux +molécules isolées. Mais, de plus, on voit clairement que, dans sa chute +vers le centre de notre globe, un corps pesant est tout aussi actif que +la terre elle-même, puisqu'il est prouvé que chaque molécule de ce corps +attire une partie équivalente de la terre tout autant qu'elle en est +attirée, quoique cette dernière attraction produise seule un effet +sensible, à raison de l'immense inégalité des deux masses. Enfin, dans +une foule d'autres phénomènes également universels, thermologiques, +électriques, ou chimiques, la matière nous présente évidemment une +activité spontanée très-variée, dont nous ne saurions plus la concevoir +entièrement privée. Les corps vivans ne nous offrent réellement à cet +égard d'autre caractère particulier que de manifester, outre tous ces +divers genres d'activité, quelques-uns qui leur sont propres, et que les +physiologistes tendent d'ailleurs de plus en plus à envisager comme une +simple modification des précédens. Quoi qu'il en soit, il est +incontestable que l'état purement passif, dans lequel les corps sont +considérés en mécanique rationnelle, présente, sous le point de vue +physique, une véritable absurdité. + +Examinons maintenant comment il est possible qu'une telle supposition +soit employée sans aucun inconvénient dans l'établissement des lois +abstraites de l'équilibre et du mouvement, qui n'en seront pas moins +susceptibles ensuite d'être convenablement appliquées aux corps réels. +Il suffit, pour cela, d'avoir égard à l'importante remarque préliminaire +rappelée ci-dessus, que les mouvemens sont simplement considérés en +eux-mêmes dans la mécanique rationnelle, sans aucun égard au mode +quelconque de leur production. De là résulte évidemment, pour me +conformer au langage adopté, la faculté de remplacer à volonté toute +force par une autre d'une nature quelconque, pourvu qu'elle soit capable +d'imprimer au corps exactement le même mouvement. D'après cette +considération évidente, on conçoit qu'il est possible de faire +abstraction des diverses forces qui sont réellement inhérentes aux +corps, et de regarder ceux-ci comme seulement sollicités par des forces +extérieures, puisqu'on pourra substituer à ces forces intérieures des +forces extérieures mécaniquement équivalentes. Ainsi, par exemple, +quoique tout corps soit nécessairement pesant, et que nous ne puissions +même concevoir réellement un corps qui ne le serait pas, les géomètres +considèrent, dans la mécanique abstraite, les corps comme étant d'abord +entièrement dépouillés de cette propriété, qui est implicitement +comprise au nombre des forces extérieures, si l'on a envisagé, comme il +convient, un système de forces tout-à-fait quelconque. Que le corps, +dans sa chute, soit mû par une attraction interne, ou qu'il obéisse à +une simple impulsion extérieure, cela est indifférent pour la mécanique +rationnelle, si le mouvement effectif se trouve être exactement +identique, et l'on pourra par conséquent adopter de préférence la +dernière conception. Il en est nécessairement ainsi relativement à +toute autre propriété naturelle, qu'il sera toujours possible de +remplacer par la supposition d'une action externe, construite de manière +à produire le même mouvement, ce qui permettra de se représenter le +corps comme purement passif; seulement, à mesure que l'observation ou +l'expérience feront connaître avec plus de précision les lois de ces +forces intérieures, il faudra toujours modifier en conséquence le +système des forces extérieures qu'on leur substitue hypothétiquement, ce +qui conduira souvent à une très-grande complication. Ainsi, par exemple, +l'observation ayant appris que le mouvement vertical d'un corps en vertu +de sa pesanteur n'est point uniforme, mais continuellement accéléré, on +ne pourra point l'assimiler à celui qu'imprimerait au corps une +impulsion unique dont l'action ne se renouvellerait plus, puisqu'il en +résulterait évidemment une vitesse constante: on sera donc obligé de +concevoir le corps comme ayant reçu successivement, à des intervalles de +temps infiniment petits, une série infinie de chocs infiniment petits, +tels que, la vitesse produite par chacun s'ajoutant d'une manière +continue à celle qui résulte de l'ensemble des précédens, le mouvement +effectif soit indéfiniment varié; et si l'expérience prouve que +l'accélération du mouvement est uniforme, on supposera tous ces chocs +successifs constamment égaux entre eux: dans tout autre cas, il faudra +leur supposer, soit pour la direction, soit pour l'intensité, une +relation exactement conforme à la loi réelle de la variation du +mouvement; mais, à ces conditions, il est clair que la substitution sera +toujours possible. + +Il serait inutile d'insister beaucoup pour faire sentir l'indispensable +nécessité de supposer les corps dans cet état complétement passif, où +l'on n'a plus à considérer que les forces extérieures qui leur sont +appliquées, afin d'établir les lois abstraites de l'équilibre et du +mouvement. On conçoit que s'il fallait d'abord tenir compte de la +modification quelconque que le corps peut imprimer, en vertu de ses +forces naturelles, à l'action de chacune de ces puissances extérieures, +on ne pourrait établir, en mécanique rationnelle, la moindre proposition +générale, d'autant plus que cette modification est loin, dans la plupart +des cas, d'être exactement connue. Ce n'est donc qu'en commençant par en +faire totalement abstraction, pour ne penser qu'à la réaction des forces +les unes sur les autres, qu'il devient possible de fonder une mécanique +abstraite, de laquelle on passera ensuite à la mécanique concrète, en +restituant aux corps leurs propriétés actives naturelles, primitivement +écartées. Cette restitution constitue, en effet, la principale +difficulté qu'on éprouve pour opérer la transition de l'abstrait au +concret en mécanique, difficulté qui limite singulièrement dans la +réalité les applications importantes de cette science, dont le domaine +théorique est, en lui-même, nécessairement indéfini. Afin de donner une +idée de la portée de cet obstacle fondamental, on peut dire que, dans +l'état actuel de la science mathématique, il n'y a vraiment qu'une seule +propriété naturelle et générale des corps dont nous sachions tenir +compte d'une manière convenable, c'est la pesanteur, soit terrestre, +soit universelle; et encore faut-il supposer, dans ce dernier cas, que +la forme des corps est suffisamment simple. Mais si cette propriété se +complique de quelques autres circonstances physiques, comme la +résistance des milieux, les frottemens, etc., si même les corps sont +seulement supposés à l'état fluide, ce n'est encore que fort +imparfaitement qu'on est parvenu jusqu'ici à en apprécier l'influence +dans les phénomènes mécaniques. A plus forte raison nous est-il +impossible de prendre en considération les propriétés électriques ou +chimiques, et, bien moins encore, les propriétés physiologiques. Aussi +les grandes applications de la mécanique rationnelle sont-elles +réellement bornées jusqu'ici aux seuls phénomènes célestes, et même à +ceux de notre système solaire, où il suffit d'avoir uniquement égard à +une gravitation générale, dont la loi est simple et bien déterminée, et +qui présente néanmoins des difficultés qu'on ne sait point encore +surmonter complétement, lorsqu'on veut tenir un compte exact de toutes +les actions secondaires susceptibles d'effets appréciables. On conçoit +par là à quel degré les questions doivent se compliquer quand on passe à +la mécanique terrestre, dont la plupart des phénomènes, même les plus +simples, ne comporteront probablement jamais, vu la faiblesse de nos +moyens réels, une étude purement rationnelle et pourtant exacte d'après +les lois générales de la mécanique abstraite, quoique la connaissance de +ces lois, d'ailleurs évidemment indispensable, puisse souvent conduire à +des _indications_ importantes. + +Après avoir expliqué la véritable nature de la conception fondamentale +relative à l'état dans lequel les corps doivent être supposés en +mécanique rationnelle, il nous reste à considérer les faits généraux ou +les _lois physiques du mouvement_ qui peuvent fournir une base réelle +aux théories dont la science se compose. Cette importante exposition est +d'autant plus indispensable, que, comme je l'ai indiqué ci-dessus, +depuis qu'on s'est écarté de la route suivie par Newton, on a +complétement méconnu le vrai caractère de ces lois, dont la notion +ordinaire est encore essentiellement métaphysique. + +Les lois fondamentales du mouvement me semblent pouvoir être réduites à +trois, qui doivent être envisagées comme de simples résultats de +l'observation, dont il est absurde de vouloir établir _à priori_ la +réalité, bien qu'on l'ait tenté fréquemment. + +La première loi est celle qu'on désigne fort mal à propos sous le nom de +_loi d'inertie_. Elle a été découverte par Képler. Elle consiste +proprement en ce que tout mouvement est naturellement rectiligne et +uniforme, c'est-à-dire que tout corps soumis à l'action d'une force +unique quelconque, qui agit sur lui instantanément, se meut constamment +en ligne droite et avec une vitesse invariable. L'influence de l'esprit +métaphysique se manifeste particulièrement dans la manière dont cette +loi est communément présentée. Au lieu de se borner à la regarder comme +un fait observé, on a prétendu la démontrer abstraitement, par une +application du principe de la raison suffisante, qui n'a pas la moindre +solidité. En effet, pour expliquer, par exemple, la nécessité du +mouvement rectiligne, on dit que le corps devait suivre la ligne droite, +parce qu'il n'y a pas de raison pour qu'il s'écarte d'un côté plutôt que +d'un autre de sa direction primitive. Il est aisé de constater +l'invalidité radicale et même l'insignifiance complète d'une telle +argumentation. D'abord, comment pourrions-nous être assurés _qu'il n'y a +pas de raison_ pour que le corps se dévie? que pouvons-nous savoir à cet +égard, autrement que par l'expérience? Les considérations _à priori_ +fondées sur la _nature_ des choses ne nous sont-elles pas complétement +et nécessairement interdites en philosophie positive? D'ailleurs un tel +principe, même quand on l'admettrait, ne comporte par lui-même qu'une +application vague et arbitraire. Car, à l'origine du mouvement, +c'est-à-dire à l'instant même où l'argument devrait être employé, il est +clair que la trajectoire du corps n'a point encore de caractère +géométrique déterminé, et que c'est seulement après que le corps a +parcouru un certain espace qu'on peut constater quelle ligne il décrit. +Il est évident, par la géométrie, que le mouvement initial, au lieu +d'être regardé comme rectiligne, pourrait être indifféremment supposé +circulaire, parabolique, ou suivant toute autre ligne tangente à la +trajectoire effective, en sorte que la même argumentation répétée pour +chacune de ces lignes, ce qui serait tout aussi légitime, conduirait à +une conclusion absolument indéterminée. Pour peu qu'on réfléchisse sur +un tel raisonnement, on ne tardera pas à reconnaître que, comme toutes +les prétendues explications métaphysiques, il se réduit réellement à +répéter en termes abstraits le fait lui-même, et à dire que les corps +ont une tendance naturelle à se mouvoir en ligne droite, ce qui était +précisément la proposition à établir. L'insignifiance de ces +considérations vagues et arbitraires finira par devenir palpable si l'on +remarque que, par suite de semblables argumens, les philosophes de +l'antiquité, et particulièrement Aristote, avaient, au contraire, +regardé le mouvement circulaire comme naturel aux astres, en ce qu'il +est le plus _parfait_ de tous, conception qui n'est également que +l'énonciation abstraite d'un phénomène mal analysé. + +Je me suis borné à indiquer la critique des raisonnemens ordinaires +relativement à la première partie de la loi d'inertie. On peut faire des +remarques parfaitement analogues au sujet de la seconde partie, qui +concerne l'invariabilité de la vitesse, et qu'on prétend aussi pouvoir +démontrer abstraitement, en se bornant à dire qu'il n'y a pas de raison +pour que le corps se meuve jamais plus lentement ou plus rapidement qu'à +l'origine du mouvement. + +Ce n'est donc point sur de telles considérations qu'on peut solidement +établir une loi aussi importante, qui est un des fondemens nécessaires +de toute la mécanique rationnelle. Elle ne saurait avoir de réalité +qu'autant qu'on la conçoit comme basée sur l'observation. Mais, sous ce +point de vue, l'exactitude en est évidente d'après les faits les plus +communs. Nous avons continuellement occasion de reconnaître qu'un corps +animé d'une force unique se meut constamment en ligne droite; et, s'il +se dévie, nous pouvons aisément constater que cette modification tient à +l'action simultanée de quelque autre force, active ou passive: enfin les +mouvemens curvilignes eux-mêmes nous montrent clairement, par les +phénomènes variés dus à ce qu'on appelle la _force centrifuge_, que les +corps conservent constamment leur tendance naturelle à se mouvoir en +ligne droite. Il n'y a pour ainsi dire aucun phénomène dans la nature +qui ne puisse nous fournir une vérification sensible de cette loi, sur +laquelle est en partie fondée toute l'économie de l'univers. Il en est +de même relativement à l'uniformité du mouvement. Tous les faits nous +prouvent que, si le mouvement primitivement imprimé se ralentit toujours +graduellement et finit par s'éteindre entièrement, cela provient des +résistances que les corps rencontrent sans cesse, et sans lesquelles +l'expérience nous porte à penser que la vitesse demeurerait indéfiniment +constante, puisque nous voyons augmenter sensiblement la durée de ce +mouvement à mesure que nous diminuons l'intensité de ces obstacles. On +sait que le simple mouvement d'un pendule écarté de la verticale, qui, +dans les circonstances ordinaires, se maintient à peine pendant quelques +minutes, a pu se prolonger jusqu'à plus de trente heures, en diminuant +autant que possible le frottement au point de la suspension, et faisant +osciller le corps dans un vide très-approché, lors des expériences de +Borda à l'Observatoire de Paris pour déterminer la longueur du pendule à +secondes par rapport au mètre. Les géomètres citent aussi avec beaucoup +de raison, comme une preuve manifeste de la tendance naturelle des corps +à conserver indéfiniment leur vitesse acquise, l'invariabilité +rigoureuse qu'on remarque si clairement dans les mouvemens célestes, +qui, s'exécutant dans un milieu d'une rareté extrême, se trouvent dans +les circonstances les plus favorables à une parfaite observation de la +loi d'inertie, et qui, en effet, depuis vingt siècles qu'on les étudie +avec quelque exactitude, ne nous présentent point encore la moindre +altération certaine, quant à la durée des rotations, ou à celle des +révolutions, quoique la suite des temps et le perfectionnement de nos +moyens d'appréciation doivent probablement nous dévoiler un jour +quelques variations encore inconnues. + +Nous devons donc regarder comme une grande loi de la nature cette +tendance spontanée de tous les corps à se mouvoir en ligne droite et +avec une vitesse constante. Vu la confusion extrême des idées communes +relativement à ce premier principe fondamental, il peut être utile de +remarquer expressément ici que cette loi naturelle est tout aussi +applicable aux corps vivans qu'aux corps inertes pour lesquels on la +croit souvent exclusivement établie. Quelle que soit l'origine de +l'impulsion qu'il a reçue, un corps vivant tend à persister, comme un +corps inerte, dans la direction de son mouvement, et à conserver sa +vitesse acquise: seulement il peut se développer en lui des forces +susceptibles de modifier ou de supprimer ce mouvement, tandis que, pour +les autres corps, ces modifications sont exclusivement dues à des agens +extérieurs. Mais, dans ce cas même, nous pouvons acquérir une preuve +directe et personnelle de l'universalité de la loi d'inertie, en +considérant l'effort très-sensible que nous sommes obligés de faire pour +changer la direction ou la vitesse de notre mouvement effectif, à tel +point, que lorsque ce mouvement est très-rapide, il nous est impossible +de le modifier ou de le suspendre à l'instant précis où nous le +désirerions. + +La seconde loi fondamentale du mouvement est due à Newton. Elle consiste +dans le principe de l'égalité constante et nécessaire entre l'action et +la réaction; c'est-à-dire, que toutes les fois qu'un corps est mû par un +autre d'une manière quelconque, il exerce sur lui, en sens inverse, une +réaction telle, que le second perd, en raison des masses, une quantité +de mouvement exactement égale à celle que le premier a reçue. On a +essayé quelquefois d'établir aussi _à priori_, ce théorème général de +philosophie naturelle, qui n'en est pas plus susceptible que le +précédent. Mais il a été beaucoup moins le sujet de considérations +sophistiques, et presque tous les géomètres s'accordent maintenant à le +regarder d'après Newton comme un simple résultat de l'observation, ce +qui me dispense ici de toute discussion analogue à celle de la loi +d'inertie. Cette égalité dans l'action réciproque des corps se manifeste +dans tous les phénomènes naturels, soit que les corps agissent les uns +sur les autres par impulsion, soit qu'ils agissent par attraction; il +serait superflu d'en citer ici des exemples. Nous avons même tellement +occasion de constater cette mutualité dans nos observations les plus +communes, que nous ne saurions plus concevoir un corps agissant sur un +autre, sans que celui-ci réagisse sur lui. + +Je crois devoir seulement indiquer, dès ce moment, au sujet de cette +seconde loi du mouvement, une remarque qui me semble importante, et qui +d'ailleurs sera convenablement développée dans la dix-septième leçon. +Elle consiste en ce que le célèbre principe de d'Alembert, d'après +lequel on parvient à transformer si heureusement toutes les questions de +dynamique en simples questions de statique, n'est vraiment autre chose +que la généralisation complète de la loi de Newton, étendue à un système +quelconque de forces. Ce principe en effet coïncide évidemment avec +celui de l'égalité entre l'action et la réaction, lorsqu'on ne considère +que deux forces. Une telle corrélation permet de concevoir désormais la +proposition générale de d'Alembert comme ayant une base expérimentale, +tandis qu'elle n'est communément établie jusqu'ici que sur des +considérations abstraites peu satisfaisantes. + +La troisième loi fondamentale du mouvement me paraît consister dans ce +que je propose d'appeler le principe de l'indépendance ou de la +coexistence des mouvemens, qui conduit immédiatement à ce qu'on appelle +vulgairement la composition des forces. Galilée est, à proprement +parler, le véritable inventeur de cette loi, quoiqu'il ne l'ait point +conçue précisément sous la forme que je crois devoir préférer ici. +Considérée sous le point de vue le plus simple, elle se réduit à ce fait +général, que tout mouvement exactement commun à tous les corps d'un +système quelconque n'altère point les mouvemens particuliers de ces +différens corps les uns à l'égard des autres, mouvemens qui continuent à +s'exécuter comme si l'ensemble du système était immobile. Pour énoncer +cet important principe avec une précision rigoureuse, qui n'exige plus +aucune restriction, il faut concevoir que tous les points du système +décrivent à la fois des droites parallèles et égales, et considérer que +ce mouvement général, avec quelque vitesse et dans quelque direction +qu'il puisse avoir lieu, n'affectera nullement les mouvemens relatifs. + +Ce serait vainement qu'on tenterait d'établir par aucune idée _à priori_ +cette grande loi fondamentale, qui n'en est pas plus susceptible que les +deux précédentes. On pourrait, tout au plus, concevoir que si les corps +du système sont entre eux à l'état de repos, ce déplacement commun, qui +ne change évidemment ni leurs distances ni leurs situations respectives, +ne saurait altérer cette immobilité relative: encore même, l'ignorance +absolue où nous sommes nécessairement de la nature intime des corps et +des phénomènes, ne nous permet point d'affirmer rationnellement, avec +une sécurité parfaite, que l'introduction de cette circonstance nouvelle +ne modifiera pas d'une manière inconnue les conditions primitives du +système. Mais l'insuffisance d'une telle argumentation devient surtout +sensible quand on essaie de l'appliquer au cas le plus étendu et le plus +important, à celui où les différens corps du système sont en mouvement +les uns à l'égard des autres. En s'attachant à faire abstraction, aussi +complétement que possible, des observations si connues et si variées qui +nous font reconnaître alors l'exactitude physique de ce principe, il +sera facile de constater qu'aucune considération rationnelle ne nous +donne le droit de conclure _a priori_ que le mouvement général ne fera +naître aucun changement dans les mouvemens particuliers. Cela est +tellement vrai, que lorsque Galilée a exposé pour la première fois cette +grande loi de la nature, il s'est élevé de toutes parts une foule +d'objections _a priori_ tendant à prouver l'impossibilité rationnelle +d'une telle proposition, qui n'a été unanimement admise, que lorsqu'on a +abandonné le point de vue logique pour se placer au point de vue +physique. + +C'est donc seulement comme un simple résultat général de l'observation +et de l'expérience que cette loi peut être en effet solidement établie. +Mais, ainsi considérée, il est évident qu'aucune proposition de +philosophie naturelle n'est fondée sur des observations aussi simples, +aussi diverses, aussi multipliées, aussi faciles à vérifier. Il ne +s'opère point dans le monde réel un seul phénomène dynamique qui n'en +puisse offrir une preuve sensible; et toute l'économie de l'univers +serait évidemment bouleversée de fond en comble, si on supposait que +cette loi n'existât plus. C'est ainsi, par exemple, que dans le +mouvement général d'un vaisseau, quelque rapide qu'il puisse être et +suivant quelque direction qu'il ait lieu, les mouvemens relatifs +continuent à s'exécuter, sauf les altérations provenant du roulis et du +tangage, exactement comme si le vaisseau était immobile, en se composant +avec le mouvement total pour un observateur qui n'y participerait pas. +De même, nous voyons continuellement le déplacement général d'un foyer +chimique, ou d'un corps vivant, n'affecter en aucune manière les +mouvemens internes qui s'y exécutent. C'est ainsi surtout, pour citer +l'exemple le plus important, que le mouvement du globe terrestre ne +trouble nullement les phénomènes mécaniques qui s'opèrent à sa surface +ou dans son intérieur. On sait que l'ignorance de cette troisième loi du +mouvement a été précisément le principal obstacle scientifique qui s'est +opposé pendant si long-temps à l'établissement de la théorie de +Copernic, contre laquelle une telle considération présentait alors, en +effet, des objections insurmontables, dont les coperniciens n'avaient +essayé de se dégager que par de vaines subtilités métaphysiques avant la +découverte de Galilée. Mais, depuis que le mouvement de la terre a été +universellement reconnu, les géomètres l'ont présenté, avec raison, +comme offrant lui-même une confirmation essentielle de la réalité de +cette loi. Laplace a proposé à ce sujet une considération indirecte fort +ingénieuse, que je crois utile d'indiquer ici, parce qu'elle nous montre +le principe de l'indépendance des mouvemens sous la vérification d'une +expérience continuelle et très-sensible. Elle consiste à remarquer que, +si le mouvement général de la terre pouvait altérer en aucune manière +les mouvemens particuliers qui s'exécutent à sa surface, cette +altération ne saurait évidemment être la même pour tous ces mouvemens +quelle que fût leur direction, et qu'ils en seraient nécessairement +diversement affectés suivant l'angle plus ou moins grand que ferait +cette direction avec celle du mouvement du globe. Ainsi, par exemple, le +mouvement oscillatoire d'un pendule devrait alors nous présenter des +différences très-considérables selon l'azimuth du plan vertical dans +lequel il s'exécute, et qui lui donne une direction tantôt conforme, +tantôt contraire, et fort inégalement contraire, à celle du mouvement de +la terre; tandis que l'expérience ne nous manifeste jamais, à cet égard, +la moindre variation, même en mesurant le phénomène avec l'extrême +précision que comporte, sous ce rapport, l'état actuel de nos moyens +d'observation. + +Afin de prévenir toute interprétation inexacte et toute application +vicieuse de la troisième loi du mouvement, il importe de remarquer que, +par sa nature, elle n'est relative qu'aux mouvemens de translation, et +qu'on ne doit jamais l'étendre à aucun mouvement de rotation. Les +mouvemens de translation sont évidemment, en effet, les seuls qui +puissent être rigoureusement communs, pour le degré aussi bien que pour +la direction, à toutes les diverses parties d'un système quelconque. +Cette exacte parité ne saurait jamais avoir lieu quand il s'agit d'un +mouvement de rotation, qui présente toujours nécessairement des +inégalités entre les diverses parties du système, suivant qu'elles sont +plus ou moins éloignées du centre de la rotation. C'est pourquoi tout +mouvement de ce genre tend constamment à altérer l'état du système, et +l'altère en effet si les conditions de liaison entre les diverses +parties ne constituent pas une résistance suffisante. Ainsi, par +exemple, dans le cas d'un vaisseau, ce n'est pas le mouvement général de +progression qui peut troubler les mouvemens particuliers; le dérangement +n'est dû qu'aux effets secondaires du roulis et du tangage, qui sont des +mouvemens de rotation. Qu'une montre soit simplement transportée dans +une direction quelconque avec autant de rapidité qu'on voudra, mais sans +tourner nullement, elle n'en sera jamais affectée; tandis qu'un médiocre +mouvement de rotation suffira seul pour déranger promptement sa marche. +La différence entre ces deux effets deviendrait surtout sensible, en +répétant l'expérience sur un corps vivant. Enfin, c'est par suite d'une +telle distinction, que nous ne saurions avoir aucun moyen de constater, +par des phénomènes purement terrestres, la réalité du mouvement de +translation de la terre, qui n'a pu être découvert que par des +observations célestes; tandis que, relativement à son mouvement de +rotation, il détermine nécessairement à la surface de la terre, vu +l'inégalité de force centrifuge entre les différens points du globe, des +phénomènes très-sensibles, quoique peu considérables, dont l'analyse +pourrait suffire pour démontrer, indépendamment de toute considération +astronomique, l'existence de cette rotation. + +Le principe de l'indépendance ou de la coexistence des mouvemens étant +une fois établi, il est facile de concevoir qu'il conduit immédiatement +à la règle élémentaire ordinairement usitée pour ce qu'on appelle la +_composition des forces_, qui n'est vraiment autre chose qu'une nouvelle +manière de considérer et d'énoncer la troisième loi du mouvement. En +effet, la proposition du parallélogramme des forces, envisagée sous le +point de vue le plus positif, consiste proprement en ce que, lorsqu'un +corps est animé à la fois de deux mouvemens uniformes dans des +directions quelconques, il décrit, en vertu de leur combinaison, la +diagonale du parallélogramme dont il eût dans le même temps décrit +séparément les côtés en vertu de chaque mouvement isolé. Or n'est-ce pas +là évidemment une simple application directe du principe de +l'indépendance des mouvemens, d'après lequel le mouvement particulier du +corps le long d'une certaine droite n'est nullement troublé par le +mouvement général qui entraîne parallèlement à elle-même la totalité de +cette droite le long d'une autre droite quelconque? Cette considération +conduit sur-le-champ à la construction géométrique énoncée par la règle +du parallélogramme des forces. C'est ainsi que ce théorème fondamental +de la mécanique rationnelle me paraît être présenté directement comme +une loi naturelle, ou du moins comme une application immédiate d'une des +plus grandes lois de la nature. Telle est, à mon gré, la seule manière +vraiment philosophique d'établir solidement cette importante +proposition, pour écarter définitivement tous les nuages métaphysiques +dont elle est encore environnée et la mettre complétement à l'abri de +toute objection réelle. Toutes les prétendues démonstrations analytiques +qu'on a successivement essayé d'en donner d'après des considérations +purement abstraites, outre qu'elles reposent ordinairement sur une +interprétation vicieuse et sur une fausse application du principe +analytique de l'homogénéité, supposent d'ailleurs que la proposition est +_évidente_ par elle-même dans certains cas particuliers, quand les deux +forces, par exemple, agissent suivant une même droite, évidence qui ne +peut résulter alors que de l'observation effective de la loi naturelle +de l'indépendance des mouvemens, dont l'indispensabilité se trouve ainsi +irrécusablement manifestée. Il serait étrange, en effet, pour quiconque +envisage directement la question sous un point de vue philosophique, +que, par de simples combinaisons logiques, l'esprit humain pût ainsi +découvrir une loi réelle de la nature, sans consulter aucunement le +monde extérieur. + +Cette notion étant de la plus haute importance quant à la manière de +concevoir la mécanique rationnelle, et s'écartant beaucoup de la marche +habituellement adoptée aujourd'hui, je crois devoir la présenter encore +sous un dernier point de vue qui achèvera de l'éclaircir, en montrant +que, malgré tous les efforts des géomètres pour éluder à cet égard +l'emploi des considérations expérimentales, la loi physique de +l'indépendance des mouvemens reste implicitement, même de leur aveu +unanime, une des bases essentielles de la mécanique, quoique présentée +sous une forme différente et à une autre époque de l'exposition. + +Il suffit, pour cela, de reconnaître que cette loi, au lieu d'être +exposée directement dans l'étude des prolégomènes de la science, se +retrouve plus tard admise par tous les géomètres, comme établissant le +principe de la proportionnalité des vitesses aux forces, base nécessaire +de la dynamique ordinaire. + +Afin de saisir convenablement le vrai caractère de cette question, il +faut remarquer que les rapports des forces peuvent être déterminés de +deux manières différentes, soit par le procédé statique, soit par le +procédé dynamique. En effet, nous ne jugeons pas toujours du rapport de +deux forces d'après l'intensité plus ou moins grande des mouvemens +qu'elles peuvent imprimer à un même corps. Nous l'apprécions fréquemment +aussi d'après de simples considérations d'équilibre mutuel, en regardant +comme égales les forces qui, appliquées en sens contraire, suivant une +même droite, se détruisent réciproquement, et ensuite comme double, +triple, etc. d'une autre, la force qui ferait équilibre à deux, trois, +etc., forces égales à celle-ci, et toutes directement opposées à la +seconde. Ce nouveau moyen de mesure est, en réalité, tout aussi usité +que le précédent. Cela posé, la question consiste essentiellement à +savoir si les deux moyens sont toujours et nécessairement équivalens, +c'est-à-dire si, les rapports des forces étant d'abord seulement définis +par la considération statique, il s'ensuivra, sous le point de vue +dynamique, qu'elles imprimeront à une même masse des vitesses qui leur +soient exactement proportionnelles. Cette corrélation n'est nullement +évidente par elle-même; tout au plus peut-on concevoir _à priori_ que +les plus grandes forces doivent nécessairement donner les plus grandes +vitesses. Mais l'observation seule peut décider si c'est à la première +puissance de la force ou à toute autre fonction croissante que la +vitesse est proportionnelle. + +C'est pour déterminer quelle est, à cet égard, la véritable loi de la +nature, que, de l'aveu de tous les géomètres et particulièrement de +Laplace, il faut considérer le fait général de l'indépendance ou de la +coexistence des mouvemens. Il est facile de voir, d'après le +raisonnement de Laplace, que la théorie de la proportionnalité des +vitesses aux forces est une conséquence nécessaire et immédiate de ce +fait général, appliqué à deux forces qui agissent dans la même +direction. Car, si un corps, en vertu d'une certaine force, a parcouru +un espace déterminé suivant une certaine droite, et qu'on vienne à +ajouter, selon la même direction, une seconde force égale à la première; +d'après la loi de l'indépendance des mouvemens, cette nouvelle force ne +fera que déplacer la totalité de la droite d'application d'une égale +quantité dans le même temps, sans altérer le mouvement du corps le long +de cette droite, en sorte que par la composition des deux mouvemens, ce +corps aura effectivement parcouru un espace double de celui qui +correspondait à la force primitive. Telle est la seule manière dont on +puisse réellement constater la proportionnalité générale des vitesses +aux forces, que je dois ainsi me dispenser de regarder comme une +quatrième loi fondamentale du mouvement, puisqu'elle rentre dans la +troisième. + +Il est donc évident que, quand on a cru pouvoir se dispenser en +mécanique du fait général de l'indépendance des mouvemens pour établir +la loi fondamentale de la composition des forces, la nécessité de +regarder cette proposition de philosophie naturelle comme une des bases +indispensables de la science s'est reproduite inévitablement pour +démontrer la loi non moins importante des forces proportionnelles aux +vitesses, ce qui met cette nécessité hors de toute contestation. Ainsi +quel a été le résultat réel de tous les efforts intellectuels qui ont +été tentés pour éviter d'introduire directement, dans les prolégomènes +de la mécanique, cette observation fondamentale? seulement de paraître +s'en dispenser en statique, et de ne la prendre évidemment en +considération qu'aussitôt qu'on passe à la dynamique. Tout se réduit +donc effectivement à une simple transposition. Il est clair qu'un +résultat aussi peu important n'est nullement proportionné à la +complication des procédés indirects qui ont été employés pour y +parvenir, quand même ces procédés seraient logiquement irréprochables, +et nous avons expressément reconnu le contraire. Il est donc, sous tous +les rapports, beaucoup plus satisfaisant de se conformer franchement et +directement à la nécessité philosophique de la science, et, puisqu'elle +ne saurait se passer d'une base expérimentale, de reconnaître nettement +cette base dès l'origine. Aucune autre marche ne peut rendre +complétement positive une science qui, sans de tels fondemens, +conserverait encore un certain caractère métaphysique. + +Telles sont donc les trois lois physiques du mouvement qui fournissent à +la mécanique rationnelle une base expérimentale suffisante, sur laquelle +l'esprit humain, par de simples opérations logiques, et sans consulter +davantage le monde extérieur, peut solidement établir l'édifice +systématique de la science. Quoique ces trois lois me semblent pouvoir +suffire, je ne vois _à priori_ aucune raison de n'en point augmenter le +nombre, si on parvenait effectivement à constater qu'elles ne sont pas +strictement complètes. Cette augmentation me paraîtrait un fort léger +inconvénient pour la perfection rationnelle de la science, puisque ces +lois ne sauraient jamais évidemment être très-multipliées; je +regarderais comme préférable, en thèse générale, d'en établir une ou +deux de plus, si, pour l'éviter, il fallait recourir à des +considérations trop détournées, qui fussent de nature à altérer le +caractère positif de la science. Mais l'ensemble des trois lois +ci-dessus exposées remplit convenablement, à mes yeux, toutes les +conditions essentielles réellement imposées par la nature des théories +de la mécanique rationnelle. En effet, la première, celle de Képler, +détermine complétement l'effet produit par une force unique agissant +instantanément: la seconde, celle de Newton, établit la règle +fondamentale pour la communication du mouvement par l'action des corps +les uns sur les autres; enfin la troisième, celle de Galilée, conduit +immédiatement au théorème général relatif à la composition des +mouvemens. On conçoit, d'après cela, que toute la mécanique des +mouvemens uniformes ou des forces instantanées peut être entièrement +traitée comme une conséquence directe de la combinaison de ces trois +lois, qui, étant de leur nature extrêmement précises, sont évidemment +susceptibles d'être aussitôt exprimées par des équations analytiques +faciles à obtenir. Quant à la partie la plus étendue et la plus +importante de la mécanique, celle qui en constitue essentiellement la +difficulté, c'est-à-dire la mécanique des mouvemens variés ou des forces +continues, on peut concevoir, d'une manière générale, la possibilité de +la ramener à la mécanique élémentaire dont nous venons d'indiquer le +caractère, par l'application de la méthode infinitésimale, qui permettra +de substituer, pour chaque instant infiniment petit, un mouvement +uniforme au mouvement varié, d'où résulteront immédiatement les +équations différentielles relatives à cette dernière espèce de +mouvemens. Il sera sans doute fort important d'établir directement et +avec précision, dans les leçons suivantes, la manière générale +d'employer une telle méthode pour résoudre les deux problèmes essentiels +de la mécanique rationnelle, et de considérer soigneusement les +principaux résultats que les géomètres ont ainsi obtenus relativement +aux lois abstraites de l'équilibre et du mouvement. Mais il est, dès ce +moment, évident que la science se trouve réellement fondée par +l'ensemble des trois lois physiques établies ci-dessus, et que tout le +travail devient désormais purement rationnel, devant consister seulement +dans l'usage à faire de ces lois pour la solution des différentes +questions générales. En un mot, la séparation entre la partie +nécessairement physique et la partie simplement logique de la science me +semble pouvoir être ainsi nettement effectuée d'une manière exacte et +définitive. + +Pour terminer cet aperçu général du caractère philosophique de la +mécanique rationnelle, il ne nous reste plus maintenant qu'à considérer +sommairement les divisions principales de cette science, les divisions +secondaires devant être envisagées dans les leçons suivantes. + +La première et la plus importante division naturelle de la mécanique +consiste à distinguer deux ordres de questions, suivant qu'on se propose +la recherche des conditions de l'équilibre, ou l'étude des lois du +mouvement, d'où la _statique_, et la _dynamique_. Il suffit d'indiquer +une telle division, pour en faire comprendre directement la nécessité +générale. Outre la différence effective qui existe évidemment entre ces +deux classes fondamentales de problèmes, il est aisé de concevoir _à +priori_ que les questions de statique doivent être, en général, par leur +nature, bien plus faciles à traiter que les questions de dynamique. +Cela résulte essentiellement de ce que, dans les premières, on fait, +comme on l'a dit avec raison, _abstraction du temps_; c'est-à-dire que, +le phénomène à étudier étant nécessairement instantané, on n'a pas +besoin d'avoir égard aux variations que les forces du système peuvent +éprouver dans les divers instans successifs. Cette considération qu'il +faut, au contraire, introduire dans toute question de dynamique, y +constitue un élément fondamental de plus, qui en fait la principale +difficulté. Il suit, en thèse générale, de cette différence radicale, +que la statique tout entière, quand on la traite comme un cas +particulier de la dynamique, correspond seulement à la partie de +beaucoup la plus simple de la dynamique, à celle qui concerne la théorie +des mouvemens uniformes, comme nous l'établirons spécialement dans la +leçon suivante. + +L'importance de cette division est bien clairement vérifiée par +l'histoire générale du développement effectif de l'esprit humain. Nous +voyons, en effet, que les anciens avaient acquis quelques connaissances +fondamentales très-essentielles relativement à l'équilibre, soit des +solides, soit des fluides, comme on le voit surtout par les belles +recherches d'Archimède, quoiqu'ils fussent encore fort éloignés de +posséder une statique rationnelle vraiment complète. Au contraire, ils +ignoraient entièrement la dynamique, même la plus élémentaire; la +première création de cette science toute moderne est due à Galilée. + +Après cette division fondamentale, la distinction la plus importante à +établir en mécanique consiste à séparer, soit dans la statique, soit +dans la dynamique, l'étude des solides et celle des fluides. Quelque +essentielle que soit cette division, je ne la place qu'en seconde ligne, +et subordonnée à la précédente, suivant la méthode établie par Lagrange, +car c'est, ce me semble, s'exagérer son influence que de la constituer +division principale, comme on le fait encore dans les traités ordinaires +de mécanique. Les principes essentiels de statique ou de dynamique sont, +en effet, nécessairement les mêmes pour les fluides que pour les +solides; seulement les fluides exigent d'ajouter aux conditions +caractéristiques du système une considération de plus, celle relative à +la variabilité de forme, qui définit généralement leur constitution +mécanique propre. Mais, tout en plaçant cette distinction au rang +convenable, il est facile de concevoir _à priori_ son extrême +importance, et de sentir, en général, combien elle doit augmenter la +difficulté fondamentale des questions, soit dans la statique, soit +surtout dans la dynamique. Car cette parfaite indépendance réciproque +des molécules, qui caractérise les fluides, oblige de considérer +séparément chaque molécule, et, par conséquent, d'envisager toujours, +même dans le cas le plus simple, un système composé d'une infinité de +forces distinctes. Il en résulte, pour la statique, l'introduction d'un +nouvel ordre de recherches, relativement à la figure du système dans +l'état d'équilibre, question très-difficile par sa nature, et dont la +solution générale est encore peu avancée, même pour le seul cas de la +pesanteur universelle. Mais la difficulté est encore plus sensible dans +la dynamique. En effet, l'obligation où l'on se trouve alors strictement +de considérer à part le mouvement propre de chaque molécule, pour faire +une étude vraiment complète du phénomène, introduit dans la question, +envisagée sous le point de vue analytique, une complication jusqu'à +présent inextricable en général, et qu'on n'est encore parvenu à +surmonter, même dans le cas très-simple d'un fluide uniquement mû par sa +pesanteur terrestre, qu'à l'aide d'hypothèses fort précaires, comme +celle de Daniel Bernouilli sur le parallélisme des tranches, qui +altèrent d'une manière notable la réalité des phénomènes. On conçoit +donc, en thèse générale, la plus grande difficulté nécessaire de +l'hydrostatique, et surtout de l'hydrodynamique, par rapport à la +statique et à la dynamique proprement dites, qui sont en effet bien plus +avancées. + +Il faut ajouter à ce qui précède, pour se faire une juste idée générale +de cette différence fondamentale, que la définition caractéristique par +laquelle les géomètres distinguent les solides et les fluides en +mécanique rationnelle, n'est véritablement, à l'égard des uns comme à +l'égard des autres, qu'une représentation exagérée, et, par conséquent, +strictement infidèle de la réalité. En effet, quant aux fluides +principalement, il est clair que leurs molécules ne sont point +réellement dans cet état rigoureux d'indépendance mutuelle où nous +sommes obligés de les supposer en mécanique, en les assujétissant +seulement à conserver entre elles un volume constant s'il s'agit d'un +liquide, ou, s'il s'agit d'un gaz, un volume variable suivant une +fonction donnée de la pression, par exemple, en raison inverse de cette +pression, d'après la loi de Mariotte. Un grand nombre de phénomènes +naturels sont, au contraire, essentiellement dus à l'adhérence mutuelle +des molécules d'un fluide, liaison qui est seulement beaucoup moindre +que dans les solides. Cette adhésion, dont on fait abstraction pour les +fluides mathématiques, et qu'il semble, en effet, presqu'impossible de +prendre convenablement en considération, détermine, comme on sait, des +différences très-sensibles entre les phénomènes effectifs et ceux qui +résultent de la théorie, soit pour la statique, soit surtout, pour la +dynamique, par exemple relativement à l'écoulement d'un liquide pesant +par un orifice déterminé, où l'observation s'écarte notablement de la +théorie quant à la dépense de liquide en un temps donné. + +Quoique la définition mathématique des solides se trouve représenter +beaucoup plus exactement leur état réel, on a cependant plusieurs +occasions de reconnaître la nécessité de tenir compte en certains cas de +la possibilité de séparation mutuelle qui existe toujours entre les +molécules d'un solide, si les forces qui leur sont appliquées, +acquièrent une intensité suffisante, et dont on fait complétement +abstraction en mécanique rationnelle. C'est ce qu'on peut aisément +constater surtout dans la théorie de la rupture des solides, qui, à +peine ébauchée par Galilée, par Huyghens, et par Leïbnitz, se trouve +aujourd'hui dans un état fort imparfait et même très-précaire, malgré +les travaux de plusieurs autres géomètres, et qui néanmoins serait +importante pour éclairer plusieurs questions de mécanique terrestre, +principalement de mécanique industrielle. On doit pourtant remarquer, à +ce sujet, que cette imperfection est à la fois beaucoup moins sensible +et bien moins importante que celle ci-dessus notée, relativement à la +mécanique des fluides. Car elle se trouve ne pouvoir nullement influer +sur les questions de mécanique céleste, qui constituent réellement, +comme nous avons eu plusieurs occasions de le reconnaître, la principale +application, et probablement la seule qui puisse être jamais vraiment +complète, de la mécanique rationnelle. + +Enfin nous devons encore signaler, en thèse générale, dans la mécanique +actuelle, une lacune, secondaire il est vrai, mais qui n'est pas sans +importance, relativement à la théorie d'une classe de corps qui sont +dans un état intermédiaire entre la solidité et la fluidité rigoureuses, +et qu'on pourrait appeler semi-fluides, ou semi-solides: tels sont par +exemple, d'une part, les sables, et, d'une autre part, les fluides à +l'état gélatineux. Il a été présenté quelques considérations +rationnelles au sujet de ces corps, sous le nom _fluides imparfaits_, +surtout relativement à leurs surfaces d'équilibre. Mais leur théorie +propre n'a jamais été réellement établie d'une manière générale et +directe. + +Tels sont les principaux aperçus généraux que j'ai cru devoir indiquer +sommairement pour faire apprécier le caractère philosophique qui +distingue la mécanique rationnelle, envisagée dans son ensemble. Il +s'agit maintenant, en considérant sous le même point de vue +philosophique la composition effective de la science, d'apprécier +comment, par les importans travaux successifs des plus grands +géomètres, cette seconde section générale si étendue, si essentielle, et +si difficile de la mathématique concrète, a pu être élevée à cet éminent +degré de perfection théorique qu'elle a atteint de nos jours dans +l'admirable traité de Lagrange, et qui nous présente toutes les +questions abstraites qu'elle est susceptible d'offrir, ramenées, d'après +un principe unique, à ne plus dépendre que de recherches purement +analytiques, comme nous l'avons déjà reconnu pour les problèmes +géométriques. Ce sera l'objet des trois leçons suivantes; la première +consacrée à la _statique_, la seconde à la dynamique, et la troisième, à +l'examen des théorèmes généraux de la mécanique rationnelle. + + + + +SEIZIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. Vue générale de la statique. + + +L'ensemble de la mécanique rationnelle peut être traité d'après deux +méthodes générales essentiellement distinctes et inégalement parfaites, +suivant que la statique est conçue d'une manière directe, ou qu'elle est +considérée comme un cas particulier de la dynamique. Par la première +méthode, on s'occupe immédiatement de découvrir un principe d'équilibre +suffisamment général, qu'on applique ensuite à la détermination des +conditions d'équilibre de tous les systèmes de forces possibles. Par la +seconde, au contraire, on cherche d'abord quel serait le mouvement +résultant de l'action simultanée des diverses forces quelconques +proposées, et on en déduit les relations qui doivent exister entre ces +forces pour que ce mouvement soit nul. + +La statique étant nécessairement d'une nature plus simple que la +dynamique, la première méthode a pu seule être employée à l'origine de +la mécanique rationnelle. C'est, en effet, la seule qui fût connue des +anciens, entièrement étrangers à toute idée de dynamique, même la plus +élémentaire. Archimède, vrai fondateur de la statique, et auquel sont +dues toutes les notions essentielles que l'antiquité possédait à cet +égard, commence à établir la condition d'équilibre de deux poids +suspendus aux deux extrémités d'un levier droit, c'est-à-dire la +nécessité que ces poids soient en raison inverse de leurs distances au +point d'appui du levier; et il s'efforce ensuite de ramener autant que +possible à ce principe unique la recherche des relations d'équilibre +propres à d'autres systèmes de forces. Pareillement, quant à la statique +des fluides, il pose d'abord son célèbre principe, consistant en ce que +tout corps plongé dans un fluide perd une partie de son poids égale au +poids du fluide déplacé; et ensuite il en déduit, dans un grand nombre +de cas, la théorie de la stabilité des corps flottans. Mais le principe +du levier n'avait point par lui-même une assez grande généralité pour +qu'il fût possible de l'appliquer réellement à la détermination des +conditions d'équilibre de tous les systèmes de forces. Par quelques +ingénieux artifices qu'on ait successivement essayé d'en étendre +l'usage, on n'a pu effectivement y ramener que les systèmes composés de +forces parallèles. Quant aux forces dont les directions concourent, on a +d'abord essayé de suivre une marche analogue, en imaginant de nouveaux +principes directs d'équilibre spécialement propres à ce cas plus +général, et parmi lesquels il faut surtout remarquer l'heureuse idée de +Stévin, relative à l'équilibre du système de deux poids posés sur deux +plans inclinés adossés. Cette nouvelle idée-mère eût peut-être suffi +strictement pour combler la lacune que laissait dans la statique le +principe d'Archimède, puisque Stévin était parvenu à en déduire les +rapports d'équilibre entre trois forces appliquées en un même point, +dans le cas du moins où deux de ces forces sont à angles droits; et il +avait même remarqué que les trois forces sont alors entre elles comme +les trois côtés d'un triangle dont les angles seraient égaux à ceux +formés par ces trois forces. Mais, la dynamique ayant été fondée dans le +même temps par Galilée, les géomètres cessèrent de suivre l'ancienne +marche statique directe, préférant procéder à la recherche des +conditions d'équilibre d'après les lois dès lors connues de la +composition des forces. C'est par cette dernière méthode que Varignon +découvrit la véritable théorie générale de l'équilibre d'un système de +forces appliquées en un même point, et que plus tard d'Alembert établit +enfin, pour la première fois, les équations d'équilibre d'un système +quelconque de forces appliquées aux différens points d'un corps solide +de forme invariable. Cette méthode est encore aujourd'hui la plus +universellement employée. + +Au premier abord, elle semble peu rationnelle, puisque, la dynamique +étant plus compliquée que la statique, il ne paraît nullement convenable +de faire dépendre celle-ci de l'autre. Il serait, en effet, plus +philosophique de ramener au contraire, s'il est possible, la dynamique à +la statique, comme on y est parvenu depuis. Mais on doit néanmoins +reconnaître que, pour traiter complétement la statique comme un cas +particulier de la dynamique, il suffit d'avoir formé seulement la partie +la plus élémentaire de celle-ci, la théorie des mouvemens uniformes, +sans avoir aucun besoin de la théorie des mouvemens variés. Il importe +d'expliquer avec précision cette distinction fondamentale. + +A cet effet, observons d'abord qu'il existe, en général, deux sortes de +forces: 1º les forces que j'appelle _instantanées_, comme les +impulsions, qui n'agissent sur un corps qu'à l'origine du mouvement, en +l'abandonnant à lui-même aussitôt qu'il est en marche; 2º les forces +qu'on appelle assez improprement _accélératrices_, et que je préfère +nommer _continues_, comme les attractions, qui agissent sans cesse sur +le mobile pendant toute la durée du mouvement. Cette distinction +équivaut évidemment à celle des mouvemens _uniformes_ et des mouvemens +_variés_; car il est clair, en vertu de la première des trois lois +fondamentales du mouvement exposées dans la leçon précédente, que toute +force instantanée doit nécessairement produire un mouvement uniforme, +tandis que toute force continue doit, au contraire, par sa nature, +imprimer au mobile un mouvement indéfiniment varié. Cela posé, on +conçoit fort aisément, _à priori_, comme je l'ai déjà indiqué plusieurs +fois, que la partie de la dynamique relative aux forces instantanées ou +aux mouvemens uniformes doit être, sans aucune comparaison, infiniment +plus simple que celle qui concerne les forces continues ou les mouvemens +variés, et dans laquelle consiste essentiellement toute la difficulté de +la dynamique. La première partie présente une telle facilité, qu'elle +peut être traitée dans son ensemble comme une conséquence immédiate des +trois lois fondamentales du mouvement, ainsi que je l'ai expressément +remarqué à la fin de la leçon précédente. Or il est maintenant aisé de +concevoir, en thèse générale, que c'est seulement de cette première +partie de la dynamique qu'on a besoin pour constituer la statique comme +un cas particulier de la dynamique. + +En effet, le phénomène d'équilibre, dont il s'agit alors de découvrir +les lois, est évidemment, par sa nature, un phénomène instantané, qui +doit être étudié sans aucun égard au temps. La considération du temps ne +s'introduit que dans les recherches relatives à ce qu'on appelle la +_stabilité_ de l'équilibre; mais ces recherches ne font plus, à +proprement parler, partie de la statique, et rentrent essentiellement +dans la dynamique. En un mot, suivant l'aphorisme ordinaire déjà cité, +on fait toujours, en statique, abstraction du temps. Il en résulte qu'on +y peut regarder comme instantanées toutes les forces que l'on considère, +sans que les théories cessent pour cela d'avoir toute la généralité +nécessaire. Car, à chaque époque de son action, une force continue peut +toujours évidemment être remplacée par une force instantanée +mécaniquement équivalente, c'est-à-dire susceptible d'imprimer au mobile +une vitesse égale à celle que lui donne effectivement en cet instant la +force proposée. A la vérité, il faudra, dans le moment infiniment petit +suivant, substituer à cette force instantanée une nouvelle force de même +nature, pour représenter le changement effectif de la vitesse, de telle +sorte que, en dynamique, où l'on doit considérer l'état du mobile dans +les divers instans successifs, on retrouvera nécessairement par la +variation de ces forces instantanées la difficulté fondamentale +inhérente à la nature des forces continues, et qui n'aura fait que +changer de forme. Mais, en statique, où il ne s'agit d'envisager les +forces que dans un instant unique, on n'aura point à tenir compte de ces +variations, et les lois générales de l'équilibre, ainsi établies en +considérant toutes les forces comme instantanées, n'en seront pas moins +applicables à des forces continues, pourvu qu'on ait soin, dans cette +application, de substituer à chaque force continue la force instantanée +qui lui correspond en ce moment. + +On conçoit donc nettement par là comment la statique abstraite peut être +traitée avec facilité comme une simple application de la partie la plus +élémentaire de la dynamique, celle qui se rapporte aux mouvemens +uniformes. La manière la plus convenable d'effectuer cette application +consiste à remarquer que, lorsque des forces quelconques sont en +équilibre, chacune d'entre elles, considérée isolément, peut être +regardée comme détruisant l'effet de l'ensemble de toutes les autres. +Ainsi la recherche des conditions de l'équilibre se réduit, en général, +à exprimer que l'une quelconque des forces du système, est égale et +directement opposée à la _résultante_ de toutes les autres. La +difficulté ne consiste donc, dans cette méthode, qu'à déterminer cette +résultante, c'est-à-dire à _composer_ entre elles les forces proposées. +Cette composition s'effectue immédiatement pour le cas de deux forces +d'après la troisième loi fondamentale du mouvement, et l'on en déduit +ensuite la composition d'un nombre quelconque de forces. La question +élémentaire présente, comme on sait, deux cas essentiellement distincts, +suivant que les deux forces à composer agissent dans des directions +convergentes ou dans des directions parallèles. Chacun de ces deux cas +peut être traité comme dérivant de l'autre, d'où résulte parmi les +géomètres une certaine divergence dans la manière d'établir les lois +élémentaires de la composition des forces, suivant le cas que l'on +choisit pour point de départ. Mais, sans contester la possibilité +rigoureuse de procéder autrement, il me semble plus rationnel, plus +philosophique et plus strictement conforme à l'esprit de cette manière +de traiter la statique, de commencer par la composition des forces qui +concourent, d'où l'on déduit naturellement celle des forces parallèles +comme cas particulier, tandis que la déduction inverse ne peut se faire +qu'à l'aide de considérations indirectes, qui, quelque ingénieuses +qu'elles puissent être, présentent nécessairement quelque chose de +forcé. + +Après avoir établi les lois élémentaires de la composition des forces, +les géomètres, avant de les appliquer à la recherche des conditions de +l'équilibre, leur font éprouver ordinairement une importante +transformation, qui, sans être complétement indispensable, présente +néanmoins, sous le rapport analytique, la plus haute utilité, par +l'extrême simplification qu'elle introduit dans l'expression algébrique +des conditions d'équilibre. Cette transformation consiste dans ce qu'on +appelle la théorie des _momens_, dont la propriété essentielle est de +réduire analytiquement toutes les lois de la composition des forces à de +simples additions et soustractions. La dénomination de _momens_, +entièrement détournée aujourd'hui de sa signification première, ne +désigne plus maintenant que la considération abstraite du produit d'une +force par une distance. Il faut distinguer, comme on sait, deux sortes +de _momens_, les momens par rapport à un point, qui indiquent le produit +d'une force par la perpendiculaire abaissée de ce point sur sa +direction, et les momens par rapport à un plan, qui désignent le produit +de la force par la distance de son point d'application à ce plan. Les +premiers ne dépendent évidemment que de la direction de la force, et +nullement de son point d'application; ils sont spécialement appropriés +par leur nature à la théorie des forces non parallèles: les seconds au +contraire, ne dépendent que du point d'application de la force, et +nullement de sa direction; ils sont donc essentiellement destinés à la +théorie des forces parallèles. Nous aurons occasion d'indiquer plus bas +par quelle heureuse idée fondamentale M. Poinsot est parvenu à attribuer +généralement, et de la manière la plus naturelle, une signification +concrète directe à l'un et à l'autre genre de momens, qui n'avaient +réellement avant lui qu'une valeur abstraite. + +La notion des momens une fois établie, leur théorie élémentaire consiste +essentiellement dans ces deux propriétés générales très-remarquables, +qu'on déduit aisément de la composition des forces: 1º si l'on considère +un système de forces toutes situées dans un même plan, et disposées +d'ailleurs d'une manière quelconque, le moment de leur résultante, par +rapport à un point quelconque de ce plan, est égal à la somme algébrique +des momens de toutes les composantes par rapport à ce même point, en +attribuant à ces divers momens le signe convenable, d'après le sens +suivant lequel chaque force tendrait à faire tourner son bras de levier +autour de l'origine des momens supposée fixe; 2º en considérant un +système de forces parallèles disposées d'une manière quelconque dans +l'espace, le moment de leur résultante par rapport à un plan quelconque +est égal à la somme algébrique des momens de toutes les composantes par +rapport à ce même plan, le signe de chaque moment étant alors +naturellement déterminé, conformément aux règles ordinaires, d'après le +signe propre à chacun des facteurs dont il se compose. Le premier de ces +deux théorèmes fondamentaux a été découvert par un géomètre auquel la +mécanique rationnelle doit beaucoup, et dont la mémoire a été dignement +relevée par Lagrange d'un injuste oubli, Varignon. La manière dont +Varignon établit ce théorème dans le cas de deux composantes, d'où +résulte immédiatement le cas général, est même spécialement remarquable. +En effet, regardant le moment de chaque force par rapport à un point +comme évidemment proportionnel à l'aire du triangle qui aurait ce point +pour sommet et pour base la droite qui représente la force, Varignon, +d'après la loi du parallélogramme des forces, présente d'abord le +théorème des momens sous une forme géométrique très-simple, en +démontrant que si, dans le plan d'un parallélogramme, on prend un point +quelconque, et que l'on considère les trois triangles ayant ce point +pour sommet commun, et pour bases les deux côtés contigus du +parallélogramme et la diagonale correspondante, le triangle construit +sur la diagonale sera constamment équivalent à la somme où à la +différence des triangles construits sur les deux côtés; ce qui est en +soi, comme l'observe avec raison Lagrange, un beau théorème de +géométrie, indépendamment de son utilité en mécanique. + +A l'aide de cette théorie des momens, on parvient à exprimer aisément +les relations analytiques qui doivent exister entre les forces dans +l'état d'équilibre, en considérant d'abord, pour plus de facilité, les +deux cas particuliers d'un système de forces toutes situées d'une +manière quelconque dans un même plan, et d'un système quelconque de +forces parallèles. Chacun de ces deux systèmes exige, en général, trois +équations d'équilibre, qui consistent: 1º pour le premier, en ce que la +somme algébrique des produits de chaque force, soit par le cosinus, soit +par le sinus de l'angle qu'elle fait avec une droite fixe prise +arbitrairement dans le plan soit séparément nulle, ainsi que la somme +algébrique des momens de toutes les forces par rapport à un point +quelconque de ce plan; 2º pour le second, en ce que la somme algébrique +de toutes les forces proposées soit nulle, ainsi que la somme algébrique +de leurs momens pris séparément par rapport à deux plans différens +parallèles à la direction commune de ces forces. Après avoir traité ces +deux cas préliminaires, il est facile d'en déduire celui d'un système de +forces tout-à-fait quelconque. Il suffit, pour cela, de concevoir chaque +force du système décomposée en deux, l'une située dans un plan fixe +quelconque, l'autre perpendiculaire à ce plan. Le système proposé se +trouvera dès lors remplacé par l'ensemble de deux systèmes secondaires +plus simples, l'un composé de forces dirigées toutes dans un même plan, +l'autre de forces toutes perpendiculaires à ce plan et conséquemment +parallèles entre elles. Comme ces deux systèmes partiels ne sauraient +évidemment se faire équilibre l'un à l'autre, il faudra donc, pour que +l'équilibre puisse avoir lieu dans le système général primitif, qu'il +existe dans chacun d'eux en particulier, ce qui ramène la question aux +deux questions préliminaires déjà traitées. Telle est du moins la +manière la plus simple de concevoir, en traitant la statique par la +méthode dynamique, la recherche générale des conditions analytiques de +l'équilibre pour un système quelconque de forces; quoiqu'il fût +d'ailleurs possible évidemment, en compliquant la solution, de résoudre +directement le problème dans son entière généralité, de façon à y faire +rentrer au contraire, comme une simple application, les deux cas +préliminaires. Quelque marche qu'on juge à propos d'adopter, on trouve +pour l'équilibre d'un système quelconque de forces, les six équations +suivantes: /[SPcos/alpha = 0,/;SPcos/beta = 0,/;SPcos/gamma = 0,/] +/[SP(ycos/alpha-xcos/beta) = 0,/;SP(zcos/alpha-xcos/gamma) = 0,/] +/[SP(ycos/gamma-zcos/beta) = 0;/] en désignant par P l'intensité de +l'une quelconque des forces du système, par /alpha, /beta, /gamma, les +angles que forme sa direction avec trois axes fixes rectangulaires +choisis arbitrairement, et par x, y, z, les coordonnées de son point +d'application relativement à ces trois axes. J'emploie ici la +caractéristique S pour désigner la somme des produits semblables, +propres à toutes les forces du système P, P', P'', etc. + +Telle est, en substance, la manière de procéder à la détermination des +conditions générales de l'équilibre, en concevant la statique comme un +cas particulier de la dynamique élémentaire. Mais, quelque simple que +soit en effet cette méthode, il serait évidemment plus rationnel et plus +satisfaisant de revenir, s'il est possible, à la méthode des anciens, en +dégageant la statique de toute considération dynamique, pour procéder +directement à la recherche des lois de l'équilibre envisagé en lui-même, +à l'aide d'un principe d'équilibre suffisamment général, établi +immédiatement. C'est effectivement ce que les géomètres ont tenté, quand +une fois les équations générales de l'équilibre ont été découvertes par +la méthode dynamique. Mais ils ont surtout été déterminés à établir une +méthode statique directe, par un motif philosophique d'un ordre plus +élevé et en même temps plus pressant que le besoin de présenter la +statique sous un point de vue logique plus parfait. C'est maintenant ce +qu'il nous importe éminemment d'expliquer, puisque telle est la marche +qui a conduit Lagrange à imprimer à l'ensemble de la mécanique +rationnelle cette haute perfection philosophique qui la caractérise +désormais. + +Ce motif fondamental résulte de la nécessité où l'ont se trouve pour +traiter, en général, les questions les plus difficiles et les plus +importantes de la dynamique, de les faire rentrer dans de simples +questions de statique. Nous examinerons spécialement, dans la leçon +suivante, le célèbre principe général de dynamique découvert par +d'Alembert, et à l'aide duquel toute recherche relative au mouvement +d'un corps ou d'un système quelconque, peut être convertie immédiatement +en un problème d'équilibre. Ce principe, qui, sous le point de vue +philosophique, n'est vraiment, comme je l'ai déjà indiqué dans la leçon +précédente, que la plus grande généralisation possible de la seconde +loi fondamentale du mouvement, sont depuis près d'un siècle de base +permanente à la solution de tous les grands problèmes de dynamique, et +doit évidemment désormais recevoir de plus en plus une telle +destination, vu l'admirable simplification qu'il apporte dans les +recherches les plus difficiles. Or il est clair qu'une semblable manière +de procéder oblige nécessairement à traiter à son tour la statique par +une méthode directe, sans la déduire de la dynamique, qui ainsi est, au +contraire, entièrement fondée sur elle. Ce n'est pas qu'il y ait, à +proprement parler, aucun véritable cercle vicieux à persister encore +dans la marche ordinaire exposée ci-dessus, puisque la partie +élémentaire de la dynamique, sur laquelle seule on a fait reposer la +statique, se trouve, en réalité, être complétement distincte de celle +qu'on ne peut traiter qu'en la réduisant à la statique. Mais il n'en est +pas moins évident que l'ensemble de la mécanique rationnelle ne présente +alors, en procédant ainsi, qu'un caractère philosophique peu +satisfaisant, à cause de l'alternative fréquente entre le point de vue +statique et le point de vue dynamique. En un mot, la science, mal +coordonnée, se trouve, par là, manquer essentiellement d'unité. + +L'adoption définitive et l'usage universel du principe de d'Alembert +rendaient donc indispensable aux progrès futurs de l'esprit humain une +refonte radicale du système entier de la mécanique rationnelle, où, la +statique étant traitée directement d'après une loi primitive d'équilibre +suffisamment générale, et la dynamique rappelée à la statique, +l'ensemble de la science pût acquérir un caractère d'unité désormais +irrévocable. Telle est la révolution éminemment philosophique exécutée +par Lagrange dans son admirable traité de _mécanique analytique_, dont +la conception fondamentale servira toujours de base à tous les travaux +ultérieurs des géomètres sur les lois de l'équilibre et du mouvement, +comme nous avons vu la grande idée mère de Descartes devoir diriger +indéfiniment toutes les spéculations géométriques. + +En examinant les recherches des géomètres antérieurs sur les propriétés +de l'équilibre, pour y puiser un principe direct de statique qui pût +offrir toute la généralité nécessaire, Lagrange s'est arrêté à choisir +le _principe des vitesses virtuelles_, devenu désormais si célèbre par +l'usage immense et capital qu'il en a fait. Ce principe, découvert +primitivement par Galilée dans le cas de deux forces, comme une +propriété générale que manifestait l'équilibre de toutes les machines, +avait été, plus tard, étendu par Jean Bernouilli à un nombre quelconque +de forces, constituant un système quelconque; et Varignon avait ensuite +remarqué expressément l'emploi universel qu'il était possible d'en faire +en statique. La combinaison de ce principe avec celui de d'Alembert a +conduit Lagrange à concevoir et à traiter la mécanique rationnelle tout +entière comme déduite d'un seul théorème fondamental, et à lui donner +ainsi le plus haut degré du perfection qu'une science puisse acquérir +sous le rapport philosophique, une rigoureuse unité. + +Pour concevoir nettement avec plus de facilité le principe général des +vitesses virtuelles, il est encore utile de le considérer d'abord dans +le simple cas de deux forces, comme l'avait fait Galilée. Il consiste +alors en ce que, deux forces se faisant équilibre à l'aide d'une machine +quelconque, elles sont entre elles en raison inverse des espaces que +parcouraient dans le sens de leurs directions leurs points +d'application, si on supposait que le système vînt à prendre un +mouvement infiniment petit: ces espaces portent le nom de _vitesses +virtuelles_, afin de les distinguer des vitesses réelles qui auraient +effectivement lieu si l'équilibre n'existait pas. Dans cet état +primitif, ce principe, qu'on peut très-aisément vérifier relativement à +toutes les machines connues, présente déjà une grande utilité pratique, +vu l'extrême facilité avec laquelle il permet d'obtenir effectivement +la condition mathématique d'équilibre d'une machine quelconque, dont la +constitution serait même entièrement inconnue. En appelant _moment +virtuel_ ou simplement _moment_, suivant l'acception primitive de ce +terme parmi les géomètres, le produit de chaque force par sa _vitesse +virtuelle_, produit qui, en effet, mesure alors l'effort de la force +pour mouvoir la machine, on peut simplifier beaucoup l'énonce du +principe en se bornant à dire que, dans ce cas, les momens des deux +forces doivent être égaux et de signe contraire pour qu'il y ait +équilibre; le signe positif ou négatif de chaque _moment_ est déterminé +d'après celui de la vitesse virtuelle, qu'on estimera, conformément à +l'esprit ordinaire de la théorie mathématique des signes, positive ou +négative selon que, par le mouvement fictif que l'on imagine, la +projection du point d'application se trouverait tomber sur la direction +même de la force ou sur son prolongement. Cette expression abrégée du +principe des vitesses virtuelles est surtout utile pour énoncer ce +principe d'une manière générale, relativement à un système de forces +tout-à-fait quelconque. Il consiste alors en ce que la somme algébrique +des momens virtuels de toutes les forces, estimés suivant la règle +précédente, doit être nulle pour qu'il y ait équilibre; et cette +condition doit avoir lieu distinctement par rapport à tous les +mouvemens élémentaires que le système pourrait prendre en vertu des +forces dont il est animé. En appelant P, P', P'', etc., les forces +proposées, et, suivant la notation ordinaire de Lagrange, /delta/rho, +/delta/rho', /delta/rho'', etc., les vitesses virtuelles +correspondantes, ce principe se trouve immédiatement exprimé par +l'équation /[P/delta/rho + P'/delta/rho' + P''/delta/rho'' + /mbox{/rm +etc.} = 0,/] ou, plus brièvement, /[/int P/delta/rho = 0,/] dans +laquelle, par les travaux de Lagrange, la mécanique rationnelle tout +entière peut être regardée comme implicitement renfermée. Quant à la +statique, la difficulté fondamentale de développer convenablement cette +équation générale se réduira essentiellement, lorsque toutes les forces +dont il faut tenir compte seront bien connues, à une difficulté purement +analytique, qui consistera à rapporter, dans chaque cas, d'après les +conditions de liaison caractéristiques du système considéré, toutes les +variations infiniment petites /delta p, /delta p', etc., au plus petit +nombre possible de variations réellement indépendantes, afin d'annuler +séparément les divers groupes de termes relatifs à chacune de ces +dernières variations, ce qui fournit, pour l'équilibre, autant +d'équations distinctes qu'il pourrait exister de mouvemens élémentaires +vraiment différens par la nature du système proposé. En supposant que +les forces soient entièrement quelconques, et qu'elles soient appliquées +aux divers points d'un corps solide, qui ne soit d'ailleurs assujetti à +aucune condition particulière, on parvient aussi immédiatement et de la +manière la plus simple aux six équations générales de l'équilibre +rapportées ci-dessus d'après la méthode dynamique. Si le solide, au lieu +d'être complétement libre, doit être plus ou moins gêné, il suffit +d'introduire au nombre des forces du système les résistances qui en +résultent après les avoir convenablement définies, ce qui ne fera +qu'ajouter quelques nouveaux termes à l'équation fondamentale. Il en est +de même quand la forme du solide n'est point supposée rigoureusement +invariable, et qu'on vient, par exemple, à considérer son élasticité. De +semblables modifications n'ont d'autre effet, sous le point de vue +logique, que de compliquer plus ou moins l'équation des vitesses +virtuelles, qui ne cesse point pour cela de conserver nécessairement son +entière généralité, quoique ces conditions secondaires puissent +quelquefois rendre presqu'inextricables les difficultés purement +analytiques que présente la solution effective de la question proposée. + +Tant que le théorème des vitesses virtuelles n'avait été conçu que comme +une propriété générale de l'équilibre, on avait pu se borner à le +vérifier par sa conformité constante avec les lois ordinaires de +l'équilibre déjà obtenues autrement, et dont il présentait ainsi un +résumé très-utile par sa simplicité et son uniformité. Mais, pour faire +de ce théorème fondamental la base effective de toute la mécanique +rationnelle, en un mot, pour la convertir en un véritable principe, il +était indispensable de l'établir directement sans le déduire d'aucun +autre, ou du moins en ne supposant que des propositions préliminaires +susceptibles par leur extrême simplicité d'être présentées comme +immédiates. C'est ce qu'a si heureusement exécuté Lagrange par son +ingénieuse démonstration fondée sur le principe des mouffles et dans +laquelle il parvient à prouver généralement le théorème des vitesses +virtuelles avec une extrême facilité, en imaginant un poids unique, qui, +à l'aide de mouffles convenablement construites, se trouve remplacer +simultanément toutes les forces du système. On a successivement proposé +depuis quelques autres démonstrations directes et générales du principe +des vitesses virtuelles, mais qui, beaucoup plus compliquées que celle +de Lagrange, ne lui sont, en réalité, nullement supérieures quant à la +rigueur logique. Pour nous, sous le point de vue philosophique, nous +devons regarder ce théorème général comme une conséquence nécessaire des +lois fondamentales du mouvement, d'où elle peut être déduite de diverses +manières, et qui devient ensuite le point de départ effectif de la +mécanique rationnelle tout entière. + +L'emploi d'un tel principe ramenant l'ensemble de la science à une +parfaite unité, il devient évidemment fort peu intéressant désormais de +connaître d'autres principes plus généraux encore, en supposant qu'on +puisse en obtenir. On peut donc regarder comme essentiellement oiseuses +par leur nature les tentatives qui pourraient être projetées pour +substituer quelque nouveau principe à celui des vitesses virtuelles. Un +tel travail ne saurait plus perfectionner nullement le caractère +philosophique fondamental de la mécanique rationnelle, qui, dans le +traité de Lagrange, est aussi fortement coordonnée qu'elle puisse jamais +l'être. On n'y pourrait réellement avoir en vue d'autre utilité +effective que de simplifier considérablement les recherches analytiques +auxquelles la science est maintenant réduite, ce qui doit paraître +presque impossible quand on envisage avec quelle admirable facilité le +principe des vitesses virtuelles a été adapté par Lagrange à +l'application uniforme de l'analyse mathématique. + +Telle est donc la manière incomparablement la plus parfaite de concevoir +et de traiter la statique, et par suite l'ensemble de la mécanique +rationnelle. Dans un ouvrage tel que celui-ci surtout, nous ne pouvions +hésiter un seul moment à accorder à cette méthode une préférence +éclatante sur tout autre, puisque son principal avantage caractéristique +est de perfectionner au plus haut degré la philosophie de cette science. +Cette considération doit avoir à nos yeux bien plus d'importance que +nous ne pouvons en attribuer en sens inverse aux difficultés propres +qu'elle présente encore fréquemment dans les applications, et qui +consistent essentiellement dans l'extrême contention intellectuelle +qu'elle exige souvent, ce qui peut être regardé comme étant jusqu'à un +certain point inhérent à toute méthode très-générale où les questions +quelconques sont constamment ramenées à un principe unique. Néanmoins +ces difficultés sont assez grandes jusqu'ici pour qu'on ne puisse point +encore regarder la méthode de Lagrange comme vraiment élémentaire, de +manière à pouvoir dispenser entièrement d'en considérer aucune autre +dans un enseignement dogmatique. C'est ce qui m'a déterminé à +caractériser d'abord avec quelques développemens la méthode dynamique +proprement dite, la seule encore généralement usitée. Mais ces +considérations ne peuvent être évidemment que provisoires; les +principaux embarras qu'occasione l'emploi de la conception de Lagrange +n'ayant réellement d'autre cause essentielle que sa nouveauté. Une telle +méthode n'est point indéfiniment destinée sans doute à l'usage exclusif +d'un très-petit nombre de géomètres, qui en ont seuls encore une +connaissance assez familière pour utiliser convenablement les admirables +propriétés qui la caractérisent: elle doit certainement devenir plus +tard aussi populaire dans le monde mathématique que la grande conception +géométrique de Descartes, et ce progrès général serait vraisemblablement +déjà presqu'effectué si les notions fondamentales de l'analyse +transcendante étaient plus universellement répandues. + +Je ne croirais pas avoir convenablement caractérisé toutes les notions +philosophiques essentielles relatives à la statique rationnelle, si je +ne faisais maintenant une mention distincte d'une nouvelle conception +fort importante, introduite dans la science par M. Poinsot, et que je +regarde comme le plus grand perfectionnement qu'ait éprouvé, sous le +point de vue philosophique, le système général de la mécanique, depuis +la régénération opérée par Lagrange, quoiqu'elle ne soit pas exactement +dans la même direction. Il s'agit, comme on voit, de l'ingénieuse et +lumineuse théorie des couples, que M. Poinsot a si heureusement créée +pour perfectionner directement dans ses conceptions fondamentales la +mécanique rationnelle, et dont la portée ne me paraît point avoir été +encore suffisamment appréciée par la plupart des géomètres. On sait que +ces _couples_, ou systèmes de forces parallèles égales et contraires, +avaient à peine été remarqués avant M. Poinsot comme une sorte de +paradoxe en statique, et qu'il s'est emparé de cette notion isolée pour +en faire immédiatement le sujet d'une théorie fort étendue et +entièrement originale relative à la transformation, à la composition et +à l'usage de ces groupes singuliers, qu'il a montrés doués de propriétés +si remarquables par leur généralité et leur simplicité. Ces propriétés +fondamentales consistent essentiellement: 1º sous le rapport de la +direction, en ce que l'effet d'un couple dépend seulement de la +direction de son plan ou de son axe, et nullement de la position de ce +plan, ni de celle du couple dans le plan; 2º quant à l'intensité, en ce +que l'effet d'un couple ne dépend proprement ni de la valeur de chacune +des forces égales qui le composent, ni du bras de levier sur lequel +elles agissent, mais uniquement du produit de cette force par cette +distance, auquel M. Poinsot a donné avec raison le nom de moment du +couple. + +En adoptant la méthode dynamique proprement dite pour procéder à la +recherche des conditions générales de l'équilibre, M. Poinsot l'a +présentée sous un point de vue complétement neuf à l'aide de sa +conception des couples, qui l'a considérablement simplifiée et +éclaircie. Pour caractériser ici sommairement cette variété de la +méthode dynamique, il suffira de concevoir que, en ajoutant en un point +quelconque du système deux forces égales à chacune de celles que l'on +considère et qui agissent, en sens contraire l'une de l'autre, suivant +une droite parallèle à sa direction, on pourra ainsi, sans jamais +altérer évidemment l'état du système proposé, le regarder comme +remplacé: 1º par un système de forces égales aux forces primitives +transportées toutes parallèlement à leurs directions au point unique que +l'on aura choisi, et qui, en conséquence, seront généralement +réductibles en une seule; 2º par un système de couples ayant pour mesure +de leur intensité les momens des forces proposées relativement à ce même +point, et dont les plans, passant tous en ce même point, les rendront +aussi réductibles généralement à un couple unique. On voit, d'après +cela, avec quelle facilité on pourra procéder ainsi à la détermination +des relations d'équilibre, puisqu'il suffira de trouver, par les lois +connues de la composition des forces convergentes, cette résultante +unique, afin d'exprimer qu'elle est nulle; et ensuite, par les lois que +M. Poinsot a établies pour la composition des couples, obtenir également +ce couple résultant, et l'annuler aussi séparément; car il est clair +que, la force et le couple ne pouvant se détruire mutuellement, +l'équilibre ne saurait exister qu'en les supposant individuellement +nuls. + +Il faut, sans doute, reconnaître que cette nouvelle manière de procéder +n'est point indispensable pour appliquer la méthode dynamique à la +détermination des conditions générales de l'équilibre. Mais, outre +l'extrême simplification qu'elle introduit dans une telle recherche, +nous devons surtout apprécier, quant aux progrès généraux de la science, +la clarté inattendue qu'elle y apporte, c'est-à-dire l'aspect éminemment +lucide sous lequel elle présente une partie essentielle de ces +conditions d'équilibre, toutes celles qui sont relatives aux _momens_ +des forces proposées, et qui constituent la plus importante moitié des +équations statiques. Ces _momens_, qui n'indiquaient jusqu'alors qu'une +considération purement abstraite, artificiellement introduite dans la +statique pour faciliter l'expression algébrique des lois de l'équilibre, +ont pris désormais une signification concrète parfaitement distincte, +et sont entrés aussi naturellement que les forces elles-mêmes dans les +spéculations statiques, comme étant la mesure directe des couples +auxquels ces forces donnent immédiatement naissance. On conçoit aisément +_à priori_ quelle facilité cette interprétation générale et élémentaire +doit nécessairement procurer pour la combinaison de toutes les idées +relatives à la théorie des momens, comme on en voit déjà d'ailleurs la +preuve effective dans l'extension et le perfectionnement de cette +importante théorie, par les travaux de M. Poinsot lui-même. + +Quelles que soient, en réalité, les qualités fondamentales de la +conception de M. Poinsot par rapport à la statique, on doit néanmoins +reconnaître, ce me semble, que c'est surtout au perfectionnement de la +dynamique qu'elle se trouve, par sa nature, essentiellement destinée; et +je crois pouvoir assurer, à cet égard, que cette conception n'a point +encore exercé jusqu'ici son influence la plus capitale. Il faut la +regarder, en effet, comme directement propre à perfectionner sous un +rapport très-important les élémens mêmes de la dynamique générale, en +rendant la notion des mouvemens de rotation aussi naturelle, aussi +familière, et presqu'aussi simple que celle des mouvemens de +translation. Car le couple peut être envisagé comme l'élément naturel +du mouvement de rotation, aussi bien que la force l'est du mouvement de +translation. Ce n'est pas ici le lieu d'indiquer plus distinctement +cette considération, qui sera convenablement reproduite dans les leçons +suivantes. Nous devons seulement concevoir, en thèse générale, qu'un +usage bien entendu de la théorie des couples établit la possibilité de +rendre l'étude des mouvemens de rotation, qui constitue jusqu'ici la +partie la plus compliquée et la plus obscure de la dynamique, aussi +élémentaire et aussi nette que l'étude des mouvemens de translation. +Nous aurons occasion de constater effectivement plus tard à quel degré +de simplicité et de clarté M. Poinsot est parvenu à réduire ainsi +diverses propositions essentielles, relatives aux mouvemens de rotation, +et qui n'étaient établies avant lui que de la manière la plus pénible et +la plus indirecte, principalement en ce qui concerne les propriétés des +_aires_, dont il a même sensiblement augmenté l'étendue et régularisé +l'application sous divers rapports importans, surtout, en dernier lieu, +quant à la détermination de ce qu'on appelle le _plan invariable_. + +Pour compléter ces considérations philosophiques sur l'ensemble de la +statique, je crois devoir ajouter ici l'indication sommaire d'une +dernière notion générale, qu'il me paraît utile d'introduire dans la +théorie de l'équilibre, de quelque manière qu'on ait d'ailleurs jugé +convenable de l'établir. + +Quand on veut se faire une juste idée de la nature des diverses +équations qui expriment les conditions de l'équilibre d'un système +quelconque de forces, il est, ce me semble, insuffisant de se borner à +constater que l'ensemble de ces équations est indispensable pour +l'équilibre, et l'établit inévitablement. Il faut, de plus, pouvoir +assigner nettement la signification statique distinctement propre à +chacune de ces équations envisagée isolément, c'est-à-dire déterminer +avec précision en quoi chacune contribue séparément à la production de +l'équilibre, analyse à laquelle on ne s'attache point ordinairement, +quoiqu'elle soit, sans doute, importante. Par quelque méthode qu'on +procède à l'établissement des équations statiques, il est clair _à +priori_ que l'équilibre ne peut résulter que de la destruction de tous +les mouvemens élémentaires que le corps pourrait prendre en vertu des +forces dont il est animé, si ces forces n'avaient point entr'elles les +relations nécessaires pour se contrebalancer exactement. Ainsi chaque +équation prise à part doit nécessairement anéantir un de ces mouvemens, +en sorte que l'ensemble de ces équations produise l'équilibre, par +l'impossibilité où se trouve dès-lors, le corps de se mouvoir d'aucune +manière. Examinons maintenant sommairement le principe général d'après +lequel une telle analyse me semble pouvoir s'opérer dans un cas +quelconque. + +En considérant le mouvement sous le point de vue le plus positif, comme +le simple transport d'un corps d'un lieu dans un autre, indépendamment +du mode quelconque suivant lequel il peut être produit, il est évident +que tout mouvement doit être envisagé, dans le cas le plus général, +comme nécessairement composé à la fois de _translation_ et de +_rotation_. Ce n'est pas, sans doute, qu'il ne puisse réellement exister +de translation sans rotation, ou de rotation sans translation; mais on +doit regarder l'un et l'autre cas comme étant d'exception, le cas normal +consistant en effet dans la coexistence de ces deux sortes de mouvemens, +qui s'accompagnent constamment à moins de conditions particulières +très-précises, et par suite fort rares, relativement aux circonstances +du phénomène. Cela est tellement vrai, que la seule vérification de l'un +de ces mouvemens est habituellement regardée avec raison par les +géomètres, qui connaissent toute la portée de cette observation +élémentaire, comme un puissant motif, non d'affirmer, mais de présumer +très-vraisemblablement l'existence de l'autre. Ainsi, par exemple, la +seule connaissance du mouvement de rotation du soleil sur son axe, +parfaitement constaté depuis Galilée, serait _à priori_ pour un +géomètre une preuve presque certaine d'un mouvement de translation de +cet astre accompagné de toutes ses planètes, quand même les astronomes +n'auraient point commencé déjà à reconnaître effectivement, par des +observations directes, la réalité de ce transport, dans un sens encore +peu déterminé. Pareillement, c'est d'après une semblable considération +qu'on admet communément, avec raison, outre le motif d'analogie, +l'existence d'un mouvement de rotation dans les planètes même à l'égard +desquelles on n'a point encore pu le constater directement, par cela +seul qu'elles ont un mouvement de translation bien connu autour du +soleil. + +Il résulte de cette première analyse que les équations qui expriment les +conditions d'équilibre d'un corps, sollicité par des forces quelconques, +doivent avoir pour objet, les unes de détruire tout mouvement de +translation, les autres d'anéantir tout mouvement de rotation. Voyons +maintenant, d'après le même point de vue, afin de compléter cet aperçu +général, quel doit être _a priori_ le nombre des équations de chaque +espèce. + +Quant à la translation, il suffit de considérer que, pour empêcher un +corps de marcher dans un sens quelconque, il faut évidemment l'en +empêcher selon trois axes principaux situés dans des plans différens, et +qu'on suppose d'ordinaire perpendiculaires entr'eux. En effet, quelle +progression serait possible, par exemple, dans un corps qui ne pourrait +avancer ni de l'est à l'ouest ou de l'ouest à l'est, ni du nord au sud +ou du sud au nord, ni enfin du haut en bas ou du bas en haut? Toute +progression dans un autre sens quelconque, pouvant évidemment se +concevoir comme composée de progressions partielles correspondantes dans +ces trois sens principaux, serait dès lors devenue nécessairement +impossible. D'un autre côté, il est clair qu'on ne doit pas considérer +moins de trois mouvemens élémentaires indépendans, car le corps pourrait +se mouvoir dans le sens d'un des axes, sans avoir aucune translation +dans le sens d'aucun des deux autres. On conçoit ainsi que, en général, +trois équations de condition seront nécessaires et suffisantes pour +établir, dans un système quelconque, l'équilibre de translation; et +chacune d'elles sera spécialement destinée à détruire un des trois +mouvemens de translation élémentaires que le corps pourrait prendre. + +On peut présenter une considération exactement analogue relativement à +la rotation: il n'y a de nouvelle difficulté que celle d'apercevoir +distinctement une image mécanique plus compliquée. La rotation d'un +corps dans un plan ou autour d'un axe quelconque, pouvant toujours se +concevoir décomposée en trois rotations élémentaires dans les trois +plans coordonnés ou autour des trois axes, il est clair que, pour +empêcher toute rotation dans un corps, il faut aussi l'empêcher de +tourner séparément par rapport à chacun de ces trois plans ou de ces +trois axes. Trois équations sont donc, pareillement, nécessaires et +suffisantes pour établir l'équilibre de rotation; et l'on aperçoit, avec +la même facilité que dans le cas précédent, la destination mécanique +propre à chacune d'elles. + +En appliquant l'analyse précédente à l'ensemble des six équations +générales rapportées au commencement de cette leçon, pour l'équilibre +d'un corps solide animé de forces quelconques, il est aisé de +reconnaître que les trois premières sont relatives à l'équilibre de +translation, et les trois autres à l'équilibre de rotation. Dans le +premier groupe, la première équation empêche la translation suivant +l'axe des x, la seconde suivant l'axe des y, et la troisième suivant +l'axe des z. Dans le second groupe, la première équation empêche le +corps de tourner suivant le plan des x, y, la seconde suivant le plan +des x, z, et la troisième suivant le plan des y, z. On conçoit nettement +par là comment la coexistence de toutes ces équations établit +nécessairement l'équilibre. + +Cette décomposition serait encore utile pour réduire, dans chaque cas, +les équations d'équilibre au nombre strictement nécessaire, quand on +vient à particulariser plus ou moins le système de forces considéré, au +lieu de le supposer entièrement quelconque. Sans entrer ici dans aucun +détail spécial à ce sujet, il suffira de dire, conformément au point de +vue précédent, que, la particularisation du système proposé restreignant +plus ou moins les mouvemens possibles, soit quant à la translation, soit +quant à la rotation, après avoir d'abord exactement déterminé dans +chaque cas, ce qui sera toujours facile, en quoi consiste cette +restriction, il faudra supprimer, comme superflues, les équations +d'équilibre relatives aux translations ou aux rotations qui ne peuvent +avoir lieu, et conserver seulement celles qui se rapportent aux +mouvemens restés possibles. C'est ainsi que, suivant la limitation plus +ou moins grande du système de forces particulier que l'on considère, il +peut, au lieu de six équations nécessaires en général pour l'équilibre, +n'en plus subsister que trois, ou deux, ou même une seule, qu'il sera +par là facile d'obtenir dans chaque cas. + +On doit faire des remarques parfaitement analogues quant aux +restrictions de mouvemens qui résulteraient, non de la constitution +spéciale du système des forces, mais des gênes plus ou moins étroites +auxquelles le corps pourrait être assujetti dans certains cas, et qui +produiraient des effets semblables. Il suffirait également alors de voir +nettement quels mouvemens sont rendus impossibles par la nature des +conditions imposées, et de supprimer les équations d'équilibre qui s'y +rapportent, en conservant celles relatives aux mouvemens restés libres. +C'est ainsi, par exemple, que, dans le cas d'un système quelconque de +forces, on trouverait que les trois dernières équations suffisent pour +l'équilibre, si le corps est retenu par un point fixe autour duquel il +peut tourner librement en tout sens, tout mouvement de translation étant +alors devenu impossible; de même on verrait les équations d'équilibre +être au nombre de deux, ou même se réduire à une seule, s'il y avait à +la fois deux points fixes, suivant que le corps pourrait ou non glisser +le long de l'axe qui les joint; et enfin on arriverait à reconnaître que +l'équilibre existe nécessairement sans aucune condition, quelles que +soient les forces du système, si le corps solide présente trois points +fixes non en ligne droite. Enfin on pourrait encore employer le même +ordre de considérations lorsque les points, au lieu d'être +rigoureusement fixes, seraient seulement astreints à demeurer sur des +courbes ou des surfaces données. + +L'esprit de l'analyse que je viens d'esquisser est, comme on le voit, +entièrement indépendant de la méthode quelconque d'après laquelle auront +été obtenues les équations de l'équilibre. Mais les diverses méthodes +générales sont loin cependant de se prêter avec la même facilité à +l'application de cette règle. Celle qui s'y adapte le mieux, c'est +incontestablement la méthode statique proprement dite, fondée, comme +nous l'avons vu, sur le principe des vitesses virtuelles. On doit +mettre, en effet, au nombre des propriétés caractéristiques de ce +principe, la netteté parfaite avec laquelle il analyse naturellement le +phénomène de l'équilibre, en considérant distinctement chacun des +mouvemens élémentaires que permettent les forces du système, et +fournissant aussitôt une équation d'équilibre spécialement relative à ce +mouvement. La méthode dynamique ne présente point cet avantage +important. Il faut reconnaître toutefois que, dans la manière dont M. +Poinsot l'a conçue, elle se trouve à cet égard considérablement +améliorée, puisque la seule distinction des conditions d'équilibre +relatives aux forces et de celles qui concernent les couples, +distinction qui s'établit alors nécessairement, réalise par elle-même la +détermination séparée entre l'équilibre de translation et l'équilibre de +rotation. Mais la méthode dynamique ordinaire, exclusivement usitée en +statique avant la réforme de M. Poinsot, et que j'ai caractérisée dans +son ensemble au commencement de cette leçon, ne remplit nullement cette +condition essentielle, sans laquelle néanmoins il me paraît impossible +de concevoir nettement l'expression analytique des lois générales de +l'équilibre. + +Après avoir considéré les diverses manières principales de parvenir aux +lois exactes de l'équilibre abstrait pour un système quelconque des +forces, en supposant les corps dans cet état complétement passif que +nous avions d'abord reconnu, quoique purement hypothétique, être +strictement indispensable à l'établissement des principes fondamentaux +de la mécanique rationnelle; nous devons maintenant examiner comment les +géomètres ont pu tenir compte des propriétés générales naturelles aux +corps réels, et auxquelles il faut nécessairement avoir égard dans toute +application effective de la mécanique abstraite. La seule que l'on sache +jusqu'ici prendre en considération d'une manière vraiment complète, +c'est la pesanteur terrestre. Voyons comment on a pu l'introduire, en +effet, dans les équations statiques. Cet important examen constitue, +sans doute, dans l'ordre strictement logique de nos études +philosophiques, une anticipation vicieuse sur la partie de ce cours +relative à la physique proprement dite, où nous envisagerons +spécialement la science de la pesanteur. Mais la théorie des centres de +gravité, à laquelle se réduit essentiellement cette étude statique de la +pesanteur terrestre, joue un rôle trop étendu et trop important dans +toutes les parties de la mécanique rationnelle, pour que nous puissions +nous dispenser de l'indiquer ici, à l'exemple de tous les géomètres, +quoique ce ne soit pas strictement régulier. Du reste, je dois faire +observer à ce sujet qu'on éviterait presqu'entièrement tout ce qu'il y a +vraiment d'irrationnel dans cette disposition scientifique, sans se +priver néanmoins des avantages capitaux que présente la résolution +préalable d'une telle question, si on contractait l'habitude de classer +la théorie des centres de gravité parmi les recherches de pure +géométrie, comme je l'ai proposé à la fin de la treizième leçon. + +Pour tenir compte de la pesanteur terrestre, dans les questions +statiques, il suffit, comme on sait, de se représenter, sous ce rapport, +chaque corps homogène comme un système de forces parallèles et égales, +appliquées à toutes les molécules du corps, et dont il faut déterminer +complétement la résultante, qu'on introduira dès lors sans aucune +difficulté parmi les forces extérieures primitives. En réalité, ce +parallélisme et cette égalité des pesanteurs moléculaires ne sont +effectivement que des approximations, puisque, de fait, toutes ces +forces concourraient au centre de la terre si cette planète était +rigoureusement sphérique, et que leur intensité absolue, indépendamment +des inégalités qui tiennent à la force centrifuge produite par le +mouvement de rotation de la terre, varie en raison inverse des carrés +des distances des molécules correspondantes au centre de notre globe. +Mais, quand il ne s'agit que des masses terrestres à notre disposition, +auxquelles sont ordinairement destinées ces applications de la statique, +les dimensions n'en sont jamais assez grandes pour que le défaut de +parallélisme et d'égalité entre les pesanteurs des diverses molécules de +chaque masse, doive être réellement pris en considération. On suppose +donc alors, avec raison, toutes ces forces rigoureusement parallèles et +égales, ce qui simplifie extrêmement la question de leur composition. En +effet, leur résultante est, dès ce moment, égale à leur somme, et agit +suivant une droite parallèle à leur direction commune, en sorte que son +intensité et sa direction sont immédiatement connues. Toute la +difficulté se réduit donc à trouver son point d'application, +c'est-à-dire ce qu'on appelle le _centre de gravité_ du corps. D'après +les propriétés générales du point d'application de la résultante dans un +système quelconque de forces parallèles, la distance de ce point à un +plan quelconque est égale à la somme des momens de toutes les forces du +système par rapport à ce même plan, divisée par la somme de ces forces +elles-mêmes. En appliquant cette formule au centre de gravité, et ayant +égard à la simplification que produit alors l'égalité de toutes les +forces proposées, on trouve que la distance du centre de gravité à un +plan quelconque est égale à la somme des distances de tous les points du +corps considéré, divisée par le nombre de ces points; c'est-à-dire, que +cette distance est, ce qu'on appelle proprement la moyenne arithmétique +entre les distances de tous les points proposés. Cette considération +fondamentale réduit évidemment la notion du centre de gravité à être +purement géométrique, puisqu'en le cherchant ainsi comme _centre des +moyennes distances_, suivant la dénomination très-rationnelle des +anciens géomètres, la question ne conserve plus aucune trace de son +origine mécanique, et consiste seulement dans ce problème de géométrie +générale: Étant donné un système quelconque de points disposés entr'eux +d'une manière déterminée, trouver un point dont la distance à un plan +quelconque soit moyenne entre les distances de tous les points donnés à +ce même plan. Il y aurait, comme je l'ai déjà indiqué, des avantages +importans à concevoir habituellement ainsi la notion générale du centre +de gravité, en faisant complétement abstraction de toute considération +de pesanteur, car cette idée simple et purement géométrique est +précisément celle qu'on doit s'en former dans la plupart des théories +principales de la mécanique rationnelle, surtout quand on envisage les +grandes propriétés dynamiques du centre des moyennes distances, où +l'idée hétérogène et surabondante de la gravité introduit ordinairement +une complication et une obscurité vicieuses. Cette manière de concevoir +la question conduit naturellement, il est vrai, à l'exclure de la +mécanique pour la faire rentrer dans la géométrie, comme je l'ai +proposé. Si je ne l'ai pas ainsi classée effectivement, c'est uniquement +afin de ne m'écarter que le moins possible des habitudes universellement +reçues, quoique je fusse très-convaincu qu'une telle transposition +serait la seule disposition vraiment rationnelle. Quoi qu'il en soit de +cette discussion d'ordre, ce qui importe essentiellement c'est de ne +point se méprendre sur la véritable nature de la question, à +quelqu'époque et sous quelque dénomination qu'on juge convenable de la +traiter. + +La seule définition géométrique du centre de gravité donnerait +immédiatement le moyen de le déterminer, si le système des points que +l'on considère n'était composé que d'un nombre fini de points isolés, +car il en résulterait directement alors des formules très-simples et qui +n'auraient nullement besoin d'être transformées pour exprimer les +coordonnées du point cherché, relativement à trois axes rectangulaires +fixes arbitrairement. Mais ces formules fondamentales ne peuvent plus +être employées sans transformation, aussitôt qu'il s'agit d'un système +composé d'une infinité de points formant un véritable corps continu, ce +qui est le cas ordinaire. Car le numérateur et le dénominateur de chaque +formule devenant dès lors simultanément infinis, ces formules n'offrent +plus aucune signification distincte, et ne sauraient être appliquées +qu'après avoir été convenablement transformées. C'est dans cette +transformation générale que consiste, sous le rapport analytique, toute +la difficulté fondamentale de la question du centre de gravité envisagée +sous le point de vue le plus étendu. Or il est clair que le calcul +intégral donne immédiatement les moyens de la surmonter, puisque ces +deux sommes infinies qui constituent les deux termes de chaque formule, +sont évidemment par elles-mêmes de véritables intégrales, dont celle qui +exprime le dénominateur commun des trois formules se rapporte aux +élémens géométriques infiniment petits de la masse considérée, et celle +qui représente le numérateur propre à chaque formule se rapporte aux +produits de ces élémens par leurs coordonnées correspondantes. Il suit +de là, pour ne considérer ici que le cas le plus général, qu'en +décomposant le corps seulement en élémens infiniment petits dans deux +sens par deux séries de plans infiniment rapprochés parallèles les uns +au plan des x, z, les autres au plan des y, z, on trouvera aussitôt les +formules fondamentales, /[x_1 = /frac{/iint xzdxdy}{/iint zdxdy},/;y_1 = +/frac{/iint yzdxdy}{/iint zdxdy},/;z_1 = /frac{1}{2}/frac{/iint +z^2dxdy}{/iint zdydx}/] qui feront connaître les trois coordonnées du +centre de gravité du volume d'un corps homogène de forme quelconque, +limité par une surface dont l'équation en x, y, et z, est supposée +donnée. On obtiendra de la même manière, pour le centre de gravité de la +surface seule de ce corps, les formules /[x_1 = /frac{/iint +xdxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}{/iint +dxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}/] + +/[y_1 = /frac{/iint +ydxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}{/iint +dxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}/] /[z_1 = /frac{/iint +zdxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}{/iint +dxdy/sqrt{1+/frac{dz^2}{dx^2}+/frac{dz^2}{dy^2}}}/] La détermination des +centres de gravité sera donc réduite ainsi, dans chaque cas particulier, +à des recherches purement analytiques, tout-à-fait analogues à celles +qu'exigent, comme nous l'avons vu, les quadratures et les cubatures. +Seulement, ces intégrations étant, en général, plus compliquées, l'état +d'extrême imperfection dans lequel se trouve jusqu'ici le calcul +intégral permettra bien plus rarement encore de parvenir à une solution +définitive. Mais ces formules générales n'en ont pas moins, par +elles-mêmes, une importance capitale, pour introduire la considération +du centre de gravité dans les théories générales de la mécanique +analytique, ainsi que nous aurons spécialement occasion de le +reconnaître bientôt. Il faut d'ailleurs considérer, quant à la question +même, que ces formules éprouvent de très-grandes simplifications, quand +on vient à supposer que la surface qui termine le corps proposé est une +surface de révolution, ce qui heureusement a lieu dans la plupart des +applications vraiment importantes. + +Telle est donc essentiellement la manière de tenir compte de la +pesanteur terrestre dans les applications de la statique abstraite. +Quant à la pesanteur universelle, on peut dire que jusqu'ici elle n'a +été prise en considération d'une manière vraiment complète, que +relativement aux corps sphériques. Ce n'est pas que, lorsque la loi de +la gravitation est supposée connue, et surtout en la concevant +inversement proportionnelle au carré de la distance, comme dans la +véritable pesanteur universelle, on ne puisse aisément construire, à +l'aide d'intégrales convenables, des formules qui expriment l'attraction +d'un corps de figure et de constitution quelconques sur un point donné, +et même sur un autre corps. Mais ces expressions symboliques générales +sont demeurées jusqu'ici le plus souvent inapplicables, faute de pouvoir +effectuer les intégrations qu'elles indiquent, même quand on suppose, +pour simplifier la question, que chaque corps est homogène. Ce n'est +encore que par une approximation fort imparfaite qu'on a pu parvenir à +la détermination définitive dans le cas très-simple de l'attraction de +deux ellipsoïdes, et les approximations n'ont pu être conduites jusqu'au +degré de précision convenable, qu'en supposant ces elipsoïdes très-peu +différens de la sphère, ce qui a lieu heureusement pour toutes nos +planètes. Il faut d'ailleurs considérer que, dans la réalité, ces +formules supposent la connaissance préalable de la loi de la densité à +l'intérieur de chaque corps proposé, ce que nous ignorons jusqu'ici +complétement. + +Dans l'état présent de cette importante et difficile théorie, on peut +dire que les théorèmes primitifs de Newton sur l'attraction des corps +sphériques constituent effectivement encore la partie la plus utile de +cet ordre de notions. Ces propriétés si remarquables, et que Newton a si +simplement établies, consistent, comme on sait, en ce que 1º +l'attraction d'une sphère dont toutes les molécules attirent en raison +inverse du carré de la distance, est la même, sur un point extérieur +quelconque, que si la masse entière de cette sphère était toute +condensée à son centre; 2º quand un point est placé dans l'intérieur +d'une sphère dont les molécules agissent sur lui suivant cette même loi, +il n'éprouve absolument aucune attraction de la part de toute la portion +du globe qui se trouve à une plus grande distance que lui du centre, du +moins, en supposant, si le globe n'est pas homogène, que chacune de ses +couches sphériques concentriques présente en tous ses points la même +densité. + +La pesanteur est la seule force naturelle dont nous sachions réellement +tenir compte en statique rationnelle: encore voit-on combien cette étude +est encore peu avancée par rapport à la gravité universelle. Quant aux +circonstances extérieures générales, dont on a dû également faire +d'abord complétement abstraction pour établir les lois rationnelles de +la mécanique, comme le frottement, la résistance des milieux, etc., on +peut dire que nous ne connaissons encore nullement la manière de les +introduire dans les relations fondamentales données par la mécanique +analytique, car on n'y est parvenu jusqu'ici qu'à l'aide d'hypothèses +fort précaires, et même évidemment inexactes, qui ne peuvent être +réellement considérées, dans le plus grand nombre des cas, que comme +propres à fournir des exercices de calcul. Du reste, nous devrons +naturellement revenir sur ce sujet dans la partie de ce cours relative à +la physique proprement dite. + +Pour compléter l'examen philosophique de l'ensemble de la statique, il +nous reste enfin à considérer sommairement la manière générale d'établir +la théorie de l'équilibre, lorsque le corps auquel les forces sont +appliquées est supposé se trouver à l'état fluide, soit liquide, soit +gazeux. + +L'hydrostatique peut être complétement traitée d'après deux méthodes +générales parfaitement distinctes, suivant qu'on cherche directement les +lois de l'équilibre des fluides d'après des considérations statiques +exclusivement propres à cette classe de corps, ou qu'on se borne à les +déduire simplement des principes fondamentaux qui ont déjà fourni les +équations statiques des corps solides, en ayant seulement égard, comme +il convient, aux nouvelles conditions caractéristiques qui résultent de +la fluidité. + +La première méthode a dû naturellement commencer par être la seule +employée, comme étant primitivement la plus facile, sinon la plus +rationnelle. Tel a été effectivement le caractère des travaux des +géomètres du dix-septième et du dix-huitième siècle sur cette importante +section de la mécanique générale. Divers principes statiques +particuliers aux fluides, et plus ou moins satisfaisans, ont été +successivement proposés, principalement à l'occasion de la célèbre +question dans laquelle les géomètres se proposaient de déterminer _à +priori_ la véritable figure de la terre, supposée originairement toute +fluide, question capitale qui, envisagée dans son ensemble, se rattache +en effet, directement ou indirectement, à toutes les théories +essentielles de l'hydrostatique. On sait que Huyghens avait d'abord +essayé de la résoudre, en prenant pour principe d'équilibre la +perpendicularité évidemment nécessaire de la pesanteur à la surface +libre du fluide. Newton de son côté avait, à la même époque, choisi pour +considération fondamentale la nécessité non moins évidente de l'égalité +de poids entre les deux colonnes fluides allant du centre, l'une au +pôle, l'autre à un point quelconque de l'équateur. Bouguer, en discutant +plus tard cette importante question, montra clairement que ces deux +manières de procéder étaient également vicieuses, en ce que le principe +d'Huyghens et celui de Newton, bien que tous deux incontestables, ne +s'accordaient point, dans un grand nombre de cas, à donner la même forme +à la masse fluide en équilibre, ce qui mettait pleinement en évidence +leur insuffisance commune. Mais Bouguer se trompa gravement à son tour, +en croyant que la réunion de ces deux principes, lorsqu'ils +s'accordaient à indiquer une même figure, était entièrement suffisante +pour l'équilibre. Clairaut, dans son immortel traité _de la figure de la +terre_, découvrit, le premier, les véritables lois générales de +l'équilibre d'une masse fluide, en parlant de la considération évidente +de l'équilibre isolé d'un canal quelconque infiniment petit; et, d'après +ce _criterium_ infaillible, il montra qu'il pouvait exister une infinité +de cas dans lesquels la combinaison exigée par Bouguer se trouvait +observée sans que cependant l'équilibre eût lieu. Depuis que l'ouvrage +de Clairaut eut fondé dans son ensemble l'hydrostatique rationnelle, +plusieurs grands géomètres, continuant à adopter la même manière +générale de procéder, s'occupèrent d'établir la théorie mathématique de +l'équilibre des fluides sur des considérations plus naturelles et plus +distinctes que celle employée par son illustre inventeur. On doit +principalement distinguer, à cet égard, les travaux de Maclaurin et +surtout ceux d'Euler, qui ont donné à cette théorie fondamentale la +forme simple et régulière qu'elle a maintenant dans tous les traités +ordinaires, en la fondant sur le principe de l'égalité de pression en +tout sens, qu'on peut regarder comme une loi générale indiquée par +l'observation relativement à la constitution statique des fluides. Ce +principe est incontestablement, en effet, le plus convenable qu'on +puisse employer dans une telle recherche, lorsqu'on veut traiter +directement par quelque considération propre aux fluides la théorie de +leur équilibre, dont il fournit immédiatement les équations générales +avec une extrême facilité. Il suffit alors, pour les obtenir le plus +simplement possible, après avoir conçu la masse fluide partagée en +molécules cubiques par trois séries de plans infiniment rapprochés, +parallèles aux trois plans coordonnés, d'exprimer que chaque molécule +est également pressée suivant les trois axes perpendiculaires à ses +faces par l'ensemble des forces du système, la pression de la molécule +en chaque sens étant égale à la différence des pressions exercées sur +les deux faces opposées correspondantes. On trouve ainsi que la loi +mathématique de l'équilibre d'un fluide quelconque, par quelques forces +qu'il soit sollicité, est exprimée par les trois équations: +/[/frac{dP}{dx} = pX,/;/frac{dP}{dy} = pY,/;/frac{dP}{dz} = pZ,/] où P +exprime la pression supportée par la molécule dont les coordonnées sont +x, y, z, et la densité ou pesanteur spécifique p, et X, Y, Z, désignent +les composantes totales des forces dont le fluide est animé suivant les +trois axes coordonnés. Comme on peut évidemment déduire, de l'ensemble +de ces trois équations, la formule /[P = /int p(Xdx + Ydy + Zdz)/] pour +la détermination de la pression en chaque point, quand les forces seront +connues ainsi que la loi de la densité, il est possible de donner une +autre forme analytique à la loi générale de l'équilibre des fluides, en +se bornant à dire que la fonction différentielle, placée ici sous le +signe S, doit satisfaire aux conditions connues d'intégrabilité +relativement aux trois variables indépendantes x, y, z, ce qui est +précisément l'expression très-simple trouvée primitivement par Clairaut +quant à la théorie mathématique de l'hydrostatique. + +L'étude de l'équilibre des fluides donne constamment lieu à une nouvelle +question générale fort importante qui leur est propre, celle qui +consiste à déterminer, dans le cas d'équilibre, la figure de la surface +qui limite la masse fluide. La solution abstraite de cette question est +implicitement comprise dans la formule fondamentale précédente, +puisqu'il suffit évidemment de supposer que la pression est nulle ou du +moins constante, pour caractériser les points de la surface, ce qui +donne indistinctement /[Xdx + Ydy + Zdz = 0/] quant à l'équation +différentielle générale de cette surface. Toute la difficulté concrète +se réduit donc essentiellement, en chaque cas, à connaître la loi réelle +relative à la variation de la densité dans l'intérieur de la masse +fluide proposée, à moins qu'elle ne soit homogène, détermination qui +présente des obstacles tout-à-fait insurmontables dans les applications +les plus importantes. Si l'on en fait abstraction, la question ne +présente dès lors qu'une recherche analytique plus ou moins compliquée, +consistant dans l'intégration, le plus souvent encore inconnue, de +l'équation précédente. On doit remarquer d'ailleurs que cette équation +est, par sa nature, assez générale pour qu'on puisse l'appliquer même à +l'équilibre d'une masse fluide qui serait animée d'un mouvement de +rotation déterminé, comme l'exige surtout la grande question de la +figure des planètes. Il suffit alors en effet de comprendre, parmi les +forces du système proposé, les forces centrifuges qui résultent de ce +mouvement de rotation. + +Telle est, par aperçu, la manière générale d'établir la théorie +mathématique de l'équilibre des fluides, en la fondant directement sur +des principes statiques particuliers à ce genre de corps. On conçoit, +comme je l'ai déjà indiqué, que cette méthode ait dû d'abord être seule +employée; car, à l'époque des premières recherches, les différences +caractéristiques entre les solides et les fluides devaient +nécessairement paraître trop considérables pour qu'aucun géomètre pût +alors se proposer d'appliquer à ceux-ci les principes généraux +uniquement destinés aux autres, en ayant seulement égard, dans cette +déduction, à quelques nouvelles conditions spéciales. Mais, quand les +lois fondamentales de l'hydrostatique ont enfin été obtenues, et que +l'esprit humain, cessant d'être préoccupé de la difficulté de leur +établissement, a pu mesurer avec justesse la diversité réelle qui existe +entre la théorie des fluides et celle des solides, il était impossible +qu'il ne cherchât point à les ramener toutes deux aux mêmes principes +essentiels, et qu'il ne reconnût pas, en thèse générale, l'applicabilité +nécessaire des règles fondamentales de la statique à l'équilibre des +fluides, pourvu qu'on tînt compte convenablement de la variabilité de +forme qui les caractérise. En un mot, la science ne pouvait rester sous +ce rapport dans son état primitif, où l'on accordait une importance +évidemment exagérée aux conditions propres aux fluides. Mais, pour +subordonner l'hydrostatique à la statique proprement dite, et augmenter +ainsi par une plus grande unité la perfection rationnelle de la science, +il était indispensable que la théorie abstraite de l'équilibre fût +préalablement traitée d'après un principe statique suffisamment général, +qui seul pouvait être directement appliqué aux fluides aussi bien qu'aux +solides, car on ne pouvait point recourir, à cet effet, aux équations +d'équilibre proprement dites, dans la formation desquelles on avait +toujours eu, nécessairement, plus ou moins égard à l'invariabilité du +système. Cette condition inévitable a été remplie, lorsque Lagrange a +conçu la manière de fonder la statique, et par suite toute la mécanique +rationnelle, sur le seul principe des vitesses virtuelles. Ce principe +est évidemment, en effet, par sa nature, tout aussi directement +applicable aux fluides qu'aux solides, et c'est là une de ses propriétés +les plus précieuses. Dès lors l'hydrostatique, philosophiquement classée +à son rang naturel, n'a plus été, dans le traité de Lagrange, qu'une +division secondaire de la statique. Quoique cette manière de la +concevoir n'ait pas encore pu devenir suffisamment familière, et que la +méthode hydrostatique directe soit restée jusqu'ici la seule usuelle, il +n'est pas douteux que la méthode de Lagrange finira par être +habituellement et exclusivement adoptée, comme étant celle qui imprime à +la science son véritable caractère définitif, en la faisant dériver tout +entière d'un principe unique. + +Pour se représenter nettement, en général, comment le principe des +vitesses virtuelles peut conduire aux équations fondamentales de +l'équilibre des fluides, il suffit de considérer que tout ce qu'une +telle application exige de particulier consiste seulement à comprendre +parmi les forces quelconques du système une force nouvelle, la pression +exercée sur chaque molécule, qui introduira un terme de plus dans +l'équation générale, ou, plus exactement, qui donnera lieu à trois +nouveaux momens virtuels, si l'on distingue, comme il convient, les +variations séparément relatives à chacun des trois axes coordonnés. En +procédant ainsi, on parviendra immédiatement aux trois équations +générales de l'équilibre des fluides, qui ont été rapportées ci-dessus +d'après la méthode hydrostatique proprement dite. Si le fluide considéré +est liquide, il faudra concevoir le système assujéti à cette condition +caractéristique de pouvoir changer de forme, sans cependant jamais +changer de volume. Cette condition d'incompressibilité s'introduira +d'autant plus naturellement dans l'équation générale des vitesses +virtuelles, qu'elle peut s'exprimer immédiatement, comme l'a fait +Lagrange, par une formule analytique analogue à celle des termes de +cette équation, en exprimant que la variation du volume est nulle, ce +qui même a permis à Lagrange de se représenter abstraitement cette +incompressibilité comme l'effet d'une certaine force nouvelle, dont il +suffit d'ajouter le moment virtuel à ceux des forces du système. Si l'on +veut établir, au contraire, la théorie de l'équilibre pour les fluides +gazeux, il faudra remplacer la condition de l'incompressibilité par +celle qui assujétit le volume du fluide à varier suivant une fonction +déterminée de la pression, par exemple en raison inverse de cette +pression, conformément à la loi physique sur laquelle Mariotte a fondé +toute la mécanique des gaz. Cette nouvelle circonstance donnera lieu à +une équation analogue à celle des liquides, quoique plus compliquée. +Seulement cette dernière section de la théorie générale de l'équilibre, +outre les grandes difficultés analytiques qui lui sont propres, se +ressentira nécessairement, dans les applications, de l'incertitude où +l'on est encore sur la véritable loi des gaz relativement à la fonction +de la pression qui exprime réellement la densité, car la loi de +Mariotte, si précieuse par son extrême simplicité, ne peut +malheureusement être regardée que comme une approximation, qui, +suffisamment exacte pour des circonstances moyennes, ne saurait être +étendue rigoureusement à un cas quelconque. + +Tel est le caractère fondamental de la méthode incontestablement la plus +rationnelle qu'on puisse employer pour former la théorie abstraite de +l'équilibre des fluides, et que nous devons regarder, surtout dans cet +ouvrage, comme constituant désormais la conception définitive de +l'hydrostatique. Cette conception paraîtra d'autant plus philosophique +que, dans la statique ainsi traitée, on trouve une suite de cas en +quelque sorte intermédiaires entre les solides et les fluides, lorsqu'on +considère les questions relatives aux corps solides susceptibles de +changer de forme jusqu'à un certain degré d'après des lois déterminées, +c'est-à-dire quand on tient compte de la flexibilité et de +l'élasticité, ce qui établit, sous le rapport analytique, une filiation +naturelle qui fait passer, par une succession de recherches +presqu'insensible, des systèmes dont la forme est rigoureusement +invariable à ceux où elle est au contraire éminemment variable. + +Après avoir examiné sommairement comment la statique rationnelle, +envisagée dans son ensemble, a pu être élevée enfin à ce haut degré de +perfection spéculative où toutes les questions qu'elle est susceptible +de présenter, constamment traitées d'après un principe unique +directement établi, sont uniformément réduites à de simples problèmes +d'analyse mathématique, nous devons maintenant entreprendre la même +étude relativement à la dernière branche de la mécanique générale, +nécessairement plus étendue, plus compliquée, et par suite plus +difficile, celle qui a pour objet la théorie du mouvement. Ce sera le +sujet de la leçon suivante. + + + + +DIX-SEPTIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. Vue générale de la dynamique. + + +L'objet essentiel de la dynamique consiste, comme nous l'avons vu, dans +l'étude des mouvemens variés produits par les forces _continues_, la +théorie des mouvemens uniformes dus aux forces _instantanées_ n'étant +entièrement qu'une simple conséquence immédiate des trois lois +fondamentales du mouvement. Dans cette dynamique des mouvemens variés ou +des forces continues on distingue ordinairement et avec raison deux cas +généraux, suivant qu'on considère le mouvement d'un point ou celui d'un +corps. Sous le point de vue le plus positif, cette distinction revient à +concevoir que, dans certains cas, toutes les parties du corps prennent +exactement le même mouvement, en sorte qu'il suffit alors en effet de +déterminer le mouvement d'une seule molécule, chacune se mouvant comme +si elle était isolée, sans aucun égard aux conditions de liaison du +système; tandis que, dans le cas le plus général, chaque portion du +corps ou chaque corps du système prenant un mouvement distinct, il faut +examiner ces divers effets et connaître l'influence qu'exercent sur eux +les relations qui caractérisent le système considéré. La seconde théorie +étant évidemment plus compliquée que la première, c'est par celle-ci +qu'il convient nécessairement de commencer l'étude spéciale de la +dynamique, même quand on les déduit toutes deux de principes uniformes. +Tel est aussi l'ordre que nous adopterons ici dans l'indication de nos +considérations philosophiques. + +Relativement au mouvement d'un point, nous savons déjà que la question +générale consiste à déterminer exactement toutes les circonstances du +mouvement curviligne composé, résultant de l'action simultanée de +diverses forces continues quelconques, en supposant entièrement connu le +mouvement rectiligne que prendrait le mobile sous l'influence exclusive +de chaque force envisagée isolément. Nous avons également constaté que +ce problème était susceptible, comme tout autre, d'être considéré en +sens inverse, lorsqu'on se proposait, au contraire, de découvrir par +quelles forces le corps est sollicité, d'après les circonstances +caractéristiques directement connues du mouvement composé. + +Mais, avant d'entrer dans l'examen philosophique de ces deux questions +générales, nous devons d'abord arrêter notre attention sur une théorie +préliminaire fort importante, celle du mouvement varié envisagé en +lui-même, c'est-à-dire conformément à l'expression ordinaire, la théorie +du mouvement rectiligne produit par une seule force continue, agissant +indéfiniment selon la même direction. Cette théorie élémentaire est +indispensable pour établir les notions fondamentales qui se reproduisent +sans cesse dans toutes les parties de la dynamique. Voici en quoi elle +consiste essentiellement, d'après notre manière de concevoir la +mécanique rationnelle. + +Nous avons précédemment remarqué que, dans la question dynamique +directe, il fallait nécessairement supposer connu l'effet de chaque +force unique, la véritable inconnue du problème général étant l'effet +déterminé par le concours de toutes les forces. Cette observation est +incontestable. Mais, d'après cela, quel peut être l'objet de cette +partie préliminaire de la dynamique qu'on destine à l'étude du mouvement +résultant de l'action d'une seule force continue? La contradiction +apparente ne tient qu'aux expressions peu exactes qu'on emploie +ordinairement, et d'après lesquelles une telle question semblerait aussi +distincte et aussi directe que les véritables questions dynamiques, +tandis qu'elle n'est réellement qu'un préliminaire. Pour en concevoir +nettement le vrai caractère, il faut observer que le mouvement varié +produit par une seule force continue peut être défini de plusieurs +manières, qui dépendent les unes des autres, et qui, par conséquent, ne +sauraient jamais être données simultanément, quoique chacune puisse être +séparément la plus convenable, d'où résulte la nécessité de savoir +passer, en général, de l'une quelconque d'entre elles à toutes les +autres: c'est dans ces transformations que consiste proprement la +théorie générale préliminaire du mouvement varié, désignée fort +inexactement sous le nom d'étude de l'action d'une force unique. Ces +diverses définitions équivalentes d'un même mouvement varié résultent de +la considération simultanée des trois fonctions fondamentales +distinctes, quoique co-relatives, qu'on y peut envisager, l'espace, la +vitesse et la force, conçus comme dépendant du temps écoulé. La loi du +mouvement peut être immédiatement donnée par la relation entre l'espace +parcouru et le temps écoulé, et alors il importe d'en déduire la +_vitesse acquise_ par le mobile à chaque instant, c'est-à-dire celle du +mouvement uniforme qui aurait lieu si, la force continue cessant tout à +coup d'agir, le corps ne se mouvait plus qu'en vertu de l'impulsion +naturelle résultant, d'après la loi d'inertie, du mouvement déjà +effectué: il est également intéressant de déterminer aussi quelle est, à +chaque instant, l'intensité de la force continue, comparée à celle d'une +force accélératrice constante bien connue, telle, par exemple, que la +gravité terrestre, la seule force de ce genre qui nous soit assez +familière pour servir habituellement de type convenable. Dans d'autres +occasions, au contraire, le mouvement pourra être naturellement défini +par la loi qui règle la variation de la vitesse en raison du temps, et +d'où il faudra conclure celle relative à l'espace, ainsi que celle qui +concerne la force. Il en serait de même si la définition primitive du +mouvement consistait dans la loi de la force continue, qui pourrait +n'être pas toujours immédiatement donnée en fonction du temps, mais +quelquefois par rapport à l'espace, comme par exemple lorsqu'il s'agit +de la gravitation universelle, ou d'autres fois relativement à la +vitesse, ainsi qu'on le voit pour la résistance des milieux. Enfin, si +l'on considère cet ordre de questions sous le point de vue le plus +étendu, il faut concevoir, en général, que la définition d'un mouvement +varié peut être donnée par une équation quelconque, pouvant contenir à +la fois ces quatre variables dont une seule est indépendante, le temps, +l'espace, la vitesse, et la force; le problème consistera à déduire de +cette équation la détermination distincte des trois lois +caractéristiques relatives à l'espace, à la vitesse et à la force, en +fonction du temps, et, par suite, en corélation mutuelle. Ce problème +général se réduit constamment à une recherche purement analytique, à +l'aide des deux formules dynamiques fondamentales qui expriment, en +fonction du temps, la vitesse et la force, quand on suppose connue la +loi relative à l'espace. + +La méthode infinitésimale conduit à ces deux formules avec la plus +grande facilité. Il suffit en effet, pour les obtenir, de considérer, +suivant l'esprit de cette méthode, le mouvement comme uniforme pendant +la durée d'un même intervalle de temps infiniment petit, et comme +uniformément accéléré pendant deux intervalles consécutifs. Dès lors, la +vitesse, supposée momentanément constante, d'après la première +considération, sera naturellement exprimée par la différentielle de +l'espace divisée par celle du temps; et, de même, la force continue, +d'après la seconde considération, sera évidemment mesurée par le rapport +entre l'accroissement infiniment petit de la vitesse, et le temps +employé à produire cet accroissement. Ainsi, en appelant t le temps +écoulé, e l'espace parcouru, v la vitesse acquise et /varphi l'intensité +de la force continue à chaque instant, la corrélation générale et +nécessaire de ces quatre variables simultanées sera exprimée +analytiquement par les deux formules fondamentales, /[v = +/frac{de}{dt},/; /varphi = /frac{dv}{dt} = /frac{d^2e}{dt^2}./] D'après +ces formules, toutes les questions relatives à cette théorie +préliminaire du mouvement varié se réduiront immédiatement à de simples +recherches analytiques, qui consisteront ou dans des différentiations, +ou, le plus souvent, dans des intégrations. En considérant le cas le +plus général, où la définition primitive du mouvement proposé serait +donnée seulement par une équation entre les quatre variables, le +problème analytique consistera dans l'intégration d'une équation +différentielle du second ordre, relative à la fonction e, et qui pourra +être fréquemment inexécutable, vu l'extrême imperfection actuelle du +calcul intégral. + +La conception fondamentale de Lagrange, relativement à l'analyse +transcendante, l'ayant nécessairement obligé à se priver des facilités +qu'offre l'emploi de la méthode infinitésimale pour l'établissement des +deux formules dynamiques précédentes, il a été conduit à présenter cette +théorie sous un nouveau point de vue, dont on n'a pas communément, ce me +semble, assez apprécié l'importance, et qui me paraît singulièrement +propre à éclaircir la véritable nature de ces notions élémentaires. +Lagrange a montré dans sa _théorie des fonctions analytiques_ que cette +considération dynamique consistait réellement à concevoir un mouvement +varié quelconque comme composé à chaque instant d'un certain mouvement +uniforme et d'un autre mouvement uniformément varié, en l'assimilant au +mouvement vertical d'un corps pesant lancé avec une impulsion initiale. +Mais, pour donner à cette lumineuse conception toute sa valeur +philosophique, je crois devoir la présenter sous un point de vue plus +étendu que ne l'a fait Lagrange, comme donnant lieu à une théorie +complète de l'assimilation des mouvemens, exactement semblable à la +théorie générale des contacts des courbes et des surfaces, exposée dans +les treizième et quatorzième leçons. + +À cet effet, supposons deux mouvemens rectilignes quelconques, définis +par les équations e=f(t), E=F(t); que les deux mobiles soient parvenus +au bout du temps t à une même situation; et considérons leur distance +mutuelle après un certain temps t+h. Cette distance, qui sera égale à la +différence des valeurs correspondantes des deux fonctions f et F aura +évidemment pour expression, d'après la formule de Taylor, la série +/[(f'(t)-F'(t))h + (f''(t)-F''(t))/frac{h^2}{1.2.} +/] +/[(f'''(t)-F'''(t))/frac{h^3}{1.2.3.} + /mbox{/rm etc.