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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 19:56:34 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La troisième jeunesse de Madame Prune + +Author: Pierre Loti + +Release Date: April 2, 2010 [EBook #31863] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TROISIÈME JEUNESSE *** + + + + +Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +PIERRE LOTI + +DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE + +LA TROISIÈME JEUNESSE DE MADAME PRUNE + +PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3 + +Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, +y compris la Suède, la Norvège et la Hollande. + + + + +LA TROISIÈME JEUNESSE +DE +MADAME PRUNE + +CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS + + +DU MÊME AUTEUR + +Format grand in-18. + +AU MAROC 1 vol. +AZIYADÉ 1 -- +LES DERNIERS JOURS DE PÉKIN 1 -- +LE DÉSERT 1 -- +L'EXILÉE 1 -- +FANTÔME D'ORIENT 1 -- +FIGURES ET CHOSES QUI PASSAIENT 1 -- +FLEURS D'ENNUI 1 -- +LA GALILÉE 1 -- +L'INDE (sans les Anglais) 1 -- +JAPONERIES D'AUTOMNE 1 -- +JÉRUSALEM 1 -- +LE LIVRE DE LA PITIÉ ET DE LA MORT 1 -- +MADAME CHRYSANTHÈME 1 -- +LE MARIAGE DE LOTI 1 -- +MATELOT 1 -- +MON FRÈRE YVES 1 -- +PÊCHEUR D'ISLANDE 1 -- +PROPOS D'EXIL 1 -- +RAMUNTCHO 1 -- +REFLETS SUR LA SOMBRE ROUTE 1 -- +LE ROMAN D'UN ENFANT 1 -- +LE ROMAN D'UN SPAHI 1 -- +VERS ISPAHAN 1 -- + + +Format in-8º cavalier. + +Å’UVRES COMPLÈTES. Tomes I à VII 7 vol. + + +Éditions illustrées. + +PÊCHEUR D'ISLANDE, illustré de nombreuses compositions +de E. RUDAUX 1 vol. + +LES TROIS DAMES DE LA KASBAH, format in-16 +colombier. Illustrations de GERVAIS-COURTELLEMONT 1 -- + +LE MARIAGE DE LOTI, format in-8º jésus. Illustrations +de l'auteur et de A. ROBAUDI 1 -- + +IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--1046-1-05.--(Encre +Lorilleux). + + + + +AVANT-PROPOS + + +A mes chers compagnons du _Redoutable_, en souvenir de leur bonne +camaraderie pendant nos vingt-deux mois de campagne, je dédie ce livre, +où j'ai voulu seulement noter quelques-unes des choses qui nous ont +amusés, sans insister jamais sur nos fatigues et nos peines. + +Ce n'est qu'un long badinage, écrit au jour le jour, il y a trois ans +bientôt, alors que les Japonais n'avaient pas commencé d'arroser de leur +sang les plaines de la Mandchourie. Aujourd'hui, malgré la brutalité de +leur agression première, leur bravoure incontestablement mérite que l'on +s'incline, et je veux saluer ici, d'un salut profond et grave, les +héroïques petits soldats jaunes tombés devant Port-Arthur ou vers +Moukden. Mais il ne me semble pas que le respect dû à tant de morts +m'oblige d'altérer l'image qui m'est restée de leur pays. + +P. LOTI. + +Janvier 1905. + + + + +LA TROISIÈME JEUNESSE DE MADAME PRUNE + + + + +I + + +Samedi, 8 décembre 1900. + +L'horreur d'une nuit d'hiver, par coup de vent et tourmente de neige, au +large, sans abri, sur la mer échevelée, en plein remuement noir. Une +bataille, une révolte des eaux lourdes et froides contre le grand +souffle mondial qui les fouaille en hurlant; une déroute de montagnes +liquides, soulevées, chassées et battues, qui fuient en pleine +obscurité, s'entrechoquent, écument de rage. Une aveugle furie des +choses,--comme, avant les créations d'êtres, dans les ténèbres +originelles;--un chaos, qui se démène en une sorte d'ébullition +glacée... + +Et on est là , au milieu, ballotté dans la cohue de ces masses +affreusement mouvantes et engloutissantes, rejeté de l'une à l'autre +avec une violence à tout briser; on est là , au milieu, sans recours +possible, livré à tout, de minute en minute plongeant dans des gouffres, +plus obscurs que la nuit, qui sont en mouvement eux aussi comme les +montagnes, qui sont en fuite affolée, et qui chaque fois menacent de se +refermer sur vous. + +On s'est aventuré là dedans, quelques centaines d'hommes ensemble, sur +une machine de fer, un cuirassé monstre, qui paraissait si énorme et si +fort que, par temps plus calme, on y avait presque l'illusion de la +stabilité; on s'y était même installé en confiance, avec des chambres, +des salons, des meubles, oubliant que tout cela ne reposerait jamais que +sur du fuyant et du perfide, prêt à vous happer et à vous engloutir... +Mais, cette nuit, comme on éprouve bien l'instinctive inquiétude et le +vertige d'être dans une maison qui ne tient pas, qui n'a pas de base... +Rien nulle part, aux immenses entours, rien de sûr, rien de ferme où se +réfugier ni se raccrocher; tout est sans consistance, traître et +mouvant... Et en dessous, oh! en dessous, vous guettent les abîmes sans +fond, où l'on se sent déjà plonger à moitié entre chaque crête de lame, +et où la grande plongée définitive serait si effroyablement facile et +rapide!... + +Dans la partie habitée et fermée du navire,--où, bien entendu, les +objets usuels, en lamentable désarroi, se jettent brutalement les uns +sur les autres, avec des poussées et des repoussées stupides,--on était +jusqu'à cette heure à peu près à couvert de la mouillure des lames, et +le grand bruit du dehors, atténué par l'épaisseur des murailles de fer, +ne bourdonnait que sourdement, avec une monotonie sinistre. Mais voici, +au cÅ“ur même de ce pauvre asile, si entouré d'agitation et de fureur, un +bruit soudain, très différent de la terrible symphonie ambiante, un +bruit qui éclate comme un coup de canon et qui s'accompagne aussitôt +d'un ruissellement de cataracte: un sabord vient d'être défoncé par la +mer, et l'eau noire, l'eau froide, entre en torrent dans nos logis. + +Pour nous, peu importe; mais, tout à l'arrière du cuirassé, il y a notre +pauvre amiral, cette nuit-là entre la vie et la mort. Après les longues +fatigues endurées dans le golfe de Petchili, pendant le débarquement du +corps expéditionnaire, on l'emmenait au Japon pour un peu de repos dans +un climat plus doux; et l'eau noire, l'eau froide envahit aussi la +chambre où presque il agonise. + +Vers une heure du matin, là -bas, là -bas apparaît un petit feu, qui est +stable, dirait-on, qui ne danse pas la danse macabre comme toutes les +choses ambiantes; il est très loin encore; à travers les rafales et la +neige aveuglantes, on le distingue à peine, mais il suffit à témoigner +que dans sa direction existe du _solide_, de la terre, du roc, un +morceau de la charpente du monde. Et nous savons que c'est la pointe +avancée de l'île japonaise de Kiu-Siu, où nous trouverons bientôt un +refuge. + +Avec la confiance absolue que l'on a maintenant en ces petites lueurs, +inchangeables et presque éternelles comme les étoiles, que les hommes +de nos jours entretiennent au bord de tous les rivages, nous nous +dirigeons d'après ce phare, dans la tourmente où les yeux ne voient que +lui; sur ses indications seules, nous contournons des caps menaçants, +qui sont là mais que rien ne révèle tant il fait noir, et des îlots, et +des roches sournoises qui nous briseraient comme verre. + +Presque subitement nous voici abrités de la fureur des lames, la paix +s'impose sur les eaux, et, sans avoir rien vu, nous sommes entrés dans +la grande baie de Nagasaki. Les choses aussitôt retrouvent leur +immobilité, avec la notion de la verticale qu'elles avaient si +complètement perdue; on se tient debout, on marche droit sur des +planches qui ne se dérobent plus; la danse épuisante a pris fin,--on +oublie ces abîmes obscurs, dont on avait si bien le sentiment tout à +l'heure. + +A l'aveuglette, le grand cuirassé avance toujours dans les ténèbres, +dans le vent d'hiver qui siffle et dans les tourbillons de neige; +transis de froid et de mouillure, nous devons être à présent à +mi-chemin de cet immense couloir de montagnes qui conduit à la ville de +madame Chrysanthème. + +En effet, d'autres feux par myriades commencent à scintiller, de droite +et de gauche sur les deux rives, et c'est Nagasaki, étagée là en +amphithéâtre,--Nagasaki singulièrement agrandie, à ce qu'il me semble, +depuis quinze ans que je n'y étais venu. + +Le bruit et la secousse de l'ancre qui tombe au fond, et la fuite de +l'énorme chaîne de fer destinée à nous tenir: c'est fini, nous sommes +arrivés; dormons en paix jusqu'au matin. + +Demain donc, au réveil, quand le jour sera levé, le Japon, après quinze +années, va me réapparaître, là tout autour et tout près de moi. Mais +j'ai beau le savoir de la façon la plus positive, je ne parviens pas à +me le figurer, sous cette neige, dans ce froid et ces ténèbres de +décembre,--mon arrivée de jadis, ici-même, ne m'ayant laissé que des +souvenirs de voluptueux été, de chaude langueur: tout le temps des +cigales éperdument bruissantes, une ombre exquise, une nuit verte +criblée de rayons de soleil, d'admirables verdures partout suspendues et +retombant des hauts rochers jusque sur la mer... + + + + +II + + +Dimanche, 9 décembre 1900. + +Réveillé tard, après une telle nuit de grande secouée, j'ouvre mon +sabord, pour saluer le Japon. + +Et il est bien là , toujours le même, à première vue du moins, mais +uniformément feutré de neige, sous un pâle soleil qui me déroute et que +je ne lui connaissais point. Les arbres verts, qui couvrent encore les +montagnes comme autrefois, cèdres, camélias et bambous, sont poudrés à +blanc, et les toits des maisonnettes de faubourg, qui grimpent vers les +sommets, ressemblent dans le lointain à des myriades de petites tables +blanches. + +Aucune mélancolie de souvenir, à revoir tout cela, qui reste joli +pourtant sous le suaire hivernal; aucune émotion: les pays où l'on n'a +ni aimé ni souffert ne vous laissent rien. Mais c'est étrange, au seul +aspect de cette baie, quantité de choses et de personnages oubliés se +représentent à mon esprit: certains coins de la ville, certaines +demeures, et des figures de Nippons et de Nipponnes, des expressions +d'yeux ou de sourire. En même temps, des mots de cette langue, qui +semblait à jamais sortie de ma mémoire, me reviennent à la file; je +crois vraiment qu'une fois descendu à terre je saurai encore parler +japonais. + +Au soleil de deux heures, la neige est partout fondue. Et on voit mieux +alors toutes les transformations qui se dissimulaient ce matin sous la +couche blanche. + +Çà et là des tuyaux d'usine ont coquettement poussé, et noircissent de +leur souffle les entours. Là -bas, là -bas, au fond de la baie, le vieux +Nagasaki des temples et des sépultures semble bien être resté +immuable,--ainsi que ce faubourg de Dioudjendji que j'habitais, à +mi-montagne;--mais, dans la concession européenne et partout sur les +quais nouveaux, que de bâtisses modernes, en style de n'importe où! Que +d'ateliers fumants, de magasins et de cabarets! + +Et puis, où sont donc ces belles grandes jonques, à membrure d'oiseau, +qui avaient la grâce des cygnes? La baie de Nagasaki jadis en était +peuplée; majestueuses, avec leur poupe de trirème, souples, légères, on +les voyait aller et venir par tous les vents; des petits athlètes +jaunes, nus comme des antiques, manÅ“uvraient lestement leurs voiles à +mille plis, et elles glissaient en silence parmi les verdures des rives. +Il en reste bien encore quelques-unes, mais caduques, déjetées, et que +l'on dirait perdues aujourd'hui dans la foule des affreux batelets en +fer, remorqueurs, chalands, vedettes, pareils à ceux du Havre ou de +Portsmouth. Et voici de lourds cuirassés, des «destroyers» difformes, +qui sont peints en ce gris sale, cher aux escadres modernes, et sur +lesquels flotte le pavillon japonais, blanc orné d'un soleil rouge. + +Le long de la mer, quel massacre! Ce manteau de verdure, qui jadis +descendait jusque dans l'eau, qui recouvrait les roches même les plus +abruptes, et donnait à cette baie profonde un charme d'éden, les hommes +l'ont tout déchiqueté par le bas; leur travail de malfaisantes fourmis +se révèle partout sur les bords; ils ont entaillé, coupé, gratté, pour +établir une sorte de chemin de ronde, que bordent aujourd'hui des usines +et de noirs dépôts de charbon. + +Et très loin, très haut sur la montagne, qu'est-ce donc qui persiste de +blanc, après que la neige est fondue? Ah! des lettres,--japonaises, il +est vrai,--des lettres blanches, longues de dix mètres pour le moins, +formant des mots qui se lisent d'une lieue: un système d'affichage +américain; une réclame pour des produits alimentaires! + + + + +III + + +Mardi, 11 décembre. + +Un soleil d'arrière-automne, chaud sans excès, lumineux comme avec +nostalgie, tel, à cette saison, le soleil au midi de l'Espagne; un +soleil idéal, s'attardant à dorer les vieilles pagodes, à mûrir les +oranges et les mandarines des jardinets mignards... + +De peur d'être trop déçu, j'ai préféré attendre ce beau temps-là , pour +quitter mon navire et faire ma première visite au Japon. + +Donc, aujourd'hui seulement, surlendemain de mon arrivée, me voici +errant au milieu des maisonnettes de bois et de papier, un peu +désorienté d'abord par tant de changements survenus dans les quartiers +voisins de la mer, et puis me reconnaissant davantage aux abords des +grands temples, au fin fond du vieux Nagasaki purement japonais. + +Quoi qu'on en ait dit, il existe bien toujours, ce Japon lointain, +malgré le vent de folie qui le pousse à se transformer et à se détruire. +Quant à la mousmé, je la retrouve toujours la même, avec son beau +chignon d'ébène vernie, sa ceinture à grandes coques, sa révérence et +ses petits yeux si bridés qu'ils ne s'ouvrent plus; son ombrelle seule a +changé: au lieu d'être à mille nervures et en papier peint, la voilà , +hélas! en soie de couleur sombre, et baleinée à la mode occidentale. +Mais la mousmé est encore là , pareillement attifée, aussi gentiment +comique, et d'ailleurs innombrable, emplissant les rues de sa grâce +mièvre et de son rire. Du côté des hommes, les gracieux chapeaux melons +et les petits complets d'Occident ne sont pas sensiblement plus nombreux +que jadis; on dirait même que la vogue en est passée. + +Comme c'est drôle: j'ai été quelqu'un de Nagasaki, moi, il y a +longtemps, longtemps, il y a beaucoup d'années!... Je l'avais presque +oublié, mais je me le rappelle de mieux en mieux, à mesure que je +m'enfonce dans cette ville étrange. Et mille choses me jettent au +passage un mélancolique bonjour, avec une petite gerbe de +souvenirs,--mille choses: les cèdres centenaires penchés autour des +pagodes, les monstres de granit qui veillent depuis des âges sur les +seuils, et les vieux ponts courbes aux pierres rongées par la mousse. + +Des bonjours mélancoliques, disais-je... Mélancolie des quinze ans +écoulés depuis que nous nous sommes perdus de vue, voilà tout. Par +ailleurs, pas plus d'émotion que le jour de l'arrivée: c'était donc bien +sans souffrance et sans amour que j'avais passé dans ce pays. + +Ces quinze années pourtant ne pèsent guère sur mes épaules. Je reviens +au pays des mousmés avec l'illusion d'être aussi jeune que la première +fois, et, ce que je n'aurais pu prévoir, bien moins obsédé par +l'angoisse de la fuite des jours; j'ai tant gagné sans doute en +détachement que, plus près du grand départ, je vis comme s'il me +restait au contraire beaucoup plus de lendemains. En vérité, je me sens +disposé à prendre gaîment notre séjour imprévu dans cette baie, qui est +encore, à ce qu'il semble, l'un des coins les plus amusants du monde. + +Sur le soir de cette journée, presque sans l'avoir voulu, je suis ramené +vers Dioudjendji, le faubourg où je demeurais: l'habitude peut-être, ou +bien quelque attirance inavouée des sourires de madame Prune... Je +monte, je monte, me figurant que je vais arriver tout droit. Mais, qui +le croirait? dans ces petits chemins jadis si familiers, je m'embrouille +comme dans un labyrinthe, et me voici tournant, retournant, incapable de +reconnaître ma demeure. + +Tant pis! ce sera pour un autre jour, peut-être. Et puis, j'y tiens si +peu! + + + + +IV + + +Jeudi, 13 décembre. + +J'ai eu le plaisir de rencontrer ce matin au marché madame Renoncule, ma +belle-mère, à peine changée; ces quinze ans n'ont pour ainsi dire pas +altéré les beaux restes que je lui connaissais, et nous nous sommes +salués sans la moindre hésitation. + +Elle a été on ne peut plus aimable, et m'a convié à un grand dîner, où +je dois revoir quantité de belles-sÅ“urs, de nièces et de cousines. En +outre, elle m'a appris que sa fille, madame Chrysanthème, était très +avantageusement établie, dans une ville voisine, mariée en justes noces +à un M. Pinson, fabricant de lanternes en gros; toutefois le ciel se +refuse, hélas! à bénir cette union, qui demeure obstinément stérile, et +c'est le seul nuage à ce bonheur. + +Le dîner de famille, auquel je n'ai pas cru devoir refuser de prendre +part, promet d'être nombreux et cordial. Mon fidèle serviteur Osman, que +j'ai présenté comme un jeune cousin, y assistera aussi. Mais ma +belle-mère qui, dans les situations les plus délicates, ne perd jamais +le sentiment des nuances, a jugé plus convenable que monsieur et madame +Pinson n'y fussent point conviés. + + + + +V + + +Samedi, 15 décembre. + +Je m'ennuyais aujourd'hui dans Motokagomachi,--qui est la rue élégante +et un peu modernisée de la ville, la rue où quelques boutiques +s'essaient à avoir des glaces, des étalages à l'européenne; je +m'ennuyais, et l'idée m'est venue, pour me distraire, de recourir aux +guéchas, comme nous faisions jadis... + +Des guéchas, pour sûr il devait y en avoir encore, bien que, au Japon, +tout s'en aille. Et je m'en suis ouvert à l'homme-coureur qui, depuis un +moment, me voiturait de toute la vitesse de ses jambes musclées et +trapues: + +--Monsieur, m'a-t-il répondu, je vais vous conduire dans une de nos +maisons-de-thé les plus élégantes, qui s'appelle la «Maison de la Grue», +et l'on s'empressera de contenter votre caprice. + +(Je prie que l'on ne s'y trompe pas: dans cette appellation, le mot +_grue_ (o tsuru) ne désigne qu'un oiseau.) + +C'est tout à côté de Motokagomachi, dans une ruelle; on entre par un +petit portique d'apparence comme il faut; on traverse un bijou de petit +jardin ou il y a des montagnes naines, des rocailles de poupée, des +vieux arbres eh miniature; et la Maison de la Grue est au fond, très +accueillante et très discrète. Comme les Européens n'y fréquentent +guère, elle a conservé sa minutieuse propreté japonaise; je mie +déchausse en entrant, et deux servantes, à mon aspect, tombent a quatre +pattes, le nez contre le plancher, suivant la pure étiquette +d'autrefois, que je croyais perdue. Au premier étage, dans une grande +pièce blanche qui est vide et sonore, on m'installe par terre, sur des +coussins de velours noir, et on se prosterne à nouveau pour attendre +mes ordres. + +Voici. Je désire louer pour une heure une guécha, c'est-à -dire une +musicienne, et une maïko, c'est-à -dire une danseuse. C'est très bien: on +va prévenir deux de ces dames, qui habitent le quartier et travaillent +d'ordinaire pour la maison. + +En attendant qu'elles viennent, la dînette obligatoire m'est apportée +avec mille grâces, sur des amours de petits plateaux.... Décidément, il +existe encore, mon Japon de jadis, celui du temps de Chrysanthème et du +temps de ma jeunesse; je reconnais tout cela, les tasses minuscules, les +bâtonnets en guise de fourchette, le réchaud de bronze dont les poignées +figurent des têtes de monstre,--et surtout les révérences, les petits +rires engageants, les continuelles minauderies des servantes. + +Mais j'avais connu ces choses à la splendeur de l'été; or, je les +retrouve en décembre, et l'hiver de l'année,--peut-être aussi l'hiver de +ma vie,--me rendent leur mièvrerie par trop triste, intolérablement +triste... + +Qu'on se dépêche de m'amener ces dames. Je gèle et je m'ennuie, là tout +seul, pieds nus sur ces nattes blanches. Un petit vent, rafraîchi à la +neige, passe en gémissant entre les panneaux de papier qui servent de +murailles; à part ma dînette, posée à terre, et mes coussins de velours +noir, rien dans cette vaste chambre, rien qu'un frêle bouquet là -bas, +dans un vase, sur un trépied de laque,--un bouquet d'un goût exquis, +j'en conviens; mais c'est égal, cette nudité absolue est pour me geler +davantage encore. J'ai froid, froid jusqu'à l'âme; je me sens ridicule +et pitoyable, accroupi au milieu de la solitude qu'est cette chambre. +Vite, qu'on m'amène ces dames, ou je m'en vais! + +--Patience, monsieur, me dit-on avec mignardise; patience, on lisse leur +chignon, elles se parent! + +Pour me donner le change sur la lenteur de cette toilette, on m'apporte +un par un divers accessoires: d'abord la guitare à long manche, +enveloppée d'une housse en crépon rouge, et la spatule d'ivoire pour en +gratter les cordes; ensuite un coffre léger,--en laque, il va sans +dire,--contenant les masques variés de la danseuse, ses fleurs en papier +de riz, ses banderoles de soie; tout son petit bagage de saltimbanque +raffinée, exotique, extra-lointaine. + +Enfin, des froufrous dans l'escalier, des rires d'enfant, des pas légers +qui montent: «Les voilà , monsieur, les voilà !» Il était temps, j'allais +me lever pour partir. + +Entre d'abord une frêle créature, un diminutif de jeune fille, en longue +robe de crépon gris souris, avec une ceinture rose fleur-de-pêcher, +nouée par derrière et dont les coques ressemblent aux ailes d'un +papillon géant qui se serait posé là . C'est mademoiselle Matsuko, la +musicienne, qui se prosterne; le hasard m'a bien servi, car elle est +fine et jolie. + +Ensuite paraît le plus étrange petit être que j'aie jamais vu dans mes +courses par le monde, moitié poupée et moitié chat, une de ces figures +qui, du premier coup, se gravent, par l'excès même de leur bizarrerie, +et que l'on n'oublie plus. Elle s'avance, en souriant du coin de ses +yeux bridés; sa tête, grosse comme le poing, se dresse invraisemblable, +sur un cou d'enfant, un cou trop long et trop mince, et son petit corps +de rien se perd dans les plis d'une robe extravagante, à grands ramages, +à grands chrysanthèmes dorés. C'est mademoiselle Pluie-d'Avril, la +danseuse, qui se prosterne aussi. + +Elle avoue treize ans, mais, tant elle est petite, menue, fluette, on +lui en donnerait à peine huit, n'était parfois l'expression de ses yeux +câlins et drôles où passe furtivement, entre deux sourires, très +enfantins, un peu de féminité précoce, un peu d'amertume. Telle quelle, +délicieuse à regarder dans ses falbalas d'Extrême-Asie, déroutante, ne +ressemblant à rien, indéfinissable et insexuée. + +Je ne m'ennuie plus, je ne suis plus seul; j'ai rencontré le jouet que +j'avais peut-être vaguement désiré toute ma vie: un petit chat qui +parle. + +Avant que la représentation commence, je dois faire les honneurs de ma +dînette à mes impayables petites invitées; donc, sachant depuis +longtemps les belles manières nipponnes, je lave _moi-même_, dans un bol +d'eau chaude, apporté à cet usage, la tasse en miniature où j'ai bu, +j'y verse quelques gouttes de saki, et les offre successivement aux deux +mousmés; elles font mine de boire, je fais mine de vider la coupe après +elles, et nous échangeons de cérémonieuses révérences: l'étiquette est +sauve. + +Maintenant, la guitare prélude. Le petit chat s'est levé, dans les plis +de sa robe mirifique; du fond de sa boîte de laque, il retire des +masques, se choisit une figure qu'il ne montre pas, l'attache sur son +minois comique en me tournant le dos, et brusquement se refait voir!... +Oh! quelle surprise!... Où est-il, mon petit chat?... Il est devenu une +grosse bonne femme, à l'air si étonné, si naïf et si bête que l'on ne se +tient pas d'éclater de rire. Et il danse, avec une bêtise voulue, qui +est vraiment du grand art. + +Nouvelle volte-face, nouveau plongeon dans la boîte à malice, choix d'un +nouveau masque attaché prestement, et réapparition à faire frémir... +Maintenant c'est une vieille, vieille goule, au teint de cadavre, avec +des yeux à la fois dévorants et morts dont l'expression est +insoutenable. Cela danse tout courbé, comme en rampant; cela conserve +des bras de fillette qui, tout le temps fauchent dans l'air, de grandes +manches qui s'agitent comme des ailes de chauve-souris. Et la guitare, +sur des notes graves, gémit en trémolo sinistre... + +Quand la mousmé ensuite, sa danse finie, laisse tomber son masque +affreux pour faire la révérence, on trouve d'autant plus exquise, par +contraste, son amour de petite figure. + +C'est la première fois qu'au Japon, je suis sous le charme.... Je +reviendrai souvent dans la «Maison de la Grue». + + + + +VI + + +18 décembre. + +J'ai revu aujourd'hui ce jardinet de madame Renoncule, ma belle-mère, +dont le seul aspect suffisait jadis à me donner le spleen. + +Et je l'ai revu tout pareil, aussi maladif, dans sa pénombre, entre ses +vieux murs. Ses arbres nains, qui paraissaient déjà centenaires, n'ont +ni changé, ni grandi d'une ligne. Tel bouquet de petits cèdres avortons, +que je me rappelle si bien, de petits cèdres qui n'ont pas deux pieds de +haut, se mire toujours dans le lac en miniature, dont la surface est +ternie de poussière. La même teinte, verdâtre et comme moisie, est +restée aux rocailles nostalgiques, dans les recoins sans soleil.... + +Il y a toujours un étonnement à retrouver, dans des pays très éloignés, +et après de longues années qui ont été remplies pour vous d'agitations +et de courses par le monde, à retrouver de pauvres petites choses +demeurées immuables, d'infimes petites plantes qui continuent de végéter +aux mêmes places. + + + + +VII + + +20 décembre. + +A mon précédent séjour, il y a quinze ans, on ne voyait d'ivrognes au +Japon que les matelots d'Europe. Maintenant les matelots japonais s'y +sont mis, à l'alcool; à peu près semblables à ceux de chez nous, sauf +leur figure plate et jaune, portant le même col bleu et le même bonnet, +ils vont bras dessus bras dessous, chantant et titubant par les rues. +Quantité d'autres personnages, en robe nipponne, se grisent aussi le +dimanche et se battent dans les cabarets. + +En fait de maisons-de-thé, celles-là seules qui sont très élégantes et +très fermées, qui n'admettent que de purs Japonais et quelques étrangers +de marque, celles-là seules ont gardé la tradition: minutieuse propreté +blanche, grandes salles où il n'y a rien, raffinement extrême dans +l'absolue simplicité. + +Mais toutes les autres, ouvertes à qui veut entrer, sont devenues sales +et empestent l'absinthe. On y est admis sans se déchausser, en gros +souliers boueux; plus de nattes immaculées par terre, plus de coussins +pour s'asseoir; des chaises et des tables de cabaret; sur les étagères, +au lieu des gentilles porcelaines pour dînettes de poupées, aujourd'hui +des alignements de bouteilles, du wisky, du brandy, du pale-ale; tous +les poisons d'Angleterre et d'Amérique, déversés chaque jour à pleins +paquebots, sur le vieil empire du Soleil-Levant. + +Et pourtant le Japon existe encore. A certaines heures, dans certains +lieux, on le retrouve si intact et si japonais, qu'il semble n'avoir +subi qu'une atteinte superficielle. Cette grande baie singulière où nous +sommes, entre ses hautes montagnes aux dentelures excessives, ne cesse +point d'être un réceptacle d'inépuisables étrangetés. Nagasaki, malgré +ses lampes électriques et la fumée de ses usines, est encore, au fond, +une ville très lointaine, séparée de nous par des milliers de lieues, +par des temps et des âges. + +Si son port est ouvert à tous les navires et à toutes les importations +d'Occident, du côté de la montagne elle a gardé ses petites rues des +siècles passés, sa ceinture de vieux temples et de vieux tombeaux. Les +pentes vertes qui l'entourent sont hantées par ces milliers d'âmes +ancestrales, auxquelles on brûle tarit d'encens chaque jour; elles n'ont +pas cessé d'être le tranquille royaume des morts; les mystérieux +symboles, les stèles de granit, les bouddhas en prière s'y pressent du +haut en bas, parmi les cèdres et les bambous. Et tout cet immense lieu +de recueillement et d'adoration, comme suspendu au-dessus de la ville, +jette son ombre sur les drolatiques petites choses qui se passent en +bas. Dans Nagasaki, n'importe où l'on se promène et l'on s'amuse, +toujours, au-dessus de soi l'on sent cet amas de pagodes et de +cimetières, étagés parmi la verdure; chaque rue qui s'éloigne de la +rive, chaque rue qui monte finit toujours par y aboutir, et on rencontre +fréquemment d'extraordinaires cortèges qui s'y rendent, accompagnant +quelque Nippon défunt que l'on conduit là -haut, là -haut, dans une +gentille chaise à porteurs... + + + + +VIII + + +23 décembre. + +J'ai retrouvé madame Prune, et je l'ai retrouvée libre et veuve!... Ça +par exemple, ç'a été une émotion... + +J'étais monté par hasard vers Dioudjendji, ne pensant point à mal, quand +tout à coup un tournant de sentier, un vieil arbre, une pierre, m'ont +reconnu au passage d'une façon saisissante: ces choses avaient été jadis +quotidiennement inscrites dans mes yeux; j'étais à deux pas de mon +ancienne demeure... + +J'y suis allé tout droit, et je l'ai revue toujours la même, malgré cet +air de vétusté qu'elle n'avait point encore au temps où je l'habitais. +Sans hésiter, glissant la main entre les barreaux du portail, j'ai fait +jouer la fermeture à secret pour entrer dans le jardin... Madame Prune +était là , dans un négligé qui lui a été pénible, la pauvre chère âme que +je n'aurais pas dû surprendre, le chignon sans apprêts, vaquant à +quelques menus soins de ménage. Et tel a été son trouble de me revoir, +qu'il ne m'est plus possible de mettre en doute la persistance de son +sentiment pour moi. + +Voici trois années, paraît-il, que M. Sucre a payé son tribut à la +nature; à quelque cent mètres au-dessus de sa maison, il repose dans +l'un des cimetières de la montagne. La veuve conserve pieusement les +reliques de l'époux qui sut puiser dans son art tant de détachement et +de philosophie: l'encrier de jade, que j'ai tout de suite reconnu, avec +la maman crapaud et les jeunes crapoussins; les lunettes rondes; et +enfin la dernière étude qui sortit, inachevée, de cet habile pinceau, un +groupe de cigognes, il va sans dire. + +Quant à mademoiselle Oyouki, depuis plus de dix ans elle est mariée, +établie à la campagne, et mère d'une charmante famille. + +Et madame Prune, en baissant les yeux, a insisté sur cette liberté et +cette solitude du cÅ“ur, que sa nouvelle situation lui laisse... + + + + +IX + + +26 décembre. + +Ceux-là seuls qui ont le _sens du chat_ pourront me suivre et me +comprendre dans le développement de ma passion pour la petite +mademoiselle Pluie-d'Avril, professionnelle de danse nipponne. + +On a le sens du chat ou on ne l'a pas; il n'y a point à raisonner sur la +question. J'ai vu des gens qui par ailleurs ne donnaient aucun autre +signe d'aliénation mentale, embrasser des chats irrésistiblement, avec +frénésie, sans que l'affection et encore moins l'amour fussent en cause. +Et ces gens n'étaient pas toujours des raffinés, des névrosés, mais +souvent aussi des êtres sains et primitifs; ainsi je me rappelle que +certaine petite chatte grise, de six mois, à bord d'un de mes derniers +navires, causait de véritables transports à bon nombre de matelots; ils +lui donnaient les noms les plus délirants, la pétrissaient de caresses, +se fourraient longuement la moustache dans son pelage doux et propre, +l'embrassaient à la manger,--tout comme j'étais capable de faire +moi-même, quand par hasard je l'attrapais, cette moumoutte, dans un coin +propice et sans témoins indiscrets. + +Inutile de dire que je ne vais pas aussi loin avec mademoiselle +Pluie-d'Avril en falbalas, qui sans doute serait très choquée du +procédé; mais les jeunes chats et elle me causent des sensations du même +ordre, c'est incontestable, et il y a des instants où des velléités me +prennent de la pétrir,--ce que je pourrais faire d'ailleurs sans plus de +trouble intime que si c'était mademoiselle Moumoutte en fourrure grise. + +Je viens donc souvent m'asseoir sur les nattes immaculées, dans les +grands appartements vides et sonores de la «Maison de la Grue». On y +gèle, par ces froids de décembre, jamais bien sérieux au Japon, il est +vrai, mais attristants à subir, entre des parois de papier, loin du +clair soleil qui rayonne dehors, et sans autre feu qu'une braise dans un +minuscule réchaud. + +Et puis mademoiselle Pluie-d'Avril n'en finit plus à sa toilette. On +court la prévenir dès que j'arrive, mais il faut chaque fois compter une +heure avant qu'elle paraisse, une heure à s'ennuyer devant la dînette +posée par terre, et à échanger de niais propos avec deux ou trois +servantes prosternées. + +Quand il entre enfin, mon petit chat habillé, c'est toujours la surprise +d'atours nouveaux, d'un dessin extravagant et d'un coloris chimérique. +Du fond de la grande salle un peu en pénombre, elle s'avance éclatante, +avec une majesté de marionnette; elle est presque une petite naine, mais +surtout elle est une petite fée; et le corps, négligeable par lui-même, +se noie dans les plis de la robe, qui est garnie en bas d'un bourrelet +très dur, pour que la traîne s'étale de tous côtés pompeusement. Ce qui +fait surtout l'invraisemblance du personnage, c'est, je crois bien, la +longueur du cou et l'extrême petitesse de la tête. Mais le charme, l'air +vraiment chat, est dans les yeux; des yeux bridés, retroussés, câlins, +spirituels et tout le temps narquois. + +Mademoiselle Matsuko, la guécha, suit à quelques pas derrière, très +jolie aussi, mais boudeuse, avec une moue de dignité offensée, ayant +trop bien compris que je ne viens point pour elle, et affectant de plus +en plus de s'habiller sans recherche, en des nuances éteintes. + +Non seulement elle danse, mais elle chante aussi, mademoiselle +Pluie-d'Avril, où elle déclame, tout en exécutant les pas que +mademoiselle Matsuko lui joue sur sa longue mandoline. Et ce sont des +séries de petits miaulements tout à fait chatiques, mais à peine +perceptibles, avec, de temps à autre, en baissant la tête, des sons +impayables, tirés du fond du gosier, et visant aux notes de +basse-taille,--comme quand les moumouttes sont très en colère. + +Elle m'a exécuté aujourd'hui la «danse des roues de fleurs», qui exige +un jeu de plusieurs cerceaux garnis de camélias rouges, et le «pas de +la source» avec deux bandes de soie blanche, qu'elle parvenait à agiter +d'un continuel et inexplicable mouvement d'ondulation, rappelant l'eau +des torrents. + + + + +X + + +27 décembre. + +Malgré la discrétion parfaite avec laquelle la chose m'a été insinuée, +il a été clair aujourd'hui pour moi que madame Renoncule me verrait sans +déplaisir renouveler mon titre de gendre par une union morganatique avec +mademoiselle Fleur-de-Sureau, la plus jeune de ses filles. J'ai feint de +ne point entendre, et ma belle-mère, avec son tact habituel, sans +insister davantage, m'a conservé ses bonnes grâces. J'ai cru convenable +toutefois de prétexter un empêchement de service, le soir de son grand +dîner, ne me trouvant vraiment plus assez de la famille pour y prendre +part. + + + + +XI + + +31 décembre. + +L'immense et formidable escadre qui s'était réunie cet été, de tous les +coins du monde, dans le golfe de Petchili, vient forcément de se +disperser à l'approche des glaces. Les monstres en fer, qui ne peuvent +plus rôder aux abords de Pékin, sont allés s'abriter un peu partout, +dans des régions moins froides, pour attendre le printemps, où l'on +s'assemblera de nouveau comme une troupe de bêtes de proie. + +Plusieurs de ces monstres ont cherché asile, comme nous, dans la grande +baie de Nagasaki, tiède et fermée. Nous sommes là quantités de +cuirassés et de croiseurs, immobilisés pour quelques mois, et attendant. + +Des centaines de marins, fort divers d'allure et de langage, animent +donc chaque soir de leurs chansons ou de leurs cris les quartiers de la +ville où l'on s'amuse, les innombrables bars à l'américaine remplaçant +les maisons-de-thé d'autrefois. Les nôtres fraternisent un peu avec ceux +de la Russie, mais beaucoup plus avec ceux de l'Allemagne, qui sont +d'ailleurs remarquables de bonne tenue et d'élégance. C'était imprévu, +cette sympathie entre matelots français et allemands, qui vont par les +rues bras dessus bras dessous, toujours prêts à tomber ensemble à coups +de poing sur les matelots anglais dès qu'ils les aperçoivent. + +Au milieu de tout ce monde, les petits matelots japonais, vigoureux, +lestes, propres, font très bonne figure. Et les cuirassés du Japon, +irréprochablement tenus, extra-modernes et terribles, paraissent de +premier ordre. + +Combien de temps resterons-nous dans cette baie? Vers quelle patrie +serons-nous dirigés ensuite? Et quelle sera la fin de l'aventure?... La +guerre d'abord, entre la Russie et le Japon, la guerre s'affirme +inévitable et prochaine; sans déclaration peut-être, elle risque +d'éclater demain, par quelque bagarre impulsive aux avant-postes, tant +elle est décidée dans chaque petite cervelle jaune; le moindre portefaix +dans la rue en parle comme si elle était commencée, et compte +effrontément sur la victoire. + +Malgré toute l'incertitude de l'avenir, en ce moment nous nous amusons +de la vie; après notre séjour sur les eaux chinoises, qui fut si +austère, si fatigant et si dur, cette baie nous semble un agréable +jardin, où l'on nous aurait envoyés en vacances, parmi des bibelots +délicats et des poupées. + +Bien que le retour soit encore si douteux et éloigné, vraiment oui, nous +nous amusons de la vie, pendant que notre amiral, amené ici mourant, +reprend ses forces de jour en jour, sous ce climat presque artificiel, +entre ces montagnes qui arrêtent les rafales glacées. Un soleil, qui a +l'air de passer à travers des vitres, surchauffe presque chaque jour les +pentes délicieusement boisées entre lesquelles Nagasaki s'enferme. Sur +les versants au midi, les oranges mûrissent; les énormes cycas de cent +ans, qui, au seuil des vieilles pagodes, semblent des bouquets d'arbres +antédiluviens, baignent dans la lumière leurs plumes vertes; contre les +murs des jardins, les camélias fleurissent, avec les dernières roses, et +on peut s'asseoir dehors comme au printemps, devant les petites +maisons-de-thé qui sont perchées au-dessus de la ville, à différentes +hauteurs, parmi les temples et les milliers de tombeaux. + +Vers la fin de la journée, quand le soleil s'en va et quand c'est +l'heure de rentrer à bord, il fait juste assez froid pour que l'on +trouve hospitalière et aimable la petite salle aux murs de tôle, bien +chauffée par la vapeur, le «carré» où l'on dîne avec de bons camarades. + +Et aujourd'hui, dernier jour de l'an et du siècle, par un temps tiède, +suave, tranquille, je suis allé chez messieurs les horticulteurs nippons +qui, de père en fils, torturent longuement les arbres, dans des petits +pots, parmi des petites rocailles, pour obtenir des nains vieillots qui +se vendent très cher. Au soleil de la Saint-Sylvestre, se chauffaient +là , tout le long des allées, des alignements de potiches où l'on voyait +des chênes, des pins, des cèdres centenaires, la mine vénérable et +caduque, pas plus hauts que des choux. Mais je ne voulais que des fleurs +coupées, des roses d'arrière saison, des branches de camélias à pétales +rouges, de quoi remplir deux pousse-pousse, qui ont traversé la ville à +ma suite. + +Ce soir donc, toute cette moisson était dans ma chambre du _Redoutable_ +qui ressemblait à la cabane d'un fleuriste. Deux braves matelots en +composaient des gerbes sous ma direction, et, à l'heure du thé, je les +ai portées à notre amiral, qui nous semblait près de mourir il y a trois +semaines, mais qui a repris sa figure des bons jours, qui est ressuscité +comme par miracle, au milieu de ce calme que le Japon lui donne. + + + + +XII + + +1er janvier 1901. + +Éveillé par une aubade bruyante, alerte et joyeuse, qui éclate avant +jour dans les flancs de l'énorme cuirassé endormi: c'est le «branlebas» +de l'équipage, la musique pour faire lever les matelots. Mais cette +fois, à ce premier matin de l'année et du siècle, clairons et tambours, +dans l'obscurité, n'en finissent plus de jouer toutes les dianes de leur +répertoire; jamais les hommes du _Redoutable_ au réveil n'ont eu ce long +tapage de fête. + +Où suis-je? J'ai si souvent dans ma vie changé de place, qu'il m'arrive +plus d'une fois de ne pas savoir, comme ça tout de suite, au sortir du +sommeil... La lumière, que machinalement j'ai fait jaillir, la lumière +électrique, me montre un étroit réduit tendu de peluche rouge, et rempli +de camélias rouges; de longues branches, presque des buissons de +camélias, dans des vases de bronze. Et des déesses en robes d'or, au +visage très doux, sont là assises près de moi, les yeux baissés,--comme +dans les temples de la Ville Interdite[1], où elles habitèrent trois +fois cent ans... + +Ah! oui... Ma chambre à bord du _Redoutable_... Je reviens de Chine, et +je suis au Japon... + +On frappe à ma porte, discrètement: l'un après l'autre, quatre ou cinq +matelots, qui viennent de se lever, entrent pour me souhaiter la bonne +année et le _bon siècle_, avec des petits compliments naïfs. C'est donc +bien aujourd'hui le commencement du XXe. Je m'étais figuré le +commencer l'an dernier, pendant la nuit du 1er janvier 1900, sur la +lagune indienne, alors qu'une barque du Maharajah de Travancore +m'emmenait au clair des étoiles, entre deux rideaux sans fin de grands +palmiers noirs; mais non, je m'étais trompé, affirment les +chronologistes, et ce matin seulement je verrai l'aube de ce siècle +nouveau. + +Aube de janvier, lente à paraître; une heure se passe encore avant que +les deux déesses, gardiennes de ma chambre, s'éclairent d'un peu de +jour. + +Mais quand enfin j'ouvre ma fenêtre, le Japon qui m'apparaît alors, +indécis et comme chimérique, moitié gris perle et moitié rose, est plus +étrange, plus lointain, plus _japonais_ que les peintures des éventails +ou des porcelaines; un Japon d'avant le soleil levé, un Japon +s'indiquant à peine, sous le voile des buées, dans le mystère des +nuages. Tout auprès de moi, des eaux luisent, semblent des miroirs +reflétant de la lumière rose, et puis, en s'éloignant, cette surface de +la mer tranquille devient de la nacre sans contours, se perd dans +l'imprécision et la pâleur. Des flocons de brume, des ouates colorées +comme des touffes d'hortensia, enveloppent et dissimulent tout ce qui +est rivage; plus haut seulement, et toujours en rose, en rose très +atténué de grisailles, s'esquissent des bouquets d'arbres suspendus, des +rochers à peine possibles tant ils ont de hardiesse ou de fantaisie, et +enfin des montagnes, plutôt des reflets de montagnes, n'ayant pas de +base, rien que des cimes, des dentelures, des pointes érigées dans le +ciel vague. Ces choses transparentes, on n'est pas sûr qu'elles +existent; en soufflant dessus, on risquerait sans doute de changer tout +ce décor imaginaire. Il fait idéalement doux; dans l'air presque tiède +on sent l'odeur de la mer et un peu le parfum de ces baguettes que les +gens brûlent ici perpétuellement sur les tombes, ou sur les autels des +morts. Voici maintenant une grande jonque, une d'autrefois, qui passe +avec sa voilure archaïque et sa poupe de trirème; dans le site irréel, +devant cette sorte de trompe-l'Å“il qui a des nuances de nacre et de +fleur, elle glisse sans que l'on entende l'eau remuer, et la brume +enveloppante l'agrandit; on croirait un navire fantôme, si elle n'était +toute rose elle-même, sur ces fonds roses. + +Dix heures; les buées du matin ont fondu au soleil, qui est chaud +aujourd'hui comme un soleil de mai. + +L'amiral me délègue pour aller, en épaulettes et en armes, présenter au +gouverneur japonais ses vÅ“ux de bonne année, et une baleinière du +_Redoutable_ m'emmène, à l'aviron, sur l'eau devenue très bleue. + +La foule nipponne dans les rues est déjà en habits de fête. + +Il me faudra deux coureurs à ma _djinricha_, pour la vitesse, et surtout +pour le décorum, en tant qu'officier français;--or, c'est difficile à +recruter un jour de premier de l'an, car messieurs les coureurs font +leurs visites et déposent leurs cartes. Quand j'ai trouvé cependant mon +équipe, nous partons à toutes jambes avec des cris pour écarter le +monde. + +Et un monde si drolatique ou si gracieux! Un monde à sourires et à +révérences, qui s'empresse vers mille devoirs de civilité, et se +complimente tout le long du chemin, avec un affairement bien inconnu aux +premiers de l'an chez nous. Des mousmés vont par bande, aussi vite que +permettent leurs sandales attachées entre le pouce et les doigts; elles +sont habillées de clair, de nuances tendres, et des piquets de fleurs +artificielles rehaussent leur chignon aux coques parfaites. Des bébés +adorables, aux yeux de chat, trottinent se donnant la main, l'air +important, en longue robe de cérémonie, coiffés d'une manière très +apprêtée, avec des petites touffes, des petits pinceaux de cheveux +s'érigeant dans diverses directions. Enfin messieurs les portefaix et +messieurs les coureurs sont eux-mêmes en tenue de gala, en robe de coton +bleu bien neuve et bien raide, ornée de larges inscriptions blanches sur +le dos et la poitrine; ils tiennent à la main les cartes de visite +qu'ils vont au pas de course distribuer à leurs brillantes relations. + +Une maison neuve, à peu près européenne, dont les abords sont encombrés +par les djinrichas d'innombrables visiteurs: c'est chez le gouverneur de +la ville, qui nous reçoit avec le frac brodé et le sourire officiel des +préfets d'Occident. + +Après un grand déjeuner d'officiers, à la table de l'amiral, vite je +quitte ma tenue de marin pour retourner à terre, me mêler à la foule +japonaise. + +Nagasaki, d'un bout à l'autre de ses rues, est enguirlandée d'une +manière uniforme. Tout le long des maisonnettes de bois, vieilles ou +neuves, court une interminable frange verte, faite de touffes en roseau +alternant avec de longues feuilles de fougère pendues par la tige. Et, +devant l'entrée de chaque demeure, au cordon qui soutient cette frange, +est attachée une pendeloque toujours pareille, qui se compose d'une +carapace rouge de homard, de deux coquilles d'Å“uf et d'un peu de +feuillage. Tout cela, paraît-il, est traditionnel, symbolique, +inchangeable décoration du premier jour de chaque année. + +Entre ces guirlandes ininterrompues, l'agitation souriante de la foule +bat son plein, sous le soleil d'hiver; gentilles mousmés, pâlottes et +mièvres, vieilles duègnes aux sourcils rasés, aux dents laquées de noir, +se saluent et se resaluent au passage, comme si, de se rencontrer, +c'était chaque fois une joie et une surprise à n'en plus revenir; des +dames, qui se trouvent nez à nez à un carrefour, stationnent une heure +en face les unes des autres, cassées en deux pour les plus profondes +révérences, et c'est à qui n'osera pas se redresser la première. Du côté +des hommes, même de ceux qui restent vêtus à la japonaise, les chapeaux +melon sévissent en ce jour avec fureur, et quelques grands élégants, +fidèles encore à la robe de soie des ancêtres, ont fait cependant une +concession au goût moderne en se coiffant d'un haut de forme. + +Très empressés, les visiteurs, les visiteuses, en général sont reçus +dans le vestibule de la maison,--le petit vestibule tapissé de nattes +blanches, où se trouve aujourd'hui un plateau rempli de sucreries +cocasses, à côté de l'inévitable vase de bronze contenant la braise pour +allumer les pipes en miniature des dames. Ils dégoisent avec volubilité +leurs compliments, ces visiteurs si polis, leurs compliments entrecoupés +de révérences, saisissent du bout des doigts, après mille cérémonies et +mille grâces, un de ces petits bonbons en forme de fleur ou d'oiseau, +tout à fait immangeables pour nous, puis reprennent leur course, en se +retournant plusieurs fois dans la rue pour saluer encore. + +Oh!... Mon petit chat qui fait ses visites lui aussi!... Mon petit chat +vêtu de couleurs presque sévères, pour la rue, et s'empressant comme les +grandes personnes à remplir ses devoirs de civilité!... Non, qui n'a pas +vu la petite mademoiselle Pluie-d'Avril assise avec dignité dans son +pousse-pousse, et tenant en main ses cartes de visite, lilliputiennes +comme elle-même; qui n'a pas rencontré ça, et n'en a pas reçu au passage +un cérémonieux salut, n'imaginera jamais la grâce et le charme d'une +mousmé de douze ans, diplômée pour la danse et le beau maintien... + +Tant de remuement comique, et un si clair soleil sur la bigarrure des +costumes, chassaient la tristesse que chaque premier de l'an traîne à sa +suite; mais elle n'était pas loin, elle rôdait dans l'air, cette +tristesse à laquelle on n'échappe pas ce jour-là , et bientôt nous nous +retrouvons, elle et moi, comme d'anciens amis, fatigués de s'être trop +connus; c'est au milieu des quartiers caducs, aujourd'hui silencieux, +qui confinent à l'immense ville des morts et où passe à peine, de temps +à autre, quelque mousmé furtive, jetant l'éclat de sa robe de fête au +milieu des antiques boiseries et des vénérables pierres. Nagasaki finit +à la montagne abrupte, qui s'élève chargée de temples et de sépultures, +qui forme tout alentour un seul et même cimetière, étagé au-dessus de la +ville des vivants, un cimetière un peu dominateur, mais tellement doux +et ombreux... + +Au pied même de cette nécropole, passe une rue délaissée, où demeure la +vieille et maigre madame L'Ourse, ma fleuriste habituelle. C'est une rue +très ancienne; d'un côté, il y a des maisonnettes d'autrefois, des +échoppes centenaires où l'on vend des fleurs pour les tombes, et, de +rencontre, des petits dieux domestiques, ou des autels en laque pour +ancêtres; de l'autre, il y a le flanc même de la montagne, le rocher +presque vertical, interrompu de distance en distance par les grands +portiques sans âge, les grands escaliers qui conduisent aux pagodes, ou +bien par les petits sentiers de chèvre, tapissés de capillaires et de +mousses, qui vont se perdre là -haut, chez messieurs les morts et +mesdames les mortes. J'y viens souvent, dans cette rue, non pas +seulement à cause de madame L'Ourse, mais pour prendre ensuite quelqu'un +de ces sentiers grimpants et monter dans l'immense et délicieux +cimetière. Surtout par un soleil nostalgique, d'une tiédeur d'orangerie, +comme celui de ce soir, je ne sais pas s'il existe au monde un lieu plus +adorable; c'est un labyrinthe de petites terrasses superposées, de +petites sentes, de petites marches, parmi la mousse, le lichen et les +plus fines capillaires aux tiges de crin noir. En s'élevant, on domine +bientôt toutes les antiques pagodes, rangées à la base de cette montagne +comme pour servir d'atrium aux quartiers aériens où dorment les +générations antérieures; la vue plonge alors sur leurs toits compliqués, +leurs cours aux dalles tristes, leurs symboles, leurs monstres. Au delà , +toute cette ville de Nagasaki, vue à vol d'oiseau, étale ses milliers +de maisonnettes drôles couleur vieux bois et de poussière; au delà +encore, viennent les rives de verdure, la baie profonde, la mer en nappe +bleue, la tourmente géologique d'alentour, l'escarpement des cimes, tout +cela lointain et comme _apaisé_ par la distance. L'apaisement, la paix, +c'est surtout ce que l'on sent pénétrer en soi, plus on séjourne dans ce +lieu et plus on monte; mais pour nous elle est très étrange, la paix que +cette ville des morts exhale avec la senteur de ses cèdres et la fumée +de ses baguettes d'encens: paix de ces milliers d'âmes défuntes qui +perçurent le monde et la vie à travers de tout petits yeux obliques et +dont le rêve fut si différent du nôtre. Ils sont innombrables, les êtres +dont la cendre se mêle ici à la terre; les bornes tombales, inscrites de +lettres inconnues, se groupent par familles, se pressent sur le flanc de +la montagne comme une multitude assemblée pour un spectacle; il en est +de si anciennes, de si usées qu'elles n'ont plus de forme. Et tout ce +versant regarde le sud et l'ouest, de façon à être constamment baigné de +rayons, le soir surtout, attiédi et doré même quand décline le soleil +d'hiver, comme en ce moment. Le long des étroits sentiers, aujourd'hui +semés de feuilles mortes, qui grimpent vers les cimes, on passe parfois +devant des alignements de gnomes assis sous la retombée des fougères, +bouddhas en granit de la taille d'un enfant, la plupart brisés par les +siècles, mais chacun ayant au cou une petite cravate d'étoffe rouge, +nouée là par les soins de quelque main pieuse. Par exemple, de +personnages vivants, on n'en rencontre guère; un bûcheron, de temps à +autre, un rêveur; une mousmé qui, par hasard, ne rit pas, ou une vieille +dame apportant des chrysanthèmes, allumant sur une tombe une gerbe de +ces baguettes parfumées qui donnent à l'air d'ici une senteur d'église. +Il y a des camélias de cent ans, devenus de grands arbres; il y a des +cèdres qui penchent au-dessus de l'abîme leurs énormes ramures, noueuses +comme des bras de vieillard. Des capillaires de toute fantaisie, longues +et fragiles, forment des amas de dentelles vertes, dans les recoins qui +ont la tiédeur et l'humidité des serres. Mais ce qui envahit surtout +les tombes et les terrasses des morts, c'est une certaine plante de +muraille, empressée à tapisser comme le lierre de chez nous, une plante +charmante aux feuilles en miniature, qui est l'amie inséparable de +toutes les pierres japonaises. + +On reçoit en plein les rayons rouges du soir, en ce moment, dans les +hauts cimetières tranquilles; les feuilles mortes, le long des chemins, +semblent une jonchée d'or, en attendant qu'elles se décomposent pour +féconder les mousses et tout le petit monde délicat des fougères. Les +bruits d'en bas arrivent à peine jusqu'ici; la ville, aperçue dans un +gouffre, au-dessous de ses pagodes et de ses tombes, n'envoie point sa +clameur vers le quartier de ses morts: dans ce calme idéal, dans cette +tiédeur, comme artificielle, épandue sur la nécropole par le soleil +d'hiver, les âmes d'ancêtres, même les plus dissoutes par le temps, +doivent reprendre un peu de conscience et de souvenir. + +Quant à moi, qui suis né sur l'autre versant du monde, voici qu'au +milieu de ces ambiances étranges je songe très mélancoliquement à mon +pays, à l'année qui vient de finir, au siècle tombé ce matin dans +l'abîme et qui fut celui de ma jeunesse... + +Maintenant une cloche sonne, en bas dans une pagode, une cloche +formidable et lente,--quelqu'une de ces cloches énormes qui sont +couvertes d'inscriptions mystérieuses ou de figures de monstre, et que +l'on fait vibrer au choc d'une poutre suspendue;--elle sonne à +intervalles très espacés, comme chez nous pour les agonies. Elle ne +trouble rien; plutôt elle accentue, elle souligne cet exotique silence. +En l'entendant, je me sens plus loin encore de la terre natale; je +regarde avec plus de tristesse ce rouge soleil au déclin, qui, à cette +heure même, se lève là -bas, pour un matin sans doute glacé, sur ma +maison familiale... + + + + +XIII + + +2 janvier. + +Un seigneur japonais, un véritable, un qui se souvient encore d'avoir +été, au temps de son adolescence, un Samouraï à deux sabres, mais qui +porte aujourd'hui tunique de colonel et casquette galonnée à la russe, +nous a conviés ce soir à faire la fête avec lui, dans la maison-de-thé +la plus élégante de la ville et la plus fermée, où l'on dédaignerait de +nous recevoir si nous n'étions ses hôtes. + +C'est tout au fond du vieux Nagasaki, près de la grande pagode du +«Cheval de Jade», et nous nous y rendons en djinricha, au coup de neuf +heures du soir, par une nuit froide et pure, éclairée d'une belle lune +d'hiver. + +Dans ce quartier où brillent à peine quelques lanternes, la maison qui +nous attend, connue pour les rendez-vous de noble compagnie, est sombre, +close, silencieuse, immense: elle a deux étages, très hauts de plafond, +et se dresse plutôt tristement sur le ciel étoilé. Nos coureurs nous +déversent à la porte, au pied d'un escalier, dans un vestibule +minutieusement propre où nous devons dès l'abord quitter nos chaussures. + +Aussitôt, des mousmés, qui sans doute nous guettaient à travers les +châssis de papier mince, se précipitent du haut de l'escalier sur nos +personnes, s'abattent comme un vol de petites fées éclatantes. Il y en a +juste autant que d'invités,--et honni soit qui mal y pense, car tout se +passera comme dans le monde; ces dames, des guéchas de renom, que le +seigneur à deux sabres nous offre pour la soirée, ont seulement accepté +charge de nous distraire, de partager notre dînette, de charmer nos +yeux; rien de plus. Chacun de nous aura la sienne; chacun de nous, dans +le moment même qu'il se déchausse, est accaparé par une de ces gentilles +créatures, qui ne le quittera plus; du premier coup, les couples se +forment dans le brouhaha de l'arrivée, presque sans choix, comme au +hasard, et c'est deux par deux, la main dans la main, que nous +gravissons l'escalier, avec une musique de petits rires voulus, puérils +sans naïveté, mais jolis quand même. + +Au premier étage, la salle de réception, où nous sommes juste douze, les +guéchas comprises, contiendrait facilement deux cents convives; nous y +avons l'air perdu, au milieu de l'immaculée blancheur du papier mural, +ou des nattes couvrant le plancher. Et il n'y a rien pour orner cette +blanche solitude: ce serait une faute d'élégance; rien qu'un grand +bouquet frêle qui s'élance d'un vase ancien et rare, posé sur un haut +socle d'ébène; tout le luxe du lieu consiste dans les vastes +proportions, l'espace, et aussi dans la finesse des boiseries, +l'impeccable netteté des choses. + +Le seigneur, pour nous recevoir, a repris ses longues robes de soie; +n'étaient ses cheveux coupés court, il serait redevenu un Japonais du +vieux temps. Quant au décor, il est aussi très pur, sauf la lumière +électrique, la trop moderne lumière, qui tombe ça et là du plafond, mais +d'une manière discrète cependant, et voilée de verre dépoli. + +Quand nous sommes tous accroupis par terre, bien en rang au fond de la +salle, sur des coussins de velours noir, six servantes pareillement +vêtues apparaissent à la porte, dans le lointain de ce petit désert de +nattes et de papier, se prosternent et font une première entrée tout à +fait rituelle pour venir d'abord placer, devant chacun des couples +assis, l'inévitable réchaud de bronze. Ce sont des personnes entre deux +âges, et d'aspect respectable, ces servantes, pâles, distinguées, les +cheveux lissés en ailes de corbeau; elles ont arboré la tenue et la +couleur de grand apparat, qui sont spéciales aux fêtes du nouvel an et +ne doivent se porter que la première semaine de chaque année: robe de +crépon noir, d'un noir mat et profond comme le voile de la nuit, avec un +blason blanc au milieu du dos; robe qui traîne derrière, traîne sur les +côtés, traîne devant, et qui, grâce à un jeu de bourrelets intérieurs, +reste toujours majestueusement étalée autour de la mièvre petite bonne +femme. + +Et la dînette commence par terre, tous les services apportés en bon +ordre et en rang par les six servantes correctes, dont la noire théorie +s'avance chaque fois comme pour le deuil très officiel de quelque +personnage lointain et saugrenu. + +C'est la même dînette japonaise que l'on a déjà faite partout: les +petites soupes aux algues, les énigmatiques et minuscules choses pour +poupées. Mais tout est d'un raffinement extrême, servi dans des +porcelaines diaphanes, dans des laques légers, légers, presque +impondérables. Et il y a d'étonnantes pâtisseries imitant des paysages, +des sites de rêve nippon, rocailles en sucre brun, vieux cèdres en sucre +verdâtre très délicatement feuillus. + +Après souper, ces dames, qui sont haut cotées et se font payer fort +cher, consentent à retirer de leurs étuis de crépon les longues guitares +à voix de sauterelle et les spatules d'ivoire qui servent d'archets. +Elles chantent, comme de jeunes chats qui miauleraient le soir du haut +d'un mur. Et enfin elles dansent, avec des masques divers; la danse de +la goule, celle de la grosse dame joufflue et bête, la danse des roues +de fleurs, le pas de la source; tout ce que mademoiselle Pluie-d'Avril, +mon amie, m'a déjà fait connaître dans la «Maison de la Grue», et qui +est de tradition infiniment ancienne, m'est réédité ici, dans un cadre +plus vaste, plus distingué et plus vide encore. + +Ces dames ont des robes adorablement nuancées, qui passent du bleu +cendré de la nuit au rose de l'aube, et que traversent de grandes fleurs +imaginaires, ou bien des vols de cigognes au plumage d'or. A force de +grâce et d'artifices, elles sont presque jolies, et on subirait leur +charme apprêté s'il faisait moins froid. Mais on gèle sur ces nattes, +dans la salle trop grande où les braises des gentils réchauds nous +entêtent sans donner de chaleur. Et la lune de janvier, dont on perçoit, +à travers les carreaux de papier de riz, la pâleur spectrale, en +concurrence avec là lumière électrique, nous rappelle que dehors la +gelée blanche de l'extrême matin doit commencer de se déposer sur la +ville endormie. Il est temps de quitter ce lieu d'élégance étrange. + +Pour finir, un jeu puéril sans gaîté. Par terre, dans la salle très +vide, on forme un cercle avec les coussins de velours funéraire, espacés +d'une longueur de mousmé, et là -dessus nous voici tous courant à la file +et en rond, d'un pas que rythme une chanson de cent ans.