}/] À l'aide de +cette série, on pourra, par des considérations entièrement analogues à +celles employées dans la théorie des courbes, se faire une idée nette de +l'assimilation plus ou moins parfaite des deux mouvemens, suivant les +relations analytiques plus ou moins étendues des deux fonctions +primitives f et F. Si leurs dérivées du premier ordre ont une même +valeur, il existera entre les deux mouvemens ce qu'on pourrait appeler +une _assimilation du premier ordre_, semblable au contact du premier +ordre dans les courbes, et qu'on pourra caractériser, sous le rapport +concret, en disant alors que le mouvement des deux corps sera le même +pendant un instant infiniment petit. Si, en outre, les deux dérivées du +second ordre prennent encore la même valeur, l'assimilation des +mouvemens deviendra plus intime, et s'élèvera au second ordre; elle +consistera physiquement alors en ce que les deux mobiles auront le même +mouvement pendant deux instans infiniment petits consécutifs. +Pareillement, en ajoutant à ces deux premières relations l'égalité des +troisièmes dérivées, on établira, entre les mouvemens considérés, une +_assimilation du troisième ordre_, qui les fera coïncider pendant trois +_instans_ consécutifs, et ainsi de suite indéfiniment. Le degré de +similitude des deux mouvemens, déterminé analytiquement par le nombre de +fonctions dérivées successives qui auront respectivement la même valeur, +aura toujours pour interprétation concrète la coïncidence des deux +mobiles pendant un nombre égal d'instans consécutifs; comme nous avons +vu l'ordre du contact des courbes mesuré géométriquement par la +communauté d'un nombre correspondant d'élémens successifs. Si la loi +caractéristique de l'un des mouvemens proposés contient, dans son +expression analytique, quelques constantes arbitraires, on pourra +l'_assimiler_ à un autre mouvement quelconque jusqu'à un _ordre_ marqué +par le nombre de ces constantes, qui seront alors déterminées d'après +les équations destinées à établir, suivant la théorie précédente, ce +degré d'intimité entre les deux mouvemens. + +Cette conception fondamentale conduit à apercevoir la possibilité, du +moins sous le point de vue abstrait, d'acquérir une connaissance de plus +en plus approfondie d'un mouvement varié quelconque, en le comparant +successivement à une suite de mouvemens connus, dont la loi analytique +dépende d'un nombre de plus en plus grand de constantes arbitraires, et +qui pourront, par conséquent, avoir avec lui une coïncidence de plus en +plus prolongée. Mais, de même que nous avons vu la théorie générale des +contacts des lignes, appliquée à la mesure de la courbure les unes par +les autres, devoir se réduire effectivement à la comparaison d'une +courbe quelconque d'abord avec une ligne droite et ensuite avec un +cercle, ces deux lignes étant les seules qu'on puisse regarder comme +assez connues pour servir utilement de type à l'égard des autres, +pareillement la théorie dynamique relative à la mesure des mouvemens les +uns par les autres doit être réellement limitée à la comparaison +effective de tout mouvement varié, d'abord avec un mouvement uniforme où +l'espace est proportionnel au temps, et ensuite avec un mouvement +uniformément varié où l'espace croît en raison du carré du temps; ou +bien, afin de tout embrasser en une seule considération, avec un +mouvement composé d'un mouvement uniforme, et d'un autre uniformément +varié, tel que celui d'un corps pesant animé d'une impulsion initiale. +Ces deux mouvemens élémentaires sont, en effet, comme le remarque +Lagrange, les seuls dont nous ayons réellement une notion assez +familière pour que nous puissions les appliquer avec succès à la mesure +de tous les autres. En établissant cette assimilation, on trouve, +d'après la théorie précédente, que tout mouvement varié peut être à +chaque instant comparé à celui d'un corps pesant qui aurait reçu une +vitesse initiale égale à la première dérivée de l'espace parcouru +envisagé comme une fonction du temps écoulé, et qui serait animé d'une +gravité mesurée par la seconde dérivée de cette même fonction, ce qui +nous fait rentrer dans les deux formules fondamentales obtenues +ci-dessus par la méthode infinitésimale. Le mouvement proposé coïncidera +pendant un instant infiniment petit avec le mouvement uniforme exprimé +dans la première partie de cette comparaison, et pendant deux instans +consécutifs avec le mouvement uniformément accéléré qui correspond à la +seconde partie. On se formera donc ainsi une idée nette du mouvement du +mobile à chaque moment, et de la manière dont il varie d'un moment à +l'autre, ce qui est strictement suffisant. + +Quoique la conception de Lagrange, telle que je l'ai généralisée, +conduise finalement aux mêmes résultats que la théorie ordinaire, il est +aisé de sentir cependant sa supériorité rationnelle, puisque ces deux +théorèmes fondamentaux, dans lesquels on avait vu jusqu'alors le terme +absolu des efforts de l'esprit humain, relativement à l'étude des +mouvemens variés, peuvent être envisagés maintenant comme une simple +application particulière d'une méthode très-générale, qui nous permet +abstraitement d'entrevoir une mesure beaucoup plus parfaite de tout +mouvement varié, quoique de puissans motifs de convenance nous obligent +à considérer seulement la mesure primitivement adoptée. On conçoit, +d'après ce qui précède, que si la nature nous offrait un exemple simple +et familier d'un mouvement rectiligne dans lequel l'espace croîtrait +proportionnellement au cube du temps, en ajoutant à nos notions +dynamiques ordinaires la considération habituelle de ce mouvement, nous +obtiendrions une connaissance plus approfondie de la nature d'un +mouvement varié quelconque, qui pourrait alors avoir avec le triple +mouvement ainsi composé une assimilation du troisième ordre, ce qui nous +permettrait d'envisager directement, par une seule vue de l'esprit, +l'état du mobile pendant trois instans consécutifs, tandis que nous +sommes maintenant forcés de nous arrêter à deux instans. Sous le rapport +analytique, au lieu de nous borner aux deux premières fonctions dérivées +de l'espace relativement au temps, cette méthode reviendrait à +considérer simultanément la troisième dérivée, qui aurait dès lors aussi +une signification dynamique, dont elle est actuellement dépourvue. Dans +cette supposition, de même que nous concevons habituellement la force +accélératrice pour nous représenter les changemens de la vitesse, nous +aurions pareillement une considération dynamique propre à nous figurer +les variations de la force continue. Notre étude générale des mouvemens +variés deviendrait encore plus parfaite si, étendant cette hypothèse, il +existait en outre un mouvement connu dans lequel l'espace fût +proportionnel à la quatrième puissance du temps, et ainsi de suite. Mais +en réalité, parmi les mouvemens simples où l'espace parcouru se trouve +croître proportionnellement à une puissance entière et positive du temps +écoulé, l'observation ne nous faisant connaître que le mouvement +uniforme produit par une impulsion unique et le mouvement uniformément +accéléré qui résulte de la pesanteur terrestre suivant la découverte de +Galilée, nous sommes contraints de nous arrêter aux deux premiers degrés +de la théorie précédente pour la mesure générale des mouvemens variés +quelconques. Telle est la véritable explication philosophique de la +méthode universellement adoptée, estimée à sa valeur réelle. + +J'ai cru devoir insister sur cette explication, parce que cette +conception fondamentale me semble n'être pas encore appréciée d'une +manière convenable, quoiqu'elle soit la base de la dynamique tout +entière. + +Après l'examen général de cette importante théorie préliminaire, je +passe maintenant à considérer sommairement le caractère philosophique de +la véritable dynamique rationnelle directe, c'est-à-dire de l'étude du +mouvement curviligne produit par l'action simultanée de diverses forces +continues quelconques, en continuant à supposer d'abord que le mobile +soit regardé comme un point, ou, ce qui revient au même, que toutes les +molécules du corps prenant exactement le même mouvement, chacune se +meuve isolément sans être affectée par sa liaison avec les autres. + +On doit distinguer, en général, dans le mouvement curviligne d'une +molécule soumise à l'action de forces quelconques, deux cas +très-différens, suivant qu'elle est d'ailleurs entièrement libre, de +manière à devoir décrire la trajectoire qui résultera naturellement de +la combinaison des forces proposées, ou que, au contraire, elle est +astreinte à se mouvoir sur une seule courbe ou sur une surface donnée. +La théorie fondamentale du mouvement curviligne peut être établie dans +son ensemble suivant deux modes fort distincts, en prenant pour base +l'un ou l'autre de ces deux cas, car chacun d'eux peut être traité +directement et se trouve en même temps susceptible de se rattacher à +l'autre, les deux considérations étant presqu'également naturelles selon +le point de vue où l'esprit se place. En parlant du premier cas, il +suffira, pour en déduire le second, de regarder la résistance, tant +active que passive, de la courbe ou de la surface sur laquelle le corps +est assujetti à rester, comme une nouvelle force à joindre à celles du +système proposé, ainsi que nous avons vu qu'on a coutume de le faire en +statique. Si, au contraire, on préfère d'établir d'abord la théorie du +second cas, on y ramènera ensuite le premier, en considérant le mobile +comme forcé à décrire la courbe qu'il doit effectivement parcourir, ce +qui suffira entièrement pour former les équations fondamentales, malgré +que cette courbe soit alors primitivement inconnue. Quoique cette +dernière méthode ne soit point ordinairement employée, il convient, je +crois, de les caractériser ici toutes deux, pour donner le plus +complétement possible une juste idée de la théorie générale du mouvement +curviligne, car chacune d'elles a, ce me semble, des avantages importans +qui lui sont propres. Considérons d'abord la première. + +Examinant, en premier lieu, le mouvement curviligne d'une molécule +entièrement libre soumise à l'action de forces continues quelconques, on +peut former de deux manières distinctes les équations fondamentales de +ce mouvement, en les déduisant par deux modes différens de la théorie +du mouvement rectiligne. Le premier mode, qui a d'abord été le plus +employé par les géomètres, quoique, sous le rapport analytique, il ne +soit pas le plus simple, consiste à décomposer à chaque instant la +résultante totale des forces continues qui agissent sur le mobile en +deux forces, l'une dirigée selon la tangente à la trajectoire qu'il +décrit, l'autre suivant la normale. Considérons alors pendant un instant +infiniment petit, le mouvement comme rectiligne et ayant lieu dans la +direction de la tangente, d'après la première loi fondamentale du +mouvement. La progression du corps en ce sens ne sera évidemment due +qu'à la première de ces deux composantes, à laquelle, par conséquent, on +pourra appliquer la formule élémentaire rapportée ci-dessus par le +mouvement rectiligne. Cette composante, qui est d'ailleurs égale à la +force accélératrice totale multipliée par le cosinus de son inclinaison +sur la tangente, sera donc exprimée par la seconde fonction dérivée de +l'arc de la courbe relativement au temps. En développant cette équation +par les formules géométriques connues, et introduisant dans le calcul +les composantes de la force accélératrice totale parallèlement aux trois +axes coordonnés rectangulaires, on parvient finalement aux trois +équations fondamentales ordinaires du mouvement curviligne Le second +mode, plus simple et plus régulier, dû à Euler, et depuis généralement +adopté, consiste à obtenir immédiatement ces équations en décomposant +directement le mouvement du corps à chaque instant, ainsi que la force +continue totale dont il est animé, en trois autres dans le sens des +trois axes coordonnés. D'après la troisième loi fondamentale du +mouvement, le mouvement selon chaque axe étant indépendant des mouvemens +suivant les deux autres n'est dû qu'à la composante totale des forces +accélératrices parallèlement à cet axe, en sorte que le mouvement +curviligne se trouve ainsi continuellement remplacé par le système de +trois mouvemens rectilignes, à chacun desquels on peut aussitôt +appliquer la théorie dynamique préliminaire indiquée ci-dessus. En +nommant X, Y, Z, les composantes totales, parallèlement aux trois axes +des x, des y, et des z, des forces continues qui agissent à chaque +instant dt sur la molécule dont les coordonnées sont x, y, z, on obtient +ainsi immédiatement les équations /[/frac{d^2x}{dt^2} = +X,/;/frac{d^2y}{dt^2} = Y,/;/frac{d^2z}{dt^2} = Z,/] auxquelles on ne +parvient que par un assez long calcul en suivant le premier mode. + +Telles sont les équations différentielles fondamentales du mouvement +curviligne, d'après lesquelles les questions quelconques de dynamique +relatives à un corps dont toutes les molécules prennent exactement le +même mouvement se réduisent immédiatement à des problèmes purement +analytiques, lorsque les données ont été convenablement exprimées. En +considérant d'abord la question générale directe, qui est la plus +importante, on se propose, connaissant la loi des forces continues dont +le corps est animé, de déterminer toutes les circonstances de son +mouvement effectif. Pour cela, de quelque manière que cette loi soit +donnée, ou en fonction du temps, ou en fonction des coordonnées, ou en +fonction de la vitesse, il suffira en général d'intégrer ces trois +équations du second ordre, ce qui donnera lieu à des difficultés +analytiques plus ou moins élevées, que l'imperfection du calcul intégral +pourra rendre fréquemment insurmontables. Les six constantes arbitraires +successivement introduites par cette intégration se détermineront +d'ailleurs en ayant égard aux circonstances de l'état initial du mobile, +dont les équations différentielles n'ont pu conserver aucune trace. On +obtiendra ainsi les trois coordonnées du corps en fonction du temps, de +manière à pouvoir assigner exactement sa position à chaque instant; et +on trouvera ensuite les deux équations caractéristiques de la courbe +qu'il décrit, en éliminant le temps entre ces trois expressions. Quant +à la vitesse acquise par le mobile à une époque quelconque, on pourra +dès lors la déterminer aussi d'après les valeurs de ses trois +composantes, dans le sens des axes, /frac{dx}{dt}, /frac{dy}{dt}, +/frac{dz}{dt}. Il est d'ailleurs utile de remarquer, à cet égard, que +cette vitesse v sera souvent susceptible d'être immédiatement calculée +par une combinaison fort simple des trois équations différentielles +fondamentales, qui donne évidemment la formule générale /[v^2 = 2/int +(Xdx + Ydy + Zdz),/] à l'aide de laquelle une seule intégration suffira +pour la détermination directe de la vitesse, lorsque l'expression placée +sous le signe /int satisfera aux conditions connues d'intégrabilité +relativement aux trois variables x, y, z, envisagées comme +indépendantes. Cette propriété n'a pas lieu, sans doute, relativement à +toutes les forces continues possibles, ni même par rapport à toutes +celles que nous présentent en effet les phénomènes naturels, puisque, +par exemple, elle ne saurait se vérifier pour les forces qui +représentent la résistance des milieux, ou les frottemens, ou, en +général, quant à toutes celles dont la loi primitive dépend du temps ou +de la vitesse elle-même. La remarque précédente n'en est pas moins +regardée avec raison par les géomètres comme ayant une extrême +importance pour simplifier les recherches analytiques auxquelles se +réduisent les problèmes de dynamique, car la condition énoncée se +vérifie constamment, ainsi qu'il est aisé de le prouver, dans un cas +particulier fort étendu, qui comprend toutes les grandes applications de +la dynamique rationnelle à la mécanique céleste, c'est-à-dire celui où +toutes les forces continues dont le corps est animé sont des tendances +vers des centres fixes, agissant suivant une fonction quelconque de la +distance du corps à chaque centre, mais indépendamment de la direction. + +Si, prenant maintenant en sens inverse la théorie générale du mouvement +curviligne d'une molécule libre, on se propose de déterminer, au +contraire, d'après les circonstances caractéristiques du mouvement +effectif, la loi des forces accélératrices qui ont pu le produire, la +question sera nécessairement beaucoup plus simple sous le rapport +analytique, puisqu'elle ne consistera essentiellement qu'en des +différentiations. Car il sera toujours possible alors, par des +recherches préliminaires plus ou moins compliquées, qui ne pourront +porter que sur des considérations purement géométriques, de déduire, de +la définition primitive du mouvement proposé, les valeurs des trois +coordonnées du mobile à chaque instant en fonction du temps écoulé; et +dès lors, en différentiant deux fois ces trois expressions, on obtiendra +les composantes des forces continues suivant les trois axes, d'où l'on +pourra conclure immédiatement la loi de la force accélératrice totale, +de quelque nature qu'elle soit. C'est ainsi que nous verrons, dans la +seconde section de ce cours, les trois lois géométriques fondamentales +trouvées par Képler pour les mouvemens des corps célestes qui composent +notre système solaire, nous conduire nécessairement à la loi de +gravitation universelle, qui devient ensuite la base de toute la +mécanique générale de l'univers. + +Après avoir établi la théorie du mouvement curviligne d'une molécule +libre, il est aisé d'y faire rentrer le cas où cette molécule est +assujétie, au contraire, à rester sur une courbe donnée. Il suffit, +comme je l'ai indiqué, de comprendre alors, parmi les forces continues +auxquelles la molécule est primitivement soumise, la résistance totale +exercée par la courbe proposée, ce qui permettra évidemment de +considérer le mobile comme entièrement libre. Toute la difficulté propre +à ce second cas se réduit donc essentiellement à analyser avec +exactitude cette résistance. Or il faut, à cet effet, distinguer +d'abord, dans la résistance de la courbe, deux parties très-différentes +qu'on pourrait appeler, pour les caractériser nettement, l'une +_statique_, l'autre _dynamique_. La résistance _statique_ est celle qui +aurait lieu lors même que le corps serait immobile; elle provient de la +pression exercée sur la courbe proposée par les forces accélératrices +dont il est animé; ainsi on l'obtiendra en déterminant la composante de +la force continue totale suivant la normale à la courbe donnée au point +que l'on considère. La résistance _dynamique_ a une origine toute +différente; elle n'est engendrée que par le mouvement, et résulte de la +tendance perpétuelle du corps à abandonner la courbe qu'il est forcé de +décrire, pour continuer à suivre, en vertu de la première loi +fondamentale du mouvement, la direction de la tangente. Cette seconde +résistance, qui se manifeste dans le passage du corps d'un élément de la +courbe à l'élément suivant, est évidemment dirigée à chaque instant +selon la normale à la courbe située dans le plan osculateur, et pourra, +par conséquent, n'avoir pas la même direction que la résistance +statique, si le plan osculateur ne contient pas la droite suivant +laquelle agit la force accélératrice totale. C'est à cette résistance +dynamique qu'on donne, en général, le nom de _force centrifuge_, tenant +à ce que les seules forces accélératrices considérées d'abord par les +géomètres étaient des forces _centripètes_, ou des tendances vers des +centres fixes. Quant à son intensité, en concevant cette force +centrifuge comme une nouvelle force accélératrice, elle sera mesurée par +la composante normale que produit, dans chaque instant infiniment petit, +la vitesse du mobile, lorsqu'il passe d'un élément de la courbe à un +autre. On trouve aisément ainsi, après avoir éliminé les infinitésimales +auxiliaires introduites d'abord naturellement par cette considération, +que la force centrifuge est continuellement égale au carré de la vitesse +effective du mobile divisé par le rayon de courbure correspondant de la +courbe proposée. Du reste, cette expression fondamentale, aussi bien que +la direction même de la force centrifuge, pourraient être entièrement +obtenues par le calcul, en introduisant préalablement cette force, d'une +manière complétement indéterminée, dans les trois équations +différentielles générales du mouvement curviligne rapportées ci-dessus. +Quoi qu'il en soit, après avoir déterminé la résistance dynamique, on la +composera convenablement avec la résistance statique, et, en faisant +entrer la résistance totale parmi les forces proposées, le problème sera +immédiatement ramené au cas précédent. La question la plus remarquable +de ce genre consiste dans l'étude du mouvement oscillatoire d'un corps +pesant sur une courbe quelconque (et particulièrement sur un cercle ou +sur une cycloïde), dont l'examen philosophique doit naturellement être +renvoyé à la partie de ce cours qui concerne la physique proprement +dite. + +Il serait superflu de considérer distinctement ici le cas où le mobile, +au lieu de devoir décrire une courbe donnée, serait seulement assujéti à +rester sur une certaine surface. C'est essentiellement par les mêmes +considérations qu'on ramène ce nouveau cas, d'ailleurs peu important +dans les applications, à celui d'un corps libre. Il n'y a d'autre +différence réelle qu'en ce qu'alors la trajectoire du mobile n'est pas +d'abord entièrement déterminée, et qu'on est obligé, pour la connaître, +de joindre à l'équation de la surface proposée une autre équation +fournie par l'étude dynamique du problème. + +Considérons maintenant, par aperçu, le second mode général distingué +précédemment pour construire la théorie fondamentale du mouvement +curviligne d'une molécule isolée, en partant, au contraire, du cas où la +molécule est préalablement assujétie à décrire une courbe donnée. + +Toute la difficulté réelle consiste alors à établir directement le +théorème fondamental relatif à la mesure de la forme centrifuge. Or +c'est ce qu'on peut faire aisément, en considérant d'abord le mouvement +uniforme du corps dans un cercle, en vertu d'une impulsion initiale, et +sans aucune force accélératrice, ainsi que l'a supposé Huyghens, auquel +est due la base de cette théorie. La force centrifuge est dès lors +évidemment proportionnelle au sinus-verse de l'arc de cercle décrit dans +un instant infiniment petit, convenablement comparé au temps +correspondant, d'où il est facile de conclure, comme l'a fait Huyghens, +qu'elle a pour expression le carré de la vitesse constante avec laquelle +le mobile décrit le cercle divisé par le rayon de ce cercle. Ce résultat +une fois obtenu, en le combinant avec une autre notion fondamentale due +à Huyghens, on en déduit immédiatement la valeur de la force centrifuge +dans une courbe quelconque. Il suffit, pour cela, de concevoir que la +détermination de cette force exigeant seulement la considération +simultanée de deux élémens consécutifs de la courbe proposée, le +mouvement peut être continuellement envisagé comme ayant lieu dans le +cercle osculateur correspondant, puisque ce cercle présente relativement +à la courbe deux élémens successifs communs. On peut donc directement +transporter à une courbe quelconque l'expression de la force centrifuge +trouvée primitivement pour le cas du cercle, et établir, comme dans la +première méthode, mais bien plus simplement, qu'elle est généralement +égale au carré de la vitesse divisé par le rayon du cercle osculateur. +Cette manière de procéder présente l'avantage de donner une idée plus +nette de la force centrifuge. + +Le cas du mouvement dans une courbe déterminée étant ainsi traité +préalablement avec toute la généralité convenable, il est aisé d'y +ramener celui d'un corps entièrement libre, décrivant la trajectoire qui +doit naturellement résulter de l'action simultanée de certaines forces +accélératrices quelconques. Il suffit, en effet, suivant l'indication +précédemment exprimée, de concevoir le corps comme assujéti à rester sur +la courbe qu'il décrira réellement, ce qui revient évidemment au même, +puisqu'il importe peu, en dynamique, le corps ne pouvant point +véritablement parcourir toute autre courbe, qu'il y soit contraint par +la nature des forces dont il est animé, ou par des conditions de liaison +spéciales. Dès lors ce mouvement donnera naissance à une véritable force +centrifuge, exprimée par la formule générale trouvée ci-dessus. +Maintenant il est clair que, si la force continue totale dont le mobile +est animé a été d'abord conçue comme décomposée à chaque instant en deux +autres, l'une dirigée suivant la tangente à la trajectoire, et l'autre +selon la normale située dans le plan osculateur, cette dernière doit +nécessairement être égale et directement opposée à la force centrifuge. +Or, cette composante normale ayant pour expression la force continue +totale multipliée par le cosinus de l'angle que sa direction forme avec +la normale, en égalant cette valeur à celle de la force centrifuge, on +formera une équation fondamentale d'où l'on pourra déduire les équations +générales du mouvement curviligne précédemment obtenues par une autre +méthode. On n'aura, pour cela, d'autre transformation à faire que +d'introduire dans cette équation, au lieu de la force continue totale et +de sa direction, ses composantes selon les trois axes coordonnés, et de +remplacer, dans la formule qui exprime la force centrifuge, la vitesse +et le rayon de courbure par leurs valeurs générales en fonction des +coordonnées. L'équation ainsi obtenue se décomposera naturellement en +trois, si l'on considère que, devant avoir lieu pour quelque système que +ce soit de forces accélératrices et pour une trajectoire quelconque, +elle doit se vérifier séparément par rapport à chacune des trois +coordonnées, envisagées momentanément comme trois variables entièrement +indépendantes. Ces trois équations se trouveront être exactement +identiques à celles rapportées ci-dessus. Quoique cette manière de les +obtenir soit bien moins directe, et qu'elle exige un plus grand appareil +analytique, j'ai cependant cru nécessaire de l'indiquer distinctement, +parce qu'elle me semble propre à éclairer, sous un rapport fort +important, la théorie ordinaire du mouvement curviligne, en rendant +sensible l'existence de la force centrifuge, même dans le cas d'un corps +libre, notion sur laquelle la méthode habituellement adoptée aujourd'hui +laisse communément beaucoup d'incertitude et d'obscurité. + +Ayant suffisamment étudié, dans ce qui précède, le caractère général de +la partie de la dynamique relative au mouvement d'un point, ou, ce qui +revient au même, d'un corps dont toutes les molécules se meuvent +identiquement, nous devons maintenant examiner, sous un semblable point +de vue, la partie de la dynamique la plus difficile et la plus étendue, +celle qui se rapporte au cas plus réel du mouvement d'un système de +corps liés entre eux d'une manière quelconque, et dont les mouvemens +propres sont altérés par les conditions dépendantes de leur liaison. Je +considérerai soigneusement, dans la leçon suivante, les résultats +généraux obtenus jusqu'ici par les géomètres, relativement à cet ordre +de recherches. Je dois donc me borner strictement ici à caractériser la +méthode générale d'après laquelle on est parvenu à convertir tous les +problèmes de cette nature en de pures questions d'analyse. + +Dans cette dernière partie de la dynamique, il faut préalablement +établir une nouvelle notion élémentaire, relativement à la mesure des +forces. En effet, les forces considérées jusqu'ici étant toujours +appliquées à une molécule unique, ou du moins agissant toutes sur un +même corps, leur intensité se trouvait être suffisamment mesurée, en +ayant seulement égard à la vitesse plus ou moins grande qu'elles +pouvaient imprimer au mobile à chaque instant. Mais, quand on vient à +envisager simultanément les mouvemens de plusieurs corps différens, +cette manière de mesurer les forces devient évidemment insuffisante, +puisqu'on ne saurait se dispenser de tenir compte de la masse de chaque +mobile, aussi bien que de sa vitesse. Pour la prendre convenablement en +considération, les géomètres ont établi cette notion fondamentale, que +les forces susceptibles d'imprimer à diverses masses une même vitesse +sont exactement entre elles comme ces masses; ou, en d'autres termes, +que les forces sont proportionnelles aux masses, aussi bien que nous les +avons reconnues, dans la quinzième leçon, d'après la troisième loi +physique du mouvement, être proportionnelles aux vitesses. Tous les +phénomènes relatifs à la communication du mouvement par le choc, ou de +toute autre manière, ont constamment confirmé la supposition de cette +nouvelle proportionnalité. Il en résulte évidemment que lorsqu'il faut +comparer, dans le cas le plus général, des forces qui impriment à des +masses inégales des vitesses différentes, chacune d'elles doit être +mesurée d'après le produit de la masse sur laquelle elle agit par la +vitesse correspondante. Ce produit, auquel les géomètres ont donné +communément le nom de _quantité de mouvement_, détermine exactement, en +effet, la force d'impulsion d'un corps dans le choc, la _percussion_ +proprement dite, ainsi que la _pression_ qu'un corps peut exercer contre +tout obstacle fixe à son mouvement. Telle est la nouvelle notion +élémentaire relative à la mesure générale des forces, dont il serait +peut-être convenable de faire une quatrième et dernière loi fondamentale +du mouvement, en tant du moins que cette notion n'est point réellement +susceptible, comme quelques géomètres l'ont pensé, d'être logiquement +déduite des notions précédentes, et ne saurait être solidement établie +que sur des considérations physiques qui lui soient propres. + +Cette notion préliminaire étant établie, examinons maintenant la +conception générale d'après laquelle peut être traitée la dynamique d'un +système quelconque de corps soumis à l'action de forces quelconques. La +difficulté caractéristique de cet ordre de questions consiste +essentiellement dans la manière de tenir compte de la liaison des +différens corps du système, en vertu de laquelle leurs réactions +mutuelles altéreront nécessairement les mouvemens propres que chaque +corps prendrait, s'il était seul, par l'influence des forces qui le +sollicitent, sans qu'on sache nullement _à priori_ en quoi peut +consister cette altération. Ainsi, pour choisir un exemple très-simple, +et néanmoins important, dans le célèbre problème du mouvement d'un +pendule composé, qui a été primitivement le principal sujet des +recherches des géomètres sur cette partie supérieure de la dynamique, il +est évident que, par suite de la liaison établie entre les corps ou les +molécules les plus rapprochés du point de suspension, et les corps ou +les molécules qui en sont les plus éloignés, il s'exercera une réaction +telle que ni les uns ni les autres n'oscilleront comme s'ils étaient +libres, le mouvement des premiers étant retardé, et celui des derniers +étant accéléré en vertu de la nécessité où ils se trouvent d'osciller +simultanément, sans qu'aucun principe dynamique déjà établi puisse faire +connaître la loi qui détermine ces réactions. Il en est de même dans +tous les autres cas relatifs au mouvement d'un système de corps. On +éprouve donc évidemment ici le besoin de nouvelles conceptions +dynamiques. Les géomètres, obéissant à ce sujet, à l'habitude imposée +presque constamment par la faiblesse de l'esprit humain, ont d'abord +traité cette nouvelle série de recherches, en créant pour ainsi dire un +nouveau principe particulier relativement à chaque question +essentielle. Telles ont été l'origine et la destination des diverses +propriétés générales du mouvement que nous examinerons dans la leçon +suivante, et qui, primitivement envisagées comme autant de _principes_ +indépendans les uns des autres, ne sont plus aujourd'hui, aux yeux des +géomètres, que des théorèmes remarquables fournis simultanément par les +équations dynamiques fondamentales. On peut suivre, dans la _Mécanique +analytique_, l'histoire générale de cette série de travaux, que Lagrange +a présentée d'une manière si profondément intéressante pour l'étude de +la marche progressive de l'esprit humain. Cette manière de procéder a +été continuellement adoptée jusqu'à d'Alembert, qui a mis fin à toutes +ces recherches isolées, en s'élevant à une conception générale sur la +manière de tenir compte de la réaction dynamique des corps d'un système +en vertu de leurs liaisons, et en établissant par suite les équations +fondamentales du mouvement d'un système quelconque. Cette conception, +qui a toujours servi depuis, et qui servira indéfiniment de base à +toutes les recherches relatives à la dynamique des corps, consiste +essentiellement à faire rentrer les questions de mouvement dans de +simples questions d'équilibre, à l'aide de ce célèbre principe général +auquel l'accord unanime des géomètres a donné, avec tant de raison, le +nom de principe de d'Alembert. Considérons donc maintenant ce principe +d'une manière directe. + +Lorsque, par les réactions que divers corps exercent les uns sur les +autres en vertu de leur liaison, chacun d'eux prend un mouvement +différent de celui que les forces dont il est animé lui eussent imprimé +s'il eût été libre, on peut évidemment regarder le mouvement naturel +comme décomposé en deux, dont l'un est celui qui aura effectivement +lieu, et dont l'autre, par conséquent, a été détruit. Le principe de +d'Alembert consiste proprement en ce que tous les mouvemens de ce +dernier genre, ou, en d'autres termes, les quantités de mouvemens +perdues ou gagnées par les différens corps du système dans leur +réaction, se font nécessairement équilibre, en ayant égard aux +conditions de liaison qui caractérisent le système proposé. Cette +lumineuse conception générale a été d'abord entrevue par Jacques +Bernouilli dans un cas particulier; car telle est évidemment la +considération qu'il emploie pour résoudre le problème du pendule +composé, lorsqu'il regarde la quantité de mouvement perdue par le corps +le plus rapproché du point de suspension, et la quantité de mouvement +gagnée par celui qui en est le plus éloigné, comme devant nécessairement +satisfaire à la loi d'équilibre du levier, relativement au point de +suspension, ce qui le conduit à former immédiatement une équation +susceptible de déterminer le centre d'oscillation du système de poids le +plus simple. Mais cette idée n'était, pour Jacques Bernouilli, qu'un +artifice isolé qui n'ôte rien au mérite de la grande conception de +d'Alembert, dont la propriété essentielle consiste dans son entière +généralité nécessaire. + +En considérant le principe de d'Alembert sous le point de vue le plus +philosophique, on peut, ce me semble, en reconnaître le véritable germe +primitif dans la seconde loi fondamentale du mouvement (voyez la +quinzième leçon), établie par Newton sous le nom d'égalité de la +réaction à l'action. Le principe de d'Alembert coïncide exactement, en +effet, avec cette loi de Newton, quand on envisage seulement un système +de deux corps, agissant l'un sur l'autre suivant la ligne qui les joint. +Ce principe peut donc être envisagé comme la plus grande généralisation +possible de la loi de la réaction égale et contraire à l'action; et +cette manière nouvelle de le concevoir me paraît propre à faire +ressortir sa véritable nature, en lui donnant ainsi un caractère +physique, au lieu du caractère purement logique qui lui avait été +imprimé par d'Alembert. En conséquence nous ne verrons désormais dans ce +grand principe que notre seconde loi du mouvement étendue à un nombre +quelconque de corps, disposés entr'eux d'une manière quelconque. + +D'après ce principe général, on conçoit que toute question de dynamique +pourra être immédiatement convertie en une simple question de statique, +puisqu'il suffira de former, dans chaque cas, les équations d'équilibre +entre les mouvemens détruits; ce qui donne la certitude nécessaire de +pouvoir mettre en équation un problème quelconque de dynamique, et de le +faire ainsi dépendre uniquement de recherches analytiques. Mais la forme +sous laquelle le principe de d'Alembert a été primitivement conçu n'est +point la plus convenable pour effectuer avec facilité cette +transformation fondamentale, vu la grande difficulté qu'on éprouve +souvent à discerner quels doivent être les mouvemens détruits, comme on +peut pleinement s'en convaincre par l'examen attentif du _Traité de +dynamique_ de d'Alembert, dont les solutions sont ordinairement si +compliquées. Hermann, et surtout Euler ont cherché à faire disparaître +la considération embarrassante des quantités de mouvement perdues ou +gagnées, en remplaçant les mouvemens détruits par les mouvemens +primitifs composés avec les mouvemens effectifs pris en sens contraire, +ce qui revient évidemment au même, puisque, quand une force a été +décomposée en deux, on peut réciproquement substituer à l'une des +composantes la combinaison de la résultante avec l'autre composante +prise en sens contraire. Dès lors le principe de d'Alembert, envisagé +sous ce nouveau point de vue, consiste simplement, en ce que les +mouvemens effectifs conformes à la liaison des corps du système devront +nécessairement, étant pris en sens inverse, faire toujours équilibre aux +mouvemens primitifs qui résulteraient de la seule action des forces +proposées sur chaque corps supposé libre; ce qui peut d'ailleurs être +établi directement, car il est évident que le système serait en +équilibre si on imprimait à chaque corps une quantité de mouvement égale +et contraire à celle qu'il prendra effectivement. Cette nouvelle forme +donnée par Euler au principe de d'Alembert est la plus convenable pour +en faire usage, comme ne prenant en considération que les mouvemens +primitifs et les mouvemens effectifs, qui sont les véritables élémens du +problème dynamique, dont les uns constituent les données et les autres +les inconnues. Tel est, en effet, le point de vue définitif sous lequel +le principe de d'Alembert a été habituellement conçu depuis. + +Les questions relatives au mouvement étant ainsi généralement réduites, +de la manière la plus simple possible, à de pures questions d'équilibre, +la méthode la plus philosophique pour traiter la dynamique rationnelle +consiste à combiner le principe de d'Alembert avec le principe des +vitesses virtuelles, qui fournit directement, comme nous l'avons vu dans +la leçon précédente, toutes les équations nécessaires à l'équilibre +d'un système quelconque. Telle est la combinaison conçue par Lagrange, +et si admirablement développée dans sa _Mécanique analytique_, qui a +élevé la science générale de la mécanique abstraite au plus haut degré +de perfection que l'esprit humain puisse ambitionner sous le rapport +logique, c'est-à-dire à une rigoureuse unité, toutes les questions qui +peuvent s'y rapporter étant désormais uniformément rattachées à un +principe unique, d'après lequel la solution définitive d'un problème +quelconque ne présente plus nécessairement que des difficultés +analytiques. Pour établir le plus simplement possible la formule +générale de la dynamique, concevons que toutes les forces accélératrices +du système quelconque proposé aient été décomposées parallèlement aux +trois axes des coordonnées, et soient X, Y, Z, les groupes de forces +correspondant aux axes des x, y, z; en désignant par m la masse du +système, il devra y avoir équilibre, d'après le principe de d'Alembert, +entre les quantités primitives de mouvement mX, mY, mZ, et les quantités +de mouvement effectives prises en sens contraire, qui seront évidemment +exprimées par -m{d^2x}/over{dt^2}, -m{d^2y}/over{dt^2}, +-m{d^2z}/over{dt^2}, suivant les trois axes. Ainsi, appliquant à cet +ensemble de forces le principe général des vitesses virtuelles, en ayant +soin de distinguer les variations relatives aux différens axes, on +obtiendra l'équation /[/int m/left(X-/frac{d^2x}{dt^2}/right)/delta x + +/int m/left(Y-/frac{d^2y}{dt^2}/right)/delta y +/] /[/int +m/left(Z-/frac{d^2z}{dt^2}/right)/delta z = 0,/] qui peut être regardée +comme comprenant implicitement toutes les équations nécessaires pour +l'entière détermination des diverses circonstances relatives au +mouvement d'un système quelconque de corps sollicités par des forces +quelconques. Les équations explicites se déduiront convenablement, dans +chaque cas, de celle formule générale, en réduisant toutes les +variations au plus petit nombre possible, d'après les conditions de +liaison qui caractériseront le système proposé, ce qui fournira autant +d'équations distinctes qu'il restera de variations réellement +indépendantes. + +Afin de faire ressortir, sous le point de vue philosophique, toute la +fécondité de cette formule, et de montrer qu'elle comprend +rigoureusement l'ensemble total de la dynamique, il convient de +remarquer qu'on en pourrait même tirer, comme un simple cas particulier, +la théorie du mouvement curviligne d'une molécule unique; que nous avons +spécialement considérée dans la première partie de cette leçon. En effet +il est évident que, si toutes les forces continues proposées agissent +sur une seule molécule, la masse m disparaît de l'équation générale +précédente, qui, en distinguant séparément le mouvement virtuel relatif +à chaque axe, fournit immédiatement les trois équations fondamentales +établies ci-dessus pour le mouvement d'un point. Mais, bien qu'on doive +considérer cette filiation, sans laquelle on ne concevrait pas toute +l'étendue réelle de la formule générale de la dynamique, la théorie du +mouvement d'une seule molécule n'exige point véritablement l'emploi du +principe de d'Alembert, qui est essentiellement destiné à l'étude +dynamique des systèmes de corps. Cette première théorie est trop simple +par elle-même, et résulte trop immédiatement des lois fondamentales du +mouvement, pour que je n'aie pas cru devoir, conformément à l'usage +ordinaire, la présenter d'abord isolément, afin de rendre plus nettes +les importantes notions générales auxquelles elle donne naissance, +quoique nous devions finir par la faire rentrer, en vue d'une +coordination plus parfaite, dans la formule invariable qui renferme +nécessairement toutes les théories dynamiques possibles. + +Ce serait sortir des limites naturelles de ce cours que d'indiquer ici +aucune application spéciale de cette formule générale à la solution +effective d'un problème dynamique quelconque, la méthode devant être le +seul objet essentiel de nos considérations philosophiques, sauf +l'indication des résultats principaux qu'elle a produits, et dont nous +nous occuperons dans la leçon suivante. Je crois cependant devoir +rappeler à ce sujet, comme une conception vraiment relative à la +_méthode_ bien plus qu'à la _science_, la distinction nécessaire, +signalée dans la leçon précédente, entre les mouvemens de _translation_ +et les mouvemens de _rotation_. Pour étudier convenablement le mouvement +d'un système quelconque, il faut, en effet, l'envisager comme composé +d'une translation commune à toutes ses parties, et d'une rotation propre +à chacun de ses points autour d'un certain axe constant ou variable. Par +des motifs de simplification analytique dont nous aurons occasion, dans +la leçon suivante, d'indiquer l'origine, les géomètres considèrent +toujours de préférence le mouvement de rotation d'un système quelconque +relativement à son centre de gravité, ou, pour mieux dire, à son centre +des moyennes distances, qui présente, sous ce rapport, des propriétés +générales très-remarquables, dont la découverte est due à Euler. Dès +lors l'analyse complète du mouvement d'un système animé de forces +quelconques consiste essentiellement: 1º à déterminer à chaque instant +la vitesse du centre de gravité et la direction dans laquelle il se +meut, ce qui suffit pour faire connaître, comme nous le constaterons, +tout ce qui concerne la translation du système; 2º à déterminer +également à chaque instant la direction de l'axe instantané de rotation +passant par le centre de gravité, et la vitesse de rotation de chaque +partie du système autour de cet axe. Il est clair, en effet, que toutes +les circonstances secondaires du mouvement pourront nécessairement être +déduites, dans chaque cas, de ces deux déterminations principales. + +La formule générale de la dynamique, établie ci-dessus, est évidemment, +par sa nature, tout aussi directement applicable au mouvement des +fluides qu'à celui des solides, pourvu qu'on prenne convenablement en +considération les conditions qui caractérisent l'état fluide, soit +liquide, soit gazeux, ce que nous avons eu occasion d'indiquer dans la +leçon précédente au sujet de l'équilibre. Aussi d'Alembert, après avoir +découvert le principe fondamental qui lui a permis, vu les progrès de la +statique, de traiter dans son ensemble la dynamique d'un système +quelconque, en a-t-il fait immédiatement application à l'établissement +des équations générales du mouvement des fluides, entièrement inconnues +jusqu'alors. Ces équations s'obtiennent surtout avec une grande facilité +d'après le principe des vitesses virtuelles, tel qu'il est exprimé par +la formule générale précédente. Cette partie de la dynamique ne laisse +donc réellement rien à désirer sous le rapport concret, et ne présente +plus que des difficultés purement analytiques, relatives à l'intégration +des équations aux différences partielles auxquelles on parvient. Mais il +faut reconnaître que cette intégration générale offrant jusqu'ici des +obstacles insurmontables, les connaissances effectives qu'on peut +déduire de cette théorie sont encore extrêmement imparfaites, même dans +les cas les plus simples; ce qui nous semblera sans doute inévitable, en +considérant la grande complication que nous avons déjà reconnue à cet +égard dans les questions de pure statique, dont la nature est cependant +bien moins complexe. Le seul problème de l'écoulement d'un liquide +pesant par un orifice donné, quelque facile qu'il doive paraître, n'a pu +encore être résolu d'une manière vraiment satisfaisante. Afin de +simplifier suffisamment les recherches analytiques dont il dépend, les +géomètres ont été obligés d'adopter la célèbre hypothèse proposée par +Daniel Bernouilli sous le nom de _parallélisme des tranches_, qui permet +de ne considérer le mouvement que par tranches, au lieu de devoir +l'envisager molécule à molécule. Mais cette hypothèse, qui consiste à +regarder chaque section horizontale du liquide comme se mouvant en +totalité et prenant la place de la suivante, est évidemment en +contradiction formelle avec la réalité dans presque tous les cas, +excepté dans un petit nombre de circonstances choisies pour ainsi dire +expressément, à cause des mouvemens latéraux dont une telle hypothèse +fait complétement abstraction, et dont l'existence sensible impose +nécessairement la loi d'étudier isolément le mouvement de chaque +molécule. La science générale de l'hydrodynamique ne peut donc +réellement être encore envisagée que comme étant à sa naissance, même +relativement aux liquides, et à plus forte raison à l'égard des gaz. +Mais il importe éminemment de reconnaître, d'un autre côté, que tous les +grands travaux qui restent à faire sous ce rapport consistent +essentiellement dans les progrès de la seule analyse mathématique, les +équations fondamentales du mouvement des fluides étant irrévocablement +établies. + +Après avoir considéré sous ses divers aspects principaux le caractère +général de la méthode en mécanique rationnelle, et indiqué comment +toutes les questions qu'elle petit offrir se réduisent à des recherches +purement analytiques, il nous reste maintenant, pour compléter l'examen +philosophique de cette science fondamentale, à envisager, dans la leçon +suivante, les résultats principaux obtenus par l'esprit humain en +procédant ainsi, c'est-à-dire les propriétés générales les plus +remarquables de l'équilibre et du mouvement. + + + + +DIX-HUITIÈME LEÇON. + +SOMMAIRE. Considérations sur les théorèmes généraux de mécanique +rationnelle. + + +Le but et l'esprit de cet ouvrage, aussi bien que son étendue naturelle, +nous interdisent nécessairement ici tout développement spécial relatif à +l'application des équations fondamentales de l'équilibre et du +mouvement, à la solution effective d'aucun problème mécanique +particulier. Néanmoins, on ne se formerait qu'une idée incomplète du +caractère philosophique de la mécanique rationnelle envisagée dans son +ensemble, si, après avoir convenablement étudié la méthode, on ne +considérait enfin les grands résultats théoriques de la science, +c'est-à-dire les principales propriétés générales de l'équilibre et du +mouvement découvertes jusqu'ici par les géomètres, et qui nous restent +maintenant à examiner. Ces diverses propriétés ont été conçues dans +l'origine comme autant de véritables _principes_, dont chacun était +destiné primitivement à procurer la solution d'un certain ordre de +nouveaux problèmes mécaniques, supérieurs aux méthodes connues +jusqu'alors. Mais, depuis que l'ensemble de la mécanique rationnelle a +pris son caractère systématique définitif, chacun de ces anciens +_principes_ a été ramené à n'être plus qu'un simple _théorème_ plus ou +moins général, résultat nécessaire des théories fondamentales de la +statique et de la dynamique abstraites: c'est seulement sous ce point de +vue philosophique que nous devons les envisager ici. Commençons par ceux +qui se rapportent à la statique. + +Le théorème le plus remarquable qui ait été déduit jusqu'à présent des +équations générales de l'équilibre est la célèbre propriété, +primitivement découverte par Torricelli, relativement à l'équilibre des +corps pesans. Elle consiste proprement en ce que, quand un système +quelconque de corps pesans est dans sa situation d'équilibre, son centre +de gravité est nécessairement placé au point le plus bas ou le plus haut +possible, comparativement à toutes les positions qu'il pourrait prendre +d'après toute autre situation du système. Torricelli à d'abord présenté +cette propriété comme immédiatement vérifiée par les conditions +d'équilibre connues de tous les systèmes de poids considérés +jusqu'alors. Mais les considérations générales d'après lesquelles il a +tenté ensuite de la démontrer directement sont réellement peu +satisfaisantes, et offrent un exemple sensible de la nécessité de se +défier, dans les sciences mathématiques, de toute idée dont le caractère +n'est point parfaitement précis, quelque plausible qu'elle puisse +d'ailleurs paraître. En effet le raisonnement de Torricelli consiste +essentiellement à remarquer que la tendance naturelle du poids étant de +descendre, il y aura nécessairement équilibre si le centre de gravité se +trouve placé le plus bas possible. L'insuffisance de cette considération +est évidente, puisqu'elle n'explique point pourquoi il y a également +équilibre quand le centre de gravité est placé le plus haut possible, et +qu'elle tendrait même à démontrer que ce second cas d'équilibre ne peut +exister, tandis que, sous le point de vue théorique, il est aussi réel +que le premier, quoique, par le défaut de stabilité, on ait rarement +occasion de l'observer dans la pratique. Ainsi, pour choisir un exemple +très-simple, la loi d'équilibre d'un pendule exige que le centre de +gravité du poids soit placé sur la verticale menée par le point de +suspension, ce qui offre une vérification palpable du théorème de +Torricelli; mais, quand on fait abstraction de la stabilité, il est +évident que ce centre de gravité peut d'ailleurs être indifféremment +au-dessus ou au-dessous du point de suspension, l'équilibre ayant +également lieu dans les deux cas. + +La véritable démonstration générale du théorème de Torricelli consiste à +le déduire du principe fondamental des vitesses virtuelles, qui le +fournit immédiatement avec la plus grande facilité. Il suffit, en effet, +pour cela, d'appliquer directement ce principe à l'équilibre d'un +système quelconque de corps pesans, à l'égard duquel il donne aussitôt +l'équation /[/int Pdz = 0,/] où P désigne un quelconque des poids, et z +la hauteur verticale de son centre de gravité. Or, d'après la définition +générale du centre de gravité de tout système de poids, on a évidemment +en nommant P. le poids total du système, et z, l'ordonnée verticale de +son centre de gravité, la relation /[/int Pdz = P_1dz_1./] Ainsi +l'équation des vitesses virtuelles devient, dans ce cas, dz_1 = 0; ce +qui, conformément à la théorie analytique générale des _maxima_ et +_minima_, démontre immédiatement que la hauteur verticale du centre de +gravité du système est alors un _maximum_ ou un _minimum_, comme +l'indique le théorème de Torricelli. + +Cette importante propriété, indépendamment du grand intérêt qu'elle +présente sous le point de vue physique, peut même être avantageusement +employée pour faciliter la solution générale de plusieurs problèmes +essentiels de statique rationnelle, relativement aux corps pesans. +Ainsi, par exemple, elle suffit à l'entière résolution de la célèbre +question de la _chaînette_, c'est-à-dire de la figure que prend une +chaîne pesante suspendue à deux points fixes, et ensuite librement +abandonnée à la seule influence de la gravité, en la supposant +parfaitement flexible, et de plus inextensible. En effet, le théorème de +Torricelli indiquant alors que le centre de gravité doit être placé le +plus bas possible, le problème appartient immédiatement à la théorie +générale des isopérimètres, indiquée dans la huitième leçon, puisqu'il +se réduit à déterminer, parmi toutes les courbes de même contour tracées +entre les deux points fixes donnés, quelle est celle qui jouit de cette +propriété caractéristique, que la hauteur verticale de son centre de +gravité totale soit un _minimum_, condition qui suffit pour déterminer +complétement, à l'aide du calcul des variations, l'équation +différentielle, et ensuite l'équation finie de la courbe cherchée. Il +en est de même dans quelques autres questions intéressantes relatives à +l'équilibre des poids. + +Le théorème de Torricelli a éprouvé plus tard une importante +généralisation par les travaux de Maupertuis, qui, sous le nom de _loi +du repos_, a découvert une propriété très-étendue de l'équilibre, dont +celle ci-dessus considérée n'est plus qu'un simple cas particulier. +C'est seulement à la pesanteur terrestre, ou à la gravité proprement +dite, que s'applique la loi trouvée par Torricelli. Celle de Maupertuis +s'étend, au contraire, à toutes les forces attractives qui peuvent faire +tendre les corps d'un système quelconque vers des centres fixes, ou les +uns vers les autres, suivant une fonction quelconque de la distance, +indépendante de la direction, ce qui comprend toutes les grandes forces +naturelles. On sait que, dans ce cas, l'expression P/delta p+P'/delta +p'+ etc., qui forme le premier membre de l'équation générale des +vitesses virtuelles, se trouve nécessairement être toujours une +différentielle exacte. Par conséquent, le principe des vitesses +virtuelles consiste alors proprement en ce que la variation de son +intégrale est nulle, ce qui indique évidemment, d'après la théorie +fondamentale des _maxima_ et _minima_, que cette intégrale /int P/delta +p est constamment, dans le cas d'équilibre, un _maximum_ ou un +_minimum_. C'est en cela que consiste la loi de Maupertuis, considérée +sous le point de vue le plus général, et déduite ainsi directement avec +une extrême simplicité du principe fondamental des vitesses virtuelles, +qui doit nécessairement renfermer implicitement toutes les propriétés +auxquelles peut donner lieu la théorie de l'équilibre. Le théorème de +Maupertuis a été présenté par Lagrange sous un aspect plus concret et +plus remarquable, en le rattachant à la notion des _forces vives_, dont +nous nous occuperons plus bas. Lagrange, considérant que l'intégrale +/int P/delta p envisagée par Maupertuis est nécessairement toujours, +d'après la théorie analytique générale du mouvement, le complément de la +somme des forces vives du système à une certaine constante, en a conclu +que cette somme de forces vives est un _minimum_ lorsque l'intégrale +précédente est un _maximum_, et réciproquement. D'après cela, le +théorème de Maupertuis peut être envisagé plus simplement comme +consistant en ce que la situation d'équilibre d'un système quelconque +est constamment celle dans laquelle la somme des forces vives se trouve +être un _maximum_ ou un _minimum_. Il est évident que, dans le cas +particulier de la pesanteur terrestre, cette loi coïncide exactement +avec celle de Torricelli, la force vive étant alors égale, comme on +sait, au produit du poids par la hauteur verticale du centre de +gravité, laquelle doit donc devenir nécessairement un _maximum_ ou un +_minimum_, s'il y a équilibre. + +Une autre propriété générale très-remarquable de l'équilibre, qui peut +être regardée comme le complément indispensable du théorème de +Torricelli et de Maupertuis, consiste dans la distinction fondamentale +des cas de _stabilité_ ou d'_instabilité_ de l'équilibre. On sait que +l'équilibre peut être _stable_ ou _instable_, c'est-à-dire que le corps, +infiniment peu écarté de sa situation d'équilibre, peut tendre à y +revenir, et y retourne en effet après un certain nombre d'oscillations +bientôt anéanties par la résistance du milieu, les frottemens, etc., ou +bien qu'il tend, au contraire, à s'en éloigner de plus en plus, pour ne +s'arrêter que dans une nouvelle position d'équilibre stable. Ce que nous +appelons physiquement l'état de _repos_ d'un corps n'est réellement +autre chose que l'_équilibre stable_, car le _repos_ abstrait, tel que +les géomètres le conçoivent, lorsqu'ils supposent un corps qui ne serait +sollicité par aucune force, ne saurait évidemment exister dans la +nature, où il ne peut y avoir que des équilibres plus ou moins durables. +L'équilibre _instable_, au contraire, constitue effectivement ce que le +vulgaire appelle proprement _équilibre_, qui désigne toujours un état +plus ou moins passager et artificiel. La propriété générale que nous +considérons maintenant, et dont la démonstration complète est due à +Lagrange, consiste en ce que, dans un système quelconque, l'équilibre +est _stable_ ou _instable_, suivant que l'intégrale envisagée par +Maupertuis, et qui a été indiquée, ci-dessus, se trouve être un +_minimum_ ou un _maximum_; ou, ce qui revient au même, comme nous +l'avons dit, suivant que la somme des forces vives est un _maximum_ ou +un _minimum_. Ce beau théorème de mécanique, appliqué au cas le plus +simple et le plus remarquable, à celui de l'équilibre des corps pesans +considéré par Torricelli, apprend alors que le système est dans un état +d'équilibre stable, quand le centre de gravité est placé le plus bas +possible, et dans un état d'équilibre instable quand, au contraire, le +centre de gravité est placé le plus haut possible, ce qu'il est aisé de +vérifier directement pour les systèmes les moins compliqués. Ainsi, par +exemple, l'équilibre d'un pendule est évidemment stable, quand le centre +de gravité du poids se trouve être situé au dessus du point de +suspension, et instable quand il est au dessous. De même, un ellipsoïde +de révolution, posé sur un plan horizontal, est en équilibre stable +quand il repose sur le sommet de son petit axe, et en équilibre instable +quand c'est sur le sommet de son grand axe. La seule observation aurait +suffi sans doute pour distinguer les deux états dans des cas aussi +simples. Mais la théorie la plus profonde a été nécessaire pour dévoiler +aux géomètres que cette distinction fondamentale était également +applicable aux systèmes les plus composés, en montrant que lorsque +l'intégrale relative à la somme des momens virtuels est un _minimum_, le +système ne peut faire autour de sa situation d'équilibre que des +oscillations très-petites et dont l'étendue est déterminée, tandis que, +si cette intégrale est, au contraire, un _maximum_, ces oscillations +peuvent acquérir et acquièrent en effet une étendue finie et quelconque. +Il est d'ailleurs inutile d'avertir que, par leur nature, ces +propriétés, ainsi que les précédentes, ont lieu dans les fluides tout +aussi bien que dans les solides, ce qui est également le caractère de +toutes les propriétés mécaniques générales à l'examen desquelles nous +avons destiné cette leçon. + +Considérons maintenant les théorèmes généraux de mécanique relatifs au +mouvement. + +Depuis que ces propriétés ont cessé d'être envisagées comme autant de +_principes_, et qu'on n'y a vu que des simples résultats nécessaires des +théories dynamiques fondamentales, la manière la plus directe et la plus +convenable de les établir consiste à les présenter, ainsi que l'a fait +Lagrange, comme des conséquences immédiates de l'équation générale de +la dynamique, déduite de la combinaison du principe d'Alembert avec le +principe des vitesses virtuelles, telle que nous l'avons exposée dans la +leçon précédente. On doit mettre au nombre des avantages les plus +sensibles de cette méthode, comme Lagrange l'a justement remarqué, cette +facilité qu'elle offre pour la démonstration de ces grands théorèmes de +dynamique dans leur plus grande généralité, démonstration à laquelle on +ne pouvait autrement parvenir que par des considérations indirectes et +fort compliquées. Néanmoins la nature de ce cours nous interdit +d'indiquer spécialement ici chacune de ces démonstrations, et nous +devons nous borner à considérer seulement les divers résultats. + +Le premier théorème général de dynamique est celui que Newton a +découvert relativement au mouvement du centre de gravité d'un système +quelconque, et qui est habituellement connu sous le nom de _principe de +la conservation du mouvement du centre de gravité_. Newton a reconnu le +premier et démontré par des considérations extrêmement simples, au +commencement de son grand traité des _principes mathématiques de la +philosophie naturelle_, que l'action mutuelle des corps d'un système les +uns sur les autres, soit par attraction, soit par impulsion, en un mot +d'une manière quelconque, en ayant convenablement égard à l'égalité +constante et nécessaire entre la réaction et l'action, ne peut nullement +altérer l'état du centre de gravité, en sorte que, s'il n'y a pas +d'autres forces accélératrices que ces actions réciproques, et si les +forces extérieures du système se réduisent seulement à des forces +instantanées, le centre de gravité restera toujours immobile ou se +mouvera uniformément en ligne droite. D'Alembert a, depuis, généralisé +cette propriété, et prouvé que, quelqu'altération que puisse introduire +l'action mutuelle des corps du système dans le mouvement de chacun +d'eux, le centre de gravité n'en est jamais affecté, et que son +mouvement a constamment lieu comme si toutes les forces du système y +étaient directement appliquées parallèlement à leur direction, quelles +que soient les forces extérieures de ce système, et en supposant +seulement qu'il ne présente aucun point fixe. C'est ce qu'il est aisé de +démontrer, en développant, dans la formule générale de la dynamique, les +équations relatives au mouvement de translation, qui, par la propriété +analytique fondamentale du centre de gravité, se trouvent coïncider avec +celles qu'aurait fourni le mouvement isolé de ce centre si la masse +totale du système y eût été supposée condensée, et qu'on l'eût conçue +animée de toutes les forces extérieures du système. Le principal +avantage de ce beau théorème est de pouvoir ainsi, en ce qui concerne le +mouvement du centre de gravité, faire rentrer le cas d'un corps ou d'un +système quelconque dans celui d'une molécule unique. Comme le mouvement +de translation d'un système doit être estimé par le mouvement de son +centre de gravité, on parvient donc de cette manière à réduire la +seconde partie de la dynamique à la première pour tout ce qui se +rapporte aux mouvemens de translation, d'où résulte, ainsi qu'il est +aisé de le sentir, une importante simplification dans la solution de +tout problème dynamique particulier, puisqu'on peut alors négliger, dans +cette partie de la recherche, les effets de l'action mutuelle de tous +les corps proposés, dont la détermination constitue ordinairement la +principale difficulté de chaque question. + +On ne se fait pas communément une assez juste idée de l'entière +généralité théorique des grands résultats de la mécanique rationnelle, +qui sont nécessairement applicables, par eux-mêmes, à tous les ordres de +phénomènes naturels, puisque nous avons reconnu que les lois +fondamentales sur lesquelles repose tout l'édifice systématique de la +science ne souffrent d'exception dans aucune classe quelconque de +phénomènes, et constituent les faits les plus généraux de l'univers +réel, quoiqu'on paraisse ordinairement, dans ce genre de conceptions, +avoir seulement en vue le monde inorganique. Aussi est-il à propos, ce +me semble, de faire remarquer formellement ici, au sujet de cette +première propriété générale du mouvement, que le théorème a également +lieu dans les corps vivans comme dans les corps inanimés. Quelle que +puisse être, en effet, la nature des phénomènes qui caractérisent les +corps vivans, ils ne sauraient consister tout au plus qu'en certaines +actions particulières des molécules les unes sur les autres, qui ne +s'observeraient point dans les corps bruts, sans qu'on doive douter +d'ailleurs que la réaction y soit toujours, aussi bien qu'en tout autre +cas, égale au contraire à l'action. Ainsi, par la nature même du +théorème que nous venons de considérer, il doit nécessairement se +vérifier aussi bien pour les corps vivans que pour les corps bruts, +puisque le mouvement du centre de gravité est indépendant de ces actions +intérieures mutuelles. Il en résulte, par exemple, qu'un corps vivant, +quel que soit le jeu interne de ses organes, ne saurait de lui-même +déplacer son centre de gravité, quoiqu'il puisse faire exécuter à +quelques-uns de ses points certains mouvemens partiels autour de ce +centre. Ne vérifie-t-on pas clairement, en effet, que la locomotion +totale d'un corps vivant serait entièrement impossible sans le secours +extérieur que lui fournit la résistance et le frottement du sol sur +lequel il se meut, ou du fluide qui le contient? On peut faire des +remarques exactement analogues, relativement à toutes les autres +propriétés dynamiques générales qui nous restent à considérer, et pour +chacune desquelles je me dispenserai, par conséquent, d'indiquer +spécialement son applicabilité nécessaire aux corps vivans aussi bien +qu'aux corps inertes. + +Le second théorème général de dynamique consiste dans le célèbre et +important _principe des aires_, dont la première idée est due à Képler, +qui découvrit et démontra fort simplement cette propriété pour le cas du +mouvement d'une molécule unique, ou en d'autres termes, d'un corps dont +tous les points se meuvent identiquement. Képler établit, par les +considérations les plus élémentaires, que si la force accélératrice +totale dont une molécule est animée tend constamment vers un point fixe, +le rayon vecteur du mobile décrit autour de ce point des aires égales en +temps égaux, de telle sorte que l'aire décrite au bout d'un temps +quelconque croît proportionnellement à ce temps. Il fit voir en outre +que, réciproquement, si une semblable relation a été vérifiée dans le +mouvement d'un corps par rapport à un certain point, c'est une preuve +suffisante de l'action sur ce corps d'une force dirigée sans cesse vers +ce point. Cette belle propriété se déduit d'ailleurs très-aisément des +équations générales du mouvement curviligne d'une molécule, exposées +dans la leçon précédente, en plaçant l'origine des coordonnées au centre +des forces, et considérant l'expression de l'aire décrite sur l'un +quelconque des plans coordonnés par la projection correspondante du +rayon vecteur du mobile. Cette découverte de Képler est d'autant plus +remarquable qu'elle a eu lieu avant que la dynamique eût été réellement +créée par Galilée. Nous aurons occasion de remarquer, dans la partie +astronomique de ce cours, que Képler ayant reconnu que les rayons +vecteurs des planètes décrivent autour du soleil des aires +proportionnelles aux temps, ce qui constitue la première de ses trois +grandes lois astronomiques, en conclut ainsi que les planètes sont +continuellement animées d'une tendance vers le soleil, dont il était +réservé à Newton de découvrir la loi. + +Mais, quelle que soit l'importance de ce premier théorème des aires, qui +est ainsi une des bases essentielles de la mécanique céleste, on ne doit +plus y voir aujourd'hui que le cas particulier le plus simple du grand +théorème général des aires, découvert presque simultanément et sous des +formes différentes par d'Arcy, par Daniel Bernouilli et par Euler, vers +le milieu du siècle dernier. La découverte de Képler n'était relative +qu'au mouvement d'un point: celle de d'Arcy se rapporte au mouvement de +tout système quelconque de corps agissant les uns sur les autres d'une +manière quelconque, ce qui constitue un cas, non-seulement plus +compliqué, mais même essentiellement différent, à cause de ces actions +mutuelles. Le théorème consiste alors en ce que, par suite de ces +influences réciproques, l'aire que décrira séparément le rayon vecteur +de chaque molécule du système à chaque instant autour d'un point +quelconque pourra bien être altérée, mais que la somme algébrique des +aires ainsi décrites par les projections sur un plan quelconque des +rayons vecteurs de toutes les molécules, en donnant à chacune de ces +aires le signe convenable d'après la règle ordinaire, ne souffrira aucun +changement, en sorte que, s'il n'y à pas d'autres forces accélératrices +dans le système que ces actions mutuelles, cette somme des aires +décrites demeurera invariable en un temps donné, et croîtra par +conséquent proportionnellement au temps. Quand le système ne présente +aucun point fixe, cette propriété remarquable a lieu relativement à un +point quelconque de l'espace; tandis qu'elle se vérifie seulement en +prenant le point fixe pour centre des aires, si le système en offre un. +Enfin, lorsque les corps du système sont animés de forces accélératrices +extérieures, si ces forces tendent constamment vers un même point, le +théorème des aires subsiste encore, mais uniquement à l'égard de ce +point. Cette dernière partie de la proposition générale fournit +évidemment comme cas particulier, le théorème de Képler, en supposant +que le système se réduise à une seule molécule. + +Dans l'application de ce théorème, on remplace ordinairement la somme +des aires correspondantes à toutes les molécules du système par la somme +équivalente des produits de la masse de chaque corps par l'aire qui s'y +rapporte, ce qui dispense de partager le système en molécules de même +masse. + +Telle est la forme sous laquelle le théorème général des aires a été +découvert par d'Arcy; c'est celle qu'on emploie habituellement. Comme +l'aire décrite par le rayon vecteur de chaque corps dans un instant +infiniment petit, est évidemment proportionnelle au produit de la +vitesse de ce corps par sa distance au point fixe que l'on considère, on +peut substituer à la somme des aires la somme des _momens_ par rapport à +ce point de toutes les forces du système projetées sur un même plan +quelconque. Sous ce point de vue, le théorème des aires présente, +suivant la remarque de Laplace, une propriété générale du mouvement +analogue à une de celles de l'équilibre, puisqu'il consiste alors en ce +que cette somme des momens, nulle dans le cas de l'équilibre, est +constante dans le cas du mouvement. C'est ainsi que ce théorème a été +trouvé par Euler et par Daniel Bernouilli. + +Quelle que soit l'interprétation concrète qu'on juge convenable de lui +donner, il est une simple conséquence analytique directe de la formule +générale de la dynamique. Il suffit, pour l'en déduire, de développer +cette formule en formant les équations qui se rapportent au mouvement de +rotation, et dans lesquelles on apercevra immédiatement l'expression +analytique du théorème des aires ou des momens, en ayant égard aux +conditions ci-dessus indiquées. Sous le rapport analytique, on peut dire +que l'utilité de ce théorème consiste essentiellement à fournir dans +tous les cas trois intégrales premières des équations générales du +mouvement qui sont par elles-mêmes du second ordre, ce qui tend à +faciliter singulièrement la solution définitive de chaque problème +dynamique particulier. + +Le théorème des aires suffit pour déterminer, dans le mouvement général +d'un système quelconque, tout ce qui se rapporte aux mouvemens de +rotation, comme le théorème du centre de gravité détermine tout ce qui +est relatif aux mouvemens de translation. Ainsi, par la seule +combinaison de ces deux propriétés générales, on pourrait procéder à +l'étude complète du mouvement d'un système quelconque de corps, soit +quant à la translation, soit quant à la rotation. + +Je ne dois pas négliger de signaler sommairement ici, au sujet du +théorème des aires, la clarté inespérée et la simplicité admirable que +M. Poinsot y a introduites en y appliquant sa conception fondamentale +relative aux mouvemens de rotation, que nous avons considérée sous le +point de vue statique dans la seizième leçon. En substituant aux aires, +ou aux momens considérés jusqu'alors par les géomètres, les couples +qu'engendrent les forces proposées, M. Poinsot a fait éprouver à cette +théorie un perfectionnement philosophique très-important, qui ne me +paraît pas encore avoir été suffisamment senti. Il a donné ainsi une +valeur concrète, un sens dynamique propre et direct, à ce qui n'était +auparavant qu'un simple énoncé géométrique d'une partie des équations +fondamentales du mouvement. Une aussi heureuse transformation générale +est destinée, sans doute, à accroître nécessairement les ressources de +l'esprit humain pour l'élaboration des idées dynamiques, en tout ce qui +concerne la théorie des mouvemens de rotation. On peut voir dans le +beau mémoire de M. Poinsot sur les propriétés des momens et des aires, +qui se trouve annexé à sa _Statique_, avec quelle facilité il est +parvenu, d'après cette lumineuse conception, non-seulement à rendre +élémentaire une théorie jusqu'alors fondée sur la plus haute analyse, +mais à découvrir à cet égard de nouvelles propriétés générales +très-remarquables, que nous ne devons point considérer ici, et qu'il eût +été difficile d'obtenir par les méthodes antérieures. + +Le théorème des aires a été, pour l'illustre Laplace, l'origine de la +découverte d'une autre propriété dynamique très-remarquable, celle de ce +qu'il a nommé le _plan invariable_, dont la considération est surtout si +importante dans la mécanique céleste. La somme des aires projetées par +tous les corps du système sur un plan quelconque étant constante en un +temps donné, Laplace a cherché la direction du plan à l'égard duquel +cette somme se trouvait être la plus grande possible. Or, d'après la +manière dont ce plan de la plus grande aire ou du plus grand moment est +déterminé, Laplace a démontré que sa direction est nécessairement +indépendante de la réaction mutuelle des différentes parties du système, +en sorte que, par sa nature, ce plan doit rester continuellement +invariable, quelles que puissent jamais être les altérations introduites +dans la situation de ces corps par leurs influences réciproques, pourvu +qu'il ne survienne aucune nouvelle force extérieure. On conçoit aisément +de quelle importance doit être, comme nous l'expliquerons spécialement +dans la seconde partie de ce cours, la détermination d'un tel plan +relativement à notre système solaire, puisque, en y rapportant tous nos +mouvemens célestes, il nous procure l'inappréciable avantage d'avoir un +terme de comparaison nécessairement fixe, à travers tous les dérangemens +que l'action mutuelle de nos planètes pourra faire subir dans la suite +des temps à leurs distances, à leurs révolutions et même aux plans de +leurs orbites, ce qui est une première condition évidemment +indispensable pour que nous puissions exactement connaître en quoi +consistent ces altérations. Malheureusement nous aurons occasion de +remarquer que l'incertitude où nous sommes jusqu'ici relativement à la +valeur exacte de plusieurs données essentielles, ne nous permet pas +encore de déterminer avec toute la précision suffisante la situation de +ce plan. Mais cette difficulté d'application n'affecte en aucune manière +le caractère de ce beau théorème, considéré sous le point de vue de la +mécanique rationnelle, le seul que nous devions adopter ici. + +La théorie du plan invariable a été notablement perfectionnée dans ces +derniers temps par M. Poinsot, qui a dû naturellement y transporter sa +conception propre relativement à la théorie générale des aires ou des +momens. Il a d'abord considérablement simplifié la notion fondamentale +de ce plan, de façon à la rendre aussi élémentaire qu'il est possible, +en montrant qu'un tel plan n'est réellement autre chose que le plan du +couple général résultant de tous les couples engendrés par les +différentes forces du système, ce qui le définit immédiatement par une +propriété dynamique très-sensible, au lieu de la seule propriété +géométrique du maximum des aires. Quand une conception quelconque a été +vraiment simplifiée dans sa nature, l'élaboration en étant par cela même +facilitée, elle ne saurait manquer de prendre plus d'extension et de +conduire à des résultats nouveaux: telle est, en effet, la marche +ordinaire de l'esprit humain dans les sciences, que les théories les +plus fécondes en découvertes n'ont été le plus souvent, à leur origine, +qu'un moyen de rendre plus simple la solution de questions déjà +traitées. Le travail que nous considérons ici en a offert une nouvelle +preuve. Car la théorie de M. Poinsot a permis d'introduire un plus haut +degré de précision dans la détermination du plan invariable propre à +notre système solaire, en signalant et rectifiant une importante lacune +que Laplace y avait laissée. Ce grand géomètre, en calculant la +situation du plan du _maximum_ des aires, avait cru ne devoir prendre +en considération que les aires principales, produites par la circulation +des planètes autour du soleil, sans tenir aucun compte de celles dues +aux mouvemens des satellites autour des planètes, ou à la rotation de +tous ces astres et du soleil lui-même. M. Poinsot vient de prouver la +nécessité d'avoir égard à ces divers élémens, sans quoi le plan ainsi +déterminé ne pourrait point être regardé comme rigoureusement +invariable; et en cherchant la direction du véritable plan invariable +aussi exactement que le comporte l'imperfection actuelle de la plupart +des données, il a fait voir que ce plan diffère sensiblement de celui +trouvé par Laplace; ce qu'il est facile de concevoir par la seule +considération de l'aire immense que doit introduire dans le calcul la +masse énorme du soleil, quoique sa rotation soit très-lente. + +Pour compléter l'indication des propriétés dynamiques les plus +importantes relatives au mouvement de rotation, il convient maintenant +de signaler ici les beaux théorèmes découverts par Euler sur ce qu'il a +nommé les _momens d'inertie_ et les _axes principaux_, qu'on doit mettre +au nombre des résultats généraux les plus importans de la mécanique +rationnelle. Euler a donné le nom de _moment d'inertie_ d'un corps à +l'intégrale qui exprime la somme des produits de la masse de chaque +molécule par le carré de sa distance à l'axe autour duquel le corps +tourne, intégrale dont la considération doit évidemment être +très-essentielle, puisqu'elle peut être naturellement regardée comme la +mesure exacte de l'énergie de rotation du corps. Quand la masse proposée +est homogène, ce moment d'inertie se détermine comme les autres +intégrales analogues relatives à la forme d'un corps; lorsque, au +contraire, cette masse est hétérogène, il faut de plus connaître la loi +de la densité dans les diverses couches qui la composent, et, à cela +près, l'intégration n'est alors seulement que plus compliquée. Cette +notion étant établie, Euler, comparant, en général, les momens d'inertie +d'un même corps quelconque par rapport à tous les axes de rotation +imaginables passant en un point donné, détermina les axes relativement +auxquels le moment d'inertie doit être un _maximum_ ou un _minimum_, en +considérant surtout ceux qui se coupent au centre de gravité, et qui se +distinguent en ce qu'ils produisent nécessairement des momens moindres +que si, avec la même direction, ils étaient placés partout ailleurs. Il +découvrit ainsi qu'il existe constamment, en un point quelconque d'un +corps, et particulièrement au centre de gravité, trois axes +rectangulaires, tels que le moment d'inertie du corps est un _maximum_ à +l'égard de l'un d'entre eux, et un _minimum_ à l'égard d'un autre. Ces +axes sont d'ailleurs caractérisés par une autre propriété commune qui +leur sert habituellement aujourd'hui de définition analytique, et qui +constitue, en effet, pour l'analyse, le principal avantage que l'on +trouve à rapporter le mouvement du corps à ces trois axes. Cette +propriété consiste en ce que, lorsque ces trois axes sont pris pour ceux +des coordonnées x, y, z, les intégrales /int xzdm, /int xydm, /int yzdm +(m exprimant la masse du corps), sont nulles relativement au corps tout +entier, ce qui simplifie notablement les équations générales du +mouvement de rotation. Mais le principal théorème dynamique découvert +par Euler à l'égard de ces axes, et d'après lequel il les a justement +appelés _axes principaux de rotation_, consiste dans la stabilité des +rotations qui leur correspondent; c'est-à-dire, que si le corps a +commencé à tourner autour d'un de ces axes, cette rotation persistera +indéfiniment de la même manière, ce qui n'aurait pas lieu pour tout +autre axe quelconque, la rotation instantanée s'exécutant en général +autour d'un axe continuellement variable. Ce système des axes principaux +est généralement unique dans chaque corps: cependant, si tous les momens +d'inertie étaient constamment égaux entre eux, la direction de ces axes +deviendrait totalement indéterminée, pourvu qu'on les choisît toujours +perpendiculaires entre eux, ce qui a lieu, par exemple, dans une sphère +homogène, où l'on peut regarder comme des axes permanens de rotation +tous les systèmes d'axes rectangulaires passant par le centre. Il y +aurait encore un certain degré d'indétermination si le corps était un +solide de révolution, l'axe géométrique étant alors un des axes +dynamiques principaux; mais les deux autres pouvant évidemment être pris +à volonté dans un plan perpendiculaire au premier. La détermination des +axes principaux présente souvent de grandes difficultés en considérant +des corps de figure et de constitution quelconques; mais elle s'effectue +avec une extrême facilité dans les cas peu compliqués, que la mécanique +céleste nous présente heureusement comme les plus communs. Par exemple +dans un ellipsoïde homogène, ou même seulement composé de couches +semblables et concentriques d'inégale densité, mais dont chacune est +homogène, les trois diamètres conjugués rectangulaires sont eux-mêmes +les axes dynamiques principaux: le moment d'inertie du corps est un +_maximum_ relativement du plus petit de ces diamètres, et un _minimum_ à +l'égard du plus grand. Quand les axes principaux d'un corps ou d'un +système sont déterminés ainsi que les momens d'inertie correspondans, si +le système ne tourne pas autour de l'un de ces axes, Euler a établi des +formules générales très-simples, qui font connaître constamment les +angles que doit faire avec eux la droite autour de laquelle s'exécute +spontanément la rotation instantanée, et la valeur du moment d'inertie +qui s'y rapporte, ce qui suffit pour l'analyse complète du mouvement de +rotation. + +Tels sont les théorèmes généraux de dynamique qui se rapportent +directement à l'entière détermination du mouvement d'un corps ou d'un +système quelconque, soit quant à la translation, soit quant à la +rotation. Mais outre ces propriétés fondamentales, les géomètres en ont +encore découvert plusieurs autres très-générales, qui, sans être aussi +strictement indispensables, méritent singulièrement d'être signalés dans +un examen philosophique de la mécanique rationnelle, à cause de leur +extrême importance pour la simplification des recherches spéciales. + +La première et la plus remarquable d'entre elles, celle qui présente les +plus précieux avantages pour les applications, consiste dans le célèbre +théorème de la _conservation des forces vives_. La découverte primitive +en est due à Huyghens, qui fonda sur cette considération sa solution du +problème du centre d'oscillation. La notion en fut ensuite généralisée +par Jean Bernouilli, car Huyghens ne l'avait établi que relativement au +mouvement des corps pesans. Mais Jean Bernouilli, accordant une +importance exagérée et vicieuse à la fameuse distinction introduite par +Leïbnitz, entre les forces _mortes_ et les forces _vives_, tenta +vainement d'ériger ce théorème en une loi primitive de la nature, tandis +qu'il ne saurait être qu'une conséquence plus ou moins générale des +théories dynamiques fondamentales. Les travaux les plus importans dont +cette propriété du mouvement ait été le sujet sont certainement ceux de +l'illustre Daniel Bernouilli, qui donna au théorème des forces vives sa +plus grande extension, ainsi que la forme systématique sous laquelle +nous le concevons aujourd'hui, et qui en fit surtout un si heureux usage +pour l'étude du mouvement des fluides. + +On sait que, depuis Leïbnitz, les géomètres appellent _force vive_ d'un +corps le produit de sa masse par le carré de sa vitesse, en faisant +d'ailleurs complétement abstraction des considérations trop vagues qui +avaient conduit Leïbnitz à former une telle expression. Le théorème +général que nous envisageons ici consiste en ce que quelques altérations +qui puissent survenir dans le mouvement de chacun des corps d'un système +quelconque en vertu de leur action réciproque, la somme des forces vives +de tous ces corps reste constamment la même en un temps donné. C'est ce +qu'on démontre aujourd'hui avec la plus grande facilité d'après les +équations fondamentales du mouvement d'un système quelconque, et +surtout, comme l'a fait Lagrange, en partant de la formule générale de +la dynamique exposée dans la leçon précédente. Sous le point de vue +analytique, l'extrême utilité de ce beau théorème consiste +essentiellement en ce qu'il fournit toujours d'avance une première +équation finie entre les masses et les vitesses des différens corps du +système. Cette relation, qui peut être envisagée comme une des +intégrales définitives des équations différentielles du mouvement, +suffit à l'entière solution du problème, toutes les fois qu'il est +réductible à la détermination du mouvement d'un seul des corps que l'on +considère, détermination qui s'effectue alors avec une grande facilité. + +Mais pour se faire une juste idée de cette importante propriété, il est +indispensable de remarquer qu'elle est assujétie à une limitation +considérable, qui ne permet point, sous le rapport de la généralité, de +la placer sur la même ligne que les théorèmes précédemment examinés. +Cette limitation, découverte à la fin du dernier siècle par Carnot, +consiste en ce que la somme des forces vives subit constamment une +diminution dans le choc des corps qui ne sont pas parfaitement +élastiques, et généralement toutes les fois que le système éprouve un +changement brusque quelconque. Carnot a démontré qu'alors il y a une +perte de forces vives égale à la somme des forces vives dues aux +vitesses perdues par ce changement. Ainsi le théorème de la conservation +des forces vives n'a lieu qu'autant que le mouvement du système varie +seulement par degrés insensibles, ou qu'il ne survient de choc qu'entre +des corps doués d'une élasticité parfaite. Cette importante +considération complète la notion générale qu'on doit se former d'une +propriété aussi remarquable. + +De tous les grands théorèmes de mécanique rationnelle, celui que nous +venons d'envisager est sans contredit le plus important pour les +applications à la mécanique industrielle; c'est-à-dire en ce qui +concerne la théorie du mouvement des machines, en tant qu'elle est +susceptible d'être établie d'une manière exacte et précise. Le théorème +des forces vives a commencé à fournir jusqu'ici, sous ce point de vue, +des indications générales très-précieuses, qui ont été surtout +présentées avec une netteté et une concision parfaites dans le travail +de Carnot, auquel on n'a ajouté depuis rien de vraiment essentiel. Ce +théorème présente directement, en effet, la considération dynamique +d'une machine quelconque sous son véritable aspect, en montrant que, +dans toute transmission et modification du mouvement effectuée par une +machine, il y a simplement échange de force vive entre la masse du +moteur et celle du corps à mouvoir. Cet échange serait complet, +c'est-à-dire toute la force vive du moteur serait utilisée en évitant +les changemens brusques, si les frottemens, la résistance des milieux, +etc., n'en absorbaient nécessairement une portion plus ou moins +considérable suivant que la machine est plus ou moins compliquée. Cette +notion met dans tout son jour l'absurdité de ce qu'on a appelé le +mouvement perpétuel, en indiquant même d'une manière générale à quel +instant la machine abandonnée à sa seule impulsion primitive doit +s'arrêter spontanément; mais cette absurdité est d'ailleurs de sa nature +tellement sensible, qu'Huyghens avait, au contraire, fondé en partie sa +démonstration du théorème des forces vives sur l'évidence manifeste +d'une telle impossibilité. Quoi qu'il en soit, ce théorème donne une +idée nette de la véritable perfection dynamique d'une machine, en la +réduisant à utiliser la plus grande fraction possible de la force vive +du moteur, ce qui ne peut avoir lieu généralement qu'en s'efforçant de +simplifier le mécanisme autant que le comporte la nature du moteur. On +conçoit en effet que si l'on mesure, comme il semble naturel de le +faire, l'effet dynamique utile d'un moteur en un temps donné par le +produit du poids qu'il peut élever et de la hauteur à laquelle il le +transporte, cet effet équivaut immédiatement, d'après les lois du +mouvement vertical des corps pesans, à une force vive, et non à une +quantité de mouvement. Sous ce point de vue, la fameuse discussion +soulevée par Leïbnitz au sujet des forces vives, et à laquelle prirent +part tous les grands géomètres de cette époque, ne doit point être +regardée comme aussi dépourvue de réalité que d'Alembert a paru le +croire. On s'était sans doute mépris en pensant que la mécanique +rationnelle était intéressée dans cette contestation, qui ne saurait en +effet, selon la remarque de d'Alembert, exercer sur elle la moindre +influence réelle. Le point de vue théorique et le point de vue pratique +n'avaient pas été assez soigneusement séparés par les géomètres qui +suivirent cette discussion. Mais, sous le seul point de vue de la +mécanique industrielle, elle n'en avait pas moins une véritable +importance. Elle pourrait même être utilement reprise aujourd'hui, car +les objections qui ont été faites contre la mesure vulgaire de la valeur +dynamique des moteurs méritent d'être prises en sérieuse considération, +vu qu'il semble en effet peu rationnel de prendre pour unité un +mouvement qui n'est point uniforme. + +Mais, quelque décision qu'on finisse par adopter sur cette contestation +non-terminée, l'application du théorème des forces vives n'en conservera +pas moins toute son importance pour montrer sous son vrai jour la +destination réelle des machines, en prouvant que nécessairement elles +font perdre en vitesse ou en temps ce qu'elles font gagner en force ou +réciproquement, de telle sorte que leur utilité consiste essentiellement +à échanger les uns dans les autres les divers facteurs de l'effet à +produire, sans pouvoir jamais l'augmenter par elles-mêmes dans sa +totalité, et en lui faisant constamment subir au contraire une +inévitable diminution, ordinairement très-notable. Il est douteux, du +reste, que l'application de ce théorème puisse à aucune époque être +poussée beaucoup plus loin que les indications générales de ce genre, +car le véritable calcul _à priori_ de l'effet précis d'une machine +quelconque donnée présente, comme problème de dynamique, une trop grande +complication, et exige la connaissance exacte d'un trop grand nombre de +relations encore complétement inconnues, pour pouvoir être efficacement +tenté dans la plupart des cas[29]. + + [Note 29: La véritable théorie propre de la mécanique + industrielle, qui n'est nullement, ainsi qu'on le croit + souvent, une simple dérivation de la _phoronomie_ ou + mécanique rationnelle, et qui se rapporte à un ordre d'idées + complétement distinct, n'a point encore été conçue. Il en + est, à cet égard, comme de toute autre _science + d'application_ dont l'esprit humain ne possède jusqu'ici que + quelques élémens insuffisans, selon la remarque indiquée + dans notre seconde leçon. La mécanique industrielle, + abstraction faite de la formation des moteurs, qui dépend de + l'ensemble de nos connaissances sur la nature, se compose de + deux classes de recherches très-différentes, les unes + dynamiques, les autres géométriques. Les premières ont pour + objet la détermination des appareils les plus convenables, + afin d'utiliser autant que possible les forces motrices + données; c'est-à-dire d'obtenir entre la force vive du corps + à mouvoir et celle du moteur le rapport le plus rapproché de + l'unité, en ayant égard aux modifications exigées dans la + vitesse par la destination connue de la machine. Quant aux + autres, on s'y propose de changer à volonté, à l'aide d'un + mécanisme convenable, les lignes décrites par les points + d'application des forces. En un mot, le mouvement est + modifié, dans les unes, quant à son intensité; dans les + autres, quant à sa direction. Les premières se rapportent à + une doctrine entièrement neuve, au sujet de laquelle il n'a + encore été produit aucune conception directe et vraiment + rationnelle. Il en est à peu près de même pour les autres, + qui dépendent de cette _géométrie de situation_ entrevue par + Leïbnitz, mais qui n'a fait jusqu'ici presqu'aucun progrès. + Je ne connais, à cet égard, d'autre travail réel qu'une + ingénieuse considération élémentaire présentée par Monge, et + qui, quoique simplement empirique, mérite d'être notée ici, + ne fut-ce que pour indiquer la véritable nature de cet ordre + d'idées. + + Monge est parti de cette observation, très-plausible en + effet, que, dans la réalité, les mouvemens exécutés par les + machines sont ou rectilignes ou circulaires, chacun pouvant + être d'ailleurs ou continu ou alternatif. Il a, dès lors, + envisagé toute machine comme destinée, sous le rapport + géométrique, à transformer ces divers mouvemens élémentaires + les uns dans les autres. Cela posé, en épuisant toutes les + combinaisons diverses qu'une telle transformation peut + offrir, il en a vu résulter nécessairement dix séries + d'appareils dans lesquelles peuvent être rangées toutes les + machines connues, ainsi que celles qu'on imaginera plus + tard. Les tableaux résultant de cette classification peuvent + donc être envisagés comme présentant au mécanicien les + moyens empiriques de résoudre, dans chaque cas, le problème + de la transformation du mouvement, en choisissant, parmi + tous les appareils propres à remplir la condition proposée, + celui qui présente d'ailleurs le plus d'avantages.] + +Le mouvement d'un système quelconque présente une autre propriété +générale très-remarquable, quoique moins importante, soit sous le +rapport analytique, soit surtout sous le rapport physique, que celle qui +vient d'être examinée: c'est la propriété exprimée par le célèbre +théorème général de dynamique auquel Maupertuis a donné la dénomination +si vicieuse de _principe de la moindre action_. + +La filiation des idées au sujet de cette découverte remonte à une époque +très éloignée, car les géomètres de l'antiquité avaient déjà fait +quelques remarques qu'on peut concevoir aujourd'hui comme équivalentes +à la vérification de ce théorème dans le cas particulier le plus simple. +Ptolémée, en effet, observe expressément, quant à la loi de la réflexion +de la lumière, que par la nature de cette loi, la lumière en se +réfléchissant se trouve suivre le plus court chemin possible pour +parvenir d'un point à un autre. Lorsque Descartes et Snellius eurent +découvert la loi réelle de la réfraction, Fermat rechercha si on ne +pourrait point y arriver _à priori_ d'après quelque considération +analogue à la remarque de Ptolémée. Le _minimum_ ne pouvant alors avoir +lieu relativement à la longueur du chemin parcouru, puisque la route +rectiligne eût été possible dans ce cas, Fermat présuma qu'il existerait +à l'égard du temps. Il se proposa donc, en regardant la route de la +lumière comme composée de deux droites différentes, séparées, sous un +angle inconnu, à la surface du corps réfringent, quelle devait être +cette direction relative pour que le temps employé par la lumière dans +son trajet fût le moindre possible, et il eut le bonheur de trouver +d'après cette seule considération une loi de la réfraction exactement +conforme à celle directement déduite des observations par Snellius et +par Descartes. Cette belle solution est d'ailleurs éminemment +remarquable dans l'histoire générale des progrès de l'analyse +mathématique, comme ayant offert à Fermat la première application +importante de sa célèbre méthode _de maximis et minimis_, qui contient +le véritable germe primitif du calcul différentiel. + +La comparaison de la remarque de Ptolémée avec le travail de Fermat +envisagé sous le point de vue dynamique, devint pour Maupertuis la base +de la découverte du théorème que nous considérons. Quoiqu'égaré, bien +plus que conduit, par de vagues considérations métaphysiques sur la +prétendue économie des forces dans la nature, il finit par arriver à ce +résultat important, que la trajectoire d'un corps soumis à l'action de +forces quelconques devait nécessairement être telle, que l'intégrale du +produit de la vitesse du mobile par l'élément de la courbe décrite fût +toujours un _minimum_, relativement à sa valeur dans toute autre courbe. +Mais Lagrange est avec justice généralement regardé par les géomètres +actuels comme le véritable fondateur de ce théorème, non-seulement pour +l'avoir généralisé autant que possible, mais surtout pour en avoir +découvert la véritable démonstration en le rattachant aux théories +dynamiques fondamentales, et en le dégageant des notions confuses et +arbitraires que Maupertuis avait employées. Il ne subsiste maintenant +d'autre trace du travail de Maupertuis que le nom qu'il a imposé à ce +théorème, et dont l'impropriété est universellement reconnue, quoique, +pour plus de brièveté, on ait continué à s'en servir. Le théorème, tel +qu'il a été établi par Lagrange relativement à un système quelconque de +corps, consiste en ce que, quelles que soient leurs attractions +réciproques, ou leurs tendances vers des centres fixes, les trajectoires +décrites par ces corps sont toujours telles que la somme des produits de +la masse de chacun d'eux, et de l'intégrale relative à sa vitesse +multipliée par l'élément de la courbe correspondante, est nécessairement +un _maximum_ ou un _minimum_, cette somme étant étendue à la totalité du +système. Il importe d'ailleurs de remarquer que la démonstration de ce +théorème général étant fondée sur le théorème des forces vives, il est +inévitablement assujéti aux mêmes limitations que celui-ci. + +Outre la belle propriété du mouvement contenue dans cette proposition +remarquable, on conçoit que, sous le rapport analytique, elle peut être +envisagée comme un nouveau moyen de former les équations différentielles +qui doivent conduire à la détermination de chaque mouvement spécial. Il +suffit, en effet, conformément à la méthode générale des _maxima_ et +_minima_ fournie par le calcul des variations, d'exprimer que la somme +précédemment indiquée est un _maximum_ ou un _minimum_ (soit absolu, +soit relatif suivant les cas), en rendant sa variation nulle. Lagrange a +expressément montré comment, d'après cette seule considération, on peut, +en général, retrouver la formule fondamentale de la dynamique. Mais, +quelqu'utile que puisse être en certains cas une telle manière de +procéder, il ne faut point s'exagérer son importance; car on ne doit pas +perdre de vue qu'elle ne fournit par elle-même aucune intégrale finie +des équations du mouvement; elle se borne seulement à établir ces +équations d'une autre manière, qui peut quelquefois être plus +convenable. Sous ce rapport, le théorème de la moindre action est +certainement moins précieux que celui des forces vives. Quoi qu'il en +soit, il convient de remarquer ici avec Lagrange que l'ensemble de ces +deux théorèmes peut être regardé, en thèse générale, comme suffisant +pour l'entière détermination du mouvement d'un corps. + +Le théorème de la moindre action a aussi été présenté par Lagrange sous +une autre forme générale, spécialement destinée à rendre plus sensible +son interprétation concrète. En effet, l'élément de la trajectoire +pouvant évidemment être remplacé dans l'énoncé de ce théorème par le +produit équivalent de la vitesse et de l'élément du temps, le théorème +consiste alors en ce que chaque corps du système décrit constamment une +courbe telle que la somme des forces vives consommées en un temps donné +pour parvenir d'une position à une autre est nécessairement un _maximum_ +ou un _minimum_. + +L'histoire philosophique des travaux relatifs au théorème de la moindre +action est particulièrement propre à mettre dans tout son jour +l'insuffisance complète et le vice radical des considérations +métaphysiques employées comme moyens de découvertes scientifiques. On ne +peut nier sans doute que le principe théologique et métaphysique des +causes finales n'ait eu ici quelque utilité, en contribuant dans +l'origine à éveiller l'attention des géomètres sur cette importante +propriété dynamique, et même en leur fournissant à cet égard quelques +indications vagues. L'esprit de ce cours, tel que nous l'avons déjà +expressément signalé, et tel qu'il se développera de plus en plus par la +suite, nous prescrit, en effet, de regarder, en thèse générale, les +hypothèses théologiques et métaphysiques comme ayant été utiles et même +nécessaires aux progrès réels de l'intelligence humaine, en soutenant +son activité aussi long-temps qu'a duré l'absence de conceptions +positives d'une généralité suffisante. Mais, alors même, les nombreux +inconvéniens fondamentaux inhérens à une telle manière de procéder +vérifient clairement qu'elle ne peut être envisagée que comme +provisoire. L'exemple actuel en offre une preuve sensible. Car, sans +l'introduction des considérations exactes et réelles fondées sur les +lois générales de la mécanique, on disputerait encore, ainsi que le +remarque Lagrange avec tant de raison, sur ce qu'il faut entendre par +_la moindre action_ de la nature, la prétendue économie des forces +consistant tantôt dans l'espace, tantôt dans le temps, et le plus +souvent n'étant en effet ni l'une ni l'autre. Il est d'ailleurs évident +que cette propriété n'a point ce caractère absolu qu'on avait d'abord +voulu lui imposer, puisqu'elle éprouve dans un grand nombre de cas des +restrictions déterminées. Mais ce qui rend surtout manifeste le vice +radical des considérations primitives, c'est que, d'après l'analyse +exacte de la question traitée par Lagrange, on voit que l'intégrale +ci-dessus définie n'est nullement assujettie à être nécessairement un +_minimum_, et qu'elle peut, au contraire, être tout aussi bien un +_maximum_, comme il arrive effectivement en certains cas, le véritable +théorème général consistant seulement en ce que la variation de cette +intégrale est nulle: que devient alors l'_économie_ des forces, de +quelque manière qu'on prétende caractériser l'_action_? L'insuffisance +et même l'erreur de l'argumentation de Maupertuis sont dès lors +pleinement évidentes. Dans cette occasion, comme dans toutes celles où +il a pu jusqu'ici y avoir concours, la comparaison a expressément +constaté la supériorité immense et nécessaire de la philosophie positive +sur la philosophie théologique et métaphysique, non-seulement quant à la +justesse et à la précision des résultats effectifs, mais même quant à +l'étendue des conceptions et à l'élévation réelle du point de vue +intellectuel. + +Pour compléter cette énumération raisonnée des propriétés générales du +mouvement, je crois devoir enfin signaler ici une dernière proposition +fort remarquable, qu'on ne place point ordinairement dans la même +catégorie que les précédentes, et qui mérite cependant, à un aussi haut +degré, de fixer notre attention, soit par sa beauté intrinsèque, soit +surtout par l'importance et l'étendue de ses applications aux problèmes +dynamiques les plus difficiles. Il s'agit du célèbre théorème général +découvert par Daniel Bernouilli, sur la _coexistence des petites +oscillations_. Voici en quoi il consiste. + +Nous avons vu, en commençant cette leçon, qu'il existe, pour tout +système de forces, une situation d'équilibre _stable_, celle dans +laquelle la somme des forces vives est un des _maximum_, suivant la loi +de Maupertuis généralisée par Lagrange. Quand le système est infiniment +peu écarté de cette situation par une cause quelconque, il tend à y +revenir, en faisant autour d'elle une suite d'oscillations infiniment +petites, graduellement diminuées et bientôt détruites par la résistance +du milieu et les frottemens, et qu'on peut assimiler à celles d'un +pendule d'une longueur convenable soumis à l'influence d'une gravité +déterminée. Mais plusieurs causes différentes peuvent faire +simultanément osciller le système de diverses manières autour de la +position de stabilité. Cela posé, le théorème de Daniel Bernouilli +consiste en ce que toutes les espèces d'oscillations infiniment petites +produites par ces divers dérangemens simultanés, quelle que soit leur +nature, ne font simplement que se superposer, en coexistant sans se +nuire, chacune d'elles ayant lieu comme si elle était seule. On conçoit +aisément l'extrême importance de cette belle proposition pour faciliter +l'étude d'un tel genre de mouvemens, puisqu'il suffit d'après cela +d'analyser isolément chaque sorte d'oscillations produite par chaque +perturbation séparée. Cette décomposition est surtout de la plus grande +utilité dans les recherches relatives au mouvement des fluides, où un +tel ordre de considérations se présente presque constamment. Mais la +propriété découverte par Daniel Bernouilli n'est pas moins intéressante +sous le rapport physique que sous le point de vue logique. En effet, +envisagée comme une loi de la nature, elle explique directement, de la +manière la plus satisfaisante, une foule de faits divers, que +l'observation avait depuis long-temps constatés, et qu'on cherchait +vainement à concevoir jusqu'alors. Telle est, par exemple, la +coexistence des ondes produites à la surface d'un liquide, lorsqu'elle +se trouve agitée à la fois en plusieurs points différens par diverses +causes quelconques. Telle est, surtout, dans l'acoustique, la +simultanéité des sons distincts produits par divers ébranlemens de +l'air. Cette coexistence qui a lieu sans confusion entre les +différentes ondes sonores, avait évidemment été souvent observée, +puisqu'elle est une des bases essentielles du mécanisme de notre +audition; mais elle paraissait inexplicable; on n'y voit plus maintenant +qu'une conséquence immédiate du beau théorème de Daniel Bernouilli. + +En considérant ce théorème sous le point de vue le plus philosophique, +on ne le trouve peut-être pas moins remarquable par la manière dont il +résulte des équations générales du mouvement, que par son importance +analytique ou physique. En effet cette coexistence des divers ordres +d'oscillations infiniment petites d'un système quelconque, autour de sa +situation de stabilité, a lieu parce que l'équation différentielle qui +exprime la loi de l'un quelconque de ces mouvemens se trouve être +_linéaire_, et conséquemment de la classe de celles dont l'intégrale +générale est nécessairement la simple somme d'un certain nombre +d'intégrales particulières. Ainsi, sous le rapport analytique, la +superposition des divers mouvemens oscillatoires a pour cause l'espèce +de superposition qui s'établit alors entre les différentes intégrales +correspondantes. Cette importante corrélation est certainement, comme +l'observe avec raison Laplace, un des plus beaux exemples de cette +harmonie nécessaire entre l'abstrait et le concret, dont la philosophie +mathématique nous a offert tant de vérifications admirables. + +Telles sont les principales considérations philosophiques relatives aux +différens théorèmes généraux découverts jusqu'ici dans la mécanique +rationnelle, et qui tous dérivent, comme de simples déductions +analytiques plus ou moins éloignées, des lois fondamentales du mouvement +sur lesquelles repose le système entier de la science phoronomique. +L'examen sommaire de ces théorèmes, dont l'ensemble constitue un des +monumens les plus imposans de l'activité de l'intelligence humaine +convenablement dirigée, était indispensable pour achever de déterminer +le caractère philosophique de la science de l'équilibre et du mouvement, +déjà suffisamment tracé dans les leçons précédentes, à l'égard de la +méthode. Nous pouvons donc maintenant nous former nettement une idée +générale de la nature propre de cette seconde branche de la mathématique +concrète, ce qui devait être le seul objet essentiel de notre travail à +ce sujet. + + + +Je me suis efforcé, dans ce volume, de faire sentir, autant qu'il a été +en mon pouvoir, en quoi consiste réellement la philosophie +mathématique, soit quant à ses conceptions abstraites, soit quant à ses +divers ordres de considérations concrètes, soit enfin quant à la +corrélation intime et permanente qui existe nécessairement entre les +unes et les autres. Je regrette vivement que les limites dans lesquelles +j'ai dû me renfermer, vu la destination de cet ouvrage, ne m'aient point +permis de faire passer, autant que je l'aurais désiré, dans l'esprit du +lecteur mon sentiment profond de la nature de cette immense et admirable +science, qui, base nécessaire de la philosophie positive tout entière, +constitue d'ailleurs évidemment, en elle-même, le témoignage le plus +irrécusable de la portée du génie humain. Mais j'espère que les penseurs +qui n'ont pas le malheur d'être entièrement étrangers à cette science +fondamentale pourront, d'après les réflexions que j'ai indiquées, +parvenir à en concevoir nettement le véritable caractère philosophique. + +Pour présenter un aperçu vraiment complet de la philosophie mathématique +dans son état actuel, j'ai indiqué d'avance (voyez la 3e Leçon) qu'il +me reste encore à considérer une troisième branche de la mathématique +concrète, celle qui consiste dans l'application de l'analyse à l'étude +des phénomènes thermologiques, dernière grande conquête de l'esprit +humain, due à l'illustre ami dont je déplore la perte récente, +l'immortel Fourier, qui vient de laisser dans le monde savant une si +profonde lacune, long-temps destinée à être de jour en jour plus +fortement sentie. Mais, afin de ne m'écarter que le moins possible des +habitudes encore universellement adoptées, j'ai annoncé que je croyais +devoir ajourner cet important examen jusqu'à ce que l'ordre naturel des +considérations exposées dans cet ouvrage nous ait conduits à la partie +de la physique qui traite de la thermologie. Quoiqu'une telle +transposition ne soit point véritablement rationnelle, il n'en saurait +résulter cependant qu'un inconvénient secondaire, l'appréciation +philosophique que je présenterai ayant d'ailleurs exactement le même +caractère que si elle eût été placée à son véritable rang logique. + +Considérant donc maintenant la philosophie mathématique comme +complétement caractérisée, nous devons procéder à l'examen de son +application plus ou moins parfaite à l'étude des divers ordres de +phénomènes naturels suivant leur degré de simplicité, application qui, +par elle-même, est d'ailleurs évidemment propre à jeter un nouveau jour +sur les vrais principes de cette philosophie, et sans laquelle, en +effet, ils ne sauraient être convenablement appréciés. Tel sera l'objet +du volume suivant, en nous conformant à l'ordre encyclopédique +rigoureusement déterminé dans la seconde leçon, d'après la nature +spéciale de chacune des classes principales de phénomènes que nous avons +établies, et, par conséquent, en commençant par les phénomènes +astronomiques à l'étude approfondie desquels la science mathématique est +éminemment destinée. + + +FIN DU TOME PREMIER. + + + + +TABLE DES MATIÈRES +CONTENUES DANS LE TOME PREMIER. + + +Dédicace v + +Avertissement de l'auteur. + +Tableau synoptique de l'ensemble du cours de philosophie positive. + +1re LEÇON.--Exposition du but de ce cours, ou considérations générales +sur la nature et l'importance de la philosophie positive. + +2e LEÇON.--Exposition du plan de ce cours, ou considérations générales +sur la hiérarchie des sciences positives. + +3e LEÇON.--Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science +mathématique. + +4e LEÇON.--Vue générale de l'analyse mathématique. + +5e LEÇON.--Considérations générales sur le calcul des fonctions +directes. + +6e LEÇON.--Exposition comparative des divers points de vue généraux +sous lesquels on peut envisager le calcul des fonctions indirectes. + +7e LEÇON.--Tableau général du calcul des fonctions indirectes. + +8e LEÇON.--Considérations générales sur le calcul des variations. + +9e LEÇON.--Considérations générales sur le calcul aux différences +finies. + +10e LEÇON.--Vue générale de la géométrie. + +11e LEÇON.--Considérations générales sur la géométrie _spéciale_ ou +_préliminaire_. + +12e LEÇON.--Conception fondamentale de la géométrie _générale_ ou +_analytique_. + +13e LEÇON.--De la géométrie _générale_ à deux dimensions. + +14e LEÇON.--De la géométrie _générale_ à trois dimensions. + +15e LEÇON.--Considérations philosophiques sur les principes +fondamentaux de la mécanique rationnelle. + +16e LEÇON.--Vue générale de la statique. + +17e LEÇON.--Vue générale de la dynamique. + +18e LEÇON.--Considérations sur les théorèmes généraux de mécanique +rationnelle. + + + + +ERRATA DU TOME PREMIER. + +NOTE DU TRANSCRIPTEUR: Ces erreurs ont été corrigées dans le présent +document. La liste en est reproduite ici seulement pour fin de +référence. + + +Page 147, ligne 25, _au lieu de_ idées, _lisez_ conceptions. + +201 1 fait, _lisez_ sait. + +236 12 M. Fournier, _lisez_ M. Fourier. + +248 26 _supprimez_ ou moins. + +351 17 _après_ influe, _ajoutez_ singulièrement. + +420 11 _au lieu de_ signes, _lisez_ lignes. + +469 1 jusqu'ici, _lisez_ jusqu'à ce jour. + +504 20 intensité, _lisez_ intimité. + +508 18, _après_ volume du, _ajoutez_ tronc de cône ou du. + +509 3, _au lieu de_ S=2/pi/int ydx, _lisez_ S=2/pi/int yds. + +530 20 divers individus, _lisez_ diverses espèces. + +534 dernière ligne de la note, _avant_ désignant, _ajoutez_. + +556 6 _au lieu de_ relations, _lisez_ actions. + +624 4 opérations, _lisez_ équations. + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Cours de philosophie positive. (1/6), by +Auguste Comte + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE *** + +***** This file should be named 31881-8.txt or 31881-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/1/8/8/31881/ + +Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald +Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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(1/6), by Auguste Comte + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Cours de philosophie positive. (1/6) + +Author: Auguste Comte + +Release Date: April 4, 2010 [EBook #31881] +[Last updated: August 11, 2013] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE *** + + + + +Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald +Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + + + +<br><br> + + + + + +<p class="overl">ÉVERAT, IMPRIMEUR, RUE DU CADRAN, Nº 16.</p> + +<br><br> + +<h1>COURS</h1> +<h5>DE</h5> +<h1>PHILOSOPHIE POSITIVE,</h1> + +<br> + +<h4><i>Par M. Auguste Comte,</i></h4> + +<h5>ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE.</h5> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>TOME PREMIER,</h3> + +<h5>CONTENANT</h5> +<h4>LES PRÉLIMINAIRES GÉNÉRAUX ET LA PHILOSOPHIE<br> +MATHÉMATIQUE.</h4> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="mid">PARIS.<br> +ROUEN FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS,<br> +<span class="sml">RUE DE L'ÉCOLE DE MÉDECINE, Nº 13.</span><br> +BRUXELLES,<br> +AU DÉPÔT DE LA LIBRAIRIE MÉDICALE FRANÇAISE.</p> +<hr class="short"> + +<h5>1830.</h5> + +<a name="c1" id="c1"></a> + +<h4>À MES ILLUSTRES AMIS</h4> + +<div class="big"> +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i><b>M. le Baron Fourier, Secrétaire<br> + perpétuel de l'Académie Royale des<br> + Sciences,<br> +<br> + M. le Professeur G. M. D. de<br> + Blainville, Membre de l'Académie<br> + Royale des Sciences,</b></i> +</div></div> +</div> + +<br><br> + +<p><i><b>En témoignage de ma respectueuse affection,</b></i></p> +<br> + +<div class="rig"> +<b>Auguste Comte,</b><br> + +<span class="sml">Ancien élève de l'École Polytechnique.</span> +</div> + +<br><br><br><br><br><br><br> +<a name="c2" id="c2"></a> + +<h3>AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR.</h3> + +<hr class="short"> + +<p>Ce cours, résultat général de tous mes travaux depuis ma sortie de +l'École Polytechnique en 1816, fut ouvert pour la première fois en avril +1826. Après un petit nombre de séances, une maladie grave m'empêcha, à +cette époque, de poursuivre une entreprise encouragée, dès sa naissance, +par les suffrages de plusieurs savans du premier ordre, parmi lesquels +je pouvais citer dès-lors MM. Alexandre de Humboldt, de Blainville et +Poinsot, membres de l'Académie des Sciences, qui voulurent bien suivre +avec un intérêt soutenu l'exposition de mes idées. J'ai refait ce cours +en entier l'hiver dernier, à partir du 4 janvier 1829, devant un +auditoire dont avaient bien voulu faire partie M. Fourier, secrétaire +perpétuel de l'Académie des Sciences, MM. de Blainville, Poinsot, +Navier, membres de la même académie, MM. les professeurs Broussais, +Esquirol, Binet, etc., auxquels je dois ici témoigner publiquement ma +reconnaissance pour la manière dont ils ont accueilli cette nouvelle +tentative philosophique.</p> + +<p>Après m'être assuré par de tels suffrages que ce cours pouvait utilement +recevoir une plus grande publicité, j'ai cru devoir, à cette intention, +l'exposer cet hiver à l'Athénée Royal de Paris, où il vient d'être +ouvert le 9 décembre. Le plan est demeuré complétement le même. +Seulement les convenances de cet établissement m'obligent à restreindre +un peu les développemens de mon cours. Ils se retrouvent tout entiers +dans la publication que je fais aujourd'hui de mes leçons, telles +qu'elles ont eu lieu l'année dernière.</p> + +<p>Pour compléter cette notice historique, il est convenable de faire +observer, relativement à quelques-unes des idées fondamentales exposées +dans ce cours, que je les avais présentées antérieurement dans la +première partie d'un ouvrage intitulé <i>Système de politique positive</i>, +imprimée à cent exemplaires en mai 1822, et réimprimée ensuite en avril +1824, à un nombre d'exemplaires plus considérable. Cette première partie +n'a point encore été formellement publiée, mais seulement communiquée, +par la voie de l'impression, à un grand nombre de savans et de +philosophes européens. Elle ne sera mise définitivement en circulation +qu'avec la seconde partie que j'espère pouvoir faire paraître à la fin +de l'année 1830.</p> + +<p>J'ai cru nécessaire de constater ici la publicité effective de ce +premier travail, parce que quelques idées offrant une certaine analogie +avec une partie des miennes, se trouvent exposées, sans aucune mention +de mes recherches, dans divers ouvrages publiés postérieurement, surtout +en ce qui concerne la rénovation des théories sociales. Quoique des +esprits différens aient pu, sans aucune communication, comme le montre +souvent l'histoire de l'esprit humain, arriver séparément à des +conceptions analogues en s'occupant d'une même classe de travaux, je +devais néanmoins insister sur l'antériorité réelle d'un ouvrage peu +connu du public, afin qu'on ne suppose pas que j'ai puisé le germe de +certaines idées dans des écrits qui sont, au contraire, plus récens.</p> + +<p>Plusieurs personnes m'ayant déjà demandé quelques éclaircissemens +relativement au titre de ce cours, je crois utile d'indiquer ici, à ce +sujet, une explication sommaire.</p> + +<p>L'expression <i>philosophie positive</i> étant constamment employée, dans +toute l'étendue de ce cours, suivant une acception rigoureusement +invariable, il m'a paru superflu de la définir autrement que par l'usage +uniforme que j'en ai toujours fait. La première leçon, en particulier, +peut être regardée tout entière comme le développement de la définition +exacte de ce que j'appelle la <i>philosophie positive</i>. Je regrette +néanmoins d'avoir été obligé d'adopter, à défaut de tout autre, un terme +comme celui de <i>philosophie</i>, qui a été si abusivement employé dans une +multitude d'acceptions diverses. Mais l'adjectif <i>positive</i> par lequel +j'en modifie le sens me paraît suffire pour faire disparaître, même au +premier abord, toute équivoque essentielle, chez ceux, du moins, qui en +connaissent bien la valeur. Je me bornerai donc, dans cet avertissement, +à déclarer que j'emploie le mot <i>philosophie</i> dans l'acception que lui +donnaient les anciens, et particulièrement Aristote, comme désignant le +système général des conceptions humaines; et, en ajoutant le mot +<i>positive</i>, j'annonce que je considère cette manière spéciale de +philosopher qui consiste à envisager les théories, dans quelque ordre +d'idées que ce soit, comme ayant pour objet la coordination des faits +observés, ce qui constitue le troisième et dernier état de la +philosophie générale, primitivement théologique et ensuite métaphysique, +ainsi que je l'explique dès la première leçon.</p> + +<p>Il y a, sans doute, beaucoup d'analogie entre ma <i>philosophie positive</i> +et ce que les savans anglais entendent, depuis Newton surtout, par +<i>philosophie naturelle</i>. Mais je n'ai pas dû choisir cette dernière +dénomination, non plus que celle de <i>philosophie des sciences</i> qui +serait peut-être encore plus précise, parce que l'une et l'autre ne +s'entendent pas encore de tous les ordres de phénomènes, tandis que la +<i>philosophie positive</i>, dans laquelle je comprends l'étude des +phénomènes sociaux aussi bien que de tous les autres, désigne une +manière uniforme de raisonner applicable à tous les sujets sur lesquels +l'esprit humain peut s'exercer. En outre, l'expression <i>philosophie +naturelle</i> est usitée, en Angleterre, pour désigner l'ensemble des +diverses sciences d'observation, considérées jusque dans leurs +spécialités les plus détaillées; au lieu que par <i>philosophie positive</i>, +comparé à <i>sciences positives</i>, j'entends seulement l'étude propre des +généralités des différentes sciences, conçues comme soumises à une +méthode unique, et comme formant les différentes parties d'un plan +général de recherches. Le terme que j'ai été conduit à construire est +donc, à la fois, plus étendu et plus restreint que les dénominations, +d'ailleurs analogues, quant au caractère fondamental des idées, qu'on +pourrait, de prime-abord, regarder comme équivalentes.<br> + +<span class="rig">Paris, le 18 décembre 1829.</span></p> + +<br><br><br> + +<h3>COURS</h3> + +<h5>DE</h5> + +<h2>PHILOSOPHIE POSITIVE.</h2> +<a name="l1" id="l1"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>PREMIÈRE LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml"><span class="sc">Sommaire</span>. Exposition du but de ce cours, ou considérations générales sur +la nature et l'importance de la philosophie positive.</p> + +<p>L'objet de cette première leçon est d'exposer nettement le but du cours, +c'est-à -dire de déterminer exactement l'esprit dans lequel seront +considérées les diverses branches fondamentales de la philosophie +naturelle, indiquées par le programme sommaire que je vous ai présenté.</p> + +<p>Sans doute, la nature de ce cours ne saurait être complétement +appréciée, de manière à pouvoir s'en former une opinion définitive, que +lorsque les diverses parties en auront été successivement développées. +Tel est l'inconvénient ordinaire des définitions relatives à des +systèmes d'idées très-étendus, quand elles en précèdent l'exposition. +Mais les généralités peuvent être conçues sous deux aspects, ou comme +aperçu d'une doctrine à établir, ou comme résumé d'une doctrine établie. +Si c'est seulement sous ce dernier point de vue qu'elles acquièrent +toute leur valeur, elles n'en ont pas moins déjà , sous le premier, une +extrême importance, en caractérisant dès l'origine le sujet à +considérer. La circonscription générale du champ de nos recherches, +tracée avec toute la sévérité possible, est, pour notre esprit, un +préliminaire particulièrement indispensable dans une étude aussi vaste +et jusqu'ici aussi peu déterminée que celle dont nous allons nous +occuper. C'est afin d'obéir à cette nécessité logique que je crois +devoir vous indiquer, dès ce moment, la série des considérations +fondamentales qui ont donné naissance à ce nouveau cours, et qui seront +d'ailleurs spécialement développées, dans la suite, avec toute +l'extension que réclame la haute importance de chacune d'elles.</p> + +<p>Pour expliquer convenablement la véritable nature et le caractère propre +de la philosophie positive, il est indispensable de jeter d'abord un +coup-d'oeil général sur la marche progressive de l'esprit humain, +envisagée dans son ensemble: car une conception quelconque ne peut être +bien connue que par son histoire.</p> + +<p>En étudiant ainsi le développement total de l'intelligence humaine dans +ses diverses sphères d'activité, depuis son premier essor le plus simple +jusqu'à nos jours, je crois avoir découvert une grande loi fondamentale, +à laquelle il est assujéti par une nécessité invariable, et qui me +semble pouvoir être solidement établie, soit sur les preuves +rationnelles fournies par la connaissance de notre organisation, soit +sur les vérifications historiques résultant d'un examen attentif du +passé. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions +principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement +par trois états théoriques différens: l'état théologique, ou fictif; +l'état métaphysique, ou abstrait; l'état scientifique, ou positif. En +d'autres termes, l'esprit humain, par sa nature, emploie successivement +dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher, dont le +caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé: +d'abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique, et +enfin la méthode positive. De là , trois sortes de philosophies, ou de +systèmes généraux de conceptions sur l'ensemble des phénomènes, qui +s'excluent mutuellement: la première est le point de départ nécessaire +de l'intelligence humaine; la troisième, son état fixe et définitif: la +seconde est uniquement destinée à servir de transition.</p> + +<p>Dans l'état théologique, l'esprit humain dirigeant essentiellement ses +recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et +finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers les +connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par +l'action directe et continue d'agens surnaturels plus ou moins nombreux, +dont l'intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes +de l'univers.</p> + +<p>Dans l'état métaphysique, qui n'est au fond qu'une simple modification +générale du premier, les agens surnaturels sont remplacés par des forces +abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes +aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d'engendrer par +elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l'explication consiste +alors à assigner pour chacun l'entité correspondante.</p> + +<p>Enfin, dans l'état positif, l'esprit humain reconnaissant +l'impossibilité d'obtenir des notions absolues, renonce à chercher +l'origine et la destination de l'univers, et à connaître les causes +intimes des phénomènes, pour s'attacher uniquement à découvrir, par +l'usage bien combiné du raisonnement et de l'observation, leurs lois +effectives, c'est-à -dire leurs relations invariables de succession et de +similitude. L'explication des faits, réduite alors à ses termes réels, +n'est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes +particuliers et quelques faits généraux, dont les progrès de la science +tendent de plus en plus à diminuer le nombre.</p> + +<p>Le système théologique est parvenu à la plus haute perfection dont il +soit susceptible, quand il a substitué l'action providentielle d'un être +unique au jeu varié des nombreuses divinités indépendantes qui avaient +été imaginées primitivement. De même, le dernier terme du système +métaphysique consiste à concevoir, au lieu des différentes entités +particulières, une seule grande entité générale, la <i>nature</i>, envisagée +comme la source unique de tous les phénomènes. Pareillement, la +perfection du système positif, vers laquelle il tend sans cesse, +quoiqu'il soit très-probable qu'il ne doive jamais l'atteindre, serait +de pouvoir se représenter tous les divers phénomènes observables comme +des cas particuliers d'un seul fait général, tel que celui de la +gravitation, par exemple.</p> + +<p>Ce n'est pas ici le lieu de démontrer spécialement cette loi +fondamentale du développement de l'esprit humain, et d'en déduire les +conséquences les plus importantes. Nous en traiterons directement, avec +toute l'extension convenable, dans la partie de ce cours relative à +l'étude des phénomènes sociaux<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a> +<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>. Je ne la considère maintenant que +pour déterminer avec précision le véritable caractère de la philosophie +positive, par opposition aux deux autres philosophies qui ont +successivement dominé, jusqu'à ces derniers siècles, tout notre système +intellectuel. Quant à présent, afin de ne pas laisser entièrement sans +démonstration une loi de cette importance, dont les applications se +présenteront fréquemment dans toute l'étendue de ce cours, je dois me +borner à une indication rapide des motifs généraux les plus sensibles +qui peuvent en constater l'exactitude.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" +name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1"> +(retour) </a> Les personnes qui désireraient immédiatement à + ce sujet des éclaircissemens plus étendus, pourront + consulter utilement trois articles de <i>Considérations + philosophiques sur les sciences et les savans</i> que j'ai + publiés, en novembre 1825, dans un recueil intitulé <i>le + Producteur</i> (nos 7, 8 et 10), et surtout la première partie + de mon <i>Système de politique positive</i>, adressée, en avril + 1824, à l'Académie des Sciences, et où j'ai consigné, pour + la première fois, la découverte de cette loi. +</blockquote> + +<p>En premier lieu, il suffit, ce me semble, d'énoncer une telle loi, pour +que la justesse en soit immédiatement vérifiée par tous ceux qui ont +quelque connaissance approfondie de l'histoire générale des sciences. Il +n'en est pas une seule, en effet, parvenue aujourd'hui à l'état +positif, que chacun ne puisse aisément se représenter, dans le passé, +essentiellement composée d'abstractions métaphysiques, et, en remontant +encore davantage, tout-à -fait dominée par les conceptions théologiques. +Nous aurons même malheureusement plus d'une occasion formelle de +reconnaître, dans les diverses parties de ce cours, que les sciences les +plus perfectionnées conservent encore aujourd'hui quelques traces +très-sensibles de ces deux états primitifs.</p> + +<p>Cette révolution générale de l'esprit humain peut d'ailleurs être +aisément constatée aujourd'hui, d'une manière très-sensible, quoique +indirecte, en considérant le développement de l'intelligence +individuelle. Le point de départ étant nécessairement le même dans +l'éducation de l'individu que dans celle de l'espèce, les diverses +phases principales de la première doivent représenter les époques +fondamentales de la seconde. Or, chacun de nous, en contemplant sa +propre histoire, ne se souvient-il pas qu'il a été successivement, quant +à ses notions les plus importantes, <i>théologien</i> dans son enfance, +<i>métaphysicien</i> dans sa jeunesse, et <i>physicien</i> dans sa virilité? Cette +vérification est facile aujourd'hui pour tous les hommes au niveau de +leur siècle.</p> + +<p>Mais, outre l'observation directe, générale ou individuelle, qui prouve +l'exactitude de cette loi, je dois surtout, dans cette indication +sommaire, mentionner les considérations théoriques qui en font sentir la +nécessité.</p> + +<p>La plus importante de ces considérations, puisée dans la nature même du +sujet, consiste dans le besoin, à toute époque, d'une théorie quelconque +pour lier les faits, combiné avec l'impossibilité évidente, pour +l'esprit humain à son origine, de se former des théories d'après les +observations.</p> + +<p>Tous les bons esprits répètent, depuis Bacon, qu'il n'y a de +connaissances réelles que celles qui reposent sur des faits observés. +Cette maxime fondamentale est évidemment incontestable, si on +l'applique, comme il convient, à l'état viril de notre intelligence. +Mais en se reportant à la formation de nos connaissances, il n'en est +pas moins certain que l'esprit humain, dans son état primitif, ne +pouvait ni ne devait penser ainsi. Car, si d'un côté, toute théorie +positive doit nécessairement être fondée sur les observations, il est +également sensible, d'un autre côté, que, pour se livrer à +l'observation, notre esprit a besoin d'une théorie quelconque. Si en +contemplant les phénomènes, nous ne les rattachions point immédiatement +à quelques principes, non-seulement il nous serait impossible de +combiner ces observations isolées, et par conséquent, d'en tirer aucun +fruit, mais nous serions même entièrement incapables de les retenir; et, +le plus souvent, les faits resteraient inaperçus sous nos yeux.</p> + +<p>Ainsi, pressé entre la nécessité d'observer pour se former des théories +réelles, et la nécessité non moins impérieuse de se créer des théories +quelconques pour se livrer à des observations suivies, l'esprit humain, +à sa naissance, se trouverait enfermé dans un cercle vicieux dont il +n'aurait jamais eu aucun moyen de sortir, s'il ne se fût heureusement +ouvert une issue naturelle par le développement spontané des conceptions +théologiques, qui ont présenté un point de ralliement à ses efforts, et +fourni un aliment à son activité. Tel est, indépendamment des hautes +considérations sociales qui s'y rattachent et que je ne dois pas même +indiquer en ce moment, le motif fondamental qui démontre la nécessité +logique du caractère purement théologique de la philosophie primitive.</p> + +<p>Cette nécessité devient encore plus sensible en ayant égard à la +parfaite convenance de la philosophie théologique avec la nature propre +des recherches sur lesquelles l'esprit humain dans son enfance concentre +si éminemment toute son activité. Il est bien remarquable, en effet, que +les questions les plus radicalement inaccessibles à nos moyens, la +nature intime des êtres, l'origine et la fin de tous les phénomènes, +soient précisément celles que notre intelligence se propose par-dessus +tout dans cet état primitif, tous les problèmes vraiment solubles étant +presque envisagés comme indignes de méditations sérieuses. On en conçoit +aisément la raison; car c'est l'expérience seule qui a pu nous fournir +la mesure de nos forces; et, si l'homme n'avait d'abord commencé par en +avoir une opinion exagérée, elles n'eussent jamais pu acquérir tout le +développement dont elles sont susceptibles. Ainsi l'exige notre +organisation. Mais, quoi qu'il en soit, représentons-nous, autant que +possible, cette disposition si universelle et si prononcée, et +demandons-nous quel accueil aurait reçu à une telle époque, en la +supposant formée, la philosophie positive, dont la plus haute ambition +est de découvrir les lois des phénomènes, et dont le premier caractère +propre est précisément de regarder comme nécessairement interdits à la +raison humaine tous ces sublimes mystères, que la philosophie +théologique explique, au contraire, avec une si admirable facilité +jusque dans leurs moindres détails.</p> + +<p>Il en est de même en considérant sous le point de vue pratique la nature +des recherches qui occupent primitivement l'esprit humain. Sous ce +rapport, elles offrent à l'homme l'attrait si énergique d'un empire +illimité à exercer sur le monde extérieur, envisagé comme entièrement +destiné à notre usage, et comme présentant dans tous ses phénomènes des +relations intimes et continues avec notre existence. Or, ces espérances +chimériques, ces idées exagérées de l'importance de l'homme dans +l'univers, que fait naître la philosophie théologique, et que détruit +sans retour la première influence de la philosophie positive, sont, à +l'origine, un stimulant indispensable, sans lequel on ne pourrait +certainement concevoir que l'esprit humain se fût déterminé +primitivement à de pénibles travaux.</p> + +<p>Nous sommes aujourd'hui tellement éloignés de ces dispositions +premières, du moins quant à la plupart des phénomènes, que nous avons +peine à nous représenter exactement la puissance et la nécessité de +considérations semblables. La raison humaine est maintenant assez mûre +pour que nous entreprenions de laborieuses recherches scientifiques, +sans avoir en vue aucun but étranger capable d'agir fortement sur +l'imagination, comme celui que se proposaient les astrologues ou les +alchimistes. Notre activité intellectuelle est suffisamment excitée par +le pur espoir de découvrir les lois des phénomènes, par le simple désir +de confirmer ou d'infirmer une théorie. Mais il ne pouvait en être +ainsi dans l'enfance de l'esprit humain. Sans les attrayantes chimères +de l'astrologie, sans les énergiques déceptions de l'alchimie, par +exemple, où aurions-nous puisé la constance et l'ardeur nécessaires pour +recueillir les longues suites d'observations et d'expériences qui ont, +plus tard, servi de fondement aux premières théories positives de l'une +et l'autre classe de phénomènes?</p> + +<p>Cette condition de notre développement intellectuel a été vivement +sentie depuis long-temps par Képler, pour l'astronomie, et justement +appréciée de nos jours par Berthollet, pour la chimie.</p> + +<p>On voit donc, par cet ensemble de considérations, que, si la philosophie +positive est le véritable état définitif de l'intelligence humaine, +celui vers lequel elle a toujours tendu de plus en plus, elle n'en a pas +moins dû nécessairement employer d'abord, et pendant une longue suite de +siècles, soit comme méthode, soit comme doctrine provisoires, la +philosophie théologique; philosophie dont le caractère est d'être +spontanée, et, par cela même, la seule possible à l'origine, la seule +aussi qui pût offrir à notre esprit naissant un intérêt suffisant. Il +est maintenant très-facile de sentir que, pour passer de cette +philosophie provisoire à la philosophie définitive, l'esprit humain a +dû naturellement adopter, comme philosophie transitoire, les méthodes et +les doctrines métaphysiques. Cette dernière considération est +indispensable pour compléter l'aperçu général de la grande loi que j'ai +indiquée.</p> + +<p>On conçoit sans peine, en effet, que notre entendement, contraint à ne +marcher que par degrés presque insensibles, ne pouvait passer +brusquement, et sans intermédiaires, de la philosophie théologique à la +philosophie positive. La théologie et la physique sont si profondément +incompatibles, leurs conceptions ont un caractère si radicalement +opposé, qu'avant de renoncer aux unes pour employer exclusivement les +autres, l'intelligence humaine a dû se servir de conceptions +intermédiaires, d'un caractère bâtard, propres, par cela même, à opérer +graduellement la transition. Telle est la destination naturelle des +conceptions métaphysiques: elles n'ont pas d'autre utilité réelle. En +substituant, dans l'étude des phénomènes, à l'action surnaturelle +directrice une entité correspondante et inséparable, quoique celle-ci ne +fût d'abord conçue que comme une émanation de la première, l'homme s'est +habitué peu à peu à ne considérer que les faits eux-mêmes, les notions +de ces agens métaphysiques ayant été graduellement subtilisées au point +de n'être plus, aux yeux de tout esprit droit, que les noms abstraits +des phénomènes. Il est impossible d'imaginer par quel autre procédé +notre entendement aurait pu passer des considérations franchement +surnaturelles aux considérations purement naturelles, du régime +théologique au régime positif.</p> + +<p>Après avoir ainsi établi, autant que je puis le faire sans entrer dans +une discussion spéciale qui serait déplacée en ce moment, la loi +générale du développement de l'esprit humain, tel que je le conçois, il +nous sera maintenant aisé de déterminer avec précision la nature propre +de la philosophie positive; ce qui est l'objet essentiel de ce discours.</p> + +<p>Nous voyons, par ce qui précède, que le caractère fondamental de la +philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujétis +à des <i>lois</i> naturelles invariables, dont la découverte précise et la +réduction au moindre nombre possible sont le but de tous nos efforts, en +considérant comme absolument inaccessible et vide de sens pour nous la +recherche de ce qu'on appelle les <i>causes</i>, soit premières, soit +finales. Il est inutile d'insister beaucoup sur un principe devenu +maintenant aussi familier à tous ceux qui ont fait une étude un peu +approfondie des sciences d'observation. Chacun sait, en effet, que, +dans nos explications positives, même les plus parfaites, nous n'avons +nullement la prétention d'exposer les <i>causes</i> génératrices des +phénomènes, puisque nous ne ferions jamais alors que reculer la +difficulté, mais seulement d'analyser avec exactitude les circonstances +de leur production, et de les rattacher les unes aux autres par des +relations normales de succession et de similitude.</p> + +<p>Ainsi, pour en citer l'exemple le plus admirable, nous disons que les +phénomènes généraux de l'univers sont <i>expliqués</i>, autant qu'ils +puissent l'être, par la loi de la gravitation newtonienne, parce que, +d'un côté, cette belle théorie nous montre toute l'immense variété des +faits astronomiques, comme n'étant qu'un seul et même fait envisagé sous +divers points de vue; la tendance constante de toutes les molécules les +unes vers les autres en raison directe de leurs masses, et en raison +inverse des carrés de leurs distances; tandis que, d'un autre côté, ce +fait général nous est présenté comme une simple extension d'un phénomène +qui nous est éminemment familier, et que, par cela seul, nous regardons +comme parfaitement connu, la pesanteur des corps à la surface de la +terre. Quant à déterminer ce que sont en elles-mêmes cette attraction et +cette pesanteur, quelles en sont les causes, ce sont des questions que +nous regardons tous comme insolubles, qui ne sont plus du domaine de la +philosophie positive, et que nous abandonnons avec raison à +l'imagination des théologiens, ou aux subtilités des métaphysiciens. La +preuve manifeste de l'impossibilité d'obtenir de telles solutions, c'est +que, toutes les fois qu'on a cherché à dire à ce sujet quelque chose de +vraiment rationnel, les plus grands esprits n'ont pu que définir ces +deux principes l'un par l'autre, en disant, pour l'attraction, qu'elle +n'est autre chose qu'une pesanteur universelle, et ensuite, pour la +pesanteur, qu'elle consiste simplement dans l'attraction terrestre. De +telles explications, qui font sourire quand on prétend à connaître la +nature intime des choses et le mode de génération des phénomènes, sont +cependant tout ce que nous pouvons obtenir de plus satisfaisant, en nous +montrant comme identiques deux ordres de phénomènes, qui ont été si +long-temps regardés comme n'ayant aucun rapport entre eux. Aucun esprit +juste ne cherche aujourd'hui à aller plus loin.</p> + +<p>Il serait aisé de multiplier ces exemples, qui se présenteront en foule +dans toute la durée de ce cours, puisque tel est maintenant l'esprit qui +dirige exclusivement les grandes combinaisons intellectuelles. Pour en +citer en ce moment un seul parmi les travaux contemporains, je choisirai +la belle série de recherches de M. Fourier sur la théorie de la +chaleur. Elle nous offre la vérification très-sensible des remarques +générales précédentes. En effet, dans ce travail, dont le caractère +philosophique est si éminemment positif, les lois les plus importantes +et les plus précises des phénomènes thermologiques se trouvent +dévoilées, sans que l'auteur se soit enquis une seule fois de la nature +intime de la chaleur, sans qu'il ait mentionné, autrement que pour en +indiquer le vide, la controverse si agitée entre les partisans de la +matière calorifique et ceux qui font consister la chaleur dans les +vibrations d'un éther universel. Et néanmoins les plus hautes questions, +dont plusieurs n'avaient même jamais été posées, sont traitées dans cet +ouvrage, preuve palpable que l'esprit humain, sans se jeter dans des +problèmes inabordables, et en se restreignant dans les recherches d'un +ordre entièrement positif, peut y trouver un aliment inépuisable à son +activité la plus profonde.</p> + +<p>Après avoir caractérisé, aussi exactement qu'il m'est permis de le faire +dans cet aperçu général, l'esprit de la philosophie positive, que ce +cours tout entier est destiné à développer, je dois maintenant examiner +à quelle époque de sa formation elle est parvenue aujourd'hui, et ce qui +reste à faire pour achever de la constituer.</p> + +<p>À cet effet, il faut d'abord considérer que les différentes branches de +nos connaissances n'ont pas dû parcourir d'une vitesse égale les trois +grandes phases de leur développement indiquées ci-dessus, ni, par +conséquent, arriver simultanément à l'état positif. Il existe, sous ce +rapport, un ordre invariable et nécessaire, que nos divers genres de +conceptions ont suivi et dû suivre dans leur progression, et dont la +considération exacte est le complément indispensable de la loi +fondamentale énoncée précédemment. Cet ordre sera le sujet spécial de la +prochaine leçon. Qu'il nous suffise, quant à présent, de savoir qu'il +est conforme à la nature diverse des phénomènes, et qu'il est déterminé +par leur degré de généralité, de simplicité et d'indépendance +réciproque, trois considérations qui, bien que distinctes, concourent au +même but. Ainsi, les phénomènes astronomiques d'abord, comme étant les +plus généraux, les plus simples, et les plus indépendans de tous les +autres, et successivement, par les mêmes raisons, les phénomènes de la +physique terrestre proprement dite, ceux de la chimie, et enfin les +phénomènes physiologiques, ont été ramenés à des théories positives.</p> + +<p>Il est impossible d'assigner l'origine précise de cette révolution; car +on en peut dire avec exactitude, comme de tous les autres grands +événemens humains, qu'elle s'est accomplie constamment et de plus en +plus, particulièrement depuis les travaux d'Aristote et de l'école +d'Alexandrie, et ensuite depuis l'introduction des sciences naturelles +dans l'Europe occidentale par les Arabes. Cependant, vu qu'il convient +de fixer une époque pour empêcher la divagation des idées, j'indiquerai +celle du grand mouvement imprimé à l'esprit humain, il y a deux siècles, +par l'action combinée des préceptes de Bacon, des conceptions de +Descartes, et des découvertes de Galilée, comme le moment où l'esprit de +la philosophie positive a commencé à se prononcer dans le monde, en +opposition évidente avec l'esprit théologique et métaphysique. C'est +alors, en effet, que les conceptions positives se sont dégagées +nettement de l'alliage superstitieux et scolastique qui déguisait plus +ou moins le véritable caractère de tous les travaux antérieurs.</p> + +<p>Depuis cette mémorable époque, le mouvement d'ascension de la +philosophie positive, et le mouvement de décadence de la philosophie +théologique et métaphysique, ont été extrêmement marqués. Ils se sont +enfin tellement prononcés, qu'il est devenu impossible aujourd'hui, à +tous les observateurs ayant conscience de leur siècle, de méconnaître la +destination finale de l'intelligence humaine pour les études positives, +ainsi que son éloignement désormais irrévocable pour ces vaines +doctrines et pour ces méthodes provisoires qui ne pouvaient convenir +qu'à son premier essor. Ainsi, cette révolution fondamentale +s'accomplira nécessairement dans toute son étendue. Si donc il lui reste +encore quelque grande conquête à faire, quelque branche principale du +domaine intellectuel à envahir, on peut être certain que la +transformation s'y opérera, comme elle s'est effectuée dans toutes les +autres. Car, il serait évidemment contradictoire de supposer que +l'esprit humain, si disposé à l'unité de méthode, conservât +indéfiniment, pour une seule classe de phénomènes, sa manière primitive +de philosopher, lorsqu'une fois il est arrivé à adopter pour tout le +reste une nouvelle marche philosophique, d'un caractère absolument +opposé.</p> + +<p>Tout se réduit donc à une simple question de fait: la philosophie +positive, qui, dans les deux derniers siècles, a pris graduellement une +si grande extension, embrasse-t-elle aujourd'hui tous les ordres de +phénomènes? Il est évident que cela n'est point, et que, par conséquent, +il reste encore une grande opération scientifique à exécuter pour donner +à la philosophie positive ce caractère d'universalité, indispensable à +sa constitution définitive.</p> + +<p>En effet, dans les quatre catégories principales de phénomènes naturels +énumérées tout à l'heure, les phénomènes astronomiques, physiques, +chimiques et physiologiques, on remarque une lacune essentielle relative +aux phénomènes sociaux, qui, bien que compris implicitement parmi les +phénomènes physiologiques, méritent, soit par leur importance, soit par +les difficultés propres à leur étude, de former une catégorie distincte. +Ce dernier ordre de conceptions, qui se rapporte aux phénomènes les plus +particuliers, les plus compliqués, et les plus dépendans de tous les +autres, a dû nécessairement, par cela seul, se perfectionner plus +lentement que tous les précédens, même sans avoir égard aux obstacles +plus spéciaux que nous considérerons plus tard. Quoi qu'il en soit, il +est évident qu'il n'est point encore entré dans le domaine de la +philosophie positive. Les méthodes théologiques et métaphysiques qui, +relativement à tous les autres genres de phénomènes, ne sont plus +maintenant employées par personne, soit comme moyen d'investigation, +soit même seulement comme moyen d'argumentation, sont encore, au +contraire, exclusivement usitées, sous l'un et l'autre rapport, pour +tout ce qui concerne les phénomènes sociaux, quoique leur insuffisance à +cet égard soit déjà pleinement sentie par tous les bons esprits, lassés +de ces vaines contestations interminables entre le droit divin et la +souveraineté du peuple.</p> + +<p>Voilà donc la grande, mais évidemment la seule lacune qu'il s'agit de +combler pour achever de constituer la philosophie positive. Maintenant +que l'esprit humain a fondé la physique céleste, la physique terrestre, +soit mécanique, soit chimique; la physique organique, soit végétale, +soit animale, il lui reste à terminer le système des sciences +d'observation en fondant la <i>physique sociale</i>. Tel est aujourd'hui, +sous plusieurs rapports capitaux, le plus grand et le plus pressant +besoin de notre intelligence: tel est, j'ose le dire, le premier but de +ce cours, son but spécial.</p> + +<p>Les conceptions que je tenterai de présenter relativement à l'étude des +phénomènes sociaux, et dont j'espère que ce discours laisse déjà +entrevoir le germe, ne sauraient avoir pour objet de donner +immédiatement à la physique sociale le même degré de perfection qu'aux +branches antérieures de la philosophie naturelle, ce qui serait +évidemment chimérique, puisque celles-ci offrent déjà entre elles à cet +égard une extrême inégalité, d'ailleurs inévitable. Mais elles seront +destinées à imprimer à cette dernière classe de nos connaissances, ce +caractère positif déjà pris par toutes les autres. Si cette condition +est une fois réellement remplie, le système philosophique des modernes +sera enfin fondé dans son ensemble; car aucun phénomène observable ne +saurait évidemment manquer de rentrer dans quelqu'une des cinq grandes +catégories dès lors établies des phénomènes astronomiques, physiques, +chimiques, physiologiques et sociaux. Toutes nos conceptions +fondamentales étant devenues homogènes, la philosophie sera +définitivement constituée à l'état positif; sans jamais pouvoir changer +de caractère, il ne lui restera qu'à se développer indéfiniment par les +acquisitions toujours croissantes qui résulteront inévitablement de +nouvelles observations ou de méditations plus profondes. Ayant acquis +par là le caractère d'universalité qui lui manque encore, la philosophie +positive deviendra capable de se substituer entièrement, avec toute sa +supériorité naturelle, à la philosophie théologique et à la philosophie +métaphysique, dont cette universalité est aujourd'hui la seule propriété +réelle, et qui, privées d'un tel motif de préférence, n'auront plus pour +nos successeurs qu'une existence historique.</p> + +<p>Le but spécial de ce cours étant ainsi exposé, il est aisé de comprendre +son second but, son but général, ce qui en fait un cours de philosophie +positive, et non pas seulement un cours de physique sociale.</p> + +<p>En effet, la fondation de la physique sociale complétant enfin le +système des sciences naturelles, il devient possible et même nécessaire +de résumer les diverses connaissances acquises, parvenues alors à un +état fixe et homogène, pour les coordonner en les présentant comme +autant de branches d'un tronc unique, au lieu de continuer à les +concevoir seulement comme autant de corps isolés. C'est à cette fin +qu'avant de procéder à l'étude des phénomènes sociaux je considérerai +successivement, dans l'ordre encyclopédique annoncé plus haut, les +différentes sciences positives déjà formées.</p> + +<p>Il est superflu, je pense, d'avertir qu'il ne saurait être question ici +d'une suite de cours spéciaux sur chacune des branches principales de la +philosophie naturelle. Sans parler de la durée matérielle d'une +entreprise semblable, il est clair qu'une pareille prétention serait +insoutenable de ma part, et je crois pouvoir ajouter de la part de qui +que ce soit, dans l'état actuel de l'éducation humaine. Bien au +contraire, un cours de la nature de celui-ci exige, pour être +convenablement entendu, une série préalable d'études spéciales sur les +diverses sciences qui y seront envisagées. Sans cette condition, il est +bien difficile de sentir et impossible de juger les réflexions +philosophiques dont ces sciences seront les sujets. En un mot, c'est un +<i>Cours de philosophie positive</i>, et non de sciences positives, que je +me propose de faire. Il s'agit uniquement ici de considérer chaque +science fondamentale dans ses relations avec le système positif tout +entier, et quant à l'esprit qui la caractérise, c'est-à -dire, sous le +double rapport de ses méthodes essentielles et de ses résultats +principaux. Le plus souvent même je devrai me borner à mentionner ces +derniers d'après les connaissances spéciales pour tâcher d'apprécier +leur importance.</p> + +<p>Afin de résumer les idées relativement au double but de ce cours, je +dois faire observer que les deux objets, l'un spécial, l'autre général, +que je me propose, quoique distincts en eux-mêmes, sont nécessairement +inséparables. Car, d'un côté, il serait impossible de concevoir un cours +de philosophie positive sans la fondation de la physique sociale, +puisqu'il manquerait alors d'un élément essentiel, et que, par cela +seul, les conceptions ne sauraient avoir ce caractère de généralité qui +doit en être le principal attribut, et qui distingue notre étude +actuelle de la série des études spéciales. D'un autre côté, comment +procéder avec sûreté à l'étude positive des phénomènes sociaux, si +l'esprit n'est d'abord préparé par la considération approfondie des +méthodes positives déjà jugées pour les phénomènes moins compliqués, et +muni, en outre, de la connaissance des lois principales des phénomènes +antérieurs, qui toutes influent, d'une manière plus ou moins directe, +sur les faits sociaux?</p> + +<p>Bien que toutes les sciences fondamentales n'inspirent pas aux esprits +vulgaires un égal intérêt, il n'en est aucune qui doive être négligée +dans une étude comme celle que nous entreprenons. Quant à leur +importance pour le bonheur de l'espèce humaine, toutes sont certainement +équivalentes, lorsqu'on les envisage d'une manière approfondie. Celles, +d'ailleurs, dont les résultats présentent, au premier abord, un moindre +intérêt pratique, se recommandent éminemment, soit par la plus grande +perfection de leurs méthodes, soit comme étant le fondement +indispensable de toutes les autres. C'est une considération sur laquelle +j'aurai spécialement occasion de revenir dans la prochaine leçon.</p> + +<p>Pour prévenir, autant que possible, toutes les fausses interprétations +qu'il est légitime de craindre sur la nature d'un cours aussi nouveau +que celui-ci, je dois ajouter sommairement aux explications précédentes +quelques considérations directement relatives à cette universalité de +connaissances spéciales, que des juges irréfléchis pourraient regarder +comme la tendance de ce cours, et qui est envisagée à si juste raison +comme tout-à -fait contraire au véritable esprit de la philosophie +positive. Ces considérations auront, d'ailleurs, l'avantage plus +important de présenter cet esprit sous un nouveau point de vue, propre à +achever d'en éclaircir la notion générale.</p> + +<p>Dans l'état primitif de nos connaissances il n'existe aucune division +régulière parmi nos travaux intellectuels; toutes les sciences sont +cultivées simultanément par les mêmes esprits. Ce mode d'organisation +des études humaines, d'abord inévitable et même indispensable, comme +nous aurons lieu de le constater plus tard, change peu à peu, à mesure +que les divers ordres de conceptions se développent. Par une loi dont la +nécessité est évidente, chaque branche du système scientifique se sépare +insensiblement du tronc, lorsqu'elle a pris assez d'accroissement pour +comporter une culture isolée, c'est-à -dire quand elle est parvenue à ce +point de pouvoir occuper à elle seule l'activité permanente de quelques +intelligences. C'est à cette répartition des diverses sortes de +recherches entre différens ordres de savans, que nous devons évidemment +le développement si remarquable qu'a pris enfin de nos jours chaque +classe distincte des connaissances humaines, et qui rend manifeste +l'impossibilité, chez les modernes, de cette universalité de recherches +spéciales, si facile et si commune dans les temps antiques. En un mot, +la division du travail intellectuel, perfectionnée de plus en plus, est +un des attributs caractéristiques les plus importans de la philosophie +positive.</p> + +<p>Mais, tout en reconnaissant les prodigieux résultats de cette division, +tout en voyant désormais en elle la véritable base fondamentale de +l'organisation générale du monde savant, il est impossible, d'un autre +côté, de n'être pas frappé des inconvéniens capitaux qu'elle engendre, +dans son état actuel, par l'excessive particularité des idées qui +occupent exclusivement chaque intelligence individuelle. Ce fâcheux +effet est sans doute inévitable jusqu'à un certain point, comme inhérent +au principe même de la division; c'est-à -dire que, par aucune mesure +quelconque, nous ne parviendrons jamais à égaler sous ce rapport les +anciens, chez lesquels une telle supériorité ne tenait surtout qu'au peu +de développement de leurs connaissances. Nous pouvons néanmoins, ce me +semble, par des moyens convenables, éviter les plus pernicieux effets de +la spécialité exagérée, sans nuire à l'influence vivifiante de la +séparation des recherches. Il est urgent de s'en occuper sérieusement; +car ces inconvéniens, qui, par leur nature, tendent à s'accroître sans +cesse, commencent à devenir très-sensibles. De l'aveu de tous, les +divisions, établies pour la plus grande perfection de nos travaux, entre +les diverses branches de la philosophie naturelle, sont finalement +artificielles. N'oublions pas que, nonobstant cet aveu, il est déjà bien +petit dans le monde savant le nombre des intelligences embrassant dans +leurs conceptions l'ensemble même d'une science unique, qui n'est +cependant à son tour qu'une partie d'un grand tout. La plupart se +bornent déjà entièrement à la considération isolée d'une section plus ou +moins étendue d'une science déterminée, sans s'occuper beaucoup de la +relation de ces travaux particuliers avec le système général des +connaissances positives. Hâtons-nous de remédier au mal, avant qu'il +soit devenu plus grave. Craignons que l'esprit humain ne finisse par se +perdre dans les travaux de détail. Ne nous dissimulons pas que c'est là +essentiellement le côté faible par lequel les partisans de la +philosophie théologique et de la philosophie métaphysique peuvent encore +attaquer avec quelque espoir de succès la philosophie positive.</p> + +<p>Le véritable moyen d'arrêter l'influence délétère dont l'avenir +intellectuel semble menacé, par suite d'une trop grande spécialisation +des recherches individuelles, ne saurait être, évidemment, de revenir à +cette antique confusion des travaux, qui tendrait à faire rétrograder +l'esprit humain, et qui est, d'ailleurs, aujourd'hui heureusement +devenue impossible. Il consiste, au contraire, dans le perfectionnement +de la division du travail elle-même. Il suffit, en effet, de faire de +l'étude des généralités scientifiques une grande spécialité de plus. +Qu'une classe nouvelle de savans, préparés par une éducation convenable, +sans se livrer à la culture spéciale d'aucune branche particulière de la +philosophie naturelle, s'occupe uniquement, en considérant les diverses +sciences positives dans leur état actuel, à déterminer exactement +l'esprit de chacune d'elles, à découvrir leurs relations et leur +enchaînement, à résumer, s'il est possible, tous leurs principes propres +en un moindre nombre de principes communs, en se conformant sans cesse +aux maximes fondamentales de la méthode positive. Qu'en même temps, les +autres savans, avant de se livrer à leurs spécialités respectives, +soient rendus aptes désormais, par une éducation portant sur l'ensemble +des connaissances positives, à profiter immédiatement des lumières +répandues par ces savans voués à l'étude des généralités, et +réciproquement à rectifier leurs résultats, état de choses dont les +savans actuels se rapprochent visiblement de jour en jour. Ces deux +grandes conditions une fois remplies, et il est évident qu'elles peuvent +l'être, la division du travail dans les sciences sera poussée, sans +aucun danger, aussi loin que le développement des divers ordres de +connaissances l'exigera. Une classe distincte, incessamment contrôlée +par toutes les autres, ayant pour fonction propre et permanente de lier +chaque nouvelle découverte particulière au système général, on n'aura +plus à craindre qu'une trop grande attention donnée aux détails empêche +jamais d'apercevoir l'ensemble. En un mot, l'organisation moderne du +monde savant sera dès lors complétement fondée, et n'aura qu'à se +développer indéfiniment, en conservant toujours le même caractère.</p> + +<p>Former ainsi de l'étude des généralités scientifiques une section +distincte du grand travail intellectuel, c'est simplement étendre +l'application du même principe de division qui a successivement séparé +les diverses spécialités; car, tant que les différentes sciences +positives ont été peu développées, leurs relations mutuelles ne +pouvaient avoir assez d'importance pour donner lieu, au moins d'une +manière permanente, à une classe particulière de travaux, et en même +temps la nécessité de cette nouvelle étude était bien moins urgente. +Mais aujourd'hui chacune des sciences a pris séparément assez +d'extension pour que l'examen de leurs rapports mutuels puisse donner +lieu à des travaux suivis, en même temps que ce nouvel ordre d'études +devient indispensable pour prévenir la dispersion des conceptions +humaines.</p> + +<p>Telle est la manière dont je conçois la destination de la philosophie +positive dans le système général des sciences positives proprement +dites. Tel est, du moins, le but de ce cours.</p> + +<p>Maintenant que j'ai essayé de déterminer, aussi exactement qu'il m'a été +possible de le faire, dans ce premier aperçu, l'esprit général d'un +cours de philosophie positive, je crois devoir, pour imprimer à ce +tableau tout son caractère, signaler rapidement les principaux avantages +généraux que peut avoir un tel travail, si les conditions essentielles +en sont convenablement remplies, relativement aux progrès de l'esprit +humain. Je réduirai ce dernier ordre de considérations à l'indication de +quatre propriétés fondamentales.</p> + +<p>Premièrement l'étude de la philosophie positive, en considérant les +résultats de l'activité de nos facultés intellectuelles, nous fournit le +seul vrai moyen rationnel de mettre en évidence les lois logiques de +l'esprit humain, qui ont été recherchées jusqu'ici par des voies si peu +propres à les dévoiler.</p> + +<p>Pour expliquer convenablement ma pensée à cet égard, je dois d'abord +rappeler une conception philosophique de la plus haute importance, +exposée par M. de Blainville dans la belle introduction de ses +<i>Principes généraux d'anatomie comparée</i>. Elle consiste en ce que tout +être actif, et spécialement tout être vivant, peut être étudié, dans +tous ses phénomènes sous deux rapports fondamentaux, sous le rapport +statique et sous le rapport dynamique, c'est-à -dire comme apte à agir et +comme agissant effectivement. Il est clair, en effet, que toutes les +considérations qu'on pourra présenter rentreront nécessairement dans +l'un ou l'autre mode. Appliquons cette lumineuse maxime fondamentale à +l'étude des fonctions intellectuelles.</p> + +<p>Si l'on envisage ces fonctions sous le point de vue statique, leur étude +ne peut consister que dans la détermination des conditions organiques +dont elles dépendent; elle forme ainsi une partie essentielle de +l'anatomie et de la physiologie. En les considérant sous le point de vue +dynamique, tout se réduit à étudier la marche effective de l'esprit +humain en exercice, par l'examen des procédés réellement employés pour +obtenir les diverses connaissances exactes qu'il a déjà acquises, ce qui +constitue essentiellement l'objet général de la philosophie positive, +ainsi que je l'ai définie dans ce discours. En un mot, regardant toutes +les théories scientifiques comme autant de grands faits logiques, c'est +uniquement par l'observation approfondie de ces faits qu'on peut +s'élever à la connaissance des lois logiques.</p> + +<p>Telles sont évidemment les deux seules voies générales, complémentaires +l'une de l'autre, par lesquelles on puisse arriver à quelques notions +rationnelles véritables sur les phénomènes intellectuels. On voit que, +sous aucun rapport, il n'y a place pour cette psychologie illusoire, +dernière transformation de la théologie, qu'on tente si vainement de +ranimer aujourd'hui, et qui, sans s'inquiéter ni de l'étude +physiologique de nos organes intellectuels, ni de l'observation des +procédés rationnels qui dirigent effectivement nos diverses recherches +scientifiques, prétend arriver à la découverte des lois fondamentales de +l'esprit humain, en le contemplant en lui-même, c'est-à -dire en faisant +complétement abstraction et des causes et des effets.</p> + +<p>La prépondérance de la philosophie positive est successivement devenue +telle depuis Bacon; elle a pris aujourd'hui, indirectement, un si grand +ascendant sur les esprits même qui sont demeurés les plus étrangers à +son immense développement, que les métaphysiciens livrés à l'étude de +notre intelligence n'ont pu espérer de ralentir la décadence de leur +prétendue science qu'en se ravisant pour présenter leurs doctrines comme +étant aussi fondées sur l'observation des faits. À cette fin, ils ont +imaginé, dans ces derniers temps, de distinguer, par une subtilité fort +singulière, deux sortes d'observations d'égale importance, l'une +extérieure, l'autre intérieure, et dont la dernière est uniquement +destinée à l'étude des phénomènes intellectuels. Ce n'est point ici le +lieu d'entrer dans la discussion spéciale de ce sophisme fondamental. Je +dois me borner à indiquer la considération principale qui prouve +clairement que cette prétendue contemplation directe de l'esprit par +lui-même est une pure illusion.</p> + +<p>On croyait, il y a encore peu de temps, avoir expliqué la vision, en +disant que l'action lumineuse des corps détermine sur la rétine des +tableaux représentatifs des formes et des couleurs extérieures. À cela +les physiologistes ont objecté avec raison que, si c'était comme +<i>images</i> qu'agissaient les impressions lumineuses, il faudrait un autre +oeil pour les regarder. N'en est-il pas encore plus fortement de même +dans le cas présent?</p> + +<p>Il est sensible, en effet, que, par une nécessité invincible, l'esprit +humain peut observer directement tous les phénomènes, excepté les siens +propres. Car, par qui serait faite l'observation? On conçoit, +relativement aux phénomènes moraux, que l'homme puisse s'observer +lui-même sous le rapport des passions qui l'animent, par cette raison +anatomique, que les organes qui en sont le siége sont distincts de ceux +destinés aux fonctions observatrices. Encore même que chacun ait eu +occasion de faire sur lui de telles remarques, elles ne sauraient +évidemment avoir jamais une grande importance scientifique, et le +meilleur moyen de connaître les passions sera-t-il toujours de les +observer en dehors; car tout état de passion très-prononcé, c'est-à -dire +précisément celui qu'il serait le plus essentiel d'examiner, est +nécessairement incompatible avec l'état d'observation. Mais, quant à +observer de la même manière les phénomènes intellectuels pendant qu'ils +s'exécutent, il y a impossibilité manifeste. L'individu pensant ne +saurait se partager en deux, dont l'un raisonnerait, tandis que l'autre +regarderait raisonner. L'organe observé et l'organe observateur étant, +dans ce cas, identiques, comment l'observation pourrait-elle avoir lieu?</p> + +<p>Cette prétendue méthode psychologique est donc radicalement nulle dans +son principe. Aussi, considérons à quels procédés profondément +contradictoires elle conduit immédiatement! D'un côté, on vous +recommande de vous isoler, autant que possible, de toute sensation +extérieure, il faut surtout vous interdire tout travail intellectuel; +car, si vous étiez seulement occupés à faire le calcul le plus simple, +que deviendrait l'observation <i>intérieure</i>? D'un autre côté, après +avoir, enfin, à force de précautions, atteint cet état parfait de +sommeil intellectuel, vous devrez vous occuper à contempler les +opérations qui s'exécuteront dans votre esprit, lorsqu'il ne s'y +passera plus rien! Nos descendans verront sans doute de telles +prétentions transportées un jour sur la scène.</p> + +<p>Les résultats d'une aussi étrange manière de procéder sont parfaitement +conformes au principe. Depuis deux mille ans que les métaphysiciens +cultivent ainsi la psychologie, ils n'ont pu encore convenir d'une seule +proposition intelligible et solidement arrêtée. Ils sont, même +aujourd'hui, partagés en une multitude d'écoles qui disputent sans cesse +sur les premiers élémens de leurs doctrines. L'<i>observation intérieure</i> +engendre presque autant d'opinions divergentes qu'il y a d'individus +croyant s'y livrer.</p> + +<p>Les véritables savans, les hommes voués aux études positives, en sont +encore à demander vainement à ces psychologues de citer une seule +découverte réelle, grande ou petite, qui soit due à cette méthode si +vantée. Ce n'est pas à dire pour cela que tous leurs travaux aient été +absolument sans aucun résultat relativement aux progrès généraux de nos +connaissances, indépendamment du service éminent qu'ils ont rendu en +soutenant l'activité de notre intelligence, à l'époque où elle ne +pouvait pas avoir d'aliment plus substantiel. Mais on peut affirmer que +tout ce qui, dans leurs écrits, ne consiste pas, suivant la judicieuse +expression d'un illustre philosophe positif (M. Cuvier), en métaphores +prises pour des raisonnemens, et présente quelque notion véritable, au +lieu de provenir de leur prétendue méthode, a été obtenu par des +observations effectives sur la marche de l'esprit humain, auxquelles a +dû donner naissance, de temps à autre, le développement des sciences. +Encore même, ces notions si clair-semées, proclamées avec tant +d'emphase, et qui ne sont dues qu'à l'infidélité des psychologues à leur +prétendue méthode, se trouvent-elles le plus souvent ou fort exagérées, +ou très-incomplètes, et bien inférieures aux remarques déjà faites sans +ostentation par les savans sur les procédés qu'ils emploient. Il serait +aisé d'en citer des exemples frappans, si je ne craignais d'accorder ici +trop d'extension à une telle discussion: voyez, entre autres, ce qui est +arrivé pour la théorie des signes.</p> + +<p>Les considérations que je viens d'indiquer, relativement à la science +logique, sont encore plus manifestes, quand on les transporte à l'art +logique.</p> + +<p>En effet, lorsqu'il s'agit, non-seulement de savoir ce que c'est que la +méthode positive, mais d'en avoir une connaissance assez nette et assez +profonde pour en pouvoir faire un usage effectif, c'est en action qu'il +faut la considérer; ce sont les diverses grandes applications déjà +vérifiées que l'esprit humain en a faites qu'il convient d'étudier. En +un mot, ce n'est évidemment que par l'examen philosophique des sciences +qu'il est possible d'y parvenir. La méthode n'est pas susceptible d'être +étudiée séparément des recherches où elle est employée; ou, du moins, ce +n'est là qu'une étude morte, incapable de féconder l'esprit qui s'y +livre. Tout ce qu'on en peut dire de réel, quand on l'envisage +abstraitement, se réduit à des généralités tellement vagues, qu'elles ne +sauraient avoir aucune influence sur le régime intellectuel. Lorsqu'on a +bien établi, en thèse logique, que toutes nos connaissances doivent être +fondées sur l'observation, que nous devons procéder tantôt des faits aux +principes, et tantôt des principes aux faits, et quelques autres +aphorismes semblables, on connaît beaucoup moins nettement la méthode +que celui qui a étudié, d'une manière un peu approfondie, une seule +science positive, même sans intention philosophique. C'est pour avoir +méconnu ce fait essentiel, que nos psychologues sont conduits à prendre +leurs rêveries pour de la science, croyant comprendre la méthode +positive pour avoir lu les préceptes de Bacon ou le discours de +Descartes.</p> + +<p>J'ignore si, plus tard, il deviendra possible de faire <i>à priori</i> un +véritable cours de méthode tout-à -fait indépendant de l'étude +philosophique des sciences; mais je suis bien convaincu que cela est +inexécutable aujourd'hui, les grands procédés logiques ne pouvant encore +être expliqués avec la précision suffisante séparément de leurs +applications. J'ose ajouter, en outre, que lors même qu'une telle +entreprise pourrait être réalisée dans la suite, ce qui, en effet, se +laisse concevoir, ce ne serait jamais néanmoins que par l'étude des +applications régulières des procédés scientifiques qu'on pourrait +parvenir à se former un bon système d'habitudes intellectuelles; ce qui +est pourtant le but essentiel de l'étude de la méthode. Je n'ai pas +besoin d'insister davantage en ce moment sur un sujet qui reviendra +fréquemment dans toute la durée de ce cours, et à l'égard duquel je +présenterai spécialement de nouvelles considérations dans la prochaine +leçon.</p> + +<p>Tel doit être le premier grand résultat direct de la philosophie +positive, la manifestation par expérience des lois que suivent dans leur +accomplissement nos fonctions intellectuelles, et, par suite, la +connaissance précise des règles générales convenables pour procéder +sûrement à la recherche de la vérité.</p> + +<p>Une seconde conséquence, non moins importante, et d'un intérêt bien plus +pressant, qu'est nécessairement destiné à produire aujourd'hui +l'établissement de la philosophie positive définie dans ce discours, +c'est de présider à la refonte générale de notre système d'éducation.</p> + +<p>En effet, déjà les bons esprits reconnaissent unanimement la nécessité +de remplacer notre éducation européenne, encore essentiellement +théologique, métaphysique et littéraire, par une éducation <i>positive</i>, +conforme à l'esprit de notre époque, et adaptée aux besoins de la +civilisation moderne. Les tentatives variées qui se sont multipliées de +plus en plus depuis un siècle, particulièrement dans ces derniers temps, +pour répandre et pour augmenter sans cesse l'instruction positive, et +auxquelles les divers gouvernemens européens se sont toujours associés +avec empressement quand ils n'en ont pas pris l'initiative, témoignent +assez que, de toutes parts, se développe le sentiment spontané de cette +nécessité. Mais, tout en secondant autant que possible ces utiles +entreprises, on ne doit pas se dissimuler que, dans l'état présent de +nos idées, elles ne sont nullement susceptibles d'atteindre leur but +principal, la régénération fondamentale de l'éducation générale. Car, la +spécialité exclusive, l'isolement trop prononcé qui caractérisent encore +notre manière de concevoir et de cultiver les sciences, influent +nécessairement à un haut degré sur la manière de les exposer dans +l'enseignement. Qu'un bon esprit veuille aujourd'hui étudier les +principales branches de la philosophie naturelle, afin de se former un +système général d'idées positives, il sera obligé d'étudier séparément +chacune d'elles d'après le même mode et dans le même détail que s'il +voulait devenir spécialement ou astronome, ou chimiste, etc.; ce qui +rend une telle éducation presque impossible et nécessairement fort +imparfaite, même pour les plus hautes intelligences placées dans les +circonstances les plus favorables. Une telle manière de procéder serait +donc tout-à -fait chimérique, relativement à l'éducation générale. Et +néanmoins celle-ci exige absolument un ensemble de conceptions positives +sur toutes les grandes classes de phénomènes naturels. C'est un tel +ensemble qui doit devenir désormais, sur une échelle plus ou moins +étendue, même dans les masses populaires, la base permanente de toutes +les combinaisons humaines; qui doit, en un mot, constituer l'esprit +général de nos descendans. Pour que la philosophie naturelle puisse +achever la régénération, déjà si préparée, de notre système +intellectuel, il est donc indispensable que les différentes sciences +dont elle se compose, présentées à toutes les intelligences comme les +diverses branches d'un tronc unique, soient réduites d'abord à ce qui +constitue leur esprit, c'est-à -dire, à leurs méthodes principales et à +leurs résultats les plus importans. Ce n'est qu'ainsi que l'enseignement +des sciences peut devenir parmi nous la base d'une nouvelle éducation +générale vraiment rationnelle. Qu'ensuite à cette instruction +fondamentale s'ajoutent les diverses études scientifiques spéciales, +correspondantes aux diverses éducations spéciales qui doivent succéder à +l'éducation générale, cela ne peut évidemment être mis en doute. Mais la +considération essentielle que j'ai voulu indiquer ici consiste en ce que +toutes ces spécialités, même péniblement accumulées, seraient +nécessairement insuffisantes pour renouveler réellement le système de +notre éducation, si elles ne reposaient sur la base préalable de cet +enseignement général, résultat direct de la philosophie positive définie +dans ce discours.</p> + +<p>Non-seulement l'étude spéciale des généralités scientifiques est +destinée à réorganiser l'éducation, mais elle doit aussi contribuer aux +progrès particuliers des diverses sciences positives; ce qui constitue +la troisième propriété fondamentale que je me suis proposé de signaler.</p> + +<p>En effet, les divisions que nous établissons entre nos sciences, sans +être arbitraires, comme quelques-uns le croient, sont essentiellement +artificielles. En réalité, le sujet de toutes nos recherches est un; +nous ne le partageons que dans la vue de séparer les difficultés pour +les mieux résoudre. Il en résulte plus d'une fois que, contrairement à +nos répartitions classiques, des questions importantes exigeraient une +certaine combinaison de plusieurs points de vue spéciaux, qui ne peut +guère avoir lieu dans la constitution actuelle du monde savant; ce qui +expose à laisser ces problèmes sans solution beaucoup plus long-temps +qu'il ne serait nécessaire. Un tel inconvénient doit se présenter +surtout pour les doctrines les plus essentielles de chaque science +positive en particulier. On en peut citer aisément des exemples +très-marquans, que je signalerai soigneusement, à mesure que le +développement naturel de ce cours nous les présentera.</p> + +<p>J'en pourrais citer, dans le passé, un exemple éminemment mémorable, en +considérant l'admirable conception de Descartes relative à la géométrie +analytique. Cette découverte fondamentale, qui a changé la face de la +science mathématique, et dans laquelle on doit voir le véritable germe +de tous les grands progrès ultérieurs, qu'est-elle autre chose que le +résultat d'un rapprochement établi entre deux sciences, conçues +jusqu'alors d'une manière isolée? Mais l'observation sera plus décisive +en la faisant porter sur des questions encore pendantes.</p> + +<p>Je me bornerai ici à choisir dans la chimie, la doctrine si importante +des proportions définies. Certainement, la mémorable discussion élevée +de nos jours, relativement au principe fondamental de cette théorie, ne +saurait encore, quelles que soient les apparences, être regardée comme +irrévocablement terminée. Car, ce n'est pas là , ce me semble, une simple +question de chimie. Je crois pouvoir avancer que, pour obtenir à cet +égard une décision vraiment définitive, c'est-à -dire, pour déterminer si +nous devons regarder comme une loi de la nature que les molécules se +combinent nécessairement en nombres fixes, il sera indispensable de +réunir le point de vue chimique avec le point de vue physiologique. Ce +qui l'indique, c'est que, de l'aveu même des illustres chimistes qui ont +le plus puissamment contribué à la formation de cette doctrine, on peut +dire tout au plus qu'elle se vérifie constamment dans la composition des +corps inorganiques; mais elle se trouve au moins aussi constamment en +défaut dans les composés organiques, auxquels il semble jusqu'à présent +tout-à -fait impossible de l'étendre. Or, avant d'ériger cette théorie en +un principe réellement fondamental, ne faudra-t-il pas d'abord s'être +rendu compte de cette immense exception? Ne tiendrait-elle pas à ce même +caractère général, propre à tous les corps organisés, qui fait que, +dans aucun de leurs phénomènes, il n'y a lieu à concevoir des nombres +invariables? Quoi qu'il en soit, un ordre tout nouveau de +considérations, appartenant également à la chimie et à la physiologie, +est évidemment nécessaire pour décider finalement, d'une manière +quelconque, cette grande question de philosophie naturelle.</p> + +<p>Je crois convenable d'indiquer encore ici un second exemple de même +nature, mais qui, se rapportant à un sujet de recherches bien plus +particulier, est encore plus concluant pour montrer l'importance +spéciale de la philosophie positive dans la solution des questions qui +exigent la combinaison de plusieurs sciences. Je le prends aussi dans la +chimie. Il s'agit de la question encore indécise, qui consiste à +déterminer si l'azote doit être regardé, dans l'état présent de nos +connaissances, comme un corps simple ou comme un corps composé. Vous +savez par quelles considérations purement chimiques l'illustre Berzélius +est parvenu à balancer l'opinion de presque tous les chimistes actuels, +relativement à la simplicité de ce gaz. Mais ce que je ne dois pas +négliger de faire particulièrement remarquer, c'est l'influence exercée +à ce sujet sur l'esprit de M. Berzélius, comme il en fait lui-même le +précieux aveu, par cette observation physiologique, que les animaux qui +se nourrissent de matières non azotées renferment dans la composition de +leurs tissus tout autant d'azote que les animaux carnivores. Il est +clair, en effet, d'après cela, que pour décider réellement si l'azote +est ou non un corps simple, il faudra nécessairement faire intervenir la +physiologie, et combiner avec les considérations chimiques proprement +dites, une série de recherches neuves sur la relation entre la +composition des corps vivans et leur mode d'alimentation.</p> + +<p>Il serait maintenant superflu de multiplier davantage les exemples de +ces problèmes de nature multiple, qui ne sauraient être résolus que par +l'intime combinaison de plusieurs sciences cultivées aujourd'hui d'une +manière tout-à -fait indépendantes. Ceux que je viens de citer suffisent +pour faire sentir, en général, l'importance de la fonction que doit +remplir dans le perfectionnement de chaque science naturelle en +particulier la philosophie positive, immédiatement destinée à organiser +d'une manière permanente de telles combinaisons, qui ne pourraient se +former convenablement sans elle.</p> + +<p>Enfin, une quatrième et dernière propriété fondamentale que je dois +faire remarquer dès ce moment dans ce que j'ai appelé la philosophie +positive, et qui doit sans doute lui mériter plus que toute autre +l'attention générale, puisqu'elle est aujourd'hui la plus importante +pour la pratique, c'est qu'elle peut être considérée comme la seule base +solide de la réorganisation sociale qui doit terminer l'état de crise +dans lequel se trouvent depuis si long-temps les nations les plus +civilisées. La dernière partie de ce cours sera spécialement consacrée à +établir cette proposition, en la développant dans toute son étendue. +Mais l'esquisse générale du grand tableau que j'ai entrepris d'indiquer +dans ce discours manquerait d'un de ses élémens les plus +caractéristiques, si je négligeais de signaler ici une considération +aussi essentielle.</p> + +<p>Quelques réflexions bien simples suffiront pour justifier ce qu'une +telle qualification paraît d'abord présenter de trop ambitieux.</p> + +<p>Ce n'est pas aux lecteurs de cet ouvrage que je croirai jamais devoir +prouver que les idées gouvernent et bouleversent le monde, ou, en +d'autres termes, que tout le mécanisme social repose finalement sur des +opinions. Ils savent surtout que la grande crise politique et morale des +sociétés actuelles tient, en dernière analyse, à l'anarchie +intellectuelle. Notre mal le plus grave consiste, en effet, dans cette +profonde divergence qui existe maintenant entre tous les esprits +relativement à toutes les maximes fondamentales dont la fixité est la +première condition d'un véritable ordre social. Tant que les +intelligences individuelles n'auront pas adhéré par un assentiment +unanime à un certain nombre d'idées générales capables de former une +doctrine sociale commune, on ne peut se dissimuler que l'état des +nations restera, de toute nécessité, essentiellement révolutionnaire, +malgré tous les palliatifs politiques qui pourront être adoptés, et ne +comportera réellement que des institutions provisoires. Il est également +certain que si cette réunion des esprits dans une même communion de +principes peut une fois être obtenue, les institutions convenables en +découleront nécessairement, sans donner lieu à aucune secousse grave, le +plus grand désordre étant déjà dissipé par ce seul fait. C'est donc là +que doit se porter principalement l'attention de tous ceux qui sentent +l'importance d'un état de choses vraiment normal.</p> + +<p>Maintenant, du point de vue élevé où nous ont placés graduellement les +diverses considérations indiquées dans ce discours, il est aisé à la +fois et de caractériser nettement dans son intime profondeur l'état +présent des sociétés, et d'en déduire par quelle voie on peut le changer +essentiellement. En me rattachant à la loi fondamentale énoncée au +commencement de ce discours, je crois pouvoir résumer exactement toutes +les observations relatives à la situation actuelle de la société, en +disant simplement que le désordre actuel des intelligences tient, en +dernière analyse, à l'emploi simultané des trois philosophies +radicalement incompatibles: la philosophie théologique, la philosophie +métaphysique et la philosophie positive. Il est clair, en effet, que si +l'une quelconque de ces trois philosophies obtenait en réalité une +prépondérance universelle et complète, il y aurait un ordre social +déterminé, tandis que le mal consiste surtout dans l'absence de toute +véritable organisation. C'est la coexistence de ces trois philosophies +opposées qui empêche absolument de s'entendre sur aucun point essentiel. +Or, si cette manière de voir est exacte, il ne s'agit plus que de savoir +laquelle des trois philosophies peut et doit prévaloir par la nature des +choses; tout homme sensé devra ensuite, quelles qu'aient pu être, avant +l'analyse de la question, ses opinions particulières, s'efforcer de +concourir à son triomphe. La recherche étant une fois réduite à ces +termes simples, elle ne paraît pas devoir rester long-temps incertaine; +car il est évident, par toutes sortes de raisons dont j'ai indiqué dans +ce discours quelques-unes des principales, que la philosophie positive +est seule destinée à prévaloir selon le cours ordinaire des choses. +Seule elle a été, depuis une longue suite de siècles, constamment en +progrès, tandis que ses antagonistes ont été constamment en décadence. +Que ce soit à tort ou à raison, peu importe; le fait général est +incontestable, et il suffit. On peut le déplorer, mais non le détruire, +ni par conséquent le négliger, sous peine de ne se livrer qu'à des +spéculations illusoires. Cette révolution générale de l'esprit humain +est aujourd'hui presque entièrement accomplie: il ne reste plus, comme +je l'ai expliqué, qu'à compléter la philosophie positive en y comprenant +l'étude des phénomènes sociaux, et ensuite à la résumer en un seul corps +de doctrine homogène. Quand ce double travail sera suffisamment avancé, +le triomphe définitif de la philosophie positive aura lieu spontanément, +et rétablira l'ordre dans la société. La préférence si prononcée que +presque tous les esprits, depuis les plus élevés jusqu'aux plus +vulgaires, accordent aujourd'hui aux connaissances positives sur les +conceptions vagues et mystiques, présage assez l'accueil que recevra +cette philosophie, lorsqu'elle aura acquis la seule qualité qui lui +manque encore, un caractère de généralité convenable.</p> + +<p>En résumé, la philosophie théologique et la philosophie métaphysique se +disputent aujourd'hui la tâche, trop supérieure aux forces de l'une et +de l'autre, de réorganiser la société: c'est entre elles seules que +subsiste encore la lutte, sous ce rapport. La philosophie positive n'est +intervenue jusqu'ici dans la contestation que pour les critiquer toutes +deux, et elle s'en est assez bien acquittée pour les discréditer +entièrement. Mettons-la enfin en état de prendre un rôle actif, sans +nous inquiéter plus long-temps de débats devenus inutiles. Complétant la +vaste opération intellectuelle commencée par Bacon, par Descartes et par +Galilée, construisons directement le système d'idées générales que cette +philosophie est désormais destinée à faire indéfiniment prévaloir dans +l'espèce humaine, et la crise révolutionnaire qui tourmente les peuples +civilisés sera essentiellement terminée.</p> + +<p>Tels sont les quatre points de vue principaux sous lesquels j'ai cru +devoir indiquer dès ce moment l'influence salutaire de la philosophie +positive, pour servir de complément essentiel à la définition générale +que j'ai essayé d'en exposer.</p> + +<p>Avant de terminer, je désire appeler un instant l'attention sur une +dernière réflexion qui me semble convenable pour éviter, autant que +possible, qu'on se forme d'avance une opinion erronée de la nature de ce +cours.</p> + +<p>En assignant pour but à la philosophie positive de résumer en un seul +corps de doctrine homogène l'ensemble des connaissances acquises, +relativement aux différens ordres de phénomènes naturels, il était loin +de ma pensée de vouloir procéder à l'étude générale de ces phénomènes en +les considérant tous comme des effets divers d'un principe unique, comme +assujétis à une seule et même loi. Quoique je doive traiter +spécialement cette question dans la prochaine leçon, je crois devoir, +dès à présent, en faire la déclaration, afin de prévenir les reproches +très-mal fondés que pourraient m'adresser ceux qui, sur un faux aperçu, +classeraient ce cours parmi ces tentatives d'explication universelle +qu'on voit éclore journellement de la part d'esprits entièrement +étrangers aux méthodes et aux connaissances scientifiques. Il ne s'agit +ici de rien de semblable; et le développement de ce cours en fournira la +preuve manifeste à tous ceux chez lesquels les éclaircissemens contenus +dans ce discours auraient pu laisser quelques doutes à cet égard.</p> + +<p>Dans ma profonde conviction personnelle, je considère ces entreprises +d'explication universelle de tous les phénomènes par une loi unique +comme éminemment chimériques, même quand elles sont tentées par les +intelligences les plus compétentes. Je crois que les moyens de l'esprit +humain sont trop faibles, et l'univers trop compliqué pour qu'une telle +perfection scientifique soit jamais à notre portée, et je pense, +d'ailleurs, qu'on se forme généralement une idée très-exagérée des +avantages qui en résulteraient nécessairement, si elle était possible. +Dans tous les cas, il me semble évident que, vu l'état présent de nos +connaissances, nous en sommes encore beaucoup trop loin pour que de +telles tentatives puissent être raisonnables avant un laps de temps +considérable. Car, si on pouvait espérer d'y parvenir, ce ne pourrait +être, suivant moi, qu'en rattachant tous les phénomènes naturels à la +loi positive la plus générale que nous connaissions, la loi de la +gravitation, qui lie déjà tous les phénomènes astronomiques à une partie +de ceux de la physique terrestre. Laplace a exposé effectivement une +conception par laquelle on pourrait ne voir dans les phénomènes +chimiques que de simples effets moléculaires de l'attraction +newtonienne, modifiée par la figure et la position mutuelle des atomes. +Mais, outre l'indétermination dans laquelle resterait probablement +toujours cette conception, par l'absence des données essentielles +relatives à la constitution intime des corps, il est presque certain que +la difficulté de l'appliquer serait telle, qu'on serait obligé de +maintenir, comme artificielle, la division aujourd'hui établie comme +naturelle entre l'astronomie et la chimie. Aussi Laplace n'a-t-il +présenté cette idée que comme un simple jeu philosophique, incapable +d'exercer réellement aucune influence utile sur les progrès de la +science chimique. Il y a plus, d'ailleurs; car, même en supposant +vaincue cette insurmontable difficulté, on n'aurait pas encore atteint à +l'unité scientifique, puisqu'il faudrait ensuite tenter de rattacher à +la même loi l'ensemble des phénomènes physiologiques; ce qui, certes, ne +serait pas la partie la moins difficile de l'entreprise. Et, néanmoins, +l'hypothèse que nous venons de parcourir serait, tout bien considéré, la +plus favorable à cette unité si désirée.</p> + +<p>Je n'ai pas besoin de plus grands détails pour achever de convaincre que +le but de ce cours n'est nullement de présenter tous les phénomènes +naturels comme étant au fond identiques, sauf la variété des +circonstances. La philosophie positive serait sans doute plus parfaite +s'il pouvait en être ainsi. Mais cette condition n'est nullement +nécessaire à sa formation systématique, non plus qu'à la réalisation des +grandes et heureuses conséquences que nous l'avons vue destinée à +produire. Il n'y a d'unité indispensable pour cela que l'unité de +méthode, laquelle peut et doit évidemment exister, et se trouve déjà +établie en majeure partie. Quant à la doctrine, il n'est pas nécessaire +qu'elle soit une; il suffit qu'elle soit homogène. C'est donc sous le +double point de vue de l'unité des méthodes et de l'homogénéité des +doctrines que nous considérerons, dans ce cours, les différentes classes +de théories positives. Tout en tendant à diminuer, le plus possible, le +nombre des lois générales nécessaires à l'explication positive des +phénomènes naturels, ce qui est, en effet, le but philosophique de la +science, nous regarderons comme téméraire d'aspirer jamais, même pour +l'avenir le plus éloigné, à les réduire rigoureusement à une seule.</p> + +<p>J'ai tenté, dans ce discours, de déterminer, aussi exactement qu'il a +été en mon pouvoir, le but, l'esprit et l'influence de la philosophie +positive. J'ai donc marqué le terme vers lequel ont toujours tendu et +tendront sans cesse tous mes travaux, soit dans ce cours, soit de toute +autre manière. Personne n'est plus profondément convaincu que moi de +l'insuffisance de mes forces intellectuelles, fussent-elles même +très-supérieures à leur valeur réelle, pour répondre à une tâche aussi +vaste et aussi élevée. Mais ce qui ne peut être fait ni par un seul +esprit, ni en une seule vie, un seul peut le proposer nettement. Telle +est toute mon ambition.</p> + +<p>Ayant exposé le véritable but de ce cours, c'est-à -dire fixé le point de +vue sous lequel je considérerai les diverses branches principales de la +philosophie naturelle, je compléterai, dans la leçon prochaine, ces +prolégomènes généraux, en passant à l'exposition du plan, c'est-à -dire à +la détermination de l'ordre encyclopédique qu'il convient d'établir +entre les diverses classes des phénomènes naturels, et par conséquent +entre les sciences positives correspondantes.</p> +<a name="l2" id="l2"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>DEUXIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Exposition du plan de ce cours, ou considérations générales +sur la hiérarchie des sciences positives.</p> + +<p>Après avoir caractérisé aussi exactement que possible, dans la leçon +précédente, les considérations à présenter dans ce cours sur toutes les +branches principales de la philosophie naturelle, il faut déterminer +maintenant le plan que nous devons suivre, c'est-à -dire, la +classification rationnelle la plus convenable à établir entre les +différentes sciences positives fondamentales, pour les étudier +successivement sous le point de vue que nous avons fixé. Cette seconde +discussion générale est indispensable pour achever de faire connaître +dès l'origine le véritable esprit de ce cours.</p> + +<p>On conçoit aisément d'abord qu'il ne s'agit pas ici de faire la +critique, malheureusement trop facile, des nombreuses classifications +qui ont été proposées successivement depuis deux siècles, pour le +système général des connaissances humaines, envisagé dans toute son +étendue. On est aujourd'hui bien convaincu que toutes les échelles +encyclopédiques construites, comme celles de Bacon et de d'Alembert, +d'après une distinction quelconque des diverses facultés de l'esprit +humain, sont par cela seul radicalement vicieuses, même quand cette +distinction n'est pas, comme il arrive souvent, plus subtile que réelle; +car, dans chacune de ses sphères d'activité, notre entendement emploie +simultanément toutes ses facultés principales. Quant à toutes les autres +classifications proposées, il suffira d'observer que les différentes +discussions élevées à ce sujet ont eu pour résultat définitif de montrer +dans chacune des vices fondamentaux, tellement qu'aucune n'a pu obtenir +un assentiment unanime, et qu'il existe à cet égard presqu'autant +d'opinions que d'individus. Ces diverses tentatives ont même été, en +général, si mal conçues, qu'il en est résulté involontairement dans la +plupart des bons esprits une prévention défavorable contre toute +entreprise de ce genre.</p> + +<p>Sans nous arrêter davantage sur un fait si bien constaté, il est plus +essentiel d'en rechercher la cause. Or, on peut aisément s'expliquer la +profonde imperfection de ces tentatives encyclopédiques, si souvent +renouvelées jusqu'ici. Je n'ai pas besoin de faire observer que, depuis +le discrédit général dans lequel sont tombés les travaux de cette nature +par suite du peu de solidité des premiers projets, ces classifications +ne sont conçues le plus souvent que par des esprits presque entièrement +étrangers à la connaissance des objets à classer. Sans avoir égard à +cette considération personnelle, il en est une beaucoup plus importante, +puisée dans la nature même du sujet, et qui montre clairement pourquoi +il n'a pas été possible jusqu'ici de s'élever à une conception +encyclopédique véritablement satisfaisante. Elle consiste dans le défaut +d'homogénéité qui a toujours existé jusqu'à ces derniers temps entre les +différentes parties du système intellectuel, les unes étant +successivement devenues positives, tandis que les autres restaient +théologiques ou métaphysiques. Dans un état de choses aussi incohérent, +il était évidemment impossible d'établir aucune classification +rationnelle. Comment parvenir à disposer, dans un système unique, des +conceptions aussi profondément contradictoires? c'est une difficulté +contre laquelle sont venus échouer nécessairement tous les +classificateurs, sans qu'aucun l'ait aperçue distinctement. Il était +bien sensible néanmoins, pour quiconque eût bien connu la véritable +situation de l'esprit humain, qu'une telle entreprise était prématurée, +et qu'elle ne pourrait être tentée avec succès que lorsque toutes nos +conceptions principales seraient devenues positives.</p> + +<p>Cette condition fondamentale pouvant maintenant être regardée comme +remplie, d'après les explications données dans la leçon précédente, il +est dès lors possible de procéder à une disposition vraiment rationnelle +et durable d'un système dont toutes les parties sont enfin devenues +homogènes.</p> + +<p>D'un autre côté, la théorie générale des classifications, établie dans +ces derniers temps par les travaux philosophiques des botanistes et des +zoologistes, permet d'espérer un succès réel dans un semblable travail, +en nous offrant un guide certain par le véritable principe fondamental +de l'art de classer, qui n'avait jamais été conçu distinctement +jusqu'alors. Ce principe est une conséquence nécessaire de la seule +application directe de la méthode positive à la question même des +classifications, qui, comme toute autre, doit être traitée par +observation, au lieu d'être résolue par des considérations <i>à priori</i>. +Il consiste en ce que la classification doit ressortir de l'étude même +des objets à classer, et être déterminée par les affinités réelles et +l'enchaînement naturel qu'ils présentent, de telle sorte que cette +classification soit elle-même l'expression du fait le plus général, +manifesté par la comparaison approfondie des objets qu'elle embrasse.</p> + +<p>Appliquant cette règle fondamentale au cas actuel, c'est donc d'après la +dépendance mutuelle qui a lieu effectivement entre les diverses sciences +positives, que nous devons procéder à leur classification; et cette +dépendance, pour être réelle, ne peut résulter que de celle des +phénomènes correspondans.</p> + +<p>Mais avant d'exécuter, dans un tel esprit d'observation, cette +importante opération encyclopédique, il est indispensable, pour ne pas +nous égarer dans un travail trop étendu, de circonscrire avec plus de +précision que nous ne l'avons fait jusqu'ici, le sujet propre de la +classification proposée.</p> + +<p>Tous les travaux humains sont, ou de spéculation, ou d'action. Ainsi, la +division la plus générale de nos connaissances réelles consiste à les +distinguer en théoriques et pratiques. Si nous considérons d'abord cette +première division, il est évident que c'est seulement des connaissances +théoriques qu'il doit être question dans un cours de la nature de +celui-ci; car, il ne s'agit point d'observer le système entier des +notions humaines, mais uniquement celui des conceptions fondamentales +sur les divers ordres de phénomènes, qui fournissent une base solide à +toutes nos autres combinaisons quelconques, et qui ne sont, à leur tour, +fondées sur aucun système intellectuel antécédent. Or, dans un tel +travail, c'est la spéculation qu'il faut considérer, et non +l'application, si ce n'est en tant que celle-ci peut éclaircir la +première. C'est là probablement ce qu'entendait Bacon, quoique fort +imparfaitement, par cette <i>philosophie première</i> qu'il indique comme +devant être extraite de l'ensemble des sciences, et qui a été si +diversement et toujours si étrangement conçue par les métaphysiciens qui +ont entrepris de commenter sa pensée.</p> + +<p>Sans doute, quand on envisage l'ensemble complet des travaux de tout +genre de l'espèce humaine, on doit concevoir l'étude de la nature comme +destinée à fournir la véritable base rationnelle de l'action de l'homme +sur la nature, puisque la connaissance des lois des phénomènes, dont le +résultat constant est de nous les faire prévoir, peut seule évidemment +nous conduire, dans la vie active, à les modifier à notre avantage les +uns par les autres. Nos moyens naturels et directs pour agir sur les +corps qui nous entourent sont extrêmement faibles, et tout-à -fait +disproportionnés à nos besoins. Toutes les fois que nous parvenons à +exercer une grande action, c'est seulement parce que la connaissance des +lois naturelles nous permet d'introduire parmi les circonstances +déterminées sous l'influence desquelles s'accomplissent les divers +phénomènes, quelques élémens modificateurs, qui, quelque faibles qu'ils +soient en eux-mêmes, suffisent, dans certains cas, pour faire tourner à +notre satisfaction les résultats définitifs de l'ensemble des causes +extérieures. En résumé, <i>science, d'où prévoyance; prévoyance, d'où +action</i>: telle est la formule très-simple qui exprime, d'une manière +exacte, la relation générale de la <i>science</i> et de l'<i>art</i>, en prenant +ces deux expressions dans leur acception totale.</p> + +<p>Mais, malgré l'importance capitale de cette relation, qui ne doit jamais +être méconnue, ce serait se former des sciences une idée bien imparfaite +que de les concevoir seulement comme les bases des arts, et c'est à quoi +malheureusement on n'est que trop enclin de nos jours. Quels que soient +les immenses services rendus à l'<i>industrie</i> par les théories +scientifiques, quoique, suivant l'énergique expression de Bacon, la +puissance soit nécessairement proportionnée à la connaissance, nous ne +devons pas oublier que les sciences ont, avant tout, une destination +plus directe et plus élevée, celle de satisfaire au besoin fondamental +qu'éprouve notre intelligence de connaître les lois des phénomènes. Pour +sentir combien ce besoin est profond et impérieux, il suffit de penser +un instant aux effets physiologiques de l'<i>étonnement</i>, et de considérer +que la sensation la plus terrible que nous puissions éprouver est celle +qui se produit toutes les fois qu'un phénomène nous semble s'accomplir +contradictoirement aux lois naturelles qui nous sont familières. Ce +besoin de disposer les faits dans un ordre que nous puissions concevoir +avec facilité (ce qui est l'objet propre de toutes les théories +scientifiques) est tellement inhérent à notre organisation, que, si nous +ne parvenions pas à le satisfaire par des conceptions positives, nous +retournerions inévitablement aux explications théologiques et +métaphysiques auxquelles il a primitivement donné naissance, comme je +l'ai exposé dans la dernière leçon.</p> + +<p>J'ai cru devoir signaler expressément dès ce moment une considération +qui se reproduira fréquemment dans toute la suite de ce cours, afin +d'indiquer la nécessité de se prémunir contre la trop grande influence +des habitudes actuelles qui tendent à empêcher qu'on se forme des idées +justes et nobles de l'importance et de la destination des sciences. Si +la puissance prépondérante de notre organisation ne corrigeait, même +involontairement, dans l'esprit des savans, ce qu'il y a sous ce +rapport d'incomplet et d'étroit dans la tendance générale de notre +époque, l'intelligence humaine, réduite à ne s'occuper que de recherches +susceptibles d'une utilité pratique immédiate, se trouverait par cela +seul, comme l'a très-justement remarqué Condorcet, tout-à -fait arrêtée +dans ses progrès, même à l'égard de ces applications auxquelles on +aurait imprudemment sacrifié les travaux purement spéculatifs; car, les +applications les plus importantes dérivent constamment de théories +formées dans une simple intention scientifique, et qui souvent ont été +cultivées pendant plusieurs siècles sans produire aucun résultat +pratique. On en peut citer un exemple bien remarquable dans les belles +spéculations des géomètres grecs sur les sections coniques, qui, après +une longue suite de générations, ont servi, en déterminant la rénovation +de l'astronomie, à conduire finalement l'art de la navigation au degré +de perfectionnement qu'il a atteint dans ces derniers temps, et auquel +il ne serait jamais parvenu sans les travaux si purement théoriques +d'Archimède et d'Apollonius; tellement que Condorcet a pu dire avec +raison à cet égard: le matelot, qu'une exacte observation de la +longitude préserve du naufrage, doit la vie à une théorie conçue, deux +mille ans auparavant, par des hommes de génie qui avaient en vue de +simples spéculations géométriques.</p> + +<p>Il est donc évident qu'après avoir conçu, d'une manière générale, +l'étude de la nature comme servant de base rationnelle à l'action sur la +nature, l'esprit humain doit procéder aux recherches théoriques, en +faisant complétement abstraction de toute considération pratique; car, +nos moyens pour découvrir la vérité sont tellement faibles, que si nous +ne les concentrions pas exclusivement vers ce but, et si, en cherchant +la vérité, nous nous imposions en même temps la condition étrangère d'y +trouver une utilité pratique immédiate, il nous serait presque toujours +impossible d'y parvenir.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, il est certain que l'ensemble de nos connaissances +sur la nature, et celui des procédés que nous en déduisons pour la +modifier à notre avantage, forment deux systèmes essentiellement +distincts par eux-mêmes, qu'il est convenable de concevoir et de +cultiver séparément. En outre, le premier système étant la base du +second, c'est évidemment celui qu'il convient de considérer d'abord dans +une étude méthodique, même quand on se proposerait d'embrasser la +totalité des connaissances humaines, tant d'application que de +spéculation. Ce système théorique me paraît devoir constituer +exclusivement aujourd'hui le sujet d'un cours vraiment rationnel de +philosophie positive: c'est ainsi du moins que je le conçois. Sans +doute, il serait possible d'imaginer un cours plus étendu, portant à la +fois sur les généralités théoriques et sur les généralités pratiques. +Mais je ne pense pas qu'une telle entreprise, même indépendamment de son +étendue, puisse être convenablement tentée dans l'état présent de +l'esprit humain. Elle me semble, en effet, exiger préalablement un +travail très-important et d'une nature toute particulière, qui n'a pas +encore été fait, celui de former, d'après les théories scientifiques +proprement dites, les conceptions spéciales destinées à servir de bases +directes aux procédés généraux de la pratique.</p> + +<p>Au degré de développement déjà atteint par notre intelligence, ce n'est +pas immédiatement que les sciences s'appliquent aux arts, du moins dans +les cas les plus parfaits; il existe entre ces deux ordres d'idées un +ordre moyen, qui, encore mal déterminé dans son caractère philosophique, +est déjà plus sensible quand on considère la classe sociale qui s'en +occupe spécialement. Entre les savans proprement dits et les directeurs +effectifs des travaux productifs il commence à se former de nos jours +une classe intermédiaire, celle des <i>ingénieurs</i>, dont la destination +spéciale est d'organiser les relations de la théorie et de la pratique. +Sans avoir aucunement en vue le progrès des connaissances scientifiques, +elle les considère dans leur état présent pour en déduire les +applications industrielles dont elles sont susceptibles. Telle est, du +moins, la tendance naturelle des choses, quoiqu'il y ait encore à cet +égard beaucoup de confusion. Le corps de doctrine propre à cette classe +nouvelle, et qui doit constituer les véritables théories directes des +différens arts, pourrait, sans doute, donner lieu à des considérations +philosophiques d'un grand intérêt et d'une importance réelle. Mais, un +travail qui les embrasserait conjointement avec celles fondées sur les +sciences proprement dites, serait aujourd'hui tout-à -fait prématuré; +car, ces doctrines intermédiaires entre la théorie pure et la pratique +directe ne sont point encore formées: il n'en existe jusqu'ici que +quelques élémens imparfaits relatifs aux sciences et aux arts les plus +avancés, et qui permettent seulement de concevoir la nature et la +possibilité de semblables travaux pour l'ensemble des opérations +humaines. C'est ainsi, pour en citer ici l'exemple le plus important, +qu'on doit envisager la belle conception de Monge, relativement à la +géométrie descriptive, qui n'est réellement autre chose qu'une théorie +générale des arts de construction. J'aurai soin d'indiquer +successivement le petit nombre d'idées analogues déjà formées et de +faire apprécier leur importance, à mesure que le développement naturel +de ce cours nous les présentera. Mais il est clair que des conceptions +jusqu'à présent aussi incomplètes ne doivent point entrer, comme partie +essentielle, dans un cours de philosophie positive qui ne doit +comprendre, autant que possible, que des doctrines ayant un caractère +fixe et nettement déterminé.</p> + +<p>On concevra d'autant mieux la difficulté de construire ces doctrines +intermédiaires que je viens d'indiquer, si l'on considère que chaque art +dépend non-seulement d'une certaine science correspondante, mais à la +fois de plusieurs, tellement que les arts les plus importans empruntent +des secours directs à presque toutes les diverses sciences principales. +C'est ainsi que la véritable théorie de l'agriculture, pour me borner au +cas le plus essentiel, exige une intime combinaison de connaissances +physiologiques, chimiques, physiques et même astronomiques et +mathématiques: il en est de même des beaux-arts. On aperçoit aisément, +d'après cette considération, pourquoi ces théories n'ont pu encore être +formées, puisqu'elles supposent le développement préalable de toutes les +différentes sciences fondamentales. Il en résulte également un nouveau +motif de ne pas comprendre un tel ordre d'idées dans un cours de +philosophie positive, puisque, loin de pouvoir contribuer à la formation +systématique de cette philosophie, les théories générales propres aux +différens arts principaux doivent, au contraire, comme nous le voyons, +être vraisemblablement plus tard une des conséquences les plus utiles de +sa construction.</p> + +<p>En résumé, nous ne devons donc considérer dans ce cours que les théories +scientifiques et nullement leurs applications. Mais avant de procéder à +la classification méthodique de ses différentes parties, il me reste à +exposer, relativement aux sciences proprement dites, une distinction +importante, qui achèvera de circonscrire nettement le sujet propre de +l'étude que nous entreprenons.</p> + +<p>Il faut distinguer, par rapport à tous les ordres de phénomènes, deux +genres de sciences naturelles: les unes abstraites, générales, ont pour +objet la découverte des lois qui régissent les diverses classes de +phénomènes, en considérant tous les cas qu'on peut concevoir; les autres +concrètes, particulières, descriptives, et qu'on désigne quelquefois +sous le nom de sciences naturelles proprement dites, consistent dans +l'application de ces lois à l'histoire effective des différens êtres +existans. Les premières sont donc fondamentales, c'est sur elles +seulement que porteront nos études dans ce cours; les autres, quelle que +soit leur importance propre, ne sont réellement que secondaires, et ne +doivent point, par conséquent, faire partie d'un travail que son +extrême étendue naturelle nous oblige à réduire au moindre développement +possible.</p> + +<p>La distinction précédente ne peut présenter aucune obscurité aux esprits +qui ont quelque connaissance spéciale des différentes sciences +positives, puisqu'elle est à peu près l'équivalent de celle qu'on énonce +ordinairement dans presque tous les traités scientifiques en comparant +la physique dogmatique à l'histoire naturelle proprement dite. Quelques +exemples suffiront d'ailleurs pour rendre sensible cette division, dont +l'importance n'est pas encore convenablement appréciée.</p> + +<p>On pourra d'abord l'apercevoir très-nettement en comparant, d'une part, +la physiologie générale, et, d'une autre part, la zoologie et la +botanique proprement dites. Ce sont évidemment, en effet, deux travaux +d'un caractère fort distinct, que d'étudier, en général, les lois de la +vie, ou de déterminer le mode d'existence de chaque corps vivant, en +particulier. Cette seconde étude, en outre, est nécessairement fondée +sur la première.</p> + +<p>Il en est de même de la chimie, par rapport à la minéralogie; la +première est évidemment la base rationnelle de la seconde. Dans la +chimie, on considère toutes les combinaisons possibles des molécules, +et dans toutes les circonstances imaginables; dans la minéralogie, on +considère seulement celles de ces combinaisons qui se trouvent réalisées +dans la constitution effective du globe terrestre, et sous l'influence +des seules circonstances qui lui sont propres. Ce qui montre clairement +la différence du point de vue chimique et du point de vue minéralogique, +quoique les deux sciences portent sur les mêmes objets, c'est que la +plupart des faits envisagés dans la première n'ont qu'une existence +artificielle, de telle manière qu'un corps, comme le chlore ou le +potassium, pourra avoir une extrême importance en chimie par l'étendue +et l'énergie de ses affinités, tandis qu'il n'en aura presque aucune en +minéralogie; et réciproquement, un composé, tel que le granit ou le +quartz, sur lequel porte la majeure partie des considérations +minéralogiques, n'offrira, sous le rapport chimique, qu'un intérêt +très-médiocre.</p> + +<p>Ce qui rend, en général, plus sensible encore la nécessité logique de +cette distinction fondamentale entre les deux grandes sections de la +philosophie naturelle, c'est que non-seulement chaque section de la +physique concrète suppose la culture préalable de la section +correspondante de la physique abstraite, mais qu'elle exige même la +connaissance des lois générales relatives à tous les ordres de +phénomènes. Ainsi, par exemple, non seulement l'étude spéciale de la +terre, considérée sous tous les points de vue qu'elle peut présenter +effectivement, exige la connaissance préalable de la physique et de la +chimie, mais elle ne peut être faite convenablement, sans y introduire, +d'une part, les connaissances astronomiques, et même, d'une autre part, +les connaissances physiologiques; en sorte qu'elle tient au système +entier des sciences fondamentales. Il en est de même de chacune des +sciences naturelles proprement dites. C'est précisément pour ce motif +que la <i>physique concrète</i> a fait jusqu'à présent si peu de progrès +réels, car elle n'a pu commencer à être étudiée d'une manière vraiment +rationnelle qu'après la <i>physique abstraite</i>, et lorsque toutes les +diverses branches principales de celle-ci ont pris leur caractère +définitif, ce qui n'a eu lieu que de nos jours. Jusqu'alors on n'a pu +recueillir à ce sujet que des matériaux plus ou moins incohérens, qui +sont même encore fort incomplets. Les faits connus ne pourront être +coordonnés de manière à former de véritables théories spéciales des +différens êtres de l'univers, que lorsque la distinction fondamentale +rappelée ci-dessus, sera plus profondément sentie et plus régulièrement +organisée, et que, par suite, les savans particulièrement livrés à +l'étude des sciences naturelles proprement dites, auront reconnu la +nécessité de fonder leurs recherches sur une connaissance approfondie de +toutes les sciences fondamentales, condition qui est encore aujourd'hui +fort loin d'être convenablement remplie.</p> + +<p>L'examen de cette condition confirme nettement pourquoi nous devons, +dans ce cours de philosophie positive, réduire nos considérations à +l'étude des sciences générales, sans embrasser en même temps les +sciences descriptives ou particulières. On voit naître ici, en effet, +une nouvelle propriété essentielle de cette étude propre des généralités +de la physique abstraite; c'est de fournir la base rationnelle d'une +physique concrète vraiment systématique. Ainsi, dans l'état présent de +l'esprit humain, il y aurait une sorte de contradiction à vouloir +réunir, dans un seul et même cours, les deux ordres de sciences. On peut +dire, de plus, que quand même la physique concrète aurait déjà atteint +le degré de perfectionnement de la physique abstraite, et que, par +suite, il serait possible, dans un cours de philosophie positive, +d'embrasser à la fois l'une et l'autre, il n'en faudrait pas moins +évidemment commencer par la section abstraite, qui restera la base +invariable de l'autre. Il est clair, d'ailleurs, que la seule étude des +généralités des sciences fondamentales, est assez vaste par elle-même, +pour qu'il importe d'en écarter, autant que possible, toutes les +considérations qui ne sont pas indispensables; or, celles relatives aux +sciences secondaires seront toujours, quoi qu'il arrive, d'un genre +distinct. La philosophie des sciences fondamentales, présentant un +système de conceptions positives sur tous nos ordres de connaissances +réelles, suffit, par cela même, pour constituer cette <i>philosophie +première</i> que cherchait Bacon, et qui étant destinée à servir désormais +de base permanente à toutes les spéculations humaines, doit être +soigneusement réduite à la plus simple expression possible.</p> + +<p>Je n'ai pas besoin d'insister davantage en ce moment sur une telle +discussion, que j'aurai naturellement plusieurs occasions de reproduire +dans les diverses parties de ce cours. L'explication précédente est +assez développée pour motiver la manière dont j'ai circonscrit le sujet +général de nos considérations.</p> + +<p>Ainsi, en résultat de tout ce qui vient d'être exposé dans cette leçon, +nous voyons: 1° que la science humaine se composant, dans son ensemble, +de connaissances spéculatives et de connaissances d'application, c'est +seulement des premières que nous devons nous occuper ici; 2° que les +connaissances théoriques ou les sciences proprement dites, se divisant +en sciences générales et sciences particulières, nous devons ne +considérer ici que le premier ordre, et nous borner à la physique +abstraite, quelque intérêt que puisse nous présenter la physique +concrète.</p> + +<p>Le sujet propre de ce cours étant par là exactement circonscrit, il est +facile maintenant de procéder à une classification rationnelle vraiment +satisfaisante des sciences fondamentales, ce qui constitue la question +encyclopédique, objet spécial de cette leçon.</p> + +<p>Il faut, avant tout, commencer par reconnaître que, quelque naturelle +que puisse être une telle classification, elle renfermera toujours +nécessairement quelque chose, sinon d'arbitraire, du moins d'artificiel, +de manière à présenter une imperfection véritable.</p> + +<p>En effet, le but principal que l'on doit avoir en vue dans tout travail +encyclopédique, c'est de disposer les sciences dans l'ordre de leur +enchaînement naturel, en suivant leur dépendance mutuelle; de telle +sorte qu'on puisse les exposer successivement, sans jamais être entraîné +dans le moindre cercle vicieux. Or, c'est une condition qu'il me paraît +impossible d'accomplir d'une manière tout-à -fait rigoureuse. Qu'il me +soit permis de donner ici quelque développement à cette réflexion, que +je crois importante pour caractériser la véritable difficulté de la +recherche qui nous occupe actuellement. Cette considération, d'ailleurs, +me donnera lieu d'établir, relativement à l'exposition de nos +connaissances, un principe général dont j'aurai plus tard à présenter de +fréquentes applications.</p> + +<p>Toute science peut être exposée suivant deux marches essentiellement +distinctes, dont tout autre mode d'exposition ne saurait être qu'une +combinaison, la marche <i>historique</i>, et la marche <i>dogmatique</i>.</p> + +<p>Par le premier procédé, on expose successivement les connaissances dans +le même ordre effectif suivant lequel l'esprit humain les a réellement +obtenus, et en adoptant, autant que possible, les mêmes voies.</p> + +<p>Par le second, on présente le système des idées tel qu'il pourrait être +conçu aujourd'hui par un seul esprit, qui, placé au point de vue +convenable, et pourvu des connaissances suffisantes, s'occuperait à +refaire la science dans son ensemble.</p> + +<p>Le premier mode est évidemment celui par lequel commence, de toute +nécessité, l'étude de chaque science naissante; car, il présente cette +propriété, de n'exiger, pour l'exposition des connaissances, aucun +nouveau travail distinct de celui de leur formation, toute la didactique +se réduisant alors à étudier successivement, dans l'ordre +chronologique, les divers ouvrages originaux qui ont contribué aux +progrès de la science.</p> + +<p>Le mode dogmatique, supposant au contraire, que tous ces travaux +particuliers ont été refondus en un système général, pour être présentés +suivant un ordre logique plus naturel, n'est applicable qu'à une science +déjà parvenue à un assez haut degré de développement. Mais, à mesure que +la science fait des progrès, l'ordre <i>historique</i> d'exposition devient +de plus en plus impraticable, par la trop longue suite d'intermédiaires +qu'il obligerait l'esprit à parcourir; tandis que l'ordre <i>dogmatique</i> +devient de plus en plus possible, en même temps que nécessaire, parce +que de nouvelles conceptions permettent de présenter les découvertes +antérieures sous un point de vue plus direct.</p> + +<p>C'est ainsi, par exemple, que l'éducation d'un géomètre de l'antiquité +consistait simplement dans l'étude successive du très-petit nombre de +traités originaux produits jusqu'alors sur les diverses parties de la +géométrie, ce qui se réduisait essentiellement aux écrits d'Archimède et +d'Apollonius; tandis que, au contraire, un géomètre moderne a +communément terminé son éducation, sans avoir lu un seul ouvrage +original, excepté relativement aux découvertes les plus récentes, qu'on +ne peut connaître que par ce moyen.</p> + +<p>La tendance constante de l'esprit humain, quant à l'exposition des +connaissances, est donc de substituer de plus en plus à l'ordre +historique l'ordre dogmatique, qui peut seul convenir à l'état +perfectionné de notre intelligence.</p> + +<p>Le problème général de l'éducation intellectuelle consiste à faire +parvenir, en peu d'années, un seul entendement, le plus souvent +médiocre, au même point de développement qui a été atteint, dans une +longue suite de siècles, par un grand nombre de génies supérieurs +appliquant successivement, pendant leur vie entière, toutes leurs forces +à l'étude d'un même sujet. Il est clair, d'après cela, que, quoiqu'il +soit infiniment plus facile et plus court d'apprendre que d'inventer, il +serait certainement impossible d'atteindre le but proposé, si l'on +voulait assujétir chaque esprit individuel à passer successivement par +les mêmes intermédiaires qu'a dû suivre nécessairement le génie +collectif de l'espèce humaine. De là , l'indispensable besoin de l'ordre +dogmatique, qui est surtout si sensible aujourd'hui pour les sciences +les plus avancées, dont le mode ordinaire d'exposition ne présente plus +presqu'aucune trace de la filiation effective de leurs détails.</p> + +<p>Il faut, néanmoins, ajouter, pour prévenir toute exagération, que tout +mode réel d'exposition est, inévitablement, une certaine combinaison de +l'ordre dogmatique avec l'ordre historique, dans laquelle seulement le +premier doit dominer constamment et de plus en plus. L'ordre dogmatique +ne peut, en effet, être suivi d'une manière tout-à -fait rigoureuse; car, +par cela même qu'il exige une nouvelle élaboration des connaissances +acquises, il n'est point applicable, à chaque époque de la science, aux +parties récemment formées, dont l'étude ne comporte qu'un ordre +essentiellement historique, lequel ne présente pas, d'ailleurs, dans ce +cas, les inconvéniens principaux qui le font rejeter en général.</p> + +<p>La seule imperfection fondamentale qu'on pourrait reprocher au mode +dogmatique, c'est de laisser ignorer la manière dont se sont formées les +diverses connaissances humaines, ce qui, quoique distinct de +l'acquisition même de ces connaissances, est, en soi, du plus haut +intérêt pour tout esprit philosophique. Cette considération aurait, à +mes yeux, beaucoup de poids, si elle était réellement un motif en faveur +de l'ordre historique. Mais il est aisé de voir qu'il n'y a qu'une +relation apparente entre étudier une science en suivant le mode dit +<i>historique</i>, et connaître véritablement l'histoire effective de cette +science.</p> + +<p>En effet, non seulement les diverses parties de chaque science, qu'on +est conduit à séparer dans l'ordre <i>dogmatique</i>, se sont, en réalité, +développées simultanément et sous l'influence les unes des autres, ce +qui tendrait à faire préférer l'ordre <i>historique</i>: mais en considérant, +dans son ensemble, le développement effectif de l'esprit humain, on voit +de plus que les différentes sciences ont été, dans le fait, +perfectionnées en même temps et mutuellement; on voit même que les +progrès des sciences et ceux des arts ont dépendu les uns des autres, +par d'innombrables influences réciproques, et enfin que tous ont été +étroitement liés au développement général de la société humaine. Ce +vaste enchaînement est tellement réel que souvent, pour concevoir la +génération effective d'une théorie scientifique, l'esprit est conduit à +considérer le perfectionnement de quelque art qui n'a avec elle aucune +liaison rationnelle, ou même quelque progrès particulier dans +l'organisation sociale, sans lequel cette découverte n'eût pu avoir +lieu. Nous en verrons dans la suite de nombreux exemples. Il résulte +donc de là que l'on ne peut connaître la véritable histoire de chaque +science, c'est-à -dire, la formation réelle des découvertes dont elle se +compose, qu'en étudiant, d'une manière générale et directe, l'histoire +de l'humanité. C'est pourquoi tous les documens recueillis jusqu'ici +sur l'histoire des mathématiques, de l'astronomie, de la médecine, etc., +quelque précieux qu'ils soient, ne peuvent être regardés que comme des +matériaux.</p> + +<p>Le prétendu ordre <i>historique</i> d'exposition, même quand il pourrait être +suivi rigoureusement pour les détails de chaque science en particulier, +serait déjà purement hypothétique et abstrait sous le rapport le plus +important, en ce qu'il considérerait le développement de cette science +comme isolé. Bien loin de mettre en évidence la véritable histoire de la +science, il tendrait à en faire concevoir une opinion très-fausse.</p> + +<p>Ainsi, nous sommes certainement convaincus que la connaissance de +l'histoire des sciences est de la plus haute importance. Je pense même +qu'on ne connaît pas complétement une science tant qu'on n'en sait pas +l'histoire. Mais cette étude doit être conçue comme entièrement séparée +de l'étude propre et dogmatique de la science, sans laquelle même cette +histoire ne serait pas intelligible. Nous considérerons donc avec +beaucoup de soin l'histoire réelle des sciences fondamentales qui vont +être le sujet de nos méditations; mais ce sera seulement dans la +dernière partie de ce cours, celle relative à l'étude des phénomènes +sociaux, en traitant du développement général de l'humanité, dont +l'histoire des sciences constitue la partie la plus importante, quoique +jusqu'ici la plus négligée. Dans l'étude de chaque science, les +considérations historiques incidentes qui pourront se présenter, auront +un caractère nettement distinct, de manière à ne pas altérer la nature +propre de notre travail principal.</p> + +<p>La discussion précédente, qui doit d'ailleurs, comme on le voit, être +spécialement développée plus tard, tend à préciser davantage, en le +présentant sous un nouveau point de vue, le véritable esprit de ce +cours. Mais, surtout, il en résulte, relativement à la question +actuelle, la détermination exacte des conditions qu'on doit s'imposer et +qu'on peut justement espérer de remplir dans la construction d'une +échelle encyclopédique des diverses sciences fondamentales.</p> + +<p>On voit, en effet, que, quelque parfaite qu'on pût la supposer, cette +classification ne saurait jamais être rigoureusement conforme à +l'enchaînement historique des sciences. Quoi qu'on fasse, on ne peut +éviter entièrement de présenter comme antérieure telle science qui aura +cependant besoin, sous quelques rapports particuliers plus ou moins +importans, d'emprunter des notions à une autre science classée dans un +rang postérieur. Il faut tâcher seulement qu'un tel inconvénient n'ait +lieu relativement aux conceptions caractéristiques de chaque science, +car alors la classification serait tout-à -fait vicieuse.</p> + +<p>Ainsi, par exemple, il me semble incontestable que, dans le système +général des sciences, l'astronomie doit être placée avant la physique +proprement dite, et néanmoins plusieurs branches de celle-ci, surtout +l'optique, sont indispensables à l'exposition complète de la première.</p> + +<p>De tels défauts secondaires, qui sont strictement inévitables, ne +sauraient prévaloir contre une classification, qui remplirait d'ailleurs +convenablement les conditions principales. Ils tiennent à ce qu'il y a +nécessairement d'artificiel dans notre division du travail intellectuel.</p> + +<p>Néanmoins, quoique, d'après les explications précédentes, nous ne +devions pas prendre l'ordre historique pour base de notre +classification, je ne dois pas négliger d'indiquer d'avance, comme une +propriété essentielle de l'échelle encyclopédique que je vais proposer, +sa conformité générale avec l'ensemble de l'histoire scientifique; en ce +sens, que, malgré la simultanéité réelle et continue du développement +des différentes sciences, celles qui seront classées comme antérieures +seront, en effet, plus anciennes et constamment plus avancées que celles +présentées comme postérieures. C'est ce qui doit avoir lieu +inévitablement si, en réalité, nous prenons, comme cela doit être, pour +principe de classification, l'enchaînement logique naturel des diverses +sciences, le point de départ de l'espèce ayant dû nécessairement être le +même que celui de l'individu.</p> + +<p>Pour achever de déterminer avec toute la précision possible la +difficulté exacte de la question encyclopédique que nous avons à +résoudre, je crois utile d'introduire une considération mathématique +fort simple qui résumera rigoureusement l'ensemble des raisonnemens +exposés jusqu'ici dans cette leçon. Voici en quoi elle consiste.</p> + +<p>Nous nous proposons de classer les sciences fondamentales. Or, nous +verrons bientôt que, tout bien considéré, il n'est pas possible d'en +distinguer moins de six; la plupart des savans en admettraient même +vraisemblablement un plus grand nombre. Cela posé, on sait que six +objets comportent 720 dispositions différentes. Les sciences +fondamentales pourraient donc donner lieu à 720 classifications +distinctes, parmi lesquelles il s'agit de choisir la classification +nécessairement unique, qui satisfait le mieux aux principales conditions +du problème. On voit que, malgré le grand nombre d'échelles +encyclopédiques successivement proposées jusqu'à présent, la discussion +n'a porté encore que sur une bien faible partie des dispositions +possibles; et néanmoins, je crois pouvoir dire sans exagération qu'en +examinant chacune de ces 720 classifications, il n'en serait peut-être +pas une seule en faveur de laquelle on ne pût faire valoir quelques +motifs plausibles; car, en observant les diverses dispositions qui ont +été effectivement proposées, on remarque entre elles les plus extrêmes +différences; les sciences qui sont placées par les uns à la tête du +système encyclopédique, étant renvoyées par d'autres à l'extrémité +opposée, et réciproquement. C'est donc dans ce choix d'un seul ordre +vraiment rationnel, parmi le nombre très-considérable des systèmes +possibles, que consiste la difficulté précise de la question que nous +avons posée.</p> + +<p>Abordant maintenant d'une manière directe cette grande question, +rappelons-nous d'abord, que pour obtenir une classification naturelle et +positive des sciences fondamentales, c'est dans la comparaison des +divers ordres de phénomènes dont elles ont pour objet de découvrir les +lois que nous devons en chercher le principe. Ce que nous voulons +déterminer, c'est la dépendance réelle des diverses études +scientifiques. Or, cette dépendance ne peut résulter que de celle des +phénomènes correspondans.</p> + +<p>En considérant sous ce point de vue tous les phénomènes observables, +nous allons voir qu'il est possible de les classer en un petit nombre de +catégories naturelles, disposées d'une telle manière, que l'étude +rationnelle de chaque catégorie soit fondée sur la connaissance des lois +principales de la catégorie précédente, et devienne le fondement de +l'étude de la suivante. Cet ordre est déterminé par le degré de +simplicité, ou, ce qui revient au même, par le degré de généralité des +phénomènes, d'où résulte leur dépendance successive, et, en conséquence, +la facilité plus ou moins grande de leur étude.</p> + +<p>Il est clair, en effet, <i>à priori</i>, que les phénomènes les plus simples, +ceux qui se compliquent le moins des autres, sont nécessairement aussi +les plus généraux; car, ce qui s'observe dans le plus grand nombre de +cas est, par cela même, dégagé le plus possible des circonstances +propres à chaque cas séparé. C'est donc par l'étude des phénomènes les +plus généraux ou les plus simples qu'il faut commencer, en procédant +ensuite successivement jusqu'aux phénomènes les plus particuliers ou les +plus compliqués, si l'on veut concevoir la philosophie naturelle d'une +manière vraiment méthodique; car, cet ordre de généralité ou de +simplicité déterminant nécessairement l'enchaînement rationnel des +diverses sciences fondamentales par la dépendance successive de leurs +phénomènes, fixe ainsi leur degré de facilité.</p> + +<p>En même temps, par une considération auxiliaire que je crois important +de noter ici, et qui converge exactement avec toutes les précédentes, +les phénomènes les plus généraux ou les plus simples se trouvant +nécessairement les plus étrangers à l'homme, doivent, par cela même, +être étudiés dans une disposition d'esprit plus calme, plus rationnelle, +ce qui constitue un nouveau motif pour que les sciences correspondantes +se développent plus rapidement.</p> + +<p>Ayant ainsi indiqué la règle fondamentale qui doit présider à la +classification des sciences, je puis passer immédiatement à la +construction de l'échelle encyclopédique d'après laquelle le plan de ce +cours doit être déterminé, et que chacun pourra aisément apprécier à +l'aide des considérations précédentes.</p> + +<p>Une première contemplation de l'ensemble des phénomènes naturels nous +porte à les diviser d'abord, conformément au principe que nous venons +d'établir, en deux grandes classes principales, la première comprenant +tous les phénomènes des corps bruts, la seconde tous ceux des corps +organisés.</p> + +<p>Ces derniers sont évidemment, en effet, plus compliqués et plus +particuliers que les autres; ils dépendent des précédens, qui, au +contraire, n'en dépendent nullement. De là la nécessité de n'étudier les +phénomènes physiologiques qu'après ceux des corps inorganiques. De +quelque manière qu'on explique les différences de ces deux sortes +d'êtres, il est certain qu'on observe dans les corps vivans tous les +phénomènes, soit mécaniques, soit chimiques, qui ont lieu dans les corps +bruts, plus un ordre tout spécial de phénomènes, les phénomènes vitaux +proprement dits, ceux qui tiennent à l'<i>organisation</i>. Il ne s'agit pas +ici d'examiner si les deux classes de corps sont ou ne sont pas de la +même <i>nature</i>, question insoluble qu'on agite encore beaucoup trop de +nos jours, par un reste d'influence des habitudes théologiques et +métaphysiques; une telle question n'est pas du domaine de la philosophie +positive, qui fait formellement profession d'ignorer absolument <i>la +nature</i> intime d'un corps quelconque. Mais il n'est nullement +indispensable de considérer les corps bruts et les corps vivans comme +étant d'une nature essentiellement différente pour reconnaître la +nécessité de la séparation de leurs études.</p> + +<p>Sans doute, les idées ne sont pas encore suffisamment fixées sur la +manière générale de concevoir les phénomènes des corps vivans. Mais, +quelque parti qu'on puisse prendre à cet égard par suite des progrès +ultérieurs de la philosophie naturelle, la classification que nous +établissons n'en saurait être aucunement affectée. En effet, +regardât-on comme démontré, ce que permet à peine d'entrevoir l'état +présent de la physiologie, que les phénomènes physiologiques sont +toujours de simples phénomènes mécaniques, électriques et chimiques, +modifiés par la structure et la composition propres aux corps organisés, +notre division fondamentale n'en subsisterait pas moins. Car il reste +toujours vrai, même dans cette hypothèse, que les phénomènes généraux +doivent être étudiés avant de procéder à l'examen des modifications +spéciales qu'ils éprouvent dans certains êtres de l'univers, par suite +d'une disposition particulière des molécules. Ainsi, la division, qui +est aujourd'hui fondée dans la plupart des esprits éclairés sur la +diversité des lois, est de nature à se maintenir indéfiniment à cause de +la subordination des phénomènes et par suite des études, quelque +rapprochement qu'on puisse jamais établir solidement entre les deux +classes de corps.</p> + +<p>Ce n'est pas ici le lieu de développer, dans ses diverses parties +essentielles, la comparaison générale entre les corps bruts et les corps +vivans, qui sera le sujet spécial d'un examen approfondi dans la section +physiologique de ce cours. Il suffit, quant à présent, d'avoir reconnu, +en principe, la nécessité logique de séparer la science relative aux +premiers de celle relative aux seconds, et de ne procéder à l'étude de +la <i>physique organique</i> qu'après avoir établi les lois générales de la +<i>physique inorganique</i>.</p> + +<p>Passons maintenant à la détermination de la sous-division principale +dont est susceptible, d'après la même règle, chacune de ces deux grandes +moitiés de la philosophie naturelle.</p> + +<p>Pour la <i>physique inorganique</i>, nous voyons d'abord, en nous conformant +toujours à l'ordre de généralité et de dépendance des phénomènes, +qu'elle doit être partagée en deux sections distinctes, suivant qu'elle +considère les phénomènes généraux de l'univers, ou, en particulier, ceux +que présentent les corps terrestres. D'où la physique céleste, ou +l'astronomie, soit géométrique, soit mécanique; et la physique +terrestre. La nécessité de cette division est exactement semblable à +celle de la précédente.</p> + +<p>Les phénomènes astronomiques étant les plus généraux, les plus simples, +les plus abstraits de tous, c'est évidemment par leur étude que doit +commencer la philosophie naturelle, puisque les lois auxquelles ils sont +assujétis influent sur celles de tous les autres phénomènes, dont +elles-mêmes sont, au contraire, essentiellement indépendantes. Dans tous +les phénomènes de la physique terrestre, on observe d'abord les effets +généraux de la gravitation universelle, plus quelques autres effets qui +leur sont propres, et qui modifient les premiers. Il s'ensuit que, +lorsqu'on analyse le phénomène terrestre le plus simple, non-seulement +en prenant un phénomène chimique, mais en choisissant même un phénomène +purement mécanique, on le trouve constamment plus composé que le +phénomène céleste le plus compliqué. C'est ainsi, par exemple, que le +simple mouvement d'un corps pesant, même quand il ne s'agit que d'un +solide, présente réellement, lorsqu'on veut tenir compte de toutes les +circonstances déterminantes, un sujet de recherches plus compliqué que +la question astronomique la plus difficile. Une telle considération +montre clairement combien il est indispensable de séparer nettement la +physique céleste et la physique terrestre, et de ne procéder à l'étude +de la seconde qu'après celle de la première, qui en est la base +rationnelle.</p> + +<p>La physique terrestre, à son tour, se sous-divise, d'après le même +principe, en deux portions très-distinctes, selon qu'elle envisage les +corps sous le point de vue mécanique, ou sous le point de vue chimique. +D'où la physique proprement dite, et la chimie. Celle-ci, pour être +conçue d'une manière vraiment méthodique, suppose évidemment la +connaissance préalable de l'autre. Car, tous les phénomènes chimiques +sont nécessairement plus compliqués que les phénomènes physiques; ils en +dépendent sans influer sur eux. Chacun sait, en effet, que toute action +chimique est soumise d'abord à l'influence de la pesanteur, de la +chaleur, de l'électricité, etc., et présente, en outre, quelque chose de +propre qui modifie l'action des agens précédens. Cette considération, +qui montre évidemment la chimie comme ne pouvant marcher qu'après la +physique, la présente en même temps comme une science distincte. Car, +quelque opinion qu'on adopte relativement aux affinités chimiques, et +quand même on ne verrait en elles, ainsi qu'on peut le concevoir, que +des modifications de la gravitation générale produites par la figure et +par la disposition mutuelle des atômes, il demeurerait incontestable que +la nécessité d'avoir continuellement égard à ces conditions spéciales ne +permettrait point de traiter la chimie comme un simple appendice de la +physique. On serait donc obligé, dans tous les cas, ne fût-ce que pour +la facilité de l'étude, de maintenir la division et l'enchaînement que +l'on regarde aujourd'hui comme tenant à l'hétérogénéité des phénomènes.</p> + +<p>Telle est donc la distribution rationnelle des principales branches de +la science générale des corps bruts. Une division analogue s'établit, de +la même manière, dans la science générale des corps organisés.</p> + +<p>Tous les êtres vivans présentent deux ordres de phénomènes +essentiellement distincts, ceux relatifs à l'individu, et ceux qui +concernent l'espèce, surtout quand elle est sociable. C'est +principalement par rapport à l'homme, que cette distinction est +fondamentale. Le dernier ordre de phénomènes est évidemment plus +compliqué et plus particulier que le premier; il en dépend sans influer +sur lui. De là , deux grandes sections dans la <i>physique organique</i>, la +physiologie proprement dite, et la physique sociale, qui est fondée sur +la première.</p> + +<p>Dans tous les phénomènes sociaux, on observe d'abord l'influence des +lois physiologiques de l'individu, et, en outre, quelque chose de +particulier qui en modifie les effets, et qui tient à l'action des +individus les uns sur les autres, singulièrement compliquée, dans +l'espèce humaine, par l'action de chaque génération sur celle qui la +suit. Il est donc évident que, pour étudier convenablement les +phénomènes sociaux, il faut d'abord partir d'une connaissance +approfondie des lois relatives à la vie individuelle. D'un autre côté, +cette subordination nécessaire entre les deux études ne prescrit +nullement, comme quelques physiologistes du premier ordre ont été portés +à le croire, de voir dans la physique sociale un simple appendice de la +physiologie. Quoique les phénomènes soient certainement homogènes, ils +ne sont point identiques, et la séparation des deux sciences est d'une +importance vraiment fondamentale. Car, il serait impossible de traiter +l'étude collective de l'espèce comme une pure déduction de l'étude de +l'individu, puisque les conditions sociales, qui modifient l'action des +lois physiologiques, sont précisément alors la considération la plus +essentielle. Ainsi, la physique sociale doit être fondée sur un corps +d'observations directes qui lui soit propre, tout en ayant égard, comme +il convient, à son intime relation nécessaire avec la physiologie +proprement dite.</p> + +<p>On pourrait aisément établir une symétrie parfaite entre la division de +la physique organique et celle ci-dessus exposée pour la physique +inorganique, en rappelant la distinction vulgaire de la physiologie +proprement dite en végétale et animale. Il serait facile, en effet, de +rattacher cette sous-division au principe de classification que nous +avons constamment suivi, puisque les phénomènes de la vie animale se +présentent, en général du moins, comme plus compliqués et plus spéciaux +que ceux de la vie végétale. Mais la recherche de cette symétrie précise +aurait quelque chose de puéril, si elle entraînait à méconnaître ou à +exagérer les analogies réelles ou les différences effectives des +phénomènes. Or, il est certain que la distinction entre la physiologie +végétale et la physiologie animale, qui a une grande importance dans ce +que j'ai appelé la <i>physique concrète</i>, n'en a presque aucune dans la +<i>physique abstraite</i>, la seule dont il s'agisse ici. La connaissance des +lois générales de la vie, qui doit être, à nos yeux, le véritable objet +de la physiologie, exige la considération simultanée de toute la série +organique sans distinction de végétaux et d'animaux, distinction qui, +d'ailleurs, s'efface de jour en jour, à mesure que les phénomènes sont +étudiés d'une manière plus approfondie.</p> + +<p>Nous persisterons donc à ne considérer qu'une seule division dans la +physique organique, quoique nous ayons cru devoir en établir deux +successives dans la physique inorganique.</p> + +<p>En résultat de cette discussion, la philosophie positive se trouve donc +naturellement partagée en cinq sciences fondamentales, dont la +succession est déterminée par une subordination nécessaire et +invariable, fondée, indépendamment de toute opinion hypothétique, sur la +simple comparaison approfondie des phénomènes correspondans: ce sont +l'astronomie, la physique, la chimie, la physiologie, et enfin la +physique sociale. La première considère les phénomènes les plus +généraux, les plus simples, les plus abstraits et les plus éloignés de +l'humanité; ils influent sur tous les autres, sans être influencés par +eux. Les phénomènes considérés par la dernière sont, au contraire, les +plus particuliers, les plus compliqués, les plus concrets et les plus +directement intéressans pour l'homme; ils dépendent, plus ou moins, de +tous les précédens, sans exercer sur eux aucune influence. Entre ces +deux extrêmes, les degrés de spécialité, de complication et de +personnalité des phénomènes vont graduellement en augmentant, ainsi que +leur dépendance successive. Telle est l'intime relation générale que la +véritable observation philosophique, convenablement employée, et non de +vaines distinctions arbitraires, nous conduit à établir entre les +diverses sciences fondamentales. Tel doit donc être le plan de ce cours.</p> + +<p>Je n'ai pu ici qu'esquisser l'exposition des considérations principales +sur lesquelles repose cette classification. Pour la concevoir +complétement, il faudrait maintenant, après l'avoir envisagée d'un point +de vue général, l'examiner relativement à chaque science fondamentale en +particulier. C'est ce que nous ferons soigneusement en commençant +l'étude spéciale de chaque partie de ce cours. La construction de cette +échelle encyclopédique, reprise ainsi successivement en partant de +chacune des cinq grandes sciences, lui fera acquérir plus d'exactitude, +et surtout mettra pleinement en évidence sa solidité. Ces avantages +seront d'autant plus sensibles que nous verrons alors la distribution +intérieure de chaque science s'établir naturellement d'après le même +principe, ce qui présentera tout le système des connaissances humaines +décomposé, jusque dans ses détails secondaires, d'après une +considération unique constamment suivie, celle du degré d'abstraction +plus ou moins grand des conceptions correspondantes. Mais des travaux de +ce genre, outre qu'ils nous entraîneraient maintenant beaucoup trop +loin, seraient certainement déplacés dans cette leçon, où notre esprit +doit se maintenir au point de vue le plus général de la philosophie +positive.</p> + +<p>Néanmoins, pour faire apprécier aussi complétement que possible, dès ce +moment, l'importance de cette hiérarchie fondamentale, dont je ferai, +dans toute la suite de ce cours, des applications continuelles, je dois +signaler rapidement ici ses propriétés générales les plus essentielles.</p> + +<p>Il faut d'abord remarquer, comme une vérification très-décisive de +l'exactitude de cette classification, sa conformité essentielle avec la +coordination, en quelque sorte spontanée, qui se trouve en effet +implicitement admise par les savans livrés à l'étude des diverses +branches de la philosophie naturelle.</p> + +<p>C'est une condition ordinairement fort négligée par les constructeurs +d'échelles encyclopédiques, que de présenter comme distinctes les +sciences que la marche effective de l'esprit humain a conduit, sans +dessein prémédité, à cultiver séparément, et d'établir entr'elles une +subordination conforme aux relations positives que manifeste leur +développement journalier. Un tel accord est néanmoins évidemment le plus +sûr indice d'une bonne classification; car, les divisions qui se sont +introduites spontanément dans le système scientifique n'ont pu être +déterminées que par le sentiment long-temps éprouvé des véritables +besoins de l'esprit humain, sans qu'on ait pu être égaré par des +généralités vicieuses.</p> + +<p>Mais, quoique la classification ci-dessus proposée remplisse entièrement +cette condition, ce qu'il serait superflu de prouver, il n'en faudrait +pas conclure que les habitudes généralement établies aujourd'hui par +expérience chez les savans, rendraient inutile le travail encyclopédique +que nous venons d'exécuter. Elles ont seulement rendu possible une telle +opération, qui présente la différence fondamentale d'une conception +rationnelle à une classification purement empirique. Il s'en faut +d'ailleurs que cette classification soit ordinairement conçue et surtout +suivie avec toute la précision nécessaire, et que son importance soit +convenablement appréciée; il suffirait, pour s'en convaincre, de +considérer les graves infractions qui sont commises tous les jours +contre cette loi encyclopédique, au grand préjudice de l'esprit humain.</p> + +<p>Un second caractère très-essentiel de notre classification, c'est d'être +nécessairement conforme à l'ordre effectif du développement de la +philosophie naturelle. C'est ce que vérifie tout ce qu'on sait de +l'histoire des sciences, particulièrement dans les deux derniers +siècles, où nous pouvons suivre leur marche avec plus d'exactitude.</p> + +<p>On conçoit, en effet, que l'étude rationnelle de chaque science +fondamentale exigeant la culture préalable de toutes celles qui la +précèdent dans notre hiérarchie encyclopédique, n'a pu faire de progrès +réels et prendre son véritable caractère, qu'après un grand +développement des sciences antérieures relatives à des phénomènes plus +généraux, plus abstraits, moins compliqués, et indépendans des autres. +C'est donc dans cet ordre que la progression, quoique simultanée, a dû +avoir lieu.</p> + +<p>Cette considération me semble d'une telle importance, que je ne crois +pas possible de comprendre réellement, sans y avoir égard, l'histoire +de l'esprit humain. La loi générale qui domine toute cette histoire, et +que j'ai exposée dans la leçon précédente, ne peut être convenablement +entendue, si on ne la combine point dans l'application avec la formule +encyclopédique que nous venons d'établir. Car, c'est suivant l'ordre +énoncé par cette formule que les différentes théories humaines ont +atteint successivement, d'abord l'état théologique, ensuite l'état +métaphysique, et enfin l'état positif. Si l'on ne tient pas compte dans +l'usage de la loi de cette progression nécessaire, on rencontrera +souvent des difficultés qui paraîtront insurmontables, car il est clair +que l'état théologique ou métaphysique de certaines théories +fondamentales a dû temporairement coïncider et a quelquefois coïncidé en +effet avec l'état positif de celles qui leur sont antérieures dans notre +système encyclopédique, ce qui tend à jeter sur la vérification de la +loi générale une obscurité qu'on ne peut dissiper que par la +classification précédente.</p> + +<p>En troisième lieu, cette classification présente la propriété +très-remarquable de marquer exactement la perfection relative des +différentes sciences, laquelle consiste essentiellement dans le degré de +précision des connaissances, et dans leur coordination plus ou moins +intime.</p> + +<p>Il est aisé de sentir en effet que plus des phénomènes sont généraux, +simples et abstraits, moins ils dépendent des autres, et plus les +connaissances qui s'y rapportent peuvent être précises, en même temps +que leur coordination peut être plus complète. Ainsi, les phénomènes +organiques ne comportent qu'une étude à la fois moins exacte et moins +systématique que les phénomènes des corps bruts. De même, dans la +physique inorganique, les phénomènes célestes, vu leur plus grande +généralité et leur indépendance de tous les autres, ont donné lieu à une +science bien plus précise et beaucoup plus liée que celle des phénomènes +terrestres.</p> + +<p>Cette observation, qui est si frappante dans l'étude effective des +sciences, et qui a souvent donné lieu à des espérances chimériques ou à +d'injustes comparaisons, se trouve donc complétement expliquée par +l'ordre encyclopédique que j'ai établi. J'aurai naturellement occasion +de lui donner toute son extension dans la leçon prochaine, en montrant +que la possibilité d'appliquer à l'étude des divers phénomènes l'analyse +mathématique, ce qui est le moyen de procurer à cette étude le plus haut +degré possible de précision et de coordination, se trouve exactement +déterminée par le rang qu'occupent ces phénomènes dans mon échelle +encyclopédique.</p> + +<p>Je ne dois point passer à une autre considération, sans mettre le +lecteur en garde à ce sujet contre une erreur fort grave, et qui, bien +que très-grossière, est encore extrêmement commune. Elle consiste à +confondre le degré de précision que comportent nos différentes +connaissances avec leur degré de certitude, d'où est résulté le préjugé +très-dangereux que, le premier étant évidemment fort inégal, il en doit +être ainsi du second. Aussi parle-t-on souvent encore, quoique moins que +jadis, de l'inégale certitude des diverses sciences, ce qui tend +directement à décourager la culture des sciences les plus difficiles. Il +est clair, néanmoins, que la précision et la certitude sont deux +qualités en elles-mêmes fort différentes. Une proposition tout-à -fait +absurde peut être extrêmement précise, comme si l'on disait, par +exemple, que la somme des angles d'un triangle est égale à trois angles +droits; et une proposition très-certaine peut ne comporter qu'une +précision fort médiocre, comme lorsqu'on affirme, par exemple, que tout +homme mourra. Si, d'après l'explication précédente, les diverses +sciences doivent nécessairement présenter une précision très-inégale, il +n'en est nullement ainsi de leur certitude. Chacune peut offrir des +résultats aussi certains que ceux de toute autre, pourvu qu'elle sache +renfermer ses conclusions dans le degré de précision que comportent les +phénomènes correspondans, condition qui peut n'être pas toujours +très-facile à remplir. Dans une science quelconque, tout ce qui est +simplement conjectural n'est que plus ou moins probable, et ce n'est pas +là ce qui compose son domaine essentiel; tout ce qui est positif, +c'est-à -dire, fondé sur des faits bien constatés, est certain: il n'y a +pas de distinction à cet égard.</p> + +<p>Enfin, la propriété la plus intéressante de notre formule +encyclopédique, à cause de l'importance et de la multiplicité des +applications immédiates qu'on en peut faire, c'est de déterminer +directement le véritable plan général d'une éducation scientifique +entièrement rationnelle. C'est ce qui résulte sur le champ de la seule +composition de la formule.</p> + +<p>Il est sensible, en effet, qu'avant d'entreprendre l'étude méthodique de +quelqu'une des sciences fondamentales, il faut nécessairement s'être +préparé par l'examen de celles relatives aux phénomènes antérieurs dans +notre échelle encyclopédique, puisque ceux-ci influent toujours d'une +manière prépondérante sur ceux dont on se propose de connaître les lois. +Cette considération est tellement frappante, que, malgré son extrême +importance pratique, je n'ai pas besoin d'insister davantage en ce +moment sur un principe qui, plus tard, se reproduira d'ailleurs +inévitablement, par rapport à chaque science fondamentale. Je me +bornerai seulement à faire observer que, s'il est éminemment applicable +à l'éducation générale, il l'est aussi particulièrement à l'éducation +spéciale des savans.</p> + +<p>Ainsi, les physiciens qui n'ont pas d'abord étudié l'astronomie, au +moins sous un point de vue général; les chimistes qui, avant de +s'occuper de leur science propre, n'ont pas étudié préalablement +l'astronomie et ensuite la physique; les physiologistes qui ne se sont +pas préparés à leurs travaux spéciaux par une étude préliminaire de +l'astronomie, de la physique et de la chimie, ont manqué à l'une des +conditions fondamentales de leur développement intellectuel. Il en est +encore plus évidemment de même pour les esprits qui veulent se livrer à +l'étude positive des phénomènes sociaux, sans avoir d'abord acquis une +connaissance générale de l'astronomie, de la physique, de la chimie et +de la physiologie.</p> + +<p>Comme de telles conditions sont bien rarement remplies de nos jours, et +qu'aucune institution régulière n'est organisée pour les accomplir, nous +pouvons dire qu'il n'existe pas encore pour les savans, d'éducation +vraiment rationnelle. Cette considération est, à mes yeux, d'une si +grande importance, que je ne crains pas d'attribuer en partie à ce vice +de nos éducations actuelles, l'état d'imperfection extrême où nous +voyons encore les sciences les plus difficiles, état véritablement +inférieur à ce que prescrit en effet la nature plus compliquée des +phénomènes correspondans.</p> + +<p>Relativement à l'éducation générale, cette condition est encore bien +plus nécessaire. Je la crois tellement indispensable, que je regarde +l'enseignement scientifique comme incapable de réaliser les résultats +généraux les plus essentiels qu'il est destiné à produire dans la +société pour la rénovation du système intellectuel, si les diverses +branches principales de la philosophie naturelle ne sont pas étudiées +dans l'ordre convenable. N'oublions pas que, dans presque toutes les +intelligences, même les plus élevées, les idées restent ordinairement +enchaînées suivant l'ordre de leur acquisition première; et que, par +conséquent, c'est un mal le plus souvent irrémédiable que de n'avoir pas +commencé par le commencement. Chaque siècle ne compte qu'un bien petit +nombre de penseurs capables, à l'époque de leur virilité, comme Bacon, +Descartes et Leïbnitz, de faire véritablement table rase, pour +reconstruire de fond en comble le système entier de leurs idées +acquises.</p> + +<p>L'importance de notre loi encyclopédique pour servir de base à +l'éducation scientifique, ne peut être convenablement appréciée qu'en la +considérant aussi par rapport à la méthode, au lieu de l'envisager +seulement, comme nous venons de le faire, relativement à la doctrine.</p> + +<p>Sous ce nouveau point de vue, une exécution convenable du plan général +d'études que nous avons déterminé doit avoir pour résultat nécessaire de +nous procurer une connaissance parfaite de la méthode positive, qui ne +pourrait être obtenue d'aucune autre manière.</p> + +<p>En effet, les phénomènes naturels ayant été classés de telle sorte, que +ceux qui sont réellement homogènes restent toujours compris dans une +même étude, tandis que ceux qui ont été affectés à des études +différentes sont effectivement hétérogènes, il doit nécessairement en +résulter que la méthode positive générale sera constamment modifiée +d'une manière uniforme dans l'étendue d'une même science fondamentale, +et qu'elle éprouvera sans cesse des modifications différentes et de plus +en plus composées, en passant d'une science à une autre. Nous aurons +donc ainsi la certitude de la considérer dans toutes les variétés +réelles dont elle est susceptible, ce qui n'aurait pu avoir lieu, si +nous avions adopté une formule encyclopédique qui ne remplît pas les +conditions essentielles posées ci-dessus.</p> + +<p>Cette nouvelle considération est d'une importance vraiment fondamentale; +car, si nous avons vu en général, dans la dernière leçon, qu'il est +impossible de connaître la méthode positive, quand on veut l'étudier +séparément de son emploi, nous devons ajouter aujourd'hui qu'on ne peut +s'en former une idée nette et exacte qu'en étudiant successivement, et +dans l'ordre convenable, son application à toutes les diverses classes +principales des phénomènes naturels. Une seule science ne suffirait +point pour atteindre ce but, même en la choisissant le plus +judicieusement possible. Car, quoique la méthode soit essentiellement +identique dans toutes, chaque science développe spécialement tel ou tel +de ses procédés caractéristiques, dont l'influence, trop peu prononcée +dans les autres sciences, demeurerait inaperçue. Ainsi, par exemple, +dans certaines branches de la philosophie, c'est l'observation +proprement dite; dans d'autres c'est l'expérience, et telle ou telle +nature d'expériences, qui constitue le principal moyen d'exploration. De +même, tel précepte général, qui fait partie intégrante de la méthode, a +été fourni primitivement par une certaine science; et, bien qu'il ait pu +être ensuite transporté dans d'autres, c'est à sa source qu'il faut +l'étudier pour le bien connaître; comme, par exemple, la théorie des +classifications.</p> + +<p>En se bornant à l'étude d'une science unique, il faudrait sans doute +choisir la plus parfaite, pour avoir un sentiment plus profond de la +méthode positive. Or, la plus parfaite étant en même temps la plus +simple, on n'aurait ainsi qu'une connaissance bien incomplète de la +méthode, puisque on n'apprendrait pas quelles modifications essentielles +elle doit subir pour s'adapter à des phénomènes plus compliqués. Chaque +science fondamentale a donc, sous ce rapport, des avantages qui lui sont +propres; ce qui prouve clairement la nécessité de les considérer toutes, +sous peine de ne se former que des conceptions trop étroites et des +habitudes insuffisantes. Cette considération devant se reproduire +fréquemment dans la suite, il est inutile de la développer davantage en +ce moment.</p> + +<p>Je dois néanmoins ici, toujours sous le rapport de la méthode, insister +spécialement sur le besoin, pour la bien connaître, non-seulement +d'étudier philosophiquement toutes les diverses sciences fondamentales, +mais de les étudier suivant l'ordre encyclopédique établi dans cette +leçon. Que peut produire de rationnel, à moins d'une extrême supériorité +naturelle, un esprit qui s'occupe de prime abord de l'étude des +phénomènes les plus compliqués, sans avoir préalablement appris à +connaître, par l'examen des phénomènes les plus simples, ce que c'est +qu'une <i>loi</i>, ce que c'est qu'<i>observer</i>, ce que c'est qu'une conception +positive, ce que c'est même qu'un raisonnement suivi? Telle est pourtant +encore aujourd'hui la marche ordinaire de nos jeunes physiologistes, +qui abordent immédiatement l'étude des corps vivans, sans avoir le plus +souvent été préparés autrement que par une éducation préliminaire +réduite à l'étude d'une ou deux langues mortes, et n'ayant, tout au +plus, qu'une connaissance très-superficielle de la physique et de la +chimie, connaissance presque nulle sous le rapport de la méthode, +puisqu'elle n'a pas été obtenue communément d'une manière rationnelle, +et en partant du véritable point de départ de la philosophie naturelle. +On conçoit combien il importe de réformer un plan d'études aussi +vicieux. De même, relativement aux phénomènes sociaux, qui sont encore +plus compliqués, ne serait-ce point avoir fait un grand pas vers le +retour des sociétés modernes à un état vraiment normal, que d'avoir +reconnu la nécessité logique de ne procéder à l'étude de ces phénomènes, +qu'après avoir dressé successivement l'organe intellectuel par l'examen +philosophique approfondi de tous les phénomènes antérieurs? On peut même +dire avec précision que c'est là toute la difficulté principale. Car, il +est peu de bons esprits qui ne soient convaincus aujourd'hui qu'il faut +étudier les phénomènes sociaux d'après la méthode positive. Seulement, +ceux qui s'occupent de cette étude, ne sachant pas et ne pouvant pas +savoir exactement en quoi consiste cette méthode, faute de l'avoir +examinée dans ses applications antérieures, cette maxime est jusqu'à +présent demeurée stérile pour la rénovation des théories sociales, qui +ne sont pas encore sorties de l'état théologique ou de l'état +métaphysique, malgré les efforts des prétendus réformateurs positifs. +Cette considération sera, plus tard, spécialement développée; je dois +ici me borner à l'indiquer, uniquement pour faire apercevoir toute la +portée de la conception encyclopédique que j'ai proposée dans cette +leçon.</p> + +<p>Tels sont donc les quatre points de vue principaux, sous lesquels j'ai +dû m'attacher à faire ressortir l'importance générale de la +classification rationnelle et positive, établie ci-dessus pour les +sciences fondamentales.</p> + +<p>Afin de compléter l'exposition générale du plan de ce cours, il me reste +maintenant à considérer une lacune immense et capitale, que j'ai laissée +à dessein dans ma formule encyclopédique, et que le lecteur a sans doute +déjà remarquée. En effet, nous n'avons point marqué dans notre système +scientifique le rang de la science mathématique.</p> + +<p>Le motif de cette omission volontaire est dans l'importance même de +cette science, si vaste et si fondamentale. Car, la leçon prochaine +sera entièrement consacrée à la détermination exacte de son véritable +caractère général, et par suite à la fixation précise de son rang +encyclopédique. Mais pour ne pas laisser incomplet, sous un rapport +aussi capital, le grand tableau que j'ai tâché d'esquisser dans cette +leçon, je dois indiquer ici sommairement, par anticipation, les +résultats généraux de l'examen que nous entreprendrons dans la leçon +suivante.</p> + +<p>Dans l'état actuel du développement de nos connaissances positives, il +convient, je crois, de regarder la science mathématique, moins comme une +partie constituante de la philosophie naturelle proprement dite, que +comme étant, depuis Descartes et Newton, la vraie base fondamentale de +toute cette philosophie, quoique, à parler exactement, elle soit à la +fois l'une et l'autre. Aujourd'hui, en effet, la science mathématique +est bien moins importante par les connaissances, très-réelles et +très-précieuses néanmoins, qui la composent directement, que comme +constituant l'instrument le plus puissant que l'esprit humain puisse +employer dans la recherche des lois des phénomènes naturels.</p> + +<p>Pour présenter à cet égard une conception parfaitement nette et +rigoureusement exacte, nous verrons qu'il faut diviser la science +mathématique en deux grandes sciences, dont le caractère est +essentiellement distinct: la mathématique abstraite, ou le <i>calcul</i>, en +prenant ce mot dans sa plus grande extension, et la mathématique +concrète, qui se compose, d'une part de la géométrie générale, d'une +autre part de la mécanique rationnelle. La partie concrète est +nécessairement fondée sur la partie abstraite, et devient à son tour la +base directe de toute la philosophie naturelle, en considérant, autant +que possible, tous les phénomènes de l'univers comme géométriques ou +comme mécaniques.</p> + +<p>La partie abstraite est la seule qui soit purement instrumentale, +n'étant autre chose qu'une immense extension admirable de la logique +naturelle à un certain ordre de déductions. La géométrie et la mécanique +doivent, au contraire, être envisagées comme de véritables sciences +naturelles, fondées ainsi que toutes les autres, sur l'observation, +quoique, par l'extrême simplicité de leurs phénomènes, elles comportent +un degré infiniment plus parfait de systématisation, qui a pu +quelquefois faire méconnaître le caractère expérimental de leurs +premiers principes. Mais ces deux sciences physiques ont cela de +particulier, que, dans l'état présent de l'esprit humain, elles sont +déjà et seront toujours davantage employées comme méthode, beaucoup plus +que comme doctrine directe.</p> + +<p>Il est, du reste, évident qu'en plaçant ainsi la science mathématique à +la tête de la philosophie positive, nous ne faisons qu'étendre davantage +l'application de ce même principe de classification, fondé sur la +dépendance successive des sciences en résultat du degré d'abstraction de +leurs phénomènes respectifs, qui nous a fourni la série encyclopédique, +établie dans cette leçon. Nous ne faisons maintenant que restituer à +cette série son véritable premier terme, dont l'importance propre +exigeait un examen spécial plus développé. On voit, en effet, que les +phénomènes géométriques et mécaniques sont, de tous, les plus généraux, +les plus simples, les plus abstraits, les plus irréductibles, et les +plus indépendans de tous les autres, dont ils sont, au contraire, la +base. On conçoit pareillement que leur étude est un préliminaire +indispensable à celle de tous les autres ordres de phénomènes. C'est +donc la science mathématique qui doit constituer le véritable point de +départ de toute éducation scientifique rationnelle, soit générale, soit +spéciale, ce qui explique l'usage universel qui s'est établi depuis +long-temps à ce sujet, d'une manière empirique, quoiqu'il n'ait eu +primitivement d'autre cause que la plus grande ancienneté relative de la +science mathématique. Je dois me borner en ce moment à une indication +très-rapide de ces diverses considérations, qui vont être l'objet +spécial de la leçon suivante.</p> + +<p>Nous avons donc exactement déterminé dans cette leçon, non d'après de +vaines spéculations arbitraires, mais en le regardant comme le sujet +d'un véritable problème philosophique, le plan rationnel qui doit nous +guider constamment dans l'étude de la philosophie positive. En résultat +définitif, la mathématique, l'astronomie, la physique, la chimie, la +physiologie, et la physique sociale; telle est la formule encyclopédique +qui, parmi le très-grand nombre de classifications que comportent les +six sciences fondamentales, est seule logiquement conforme à la +hiérarchie naturelle et invariable des phénomènes. Je n'ai pas besoin de +rappeler l'importance de ce résultat, que le lecteur doit se rendre +éminemment familier, pour en faire dans toute l'étendue de ce cours une +application continuelle.</p> + +<p>La conséquence finale de cette leçon, exprimée sous la forme la plus +simple, consiste donc dans l'explication et la justification du grand +tableau synoptique placé au commencement de cet ouvrage, et dans la +construction duquel je me suis efforcé de suivre, aussi rigoureusement +que possible, pour la distribution intérieure de chaque science +fondamentale, le même principe de classification qui vient de nous +fournir la série générale des sciences.</p> +<a name="l3" id="l3"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>TROISIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science +mathématique.</p> + +<p>En commençant à entrer directement en matière par l'étude philosophique +de la première des six sciences fondamentales établies dans la leçon +précédente, nous avons lieu de constater immédiatement l'importance de +la philosophie positive pour perfectionner le caractère général de +chaque science en particulier.</p> + +<p>Quoique la science mathématique soit la plus ancienne et la plus +parfaite de toutes, l'idée générale qu'on doit s'en former n'est point +encore nettement déterminée. La définition de la science, ses +principales divisions, sont demeurées jusqu'ici vagues et incertaines. +Le nom multiple par lequel on la désigne habituellement suffirait même +seul pour indiquer le défaut d'unité de son caractère philosophique, +tel qu'il est conçu communément.</p> + +<p>À la vérité, c'est seulement au commencement du siècle dernier que les +diverses conceptions fondamentales qui constituent cette grande science +ont pris chacune assez de développement pour que le véritable esprit de +l'ensemble pût se manifester clairement. Depuis cette époque, +l'attention des géomètres à été trop justement et trop exclusivement +absorbée par le perfectionnement spécial des différentes branches, et +par l'application capitale qu'ils en ont faite aux lois les plus +importantes de l'univers, pour pouvoir se diriger convenablement sur le +système général de la science.</p> + +<p>Mais aujourd'hui le progrès des spécialités n'est plus tellement rapide, +qu'il interdise la contemplation de l'ensemble. La mathématique<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a> +<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a> est +maintenant assez développée, soit en elle-même, soit quant à ses +applications les plus essentielles, pour être parvenue à cet état de +consistance, dans lequel on doit s'efforcer de coordonner en un système +unique les diverses parties de la science, afin de préparer de nouveaux +progrès. On peut même observer que les derniers perfectionnemens +capitaux éprouvés par la science mathématique ont directement préparé +cette importante opération philosophique, en imprimant à ses principales +parties un caractère d'unité qui n'existait pas auparavant; tel est +éminemment et hors de toute comparaison l'esprit des travaux de +l'immortel auteur de la <i>Théorie des Fonctions</i> et de la <i>Mécanique +analytique</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" +name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2"> +(retour) </a> J'emploierai souvent cette expression au + singulier, comme l'a proposé Condorcet, afin d'indiquer avec + plus d'énergie l'esprit d'unité dans lequel je conçois la + science. +</blockquote> + +<p>Pour se former une juste idée de l'objet de la science mathématique +considérée dans son ensemble, on peut d'abord partir de la définition +vague et insignifiante qu'on en donne ordinairement, à défaut de toute +autre, en disant qu'elle est <i>la science des grandeurs</i>, ou, ce qui est +plus positif, <i>la science qui a pour but la mesure des grandeurs</i>. Cet +aperçu scolastique a, sans doute, singulièrement besoin d'acquérir plus +de précision et plus de profondeur. Mais l'idée est juste au fond; elle +est même suffisamment étendue, lorsqu'on la conçoit convenablement. Il +importe d'ailleurs, en pareille matière, quand on le peut sans +inconvénient, de s'appuyer sur des notions généralement admises. Voyons +donc comment, en partant de cette grossière ébauche, on peut s'élever à +une véritable définition de la mathématique, à une définition qui soit +digne de correspondre à l'importance, à l'étendue et à la difficulté de +la science.</p> + +<p>La question de <i>mesurer</i> une grandeur ne présente par elle-même à +l'esprit d'autre idée que celle de la simple comparaison immédiate de +cette grandeur avec une autre grandeur semblable supposée connue, qu'on +prend pour <i>unité</i> entre toutes celles de la même espèce. Ainsi, quand +on se borne à définir les mathématiques comme ayant pour objet la mesure +des grandeurs, on en donne une idée fort imparfaite, car il est même +impossible de voir par là comment il y a lieu, sous ce rapport, à une +science quelconque, et surtout à une science aussi vaste et aussi +profonde qu'est réputée l'être avec raison la science mathématique. Au +lieu d'un immense enchaînement de travaux rationnels très-prolongés, qui +offrent à notre activité intellectuelle un aliment inépuisable, la +science paraîtrait seulement consister, d'après un tel énoncé, dans une +simple suite de procédés mécaniques, pour obtenir directement, à l'aide +d'opérations analogues à la superposition des lignes, les rapports des +quantités à mesurer à celles par lesquelles on veut les mesurer. +Néanmoins, cette définition n'a point réellement d'autre défaut que de +n'être pas suffisamment approfondie. Elle n'induit point en erreur sur +le véritable but final des mathématiques; seulement elle présente comme +direct un objet qui, presque toujours, est, au contraire, fort +indirect, et par là , elle ne fait nullement concevoir la nature de la +science.</p> + +<p>Pour y parvenir, il faut d'abord considérer un fait général, très-facile +à constater. C'est que la mesure <i>directe</i> d'une grandeur, par la +superposition ou par quelque procédé semblable, est le plus souvent pour +nous une opération tout-à -fait impossible: en sorte que si nous n'avions +pas d'autre moyen pour déterminer les grandeurs que les comparaisons +immédiates, nous serions obligés de renoncer à la connaissance de la +plupart de celles qui nous intéressent.</p> + +<p>On comprendra toute l'exactitude de cette observation générale, en se +bornant à considérer spécialement le cas particulier qui présente +évidemment le plus de facilité, celui de la mesure d'une ligne droite +par une autre ligne droite. Cette comparaison, qui, de toutes celles que +nous pouvons imaginer, est sans contredit la plus simple, ne peut +néanmoins presque jamais être effectuée immédiatement. En réfléchissant +à l'ensemble des conditions nécessaires pour qu'une ligne droite soit +susceptible d'une mesure directe, on voit que le plus souvent elles ne +peuvent point être remplies à la fois, relativement aux lignes que nous +désirons connaître. La première et la plus grossière de ces conditions, +celle de pouvoir parcourir la ligne d'un bout à l'autre, pour porter +successivement l'unité dans toute son étendue, exclut évidemment déjà la +très-majeure partie des distances qui nous intéressent le plus; d'abord +toutes les distances entre les différens corps célestes, ou de la terre +à quelqu'autre corps céleste, et ensuite même la plupart des distances +terrestres, qui sont si fréquemment inaccessibles. Quand cette première +condition se trouve accomplie, il faut encore que la longueur ne soit ni +trop grande ni trop petite, ce qui rendrait la mesure directe également +impossible; il faut qu'elle soit convenablement située, etc. La plus +légère circonstance, qui abstraitement ne paraîtrait devoir introduire +aucune nouvelle difficulté, suffira souvent, dans la réalité, pour nous +interdire toute mesure directe. Ainsi, par exemple, telle ligne que nous +pourrions mesurer exactement avec la plus grande facilité, si elle était +horizontale, il suffira de la concevoir redressée verticalement, pour +que la mesure en devienne impossible. En un mot, la mesure immédiate +d'une ligne droite, présente une telle complication de difficultés, +surtout quand on veut y apporter quelque exactitude, que presque jamais +nous ne rencontrons d'autres lignes susceptibles d'être mesurées +directement avec précision, du moins parmi celles d'une certaine +grandeur, que des lignes purement artificielles, créées expressément +par nous pour comporter une détermination directe, et auxquelles nous +parvenons à rattacher toutes les autres.</p> + +<p>Ce que je viens d'établir relativement aux lignes se conçoit, à bien +plus forte raison, des surfaces, des volumes, des vitesses, des temps, +des forces, etc., et, en général, de toutes les autres grandeurs +susceptibles d'appréciation exacte, et qui, par leur nature, présentent +nécessairement beaucoup plus d'obstacles encore à une mesure immédiate. +Il est donc inutile de s'y arrêter, et nous devons regarder comme +suffisamment constatée l'impossibilité de déterminer, en les mesurant +directement, la plupart des grandeurs que nous désirons connaître. C'est +ce fait général qui nécessite la formation de la science mathématique, +comme nous allons le voir. Car, renonçant, dans presque tous les cas, à +la mesure immédiate des grandeurs, l'esprit humain a dû chercher à les +déterminer indirectement, et c'est ainsi qu'il a été conduit à la +création des mathématiques.</p> + +<p>La méthode générale qu'on emploie constamment, la seule évidemment qu'on +puisse concevoir, pour connaître des grandeurs qui ne comportent point +une mesure directe, consiste à les rattacher à d'autres qui soient +susceptibles d'être déterminées immédiatement, et d'après lesquelles on +parvient à découvrir les premières, au moyen des relations qui existent +entre les unes et les autres. Tel est l'objet précis de la science +mathématique envisagée dans son ensemble. Pour s'en faire une idée +suffisamment étendue, il faut considérer que cette détermination +indirecte des grandeurs peut-être indirecte à des degrés fort différens. +Dans un grand nombre de cas, qui souvent sont les plus importans, les +grandeurs, à la détermination desquelles on ramène la recherche des +grandeurs principales qu'on veut connaître, ne peuvent point elles-mêmes +être mesurées immédiatement, et doivent par conséquent, à leur tour, +devenir le sujet d'une question semblable, et ainsi de suite; en sorte +que, dans beaucoup d'occasions, l'esprit humain est obligé d'établir une +longue suite d'intermédiaires entre le système des grandeurs inconnues +qui sont l'objet définitif de ses recherches, et le système des +grandeurs susceptibles de mesure directe, d'après lesquelles on +détermine finalement les premières, et qui ne paraissent d'abord avoir +avec celles-ci aucune liaison.</p> + +<p>Quelques exemples vont suffire pour éclaircir ce que les généralités +précédentes pourraient présenter de trop abstrait.</p> + +<p>Considérons, en premier lieu, un phénomène naturel très-simple qui +puisse néanmoins donner lieu à une question mathématique réelle et +susceptible d'applications effectives, le phénomène de la chute +verticale des corps pesans.</p> + +<p>En observant ce phénomène, l'esprit le plus étranger aux conceptions +mathématiques reconnaît sur-le-champ que les deux quantités qu'il +présente, savoir: la hauteur d'où un corps est tombé, et le temps de sa +chute, sont nécessairement liées l'une à l'autre, puisqu'elles varient +ensemble, et restent fixes simultanément; ou, suivant le langage des +géomètres, qu'elles sont <i>fonction</i> l'une de l'autre. Le phénomène, +considéré sous ce point de vue, donne donc lieu à une question +mathématique, qui consiste à suppléer à la mesure directe de l'une de +ces deux grandeurs lorsqu'elle sera impossible, par la mesure de +l'autre. C'est ainsi, par exemple, qu'on pourra déterminer indirectement +la profondeur d'un précipice, en se bornant à mesurer le temps qu'un +corps emploierait à tomber jusqu'au fond; et, en procédant +convenablement, cette profondeur inaccessible sera connue avec tout +autant de précision que si c'était une ligne horizontale placée dans les +circonstances les plus favorables à une mesure facile et exacte. Dans +d'autres occasions, c'est la hauteur d'où le corps est tombé qui sera +facile à connaître, tandis que le temps de la chute ne pourrait point +être observé directement; alors le même phénomène donnera lieu à la +question inverse, déterminer le temps d'après la hauteur; comme, par +exemple, si l'on voulait connaître quelle serait la durée de la chute +verticale d'un corps tombant de la lune sur la terre.</p> + +<p>Dans l'exemple précédent, la question mathématique est fort simple, du +moins quand on n'a pas égard à la variation d'intensité de la pesanteur, +ni à la résistance du fluide que le corps traverse dans sa chute. Mais, +pour agrandir la question, il suffira de considérer le même phénomène +dans sa plus grande généralité, en supposant la chute oblique, et tenant +compte de toutes les circonstances principales. Alors, au lieu d'offrir +simplement deux quantités variables liées entr'elles par une relation +facile à suivre, le phénomène en présentera un plus grand nombre, +l'espace parcouru, soit dans le sens vertical, soit dans le sens +horizontal, le temps employé à le parcourir, la vitesse du corps à +chaque point de sa course, et même l'intensité et la direction de son +impulsion primitive, qui pourront aussi être envisagées comme variables, +et enfin, dans certains cas, pour tenir compte de tout, la résistance du +milieu et l'énergie de la gravité. Toutes ces diverses quantités seront +liées entr'elles, de telle sorte que chacune à son tour pourra être +déterminée indirectement d'après les autres, ce qui présentera autant de +recherches mathématiques distinctes qu'il y aura de grandeurs +coexistantes dans le phénomène considéré. Ce changement très-simple dans +les conditions physiques d'un problème pourra faire, comme il arrive en +effet pour l'exemple cité, qu'une recherche mathématique, primitivement +fort élémentaire, se place tout-à -coup au rang des questions les plus +difficiles, dont la solution complète et rigoureuse surpasse jusqu'à +présent toutes les plus grandes forces de l'esprit humain.</p> + +<p>Prenons un second exemple dans les phénomènes géométriques. Qu'il +s'agisse de déterminer une distance qui n'est pas susceptible de mesure +directe; on la concevra généralement comme faisant partie d'une +<i>figure</i>, ou d'un système quelconque de lignes, choisi de telle manière +que tous ses autres élémens puissent être observés immédiatement; par +exemple, dans le cas le plus simple et auquel tous les autres peuvent se +réduire finalement, on considérera la distance proposée comme +appartenant à un triangle, dans lequel on pourrait déterminer +directement, soit un autre côté et deux angles, soit deux côtés et un +seul angle. Dès-lors, la connaissance de la distance cherchée, au lieu +d'être obtenue immédiatement, sera le résultat d'un travail mathématique +qui consistera à la déduire des élémens observés, d'après la relation +qui la lie avec eux. Ce travail pourra devenir successivement de plus +en plus compliqué, si les élémens supposés connus ne pouvaient, à leur +tour, comme il arrive le plus souvent, être déterminés que d'une manière +indirecte, à l'aide de nouveaux systèmes auxiliaires, dont le nombre, +dans les grandes opérations de ce genre, finit par devenir quelquefois +très-considérable. La distance une fois déterminée, cette seule +connaissance suffira fréquemment pour faire obtenir de nouvelles +quantités, qui offriront le sujet de nouvelles questions mathématiques. +Ainsi, quand on sait à quelle distance est situé un objet, la simple +observation, toujours possible, de son diamètre apparent, doit +évidemment permettre de déterminer indirectement, quelqu'inaccessible +qu'il puisse être, ses dimensions réelles, et, par une suite de +recherches analogues, sa surface, son volume, son poids même, et une +foule d'autres propriétés, dont la connaissance semblait devoir nous +être nécessairement interdite.</p> + +<p>C'est par de tels travaux, que l'homme a pu parvenir à connaître, +non-seulement les distances des astres à la terre, et par suite, +entr'eux, mais leur grandeur effective, leur véritable figure, jusqu'aux +inégalités de leur surface, et, ce qui semble se dérober bien plus +encore à nos moyens d'investigation, leurs masses respectives, leurs +densités moyennes, les circonstances principales de la chute des corps +pesans à la surface de chacun d'eux, etc. Par la puissance des théories +mathématiques, tous ces divers résultats, et bien d'autres encore +relatifs aux différentes classes de phénomènes naturels, n'ont exigé +définitivement d'autres mesures immédiates que celles d'un très-petit +nombre de lignes droites, convenablement choisies, et d'un plus grand +nombre d'angles. On peut même dire, en toute rigueur, pour indiquer d'un +seul trait la portée générale de la science, que si l'on ne craignait +pas avec raison de multiplier sans nécessité les opérations +mathématiques, et si, par conséquent, on ne devait pas les réserver +seulement pour la détermination des quantités qui ne pourraient +nullement être mesurées directement, ou d'une manière assez exacte, la +connaissance de toutes les grandeurs susceptibles d'estimation précise +que les divers ordres de phénomènes peuvent nous offrir, serait +finalement réductible à la mesure immédiate d'une ligne droite unique et +d'un nombre d'angles convenable.</p> + +<p>Nous sommes donc parvenu maintenant à définir avec exactitude la science +mathématique, en lui assignant pour but, la mesure <i>indirecte</i> des +grandeurs, et disant qu'on s'y propose constamment de <i>déterminer les +grandeurs les unes par les autres, d'après les relations précises qui +existent entre elles</i>. Cet énoncé, au lieu de donner seulement +l'idée d'un art, comme le font jusqu'ici toutes les définitions +ordinaires, caractérise immédiatement une véritable science, et la +montre sur-le-champ composée d'un immense enchaînement d'opérations +intellectuelles, qui pourront évidemment devenir très compliquées, à +raison de la suite d'intermédiaires qu'il faudra établir entre les +quantités inconnues et celles qui comportent une mesure directe, du +nombre des variables co-existantes dans la question proposée, et de la +nature des relations que fourniront entre toutes ces diverses grandeurs +les phénomènes considérés. D'après une telle définition, l'esprit +mathématique consiste à regarder toujours comme liées entre elles toutes +les quantités que peut présenter un phénomène quelconque, dans la vue de +les déduire les unes des autres. Or, il n'y a pas évidemment de +phénomène qui ne puisse donner lieu à des considérations de ce genre; +d'où résulte l'étendue naturellement indéfinie et même la rigoureuse +universalité logique de la science mathématique: nous chercherons plus +loin à circonscrire aussi exactement que possible son extension effective.</p> + +<p>Les explications précédentes établissent clairement la +justification du nom employé pour désigner la science que nous +considérons. Cette dénomination, qui a pris aujourd'hui une acception si +déterminée, signifie simplement par elle-même la <i>science</i> en général. Une +telle désignation, rigoureusement exacte pour les Grecs, qui n'avaient +pas d'autre <i>science</i> réelle, n'a pu être conservée par les modernes que +pour indiquer les mathématiques comme la <i>science</i> par excellence. Et, en +effet, la définition à laquelle nous venons d'être conduits, si on en +écarte la circonstance de la précision des déterminations, n'est autre +chose que la définition de toute véritable science quelconque, car +chacune n'a-t-elle pas nécessairement pour but de déterminer des +phénomènes les uns par les autres, d'après les relations qui existent +entre eux? Toute <i>science</i> consiste dans la coordination des faits ; si +les diverses observations étaient entièrement isolées, il n'y aurait pas +de science. On peut même dire généralement que la <i>science</i> est +essentiellement destinée à dispenser, autant que le comportent les +divers phénomènes, de toute observation directe, en permettant de +déduire du plus petit nombre possible de données immédiates, le plus +grand nombre possible de résultats. N'est-ce point là , en effet, l'usage +réel, soit dans la spéculation, soit dans l'action, des <i>lois</i> que nous +parvenons à découvrir entre les phénomènes naturels? La science +mathématique ne fait, d'après cela, que pousser au plus haut degré +possible, tant sous le rapport de la quantité que sous celui de la +qualité, sur les sujets véritablement de son ressort, le même genre de +recherches que poursuit, à des degrés plus ou moins inférieurs, chaque +science réelle, dans sa sphère respective.</p> + +<p>C'est donc par l'étude des mathématiques, et seulement par elle, que +l'on peut se faire une idée juste et approfondie de ce que c'est qu'une +<i>science</i>. C'est là uniquement qu'on doit chercher à connaître avec +précision la méthode générale que l'esprit humain emploie constamment +dans toutes ses recherches positives, parce que nulle part ailleurs les +questions ne sont résolues d'une manière aussi complète, et les +déductions prolongées aussi loin avec une sévérité rigoureuse. C'est là +également que notre entendement a donné les plus grandes preuves de sa +force, parce que les idées qu'il y considère sont du plus haut degré +d'abstraction possible dans l'ordre positif. Toute éducation +scientifique qui ne commence point par une telle étude, pèche donc +nécessairement par sa base.</p> + +<p>Nous avons jusqu'ici envisagé la science mathématique seulement dans son +ensemble total, sans avoir aucun égard à ses divisions. Nous devons +maintenant, pour compléter cette vue générale et nous former une juste +idée du caractère philosophique de la science, considérer sa division +fondamentale. Les divisions secondaires seront examinées dans les leçons +suivantes.</p> + +<p>Cette division principale ne saurait être vraiment rationnelle, et +dériver de la nature même du sujet, qu'autant qu'elle se présentera +spontanément, en faisant l'analyse exacte d'une question mathématique +complète. Ainsi, après avoir déterminé ci-dessus quel est l'objet +général des travaux mathématiques, caractérisons maintenant avec +précision les divers ordres principaux de recherches dont ils se +composent constamment.</p> + +<p>La solution complète de toute question mathématique se décompose +nécessairement en deux parties, d'une nature essentiellement distincte, +et dont la relation est invariablement déterminée. En effet, nous avons +vu que toute recherche mathématique a pour objet de déterminer des +grandeurs inconnues, d'après les relations qui existent entre elles et +des grandeurs connues. Or, il faut évidemment d'abord, à cette fin, +parvenir à connaître avec précision les relations existantes entre les +quantités que l'on considère. Ce premier ordre de recherches constitue +ce que j'appelle la partie <i>concrète</i> de la solution. Quand elle est +terminée, la question change de nature; elle se réduit à une pure +question de nombres, consistant simplement désormais à déterminer des +nombres inconnus, lorsqu'on sait quelles relations précises les lient à +des nombres connus. C'est dans ce second ordre de recherches que +consiste ce que je nomme la partie <i>abstraite</i> de la solution. De là +résulte la division fondamentale de la science mathématique générale en +deux grandes sciences, la mathématique abstraite et la mathématique +concrète.</p> + +<p>Cette analyse peut être observée dans toute question mathématique +complète, quelque simple ou quelque compliquée qu'elle soit. Il suffira, +pour la faire bien comprendre, d'en indiquer un seul exemple.</p> + +<p>Reprenant le phénomène déjà cité de la chute verticale d'un corps +pesant, et considérant le cas le plus simple, on voit que pour parvenir +à déterminer l'une par l'autre la hauteur d'où le corps est tombé et la +durée de sa chute, il faut commencer par découvrir la relation exacte de +ces deux quantités, ou, suivant le langage des géomètres, l'<i>équation</i> +qui existe entre elles. Avant que cette première recherche soit +terminée, toute tentative pour déterminer numériquement la valeur de +l'une de ces deux grandeurs par celle de l'autre serait évidemment +prématurée, car elle n'aurait aucune base. Il ne suffit pas de savoir +vaguement qu'elles dépendent l'une de l'autre, ce que tout le monde +aperçoit sur-le-champ, mais il faut déterminer en quoi consiste cette +dépendance; ce qui peut être fort difficile, et constitue en effet, dans +le cas actuel, la partie incomparablement supérieure du problème. Le +véritable esprit scientifique est si moderne et encore tellement rare, +que personne peut-être avant Galilée n'avait seulement remarqué +l'accroissement de vitesse qu'éprouve un corps dans sa chute, ce qui +exclut l'hypothèse, vers laquelle notre intelligence, toujours portée +involontairement à supposer dans chaque phénomène les <i>fonctions</i> les +plus simples, sans aucun autre motif que sa plus grande facilité à les +concevoir, serait naturellement entraînée, la hauteur proportionnelle au +temps. En un mot, ce premier travail aboutit à la découverte de la loi +de Galilée. Quand cette partie concrète est terminée, la recherche +devient d'une tout autre nature. Sachant que les espaces parcourus par +le corps dans chaque seconde successive de sa chute croissent comme la +suite des nombres impairs, c'est alors une question purement numérique +et abstraite que d'en déduire ou la hauteur d'après le temps, ou le +temps par la hauteur, ce qui consistera à trouver que, d'après la loi +établie, la première de ces deux quantités est un multiple connu de la +seconde puissance de l'autre, d'où l'on devra finalement conclure la +valeur de l'une quand celle de l'autre sera donnée.</p> + +<p>Dans cet exemple, la question concrète est plus difficile que la +question abstraite. Ce serait l'inverse, si l'on considérait le même +phénomène dans sa plus grande généralité, tel que je l'ai envisagé plus +haut pour un autre motif. Suivant les cas, ce sera tantôt la première, +tantôt la seconde de ces deux parties qui constituera la principale +difficulté de la question totale; la loi mathématique du phénomène +pouvant être très-simple, mais difficile à obtenir, et, dans d'autres +occasions, facile à découvrir, mais fort compliquée: en sorte que les +deux grandes sections de la science mathématique, quand on les compare +en masse, doivent être regardées comme exactement équivalentes en +étendue et en difficulté, aussi bien qu'en importance, ainsi que nous le +constaterons plus tard en considérant chacune d'elles séparément.</p> + +<p>Ces deux parties, essentiellement distinctes, d'après l'explication +précédente, par l'objet que l'esprit s'y propose, ne le sont pas moins +par la nature des recherches dont elles se composent.</p> + +<p>La première doit porter le nom de <i>concrète</i>, car elle dépend évidemment +du genre des phénomènes considérés, et doit varier nécessairement +lorsqu'on envisagera de nouveaux phénomènes; tandis que la seconde est +complétement indépendante de la nature des objets examinés, et porte +seulement sur les relations numériques qu'ils présentent, ce qui doit la +faire appeler <i>abstraite</i>. Les mêmes relations peuvent exister dans un +grand nombre de phénomènes différens, qui, malgré leur extrême +diversité, seront envisagés par le géomètre comme offrant une question +analytique, susceptible, en l'étudiant isolément, d'être résolue une +fois pour toutes. Ainsi, par exemple, la même loi qui règne entre +l'espace et le temps, quand on examine la chute verticale d'un corps +dans le vide, se retrouve pour d'autres phénomènes qui n'offrent aucune +analogie avec le premier ni entre eux: car elle exprime aussi la +relation entre l'aire d'un corps sphérique et la longueur de son +diamètre; elle détermine également le décroissement de l'intensité de la +lumière ou de la chaleur à raison de la distance des objets éclairés ou +échauffés, etc. La partie abstraite, commune à ces diverses questions +mathématiques, ayant été traitée à l'occasion d'une seule d'entre elles, +se trouvera l'être, par cela même, pour toutes les autres; tandis que la +partie concrète devra nécessairement être reprise pour chacune +séparément, sans que la solution de quelques-unes puisse fournir, sous +ce rapport, aucun secours direct pour celle des suivantes. Il est +impossible d'établir de véritables méthodes générales qui, par une +marche déterminée et invariable, assurent, dans tous les cas, la +découverte des relations existantes entre les quantités, relativement à +des phénomènes quelconques: ce sujet ne comporte nécessairement que des +méthodes spéciales pour telle ou telle classe de phénomènes +géométriques, ou mécaniques, ou thermologiques, etc. On peut, au +contraire, de quelque source que proviennent les quantités considérées, +établir des méthodes uniformes pour les déduire les unes des autres, en +supposant connues leurs relations exactes. La partie abstraite des +mathématiques est donc, de sa nature, générale; la partie concrète, +spéciale.</p> + +<p>En présentant cette comparaison sous un nouveau point de vue, on peut +dire que la mathématique concrète a un caractère philosophique +essentiellement expérimental, physique, phénoménal; tandis que celui de +la mathématique abstraite est purement logique, rationnel. Ce n'est pas +ici le lieu de discuter exactement les procédés qu'emploie l'esprit +humain pour découvrir les lois mathématiques des phénomènes. Mais, soit +que l'observation précise suggère elle-même la loi, soit, comme il +arrive plus souvent, qu'elle ne fasse que confirmer la loi construite +par le raisonnement d'après les faits les plus communs; toujours est-il +certain que cette loi n'est envisagée comme réelle qu'autant qu'elle se +montre d'accord avec les résultats de l'expérience directe. Ainsi, la +partie concrète de toute question mathématique est nécessairement fondée +sur la considération du monde extérieur, et ne saurait jamais, quelle +qu'y puisse être la part du raisonnement, se résoudre par une simple +suite de combinaisons intellectuelles. La partie abstraite, au +contraire, quand elle a été d'abord bien exactement séparée, ne peut +consister que dans une série de déductions rationnelles plus ou moins +prolongée. Car, si l'on a une fois trouvé les équations d'un phénomène, +la détermination des unes par les autres des quantités qu'on y +considère, quelques difficultés d'ailleurs qu'elle puisse souvent +offrir, est uniquement du ressort du raisonnement. C'est à +l'intelligence qu'il appartient de déduire, de ces équations, des +résultats qui y sont évidemment compris, quoique d'une manière peut-être +fort implicite, sans qu'il y ait lieu à consulter de nouveau le monde +extérieur, dont la considération, devenue dès lors étrangère, doit même +être soigneusement écartée pour réduire le travail à sa véritable +difficulté propre.</p> + +<p>On voit, par cette comparaison générale, dont je dois me borner ici à +indiquer les traits principaux, combien est naturelle et profonde la +division fondamentale établie ci-dessus dans la science mathématique.</p> + +<p>Pour terminer l'exposition générale de cette division, il ne nous reste +plus qu'à circonscrire, aussi exactement que nous puissions le faire +dans ce premier aperçu, chacune des deux grandes sections de la science +mathématique.</p> + +<p>La <i>mathématique concrète</i> ayant pour objet de découvrir les <i>équations</i> +des phénomènes, semblerait, <i>à priori</i>, devoir se composer d'autant de +sciences distinctes qu'il y a de catégories réellement différentes pour +nous parmi les phénomènes naturels. Mais il s'en faut de beaucoup qu'on +soit encore parvenu à découvrir des lois mathématiques dans tous les +ordres de phénomènes; nous verrons même tout-à -l'heure que, sous ce +rapport, la majeure partie se dérobera très-vraisemblablement toujours à +nos efforts. En réalité, dans l'état présent de l'esprit humain, il n'y +a directement que deux grandes catégories générales de phénomènes dont +on connaisse constamment les équations; ce sont d'abord les phénomènes +géométriques, et ensuite les phénomènes mécaniques. Ainsi, la partie +concrète des mathématiques se compose donc de la géométrie et de la +mécanique rationnelle.</p> + +<p>Cela suffit, il est vrai, pour lui donner un caractère complet +d'universalité logique, quand on considère l'ensemble des phénomènes du +point de vue le plus élevé de la philosophie naturelle. En effet, si +toutes les parties de l'univers étaient conçues comme immobiles, il n'y +aurait évidemment à observer que des phénomènes géométriques, puisque +tout se réduirait à des relations de forme, de grandeur, et de +situation; ayant ensuite égard aux mouvemens qui s'y exécutent, il y a +lieu à considérer de plus des phénomènes mécaniques. En appliquant ici, +après l'avoir suffisamment généralisée, une conception philosophique, +due à M. de Blainville, et déjà citée pour un autre usage dans la 1<sup>re</sup> +leçon (page 32), on peut donc établir que, vu sous le rapport statique, +l'univers ne présente que des phénomènes géométriques; et, sous le +rapport dynamique, que des phénomènes mécaniques. Ainsi la géométrie et +la mécanique constituent, par elles-mêmes, les deux sciences naturelles +fondamentales, en ce sens, que tous les effets naturels peuvent être +conçus comme de simples résultats nécessaires, ou des lois de l'étendue, +ou des lois du mouvement.</p> + +<p>Mais, quoique cette conception soit toujours logiquement possible, la +difficulté est de la spécialiser avec la précision nécessaire, et de la +suivre exactement dans chacun des cas généraux que nous offre l'étude de +la nature, c'est-à -dire, de réduire effectivement chaque question +principale de philosophie naturelle, pour tel ordre de phénomènes +déterminé, à la question de géométrie ou de mécanique, à laquelle on +pourrait rationnellement la supposer ramenée. Cette transformation, qui +exige préalablement de grands progrès dans l'étude de chaque classe de +phénomènes, n'a été réellement exécutée jusqu'ici que pour les +phénomènes astronomiques, et pour une partie de ceux que considère la +physique terrestre proprement dite. C'est ainsi que l'astronomie, +l'acoustique, l'optique, etc., sont devenues finalement des applications +de la science mathématique à de certains ordres d'observations<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a> +<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>. Mais, +ces applications n'étant point, par leur nature, rigoureusement +circonscrites, ce serait assigner à la science un domaine indéfini et +entièrement vague, que de les confondre avec elle, comme on le fait dans +la division ordinaire, si vicieuse à tant d'autres égards, des +mathématiques en pures et appliquées. Nous persisterons donc à regarder +la mathématique concrète comme uniquement composée de la géométrie et de +la mécanique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" +name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3"> +(retour) </a> Je dois faire ici, par anticipation, une + mention sommaire de la thermologie, à laquelle je + consacrerai plus tard une leçon spéciale. La théorie + mathématique des phénomènes de la chaleur a pris, par les + mémorables travaux de son illustre fondateur, un tel + caractère, qu'on peut aujourd'hui la concevoir, après la + géométrie et la mécanique, comme une véritable troisième + section distincte de la mathématique concrète, puisque M. + Fourier a établi, d'une manière entièrement directe, les + équations thermologiques, au lieu de se représenter + hypothétiquement les questions comme des applications de la + mécanique, ainsi qu'on a tenté de le faire pour les + phénomènes électriques, par exemple. Cette grande + découverte, qui, comme toutes celles qui se rapportent à la + méthode, n'est pas encore convenablement appréciée, mérite + singulièrement notre attention; car, outre son importance + immédiate pour l'étude vraiment rationnelle et positive d'un + ordre de phénomènes aussi universel et aussi fondamental, + elle tend a relever nos espérances philosophiques, quant à + l'extension future des applications légitimes de l'analyse + mathématique, ainsi que je l'expliquerai dans le second + volume de ce cours, en examinant le caractère général de + cette nouvelle série de travaux. Je n'aurais pas hésité dès + à présent à traiter la thermologie, ainsi conçue, comme une + troisième branche principale de la mathématique concrète, si + je n'avais craint de diminuer l'utilité de cet ouvrage en + m'écartant trop des habitudes ordinaires. +</blockquote> + +<p>Quant à la <i>mathématique abstraite</i>, dont j'examinerai la division +générale dans la leçon suivante, sa nature est nettement et exactement +déterminée. Elle se compose de ce qu'on appelle le <i>calcul</i>, en prenant +ce mot dans sa plus grande extension, qui embrasse depuis les opérations +numériques les plus simples jusqu'aux plus sublimes combinaisons de +l'analyse transcendante. Le <i>calcul</i> a pour objet propre de résoudre +toutes les questions de nombres. Son point de départ est, constamment et +nécessairement, la connaissance de relations précises, c'est-à -dire +d'<i>équations</i>, entre les diverses grandeurs que l'on considère +simultanément, ce qui est, au contraire, le terme de la mathématique +concrète. Quelque compliquées ou quelque indirectes que puissent être +d'ailleurs ces relations, le but final de la science du <i>calcul</i> est +d'en déduire toujours les valeurs des quantités inconnues par celles des +quantités connues. Cette <i>science</i>, bien que plus perfectionnée +qu'aucune autre, est, sans doute, réellement peu avancée encore, en +sorte que ce but est rarement atteint d'une manière complétement +satisfaisante. Mais tel n'en est pas moins son vrai caractère. Pour +concevoir nettement la véritable nature d'une science, il faut toujours +la supposer parfaite.</p> + +<p>Afin de résumer le plus philosophiquement possible les considérations +ci-dessus exposées sur la division fondamentale des mathématiques, il +importe de remarquer qu'elle n'est qu'une application du principe +général de classification qui nous a permis d'établir, dans la leçon +précédente, la hiérarchie rationnelle des différentes sciences +positives.</p> + +<p>Si l'on compare, en effet, d'une part le calcul, et d'une autre part la +géométrie et la mécanique, on vérifie, relativement aux idées +considérées dans chacune de ces deux sections principales de la +mathématique, tous les caractères essentiels de notre méthode +encyclopédique. Les idées analytiques sont évidemment à la fois plus +abstraites, plus générales et plus simples que les idées géométriques +ou mécaniques. Bien que les conceptions principales de l'analyse +mathématique, envisagées historiquement, se soient formées sous +l'influence des considérations de géométrie ou de mécanique, au +perfectionnement desquelles les progrès du calcul sont étroitement liés, +l'analyse n'en est pas moins, sous le point de vue logique, +essentiellement indépendante de la géométrie et de la mécanique, tandis +que celles-ci sont, au contraire, nécessairement fondées sur la +première.</p> + +<p>L'analyse mathématique est donc, d'après les principes que nous avons +constamment suivis jusqu'ici, la véritable base rationnelle du système +entier de nos connaissances positives. Elle constitue la première et la +plus parfaite de toutes les sciences fondamentales. Les idées dont elle +s'occupe, sont les plus universelles, les plus abstraites et les plus +simples que nous puissions réellement concevoir. On ne saurait tenter +d'aller plus loin, sous ces trois rapports équivalens, sans tomber +inévitablement dans les rêveries métaphysiques. Car, quel <i>substractum</i> +effectif pourrait-il rester dans l'esprit pour servir de sujet positif +au raisonnement, si on voulait supprimer encore quelque circonstance +dans les notions des quantités indéterminées, constantes ou variables, +telles que les géomètres les emploient aujourd'hui, afin de s'élever à +un prétendu degré supérieur d'abstraction, comme le croient les +ontologistes?</p> + +<p>Cette nature propre de l'analyse mathématique permet de s'expliquer +aisément pourquoi, lorsqu'elle est convenablement employée, elle nous +offre un si puissant moyen, non-seulement pour donner plus de précision +à nos connaissances réelles, ce qui est évident de soi-même, mais +surtout pour établir une coordination infiniment plus parfaite dans +l'étude des phénomènes qui comportent cette application. Car, les +conceptions ayant été généralisées et simplifiées le plus possible, à +tel point qu'une seule question analytique, résolue abstraitement, +renferme la solution implicite d'une foule de questions physiques +diverses, il doit nécessairement en résulter pour l'esprit humain une +plus grande facilité à apercevoir des relations entre des phénomènes qui +semblaient d'abord entièrement isolés les uns des autres, et desquels on +est ainsi parvenu à tirer, pour le considérer à part, tout ce qu'ils ont +de commun. C'est ainsi qu'en examinant la marche de notre intelligence +dans la solution des questions importantes de géométrie et de mécanique, +nous voyons surgir naturellement, par l'intermédiaire de l'analyse, les +rapprochemens les plus fréquens et les plus inattendus entre des +problèmes qui n'offraient primitivement aucune liaison apparente, et +que nous finissons souvent par envisager comme identiques. +Pourrions-nous, par exemple, sans le secours de l'analyse, apercevoir la +moindre analogie entre la détermination de la direction d'une courbe à +chacun de ses points, et celle de la vitesse acquise par un corps à +chaque instant de son mouvement varié, questions qui, quelque diverses +qu'elles soient, n'en font qu'une, aux yeux du géomètre?</p> + +<p>La haute perfection relative de l'analyse mathématique, comparée à +toutes les autres branches de nos connaissances positives, se conçoit +avec la même facilité, quand on a bien saisi son vrai caractère général. +Cette perfection ne tient pas, comme l'ont cru les métaphysiciens, et +surtout Condillac, d'après un examen superficiel, à la nature des signes +éminemment concis et généraux qu'on emploie comme instrumens de +raisonnement. Dans cette importante occasion spéciale, comme dans toutes +les autres, l'influence des signes a été considérablement exagérée, bien +qu'elle soit sans doute, très réelle, ainsi que l'avaient reconnu, avant +Condillac, et d'une manière bien plus exacte, la plupart des géomètres. +En réalité, toutes les grandes conceptions analytiques ont été formées +sans que les signes algébriques fussent d'aucun secours essentiel, +autrement que pour les exploiter après que l'esprit les avait obtenues. +La perfection supérieure de la science du calcul tient principalement à +l'extrême simplicité des idées qu'elle considère, par quelques signes +qu'elles soient exprimées: en sorte qu'il n'y a pas le moindre espoir, à +l'aide d'aucun artifice quelconque du langage scientifique, même en le +supposant possible, de perfectionner, au même degré, des théories qui, +portant sur des notions plus complexes, sont nécessairement condamnées, +par leur nature, à une infériorité logique plus ou moins grande suivant +la classe correspondante de phénomènes.</p> + +<p>L'examen que nous avons tenté de faire, dans cette leçon, du caractère +philosophique de la science mathématique, resterait incomplet, si, après +l'avoir envisagée dans son objet et dans sa composition, nous +n'indiquions pas quelques considérations générales directement relatives +à l'étendue réelle de son domaine.</p> + +<p>À cet effet, il est indispensable de reconnaître avant tout, pour se +faire une juste idée de la véritable nature des mathématiques, que, sous +le point de vue purement logique, cette science est, par elle-même, +nécessairement et rigoureusement universelle. Car il n'y a pas de +question quelconque qui ne puisse finalement être conçue comme +consistant à déterminer des quantités les unes par les autres d'après +certaines relations, et, par conséquent, comme réductible, en dernière +analyse, à une simple question de nombres. On le comprendra si l'on +remarque effectivement que, dans toutes nos recherches, à quelque ordre +de phénomènes qu'elles se rapportent, nous avons définitivement en vue +d'arriver à des nombres, à des doses. Quoique nous n'y parvenions le +plus souvent que d'une manière fort grossière et d'après des méthodes +très incertaines, il n'en est pas moins évident que tel est le terme +réel de tous nos problèmes quelconques. Ainsi, pour prendre un exemple +dans la classe de phénomène la moins accessible à l'esprit mathématique, +les phénomènes des corps vivans, considérés même, pour plus de +complication, dans le cas pathologique, n'est-il pas manifeste que +toutes les questions de thérapeutique peuvent être envisagées comme +consistant à déterminer les quantités de tous les divers modificateurs +de l'organisme qui doivent agir sur lui pour le ramener à l'état normal, +en admettant, suivant l'usage des géomètres, les valeurs nulles, +négatives, ou même contradictoires, pour quelques-unes de ces quantités +dans certains cas? Sans doute, une telle manière de se représenter la +question ne peut être en effet réellement suivie, comme nous allons le +voir, pour les phénomènes les plus complexes, parce qu'elle nous +présente dans l'application des difficultés insurmontables; mais quand +il s'agit de concevoir abstraitement toute la portée intellectuelle +d'une science, il importe de lui supposer l'extension totale dont elle +est logiquement susceptible.</p> + +<p>On objecterait vainement contre une telle conception la division +générale des idées humaines selon les deux catégories de Kant, de la +quantité, et de la qualité, dont la première seule constituerait le +domaine exclusif de la science mathématique. Le développement même de +cette science a montré positivement depuis long-temps le peu de réalité +de cette superficielle distinction métaphysique. Car la conception +fondamentale de Descartes sur la relation du concret à l'abstrait en +mathématiques, a prouvé que toutes les idées de qualité étaient +réductibles à des idées de quantité. Cette conception, établie d'abord, +par son immortel auteur, pour les phénomènes géométriques seulement, a +été ensuite effectivement étendue par ses successeurs aux phénomènes +mécaniques; et elle vient de l'être de nos jours aux phénomènes +thermologiques. En résultat de cette généralisation graduelle, il n'y a +pas maintenant de géomètres qui ne la considèrent, dans un sens purement +théorique, comme pouvant s'appliquer à toutes nos idées réelles +quelconques, en sorte que tout phénomène soit logiquement susceptible +d'être représenté par une <i>équation</i>, aussi bien qu'une courbe ou un +mouvement, sauf la difficulté de la trouver, et celle de la <i>résoudre</i>, +qui peuvent être et sont souvent supérieures aux plus grandes forces de +l'esprit humain.</p> + +<p>Mais si, pour se former une idée convenable de la science mathématique, +il importe de la concevoir comme étant nécessairement douée par sa +nature d'une rigoureuse universalité logique, il n'est pas moins +indispensable de considérer maintenant les grandes limitations réelles +qui, vu la faiblesse de notre intelligence, rétrécissent singulièrement +son domaine effectif, à mesure que les phénomènes se compliquent en se +spécialisant.</p> + +<p>Toute question peut sans doute, ainsi que nous venons de le voir, être +conçue comme réductible à une pure question de nombres. Mais la +difficulté de la traiter réellement sous ce point de vue, c'est-à -dire +d'effectuer une telle transformation, est d'autant plus grande, dans les +diverses parties essentielles de la philosophie naturelle, que l'on +considère des phénomènes plus compliqués, en sorte que sauf pour les +phénomènes les plus simples et les plus généraux, elle devient bientôt +insurmontable.</p> + +<p>On le sentira aisément, si l'on considère que, pour faire rentrer une +question dans le domaine de l'analyse mathématique, il faut d'abord +être parvenu à découvrir des relations précises entre les quantités +coexistantes dans le phénomène étudié, l'établissement de ces équations +des phénomènes étant le point de départ nécessaire de tous les travaux +analytiques. Or, cela doit être évidemment d'autant plus difficile, +qu'il s'agit de phénomènes plus particuliers, et par suite plus +compliqués. En examinant sous ce point de vue les diverses catégories +fondamentales des phénomènes naturels établis dans la leçon précédente, +on trouvera que, tout bien considéré, c'est seulement au plus pour les +trois premières, comprenant toute la <i>physique inorganique</i>, qu'on peut +légitimement espérer d'atteindre un jour ce haut degré de perfection +scientifique, autant du moins qu'une telle limite peut être posée avec +précision. Comme je dois plus tard traiter spécialement cette discussion +par rapport à chaque science fondamentale, il suffira de l'indiquer ici +de la manière la plus générale.</p> + +<p>La première condition pour que des phénomènes comportent des lois +mathématiques susceptibles d'être découvertes, c'est évidemment que les +diverses quantités qu'ils présentent puissent donner lieu à des nombres +fixes. Or, en comparant, à cet égard, les deux grandes sections +principales de la philosophie naturelle, on voit que la <i>physique +organique</i> tout entière, et probablement aussi les parties les plus +compliquées de la physique inorganique, sont nécessairement +inaccessibles, par leur nature, à notre analyse mathématique, en vertu +de l'extrême variabilité numérique des phénomènes correspondans. Toute +idée précise de nombres fixes est véritablement déplacée dans les +phénomènes des corps vivans, quand on veut l'employer autrement que +comme moyen de soulager l'attention, et qu'on attache quelque importance +aux relations exactes des valeurs assignées. Sous ce rapport, les +réflexions de Bichat, sur l'abus de l'esprit mathématique en +physiologie, sont parfaitement justes; on sait à quelles aberrations a +conduit cette manière vicieuse de considérer les corps vivans.</p> + +<p>Les différentes propriétés des corps bruts, surtout les plus générales, +se présentent dans chacun d'eux avec des degrés presque invariables, ou +du moins elles n'éprouvent que des variations simples, séparées par de +longs intervalles d'uniformité, et qu'il est possible, en conséquence, +d'assujétir à des lois précises et régulières. Ainsi, les qualités +physiques d'un corps inorganique, principalement quand il est solide, sa +forme, sa consistance, sa pesanteur spécifique, son élasticité, etc., +présentent, pour un temps considérable, une fixité numérique +remarquable, qui permet de les considérer réellement et utilement sous +un point de vue mathématique. On sait qu'il n'en est déjà plus ainsi à +beaucoup près pour les phénomènes chimiques que présentent les mêmes +corps, et qui, plus compliqués, dépendant d'un bien plus grand nombre de +circonstances, présentent des variations plus étendues, plus fréquentes, +et par suite plus irrégulières. Aussi, d'après quelques considérations +déjà indiquées dans la première leçon (page 45) et qui seront +spécialement développées dans le troisième volume de ce cours, on ne +peut pas seulement assurer aujourd'hui, d'une manière générale, qu'il y +ait lieu à concevoir des nombres fixes en chimie, même sous le rapport +le plus simple, quant aux proportions relatives des corps dans leurs +combinaisons, ce qui montre clairement combien un tel ordre de +phénomènes est encore loin de comporter de véritables lois +mathématiques. Admettons-en néanmoins, pour ce cas, la possibilité et +même la probabilité futures, afin de ne pas rendre trop minutieuse la +discussion de la limite générale qu'il s'agit d'établir ici par rapport +à l'extension, effectivement possible, du domaine réel de l'analyse +mathématique. Il n'y aura plus le moindre doute aussitôt que nous +passerons aux phénomènes que présentent les corps, considérés dans cet +état d'agitation intestine continuelle de leurs molécules, qui +constitue essentiellement ce que nous nommons la <i>vie</i>, envisagée de la +manière la plus générale, dans l'ensemble des êtres qui nous la +manifestent. En effet, un caractère éminemment propre aux phénomènes +physiologiques, et que leur étude plus exacte rend maintenant plus +sensible de jour en jour, c'est l'extrême instabilité numérique qu'ils +présentent, sous quelque aspect qu'on les examine, et que nous verrons +plus tard, quand l'ordre naturel des matières nous y conduira, être une +conséquence nécessaire de la définition même des corps vivans. Quant à +présent, il suffit de noter cette observation incontestable, vérifiée +par tous les faits, que chaque propriété quelconque d'un corps organisé, +soit géométrique, soit mécanique, soit chimique, soit vitale, est +assujétie, dans sa quantité, à d'immenses variations numériques +tout-à -fait irrégulières, qui se succèdent aux intervalles les plus +rapprochés sous l'influence d'une foule de circonstances, tant +extérieures qu'intérieures, variables elles-mêmes; en sorte que toute +idée de nombres fixes, et, par suite, de lois mathématiques que nous +puissions espérer d'obtenir, implique réellement contradiction avec la +nature spéciale de cette classe de phénomènes. Ainsi, quand on veut +évaluer avec précision, même uniquement les qualités les plus simples +d'un être vivant, par exemple sa densité moyenne, ou celle de l'une de +ses principales parties constituantes, sa température, la vitesse de sa +circulation intérieure, la proportion des élémens immédiats qui +composent ses solides ou ses fluides, la quantité d'oxigène qu'il +consomme en un temps donné, la masse de ses absorptions ou de ses +exhalations continuelles, etc., et, à plus forte raison, l'énergie de +ses forces musculaires, l'intensité de ses impressions, etc., il ne faut +pas seulement, ce qui est évident, faire, pour chacun de ces résultats, +autant d'observations qu'il y a d'espèces ou de races et de variétés +dans chaque espèce; on doit encore mesurer le changement +très-considérable qu'éprouve cette quantité en passant d'un individu à +un autre, et, quant au même individu, suivant son âge, son état de santé +ou de maladie, sa disposition intérieure, les circonstances de tout +genre incessamment mobiles sous l'influence desquelles il se trouve +placé, telles que la constitution atmosphérique, etc. Que peuvent donc +signifier ces prétendues évaluations numériques si soigneusement +enregistrées pour les divers phénomènes physiologiques ou même +pathologiques, et déduites, dans le cas le plus favorable, d'une seule +mesure réelle, lorsqu'il en faudrait une multitude? Elles ne peuvent +qu'induire en erreur sur la vraie marche des phénomènes, et ne doivent +être appliquées rationnellement que comme un moyen, pour ainsi dire +mnémonique, de fixer les idées. Dans tous les cas, il y a évidemment +impossibilité totale d'obtenir jamais de véritables lois mathématiques. +Il en est encore plus fortement de même pour les phénomènes sociaux, qui +offrent une complication encore supérieure, et, par suite, une +variabilité plus grande, comme nous l'établirons spécialement dans le +quatrième volume de ce cours.</p> + +<p>Ce n'est pas néanmoins qu'on doive cesser, d'après cela, de concevoir, +en thèse philosophique générale, les phénomènes de tous les ordres comme +nécessairement soumis par eux-mêmes à des lois mathématiques, que nous +sommes seulement condamnés à ignorer toujours dans la plupart des cas, à +cause de la trop grande complication des phénomènes. Il n'y a en effet +aucune raison de penser que, sous ce rapport, les phénomènes les plus +complexes des corps vivans soient essentiellement d'une autre nature +spéciale que les phénomènes les plus simples des corps bruts. Car, s'il +était possible d'isoler rigoureusement chacune des causes simples qui +concourent à produire un même phénomène physiologique, tout porte à +croire qu'elle se montrerait douée, dans des circonstances déterminées, +d'un genre d'influence et d'une quantité d'action aussi exactement fixes +que nous le voyons dans la gravitation universelle, véritable type des +lois fondamentales de la nature. Ce qui engendre la variabilité +irrégulière des effets, c'est le grand nombre d'agens divers déterminant +à la fois un même phénomène, et d'où il résulte que, dans les phénomènes +très-compliqués, il n'y a peut-être pas deux cas rigoureusement +semblables. Nous n'avons pas besoin, pour trouver une telle difficulté, +d'aller jusqu'aux phénomènes des corps vivans. Elle se présente déjà +dans ceux des corps bruts, quand nous considérons les cas les plus +complexes; par exemple, en étudiant les phénomènes météorologiques. On +ne peut douter que chacun des nombreux agens qui concourent à la +production de ces phénomènes ne soit soumis séparément à des lois +mathématiques, quoique nous ignorions encore la plupart d'entr'elles; +mais leur multiplicité rend les effets observés aussi irrégulièrement +variables que si chaque cause n'était assujétie à aucune condition +précise.