--Les Japonais +s'amusaient à ce jeu dans la nuit des âges: de vieilles images en font +foi.--A perdu qui n'est pas perché sur le velours d'un coussin noir, +quand brusquement la chanson s'arrête, et les guéchas alors font +entendre des petits rires, comme une dégringolade de perles fausses. + +Oh! la niaiserie et la tristesse de cela, au milieu de cet exotisme +extrême, au pied de la pagode du Cheval de Jade, dans le grand silence +des entours et dans la froidure d'un minuit de janvier!... + +Allons-nous-en!--Nos coureurs, en bas, nous attendent, endormis dans des +couvertures, à côté de nos souliers. Enfin rechaussés, nous nous +installons sur nos petits chars, et l'air vif nous saisit, la nuit du +dehors nous enveloppe, tandis que les guéchas, restées dans l'escalier, +en groupe lumineux, étourdissant de couleur, s'inclinent pour des +révérences charmantes. Sur le ciel tout bleui de rayons de lune, les +vieux cèdres sacrés du temple voisin découpent en noir leurs branches +tordues, aux rares bouquets de feuillage, d'un dessin très japonais. Et +peu à peu nous prenons de la vitesse, à mesure que s'éveillent mieux nos +coureurs; nous voilà partis pour une longue course aux lanternes, +traversant un Nagasaki bleuâtre, vaporeux et lunaire, qui dort tout +baigné de brume hivernale. + + + + +XIV + + +Mardi, 8 janvier. + +Oh! les étonnantes petites personnes, que j'ai rencontrées aujourd'hui à +la campagne! Je les voyais de loin cheminer devant moi, une +cinquantaine, presque en rang comme un peloton de soldats, toutes +pareilles et toutes blanches. Des peignoirs de calicot blanc,--aux +manches plates, attachés à la taille par une ceinture, sans corset,--en +faisaient des bonnes femmes bien rondes, à tournure de grosse paysanne +inélégante. Des bonnets de calicot, tout simples et tout raides, mais +trop majestueux et comme gonflés de vent, semblaient des cloches à +melon sur les têtes... Qu'est-ce que ça pouvait bien être, ce monde-là ? +Des Japonaises, fagotées ainsi, lourdement et sans grâce?--Pas possible. + +J'ai pressé le pas pour vérifier. Et, sous les hauts bonnets comiques, +j'ai bien vu des figures plates de mousmés ou de jeunes femmes +nipponnes; mais ces dames avaient l'air sérieux, pénétré, ne riaient +point; l'habituel badinage des rencontres n'eût pas été de circonstance, +évidemment, et j'ai passé, sans rire moi non plus. + +Ensuite je me suis informé: c'était l'école des ambulancières pour +l'armée, qui faisait une promenade hygiénique d'entraînement!... Tout +est à la guerre, en ce moment-ci, tout est préparatifs pour cette grande +tentative contre la Russie,--qui, du reste, ne constituera que la +manifestation initiale de l'immense Péril jaune. + +On m'a assuré que, dans les rangs de ces petites créatures empaquetées +en tenue d'hôpital, il se trouvait des dames nobles, des descendantes de +ces vieilles familles dans lesquelles nous autres étrangers ne +pénétrons pas encore. Et des officiers, mes camarades, qui ont déjà été +soignés et pansés par elles, gardent le meilleur souvenir de leurs mains +si petites, douces, adroites, aux patiences inlassables. + +Mais ces énormes bonnets gonflés d'air, ces espèces de coiffes à la +Cauchoise, qui dira pourquoi?... + + + + +XV + + +Samedi, 12 janvier. + +Madame Renoncule, ma belle-mère, a vraiment toutes les délicatesses. +Malgré ma réserve si marquée vis-à -vis de mademoiselle Fleur-de-Sureau +ma belle-sÅ“ur, elle m'avait de nouveau convié hier soir à un repas de +famille, que j'aurais eu trop mauvaise grâce de refuser encore. +J'espérais toutefois m'y amuser davantage, et je dois reconnaître que +l'attitude générale a été plutôt guindée. On gelait, en chaussettes, sur +les nattes du plancher. On disait des choses cherchées et vides, +galantes avec réserve, dont on essayait de rire. Les petites soupes +étaient froides dans les bols en miniature. Tout était froid. + +Et tout serait resté incolore si, vers la fin du repas, une de mes +cousines mariée depuis peu, madame Fleur-de-Cerisier,--jeune personne +très distinguée, mais qui dès l'âge le plus tendre a été maintes fois +victime d'un tempérament trop inflammable,--ne s'était éprise d'Osman au +point de lui proposer d'oublier pour lui tous ses devoirs. A la suite de +cet incident, que l'on ne saurait trop déplorer, une gêne très notable +s'est glissée dans mes rapports avec ma belle-famille. + +Toutefois mes relations avec madame Prune n'en ont point souffert, et ce +matin je l'ai accompagnée jusqu'à la tombe de feu ce pauvre M. Sucre, où +elle avait senti le besoin d'aller déposer avec moi quelques fleurs. Son +culte est vraiment touchant pour la mémoire de cet époux débonnaire, qui +ne suffisait peut-être pas à la fougue de sa nature, mais que paraient +tant de qualités discrètes, et qui possédait comme pas un le tact de +s'éclipser à propos. + +C'étaient de tardifs chrysanthèmes, couleur de rouille, gracieusement +entremêlés à des branchettes de cryptomeria, que madame Prune avait +choisis pour sa fidèle offrande. + +Il m'a paru un peu à l'abandon, le coin de cimetière où M. Sucre repose, +mais situé fort aimablement sur la montagne, avec une vue attrayante. +Aux quatre coins de la tombe, des tubes de bambou fichés en terre +forment de naïfs porte-bouquets où nous avons disposé nos fleurs, non +sans quelque recherche d'arrangement. Une courte invocation aux Esprits +des ancêtres; quelques baguettes d'encens allumées dans le petit +brûle-parfum funéraire, et la veuve, avec un soupir, s'est arrachée à ce +lieu mélancolique; il fallait se hâter, car la pluie menaçait de nous +surprendre au milieu de nos pieux devoirs. + +Cette averse a d'ailleurs rendu plus intime notre retour, car, dans les +chemins de descente, tout de suite glissants et dangereux, madame Prune, +chaussée de socques en bois, a dû chercher le secours de mon bras, et +nous sommes revenus ensemble sous son large parapluie. + +Il était très vaste, ce parapluie de madame Prune, à mille nervures et +garni de papier gommé; tout autour, peintes en transparent, folâtraient +des cigognes,--interprétées un peu à la manière du cher défunt, qui +restera toutefois le peintre incomparable de ce genre d'oiseau. + + + + +XVI + + +16 janvier. + +Aujourd'hui, une visite dont je m'amusais d'avance, ma première à +mademoiselle Pluie-d'Avril, dans son domicile particulier. + +Et je l'ai trouvé tel que je l'imaginais, ce logis de petite cigale sans +lendemain, de petite créature qui n'existe que par la grâce éphémère et +le chatoiement des atours, à l'égal de quelque papillon éclos pour +charmer nos yeux. C'est dans une vieille rue qui monte,--non vers les +montagnes des temples et des tombeaux, mais vers la «Montagne ronde», +sorte de colline détachée en pleine ville et ne supportant que des +maisons-de-thé ou des maisons de plaisir. Là , au premier étage d'une +construction à la mode ancienne, toute de bois de cèdre et de papier, le +nid de la petite danseuse s'avance en balcon, au-dessus des passants +rares et discrets. On se déchausse, il va sans dire, dès le bas de +l'escalier, garni de nattes blanches, et tout est minutieusement propre +dans la maisonnette sonore, dont les bois, desséchés depuis cent ans, +vibrent comme la caisse d'une guitare. + +Mademoiselle Pluie-d'Avril habite avec M. Swong, un énorme chat, matou +bien fourré, d'imposante allure, qui porte une collerette tuyautée, et +madame Pigeon, une vieille, vieille femme à cheveux blancs qu'elle +appelle grand'mère,--quelque «madame Prune» du temps passé, sans doute, +mais qui a pourtant de braves yeux, un air de bonne aïeule, douce et +presque respectable. + +Après mille révérences, pendant qu'on se hâte de me préparer des bonbons +et du thé, je passe, du coin de l'Å“il, l'inspection de ce logis. C'est +drôle d'être là , et mademoiselle Pluie-d'Avril, en maîtresse de maison, +comment dire ses belles manières, son affairement, et le sérieux de son +impayable minois!... Un intérieur bien modeste; on est comme chez des +gens du peuple, mais soigneux. Ce qui détonne seulement, ce sont les +coffres de laque contenant les costumes de danse, dont quelques-uns, +jetés çà et là , semblent des robes de fée qui traîneraient dans une +chaumine. Aux murs, de bois sec et de papier blanc, il y a des +photographies de mademoiselle Pluie-d'Avril et de quelques-unes de ses +camarades, dans leurs rôles à succès: frimousses de jeunes chattes, avec +des falbalas comme les princesses nipponnes de jadis, ou avec des +perruques de douairière. Et, à titre de curiosité exotique, il y a aussi +deux images européennes: l'impératrice Eugénie et le roi +Victor-Emmanuel... Cependant je ne vois nulle part la table des +ancêtres, le recoin vénéré, toujours un peu noirci par la fumée des +baguettes d'encens, que l'on trouve dans les maisons les plus pauvres. +Non, il fait défaut ici, cet autel qui est l'indice de toute famille +constituée; la petite danseuse n'a donc point de parents, et n'est +chaperonnée dans la vie que par ce matou sournois et cette grand'mère de +hasard. + +Au fait, pourquoi donc s'en est-elle allée, la soi-disant grand'mère, la +vieille dame aux yeux restés honnêtes?... Et pourquoi M. Swong, assis +gravement sur son postérieur, la collerette relevée en fraise à la +Médicis, m'observe-t-il fixement avec ses yeux verts?... Dans ce +milieu-là , tout est mystérieux et tout est possible... Cependant, non, +je ne peux croire que cette éclipse de madame Pigeon soit +intentionnelle; un pareil soupçon me gâterait ce propret logis, cette +petite créature fine, et la collation posée devant moi sur les nattes du +plancher. Chassons le doute mauvais, et asseyons-nous par terre pour +faire la dînette, avec des cérémonies, comme dans le monde... + +Quand il est l'heure de prendre congé, j'embrasse mademoiselle +Pluie-d'Avril et M. Swong, chacun sur la joue, et on me reconduit très +aimablement, très cordialement, après avoir exprimé l'espérance de me +revoir. Sans aucun doute, je reviendrai, car tout s'est passé à +souhait, il n'y a eu nulle équivoque, et, sur la dernière marche du +vieil escalier, mademoiselle Pluie-d'Avril, prosternée, son éventail à +la main, me suit d'un franc et gentil sourire... + +Mais qu'est-ce qu'il peut bien y avoir, dans cette toute petite tête de +danseuse, et dans ce petit cÅ“ur?... Toujours la mélancolique +interrogation sans réponse, que j'ai si souvent ressassée à propos +d'êtres essentiellement différents de moi et indéchiffrables, chats, +singes, ou enfants des races humaines très distantes de la nôtre, dont +le regard était entré dans le mien par la route profonde... Et puis, +quels seront ses lendemains, à celle-là , et quelles prostitutions +l'attendent? Restera-t-elle seulement jolie en grandissant, quand la +fleur de l'enfance sera fanée sur ses joues? Et alors, si elle ne l'est +plus, jolie, dans quelle misère ira-t-elle finir, la petite fille aux +belles robes?... + +Tout en songeant à ces lendemains de mademoiselle Pluie-d'Avril, qui +incarne encore un rêve du vieux Japon, du Japon des laques et des +éventails, je retombe peu à peu dans le Nagasaki moderne, et voici les +quais, les cabarets à l'américaine. C'est l'heure où la foule +lamentable des ouvriers quitte les usines, visages noircis par ce hideux +charbon de terre, qui aura été, plus que l'alcool peut-être, le fléau +destructeur de notre espèce. Et là -bas, sur la rive d'en face, au pied +de ces montagnes qui ne connaissaient naguère que les cèdres, les +bambous et les pagodes, des tuyaux fument, fument, empoisonnent l'air du +soir, et des machines sifflent, crient avec des voix de Guignol: là est +l'arsenal maritime, où l'on s'épuise nuit et jour à construire les plus +ingénieuses machines, pour ces grandes tueries d'ensemble, inconnues à +nos ancêtres. + + + + +XVII + + +Jeudi, 17 janvier. + +La pluie tombait dru sur la mer, qui en était comme criblée, qui +semblait fumer au coup de fouet de ces milliers de gouttelettes +cinglantes. + +Dans ma chambre du _Redoutable_,--la porte fermée pour moins entendre ce +perpétuel bruit des entreponts bondés de matelots,--un tel déluge +mettait, avant l'heure, une obscurité de soir. Le piano, que je venais +d'ouvrir, avait ses sons feutrés des jours où il pleut, et la pédale +sourde, tout le temps maintenue à cause des voisins, atténuait aussi la +musique de Wagner, comme si on l'eût jouée au fond d'une armoire close: +c'était un passage de _Tristan et Iseult_, que j'accompagnais, d'une +manière un peu distraite tout d'abord, et que mon serviteur Osman +chantait à demi-voix. Par la fenêtre, on voyait les verdures de la rive, +dans un effacement gris, des verdures mouillées, des roches mouillées, +des feuillages qui se couchaient sous l'averse; on se sentait entouré +d'eau, enveloppé de ruissellements. + +Porte fermée, la vie, le remuement, la clameur contenue des six cents +hommes, entassés un jour de pluie dans les flancs du navire, vous +arrivait bien encore, à travers les cloisons de fer; mais c'était une +symphonie si habituelle que vraiment on l'entendait à peine, on +l'entendait même de moins en moins, à mesure que le chant wagnérien vous +prenait davantage, que la voix montait, et que s'exaltait +l'accompagnement. + +Or les paroles disaient: «...dans un pays lointain, dans un pays où +règne l'ombre», quand le canon tout à coup est venu ébranler notre +maison blindée... Des coups espacés, à intervalles funèbres, ne +rappelant pas ces saluts que, dans une escadre comme la nôtre, on +entend chaque jour... Et j'ai envoyé Osman aux informations. + +Il est rentré vite pour me dire, du reste sans altération notable sur sa +figure joyeuse: «C'est la vieille _couine_ qui est morte!» Et un +timonier, l'instant d'après, venait avec plus de correction m'annoncer +aussi: «Commandant, les Anglais saluent, pour la Reine Victoria qui est +décédée.»--Oh! alors, si c'est cela, tous les navires vont s'y mettre; +et le _Redoutable_ lui-même; nous en avons pour jusqu'à ce soir, de ces +longues salves pompeuses. Reprenons donc _Tristan et Iseult_, malgré le +fracas du dehors. La nouvelle d'ailleurs n'interrompt pas non plus +l'exercice de gymnastique des matelots qui font les mouvements +d'assouplissement au-dessus de ma tête, ni leurs voix gaies qui comptent +toutes ensemble: une, deux, trois! sans souci de ce deuil officiel. + +La canonnade cependant se propage sur tous les points de la baie, où +sont rassemblés tant de navires de combat, et l'écho de la montagne +aussi s'en mêle, répond comme un tonnerre lointain. + +Or, il en va de même tout autour de la terre. Et c'est étrange, quand on +s'y appesantit, la répercussion de cette mort sur le monde... Ainsi, une +aïeule rassasiée de jours vient de s'éteindre là -bas, là -bas, dans une +île brumeuse; des milliers d'autres créatures, un peu partout, rendaient +en même temps leur âme, dont on ne s'occupe point; mais celle-ci, par +une des plus antiques et des plus enfantines conventions humaines, +personnifiait un peuple, le _peuple de proie_; alors, un réseau de fils +enveloppant les pays et les mers, a propagé la nouvelle, et c'est un +immense bruit, troublant le repos de tous; dans chaque lieu, dans chaque +recoin où les hommes ont groupé des machines à tuer, un vacarme d'orage +retentit, comme ici même dans cette baie si éloignée et si étrangère. + +D'aucuns la disaient bonne et pitoyable aux souffrances, la si vieille +reine qui vient de mourir: alors, combien son déclin dut être angoissé +par les spectres du Transvaal, si seulement elle avait gardé un cÅ“ur un +peu maternel malgré l'orgueil, à travers les griseries de l'adulation +et du faste. Nul ne m'était plus indifférent qu'elle, et cependant sa +fin m'émeut presque, en cette pluvieuse journée d'hiver; c'est qu'elle +était souveraine bien des années avant ma naissance, et, tout enfant, +j'entendais souvent prononcer son nom, en ce temps-là sympathique aux +Français; une période meurt avec son interminable règne, et il semble +qu'elle nous entraîne un peu tous à sa suite dans le passé... + +Mais, il était écrit que, dans ce pays, je ne pourrais rien prendre au +sérieux, pas même un deuil royal... Voici maintenant que je pense à +l'impression des mousmés, dans toutes ces maisonnettes perchées sur la +rive, entre les feuillages trempés de pluie, à leur surprise d'entendre +ces salves qui ne finissent plus; les petits carreaux de papier, les +petits châssis à glissière s'ouvrant partout, dans ces logis frêles +comme des jouets de Nuremberg, et des têtes gentiment comiques, se +risquant sous l'averse, pour se demander les unes aux autres, après la +révérence obligée: «Qu'est-ce qu'il y a, mademoiselle Tulipe?... +Qu'est-ce qui se passe donc, mademoiselle La Lune?...» Alors le sourire +me vient malgré moi, ce sourire irrésistible que me causent toujours les +figures des mousmés ou des jeunes chats... + +Sur le soir, quand le vrai crépuscule s'ajoute à la pénombre des nuages +et de la pluie, la canonnade par degrés s'apaise. A longs intervalles, +quelques derniers coups grondent encore, prolongés par l'écho. Et puis +un infini silence retombe sur cette mort, avec la nuit qui vient: la +page de l'histoire est tournée; la vieille dame orgueilleuse commence sa +descente éternelle, dans la paix peut-être, assurément dans la cendre et +l'oubli... + + + + +XVIII + + +Dimanche, 20 janvier. + +Les derniers chrysanthèmes, fripés par les gelées du matin, ont disparu +de l'étalage de madame L'Ourse, ma fleuriste ordinaire, pour faire place +à des camélias et à des branchettes de saule, ornées déjà de ces petites +pendeloques jaunâtres qui sont des floraisons d'extrême renouveau. Notre +séjour indéterminé dans ce pays se prolonge de semaine en semaine, et +nous finirons par y voir poindre le printemps. + +Dans sa vieille rue toujours en pénombre, qui longe le flanc de la +montagne et les soubassements des temples, cette boutique de madame +L'Ourse est un point où je m'arrête chaque jour, avant d'aller m'isoler +là -haut, dans les bosquets des morts. Nous sommes du reste un peu en +galanterie, madame L'Ourse et moi: c'était fatal. + +Sa maisonnette de bois est noirâtre, caduque comme la rue tout entière, +moisie à l'ombre de ces terrasses moussues qui soutiennent les pagodes +et la nécropole. A la devanture, sont accrochés quantité de tubes en +bambou remplis d'eau, où trempent des fleurs, des feuillages, des +fougères, des herbes.--Les Japonais, même du bas peuple, chacun sait +cela, nous ont devancés de plusieurs siècles dans le raffinement des +bouquets, dans l'art de composer, avec les plantes les plus vulgaires, +des gerbes d'une grâce inimitable, dignes de leurs vases aux mille +formes. + +Avec madame L'Ourse,--qui est dans les âges de madame Prune, autant dire +à l'époque de la vie où les femmes sont le plus aimables,--le prix des +fleurs se débat toujours longuement, pour le seul plaisir de marchander, +en se faisant un doigt de cour. Cela s'entremêle de madrigaux que je +lui adresse sur sa personne et qu'elle sait me rendre avec une civilité +parfaite; d'autres dames du voisinage sortent alors des petits logis +vermoulus et sombres pour assister au galant tournoi: c'est madame +Montagne-Peinte, marchande de bric-à -brac au coin de la rue, ou madame +Le Nuage qui vend des baguettes d'encens pour les Trépassés, ou encore +madame Tubéreuse, dont l'époux, au fond d'un hangar poussiéreux, redore +les bouddhas centenaires et répare les autels d'ancêtres. + +Lorsque ma gerbe est enfin choisie et payée, je la laisse en dépôt chez +la marchande (prétexte à revenir), et je commence mon ascension à peu +près quotidienne à la sainte montagne qui surplombe. + +Quantités de chemins s'offrent à moi, tout le long de cette rue +vénérable, où il fait plus froid qu'ailleurs faute de soleil. Tantôt je +m'en vais par les étroits raidillons qui grimpent au milieu des roches +verdies, des mousses à reflet de velours, des capillaires aux tiges de +crin noir, des petites sources éparpillées sur les feuilles comme des +perles de verre. + +Ou bien je monte plus lentement par les larges escaliers de granit et +les terrasses des temples.--Mais là , le sourire s'arrête, car +soudainement tout devient grave, et une horreur religieuse inconnue sort +des vieux sanctuaires obscurs. Il y a de quoi faire chaque jour quelque +découverte nouvelle, dans ces quartiers de silence et d'abandon, étages +au-dessus de la ville, et précédés de tant de vestibules, de terrasses, +de portiques sévères. Dans les cours dallées, des arbres qui ont vu +passer les siècles étendent leurs grosses branches mourantes, soutenues +ça et là par des béquilles de bois ou de granit; il y pousse aussi des +cycas géants, dont le tronc multiple s'arrange en forme de candélabre; +des cycas qui supportent le froid, admettent à l'occasion la neige sur +leurs beaux plumets,--résistent aux hivers, dans ce pays, comme font du +reste quantité d'autres plantes délicates, et comme les singes des +forêts, comme les grands papillons pareils à ceux des Tropiques, le +Japon, semble-t-il, ayant le privilège d'une flore et d'une faune qui +ne sont plus de son climat.--Des galeries couvertes, aux colonnes de +cèdre, entourent d'une zone d'ombre les sanctuaires presque toujours +fermés, où l'on voit, à travers les barreaux des portes, briller des +dorures atténuées, luire les mains et les visages des dieux assis en +rang sur des fauteuils. Ces temples, comme leurs arbres, ont vu couler +des années par centaines, et le moment approche où leurs boiseries, +leurs laques s'en iront en débris et en cendre. Sur les autels, ou bien +aux plafonds poudreux, aux frises des vieilles colonnades, derrière les +toiles d'araignées, il y a partout du mystère; partout il y a de +l'étrange et de l'inquiétant, dans les moindres formes des figures ou +des symboles. Et on sent bien, ici, qu'au fond de l'âme de ce peuple +badin, au fin fond pour nous impénétrable, doit résider autre chose que +de la frivolité et du rire, sans doute quelque conception plutôt +terrible de la destinée humaine, de la vie et de l'anéantissement... + +En montant toujours, voici bientôt la peuplade des petits bouddhas en +granit, tout barbus de lichen, et les innombrables bornes funéraires, +enlacées de plantes aux minuscules feuilles; voici le réseau des +sentiers qui se croisent parmi les tombes, sous les bambous et les +camélias sauvages; voici tout le labyrinthe des morts. Et, à cette +hauteur, je retrouve presque chaque fois ce soleil du soir, couleur de +cuivre, qui, avant de s'abîmer là -bas dans la mer Jaune, s'attarde si +languissamment sur ces pentes exposées au sud et à l'ouest, pour y +apporter une tiédeur pas naturelle et comme enfermée, et me donner +toujours la même illusion de serre. Çà et là , gisant sur quelque +terrasse mortuaire, une chaise à porteurs, toute petite et en bois blanc +très mince, comme pour promener une poupée, indique la place d'un mort +nouvellement amené à ce haut domaine; c'est là dedans qu'on a apporté sa +cendre, et l'usage veut qu'on laisse le véhicule léger pourrir sur +place, avec les lotus en papier d'argent qui servirent au cortège. Où +les brûle-t-on, ces morts, dans quel recoin clandestin, et avec quelle +pudeur de les montrer? En ville on ne les rencontre jamais que déjà tout +incinérés, tout réduits, tout gentils, et ne pesant plus, portés +allègrement à l'épaule sur des bâtonnets, dans des petits palanquins en +bois blanc, d'élégante et précise menuiserie; et quand j'ai interrogé +des Japonais sur le lieu des bûchers, ils m'ont chaque fois évasivement +répondu: «Dans les montagnes... par là -bas... par là -haut...» Il n'y a +donc que de la poussière humaine, ici, point de cadavres jamais, ni de +décompositions, ni de forme affreuse, et cela supprime tout effroi sous +ces ombrages. + +L'heure du soir est l'heure par excellence, dans ces hauts cimetières où +la senteur hivernale des feuilles mortes, des mousses et des lichens se +mêle au parfum des baguettes d'encens allumées sur les tombes. C'est +aussi l'heure où je conçois le mieux l'énormité des distances; en +regardant, du haut de mon tranquille observatoire, décliner le soleil du +Japon, qui se lève à ce moment même sur mon pays, j'ai comme +l'impression physique, un peu vertigineuse, de la convexité de la Terre, +et de sa courbe immense. Et je me sens si loin, si loin, dans le +crépuscule qui vient, que tout à coup me prend le frisson de nostalgie, +au souvenir du pays Basque, ou bien de ma maison natale... + +Le plus souvent il est couché, ce soleil, quand je repasse devant chez +madame L'Ourse, mais elle m'attend pour tirer les vieux châssis de bois +qui ferment sa devanture. Avec un regard plein de sous-entendus, elle ne +manque jamais d'ajouter à la gerbe achetée deux ou trois fleurs, pour +moi particulièrement précieuses, parce qu'elles sont un cadeau, une +surprise qu'elle me réservait. + +Et maintenant, vite un pousse-pousse rapide, un coureur qui ait de +bonnes jambes, afin de retraverser la ville nipponne et de ne pas +manquer le dernier canot du soir. D'abord c'est la longue rue des +marchands, où, devant les petites boutiques de bois, papillotent les +porcelaines, les éventails, les émaux, les laques, toutes les choses +maniérées et jolies que fabriquent par milliers les Japonais et que +vendent les mousmés souriantes. Là défilent, dans le même sens que le +mien, quantité d'autres pousse-pousse empressés qui ramènent vers la mer +les officiers de notre escadre ou des cuirassés étrangers, chacun +rapportant nombre de petits paquets ingénieusement ficelés, de petites +caisses finement menuisées: les exaspérants bibelots auxquels ici +personne n'échappe. + +Le long des nouveaux quais à l'américaine, où les coureurs haletants +nous déposent, on se retrouve; on se trie par nations, sous un petit +vent glacé qui manque rarement de se lever le soir et d'asperger +d'embruns notre retour à bord. + +On nous a tant traités de pillards, dans certains journaux, nous tous, +officiers ou soldats de l'expédition de Chine, que nous avons admis la +dénomination «pillage» pour toute chinoiserie ou japonerie, si +honnêtement achetée soit-elle, et payée en monnaie sonnante. Or, il est +de règle sur mon bateau qu'après le souper, à l'instant des cigarettes, +chacun doit exhiber son «pillage» du jour; la table du «carré» se garnit +donc tous les soirs d'étonnantes choses, présentées par leur +propriétaire respectif. Mon Dieu, qu'on est bien, les nuits d'hiver, en +rade tranquille, installé à son bord, entre bons camarades, rentré dans +cette petite France flottante qui vous porte si fidèlement, mais qui +voisine tour à tour avec les pays les plus saugrenus du monde!... + + + + +XIX + + +Lundi, 21 janvier. + +Madame Prune caressait depuis de longs jours le rêve de venir me voir à +bord, comme elle était venue jadis sur la _Triomphante_, il y a tantôt +quinze ans, hélas! à l'époque où s'épanouissaient, dans toute leur +fraîcheur première, ses sentiments pour moi. + +J'avais galamment consenti, mais, en homme correct qui craint de donner +à jaser, je m'étais rendu chez madame Renoncule ma belle-mère pour la +prier de chaperonner la visiteuse. Et, afin d'enlever même tout +caractère clandestin à cette entrevue, j'avais convié aussi deux de mes +belles-sÅ“urs et quatre jeunes guéchas de ma connaissance, en leur +recommandant d'apporter des guitares. + +Il avait fallu ensuite prévenir la police nipponne, pour les raisons +suivantes. Depuis des années, le Japon détenait le monopole d'exporter +dans toutes les villes maritimes de l'Extrême-Orient des jeunes +personnes de caractère gai, spécialement destinées à faire oublier aux +navigateurs les austérités de la mer; mais le gouvernement du Mikado +veut supprimer aujourd'hui cet usage, qu'il regarde comme attentatoire +au bon renom national, et devient très circonspect lorsqu'il s'agit de +laisser des dames seules se rendre à bord des navires. + +La perspective d'être présentés à madame Prune avait jeté parmi mes +camarades un doux émoi. Ils avaient fait des frais, commandé pour la +table des fleurs et de très ingénieuses sucreries. Et, à l'instant fixé, +leurs jumelles se promenaient discrètement sur tous les sampans de la +rade, pour épier la venue de nos invitées. + +Au bout d'une demi-heure, personne. Au bout d'une heure, rien encore. Et +j'ai envoyé aux informations, sur le quai. + +Des policiers,--trop peu physionomistes, hélas!--s'étaient opposés à +l'embarquement de ces dames, malgré l'autorisation accordée la veille, +croyant au départ d'une relève de pensionnaires pour certaines maisons +de Shangaï ou de Singapour. + +Madame Renoncule, paraît-il, toujours si maîtresse d'elle-même, avait +reçu ce coup le front haut, et s'était contentée de ramener avec dignité +mes belles-sÅ“urs au logis. + +Mais, à l'idée d'être prise pour l'une de ces hétaïres migratrices, qui +ne craignent pas d'abandonner l'autel de leurs ancêtres pour aller +vendre à l'étranger leur sourire, madame Prune s'était évanouie. + + + + +XX + + +Mercredi, 23 janvier. + +Je passais tranquillement, avec un de mes camarades du _Redoutable_, +dans Motokagomachi, la grande rue des boutiques, regardant les bibelots +extraordinaires aux devantures et les sourires de ces gentilles petites +personnes, qui ont les yeux si bridés. Mais, en avant de nous là -bas, +très vite un rassemblement se formait, d'où partaient des vociférations +aiguës, grinçantes, rugueuses, comme celles des Chinois en guerre. Et au +milieu de ce groupe excité, deux officiers français, contre lesquels +semblait tournée la fureur générale!... Alors, nous sommes accourus +aussi, il va sans dire. + +C'étaient deux enseignes de vaisseau, arrivés d'hier à Nagasaki sur un +croiseur. Des bonshommes autour d'eux avaient les poings levés, leurs +courts bras jaunes sortant jusqu'à l'épaule des manches de leurs robes. +Or, ces bonshommes, nous les connaissions bien: c'étaient des marchands +de potiches du voisinage, chez lesquels nous avions l'habitude de +fréquenter, gens à sourires et à révérences plus que personne, gens +d'ordinaire obséquieux et patelins,--mais si transfigurés aujourd'hui +par la colère! Leurs petits yeux devenus effrayants, leur bouche +contractée par un rictus de fauve! Des êtres pour nous tout à fait +nouveaux, imprévus, ressemblant à ces masques de guerre qui grimacent la +mort, et dont les Japonais ont bien dû en effet prendre le modèle chez +eux quelque part. + +Tout simplement ces Français avaient poussé du pied le chien d'un de ces +marchands, qui voulait mordre: alors, besoin immédiat de revanche +nationale contre les deux étrangers... + +Le calme un peu dédaigneux des attaqués, notre arrivée aussi, à nous qui +étions connus pour être d'assez faciles acheteurs, empêcha la bagarre +d'aller jusqu'au premier coup de poing; sans cela nous étions +aveuglément houspillés par la foule, et non moins aveuglément traînés au +poste par une escouade de police, ainsi qu'il arriva la semaine dernière +aux officiers d'une autre flotte européenne. + +Ce petit peuple, arrogant et plein de mystère, cache, sous ses dehors +gracieux, une haine farouche pour les hommes de race blanche. + +Imaginerait-on même qu'un de leurs sujets de jalousie contre les +Européens est de ne pouvoir, pour cause de visage trop plat, user d'un +pince-nez? Aussi les élégants d'entre eux se hâtent-ils d'en porter, +même s'ils n'en ont pas besoin, pour peu qu'ils se sentent au milieu de +la figure un soupçon de quelque chose permettant d'en accrocher un. + + + + +XXI + + +Vendredi, 25 janvier. + +Le temple du Renard devient depuis quelques jours un de mes lieux de +pèlerinage habituels. + +Un chemin d'ombre verte, dans un repli de montagne, vous y conduit en +grimpant comme un escalier au bord d'une petite cascade alerte et +glacée. Il y a quinze ans, j'avais pu vivre tout un été à Nagasaki sans +le connaître, et je ne l'aurais pas découvert cette fois non plus, sans +les emblèmes religieux échelonnés à diverses hauteurs parmi les +branches, le long du sentier presque clandestin. Ces emblèmes sont des +renards blancs, assis sur des socles,--des renards fantastiques, bien +entendu, des renards déformés par l'imagination japonaise et traduits +sous les traits de maigres bêtes aux oreilles de chauves-souris, +montrant les dents avec un de ces rires à ne pas regarder, comme en ont +les têtes de mort; ou bien ce sont de frêles portiques de menuiserie, +peints en rouge et couverts d'inscriptions noires, parfois espacés au +hasard, ailleurs si rapprochés qu'ils forment une sorte de voûte +rougeâtre, sous l'autre voûte si verte des feuillées. Quelques +maisonnettes s'étagent aussi sur le parcours, humbles boutiques de +baguettes d'encens pour le temple, de bonbons pour les enfants qui +montent en pèlerinage, ou de petits renards en plâtre, longs comme le +doigt mais taillés sur le modèle de ceux de la route et montrant +l'affreux rictus qui convient. Partout des branches retombantes, des +mousses, des fougères; de beaux mandariniers, garnis de leurs fruits +d'or qui achèvent lentement de mûrir au soleil hivernal. Des roches +polies, arrondies par le temps et que d'imperceptibles lichens ont +marbrées, à l'ombre, de nuances douces et rares: des verts cendrés, des +gris passant au rose. Et çà et là , posé sur quelque vieille pierre +debout, un temple en miniature, de la taille d'un théâtre de Guignol, +très vieux lui aussi, très fruste, mais ayant ses emblèmes énigmatiques, +ses renards blancs et ses bouquets de riz apportés en offrande. La +cascade, le plus souvent cachée dans des fissures profondes, vous +accompagne de sa grêle musique, tandis qu'on s'élève sous les ramures, +par le sentier ardu ou par les marches usées. + +Enfin le temple lui-même apparaît, en avant d'un rideau de grands +arbres. Un assez petit temple, mais si étrange! Tout ouvert comme un +hangar, très simple, ainsi que tous les sanctuaires de ce Dieu-là , et +dépourvu d'aucune idole de forme humaine. Il est en bois, sans doute +ancien, mais d'un âge indéfinissable, tant on l'a bien entretenu, tant +sont soigneusement lavés ses panneaux et ses colonnes. Au milieu, +descend du plafond comme un lustre un énorme grelot également en bois, +sur quoi les fidèles frappent dès l'arrivée, et c'est pour que le Dieu, +en train peut-être de flâner parmi les nuages, soit averti qu'on est +là , que l'on demande audience. Alentour, les hommes ont arrangé cette +nature, déjà presque trop jolie par elle-même, en quelque chose de plus +joli encore, de plus compliqué surtout, ajoutant des rocailles aux +rochers, créant des petits ruisseaux pour y jeter des ponts. Les herbes +très délicates, les mousses, toute l'exquise flore sauvage d'ici; +apportent leur charme intime à ces arrangements qui ne seraient guère +que prétentieux chez nous. Par ailleurs, ce temple, ces objets +symboliques, déroutants de simplicité bizarre, que l'on aperçoit au fond +sur l'autel, imprègnent le jardin désert d'on ne sait quelle +transcendante et indicible japonerie. Et, au-dessus de tout cela, se +dresse la montagne avec ses fourrés de verdure. + +Juste en face du sanctuaire, une maison-de-thé, gentille et vieillotte, +se dissimule à moitié dans les arbres; on y accède par un arceau en +granit feutré de lichen, qui enjambe un torrent, et près duquel, dans +une vaste cage, deux grues blanches à huppe rouge, de la grande espèce, +se tiennent immobiles: pensionnaires sacrées du temple, il va sans +dire, mais très mélancoliques captives. + +La propriétaire de cette maison-de-thé, plutôt modeste et peu +achalandée, s'appelle madame La Cigogne. Bien que cette dame compte sans +doute une dizaine de printemps de moins que madame Prune, elle est d'une +maturité incontestable, mais n'a point abdiqué encore, et j'arrive de +jour en jour à me convaincre que le temps lui a laissé, à elle aussi, +quelques attraits. + +Sitôt qu'elle m'aperçoit, à l'orée du sentier vert, madame La Cigogne se +prosterne et affecte une expression d'extase qui semble dire: «En +croirai-je mes yeux? Quelle faveur inespérée le ciel m'envoie!» Je me +fais un devoir de saluer fort civilement à mon tour, avant de prendre +place sur les nattes blanches, devant la petite véranda enguirlandée de +plantes qui s'étiolent à l'ombre de tant d'arbres, et où languissamment +fleurissent quelques pâles roses d'hiver. + +Madame La Cigogne, après de nouvelles révérences, me présente aussitôt +la chatte de la maison, que j'honore de mon amitié, une certaine +mademoiselle Sato, jeune personne de six mois, à fourrure grise, qui a +conservé l'humeur folâtre de l'enfance. Ensuite, vient ma tasse de thé, +sucrée toujours à point. Et puis les bonbons que j'aime, et deux fines +baguettes de bois pour les saisir. A part quelques pèlerins, qui +viennent se restaurer ici, après des génuflexions, des exercices +religieux trop prolongés dans le temple, je suis presque toujours le +seul client de cette dame, ce qui favorise entre nous de longs +tête-à -tête. Dans le sentier voisin, personne non plus, personne ne +passe, si ce n'est de temps à autre quelques marchands d'eau, +athlétiques et demi-nus qui redescendent, portant à l'épaule, au bout +d'un bâton, des seaux en bois, remplis aux sources claires de la +montagne. On n'entend d'autre bruit que celui des petites cascades +perlées dégringolant sous les herbes; ou bien c'est, dans les branches, +le remuement discret des oiseaux, attristés parce que le soleil de +janvier reste incolore. + +Le lieu est paisible, étrange et ignoré. On y respire la senteur des +feuilles mortes et de la terre humide. Malgré la présence enjouée de +cette dame, on s'imprègne ici, dans le silence, de la japonerie spéciale +qui émane du temple aux lignes simples, et qui est une japonerie haute +et sereine. On sent comme des esprits, des essences très inconnues, +rôder sous les futaies, dormir au fond des grosses pierres aux têtes +rondes. Et la tombée du soir vous apporte dans ce recoin du Japon une +petite terreur charmante, dont on cherche en vain le sens introuvable. + +En quittant la maison-de-thé, je continue souvent de suivre le sentier +qui monte, jusqu'à l'instant où il finit dans la brousse. Sur des +pierres moussues émergeant du sol, encore deux ou trois de ces vieux +temples pour poupée, inquiétants à rencontrer malgré leur petitesse de +jouet d'enfant; mais les fougères, les racines deviennent de plus en +plus souveraines, dans la nuit verte qui s'épaissit, et tout se perd +bientôt au fond des bois, où les boutons des camélias sauvages, en +retard sur ceux des jardins d'en bas, commencent à peine à rougir... + +Pour être tout à fait franc vis-à -vis de moi-même, je suis forcé de +m'avouer que me voici un peu en coquetterie avec madame La Cigogne... + + + + +XXII + + +Jeudi, 31 janvier. + +Il semblait certain que notre grand cuirassé, la guerre étant unie, +allait reprendre la route de France et qu'après des relâches en +Inde-Chine il nous ramènerait chez nous pour le beau mois de juin. Il y +avait bien la petite tristesse de quitter bientôt ce navire, cette vie +de bord avec de bons camarades, cet amusant pays, de voir finir à jamais +toute cette période très spéciale de l'existence; mais cela se noyait +pour nous dans la joie du retour. + +Et voici qu'aujourd'hui le courrier de France nous apporte un désolant +contre-ordre: nous resterons deux ans dans les mers de Chine! Sitôt que +les glaces fondront à l'entrée du Peïho, force nous sera de rebrousser +chemin vers le Nord chinois, et de recommencer, sous le mauvais soleil, +le dur métier de l'automne passé: pourvoir au rapatriement du corps +expéditionnaire, rembarquer sur des transports, par grosse mer probable, +ces milliers d'hommes et ce matériel que nous avions eu déjà tant de +peine à déposer sur la rive... + +En une minute la nouvelle, entendue par des matelots à travers la +portière de brocart rouge de l'amiral, a été propagée à voix de +confidence, presque silencieusement, parmi l'équipage, semant la +consternation du haut en bas du _Redoutable_,--depuis les passerelles où +vivent, la longue-vue à la main, les timoniers chargés d'épier le plus +loin possible les choses du dehors, jusque chez les pauvres garçons, +pâlis comme des mineurs, qui habitent et travaillent au-dessous de +l'eau, entre des rouages de fer, au milieu des entrailles cachées du +navire, dans l'obscurité et dans l'odeur des huiles. + +Deux ans, à errer sur les mers de Chine! Tous, expédiés de France en +coup de vent, à l'annonce des affaires de Pékin, nous pensions que la +campagne durerait six mois à peine. C'était volontairement que nous +étions partis, nous les officiers, mais non pas les matelots. Forcés +d'accepter, ceux-ci, leur destination imprévue, ils avaient laissé en +suspens leurs humbles petites affaires,--des mariages, des baptêmes, des +règlements d'intérêts,--d'ailleurs convaincus, comme nous, qu'on allait +bientôt revenir... + +Mais voici maintenant que cela durera deux années! Et d'abord il va +falloir passer tout un été mortel sur les eaux chaudes et souillées de +l'embouchure du Petchili, être parqués là dans une caisse de fer où l'on +respire par des trous, ne sortir de l'étouffante demeure que pour peiner +au milieu des lames, sous un ciel accablant! Bientôt, c'est inévitable, +reviendront les dysenteries, les fièvres, et plus d'un sans doute ira +traîner ou mourir dans quelque hôpital de la côte chinoise... Tel est +l'ordre sans merci qui nous arrive. Adieu le retour! + +Pour réfléchir à ce changement de mes lendemains, et essayer de m'y +soumettre, j'aurais voulu m'en aller là -haut, sur l'exquise montagne des +cimetières, mon lieu de méditation préféré, et m'asseoir devant le +soleil couchant. Mais il tombe une petite pluie d'hiver très froide, qui +sent la neige. Faute de mieux, j'irai dans la maison-de-thé où mes +jouets habituels, mes deux petites poupées à musique, entre les murs de +papier, me distrairont avec une guitare et des masques. + + * * * * * + +Jamais elle ne m'avait paru si mélancolique, la salle vide et blanche, +aux parois minces, où je me trouve une heure après, les jambes croisées +sur un coussin de velours noir. Mademoiselle Matsuko, la guécha, qui ne +prend plus la peine de faire grande toilette en mon honneur, arrive +bientôt, modestement vêtue de crépon gris perle, s'assied par terre, +gentille et boudeuse, puis commence, d'un air résigné, à gratter les +cordes de son «chamecen» avec sa spatule d'ivoire. Dans le silence, dans +la lumière grise, déjà crépusculaire, une petite musique alors sautille +et pleure, triste à faire couler des larmes, étrange à donner le +frisson,--en attendant que paraisse l'autre, celle qui est moitié fée et +moitié chat, mademoiselle Pluie-d'Avril avec sa traîne et ses +révérences. + +J'ai eu tort de venir ici; c'est plus triste que ma chambre du +_Redoutable_. Le son de cette guitare, on dirait le chant d'une +sauterelle d'hiver, enfermée dans une cage de papier, une sauterelle de +pays très lointain, dont la maigre voix évoquerait un monde inconnu; je +l'entends sans l'écouter, mais cela suffit à maintenir pour moi cette +notion d'exotisme extrême qui avive ma nostalgie. + +Alors, deux ans dans les mers de Chine!... Il est fini, hélas! le temps +où j'étais angoissé, au cours des trop longues campagnes, par la crainte +de ne pas retrouver la figure vénérée et chérie de Celle à qui depuis +l'enfance on rapporte toutes choses, de Celle que personne au monde ne +supplée... Cette crainte-là est aujourd'hui changée en une certitude, +sur laquelle même un peu de résignation a commencé de venir. A ce point +de vue-là donc, peu importe à présent la durée de l'absence, puisque je +ne la retrouverai plus, à aucun de mes retours, jamais... Pourtant, des +liens profonds me tiennent encore au foyer,--et d'ailleurs mes années +sont bien comptées, pour que je les perde en exil... + +Elle se lève, la guécha, qui visiblement s'ennuie; elle pose sa longue +guitare et se met à marcher, indolente et gracieuse, si légère que le +plancher ne semble même pas s'en apercevoir,--ce plancher mince qui +gémissait tout à l'heure sous le pas des servantes, lorsque la dînette +nous a été servie. Et, au moment où s'est arrêtée sa musique monotone, +je songeais à certain vieux jardin qui est situé au-dessous de nous, de +l'autre côté de la terre, et qui, dans mon enfance, représentait pour +moi le monde. A l'instant précis où la sauterelle de rêve a cessé de +chanter, c'est ce jardin-là que je revoyais, après avoir repassé tant de +choses en souvenir, ce jardin avec ses treilles, ses vieux arbres, et +surtout un grenadier planté jadis par un aïeul, qui, à chaque mois de +juin depuis cent ans, sème en pluie ses pétales rouges sur le sable +d'une allée. Ce ne sera donc pas le printemps prochain que je reverrai +cette jonchée de fleurs rouges, ni même le printemps d'après; ce ne sera +peut-être jamais plus... + +La guécha, d'une main distraite, entr'ouvre l'un des châssis de bois et +de papier par où nous vient la pâle lumière: «Tiens, dit-elle, la +neige!» Et vite elle referme le panneau transparent, qui a laissé +pénétrer un souffle de glace dans la salle déjà si froide. La neige, +j'ai eu le temps de l'apercevoir pendant cette seconde où le panneau +s'est entr'ouvert: des flocons blancs qui tourbillonnent avec lenteur, +dans un ciel mort, au-dessus d'un toit japonais aux petites tuiles +rondes, d'un gris noirâtre. + +Alors, non, ce n'est plus tenable, ici!... + +Heureusement, voici la diversion nécessaire: des pas d'enfant dans +l'escalier, des froufrous de soie; mon petit chat qui arrive! + +Elle apparaît, cette petite mademoiselle Pluie-d'Avril, stupéfiante à +son ordinaire, dans ses falbalas, mièvre et comme sans consistance, +ainsi empaquetée dans ses étoffes à grands ramages. Elle est en dame +d'autrefois et porte un immense éventail de cour. Elle salue, fait +quelques pas, salue de nouveau, s'avance encore, et, tandis qu'elle se +prosterne cette fois pour une solennelle révérence à la mode ancienne, +une imperceptible expression de gaminerie plisse le coin de ses yeux +retroussés, sa bouche s'entr'ouvre pour laisser passer le miaou d'un +chat,--si bien imité, si imprévu que j'éclate de rire... + +--Oh!--fait mademoiselle Matsuko, pointue,--voilà trois jours qu'elle +préparait ça, pour distraire ta seigneurie. Avec son gros matou de +monsieur Swong, elle prenait des répétitions... + +Laisse dire, va, petite fée. C'était ce qu'il fallait; tu as réussi à +amuser celui qui te paie pour ça, et il te remercie. + +Maintenant, là -bas derrière toi, tourne, fais jaillir la lumière +électrique, ce sera moins lugubre. Et puis commence quelqu'une de tes +danses ou de tes scènes mimées,--celle, par exemple, du pêcheur endormi +cent ans au fond de la mer; celle, tu sais, qui exige au dernier tableau +un masque de vieillard tout blême avec une barbe comme des algues +blanches. + + * * * * * + +Le soir, à bord, pendant que la neige tombe abondamment du ciel +nocturne, je reçois la visite de quelques-uns de mes amis matelots, en +quête de renseignements plus précis sur la consternante nouvelle et +gardant un vague espoir que je la démentirai peut-être, que je les +rassurerai un peu. + +En dernier, m'arrive une sorte de géant breton, aux jolis yeux de +douceur triste profondément enfoncés sous un front large et têtu. Il +allait se marier dans un mois, celui-là , quand le navire, qui semblait +destiné à un long séjour en France, a reçu l'ordre imprévu de faire +campagne en Chine. A l'annonce du retour, il avait employé ses économies +à acheter une pièce de crépon blanc pour la robe de noces, et différents +bibelots japonais afin d'orner le logis. Mais maintenant, au milieu de +sa consternation enfantine, un des points qui le tourmentent le plus, +c'est la crainte que tout cela ne se gâte, pendant deux années, dans le +fauxpont humide, et il me demande timidement si je ne pourrais pas +loger la caisse, sans que ça me gêne trop, dans un coin de ma chambre. + +Comment lui refuser cette consolation-là ? Certainement, bien que je sois +déjà encombré à ne savoir que devenir, je donnerai l'hospitalité à la +gentille pièce de soie blanche et aux modestes cadeaux de mariage. + + + + +XXIII + + +1er février. + +Cédant aux larmes de madame Prune, j'étais retourné hier à la police +nipponne, pour représenter à messieurs les agents qu'il ne s'agissait +point d'une migration, mais d'une simple visite de courtoisie, et qu'au +bout d'une heure ou deux nous rendrions toutes ces dames intactes à +leurs foyers. On s'était donc excusé de l'offensante méprise, et +aujourd'hui nous avons eu la joie de recevoir nos visiteuses, sous un +soleil printanier. + +Deux sampans, qui semblaient transformés en des barques cythéréennes, +toutes de séduction et de grâce, nous les ont amenées au coup de trois +heures, pour prendre le thé. + +Madame Renoncule cependant, en mère prudente, avait préféré cette fois +ne pas amener ses filles; mais nous avions madame Prune, entourée d'un +essaim de jeunes guéchas. Une douce gaîté, du meilleur aloi, n'a cessé +de régner pendant toute la visite de ces dames. Elles avaient fait des +toilettes extrêmement galantes, et en particulier le chignon de madame +Prune, amplifié à souhait par d'habiles posticheurs, restera dans toutes +les mémoires. Pour donner plus de piquant à cette réunion, mes camarades +s'étaient procuré quelques-unes de ces sucreries japonaises, composées +avec tant d'esprit,--allégoriques, pourrait-on dire,--qui représentent +tantôt des objets usuels, tantôt les fragments les plus divers de +l'organisme humain; ils les avaient spécialement choisies, bien entendu, +pour la principale invitée, et d'ailleurs avec autant de finesse que de +tact et de discrétion... + + + + +XXIV + + +2 février. + +Donc, nous restons ici jusqu'au printemps, c'est-à -dire environ deux +mois encore, car il faudra sans doute le soleil d'avril pour fondre ces +glaces, là -bas, qui nous ferment la sinistre entrée du Peïho. + +Et il ne s'annonce guère, le printemps de cette année, même dans la baie +si close, si défendue contre les vents de Nord, où notre navire +s'abrite. + +Au contraire nous sommes plus que jamais en pleine saison de bourrasques +et de neiges. Or, tout ce Japon, amusant par le soleil, devient +pitoyable, dès qu'il est boueux, ruisselant et transi. Du reste, on +meurt comme mouche, à Nagasaki dans ce moment; entre deux grains, dès +que le soleil d'hiver se montre, les gracieux cortèges de messieurs les +morts et de mesdames les mortes se hâtent vers la nécropole de la +montagne; on en trouve parfois deux, trois ensemble, qui s'abordent nez +à nez à un carrefour, échangent de suprêmes politesses, font à qui ne +passera pas devant l'autre, entravent la circulation et arrêtent par +douzaines les pousse-pousse crottés. En tête, marchent toujours quelques +bonzes en bonnet archaïque, robe sombre et surplis d'ancien brocart +d'or. Ensuite le héros du défilé, le mort lui-même, réduit à sa plus +simple expression, porté à l'épaule dans la toujours pareille petite +châsse de fine menuiserie blanche. A l'épaule également, plusieurs vases +en bois d'où s'échappent, pour dominer la foule, de fantastiques plantes +artificielles: lotus gigantesques à pétales d'argent, érables du Japon à +feuilles rouges, cerisiers ou pêchers tout en fleurs. Puis, la théorie +des dames ou mousmés vêtues de deuil, en blanc de la tête aux pieds. Et +enfin, la partie hautement comique du convoi, les hommes en robes de +soie et chapeaux melons; quelques redingotes; beaucoup de lunettes, et +surtout de lunettes bleues, toujours instables sur ces visages trop +plats. Quand survient une averse, les parapluies s'ouvrent, d'affreux +parapluies de chez nous, et çà et là quelques autres du Japon, en papier +gommé avec des peinturlures, des fleurs et des cigognes envolées, dans +cette note plus gaie qu'affectionne encore madame Prune pour le sien. + +Vers les pagodes et la montagne, tout cela se dirige; par les sentiers +mouillés et glissants, tout cela grimpe, au milieu des vieilles tombes +charmantes en rangs déjà pressés. + +C'est de la poitrine surtout que meurent ces pauvres petits bonshommes; +les paysans même, ces paysans japonais si râblés, aux courtes tailles si +bien prises, aux membres d'athlète, s'en vont de ce mal-là , depuis que +l'américanisme les oblige à s'habiller, au lieu de vivre nus comme les +ancêtres. + + + + +XXV + + +3 février. + +Encore la neige, le ciel bas et plombé. Ce soir, sur la colline de la +concession européenne où je fréquente peu, j'ai cheminé par une route +saupoudrée de blanc, et d'ailleurs bien entretenue, bien droite, bordée +de consulats; on se serait cru en Europe, à la tombée d'une nuit +d'hiver, sans les quelques mousmés drôlement emmitouflées que l'on +rencontrait de temps à autre, et qui ramenaient la notion du lieu +lointain. + +J'allais à l'hôpital russe, faire visite à un officier d'un régiment de +Grodno, blessé vers Moukden. Auprès de son lit veillait un jeune homme +en tenue de malade, avec lequel j'ai causé d'abord sans présentation: un +autre officier évidemment, d'allure élégante, au fin visage très +français, et parlant notre langue avec un imperceptible accent espagnol. +C'était dom Jaime de Bourbon, fils de dom Carlos, et prétendant carliste +au trône d'Espagne. Engagé dans l'armée russe, il avait demandé d'aller +en Extrême-Orient, pour guerroyer, par humeur française, et maintenant +il était là , convalescent d'un typhus grave pris en Mandchourie. + + + + +XXVI + + +5 février. + +Chez ces marchands de bric-à -brac, qui pullulent chaque jour davantage à +Nagasaki, les plus étranges objets voisinent entre eux, éclos parfois à +mille ans d'intervalle, mais rapprochés là sur des étagères proprettes, +bien époussetés et à peine ternis par la cendre des siècles. + +Quantité de débris du palais impérial de Pékin, pris et revendus par des +soldats, sont aussi venus s'échouer dans ces boutiques: des bronzes, des +jades, des porcelaines. Et les marchands, rien que par le prix qu'ils +en demandent, rien que par leur ton respectueux pour dire: cela vient +de Chine, rendent tous un hommage involontaire à l'art de ce pays,--cet +art typique et primordial, d'où l'art japonais dérive, comme une +branchette particulièrement gracieuse, mais frêle et de nuance pâlie, +qui aurait jailli d'un grand arbre exubérant. A la profusion et à la +magnificence de leurs maîtres chinois, ces petits insulaires d'en face +ont substitué la simplicité élégante et la précision minutieuse; à la +franche gaîté des couleurs, à l'éclat des verts accouplés aux roses, les +nuances estompées, dégradées et comme fuyantes. Et enfin, pour les +palais et les temples, au lieu de ce perpétuel flamboiement des ors +rouges, qui devient une obsession d'un bout à l'autre de la Chine, ils +ont adopté les laques noirs polis comme des glaces, les boiseries +incolores finement ajustées comme les pièces d'une horloge, et les +panneaux d'impeccable papier blanc. + +Parmi tant de surprenantes boutiques, celles qui donnent le plus à +réfléchir sont pour moi, dans une rue que les étrangers connaissent à +peine, ces espèces de hangars poussiéreux, où s'entassent les vieilles +armes, les vieilles cuirasses, les vieux visages d'acier, tout +l'attirail pour faire peur qui servait aux anciennes batailles, et les +fanions des Samouraïs, leurs emblèmes de ralliement, leurs étendards. +Sur des fantômes de mannequins qui ne tiennent plus debout, posent des +armures squameuses, des moitiés de figures poilues, des masques ricanant +la mort. Un fouillis d'objets ultra-méchants, qui pour nous ne +ressemblent à rien de connu, tellement qu'on les croirait tombés de +quelque planète à peine voisine. Ce Japon à demi fantastique, +soudainement écroulé après des millénaires de durée, gît là pêle-mêle et +continue de dégager un vague effroi. Ainsi, les pères, ou les +grands-pères tout au plus, de ces petits soldats d'aujourd'hui, si +drôlement corrects dans leurs uniformes d'Occident, se déguisaient +encore en monstres de rêve, il y a cinquante ans à peine, lorsqu'il +s'agissait d'aller se battre; ils mettaient ces cornes, ces crêtes, ces +antennes; ils ressemblaient à des scarabées, des hippocampes, des +chimères; par les trous de ces masques à grimace, luisaient leurs yeux +obliques et sortaient leurs cris de fureur ou d'agonie.... Et c'est dans +les vallées ou les champs de ce gentil pays vert qu'avaient lieu ces +scènes uniques au monde: les rencontres et les corps à corps d'armées +rivales, vêtues avec cet art démoniaque, alors que les longs sabres si +coupants, tenus à deux mains au bout de bras musculeux et courts, +décrivaient leurs moulinets en l'air, puis faisaient partout des +entailles saignantes, fauchaient ensemble les casques cornus et les +figures masquées. + +Quel que soit le changement radical survenu de nos jours dans les +costumes et les armes, à l'instar d'Europe, un peuple qui, hier encore, +a rêvé et confectionné de tels épouvantails, doit garder de la guerre +une conception horrible, cruelle et sans merci. + + + + +XXVII + + +7 février. + +Deux mois de Japon déjà , et Nagasaki m'est redevenu familier comme si je +n'avais pas cessé d'y vivre. Entre ce séjour et le premier, des liens se +nouent de plus en plus, qui jettent parfois comme dans un recul de +second plan les quinze années d'intervalle. Mes camarades d'exil se +japonisent aussi de jour en jour, sans s'en apercevoir. On s'habitue à +l'enserrement de ces montagnes et aux dentelures de leurs cimes; on ne +trouve plus leurs pointes si singulières ni si «japonaises». On +s'habitue à ces bois suspendus alentour, à ces nappes de verdure jetées +sur toutes les pentes, depuis le ciel jusqu'à la mer, à