</p> + +<p>La considération précédente conduit à apercevoir un second motif +distinct en vertu duquel il nous est nécessairement interdit, vu la +faiblesse de notre intelligence, de faire rentrer l'étude des phénomènes +les plus compliqués dans le domaine des applications de l'analyse +mathématique. En effet, indépendamment de ce que, dans les phénomènes +les plus spéciaux, les résultats effectifs sont tellement variables que +nous ne pouvons pas même y saisir des valeurs fixes, il suit de la +complication des cas, que, quand même nous pourrions connaître un jour +la loi mathématique à laquelle est soumis chaque agent pris à part, la +combinaison d'un aussi grand nombre de conditions rendrait le problème +mathématique correspondant tellement supérieur à nos faibles moyens, que +la question resterait le plus souvent insoluble. Ce n'est donc pas ainsi +qu'on peut faire une étude réelle et féconde de la majeure partie des +phénomènes naturels.</p> + +<p>Pour apprécier aussi exactement que possible cette difficulté, +considérons à quel point se compliquent les questions mathématiques, +même relativement aux phénomènes les plus simples des corps bruts, quand +on veut rapprocher suffisamment l'état abstrait de l'état concret, en +ayant égard à toutes les conditions principales qui peuvent exercer sur +l'effet produit, une influence véritable. On sait, par exemple, que le +phénomène très-simple de l'écoulement d'un fluide, en vertu de sa seule +pesanteur, par un orifice donné, n'a pas jusqu'à présent de solution +mathématique complète, quand on veut tenir compte de toutes les +circonstances essentielles. Il en est encore ainsi, même pour le +mouvement encore plus simple d'un projectile solide dans un milieu +résistant.</p> + +<p>Pourquoi l'analyse mathématique a-t-elle pu s'adapter, avec un succès +si admirable, à l'étude approfondie des phénomènes célestes? Parce +qu'ils sont, malgré les apparences vulgaires, beaucoup plus simples que +tous les autres. Le problème le plus compliqué qu'ils présentent, celui +de la modification que produit, dans le mouvement de deux corps tendant +l'un vers l'autre en vertu de leur gravitation, l'influence d'un +troisième corps agissant sur tous deux de la même manière, est bien +moins composé que le problème terrestre le plus simple. Et, néanmoins, +il offre déjà une telle difficulté, que nous n'en possédons encore que +des solutions approximatives. Il est même aisé de voir, en examinant ce +sujet plus profondément, que la haute perfection à laquelle a pu +s'élever l'astronomie solaire par l'emploi de la science mathématique +est encore essentiellement due à ce que nous avons profité avec adresse +de toutes les facilités particulières, et, pour ainsi dire, +accidentelles, qu'offrait pour la solution des problèmes la constitution +spéciale, très-favorable sous ce rapport, de notre système planétaire. +En effet, les planètes dont il se compose sont assez peu nombreuses, +mais surtout elles sont, en général, de masses fort inégales et bien +moindres que celle du soleil, et de plus fort éloignées les unes des +autres; elles ont des formes presque sphériques; leurs orbites sont +presque circulaires, et présentent de faibles inclinaisons mutuelles, +etc. Il résulte de cet ensemble de circonstances que les perturbations +sont le plus souvent peu considérables, et que pour les calculer il +suffit ordinairement de tenir compte, concurremment avec l'action du +soleil sur chaque planète en particulier, de l'influence d'une seule +autre planète, susceptible, par sa grosseur et sa proximité, de +déterminer des dérangemens sensibles. Mais si, au lieu d'un tel état de +choses, notre système solaire eût été composé d'un plus grand nombre de +planètes concentrées dans un moindre espace, et à peu près égales en +masse; si leurs orbites avaient offert des inclinaisons fort +différentes, et des excentricités considérables; si ces corps eussent +été d'une forme plus compliquée, par exemple, des ellipsoïdes +très-excentriques, etc.; il est certain qu'en supposant la même loi +réelle de gravitation, nous ne serions pas encore parvenus à soumettre +l'étude des phénomènes célestes à notre analyse mathématique, et +probablement nous n'eussions pas même pu démêler jusqu'à présent la loi +principale.</p> + +<p>Ces conditions hypothétiques se trouveraient précisément réalisées au +plus haut degré dans les phénomènes chimiques, si on voulait les +calculer d'après la théorie de la gravitation générale.</p> + +<p>En pesant convenablement les diverses considérations qui précèdent, on +sera convaincu, je crois, qu'en réduisant aux diverses parties de la +physique inorganique l'extension future des grandes applications +réellement possibles de l'analyse mathématique, j'ai bien plutôt exagéré +que rétréci l'étendue de son domaine effectif. Autant il importait de +rendre sensible la rigoureuse universalité logique de la science +mathématique, autant je devais signaler les conditions qui limitent pour +nous son extension réelle, afin de ne pas contribuer à écarter l'esprit +humain de la véritable direction scientifique dans l'étude des +phénomènes les plus compliqués, par la recherche chimérique d'une +perfection impossible.</p> + +<p>Ainsi, tout en s'efforçant d'agrandir autant qu'on le pourra le domaine +réel des mathématiques, on doit reconnaître que les sciences les plus +difficiles sont destinées, par leur nature, à rester indéfiniment dans +cet état préliminaire qui prépare pour les autres l'époque où elles +deviennent accessibles aux théories mathématiques. Nous devons, pour les +phénomènes les plus compliqués, nous contenter d'analyser avec +exactitude les circonstances de leur production, de les rattacher les +uns aux autres d'une manière générale, de connaître le genre d'influence +qu'exerce chaque agent principal, etc.; mais sans les étudier sous le +point de vue de la quantité, et par conséquent sans espoir +d'introduire, dans les sciences correspondantes, ce haut degré de +perfection que procure, quant aux phénomènes les plus simples, un usage +convenable de la mathématique, soit sous le rapport de la précision de +nos connaissances, soit, ce qui est peut-être encore plus remarquable, +sous le rapport de leur coordination.</p> + +<p>C'est par les mathématiques que la philosophie positive a commencé à se +former: c'est d'elles que nous vient la <i>méthode</i>. Il était donc +naturellement inévitable que, lorsque la même manière de procéder a dû +s'étendre à chacune des autres sciences fondamentales, on s'efforçât d'y +introduire l'esprit mathématique à un plus haut degré que ne le +comportaient les phénomènes correspondans; ce qui a donné lieu ensuite à +des travaux d'épuration plus ou moins étendus, comme ceux de Berthollet +sur la chimie, pour se dégager de cette influence exagérée. Mais chaque +science, en se développant, a fait subir à la méthode positive générale +des modifications déterminées par les phénomènes qui lui sont propres, +d'où résulte son génie spécial; c'est seulement alors qu'elle a pris son +véritable caractère définitif, qui ne doit jamais être confondu avec +celui d'aucune autre science fondamentale.</p> + +<p>Ayant exposé, dans cette leçon, le but essentiel et la composition +principale de la science mathématique, ainsi que ses relations générales +avec l'ensemble de la philosophie naturelle, son caractère philosophique +se trouve déterminé, autant qu'il puisse l'être par un tel aperçu. Nous +devons passer maintenant à l'examen spécial de chacune des trois grandes +sciences dont elle est composée, le calcul, la géométrie et la +mécanique.</p> +<a name="l4" id="l4"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>QUATRIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="mid"><span class="sc">Sommaire.</span> Vue générale de l'Analyse mathématique.</p> + +<p>Dans le développement historique de la science mathématique depuis +Descartes, les progrès de la partie abstraite ont presque toujours été +déterminés par ceux de la partie concrète. Mais il n'en est pas moins +nécessaire, pour concevoir la science d'une manière vraiment +rationnelle, de considérer le calcul dans toutes ses branches +principales avant de procéder à l'étude philosophique de la géométrie et +de la mécanique. Les théories analytiques, plus simples et plus +générales que celles de la mathématique concrète, en sont, par +elles-mêmes, essentiellement indépendantes; tandis que celles-ci ont, au +contraire, de leur nature, un besoin continuel des premières, sans le +secours desquelles elles ne pourraient faire presque aucun progrès. +Quoique les principales conceptions de l'analyse conservent encore +aujourd'hui quelques traces très-sensibles de leur origine géométrique +ou mécanique, elles sont maintenant néanmoins essentiellement dégagées +de ce caractère primitif, qui ne se manifeste plus guère que pour +quelques points secondaires; en sorte que, depuis les travaux de +Lagrange surtout, il est possible, dans une exposition dogmatique, de +les présenter d'une manière purement abstraite, en un système unique et +continu. C'est ce que je vais entreprendre dans cette leçon et dans les +cinq suivantes, en me bornant, comme il convient à la nature de ce +cours, aux considérations les plus générales sur chaque branche +principale de la science du calcul.</p> + +<p>Le but définitif de nos recherches dans la mathématique concrète étant +la découverte des <i>équations</i>, qui expriment les lois mathématiques des +phénomènes considérés, et ces <i>équations</i> constituant le véritable point +de départ du calcul, dont l'objet est d'en déduire la détermination des +quantités les unes par les autres, je crois indispensable, avant d'aller +plus loin, d'approfondir, plus qu'on n'a coutume de le faire, cette idée +fondamentale d'<i>équation</i>, sujet continuel, soit comme terme, soit comme +origine, de tous les travaux mathématiques. Outre l'avantage de mieux +circonscrire le véritable champ de l'analyse, il en résultera +nécessairement cette importante conséquence, de tracer d'une manière +plus exacte la ligne réelle de démarcation entre la partie concrète et +la partie abstraite des mathématiques, ce qui complétera l'exposition +générale de la division fondamentale établie dans la leçon précédente.</p> + +<p>On se forme ordinairement une idée beaucoup trop vague de ce que c'est +qu'une <i>équation</i>, lorsqu'on donne ce nom à toute espèce de relation +d'égalité entre deux fonctions <i>quelconques</i> des grandeurs que l'on +considère. Car, si toute équation est évidemment une relation d'égalité, +il s'en faut de beaucoup que, réciproquement, toute relation d'égalité +soit une véritable <i>équation</i>, du genre de celles auxquelles, par leur +nature, les méthodes analytiques sont applicables.</p> + +<p>Ce défaut de précision dans la considération logique d'une notion aussi +fondamentale en mathématiques, entraîne le grave inconvénient de rendre +à peu près inexplicable, en thèse générale, la difficulté immense et +capitale que nous éprouvons à établir la relation du concret à +l'abstrait, et qu'on fait communément ressortir avec tant de raison pour +chaque grande question mathématique prise à part. Si le sens du mot +<i>équation</i> était vraiment aussi étendu qu'on le suppose habituellement +en le définissant, on ne voit point, en effet, de quelle grande +difficulté pourrait être réellement, en général, l'établissement des +équations d'un problème quelconque. Car tout paraîtrait consister ainsi +en une simple question de forme, qui ne devrait pas même exiger jamais +de grands efforts intellectuels, attendu que nous ne pouvons guère +concevoir de relation précise qui ne soit pas immédiatement une certaine +relation d'égalité, ou qui n'y puisse être promptement ramenée par +quelques transformations très-faciles.</p> + +<p>Ainsi, en admettant, en général, dans la définition des <i>équations</i>, +toute espèce de <i>fonctions</i>, on ne rend nullement raison de l'extrême +difficulté qu'on éprouve le plus souvent à mettre un problème en +équation, et qui est si fréquemment comparable aux efforts qu'exige +l'élaboration analytique de l'équation une fois obtenue. En un mot, +l'idée abstraite et générale qu'on donne de l'<i>équation</i> ne correspond +aucunement au sens réel que les géomètres attachent à cette expression +dans le développement effectif de la science. Il y a là un vice logique, +un défaut de corélation, qu'il importe beaucoup de rectifier.</p> + +<p>Pour y parvenir, je distingue d'abord deux sortes de <i>fonctions</i>: les +fonctions <i>abstraites</i>, analytiques, et les fonctions <i>concrètes</i>. Les +premières peuvent seules entrer dans les véritables <i>équations</i>, en +sorte qu'on pourra désormais définir, d'une manière exacte et +suffisamment approfondie, toute <i>équation</i>: une relation d'égalité entre +deux fonctions <i>abstraites</i> des grandeurs considérées. Afin de n'avoir +plus à revenir sur cette définition fondamentale, je dois ajouter ici, +comme un complément indispensable sans lequel l'idée ne serait point +assez générale, que ces fonctions abstraites peuvent se rapporter +non-seulement aux grandeurs que le problème présente en effet de +lui-même, mais aussi à toutes les autres grandeurs auxiliaires qui s'y +rattachent, et qu'on pourra souvent introduire, simplement par artifice +mathématique, dans la seule vue de faciliter la découverte des équations +des phénomènes. Je ne fais ici, dans cette explication, qu'emprunter +sommairement, par anticipation, le résultat d'une discussion générale de +la plus haute importance, qui se trouvera à la fin de cette leçon. +Revenons maintenant à la distinction essentielle des fonctions en +abstraites et concrètes.</p> + +<p>Cette distinction peut être établie par deux voies essentiellement +différentes, complémentaires l'une de l'autre; <i>à priori</i>, et <i>à +posteriori</i>: c'est-à -dire, en caractérisant d'une manière générale la +nature propre de chaque espèce de fonctions, et ensuite en faisant, ce +qui est possible, l'énumération effective de toutes les fonctions +abstraites aujourd'hui connues, du moins quant aux élémens dont elles +se composent.</p> + +<p><i>A priori</i>, les fonctions que j'appelle <i>abstraites</i> sont celles qui +expriment entre des grandeurs un mode de dépendance qu'on peut concevoir +uniquement entre nombres, sans qu'il soit besoin d'indiquer aucun +phénomène quelconque où il se trouve réalisé. Je nomme, au contraire, +fonctions <i>concrètes</i> celles pour lesquelles le mode de dépendance +exprimé ne peut être défini ni conçu qu'en assignant un cas physique +déterminé, géométrique, mécanique, ou de tout autre nature, dans lequel +il ait effectivement lieu.</p> + +<p>La plupart des fonctions, à leur origine, celles mêmes qui sont +aujourd'hui le plus purement <i>abstraites</i>, ont commencé par être +<i>concrètes</i>; en sorte qu'il est aisé de faire comprendre la distinction +précédente, en se bornant à citer les divers points de vue successifs +sous lesquels, à mesure que la science s'est formée, les géomètres ont +considéré les fonctions analytiques les plus simples. J'indiquerai pour +exemple les puissances, devenues en général fonctions abstraites, depuis +seulement les travaux de Viète et de Descartes. Ces fonctions x<sup>2</sup>, x<sup>3</sup>, +qui, dans notre analyse actuelle, sont si bien conçues comme simplement +<i>abstraites</i>, n'étaient, pour les géomètres de l'antiquité, que des +fonctions entièrement <i>concrètes</i>, exprimant la relation de la +superficie d'un carré ou du volume d'un cube à la longueur de leur côté. +Elles avaient si exclusivement à leurs yeux un tel caractère, que c'est +seulement d'après leur définition géométrique qu'ils avaient découvert +les propriétés algébriques élémentaires de ces fonctions, relativement à +la décomposition de la variable en deux parties, propriétés qui +n'étaient, à cette époque, que de vrais théorèmes de géométrie, auxquels +on n'a attaché que beaucoup plus tard un sens numérique.</p> + +<p>J'aurai encore occasion de citer tout à l'heure, pour un autre motif, un +nouvel exemple très-propre à faire bien sentir la distinction +fondamentale que je viens d'exposer; c'est celui des fonctions +circulaires, soit directes, soit inverses, qui sont encore aujourd'hui +tantôt concrètes, tantôt abstraites, selon le point de vue sous lequel +on les envisage.</p> + +<p>Considérant maintenant, <i>à posteriori</i>, cette division des fonctions, +après avoir établi le caractère général qui rend une fonction abstraite +ou concrète, la question de savoir si telle fonction déterminée est +véritablement abstraite, et par-là susceptible d'entrer dans de vraies +équations analytiques, va devenir une simple question de fait, puisque +nous allons énumérer toutes les fonctions de cette espèce.</p> + +<p>Au premier abord, cette énumération semble impossible, les fonctions +analytiques distinctes étant évidemment en nombre infini. Mais, en les +partageant en <i>simples</i> et <i>composées</i>, la difficulté disparaît. Car, si +le nombre des diverses fonctions considérées dans l'analyse mathématique +est réellement infini, elles sont, au contraire, même aujourd'hui, +composées d'un fort petit nombre de fonctions élémentaires, qu'on peut +aisément assigner, et qui suffisent évidemment pour décider du caractère +abstrait ou concret de telle fonction déterminée, qui sera de l'une ou +de l'autre nature, selon qu'elle se composera exclusivement de ces +fonctions abstraites simples, ou qu'elle en comprendra d'autres. Voici +le tableau de ces élémens fondamentaux de toutes nos combinaisons +analytiques, dans l'état présent de la science. On ne doit, évidemment, +considérer, à cet effet, que les fonctions d'une seule variable; celles +relatives à plusieurs variables indépendantes étant constamment, par +leur nature, plus ou moins <i>composées</i>.</p> + +<p>Soit x la variable indépendante, y la variable corelative qui en dépend. +Les différens modes simples de dépendance abstraite que nous pouvons +maintenant concevoir entre y et x, sont exprimés par les dix formules +élémentaires suivantes, dans lesquelles chaque fonction est accouplée +avec son <i>inverse</i>, c'est-à -dire, avec celle qui aurait lieu, d'après +la fonction <i>directe</i>, si on y rapportait x à y, au lieu de rapporter y +à x:</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"></p> + + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" +name="footnote4"><b>Note 4: </b></a> Dans la vue d'augmenter autant que possible les + ressources et l'étendue si insuffisantes de l'analyse + mathématique, les géomètres comptent ce dernier couple de + fonctions parmi les élémens analytiques. Quoique cette + inscription soit strictement légitime, il importe de + remarquer que les fonctions circulaires ne sont pas + exactement dans le même cas que les autres fonctions + abstraites élémentaires. Il y a entr'elles cette différence + fort essentielle, que les fonctions des quatre premiers + couples sont vraiment à la fois simples et abstraites, + tandis que les fonctions circulaires, qui peuvent manifester + successivement l'un et l'autre caractère suivant le point de + vue sous lequel on les envisage et la manière dont elles + sont employées, ne présentent jamais simultanément ces deux + propriétés. + +<p> La fonction sin x est introduite dans l'analyse comme une + nouvelle fonction simple, quand on la conçoit seulement + comme indiquant la relation géométrique dont elle dérive; + mais alors elle n'est évidemment qu'une fonction <i>concrète</i>. + Dans d'autres circonstances, elle remplit analytiquement les + conditions d'une véritable fonction <i>abstraite</i>, lorsqu'on + ne considère sin x que comme l'expression abrégée de la + formule</p> + + <p class="mid"><img alt="" src="images/002.png"></p> + + <p>ou + de la série équivalente; mais sous ce dernier point de vue, + ce n'est plus réellement une nouvelle fonction analytique, + puisqu'elle ne se présente que comme un composé des + précédentes.</p> + +<p> Néanmoins, les fonctions circulaires ont quelques qualités + spéciales qui permettent de les maintenir au tableau des + élémens rationnels de l'analyse mathématique.</p> + +<p> 1º Elles sont susceptibles d'évaluation, quoique conservant + leur caractère concret; ce qui autorise à les introduire + dans les équations, tant qu'elles ne portent que sur des + données, sans qu'il soit nécessaire d'avoir égard à leur + expression algébrique.</p> + +<p> 2º On sait effectuer sur les différentes fonctions + circulaires, comparées entr'elles seulement, une certaine + suite de transformations, qui n'exigent pas davantage la + connaissance de leur définition analytique. Il en résulte + évidemment la faculté d'introduire ces fonctions dans les + équations, même par rapport aux inconnues, pourvu qu'il n'y + entre pas concurremment des fonctions non-trigonométriques + des mêmes variables.</p> + +<p> C'est donc uniquement dans les cas où les fonctions + circulaires, relativement aux inconnues, sont combinées dans + les équations avec des fonctions abstraites d'une autre + espèce, qu'il est indispensable d'avoir égard à leur + interprétation algébrique pour pouvoir résoudre les + équations, et dès lors elles cessent, en effet, d'être + traitées comme de nouvelles fonctions simples. Mais alors + même, pourvu qu'on tienne compte de cette interprétation, + leur admission n'empêche point les relations d'avoir le + caractère de véritables <i>équations</i> analytiques, ce qui est + ici le but essentiel de notre énumération des fonctions + abstraites élémentaires.</p> + +<p> Il est à remarquer, d'après les considérations indiquées + dans cette note, que plusieurs autres fonctions concrètes + peuvent être utilement introduites au nombre des élémens + analytiques, si les conditions principales posées ci-dessus + pour les fonctions circulaires ont été préalablement bien + remplies. C'est ainsi, par exemple, que les travaux de M. + Legendre, et récemment ceux de M. Jacobi, sur les fonctions + <i>elliptiques</i>, ont vraiment agrandi le champ de l'analyse; + il en est de même pour quelques intégrales définies obtenues + par M. Fourier, dans la théorie de la chaleur..</p> +</blockquote> + +<p>Tels sont les élémens très-peu nombreux qui composent directement toutes +les fonctions abstraites aujourd'hui connues. Quelque peu multipliés +qu'ils soient, ils suffisent évidemment pour donner lieu à un nombre +tout-à -fait infini de combinaisons analytiques.</p> + +<p>Aucune considération rationnelle ne circonscrit rigoureusement <i>à +priori</i> le tableau précédent, qui n'est que l'expression effective de +l'état actuel de la science. Nos élémens analytiques sont aujourd'hui +plus nombreux qu'ils ne l'étaient pour Descartes, et même pour Newton et +Leïbnitz; il y a tout au plus un siècle que les deux derniers couples +ont été introduits dans l'analyse par les travaux de Jean Bernouilli et +d'Euler. Sans doute on en admettra de nouveaux dans la suite; mais, +comme je l'indiquerai à la fin de cette leçon, nous ne pouvons pas +espérer qu'ils soient jamais fort multipliés, leur augmentation réelle +donnant lieu à de très-grandes difficultés.</p> + +<p>Nous pouvons donc maintenant nous former une idée positive, et néanmoins +suffisamment étendue, de ce que les géomètres entendent par une +véritable <i>équation</i>. Cette explication est éminemment propre à nous +faire comprendre combien il doit être difficile d'établir réellement les +<i>équations</i> des phénomènes, puisqu'on n'y est effectivement parvenu que +lorsqu'on a pu concevoir les lois mathématiques de ces phénomènes à +l'aide de fonctions entièrement composées des seuls élémens analytiques +que je viens d'énumérer. Il est clair, en effet, que c'est uniquement +alors que le problème devient vraiment <i>abstrait</i>, et se réduit à une +pure question de nombres, ces fonctions étant les seules relations +simples que nous sachions concevoir entre les nombres, considérés en +eux-mêmes. Jusqu'à cette époque de la solution, quelles que soient les +apparences, la question est encore essentiellement concrète, et ne +rentre pas dans le domaine du <i>calcul</i>. Or, la difficulté fondamentale +de ce passage du <i>concret</i> à l'<i>abstrait</i> consiste surtout, en général, +dans l'insuffisance de ce très-petit nombre d'élémens analytiques que +nous possédons, et d'après lesquels néanmoins, malgré le peu de variété +réelle qu'ils nous offrent, il faut parvenir à se représenter toutes +les relations précises que peuvent nous manifester tous les différens +phénomènes naturels. Vu l'infinie diversité qui doit nécessairement +exister à cet égard dans le monde extérieur, on comprend sans peine +combien nos conceptions doivent se trouver fréquemment au-dessous de la +véritable difficulté; surtout si l'on ajoute que, ces élémens de notre +analyse nous ayant été fournis primitivement par la considération +mathématique des phénomènes les plus simples, puisqu'ils ont tous, +directement ou indirectement, une origine géométrique, nous n'avons <i>à +priori</i> aucune garantie rationnelle de leur aptitude nécessaire à +représenter les lois mathématiques de toute autre classe de phénomènes. +J'exposerai tout à l'heure l'artifice général, si profondément +ingénieux, par lequel l'esprit humain est parvenu à diminuer +singulièrement cette difficulté fondamentale que présente la relation du +concret à l'abstrait en mathématiques, sans cependant qu'il ait été +nécessaire de multiplier le nombre de ces élémens analytiques.</p> + +<p>Les explications précédentes déterminent avec précision le véritable +objet et le champ réel de la mathématique abstraite; je dois passer +maintenant à l'examen de ses divisions principales, car nous avons +toujours jusqu'ici considéré le <i>calcul</i> dans son ensemble total.</p> + +<p>La première considération directe à présenter sur la composition de la +science du <i>calcul</i>, consiste à la diviser d'abord en deux branches +principales, auxquelles, faute de dénominations plus convenables, je +donnerai les noms de <i>calcul algébrique</i> ou <i>algèbre</i>, et de <i>calcul +arithmétique</i> ou <i>arithmétique</i>, mais en avertissant de prendre ces deux +expressions dans leur acception logique la plus étendue, au lieu du sens +beaucoup trop restreint qu'on leur attache ordinairement.</p> + +<p>La solution complète de toute question de <i>calcul</i>, depuis la plus +élémentaire jusqu'à la plus transcendante, se compose nécessairement de +deux parties successives dont la nature est essentiellement distincte. +Dans la première, on a pour objet de transformer les équations +proposées, de façon à mettre en évidence le mode de formation des +quantités inconnues par les quantités connues; c'est ce qui constitue la +question <i>algébrique</i>. Dans la seconde, on a en vue d'<i>évaluer</i> les +<i>formules</i> ainsi obtenues, c'est-à -dire, de déterminer immédiatement la +valeur des nombres cherchés, représentés déjà par certaines fonctions +explicites des nombres donnés; telle est la question <i>arithmétique</i><a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a> +<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>. +On voit que, dans toute solution vraiment rationnelle, elle suit +nécessairement la question algébrique, dont elle forme le complément +indispensable, puisqu'il faut évidemment connaître la génération des +nombres cherchés avant de déterminer leurs valeurs effectives pour +chaque cas particulier. Ainsi, le terme de la partie algébrique devient +le point de départ de la partie arithmétique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" +name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5"> +(retour) </a> Supposons, par exemple, qu'une question + fournisse entre une grandeur inconnue x et deux grandeurs + connues a et b l'équation: + + <p class="mid">x<sup>3</sup> + 3ax = 2b</p> + + <p>comme il + arriverait pour la trisection d'un angle. On voit, de suite, + que la dépendance entre x d'une part, et a, b de l'autre, + est complétement déterminée; mais, tant que l'équation + conserve sa forme primitive, on n'aperçoit nullement de + quelle manière l'inconnue dérive des données. C'est + cependant ce qu'il faut découvrir avant de penser à + l'évaluer. Tel est l'objet de la partie algébrique de la + solution. Lorsque, par une suite de transformations qui ont + successivement rendu cette dérivation de plus en plus + sensible, on est arrivé à présenter l'équation proposée sous + la forme</p> + + <p class="mid"><img alt="" src="images/003.png"></p> + + <p>le rôle de l'algèbre est + terminé; et, quand même on ne saurait point effectuer les + opérations arithmétiques indiquées par cette formule, on en + n'aurait pas moins obtenu une connaissance très-réelle et + souvent fort importante. Le rôle de l'arithmétique + consistera maintenant, en partant de cette formule, à faire + trouver le nombre x quand les valeurs des nombres a et b + auront été fixées. +</blockquote> + +<p>Le calcul <i>algébrique</i> et le calcul <i>arithmétique</i> diffèrent donc +essentiellement par le but qu'on s'y propose. Ils ne diffèrent pas moins +par le point de vue sous lequel on y considère les quantités, +envisagées, dans le premier, quant à leurs relations, et, dans le +second, quant à leurs valeurs. Le véritable esprit du <i>calcul</i>, en +général, exige que cette distinction soit maintenue avec la plus sévère +exactitude, et que la ligne de démarcation entre les deux époques de la +solution soit rendue aussi nettement tranchée que le permet la question +proposée. L'observation attentive de ce précepte, trop méconnu, peut +être d'un utile secours dans chaque question particulière, en dirigeant +les efforts de notre esprit, à un instant quelconque de la solution, +vers la véritable difficulté correspondante. À la vérité, l'imperfection +de la science du calcul oblige souvent, comme je l'expliquerai dans la +leçon suivante, à mêler très-fréquemment les considérations algébriques +et les considérations arithmétiques pour la solution d'une même +question. Mais, quoiqu'il soit impossible alors de partager l'ensemble +du travail en deux parties nettement tranchées, l'une purement +algébrique, et l'autre purement arithmétique, on pourra toujours éviter, +à l'aide des indications précédentes, de confondre les deux ordres de +considérations, quelque intime que puisse être jamais leur mélange.</p> + +<p>En cherchant à résumer le plus succinctement possible la distinction que +je viens d'établir, on voit que l'<i>algèbre</i> peut se définir, en général, +comme ayant pour objet la <i>résolution</i> des <i>équations</i>, ce qui, quoique +paraissant d'abord trop restreint, est néanmoins suffisamment étendu, +pourvu qu'on prenne ces expressions dans toute leur acception logique, +qui signifie transformer des fonctions <i>implicites</i> en fonctions +<i>explicites</i> équivalentes: de même, l'<i>arithmétique</i> peut être définie +comme destinée à l'<i>évaluation</i> des fonctions. Ainsi, en contractant les +expressions au plus haut degré, je crois pouvoir donner nettement une +juste idée de cette division, en disant, comme je le ferai désormais +pour éviter les périphrases explicatives, que l'<i>algèbre</i> est le <i>calcul +des fonctions</i>, et l'<i>arithmétique</i> le <i>calcul des valeurs</i>.</p> + +<p>Il est aisé de comprendre par-là combien les définitions ordinaires sont +insuffisantes et même vicieuses. Le plus souvent, l'importance exagérée +accordée aux signes a conduit à distinguer ces deux branches +fondamentales de la science du calcul par la manière de désigner dans +chacune les sujets du raisonnement, ce qui est évidemment absurde en +principe et faux en fait. Même la célèbre définition donnée par Newton, +lorsqu'il a caractérisé l'<i>algèbre</i> comme l'<i>arithmétique universelle</i>, +donne certainement une très-fausse idée de la nature de l'algèbre et de +celle de l'arithmétique<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a> +<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" +name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6"> +(retour) </a> J'ai cru devoir signaler spécialement cette + définition; parce qu'elle sert de base à l'opinion que + beaucoup de bons esprits, étrangers à la science + mathématique, se forment de la partie abstraite de cette + science, sans considérer qu'à l'époque où cet aperçu a été + formé, l'analyse mathématique n'était point assez développée + pour que le caractère général propre à chacune de ses + parties principales pût être convenablement saisi, ce qui + explique pourquoi Newton a pu proposer alors une définition + qu'il rejetterait certainement aujourd'hui. +</blockquote> + +<p>Après avoir établi la division fondamentale du <i>calcul</i> en deux branches +principales, je dois comparer, en général, l'étendue, l'importance et la +difficulté de ces deux sortes de calcul, afin de n'avoir plus à +considérer que le <i>calcul des fonctions</i>, qui doit être le sujet +essentiel de notre étude.</p> + +<p>Le <i>calcul des valeurs</i>, ou l'<i>arithmétique</i>, paraît, au premier abord, +devoir présenter un champ aussi vaste que celui de l'<i>algèbre</i>, +puisqu'il semble devoir donner lieu à autant de questions distinctes +qu'on peut concevoir de formules algébriques différentes à évaluer. Mais +une réflexion fort simple suffit pour montrer que le domaine du calcul +des valeurs est, par sa nature, infiniment moins étendu que celui du +calcul des fonctions. Car, en distinguant les fonctions en <i>simples</i> et +<i>composées</i>, il est évident que lorsqu'on sait <i>évaluer</i> les fonctions +simples, la considération des fonctions composées ne présente plus, sous +ce rapport, aucune difficulté. Sous le point de vue algébrique, une +fonction composée joue un rôle très-différent de celui des fonctions +élémentaires qui la constituent, et c'est de là précisément que naissent +toutes les principales difficultés analytiques. Mais il en est tout +autrement pour le calcul arithmétique. Ainsi, le nombre des opérations +arithmétiques, vraiment distinctes, est seulement marqué par celui des +fonctions abstraites élémentaires, dont j'ai présenté ci-dessus le +tableau très-peu étendu. L'évaluation de ces dix fonctions donne +nécessairement celle de toutes les fonctions, en nombre infini, que l'on +considère dans l'ensemble de l'analyse mathématique, telle, du moins, +qu'elle existe aujourd'hui. À quelques formules que puisse conduire +l'élaboration des équations, il n'y aurait lieu à de nouvelles +opérations arithmétiques que si l'on en venait à créer de véritables +nouveaux élémens analytiques, dont le nombre sera toujours, quoi qu'il +arrive, extrêmement petit. Le champ de l'<i>arithmétique</i> est donc, par sa +nature, infiniment restreint, tandis que celui de l'<i>algèbre</i> est +rigoureusement indéfini.</p> + +<p>Il importe cependant de remarquer que le domaine du <i>calcul des valeurs</i> +est, en réalité, beaucoup plus étendu qu'on ne se le représente +communément. Car plusieurs questions, véritablement <i>arithmétiques</i>, +puisqu'elles consistent dans des <i>évaluations</i>, ne sont point +ordinairement classées comme telles, parce qu'on a l'habitude de ne les +traiter que comme incidentes, au milieu d'un ensemble de recherches +analytiques plus ou moins élevées: la trop haute opinion qu'on se forme +communément de l'influence des signes est encore la cause principale de +cette confusion d'idées. Ainsi, non-seulement la construction d'une +table de logarithmes, mais aussi le calcul des tables trigonométriques, +sont de véritables opérations arithmétiques d'un genre supérieur. On +peut citer encore comme étant dans le même cas, quoique dans un ordre +très-distinct et plus élevé, tous les procédés par lesquels on détermine +directement la valeur d'une fonction quelconque pour chaque système +particulier de valeurs attribuées aux quantités dont elle dépend, +lorsqu'on ne peut point parvenir à connaître généralement la forme +explicite de cette fonction. Sous ce point de vue, la résolution +<i>numérique</i> des équations qu'on ne sait pas résoudre <i>algébriquement</i>, +et de même le calcul des intégrales définies dont on ignore les +intégrales générales, font réellement partie, malgré les apparences, du +domaine de l'<i>arithmétique</i>, dans lequel il faut nécessairement +comprendre tout ce qui a pour objet l'<i>évaluation</i> des fonctions. Les +considérations relatives à ce but, sont en effet, constamment homogènes, +de quelques <i>évaluations</i> qu'il s'agisse, et toujours bien distinctes +des considérations vraiment <i>algébriques</i>.</p> + +<p>Pour achever de se former une juste idée de l'étendue réelle du calcul +des valeurs, on doit y comprendre aussi cette partie de la science +générale du calcul qui porte aujourd'hui spécialement le nom de +<i>théorie des nombres</i>, et qui est encore si peu avancée. Cette branche, +fort étendue par sa nature, mais dont l'importance dans le système +général de la science n'est pas très-grande, a pour objet de découvrir +les propriétés inhérentes aux différens nombres en vertu de leurs +valeurs et indépendamment de toute numération particulière. Elle +constitue donc une sorte d'<i>arithmétique transcendante</i>; c'est à elle +que conviendrait effectivement la définition proposée par Newton pour +l'<i>algèbre</i>.</p> + +<p>Le domaine total de l'<i>arithmétique</i> est donc, en réalité, beaucoup plus +étendu qu'on ne le conçoit ordinairement. Mais, néanmoins, quelque +développement légitime qu'on puisse lui accorder, il demeure certain +que, dans l'ensemble de la mathématique abstraite, le <i>calcul des +valeurs</i> ne sera jamais qu'un point, pour ainsi dire, en comparaison du +<i>calcul des fonctions</i>, dans lequel la science consiste essentiellement. +Cette appréciation va devenir encore plus sensible par quelques +considérations qui me restent à indiquer sur la véritable nature des +questions arithmétiques en général, quand on les examine d'une manière +approfondie.</p> + +<p>En cherchant à déterminer avec exactitude en quoi consistent proprement +les <i>évaluations</i>, on reconnaît aisément qu'elles ne sont pas autre +chose que de véritables <i>transformations</i> des fonctions à évaluer, +transformations qui, malgré leur but spécial, n'en sont pas moins +essentiellement de la même nature que toutes celles enseignées par +l'analyse. Sous ce point de vue, le <i>calcul des valeurs</i> pourrait être +conçu simplement comme un appendice et une application particulière du +<i>calcul des fonctions</i>, de telle sorte que l'<i>arithmétique</i> +disparaîtrait, pour ainsi dire, dans l'ensemble de la mathématique +abstraite, comme section distincte.</p> + +<p>Pour bien comprendre cette considération, il faut observer que, lorsque +l'on propose d'<i>évaluer</i> un nombre inconnu dont le mode de formation est +donné, il est, par le seul énoncé même de la question arithmétique, déjà +défini et exprimé sous une certaine forme; et qu'en l'<i>évaluant</i>, on ne +fait que mettre son expression sous une autre forme déterminée, à +laquelle on est habitué à rapporter la notion exacte de chaque nombre +particulier, en le faisant rentrer dans le système régulier de la +<i>numération</i>. L'<i>évaluation</i> consiste si bien dans une simple +<i>transformation</i>, que lorsque l'expression primitive du nombre se trouve +elle-même conforme à la numération régulière, il n'y a plus, à +proprement parler, d'<i>évaluation</i>, ou plutôt on répond à la question par +la question même. Qu'on demande, par exemple, d'ajouter les deux nombres +trente et sept, on répondra en se bornant à répéter l'énoncé même de la +question, et on croira néanmoins avoir <i>évalué</i> la somme, ce qui +signifie que, dans ce cas, la première expression de la fonction n'a pas +besoin d'être transformée; tandis qu'il n'en serait point ainsi pour +ajouter vingt-trois et quatorze, car alors la somme ne serait pas +immédiatement exprimée d'une manière conforme au rang qu'elle occupe +dans l'échelle fixe et générale de la numération.</p> + +<p>En précisant, autant que possible, la considération précédente, on peut +dire qu'<i>évaluer</i> un nombre n'est autre chose que mettre son expression +primitive sous la forme</p> + +<p class="mid">a+b β+c β<sup>2</sup>+d + β<sup>3</sup>+e + β<sup>4</sup>.........+p β<sup>m</sup></p> + +<p>étant ordinairement égal à 10; et les +coefficiens a, b, c, d, etc. étant assujétis à ces conditions d'être +nombres entiers moindres que β, pouvant devenir nuls, mais jamais +négatifs. Ainsi, toute question arithmétique est susceptible d'être +posée comme consistant à mettre sous une telle forme une fonction +abstraite quelconque de diverses quantités que l'on suppose avoir déjà +elles-mêmes une forme semblable. On pourrait donc ne voir dans les +différentes opérations de l'arithmétique que de simples cas particuliers +de certaines transformations algébriques, sauf les difficultés +spéciales tenant aux conditions relatives à l'état des coefficiens.</p> + +<p>Il résulte clairement, de ce qui précède, que la mathématique abstraite +se compose essentiellement du <i>calcul des fonctions</i>, qui en était +évidemment déjà la partie la plus importante, la plus étendue, et la +plus difficile. Tel sera donc désormais le sujet exclusif de nos +considérations analytiques. Ainsi, sans m'arrêter davantage au <i>calcul +des valeurs</i>, je vais passer immédiatement à l'examen de la division +fondamentale du <i>calcul des fonctions</i>.</p> + +<p>Nous avons déterminé, au commencement de cette leçon, en quoi consiste +proprement la véritable difficulté qu'on éprouve à mettre en <i>équation</i> +les questions mathématiques. C'est essentiellement à cause de +l'insuffisance du très-petit nombre d'élémens analytiques que nous +possédons, que la relation du concret à l'abstrait est ordinairement si +difficile à établir. Essayons maintenant d'apprécier philosophiquement +le procédé général par lequel l'esprit humain est parvenu, dans un si +grand nombre de cas importans, à surmonter cet obstacle fondamental.</p> + +<p>En considérant directement l'ensemble de cette question capitale, on est +naturellement conduit à concevoir d'abord un premier moyen pour +faciliter l'établissement des équations des phénomènes. Puisque le +principal obstacle à ce sujet vient du trop petit nombre de nos élémens +analytiques, tout semblerait se réduire à en créer de nouveaux. Mais ce +parti, quelque naturel qu'il paraisse, est véritablement illusoire, +quand on l'examine d'une manière approfondie. Quoiqu'il puisse +certainement être utile, il est aisé de se convaincre de son +insuffisance nécessaire.</p> + +<p>En effet, la création d'une véritable nouvelle fonction abstraite +élémentaire présente, par elle-même, les plus grandes difficultés. Il y +a même, dans une telle idée, quelque chose qui semble contradictoire. +Car un nouvel élément analytique ne remplirait pas évidemment les +conditions essentielles qui lui sont propres, si on ne pouvait +immédiatement l'<i>évaluer</i>: or, d'un autre côté, comment <i>évaluer</i> une +nouvelle fonction qui serait vraiment <i>simple</i>, c'est-à -dire, qui ne +rentrerait pas dans une combinaison de celles déjà connues? Cela paraît +presque impossible. L'introduction, dans l'analyse, d'une autre fonction +abstraite élémentaire, ou plutôt d'un autre couple de fonctions (car +chacune serait toujours accompagnée de son <i>inverse</i>), suppose donc +nécessairement la création simultanée d'une nouvelle opération +arithmétique, ce qui est certainement fort difficile.</p> + +<p>Si nous cherchons à nous faire une idée des moyens que l'esprit humain +pourrait employer pour inventer de nouveaux élémens analytiques, par +l'examen des procédés à l'aide desquels il a effectivement conçu ceux +que nous possédons, l'observation nous laisse à cet égard dans une +entière incertitude, car les artifices dont il s'est déjà servi pour +cela sont évidemment épuisés. Afin de nous en convaincre, considérons le +dernier couple de fonctions simples qui ait été introduit dans +l'analyse, et à la formation duquel nous avons pour ainsi dire assisté, +savoir le quatrième couple, car, comme je l'ai expliqué, le cinquième +couple ne constitue pas, à proprement parler, de véritables nouveaux +élémens analytiques. La fonction a<sup>x</sup>, et, par suite, son inverse, ont +été formées en concevant sous un nouveau point de vue une fonction déjà +connue depuis long-temps, les puissances, lorsque la notion en a été +suffisamment généralisée. Il a suffi de considérer une puissance +relativement à la variation de l'exposant, au lieu de penser à la +variation de la base, pour qu'il en résultât une fonction simple +vraiment nouvelle, la variation suivant alors une marche toute +différente. Mais cet artifice, aussi simple qu'ingénieux, ne peut plus +rien fournir. Car, en retournant, de la même manière, tous nos élémens +analytiques actuels, on n'aboutit qu'à les faire rentrer les uns dans +les autres.</p> + +<p>Nous ne concevons donc nullement de quelle manière on pourrait procéder +à la création de nouvelles fonctions abstraites élémentaires, +remplissant convenablement toutes les conditions nécessaires. Ce n'est +pas à dire, néanmoins, que nous ayons atteint aujourd'hui la limite +effective posée à cet égard par les bornes de notre intelligence. Il est +même certain que les derniers perfectionnemens spéciaux de l'analyse +mathématique ont contribué à étendre nos ressources sous ce rapport, en +introduisant dans le domaine du calcul certaines intégrales définies, +qui, à quelques égards, tiennent lieu de nouvelles fonctions simples, +quoiqu'elles soient loin de remplir toutes les conditions convenables, +ce qui m'a empêché de les inscrire au tableau des vrais élémens +analytiques. Mais, tout bien considéré, je crois qu'il demeure +incontestable que le nombre de ces élémens ne peut s'accroître qu'avec +une extrême lenteur. Ainsi, ce ne peut être dans un tel procédé que +l'esprit humain ait puisé ses ressources les plus puissantes pour +faciliter autant que possible l'établissement des équations.</p> + +<p>Ce premier moyen étant écarté, il n'en reste évidemment qu'un seul; +c'est, vu l'impossibilité de trouver directement les équations entre les +quantités que l'on considère, d'en chercher de correspondantes entre +d'autres quantités auxiliaires, liées aux premières suivant une certaine +loi déterminée, et de la relation desquelles on remonte ensuite à celle +des grandeurs primitives. Telle est, en effet, la conception, +éminemment féconde, que l'esprit humain est parvenu à fonder, et qui +constitue son plus admirable instrument pour l'exploration mathématique +des phénomènes naturels, l'<i>analyse</i> dite <i>transcendante</i>.</p> + +<p>En thèse philosophique générale, les quantités auxiliaires que l'on +introduit, au lieu des grandeurs primitives ou concurremment avec elles, +pour faciliter l'établissement des équations, pourraient dériver suivant +une loi quelconque des élémens immédiats de la question. Ainsi, cette +conception a beaucoup plus de portée que ne lui en ont supposé +communément, même les plus profonds géomètres. Il importe extrêmement de +se la représenter dans toute son étendue logique; car c'est peut-être en +établissant un mode général de <i>dérivation</i> autre que celui auquel on +s'est constamment borné jusqu'ici, bien qu'il ne soit pas, évidemment, +le seul possible, qu'on parviendra un jour à perfectionner +essentiellement l'ensemble de l'analyse mathématique, et par suite à +fonder, pour l'investigation des lois de la nature, des moyens encore +plus puissans que nos procédés actuels, susceptibles, sans doute, +d'épuisement.</p> + +<p>Mais, pour n'avoir égard qu'à la constitution présente de la science, +les seules quantités auxiliaires introduites habituellement à la place +des quantités primitives dans l'<i>analyse transcendante</i>, sont ce qu'on +appelle les élémens <i>infiniment petits</i>, les <i>différentielles</i> de divers +ordres de ces quantités, si l'on conçoit cette analyse à la manière de +Leïbnitz; ou les <i>fluxions</i>, les <i>limites</i> des rapports des +accroissemens simultanés des quantités primitives comparées les unes aux +autres, ou, plus brièvement, les <i>premières</i> et <i>dernières raisons</i> de +ces accroissemens, en adoptant la conception de Newton; ou bien, enfin, +les <i>dérivées</i> proprement dites de ces quantités, c'est-à -dire, les +coefficiens des différens termes de leurs accroissemens respectifs, +d'après la conception de Lagrange. Ces trois manières principales +d'envisager notre analyse transcendante actuelle, et toutes les autres +moins distinctement tranchées que l'on a proposées successivement, sont, +par leur nature, nécessairement identiques, soit dans le calcul, soit +dans l'application, ainsi que je l'expliquerai d'une manière générale +dans la sixième leçon. Quant à leur valeur relative, nous verrons alors +que la conception de Leïbnitz a jusqu'ici, dans l'usage, une supériorité +incontestable, mais que son caractère logique est éminemment vicieux; +tandis que la conception de Lagrange, admirable par sa simplicité, par +sa perfection logique, par l'unité philosophique qu'elle a établie dans +l'ensemble de l'analyse mathématique, jusqu'alors partagée en deux +mondes presque indépendans, présente encore, dans les applications, de +graves inconvéniens, en ralentissant la marche de l'intelligence: la +conception de Newton tient à peu près le milieu sous ces divers +rapports, étant moins rapide, mais plus rationnelle que celle de +Leïbnitz, moins philosophique, mais plus applicable que celle de +Lagrange.</p> + +<p>Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer avec exactitude comment la +considération de ce genre de quantités auxiliaires introduites dans les +équations à la place des grandeurs primitives facilite réellement +l'expression analytique des lois des phénomènes. La sixième leçon sera +spécialement consacrée à cet important sujet, envisagé sous les +différens points de vue généraux auxquels a donné lieu l'analyse +transcendante. Je me borne en ce moment à considérer cette conception de +la manière la plus générale, afin d'en déduire la division fondamentale +du <i>calcul des fonctions</i> en deux calculs essentiellement distincts, +dont l'enchaînement, pour la solution complète d'une même question +mathématique, est invariablement déterminé.</p> + +<p>Sous ce rapport, et dans l'ordre rationnel des idées, l'analyse +transcendante se présente comme étant nécessairement la première, +puisqu'elle a pour but général de faciliter l'établissement des +équations, ce qui doit évidemment précéder la <i>résolution</i> proprement +dite de ces équations, qui est l'objet de l'analyse ordinaire. Mais, +quoiqu'il importe éminemment de concevoir ainsi le véritable +enchaînement de ces deux analyses, il n'en est pas moins convenable, +conformément à l'usage constant, de n'étudier l'analyse transcendante +qu'après l'analyse ordinaire; car, si, au fond, elle en est par +elle-même logiquement indépendante, ou que, du moins, il soit possible +aujourd'hui de l'en dégager essentiellement, il est clair que son emploi +dans la solution des questions ayant toujours plus ou moins besoin +d'être complété par celui de l'analyse ordinaire, on serait contraint de +laisser les questions en suspens, si celle-ci n'avait été étudiée +préalablement.</p> + +<p>En résultat de ce qui précède, le <i>calcul des fonctions</i>, ou +l'<i>algèbre</i>, en prenant ce mot dans sa plus grande extension, se compose +de deux branches fondamentales distinctes, dont l'une a pour objet +immédiat la <i>résolution</i> des équations, lorsque celles-ci sont +immédiatement établies entre les grandeurs mêmes que l'on considère; et +dont l'autre, partant d'équations, beaucoup plus aisées à former en +général, entre des quantités indirectement liées à celles du problème, a +pour destination propre et constante d'en déduire, par des procédés +analytiques invariables, les équations correspondantes entre les +grandeurs directes que l'on considère, ce qui fait rentrer la question +dans le domaine du calcul précédent. Le premier calcul porte, le plus +souvent, le nom d'<i>analyse ordinaire</i>, ou d'<i>algèbre</i> proprement dite; +le second constitue ce qu'on appelle l'<i>analyse transcendante</i>, qui a +été désignée par les diverses dénominations de <i>calcul infinitésimal</i>, +<i>calcul des fluxions et des fluentes</i>, <i>calcul des évanouissans</i>, etc., +selon le point de vue sous lequel on l'a conçue. Pour écarter toute +considération étrangère, je proposerai de la nommer <i>calcul des +fonctions indirectes</i>, en donnant à l'analyse ordinaire le titre de +<i>calcul des fonctions directes</i>. Ces expressions, que je forme +essentiellement en généralisant et en précisant les idées de Lagrange, +sont destinées à indiquer simplement avec exactitude le véritable +caractère général propre à chacune des deux analyses.</p> + +<p>Ayant établi la division fondamentale de l'analyse mathématique, je dois +maintenant considérer séparément l'ensemble de chacune de ses deux +parties, en commençant par le <i>calcul des fonctions directes</i>, et +réservant ensuite des développemens plus étendus aux diverses branches +du <i>calcul des fonctions indirectes</i>.</p> +<a name="l5" id="l5"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>CINQUIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Considérations générales sur le calcul des fonctions directes.</p> + +<p>D'après l'explication générale qui termine la leçon précédente, le +<i>calcul des fonctions directes</i>, ou l'<i>algèbre</i> proprement dite, suffit +entièrement à la solution des questions mathématiques, quand elles sont +assez simples pour qu'on puisse former immédiatement les équations entre +les grandeurs mêmes que l'on considère, sans qu'il soit nécessaire +d'introduire à leur place ou conjointement avec elles aucun système de +quantités auxiliaires <i>dérivées</i> des premières. À la vérité, dans le +plus grand nombre des cas importans, son emploi a besoin d'être précédé +et préparé par celui du <i>calcul des fonctions indirectes</i>, destiné à +faciliter l'établissement des équations. Mais quoique le rôle de +l'algèbre ne soit alors que secondaire, elle n'en a pas moins toujours +une part nécessaire dans la solution complète de la question, en sorte +que le <i>calcul des fonctions directes</i> doit continuer à être, par sa +nature, la base fondamentale de toute l'analyse mathématique. Nous +devons donc, avant d'aller plus loin, considérer, d'une manière +générale, la composition rationnelle de ce calcul, et le degré de +développement auquel il est parvenu aujourd'hui.</p> + +<p>L'objet définitif de ce calcul étant la <i>résolution</i> proprement dite des +<i>équations</i>, c'est-à -dire, la découverte du mode de formation des +quantités inconnues par les quantités connues d'après les <i>équations</i> +qui existent entre elles; il présente naturellement autant de parties +différentes que l'on peut concevoir de classes d'équations vraiment +distinctes; et par conséquent, son étendue propre est rigoureusement +indéfinie, le nombre des fonctions analytiques susceptibles d'entrer +dans les équations, étant par lui-même tout-à -fait illimité, bien +qu'elles ne soient composées que d'un très-petit nombre d'élémens +primitifs.</p> + +<p>La classification rationnelle des équations, doit être évidemment +déterminée par la nature des élémens analytiques dont se composent leurs +membres; toute autre classification serait essentiellement arbitraire. +Sous ce rapport, les analystes divisent d'abord les équations à une ou à +plusieurs variables en deux classes principales, selon qu'elles ne +contiennent que des fonctions des trois premiers couples (<i>voy.</i> le +tableau, 4<sup>e</sup>. leçon, page 173), ou qu'elles renferment aussi des +fonctions, soit exponentielles, soit circulaires. Les dénominations de +fonctions <i>algébriques</i> et fonctions <i>transcendantes</i>, données +communément à ces deux groupes principaux d'élémens analytiques, sont, +sans doute, fort peu convenables. Mais la division universellement +établie entre les équations correspondantes, n'en est pas moins +très-réelle, en ce sens que la résolution des équations contenant les +fonctions dites <i>transcendantes</i>, présente nécessairement plus de +difficultés que celles des équations dites <i>algébriques</i>. Aussi l'étude +des premières est-elle jusqu'ici excessivement imparfaite, à tel point +que souvent la résolution des plus simples d'entre elles, nous est +encore inconnue<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a> +<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a>; c'est sur l'élaboration des secondes que portent +presqu'exclusivement nos méthodes analytiques.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" +name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7"> +(retour) </a> Quelque simple que puisse paraître, par + exemple, l'équation<br> a<sup>x</sup> + b<sup>x</sup> = c<sup>x</sup> on ne sait point + encore la <i>résoudre</i>; ce qui peut donner une idée de + l'extrême imperfection de cette partie de l'algèbre. +</blockquote> + +<p>Ne considérant maintenant que ces équations <i>algébriques</i>, il faut +observer d'abord que, quoiqu'elles puissent souvent contenir des +fonctions <i>irrationnelles</i> des inconnues aussi bien que des fonctions +<i>rationnelles</i>; on peut toujours, par des transformations plus ou moins +faciles, faire rentrer le premier cas dans le second; en sorte que c'est +de ce dernier que les analystes ont dû s'occuper uniquement, pour +résoudre toutes les équations <i>algébriques</i>.</p> + +<p>Dans l'enfance de l'algèbre, ces équations avaient été classées d'après +le nombre de leurs termes. Mais cette classification était évidemment +vicieuse; comme séparant des cas réellement semblables, et en réunissant +d'autres qui n'avaient rien de commun qu'un caractère sans aucune +importance véritable<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a> +<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>. Elle n'a été maintenue que pour les équations à +deux termes, susceptibles, en effet, d'une résolution commune qui leur +est propre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" +name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8"> +(retour) </a> On a commis plus tard la même erreur momentanée + dans les premiers temps du calcul infinitésimal, pour + l'intégration des équations différentielles. +</blockquote> + +<p>La classification des équations, d'après ce qu'on appelle leurs +<i>degrés</i>, universellement admise depuis long-temps par les analystes, +est, au contraire, éminemment naturelle, et mérite d'être signalée ici. +Car, en ne comparant, dans chaque <i>degré</i>, que les équations qui se +correspondent, quant à leur complication relative, on peut dire que +cette distinction détermine rigoureusement la difficulté plus ou moins +grande de leur <i>résolution</i>. Cette gradation est sensible +effectivement, pour toutes les équations que l'on sait résoudre. Mais +on peut s'en rendre compte d'une manière générale, indépendamment du +fait de la résolution. Il suffit, pour cela, de considérer que +l'équation la plus générale de chaque degré comprend nécessairement +toutes celles des divers degrés inférieurs, en sorte qu'il en doit être +ainsi de la formule qui détermine l'inconnue. En conséquence, quelque +faible qu'on pût supposer <i>à priori</i> la difficulté propre au <i>degré</i> que +l'on considère, comme elle se complique inévitablement, dans +l'exécution, de celles que présentent tous les <i>degrés</i> précédens, la +résolution offre donc réellement plus d'obstacles à mesure que le degré +de l'équation s'élève.</p> + +<p>Cet accroissement de difficulté est tel, que jusqu'ici la résolution des +équations algébriques ne nous est connue que dans les quatre premiers +degrés seulement. À cet égard, l'algèbre n'a pas fait de progrès +considérables depuis les travaux de Descartes, et des analystes italiens +du seizième siècle, quoique, dans les deux derniers siècles, il n'ait +peut-être pas existé un seul géomètre qui ne se soit occupé de pousser +plus avant la résolution des équations. L'équation générale du cinquième +degré elle-même, a jusqu'ici résisté à toutes les tentatives.</p> + +<p>La complication toujours croissante que doivent nécessairement +présenter les formules pour résoudre les équations à mesure que le degré +augmente, l'extrême embarras qu'occasione déjà l'usage de la formule du +quatrième degré, et qui le rend presqu'inapplicable, ont déterminé les +analystes à renoncer, par un accord tacite, à poursuivre de semblables +recherches, quoiqu'ils soient loin de regarder comme impossible +d'obtenir jamais la résolution des équations du cinquième degré, et de +plusieurs autres degrés supérieurs. La seule question de ce genre, qui +offrirait vraiment une grande importance, du moins sous le rapport +logique, ce serait la résolution générale des équations algébriques d'un +degré quelconque. Or, plus on médite sur ce sujet, plus on est conduit à +penser, avec Lagrange, qu'il surpasse réellement la portée effective de +notre intelligence. Il faut d'ailleurs observer que la formule qui +exprimerait la <i>racine</i> d'une équation du degré m devrait nécessairement +renfermer des radicaux de l'ordre m (ou des fonctions d'une multiplicité +équivalente), à cause des m déterminations quelle doit comporter. +Puisque nous avons vu, de plus, qu'elle doit aussi embrasser, comme cas +particulier, celle qui correspond à tout autre degré inférieur, il +s'ensuit qu'elle contiendrait, en outre, inévitablement, des radicaux de +l'ordre m-1, d'autres de l'ordre m-2, etc., de telle manière que, s'il +était possible de la découvrir, elle offrirait presque toujours une trop +grande complication pour pouvoir être utilement employée, à moins qu'on +ne parvînt à la simplifier, en lui conservant cependant toute la +généralité convenable, par l'introduction d'un nouveau genre d'élémens +analytiques, dont nous n'avons encore aucune idée. Il y a donc lieu de +croire que, sans avoir déjà atteint sous ce rapport les bornes imposées +par la faible portée de notre intelligence, nous ne tarderions pas à les +rencontrer en prolongeant avec une activité forte et soutenue cette +série de recherches.</p> + +<p>Il importe d'ailleurs d'observer que, même en supposant obtenue la +résolution des équations <i>algébriques</i> d'un degré quelconque, on +n'aurait encore traité qu'une très-petite partie de l'<i>algèbre</i> +proprement dite, c'est-à -dire, du calcul des fonctions directes, +embrassant la résolution de toutes les équations que peuvent former les +fonctions analytiques aujourd'hui connues. Enfin, pour achever +d'éclaircir la considération philosophique de ce sujet, il faut +reconnaître que, par une loi irrécusable de la nature humaine, nos +moyens pour concevoir de nouvelles questions étant beaucoup plus +puissans que nos ressources pour les résoudre, ou, en d'autres termes, +l'esprit humain étant bien plus apte à imaginer qu'à raisonner, nous +resterons nécessairement toujours au-dessous de la difficulté, à quelque +degré de développement que parviennent jamais nos travaux intellectuels. +Ainsi, quand même on découvrirait un jour la résolution complète de +toutes les équations analytiques actuellement connues, ce qui, à +l'examen, doit être jugé tout-à -fait chimérique, il n'est pas douteux +qu'avant d'atteindre à ce but, et probablement même comme moyen +subsidiaire, on aurait déjà surmonté la difficulté bien moindre, quoique +très-grande cependant, de concevoir de nouveaux élémens analytiques, +dont l'introduction donnerait lieu à des classes d'équations que nous +ignorons complétement aujourd'hui; en sorte qu'une pareille imperfection +relative de la science algébrique se reproduirait encore, malgré +l'accroissement réel, très-important d'ailleurs, de la masse absolue de +nos connaissances.</p> + +<p>Dans l'état présent de l'algèbre, la résolution complète des équations +des quatre premiers degrés, des équations binomes quelconques, de +certaines équations spéciales des degrés supérieurs, et d'un très-petit +nombre d'équations exponentielles, logarithmiques, ou circulaires, +constituent donc les méthodes fondamentales que présente le calcul des +fonctions directes pour la solution des problèmes mathématiques. Mais, +avec des élémens aussi bornés, les géomètres n'en sont pas moins +parvenus à traiter, d'une manière vraiment admirable, un très-grand +nombre de questions importantes, comme nous le reconnaîtrons +successivement dans la suite de ce volume. Les perfectionnemens généraux +introduits depuis un siècle dans le système total de l'analyse +mathématique ont eu pour caractère principal d'utiliser à un degré +immense ce peu de connaissances acquises sur le calcul des fonctions +directes, au lieu de tendre à les augmenter. Ce résultat a été obtenu à +un tel point, que le plus souvent ce calcul n'a de rôle effectif dans la +solution complète des diverses questions que par ses parties les plus +simples, celles qui se rapportent aux équations des deux premiers +degrés, à une seule ou à plusieurs variables.</p> + +<p>L'extrême imperfection de l'algèbre, relativement à la résolution des +équations, a déterminé les analystes à s'occuper d'une nouvelle classe +de questions, dont il importe de marquer ici le véritable caractère. +Quand ils ont cru devoir renoncer à poursuivre plus long-temps la +résolution des équations algébriques des degrés supérieurs au quatrième, +ils se sont occupés de suppléer, autant que possible, à cette immense +lacune, par ce qu'ils ont nommé la <i>résolution numérique</i> des équations. +Ne pouvant obtenir, dans la plupart des cas, la <i>formule</i> qui exprime +quelle fonction explicite l'inconnue est des données, on a cherché, à +défaut de cette résolution, la seule réellement <i>algébrique</i>, à +déterminer, du moins, indépendamment de cette formule, la <i>valeur</i> de +chaque inconnue pour tel ou tel système désigné de valeurs particulières +attribuées aux données. Par les travaux successifs des analystes, cette +opération incomplète et bâtarde, qui présente un mélange intime des +questions vraiment algébriques avec des questions purement +arithmétiques, a pu, du moins, être entièrement effectuée dans tous les +cas, pour des équations d'un degré et même d'une forme quelconques. Sous +ce rapport, les méthodes qu'on possède aujourd'hui sont suffisamment +générales, quoique les calculs auxquels elles conduisent soient souvent +presque inexécutables, à cause de leur complication. Il ne reste donc +plus, à cet égard, qu'à simplifier assez les procédés pour qu'ils +deviennent régulièrement applicables, ce qu'on peut espérer d'obtenir +dans la suite. D'après cet état du calcul des fonctions directes, on +s'efforce ensuite, dans l'application de ce calcul, de disposer, autant +que possible, les questions proposées de façon à n'exiger finalement que +cette résolution <i>numérique</i> des équations.</p> + +<p>Quelque précieuse que soit évidemment une telle ressource, à défaut de +la véritable solution, il est essentiel de ne pas méconnaître le vrai +caractère de ces procédés, que les analystes regardent avec raison +comme une algèbre fort imparfaite. En effet, il s'en faut de beaucoup +que nous puissions toujours réduire nos questions mathématiques à ne +dépendre, en dernière analyse, que de la résolution <i>numérique</i> des +équations. Cela ne se peut que pour les questions tout-à -fait isolées, +ou vraiment finales, c'est-à -dire, pour le plus petit nombre. La plupart +des questions ne sont, en effet, que préparatoires, et destinées à +servir de préliminaire indispensable à la solution d'autres questions. +Or, pour un tel but, il est évident que ce n'est pas la <i>valeur</i> +effective de l'inconnue qu'il importe de découvrir, mais la <i>formule</i> +qui montre comment elle dérive des autres quantités considérées. C'est +ce qui arrive, par exemple, dans un cas très-étendu, toutes les fois +qu'une question déterminée renferme simultanément plusieurs inconnues. +Il s'agit alors, comme on sait, d'en faire, avant tout, la séparation. +En employant convenablement, à cet effet, le procédé simple et général +heureusement imaginé par les analystes, et qui consiste à rapporter +l'une des inconnues à toutes les autres, la difficulté disparaîtrait +constamment, si l'on savait toujours résoudre algébriquement les +équations considérées, sans que la résolution <i>numérique</i> puisse être +alors d'aucune utilité. C'est uniquement faute de connaître la +résolution <i>algébrique</i> des équations à une seule inconnue, qu'on est +obligé de traiter l'<i>élimination</i> comme une question distincte, qui +forme une des plus grandes difficultés spéciales de l'algèbre ordinaire. +Quelque pénibles que soient les méthodes à l'aide desquelles on surmonte +cette difficulté, elles ne sont pas même applicables d'une manière +entièrement générale, à l'élimination d'une inconnue entre deux +équations de forme quelconque.</p> + +<p>Dans les questions les plus simples, et lorsqu'on n'a véritablement à +résoudre qu'une seule équation à une seule inconnue, cette résolution +<i>numérique</i> n'en est pas moins un procédé très-imparfait, même quand +elle est strictement suffisante. Elle présente, en effet, ce grave +inconvénient d'obliger à refaire toute la suite des opérations pour le +plus léger changement qui peut survenir dans une seule des quantités +considérées, quoique leur relation reste toujours la même, sans que les +calculs faits pour un cas puissent dispenser en aucune manière de ceux +qui concernent un autre cas très-peu différent, faute d'avoir pu +abstraire et traiter distinctement cette partie purement algébrique de +la question qui est commune à tous les cas résultant de la simple +variation des nombres donnés.</p> + +<p>D'après les considérations précédentes, le calcul des fonctions +directes, envisagé dans son état actuel, se divise donc naturellement en +deux parties fort distinctes, suivant qu'on traite de la résolution +<i>algébrique</i> des équations ou de leur résolution <i>numérique</i>. La +première partie, la seule vraiment satisfaisante, est malheureusement +fort peu étendue, et restera vraisemblablement toujours très-bornée; la +seconde, le plus souvent insuffisante, a du moins l'avantage d'une +généralité beaucoup plus grande. La nécessité de distinguer nettement +ces deux parties est évidente, à cause du but essentiellement différent +qu'on se propose dans chacune, et par suite, du point de vue propre sous +lequel on y considère les quantités. De plus, si on les envisage +relativement aux diverses méthodes dont chacune est composée, on trouve +dans leur distribution rationnelle une marche toute différente. En +effet, la première partie doit se diviser d'après la nature des +équations que l'on sait résoudre, et indépendamment de toute +considération relative aux <i>valeurs</i> des inconnues. Dans la seconde +partie, au contraire, ce n'est pas suivant les <i>degrés</i> des équations +que les procédés se distinguent naturellement, puisqu'ils sont +applicables à des équations d'un degré quelconque; c'est selon l'espèce +numérique des <i>valeurs</i> des inconnues. Car, pour calculer directement +ces nombre sans les déduire des formules qui en feraient connaître les +expressions, le moyen ne saurait évidemment être le même, quand les +nombres ne sont susceptibles d'être évalués que par une suite +d'approximations toujours incomplète, que lorsqu'on peut les obtenir +exactement. Cette distinction si importante, dans la résolution +numérique des équations, des racines incommensurables, et des racines +commensurables, qui exigent des principes tout-à -fait différens pour +leur détermination, est entièrement insignifiante dans là résolution +algébrique, où la nature <i>rationnelle</i> ou <i>irrationnelle</i> des nombres +obtenus est un simple accident du calcul, qui ne peut exercer aucune +influence sur les procédés employés. C'est, en un mot, une simple +considération arithmétique. On en peut dire autant, quoique à un moindre +degré, de la distinction des racines commensurables elles-mêmes en +entières et fractionnaires. Enfin, il en est aussi de même, à plus forte +raison, pour la classification la plus générale des racines, en +<i>réelles</i> et <i>imaginaires</i>. Toutes ces diverses considérations, qui sont +prépondérantes quant à la résolution numérique des équations, et qui +n'ont aucune importance dans la résolution algébrique, rendent de plus +en plus sensible la nature essentiellement distincte de ces deux parties +principales de l'algèbre proprement dite.</p> + +<p>Ces deux parties, qui constituent l'objet immédiat du calcul des +fonctions directes, sont dominées par une troisième purement +spéculative, à laquelle l'une et l'autre empruntent leurs ressources les +plus puissantes, et qui a été très-exactement désignée par le nom +général de <i>théorie des équations</i>, quoique cependant elle ne porte +encore que sur les équations dites <i>algébriques</i>. La résolution +numérique des équations, à cause de sa généralité, exige spécialement +cette base rationnelle.</p> + +<p>Cette dernière branche si importante de l'algèbre se divise +naturellement en deux ordres de questions, d'abord celles qui se +rapportent à la composition des équations, et ensuite celles qui +concernent leur transformation; ces dernières ayant pour objet de +modifier les racines d'une équation sans les connaître, suivant une loi +quelconque donnée, pourvu que cette loi soit uniforme relativement à +toutes ces racines<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a> +<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" +name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9"> +(retour) </a> Je crois devoir, au sujet de la théorie des + équations, signaler ici une lacune de quelque importance. Le + principe fondamental sur lequel elle repose, et qui est si + fréquemment appliqué dans toute l'analyse mathématique, la + décomposition des fonctions algébriques, rationnelles, et + entières, d'un degré quelconque, en facteurs du premier + degré, n'est jamais employé que pour les fonctions d'une + seule variable, sans que personne ait examiné si on doit + l'étendre aux fonctions de plusieurs variables, ce que + néanmoins on ne devrait pas laisser incertain. Quant aux + fonctions de deux ou de trois variables, les considérations + géométriques décident clairement, quoique d'une manière + indirecte, que leur décomposition en facteurs est + ordinairement impossible; car il en résulterait que chaque + classe correspondante d'équations ne pourrait représenter + une ligne ou une surface <i>sui generis</i>, et que son lieu + géométrique rentrerait toujours dans le système de ceux + appartenant à des équations de degré inférieur, de telle + sorte que, de proche en proche, toute équation ne produirait + jamais que des lignes droites ou des plans. Mais, + précisément à cause de cette interprétation concrète, ce + théorème, quoique purement négatif, me semble avoir une si + grande importance pour la géométrie analytique, que je + m'étonne qu'on n'ait pas cherché à établir directement une + différence aussi caractéristique entre les fonctions à une + seule variable et celles à plusieurs variables. Je vais + rapporter ici sommairement la démonstration abstraite et + générale que j'en ai trouvée, quoiqu'elle fût plus + convenablement placée dans un traité spécial. + +<p> 1º Si ∫(x,y) pouvait se décomposer en facteurs du premier + degré, on les obtiendrait en résolvant l'équation ∫(x,y)=0. + Or, d'après les considérations indiquées dans le texte, + cette équation, résolue par rapport à x, fournirait des + formules qui contiendraient nécessairement divers radicaux, + dans lesquels entrerait y. Les fonctions de y, renfermées + sous chaque radical, ne sauraient évidemment être en général + des puissances parfaites. Or, il faudrait qu'elles le + devinssent pour que les facteurs élémentaires correspondans + de ∫(x,y), et qui sont déjà du premier degré en x, fussent + aussi du premier degré, ou même simplement rationnels, + relativement à y. Cela ne pourra donc avoir lieu que dans + certains cas particuliers, lorsque les coefficiens + rempliront les conditions plus ou moins nombreuses, mais + constamment déterminées, qu'exige la disparition des + radicaux. Le même raisonnement s'appliquerait évidemment, à + bien plus forte raison, aux fonctions de trois, quatre, etc. + variables.</p> + +<p> 2º Une autre démonstration, de nature très-différente, se + tire de la mesure du degré de généralité des fonctions à + plusieurs variables, lequel s'estime par le nombre de + constantes arbitraires entrant dans leur expression la plus + complète et la plus simple. Je me bornerai à l'indiquer pour + les fonctions de deux variables; il serait aisé de l'étendre + à celles qui en contiennent davantage.</p> + +<p> On sait que le nombre de constantes arbitraires contenues + dans la formule générale d'une fonction du degré m à deux + variables, est</p> + + <p class="mid"><span class="underl">m(m+3)</span><br>2.</p> + + <p> Or, si une telle fonction + pouvait seulement se décomposer en deux facteurs, l'un du + degré n, et l'autre du degré m-n, le produit renfermerait un + nombre de constantes arbitraires égal à </p> + + + + <span class="underl">n(n+3)</span> + <span class="underl">(m-n)</span> <span class="underl">(m-n+3)</span><br> 2 2 + + <p>Ce nombre étant, comme il est aisé + de le voir, inférieur au précédent de n(m-n), il en résulte + qu'un tel produit, ayant moins de généralité que la fonction + primitive, ne peut la représenter constamment. On voit même + qu'une telle comparaison exigerait n(m-n) relations + spéciales entre les coefficiens de cette fonction, qu'on + trouverait aisément en développant l'identité.</p> + +<p> Ce nouveau genre de démonstration, fondé sur une + considération ordinairement négligée, pourrait probablement + être employé avec avantage dans plusieurs autres + circonstances..</p> +</blockquote> + +<p>Pour compléter cette rapide énumération générale des diverses parties +essentielles du calcul des fonctions directes, je dois enfin mentionner +expressément une des théories les plus fécondes et les plus importantes +de l'algèbre proprement dite, celle relative à la transformation des +fonctions en séries à l'aide de ce qu'on appelle la méthode des +coefficiens indéterminés. Cette méthode, si éminemment analytique, et +qui doit être regardée comme une des découvertes les plus remarquables +de Descartes, a sans doute perdu de son importance depuis l'invention et +le développement du calcul infinitésimal, dont elle pouvait tenir lieu +si heureusement sous quelques rapports particuliers. Mais l'extension +croissante de l'analyse transcendante, quoique ayant rendu cette méthode +bien moins nécessaire, en a, d'un autre côté, multiplié les applications +et agrandi les ressources; en sorte que par l'utile combinaison qui +s'est finalement opérée entre les deux théories, l'usage de la méthode +des coefficiens indéterminés est devenu aujourd'hui beaucoup plus étendu +qu'il ne l'était même avant la formation du calcul des fonctions +indirectes.</p> + +<p>Après avoir esquissé le tableau général de l'algèbre proprement dite, il +me reste maintenant à présenter quelques considérations sur divers +points principaux du calcul des fonctions directes, dont les notions +peuvent être utilement éclaircies par un examen philosophique.</p> + +<p>Les difficultés relatives à plusieurs symboles singuliers auxquels +conduisent les calculs algébriques et notamment aux expressions dites +<i>imaginaires</i>, ont été, ce me semble, beaucoup exagérées par suite des +considérations purement méthaphysiques qu'on s'est efforcé d'y +introduire, au lieu d'envisager ces résultats anormaux sous leur vrai +point de vue, comme de simples faits analytiques. En les concevant +ainsi, il est aisé de reconnaître, en thèse générale, que l'esprit de +l'analyse mathématique consistant à considérer les grandeurs sous le +seul point de vue de leurs relations, et indépendamment de toute idée de +valeur déterminée, il en résulte nécessairement pour les analystes +l'obligation constante d'admettre indifféremment toutes les sortes +d'expressions quelconques que pourront engendrer les combinaisons +algébriques. S'ils voulaient s'en interdire une seule, à raison de sa +singularité apparente, comme elle est toujours susceptible de se +présenter d'après certaines suppositions particulières sur les valeurs +des quantités considérées, ils seraient contraints d'altérer la +généralité de leurs conceptions, et en introduisant ainsi, dans chaque +raisonnement, une suite de distinctions vraiment étrangères, ils +feraient perdre à l'analyse mathématique, son principal avantage +caractéristique, la simplicité et l'uniformité des idées qu'elle +combine. L'embarras que l'intelligence éprouve ordinairement au sujet de +ces expressions singulières, me paraît provenir essentiellement de la +confusion vicieuse qu'elle fait à son insçu entre l'idée de <i>fonction</i> +et l'idée de <i>valeur</i>, ou, ce qui revient au même, entre le point de vue +<i>algébrique</i>, et le point de vue <i>arithmétique</i>. Si la nature de cet +ouvrage me permettait de présenter à cet égard les développemens +suffisans, il me serait, je crois, facile, par un usage convenable des +considérations indiquées dans cette leçon et dans les deux précédentes, +de dissiper les nuages dont une fausse manière de voir entoure +habituellement ces diverses notions. Le résultat de cet examen +démontrerait expressément que l'analyse mathématique est, par sa nature, +beaucoup plus claire, sous les différens rapports dont je viens de +parler, que ne le croient communément les géomètres eux-mêmes, égarés +par les objections vicieuses des métaphysiciens.</p> + +<p>Relativement aux quantités négatives, qui, par suite du même esprit +métaphysique, ont donné lieu à tant de discussions déplacées, aussi +dépourvues de tout fondement rationnel que dénuées de toute véritable +utilité scientifique, il faut distinguer, en considérant toujours le +simple fait analytique, entre leur signification abstraite et leur +interprétation concrète, qu'on a presque toujours confondues jusqu'à +présent. Sous le premier rapport, la théorie des quantités négatives +peut être établie d'une manière complète par une seule vue algébrique. +Quant à la nécessité d'admettre ce genre de résultats concurremment avec +tout autre, elle dérive de la considération générale que je viens de +présenter: et quant à leur emploi comme artifice analytique pour rendre +les formules plus étendues, ce mécanisme de calcul ne peut réellement +donner lieu à aucune difficulté sérieuse. Ainsi, on peut envisager la +théorie abstraite des quantités négatives comme ne laissant rien +d'essentiel à désirer: elle ne présente vraiment d'obstacles que ceux +qu'on y introduit mal à propos par des considérations sophistiques. +Mais, il n'en est nullement de même pour leur théorie concrète.</p> + +<p>Sous ce point de vue, elle consiste essentiellement dans cette admirable +propriété des signes + et - de représenter analytiquement les +oppositions de sens dont sont susceptibles certaines grandeurs. Ce +théorème général sur les relations du concret à l'abstrait en +mathématique, est une des plus belles découvertes que nous devions au +génie de Descartes, qui l'a obtenue comme un simple résultat de +l'observation philosophique convenablement dirigée. Un grand nombre de +géomètres ont tenté depuis d'en établir directement la démonstration +générale. Mais jusqu'ici leurs efforts ont été illusoires, soit qu'ils +aient essayé de trancher la difficulté par de vaines considérations +métaphysiques, ou par des comparaisons très-hasardées, soit qu'ils aient +pris de simples vérifications dans quelque cas particulier plus ou moins +borné pour de véritables démonstrations. Ces diverses tentatives +vicieuses, et le mélange hétérogène du point de vue abstrait avec le +point de vue concret, ont même introduit communément à cet égard une +telle confusion, qu'il devient nécessaire d'énoncer ici distinctement le +fait général, soit qu'on veuille se contenter d'en faire usage, soit +qu'on se propose de l'expliquer. Il consiste, indépendamment de toute +explication, en ce que: si dans une équation quelconque exprimant la +relation de certaines quantités susceptibles d'opposition de sens, une +ou plusieurs de ces quantités viennent à être comptées dans un sens +contraire à celui qu'elles affectaient quand l'équation a été +primitivement établie; il ne sera pas nécessaire de former directement +une nouvelle équation pour ce second état du phénomène; il suffira de +changer, dans la première équation, le signe de chacune des quantités +qui auront changé de sens, et l'équation ainsi modifiée coïncidera +toujours rigoureusement avec celle qu'on aurait trouvée en recommençant +à chercher pour ce nouveau cas la loi analytique du phénomène. C'est +dans cette coïncidence constante et nécessaire que consiste le théorême +général. Or, jusqu'ici on n'est point parvenu réellement à s'en rendre +compte directement; on ne s'en est assuré que par un grand nombre de +vérifications géométriques et mécaniques, qui sont, il est vrai, assez +multipliées et surtout assez variées pour qu'il ne puisse rester dans +aucun esprit juste le moindre doute sur l'exactitude et la généralité de +cette propriété essentielle, mais qui, sous le rapport philosophique, ne +dispensent nullement de chercher une explication aussi importante. +L'extrême étendue du théorême doit faire comprendre à la fois et la +difficulté capitale de cette recherche si souvent reprise +infructueusement, et la haute utilité dont serait sans doute, pour le +perfectionnement de la science mathématique, la conception générale de +cette grande vérité, l'esprit ne pouvant évidemment s'y élever qu'en se +plaçant à un point de vue d'où il découvrirait inévitablement de +nouvelles idées, par la considération directe et approfondie de la +relation du concret à l'abstrait. Quoi qu'il en soit, l'imperfection que +présente encore la science sous ce rapport, n'a point empêché les +géomêtres de faire l'usage le plus étendu et le plus important de cette +propriété dans toutes les parties de la mathématique concrète, où l'on +en éprouve un besoin presque continuel. On peut même retirer une +certaine utilité logique de la simple considération nette de ce fait +général, tel que je l'ai décrit ci-dessus; il en résulte, par exemple, +indépendamment de toute démonstration, que la propriété dont nous +parlons ne doit jamais être appliquée aux grandeurs qui affectent des +directions continuellement variables, sans donner lieu à une simple +opposition de sens: dans ce cas, le signe dont se trouve nécessairement +affecté tout résultat de calcul n'est susceptible d'aucune +interprétation concrète, et c'est à tort qu'on s'efforce quelquefois +d'en établir; cette circonstance a lieu, entre autres occasions, pour +les rayons vecteurs en géométrie, et pour les forces divergentes en +mécanique.</p> + +<p>Un second théorême général sur la relation du concret à l'abstrait en +mathématique, que je crois devoir considérer expressément ici, est celui +qu'on désigne ordinairement sous le nom de principe de l'<i>homogénéité</i>. +Il est sans doute bien moins important dans ses applications que le +précédent. Mais il mérite particulièrement notre attention, comme ayant, +par sa nature, une étendue encore plus grande, puisqu'il s'applique +indistinctement à tous les phénomènes, et à cause de l'utilité réelle +qu'on en retire souvent pour la vérification de leurs lois analytiques. +Je puis d'ailleurs en exposer une démonstration directe et générale, qui +me semble fort simple. Elle est fondée sur cette seule observation, +évidente par elle-même: l'exactitude de toute relation entre des +grandeurs concrètes quelconques est indépendante de la valeur des +<i>unités</i> auxquelles on les rapporte pour les exprimer en nombres. Par +exemple, la relation qui existe entre les trois côtés d'un triangle +rectangle, a lieu soit qu'on les évalue en mètres, ou en lieues, ou en +pouces, etc.</p> + +<p>Il suit de cette considération générale, que toute équation qui exprime +la loi analytique d'un phénomène quelconque, doit jouir de cette +propriété de n'être nullement altérée, quand on fait subir simultanément +à toutes les quantités qui s'y trouvent, le changement correspondant à +celui qu'éprouveraient leurs unités respectives. Or, ce changement +consiste évidemment en ce que toutes les quantités de chaque espèce +deviendraient à la fois m fois plus petites, si l'unité qui leur +correspond devient m fois plus grande, ou réciproquement. Ainsi, toute +équation qui représente une relation concrète quelconque, doit offrir ce +caractère de demeurer la même, quand on y rend m fois plus grandes +toutes les quantités qu'elle contient, et qui expriment les grandeurs +entre lesquelles existe la relation, en exceptant toutefois les nombres +qui désignent simplement les <i>rapports</i> mutuels de ces diverses +grandeurs, lesquels restent invariables dans le changement des unités. +C'est dans cette propriété que consiste la loi de l'homogénéité, suivant +son acception la plus étendue, c'est-à -dire, de quelques fonctions +analytiques que les équations soient composées.</p> + +<p>Mais, le plus souvent, on ne considère que les cas où ces fonctions sont +de celles qu'on appelle particulièrement <i>algébriques</i>, et auxquelles la +notion de <i>degré</i> est applicable. Dans ce cas, on peut préciser +davantage la proposition générale, en déterminant le caractère +analytique que doit présenter nécessairement l'équation pour que cette +propriété soit vérifiée. Il est aisé de voir alors, en effet, que, par +la modification ci-dessus exposée, tous les <i>termes</i> du premier degré, +quelle que soit leur forme, rationnelle ou irrationnelle, entière ou +fractionnaire, deviendront m fois plus grands; tous ceux du second +degré, m<sup>2</sup> fois; ceux du troisième, m<sup>3</sup> fois, etc. Ainsi, les termes du +même degré, quelque diverse que puisse être leur composition, variant de +la même manière, et les termes de degrés différens variant dans une +proportion inégale, quelque similitude que puisse offrir leur +composition, il faudra nécessairement, pour que l'équation ne soit pas +troublée, que tous les termes qu'elle contient soient d'un même degré. +C'est en cela que consiste proprement le théorême ordinaire de +l'<i>homogénéité</i>; et c'est de cette circonstance que la loi générale à +tiré son nom, qui cependant cesse d'être exactement convenable pour +toute autre espèce de fonctions.</p> + +<p>Afin de traiter ce sujet dans toute son étendue, il importe d'observer +une condition essentielle, à laquelle on devra avoir égard en appliquant +cette propriété, lorsque le phénomène exprimé par l'équation présentera +des grandeurs de natures diverses. En effet, il pourra arriver que les +unités respectives soient complétement indépendantes les unes des +autres, et alors le théorême de l'homogénéité aura lieu, soit par +rapport à toutes les classes correspondantes de quantités, soit qu'on ne +veuille considérer qu'une seule ou plusieurs d'entre elles. Mais, il +arrivera, dans d'autres occasions, que les diverses unités auront entre +elles des relations obligées, déterminées par la nature de la question. +Alors, il faudra avoir égard à cette subordination des unités dans la +vérification de l'homogénéité, qui n'existera plus en un sens purement +algébrique, et dont le mode précis variera suivant le genre des +phénomènes. Ainsi, par exemple, pour fixer les idées, quand on +considérera dans l'expression analytique des phénomènes géométriques, à +la fois des lignes, des aires, et des volumes, il faudra observer que +les trois unités correspondantes, sont nécessairement liées entre elles, +de telle sorte que, suivant la subordination généralement établie à cet +égard, lorsque la première devient m fois plus grande, la seconde le +devient m<sup>2</sup> fois, et la troisième m<sup>3</sup> fois. C'est avec une telle +modification que l'homogénéité existera dans les équations, où l'on +devra alors, si elles sont <i>algébriques</i>, estimer le degré de chaque +terme, en doublant les exposans des facteurs qui correspondent à des +aires, et triplant ceux des facteurs relatifs à des volumes<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a> +<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>.</p> + +<p>Telles sont les principales considérations générales, très-insuffisantes +sans doute, mais auxquelles je suis contraint de me réduire par les +limites naturelles de ce cours, relativement au calcul des fonctions +directes. Nous devons passer maintenant à l'examen philosophique du +calcul des fonctions indirectes, dont l'importance et l'étendue bien +supérieures réclament un plus grand développement.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" +name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10"> +(retour) </a> J'ai été conduit, il y a douze ans, par mon + enseignement journalier de la science mathématique, à + construire cette théorie générale de l'homogénéité. J'ai + trouvé depuis que M. Fourier, dans son grand ouvrage sur la + chaleur, publié en 1822, avait suivi, de son côté, une + marche essentiellement semblable. Malgré cette heureuse + coïncidence, qu'a dû naturellement déterminer la + considération directe d'un sujet aussi simple, je n'ai pas + cru devoir ici renvoyer à sa démonstration; celle que je + viens d'exposer ayant pour principal objet d'embrasser + l'ensemble de la question, sans égard à aucune application + spéciale. +</blockquote> +<a name="l6" id="l6"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>SIXIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Exposition comparative des divers points de vue généraux sous +lesquels on peut envisager le calcul des fonctions indirectes.</p> + +<p>Nous avons déterminé, dans la quatrième leçon, le caractère +philosophique propre à l'analyse transcendante, de quelque manière qu'on +puisse la concevoir, en considérant seulement la nature générale de sa +destination effective dans l'ensemble de la science mathématique. Cette +analyse a été, comme on sait, présentée par les géomètres sous plusieurs +points de vue réellement distincts, quoique nécessairement équivalens, +et conduisant toujours à des résultats identiques. On peut les réduire à +trois principaux, ceux de Leïbnitz, de Newton et de Lagrange, dont tous +les autres ne sont que des modifications secondaires. Dans l'état +présent de la science, chacune de ces trois conceptions générales offre +des avantages essentiels qui lui appartiennent exclusivement, sans +qu'on soit encore parvenu à construire une méthode unique réunissant +toutes ces diverses qualités caractéristiques. En méditant sur +l'ensemble de cette grande question, on est convaincu, je crois, que +c'est dans la conception de Lagrange, que s'opérera un jour cette +combinaison. Quand cet important travail philosophique, qui exige une +profonde élaboration de toutes les idées mathématiques fondamentales, +sera convenablement exécuté; on pourra se borner alors, pour connaître +l'analyse transcendante, à la seule étude de cette conception +définitive; les autres ne présentant plus essentiellement qu'un intérêt +historique. Mais jusqu'à cette époque, la science devra être considérée, +sous ce rapport, comme étant dans un véritable état provisoire, qui +exige absolument, même pour l'exposition dogmatique de cette analyse, la +considération simultanée des divers modes généraux propres au calcul des +fonctions indirectes. Quelque peu satisfaisante que puisse paraître, +sous le rapport logique, cette multiplicité de conceptions d'un sujet +toujours identique, il est certain que, sans cette indispensable +condition, on ne pourrait se former aujourd'hui qu'une notion +très-insuffisante de cette analyse, soit en elle-même, soit surtout +relativement à ses applications, quelque fût le mode unique que l'on +aurait cru devoir choisir. Ce défaut de systématisation dans la partie +la plus importante de l'analyse mathématique, ne paraîtra nullement +étrange, si l'on considère, d'une part, son extrême étendue, sa +difficulté supérieure, et d'une autre part, sa formation presque +récente. La génération des géomètres est à peine renouvelée depuis la +production primitive de la conception destinée sans doute à coordonner +la science, de manière à lui imprimer un caractère fixe et uniforme; +ainsi, les habitudes intellectuelles n'ont pu encore, sous ce rapport, +être suffisamment formées.</p> + +<p>S'il s'agissait ici de tracer l'histoire raisonnée de la formation +successive de l'analyse transcendante, il faudrait préalablement +distinguer avec soin du calcul des fonctions indirectes proprement dit, +l'idée mère de la méthode infinitésimale, laquelle peut être conçue par +elle-même, indépendamment de tout calcul. Nous verrions, dès-lors, que +le premier germe de cette idée, se trouve déjà dans le procédé constant, +employé par les géomètres grecs, sous le nom de <i>méthode d'exhaustion</i>, +pour passer de ce qui est relatif aux lignes droites à ce qui concerne +les lignes courbes, et qui consistait essentiellement à substituer à la +courbe la considération auxiliaire d'un polygone inscrit ou circonscrit, +d'après lequel on s'élevait à la courbe elle-même, en prenant +convenablement les limites des relations primitives. +Quelqu'incontestable que soit cette filiation des idées, on lui +donnerait une importance fort exagérée, en voyant dans cette méthode +d'exhaustion, l'équivalent réel de nos méthodes modernes, comme l'ont +fait plusieurs géomètres. Car, les anciens n'avaient aucun moyen +rationnel et général pour la détermination de ces limites, qui +constituait ordinairement la plus grande difficulté de la question; en +sorte que leurs solutions n'étaient point soumises à des règles +abstraites et invariables, dont l'application uniforme dût conduire avec +certitude à la connaissance cherchée, ce qui est le principal caractère +de notre analyse transcendante. En un mot, il restait à généraliser la +conception employée par les anciens, et surtout, en la considérant d'une +manière purement abstraite, à la réduire en calcul, ce qui leur était +impossible. La première idée qui ait été produite dans cette nouvelle +direction, remonte véritablement à notre grand géomètre Fermat, que +Lagrange a justement présenté comme ayant ébauché la formation directe +de l'analyse transcendante, par sa méthode pour la détermination des +<i>maxima</i> et <i>minima</i>, et pour la recherche des tangentes, qui consistait +essentiellement, en effet, à introduire la considération auxiliaire des +accroissemens corélatifs des variables proposées, accroissemens +supprimés ensuite comme nuls, après que les équations avaient subi +certaines transformations convenables. Mais, quoique Fermat eût le +premier conçu cette analyse d'une manière vraiment abstraite, elle était +encore loin d'être régulièrement formée en un calcul général et +distinct, ayant sa notation propre, et surtout dégagé de la +considération superflue des termes, qui finissaient par n'être plus +comptés dans l'analyse de Fermat, après avoir néanmoins singulièrement +compliqué par leur présence toutes les opérations. C'est ce qu'a si +heureusement exécuté Leïbnitz un demi-siècle plus tard, après quelques +modifications intermédiaires apportées par Wallis, et surtout par +Barrow, aux idées de Fermat; et par là il a été le véritable créateur de +l'analyse transcendante, telle que nous l'employons aujourd'hui. Cette +découverte capitale était tellement mûre, comme toutes les grandes +conceptions de l'esprit humain au moment de leur manifestation, que +Newton, de son côté, était parvenu en même temps, ou un peu auparavant, +à une méthode exactement équivalente, en considérant cette analyse sous +un point de vue très-différent, et qui, bien que plus rationnel en +lui-même, est réellement moins convenable pour donner à la méthode +fondamentale commune toute l'étendue et la facilité que lui ont +imprimées les idées de Leïbnitz. Enfin, Lagrange, écartant les +considérations hétérogènes qui avaient guidé Leïbnitz et Newton, est +parvenu plus tard à réduire l'analyse transcendante, dans sa plus grande +perfection, à un système purement algébrique, auquel il ne manque encore +que plus d'aptitude aux applications.</p> + +<p>Après ce coup-d'oeil sommaire sur l'histoire générale de l'analyse +transcendante, procédons à l'exposition dogmatique des trois conceptions +principales, afin d'apprécier exactement leurs propriétés +caractéristiques, et de constater l'identité nécessaire des méthodes qui +en dérivent. Commençons par celle de Leïbnitz.</p> + +<p>Elle consiste, comme on sait, à introduire dans le calcul, pour +faciliter l'établissement des équations, les élémens infiniment petits +dont on considère comme composées les quantités entre lesquelles on +cherche des relations. Ces élémens ou <i>différentielles</i> auront entre eux +des relations constamment et nécessairement plus simples et plus faciles +à découvrir que celles des quantités primitives, et d'après lesquelles +on pourrait ensuite, par un calcul spécial ayant pour destination propre +l'élimination de ces infinitésimales auxiliaires, remonter aux équations +cherchées, qu'il eût été le plus souvent impossible d'obtenir +directement. Cette analyse indirecte pourra l'être à des degrés divers; +car, si on trouve quelquefois trop de difficulté à former immédiatement +l'équation entre les différentielles mêmes des grandeurs que l'on +considère, il faudra, par un emploi redoublé du même artifice général, +traiter, à leur tour, ces différentielles comme de nouvelles quantités +primitives, et chercher la relation entre leurs élémens infiniment +petits, qui, par rapport aux objets définitifs de la question, seront +les <i>différentielles secondes</i>; et ainsi de suite, la même +transformation pouvant être répétée un nombre quelconque de fois, à la +condition toujours d'éliminer finalement le nombre de plus en plus grand +des quantités infinitésimales introduites comme auxiliaires.</p> + +<p>Un esprit encore étranger à ces considérations n'aperçoit pas +sur-le-champ comment l'emploi de ces quantités auxiliaires peut +faciliter la découverte des lois analytiques des phénomènes; car les +accroissemens infiniment petits des grandeurs proposées étant de même +espèce qu'elles, leurs relations ne paraissent pas devoir s'obtenir plus +aisément, la valeur plus ou moins petite d'une quantité ne pouvant, en +effet, exercer aucune influence sur une recherche nécessairement +indépendante, par sa nature, de toute idée de valeur. Mais il est aisé, +néanmoins, de s'expliquer très-nettement, et d'une manière tout-à -fait +générale, à quel point, par un tel artifice, la question doit se +trouver simplifiée. Il faut, pour cela, commencer par distinguer les +différens ordres d'infiniment petits, dont on peut se faire une idée +fort précise, en considérant que ce sont ou les puissances successives +d'un même infiniment petit primitif, ou des quantités qu'on peut +présenter comme ayant avec ces puissances des rapports finis, en sorte +que, par exemple, les différentielles seconde, troisième, etc., d'une +même variable, sont classées comme infiniment petits du second ordre, du +troisième, etc., parce qu'il est aisé de montrer en elles des multiples +finis des puissances seconde, troisième, etc., d'une certaine +différentielle première. Ces notions préliminaires étant posées, +l'esprit de l'analyse infinitésimale consiste à négliger constamment les +quantités infiniment petites à l'égard des quantités finies, et, +généralement, les infiniment petits d'un ordre quelconque vis-à -vis tous +ceux d'un ordre inférieur. On conçoit immédiatement combien une telle +faculté doit faciliter la formation des équations entre les +différentielles des quantités, puisque, au lieu de ces différentielles, +on pourra substituer tels autres élémens qu'on voudra, et qui seraient +plus simples à considérer, en se conformant à cette seule condition, que +les nouveaux élémens ne diffèrent des précédens que de quantités +infiniment petites par rapport à eux. C'est ainsi qu'il sera possible, +en géométrie, de traiter les lignes courbes comme composées d'une +infinité d'élémens rectilignes, les surfaces courbes comme formées +d'élémens plans; et, en mécanique, les mouvemens variés comme une suite +infinie de mouvemens uniformes, se succédant à des intervalles de temps +infiniment petits. Vu l'importance de cette conception admirable, je +crois devoir ici, par l'indication sommaire de quelques exemples +principaux, achever d'éclaircir son caractère fondamental.</p> + +<p>Qu'il s'agisse de déterminer, en chaque point d'une courbe plane dont +l'équation est donnée, la direction de sa tangente, question dont la +solution générale a été l'objet primitif qu'avaient en vue les +inventeurs de l'analyse transcendante. On considérera la tangente comme +une sécante qui joindrait deux points infiniment voisins; et alors, en +nommant dy et dx les différences infiniment petites des coordonnées de +ces deux points, les premiers élémens de la géométrie fourniront +immédiatement l'équation t={dy}/{dx}, pour la tangente +trigonométrique de l'angle que fait avec l'axe des x la tangente +cherchée, ce qui, dans un système de coordonnées rectilignes, est la +manière la plus simple d'en fixer la position. Cette équation, commune à +toutes les courbes, étant posée, la question est réduite à un simple +problème analytique, qui consistera à éliminer les infinitésimales dx et +dy, introduites comme auxiliaires, en déterminant, dans chaque cas +particulier, d'après l'équation de la courbe proposée, le rapport de dy +à dx, ce qui se fera constamment par des procédés uniformes et +très-simples.</p> + +<p>En second lieu, qu'on veuille connaître la longueur de l'arc d'une +courbe quelconque, considéré comme une fonction des coordonnées de ses +extrémités. Il serait impossible d'établir immédiatement l'équation +entre cet arc s et ces coordonnées, tandis qu'il est aisé de trouver la +relation correspondante entre les différentielles de ces diverses +grandeurs. Les plus simples théorèmes de la géométrie élémentaire +donneront, en effet, sur-le-champ, en considérant l'arc infiniment petit +ds comme une ligne droite, les équations</p> + + + +ds<sup>2</sup> = dy<sup>2</sup> + dx<sup>2</sup> ou ds<sup>2</sup> = dx<sup>2</sup> + dy<sup>2</sup> + dz<sup>2</sup>, + + +<p>suivant que la courbe sera plane +ou à double courbure. Dans l'un et l'autre cas, la question est +maintenant tout entière du domaine de l'analyse, qui fera remonter, +d'après cette relation, à celle qui existe entre les quantités finies +elles-mêmes que l'on considère, par l'élimination des différentielles, +qui est l'objet propre du calcul des fonctions indirectes.</p> + +<p>Il en serait de même pour la quadrature des aires curvilignes. Si la +courbe est plane et rapportée à des coordonnées rectilignes, on concevra +l'aire A comprise entre elle, l'axe des x, et deux coordonnées extrêmes, +comme augmentant d'une quantité infiniment petite dA, en résultat d'un +accroissement analogue de l'abcisse. Alors la relation entre ces deux +différentielles pourra s'obtenir immédiatement avec la plus grande +facilité, en substituant à l'élément curviligne de l'aire proposée le +rectangle formé par l'ordonnée extrême et l'élément de l'abcisse, dont +il ne diffère évidemment que d'une quantité infiniment petite du second +ordre, ce qui fournira aussitôt, quelle que soit la courbe, l'équation +différentielle très-simple</p> + +<p class="mid">dA = ydx,</p> + +<p>d'où le calcul des fonctions +indirectes, quand la courbe sera définie, apprendra à déduire l'équation +finie, objet immédiat du problème.</p> + +<p>Pareillement, en dynamique, quand on voudra connaître l'expression de la +vitesse acquise à chaque instant par un corps animé d'un mouvement varié +suivant une loi quelconque, on considérera le mouvement comme uniforme +pendant la durée d'un élément infiniment petit du temps t, et on formera +ainsi immédiatement l'équation différentielle de=vdt, v désignant la +vitesse acquise quand le corps a parcouru l'espace e, et de là il sera +facile de conclure, par de simples procédés analytiques invariables, la +formule qui donnerait la vitesse dans chaque mouvement particulier, +d'après la relation correspondante entre le temps et l'espace; ou, +réciproquement, quelle serait cette relation si le mode de variation de +la vitesse était supposé connu, soit par rapport à l'espace, soit par +rapport au temps.</p> + +<p>Enfin, pour indiquer une autre nature de questions, c'est par une marche +semblable que, dans l'étude des phénomènes thermologiques, comme l'a si +heureusement conçue M. Fourier, on peut former très-simplement, ainsi +que nous le verrons plus tard, l'équation différentielle générale qui +exprime la répartition variable de la chaleur dans un corps quelconque à +quelques influences qu'on le suppose soumis, d'après la seule relation, +fort aisée à obtenir, qui représente la distribution uniforme de la +chaleur dans un parallélipipède rectangle, en considérant +géométriquement tout autre corps comme décomposé en élémens infiniment +petits d'une telle forme, et thermologiquement le flux de chaleur comme +constant pendant un temps infiniment petit. Dès-lors, toutes les +questions que peut présenter la thermologie abstraite se trouveront +réduites, comme pour la géométrie et la mécanique, à de pures +difficultés d'analyse, qui consisteront toujours dans l'élimination des +différentielles introduites comme auxiliaires pour faciliter +l'établissement des équations.</p> + +<p>Des exemples de nature aussi diverse sont plus que suffisans pour faire +nettement comprendre en général l'immense portée de la conception +fondamentale de l'analyse transcendante, telle que Leïbnitz l'a formée, +et qui constitue sans aucun doute la plus haute pensée à laquelle +l'esprit humain se soit jamais élevé jusqu'à présent.</p> + +<p>On voit que cette conception était indispensable pour achever de fonder +la science mathématique, en permettant d'établir d'une manière large et +féconde, la relation du concret à l'abstrait. Sous ce rapport, elle doit +être envisagée comme le complément nécessaire de la grande idée-mère de +Descartes, sur la représentation analytique générale des phénomènes +naturels, idée qui n'a commencé à être dignement appréciée et +convenablement exploitée que depuis la formation de l'analyse +infinitésimale, sans laquelle elle ne pouvait encore produire, même en +géométrie, de résultats très-importans<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a> +<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>.</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" +name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11"> +(retour) </a> Il est bien remarquable, en effet, que des + hommes tels que Pascal, aient fait aussi peu d'attention à + la conception fondamentale de Descartes, sans pressentir + nullement la révolution générale qu'elle était + nécessairement destinée à produire dans le système entier de + la science mathématique. Cela est venu de ce que, sans le + secours de l'analyse transcendante, cette admirable méthode + ne pouvait réellement encore conduire à des résultats + essentiels, qui ne pussent être obtenus presqu'aussi bien + par la méthode géométrique des anciens. Les esprits mêmes + les plus éminens ont toujours bien moins apprécié jusqu'ici + les méthodes générales par leur simple caractère + philosophique, que par les connaissances effectives qu'elles + pouvaient procurer immédiatement. +</blockquote> + +<p>Quoique j'aie cru devoir, dans les considérations précédentes, insister +particulièrement sur l'admirable facilité que présente par sa nature +l'analyse transcendante pour la recherche des lois mathématiques de tous +les phénomènes, je ne dois pas négliger de faire ressortir une seconde +propriété fondamentale, peut-être aussi importante que la première, et +qui ne lui est pas moins inhérente: je veux parler de l'extrême +généralité des formules différentielles, qui expriment en une seule +équation chaque phénomène déterminé, quelque variés que puissent être +les sujets dans lesquels on le considère. Ainsi, sous le point de vue de +l'analyse infinitésimale, on voit, dans les exemples qui précèdent, une +seule équation différentielle donner les tangentes à toutes les courbes, +une autre leurs rectifications, une troisième leurs quadratures; et de +même, une formule invariable exprimer la loi mathématique de tout +mouvement varié; enfin une équation unique représenter constamment la +répartition de la chaleur dans un corps et pour un cas quelconques. +Cette généralité si éminemment remarquable, et qui est pour les +géomètres la base des considérations les plus élevées, est une heureuse +conséquence nécessaire et presqu'immédiate de l'esprit même de l'analyse +transcendante, surtout dans la conception de Leïbnitz. Elle résulte de +ce que, en substituant aux élémens infiniment petits des grandeurs +considérées, d'autres infinitésimales plus simples, qui seules entrent +dans les équations différentielles, ces infinitésimales se trouvent, par +leur nature, être constamment les mêmes pour chaque classe totale de +questions, quels que soient les objets divers du phénomène étudié. +Ainsi, par exemple, toute courbe, quelle qu'elle soit, étant toujours +décomposée en élémens rectilignes, on conçoit <i>à priori</i> que la relation +entre ces élémens uniformes doit nécessairement être la même pour un +même phénomène géométrique quelconque, quoique l'équation finie +correspondante à cette loi différentielle doive varier d'une courbe à +une autre. Il en est évidemment de même dans tout autre cas quelconque. +L'analyse infinitésimale n'a donc pas seulement fourni un procédé +général pour former indirectement des équations qu'il eût été impossible +de découvrir d'une manière directe; elle a permis en outre de +considérer, pour l'étude mathématique des phénomènes naturels, un ordre +nouveau de lois plus générales et néanmoins offrant une signification +claire et précise à tout esprit habitué à leur interprétation. Ces lois +sont constamment les mêmes pour chaque phénomène, dans quelques objets +qu'on l'étudie, et ne changent qu'en passant d'un phénomène à un autre; +d'où l'on a pu d'ailleurs, en comparant ces variations, s'élever +quelquefois, par une vue encore plus générale, à des rapprochemens +positifs entre diverses classes de phénomènes tout-à -fait divers, +d'après les analogies présentées par les expressions différentielles de +leurs lois mathématiques. Dans l'étude philosophique de la mathématique +concrète, je m'attacherai à faire exactement apprécier cette seconde +propriété caractéristique de l'analyse transcendante, non moins +admirable que la première, et en vertu de laquelle le système entier +d'une science immense, comme la géométrie ou la mécanique, a pu se +trouver condensé en un petit nombre de formules analytiques, d'où +l'esprit humain peut déduire, par des règles certaines et invariables, +la solution de tous les problèmes particuliers.</p> + +<p>Pour terminer l'exposition générale de la conception de Leïbnitz, il me +reste maintenant à considérer en elle-même la démonstration du procédé +logique auquel elle conduit, ce qui constitue malheureusement la partie +la plus imparfaite de cette belle méthode.</p> + +<p>Dans les premiers temps de l'analyse infinitésimale, les géomètres les +plus célèbres, tels que les deux illustres frères Jean et Jacques +Bernouilli attachèrent, avec raison, bien plus d'importance à étendre, +en la développant, l'immortelle découverte de Leïbnitz, et à en +multiplier les applications, qu'à établir rigoureusement les bases +logiques sur lesquelles reposaient les procédés de ce nouveau +calcul<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a> +<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>. Ils se contentèrent pendant long-temps de répondre par la +solution inespérée des problèmes les plus difficiles à l'opposition +prononcée de la plupart des géomètres du second ordre contre les +principes de la nouvelle analyse, persuadés sans doute, contrairement +aux habitudes ordinaires, que, dans la science mathématique bien plus +que dans aucune autre, on peut accueillir avec hardiesse les nouveaux +moyens, même quand leur rationnalité est imparfaite, pourvu qu'ils +soient féconds, puisque, les vérifications étant bien plus faciles et +plus multipliées, l'erreur ne saurait demeurer long-temps inaperçue. +Néanmoins, après le premier élan, il était impossible d'en rester là ; et +il fallait revenir nécessairement sur les fondemens mêmes de l'analyse +leïbnitzienne pour constater généralement l'exactitude rigoureuse des +procédés employés, malgré les infractions apparentes qu'on s'y +permettait aux règles ordinaires du raisonnement. Leïbnitz, pressé de +répondre, avait lui-même présenté une explication tout-à -fait erronée, +en disant qu'il traitait les infiniment petits comme des +<i>incomparables</i>, et qu'il les négligeait vis-à -vis des quantités finies +<i>comme des grains de sable par rapport à la mer</i>, considération qui eût +complétement dénaturé son analyse, en la réduisant à n'être plus qu'un +simple calcul d'approximation, qui, sous ce rapport, serait radicalement +vicieux, puisqu'il serait impossible de prévoir, en thèse générale, à +quel point les opérations successives peuvent grossir ces erreurs +premières, dont l'accroissement pourrait même évidemment devenir ainsi +quelconque. Leïbnitz n'avait donc entrevu que d'une manière extrêmement +confuse les véritables fondemens rationnels de l'analyse qu'il avait +créée. Ses premiers successeurs se bornèrent d'abord à en vérifier +l'exactitude par la conformité de ses résultats, dans certains usages +particuliers, avec ceux que fournissait l'algèbre ordinaire ou la +géométrie des anciens, en reproduisant, autant qu'ils le pouvaient, +d'après les anciennes méthodes, les solutions de quelques problèmes, +une fois qu'elles avaient été obtenues par la méthode nouvelle, seule +capable primitivement de les faire découvrir. Quand cette grande +question a été considérée d'une manière plus générale, les géomètres, au +lieu d'aborder directement la difficulté, ont préféré l'éluder en +quelque sorte, comme l'ont fait Euler et d'Alembert, par exemple, en +démontrant abstraitement la conformité nécessaire et constante de la +conception de Leïbnitz, envisagée dans tous ses usages quelconques, avec +d'autres conceptions fondamentales de l'analyse transcendante, celle de +Newton surtout, dont l'exactitude était à l'abri de toute objection. Une +telle vérification générale est sans doute strictement suffisante pour +dissiper toute incertitude sur l'emploi légitime de l'analyse +leïbnitzienne. Mais la méthode infinitésimale est tellement importante, +elle présente encore, dans presque toutes les applications, une telle +supériorité effective sur les autres conceptions générales +successivement proposées, qu'il y aurait véritablement imperfection dans +le caractère philosophique de la science à ne pouvoir la justifier en +elle-même, et à la fonder logiquement sur des considérations d'un autre +ordre, qu'on cesserait ensuite d'employer efficacement. Il était donc +d'une importance réelle d'établir directement et d'une manière générale +la rationnalité nécessaire de la méthode infinitésimale. Après diverses +tentatives plus ou moins imparfaites pour y parvenir, les travaux +philosophiques de Lagrange ayant fortement reporté, vers la fin du +siècle dernier, l'attention des géomètres sur la théorie générale de +l'analyse infinitésimale, un géomètre très-recommandable, Carnot, +présenta enfin la véritable explication logique directe de la méthode de +Leïbnitz, en la montrant comme fondée sur le principe de la compensation +nécessaire des erreurs, ce qui est vraisemblablement, en effet, la +manifestation précise et lumineuse de ce que Leïbnitz avait vaguement et +confusément aperçu, en concevant les bases rationnelles de son analyse. +Carnot a rendu ainsi à la science un service essentiel<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a> +<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>, et dont +l'importance me semble n'être pas encore suffisamment appréciée, +quoique, comme nous le verrons à la fin de cette leçon, tout cet +échafaudage logique de la méthode infinitésimale proprement dite ne soit +susceptible très-vraisemblablement que d'une existence provisoire, en +tant que radicalement vicieux par sa nature. Je n'en crois pas moins, +cependant, devoir considérer ici, afin de compléter cette importante +exposition, le raisonnement général proposé par Carnot, pour légitimer +directement l'analyse de Leïbnitz. Voici en quoi il consiste +essentiellement.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" +name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12"> +(retour) </a> On ne peut contempler, sans un profond + intérêt, le naïf enthousiasme de l'illustre Huyghens, au + sujet de cette admirable création, quoique son âge avancé ne + lui permît point d'en faire lui-même aucun usage important, + et qu'il se fût déjà élevé sans ce puissant secours à des + découvertes capitales. <i>Je vois avec surprise et avec + admiration</i>, écrivait-il, en 1692, au marquis de L'Hôpital, + <i>l'étendue et la fécondité de cet art; de quelque côté que + je tourne la vue, j'en aperçois de nouveaux usages; enfin, + j'y conçois un progrès et une spéculation infinis.</i> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" +name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13"> +(retour) </a> Voyez l'ouvrage remarquable qu'il a publié + sous le titre de <i>Réflexions sur la Métaphysique du calcul + infinitésimal</i>, et dans lequel on trouve d'ailleurs une + exposition claire et utile, quoique trop peu approfondie, de + tous les divers points de vue sous lesquels a été conçu le + système général du calcul des fonctions indirectes. +</blockquote> + +<p>Lorsqu'on établit l'équation différentielle d'un phénomène, on substitue +aux élémens immédiats des diverses quantités considérées, d'autres +infinitésimales plus simples qui en diffèrent infiniment peu par rapport +à eux, et cette substitution constitue le principal artifice de la +méthode de Leïbnitz, qui, sans cela, n'offrirait aucune facilité réelle +pour la formation des équations. Carnot regarde une telle hypothèse +comme produisant véritablement une erreur dans l'équation ainsi obtenue, +et que, pour cette raison, il appelle <i>imparfaite</i>; seulement, il est +clair que cette erreur ne peut être qu'infiniment petite. Or, d'un autre +côté, tous les procédés analytiques, soit de différentiation, soit +d'intégration, qu'on applique à ces équations différentielles pour +s'élever aux équations finies en éliminant toutes les infinitésimales +introduites comme auxiliaires, produisent aussi constamment, par leur +nature, ainsi qu'il est aisé de le voir, d'autres erreurs analogues, en +sorte qu'il a pu s'opérer une exacte compensation, et que les équations +définitives peuvent, suivant l'expression de Carnot, être devenues +<i>parfaites</i>. Carnot considère comme un symptôme certain et invariable de +l'établissement effectif de cette compensation nécessaire, l'élimination +complète des diverses quantités infiniment petites, qui est constamment, +en effet, le but définitif de toutes les opérations de l'analyse +transcendante. Car, si on n'a jamais commis d'autres infractions aux +règles générales du raisonnement que celles ainsi exigées par la nature +même de la méthode infinitésimale, les erreurs infiniment petites +produites de cette manière n'ayant jamais pu engendrer que des erreurs +infiniment petites dans toutes les équations, les relations sont +nécessairement d'une exactitude rigoureuse aussitôt qu'elles n'ont plus +lieu qu'entre des quantités finies, puisqu'il ne saurait évidemment +exister alors que des erreurs finies, tandis qu'il n'a pu en survenir +aucune de ce genre. Tout ce raisonnement général est fondé sur la notion +des quantités infinitésimales, conçues comme indéfiniment décroissantes, +lorsque celles dont elles dérivent sont envisagées comme fixes.</p> + +<p>Ainsi, pour éclaircir cette exposition abstraite par un seul exemple, +reprenons la question des tangentes, qui est la plus facile à analyser +complétement. On regardera l'équation t={dy}/{dx} obtenue ci-dessus +comme affectée d'une erreur infiniment petite, puisqu'elle ne serait +tout-à -fait rigoureuse que pour la sécante. Maintenant, on achèvera la +solution en cherchant, d'après l'équation de chaque courbe, le rapport +entre les différentielles des coordonnées. Si cette équation est, je +suppose, y=ax<sup>2</sup>, on aura évidemment</p> + +<p class="mid">dy = 2axdx + dx<sup>2</sup>.</p> + +<p>Dans cette formule, on devra négliger le terme dx<sup>2</sup> comme infiniment +petit du second ordre. Dès lors la combinaison des deux équations +<i>imparfaites</i></p> + +<p class="mid">t={dy}/{dx}, dy = 2axdx,</p> + +<p>suffisant pour éliminer +entièrement les infinitésimales, le résultat fini t = 2ax sera +nécessairement rigoureux par l'effet de la compensation exacte des deux +erreurs commises puisqu'il ne pourrait, par sa nature, être affecté +d'une erreur infiniment petite, la seule néanmoins qu'il pût y avoir, +d'après l'esprit des procédés qui ont été suivis.</p> + +<p>Il serait aisé de reproduire uniformément le même raisonnement par +rapport à toutes les autres applications générales de l'analyse de +Leïbnitz.</p> + +<p>Cette ingénieuse théorie est sans doute plus subtile que solide, quand +on cherche à l'approfondir. Mais elle n'a cependant en réalité d'autre +vice logique radical que celui de la méthode infinitésimale elle-même, +dont elle est, ce me semble, le développement naturel et l'explication +générale, en sorte qu'elle doit être adoptée aussi long-temps qu'on +jugera convenable d'employer directement cette méthode.</p> + +<p>Je passe maintenant à l'exposition générale des deux autres conceptions +fondamentales de l'analyse transcendante, en me bornant pour chacune à +l'idée principale, le caractère philosophique de cette analyse ayant +été, du reste, suffisamment déterminé ci-dessus, d'après la conception +de Leïbnitz, à laquelle j'ai dû spécialement m'attacher, parce qu'elle +permet de le saisir plus aisément dans son ensemble, et de le décrire +avec plus de rapidité.</p> + +<p>Newton a présenté successivement, sous plusieurs formes différentes, sa +manière propre de concevoir l'analyse transcendante. Celle qui est +aujourd'hui le plus communément adoptée, du moins parmi les géomètres du +continent, a été désignée par Newton, tantôt sous le nom de <i>méthode des +premières et dernières raisons</i>, tantôt sous celui de <i>méthode des +limites</i>, qu'on emploie plus fréquemment.</p> + +<p>Sous ce point de vue, l'esprit général de l'analyse transcendante +consiste à introduire comme auxiliaires, à la place des quantités +primitives ou concurremment avec elles, pour faciliter l'établissement +des équations, les limites des rapports des accroissemens simultanés de +ces quantités, ou, en d'autres termes, les dernières raisons de ces +accroissemens, limites ou dernières raisons qu'on peut aisément montrer +comme ayant une valeur déterminée et finie. Un calcul spécial, qui est +l'équivalent du calcul infinitésimal, est ensuite destiné à s'élever de +ces équations entre ces limites aux équations correspondantes entre les +quantités primitives elles-mêmes.</p> + +<p>La faculté que présente une telle analyse pour exprimer plus aisément +les lois mathématiques des phénomènes tient, en général, à ce que le +calcul portant, non sur les accroissemens mêmes des quantités proposées, +mais sur les limites des rapports de ces accroissemens, on pourra +toujours substituer à chaque accroissement toute autre grandeur plus +simple à considérer, pourvu que leur dernière raison soit la raison +d'égalité, ou, en d'autres termes, que la limite de leur rapport soit +l'unité. Il est clair, en effet, que le calcul des limites ne saurait +être nullement affecté de cette substitution. En partant de ce principe, +on retrouve à peu près l'équivalent des facilités offertes par l'analyse +de Leïbnitz, qui sont seulement conçues alors sous un autre point de +vue. Ainsi, les courbes seront envisagées comme les limites d'une suite +de polygones rectilignes, les mouvemens variés comme les limites d'un +ensemble de mouvemens uniformes de plus en plus rapprochés, etc.</p> + +<p>Qu'on veuille, par exemple, déterminer la direction de la tangente à une +courbe; on la regardera comme la limite vers laquelle tendrait une +sécante, qui tournerait autour du point donné, de manière que son second +point d'intersection se rapprochât indéfiniment du premier. En nommant +Δy et Δx les différences des coordonnées des deux points, on +aurait, à chaque instant, pour la tangente trigonométrique de l'angle +que fait la sécante avec l'axe des abcisses, t={Δy}/{Δx}; +d'où, en prenant les limites, on déduira, relativement à la tangente +elle-même, cette formule générale d'analyse transcendante</p> + +<p class="mid">t = L {Δy/Δx};<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a> +<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a></p> + +<p>d'après laquelle le calcul des +fonctions indirectes enseignera, dans chaque cas particulier, quand +l'équation de la courbe sera donnée, à déduire la relation entre t et x, +en éliminant les quantités auxiliaires introduites. Si, pour achever la +solution, on suppose que y = ax<sup>2</sup> soit l'équation de la courbe proposée, +on aura évidemment,</p> + +<p class="mid">Δy = 2ax Δx + (Δx)<sup>2</sup>;</p> + +<p>d'où l'on conclura</p> + +<p class="mid">Δy/Δx = 2ax + Δx.</p> + +<p>Or, il est +clair que la limite vers laquelle tend le second membre, à mesure que +Δx diminue, est 2ax. On trouvera donc par cette méthode, t=2ax, +comme nous l'avions obtenu ci-dessus pour le même cas, d'après l'analyse +de Leïbnitz.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" +name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14"> +(retour) </a> J'emploie la caractéristique L pour désigner + la limite. +</blockquote> + +<p>Pareillement, quand on cherche la rectification d'une courbe, il faut +substituer à l'accroissement de l'arc s, la corde de cet accroissement, +qui est évidemment avec lui dans une relation telle, que la limite de +leur rapport est l'unité, et alors on trouve, en suivant d'ailleurs la +même marche qu'avec la méthode de Leïbnitz, cette équation générale des +rectifications</p> + +<p class="mid">(L Δs/Δx)<sup>2</sup> = 1 + +L Δy/Δx<sup>2</sup></p> + +<p> ou</p> + +<p class="mid">(L Δs/Δx)<sup>2</sup> = 1 + (L Δy/Δx)<sup>2</sup> + (L Δz/Δx)<sup>2</sup>, </p> + + +<p>selon que la courbe est +plane ou à double courbure. Il faudra maintenant, pour chaque courbe +particulière, passer de cette équation à celle entre l'arc et l'abcisse, +ce qui dépend du calcul transcendant proprement dit.</p> + +<p>On reprendrait avec la même facilité, d'après la méthode des limites, +toutes les autres questions générales, dont la solution a été indiquée +ci-dessus, suivant la méthode infinitésimale.</p> + +<p>Telle est, essentiellement, la conception que Newton s'était formée, +pour l'analyse transcendante, ou, plus exactement, celle que Maclaurin +et d'Alembert ont présentée comme la base la plus rationnelle de cette +analyse, en cherchant à fixer et à coordonner les idées de Newton à ce +sujet.</p> + +<p>Je dois, néanmoins, avant de procéder à l'exposition de la conception de +Lagrange, signaler ici une autre forme distincte sous laquelle Newton a +présenté cette même méthode, et qui mérite de fixer particulièrement +notre attention, tant par son ingénieuse clarté dans quelques cas, que +comme ayant fourni la notation la mieux appropriée à cette manière +d'envisager l'analyse transcendante, et enfin, comme étant encore +aujourd'hui la forme spéciale du calcul des fonctions indirectes +communément adoptée par les géomètres anglais. Je veux parler du calcul +des <i>fluxions</i> et des <i>fluentes</i>, fondé sur la notion générale des +<i>vitesses</i>.</p> + +<p>Pour en faire concevoir l'idée-mère avec plus de facilité, considérons +toute courbe comme engendrée par un point animé d'un mouvement varié +suivant une loi quelconque. Les diverses quantités que la courbe peut +offrir, l'abcisse, l'ordonnée, l'arc, l'aire, etc., seront envisagées +comme simultanément produites par degrés successifs pendant ce +mouvement. La <i>vitesse</i> avec laquelle chacune aura été décrite sera dite +la <i>fluxion</i> de cette quantité, qui, en sens inverse, en serait nommée +la <i>fluente</i>. Dès lors, l'analyse transcendante consistera, dans cette +conception, à former immédiatement les équations entre les fluxions des +quantités proposées pour en déduire ensuite, par un calcul spécial, les +équations entre les fluentes elles-mêmes. Ce que je viens d'énoncer +relativement aux courbes peut d'ailleurs évidemment se transporter à des +grandeurs quelconques, envisagées, à l'aide d'une image convenable, +comme produites par le mouvement les unes des autres.</p> + +<p>Il est aisé de comprendre l'identité générale et nécessaire de cette +méthode avec celle des limites, compliquée de l'idée étrangère du +mouvement. En effet, reprenant le cas de la courbe, si l'on suppose, +comme on peut évidemment toujours le faire, que le mouvement du point +décrivant est uniforme suivant une certaine direction, par exemple, +dans le sens de l'abcisse, alors la fluxion de l'abcisse sera constante, +comme l'élément du temps. Pour toutes les autres quantités engendrées, +le mouvement ne pourrait être conçu comme uniforme que pendant un temps +infiniment petit. Cela posé, la vitesse étant généralement, d'après sa +notion mécanique, le rapport de chaque espace au temps employé à le +parcourir, et ce temps étant ici proportionnel à l'accroissement de +l'abcisse, il s'ensuit que la fluxion de l'ordonnée, de l'arc, de +l'aire, etc., ne sont véritablement autre chose, en faisant disparaître +la considération intermédiaire du temps, que les dernières raisons des +accroissemens de ces diverses quantités comparés à celui de l'abcisse. +Cette méthode des fluxions et des fluentes n'est donc en réalité qu'une +manière de se représenter, d'après une comparaison mécanique, la méthode +des premières et dernières raisons, qui seule est réductible en calcul. +Elle comporte donc nécessairement les mêmes avantages généraux dans les +diverses applications principales de l'analyse transcendante, sans que +nous ayons besoin de le constater spécialement.</p> + +<p>Je considère enfin la conception de Lagrange.</p> + +<p>Elle consiste, dans son admirable simplicité, à se représenter l'analyse +transcendante comme un grand artifice algébrique, d'après lequel, pour +faciliter l'établissement des équations, on introduit, au lieu de +fonctions primitives ou avec elles, leurs fonctions <i>dérivées</i>, +c'est-à -dire, suivant la définition de Lagrange, le coëfficient du +premier terme de l'accroissement de chaque fonction, ordonné selon les +puissances ascendantes de l'accroissement de sa variable. Le calcul des +fonctions indirectes proprement dit, est toujours destiné, ainsi que +dans les conceptions de Leïbnitz et de Newton, à éliminer ces <i>dérivées</i> +employées comme auxiliaires, pour déduire de leurs relations les +équations correspondantes entre les grandeurs primitives.</p> + +<p>L'analyse transcendante n'est alors autre chose qu'une simple extension +très-considérable de l'analyse ordinaire. C'était déjà depuis long-temps +un procédé familier aux géomètres, que d'introduire, dans les +considérations analytiques, au lieu des grandeurs mêmes qu'ils avaient à +étudier, leurs diverses puissances, ou leurs logarithmes, ou leurs +sinus, etc., afin de simplifier les équations, et même de les obtenir +plus aisément. La <i>dérivation</i> successive est un artifice général de la +même nature, qui présente seulement beaucoup plus d'étendue, et procure, +en conséquence, pour ce but commun, des ressources bien plus +importantes.</p> + +<p>Mais, quoiqu'on conçoive sans doute <i>à priori</i> que la considération +auxiliaire de ces dérivées, <i>peut</i> faciliter l'établissement des +équations, il n'est pas aisé d'expliquer pourquoi cela <i>doit</i> être +nécessairement d'après le mode de dérivation adopté plutôt que suivant +toute autre transformation. Tel est le côté faible de la grande pensée +de Lagrange. On n'est point, en effet, réellement parvenu jusqu'ici à +saisir en général d'une manière abstraite, et sans rentrer dans les +autres conceptions de l'analyse transcendante, les avantages précis que +doit constamment présenter, par sa nature, cette analyse ainsi conçue, +pour la recherche des lois mathématiques des phénomènes. Il est +seulement possible de les constater, en considérant séparément chaque +question principale, et cette vérification devient même pénible, quand +on choisit une question compliquée.</p> + +<p>Pour indiquer sommairement comment cette manière de concevoir l'analyse +transcendante peut s'adapter effectivement à la solution des problèmes +mathématiques, je me bornerai à reprendre sous ce point de vue le +problème le plus simple de tous ceux ci-dessus examinés, celui des +tangentes.</p> + +<p>Au lieu de concevoir la tangente comme le prolongement de l'élément +infiniment petit de la courbe, suivant la notion de Leïbnitz; ou comme +la limite des sécantes, suivant les idées de Newton; Lagrange la +considère d'après ce simple caractère géométrique, analogue aux +définitions des anciens, d'être une droite telle qu'entre elle et la +courbe il ne peut passer, par le point de contact, aucune autre droite. +Dès lors, pour en déterminer la direction, il faut chercher l'expression +générale de sa distance à la courbe, dans un sens quelconque, dans celui +de l'ordonnée, par exemple, en un second point distinct du premier, et +disposer de la constante arbitraire relative à l'inclinaison de la +droite, qui entrera nécessairement dans cette expression, de manière à +diminuer cet écartement le plus possible. Or, cette distance étant +évidemment égale à la différence des deux ordonnées de la courbe et de +la droite qui correspondent à une même nouvelle abcisse x+h, sera +représentée par la formule</p> + + <p class="mid">( ∫'(x)-t ) h + qh<sup>2</sup> + rh<sup>3</sup> + etc.,</p> + +<p>où t désigne, comme ci-dessus, la tangente trigonométrique +inconnue de l'angle que fait avec l'axe des (x), la droite cherchée, et +∫'(x), la fonction dérivée de l'ordonnée ∫(x). Cela posé, il est aisé de +voir qu'en disposant de t de façon à annuler le premier terme de la +formule précédente, on aura rendu l'intervalle des deux lignes le plus +petit possible, tellement que toute autre droite pour laquelle t +n'aurait point la valeur ainsi déterminée, s'écarterait nécessairement +davantage de la courbe proposée. On a donc, pour la direction de la +tangente cherchée, l'expression générale t=∫'(x); résultat exactement +équivalent à ceux que fournissent la méthode infinitésimale, et la +méthode des limites. Il restera maintenant, dans chaque courbe +particulière, à trouver ∫'(x), ce qui est une pure question d'analyse, +tout-à -fait identique avec celles que prescrivent alors les autres +méthodes.</p> + +<p>Après avoir suffisamment considéré dans leur ensemble les principales +conceptions générales successivement produites jusqu'ici pour l'analyse +transcendante, je ne dois pas m'arrêter à l'examen de quelques autres +théories proposées, telles que le <i>calcul des évanouissans</i> d'Euler, qui +ne sont réellement que des modifications plus ou moins importantes, et +d'ailleurs inusitées, des méthodes précédentes. Il me reste maintenant, +afin de compléter cet ensemble de considérations, à établir la +comparaison et l'appréciation de ces trois méthodes fondamentales. Je +dois préalablement constater d'une manière générale, leur conformité +parfaite et nécessaire.</p> + +<p>Il est d'abord évident, par ce qui précède, qu'à considérer ces trois +méthodes quant à leur destination effective, indépendamment des idées +préliminaires, elles consistent toutes en un même artifice logique +général, que j'ai caractérisé dans la quatrième leçon, savoir: +l'introduction d'un certain système des grandeurs auxiliaires, +uniformément corrélatives à celles qui sont l'objet propre de la +question, et qu'on leur substitue expressément pour faciliter +l'expression analytique des lois mathématiques des phénomènes, +quoiqu'elles doivent finalement être éliminées, à l'aide d'un calcul +spécial. C'est ce qui m'a déterminé à définir régulièrement l'analyse +transcendante <i>le calcul des fonctions indirectes</i>, afin de marquer son +vrai caractère philosophique, en écartant toute discussion sur la +manière la plus convenable de la concevoir et de l'appliquer. L'effet +général de cette analyse, quelle que soit la méthode employée, est donc +de faire rentrer beaucoup plus promptement chaque question mathématique +dans le domaine du <i>calcul</i>, et de diminuer ainsi considérablement la +difficulté capitale que présente ordinairement le passage du concret à +l'abstrait. Quoiqu'on fasse, on ne peut espérer que le calcul s'empare +jamais de chaque question de philosophie naturelle, géométrique, ou +mécanique, ou thermologique, etc., immédiatement à sa naissance, ce qui +serait évidemment contradictoire. Il y aura constamment dans tout +problème, un certain travail préliminaire à effectuer sans que le calcul +puisse être d'aucun secours, et qui ne saurait être, par sa nature, +assujéti à des règles abstraites et invariables; c'est celui qui a pour +objet propre l'établissement des <i>équations</i>, qui sont le point de +départ indispensable de toutes les recherches analytiques. Mais cette +élaboration préalable a été singulièrement simplifiée par la création de +l'analyse transcendante, qui a ainsi hâté l'époque où la solution +comporte l'application uniforme et précise de procédés généraux et +abstraits; en réduisant, dans chaque cas, ce travail spécial à la +recherche des équations entre les grandeurs auxiliaires, d'où le calcul +conduit ensuite aux équations directement relatives aux grandeurs +proposées, qu'il fallait, avant cette admirable conception, établir +immédiatement. Que ces équations indirectes soient des équations +<i>différentielles</i>, suivant la pensée de Leïbnitz; ou des équations <i>aux +limites</i>, conformément aux idées de Newton; ou enfin des équations +<i>dérivées</i>, d'après la théorie de Lagrange; le procédé général est +évidemment toujours le même.</p> + +<p>Mais la coïncidence de ces trois méthodes principales ne se borne pas à +l'effet commun qu'elles produisent; elle existe, en outre, dans la +manière même de l'obtenir. En effet, non-seulement toutes trois +considèrent, à la place des grandeurs primitives, certaines grandeurs +auxiliaires; de plus, les quantités ainsi introduites subsidiairement, +sont exactement identiques dans les trois méthodes, qui ne diffèrent, +par conséquent, que par la manière de les envisager. C'est ce qu'on peut +aisément constater, en prenant pour terme général de comparaison une +quelconque des trois conceptions, celle de Lagrange surtout, la plus +propre à servir de type, comme étant la plus dégagée de considérations +étrangères. N'est-il pas évident, par la seule définition des <i>fonctions +dérivées</i>, qu'elles ne sont autre chose que ce que Leïbnitz appelle les +<i>coëfficiens différentiels</i>, ou les rapports de la différentielle de +chaque fonction à celle de la variable correspondante, puisque, en +déterminant la première différentielle, on devra, par la nature même de +la méthode infinitésimale, se borner à prendre le seul terme de +l'accroissement de la fonction qui contient la première puissance de +l'accroissement infiniment petit de la variable? De même, la fonction +dérivée n'est elle pas aussi par sa nature, la <i>limite</i> nécessaire vers +laquelle tend le rapport entre l'accroissement de la fonction primitive +et celui de sa variable, à mesure que ce dernier diminue indéfiniment, +puisqu'elle exprime évidemment ce que devient ce rapport, en supposant +nul l'accroissement de la variable. Ce qu'on désigne par dy/dx +dans la méthode de Leïbnitz, ce qu'on devrait noter L Δy/Δx dans celle de +Newton, et ce que Lagrange a indiqué par +∫'(x), est toujours une même fonction, envisagée sous trois points de +vue différens; les considérations de Leïbnitz et de Newton, consistant +proprement à faire connaître deux propriétés générales nécessaires de la +fonction dérivée. L'analyse transcendante, examinée abstraitement, et +dans son principe, est donc toujours la même, quelle que soit la +conception qu'on adopte: les procédés du calcul des fonctions indirectes +sont nécessairement identiques dans ces diverses méthodes, qui, +pareillement, doivent, pour une application quelconque, conduire +constamment à des résultats rigoureusement conformes.</p> + +<p>Si maintenant nous cherchons à apprécier la valeur relative de ces trois +conceptions équivalentes, nous trouverons dans chacune des avantages et +des inconvéniens qui lui sont propres, et qui empêchent encore les +géomètres de s'en tenir strictement à une seule d'entr'elles, considérée +comme définitive.</p> + +<p>La conception de Leïbnitz présente, incontestablement, dans l'ensemble +des applications, une supériorité très-prononcée, en conduisant d'une +manière beaucoup plus rapide, et avec bien moins d'efforts +intellectuels, à la formation des équations entre les grandeurs +auxiliaires. C'est à son usage que nous devons la haute perfection +qu'ont enfin acquise toutes les théories générales de la géométrie et de +la mécanique. Quelles que soient les diverses opinions spéculatives des +géomètres sur la méthode infinitésimale, envisagée abstraitement, tous +s'accordent tacitement à l'employer de préférence, aussitôt qu'ils ont à +traiter une question nouvelle, afin de ne point compliquer la difficulté +nécessaire par cet obstacle purement artificiel, provenant d'une +obstination déplacée à vouloir suivre une marche moins expéditive. +Lagrange lui-même, après avoir reconstruit sur de nouvelles bases +l'analyse transcendante, a rendu, avec cette haute franchise qui +convenait si bien à son génie, un hommage éclatant et décisif aux +propriétés caractéristiques de la conception de Leïbnitz, en la suivant +exclusivement dans le système entier de la <i>mécanique analytique</i>. Un +tel fait nous dispense, à ce sujet, de toute autre réflexion.</p> + +<p>Mais quand on considère en elle-même, et sous le rapport logique, la +conception de Leïbnitz, on ne peut s'empêcher de reconnaître avec +Lagrange qu'elle est radicalement vicieuse, en ce que, suivant ses +propres expressions, la notion des infiniment petits, est une <i>idée +fausse</i>, qu'il est impossible, en effet, de se représenter nettement, +quoiqu'on se fasse quelquefois illusion à cet égard. L'analyse +transcendante, ainsi conçue, présente, à mes yeux, cette grande +imperfection philosophique, de se trouver encore essentiellement fondée +sur ces principes métaphysiques, dont l'esprit humain a eu tant de peine +à dégager toutes ses théories positives. Sous ce rapport, on peut dire +que la méthode infinitésimale porte vraiment l'empreinte caractéristique +de l'époque de sa fondation, et du génie propre de son fondateur. On +peut bien, il est vrai, par l'ingénieuse idée de la compensation des +erreurs, s'expliquer d'une manière générale, comme nous l'avons fait +ci-dessus, l'exactitude nécessaire des procédés généraux qui composent +la méthode infinitésimale. Mais cela seul n'est-il pas un inconvénient +radical, que d'être obligé de distinguer, en mathématique, deux classes +de raisonnemens, ceux qui sont parfaitement rigoureux, et ceux dans +lesquels on commet à dessein des erreurs qui devront se compenser plus +tard? Une conception qui conduit à des conséquences aussi étranges, est, +sans doute, rationnellement, bien peu satisfaisante.</p> + +<p>Ce serait évidemment éluder la difficulté sans la résoudre, que de dire, +comme on l'a fait quelquefois, qu'il est possible, par rapport à chaque +question, de faire rentrer la méthode infinitésimale proprement dite +dans celle des limites, dont le caractère logique est irréprochable. +D'ailleurs, une telle transformation enlève presqu'entièrement à la +conception de Leïbnitz les avantages essentiels qui la recommandent si +éminemment, quant à la facilité et à la rapidité des opérations +intellectuelles.</p> + +<p>Enfin n'eût-on même aucun égard aux importantes considérations qui +précèdent, la méthode infinitésimale n'en présenterait pas moins +évidemment, par sa nature, ce défaut capital de rompre l'unité de la +mathématique abstraite, en créant un calcul transcendant fondé sur des +principes si différens de ceux qui servent de base à l'analyse +ordinaire. Ce partage de l'analyse en deux mondes presque indépendans, +tend à empêcher la formation de conceptions analytiques véritablement +générales. Pour en bien apprécier les conséquences, il faudrait se +reporter, par la pensée, à l'état dans lequel se trouvait la science, +avant que Lagrange eût établi entre ces deux grandes sections une +harmonie générale et définitive.</p> + +<p>Passant à la conception de Newton, il est évident que, par sa nature, +elle se trouve à l'abri des objections logiques fondamentales que +provoque la méthode de Leïbnitz. La notion des <i>limites</i> est, en effet, +remarquable par sa netteté et par sa justesse. Dans l'analyse +transcendante présentée de cette manière, les équations sont envisagées +comme exactes dès l'origine, et les règles générales du raisonnement +sont aussi constamment observées que dans l'analyse ordinaire. Mais, +d'un autre côté, elle est bien loin d'offrir, pour la solution des +problèmes, d'aussi puissantes ressources que la méthode infinitésimale. +Cette obligation qu'elle impose de ne considérer jamais les +accroissemens des grandeurs séparément et en eux-mêmes, ni seulement +dans leurs rapports, mais uniquement dans les limites de ces rapports +ralentit considérablement la marche de l'intelligence pour la formation +des équations auxiliaires. On peut même dire qu'elle gêne beaucoup les +transformations purement analytiques. Aussi le calcul transcendant, +considéré séparément de ses applications, est-il loin d'offrir dans +cette méthode l'étendue et la généralité que lui a imprimées la +conception de Leïbnitz. C'est très-péniblement, par exemple, qu'on +parvient à étendre la théorie de Newton aux fonctions de plusieurs +variables indépendantes. Quoi qu'il en soit, c'est surtout par rapport +aux applications, que l'infériorité relative de cette théorie se trouve +marquée.</p> + +<p>Je ne dois pas négliger à ce sujet de faire observer que plusieurs +géomètres du continent, en adoptant, comme plus rationnelle, la méthode +de Newton, pour servir de base à l'analyse transcendante, ont déguisé en +partie cette infériorité, par une grave inconséquence, qui consiste à +appliquer à cette méthode la notation imaginée par Leïbnitz pour la +méthode infinitésimale, et qui n'est réellement propre qu'à elle. En +désignant par dy/dx ce que, rationnellement, il faudrait, dans +la théorie des limites, noter L Δy/Δx, et en étendant +à toutes les autres notions analytiques ce déplacement de signes, on se +propose sans doute de combiner les avantages spéciaux des deux méthodes; +mais on ne parvient, en réalité, qu'à établir entr'elles une confusion +vicieuse, dont l'habitude tend à empêcher de se former des idées nettes +et exactes de l'une ou de l'autre. Il serait sans doute étrange, à +considérer cet usage en lui-même, que, par le seul moyen des signes, on +pût effectuer une véritable combinaison entre deux théories générales +aussi distinctes.</p> + +<p>Enfin la méthode des limites, présente aussi, quoiqu'à un moindre degré, +l'inconvénient majeur que j'ai signalé ci-dessus, dans la méthode +infinitésimale, d'établir une séparation totale entre l'analyse +ordinaire et l'analyse transcendante. Car l'idée des <i>limites</i>, quoique +nette et rigoureuse, n'en est pas moins, par elle-même, comme Lagrange +l'a remarqué, une idée étrangère, dont les théories analytiques ne +devraient pas se trouver dépendantes.</p> + +<p>Cette unité parfaite de l'analyse, ce caractère purement abstrait de ses +notions fondamentales, se trouvent au plus haut degré dans la conception +de Lagrange, et ne se trouvent que là . Elle est, pour cette raison, la +plus rationnelle et la plus philosophique de toutes. Écartant avec soin +toute considération hétérogène, Lagrange a réduit l'analyse +transcendante à son véritable caractère propre, celui d'offrir une +classe très-étendue de transformations analytiques, à l'aide desquelles +on facilite singulièrement l'expression des conditions des divers +problèmes. En même temps, cette analyse s'est nécessairement présentée +par là comme une simple extension de l'analyse ordinaire; elle n'a plus +été qu'une algèbre supérieure. Toutes les diverses parties, jusqu'alors +si incohérentes, de la mathématique abstraite, ont pu être conçues, dès +ce moment, comme formant un système unique.</p> + +<p>Malheureusement, une conception douée, indépendamment de la notation si +simple et si lucide qui lui correspond, de propriétés aussi +fondamentales, et qui est, sans doute, destinée à devenir la théorie +définitive de l'analyse transcendante, à cause de sa haute supériorité +philosophique sur toutes les autres méthodes proposées, présente dans +son état actuel, trop de difficultés, quant aux applications, lorsqu'on +la compare à la conception de Newton, et surtout à celle de Leïbnitz, +pour pouvoir être encore exclusivement adoptée. Lagrange lui-même, n'est +parvenu que très-péniblement à retrouver, d'après sa méthode, les +résultats principaux déjà obtenus par la méthode infinitésimale pour la +solution des questions générales de géométrie et de mécanique; on peut +juger par là combien on trouverait d'obstacles à traiter, de la même +manière, des questions vraiment nouvelles et de quelque importance. Il +est vrai que Lagrange, en plusieurs occasions, a montré que les +difficultés, même artificielles, déterminent, dans les hommes de génie, +des efforts supérieurs, susceptibles de conduire à des résultats plus +étendus. C'est ainsi qu'en tentant d'adapter sa méthode à l'étude de la +courbure des lignes, qui paraissait si peu pouvoir en comporter +l'application, il s'est élevé à cette belle théorie des contacts, qui a +tant perfectionné cette partie importante de la géométrie. Mais, malgré +ces heureuses exceptions, la conception de Lagrange n'en est pas moins +jusqu'ici demeurée, dans son ensemble, essentiellement impropre aux +applications.</p> + +<p>Le résultat final de la comparaison générale que je viens d'esquisser, +et qui exigerait de plus amples développemens, est donc, comme je +l'avais avancé en commençant cette leçon, que, pour connaître réellement +l'analyse transcendante, il faut non-seulement la considérer, dans son +principe, d'après les trois conceptions fondamentales distinctes, +produites par Leïbnitz, par Newton, et par Lagrange, mais, en outre, +s'habituer à suivre presqu'indifféremment d'après ces trois méthodes +principales, et surtout d'après les deux extrêmes, la solution de toutes +les questions importantes, soit du calcul des fonctions indirectes en +lui-même, soit de ses applications. C'est une marche que je ne saurais +trop fortement recommander à tous ceux qui désirent juger +philosophiquement cette admirable création de l'esprit humain, comme à +ceux qui veulent essentiellement apprendre à se servir avec succès et +avec facilité de ce puissant instrument. Dans toutes les autres parties +de la science mathématique, la considération de diverses méthodes pour +une seule classe de questions peut être utile, même indépendamment de +l'intérêt historique qu'elle présente; mais elle n'est point +indispensable: ici, au contraire, elle est strictement nécessaire.</p> + +<p>Ayant déterminé avec précision, dans cette leçon, le caractère +philosophique du calcul des fonctions indirectes, d'après les +principales conceptions fondamentales dont il est susceptible, il me +reste maintenant à considérer, dans la leçon suivante, la division +rationnelle et la composition générale de ce calcul.</p> +<a name="l7" id="l7"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>SEPTIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Tableau général du calcul des fonctions indirectes.</p> + +<p>Par suite des considérations exposées dans la leçon précédente, on +conçoit que le calcul des fonctions indirectes se divise nécessairement +en deux parties, ou, pour mieux dire, se décompose en deux calculs +tout-à -fait distincts, quoique, par leur nature, intimement liés; +suivant qu'on se propose de trouver les relations entre les grandeurs +auxiliaires, dont l'introduction constitue l'esprit général de ce +calcul, d'après les relations entre les grandeurs primitives +correspondantes; ou qu'on cherche, en sens inverse, à découvrir ces +équations directes d'après les équations indirectes établies +immédiatement. Tel est, en effet, le double objet qu'on a +continuellement en vue dans l'analyse transcendante.</p> + +<p>Ces deux calculs ont reçu différens noms, selon le point de vue sous +lequel a été envisagé l'ensemble de cette analyse. La méthode +infinitésimale proprement dite étant jusqu'ici la plus usitée, par les +raisons que j'ai discutées, presque tous les géomètres du continent +emploient habituellement, pour désigner ces deux calculs, les +dénominations de <i>calcul différentiel</i> et de <i>calcul intégral</i>, établies +par Leïbnitz, et qui sont, en effet, des conséquences très-rationnelles +de sa conception. Newton, d'après sa méthode, a nommé le premier, le +<i>calcul des fluxions</i>, et le second le <i>calcul des fluentes</i>, +expressions communément adoptées en Angleterre. Enfin, en suivant la +théorie éminemment philosophique fondée par Lagrange, on appellerait +l'un, le <i>calcul des fonctions dérivées</i> et l'autre le <i>calcul des +fonctions primitives</i>. Je continuerai à me servir des termes de +Leïbnitz, comme plus propres, dans notre langue, à la formation des +expressions secondaires, quoique je doive, d'après les explications +contenues dans la leçon précédente, employer concurremment toutes les +diverses conceptions, en me rapprochant, autant que possible, de celle +de Lagrange.</p> + +<p>Le calcul différentiel est évidemment la base rationnelle du calcul +intégral. Car nous ne savons et ne pouvons savoir intégrer immédiatement +que les expressions différentielles produites par la différentiation des +diverses fonctions simples qui constituent les élémens généraux de notre +analyse. L'art de l'intégration consiste ensuite essentiellement à +ramener, autant que possible, tous les autres cas à ne dépendre +finalement que de ce petit nombre d'intégrations fondamentales.</p> + +<p>En considérant l'ensemble de l'analyse transcendante, tel que je l'ai +caractérisé dans la leçon précédente, on ne voit pas d'abord quelle peut +être l'utilité propre du calcul différentiel, indépendamment de cette +relation nécessaire avec le calcul intégral, qui semble devoir être, par +lui-même, le seul directement indispensable. En effet, l'élimination des +infinitésimales ou des dérivées, introduites comme auxiliaires pour +faciliter l'établissement des équations, constituant, d'après ce que +nous avons vu, l'objet définitif et invariable du calcul des fonctions +indirectes; il est naturel de penser que le calcul qui enseigne à +déduire des équations entre ces grandeurs auxiliaires, celles qui ont +lieu entre les grandeurs primitives elles-mêmes, doit strictement +suffire aux besoins généraux de l'analyse transcendante, sans qu'on +aperçoive, au premier coup-d'oeil, quelle part spéciale et constante +peut avoir, dans une telle analyse, la solution de la question inverse. +Ce serait abusivement que, suivant l'usage ordinaire, pour expliquer +l'influence directe et nécessaire propre au calcul différentiel, on lui +assignerait la destination de former les équations différentielles, +d'où le calcul intégral fait parvenir ensuite aux équations finies. Car +la formation primitive des équations différentielles n'est, et ne peut +être, à proprement parler, l'objet d'aucun calcul, puisqu'elle +constitue, au contraire, par sa nature, le point de départ indispensable +de tout calcul quelconque. Comment, en particulier, le calcul +différentiel qui, par lui-même, se réduit à enseigner les moyens de +<i>différentier</i> les diverses équations, pourrait-il être un procédé +général pour en établir? Ce qui, dans toute application de l'analyse +transcendante, facilite en effet la formation des équations, c'est la +<i>méthode</i> infinitésimale, et non le <i>calcul</i> infinitésimal, qui en est +parfaitement distinct, quoiqu'en étant le complément indispensable. Une +telle considération donnerait donc une fausse idée de la destination +spéciale qui caractérise le calcul différentiel dans le système général +de l'analyse transcendante.</p> + +<p>Mais ce serait, néanmoins, concevoir bien imparfaitement la véritable +importance propre de cette première branche du calcul des fonctions +indirectes, que d'y voir seulement un simple travail préliminaire, +n'ayant d'autre objet général et essentiel que de préparer au calcul +intégral des fondemens indispensables. Comme les idées sont +ordinairement confuses à cet égard, je crois devoir expliquer +sommairement ici cette importante relation, telle que je la conçois, et +montrer que, dans chaque application quelconque de l'analyse +transcendante, une première part directe et nécessaire est constamment +assignée au calcul différentiel.</p> + +<p>En formant les équations différentielles d'un phénomène quelconque, il +est bien rare qu'on se borne à introduire différentiellement les seules +grandeurs dont on cherche les relations. S'imposer cette condition, ce +serait diminuer inutilement les ressources que présente l'analyse +transcendante pour l'expression des lois mathématiques des phénomènes. +Le plus souvent on fait entrer aussi par leurs différentielles, dans ces +équations premières, d'autres grandeurs, dont la relation est déjà +connue ou supposée l'être, et sans la considération desquelles il serait +fréquemment impossible d'établir les équations. C'est ainsi, par +exemple, que dans le problème général de la rectification des courbes, +l'équation différentielle,</p> + +<p class="mid">ds<sup>2</sup> = dy<sup>2</sup> + dx<sup>2</sup>, ou ds<sup>2</sup> = dx<sup>2</sup> + dy<sup>2</sup> + dz<sup>2</sup>,</p> + +<p>n'est pas seulement établie entre la fonction +cherchée s et la variable indépendante x à laquelle on veut la +rapporter; mais on a introduit en même temps, comme intermédiaires +indispensables, les différentielles d'une ou deux autres fonctions y et +z, qui sont au nombre des données du problème; il n'eût pas été +possible de former immédiatement l'équation entre ds et dx, qui serait +d'ailleurs particulière à chaque courbe considérée. Il en est de même +pour la plupart des questions. Or, dans ces cas, il est évident que +l'équation différentielle n'est pas immédiatement propre à +l'intégration. Il faut, auparavant, que les différentielles des +fonctions supposées connues, qui ont été employées comme intermédiaires, +soient entièrement éliminées, afin que les équations se trouvent +établies entre les différentielles des seules fonctions cherchées et +celles des variables réellement indépendantes, après quoi la question ne +dépend plus effectivement que du calcul intégral. Or, cette élimination +préparatoire de certaines différentielles, afin de réduire les +infinitésimales au plus petit nombre possible, est simplement du ressort +du calcul différentiel. Car elle doit se faire, évidemment, en +déterminant, d'après les équations entre les fonctions supposées connues +prises pour intermédiaires, les relations de leurs différentielles, ce +qui n'est qu'une question de différentiation. Ainsi, par exemple, dans +le cas des rectifications, il faudra d'abord calculer dy ou dy et dz, en +différentiant l'équation ou les équations de chaque courbe proposée; et, +d'après ces expressions, la formule différentielle générale énoncée +ci-dessus ne contiendra plus que ds et dx; parvenue à ce point, +l'élimination des infinitésimales ne peut plus être achevée que par le +calcul intégral.</p> + +<p>Tel est donc l'office général nécessairement propre au calcul +différentiel dans la solution totale des questions qui exigent l'emploi +de l'analyse transcendante: préparer, autant que possible, l'élimination +des infinitésimales, c'est-à -dire réduire, dans chaque cas, les +équations différentielles primitives à ne plus contenir que les +différentielles des variables réellement indépendantes et celles des +fonctions cherchées, en faisant disparaître, par la différentiation, les +différentielles de toutes les autres fonctions connues qui ont pu être +prises pour intermédiaires lors de la formation des équations +différentielles du problème.</p> + +<p>Pour certaines questions, qui, quoiqu'en petit nombre, n'en ont pas +moins, ainsi que nous le verrons plus tard, une très-grande importance, +les grandeurs cherchées se trouvent même entrer directement, et non par +leurs différentielles, dans les équations différentielles primitives, +qui ne contiennent alors différentiellement que les diverses fonctions +connues, employées comme intermédiaires d'après l'explication +précédente. Ces cas sont, de tous, les plus favorables, car, il est +évident que le calcul différentiel suffit alors entièrement à +l'élimination complète des infinitésimales, sans que la question puisse +donner lieu à aucune intégration. C'est ce qui arrive, par exemple, dans +le problème des tangentes, en géométrie; dans celui des vitesses, en +mécanique, etc.</p> + +<p>Enfin, plusieurs autres questions, dont le nombre est aussi fort petit, +mais dont l'importance n'est pas moins grande, présentent un second cas +d'exception, qui est, par sa nature, exactement l'inverse du précédent. +Ce sont celles où les équations différentielles se trouvent être +immédiatement propres à l'intégration, parce qu'elles ne contiennent, +dès leur première formation, que les infinitésimales relatives aux +fonctions cherchées ou aux variables réellement indépendantes, sans +qu'on ait été obligé d'introduire différentiellement d'autres fonctions +comme intermédiaires. Si, dans ces nouveaux cas, on a effectivement +employé ces dernières fonctions, comme, par hypothèse, elles entreront +directement et non par leurs différentielles, l'algèbre ordinaire +suffira pour les éliminer, et réduire la question à ne plus dépendre que +du calcul intégral. Le calcul différentiel n'aura donc alors aucune part +spéciale à la solution complète du problème, qui sera tout entière du +ressort du calcul intégral. La question générale des quadratures en +offre un exemple important, car l'équation différentielle étant alors, +dA=ydx, deviendra immédiatement propre à l'intégration aussitôt qu'on +aura éliminé, d'après l'équation de la courbe proposée, la fonction +intermédiaire y, qui n'y entre point différentiellement: la même +circonstance a lieu pour le problème des cubatures, et pour quelques +autres aussi essentiels.</p> + +<p>En résultat général des considérations précédentes, il faut donc +partager en trois classes les questions mathématiques qui exigent +l'emploi de l'analyse transcendante: la première classe comprend les +problèmes susceptibles d'être entièrement résolus au moyen du seul +calcul différentiel, sans aucun besoin du calcul intégral; la seconde, +ceux qui sont, au contraire, entièrement du ressort du calcul intégral, +sans que le calcul différentiel ait aucune part à leur solution; enfin, +dans la troisième et la plus étendue, qui constitue le cas normal, les +deux autres n'étant que d'exception, les deux calculs ont successivement +une part distincte et nécessaire à la solution complète du problème, le +calcul différentiel faisant subir aux équations différentielles +primitives, une préparation indispensable à l'application du calcul +intégral. Telles sont exactement les relations générales de ces deux +calculs, dont on se forme communément des idées trop peu précises.</p> + +<p>Jetons maintenant un coup-d'oeil général sur la composition rationelle +de chacun d'eux, en commençant, comme il convient évidemment, par le +calcul différentiel.</p> + +<p>Dans l'exposition de l'analyse transcendante, on a l'habitude de mêler à +la partie purement analytique, qui se réduit au traité abstrait de la +différentiation et de l'intégration, l'étude de ses diverses +applications principales, surtout de celles qui concernent la géométrie. +Cette confusion d'idées, qui est une suite du mode effectif suivant +lequel la science s'est développée, présente, sous le rapport +dogmatique, de graves inconvéniens en ce qu'elle empêche de concevoir +convenablement, soit l'analyse, soit la géométrie. Devant considérer ici +la coordination la plus rationnelle possible, je ne comprendrai, dans le +tableau suivant, que le calcul des fonctions indirectes proprement dit, +réservant, pour la portion de ce volume relative à l'étude philosophique +de la mathématique concrète, l'examen général de ses grandes +applications géométriques et mécaniques<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a> +<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" +name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15"> +(retour) </a> J'ai établi depuis long-temps, dans mon + enseignement ordinaire de l'analyse transcendante, l'ordre + que je vais exposer. Un nouveau professeur d'analyse + transcendante à l'École Polytechnique, avec lequel je me + félicite de m'être rencontré, M. Mathieu a adopté, dans son + cours de cette année, une marche essentiellement semblable. +</blockquote> + +<p>La division fondamentale du calcul différentiel pur, ou du traité +général de la différentiation, consiste à distinguer deux cas, suivant +que les fonctions analytiques qu'il s'agit de différentier sont +<i>explicites</i> ou <i>implicites</i>; d'où deux parties ordinairement désignées +par les noms de différentiation <i>des formules</i> et différentiation <i>des +équations</i>. Il est aisé de concevoir <i>à priori</i> l'importance de cette +classification. En effet, une telle distinction serait illusoire si +l'analyse ordinaire était parfaite, c'est-à -dire, si l'on savait +résoudre algébriquement toutes les équations; car alors il serait +possible de rendre <i>explicite</i> toute fonction <i>implicite</i>; et, en ne la +différentiant que dans cet état, la seconde partie du calcul +différentiel rentrerait immédiatement dans la première, sans donner lieu +à aucune nouvelle difficulté. Mais la résolution algébrique des +équations étant, comme nous l'avons vu, encore presque dans l'enfance, +et ignorée jusqu'à présent pour le plus grand nombre des cas, on +comprend qu'il en doit être tout autrement; puisqu'il s'agit dès lors, à +proprement parler, de différentier une fonction sans la connaître, bien +qu'elle soit déterminée. La différentiation des fonctions implicites +constitue donc, par sa nature, une question vraiment distincte de celle +que présentent les fonctions explicites, et nécessairement plus +compliquée. Ainsi c'est évidemment par la différentiation des formules +qu'il faut commencer, et on parvient ensuite à ramener généralement à ce +premier cas la différentiation des équations, par certaines +considérations analytiques invariables, que je ne dois pas mentionner +ici.</p> + +<p>Ces deux cas généraux de la différentiation sont encore distincts sous +un autre rapport également nécessaire, et trop important pour que je +néglige de le signaler. La relation obtenue entre les différentielles +est constamment plus indirecte, par rapport à celle des quantités +finies, dans la différentiation des fonctions implicites que dans celle +des fonctions explicites. On sait, en effet, d'après les considérations +présentées par Lagrange sur la formation générale des équations +différentielles, que, d'une part, la même équation primitive peut donner +lieu à un plus ou moins grand nombre d'équations dérivées de formes +très-diverses, quoique, au fond, équivalentes, suivant celles des +constantes arbitraires que l'on élimine, ce qui n'a pas lieu dans la +différentiation des formules explicites; et que, d'une autre part, le +système infini d'équations primitives différentes qui correspondent à +une même équation dérivée, présente une variété analytique bien plus +profonde que celle des diverses fonctions susceptibles d'une même +différentielle explicite, et qui ne se distinguent les unes des autres +que par un terme constant. Les fonctions implicites doivent donc être +envisagées comme étant réellement encore plus modifiées par la +différentiation que les fonctions explicites. Nous retrouverons tout à +l'heure cette considération relativement au calcul intégral, où elle +acquiert une importance prépondérante.</p> + +<p>Chacune des deux parties fondamentales du calcul différentiel se +subdivise elle-même en deux théories très-distinctes, suivant qu'il +s'agit de différentier des fonctions à une seule variable, ou des +fonctions à plusieurs variables indépendantes. Ce second cas est, par sa +nature, tout-à -fait distinct du premier, et présente évidemment plus de +complication, même en ne considérant que les fonctions explicites, et à +plus forte raison pour les fonctions implicites. Du reste, l'un se +déduit généralement de l'autre, à l'aide d'un principe invariable fort +simple, qui consiste à regarder la différentielle totale d'une fonction +en vertu des accroissemens simultanés des diverses variables +indépendantes qu'elles contient, comme la somme des différentielles +partielles que produirait l'accroissement séparé de chaque variable +successivement, si toutes les autres étaient constantes. Il faut, +d'ailleurs, soigneusement remarquer à ce sujet une notion nouvelle +qu'introduit, dans le système de l'analyse transcendante, la distinction +des fonctions à une seule variable et à plusieurs: c'est la +considération de ces diverses fonctions dérivées spéciales, relatives à +chaque variable isolément, et dont le nombre croît de plus en plus à +mesure que l'ordre de la dérivation s'élève, et aussi quand les +variables sont plus multipliées. Il en résulte que les relations +différentielles propres aux fonctions de plusieurs variables, sont, par +leur nature, et bien plus indirectes, et surtout beaucoup plus +indéterminées que celles relatives aux fonctions d'une seule variable. +Cela est principalement sensible pour les fonctions implicites où, au +lieu des simples constantes arbitraires que l'élimination fait +disparaître quand on forme les équations différentielles propres aux +fonctions d'une seule variable, ce sont des fonctions arbitraires des +variables proposées qui se trouvent éliminées, d'où doivent résulter, +lors des intégrations, des difficultés spéciales.</p> + +<p>Enfin, pour compléter ce tableau sommaire des diverses parties +essentielles du calcul différentiel proprement dit, je dois ajouter que, +dans la différentiation des fonctions implicites, soit à une seule +variable, soit à plusieurs, il faut encore distinguer le cas où il +s'agit de différentier à la fois diverses fonctions de ce genre, mêlées +dans certaines équations primitives, de celui où toutes ces fonctions +sont séparées.</p> + +<p>Les fonctions sont évidemment, en effet, encore plus implicites dans le +premier cas que dans le second, si l'on considère que la même +imperfection de l'analyse ordinaire, qui empêche de convertir toute +fonction implicite en une fonction explicite équivalente, ne permet pas +davantage de séparer les fonctions qui entrent simultanément dans un +système quelconque d'équations. Il s'agit alors de différentier, +non-seulement sans savoir résoudre les équations primitives, mais même +sans pouvoir effectuer entr'elles les éliminations convenables, ce qui +constitue une nouvelle difficulté.</p> + +<p>Tels sont donc l'enchaînement naturel et la distribution rationnelle des +diverses théories principales dont se compose le traité général de la +différentiation. On voit que, la différentiation des fonctions +implicites se déduisant de celle des fonctions explicites par un seul +principe constant, et la différentiation des fonctions à plusieurs +variables se ramenant, par un autre principe fixe, à celle des fonctions +à une seule variable, tout le calcul différentiel se trouve reposer, en +dernière analyse, sur la différentiation des fonctions explicites à une +seule variable, la seule qui s'exécute jamais directement. Or, il est +aisé de concevoir que cette première théorie, base nécessaire du système +entier, consiste simplement dans la différentiation des dix fonctions +simples, qui sont les élémens uniformes de toutes nos combinaisons +analytiques, et dont j'ai présenté le tableau (4<sup>e</sup> leçon, page 173). Car +la différentiation des fonctions composées se déduit évidemment, d'une +manière immédiate et nécessaire, de celle des fonctions simples qui les +constituent. C'est donc à la connaissance de ces dix différentielles +fondamentales, et à celle des deux principes généraux, ci-dessus +mentionnés, qui y ramènent tous les autres cas possibles, que se réduit, +à proprement parler, tout le traité de la différentiation. On voit, par +la combinaison de ces diverses considérations, combien est à la fois +simple et parfait le système entier du calcul différentiel proprement +dit. Il constitue certainement, sous le rapport logique, le spectacle le +plus intéressant que l'analyse mathématique puisse présenter à notre +intelligence.</p> + +<p>Le tableau général que je viens d'esquisser sommairement offrirait, +néanmoins, une lacune essentielle, si je n'indiquais ici distinctement +une dernière théorie, qui forme, par sa nature, le complément +indispensable du traité de la différentiation. C'est celle qui a pour +objet la transformation constante des fonctions dérivées, en résultat +des changemens déterminés de variables indépendantes, d'où résulte la +possibilité de rapporter à de nouvelles variables toutes les formules +différentielles générales établies primitivement pour d'autres. Cette +question est maintenant résolue de la manière la plus complète et la +plus simple, comme toutes celles dont se compose le calcul différentiel. +On conçoit aisément l'importance générale qu'elle doit avoir dans les +applications quelconques de l'analyse transcendante, dont elle peut être +considérée comme augmentant les ressources fondamentales, en permettant +de choisir, pour former d'abord plus aisément les équations +différentielles, le système de variables indépendantes qui paraîtra le +plus avantageux, bien qu'il ne doive pas être maintenu plus tard. C'est +ainsi, par exemple, que la plupart des questions principales de la +géométrie se résolvent beaucoup plus aisément en rapportant les lignes +et les surfaces à des coordonnées rectilignes, et qu'on peut néanmoins +être conduit à les appliquer à des formes exprimées analytiquement, à +l'aide de coordonnées <i>polaires</i>, ou de toute autre manière. On pourra +commencer alors la solution différentielle du problème en employant +toujours le système rectiligne, mais seulement comme un intermédiaire, +d'après lequel, par la théorie générale que nous avons en vue ici, on +passera au système définitif, qu'il eût été quelquefois impossible de +considérer directement.</p> + +<p>Dans la classification rationnelle que je viens d'exposer pour +l'ensemble du calcul différentiel, on serait naturellement tenté de +signaler une omission grave, puisque je n'ai pas sous-divisé chacune des +quatre parties essentielles d'après une autre considération générale, +qui semble d'abord fort importante en elle-même, celle de l'ordre plus +ou moins élevé de la différentiation. Mais il est aisé de comprendre que +cette distinction n'a aucune influence réelle dans le calcul +différentiel, en ce qu'elle n'y donne lieu à aucune difficulté nouvelle. +En effet, si le calcul différentiel n'était pas rigoureusement complet, +c'est-à -dire, si on ne savait point différentier indistinctement toute +fonction quelconque, la différentiation au second ordre, ou à un ordre +supérieur, de chaque fonction déterminée, pourrait engendrer des +difficultés spéciales. Mais la parfaite universalité du calcul +différentiel donne évidemment l'assurance de pouvoir différentier à un +ordre quelconque toutes les fonctions analytiques connues, la question +se réduisant sans cesse à une différentiation au premier ordre, +successivement redoublée. Ainsi, la considération des divers ordres de +différentielles peut bien donner naissance à de nouvelles remarques plus +ou moins importantes, surtout en ce qui concerne la formation des +équations différentielles, et les dérivées partielles successives des +fonctions à plusieurs variables. Mais elle ne saurait, évidemment, +constituer aucun nouveau problème général dans le traité de la +différentiation. Nous verrons tout à l'heure que cette distinction, qui +n'a, pour ainsi dire, aucune importance dans le calcul différentiel, en +acquiert, au contraire, une très-grande dans le calcul intégral, en +vertu de l'extrême imperfection de ce dernier calcul.</p> + +<p>Enfin, quoique j'aie cru, en thèse générale, ne devoir nullement +envisager en ce moment les diverses applications principales du calcul +différentiel, il convient néanmoins de faire une exception pour celles +qui consistent dans la solution de questions purement analytiques, qui +doivent, en effet, être rationnellement placées à la suite du traité de +la différentiation proprement dite, à cause de l'homogénéité évidente +des considérations. Ces questions peuvent se réduire à trois +essentielles: 1º le développement en séries des fonctions à une seule ou +à plusieurs variables, ou, plus généralement, la transformation des +fonctions, qui constitue la plus belle et la plus importante application +du calcul différentiel à l'analyse générale, et qui comprend, outre la +série fondamentale découverte par Taylor, les séries si remarquables +trouvées par Maclaurin, par Jean Bernouilli, par Lagrange, etc.; 2º la +théorie générale des valeurs maxima et minima pour les fonctions +quelconques à une seule ou à plusieurs variables, un des plus +intéressans problèmes que puisse présenter l'analyse, quelque +élémentaire qu'il soit devenu aujourd'hui, et à la solution complète +duquel le calcul différentiel s'applique très-naturellement; 3º enfin, +la détermination générale de la vraie valeur des fonctions qui se +présentent sous une apparence indéterminée pour certaines hypothèses +faites sur les valeurs des variables correspondantes, ce qui est le +problème le moins étendu et le moins important des trois, quoiqu'il +mérite d'être noté ici. La première question est, sans contredit, la +principale sous tous les rapports: elle est aussi la plus susceptible +d'acquérir dans la suite une extension nouvelle, surtout en concevant, +d'une manière plus large qu'on ne l'a fait jusqu'ici, l'emploi du calcul +différentiel pour la transformation des fonctions, au sujet de laquelle +Lagrange a laissé quelques indications précieuses, qui n'ont encore été +ni généralisées ni suivies.</p> + +<p>Je regrette beaucoup d'être obligé, par les limites nécessaires de cet +ouvrage, de me borner à des considérations sommaires aussi insuffisantes +sur tous les divers sujets que je viens de passer en revue, et qui +comporteraient, par leur nature, des développemens beaucoup plus +étendus, en continuant toujours néanmoins à rester dans les généralités +qui sont le sujet propre de ce cours. Je passe maintenant à l'exposition +également rapide du tableau systématique du calcul intégral proprement +dit, c'est-à -dire du traité abstrait de l'intégration.</p> + +<p>La division fondamentale du calcul intégral est fondée sur le même +principe que celle ci-dessus exposée pour le calcul différentiel, en +distinguant l'intégration des formules différentielles explicites, et +l'intégration des différentielles implicites, ou des équations +différentielles. La séparation de ces deux cas est même bien plus +profonde relativement à l'intégration, que sous le simple rapport de la +différentiation. Dans le calcul différentiel, en effet, cette +distinction ne repose, comme nous l'avons vu, que sur l'extrême +imperfection de l'analyse ordinaire. Mais, au contraire, il est aisé de +voir que, quand même toutes les équations seraient résolues +algébriquement, les équations différentielles n'en constitueraient pas +moins un cas d'intégration tout-à -fait distinct de celui que présentent +les formules différentielles explicites. Car, en se bornant, par +exemple, au premier ordre et à une fonction unique y d'une seule +variable x, pour plus de simplicité, si l'on suppose résolue, par +rapport à dy/dx, une équation différentielle quelconque entre x, +y, et dy/dx, l'expression de la fonction dérivée se trouvant +alors contenir généralement la fonction primitive elle-même qui est +l'objet de la recherche, la question d'intégration n'aurait nullement +changé de nature, et la solution n'aurait fait réellement d'autre +progrès que d'avoir amené l'équation différentielle, proposée à ne plus +être que du premier degré relativement à la fonction dérivée, ce qui +est, en soi, de peu d'importance. La différentielle n'en serait donc pas +moins déterminée d'une manière à peu près aussi <i>implicite</i> +qu'auparavant, sous le rapport de l'intégration, qui continuerait à +présenter essentiellement la même difficulté caractéristique. La +résolution algébrique des équations ne pourrait faire rentrer le cas que +nous considérons dans la simple intégration des différentielles +explicites, que dans les occasions très-particulières où l'équation +différentielle proposée ne contiendrait point la fonction primitive +elle-même, ce qui permettrait, par conséquent, en la résolvant, de +trouver dy/dx en fonction de x seulement, et de réduire ainsi la +question aux quadratures.</p> + +<p>La considération que je viens d'indiquer pour les équations +différentielles les plus simples aurait évidemment encore plus +d'importance pour celles des ordres supérieurs ou qui contiendraient +simultanément diverses fonctions de plusieurs variables indépendantes. +Ainsi, l'intégration des différentielles qui ne sont déterminées +qu'implicitement constitue par sa nature, et, sans aucun égard à l'état +de l'algèbre, un cas entièrement distinct de celui relatif aux +différentielles explicitement exprimées en fonction des variables +indépendantes. L'intégration des équations différentielles est donc +nécessairement plus compliquée que celle des différentielles explicites, +par l'élaboration desquelles le calcul intégral a pris naissance, et +dont ensuite on s'est efforcé de faire, autant que possible, dépendre +les autres. Tous les divers procédés analytiques proposés jusqu'ici pour +intégrer les équations différentielles, soit la séparation des +variables, soit la méthode des multiplicateurs, etc, ont en effet pour +but de ramener ces intégrations à celles des formules différentielles, +la seule qui, par sa nature, puisse être entreprise directement. +Malheureusement, quelqu'imparfaite que soit jusqu'ici cette base +nécessaire de tout le calcul intégral, l'art d'y réduire l'intégration +des équations différentielles est encore bien moins avancé.</p> + +<p>Chacune de ces deux branches fondamentales du calcul intégral se +sous-divise ensuite en deux autres, comme dans le calcul différentiel, +et par des motifs exactement analogues (que je me dispenserai, par +conséquent, de reproduire), suivant que l'on considère des fonctions à +une seule variable ou des fonctions à plusieurs variables indépendantes. +Je ferai seulement observer que cette distinction est, comme la +précédente, encore plus importante pour l'intégration que pour la +différentiation. Cela est surtout remarquable, relativement aux +équations différentielles. En effet, celles qui se rapportent à +plusieurs variables indépendantes peuvent évidemment présenter cette +difficulté caractéristique, et d'un ordre bien plus élevé, que la +fonction cherchée soit définie différentiellement par une simple +relation entre ses diverses dérivées spéciales relatives aux différentes +variables prises séparément. De là résulte la branche la plus difficile, +et aussi la plus étendue du calcul intégral, ce qu'on nomme +ordinairement le <i>calcul intégral aux différences partielles</i>, créé par +d'Alembert, et dans lequel, suivant la juste appréciation de Lagrange, +les géomètres auraient dû voir réellement un calcul nouveau, dont le +caractère philosophique n'est pas assez exactement jugé. Une différence +très-saillante entre ce cas et celui des équations à une seule variable +indépendante consiste, comme je l'ai observé ci-dessus, dans les +fonctions arbitraires qui remplacent les simples constantes arbitraires +pour donner aux intégrales correspondantes toute la généralité +convenable.</p> + +<p>À peine ai-je besoin de dire que cette branche supérieure de l'analyse +transcendante est encore entièrement dans l'enfance, puisque, seulement +dans le cas le plus simple, celui d'une équation du premier ordre entre +les dérivées partielles d'une seule fonction à deux variables +indépendantes, on ne sait point même jusqu'ici complétement ramener +l'intégration à celle des équations différentielles ordinaires. +L'intégration relative aux fonctions de plusieurs variables est beaucoup +plus avancée, dans le cas, infiniment plus simple, à la vérité, où il ne +s'agit que des formules différentielles explicites. On sait alors en +effet, quand ces formules remplissent les conditions convenables +d'intégrabilité, réduire constamment leur intégration aux quadratures.</p> + +<p>Une nouvelle distinction générale, applicable, comme sous-division, à +l'intégration des différentielles explicites ou implicites, à une seule +variable ou à plusieurs, se tire de l'ordre plus ou moins élevé des +différentiations, qui ne donne lieu à aucune question spéciale dans le +calcul différentiel, ainsi que nous l'avons remarqué.</p> + +<p>Relativement aux différentielles explicites, soit à une variable, soit à +plusieurs, la nécessité de distinguer leurs divers ordres ne tient qu'à +l'extrême imperfection du calcul intégral. En effet, si l'on savait +constamment intégrer toute formule différentielle du premier ordre, +l'intégration d'une formule du second ordre ou de tout autre ne +constituerait point, évidemment, une question nouvelle, puisqu'en +l'intégrant d'abord au premier ordre, on parviendrait à l'expression +différentielle de l'ordre immédiatement précédent, d'où, par une suite +convenable d'intégrations analogues, on serait certain de remonter +finalement à la fonction primitive, objet propre d'un tel travail. Mais +le peu de connaissances que nous possédons sur les intégrations +premières fait qu'il n'en est point ainsi, et que l'ordre plus ou moins +élevé des différentielles engendre des difficultés nouvelles. Car, ayant +des formules différentielles d'un ordre quelconque supérieur au premier, +il peut arriver qu'on sache les intégrer une première fois ou plusieurs +fois de suite, et que, néanmoins, on ne puisse remonter ainsi aux +fonctions primitives, si ces travaux préliminaires ont produit, pour les +différentielles d'un ordre inférieur, des expressions dont les +intégrales ne sont pas connues. Cette circonstance doit se présenter +d'autant plus fréquemment, le nombre des intégrales connues étant encore +fort petit, que ces intégrales successives sont généralement, comme on +sait, des fonctions très-différentes des dérivées qui les ont +engendrées.</p> + +<p>Par rapport aux différentielles implicites, la distinction des ordres +est encore plus importante; car, outre le motif précédent, dont +l'influence est évidemment ici analogue, et même à un plus haut degré, +il est aisé de sentir que l'ordre supérieur des équations +différentielles donne lieu nécessairement à des questions d'une nature +nouvelle. En effet, sût-on même intégrer indistinctement toute équation +du premier ordre relative à une fonction unique, cela ne suffirait +point pour faire obtenir l'intégrale définitive d'une équation d'un +ordre quelconque, toute équation différentielle n'étant pas réductible à +celle d'un ordre immédiatement inférieur. Si l'on a par exemple, pour +déterminer une fonction y de la variable x, une relation quelconque +entre x, y, dy/dx, et d<sup>2</sup>y/dx<sup>2</sup>, on n'en pourra point +déduire immédiatement, en effectuant une première intégration, la +relation différentielle correspondante entre x, y, et dy/dx, +d'où, par une seconde intégration on remonterait à l'équation primitive. +Cela n'aurait lieu nécessairement, du moins sans introduire de nouvelles +fonctions auxiliaires, que si l'équation du second ordre proposée ne +contenait point la fonction cherchée y, concourremment avec ses +dérivées. En thèse générale, les équations différentielles devront donc +réellement être envisagées comme présentant des cas d'autant plus +<i>implicites</i> que leur ordre est plus élevé, et qui ne pourront rentrer +les uns dans les autres que par des méthodes spéciales, dont la +recherche constitue, par conséquent, une nouvelle classe de questions, à +l'égard desquelles on ne sait jusqu'ici presque rien, même pour les +fonctions d'une seule variable<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a> +<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" +name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16"> +(retour) </a> Le seul cas important de ce genre qui ait été + complétement traité jusqu'ici, est l'intégration générale + des équations <i>linéaires</i> d'un ordre quelconque, à + coefficiens constans. Encore se trouve-t-elle dépendre + finalement de la résolution algébrique des équations d'un + degré égal à l'ordre de la différentiation. +</blockquote> + +<p>Au reste, quand ou examine, d'une manière très-approfondie, cette +distinction des divers ordres d'équations différentielles, on trouve +qu'elle pourrait rentrer constamment dans une dernière distinction +générale, relative aux équations différentielles, que j'ai encore à +signaler. En effet, les équations différentielles à une seule ou à +plusieurs variables indépendantes peuvent ne contenir simplement qu'une +seule fonction, ou bien, dans un cas évidemment plus compliqué et plus +implicite, qui correspond à la différentiation des fonctions implicites +simultanées, on peut avoir à déterminer en même temps plusieurs +fonctions d'après des équations différentielles où elles se trouvent +mêlées, concurremment avec leurs diverses dérivées. Il est clair qu'un +tel état de la question présente nécessairement une nouvelle difficulté +spéciale, celle d'établir la séparation des différentes fonctions +cherchées, en formant pour chacune, d'après les équations +différentielles proposées, une équation différentielle isolée, qui ne +contienne plus les autres fonctions ni leurs dérivées. Ce travail +préliminaire, qui est l'analogue de l'élimination en algèbre, est +évidemment indispensable avant de tenter aucune intégration directe, +puisqu'on ne peut entreprendre généralement, à moins d'artifices +spéciaux très-rarement applicables, de déterminer immédiatement à la +fois plusieurs fonctions distinctes. Or, il est aisé d'établir la +coïncidence exacte et nécessaire de cette nouvelle distinction avec la +précédente, relative à l'ordre des équations différentielles. On sait, +en effet, que la méthode générale pour isoler les fonctions dans les +équations différentielles simultanées, consiste essentiellement à former +des équations différentielles, séparément relatives à chaque fonction, +et dont l'ordre est égal à la somme de tous ceux des diverses équations +proposées. Cette transformation peut s'effectuer constamment. D'un autre +côté, toute équation différentielle d'un ordre quelconque relative à une +seule fonction pourrait évidemment se ramener toujours au premier ordre, +en introduisant un nombre convenable d'équations différentielles +auxiliaires, contenant simultanément les diverses dérivées antérieures +considérées comme nouvelles fonctions à déterminer. Ce procédé a même +été quelquefois employé avec succès, quoique, en général, il ne soit pas +normal. Ce sont donc deux genres de conditions nécessairement +équivalens, dans la théorie générale des équations différentielles, que +la simultanéité d'un plus ou moins grand nombre de fonctions, et l'ordre +de différentiation plus ou moins élevé d'une fonction unique. En +augmentant l'ordre des équations différentielles, on peut isoler toutes +les fonctions; et, en multipliant artificiellement le nombre des +fonctions, on peut ramener toutes les équations au premier ordre. Il n'y +a, par conséquent, dans l'un et l'autre cas, qu'une même difficulté, +envisagée sous deux points de vue différens. Mais, de quelque manière +qu'on la conçoive, cette nouvelle difficulté commune n'en est pas moins +réelle, et n'en constitue pas moins, par sa nature, une séparation +tranchée entre l'intégration des équations du premier ordre et celle des +équations d'un ordre supérieur. Je préfère indiquer la distinction sous +cette dernière forme, comme plus simple, plus générale et plus +rationnelle.</p> + +<p>D'après les diverses considérations indiquées ci-dessus sur +l'enchaînement rationnel des différentes parties principales du calcul +intégral, on voit que l'intégration des formules différentielles +explicites du premier ordre à une seule variable est la base nécessaire +de toutes les autres intégrations, qu'on ne parvient jamais à effectuer +qu'autant qu'on peut les faire rentrer dans ce cas élémentaire, le seul +évidemment qui, par sa nature, soit susceptible d'être traité +directement. Cette intégration simple et fondamentale est souvent +désignée par l'expression commode de <i>quadratures</i>, attendu que toute +intégrale de ce genre Sf(x)dx, peut, en effet, être envisagée comme +représentant l'aire d'une courbe dont l'équation en coordonnées +rectilignes serait y=f(x). Une telle classe de questions correspond, +dans le calcul différentiel, au cas élémentaire de la différentiation +des fonctions explicites à une seule variable. Mais la question +intégrale est, par sa nature, bien autrement compliquée, et surtout +beaucoup plus étendue que la question différentielle. Celle-ci se réduit +nécessairement, en effet, comme nous l'avons vu, à la différentiation +des dix fonctions simples, élémens de toutes celles que l'analyse +considère. Au contraire, l'intégration des fonctions composées ne se +déduit point nécessairement de celle des fonctions simples, dont chaque +nouvelle combinaison doit présenter, sous le rapport du calcul intégral, +des difficultés spéciales. De là , l'étendue naturellement indéfinie, et +la complication si variée de la question des quadratures, sur laquelle, +malgré tous les efforts des analystes, on possède encore si peu de +connaissances complètes.</p> + +<p>En décomposant cette question, comme il est naturel de le faire, suivant +les diverses formes que peut affecter la fonction dérivée, on distingue +d'abord le cas des fonctions algébriques, et ensuite celui des fonctions +transcendantes. L'intégration vraiment analytique de ce dernier ordre +d'expressions est jusqu'ici fort peu avancée, soit pour les fonctions +exponentielles, soit pour les fonctions logarithmiques, soit pour les +fonctions circulaires. On n'a traité encore qu'un très-petit nombre de +cas de ces trois divers genres, en les choisissant parmi les plus +simples, qui conduisent même ordinairement à des calculs extrêmement +pénibles. Ce que nous devons surtout remarquer à ce sujet sous le +rapport philosophique, c'est que les divers procédés de quadrature ne +tiennent à aucune vue générale sur l'intégration, et consistent en de +simples artifices de calcul fort incohérens entre eux, et dont le nombre +est très-multiplié, à cause de l'étendue très-bornée de chacun d'eux. Je +dois cependant signaler ici un de ces artifices qui, sans être +réellement une méthode d'intégration, est néanmoins remarquable par sa +généralité: c'est le procédé inventé par Jean Bernouilli, et connu sous +le nom de l'<i>intégration par parties</i>, d'après lequel toute intégrale +peut être ramenée à une autre, qui se trouve quelquefois être plus +facile à obtenir. Cette ingénieuse relation mérite d'être notée sous un +autre rapport, comme ayant offert la première idée de cette +transformation les unes dans les autres des intégrales encore inconnues, +qui a reçu dans ces derniers temps une plus grande extension, et dont M. +Fourier surtout a fait un usage si nouveau et si important pour les +questions analytiques engendrées par la théorie de la chaleur.</p> + +<p>Quant à l'intégration des fonctions <i>algébriques</i>, elle est plus +avancée. Cependant, on ne sait encore presque rien relativement aux +fonctions irrationnelles, dont les intégrales n'ont été obtenues que +dans des cas extrêmement bornés, et surtout en les rendant rationnelles. +L'intégration des fonctions rationnelles est jusqu'ici la seule théorie +de calcul intégral qui ait pu être traitée d'une manière vraiment +complète: sous le rapport logique, elle en constitue donc la partie la +plus satisfaisante, mais peut-être aussi la moins importante. Il est +même essentiel de remarquer, pour avoir une juste idée de l'extrême +imperfection du calcul intégral, que ce cas si peu étendu n'est +entièrement résolu que pour ce qui concerne proprement l'intégration, +envisagée d'une manière abstraite; car, dans l'exécution, la théorie se +trouve le plus souvent, indépendamment de la complication des calculs, +tout-à -fait arrêtée par l'imperfection de l'analyse ordinaire, attendu +qu'elle fait dépendre finalement l'intégration de la résolution +algébrique des équations, ce qui en limite singulièrement l'usage.</p> + +<p>Pour saisir, d'une manière générale, l'esprit des divers procédés +d'après lesquels on procède aux quadratures, nous devons reconnaître +d'ailleurs que, par leur nature, ils ne peuvent être fondés +primitivement que sur la différentiation des dix fonctions simples, dont +les résultats, considérés sous le point de vue inverse, établissent +autant de théorèmes immédiats de calcul intégral, les seuls qui puissent +être connus directement, tout l'art de l'intégration consistant ensuite, +comme je l'ai exprimé en commençant cette leçon, à faire rentrer, autant +que possible, toutes les autres quadratures dans ce petit nombre de +quadratures élémentaires, ce qui malheureusement nous est encore le plus +souvent inconnu.</p> + +<p>Dans cette énumération raisonnée des diverses parties essentielles de +calcul intégral suivant leurs relations logiques, j'ai négligé à +dessein, pour ne pas interrompre l'enchaînement, de considérer +distinctement une théorie fort importante, qui forme implicitement une +portion de la théorie générale de l'intégration des équations +différentielles, mais que je dois ici signaler séparément, comme étant, +pour ainsi dire, en dehors du calcul intégral, et offrant néanmoins le +plus grand intérêt, soit par sa perfection rationnelle, soit par +l'étendue de ses applications. Je veux parler de ce qu'on appelle les +solutions <i>singulières</i> des équations différentielles, dites +quelquefois, mais à tort, solutions <i>particulières</i>, qui ont été le +sujet de travaux très-remarquables de la part d'Euler et de Laplace, et +dont Lagrange surtout a présenté une si belle et si simple théorie +générale. On sait que Clairaut, qui le premier, eut occasion d'en +remarquer l'existence, y vit un paradoxe de calcul intégral, puisque ces +solutions ont pour caractère propre de satisfaire aux équations +différentielles sans être néanmoins comprises dans les intégrales +générales correspondantes. Lagrange a, depuis, expliqué ce paradoxe de +la manière la plus ingénieuse et la plus satisfaisante, en montrant +comment de telles solutions dérivent toujours de l'intégrale générale +par la variation des constantes arbitraires. Il a aussi, le premier, +convenablement apprécié l'importance de cette théorie, et c'est avec +raison qu'il lui a consacré, dans ses <i>leçons sur le calcul des +fonctions</i>, un si grand développement. Sous le point de vue rationnel, +cette théorie mérite en effet toute notre attention, par le caractère de +parfaite généralité qu'elle comporte, puisque Lagrange a exposé des +procédés invariables et fort simples pour trouver la solution +<i>singulière</i> de toute équation différentielle quelconque qui en est +susceptible; et, ce qui n'est pas moins remarquable, ces procédés +n'exigent aucune intégration, consistant seulement dans des +différentiations, et par là même toujours applicables. La +différentiation est ainsi devenue, par un heureux artifice, un moyen de +suppléer dans certaines circonstances à l'imperfection du calcul +intégral. En effet, certains problèmes exigent surtout, par leur nature, +la connaissance de ces solutions <i>singulières</i>. Telles sont, par +exemple, en géométrie, toutes les questions où il s'agit de déterminer +une courbe d'après une propriété quelconque de sa tangente ou de son +cercle osculateur. Dans tous les cas de ce genre, après avoir exprimé +cette propriété par une équation différentielle, ce sera, sous le +rapport analytique, l'équation <i>singulière</i> qui constituera l'objet le +plus important de la recherche, puisqu'elle seule représentera la courbe +demandée, l'intégrale générale, qui devient dès lors inutile à +connaître, ne devant désigner autre chose que le système des tangentes +ou des cercles osculateurs de cette courbe. On conçoit aisément, d'après +cela, toute l'importance de cette théorie, qui me semble n'être pas +encore suffisamment appréciée par la plupart des géomètres.</p> + +<p>Enfin, pour achever de signaler le vaste ensemble de recherches +analytiques dont se compose le calcul intégral proprement dit, il me +reste à mentionner une théorie fort importante dans toutes les +applications de l'analyse transcendante, que j'ai dû laisser en dehors +du système comme n'étant pas réellement destinée à une véritable +intégration, et se proposant au contraire de remplacer la connaissance +des intégrales vraiment analytiques, qui sont le plus souvent ignorées. +On voit qu'il s'agit de la détermination des <i>intégrales définies</i>.</p> + +<p>L'expression, toujours possible, des intégrales en séries indéfinies, +peut d'abord être envisagée comme un heureux moyen général de compenser +souvent l'extrême imperfection du calcul intégral. Mais l'emploi de +telles séries, à cause de leur complication et de la difficulté de +découvrir la loi de leurs termes, est ordinairement d'une médiocre +utilité sous le rapport algébrique, bien qu'on en ait déduit quelquefois +des relations fort essentielles. C'est surtout sous le rapport +arithmétique que ce procédé acquiert une grande importance, comme moyen +de calculer ce qu'on appelle les intégrales <i>définies</i>, c'est-à -dire, +les valeurs des fonctions cherchées pour certaines valeurs déterminées +des variables correspondantes.</p> + +<p>Une recherche de cette nature correspond exactement, dans l'analyse +transcendante, à la résolution numérique des équations dans l'analyse +ordinaire. Ne pouvant obtenir le plus souvent la véritable intégrale, +celle qu'on nomme par opposition, l'intégrale <i>générale</i> ou <i>indéfinie</i>, +c'est-à -dire, la fonction qui, différentiée, a produit la formule +différentielle proposée, les analystes ont dû s'attacher à déterminer, +du moins, sans connaître une telle fonction, les valeur numériques +particulières qu'elle prendrait en assignant aux variables des valeurs +désignées. C'est évidemment résoudre la question arithmétique, sans +avoir préalablement résolu la question algébrique correspondante, qui, +le plus souvent, est précisément la plus importante. Une telle analyse +est donc par sa nature, aussi imparfaite que nous avons vu l'être la +résolution numérique des équations. Elle présente, comme celle-ci, une +confusion vicieuse du point de vue arithmétique avec le point de vue +algébrique; d'où résultent, soit sous le rapport purement logique, soit +relativement aux applications, des inconvéniens analogues. Je puis donc +me dispenser de reproduire ici les considérations indiquées dans la +cinquième leçon au sujet de l'algèbre. On conçoit néanmoins que, dans +l'impossibilité où nous sommes presque toujours de connaître les +véritables intégrales, il est de la plus haute importance d'avoir pu +obtenir au moins cette solution incomplète et nécessairement +insuffisante. Or, c'est à quoi on est heureusement parvenu aujourd'hui +pour tous les cas, l'évaluation des intégrales définies ayant été +ramenée à des méthodes entièrement générales, qui ne laissent à désirer, +dans un grand nombre d'occasions, qu'une moindre complication des +calculs, but vers lequel se dirigent aujourd'hui toutes les +transformations spéciales des analystes. Regardant maintenant comme +parfaite cette sorte d'<i>arithmétique transcendante</i>, la difficulté, dans +les applications, se réduit essentiellement à ne faire dépendre +finalement la recherche proposée que d'une simple détermination +d'intégrales définies, ce qui, évidemment, ne saurait être toujours +possible, quelque habileté analytique qu'on puisse employer à effectuer +une transformation aussi forcée.</p> + +<p>Par l'ensemble des considérations indiquées dans cette leçon, on voit +que, si le calcul différentiel constitue, de sa nature, un système +limité et parfait auquel il ne reste plus à ajouter rien d'essentiel, le +calcul intégral proprement dit, ou le simple traité de l'intégration, +présente nécessairement un champ inépuisable à l'activité de l'esprit +humain, indépendamment des applications indéfinies dont l'analyse +transcendante est évidemment susceptible. Les motifs généraux par +lesquels j'ai tâché de faire sentir, dans la cinquième leçon, +l'impossibilité de découvrir jamais la résolution algébrique des +équations d'un degré et d'une forme quelconques, ont sans aucun doute, +infiniment plus de force encore relativement à la recherche d'un procédé +unique d'intégration, invariablement applicable à tous les cas. <i>C'est</i>, +dit Lagrange, <i>un de ces problèmes dont on ne saurait espérer de +solution générale</i>. Plus on méditera sur ce sujet, plus on sera +convaincu, je ne crains pas de l'affirmer, qu'une telle recherche est +totalement chimérique, comme étant beaucoup trop supérieure à la faible +portée de notre intelligence, bien que les travaux des géomètres doivent +certainement augmenter dans la suite l'ensemble de nos connaissances +acquises sur l'intégration, et créer aussi des procédés d'une plus +grande généralité. L'analyse transcendante est encore trop près de sa +naissance, il y a surtout trop peu de temps qu'elle est conçue d'une +manière vraiment rationelle, pour que nous puissions nous faire une +juste idée de ce qu'elle pourra devenir un jour. Mais, quelles que +doivent être nos légitimes espérances, n'oublions pas de considérer +avant tout les limites imposées par notre constitution intellectuelle, +et qui, pour n'être pas susceptibles d'une détermination précise, n'en +ont pas moins une réalité incontestable.</p> + +<p>Au lieu de tendre à imprimer au calcul des fonctions indirectes, tel que +nous le concevons aujourd'hui, une perfection chimérique, je suis porté +à penser que lorsque les géomètres auront épuisé les applications les +plus importantes de notre analyse transcendante actuelle, ils se +créeront plutôt de nouvelles ressources, en changeant le mode de +dérivation des quantités auxiliaires introduites pour faciliter +l'établissement des équations, et dont la formation pourrait suivre une +infinité d'autres lois que la relation très-simple qui a été choisie, +d'après une conception que j'ai déjà indiquée dans la quatrième leçon. +Les moyens de cette nature me paraissent susceptibles, en eux-mêmes, +d'une plus grande fécondité que ceux qui consisteraient seulement à +pousser plus loin notre calcul actuel des fonctions indirectes. C'est +une pensée que je soumets aux géomètres dont les méditations se sont +tournées vers la philosophie générale de l'analyse.</p> + +<p>Du reste, quoique j'aie dû, dans l'exposition sommaire qui était l'objet +propre de cette leçon, rendre sensible l'état d'extrême imperfection où +se trouve encore le calcul intégral, on aurait une fausse idée des +ressources générales de l'analyse transcendante, si on accordait à cette +considération une trop grande importance. Il en est ici, en effet, comme +dans l'analyse ordinaire, où l'on est parvenu à utiliser, à un degré +immense, un très-petit nombre de connaissances fondamentales sur la +résolution des équations. Quelque peu avancés qu'ils soient réellement +jusqu'ici dans la science des intégrations, les géomètres n'en ont pas +moins tiré, de notions abstraites aussi peu multipliées, la solution +d'une multitude de questions de première importance en géométrie, en +mécanique, en thermologie, etc. L'explication philosophique de ce +double fait général résulte de l'importance et de la portée +nécessairement prépondérantes des connaissances abstraites, dont la +moindre se trouve naturellement correspondre à une foule de recherches +concrètes, l'homme n'ayant d'autre ressource pour l'extension successive +de ses moyens intellectuels, que dans la considération d'idées de plus +en plus abstraites et néanmoins positives.</p> + +<p>Pour achever de faire connaître, dans toute son étendue, le caractère +philosophique de l'analyse transcendante, il me reste à considérer une +dernière conception par laquelle l'immortel Lagrange, que nous +retrouvons sur toutes les grandes voies de la science mathématique, a +rendu cette analyse encore plus propre à faciliter l'établissement des +équations dans les problèmes les plus difficiles, en considérant une +classe d'équations encore plus <i>indirectes</i> que les équations +différentielles proprement dites. C'est le <i>calcul</i> ou plutôt la +<i>méthode des variations</i>, dont l'appréciation générale sera l'objet de +la leçon suivante.</p> +<a name="l8" id="l8"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>HUITIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml"><span class="sc">Sommaire</span>. Considérations générales sur le calcul des variations.</p> + +<p>Afin de saisir avec plus de facilité le caractère philosophique de la +méthode des variations, il convient d'abord de considérer sommairement +la nature spéciale des problèmes dont la résolution générale a nécessité +la formation de cette analyse hyper-transcendante. Ce calcul est encore +trop près de son origine, les applications en ont été jusqu'ici trop peu +variées, pour qu'on pût en concevoir une idée générale suffisamment +claire, si je me bornais à une exposition purement abstraite de sa +théorie fondamentale, bien qu'une telle exposition doive être ensuite, +sans aucun doute, l'objet principal et définitif de cette leçon.</p> + +<p>Les questions mathématiques qui ont donné naissance au <i>calcul des +variations</i> consistent, en général, dans la recherche des <i>maxima</i> et +des <i>minima</i> de certaines formules intégrales indéterminées, qui +expriment la loi analytique de tel ou tel phénomène géométrique ou +mécanique, considéré indépendamment d'aucun sujet particulier. Les +géomètres ont désigné pendant long-temps toutes les questions de ce +genre par le nom commun de <i>problèmes des isopérimètres</i>, qui ne +convient cependant qu'au plus petit nombre d'entre elles.</p> + +<p>Dans la théorie ordinaire des <i>maxima</i> et <i>minima</i>, on se propose de +découvrir, relativement à une fonction donnée d'une seule ou de +plusieurs variables, quelles valeurs particulières il faut assigner à +ces variables pour que la valeur correspondante de la fonction proposée +soit un <i>maximum</i> ou un <i>minimum</i>, par rapport à celles qui précèdent et +qui suivent immédiatement, c'est-à -dire qu'on cherche, à proprement +parler, à quel instant la fonction cesse de croître pour commencer à +décroître, ou réciproquement. Le calcul différentiel suffit pleinement, +comme on sait, à la résolution générale de cette classe de questions, en +montrant que les valeurs des diverses variables qui conviennent, soit au +<i>maximum</i>, soit au <i>minimum</i>, doivent toujours rendre nulles les +différentes dérivées du premier ordre de la fonction donnée, prises +séparément par rapport à chaque variable indépendante; et en indiquant +de plus un caractère propre à distinguer le <i>maximum</i> du <i>minimum</i>, qui +consiste, dans le cas d'une fonction d'une seule variable, par exemple, +en ce que la fonction dérivée du second ordre doit prendre une valeur +négative pour le <i>maximum</i>, et positive pour le <i>minimum</i>. Telles sont, +du moins, les conditions fondamentales qui se rapportent au plus grand +nombre des cas; les modifications qu'elles doivent subir pour que la +théorie soit complétement applicable à certaines questions, sont +d'ailleurs également assujetties à des règles abstraites aussi +invariables, quoique plus compliquées.</p> + +<p>La construction de cette théorie générale ayant fait disparaître +nécessairement le principal intérêt que les questions de ce genre +pouvaient inspirer aux géomètres, ils se sont élevés presque aussitôt à +la considération d'un nouvel ordre de problèmes, à la fois beaucoup plus +importans et d'une difficulté bien supérieure, ceux des <i>isopérimètres</i>. +Ce ne sont plus alors les valeurs des variables propres au <i>maximum</i> ou +au <i>minimum</i> d'une fonction donnée, qu'il s'agit de déterminer. C'est la +forme de la fonction elle-même qu'on se propose de découvrir, d'après la +condition du <i>maximum</i> ou du <i>minimum</i> d'une certaine intégrale définie, +seulement indiquée, qui dépend de cette fonction.</p> + +<p>La plus ancienne question de cette nature est celle du solide de moindre +résistance, traitée par Newton, dans le second livre des <i>Principes</i>, où +il détermine quelle doit être la courbe méridienne d'un solide de +révolution, pour que la résistance éprouvée par ce corps dans le sens de +son axe, en traversant avec une vitesse quelconque un fluide immobile, +soit la plus petite possible. Mais la marche suivie par Newton n'avait +point un caractère assez simple, assez général et surtout assez +analytique, par la nature de sa méthode spéciale d'analyse +transcendante, pour qu'une telle solution pût suffire à entraîner les +géomètres vers ce nouvel ordre de problèmes. L'impulsion vraiment +décisive à cet égard ne pouvait guère partir que de l'un des géomètres +occupés sur le continent à élaborer et à appliquer la méthode +infinitésimale proprement dite. C'est ce que fit, en 1695, Jean +Bernouilli, en proposant le problème célèbre de la brachystochrone, qui +suggéra depuis une si longue suite de questions analogues. Il consiste à +déterminer la courbe qu'un corps pesant doit suivre pour descendre d'un +point à un autre dans le temps le plus court. En se bornant à la simple +chute dans le vide, seul cas qu'on ait d'abord considéré, on trouve +assez facilement que la courbe cherchée doit être une cycloïde +renversée, à base horizontale, ayant son origine au point le plus élevé. +Mais la question peut être singulièrement compliquée, soit en ayant +égard à la résistance du milieu, soit en tenant compte du changement +d'intensité de la pesanteur.</p> + +<p>Quoique cette nouvelle classe de problèmes ait été primitivement fournie +par la mécanique, c'est néanmoins dans la géométrie qu'on a puisé plus +tard les sujets des principales recherches. Ainsi, on s'est proposé de +découvrir, parmi toutes les courbes de même contour tracées entre deux +points donnés, quelle est celle dont l'aire est un <i>maximum</i> ou un +<i>minimum</i>, d'où est venu proprement le nom de <i>problème des +ipérimètres</i>; ou bien on a demandé que le <i>maximum</i> et le <i>minimum</i> +eussent lieu pour la surface engendrée par la révolution de la courbe +cherchée autour d'un axe, ou pour le volume correspondant; dans d'autres +cas, c'était la hauteur verticale du centre de gravité de la courbe +inconnue, ou de la surface et du volume qu'elle pouvait engendrer, qui +devait devenir un <i>maximum</i> ou un <i>minimum</i>, etc. Enfin, ces problèmes +ont été successivement variés et compliqués, pour ainsi dire à l'infini, +par les Bernouilli, par Taylor, et surtout par Euler, avant que Lagrange +en eût assujetti la solution à une méthode abstraite et entièrement +générale, dont la découverte a fait cesser l'empressement des géomètres +pour un tel ordre de recherches. Il ne s'agit point ici de tracer, même +sommairement, l'histoire de cette partie supérieure des mathématiques, +quelque intéressante qu'elle fût. Je n'ai fait l'énumération de +certaines questions principales choisies parmi les plus simples, +qu'afin de rendre sensible la destination générale qu'avait +essentiellement, à son origine, la méthode des variations.</p> + +<p>On voit que, considérés sous le point de vue analytique, tous ces +problèmes consistent, par leur nature, à déterminer quelle forme doit +avoir une certaine fonction inconnue d'une ou de plusieurs variables, +pour que telle ou telle intégrale dépendante de cette fonction se trouve +avoir, entre des limites assignées, une valeur qui soit un <i>maximum</i> ou +un <i>minimum</i>, relativement à toutes celles qu'elle prendrait si la +fonction cherchée avait une autre forme quelconque. Ainsi, par exemple, +dans le problème de la brachystochrone, on sait que si y=∫(z), +x=φ(z) sont les équations rectilignes de la courbe cherchée, en +supposant les axes des x et des y horizontaux, et l'axe z des vertical, +le temps de la chute d'un corps pesant le long de cette courbe, depuis +le point dont l'ordonnée est z<sub>1</sub> jusqu'à celui dont l'ordonnée est z<sub>2</sub> +est généralement exprimé par l'intégrale définie<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a> +<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>.</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/004.png"></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" +name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17"> +(retour) </a> J'emploie la notation simple et lumineuse + proposée par M. Fourier, pour désigner les intégrales + définies, en mentionnant distinctement leurs limites. +</blockquote> + +<p>Il faut donc trouver quelles doivent être les deux fonctions inconnues ∫ +et φ pour que cette intégrale soit un minimum. De même, demander +quelle est, parmi toutes les courbes planes isopérimètres, celle qui +renferme la plus grande aire, c'est proposer de trouver, parmi toutes +les fonctions ∫(x) qui peuvent donner à l'intégrale</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/005.png"></p> + +<p>une certaine valeur constante, celle qui rend un +maximum l'intégrale ∫ ∫(x) dx, prise entre les mêmes limites. Il en +est évidemment toujours ainsi dans toutes les autres questions de ce +genre.</p> + +<p>Dans les solutions que les géomètres donnaient de ces problèmes avant +Lagrange, on se proposait essentiellement de les ramener à la théorie +ordinaire des maxima et minima. Mais les moyens employés pour effectuer +cette transformation consistaient en de simples artifices particuliers, +propres à chaque cas, et dont la découverte ne comportait point de +régles invariables et certaines, en sorte que toute question vraiment +nouvelle reproduisait constamment des difficultés analogues, sans que +les solutions déjà obtenues pussent être réellement d'aucun secours +essentiel, autrement que par les habitudes qu'elles avaient fait +contracter à l'intelligence. En un mot, cette branche des mathématiques +présentait alors l'imperfection nécessaire qui existe constamment tant +qu'on n'est point parvenu à saisir distinctement, pour la traiter d'une +manière abstraite et dès-lors générale, la partie commune à toutes les +questions d'une même classe.</p> + +<p>En cherchant à réduire tous les divers problèmes des isopérimètres à +dépendre d'une analyse commune, organisée abstraitement en un calcul +distinct, Lagrange a été conduit à concevoir une nouvelle nature de +différentiations, auxquelles il a appliqué la caractéristique δ, en +réservant la caractéristique d pour les simples différentielles +ordinaires. Ces différentielles d'une espèce nouvelle, qu'il a désignées +sous le nom de <i>variations</i>, consistent dans les accroissemens +infiniment petits que reçoivent les intégrales, non en vertu +d'accroissemens analogues de la part des variables correspondantes, +comme pour l'analyse transcendante ordinaire, mais en supposant que la +forme de la fonction placée sous le signe d'intégration vienne à changer +infiniment peu. Cette distinction se conçoit, par exemple, avec +facilité, relativement aux courbes, où l'on voit l'ordonnée ou toute +autre variable de la courbe, comporter deux sortes de différentielles +évidemment très-différentes, suivant que l'on passe d'un point à un +autre infiniment voisin sur la même courbe, ou bien au point +correspondant de la courbe infiniment voisine produite par une certaine +modification déterminée de la première<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a> +<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a>. Il est clair, du reste, que, +par leur nature, les <i>variations</i> relatives de diverses grandeurs liées +entre elles par des lois quelconques, se calculent, à la caractéristique +près, exactement de la même manière que les différentielles. Enfin, on +déduit également de la notion générale des <i>variations</i> les principes +fondamentaux de l'algorithme propre à cette méthode et qui consistent +simplement dans la faculté évidente de pouvoir transposer à volonté les +caractéristiques spécialement affectées aux variations avant ou après +celles qui correspondent aux différentielles ordinaires.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" +name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18"> +(retour) </a> Leïbnitz avait déjà considéré la comparaison + d'une courbe à une autre infiniment voisine; c'est ce qu'il + appelait <i>différentiatio de curvâ in curvam</i>. Mais cette + comparaison n'avait aucune analogie avec la conception de + Lagrange, les courbes de Leïbnitz étant renfermées dans une + même équation générale, d'où elles se déduisent par le + simple changement d'une constante arbitraire. +</blockquote> + +<p>Cette conception abstraite une fois formée, Lagrange a pu réduire +aisément, de la manière la plus générale, tous les problèmes des +isopérimètres à la simple théorie ordinaire des <i>maxima</i> et des +<i>minima</i>. Pour se faire une idée nette de cette grande et heureuse +transformation, il faut préalablement considérer une distinction +essentielle à laquelle donnent lieu les diverses questions des +isopérimètres.</p> + +<p>On doit, en effet, partager ces recherches en deux classes générales, +selon que les <i>maxima</i> et <i>minima</i> demandés sont <i>absolus</i> ou +<i>relatifs</i>, pour employer les expressions abrégées des géomètres. Le +premier cas est celui où les intégrales définies indéterminées dont on +cherche le <i>maximum</i> ou le <i>minimum</i>, ne sont assujetties, par la nature +du problème, à aucune condition; comme il arrive, par exemple, dans le +problème de la brachystochrone, où il s'agit de choisir entre toutes les +courbes imaginables. Le second cas a lieu, quand, au contraire, les +intégrales variables ne peuvent changer que suivant certaines +conditions, consistant ordinairement en ce que d'autres intégrales +définies, dépendant également des fonctions cherchées, conservent +constamment une même valeur donnée; comme, par exemple, dans toutes les +questions géométriques concernant les figures <i>isopérimètres</i> proprement +dites, et où, par la nature du problème, l'intégrale relative à la +longueur de la courbe ou à l'aire de la surface, doit rester constante +pendant le changement de celle qui est l'objet de la recherche proposée.</p> + +<p>Le calcul des variations donne immédiatement la solution générale des +questions de la première espèce. Car, il suit évidemment de la théorie +ordinaire des <i>maxima</i> et <i>minima</i>, que la relation cherchée doit rendre +nulle la <i>variation</i> de l'intégrale proposée par rapport à chaque +variable indépendante, ce qui donne la condition commune au maximum et +au minimum; et, comme caractère propre à distinguer l'un de l'autre, que +la variation du second ordre de la même intégrale doit être négative +pour le maximum et positive pour le minimum. Ainsi, par exemple, dans le +problème de la brachystochrone, on aura, pour déterminer la nature de la +courbe cherchée, l'équation de condition,</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/006.png"></p> + +<p>qui, se décomposant +en deux, par rapport aux deux fonctions inconnues ∫ et φ qui sont +indépendantes l'une de l'autre, exprimera complètement la définition +analytique de la courbe demandée. La seule difficulté propre à cette +nouvelle analyse consiste dans l'élimination de la caractéristique +δ, pour laquelle le calcul des variations fournit des règles +invariables et complètes, fondées, en général, sur le procédé de +l'intégration par parties, dont Lagrange a su tirer ainsi un parti +immense. Le but constant de cette première élaboration analytique, dans +l'exposition de laquelle je ne dois nullement entrer ici, est de faire +parvenir aux équations différentielles proprement dites, ce qui se peut +toujours, et par-là la question rentre dans le domaine de l'analyse +transcendante ordinaire, qui achève la solution, du moins en la ramenant +à l'algèbre pure, si on sait effectuer l'intégration. La destination +générale, propre à la méthode des variations, est d'opérer cette +transformation, pour laquelle Lagrange a établi des règles simples, +invariables, et d'un succès toujours assuré.</p> + +<p>Je ne dois pas négliger, dans cette rapide indication générale, de faire +remarquer, comme un des plus grands avantages spéciaux de la méthode des +variations comparée aux solutions isolées qu'on avait auparavant des +problèmes des isopérimètres, l'importante considération de ce que +Lagrange appelle les <i>équations aux limites</i>, entièrement négligées +avant lui, et sans lesquelles néanmoins la plupart des solutions +particulières restaient nécessairement incomplètes. Quand les limites +des intégrales proposées doivent être fixes, leurs variations étant +nulles, il n'y a pas lieu d'en tenir compte. Mais il n'en est plus ainsi +quand ces limites, au lieu d'être rigoureusement invariables, sont +assujetties seulement à certaines conditions; comme, par exemple, si +les deux points entre lesquels doit être tracée la courbe cherchée ne +sont pas fixes, et doivent seulement rester sur des lignes ou des +surfaces données. Alors, il faut avoir égard aux variations de leurs +coordonnées, et établir entr'elles les relations correspondantes aux +équations de ces lignes ou de ces surfaces.</p> + +<p>Cette considération essentielle n'est que le dernier complément d'une +considération plus générale et plus importante relative aux variations +des diverses variables indépendantes. Si ces variables sont réellement +indépendantes les unes des autres, comme lorsqu'on compare toutes les +courbes imaginables susceptibles d'être tracées entre deux points, il en +sera de même de leurs variations, et par suite les termes relatifs à +chacune de ces variations devront être séparément nuls dans l'équation +générale qui exprime le maximum ou le minimum. Mais si, au contraire, on +suppose les variables assujetties à de certaines conditions quelconques, +il faudra tenir compte de la relation qui en résulte entre leurs +variations, de telle sorte que le nombre des équations dans lesquelles +se décompose alors cette équation générale soit toujours égal à celui +seulement des variables qui restent vraiment indépendantes. C'est ainsi, +par exemple, qu'au lieu de chercher le plus court chemin pour aller +d'un point à un autre, en choisissant parmi tous les chemins possibles, +on peut se proposer de trouver seulement quel est le plus court entre +tous ceux qu'on peut suivre sur une surface quelconque donnée, question +dont la solution générale constitue certainement une des plus belles +applications de la méthode des variations.</p> + +<p>Les problèmes où l'on considère de telles conditions modificatrices se +rapprochent beaucoup, par leur nature, de la seconde classe générale +d'applications de la méthode des variations, caractérisée ci-dessus +comme consistant dans la recherche des maxima et minima <i>relatifs</i>. Il y +a néanmoins, entre les deux cas, cette différence essentielle, que, dans +ce dernier, la modification est exprimée par une intégrale qui dépend de +la fonction cherchée, tandis que, dans l'autre, elle se trouve désignée +par une équation finie qui est immédiatement donnée. On conçoit par là , +que la recherche des maxima et minima <i>relatifs</i> est toujours et +nécessairement plus compliquée que celle des maxima et minima <i>absolus</i>. +Heureusement, un théorème général fort important, trouvé avant +l'invention du calcul des variations, et qui est une des plus belles +découvertes dues au génie du grand Euler, donne un moyen uniforme et +très-simple de faire rentrer ces deux classes de questions l'une dans +l'autre. Il consiste, en ce que si l'on ajoute à l'intégrale qui doit +être un maximum ou un minimum un multiple constant et indéterminé de +celle qui doit rester constante par la nature du problème, il suffira de +chercher, suivant le procédé général de Lagrange, ci-dessus indiqué, le +maximum ou le minimum <i>absolu</i> de cette expression totale. On peut +aisément concevoir, en effet, que la partie de la variation complète qui +proviendrait de la dernière intégrale doit aussi bien être nulle, à +cause de la constance de celle-ci, que la portion due à la première +intégrale, qui s'anéantit en vertu de l'état maximum ou minimum. Ces +deux conditions distinctes, s'accordent évidemment pour produire, sous +ce rapport, des effets exactement semblables.</p> + +<p>Telle est, par aperçu, la manière générale dont la méthode des +variations s'applique à toutes les diverses questions qui composent ce +qu'on appelait la théorie des isopérimètres. On aura sans doute remarqué +dans cette exposition sommaire, à quel degré s'est trouvée utilisée par +cette nouvelle analyse la seconde propriété fondamentale de l'analyse +transcendante, appréciée dans la sixième leçon, savoir: la généralité +des expressions infinitésimales pour représenter un même phénomène +géométrique ou mécanique, en quelque corps qu'il soit considéré. C'est, +en effet, sur cette généralité que sont fondées, par leur nature, toutes +les solutions dues à la méthode des variations. Si une formule unique ne +pouvait point exprimer la longueur ou l'aire de toute courbe quelconque, +si on n'avait point une autre formule fixe pour désigner le temps de la +chute d'un corps pesant, suivant quelque ligne qu'il descende, etc., +comment eût-il été possible de résoudre des questions qui exigent +inévitablement, par leur nature, la considération simultanée de tous les +cas que peuvent déterminer dans chaque phénomène les divers sujets qui +le manifestent?</p> + +<p>Quelle que soit l'extrême importance de la théorie des isopérimètres, et +quoique la méthode des variations n'ait eu primitivement d'autre objet +que la résolution rationnelle et générale de cet ordre de problèmes, on +n'aurait cependant qu'une idée incomplète de cette belle analyse, si on +bornait là sa destination. En effet, la conception abstraite de deux +natures distinctes de différentiations, est évidemment applicable +non-seulement aux cas pour lesquels elle a été créée, mais aussi à tous +ceux qui présentent, par quelque cause que ce soit, deux manières +différentes de faire varier les mêmes grandeurs. C'est ainsi que +Lagrange lui-même a fait, dans sa <i>mécanique analytique</i>, une immense +application capitale de son calcul des variations, en l'employant à +distinguer les deux sortes de changemens que présentent si naturellement +les questions de mécanique rationnelle pour les divers points que l'on +considère, suivant que l'on compare les positions successives qu'occupe, +en vertu du mouvement, un même point de chaque corps dans deux instans +consécutifs, ou que l'on passe d'un point du corps à un autre dans le +même instant. L'une de ces comparaisons produit les différentielles +ordinaires; l'autre donne lieu aux variations, qui ne sont, là comme +partout, que des différentielles prises sous un nouveau point de vue. +C'est dans une telle acception générale qu'il faut concevoir le calcul +des variations, pour apprécier convenablement l'importance de cet +admirable instrument logique, le plus puissant que l'esprit humain ait +construit jusqu'ici.</p> + +<p>La méthode des variations n'étant qu'une immense extension de l'analyse +transcendante générale, je n'ai pas besoin de constater spécialement +qu'elle est susceptible d'être envisagée sous les divers points de vue +fondamentaux que comporte le calcul des fonctions indirectes, considéré +dans son ensemble. Lagrange a inventé le calcul des variations d'après +la conception infinitésimale proprement dite, et même bien avant d'avoir +entrepris la reconstruction générale de l'analyse transcendante. Quand +il eut exécuté cette importante réformation, il montra aisément comment +elle pouvait aussi s'appliquer au calcul des variations, qu'il exposa +avec tout le développement convenable, suivant sa théorie des fonctions +dérivées. Mais, plus l'emploi de la méthode des variations est difficile +pour l'intelligence à cause du degré d'abstraction supérieur des idées +considérées, plus il importe de ménager dans son application les forces +de notre esprit, en adoptant la conception analytique la plus directe et +la plus rapide, c'est-à -dire, celle de Leïbnitz. Aussi Lagrange lui-même +l'a-t-il constamment préférée dans l'important usage qu'il a fait du +calcul des variations pour la <i>mécanique analytique</i>. Il n'existe pas, +en effet, la moindre hésitation à cet égard parmi les géomètres.</p> + +<p>Afin d'éclaircir aussi complétement que possible le caractère +philosophique du calcul des variations, je crois devoir terminer en +indiquant sommairement ici une considération qui me semble importante, +et par laquelle je puis le rapprocher de l'analyse transcendante +ordinaire à un plus haut degré que Lagrange ne me paraît l'avoir +fait<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a> +<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" +name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19"> +(retour) </a> Je me propose de développer plus tard cette + considération nouvelle, dans un travail spécial sur le + <i>calcul des variations</i>, qui a pour objet de présenter + l'ensemble de cette analyse hyper-transcendante sous un + nouveau point de vue, que je crois propre à en étendre la + portée générale. +</blockquote> + +<p>Nous avons remarqué, d'après Lagrange, dans la leçon précédente, la +formation du calcul aux différences partielles, créé par d'Alembert, +comme ayant introduit, dans l'analyse transcendante, une nouvelle idée +élémentaire, la notion de deux sortes d'accroissemens distincts et +indépendans les uns des autres que peut recevoir une fonction de deux +variables, en vertu du changement de chaque variable séparément. C'est +ainsi que l'ordonnée verticale d'une surface, ou toute autre grandeur +qui s'y rapporte, varie de deux manières tout-à -fait distinctes et qui +peuvent suivre les lois les plus diverses, en faisant croître tantôt +l'une tantôt l'autre des deux coordonnées horizontales. Or, une telle +considération me semble très-rapprochée, par sa nature, de celle qui +sert de base générale à la méthode des variations. Celle-ci, en effet, +n'a réellement fait autre chose que transporter aux variables +indépendantes elles-mêmes la manière de voir déjà adoptée pour les +fonctions de ces variables, ce qui en a singulièrement agrandi l'usage. +Je crois, d'après cela, que, sous le seul rapport des conceptions +fondamentales, on peut envisager le calcul créé par d'Alembert, comme +ayant établi une transition naturelle et nécessaire entre le calcul +infinitésimal ordinaire et le calcul des variations, dont une telle +filiation me paraît devoir éclaircir et simplifier la notion générale.</p> + +<p>D'après les diverses considérations indiquées dans cette leçon, la +méthode des variations se présente comme le plus haut degré de +perfection connu jusqu'ici de l'analyse des fonctions indirectes. Dans +son état primitif, cette dernière analyse s'est présentée comme un +puissant moyen général de faciliter l'étude mathématique des phénomènes +naturels, en introduisant, pour l'expression de leurs lois, la +considération de grandeurs auxiliaires choisies de telle manière, que +leurs relations soient nécessairement plus simples et plus aisées à +obtenir que celles des grandeurs directes. Mais la formation de ces +équations différentielles n'était point conçue comme pouvant comporter +aucunes règles générales et abstraites. Or, l'analyse des variations, +considérée sous le point de vue le plus philosophique, peut être +envisagée comme essentiellement destinée, par sa nature, à faire +rentrer, autant que possible, dans le domaine du calcul, l'établissement +même des équations différentielles, car tel est, pour un grand nombre de +questions importantes et difficiles, l'effet général des équations +<i>variées</i> qui, encore plus <i>indirectes</i> que les simples équations +différentielles par rapport aux objets propres de la recherche, sont +aussi bien plus aisées à former, et desquelles on peut ensuite, par des +procédés analytiques invariables et complets, destinés à éliminer le +nouvel ordre d'infinitésimales auxiliaires introduit, déduire ces +équations différentielles ordinaires, qu'il eût été souvent impossible +d'établir immédiatement. La méthode des variations constitue donc la +partie la plus sublime de ce vaste système de l'analyse mathématique +qui, partant des plus simples élémens de l'algèbre, organise, par une +succession d'idées non-interrompue, des moyens généraux de plus en plus +puissans pour l'étude approfondie de la philosophie naturelle, et qui, +dans son ensemble, présente, sans aucune comparaison, le monument le +plus imposant et le moins équivoque de la portée de l'esprit humain. +Mais, il faut reconnaître aussi que les conceptions habituellement +considérées dans la méthode des variations étant, par leur nature, plus +indirectes, plus générales, et surtout beaucoup plus abstraites que +toutes les autres, l'emploi d'une telle méthode exige nécessairement, et +d'une manière soutenue, le plus haut degré connu de contention +intellectuelle, pour ne jamais perdre de vue l'objet précis de la +recherche en suivant des raisonnemens qui offrent à l'esprit des points +d'appui aussi peu déterminés, et dans lesquels les signes ne sont +presque jamais d'aucun secours. On doit, sans doute, attribuer en +grande partie à cette difficulté nécessaire le peu d'usage réel que les +géomètres, excepté Lagrange, ont fait jusqu'ici d'une conception aussi +admirable.</p> +<a name="l9" id="l9"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>NEUVIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml"><span class="sc">Sommaire</span>. Considérations générales sur le calcul aux différences finies.</p> + +<p>Les diverses considérations fondamentales indiquées dans les cinq leçons +précédentes constituent réellement toutes les bases essentielles d'une +exposition complète de l'analyse mathématique, envisagée sous le point +de vue philosophique. Néanmoins, pour ne négliger aucune conception +générale vraiment importante relative à cette analyse, je crois devoir, +avant de passer à l'étude philosophique de la mathématique concrète, +expliquer très-sommairement le véritable caractère propre à un genre de +calcul fort étendu, et qui, bien que rentrant au fond dans l'analyse +ordinaire, est cependant encore regardé comme étant d'une nature +essentiellement distincte. Il s'agit de ce qu'on appelle le <i>calcul aux +différences finies</i>, qui sera le sujet spécial de cette leçon.</p> + +<p>Ce calcul, créé par Taylor, dans son célèbre ouvrage intitulé <i>méthodes +incrumentorum</i>, consiste essentiellement, comme on sait, dans la +considération des accroissemens finis que reçoivent les fonctions par +suite d'accroissemens analogues de la part des variables +correspondantes. Ces accroissemens ou <i>différences</i>, auxquels on +applique la caractéristique δ, pour les distinguer des +<i>differentielles</i> ou accroissemens infiniment petits, peuvent être, à +leur tour, envisagés comme de nouvelles fonctions, et devenir le sujet +d'une seconde considération semblable, et ainsi de suite, d'où résulte +la notion des différences des divers ordres successifs, analogues, au +moins en apparence, aux ordres consécutifs des différentielles. Un tel +calcul présente, évidemment, comme le calcul des fonctions indirectes, +deux classes générales de questions: 1º déterminer les différences +successives de toutes les diverses fonctions analytiques à une ou à +plusieurs variables, en résultat d'un mode d'accroissement défini des +variables indépendantes, que l'on suppose, en général, augmenter en +progression arithmétique; 2º réciproquement, en partant de ces +différences, ou, plus généralement, d'équations quelconques établies +entre elles, remonter aux fonctions primitives elles-mêmes, ou à leurs +relations correspondantes. D'où la décomposition de ce calcul total en +deux calculs distincts, auxquels on donne ordinairement les noms de +<i>calcul direct aux différences finies</i>, et de <i>calcul inverse aux +différences finies</i>, ce dernier étant aussi appelé quelquefois <i>calcul +intégral aux différences finies</i>. Chacun de ces deux calculs serait +d'ailleurs évidemment susceptible d'une distribution rationnelle +semblable à celle exposée dans la septième leçon pour le calcul +différentiel et le calcul intégral, ce qui me dispense d'en faire une +mention distincte.</p> + +<p>Il n'est pas douteux que, par une telle conception, Taylor a cru fonder +un calcul d'une nature entièrement nouvelle, absolument distinct de +l'analyse ordinaire, et plus général que le calcul de Leïbnitz, quoique +consistant dans une considération analogue. C'est aussi de cette manière +que presque tous les géomètres ont jugé l'analyse de Taylor. Mais +Lagrange, avec sa profondeur habituelle, a clairement aperçu que ces +propriétés appartenaient bien plus aux formes et aux notations employées +par Taylor qu'au fond même de sa théorie. En effet, ce qui fait le +caractère propre de l'analyse de Leïbnitz, et la constitue en un calcul +vraiment distinct et supérieur, c'est que les fonctions dérivées sont, +en général, d'une toute autre nature que les fonctions primitives, en +sorte qu'elles peuvent donner lieu à des relations plus simples et d'une +formation plus facile, d'où résultent les admirables propriétés +fondamentales de l'analyse transcendante, expliquées dans les leçons +précédentes. Mais il n'en est nullement ainsi pour les <i>différences</i> +considérées par Taylor. Car ces différences sont, par leur nature, des +fonctions essentiellement semblables à celles qui les ont engendrées, ce +qui les rend impropres à faciliter l'établissement des équations, et ne +leur permet pas davantage de conduire à des relations plus générales. +Toute équation aux différences finies est vraiment, au fond, une +équation directement relative aux grandeurs mêmes dont on compare les +états successifs. L'échafaudage de nouveaux signes, qui fait illusion +sur le véritable caractère de ces équations, ne le déguise cependant que +d'une manière fort imparfaite, puisqu'on pourrait toujours le mettre +aisément en évidence en remplaçant constamment les <i>différences</i> par les +combinaisons équivalentes des grandeurs primitives, dont elles ne sont +réellement autre chose que les désignations abrégées. Aussi, le calcul +de Taylor n'a-t-il jamais offert et ne peut-il offrir, dans aucune +question de géométrie ou de mécanique, ce puissant secours général que +nous avons vu résulter nécessairement de l'analyse de Leïbnitz. Lagrange +a, d'ailleurs, très-nettement établi que la prétendue analogie observée +entre le calcul aux différences et le calcul infinitésimal était +radicalement vicieuse, en ce sens que les formules propres au premier +calcul ne peuvent nullement fournir, comme cas particuliers, celles qui +conviennent au second, dont la nature est essentiellement distincte.</p> + +<p>D'après l'ensemble de considérations que je viens d'indiquer, je crois +que le calcul aux différences finies est ordinairement classé à tort +dans l'analyse transcendante proprement dite, c'est-à -dire dans le +calcul des fonctions indirectes. Je le conçois, au contraire, en +adoptant pleinement les importantes réflexions de Lagrange, qui ne sont +pas encore suffisamment appréciées, comme étant seulement une branche +très-étendue et fort importante de l'analyse ordinaire, c'est-à -dire, de +ce que j'ai nommé le calcul des fonctions directes. Tel est, en effet, +ce me semble, son vrai caractère philosophique, que les équations qu'il +considère sont toujours, malgré la notation, de simples équations +<i>directes</i>.</p> + +<p>En précisant, autant que possible, l'explication précédente, on doit +envisager le calcul de Taylor comme ayant constamment pour véritable +objet la théorie générale des <i>suites</i>, dont, avant cet illustre +géomètre, on n'avait encore considéré que les cas les plus simples. +J'aurais dû, rigoureusement, mentionner cette importante théorie en +traitant, dans la cinquième leçon, de l'algèbre proprement dite, dont +elle est une branche si étendue. Mais, afin d'éviter tout double emploi, +j'ai préféré ne la signaler qu'en considérant le calcul aux différences +finies, qui, réduit à sa plus simple expression générale, n'est autre +chose, dans toute son étendue, qu'une étude rationnelle complète des +questions relatives aux <i>suites</i>.</p> + +<p>Toute <i>suite</i>, ou succession de nombres déduits les uns des autres +d'après une loi constante quelconque, donne lieu nécessairement à ces +deux questions fondamentales: 1º la loi de la suite étant supposée +connue, trouver l'expression de son terme général, de manière à pouvoir +calculer immédiatement un terme d'un rang quelconque, sans être obligé +de former successivement tous les précédens; 2º dans les mêmes +circonstances, déterminer la <i>somme</i> d'un nombre quelconque de termes de +la suite en fonction de leurs rangs, en sorte qu'on puisse la connaître +sans être forcé d'ajouter continuellement ces termes les uns aux autres. +Ces deux questions fondamentales étant supposées résolues, on peut en +outre se proposer réciproquement de trouver la loi d'une série d'après +la forme de son terme général, ou l'expression de la somme. Chacun de +ses divers problèmes comporte d'autant plus d'étendue et de difficulté, +que l'on peut concevoir un plus grand nombre de <i>lois</i> différentes pour +les séries, suivant le nombre de termes précédens dont chaque terme +dépend immédiatement, et suivant la fonction qui exprime cette +dépendance. On peut même considérer des séries à plusieurs indices +variables, comme l'a fait Laplace dans la <i>théorie analytique des +probabilités</i>, par l'analyse à laquelle il a donné le nom de <i>théorie +des fonctions génératrices</i>, bien qu'elle ne soit réellement qu'une +branche nouvelle et supérieure du calcul aux différences finies, ou de +la théorie générale des suites.</p> + +<p>Les divers aperçus généraux que je viens d'indiquer ne donnent même +qu'une idée imparfaite de l'étendue et de la variété vraiment infinie +des questions auxquelles les géomètres se sont élevés d'après cette +seule considération des séries, si simple en apparence, et si bornée à +son origine. Elle présente nécessairement autant de cas divers que la +résolution algébrique des équations envisagée dans toute son étendue; et +elle est, par sa nature, beaucoup plus compliquée, tellement même +qu'elle en dépend toujours, pour conduire à une solution complète. C'est +assez faire pressentir quelle doit être encore son extrême imperfection, +malgré les travaux successifs de plusieurs géomètres du premier ordre. +Nous ne possédons, en effet, jusqu'ici que la solution totale et +rationnelle des plus simples questions de cette nature.</p> + +<p>Il est maintenant aisé de concevoir l'identité nécessaire et parfaite +que j'ai annoncée ci-dessus, d'après les indications de Lagrange, entre +le calcul aux différences finies, et la théorie des suites prise dans +son ensemble. En effet, toute différentiation à la manière de Taylor +revient évidemment à trouver la <i>loi</i> de formation d'une suite à un ou à +plusieurs indices variables, d'après l'expression de son terme général; +de même, toute intégration analogue peut être regardée comme ayant pour +objet la sommation d'une suite, dont le terme général serait exprimé par +la différence proposée. Sous ce rapport, les divers problèmes de calcul +aux différences, direct ou inverse, résolus par Taylor et par ses +successeurs, ont réellement une très-grande valeur, comme traitant des +questions importantes relativement aux suites. Mais il est fort douteux +que la forme et la notation introduites par Taylor apportent réellement +aucune facilité essentielle dans la solution des questions de ce genre. +Il serait peut-être plus avantageux pour la plupart des cas, et +certainement plus rationnel, de remplacer les <i>différences</i> par les +termes mêmes dont elles désignent certaines combinaisons. Le calcul de +Taylor ne reposant pas sur une pensée fondamentale vraiment distincte, +et n'ayant de propre que son système de signes, il ne saurait y avoir +réellement, dans la supposition même la plus favorable, aucun avantage +important à le concevoir comme détaché de l'analyse ordinaire, dont il +n'est, à vrai dire, qu'une branche immense. Cette considération des +<i>différences</i>, le plus souvent inutile quand elle ne complique pas, me +semble conserver encore le caractère d'une époque où les idées +analytiques n'étant pas assez familières aux géomètres, ils devaient +naturellement préférer les formes spéciales propres aux simples +comparaisons numériques.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, je ne dois pas terminer cette appréciation générale +du calcul aux différences finies, sans signaler une nouvelle notion à +laquelle il a donné naissance, et qui a pris ensuite une grande +importance. C'est la considération de ces fonctions <i>périodiques</i> ou +<i>discontinues</i>, conservant toujours la même valeur pour une suite +infinie de valeurs assujéties à une certaine loi dans les variables +correspondantes, et qui doivent être nécessairement ajoutées aux +intégrales des équations aux différences finies pour les rendre +suffisamment générales, comme on ajoute de simples constantes +arbitraires à toutes les quadratures afin d'en compléter la généralité. +Cette idée, primitivement introduite par Euler, est devenue, dans ces +derniers temps, le sujet de travaux fort étendus de la part de M. +Fourier, qui l'a transportée dans le système général de l'analyse, et +qui en a fait un usage tellement neuf et si essentiel pour la théorie +mathématique de la chaleur que cette conception, dans son état actuel, +lui appartient vraiment d'une manière exclusive.</p> + +<p>Afin de signaler complétement le caractère philosophique du calcul aux +différences finies, je ne dois pas négliger de mentionner ici rapidement +les principales applications générales qu'on en a faites jusqu'à +présent.</p> + +<p>Il faudrait placer au premier rang, comme la plus étendue et la plus +importante, la solution des questions relatives aux suites, si, d'après +les explications données ci-dessus, la théorie générale des suites ne +devait pas être considérée comme constituant, par sa nature, le fond +même du calcul de Taylor. Cette grande classe de problèmes étant donc +écartée, la plus essentielle des véritables <i>applications</i> de l'analyse +de Taylor, est sans doute, jusqu'ici, la méthode générale des +<i>interpolations</i>, si fréquemment et si utilement employée dans la +recherche des lois <i>empiriques</i> des phénomènes naturels. La question +consiste, comme on sait, à intercaler, entre certains nombres donnés, +d'autres nombres intermédiaires assujétis à la même loi que l'on suppose +exister entre les premiers. On peut pleinement vérifier, dans cette +application principale du calcul de Taylor, combien, ainsi que je l'ai +expliqué plus haut, la considération des <i>différences</i> est vraiment +étrangère et souvent gênante, relativement aux questions qui dépendent +de cette analyse. En effet, Lagrange a remplacé les formules +d'interpolation déduites de l'algorithme ordinaire du calcul aux +différences finies par des formules générales beaucoup plus simples, qui +sont aujourd'hui presque toujours préférées, et qui ont été trouvées +directement, sans faire jouer aucun rôle à la notion superflue des +<i>différences</i>, qui ne faisaient que compliquer la question.</p> + +<p>Une dernière classe importante d'applications du calcul aux différences +finies, qui mérite d'être distinguée de la précédente, consiste dans +l'usage éminemment utile qu'on en fait, en géométrie, pour déterminer +par approximation la longueur et l'aire de quelque courbe que ce soit, +et, de même, la quadrature et la cubature d'un corps ayant une forme +quelconque. Ce procédé, qui peut d'ailleurs être conçu abstraitement +comme dépendant de la même recherche analytique que la question des +interpolations, présente souvent un supplément précieux aux méthodes +géométriques entièrement rationnelles, qui conduisent fréquemment à des +intégrations qu'on ne sait point encore effectuer, ou à des calculs +d'une exécution très-compliquée.</p> + +<p>Telles sont les diverses considérations principales que j'ai cru devoir +indiquer relativement au calcul des différences finies. Cet examen +complète l'étude philosophique que je m'étais proposé d'esquisser pour +la mathématique abstraite. Nous devons maintenant procéder à un travail +semblable sur la mathématique concrète, où nous nous attacherons surtout +à concevoir comment, en supposant parfaite la science générale du +calcul, on a pu, par des procédés invariables, réduire à de pures +questions d'analyse tous les problèmes que peuvent présenter la +géométrie et la mécanique, et imprimer ainsi à ces deux bases +fondamentales de la philosophie naturelle, un degré de précision et +surtout d'unité, en un mot, un caractère de haute perfection, qu'une +telle marche pouvait seule leur communiquer.</p> +<a name="l10" id="l10"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>DIXIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + + +<p class="sml"><span class="sc">Sommaire</span>. Vue générale de la géométrie.</p> + +<p>D'après l'explication générale présentée dans la troisième leçon +relativement au caractère philosophique de la mathématique concrète, +comparé à celui de la mathématique abstraite, je n'ai pas besoin +d'établir ici, d'une manière spéciale, que la géométrie doit être +considérée comme une véritable science naturelle, seulement bien plus +simple et par suite beaucoup plus parfaite qu'aucune autre. Cette +perfection nécessaire de la géométrie, obtenue essentiellement par +l'application, qu'elle comporte si éminemment, de l'analyse +mathématique, fait ordinairement illusion sur la nature réelle de cette +science fondamentale, que la plupart des esprits conçoivent aujourd'hui +comme une science purement rationnelle, tout-à -fait indépendante de +l'observation. Il est néanmoins évident, pour quiconque examine avec +attention le caractère des raisonnemens géométriques, même dans l'état +actuel de la géométrie abstraite, que, si les faits qu'on y considère +sont beaucoup plus liés entr'eux que ceux relatifs à toute autre +science, il existe toujours cependant, par rapport à chaque corps étudié +par les géomètres, un certain nombre de phénomènes primitifs, qui, +n'étant établis par aucun raisonnement, ne peuvent être fondés que sur +l'observation, et constituent la base nécessaire de toutes les +déductions. L'erreur commune à cet égard doit être regardée comme un +reste d'influence de l'esprit métaphysique, qui a si long-temps dominé, +même dans les études géométriques. Indépendamment de sa gravité logique, +cette fausse manière de voir présente continuellement, dans les +applications de la géométrie rationnelle, les plus grands inconvéniens, +en ce qu'elle empêche de concevoir nettement le passage du concret à +l'abstrait.</p> + +<p>La supériorité scientifique de la géométrie tient, en général, à ce que +les phénomènes qu'elle considère sont, nécessairement, les plus +universels et les plus simples de tous. Non-seulement tous les corps de +la nature peuvent évidemment donner lieu à des recherches géométriques, +aussi bien qu'à des recherches mécaniques, mais, de plus, les phénomènes +géométriques subsisteraient encore, quand même toutes les parties de +l'univers seraient supposées immobiles. La géométrie est donc, par sa +nature, plus générale que la mécanique. En même temps, ses phénomènes +sont plus simples; car ils sont évidemment indépendans des phénomènes +mécaniques, tandis que ceux-ci se compliquent toujours nécessairement +des premiers. Il en est de même, en comparant la géométrie à la +thermologie abstraite, qu'on peut concevoir aujourd'hui, depuis les +travaux de M. Fourier, ainsi que je l'ai indiqué dans la troisième +leçon, comme une nouvelle branche générale de la mathématique concrète. +En effet, les phénomènes thermologiques, considérés même indépendamment +des effets dynamiques qui les accompagnent presque constamment, surtout +dans les corps fluides, dépendent nécessairement des phénomènes +géométriques, puisque la forme des corps influe singulièrement sur la +répartition de la chaleur.</p> + +<p>C'est pour ces diverses raisons que nous avons dû classer précédemment +la géométrie comme la première partie de la mathématique concrète, celle +dont l'étude, outre son importance propre, sert de base indispensable à +toutes les autres.</p> + +<p>Avant de considérer directement l'étude philosophique des divers ordres +de recherches qui constituent la géométrie actuelle, il faut se faire +une idée nette et exacte de la destination générale de cette science, +envisagée dans son ensemble. Tel est l'objet de cette leçon.</p> + +<p>On définit communément la géométrie d'une manière très-vague et +tout-à -fait vicieuse, en se bornant à la présenter comme <i>la science de +l'étendue</i>. Il conviendrait d'abord d'améliorer cette définition, en +disant, avec plus de précision, que la géométrie a pour objet la +<i>mesure</i> de l'étendue. Mais une telle explication serait, par elle-même, +fort insuffisante, bien que, au fond, elle soit exacte. Un aperçu aussi +imparfait ne peut nullement faire connaître le véritable caractère +général de la science géométrique.</p> + +<p>Pour y parvenir, je crois devoir éclaircir préalablement deux notions +fondamentales, qui, très-simples en elles-mêmes, ont été singulièrement +obscurcies par l'emploi des considérations métaphysiques.</p> + +<p>La première est celle de l'<i>espace</i>, qui a donné lieu à tant de +raisonnemens sophistiques, à des discussions si creuses et si puériles +de la part des métaphysiciens. Réduite à son acception positive, cette +conception consiste simplement en ce que, au lieu de considérer +l'étendue dans les corps eux-mêmes, nous l'envisageons dans un milieu +indéfini, que nous regardons comme contenant tous les corps de +l'univers. Cette notion nous est naturellement suggérée par +l'observation, quand nous pensons à l'<i>empreinte</i> que laisserait un +corps dans un fluide où il aurait été placé. Il est clair, en effet, +que, sous le rapport géométrique, une telle <i>empreinte</i> peut être +substituée au corps lui-même, sans que les raisonnemens en soient +altérés. Quant à la nature physique de cet <i>espace</i> indéfini, nous +devons spontanément nous le représenter, pour plus de facilité, comme +analogue au milieu effectif dans lequel nous vivons, tellement que si ce +milieu était liquide, au lieu d'être gazeux, notre <i>espace</i> géométrique +serait sans doute conçu aussi comme liquide. Cette circonstance n'est +d'ailleurs évidemment que très-secondaire, l'objet essentiel d'une telle +conception étant seulement de nous faire envisager l'étendue séparément +des corps qui nous la manifestent. On comprend aisément <i>à priori</i> +l'importance de cette image fondamentale, puisqu'elle nous permet +d'étudier les phénomènes géométriques en eux-mêmes, abstraction faite de +tous les autres phénomènes qui les accompagnent constamment dans les +corps réels, sans cependant exercer sur eux aucune influence. +L'établissement régulier de cette abstraction générale doit être regardé +comme le premier pas qui ait été fait dans l'étude rationnelle de la +géométrie, qui eût été impossible s'il avait fallu continuer à +considérer avec la forme et la grandeur des corps l'ensemble de toutes +leurs autres propriétés physiques. L'usage d'une semblable hypothèse, +qui est peut-être la plus ancienne conception philosophique créée par +l'esprit humain, nous est maintenant devenu si familier, que nous avons +peine à mesurer exactement son importance, en appréciant les +conséquences qui résulteraient de sa suppression.</p> + +<p>Les spéculations géométriques ayant pu ainsi devenir abstraites, elles +ont acquis non-seulement plus de simplicité, mais encore plus de +généralité. Tant que l'étendue est considérée dans les corps eux-mêmes, +on ne peut prendre pour sujet des recherches que les formes +effectivement réalisées dans la nature, ce qui restreindrait +singulièrement le champ de la géométrie. Au contraire, en concevant +l'étendue dans l'<i>espace</i>, l'esprit humain peut envisager toutes les +formes quelconques imaginables, ce qui est indispensable pour donner à +la géométrie un caractère entièrement rationnel.</p> + +<p>La seconde conception géométrique préliminaire que nous devons examiner +est celle des différentes sortes d'étendue, désignées par les mots de +<i>volume</i><a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a> +<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>, <i>surface</i>, <i>ligne</i>, et même <i>point</i>, et dont l'explication +ordinaire est si peu satisfaisante.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" +name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20"> +(retour) </a> M. Lacroix a critiqué avec raison l'expression + de <i>solide</i>, communément employée par les géomètres pour + désigner un <i>volume</i>. Il est certain, en effet, que lorsque + nous voulons considérer séparément une certaine portion de + l'<i>espace</i> indéfini, conçu comme gazeux, nous en solidifions + par la pensée l'enceinte extérieure, en sorte qu'une <i>ligne</i> + et une <i>surface</i> sont habituellement, pour notre esprit, + tout aussi <i>solides</i> qu'un <i>volume</i>. On peut même remarquer + que, le plus souvent, afin que les corps se pénètrent + mutuellement avec plus de facilité, nous sommes obligés de + nous représenter comme creux l'intérieur des <i>volumes</i>, ce + qui rend encore plus sensible l'impropriété du mot + <i>solide</i>. +</blockquote> + +<p>Quoiqu'il soit évidemment impossible de concevoir aucune étendue +absolument privée de l'une quelconque des trois dimensions +fondamentales, il n'est pas moins incontestable que, dans une foule +d'occasions, même d'une utilité immédiate, les questions géométriques ne +dépendent que de deux dimensions, considérées séparément de la +troisième, ou d'une seule dimension, considérée séparément des deux +autres. D'un autre côté, indépendamment de ce motif direct, l'étude de +l'étendue à une seule dimension et ensuite à deux se présente clairement +comme un préliminaire indispensable pour faciliter l'étude des corps +complets ou à trois dimensions, dont la théorie immédiate serait trop +compliquée. Tels sont les deux motifs généraux qui obligent les +géomètres à considérer isolément l'étendue sous le rapport d'une ou de +deux dimensions, aussi bien que relativement à toutes les trois +ensemble.</p> + +<p>C'est afin de pouvoir penser, d'une manière permanente, à l'étendue dans +deux sens ou dans un seul, que l'esprit humain se forme les notions +générales de <i>surface</i>, et de <i>ligne</i>. Les expressions hyperboliques +habituellement employées par les géomètres pour les définir, tendent à +en faire concevoir une fausse idée. Mais, examinées en elles-mêmes, +elles n'ont d'autre destination que de nous permettre de raisonner avec +facilité sur ces deux genres d'étendue, en faisant complétement +abstraction de ce qui ne doit pas être pris en considération. Or, il +suffit, pour cela, de concevoir la dimension que l'on veut éliminer +comme devenue graduellement de plus en plus petite, les deux autres +restant les mêmes, jusqu'à ce qu'elle soit parvenue à un tel degré de +ténuité qu'elle ne puisse plus fixer l'attention. C'est ainsi qu'on +acquiert naturellement l'idée réelle d'une <i>surface</i>, et, par une +seconde opération analogue, l'idée d'une <i>ligne</i>, en renouvelant pour la +largeur ce qu'on a d'abord fait pour l'épaisseur. Enfin, si l'on répète +encore le même travail, on parvient à l'idée d'un <i>point</i>, ou d'une +étendue considérée uniquement par rapport à son lieu, abstraction faite +de toute grandeur, et destinée, par conséquent, à préciser les +positions. Les surfaces ont d'ailleurs évidemment la propriété générale +de circonscrire exactement les volumes; et, de même les lignes, à leur +tour, circonscrivent les surfaces, et sont limitées par les points. Mais +cette considération, à laquelle on a donné souvent trop d'importance, +n'est que secondaire.</p> + +<p>Les surfaces et les lignes sont donc réellement toujours conçues avec +trois dimensions; il serait, en effet, impossible de se représenter une +surface autrement que comme une plaque extrêmement mince, et une ligne +autrement que comme un fil infiniment délié. Il est même évident que le +degré de ténuité attribué par chaque individu aux dimensions dont il +veut faire abstraction, n'est pas constamment identique, car il doit +dépendre du degré de finesse de ses observations géométriques +habituelles. Ce défaut d'uniformité n'a d'ailleurs aucun inconvénient +réel, puisqu'il suffit, pour que les idées de surface et de ligne +remplissent la condition essentielle de leur destination, que chacun se +représente les dimensions à négliger comme plus petites que toutes +celles dont ses expériences journalières lui donnent occasion +d'apprécier la grandeur.</p> + +<p>On doit sans doute regretter qu'il soit encore nécessaire aujourd'hui +d'indiquer expressément une explication aussi simple que la précédente, +dans un ouvrage tel que celui-ci. Mais j'ai cru devoir signaler +rapidement ces considérations à cause du nuage ontologique dont une +fausse manière de voir enveloppe ordinairement ces notions premières. On +voit par là combien sont dépourvues de toute espèce de sens les +discussions fantastiques des métaphysiciens sur les fondemens de la +géométrie. On doit aussi remarquer que ces idées primordiales sont +habituellement présentées par les géomètres d'une manière peu +philosophique, puisqu'ils exposent, par exemple, les notions des +différentes sortes d'étendue dans un ordre absolument inverse de leur +enchaînement naturel, ce qui engendre souvent, pour l'enseignement +élémentaire, les plus graves inconvéniens.</p> + +<p>Ces préliminaires étant posés, nous pouvons procéder directement à la +définition générale de la géométrie, en concevant toujours cette science +comme ayant pour but final la <i>mesure</i> de l'étendue.</p> + +<p>Il est tellement nécessaire d'entrer à cet égard dans une explication +approfondie, fondée sur la distinction des trois espèces d'étendue, que +la notion de <i>mesure</i> n'est pas exactement la même par rapport aux +surfaces et aux volumes que relativement aux lignes, en sorte que, sans +cet examen, on se formerait une fausse idée de la nature des questions +géométriques.</p> + +<p>Si l'on prend le mot <i>mesure</i> dans son acception mathématique directe et +générale, qui signifie simplement l'évaluation des <i>rapports</i> qu'ont +entr'elles des grandeurs homogènes quelconques, on doit considérer, en +géométrie, que la <i>mesure</i> des surfaces et des volumes, par opposition +à celle des lignes, n'est jamais conçue, même dans les cas les plus +simples et les plus favorables, comme s'effectuant immédiatement. On +regarde comme directe la comparaison de deux lignes; celle de deux +surfaces ou de deux volumes est, au contraire, constamment indirecte. En +effet, on conçoit que deux lignes puissent être superposées; mais la +superposition de deux surfaces, ou, à plus forte raison, celle de deux +volumes, est évidemment impossible à établir dans le plus grand nombre +des cas; et, lors même qu'elle devient rigoureusement praticable, une +telle comparaison n'est jamais ni commode, ni susceptible d'exactitude. +Il est donc bien nécessaire d'expliquer en quoi consiste proprement la +mesure vraiment géométrique d'une surface ou d'un volume.</p> + +<p>Il faut considérer, pour cela, que, quelle que puisse être la forme d'un +corps, il existe toujours un certain nombre de lignes, plus ou moins +faciles à assigner, dont la longueur suffit pour définir exactement la +grandeur de sa surface ou de son volume. La géométrie, regardant ces +lignes comme seules susceptibles d'être mesurées immédiatement, se +propose de déduire, de leur simple détermination, le rapport de la +surface ou du volume cherchés, à l'unité de surface ou à l'unité de +volume. Ainsi l'objet général de la géométrie, relativement aux surfaces +et aux volumes, est proprement de ramener toutes les comparaisons de +surfaces ou de volumes, à de simples comparaisons de lignes.</p> + +<p>Outre la facilité immense que présente évidemment une telle +transformation pour la mesure des volumes et des surfaces, il en +résulte, en la considérant d'une manière plus étendue et plus +scientifique, la possibilité générale de réduire à des questions de +lignes, toutes les questions relatives aux volumes et aux surfaces, +envisagés quant à leur grandeur. Tel est souvent l'usage le plus +important des expressions géométriques qui déterminent les surfaces et +les volumes en fonction des lignes correspondantes.</p> + +<p>Ce n'est pas que les comparaisons immédiates entre surfaces ou entre +volumes ne soient jamais employées. Mais de telles mesures ne sont pas +regardées comme géométriques, et on n'y voit qu'un supplément +quelquefois nécessaire, quoique trop rarement applicable, à +l'insuffisance ou à la difficulté des procédés vraiment rationnels. +C'est ainsi que souvent on détermine le volume d'un corps, et, dans +certains cas, sa surface, d'après son poids. De même, en d'autres +occasions, quand on peut substituer au volume proposé un volume liquide +équivalent, on établit immédiatement la comparaison de deux volumes, en +profitant de la propriété que présentent les masses liquides, de +pouvoir prendre aisément toutes les formes qu'on veut leur donner. Mais +tous les moyens de cette nature sont purement mécaniques, et la +géométrie rationnelle les rejette nécessairement.</p> + +<p>Pour rendre plus sensible la différence de ces déterminations avec les +véritables mesures géométriques, je citerai un seul exemple +très-remarquable, la manière dont Galilée évalua le rapport de l'aire de +la cycloïde ordinaire à celle du cercle générateur. La géométrie de son +temps étant encore trop inférieure à la solution rationnelle d'un tel +problème, Galilée imagina de chercher ce rapport par une expérience +directe. Ayant pesé le plus exactement possible deux lames de même +matière et d'égale épaisseur, dont l'une avait la forme d'un cercle et +l'autre celle de la cycloïde engendrée, il trouva le poids de celle-ci +constamment triple de celui de la première, d'où il conclut que l'aire +de la cyloïde est triple de celle du cercle générateur, résultat +conforme à la véritable solution obtenue plus tard par Pascal et Wallis. +Un tel succès, sur lequel d'ailleurs Galilée n'avait pas pris le change, +tient évidemment à l'extrême simplicité réelle du rapport cherché; et on +conçoit l'insuffisance nécessaire de semblables expédiens, même +lorsqu'ils seraient effectivement praticables.</p> + +<p>On voit clairement, d'après ce qui précède, en quoi consistent +proprement la partie de la géométrie relative aux volumes et celle +relative aux surfaces. Mais on ne conçoit pas aussi nettement le +caractère de la géométrie des lignes, puisque nous avons semblé, pour +simplifier l'exposition, considérer la mesure des lignes comme se fesant +immédiatement. Il faut donc, par rapport à elles, un complément +d'explication.</p> + +<p>À cet effet, il suffit de distinguer, entre la ligne droite et les +lignes courbes; la mesure de la première étant seule regardée comme +directe, et celle des autres comme constamment indirecte. Bien que la +superposition soit quelquefois rigoureusement praticable pour les lignes +courbes, il est évident néanmoins que la géométrie vraiment rationnelle +doit la rejeter nécessairement, comme ne comportant, lors même qu'elle +est possible, aucune exactitude. La géométrie des lignes a donc pour +objet général de ramener constamment la mesure des lignes courbes à +celle des lignes droites; et par suite, sous un point de vue plus +étendu, de réduire à de simples questions de lignes droites toutes les +questions relatives à la grandeur des courbes quelconques. Pour +comprendre la possibilité d'une telle transformation, il faut remarquer +que, dans toute courbe quelconque, il existe constamment certaines +droites dont la longueur doit suffire pour déterminer celle de la +courbe. Ainsi, dans un cercle, il est évident que de la longueur du +rayon on doit pouvoir conclure celle de la circonférence; de même, la +longueur d'une ellipse dépend de celle de ses deux axes; la longueur +d'une cycloïde, du diamètre du cercle générateur, etc.; et si, au lieu +de considérer la totalité de chaque courbe, on demande plus généralement +la longueur d'un arc quelconque, il suffira d'ajouter, aux divers +paramètres rectilignes qui déterminent l'ensemble de la courbe, la corde +de l'arc proposé, ou les coordonnées de ses extrémités. Découvrir la +relation qui existe entre la longueur d'une ligne courbe et celle de +semblables lignes droites, tel est le problème général qu'on a +essentiellement en vue dans la partie de la géométrie relative à l'étude +des lignes.</p> + +<p>En combinant cette considération avec celles précédemment exposées sur +les volumes et sur les surfaces, on peut se former une idée très-nette +de la science géométrique, conçue dans son ensemble, en lui assignant +pour destination générale de réduire finalement les comparaisons de +toutes les espèces d'étendue, volumes, surfaces, ou lignes, à de simples +comparaisons de lignes droites, les seules regardées comme pouvant être +effectuées immédiatement, et qui, en effet, ne sauraient évidemment être +ramenées à d'autres plus faciles. En même temps qu'une telle conception +manifeste clairement le véritable caractère de la géométrie, elle me +semble propre à faire apercevoir, d'un coup-d'oeil unique, son utilité +et sa perfection.</p> + +<p>Afin de compléter rigoureusement cette explication fondamentale, il me +reste à indiquer comment il peut y avoir, en géométrie, une section +spéciale relative à la ligne droite, ce qui paraît d'abord incompatible +avec le principe que la mesure de cette classe de lignes doit être +toujours regardée comme immédiate.</p> + +<p>Elle l'est, en effet, par rapport à celle des lignes courbes, et de tous +les autres objets que la géométrie considère. Mais il est évident que +l'estimation d'une ligne droite ne peut être envisagée comme directe +qu'autant qu'on peut immédiatement porter sur elle l'unité linéaire. Or, +c'est ce qui présente le plus souvent des difficultés insurmontables, +comme j'ai eu occasion de l'exposer spécialement pour un autre motif +dans la troisième leçon. On doit alors faire dépendre la mesure de la +droite proposée d'autres mesures analogues, susceptibles d'être +immédiatement effectuées. Il y a donc nécessairement une première étude +géométrique distincte, exclusivement consacrée à la ligne droite; elle a +pour objet de déterminer les lignes droites, les unes par les autres, +d'après les relations propres aux figures quelconques résultant de leur +assemblage. Cette partie préliminaire de la géométrie, qui semble pour +ainsi dire imperceptible quand on envisage l'ensemble de la science, est +néanmoins susceptible d'un très-grand développement, lorsqu'on veut la +traiter dans toute son étendue. Elle est évidemment d'autant plus +importante, que, toutes les mesures géométriques devant se ramener, +autant que possible, à celle des lignes droites, l'impossibilité de +déterminer ces dernières suffirait pour rendre incomplète la solution de +chaque question quelconque.</p> + +<p>Telles sont donc, suivant leur enchaînement naturel, les diverses +parties fondamentales de la géométrie rationnelle. On voit que, pour +suivre dans son étude générale un ordre vraiment dogmatique, il faut +considérer d'abord la géométrie des lignes, en commençant par la ligne +droite, et passer ensuite à la géométrie des surfaces, pour traiter +enfin celle des volumes. Il y a lieu de s'étonner, sans doute, qu'une +classification méthodique qui dérive aussi simplement de la nature même +de la science n'ait pas été constamment suivie.</p> + +<p>Après avoir déterminé avec précision l'objet général et définitif des +recherches géométriques, il faut maintenant considérer la science sous +le rapport du champ embrassé par chacune de ses trois sections +fondamentales.</p> + +<p>Ainsi envisagée, la géométrie est évidemment susceptible, par sa +nature, d'une extension rigoureusement indéfinie; car la mesure des +lignes, des surfaces ou des volumes, présente nécessairement autant de +questions distinctes que l'on peut concevoir de formes différentes, +assujetties à des définitions exactes, et le nombre en est évidemment +infini.</p> + +<p>Les géomètres se sont bornés d'abord à considérer les formes les plus +simples que la nature leur fournissait immédiatement, ou qui se +déduisaient de ces élémens primitifs par les combinaisons les moins +compliquées. Mais ils ont senti, depuis Descartes, que, pour constituer +la science de la manière la plus philosophique, il fallait +nécessairement la faire porter, en général, sur toutes les formes +imaginables. Ils ont ainsi acquis la certitude raisonnée que cette +géométrie abstraite comprendrait inévitablement, comme cas particuliers, +toutes les diverses formes réelles que le monde extérieur pourrait +présenter, de façon à n'être jamais pris au dépourvu. Si, au contraire, +on s'était toujours réduit à la seule considération de ces formes +naturelles, sans s'y être préparé par une étude générale et par l'examen +spécial de certaines formes hypothétiques plus simples, il est clair que +les difficultés auraient été le plus souvent insurmontables au moment de +l'application effective. C'est donc un principe fondamental, dans la +géométrie vraiment rationnelle, que la nécessité de considérer, autant +que possible, toutes les formes qu'on peut concevoir rigoureusement.</p> + +<p>L'examen le moins approfondi suffit pour faire comprendre que ces formes +présentent une variété tout-à -fait infinie. Relativement aux lignes +courbes, en les regardant comme engendrées par le mouvement d'un point +assujetti à une certaine loi, il est clair qu'on aura, en général, +autant de courbes différentes que l'on supposera de lois différentes +pour ce mouvement, qui peut évidemment s'opérer suivant une infinité de +conditions distinctes, quoiqu'il puisse arriver accidentellement +quelquefois que de nouvelles générations produisent des courbes déjà +obtenues. Ainsi, pour me borner aux seules courbes planes, si un point +se meut de manière à rester constamment à la même distance d'un point +fixe, il engendrera un cercle; si c'est la somme ou la différence de ses +distances à deux points fixes qui demeure constante, la courbe décrite +sera une ellipse ou une hyperbole; si c'est leur produit, on aura une +courbe toute différente; si le point s'écarte toujours également d'un +point fixe et d'une droite fixe, il décrira une parabole; s'il tourne +sur un cercle en même temps que ce cercle roule sur une ligne droite, on +aura une cycloïde; s'il s'avance le long d'une droite, tandis que cette +droite, fixée par une de ses extrémités, tourne d'une manière +quelconque, il en résultera ce qu'on appelle, en général, des spirales +qui, à elles seules, présentent évidemment autant de courbes +parfaitement distinctes, qu'on peut supposer de relations différentes +entre ces deux mouvemens de translation et de rotation, etc., etc. +Chacune de ces diverses courbes peut ensuite en fournir de nouvelles, +par les différentes constructions générales que les géomètres ont +imaginées, et qui donnent naissance aux développées, aux épicycloïdes, +aux caustiques, etc., etc. Enfin il existe évidemment une variété encore +plus grande parmi les courbes à double courbure.</p> + +<p>Relativement aux surfaces, les formes en sont nécessairement bien plus +diverses encore, en les regardant comme engendrées par le mouvement des +lignes. En effet, la forme peut alors varier, non seulement en +considérant, comme dans les courbes, les différentes lois en nombre +infini auxquelles peut être assujetti le mouvement de la ligne +génératrice, mais aussi en supposant que cette ligne elle-même vienne à +changer de nature, ce qui n'a pas d'analogue dans les courbes, les +points qui les décrivent ne pouvant avoir aucune figure distincte. Deux +classes de conditions très-diverses peuvent donc faire varier les formes +des surfaces, tandis qu'il n'en existe qu'une seule pour les lignes. Il +est inutile de citer spécialement une série d'exemples propres à +vérifier cette multiplicité doublement infinie qu'on remarque parmi les +surfaces. Il suffirait, pour s'en faire une idée, de considérer +l'extrême variété que présente le seul groupe des surfaces dites +<i>réglées</i>, c'est-à -dire engendrées par une ligne droite, et qui comprend +toute la famille des surfaces cylindriques, celle des surfaces coniques, +la classe plus générale des surfaces développantes quelconques, etc. Par +rapport aux volumes, il n'y a lieu à aucune considération spéciale, +puisqu'ils ne se distinguent entr'eux que par les surfaces qui les +terminent.</p> + +<p>Afin de compléter cet aperçu géométrique, il faut ajouter que les +surfaces elles-mêmes fournissent un nouveau moyen général de concevoir +des courbes nouvelles, puisque toute courbe peut être envisagée comme +produite par l'intersection de deux surfaces. C'est ainsi, en effet, +qu'ont été obtenues les premières lignes qu'on puisse regarder comme +vraiment inventées par les géomètres, puisque la nature donnait +immédiatement la ligne droite et le cercle. On sait que l'ellipse, la +parabole et l'hyperbole, les seules courbes complétement étudiées par +les anciens, avaient été seulement conçues, dans l'origine, comme +résultant de l'intersection d'un cône à base circulaire par un plan +diversement situé. Il est évident que par l'emploi combiné de ces +différens moyens généraux pour la formation des lignes et des surfaces, +on pourrait produire une suite rigoureusement infinie de formes +distinctes, en partant seulement d'un très-petit nombre de figures +directement fournies par l'observation.</p> + +<p>Du reste, tous les divers moyens immédiats pour l'invention des formes, +n'ont presque plus aucune importance, depuis que la géométrie +rationnelle a pris, entre les mains de Descartes, son caractère +définitif. En effet, comme nous le verrons spécialement dans la douzième +leçon, l'invention des formes se réduit aujourd'hui à l'invention des +équations, en sorte que rien n'est plus aisé que de concevoir de +nouvelles lignes et de nouvelles surfaces, en changeant à volonté les +fonctions introduites dans les équations. Ce simple procédé abstrait +est, sous ce rapport, infiniment plus fécond que les ressources +géométriques directes, développées par l'imagination la plus puissante, +qui s'appliquerait uniquement à cet ordre de conceptions. Il explique +d'ailleurs, de la manière la plus générale et la plus sensible, la +variété nécessairement infinie des formes géométriques, qui correspond +ainsi à la diversité des fonctions analytiques. Enfin, il montre non +moins clairement que les différentes formes de surfaces doivent être +encore plus multipliées que celles des lignes, puisque les lignes sont +représentées analytiquement par des équations à deux variables, tandis +que les surfaces donnent lieu à des équations à trois variables, qui +présentent nécessairement une plus grande diversité.</p> + +<p>Les considérations précédemment indiquées suffisent pour montrer +nettement l'extension rigoureusement infinie que comporte, par sa +nature, chacune des trois sections générales de la géométrie, +relativement aux lignes, aux surfaces et aux volumes, en résultat de la +variété infinie des corps à mesurer.</p> + +<p>Pour achever de nous faire une idée exacte et suffisamment étendue de la +nature des recherches géométriques, il est maintenant indispensable de +revenir sur la définition générale donnée ci-dessus, afin de la +présenter sous un nouveau point de vue, sans lequel l'ensemble de la +science ne serait que fort imparfaitement conçu.</p> + +<p>En assignant pour but à la géométrie la <i>mesure</i> de toutes les sortes de +lignes, de surfaces et de volumes, c'est-à -dire, comme je l'ai expliqué, +la réduction de toutes les comparaisons géométriques à de simples +comparaisons de lignes droites, nous avons évidemment l'avantage +d'indiquer une destination générale très-précise et très-facile à +saisir. Mais, si écartant toute définition, on examine la composition +effective de la science géométrique, on sera d'abord porté à regarder la +définition précédente comme beaucoup trop étroite, car il n'est pas +douteux que la majeure partie des recherches qui constituent notre +géométrie actuelle ne paraissent nullement avoir pour objet la <i>mesure</i> +de l'étendue. C'est probablement une telle considération qui maintient +encore, pour la géométrie, l'usage de ces définitions vagues, qui ne +comprennent tout que parce qu'elles ne caractérisent rien. Je crois +néanmoins, malgré cette objection fondamentale, pouvoir persister à +indiquer la <i>mesure</i> de l'étendue comme le but général et uniforme de la +science géométrique, et en y comprenant cependant tout ce qui entre dans +sa composition réelle. En effet, si, au lieu de se borner à considérer +isolément les diverses recherches géométriques, on s'attache à saisir +les questions principales, par rapport auxquelles toutes les autres, +quelque importantes qu'elles soient, ne doivent être regardées que comme +secondaires, on finira par reconnaître que la <i>mesure</i> des lignes, des +surfaces et des volumes, est le but invariable, quelquefois <i>direct</i>, et +le plus souvent <i>indirect</i>, de tous les travaux géométriques. Cette +proposition générale étant fondamentale, puisqu'elle peut seule donner à +notre définition toute sa valeur, il est indispensable d'entrer à ce +sujet dans quelques développemens.</p> + +<p>En examinant avec attention les recherches géométriques qui ne +paraissent point se rapporter à la <i>mesure</i> de l'étendue, on trouve +qu'elles consistent essentiellement dans l'étude des diverses +<i>propriétés</i> de chaque ligne ou de chaque surface, c'est-à -dire, en +termes précis, dans la connaissance des différens modes de génération, +ou du moins de définition, propres à chaque forme que l'on considère. +Or, on peut aisément établir, de la manière la plus générale, la +relation nécessaire d'une telle étude avec la question de <i>mesure</i>, pour +laquelle la connaissance la plus complète possible des propriétés de +chaque forme est un préliminaire indispensable. C'est ce que concourent +à prouver deux considérations également fondamentales, quoique de nature +tout-à -fait distincte.</p> + +<p>La première, purement scientifique, consiste à remarquer que si l'on ne +connaissait, pour chaque ligne ou pour chaque surface, d'autre propriété +caractéristique que celle d'après laquelle les géomètres l'ont +primitivement conçue, il serait le plus souvent impossible de parvenir à +la solution des questions relatives à sa <i>mesure</i>. En effet, il est +facile de sentir que les différentes définitions dont chaque forme est +susceptible ne sont pas toutes également propres à une telle +destination, et qu'elles présentent même, sous ce rapport, les +oppositions les plus complètes. Or, d'un autre côté, la définition +primitive de chaque forme n'ayant pu évidemment être choisie d'après +cette condition, il est clair qu'on ne doit pas s'attendre, en général, +à la trouver la plus convenable; d'où résulte la nécessité d'en +découvrir d'autres, c'est à dire d'étudier, autant que possible, les +<i>propriétés</i> de la forme proposée. Qu'on suppose, par exemple, que le +cercle soit défini, la courbe qui, sous le même contour, renferme la +plus grande aire, ce qui est certainement une propriété tout-à -fait +caractéristique, on éprouverait évidemment des difficultés +insurmontables pour déduire d'un tel point de départ la solution des +questions fondamentales relatives à la rectification ou à la quadrature +de cette courbe. Il est clair, <i>à priori</i>, que la propriété d'avoir tous +ses points à égale distance d'un point fixe, doit nécessairement +s'adapter bien mieux à des recherches de cette nature, sans qu'elle soit +précisément la plus convenable. De même, Archimède eût-il jamais pu +découvrir la quadrature de la parabole, s'il n'avait connu de cette +courbe d'autre propriété que d'être la section d'un cône à base +circulaire, par un plan parallèle à sa génératrice? Les travaux purement +spéculatifs des géomètres précédens, pour transformer cette première +définition, ont évidemment été des préliminaires indispensables à la +solution directe d'une telle question. Il en est de même, à plus forte +raison, relativement aux surfaces. Il suffirait, pour s'en faire une +juste idée, de comparer, par exemple, quant à la question de la cubature +ou de la quadrature, la définition ordinaire de la sphère avec celle, +non moins caractéristique sans doute, qui consisterait à regarder un +corps sphérique comme celui qui, sous la même aire, contient le plus +grand volume.</p> + +<p>Je n'ai pas besoin d'indiquer un plus grand nombre d'exemples pour faire +comprendre, en général, la nécessité de connaître, autant que possible, +toutes les propriétés de chaque ligne ou de chaque surface, afin de +faciliter la recherche des rectifications, des quadratures, et des +cubatures, qui constitue l'objet final de la géométrie. On peut même +dire que la principale difficulté des questions de ce genre consiste à +employer, dans chaque cas, la propriété qui s'adapte le mieux à la +nature du problème proposé. Ainsi en continuant à indiquer, pour plus de +précision, la mesure de l'étendue, comme la destination générale de la +géométrie, cette première considération, qui touche directement au fond +du sujet, démontre clairement la nécessité d'y comprendre l'étude, +aussi approfondie que possible, des diverses générations ou définitions +propres à une même forme.</p> + +<p>Un second motif, d'une importance au moins égale, consiste en ce qu'une +telle étude est indispensable pour organiser, d'une manière rationnelle, +la relation de l'abstrait au concret en géométrie.</p> + +<p>La science géométrique devant considérer, ainsi que je l'ai indiqué +ci-dessus, toutes les formes imaginables qui comportent une définition +exacte, il en résulte nécessairement, comme nous l'avons remarqué, que +les questions relatives aux formes quelconques présentées par la nature, +sont toujours implicitement comprises dans cette géométrie abstraite, +supposée parvenue à sa perfection. Mais quand il faut passer +effectivement à la géométrie concrète, on rencontre constamment une +difficulté fondamentale, celle de savoir auxquels des différens types +abstraits on doit rapporter, avec une approximation suffisante, les +lignes ou les surfaces réelles qu'il s'agit d'étudier. Or, c'est pour +établir une telle relation qu'il est particulièrement indispensable de +connaître le plus grand nombre possible de propriétés de chaque forme +considérée en géométrie.</p> + +<p>En effet, si l'on se bornait toujours à la seule définition primitive +d'une ligne ou d'une surface, en supposant même qu'on pût alors la +<i>mesurer</i> (ce qui, d'après le premier genre de considérations, serait +le plus souvent impossible), ces connaissances resteraient presque +nécessairement stériles dans l'application, puisqu'on ne saurait point +ordinairement reconnaître cette forme dans la nature, quand elle s'y +présenterait. Il faudrait pour cela que le caractère unique, d'après +lequel les géomètres l'auraient conçue, fût précisément celui dont les +circonstances extérieures comporteraient la vérification, coïncidence +purement fortuite, sur laquelle évidemment on ne doit pas compter, bien +qu'elle puisse avoir lieu quelquefois. Ce n'est donc qu'en multipliant +autant que possible les propriétés caractéristiques de chaque forme +abstraites, que nous pouvons être assurés d'avance de la reconnaître à +l'état concret, et d'utiliser ainsi tous nos travaux rationnels, en +vérifiant, dans chaque cas, la définition qui est susceptible d'être +constatée directement. Cette définition est presque toujours unique dans +des circonstances données, et varie, au contraire, pour une même forme, +avec des circonstances différentes: double motif de détermination.</p> + +<p>La géométrie céleste nous fournit, à cet égard, l'exemple le plus +mémorable, bien propre à mettre en évidence la nécessité générale d'une +telle étude. On sait, en effet, que l'ellipse a été reconnue par Képler +comme étant la courbe que décrivent les planètes autour du soleil et les +satellites autour de leurs planètes. Or, cette découverte fondamentale, +qui a renouvelé l'astronomie, eût-elle jamais été possible, si l'on +s'était toujours borné à concevoir l'ellipse comme la section oblique +d'un cône circulaire par un plan? Aucune telle définition ne pouvait +évidemment comporter une semblable vérification. La propriété la plus +usuelle de l'ellipse, que la somme des distances de tous ses points à +deux points fixes soit constante, est bien plus susceptible sans doute, +par sa nature, de faire reconnaître la courbe dans ce cas; mais elle +n'est point encore directement convenable. Le seul caractère qui puisse +être alors vérifié immédiatement, est celui qu'on tire de la relation +qui existe dans l'ellipse entre la longueur des distances focales et +leur direction, l'unique relation qui admette une interprétation +astronomique, comme exprimant la loi qui lie la distance de la planète +au soleil au temps écoulé depuis l'origine de sa révolution. Il a donc +fallu que les travaux purement spéculatifs des géomètres grecs sur les +propriétés des sections coniques eussent préalablement présenté leur +génération sous une multitude de points de vue différens, pour que +Képler ait pu passer ainsi de l'abstrait au concret, en choisissant +parmi tous ces divers caractères celui qui pouvait le plus facilement +être constaté pour les orbites planétaires.</p> + +<p>Je puis citer encore un exemple du même ordre, relativement aux +surfaces, en considérant l'importante question de la figure de la terre. +Si on n'avait jamais connu d'autre propriété de la sphère que son +caractère primitif d'avoir tous ses points également distans d'un point +intérieur, comment aurait-on pu jamais découvrir que la surface de la +terre était sphérique? Il a été nécessaire pour cela de déduire +préalablement de cette définition de la sphère quelques propriétés +susceptibles d'être vérifiées par des observations effectuées uniquement +à la surface, comme, par exemple, le rapport constant qui existe pour la +sphère entre la longueur du chemin parcouru le long d'un méridien +quelconque en s'avançant vers un pôle, et la hauteur angulaire de ce +pôle sur l'horizon en chaque point. Il en a été évidemment de même, et +avec une bien plus longue suite de spéculations préliminaires, pour +constater plus tard que la terre n'était point rigoureusement sphérique, +mais que sa forme est celle d'un ellipsoïde de révolution.</p> + +<p>Après de tels exemples, il serait sans doute inutile d'en rapporter +d'autres, que chacun peut d'ailleurs aisément multiplier. On y vérifiera +toujours que, sans une connaissance très-étendue des diverses +propriétés de chaque forme, la relation de l'abstrait au concret en +géométrie serait purement accidentelle, et que, par conséquent, la +science manquerait de l'un de ses fondemens les plus essentiels.</p> + +<p>Tels sont donc les deux motifs généraux qui démontrent pleinement la +nécessité d'introduire en géométrie une foule de recherches qui n'ont +pas pour objet direct la <i>mesure</i> de l'étendue, en continuant cependant +à concevoir une telle mesure comme la destination finale de toute la +science géométrique. Ainsi, nous pouvons conserver les avantages +philosophiques que présentent la netteté et la précision de cette +définition, et y comprendre néanmoins, d'une manière très-rationnelle, +quoiqu'indirecte, toutes les recherches géométriques connues, en +considérant celles qui ne paraissent point se rapporter à la <i>mesure</i> de +l'étendue, comme destinées soit à préparer la solution des questions +finales, soit à permettre l'application des solutions obtenues.</p> + +<p>Après avoir reconnu, en thèse générale, les relations intimes et +nécessaires de l'étude des propriétés des lignes et des surfaces avec +les recherches qui constituent l'objet définitif de la géométrie, il est +d'ailleurs évident que, dans la suite de leurs travaux, les géomètres ne +doivent nullement s'astreindre à ne jamais perdre de vue un tel +enchaînement. Sachant, une fois pour toutes, combien il importe de +varier le plus possible les manières de concevoir chaque forme, ils +doivent poursuivre cette étude sans considérer immédiatement de quelle +utilité peut être telle ou telle propriété spéciale pour les +rectifications, les quadratures ou les cubatures. Ils entraveraient +inutilement leurs recherches, en attachant une importance puérile à +l'établissement continu de cette coordination. L'esprit humain doit +procéder, à cet égard, comme il le fait en toute occasion semblable, +quand, après avoir conçu, en général, la destination d'une certaine +étude, il s'attache exclusivement à la pousser le plus loin possible, en +faisant complétement abstraction de cette relation, dont la +considération perpétuelle compliquerait tous ses travaux.</p> + +<p>L'explication générale que je viens d'exposer est d'autant plus +indispensable, que, par la nature même du sujet, cette étude des +diverses propriétés de chaque ligne et de chaque surface compose +nécessairement la très-majeure partie de l'ensemble des recherches +géométriques. En effet, les questions immédiatement relatives aux +rectifications, aux quadratures et aux cubatures, sont évidemment, par +elles-mêmes, en nombre fort limité pour chaque forme considérée. Au +contraire, l'étude des propriétés d'une même forme présente à +l'activité de l'esprit humain un champ naturellement indéfini, où l'on +peut toujours espérer de faire de nouvelles découvertes. Ainsi, par +exemple, quoique les géomètres se soient occupés depuis vingt siècles, +avec plus ou moins d'activité sans doute, mais sans aucune interruption +réelle, de l'étude des sections coniques, ils sont loin de regarder ce +sujet si simple comme épuisé; et il est certain en effet qu'en +continuant à s'y livrer, on ne manquerait pas de trouver encore des +propriétés inconnues de ces diverses courbes. Si les travaux de ce genre +se sont considérablement ralentis depuis environ un siècle, ce n'est pas +qu'ils soient terminés; cela tient seulement, comme je l'expliquerai +tout-à -l'heure, à ce que la révolution philosophique opérée en géométrie +par Descartes a dû singulièrement diminuer l'importance de semblables +recherches.</p> + +<p>Il résulte des considérations précédentes que non-seulement le champ de +la géométrie est nécessairement infini à cause de la variété des formes +à considérer, mais aussi en vertu de la diversité des points de vue sous +lesquels une même forme peut être envisagée. Cette dernière conception +est même celle qui donne l'idée la plus large et la plus complète de +l'ensemble des recherches géométriques. On voit que les études de ce +genre consistent essentiellement, pour chaque ligne ou pour chaque +surface, à rattacher tous les phénomènes géométriques qu'elle peut +présenter à un seul phénomène fondamental, regardé comme définition +primitive.</p> + +<p>Après avoir exposé, d'une manière générale et pourtant précise, l'objet +final de la géométrie, et montré comment la science, ainsi définie, +comprend une classe de recherches très-étendue qui ne paraissaient point +d'abord s'y rapporter nécessairement, il me reste à considérer, dans son +ensemble, la méthode à suivre pour la formation de cette science. Cette +dernière explication est indispensable pour compléter ce premier aperçu +du caractère philosophique de la géométrie. Je me bornerai en ce moment +à indiquer à cet égard la considération la plus générale, cette +importante notion fondamentale devant être développée et précisée dans +les leçons suivantes.</p> + +<p>L'ensemble des questions géométriques peut être traité suivant deux +méthodes tellement différentes, qu'il en résulte, pour ainsi dire, deux +sortes de géométries, dont le caractère philosophique ne me semble pas +avoir été encore convenablement saisi. Les expressions de géométrie +<i>synthétique</i> et géométrie <i>analytique</i>, habituellement employées pour +les désigner, en donnent une très-fausse idée. Je préférerais de +beaucoup les dénominations purement historiques de <i>géométrie des +anciens</i> et <i>géométrie des modernes</i>, qui ont, du moins, l'avantage de +ne pas faire méconnaître leur vrai caractère. Mais je propose d'employer +désormais les expressions régulières de <i>géométrie spéciale</i> et +<i>géométrie générale</i>, qui me paraissent propres à caractériser avec +précision la véritable nature des deux méthodes.</p> + +<p>Ce n'est point, en effet, dans l'emploi du calcul, comme on le pense +communément, que consiste précisément la différence fondamentale entre +la manière dont nous concevons la géométrie depuis Descartes, et la +manière dont les géomètres de l'antiquité traitaient les questions +géométriques. Il est certain, d'une part, que l'usage du calcul ne leur +était point entièrement inconnu, puisqu'ils faisaient, dans leur +géométrie, des applications continuelles et fort étendues de la théorie +des proportions, qui était pour eux, comme moyen de déduction, une sorte +d'équivalent réel, quoique très-imparfait et surtout extrêmement borné, +de notre algèbre actuelle. On peut même employer le calcul d'une manière +beaucoup plus complète qu'ils ne l'ont fait pour obtenir certaines +solutions géométriques, qui n'en auront pas moins le caractère essentiel +de la géométrie ancienne; c'est ce qui arrive très-fréquemment, par +rapport à ces problèmes de géométrie à deux ou à trois dimensions, +qu'on désigne vulgairement sous le nom de <i>déterminés</i>. D'un autre côté, +quelque capitale que soit l'influence du calcul dans notre géométrie +moderne, plusieurs solutions, obtenues sans algèbre, peuvent manifester +quelquefois le caractère propre qui la distingue de la géométrie +ancienne, quoique, en thèse générale, l'analyse soit indispensable; j'en +citerai, comme exemple, la méthode de Roberval pour les tangentes, dont +la nature est essentiellement moderne, et qui cependant conduit, en +certains cas, à des solutions complètes, sans aucun secours du calcul. +Ce n'est donc point par l'instrument de déduction employé qu'on doit +principalement distinguer les deux marches que l'esprit humain peut +suivre en géométrie.</p> + +<p>La différence fondamentale, jusqu'ici imparfaitement saisie, me paraît +consister réellement dans la nature même des questions considérées. En +effet, la géométrie, envisagée dans son ensemble, et supposée parvenue à +son entière perfection, doit, comme nous l'avons vu, d'une part, +embrasser toutes les formes imaginables, et d'une autre part, découvrir +toutes les propriétés de chaque forme. Elle est susceptible, d'après +cette double considération, d'être traitée suivant deux plans +essentiellement distinctifs: soit en groupant ensemble toutes les +questions, quelque diverses qu'elles soient, qui concernent une même +forme, et isolant celles relatives à des corps différens, quelque +analogie qui puisse exister entre elles; soit, au contraire, en +réunissant sous un même point de vue toutes les recherches semblables, à +quelques formes diverses qu'elles se rapportent d'ailleurs, et séparant +les questions relatives aux propriétés réellement différentes d'un même +corps. En un mot, l'ensemble de la géométrie peut être essentiellement +ordonné ou par rapport aux corps étudiés, ou par rapport aux phénomènes +à considérer. Le premier plan, qui est le plus naturel, a été celui des +anciens; le second, infiniment plus rationnel, est celui des modernes +depuis Descartes.</p> + +<p>Tel est, en effet, le caractère principal de la géométrie ancienne, +qu'on étudiait, une à une, les diverses lignes et les diverses surfaces, +ne passant à l'examen d'une nouvelle forme que lorsqu'on croyait avoir +épuisé tout ce que pouvaient offrir d'intéressant les formes connues +jusqu'alors. Dans cette manière de procéder, quand on entreprenait +l'étude d'une courbe nouvelle, l'ensemble des travaux exécutés sur les +précédentes ne pouvait présenter directement aucune ressource +essentielle, autrement que par l'exercice géométrique auquel il avait +dressé l'intelligence. Quelle que pût être la similitude réelle des +questions proposées sur deux formes différentes, les connaissances +complètes acquises pour l'une ne pouvaient nullement dispenser de +reprendre pour l'autre l'ensemble de la recherche. Aussi la marche de +l'esprit n'était-elle jamais assurée; en sorte qu'on ne pouvait être +certain d'avance d'obtenir une solution quelconque, quelqu'analogue que +fût le problème proposé à des questions déjà résolues. Ainsi, par +exemple, la détermination des tangentes aux trois sections coniques ne +fournissait aucun secours rationnel pour mener la tangente à +quelqu'autre courbe nouvelle, comme le conchoïde, la cissoïde, etc. En +un mot, la géométrie des anciens était, suivant l'expression proposée +ci-dessus, essentiellement <i>spéciale</i>.</p> + +<p>Dans le système des modernes, la géométrie est, au contraire, éminemment +<i>générale</i>, c'est-à -dire, relative à des formes quelconques. Il est aisé +de comprendre d'abord que toutes les questions géométriques de +quelqu'intérêt peuvent être proposées par rapport à toutes les formes +imaginables. C'est ce qu'on voit directement pour les problèmes +fondamentaux, qui constituent, d'après les explications données dans +cette leçon, l'objet définitif de la géométrie, c'est-à -dire, les +rectifications, les quadratures, et les cubatures. Mais cette remarque +n'est pas moins incontestable, même pour les recherches relatives aux +diverses <i>propriétés</i> des lignes et des surfaces, et dont les plus +essentielles, telles que la question des tangentes ou des plans tangens, +la théorie des courbures, etc., sont évidemment communes à toutes les +formes quelconques. Les recherches très-peu nombreuses qui sont vraiment +particulières à telle ou telle forme n'ont qu'une importance extrêmement +secondaire. Cela posé, la géométrie moderne consiste essentiellement à +abstraire, pour la traiter à part, d'une manière entièrement générale, +toute question relative à un même phénomène géométrique, dans quelques +corps qu'il puisse être considéré. L'application des théories +universelles ainsi construites à la détermination spéciale du phénomène +dont il s'agit dans chaque corps particulier, n'est plus regardée que +comme un travail subalterne, à exécuter suivant des règles invariables +et dont le succès est certain d'avance. Ce travail est, en un mot, du +même ordre que l'évaluation numérique d'une formule analytique +déterminée. Il ne peut y avoir sous ce rapport d'autre mérite que celui +de présenter, dans chaque cas, la solution nécessairement fournie par la +méthode générale, avec toute la simplicité et l'élégance que peut +comporter la ligne ou la surface considérée. Mais on n'attache +d'importance réelle qu'à la conception et à la solution complète d'une +nouvelle question propre à une forme quelconque. Les travaux de ce +genre sont seuls regardés comme faisant faire à la science de véritables +pas. L'attention des géomètres, ainsi dispensée de l'examen des +particularités des diverses formes, et dirigée tout entière vers les +questions générales, a pu s'élever par là à la considération de +nouvelles notions géométriques, qui, appliquées aux courbes étudiées par +les anciens, en ont fait découvrir des propriétés importantes qu'ils +n'avaient pas même soupçonnées. Telle est la géométrie depuis la +révolution radicale opérée par Descartes dans le système général de la +science.