tout ce site +presque trop joli que les brumes roses des matins de février déforment +et compliquent souvent jusqu'à la plus charmante invraisemblance. On +circule comme chez soi au milieu de cette ville, parmi cet amas de +maisonnettes de bois et de papier, aussi drôles que des jouets d'enfant. +On cueille, de-ci de-là , en passant dans les rues, les sourires et les +révérences d'une quantité de mousmés qui vous connaissent; on a des amis +et des amies chez tout ce petit monde, à l'abord accueillant et +facile,--à l'âme fermée, exclusive, vaniteuse et ennemie. + +Et rien encore n'indique le printemps, qui nous fera quitter ce pays +pour nous envoyer à la peine, sur les côtes de cette grande Chine +funèbre... + +J'ai vraiment commis une erreur, il y a quinze ans, en n'épousant pas +plutôt madame Renoncule ma belle-mère. Chaque jour augmente mon regret +de l'avoir ainsi méconnue. Elle-même, si je ne m'abuse, le déplore +secrètement, et, aujourd'hui que l'irréparable est accompli entre nous, +ne se lasse point de me traiter en gendre, pour maintenir au moins ce +lien-là , faute de mieux. + +Par ces froides pluies d'hiver, je passe chez elle des heures +nostalgiques à entendre pleurer sa longue guitare, dans le silence de sa +maison, dans l'éternel crépuscule de ses châssis de papier, devant ses +rocailles verdies à l'ombre, ses arbres nains qui n'ont pas dû grandir +depuis un siècle, son jardin de vieille poupée, où tombe un jour gris, +entre des murs... Oh! ce jardin de ma belle-mère, dont le seul aspect +autrefois me donnait déjà le spleen au soleil d'août, qui dira sa +mélancolie, sous le pâle éclairage de février!... Du fond de la pièce, +où l'on est assis plus en pénombre, à écouter la petite musique de +mystère échappée des cordes grêles, on aperçoit par la baie de la +véranda une sorte de site sauvage qui dès le premier coup d'Å“il vous +déroute par quelque chose de pas au point, de pas naturel. Sont-ce de +véritables vieux arbres, sur des rochers, un véritable lointain agreste +vu à travers une lunette faussant les perspectives? Cependant on dirait +bien que cela est tout petit et tout près. Plutôt ne serait-ce pas un +décor romantique, découpé et peint pour théâtre de marionnettes, sur +lequel un réflecteur laisserait tomber de la lumière verdâtre? Pas un +coin du vrai ciel ne se découvre au-dessus de ce paysage enclos; mais le +mur du fond, tout en grisailles estompées, à mesure que le jour baisse, +finit par n'avoir plus l'air d'un mur; il joue les nuages lourds, les +nuages en linceul, amoncelés au-dessus d'un monde étiolé par la vétusté +et qui aurait perdu son soleil. + +Tous les jardins de Nagasaki ne portent pas au spleen comme celui-là ; +mais tous sont de patientes réductions de la nature, arbres nains, +longuement torturés, et montagnes naines, avec des temples d'un pied de +haut qui ont l'air centenaire. Comment concilier, dans l'âme japonaise, +cette prédilection atavique pour tout ce qui est minuscule, mièvre, +prétentieusement gentil, comment concilier cela avec ce goût +transcendant de l'horrible, cette conception diabolique de la bataille +qui a engendré les masques et les cornes des combattants, toutes les +effrayantes figures des divinités et des guerriers? Et comment faire +marcher de pair cet excès de politesse, de saluts et de sourires, avec +la morgue nationale et la haine orgueilleuse contre l'étranger?... + +Les petits thés de cinq heures chez ma belle-mère sont très courus et +très sélects. Pendant que le chant de la guitare si tristement sautille, +ou gémit à fendre l'âme, de cérémonieuses voisines arrivent sur la +pointe du pied, des mousmés fragiles comme des statuettes de porcelaine; +sans bruit elles s'accroupissent à côté de mes jeunes belles-sÅ“urs, pour +écouter la musique ou accepter une sucrerie, qu'elles cueillent du bout +de leurs bâtonnets. Leurs yeux en amande oblique, si bridés qu'on aurait +envie de les fendre d'un coup de canif à chaque coin, ressemblent à ceux +des chattes lorsqu'elles ferment à demi leurs paupières par nonchalante +câlinerie. Leurs beaux chignons apprêtés et reluisants font leurs têtes +trop grosses sur les cous minces, sur les délicates épaules... Et c'est +là l'étrange petit monde qui médite de s'attaquer férocement à l'immense +Russie; les maris, les frères de ces bibelots de Saxe veulent affronter +les armées du tsar!... On n'en revient pas de tant de confiance et +d'audace, surtout lorsque dans la rue on voit ces soldats, ces matelots +japonais, tout proprets et tout petits, imberbes figures de bébé jaune, +passer à côté des lourds et solides garçons blonds qui composent les +équipages russes. + +Entre chien et loup, devant les tasses de fine porcelaine bleue et les +plateaux en miniature, ce petit monde reste assis par terre, immobile à +cause de la guitare qui l'enchante et hypnotisé par le paysage +artificiel, de plus en plus éteint, sur lequel souvent un peu de neige +tombe,--de la neige vraie, dont les flocons paraissent trop grands pour +les arbres qui les reçoivent. Madame Renoncule, la notable guécha +d'autrefois, retrouve pendant ces heures grises son pouvoir et son +charme. Comme il arrivait à madame Chrysanthème sa fille, un changement +se fait dans sa figure, qui s'ennoblit; ses yeux ne sont plus ni puérils +ni bridés; ils reflètent d'insondables rêveries de race jaune, où l'on +devine de l'énergie farouche et qui bouleversent vos appréciations +d'avant sur ce peuple rieur. + +J'ai subi jadis un commencement d'initiation à cette musique lointaine +qui, les premières fois, ne me semblait qu'une débauche de sons +incohérents et discords; de soir en soir, elle me pénètre davantage; +presque autant que la nôtre, elle me fait frissonner, d'un frisson plus +incompréhensible, il est vrai; quand cette femme, aux yeux tout changés, +agite fiévreusement sur les cordes la spatule d'ivoire, on dirait que +l'ombre des mythes religieux, mal enfermés dans les temples voisins, +vient rôder alentour, derrière ces vieux châssis de papier, qui nous +font alors des murailles plus assez sûres: dans l'antique maisonnette, +toujours plus enveloppée de crépuscule et d'hiver, on sent passer des +effrois d'un ordre inconnu... Il y a aussi des instants où la mélodie +descend aux notes de basse extrême, devient soudainement rauque, +sauvage, et si primitive qu'elle a dû être transmise jusqu'à nous, comme +tant d'autres choses nipponnes, par les arrière-ancêtres, établis dans +ces îles au commencement des âges. Quand enfin les ténèbres arrivent +pour tout de bon, quand il n'y a plus qu'un reste de lueur blême, à la +cime des arbres nains, pour nous indiquer encore le faux paysage, voici +que la guécha vieillie, qui ne veut pas qu'on allume de lampe, est prise +de fatigue, de torpeur. La guitare, que les dames assises continuent +d'écouter dans l'obscurité, ne rend plus que des petites plaintes +sourdes, entrecoupées, des notes intermittentes, ou qui vont deux par +deux, trois par trois, en groupes s'espaçant. La guitare mourante cesse +d'évoquer les mythes invisibles, cesse d'émouvoir, de faire peur; tout +simplement elle distille de la tristesse, de la tristesse sans nom, qui +tombe sur nous comme la pluie lente d'un ciel mort; à moi, elle dit +l'exil, les deux années de Chine en avant de ma route, la fuite de la +jeunesse et des jours; surtout elle me fait sentir jusqu'à l'angoisse +l'isolement de mon âme de Français au milieu de ces légions d'âmes +japonaises, étrangères, hostiles, qui m'enserrent dans ce quartier +éloigné, au pied des pagodes et des sépultures, à présent que la nuit +vient. + +Et c'est l'heure où j'ai envie de m'en aller. C'est l'heure où je sens +une hâte presque enfantine de prendre ma course à travers les ruelles +boueuses, où tant de lanternes baroques, tourmentées par le vent de +neige, font miroiter les flaques d'eau; d'atteindre au plus vite, +là -bas, les quais déserts; de me jeter dans un canot, qui pourtant sera +secoué, dans le noir, par mille petites lames méchantes,--d'arriver +enfin dans cette sorte d'îlot blindé, dans ce navire qui est un coin de +France, et où je reverrai les bons visages de chez nous avec leurs yeux +droits et bien ouverts. + + + + +XXVIII + + +10 février. + +Entre autres charmes contre lesquels la main du temps est restée si +impuissante, madame Prune possède sans conteste celui de la nuque, de la +tombée des épaules et de la chute du dos. Elle est vraiment de celles +qui gagnent à être vues par derrière, depuis surtout que les coques de +sa chevelure ont repris, à mon intention peut-être, une ampleur qu'elles +n'avaient plus. + +Dans un des quatre ou cinq grands théâtres de la ville, j'avais été +conduit ce soir par un vague pressentiment sans doute de la bonne +fortune qui m'y attendait; c'était un théâtre du genre léger, et déjà +la salle se trouvait comble, à cause des représentations d'un comique à +la mode, spécialiste incomparable pour jouer les maris frappés +d'infortunes. On m'avait cependant fait place d'assez bonne grâce, +malgré l'attitude de plus en plus arrogante qu'affectent les Nippons +d'aujourd'hui vis-à -vis des étrangers, et je m'étais installé au milieu +du parterre, dans les rangs compacts de la foule assise à même le +plancher. + +Jamais aucune décoration intérieure, dans ces théâtres, du bois brut, +des poutres à peine équarries soutenant les tribunes et le plafond; une +simplicité d'étable. Mais l'assistance m'avait semblé dès l'abord assez +choisie; on ne voyait partout que des chignons très soignés, luisants et +comme vernis. Fort peu de vestons: les spectateurs des deux sexes +étaient vêtus presque tous de robes dans ces bleus foncés ou ces +grisailles qui sont ici les nuances les mieux portées. (Contrairement à +ce que l'on imagine chez nous, rien n'est plus sévère de couleur qu'une +foule japonaise, le soir, sauf en des circonstances particulières de +fête ou de pèlerinage.) Chaque famille gardait auprès de soi une petite +boîte à fumer, avec des braises dans un léger réchaud, et un récipient +de forme gracieuse où l'on secouait en commun les cendres des pipes +minuscules. Il y avait aussi quantité de bébés, de nourrissons endormis +que les jeunes mamans tenaient sur leurs genoux, et ils étaient si +petits, si menus, enfants de créatures menues, et si jolis, si drôles, +qu'on eût dit ces poupées du Japon, répandues aujourd'hui dans tous nos +bazars d'Occident. + +Deux dames accroupies devant moi, et qui partageaient la même boîte à +fumer, avaient soudain captivé mon attention. Du premier coup d'Å“il, je +les avais jugées du meilleur monde; beaucoup de dignité dans le +maintien, et des robes de soie bleu marine, ce qui est par excellence la +couleur comme il faut. De plus, l'une d'elles, dans les épaules et dans +la nuque, avait pour moi comme une grâce déjà vue. + +La comédie se déroulait, au milieu des rires encore contenus et +discrets: un ingénieux imbroglio dans le goût de Regnard; une +succession d'irréparables malheurs, arrivant à un pauvre époux qui +passait son temps, un bougeoir en main, à chercher dans tous les recoins +de sa maison des ravisseurs toujours introuvables. (Il est étonnant de +constater qu'en aucun pays du monde ce genre d'infortune n'éveille les +sérieuses sympathies qu'il mérite.) Tandis que les autres acteurs +évoluaient et marchaient comme tout le monde, ce mari d'une si coupable +épouse, tenant sa continuelle bougie allumée, sautillait perpétuellement +à petits pas, sur la cadence gaie d'un air toujours le même, que +l'orchestre entonnait dès qu'il entrait en scène. + +Ces deux dames toutefois ne se retournaient point. Mais, tout à coup, +celle qui avait la nuque si captivante se mit à secouer sa petite pipe +contre le rebord de sa boîte, d'une main rapide et nerveuse: pan pan pan +pan! Et ce bruit, qu'une oreille inattentive eût confondu avec les +innombrables pan pan pan pan des autres fumeurs de la salle, avait pour +moi quelque chose d'unique, de déjà entendu mille fois, jadis, durant +des nuits d'été et de languides journées. Cette voisine d'en face me +troublait donc de plus en plus... Alors, pour en avoir le cÅ“ur net, je +me risquai à lui chatouiller légèrement l'épine dorsale du bout d'un +éventail, une de ces familiarités anodines qui, au Japon et avec une +femme bien élevée, ne sauraient jamais être mal prises... + +Je ne m'étais pas trompé: c'était bien madame Prune! + +Sa compagne était madame Renoncule, ma belle-mère. Et, me rendant à +leurs aimables instances, je m'avançai d'un rang, pour m'asseoir entre +elles deux. + +La comédie continua, au milieu d'une hilarité croissante, mais toujours +de bon ton. Le principal comique avait des jeux de physionomie qui +étaient vraiment du grand art, chaque fois qu'il flairait dans son +ménage un malheur nouveau. Je regardais souvent, derrière moi, toute +cette foule accroupie, en vêtements sombres. Sous l'ébène des chevelures +aux coques luisantes, tous ces visages de mousmés, bien ronds et bien +pâlots, qui en temps normal n'ont que des yeux à peine ouverts, +semblaient n'en avoir plus du tout ce soir, convulsés qu'ils étaient par +le rire; et les innombrables bébés, plus petits et plus jolis que +nature, dans les bras des mamans, continuaient leur sommeil de poupée. + +Ma belle-mère, qui est au fond une créature sans détours, n'ayant eu +d'autre objectif dans l'existence que de donner le plus possible de +citoyens et de citoyennes à la patrie, s'amusait franchement, sans +toutefois le laisser paraître plus qu'il n'était convenable. Madame +Prune, au contraire, qui, dans sa première jeunesse, on peut bien le +dire sans offense, a plutôt marivaudé comme les dames en scène, a plutôt +baguenaudé sur la question si sérieuse du peuplement de l'empire, madame +Prune semblait mélancolique et pincée. Ce spectacle évidemment était mal +choisi pour elle, nous ne le comprîmes que trop tard, madame Renoncule +et moi; elle pouvait y trouver des allusions gênantes; de plus, veuve +depuis peu de temps en somme, sans doute souffrait-elle, dans son culte +pour la mémoire du regretté M. Sucre de voir le principal personnage de +la comédie soulever cette inexplicable joie dans le public. + +L'époux malheureux, à la fin, las de ne jamais trouver le coupable sur +la scène, fit irruption dans la salle, toujours son bougeoir à la main, +toujours sautillant sur la même petite ritournelle d'orchestre, et se +mit à regarder sous le nez, avec un air de soupçon farouche, tous les +spectateurs mâles assis au parterre. Alors cela devint des pâmoisons, du +délire. Et toutes les petites poupées, que cela dérangeait, commencèrent +de se plaindre, en roulant leurs yeux de jais noir. + +Seule, madame Prune demeurait guindée, et n'épargnait point ses +critiques à la pièce: ça n'était pas pris sur le vif, pas vécu; et puis, +voyons, est-ce que M. Sucre,--qui reste à ses yeux l'idéal du +genre,--est-ce que jamais M. Sucre aurait eu l'idée d'aller chercher +comme ça, partout, avec une lanterne?... + + + + +XXIX + + +12 février. + +La neige, encore la neige, qui ne reste pas longtemps sur la terre, il +est vrai, mais qui chaque jour, pour quelques heures, suffit à teinter +de blanc les arbres, les maisons, les pagodes. + +Ce soir, à la nuit tombante, dans la concession européenne, à cent +mètres de haut, je cheminais sur une belle route qui était blanche, qui +était «poudrée à frimas» comme tous les objets alentour. On voyait de +différents côtés se déployer les lointains des montagnes, les lointains +de la mer chargée de navires de combat. Pas un souffle; l'atmosphère à +peine froide, tant elle était immobile. Un ciel bas et plombé; les +montagnes aussi, plombées; toutes les choses terrestres, figées sous les +nuances de plomb et d'encre que donne le voisinage trop éclatant de la +neige. Derrière moi cette ville, en voie d'étonnante transformation, +allumait ses lanternes anciennes à côté de ses lampes électriques. Sur +la rade, pareille à une grande glace incolore, les navires, posés comme +des insectes noirs, allumaient leurs feux pour la nuit; ils étaient +immobiles, comme l'air et comme tout, mais cela semblait une immobilité +d'attente, on eût dit qu'ils se recueillaient pour des événements +prochains et des batailles; tant de cuirassés, réunis en Extrême-Orient, +tant de croiseurs, de torpilleurs appartenant à toutes les nations +d'Europe, donnaient ce soir, au milieu de cet immense calme réfléchi, le +pressentiment que l'histoire du monde approchait de quelque tournant +grave et décisif... + +Cette route solitaire me conduisait à l'hôpital russe, où j'allais +prendre don Jaime de Bourbon, et nous devions retourner ensemble, dans +la ville de bois de cèdre et de papier de riz, pour un petit dîner +japonais intime, avec musiques de guéchas et danses de maïkos, auquel +Son Altesse avait bien voulu me convier. + +Après que j'ai eu dit à ce prince, dès notre seconde entrevue, combien +je suis peu carliste, je me suis trouvé libre de lui témoigner la vraie +sympathie à laquelle il a droit en ce moment de notre part à tous. +C'est, en somme, un Français; l'autre jour à bord, quand il était venu +si simplement s'asseoir à notre table de marins en campagne, aucun de +nous n'avait l'impression qu'il pouvait être un étranger. De plus, il +est en ce moment un Français égaré comme moi en pays Jaune, et un qui a +risqué par goût sa vie au feu, un qui a bravé aussi le typhus chinois +dont il a failli mourir. + +Une heure après, dans un «cabinet particulier» de la Maison du Phénix +(très recommandée pour les soupers fins de bonne compagnie), nous avions +pris place par terre, don Jaime, deux autres invités et moi, déchaussés +tous, jambes croisées sur les éternels coussins de velours noir, et +aussitôt les éternelles petites servantes, cassées en deux par des +saluts sans fin, étaient venues poser devant nous, sur des trépieds de +laque, des bols adorables, légers comme des coquilles d'Å“uf, et +contenant une soupe au lichen et aux algues, la valeur de deux ou trois +cuillerées environ. Ce cabinet particulier était, comme dans tous les +établissements d'un réel bon ton, une vaste pièce vide et blanche, aux +nattes immaculées, aux parois démontables en papier tout uni; pas un +siège, pas un meuble, rien; seulement, dans une niche de mur, aussi +blanche que la salle entière, un bizarre et grêle bouquet, d'un mètre de +haut, s'échappant d'un vase précieux en bronze antique, deux ou trois +longues branches, pas plus, de je ne sais quelles rares fleurs d'hiver, +arrangées avec une adresse et une grâce qui ne se retrouvent qu'au +Japon. + +On gelait, au début de ce repas; chacun essayait de s'asseoir sur ses +propres bouts de pieds, ou de se les frotter avec les mains, pour éviter +l'onglée. Peu à peu cependant, les petits réchauds en bronze, ornés de +chimères, que les mousmés nous avaient apportés, remplis de braises +odorantes, ont commencé de répandre un peu de chaleur, tout en +alourdissant beaucoup nos têtes, dans l'enfermement toujours si +hermétique produit par les châssis de papier. A bâtons rompus, nous +causions de mille choses, assis sur nos coussins d'un noir funéraire: du +pays Basque, de Madrid, de la Cour d'Espagne, même de l'histoire de +France, et je ne sais comment de la Révocation de l'édit de +Nantes.--«Tiens, c'est vrai, m'a dit tout à coup le prince en riant, ma +famille dans ce temps-là a dû bien tourmenter la vôtre!»--Plutôt oui, en +effet. Mais, éternel revirement des destinées humaines: ce petit-fils de +Louis XIV et ce petit-fils d'obscurs huguenots, que le roi Soleil avait +dédaigneusement persécutés, réunis là côte à côte, à faire la dînette +élégante, au Japon, dans une maison-de-thé... + +Nous attendions les guéchas, commandées pour le dessert. On en était au +_saki_, la liqueur de riz apportée bouillante dans de très délicates +buires de porcelaines à long col. Son Altesse m'avait annoncé une +merveille de petite danseuse, dont il n'avait pas retenu le nom, étant +convalescent depuis peu de jours et encore novice en japonerie. «Elle +est pétrie d'esprit, m'avait-il déclaré; chacun de ses gestes est +spirituel.» Et cela m'avait paru beaucoup ressembler à mademoiselle +Pluie-d'Avril, cette définition-là . + +On entendit enfin dans l'escalier leurs froufrous de soie et leurs rires +enfantins. + +Elles firent leur entrée, et tombèrent à genoux, leur nez plat contre le +plancher. Quatre petites créatures, dans des toilettes ahurissantes; +deux musiciennes et deux ballerines. Et le premier sujet, l'étoile, +j'avais deviné juste, c'était mademoiselle Pluie-d'Avril, le jeune chat +habillé, le joujou favori de mes mauvaises heures. + +L'autre danseuse, une fluette de douze ans à peine, fraîchement émoulue +du Conservatoire, s'appelait mademoiselle Jardin-Fleuri; son nez en bec +d'aigle, son petit nez de rien du tout, perdu au milieu de sa figure +poudrée à blanc, ses yeux comme deux petites fentes obliques incapables +de s'ouvrir, et ses sourcils minces juchés au milieu du front, +réalisaient ce type idéal de la beauté japonaise, très rare dans la +nature, mais divulgué chez nous par les images. Celle-ci jouait surtout +les dames nobles, ancien régime, et portait une robe du vieux temps. + +Elles dansèrent, un peu dans le lointain, et dans la vague fumée de +braises endormeuses; elles mimèrent d'anciennes légendes, sous des +masques risibles ou effroyables, au rythme des guitares et des chansons +tristes. Nous ne parlions plus guère, fascinés doucement par le jeu de +ces petites prêtresses de la danse, par le groupe éclatant et irréel +qu'elles formaient là , dans la blancheur vide de cette salle trop +grande. + +A la longue pourtant le froid revint, accompagné d'un peu de lassitude +et d'ennui; on recommençait à se frotter les doigts de pieds, ou à les +garantir de son mieux sous le velours des coussins noirs; on s'endormait +peut-être. Le prince proposa de lever la séance et de remonter en +pousse-pousse. + +Dehors, il neigeait, une neige pas bien méchante, des flocons lents, +qui avaient l'air de voltiger plutôt que de tomber. + +Pour rentrer chez nous, il fallait traverser un quartier très spécial, +qui se retrouve dans toutes les villes japonaises et s'appelle toujours +le Yochivara. + +A Nagasaki, le Yochivara est une longue rue, en pente si roide que les +pousse-pousse risquent de s'y emballer, pour descendre. D'ailleurs une +longue rue; des deux côtés et d'un bout à l'autre, rien que des maisons +très accueillantes, aux portes grandes ouvertes, aux vestibules fort +galamment éclairés de lanternes peintes. Dans l'une quelconque de ces +demeures, si l'on jette les yeux, on est toujours sûr d'apercevoir dès +l'abord, à travers un léger grillage en bois, un salon d'apparence comme +il faut, orné de délicates peintures murales représentant des fleurs, ou +des vols de grues dans des ciels de nuance tendre; là , quelques jeunes +personnes aux yeux baissés, accroupies en cercle sur des nattes, +devisent à voix basse ou fument innocemment des petites pipes, dont +elles secouent de temps à autre la cendre, avec autant de grâce que de +précaution, dans une gentille boîte à cet usage, en faisant pan pan pan +pan sur le rebord. Toutes les maisons de cette aimable rue se +ressemblent, par la disposition intérieure, comme par l'aspect si +cordialement hospitalier. Toutes, excepté une seule, une immense et +somptueuse, qui perche au sommet de la montée, pour couronner, +dirait-on, le sympathique ensemble; celle-là reste close, ou +n'entr'ouvre sa porte qu'avec circonspection extrême. (Assez intrigante, +cette vaste maison d'en haut, qui fait mine de n'en être pas, et qui a +pourtant bien l'air d'en être... Que diable peut-il se passer là +dedans?...) + +Le Yochivara est, bien entendu, le quartier où l'animation et la douce +gaîté extérieures se prolongent le plus tard dans la nuit, en ce moment +surtout, car nombre de marins étrangers, qui hivernent à Nagasaki, ont +regardé comme un agréable devoir de se faire présenter à ces jeunes +dames. A l'heure où nous passons (onze heures du soir à peu près), la +fête quotidienne bat son plein, malgré cette neige vraiment anodine, qui +nous fait plutôt l'effet de s'amuser, elle aussi. Des messieurs +japonais circulent en foule, vêtus de robes de soie ou de petits +complets charmants, coiffés, qui d'un melon, qui d'un fashionable +canotier, et presque tous, abritant leur vue délicate sous des lunettes +bleues, que de solides mais à peine visibles crochets maintiennent +derrière les oreilles. Beaucoup de matelots aussi, faisant leurs visites +en pousse-pousse, groupés par nation et circulant à la file: cortège de +Russes, cortège d'Allemands, etc.; même,--j'ai le regret de le +constater,--ils manifestent leur joie d'une manière trop bruyante +peut-être, qui risque de n'être pas appréciée dans ces milieux si +courtois, et de jeter un discrédit sur nos éducations occidentales. + +Maintenant voici, je crois, un cortège de Français qui s'avance! Une +douzaine de permissionnaires du _Redoutable_, leurs pousse-pousse +alignés comme à l'école de peloton. Et, si je ne m'abuse, le premier, +celui qui mène la bande, l'Å“il au guet, examinant les numéros inscrits +sur les lanternes des portes, c'est 233 Legall, fusilier breveté, mon +ordonnance! + +Malgré la pureté de mes intentions, j'avoue que cette rencontre me gêne: +est-on jamais sûr de n'être pas jugé sur les apparences, surtout +lorsqu'on a affaire à des âmes naïves, comme doit être celle de 233? A +Nagasaki cependant, tout le monde passe par le Yochivara; les mères les +plus timorées le traversent avec leurs filles; c'est une artère de +communication très avouable... + +--Par le flanc droit! Halte! commande 233, qui a sans doute enfin trouvé +la maison amie. + +Alors, tant mieux, nous ne nous croiserons pas. + +Lestes à sauter à terre, ils entrent tous, s'essayant, non sans quelque +succès, à des révérences dans le plus haut style local, et c'est au +moment précis où nous passons devant le vestibule largement ouvert. J'ai +donc la double satisfaction, et de garder mon incognito, et de +m'assurer, à l'empressement flatteur de l'accueil, que mes hommes ont su +se créer de sérieuses sympathies dans ces salons. + +Au prochain tournant de rue, je dois me séparer du prince et des deux +autres convives de la dînette, qui remonteront vers l'hôpital russe, +tandis que je m'en irai solitairement tout le long des quais, jusqu'à +l'échelle coutumière. Là , je réveillerai, pour qu'il me ramène à bord, +quelqu'un de ces bateliers nippons, qui se tiennent blottis jusqu'au +matin dans la cabane de leur sampan. + +Minuit à peu près, quand j'arrive aux escaliers de granit qui descendent +dans la mer, et la neige tombe plus fort; la rade, emplie de lourdes +ténèbres, entre les montagnes de ses rives, semble un bien sinistre +gouffre. J'appelle dans l'obscurité: + +--Sampan! sampan! + +D'en bas répond une voix étouffée, et puis une trappe s'ouvre, dans une +espèce de petit sarcophage qui flottait sur l'eau sombre, et la tête +d'un sampanier se montre éclairée par une lanterne. + +--C'est pour aller où? + +--Là -bas, au grand cuirassé français. + +Mais, tandis que nous parlementons, je distingue une forme humaine, qui +gît par terre et sur laquelle un peu de poudre blanche est tombée. Un +col bleu! Un matelot de chez nous peut-être: cela leur arrive... Non, un +allié seulement. L'allumette, qui brûle une demi-seconde et que le vent +de neige m'éteint aussitôt, me montre dans un éclair une figure de +Russe, à belle moustache jaune, ivre-mort. Que faire pour ce pauvre +diable, que de vilains petits rôdeurs japonais sont capables de noyer, +comme cela s'est vu plus d'une fois depuis l'arrivée des escadres?... +Bon! voici maintenant, deux autres silhouettes humaines qui se dessinent +et s'approchent. Encore des grands cols. Ah! je les connais, ceux-là : +deux du _Redoutable_. Un peu gris, ayant envie de rentrer à bord et ne +sachant comment s'y prendre. C'est bien, je leur donnerai place, mais +ils emporteront le Russe, qu'en passant on déposera à bord d'un bateau +quelconque de sa nation. Un par les pieds, un par la tête, ils le +descendent pendant que le sampanier, tenant au bout d'un bâtonnet le +petit ballon rouge de sa lanterne, éclaire de son mieux, sur les marches +où l'on glisse, cette scène d'ensevelissement. + +Insinuons-nous donc tous au fond du sarcophage, fermons au-dessus de +nos têtes la petite trappe, car on gèle, et, à la grâce de Dieu et du +sampanier, en route sur les lames sautillantes, dans ce noir d'Érèbe où +tourbillonnent des flocons blancs. + + + + +XXX + + +Février. + +Madame Ichihara la marchande de singes, et mademoiselle Matsumoto sa +fille, revenaient aujourd'hui d'une promenade à la campagne, en robe de +soie claire, rapportant de longs rameaux tout blancs de fleurs: +c'étaient de ces pruneliers sauvages que l'on appelle chez nous de +l'épine noire et dont la floraison, dans nos haies et nos bois, précède +toujours le printemps. (Je suis en coquetterie, depuis une quinzaine de +jours, avec madame Ichihara.) + +Ces dames avaient été cueillir leurs gracieuses primeurs dans un vallon +abrité, connu d'elles seules. Sur leurs instances aimables, j'ai +accepté de leurs mains quelques-unes de ces nouveautés de la saison, que +j'ai installées à bord dans des vases de bronze, en m'efforçant de +donner à ces frêles bouquets une grâce japonaise. + +Nulle part les fleurs des arbres précoces ne sont guettées avec plus +d'impatience qu'au Japon, fleurs de cerisier, fleurs de pêcher ou +d'abricotier, que tout le monde cueille par grandes branches, sans souci +des fruits à venir pour les mettre à tremper dans des potiches, et s'en +réjouir les yeux pendant un jour. + +Madame Ichihara, ma nouvelle connaissance, tient un commerce de macaques +apprivoisés, de ces gros macaques de l'île Kiu-Siu, qui ont toujours la +fourrure usée et la chair au vif, à la partie de leur corps sur laquelle +ils s'asseyent. Cette dame, qui doit être contemporaine de madame +Renoncule, est restée dans sa maturité l'une des plus jolies personnes +de Nagasaki; il est regrettable que ses fréquentations si spéciales +imprègnent ses vêtements d'un pénible arôme: madame Ichihara sent le +singe. + +Chaque fois que ma fantaisie me pousse vers la grande pagode du Cheval +de Jade, je m'arrête en chemin chez elle, pour flirter quelques +instants. Tout le bas de sa maison est occupé par ses nombreux +pensionnaires, les uns en cage, les autres simplement enchaînés et +batifolant de droite et de gauche; en passant par là , on est toujours +exposé à quelque avanie: une petite main leste et froide se faufile +entre deux barreaux et vous attrape l'oreille, ou bien un jeune +espiègle, perché sur une solive d'en haut, vous jette à la figure l'eau +de son écuelle à boire. Mais quand on a réussi, par l'escalier du fond, +à atteindre le premier étage, on est en sécurité dans une sorte de petit +boudoir fort accueillant, où reçoivent ces deux dames. + +Madame Ichihara, qui s'est enrichie dans les singes, vient d'ajouter à +ce commerce un intéressant rayon d'antiquités. Elle tient surtout les +vieux ivoires, risqués ou drolatiques, et, pendant qu'elle s'occupe, +sans avoir l'air de rien, à vous préparer le thé, sa fille ne manque +jamais de vous en faire admirer quelques-uns: ivoires articulés, +truqués, groupes de personnages à peine longs comme la dernière +phalange du doigt, et qui remuent, qui se livrent entre eux à des +actes, hélas! souvent bien répréhensibles. Cette mademoiselle Matsumoto, +une mousmé de seize ans; qui sent le singe comme sa mère, mais qui est +la candeur même, peut sans inconvénient manier de tels sujets, parce +qu'elle n'en saisit pas la portée; les yeux baissés et mi-clos, aux +lèvres un pudique sourire, elle donne le mouvement aux subtils +mécanismes; plus délicats que des ressorts de montre, et s'y entend à +merveille pour mettre ainsi en valeur de menus objets d'art, qui +feraient certainement rougir dans leurs cages les pensionnaires du +rez-de-chaussée... + +De l'obscène et du macabre; amalgamés par des cervelles au rebours des +nôtres, pour arriver à produire de l'effroyable qui n'a plus de nom: +c'est ainsi qu'on pourrait définir la plupart de ces minuscules ivoires; +jaunis comme des dents d'octogénaire. Figures de spectres ou de gnomes, +si petites qu'il faudrait presque une loupe pour en démêler toute +l'horreur; têtes de mort, d'où s'échappent des serpents par les trous +des yeux; vieillards ridés, au front tout bouffi par l'hydrocéphale; +embryons humains ayant des tentacules de poulpe; fragments d'êtres qui +s'étreignent, ricanent la luxure, et dont les corps finissent en amas +confus de racines ou de viscères... + +Et cette mousmé si agréablement habillée, à côté d'une fine potiche où +des branches de fleurs sont posées d'une façon exquise, cette mousmé au +perpétuel sourire, étalant avec grâce tant de monstruosités qui ont dû +coûter jadis des mois de travail, cette mousmé est comme une vivante +allégorie de son Japon, aux puériles gentillesses de surface et aux +inlassables patiences, avec, dans l'âme, des choses qu'on ne comprend +pas, qui répugnent ou qui font peur... + + + + +XXXI + + +14 février. + +Cette grande pagode du Cheval de Jade où j'allais si souvent jadis, à la +splendeur étoilée des nuits de juillet, et qui est cause aujourd'hui de +mes stations chez madame Ichihara, elle a pris un air de vétusté, +d'abandon, elle me fait l'effet d'avoir vieilli, depuis quinze ans, de +deux ou trois siècles. Les immenses marches de granit, les escaliers de +Titans qui y conduisent, à mi-montagne, je me souviens d'y être monté +jadis, aux musiques, aux lanternes, aux milliers de lanternes étranges, +presque porté par des foules qui se rendaient en pèlerinage. +Aujourd'hui quand j'y vais, je n'aperçois guère d'autre visiteur que +moi, du haut en bas de ces escaliers superbes où je suis comme perdu. Et +combien ils sont frustes, usés, disjoints, les granits des dalles, les +granits des portiques religieux, échelonnés sur le parcours,--ces +portiques de tous les abords de temple, toujours pareils, et toujours si +en contraste avec le Japon, simples et rudes, grandioses comme des +pylônes égyptiens. Tout en haut dans la dernière cour, devant l'énorme +pagode en bois de cèdre, qui a pris une couleur plus grise et plus +éteinte, le cheval de jade médite solitairement sur son vieux socle +effrité. L'herbe pousse et les dalles mêmes verdissent. Chaque fois, je +le trouve clos et silencieux, le sanctuaire au fond duquel je me +souviens d'avoir aperçu jadis, par-dessus la foule prosternée, les +grands dieux d'or entourés de lotus d'or... Ce Japon, qui me paraît en +voie de renier tous ses vieux rêves, que va-t-il faire bientôt de ses +milliers de pagodes, dont quelques-unes étaient si merveilleuses, et qui +occupent infiniment plus de place que chez nous les églises?... + +En sortant par la gauche de cette cour, où l'antique cheval de jade +trône encore, on arrive comme autrefois sur l'esplanade aux +maisons-de-thé et aux petits berceaux de verdure, d'où la vue embrasse +tout Nagasaki, et sa baie profonde. Il y a même toujours cette +«maison-de-thé des Crapauds[2]» où je venais avec madame Chrysanthème et +la fine fleur des mousmés de son temps; les crapauds sont restés aussi, +ces mêmes crapauds-monstres qui étaient la gloire de l'établissement, et +comme jadis leurs grosses voix de basse font couac! couac! dans les +rocailles du gentil bassin. Ce qui a changé seulement, c'est le matériel +de la maison; on y voit aujourd'hui des tables de cabaret, des +bouteilles de wisky, alignées avec du gin du de l'absinthe Pernod, enfin +tous les breuvages civilisateurs dont notre Occident a doté le monde. + +Plus haut que l'esplanade; des sentiers montent vers une région de calme +et d'ombre qui a des airs de bois sacré. Des camélias à fleurs simples, +presque grands comme nos ormeaux, qui sont en ce moment sur la fin de +leur floraison hivernale, y jonchent la terre de leurs pétales rouges; +d'autres arbres, au feuillage persistant, des arbres immenses qui ont +peut-être l'âge du temple, font voûte au-dessus des tapis d'herbe fine +ou de petites plantes rares. A mesure que l'on s'élève, on voit s'élever +aussi dans un demi-lointain, au delà de cette vallée enclose où Nagasaki +a groupé ses milliers de toitures grises, les montagnes d'en face, +celles qui sont couvertes de bois funéraires, de pagodes et de tombeaux, +celles dont le terrain est si mêlé de cendre humaine et d'où s'exhale +éternellement le parfum des baguettes brûlées pour les morts. Plus loin, +la grande échancrure bleue de la rade s'ouvre entre les escarpements et +les complications charmantes de ses rives. Et enfin, tout là -bas, à +peine dessinés, presque perdus dans ce bleu qui devient de plus en plus +souverain, apparaissent les îlots avancés qui terminent le Japon, ces +îlots que l'on dirait trop confiants en l'immensité liquide alentour, et +trop jolis, avec leurs cèdres des bords, qui se penchent sur la mer... + +Vers ces sommets, au-dessus des temples, on est dans un Japon admirable, +quintessencié, suprêmement élégant, recueilli, presque religieux, et +l'on cesse de sourire, pour admirer. + + + + +XXXII + + +15 février. + +A la réflexion, cette maison si austère, au bout de la montée du +Yochivara, m'intriguant davantage, je m'en suis d'abord ouvert à 233, +qui est un observateur subtil: + +--Peuh! m'a-t-il répondu, une boîte comme les autres!... Seulement c'est +des bonnes femmes qui fait sa duchesse et sa marquise; ça ne reçoit pas +le pauv' matelot. + +Cette première appréciation ne m'ayant pas suffi, j'ai eu recours aux +lumières de M. Marouyama, notre interprète officiel, un jeune Japonais +aussi érudit que mondain, et très au courant des choses galantes. + +--Monsieur, m'a-t-il dit, c'est en effet une maison habitée par des +dames, et où les messieurs sont admis à venir chercher le soir quelques +distractions payantes. Mais toutes les pensionnaires sont des jeunes +personnes d'excellente famille et principalement de race noble, que des +revers momentanés ont contraintes à se faire une position; aussi leurs +salons demeurent-ils très fermés, et nos regrettables préjugés nationaux +s'opposent à ce que les étrangers y soient reçus. + +De l'aveu même de M. Marouyama, ces jeunes personnes sont plutôt moins +jolies que les autres et encore plus dépourvues d'yeux, mais si +distinguées! Lettrées pour la plupart et même poétesses, sachant +apporter dans la conversation, dans le flirt, le badinage, et en général +dans tout ce qui concerne leur partie, un ton, une allure absolument +hors de pair. + + + + +XXXIII + + +25 février. + +A l'étalage de madame L'Ourse, dans ses tubes de bambous emplis d'eau +claire, les derniers camélias disparaissent, comme avaient disparu les +chrysanthèmes, et font place à des branches de prunier toutes garnies de +fleurs neigeuses, à des branches de pêcher toutes roses. Le long des +rues, aux devantures des boutiques, même des plus humbles échoppes +d'ouvriers, on voit de ces premières fleurs du vrai printemps, disposées +avec un goût délicat dans quelque vase de porcelaine ou de bronze. (Les +gens du plus bas peuple, en ce pays, sont plus artistes et plus affinés +que la moyenne des bourgeois de chez nous.) + +Et les mousmés, entre deux giboulées, quand luit un peu de soleil, se +promènent en robes de nuances plus claires,--des gris perle, des bleus +de cendre ou des lilas, qui révèlent des aspects nouveaux de leur +gentillesse un peu factice, mais toujours si artistement accommodée. Je +crois même qu'elles ont un rire approprié à la saison, un rire de fin +d'hiver, qui est encore plus gai, et plus contagieux que celui de +décembre ou de janvier. + +Il va donc arriver pour tout de bon, ce printemps qui nous fera partir, +mais qui, heureusement pour nous, est toujours tardif au Japon, après de +si beaux automnes de lumière. Dans la montagne aux temples et aux +sépultures, il y a déjà quantité d'arbres fruitiers follement fleuris; +ils ressemblent à des touffes de ruban rose, ou de ruban blanc, à côté +des pagodes dont les grisailles se font au contraire plus tristes et +plus vieilles, par contraste avec toute cette fraîcheur; on dirait d'une +décoration de fête, artificielle, fragile et sans lendemain. Les +Japonais du reste aiment peindre ces aspects éphémères de leurs vergers; +ils en font ces images qui, transportées chez nous, paraissent trop +jolies, dans une exagération de couleur. + + + + +XXXIV + + +26 février. + +Madame Prune n'a jamais été mère... Ce n'est pas sans un trouble intime +que je viens de l'apprendre. + +A cela sans doute, elle doit d'avoir conservé cette jeunesse dans les +sentiments, et, dans tout l'organisme, cette verdeur que j'admirais sans +me l'expliquer. Pendant l'une de ces minutes de tête-à -tête et +d'épanchement, qu'elle ne redoute plus assez de provoquer entre nous et +que le printemps va rendre plus capiteuses, elle s'est décidée à la +délicate confidence. + +--Mais alors, et la toute mignonne et potelée madame Oyouki? Une fille +adoptive, simplement? + +--Hélas! non... Une erreur de feu ce pauvre monsieur Sucre... Une enfant +conçue en dehors des liens sacrés du mariage... + +--Madame Prune, en croirai-je à mes oreilles?... Monsieur Sucre, ce pur +artiste, capable de s'être oublié à ce point!... Quelle atteinte vous +venez de porter pour moi à sa mémoire!... + +Et dire que j'ai pu vivre tout un été sous le même toit que ce ménage, +sans soupçonner un secret si lourd... + + + + +XXXV + + +1er mars. + +Malgré les robes printanières des mousmés, malgré la floraison hâtive +des vergers et l'allongement des soirs, c'étaient toujours les mauvais +vents de Nord, la pluie, la neige, nous faisant un Japon plus sombre, +plus humide et plus gelé qu'au cÅ“ur de l'hiver. Et les orangers +s'étonnaient, et les grands cycas arborescents, dans les cours des +pagodes, se disaient que depuis un siècle ils n'avaient pas vu tant de +poudre blanche sur leurs beaux plumets verts. + +Mais voici que la griserie d'un printemps soudain est venue nous +prendre, dans ce Nagasaki où nous finissons notre quatrième mois d'un +exil très enjôleur. + +Là -haut, chez messieurs les Trépassés, la montagne se tapisse de +fleurettes sauvages, pour nous inconnues; autour des stèles +innombrables, le petit monde frileux des fougères déplie partout en +confiance ses feuilles nouvelles, d'une teinte pâle et rare. Dans la +verte nécropole, plus grande que le quartier des vivants,--que j'avais +abandonnée par ces temps de neige, et où je recommence de venir,--ce +n'est plus cette tiédeur languide et mourante de l'arrière-automne qui +s'harmonisait si bien avec les tombes; c'est un ensoleillement de +renouveau, une envahissante gaîté d'herbes folles, qui ne cadrent plus, +qui doivent effaroucher les pauvres défunts en cendre et faire +s'évanouir plus vite ce qui restait encore de leurs âmes flottantes. +Tandis que les grandes pagodes gardiennes, sous ces rayons trop clairs, +se révèlent plus vieilles et plus mornes, leurs boiseries plus +vermoulues, leurs monstres plus caducs. + +En bas, sur la ville de cèdre et de papier, la lumière est maintenant en +continuelle fête; les mille petites boutiques ouvertes accrochent du +soleil et des reflets sur leurs potiches, leurs laques ou leurs étoffes +aux nuances de fleurs. + +Et le soir, par les longs crépuscules attiédis, chaque rue s'emplit +d'une myriade de petits enfants, aux têtes rondes, aux yeux de chat +moitié câlins moitié mauvais. En aucun pays de la Terre on n'en voit une +telle abondance. Ils sortent par douzaine de chaque porte. Presque tous +jolis, eux qui deviendront si laids en grandissant, ils sont coiffés +encore, comme autrefois, avec un art comique, avec une science +supérieure de la drôlerie, en petites queues alternant avec des places +rasées,--petites queues qui retombent sur les oreilles, ou bien petites +queues qui se redressent au-dessus de la nuque, suivant le genre de +minois du personnage. Leurs robes ont beaucoup d'ampleur et sont trop +longues, leurs manches pagodes sont trop larges; cela leur donne des +tournures empêtrées ou pompeuses. Ils ne font pas de bruit. Ils ne rient +pas, en ce pays où leurs grandes sÅ“urs et leurs mamans savent si bien +rire. Ils sont la génération prochaine qui verra tout changer dans cet +Empire du Soleil-Levant jadis immuable, et déjà ils ont l'air d'observer +attentivement la vie, avec leurs prunelles de jais noir, mystérieuses +entre leurs paupières bridées. Surtout ils se protègent et s'entr'aident +les uns les autres, d'une façon gentille et touchante; il n'en est pas +de si petit auquel ne soit confié un frère, moindre encore et plus +poupée que lui. Pourtant on en voit aussi qui s'amusent; gravement ils +tiennent la ficelle de quelqu'un de ces cerfs-volants qui, à l'heure des +chauves-souris, se mettent de tous côtés à planer dans le ciel, ayant +forme de chauve-souris eux-mêmes, ou de phalène ou de chimère. + +Il ne fait plus froid, tout s'égaye, tout s'éclaire... Et la grâce des +mousmés, que j'avais à peine comprise, il y a quinze ans, c'est +aujourd'hui, dirait-on, qu'elle m'est révélée... + +Une fois de plus, après tant d'autres fois, on se laisse prendre à cette +éternelle duperie de la nature, qui n'a pour but que de préparer les +feuilles mortes et les dépérissements jaunes d'un très prochain +automne. On se laisse prendre, et cependant il y a cette année deux +causes de tristesse à le sentir approcher, ce printemps: d'abord, ce +n'est pas ici qu'on avait pensé le recevoir, chacun comptait bien être +là -bas, dans son coin de terre natale, quand arriveraient les +hirondelles: ensuite ce beau temps sonne le départ pour la Chine; les +glaces de l'affreux Petchili doivent fondre sous ce soleil, et on va +nous rappeler bientôt à nos postes d'énervante fatigue. + + + + +XXXVI + + +15 mars. + +Dans ce rayonnement de printemps, à peine avais-je mis pied à terre +aujourd'hui, que trois mousmés dans la rue ont attiré mon attention. +Qu'y avait-il donc entre elles d'inusité, que je définissais mal au +premier abord? Avec des petites moues particulières, des envies de rire +contenues, elles cheminaient ensemble, le nez au vent tiède, l'air de +_se savoir drôles_ et de perpétrer quelque farce... Ah! cela venait de +leur coiffure: elles s'étaient fait des bandeaux et des chignons comme +les grand'mères. Et, quand elles eurent compris, à mon regard, que +j'avais remarqué, elles répondirent des yeux: «Hein! n'est-ce pas que +nous sommes cocasses?» et passèrent en riant pour tout de bon. + +Quelques pas plus loin, deux vieilles dames... Qu'avaient-elles +d'inusité, celles-là encore?... Ah! leur coiffure: elles s'étaient fait +des bandeaux et des chignons de jeune fillette, avec un léger piquet de +fleurs sur le côté, comme en porte mademoiselle Pluie-d'Avril. Et leur +sourire me répondit de même: «Mais oui, c'est ainsi, ne t'en déplaise! +Oh! nous le savons, va, que nous sommes comiques!» + +Tout le long du chemin, pareille mascarade; renversement général des +coiffures et des âges. (Bien entendu, fallait-il avoir l'Å“il déjà +complètement fait aux japoneries pour recevoir une impression de stupeur +telle que la mienne. C'était comme si, chez nous, un beau jour, toutes +les aïeules apparaissaient en cheveux, avec des nattes dans le dos, et +toutes les petites filles, en bonnet tuyauté, avec des anglaises.) + +Quelques instants plus tard, dans le faubourg de Dioudjendji, près de +mon ancienne demeure. Devant moi cheminait une dame de galante +tournure, ayant cette ligne incomparable de la nuque et des épaules qui +la décèlerait entre mille: madame Prune, coiffée aujourd'hui en petite +mousmé, en petite écolière, avec un piquet de roses pompons se balançant +au bout d'une longue épingle d'écaille!... + +Avertie par son flair toujours si sûr, elle se retourna pour me montrer, +dans un sourire, l'un des derniers râteliers laqués de noir que Nagasaki +possède encore: «N'est-ce pas, demandaient pudiquement ses yeux baissés, +n'est-ce pas, cher, que ça ne va pas trop mal?» + +--Madame Prune, j'allais vous le dire. Mais je vous prie, +expliquez-moi... + +Alors elle me conta que, depuis le temps des ancêtres lointains, c'était +de tradition que les dames, ce jour du calendrier, fussent coiffées +comme les jeunes filles, et les jeunes filles comme les dames. + +Et tout était joli autour de nous, aussi bizarrement joli et aussi +invraisemblablement arrangé que dans une aquarelle japonaise. Ce +faubourg où nous passions avait l'air en pleine ivresse de printemps. +Notre sentier dominait, à soixante mètres de haut, la rade bleue, +sinueuse entre ses rives boisées. Autour des vieilles maisonnettes, aux +châssis de papier, il y avait des arbres tout blancs et des arbres tout +roses; il y avait aussi des glycines dont les longues grappes +commençaient de se colorer en violet pâle; et tout cela, maisonnettes +gentilles comme des jouets, arbres roses des petits jardins, glycines en +guirlandes, dévalait sous nos pieds jusqu'à la mer, dans un pêle-mêle +qui semblait instable et impossible; tout cela avait l'air de tenir par +ensorcellement, sans souci de l'équilibre ni de la pesanteur. Une +lumière idéale, délicate, éclatante sans éblouir, s'épandait pareille, +sur les choses proches et sur les lointains limpides. Dans le ciel +pointaient ces cimes très singulières des montagnes de Kiu-Siu, qui +ressemblent à des cônes tapissés de peluche verte. Et, là -bas, du côté +où la rade s'ouvre sur la mer de Chine, plus d'habitations humaines, un +manteau uniforme de verdure jeté partout, même du haut en bas des très +abruptes falaises; rien que deux ou trois petits temples, perchés dans +des coins presque inaccessibles, discrets d'ailleurs, émergeant à peine +du fouillis des branches, et voués aux Esprits des bois qui doivent être +souverains par là , sur ces côtes si vertes. + +Une seule tache, dans l'immense décor souriant; un peu en arrière de +nous, de l'autre côté de la baie, un lieu pelé, horrible et maudit d'où +monte un bruit perpétuel de ferraille tapotée; une bouche de l'enfer qui +souffle une haleine, noire par mille tuyaux: l'arsenal où se fabriquent +nuit et jour les nouvelles machines à tuer. + +Madame Prune, continuant de marivauder à son ordinaire, tandis que le +piquet de roses pompons s'agitait au-dessus de son opulente coiffure, +m'entraînait insensiblement vers sa demeure. Et moi, fasciné comme +toujours par ses dents laquées, couleur d'ébène polie, je constatai +qu'elles venaient d'être remises à neuf, à mon intention sans doute: de +patients spécialistes y avaient introduit de place en place des petits +morceaux d'or qui prenaient, sur ce fond noir, énormément d'importance +et d'éclat, tout comme sur les laques des plateaux ou des boîtes. + +On n'imagine pas ce qu'il y a de dentistes à Nagasaki; les moindres +portefaix ont des dents dorées par leurs soins. Ils travaillent du reste +sans mystère, car je me souviens d'avoir vu, par des fenêtres ouvertes, +des dames au chignon d'un beau galbe, la tête renversée sur un coussinet +et tenant béantes leurs mâchoires, qu'un opérateur semblait perforer +avec d'étonnants petits vilebrequins. Ils ont, paraît-il, appris cet art +en Amérique. Quantité de matelots de chez nous, séduits par leurs +enseignes à images, se sont confiés à eux et les déclarent d'une +dextérité merveilleuse. + +En ce qui est affaire d'adresse, de patience et d'exactitude, ces petits +Japonais ne pouvaient qu'exceller. C'est pourquoi ils se sont approprié +si vite l'art de nos électriciens et de nos constructeurs de machines; +on s'étonne seulement qu'ils n'aient pas inventé eux-mêmes, des +millénaires avant nous, tout cela, avec quoi ils jonglent aujourd'hui +comme des virtuoses. + +Et nos plus modernes engins de guerre, qui ne sont en somme que +bibelots de précision, vont devenir, hélas! entre leurs mains prestes et +sûres, de bien effroyables jouets... + +Mon Dieu, sauf madame Prune, que tout était joli ce jour-là autour de +moi, aussi bien en bas, au bord de la rade profonde, qu'en haut vers le +ciel pâlement bleu où montaient les étranges cimes vertes! Et qu'elle +est adorable, cette île de Kiu-Siu, de finir ainsi, là -bas au loin, par +des falaises magiquement garnies d'arbres, des falaises qui portent des +petits temples à demi cachés sous leur verdure et qui descendent, comme +les remparts de quelque forteresse enchantée, dans le grand néant de la +mer, aujourd'hui si lumineux et diaphane!... + + + + +XXXVII + + +25 mars. + +Amusantes et douces, à cette fin de mars, s'en vont nos journées, nos +dernières journées dans ce Japon, qu'il faudra quitter bientôt, quitter +demain peut-être, après-demain, qui sait, au reçu de quelque ordre +brusque et sans merci. + +Et je regretterai des recoins d'ombre et de mousse, parmi de vieux +granits et de fraîches cascades, sur des versants de montagne, au-dessus +de mystérieux temples... + +La véranda ombreuse et calme de la maison-de-thé que tient madame La +Cigogne, devant le temple du Renard, les antiques terrasses de la ville +des morts, aux pierres grises, sous les cèdres de cent ans, je ne +retrouverai jamais ces heures de silence et de presque voluptueuse +mélancolie, passées là dans la nuit verte des arbres. + +Et puis j'ai aussi une amie mousmé, pour laquelle je donnerais bien +madame Renoncule, et madame Prune avec mademoiselle Pluie-d'Avril, et +que je rencontre, au cÅ“ur même de la haute nécropole, dans une sorte de +bocage enclos, environné d'un peuple de tombes.--Oh! en tout bien tout +honneur, nos entrevues: cela arrive, même au Japon.