</p> + +<p>La simple indication du caractère fondamental propre à chacune des deux +géométries, suffit sans doute pour mettre en évidence l'immense +supériorité nécessaire de la géométrie moderne. On peut même dire +qu'avant la grande conception de Descartes, la géométrie rationnelle +n'était pas vraiment constituée sur des bases définitives, soit sous le +rapport abstrait, soit sous le rapport concret. En effet, pour la +science considérée spéculativement, il est clair qu'en continuant +indéfiniment, comme l'ont fait les modernes avant Descartes et même un +peu après, à suivre la marche des anciens, en ajoutant quelques +nouvelles courbes au petit nombre de celles qu'ils avaient étudiées, les +progrès, quelque rapides qu'ils eussent pû être, n'auraient été, après +une longue suite de siècles, que fort peu considérables par rapport au +système général de la géométrie, vu l'infinie variété des formes qui +seraient toujours restées à étudier. Au contraire, à chaque question +résolue suivant la marche des modernes, le nombre des problèmes +géométriques à résoudre se trouve, une fois pour toutes, diminué +d'autant, par rapport à tous les corps possibles. Sous un second point +de vue, du défaut complet de méthodes générales il résultait que les +géomètres anciens, dans toutes leurs recherches, étaient entièrement +abandonnés à leurs propres forces, sans avoir jamais la certitude +d'obtenir tôt ou tard une solution quelconque. Si cette imperfection de +la science était éminemment propre à mettre dans tout son jour leur +admirable sagacité, elle devait rendre leurs progrès extrêmement lents: +on peut s'en faire une idée par le temps considérable qu'ils ont employé +à l'étude des sections coniques. La géométrie moderne, assurant d'une +manière invariable la marche de notre esprit, permet, au contraire, +d'utiliser au plus haut degré possible les forces de l'intelligence, que +les anciens devaient consumer fréquemment sur des questions bien peu +importantes.</p> + +<p>Une différence non moins capitale se manifeste entre les deux systèmes, +quand on vient à considérer la géométrie sous le rapport concret. En +effet, nous avons remarqué plus haut que la relation de l'abstrait au +concret en géométrie ne peut être solidement fondée sur des bases +rationnelles qu'autant qu'on fait directement porter les recherches sur +toutes les formes imaginables. En n'étudiant les lignes et les surfaces +qu'une à une, quel que soit le nombre, toujours nécessairement fort +petit, de celles qu'on aura considérées, l'application de théories +semblables aux formes réellement existantes dans la nature n'aura jamais +qu'un caractère essentiellement accidentel, puisque rien n'assure que +ces formes pourront effectivement rentrer dans les types abstraits +envisagés par les géomètres.</p> + +<p>Il y a certainement, par exemple, quelque chose de fortuit dans +l'heureuse relation qui s'est établie entre les spéculations des +géomètres grecs sur les sections coniques et la détermination des +véritables orbites planétaires. En continuant sur le même plan les +travaux géométriques, on n'avait point, en général, le droit d'espérer +de semblables coïncidences; et il eût été possible, dans ces études +spéciales, que les recherches des géomètres se fussent dirigées sur des +formes abstraites indéfiniment inapplicables, tandis qu'ils en auraient +négligé d'autres, susceptibles peut-être d'une application importante et +prochaine. Il est clair, du moins, que rien ne garantissait +positivement l'applicabilité nécessaire des spéculations géométriques. +Il en est tout autrement dans la géométrie moderne. Par cela seul qu'on +y procède par questions générales, relatives à des formes quelconques, +on a d'avance la certitude évidente que les formes réalisées dans le +monde extérieur se sauraient jamais échapper à chaque théorie, si le +phénomène géométrique qu'elle envisage vient à s'y présenter.</p> + +<p>Par ces diverses considérations, on voit que le système de géométrie des +anciens porte essentiellement le caractère de l'enfance de la science, +qui n'a commencé à devenir complétement rationnelle que par suite de la +révolution philosophique opérée par Descartes. Mais il est évident, d'un +autre côté, que la géométrie n'a pu être conçue d'abord que de cette +manière <i>spéciale</i>. La géométrie <i>générale</i> n'eût point été possible, et +la nécessité n'eût pu même en être sentie, si une longue suite de +travaux spéciaux sur les formes les plus simples n'avait point +préalablement fourni des bases à la conception de Descartes, et rendu +sensible l'impossibilité de persister indéfiniment dans la philosophie +géométrique primitive.</p> + +<p>En précisant autant que possible cette dernière considération, il faut +même en conclure que, quoique la géométrie que j'ai appelé <i>générale</i> +doive être aujourd'hui regardée comme la seule véritable géométrie +dogmatique, celle à laquelle nous nous bornerons essentiellement, +l'autre n'ayant plus, principalement, qu'un intérêt historique, +néanmoins il n'est pas possible de faire disparaître entièrement la +géométrie <i>spéciale</i> dans une exposition rationnelle de la science. On +peut sans doute se dispenser, comme on l'a fait depuis environ un +siècle, d'emprunter directement à la géométrie ancienne tous les +résultats qu'elle a fournis. Les recherches les plus étendues et les +plus difficiles dont elle était composée, ne sont plus même +habituellement présentées aujourd'hui que d'après la méthode moderne. +Mais, par la nature même du sujet, il est nécessairement impossible de +se passer absolument de la méthode ancienne, qui, quoi qu'on fasse, +servira toujours dogmatiquement de base préliminaire à la science, comme +elle l'a fait historiquement. Le motif en est facile à comprendre. En +effet, la géométrie <i>générale</i> étant essentiellement fondée, comme nous +l'établirons bientôt, sur l'emploi du calcul, sur la transformation des +considérations géométriques en considérations analytiques, une telle +manière de procéder ne saurait s'emparer du sujet immédiatement à son +origine. Nous savons que l'application de l'analyse mathématique, par +sa nature, ne peut jamais commencer aucune science quelconque, +puisqu'elle ne saurait avoir lieu que lorsque la science a déjà été +assez cultivée pour établir, relativement aux phénomènes considérés, +quelques <i>équations</i> qui puissent servir de point de départ aux travaux +analytiques. Ces équations fondamentales une fois découvertes, l'analyse +permettra d'en déduire une multitude de conséquences, qu'il eût été même +impossible de soupçonner d'abord; elle perfectionnera la science à un +degré immense, soit sous le rapport de la généralité des conceptions, +soit quant à la coordination complète établie entre elles. Mais, pour +constituer les bases mêmes d'une science naturelle quelconque, jamais, +évidemment, la simple analyse mathématique ne saurait y suffire, pas +même pour les démontrer de nouveau lorsqu'elles ont été déjà fondées. +Rien ne peut dispenser, à cet égard, de l'étude directe du sujet, +poussée jusqu'au point de la découverte de relations précises. Tenter de +faire rentrer la science, dès son origine, dans le domaine du calcul, ce +serait vouloir imposer à des théories portant sur des phénomènes +effectifs, le caractère de simples procédés logiques, et les priver +ainsi de tout ce qui constitue leur corrélation nécessaire avec le monde +réel. En un mot, une telle opération philosophique, si par elle-même +elle n'était pas nécessairement contradictoire, ne saurait aboutir +évidemment qu'à replonger la science dans le domaine de la métaphysique, +dont l'esprit humain a eu tant de peine à se dégager complétement.</p> + +<p>Ainsi, la géométrie des anciens aura toujours, par sa nature, une +première part nécessaire et plus ou moins étendue dans le système total +des connaissances géométriques. Elle constitue une introduction +rigoureusement indispensable à la géométrie <i>générale</i>. Mais c'est à +cela que nous devons la réduire dans une exposition complétement +dogmatique. Je considérerai donc directement, dans la leçon suivante, +cette géométrie <i>spéciale</i> ou <i>préliminaire</i>, restreinte exactement à +ses limites nécessaires, pour ne plus m'occuper ensuite que de l'examen +philosophique de la géométrie <i>générale</i> ou <i>définitive</i>, la seule +vraiment rationnelle, et qui aujourd'hui compose essentiellement la +science.</p> +<a name="l11" id="l11"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>ONZIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Considérations générales sur la géométrie <i>spéciale</i> ou +<i>préliminaire</i>.</p> + +<p>La méthode géométrique des anciens devant avoir nécessairement, d'après +les motifs indiqués à la fin de la leçon précédente, une part +préliminaire dans le système dogmatique de la géométrie, pour fournir à +la géométrie <i>générale</i> des fondemens indispensables, il convient +maintenant de fixer d'abord en quoi consiste strictement cette fonction +préalable de la géométrie <i>spéciale</i>, ainsi réduite au moindre +développement possible.</p> + +<p>En la considérant sous ce point de vue, il est aisé de reconnaître qu'on +pourrait la restreindre à la seule étude de la ligne droite pour ce qui +concerne la géométrie des lignes, à la quadrature des aires planes +rectilignes, et enfin à la cubature des corps terminés par des faces +planes. Les propositions élémentaires relatives à ces trois questions +fondamentales constituent, en effet, le point de départ nécessaire de +toutes les recherches géométriques; elles seules ne peuvent être +obtenues que par une étude directe du sujet; tandis qu'au contraire la +théorie complète de toutes les autres formes quelconques, même celle du +cercle et des surfaces et volumes qui s'y rapportent, peut aujourd'hui +rentrer entièrement dans le domaine de la géométrie <i>générale</i> ou +<i>analytique</i>, ces élémens primitifs fournissant déjà des <i>équations</i>, +qui suffisent pour permettre l'application du calcul aux questions +géométriques, qui n'eût pas été possible sans cette condition préalable.</p> + +<p>Il résulte de cette considération que, dans l'usage ordinaire, on donne +à la géométrie <i>élémentaire</i> plus d'étendue qu'il ne serait +rigoureusement nécessaire, puisque, outre la ligne droite, les polygones +et les polyèdres, on y comprend aussi le cercle et les corps <i>ronds</i>, +dont l'étude pourrait cependant être aussi purement <i>analytique</i> que +celle, par exemple, des sections coniques. Une vénération irréfléchie +pour l'antiquité contribue, sans doute, à maintenir ce défaut de +méthode. Mais comme ce respect n'a point empêché de faire rentrer dans +le domaine de la géométrie moderne la théorie des sections coniques, il +faut bien que, relativement aux formes circulaires, l'habitude +contraire, encore universelle, soit fondée sur d'autres motifs. La +raison la plus sensible qu'on en puisse donner, c'est le grave +inconvénient qu'il y aurait, pour l'enseignement ordinaire, à ajourner à +une époque assez éloignée de l'éducation mathématique la solution de +plusieurs questions essentielles, susceptibles d'une application +immédiate et continuelle à une foule d'usages importans. Pour procéder, +en effet, de la manière la plus rationnelle, ce ne serait qu'à l'aide du +calcul intégral qu'on pourrait obtenir les intéressans résultats, +relatifs à la mesure de la longueur ou de l'aire du cercle, ou à la +quadrature de la sphère, etc., établis par les anciens d'après des +considérations extrêmement simples. Cet inconvénient serait peu +important, à l'égard des esprits destinés à étudier l'ensemble de la +science mathématique, et l'avantage de procéder avec une rationnalité +parfaite aurait, comparativement, une bien plus grande valeur. Mais, le +cas contraire étant encore le plus fréquent, on a dû s'attacher à +conserver dans la géométrie élémentaire proprement dite des théories +aussi essentielles. En admettant l'influence d'une telle considération, +et ne restreignant plus cette géométrie préliminaire à ce qui est +strictement indispensable, on peut même concevoir l'utilité, pour +certains cas particuliers, d'y introduire plusieurs études importantes +qui en ont été généralement exclues, comme celles des sections +coniques, de la cycloïde, etc., afin de renfermer, dans un enseignement +borné, le plus grand nombre possible de connaissances usuelles, quoique, +même sous le simple rapport du temps, il fût préférable de suivre la +marche la plus rationnelle.</p> + +<p>Je ne dois point, à ce sujet, tenir compte ici des avantages que peut +présenter cette extension habituelle de la méthode géométrique des +anciens au-delà de la destination nécessaire qui lui est propre, par la +connaissance plus profonde qu'on acquiert ainsi de cette méthode, et par +la comparaison instructive qui en résulte avec la méthode moderne. Ce +sont là des qualités qui, dans l'étude d'une science quelconque, +appartiennent à la marche que nous avons nommée <i>historique</i>, et +auxquelles il faut savoir renoncer franchement, quand on a bien reconnu +la nécessité de suivre la marche vraiment <i>dogmatique</i>. Après avoir +conçu toutes les parties d'une science de la manière la plus +rationnelle, nous savons combien il importe, pour compléter cette +éducation, d'étudier l'<i>histoire</i> de la science, et par conséquent, de +comparer exactement les diverses méthodes que l'esprit humain a +successivement employées; mais ces deux séries d'études doivent être, en +général, comme nous l'avons vu, soigneusement séparées. Cependant, dans +le cas dont il s'agit ici, la méthode géométrique des modernes est +peut-être encore trop récente pour qu'il ne convienne pas, afin de la +mieux caractériser par la comparaison, de traiter d'abord, suivant la +méthode des anciens, certaines questions qui, par leur nature, doivent +rentrer rationnellement dans la géométrie moderne.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, écartant maintenant ces diverses considérations +accessoires, nous voyons que cette introduction à la géométrie, qui ne +peut être traitée que suivant la méthode des anciens, est strictement +réductible à l'étude de la ligne droite, des aires polygonales et des +polyèdres. Il est même vraisemblable qu'on finira par la restreindre +habituellement à ces limites nécessaires, quand les grandes notions +analytiques seront devenues plus familières, et qu'une étude de +l'ensemble des mathématiques sera universellement regardée comme la base +philosophique de l'éducation générale.</p> + +<p>Si cette portion préliminaire de la géométrie, qui ne saurait être +fondée sur l'application du calcul, se réduit, par sa nature, à une +suite de recherches fondamentales très-peu étendues, il est certain, +d'un autre côté, qu'on ne peut la restreindre davantage, quoique, par un +véritable abus de l'esprit analytique, on ait quelquefois essayé, dans +ces derniers temps, de présenter sous un point de vue purement +algébrique l'établissement des théorèmes principaux de la géométrie +élémentaire. C'est ainsi qu'on a prétendu démontrer par de simples +considérations abstraites d'analyse mathématique la relation constante +qui existe entre les trois angles d'un triangle rectiligne, la +proposition fondamentale de la théorie des triangles semblables, la +mesure des rectangles, celle des parallélipipèdes, etc., en un mot, +précisément les seules propositions géométriques qui ne puissent être +obtenues que par une étude directe du sujet, sans que le calcul soit +susceptible d'y avoir aucune part. Je ne signalerais point ici de telles +aberrations, si elles n'avaient pas été déterminées par l'intention +évidente de perfectionner, au plus haut degré possible, le caractère +philosophique de la science géométrique, en la faisant rentrer +immédiatement, dès sa naissance, dans le domaine des applications de +l'analyse mathématique. Mais l'erreur capitale commise à cet égard par +quelques géomètres doit être soigneusement remarquée, parce qu'elle +résulte de l'exagération irréfléchie de cette tendance aujourd'hui +très-naturelle et éminemment philosophique, qui porte à étendre de plus +en plus l'influence de l'analyse dans les études mathématiques. La +contemplation des résultats prodigieux auxquels l'esprit humain est +parvenu en suivant une telle direction, a dû involontairement entraîner +à croire que même les fondemens de la mathématique concrète pourraient +être établis sur de simples considérations analytiques. Ce n'est point, +en effet, pour la géométrie seulement que nous devons noter de +semblables aberrations; nous aurons bientôt à en constater de +parfaitement analogues relativement à la mécanique, à l'occasion des +prétendues démonstrations analytiques du parallélogramme des forces. +Cette confusion logique a même aujourd'hui bien plus de gravité en +mécanique, où elle contribue effectivement à répandre encore un nuage +métaphysique sur le caractère général de la science; tandis que, du +moins en géométrie, ces considérations abstraites ont été jusqu'ici +laissées en dehors, sans s'incorporer à l'exposition normale de la +science.</p> + +<p>D'après les principes présentés dans cet ouvrage, sur la philosophie +mathématique, il n'est pas nécessaire d'insister beaucoup pour faire +sentir le vice d'une telle manière de procéder. Nous avons déjà reconnu, +en effet, que le calcul n'étant et ne pouvant être qu'un moyen de +déduction, c'est s'en former une idée radicalement fausse que de vouloir +l'employer à établir les fondemens élémentaires d'une science +quelconque; car, sur quoi reposeraient, dans une telle opération, les +argumentations analytiques? Un travail de cette nature, bien loin de +perfectionner véritablement le caractère philosophique d'une science, +constituerait un retour vers l'état métaphysique, en présentant des +connaissances réelles comme de simples abstractions logiques.</p> + +<p>Quand on examine en elles-mêmes ces prétendues démonstrations +analytiques des propositions fondamentales de la géométrie élémentaire, +on vérifie aisément leur insignifiance nécessaire. Elles sont toutes +fondées sur une manière vicieuse de concevoir le principe de +l'<i>homogénéité</i>, dont j'ai exposé, dans la cinquième leçon, la véritable +notion générale. Ces démonstrations supposent que ce principe ne permet +point d'admettre la coexistence dans une même équation de nombres +obtenus par des comparaisons concrètes différentes, ce qui est +évidemment faux et visiblement contraire à la marche constante des +géomètres. Aussi, il est facile de reconnaître qu'en employant la loi de +l'homogénéité dans cette acception arbitraire et illégitime, on pourrait +parvenir à <i>démontrer</i> avec tout autant de rigueur apparente des +propositions dont l'absurdité est manifeste au premier coup-d'oeil. En +examinant avec attention, par exemple, le procédé à l'aide duquel on a +tenté de prouver analytiquement que la somme des trois angles d'un +triangle rectiligne quelconque est constamment égale à deux angles +droits, on voit qu'il est fondé sur cette notion préliminaire, que si +deux triangles ont deux de leurs angles respectivement égaux, le +troisième angle sera aussi, de part et d'autre, nécessairement égal. Ce +premier point étant accordé, la relation proposée s'en déduit +immédiatement, d'une manière très-exacte et fort simple. Or, la +considération analytique, d'après laquelle on a voulu établir cette +proposition préalable, est d'une telle nature que, si elle pouvait être +juste, on en déduirait rigoureusement, en la reproduisant en sens +inverse, cette absurdité palpable, que deux cotés d'un triangle +suffisent, sans aucun angle, à l'entière détermination du troisième +côté. On peut faire des remarques analogues sur toutes les +démonstrations de ce genre, dont le sophisme sera ainsi vérifié d'une +manière parfaitement sensible.</p> + +<p>Plus nous devons ici considérer la géométrie comme étant aujourd'hui +essentiellement analytique, plus il était nécessaire de prémunir les +esprits contre cette exagération abusive de l'analyse mathématique, +suivant laquelle on prétendrait se dispenser de toute observation +géométrique proprement dite, en établissant sur de pures abstractions +algébriques les fondemens mêmes de cette science naturelle. J'ai dû +attacher d'autant plus d'importance à caractériser des aberrations ainsi +liées au développement normal de l'esprit humain, qu'elles ont été pour +ainsi dire consacrées dans ces derniers temps par l'assentiment formel +d'un géomètre fort distingué, dont l'autorité exerce sur l'enseignement +élémentaire de la géométrie une très-grande influence.</p> + +<p>Je crois devoir remarquer à cette occasion que, sous plus d'un autre +rapport, on a, ce me semble, trop perdu de vue le caractère de science +naturelle nécessairement inhérent à la géométrie. Il est aisé de le +reconnaître, en considérant les vains efforts tentés si long-temps par +les géomètres pour <i>démontrer</i> rigoureusement, non à l'aide du calcul, +mais d'après certaines constructions, plusieurs propositions +fondamentales de la géométrie élémentaire. Quoi qu'on puisse faire, on +ne saurait évidemment éviter de recourir quelquefois en géométrie à la +simple observation immédiate, comme moyen d'établir divers résultats. +Si, dans cette science, les phénomènes que l'on considère sont, en vertu +de leur extrême simplicité, beaucoup plus liés entr'eux que ceux +relatifs à toute autre science physique, il doit néanmoins s'en trouver +nécessairement quelques-uns qui ne peuvent être déduits, et qui servent +au contraire de point de départ. Qu'il convienne, en thèse générale, +pour la plus grande perfection rationnelle de la science, de les +réduire au plus petit nombre possible, cela est sans doute +incontestable; mais il serait absurde de prétendre les faire disparaître +complétement. J'avoue d'ailleurs que je trouve moins d'inconvéniens +réels à étendre un peu au delà de ce qui serait strictement nécessaire +le nombre de ces notions géométriques ainsi établies par l'observation +immédiate, pourvu qu'elles soient d'une simplicité suffisante, qu'à en +faire le sujet de démonstrations compliquées et indirectes, même quand +ces démonstrations peuvent être logiquement irréprochables.</p> + +<p>Après avoir caractérisé aussi exactement que possible la véritable +destination dogmatique de la géométrie des anciens réduite à son moindre +développement indispensable, il convient de considérer sommairement dans +son ensemble chacune des parties principales dont elle doit se composer. +Je crois pouvoir me borner ici à envisager la première et la plus +étendue de ces parties, celle qui a pour objet l'étude de la ligne +droite; les deux autres sections, savoir: la quadrature des polygones et +la cubature des polyèdres, ne pouvant donner lieu, vu leur nature trop +restreinte, à aucune considération philosophique de quelque importance, +distincte de celles indiquées dans la leçon précédente relativement à +la mesure des aires et des volumes en général.</p> + +<p>La question définitive que l'on a constamment en vue dans l'étude de la +ligne droite, consiste proprement à déterminer les uns par les autres +les divers élémens d'une figure rectiligne quelconque, ce qui permet de +connaître toujours indirectement une ligne droite dans quelques +circonstances qu'elle puisse être placée. Ce problème fondamental est +susceptible de deux solutions générales, dont la nature est tout-à -fait +distincte, l'une graphique, l'autre algébrique. La première, quoique +fort imparfaite, est celle qu'on doit considérer d'abord, parce qu'elle +dérive spontanément de l'étude directe du sujet; la seconde, bien plus +parfaite sous les rapports les plus importans, ne peut être étudiée +qu'en dernier lieu, parce qu'elle est fondée sur la connaissance +préalable de l'autre.</p> + +<p>La solution graphique consiste à <i>rapporter</i> à volonté la figure +proposée, soit avec les mêmes dimensions, soit surtout avec des +dimensions variées dans une proportion quelconque. Le premier mode ne +peut guère être mentionné que pour mémoire, comme étant le plus simple, +et celui que l'esprit doit envisager d'abord, car il est, évidemment, +d'ailleurs presque entièrement inapplicable par sa nature. Le second +est, au contraire, susceptible de l'application la plus étendue et la +plus utile. Nous en faisons encore aujourd'hui un usage important et +continuel, non-seulement pour représenter exactement les formes des +corps et leurs positions mutuelles, mais même pour la détermination +effective des grandeurs géométriques, quand nous n'avons pas besoin +d'une grande précision. Les anciens, vu l'imperfection de leurs +connaissances géométriques, employaient ce procédé d'une manière +beaucoup plus étendue, puisqu'il a été long-temps le seul qu'ils pussent +appliquer, même dans les déterminations précises les plus importantes. +C'est ainsi, par exemple, qu'Aristarque de Samos estimait la distance +relative du soleil et de la lune à la terre, en prenant des mesures sur +un triangle construit le plus exactement possible de façon à être +semblable au triangle rectangle formé par les trois astres, à l'instant +où la lune se trouve en quadrature, et où, en conséquence, il suffirait, +pour définir le triangle, d'observer l'angle à la terre. Archimède +lui-même, quoiqu'ayant, le premier, introduit en géométrie les +déterminations calculées, a plusieurs fois employé de semblables moyens. +La formation de la trigonométrie n'y a pas fait même renoncer +entièrement, quoiqu'elle en ait beaucoup diminué l'usage; les Grecs et +les Arabes ont continué à s'en servir pour une foule de recherches, où +nous regardons aujourd'hui l'emploi du calcul comme indispensable.</p> + +<p>Cette exacte reproduction d'une figure quelconque suivant une échelle +différente, ne peut présenter aucune grande difficulté théorique lorsque +toutes les parties de la figure proposée sont comprises dans un même +plan. Mais, si l'on suppose, comme il arrive le plus souvent, qu'elles +soient situées dans des plans différens, on voit naître alors un nouvel +ordre de considérations géométriques. La figure artificielle, qui est +constamment plane, ne pouvant plus, en ce cas, être une image +parfaitement fidèle de la figure réelle, il faut d'abord fixer avec +précision le mode de représentation, ce qui donne lieu aux divers +systèmes de <i>projection</i>. Cela posé, il reste à déterminer suivant +quelles lois les phénomènes géométriques se correspondent dans les deux +figures. Cette considération engendre une nouvelle série de recherches +géométriques, dont l'objet définitif est proprement de découvrir comment +on pourra remplacer les constructions en relief par des constructions +planes. Les anciens ont eu à résoudre plusieurs questions élémentaires +de ce genre, pour les divers cas où nous employons aujourd'hui la +trigonométrie sphérique; et principalement pour les différens problèmes +relatifs à la sphère céleste. Telle était la destination de leurs +<i>analemnes</i>, et des autres figures planes qui ont suppléé pendant si +long-temps à l'usage du calcul. On voit par là que les anciens +connaissaient réellement les élémens de ce que nous nommons maintenant +la <i>géométrie descriptive</i>, quoiqu'ils ne les eussent point conçus d'une +manière distincte et générale.</p> + +<p>Je crois convenable de signaler ici rapidement, à cette occasion, le +véritable caractère philosophique de cette géométrie descriptive, bien +que, comme étant une science essentiellement d'application, elle ne +doive pas être comprise dans le domaine propre de cet ouvrage, tel que +je l'ai circonscrit en commençant.</p> + +<p>Toutes les questions quelconques de géométrie à trois dimensions, +donnent lieu nécessairement, quand on considère leur solution graphique, +à une difficulté générale qui leur est propre, celle de substituer aux +diverses constructions en relief nécessaires pour les résoudre, et qui +sont presque toujours d'une exécution impossible, de simples +constructions planes équivalentes, susceptibles de déterminer finalement +les mêmes résultats. Sans cette indispensable conversion, chaque +solution de ce genre serait évidemment incomplète et réellement +inapplicable dans la pratique, quoique, pour la théorie, les +constructions dans l'espace soient ordinairement préférables comme plus +directes. C'est afin de fournir les moyens généraux d'effectuer +constamment une telle transformation que la <i>géométrie descriptive</i> a +été créée, et constituée en un corps de doctrine distinct et homogène +par une vue de génie de notre illustre Monge. Il a préalablement conçu +un mode uniforme de représenter les corps par des figures tracées sur un +seul plan, à l'aide des <i>projections</i> sur deux plans différens, +ordinairement perpendiculaires entre eux, et dont l'un est supposé +tourner autour de leur intersection commune pour venir se confondre avec +le prolongement de l'autre; il a suffi, dans ce système, ou dans tout +autre équivalent, de regarder les points et les lignes, comme déterminés +par leurs projections, et les surfaces par les projections de leurs +génératrices. Cela posé, Monge, analysant avec une profonde sagacité les +divers travaux partiels de ce genre exécutés avant lui d'après une foule +de procédés incohérens, et considérant même, d'une manière générale et +directe, en quoi devaient consister constamment les questions +quelconques de cette nature, a reconnu qu'elles étaient toujours +réductibles à un très-petit nombre de problèmes abstraits invariables, +susceptibles d'être résolus séparément une fois pour toutes par des +opérations uniformes, et qui se rapportent essentiellement les uns aux +contacts et les autres aux intersections des surfaces. Ayant formé des +méthodes simples et entièrement générales pour la solution graphique de +ces deux ordres de problèmes, toutes les questions géométriques +auxquelles peuvent donner lieu les divers arts quelconques de +construction, la coupe des pierres, la charpente, la perspective, la +gnonomonique, la fortification, etc., ont pu être traitées désormais +comme de simples cas particuliers d'une théorie unique, dont +l'application invariable conduira toujours nécessairement à une solution +exacte, susceptible d'être facilitée dans la pratique en profitant des +circonstances propres à chaque cas.</p> + +<p>Cette importante création mérite singulièrement de fixer l'attention de +tous les philosophes qui considèrent l'ensemble des opérations de +l'espèce humaine, comme étant un premier pas, et jusqu'ici le seul +réellement complet, vers cette rénovation générale des travaux humains, +qui doit imprimer à tous nos arts un caractère de précision et de +rationnalité, si nécessaire à leurs progrès futurs. Une telle révolution +devait, en effet, commencer inévitablement par cette classe de travaux +industriels qui se rapporte essentiellement à la science la plus simple, +la plus parfaite, et la plus ancienne. Elle ne peut manquer de +s'étendre successivement dans la suite, quoique avec moins de facilité, +à toutes les autres opérations pratiques. Nous aurons même bientôt +occasion de remarquer que Monge, qui a conçu plus profondément que +personne la véritable philosophie des arts, avait essayé d'ébaucher pour +l'industrie mécanique une doctrine correspondante à celle qu'il avait si +heureusement formée pour l'industrie géométrique, mais sans obtenir pour +ce cas, dont la difficulté est bien supérieure, aucun autre succès que +celui d'indiquer assez nettement la direction que doivent prendre les +recherches de cette nature.</p> + +<p>Quelqu'essentielle que soit réellement la conception de la géométrie +descriptive, il importe beaucoup de ne pas se méprendre sur la véritable +destination qui lui est si expressément propre, comme l'ont fait, +surtout dans les premiers temps de cette découverte, ceux qui y ont vu +un moyen d'agrandir le domaine général et abstrait de la géométrie +rationnelle. L'événement n'a nullement répondu depuis à ces espérances +mal conçues. Et, en effet, n'est-il pas évident que la géométrie +descriptive n'a de valeur spéciale que comme science d'application, +comme constituant la véritable théorie propre des arts géométriques? +Considérée sous le rapport abstrait, elle ne saurait introduire aucun +ordre vraiment distinct de spéculations géométriques. Il ne faut point +perdre de vue que, pour qu'une question géométrique tombe dans le +domaine propre de la géométrie descriptive, elle doit nécessairement +avoir toujours été résolue préalablement par la géométrie spéculative, +dont ensuite, comme nous l'avons vu, les solutions ont constamment +besoin d'être préparées pour la pratique de manière à suppléer aux +constructions en relief par des constructions planes, substitution qui +constitue réellement la seule fonction caractéristique de la géométrie +descriptive.</p> + +<p>Il convient néanmoins de remarquer ici que, sous le rapport de +l'éducation intellectuelle, l'étude de la géométrie descriptive présente +une importante propriété philosophique, tout-à -fait indépendante de sa +haute utilité industrielle. C'est l'avantage qu'elle offre si +éminemment, en habituant à considérer dans l'espace des systèmes +géométriques quelquefois très-composés, et à suivre exactement leur +correspondance continuelle avec les figures effectivement tracées, +d'exercer ainsi au plus haut degré de la manière la plus sûre et la plus +précise, cette importante faculté de l'esprit humain qu'on appelle +l'<i>imagination</i> proprement dite, et qui consiste, dans son acception +élémentaire et positive, à se représenter nettement, avec facilité, un +vaste ensemble variable d'objets fictifs, comme s'ils étaient sous nos +yeux.</p> + +<p>Enfin, pour achever d'indiquer la nature générale de la géométrie +descriptive en déterminant son caractère logique, nous devons observer +que si, par le genre de ses solutions, elle appartient à la géométrie +des anciens, d'un autre côté elle se rapproche de la géométrie des +modernes par l'espèce des questions qui la composent. Ces questions +sont, en effet, éminemment remarquables par cette généralité que nous +avons vue, dans la dernière leçon, constituer le vrai caractère +fondamental de la géométrie moderne; les méthodes y sont toujours +conçues comme applicables à des formes quelconques, les particularités +propres à chaque forme n'y pouvant avoir qu'une influence purement +secondaire. Les solutions y sont donc graphiques comme la plupart de +celles des anciens, et générales comme celles des modernes.</p> + +<p>Après cette importante digression, dont le lecteur aura sans doute +reconnu la nécessité, poursuivons l'examen philosophique de la géométrie +<i>spéciale</i>, considérée toujours comme réduite à son moindre +développement possible, pour servir d'introduction indispensable à la +géométrie <i>générale</i>. Ayant suffisamment envisagé la solution graphique +du problème fondamental relatif à la ligne droite, c'est-à -dire, de la +détermination les uns par les autres des divers élémens d'une figure +rectiligne quelconque, nous devons maintenant en examiner d'une manière +générale la solution algébrique.</p> + +<p>Cette seconde solution, dont il est inutile ici d'apprécier expressément +la supériorité évidente, appartient nécessairement, par la nature même +de la question, au système de la géométrie ancienne, quoique le procédé +logique employé l'en fasse ordinairement séparer mal à propos. Nous +avons lieu de vérifier ainsi, sous un rapport très-important, ce qui a +été établi en général dans la leçon précédente, que ce n'est point par +l'emploi du calcul qu'on doit distinguer essentiellement la géométrie +moderne de celle des anciens. Les anciens sont, en effet, les vrais +inventeurs de la trigonométrie actuelle, tant sphérique que rectiligne, +qui seulement était beaucoup moins parfaite entre leurs mains, vu +l'extrême infériorité de leurs connaissances algébriques. C'est donc +réellement dans cette leçon, et non, comme on pourrait le croire +d'abord, dans celles que nous consacrerons ensuite à l'examen +philosophique de la géométrie <i>générale</i>, qu'il convient d'apprécier le +caractère de cette importante théorie préliminaire, habituellement +comprise à tort dans ce qu'on appelle la <i>géométrie analytique</i>, et qui +n'est effectivement qu'un complément de la <i>géométrie élémentaire</i> +proprement dite.</p> + +<p>Toutes les figures rectilignes pouvant être décomposées en triangles, +il suffit évidemment de savoir déterminer les uns par les autres les +divers élémens d'un triangle, ce qui réduit la <i>polygonométrie</i> à la +simple <i>trigonométrie</i>.</p> + +<p>Pour qu'une telle question puisse être résolue algébriquement, la +difficulté consiste essentiellement à former entre les angles et les +côtés d'un triangle trois équations distinctes, qui, une fois obtenues, +réduiront évidemment tous les problèmes trigonométriques à de pures +recherches de calcul. En considérant de la manière la plus générale +l'établissement de ces équations, on voit naître immédiatement une +distinction fondamentale relativement au mode d'introduction des angles +dans le calcul, suivant qu'on les y fera entrer directement par eux-mêmes +ou par les arcs circulaires qui leur sont proportionnels, ou que, au +contraire, on leur substituera certaines droites, comme, par exemple, +les cordes de ces arcs qui leur sont inhérentes, et que, par cette +raison, on appelle ordinairement leurs lignes trigonométriques. De ces +deux systèmes de trigonométrie, le second a dû être, à l'origine, le +seul adopté, comme étant le seul praticable, puisque l'état de la +géométrie permettait alors de trouver assez aisément des relations +exactes entre les côtés des triangles et les lignes trigonométriques des +angles, tandis qu'il eût été absolument impossible, à cette époque, +d'établir des équations entre les côtés et les angles eux-mêmes. La +solution pouvant aujourd'hui être obtenue indifféremment dans l'un et +dans l'autre système, ce motif de préférence ne subsiste plus. Mais les +géomètres n'en ont pas moins dû persister à suivre par choix le système +primitivement admis par nécessité; car, la même raison qui a permis +ainsi d'obtenir les équations trigonométriques avec beaucoup plus de +facilité, doit également, comme il est encore plus aisé de le concevoir +<i>à priori</i>, rendre ces équations bien plus simples, puisqu'elles +existent alors seulement entre des lignes droites, au lieu d'être +établies entre des lignes droites et des arcs de cercle. Une telle +considération a d'autant plus d'importance qu'il s'agit là de formules +éminemment élémentaires, destinées à être continuellement employées dans +toutes les parties de la science mathématique aussi bien que dans toutes +ses diverses applications.</p> + +<p>On peut objecter, il est vrai, que, lorsqu'un angle est donné, c'est +toujours en effet par lui-même et non par sa ligne trigonométrique; et +que, lorsqu'il est inconnu, c'est sa valeur angulaire qu'il s'agit +proprement de déterminer, et non celle d'aucune de ses lignes +trigonométriques. Il semble, d'après cela, que de telles lignes ne sont +entre les côtés et les angles qu'un intermédiaire inutile, qui doit +être finalement éliminé, et dont l'introduction ne paraît point +susceptible de simplifier la recherche qu'on se propose. Il importe, en +effet, d'expliquer avec plus de généralité et de précision qu'on ne le +fait d'ordinaire l'immense utilité réelle de cette manière de procéder. +Elle consiste en ce que l'introduction de ces grandeurs auxiliaires +partage la question totale de la trigonométrie en deux autres +essentiellement distinctes, dont l'une a pour objet de passer des angles +à leurs lignes trigonométriques ou réciproquement, et dont l'autre se +propose de déterminer les côtés des triangles par les lignes +trigonométriques de leurs angles ou réciproquement. Or, la première de +ces deux questions fondamentales est évidemment susceptible, par sa +nature, d'être entièrement traitée et réduite en tables numériques une +fois pour toutes, en considérant tous les angles possibles, puisqu'elle +ne dépend que de ces angles, et nullement des triangles particuliers où +ils peuvent entrer dans chaque cas; tandis que la solution de la seconde +question doit nécessairement être renouvelée, du moins sous le rapport +arithmétique, à chaque nouveau triangle qu'il faut résoudre. C'est +pourquoi la première portion du travail total, qui serait précisément la +plus pénible, n'est plus comptée ordinairement, étant toujours faite +d'avance; tandis que si une telle décomposition n'avait point été +instituée, on se serait trouvé évidemment dans l'obligation de +recommencer dans chaque cas particulier le calcul tout entier. Telle est +la propriété essentielle du système trigonométrique adopté, qui, en +effet, ne présenterait réellement aucun avantage effectif si, pour +chaque angle à considérer, il fallait calculer continuellement sa ligne +trigonométrique ou réciproquement: l'intermédiaire serait alors plus +gênant que commode.</p> + +<p>Afin de comprendre nettement la vraie nature de cette conception, il +sera utile de la comparer à une conception encore plus importante, +destinée à produire un effet analogue, soit sous le rapport algébrique, +soit surtout sous le rapport arithmétique, l'admirable théorie des +logarithmes. En examinant d'une manière philosophique l'influence de +cette théorie, on voit, en effet, que son résultat général est d'avoir +décomposé toutes les opérations arithmétiques imaginables en deux +parties distinctes, dont la première, qui est la plus compliquée, est +susceptible d'être exécutée à l'avance une fois pour toutes, comme ne +dépendant que des nombres à considérer et nullement des diverses +combinaisons quelconques dans lesquelles ils peuvent entrer, et qui +consiste à se représenter tous les nombres comme des puissances +assignables d'un nombre constant; la seconde partie du calcul, qui doit +nécessairement être recommencée pour chaque formule nouvelle à évaluer, +étant dès lors réduite à exécuter sur ces exposans des opérations +corrélatives infiniment plus simples. Je me borne à indiquer ce +rapprochement, que chacun peut aisément développer.</p> + +<p>Nous devons de plus observer comme une propriété, secondaire +aujourd'hui, mais capitale à l'origine, du système trigonométrique +adopté, la circonstance très-remarquable que la détermination des angles +par leurs lignes trigonométriques ou réciproquement, est susceptible +d'une solution arithmétique, la seule qui soit directement indispensable +pour la destination propre de la trigonométrie, sans avoir préalablement +résolu la question algébrique correspondante. C'est sans doute à une +telle particularité que les anciens ont dû de pouvoir connaître la +trigonométrie. La recherche ainsi conçue a été d'autant plus facile que, +les anciens ayant pris naturellement la corde pour ligne +trigonométrique, les tables se trouvaient avoir été d'avance construites +en partie pour un tout autre motif, en vertu du travail d'Archimède sur +la rectification du cercle, d'où résultait la détermination effective +d'une certaine suite de cordes, en sorte que, lorsque plus tard +Hipparque eut inventé la trigonométrie, il put se borner à compléter +cette opération par des intercalations convenables, ce qui marque +nettement la filiation des idées à cet égard.</p> + +<p>Afin d'esquisser entièrement cet aperçu philosophique de la +trigonométrie, il convient d'observer maintenant que l'extension du même +motif qui conduit à remplacer les angles ou les arcs de cercle par des +ligues droites dans la vue de simplifier les équations, doit aussi +porter à employer concurremment plusieurs lignes trigonométriques, au +lieu de se borner à une seule, comme le faisaient les anciens, pour +perfectionner ce système en choisissant celle qui sera algébriquement la +plus convenable en telle ou telle occasion. Sous ce rapport, il est +clair que le nombre de ces lignes n'est par lui-même nullement limité; +pourvu qu'elles soient déterminées d'après l'arc, et que réciproquement +elles le déterminent, suivant quelque loi qu'elles en dérivent +d'ailleurs, elles sont aptes à lui être substituées dans les équations. +En se bornant aux constructions les plus simples, les Arabes et les +modernes ensuite ont successivement porté à quatre ou à cinq le nombre +des lignes trigonométriques <i>directes</i>, qui pourrait être étendu bien +davantage. Mais, au lieu de recourir à des formations géométriques qui +finiraient par devenir très-compliquées, on conçoit avec une extrême +facilité autant de nouvelles lignes trigonométriques que peuvent +l'exiger les transformations analytiques, au moyen d'un artifice +remarquable, qui n'est pas ordinairement saisi d'une manière assez +générale. Il consiste, sans multiplier immédiatement les lignes +trigonométriques propres à chaque arc considéré, à en introduire de +nouvelles en regardant cet arc comme déterminé indirectement par toutes +les lignes relatives à un arc qui soit une fonction très-simple du +premier. C'est ainsi, par exemple, que souvent, pour calculer un angle +avec plus de facilité, on déterminera, au lieu de son sinus, le sinus de +sa moitié ou de son double, etc. Une telle création de lignes +trigonométriques <i>indirectes</i> est évidemment bien plus féconde que tous +les procédés géométriques immédiats pour en obtenir de nouvelles. On +peut dire, d'après cela, que le nombre des lignes trigonométriques +effectivement employées aujourd'hui par les géomètres est réellement +indéfini, puisque, à chaque instant pour ainsi dire, les transformations +analytiques peuvent conduire à l'augmenter par le procédé que je viens +d'indiquer. Seulement, on n'a donné jusqu'ici de noms spéciaux qu'à +celles de ces lignes <i>indirectes</i> qui se rapportent au complément de +l'arc primitif, les autres ne revenant pas assez fréquemment pour +nécessiter de semblables dénominations, ce qui a fait communément +méconnaître la véritable étendue du système trigonométrique.</p> + +<p>Cette multiplicité des lignes trigonométriques fait naître évidemment, +dans la trigonométrie, une troisième question fondamentale, l'étude des +relations qui existent entre ces diverses lignes; puisque, sans une +telle connaissance, on ne pourrait point utiliser, pour les besoins +analytiques, cette variété de grandeurs auxiliaires, qui n'a pourtant +pas d'autre destination. Il est clair, en outre, d'après la +considération indiquée tout à l'heure, que cette partie essentielle de +la trigonométrie, quoique simplement préparatoire, est, par sa nature, +susceptible d'une extension indéfinie quand on l'envisage dans son +entière généralité, tandis que les deux autres sont nécessairement +circonscrites dans un cadre rigoureusement défini.</p> + +<p>Je n'ai pas besoin d'ajouter expressément que ces trois parties +principales de la trigonométrie doivent être étudiées dans un ordre +précisément inverse de celui suivant lequel nous les avons vues dériver +nécessairement de la nature générale du sujet; car la troisième est +visiblement indépendante des deux autres, et la seconde de celle qui +s'est présentée la première, la résolution des triangles proprement +dite, qui doit, pour cette raison, être traitée en dernier lieu, ce qui +rendait d'autant plus importante la considération de la filiation +naturelle.</p> + +<p>Il était inutile d'envisager ici distinctement la trigonométrie +sphérique, qui ne peut donner lieu à aucune considération philosophique +spéciale, puisque, quelque essentielle qu'elle soit par l'importance et +la multiplicité de ses usages, on ne peut plus la traiter aujourd'hui, +dans son ensemble, que comme une simple application de la trigonométrie +rectiligne, qui fournit immédiatement ses équations fondamentales, en +substituant au triangle sphérique l'angle trièdre correspondant.</p> + +<p>J'ai cru devoir indiquer cette exposition sommaire de la philosophie +trigonométrique, qui pourrait d'ailleurs donner lieu à beaucoup d'autres +considérations intéressantes, afin de rendre sensibles, par un exemple +important, cet enchaînement rigoureux et cette ramification successive +que présentent les questions les plus simples en apparence de la +géométrie élémentaire.</p> + +<p>Avant ainsi suffisamment considéré pour le but de cet ouvrage le +caractère propre de la géométrie <i>spéciale</i>, réduite à sa seule +destination dogmatique, de fournir à la géométrie <i>générale</i> une base +préliminaire indispensable, nous devons désormais porter toute notre +attention sur la véritable science géométrique, envisagée dans son +ensemble de la manière la plus rationnelle. Il faut d'abord, à cet +effet, soigneusement examiner la grande idée-mère de Descartes, sur +laquelle elle est entièrement fondée, ce qui fera l'objet de la leçon +suivante.</p> +<a name="l12" id="l12"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>DOUZIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + + + +<p class="sml"><span class="sc">Sommaire</span>. Conception fondamentale de la géométrie <i>générale</i> ou +<i>analytique</i>.</p> + +<p>La géométrie <i>générale</i> étant entièrement fondée sur la transformation +des considérations géométriques en considérations analytiques +équivalentes, nous devons d'abord examiner directement et d'une manière +approfondie la belle conception d'après laquelle Descartes a établi +uniformément la possibilité constante d'une telle corélation. Outre son +extrême importance propre, comme moyen de perfectionner éminemment la +science géométrique, ou plutôt de la constituer dans son ensemble sur +des bases rationnelles, l'étude philosophique de cette admirable +conception doit avoir à nos yeux un intérêt d'autant plus élevé, qu'elle +caractérise avec une parfaite évidence la méthode générale à employer +pour organiser les relations de l'abstrait au concret en mathématique, +par la représentation analytique des phénomènes naturels. Il n'y a +point, dans la philosophie mathématique, de pensée qui mérite davantage +de fixer toute notre attention.</p> + +<p>Afin de parvenir à exprimer par de simples relations analytiques tous +les divers phénomènes géométriques que l'on peut imaginer, il faut +évidemment établir d'abord un mode général pour représenter +analytiquement les sujets mêmes dans lesquels ces phénomènes résident, +c'est-à -dire les lignes ou les surfaces à considérer. Le <i>sujet</i> étant +ainsi habituellement envisagé sous un point de vue purement analytique, +on comprend que dès-lors il a été possible de concevoir de la même +manière les <i>accidens</i> quelconques dont il est susceptible.</p> + +<p>Pour organiser la représentation des formes géométriques par des +équations analytiques, on doit surmonter préalablement une difficulté +fondamentale, celle de réduire à des idées simplement numériques les +élémens généraux des diverses notions géométriques; en un mot, de +substituer, en géométrie, de pures considérations de <i>quantité</i> à toutes +les considérations de <i>qualité</i>.</p> + +<p>À cet effet, observons d'abord que toutes les idées géométriques se +rapportent nécessairement à ces trois catégories universelles: la +grandeur, la forme et la position des étendues à considérer. Quant à la +première, il n'y a évidemment aucune difficulté; elle rentre +immédiatement dans les idées de nombres. Pour la seconde, il faut +remarquer qu'elle est toujours réductible par sa nature à la troisième. +Car la forme d'un corps résulte évidemment de la position mutuelle des +différens points dont il est composé, en sorte que l'idée de position +comprend nécessairement celle de forme, et que toute circonstance de +forme peut être traduite par une circonstance de position. C'est ainsi, +en effet, que l'esprit humain a procédé pour parvenir à la +représentation analytique des formes géométriques, la conception n'étant +directement relative qu'aux positions. Toute la difficulté élémentaire +se réduit donc proprement à ramener les idées quelconques de situation à +des idées de grandeur. Telle est la destination immédiate de la +conception préliminaire sur laquelle Descartes a établi le système +général de la géométrie analytique.</p> + +<p>Son travail philosophique a simplement consisté, sous ce rapport, dans +l'entière généralisation d'un procédé élémentaire qu'on peut regarder +comme naturel à l'esprit humain, puisqu'il se forme pour ainsi dire +spontanément chez toutes les intelligences, même les plus vulgaires. En +effet, quand il s'agit d'indiquer la situation d'un objet sans le +montrer immédiatement, le moyen que nous adoptons toujours, et le seul +évidemment qui puisse être employé, consiste à rapporter cet objet à +d'autres qui soient connus, en assignant la grandeur des élémens +géométriques quelconques, par lesquels on le conçoit lié à ceux-ci<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a> +<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a>. +Ces élémens constituent ce que Descartes, et d'après lui tous les +géomètres, ont appelé les <i>coordonnées</i> de chaque point considéré, qui +sont nécessairement au nombre de deux si l'on sait d'avance dans quel +plan le point est situé, et au nombre de trois, s'il peut se trouver +indifféremment dans une région quelconque de l'espace. Autant de +constructions différentes on peut imaginer pour déterminer la position +d'un point, soit sur un plan, soit dans l'espace, autant on conçoit de +systèmes de coordonnées distincts, qui sont susceptibles, par +conséquent, d'être multipliés à l'infini. Mais quelque soit le système +adopté, on aura toujours ramené les idées de situation à de simples +idées de grandeur, en sorte que l'on se représentera le déplacement d'un +point comme produit par de pures variations numériques dans les valeurs +de ses coordonnées. Pour ne considérer d'abord que le cas le moins +compliqué, celui de la géométrie plane, c'est ainsi qu'on détermine le +plus souvent la position d'un point sur un plan, par ses distances plus +ou moins grandes à deux droites fixes supposées connues, qu'on nomme +<i>axes</i>, et qu'on suppose ordinairement perpendiculaires entre elles. Ce +système est le plus adopté, à cause de sa simplicité; mais les géomètres +en emploient quelquefois encore une infinité d'autres. Ainsi, la +position d'un point sur un plan peut être déterminée par ses distances à +deux points fixes; ou par sa distance à un seul point fixe, et la +direction de cette distance, estimée par l'angle plus ou moins grand +qu'elle fait avec une droite fixe, ce qui constitue le système des +coordonnées dites <i>polaires</i>, le plus usité après celui dont nous avons +parlé d'abord; ou par les angles que forment les droites allant du point +variable à deux points fixes avec la droite qui joint ces derniers; ou +par les distances de ce point à une droite fixe et à un point fixe, etc. +En un mot, il n'y a pas de figure géométrique quelconque d'où l'on ne +puisse déduire un certain système de coordonnées, plus ou moins +susceptible d'être employé.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" +name="footnote21"><b>Note 21: </b></a><a href="#footnotetag21"> +(retour) </a> C'est ainsi, par exemple, que nous déterminons + habituellement la position des lieux sur la terre par leurs + distances plus ou moins grandes à l'équateur et à un premier + méridien. +</blockquote> + +<p>Une observation générale qu'il importe de faire à cet égard, c'est que +tout système de coordonnées revient à déterminer un point, dans la +géométrie plane, par l'intersection de deux lignes, dont chacune est +assujétie à certaines conditions fixes de détermination; une seule de +ces conditions restant variable, et tantôt l'une, tantôt une autre, +selon le système considéré. On ne saurait, en effet, concevoir d'autre +moyen de construire un point que de le marquer par la rencontre de deux +lignes quelconques. Ainsi, dans le système le plus fréquent, celui des +<i>coordonnées rectilignes</i> proprement dites, le point est déterminé par +l'intersection de deux droites, dont chacune reste constamment parallèle +à un axe fixe, en s'en éloignant plus ou moins; dans le système +<i>polaire</i>, c'est la rencontre d'un cercle de rayon variable et dont le +centre est fixe, avec une droite mobile assujétie à tourner autour de ce +centre, qui marque la position du point; en choisissant d'autres +systèmes, le point pourrait être désigné par l'intersection de deux +cercles, ou de deux autres lignes quelconques, etc. En un mot, assigner +la valeur d'une des coordonnées d'un point dans quelque système que ce +puisse être, c'est toujours nécessairement déterminer une certaine ligne +sur laquelle ce point doit être situé. Les géomètres de l'antiquité +avaient déjà fait cette remarque essentielle, qui servait de base à leur +méthode des <i>lieux géométriques</i>, dont ils faisaient un si heureux usage +pour diriger leurs recherches dans la résolution des problèmes de +géométrie <i>déterminés</i>, en appréciant isolément l'influence de chacune +des deux conditions par lesquelles était défini chaque point constituant +l'objet, direct ou indirect, de la question proposée: c'est précisément +cette méthode dont la systématisation générale a été pour Descartes le +motif immédiat des travaux qui l'ont conduit à fonder la géométrie +analytique.</p> + +<p>Après avoir nettement établi cette conception préliminaire, en vertu de +laquelle les idées de position, et, par suite implicitement, toutes les +notions géométriques élémentaires, sont réductibles à de simples +considérations numériques, il est aisé de concevoir directement, dans +son entière généralité, la grande idée-mère de Descartes, relative à la +représentation analytique des formes géométriques, ce qui constitue +l'objet propre de cette leçon. Je continuerai à ne considérer d'abord, +pour plus de facilité, que la géométrie à deux dimensions, la seule que +Descartes ait traitée, devant ensuite examiner séparément sous le même +point de vue ce qui est propre à la théorie des surfaces ou des courbes +à double courbure.</p> + +<p>D'après la manière d'exprimer analytiquement la position d'un point sur +un plan, on peut aisément établir que, par quelque propriété qu'une +ligne quelconque puisse être définie, cette définition est toujours +susceptible d'être remplacée par une équation correspondante entre les +deux coordonnées variables du point qui décrit cette ligne, équation qui +sera dès lors la représentation analytique de la ligne proposée, dont +tout phénomène devra se traduire par une certaine modification +algébrique de son équation. Si l'on suppose, en effet, qu'un point se +meuve sur un plan sans que son cours soit déterminé en aucune manière, +on devra évidemment regarder ses deux coordonnées, dans quelque système +que ce soit, comme deux variables entièrement indépendantes l'une de +l'autre. Mais, si au contraire ce point est assujéti à décrire une +certaine ligne quelconque, il faudra nécessairement concevoir que ses +coordonnées conservent entre elles, dans toutes les positions qu'il peut +prendre, une certaine relation permanente et précise, susceptible, par +conséquent, d'être exprimée par une équation convenable, qui deviendra +la définition analytique très-nette et très-rigoureuse de la ligne +considérée, puisqu'elle exprimera une propriété algébrique exclusivement +relative aux coordonnées de tous les points de cette ligne. Il est +clair, en effet, que lorsqu'un point n'est soumis à aucune condition, sa +situation n'est déterminée qu'autant qu'on donne à la fois ses deux +coordonnées, distinctement l'une de l'autre; tandis que quand le point +doit se trouver sur une ligne définie, une seule coordonnée suffit pour +fixer entièrement sa position. La seconde coordonnée est donc alors une +<i>fonction</i> déterminée de la première, ou, en d'autres termes, il doit +exister entre elles une certaine <i>équation</i>, d'une nature correspondante +à celle de la ligne sur laquelle le point est assujéti à rester. En un +mot, chacune des coordonnées d'un point l'obligeant à être situé sur une +certaine ligne, on conçoit réciproquement que la condition, de la part +d'un point, de devoir appartenir à une ligne définie d'une manière +quelconque, équivaut à assigner la valeur de l'une des deux coordonnées, +qui se trouve, dans ce cas, être entièrement dépendante de l'autre. La +relation analytique qui exprime cette dépendance peut être plus ou moins +difficile à découvrir; mais on doit évidemment en concevoir toujours +l'existence, même dans les cas où nos moyens actuels seraient +insuffisans pour la faire connaître. C'est par cette simple +considération que, indépendamment des vérifications particulières sur +lesquelles est ordinairement établie cette conception fondamentale à +l'occasion de telle ou telle définition de ligne, on peut démontrer, +d'une manière entièrement générale, la nécessité de la représentation +analytique des lignes par les équations.</p> + +<p>En reprenant en sens inverse les mêmes réflexions, on mettrait aussi +facilement en évidence la nécessité géométrique de la représentation de +toute équation à deux variables, dans un système déterminé de +coordonnées, par une certaine ligne, dont une telle relation serait, à +défaut d'aucune autre propriété connue, une définition +très-caractéristique, et qui aura pour destination scientifique de fixer +immédiatement l'attention sur la marche générale des solutions de +l'équation, qui se trouvera ainsi notée de la manière la plus sensible +et la plus simple. Cette peinture des équations est un des avantages +fondamentaux les plus importans de la géométrie analytique, qui a par là +réagi au plus haut degré sur le perfectionnement général de l'analyse +elle-même, non seulement en assignant aux recherches purement abstraites +un but nettement déterminé et une carrière inépuisable, mais, sous un +rapport encore plus direct, en fournissant un nouveau moyen +philosophique de méditation analytique, qui ne pourrait être remplacé +par aucun autre. En effet, la discussion purement algébrique d'une +équation en fait sans doute connaître les solutions de la manière la +plus précise, mais en les considérant seulement une à une, de telle +sorte que, par cette voie, leur marche générale ne saurait être conçue +qu'en résultat définitif d'une longue et pénible suite de comparaisons +numériques, après laquelle l'activité intellectuelle doit ordinairement +se trouver émoussée. Au contraire, le lieu géométrique de l'équation +étant uniquement destiné à représenter distinctement et avec une +netteté parfaite le résumé de cet ensemble de comparaisons, permet de le +considérer directement en fesant complètement abstraction des détails +qui l'ont fourni, et par là peut indiquer à notre esprit des vues +analytiques générales, auxquelles nous serions difficilement parvenus de +toute autre manière, faute d'un moyen de caractériser clairement leur +objet. Il est évident, par exemple, que la simple inspection de la +courbe logarithmique ou de la courbe y = sin x fait connaître d'une +manière bien plus distincte le mode général de variations des +logarithmes par rapport aux nombres ou des sinus par rapport aux arcs, +que ne pourrait le permettre l'étude la plus attentive d'une table de +logarithmes ou d'une table trigonométrique. On sait que ce procédé est +devenu aujourd'hui entièrement élémentaire, et qu'on l'emploie toutes +les fois qu'il s'agit de saisir nettement le caractère général de la loi +qui règne dans une suite d'observations précises d'un genre quelconque.</p> + +<p>Revenant à la représentation des lignes par les équations, qui est notre +objet principal, nous voyons que cette représentation est, par sa +nature, tellement fidèle, que la ligne ne saurait éprouver aucune +modification, quelque légère qu'elle soit, sans déterminer dans +l'équation un changement correspondant. Cette complète exactitude donne +même lieu souvent à des difficultés spéciales, en ce que, dans notre +système de géométrie analytique, les simples déplacemens des lignes se +fesant aussi bien ressentir dans les équations que les variations +réelles de grandeur ou de forme, on pourrait être exposé à confondre +analytiquement les uns avec les autres, si les géomètres n'avaient pas +découvert une méthode ingénieuse expressément destinée à les distinguer +constamment. Cette méthode est fondée sur ce que, bien qu'il soit +impossible de changer analytiquement à volonté la position d'une ligne +par rapport aux axes des coordonnées, on peut changer d'une manière +quelconque la situation des axes eux-mêmes, ce qui est évidemment +équivalent; dès lors, à l'aide des formules générales très-simples par +lesquelles on opère cette transformation d'axes, il devient aisé de +reconnaître si deux équations différentes ne sont que l'expression +analytique d'une même ligne diversement située, ou se rapportent à des +lieux géométriques vraiment distincts, puisque, dans le premier cas, +l'une d'elles doit rentrer dans l'autre en changeant convenablement les +axes ou les autres constantes du système de coordonnées considéré. Du +reste, il faut remarquer à ce sujet que les inconvéniens généraux de +cette nature paraissent, en géométrie analytique, devoir être +strictement inévitables; puisque les idées de position étant, comme nous +l'avons vu, les seules idées géométriques immédiatement réductibles à +des considérations numériques, et les notions de forme ne pouvant y être +ramenées qu'en voyant en elles des rapports de situation, il est +impossible que l'analyse ne confonde point d'abord les phénomènes de +forme avec de simples phénomènes de position, les seuls que les +équations expriment directement.</p> + +<p>Pour compléter l'explication philosophique de la conception fondamentale +qui sert de base à la géométrie analytique, je crois devoir indiquer ici +une nouvelle considération générale, qui me semble particulièrement +propre à mettre dans tout son jour cette représentation nécessaire des +lignes par des équations à deux variables. Elle consiste en ce que +non-seulement, ainsi que nous l'avons établi, toute ligne définie doit +nécessairement donner lieu à une certaine équation entre les deux +coordonnées de l'un quelconque de ses points; mais, de plus, toute +définition de ligne peut être envisagée comme étant déjà elle-même une +équation de cette ligne dans un système de coordonnées convenable.</p> + +<p>Il est aisé d'établir ce principe, en faisant d'abord une distinction +logique préliminaire relativement aux diverses sortes de définition. La +condition rigoureusement indispensable de toute définition, c'est de +distinguer l'objet défini d'avec tout autre, en assignant une propriété +qui lui appartienne exclusivement. Mais ce but peut être atteint, en +général, de deux manières très-différentes: ou par une définition +simplement <i>caractéristique</i>, c'est-à -dire, indiquant une propriété qui, +quoique vraiment exclusive, ne fait pas connaître la génération de +l'objet; ou par une définition réellement <i>explicative</i>, c'est-à -dire, +caractérisant l'objet par une propriété qui exprime un de ses modes de +génération. Par exemple, en considérant le cercle comme la ligne qui, +sous le même contour, renferme la plus grande aire, on a évidemment une +définition du premier genre; tandis qu'en choisissant la propriété +d'avoir tous ses points à égale distance d'un point fixe, ou toute autre +semblable, on a une définition du second genre. Il est, du reste, +évident, en thèse générale, que quand même un objet quelconque ne serait +d'abord connu que par une définition <i>caractéristique</i>, on ne devrait +pas moins l'envisager comme susceptible de définitions <i>explicatives</i>, +que ferait nécessairement découvrir l'étude ultérieure de cet objet.</p> + +<p>Cela posé, il est clair que ce n'est point aux définitions simplement +<i>caractéristiques</i> que peut s'appliquer l'observation générale annoncée +ci-dessus, qui représente toute définition de ligne comme étant +nécessairement une équation de cette ligne dans un certain système de +coordonnées. On ne peut l'entendre que des définitions vraiment +<i>explicatives</i>. Mais, en ne considérant que celle-ci, le principe est +aisé à constater. En effet, il est évidemment impossible de définir la +génération d'une ligne, sans spécifier une certaine relation entre les +deux mouvemens simples, de translation ou de rotation, dans lesquels se +décomposera à chaque instant le mouvement du point qui la décrit. Or, en +se formant la notion la plus générale de ce que c'est qu'un <i>système de +coordonnées</i>, et admettant tous les systèmes possibles, il est clair +qu'une telle relation ne sera autre chose que l'<i>équation</i> de la ligne +proposée, dans un système de coordonnées d'une nature correspondante à +celle du mode de génération considéré. Ainsi, par exemple, la définition +vulgaire du cercle peut évidemment être envisagée comme étant +immédiatement l'<i>équation polaire</i> de cette courbe, en prenant pour pôle +le centre du cercle; de même, la définition élémentaire de l'ellipse ou +de l'hyperbole, comme étant la courbe engendrée par un point qui se meut +de telle manière que la somme ou la différence de ses distances à deux +points fixes demeure constante, donne sur-le-champ, pour l'une ou +l'autre courbe, l'équation y+x=c, en prenant pour système de coordonnées +celui dans lequel on déterminerait la position d'un point par ses +distances à deux points fixes, et choisissant pour ces pôles les deux +foyers donnés; pareillement encore, la définition ordinaire de la +cycloïde quelconque fournirait directement, pour cette courbe, +l'équation y=mx, en adoptant comme coordonnées de chaque point l'arc +plus ou moins grand qu'il marque sur un cercle de rayon invariable à +partir du point de contact de ce cercle avec une droite fixe, et la +distance rectiligne de ce point de contact à une certaine origine prise +sur cette droite. On peut faire des vérifications analogues et aussi +faciles relativement aux définitions habituelles des spirales, des +épicycloïdes, etc. On trouvera constamment qu'il existe un certain +système de coordonnées, dans lequel on obtient immédiatement une +équation très-simple de la ligne proposée, en se bornant à écrire +algébriquement la condition imposée par le mode de génération que l'on +considère.</p> + +<p>Outre son importance directe, comme moyen de rendre parfaitement +sensible la représentation nécessaire de toute ligne par une équation, +la considération précédente me paraît pouvoir offrir une véritable +utilité scientifique, en caractérisant avec exactitude la principale +difficulté générale qu'on rencontre dans l'établissement effectif de +ces équations, et, par conséquent, en fournissant une indication +intéressante relativement à la marche à suivre dans les recherches de ce +genre, qui, par leur nature, ne sauraient comporter des règles complètes +et invariables. En effet, si une définition quelconque de ligne, du +moins parmi celles qui indiquent un mode de génération, fournit +directement l'équation de cette ligne dans un certain système de +coordonnées, ou pour mieux dire constitue par elle-même cette équation, +il s'ensuit que la difficulté qu'on éprouve souvent à découvrir +l'équation d'une courbe, d'après telle ou telle de ses propriétés +caractéristiques, difficulté qui quelquefois est très-grande, ne doit +provenir essentiellement que de la condition qu'on s'impose +ordinairement d'exprimer analytiquement cette courbe à l'aide d'un +système de coordonnées désigné, au lieu d'admettre indifféremment tous +les systèmes possibles. Ces divers systèmes ne peuvent pas être +regardés, en géométrie analytique, comme étant tous également +convenables; pour différens motifs, dont les plus importans vont être +discutés ci-dessous, les géomètres croient devoir presque toujours +rapporter, autant que possible, les courbes à des coordonnées +rectilignes proprement dites. Or, on conçoit, d'après ce qui précède, +que souvent ces coordonnées uniques ne seront pas celles relativement +auxquelles l'équation de la courbe se trouverait immédiatement établie +par la définition proposée. La principale difficulté que présente la +formation de l'équation d'une ligne consiste donc réellement, en +général, dans une certaine transformation de coordonnées. Sans doute, +cette considération n'assujétit point l'établissement de ces équations à +une véritable méthode générale complète, dont le succès soit toujours +assuré nécessairement, ce qui, par la nature même du sujet, est +évidemment chimérique; mais une telle vue peut nous éclairer utilement à +cet égard sur la marche qu'il convient d'adopter pour parvenir au but +proposé. Ainsi, après avoir d'abord formé l'équation préparatoire qui +dérive spontanément de la définition que l'on considère, il faudra, pour +obtenir l'équation relative au système de coordonnées qui doit être +admis définitivement, chercher à exprimer en fonction de ces dernières +coordonnées celles qui correspondent naturellement au mode de génération +dont il s'agit. C'est sur ce dernier travail qu'il est évidemment +impossible de donner des préceptes invariables et précis. On peut dire +seulement qu'on aura d'autant plus de ressources à cet égard, qu'on +saura davantage de véritable géométrie analytique, c'est-à -dire, qu'on +connaîtra l'expression algébrique d'un plus grand nombre de phénomènes +géométriques différens.</p> + +<p>Pour compléter l'exposition philosophique de la conception qui sert de +base à la géométrie analytique, il me reste à indiquer les +considérations relatives au choix du système de coordonnées qui est, en +général, le plus convenable, ce qui fournira l'explication rationnelle +de la préférence unanimement accordée au système rectiligne ordinaire, +préférence qui a été plutôt jusqu'ici l'effet d'un sentiment empirique +de la supériorité de ce système, que le résultat exact d'une analyse +directe et approfondie.</p> + +<p>Afin de décider nettement entre tous les divers systèmes de coordonnées, +il est indispensable de distinguer avec soin les deux points de vue +généraux, inverses l'un de l'autre, propres à la géométrie analytique, +savoir: la relation de l'algèbre à la géométrie, fondée sur la +représentation des lignes par les équations; et réciproquement la +relation de la géométrie à l'algèbre fondée sur la peinture des +équations par les lignes.</p> + +<p>Il est évident que, dans toute recherche quelconque de géométrie +générale, ces deux points de vue fondamentaux se trouvent nécessairement +combinés sans cesse, puisqu'il s'agit toujours de passer +alternativement, et à des intervalles pour ainsi dire insensible, des +considérations géométriques aux considérations analytiques, et des +considérations analytiques aux considérations géométriques. Mais la +nécessité de les séparer ici momentanément n'en est pas moins réelle; +car la réponse à la question de méthode que nous examinons est, en +effet, comme nous allons le voir, fort loin de pouvoir être la même sous +l'un et sous l'autre de ces deux rapports, en sorte que sans cette +distinction on ne saurait s'en former aucune idée nette.</p> + +<p>Sous le premier point de vue, rigoureusement isolé, le seul motif qui +puisse faire préférer un système de coordonnées à un autre, ne peut être +que la plus grande simplicité de l'équation de chaque ligne, et la +facilité plus grande d'y parvenir. Or, il est aisé de voir qu'il +n'existe et ne doit exister aucun système de coordonnées méritant à cet +égard une préférence constante sur tous les autres. En effet, nous avons +remarqué ci-dessus que, pour chaque définition géométrique proposée, on +peut concevoir un système de coordonnées dans lequel l'équation de la +ligne s'obtient immédiatement et se trouve nécessairement être en même +temps fort simple: de plus, ce système varie inévitablement avec la +nature de la propriété caractéristique que l'on considère. Ainsi, le +système rectiligne ne saurait être, en ce sens, constamment le plus +avantageux, quoiqu'il soit souvent très-favorable; il n'en est +probablement pas un seul qui, dans certains cas particuliers, ne doive +à cet égard lui être préféré, aussi bien qu'à tout autre système.</p> + +<p>Il n'en est, au contraire, nullement de même sous le second point de +vue. On peut, en effet, facilement établir, en thèse générale, que le +système rectiligne ordinaire doit s'adapter nécessairement mieux que +tout autre à la peinture des équations par les lieux géométriques +correspondans, c'est-à -dire que cette peinture y est constamment plus +simple et plus fidèle.</p> + +<p>Considérons, pour cela, que, tout système de coordonnées consistant à +déterminer un point par l'intersection de deux lignes, le système propre +à fournir les lieux géométriques les plus convenables doit être celui +dans lequel ces deux lignes sont les plus simples possibles, ce qui +restreint d'abord le choix à ne pouvoir porter que sur des systèmes +<i>rectilignes</i>. À la vérité, il y a évidemment une infinité de systèmes +qui méritent ce nom, c'est-à -dire qui n'emploient que des lignes droites +pour déterminer les points, outre le système ordinaire qui assigne pour +coordonnées les distances à deux droites fixes; tel serait, par exemple, +celui dans lequel les coordonnées de chaque point se trouveraient être +les deux angles que font les droites qui aboutissent de ce point à deux +points fixes avec la droite de jonction de ces derniers; en sorte que +cette première considération n'est pas rigoureusement suffisante pour +expliquer la préférence accordée unanimement au système ordinaire. Mais, +en examinant d'une manière plus approfondie la nature de tout système de +coordonnées, nous avons reconnu, en outre, que chacune des deux lignes +dont la rencontre détermine le point considéré, doit nécessairement +offrir à chaque instant, parmi ses diverses conditions quelconques de +détermination, une seule condition variable, qui donne lieu à l'ordonnée +correspondante, et toutes les autres fixes, qui constituent les <i>axes</i> +du système, en prenant ce terme dans son acception mathématique la plus +étendue: la variation est indispensable pour que toutes les positions +puissent être considérées, et la fixité ne l'est pas moins pour qu'il +existe des moyens de comparaison. Ainsi, dans tous les systèmes +<i>rectilignes</i>, chacune des deux droites sera assujétie à une condition +fixe, et l'ordonnée résultera de la condition variable. Sous ce rapport, +il est évident, en thèse générale, que le système le plus favorable à la +construction des lieux géométriques, sera nécessairement celui d'après +lequel la condition variable de chaque droite sera la plus simple +possible, sauf à compliquer pour cela, s'il le faut, la condition fixe. +Or, de toutes les manières possibles de déterminer deux droites +mobiles, la plus aisée à suivre géométriquement est certainement celle +dans laquelle, la direction de chaque droite restant invariable, elle ne +fait que se rapprocher ou s'éloigner plus ou moins d'un axe constant. Il +serait, par exemple, évidemment plus difficile de se figurer nettement +le déplacement d'un point produit par l'intersection de deux droites, +qui tourneraient chacune autour d'un point fixe en fesant avec un +certain axe un angle plus ou moins grand, comme dans le système de +coordonnées précédemment indiqué. Telle est la véritable explication +générale de la propriété fondamentale que présente, par sa nature, le +système rectiligne ordinaire, d'être plus apte qu'aucun autre à la +représentation géométrique des équations, comme étant celui dans lequel +il est le plus aisé de concevoir le déplacement d'un point en résultat +du changement de valeur de ses coordonnées. Pour sentir nettement toute +la force de cette considération, il suffirait, par exemple, de comparer +soigneusement ce système avec le système polaire, dans lequel cette +image géométrique si simple et si aisée à suivre, de deux droites se +mouvant chacune parallèlement à l'axe correspondant, se trouve remplacée +par le tableau compliqué d'une série infinie de cercles concentriques +coupés par une droite assujétie à tourner autour d'un point fixe. Il +est d'ailleurs facile de concevoir <i>à priori</i> quelle doit être, pour la +géométrie analytique, l'extrême importance d'une propriété aussi +profondément élémentaire, qui, par cette raison, doit se reproduire à +chaque instant et prendre une valeur progressivement croissante dans +tous les travaux quelconques de cette nature<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a> +<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" +name="footnote22"><b>Note 22: </b></a><a href="#footnotetag22"> +(retour) </a> Devant me borner ici à la comparaison la plus + générale, je n'ai point considéré plusieurs autres + inconvéniens élémentaires de moindre importance, mais + cependant fort graves, que présente le système des + coordonnées polaires, comme de ne point admettre + d'interprétation géométrique pour le signe du rayon recteur, + et même d'assigner quelquefois un point unique pour diverses + solutions distinctes, d'où il résulte que la peinture des + équations y est nécessairement imparfaite. Quels que soient + ces inconvéniens, comme plusieurs systèmes autres que le + système rectiligne ordinaire pourraient aussi en être + exempts, il ne fallait point en tenir compte pour établir la + supériorité générale de ce dernier. +</blockquote> + +<p>En précisant davantage la considération qui démontre la supériorité du +système de coordonnées ordinaire sur tout autre quant à la peinture des +équations, on peut même se rendre compte de l'utilité que présente sous +ce rapport l'usage habituel de prendre autant que possible les deux axes +perpendiculaires entre eux plutôt qu'avec aucune autre inclinaison. Sous +le rapport de la représentation des lignes par les équations, cette +circonstance secondaire n'est pas plus universellement convenable que +nous n'avons vu l'être la nature même du système; puisque, suivant les +occasions, toute autre inclinaison des axes peut mériter à cet égard la +préférence. Mais, sous le point de vue inverse, il est aisé de voir que +des axes rectangulaires permettent constamment de peindre les équations +d'une manière plus simple et même plus fidèle. Car, avec des axes +obliques, l'espace se trouvant partagé par eux en régions dont +l'identité n'est plus parfaite, il en résulte que, si le lieu +géométrique de l'équation s'étend à la fois dans toutes ces régions, il +y présentera, à raison de la seule inégalité des angles, des différences +de figure qui, ne correspondant à aucune diversité analytique, +altéreront nécessairement l'exactitude rigoureuse du tableau, en se +mêlant aux résultats propres des comparaisons algébriques. Par exemple, +une équation comme + + x<sup>m</sup> + y<sup>m</sup> = c, + + qui, par sa symétrie parfaite, devrait +donner évidemment une courbe composée de quatre quarts identiques, sera +représentée, au contraire, en prenant des axes non-rectangulaires, par +un lieu géométrique dont les quatre parties seront inégales. On voit que +le seul moyen d'éviter toute disconvenance de ce genre est de supposer +droit l'angle des deux axes.</p> + +<p>La discussion précédente établit clairement que, si, sous l'un des deux +points de vue fondamentaux continuellement combinés en géométrie +analytique, le système des coordonnées rectilignes proprement dit n'a +aucune supériorité constante sur tout autre; comme il n'est pas non plus +à cet égard constamment inférieur, sa plus grande aptitude nécessaire et +absolue à la peinture des équations doit lui faire généralement accorder +la préférence, quoiqu'il puisse évidemment arriver, dans quelques cas +particuliers, que le besoin de simplifier les équations et de les +obtenir plus aisément détermine les géomètres à adopter un système moins +parfait. C'est, en effet, d'après le système rectiligne, que sont +ordinairement construites les théories les plus essentielles de +géométrie générale, destinées à exprimer analytiquement les phénomènes +géométriques les plus importans. Quand on juge nécessaire d'en choisir +un autre, c'est presque toujours le système polaire auquel on s'arrête, +ce système étant d'une nature assez opposée à celle du système +rectiligne pour que les équations trop compliquées relativement à +celui-ci deviennent, en général, suffisamment simples par rapport à +l'autre. Les coordonnées polaires ont d'ailleurs souvent l'avantage de +comporter une signification concrète plus directe et plus naturelle, +comme il arrive en mécanique pour les questions géométriques auxquelles +donne lieu la théorie des mouvemens de rotation, et dans presque tous +les cas de géométrie céleste.</p> + +<p>Afin de simplifier l'exposition, nous n'avons jusqu'ici considéré la +conception fondamentale de la géométrie analytique que relativement aux +seules courbes planes, dont l'étude générale avait été l'objet unique de +la grande rénovation philosophique opérée par Descartes. Il s'agit +maintenant, pour compléter cette importante explication, de montrer +sommairement de quelle manière cette pensée élémentaire a été étendue, +environ un siècle après, par notre illustre Clairaut, à l'étude générale +des surfaces et des courbes à double courbure. Les considérations +indiquées ci-dessus me permettront de me borner à ce sujet à l'examen +rapide de ce qui est strictement propre à ce nouveau cas.</p> + +<p>L'entière détermination analytique d'un point dans l'espace exige +évidemment qu'on assigne les valeurs de trois coordonnées; par exemple, +d'après le système le plus fréquemment adopté et qui correspond au +système <i>rectiligne</i> de la géométrie plane, des distances de ce point à +trois plans fixes, ordinairement perpendiculaires entre eux, ce qui +présente le point comme l'intersection de trois plans dont la direction +est invariable. On pourrait également employer les distances du point +mobile à trois points fixes, ce qui le déterminerait par la rencontre de +trois sphères à centre constant. De même, la position d'un point serait +définie en donnant sa distance plus ou moins grande à un point fixe, et +la direction de cette distance, au moyen des deux angles que fait cette +droite avec deux axes invariables; c'est le système <i>polaire</i> propre à +la géométrie à trois dimensions; le point est alors construit par +l'intersection d'une sphère à centre constant avec deux cônes droits à +base circulaire dont les axes et le sommet commun ne changent pas. En un +mot, il y a évidemment, dans ce cas, au moins la même variété infinie +entre les divers systèmes possibles de coordonnées que nous avons déjà +observée pour la géométrie à deux dimensions. En général, il faut +concevoir un point comme toujours déterminé par l'intersection de trois +surfaces quelconques, ainsi qu'il l'était auparavant par celle de deux +lignes; chacune de ces trois surfaces a pareillement toutes ses +conditions de détermination constantes, excepté une, qui donne lieu à la +coordonnée correspondante, dont l'influence géométrique propre est ainsi +d'astreindre le point à être situé sur cette surface.</p> + +<p>Cela posé, il est clair que si les trois coordonnées d'un point sont +entièrement indépendantes entre elles, ce point pourra prendre +successivement dans l'espace toutes les positions possibles. Mais, si le +point est assujéti à rester sur une certaine surface, définie d'une +manière quelconque, alors deux coordonnées suffisent évidemment pour +déterminer à chaque instant sa situation, puisque la surface proposée +tiendra lieu de la condition imposée par la troisième coordonnée. On +doit donc concevoir nécessairement dans ce cas, sous le point de vue +analytique, cette dernière coordonnée comme une fonction déterminée des +deux autres, celles-ci demeurant entre elles complétement indépendantes. +Ainsi, il y aura entre les trois coordonnées variables une certaine +équation permanente, et qui sera unique afin de correspondre au degré +précis d'indétermination de la position du point. Cette équation, plus +ou moins facile à découvrir, mais toujours possible, sera la définition +analytique de la surface proposée, puisqu'elle devra se vérifier pour +tous les points de cette surface, et seulement pour eux. Si la surface +vient à éprouver un changement quelconque, même un simple déplacement, +l'équation devra subir une modification correspondante plus ou moins +profonde. En un mot, tous les phénomènes géométriques quelconques +relatifs aux surfaces seront susceptibles d'être traduits par certaines +conditions analytiques équivalentes propres aux équations à trois +variables, et c'est dans l'établissement et l'interprétation de cette +harmonie générale et nécessaire que consistera essentiellement la +science de la géométrie analytique à trois dimensions.</p> + +<p>Considérant ensuite cette conception fondamentale sous le point de vue +inverse, on voit de la même manière que toute équation à trois variables +peut être, en général, représentée géométriquement par une surface +déterminée, primitivement définie d'après la propriété +très-caractéristique, que les coordonnées de tous ses points conservent +toujours entre elles la relation énoncée dans cette équation. Ce lieu +géométrique changera évidemment, pour la même équation, suivant le +système de coordonnées qui servira à la construction de ce tableau. En +adoptant, par exemple, le système rectiligne, il est clair que dans +l'équation entre les trois variables x, y, z, chaque valeur particulière +attribuée à z, donnera une équation entre x et y, dont le lieu +géométrique sera une certaine ligne située dans un plan parallèle au +plan des x, y, et à une distance de ce dernier égale à la valeur de z, +de telle sorte que le lieu géométrique total se présentera comme composé +d'une suite infinie de lignes superposées dans une série de plans +parallèles, sauf les interruptions qui pourront exister, et formera, par +conséquent, une véritable surface. Il en serait de même en considérant +tout autre système de coordonnées, quoique la construction géométrique +de l'équation devînt plus difficile à suivre.</p> + +<p>Telle est la conception élémentaire, complément de l'idée-mère de +Descartes, sur laquelle est fondée la géométrie générale relativement +aux surfaces. Il serait inutile de reprendre directement ici les autres +considérations indiquées ci-dessus par rapport aux lignes, et que chacun +peut aisément étendre aux surfaces, soit pour montrer que toute +définition d'une surface par un mode quelconque de génération est +réellement une équation directe de cette surface dans un certain système +de coordonnées, soit pour déterminer entre tous les divers systèmes de +coordonnées possibles quel est généralement le plus convenable. +J'ajouterai seulement, sous ce dernier rapport, que la supériorité +nécessaire du système rectiligne ordinaire, quant à la peinture des +équations, est évidemment encore plus prononcée dans la géométrie +analytique à trois dimensions que dans celle à deux, à cause de la +complication géométrique incomparablement plus grande qui résulterait +alors du choix de tout autre système, ainsi qu'on peut le vérifier de la +manière la plus sensible en considérant, par opposition, le système +polaire en particulier, qui est, pour les surfaces comme pour les +courbes, et en vertu des mêmes motifs, le plus usité après le système +rectiligne proprement dit.</p> + +<p>Afin de compléter l'exposition générale de la conception fondamentale +relative à l'étude analytique des surfaces, nous aurons encore à +examiner philosophiquement, dans la quatorzième leçon, un dernier +perfectionnement de la plus haute importance, que Monge a récemment +introduit dans les élémens mêmes de cette théorie, pour la +classification des surfaces en familles naturelles, établies d'après le +mode de génération, et exprimées algébriquement par des équations +différentielles communes, ou par des équations finies contenant des +fonctions arbitraires.</p> + +<p>Considérons maintenant le dernier point de vue élémentaire de la +géométrie analytique à trois dimensions, celui qui se rapporte à la +représentation algébrique des courbes, envisagées dans l'espace de la +manière la plus générale. En continuant à suivre le principe constamment +employé ci-dessus, celui du degré d'indétermination du lieu géométrique, +correspondant au degré d'indépendance des variables, il est évident, en +thèse générale, que, lorsque un point doit être situé sur une certaine +courbe quelconque, une seule coordonnée suffit pour achever de +déterminer entièrement sa position, par l'intersection de cette courbe +avec la surface qui résulte de cette coordonnée. Ainsi, dans ce cas, les +deux autres coordonnées du point doivent être conçues comme des +fonctions nécessairement déterminées et distinctes de la première. Par +conséquent, toute ligne, considérée dans l'espace, est donc représentée +analytiquement, non plus par une seule équation, mais par le système de +deux équations entre les trois coordonnées de l'un quelconque de ses +points. Il est clair, en effet, d'un autre côté, que chacune de ces +équations, envisagée séparément, exprimant une certaine surface, leur +ensemble présente la ligne proposée comme l'intersection de deux +surfaces déterminées. Telle est la manière la plus générale de concevoir +la représentation algébrique d'une ligne dans la géométrie analytique à +trois dimensions. Cette conception est ordinairement envisagée d'une +manière trop étroite, lorsqu'on se borne à considérer une ligne comme +déterminée par le système de ses deux <i>projections</i> sur deux des plans +coordonnés, système caractérisé analytiquement par cette particularité +que chacune des deux équations de la ligne ne contient alors que deux +des trois coordonnées, au lieu de renfermer simultanément les trois +variables. Cette considération, qui consiste à regarder la ligne comme +l'intersection de deux surfaces cylindriques parallèles à deux des trois +axes des coordonnées, outre l'inconvénient d'être bornée au système +rectiligne ordinaire, a le défaut, lorsqu'on croit devoir s'y réduire +strictement, d'introduire des difficultés inutiles dans la +représentation analytique des lignes, puisque la combinaison de ces +deux cylindres ne saurait être évidemment toujours la plus convenable +pour former les équations d'une ligne. Ainsi, envisageant cette notion +fondamentale dans son entière généralité, il faudra, dans chaque cas, +parmi l'infinité de couples de surfaces dont l'intersection pourrait +produire la courbe proposée, choisir celui qui se prêtera le mieux à +l'établissement des équations, comme se composant des surfaces les plus +connues. Par exemple, s'agit-il d'exprimer analytiquement un cercle dans +l'espace, il sera évidemment préférable de le considérer comme +l'intersection d'une sphère et d'un plan, plutôt que suivant toute autre +combinaison de surfaces qui pourrait également le produire.</p> + +<p>À la vérité, cette manière de concevoir la représentation des lignes par +des équations dans la géométrie analytique à trois dimensions, engendre, +par sa nature, un inconvénient nécessaire, celui d'une certaine +confusion analytique, consistant en ce que la même ligne peut se trouver +ainsi exprimée, avec un même système de coordonnées, par une infinité de +couples d'équations différens, vu l'infinité de couples de surfaces qui +peuvent la former, ce qui peut présenter quelques difficultés pour +reconnaître cette ligne à travers tous les déguisemens algébriques dont +elle est susceptible. Mais il existe un procédé général fort simple +pour faire disparaître cet inconvénient, se priver des facilités qui +résultent de cette variété de constructions géométriques. Il suffit, en +effet, quel que soit le système analytique établi primitivement pour une +certaine ligne, de pouvoir en déduire le système correspondant à un +couple unique de surfaces uniformément engendrées, par exemple, à celui +des deux surfaces cylindriques qui <i>projettent</i> la ligne proposée sur +deux des plans coordonnés, surfaces qui évidemment seront toujours +identiques de quelque manière que la ligne ait été obtenue, et ne +varieront que lorsque cette ligne elle-même changera. Or, en choisissant +ce système fixe, qui est effectivement le plus simple, on pourra +généralement déduire des équations primitives celles qui leur +correspondent dans cette construction spéciale, en les transformant, par +deux éliminations successives, en deux équations ne contenant chacune +que deux des coordonnées variables, et qui conviendront par cela seul +aux deux surfaces de projection. Telle est réellement la principale +destination de cette sorte de combinaison géométrique, qui nous offre +ainsi un moyen invariable et certain de reconnaître l'identité des +lignes malgré la diversité quelquefois très-grande de leurs équations.</p> + +<p>Après avoir considéré dans son ensemble la conception fondamentale de +la géométrie analytique sous les principaux aspects élémentaires qu'elle +peut présenter, il convient, pour compléter, sous le rapport +philosophique, une telle esquisse, de signaler ici les imperfections +générales que présente encore cette conception, soit relativement à la +géométrie, soit relativement à l'analyse.</p> + +<p>Relativement à la géométrie, il faut remarquer que les équations ne sont +propres jusqu'ici qu'à représenter des lieux géométriques entiers, et +nullement des portions déterminées de ces lieux géométriques. Il serait +cependant nécessaire, dans plusieurs circonstances, de pouvoir exprimer +analytiquement une partie de ligne ou de surface, et même une ligne ou +surface <i>discontinue</i> composée d'une suite de sections appartenant à des +figures géométriques distinctes, par exemple le contour d'un polygone ou +la surface d'un polyèdre. La thermologie surtout donne lieu fréquemment +à de semblables considérations, auxquelles notre géométrie analytique +actuelle se trouve nécessairement inapplicable. Néanmoins il importe +d'observer que, dans ces derniers temps, les travaux de M. Fourier sur +les fonctions discontinues ont commencé à remplir cette grande lacune, +et ont par là directement introduit un nouveau perfectionnement +essentiel dans la conception fondamentale de Descartes. Mais cette +manière de représenter des formes hétérogènes ou partielles, étant +fondée sur l'emploi de séries trigonométriques procédant selon les sinus +d'une suite infinie d'arcs multiples, ou sur l'usage de certaines +intégrales définies équivalentes à ces séries et dont l'intégrale +générale est ignorée, présente encore trop de complication pour pouvoir +être immédiatement introduite dans le système propre de la géométrie +analytique.</p> + +<p>Relativement à l'analyse, il faut commencer par reconnaître que +l'impossibilité où nous sommes de concevoir géométriquement pour des +équations contenant quatre, cinq variables ou un plus grand nombre, une +représentation analogue à celles que comportent toutes les équations à +deux ou à trois variables, ne doit pas être envisagée comme une +imperfection de notre système de géométrie analytique, car elle tient +évidemment à la nature même du sujet. L'analyse étant nécessairement +plus générale que la géométrie, puisqu'elle est relative à tous les +phénomènes possibles, il serait peu philosophique de vouloir constamment +trouver parmi les seuls phénomènes géométriques une représentation +concrète de toutes les lois que l'analyse peut exprimer. Mais il existe +une autre imperfection de moindre importance qu'on doit réellement +envisager comme provenant de la manière même dont nous concevons la +géométrie analytique. Elle consiste en ce que notre représentation +actuelle des équations à deux ou à trois variables par des lignes ou des +surfaces est évidemment toujours plus ou moins incomplète, puisque, dans +la construction du lieu géométrique, nous n'avons égard qu'aux solutions +<i>réelles</i> des équations, sans tenir aucun compte des solutions +<i>imaginaires</i>. La marche générale de ces dernières serait cependant, par +sa nature, tout aussi susceptible que celle des autres d'une peinture +géométrique. Il résulte de cette omission que le tableau graphique de +l'équation est constamment imparfait, et quelquefois même au point qu'il +n'y a plus de représentation géométrique, lorsque l'équation n'admet que +des solutions imaginaires. Cependant, même dans ce dernier cas, il y +aurait évidemment lieu de distinguer sous le rapport géométrique des +équations aussi différentes en elles-mêmes que celles-ci, par exemple,</p> + + +<p class="mid">x<sup>2</sup>+y<sup>2</sup>+1=0, x<sup>6</sup>+y<sup>4</sup>+1=0, y<sup>2</sup>+e<sup>x</sup>=0.</p> + +<p>On sait de plus que cette +imperfection principale entraîne souvent, dans la géométrie analytique à +deux ou à trois dimensions, une foule d'inconvéniens secondaires, tenant +à ce que plusieurs modifications analytiques se trouvent ne correspondre +à aucun phénomène géométrique.</p> + +<p>Un de nos plus grands géomètres actuels, M. Poinsot, a présenté une +considération très-ingénieuse et fort simple, à laquelle on n'a pas fait +communément assez d'attention, et qui permet, lorsque les équations sont +peu compliquées, de concevoir la représentation graphique des solutions +imaginaires, en se bornant à peindre leurs rapports quand ils sont +réels<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a> +<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>. Mais cette considération, qu'il serait aisé de généraliser +abstraitement, est jusqu'ici trop peu susceptible d'être effectivement +employée, à cause de l'état extrême d'imperfection où se trouve encore +la résolution algébrique des équations, et d'où il résulte ou que la +forme des racines imaginaires est le plus souvent ignorée, ou qu'elle +présente une trop grande complication; en sorte que de nouveaux travaux +sont indispensables à cet égard, avant qu'on puisse regarder comme +comblée cette lacune essentielle de notre géométrie analytique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" +name="footnote23"><b>Note 23: </b></a><a href="#footnotetag23"> +(retour) </a> M. Poinsot a montré, par exemple, dans son + excellent <i>mémoire sur l'analyse des sections angulaires</i>, + que l'équation x<sup>2</sup>+y<sup>2</sup>+a<sup>2</sup>=0, ordinairement écartée comme + n'ayant pas de lieu géométrique, peut être représentée, de + la manière la plus simple et la plus nette, par une + hyperbole équilatère, qui remplit à son égard le même office + que le cercle pour l'équation x<sup>2</sup>+y<sup>2</sup>-a<sup>2</sup>=0. +</blockquote> + +<p>L'exposition philosophique essayée dans cette leçon de la conception +fondamentale de la géométrie analytique, nous montre clairement que +cette science consiste essentiellement à déterminer quelle est, en +général, l'expression analytique de tel ou tel phénomène géométrique +propre aux lignes ou aux surfaces, et réciproquement à découvrir +l'interprétation géométrique de telle ou telle considération analytique. +Nous avons maintenant à examiner, en nous bornant aux questions +générales les plus importantes, comment les géomètres sont parvenus à +établir effectivement cette belle harmonie, et à imprimer ainsi à la +science géométrique, envisagée dans son ensemble total, le caractère +parfait de rationalité et de simplicité qu'elle présente aujourd'hui si +éminemment. Tel sera l'objet essentiel des deux leçons suivantes, l'une, +consacrée à l'étude générale des lignes, et l'autre, à l'étude générale +des surfaces.</p> +<a name="l13" id="l13"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>TREIZIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="mid"><span class="sc">Sommaire</span>. De la géométrie <i>générale</i> à deux dimensions.</p> + +<p>D'après la marche habituellement adoptée jusqu'à ce jour pour l'exposition de +la science géométrique, la destination vraiment essentielle de la +géométrie analytique n'est encore sentie que d'une manière fort +imparfaite, qui ne correspond nullement à l'opinion que s'en forment les +véritables géomètres, depuis que l'extension des conceptions analytiques +à la mécanique rationnelle a permis de s'élever à quelques idées +générales sur la philosophie mathématique. La révolution fondamentale +opérée par la grande pensée de Descartes n'est point encore dignement +appréciée dans notre éducation mathématique, même la plus haute. À la +manière dont elle est ordinairement présentée et surtout employée, cette +admirable méthode ne semblerait d'abord avoir d'autre but réel que de +simplifier l'étude des sections coniques, ou de quelques autres +courbes, considérées toujours une à une suivant l'esprit de la géométrie +ancienne, ce qui serait sans doute de fort peu d'importance. On n'a +point encore convenablement senti que le véritable caractère distinctif +de notre géométrie moderne, ce qui constitue son incontestable +supériorité, consiste à étudier, d'une manière entièrement générale, les +diverses questions relatives à des lignes ou à des surfaces quelconques, +en transformant les considérations et les recherches géométriques en +considérations et en recherches analytiques. Il est remarquable que dans +les établissemens, même les plus justement célèbres, consacrés à la +haute instruction mathématique, on n'ait point institué de cours +vraiment dogmatique de géométrie générale, conçu d'une manière à la fois +distincte et complète<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a> +<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>. Cependant une telle étude est la plus propre +à manifester clairement le vrai caractère philosophique de la science +mathématique, en démontrant avec une netteté parfaite l'organisation +générale de la relation de l'abstrait au concret dans la théorie +mathématique d'un ordre quelconque de phénomènes naturels.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" +name="footnote24"><b>Note 24: </b></a><a href="#footnotetag24"> +(retour) </a> La profonde médiocrité qu'on observe + généralement à cet égard, surtout dans l'enseignement de la + partie élémentaire des mathématiques, quoique deux siècles + se soient écoulés déjà depuis la publication de la géométrie + de Descartes, montre combien notre éducation mathématique + ordinaire est encore loin de correspondre au véritable état + de la science; ce qui tient sans doute, en grande partie, on + ne doit pas se le dissimuler, à l'extrême infériorité de la + plupart des personnes auxquelles on confie un enseignement + aussi important, sur la haute direction duquel les + véritables chefs de la science ne sont d'ailleurs admis à + exercer aucune influence régulière et permanente. +</blockquote> + +<p>Ces considérations indiquent assez quelle peut être, outre son extrême +importance philosophique, l'utilité spéciale et directe de l'exposition +à laquelle nous conduit maintenant le plan de cet ouvrage. Il s'agit +donc, en partant de la conception fondamentale expliquée dans la leçon +précédente, relativement à la représentation analytique des formes +géométriques, d'examiner comment les géomètres sont parvenus à réduire +toutes les questions de géométrie générale à de pures questions +d'analyse, en déterminant les lois analytiques de tous les phénomènes +géométriques, c'est-à -dire les modifications algébriques qui leur +correspondent dans les équations des lignes et des surfaces. Je ne +m'occuperai d'abord que des courbes, et même des courbes planes, +réservant pour la leçon suivante l'étude générale des surfaces et des +courbes à double courbure. L'esprit de cet ouvrage prescrit d'ailleurs +de se borner à l'examen philosophique des questions générales les plus +importantes, et surtout d'écarter toute application à des formes +particulières. Le but essentiel que nous devons avoir en vue ici, est +seulement de constater avec précision comment la conception +fondamentale de Descartes a établi le système général de la science +géométrique sur des bases rationnelles et définitives. Toute autre étude +rentrerait dans un traité spécial de géométrie; mais, quant à celle-ci, +elle est indispensable pour l'objet que nous nous proposons. On peut +sans doute concevoir <i>à priori</i>, comme je l'ai indiqué dans la leçon +précédente, que, une fois le sujet des recherches géométriques +représenté analytiquement, tous les <i>accidens</i> ou phénomènes quelconques +dont il est susceptible doivent comporter nécessairement une +interprétation semblable. Mais il est clair qu'une telle considération +ne dispense nullement, même sous le simple rapport philosophique, +d'étudier l'organisation effective de cette harmonie générale entre la +géométrie et l'analyse, dont on ne se formerait sans cela qu'une idée +vague et confuse, entièrement insuffisante.</p> + +<p>La première et la plus simple question qu'on puisse se proposer +relativement à une courbe quelconque, c'est de connaître, d'après son +équation<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a> +<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>, le nombre de points nécessaire à sa détermination. Outre +l'importance propre d'une telle notion, qui n'est pas établie jusqu'ici +d'une manière assez rationnelle, je crois devoir exposer avec quelque +développement la solution générale de ce problème élémentaire, parce +qu'elle me semble éminemment apte, sous le rapport de la méthode, vu +l'extrême simplicité des considérations analytiques correspondantes, à +faire saisir le véritable esprit de la géométrie analytique, +c'est-à -dire la corrélation nécessaire et continue entre le point de vue +concret et le point de vue abstrait.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" +name="footnote25"><b>Note 25: </b></a><a href="#footnotetag25"> +(retour) </a> Je considérerai toujours, pour fixer les + idées, à moins d'avertissement formel, le système de + coordonnées rectilignes ordinaire, soit dans cette leçon, + soit dans la suivante. +</blockquote> + +<p>Pour résoudre complétement cette question, il faut distinguer deux cas, +suivant que la courbe proposée est définie analytiquement par son +équation la plus générale, c'est-à -dire convenant à toutes les positions +de la courbe relativement aux axes, ou par une équation particulière et +plus simple, qui n'a lieu que dans une certaine situation de la courbe à +l'égard des axes.</p> + +<p>Dans le premier cas, il est évident que la condition, de la part de la +courbe, de devoir passer par un point donné, équivaut analytiquement à +ce que les constantes arbitraires que renferme son équation générale +conservent entre elles la relation marquée par la substitution des +coordonnées particulières de ce point dans cette équation. Chaque point +donné imposant ainsi à ces constantes une certaine condition algébrique, +pour que la courbe soit entièrement déterminée il faudra donc assigner +un nombre de points égal au nombre des constantes arbitraires contenues +dans son équation. Telle est la règle générale. Il convient cependant +d'observer qu'elle pourrait induire en erreur, et indiquer un nombre de +points trop considérable, si, dans l'équation proposée, le nombre des +termes distincts renfermant les constantes arbitraires était moindre que +celui de ces constantes, auquel cas il faudrait évidemment juger du +nombre de points nécessaire à l'entière détermination de la courbe, +seulement par celui de ces termes, ce qui signifierait géométriquement +que les constantes considérées pourraient alors éprouver certains +changemens sans qu'il en résultât aucun pour la courbe. Tel serait, par +exemple, le cas du cercle, si on le définissait comme la courbe décrite +par le sommet d'un angle de grandeur invariable qui se meut de manière à +ce que chacun de ses côtés passe toujours par un certain point fixe. Il +faut donc, pour plus de généralité, compter séparément le nombre des +constantes entrant dans l'équation de la courbe proposée et le nombre +des termes qui les contiennent, et déterminer combien de points exige +l'entière spécification de la courbe par le plus petit de ces deux +nombres, à moins qu'ils ne soient égaux.</p> + +<p>Quand une courbe n'est primitivement définie que par une équation du +genre de celles que nous avons nommées plus haut <i>particulières</i>, on +peut, à l'aide d'une transformation invariable et fort simple, faire +rentrer ce cas dans le précédent, en <i>généralisant</i> convenablement +l'équation proposée. Il suffit, pour cela, de rapporter la courbe, +d'après les formules connues, à un nouveau système d'axes, dont la +situation par rapport aux premiers soit regardée comme indéterminée. Si +cette transformation ne change pas essentiellement la composition +analytique de l'équation primitive, ce sera la preuve que celle-ci était +déjà suffisamment générale; dans le cas contraire, elle le sera devenue, +et dès lors la question se résoudra facilement par l'application de la +règle précédemment établie. On peut même observer, pour simplifier +encore davantage cette solution, que cette généralisation de l'équation +introduira toujours, quelle que soit l'équation primitive, trois +nouvelles constantes arbitraires, savoir les deux coordonnées de la +nouvelle origine et l'inclinaison des nouveaux axes sur les anciens; en +sorte que, sans effectuer le calcul, on pourra connaître le nombre des +constantes arbitraires qui entreraient dans l'équation la plus générale, +et par suite en déduire directement le nombre de points nécessaire à la +détermination de la courbe proposée, toutes les fois du moins qu'on +pourra être certain d'avance, ce qui a lieu très-fréquemment, que le +nombre des termes qui contiendraient ces constantes ne serait pas +moindre que celui des constantes elles-mêmes.</p> + +<p>Afin de montrer à quel degré de facilité peut parvenir la solution +générale de cette question, il importe de remarquer que, l'opération +analytique prescrite pour la résoudre se réduisant à une simple +énumération, cette énumération peut être faite avant même que l'équation +de la courbe soit obtenue, et d'après sa seule définition géométrique. +Il suffit, en effet, d'analyser cette définition sous ce point de vue, +en estimant combien de points donnés, ou de droites données soit en +longueur, soit en direction, ou de cercles donnés, etc., elle exige pour +l'entière détermination de la courbe proposée. Cela posé, on saura aussi +d'avance combien il devra entrer de constantes arbitraires dans +l'équation la plus générale de cette courbe, en considérant que chaque +point fixe donné par la définition en introduira deux, chaque droite +donnée également deux, chaque longueur donnée une, chaque cercle +entièrement donné trois, etc. On pourra donc juger immédiatement par là +du nombre de points qu'exige la détermination de la courbe, avec autant +d'exactitude que si l'on avait sous les yeux son équation générale; à +cela près néanmoins de la restriction indiquée ci-dessus pour le cas où +le nombre des termes renfermant les constantes arbitraires serait +inférieur à celui des constantes; restriction qu'on pourra souvent +reconnaître comme inapplicable, si l'analyse de la définition proposée a +montré clairement que les données qu'elle prescrit ne pourraient +nullement varier, soit isolément, soit ensemble, sans qu'il en résultât +pour la courbe un changement quelconque. Mais, lorsque cette restriction +devra être réellement appliquée, cette considération ne fournira d'abord +qu'une limite supérieure du nombre cherché, qui ne pourra être alors +entièrement connu qu'en consultant effectivement l'équation générale.</p> + +<p>J'ai supposé jusqu'ici que les points par lesquels on veut déterminer le +cours d'une ligne fussent absolument quelconques; mais, pour compléter +la méthode, il faut examiner le cas où l'on introduirait parmi eux des +points <i>singuliers</i>, c'est-à -dire distincts de tous les autres par une +propriété caractéristique quelconque, comme ce que l'on nomme les +<i>foyers</i> dans les sections coniques, les <i>sommets</i>, les <i>centres</i>, les +points d'<i>inflexion</i> ou de <i>rebroussement</i>, etc. Ces points ayant tous +pour caractère d'être uniques, ou du moins déterminés, dans une même +courbe, leurs deux coordonnées sont donc chacune une fonction +déterminée, connue ou inconnue, des constantes qui spécifient +exactement la courbe proposée. Ainsi, donner un seul de ces points, +c'est imposer à ces constantes arbitraires deux conditions algébriques, +ce qui, par conséquent, équivaut analytiquement à donner deux points +ordinaires. La règle générale et fort simple se réduit donc, à cet +égard, à compter toujours pour deux chaque point <i>singulier</i>, par +quelque propriété qu'il puisse être défini: à cela près, on rentrera +dans la loi établie ci-dessus.</p> + +<p>Toute application spéciale de la théorie générale que je viens +d'indiquer serait ici déplacée. Je crois cependant utile de remarquer, +au sujet de cette application, que le nombre de points nécessaires à +l'entière détermination de chaque courbe, quoique constituant une +circonstance fort importante, n'est point aussi intimement lié qu'on le +croirait d'abord, soit à la nature analytique de l'équation, soit à la +forme géométrique de la ligne. Ainsi, par exemple, on trouve, d'après la +méthode précédente, que la parabole ordinaire, et même les paraboles de +tous les degrés, la logarithmique, la cycloïde, la spirale d'Archimède, +etc., exigent également quatre points pour leur détermination, quoiqu'on +n'ait pu découvrir jusqu'ici aucune autre propriété commune entre des +courbes aussi différentes sous le rapport analytique que sous le +rapport géométrique. Il est néanmoins vraisemblable que cette analogie +ne doit pas être entièrement isolée.</p> + +<p>Je choisirai, comme second exemple intéressant, parmi les questions +élémentaires relatives à l'étude générale des lignes, la détermination +des <i>centres</i> dans une courbe plane quelconque. Le caractère géométrique +du <i>centre</i> d'une figure étant, en général, d'être le milieu de toutes +les cordes qui y passent, il en résulte évidemment que, si l'on y place +l'origine du système des coordonnées rectilignes, les points de la +figure auront, deux à deux, par rapport à une telle origine, des +coordonnées égales et de signe contraire. On peut donc reconnaître +immédiatement, d'après l'équation d'une courbe quelconque, si elle a +pour centre l'origine actuelle des coordonnées, puisqu'il suffit +d'examiner si cette équation n'est point altérée, en y changeant à la +fois les signes des deux coordonnées variables, ce qui exige, dans le +cas où il n'y entre que des fonctions algébriques, rationnelles et +entières, que les termes soient tous de degré pair ou tous de degré +impair, suivant le degré de l'équation. Cela posé, quand un tel +changement trouble l'équation, il faut déplacer l'origine d'une manière +indéterminée, et chercher à disposer des deux constantes arbitraires que +cette transformation introduit dans l'équation pour les coordonnées de +la nouvelle origine, de façon à ce que l'équation puisse jouir, +relativement aux nouveaux axes, de la propriété précédente. Si, par des +valeurs réelles convenables des coordonnées de la nouvelle origine, on +peut faire disparaître tous les termes qui empêchaient l'équation de +présenter ce caractère analytique, la courbe aura un centre dont ces +valeurs feront connaître la position: dans le cas contraire, il sera +constaté que la courbe n'a point de centre.</p> + +<p>Parmi les questions de géométrie générale à deux dimensions dont la +solution complète ne dépend que de l'analyse ordinaire, je crois devoir +encore indiquer ici celle qui se rapporte à la détermination des +conditions de la <i>similitude</i> entre des courbes quelconques d'un même +<i>genre</i>, c'est-à -dire susceptibles d'une même définition ou <i>équation</i>, +qui ne les distingue les unes des autres que par les diverses valeurs de +certaines constantes arbitraires relatives à la grandeur de chacune +d'elles. Cette question, importante en elle-même, a d'autant plus +d'intérêt sous le rapport de la méthode, que le phénomène géométrique +qu'il s'agit alors de caractériser analytiquement, est évidemment +purement relatif à la forme, et nullement un phénomène de situation, ce +qui, comme nous l'avons remarqué dans la leçon précédente, donne +toujours lieu à des difficultés spéciales par rapport à notre système +de géométrie analytique, où les idées de position sont seules +directement considérées.</p> + +<p>L'emploi de l'analyse différentielle fournirait immédiatement la +solution de ce problème général, en étendant aux courbes, comme il +convient, la définition élémentaire de la similitude pour les figures +rectilignes. Il suffirait, en effet, 1º de calculer, d'après l'équation +de chacune des deux courbes, l'angle de <i>contingence</i> en un point +quelconque, et d'exprimer que cet angle a la même valeur dans les deux +courbes pour des points correspondans; 2º d'après l'expression +différentielle générale de la longueur d'un élément infiniment petit de +chaque courbe, d'exprimer que les élémens homologues des deux courbes +sont entre eux dans un rapport constant. Les conditions analytiques de +la similitude se trouveraient ainsi dépendre des deux premières +fonctions dérivées de l'ordonnée rapportée à l'abcisse. Mais le problème +peut être résolu d'une manière beaucoup plus simple, et néanmoins tout +aussi générale, quoique moins directe, par le simple usage de l'analyse +ordinaire.</p> + +<p>Pour cela, il faut d'abord remarquer une propriété élémentaire que +peuvent toujours présenter deux figures semblables de forme quelconque, +quand elles sont placées dans une situation <i>parallèle</i>, c'est-à -dire, +de telle façon que tous les élémens de chacune soient respectivement +parallèles aux élémens homologues de l'autre, ce que la similitude +permet évidemment de faire constamment. Dans cette situation, il est +aisé de voir que, si on joint deux à deux par des droites les points +homologues des deux figures, toutes ces lignes de jonction concourront +nécessairement en un point unique, à partir duquel leurs longueurs, +comptées jusqu'à l'une et à l'autre des deux figures semblables, auront +entre elles un rapport constant, égal à celui des deux figures. Il +résulte immédiatement de cette propriété, considérée sous le point de +vue analytique, que, si l'origine des coordonnées rectilignes est +supposée placée au point particulier dont nous venons de parler, les +points homologues des deux courbes semblables auront des coordonnées +constamment proportionnelles, en sorte que l'équation de la première +courbe devra rentrer dans celle de la seconde, en y changeant x en mx, +et y en my, m étant une constante arbitraire égale au rapport linéaire +des deux figures. Avec des coordonnées polaires z et φ, dont le +pôle serait placé au même point, les deux équations deviendraient +identiques en changeant seulement z en mz dans l'une d'elles, sans +changer φ. La vérification d'un tel caractère algébrique suffira +donc évidemment pour constater la similitude. Mais, de sa +non-vérification, il est clair qu'on ne devra point conclure +immédiatement la dissimilitude des deux courbes comparées, puisque +l'origine ou le pôle pourraient n'être pas placés au point unique pour +lequel cette relation a lieu, ou même que les deux courbes pourraient +n'être pas posées actuellement dans la situation <i>parallèle</i>. Il est +néanmoins facile de généraliser et de compléter la méthode sous l'un et +l'autre de ces deux rapports, quoiqu'il semble d'abord impossible +analytiquement de modifier la situation relative de deux courbes. Il +suffira pour cela de changer, à l'aide des formules connues, à la fois +l'origine et la direction des axes si les coordonnées sont rectilignes, +ou le pôle et la direction de l'axe si elles sont polaires, mais en +effectuant cette transformation seulement dans l'une des deux équations. +On cherchera alors à disposer des trois constantes arbitraires +introduites par là , pour que cette équation ainsi modifiée présente, +relativement à l'autre, la propriété analytique indiquée. Si cette +relation peut avoir lieu d'après certaines valeurs réelles des +constantes arbitraires, les deux courbes seront semblables; sinon, leur +dissimilitude sera constatée.</p> + +<p>Quoiqu'il ne convienne point de considérer ici aucune application +spéciale de la théorie précédente, je crois cependant utile d'indiquer +à ce sujet une remarque générale. Elle consiste en ce que, toutes les +fois que l'équation d'une courbe, simplifiée le plus possible par la +disposition des axes, ne renfermera qu'une seule constante arbitraire, +toutes les courbes de ce genre seront nécessairement semblables entre +elles. On peut augmenter l'utilité de cette observation, en ce que, sans +considérer même l'équation de la courbe, il suffira d'examiner, dans ce +cas, si sa définition géométrique primitive ne fait dépendre que d'une +seule donnée l'entière détermination de sa grandeur<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a> +<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>. Quand, au +contraire, l'équation la plus simple de la courbe proposée contiendra +deux constantes arbitraires ou davantage, ou, ce qui est exactement +équivalent, lorsque la définition fera dépendre sa grandeur de plusieurs +données distinctes, les courbes de ce genre ne pourront être semblables +qu'à l'aide de certaines relations entre ces constantes ou ces données, +qui consisteront ordinairement dans leur proportionnalité. C'est ainsi +que toutes les paraboles d'un même degré, d'ailleurs quelconque, sont +semblables entre elles, aussi bien que toutes les logarithmiques, toutes +les cycloïdes ordinaires, tous les cercles, etc.; tandis que deux +ellipses ou deux hyperboles, par exemple, ne sont semblables qu'autant +que leurs axes sont proportionnels.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" +name="footnote26"><b>Note 26: </b></a><a href="#footnotetag26"> +(retour) </a> Cette propriété, qui est une conséquence + évidente de la théorie indiquée ci-dessus, pourrait + d'ailleurs être établie directement par une considération + fort simple. Il suffirait de remarquer que, dans ce cas, les + diverses courbes de ce genre pourraient coïncider en les + construisant sur une échelle différente, d'où résulte + clairement leur similitude nécessaire. +</blockquote> + +<p>Je me borne à ce petit nombre de questions générales relatives aux +lignes, parmi celles dont la solution complète dépend seulement de +l'analyse ordinaire. On n'y doit pas comprendre la détermination de ce +qu'on appelle les <i>foyers</i>, la recherche des <i>diamètres</i>, etc., et +plusieurs autres problèmes de ce genre, qui, bien que susceptibles +d'être proposés et résolus pour des courbes quelconques, n'ont de +véritable intérêt qu'à l'égard des sections coniques. Relativement aux +<i>diamètres</i>, par exemple, c'est-à -dire aux lieux géométriques des +milieux d'un système quelconque de cordes parallèles, il est aisé de +former une méthode générale pour déduire de l'équation d'une courbe +l'équation commune de tous ses diamètres. Mais une telle considération +ne peut faciliter l'étude d'une courbe qu'autant que les diamètres se +trouvent être des lignes plus simples et plus connues que la courbe +primitive; et même cette recherche n'a vraiment une grande utilité que +lorsque tous les diamètres sont des lignes droites. Or, c'est ce qui n'a +lieu que dans les courbes du second degré. Pour toutes les autres, les +diamètres sont, en général, des courbes aussi peu connues et souvent +même d'une étude plus difficile que la courbe proposée. C'est pourquoi +je ne dois point ici considérer une telle question, ni aucune autre +semblable, quoique, dans les traités spéciaux de géométrie analytique, +il convînt d'ailleurs de les présenter d'abord, autant que possible, +sous un point de vue entièrement général.</p> + +<p>Je passe donc immédiatement à l'examen des théories de géométrie +générale à deux dimensions qui ne peuvent être complétement établies +qu'à l'aide de l'analyse transcendante.</p> + +<p>La première et la plus simple d'entre elles consiste dans la +détermination des tangentes aux courbes planes. Ayant eu occasion, dans +la sixième leçon, d'indiquer la solution générale de cet important +problème, d'après chacun des divers points de vue fondamentaux propres à +l'analyse transcendante, il est inutile d'y revenir ici. Je ferai +seulement observer à ce sujet que la question fondamentale ainsi +considérée suppose connu le point de contact de la droite avec la +courbe, tandis que la tangente peut être déterminée par plusieurs autres +conditions, qu'il faut alors faire rentrer dans la précédente, en +déterminant préalablement les coordonnées du point de contact, ce qui +est ordinairement très-facile. Ainsi, par exemple, si la tangente est +assujétie à passer par un point donné extérieur à la courbe, les +coordonnées de ce point devant satisfaire à la formule générale de +l'équation de la tangente à cette courbe, formule qui contient les +coordonnées inconnues du point de contact, ce dernier point sera +déterminé par une telle relation combinée avec l'équation de la courbe +proposée. De même, si la tangente cherchée doit être parallèle à une +droite donnée, il faudra égaler le coéfficient général qui marque sa +direction en fonction des coordonnées du point de contact à celui qui +détermine celle de la droite donnée, et la combinaison de cette +condition avec l'équation de la courbe fera encore connaître ces +coordonnées.</p> + +<p>Afin de considérer sous un point de vue plus étendu les problèmes +relatifs aux tangentes, il peut être utile d'exprimer distinctement la +relation qui doit exister entre les deux constantes arbitraires +contenues dans l'équation générale d'une ligne droite et les diverses +constantes propres à une courbe quelconque donnée, pour que la droite +soit tangente à la courbe. À cet effet, il suffit d'observer que les +deux constantes par lesquelles se trouve fixée à chaque instant la +position de la tangente étant des fonctions connues des coordonnées du +point de contact, l'élimination de ces deux coordonnées entre ces deux +formules et l'équation de la courbe proposée fournira une relation +indépendante du point de contact et contenant seulement les constantes +des deux lignes, qui sera le caractère analytique cherché du phénomène +d'un contact indéterminé. On se servirait, par exemple, de telles +expressions pour déterminer une tangente commune à deux courbes données, +en calculant les deux constantes propres à cette droite d'après les deux +relations qu'entraînerait ainsi son contact avec l'une et l'autre +courbe.</p> + +<p>La question fondamentale des tangentes est le point de départ de +plusieurs autres recherches générales plus ou moins importantes +relativement aux courbes, qu'il est aisé d'en faire dépendre. La plus +directe et la plus simple de ces questions secondaires consiste dans la +détermination des <i>asymptotes</i>, ou du moins des <i>asymptotes</i> +rectilignes, les seules, en général, qu'il soit intéressant de +connaître, parce qu'elles seules contribuent réellement à faciliter +l'étude d'une courbe. On sait que l'<i>asymptote</i> est une droite qui +s'approche indéfiniment et d'aussi près qu'on veut d'une courbe, sans +cependant pouvoir jamais l'atteindre rigoureusement. Elle peut donc être +envisagée comme une tangente dont le point de contact s'éloigne à +l'infini. Ainsi, pour la déterminer, il suffit de supposer infinies les +coordonnées du point de contact dans les deux formules générales qui +expriment, d'après l'équation de la courbe, en fonction de ces +coordonnées, les deux constantes par lesquelles est fixée la position de +la tangente. Si ces deux constantes prennent alors des valeurs réelles +et compatibles entre elles, la courbe donnée aura des asymptotes dont un +tel calcul fera connaître le nombre et la situation; si ces valeurs sont +imaginaires ou incompatibles, ce sera la preuve que la courbe proposée +n'a point d'asymptotes, du moins rectilignes. On voit que cette +détermination est exactement analogue à celle d'une tangente menée par +un point de la courbe dont les coordonnées seraient finies. Il arrivera +seulement, dans un assez grand nombre de cas, que les deux valeurs +cherchées se présenteront sous une forme indéterminée, ce qui est un +inconvénient général des formules algébriques, quoiqu'il doive sans +doute avoir lieu plus fréquemment en attribuant aux variables des +valeurs infinies. Mais on sait qu'il existe une méthode analytique +générale pour estimer la vraie valeur de toute expression semblable; il +suffira donc alors d'y recourir.</p> + +<p>On peut rattacher aussi, quoique d'une manière beaucoup moins directe, à +la théorie des tangentes, la théorie tout entière des divers points +<i>singuliers</i>, dont la détermination contribue éminemment à la +connaissance de toute courbe qui en présente, comme les points +d'<i>inflexion</i>, les points <i>multiples</i>, les points de <i>rebroussement</i>, +etc. Relativement aux points d'<i>inflexion</i>, par exemple, c'est-à -dire à +ceux où une courbe de concave devient convexe, ou de convexe concave, il +faut d'abord examiner le caractère analytique immédiatement propre à la +concavité ou à la convexité, ce qui dépend de la manière dont varie la +direction de la tangente. Quand la courbe est concave vers l'axe des +abcisses, elle fait avec lui un angle de plus en plus petit à mesure +qu'elle s'en éloigne; au contraire, lorsqu'elle est convexe, l'angle +qu'elle fait avec l'axe devient de plus en plus grand en s'en écartant +davantage. On peut donc directement reconnaître, d'après l'équation +d'une courbe, le sens de sa courbure à chaque instant: il suffit +d'examiner si le coéfficient qui marque l'inclinaison de la tangente, +c'est-à -dire la fonction dérivée de l'ordonnée, prend des valeurs +croissantes ou des valeurs décroissantes à mesure que l'ordonnée +augmente; dans le premier cas, la courbe tourne sa convexité vers l'axe +des abcisses; dans le second, sa concavité. Cela posé, s'il y a +<i>inflexion</i> en quelque point, c'est-à -dire si la courbure change de +sens, il est clair qu'en ce point l'inclinaison de la tangente sera +devenue un <i>maximum</i> ou un <i>minimum</i>, suivant qu'il s'agira du passage +de la convexité à la concavité, ou du passage inverse. On trouvera donc +en quels points ce phénomène peut avoir lieu, à l'aide de la théorie +ordinaire des <i>maxima</i> et <i>minima</i>, dont l'application à cette recherche +apprendra évidemment que, pour l'abcisse du point d'inflexion, la +seconde fonction dérivée de l'ordonnée proposée doit être nulle, ce qui +suffira pour déterminer l'existence et la position de ce point. Cette +recherche peut ainsi être rattachée à la théorie des tangentes, +quoiqu'elle soit ordinairement présentée d'après la théorie du cercle +osculateur. Il en serait de même, avec plus ou moins de difficulté, +relativement à tous les autres points <i>singuliers</i>.</p> + +<p>Un second problème fondamental que présente l'étude générale des +courbes, et dont la solution complète exige un emploi plus étendu de +l'analyse transcendante, est l'importante question de la mesure de la +<i>courbure</i> des courbes au moyen du cercle <i>osculateur</i> en chaque point, +dont la découverte suffirait seule pour immortaliser le nom du grand +Huyghens.</p> + +<p>Le cercle étant la seule courbe qui présente en tous ses points une +courbure uniforme, d'autant plus grande d'ailleurs que le rayon est plus +petit, quand les géomètres se sont proposé de soumettre à une +estimation précise la courbure de toute autre courbe quelconque, ils ont +dû naturellement la comparer en chaque point au cercle qui pouvait avoir +avec elle le plus intime contact possible, et qu'ils ont nommé, pour +cette raison, cercle <i>osculateur</i>, afin de le distinguer des cercles +simplement <i>tangens</i>, qui sont en nombre infini au même point de courbe, +tandis que le cercle osculateur est évidemment unique. En considérant +cette question sous un autre aspect, on conçoit que la courbure d'une +courbe en chaque point pourrait aussi être estimée par l'angle plus ou +moins grand de deux élémens consécutifs, qu'on appelle angle de +<i>contingence</i>. Mais, il est aisé de reconnaître que ces deux mesures +sont nécessairement équivalentes, puisque le centre du cercle osculateur +sera d'autant plus éloigné que cet angle de contingence sera plus obtus: +on voit même, sous le point de vue analytique, que l'expression du rayon +de ce cercle fournit immédiatement la valeur de cet angle. D'après cette +conformité évidente des deux points de vue, les géomètres ont dû +préférer habituellement la considération du cercle osculateur, comme +plus étendue et se prêtant mieux à la déduction des autres théories +géométriques qui se rattachent à cette conception fondamentale.</p> + +<p>Cela posé, la manière la plus simple et la plus directe de déterminer +le cercle osculateur consiste à l'envisager, d'après la méthode +infinitésimale proprement dite, comme passant par trois points +infiniment voisins de la courbe proposée, ou, en d'autres termes, comme +ayant avec elle deux élémens consécutifs communs, ce qui le distingue +nettement de tous les cercles simplement tangens, avec lesquels la +courbe n'a qu'un seul élément commun. Il résulte de cette notion, en +ayant égard à la construction nécessaire pour décrire un cercle passant +par trois points donnés, que le centre du cercle osculateur, ou ce qu'on +appelle le <i>centre de courbure</i> de la courbe en chaque point, peut être +regardé comme le point d'intersection de deux normales infiniment +voisines, en sorte que la question se réduit à trouver ce dernier point. +Or, cette recherche est facile, en formant, d'après l'équation générale +de la tangente à une courbe quelconque, celle de la normale qui lui est +perpendiculaire, et faisant ensuite varier d'une quantité infiniment +petite, dans cette dernière équation, les coordonnées du point de +contact, afin de passer à la normale infiniment voisine: la +détermination de la solution commune à ces deux équations, qui sont du +premier degré par rapport aux deux coordonnées du point d'intersection, +suffit pour faire trouver les deux formules générales qui expriment les +coordonnées du centre de courbure d'une courbe en un point quelconque. +Ces formules une fois obtenues, la recherche du rayon de courbure +n'offre plus aucune difficulté, puisqu'elle se réduit à calculer la +distance de ce centre de courbure au point correspondant de la courbe. +En appelant α, β, les coordonnées rectilignes du centre de +courbure d'une courbe quelconque en un point dont les coordonnées sont +x, y, et nommant r le rayon de courbe, on trouve par cette méthode les +formules connues.</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/007.png"></p> + + + +<p>On conçoit de quelle importance est la détermination du rayon de +courbure, et combien la discussion de la manière générale dont il varie +aux différens points d'une courbe, doit contribuer à la connaissance +approfondie de cette courbe. Cet élément a surtout ceci de +très-remarquable, entre tous les autres sujets ordinaires de recherches +dans la géométrie analytique, qu'il se rapporte directement, par sa +nature, à la forme même de la courbe, sans dépendre aucunement de sa +position. On voit que, sous le rapport analytique, il exige la +considération simultanée des deux premières fonctions dérivées de +l'ordonnée.</p> + +<p>La théorie des centres de courbure conduit naturellement à l'importante +notion des <i>développées</i>, qui sont maintenant définies comme étant les +lieux géométriques de tous les centres de courbure de chaque courbe en +ses différens points, quoique, au contraire, dans la conception +primitive de cette branche de la géométrie, Huyghens eût déduit l'idée +du cercle osculateur de celle de la développée, directement envisagée +comme engendrant par son développement la courbe primitive, ou la +<i>développante</i>. Il est aisé de reconnaître que ces deux manières de voir +rentrent l'une dans l'autre. Cette développée présente évidemment, par +quelque mode qu'on l'obtienne, deux propriétés générales et nécessaires +relativement à la courbe quelconque, dont elle dérive: la première, +d'avoir pour tangentes les normales à celle-ci; et la seconde, que la +longueur de ses arcs soit égale à celle des rayons de courbure +correspondans de la développante. Quant au moyen d'obtenir l'équation de +la développée d'une courbe donnée, il est clair qu'entre les deux +formules citées ci-dessus pour exprimer les coordonnées du centre de +courbure, il suffit d'éliminer, dans chaque cas, les coordonnées x, y, +du point correspondant de la courbe proposée, à l'aide de l'équation de +cette courbe: l'équation en α, β qui résultera de +l'élimination, sera celle de la développée demandée. On pourrait +également entreprendre de résoudre la question inverse, c'est-à -dire de +trouver la développante d'après la développée. Mais il faut remarquer +qu'une élimination analogue à la précédente ne fournirait alors, pour la +courbe cherchée, qu'une équation contenant, outre x et y, les deux +fonctions dérivées dy/dx, d<sup>2</sup>y/dx<sup>2</sup>; en sorte qu'après cette analyse +préparatoire, la solution complète du problème exigerait encore +l'intégration de cette équation différentielle du second ordre ce qui, +vu l'extrême imperfection du calcul intégral, serait le plus souvent +impossible, si, par la nature propre d'une telle recherche, la courbe +demandée ne devait point, comme j'ai eu occasion de l'indiquer dans la +septième leçon, être représentée par la solution <i>singulière</i>, que la +simple différentiation peut toujours faire obtenir, l'intégrale générale +ne désignant ici que le système des cercles osculateurs, dont la +connaissance n'est point l'objet de la question proposée. Il en serait +de même toutes les fois qu'on aurait à déterminer une courbe d'après une +propriété quelconque de son rayon de courbure. Cet ordre de questions +est exactement analogue aux problèmes plus simples qui constituent ce +que, dans l'origine de l'analyse transcendante, on appelait la <i>Méthode +inverse des tangentes</i>, où l'on se proposait de déterminer une courbe +par une propriété donnée de sa tangente en un point quelconque.</p> + +<p>Par des considérations géométriques plus ou moins compliquées, analogues +à celle qui fournit les développées, les géomètres ont déduit d'une même +courbe primitive quelconque diverses autres courbes secondaires, dont +les équations peuvent être obtenues d'après des procédés semblables. Les +plus remarquables d'entre elles sont les <i>caustiques</i> par réflexion ou +par réfraction, dont la première idée est due à Tschirnaüs, quoique +Jacques Bernouilli en ait seul établi la véritable théorie générale. Ce +sont, comme on sait, des courbes formées par l'intersection continuelle +des rayons de lumière infiniment voisins qu'on supposerait réfléchis ou +réfractés par la courbe primitive. En partant de la loi géométrique de +la réflexion ou de la réfraction de la lumière, consistant en ce que +l'angle de réflexion est égal à l'angle d'incidence, ou en ce que le +sinus de l'angle de réfraction est un multiple constant et connu du +sinus de l'angle d'incidence, il est évident que la recherche de ces +<i>caustiques</i> se réduit à une pure question de géométrie, parfaitement +semblable à celle des développées, conçues comme formées par +l'intersection continuelle des normales infiniment voisines. Le problème +se résoudra donc analytiquement en suivant une marche analogue, au sujet +de laquelle toute autre indication serait ici superflue. Le calcul sera +seulement plus laborieux, surtout si les rayons incidens ne sont pas +supposés parallèles entre eux ou émanés d'un même point.</p> + +<p>Les développées, les caustiques, et toutes les autres lignes déduites +d'une même courbe principale à l'aide de constructions analogues, sont +formées par les intersections continuelles de droites infiniment +voisines soumises à une certaine loi. Mais on peut aussi, en +généralisant le plus possible cette considération géométrique, concevoir +des courbes produites par l'intersection continuelle de certaines +courbes infiniment voisines, assujéties à une même loi quelconque. Cette +loi consiste ordinairement en ce que toutes ces courbes sont +représentées par une équation commune, d'ailleurs quelconque, d'où elles +dérivent successivement en donnant diverses valeurs à une certaine +constante arbitraire. On peut alors se proposer de trouver le lieu +géométrique des points d'intersection de ces courbes consécutives, qui +correspondent à des valeurs infiniment rapprochées de cette constante +arbitraire conçue comme variant d'une manière continue. Leïbnitz a +imaginé le premier les recherches de cette nature, qui ont ensuite été +fort étendues par Clairaut et surtout par Lagrange. Pour traiter le cas +le plus simple, celui que je viens de caractériser exactement, il suffit +évidemment de différentier l'équation générale proposée par rapport à la +constante arbitraire que l'on considère, et d'éliminer ensuite cette +constante entre cette équation différentielle et l'équation primitive; +on obtiendra ainsi, entre les deux coordonnées variables, une équation +indépendante de cette constante, qui sera celle de la courbe cherchée, +dont la forme différera souvent beaucoup de celle des courbes +génératrices. Lagrange a établi, au sujet de cette relation géométrique, +un important théorème général, en montrant que, sous le point de vue +analytique, la courbe ainsi obtenue et les courbes génératrices ont +nécessairement une même équation différentielle, dont l'intégrale +complète représente le système des courbes génératrices, tandis que sa +solution <i>singulière</i> correspond à la courbe des intersections.</p> + +<p>J'ai considéré jusqu'ici la théorie de la courbure des courbes suivant +l'esprit de la méthode infinitésimale proprement dite, qui s'adapte en +effet bien plus simplement qu'aucune autre à toute recherche de ce +genre. La conception de Lagrange, relativement à l'analyse +transcendante, présentait surtout, par sa nature, de grandes +difficultés spéciales pour la solution directe d'une telle question, +comme je l'ai déjà remarqué dans la sixième leçon. Mais ces difficultés +ont si heureusement excité le génie de Lagrange, qu'elles l'ont conduit +à la formation de la théorie générale des contacts, dont l'ancienne +théorie du cercle osculateur se trouve n'être plus qu'un cas particulier +fort simple. Il importe au but de cet ouvrage de considérer maintenant +cette belle conception, qui est peut-être, sous le rapport +philosophique, l'objet le plus profondément intéressant que puisse +offrir jusqu'ici la géométrie analytique.</p> + +<p>Comparons une courbe quelconque donnée y=∫(x) à une autre courbe +variable z=φ(x), et cherchons à nous former une idée précise des +divers degrés d'intimité qui pourront exister entre ces deux courbes, en +un point commun, suivant les relations qu'on supposera entre la fonction +φ et la fonction f. Il suffira pour cela de considérer la distance +verticale des deux courbes en un autre point de plus en plus rapproché +du premier, afin de la rendre successivement la moindre possible, eu +égard à la corrélation des deux fonctions. Si h désigne l'accroissement +qu'éprouve l'abcisse en passant à ce nouveau point, cette distance, qui +est égale à la différence des deux ordonnées correspondantes, pourra +être développée, d'après la formule de Taylor, suivant les puissances +ascendantes de h, et aura pour expression la série,</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/008.png"></p> + +<p>En concevant, ce qui est évidemment toujours possible, h tellement +petit, que le premier terme de cette série soit supérieur à la somme de +tous les autres, il est clair que la courbe z aura avec la courbe y un +rapprochement d'autant plus intime, que la nature de la fonction +variable φ permettra de supprimer un plus grand nombre de termes +dans ce développement, à partir du premier. Le degré d'intimité des deux +courbes sera donc exactement apprécié, sous le point de vue analytique, +par le nombre plus ou moins grand de fonctions dérivées successives de +leurs ordonnées qui auront la même valeur au point que l'on considère. +De là , l'importante conception générale des divers ordres de <i>contacts</i> +plus ou moins parfaits, dont la notion du cercle osculateur comparé aux +cercles simplement tangens n'avait présenté jusqu'alors qu'un seul +exemple particulier. Ainsi, après la simple intersection, le premier +degré de rapprochement entre deux courbes a lieu quand les premières +dérivées de leurs ordonnées sont égales; c'est le <i>contact du premier +ordre</i>, ou ce qu'on appelle ordinairement le simple contact, parce qu'il +a été long-temps le seul connu. Le <i>contact du second ordre</i> exige de +plus que les secondes dérivées des fonctions ∫ et φ soient égales: +en y joignant encore l'égalité de leurs troisièmes dérivées, on +constitue un <i>contact du troisième ordre</i>, et ainsi de suite à l'infini. +Au delà du premier ordre, les contacts portent souvent le nom +d'<i>osculations</i> du premier ordre, du second ordre, etc.</p> + +<p>Les contacts du premier et du second ordre peuvent être caractérisés +géométriquement par une observation fort simple, en ce qu'il en résulte +évidemment que les deux courbes comparées ont au point commun, dans un +cas, la même tangente, et, dans l'autre, le même cercle de courbure, +puisque la tangente à chaque courbe dépend de la première dérivée de son +ordonnée, et le cercle de courbure, des deux premières dérivées +successives. Mais cette considération ne conviendrait plus au-delà du +second ordre pour déterminer l'idée géométrique du contact. Lagrange +s'est borné, sous ce rapport, à assigner le caractère général qui +résulte immédiatement de l'analyse ci-dessus indiquée, et qui consiste +en ce que lorsque la courbe z est déterminée de manière à avoir avec la +courbe y un contact de l'ordre n, produit analytiquement par l'égalité +de toutes les fonctions dérivées jusqu'à celle de l'ordre n, aucune +autre courbe z, de même nature que la précédente, mais qui ne +satisferait qu'à un moindre nombre de conditions analytiques, et qui, +par conséquent, n'aurait avec la courbe y qu'un contact moins intime, ne +pourrait passer entre les deux courbes, puisque l'intervalle de +celles-ci a reçu la plus petite valeur dont il était susceptible d'après +une telle relation des deux équations.</p> + +<p>Lorsqu'on a particularisé la nature de la courbe z ainsi comparée à une +courbe quelconque donnée y, l'ordre du contact le plus intime qu'elle +peut avoir avec celle-ci dépend évidemment du nombre plus ou moins grand +de constantes arbitraires que renferme son équation la plus générale, un +contact de l'ordre n exigeant n+1 conditions analytiques, qui ne +sauraient être remplies qu'avec un pareil nombre de constantes +disponibles. Par conséquent, une ligne droite, dont l'équation la plus +générale contient seulement deux constantes arbitraires, ne peut avoir +avec une courbe quelconque qu'un contact du premier ordre: d'où découle +la théorie ordinaire des tangentes. L'équation du cercle renfermant, en +général, trois constantes arbitraires, le cercle peut avoir avec une +courbe quelconque un contact du second ordre, et de là résulte, comme +cas particulier, l'ancienne théorie du cercle osculateur. En +considérant une parabole, comme il y a quatre constantes arbitraires +dans son équation la plus complète et la plus simple, elle est +susceptible, comparée à toute autre courbe, d'une intimité plus +profonde, qui peut aller jusqu'au contact du troisième ordre: de même, +une ellipse comporterait un contact du quatrième ordre, etc.</p> + +<p>La considération précédente est propre à suggérer une interprétation +géométrique de cette théorie générale des contacts, qui me semble +destinée à compléter le travail de Lagrange, en assignant, pour définir +directement les divers ordres de contacts, un caractère concret plus +simple et plus clair que celui indiqué par Lagrange. En effet, ce nombre +plus ou moins grand de constantes arbitraires contenues dans une +équation a pour signification géométrique, comme nous l'avons établi en +commençant cette leçon, le nombre des points nécessaires à l'entière +détermination de la courbe correspondante, lequel se trouve ainsi +marquer le degré d'intimité dont cette courbe est susceptible +relativement à toute autre. Or, d'un autre côté, la loi analytique qui +exprime ce contact par l'égalité d'un pareil nombre de dérivées +successives des deux ordonnées, indique évidemment que les deux courbes +ont alors autant de points infiniment voisins communs; puisque, d'après +la nature des différentielles, il est clair que la différentielle de +l'ordre n dépend de la comparaison de n+1 ordonnées consécutives. On +peut donc se faire directement une idée nette des divers ordres de +contacts, en disant qu'ils consistent dans la communauté d'un nombre +plus ou moins grand de points infiniment voisins entre les deux courbes. +En termes plus rigoureux, on définirait, par exemple, l'ellipse +osculatrice au troisième ordre, en la regardant comme la limite vers +laquelle tendraient les ellipses passant par cinq points de la courbe +proposée, à mesure que quatre de ces points supposés mobiles se +rapprocheraient indéfiniment du cinquième supposé fixe.</p> + +<p>Cette théorie générale des contacts est évidemment propre, par sa +nature, à fournir une connaissance de plus en plus profonde de la +courbure d'une courbe quelconque, en lui comparant successivement +diverses courbes connues, susceptibles d'un contact de plus en plus +intime; ce qui permettrait de rendre aussi exacte qu'on voudrait la +mesure de la courbure, en changeant convenablement le terme de +comparaison. Ainsi, il est clair, d'après les considérations +précédentes, que l'assimilation de tout arc de courbe infiniment petit à +un arc de parabole, en ferait connaître la courbure avec plus de +précision que par l'emploi du cercle osculateur; et la comparaison avec +l'ellipse procurerait encore plus d'exactitude, etc.; en sorte qu'en +destinant chaque type primitif à approfondir l'étude du type suivant, on +pourrait perfectionner à l'infini la théorie des courbes. Mais la +nécessité d'avoir une connaissance nette et familière de la courbe ainsi +adoptée comme unité de courbure, détermine les géomètres à renoncer à +cette haute perfection spéculative, pour se contenter, en réalité, de +comparer toutes les courbes au cercle seulement, en vertu de +l'uniformité de courbure, propriété caractéristique du cercle. Aucune +autre courbe, en effet, ne peut être regardée, sous ce rapport, comme +assez simple et assez connue pour pouvoir être utilement employée, +quoique l'on n'ignore plus que le cercle n'est pas l'unité de courbure +la plus convenable abstraitement. Lagrange s'est donc borné +définitivement à déduire de sa conception générale la théorie du cercle +osculateur, ainsi présentée sous un point de vue purement analytique. Il +est même remarquable que de cette seule considération il ait pu conclure +avec facilité les deux propriétés fondamentales ci-dessus indiquées pour +les développées, que la simple analyse paraissait d'abord si peu propre +à établir.</p> + +<p>J'ai cru devoir considérer la théorie des contacts des courbes dans sa +plus grande extension spéculative, afin d'en faire saisir convenablement +le véritable caractère. Quoiqu'on doive la réduire finalement à la +seule détermination effective du cercle osculateur, il y a sans doute, +sous le rapport philosophique, une profonde différence entre concevoir +cette dernière considération, pour ainsi dire, comme le dernier terme +des efforts de l'esprit humain dans l'étude des courbes, ainsi qu'on le +faisait avant Lagrange, et n'y voir, au contraire, qu'un simple cas +particulier d'une théorie générale très-étendue, à l'examen duquel on +doit habituellement se borner, en sachant néanmoins que d'autres +comparaisons pourraient perfectionner davantage la doctrine géométrique.</p> + +<p>Après avoir envisagé les principales questions de géométrie générale +relatives aux propriétés des courbes, il me reste à signaler celles qui +se rapportent aux rectifications et aux quadratures, dans lesquelles +consiste proprement, suivant l'explication donnée dans la dixième leçon, +le but définitif de la science géométrique. Mais ayant eu occasion +précédemment (<i>voyez</i> la 6<sup>me</sup> leçon) d'établir les formules générales +qui expriment, à l'aide de certaines intégrales, la longueur et l'aire +d'une courbe plane quelconque dont l'équation rectiligne est donnée, et +devant d'ailleurs m'interdire ici toute application à aucune courbe +particulière, cette partie importante du sujet se trouve suffisamment +traitée. Je me bornerai seulement à indiquer les formules propres à +déterminer l'aire et le volume des corps produits par la révolution des +courbes planes autour de leurs axes.</p> + +<p>Supposons, comme on peut évidemment toujours le faire, que l'axe de +rotation soit pris pour axe des abcisses; et, suivant l'esprit de la +méthode infinitésimale proprement dite, la seule bien convenable +jusqu'ici aux recherches de cette nature, concevons que l'abcisse +augmente d'une quantité infiniment petite: cet accroissement déterminera +dans l'arc et dans l'aire de la courbe des augmentations différentielles +analogues qui, par la révolution autour de l'axe, engendreront les +<i>élémens</i> de la surface et du volume cherchés. Il est aisé de voir que, +en négligeant seulement un infiniment petit du second ordre tout au +plus, on pourra regarder ces élémens comme égaux à la surface et au +volume du tronc de cône ou du cylindre correspondant, ayant pour hauteur la différentielle +de l'abcisse, et pour rayon de sa base l'ordonnée du point considéré. +D'après cela, en appelant S et V la surface et le volume demandés, les +plus simples propositions de la géométrie élémentaire fourniront +immédiatement les équations différentielles générales</p> + +<p class="mid">dS=2п ydx, dV=п y<sup>2</sup>dx.</p> + + +<p>Ainsi, lorsque la relation entre y et x sera +donnée dans chaque cas particulier, les valeurs de S et de V seront +exprimées par les deux intégrales</p> + + <p class="mid">S=2п ∫ yds, V=п ∫ y<sup>2</sup>dx;</p> + + +<p>prises entre les limites convenables. Telles sont les formules +invariables d'après lesquelles, depuis Leïbnitz, les géomètres ont +résolu un grand nombre de questions de ce genre, quand les progrès du +calcul intégral l'ont permis.</p> + +<p>On pourrait aussi comprendre au nombre des recherches de géométrie +générale à deux dimensions, l'importante détermination des centres de +gravité des arcs ou des aires appartenant à des courbes quelconques, +quoique cette considération ait son origine dans la mécanique +rationnelle. Car, en définissant le centre de gravité comme étant le +<i>centre des moyennes distances</i>, c'est-à -dire un point dont la distance +à un plan ou à un axe quelconque est la moyenne arithmétique entre les +distances de tous les points du corps à ce plan ou à cet axe, il est +clair que cette question devient purement géométrique, et peut être +traitée sans aucun recours à la mécanique. Mais, malgré une telle +considération, dont nous reconnaîtrons plus tard l'importance pour +généraliser suffisamment et avec facilité la notion du centre de +gravité, il est certain, d'un autre côté, que la destination +essentielle de cette recherche doit continuer à la faire classer plus +convenablement parmi les questions de mécanique; quoique, par sa nature +propre, et aussi par le caractère analytique de la méthode +correspondante, elle appartienne réellement à la géométrie, ce qui m'a +engagé à l'indiquer ici par anticipation.</p> + +<p>Telles sont les principales questions fondamentales dont se compose le +système actuel de notre géométrie générale à deux dimensions. On voit +que, sous le rapport analytique, elles peuvent être nettement +distinguées en trois classes: la première, comprenant les recherches +géométriques qui dépendent seulement de l'analyse ordinaire; la seconde, +celles dont la solution exige l'emploi du calcul différentiel; la +troisième, enfin, celles qui ne peuvent être résolues qu'à l'aide du +calcul intégral.</p> + +<p>Il nous reste maintenant à considérer sous le même aspect, dans la leçon +suivante, l'ensemble de la géométrie générale à trois dimensions.</p> +<a name="l14" id="l14"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>QUATORZIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml"><span class="sc">Sommaire</span>. De la géométrie <i>générale</i> à trois dimensions.</p> + +<p>L'étude des surfaces se compose d'une suite de questions générales +exactement analogues à celles indiquées dans la leçon précédente par +rapport aux lignes. Il est inutile de considérer ici distinctement +celles qui ne dépendent que de l'analyse ordinaire, car elles se +résolvent par des méthodes essentiellement semblables; soit qu'il +s'agisse de connaître le nombre des points nécessaires à l'entière +détermination d'une surface, soit qu'on s'occupe de la recherche des +centres, soit qu'on demande les conditions précises de la similitude +entre deux surfaces du même genre, etc. Il n'y a d'autre différence +analytique que d'envisager des équations à trois variables au lieu +d'équations à deux variables. Je passe donc immédiatement aux questions +qui exigent l'emploi de l'analyse transcendante, en insistant seulement +sur les considérations nouvelles qu'elles présentent relativement aux +surfaces.</p> + +<p>La première théorie générale est celle des plans tangens. En se servant +de la méthode infinitésimale proprement dite, on peut aisément trouver +l'équation du plan qui touche une surface quelconque en un point donné, +et qui est alors défini comme coïncidant avec la surface dans une +étendue infiniment petite tout autour du point de contact. Il suffit, en +effet, de considérer que, afin de remplir une telle condition, +l'accroissement infiniment petit reçu par l'ordonnée verticale en +résultat des accroissemens infiniment petits des deux coordonnées +horizontales, doit être le même pour le plan que pour la surface, et +cela indépendamment d'aucune relation déterminée entre ces deux derniers +accroissemens, sans quoi la coïncidence n'aurait pas lieu en tout sens. +D'après cette idée, l'analyse donne immédiatement l'équation générale:</p> + + +<p class="mid">z-z' = dz'/dx'(x-x') + dz'/dy'(y-y')</p> + +<p>pour celle du +plan tangent, x', y', z', désignant les coordonnées du point de contact. +La détermination de ce plan, dans chaque cas particulier, se trouve +ainsi réduite à une simple différentiation de l'équation de la surface +proposée.</p> + +<p>On peut aussi obtenir cette équation générale du plan tangent, en +faisant dépendre sa recherche de la seule théorie des tangentes aux +courbes planes. Il faut, pour cela, considérer ce plan, ainsi qu'on le +fait habituellement en géométrie descriptive, comme déterminé par les +tangentes à deux sections planes quelconques de la surface passant au +point donné. En choisissant les plans de ces sections parallèles à deux +des plans coordonnés, on parvient sur-le-champ à l'équation précédente. +Cette manière de concevoir le plan tangent donne lieu d'établir +facilement un important théorème de géométrie générale, que Monge a +démontré le premier, et qui consiste en ce que les tangentes à toutes +les courbes qu'on peut tracer en un même point sur une surface +quelconque sont toujours comprises dans un même plan.</p> + +<p>Enfin, il est encore possible de parvenir à l'équation générale du plan +tangent en le considérant comme perpendiculaire à la normale +correspondante, et définissant celle-ci par sa propriété géométrique +directe d'être le chemin <i>maximum</i> ou <i>minimum</i> pour aller d'un point +extérieur à la surface. La méthode ordinaire des <i>maxima</i> et <i>minima</i> +suffit pour former, d'après cette notion, les deux équations de la +normale, en appliquant cette méthode à l'expression de la distance +entre deux points, l'un situé sur la surface, l'autre extérieur, dont +le premier conçu comme variable, est ensuite supposé fixe quand les +conditions analytiques ont été exprimées, tandis que le second, +primitivement constant, est alors envisagé comme mobile, et décrit la +droite cherchée. Les équations de la normale une fois obtenues, on en +déduit aisément celle du plan tangent. Cette ingénieuse manière de +l'établir est également due à Monge.</p> + +<p>La question fondamentale que nous venons d'examiner devient, comme dans +le cas des courbes, la base d'un grand nombre de recherches relatives à +la détermination du plan tangent, lorsqu'on remplace le point de contact +donné par d'autres conditions équivalentes. Le plan tangent ne peut +point évidemment être déterminé par un seul point donné extérieur, comme +l'est la tangente: il faut l'assujétir à contenir une droite donnée; à +cela près, l'analogie est parfaite, et les deux questions se résolvent +de la même manière. Il en est de même si le plan tangent doit être +parallèle à un plan donné, ce qui fixe la valeur des deux constantes qui +assignent sa direction, et par suite détermine les coordonnées du point +de contact, dont ces constantes sont, pour chaque surface désignée, des +fonctions connues. Enfin on peut aussi trouver comme dans les courbes, +la relation analytique qui exprime généralement le simple phénomène du +contact entre un plan et une surface, sans spécifier le lieu de ce +contact; d'où résulte pareillement la solution de plusieurs questions +relatives aux plans tangens, entr'autres celle qui consiste à déterminer +un plan qui touche à la fois trois surfaces quelconques données, +recherche analogue à celle de la tangente commune à deux courbes.</p> + +<p>La théorie générale des contacts plus ou moins intimes qui peuvent +exister entre deux surfaces quelconques par suite des relations plus ou +moins nombreuses de leurs équations, se forme d'après une méthode +exactement semblable à celle indiquée dans la leçon précédente +relativement aux courbes, en exprimant, à l'aide de la série de Taylor +pour les fonctions de deux variables, la distance verticale des deux +surfaces en un second point voisin de leur point d'intersection, et dont +les coordonnées horizontales auraient reçu deux accroissemens h et k +entièrement indépendans l'un de l'autre. La considération de cette +distance, développée selon les puissances croissantes de h et k, et dans +l'expression de laquelle on suprimera successivement les termes du +premier degré en h et k, ensuite ceux du second, etc., déterminera les +conditions analytiques des contacts de différens ordres que peuvent +avoir les deux surfaces suivant le plus ou moins grand nombre de +constantes arbitraires contenues dans l'équation générale de celle qu'on +regarde comme variable. Mais, malgré la conformité de méthode, cette +théorie présentera avec celle des courbes une différence fondamentale +relativement au nombre de ces conditions, par suite de la nécessité où +l'on se trouve dans ce cas de considérer deux accroissemens indépendant +au lieu d'un seul. Il en résulte, en effet, que, afin que chaque contact +ait lieu dans tous les sens possibles autour du point commun, on doit +annuler séparément tous les différens termes du même degré +correspondant, et, dont le nombre augmentera d'autant plus que ce degré +ou l'ordre du contact sera plus élevé. Ainsi, après la condition de +l'égalité des deux ordonnées verticales z nécessaire pour la simple +intersection, on trouvera que le contact du premier ordre exige, en +outre, deux relations distinctes, consistant dans l'égalité respective +des deux fonctions dérivées partielles du premier ordre propres à chaque +ordonnée verticale. En passant au contact du second ordre, il faudra +ajouter encore trois nouvelles conditions, à cause des trois termes +distincts du second degré en h et k dans l'expression de la distance, et +dont la suppression complète exigera l'égalité respective des trois +fonctions dérivées partielles du second ordre relatives au z de chaque +surface. On trouvera de la même manière que le contact du troisième +ordre donne lieu en outre à quatre autres relations, et ainsi de suite, +le nombre des dérivées partielles de chaque ordre restant constamment +égal au nombre de termes en h et k du degré correspondant. Il est aisé +d'en conclure, en général, que le nombre total des conditions distinctes +nécessaires au contact de l'ordre n, a pour valeur ((n+1)(n+2))/2, tandis +que dans les courbes, il était simplement égal à n+1.</p> + +<p>Par suite de cette seule différence essentielle, la théorie des surfaces +est loin d'offrir à cet égard la même facilité et de comporter la même +perfection que celle des courbes. Quand on se borne au contact du +premier ordre, il y a parité complète, puisque ce contact n'exige que +trois conditions, auxquelles on peut toujours satisfaire à l'aide des +trois constantes arbitraires que renferme l'équation générale d'un plan; +de là résulte, comme cas particulier, la théorie des plans tangens, +exactement analogue à celle des tangentes aux courbes, et présentant la +même utilité pour étudier la forme d'une surface quelconque. Mais il +n'en est plus ainsi lorsqu'on considère le contact du second ordre, afin +de mesurer la courbure des surfaces. Il serait naturel alors de comparer +toutes les surfaces à la sphère, la seule qui présente une courbure +uniforme, comme on compare toutes les courbes au cercle. Or, le contact +du second ordre entre deux surfaces exigeant six conditions, tandis que +l'équation la plus générale d'une sphère contient seulement quatre +constantes arbitraires, il n'est pas possible de trouver, en chaque +point d'une surface quelconque, une sphère qui soit complétement +osculatrice en tous sens, au lieu que nous avons vu un arc de courbe +infiniment petit pouvoir toujours être assimilé à un certain arc de +cercle. D'après cette impossibilité de mesurer la courbure d'une surface +en chaque point à l'aide d'une seule sphère, les géomètres ont déterminé +les coordonnées du centre et le rayon d'une sphère qui, au lieu d'être +osculatrice en tout sens indistinctement, le serait seulement dans une +certaine direction particulière, correspondante à un rapport donné entre +les deux accroissemens h et k. Il suffit alors, en effet, pour établir +ce contact du second ordre <i>relatif</i>, d'ajouter, aux trois conditions +ordinaires du contact du premier ordre, la condition unique qui résulte +de la suppression totale des termes du second degré en h et k envisagés +collectivement, sans qu'il soit nécessaire de les annuler chacun +séparément; le nombre des relations se trouve par là seulement égal à +celui des constantes disponibles renfermées dans l'équation générale de +la sphère, qui est ainsi déterminée. Ce procédé se réduit proprement à +étudier la courbure d'une surface en chaque point par celle des +différentes courbes que tracerait sur cette surface une suite de plans +menés par la normale correspondante.</p> + +<p>D'après la formule générale qui exprime le rayon de courbure de chacune +de ces sections normales en fonction de sa direction, Euler, auquel est +essentiellement due toute cette théorie, a découvert plusieurs théorèmes +importans relatifs à une surface quelconque. Il a d'abord aisément +établi que, parmi toutes les sections normales d'une surface en un même +point, on en pouvait distinguer deux principales, dont la courbure, +comparée à celle de toutes les autres, était un <i>minimum</i> pour la +première, et un <i>maximum</i> pour la seconde, et dont les plans présentent +cette circonstance remarquable d'être constamment perpendiculaires entre +eux. Il a fait voir ensuite que, quelle que pût être la surface +proposée, et sans qu'il fût même nécessaire de la définir, la courbure +de ces deux sections principales suffisait seule pour déterminer +complétement celle d'une autre section normale quelconque, à l'aide +d'une formule invariable et très-simple, d'après l'inclinaison du plan +de cette section sur celui de la section de plus grande ou de plus +petite courbure. En considérant cette formule comme l'équation polaire +d'une certaine courbe plane, il en a déduit une ingénieuse construction, +éminemment remarquable par sa généralité et par sa simplicité. Elle +consiste en ce que, si l'on construit une ellipse telle que les +distances d'un de ses foyers aux deux extrémités du grand axe soient +égales aux deux rayons de courbure <i>maximum</i> et <i>minimum</i>, le rayon de +courbure de toute autre section normale sera égal à celui des rayons +vecteurs de l'ellipse qui fera avec l'axe un angle double de +l'inclinaison du plan de cette section sur celui d'une des sections +principales. Cette ellipse se change en une hyperbole construite de la +même manière, quand les deux sections principales ne tournent pas leur +concavité dans le même sens: enfin elle devient une parabole, lorsque la +surface est du genre de celles qui peuvent être engendrées par une ligne +droite, ou qu'elle présente une <i>inflexion</i> au point que l'on considère. +De cette belle propriété fondamentale, on a conclu plus tard un grand +nombre de théorèmes secondaires plus ou moins intéressans, que ce n'est +pas ici le lieu d'indiquer. Je dois seulement signaler le théorème +essentiel par lequel Meunier a complété le travail d'Euler, en +rattachant la courbure de toutes les courbes quelconques qui peuvent +être tracées sur une surface en un même point, à celle des sections +normales, les seules qu'Euler eût considérées. Ce théorème consiste en +ce que le centre de courbure de toute section oblique peut être envisagé +comme la projection sur le plan de cette section, du centre de courbure +correspondant à la section normale qui passerait par la même tangente: +d'où Meunier a déduit une construction fort simple, d'après laquelle, +par l'emploi d'un cercle analogue à l'ellipse d'Euler, on détermine la +courbure des sections obliques, connaissant celle des sections normales; +en sorte que, par la combinaison des deux théorèmes, la seule courbure +des deux sections normales <i>principales</i> suffit pour obtenir celle de +toutes les autres courbes qu'on peut tracer sur une surface d'une +manière quelconque en chaque point considéré.</p> + +<p>La théorie précédente permet d'étudier complétement, point par point, la +courbure d'une surface quelconque. Afin de lier plus aisément entre +elles les considérations relatives aux divers points d'une même surface, +les géomètres ont cherché à déterminer ce qu'ils appellent les <i>lignes +de courbure</i> d'une surface, c'est-à -dire, celles qui jouissent de la +propriété que les normales consécutives à la surface peuvent y être +regardées comme comprises dans un même plan. En chaque point d'une +surface quelconque, il existe deux de ces lignes, qui se trouvent être +constamment perpendiculaires entre elles, et dont les directions +coïncident à leur origine avec celles des deux sections normales +<i>principales</i> considérées ci-dessus, ce qui peut dispenser d'envisager +distinctement ces dernières. La détermination de ces lignes de courbure +s'effectue très-simplement sur les surfaces les plus usuelles, telles +que les surfaces cylindriques, coniques, et de révolution. Cette +nouvelle considération fondamentale est d'ailleurs devenue le point de +départ de plusieurs autres recherches générales moins importantes, comme +celle des <i>surfaces de courbure</i>, qui sont les lieux géométriques des +centres de courbure des diverses sections <i>principales</i>; celle des +surfaces développables formées par les normales à la surface menées aux +différens points de chaque ligne de courbure, etc.</p> + +<p>Pour terminer l'examen de la théorie de la courbure, il me reste à +indiquer sommairement ce qui se rapporte aux <i>courbes à double +courbure</i>, c'est-à -dire, à celles qui ne peuvent être contenues dans un +plan.</p> + +<p>Quant à la détermination de leurs tangentes, elle n'offre évidemment +aucune difficulté. Si la courbe est donnée analytiquement par les +équations de ses projections sur deux des plans coordonnées, les +équations de sa tangente seront simplement celles des tangentes à ces +deux projections, ce qui fait rentrer la question dans le cas des +courbes planes. Si, sous un point de vue plus général, la définition +analytique de la courbe consiste, ainsi que l'indique la douzième leçon, +dans le système des équations des deux surfaces quelconques dont elle +serait l'intersection, on regardera la tangente comme étant +l'intersection des plans tangens à ces deux surfaces, et le problème +sera ramené à celui du plan tangent, résolu ci-dessus.</p> + +<p>La courbure des courbes de cette nature donne lieu à l'établissement +d'une notion nouvelle fort importante. En effet, dans une courbe plane, +la courbure se trouve être suffisamment appréciée en mesurant +l'inflexion plus ou moins grande des élémens consécutifs les uns sur les +autres, qui est estimée indirectement par le rayon du cercle osculateur. +Mais il n'en est nullement ainsi dans une courbe qui n'est point plane. +Les élémens consécutifs n'étant plus alors contenus dans un même plan, +on ne peut avoir une idée exacte de la courbure qu'en considérant +distinctement les angles qu'ils forment entre eux et aussi les +inclinaisons mutuelles des plans qui les comprennent. Il faut donc, +avant tout, commencer par fixer ce qu'on doit entendre à chaque instant +par <i>le plan</i> de la courbe, c'est-à -dire, celui que déterminent trois +points infiniment voisins, et qu'on appelle, pour cette raison, le plan +<i>osculateur</i>, qui change continuellement d'un point à un autre. La +position de ce plan une fois obtenue, la mesure de la courbure +ordinaire, à l'aide du cercle osculateur, ne présente plus évidemment +aucune difficulté nouvelle. Quant à la seconde courbure, elle est +estimée par l'angle plus ou moins grand que forment entre eux deux plans +osculateurs consécutifs, et dont il est aisé de trouver généralement +l'expression analytique. Pour établir plus d'analogie entre la théorie +de cette courbure et celle de la première, on pourrait également la +regarder comme mesurée indirectement d'après le rayon de la sphère +<i>osculatrice</i> qui passerait par quatre points infiniment voisins de la +courbe proposée, et dont l'équation se formerait de la même manière que +celle du plan osculateur. On l'apprécie ordinairement par la courbure +maximum que présente, au point considéré, la surface développable qui +est le lieu géométrique de toutes les tangentes à la courbe proposée.</p> + +<p>Nous devons passer maintenant à l'indication des questions de géométrie +générale à trois dimensions qui dépendent du calcul intégral; elles +comprennent la quadrature des surfaces courbes, et la cubature des +volumes correspondans.</p> + +<p>Relativement à la quadrature des surfaces courbes, il faut, pour établir +l'équation différentielle générale, concevoir la surface partagée en +élémens plans infinimens petits dans tous les sens, par quatre plans +perpendiculaires deux à deux aux axes des coordonnées x et y. Chacun de +ces élémens, situé dans le plan tangent correspondant, aurait évidemment +pour projection horizontale, le rectangle formé par les différentielles +des deux coordonnées horizontales, et dont l'aire serait dxdy. Cette +aire donnera celle de l'élément lui-même, d'après un théorème +élémentaire fort simple, en la divisant par le cosinus de l'angle que +fait le plan tangent avec le plan des x, y. On trouvera ainsi que +l'expression de cet élément est généralement:</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/009.png"></p> + + +<p> C'est donc par la +double intégration de cette formule différentielle à deux variables +qu'on connaîtra, dans chaque cas particulier, l'aire de la surface +proposée, autant que pourra le permettre l'imperfection actuelle du +calcul intégral. Les limites de chaque intégrale successive seront +déterminées par la nature des surfaces dont l'intersection avec celle +que l'on considère devra circonscrire l'étendue à mesurer, en sorte que, +dans l'application de cette méthode générale, il faudra apporter un soin +particulier à la manière de fixer les constantes arbitraires ou les +fonctions arbitraires introduites par l'intégration.</p> + +<p>Relativement à la cubature des volumes terminés par les surfaces +courbes, le système de plans à l'aide duquel nous venons de différentier +l'aire, peut aussi servir immédiatement à décomposer le volume en +élémens polyèdres. Il est clair, en effet, que l'espace infiniment petit +du second ordre compris entre ces quatre plans, doit être envisagé, +suivant l'esprit de la méthode infinitésimale, comme égal au +parallélipipède rectangle ayant pour hauteur l'ordonnée verticale z du +point que l'on considère et pour base le rectangle dxdy, puisque leur +différence est évidemment un infiniment petit du troisième ordre, +moindre que dzdydz. D'après cela, un des plus simples théorèmes de la +géométrie élémentaire fournira directement, pour l'expression +différentielle du volume cherché, l'équation générale</p> + +<p class="mid">d<sup>2</sup>V = z dx dy;</p> + + +<p>d'où l'on déduira, par une double intégration, dans chaque cas +particulier, la valeur effective de ce volume, en ayant le même égard +que précédemment à la détermination des limites de chaque intégrale, +conformément à la nature des surfaces qui devront circonscrire +latéralement le volume proposé.</p> + +<p>Sans entrer ici dans aucun détail relatif à la solution définitive de +l'une ou de l'autre de ces deux questions fondamentales, il peut être +utile de remarquer, d'après les équations différentielles précédentes, +une analogie générale et singulière qui existe nécessairement entre +elles, et qui permettrait de transformer toute recherche relative à la +quadrature en une recherche correspondante relative à la cubature. On +voit, en effet, que les deux équations différentielles ne diffèrent que +par le changement de z en</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/010.png"></p> + +<p>en passant de la +seconde à la première. Ainsi l'aire d'une surface courbe quelconque peut +être regardée comme numériquement égale au volume d'un corps terminé par +une surface dont l'ordonnée verticale aurait à chaque instant pour +valeur la sécante de l'angle que fait avec le plan horizontal le plan +tangent correspondant à la surface primitive, les limites étant +d'ailleurs supposées respectivement les mêmes.</p> + +<p>Pour terminer l'examen philosophique de la géométrie générale à trois +dimensions, il me reste à considérer sommairement la belle conception +fondamentale établie par Monge relativement à la classification +analytique des surfaces en familles naturelles, qui doit être regardée +comme le perfectionnement le plus important qu'ait reçu la science +géométrique depuis Descartes et Leïbnitz.</p> + +<p>Quand on se propose d'étudier, sous un point de vue général, les +propriétés spéciales des diverses surfaces, la première difficulté qui +se présente consiste dans l'absence d'une bonne classification, +déterminée par les caractères géométriques les plus essentiels, et +d'ailleurs suffisamment simple. Dès la fondation de la géométrie +analytique, les géomètres ont été involontairement conduits à classer +les surfaces, comme les courbes, par la forme et le degré de leurs +équations, seule considération qui s'offrît d'elle-même à l'esprit pour +servir de base à une distinction dont l'importance n'avait d'abord été +nullement sentie. Mais il est aisé de voir que ce principe de +classification, convenablement applicable aux équations du premier et du +second degré, ne remplit aucune des conditions principales auxquels doit +satisfaire un tel travail. En effet, on sait que Newton, en discutant +l'équation générale du troisième degré à deux variables, pour se borner +à la simple énumération des diverses courbes planes qu'elle peut +représenter, a reconnu que, bien qu'elles fussent toutes nécessairement +indéfinies en tout sens, on devait en distinguer 74 espèces +particulières, aussi différentes les unes des autres que le sont entre +elles les trois courbes du second degré. Quoique personne n'ait analysé +sous le même point de vue l'équation générale du quatrième degré à deux +variables, il n'est pas douteux qu'elle ne dût faire naître un nombre +beaucoup plus considérable encore de courbes distinctes; et ce nombre +devrait évidemment augmenter avec une prodigieuse rapidité d'après le +degré de l'équation. Si maintenant l'on passe aux équations à trois +variables, qui, vu leur plus grande complication, présentent +nécessairement bien plus de variété, il est incontestable que le nombre +des surfaces vraiment distinctes qu'elles peuvent exprimer doit être +encore plus multiplié, et croître beaucoup plus rapidement d'après le +degré. Cette multiplicité devient telle, qu'on s'est toujours borné à +analyser ainsi les équations des deux premiers degrés, aucun géomètre +n'ayant tenté pour les surfaces du troisième degré ce qu'a exécuté +Newton pour les courbes correspondantes. Il suit donc de cette +considération évidente que, quand même l'imperfection de l'algèbre ne +s'opposerait pas à l'emploi indéfini d'un procédé semblable, la +classification générale des surfaces par le degré et la forme de leurs +équations serait entièrement impraticable. Mais ce motif n'est pas le +seul qui doive faire rejeter une telle classification; il n'est point +même le plus important. En effet, cette manière de disposer les +surfaces, outre l'impossibilité de la suivre, se trouve directement +contraire à la principale destination de toute bonne classification +quelconque, consistant à rapprocher le plus les uns des autres les +objets qui offrent les relations les plus importantes, et à éloigner +ceux dont les analogies ont peu de valeur. L'identité du degré de leurs +équations est, pour les surfaces, un caractère d'une valeur géométrique +très-médiocre, qui n'indique pas même exactement le nombre des points +nécessaires à l'entière détermination de chacune. La propriété commune +la plus importante à considérer entre des surfaces consiste évidemment +dans leur mode de génération; toutes celles qui sont engendrées de la +même manière devant offrir nécessairement une grande analogie +géométrique, tandis qu'elles ne sauraient avoir que de très-faibles +ressemblances si elles sont engendrées d'après des modes essentiellement +différens. Ainsi, par exemple, toutes les surfaces cylindriques, quelle +que soit la forme de leur base, constituent une même famille naturelle, +dont les diverses espèces présentent un grand nombre de propriétés +communes de première importance: il en est de même pour toutes les +surfaces coniques, et aussi pour toutes les surfaces de révolution, etc. +Or, cet ordre naturel se trouve complétement détruit par la +classification fondée sur le degré des équations. Car des surfaces +assujéties à un même mode de génération, les surfaces cylindriques, par +exemple, peuvent fournir des équations de tous les degrés imaginables, +à raison de la seule différence secondaire de leurs bases; tandis, que +d'un autre côté, des équations d'un même degré quelconque expriment +souvent des surfaces de nature géométrique opposée, les unes +cylindriques, les autres coniques, ou de révolution, etc. Une telle +classification analytique est donc radicalement vicieuse, comme séparant +ce qui doit être réuni, et rapprochant ce qui doit être distingué. +Cependant, la géométrie générale étant entièrement fondée sur l'emploi +des considérations et des méthodes analytiques, il est indispensable que +la classification puisse prendre aussi un caractère analytique.</p> + +<p>Tel était donc l'état précis de la difficulté fondamentale, si +heureusement vaincue par Monge: les familles naturelles entre les +surfaces étant clairement établies sous le point de vue géométrique +d'après le mode de génération, il fallait découvrir un genre de +relations analytiques destiné à présenter constamment une interprétation +abstraite de ce caractère concret. Cette découverte capitale était +rigoureusement indispensable pour achever de constituer la théorie +générale des surfaces.</p> + +<p>La considération, que Monge a employée pour y parvenir, consiste dans +cette observation générale, aussi simple que directe: les surfaces +assujéties à un même mode de génération sont nécessairement +caractérisées par une certaine propriété commune de leur plan tangent en +un point quelconque; en sorte qu'en exprimant analytiquement cette +propriété d'après l'équation générale du plan tangent à une surface +quelconque, on formera une équation différentielle représentant à la +fois toutes les surfaces de cette famille.</p> + +<p>Ainsi, par exemple, toute surface cylindrique présente ce caractère +exclusif: que le plan tangent en un point quelconque de la surface est +constamment parallèle à la droite fixe qui indique la direction des +génératrices. D'après cela, il est aisé de voir que les équations de +cette droite étant supposées être</p> + +<p class="mid"> x=az, y=bz,</p> + + <p>l'équation générale +du plan tangent établie ci-dessus donnera, pour l'équation +différentielle commune à toutes les surfaces cylindriques,</p> + +<p class="mid">a dz/dx + b dz/dy =1.</p> + +<p>De même, relativement aux surfaces coniques, elles sont toutes +caractérisées sous ce point de vue par la propriété nécessaire que leur +plan tangent en un point quelconque passe constamment par le sommet du +cône. Si donc α, β, γ, désignent les coordonnées de ce +sommet, on trouvera immédiatement</p> + +<p class="mid"> (x-α) dz/dx + (y-β) dz/dy = z-γ,</p> + +<p>pour l'équation différentielle +représentant la famille entière des surfaces coniques.</p> + +<p>Dans les surfaces de révolution, le plan tangent en un point quelconque +est toujours perpendiculaire au plan <i>méridien</i>, c'est-à -dire à celui +qui passe par ce point et par l'axe de la surface. Afin d'exprimer +analytiquement cette propriété d'une manière plus simple, supposons que +l'axe de révolution soit pris pour celui des z: l'équation +différentielle commune à toute cette famille de surfaces, sera</p> + + +<p class="mid"> y dz/dx - x dz/dy = 0.</p> + +<p>Il serait superflu de citer ici un plus grand nombre d'exemples pour +établir clairement, en général, que, quel que soit le mode de +génération, toutes les surfaces d'une même famille naturelle sont +susceptibles d'être représentées analytiquement par une même équation +<i>aux différences partielles</i> contenant des constantes arbitraires, +d'après une propriété commune de leur plan tangent.</p> + +<p>Afin de compléter cette correspondance fondamentale et nécessaire entre +le point de vue géométrique et le point de vue analytique, Monge a +considéré en outre les équations finies qui sont les intégrales de ces +équations différentielles, et qu'on peut d'ailleurs presque toujours +facilement obtenir aussi par des recherches directes. Chacune de ces +équations finies doit, comme on le sait par la théorie générale de +l'intégration, contenir une fonction arbitraire, si l'équation +différentielle est seulement du premier ordre; ce qui n'empêche pas que +de telles équations, quoique beaucoup plus générales que celles dont on +s'occupe ordinairement, ne présentent un sens nettement déterminé, soit +sous le rapport géométrique, soit sous le simple rapport analytique. +Cette fonction arbitraire correspond à ce qu'il y a d'indéterminé dans +la génération des surfaces proposées, à la base, par exemple, si les +surfaces sont cylindriques ou coniques, à la courbe méridienne, si elles +sont de révolution, etc.<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a> +<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>. Dans certains cas même, l'équation finie +d'une famille de surfaces contient à la fois deux fonctions arbitraires, +affectées à des combinaisons distinctes des coordonnées variables; c'est +ce qui a lieu lorsque l'équation différentielle correspondante doit être +du second ordre; sous le point de vue géométrique, cette indétermination +plus grande indique une famille plus générale, et néanmoins +caractérisée. Telle est, par exemple, la famille des surfaces +développables, qui comprend, comme subdivisions, toutes les surfaces +cylindriques, toutes les surfaces coniques, et une infinité d'autres +familles analogues, et qui peut cependant être nettement définie, dans +sa plus grande généralité, comme étant l'<i>enveloppe</i> de l'espace +parcouru par un plan qui se meut en restant toujours tangent à deux +surfaces fixes quelconques, ou comme le lieu géométrique de toutes les +tangentes à une même courbe quelconque à double courbure. Ce groupe +naturel de surfaces a, pour équation différentielle invariable, cette +équation très-simple, découverte par Euler, entre les trois dérivées +partielles du second ordre,</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/012.png"></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" +name="footnote27"><b>Note 27: </b></a><a href="#footnotetag27"> +(retour) </a> On trouve, par exemple, soit d'après les + considérations directes de géométrie analytique, soit en + résultat des méthodes d'intégration, que les surfaces + cylindriques et les surfaces coniques ont pour équations + finies +<p class="mid"><img alt="" src="images/011.png"></p> + +<p> désignant une fonction entièrement arbitraire. </p> +</blockquote> + +<p>L'équation finie contient donc nécessairement deux fonctions arbitraires +distinctes, qui correspondent géométriquement aux deux surfaces +indéterminées sur lesquelles doit glisser le plan générateur, ou aux +deux équations quelconques de la courbe directrice.</p> + +<p>Quoiqu'il soit utile de considérer les équations finies des familles +naturelles de surfaces, on conçoit néanmoins que l'indétermination des +fonctions arbitraires qu'elles renferment inévitablement, doit les +rendre peu propres à des travaux analytiques soutenus, pour lesquels il +est bien préférable d'employer les équations différentielles, où il +n'entre que de simples constantes arbitraires, malgré leur nature +indirecte. C'est par là que l'étude générale et régulière des propriétés +des diverses surfaces est réellement devenue possible, le point de vue +commun ayant pu ainsi être saisi et séparé par l'analyse. On conçoit +qu'une telle conception ait permis de découvrir des résultats d'un degré +de généralité et d'intérêt infiniment supérieurs à ceux qu'on pouvait +obtenir auparavant. Pour ne citer qu'un seul exemple très-simple, qui +est fort loin d'être le plus remarquable, c'est par une semblable +méthode de géométrie analytique qu'on a pu reconnaître cette singulière +propriété de toute équation <i>homogène</i> à trois variables, de représenter +nécessairement une surface conique dont le sommet est situé à l'origine +des coordonnées; de même, parmi les recherches plus difficiles, il a +été possible de déterminer, à l'aide du calcul des variations, le plus +court chemin d'un point à un autre sur une surface développable +quelconque, sans qu'il fût nécessaire de la particulariser, etc.</p> + +<p>J'ai cru devoir ici accorder quelque développement à l'exposition +philosophique de cette belle conception de Monge, qui constitue, sans +contredit, son premier titre à la gloire, et dont la haute importance ne +me semble point avoir encore été dignement sentie, excepté par Lagrange, +si juste appréciateur de tous ses émules. Je regrette même d'être +réduit, par les limites naturelles de cet ouvrage, à une indication +aussi imparfaite, où je n'ai pu seulement signaler l'heureuse réaction +nécessaire de cette nouvelle géométrie sur le perfectionnement de +l'analyse, quant à la théorie générale des équations différentielles à +plusieurs variables.</p> + +<p>En méditant sur cette classification philosophique des surfaces, +essentiellement analogue aux méthodes naturelles que les physiologistes +ont tenté d'établir en zoologie et en botanique, on est conduit à se +demander si les courbes elles-mêmes ne comportent pas une opération +semblable. Vu la variété infiniment moindre qui existe entre elles, un +tel travail est à la fois moins important et plus difficile, les +caractères qui pourraient servir de base n'étant point alors à beaucoup +près aussi tranchés. Il a donc été naturel que l'esprit humain s'occupât +d'abord de classer les surfaces. Mais on doit sans doute espérer que cet +ordre de considérations s'étendra plus tard jusqu'aux courbes. On peut +même apercevoir déjà entre elles quelques familles vraiment naturelles, +comme celle des paraboles quelconques, et celle des hyperboles +quelconques, etc. Néanmoins, il n'a été encore produit aucune conception +générale directement propre à déterminer une telle classification.</p> + +<p>Ayant ainsi exposé aussi nettement qu'il m'a été possible, dans cette +leçon et dans l'ensemble des quatre précédentes, le véritable caractère +philosophique de la section la plus générale et la plus simple de la +mathématique concrète, je dois maintenant entreprendre le même travail +relativement à la science immense et plus compliquée de la mécanique +rationnelle. Ce sera l'objet des quatre leçons suivantes.</p> +<a name="l15" id="l15"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>QUINZIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Considérations philosophiques sur les principes fondamentaux +de la mécanique rationnelle.</p> + +<p>Les phénomènes mécaniques sont, par leur nature, comme nous l'avons déjà +remarqué, à la fois plus particuliers, plus compliqués et plus concrets +que les phénomènes géométriques. Aussi, conformément à l'ordre +encyclopédique établi dans cet ouvrage, plaçons-nous la mécanique +rationnelle après la géométrie dans cette exposition philosophique de la +mathématique concrète, comme étant nécessairement d'une étude plus +difficile, et par suite moins perfectionnée. Les questions géométriques +sont toujours complétement indépendantes de toute considération +mécanique, tandis que les questions mécaniques se compliquent +constamment des considérations géométriques, la forme des corps devant +influer inévitablement sur les phénomènes du mouvement ou de +l'équilibre. Cette complication est souvent telle, que le plus simple +changement dans la forme d'un corps suffit seul pour augmenter +extrêmement les difficultés du problème de mécanique dont il est le +sujet, comme on peut s'en faire une idée en considérant, par exemple, +l'importante détermination de la gravitation mutuelle de deux corps en +résultat de celle de toutes leurs molécules, question qui n'est encore +complétement résolue qu'en supposant à ces corps une forme sphérique, et +où, par conséquent, le principal obstacle vient évidemment des +circonstances géométriques.</p> + +<p>Puisque nous avons reconnu dans les leçons précédentes que le caractère +philosophique de la science géométrique était encore altéré à un certain +degré par un reste d'influence très-sensible de l'esprit métaphysique, +on doit s'attendre naturellement, vu cette plus grande complication +nécessaire de la mécanique rationnelle, à l'en trouver bien plus +profondément affectée. C'est ce qui n'est, en effet, que trop facile à +constater. Le caractère de science naturelle, encore plus évidemment +inhérent à la mécanique qu'à la géométrie, est aujourd'hui complétement +déguisé dans presque tous les esprits, par l'emploi des considérations +ontologiques. On remarque, dans toutes les notions fondamentales de +cette science, une confusion profonde et continuelle entre le point de +vue abstrait et le point de vue concret, qui empêche de distinguer +nettement ce qui est réellement physique de ce qui est purement logique, +et de séparer avec exactitude les conceptions artificielles uniquement +destinées à faciliter l'établissement des lois générales de l'équilibre +ou du mouvement, des faits naturels fournis par l'observation effective +du monde extérieur, qui constituent les bases réelles de la science. On +peut même reconnaître que l'immense perfectionnement de la mécanique +rationnelle depuis un siècle, soit sous le rapport de l'extension de ses +théories, soit quant à leur coordination, a fait en quelque sorte +rétrograder sous ce rapport la conception philosophique de la science, +qui est communément exposée aujourd'hui d'une manière beaucoup moins +nette que Newton ne l'avait présentée. Ce développement ayant été, en +effet, essentiellement obtenu par l'usage de plus en plus exclusif de +l'analyse mathématique, l'importance prépondérante de cet admirable +instrument a fait graduellement contracter l'habitude de ne voir dans la +mécanique rationnelle que de simples questions d'analyse; et, par une +extension abusive, quoique très-naturelle, d'une telle manière de +procéder, on a tenté d'établir, <i>a priori</i>, d'après des considérations +purement analytiques, jusqu'aux principes fondamentaux de la science, +que Newton s'était sagement borné à présenter comme des résultats de la +seule observation. C'est ainsi, par exemple, que Daniel Bernouilli, +d'Alembert, et, de nos jours, Laplace, ont essayé de prouver la règle +élémentaire de la composition des forces par des démonstrations +uniquement analytiques, dont Lagrange seul a bien aperçu l'insuffisance +radicale et nécessaire. Tel est, maintenant encore, l'esprit qui domine +plus ou moins chez tous les géomètres. Il est néanmoins évident en thèse +générale, comme nous l'avons plusieurs fois remarqué, que l'analyse +mathématique, quelle que soit son extrême importance, dont j'ai tâché de +donner une juste idée, ne saurait être, par sa nature, qu'un puissant +moyen de déduction, qui, lorsqu'il est applicable, permet de +perfectionner une science au degré le plus éminent, après que les +fondemens en ont été posés, mais qui ne peut jamais suffire à établir +ces bases elles-mêmes. S'il était possible de constituer entièrement la +science de la mécanique d'après de simples conceptions analytiques, on +ne pourrait se représenter comment une telle science deviendrait jamais +vraiment applicable à l'étude effective de la nature. Ce qui établit la +réalité de la mécanique rationnelle, c'est précisément, au contraire, +d'être fondée sur quelques faits généraux, immédiatement fournis par +l'observation, et que tout philosophe vraiment positif doit envisager, +ce me semble, comme n'étant susceptibles d'aucune explication +quelconque. Il est donc certain qu'on a abusé en mécanique de l'esprit +analytique, beaucoup plus encore qu'en géométrie. L'objet spécial de +cette leçon est d'indiquer comment, dans l'état actuel de la science, on +peut établir nettement son véritable caractère philosophique, et la +dégager définitivement de toute influence métaphysique, en distinguant +constamment le point de vue abstrait du point de vue concret, et en +effectuant une séparation exacte entre la partie simplement +expérimentale de la science, et la partie purement rationnelle. D'après +le but de cet ouvrage, un tel travail doit nécessairement précéder les +considérations générales sur la composition effective de cette science, +qui seront successivement exposées dans les trois leçons suivantes.</p> + +<p>Commençons par indiquer avec précision l'objet général de la science.</p> + +<p>On a l'habitude de remarquer d'abord, et avec beaucoup de raison, que la +mécanique ne considère point, non-seulement les causes premières des +mouvemens, qui sont en dehors de toute philosophie positive, mais même +les circonstances de leur production, lesquelles, quoique constituant +réellement un sujet intéressant de recherches positives dans les +diverses parties de la <i>physique</i>, ne sont nullement du ressort de la +mécanique, qui se borne à envisager le mouvement en lui-même, sans +s'enquérir de quelle manière il a été déterminé. Ainsi les <i>forces</i> ne +sont autre chose, en mécanique, que les mouvemens produits ou tendant à +se produire; et deux forces qui impriment à un même corps la même +vitesse dans la même direction sont regardées comme identiques, quelque +diverse que puisse être leur origine, soit que le mouvement provienne +des contractions musculaires d'un animal, ou de la pesanteur vers un +centre attractif, ou du choc d'un corps quelconque, ou de la dilatation +d'un fluide élastique, etc. Mais, quoique cette manière de voir soit +heureusement devenue aujourd'hui tout-à -fait familière, il reste encore +aux géomètres à opérer, sinon dans la conception même, du moins dans le +langage habituel, une réforme essentielle pour écarter entièrement +l'ancienne notion métaphysique des <i>forces</i>, et indiquer plus nettement +qu'on ne le fait encore le véritable point de vue de la mécanique<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a> +<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" +name="footnote28"><b>Note 28: </b></a><a href="#footnotetag28"> +(retour) </a> Il importe de remarquer aussi que le nom même + de la science est extrêmement vicieux, en ce qu'il rappelle + seulement une de ses applications les plus secondaires, ce + qui devient habituellement une source de confusion, qui + oblige à ajouter fréquemment l'adjectif <i>rationnelle</i>, dont + la répétition, quoiqu'indispensable, est fastidieuse. Les + philosophes allemands, pour éviter cet inconvénient, ont + créé la dénomination beaucoup plus philosophique de + <i>phoronomie</i>, employée dans le traité d'Hermann, et dont + l'adoption générale serait très-désirable. +</blockquote> + +<p>Cela posé, on peut caractériser d'une manière très-précise le problème +général de la mécanique rationnelle. Il consiste à déterminer l'effet +que produiront sur un corps donné différentes forces quelconques +agissant simultanément, lorsqu'on connaît le mouvement simple qui +résulterait de l'action isolée de chacune d'elles; ou, en prenant la +question en sens inverse, à déterminer les mouvemens simples dont la +combinaison donnerait lieu à un mouvement composé connu. Cet énoncé +montre exactement quelles sont nécessairement les données et les +inconnues de toute question mécanique. On voit que l'étude de l'action +d'une force unique n'est jamais, à proprement parler, du domaine de la +mécanique rationnelle, où elle est toujours supposée connue, car le +second problème général n'est susceptible d'être résolu que comme étant +l'inverse du premier. Toute la mécanique porte donc essentiellement sur +la combinaison des forces, soit que de leur concours il résulte un +mouvement dont il faut étudier les diverses circonstances, soit que par +leur neutralisation mutuelle le corps se trouve dans un état +d'équilibre dont il s'agit de fixer les conditions caractéristiques.</p> + +<p>Les deux problèmes généraux, l'un direct, l'autre inverse, dans la +solution desquels consiste la science de la mécanique, ont, sous le +rapport des applications, une importance égale; car, tantôt les +mouvemens simples peuvent être immédiatement étudiés par l'observation, +tandis que la connaissance du mouvement qui résultera de leur +combinaison ne saurait être obtenue que par la théorie; et tantôt, au +contraire, le mouvement composé peut seul être effectivement observé, +tandis que les mouvemens simples, dont on le regardera comme le produit, +ne sont susceptibles d'être déterminés que rationnellement. Ainsi, par +exemple, dans le cas de la chute oblique des corps pesans à la surface +de la terre, on connaît les deux mouvemens simples que prendrait le +corps par l'action isolée de chacune des forces dont il est animé, +savoir, la direction et la vitesse du mouvement uniforme que produirait +la seule impulsion, et la loi d'accélération du mouvement vertical +varié, qui résulterait de la seule pesanteur; dès-lors, on se propose de +découvrir les diverses circonstances du mouvement composé produit par +l'action combinée de ces deux forces, c'est-à -dire de déterminer la +trajectoire que décrira le mobile, sa direction et sa vitesse acquise à +chaque instant, le temps qu'il emploiera à parvenir à une certaine +position, etc.; on pourra, pour plus de généralité, joindre aux deux +forces données la résistance du milieu ambiant, pourvu que la loi en +soit également connue. La mécanique céleste présente un exemple capital +de la question inverse, dans la détermination des forces qui produisent +le mouvement des planètes autour du soleil, ou des satellites autour des +planètes. On ne peut alors connaître immédiatement que le mouvement +composé, et c'est d'après les circonstances caractéristiques de ce +mouvement, telles que les lois de Képler les ont résumées, qu'il faut +remonter aux forces élémentaires dont les astres doivent être conçus +animés pour correspondre aux mouvemens effectifs; ces forces une fois +connues, les géomètres peuvent utilement reprendre la question sous le +point de vue opposé, qu'il eût été impossible de suivre primitivement.</p> + +<p>La véritable destination générale de la mécanique rationnelle étant +ainsi nettement conçue, considérons maintenant les principes +fondamentaux sur lesquels elle repose, et d'abord examinons un artifice +philosophique de la plus haute importance relativement à la manière dont +les corps doivent être envisagés en mécanique. Cette conception mérite +d'autant plus notre attention qu'elle est encore habituellement +entourée d'un épais nuage métaphysique, qui en fait méconnaître la vraie +nature.</p> + +<p>Il serait entièrement impossible d'établir aucune proposition générale +sur les lois abstraites de l'équilibre ou du mouvement, si on ne +commençait par regarder les corps comme absolument <i>inertes</i>, +c'est-à -dire comme tout-à -fait incapables de modifier spontanément +l'action des forces qui leur sont appliquées. Mais la manière dont cette +conception fondamentale est ordinairement présentée me semble +radicalement vicieuse. D'abord cette notion abstraite, qui n'est qu'un +simple artifice logique imaginé par l'esprit humain pour faciliter la +formation de la mécanique rationnelle, ou plutôt pour la rendre +possible, est souvent confondue avec ce qu'on appelle fort improprement +<i>la loi d'inertie</i>, qui doit être regardée, ainsi que nous le verrons +plus bas, comme un résultat général de l'observation. En second lieu, le +caractère de cette idée est d'ordinaire tellement indécis, qu'on ne sait +point exactement si cet état passif des corps est purement hypothétique, +ou s'il représente la réalité des phénomènes naturels. Enfin, il résulte +fréquemment de cette indétermination, que l'esprit est involontairement +porté à regarder les lois générales de la mécanique rationnelle comme +étant par elles-mêmes exclusivement applicables à ce que nous appelons +les corps bruts, tandis qu'elles se vérifient nécessairement, au +contraire, tout aussi bien dans les corps organisés, quoique leur +application précise y rencontre de bien plus grandes difficultés. Il +importe beaucoup de rectifier sous ces divers rapports les notions +habituelles.</p> + +<p>Nous devons nettement reconnaître avant tout que cet état passif des +corps est une pure abstraction, directement contraire à leur véritable +constitution.</p> + +<p>Dans la manière de philosopher primitivement employée par l'esprit +humain, on concevait, en effet, la matière comme étant réellement par sa +nature essentiellement inerte ou passive, toute activité lui venant +nécessairement du dehors, sous l'influence de certains êtres surnaturels +ou de certaines entités métaphysiques. Mais depuis que la philosophie +positive a commencé à prévaloir, et que l'esprit humain s'est borné à +étudier le véritable état des choses, sans s'enquérir des <i>causes</i> +premières et génératrices, il est devenu évident pour tout observateur +que les divers corps naturels nous manifestent tous une activité +spontanée plus ou moins étendue. Il n'y a sous ce rapport, entre les +corps bruts et ceux que nous nommons par excellence <i>animés</i>, que de +simples différences de degrés. D'abord, les progrès de la philosophie +naturelle ont pleinement démontré, comme nous le constaterons +spécialement plus tard, qu'il n'existe point de matière vivante +proprement dite <i>sui generis</i>, puisqu'on retrouve dans les corps animés +des élémens exactement identiques à ceux que présentent les corps +inanimés. De plus, il est aisé de reconnaître dans ces derniers une +activité spontanée exactement analogue à celle des corps vivans, mais +seulement moins variée. N'y eût-il dans toutes les molécules matérielles +d'autre propriété que la pesanteur, cela suffirait pour interdire à tout +physicien de les regarder comme essentiellement passives. Ce serait +vainement qu'on voudrait présenter les corps sous un point de vue +entièrement inerte dans l'acte de la pesanteur, en disant qu'ils ne font +alors qu'obéir à l'attraction du globe terrestre. Cette considération +fût-elle exacte, on n'aurait fait évidemment que déplacer la difficulté, +en transportant à la masse totale de la terre l'activité refusée aux +molécules isolées. Mais, de plus, on voit clairement que, dans sa chute +vers le centre de notre globe, un corps pesant est tout aussi actif que +la terre elle-même, puisqu'il est prouvé que chaque molécule de ce corps +attire une partie équivalente de la terre tout autant qu'elle en est +attirée, quoique cette dernière attraction produise seule un effet +sensible, à raison de l'immense inégalité des deux masses. Enfin, dans +une foule d'autres phénomènes également universels, thermologiques, +électriques, ou chimiques, la matière nous présente évidemment une +activité spontanée très-variée, dont nous ne saurions plus la concevoir +entièrement privée. Les corps vivans ne nous offrent réellement à cet +égard d'autre caractère particulier que de manifester, outre tous ces +divers genres d'activité, quelques-uns qui leur sont propres, et que les +physiologistes tendent d'ailleurs de plus en plus à envisager comme une +simple modification des précédens. Quoi qu'il en soit, il est +incontestable que l'état purement passif, dans lequel les corps sont +considérés en mécanique rationnelle, présente, sous le point de vue +physique, une véritable absurdité.</p> + +<p>Examinons maintenant comment il est possible qu'une telle supposition +soit employée sans aucun inconvénient dans l'établissement des lois +abstraites de l'équilibre et du mouvement, qui n'en seront pas moins +susceptibles ensuite d'être convenablement appliquées aux corps réels. +Il suffit, pour cela, d'avoir égard à l'importante remarque préliminaire +rappelée ci-dessus, que les mouvemens sont simplement considérés en +eux-mêmes dans la mécanique rationnelle, sans aucun égard au mode +quelconque de leur production. De là résulte évidemment, pour me +conformer au langage adopté, la faculté de remplacer à volonté toute +force par une autre d'une nature quelconque, pourvu qu'elle soit capable +d'imprimer au corps exactement le même mouvement. D'après cette +considération évidente, on conçoit qu'il est possible de faire +abstraction des diverses forces qui sont réellement inhérentes aux +corps, et de regarder ceux-ci comme seulement sollicités par des forces +extérieures, puisqu'on pourra substituer à ces forces intérieures des +forces extérieures mécaniquement équivalentes. Ainsi, par exemple, +quoique tout corps soit nécessairement pesant, et que nous ne puissions +même concevoir réellement un corps qui ne le serait pas, les géomètres +considèrent, dans la mécanique abstraite, les corps comme étant d'abord +entièrement dépouillés de cette propriété, qui est implicitement +comprise au nombre des forces extérieures, si l'on a envisagé, comme il +convient, un système de forces tout-à -fait quelconque. Que le corps, +dans sa chute, soit mû par une attraction interne, ou qu'il obéisse à +une simple impulsion extérieure, cela est indifférent pour la mécanique +rationnelle, si le mouvement effectif se trouve être exactement +identique, et l'on pourra par conséquent adopter de préférence la +dernière conception. Il en est nécessairement ainsi relativement à +toute autre propriété naturelle, qu'il sera toujours possible de +remplacer par la supposition d'une action externe, construite de manière +à produire le même mouvement, ce qui permettra de se représenter le +corps comme purement passif; seulement, à mesure que l'observation ou +l'expérience feront connaître avec plus de précision les lois de ces +forces intérieures, il faudra toujours modifier en conséquence le +système des forces extérieures qu'on leur substitue hypothétiquement, ce +qui conduira souvent à une très-grande complication. Ainsi, par exemple, +l'observation ayant appris que le mouvement vertical d'un corps en vertu +de sa pesanteur n'est point uniforme, mais continuellement accéléré, on +ne pourra point l'assimiler à celui qu'imprimerait au corps une +impulsion unique dont l'action ne se renouvellerait plus, puisqu'il en +résulterait évidemment une vitesse constante: on sera donc obligé de +concevoir le corps comme ayant reçu successivement, à des intervalles de +temps infiniment petits, une série infinie de chocs infiniment petits, +tels que, la vitesse produite par chacun s'ajoutant d'une manière +continue à celle qui résulte de l'ensemble des précédens, le mouvement +effectif soit indéfiniment varié; et si l'expérience prouve que +l'accélération du mouvement est uniforme, on supposera tous ces chocs +successifs constamment égaux entre eux: dans tout autre cas, il faudra +leur supposer, soit pour la direction, soit pour l'intensité, une +relation exactement conforme à la loi réelle de la variation du +mouvement; mais, à ces conditions, il est clair que la substitution sera +toujours possible.</p> + +<p>Il serait inutile d'insister beaucoup pour faire sentir l'indispensable +nécessité de supposer les corps dans cet état complétement passif, où +l'on n'a plus à considérer que les forces extérieures qui leur sont +appliquées, afin d'établir les lois abstraites de l'équilibre et du +mouvement. On conçoit que s'il fallait d'abord tenir compte de la +modification quelconque que le corps peut imprimer, en vertu de ses +forces naturelles, à l'action de chacune de ces puissances extérieures, +on ne pourrait établir, en mécanique rationnelle, la moindre proposition +générale, d'autant plus que cette modification est loin, dans la plupart +des cas, d'être exactement connue. Ce n'est donc qu'en commençant par en +faire totalement abstraction, pour ne penser qu'à la réaction des forces +les unes sur les autres, qu'il devient possible de fonder une mécanique +abstraite, de laquelle on passera ensuite à la mécanique concrète, en +restituant aux corps leurs propriétés actives naturelles, primitivement +écartées. Cette restitution constitue, en effet, la principale +difficulté qu'on éprouve pour opérer la transition de l'abstrait au +concret en mécanique, difficulté qui limite singulièrement dans la +réalité les applications importantes de cette science, dont le domaine +théorique est, en lui-même, nécessairement indéfini. Afin de donner une +idée de la portée de cet obstacle fondamental, on peut dire que, dans +l'état actuel de la science mathématique, il n'y a vraiment qu'une seule +propriété naturelle et générale des corps dont nous sachions tenir +compte d'une manière convenable, c'est la pesanteur, soit terrestre, +soit universelle; et encore faut-il supposer, dans ce dernier cas, que +la forme des corps est suffisamment simple. Mais si cette propriété se +complique de quelques autres circonstances physiques, comme la +résistance des milieux, les frottemens, etc., si même les corps sont +seulement supposés à l'état fluide, ce n'est encore que fort +imparfaitement qu'on est parvenu jusqu'ici à en apprécier l'influence +dans les phénomènes mécaniques. A plus forte raison nous est-il +impossible de prendre en considération les propriétés électriques ou +chimiques, et, bien moins encore, les propriétés physiologiques. Aussi +les grandes applications de la mécanique rationnelle sont-elles +réellement bornées jusqu'ici aux seuls phénomènes célestes, et même à +ceux de notre système solaire, où il suffit d'avoir uniquement égard à +une gravitation générale, dont la loi est simple et bien déterminée, et +qui présente néanmoins des difficultés qu'on ne sait point encore +surmonter complétement, lorsqu'on veut tenir un compte exact de toutes +les actions secondaires susceptibles d'effets appréciables. On conçoit +par là à quel degré les questions doivent se compliquer quand on passe à +la mécanique terrestre, dont la plupart des phénomènes, même les plus +simples, ne comporteront probablement jamais, vu la faiblesse de nos +moyens réels, une étude purement rationnelle et pourtant exacte d'après +les lois générales de la mécanique abstraite, quoique la connaissance de +ces lois, d'ailleurs évidemment indispensable, puisse souvent conduire à +des <i>indications</i> importantes.</p> + +<p>Après avoir expliqué la véritable nature de la conception fondamentale +relative à l'état dans lequel les corps doivent être supposés en +mécanique rationnelle, il nous reste à considérer les faits généraux ou +les <i>lois physiques du mouvement</i> qui peuvent fournir une base réelle +aux théories dont la science se compose. Cette importante exposition est +d'autant plus indispensable, que, comme je l'ai indiqué ci-dessus, +depuis qu'on s'est écarté de la route suivie par Newton, on a +complétement méconnu le vrai caractère de ces lois, dont la notion +ordinaire est encore essentiellement métaphysique.</p> + +<p>Les lois fondamentales du mouvement me semblent pouvoir être réduites à +trois, qui doivent être envisagées comme de simples résultats de +l'observation, dont il est absurde de vouloir établir <i>à priori</i> la +réalité, bien qu'on l'ait tenté fréquemment.</p> + +<p>La première loi est celle qu'on désigne fort mal à propos sous le nom de +<i>loi d'inertie</i>. Elle a été découverte par Képler. Elle consiste +proprement en ce que tout mouvement est naturellement rectiligne et +uniforme, c'est-à -dire que tout corps soumis à l'action d'une force +unique quelconque, qui agit sur lui instantanément, se meut constamment +en ligne droite et avec une vitesse invariable. L'influence de l'esprit +métaphysique se manifeste particulièrement dans la manière dont cette +loi est communément présentée. Au lieu de se borner à la regarder comme +un fait observé, on a prétendu la démontrer abstraitement, par une +application du principe de la raison suffisante, qui n'a pas la moindre +solidité. En effet, pour expliquer, par exemple, la nécessité du +mouvement rectiligne, on dit que le corps devait suivre la ligne droite, +parce qu'il n'y a pas de raison pour qu'il s'écarte d'un côté plutôt que +d'un autre de sa direction primitive. Il est aisé de constater +l'invalidité radicale et même l'insignifiance complète d'une telle +argumentation. D'abord, comment pourrions-nous être assurés <i>qu'il n'y a +pas de raison</i> pour que le corps se dévie? que pouvons-nous savoir à cet +égard, autrement que par l'expérience? Les considérations <i>à priori</i> +fondées sur la <i>nature</i> des choses ne nous sont-elles pas complétement +et nécessairement interdites en philosophie positive? D'ailleurs un tel +principe, même quand on l'admettrait, ne comporte par lui-même qu'une +application vague et arbitraire. Car, à l'origine du mouvement, +c'est-à -dire à l'instant même où l'argument devrait être employé, il est +clair que la trajectoire du corps n'a point encore de caractère +géométrique déterminé, et que c'est seulement après que le corps a +parcouru un certain espace qu'on peut constater quelle ligne il décrit. +Il est évident, par la géométrie, que le mouvement initial, au lieu +d'être regardé comme rectiligne, pourrait être indifféremment supposé +circulaire, parabolique, ou suivant toute autre ligne tangente à la +trajectoire effective, en sorte que la même argumentation répétée pour +chacune de ces lignes, ce qui serait tout aussi légitime, conduirait à +une conclusion absolument indéterminée. Pour peu qu'on réfléchisse sur +un tel raisonnement, on ne tardera pas à reconnaître que, comme toutes +les prétendues explications métaphysiques, il se réduit réellement à +répéter en termes abstraits le fait lui-même, et à dire que les corps +ont une tendance naturelle à se mouvoir en ligne droite, ce qui était +précisément la proposition à établir. L'insignifiance de ces +considérations vagues et arbitraires finira par devenir palpable si l'on +remarque que, par suite de semblables argumens, les philosophes de +l'antiquité, et particulièrement Aristote, avaient, au contraire, +regardé le mouvement circulaire comme naturel aux astres, en ce qu'il +est le plus <i>parfait</i> de tous, conception qui n'est également que +l'énonciation abstraite d'un phénomène mal analysé.</p> + +<p>Je me suis borné à indiquer la critique des raisonnemens ordinaires +relativement à la première partie de la loi d'inertie. On peut faire des +remarques parfaitement analogues au sujet de la seconde partie, qui +concerne l'invariabilité de la vitesse, et qu'on prétend aussi pouvoir +démontrer abstraitement, en se bornant à dire qu'il n'y a pas de raison +pour que le corps se meuve jamais plus lentement ou plus rapidement qu'à +l'origine du mouvement.</p> + +<p>Ce n'est donc point sur de telles considérations qu'on peut solidement +établir une loi aussi importante, qui est un des fondemens nécessaires +de toute la mécanique rationnelle. Elle ne saurait avoir de réalité +qu'autant qu'on la conçoit comme basée sur l'observation. Mais, sous ce +point de vue, l'exactitude en est évidente d'après les faits les plus +communs. Nous avons continuellement occasion de reconnaître qu'un corps +animé d'une force unique se meut constamment en ligne droite; et, s'il +se dévie, nous pouvons aisément constater que cette modification tient à +l'action simultanée de quelque autre force, active ou passive: enfin les +mouvemens curvilignes eux-mêmes nous montrent clairement, par les +phénomènes variés dus à ce qu'on appelle la <i>force centrifuge</i>, que les +corps conservent constamment leur tendance naturelle à se mouvoir en +ligne droite. Il n'y a pour ainsi dire aucun phénomène dans la nature +qui ne puisse nous fournir une vérification sensible de cette loi, sur +laquelle est en partie fondée toute l'économie de l'univers. Il en est +de même relativement à l'uniformité du mouvement. Tous les faits nous +prouvent que, si le mouvement primitivement imprimé se ralentit toujours +graduellement et finit par s'éteindre entièrement, cela provient des +résistances que les corps rencontrent sans cesse, et sans lesquelles +l'expérience nous porte à penser que la vitesse demeurerait indéfiniment +constante, puisque nous voyons augmenter sensiblement la durée de ce +mouvement à mesure que nous diminuons l'intensité de ces obstacles. On +sait que le simple mouvement d'un pendule écarté de la verticale, qui, +dans les circonstances ordinaires, se maintient à peine pendant quelques +minutes, a pu se prolonger jusqu'à plus de trente heures, en diminuant +autant que possible le frottement au point de la suspension, et faisant +osciller le corps dans un vide très-approché, lors des expériences de +Borda à l'Observatoire de Paris pour déterminer la longueur du pendule à +secondes par rapport au mètre. Les géomètres citent aussi avec beaucoup +de raison, comme une preuve manifeste de la tendance naturelle des corps +à conserver indéfiniment leur vitesse acquise, l'invariabilité +rigoureuse qu'on remarque si clairement dans les mouvemens célestes, +qui, s'exécutant dans un milieu d'une rareté extrême, se trouvent dans +les circonstances les plus favorables à une parfaite observation de la +loi d'inertie, et qui, en effet, depuis vingt siècles qu'on les étudie +avec quelque exactitude, ne nous présentent point encore la moindre +altération certaine, quant à la durée des rotations, ou à celle des +révolutions, quoique la suite des temps et le perfectionnement de nos +moyens d'appréciation doivent probablement nous dévoiler un jour +quelques variations encore inconnues.</p> + +<p>Nous devons donc regarder comme une grande loi de la nature cette +tendance spontanée de tous les corps à se mouvoir en ligne droite et +avec une vitesse constante. Vu la confusion extrême des idées communes +relativement à ce premier principe fondamental, il peut être utile de +remarquer expressément ici que cette loi naturelle est tout aussi +applicable aux corps vivans qu'aux corps inertes pour lesquels on la +croit souvent exclusivement établie. Quelle que soit l'origine de +l'impulsion qu'il a reçue, un corps vivant tend à persister, comme un +corps inerte, dans la direction de son mouvement, et à conserver sa +vitesse acquise: seulement il peut se développer en lui des forces +susceptibles de modifier ou de supprimer ce mouvement, tandis que, pour +les autres corps, ces modifications sont exclusivement dues à des agens +extérieurs. Mais, dans ce cas même, nous pouvons acquérir une preuve +directe et personnelle de l'universalité de la loi d'inertie, en +considérant l'effort très-sensible que nous sommes obligés de faire pour +changer la direction ou la vitesse de notre mouvement effectif, à tel +point, que lorsque ce mouvement est très-rapide, il nous est impossible +de le modifier ou de le suspendre à l'instant précis où nous le +désirerions.</p> + +<p>La seconde loi fondamentale du mouvement est due à Newton. Elle consiste +dans le principe de l'égalité constante et nécessaire entre l'action et +la réaction; c'est-à -dire, que toutes les fois qu'un corps est mû par un +autre d'une manière quelconque, il exerce sur lui, en sens inverse, une +réaction telle, que le second perd, en raison des masses, une quantité +de mouvement exactement égale à celle que le premier a reçue. On a +essayé quelquefois d'établir aussi <i>à priori</i>, ce théorème général de +philosophie naturelle, qui n'en est pas plus susceptible que le +précédent. Mais il a été beaucoup moins le sujet de considérations +sophistiques, et presque tous les géomètres s'accordent maintenant à le +regarder d'après Newton comme un simple résultat de l'observation, ce +qui me dispense ici de toute discussion analogue à celle de la loi +d'inertie. Cette égalité dans l'action réciproque des corps se manifeste +dans tous les phénomènes naturels, soit que les corps agissent les uns +sur les autres par impulsion, soit qu'ils agissent par attraction; il +serait superflu d'en citer ici des exemples. Nous avons même tellement +occasion de constater cette mutualité dans nos observations les plus +communes, que nous ne saurions plus concevoir un corps agissant sur un +autre, sans que celui-ci réagisse sur lui.</p> + +<p>Je crois devoir seulement indiquer, dès ce moment, au sujet de cette +seconde loi du mouvement, une remarque qui me semble importante, et qui +d'ailleurs sera convenablement développée dans la dix-septième leçon. +Elle consiste en ce que le célèbre principe de d'Alembert, d'après +lequel on parvient à transformer si heureusement toutes les questions de +dynamique en simples questions de statique, n'est vraiment autre chose +que la généralisation complète de la loi de Newton, étendue à un système +quelconque de forces. Ce principe en effet coïncide évidemment avec +celui de l'égalité entre l'action et la réaction, lorsqu'on ne considère +que deux forces. Une telle corrélation permet de concevoir désormais la +proposition générale de d'Alembert comme ayant une base expérimentale, +tandis qu'elle n'est communément établie jusqu'ici que sur des +considérations abstraites peu satisfaisantes.</p> + +<p>La troisième loi fondamentale du mouvement me paraît consister dans ce +que je propose d'appeler le principe de l'indépendance ou de la +coexistence des mouvemens, qui conduit immédiatement à ce qu'on appelle +vulgairement la composition des forces. Galilée est, à proprement +parler, le véritable inventeur de cette loi, quoiqu'il ne l'ait point +conçue précisément sous la forme que je crois devoir préférer ici. +Considérée sous le point de vue le plus simple, elle se réduit à ce fait +général, que tout mouvement exactement commun à tous les corps d'un +système quelconque n'altère point les mouvemens particuliers de ces +différens corps les uns à l'égard des autres, mouvemens qui continuent à +s'exécuter comme si l'ensemble du système était immobile. Pour énoncer +cet important principe avec une précision rigoureuse, qui n'exige plus +aucune restriction, il faut concevoir que tous les points du système +décrivent à la fois des droites parallèles et égales, et considérer que +ce mouvement général, avec quelque vitesse et dans quelque direction +qu'il puisse avoir lieu, n'affectera nullement les mouvemens relatifs.</p> + +<p>Ce serait vainement qu'on tenterait d'établir par aucune idée <i>à priori</i> +cette grande loi fondamentale, qui n'en est pas plus susceptible que les +deux précédentes. On pourrait, tout au plus, concevoir que si les corps +du système sont entre eux à l'état de repos, ce déplacement commun, qui +ne change évidemment ni leurs distances ni leurs situations respectives, +ne saurait altérer cette immobilité relative: encore même, l'ignorance +absolue où nous sommes nécessairement de la nature intime des corps et +des phénomènes, ne nous permet point d'affirmer rationnellement, avec +une sécurité parfaite, que l'introduction de cette circonstance nouvelle +ne modifiera pas d'une manière inconnue les conditions primitives du +système. Mais l'insuffisance d'une telle argumentation devient surtout +sensible quand on essaie de l'appliquer au cas le plus étendu et le plus +important, à celui où les différens corps du système sont en mouvement +les uns à l'égard des autres. En s'attachant à faire abstraction, aussi +complétement que possible, des observations si connues et si variées qui +nous font reconnaître alors l'exactitude physique de ce principe, il +sera facile de constater qu'aucune considération rationnelle ne nous +donne le droit de conclure <i>a priori</i> que le mouvement général ne fera +naître aucun changement dans les mouvemens particuliers. Cela est +tellement vrai, que lorsque Galilée a exposé pour la première fois cette +grande loi de la nature, il s'est élevé de toutes parts une foule +d'objections <i>a priori</i> tendant à prouver l'impossibilité rationnelle +d'une telle proposition, qui n'a été unanimement admise, que lorsqu'on a +abandonné le point de vue logique pour se placer au point de vue +physique.</p> + +<p>C'est donc seulement comme un simple résultat général de l'observation +et de l'expérience que cette loi peut être en effet solidement établie. +Mais, ainsi considérée, il est évident qu'aucune proposition de +philosophie naturelle n'est fondée sur des observations aussi simples, +aussi diverses, aussi multipliées, aussi faciles à vérifier. Il ne +s'opère point dans le monde réel un seul phénomène dynamique qui n'en +puisse offrir une preuve sensible; et toute l'économie de l'univers +serait évidemment bouleversée de fond en comble, si on supposait que +cette loi n'existât plus. C'est ainsi, par exemple, que dans le +mouvement général d'un vaisseau, quelque rapide qu'il puisse être et +suivant quelque direction qu'il ait lieu, les mouvemens relatifs +continuent à s'exécuter, sauf les altérations provenant du roulis et du +tangage, exactement comme si le vaisseau était immobile, en se composant +avec le mouvement total pour un observateur qui n'y participerait pas. +De même, nous voyons continuellement le déplacement général d'un foyer +chimique, ou d'un corps vivant, n'affecter en aucune manière les +mouvemens internes qui s'y exécutent. C'est ainsi surtout, pour citer +l'exemple le plus important, que le mouvement du globe terrestre ne +trouble nullement les phénomènes mécaniques qui s'opèrent à sa surface +ou dans son intérieur. On sait que l'ignorance de cette troisième loi du +mouvement a été précisément le principal obstacle scientifique qui s'est +opposé pendant si long-temps à l'établissement de la théorie de +Copernic, contre laquelle une telle considération présentait alors, en +effet, des objections insurmontables, dont les coperniciens n'avaient +essayé de se dégager que par de vaines subtilités métaphysiques avant la +découverte de Galilée. Mais, depuis que le mouvement de la terre a été +universellement reconnu, les géomètres l'ont présenté, avec raison, +comme offrant lui-même une confirmation essentielle de la réalité de +cette loi. Laplace a proposé à ce sujet une considération indirecte fort +ingénieuse, que je crois utile d'indiquer ici, parce qu'elle nous montre +le principe de l'indépendance des mouvemens sous la vérification d'une +expérience continuelle et très-sensible. Elle consiste à remarquer que, +si le mouvement général de la terre pouvait altérer en aucune manière +les mouvemens particuliers qui s'exécutent à sa surface, cette +altération ne saurait évidemment être la même pour tous ces mouvemens +quelle que fût leur direction, et qu'ils en seraient nécessairement +diversement affectés suivant l'angle plus ou moins grand que ferait +cette direction avec celle du mouvement du globe. Ainsi, par exemple, le +mouvement oscillatoire d'un pendule devrait alors nous présenter des +différences très-considérables selon l'azimuth du plan vertical dans +lequel il s'exécute, et qui lui donne une direction tantôt conforme, +tantôt contraire, et fort inégalement contraire, à celle du mouvement de +la terre; tandis que l'expérience ne nous manifeste jamais, à cet égard, +la moindre variation, même en mesurant le phénomène avec l'extrême +précision que comporte, sous ce rapport, l'état actuel de nos moyens +d'observation.</p> + +<p>Afin de prévenir toute interprétation inexacte et toute application +vicieuse de la troisième loi du mouvement, il importe de remarquer que, +par sa nature, elle n'est relative qu'aux mouvemens de translation, et +qu'on ne doit jamais l'étendre à aucun mouvement de rotation. Les +mouvemens de translation sont évidemment, en effet, les seuls qui +puissent être rigoureusement communs, pour le degré aussi bien que pour +la direction, à toutes les diverses parties d'un système quelconque. +Cette exacte parité ne saurait jamais avoir lieu quand il s'agit d'un +mouvement de rotation, qui présente toujours nécessairement des +inégalités entre les diverses parties du système, suivant qu'elles sont +plus ou moins éloignées du centre de la rotation. C'est pourquoi tout +mouvement de ce genre tend constamment à altérer l'état du système, et +l'altère en effet si les conditions de liaison entre les diverses +parties ne constituent pas une résistance suffisante. Ainsi, par +exemple, dans le cas d'un vaisseau, ce n'est pas le mouvement général de +progression qui peut troubler les mouvemens particuliers; le dérangement +n'est dû qu'aux effets secondaires du roulis et du tangage, qui sont des +mouvemens de rotation. Qu'une montre soit simplement transportée dans +une direction quelconque avec autant de rapidité qu'on voudra, mais sans +tourner nullement, elle n'en sera jamais affectée; tandis qu'un médiocre +mouvement de rotation suffira seul pour déranger promptement sa marche. +La différence entre ces deux effets deviendrait surtout sensible, en +répétant l'expérience sur un corps vivant. Enfin, c'est par suite d'une +telle distinction, que nous ne saurions avoir aucun moyen de constater, +par des phénomènes purement terrestres, la réalité du mouvement de +translation de la terre, qui n'a pu être découvert que par des +observations célestes; tandis que, relativement à son mouvement de +rotation, il détermine nécessairement à la surface de la terre, vu +l'inégalité de force centrifuge entre les différens points du globe, des +phénomènes très-sensibles, quoique peu considérables, dont l'analyse +pourrait suffire pour démontrer, indépendamment de toute considération +astronomique, l'existence de cette rotation.</p> + +<p>Le principe de l'indépendance ou de la coexistence des mouvemens étant +une fois établi, il est facile de concevoir qu'il conduit immédiatement +à la règle élémentaire ordinairement usitée pour ce qu'on appelle la +<i>composition des forces</i>, qui n'est vraiment autre chose qu'une nouvelle +manière de considérer et d'énoncer la troisième loi du mouvement. En +effet, la proposition du parallélogramme des forces, envisagée sous le +point de vue le plus positif, consiste proprement en ce que, lorsqu'un +corps est animé à la fois de deux mouvemens uniformes dans des +directions quelconques, il décrit, en vertu de leur combinaison, la +diagonale du parallélogramme dont il eût dans le même temps décrit +séparément les côtés en vertu de chaque mouvement isolé. Or n'est-ce pas +là évidemment une simple application directe du principe de +l'indépendance des mouvemens, d'après lequel le mouvement particulier du +corps le long d'une certaine droite n'est nullement troublé par le +mouvement général qui entraîne parallèlement à elle-même la totalité de +cette droite le long d'une autre droite quelconque? Cette considération +conduit sur-le-champ à la construction géométrique énoncée par la règle +du parallélogramme des forces. C'est ainsi que ce théorème fondamental +de la mécanique rationnelle me paraît être présenté directement comme +une loi naturelle, ou du moins comme une application immédiate d'une des +plus grandes lois de la nature. Telle est, à mon gré, la seule manière +vraiment philosophique d'établir solidement cette importante +proposition, pour écarter définitivement tous les nuages métaphysiques +dont elle est encore environnée et la mettre complétement à l'abri de +toute objection réelle. Toutes les prétendues démonstrations analytiques +qu'on a successivement essayé d'en donner d'après des considérations +purement abstraites, outre qu'elles reposent ordinairement sur une +interprétation vicieuse et sur une fausse application du principe +analytique de l'homogénéité, supposent d'ailleurs que la proposition est +<i>évidente</i> par elle-même dans certains cas particuliers, quand les deux +forces, par exemple, agissent suivant une même droite, évidence qui ne +peut résulter alors que de l'observation effective de la loi naturelle +de l'indépendance des mouvemens, dont l'indispensabilité se trouve ainsi +irrécusablement manifestée. Il serait étrange, en effet, pour quiconque +envisage directement la question sous un point de vue philosophique, +que, par de simples combinaisons logiques, l'esprit humain pût ainsi +découvrir une loi réelle de la nature, sans consulter aucunement le +monde extérieur.</p> + +<p>Cette notion étant de la plus haute importance quant à la manière de +concevoir la mécanique rationnelle, et s'écartant beaucoup de la marche +habituellement adoptée aujourd'hui, je crois devoir la présenter encore +sous un dernier point de vue qui achèvera de l'éclaircir, en montrant +que, malgré tous les efforts des géomètres pour éluder à cet égard +l'emploi des considérations expérimentales, la loi physique de +l'indépendance des mouvemens reste implicitement, même de leur aveu +unanime, une des bases essentielles de la mécanique, quoique présentée +sous une forme différente et à une autre époque de l'exposition.</p> + +<p>Il suffit, pour cela, de reconnaître que cette loi, au lieu d'être +exposée directement dans l'étude des prolégomènes de la science, se +retrouve plus tard admise par tous les géomètres, comme établissant le +principe de la proportionnalité des vitesses aux forces, base nécessaire +de la dynamique ordinaire.</p> + +<p>Afin de saisir convenablement le vrai caractère de cette question, il +faut remarquer que les rapports des forces peuvent être déterminés de +deux manières différentes, soit par le procédé statique, soit par le +procédé dynamique. En effet, nous ne jugeons pas toujours du rapport de +deux forces d'après l'intensité plus ou moins grande des mouvemens +qu'elles peuvent imprimer à un même corps. Nous l'apprécions fréquemment +aussi d'après de simples considérations d'équilibre mutuel, en regardant +comme égales les forces qui, appliquées en sens contraire, suivant une +même droite, se détruisent réciproquement, et ensuite comme double, +triple, etc. d'une autre, la force qui ferait équilibre à deux, trois, +etc., forces égales à celle-ci, et toutes directement opposées à la +seconde. Ce nouveau moyen de mesure est, en réalité, tout aussi usité +que le précédent. Cela posé, la question consiste essentiellement à +savoir si les deux moyens sont toujours et nécessairement équivalens, +c'est-à -dire si, les rapports des forces étant d'abord seulement définis +par la considération statique, il s'ensuivra, sous le point de vue +dynamique, qu'elles imprimeront à une même masse des vitesses qui leur +soient exactement proportionnelles. Cette corrélation n'est nullement +évidente par elle-même; tout au plus peut-on concevoir <i>à priori</i> que +les plus grandes forces doivent nécessairement donner les plus grandes +vitesses. Mais l'observation seule peut décider si c'est à la première +puissance de la force ou à toute autre fonction croissante que la +vitesse est proportionnelle.</p> + +<p>C'est pour déterminer quelle est, à cet égard, la véritable loi de la +nature, que, de l'aveu de tous les géomètres et particulièrement de +Laplace, il faut considérer le fait général de l'indépendance ou de la +coexistence des mouvemens. Il est facile de voir, d'après le +raisonnement de Laplace, que la théorie de la proportionnalité des +vitesses aux forces est une conséquence nécessaire et immédiate de ce +fait général, appliqué à deux forces qui agissent dans la même +direction. Car, si un corps, en vertu d'une certaine force, a parcouru +un espace déterminé suivant une certaine droite, et qu'on vienne à +ajouter, selon la même direction, une seconde force égale à la première; +d'après la loi de l'indépendance des mouvemens, cette nouvelle force ne +fera que déplacer la totalité de la droite d'application d'une égale +quantité dans le même temps, sans altérer le mouvement du corps le long +de cette droite, en sorte que par la composition des deux mouvemens, ce +corps aura effectivement parcouru un espace double de celui qui +correspondait à la force primitive. Telle est la seule manière dont on +puisse réellement constater la proportionnalité générale des vitesses +aux forces, que je dois ainsi me dispenser de regarder comme une +quatrième loi fondamentale du mouvement, puisqu'elle rentre dans la +troisième.</p> + +<p>Il est donc évident que, quand on a cru pouvoir se dispenser en +mécanique du fait général de l'indépendance des mouvemens pour établir +la loi fondamentale de la composition des forces, la nécessité de +regarder cette proposition de philosophie naturelle comme une des bases +indispensables de la science s'est reproduite inévitablement pour +démontrer la loi non moins importante des forces proportionnelles aux +vitesses, ce qui met cette nécessité hors de toute contestation. Ainsi +quel a été le résultat réel de tous les efforts intellectuels qui ont +été tentés pour éviter d'introduire directement, dans les prolégomènes +de la mécanique, cette observation fondamentale? seulement de paraître +s'en dispenser en statique, et de ne la prendre évidemment en +considération qu'aussitôt qu'on passe à la dynamique. Tout se réduit +donc effectivement à une simple transposition. Il est clair qu'un +résultat aussi peu important n'est nullement proportionné à la +complication des procédés indirects qui ont été employés pour y +parvenir, quand même ces procédés seraient logiquement irréprochables, +et nous avons expressément reconnu le contraire. Il est donc, sous tous +les rapports, beaucoup plus satisfaisant de se conformer franchement et +directement à la nécessité philosophique de la science, et, puisqu'elle +ne saurait se passer d'une base expérimentale, de reconnaître nettement +cette base dès l'origine. Aucune autre marche ne peut rendre +complétement positive une science qui, sans de tels fondemens, +conserverait encore un certain caractère métaphysique.</p> + +<p>Telles sont donc les trois lois physiques du mouvement qui fournissent à +la mécanique rationnelle une base expérimentale suffisante, sur laquelle +l'esprit humain, par de simples opérations logiques, et sans consulter +davantage le monde extérieur, peut solidement établir l'édifice +systématique de la science. Quoique ces trois lois me semblent pouvoir +suffire, je ne vois <i>à priori</i> aucune raison de n'en point augmenter le +nombre, si on parvenait effectivement à constater qu'elles ne sont pas +strictement complètes. Cette augmentation me paraîtrait un fort léger +inconvénient pour la perfection rationnelle de la science, puisque ces +lois ne sauraient jamais évidemment être très-multipliées; je +regarderais comme préférable, en thèse générale, d'en établir une ou +deux de plus, si, pour l'éviter, il fallait recourir à des +considérations trop détournées, qui fussent de nature à altérer le +caractère positif de la science. Mais l'ensemble des trois lois +ci-dessus exposées remplit convenablement, à mes yeux, toutes les +conditions essentielles réellement imposées par la nature des théories +de la mécanique rationnelle. En effet, la première, celle de Képler, +détermine complétement l'effet produit par une force unique agissant +instantanément: la seconde, celle de Newton, établit la règle +fondamentale pour la communication du mouvement par l'action des corps +les uns sur les autres; enfin la troisième, celle de Galilée, conduit +immédiatement au théorème général relatif à la composition des +mouvemens. On conçoit, d'après cela, que toute la mécanique des +mouvemens uniformes ou des forces instantanées peut être entièrement +traitée comme une conséquence directe de la combinaison de ces trois +lois, qui, étant de leur nature extrêmement précises, sont évidemment +susceptibles d'être aussitôt exprimées par des équations analytiques +faciles à obtenir. Quant à la partie la plus étendue et la plus +importante de la mécanique, celle qui en constitue essentiellement la +difficulté, c'est-à -dire la mécanique des mouvemens variés ou des forces +continues, on peut concevoir, d'une manière générale, la possibilité de +la ramener à la mécanique élémentaire dont nous venons d'indiquer le +caractère, par l'application de la méthode infinitésimale, qui permettra +de substituer, pour chaque instant infiniment petit, un mouvement +uniforme au mouvement varié, d'où résulteront immédiatement les +équations différentielles relatives à cette dernière espèce de +mouvemens. Il sera sans doute fort important d'établir directement et +avec précision, dans les leçons suivantes, la manière générale +d'employer une telle méthode pour résoudre les deux problèmes essentiels +de la mécanique rationnelle, et de considérer soigneusement les +principaux résultats que les géomètres ont ainsi obtenus relativement +aux lois abstraites de l'équilibre et du mouvement. Mais il est, dès ce +moment, évident que la science se trouve réellement fondée par +l'ensemble des trois lois physiques établies ci-dessus, et que tout le +travail devient désormais purement rationnel, devant consister seulement +dans l'usage à faire de ces lois pour la solution des différentes +questions générales. En un mot, la séparation entre la partie +nécessairement physique et la partie simplement logique de la science me +semble pouvoir être ainsi nettement effectuée d'une manière exacte et +définitive.</p> + +<p>Pour terminer cet aperçu général du caractère philosophique de la +mécanique rationnelle, il ne nous reste plus maintenant qu'à considérer +sommairement les divisions principales de cette science, les divisions +secondaires devant être envisagées dans les leçons suivantes.</p> + +<p>La première et la plus importante division naturelle de la mécanique +consiste à distinguer deux ordres de questions, suivant qu'on se propose +la recherche des conditions de l'équilibre, ou l'étude des lois du +mouvement, d'où la <i>statique</i>, et la <i>dynamique</i>. Il suffit d'indiquer +une telle division, pour en faire comprendre directement la nécessité +générale. Outre la différence effective qui existe évidemment entre ces +deux classes fondamentales de problèmes, il est aisé de concevoir <i>à +priori</i> que les questions de statique doivent être, en général, par leur +nature, bien plus faciles à traiter que les questions de dynamique. +Cela résulte essentiellement de ce que, dans les premières, on fait, +comme on l'a dit avec raison, <i>abstraction du temps</i>; c'est-à -dire que, +le phénomène à étudier étant nécessairement instantané, on n'a pas +besoin d'avoir égard aux variations que les forces du système peuvent +éprouver dans les divers instans successifs. Cette considération qu'il +faut, au contraire, introduire dans toute question de dynamique, y +constitue un élément fondamental de plus, qui en fait la principale +difficulté. Il suit, en thèse générale, de cette différence radicale, +que la statique tout entière, quand on la traite comme un cas +particulier de la dynamique, correspond seulement à la partie de +beaucoup la plus simple de la dynamique, à celle qui concerne la théorie +des mouvemens uniformes, comme nous l'établirons spécialement dans la +leçon suivante.</p> + +<p>L'importance de cette division est bien clairement vérifiée par +l'histoire générale du développement effectif de l'esprit humain. Nous +voyons, en effet, que les anciens avaient acquis quelques connaissances +fondamentales très-essentielles relativement à l'équilibre, soit des +solides, soit des fluides, comme on le voit surtout par les belles +recherches d'Archimède, quoiqu'ils fussent encore fort éloignés de +posséder une statique rationnelle vraiment complète. Au contraire, ils +ignoraient entièrement la dynamique, même la plus élémentaire; la +première création de cette science toute moderne est due à Galilée.</p> + +<p>Après cette division fondamentale, la distinction la plus importante à +établir en mécanique consiste à séparer, soit dans la statique, soit +dans la dynamique, l'étude des solides et celle des fluides. Quelque +essentielle que soit cette division, je ne la place qu'en seconde ligne, +et subordonnée à la précédente, suivant la méthode établie par Lagrange, +car c'est, ce me semble, s'exagérer son influence que de la constituer +division principale, comme on le fait encore dans les traités ordinaires +de mécanique. Les principes essentiels de statique ou de dynamique sont, +en effet, nécessairement les mêmes pour les fluides que pour les +solides; seulement les fluides exigent d'ajouter aux conditions +caractéristiques du système une considération de plus, celle relative à +la variabilité de forme, qui définit généralement leur constitution +mécanique propre. Mais, tout en plaçant cette distinction au rang +convenable, il est facile de concevoir <i>à priori</i> son extrême +importance, et de sentir, en général, combien elle doit augmenter la +difficulté fondamentale des questions, soit dans la statique, soit +surtout dans la dynamique. Car cette parfaite indépendance réciproque +des molécules, qui caractérise les fluides, oblige de considérer +séparément chaque molécule, et, par conséquent, d'envisager toujours, +même dans le cas le plus simple, un système composé d'une infinité de +forces distinctes. Il en résulte, pour la statique, l'introduction d'un +nouvel ordre de recherches, relativement à la figure du système dans +l'état d'équilibre, question très-difficile par sa nature, et dont la +solution générale est encore peu avancée, même pour le seul cas de la +pesanteur universelle. Mais la difficulté est encore plus sensible dans +la dynamique. En effet, l'obligation où l'on se trouve alors strictement +de considérer à part le mouvement propre de chaque molécule, pour faire +une étude vraiment complète du phénomène, introduit dans la question, +envisagée sous le point de vue analytique, une complication jusqu'à +présent inextricable en général, et qu'on n'est encore parvenu à +surmonter, même dans le cas très-simple d'un fluide uniquement mû par sa +pesanteur terrestre, qu'à l'aide d'hypothèses fort précaires, comme +celle de Daniel Bernouilli sur le parallélisme des tranches, qui +altèrent d'une manière notable la réalité des phénomènes. On conçoit +donc, en thèse générale, la plus grande difficulté nécessaire de +l'hydrostatique, et surtout de l'hydrodynamique, par rapport à la +statique et à la dynamique proprement dites, qui sont en effet bien plus +avancées.</p> + +<p>Il faut ajouter à ce qui précède, pour se faire une juste idée générale +de cette différence fondamentale, que la définition caractéristique par +laquelle les géomètres distinguent les solides et les fluides en +mécanique rationnelle, n'est véritablement, à l'égard des uns comme à +l'égard des autres, qu'une représentation exagérée, et, par conséquent, +strictement infidèle de la réalité. En effet, quant aux fluides +principalement, il est clair que leurs molécules ne sont point +réellement dans cet état rigoureux d'indépendance mutuelle où nous +sommes obligés de les supposer en mécanique, en les assujétissant +seulement à conserver entre elles un volume constant s'il s'agit d'un +liquide, ou, s'il s'agit d'un gaz, un volume variable suivant une +fonction donnée de la pression, par exemple, en raison inverse de cette +pression, d'après la loi de Mariotte. Un grand nombre de phénomènes +naturels sont, au contraire, essentiellement dus à l'adhérence mutuelle +des molécules d'un fluide, liaison qui est seulement beaucoup moindre +que dans les solides. Cette adhésion, dont on fait abstraction pour les +fluides mathématiques, et qu'il semble, en effet, presqu'impossible de +prendre convenablement en considération, détermine, comme on sait, des +différences très-sensibles entre les phénomènes effectifs et ceux qui +résultent de la théorie, soit pour la statique, soit surtout, pour la +dynamique, par exemple relativement à l'écoulement d'un liquide pesant +par un orifice déterminé, où l'observation s'écarte notablement de la +théorie quant à la dépense de liquide en un temps donné.</p> + +<p>Quoique la définition mathématique des solides se trouve représenter +beaucoup plus exactement leur état réel, on a cependant plusieurs +occasions de reconnaître la nécessité de tenir compte en certains cas de +la possibilité de séparation mutuelle qui existe toujours entre les +molécules d'un solide, si les forces qui leur sont appliquées, +acquièrent une intensité suffisante, et dont on fait complétement +abstraction en mécanique rationnelle. C'est ce qu'on peut aisément +constater surtout dans la théorie de la rupture des solides, qui, à +peine ébauchée par Galilée, par Huyghens, et par Leïbnitz, se trouve +aujourd'hui dans un état fort imparfait et même très-précaire, malgré +les travaux de plusieurs autres géomètres, et qui néanmoins serait +importante pour éclairer plusieurs questions de mécanique terrestre, +principalement de mécanique industrielle. On doit pourtant remarquer, à +ce sujet, que cette imperfection est à la fois beaucoup moins sensible +et bien moins importante que celle ci-dessus notée, relativement à la +mécanique des fluides. Car elle se trouve ne pouvoir nullement influer +sur les questions de mécanique céleste, qui constituent réellement, +comme nous avons eu plusieurs occasions de le reconnaître, la principale +application, et probablement la seule qui puisse être jamais vraiment +complète, de la mécanique rationnelle.</p> + +<p>Enfin nous devons encore signaler, en thèse générale, dans la mécanique +actuelle, une lacune, secondaire il est vrai, mais qui n'est pas sans +importance, relativement à la théorie d'une classe de corps qui sont +dans un état intermédiaire entre la solidité et la fluidité rigoureuses, +et qu'on pourrait appeler semi-fluides, ou semi-solides: tels sont par +exemple, d'une part, les sables, et, d'une autre part, les fluides à +l'état gélatineux. Il a été présenté quelques considérations +rationnelles au sujet de ces corps, sous le nom <i>fluides imparfaits</i>, +surtout relativement à leurs surfaces d'équilibre. Mais leur théorie +propre n'a jamais été réellement établie d'une manière générale et +directe.</p> + +<p>Tels sont les principaux aperçus généraux que j'ai cru devoir indiquer +sommairement pour faire apprécier le caractère philosophique qui +distingue la mécanique rationnelle, envisagée dans son ensemble. Il +s'agit maintenant, en considérant sous le même point de vue +philosophique la composition effective de la science, d'apprécier +comment, par les importans travaux successifs des plus grands +géomètres, cette seconde section générale si étendue, si essentielle, et +si difficile de la mathématique concrète, a pu être élevée à cet éminent +degré de perfection théorique qu'elle a atteint de nos jours dans +l'admirable traité de Lagrange, et qui nous présente toutes les +questions abstraites qu'elle est susceptible d'offrir, ramenées, d'après +un principe unique, à ne plus dépendre que de recherches purement +analytiques, comme nous l'avons déjà reconnu pour les problèmes +géométriques. Ce sera l'objet des trois leçons suivantes; la première +consacrée à la <i>statique</i>, la seconde à la dynamique, et la troisième, à +l'examen des théorèmes généraux de la mécanique rationnelle.</p> +<a name="l16" id="l16"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>SEIZIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml"><span class="sc">Sommaire</span>. Vue générale de la statique.</p> + +<p>L'ensemble de la mécanique rationnelle peut être traité d'après deux +méthodes générales essentiellement distinctes et inégalement parfaites, +suivant que la statique est conçue d'une manière directe, ou qu'elle est +considérée comme un cas particulier de la dynamique. Par la première +méthode, on s'occupe immédiatement de découvrir un principe d'équilibre +suffisamment général, qu'on applique ensuite à la détermination des +conditions d'équilibre de tous les systèmes de forces possibles. Par la +seconde, au contraire, on cherche d'abord quel serait le mouvement +résultant de l'action simultanée des diverses forces quelconques +proposées, et on en déduit les relations qui doivent exister entre ces +forces pour que ce mouvement soit nul.</p> + +<p>La statique étant nécessairement d'une nature plus simple que la +dynamique, la première méthode a pu seule être employée à l'origine de +la mécanique rationnelle. C'est, en effet, la seule qui fût connue des +anciens, entièrement étrangers à toute idée de dynamique, même la plus +élémentaire. Archimède, vrai fondateur de la statique, et auquel sont +dues toutes les notions essentielles que l'antiquité possédait à cet +égard, commence à établir la condition d'équilibre de deux poids +suspendus aux deux extrémités d'un levier droit, c'est-à -dire la +nécessité que ces poids soient en raison inverse de leurs distances au +point d'appui du levier; et il s'efforce ensuite de ramener autant que +possible à ce principe unique la recherche des relations d'équilibre +propres à d'autres systèmes de forces. Pareillement, quant à la statique +des fluides, il pose d'abord son célèbre principe, consistant en ce que +tout corps plongé dans un fluide perd une partie de son poids égale au +poids du fluide déplacé; et ensuite il en déduit, dans un grand nombre +de cas, la théorie de la stabilité des corps flottans. Mais le principe +du levier n'avait point par lui-même une assez grande généralité pour +qu'il fût possible de l'appliquer réellement à la détermination des +conditions d'équilibre de tous les systèmes de forces. Par quelques +ingénieux artifices qu'on ait successivement essayé d'en étendre +l'usage, on n'a pu effectivement y ramener que les systèmes composés de +forces parallèles. Quant aux forces dont les directions concourent, on a +d'abord essayé de suivre une marche analogue, en imaginant de nouveaux +principes directs d'équilibre spécialement propres à ce cas plus +général, et parmi lesquels il faut surtout remarquer l'heureuse idée de +Stévin, relative à l'équilibre du système de deux poids posés sur deux +plans inclinés adossés. Cette nouvelle idée-mère eût peut-être suffi +strictement pour combler la lacune que laissait dans la statique le +principe d'Archimède, puisque Stévin était parvenu à en déduire les +rapports d'équilibre entre trois forces appliquées en un même point, +dans le cas du moins où deux de ces forces sont à angles droits; et il +avait même remarqué que les trois forces sont alors entre elles comme +les trois côtés d'un triangle dont les angles seraient égaux à ceux +formés par ces trois forces. Mais, la dynamique ayant été fondée dans le +même temps par Galilée, les géomètres cessèrent de suivre l'ancienne +marche statique directe, préférant procéder à la recherche des +conditions d'équilibre d'après les lois dès lors connues de la +composition des forces. C'est par cette dernière méthode que Varignon +découvrit la véritable théorie générale de l'équilibre d'un système de +forces appliquées en un même point, et que plus tard d'Alembert établit +enfin, pour la première fois, les équations d'équilibre d'un système +quelconque de forces appliquées aux différens points d'un corps solide +de forme invariable. Cette méthode est encore aujourd'hui la plus +universellement employée.</p> + +<p>Au premier abord, elle semble peu rationnelle, puisque, la dynamique +étant plus compliquée que la statique, il ne paraît nullement convenable +de faire dépendre celle-ci de l'autre. Il serait, en effet, plus +philosophique de ramener au contraire, s'il est possible, la dynamique à +la statique, comme on y est parvenu depuis. Mais on doit néanmoins +reconnaître que, pour traiter complétement la statique comme un cas +particulier de la dynamique, il suffit d'avoir formé seulement la partie +la plus élémentaire de celle-ci, la théorie des mouvemens uniformes, +sans avoir aucun besoin de la théorie des mouvemens variés. Il importe +d'expliquer avec précision cette distinction fondamentale.</p> + +<p>A cet effet, observons d'abord qu'il existe, en général, deux sortes de +forces: 1º les forces que j'appelle <i>instantanées</i>, comme les +impulsions, qui n'agissent sur un corps qu'à l'origine du mouvement, en +l'abandonnant à lui-même aussitôt qu'il est en marche; 2º les forces +qu'on appelle assez improprement <i>accélératrices</i>, et que je préfère +nommer <i>continues</i>, comme les attractions, qui agissent sans cesse sur +le mobile pendant toute la durée du mouvement. Cette distinction +équivaut évidemment à celle des mouvemens <i>uniformes</i> et des mouvemens +<i>variés</i>; car il est clair, en vertu de la première des trois lois +fondamentales du mouvement exposées dans la leçon précédente, que toute +force instantanée doit nécessairement produire un mouvement uniforme, +tandis que toute force continue doit, au contraire, par sa nature, +imprimer au mobile un mouvement indéfiniment varié. Cela posé, on +conçoit fort aisément, <i>à priori</i>, comme je l'ai déjà indiqué plusieurs +fois, que la partie de la dynamique relative aux forces instantanées ou +aux mouvemens uniformes doit être, sans aucune comparaison, infiniment +plus simple que celle qui concerne les forces continues ou les mouvemens +variés, et dans laquelle consiste essentiellement toute la difficulté de +la dynamique. La première partie présente une telle facilité, qu'elle +peut être traitée dans son ensemble comme une conséquence immédiate des +trois lois fondamentales du mouvement, ainsi que je l'ai expressément +remarqué à la fin de la leçon précédente. Or il est maintenant aisé de +concevoir, en thèse générale, que c'est seulement de cette première +partie de la dynamique qu'on a besoin pour constituer la statique comme +un cas particulier de la dynamique.</p> + +<p>En effet, le phénomène d'équilibre, dont il s'agit alors de découvrir +les lois, est évidemment, par sa nature, un phénomène instantané, qui +doit être étudié sans aucun égard au temps. La considération du temps ne +s'introduit que dans les recherches relatives à ce qu'on appelle la +<i>stabilité</i> de l'équilibre; mais ces recherches ne font plus, à +proprement parler, partie de la statique, et rentrent essentiellement +dans la dynamique. En un mot, suivant l'aphorisme ordinaire déjà cité, +on fait toujours, en statique, abstraction du temps. Il en résulte qu'on +y peut regarder comme instantanées toutes les forces que l'on considère, +sans que les théories cessent pour cela d'avoir toute la généralité +nécessaire. Car, à chaque époque de son action, une force continue peut +toujours évidemment être remplacée par une force instantanée +mécaniquement équivalente, c'est-à -dire susceptible d'imprimer au mobile +une vitesse égale à celle que lui donne effectivement en cet instant la +force proposée. A la vérité, il faudra, dans le moment infiniment petit +suivant, substituer à cette force instantanée une nouvelle force de même +nature, pour représenter le changement effectif de la vitesse, de telle +sorte que, en dynamique, où l'on doit considérer l'état du mobile dans +les divers instans successifs, on retrouvera nécessairement par la +variation de ces forces instantanées la difficulté fondamentale +inhérente à la nature des forces continues, et qui n'aura fait que +changer de forme. Mais, en statique, où il ne s'agit d'envisager les +forces que dans un instant unique, on n'aura point à tenir compte de ces +variations, et les lois générales de l'équilibre, ainsi établies en +considérant toutes les forces comme instantanées, n'en seront pas moins +applicables à des forces continues, pourvu qu'on ait soin, dans cette +application, de substituer à chaque force continue la force instantanée +qui lui correspond en ce moment.</p> + +<p>On conçoit donc nettement par là comment la statique abstraite peut être +traitée avec facilité comme une simple application de la partie la plus +élémentaire de la dynamique, celle qui se rapporte aux mouvemens +uniformes. La manière la plus convenable d'effectuer cette application +consiste à remarquer que, lorsque des forces quelconques sont en +équilibre, chacune d'entre elles, considérée isolément, peut être +regardée comme détruisant l'effet de l'ensemble de toutes les autres. +Ainsi la recherche des conditions de l'équilibre se réduit, en général, +à exprimer que l'une quelconque des forces du système, est égale et +directement opposée à la <i>résultante</i> de toutes les autres. La +difficulté ne consiste donc, dans cette méthode, qu'à déterminer cette +résultante, c'est-à -dire à <i>composer</i> entre elles les forces proposées. +Cette composition s'effectue immédiatement pour le cas de deux forces +d'après la troisième loi fondamentale du mouvement, et l'on en déduit +ensuite la composition d'un nombre quelconque de forces. La question +élémentaire présente, comme on sait, deux cas essentiellement distincts, +suivant que les deux forces à composer agissent dans des directions +convergentes ou dans des directions parallèles. Chacun de ces deux cas +peut être traité comme dérivant de l'autre, d'où résulte parmi les +géomètres une certaine divergence dans la manière d'établir les lois +élémentaires de la composition des forces, suivant le cas que l'on +choisit pour point de départ. Mais, sans contester la possibilité +rigoureuse de procéder autrement, il me semble plus rationnel, plus +philosophique et plus strictement conforme à l'esprit de cette manière +de traiter la statique, de commencer par la composition des forces qui +concourent, d'où l'on déduit naturellement celle des forces parallèles +comme cas particulier, tandis que la déduction inverse ne peut se faire +qu'à l'aide de considérations indirectes, qui, quelque ingénieuses +qu'elles puissent être, présentent nécessairement quelque chose de +forcé.</p> + +<p>Après avoir établi les lois élémentaires de la composition des forces, +les géomètres, avant de les appliquer à la recherche des conditions de +l'équilibre, leur font éprouver ordinairement une importante +transformation, qui, sans être complétement indispensable, présente +néanmoins, sous le rapport analytique, la plus haute utilité, par +l'extrême simplification qu'elle introduit dans l'expression algébrique +des conditions d'équilibre. Cette transformation consiste dans ce qu'on +appelle la théorie des <i>momens</i>, dont la propriété essentielle est de +réduire analytiquement toutes les lois de la composition des forces à de +simples additions et soustractions. La dénomination de <i>momens</i>, +entièrement détournée aujourd'hui de sa signification première, ne +désigne plus maintenant que la considération abstraite du produit d'une +force par une distance. Il faut distinguer, comme on sait, deux sortes +de <i>momens</i>, les momens par rapport à un point, qui indiquent le produit +d'une force par la perpendiculaire abaissée de ce point sur sa +direction, et les momens par rapport à un plan, qui désignent le produit +de la force par la distance de son point d'application à ce plan. Les +premiers ne dépendent évidemment que de la direction de la force, et +nullement de son point d'application; ils sont spécialement appropriés +par leur nature à la théorie des forces non parallèles: les seconds au +contraire, ne dépendent que du point d'application de la force, et +nullement de sa direction; ils sont donc essentiellement destinés à la +théorie des forces parallèles. Nous aurons occasion d'indiquer plus bas +par quelle heureuse idée fondamentale M. Poinsot est parvenu à attribuer +généralement, et de la manière la plus naturelle, une signification +concrète directe à l'un et à l'autre genre de momens, qui n'avaient +réellement avant lui qu'une valeur abstraite.</p> + +<p>La notion des momens une fois établie, leur théorie élémentaire consiste +essentiellement dans ces deux propriétés générales très-remarquables, +qu'on déduit aisément de la composition des forces: 1º si l'on considère +un système de forces toutes situées dans un même plan, et disposées +d'ailleurs d'une manière quelconque, le moment de leur résultante, par +rapport à un point quelconque de ce plan, est égal à la somme algébrique +des momens de toutes les composantes par rapport à ce même point, en +attribuant à ces divers momens le signe convenable, d'après le sens +suivant lequel chaque force tendrait à faire tourner son bras de levier +autour de l'origine des momens supposée fixe; 2º en considérant un +système de forces parallèles disposées d'une manière quelconque dans +l'espace, le moment de leur résultante par rapport à un plan quelconque +est égal à la somme algébrique des momens de toutes les composantes par +rapport à ce même plan, le signe de chaque moment étant alors +naturellement déterminé, conformément aux règles ordinaires, d'après le +signe propre à chacun des facteurs dont il se compose. Le premier de ces +deux théorèmes fondamentaux a été découvert par un géomètre auquel la +mécanique rationnelle doit beaucoup, et dont la mémoire a été dignement +relevée par Lagrange d'un injuste oubli, Varignon. La manière dont +Varignon établit ce théorème dans le cas de deux composantes, d'où +résulte immédiatement le cas général, est même spécialement remarquable. +En effet, regardant le moment de chaque force par rapport à un point +comme évidemment proportionnel à l'aire du triangle qui aurait ce point +pour sommet et pour base la droite qui représente la force, Varignon, +d'après la loi du parallélogramme des forces, présente d'abord le +théorème des momens sous une forme géométrique très-simple, en +démontrant que si, dans le plan d'un parallélogramme, on prend un point +quelconque, et que l'on considère les trois triangles ayant ce point +pour sommet commun, et pour bases les deux côtés contigus du +parallélogramme et la diagonale correspondante, le triangle construit +sur la diagonale sera constamment équivalent à la somme où à la +différence des triangles construits sur les deux côtés; ce qui est en +soi, comme l'observe avec raison Lagrange, un beau théorème de +géométrie, indépendamment de son utilité en mécanique.</p> + +<p>A l'aide de cette théorie des momens, on parvient à exprimer aisément +les relations analytiques qui doivent exister entre les forces dans +l'état d'équilibre, en considérant d'abord, pour plus de facilité, les +deux cas particuliers d'un système de forces toutes situées d'une +manière quelconque dans un même plan, et d'un système quelconque de +forces parallèles. Chacun de ces deux systèmes exige, en général, trois +équations d'équilibre, qui consistent: 1º pour le premier, en ce que la +somme algébrique des produits de chaque force, soit par le cosinus, soit +par le sinus de l'angle qu'elle fait avec une droite fixe prise +arbitrairement dans le plan soit séparément nulle, ainsi que la somme +algébrique des momens de toutes les forces par rapport à un point +quelconque de ce plan; 2º pour le second, en ce que la somme algébrique +de toutes les forces proposées soit nulle, ainsi que la somme algébrique +de leurs momens pris séparément par rapport à deux plans différens +parallèles à la direction commune de ces forces. Après avoir traité ces +deux cas préliminaires, il est facile d'en déduire celui d'un système de +forces tout-à -fait quelconque. Il suffit, pour cela, de concevoir chaque +force du système décomposée en deux, l'une située dans un plan fixe +quelconque, l'autre perpendiculaire à ce plan. Le système proposé se +trouvera dès lors remplacé par l'ensemble de deux systèmes secondaires +plus simples, l'un composé de forces dirigées toutes dans un même plan, +l'autre de forces toutes perpendiculaires à ce plan et conséquemment +parallèles entre elles. Comme ces deux systèmes partiels ne sauraient +évidemment se faire équilibre l'un à l'autre, il faudra donc, pour que +l'équilibre puisse avoir lieu dans le système général primitif, qu'il +existe dans chacun d'eux en particulier, ce qui ramène la question aux +deux questions préliminaires déjà traitées. Telle est du moins la +manière la plus simple de concevoir, en traitant la statique par la +méthode dynamique, la recherche générale des conditions analytiques de +l'équilibre pour un système quelconque de forces; quoiqu'il fût +d'ailleurs possible évidemment, en compliquant la solution, de résoudre +directement le problème dans son entière généralité, de façon à y faire +rentrer au contraire, comme une simple application, les deux cas +préliminaires. Quelque marche qu'on juge à propos d'adopter, on trouve +pour l'équilibre d'un système quelconque de forces, les six équations +suivantes:</p> + +<p class="mid">S P cos α = 0, S P cos β = 0, S P cos γ = 0,<br> +S P(y cos α - x cos β) = 0, S P(z cos α - xcos γ) = 0,<br> +S P(y cos γ - z cos β) = 0;</p> + +<p>en désignant par P l'intensité de +l'une quelconque des forces du système, par α, β, γ, les +angles que forme sa direction avec trois axes fixes rectangulaires +choisis arbitrairement, et par x, y, z, les coordonnées de son point +d'application relativement à ces trois axes. J'emploie ici la +caractéristique S pour désigner la somme des produits semblables, +propres à toutes les forces du système P, P', P'', etc.</p> + +<p>Telle est, en substance, la manière de procéder à la détermination des +conditions générales de l'équilibre, en concevant la statique comme un +cas particulier de la dynamique élémentaire. Mais, quelque simple que +soit en effet cette méthode, il serait évidemment plus rationnel et plus +satisfaisant de revenir, s'il est possible, à la méthode des anciens, en +dégageant la statique de toute considération dynamique, pour procéder +directement à la recherche des lois de l'équilibre envisagé en lui-même, +à l'aide d'un principe d'équilibre suffisamment général, établi +immédiatement. C'est effectivement ce que les géomètres ont tenté, quand +une fois les équations générales de l'équilibre ont été découvertes par +la méthode dynamique. Mais ils ont surtout été déterminés à établir une +méthode statique directe, par un motif philosophique d'un ordre plus +élevé et en même temps plus pressant que le besoin de présenter la +statique sous un point de vue logique plus parfait. C'est maintenant ce +qu'il nous importe éminemment d'expliquer, puisque telle est la marche +qui a conduit Lagrange à imprimer à l'ensemble de la mécanique +rationnelle cette haute perfection philosophique qui la caractérise +désormais.</p> + +<p>Ce motif fondamental résulte de la nécessité où l'ont se trouve pour +traiter, en général, les questions les plus difficiles et les plus +importantes de la dynamique, de les faire rentrer dans de simples +questions de statique. Nous examinerons spécialement, dans la leçon +suivante, le célèbre principe général de dynamique découvert par +d'Alembert, et à l'aide duquel toute recherche relative au mouvement +d'un corps ou d'un système quelconque, peut être convertie immédiatement +en un problème d'équilibre. Ce principe, qui, sous le point de vue +philosophique, n'est vraiment, comme je l'ai déjà indiqué dans la leçon +précédente, que la plus grande généralisation possible de la seconde +loi fondamentale du mouvement, sont depuis près d'un siècle de base +permanente à la solution de tous les grands problèmes de dynamique, et +doit évidemment désormais recevoir de plus en plus une telle +destination, vu l'admirable simplification qu'il apporte dans les +recherches les plus difficiles. Or il est clair qu'une semblable manière +de procéder oblige nécessairement à traiter à son tour la statique par +une méthode directe, sans la déduire de la dynamique, qui ainsi est, au +contraire, entièrement fondée sur elle. Ce n'est pas qu'il y ait, à +proprement parler, aucun véritable cercle vicieux à persister encore +dans la marche ordinaire exposée ci-dessus, puisque la partie +élémentaire de la dynamique, sur laquelle seule on a fait reposer la +statique, se trouve, en réalité, être complétement distincte de celle +qu'on ne peut traiter qu'en la réduisant à la statique. Mais il n'en est +pas moins évident que l'ensemble de la mécanique rationnelle ne présente +alors, en procédant ainsi, qu'un caractère philosophique peu +satisfaisant, à cause de l'alternative fréquente entre le point de vue +statique et le point de vue dynamique. En un mot, la science, mal +coordonnée, se trouve, par là , manquer essentiellement d'unité.</p> + +<p>L'adoption définitive et l'usage universel du principe de d'Alembert +rendaient donc indispensable aux progrès futurs de l'esprit humain une +refonte radicale du système entier de la mécanique rationnelle, où, la +statique étant traitée directement d'après une loi primitive d'équilibre +suffisamment générale, et la dynamique rappelée à la statique, +l'ensemble de la science pût acquérir un caractère d'unité désormais +irrévocable. Telle est la révolution éminemment philosophique exécutée +par Lagrange dans son admirable traité de <i>mécanique analytique</i>, dont +la conception fondamentale servira toujours de base à tous les travaux +ultérieurs des géomètres sur les lois de l'équilibre et du mouvement, +comme nous avons vu la grande idée mère de Descartes devoir diriger +indéfiniment toutes les spéculations géométriques.</p> + +<p>En examinant les recherches des géomètres antérieurs sur les propriétés +de l'équilibre, pour y puiser un principe direct de statique qui pût +offrir toute la généralité nécessaire, Lagrange s'est arrêté à choisir +le <i>principe des vitesses virtuelles</i>, devenu désormais si célèbre par +l'usage immense et capital qu'il en a fait. Ce principe, découvert +primitivement par Galilée dans le cas de deux forces, comme une +propriété générale que manifestait l'équilibre de toutes les machines, +avait été, plus tard, étendu par Jean Bernouilli à un nombre quelconque +de forces, constituant un système quelconque; et Varignon avait ensuite +remarqué expressément l'emploi universel qu'il était possible d'en faire +en statique. La combinaison de ce principe avec celui de d'Alembert a +conduit Lagrange à concevoir et à traiter la mécanique rationnelle tout +entière comme déduite d'un seul théorème fondamental, et à lui donner +ainsi le plus haut degré du perfection qu'une science puisse acquérir +sous le rapport philosophique, une rigoureuse unité.</p> + +<p>Pour concevoir nettement avec plus de facilité le principe général des +vitesses virtuelles, il est encore utile de le considérer d'abord dans +le simple cas de deux forces, comme l'avait fait Galilée. Il consiste +alors en ce que, deux forces se faisant équilibre à l'aide d'une machine +quelconque, elles sont entre elles en raison inverse des espaces que +parcouraient dans le sens de leurs directions leurs points +d'application, si on supposait que le système vînt à prendre un +mouvement infiniment petit: ces espaces portent le nom de <i>vitesses +virtuelles</i>, afin de les distinguer des vitesses réelles qui auraient +effectivement lieu si l'équilibre n'existait pas. Dans cet état +primitif, ce principe, qu'on peut très-aisément vérifier relativement à +toutes les machines connues, présente déjà une grande utilité pratique, +vu l'extrême facilité avec laquelle il permet d'obtenir effectivement +la condition mathématique d'équilibre d'une machine quelconque, dont la +constitution serait même entièrement inconnue. En appelant <i>moment +virtuel</i> ou simplement <i>moment</i>, suivant l'acception primitive de ce +terme parmi les géomètres, le produit de chaque force par sa <i>vitesse +virtuelle</i>, produit qui, en effet, mesure alors l'effort de la force +pour mouvoir la machine, on peut simplifier beaucoup l'énonce du +principe en se bornant à dire que, dans ce cas, les momens des deux +forces doivent être égaux et de signe contraire pour qu'il y ait +équilibre; le signe positif ou négatif de chaque <i>moment</i> est déterminé +d'après celui de la vitesse virtuelle, qu'on estimera, conformément à +l'esprit ordinaire de la théorie mathématique des signes, positive ou +négative selon que, par le mouvement fictif que l'on imagine, la +projection du point d'application se trouverait tomber sur la direction +même de la force ou sur son prolongement. Cette expression abrégée du +principe des vitesses virtuelles est surtout utile pour énoncer ce +principe d'une manière générale, relativement à un système de forces +tout-à -fait quelconque. Il consiste alors en ce que la somme algébrique +des momens virtuels de toutes les forces, estimés suivant la règle +précédente, doit être nulle pour qu'il y ait équilibre; et cette +condition doit avoir lieu distinctement par rapport à tous les +mouvemens élémentaires que le système pourrait prendre en vertu des +forces dont il est animé. En appelant P, P', P'', etc., les forces +proposées, et, suivant la notation ordinaire de Lagrange, δÏ, +δÏ', δÏ'', etc., les vitesses virtuelles +correspondantes, ce principe se trouve immédiatement exprimé par +l'équation</p> + +<p class="mid">P Î´Ï + P' δÏ' + P'' δÏ'' + etc. = 0,</p> + +<p>ou, plus brièvement,</p> + +<p class="mid">∫ P Î´Ï = 0,</p> + +<p>dans +laquelle, par les travaux de Lagrange, la mécanique rationnelle tout +entière peut être regardée comme implicitement renfermée. Quant à la +statique, la difficulté fondamentale de développer convenablement cette +équation générale se réduira essentiellement, lorsque toutes les forces +dont il faut tenir compte seront bien connues, à une difficulté purement +analytique, qui consistera à rapporter, dans chaque cas, d'après les +conditions de liaison caractéristiques du système considéré, toutes les +variations infiniment petites δÏ, δÏ', etc., au plus petit +nombre possible de variations réellement indépendantes, afin d'annuler +séparément les divers groupes de termes relatifs à chacune de ces +dernières variations, ce qui fournit, pour l'équilibre, autant +d'équations distinctes qu'il pourrait exister de mouvemens élémentaires +vraiment différens par la nature du système proposé. En supposant que +les forces soient entièrement quelconques, et qu'elles soient appliquées +aux divers points d'un corps solide, qui ne soit d'ailleurs assujetti à +aucune condition particulière, on parvient aussi immédiatement et de la +manière la plus simple aux six équations générales de l'équilibre +rapportées ci-dessus d'après la méthode dynamique. Si le solide, au lieu +d'être complétement libre, doit être plus ou moins gêné, il suffit +d'introduire au nombre des forces du système les résistances qui en +résultent après les avoir convenablement définies, ce qui ne fera +qu'ajouter quelques nouveaux termes à l'équation fondamentale. Il en est +de même quand la forme du solide n'est point supposée rigoureusement +invariable, et qu'on vient, par exemple, à considérer son élasticité. De +semblables modifications n'ont d'autre effet, sous le point de vue +logique, que de compliquer plus ou moins l'équation des vitesses +virtuelles, qui ne cesse point pour cela de conserver nécessairement son +entière généralité, quoique ces conditions secondaires puissent +quelquefois rendre presqu'inextricables les difficultés purement +analytiques que présente la solution effective de la question proposée.</p> + +<p>Tant que le théorème des vitesses virtuelles n'avait été conçu que comme +une propriété générale de l'équilibre, on avait pu se borner à le +vérifier par sa conformité constante avec les lois ordinaires de +l'équilibre déjà obtenues autrement, et dont il présentait ainsi un +résumé très-utile par sa simplicité et son uniformité. Mais, pour faire +de ce théorème fondamental la base effective de toute la mécanique +rationnelle, en un mot, pour la convertir en un véritable principe, il +était indispensable de l'établir directement sans le déduire d'aucun +autre, ou du moins en ne supposant que des propositions préliminaires +susceptibles par leur extrême simplicité d'être présentées comme +immédiates. C'est ce qu'a si heureusement exécuté Lagrange par son +ingénieuse démonstration fondée sur le principe des mouffles et dans +laquelle il parvient à prouver généralement le théorème des vitesses +virtuelles avec une extrême facilité, en imaginant un poids unique, qui, +à l'aide de mouffles convenablement construites, se trouve remplacer +simultanément toutes les forces du système. On a successivement proposé +depuis quelques autres démonstrations directes et générales du principe +des vitesses virtuelles, mais qui, beaucoup plus compliquées que celle +de Lagrange, ne lui sont, en réalité, nullement supérieures quant à la +rigueur logique. Pour nous, sous le point de vue philosophique, nous +devons regarder ce théorème général comme une conséquence nécessaire des +lois fondamentales du mouvement, d'où elle peut être déduite de diverses +manières, et qui devient ensuite le point de départ effectif de la +mécanique rationnelle tout entière.</p> + +<p>L'emploi d'un tel principe ramenant l'ensemble de la science à une +parfaite unité, il devient évidemment fort peu intéressant désormais de +connaître d'autres principes plus généraux encore, en supposant qu'on +puisse en obtenir. On peut donc regarder comme essentiellement oiseuses +par leur nature les tentatives qui pourraient être projetées pour +substituer quelque nouveau principe à celui des vitesses virtuelles. Un +tel travail ne saurait plus perfectionner nullement le caractère +philosophique fondamental de la mécanique rationnelle, qui, dans le +traité de Lagrange, est aussi fortement coordonnée qu'elle puisse jamais +l'être. On n'y pourrait réellement avoir en vue d'autre utilité +effective que de simplifier considérablement les recherches analytiques +auxquelles la science est maintenant réduite, ce qui doit paraître +presque impossible quand on envisage avec quelle admirable facilité le +principe des vitesses virtuelles a été adapté par Lagrange à +l'application uniforme de l'analyse mathématique.</p> + +<p>Telle est donc la manière incomparablement la plus parfaite de concevoir +et de traiter la statique, et par suite l'ensemble de la mécanique +rationnelle. Dans un ouvrage tel que celui-ci surtout, nous ne pouvions +hésiter un seul moment à accorder à cette méthode une préférence +éclatante sur tout autre, puisque son principal avantage caractéristique +est de perfectionner au plus haut degré la philosophie de cette science. +Cette considération doit avoir à nos yeux bien plus d'importance que +nous ne pouvons en attribuer en sens inverse aux difficultés propres +qu'elle présente encore fréquemment dans les applications, et qui +consistent essentiellement dans l'extrême contention intellectuelle +qu'elle exige souvent, ce qui peut être regardé comme étant jusqu'à un +certain point inhérent à toute méthode très-générale où les questions +quelconques sont constamment ramenées à un principe unique. Néanmoins +ces difficultés sont assez grandes jusqu'ici pour qu'on ne puisse point +encore regarder la méthode de Lagrange comme vraiment élémentaire, de +manière à pouvoir dispenser entièrement d'en considérer aucune autre +dans un enseignement dogmatique. C'est ce qui m'a déterminé à +caractériser d'abord avec quelques développemens la méthode dynamique +proprement dite, la seule encore généralement usitée. Mais ces +considérations ne peuvent être évidemment que provisoires; les +principaux embarras qu'occasione l'emploi de la conception de Lagrange +n'ayant réellement d'autre cause essentielle que sa nouveauté. Une telle +méthode n'est point indéfiniment destinée sans doute à l'usage exclusif +d'un très-petit nombre de géomètres, qui en ont seuls encore une +connaissance assez familière pour utiliser convenablement les admirables +propriétés qui la caractérisent: elle doit certainement devenir plus +tard aussi populaire dans le monde mathématique que la grande conception +géométrique de Descartes, et ce progrès général serait vraisemblablement +déjà presqu'effectué si les notions fondamentales de l'analyse +transcendante étaient plus universellement répandues.</p> + +<p>Je ne croirais pas avoir convenablement caractérisé toutes les notions +philosophiques essentielles relatives à la statique rationnelle, si je +ne faisais maintenant une mention distincte d'une nouvelle conception +fort importante, introduite dans la science par M. Poinsot, et que je +regarde comme le plus grand perfectionnement qu'ait éprouvé, sous le +point de vue philosophique, le système général de la mécanique, depuis +la régénération opérée par Lagrange, quoiqu'elle ne soit pas exactement +dans la même direction. Il s'agit, comme on voit, de l'ingénieuse et +lumineuse théorie des couples, que M. Poinsot a si heureusement créée +pour perfectionner directement dans ses conceptions fondamentales la +mécanique rationnelle, et dont la portée ne me paraît point avoir été +encore suffisamment appréciée par la plupart des géomètres. On sait que +ces <i>couples</i>, ou systèmes de forces parallèles égales et contraires, +avaient à peine été remarqués avant M. Poinsot comme une sorte de +paradoxe en statique, et qu'il s'est emparé de cette notion isolée pour +en faire immédiatement le sujet d'une théorie fort étendue et +entièrement originale relative à la transformation, à la composition et +à l'usage de ces groupes singuliers, qu'il a montrés doués de propriétés +si remarquables par leur généralité et leur simplicité. Ces propriétés +fondamentales consistent essentiellement: 1º sous le rapport de la +direction, en ce que l'effet d'un couple dépend seulement de la +direction de son plan ou de son axe, et nullement de la position de ce +plan, ni de celle du couple dans le plan; 2º quant à l'intensité, en ce +que l'effet d'un couple ne dépend proprement ni de la valeur de chacune +des forces égales qui le composent, ni du bras de levier sur lequel +elles agissent, mais uniquement du produit de cette force par cette +distance, auquel M. Poinsot a donné avec raison le nom de moment du +couple.</p> + +<p>En adoptant la méthode dynamique proprement dite pour procéder à la +recherche des conditions générales de l'équilibre, M. Poinsot l'a +présentée sous un point de vue complétement neuf à l'aide de sa +conception des couples, qui l'a considérablement simplifiée et +éclaircie. Pour caractériser ici sommairement cette variété de la +méthode dynamique, il suffira de concevoir que, en ajoutant en un point +quelconque du système deux forces égales à chacune de celles que l'on +considère et qui agissent, en sens contraire l'une de l'autre, suivant +une droite parallèle à sa direction, on pourra ainsi, sans jamais +altérer évidemment l'état du système proposé, le regarder comme +remplacé: 1º par un système de forces égales aux forces primitives +transportées toutes parallèlement à leurs directions au point unique que +l'on aura choisi, et qui, en conséquence, seront généralement +réductibles en une seule; 2º par un système de couples ayant pour mesure +de leur intensité les momens des forces proposées relativement à ce même +point, et dont les plans, passant tous en ce même point, les rendront +aussi réductibles généralement à un couple unique. On voit, d'après +cela, avec quelle facilité on pourra procéder ainsi à la détermination +des relations d'équilibre, puisqu'il suffira de trouver, par les lois +connues de la composition des forces convergentes, cette résultante +unique, afin d'exprimer qu'elle est nulle; et ensuite, par les lois que +M. Poinsot a établies pour la composition des couples, obtenir également +ce couple résultant, et l'annuler aussi séparément; car il est clair +que, la force et le couple ne pouvant se détruire mutuellement, +l'équilibre ne saurait exister qu'en les supposant individuellement +nuls.</p> + +<p>Il faut, sans doute, reconnaître que cette nouvelle manière de procéder +n'est point indispensable pour appliquer la méthode dynamique à la +détermination des conditions générales de l'équilibre. Mais, outre +l'extrême simplification qu'elle introduit dans une telle recherche, +nous devons surtout apprécier, quant aux progrès généraux de la science, +la clarté inattendue qu'elle y apporte, c'est-à -dire l'aspect éminemment +lucide sous lequel elle présente une partie essentielle de ces +conditions d'équilibre, toutes celles qui sont relatives aux <i>momens</i> +des forces proposées, et qui constituent la plus importante moitié des +équations statiques. Ces <i>momens</i>, qui n'indiquaient jusqu'alors qu'une +considération purement abstraite, artificiellement introduite dans la +statique pour faciliter l'expression algébrique des lois de l'équilibre, +ont pris désormais une signification concrète parfaitement distincte, +et sont entrés aussi naturellement que les forces elles-mêmes dans les +spéculations statiques, comme étant la mesure directe des couples +auxquels ces forces donnent immédiatement naissance. On conçoit aisément +<i>à priori</i> quelle facilité cette interprétation générale et élémentaire +doit nécessairement procurer pour la combinaison de toutes les idées +relatives à la théorie des momens, comme on en voit déjà d'ailleurs la +preuve effective dans l'extension et le perfectionnement de cette +importante théorie, par les travaux de M. Poinsot lui-même.</p> + +<p>Quelles que soient, en réalité, les qualités fondamentales de la +conception de M. Poinsot par rapport à la statique, on doit néanmoins +reconnaître, ce me semble, que c'est surtout au perfectionnement de la +dynamique qu'elle se trouve, par sa nature, essentiellement destinée; et +je crois pouvoir assurer, à cet égard, que cette conception n'a point +encore exercé jusqu'ici son influence la plus capitale. Il faut la +regarder, en effet, comme directement propre à perfectionner sous un +rapport très-important les élémens mêmes de la dynamique générale, en +rendant la notion des mouvemens de rotation aussi naturelle, aussi +familière, et presqu'aussi simple que celle des mouvemens de +translation. Car le couple peut être envisagé comme l'élément naturel +du mouvement de rotation, aussi bien que la force l'est du mouvement de +translation. Ce n'est pas ici le lieu d'indiquer plus distinctement +cette considération, qui sera convenablement reproduite dans les leçons +suivantes. Nous devons seulement concevoir, en thèse générale, qu'un +usage bien entendu de la théorie des couples établit la possibilité de +rendre l'étude des mouvemens de rotation, qui constitue jusqu'ici la +partie la plus compliquée et la plus obscure de la dynamique, aussi +élémentaire et aussi nette que l'étude des mouvemens de translation. +Nous aurons occasion de constater effectivement plus tard à quel degré +de simplicité et de clarté M. Poinsot est parvenu à réduire ainsi +diverses propositions essentielles, relatives aux mouvemens de rotation, +et qui n'étaient établies avant lui que de la manière la plus pénible et +la plus indirecte, principalement en ce qui concerne les propriétés des +<i>aires</i>, dont il a même sensiblement augmenté l'étendue et régularisé +l'application sous divers rapports importans, surtout, en dernier lieu, +quant à la détermination de ce qu'on appelle le <i>plan invariable</i>.</p> + +<p>Pour compléter ces considérations philosophiques sur l'ensemble de la +statique, je crois devoir ajouter ici l'indication sommaire d'une +dernière notion générale, qu'il me paraît utile d'introduire dans la +théorie de l'équilibre, de quelque manière qu'on ait d'ailleurs jugé +convenable de l'établir.</p> + +<p>Quand on veut se faire une juste idée de la nature des diverses +équations qui expriment les conditions de l'équilibre d'un système +quelconque de forces, il est, ce me semble, insuffisant de se borner à +constater que l'ensemble de ces équations est indispensable pour +l'équilibre, et l'établit inévitablement. Il faut, de plus, pouvoir +assigner nettement la signification statique distinctement propre à +chacune de ces équations envisagée isolément, c'est-à -dire déterminer +avec précision en quoi chacune contribue séparément à la production de +l'équilibre, analyse à laquelle on ne s'attache point ordinairement, +quoiqu'elle soit, sans doute, importante. Par quelque méthode qu'on +procède à l'établissement des équations statiques, il est clair <i>à +priori</i> que l'équilibre ne peut résulter que de la destruction de tous +les mouvemens élémentaires que le corps pourrait prendre en vertu des +forces dont il est animé, si ces forces n'avaient point entr'elles les +relations nécessaires pour se contrebalancer exactement. Ainsi chaque +équation prise à part doit nécessairement anéantir un de ces mouvemens, +en sorte que l'ensemble de ces équations produise l'équilibre, par +l'impossibilité où se trouve dès-lors, le corps de se mouvoir d'aucune +manière. Examinons maintenant sommairement le principe général d'après +lequel une telle analyse me semble pouvoir s'opérer dans un cas +quelconque.</p> + +<p>En considérant le mouvement sous le point de vue le plus positif, comme +le simple transport d'un corps d'un lieu dans un autre, indépendamment +du mode quelconque suivant lequel il peut être produit, il est évident +que tout mouvement doit être envisagé, dans le cas le plus général, +comme nécessairement composé à la fois de <i>translation</i> et de +<i>rotation</i>. Ce n'est pas, sans doute, qu'il ne puisse réellement exister +de translation sans rotation, ou de rotation sans translation; mais on +doit regarder l'un et l'autre cas comme étant d'exception, le cas normal +consistant en effet dans la coexistence de ces deux sortes de mouvemens, +qui s'accompagnent constamment à moins de conditions particulières +très-précises, et par suite fort rares, relativement aux circonstances +du phénomène. Cela est tellement vrai, que la seule vérification de l'un +de ces mouvemens est habituellement regardée avec raison par les +géomètres, qui connaissent toute la portée de cette observation +élémentaire, comme un puissant motif, non d'affirmer, mais de présumer +très-vraisemblablement l'existence de l'autre. Ainsi, par exemple, la +seule connaissance du mouvement de rotation du soleil sur son axe, +parfaitement constaté depuis Galilée, serait <i>à priori</i> pour un +géomètre une preuve presque certaine d'un mouvement de translation de +cet astre accompagné de toutes ses planètes, quand même les astronomes +n'auraient point commencé déjà à reconnaître effectivement, par des +observations directes, la réalité de ce transport, dans un sens encore +peu déterminé. Pareillement, c'est d'après une semblable considération +qu'on admet communément, avec raison, outre le motif d'analogie, +l'existence d'un mouvement de rotation dans les planètes même à l'égard +desquelles on n'a point encore pu le constater directement, par cela +seul qu'elles ont un mouvement de translation bien connu autour du +soleil.</p> + +<p>Il résulte de cette première analyse que les équations qui expriment les +conditions d'équilibre d'un corps, sollicité par des forces quelconques, +doivent avoir pour objet, les unes de détruire tout mouvement de +translation, les autres d'anéantir tout mouvement de rotation. Voyons +maintenant, d'après le même point de vue, afin de compléter cet aperçu +général, quel doit être <i>a priori</i> le nombre des équations de chaque +espèce.</p> + +<p>Quant à la translation, il suffit de considérer que, pour empêcher un +corps de marcher dans un sens quelconque, il faut évidemment l'en +empêcher selon trois axes principaux situés dans des plans différens, et +qu'on suppose d'ordinaire perpendiculaires entr'eux. En effet, quelle +progression serait possible, par exemple, dans un corps qui ne pourrait +avancer ni de l'est à l'ouest ou de l'ouest à l'est, ni du nord au sud +ou du sud au nord, ni enfin du haut en bas ou du bas en haut? Toute +progression dans un autre sens quelconque, pouvant évidemment se +concevoir comme composée de progressions partielles correspondantes dans +ces trois sens principaux, serait dès lors devenue nécessairement +impossible. D'un autre côté, il est clair qu'on ne doit pas considérer +moins de trois mouvemens élémentaires indépendans, car le corps pourrait +se mouvoir dans le sens d'un des axes, sans avoir aucune translation +dans le sens d'aucun des deux autres. On conçoit ainsi que, en général, +trois équations de condition seront nécessaires et suffisantes pour +établir, dans un système quelconque, l'équilibre de translation; et +chacune d'elles sera spécialement destinée à détruire un des trois +mouvemens de translation élémentaires que le corps pourrait prendre.</p> + +<p>On peut présenter une considération exactement analogue relativement à +la rotation: il n'y a de nouvelle difficulté que celle d'apercevoir +distinctement une image mécanique plus compliquée. La rotation d'un +corps dans un plan ou autour d'un axe quelconque, pouvant toujours se +concevoir décomposée en trois rotations élémentaires dans les trois +plans coordonnés ou autour des trois axes, il est clair que, pour +empêcher toute rotation dans un corps, il faut aussi l'empêcher de +tourner séparément par rapport à chacun de ces trois plans ou de ces +trois axes. Trois équations sont donc, pareillement, nécessaires et +suffisantes pour établir l'équilibre de rotation; et l'on aperçoit, avec +la même facilité que dans le cas précédent, la destination mécanique +propre à chacune d'elles.</p> + +<p>En appliquant l'analyse précédente à l'ensemble des six équations +générales rapportées au commencement de cette leçon, pour l'équilibre +d'un corps solide animé de forces quelconques, il est aisé de +reconnaître que les trois premières sont relatives à l'équilibre de +translation, et les trois autres à l'équilibre de rotation. Dans le +premier groupe, la première équation empêche la translation suivant +l'axe des x, la seconde suivant l'axe des y, et la troisième suivant +l'axe des z. Dans le second groupe, la première équation empêche le +corps de tourner suivant le plan des x, y, la seconde suivant le plan +des x, z, et la troisième suivant le plan des y, z. On conçoit nettement +par là comment la coexistence de toutes ces équations établit +nécessairement l'équilibre.</p> + +<p>Cette décomposition serait encore utile pour réduire, dans chaque cas, +les équations d'équilibre au nombre strictement nécessaire, quand on +vient à particulariser plus ou moins le système de forces considéré, au +lieu de le supposer entièrement quelconque. Sans entrer ici dans aucun +détail spécial à ce sujet, il suffira de dire, conformément au point de +vue précédent, que, la particularisation du système proposé restreignant +plus ou moins les mouvemens possibles, soit quant à la translation, soit +quant à la rotation, après avoir d'abord exactement déterminé dans +chaque cas, ce qui sera toujours facile, en quoi consiste cette +restriction, il faudra supprimer, comme superflues, les équations +d'équilibre relatives aux translations ou aux rotations qui ne peuvent +avoir lieu, et conserver seulement celles qui se rapportent aux +mouvemens restés possibles. C'est ainsi que, suivant la limitation plus +ou moins grande du système de forces particulier que l'on considère, il +peut, au lieu de six équations nécessaires en général pour l'équilibre, +n'en plus subsister que trois, ou deux, ou même une seule, qu'il sera +par là facile d'obtenir dans chaque cas.</p> + +<p>On doit faire des remarques parfaitement analogues quant aux +restrictions de mouvemens qui résulteraient, non de la constitution +spéciale du système des forces, mais des gênes plus ou moins étroites +auxquelles le corps pourrait être assujetti dans certains cas, et qui +produiraient des effets semblables. Il suffirait également alors de voir +nettement quels mouvemens sont rendus impossibles par la nature des +conditions imposées, et de supprimer les équations d'équilibre qui s'y +rapportent, en conservant celles relatives aux mouvemens restés libres. +C'est ainsi, par exemple, que, dans le cas d'un système quelconque de +forces, on trouverait que les trois dernières équations suffisent pour +l'équilibre, si le corps est retenu par un point fixe autour duquel il +peut tourner librement en tout sens, tout mouvement de translation étant +alors devenu impossible; de même on verrait les équations d'équilibre +être au nombre de deux, ou même se réduire à une seule, s'il y avait à +la fois deux points fixes, suivant que le corps pourrait ou non glisser +le long de l'axe qui les joint; et enfin on arriverait à reconnaître que +l'équilibre existe nécessairement sans aucune condition, quelles que +soient les forces du système, si le corps solide présente trois points +fixes non en ligne droite. Enfin on pourrait encore employer le même +ordre de considérations lorsque les points, au lieu d'être +rigoureusement fixes, seraient seulement astreints à demeurer sur des +courbes ou des surfaces données.</p> + +<p>L'esprit de l'analyse que je viens d'esquisser est, comme on le voit, +entièrement indépendant de la méthode quelconque d'après laquelle auront +été obtenues les équations de l'équilibre. Mais les diverses méthodes +générales sont loin cependant de se prêter avec la même facilité à +l'application de cette règle. Celle qui s'y adapte le mieux, c'est +incontestablement la méthode statique proprement dite, fondée, comme +nous l'avons vu, sur le principe des vitesses virtuelles. On doit +mettre, en effet, au nombre des propriétés caractéristiques de ce +principe, la netteté parfaite avec laquelle il analyse naturellement le +phénomène de l'équilibre, en considérant distinctement chacun des +mouvemens élémentaires que permettent les forces du système, et +fournissant aussitôt une équation d'équilibre spécialement relative à ce +mouvement. La méthode dynamique ne présente point cet avantage +important. Il faut reconnaître toutefois que, dans la manière dont M. +Poinsot l'a conçue, elle se trouve à cet égard considérablement +améliorée, puisque la seule distinction des conditions d'équilibre +relatives aux forces et de celles qui concernent les couples, +distinction qui s'établit alors nécessairement, réalise par elle-même la +détermination séparée entre l'équilibre de translation et l'équilibre de +rotation. Mais la méthode dynamique ordinaire, exclusivement usitée en +statique avant la réforme de M. Poinsot, et que j'ai caractérisée dans +son ensemble au commencement de cette leçon, ne remplit nullement cette +condition essentielle, sans laquelle néanmoins il me paraît impossible +de concevoir nettement l'expression analytique des lois générales de +l'équilibre.</p> + +<p>Après avoir considéré les diverses manières principales de parvenir aux +lois exactes de l'équilibre abstrait pour un système quelconque des +forces, en supposant les corps dans cet état complétement passif que +nous avions d'abord reconnu, quoique purement hypothétique, être +strictement indispensable à l'établissement des principes fondamentaux +de la mécanique rationnelle; nous devons maintenant examiner comment les +géomètres ont pu tenir compte des propriétés générales naturelles aux +corps réels, et auxquelles il faut nécessairement avoir égard dans toute +application effective de la mécanique abstraite. La seule que l'on sache +jusqu'ici prendre en considération d'une manière vraiment complète, +c'est la pesanteur terrestre. Voyons comment on a pu l'introduire, en +effet, dans les équations statiques. Cet important examen constitue, +sans doute, dans l'ordre strictement logique de nos études +philosophiques, une anticipation vicieuse sur la partie de ce cours +relative à la physique proprement dite, où nous envisagerons +spécialement la science de la pesanteur. Mais la théorie des centres de +gravité, à laquelle se réduit essentiellement cette étude statique de la +pesanteur terrestre, joue un rôle trop étendu et trop important dans +toutes les parties de la mécanique rationnelle, pour que nous puissions +nous dispenser de l'indiquer ici, à l'exemple de tous les géomètres, +quoique ce ne soit pas strictement régulier. Du reste, je dois faire +observer à ce sujet qu'on éviterait presqu'entièrement tout ce qu'il y a +vraiment d'irrationnel dans cette disposition scientifique, sans se +priver néanmoins des avantages capitaux que présente la résolution +préalable d'une telle question, si on contractait l'habitude de classer +la théorie des centres de gravité parmi les recherches de pure +géométrie, comme je l'ai proposé à la fin de la treizième leçon.