--Et je crois que +c'est elle, cette mousmé, qui personnifie à présent pour moi Nagasaki et +la montagne délicieuse de ses morts. Il en faut presque toujours une, +n'est-ce pas, n'importe où le sort vous ait exilé, une âme féminine et +jeune (dont l'enveloppe soit un peu charmante, car c'est là encore un +leurre nécessaire) et qui vous vienne en aide dans la grande +solitude,--même très honnêtement parfois, en petite sÅ“ur de passage, +pour qui l'on garde, quelque temps après le départ, une pensée douce, +et puis, que l'on oublie... + +Je n'en avais point parlé encore, de cette mousmé Inamoto. Voici +pourtant plus de trois mois que nous avons fait connaissance; c'était +encore au temps de ces tranquilles soleils rouges des soirs d'automne +sur les jonchées de feuilles mortes. Et, depuis, nous n'avons cessé que +par les temps de neige nos innocents rendez-vous, toujours là -haut dans +ce même bois triste et muré; mais cela reste tellement enfantin que je +ne suis pas sûr que ce ne soit amèrement ridicule. Est-ce elle que je +regretterai le jour du départ, ou seulement cette montagne avec son +mystère et son ombre, avec ses enclos de vieilles pierres et ses +mousses?... Il est certain que je suis l'homme des vieux petits murs +dans les bois, des vieux petits murs gris, moussus, avec des capillaires +plein les trous; j'ai vécu dans leur intimité quand j'étais enfant, je +les ai adorés, et ils continuent d'exercer sur moi un charme que je ne +sais pas rendre. En retrouver, dans cette montagne japonaise, de tout +pareils à ceux de mon pays, a été un des premiers éléments de séduction +pour me faire revenir, plus encore que la paix de tout ce merveilleux +cimetière, plus encore que la profondeur et l'étrangeté magnifique des +lointains déployés alentour. + +Quant à la mousmé dont l'attraction est venue se greffer par là -dessus, +c'est un beau soir empourpré de décembre, _au siècle dernier_, que +brusquement nous nous sommes trouvés face à face. J'errais seul dans la +nécropole, à l'heure de cuivre rouge qui annonce le coucher du soleil +d'automne, quand l'idée me prit d'escalader un mur, plus haut que les +autres, pour pénétrer dans l'espèce de bocage qu'il semblait enclore de +toutes parts. + +Je tombai dans un ancien parc à l'abandon, aujourd'hui moitié jungle et +moitié forêt, où une jeune fille, assise sur la mousse, l'air d'être +chez elle, feuilletait un livre d'images représentant des dieux et des +déesses dans les nuées. + +Elle commença naturellement par rire (étant Japonaise et mousmé) avant +de me demander: «Qui es-tu, d'où sors-tu, qui t'a permis de sauter ce +mur?» Elle avait des yeux à peine bridés, presque des yeux comme une +petite fille brune de Provence ou d'Espagne, avec un teint d'ambre roux; +elle respirait la santé, la jeunesse fraîche, et son regard était si +honnête que je quittai tout de suite pour elle ce ton de badinage, +toujours indiqué dans les salons de madame Prune ou de madame Renoncule +ma belle-mère. + +J'appris, ce premier soir, qu'elle se nommait Inamoto, qu'elle était +fille du bonze, ou du simple gardien peut-être, de certaine grande +pagode, dont j'apercevais, cinquante mètres plus bas, à travers des +branches, la toiture tourmentée et les cours au dallage funèbre. + +--Petite mademoiselle Inamoto, demandai-je avant l'escalade de sortie, +cela me ferait plaisir de te revoir quelquefois. Après-demain s'il ne +tombe ni pluie ni neige, je reviendrai ici, à cette même heure. Et toi, +est-ce que tu viendras? + +--Je viendrai, dit-elle, je viens tous les jours sans pluie. + +Elle ajouta, avec une révérence: «Sayanara!» (Je te salue!) et se mit à +redescendre par un sentier de chèvre, vers le temple, très soucieuse de +protéger les belles coques de ses cheveux lisses contre les petites +branches de bambou qui, au passage, lui fouettaient la figure. + +Depuis ce jour-là , j'ai bien franchi cinquante fois, à cette même place, +ce même vieux mur... C'est aussi chaste qu'avec mademoiselle +Pluie-d'Avril, mais différent et plus profond; il ne s'agit plus d'un +petit chat habillé, mais d'une jeune fille, qui, malgré son rire de +mousmé, a des yeux candides et parfois graves. + +Comment cela peut-il durer entre nous, sans lassitude, puisque la +différence des langages empêche toute communion approfondie entre nos +deux âmes, sans doute essentiellement diverses, et puisque par ailleurs, +dans nos rendez-vous, il n'y a jamais un instant d'équivoque, un instant +trouble?... + +Bien que la nécropole soit solitaire, à certains jours il faut des ruses +d'Apache pour arriver sans être vu,--et cela encore est amusant. Elle a +de plus en plus peur, la mousmé, peur que l'on nous observe, que son +père la gronde, qu'on lui défende de venir. Quelquefois c'est un porteur +d'eau, qui descend des sommets et nous gêne; le lendemain c'est une +vieille dame qui nous tient longuement en échec, étant occupée sans hâte +à disposer des branches de verdure dans des tubes de bambou aux quatre +coins d'une tombe, ou bien à brûler des baguettes d'encens pour ses +ancêtres, ou simplement à regarder sous ses pieds le panorama des +pagodes, de la ville et de la mer. Et je reste caché derrière quelque +grand cèdre, apercevant, au-dessus du mur, des cheveux biens noirs qui +dépassent les pierres, un front et deux yeux au guet (jamais un bout de +nez, jamais rien de plus): ma petite amie qui s'est perchée là pour +surveiller, elle aussi, la solution de l'incident, toujours prête à +disparaître au moindre danger, comme un gentil personnage de guignol qui +retomberait dans sa boîte. + +Oui, c'est bien enfantin et ridicule, et pour que tout cela ait pu +durer, il a fallu l'exotisme extrême, le charme de ce lieu unique et le +charme d'Inamoto combinés ensemble. + +Est-ce elle que je regretterai, ou sa montagne, ou encore le vieux mur +gris, protecteur de nos rendez-vous? Vraiment je ne sais plus, tant sa +gentille personnalité est pour moi amalgamée aux ambiances. + + + + +XXXVIII + + +26 mars. + +Des nouvelles arrivées de Chine disent qu'à l'entrée du Peïho les glaces +fondent; donc ce sera d'un moment à l'autre, le départ, et nous comptons +les jours de grâce qui nous restent, nous sentant plus japonisés que +nous ne pensions, à l'heure de tout quitter. + +Ma petite amie Pluie-d'Avril est venue aujourd'hui me faire visite à +bord, accompagnée de la vieille dame qu'elle appelle grand'mère. Une +visite tout à fait bon enfant et sans cérémonie; elle avait pris un +costume qui, pour elle, était plutôt simple, mais où tout de même de +grandes fleurs aux nuances fantastiques s'étalaient sur fond ivoire. + +Elle est si connue, et d'ailleurs si bébé, que messieurs les agents de +police la laissent aller et venir. A bord, les matelots aussi la +connaissent, et disent: «Voilà le petit chat qui arrive.» + +Aujourd'hui, elle s'est intéressée à nos canons; qui aurait cru cela, et +où la préoccupation de la guerre va-t-elle se nicher? «Nos bateaux, à +nous Japonais, en ont-ils de pareils? Est-ce que ceux des Russes peuvent +tuer aussi loin?» Oh! qu'elle était drôle, à côté de l'une de ces +grosses pièces du _Redoutable_, que deux canonniers s'étaient amusés à +lui ouvrir, et fourrant sa petite tête dedans, avec son beau chignon, +pour examiner les rayures. + + + + +XXXIX + + +31 mars. + +Dans la matinée, vers dix heures, s'est refermé derrière nous le long +couloir de verdure, au fond duquel Nagasaki s'étale dans son cadre de +pagodes et de cimetières. Ensuite, ont défilé ces petits îlots, qui sont +comme les sentinelles avancées du Japon,--petits îlots charmants, que +tout le monde connaît, pour les avoir vus peints sur tant de potiches et +d'éventails. Et puis la mer, _le large_ a commencé de nous envelopper de +sa majesté sereine et de son silence, plus saisissants par contraste, +après tant de mignardises, et de musiquettes, et de gentils rires, +auxquels nous venions longuement de nous habituer. + +Très brusque a été l'ordre de départ. A peine ai-je trouvé le temps de +saluer ma belle-mère en émoi. C'était déjà si court, les deux heures que +j'avais, pour aller dans la montagne dire adieu à la mousmé Inamoto... + +Faut-il que je l'aie escaladé souvent, le vieux mur de son bois enclos, +pour que les traces de mon passage se voient déjà si bien sur le gris +des pierres! je ne l'avais jamais remarqué comme ce jour de départ, il y +a de quoi donner l'éveil, et à mon retour il faudra changer de chemin. +Dans l'herbe aussi, mon pas a dessiné une vague sente, comme ces foulées +que font les bêtes en forêt. + +Mousmé qui n'avait pas des yeux ordinaires de mousmé, fleur énigmatique +et jolie, fleur de pagode et de cimetière, qu'ai-je su comprendre +d'elle, et qu'a-t-elle compris de moi? Rien que l'un de nous soit +capable de définir. Assis côte à côte sur la terre de ce bois, disant +des choses forcément puérils, à cause de cette langue dont je connais +trop peu de mots, nous étions comme deux sphinx qui s'amuseraient à +faire les enfants, faute d'un moyen, d'une clef pour se déchiffrer, mais +qui seraient retenus là chacun par l'âme inconnue de l'autre, vaguement +devinée. Il est certain qu'entre nous commençait de se nouer cette sorte +de lien qu'on appelle affection, qui ne se discute ni ne s'analyse, et +qui souvent rapproche des êtres infiniment dissemblables... Au-dessus du +mur, ce gentil front et cette paire de jeunes yeux qui m'accompagnaient +hier au soir, pendant ma fuite à travers le dédale des terrasses +funéraires et des tombes, je me suis retourné deux fois pour les +regarder; quand je les ai vus disparaître, je crois même que je me suis +senti plus seul encore dans ces lointains pays jaunes... Et ce petit +serrement de cÅ“ur, en m'éloignant, était comme un reflet très +atténué,--crépusculaire, si l'on peut dire ainsi,--de ces angoisses qui, +à l'époque de ma jeunesse, ont accompagné tant de fois mes grands +départs. Il est vrai, je suis sûr de revenir, autant qu'on peut être sûr +des choses de demain, car nous restons deux ans, hélas! dans les mers +de Chine, où Nagasaki sera notre lieu de ravitaillement et de repos. Et +je la reverrai, cette mousmé, j'entendrai encore sa voix, très doucement +bizarre, répéter, avec un accent qui fait sourire, les mots français +qu'elle s'amuse à apprendre... + +Quant à madame Prune, c'était trop haut perché pour cette fois, le +faubourg qu'elle habite. Mais nous reviendrons, nous reviendrons, et, +s'il plaît à la Déesse de la Grâce, cette idylle, ébauchée entre nous il +y aura seize ans bientôt, ne se dénoue point encore... + +Ce soir donc, à l'heure où le soleil se couche dans de longs voiles de +brume, le Japon a disparu; l'île amusante s'est évanouie dans les +lointains d'une immensité toute pâle, qui luit comme un miroir sans fin, +et qui ondule très lentement, avec une câlinerie perfide. Nous faisons +route vers le Nord et vers la Chine. Il y a quinze ans, après un +amollissant séjour dans ce même coin du Japon et un mariage pour rire +avec une certaine petite Chrysanthème, je remontais ainsi la mer Jaune, +par un calme pareil, sous des brumes comme celles-ci, un soir aussi +blême. Et le grand néant de la mer, comme cette fois, m'enveloppait de +sa paix funèbre. + +Je m'en allais avec moins de mélancolie,--sans doute parce que la vie +était encore en avant de moi dans ce temps-là , tandis qu'à présent elle +est plutôt en arrière... + + + + +XL + +A SÉOUL + +DANS LA RUE + + +Juin 1901. + +A la splendeur de juin, qui est là -bas rayonnante et limpide plus encore +que chez nous, je me souviens de m'être posé pour quelques jours dans +une maisonnette, à Séoul, devant le palais de l'empereur de Corée, juste +en face de la grande porte. Dès l'aube--naturellement très hâtive à +cette saison,--des sonneries de trompettes me réveillaient, et c'était +la relève matinale de la garde: une longue parade militaire, où +figuraient chaque fois un millier d'hommes. Les autres bruits de Séoul +commençaient ensuite, dominés par le hennissement continuel des +chevaux,--de ces petits chevaux coréens, ébouriffés et toujours en +colère, qui se battent et qui mordent. + +Ce palais d'empereur se dissimulait derrière des murs. En se mettant à +ma fenêtre on n'en pouvait rien voir, que l'enceinte morose et le grand +portique rouge, décoré à la chinoise, avec des monstres sur la frise. +D'étranges petits soldats, vêtus à l'européenne, montaient la faction +devant cette demeure fermée, ceux-là mêmes dont les trompettes sonnaient +chaque jour, avant le soleil levé: sous des képis comme en portent nos +troupiers, des figures plates et jaunes, paraissant tout étonnées d'un +accoutrement encore si nouveau. + +De ma fenêtre, on apercevait aussi, en enfilade, une rue large et +droite, où s'agitait une foule uniformément habillée de mousseline +blanche, entre deux rangs de maisonnettes bien basses, bien saugrenues, +d'un gris monotone et d'un aspect à peu près chinois. + +La parade finie, c'était l'heure des audiences et des Conseils. Alors, +dans d'élégantes chaises de laque, on apportait quantité de cérémonieux +personnages en robe de soie à fleurs, coiffés de ce haut bonnet,--avec +deux espèces de pavillons comme des oreilles écartées, comme des +antennes--qui s'est démodé en Chine depuis environ trois siècles. Et, +tandis que les abords du portique rouge s'encombraient de toutes ces +belles chaises au repos et de leurs longs brancards flexibles gisant par +terre, je regardais ces gens de Cour gravir l'un après l'autre les +marches du seuil impérial, puis disparaître dans le palais: dignitaires +antédiluviens qui venaient régler les choses du vieil empire croulant; +sous leur costume d'apparat, ils avaient l'air de grands insectes, aux +têtes compliquées, aux élytres chatoyants. + +Alentour, le soleil de juin s'épandait en lumière de fête sur les +grisailles de Séoul, qui reste la plus parfaitement grise de toutes ces +antiques cités, encore vivantes en extrême Asie. Et c'était un soleil +brûlant, car le climat de Corée est excessif, comme celui de la Chine; +à des hivers presque sibériens succèdent toujours sans transition de +chauds et merveilleux printemps. + +Dès le matin, il flambait, ce soleil, sur l'immense ville grise, +enfermée dans ses remparts crénelés et dans son cirque de montagnes +grises. Des rues droites, d'une lieue de long sur cent mètres de large, +au sol gris, entre des myriades de maisonnettes poudreuses, à peu près +toutes se ressemblant, toutes égales, et recouvertes de pareilles +carapaces en briques couleur de cendre. Et dominant ces innombrables +petites choses, de tous côtés surgissait dans le ciel, comme un terrible +mur en pierrailles noirâtres, la chaîne de ces montagnes enveloppantes, +qui était là comme pour emprisonner, maintenir, condenser la tristesse +et l'immobilité de Séoul,--vieille capitale éloignée de la mer, et +n'ayant même pas un fleuve pour lui amener les navires, toujours +colporteurs d'idées et de choses nouvelles. + +Si larges et si découvertes, les rues de cette ville, qu'on les voyait +d'un bout à l'autre; on les voyait là -bas, là -bas dans le lointain +extrême et la poussière, aboutir aux portes des remparts, qui étaient +surmontées, comme à Pékin, d'énormes donjons noirs et cornus. Ces foules +toutes blanches, toutes en mousseline blanche, processionnant sur les +longues chaussées, évoquaient, pour nous Européens, l'idée d'un essaim +de jeunes filles réunies à quelque fête d'été; mais les promeneurs +étaient presque uniquement des hommes, au visage plat, à la barbiche +rude et clairsemée comme les babines des phoques. Les garçons, les +jeunes n'ayant pas encore convolé en justes noces, allaient tête nue, +prenant un air virginal avec leur robe immaculée, leur raie au milieu et +leur longue tresse dans le dos, à la manière des petites filles +d'Occident. Quant aux hommes mariés, ils étaient irrésistiblement +drôles, coiffés tous, d'après l'usage inéluctable, d'un nÅ“ud de cheveux +et d'une espèce de petit chapeau imitant notre «haut de forme», en crin +noir avec des brides pour nouer sous le menton; si petits, ces chapeaux, +d'une si ridicule petitesse, qu'on eût dit ceux qu'ont inventés chez +nous les clowns. Et comme on était en juin et qu'il faisait très chaud, +nombre de gens portaient autour du torse et des bras, sous la robe +légère, une sorte de carcasse, de crinoline en jonc tressé, pour isoler +la mousseline du corps; cela donnait des bonshommes tout ronds, comme +des poussahs en baudruche soufflée. + +Au milieu des blancheurs de ces milliers de robes, quelques points +rouges éclataient dans la foule comme des coquelicots: les bébés, tous +en manteau écarlate, avec capuchon doré. Aussi quelques points couleur +de feuille fraîche: les dame de qualité, toutes en manteau vert clair, +coiffées d'un grand pli d'étoffe blanche comme les Napolitaines, et +s'appuyant pour marcher sur de longues cannes, dans le genre des +houlettes de bergère à Trianon; costumes d'ailleurs très montants, mais +avec deux ouvertures pour laisser sortir les pointes des deux seins.--Et +les hommes en deuil!... De blanc habillés, ceux-là comme les autres, ils +disparaissaient sous des chapeaux en paille de riz, larges d'au moins +trois pieds, ayant forme d'abat-jour, et, de plus, ils se cachaient +derrière un écran de circonstance, à deux poignées, qu'ils tenaient des +deux mains, de manière à se l'appliquer hermétiquement sur le +visage[3].--D'ailleurs, dans toute cette bizarrerie des costumes, on ne +sentait l'influence ni de la Chine ni du Japon, les deux redoutables +pays voisins; non, c'était quelque chose de très à part, ayant germé ici +même, entre ces montagnes, au pied de ces amas de pierrailles grises. + +Devant les humbles boutiques ouvertes le long des rues, d'assez +monotones et modestes choses s'étalaient au soleil et à la poussière. +Beaucoup de harnais, pour ces méchants petits chevaux à tous crins et +d'humeur si batailleuse. Beaucoup de bahuts, tous pareils, en laque +rouge avec des fermoirs dorés. Et surtout des milliers d'objets en ce +merveilleux cuivre de Corée, qui est pâle, pâle comme du vermeil +mourant, mais dont l'éclat ne se ternit jamais: coupes, brûle-parfums +et hauts flambeaux d'une grâce exquise. + +Les Coréens des vieux âges furent cependant des maîtres aux inventions +diverses. C'est eux qui jadis initièrent les Japonais à la fabrication +de la porcelaine;--et, dans les tombeaux de leurs souverains +légendaires, on retrouve d'adorables céramiques, presque toujours +grises, couleur de souris, dont l'étrangeté sobre, inspirée de la +feuille ou de la fleur des lotus, atteste un art déjà très avancé. C'est +aussi par eux que le secret de la boussole marine, vers le XIe +siècle, fut révélé à des navigateurs arabes, qui l'apportèrent dans +notre Occident barbare. Mais à présent l'immense décrépitude asiatique +s'est étendue sur ce peuple trop vieux, et la Corée se meurt comme le +Céleste Empire. + +Ces milliers de petites carapaces, longues et étroites, servant de +toitures aux maisons de Séoul, je me rappelle comme elles jouaient +singulièrement les pierres tombales lorsqu'on les apercevait à vol +d'oiseau. La ville, regardée du haut des grands miradors couronnant les +portes, produisait un étonnant effet de cimetière; on eût dit une +infinie jonchée de tombes dans une enceinte crénelée,--avec de longues +avenues où s'agitait une peuplade de fantômes, toujours en diaphanes +vêtements blancs. + +Au sortir des remparts, aussitôt franchies les lourdes portes à donjons, +on trouvait une campagne infiniment paisible et mélancolique. Un sol +pierreux; partout des affleurements de ces rocailles grisâtres, +pareilles aux montagnes environnantes. Des cèdres, des saules, des +verdures d'un éclat tout neuf: une merveilleuse apothéose du printemps, +à cette fin de juin; des tapis de fleurs qu'inondait la gaie lumière; un +bruissement perpétuel de cigales. Et des gens à l'air doux, qui jouaient +de l'éventail--des gens vêtus de mousseline blanche, il va sans dire, et +coiffés du tout petit chapeau de clown, en crin noir, avec des +brides,--venaient timidement et gentiment essayer de causer, avec trois +mots français ou latins, appris dans les écoles; ils vous offraient +aussi de vous asseoir avec eux, au bord du chemin, sous le toit de +quelque petite échoppe où l'on vendait d'innocentes boissons très +sucrées rafraîchies à la neige;--tout cela avait des apparences +d'inaltérable bonhomie, et pourtant, quinze jours plus tôt, dans le sud +de l'empire, dans l'île de Quelpaert, de grands massacres de chrétiens +venaient encore d'avoir lieu, avec des raffinements d'atroce cruauté. + + * * * * * + +Les massacres! Les massacres passés, présents ou à venir: en extrême +Asie, c'est toujours avec cela qu'il faut compter... N'empêche qu'il y +avait à Séoul une immense et folle cathédrale, comme nos missionnaires +rêvent obstinément d'en construire dans les empires jaunes, malgré la +certitude presque absolue qu'elles seront saccagées, et qu'eux-mêmes, +prêtres ou religieuses, réfugiés quelque jour dans cet asile suprême, y +trouveront une horrible mort... Elle était posée superbement sur une +colline, cette aventureuse église de Séoul, dominant les milliers de +maisonnettes à toiture en carapace, qui, regardées du haut de sa flèche +gothique, semblaient un peuple de cloportes. Et tout autour c'était la +mission française; un quartier pour l'heure accueillant et paisible, où +des bonnes SÅ“urs de chez nous élevaient des bandes de petits Coréens et +de petites Coréennes aux minois de chat, leur apprenant à exercer +d'humbles métiers, et à parler un peu notre langue. + +Plus loin il y avait aussi deux ou trois rues où l'on aurait pu se +croire à Nagasaki ou à Yeddo; on y retrouvait les mousmés rieuses aux +jolis chignons luisants, les boutiques proprettes et les gentilles +maisons-de-thé, égayées de bouquets très prétentieux dans des vases de +bronze.--Et c'était le commencement de cette infiltration japonaise, +l'un des périls menaçant le plus l'existence de la Corée. + + * * * * * + +Oh! la cocasserie, pour moi si imprévue, d'une journée de pluie à Séoul! +L'amusant souvenir que j'en ai gardé! Cette fois-là , en ouvrant ma +fenêtre au matin, j'avais vu tout assombri et tout nuageux ce ciel +ordinairement si pur. Autour de la ville grise, les montagnes drôles et +trop pointues semblaient piquer dans un même voile épais, qui +descendait peu à peu, peu à peu embrumant les choses. Et des gouttes +d'eau, d'abord très fines, avaient commencé de tomber: la pluie, la +vraie pluie, que l'Empereur était allé demander lui-même aux dieux de la +Corée, la veille au soir, en sacrifiant de sa main un mouton, dans la +campagne, sur un rocher. Alors, il y avait eu changement à vue dans la +saugrenuité des foules; en un clin d'Å“il, ce pays était devenu le +royaume de la toile gommée, couleur jaune serin. Devant l'entrée +impériale, où stationnaient comme toujours les chaises à porteurs de +tant de grands personnages, les valets prestement avaient mis des capots +en toile cirée jaune sur toutes ces belles caisses laquées noir et or. +Par-dessus leur petit chapeau de clown, les passants avaient tous posé +en équilibre un immense cornet de pareille toile cirée jaune; les plus +craintifs de l'eau avaient aussi endossé une veste bouffante, de même +étoffe et de même couleur. Des parapluies larges, à mille plissures, +toujours en toile cirée jaune, s'étaient déployés partout au-dessus des +têtes. Et les robes de mousseline blanche, que l'on troussait le plus +haut possible, maintenant molles, fripées, s'emplissaient de crotte. +Jusqu'au soir la pluie tomba du ciel lourd, tomba tranquille et +incessante. Dans la rue boueuse, la foule circulait, aussi pressée; +seulement, de blanche qu'elle avait coutume d'être, voici qu'elle venait +de passer au jaune uniforme, et les centaines de têtes, avec leurs +espèces de grands bonnets de magicien enfoncés jusqu'aux yeux, étaient à +présent des cônes bien pointus, sur lesquels ruisselait l'averse. + +Et enfin j'ai gardé souvenance d'un jeune moineau, trop vite échappé du +nid, qui ce jour-là s'était abattu dans ma chambre, ne pouvant plus +voler tant il avait reçu de pluie sur ses pauvres petites plumes neuves. +Le lendemain matin, bien séché et réconforté, il s'en alla par la +fenêtre ouverte rejoindre ses frères, moinillons de la même couvée, qui +pépiaient au beau soleil reparu, en face, perchés sur des gnomes de +plâtre et de faïence, à la frise du portique impérial. + + +II + +A LA COUR + + +A la Cour de Corée, quand j'y suis passé, la grande affaire à l'ordre du +jour était la translation des restes de l'Impératrice, poignardée par +des assassins, environ sept années auparavant, une nuit, dans son vieux +palais. Les immuables rites exigeaient qu'étant morte de malemort, elle +commençât par deux séjours prolongés en terre, dans deux trous +différents, afin de n'arriver à sa dernière demeure, chez ses +tranquilles ancêtres, qu'après s'être débarrassée, dans les provisoires +sépultures, de certains démons très agités qui s'acharnent toujours aux +cadavres des personnes assassinées. Or, l'époque était venue d'opérer le +premier transfert[4]; avant de creuser la seconde fosse, les trois +grands nécromanciens de l'Empereur avaient été consultés sur le choix du +terrain,--qui doit être friable, exempt de pierres et même de cailloux; +mais voici qu'à cinq pieds à peine on avait trouvé le rocher! Les trois +nécromanciens donc avaient été sur-le-champ condamnés à mort[5]; +cependant cela ne réparait rien; le lieu de la seconde sépulture n'en +demeurait pas moins indéterminé; aussi, paraît-il, était-on fort +perplexe, là , en face de chez moi, derrière la muraille impériale. + +Oh! le vieux palais, où cette impératrice mourut sous le couteau, et qui +fut depuis la nuit du crime abandonné avec terreur!... Un matin de juin, +par un beau soleil impassible, quel curieux pèlerinage on m'y fit +faire,--sous la conduite de deux bonshommes en robe de mousseline +blanche et en petit «haut de forme» de crin noir! Au milieu de parcs +silencieux et murés, qui déjà retournaient à la brousse, au hallier +primitif, c'était une confusion de lourds bâtiments pompeux ou de +kiosques frêles, tout cela fermé et en pénombre sous de grands stores; +quelque chose comme les quartiers de la «Ville jaune» à Pékin, avec les +mêmes toitures de faïence aux lignes courbes, les mêmes terrasses de +marbre; à tous les perrons, des monstres gardiens, accroupis comme +là -bas, mais ayant une figure _autre_, un rictus de férocité différente. +Dans les cours dallées, l'herbe des champs croissait entre les larges +pierres blanches; parmi ces marbres, déjà très disjoints, mûrissaient de +petites fraises sauvages, que je cueillais en chemin et qui montraient +partout leurs gentilles taches rouges sur ces blancheurs mornes. Il y +avait aussi, entre des murs ou des rochers naturels, quelques jardinets +très enclos pour les mystérieuses promenades des princesses de jadis; +parmi des potiches et de prétentieuses rocailles, il y fleurissait des +pivoines, des roses, des iris, malgré l'envahissement des ronces et des +graminées folles; les arbousiers, les cerisiers y semaient par terre +leurs fruits rouges, inutiles, perdus même pour les oiseaux, qui ne +semblaient guère fréquenter dans ce palais de la peur. La petite chambre +du crime, sombre aussi et les stores baissés, étalait un funèbre +désordre: boiseries brisées, noircies, comme léchées par le feu. La +grande salle d'apparat avait une voûte à caissons, d'un rouge de sang, +et partout des peintures représentant les divinités et les bêtes qui +hantent le rêve des hommes d'ici; le trône de Corée, du même rouge +sinistre, s'élevait au milieu; il se détachait, monumental, sur une +étrange peinture crépusculaire, déployée comme la toile de fond d'un +décor au théâtre, où, dans des nuages d'or livide, une planète se +levait, large et sanglante, au-dessus de montagnes chaotiques. + +L'Empereur donc, ne pouvant plus se sentir dans ce palais, où il voyait +des mains sans corps et trempées dans du sang remuer autour de lui dès +qu'il faisait noir, avait ordonné la construction de ce petit palais +moderne et mesquin, à l'autre bout de Séoul, près de la concession +européenne, là , en face de mon logis; et tout s'en allait en ruine chez +les somptueux ancêtres. + +Dans un autre palais, encore plus ancien que celui du crime, nous nous +étions ensuite rendus ce matin-là , roulés en des petites voitures par +des hommes coureurs qui galopaient à toutes jambes. C'était très loin, +par des quartiers morts, par de longues avenues de donjons noirs. Les +cours, les dépendances, les jardins, les parcs occupaient un espace +infini, toute une zone sacrée, interdite, à jamais inutilisable et +perdue. Là encore il y avait des bâtiments immenses, posant sur des +terrasses de marbre. Il y avait une salle du trône, abandonnée depuis +deux ou trois siècles, où des centaines de pigeons, nichés à la voûte de +laque rouge et n'attendant point notre visite, menaient au-dessus de nos +têtes un bruit d'ailes effarées; et ce plus vénérable trône se détachait +lui aussi, comme le précédent, sur un paysage de cauchemar, avec des +forêts, des cimes escarpées, et le lever d'une lune géante, ou de je ne +sais quel fantôme d'astre sans rayons. Les chambres des princesses +étaient petites, sombres, sépulcrales, ornées de peintures effrayantes, +et on se demandait comment les belles du vieux temps avaient pu, dans +cette obscurité, faire leur toilette, revêtir leurs traînants atours. +Mais les parcs avaient une mélancolique grandeur, avec des bouquets de +cèdres centenaires, des lacs pleins de roseaux et de lotus, de vraies +solitudes, presque des horizons sauvages, en pleine ville, dans +l'enceinte des remparts; les bêtes y vivaient comme dans la brousse, les +hérons, les faisans, les cerfs et les biches;--et mes deux guides me +contaient que pendant la nuit les tigres, habitants obstinés des +montagnes d'alentour, escaladaient les murs d'enclos pour y venir faire +la chasse. + + * * * * * + +Trois ou quatre jours après mon arrivée à Séoul, notre amiral y était +venu lui-même, avec d'autres officiers, pour une visite à l'Empereur. Et +un soir on nous avait vus tous en grande tenue franchir le portique du +palais nouveau. + +La déception avait d'abord été complète pour nous en entrant là : aucune +magnificence, ni même aucune étrangeté dans ces constructions modernes. +Les nécromanciens, consultés sur l'appartement où il convenait de nous +recevoir pour que notre visite n'eût point de conséquences funestes, +avaient obstinément indiqué une sorte de hangar, aux boiseries vert +bronze avec quelques peinturlures vermillon; on y avait jeté des tapis +en hâte et apporté un grand paravent admirable, en soie blanche, seul +luxe de cette salle ouverte. C'est devant ce fond d'un blanc d'ivoire, +brodé et rebrodé de fleurs, d'oiseaux et de papillons, que nous étaient +apparus l'Empereur et le prince héritier, debout tous les deux et dans +une attitude consacrée, la main posant sur une petite table; le père +vêtu de jaune impérial, le fils, de rouge cerise. Leurs robes +somptueuses, toutes brochées d'or, avec des pans comme des élytres, +étaient retenues à la taille par des ceintures de pierreries. Quelques +personnages officiels, interprètes et ministres, se tenaient à leurs +côtés en robes de soie sombre. Et tous étaient coiffés de ce haut +bonnet, à antennes de scarabée, qui se portait jadis à Pékin du temps +des empereurs mings,--et qui est du reste le seul emprunt fait par les +Coréens aux modes chinoises. Lui, l'Empereur, un visage de parchemin +pâle, très souriant, avec des babines grises; de tout petits yeux +mobiles et vifs; beaucoup de distinction, d'intelligence et de bonté. Le +prince au contraire, le masque dur, l'air irrité et cruel, paraissait +supporter à peine notre présence; il nous semblait que tout le temps son +père fût obligé de le calmer, d'un regard tendre et suppliant, d'une +parole douce prononcée à voix basse, ou bien d'une main caressante qui +prenait la sienne pour la reposer sur la petite table et l'y maintenir. +Qui dira les drames intimes, peut-être, entre ces deux fétiches soyeux, +l'un rouge et l'autre jaune? + +L'Empereur, dont la physionomie s'ouvrait de plus en plus, interrogea +l'amiral sur la guerre de Chine, que nous venions de finir, sur nos +armements, nos cuirassés, nos torpilleurs, et, après une audience très +prolongée qui semblait l'intéresser, nous congédia d'un salut courtois. + +Il y eut ensuite, dans une salle toute neuve et quelconque, bâtie +spécialement pour les réceptions d'Européens, un grand dîner offert à +notre amiral et à ses officiers, au ministre de France et aux attachés +de sa légation. Tous les vins, tous les plats de chez nous, apportés ici +à grands frais; un dîner qui eût été de mise à l'Élysée[6]. La seule +note exotique, donnée par les hauts bonnets étranges de quelques +personnages de Cour, que le souverain, redevenu invisible, avait +délégués pour s'asseoir presque silencieusement parmi nous. Mais nous +savions que dans la soirée le corps de ballet de l'Empereur devait +danser pour nous distraire, et c'était une attente si amusante! + +En plein air, par la belle nuit douce, on nous servit du café, des +liqueurs, des cigares sur une vaste estrade improvisée, recouverte de +tapis européens tout neufs et de draperies clouées de frais. Au milieu +de nos petites tables, un large cercle restait vide,--sans doute pour +ces danseuses attendues, mais qui ne paraissaient point. La musique de +notre escadre, amenée par l'amiral pour distraire un moment le vieux +souverain, jouait bruyamment je ne sais quelle banalité comme _les +Cloches de Corneville ou la Mascotte_. Et on se serait cru à quelque +fête foraine, n'importe où, excepté dans le palais haut muré d'un +empereur de Séoul. + +Mais sitôt que finit la musiquette sautillante, un orchestre coréen, que +l'on ne voyait pas, préluda sans transition. L'air s'emplit de +beuglements sinistres poussés par des trompes au timbre grave, que des +tam-tam en différents tons accompagnaient de leur fracas. C'était +brusque, imprévu, déroutant, mais si lugubre à entendre que l'on +frissonnait plutôt que d'avoir envie de sourire. Et, durant la première +minute de saisissement, deux énormes tigres, sortis comme d'une trappe, +avaient bondi au milieu de nous, dans le cercle vide réservé aux +danseurs. Deux tigres rayés de Mongolie, beaucoup plus grands que +nature, des monstres artificiels en peluche noire et jaune, mus chacun +intérieurement par deux hommes dont les jambes simulaient des pattes +griffues. Leurs grosses têtes rondes aux yeux louches, aux crinières en +chenille de soie, étaient interprétées avec cette science du grimaçant +et du féroce, avec cet art transcendant du rictus qui est spécial aux +gens d'extrême Asie. L'orchestre leur jouait quelque chose de triste et +de sauvage qui ne ressemblait à rien de connu, mais où l'on distinguait +peu à peu d'habiles harmonies. Et eux, les deux tigres, dansaient en +mesure, une danse d'ours, en dandolinant leur visage de férocité +souriante. + +Des acrobates parurent après, étonnamment trapus, avec des cous de +taureau, leurs robes de mousseline blanche laissant transparaître les +saillies de leurs muscles épais. Quand ils eurent fait des tours, ils se +mirent en cercle pour chanter: des petites voix d'oiseau ou de cigale, +des trilles sans fin exécutés à l'unisson avec un ensemble parfait et +une virtuosité rare, sur des notes extra-hautes. De loin, cela devait +ressembler au bruissement joyeux que font les insectes dans les foins, +les beaux soirs d'été.--On nous apprit que c'étaient des sous-officiers +de la garde, qui pour la circonstance s'étaient mis _en civil_. + +Des serviteurs apportèrent ensuite des gerbes de pivoines artificielles, +d'une grosseur invraisemblable; d'autres vinrent poser un petit arc de +triomphe en carton peint;--et c'étaient les accessoires des danseuses +tant désirées, qui enfin parurent... + +Une douzaine de petites personnes si drôles, mièvres, pâlottes, avec des +airs si pudiques dans leurs robes longues! De minuscules figures plates, +des yeux bridés à ne plus pouvoir s'ouvrir, d'invraisemblables édifices +de cheveux en torsade, représentant pour chacune la toison d'une +douzaine de femmes normales; et des petits chapeaux bergère posés +là -dessus! Quelque chose de notre XVIIIe siècle français se +retrouvait dans ces atours, d'une mode infiniment plus ancienne; elles +avaient un faux air de poupées Louis XVI. Jamais sous de tels aspects on +n'aurait imaginé des danseuses asiatiques; mais en Corée tout est +saugrenu, impossible à prévoir. + +Les yeux baissés, le visage inexpressif, elles exécutèrent d'abord une +sorte de pas tragique, en brandissant des coutelas dans leurs mains +frêles. Ensuite, ôtant leur petit chapeau rococo, elles firent un +interminable jeu, d'une puérilité niaise. L'une après l'autre, avec des +gestes mous et alanguis, elles venaient jeter une balle légère qui +devait traverser le gentil portique de carton par un trou percé dans la +frise; lorsque la balle passait bien, les autres poupées, avec mille +grâces prétentieuses, s'empressaient à planter une pivoine monstre, +comme récompense, dans les faux cheveux de l'adroite petite personne; si +au contraire la balle ne passait pas, la coupable était punie d'une +croix noire, que l'une de ses compagnes venait lui tracer à l'encre de +Chine sur la joue, avec force mignardises. + +A la fin, toutes étaient barbouillées, et toutes avaient, par-dessus +l'extravagant chignon, un édifice de fleurs. C'était lassant, +hypnotisant, la continuelle répétition des mêmes poses maniérées et des +mêmes lenteurs voulues, au son de cette musique coréenne, non plus +terrible et hurlante comme tout à l'heure pour la danse des tigres, +mais mystérieusement tranquille, triste sans être plaintive, comme +exprimant la résignation à l'immense ennui de la vie. C'était lassant, +et malgré soi on regardait, on écoutait, on subissait un peu de +fascination; il y avait l'élégance dans tout cela, du rythme et de l'art +lointain... + +Le lendemain, nous quittâmes tous ensemble Séoul pour rejoindre +l'escadre, chargés de présents par l'Empereur: quantité de paquets +soigneusement enveloppés de papier de riz, et portant notre nom en +coréen; pour chacun de nous, un coffret en acier niellé d'argent et un +autre en marbre vert, des stores d'une finesse exquise, des pièces de +rabane et des peintures sur soie blanche, signées d'artistes connus dans +le pays. + + * * * * * + +Combien de temps encore subsistera l'étrange Corée? A peine vient-elle +de secouer le joug débonnaire de la Chine, voici que des menaces de +tous côtés l'entourent: le Japon la convoite comme une proie facile, à +portée de la main; et du côté du nord, la Russie s'approche à grands +pas, à travers les steppes sibériens et les plaines de Mandchourie. Le +vieil Empereur, longtemps momifié, commence de s'éveiller dans +l'effarement, à se sentir de jour en jour plus enserré par la douce +civilisation du genre occidental. Il veut des chemins de fer, des usines +qui fument. Et vite il arme des soldats, il fait venir des fusils, des +canons, toutes ces jolies choses que nous avons nous-mêmes _pour tuer +vite et loin_. + + + + +XLI + + +30 juin. + +Trois mois ont passé. J'ai revu l'immense Pékin de ruines et de +poussière, j'ai fait ma longue chevauchée aux tombeaux des Tsin, j'ai +visité l'empereur de Séoul et sa vieille cour. Maintenant, je reviens, +et les voici qui reparaissent, les gentils îlots annonciateurs du Japon. +Nous revenons, fatigués tous, et notre cuirassé lourd, comme s'il était +fatigué lui-même, a l'air de se traîner sur les eaux chaudes et sous le +ciel accablant. Les orages d'été couvent dans de grosses nuées sombres, +dont le pays est comme enveloppé. + +On étouffe dans la baie de madame Prune, dans le couloir de montagnes, +quand nous y entrons. Mais comme tout est joli! Et puis je m'y reconnais +mieux qu'à notre arrivée précédente; j'y retrouve comme il y a quinze +ans le concert infini des cigales, et aussi les magnificences de la +verdure de juin. Ah! la verdure annuelle, comme elle écrase de sa +fraîcheur la nuance de ces arbres d'hiver, cèdres, pins ou camélias, qui +régnaient seuls ici, quand nous étions venus en décembre. + +Ce ne sont pas, dirait-on, les mêmes figures de matelots, bien saines et +bien rondes, que le _Redoutable_ ramène à Nagasaki; il y en a vraiment +qu'on ne reconnaît plus. Notre équipage a longuement souffert, sur l'eau +remuante et empestée de Takou, souffert surtout de la mauvaise chaleur +et de l'enfermement, plus encore que des manÅ“uvres pénibles et de la +dépense continuelle de force. Sous le soleil de Chine, vivre six ou sept +cents dans une boîte en fer où d'énormes feux de charbon restent allumés +nuit et jour, entendre un éternel tapage augmenté par des résonnances de +métal, recevoir de l'air qui a déjà passé par des centaines de +poitrines et qu'une ventilation artificielle vous envoie à regret, +respirer par des trous, être constamment baigné de sueur!... Il était +temps d'arriver ici, où l'on pourra se détendre, marcher, courir, +oublier. + +Près de quatre heures du soir, quand je puis enfin mettre pied à terre. +Dans la rue, je trouve jolies toutes les mousmés; tant de verdure et de +fleurs m'enchante; après la Chine grandiose et lugubre, aux visages +fermés et maussades, chacune de ces petites personnes que je regarde ici +me donne envie de rire, comme ces petites maisons, ces petits bibelots +et ces petits jardins.--Et on va se reposer un mois dans cette île: mon +Dieu, que la vie est donc une chose amusante! + +Trop tard pour aller dans la montagne d'Inamoto, qui ne m'attend point; +j'irai donc d'abord remplir mes devoirs de famille, saluer madame +Renoncule et mes belles-sÅ“urs; ensuite je monterai chez ma petite amie +Pluie-d'Avril,--et peut-être, qui sait, chez madame Prune, car je me +sens dans l'esprit ce soir un certain tour drolatique et badin qui m'y +attire. + +La rue ascendante qui mène à la maisonnette de la danseuse est +solitaire, comme toujours, et triste cette fois, sous le ciel orageux et +sombre, avec ces touffes d'herbes, signes de délaissement, que le mois +de juin a semées çà et là entre les dalles. A cette porte, là -bas, ce +gros chat assis avec dignité et regardant passer les hirondelles, si je +ne m'abuse, c'est bien M. Swong-san, le minois pompeusement encadré par +sa fraise à la Médicis, en mousseline tuyautée, qu'une rosette attache +sous le menton. Et, derrière ce châssis de papier qui vient de s'ouvrir, +au premier étage, cette petite fille en robe simplette, qui se retrousse +les manches, un savon à la main, pour barboter des deux bras dans une +cuve de porcelaine, c'est Pluie-d'Avril, la petite fée des +maisons-de-thé et des temples, vaquant aujourd'hui à de menus soins +d'intérieur, comme la dernière des mousmés. + +Et qu'elle est mignonne, surprise ainsi! Je ne l'avais jamais vue dans +cette humble robe de coton bleu, ni ne me l'étais représentée lavant +elle-même ses fines chaussettes à orteil séparé, faisant acte de +ménagère économe. Pauvre petite saltimbanque, somme toute, malgré ses +falbalas de métier, pauvre petite, obligée peut-être de compter beaucoup +pour faire marcher le ménage à trois: elle, la vieille dame et le +chat... + +Vite elle veut s'habiller, un peu confuse, mettre une belle robe pour +m'offrir le thé: + +--Non, je t'en prie, garde ton costume d'enfant du peuple, ma petite +Pluie-d'Avril; je te trouve plus réelle ainsi, et plus touchante; reste +comme ça! + + * * * * * + +En montant chez madame Prune, une sorte de pressentiment m'était venu du +trop galant spectacle qui pouvait m'y attendre. C'était l'heure de la +baignade, que les Nippons, les soirs d'été, pratiquent sans mystère. +Dans ce haut faubourg, où les mÅ“urs sont demeurées plus simples qu'en +ville, cela se passait encore au temps de Chrysanthème; des personnes +sans malice, tant d'un sexe que de l'autre, se rafraîchissaient dans des +cuves de bois, ou des jarres de terre cuite, posées sur les portes ou +dans les jardinets, et leurs visages, émergeant de l'eau claire, +témoignaient d'un innocent bien-être... Si madame Prune aussi, me +disais-je, allait être dans son bain!... + +Et elle y était! + +Quand j'eus fait tourner le mécanisme à secret du portillon, j'aperçus +dès l'abord une cuve, qui m'était depuis longtemps connue, et d'où +s'échappait une nuque charmante, comme sortirait une fleur d'un +bouquetier. Et la baigneuse, spirituelle et enjouée même dans les +occurrences les plus prosaïques de la vie, s'amusait gracieusement toute +seule à faire: «Blou, blou, blou, brrr!» en soufflant à grand bruit sous +l'eau. + + + + +XLII + + +1er juillet + +Combien c'est changé dans les sentiers de la montagne! Une folle +végétation herbacée a tout envahi; elle a presque submergé les tombes, +comme une innocente et fraîche marée verte, venue en silence de partout +à la fois. Quand je monte aujourd'hui chez la mousmé Inamoto, sous un +ciel pesant et chargé d'averses, mes pieds s'embarrassent dans les +gramens, les fougères, et, le long du mur qui enferme le bois, on ne +voit plus la foulée que j'avais faite. + +La mousmé Inamoto, je ne me figurais pas qu'elle serait là , à +m'attendre, et je me sens tout saisi d'apercevoir, au-dessus du mur +gris, son front, ses deux yeux qui me regardaient venir. + +--C'est moi que tu attends? Tu savais donc? + +--Hier, dit-elle, quand les canons ont tiré, j'ai reconnu le grand +vaisseau de guerre français. Il n'y a que le tien si grand et peint en +noir. + +Moi qui craignais de ne pas la retrouver, ou d'être désenchanté en la +revoyant! Je crois seulement qu'elle a un peu grandi, comme les fougères +de son parc, mais elle est même plus jolie, et j'aime encore davantage +l'expression de ses yeux. + +De nouveau nous voilà donc ensemble et à l'abri de l'autre côté du mur; +installés sur la terre et les herbages, la tête pleine de choses que +nous voudrions exprimer, mais obligés de nous en tenir à des mots bien +simples, à des tournures bien enfantines, qui ne rendent plus rien du +tout. + +Et à peine suis-je assis, pan, je reçois une claque sur la main gauche, +pan, une autre sur la main droite. «Qu'est-ce qui te prend, petite +mousmé? Autrefois tu étais si correcte.» Ah! les moustiques... Cet hiver +ils n'étaient pas nés. En une minute, sortis par centaines des épaisses +verdures, les voici assemblés autour de nous comme un nuage, et c'est +pour m'en débarrasser, toutes ces gifles amicales. Alors, moi aussi je +lui rendrai la pareille, et pan sur ses mains, et pan sur ses bras nus, +où chaque piqûre fait une grosse cloche instantanée, plus rose que +l'ambre de sa chair... Avec la plupart des dames nipponnes de ma +connaissance, un tel jeu dégénérerait tout de suite; avec madame Prune +par exemple, je ne m'y aventurerais point; mais, avec Inamoto, cela ne +risque pas d'être plus qu'un chaste enfantillage. + +--Demain, dit-elle, j'apporterai deux éventails, un pour toi, un pour +moi; s'éventer très fort, c'est ce qu'il y a de mieux; comme ça ils s'en +vont tous. + + + + +XLIII + + +2 juillet. + +Madame L'Ourse, elle, n'a point grandi comme la mousmé Inamoto, mais il +me semble qu'elle s'est encore défraîchie et que son sourire, toujours +prometteur, me montre des dents plus longues. Cependant je continue de +fréquenter sa vieille petite boutique, aux poutres noircies et mangées +par le temps, d'abord parce qu'elle est sur le chemin de la nécropole +surplombante, presque dans son ombre, ensuite parce qu'on y trouve +maintenant ces beaux lotus, qui sont incomparables dans les vieux +cloisonnés de ma chambre de bord.--Je suis persuadé que certaines +formes très anciennes des vases de Chine furent inventées uniquement +pour les lotus. + +Fleurs de juin et de juillet, fleurs de plein été, ces grands calices +roses épanouis sur tous les lacs japonais. Madame Chrysanthème jadis en +mettait chaque matin dans notre chambre, et leur senteur, plus encore +que la guitare triste de ma belle-mère, me rappelle le temps de mon +ménage de poupée,--au premier étage, au-dessus de chez M. Sucre et +madame Prune. + +Mais avions-nous autrefois, dans cette baie, une si énervante chaleur? +Je n'en ai pas souvenance, non plus que de ces accablants ciels d'orage. +On étouffe entre ces montagnes. Nos pauvres matelots fatigués ne +reprennent point leur mine, loin de là ; Nagasaki, en cette saison, est +un mauvais séjour pour des anémiés de Chine qui doivent continuer de +vivre, ici comme là -bas, dans une caisse en fer. Entre autres, on vient +d'emporter à l'hôpital le fiancé breton qui m'avait confié la petite +caisse de présents et la robe blanche. Quant à notre amiral, que le +Japon avait miraculeusement remis lors de notre dernier voyage, voici +qu'il nous inquiète de nouveau; lui qui, à la fin de l'hiver, avait +retrouvé son bon air de gaîté--et ne manquait jamais, quand je rentrais +à bord, de s'informer, sur différents tons impayablement graves, de la +santé de madame Prune,--on ne l'entend plus plaisanter ni rire; les plis +de lassitude et de souffrance ont reparu sur sa figure. + + + + +XLIV + + +3 juillet. + +Une déception de cÅ“ur m'attendait aujourd'hui au temple du Renard, chez +madame La Cigogne, à qui je m'étais fait un devoir d'aller sans plus +tarder offrir mes hommages d'arrivée. + +Par un temps lourd, sous ces nuées basses emplies d'orage qui ne nous +quittent plus, j'avais pris les sentiers de l'ombreuse montagne. Ils +étaient tout changés, comme ceux qui mènent chez Inamoto, tout envahis +d'herbes folles et de longues fougères; on y rencontrait de grands +papillons singuliers, qui se posaient avec des airs prétentieux sur les +plus hautes tiges, comme pour se faire voir; on y respirait une +humidité chaude, saturée de parfums de plantes; sous la voûte des +verdures étonnamment épaissies, tout semblait tiède et mouillé; on se +serait cru en pays tropical à la saison malsaine. + +En arrivant là -haut, j'avais aperçu de loin madame La Cigogne, comme aux +aguets, sous sa véranda qui était enguirlandée des mêmes roses qu'en +hiver, toujours ces roses pâlies à l'ombre des arbres, mais plus +largement épanouies en cette saison, plus nombreuses, et s'effeuillant +sur le sentier, comme des fleurs qui seraient en train de mourir pour +s'être trop prodiguées. + +Toutefois cette dame n'avait manifesté qu'avec froideur en me voyant +approcher, et s'était contentée de m'indiquer une humble place dans un +coin. + +Ses yeux restaient fixés, là -bas en face de nous, sur le temple ouvert +où trois dames de qualité, accompagnées d'un petit garçon de quatre ans +au plus, venaient de tomber en oraison, après avoir sonné le grelot de +bois de mandragore suspendu à la voûte, sonné, sonné à toute volée, +comme pour une communication urgente au Dieu de céans. C'étaient +visiblement des personnes très cossues, appartenant à un monde où mes +relations ne m'ont pas permis de me faire présenter. Face à l'autel, +agenouillées et à quatre pattes, elles s'offraient à nous vues de dos, +ou plutôt de bas de dos, et leurs prosternements le nez contre le +plancher nous révélaient chaque fois des dessous d'une élégance on ne +peut plus comme il faut. Leur enfant, juponné en poupée, semblait prier +comme elles avec une conviction touchante; mais, chez lui au contraire, +les dessous avaient été supprimés, à cause de la température sans doute, +et, à chacun de ses plongeons, sa robe de soie se relevait pour nous +montrer, avec une innocente candeur, son petit derrière. + +Que pouvaient-elles bien avoir à solliciter du Dieu étrange, symbolisé +sur l'autel par ces deux ou trois objets aux formes d'une simplicité si +mystérieuse? Quelles conceptions particulières de la divinité +tourmentaient leurs petits cerveaux, sous leurs coques de cheveux bien +lustrées? Quelles angoisses de l'au-delà et de la grande énigme les +retenaient tant de minutes à genoux devant ce Dieu si inattentif, si +fuyant et mauvais, qu'il fallait constamment rappeler à l'ordre en +claquant des mains ou en ressonnant la cloche de madragore?... + +Elles se relevèrent enfin, leur dévotion finie, et ce fut un instant +d'anxiété pour madame La Cigogne, qui, de plus en plus en arrêt, +s'avança jusque dans le chemin. Viendraient-elles se restaurer dans +l'humble maison-de-thé, les si belles dames, ou bien +redescendraient-elles simplement vers Nagasaki, par le sentier de +mousses et de fougères?... + +Oh! joie!... Plus d'hésitation, elles venaient! Alors madame La Gigogne +tomba soudain à quatre pattes, le visage extasié, murmurant à mi-voix +des choses obséquieuses qui coulaient comme l'eau d'une fontaine. + +Elles étaient du reste agréables à regarder venir, les visiteuses, +agréables à regarder franchir le torrent, par le vieil arceau de granit +tout frangé de branches retombantes. Jolies toutes trois, les yeux +bridés juste à point pour imprimer à leur figure le sceau de l'extrême +Asie; fines et presque sans corps, habillées de soies rares, qui +tombaient en n'indiquant point de contours et dont les traînes, garnies +de bourrelets, s'étalaient avec une raideur artificielle; coiffées et +peintes à ravir, comme les dames que représentent les images de la bonne +époque purement japonaise. La pagode ouverte, derrière elles formait un +fond d'une religiosité ultra-bizarre et lointaine. Au-dessus, c'était la +demi-nuit des ramures, des feuillées touffues et d'un coin de montagne +qui s'enfonçait dans les grosses nuées très proches. Au-dessous, c'était +la dégringolade rapide du torrent et du sentier, plongeant tous deux +côte à côte dans une obscurité plus sombrement verte encore, sous des +futaies plus serrées,--parmi ces roches polies, grisâtres, qui semblent +des fronts ou des dos d'éléphants, vautrés dans l'épaisseur des +fougères. + +Elles s'avançaient doucement, les trois belles dames, avec des vagues +sourires, l'âme peut-être encore en prière chez le Dieu qui règne ici. +Et les gentilles cascades, enfouies sous les herbes et les +scolopendres, leur jouaient une marche d'entrée calme et discrète, comme +en tapotant sur des lames de verre. + +A la place d'honneur elles s'assirent, et madame La Cigogne, toujours à +quatre pattes, reçut de leur part une commande longue, bourrée de +détails, confidentielle même, semblait-il, et entremêlée de saluts, que +l'on n'en finissait pas de s'adresser et de se rendre. J'observai que +l'on ne se parlait qu'en _dégosarimas_, ce qui est la manière la plus +élégante, et ce qui consiste, comme chacun sait, à intercaler ce mot-là +entre chaque verbe et sa désinence. Je n'avais jamais entendu madame La +Cigogne s'exprimer avec autant de distinction, ni s'affirmer si femme du +monde. + +Mais qu'est-ce qu'elles avaient bien pu commander, ces dames? Madame La +Cigogne, maintenant affairée, venait de se retrousser les manches, de se +laver les mains à la source jaillissant du plus voisin rocher, et +commençait de pétrir à pleins doigts, dans une grande cuve de +porcelaine, une matière dense, lourde et noirâtre, qui semblait très +résistante. + +De ce pétrissage résultèrent bientôt une vingtaine de boules sombres, +grosses comme des oranges; madame La Cigogne, qui les avait tant +tripotées, paraissait ne plus oser les toucher du bout de l'ongle, +maintenant qu'elles étaient à point; pour éviter même un frôlement, elle +les servit aux dames à l'aide de bâtonnets, avec des précautions de +chatte qui a peur de se brûler; et ces boules faisaient pouf, pouf, en +tombant dans les assiettes, comme des choses très pesantes, comme des +pelotes de mastic ou de ciment. + +Après avoir grignoté quelques menues sucreries, chacune de ces femmes +distinguées, avec mille grâces, avala une demi-douzaine de ces objets +compacts et noirs. Des autruches en seraient mortes sur le coup. +L'enfant aux dessous simplifiés en avala trois. Et, quand il s'agit de +régler, ce fut un dialogue dans ce genre: + +--Combien dégosarimas vous devons-nous[7]? + +--C'est dégosarimas deux francs soixante quinze. + +Mais bien entendu la grossière traduction que j'en donne n'est que trop +impuissante à rendre le jeu des intonations adorables, tout ce que +madame La Cigogne, rien que par sa façon de filer chaque syllabe, sut +mettre de ménagements discrets dans la révélation de ce chiffre, et sa +révérence un peu mutine, esquissée sur la fin de la phrase pour y +ajouter du piquant, l'agrémenter d'un tantinet de drôlerie. + +Ces dames, ne voulant pas être en reste de belles manières, offrirent +alors l'une après l'autre leurs piécettes de monnaie, le petit doigt +levé, imitant l'espièglerie d'un singe qui présenterait un morceau de +sucre à un autre singe en faisant mine de le lui disputer par petite +farce amicale... + +Il n'y a qu'au Japon décidément que se pratique l'aimable et le vrai +savoir vivre! + +Quand les belles se furent enfin retirées, madame La Cigogne, après un +long prosternement final, essaya bien de se rapprocher de moi et de +m'amadouer par quelques chatteries. Mais le coup était porté. Je savais +maintenant n'être pour elle qu'un de ces flirts que l'on avoue à peine +devant les personnes vraiment huppées de la clientèle. + + + + +XLV + + +25 juillet. + +Les papillons du sentier de madame La Cigogne n'étaient encore que de +vulgaires insectes, comparés à celui qui paradait ce soir au-dessus du +jardinet de ma belle-mère. + +Dans le demi-jour habituel de la maison, nous prenions le thé de quatre +heures assis sur les nattes blanches, à même le plancher, agitant +négligemment des éventails, tant pour nous rafraîchir que pour intimider +quelques moustiques indiscrets. Madame Prune,--car elle était là , +s'étant remise à fréquenter assidûment chez madame Renoncule depuis mon +retour dans le pays,--madame Prune, si sujette aux vapeurs pendant la +période caniculaire, écartait d'une main les bords de son corsage afin +de s'éventer l'estomac, et faisait ainsi pénétrer dans son intimité +d'heureux petits souffles fripons, que toutefois la ceinture serrée à la +taille empêchait pudiquement de se risquer trop bas. Trois de mes jeunes +neveux, enfants de cinq ou six ans, étaient assis avec nous, bien sages +et luttant contre le sommeil. Nous regardions tous, comme toujours, +l'éternel paysage factice, qui est l'orgueil du logis, les arbres nains, +les montagnes naines, se mirant dans la petite rivière momifiée aux +surfaces ternies de poussière. Un rayon de soleil passait au-dessus de +ces choses nostalgiques, sans les atteindre, une traînée lumineuse qui +n'effleurait même pas la cime des rocailles verdies de moisissure, des +cèdres contrefaits aux airs de vieillard, et rien, dans ce site morbide, +ne laissait prévoir la visite du papillon qui nous arriva tout à coup +par-dessus le mur. C'était un de ces êtres surprenants, que font éclore +les végétations exotiques: des ailes découpées, extravagantes, trop +larges, trop somptueuses pour le frêle corps impondérable qui avait +peine à les maintenir. Cela volait gauchement et prétentieusement, jouet +de la moindre brise qui d'aventure aurait soufflé; cela restait, comme +avec intention, dans le rayon de soleil, qui en faisait une petite chose +éclatante et lumineuse, au-dessus de ce triste décor tout entier dans +l'ombre morte. Et le voisinage de ce trompe-l'Å“il, qu'était un tel +jardin de pygmée, donnait à ce papillon tant d'importance qu'il semblait +bien plus grand que nature. Il resta longtemps à papillonner pour nous, +à faire le précieux et le joli, sans se poser nulle part. En d'autres +pays, des enfants qui auraient vu cela se seraient mis en chasse, à +coups de chapeau, pour l'attraper; mes petits neveux nippons, au +contraire, ne bougèrent pas, se bornant à regarder; tout le temps, les +cercles d'onyx de leurs prunelles roulèrent de droite et de gauche dans +la fente étroite des paupières, afin de suivre ce vol qui les captivait; +sans doute emmagasinaient-ils dans leur cervelle des documents pour +composer plus tard ces dessins, ces peintures où les Japonais excellent +à rendre, en les exagérant, les attitudes des insectes et la grâce des +fleurs. + +Quand le papillon eut assez paradé devant nous, il s'en alla, pour +amuser ailleurs d'autres yeux. Et jamais je n'avais si bien compris +qu'il y a d'innocents petits êtres purement décoratifs, créés pour le +seul charme de leur coloris ou de leur forme... Mais alors, tant qu'à +faire, pourquoi ne les avoir pas inventés plus jolis encore? A côté de +quelques papillons ou scarabées un peu merveilleux, pourquoi ces +milliers d'autres, ternes et insignifiants, qui sont là comme des essais +bons à détruire? + +Rien n'est déroutant pour l'âme comme d'apercevoir, dans les choses de +la création, un indice de tâtonnement ou d'impuissance. Et plus encore, +d'y surprendre la preuve d'une pensée, d'une ruse, d'un calcul +indéniables, mais en même temps naïfs, maladroits et à vue courte. +Ainsi, entre mille exemples, les épines à la tige des roses semblent +bien témoigner que, des millénaires peut-être avant la création de +l'homme, on avait prévu la main humaine, seule capable d'être tentée de +cueillir. Mais alors pourquoi n'avoir pas su prévoir aussi le couteau ou +les ciseaux, qui viendraient plus tard déjouer ce puéril moyen de +défense?... + +Ma belle-mère, après le départ du papillon, avait retiré de l'étui de +soie rouge sa longue guitare, qui maintenant me charme ou m'angoisse. +Les cordes commencèrent à gémir quelque chose comme un hymne à +l'inconnu. Et les prunelles d'onyx des trois enfants, qui n'avaient plus +à regarder que le jardin vide, s'immobilisèrent de nouveau; mais ils ne +s'endormaient plus; leurs jeunes cervelles félines, sournoises et sans +doute supérieurement lucides, s'intéressaient à l'énigme des sons, se +sentaient en éveil et captivées, sans pouvoir bien définir... + +De tous les mystères au milieu desquels notre vie passe, étonnée et +inquiète, sans jamais rien comprendre, celui de la musique est, je +crois, l'un de ceux qui doivent nous confondre le plus: que telle suite +ou tel assemblage de notes,--à peine différent de tel autre qui n'est +que banal,--puisse nous peindre des époques, des races, des contrées de +la terre ou d'ailleurs; nous apporter les tristesses, les effrois d'on +ne sait quelles existences futures, ou peut-être déjà vécues depuis des +siècles sans nombre; nous donner (comme par exemple certains fragments +de Bach ou de César Franck) la vision et presque l'assurance d'une +survie céleste; ou bien encore (comme ce que me chante la guitare de +cette femme), nous faire entrevoir les dessous féroces, épeurants et à +jamais inassimilables, de toute japonerie... + + + + +XLVI + +RAPATRIEMENT DE ZOUAVES + + +Août. + +«Amiral, + +»Je reçois votre dépêche et viens de la communiquer à notre bataillon; +il a poussé un hourra en votre honneur. + +»Vous ne vous étiez pas trompé, le salut de notre drapeau était le salut +de la 2e brigade à nos frères de la flotte qui, après nous avoir si +bien tracé notre devoir au début de la campagne, ont ensuite pendant des +mois accepté la charge lourde, pénible et ingrate d'assurer notre +bien-être. + +»Mais, dans l'esprit de tous, ce salut devait aussi et surtout aller à +vous, amiral, dont nous avons senti vibrer l'ardent amour de la patrie, +à vous que nous aimons tous et que aurions été heureux de servir... +Etc. + +»LE COLONEL *** + +»Commandant le *** régiment de marche.» + + * * * * * + +Quand j'ai relu cette lettre toute militaire, toute simple et vibrante +aussi, que notre cher amiral a gardée parmi ses papiers de souvenir, la +scène de ce départ de zouaves s'évoque soudainement à ma mémoire. + +Un cadre sinistre, extra lointain: le golfe de Petchili. Une mer inerte, +sous la lourdeur d'un ciel incolore qui semblait couver de la fatigue et +de la fièvre. Et là tout à coup, dans l'atmosphère sourde, au milieu du +silence accablé, une clameur magnifique et jeune; quelques centaines de +naïfs enfants de France, donnant de la voix éperdument, tandis que +s'inclinaient sous leurs yeux, pour un adieu grandiose, ces loques +sublimes qui s'appellent des drapeaux. + +Ceux qui criaient ainsi à pleine poitrine étaient des matelots et des +zouaves. Les zouaves s'en retournaient vers leur village natal, ou vers +leur seconde patrie algérienne. Les matelots, eux, restaient; pendant de +longs mois indéterminés, leur exil devait durer encore. Et cela se +passait, ces hourras et cet adieu, au fond d'un golfe étouffant de la +mer Jaune, à la saison des orages de juillet, pendant l'horrible +canicule chinoise. Notre _Redoutable_--tandis que son équipage, pour une +minute, se grisait ainsi de juvénile enthousiasme--languissait immobile, +semblait mort, entre les eaux couleur de boue et le ciel plombé; et, +comme chaque jour, ses murailles de fer condensaient la chaleur mouillée +où s'anémiaient à la longue les robustes santés et pâlissaient les +pauvres figures de vingt ans. Au contraire, le paquebot plus léger, qui +allait emporter ce millier de zouaves, évoluait en ce moment avec un air +d'aisance sur la mer amollie; il manÅ“uvrait de façon à passer à poupe de +notre cuirassé énorme, pour ce salut que doivent à l'amiral ceux qui ont +fini et qui vont partir. + +Nous connaissions de longue date ces zouaves-là , et une sorte de +fraternité particulière les unissait à nos hommes. C'est nous qui, +l'année précédente, les avions installés, au pied de la Grande +Muraille, dans le fort chinois où ils avaient habité durant l'hiver; +c'est nous ensuite qui avions assuré leur ravitaillement et leurs +communications avec le reste du monde, dans ce recoin perdu. Quand enfin +quelques-uns des leurs étaient tombés sous les balles russes, nous +étions venus assister aux funérailles, notre amiral lui-même conduisant +le deuil--un cortège que je revois encore, sous les nuages blêmes d'un +matin de novembre, aux premiers frissons de l'automne, pendant que +s'effeuillaient sur nous les tristes saules de la Chine... Et, en +reconnaissance de cela et de mille choses, leur bataillon s'appelait «le +bataillon de l'amiral Pottier». + +Maintenant l'heure sonnait pour eux de quitter l'affreux Empire jaune. A +part une vingtaine, qui dormaient en terre d'exil, dans le petit +cimetière improvisé de Ning-Haï, ils s'en retournaient vers l'Europe. +Nos matelots, toute la nuit d'avant, sur une mer remuée et dangereuse, +avaient peiné pour embarquer leurs munitions, leurs bagages,--et ils +avaient fait cela avec l'abnégation habituelle, sans un murmure, sans +se demander: «Pourquoi s'en vont-ils, les zouaves; pourquoi s'en +vont-ils, tous les soldats, tandis qu'il n'est pas question de retour +pour nous, les marins, fatalement voués, de par les conditions mêmes de +cette campagne très spéciale, aux besognes obscures et aux épuisantes +fatigues?...» + +Donc, le paquebot qui portait «le bataillon de l'amiral Pottier» +s'approchait tranquillement du _Redoutable_, tous les zouaves sur le +pont, en rangs serrés, tournant vers nous des centaines de têtes +brunies, coiffés du bonnet écarlate. C'était au déclin d'un soleil qu'on +ne voyait pas, mais qui diffusait de mauvaises lueurs rougeâtres dans le +ciel épais et sur la mer boueuse; le cercle de l'horizon restait +imprécis, perdu dans les vapeurs de ces orages qui menaçaient toujours, +sans fondre jamais; et, çà et là , de monstrueuses fumées noires, comme +des haleines de volcan, soufflées par des navires de guerre, +complétaient la laideur lugubre des aspects qui nous furent familiers +durant plusieurs mois dans le golfe de Takou. + +Cependant on avait fait monter tous nos matelots pour regarder partir +les zouaves. Et quand, en leur honneur, la musique du _Redoutable_ +entonna _la Marseillaise_, on vit d'abord, sur ce paquebot qui +s'approchait, les centaines de bonnets rouges tomber, d'un même +mouvement d'ensemble, découvrant le velours des cheveux ras sur les +têtes brunes ou blondes; ensuite s'élevèrent les habituelles clameurs: +«Vivent les marins! Vive l'amiral!»