</p> + +<p>Pour tenir compte de la pesanteur terrestre, dans les questions +statiques, il suffit, comme on sait, de se représenter, sous ce rapport, +chaque corps homogène comme un système de forces parallèles et égales, +appliquées à toutes les molécules du corps, et dont il faut déterminer +complétement la résultante, qu'on introduira dès lors sans aucune +difficulté parmi les forces extérieures primitives. En réalité, ce +parallélisme et cette égalité des pesanteurs moléculaires ne sont +effectivement que des approximations, puisque, de fait, toutes ces +forces concourraient au centre de la terre si cette planète était +rigoureusement sphérique, et que leur intensité absolue, indépendamment +des inégalités qui tiennent à la force centrifuge produite par le +mouvement de rotation de la terre, varie en raison inverse des carrés +des distances des molécules correspondantes au centre de notre globe. +Mais, quand il ne s'agit que des masses terrestres à notre disposition, +auxquelles sont ordinairement destinées ces applications de la statique, +les dimensions n'en sont jamais assez grandes pour que le défaut de +parallélisme et d'égalité entre les pesanteurs des diverses molécules de +chaque masse, doive être réellement pris en considération. On suppose +donc alors, avec raison, toutes ces forces rigoureusement parallèles et +égales, ce qui simplifie extrêmement la question de leur composition. En +effet, leur résultante est, dès ce moment, égale à leur somme, et agit +suivant une droite parallèle à leur direction commune, en sorte que son +intensité et sa direction sont immédiatement connues. Toute la +difficulté se réduit donc à trouver son point d'application, +c'est-à -dire ce qu'on appelle le <i>centre de gravité</i> du corps. D'après +les propriétés générales du point d'application de la résultante dans un +système quelconque de forces parallèles, la distance de ce point à un +plan quelconque est égale à la somme des momens de toutes les forces du +système par rapport à ce même plan, divisée par la somme de ces forces +elles-mêmes. En appliquant cette formule au centre de gravité, et ayant +égard à la simplification que produit alors l'égalité de toutes les +forces proposées, on trouve que la distance du centre de gravité à un +plan quelconque est égale à la somme des distances de tous les points du +corps considéré, divisée par le nombre de ces points; c'est-à -dire, que +cette distance est, ce qu'on appelle proprement la moyenne arithmétique +entre les distances de tous les points proposés. Cette considération +fondamentale réduit évidemment la notion du centre de gravité à être +purement géométrique, puisqu'en le cherchant ainsi comme <i>centre des +moyennes distances</i>, suivant la dénomination très-rationnelle des +anciens géomètres, la question ne conserve plus aucune trace de son +origine mécanique, et consiste seulement dans ce problème de géométrie +générale: Étant donné un système quelconque de points disposés entr'eux +d'une manière déterminée, trouver un point dont la distance à un plan +quelconque soit moyenne entre les distances de tous les points donnés à +ce même plan. Il y aurait, comme je l'ai déjà indiqué, des avantages +importans à concevoir habituellement ainsi la notion générale du centre +de gravité, en faisant complétement abstraction de toute considération +de pesanteur, car cette idée simple et purement géométrique est +précisément celle qu'on doit s'en former dans la plupart des théories +principales de la mécanique rationnelle, surtout quand on envisage les +grandes propriétés dynamiques du centre des moyennes distances, où +l'idée hétérogène et surabondante de la gravité introduit ordinairement +une complication et une obscurité vicieuses. Cette manière de concevoir +la question conduit naturellement, il est vrai, à l'exclure de la +mécanique pour la faire rentrer dans la géométrie, comme je l'ai +proposé. Si je ne l'ai pas ainsi classée effectivement, c'est uniquement +afin de ne m'écarter que le moins possible des habitudes universellement +reçues, quoique je fusse très-convaincu qu'une telle transposition +serait la seule disposition vraiment rationnelle. Quoi qu'il en soit de +cette discussion d'ordre, ce qui importe essentiellement c'est de ne +point se méprendre sur la véritable nature de la question, à +quelqu'époque et sous quelque dénomination qu'on juge convenable de la +traiter.</p> + +<p>La seule définition géométrique du centre de gravité donnerait +immédiatement le moyen de le déterminer, si le système des points que +l'on considère n'était composé que d'un nombre fini de points isolés, +car il en résulterait directement alors des formules très-simples et qui +n'auraient nullement besoin d'être transformées pour exprimer les +coordonnées du point cherché, relativement à trois axes rectangulaires +fixes arbitrairement. Mais ces formules fondamentales ne peuvent plus +être employées sans transformation, aussitôt qu'il s'agit d'un système +composé d'une infinité de points formant un véritable corps continu, ce +qui est le cas ordinaire. Car le numérateur et le dénominateur de chaque +formule devenant dès lors simultanément infinis, ces formules n'offrent +plus aucune signification distincte, et ne sauraient être appliquées +qu'après avoir été convenablement transformées. C'est dans cette +transformation générale que consiste, sous le rapport analytique, toute +la difficulté fondamentale de la question du centre de gravité envisagée +sous le point de vue le plus étendu. Or il est clair que le calcul +intégral donne immédiatement les moyens de la surmonter, puisque ces +deux sommes infinies qui constituent les deux termes de chaque formule, +sont évidemment par elles-mêmes de véritables intégrales, dont celle qui +exprime le dénominateur commun des trois formules se rapporte aux +élémens géométriques infiniment petits de la masse considérée, et celle +qui représente le numérateur propre à chaque formule se rapporte aux +produits de ces élémens par leurs coordonnées correspondantes. Il suit +de là , pour ne considérer ici que le cas le plus général, qu'en +décomposant le corps seulement en élémens infiniment petits dans deux +sens par deux séries de plans infiniment rapprochés parallèles les uns +au plan des x, z, les autres au plan des y, z, on trouvera aussitôt les +formules fondamentales,</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/013.png"></p> + +<p>qui feront connaître les trois coordonnées du +centre de gravité du volume d'un corps homogène de forme quelconque, +limité par une surface dont l'équation en x, y, et z, est supposée +donnée. On obtiendra de la même manière, pour le centre de gravité de la +surface seule de ce corps, les formules</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/014.png"></p> + +<p>La détermination des +centres de gravité sera donc réduite ainsi, dans chaque cas particulier, +à des recherches purement analytiques, tout-à -fait analogues à celles +qu'exigent, comme nous l'avons vu, les quadratures et les cubatures. +Seulement, ces intégrations étant, en général, plus compliquées, l'état +d'extrême imperfection dans lequel se trouve jusqu'ici le calcul +intégral permettra bien plus rarement encore de parvenir à une solution +définitive. Mais ces formules générales n'en ont pas moins, par +elles-mêmes, une importance capitale, pour introduire la considération +du centre de gravité dans les théories générales de la mécanique +analytique, ainsi que nous aurons spécialement occasion de le +reconnaître bientôt. Il faut d'ailleurs considérer, quant à la question +même, que ces formules éprouvent de très-grandes simplifications, quand +on vient à supposer que la surface qui termine le corps proposé est une +surface de révolution, ce qui heureusement a lieu dans la plupart des +applications vraiment importantes.</p> + +<p>Telle est donc essentiellement la manière de tenir compte de la +pesanteur terrestre dans les applications de la statique abstraite. +Quant à la pesanteur universelle, on peut dire que jusqu'ici elle n'a +été prise en considération d'une manière vraiment complète, que +relativement aux corps sphériques. Ce n'est pas que, lorsque la loi de +la gravitation est supposée connue, et surtout en la concevant +inversement proportionnelle au carré de la distance, comme dans la +véritable pesanteur universelle, on ne puisse aisément construire, à +l'aide d'intégrales convenables, des formules qui expriment l'attraction +d'un corps de figure et de constitution quelconques sur un point donné, +et même sur un autre corps. Mais ces expressions symboliques générales +sont demeurées jusqu'ici le plus souvent inapplicables, faute de pouvoir +effectuer les intégrations qu'elles indiquent, même quand on suppose, +pour simplifier la question, que chaque corps est homogène. Ce n'est +encore que par une approximation fort imparfaite qu'on a pu parvenir à +la détermination définitive dans le cas très-simple de l'attraction de +deux ellipsoïdes, et les approximations n'ont pu être conduites jusqu'au +degré de précision convenable, qu'en supposant ces elipsoïdes très-peu +différens de la sphère, ce qui a lieu heureusement pour toutes nos +planètes. Il faut d'ailleurs considérer que, dans la réalité, ces +formules supposent la connaissance préalable de la loi de la densité à +l'intérieur de chaque corps proposé, ce que nous ignorons jusqu'ici +complétement.</p> + +<p>Dans l'état présent de cette importante et difficile théorie, on peut +dire que les théorèmes primitifs de Newton sur l'attraction des corps +sphériques constituent effectivement encore la partie la plus utile de +cet ordre de notions. Ces propriétés si remarquables, et que Newton a si +simplement établies, consistent, comme on sait, en ce que 1º +l'attraction d'une sphère dont toutes les molécules attirent en raison +inverse du carré de la distance, est la même, sur un point extérieur +quelconque, que si la masse entière de cette sphère était toute +condensée à son centre; 2º quand un point est placé dans l'intérieur +d'une sphère dont les molécules agissent sur lui suivant cette même loi, +il n'éprouve absolument aucune attraction de la part de toute la portion +du globe qui se trouve à une plus grande distance que lui du centre, du +moins, en supposant, si le globe n'est pas homogène, que chacune de ses +couches sphériques concentriques présente en tous ses points la même +densité.</p> + +<p>La pesanteur est la seule force naturelle dont nous sachions réellement +tenir compte en statique rationnelle: encore voit-on combien cette étude +est encore peu avancée par rapport à la gravité universelle. Quant aux +circonstances extérieures générales, dont on a dû également faire +d'abord complétement abstraction pour établir les lois rationnelles de +la mécanique, comme le frottement, la résistance des milieux, etc., on +peut dire que nous ne connaissons encore nullement la manière de les +introduire dans les relations fondamentales données par la mécanique +analytique, car on n'y est parvenu jusqu'ici qu'à l'aide d'hypothèses +fort précaires, et même évidemment inexactes, qui ne peuvent être +réellement considérées, dans le plus grand nombre des cas, que comme +propres à fournir des exercices de calcul. Du reste, nous devrons +naturellement revenir sur ce sujet dans la partie de ce cours relative à +la physique proprement dite.</p> + +<p>Pour compléter l'examen philosophique de l'ensemble de la statique, il +nous reste enfin à considérer sommairement la manière générale d'établir +la théorie de l'équilibre, lorsque le corps auquel les forces sont +appliquées est supposé se trouver à l'état fluide, soit liquide, soit +gazeux.</p> + +<p>L'hydrostatique peut être complétement traitée d'après deux méthodes +générales parfaitement distinctes, suivant qu'on cherche directement les +lois de l'équilibre des fluides d'après des considérations statiques +exclusivement propres à cette classe de corps, ou qu'on se borne à les +déduire simplement des principes fondamentaux qui ont déjà fourni les +équations statiques des corps solides, en ayant seulement égard, comme +il convient, aux nouvelles conditions caractéristiques qui résultent de +la fluidité.</p> + +<p>La première méthode a dû naturellement commencer par être la seule +employée, comme étant primitivement la plus facile, sinon la plus +rationnelle. Tel a été effectivement le caractère des travaux des +géomètres du dix-septième et du dix-huitième siècle sur cette importante +section de la mécanique générale. Divers principes statiques +particuliers aux fluides, et plus ou moins satisfaisans, ont été +successivement proposés, principalement à l'occasion de la célèbre +question dans laquelle les géomètres se proposaient de déterminer <i>à +priori</i> la véritable figure de la terre, supposée originairement toute +fluide, question capitale qui, envisagée dans son ensemble, se rattache +en effet, directement ou indirectement, à toutes les théories +essentielles de l'hydrostatique. On sait que Huyghens avait d'abord +essayé de la résoudre, en prenant pour principe d'équilibre la +perpendicularité évidemment nécessaire de la pesanteur à la surface +libre du fluide. Newton de son côté avait, à la même époque, choisi pour +considération fondamentale la nécessité non moins évidente de l'égalité +de poids entre les deux colonnes fluides allant du centre, l'une au +pôle, l'autre à un point quelconque de l'équateur. Bouguer, en discutant +plus tard cette importante question, montra clairement que ces deux +manières de procéder étaient également vicieuses, en ce que le principe +d'Huyghens et celui de Newton, bien que tous deux incontestables, ne +s'accordaient point, dans un grand nombre de cas, à donner la même forme +à la masse fluide en équilibre, ce qui mettait pleinement en évidence +leur insuffisance commune. Mais Bouguer se trompa gravement à son tour, +en croyant que la réunion de ces deux principes, lorsqu'ils +s'accordaient à indiquer une même figure, était entièrement suffisante +pour l'équilibre. Clairaut, dans son immortel traité <i>de la figure de la +terre</i>, découvrit, le premier, les véritables lois générales de +l'équilibre d'une masse fluide, en parlant de la considération évidente +de l'équilibre isolé d'un canal quelconque infiniment petit; et, d'après +ce <i>criterium</i> infaillible, il montra qu'il pouvait exister une infinité +de cas dans lesquels la combinaison exigée par Bouguer se trouvait +observée sans que cependant l'équilibre eût lieu. Depuis que l'ouvrage +de Clairaut eut fondé dans son ensemble l'hydrostatique rationnelle, +plusieurs grands géomètres, continuant à adopter la même manière +générale de procéder, s'occupèrent d'établir la théorie mathématique de +l'équilibre des fluides sur des considérations plus naturelles et plus +distinctes que celle employée par son illustre inventeur. On doit +principalement distinguer, à cet égard, les travaux de Maclaurin et +surtout ceux d'Euler, qui ont donné à cette théorie fondamentale la +forme simple et régulière qu'elle a maintenant dans tous les traités +ordinaires, en la fondant sur le principe de l'égalité de pression en +tout sens, qu'on peut regarder comme une loi générale indiquée par +l'observation relativement à la constitution statique des fluides. Ce +principe est incontestablement, en effet, le plus convenable qu'on +puisse employer dans une telle recherche, lorsqu'on veut traiter +directement par quelque considération propre aux fluides la théorie de +leur équilibre, dont il fournit immédiatement les équations générales +avec une extrême facilité. Il suffit alors, pour les obtenir le plus +simplement possible, après avoir conçu la masse fluide partagée en +molécules cubiques par trois séries de plans infiniment rapprochés, +parallèles aux trois plans coordonnés, d'exprimer que chaque molécule +est également pressée suivant les trois axes perpendiculaires à ses +faces par l'ensemble des forces du système, la pression de la molécule +en chaque sens étant égale à la différence des pressions exercées sur +les deux faces opposées correspondantes. On trouve ainsi que la loi +mathématique de l'équilibre d'un fluide quelconque, par quelques forces +qu'il soit sollicité, est exprimée par les trois équations:</p> + + +<p class="mid">dP/dx = pX, dP/dy = pY, dP/dz = pZ,</p> + +<p>où P +exprime la pression supportée par la molécule dont les coordonnées sont +x, y, z, et la densité ou pesanteur spécifique p, et X, Y, Z, désignent +les composantes totales des forces dont le fluide est animé suivant les +trois axes coordonnés. Comme on peut évidemment déduire, de l'ensemble +de ces trois équations, la formule</p> + +<p class="mid">P = ∫ p(Xdx + Ydy + Zdz)</p> + +<p>pour +la détermination de la pression en chaque point, quand les forces seront +connues ainsi que la loi de la densité, il est possible de donner une +autre forme analytique à la loi générale de l'équilibre des fluides, en +se bornant à dire que la fonction différentielle, placée ici sous le +signe S, doit satisfaire aux conditions connues d'intégrabilité +relativement aux trois variables indépendantes x, y, z, ce qui est +précisément l'expression très-simple trouvée primitivement par Clairaut +quant à la théorie mathématique de l'hydrostatique.<p> + +<p>L'étude de l'équilibre des fluides donne constamment lieu à une nouvelle +question générale fort importante qui leur est propre, celle qui +consiste à déterminer, dans le cas d'équilibre, la figure de la surface +qui limite la masse fluide. La solution abstraite de cette question est +implicitement comprise dans la formule fondamentale précédente, +puisqu'il suffit évidemment de supposer que la pression est nulle ou du +moins constante, pour caractériser les points de la surface, ce qui +donne indistinctement<p> + +<p class="mid">Xdx + Ydy + Zdz = 0<p> + +<p>quant à l'équation +différentielle générale de cette surface. Toute la difficulté concrète +se réduit donc essentiellement, en chaque cas, à connaître la loi réelle +relative à la variation de la densité dans l'intérieur de la masse +fluide proposée, à moins qu'elle ne soit homogène, détermination qui +présente des obstacles tout-à -fait insurmontables dans les applications +les plus importantes. Si l'on en fait abstraction, la question ne +présente dès lors qu'une recherche analytique plus ou moins compliquée, +consistant dans l'intégration, le plus souvent encore inconnue, de +l'équation précédente. On doit remarquer d'ailleurs que cette équation +est, par sa nature, assez générale pour qu'on puisse l'appliquer même à +l'équilibre d'une masse fluide qui serait animée d'un mouvement de +rotation déterminé, comme l'exige surtout la grande question de la +figure des planètes. Il suffit alors en effet de comprendre, parmi les +forces du système proposé, les forces centrifuges qui résultent de ce +mouvement de rotation.</p> + +<p>Telle est, par aperçu, la manière générale d'établir la théorie +mathématique de l'équilibre des fluides, en la fondant directement sur +des principes statiques particuliers à ce genre de corps. On conçoit, +comme je l'ai déjà indiqué, que cette méthode ait dû d'abord être seule +employée; car, à l'époque des premières recherches, les différences +caractéristiques entre les solides et les fluides devaient +nécessairement paraître trop considérables pour qu'aucun géomètre pût +alors se proposer d'appliquer à ceux-ci les principes généraux +uniquement destinés aux autres, en ayant seulement égard, dans cette +déduction, à quelques nouvelles conditions spéciales. Mais, quand les +lois fondamentales de l'hydrostatique ont enfin été obtenues, et que +l'esprit humain, cessant d'être préoccupé de la difficulté de leur +établissement, a pu mesurer avec justesse la diversité réelle qui existe +entre la théorie des fluides et celle des solides, il était impossible +qu'il ne cherchât point à les ramener toutes deux aux mêmes principes +essentiels, et qu'il ne reconnût pas, en thèse générale, l'applicabilité +nécessaire des règles fondamentales de la statique à l'équilibre des +fluides, pourvu qu'on tînt compte convenablement de la variabilité de +forme qui les caractérise. En un mot, la science ne pouvait rester sous +ce rapport dans son état primitif, où l'on accordait une importance +évidemment exagérée aux conditions propres aux fluides. Mais, pour +subordonner l'hydrostatique à la statique proprement dite, et augmenter +ainsi par une plus grande unité la perfection rationnelle de la science, +il était indispensable que la théorie abstraite de l'équilibre fût +préalablement traitée d'après un principe statique suffisamment général, +qui seul pouvait être directement appliqué aux fluides aussi bien qu'aux +solides, car on ne pouvait point recourir, à cet effet, aux équations +d'équilibre proprement dites, dans la formation desquelles on avait +toujours eu, nécessairement, plus ou moins égard à l'invariabilité du +système. Cette condition inévitable a été remplie, lorsque Lagrange a +conçu la manière de fonder la statique, et par suite toute la mécanique +rationnelle, sur le seul principe des vitesses virtuelles. Ce principe +est évidemment, en effet, par sa nature, tout aussi directement +applicable aux fluides qu'aux solides, et c'est là une de ses propriétés +les plus précieuses. Dès lors l'hydrostatique, philosophiquement classée +à son rang naturel, n'a plus été, dans le traité de Lagrange, qu'une +division secondaire de la statique. Quoique cette manière de la +concevoir n'ait pas encore pu devenir suffisamment familière, et que la +méthode hydrostatique directe soit restée jusqu'ici la seule usuelle, il +n'est pas douteux que la méthode de Lagrange finira par être +habituellement et exclusivement adoptée, comme étant celle qui imprime à +la science son véritable caractère définitif, en la faisant dériver tout +entière d'un principe unique.</p> + +<p>Pour se représenter nettement, en général, comment le principe des +vitesses virtuelles peut conduire aux équations fondamentales de +l'équilibre des fluides, il suffit de considérer que tout ce qu'une +telle application exige de particulier consiste seulement à comprendre +parmi les forces quelconques du système une force nouvelle, la pression +exercée sur chaque molécule, qui introduira un terme de plus dans +l'équation générale, ou, plus exactement, qui donnera lieu à trois +nouveaux momens virtuels, si l'on distingue, comme il convient, les +variations séparément relatives à chacun des trois axes coordonnés. En +procédant ainsi, on parviendra immédiatement aux trois équations +générales de l'équilibre des fluides, qui ont été rapportées ci-dessus +d'après la méthode hydrostatique proprement dite. Si le fluide considéré +est liquide, il faudra concevoir le système assujéti à cette condition +caractéristique de pouvoir changer de forme, sans cependant jamais +changer de volume. Cette condition d'incompressibilité s'introduira +d'autant plus naturellement dans l'équation générale des vitesses +virtuelles, qu'elle peut s'exprimer immédiatement, comme l'a fait +Lagrange, par une formule analytique analogue à celle des termes de +cette équation, en exprimant que la variation du volume est nulle, ce +qui même a permis à Lagrange de se représenter abstraitement cette +incompressibilité comme l'effet d'une certaine force nouvelle, dont il +suffit d'ajouter le moment virtuel à ceux des forces du système. Si l'on +veut établir, au contraire, la théorie de l'équilibre pour les fluides +gazeux, il faudra remplacer la condition de l'incompressibilité par +celle qui assujétit le volume du fluide à varier suivant une fonction +déterminée de la pression, par exemple en raison inverse de cette +pression, conformément à la loi physique sur laquelle Mariotte a fondé +toute la mécanique des gaz. Cette nouvelle circonstance donnera lieu à +une équation analogue à celle des liquides, quoique plus compliquée. +Seulement cette dernière section de la théorie générale de l'équilibre, +outre les grandes difficultés analytiques qui lui sont propres, se +ressentira nécessairement, dans les applications, de l'incertitude où +l'on est encore sur la véritable loi des gaz relativement à la fonction +de la pression qui exprime réellement la densité, car la loi de +Mariotte, si précieuse par son extrême simplicité, ne peut +malheureusement être regardée que comme une approximation, qui, +suffisamment exacte pour des circonstances moyennes, ne saurait être +étendue rigoureusement à un cas quelconque.</p> + +<p>Tel est le caractère fondamental de la méthode incontestablement la plus +rationnelle qu'on puisse employer pour former la théorie abstraite de +l'équilibre des fluides, et que nous devons regarder, surtout dans cet +ouvrage, comme constituant désormais la conception définitive de +l'hydrostatique. Cette conception paraîtra d'autant plus philosophique +que, dans la statique ainsi traitée, on trouve une suite de cas en +quelque sorte intermédiaires entre les solides et les fluides, lorsqu'on +considère les questions relatives aux corps solides susceptibles de +changer de forme jusqu'à un certain degré d'après des lois déterminées, +c'est-à -dire quand on tient compte de la flexibilité et de +l'élasticité, ce qui établit, sous le rapport analytique, une filiation +naturelle qui fait passer, par une succession de recherches +presqu'insensible, des systèmes dont la forme est rigoureusement +invariable à ceux où elle est au contraire éminemment variable.</p> + +<p>Après avoir examiné sommairement comment la statique rationnelle, +envisagée dans son ensemble, a pu être élevée enfin à ce haut degré de +perfection spéculative où toutes les questions qu'elle est susceptible +de présenter, constamment traitées d'après un principe unique +directement établi, sont uniformément réduites à de simples problèmes +d'analyse mathématique, nous devons maintenant entreprendre la même +étude relativement à la dernière branche de la mécanique générale, +nécessairement plus étendue, plus compliquée, et par suite plus +difficile, celle qui a pour objet la théorie du mouvement. Ce sera le +sujet de la leçon suivante.</p> +<a name="l17" id="l17"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>DIX-SEPTIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Vue générale de la dynamique.</p> + +<p>L'objet essentiel de la dynamique consiste, comme nous l'avons vu, dans +l'étude des mouvemens variés produits par les forces <i>continues</i>, la +théorie des mouvemens uniformes dus aux forces <i>instantanées</i> n'étant +entièrement qu'une simple conséquence immédiate des trois lois +fondamentales du mouvement. Dans cette dynamique des mouvemens variés ou +des forces continues on distingue ordinairement et avec raison deux cas +généraux, suivant qu'on considère le mouvement d'un point ou celui d'un +corps. Sous le point de vue le plus positif, cette distinction revient à +concevoir que, dans certains cas, toutes les parties du corps prennent +exactement le même mouvement, en sorte qu'il suffit alors en effet de +déterminer le mouvement d'une seule molécule, chacune se mouvant comme +si elle était isolée, sans aucun égard aux conditions de liaison du +système; tandis que, dans le cas le plus général, chaque portion du +corps ou chaque corps du système prenant un mouvement distinct, il faut +examiner ces divers effets et connaître l'influence qu'exercent sur eux +les relations qui caractérisent le système considéré. La seconde théorie +étant évidemment plus compliquée que la première, c'est par celle-ci +qu'il convient nécessairement de commencer l'étude spéciale de la +dynamique, même quand on les déduit toutes deux de principes uniformes. +Tel est aussi l'ordre que nous adopterons ici dans l'indication de nos +considérations philosophiques.</p> + +<p>Relativement au mouvement d'un point, nous savons déjà que la question +générale consiste à déterminer exactement toutes les circonstances du +mouvement curviligne composé, résultant de l'action simultanée de +diverses forces continues quelconques, en supposant entièrement connu le +mouvement rectiligne que prendrait le mobile sous l'influence exclusive +de chaque force envisagée isolément. Nous avons également constaté que +ce problème était susceptible, comme tout autre, d'être considéré en +sens inverse, lorsqu'on se proposait, au contraire, de découvrir par +quelles forces le corps est sollicité, d'après les circonstances +caractéristiques directement connues du mouvement composé.</p> + +<p>Mais, avant d'entrer dans l'examen philosophique de ces deux questions +générales, nous devons d'abord arrêter notre attention sur une théorie +préliminaire fort importante, celle du mouvement varié envisagé en +lui-même, c'est-à -dire conformément à l'expression ordinaire, la théorie +du mouvement rectiligne produit par une seule force continue, agissant +indéfiniment selon la même direction. Cette théorie élémentaire est +indispensable pour établir les notions fondamentales qui se reproduisent +sans cesse dans toutes les parties de la dynamique. Voici en quoi elle +consiste essentiellement, d'après notre manière de concevoir la +mécanique rationnelle.</p> + +<p>Nous avons précédemment remarqué que, dans la question dynamique +directe, il fallait nécessairement supposer connu l'effet de chaque +force unique, la véritable inconnue du problème général étant l'effet +déterminé par le concours de toutes les forces. Cette observation est +incontestable. Mais, d'après cela, quel peut être l'objet de cette +partie préliminaire de la dynamique qu'on destine à l'étude du mouvement +résultant de l'action d'une seule force continue? La contradiction +apparente ne tient qu'aux expressions peu exactes qu'on emploie +ordinairement, et d'après lesquelles une telle question semblerait aussi +distincte et aussi directe que les véritables questions dynamiques, +tandis qu'elle n'est réellement qu'un préliminaire. Pour en concevoir +nettement le vrai caractère, il faut observer que le mouvement varié +produit par une seule force continue peut être défini de plusieurs +manières, qui dépendent les unes des autres, et qui, par conséquent, ne +sauraient jamais être données simultanément, quoique chacune puisse être +séparément la plus convenable, d'où résulte la nécessité de savoir +passer, en général, de l'une quelconque d'entre elles à toutes les +autres: c'est dans ces transformations que consiste proprement la +théorie générale préliminaire du mouvement varié, désignée fort +inexactement sous le nom d'étude de l'action d'une force unique. Ces +diverses définitions équivalentes d'un même mouvement varié résultent de +la considération simultanée des trois fonctions fondamentales +distinctes, quoique co-relatives, qu'on y peut envisager, l'espace, la +vitesse et la force, conçus comme dépendant du temps écoulé. La loi du +mouvement peut être immédiatement donnée par la relation entre l'espace +parcouru et le temps écoulé, et alors il importe d'en déduire la +<i>vitesse acquise</i> par le mobile à chaque instant, c'est-à -dire celle du +mouvement uniforme qui aurait lieu si, la force continue cessant tout à +coup d'agir, le corps ne se mouvait plus qu'en vertu de l'impulsion +naturelle résultant, d'après la loi d'inertie, du mouvement déjà +effectué: il est également intéressant de déterminer aussi quelle est, à +chaque instant, l'intensité de la force continue, comparée à celle d'une +force accélératrice constante bien connue, telle, par exemple, que la +gravité terrestre, la seule force de ce genre qui nous soit assez +familière pour servir habituellement de type convenable. Dans d'autres +occasions, au contraire, le mouvement pourra être naturellement défini +par la loi qui règle la variation de la vitesse en raison du temps, et +d'où il faudra conclure celle relative à l'espace, ainsi que celle qui +concerne la force. Il en serait de même si la définition primitive du +mouvement consistait dans la loi de la force continue, qui pourrait +n'être pas toujours immédiatement donnée en fonction du temps, mais +quelquefois par rapport à l'espace, comme par exemple lorsqu'il s'agit +de la gravitation universelle, ou d'autres fois relativement à la +vitesse, ainsi qu'on le voit pour la résistance des milieux. Enfin, si +l'on considère cet ordre de questions sous le point de vue le plus +étendu, il faut concevoir, en général, que la définition d'un mouvement +varié peut être donnée par une équation quelconque, pouvant contenir à +la fois ces quatre variables dont une seule est indépendante, le temps, +l'espace, la vitesse, et la force; le problème consistera à déduire de +cette équation la détermination distincte des trois lois +caractéristiques relatives à l'espace, à la vitesse et à la force, en +fonction du temps, et, par suite, en corélation mutuelle. Ce problème +général se réduit constamment à une recherche purement analytique, à +l'aide des deux formules dynamiques fondamentales qui expriment, en +fonction du temps, la vitesse et la force, quand on suppose connue la +loi relative à l'espace.</p> + +<p>La méthode infinitésimale conduit à ces deux formules avec la plus +grande facilité. Il suffit en effet, pour les obtenir, de considérer, +suivant l'esprit de cette méthode, le mouvement comme uniforme pendant +la durée d'un même intervalle de temps infiniment petit, et comme +uniformément accéléré pendant deux intervalles consécutifs. Dès lors, la +vitesse, supposée momentanément constante, d'après la première +considération, sera naturellement exprimée par la différentielle de +l'espace divisée par celle du temps; et, de même, la force continue, +d'après la seconde considération, sera évidemment mesurée par le rapport +entre l'accroissement infiniment petit de la vitesse, et le temps +employé à produire cet accroissement. Ainsi, en appelant t le temps +écoulé, e l'espace parcouru, v la vitesse acquise et φ l'intensité +de la force continue à chaque instant, la corrélation générale et +nécessaire de ces quatre variables simultanées sera exprimée +analytiquement par les deux formules fondamentales,</p> + +<p class="mid">v = de/dt + φ = dv/dt = d<sup>2</sup>e/dt<sup>2</sup></p> + +<p>D'après +ces formules, toutes les questions relatives à cette théorie +préliminaire du mouvement varié se réduiront immédiatement à de simples +recherches analytiques, qui consisteront ou dans des différentiations, +ou, le plus souvent, dans des intégrations. En considérant le cas le +plus général, où la définition primitive du mouvement proposé serait +donnée seulement par une équation entre les quatre variables, le +problème analytique consistera dans l'intégration d'une équation +différentielle du second ordre, relative à la fonction e, et qui pourra +être fréquemment inexécutable, vu l'extrême imperfection actuelle du +calcul intégral.</p> + +<p>La conception fondamentale de Lagrange, relativement à l'analyse +transcendante, l'ayant nécessairement obligé à se priver des facilités +qu'offre l'emploi de la méthode infinitésimale pour l'établissement des +deux formules dynamiques précédentes, il a été conduit à présenter cette +théorie sous un nouveau point de vue, dont on n'a pas communément, ce me +semble, assez apprécié l'importance, et qui me paraît singulièrement +propre à éclaircir la véritable nature de ces notions élémentaires. +Lagrange a montré dans sa <i>théorie des fonctions analytiques</i> que cette +considération dynamique consistait réellement à concevoir un mouvement +varié quelconque comme composé à chaque instant d'un certain mouvement +uniforme et d'un autre mouvement uniformément varié, en l'assimilant au +mouvement vertical d'un corps pesant lancé avec une impulsion initiale. +Mais, pour donner à cette lumineuse conception toute sa valeur +philosophique, je crois devoir la présenter sous un point de vue plus +étendu que ne l'a fait Lagrange, comme donnant lieu à une théorie +complète de l'assimilation des mouvemens, exactement semblable à la +théorie générale des contacts des courbes et des surfaces, exposée dans +les treizième et quatorzième leçons.</p> + +<p>À cet effet, supposons deux mouvemens rectilignes quelconques, définis +par les équations e=f(t), E=F(t); que les deux mobiles soient parvenus +au bout du temps t à une même situation; et considérons leur distance +mutuelle après un certain temps t+h. Cette distance, qui sera égale à la +différence des valeurs correspondantes des deux fonctions f et F aura +évidemment pour expression, d'après la formule de Taylor, la série</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/015.png"></p> + + +<p>À l'aide de +cette série, on pourra, par des considérations entièrement analogues à +celles employées dans la théorie des courbes, se faire une idée nette de +l'assimilation plus ou moins parfaite des deux mouvemens, suivant les +relations analytiques plus ou moins étendues des deux fonctions +primitives f et F. Si leurs dérivées du premier ordre ont une même +valeur, il existera entre les deux mouvemens ce qu'on pourrait appeler +une <i>assimilation du premier ordre</i>, semblable au contact du premier +ordre dans les courbes, et qu'on pourra caractériser, sous le rapport +concret, en disant alors que le mouvement des deux corps sera le même +pendant un instant infiniment petit. Si, en outre, les deux dérivées du +second ordre prennent encore la même valeur, l'assimilation des +mouvemens deviendra plus intime, et s'élèvera au second ordre; elle +consistera physiquement alors en ce que les deux mobiles auront le même +mouvement pendant deux instans infiniment petits consécutifs. +Pareillement, en ajoutant à ces deux premières relations l'égalité des +troisièmes dérivées, on établira, entre les mouvemens considérés, une +<i>assimilation du troisième ordre</i>, qui les fera coïncider pendant trois +<i>instans</i> consécutifs, et ainsi de suite indéfiniment. Le degré de +similitude des deux mouvemens, déterminé analytiquement par le nombre de +fonctions dérivées successives qui auront respectivement la même valeur, +aura toujours pour interprétation concrète la coïncidence des deux +mobiles pendant un nombre égal d'instans consécutifs; comme nous avons +vu l'ordre du contact des courbes mesuré géométriquement par la +communauté d'un nombre correspondant d'élémens successifs. Si la loi +caractéristique de l'un des mouvemens proposés contient, dans son +expression analytique, quelques constantes arbitraires, on pourra +l'<i>assimiler</i> à un autre mouvement quelconque jusqu'à un <i>ordre</i> marqué +par le nombre de ces constantes, qui seront alors déterminées d'après +les équations destinées à établir, suivant la théorie précédente, ce +degré d'intimité entre les deux mouvemens.</p> + +<p>Cette conception fondamentale conduit à apercevoir la possibilité, du +moins sous le point de vue abstrait, d'acquérir une connaissance de plus +en plus approfondie d'un mouvement varié quelconque, en le comparant +successivement à une suite de mouvemens connus, dont la loi analytique +dépende d'un nombre de plus en plus grand de constantes arbitraires, et +qui pourront, par conséquent, avoir avec lui une coïncidence de plus en +plus prolongée. Mais, de même que nous avons vu la théorie générale des +contacts des lignes, appliquée à la mesure de la courbure les unes par +les autres, devoir se réduire effectivement à la comparaison d'une +courbe quelconque d'abord avec une ligne droite et ensuite avec un +cercle, ces deux lignes étant les seules qu'on puisse regarder comme +assez connues pour servir utilement de type à l'égard des autres, +pareillement la théorie dynamique relative à la mesure des mouvemens les +uns par les autres doit être réellement limitée à la comparaison +effective de tout mouvement varié, d'abord avec un mouvement uniforme où +l'espace est proportionnel au temps, et ensuite avec un mouvement +uniformément varié où l'espace croît en raison du carré du temps; ou +bien, afin de tout embrasser en une seule considération, avec un +mouvement composé d'un mouvement uniforme, et d'un autre uniformément +varié, tel que celui d'un corps pesant animé d'une impulsion initiale. +Ces deux mouvemens élémentaires sont, en effet, comme le remarque +Lagrange, les seuls dont nous ayons réellement une notion assez +familière pour que nous puissions les appliquer avec succès à la mesure +de tous les autres. En établissant cette assimilation, on trouve, +d'après la théorie précédente, que tout mouvement varié peut être à +chaque instant comparé à celui d'un corps pesant qui aurait reçu une +vitesse initiale égale à la première dérivée de l'espace parcouru +envisagé comme une fonction du temps écoulé, et qui serait animé d'une +gravité mesurée par la seconde dérivée de cette même fonction, ce qui +nous fait rentrer dans les deux formules fondamentales obtenues +ci-dessus par la méthode infinitésimale. Le mouvement proposé coïncidera +pendant un instant infiniment petit avec le mouvement uniforme exprimé +dans la première partie de cette comparaison, et pendant deux instans +consécutifs avec le mouvement uniformément accéléré qui correspond à la +seconde partie. On se formera donc ainsi une idée nette du mouvement du +mobile à chaque moment, et de la manière dont il varie d'un moment à +l'autre, ce qui est strictement suffisant.</p> + +<p>Quoique la conception de Lagrange, telle que je l'ai généralisée, +conduise finalement aux mêmes résultats que la théorie ordinaire, il est +aisé de sentir cependant sa supériorité rationnelle, puisque ces deux +théorèmes fondamentaux, dans lesquels on avait vu jusqu'alors le terme +absolu des efforts de l'esprit humain, relativement à l'étude des +mouvemens variés, peuvent être envisagés maintenant comme une simple +application particulière d'une méthode très-générale, qui nous permet +abstraitement d'entrevoir une mesure beaucoup plus parfaite de tout +mouvement varié, quoique de puissans motifs de convenance nous obligent +à considérer seulement la mesure primitivement adoptée. On conçoit, +d'après ce qui précède, que si la nature nous offrait un exemple simple +et familier d'un mouvement rectiligne dans lequel l'espace croîtrait +proportionnellement au cube du temps, en ajoutant à nos notions +dynamiques ordinaires la considération habituelle de ce mouvement, nous +obtiendrions une connaissance plus approfondie de la nature d'un +mouvement varié quelconque, qui pourrait alors avoir avec le triple +mouvement ainsi composé une assimilation du troisième ordre, ce qui nous +permettrait d'envisager directement, par une seule vue de l'esprit, +l'état du mobile pendant trois instans consécutifs, tandis que nous +sommes maintenant forcés de nous arrêter à deux instans. Sous le rapport +analytique, au lieu de nous borner aux deux premières fonctions dérivées +de l'espace relativement au temps, cette méthode reviendrait à +considérer simultanément la troisième dérivée, qui aurait dès lors aussi +une signification dynamique, dont elle est actuellement dépourvue. Dans +cette supposition, de même que nous concevons habituellement la force +accélératrice pour nous représenter les changemens de la vitesse, nous +aurions pareillement une considération dynamique propre à nous figurer +les variations de la force continue. Notre étude générale des mouvemens +variés deviendrait encore plus parfaite si, étendant cette hypothèse, il +existait en outre un mouvement connu dans lequel l'espace fût +proportionnel à la quatrième puissance du temps, et ainsi de suite. Mais +en réalité, parmi les mouvemens simples où l'espace parcouru se trouve +croître proportionnellement à une puissance entière et positive du temps +écoulé, l'observation ne nous faisant connaître que le mouvement +uniforme produit par une impulsion unique et le mouvement uniformément +accéléré qui résulte de la pesanteur terrestre suivant la découverte de +Galilée, nous sommes contraints de nous arrêter aux deux premiers degrés +de la théorie précédente pour la mesure générale des mouvemens variés +quelconques. Telle est la véritable explication philosophique de la +méthode universellement adoptée, estimée à sa valeur réelle.</p> + +<p>J'ai cru devoir insister sur cette explication, parce que cette +conception fondamentale me semble n'être pas encore appréciée d'une +manière convenable, quoiqu'elle soit la base de la dynamique tout +entière.</p> + +<p>Après l'examen général de cette importante théorie préliminaire, je +passe maintenant à considérer sommairement le caractère philosophique de +la véritable dynamique rationnelle directe, c'est-à -dire de l'étude du +mouvement curviligne produit par l'action simultanée de diverses forces +continues quelconques, en continuant à supposer d'abord que le mobile +soit regardé comme un point, ou, ce qui revient au même, que toutes les +molécules du corps prenant exactement le même mouvement, chacune se +meuve isolément sans être affectée par sa liaison avec les autres.</p> + +<p>On doit distinguer, en général, dans le mouvement curviligne d'une +molécule soumise à l'action de forces quelconques, deux cas +très-différens, suivant qu'elle est d'ailleurs entièrement libre, de +manière à devoir décrire la trajectoire qui résultera naturellement de +la combinaison des forces proposées, ou que, au contraire, elle est +astreinte à se mouvoir sur une seule courbe ou sur une surface donnée. +La théorie fondamentale du mouvement curviligne peut être établie dans +son ensemble suivant deux modes fort distincts, en prenant pour base +l'un ou l'autre de ces deux cas, car chacun d'eux peut être traité +directement et se trouve en même temps susceptible de se rattacher à +l'autre, les deux considérations étant presqu'également naturelles selon +le point de vue où l'esprit se place. En parlant du premier cas, il +suffira, pour en déduire le second, de regarder la résistance, tant +active que passive, de la courbe ou de la surface sur laquelle le corps +est assujetti à rester, comme une nouvelle force à joindre à celles du +système proposé, ainsi que nous avons vu qu'on a coutume de le faire en +statique. Si, au contraire, on préfère d'établir d'abord la théorie du +second cas, on y ramènera ensuite le premier, en considérant le mobile +comme forcé à décrire la courbe qu'il doit effectivement parcourir, ce +qui suffira entièrement pour former les équations fondamentales, malgré +que cette courbe soit alors primitivement inconnue. Quoique cette +dernière méthode ne soit point ordinairement employée, il convient, je +crois, de les caractériser ici toutes deux, pour donner le plus +complétement possible une juste idée de la théorie générale du mouvement +curviligne, car chacune d'elles a, ce me semble, des avantages importans +qui lui sont propres. Considérons d'abord la première.</p> + +<p>Examinant, en premier lieu, le mouvement curviligne d'une molécule +entièrement libre soumise à l'action de forces continues quelconques, on +peut former de deux manières distinctes les équations fondamentales de +ce mouvement, en les déduisant par deux modes différens de la théorie +du mouvement rectiligne. Le premier mode, qui a d'abord été le plus +employé par les géomètres, quoique, sous le rapport analytique, il ne +soit pas le plus simple, consiste à décomposer à chaque instant la +résultante totale des forces continues qui agissent sur le mobile en +deux forces, l'une dirigée selon la tangente à la trajectoire qu'il +décrit, l'autre suivant la normale. Considérons alors pendant un instant +infiniment petit, le mouvement comme rectiligne et ayant lieu dans la +direction de la tangente, d'après la première loi fondamentale du +mouvement. La progression du corps en ce sens ne sera évidemment due +qu'à la première de ces deux composantes, à laquelle, par conséquent, on +pourra appliquer la formule élémentaire rapportée ci-dessus par le +mouvement rectiligne. Cette composante, qui est d'ailleurs égale à la +force accélératrice totale multipliée par le cosinus de son inclinaison +sur la tangente, sera donc exprimée par la seconde fonction dérivée de +l'arc de la courbe relativement au temps. En développant cette équation +par les formules géométriques connues, et introduisant dans le calcul +les composantes de la force accélératrice totale parallèlement aux trois +axes coordonnés rectangulaires, on parvient finalement aux trois +équations fondamentales ordinaires du mouvement curviligne Le second +mode, plus simple et plus régulier, dû à Euler, et depuis généralement +adopté, consiste à obtenir immédiatement ces équations en décomposant +directement le mouvement du corps à chaque instant, ainsi que la force +continue totale dont il est animé, en trois autres dans le sens des +trois axes coordonnés. D'après la troisième loi fondamentale du +mouvement, le mouvement selon chaque axe étant indépendant des mouvemens +suivant les deux autres n'est dû qu'à la composante totale des forces +accélératrices parallèlement à cet axe, en sorte que le mouvement +curviligne se trouve ainsi continuellement remplacé par le système de +trois mouvemens rectilignes, à chacun desquels on peut aussitôt +appliquer la théorie dynamique préliminaire indiquée ci-dessus. En +nommant X, Y, Z, les composantes totales, parallèlement aux trois axes +des x, des y, et des z, des forces continues qui agissent à chaque +instant dt sur la molécule dont les coordonnées sont x, y, z, on obtient +ainsi immédiatement les équations</p> + +<p class="mid">d<sup>2</sup>x/dt<sup>2</sup> = X, d<sup>2</sup>y/dt<sup>2</sup> = Y, d<sup>2</sup>z/dt<sup>2</sup> = Z,</p> + +<p>auxquelles on ne +parvient que par un assez long calcul en suivant le premier mode.</p> + +<p>Telles sont les équations différentielles fondamentales du mouvement +curviligne, d'après lesquelles les questions quelconques de dynamique +relatives à un corps dont toutes les molécules prennent exactement le +même mouvement se réduisent immédiatement à des problèmes purement +analytiques, lorsque les données ont été convenablement exprimées. En +considérant d'abord la question générale directe, qui est la plus +importante, on se propose, connaissant la loi des forces continues dont +le corps est animé, de déterminer toutes les circonstances de son +mouvement effectif. Pour cela, de quelque manière que cette loi soit +donnée, ou en fonction du temps, ou en fonction des coordonnées, ou en +fonction de la vitesse, il suffira en général d'intégrer ces trois +équations du second ordre, ce qui donnera lieu à des difficultés +analytiques plus ou moins élevées, que l'imperfection du calcul intégral +pourra rendre fréquemment insurmontables. Les six constantes arbitraires +successivement introduites par cette intégration se détermineront +d'ailleurs en ayant égard aux circonstances de l'état initial du mobile, +dont les équations différentielles n'ont pu conserver aucune trace. On +obtiendra ainsi les trois coordonnées du corps en fonction du temps, de +manière à pouvoir assigner exactement sa position à chaque instant; et +on trouvera ensuite les deux équations caractéristiques de la courbe +qu'il décrit, en éliminant le temps entre ces trois expressions. Quant +à la vitesse acquise par le mobile à une époque quelconque, on pourra +dès lors la déterminer aussi d'après les valeurs de ses trois +composantes, dans le sens des axes, dx/dt, dy/dt, dz/dt. + Il est d'ailleurs utile de remarquer, à cet égard, que +cette vitesse v sera souvent susceptible d'être immédiatement calculée +par une combinaison fort simple des trois équations différentielles +fondamentales, qui donne évidemment la formule générale</p> + +<p class="mid">v<sup>2</sup> = 2∫ (Xdx + Ydy + Zdz),</p> + +<p>à l'aide de laquelle une seule intégration suffira +pour la détermination directe de la vitesse, lorsque l'expression placée +sous le signe ∫ satisfera aux conditions connues d'intégrabilité +relativement aux trois variables x, y, z, envisagées comme +indépendantes. Cette propriété n'a pas lieu, sans doute, relativement à +toutes les forces continues possibles, ni même par rapport à toutes +celles que nous présentent en effet les phénomènes naturels, puisque, +par exemple, elle ne saurait se vérifier pour les forces qui +représentent la résistance des milieux, ou les frottemens, ou, en +général, quant à toutes celles dont la loi primitive dépend du temps ou +de la vitesse elle-même. La remarque précédente n'en est pas moins +regardée avec raison par les géomètres comme ayant une extrême +importance pour simplifier les recherches analytiques auxquelles se +réduisent les problèmes de dynamique, car la condition énoncée se +vérifie constamment, ainsi qu'il est aisé de le prouver, dans un cas +particulier fort étendu, qui comprend toutes les grandes applications de +la dynamique rationnelle à la mécanique céleste, c'est-à -dire celui où +toutes les forces continues dont le corps est animé sont des tendances +vers des centres fixes, agissant suivant une fonction quelconque de la +distance du corps à chaque centre, mais indépendamment de la direction.</p> + +<p>Si, prenant maintenant en sens inverse la théorie générale du mouvement +curviligne d'une molécule libre, on se propose de déterminer, au +contraire, d'après les circonstances caractéristiques du mouvement +effectif, la loi des forces accélératrices qui ont pu le produire, la +question sera nécessairement beaucoup plus simple sous le rapport +analytique, puisqu'elle ne consistera essentiellement qu'en des +différentiations. Car il sera toujours possible alors, par des +recherches préliminaires plus ou moins compliquées, qui ne pourront +porter que sur des considérations purement géométriques, de déduire, de +la définition primitive du mouvement proposé, les valeurs des trois +coordonnées du mobile à chaque instant en fonction du temps écoulé; et +dès lors, en différentiant deux fois ces trois expressions, on obtiendra +les composantes des forces continues suivant les trois axes, d'où l'on +pourra conclure immédiatement la loi de la force accélératrice totale, +de quelque nature qu'elle soit. C'est ainsi que nous verrons, dans la +seconde section de ce cours, les trois lois géométriques fondamentales +trouvées par Képler pour les mouvemens des corps célestes qui composent +notre système solaire, nous conduire nécessairement à la loi de +gravitation universelle, qui devient ensuite la base de toute la +mécanique générale de l'univers.</p> + +<p>Après avoir établi la théorie du mouvement curviligne d'une molécule +libre, il est aisé d'y faire rentrer le cas où cette molécule est +assujétie, au contraire, à rester sur une courbe donnée. Il suffit, +comme je l'ai indiqué, de comprendre alors, parmi les forces continues +auxquelles la molécule est primitivement soumise, la résistance totale +exercée par la courbe proposée, ce qui permettra évidemment de +considérer le mobile comme entièrement libre. Toute la difficulté propre +à ce second cas se réduit donc essentiellement à analyser avec +exactitude cette résistance. Or il faut, à cet effet, distinguer +d'abord, dans la résistance de la courbe, deux parties très-différentes +qu'on pourrait appeler, pour les caractériser nettement, l'une +<i>statique</i>, l'autre <i>dynamique</i>. La résistance <i>statique</i> est celle qui +aurait lieu lors même que le corps serait immobile; elle provient de la +pression exercée sur la courbe proposée par les forces accélératrices +dont il est animé; ainsi on l'obtiendra en déterminant la composante de +la force continue totale suivant la normale à la courbe donnée au point +que l'on considère. La résistance <i>dynamique</i> a une origine toute +différente; elle n'est engendrée que par le mouvement, et résulte de la +tendance perpétuelle du corps à abandonner la courbe qu'il est forcé de +décrire, pour continuer à suivre, en vertu de la première loi +fondamentale du mouvement, la direction de la tangente. Cette seconde +résistance, qui se manifeste dans le passage du corps d'un élément de la +courbe à l'élément suivant, est évidemment dirigée à chaque instant +selon la normale à la courbe située dans le plan osculateur, et pourra, +par conséquent, n'avoir pas la même direction que la résistance +statique, si le plan osculateur ne contient pas la droite suivant +laquelle agit la force accélératrice totale. C'est à cette résistance +dynamique qu'on donne, en général, le nom de <i>force centrifuge</i>, tenant +à ce que les seules forces accélératrices considérées d'abord par les +géomètres étaient des forces <i>centripètes</i>, ou des tendances vers des +centres fixes. Quant à son intensité, en concevant cette force +centrifuge comme une nouvelle force accélératrice, elle sera mesurée par +la composante normale que produit, dans chaque instant infiniment petit, +la vitesse du mobile, lorsqu'il passe d'un élément de la courbe à un +autre. On trouve aisément ainsi, après avoir éliminé les infinitésimales +auxiliaires introduites d'abord naturellement par cette considération, +que la force centrifuge est continuellement égale au carré de la vitesse +effective du mobile divisé par le rayon de courbure correspondant de la +courbe proposée. Du reste, cette expression fondamentale, aussi bien que +la direction même de la force centrifuge, pourraient être entièrement +obtenues par le calcul, en introduisant préalablement cette force, d'une +manière complétement indéterminée, dans les trois équations +différentielles générales du mouvement curviligne rapportées ci-dessus. +Quoi qu'il en soit, après avoir déterminé la résistance dynamique, on la +composera convenablement avec la résistance statique, et, en faisant +entrer la résistance totale parmi les forces proposées, le problème sera +immédiatement ramené au cas précédent. La question la plus remarquable +de ce genre consiste dans l'étude du mouvement oscillatoire d'un corps +pesant sur une courbe quelconque (et particulièrement sur un cercle ou +sur une cycloïde), dont l'examen philosophique doit naturellement être +renvoyé à la partie de ce cours qui concerne la physique proprement +dite.</p> + +<p>Il serait superflu de considérer distinctement ici le cas où le mobile, +au lieu de devoir décrire une courbe donnée, serait seulement assujéti à +rester sur une certaine surface. C'est essentiellement par les mêmes +considérations qu'on ramène ce nouveau cas, d'ailleurs peu important +dans les applications, à celui d'un corps libre. Il n'y a d'autre +différence réelle qu'en ce qu'alors la trajectoire du mobile n'est pas +d'abord entièrement déterminée, et qu'on est obligé, pour la connaître, +de joindre à l'équation de la surface proposée une autre équation +fournie par l'étude dynamique du problème.</p> + +<p>Considérons maintenant, par aperçu, le second mode général distingué +précédemment pour construire la théorie fondamentale du mouvement +curviligne d'une molécule isolée, en partant, au contraire, du cas où la +molécule est préalablement assujétie à décrire une courbe donnée.</p> + +<p>Toute la difficulté réelle consiste alors à établir directement le +théorème fondamental relatif à la mesure de la forme centrifuge. Or +c'est ce qu'on peut faire aisément, en considérant d'abord le mouvement +uniforme du corps dans un cercle, en vertu d'une impulsion initiale, et +sans aucune force accélératrice, ainsi que l'a supposé Huyghens, auquel +est due la base de cette théorie. La force centrifuge est dès lors +évidemment proportionnelle au sinus-verse de l'arc de cercle décrit dans +un instant infiniment petit, convenablement comparé au temps +correspondant, d'où il est facile de conclure, comme l'a fait Huyghens, +qu'elle a pour expression le carré de la vitesse constante avec laquelle +le mobile décrit le cercle divisé par le rayon de ce cercle. Ce résultat +une fois obtenu, en le combinant avec une autre notion fondamentale due +à Huyghens, on en déduit immédiatement la valeur de la force centrifuge +dans une courbe quelconque. Il suffit, pour cela, de concevoir que la +détermination de cette force exigeant seulement la considération +simultanée de deux élémens consécutifs de la courbe proposée, le +mouvement peut être continuellement envisagé comme ayant lieu dans le +cercle osculateur correspondant, puisque ce cercle présente relativement +à la courbe deux élémens successifs communs. On peut donc directement +transporter à une courbe quelconque l'expression de la force centrifuge +trouvée primitivement pour le cas du cercle, et établir, comme dans la +première méthode, mais bien plus simplement, qu'elle est généralement +égale au carré de la vitesse divisé par le rayon du cercle osculateur. +Cette manière de procéder présente l'avantage de donner une idée plus +nette de la force centrifuge.</p> + +<p>Le cas du mouvement dans une courbe déterminée étant ainsi traité +préalablement avec toute la généralité convenable, il est aisé d'y +ramener celui d'un corps entièrement libre, décrivant la trajectoire qui +doit naturellement résulter de l'action simultanée de certaines forces +accélératrices quelconques. Il suffit, en effet, suivant l'indication +précédemment exprimée, de concevoir le corps comme assujéti à rester sur +la courbe qu'il décrira réellement, ce qui revient évidemment au même, +puisqu'il importe peu, en dynamique, le corps ne pouvant point +véritablement parcourir toute autre courbe, qu'il y soit contraint par +la nature des forces dont il est animé, ou par des conditions de liaison +spéciales. Dès lors ce mouvement donnera naissance à une véritable force +centrifuge, exprimée par la formule générale trouvée ci-dessus. +Maintenant il est clair que, si la force continue totale dont le mobile +est animé a été d'abord conçue comme décomposée à chaque instant en deux +autres, l'une dirigée suivant la tangente à la trajectoire, et l'autre +selon la normale située dans le plan osculateur, cette dernière doit +nécessairement être égale et directement opposée à la force centrifuge. +Or, cette composante normale ayant pour expression la force continue +totale multipliée par le cosinus de l'angle que sa direction forme avec +la normale, en égalant cette valeur à celle de la force centrifuge, on +formera une équation fondamentale d'où l'on pourra déduire les équations +générales du mouvement curviligne précédemment obtenues par une autre +méthode. On n'aura, pour cela, d'autre transformation à faire que +d'introduire dans cette équation, au lieu de la force continue totale et +de sa direction, ses composantes selon les trois axes coordonnés, et de +remplacer, dans la formule qui exprime la force centrifuge, la vitesse +et le rayon de courbure par leurs valeurs générales en fonction des +coordonnées. L'équation ainsi obtenue se décomposera naturellement en +trois, si l'on considère que, devant avoir lieu pour quelque système que +ce soit de forces accélératrices et pour une trajectoire quelconque, +elle doit se vérifier séparément par rapport à chacune des trois +coordonnées, envisagées momentanément comme trois variables entièrement +indépendantes. Ces trois équations se trouveront être exactement +identiques à celles rapportées ci-dessus. Quoique cette manière de les +obtenir soit bien moins directe, et qu'elle exige un plus grand appareil +analytique, j'ai cependant cru nécessaire de l'indiquer distinctement, +parce qu'elle me semble propre à éclairer, sous un rapport fort +important, la théorie ordinaire du mouvement curviligne, en rendant +sensible l'existence de la force centrifuge, même dans le cas d'un corps +libre, notion sur laquelle la méthode habituellement adoptée aujourd'hui +laisse communément beaucoup d'incertitude et d'obscurité.</p> + +<p>Ayant suffisamment étudié, dans ce qui précède, le caractère général de +la partie de la dynamique relative au mouvement d'un point, ou, ce qui +revient au même, d'un corps dont toutes les molécules se meuvent +identiquement, nous devons maintenant examiner, sous un semblable point +de vue, la partie de la dynamique la plus difficile et la plus étendue, +celle qui se rapporte au cas plus réel du mouvement d'un système de +corps liés entre eux d'une manière quelconque, et dont les mouvemens +propres sont altérés par les conditions dépendantes de leur liaison. Je +considérerai soigneusement, dans la leçon suivante, les résultats +généraux obtenus jusqu'ici par les géomètres, relativement à cet ordre +de recherches. Je dois donc me borner strictement ici à caractériser la +méthode générale d'après laquelle on est parvenu à convertir tous les +problèmes de cette nature en de pures questions d'analyse.</p> + +<p>Dans cette dernière partie de la dynamique, il faut préalablement +établir une nouvelle notion élémentaire, relativement à la mesure des +forces. En effet, les forces considérées jusqu'ici étant toujours +appliquées à une molécule unique, ou du moins agissant toutes sur un +même corps, leur intensité se trouvait être suffisamment mesurée, en +ayant seulement égard à la vitesse plus ou moins grande qu'elles +pouvaient imprimer au mobile à chaque instant. Mais, quand on vient à +envisager simultanément les mouvemens de plusieurs corps différens, +cette manière de mesurer les forces devient évidemment insuffisante, +puisqu'on ne saurait se dispenser de tenir compte de la masse de chaque +mobile, aussi bien que de sa vitesse. Pour la prendre convenablement en +considération, les géomètres ont établi cette notion fondamentale, que +les forces susceptibles d'imprimer à diverses masses une même vitesse +sont exactement entre elles comme ces masses; ou, en d'autres termes, +que les forces sont proportionnelles aux masses, aussi bien que nous les +avons reconnues, dans la quinzième leçon, d'après la troisième loi +physique du mouvement, être proportionnelles aux vitesses. Tous les +phénomènes relatifs à la communication du mouvement par le choc, ou de +toute autre manière, ont constamment confirmé la supposition de cette +nouvelle proportionnalité. Il en résulte évidemment que lorsqu'il faut +comparer, dans le cas le plus général, des forces qui impriment à des +masses inégales des vitesses différentes, chacune d'elles doit être +mesurée d'après le produit de la masse sur laquelle elle agit par la +vitesse correspondante. Ce produit, auquel les géomètres ont donné +communément le nom de <i>quantité de mouvement</i>, détermine exactement, en +effet, la force d'impulsion d'un corps dans le choc, la <i>percussion</i> +proprement dite, ainsi que la <i>pression</i> qu'un corps peut exercer contre +tout obstacle fixe à son mouvement. Telle est la nouvelle notion +élémentaire relative à la mesure générale des forces, dont il serait +peut-être convenable de faire une quatrième et dernière loi fondamentale +du mouvement, en tant du moins que cette notion n'est point réellement +susceptible, comme quelques géomètres l'ont pensé, d'être logiquement +déduite des notions précédentes, et ne saurait être solidement établie +que sur des considérations physiques qui lui soient propres.</p> + +<p>Cette notion préliminaire étant établie, examinons maintenant la +conception générale d'après laquelle peut être traitée la dynamique d'un +système quelconque de corps soumis à l'action de forces quelconques. La +difficulté caractéristique de cet ordre de questions consiste +essentiellement dans la manière de tenir compte de la liaison des +différens corps du système, en vertu de laquelle leurs réactions +mutuelles altéreront nécessairement les mouvemens propres que chaque +corps prendrait, s'il était seul, par l'influence des forces qui le +sollicitent, sans qu'on sache nullement <i>à priori</i> en quoi peut +consister cette altération. Ainsi, pour choisir un exemple très-simple, +et néanmoins important, dans le célèbre problème du mouvement d'un +pendule composé, qui a été primitivement le principal sujet des +recherches des géomètres sur cette partie supérieure de la dynamique, il +est évident que, par suite de la liaison établie entre les corps ou les +molécules les plus rapprochés du point de suspension, et les corps ou +les molécules qui en sont les plus éloignés, il s'exercera une réaction +telle que ni les uns ni les autres n'oscilleront comme s'ils étaient +libres, le mouvement des premiers étant retardé, et celui des derniers +étant accéléré en vertu de la nécessité où ils se trouvent d'osciller +simultanément, sans qu'aucun principe dynamique déjà établi puisse faire +connaître la loi qui détermine ces réactions. Il en est de même dans +tous les autres cas relatifs au mouvement d'un système de corps. On +éprouve donc évidemment ici le besoin de nouvelles conceptions +dynamiques. Les géomètres, obéissant à ce sujet, à l'habitude imposée +presque constamment par la faiblesse de l'esprit humain, ont d'abord +traité cette nouvelle série de recherches, en créant pour ainsi dire un +nouveau principe particulier relativement à chaque question +essentielle. Telles ont été l'origine et la destination des diverses +propriétés générales du mouvement que nous examinerons dans la leçon +suivante, et qui, primitivement envisagées comme autant de <i>principes</i> +indépendans les uns des autres, ne sont plus aujourd'hui, aux yeux des +géomètres, que des théorèmes remarquables fournis simultanément par les +équations dynamiques fondamentales. On peut suivre, dans la <i>Mécanique +analytique</i>, l'histoire générale de cette série de travaux, que Lagrange +a présentée d'une manière si profondément intéressante pour l'étude de +la marche progressive de l'esprit humain. Cette manière de procéder a +été continuellement adoptée jusqu'à d'Alembert, qui a mis fin à toutes +ces recherches isolées, en s'élevant à une conception générale sur la +manière de tenir compte de la réaction dynamique des corps d'un système +en vertu de leurs liaisons, et en établissant par suite les équations +fondamentales du mouvement d'un système quelconque. Cette conception, +qui a toujours servi depuis, et qui servira indéfiniment de base à +toutes les recherches relatives à la dynamique des corps, consiste +essentiellement à faire rentrer les questions de mouvement dans de +simples questions d'équilibre, à l'aide de ce célèbre principe général +auquel l'accord unanime des géomètres a donné, avec tant de raison, le +nom de principe de d'Alembert. Considérons donc maintenant ce principe +d'une manière directe.</p> + +<p>Lorsque, par les réactions que divers corps exercent les uns sur les +autres en vertu de leur liaison, chacun d'eux prend un mouvement +différent de celui que les forces dont il est animé lui eussent imprimé +s'il eût été libre, on peut évidemment regarder le mouvement naturel +comme décomposé en deux, dont l'un est celui qui aura effectivement +lieu, et dont l'autre, par conséquent, a été détruit. Le principe de +d'Alembert consiste proprement en ce que tous les mouvemens de ce +dernier genre, ou, en d'autres termes, les quantités de mouvemens +perdues ou gagnées par les différens corps du système dans leur +réaction, se font nécessairement équilibre, en ayant égard aux +conditions de liaison qui caractérisent le système proposé. Cette +lumineuse conception générale a été d'abord entrevue par Jacques +Bernouilli dans un cas particulier; car telle est évidemment la +considération qu'il emploie pour résoudre le problème du pendule +composé, lorsqu'il regarde la quantité de mouvement perdue par le corps +le plus rapproché du point de suspension, et la quantité de mouvement +gagnée par celui qui en est le plus éloigné, comme devant nécessairement +satisfaire à la loi d'équilibre du levier, relativement au point de +suspension, ce qui le conduit à former immédiatement une équation +susceptible de déterminer le centre d'oscillation du système de poids le +plus simple. Mais cette idée n'était, pour Jacques Bernouilli, qu'un +artifice isolé qui n'ôte rien au mérite de la grande conception de +d'Alembert, dont la propriété essentielle consiste dans son entière +généralité nécessaire.</p> + +<p>En considérant le principe de d'Alembert sous le point de vue le plus +philosophique, on peut, ce me semble, en reconnaître le véritable germe +primitif dans la seconde loi fondamentale du mouvement (voyez la +quinzième leçon), établie par Newton sous le nom d'égalité de la +réaction à l'action. Le principe de d'Alembert coïncide exactement, en +effet, avec cette loi de Newton, quand on envisage seulement un système +de deux corps, agissant l'un sur l'autre suivant la ligne qui les joint. +Ce principe peut donc être envisagé comme la plus grande généralisation +possible de la loi de la réaction égale et contraire à l'action; et +cette manière nouvelle de le concevoir me paraît propre à faire +ressortir sa véritable nature, en lui donnant ainsi un caractère +physique, au lieu du caractère purement logique qui lui avait été +imprimé par d'Alembert. En conséquence nous ne verrons désormais dans ce +grand principe que notre seconde loi du mouvement étendue à un nombre +quelconque de corps, disposés entr'eux d'une manière quelconque.</p> + +<p>D'après ce principe général, on conçoit que toute question de dynamique +pourra être immédiatement convertie en une simple question de statique, +puisqu'il suffira de former, dans chaque cas, les équations d'équilibre +entre les mouvemens détruits; ce qui donne la certitude nécessaire de +pouvoir mettre en équation un problème quelconque de dynamique, et de le +faire ainsi dépendre uniquement de recherches analytiques. Mais la forme +sous laquelle le principe de d'Alembert a été primitivement conçu n'est +point la plus convenable pour effectuer avec facilité cette +transformation fondamentale, vu la grande difficulté qu'on éprouve +souvent à discerner quels doivent être les mouvemens détruits, comme on +peut pleinement s'en convaincre par l'examen attentif du <i>Traité de +dynamique</i> de d'Alembert, dont les solutions sont ordinairement si +compliquées. Hermann, et surtout Euler ont cherché à faire disparaître +la considération embarrassante des quantités de mouvement perdues ou +gagnées, en remplaçant les mouvemens détruits par les mouvemens +primitifs composés avec les mouvemens effectifs pris en sens contraire, +ce qui revient évidemment au même, puisque, quand une force a été +décomposée en deux, on peut réciproquement substituer à l'une des +composantes la combinaison de la résultante avec l'autre composante +prise en sens contraire. Dès lors le principe de d'Alembert, envisagé +sous ce nouveau point de vue, consiste simplement, en ce que les +mouvemens effectifs conformes à la liaison des corps du système devront +nécessairement, étant pris en sens inverse, faire toujours équilibre aux +mouvemens primitifs qui résulteraient de la seule action des forces +proposées sur chaque corps supposé libre; ce qui peut d'ailleurs être +établi directement, car il est évident que le système serait en +équilibre si on imprimait à chaque corps une quantité de mouvement égale +et contraire à celle qu'il prendra effectivement. Cette nouvelle forme +donnée par Euler au principe de d'Alembert est la plus convenable pour +en faire usage, comme ne prenant en considération que les mouvemens +primitifs et les mouvemens effectifs, qui sont les véritables élémens du +problème dynamique, dont les uns constituent les données et les autres +les inconnues. Tel est, en effet, le point de vue définitif sous lequel +le principe de d'Alembert a été habituellement conçu depuis.</p> + +<p>Les questions relatives au mouvement étant ainsi généralement réduites, +de la manière la plus simple possible, à de pures questions d'équilibre, +la méthode la plus philosophique pour traiter la dynamique rationnelle +consiste à combiner le principe de d'Alembert avec le principe des +vitesses virtuelles, qui fournit directement, comme nous l'avons vu dans +la leçon précédente, toutes les équations nécessaires à l'équilibre +d'un système quelconque. Telle est la combinaison conçue par Lagrange, +et si admirablement développée dans sa <i>Mécanique analytique</i>, qui a +élevé la science générale de la mécanique abstraite au plus haut degré +de perfection que l'esprit humain puisse ambitionner sous le rapport +logique, c'est-à -dire à une rigoureuse unité, toutes les questions qui +peuvent s'y rapporter étant désormais uniformément rattachées à un +principe unique, d'après lequel la solution définitive d'un problème +quelconque ne présente plus nécessairement que des difficultés +analytiques. Pour établir le plus simplement possible la formule +générale de la dynamique, concevons que toutes les forces accélératrices +du système quelconque proposé aient été décomposées parallèlement aux +trois axes des coordonnées, et soient X, Y, Z, les groupes de forces +correspondant aux axes des x, y, z; en désignant par m la masse du +système, il devra y avoir équilibre, d'après le principe de d'Alembert, +entre les quantités primitives de mouvement mX, mY, mZ, et les quantités +de mouvement effectives prises en sens contraire, qui seront évidemment +exprimées par</p> + +<p class="mid"> -m(d<sup>2</sup>x/dt<sup>2</sup>), -m(d<sup>2</sup>y/dt<sup>2</sup>), -m(d<sup>2</sup>z/dt<sup>2</sup>),</p> + + <p>suivant les trois axes. Ainsi, appliquant à cet +ensemble de forces le principe général des vitesses virtuelles, en ayant +soin de distinguer les variations relatives aux différens axes, on +obtiendra l'équation</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/016.png"></p> + + + +<p>qui peut être regardée +comme comprenant implicitement toutes les équations nécessaires pour +l'entière détermination des diverses circonstances relatives au +mouvement d'un système quelconque de corps sollicités par des forces +quelconques. Les équations explicites se déduiront convenablement, dans +chaque cas, de celle formule générale, en réduisant toutes les +variations au plus petit nombre possible, d'après les conditions de +liaison qui caractériseront le système proposé, ce qui fournira autant +d'équations distinctes qu'il restera de variations réellement +indépendantes.</p> + +<p>Afin de faire ressortir, sous le point de vue philosophique, toute la +fécondité de cette formule, et de montrer qu'elle comprend +rigoureusement l'ensemble total de la dynamique, il convient de +remarquer qu'on en pourrait même tirer, comme un simple cas particulier, +la théorie du mouvement curviligne d'une molécule unique; que nous avons +spécialement considérée dans la première partie de cette leçon. En effet +il est évident que, si toutes les forces continues proposées agissent +sur une seule molécule, la masse m disparaît de l'équation générale +précédente, qui, en distinguant séparément le mouvement virtuel relatif +à chaque axe, fournit immédiatement les trois équations fondamentales +établies ci-dessus pour le mouvement d'un point. Mais, bien qu'on doive +considérer cette filiation, sans laquelle on ne concevrait pas toute +l'étendue réelle de la formule générale de la dynamique, la théorie du +mouvement d'une seule molécule n'exige point véritablement l'emploi du +principe de d'Alembert, qui est essentiellement destiné à l'étude +dynamique des systèmes de corps. Cette première théorie est trop simple +par elle-même, et résulte trop immédiatement des lois fondamentales du +mouvement, pour que je n'aie pas cru devoir, conformément à l'usage +ordinaire, la présenter d'abord isolément, afin de rendre plus nettes +les importantes notions générales auxquelles elle donne naissance, +quoique nous devions finir par la faire rentrer, en vue d'une +coordination plus parfaite, dans la formule invariable qui renferme +nécessairement toutes les théories dynamiques possibles.</p> + +<p>Ce serait sortir des limites naturelles de ce cours que d'indiquer ici +aucune application spéciale de cette formule générale à la solution +effective d'un problème dynamique quelconque, la méthode devant être le +seul objet essentiel de nos considérations philosophiques, sauf +l'indication des résultats principaux qu'elle a produits, et dont nous +nous occuperons dans la leçon suivante. Je crois cependant devoir +rappeler à ce sujet, comme une conception vraiment relative à la +<i>méthode</i> bien plus qu'à la <i>science</i>, la distinction nécessaire, +signalée dans la leçon précédente, entre les mouvemens de <i>translation</i> +et les mouvemens de <i>rotation</i>. Pour étudier convenablement le mouvement +d'un système quelconque, il faut, en effet, l'envisager comme composé +d'une translation commune à toutes ses parties, et d'une rotation propre +à chacun de ses points autour d'un certain axe constant ou variable. Par +des motifs de simplification analytique dont nous aurons occasion, dans +la leçon suivante, d'indiquer l'origine, les géomètres considèrent +toujours de préférence le mouvement de rotation d'un système quelconque +relativement à son centre de gravité, ou, pour mieux dire, à son centre +des moyennes distances, qui présente, sous ce rapport, des propriétés +générales très-remarquables, dont la découverte est due à Euler. Dès +lors l'analyse complète du mouvement d'un système animé de forces +quelconques consiste essentiellement: 1º à déterminer à chaque instant +la vitesse du centre de gravité et la direction dans laquelle il se +meut, ce qui suffit pour faire connaître, comme nous le constaterons, +tout ce qui concerne la translation du système; 2º à déterminer +également à chaque instant la direction de l'axe instantané de rotation +passant par le centre de gravité, et la vitesse de rotation de chaque +partie du système autour de cet axe. Il est clair, en effet, que toutes +les circonstances secondaires du mouvement pourront nécessairement être +déduites, dans chaque cas, de ces deux déterminations principales.</p> + +<p>La formule générale de la dynamique, établie ci-dessus, est évidemment, +par sa nature, tout aussi directement applicable au mouvement des +fluides qu'à celui des solides, pourvu qu'on prenne convenablement en +considération les conditions qui caractérisent l'état fluide, soit +liquide, soit gazeux, ce que nous avons eu occasion d'indiquer dans la +leçon précédente au sujet de l'équilibre. Aussi d'Alembert, après avoir +découvert le principe fondamental qui lui a permis, vu les progrès de la +statique, de traiter dans son ensemble la dynamique d'un système +quelconque, en a-t-il fait immédiatement application à l'établissement +des équations générales du mouvement des fluides, entièrement inconnues +jusqu'alors. Ces équations s'obtiennent surtout avec une grande facilité +d'après le principe des vitesses virtuelles, tel qu'il est exprimé par +la formule générale précédente. Cette partie de la dynamique ne laisse +donc réellement rien à désirer sous le rapport concret, et ne présente +plus que des difficultés purement analytiques, relatives à l'intégration +des équations aux différences partielles auxquelles on parvient. Mais il +faut reconnaître que cette intégration générale offrant jusqu'ici des +obstacles insurmontables, les connaissances effectives qu'on peut +déduire de cette théorie sont encore extrêmement imparfaites, même dans +les cas les plus simples; ce qui nous semblera sans doute inévitable, en +considérant la grande complication que nous avons déjà reconnue à cet +égard dans les questions de pure statique, dont la nature est cependant +bien moins complexe. Le seul problème de l'écoulement d'un liquide +pesant par un orifice donné, quelque facile qu'il doive paraître, n'a pu +encore être résolu d'une manière vraiment satisfaisante. Afin de +simplifier suffisamment les recherches analytiques dont il dépend, les +géomètres ont été obligés d'adopter la célèbre hypothèse proposée par +Daniel Bernouilli sous le nom de <i>parallélisme des tranches</i>, qui permet +de ne considérer le mouvement que par tranches, au lieu de devoir +l'envisager molécule à molécule. Mais cette hypothèse, qui consiste à +regarder chaque section horizontale du liquide comme se mouvant en +totalité et prenant la place de la suivante, est évidemment en +contradiction formelle avec la réalité dans presque tous les cas, +excepté dans un petit nombre de circonstances choisies pour ainsi dire +expressément, à cause des mouvemens latéraux dont une telle hypothèse +fait complétement abstraction, et dont l'existence sensible impose +nécessairement la loi d'étudier isolément le mouvement de chaque +molécule. La science générale de l'hydrodynamique ne peut donc +réellement être encore envisagée que comme étant à sa naissance, même +relativement aux liquides, et à plus forte raison à l'égard des gaz. +Mais il importe éminemment de reconnaître, d'un autre côté, que tous les +grands travaux qui restent à faire sous ce rapport consistent +essentiellement dans les progrès de la seule analyse mathématique, les +équations fondamentales du mouvement des fluides étant irrévocablement +établies.</p> + +<p>Après avoir considéré sous ses divers aspects principaux le caractère +général de la méthode en mécanique rationnelle, et indiqué comment +toutes les questions qu'elle petit offrir se réduisent à des recherches +purement analytiques, il nous reste maintenant, pour compléter l'examen +philosophique de cette science fondamentale, à envisager, dans la leçon +suivante, les résultats principaux obtenus par l'esprit humain en +procédant ainsi, c'est-à -dire les propriétés générales les plus +remarquables de l'équilibre et du mouvement.</p> +<a name="l18" id="l18"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>DIX-HUITIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml"><span class="sc">Sommaire.</span> Considérations sur les théorèmes généraux de mécanique +rationnelle.</p> + +<p>Le but et l'esprit de cet ouvrage, aussi bien que son étendue naturelle, +nous interdisent nécessairement ici tout développement spécial relatif à +l'application des équations fondamentales de l'équilibre et du +mouvement, à la solution effective d'aucun problème mécanique +particulier. Néanmoins, on ne se formerait qu'une idée incomplète du +caractère philosophique de la mécanique rationnelle envisagée dans son +ensemble, si, après avoir convenablement étudié la méthode, on ne +considérait enfin les grands résultats théoriques de la science, +c'est-à -dire les principales propriétés générales de l'équilibre et du +mouvement découvertes jusqu'ici par les géomètres, et qui nous restent +maintenant à examiner. Ces diverses propriétés ont été conçues dans +l'origine comme autant de véritables <i>principes</i>, dont chacun était +destiné primitivement à procurer la solution d'un certain ordre de +nouveaux problèmes mécaniques, supérieurs aux méthodes connues +jusqu'alors. Mais, depuis que l'ensemble de la mécanique rationnelle a +pris son caractère systématique définitif, chacun de ces anciens +<i>principes</i> a été ramené à n'être plus qu'un simple <i>théorème</i> plus ou +moins général, résultat nécessaire des théories fondamentales de la +statique et de la dynamique abstraites: c'est seulement sous ce point de +vue philosophique que nous devons les envisager ici. Commençons par ceux +qui se rapportent à la statique.</p> + +<p>Le théorème le plus remarquable qui ait été déduit jusqu'à présent des +équations générales de l'équilibre est la célèbre propriété, +primitivement découverte par Torricelli, relativement à l'équilibre des +corps pesans. Elle consiste proprement en ce que, quand un système +quelconque de corps pesans est dans sa situation d'équilibre, son centre +de gravité est nécessairement placé au point le plus bas ou le plus haut +possible, comparativement à toutes les positions qu'il pourrait prendre +d'après toute autre situation du système. Torricelli à d'abord présenté +cette propriété comme immédiatement vérifiée par les conditions +d'équilibre connues de tous les systèmes de poids considérés +jusqu'alors. Mais les considérations générales d'après lesquelles il a +tenté ensuite de la démontrer directement sont réellement peu +satisfaisantes, et offrent un exemple sensible de la nécessité de se +défier, dans les sciences mathématiques, de toute idée dont le caractère +n'est point parfaitement précis, quelque plausible qu'elle puisse +d'ailleurs paraître. En effet le raisonnement de Torricelli consiste +essentiellement à remarquer que la tendance naturelle du poids étant de +descendre, il y aura nécessairement équilibre si le centre de gravité se +trouve placé le plus bas possible. L'insuffisance de cette considération +est évidente, puisqu'elle n'explique point pourquoi il y a également +équilibre quand le centre de gravité est placé le plus haut possible, et +qu'elle tendrait même à démontrer que ce second cas d'équilibre ne peut +exister, tandis que, sous le point de vue théorique, il est aussi réel +que le premier, quoique, par le défaut de stabilité, on ait rarement +occasion de l'observer dans la pratique. Ainsi, pour choisir un exemple +très-simple, la loi d'équilibre d'un pendule exige que le centre de +gravité du poids soit placé sur la verticale menée par le point de +suspension, ce qui offre une vérification palpable du théorème de +Torricelli; mais, quand on fait abstraction de la stabilité, il est +évident que ce centre de gravité peut d'ailleurs être indifféremment +au-dessus ou au-dessous du point de suspension, l'équilibre ayant +également lieu dans les deux cas.</p> + +<p>La véritable démonstration générale du théorème de Torricelli consiste à +le déduire du principe fondamental des vitesses virtuelles, qui le +fournit immédiatement avec la plus grande facilité. Il suffit, en effet, +pour cela, d'appliquer directement ce principe à l'équilibre d'un +système quelconque de corps pesans, à l'égard duquel il donne aussitôt +l'équation</p> + +<p class="mid">∫ Pdz = 0,</p> + +<p>où P désigne un quelconque des poids, et z +la hauteur verticale de son centre de gravité. Or, d'après la définition +générale du centre de gravité de tout système de poids, on a évidemment +en nommant P. le poids total du système, et z, l'ordonnée verticale de +son centre de gravité, la relation</p> + +<p class="mid"> ∫ Pdz = P<sub>1</sub>dz<sub>1</sub>.</p> + +<p>Ainsi +l'équation des vitesses virtuelles devient, dans ce cas, dz<sub>1</sub> = 0; ce +qui, conformément à la théorie analytique générale des <i>maxima</i> et +<i>minima</i>, démontre immédiatement que la hauteur verticale du centre de +gravité du système est alors un <i>maximum</i> ou un <i>minimum</i>, comme +l'indique le théorème de Torricelli.</p> + +<p>Cette importante propriété, indépendamment du grand intérêt qu'elle +présente sous le point de vue physique, peut même être avantageusement +employée pour faciliter la solution générale de plusieurs problèmes +essentiels de statique rationnelle, relativement aux corps pesans. +Ainsi, par exemple, elle suffit à l'entière résolution de la célèbre +question de la <i>chaînette</i>, c'est-à -dire de la figure que prend une +chaîne pesante suspendue à deux points fixes, et ensuite librement +abandonnée à la seule influence de la gravité, en la supposant +parfaitement flexible, et de plus inextensible. En effet, le théorème de +Torricelli indiquant alors que le centre de gravité doit être placé le +plus bas possible, le problème appartient immédiatement à la théorie +générale des isopérimètres, indiquée dans la huitième leçon, puisqu'il +se réduit à déterminer, parmi toutes les courbes de même contour tracées +entre les deux points fixes donnés, quelle est celle qui jouit de cette +propriété caractéristique, que la hauteur verticale de son centre de +gravité totale soit un <i>minimum</i>, condition qui suffit pour déterminer +complétement, à l'aide du calcul des variations, l'équation +différentielle, et ensuite l'équation finie de la courbe cherchée. Il +en est de même dans quelques autres questions intéressantes relatives à +l'équilibre des poids.</p> + +<p>Le théorème de Torricelli a éprouvé plus tard une importante +généralisation par les travaux de Maupertuis, qui, sous le nom de <i>loi +du repos</i>, a découvert une propriété très-étendue de l'équilibre, dont +celle ci-dessus considérée n'est plus qu'un simple cas particulier. +C'est seulement à la pesanteur terrestre, ou à la gravité proprement +dite, que s'applique la loi trouvée par Torricelli. Celle de Maupertuis +s'étend, au contraire, à toutes les forces attractives qui peuvent faire +tendre les corps d'un système quelconque vers des centres fixes, ou les +uns vers les autres, suivant une fonction quelconque de la distance, +indépendante de la direction, ce qui comprend toutes les grandes forces +naturelles. On sait que, dans ce cas, l'expression P δ p + P' δ p'+ etc., +qui forme le premier membre de l'équation générale des +vitesses virtuelles, se trouve nécessairement être toujours une +différentielle exacte. Par conséquent, le principe des vitesses +virtuelles consiste alors proprement en ce que la variation de son +intégrale est nulle, ce qui indique évidemment, d'après la théorie +fondamentale des <i>maxima</i> et <i>minima</i>, que cette intégrale ∫ P δ +p est constamment, dans le cas d'équilibre, un <i>maximum</i> ou un +<i>minimum</i>. C'est en cela que consiste la loi de Maupertuis, considérée +sous le point de vue le plus général, et déduite ainsi directement avec +une extrême simplicité du principe fondamental des vitesses virtuelles, +qui doit nécessairement renfermer implicitement toutes les propriétés +auxquelles peut donner lieu la théorie de l'équilibre. Le théorème de +Maupertuis a été présenté par Lagrange sous un aspect plus concret et +plus remarquable, en le rattachant à la notion des <i>forces vives</i>, dont +nous nous occuperons plus bas. Lagrange, considérant que l'intégrale +∫ P δ p envisagée par Maupertuis est nécessairement toujours, +d'après la théorie analytique générale du mouvement, le complément de la +somme des forces vives du système à une certaine constante, en a conclu +que cette somme de forces vives est un <i>minimum</i> lorsque l'intégrale +précédente est un <i>maximum</i>, et réciproquement. D'après cela, le +théorème de Maupertuis peut être envisagé plus simplement comme +consistant en ce que la situation d'équilibre d'un système quelconque +est constamment celle dans laquelle la somme des forces vives se trouve +être un <i>maximum</i> ou un <i>minimum</i>. Il est évident que, dans le cas +particulier de la pesanteur terrestre, cette loi coïncide exactement +avec celle de Torricelli, la force vive étant alors égale, comme on +sait, au produit du poids par la hauteur verticale du centre de +gravité, laquelle doit donc devenir nécessairement un <i>maximum</i> ou un +<i>minimum</i>, s'il y a équilibre.</p> + +<p>Une autre propriété générale très-remarquable de l'équilibre, qui peut +être regardée comme le complément indispensable du théorème de +Torricelli et de Maupertuis, consiste dans la distinction fondamentale +des cas de <i>stabilité</i> ou d'<i>instabilité</i> de l'équilibre. On sait que +l'équilibre peut être <i>stable</i> ou <i>instable</i>, c'est-à -dire que le corps, +infiniment peu écarté de sa situation d'équilibre, peut tendre à y +revenir, et y retourne en effet après un certain nombre d'oscillations +bientôt anéanties par la résistance du milieu, les frottemens, etc., ou +bien qu'il tend, au contraire, à s'en éloigner de plus en plus, pour ne +s'arrêter que dans une nouvelle position d'équilibre stable. Ce que nous +appelons physiquement l'état de <i>repos</i> d'un corps n'est réellement +autre chose que l'<i>équilibre stable</i>, car le <i>repos</i> abstrait, tel que +les géomètres le conçoivent, lorsqu'ils supposent un corps qui ne serait +sollicité par aucune force, ne saurait évidemment exister dans la +nature, où il ne peut y avoir que des équilibres plus ou moins durables. +L'équilibre <i>instable</i>, au contraire, constitue effectivement ce que le +vulgaire appelle proprement <i>équilibre</i>, qui désigne toujours un état +plus ou moins passager et artificiel. La propriété générale que nous +considérons maintenant, et dont la démonstration complète est due à +Lagrange, consiste en ce que, dans un système quelconque, l'équilibre +est <i>stable</i> ou <i>instable</i>, suivant que l'intégrale envisagée par +Maupertuis, et qui a été indiquée, ci-dessus, se trouve être un +<i>minimum</i> ou un <i>maximum</i>; ou, ce qui revient au même, comme nous +l'avons dit, suivant que la somme des forces vives est un <i>maximum</i> ou +un <i>minimum</i>. Ce beau théorème de mécanique, appliqué au cas le plus +simple et le plus remarquable, à celui de l'équilibre des corps pesans +considéré par Torricelli, apprend alors que le système est dans un état +d'équilibre stable, quand le centre de gravité est placé le plus bas +possible, et dans un état d'équilibre instable quand, au contraire, le +centre de gravité est placé le plus haut possible, ce qu'il est aisé de +vérifier directement pour les systèmes les moins compliqués. Ainsi, par +exemple, l'équilibre d'un pendule est évidemment stable, quand le centre +de gravité du poids se trouve être situé au dessus du point de +suspension, et instable quand il est au dessous. De même, un ellipsoïde +de révolution, posé sur un plan horizontal, est en équilibre stable +quand il repose sur le sommet de son petit axe, et en équilibre instable +quand c'est sur le sommet de son grand axe. La seule observation aurait +suffi sans doute pour distinguer les deux états dans des cas aussi +simples. Mais la théorie la plus profonde a été nécessaire pour dévoiler +aux géomètres que cette distinction fondamentale était également +applicable aux systèmes les plus composés, en montrant que lorsque +l'intégrale relative à la somme des momens virtuels est un <i>minimum</i>, le +système ne peut faire autour de sa situation d'équilibre que des +oscillations très-petites et dont l'étendue est déterminée, tandis que, +si cette intégrale est, au contraire, un <i>maximum</i>, ces oscillations +peuvent acquérir et acquièrent en effet une étendue finie et quelconque. +Il est d'ailleurs inutile d'avertir que, par leur nature, ces +propriétés, ainsi que les précédentes, ont lieu dans les fluides tout +aussi bien que dans les solides, ce qui est également le caractère de +toutes les propriétés mécaniques générales à l'examen desquelles nous +avons destiné cette leçon.</p> + +<p>Considérons maintenant les théorèmes généraux de mécanique relatifs au +mouvement.</p> + +<p>Depuis que ces propriétés ont cessé d'être envisagées comme autant de +<i>principes</i>, et qu'on n'y a vu que des simples résultats nécessaires des +théories dynamiques fondamentales, la manière la plus directe et la plus +convenable de les établir consiste à les présenter, ainsi que l'a fait +Lagrange, comme des conséquences immédiates de l'équation générale de +la dynamique, déduite de la combinaison du principe d'Alembert avec le +principe des vitesses virtuelles, telle que nous l'avons exposée dans la +leçon précédente. On doit mettre au nombre des avantages les plus +sensibles de cette méthode, comme Lagrange l'a justement remarqué, cette +facilité qu'elle offre pour la démonstration de ces grands théorèmes de +dynamique dans leur plus grande généralité, démonstration à laquelle on +ne pouvait autrement parvenir que par des considérations indirectes et +fort compliquées. Néanmoins la nature de ce cours nous interdit +d'indiquer spécialement ici chacune de ces démonstrations, et nous +devons nous borner à considérer seulement les divers résultats.</p> + +<p>Le premier théorème général de dynamique est celui que Newton a +découvert relativement au mouvement du centre de gravité d'un système +quelconque, et qui est habituellement connu sous le nom de <i>principe de +la conservation du mouvement du centre de gravité</i>. Newton a reconnu le +premier et démontré par des considérations extrêmement simples, au +commencement de son grand traité des <i>principes mathématiques de la +philosophie naturelle</i>, que l'action mutuelle des corps d'un système les +uns sur les autres, soit par attraction, soit par impulsion, en un mot +d'une manière quelconque, en ayant convenablement égard à l'égalité +constante et nécessaire entre la réaction et l'action, ne peut nullement +altérer l'état du centre de gravité, en sorte que, s'il n'y a pas +d'autres forces accélératrices que ces actions réciproques, et si les +forces extérieures du système se réduisent seulement à des forces +instantanées, le centre de gravité restera toujours immobile ou se +mouvera uniformément en ligne droite. D'Alembert a, depuis, généralisé +cette propriété, et prouvé que, quelqu'altération que puisse introduire +l'action mutuelle des corps du système dans le mouvement de chacun +d'eux, le centre de gravité n'en est jamais affecté, et que son +mouvement a constamment lieu comme si toutes les forces du système y +étaient directement appliquées parallèlement à leur direction, quelles +que soient les forces extérieures de ce système, et en supposant +seulement qu'il ne présente aucun point fixe. C'est ce qu'il est aisé de +démontrer, en développant, dans la formule générale de la dynamique, les +équations relatives au mouvement de translation, qui, par la propriété +analytique fondamentale du centre de gravité, se trouvent coïncider avec +celles qu'aurait fourni le mouvement isolé de ce centre si la masse +totale du système y eût été supposée condensée, et qu'on l'eût conçue +animée de toutes les forces extérieures du système. Le principal +avantage de ce beau théorème est de pouvoir ainsi, en ce qui concerne le +mouvement du centre de gravité, faire rentrer le cas d'un corps ou d'un +système quelconque dans celui d'une molécule unique. Comme le mouvement +de translation d'un système doit être estimé par le mouvement de son +centre de gravité, on parvient donc de cette manière à réduire la +seconde partie de la dynamique à la première pour tout ce qui se +rapporte aux mouvemens de translation, d'où résulte, ainsi qu'il est +aisé de le sentir, une importante simplification dans la solution de +tout problème dynamique particulier, puisqu'on peut alors négliger, dans +cette partie de la recherche, les effets de l'action mutuelle de tous +les corps proposés, dont la détermination constitue ordinairement la +principale difficulté de chaque question.</p> + +<p>On ne se fait pas communément une assez juste idée de l'entière +généralité théorique des grands résultats de la mécanique rationnelle, +qui sont nécessairement applicables, par eux-mêmes, à tous les ordres de +phénomènes naturels, puisque nous avons reconnu que les lois +fondamentales sur lesquelles repose tout l'édifice systématique de la +science ne souffrent d'exception dans aucune classe quelconque de +phénomènes, et constituent les faits les plus généraux de l'univers +réel, quoiqu'on paraisse ordinairement, dans ce genre de conceptions, +avoir seulement en vue le monde inorganique. Aussi est-il à propos, ce +me semble, de faire remarquer formellement ici, au sujet de cette +première propriété générale du mouvement, que le théorème a également +lieu dans les corps vivans comme dans les corps inanimés. Quelle que +puisse être, en effet, la nature des phénomènes qui caractérisent les +corps vivans, ils ne sauraient consister tout au plus qu'en certaines +actions particulières des molécules les unes sur les autres, qui ne +s'observeraient point dans les corps bruts, sans qu'on doive douter +d'ailleurs que la réaction y soit toujours, aussi bien qu'en tout autre +cas, égale au contraire à l'action. Ainsi, par la nature même du +théorème que nous venons de considérer, il doit nécessairement se +vérifier aussi bien pour les corps vivans que pour les corps bruts, +puisque le mouvement du centre de gravité est indépendant de ces actions +intérieures mutuelles. Il en résulte, par exemple, qu'un corps vivant, +quel que soit le jeu interne de ses organes, ne saurait de lui-même +déplacer son centre de gravité, quoiqu'il puisse faire exécuter à +quelques-uns de ses points certains mouvemens partiels autour de ce +centre. Ne vérifie-t-on pas clairement, en effet, que la locomotion +totale d'un corps vivant serait entièrement impossible sans le secours +extérieur que lui fournit la résistance et le frottement du sol sur +lequel il se meut, ou du fluide qui le contient? On peut faire des +remarques exactement analogues, relativement à toutes les autres +propriétés dynamiques générales qui nous restent à considérer, et pour +chacune desquelles je me dispenserai, par conséquent, d'indiquer +spécialement son applicabilité nécessaire aux corps vivans aussi bien +qu'aux corps inertes.</p> + +<p>Le second théorème général de dynamique consiste dans le célèbre et +important <i>principe des aires</i>, dont la première idée est due à Képler, +qui découvrit et démontra fort simplement cette propriété pour le cas du +mouvement d'une molécule unique, ou en d'autres termes, d'un corps dont +tous les points se meuvent identiquement. Képler établit, par les +considérations les plus élémentaires, que si la force accélératrice +totale dont une molécule est animée tend constamment vers un point fixe, +le rayon vecteur du mobile décrit autour de ce point des aires égales en +temps égaux, de telle sorte que l'aire décrite au bout d'un temps +quelconque croît proportionnellement à ce temps. Il fit voir en outre +que, réciproquement, si une semblable relation a été vérifiée dans le +mouvement d'un corps par rapport à un certain point, c'est une preuve +suffisante de l'action sur ce corps d'une force dirigée sans cesse vers +ce point. Cette belle propriété se déduit d'ailleurs très-aisément des +équations générales du mouvement curviligne d'une molécule, exposées +dans la leçon précédente, en plaçant l'origine des coordonnées au centre +des forces, et considérant l'expression de l'aire décrite sur l'un +quelconque des plans coordonnés par la projection correspondante du +rayon vecteur du mobile. Cette découverte de Képler est d'autant plus +remarquable qu'elle a eu lieu avant que la dynamique eût été réellement +créée par Galilée. Nous aurons occasion de remarquer, dans la partie +astronomique de ce cours, que Képler ayant reconnu que les rayons +vecteurs des planètes décrivent autour du soleil des aires +proportionnelles aux temps, ce qui constitue la première de ses trois +grandes lois astronomiques, en conclut ainsi que les planètes sont +continuellement animées d'une tendance vers le soleil, dont il était +réservé à Newton de découvrir la loi.</p> + +<p>Mais, quelle que soit l'importance de ce premier théorème des aires, qui +est ainsi une des bases essentielles de la mécanique céleste, on ne doit +plus y voir aujourd'hui que le cas particulier le plus simple du grand +théorème général des aires, découvert presque simultanément et sous des +formes différentes par d'Arcy, par Daniel Bernouilli et par Euler, vers +le milieu du siècle dernier. La découverte de Képler n'était relative +qu'au mouvement d'un point: celle de d'Arcy se rapporte au mouvement de +tout système quelconque de corps agissant les uns sur les autres d'une +manière quelconque, ce qui constitue un cas, non-seulement plus +compliqué, mais même essentiellement différent, à cause de ces actions +mutuelles. Le théorème consiste alors en ce que, par suite de ces +influences réciproques, l'aire que décrira séparément le rayon vecteur +de chaque molécule du système à chaque instant autour d'un point +quelconque pourra bien être altérée, mais que la somme algébrique des +aires ainsi décrites par les projections sur un plan quelconque des +rayons vecteurs de toutes les molécules, en donnant à chacune de ces +aires le signe convenable d'après la règle ordinaire, ne souffrira aucun +changement, en sorte que, s'il n'y à pas d'autres forces accélératrices +dans le système que ces actions mutuelles, cette somme des aires +décrites demeurera invariable en un temps donné, et croîtra par +conséquent proportionnellement au temps. Quand le système ne présente +aucun point fixe, cette propriété remarquable a lieu relativement à un +point quelconque de l'espace; tandis qu'elle se vérifie seulement en +prenant le point fixe pour centre des aires, si le système en offre un. +Enfin, lorsque les corps du système sont animés de forces accélératrices +extérieures, si ces forces tendent constamment vers un même point, le +théorème des aires subsiste encore, mais uniquement à l'égard de ce +point. Cette dernière partie de la proposition générale fournit +évidemment comme cas particulier, le théorème de Képler, en supposant +que le système se réduise à une seule molécule.</p> + +<p>Dans l'application de ce théorème, on remplace ordinairement la somme +des aires correspondantes à toutes les molécules du système par la somme +équivalente des produits de la masse de chaque corps par l'aire qui s'y +rapporte, ce qui dispense de partager le système en molécules de même +masse.</p> + +<p>Telle est la forme sous laquelle le théorème général des aires a été +découvert par d'Arcy; c'est celle qu'on emploie habituellement. Comme +l'aire décrite par le rayon vecteur de chaque corps dans un instant +infiniment petit, est évidemment proportionnelle au produit de la +vitesse de ce corps par sa distance au point fixe que l'on considère, on +peut substituer à la somme des aires la somme des <i>momens</i> par rapport à +ce point de toutes les forces du système projetées sur un même plan +quelconque. Sous ce point de vue, le théorème des aires présente, +suivant la remarque de Laplace, une propriété générale du mouvement +analogue à une de celles de l'équilibre, puisqu'il consiste alors en ce +que cette somme des momens, nulle dans le cas de l'équilibre, est +constante dans le cas du mouvement. C'est ainsi que ce théorème a été +trouvé par Euler et par Daniel Bernouilli.</p> + +<p>Quelle que soit l'interprétation concrète qu'on juge convenable de lui +donner, il est une simple conséquence analytique directe de la formule +générale de la dynamique. Il suffit, pour l'en déduire, de développer +cette formule en formant les équations qui se rapportent au mouvement de +rotation, et dans lesquelles on apercevra immédiatement l'expression +analytique du théorème des aires ou des momens, en ayant égard aux +conditions ci-dessus indiquées. Sous le rapport analytique, on peut dire +que l'utilité de ce théorème consiste essentiellement à fournir dans +tous les cas trois intégrales premières des équations générales du +mouvement qui sont par elles-mêmes du second ordre, ce qui tend à +faciliter singulièrement la solution définitive de chaque problème +dynamique particulier.</p> + +<p>Le théorème des aires suffit pour déterminer, dans le mouvement général +d'un système quelconque, tout ce qui se rapporte aux mouvemens de +rotation, comme le théorème du centre de gravité détermine tout ce qui +est relatif aux mouvemens de translation. Ainsi, par la seule +combinaison de ces deux propriétés générales, on pourrait procéder à +l'étude complète du mouvement d'un système quelconque de corps, soit +quant à la translation, soit quant à la rotation.</p> + +<p>Je ne dois pas négliger de signaler sommairement ici, au sujet du +théorème des aires, la clarté inespérée et la simplicité admirable que +M. Poinsot y a introduites en y appliquant sa conception fondamentale +relative aux mouvemens de rotation, que nous avons considérée sous le +point de vue statique dans la seizième leçon. En substituant aux aires, +ou aux momens considérés jusqu'alors par les géomètres, les couples +qu'engendrent les forces proposées, M. Poinsot a fait éprouver à cette +théorie un perfectionnement philosophique très-important, qui ne me +paraît pas encore avoir été suffisamment senti. Il a donné ainsi une +valeur concrète, un sens dynamique propre et direct, à ce qui n'était +auparavant qu'un simple énoncé géométrique d'une partie des équations +fondamentales du mouvement. Une aussi heureuse transformation générale +est destinée, sans doute, à accroître nécessairement les ressources de +l'esprit humain pour l'élaboration des idées dynamiques, en tout ce qui +concerne la théorie des mouvemens de rotation. On peut voir dans le +beau mémoire de M. Poinsot sur les propriétés des momens et des aires, +qui se trouve annexé à sa <i>Statique</i>, avec quelle facilité il est +parvenu, d'après cette lumineuse conception, non-seulement à rendre +élémentaire une théorie jusqu'alors fondée sur la plus haute analyse, +mais à découvrir à cet égard de nouvelles propriétés générales +très-remarquables, que nous ne devons point considérer ici, et qu'il eût +été difficile d'obtenir par les méthodes antérieures.</p> + +<p>Le théorème des aires a été, pour l'illustre Laplace, l'origine de la +découverte d'une autre propriété dynamique très-remarquable, celle de ce +qu'il a nommé le <i>plan invariable</i>, dont la considération est surtout si +importante dans la mécanique céleste. La somme des aires projetées par +tous les corps du système sur un plan quelconque étant constante en un +temps donné, Laplace a cherché la direction du plan à l'égard duquel +cette somme se trouvait être la plus grande possible. Or, d'après la +manière dont ce plan de la plus grande aire ou du plus grand moment est +déterminé, Laplace a démontré que sa direction est nécessairement +indépendante de la réaction mutuelle des différentes parties du système, +en sorte que, par sa nature, ce plan doit rester continuellement +invariable, quelles que puissent jamais être les altérations introduites +dans la situation de ces corps par leurs influences réciproques, pourvu +qu'il ne survienne aucune nouvelle force extérieure. On conçoit aisément +de quelle importance doit être, comme nous l'expliquerons spécialement +dans la seconde partie de ce cours, la détermination d'un tel plan +relativement à notre système solaire, puisque, en y rapportant tous nos +mouvemens célestes, il nous procure l'inappréciable avantage d'avoir un +terme de comparaison nécessairement fixe, à travers tous les dérangemens +que l'action mutuelle de nos planètes pourra faire subir dans la suite +des temps à leurs distances, à leurs révolutions et même aux plans de +leurs orbites, ce qui est une première condition évidemment +indispensable pour que nous puissions exactement connaître en quoi +consistent ces altérations. Malheureusement nous aurons occasion de +remarquer que l'incertitude où nous sommes jusqu'ici relativement à la +valeur exacte de plusieurs données essentielles, ne nous permet pas +encore de déterminer avec toute la précision suffisante la situation de +ce plan. Mais cette difficulté d'application n'affecte en aucune manière +le caractère de ce beau théorème, considéré sous le point de vue de la +mécanique rationnelle, le seul que nous devions adopter ici.</p> + +<p>La théorie du plan invariable a été notablement perfectionnée dans ces +derniers temps par M. Poinsot, qui a dû naturellement y transporter sa +conception propre relativement à la théorie générale des aires ou des +momens. Il a d'abord considérablement simplifié la notion fondamentale +de ce plan, de façon à la rendre aussi élémentaire qu'il est possible, +en montrant qu'un tel plan n'est réellement autre chose que le plan du +couple général résultant de tous les couples engendrés par les +différentes forces du système, ce qui le définit immédiatement par une +propriété dynamique très-sensible, au lieu de la seule propriété +géométrique du maximum des aires. Quand une conception quelconque a été +vraiment simplifiée dans sa nature, l'élaboration en étant par cela même +facilitée, elle ne saurait manquer de prendre plus d'extension et de +conduire à des résultats nouveaux: telle est, en effet, la marche +ordinaire de l'esprit humain dans les sciences, que les théories les +plus fécondes en découvertes n'ont été le plus souvent, à leur origine, +qu'un moyen de rendre plus simple la solution de questions déjà +traitées. Le travail que nous considérons ici en a offert une nouvelle +preuve. Car la théorie de M. Poinsot a permis d'introduire un plus haut +degré de précision dans la détermination du plan invariable propre à +notre système solaire, en signalant et rectifiant une importante lacune +que Laplace y avait laissée. Ce grand géomètre, en calculant la +situation du plan du <i>maximum</i> des aires, avait cru ne devoir prendre +en considération que les aires principales, produites par la circulation +des planètes autour du soleil, sans tenir aucun compte de celles dues +aux mouvemens des satellites autour des planètes, ou à la rotation de +tous ces astres et du soleil lui-même. M. Poinsot vient de prouver la +nécessité d'avoir égard à ces divers élémens, sans quoi le plan ainsi +déterminé ne pourrait point être regardé comme rigoureusement +invariable; et en cherchant la direction du véritable plan invariable +aussi exactement que le comporte l'imperfection actuelle de la plupart +des données, il a fait voir que ce plan diffère sensiblement de celui +trouvé par Laplace; ce qu'il est facile de concevoir par la seule +considération de l'aire immense que doit introduire dans le calcul la +masse énorme du soleil, quoique sa rotation soit très-lente.</p> + +<p>Pour compléter l'indication des propriétés dynamiques les plus +importantes relatives au mouvement de rotation, il convient maintenant +de signaler ici les beaux théorèmes découverts par Euler sur ce qu'il a +nommé les <i>momens d'inertie</i> et les <i>axes principaux</i>, qu'on doit mettre +au nombre des résultats généraux les plus importans de la mécanique +rationnelle. Euler a donné le nom de <i>moment d'inertie</i> d'un corps à +l'intégrale qui exprime la somme des produits de la masse de chaque +molécule par le carré de sa distance à l'axe autour duquel le corps +tourne, intégrale dont la considération doit évidemment être +très-essentielle, puisqu'elle peut être naturellement regardée comme la +mesure exacte de l'énergie de rotation du corps. Quand la masse proposée +est homogène, ce moment d'inertie se détermine comme les autres +intégrales analogues relatives à la forme d'un corps; lorsque, au +contraire, cette masse est hétérogène, il faut de plus connaître la loi +de la densité dans les diverses couches qui la composent, et, à cela +près, l'intégration n'est alors seulement que plus compliquée. Cette +notion étant établie, Euler, comparant, en général, les momens d'inertie +d'un même corps quelconque par rapport à tous les axes de rotation +imaginables passant en un point donné, détermina les axes relativement +auxquels le moment d'inertie doit être un <i>maximum</i> ou un <i>minimum</i>, en +considérant surtout ceux qui se coupent au centre de gravité, et qui se +distinguent en ce qu'ils produisent nécessairement des momens moindres +que si, avec la même direction, ils étaient placés partout ailleurs. Il +découvrit ainsi qu'il existe constamment, en un point quelconque d'un +corps, et particulièrement au centre de gravité, trois axes +rectangulaires, tels que le moment d'inertie du corps est un <i>maximum</i> à +l'égard de l'un d'entre eux, et un <i>minimum</i> à l'égard d'un autre. Ces +axes sont d'ailleurs caractérisés par une autre propriété commune qui +leur sert habituellement aujourd'hui de définition analytique, et qui +constitue, en effet, pour l'analyse, le principal avantage que l'on +trouve à rapporter le mouvement du corps à ces trois axes. Cette +propriété consiste en ce que, lorsque ces trois axes sont pris pour ceux +des coordonnées x, y, z, les intégrales + + ∫ xzdm, ∫ xydm, ∫ yzdm + + +(m exprimant la masse du corps), sont nulles relativement au corps tout +entier, ce qui simplifie notablement les équations générales du +mouvement de rotation. Mais le principal théorème dynamique découvert +par Euler à l'égard de ces axes, et d'après lequel il les a justement +appelés <i>axes principaux de rotation</i>, consiste dans la stabilité des +rotations qui leur correspondent; c'est-à -dire, que si le corps a +commencé à tourner autour d'un de ces axes, cette rotation persistera +indéfiniment de la même manière, ce qui n'aurait pas lieu pour tout +autre axe quelconque, la rotation instantanée s'exécutant en général +autour d'un axe continuellement variable. Ce système des axes principaux +est généralement unique dans chaque corps: cependant, si tous les momens +d'inertie étaient constamment égaux entre eux, la direction de ces axes +deviendrait totalement indéterminée, pourvu qu'on les choisît toujours +perpendiculaires entre eux, ce qui a lieu, par exemple, dans une sphère +homogène, où l'on peut regarder comme des axes permanens de rotation +tous les systèmes d'axes rectangulaires passant par le centre. Il y +aurait encore un certain degré d'indétermination si le corps était un +solide de révolution, l'axe géométrique étant alors un des axes +dynamiques principaux; mais les deux autres pouvant évidemment être pris +à volonté dans un plan perpendiculaire au premier. La détermination des +axes principaux présente souvent de grandes difficultés en considérant +des corps de figure et de constitution quelconques; mais elle s'effectue +avec une extrême facilité dans les cas peu compliqués, que la mécanique +céleste nous présente heureusement comme les plus communs. Par exemple +dans un ellipsoïde homogène, ou même seulement composé de couches +semblables et concentriques d'inégale densité, mais dont chacune est +homogène, les trois diamètres conjugués rectangulaires sont eux-mêmes +les axes dynamiques principaux: le moment d'inertie du corps est un +<i>maximum</i> relativement du plus petit de ces diamètres, et un <i>minimum</i> à +l'égard du plus grand. Quand les axes principaux d'un corps ou d'un +système sont déterminés ainsi que les momens d'inertie correspondans, si +le système ne tourne pas autour de l'un de ces axes, Euler a établi des +formules générales très-simples, qui font connaître constamment les +angles que doit faire avec eux la droite autour de laquelle s'exécute +spontanément la rotation instantanée, et la valeur du moment d'inertie +qui s'y rapporte, ce qui suffit pour l'analyse complète du mouvement de +rotation.</p> + +<p>Tels sont les théorèmes généraux de dynamique qui se rapportent +directement à l'entière détermination du mouvement d'un corps ou d'un +système quelconque, soit quant à la translation, soit quant à la +rotation. Mais outre ces propriétés fondamentales, les géomètres en ont +encore découvert plusieurs autres très-générales, qui, sans être aussi +strictement indispensables, méritent singulièrement d'être signalés dans +un examen philosophique de la mécanique rationnelle, à cause de leur +extrême importance pour la simplification des recherches spéciales.</p> + +<p>La première et la plus remarquable d'entre elles, celle qui présente les +plus précieux avantages pour les applications, consiste dans le célèbre +théorème de la <i>conservation des forces vives</i>. La découverte primitive +en est due à Huyghens, qui fonda sur cette considération sa solution du +problème du centre d'oscillation. La notion en fut ensuite généralisée +par Jean Bernouilli, car Huyghens ne l'avait établi que relativement au +mouvement des corps pesans. Mais Jean Bernouilli, accordant une +importance exagérée et vicieuse à la fameuse distinction introduite par +Leïbnitz, entre les forces <i>mortes</i> et les forces <i>vives</i>, tenta +vainement d'ériger ce théorème en une loi primitive de la nature, tandis +qu'il ne saurait être qu'une conséquence plus ou moins générale des +théories dynamiques fondamentales. Les travaux les plus importans dont +cette propriété du mouvement ait été le sujet sont certainement ceux de +l'illustre Daniel Bernouilli, qui donna au théorème des forces vives sa +plus grande extension, ainsi que la forme systématique sous laquelle +nous le concevons aujourd'hui, et qui en fit surtout un si heureux usage +pour l'étude du mouvement des fluides.</p> + +<p>On sait que, depuis Leïbnitz, les géomètres appellent <i>force vive</i> d'un +corps le produit de sa masse par le carré de sa vitesse, en faisant +d'ailleurs complétement abstraction des considérations trop vagues qui +avaient conduit Leïbnitz à former une telle expression. Le théorème +général que nous envisageons ici consiste en ce que quelques altérations +qui puissent survenir dans le mouvement de chacun des corps d'un système +quelconque en vertu de leur action réciproque, la somme des forces vives +de tous ces corps reste constamment la même en un temps donné. C'est ce +qu'on démontre aujourd'hui avec la plus grande facilité d'après les +équations fondamentales du mouvement d'un système quelconque, et +surtout, comme l'a fait Lagrange, en partant de la formule générale de +la dynamique exposée dans la leçon précédente. Sous le point de vue +analytique, l'extrême utilité de ce beau théorème consiste +essentiellement en ce qu'il fournit toujours d'avance une première +équation finie entre les masses et les vitesses des différens corps du +système. Cette relation, qui peut être envisagée comme une des +intégrales définitives des équations différentielles du mouvement, +suffit à l'entière solution du problème, toutes les fois qu'il est +réductible à la détermination du mouvement d'un seul des corps que l'on +considère, détermination qui s'effectue alors avec une grande facilité.</p> + +<p>Mais pour se faire une juste idée de cette importante propriété, il est +indispensable de remarquer qu'elle est assujétie à une limitation +considérable, qui ne permet point, sous le rapport de la généralité, de +la placer sur la même ligne que les théorèmes précédemment examinés. +Cette limitation, découverte à la fin du dernier siècle par Carnot, +consiste en ce que la somme des forces vives subit constamment une +diminution dans le choc des corps qui ne sont pas parfaitement +élastiques, et généralement toutes les fois que le système éprouve un +changement brusque quelconque. Carnot a démontré qu'alors il y a une +perte de forces vives égale à la somme des forces vives dues aux +vitesses perdues par ce changement. Ainsi le théorème de la conservation +des forces vives n'a lieu qu'autant que le mouvement du système varie +seulement par degrés insensibles, ou qu'il ne survient de choc qu'entre +des corps doués d'une élasticité parfaite. Cette importante +considération complète la notion générale qu'on doit se former d'une +propriété aussi remarquable.</p> + +<p>De tous les grands théorèmes de mécanique rationnelle, celui que nous +venons d'envisager est sans contredit le plus important pour les +applications à la mécanique industrielle; c'est-à -dire en ce qui +concerne la théorie du mouvement des machines, en tant qu'elle est +susceptible d'être établie d'une manière exacte et précise. Le théorème +des forces vives a commencé à fournir jusqu'ici, sous ce point de vue, +des indications générales très-précieuses, qui ont été surtout +présentées avec une netteté et une concision parfaites dans le travail +de Carnot, auquel on n'a ajouté depuis rien de vraiment essentiel. Ce +théorème présente directement, en effet, la considération dynamique +d'une machine quelconque sous son véritable aspect, en montrant que, +dans toute transmission et modification du mouvement effectuée par une +machine, il y a simplement échange de force vive entre la masse du +moteur et celle du corps à mouvoir. Cet échange serait complet, +c'est-à -dire toute la force vive du moteur serait utilisée en évitant +les changemens brusques, si les frottemens, la résistance des milieux, +etc., n'en absorbaient nécessairement une portion plus ou moins +considérable suivant que la machine est plus ou moins compliquée. Cette +notion met dans tout son jour l'absurdité de ce qu'on a appelé le +mouvement perpétuel, en indiquant même d'une manière générale à quel +instant la machine abandonnée à sa seule impulsion primitive doit +s'arrêter spontanément; mais cette absurdité est d'ailleurs de sa nature +tellement sensible, qu'Huyghens avait, au contraire, fondé en partie sa +démonstration du théorème des forces vives sur l'évidence manifeste +d'une telle impossibilité. Quoi qu'il en soit, ce théorème donne une +idée nette de la véritable perfection dynamique d'une machine, en la +réduisant à utiliser la plus grande fraction possible de la force vive +du moteur, ce qui ne peut avoir lieu généralement qu'en s'efforçant de +simplifier le mécanisme autant que le comporte la nature du moteur. On +conçoit en effet que si l'on mesure, comme il semble naturel de le +faire, l'effet dynamique utile d'un moteur en un temps donné par le +produit du poids qu'il peut élever et de la hauteur à laquelle il le +transporte, cet effet équivaut immédiatement, d'après les lois du +mouvement vertical des corps pesans, à une force vive, et non à une +quantité de mouvement. Sous ce point de vue, la fameuse discussion +soulevée par Leïbnitz au sujet des forces vives, et à laquelle prirent +part tous les grands géomètres de cette époque, ne doit point être +regardée comme aussi dépourvue de réalité que d'Alembert a paru le +croire. On s'était sans doute mépris en pensant que la mécanique +rationnelle était intéressée dans cette contestation, qui ne saurait en +effet, selon la remarque de d'Alembert, exercer sur elle la moindre +influence réelle. Le point de vue théorique et le point de vue pratique +n'avaient pas été assez soigneusement séparés par les géomètres qui +suivirent cette discussion. Mais, sous le seul point de vue de la +mécanique industrielle, elle n'en avait pas moins une véritable +importance. Elle pourrait même être utilement reprise aujourd'hui, car +les objections qui ont été faites contre la mesure vulgaire de la valeur +dynamique des moteurs méritent d'être prises en sérieuse considération, +vu qu'il semble en effet peu rationnel de prendre pour unité un +mouvement qui n'est point uniforme.</p> + +<p>Mais, quelque décision qu'on finisse par adopter sur cette contestation +non-terminée, l'application du théorème des forces vives n'en conservera +pas moins toute son importance pour montrer sous son vrai jour la +destination réelle des machines, en prouvant que nécessairement elles +font perdre en vitesse ou en temps ce qu'elles font gagner en force ou +réciproquement, de telle sorte que leur utilité consiste essentiellement +à échanger les uns dans les autres les divers facteurs de l'effet à +produire, sans pouvoir jamais l'augmenter par elles-mêmes dans sa +totalité, et en lui faisant constamment subir au contraire une +inévitable diminution, ordinairement très-notable. Il est douteux, du +reste, que l'application de ce théorème puisse à aucune époque être +poussée beaucoup plus loin que les indications générales de ce genre, +car le véritable calcul <i>à priori</i> de l'effet précis d'une machine +quelconque donnée présente, comme problème de dynamique, une trop grande +complication, et exige la connaissance exacte d'un trop grand nombre de +relations encore complétement inconnues, pour pouvoir être efficacement +tenté dans la plupart des cas<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a> +<a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" +name="footnote29"><b>Note 29: </b></a><a href="#footnotetag29"> +(retour) </a> La véritable théorie propre de la mécanique + industrielle, qui n'est nullement, ainsi qu'on le croit + souvent, une simple dérivation de la <i>phoronomie</i> ou + mécanique rationnelle, et qui se rapporte à un ordre d'idées + complétement distinct, n'a point encore été conçue. Il en + est, à cet égard, comme de toute autre <i>science + d'application</i> dont l'esprit humain ne possède jusqu'ici que + quelques élémens insuffisans, selon la remarque indiquée + dans notre seconde leçon. La mécanique industrielle, + abstraction faite de la formation des moteurs, qui dépend de + l'ensemble de nos connaissances sur la nature, se compose de + deux classes de recherches très-différentes, les unes + dynamiques, les autres géométriques. Les premières ont pour + objet la détermination des appareils les plus convenables, + afin d'utiliser autant que possible les forces motrices + données; c'est-à -dire d'obtenir entre la force vive du corps + à mouvoir et celle du moteur le rapport le plus rapproché de + l'unité, en ayant égard aux modifications exigées dans la + vitesse par la destination connue de la machine. Quant aux + autres, on s'y propose de changer à volonté, à l'aide d'un + mécanisme convenable, les lignes décrites par les points + d'application des forces. En un mot, le mouvement est + modifié, dans les unes, quant à son intensité; dans les + autres, quant à sa direction. Les premières se rapportent à + une doctrine entièrement neuve, au sujet de laquelle il n'a + encore été produit aucune conception directe et vraiment + rationnelle. Il en est à peu près de même pour les autres, + qui dépendent de cette <i>géométrie de situation</i> entrevue par + Leïbnitz, mais qui n'a fait jusqu'ici presqu'aucun progrès. + Je ne connais, à cet égard, d'autre travail réel qu'une + ingénieuse considération élémentaire présentée par Monge, et + qui, quoique simplement empirique, mérite d'être notée ici, + ne fut-ce que pour indiquer la véritable nature de cet ordre + d'idées. + +<p> Monge est parti de cette observation, très-plausible en + effet, que, dans la réalité, les mouvemens exécutés par les + machines sont ou rectilignes ou circulaires, chacun pouvant + être d'ailleurs ou continu ou alternatif. Il a, dès lors, + envisagé toute machine comme destinée, sous le rapport + géométrique, à transformer ces divers mouvemens élémentaires + les uns dans les autres. Cela posé, en épuisant toutes les + combinaisons diverses qu'une telle transformation peut + offrir, il en a vu résulter nécessairement dix séries + d'appareils dans lesquelles peuvent être rangées toutes les + machines connues, ainsi que celles qu'on imaginera plus + tard. Les tableaux résultant de cette classification peuvent + donc être envisagés comme présentant au mécanicien les + moyens empiriques de résoudre, dans chaque cas, le problème + de la transformation du mouvement, en choisissant, parmi + tous les appareils propres à remplir la condition proposée, + celui qui présente d'ailleurs le plus d'avantages. </p> +</blockquote> + +<p>Le mouvement d'un système quelconque présente une autre propriété +générale très-remarquable, quoique moins importante, soit sous le +rapport analytique, soit surtout sous le rapport physique, que celle qui +vient d'être examinée: c'est la propriété exprimée par le célèbre +théorème général de dynamique auquel Maupertuis a donné la dénomination +si vicieuse de <i>principe de la moindre action</i>.</p> + +<p>La filiation des idées au sujet de cette découverte remonte à une époque +très éloignée, car les géomètres de l'antiquité avaient déjà fait +quelques remarques qu'on peut concevoir aujourd'hui comme équivalentes +à la vérification de ce théorème dans le cas particulier le plus simple. +Ptolémée, en effet, observe expressément, quant à la loi de la réflexion +de la lumière, que par la nature de cette loi, la lumière en se +réfléchissant se trouve suivre le plus court chemin possible pour +parvenir d'un point à un autre. Lorsque Descartes et Snellius eurent +découvert la loi réelle de la réfraction, Fermat rechercha si on ne +pourrait point y arriver <i>à priori</i> d'après quelque considération +analogue à la remarque de Ptolémée. Le <i>minimum</i> ne pouvant alors avoir +lieu relativement à la longueur du chemin parcouru, puisque la route +rectiligne eût été possible dans ce cas, Fermat présuma qu'il existerait +à l'égard du temps. Il se proposa donc, en regardant la route de la +lumière comme composée de deux droites différentes, séparées, sous un +angle inconnu, à la surface du corps réfringent, quelle devait être +cette direction relative pour que le temps employé par la lumière dans +son trajet fût le moindre possible, et il eut le bonheur de trouver +d'après cette seule considération une loi de la réfraction exactement +conforme à celle directement déduite des observations par Snellius et +par Descartes. Cette belle solution est d'ailleurs éminemment +remarquable dans l'histoire générale des progrès de l'analyse +mathématique, comme ayant offert à Fermat la première application +importante de sa célèbre méthode <i>de maximis et minimis</i>, qui contient +le véritable germe primitif du calcul différentiel.</p> + +<p>La comparaison de la remarque de Ptolémée avec le travail de Fermat +envisagé sous le point de vue dynamique, devint pour Maupertuis la base +de la découverte du théorème que nous considérons. Quoiqu'égaré, bien +plus que conduit, par de vagues considérations métaphysiques sur la +prétendue économie des forces dans la nature, il finit par arriver à ce +résultat important, que la trajectoire d'un corps soumis à l'action de +forces quelconques devait nécessairement être telle, que l'intégrale du +produit de la vitesse du mobile par l'élément de la courbe décrite fût +toujours un <i>minimum</i>, relativement à sa valeur dans toute autre courbe. +Mais Lagrange est avec justice généralement regardé par les géomètres +actuels comme le véritable fondateur de ce théorème, non-seulement pour +l'avoir généralisé autant que possible, mais surtout pour en avoir +découvert la véritable démonstration en le rattachant aux théories +dynamiques fondamentales, et en le dégageant des notions confuses et +arbitraires que Maupertuis avait employées. Il ne subsiste maintenant +d'autre trace du travail de Maupertuis que le nom qu'il a imposé à ce +théorème, et dont l'impropriété est universellement reconnue, quoique, +pour plus de brièveté, on ait continué à s'en servir. Le théorème, tel +qu'il a été établi par Lagrange relativement à un système quelconque de +corps, consiste en ce que, quelles que soient leurs attractions +réciproques, ou leurs tendances vers des centres fixes, les trajectoires +décrites par ces corps sont toujours telles que la somme des produits de +la masse de chacun d'eux, et de l'intégrale relative à sa vitesse +multipliée par l'élément de la courbe correspondante, est nécessairement +un <i>maximum</i> ou un <i>minimum</i>, cette somme étant étendue à la totalité du +système. Il importe d'ailleurs de remarquer que la démonstration de ce +théorème général étant fondée sur le théorème des forces vives, il est +inévitablement assujéti aux mêmes limitations que celui-ci.</p> + +<p>Outre la belle propriété du mouvement contenue dans cette proposition +remarquable, on conçoit que, sous le rapport analytique, elle peut être +envisagée comme un nouveau moyen de former les équations différentielles +qui doivent conduire à la détermination de chaque mouvement spécial. Il +suffit, en effet, conformément à la méthode générale des <i>maxima</i> et +<i>minima</i> fournie par le calcul des variations, d'exprimer que la somme +précédemment indiquée est un <i>maximum</i> ou un <i>minimum</i> (soit absolu, +soit relatif suivant les cas), en rendant sa variation nulle. Lagrange a +expressément montré comment, d'après cette seule considération, on peut, +en général, retrouver la formule fondamentale de la dynamique. Mais, +quelqu'utile que puisse être en certains cas une telle manière de +procéder, il ne faut point s'exagérer son importance; car on ne doit pas +perdre de vue qu'elle ne fournit par elle-même aucune intégrale finie +des équations du mouvement; elle se borne seulement à établir ces +équations d'une autre manière, qui peut quelquefois être plus +convenable. Sous ce rapport, le théorème de la moindre action est +certainement moins précieux que celui des forces vives. Quoi qu'il en +soit, il convient de remarquer ici avec Lagrange que l'ensemble de ces +deux théorèmes peut être regardé, en thèse générale, comme suffisant +pour l'entière détermination du mouvement d'un corps.</p> + +<p>Le théorème de la moindre action a aussi été présenté par Lagrange sous +une autre forme générale, spécialement destinée à rendre plus sensible +son interprétation concrète. En effet, l'élément de la trajectoire +pouvant évidemment être remplacé dans l'énoncé de ce théorème par le +produit équivalent de la vitesse et de l'élément du temps, le théorème +consiste alors en ce que chaque corps du système décrit constamment une +courbe telle que la somme des forces vives consommées en un temps donné +pour parvenir d'une position à une autre est nécessairement un <i>maximum</i> +ou un <i>minimum</i>.</p> + +<p>L'histoire philosophique des travaux relatifs au théorème de la moindre +action est particulièrement propre à mettre dans tout son jour +l'insuffisance complète et le vice radical des considérations +métaphysiques employées comme moyens de découvertes scientifiques. On ne +peut nier sans doute que le principe théologique et métaphysique des +causes finales n'ait eu ici quelque utilité, en contribuant dans +l'origine à éveiller l'attention des géomètres sur cette importante +propriété dynamique, et même en leur fournissant à cet égard quelques +indications vagues. L'esprit de ce cours, tel que nous l'avons déjà +expressément signalé, et tel qu'il se développera de plus en plus par la +suite, nous prescrit, en effet, de regarder, en thèse générale, les +hypothèses théologiques et métaphysiques comme ayant été utiles et même +nécessaires aux progrès réels de l'intelligence humaine, en soutenant +son activité aussi long-temps qu'a duré l'absence de conceptions +positives d'une généralité suffisante. Mais, alors même, les nombreux +inconvéniens fondamentaux inhérens à une telle manière de procéder +vérifient clairement qu'elle ne peut être envisagée que comme +provisoire. L'exemple actuel en offre une preuve sensible. Car, sans +l'introduction des considérations exactes et réelles fondées sur les +lois générales de la mécanique, on disputerait encore, ainsi que le +remarque Lagrange avec tant de raison, sur ce qu'il faut entendre par +<i>la moindre action</i> de la nature, la prétendue économie des forces +consistant tantôt dans l'espace, tantôt dans le temps, et le plus +souvent n'étant en effet ni l'une ni l'autre. Il est d'ailleurs évident +que cette propriété n'a point ce caractère absolu qu'on avait d'abord +voulu lui imposer, puisqu'elle éprouve dans un grand nombre de cas des +restrictions déterminées. Mais ce qui rend surtout manifeste le vice +radical des considérations primitives, c'est que, d'après l'analyse +exacte de la question traitée par Lagrange, on voit que l'intégrale +ci-dessus définie n'est nullement assujettie à être nécessairement un +<i>minimum</i>, et qu'elle peut, au contraire, être tout aussi bien un +<i>maximum</i>, comme il arrive effectivement en certains cas, le véritable +théorème général consistant seulement en ce que la variation de cette +intégrale est nulle: que devient alors l'<i>économie</i> des forces, de +quelque manière qu'on prétende caractériser l'<i>action</i>? L'insuffisance +et même l'erreur de l'argumentation de Maupertuis sont dès lors +pleinement évidentes. Dans cette occasion, comme dans toutes celles où +il a pu jusqu'ici y avoir concours, la comparaison a expressément +constaté la supériorité immense et nécessaire de la philosophie positive +sur la philosophie théologique et métaphysique, non-seulement quant à la +justesse et à la précision des résultats effectifs, mais même quant à +l'étendue des conceptions et à l'élévation réelle du point de vue +intellectuel.</p> + +<p>Pour compléter cette énumération raisonnée des propriétés générales du +mouvement, je crois devoir enfin signaler ici une dernière proposition +fort remarquable, qu'on ne place point ordinairement dans la même +catégorie que les précédentes, et qui mérite cependant, à un aussi haut +degré, de fixer notre attention, soit par sa beauté intrinsèque, soit +surtout par l'importance et l'étendue de ses applications aux problèmes +dynamiques les plus difficiles. Il s'agit du célèbre théorème général +découvert par Daniel Bernouilli, sur la <i>coexistence des petites +oscillations</i>. Voici en quoi il consiste.</p> + +<p>Nous avons vu, en commençant cette leçon, qu'il existe, pour tout +système de forces, une situation d'équilibre <i>stable</i>, celle dans +laquelle la somme des forces vives est un des <i>maximum</i>, suivant la loi +de Maupertuis généralisée par Lagrange. Quand le système est infiniment +peu écarté de cette situation par une cause quelconque, il tend à y +revenir, en faisant autour d'elle une suite d'oscillations infiniment +petites, graduellement diminuées et bientôt détruites par la résistance +du milieu et les frottemens, et qu'on peut assimiler à celles d'un +pendule d'une longueur convenable soumis à l'influence d'une gravité +déterminée. Mais plusieurs causes différentes peuvent faire +simultanément osciller le système de diverses manières autour de la +position de stabilité. Cela posé, le théorème de Daniel Bernouilli +consiste en ce que toutes les espèces d'oscillations infiniment petites +produites par ces divers dérangemens simultanés, quelle que soit leur +nature, ne font simplement que se superposer, en coexistant sans se +nuire, chacune d'elles ayant lieu comme si elle était seule. On conçoit +aisément l'extrême importance de cette belle proposition pour faciliter +l'étude d'un tel genre de mouvemens, puisqu'il suffit d'après cela +d'analyser isolément chaque sorte d'oscillations produite par chaque +perturbation séparée. Cette décomposition est surtout de la plus grande +utilité dans les recherches relatives au mouvement des fluides, où un +tel ordre de considérations se présente presque constamment. Mais la +propriété découverte par Daniel Bernouilli n'est pas moins intéressante +sous le rapport physique que sous le point de vue logique. En effet, +envisagée comme une loi de la nature, elle explique directement, de la +manière la plus satisfaisante, une foule de faits divers, que +l'observation avait depuis long-temps constatés, et qu'on cherchait +vainement à concevoir jusqu'alors. Telle est, par exemple, la +coexistence des ondes produites à la surface d'un liquide, lorsqu'elle +se trouve agitée à la fois en plusieurs points différens par diverses +causes quelconques. Telle est, surtout, dans l'acoustique, la +simultanéité des sons distincts produits par divers ébranlemens de +l'air. Cette coexistence qui a lieu sans confusion entre les +différentes ondes sonores, avait évidemment été souvent observée, +puisqu'elle est une des bases essentielles du mécanisme de notre +audition; mais elle paraissait inexplicable; on n'y voit plus maintenant +qu'une conséquence immédiate du beau théorème de Daniel Bernouilli.</p> + +<p>En considérant ce théorème sous le point de vue le plus philosophique, +on ne le trouve peut-être pas moins remarquable par la manière dont il +résulte des équations générales du mouvement, que par son importance +analytique ou physique. En effet cette coexistence des divers ordres +d'oscillations infiniment petites d'un système quelconque, autour de sa +situation de stabilité, a lieu parce que l'équation différentielle qui +exprime la loi de l'un quelconque de ces mouvemens se trouve être +<i>linéaire</i>, et conséquemment de la classe de celles dont l'intégrale +générale est nécessairement la simple somme d'un certain nombre +d'intégrales particulières. Ainsi, sous le rapport analytique, la +superposition des divers mouvemens oscillatoires a pour cause l'espèce +de superposition qui s'établit alors entre les différentes intégrales +correspondantes. Cette importante corrélation est certainement, comme +l'observe avec raison Laplace, un des plus beaux exemples de cette +harmonie nécessaire entre l'abstrait et le concret, dont la philosophie +mathématique nous a offert tant de vérifications admirables.</p> + +<p>Telles sont les principales considérations philosophiques relatives aux +différens théorèmes généraux découverts jusqu'ici dans la mécanique +rationnelle, et qui tous dérivent, comme de simples déductions +analytiques plus ou moins éloignées, des lois fondamentales du mouvement +sur lesquelles repose le système entier de la science phoronomique. +L'examen sommaire de ces théorèmes, dont l'ensemble constitue un des +monumens les plus imposans de l'activité de l'intelligence humaine +convenablement dirigée, était indispensable pour achever de déterminer +le caractère philosophique de la science de l'équilibre et du mouvement, +déjà suffisamment tracé dans les leçons précédentes, à l'égard de la +méthode. Nous pouvons donc maintenant nous former nettement une idée +générale de la nature propre de cette seconde branche de la mathématique +concrète, ce qui devait être le seul objet essentiel de notre travail à +ce sujet.</p> + +<p>Je me suis efforcé, dans ce volume, de faire sentir, autant qu'il a été +en mon pouvoir, en quoi consiste réellement la philosophie +mathématique, soit quant à ses conceptions abstraites, soit quant à ses +divers ordres de considérations concrètes, soit enfin quant à la +corrélation intime et permanente qui existe nécessairement entre les +unes et les autres. Je regrette vivement que les limites dans lesquelles +j'ai dû me renfermer, vu la destination de cet ouvrage, ne m'aient point +permis de faire passer, autant que je l'aurais désiré, dans l'esprit du +lecteur mon sentiment profond de la nature de cette immense et admirable +science, qui, base nécessaire de la philosophie positive tout entière, +constitue d'ailleurs évidemment, en elle-même, le témoignage le plus +irrécusable de la portée du génie humain. Mais j'espère que les penseurs +qui n'ont pas le malheur d'être entièrement étrangers à cette science +fondamentale pourront, d'après les réflexions que j'ai indiquées, +parvenir à en concevoir nettement le véritable caractère philosophique.</p> + +<p>Pour présenter un aperçu vraiment complet de la philosophie mathématique +dans son état actuel, j'ai indiqué d'avance (voyez la 3<sup>e</sup> Leçon) qu'il +me reste encore à considérer une troisième branche de la mathématique +concrète, celle qui consiste dans l'application de l'analyse à l'étude +des phénomènes thermologiques, dernière grande conquête de l'esprit +humain, due à l'illustre ami dont je déplore la perte récente, +l'immortel Fourier, qui vient de laisser dans le monde savant une si +profonde lacune, long-temps destinée à être de jour en jour plus +fortement sentie. Mais, afin de ne m'écarter que le moins possible des +habitudes encore universellement adoptées, j'ai annoncé que je croyais +devoir ajourner cet important examen jusqu'à ce que l'ordre naturel des +considérations exposées dans cet ouvrage nous ait conduits à la partie +de la physique qui traite de la thermologie. Quoiqu'une telle +transposition ne soit point véritablement rationnelle, il n'en saurait +résulter cependant qu'un inconvénient secondaire, l'appréciation +philosophique que je présenterai ayant d'ailleurs exactement le même +caractère que si elle eût été placée à son véritable rang logique.</p> + +<p>Considérant donc maintenant la philosophie mathématique comme +complétement caractérisée, nous devons procéder à l'examen de son +application plus ou moins parfaite à l'étude des divers ordres de +phénomènes naturels suivant leur degré de simplicité, application qui, +par elle-même, est d'ailleurs évidemment propre à jeter un nouveau jour +sur les vrais principes de cette philosophie, et sans laquelle, en +effet, ils ne sauraient être convenablement appréciés. Tel sera l'objet +du volume suivant, en nous conformant à l'ordre encyclopédique +rigoureusement déterminé dans la seconde leçon, d'après la nature +spéciale de chacune des classes principales de phénomènes que nous avons +établies, et, par conséquent, en commençant par les phénomènes +astronomiques à l'étude approfondie desquels la science mathématique est +éminemment destinée.</p> + +<p>FIN DU TOME PREMIER.</p> + +<br><br> + +<h3>TABLE DES MATIÈRES<br> + +CONTENUES DANS LE TOME PREMIER.</h3> + +<p><a href="#c1">Dédicace</a></p> + +<p><a href="#c2">Avertissement de l'auteur.</a></p> + +<p><a href="#l1">1re <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Exposition du but de ce cours, ou considérations générales +sur la nature et l'importance de la philosophie positive.</p> + +<p><a href="#l2">2e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Exposition du plan de ce cours, ou considérations générales +sur la hiérarchie des sciences positives.</p> + +<p><a href="#l3">3e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science +mathématique.</p> + +<p><a href="#l4">4e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Vue générale de l'analyse mathématique.</p> + +<p><a href="#l5">5e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Considérations générales sur le calcul des fonctions +directes.</p> + +<p><a href="#l6">6e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Exposition comparative des divers points de vue généraux +sous lesquels on peut envisager le calcul des fonctions indirectes.</p> + +<p><a href="#l7">7e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Tableau général du calcul des fonctions indirectes.</p> + +<p><a href="#l8">8e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Considérations générales sur le calcul des variations.</p> + +<p><a href="#l9">9e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Considérations générales sur le calcul aux différences +finies.</p> + +<p><a href="#l10">10e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Vue générale de la géométrie.</p> + +<p><a href="#l11">11e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Considérations générales sur la géométrie <i>spéciale</i> ou +<i>préliminaire</i>.</p> + +<p><a href="#l12">12e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Conception fondamentale de la géométrie <i>générale</i> ou +<i>analytique</i>.</p> + +<p><a href="#l13">13e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--De la géométrie <i>générale</i> à deux dimensions.</p> + +<p><a href="#l14">14e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--De la géométrie <i>générale</i> à trois dimensions.</p> + +<p><a href="#l15">15e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Considérations philosophiques sur les principes +fondamentaux de la mécanique rationnelle.</p> + +<p><a href="#l16">16e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Vue générale de la statique.</p> + +<p><a href="#l17">17e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Vue générale de la dynamique.</p> + +<p><a href="#l18">18e <span class="sc">Leçon</span>.</a>--Considérations sur les théorèmes généraux de mécanique +rationnelle.</p> + +<br><br> + +<h3>ERRATA DU TOME PREMIER.</h3> + +<p>NOTE DU TRANSCRIPTEUR: Ces erreurs ont été corrigées dans le présent +document. La liste en est reproduite ici seulement pour fin de +référence.</p> + +<p>Page 147, ligne 25, <i>au lieu de</i> idées, <i>lisez</i> conceptions.</p> + +<p>201 1 fait, <i>lisez</i> sait.</p> + +<p>236 12 M. Fournier, <i>lisez</i> M. Fourier.</p> + +<p>248 26 <i>supprimez</i> ou moins.</p> + +<p>351 17 <i>après</i> influe, <i>ajoutez</i> singulièrement.</p> + +<p>420 11 <i>au lieu de</i> signes, <i>lisez</i> lignes.</p> + +<p>469 1 jusqu'ici, <i>lisez</i> jusqu'à ce jour.</p> + +<p>504 20 intensité, <i>lisez</i> intimité.</p> + +<p>508 18, <i>après</i> volume du, <i>ajoutez</i> tronc de cône ou du.</p> + +<p>509 3, <i>au lieu de</i> S=2π ∫ydx, <i>lisez</i> S=2π ∫yds.</p> + +<p>530 20 divers individus, <i>lisez</i> diverses espèces.</p> + +<p>534 dernière ligne de la note, <i>avant</i> désignant, <i>ajoutez</i>.</p> + +<p>556 6 <i>au lieu de</i> relations, <i>lisez</i> actions.</p> + +<p>624 4 opérations, <i>lisez</i> équations.</p> + + + + +<br><br> + + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Cours de philosophie positive. (1/6), by +Auguste Comte + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE *** + +***** This file should be named 31881-h.htm or 31881-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/1/8/8/31881/ + +Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald +Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> + diff --git a/31881-h/images/001.png b/31881-h/images/001.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..9947eb3 --- /dev/null +++ b/31881-h/images/001.png diff --git a/31881-h/images/002.png b/31881-h/images/002.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6ab5ace --- /dev/null +++ b/31881-h/images/002.png diff --git a/31881-h/images/003.png b/31881-h/images/003.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f1a2681 --- /dev/null +++ b/31881-h/images/003.png diff --git a/31881-h/images/004.png b/31881-h/images/004.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6a94ce8 --- /dev/null +++ b/31881-h/images/004.png diff --git a/31881-h/images/005.png b/31881-h/images/005.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..74a2a19 --- /dev/null +++ b/31881-h/images/005.png diff --git a/31881-h/images/006.png b/31881-h/images/006.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f37e89e --- /dev/null +++ b/31881-h/images/006.png diff --git a/31881-h/images/007.png b/31881-h/images/007.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1057402 --- /dev/null +++ b/31881-h/images/007.png diff --git a/31881-h/images/008.png b/31881-h/images/008.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6ae5c68 --- /dev/null +++ b/31881-h/images/008.png diff --git a/31881-h/images/009.png b/31881-h/images/009.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..eb92027 --- /dev/null +++ b/31881-h/images/009.png diff --git a/31881-h/images/010.png b/31881-h/images/010.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..0fe5864 --- /dev/null +++ b/31881-h/images/010.png diff --git a/31881-h/images/011.png b/31881-h/images/011.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..751fa53 --- /dev/null +++ b/31881-h/images/011.png diff --git a/31881-h/images/012.png b/31881-h/images/012.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..4f45201 --- /dev/null +++ b/31881-h/images/012.png diff --git a/31881-h/images/013.png b/31881-h/images/013.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..118400f --- /dev/null +++ b/31881-h/images/013.png diff --git a/31881-h/images/014.png b/31881-h/images/014.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..608b4c8 --- /dev/null +++ b/31881-h/images/014.png diff --git a/31881-h/images/015.png b/31881-h/images/015.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..aa02056 --- /dev/null +++ b/31881-h/images/015.png diff --git a/31881-h/images/016.png b/31881-h/images/016.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..ac1d8a3 --- /dev/null +++ b/31881-h/images/016.png diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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