--les matelots répondant: «Vivent les +zouaves!» + +Au commandement, ou au sifflet des maîtres de manÅ“uvre, ces immenses +cris étaient réglés, de manière qu'ils partaient à l'unisson et que les +paroles s'entendaient claires. Et le beau fracas de ces voix d'hommes +couvrait le bruit des tambours et des cuivres, ébranlait chaque fois +l'air morne, pendant que s'abaissaient et se relevaient lentement, pour +un salut, les pavillons des deux navires, leurs larges étamines +tricolores, éclatantes ce soir-là sur les nuances tristes de la mer et +du ciel. + +Mais, comme encore cela ne dépassait pas le cérémonial coutumier des +départs, le commandant des zouaves improvisa une chose qui ne s'était +jamais vue: en passant à l'arrière du cuirassé, sous la galerie où se +tenait notre amiral, faire déployer le drapeau du bataillon, son drapeau +d'Afrique et l'incliner devant lui. + +Alors, à cette apparition, qu'on n'attendait pas, du vieux fétiche aux +trois couleurs, les hourras plus formidables s'élevèrent à nouveau des +mille poitrines de ces exilés,--venus ici, dans ce golfe morose, +sacrifier sans une plainte des années de jeunesse et risquer d'y mourir. + +Et tout cela, c'était de la beauté, de la vie: enthousiasme des jeunes, +des braves, des simples, pour des idées simples aussi, mais superbement +généreuses,--et sans doute éternelles, malgré l'effort d'une secte +moderne pour les détruire... + + * * * * * + +Les cris finissaient et le silence retombait à peine, quand je fus +averti par un timonier que l'amiral me demandait sur sa galerie: + +--Je voulais savoir, me dit-il, si vous étiez sur le pont, si vous aviez +assisté à ça... N'est-ce pas, c'était beau?... + +Et, tandis qu'il continuait de saluer en souriant le bateau des zouaves +qui s'éloignait, je vis que ses yeux s'étaient voilés de larmes. + + * * * * * + +Il fut vite diminué à notre vue, leur paquebot, toute petite chose en +fuite, traînant sa fumée noire vers les lointains de ce néant sans +contours et de nuance neutre qui était la mer. Cela semblait +invraisemblable que ce petit rien, noyé dans du vide infini, dût un jour +atteindre la France, car on la sentait ce soir à des distances qui +donnaient le vertige, derrière tant de continents et de mers; on savait +cependant qu'au bout d'un mois, de cinq ou six semaines, cela +arriverait; alors quelques-uns de ces matelots, qui criaient si +joyeusement tout à l'heure, regardaient maintenant là -bas, au fond des +grisailles du soir, la disparition de cet atome de paquebot, avec une +expression de figure changée et, dans les yeux, une tristesse d'enfant. + + + + +XLVII + + +23 septembre. + +Vers le milieu de juillet, le _Redoutable_ avait quitté Nagasaki, pour +retourner en Chine, à Takou, son poste de souffrance. Ensuite, après +deux mois de pénibles travaux, le rembarquement du corps expéditionnaire +étant terminé, nous avons fait route vers le nord du Japon, afin que +tout l'équipage pût respirer un peu d'air froid et salubre, avant de +redescendre du côté de la Cochinchine, si énervante et chaude. + +Et aujourd'hui, nous avons mouillé devant Yokohama, par un de ces temps +frais qui rendent la vie aux anémiés. Nous aurions cependant préféré +Nagasaki, mais il n'en est plus question dans le programme de cet hiver, +et il faut sans doute en faire notre deuil, nous ne le reverrons plus. + +Yokohama, il y quinze ans, c'était déjà la ville la plus européanisée du +Japon. Et depuis, le bienfaisant _progrès_ y a marché si vite, que c'est +à n'y plus rien reconnaître. Dans les rues, que des fils électriques +enveloppent à présent comme les mailles sans fin d'une immense toile +d'araignée, quelle mascarade à faire pitié! Chapeaux melons de tous les +styles, petits complets couleur puce ou couleur queue de rat, tous les +vieux stocks de costumes invendables en Europe, déversés à bouche que +veux-tu sur ces seigneurs, qui naguère encore se drapaient de soie. De +vastes comptoirs modernes, où se liquident à la grosse, pour être +exportés en Amérique, des imitations, des déformations truquées de ces +objets d'art, trop maniérés à mon goût, mais singuliers et gracieux, que +les Japonais jadis composaient avec tant de patience et de rêverie. + +Des soldats, partout des soldats, des régiments en manÅ“uvre, en parade; +tout à la guerre. + +Pour comble, au tournant d'une rue, me voici dépisté, interviewé, tout +vif et en anglais, par un journaliste à figure jaune, qui porte jaquette +et haut-de-forme... Alors, non, je rentre à bord, ne voulant plus rien +savoir de ce Japon-là !... + + + + +XLVIII + + +5 octobre. + +Et j'ai tenu rigueur à cette ville et à ses entours jusqu'au départ. + +Quelques-uns de mes camarades sont allés visiter le grand arsenal +voisin; ils y ont trouvé un empressement, des nuages de fumée noire +comme au bord de la Tamise, et sont revenus stupéfaits de la quantité de +navires et de machines de guerre que l'on y prépare fiévreusement nuit +et jour. + +D'autres sont allés à Tokio pour accompagner notre amiral à une +réception de Leurs Majestés nipponnes. Dans les rues, ils ont croisé +des bandes d'étudiants, qui manifestaient contre l'étranger, et l'un +deux, renversé de son pousse-pousse par malveillance, s'est fracturé le +bras. Ils ont vu l'Impératrice, sous la forme aujourd'hui d'une toute +petite bonne femme, habillée à Paris par quelque bon faiseur, élégante +encore malgré ce déguisement, demeurée jolie, même presque jeune sous +son masque de plâtre, et conservant toujours cet air qu'elle avait +jadis, cet air de déesse offensée de ce qu'on ose la regarder. + +Mais combien je préfère ne l'avoir point revue, et en rester sur +l'exquise image première: cette Impératrice Printemps, au milieu de ses +jardins, environnée de chrysanthèmes fous, et dans des atours jamais +vus, ne ressemblant à aucune créature terrestre. + +Donc, je n'ai plus remis pied à terre, dans ce néo-Japon, tant qu'a duré +notre escale. + +Maintenant nous redescendons vers le sud, tout doucement, par la mer +Intérieure, et ce soir, à la nuit tombante, nous venons de mouiller pour +deux jours devant Miyasima, l'île sacrée, que régissent des lois +spéciales et étranges. Elle nous apparaît en ce moment, cette île, +comme un lieu de mystère qui ne veut pas se laisser trop voir. Ce doit +être un bloc de hautes montagnes tapissées de forêts, mais nous en +apercevons tout juste la base délicieusement verte, la partie qui touche +aux plages et à la mer; tout le reste nous est dissimulé par des nuages +gardiens et jaloux, qui pour un peu descendraient traîner jusque sur les +eaux. + +Contre toute attente, il paraît décidé que nous nous arrêterons deux ou +trois semaines à Nagasaki en passant, pour des réparations au navire, et +c'est presque une fête, de revoir tout ce gentil monde féminin, dans +cette baie si jolie. Là au moins, tant de recoins du passé persistent +encore! Et nous emplirons une dernière fois nos yeux, nos mémoires de +mille choses finissantes, qui s'évanouiront demain, pour faire place à +la plus vulgaire laideur. + +Car enfin ce Japon n'avait pour lui que sa grâce et le charme +incomparable de ses lieux d'adoration. Une fois tout cela évanoui, au +souffle du bienfaisant «progrès», qu'y restera-t-il? Le peuple le plus +laid de la Terre, physiquement parlant. Et un peuple agité, querelleur, +bouffi d'orgueil, envieux du bien d'autrui, maniant, avec une cruauté et +une adresse de singe, ces machines et ces explosifs dont nous avons eu +l'inqualifiable imprévoyance de lui livrer les secrets. Un tout petit +peuple qui sera, au milieu de la grande famille jaune, le ferment de +haine contre nos races blanches, l'excitateur des tueries et des +invasions futures. + + + + +XLIX + + +Dimanche, 6 octobre. + +Vraiment ces Japonais parfois vous confondent, vous forcent d'admirer +tout à coup sans réserve, par quelque pure et idéale conception d'art; +alors on oublie pour un temps leurs ridicules, leur saugrenuité, leur +vaniteuse outrecuidance; ils vous tiennent sous le charme. + +Par exemple, cette île sacrée de Miyasima, ce refuge édénique où il +n'est pas permis de tuer une bête, ni d'abattre un arbre, où nul n'a le +droit _de naître ni de mourir_!... Aucun lieu du monde ne lui est +comparable, et les hommes qui, dans les temps, ont imaginé de la +préserver par de telles lois, étaient des rêveurs merveilleux. + +Depuis hier, depuis que nous sommes venus jeter l'ancre en face, le même +ciel bas et obscur ne cesse de peser sur l'île sainte; il nous la +dissimule en partie, il nous dérobe toutes ses forêts d'en haut, comme +ferait un voile posé sur un sanctuaire, et cela ajoute encore à +l'impression qu'elle cause: on dirait qu'elle communique par le faîte +avec le Dieu des nuages. + +Une petite pluie chaude, qui mouille à peine et qui semble parfumée aux +essences de plantes forestières, commence de tomber, quand je me dirige +aujourd'hui en baleinière vers la tranquille plage de cette Miyasima. Et +je vois d'abord des vieux temples, pour mieux dire des vieux portiques +de temples qui s'avancent jusque dans l'eau, des portiques religieux, +posés sur pilotis et reflétés dans cette petite mer enclose, qui n'a +jamais de bien sérieuses fureurs. Je vois un village aussi; mais il n'a +pas l'air vrai, tant les maisonnettes y sont gentiment arrangées parmi +des jardinets de plantes rares; on croirait un village sans utilité, +inventé et bâti pour le seul plaisir des yeux. Et au-dessus, tout de +suite l'épaisse verdure commence, l'inviolable forêt séculaire, qui va +se perdre dans les nuées grises... + +Une île d'où l'on a voulu bannir toute souffrance, même pour les bêtes, +même pour les arbres, et où nul n'a le droit de naître ni de mourir!... +Quand quelqu'un est malade, quand une femme est près d'être mère, vite, +on l'emmène en jonque, dans l'une des grandes îles d'alentour, qui sont +terres de douleur comme le reste du monde. Mais ici, non, pas de +plaintes, pas de cris, pas de deuils. Et paix aussi, sécurité pour les +oiseaux de l'air, pour les daims et les biches de la forêt... + +Me voici descendu sur la grève au sable fin, et des verdures +m'environnent de toutes parts, d'humides verdures qui voisinent, +au-dessus de ma tête, avec le ciel bas, et plongent bientôt dans le +mystère des nuages. De chaque côté de la rue ombreuse qui se présente à +moi, s'ouvrent des maisons-de-thé. Elles alternent avec de mignonnes +boutiques à l'usage des pèlerins, qui affluent ici de tous les points de +l'archipel nippon; on y vend des petits dieux, des petits emblèmes, +sculptés dans le bois de quelque arbre,--mort de sa belle mort bien +entendu, sans quoi on ne l'aurait point coupé. + +Une route vient ensuite, et me conduit à la baie proche, qui joue un peu +le rôle du tabernacle, dans cet immense lieu d'adoration qu'est l'île +entière. Une route empreinte de tant de sérénité recueillie, qu'on +s'étonne d'y rencontrer quelques passants, quelques Nippons pareils à +ceux d'ailleurs, quelques mousmés qui sourient, tout comme sur une route +banale. Du côté de la mer, elle est bordée par une file de petits +édicules religieux, en granit, qui se succèdent comme les balustres +d'une rampe,--toujours ces mêmes petits édicules au toit cornu, d'une +forme inchangeable depuis les plus vieux temps, et qui, d'un bout à +l'autre du Japon, annoncent l'approche des temples ou des nécropoles, +éveillent pour les initiés le sentiment de l'inconnu ou de la mort. Du +côté de la montagne, on est dominé par les ramures qui se penchent, les +fougères qui retombent; des arbres dont on ne sait plus l'âge étendent +des branches trop longues et fatiguées, que l'on a pieusement soutenues +avec des béquilles de bois ou de pierre; des cycas, qui seraient hauts +comme des dattiers d'Afrique, mais qui s'inclinent, se courbent de +vieillesse, ont des supports en bambou, des suspentes en cordes +tressées, pour prolonger le plus possible leurs existences indéfinies. +Et de vagues sentiers montent verticalement à travers ce royaume des +plantes, vont se perdre dans les obscurités d'en haut, parmi les futaies +trop épaisses, parmi les pluies, les orages toujours +suspendus;--sentiers, ou peut-être simples foulées de ces bêtes de la +forêt, qui sont innocentes, ici, et auxquelles personne ne fait de mal. + +De temples, à proprement parler il n'y en a point; c'est l'île qui est +le temple, et, comme je disais, c'est la baie qui est le tabernacle. +Pour la fermer aux profanes, cette baie de la grande sérénité ombreuse, +des portiques religieux à plusieurs arceaux en gardent l'entrée, +s'avancent comme d'imposantes et muettes sentinelles, assez loin dans la +mer; ils sont très élevés, très purs de style ancien, avec des parties +qui commencent à crouler par vétusté, surtout vers la base, où ils +reçoivent l'éternelle caresse humide de Benten, déesse de céans. +Au-dessus de leur image éternellement renversée, qui les allonge de +moitié, ils paraissent immenses, et trop sveltes pour être bien réels. + +On peut, si l'on veut, contourner la baie; mais le chemin des pèlerins +la traverse sur un pont sacré, que soutiennent des pilotis et que +recouvre dans toute sa longueur une toiture en planches de cèdre. De +chaque côté de cette voie légère, en équilibre sur l'eau calme, les +emblèmes et les peintures mythologiques se succèdent comme pour les +stations d'une sorte de chemin de croix; il y en a d'un archaïsme à +donner le frisson; on y voit surtout Benten, la pâle et mince déesse de +la mer, entourée de ses longs cheveux comme des ruissellements d'une eau +marine. + +Continuant de suivre la ligne des grèves, je rencontre une étroite +prairie à l'herbe de velours, resserrée entre la plage et la montagne à +pic avec son manteau de verdure. Un hameau de pêcheurs est là , d'une +tranquillité paradisiaque, entouré d'altéas à fleurs roses. Devant la +porte de leurs cabanes, les hommes demi-nus, aux musculatures superbes, +raccommodent leurs filets: on dirait une scène de l'âge d'or. (Seuls les +poissons ne bénéficient point de la trêve générale; on les attrape et on +les mange. Ils constituent d'ailleurs la principale nourriture des +Japonais, qui ne sauraient s'en passer.) + +Plus loin, une source jaillit dans un bassin naturel, et voici une +troupe de biches, avec leurs faons, qui descendent de la forêt pour y +boire. Par crainte de les effaroucher, j'avais d'abord ralenti le pas, +mais je comprends bientôt qu'elles n'ont aucune frayeur. Et même, +l'instant d'après, nous nous trouvons cheminer ensemble dans le même +sentier d'ombre, elles si près de moi que je sens leur souffle sur ma +main. + +Le soir, quand je reviens, par la baie que gardent les grands portiques +dans l'eau, autre compagnie de biches encore, qui s'amuse à traverser le +frêle pont sacré, entre les images de dieux ou de déesses. Et, arrivées +au bout, les voilà prises d'une soudaine fantaisie de vitesse, où la +peur certainement n'entre pour rien; elles filent alors comme le vent, +puis disparaissent dans les sentiers de la montagne surplombante, et +bientôt sans doute dans les nuages proches,--où quelque divinité d'ici a +dû les appeler. + + + + +L + + +Lundi, 7 octobre. + +Nous repartons ce matin sans avoir aperçu le sommet de l'île aux +forêts,--le dôme, pourrait-on dire, de cet immense temple vert,--car le +même rideau de nuées persiste à l'envelopper. Et bientôt disparaît +l'abrupt rivage si magnifiquement tapissé de verdure; disparaissent les +portiques religieux, en sentinelle aux abords, avec leurs longs reflets +dans l'eau. + +Nous nous en allons tranquillement sur cette mer Intérieure, qui est +comme un lac immense, aux rives heureuses. Les grandes jonques +anciennes, qui ont des voiles pareilles à des stores drapés, circulent +encore en tous sens, poussées aujourd'hui par une brise très douce, +d'une tiédeur d'été. Çà et là , au fond des gentilles baies, on aperçoit +les villages proprets, aux maisonnettes en planches de cèdre, avec +toujours, pour les protéger, quelque vieille pagode perchée au-dessus, +dans un recoin d'ombre et de grands arbres. De loin en loin, un château +de Samouraïs: forteresse aux murailles blanches, avec donjon +noir,--quelqu'un de ces donjons à la chinoise qui ont plusieurs étages +de toitures et qui donnent tout de suite la note d'extrême Asie. Et, +dans ce Japon, les cultures n'enlaidissent pas comme chez nous la +campagne; les champs, les rizières sont des milliers de petites +terrasses superposées; au flanc des coteaux, on dirait, dans le +lointain, d'innombrables hachures vertes. + +C'est déjà , pour un peuple, un rare privilège et un gage de durée, +d'être _peuple insulaire_; mais surtout c'est une chance unique, d'avoir +une mer intérieure, une mer à soi tout seul où l'on peut en sécurité +absolue ouvrir ses arsenaux, promener ses escadres. + + + + +LI + + +Jeudi, 10 octobre. + +Avant de sortir ce matin de la mer Intérieure, nous nous étions arrêtés, +les derniers jours, dans quelques villages des bords; villages tous +pareils, où semblait régner la même activité physique, et la même +tranquillité dans les esprits. Des petits ports encombrés de jonques de +pêche et où l'on sentait l'acre odeur de la saumure. Des maisons tout en +fine et délicate menuiserie, d'une propreté idéale, gardant l'éclat du +bois neuf. Une population alerte et vigoureuse, singulièrement +différente de celle des villes, bronzée à l'air marin, bâtie en force, +en épaisseur, avec un sang vermeil aux joues. Des hommes nus comme des +antiques, souvent admirables, dans leur taille trapue, leur musculature +excessive, ressemblant à des réductions de l'hercule Farnèse. A vrai +dire, des femmes sans grâce, malgré leur teint de santé et leurs cheveux +bien lisses; trop solides, trop courtaudes, avec de grosses mains +rouges. Et d'innombrables petits enfants, des petits enfants partout, +emplissant les sentiers, s'amusant dans le sable, s'asseyant par rangées +sur le bord des jonques comme des brochettes de moineaux. Ce peuple ne +tardera pas à étouffer dans ses îles, et fatalement il lui faudra se +déverser autre part. + +Dans les campagnes, en s'éloignant de la rive, même population +laborieuse et râblée; ce n'est plus à la pêche, ici, que se dépense la +vigueur des hommes; c'est aux travaux de cette terre japonaise, dont +chaque parcelle est utilisée avec sollicitude. Les milliers de rizières +en terrasses, qu'on apercevait du large, sont entretenues fraîches par +des réseaux sans fin de petits conduits en bambou, de petits ruisselets +ingénieux; tout cela a dû coûter déjà une somme de travail énorme, et +atteste les patiences héréditaires de plusieurs générations +d'agriculteurs aux infatigables bras. + +C'est dans ces champs tranquilles que le Mikado compte trouver, quand +l'heure sera venue, des réserves pour ses armées. Et ils feront +d'étonnants soldats, ces petits paysans extra-musculeux, au front large, +bas et obstiné, au regard oblique de matou, sobres de père en fils +depuis les origines, sans nervosité et par suite sans frisson devant la +coulée du sang rouge, n'ayant d'ailleurs que deux rêves, que deux +cultes, celui de leur sol natal et celui de leurs humbles ancêtres. + +Ils étaient des privilégiés et des heureux de ce monde, ces paysans-là , +jusqu'au jour où l'affolement contagieux, qu'on est convenu d'appeler le +progrès, a fait son apparition dans leur pays. Mais à présent voici +l'alcool qui s'infiltre au milieu de leurs calmes villages; voici les +impôts écrasants et augmentés chaque année, pour payer les nouveaux +canons, les nouveaux cuirassés, toutes les infernales machines; déjà +ils se plaignent de ne pouvoir plus vivre. Et bientôt on les enverra, +par milliers et centaines de milliers, joncher de leurs cadavres ces +plaines de Mandchourie, où doit se dérouler la guerre inévitable et +prochaine... Pauvres petits paysans japonais!... + +Donc, nous avons quitté aujourd'hui dans la matinée ce délicieux lac du +vieux temps qu'est la mer Intérieure. Et ce soir, à nuit close, nous +sommes revenus mouiller dans la baie aux mille lumières, devant la ville +de madame Prune,--autant dire chez nous, car à la longue, il n'y a pas à +dire, nous nous sentons presque des gens de Nagasaki. + +Une bonne nouvelle nous attendait du reste à l'arrivée, une dépêche +annonçant que le _Redoutable_ rentrera en France au mois de janvier +prochain, après ses vingt mois de campagne. Et tout le monde, officiers +et matelots, s'est endormi dans la joie. + + + + +LII + + +Mardi, 15 octobre. + +Après beaucoup de tergiversations, de contre-ordres, nous voici +cependant de retour dans ce Nagasaki, que je ne pensais plus jamais +revoir: je me dis cela, dès ce matin au réveil, et, d'avance, je m'en +amuse tant! Au moins trois semaines à y rester, et pendant la plus +délicieuse saison de l'année, les jardinets pleins de fleurs, le tiède +soleil d'octobre mûrissant les mandarines et les kakis d'or, du haut +d'un ciel tout le temps bleu. + +Mon empressement joyeux à m'habiller pour aller courir est comme un +regain de ce que j'éprouvais, tout enfant, chaque fois que je venais +d'arriver chez mes cousins du Midi, où se passaient mes vacances; je ne +tenais pas en place, le premier matin, dans ma hâte d'aller rejoindre +mes petits camarades de l'autre été, d'aller revoir des coins de bois où +l'on avait fait tant de jeux, des coins de vignes où l'on avait tant ri +aux vendanges d'antan... + +Je me retrouve tel aujourd'hui, ou peu s'en faut, ce qui prouve +décidément que le Japon possède encore un charme d'unique et +ensorcelante drôlerie. Vite une embarcation, ensuite un pousse-pousse +rapide, et je suis enfin dans les gentilles rues, cueillant au passage +des révérences de petites amies quelconques, mousmés, guéchas, +marchandes de bibelots, qui rient sous le soleil, au milieu d'une fête +générale de couleurs et de lumière. + +La boutique de madame L'Ourse éclate de loin, comme un énorme et frais +bouquet sur fond sombre; tout son étalage est de roses roses et de +chrysanthèmes jaunes. En face, les soubassements énormes de la nécropole +et des temples, murs ou rochers primitifs, ont des garnitures, comme +des volants de dentelles vertes, en capillaires, avec çà et là des +grappes de campanules qui retombent. + +C'est chez la mousmé Inamoto que je me rends d'abord, il va sans dire. + +Pour être aperçu d'elle qui ne m'attend point, il faut me risquer jusque +dans la cour de la pagode où elle demeure, et me poster au guet, +derrière le tronc d'un cèdre de cinq cents ans. Jamais je n'avais fait +une station si longue, caché et observant tout, dans ce lieu vénérable +où vit Inamoto, ce lieu où son âme s'est formée, singulière et tellement +respectueuse de tous les antiques symboles d'ici. L'herbe pousse entre +les larges dalles de cette cour, où les fidèles ne doivent plus beaucoup +venir; des cycas se dressent au milieu, sur des tiges géantes, et +l'arbre qui m'abrite étend des branches horizontales étonnamment +longues, qui se seraient brisées depuis un siècle si des béquilles ne +les soutenaient de place en place. On est environné de terrasses qui +supportent des bouddhas en granit et des tombes: on est dominé par toute +la masse de la montagne emplie de sépultures. Juste devant moi, il y a +le vieux temple de cèdre, jadis colorié, doré, laqué, aujourd'hui tout +vermoulu et couleur de poussière; de chaque côté de la porte close, les +deux gardiens du seuil, enfermés dans des cages comme des bêtes +dangereuses, dardent depuis des âges leurs gros yeux féroces, et +maintiennent leur geste de furie. + +Je veille comme un trappeur en forêt. Au Japon, rien de bien terrible ne +peut se passer, je le sais bien; mais je regretterais tant de lui causer +le moindre ennui, à la pauvre petite innocente que je suis venu +troubler!... Personne... Aucun bruit, que celui de la chute légère des +feuilles d'octobre. Et tant de calme autour de moi, tant de calme que +l'attitude de ces deux forcenés dans leur cage ne s'explique plus... Ce +silence commence de m'inquiéter. Est-ce que tout serait abandonné +alentour, et ma petite amie envolée... + +Avec un gémissement de vieille ferrure, la porte du temple enfin +s'ouvre, et c'est Inamoto elle-même qui paraît, en robe simplette, les +manches retroussées, un balai à la main, poussant les feuilles mortes +en jonchée sur les marches. Oh! si jolie, entre les deux grimaces +atroces des divinités du seuil, qui grincent les dents derrière leurs +barreaux! + +Un brusque nuage rose apparaît sur ses joues; en moins d'une seconde, +elle a jeté son balai à terre, baissé l'une après l'autre ses deux +manches pagodes, pour courir vers moi, dans un élan d'enfantine et +franche amitié... + +Mais comme elle m'étonne de n'avoir pas peur, elle si craintive +d'ordinaire!... + +C'est que je suis tombé, paraît-il, à un moment choisi comme à miracle: +ses petits frères, à l'école; sa servante, en ville; son père, qui ne +sort jamais, jamais, parti depuis un instant pour conduire à sa dernière +demeure un ami bonze. Verrouillé, le grand portail en bas, par où +quelque pèlerin aurait pu venir. Donc c'est la sécurité complète et nous +sommes chez nous. + +De l'île sacrée, j'ai apporté pour elle une petite déesse de la mer, en +ivoire, qu'elle cache dans sa robe. Et elle rit, de son joli rire de +mousmé, qui n'est pas banal comme celui des autres; elle rit parce +qu'elle est contente, émue, parce qu'elle est jeune, parce que le +soleil est clair, le temps limpide et berceur. + +--Veux-tu venir voir notre temple? propose-t-elle. + +Et nous pénétrons dans le vieux sanctuaire obscur, empli de symboles +agités, de formes contournées, de gestes menaçants qui s'ébauchent dans +l'ombre. Un peu de paix seulement vers le fond, où des lotus d'or, dans +de grands vases, s'étalent et se penchent avec une grâce de fleurs +naturelles, devant une sorte de tabernacle voilé d'ancien brocart. Mais +sur les côtés, des dieux de taille humaine, rangés contre les murs, +gesticulent avec fureur. Et, au plafond, embusqués entre les solives, +des êtres vagues, moitié reptile, moitié racine ou viscère, nous +regardent avec de gros yeux louches. + +--Veux-tu venir voir ma maison? dit-elle ensuite. + +Et j'entre, après m'être poliment déchaussé, dans un logis centenaire, +mais propre et blanc, où la nudité des parois et l'élégance d'un vase de +bronze, empli de fleurs, témoignent de la distinction des hôtes. L'autel +des ancêtres, en laque rouge et or, très enfumé par l'encens, est +encore fort beau, et très longues sont les généalogies inscrites sur les +saintes tablettes. + +Épouvantée tout à coup, comme de quelque sacrilège commis en me montrant +cela, ma petite amie me regarde, au fond des yeux, avec une +interrogation ardente.--Mais non, mes yeux à moi n'expriment rien +d'ironique, du respect au contraire, et je ne souris pas. Alors, sa +jeune conscience aussitôt se calme; elle m'ouvre des coffrets en forme +d'armoire, enfermant chacun une divinité dorée qu'elle vénère. + +Bientôt l'heure d'aller ouvrir le portail en bas de la cour, à cause des +petits frères qui vont rentrer de l'école. Et elle me reconduit, par le +sentier vertical aux marches de terre, jusqu'à la jungle murée, là -haut, +où se donnaient nos rendez-vous autrefois, et d'où je m'en irai par +escalade comme j'étais venu. + +Ainsi nous nous retrouvons ensemble, dans ce même bois, qui nous réunira +encore presque chaque soir pendant au moins trois semaines,--quand +j'avais si bien cru que c'était fini, qu'entre nous était tombé le +rideau de plomb d'une séparation sans retour, sans lettres possibles, +aggravé d'immédiat et éternel silence... + + * * * * * + +--Quel dommage, me dit une heure plus tard mademoiselle Pluie-d'Avril, +assise sur les nattes blanches de son logis, avec M. Swong dans les +bras,--quel dommage que tu ne sois pas venu tout droit chez nous ce +matin!... Ma grand'mère t'aurait indiqué... Tu serais allé vite à la +pagode du Cheval de Jade, où il y avait une grande fête et des danses +religieuses; nous y étions presque toutes, les meilleures danseuses de +Nagasaki, et moi je me tenais en haut, comme sur un nuage; je faisais le +rôle d'une déesse, et je lançais des flèches d'or. Mais, ajoute-t-elle, +demain après-midi, tu m'entends bien, c'est la fête des guéchas et des +maïkos; ça ne se fait qu'une fois l'an; nous sortirons toutes en beau +costume, par groupes, sous des dais magnifiques, et nous représenterons +des scènes de l'histoire, sur des estrades que l'on nous aura préparées +dans les rues. Ne va pas manquer ça, au moins! + +En approchant de chez madame Renoncule, je faisais de louables efforts +pour être ému. C'est que, vraisemblablement, j'allais y rencontrer les +époux Pinson, ma belle-mère m'ayant annoncé autrefois qu'ils viendraient +avec l'automne s'installer auprès d'elle. + +Frais superflus, inutile dérangement de cÅ“ur: à la suite d'un pèlerinage +efficace à certain temple, très recommandé pour les cas rebelles comme +le sien, madame Chrysanthème, après quatorze ans de mariage stérile, +s'était tout à coup sentie dans une position intéressante très avancée, +qui n'avait pas permis de songer à un plus long voyage.--Et ce n'est pas +sans une teinte d'orgueil maternel que madame Renoncule me fait part de +telles espérances. + +Allons, le sort en est jeté, nous ne nous reverrons point. Après tout, +c'est plus correct ainsi. Et puis, il faut savoir se mettre à la place +de son prochain: M. Pinson n'aurait-il pas éprouvé quelque gêne à m'être +présenté? + + * * * * * + +Mon Dieu, qu'est-ce qu'il se passe donc chez madame Prune? Ce n'est pas +le même incident que chez madame Chrysanthème, les suites d'un +pèlerinage trop efficace?... Non, vraiment je me refuse à le croire... +Cependant je vois sortir de chez elle un médecin; puis deux commères +affairées qui ont des visages de circonstance. Et je presse le pas, très +perplexe. + +L'aimable femme est étendue sur un matelas léger; les formes, +dissimulées par un _fton_,--qui est une couverture avec deux trous +garnis de manches pour passer les bras.--La tête, qui repose sur un +petit chevalet en bois d'ébène, me paraît plutôt engraissée, mais avec +je ne sais quoi de calmé, de moins provocateur dans le regard. Et je +m'étonne surtout du peu d'émotion que paraît causer ma présence. + +Deux dames agenouillées s'occupent à lui faire avaler une prière, écrite +sur papier de riz qu'elles pétrissent en boule, comme une pilule. Et +debout se tient une personne que je n'avais pas vue depuis quinze ans, +mais qui certes me reconnaît, et qu'un grain de beauté sur la narine +gauche me permet aussi d'identifier au premier coup d'Å“il: mademoiselle +Dédé, l'ancienne servante du ménage Sucre et Prune, devenue aujourd'hui +une imposante matrone, un peu marquée, mais agréable encore. + +Avec un sourire spécial, gros de confidences intimes, mademoiselle Dédé, +qui a vu mon émoi, me donne d'abord à entendre que ce n'est rien de +grave. + +Dans le jardin où elle me reconduit ensuite,--car je ne prolonge pas +davantage une entrevue qui semble à peine plaire,--elle m'explique +comment madame Prune, après une jeunesse interminable, vient de +traverser enfin, et victorieusement du reste, certaine crise, certain +tournant de la vie par où les autres femmes passent toutes, mais en +général nombre d'années plus tôt. + +Elle me conte aussi qu'elle-même, Dédé-San, après avoir consacré +quatorze années de sa jeunesse à l'une des maisons les mieux fréquentées +du Yochivara, se voit aujourd'hui revenue de tant d'illusions, de tant +et tant qu'elle a résolu de se retirer, avec son petit pécule, sous +l'égide indulgente de madame Prune. + + + + +LIII + + +Mercredi, 16 octobre. + +--Ne va pas manquer cela, au moins! m'avait dit hier mademoiselle +Pluie-d'Avril, en me parlant de la fête d'aujourd'hui. + +Et le beau soleil de une heure me trouve à flâner, dans les rues par où +les petites fées doivent passer. + +Un premier dais, là -bas, s'avance lentement, suivi d'un cortège de +curieux. Il est rond et semble une immense ombrelle plate. Au-dessus +tremble une folle végétation de lotus roses, plus grands que nature. Il +est très nettement cerclé par un large bourrelet de velours funéraire, +où se reconnaît le goût de ce peuple pour la couleur noire et aussi pour +la précision des contours. Un seul homme porte péniblement l'édifice, +par une hampe centrale, comme serait le manche d'un parasol. Et des +draperies de brocart d'or, qui retombent en rideaux à demi fermés, +laissent entrevoir là -dessous cinq ou six dames nobles d'autrefois, +ayant bien douze ans chacune: des figures qui paraissent encore plus +enfantines, encadrées par de si solennelles perruques,--et peintes, et +attifées avec quel art stupéfiant et lointain!... Mais je ne connais +personne dans ce petit monde. Passons. + +Un quart d'heure après, rencontre d'un nouveau dais, cerclé de velours +noir comme le précédent, mais au-dessus duquel des branches d'érable à +feuilles rouges, en place des lotus, simulent une broussaille de forêt. +On me sourit là dedans; deux ou trois des invraisemblables petites +bonnes femmes, aperçues entre les rideaux de brocart, me disent bonjour: +danseuses, que j'ai vaguement connues dans quelque maison-de-thé. Mais +ce n'est pas ce que je cherche. Passons encore! + +Troisième dais qui apparaît dans le lointain, avec aussi son bourrelet +noir. Il est surmonté, celui-là , d'un cerisier en fleurs, chaque rameau +tout neigeux de frais pétales blancs; un cerisier si bien imité qu'il +apporte presque une impression de printemps frileux au milieu de ce +tiède automne. C'est du reste le dais le plus riche, et aussi le plus +suivi: derrière, cheminent une centaine d'enfants, mouskos[8] ou +mousmés, qui viennent sans doute de s'échapper de l'école, car ils ont +encore sur le dos leur carton et leurs livres... Oh! mais qu'est-ce +qu'il y a là -dessous, quels étranges petits êtres?... Des petits +guerriers d'autrefois, armés de pied en cap, portant beau et farouche, +mais lilliputiens, et paraissant plus comiques encore auprès du solide +garçon qui tient à l'épaule la hampe du dais somptueux. + +Et un de ces petits personnages, qui ressemble au chat botté, passe +entre les rideaux sa tête casquée, pour me faire signe, et encore signe, +avec une singulière insistance.--Est-ce possible? Pluie-d'Avril!... +Pluie-d'Avril en samouraï à deux sabres! Non, jamais je ne l'avais vue +si étonnante et si drôle; une cuirasse, toute une armure, un casque et +des cornes; sur le minois, des traits au pinceau pour donner l'air +terrible qu'ont les guerriers des vieilles images, et, par je ne sais +quel procédé spécial, des sourcils remontés jusqu'au milieu du front. +Auprès d'elle, son amie Matsuko, en samouraï également, la figure aussi +peinturlurée dans le genre féroce, et les sourcils changés de place. Et +puis trois ou quatre nobles douairières, dans les douze ou treize ans, +fort blasonnées, avec des robes à traîne. + +Cette fois, je fais cortège, bien entendu. + +A certain carrefour, le mieux fréquenté de la ville, une estrade était +dressée, sur laquelle tous ces petits guignols exquis prennent place +avec dignité. + +Alors commence une scène historique de haute allure. Pluie-d'Avril, qui +a le premier rôle et brandit son sabre en beaux gestes du tragédie, +déclame tout le temps sur sa plus grosse voix de moumoutte en colère. +Une voix qu'elle tire on ne sait comment du fond de son gosier menu. +Une voix qui, parfois, tourne, se dérobe en son de petite flûte, en +fausset de petit enfant,--et c'est alors qu'elle est le plus +adorablement impayable, ma sérieuse tragédienne. + + + + +LIV + + +Jeudi, 17 octobre. + +Dans le cabinet particulier de la maison-de-thé, où je les ai mandées +aujourd'hui pour leur faire compliment, elles arrivent languissantes et +en négligé intime, mes deux petites amies, Pluie-d'Avril et Matsuko qui +ne boude plus. Elles n'ont apporté ni masques ni guitares, sachant bien +que ce n'est point comme autrefois pour leurs chants et leurs danses, +mais pour elles-mêmes que je continue de venir les voir, en vieux +camarades que nous sommes à présent. + +Mais sont-elles changées! Ce n'est pas seulement la fatigue d'hier, il +y a autre chose... Ah! leurs sourcils qui manquent! Elles les avaient +rasés, les petites barbares, pour s'en mettre de postiches à deux +centimètres plus haut! Les voilà donc presque vilaines, jusqu'à ce +qu'ils aient repoussé. Et puis, aucun apprêt dans la chevelure, point de +coques élégantes ni de piquets de fleurs; les cheveux encore tout collés +et tout plats, comme la veille sous les casques lourds, elles +ressemblent à deux pauvres petites moumouttes qui seraient tombées à +l'eau et en garderaient encore le poil mouillé. Presque vilaines, oui, +mais fines et mignonnes créatures quand même. + +Elles m'ont apporté leurs photographies promises, auxquelles il s'agit +maintenant de mettre la dédicace. Et, sur leur ordre, des mousmés +servantes déposent à leurs côtés, par terre, une boîte à écrire en +laque, avec pinceaux délicats, encre de Chine, godets, l'attirail qu'il +faut. C'est par terre aussi qu'elles sont assises, et c'est par terre +aussi que tout cela va se passer, bien entendu. D'abord elles discutent +gravement sur les termes, et même, je crois, sur certain point obscur +d'orthographe. Et puis, à main levée, à main sûre et vive, elles tracent +de haut en bas, sur les petits cartons où est leur image, un grimoire +sans doute fort aimable, que je me ferai traduire plus tard. + +A présent, laissons-les se reposer, d'autant plus que le soleil +d'automne rayonne dehors, mélancolique et doux, et qu'Inamoto m'attend +sur la délicieuse montagne,--où partout les fougères sont devenues +longues, longues, dans leur dernier développement de fin d'été, et où +déjà les sentiers se parent de tapis couleur de rouille et d'or, à la +chute des feuilles mortes. + + * * * * * + +Qu'elles auront donc passé vite et légèrement, ces trois dernières +semaines dans la ville de madame Prune. Est-ce possible qu'elles soient +déjà si près de finir? + +Aujourd'hui, vrai dimanche d'automne, premier jour sombre, froid; les +montagnes alentour, comme écrasées sous un ciel bas et lugubre. + +Et puis, éternels changements de la vie maritime: hier, on était encore +tout à la joie de cette dépêche, annonçant le retour du _Redoutable_ en +France; aujourd'hui, découragement sans bornes en présence d'un nouveau +contre-ordre qui maintient le navire et son équipage une troisième année +dans les mers de Chine. Mes plus proches camarades et moi, nous +rentrerons quand même au printemps prochain, par quelque paquebot, avec +notre amiral dont nous composons la suite; mais nos pauvres matelots +resteront à bord, exilés pour une année de plus, y compris le +mélancolique fiancé, avec sa petite caisse de présents et sa pièce de +soie blanche pour la robe de mariée. + +De toute façon, si le _Redoutable_ plus tard revient à Nagasaki, je n'y +serai plus, et quand il quittera ce pays mercredi prochain pour faire +route vers l'Annam, il me faudra dire l'éternel adieu à toute +japonerie... + +Aujourd'hui, mon suprême rendez-vous dans la montagne avec Inamoto, ma +gentille amie, que son père emmène demain je ne sais où, dans +l'intérieur de l'île, bien loin d'ici. Sous le ciel obscur, je +m'achemine donc une dernière fois vers le vieux parc abandonné, +là -haut, en pleine ville des morts. Par ce temps gris, automnal pour la +première fois de la saison, je retrouve dans les chemins grimpants, +parmi les feuilles mortes et les longues fougères somptueuses, mes +nostalgies de l'automne passé. Combien m'étaient déjà familières les +moindres choses de ces parages, chaque tournant des sentiers, chaque +tombe enlacée de son lierre japonais aux feuilles en miniature, et les +vieux petits bouddhas de granit au sourire d'enfant mort, et les lichens +vert pâle sur le tronc des grands cèdres... Vraiment je n'arrive pas à +me figurer que tout cela, je ne le reverrai jamais, jamais plus. + +De l'autre côté du mur aux fines capillaires, Inamoto m'attendait, +agitée, inquiète, disant que je n'étais pas à l'heure, que son père +allait l'appeler, qu'on aurait à peine le temps de se voir. + +Est-ce possible qu'au fond de sa petite âme il y ait eu sincèrement un +peu d'amitié pour moi? Il le faut bien, à ce qu'il semble, pour qu'elle +soit tout le temps revenue. Et d'ailleurs je ne crois pas que +l'affection ait toujours besoin de paroles, de connaissance approfondie, +ni même de cause raisonnable quelconque; elle peut jaillir comme cela, +d'un regard, d'une expression d'yeux, d'un rien moindre encore, qui +échappe à toute analyse. + +Et maintenant il va falloir se séparer d'une façon brusque et absolue +sans même de lettres pour se rappeler l'un à l'autre, sans communication +possible, jamais. C'est comme une brutale coupure de sabre, entre nos +deux existences pendant un an rapprochées. + +On l'appelle d'en bas, dans la cour de la pagode, sur un ton de +commandement. Elle répond: «Oui, mon père, je viens.» Je n'avais jamais +entendu sa voix, à elle, vibrer si loin, une voix claire et jolie. +Allons, il faut se dire adieu. Et je l'embrasse, ce que je n'avais pas +osé faire encore; une embrassade de bonne amitié attristée. Elle croit +devoir me rendre mon baiser,--et s'y prend avec tant de gentille +gaucherie, comme un bébé qui ne sait pas!... On dirait qu'elle n'a +jamais de sa vie embrassé personne. + +Au fait, s'embrassent-ils entre eux, les Japonais? Je ne l'ai jamais vu. +Même les petites mamans nipponnes, qui sont si tendres, n'ont jamais, en +ma présence, mis un baiser sur la joue de leur enfant-poupée. + +On appelle à nouveau d'en bas. Elle va quitter Nagasaki tout à l'heure, +son petite bagage prêt, ses socques et son parapluie; impossible de +prolonger... Et l'instant de la séparation s'éclaire tout à coup d'une +sorte de feu de Bengale, comme pour un effet au théâtre: c'est le soleil +couchant qui, au bas de l'horizon, vient d'apparaître dans une déchirure +du grand nuage en voûte fermée; alors les mille tiges des bambous ont +l'air d'avoir été soudainement peintes à l'or rouge. Elle se sauve, la +mousmé, qui aujourd'hui ne pourra même pas, comme les soirs habituels, +risquer les yeux par-dessus l'enclos pour surveiller ma fuite au milieu +des tombes. Et, en escaladant le mur, j'arrache cette fois une poignée +de capillaires, que j'emporte. + +Il y a maintenant un reflet d'incendie sur la montagne des morts, que le +soleil illumine en plein; la nécropole où j'aimais tant venir se met en +frais pour mon dernier soir. + +Je m'en allais avec lenteur, dans les petits sentiers encombrés de +fougères, et, m'étant retourné par hasard, voici que j'aperçois, là -bas +au-dessus du mur, les cheveux noirs, le gentil front et les deux yeux +qui avaient coutume de me regarder descendre. Elle est donc revenue sur +ses pas, la mousmé!... Et le sentiment qui l'a ramenée là me touche +infiniment plus que tout ce qu'elle aurait pu me dire. J'ai envie de +remonter. Mais elle me fait signe: non, trop tard, et il y a un danger, +adieu!... + +Pourtant, je l'oublierai dans quelques jours, c'est certain. Quant à ces +capillaires que j'ai prises, par quelque rappel instinctif de mes +manières d'autrefois, il m'arrivera bientôt de ne plus savoir d'où elles +viennent, et alors je les jetterai--comme tant d'autres pauvres fleurs, +cueillies de même, dans différents coins du monde, jadis, à des heures +de départ, avec l'illusion de jeunesse que j'y tiendrais jusqu'à la +fin... + + + + +LV + + +Lundi, 28 octobre. + +Encore les nuages bas et sombres, avec un de ces premiers brouillards +qui annoncent l'hiver. + +Pour moi, l'âme de ce pays s'en est un peu allée hier au soir avec la +mousmé Inamoto, je le sens bien. + +J'ai préféré ne pas retourner seul dans son vieux parc, ni dans la +nécropole alentour, et ma promenade d'aujourd'hui, sans but, sur une +montagne à peu près déserte que je ne connaissais point, m'a fait +rencontrer par hasard le sentier des cadavres... Ils passaient devant +moi, tandis que j'étais assis tout au bord du chemin, sous la véranda +d'une maison-de-thé isolée, misérable et de mauvais aspect, où l'on +avait paru très surpris de me voir. Ils passaient chacun dans une espèce +de grande cuve enveloppée de drap blanc et attachée à un bâton que deux +portefaix à mine spéciale tenaient sur l'épaule. Sans cortège, seuls et +sournois, ils allaient se faire brûler, un peu plus haut, dans la +brousse, me frôlant presque de leur linceul drapé,--moi qui ne savais +pas, moi qui trouvais seulement un peu étranges et inquiétantes ces +cuves enveloppées, allant toutes vers le même endroit comme à un +rendez-vous. Au cinquième qui passa, le brusque soupçon vînt me faire +frissonner: j'avais senti une odeur de pourriture humaine. + +--Qu'est-ce qu'ils emportent, ces hommes? demandai-je à la vieille +pauvresse qui versait mon thé. + +--Comment, tu ne sais pas? + +Et elle acheva sa réponse par une plaisanterie macabre, fermant les +yeux, ouvrant sa bouche édentée et s'affaissant tout de travers, la +tête dans sa main... Oh! non, j'aurai préféré n'importe quels mots à +cette mimique effroyable... Horreur, j'étais à deux pas des bûchers, +dans la maison-de-thé des brûleurs et des croque-morts! + +En me sauvant, par le sentier de descente, j'en croisai encore un autre, +qui montait à la fête avec son petit. Sa cuve était énorme, à celui-là , +et il devait peser lourd, si l'on en jugeait par l'expression angoissée +des deux portefaix en sueur; quant à son petit, un enfant tout jeune +sans doute, il s'en allait dans un seau, également enveloppé de linge +blanc, que l'un des deux croque-morts s'était pendu à la ceinture. Et, +tant le chemin était étroit, il fallut me jeter dans les épines et les +fougères pour n'être point frôlé. Quelle figure cela pouvait-il avoir, +ce qui était accroupi dans cette cuve, quelle sorte de grimace cela +pouvait-il bien faire à madame la Mort?... + +Ainsi j'avais habité longuement Nagasaki à plusieurs reprises, sans +découvrir où on les brûlait, tous ces cadavres, avant de les promener si +allègrement en ville dans leur gentille châsse, avec cortège de fleurs +artificielles et de mousmés en robe blanche. Non, ce n'était +qu'aujourd'hui, par ce temps brumeux d'hiver, rendant lugubres toutes +choses, et à la veille même de m'en aller pour toujours, que je devais +tomber par hasard sur le lieu clandestin de cette cuisine... + + + + +LVI + + +Mardi, 29 octobre. + +Encore un des matins charmants d'ici; l'avant-dernier, puisque demain, à +la première heure, ce sera le départ. Une aube rosée et adorablement +confuse, sur les grandes montagnes qui entourent le _Redoutable_ et sur +l'appareillage silencieux des jonques de pêche, aux voiles à peine +tendues, glissant toutes vers le large comme ces bateaux de féerie qui +n'ont pas de poids et que l'on fait passer doucement sur de l'eau +imitée. + +C'est étrange, je me sens plus triste à ce départ qu'à celui d'il y a +quinze ans,--sans doute parce que tout l'inconnu de la vie n'est plus +en avant de mon chemin, et que je suis à peu près sûr aujourd'hui de ne +revenir jamais. + +Demain donc, ce sera fini du Japon; le grand large nous aura repris, le +grand large apaisant et bleu, qui fait tout oublier. Et nous irons vers +le soleil; dans cinq ou six jours, nous serons dans les pays d'éternelle +chaleur, d'éternelle lumière... + +Tant d'adieux j'ai à faire aujourd'hui, ayant su me créer en ville de si +brillantes relations: madame L'Ourse, madame Ichihara, madame Le Nuage, +madame La Cigogne, etc.! + +Un temps à souhait; un doux soleil d'arrière-saison, qui rayonné sur mon +dernier jour. Il n'y a vraiment pas de pays plus joli que celui-là , pas +de pays où les choses, comme les femmes, sachent mieux s'arranger, avec +plus de grâce et d'imprévu, pour amuser les yeux. C'est le pays lui-même +que je regretterai, plus sans doute que la pauvre petite mousmé Inamoto; +ce sont les montagnes, les temples, les verdures, les bambous, les +fougères. Et, tous les recoins qui me plaisaient, j'ai envie cet +après-midi de les revoir encore. + +En allant prendre congé de madame L'Ourse, je passe devant une pagode où +il y a fête et pèlerinage; depuis quinze ans je n'avais plus revu de ces +fêtes-là et je les croyais tombées en désuétude. C'est un de ces lieux +d'adoration, au flanc de la montagne, où l'on grimpe par des escaliers +en granit de proportions colossales. Suivant l'usage, le vieux +sanctuaire en bois de cèdre, qu'on aperçoit là -haut, est enveloppé pour +la circonstance d'un velum blanc, sur lequel tranchent de larges blasons +noirs, d'un dessin ultra-bizarre, mais simple, précis et impeccable. Et +la porte ouverte laisse voir, même d'en bas, les dorures des dieux ou +des déesses assis au fond du tabernacle. + +Des mendiants estropiés, des idiots rongés de lèpre ont pris place au +soleil d'automne des deux côtés de l'escalier pour recevoir les +offrandes des pèlerins. Et un pauvre petit chat, galeux et crotté, est +aussi venu d'instinct s'aligner avec ces échantillons de misères. + +Mais comme il y a peu de fidèles! Décidément la foi se meurt, dans cet +empire du Soleil-Levant. Quelques bons vieux, quelques bonnes vieilles, +qui se préparent à fixer bientôt dans cette montagne leur résidence +éternelle, grimpent avec effort, à pas menus, courbés, leur parapluie +sous le bras; ils ont l'air bien naïf, bien respectable; ils traînent +des bébés par la main; et les socques en bois de ces braves gens, +enfants ou vieillards, font clac, clac, sur le granit des marches. + +Au premier palier, à mi-hauteur, stationne un groupe de petites mousmés +ravissantes, d'une dizaine d'années, qui sortent de l'école avec leur +carton sous le bras. Que regardent-elles ainsi, avec tant d'attention et +de stupeur, ces petites beautés de demain?--Oh! une horrible chose; un +vieux mendiant aux yeux obscènes et goguenards, qui est là couché, +étalant avec complaisance devant lui un innomable tas de chair +hypertrophiée, de la grosseur d'un quartier de porc... Et c'est on ne +peut plus japonais, cet assemblage; ces gracieuses petites écolières à +côté de cette monstruosité qui, chez nous, serait internée tout de +suite par la police des mÅ“urs. + + * * * * * + +Je me rends ensuite chez madame Renoncule. Très corrects, très bien, +avec juste la dose d'émotion qui convenait, mes adieux à ma +belle-mère--et à son jardinet, que je suis sûr de revoir dans mes +songes, aux périodes de spleen. + +Plus gentils, mes adieux à ma petite Pluie-d'Avril, qui reste prosternée +au seuil de sa porte, avec M. Swong dans les bras, tant que je suis +visible au bout de la rue solitaire. Pauvre mignonne saltimbanque! +Obligée par métier d'être un peu comme ces jeunes chats qui font ronron +pour tout le monde, je crois cependant qu'elle me gardait un peu plus +d'amitié qu'à tant d'autres. + +Pour la fin j'ai réservé madame Prune et ses effusions probables. Depuis +cette visite du mois dernier, où je la trouvai aux prises avec son +médecin, croirait-on que je n'ai plus songé à m'informer d'elle... + +Je commence donc l'ascension de Dioudé jendji, et c'est par ce sentier +à échelons si raides, qui jadis arrachait tant de soupirs à la petite +madame Chrysanthème, quand nous rentrions le soir, avec nos lanternes +achetées chez madame L'Heure, après avoir fait la fête anodine dans +quelque maison-de-thé. Il me semble que rien n'a changé ici, pas plus +les maisonnettes que les arbres ou les pierres. + +L'air est doucement tiède, et un petit vent sans malice promène autour +de moi des feuilles mortes. Madame Prune, l'avouerai-je, est bien loin +de ma pensée; si je remonte vers son faubourg tranquille, c'est pour +dire adieu à des choses, des lieux, des perspectives de mer et des +silhouettes de montagne, où quelques souvenirs de mon passé demeurent +encore; je suis tout entier à la mélancolie de me dire que, cette fois, +je ne reviendrai jamais,--et ce sentiment du _jamais plus_ emprunte +toujours à la Mort un peu de son effroi et de sa grandeur... + +Là -haut dans le jardinet de mon ancien logis, dont j'ouvre le portail en +habitué, une vieille dame à l'air béat est assise au soleil du soir et +fume sa pipe. Robe d'intérieur en simple coton bleu. Plus rien de +fringant dans le port de tête. Ni apprêts ni postiches dans la +chevelure; deux petites queues grises, nouées sur la nuque à la bonne +franquette. Enfin, une personne ayant complètement abdiqué, cela saute +aux yeux de prime abord, et je n'en reviens pas. + +--Madame Prune, dis-je, voici l'heure du grand adieu. + +Petit salut insouciant, en guise de réponse. Debout derrière elle, +replète aussi, niaise et un peu narquoise, se tient mademoiselle Dédé. + +--Madame Prune, insiste-je, ne me croyant pas compris, je m'en retourne +dans mon pays; entre nous l'éternité commence. + +Second salut de simple politesse, et, pour m'inviter à m'asseoir, geste +aimable sans chaleur. + +Comment, tant de calme en présence de la suprême séparation!... Mais +alors, c'est donc que, seul, mon corps périssable aurait eu le don +d'émouvoir cette dame, puisque aujourd'hui, délivrée enfin de la +tyrannie d'une imagination trop romanesque, elle ne trouve plus dans +son cÅ“ur un seul élan vers le mien. + +--Eh bien! non, madame Prune, s'il en est ainsi, je ne m'assoirai point: +je croyais vos sentiments placés plus haut. La déception est trop +cruelle. Je m'en vais. + +La fermeture à secret du portail, que j'ai fait de nouveau jouer pour +sortir, rend son bruit familier, son toujours pareil crissement, que +j'entends ce soir pour la dernière des dernières fois. Quand je jette +ensuite un coup d'Å“il en arrière, sur cette maisonnette où j'ai passé +jadis un été sans souci, au chant des cigales, j'aperçois encore la +petite vieille bien grasse, bien repue, bien contente, et tassée +maintenant sur elle-même, qui secoue sa pipe contre le rebord de sa +boîte (un pan pan pan que je ne réentendrai jamais) et qui me regarde +partir, d'un air très détaché. Non, décidément rien ne vibre plus dans +cet organisme gracieux, qui fut durant des années la sensibilité même; +l'âge a fait son Å“uvre!... + +Ainsi finit brusquement cette troisième jeunesse de madame Prune, que la +déesse de la Grâce avait, je crois, prolongée un peu plus que de raison. + +FIN + + +IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--1046-1-05.--(Encre +Lorilleux). + + * * * * * + +NOTES: + +[1] La Ville Interdite, ville impériale, au cÅ“ur de Pékin. + +[2] La Donko-Tchaya. + +[3] C'est dans cet appareil de deuil, très dissimulateur, que l'évêque +actuel de Séoul et quelques prêtres, échappés au martyre, se risquèrent +à revenir ici, après le dernier grand massacre des chrétiens de Corée. + +[4] Chacun de ces transports nécessite une voie dallée, établie tout +exprès; chacune de ces étapes mortuaires exige un palais spécial, +construit sur le lieu du repos momentané; à Séoul, les gens bien +documentés estimaient à une quarantaine de millions la dépense totale de +ces funérailles. + +[5] Peine commuée le lendemain en la déportation perpétuelle. + +[6] C'est une vieille demoiselle française, d'ailleurs très respectable, +qui est depuis longtemps attachée au service de l'Empereur pour faire +les commandes en Europe et ordonner les repas. + +[7] Ikoura degosarimaska?--Itchi yen ni djou sen degosarimas. + +[8] Mousko, petit garçon. + + [Note du transcripteur: changes faites] + mème ==> même {1} + Chrsyanthème ==> Chrysanthème {1} + pylones ==> pylônes {1} + Inamato ==> Inamoto {2} + Yoshivara ==> Yochivara {1} + Soleil Levant ==> Soleil-Levant {1} + automme ==> automne {1} + arome ==> arôme {1} + pagole ==> pagode {1} + XXVII 10 février. ==> XXVIII 10 février. {1} + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La troisième jeunesse de Madame Prune, by +Pierre Loti + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TROISIÈME JEUNESSE *** + +***** This file should be named 31863-0.txt or 31863-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/1/8/6/31863/ + +Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La troisième jeunesse de Madame Prune + +Author: Pierre Loti + +Release Date: April 2, 2010 [EBook #31863] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TROISIÈME JEUNESSE *** + + + + +Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +PIERRE LOTI + +DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE + +LA TROISIÈME JEUNESSE DE MADAME PRUNE + +PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3 + +Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, +y compris la Suède, la Norvège et la Hollande. + + + + +LA TROISIÈME JEUNESSE +DE +MADAME PRUNE + +CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS + + +DU MÊME AUTEUR + +Format grand in-18. + +AU MAROC 1 vol. +AZIYADÉ 1 -- +LES DERNIERS JOURS DE PÉKIN 1 -- +LE DÉSERT 1 -- +L'EXILÉE 1 -- +FANTÔME D'ORIENT 1 -- +FIGURES ET CHOSES QUI PASSAIENT 1 -- +FLEURS D'ENNUI 1 -- +LA GALILÉE 1 -- +L'INDE (sans les Anglais) 1 -- +JAPONERIES D'AUTOMNE 1 -- +JÉRUSALEM 1 -- +LE LIVRE DE LA PITIÉ ET DE LA MORT 1 -- +MADAME CHRYSANTHÈME 1 -- +LE MARIAGE DE LOTI 1 -- +MATELOT 1 -- +MON FRÈRE YVES 1 -- +PÊCHEUR D'ISLANDE 1 -- +PROPOS D'EXIL 1 -- +RAMUNTCHO 1 -- +REFLETS SUR LA SOMBRE ROUTE 1 -- +LE ROMAN D'UN ENFANT 1 -- +LE ROMAN D'UN SPAHI 1 -- +VERS ISPAHAN 1 -- + + +Format in-8º cavalier. + +OEUVRES COMPLÈTES. Tomes I à VII 7 vol. + + +Éditions illustrées. + +PÊCHEUR D'ISLANDE, illustré de nombreuses compositions +de E. RUDAUX 1 vol. + +LES TROIS DAMES DE LA KASBAH, format in-16 +colombier. Illustrations de GERVAIS-COURTELLEMONT 1 -- + +LE MARIAGE DE LOTI, format in-8º jésus. Illustrations +de l'auteur et de A. ROBAUDI 1 -- + +IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--1046-1-05.--(Encre +Lorilleux). + + + + +AVANT-PROPOS + + +A mes chers compagnons du _Redoutable_, en souvenir de leur bonne +camaraderie pendant nos vingt-deux mois de campagne, je dédie ce livre, +où j'ai voulu seulement noter quelques-unes des choses qui nous ont +amusés, sans insister jamais sur nos fatigues et nos peines. + +Ce n'est qu'un long badinage, écrit au jour le jour, il y a trois ans +bientôt, alors que les Japonais n'avaient pas commencé d'arroser de leur +sang les plaines de la Mandchourie. Aujourd'hui, malgré la brutalité de +leur agression première, leur bravoure incontestablement mérite que l'on +s'incline, et je veux saluer ici, d'un salut profond et grave, les +héroïques petits soldats jaunes tombés devant Port-Arthur ou vers +Moukden. Mais il ne me semble pas que le respect dû à tant de morts +m'oblige d'altérer l'image qui m'est restée de leur pays. + +P. LOTI. + +Janvier 1905. + + + + +LA TROISIÈME JEUNESSE DE MADAME PRUNE + + + + +I + + +Samedi, 8 décembre 1900. + +L'horreur d'une nuit d'hiver, par coup de vent et tourmente de neige, au +large, sans abri, sur la mer échevelée, en plein remuement noir. Une +bataille, une révolte des eaux lourdes et froides contre le grand +souffle mondial qui les fouaille en hurlant; une déroute de montagnes +liquides, soulevées, chassées et battues, qui fuient en pleine +obscurité, s'entrechoquent, écument de rage. Une aveugle furie des +choses,--comme, avant les créations d'êtres, dans les ténèbres +originelles;--un chaos, qui se démène en une sorte d'ébullition +glacée... + +Et on est là, au milieu, ballotté dans la cohue de ces masses +affreusement mouvantes et engloutissantes, rejeté de l'une à l'autre +avec une violence à tout briser; on est là, au milieu, sans recours +possible, livré à tout, de minute en minute plongeant dans des gouffres, +plus obscurs que la nuit, qui sont en mouvement eux aussi comme les +montagnes, qui sont en fuite affolée, et qui chaque fois menacent de se +refermer sur vous. + +On s'est aventuré là dedans, quelques centaines d'hommes ensemble, sur +une machine de fer, un cuirassé monstre, qui paraissait si énorme et si +fort que, par temps plus calme, on y avait presque l'illusion de la +stabilité; on s'y était même installé en confiance, avec des chambres, +des salons, des meubles, oubliant que tout cela ne reposerait jamais que +sur du fuyant et du perfide, prêt à vous happer et à vous engloutir... +Mais, cette nuit, comme on éprouve bien l'instinctive inquiétude et le +vertige d'être dans une maison qui ne tient pas, qui n'a pas de base... +Rien nulle part, aux immenses entours, rien de sûr, rien de ferme où se +réfugier ni se raccrocher; tout est sans consistance, traître et +mouvant... Et en dessous, oh! en dessous, vous guettent les abîmes sans +fond, où l'on se sent déjà plonger à moitié entre chaque crête de lame, +et où la grande plongée définitive serait si effroyablement facile et +rapide!... + +Dans la partie habitée et fermée du navire,--où, bien entendu, les +objets usuels, en lamentable désarroi, se jettent brutalement les uns +sur les autres, avec des poussées et des repoussées stupides,--on était +jusqu'à cette heure à peu près à couvert de la mouillure des lames, et +le grand bruit du dehors, atténué par l'épaisseur des murailles de fer, +ne bourdonnait que sourdement, avec une monotonie sinistre. Mais voici, +au coeur même de ce pauvre asile, si entouré d'agitation et de fureur, un +bruit soudain, très différent de la terrible symphonie ambiante, un +bruit qui éclate comme un coup de canon et qui s'accompagne aussitôt +d'un ruissellement de cataracte: un sabord vient d'être défoncé par la +mer, et l'eau noire, l'eau froide, entre en torrent dans nos logis. + +Pour nous, peu importe; mais, tout à l'arrière du cuirassé, il y a notre +pauvre amiral, cette nuit-là entre la vie et la mort. Après les longues +fatigues endurées dans le golfe de Petchili, pendant le débarquement du +corps expéditionnaire, on l'emmenait au Japon pour un peu de repos dans +un climat plus doux; et l'eau noire, l'eau froide envahit aussi la +chambre où presque il agonise. + +Vers une heure du matin, là-bas, là-bas apparaît un petit feu, qui est +stable, dirait-on, qui ne danse pas la danse macabre comme toutes les +choses ambiantes; il est très loin encore; à travers les rafales et la +neige aveuglantes, on le distingue à peine, mais il suffit à témoigner +que dans sa direction existe du _solide_, de la terre, du roc, un +morceau de la charpente du monde. Et nous savons que c'est la pointe +avancée de l'île japonaise de Kiu-Siu, où nous trouverons bientôt un +refuge. + +Avec la confiance absolue que l'on a maintenant en ces petites lueurs, +inchangeables et presque éternelles comme les étoiles, que les hommes +de nos jours entretiennent au bord de tous les rivages, nous nous +dirigeons d'après ce phare, dans la tourmente où les yeux ne voient que +lui; sur ses indications seules, nous contournons des caps menaçants, +qui sont là mais que rien ne révèle tant il fait noir, et des îlots, et +des roches sournoises qui nous briseraient comme verre. + +Presque subitement nous voici abrités de la fureur des lames, la paix +s'impose sur les eaux, et, sans avoir rien vu, nous sommes entrés dans +la grande baie de Nagasaki. Les choses aussitôt retrouvent leur +immobilité, avec la notion de la verticale qu'elles avaient si +complètement perdue; on se tient debout, on marche droit sur des +planches qui ne se dérobent plus; la danse épuisante a pris fin,--on +oublie ces abîmes obscurs, dont on avait si bien le sentiment tout à +l'heure. + +A l'aveuglette, le grand cuirassé avance toujours dans les ténèbres, +dans le vent d'hiver qui siffle et dans les tourbillons de neige; +transis de froid et de mouillure, nous devons être à présent à +mi-chemin de cet immense couloir de montagnes qui conduit à la ville de +madame Chrysanthème. + +En effet, d'autres feux par myriades commencent à scintiller, de droite +et de gauche sur les deux rives, et c'est Nagasaki, étagée là en +amphithéâtre,--Nagasaki singulièrement agrandie, à ce qu'il me semble, +depuis quinze ans que je n'y étais venu. + +Le bruit et la secousse de l'ancre qui tombe au fond, et la fuite de +l'énorme chaîne de fer destinée à nous tenir: c'est fini, nous sommes +arrivés; dormons en paix jusqu'au matin. + +Demain donc, au réveil, quand le jour sera levé, le Japon, après quinze +années, va me réapparaître, là tout autour et tout près de moi. Mais +j'ai beau le savoir de la façon la plus positive, je ne parviens pas à +me le figurer, sous cette neige, dans ce froid et ces ténèbres de +décembre,--mon arrivée de jadis, ici-même, ne m'ayant laissé que des +souvenirs de voluptueux été, de chaude langueur: tout le temps des +cigales éperdument bruissantes, une ombre exquise, une nuit verte +criblée de rayons de soleil, d'admirables verdures partout suspendues et +retombant des hauts rochers jusque sur la mer... + + + + +II + + +Dimanche, 9 décembre 1900. + +Réveillé tard, après une telle nuit de grande secouée, j'ouvre mon +sabord, pour saluer le Japon. + +Et il est bien là, toujours le même, à première vue du moins, mais +uniformément feutré de neige, sous un pâle soleil qui me déroute et que +je ne lui connaissais point. Les arbres verts, qui couvrent encore les +montagnes comme autrefois, cèdres, camélias et bambous, sont poudrés à +blanc, et les toits des maisonnettes de faubourg, qui grimpent vers les +sommets, ressemblent dans le lointain à des myriades de petites tables +blanches. + +Aucune mélancolie de souvenir, à revoir tout cela, qui reste joli +pourtant sous le suaire hivernal; aucune émotion: les pays où l'on n'a +ni aimé ni souffert ne vous laissent rien. Mais c'est étrange, au seul +aspect de cette baie, quantité de choses et de personnages oubliés se +représentent à mon esprit: certains coins de la ville, certaines +demeures, et des figures de Nippons et de Nipponnes, des expressions +d'yeux ou de sourire. En même temps, des mots de cette langue, qui +semblait à jamais sortie de ma mémoire, me reviennent à la file; je +crois vraiment qu'une fois descendu à terre je saurai encore parler +japonais. + +Au soleil de deux heures, la neige est partout fondue. Et on voit mieux +alors toutes les transformations qui se dissimulaient ce matin sous la +couche blanche. + +Çà et là des tuyaux d'usine ont coquettement poussé, et noircissent de +leur souffle les entours. Là-bas, là-bas, au fond de la baie, le vieux +Nagasaki des temples et des sépultures semble bien être resté +immuable,--ainsi que ce faubourg de Dioudjendji que j'habitais, à +mi-montagne;--mais, dans la concession européenne et partout sur les +quais nouveaux, que de bâtisses modernes, en style de n'importe où! Que +d'ateliers fumants, de magasins et de cabarets! + +Et puis, où sont donc ces belles grandes jonques, à membrure d'oiseau, +qui avaient la grâce des cygnes? La baie de Nagasaki jadis en était +peuplée; majestueuses, avec leur poupe de trirème, souples, légères, on +les voyait aller et venir par tous les vents; des petits athlètes +jaunes, nus comme des antiques, manoeuvraient lestement leurs voiles à +mille plis, et elles glissaient en silence parmi les verdures des rives. +Il en reste bien encore quelques-unes, mais caduques, déjetées, et que +l'on dirait perdues aujourd'hui dans la foule des affreux batelets en +fer, remorqueurs, chalands, vedettes, pareils à ceux du Havre ou de +Portsmouth. Et voici de lourds cuirassés, des «destroyers» difformes, +qui sont peints en ce gris sale, cher aux escadres modernes, et sur +lesquels flotte le pavillon japonais, blanc orné d'un soleil rouge. + +Le long de la mer, quel massacre! Ce manteau de verdure, qui jadis +descendait jusque dans l'eau, qui recouvrait les roches même les plus +abruptes, et donnait à cette baie profonde un charme d'éden, les hommes +l'ont tout déchiqueté par le bas; leur travail de malfaisantes fourmis +se révèle partout sur les bords; ils ont entaillé, coupé, gratté, pour +établir une sorte de chemin de ronde, que bordent aujourd'hui des usines +et de noirs dépôts de charbon. + +Et très loin, très haut sur la montagne, qu'est-ce donc qui persiste de +blanc, après que la neige est fondue? Ah! des lettres,--japonaises, il +est vrai,--des lettres blanches, longues de dix mètres pour le moins, +formant des mots qui se lisent d'une lieue: un système d'affichage +américain; une réclame pour des produits alimentaires! + + + + +III + + +Mardi, 11 décembre. + +Un soleil d'arrière-automne, chaud sans excès, lumineux comme avec +nostalgie, tel, à cette saison, le soleil au midi de l'Espagne; un +soleil idéal, s'attardant à dorer les vieilles pagodes, à mûrir les +oranges et les mandarines des jardinets mignards... + +De peur d'être trop déçu, j'ai préféré attendre ce beau temps-là, pour +quitter mon navire et faire ma première visite au Japon. + +Donc, aujourd'hui seulement, surlendemain de mon arrivée, me voici +errant au milieu des maisonnettes de bois et de papier, un peu +désorienté d'abord par tant de changements survenus dans les quartiers +voisins de la mer, et puis me reconnaissant davantage aux abords des +grands temples, au fin fond du vieux Nagasaki purement japonais. + +Quoi qu'on en ait dit, il existe bien toujours, ce Japon lointain, +malgré le vent de folie qui le pousse à se transformer et à se détruire. +Quant à la mousmé, je la retrouve toujours la même, avec son beau +chignon d'ébène vernie, sa ceinture à grandes coques, sa révérence et +ses petits yeux si bridés qu'ils ne s'ouvrent plus; son ombrelle seule a +changé: au lieu d'être à mille nervures et en papier peint, la voilà, +hélas! en soie de couleur sombre, et baleinée à la mode occidentale. +Mais la mousmé est encore là, pareillement attifée, aussi gentiment +comique, et d'ailleurs innombrable, emplissant les rues de sa grâce +mièvre et de son rire. Du côté des hommes, les gracieux chapeaux melons +et les petits complets d'Occident ne sont pas sensiblement plus nombreux +que jadis; on dirait même que la vogue en est passée. + +Comme c'est drôle: j'ai été quelqu'un de Nagasaki, moi, il y a +longtemps, longtemps, il y a beaucoup d'années!... Je l'avais presque +oublié, mais je me le rappelle de mieux en mieux, à mesure que je +m'enfonce dans cette ville étrange. Et mille choses me jettent au +passage un mélancolique bonjour, avec une petite gerbe de +souvenirs,--mille choses: les cèdres centenaires penchés autour des +pagodes, les monstres de granit qui veillent depuis des âges sur les +seuils, et les vieux ponts courbes aux pierres rongées par la mousse. + +Des bonjours mélancoliques, disais-je... Mélancolie des quinze ans +écoulés depuis que nous nous sommes perdus de vue, voilà tout. Par +ailleurs, pas plus d'émotion que le jour de l'arrivée: c'était donc bien +sans souffrance et sans amour que j'avais passé dans ce pays. + +Ces quinze années pourtant ne pèsent guère sur mes épaules. Je reviens +au pays des mousmés avec l'illusion d'être aussi jeune que la première +fois, et, ce que je n'aurais pu prévoir, bien moins obsédé par +l'angoisse de la fuite des jours; j'ai tant gagné sans doute en +détachement que, plus près du grand départ, je vis comme s'il me +restait au contraire beaucoup plus de lendemains. En vérité, je me sens +disposé à prendre gaîment notre séjour imprévu dans cette baie, qui est +encore, à ce qu'il semble, l'un des coins les plus amusants du monde. + +Sur le soir de cette journée, presque sans l'avoir voulu, je suis ramené +vers Dioudjendji, le faubourg où je demeurais: l'habitude peut-être, ou +bien quelque attirance inavouée des sourires de madame Prune... Je +monte, je monte, me figurant que je vais arriver tout droit. Mais, qui +le croirait? dans ces petits chemins jadis si familiers, je m'embrouille +comme dans un labyrinthe, et me voici tournant, retournant, incapable de +reconnaître ma demeure. + +Tant pis! ce sera pour un autre jour, peut-être. Et puis, j'y tiens si +peu! + + + + +IV + + +Jeudi, 13 décembre. + +J'ai eu le plaisir de rencontrer ce matin au marché madame Renoncule, ma +belle-mère, à peine changée; ces quinze ans n'ont pour ainsi dire pas +altéré les beaux restes que je lui connaissais, et nous nous sommes +salués sans la moindre hésitation. + +Elle a été on ne peut plus aimable, et m'a convié à un grand dîner, où +je dois revoir quantité de belles-soeurs, de nièces et de cousines. En +outre, elle m'a appris que sa fille, madame Chrysanthème, était très +avantageusement établie, dans une ville voisine, mariée en justes noces +à un M. Pinson, fabricant de lanternes en gros; toutefois le ciel se +refuse, hélas! à bénir cette union, qui demeure obstinément stérile, et +c'est le seul nuage à ce bonheur. + +Le dîner de famille, auquel je n'ai pas cru devoir refuser de prendre +part, promet d'être nombreux et cordial. Mon fidèle serviteur Osman, que +j'ai présenté comme un jeune cousin, y assistera aussi. Mais ma +belle-mère qui, dans les situations les plus délicates, ne perd jamais +le sentiment des nuances, a jugé plus convenable que monsieur et madame +Pinson n'y fussent point conviés. + + + + +V + + +Samedi, 15 décembre. + +Je m'ennuyais aujourd'hui dans Motokagomachi,--qui est la rue élégante +et un peu modernisée de la ville, la rue où quelques boutiques +s'essaient à avoir des glaces, des étalages à l'européenne; je +m'ennuyais, et l'idée m'est venue, pour me distraire, de recourir aux +guéchas, comme nous faisions jadis... + +Des guéchas, pour sûr il devait y en avoir encore, bien que, au Japon, +tout s'en aille. Et je m'en suis ouvert à l'homme-coureur qui, depuis un +moment, me voiturait de toute la vitesse de ses jambes musclées et +trapues: + +--Monsieur, m'a-t-il répondu, je vais vous conduire dans une de nos +maisons-de-thé les plus élégantes, qui s'appelle la «Maison de la Grue», +et l'on s'empressera de contenter votre caprice. + +(Je prie que l'on ne s'y trompe pas: dans cette appellation, le mot +_grue_ (o tsuru) ne désigne qu'un oiseau.) + +C'est tout à côté de Motokagomachi, dans une ruelle; on entre par un +petit portique d'apparence comme il faut; on traverse un bijou de petit +jardin ou il y a des montagnes naines, des rocailles de poupée, des +vieux arbres eh miniature; et la Maison de la Grue est au fond, très +accueillante et très discrète. Comme les Européens n'y fréquentent +guère, elle a conservé sa minutieuse propreté japonaise; je mie +déchausse en entrant, et deux servantes, à mon aspect, tombent a quatre +pattes, le nez contre le plancher, suivant la pure étiquette +d'autrefois, que je croyais perdue. Au premier étage, dans une grande +pièce blanche qui est vide et sonore, on m'installe par terre, sur des +coussins de velours noir, et on se prosterne à nouveau pour attendre +mes ordres. + +Voici. Je désire louer pour une heure une guécha, c'est-à-dire une +musicienne, et une maïko, c'est-à-dire une danseuse. C'est très bien: on +va prévenir deux de ces dames, qui habitent le quartier et travaillent +d'ordinaire pour la maison. + +En attendant qu'elles viennent, la dînette obligatoire m'est apportée +avec mille grâces, sur des amours de petits plateaux.... Décidément, il +existe encore, mon Japon de jadis, celui du temps de Chrysanthème et du +temps de ma jeunesse; je reconnais tout cela, les tasses minuscules, les +bâtonnets en guise de fourchette, le réchaud de bronze dont les poignées +figurent des têtes de monstre,--et surtout les révérences, les petits +rires engageants, les continuelles minauderies des servantes. + +Mais j'avais connu ces choses à la splendeur de l'été; or, je les +retrouve en décembre, et l'hiver de l'année,--peut-être aussi l'hiver de +ma vie,--me rendent leur mièvrerie par trop triste, intolérablement +triste... + +Qu'on se dépêche de m'amener ces dames. Je gèle et je m'ennuie, là tout +seul, pieds nus sur ces nattes blanches. Un petit vent, rafraîchi à la +neige, passe en gémissant entre les panneaux de papier qui servent de +murailles; à part ma dînette, posée à terre, et mes coussins de velours +noir, rien dans cette vaste chambre, rien qu'un frêle bouquet là-bas, +dans un vase, sur un trépied de laque,--un bouquet d'un goût exquis, +j'en conviens; mais c'est égal, cette nudité absolue est pour me geler +davantage encore. J'ai froid, froid jusqu'à l'âme; je me sens ridicule +et pitoyable, accroupi au milieu de la solitude qu'est cette chambre. +Vite, qu'on m'amène ces dames, ou je m'en vais! + +--Patience, monsieur, me dit-on avec mignardise; patience, on lisse leur +chignon, elles se parent! + +Pour me donner le change sur la lenteur de cette toilette, on m'apporte +un par un divers accessoires: d'abord la guitare à long manche, +enveloppée d'une housse en crépon rouge, et la spatule d'ivoire pour en +gratter les cordes; ensuite un coffre léger,--en laque, il va sans +dire,--contenant les masques variés de la danseuse, ses fleurs en papier +de riz, ses banderoles de soie; tout son petit bagage de saltimbanque +raffinée, exotique, extra-lointaine. + +Enfin, des froufrous dans l'escalier, des rires d'enfant, des pas légers +qui montent: «Les voilà, monsieur, les voilà!» Il était temps, j'allais +me lever pour partir. + +Entre d'abord une frêle créature, un diminutif de jeune fille, en longue +robe de crépon gris souris, avec une ceinture rose fleur-de-pêcher, +nouée par derrière et dont les coques ressemblent aux ailes d'un +papillon géant qui se serait posé là. C'est mademoiselle Matsuko, la +musicienne, qui se prosterne; le hasard m'a bien servi, car elle est +fine et jolie. + +Ensuite paraît le plus étrange petit être que j'aie jamais vu dans mes +courses par le monde, moitié poupée et moitié chat, une de ces figures +qui, du premier coup, se gravent, par l'excès même de leur bizarrerie, +et que l'on n'oublie plus. Elle s'avance, en souriant du coin de ses +yeux bridés; sa tête, grosse comme le poing, se dresse invraisemblable, +sur un cou d'enfant, un cou trop long et trop mince, et son petit corps +de rien se perd dans les plis d'une robe extravagante, à grands ramages, +à grands chrysanthèmes dorés. C'est mademoiselle Pluie-d'Avril, la +danseuse, qui se prosterne aussi. + +Elle avoue treize ans, mais, tant elle est petite, menue, fluette, on +lui en donnerait à peine huit, n'était parfois l'expression de ses yeux +câlins et drôles où passe furtivement, entre deux sourires, très +enfantins, un peu de féminité précoce, un peu d'amertume. Telle quelle, +délicieuse à regarder dans ses falbalas d'Extrême-Asie, déroutante, ne +ressemblant à rien, indéfinissable et insexuée. + +Je ne m'ennuie plus, je ne suis plus seul; j'ai rencontré le jouet que +j'avais peut-être vaguement désiré toute ma vie: un petit chat qui +parle. + +Avant que la représentation commence, je dois faire les honneurs de ma +dînette à mes impayables petites invitées; donc, sachant depuis +longtemps les belles manières nipponnes, je lave _moi-même_, dans un bol +d'eau chaude, apporté à cet usage, la tasse en miniature où j'ai bu, +j'y verse quelques gouttes de saki, et les offre successivement aux deux +mousmés; elles font mine de boire, je fais mine de vider la coupe après +elles, et nous échangeons de cérémonieuses révérences: l'étiquette est +sauve. + +Maintenant, la guitare prélude. Le petit chat s'est levé, dans les plis +de sa robe mirifique; du fond de sa boîte de laque, il retire des +masques, se choisit une figure qu'il ne montre pas, l'attache sur son +minois comique en me tournant le dos, et brusquement se refait voir!... +Oh! quelle surprise!... Où est-il, mon petit chat?... Il est devenu une +grosse bonne femme, à l'air si étonné, si naïf et si bête que l'on ne se +tient pas d'éclater de rire. Et il danse, avec une bêtise voulue, qui +est vraiment du grand art. + +Nouvelle volte-face, nouveau plongeon dans la boîte à malice, choix d'un +nouveau masque attaché prestement, et réapparition à faire frémir... +Maintenant c'est une vieille, vieille goule, au teint de cadavre, avec +des yeux à la fois dévorants et morts dont l'expression est +insoutenable. Cela danse tout courbé, comme en rampant; cela conserve +des bras de fillette qui, tout le temps fauchent dans l'air, de grandes +manches qui s'agitent comme des ailes de chauve-souris. Et la guitare, +sur des notes graves, gémit en trémolo sinistre... + +Quand la mousmé ensuite, sa danse finie, laisse tomber son masque +affreux pour faire la révérence, on trouve d'autant plus exquise, par +contraste, son amour de petite figure. + +C'est la première fois qu'au Japon, je suis sous le charme.... Je +reviendrai souvent dans la «Maison de la Grue». + + + + +VI + + +18 décembre. + +J'ai revu aujourd'hui ce jardinet de madame Renoncule, ma belle-mère, +dont le seul aspect suffisait jadis à me donner le spleen. + +Et je l'ai revu tout pareil, aussi maladif, dans sa pénombre, entre ses +vieux murs. Ses arbres nains, qui paraissaient déjà centenaires, n'ont +ni changé, ni grandi d'une ligne. Tel bouquet de petits cèdres avortons, +que je me rappelle si bien, de petits cèdres qui n'ont pas deux pieds de +haut, se mire toujours dans le lac en miniature, dont la surface est +ternie de poussière. La même teinte, verdâtre et comme moisie, est +restée aux rocailles nostalgiques, dans les recoins sans soleil.... + +Il y a toujours un étonnement à retrouver, dans des pays très éloignés, +et après de longues années qui ont été remplies pour vous d'agitations +et de courses par le monde, à retrouver de pauvres petites choses +demeurées immuables, d'infimes petites plantes qui continuent de végéter +aux mêmes places. + + + + +VII + + +20 décembre. + +A mon précédent séjour, il y a quinze ans, on ne voyait d'ivrognes au +Japon que les matelots d'Europe. Maintenant les matelots japonais s'y +sont mis, à l'alcool; à peu près semblables à ceux de chez nous, sauf +leur figure plate et jaune, portant le même col bleu et le même bonnet, +ils vont bras dessus bras dessous, chantant et titubant par les rues. +Quantité d'autres personnages, en robe nipponne, se grisent aussi le +dimanche et se battent dans les cabarets. + +En fait de maisons-de-thé, celles-là seules qui sont très élégantes et +très fermées, qui n'admettent que de purs Japonais et quelques étrangers +de marque, celles-là seules ont gardé la tradition: minutieuse propreté +blanche, grandes salles où il n'y a rien, raffinement extrême dans +l'absolue simplicité. + +Mais toutes les autres, ouvertes à qui veut entrer, sont devenues sales +et empestent l'absinthe. On y est admis sans se déchausser, en gros +souliers boueux; plus de nattes immaculées par terre, plus de coussins +pour s'asseoir; des chaises et des tables de cabaret; sur les étagères, +au lieu des gentilles porcelaines pour dînettes de poupées, aujourd'hui +des alignements de bouteilles, du wisky, du brandy, du pale-ale; tous +les poisons d'Angleterre et d'Amérique, déversés chaque jour à pleins +paquebots, sur le vieil empire du Soleil-Levant. + +Et pourtant le Japon existe encore. A certaines heures, dans certains +lieux, on le retrouve si intact et si japonais, qu'il semble n'avoir +subi qu'une atteinte superficielle. Cette grande baie singulière où nous +sommes, entre ses hautes montagnes aux dentelures excessives, ne cesse +point d'être un réceptacle d'inépuisables étrangetés. Nagasaki, malgré +ses lampes électriques et la fumée de ses usines, est encore, au fond, +une ville très lointaine, séparée de nous par des milliers de lieues, +par des temps et des âges. + +Si son port est ouvert à tous les navires et à toutes les importations +d'Occident, du côté de la montagne elle a gardé ses petites rues des +siècles passés, sa ceinture de vieux temples et de vieux tombeaux. Les +pentes vertes qui l'entourent sont hantées par ces milliers d'âmes +ancestrales, auxquelles on brûle tarit d'encens chaque jour; elles n'ont +pas cessé d'être le tranquille royaume des morts; les mystérieux +symboles, les stèles de granit, les bouddhas en prière s'y pressent du +haut en bas, parmi les cèdres et les bambous. Et tout cet immense lieu +de recueillement et d'adoration, comme suspendu au-dessus de la ville, +jette son ombre sur les drolatiques petites choses qui se passent en +bas. Dans Nagasaki, n'importe où l'on se promène et l'on s'amuse, +toujours, au-dessus de soi l'on sent cet amas de pagodes et de +cimetières, étagés parmi la verdure; chaque rue qui s'éloigne de la +rive, chaque rue qui monte finit toujours par y aboutir, et on rencontre +fréquemment d'extraordinaires cortèges qui s'y rendent, accompagnant +quelque Nippon défunt que l'on conduit là-haut, là-haut, dans une +gentille chaise à porteurs... + + + + +VIII + + +23 décembre. + +J'ai retrouvé madame Prune, et je l'ai retrouvée libre et veuve!... Ça +par exemple, ç'a été une émotion... + +J'étais monté par hasard vers Dioudjendji, ne pensant point à mal, quand +tout à coup un tournant de sentier, un vieil arbre, une pierre, m'ont +reconnu au passage d'une façon saisissante: ces choses avaient été jadis +quotidiennement inscrites dans mes yeux; j'étais à deux pas de mon +ancienne demeure... + +J'y suis allé tout droit, et je l'ai revue toujours la même, malgré cet +air de vétusté qu'elle n'avait point encore au temps où je l'habitais. +Sans hésiter, glissant la main entre les barreaux du portail, j'ai fait +jouer la fermeture à secret pour entrer dans le jardin... Madame Prune +était là, dans un négligé qui lui a été pénible, la pauvre chère âme que +je n'aurais pas dû surprendre, le chignon sans apprêts, vaquant à +quelques menus soins de ménage. Et tel a été son trouble de me revoir, +qu'il ne m'est plus possible de mettre en doute la persistance de son +sentiment pour moi. + +Voici trois années, paraît-il, que M. Sucre a payé son tribut à la +nature; à quelque cent mètres au-dessus de sa maison, il repose dans +l'un des cimetières de la montagne. La veuve conserve pieusement les +reliques de l'époux qui sut puiser dans son art tant de détachement et +de philosophie: l'encrier de jade, que j'ai tout de suite reconnu, avec +la maman crapaud et les jeunes crapoussins; les lunettes rondes; et +enfin la dernière étude qui sortit, inachevée, de cet habile pinceau, un +groupe de cigognes, il va sans dire. + +Quant à mademoiselle Oyouki, depuis plus de dix ans elle est mariée, +établie à la campagne, et mère d'une charmante famille. + +Et madame Prune, en baissant les yeux, a insisté sur cette liberté et +cette solitude du coeur, que sa nouvelle situation lui laisse... + + + + +IX + + +26 décembre. + +Ceux-là seuls qui ont le _sens du chat_ pourront me suivre et me +comprendre dans le développement de ma passion pour la petite +mademoiselle Pluie-d'Avril, professionnelle de danse nipponne. + +On a le sens du chat ou on ne l'a pas; il n'y a point à raisonner sur la +question. J'ai vu des gens qui par ailleurs ne donnaient aucun autre +signe d'aliénation mentale, embrasser des chats irrésistiblement, avec +frénésie, sans que l'affection et encore moins l'amour fussent en cause. +Et ces gens n'étaient pas toujours des raffinés, des névrosés, mais +souvent aussi des êtres sains et primitifs; ainsi je me rappelle que +certaine petite chatte grise, de six mois, à bord d'un de mes derniers +navires, causait de véritables transports à bon nombre de matelots; ils +lui donnaient les noms les plus délirants, la pétrissaient de caresses, +se fourraient longuement la moustache dans son pelage doux et propre, +l'embrassaient à la manger,--tout comme j'étais capable de faire +moi-même, quand par hasard je l'attrapais, cette moumoutte, dans un coin +propice et sans témoins indiscrets. + +Inutile de dire que je ne vais pas aussi loin avec mademoiselle +Pluie-d'Avril en falbalas, qui sans doute serait très choquée du +procédé; mais les jeunes chats et elle me causent des sensations du même +ordre, c'est incontestable, et il y a des instants où des velléités me +prennent de la pétrir,--ce que je pourrais faire d'ailleurs sans plus de +trouble intime que si c'était mademoiselle Moumoutte en fourrure grise. + +Je viens donc souvent m'asseoir sur les nattes immaculées, dans les +grands appartements vides et sonores de la «Maison de la Grue». On y +gèle, par ces froids de décembre, jamais bien sérieux au Japon, il est +vrai, mais attristants à subir, entre des parois de papier, loin du +clair soleil qui rayonne dehors, et sans autre feu qu'une braise dans un +minuscule réchaud. + +Et puis mademoiselle Pluie-d'Avril n'en finit plus à sa toilette. On +court la prévenir dès que j'arrive, mais il faut chaque fois compter une +heure avant qu'elle paraisse, une heure à s'ennuyer devant la dînette +posée par terre, et à échanger de niais propos avec deux ou trois +servantes prosternées. + +Quand il entre enfin, mon petit chat habillé, c'est toujours la surprise +d'atours nouveaux, d'un dessin extravagant et d'un coloris chimérique. +Du fond de la grande salle un peu en pénombre, elle s'avance éclatante, +avec une majesté de marionnette; elle est presque une petite naine, mais +surtout elle est une petite fée; et le corps, négligeable par lui-même, +se noie dans les plis de la robe, qui est garnie en bas d'un bourrelet +très dur, pour que la traîne s'étale de tous côtés pompeusement. Ce qui +fait surtout l'invraisemblance du personnage, c'est, je crois bien, la +longueur du cou et l'extrême petitesse de la tête. Mais le charme, l'air +vraiment chat, est dans les yeux; des yeux bridés, retroussés, câlins, +spirituels et tout le temps narquois. + +Mademoiselle Matsuko, la guécha, suit à quelques pas derrière, très +jolie aussi, mais boudeuse, avec une moue de dignité offensée, ayant +trop bien compris que je ne viens point pour elle, et affectant de plus +en plus de s'habiller sans recherche, en des nuances éteintes. + +Non seulement elle danse, mais elle chante aussi, mademoiselle +Pluie-d'Avril, où elle déclame, tout en exécutant les pas que +mademoiselle Matsuko lui joue sur sa longue mandoline. Et ce sont des +séries de petits miaulements tout à fait chatiques, mais à peine +perceptibles, avec, de temps à autre, en baissant la tête, des sons +impayables, tirés du fond du gosier, et visant aux notes de +basse-taille,--comme quand les moumouttes sont très en colère. + +Elle m'a exécuté aujourd'hui la «danse des roues de fleurs», qui exige +un jeu de plusieurs cerceaux garnis de camélias rouges, et le «pas de +la source» avec deux bandes de soie blanche, qu'elle parvenait à agiter +d'un continuel et inexplicable mouvement d'ondulation, rappelant l'eau +des torrents. + + + + +X + + +27 décembre. + +Malgré la discrétion parfaite avec laquelle la chose m'a été insinuée, +il a été clair aujourd'hui pour moi que madame Renoncule me verrait sans +déplaisir renouveler mon titre de gendre par une union morganatique avec +mademoiselle Fleur-de-Sureau, la plus jeune de ses filles. J'ai feint de +ne point entendre, et ma belle-mère, avec son tact habituel, sans +insister davantage, m'a conservé ses bonnes grâces. J'ai cru convenable +toutefois de prétexter un empêchement de service, le soir de son grand +dîner, ne me trouvant vraiment plus assez de la famille pour y prendre +part. + + + + +XI + + +31 décembre. + +L'immense et formidable escadre qui s'était réunie cet été, de tous les +coins du monde, dans le golfe de Petchili, vient forcément de se +disperser à l'approche des glaces. Les monstres en fer, qui ne peuvent +plus rôder aux abords de Pékin, sont allés s'abriter un peu partout, +dans des régions moins froides, pour attendre le printemps, où l'on +s'assemblera de nouveau comme une troupe de bêtes de proie. + +Plusieurs de ces monstres ont cherché asile, comme nous, dans la grande +baie de Nagasaki, tiède et fermée. Nous sommes là quantités de +cuirassés et de croiseurs, immobilisés pour quelques mois, et attendant. + +Des centaines de marins, fort divers d'allure et de langage, animent +donc chaque soir de leurs chansons ou de leurs cris les quartiers de la +ville où l'on s'amuse, les innombrables bars à l'américaine remplaçant +les maisons-de-thé d'autrefois. Les nôtres fraternisent un peu avec ceux +de la Russie, mais beaucoup plus avec ceux de l'Allemagne, qui sont +d'ailleurs remarquables de bonne tenue et d'élégance. C'était imprévu, +cette sympathie entre matelots français et allemands, qui vont par les +rues bras dessus bras dessous, toujours prêts à tomber ensemble à coups +de poing sur les matelots anglais dès qu'ils les aperçoivent. + +Au milieu de tout ce monde, les petits matelots japonais, vigoureux, +lestes, propres, font très bonne figure. Et les cuirassés du Japon, +irréprochablement tenus, extra-modernes et terribles, paraissent de +premier ordre. + +Combien de temps resterons-nous dans cette baie? Vers quelle patrie +serons-nous dirigés ensuite? Et quelle sera la fin de l'aventure?... La +guerre d'abord, entre la Russie et le Japon, la guerre s'affirme +inévitable et prochaine; sans déclaration peut-être, elle risque +d'éclater demain, par quelque bagarre impulsive aux avant-postes, tant +elle est décidée dans chaque petite cervelle jaune; le moindre portefaix +dans la rue en parle comme si elle était commencée, et compte +effrontément sur la victoire. + +Malgré toute l'incertitude de l'avenir, en ce moment nous nous amusons +de la vie; après notre séjour sur les eaux chinoises, qui fut si +austère, si fatigant et si dur, cette baie nous semble un agréable +jardin, où l'on nous aurait envoyés en vacances, parmi des bibelots +délicats et des poupées. + +Bien que le retour soit encore si douteux et éloigné, vraiment oui, nous +nous amusons de la vie, pendant que notre amiral, amené ici mourant, +reprend ses forces de jour en jour, sous ce climat presque artificiel, +entre ces montagnes qui arrêtent les rafales glacées. Un soleil, qui a +l'air de passer à travers des vitres, surchauffe presque chaque jour les +pentes délicieusement boisées entre lesquelles Nagasaki s'enferme. Sur +les versants au midi, les oranges mûrissent; les énormes cycas de cent +ans, qui, au seuil des vieilles pagodes, semblent des bouquets d'arbres +antédiluviens, baignent dans la lumière leurs plumes vertes; contre les +murs des jardins, les camélias fleurissent, avec les dernières roses, et +on peut s'asseoir dehors comme au printemps, devant les petites +maisons-de-thé qui sont perchées au-dessus de la ville, à différentes +hauteurs, parmi les temples et les milliers de tombeaux. + +Vers la fin de la journée, quand le soleil s'en va et quand c'est +l'heure de rentrer à bord, il fait juste assez froid pour que l'on +trouve hospitalière et aimable la petite salle aux murs de tôle, bien +chauffée par la vapeur, le «carré» où l'on dîne avec de bons camarades. + +Et aujourd'hui, dernier jour de l'an et du siècle, par un temps tiède, +suave, tranquille, je suis allé chez messieurs les horticulteurs nippons +qui, de père en fils, torturent longuement les arbres, dans des petits +pots, parmi des petites rocailles, pour obtenir des nains vieillots qui +se vendent très cher. Au soleil de la Saint-Sylvestre, se chauffaient +là, tout le long des allées, des alignements de potiches où l'on voyait +des chênes, des pins, des cèdres centenaires, la mine vénérable et +caduque, pas plus hauts que des choux. Mais je ne voulais que des fleurs +coupées, des roses d'arrière saison, des branches de camélias à pétales +rouges, de quoi remplir deux pousse-pousse, qui ont traversé la ville à +ma suite. + +Ce soir donc, toute cette moisson était dans ma chambre du _Redoutable_ +qui ressemblait à la cabane d'un fleuriste. Deux braves matelots en +composaient des gerbes sous ma direction, et, à l'heure du thé, je les +ai portées à notre amiral, qui nous semblait près de mourir il y a trois +semaines, mais qui a repris sa figure des bons jours, qui est ressuscité +comme par miracle, au milieu de ce calme que le Japon lui donne. + + + + +XII + + +1er janvier 1901. + +Éveillé par une aubade bruyante, alerte et joyeuse, qui éclate avant +jour dans les flancs de l'énorme cuirassé endormi: c'est le «branlebas» +de l'équipage, la musique pour faire lever les matelots. Mais cette +fois, à ce premier matin de l'année et du siècle, clairons et tambours, +dans l'obscurité, n'en finissent plus de jouer toutes les dianes de leur +répertoire; jamais les hommes du _Redoutable_ au réveil n'ont eu ce long +tapage de fête. + +Où suis-je? J'ai si souvent dans ma vie changé de place, qu'il m'arrive +plus d'une fois de ne pas savoir, comme ça tout de suite, au sortir du +sommeil... La lumière, que machinalement j'ai fait jaillir, la lumière +électrique, me montre un étroit réduit tendu de peluche rouge, et rempli +de camélias rouges; de longues branches, presque des buissons de +camélias, dans des vases de bronze. Et des déesses en robes d'or, au +visage très doux, sont là assises près de moi, les yeux baissés,--comme +dans les temples de la Ville Interdite[1], où elles habitèrent trois +fois cent ans... + +Ah! oui... Ma chambre à bord du _Redoutable_... Je reviens de Chine, et +je suis au Japon... + +On frappe à ma porte, discrètement: l'un après l'autre, quatre ou cinq +matelots, qui viennent de se lever, entrent pour me souhaiter la bonne +année et le _bon siècle_, avec des petits compliments naïfs. C'est donc +bien aujourd'hui le commencement du XXe. Je m'étais figuré le +commencer l'an dernier, pendant la nuit du 1er janvier 1900, sur la +lagune indienne, alors qu'une barque du Maharajah de Travancore +m'emmenait au clair des étoiles, entre deux rideaux sans fin de grands +palmiers noirs; mais non, je m'étais trompé, affirment les +chronologistes, et ce matin seulement je verrai l'aube de ce siècle +nouveau. + +Aube de janvier, lente à paraître; une heure se passe encore avant que +les deux déesses, gardiennes de ma chambre, s'éclairent d'un peu de +jour. + +Mais quand enfin j'ouvre ma fenêtre, le Japon qui m'apparaît alors, +indécis et comme chimérique, moitié gris perle et moitié rose, est plus +étrange, plus lointain, plus _japonais_ que les peintures des éventails +ou des porcelaines; un Japon d'avant le soleil levé, un Japon +s'indiquant à peine, sous le voile des buées, dans le mystère des +nuages. Tout auprès de moi, des eaux luisent, semblent des miroirs +reflétant de la lumière rose, et puis, en s'éloignant, cette surface de +la mer tranquille devient de la nacre sans contours, se perd dans +l'imprécision et la pâleur. Des flocons de brume, des ouates colorées +comme des touffes d'hortensia, enveloppent et dissimulent tout ce qui +est rivage; plus haut seulement, et toujours en rose, en rose très +atténué de grisailles, s'esquissent des bouquets d'arbres suspendus, des +rochers à peine possibles tant ils ont de hardiesse ou de fantaisie, et +enfin des montagnes, plutôt des reflets de montagnes, n'ayant pas de +base, rien que des cimes, des dentelures, des pointes érigées dans le +ciel vague. Ces choses transparentes, on n'est pas sûr qu'elles +existent; en soufflant dessus, on risquerait sans doute de changer tout +ce décor imaginaire. Il fait idéalement doux; dans l'air presque tiède +on sent l'odeur de la mer et un peu le parfum de ces baguettes que les +gens brûlent ici perpétuellement sur les tombes, ou sur les autels des +morts. Voici maintenant une grande jonque, une d'autrefois, qui passe +avec sa voilure archaïque et sa poupe de trirème; dans le site irréel, +devant cette sorte de trompe-l'oeil qui a des nuances de nacre et de +fleur, elle glisse sans que l'on entende l'eau remuer, et la brume +enveloppante l'agrandit; on croirait un navire fantôme, si elle n'était +toute rose elle-même, sur ces fonds roses. + +Dix heures; les buées du matin ont fondu au soleil, qui est chaud +aujourd'hui comme un soleil de mai. + +L'amiral me délègue pour aller, en épaulettes et en armes, présenter au +gouverneur japonais ses voeux de bonne année, et une baleinière du +_Redoutable_ m'emmène, à l'aviron, sur l'eau devenue très bleue. + +La foule nipponne dans les rues est déjà en habits de fête. + +Il me faudra deux coureurs à ma _djinricha_, pour la vitesse, et surtout +pour le décorum, en tant qu'officier français;--or, c'est difficile à +recruter un jour de premier de l'an, car messieurs les coureurs font +leurs visites et déposent leurs cartes. Quand j'ai trouvé cependant mon +équipe, nous partons à toutes jambes avec des cris pour écarter le +monde. + +Et un monde si drolatique ou si gracieux! Un monde à sourires et à +révérences, qui s'empresse vers mille devoirs de civilité, et se +complimente tout le long du chemin, avec un affairement bien inconnu aux +premiers de l'an chez nous. Des mousmés vont par bande, aussi vite que +permettent leurs sandales attachées entre le pouce et les doigts; elles +sont habillées de clair, de nuances tendres, et des piquets de fleurs +artificielles rehaussent leur chignon aux coques parfaites. Des bébés +adorables, aux yeux de chat, trottinent se donnant la main, l'air +important, en longue robe de cérémonie, coiffés d'une manière très +apprêtée, avec des petites touffes, des petits pinceaux de cheveux +s'érigeant dans diverses directions. Enfin messieurs les portefaix et +messieurs les coureurs sont eux-mêmes en tenue de gala, en robe de coton +bleu bien neuve et bien raide, ornée de larges inscriptions blanches sur +le dos et la poitrine; ils tiennent à la main les cartes de visite +qu'ils vont au pas de course distribuer à leurs brillantes relations. + +Une maison neuve, à peu près européenne, dont les abords sont encombrés +par les djinrichas d'innombrables visiteurs: c'est chez le gouverneur de +la ville, qui nous reçoit avec le frac brodé et le sourire officiel des +préfets d'Occident. + +Après un grand déjeuner d'officiers, à la table de l'amiral, vite je +quitte ma tenue de marin pour retourner à terre, me mêler à la foule +japonaise. + +Nagasaki, d'un bout à l'autre de ses rues, est enguirlandée d'une +manière uniforme. Tout le long des maisonnettes de bois, vieilles ou +neuves, court une interminable frange verte, faite de touffes en roseau +alternant avec de longues feuilles de fougère pendues par la tige. Et, +devant l'entrée de chaque demeure, au cordon qui soutient cette frange, +est attachée une pendeloque toujours pareille, qui se compose d'une +carapace rouge de homard, de deux coquilles d'oeuf et d'un peu de +feuillage. Tout cela, paraît-il, est traditionnel, symbolique, +inchangeable décoration du premier jour de chaque année. + +Entre ces guirlandes ininterrompues, l'agitation souriante de la foule +bat son plein, sous le soleil d'hiver; gentilles mousmés, pâlottes et +mièvres, vieilles duègnes aux sourcils rasés, aux dents laquées de noir, +se saluent et se resaluent au passage, comme si, de se rencontrer, +c'était chaque fois une joie et une surprise à n'en plus revenir; des +dames, qui se trouvent nez à nez à un carrefour, stationnent une heure +en face les unes des autres, cassées en deux pour les plus profondes +révérences, et c'est à qui n'osera pas se redresser la première. Du côté +des hommes, même de ceux qui restent vêtus à la japonaise, les chapeaux +melon sévissent en ce jour avec fureur, et quelques grands élégants, +fidèles encore à la robe de soie des ancêtres, ont fait cependant une +concession au goût moderne en se coiffant d'un haut de forme. + +Très empressés, les visiteurs, les visiteuses, en général sont reçus +dans le vestibule de la maison,--le petit vestibule tapissé de nattes +blanches, où se trouve aujourd'hui un plateau rempli de sucreries +cocasses, à côté de l'inévitable vase de bronze contenant la braise pour +allumer les pipes en miniature des dames. Ils dégoisent avec volubilité +leurs compliments, ces visiteurs si polis, leurs compliments entrecoupés +de révérences, saisissent du bout des doigts, après mille cérémonies et +mille grâces, un de ces petits bonbons en forme de fleur ou d'oiseau, +tout à fait immangeables pour nous, puis reprennent leur course, en se +retournant plusieurs fois dans la rue pour saluer encore. + +Oh!... Mon petit chat qui fait ses visites lui aussi!... Mon petit chat +vêtu de couleurs presque sévères, pour la rue, et s'empressant comme les +grandes personnes à remplir ses devoirs de civilité!... Non, qui n'a pas +vu la petite mademoiselle Pluie-d'Avril assise avec dignité dans son +pousse-pousse, et tenant en main ses cartes de visite, lilliputiennes +comme elle-même; qui n'a pas rencontré ça, et n'en a pas reçu au passage +un cérémonieux salut, n'imaginera jamais la grâce et le charme d'une +mousmé de douze ans, diplômée pour la danse et le beau maintien... + +Tant de remuement comique, et un si clair soleil sur la bigarrure des +costumes, chassaient la tristesse que chaque premier de l'an traîne à sa +suite; mais elle n'était pas loin, elle rôdait dans l'air, cette +tristesse à laquelle on n'échappe pas ce jour-là, et bientôt nous nous +retrouvons, elle et moi, comme d'anciens amis, fatigués de s'être trop +connus; c'est au milieu des quartiers caducs, aujourd'hui silencieux, +qui confinent à l'immense ville des morts et où passe à peine, de temps +à autre, quelque mousmé furtive, jetant l'éclat de sa robe de fête au +milieu des antiques boiseries et des vénérables pierres. Nagasaki finit +à la montagne abrupte, qui s'élève chargée de temples et de sépultures, +qui forme tout alentour un seul et même cimetière, étagé au-dessus de la +ville des vivants, un cimetière un peu dominateur, mais tellement doux +et ombreux... + +Au pied même de cette nécropole, passe une rue délaissée, où demeure la +vieille et maigre madame L'Ourse, ma fleuriste habituelle. C'est une rue +très ancienne; d'un côté, il y a des maisonnettes d'autrefois, des +échoppes centenaires où l'on vend des fleurs pour les tombes, et, de +rencontre, des petits dieux domestiques, ou des autels en laque pour +ancêtres; de l'autre, il y a le flanc même de la montagne, le rocher +presque vertical, interrompu de distance en distance par les grands +portiques sans âge, les grands escaliers qui conduisent aux pagodes, ou +bien par les petits sentiers de chèvre, tapissés de capillaires et de +mousses, qui vont se perdre là-haut, chez messieurs les morts et +mesdames les mortes. J'y viens souvent, dans cette rue, non pas +seulement à cause de madame L'Ourse, mais pour prendre ensuite quelqu'un +de ces sentiers grimpants et monter dans l'immense et délicieux +cimetière. Surtout par un soleil nostalgique, d'une tiédeur d'orangerie, +comme celui de ce soir, je ne sais pas s'il existe au monde un lieu plus +adorable; c'est un labyrinthe de petites terrasses superposées, de +petites sentes, de petites marches, parmi la mousse, le lichen et les +plus fines capillaires aux tiges de crin noir. En s'élevant, on domine +bientôt toutes les antiques pagodes, rangées à la base de cette montagne +comme pour servir d'atrium aux quartiers aériens où dorment les +générations antérieures; la vue plonge alors sur leurs toits compliqués, +leurs cours aux dalles tristes, leurs symboles, leurs monstres. Au delà, +toute cette ville de Nagasaki, vue à vol d'oiseau, étale ses milliers +de maisonnettes drôles couleur vieux bois et de poussière; au delà +encore, viennent les rives de verdure, la baie profonde, la mer en nappe +bleue, la tourmente géologique d'alentour, l'escarpement des cimes, tout +cela lointain et comme _apaisé_ par la distance. L'apaisement, la paix, +c'est surtout ce que l'on sent pénétrer en soi, plus on séjourne dans ce +lieu et plus on monte; mais pour nous elle est très étrange, la paix que +cette ville des morts exhale avec la senteur de ses cèdres et la fumée +de ses baguettes d'encens: paix de ces milliers d'âmes défuntes qui +perçurent le monde et la vie à travers de tout petits yeux obliques et +dont le rêve fut si différent du nôtre. Ils sont innombrables, les êtres +dont la cendre se mêle ici à la terre; les bornes tombales, inscrites de +lettres inconnues, se groupent par familles, se pressent sur le flanc de +la montagne comme une multitude assemblée pour un spectacle; il en est +de si anciennes, de si usées qu'elles n'ont plus de forme. Et tout ce +versant regarde le sud et l'ouest, de façon à être constamment baigné de +rayons, le soir surtout, attiédi et doré même quand décline le soleil +d'hiver, comme en ce moment. Le long des étroits sentiers, aujourd'hui +semés de feuilles mortes, qui grimpent vers les cimes, on passe parfois +devant des alignements de gnomes assis sous la retombée des fougères, +bouddhas en granit de la taille d'un enfant, la plupart brisés par les +siècles, mais chacun ayant au cou une petite cravate d'étoffe rouge, +nouée là par les soins de quelque main pieuse. Par exemple, de +personnages vivants, on n'en rencontre guère; un bûcheron, de temps à +autre, un rêveur; une mousmé qui, par hasard, ne rit pas, ou une vieille +dame apportant des chrysanthèmes, allumant sur une tombe une gerbe de +ces baguettes parfumées qui donnent à l'air d'ici une senteur d'église. +Il y a des camélias de cent ans, devenus de grands arbres; il y a des +cèdres qui penchent au-dessus de l'abîme leurs énormes ramures, noueuses +comme des bras de vieillard. Des capillaires de toute fantaisie, longues +et fragiles, forment des amas de dentelles vertes, dans les recoins qui +ont la tiédeur et l'humidité des serres. Mais ce qui envahit surtout +les tombes et les terrasses des morts, c'est une certaine plante de +muraille, empressée à tapisser comme le lierre de chez nous, une plante +charmante aux feuilles en miniature, qui est l'amie inséparable de +toutes les pierres japonaises. + +On reçoit en plein les rayons rouges du soir, en ce moment, dans les +hauts cimetières tranquilles; les feuilles mortes, le long des chemins, +semblent une jonchée d'or, en attendant qu'elles se décomposent pour +féconder les mousses et tout le petit monde délicat des fougères. Les +bruits d'en bas arrivent à peine jusqu'ici; la ville, aperçue dans un +gouffre, au-dessous de ses pagodes et de ses tombes, n'envoie point sa +clameur vers le quartier de ses morts: dans ce calme idéal, dans cette +tiédeur, comme artificielle, épandue sur la nécropole par le soleil +d'hiver, les âmes d'ancêtres, même les plus dissoutes par le temps, +doivent reprendre un peu de conscience et de souvenir. + +Quant à moi, qui suis né sur l'autre versant du monde, voici qu'au +milieu de ces ambiances étranges je songe très mélancoliquement à mon +pays, à l'année qui vient de finir, au siècle tombé ce matin dans +l'abîme et qui fut celui de ma jeunesse... + +Maintenant une cloche sonne, en bas dans une pagode, une cloche +formidable et lente,--quelqu'une de ces cloches énormes qui sont +couvertes d'inscriptions mystérieuses ou de figures de monstre, et que +l'on fait vibrer au choc d'une poutre suspendue;--elle sonne à +intervalles très espacés, comme chez nous pour les agonies. Elle ne +trouble rien; plutôt elle accentue, elle souligne cet exotique silence. +En l'entendant, je me sens plus loin encore de la terre natale; je +regarde avec plus de tristesse ce rouge soleil au déclin, qui, à cette +heure même, se lève là-bas, pour un matin sans doute glacé, sur ma +maison familiale... + + + + +XIII + + +2 janvier. + +Un seigneur japonais, un véritable, un qui se souvient encore d'avoir +été, au temps de son adolescence, un Samouraï à deux sabres, mais qui +porte aujourd'hui tunique de colonel et casquette galonnée à la russe, +nous a conviés ce soir à faire la fête avec lui, dans la maison-de-thé +la plus élégante de la ville et la plus fermée, où l'on dédaignerait de +nous recevoir si nous n'étions ses hôtes. + +C'est tout au fond du vieux Nagasaki, près de la grande pagode du +«Cheval de Jade», et nous nous y rendons en djinricha, au coup de neuf +heures du soir, par une nuit froide et pure, éclairée d'une belle lune +d'hiver. + +Dans ce quartier où brillent à peine quelques lanternes, la maison qui +nous attend, connue pour les rendez-vous de noble compagnie, est sombre, +close, silencieuse, immense: elle a deux étages, très hauts de plafond, +et se dresse plutôt tristement sur le ciel étoilé. Nos coureurs nous +déversent à la porte, au pied d'un escalier, dans un vestibule +minutieusement propre où nous devons dès l'abord quitter nos chaussures. + +Aussitôt, des mousmés, qui sans doute nous guettaient à travers les +châssis de papier mince, se précipitent du haut de l'escalier sur nos +personnes, s'abattent comme un vol de petites fées éclatantes. Il y en a +juste autant que d'invités,--et honni soit qui mal y pense, car tout se +passera comme dans le monde; ces dames, des guéchas de renom, que le +seigneur à deux sabres nous offre pour la soirée, ont seulement accepté +charge de nous distraire, de partager notre dînette, de charmer nos +yeux; rien de plus. Chacun de nous aura la sienne; chacun de nous, dans +le moment même qu'il se déchausse, est accaparé par une de ces gentilles +créatures, qui ne le quittera plus; du premier coup, les couples se +forment dans le brouhaha de l'arrivée, presque sans choix, comme au +hasard, et c'est deux par deux, la main dans la main, que nous +gravissons l'escalier, avec une musique de petits rires voulus, puérils +sans naïveté, mais jolis quand même. + +Au premier étage, la salle de réception, où nous sommes juste douze, les +guéchas comprises, contiendrait facilement deux cents convives; nous y +avons l'air perdu, au milieu de l'immaculée blancheur du papier mural, +ou des nattes couvrant le plancher. Et il n'y a rien pour orner cette +blanche solitude: ce serait une faute d'élégance; rien qu'un grand +bouquet frêle qui s'élance d'un vase ancien et rare, posé sur un haut +socle d'ébène; tout le luxe du lieu consiste dans les vastes +proportions, l'espace, et aussi dans la finesse des boiseries, +l'impeccable netteté des choses. + +Le seigneur, pour nous recevoir, a repris ses longues robes de soie; +n'étaient ses cheveux coupés court, il serait redevenu un Japonais du +vieux temps. Quant au décor, il est aussi très pur, sauf la lumière +électrique, la trop moderne lumière, qui tombe ça et là du plafond, mais +d'une manière discrète cependant, et voilée de verre dépoli. + +Quand nous sommes tous accroupis par terre, bien en rang au fond de la +salle, sur des coussins de velours noir, six servantes pareillement +vêtues apparaissent à la porte, dans le lointain de ce petit désert de +nattes et de papier, se prosternent et font une première entrée tout à +fait rituelle pour venir d'abord placer, devant chacun des couples +assis, l'inévitable réchaud de bronze. Ce sont des personnes entre deux +âges, et d'aspect respectable, ces servantes, pâles, distinguées, les +cheveux lissés en ailes de corbeau; elles ont arboré la tenue et la +couleur de grand apparat, qui sont spéciales aux fêtes du nouvel an et +ne doivent se porter que la première semaine de chaque année: robe de +crépon noir, d'un noir mat et profond comme le voile de la nuit, avec un +blason blanc au milieu du dos; robe qui traîne derrière, traîne sur les +côtés, traîne devant, et qui, grâce à un jeu de bourrelets intérieurs, +reste toujours majestueusement étalée autour de la mièvre petite bonne +femme. + +Et la dînette commence par terre, tous les services apportés en bon +ordre et en rang par les six servantes correctes, dont la noire théorie +s'avance chaque fois comme pour le deuil très officiel de quelque +personnage lointain et saugrenu. + +C'est la même dînette japonaise que l'on a déjà faite partout: les +petites soupes aux algues, les énigmatiques et minuscules choses pour +poupées. Mais tout est d'un raffinement extrême, servi dans des +porcelaines diaphanes, dans des laques légers, légers, presque +impondérables. Et il y a d'étonnantes pâtisseries imitant des paysages, +des sites de rêve nippon, rocailles en sucre brun, vieux cèdres en sucre +verdâtre très délicatement feuillus. + +Après souper, ces dames, qui sont haut cotées et se font payer fort +cher, consentent à retirer de leurs étuis de crépon les longues guitares +à voix de sauterelle et les spatules d'ivoire qui servent d'archets. +Elles chantent, comme de jeunes chats qui miauleraient le soir du haut +d'un mur. Et enfin elles dansent, avec des masques divers; la danse de +la goule, celle de la grosse dame joufflue et bête, la danse des roues +de fleurs, le pas de la source; tout ce que mademoiselle Pluie-d'Avril, +mon amie, m'a déjà fait connaître dans la «Maison de la Grue», et qui +est de tradition infiniment ancienne, m'est réédité ici, dans un cadre +plus vaste, plus distingué et plus vide encore. + +Ces dames ont des robes adorablement nuancées, qui passent du bleu +cendré de la nuit au rose de l'aube, et que traversent de grandes fleurs +imaginaires, ou bien des vols de cigognes au plumage d'or. A force de +grâce et d'artifices, elles sont presque jolies, et on subirait leur +charme apprêté s'il faisait moins froid. Mais on gèle sur ces nattes, +dans la salle trop grande où les braises des gentils réchauds nous +entêtent sans donner de chaleur. Et la lune de janvier, dont on perçoit, +à travers les carreaux de papier de riz, la pâleur spectrale, en +concurrence avec là lumière électrique, nous rappelle que dehors la +gelée blanche de l'extrême matin doit commencer de se déposer sur la +ville endormie. Il est temps de quitter ce lieu d'élégance étrange. + +Pour finir, un jeu puéril sans gaîté. Par terre, dans la salle très +vide, on forme un cercle avec les coussins de velours funéraire, espacés +d'une longueur de mousmé, et là-dessus nous voici tous courant à la file +et en rond, d'un pas que rythme une chanson de cent ans.--Les Japonais +s'amusaient à ce jeu dans la nuit des âges: de vieilles images en font +foi.--A perdu qui n'est pas perché sur le velours d'un coussin noir, +quand brusquement la chanson s'arrête, et les guéchas alors font +entendre des petits rires, comme une dégringolade de perles fausses. + +Oh! la niaiserie et la tristesse de cela, au milieu de cet exotisme +extrême, au pied de la pagode du Cheval de Jade, dans le grand silence +des entours et dans la froidure d'un minuit de janvier!... + +Allons-nous-en!--Nos coureurs, en bas, nous attendent, endormis dans des +couvertures, à côté de nos souliers. Enfin rechaussés, nous nous +installons sur nos petits chars, et l'air vif nous saisit, la nuit du +dehors nous enveloppe, tandis que les guéchas, restées dans l'escalier, +en groupe lumineux, étourdissant de couleur, s'inclinent pour des +révérences charmantes. Sur le ciel tout bleui de rayons de lune, les +vieux cèdres sacrés du temple voisin découpent en noir leurs branches +tordues, aux rares bouquets de feuillage, d'un dessin très japonais. Et +peu à peu nous prenons de la vitesse, à mesure que s'éveillent mieux nos +coureurs; nous voilà partis pour une longue course aux lanternes, +traversant un Nagasaki bleuâtre, vaporeux et lunaire, qui dort tout +baigné de brume hivernale. + + + + +XIV + + +Mardi, 8 janvier. + +Oh! les étonnantes petites personnes, que j'ai rencontrées aujourd'hui à +la campagne! Je les voyais de loin cheminer devant moi, une +cinquantaine, presque en rang comme un peloton de soldats, toutes +pareilles et toutes blanches. Des peignoirs de calicot blanc,--aux +manches plates, attachés à la taille par une ceinture, sans corset,--en +faisaient des bonnes femmes bien rondes, à tournure de grosse paysanne +inélégante. Des bonnets de calicot, tout simples et tout raides, mais +trop majestueux et comme gonflés de vent, semblaient des cloches à +melon sur les têtes... Qu'est-ce que ça pouvait bien être, ce monde-là? +Des Japonaises, fagotées ainsi, lourdement et sans grâce?--Pas possible. + +J'ai pressé le pas pour vérifier. Et, sous les hauts bonnets comiques, +j'ai bien vu des figures plates de mousmés ou de jeunes femmes +nipponnes; mais ces dames avaient l'air sérieux, pénétré, ne riaient +point; l'habituel badinage des rencontres n'eût pas été de circonstance, +évidemment, et j'ai passé, sans rire moi non plus. + +Ensuite je me suis informé: c'était l'école des ambulancières pour +l'armée, qui faisait une promenade hygiénique d'entraînement!... Tout +est à la guerre, en ce moment-ci, tout est préparatifs pour cette grande +tentative contre la Russie,--qui, du reste, ne constituera que la +manifestation initiale de l'immense Péril jaune. + +On m'a assuré que, dans les rangs de ces petites créatures empaquetées +en tenue d'hôpital, il se trouvait des dames nobles, des descendantes de +ces vieilles familles dans lesquelles nous autres étrangers ne +pénétrons pas encore. Et des officiers, mes camarades, qui ont déjà été +soignés et pansés par elles, gardent le meilleur souvenir de leurs mains +si petites, douces, adroites, aux patiences inlassables. + +Mais ces énormes bonnets gonflés d'air, ces espèces de coiffes à la +Cauchoise, qui dira pourquoi?... + + + + +XV + + +Samedi, 12 janvier. + +Madame Renoncule, ma belle-mère, a vraiment toutes les délicatesses. +Malgré ma réserve si marquée vis-à-vis de mademoiselle Fleur-de-Sureau +ma belle-soeur, elle m'avait de nouveau convié hier soir à un repas de +famille, que j'aurais eu trop mauvaise grâce de refuser encore. +J'espérais toutefois m'y amuser davantage, et je dois reconnaître que +l'attitude générale a été plutôt guindée. On gelait, en chaussettes, sur +les nattes du plancher. On disait des choses cherchées et vides, +galantes avec réserve, dont on essayait de rire. Les petites soupes +étaient froides dans les bols en miniature. Tout était froid. + +Et tout serait resté incolore si, vers la fin du repas, une de mes +cousines mariée depuis peu, madame Fleur-de-Cerisier,--jeune personne +très distinguée, mais qui dès l'âge le plus tendre a été maintes fois +victime d'un tempérament trop inflammable,--ne s'était éprise d'Osman au +point de lui proposer d'oublier pour lui tous ses devoirs. A la suite de +cet incident, que l'on ne saurait trop déplorer, une gêne très notable +s'est glissée dans mes rapports avec ma belle-famille. + +Toutefois mes relations avec madame Prune n'en ont point souffert, et ce +matin je l'ai accompagnée jusqu'à la tombe de feu ce pauvre M. Sucre, où +elle avait senti le besoin d'aller déposer avec moi quelques fleurs. Son +culte est vraiment touchant pour la mémoire de cet époux débonnaire, qui +ne suffisait peut-être pas à la fougue de sa nature, mais que paraient +tant de qualités discrètes, et qui possédait comme pas un le tact de +s'éclipser à propos. + +C'étaient de tardifs chrysanthèmes, couleur de rouille, gracieusement +entremêlés à des branchettes de cryptomeria, que madame Prune avait +choisis pour sa fidèle offrande. + +Il m'a paru un peu à l'abandon, le coin de cimetière où M. Sucre repose, +mais situé fort aimablement sur la montagne, avec une vue attrayante. +Aux quatre coins de la tombe, des tubes de bambou fichés en terre +forment de naïfs porte-bouquets où nous avons disposé nos fleurs, non +sans quelque recherche d'arrangement. Une courte invocation aux Esprits +des ancêtres; quelques baguettes d'encens allumées dans le petit +brûle-parfum funéraire, et la veuve, avec un soupir, s'est arrachée à ce +lieu mélancolique; il fallait se hâter, car la pluie menaçait de nous +surprendre au milieu de nos pieux devoirs. + +Cette averse a d'ailleurs rendu plus intime notre retour, car, dans les +chemins de descente, tout de suite glissants et dangereux, madame Prune, +chaussée de socques en bois, a dû chercher le secours de mon bras, et +nous sommes revenus ensemble sous son large parapluie. + +Il était très vaste, ce parapluie de madame Prune, à mille nervures et +garni de papier gommé; tout autour, peintes en transparent, folâtraient +des cigognes,--interprétées un peu à la manière du cher défunt, qui +restera toutefois le peintre incomparable de ce genre d'oiseau. + + + + +XVI + + +16 janvier. + +Aujourd'hui, une visite dont je m'amusais d'avance, ma première à +mademoiselle Pluie-d'Avril, dans son domicile particulier. + +Et je l'ai trouvé tel que je l'imaginais, ce logis de petite cigale sans +lendemain, de petite créature qui n'existe que par la grâce éphémère et +le chatoiement des atours, à l'égal de quelque papillon éclos pour +charmer nos yeux. C'est dans une vieille rue qui monte,--non vers les +montagnes des temples et des tombeaux, mais vers la «Montagne ronde», +sorte de colline détachée en pleine ville et ne supportant que des +maisons-de-thé ou des maisons de plaisir. Là, au premier étage d'une +construction à la mode ancienne, toute de bois de cèdre et de papier, le +nid de la petite danseuse s'avance en balcon, au-dessus des passants +rares et discrets. On se déchausse, il va sans dire, dès le bas de +l'escalier, garni de nattes blanches, et tout est minutieusement propre +dans la maisonnette sonore, dont les bois, desséchés depuis cent ans, +vibrent comme la caisse d'une guitare. + +Mademoiselle Pluie-d'Avril habite avec M. Swong, un énorme chat, matou +bien fourré, d'imposante allure, qui porte une collerette tuyautée, et +madame Pigeon, une vieille, vieille femme à cheveux blancs qu'elle +appelle grand'mère,--quelque «madame Prune» du temps passé, sans doute, +mais qui a pourtant de braves yeux, un air de bonne aïeule, douce et +presque respectable. + +Après mille révérences, pendant qu'on se hâte de me préparer des bonbons +et du thé, je passe, du coin de l'oeil, l'inspection de ce logis. C'est +drôle d'être là, et mademoiselle Pluie-d'Avril, en maîtresse de maison, +comment dire ses belles manières, son affairement, et le sérieux de son +impayable minois!... Un intérieur bien modeste; on est comme chez des +gens du peuple, mais soigneux. Ce qui détonne seulement, ce sont les +coffres de laque contenant les costumes de danse, dont quelques-uns, +jetés çà et là, semblent des robes de fée qui traîneraient dans une +chaumine. Aux murs, de bois sec et de papier blanc, il y a des +photographies de mademoiselle Pluie-d'Avril et de quelques-unes de ses +camarades, dans leurs rôles à succès: frimousses de jeunes chattes, avec +des falbalas comme les princesses nipponnes de jadis, ou avec des +perruques de douairière. Et, à titre de curiosité exotique, il y a aussi +deux images européennes: l'impératrice Eugénie et le roi +Victor-Emmanuel... Cependant je ne vois nulle part la table des +ancêtres, le recoin vénéré, toujours un peu noirci par la fumée des +baguettes d'encens, que l'on trouve dans les maisons les plus pauvres. +Non, il fait défaut ici, cet autel qui est l'indice de toute famille +constituée; la petite danseuse n'a donc point de parents, et n'est +chaperonnée dans la vie que par ce matou sournois et cette grand'mère de +hasard. + +Au fait, pourquoi donc s'en est-elle allée, la soi-disant grand'mère, la +vieille dame aux yeux restés honnêtes?... Et pourquoi M. Swong, assis +gravement sur son postérieur, la collerette relevée en fraise à la +Médicis, m'observe-t-il fixement avec ses yeux verts?... Dans ce +milieu-là, tout est mystérieux et tout est possible... Cependant, non, +je ne peux croire que cette éclipse de madame Pigeon soit +intentionnelle; un pareil soupçon me gâterait ce propret logis, cette +petite créature fine, et la collation posée devant moi sur les nattes du +plancher. Chassons le doute mauvais, et asseyons-nous par terre pour +faire la dînette, avec des cérémonies, comme dans le monde... + +Quand il est l'heure de prendre congé, j'embrasse mademoiselle +Pluie-d'Avril et M. Swong, chacun sur la joue, et on me reconduit très +aimablement, très cordialement, après avoir exprimé l'espérance de me +revoir. Sans aucun doute, je reviendrai, car tout s'est passé à +souhait, il n'y a eu nulle équivoque, et, sur la dernière marche du +vieil escalier, mademoiselle Pluie-d'Avril, prosternée, son éventail à +la main, me suit d'un franc et gentil sourire... + +Mais qu'est-ce qu'il peut bien y avoir, dans cette toute petite tête de +danseuse, et dans ce petit coeur?... Toujours la mélancolique +interrogation sans réponse, que j'ai si souvent ressassée à propos +d'êtres essentiellement différents de moi et indéchiffrables, chats, +singes, ou enfants des races humaines très distantes de la nôtre, dont +le regard était entré dans le mien par la route profonde... Et puis, +quels seront ses lendemains, à celle-là, et quelles prostitutions +l'attendent? Restera-t-elle seulement jolie en grandissant, quand la +fleur de l'enfance sera fanée sur ses joues? Et alors, si elle ne l'est +plus, jolie, dans quelle misère ira-t-elle finir, la petite fille aux +belles robes?... + +Tout en songeant à ces lendemains de mademoiselle Pluie-d'Avril, qui +incarne encore un rêve du vieux Japon, du Japon des laques et des +éventails, je retombe peu à peu dans le Nagasaki moderne, et voici les +quais, les cabarets à l'américaine. C'est l'heure où la foule +lamentable des ouvriers quitte les usines, visages noircis par ce hideux +charbon de terre, qui aura été, plus que l'alcool peut-être, le fléau +destructeur de notre espèce. Et là-bas, sur la rive d'en face, au pied +de ces montagnes qui ne connaissaient naguère que les cèdres, les +bambous et les pagodes, des tuyaux fument, fument, empoisonnent l'air du +soir, et des machines sifflent, crient avec des voix de Guignol: là est +l'arsenal maritime, où l'on s'épuise nuit et jour à construire les plus +ingénieuses machines, pour ces grandes tueries d'ensemble, inconnues à +nos ancêtres. + + + + +XVII + + +Jeudi, 17 janvier. + +La pluie tombait dru sur la mer, qui en était comme criblée, qui +semblait fumer au coup de fouet de ces milliers de gouttelettes +cinglantes. + +Dans ma chambre du _Redoutable_,--la porte fermée pour moins entendre ce +perpétuel bruit des entreponts bondés de matelots,--un tel déluge +mettait, avant l'heure, une obscurité de soir. Le piano, que je venais +d'ouvrir, avait ses sons feutrés des jours où il pleut, et la pédale +sourde, tout le temps maintenue à cause des voisins, atténuait aussi la +musique de Wagner, comme si on l'eût jouée au fond d'une armoire close: +c'était un passage de _Tristan et Iseult_, que j'accompagnais, d'une +manière un peu distraite tout d'abord, et que mon serviteur Osman +chantait à demi-voix. Par la fenêtre, on voyait les verdures de la rive, +dans un effacement gris, des verdures mouillées, des roches mouillées, +des feuillages qui se couchaient sous l'averse; on se sentait entouré +d'eau, enveloppé de ruissellements. + +Porte fermée, la vie, le remuement, la clameur contenue des six cents +hommes, entassés un jour de pluie dans les flancs du navire, vous +arrivait bien encore, à travers les cloisons de fer; mais c'était une +symphonie si habituelle que vraiment on l'entendait à peine, on +l'entendait même de moins en moins, à mesure que le chant wagnérien vous +prenait davantage, que la voix montait, et que s'exaltait +l'accompagnement. + +Or les paroles disaient: «...dans un pays lointain, dans un pays où +règne l'ombre», quand le canon tout à coup est venu ébranler notre +maison blindée... Des coups espacés, à intervalles funèbres, ne +rappelant pas ces saluts que, dans une escadre comme la nôtre, on +entend chaque jour... Et j'ai envoyé Osman aux informations. + +Il est rentré vite pour me dire, du reste sans altération notable sur sa +figure joyeuse: «C'est la vieille _couine_ qui est morte!» Et un +timonier, l'instant d'après, venait avec plus de correction m'annoncer +aussi: «Commandant, les Anglais saluent, pour la Reine Victoria qui est +décédée.»--Oh! alors, si c'est cela, tous les navires vont s'y mettre; +et le _Redoutable_ lui-même; nous en avons pour jusqu'à ce soir, de ces +longues salves pompeuses. Reprenons donc _Tristan et Iseult_, malgré le +fracas du dehors. La nouvelle d'ailleurs n'interrompt pas non plus +l'exercice de gymnastique des matelots qui font les mouvements +d'assouplissement au-dessus de ma tête, ni leurs voix gaies qui comptent +toutes ensemble: une, deux, trois! sans souci de ce deuil officiel. + +La canonnade cependant se propage sur tous les points de la baie, où +sont rassemblés tant de navires de combat, et l'écho de la montagne +aussi s'en mêle, répond comme un tonnerre lointain. + +Or, il en va de même tout autour de la terre. Et c'est étrange, quand on +s'y appesantit, la répercussion de cette mort sur le monde... Ainsi, une +aïeule rassasiée de jours vient de s'éteindre là-bas, là-bas, dans une +île brumeuse; des milliers d'autres créatures, un peu partout, rendaient +en même temps leur âme, dont on ne s'occupe point; mais celle-ci, par +une des plus antiques et des plus enfantines conventions humaines, +personnifiait un peuple, le _peuple de proie_; alors, un réseau de fils +enveloppant les pays et les mers, a propagé la nouvelle, et c'est un +immense bruit, troublant le repos de tous; dans chaque lieu, dans chaque +recoin où les hommes ont groupé des machines à tuer, un vacarme d'orage +retentit, comme ici même dans cette baie si éloignée et si étrangère. + +D'aucuns la disaient bonne et pitoyable aux souffrances, la si vieille +reine qui vient de mourir: alors, combien son déclin dut être angoissé +par les spectres du Transvaal, si seulement elle avait gardé un coeur un +peu maternel malgré l'orgueil, à travers les griseries de l'adulation +et du faste. Nul ne m'était plus indifférent qu'elle, et cependant sa +fin m'émeut presque, en cette pluvieuse journée d'hiver; c'est qu'elle +était souveraine bien des années avant ma naissance, et, tout enfant, +j'entendais souvent prononcer son nom, en ce temps-là sympathique aux +Français; une période meurt avec son interminable règne, et il semble +qu'elle nous entraîne un peu tous à sa suite dans le passé... + +Mais, il était écrit que, dans ce pays, je ne pourrais rien prendre au +sérieux, pas même un deuil royal... Voici maintenant que je pense à +l'impression des mousmés, dans toutes ces maisonnettes perchées sur la +rive, entre les feuillages trempés de pluie, à leur surprise d'entendre +ces salves qui ne finissent plus; les petits carreaux de papier, les +petits châssis à glissière s'ouvrant partout, dans ces logis frêles +comme des jouets de Nuremberg, et des têtes gentiment comiques, se +risquant sous l'averse, pour se demander les unes aux autres, après la +révérence obligée: «Qu'est-ce qu'il y a, mademoiselle Tulipe?... +Qu'est-ce qui se passe donc, mademoiselle La Lune?...» Alors le sourire +me vient malgré moi, ce sourire irrésistible que me causent toujours les +figures des mousmés ou des jeunes chats... + +Sur le soir, quand le vrai crépuscule s'ajoute à la pénombre des nuages +et de la pluie, la canonnade par degrés s'apaise. A longs intervalles, +quelques derniers coups grondent encore, prolongés par l'écho. Et puis +un infini silence retombe sur cette mort, avec la nuit qui vient: la +page de l'histoire est tournée; la vieille dame orgueilleuse commence sa +descente éternelle, dans la paix peut-être, assurément dans la cendre et +l'oubli... + + + + +XVIII + + +Dimanche, 20 janvier. + +Les derniers chrysanthèmes, fripés par les gelées du matin, ont disparu +de l'étalage de madame L'Ourse, ma fleuriste ordinaire, pour faire place +à des camélias et à des branchettes de saule, ornées déjà de ces petites +pendeloques jaunâtres qui sont des floraisons d'extrême renouveau. Notre +séjour indéterminé dans ce pays se prolonge de semaine en semaine, et +nous finirons par y voir poindre le printemps. + +Dans sa vieille rue toujours en pénombre, qui longe le flanc de la +montagne et les soubassements des temples, cette boutique de madame +L'Ourse est un point où je m'arrête chaque jour, avant d'aller m'isoler +là-haut, dans les bosquets des morts. Nous sommes du reste un peu en +galanterie, madame L'Ourse et moi: c'était fatal. + +Sa maisonnette de bois est noirâtre, caduque comme la rue tout entière, +moisie à l'ombre de ces terrasses moussues qui soutiennent les pagodes +et la nécropole. A la devanture, sont accrochés quantité de tubes en +bambou remplis d'eau, où trempent des fleurs, des feuillages, des +fougères, des herbes.--Les Japonais, même du bas peuple, chacun sait +cela, nous ont devancés de plusieurs siècles dans le raffinement des +bouquets, dans l'art de composer, avec les plantes les plus vulgaires, +des gerbes d'une grâce inimitable, dignes de leurs vases aux mille +formes. + +Avec madame L'Ourse,--qui est dans les âges de madame Prune, autant dire +à l'époque de la vie où les femmes sont le plus aimables,--le prix des +fleurs se débat toujours longuement, pour le seul plaisir de marchander, +en se faisant un doigt de cour. Cela s'entremêle de madrigaux que je +lui adresse sur sa personne et qu'elle sait me rendre avec une civilité +parfaite; d'autres dames du voisinage sortent alors des petits logis +vermoulus et sombres pour assister au galant tournoi: c'est madame +Montagne-Peinte, marchande de bric-à-brac au coin de la rue, ou madame +Le Nuage qui vend des baguettes d'encens pour les Trépassés, ou encore +madame Tubéreuse, dont l'époux, au fond d'un hangar poussiéreux, redore +les bouddhas centenaires et répare les autels d'ancêtres. + +Lorsque ma gerbe est enfin choisie et payée, je la laisse en dépôt chez +la marchande (prétexte à revenir), et je commence mon ascension à peu +près quotidienne à la sainte montagne qui surplombe. + +Quantités de chemins s'offrent à moi, tout le long de cette rue +vénérable, où il fait plus froid qu'ailleurs faute de soleil. Tantôt je +m'en vais par les étroits raidillons qui grimpent au milieu des roches +verdies, des mousses à reflet de velours, des capillaires aux tiges de +crin noir, des petites sources éparpillées sur les feuilles comme des +perles de verre. + +Ou bien je monte plus lentement par les larges escaliers de granit et +les terrasses des temples.--Mais là, le sourire s'arrête, car +soudainement tout devient grave, et une horreur religieuse inconnue sort +des vieux sanctuaires obscurs. Il y a de quoi faire chaque jour quelque +découverte nouvelle, dans ces quartiers de silence et d'abandon, étages +au-dessus de la ville, et précédés de tant de vestibules, de terrasses, +de portiques sévères. Dans les cours dallées, des arbres qui ont vu +passer les siècles étendent leurs grosses branches mourantes, soutenues +ça et là par des béquilles de bois ou de granit; il y pousse aussi des +cycas géants, dont le tronc multiple s'arrange en forme de candélabre; +des cycas qui supportent le froid, admettent à l'occasion la neige sur +leurs beaux plumets,--résistent aux hivers, dans ce pays, comme font du +reste quantité d'autres plantes délicates, et comme les singes des +forêts, comme les grands papillons pareils à ceux des Tropiques, le +Japon, semble-t-il, ayant le privilège d'une flore et d'une faune qui +ne sont plus de son climat.--Des galeries couvertes, aux colonnes de +cèdre, entourent d'une zone d'ombre les sanctuaires presque toujours +fermés, où l'on voit, à travers les barreaux des portes, briller des +dorures atténuées, luire les mains et les visages des dieux assis en +rang sur des fauteuils. Ces temples, comme leurs arbres, ont vu couler +des années par centaines, et le moment approche où leurs boiseries, +leurs laques s'en iront en débris et en cendre. Sur les autels, ou bien +aux plafonds poudreux, aux frises des vieilles colonnades, derrière les +toiles d'araignées, il y a partout du mystère; partout il y a de +l'étrange et de l'inquiétant, dans les moindres formes des figures ou +des symboles. Et on sent bien, ici, qu'au fond de l'âme de ce peuple +badin, au fin fond pour nous impénétrable, doit résider autre chose que +de la frivolité et du rire, sans doute quelque conception plutôt +terrible de la destinée humaine, de la vie et de l'anéantissement... + +En montant toujours, voici bientôt la peuplade des petits bouddhas en +granit, tout barbus de lichen, et les innombrables bornes funéraires, +enlacées de plantes aux minuscules feuilles; voici le réseau des +sentiers qui se croisent parmi les tombes, sous les bambous et les +camélias sauvages; voici tout le labyrinthe des morts. Et, à cette +hauteur, je retrouve presque chaque fois ce soleil du soir, couleur de +cuivre, qui, avant de s'abîmer là-bas dans la mer Jaune, s'attarde si +languissamment sur ces pentes exposées au sud et à l'ouest, pour y +apporter une tiédeur pas naturelle et comme enfermée, et me donner +toujours la même illusion de serre. Çà et là, gisant sur quelque +terrasse mortuaire, une chaise à porteurs, toute petite et en bois blanc +très mince, comme pour promener une poupée, indique la place d'un mort +nouvellement amené à ce haut domaine; c'est là dedans qu'on a apporté sa +cendre, et l'usage veut qu'on laisse le véhicule léger pourrir sur +place, avec les lotus en papier d'argent qui servirent au cortège. Où +les brûle-t-on, ces morts, dans quel recoin clandestin, et avec quelle +pudeur de les montrer? En ville on ne les rencontre jamais que déjà tout +incinérés, tout réduits, tout gentils, et ne pesant plus, portés +allègrement à l'épaule sur des bâtonnets, dans des petits palanquins en +bois blanc, d'élégante et précise menuiserie; et quand j'ai interrogé +des Japonais sur le lieu des bûchers, ils m'ont chaque fois évasivement +répondu: «Dans les montagnes... par là-bas... par là-haut...» Il n'y a +donc que de la poussière humaine, ici, point de cadavres jamais, ni de +décompositions, ni de forme affreuse, et cela supprime tout effroi sous +ces ombrages. + +L'heure du soir est l'heure par excellence, dans ces hauts cimetières où +la senteur hivernale des feuilles mortes, des mousses et des lichens se +mêle au parfum des baguettes d'encens allumées sur les tombes. C'est +aussi l'heure où je conçois le mieux l'énormité des distances; en +regardant, du haut de mon tranquille observatoire, décliner le soleil du +Japon, qui se lève à ce moment même sur mon pays, j'ai comme +l'impression physique, un peu vertigineuse, de la convexité de la Terre, +et de sa courbe immense. Et je me sens si loin, si loin, dans le +crépuscule qui vient, que tout à coup me prend le frisson de nostalgie, +au souvenir du pays Basque, ou bien de ma maison natale... + +Le plus souvent il est couché, ce soleil, quand je repasse devant chez +madame L'Ourse, mais elle m'attend pour tirer les vieux châssis de bois +qui ferment sa devanture. Avec un regard plein de sous-entendus, elle ne +manque jamais d'ajouter à la gerbe achetée deux ou trois fleurs, pour +moi particulièrement précieuses, parce qu'elles sont un cadeau, une +surprise qu'elle me réservait. + +Et maintenant, vite un pousse-pousse rapide, un coureur qui ait de +bonnes jambes, afin de retraverser la ville nipponne et de ne pas +manquer le dernier canot du soir. D'abord c'est la longue rue des +marchands, où, devant les petites boutiques de bois, papillotent les +porcelaines, les éventails, les émaux, les laques, toutes les choses +maniérées et jolies que fabriquent par milliers les Japonais et que +vendent les mousmés souriantes. Là défilent, dans le même sens que le +mien, quantité d'autres pousse-pousse empressés qui ramènent vers la mer +les officiers de notre escadre ou des cuirassés étrangers, chacun +rapportant nombre de petits paquets ingénieusement ficelés, de petites +caisses finement menuisées: les exaspérants bibelots auxquels ici +personne n'échappe. + +Le long des nouveaux quais à l'américaine, où les coureurs haletants +nous déposent, on se retrouve; on se trie par nations, sous un petit +vent glacé qui manque rarement de se lever le soir et d'asperger +d'embruns notre retour à bord. + +On nous a tant traités de pillards, dans certains journaux, nous tous, +officiers ou soldats de l'expédition de Chine, que nous avons admis la +dénomination «pillage» pour toute chinoiserie ou japonerie, si +honnêtement achetée soit-elle, et payée en monnaie sonnante. Or, il est +de règle sur mon bateau qu'après le souper, à l'instant des cigarettes, +chacun doit exhiber son «pillage» du jour; la table du «carré» se garnit +donc tous les soirs d'étonnantes choses, présentées par leur +propriétaire respectif. Mon Dieu, qu'on est bien, les nuits d'hiver, en +rade tranquille, installé à son bord, entre bons camarades, rentré dans +cette petite France flottante qui vous porte si fidèlement, mais qui +voisine tour à tour avec les pays les plus saugrenus du monde!... + + + + +XIX + + +Lundi, 21 janvier. + +Madame Prune caressait depuis de longs jours le rêve de venir me voir à +bord, comme elle était venue jadis sur la _Triomphante_, il y a tantôt +quinze ans, hélas! à l'époque où s'épanouissaient, dans toute leur +fraîcheur première, ses sentiments pour moi. + +J'avais galamment consenti, mais, en homme correct qui craint de donner +à jaser, je m'étais rendu chez madame Renoncule ma belle-mère pour la +prier de chaperonner la visiteuse. Et, afin d'enlever même tout +caractère clandestin à cette entrevue, j'avais convié aussi deux de mes +belles-soeurs et quatre jeunes guéchas de ma connaissance, en leur +recommandant d'apporter des guitares. + +Il avait fallu ensuite prévenir la police nipponne, pour les raisons +suivantes. Depuis des années, le Japon détenait le monopole d'exporter +dans toutes les villes maritimes de l'Extrême-Orient des jeunes +personnes de caractère gai, spécialement destinées à faire oublier aux +navigateurs les austérités de la mer; mais le gouvernement du Mikado +veut supprimer aujourd'hui cet usage, qu'il regarde comme attentatoire +au bon renom national, et devient très circonspect lorsqu'il s'agit de +laisser des dames seules se rendre à bord des navires. + +La perspective d'être présentés à madame Prune avait jeté parmi mes +camarades un doux émoi. Ils avaient fait des frais, commandé pour la +table des fleurs et de très ingénieuses sucreries. Et, à l'instant fixé, +leurs jumelles se promenaient discrètement sur tous les sampans de la +rade, pour épier la venue de nos invitées. + +Au bout d'une demi-heure, personne. Au bout d'une heure, rien encore. Et +j'ai envoyé aux informations, sur le quai. + +Des policiers,--trop peu physionomistes, hélas!--s'étaient opposés à +l'embarquement de ces dames, malgré l'autorisation accordée la veille, +croyant au départ d'une relève de pensionnaires pour certaines maisons +de Shangaï ou de Singapour. + +Madame Renoncule, paraît-il, toujours si maîtresse d'elle-même, avait +reçu ce coup le front haut, et s'était contentée de ramener avec dignité +mes belles-soeurs au logis. + +Mais, à l'idée d'être prise pour l'une de ces hétaïres migratrices, qui +ne craignent pas d'abandonner l'autel de leurs ancêtres pour aller +vendre à l'étranger leur sourire, madame Prune s'était évanouie. + + + + +XX + + +Mercredi, 23 janvier. + +Je passais tranquillement, avec un de mes camarades du _Redoutable_, +dans Motokagomachi, la grande rue des boutiques, regardant les bibelots +extraordinaires aux devantures et les sourires de ces gentilles petites +personnes, qui ont les yeux si bridés. Mais, en avant de nous là-bas, +très vite un rassemblement se formait, d'où partaient des vociférations +aiguës, grinçantes, rugueuses, comme celles des Chinois en guerre. Et au +milieu de ce groupe excité, deux officiers français, contre lesquels +semblait tournée la fureur générale!... Alors, nous sommes accourus +aussi, il va sans dire. + +C'étaient deux enseignes de vaisseau, arrivés d'hier à Nagasaki sur un +croiseur. Des bonshommes autour d'eux avaient les poings levés, leurs +courts bras jaunes sortant jusqu'à l'épaule des manches de leurs robes. +Or, ces bonshommes, nous les connaissions bien: c'étaient des marchands +de potiches du voisinage, chez lesquels nous avions l'habitude de +fréquenter, gens à sourires et à révérences plus que personne, gens +d'ordinaire obséquieux et patelins,--mais si transfigurés aujourd'hui +par la colère! Leurs petits yeux devenus effrayants, leur bouche +contractée par un rictus de fauve! Des êtres pour nous tout à fait +nouveaux, imprévus, ressemblant à ces masques de guerre qui grimacent la +mort, et dont les Japonais ont bien dû en effet prendre le modèle chez +eux quelque part. + +Tout simplement ces Français avaient poussé du pied le chien d'un de ces +marchands, qui voulait mordre: alors, besoin immédiat de revanche +nationale contre les deux étrangers... + +Le calme un peu dédaigneux des attaqués, notre arrivée aussi, à nous qui +étions connus pour être d'assez faciles acheteurs, empêcha la bagarre +d'aller jusqu'au premier coup de poing; sans cela nous étions +aveuglément houspillés par la foule, et non moins aveuglément traînés au +poste par une escouade de police, ainsi qu'il arriva la semaine dernière +aux officiers d'une autre flotte européenne. + +Ce petit peuple, arrogant et plein de mystère, cache, sous ses dehors +gracieux, une haine farouche pour les hommes de race blanche. + +Imaginerait-on même qu'un de leurs sujets de jalousie contre les +Européens est de ne pouvoir, pour cause de visage trop plat, user d'un +pince-nez? Aussi les élégants d'entre eux se hâtent-ils d'en porter, +même s'ils n'en ont pas besoin, pour peu qu'ils se sentent au milieu de +la figure un soupçon de quelque chose permettant d'en accrocher un. + + + + +XXI + + +Vendredi, 25 janvier. + +Le temple du Renard devient depuis quelques jours un de mes lieux de +pèlerinage habituels. + +Un chemin d'ombre verte, dans un repli de montagne, vous y conduit en +grimpant comme un escalier au bord d'une petite cascade alerte et +glacée. Il y a quinze ans, j'avais pu vivre tout un été à Nagasaki sans +le connaître, et je ne l'aurais pas découvert cette fois non plus, sans +les emblèmes religieux échelonnés à diverses hauteurs parmi les +branches, le long du sentier presque clandestin. Ces emblèmes sont des +renards blancs, assis sur des socles,--des renards fantastiques, bien +entendu, des renards déformés par l'imagination japonaise et traduits +sous les traits de maigres bêtes aux oreilles de chauves-souris, +montrant les dents avec un de ces rires à ne pas regarder, comme en ont +les têtes de mort; ou bien ce sont de frêles portiques de menuiserie, +peints en rouge et couverts d'inscriptions noires, parfois espacés au +hasard, ailleurs si rapprochés qu'ils forment une sorte de voûte +rougeâtre, sous l'autre voûte si verte des feuillées. Quelques +maisonnettes s'étagent aussi sur le parcours, humbles boutiques de +baguettes d'encens pour le temple, de bonbons pour les enfants qui +montent en pèlerinage, ou de petits renards en plâtre, longs comme le +doigt mais taillés sur le modèle de ceux de la route et montrant +l'affreux rictus qui convient. Partout des branches retombantes, des +mousses, des fougères; de beaux mandariniers, garnis de leurs fruits +d'or qui achèvent lentement de mûrir au soleil hivernal. Des roches +polies, arrondies par le temps et que d'imperceptibles lichens ont +marbrées, à l'ombre, de nuances douces et rares: des verts cendrés, des +gris passant au rose. Et çà et là, posé sur quelque vieille pierre +debout, un temple en miniature, de la taille d'un théâtre de Guignol, +très vieux lui aussi, très fruste, mais ayant ses emblèmes énigmatiques, +ses renards blancs et ses bouquets de riz apportés en offrande. La +cascade, le plus souvent cachée dans des fissures profondes, vous +accompagne de sa grêle musique, tandis qu'on s'élève sous les ramures, +par le sentier ardu ou par les marches usées. + +Enfin le temple lui-même apparaît, en avant d'un rideau de grands +arbres. Un assez petit temple, mais si étrange! Tout ouvert comme un +hangar, très simple, ainsi que tous les sanctuaires de ce Dieu-là, et +dépourvu d'aucune idole de forme humaine. Il est en bois, sans doute +ancien, mais d'un âge indéfinissable, tant on l'a bien entretenu, tant +sont soigneusement lavés ses panneaux et ses colonnes. Au milieu, +descend du plafond comme un lustre un énorme grelot également en bois, +sur quoi les fidèles frappent dès l'arrivée, et c'est pour que le Dieu, +en train peut-être de flâner parmi les nuages, soit averti qu'on est +là, que l'on demande audience. Alentour, les hommes ont arrangé cette +nature, déjà presque trop jolie par elle-même, en quelque chose de plus +joli encore, de plus compliqué surtout, ajoutant des rocailles aux +rochers, créant des petits ruisseaux pour y jeter des ponts. Les herbes +très délicates, les mousses, toute l'exquise flore sauvage d'ici; +apportent leur charme intime à ces arrangements qui ne seraient guère +que prétentieux chez nous. Par ailleurs, ce temple, ces objets +symboliques, déroutants de simplicité bizarre, que l'on aperçoit au fond +sur l'autel, imprègnent le jardin désert d'on ne sait quelle +transcendante et indicible japonerie. Et, au-dessus de tout cela, se +dresse la montagne avec ses fourrés de verdure. + +Juste en face du sanctuaire, une maison-de-thé, gentille et vieillotte, +se dissimule à moitié dans les arbres; on y accède par un arceau en +granit feutré de lichen, qui enjambe un torrent, et près duquel, dans +une vaste cage, deux grues blanches à huppe rouge, de la grande espèce, +se tiennent immobiles: pensionnaires sacrées du temple, il va sans +dire, mais très mélancoliques captives. + +La propriétaire de cette maison-de-thé, plutôt modeste et peu +achalandée, s'appelle madame La Cigogne. Bien que cette dame compte sans +doute une dizaine de printemps de moins que madame Prune, elle est d'une +maturité incontestable, mais n'a point abdiqué encore, et j'arrive de +jour en jour à me convaincre que le temps lui a laissé, à elle aussi, +quelques attraits. + +Sitôt qu'elle m'aperçoit, à l'orée du sentier vert, madame La Cigogne se +prosterne et affecte une expression d'extase qui semble dire: «En +croirai-je mes yeux? Quelle faveur inespérée le ciel m'envoie!» Je me +fais un devoir de saluer fort civilement à mon tour, avant de prendre +place sur les nattes blanches, devant la petite véranda enguirlandée de +plantes qui s'étiolent à l'ombre de tant d'arbres, et où languissamment +fleurissent quelques pâles roses d'hiver. + +Madame La Cigogne, après de nouvelles révérences, me présente aussitôt +la chatte de la maison, que j'honore de mon amitié, une certaine +mademoiselle Sato, jeune personne de six mois, à fourrure grise, qui a +conservé l'humeur folâtre de l'enfance. Ensuite, vient ma tasse de thé, +sucrée toujours à point. Et puis les bonbons que j'aime, et deux fines +baguettes de bois pour les saisir. A part quelques pèlerins, qui +viennent se restaurer ici, après des génuflexions, des exercices +religieux trop prolongés dans le temple, je suis presque toujours le +seul client de cette dame, ce qui favorise entre nous de longs +tête-à-tête. Dans le sentier voisin, personne non plus, personne ne +passe, si ce n'est de temps à autre quelques marchands d'eau, +athlétiques et demi-nus qui redescendent, portant à l'épaule, au bout +d'un bâton, des seaux en bois, remplis aux sources claires de la +montagne. On n'entend d'autre bruit que celui des petites cascades +perlées dégringolant sous les herbes; ou bien c'est, dans les branches, +le remuement discret des oiseaux, attristés parce que le soleil de +janvier reste incolore. + +Le lieu est paisible, étrange et ignoré. On y respire la senteur des +feuilles mortes et de la terre humide. Malgré la présence enjouée de +cette dame, on s'imprègne ici, dans le silence, de la japonerie spéciale +qui émane du temple aux lignes simples, et qui est une japonerie haute +et sereine. On sent comme des esprits, des essences très inconnues, +rôder sous les futaies, dormir au fond des grosses pierres aux têtes +rondes. Et la tombée du soir vous apporte dans ce recoin du Japon une +petite terreur charmante, dont on cherche en vain le sens introuvable. + +En quittant la maison-de-thé, je continue souvent de suivre le sentier +qui monte, jusqu'à l'instant où il finit dans la brousse. Sur des +pierres moussues émergeant du sol, encore deux ou trois de ces vieux +temples pour poupée, inquiétants à rencontrer malgré leur petitesse de +jouet d'enfant; mais les fougères, les racines deviennent de plus en +plus souveraines, dans la nuit verte qui s'épaissit, et tout se perd +bientôt au fond des bois, où les boutons des camélias sauvages, en +retard sur ceux des jardins d'en bas, commencent à peine à rougir... + +Pour être tout à fait franc vis-à-vis de moi-même, je suis forcé de +m'avouer que me voici un peu en coquetterie avec madame La Cigogne... + + + + +XXII + + +Jeudi, 31 janvier. + +Il semblait certain que notre grand cuirassé, la guerre étant unie, +allait reprendre la route de France et qu'après des relâches en +Inde-Chine il nous ramènerait chez nous pour le beau mois de juin. Il y +avait bien la petite tristesse de quitter bientôt ce navire, cette vie +de bord avec de bons camarades, cet amusant pays, de voir finir à jamais +toute cette période très spéciale de l'existence; mais cela se noyait +pour nous dans la joie du retour. + +Et voici qu'aujourd'hui le courrier de France nous apporte un désolant +contre-ordre: nous resterons deux ans dans les mers de Chine! Sitôt que +les glaces fondront à l'entrée du Peïho, force nous sera de rebrousser +chemin vers le Nord chinois, et de recommencer, sous le mauvais soleil, +le dur métier de l'automne passé: pourvoir au rapatriement du corps +expéditionnaire, rembarquer sur des transports, par grosse mer probable, +ces milliers d'hommes et ce matériel que nous avions eu déjà tant de +peine à déposer sur la rive... + +En une minute la nouvelle, entendue par des matelots à travers la +portière de brocart rouge de l'amiral, a été propagée à voix de +confidence, presque silencieusement, parmi l'équipage, semant la +consternation du haut en bas du _Redoutable_,--depuis les passerelles où +vivent, la longue-vue à la main, les timoniers chargés d'épier le plus +loin possible les choses du dehors, jusque chez les pauvres garçons, +pâlis comme des mineurs, qui habitent et travaillent au-dessous de +l'eau, entre des rouages de fer, au milieu des entrailles cachées du +navire, dans l'obscurité et dans l'odeur des huiles. + +Deux ans, à errer sur les mers de Chine! Tous, expédiés de France en +coup de vent, à l'annonce des affaires de Pékin, nous pensions que la +campagne durerait six mois à peine. C'était volontairement que nous +étions partis, nous les officiers, mais non pas les matelots. Forcés +d'accepter, ceux-ci, leur destination imprévue, ils avaient laissé en +suspens leurs humbles petites affaires,--des mariages, des baptêmes, des +règlements d'intérêts,--d'ailleurs convaincus, comme nous, qu'on allait +bientôt revenir... + +Mais voici maintenant que cela durera deux années! Et d'abord il va +falloir passer tout un été mortel sur les eaux chaudes et souillées de +l'embouchure du Petchili, être parqués là dans une caisse de fer où l'on +respire par des trous, ne sortir de l'étouffante demeure que pour peiner +au milieu des lames, sous un ciel accablant! Bientôt, c'est inévitable, +reviendront les dysenteries, les fièvres, et plus d'un sans doute ira +traîner ou mourir dans quelque hôpital de la côte chinoise... Tel est +l'ordre sans merci qui nous arrive. Adieu le retour! + +Pour réfléchir à ce changement de mes lendemains, et essayer de m'y +soumettre, j'aurais voulu m'en aller là-haut, sur l'exquise montagne des +cimetières, mon lieu de méditation préféré, et m'asseoir devant le +soleil couchant. Mais il tombe une petite pluie d'hiver très froide, qui +sent la neige. Faute de mieux, j'irai dans la maison-de-thé où mes +jouets habituels, mes deux petites poupées à musique, entre les murs de +papier, me distrairont avec une guitare et des masques. + + * * * * * + +Jamais elle ne m'avait paru si mélancolique, la salle vide et blanche, +aux parois minces, où je me trouve une heure après, les jambes croisées +sur un coussin de velours noir. Mademoiselle Matsuko, la guécha, qui ne +prend plus la peine de faire grande toilette en mon honneur, arrive +bientôt, modestement vêtue de crépon gris perle, s'assied par terre, +gentille et boudeuse, puis commence, d'un air résigné, à gratter les +cordes de son «chamecen» avec sa spatule d'ivoire. Dans le silence, dans +la lumière grise, déjà crépusculaire, une petite musique alors sautille +et pleure, triste à faire couler des larmes, étrange à donner le +frisson,--en attendant que paraisse l'autre, celle qui est moitié fée et +moitié chat, mademoiselle Pluie-d'Avril avec sa traîne et ses +révérences. + +J'ai eu tort de venir ici; c'est plus triste que ma chambre du +_Redoutable_. Le son de cette guitare, on dirait le chant d'une +sauterelle d'hiver, enfermée dans une cage de papier, une sauterelle de +pays très lointain, dont la maigre voix évoquerait un monde inconnu; je +l'entends sans l'écouter, mais cela suffit à maintenir pour moi cette +notion d'exotisme extrême qui avive ma nostalgie. + +Alors, deux ans dans les mers de Chine!... Il est fini, hélas! le temps +où j'étais angoissé, au cours des trop longues campagnes, par la crainte +de ne pas retrouver la figure vénérée et chérie de Celle à qui depuis +l'enfance on rapporte toutes choses, de Celle que personne au monde ne +supplée... Cette crainte-là est aujourd'hui changée en une certitude, +sur laquelle même un peu de résignation a commencé de venir. A ce point +de vue-là donc, peu importe à présent la durée de l'absence, puisque je +ne la retrouverai plus, à aucun de mes retours, jamais... Pourtant, des +liens profonds me tiennent encore au foyer,--et d'ailleurs mes années +sont bien comptées, pour que je les perde en exil... + +Elle se lève, la guécha, qui visiblement s'ennuie; elle pose sa longue +guitare et se met à marcher, indolente et gracieuse, si légère que le +plancher ne semble même pas s'en apercevoir,--ce plancher mince qui +gémissait tout à l'heure sous le pas des servantes, lorsque la dînette +nous a été servie. Et, au moment où s'est arrêtée sa musique monotone, +je songeais à certain vieux jardin qui est situé au-dessous de nous, de +l'autre côté de la terre, et qui, dans mon enfance, représentait pour +moi le monde. A l'instant précis où la sauterelle de rêve a cessé de +chanter, c'est ce jardin-là que je revoyais, après avoir repassé tant de +choses en souvenir, ce jardin avec ses treilles, ses vieux arbres, et +surtout un grenadier planté jadis par un aïeul, qui, à chaque mois de +juin depuis cent ans, sème en pluie ses pétales rouges sur le sable +d'une allée. Ce ne sera donc pas le printemps prochain que je reverrai +cette jonchée de fleurs rouges, ni même le printemps d'après; ce ne sera +peut-être jamais plus... + +La guécha, d'une main distraite, entr'ouvre l'un des châssis de bois et +de papier par où nous vient la pâle lumière: «Tiens, dit-elle, la +neige!» Et vite elle referme le panneau transparent, qui a laissé +pénétrer un souffle de glace dans la salle déjà si froide. La neige, +j'ai eu le temps de l'apercevoir pendant cette seconde où le panneau +s'est entr'ouvert: des flocons blancs qui tourbillonnent avec lenteur, +dans un ciel mort, au-dessus d'un toit japonais aux petites tuiles +rondes, d'un gris noirâtre. + +Alors, non, ce n'est plus tenable, ici!... + +Heureusement, voici la diversion nécessaire: des pas d'enfant dans +l'escalier, des froufrous de soie; mon petit chat qui arrive! + +Elle apparaît, cette petite mademoiselle Pluie-d'Avril, stupéfiante à +son ordinaire, dans ses falbalas, mièvre et comme sans consistance, +ainsi empaquetée dans ses étoffes à grands ramages. Elle est en dame +d'autrefois et porte un immense éventail de cour. Elle salue, fait +quelques pas, salue de nouveau, s'avance encore, et, tandis qu'elle se +prosterne cette fois pour une solennelle révérence à la mode ancienne, +une imperceptible expression de gaminerie plisse le coin de ses yeux +retroussés, sa bouche s'entr'ouvre pour laisser passer le miaou d'un +chat,--si bien imité, si imprévu que j'éclate de rire... + +--Oh!--fait mademoiselle Matsuko, pointue,--voilà trois jours qu'elle +préparait ça, pour distraire ta seigneurie. Avec son gros matou de +monsieur Swong, elle prenait des répétitions... + +Laisse dire, va, petite fée. C'était ce qu'il fallait; tu as réussi à +amuser celui qui te paie pour ça, et il te remercie. + +Maintenant, là-bas derrière toi, tourne, fais jaillir la lumière +électrique, ce sera moins lugubre. Et puis commence quelqu'une de tes +danses ou de tes scènes mimées,--celle, par exemple, du pêcheur endormi +cent ans au fond de la mer; celle, tu sais, qui exige au dernier tableau +un masque de vieillard tout blême avec une barbe comme des algues +blanches. + + * * * * * + +Le soir, à bord, pendant que la neige tombe abondamment du ciel +nocturne, je reçois la visite de quelques-uns de mes amis matelots, en +quête de renseignements plus précis sur la consternante nouvelle et +gardant un vague espoir que je la démentirai peut-être, que je les +rassurerai un peu. + +En dernier, m'arrive une sorte de géant breton, aux jolis yeux de +douceur triste profondément enfoncés sous un front large et têtu. Il +allait se marier dans un mois, celui-là, quand le navire, qui semblait +destiné à un long séjour en France, a reçu l'ordre imprévu de faire +campagne en Chine. A l'annonce du retour, il avait employé ses économies +à acheter une pièce de crépon blanc pour la robe de noces, et différents +bibelots japonais afin d'orner le logis. Mais maintenant, au milieu de +sa consternation enfantine, un des points qui le tourmentent le plus, +c'est la crainte que tout cela ne se gâte, pendant deux années, dans le +fauxpont humide, et il me demande timidement si je ne pourrais pas +loger la caisse, sans que ça me gêne trop, dans un coin de ma chambre. + +Comment lui refuser cette consolation-là? Certainement, bien que je sois +déjà encombré à ne savoir que devenir, je donnerai l'hospitalité à la +gentille pièce de soie blanche et aux modestes cadeaux de mariage. + + + + +XXIII + + +1er février. + +Cédant aux larmes de madame Prune, j'étais retourné hier à la police +nipponne, pour représenter à messieurs les agents qu'il ne s'agissait +point d'une migration, mais d'une simple visite de courtoisie, et qu'au +bout d'une heure ou deux nous rendrions toutes ces dames intactes à +leurs foyers. On s'était donc excusé de l'offensante méprise, et +aujourd'hui nous avons eu la joie de recevoir nos visiteuses, sous un +soleil printanier. + +Deux sampans, qui semblaient transformés en des barques cythéréennes, +toutes de séduction et de grâce, nous les ont amenées au coup de trois +heures, pour prendre le thé. + +Madame Renoncule cependant, en mère prudente, avait préféré cette fois +ne pas amener ses filles; mais nous avions madame Prune, entourée d'un +essaim de jeunes guéchas. Une douce gaîté, du meilleur aloi, n'a cessé +de régner pendant toute la visite de ces dames. Elles avaient fait des +toilettes extrêmement galantes, et en particulier le chignon de madame +Prune, amplifié à souhait par d'habiles posticheurs, restera dans toutes +les mémoires. Pour donner plus de piquant à cette réunion, mes camarades +s'étaient procuré quelques-unes de ces sucreries japonaises, composées +avec tant d'esprit,--allégoriques, pourrait-on dire,--qui représentent +tantôt des objets usuels, tantôt les fragments les plus divers de +l'organisme humain; ils les avaient spécialement choisies, bien entendu, +pour la principale invitée, et d'ailleurs avec autant de finesse que de +tact et de discrétion... + + + + +XXIV + + +2 février. + +Donc, nous restons ici jusqu'au printemps, c'est-à-dire environ deux +mois encore, car il faudra sans doute le soleil d'avril pour fondre ces +glaces, là-bas, qui nous ferment la sinistre entrée du Peïho. + +Et il ne s'annonce guère, le printemps de cette année, même dans la baie +si close, si défendue contre les vents de Nord, où notre navire +s'abrite. + +Au contraire nous sommes plus que jamais en pleine saison de bourrasques +et de neiges. Or, tout ce Japon, amusant par le soleil, devient +pitoyable, dès qu'il est boueux, ruisselant et transi. Du reste, on +meurt comme mouche, à Nagasaki dans ce moment; entre deux grains, dès +que le soleil d'hiver se montre, les gracieux cortèges de messieurs les +morts et de mesdames les mortes se hâtent vers la nécropole de la +montagne; on en trouve parfois deux, trois ensemble, qui s'abordent nez +à nez à un carrefour, échangent de suprêmes politesses, font à qui ne +passera pas devant l'autre, entravent la circulation et arrêtent par +douzaines les pousse-pousse crottés. En tête, marchent toujours quelques +bonzes en bonnet archaïque, robe sombre et surplis d'ancien brocart +d'or. Ensuite le héros du défilé, le mort lui-même, réduit à sa plus +simple expression, porté à l'épaule dans la toujours pareille petite +châsse de fine menuiserie blanche. A l'épaule également, plusieurs vases +en bois d'où s'échappent, pour dominer la foule, de fantastiques plantes +artificielles: lotus gigantesques à pétales d'argent, érables du Japon à +feuilles rouges, cerisiers ou pêchers tout en fleurs. Puis, la théorie +des dames ou mousmés vêtues de deuil, en blanc de la tête aux pieds. Et +enfin, la partie hautement comique du convoi, les hommes en robes de +soie et chapeaux melons; quelques redingotes; beaucoup de lunettes, et +surtout de lunettes bleues, toujours instables sur ces visages trop +plats. Quand survient une averse, les parapluies s'ouvrent, d'affreux +parapluies de chez nous, et çà et là quelques autres du Japon, en papier +gommé avec des peinturlures, des fleurs et des cigognes envolées, dans +cette note plus gaie qu'affectionne encore madame Prune pour le sien. + +Vers les pagodes et la montagne, tout cela se dirige; par les sentiers +mouillés et glissants, tout cela grimpe, au milieu des vieilles tombes +charmantes en rangs déjà pressés. + +C'est de la poitrine surtout que meurent ces pauvres petits bonshommes; +les paysans même, ces paysans japonais si râblés, aux courtes tailles si +bien prises, aux membres d'athlète, s'en vont de ce mal-là, depuis que +l'américanisme les oblige à s'habiller, au lieu de vivre nus comme les +ancêtres. + + + + +XXV + + +3 février. + +Encore la neige, le ciel bas et plombé. Ce soir, sur la colline de la +concession européenne où je fréquente peu, j'ai cheminé par une route +saupoudrée de blanc, et d'ailleurs bien entretenue, bien droite, bordée +de consulats; on se serait cru en Europe, à la tombée d'une nuit +d'hiver, sans les quelques mousmés drôlement emmitouflées que l'on +rencontrait de temps à autre, et qui ramenaient la notion du lieu +lointain. + +J'allais à l'hôpital russe, faire visite à un officier d'un régiment de +Grodno, blessé vers Moukden. Auprès de son lit veillait un jeune homme +en tenue de malade, avec lequel j'ai causé d'abord sans présentation: un +autre officier évidemment, d'allure élégante, au fin visage très +français, et parlant notre langue avec un imperceptible accent espagnol. +C'était dom Jaime de Bourbon, fils de dom Carlos, et prétendant carliste +au trône d'Espagne. Engagé dans l'armée russe, il avait demandé d'aller +en Extrême-Orient, pour guerroyer, par humeur française, et maintenant +il était là, convalescent d'un typhus grave pris en Mandchourie. + + + + +XXVI + + +5 février. + +Chez ces marchands de bric-à-brac, qui pullulent chaque jour davantage à +Nagasaki, les plus étranges objets voisinent entre eux, éclos parfois à +mille ans d'intervalle, mais rapprochés là sur des étagères proprettes, +bien époussetés et à peine ternis par la cendre des siècles. + +Quantité de débris du palais impérial de Pékin, pris et revendus par des +soldats, sont aussi venus s'échouer dans ces boutiques: des bronzes, des +jades, des porcelaines. Et les marchands, rien que par le prix qu'ils +en demandent, rien que par leur ton respectueux pour dire: cela vient +de Chine, rendent tous un hommage involontaire à l'art de ce pays,--cet +art typique et primordial, d'où l'art japonais dérive, comme une +branchette particulièrement gracieuse, mais frêle et de nuance pâlie, +qui aurait jailli d'un grand arbre exubérant. A la profusion et à la +magnificence de leurs maîtres chinois, ces petits insulaires d'en face +ont substitué la simplicité élégante et la précision minutieuse; à la +franche gaîté des couleurs, à l'éclat des verts accouplés aux roses, les +nuances estompées, dégradées et comme fuyantes. Et enfin, pour les +palais et les temples, au lieu de ce perpétuel flamboiement des ors +rouges, qui devient une obsession d'un bout à l'autre de la Chine, ils +ont adopté les laques noirs polis comme des glaces, les boiseries +incolores finement ajustées comme les pièces d'une horloge, et les +panneaux d'impeccable papier blanc. + +Parmi tant de surprenantes boutiques, celles qui donnent le plus à +réfléchir sont pour moi, dans une rue que les étrangers connaissent à +peine, ces espèces de hangars poussiéreux, où s'entassent les vieilles +armes, les vieilles cuirasses, les vieux visages d'acier, tout +l'attirail pour faire peur qui servait aux anciennes batailles, et les +fanions des Samouraïs, leurs emblèmes de ralliement, leurs étendards. +Sur des fantômes de mannequins qui ne tiennent plus debout, posent des +armures squameuses, des moitiés de figures poilues, des masques ricanant +la mort. Un fouillis d'objets ultra-méchants, qui pour nous ne +ressemblent à rien de connu, tellement qu'on les croirait tombés de +quelque planète à peine voisine. Ce Japon à demi fantastique, +soudainement écroulé après des millénaires de durée, gît là pêle-mêle et +continue de dégager un vague effroi. Ainsi, les pères, ou les +grands-pères tout au plus, de ces petits soldats d'aujourd'hui, si +drôlement corrects dans leurs uniformes d'Occident, se déguisaient +encore en monstres de rêve, il y a cinquante ans à peine, lorsqu'il +s'agissait d'aller se battre; ils mettaient ces cornes, ces crêtes, ces +antennes; ils ressemblaient à des scarabées, des hippocampes, des +chimères; par les trous de ces masques à grimace, luisaient leurs yeux +obliques et sortaient leurs cris de fureur ou d'agonie.... Et c'est dans +les vallées ou les champs de ce gentil pays vert qu'avaient lieu ces +scènes uniques au monde: les rencontres et les corps à corps d'armées +rivales, vêtues avec cet art démoniaque, alors que les longs sabres si +coupants, tenus à deux mains au bout de bras musculeux et courts, +décrivaient leurs moulinets en l'air, puis faisaient partout des +entailles saignantes, fauchaient ensemble les casques cornus et les +figures masquées. + +Quel que soit le changement radical survenu de nos jours dans les +costumes et les armes, à l'instar d'Europe, un peuple qui, hier encore, +a rêvé et confectionné de tels épouvantails, doit garder de la guerre +une conception horrible, cruelle et sans merci. + + + + +XXVII + + +7 février. + +Deux mois de Japon déjà, et Nagasaki m'est redevenu familier comme si je +n'avais pas cessé d'y vivre. Entre ce séjour et le premier, des liens se +nouent de plus en plus, qui jettent parfois comme dans un recul de +second plan les quinze années d'intervalle. Mes camarades d'exil se +japonisent aussi de jour en jour, sans s'en apercevoir. On s'habitue à +l'enserrement de ces montagnes et aux dentelures de leurs cimes; on ne +trouve plus leurs pointes si singulières ni si «japonaises». On +s'habitue à ces bois suspendus alentour, à ces nappes de verdure jetées +sur toutes les pentes, depuis le ciel jusqu'à la mer, à tout ce site +presque trop joli que les brumes roses des matins de février déforment +et compliquent souvent jusqu'à la plus charmante invraisemblance. On +circule comme chez soi au milieu de cette ville, parmi cet amas de +maisonnettes de bois et de papier, aussi drôles que des jouets d'enfant. +On cueille, de-ci de-là, en passant dans les rues, les sourires et les +révérences d'une quantité de mousmés qui vous connaissent; on a des amis +et des amies chez tout ce petit monde, à l'abord accueillant et +facile,--à l'âme fermée, exclusive, vaniteuse et ennemie. + +Et rien encore n'indique le printemps, qui nous fera quitter ce pays +pour nous envoyer à la peine, sur les côtes de cette grande Chine +funèbre... + +J'ai vraiment commis une erreur, il y a quinze ans, en n'épousant pas +plutôt madame Renoncule ma belle-mère. Chaque jour augmente mon regret +de l'avoir ainsi méconnue. Elle-même, si je ne m'abuse, le déplore +secrètement, et, aujourd'hui que l'irréparable est accompli entre nous, +ne se lasse point de me traiter en gendre, pour maintenir au moins ce +lien-là, faute de mieux. + +Par ces froides pluies d'hiver, je passe chez elle des heures +nostalgiques à entendre pleurer sa longue guitare, dans le silence de sa +maison, dans l'éternel crépuscule de ses châssis de papier, devant ses +rocailles verdies à l'ombre, ses arbres nains qui n'ont pas dû grandir +depuis un siècle, son jardin de vieille poupée, où tombe un jour gris, +entre des murs... Oh! ce jardin de ma belle-mère, dont le seul aspect +autrefois me donnait déjà le spleen au soleil d'août, qui dira sa +mélancolie, sous le pâle éclairage de février!... Du fond de la pièce, +où l'on est assis plus en pénombre, à écouter la petite musique de +mystère échappée des cordes grêles, on aperçoit par la baie de la +véranda une sorte de site sauvage qui dès le premier coup d'oeil vous +déroute par quelque chose de pas au point, de pas naturel. Sont-ce de +véritables vieux arbres, sur des rochers, un véritable lointain agreste +vu à travers une lunette faussant les perspectives? Cependant on dirait +bien que cela est tout petit et tout près. Plutôt ne serait-ce pas un +décor romantique, découpé et peint pour théâtre de marionnettes, sur +lequel un réflecteur laisserait tomber de la lumière verdâtre? Pas un +coin du vrai ciel ne se découvre au-dessus de ce paysage enclos; mais le +mur du fond, tout en grisailles estompées, à mesure que le jour baisse, +finit par n'avoir plus l'air d'un mur; il joue les nuages lourds, les +nuages en linceul, amoncelés au-dessus d'un monde étiolé par la vétusté +et qui aurait perdu son soleil. + +Tous les jardins de Nagasaki ne portent pas au spleen comme celui-là; +mais tous sont de patientes réductions de la nature, arbres nains, +longuement torturés, et montagnes naines, avec des temples d'un pied de +haut qui ont l'air centenaire. Comment concilier, dans l'âme japonaise, +cette prédilection atavique pour tout ce qui est minuscule, mièvre, +prétentieusement gentil, comment concilier cela avec ce goût +transcendant de l'horrible, cette conception diabolique de la bataille +qui a engendré les masques et les cornes des combattants, toutes les +effrayantes figures des divinités et des guerriers? Et comment faire +marcher de pair cet excès de politesse, de saluts et de sourires, avec +la morgue nationale et la haine orgueilleuse contre l'étranger?... + +Les petits thés de cinq heures chez ma belle-mère sont très courus et +très sélects. Pendant que le chant de la guitare si tristement sautille, +ou gémit à fendre l'âme, de cérémonieuses voisines arrivent sur la +pointe du pied, des mousmés fragiles comme des statuettes de porcelaine; +sans bruit elles s'accroupissent à côté de mes jeunes belles-soeurs, pour +écouter la musique ou accepter une sucrerie, qu'elles cueillent du bout +de leurs bâtonnets. Leurs yeux en amande oblique, si bridés qu'on aurait +envie de les fendre d'un coup de canif à chaque coin, ressemblent à ceux +des chattes lorsqu'elles ferment à demi leurs paupières par nonchalante +câlinerie. Leurs beaux chignons apprêtés et reluisants font leurs têtes +trop grosses sur les cous minces, sur les délicates épaules... Et c'est +là l'étrange petit monde qui médite de s'attaquer férocement à l'immense +Russie; les maris, les frères de ces bibelots de Saxe veulent affronter +les armées du tsar!... On n'en revient pas de tant de confiance et +d'audace, surtout lorsque dans la rue on voit ces soldats, ces matelots +japonais, tout proprets et tout petits, imberbes figures de bébé jaune, +passer à côté des lourds et solides garçons blonds qui composent les +équipages russes. + +Entre chien et loup, devant les tasses de fine porcelaine bleue et les +plateaux en miniature, ce petit monde reste assis par terre, immobile à +cause de la guitare qui l'enchante et hypnotisé par le paysage +artificiel, de plus en plus éteint, sur lequel souvent un peu de neige +tombe,--de la neige vraie, dont les flocons paraissent trop grands pour +les arbres qui les reçoivent. Madame Renoncule, la notable guécha +d'autrefois, retrouve pendant ces heures grises son pouvoir et son +charme. Comme il arrivait à madame Chrysanthème sa fille, un changement +se fait dans sa figure, qui s'ennoblit; ses yeux ne sont plus ni puérils +ni bridés; ils reflètent d'insondables rêveries de race jaune, où l'on +devine de l'énergie farouche et qui bouleversent vos appréciations +d'avant sur ce peuple rieur. + +J'ai subi jadis un commencement d'initiation à cette musique lointaine +qui, les premières fois, ne me semblait qu'une débauche de sons +incohérents et discords; de soir en soir, elle me pénètre davantage; +presque autant que la nôtre, elle me fait frissonner, d'un frisson plus +incompréhensible, il est vrai; quand cette femme, aux yeux tout changés, +agite fiévreusement sur les cordes la spatule d'ivoire, on dirait que +l'ombre des mythes religieux, mal enfermés dans les temples voisins, +vient rôder alentour, derrière ces vieux châssis de papier, qui nous +font alors des murailles plus assez sûres: dans l'antique maisonnette, +toujours plus enveloppée de crépuscule et d'hiver, on sent passer des +effrois d'un ordre inconnu... Il y a aussi des instants où la mélodie +descend aux notes de basse extrême, devient soudainement rauque, +sauvage, et si primitive qu'elle a dû être transmise jusqu'à nous, comme +tant d'autres choses nipponnes, par les arrière-ancêtres, établis dans +ces îles au commencement des âges. Quand enfin les ténèbres arrivent +pour tout de bon, quand il n'y a plus qu'un reste de lueur blême, à la +cime des arbres nains, pour nous indiquer encore le faux paysage, voici +que la guécha vieillie, qui ne veut pas qu'on allume de lampe, est prise +de fatigue, de torpeur. La guitare, que les dames assises continuent +d'écouter dans l'obscurité, ne rend plus que des petites plaintes +sourdes, entrecoupées, des notes intermittentes, ou qui vont deux par +deux, trois par trois, en groupes s'espaçant. La guitare mourante cesse +d'évoquer les mythes invisibles, cesse d'émouvoir, de faire peur; tout +simplement elle distille de la tristesse, de la tristesse sans nom, qui +tombe sur nous comme la pluie lente d'un ciel mort; à moi, elle dit +l'exil, les deux années de Chine en avant de ma route, la fuite de la +jeunesse et des jours; surtout elle me fait sentir jusqu'à l'angoisse +l'isolement de mon âme de Français au milieu de ces légions d'âmes +japonaises, étrangères, hostiles, qui m'enserrent dans ce quartier +éloigné, au pied des pagodes et des sépultures, à présent que la nuit +vient. + +Et c'est l'heure où j'ai envie de m'en aller. C'est l'heure où je sens +une hâte presque enfantine de prendre ma course à travers les ruelles +boueuses, où tant de lanternes baroques, tourmentées par le vent de +neige, font miroiter les flaques d'eau; d'atteindre au plus vite, +là-bas, les quais déserts; de me jeter dans un canot, qui pourtant sera +secoué, dans le noir, par mille petites lames méchantes,--d'arriver +enfin dans cette sorte d'îlot blindé, dans ce navire qui est un coin de +France, et où je reverrai les bons visages de chez nous avec leurs yeux +droits et bien ouverts. + + + + +XXVIII + + +10 février. + +Entre autres charmes contre lesquels la main du temps est restée si +impuissante, madame Prune possède sans conteste celui de la nuque, de la +tombée des épaules et de la chute du dos. Elle est vraiment de celles +qui gagnent à être vues par derrière, depuis surtout que les coques de +sa chevelure ont repris, à mon intention peut-être, une ampleur qu'elles +n'avaient plus. + +Dans un des quatre ou cinq grands théâtres de la ville, j'avais été +conduit ce soir par un vague pressentiment sans doute de la bonne +fortune qui m'y attendait; c'était un théâtre du genre léger, et déjà +la salle se trouvait comble, à cause des représentations d'un comique à +la mode, spécialiste incomparable pour jouer les maris frappés +d'infortunes. On m'avait cependant fait place d'assez bonne grâce, +malgré l'attitude de plus en plus arrogante qu'affectent les Nippons +d'aujourd'hui vis-à-vis des étrangers, et je m'étais installé au milieu +du parterre, dans les rangs compacts de la foule assise à même le +plancher. + +Jamais aucune décoration intérieure, dans ces théâtres, du bois brut, +des poutres à peine équarries soutenant les tribunes et le plafond; une +simplicité d'étable. Mais l'assistance m'avait semblé dès l'abord assez +choisie; on ne voyait partout que des chignons très soignés, luisants et +comme vernis. Fort peu de vestons: les spectateurs des deux sexes +étaient vêtus presque tous de robes dans ces bleus foncés ou ces +grisailles qui sont ici les nuances les mieux portées. (Contrairement à +ce que l'on imagine chez nous, rien n'est plus sévère de couleur qu'une +foule japonaise, le soir, sauf en des circonstances particulières de +fête ou de pèlerinage.) Chaque famille gardait auprès de soi une petite +boîte à fumer, avec des braises dans un léger réchaud, et un récipient +de forme gracieuse où l'on secouait en commun les cendres des pipes +minuscules. Il y avait aussi quantité de bébés, de nourrissons endormis +que les jeunes mamans tenaient sur leurs genoux, et ils étaient si +petits, si menus, enfants de créatures menues, et si jolis, si drôles, +qu'on eût dit ces poupées du Japon, répandues aujourd'hui dans tous nos +bazars d'Occident. + +Deux dames accroupies devant moi, et qui partageaient la même boîte à +fumer, avaient soudain captivé mon attention. Du premier coup d'oeil, je +les avais jugées du meilleur monde; beaucoup de dignité dans le +maintien, et des robes de soie bleu marine, ce qui est par excellence la +couleur comme il faut. De plus, l'une d'elles, dans les épaules et dans +la nuque, avait pour moi comme une grâce déjà vue. + +La comédie se déroulait, au milieu des rires encore contenus et +discrets: un ingénieux imbroglio dans le goût de Regnard; une +succession d'irréparables malheurs, arrivant à un pauvre époux qui +passait son temps, un bougeoir en main, à chercher dans tous les recoins +de sa maison des ravisseurs toujours introuvables. (Il est étonnant de +constater qu'en aucun pays du monde ce genre d'infortune n'éveille les +sérieuses sympathies qu'il mérite.) Tandis que les autres acteurs +évoluaient et marchaient comme tout le monde, ce mari d'une si coupable +épouse, tenant sa continuelle bougie allumée, sautillait perpétuellement +à petits pas, sur la cadence gaie d'un air toujours le même, que +l'orchestre entonnait dès qu'il entrait en scène. + +Ces deux dames toutefois ne se retournaient point. Mais, tout à coup, +celle qui avait la nuque si captivante se mit à secouer sa petite pipe +contre le rebord de sa boîte, d'une main rapide et nerveuse: pan pan pan +pan! Et ce bruit, qu'une oreille inattentive eût confondu avec les +innombrables pan pan pan pan des autres fumeurs de la salle, avait pour +moi quelque chose d'unique, de déjà entendu mille fois, jadis, durant +des nuits d'été et de languides journées. Cette voisine d'en face me +troublait donc de plus en plus... Alors, pour en avoir le coeur net, je +me risquai à lui chatouiller légèrement l'épine dorsale du bout d'un +éventail, une de ces familiarités anodines qui, au Japon et avec une +femme bien élevée, ne sauraient jamais être mal prises... + +Je ne m'étais pas trompé: c'était bien madame Prune! + +Sa compagne était madame Renoncule, ma belle-mère. Et, me rendant à +leurs aimables instances, je m'avançai d'un rang, pour m'asseoir entre +elles deux. + +La comédie continua, au milieu d'une hilarité croissante, mais toujours +de bon ton. Le principal comique avait des jeux de physionomie qui +étaient vraiment du grand art, chaque fois qu'il flairait dans son +ménage un malheur nouveau. Je regardais souvent, derrière moi, toute +cette foule accroupie, en vêtements sombres. Sous l'ébène des chevelures +aux coques luisantes, tous ces visages de mousmés, bien ronds et bien +pâlots, qui en temps normal n'ont que des yeux à peine ouverts, +semblaient n'en avoir plus du tout ce soir, convulsés qu'ils étaient par +le rire; et les innombrables bébés, plus petits et plus jolis que +nature, dans les bras des mamans, continuaient leur sommeil de poupée. + +Ma belle-mère, qui est au fond une créature sans détours, n'ayant eu +d'autre objectif dans l'existence que de donner le plus possible de +citoyens et de citoyennes à la patrie, s'amusait franchement, sans +toutefois le laisser paraître plus qu'il n'était convenable. Madame +Prune, au contraire, qui, dans sa première jeunesse, on peut bien le +dire sans offense, a plutôt marivaudé comme les dames en scène, a plutôt +baguenaudé sur la question si sérieuse du peuplement de l'empire, madame +Prune semblait mélancolique et pincée. Ce spectacle évidemment était mal +choisi pour elle, nous ne le comprîmes que trop tard, madame Renoncule +et moi; elle pouvait y trouver des allusions gênantes; de plus, veuve +depuis peu de temps en somme, sans doute souffrait-elle, dans son culte +pour la mémoire du regretté M. Sucre de voir le principal personnage de +la comédie soulever cette inexplicable joie dans le public. + +L'époux malheureux, à la fin, las de ne jamais trouver le coupable sur +la scène, fit irruption dans la salle, toujours son bougeoir à la main, +toujours sautillant sur la même petite ritournelle d'orchestre, et se +mit à regarder sous le nez, avec un air de soupçon farouche, tous les +spectateurs mâles assis au parterre. Alors cela devint des pâmoisons, du +délire. Et toutes les petites poupées, que cela dérangeait, commencèrent +de se plaindre, en roulant leurs yeux de jais noir. + +Seule, madame Prune demeurait guindée, et n'épargnait point ses +critiques à la pièce: ça n'était pas pris sur le vif, pas vécu; et puis, +voyons, est-ce que M. Sucre,--qui reste à ses yeux l'idéal du +genre,--est-ce que jamais M. Sucre aurait eu l'idée d'aller chercher +comme ça, partout, avec une lanterne?... + + + + +XXIX + + +12 février. + +La neige, encore la neige, qui ne reste pas longtemps sur la terre, il +est vrai, mais qui chaque jour, pour quelques heures, suffit à teinter +de blanc les arbres, les maisons, les pagodes. + +Ce soir, à la nuit tombante, dans la concession européenne, à cent +mètres de haut, je cheminais sur une belle route qui était blanche, qui +était «poudrée à frimas» comme tous les objets alentour. On voyait de +différents côtés se déployer les lointains des montagnes, les lointains +de la mer chargée de navires de combat. Pas un souffle; l'atmosphère à +peine froide, tant elle était immobile. Un ciel bas et plombé; les +montagnes aussi, plombées; toutes les choses terrestres, figées sous les +nuances de plomb et d'encre que donne le voisinage trop éclatant de la +neige. Derrière moi cette ville, en voie d'étonnante transformation, +allumait ses lanternes anciennes à côté de ses lampes électriques. Sur +la rade, pareille à une grande glace incolore, les navires, posés comme +des insectes noirs, allumaient leurs feux pour la nuit; ils étaient +immobiles, comme l'air et comme tout, mais cela semblait une immobilité +d'attente, on eût dit qu'ils se recueillaient pour des événements +prochains et des batailles; tant de cuirassés, réunis en Extrême-Orient, +tant de croiseurs, de torpilleurs appartenant à toutes les nations +d'Europe, donnaient ce soir, au milieu de cet immense calme réfléchi, le +pressentiment que l'histoire du monde approchait de quelque tournant +grave et décisif... + +Cette route solitaire me conduisait à l'hôpital russe, où j'allais +prendre don Jaime de Bourbon, et nous devions retourner ensemble, dans +la ville de bois de cèdre et de papier de riz, pour un petit dîner +japonais intime, avec musiques de guéchas et danses de maïkos, auquel +Son Altesse avait bien voulu me convier. + +Après que j'ai eu dit à ce prince, dès notre seconde entrevue, combien +je suis peu carliste, je me suis trouvé libre de lui témoigner la vraie +sympathie à laquelle il a droit en ce moment de notre part à tous. +C'est, en somme, un Français; l'autre jour à bord, quand il était venu +si simplement s'asseoir à notre table de marins en campagne, aucun de +nous n'avait l'impression qu'il pouvait être un étranger. De plus, il +est en ce moment un Français égaré comme moi en pays Jaune, et un qui a +risqué par goût sa vie au feu, un qui a bravé aussi le typhus chinois +dont il a failli mourir. + +Une heure après, dans un «cabinet particulier» de la Maison du Phénix +(très recommandée pour les soupers fins de bonne compagnie), nous avions +pris place par terre, don Jaime, deux autres invités et moi, déchaussés +tous, jambes croisées sur les éternels coussins de velours noir, et +aussitôt les éternelles petites servantes, cassées en deux par des +saluts sans fin, étaient venues poser devant nous, sur des trépieds de +laque, des bols adorables, légers comme des coquilles d'oeuf, et +contenant une soupe au lichen et aux algues, la valeur de deux ou trois +cuillerées environ. Ce cabinet particulier était, comme dans tous les +établissements d'un réel bon ton, une vaste pièce vide et blanche, aux +nattes immaculées, aux parois démontables en papier tout uni; pas un +siège, pas un meuble, rien; seulement, dans une niche de mur, aussi +blanche que la salle entière, un bizarre et grêle bouquet, d'un mètre de +haut, s'échappant d'un vase précieux en bronze antique, deux ou trois +longues branches, pas plus, de je ne sais quelles rares fleurs d'hiver, +arrangées avec une adresse et une grâce qui ne se retrouvent qu'au +Japon. + +On gelait, au début de ce repas; chacun essayait de s'asseoir sur ses +propres bouts de pieds, ou de se les frotter avec les mains, pour éviter +l'onglée. Peu à peu cependant, les petits réchauds en bronze, ornés de +chimères, que les mousmés nous avaient apportés, remplis de braises +odorantes, ont commencé de répandre un peu de chaleur, tout en +alourdissant beaucoup nos têtes, dans l'enfermement toujours si +hermétique produit par les châssis de papier. A bâtons rompus, nous +causions de mille choses, assis sur nos coussins d'un noir funéraire: du +pays Basque, de Madrid, de la Cour d'Espagne, même de l'histoire de +France, et je ne sais comment de la Révocation de l'édit de +Nantes.--«Tiens, c'est vrai, m'a dit tout à coup le prince en riant, ma +famille dans ce temps-là a dû bien tourmenter la vôtre!»--Plutôt oui, en +effet. Mais, éternel revirement des destinées humaines: ce petit-fils de +Louis XIV et ce petit-fils d'obscurs huguenots, que le roi Soleil avait +dédaigneusement persécutés, réunis là côte à côte, à faire la dînette +élégante, au Japon, dans une maison-de-thé... + +Nous attendions les guéchas, commandées pour le dessert. On en était au +_saki_, la liqueur de riz apportée bouillante dans de très délicates +buires de porcelaines à long col. Son Altesse m'avait annoncé une +merveille de petite danseuse, dont il n'avait pas retenu le nom, étant +convalescent depuis peu de jours et encore novice en japonerie. «Elle +est pétrie d'esprit, m'avait-il déclaré; chacun de ses gestes est +spirituel.» Et cela m'avait paru beaucoup ressembler à mademoiselle +Pluie-d'Avril, cette définition-là. + +On entendit enfin dans l'escalier leurs froufrous de soie et leurs rires +enfantins. + +Elles firent leur entrée, et tombèrent à genoux, leur nez plat contre le +plancher. Quatre petites créatures, dans des toilettes ahurissantes; +deux musiciennes et deux ballerines. Et le premier sujet, l'étoile, +j'avais deviné juste, c'était mademoiselle Pluie-d'Avril, le jeune chat +habillé, le joujou favori de mes mauvaises heures. + +L'autre danseuse, une fluette de douze ans à peine, fraîchement émoulue +du Conservatoire, s'appelait mademoiselle Jardin-Fleuri; son nez en bec +d'aigle, son petit nez de rien du tout, perdu au milieu de sa figure +poudrée à blanc, ses yeux comme deux petites fentes obliques incapables +de s'ouvrir, et ses sourcils minces juchés au milieu du front, +réalisaient ce type idéal de la beauté japonaise, très rare dans la +nature, mais divulgué chez nous par les images. Celle-ci jouait surtout +les dames nobles, ancien régime, et portait une robe du vieux temps. + +Elles dansèrent, un peu dans le lointain, et dans la vague fumée de +braises endormeuses; elles mimèrent d'anciennes légendes, sous des +masques risibles ou effroyables, au rythme des guitares et des chansons +tristes. Nous ne parlions plus guère, fascinés doucement par le jeu de +ces petites prêtresses de la danse, par le groupe éclatant et irréel +qu'elles formaient là, dans la blancheur vide de cette salle trop +grande. + +A la longue pourtant le froid revint, accompagné d'un peu de lassitude +et d'ennui; on recommençait à se frotter les doigts de pieds, ou à les +garantir de son mieux sous le velours des coussins noirs; on s'endormait +peut-être. Le prince proposa de lever la séance et de remonter en +pousse-pousse. + +Dehors, il neigeait, une neige pas bien méchante, des flocons lents, +qui avaient l'air de voltiger plutôt que de tomber. + +Pour rentrer chez nous, il fallait traverser un quartier très spécial, +qui se retrouve dans toutes les villes japonaises et s'appelle toujours +le Yochivara. + +A Nagasaki, le Yochivara est une longue rue, en pente si roide que les +pousse-pousse risquent de s'y emballer, pour descendre. D'ailleurs une +longue rue; des deux côtés et d'un bout à l'autre, rien que des maisons +très accueillantes, aux portes grandes ouvertes, aux vestibules fort +galamment éclairés de lanternes peintes. Dans l'une quelconque de ces +demeures, si l'on jette les yeux, on est toujours sûr d'apercevoir dès +l'abord, à travers un léger grillage en bois, un salon d'apparence comme +il faut, orné de délicates peintures murales représentant des fleurs, ou +des vols de grues dans des ciels de nuance tendre; là, quelques jeunes +personnes aux yeux baissés, accroupies en cercle sur des nattes, +devisent à voix basse ou fument innocemment des petites pipes, dont +elles secouent de temps à autre la cendre, avec autant de grâce que de +précaution, dans une gentille boîte à cet usage, en faisant pan pan pan +pan sur le rebord. Toutes les maisons de cette aimable rue se +ressemblent, par la disposition intérieure, comme par l'aspect si +cordialement hospitalier. Toutes, excepté une seule, une immense et +somptueuse, qui perche au sommet de la montée, pour couronner, +dirait-on, le sympathique ensemble; celle-là reste close, ou +n'entr'ouvre sa porte qu'avec circonspection extrême. (Assez intrigante, +cette vaste maison d'en haut, qui fait mine de n'en être pas, et qui a +pourtant bien l'air d'en être... Que diable peut-il se passer là +dedans?...) + +Le Yochivara est, bien entendu, le quartier où l'animation et la douce +gaîté extérieures se prolongent le plus tard dans la nuit, en ce moment +surtout, car nombre de marins étrangers, qui hivernent à Nagasaki, ont +regardé comme un agréable devoir de se faire présenter à ces jeunes +dames. A l'heure où nous passons (onze heures du soir à peu près), la +fête quotidienne bat son plein, malgré cette neige vraiment anodine, qui +nous fait plutôt l'effet de s'amuser, elle aussi. Des messieurs +japonais circulent en foule, vêtus de robes de soie ou de petits +complets charmants, coiffés, qui d'un melon, qui d'un fashionable +canotier, et presque tous, abritant leur vue délicate sous des lunettes +bleues, que de solides mais à peine visibles crochets maintiennent +derrière les oreilles. Beaucoup de matelots aussi, faisant leurs visites +en pousse-pousse, groupés par nation et circulant à la file: cortège de +Russes, cortège d'Allemands, etc.; même,--j'ai le regret de le +constater,--ils manifestent leur joie d'une manière trop bruyante +peut-être, qui risque de n'être pas appréciée dans ces milieux si +courtois, et de jeter un discrédit sur nos éducations occidentales. + +Maintenant voici, je crois, un cortège de Français qui s'avance! Une +douzaine de permissionnaires du _Redoutable_, leurs pousse-pousse +alignés comme à l'école de peloton. Et, si je ne m'abuse, le premier, +celui qui mène la bande, l'oeil au guet, examinant les numéros inscrits +sur les lanternes des portes, c'est 233 Legall, fusilier breveté, mon +ordonnance! + +Malgré la pureté de mes intentions, j'avoue que cette rencontre me gêne: +est-on jamais sûr de n'être pas jugé sur les apparences, surtout +lorsqu'on a affaire à des âmes naïves, comme doit être celle de 233? A +Nagasaki cependant, tout le monde passe par le Yochivara; les mères les +plus timorées le traversent avec leurs filles; c'est une artère de +communication très avouable... + +--Par le flanc droit! Halte! commande 233, qui a sans doute enfin trouvé +la maison amie. + +Alors, tant mieux, nous ne nous croiserons pas. + +Lestes à sauter à terre, ils entrent tous, s'essayant, non sans quelque +succès, à des révérences dans le plus haut style local, et c'est au +moment précis où nous passons devant le vestibule largement ouvert. J'ai +donc la double satisfaction, et de garder mon incognito, et de +m'assurer, à l'empressement flatteur de l'accueil, que mes hommes ont su +se créer de sérieuses sympathies dans ces salons. + +Au prochain tournant de rue, je dois me séparer du prince et des deux +autres convives de la dînette, qui remonteront vers l'hôpital russe, +tandis que je m'en irai solitairement tout le long des quais, jusqu'à +l'échelle coutumière. Là, je réveillerai, pour qu'il me ramène à bord, +quelqu'un de ces bateliers nippons, qui se tiennent blottis jusqu'au +matin dans la cabane de leur sampan. + +Minuit à peu près, quand j'arrive aux escaliers de granit qui descendent +dans la mer, et la neige tombe plus fort; la rade, emplie de lourdes +ténèbres, entre les montagnes de ses rives, semble un bien sinistre +gouffre. J'appelle dans l'obscurité: + +--Sampan! sampan! + +D'en bas répond une voix étouffée, et puis une trappe s'ouvre, dans une +espèce de petit sarcophage qui flottait sur l'eau sombre, et la tête +d'un sampanier se montre éclairée par une lanterne. + +--C'est pour aller où? + +--Là-bas, au grand cuirassé français. + +Mais, tandis que nous parlementons, je distingue une forme humaine, qui +gît par terre et sur laquelle un peu de poudre blanche est tombée. Un +col bleu! Un matelot de chez nous peut-être: cela leur arrive... Non, un +allié seulement. L'allumette, qui brûle une demi-seconde et que le vent +de neige m'éteint aussitôt, me montre dans un éclair une figure de +Russe, à belle moustache jaune, ivre-mort. Que faire pour ce pauvre +diable, que de vilains petits rôdeurs japonais sont capables de noyer, +comme cela s'est vu plus d'une fois depuis l'arrivée des escadres?... +Bon! voici maintenant, deux autres silhouettes humaines qui se dessinent +et s'approchent. Encore des grands cols. Ah! je les connais, ceux-là: +deux du _Redoutable_. Un peu gris, ayant envie de rentrer à bord et ne +sachant comment s'y prendre. C'est bien, je leur donnerai place, mais +ils emporteront le Russe, qu'en passant on déposera à bord d'un bateau +quelconque de sa nation. Un par les pieds, un par la tête, ils le +descendent pendant que le sampanier, tenant au bout d'un bâtonnet le +petit ballon rouge de sa lanterne, éclaire de son mieux, sur les marches +où l'on glisse, cette scène d'ensevelissement. + +Insinuons-nous donc tous au fond du sarcophage, fermons au-dessus de +nos têtes la petite trappe, car on gèle, et, à la grâce de Dieu et du +sampanier, en route sur les lames sautillantes, dans ce noir d'Érèbe où +tourbillonnent des flocons blancs. + + + + +XXX + + +Février. + +Madame Ichihara la marchande de singes, et mademoiselle Matsumoto sa +fille, revenaient aujourd'hui d'une promenade à la campagne, en robe de +soie claire, rapportant de longs rameaux tout blancs de fleurs: +c'étaient de ces pruneliers sauvages que l'on appelle chez nous de +l'épine noire et dont la floraison, dans nos haies et nos bois, précède +toujours le printemps. (Je suis en coquetterie, depuis une quinzaine de +jours, avec madame Ichihara.) + +Ces dames avaient été cueillir leurs gracieuses primeurs dans un vallon +abrité, connu d'elles seules. Sur leurs instances aimables, j'ai +accepté de leurs mains quelques-unes de ces nouveautés de la saison, que +j'ai installées à bord dans des vases de bronze, en m'efforçant de +donner à ces frêles bouquets une grâce japonaise. + +Nulle part les fleurs des arbres précoces ne sont guettées avec plus +d'impatience qu'au Japon, fleurs de cerisier, fleurs de pêcher ou +d'abricotier, que tout le monde cueille par grandes branches, sans souci +des fruits à venir pour les mettre à tremper dans des potiches, et s'en +réjouir les yeux pendant un jour. + +Madame Ichihara, ma nouvelle connaissance, tient un commerce de macaques +apprivoisés, de ces gros macaques de l'île Kiu-Siu, qui ont toujours la +fourrure usée et la chair au vif, à la partie de leur corps sur laquelle +ils s'asseyent. Cette dame, qui doit être contemporaine de madame +Renoncule, est restée dans sa maturité l'une des plus jolies personnes +de Nagasaki; il est regrettable que ses fréquentations si spéciales +imprègnent ses vêtements d'un pénible arôme: madame Ichihara sent le +singe. + +Chaque fois que ma fantaisie me pousse vers la grande pagode du Cheval +de Jade, je m'arrête en chemin chez elle, pour flirter quelques +instants. Tout le bas de sa maison est occupé par ses nombreux +pensionnaires, les uns en cage, les autres simplement enchaînés et +batifolant de droite et de gauche; en passant par là, on est toujours +exposé à quelque avanie: une petite main leste et froide se faufile +entre deux barreaux et vous attrape l'oreille, ou bien un jeune +espiègle, perché sur une solive d'en haut, vous jette à la figure l'eau +de son écuelle à boire. Mais quand on a réussi, par l'escalier du fond, +à atteindre le premier étage, on est en sécurité dans une sorte de petit +boudoir fort accueillant, où reçoivent ces deux dames. + +Madame Ichihara, qui s'est enrichie dans les singes, vient d'ajouter à +ce commerce un intéressant rayon d'antiquités. Elle tient surtout les +vieux ivoires, risqués ou drolatiques, et, pendant qu'elle s'occupe, +sans avoir l'air de rien, à vous préparer le thé, sa fille ne manque +jamais de vous en faire admirer quelques-uns: ivoires articulés, +truqués, groupes de personnages à peine longs comme la dernière +phalange du doigt, et qui remuent, qui se livrent entre eux à des +actes, hélas! souvent bien répréhensibles. Cette mademoiselle Matsumoto, +une mousmé de seize ans; qui sent le singe comme sa mère, mais qui est +la candeur même, peut sans inconvénient manier de tels sujets, parce +qu'elle n'en saisit pas la portée; les yeux baissés et mi-clos, aux +lèvres un pudique sourire, elle donne le mouvement aux subtils +mécanismes; plus délicats que des ressorts de montre, et s'y entend à +merveille pour mettre ainsi en valeur de menus objets d'art, qui +feraient certainement rougir dans leurs cages les pensionnaires du +rez-de-chaussée... + +De l'obscène et du macabre; amalgamés par des cervelles au rebours des +nôtres, pour arriver à produire de l'effroyable qui n'a plus de nom: +c'est ainsi qu'on pourrait définir la plupart de ces minuscules ivoires; +jaunis comme des dents d'octogénaire. Figures de spectres ou de gnomes, +si petites qu'il faudrait presque une loupe pour en démêler toute +l'horreur; têtes de mort, d'où s'échappent des serpents par les trous +des yeux; vieillards ridés, au front tout bouffi par l'hydrocéphale; +embryons humains ayant des tentacules de poulpe; fragments d'êtres qui +s'étreignent, ricanent la luxure, et dont les corps finissent en amas +confus de racines ou de viscères... + +Et cette mousmé si agréablement habillée, à côté d'une fine potiche où +des branches de fleurs sont posées d'une façon exquise, cette mousmé au +perpétuel sourire, étalant avec grâce tant de monstruosités qui ont dû +coûter jadis des mois de travail, cette mousmé est comme une vivante +allégorie de son Japon, aux puériles gentillesses de surface et aux +inlassables patiences, avec, dans l'âme, des choses qu'on ne comprend +pas, qui répugnent ou qui font peur... + + + + +XXXI + + +14 février. + +Cette grande pagode du Cheval de Jade où j'allais si souvent jadis, à la +splendeur étoilée des nuits de juillet, et qui est cause aujourd'hui de +mes stations chez madame Ichihara, elle a pris un air de vétusté, +d'abandon, elle me fait l'effet d'avoir vieilli, depuis quinze ans, de +deux ou trois siècles. Les immenses marches de granit, les escaliers de +Titans qui y conduisent, à mi-montagne, je me souviens d'y être monté +jadis, aux musiques, aux lanternes, aux milliers de lanternes étranges, +presque porté par des foules qui se rendaient en pèlerinage. +Aujourd'hui quand j'y vais, je n'aperçois guère d'autre visiteur que +moi, du haut en bas de ces escaliers superbes où je suis comme perdu. Et +combien ils sont frustes, usés, disjoints, les granits des dalles, les +granits des portiques religieux, échelonnés sur le parcours,--ces +portiques de tous les abords de temple, toujours pareils, et toujours si +en contraste avec le Japon, simples et rudes, grandioses comme des +pylônes égyptiens. Tout en haut dans la dernière cour, devant l'énorme +pagode en bois de cèdre, qui a pris une couleur plus grise et plus +éteinte, le cheval de jade médite solitairement sur son vieux socle +effrité. L'herbe pousse et les dalles mêmes verdissent. Chaque fois, je +le trouve clos et silencieux, le sanctuaire au fond duquel je me +souviens d'avoir aperçu jadis, par-dessus la foule prosternée, les +grands dieux d'or entourés de lotus d'or... Ce Japon, qui me paraît en +voie de renier tous ses vieux rêves, que va-t-il faire bientôt de ses +milliers de pagodes, dont quelques-unes étaient si merveilleuses, et qui +occupent infiniment plus de place que chez nous les églises?... + +En sortant par la gauche de cette cour, où l'antique cheval de jade +trône encore, on arrive comme autrefois sur l'esplanade aux +maisons-de-thé et aux petits berceaux de verdure, d'où la vue embrasse +tout Nagasaki, et sa baie profonde. Il y a même toujours cette +«maison-de-thé des Crapauds[2]» où je venais avec madame Chrysanthème et +la fine fleur des mousmés de son temps; les crapauds sont restés aussi, +ces mêmes crapauds-monstres qui étaient la gloire de l'établissement, et +comme jadis leurs grosses voix de basse font couac! couac! dans les +rocailles du gentil bassin. Ce qui a changé seulement, c'est le matériel +de la maison; on y voit aujourd'hui des tables de cabaret, des +bouteilles de wisky, alignées avec du gin du de l'absinthe Pernod, enfin +tous les breuvages civilisateurs dont notre Occident a doté le monde. + +Plus haut que l'esplanade; des sentiers montent vers une région de calme +et d'ombre qui a des airs de bois sacré. Des camélias à fleurs simples, +presque grands comme nos ormeaux, qui sont en ce moment sur la fin de +leur floraison hivernale, y jonchent la terre de leurs pétales rouges; +d'autres arbres, au feuillage persistant, des arbres immenses qui ont +peut-être l'âge du temple, font voûte au-dessus des tapis d'herbe fine +ou de petites plantes rares. A mesure que l'on s'élève, on voit s'élever +aussi dans un demi-lointain, au delà de cette vallée enclose où Nagasaki +a groupé ses milliers de toitures grises, les montagnes d'en face, +celles qui sont couvertes de bois funéraires, de pagodes et de tombeaux, +celles dont le terrain est si mêlé de cendre humaine et d'où s'exhale +éternellement le parfum des baguettes brûlées pour les morts. Plus loin, +la grande échancrure bleue de la rade s'ouvre entre les escarpements et +les complications charmantes de ses rives. Et enfin, tout là-bas, à +peine dessinés, presque perdus dans ce bleu qui devient de plus en plus +souverain, apparaissent les îlots avancés qui terminent le Japon, ces +îlots que l'on dirait trop confiants en l'immensité liquide alentour, et +trop jolis, avec leurs cèdres des bords, qui se penchent sur la mer... + +Vers ces sommets, au-dessus des temples, on est dans un Japon admirable, +quintessencié, suprêmement élégant, recueilli, presque religieux, et +l'on cesse de sourire, pour admirer. + + + + +XXXII + + +15 février. + +A la réflexion, cette maison si austère, au bout de la montée du +Yochivara, m'intriguant davantage, je m'en suis d'abord ouvert à 233, +qui est un observateur subtil: + +--Peuh! m'a-t-il répondu, une boîte comme les autres!... Seulement c'est +des bonnes femmes qui fait sa duchesse et sa marquise; ça ne reçoit pas +le pauv' matelot. + +Cette première appréciation ne m'ayant pas suffi, j'ai eu recours aux +lumières de M. Marouyama, notre interprète officiel, un jeune Japonais +aussi érudit que mondain, et très au courant des choses galantes. + +--Monsieur, m'a-t-il dit, c'est en effet une maison habitée par des +dames, et où les messieurs sont admis à venir chercher le soir quelques +distractions payantes. Mais toutes les pensionnaires sont des jeunes +personnes d'excellente famille et principalement de race noble, que des +revers momentanés ont contraintes à se faire une position; aussi leurs +salons demeurent-ils très fermés, et nos regrettables préjugés nationaux +s'opposent à ce que les étrangers y soient reçus. + +De l'aveu même de M. Marouyama, ces jeunes personnes sont plutôt moins +jolies que les autres et encore plus dépourvues d'yeux, mais si +distinguées! Lettrées pour la plupart et même poétesses, sachant +apporter dans la conversation, dans le flirt, le badinage, et en général +dans tout ce qui concerne leur partie, un ton, une allure absolument +hors de pair. + + + + +XXXIII + + +25 février. + +A l'étalage de madame L'Ourse, dans ses tubes de bambous emplis d'eau +claire, les derniers camélias disparaissent, comme avaient disparu les +chrysanthèmes, et font place à des branches de prunier toutes garnies de +fleurs neigeuses, à des branches de pêcher toutes roses. Le long des +rues, aux devantures des boutiques, même des plus humbles échoppes +d'ouvriers, on voit de ces premières fleurs du vrai printemps, disposées +avec un goût délicat dans quelque vase de porcelaine ou de bronze. (Les +gens du plus bas peuple, en ce pays, sont plus artistes et plus affinés +que la moyenne des bourgeois de chez nous.) + +Et les mousmés, entre deux giboulées, quand luit un peu de soleil, se +promènent en robes de nuances plus claires,--des gris perle, des bleus +de cendre ou des lilas, qui révèlent des aspects nouveaux de leur +gentillesse un peu factice, mais toujours si artistement accommodée. Je +crois même qu'elles ont un rire approprié à la saison, un rire de fin +d'hiver, qui est encore plus gai, et plus contagieux que celui de +décembre ou de janvier. + +Il va donc arriver pour tout de bon, ce printemps qui nous fera partir, +mais qui, heureusement pour nous, est toujours tardif au Japon, après de +si beaux automnes de lumière. Dans la montagne aux temples et aux +sépultures, il y a déjà quantité d'arbres fruitiers follement fleuris; +ils ressemblent à des touffes de ruban rose, ou de ruban blanc, à côté +des pagodes dont les grisailles se font au contraire plus tristes et +plus vieilles, par contraste avec toute cette fraîcheur; on dirait d'une +décoration de fête, artificielle, fragile et sans lendemain. Les +Japonais du reste aiment peindre ces aspects éphémères de leurs vergers; +ils en font ces images qui, transportées chez nous, paraissent trop +jolies, dans une exagération de couleur. + + + + +XXXIV + + +26 février. + +Madame Prune n'a jamais été mère... Ce n'est pas sans un trouble intime +que je viens de l'apprendre. + +A cela sans doute, elle doit d'avoir conservé cette jeunesse dans les +sentiments, et, dans tout l'organisme, cette verdeur que j'admirais sans +me l'expliquer. Pendant l'une de ces minutes de tête-à-tête et +d'épanchement, qu'elle ne redoute plus assez de provoquer entre nous et +que le printemps va rendre plus capiteuses, elle s'est décidée à la +délicate confidence. + +--Mais alors, et la toute mignonne et potelée madame Oyouki? Une fille +adoptive, simplement? + +--Hélas! non... Une erreur de feu ce pauvre monsieur Sucre... Une enfant +conçue en dehors des liens sacrés du mariage... + +--Madame Prune, en croirai-je à mes oreilles?... Monsieur Sucre, ce pur +artiste, capable de s'être oublié à ce point!... Quelle atteinte vous +venez de porter pour moi à sa mémoire!... + +Et dire que j'ai pu vivre tout un été sous le même toit que ce ménage, +sans soupçonner un secret si lourd... + + + + +XXXV + + +1er mars. + +Malgré les robes printanières des mousmés, malgré la floraison hâtive +des vergers et l'allongement des soirs, c'étaient toujours les mauvais +vents de Nord, la pluie, la neige, nous faisant un Japon plus sombre, +plus humide et plus gelé qu'au coeur de l'hiver. Et les orangers +s'étonnaient, et les grands cycas arborescents, dans les cours des +pagodes, se disaient que depuis un siècle ils n'avaient pas vu tant de +poudre blanche sur leurs beaux plumets verts. + +Mais voici que la griserie d'un printemps soudain est venue nous +prendre, dans ce Nagasaki où nous finissons notre quatrième mois d'un +exil très enjôleur. + +Là-haut, chez messieurs les Trépassés, la montagne se tapisse de +fleurettes sauvages, pour nous inconnues; autour des stèles +innombrables, le petit monde frileux des fougères déplie partout en +confiance ses feuilles nouvelles, d'une teinte pâle et rare. Dans la +verte nécropole, plus grande que le quartier des vivants,--que j'avais +abandonnée par ces temps de neige, et où je recommence de venir,--ce +n'est plus cette tiédeur languide et mourante de l'arrière-automne qui +s'harmonisait si bien avec les tombes; c'est un ensoleillement de +renouveau, une envahissante gaîté d'herbes folles, qui ne cadrent plus, +qui doivent effaroucher les pauvres défunts en cendre et faire +s'évanouir plus vite ce qui restait encore de leurs âmes flottantes. +Tandis que les grandes pagodes gardiennes, sous ces rayons trop clairs, +se révèlent plus vieilles et plus mornes, leurs boiseries plus +vermoulues, leurs monstres plus caducs. + +En bas, sur la ville de cèdre et de papier, la lumière est maintenant en +continuelle fête; les mille petites boutiques ouvertes accrochent du +soleil et des reflets sur leurs potiches, leurs laques ou leurs étoffes +aux nuances de fleurs. + +Et le soir, par les longs crépuscules attiédis, chaque rue s'emplit +d'une myriade de petits enfants, aux têtes rondes, aux yeux de chat +moitié câlins moitié mauvais. En aucun pays de la Terre on n'en voit une +telle abondance. Ils sortent par douzaine de chaque porte. Presque tous +jolis, eux qui deviendront si laids en grandissant, ils sont coiffés +encore, comme autrefois, avec un art comique, avec une science +supérieure de la drôlerie, en petites queues alternant avec des places +rasées,--petites queues qui retombent sur les oreilles, ou bien petites +queues qui se redressent au-dessus de la nuque, suivant le genre de +minois du personnage. Leurs robes ont beaucoup d'ampleur et sont trop +longues, leurs manches pagodes sont trop larges; cela leur donne des +tournures empêtrées ou pompeuses. Ils ne font pas de bruit. Ils ne rient +pas, en ce pays où leurs grandes soeurs et leurs mamans savent si bien +rire. Ils sont la génération prochaine qui verra tout changer dans cet +Empire du Soleil-Levant jadis immuable, et déjà ils ont l'air d'observer +attentivement la vie, avec leurs prunelles de jais noir, mystérieuses +entre leurs paupières bridées. Surtout ils se protègent et s'entr'aident +les uns les autres, d'une façon gentille et touchante; il n'en est pas +de si petit auquel ne soit confié un frère, moindre encore et plus +poupée que lui. Pourtant on en voit aussi qui s'amusent; gravement ils +tiennent la ficelle de quelqu'un de ces cerfs-volants qui, à l'heure des +chauves-souris, se mettent de tous côtés à planer dans le ciel, ayant +forme de chauve-souris eux-mêmes, ou de phalène ou de chimère. + +Il ne fait plus froid, tout s'égaye, tout s'éclaire... Et la grâce des +mousmés, que j'avais à peine comprise, il y a quinze ans, c'est +aujourd'hui, dirait-on, qu'elle m'est révélée... + +Une fois de plus, après tant d'autres fois, on se laisse prendre à cette +éternelle duperie de la nature, qui n'a pour but que de préparer les +feuilles mortes et les dépérissements jaunes d'un très prochain +automne. On se laisse prendre, et cependant il y a cette année deux +causes de tristesse à le sentir approcher, ce printemps: d'abord, ce +n'est pas ici qu'on avait pensé le recevoir, chacun comptait bien être +là-bas, dans son coin de terre natale, quand arriveraient les +hirondelles: ensuite ce beau temps sonne le départ pour la Chine; les +glaces de l'affreux Petchili doivent fondre sous ce soleil, et on va +nous rappeler bientôt à nos postes d'énervante fatigue. + + + + +XXXVI + + +15 mars. + +Dans ce rayonnement de printemps, à peine avais-je mis pied à terre +aujourd'hui, que trois mousmés dans la rue ont attiré mon attention. +Qu'y avait-il donc entre elles d'inusité, que je définissais mal au +premier abord? Avec des petites moues particulières, des envies de rire +contenues, elles cheminaient ensemble, le nez au vent tiède, l'air de +_se savoir drôles_ et de perpétrer quelque farce... Ah! cela venait de +leur coiffure: elles s'étaient fait des bandeaux et des chignons comme +les grand'mères. Et, quand elles eurent compris, à mon regard, que +j'avais remarqué, elles répondirent des yeux: «Hein! n'est-ce pas que +nous sommes cocasses?» et passèrent en riant pour tout de bon. + +Quelques pas plus loin, deux vieilles dames... Qu'avaient-elles +d'inusité, celles-là encore?... Ah! leur coiffure: elles s'étaient fait +des bandeaux et des chignons de jeune fillette, avec un léger piquet de +fleurs sur le côté, comme en porte mademoiselle Pluie-d'Avril. Et leur +sourire me répondit de même: «Mais oui, c'est ainsi, ne t'en déplaise! +Oh! nous le savons, va, que nous sommes comiques!» + +Tout le long du chemin, pareille mascarade; renversement général des +coiffures et des âges. (Bien entendu, fallait-il avoir l'oeil déjà +complètement fait aux japoneries pour recevoir une impression de stupeur +telle que la mienne. C'était comme si, chez nous, un beau jour, toutes +les aïeules apparaissaient en cheveux, avec des nattes dans le dos, et +toutes les petites filles, en bonnet tuyauté, avec des anglaises.) + +Quelques instants plus tard, dans le faubourg de Dioudjendji, près de +mon ancienne demeure. Devant moi cheminait une dame de galante +tournure, ayant cette ligne incomparable de la nuque et des épaules qui +la décèlerait entre mille: madame Prune, coiffée aujourd'hui en petite +mousmé, en petite écolière, avec un piquet de roses pompons se balançant +au bout d'une longue épingle d'écaille!... + +Avertie par son flair toujours si sûr, elle se retourna pour me montrer, +dans un sourire, l'un des derniers râteliers laqués de noir que Nagasaki +possède encore: «N'est-ce pas, demandaient pudiquement ses yeux baissés, +n'est-ce pas, cher, que ça ne va pas trop mal?» + +--Madame Prune, j'allais vous le dire. Mais je vous prie, +expliquez-moi... + +Alors elle me conta que, depuis le temps des ancêtres lointains, c'était +de tradition que les dames, ce jour du calendrier, fussent coiffées +comme les jeunes filles, et les jeunes filles comme les dames. + +Et tout était joli autour de nous, aussi bizarrement joli et aussi +invraisemblablement arrangé que dans une aquarelle japonaise. Ce +faubourg où nous passions avait l'air en pleine ivresse de printemps. +Notre sentier dominait, à soixante mètres de haut, la rade bleue, +sinueuse entre ses rives boisées. Autour des vieilles maisonnettes, aux +châssis de papier, il y avait des arbres tout blancs et des arbres tout +roses; il y avait aussi des glycines dont les longues grappes +commençaient de se colorer en violet pâle; et tout cela, maisonnettes +gentilles comme des jouets, arbres roses des petits jardins, glycines en +guirlandes, dévalait sous nos pieds jusqu'à la mer, dans un pêle-mêle +qui semblait instable et impossible; tout cela avait l'air de tenir par +ensorcellement, sans souci de l'équilibre ni de la pesanteur. Une +lumière idéale, délicate, éclatante sans éblouir, s'épandait pareille, +sur les choses proches et sur les lointains limpides. Dans le ciel +pointaient ces cimes très singulières des montagnes de Kiu-Siu, qui +ressemblent à des cônes tapissés de peluche verte. Et, là-bas, du côté +où la rade s'ouvre sur la mer de Chine, plus d'habitations humaines, un +manteau uniforme de verdure jeté partout, même du haut en bas des très +abruptes falaises; rien que deux ou trois petits temples, perchés dans +des coins presque inaccessibles, discrets d'ailleurs, émergeant à peine +du fouillis des branches, et voués aux Esprits des bois qui doivent être +souverains par là, sur ces côtes si vertes. + +Une seule tache, dans l'immense décor souriant; un peu en arrière de +nous, de l'autre côté de la baie, un lieu pelé, horrible et maudit d'où +monte un bruit perpétuel de ferraille tapotée; une bouche de l'enfer qui +souffle une haleine, noire par mille tuyaux: l'arsenal où se fabriquent +nuit et jour les nouvelles machines à tuer. + +Madame Prune, continuant de marivauder à son ordinaire, tandis que le +piquet de roses pompons s'agitait au-dessus de son opulente coiffure, +m'entraînait insensiblement vers sa demeure. Et moi, fasciné comme +toujours par ses dents laquées, couleur d'ébène polie, je constatai +qu'elles venaient d'être remises à neuf, à mon intention sans doute: de +patients spécialistes y avaient introduit de place en place des petits +morceaux d'or qui prenaient, sur ce fond noir, énormément d'importance +et d'éclat, tout comme sur les laques des plateaux ou des boîtes. + +On n'imagine pas ce qu'il y a de dentistes à Nagasaki; les moindres +portefaix ont des dents dorées par leurs soins. Ils travaillent du reste +sans mystère, car je me souviens d'avoir vu, par des fenêtres ouvertes, +des dames au chignon d'un beau galbe, la tête renversée sur un coussinet +et tenant béantes leurs mâchoires, qu'un opérateur semblait perforer +avec d'étonnants petits vilebrequins. Ils ont, paraît-il, appris cet art +en Amérique. Quantité de matelots de chez nous, séduits par leurs +enseignes à images, se sont confiés à eux et les déclarent d'une +dextérité merveilleuse. + +En ce qui est affaire d'adresse, de patience et d'exactitude, ces petits +Japonais ne pouvaient qu'exceller. C'est pourquoi ils se sont approprié +si vite l'art de nos électriciens et de nos constructeurs de machines; +on s'étonne seulement qu'ils n'aient pas inventé eux-mêmes, des +millénaires avant nous, tout cela, avec quoi ils jonglent aujourd'hui +comme des virtuoses. + +Et nos plus modernes engins de guerre, qui ne sont en somme que +bibelots de précision, vont devenir, hélas! entre leurs mains prestes et +sûres, de bien effroyables jouets... + +Mon Dieu, sauf madame Prune, que tout était joli ce jour-là autour de +moi, aussi bien en bas, au bord de la rade profonde, qu'en haut vers le +ciel pâlement bleu où montaient les étranges cimes vertes! Et qu'elle +est adorable, cette île de Kiu-Siu, de finir ainsi, là-bas au loin, par +des falaises magiquement garnies d'arbres, des falaises qui portent des +petits temples à demi cachés sous leur verdure et qui descendent, comme +les remparts de quelque forteresse enchantée, dans le grand néant de la +mer, aujourd'hui si lumineux et diaphane!... + + + + +XXXVII + + +25 mars. + +Amusantes et douces, à cette fin de mars, s'en vont nos journées, nos +dernières journées dans ce Japon, qu'il faudra quitter bientôt, quitter +demain peut-être, après-demain, qui sait, au reçu de quelque ordre +brusque et sans merci. + +Et je regretterai des recoins d'ombre et de mousse, parmi de vieux +granits et de fraîches cascades, sur des versants de montagne, au-dessus +de mystérieux temples... + +La véranda ombreuse et calme de la maison-de-thé que tient madame La +Cigogne, devant le temple du Renard, les antiques terrasses de la ville +des morts, aux pierres grises, sous les cèdres de cent ans, je ne +retrouverai jamais ces heures de silence et de presque voluptueuse +mélancolie, passées là dans la nuit verte des arbres. + +Et puis j'ai aussi une amie mousmé, pour laquelle je donnerais bien +madame Renoncule, et madame Prune avec mademoiselle Pluie-d'Avril, et +que je rencontre, au coeur même de la haute nécropole, dans une sorte de +bocage enclos, environné d'un peuple de tombes.--Oh! en tout bien tout +honneur, nos entrevues: cela arrive, même au Japon.--Et je crois que +c'est elle, cette mousmé, qui personnifie à présent pour moi Nagasaki et +la montagne délicieuse de ses morts. Il en faut presque toujours une, +n'est-ce pas, n'importe où le sort vous ait exilé, une âme féminine et +jeune (dont l'enveloppe soit un peu charmante, car c'est là encore un +leurre nécessaire) et qui vous vienne en aide dans la grande +solitude,--même très honnêtement parfois, en petite soeur de passage, +pour qui l'on garde, quelque temps après le départ, une pensée douce, +et puis, que l'on oublie... + +Je n'en avais point parlé encore, de cette mousmé Inamoto. Voici +pourtant plus de trois mois que nous avons fait connaissance; c'était +encore au temps de ces tranquilles soleils rouges des soirs d'automne +sur les jonchées de feuilles mortes. Et, depuis, nous n'avons cessé que +par les temps de neige nos innocents rendez-vous, toujours là-haut dans +ce même bois triste et muré; mais cela reste tellement enfantin que je +ne suis pas sûr que ce ne soit amèrement ridicule. Est-ce elle que je +regretterai le jour du départ, ou seulement cette montagne avec son +mystère et son ombre, avec ses enclos de vieilles pierres et ses +mousses?... Il est certain que je suis l'homme des vieux petits murs +dans les bois, des vieux petits murs gris, moussus, avec des capillaires +plein les trous; j'ai vécu dans leur intimité quand j'étais enfant, je +les ai adorés, et ils continuent d'exercer sur moi un charme que je ne +sais pas rendre. En retrouver, dans cette montagne japonaise, de tout +pareils à ceux de mon pays, a été un des premiers éléments de séduction +pour me faire revenir, plus encore que la paix de tout ce merveilleux +cimetière, plus encore que la profondeur et l'étrangeté magnifique des +lointains déployés alentour. + +Quant à la mousmé dont l'attraction est venue se greffer par là-dessus, +c'est un beau soir empourpré de décembre, _au siècle dernier_, que +brusquement nous nous sommes trouvés face à face. J'errais seul dans la +nécropole, à l'heure de cuivre rouge qui annonce le coucher du soleil +d'automne, quand l'idée me prit d'escalader un mur, plus haut que les +autres, pour pénétrer dans l'espèce de bocage qu'il semblait enclore de +toutes parts. + +Je tombai dans un ancien parc à l'abandon, aujourd'hui moitié jungle et +moitié forêt, où une jeune fille, assise sur la mousse, l'air d'être +chez elle, feuilletait un livre d'images représentant des dieux et des +déesses dans les nuées. + +Elle commença naturellement par rire (étant Japonaise et mousmé) avant +de me demander: «Qui es-tu, d'où sors-tu, qui t'a permis de sauter ce +mur?» Elle avait des yeux à peine bridés, presque des yeux comme une +petite fille brune de Provence ou d'Espagne, avec un teint d'ambre roux; +elle respirait la santé, la jeunesse fraîche, et son regard était si +honnête que je quittai tout de suite pour elle ce ton de badinage, +toujours indiqué dans les salons de madame Prune ou de madame Renoncule +ma belle-mère. + +J'appris, ce premier soir, qu'elle se nommait Inamoto, qu'elle était +fille du bonze, ou du simple gardien peut-être, de certaine grande +pagode, dont j'apercevais, cinquante mètres plus bas, à travers des +branches, la toiture tourmentée et les cours au dallage funèbre. + +--Petite mademoiselle Inamoto, demandai-je avant l'escalade de sortie, +cela me ferait plaisir de te revoir quelquefois. Après-demain s'il ne +tombe ni pluie ni neige, je reviendrai ici, à cette même heure. Et toi, +est-ce que tu viendras? + +--Je viendrai, dit-elle, je viens tous les jours sans pluie. + +Elle ajouta, avec une révérence: «Sayanara!» (Je te salue!) et se mit à +redescendre par un sentier de chèvre, vers le temple, très soucieuse de +protéger les belles coques de ses cheveux lisses contre les petites +branches de bambou qui, au passage, lui fouettaient la figure. + +Depuis ce jour-là, j'ai bien franchi cinquante fois, à cette même place, +ce même vieux mur... C'est aussi chaste qu'avec mademoiselle +Pluie-d'Avril, mais différent et plus profond; il ne s'agit plus d'un +petit chat habillé, mais d'une jeune fille, qui, malgré son rire de +mousmé, a des yeux candides et parfois graves. + +Comment cela peut-il durer entre nous, sans lassitude, puisque la +différence des langages empêche toute communion approfondie entre nos +deux âmes, sans doute essentiellement diverses, et puisque par ailleurs, +dans nos rendez-vous, il n'y a jamais un instant d'équivoque, un instant +trouble?... + +Bien que la nécropole soit solitaire, à certains jours il faut des ruses +d'Apache pour arriver sans être vu,--et cela encore est amusant. Elle a +de plus en plus peur, la mousmé, peur que l'on nous observe, que son +père la gronde, qu'on lui défende de venir. Quelquefois c'est un porteur +d'eau, qui descend des sommets et nous gêne; le lendemain c'est une +vieille dame qui nous tient longuement en échec, étant occupée sans hâte +à disposer des branches de verdure dans des tubes de bambou aux quatre +coins d'une tombe, ou bien à brûler des baguettes d'encens pour ses +ancêtres, ou simplement à regarder sous ses pieds le panorama des +pagodes, de la ville et de la mer. Et je reste caché derrière quelque +grand cèdre, apercevant, au-dessus du mur, des cheveux biens noirs qui +dépassent les pierres, un front et deux yeux au guet (jamais un bout de +nez, jamais rien de plus): ma petite amie qui s'est perchée là pour +surveiller, elle aussi, la solution de l'incident, toujours prête à +disparaître au moindre danger, comme un gentil personnage de guignol qui +retomberait dans sa boîte. + +Oui, c'est bien enfantin et ridicule, et pour que tout cela ait pu +durer, il a fallu l'exotisme extrême, le charme de ce lieu unique et le +charme d'Inamoto combinés ensemble. + +Est-ce elle que je regretterai, ou sa montagne, ou encore le vieux mur +gris, protecteur de nos rendez-vous? Vraiment je ne sais plus, tant sa +gentille personnalité est pour moi amalgamée aux ambiances. + + + + +XXXVIII + + +26 mars. + +Des nouvelles arrivées de Chine disent qu'à l'entrée du Peïho les glaces +fondent; donc ce sera d'un moment à l'autre, le départ, et nous comptons +les jours de grâce qui nous restent, nous sentant plus japonisés que +nous ne pensions, à l'heure de tout quitter. + +Ma petite amie Pluie-d'Avril est venue aujourd'hui me faire visite à +bord, accompagnée de la vieille dame qu'elle appelle grand'mère. Une +visite tout à fait bon enfant et sans cérémonie; elle avait pris un +costume qui, pour elle, était plutôt simple, mais où tout de même de +grandes fleurs aux nuances fantastiques s'étalaient sur fond ivoire. + +Elle est si connue, et d'ailleurs si bébé, que messieurs les agents de +police la laissent aller et venir. A bord, les matelots aussi la +connaissent, et disent: «Voilà le petit chat qui arrive.» + +Aujourd'hui, elle s'est intéressée à nos canons; qui aurait cru cela, et +où la préoccupation de la guerre va-t-elle se nicher? «Nos bateaux, à +nous Japonais, en ont-ils de pareils? Est-ce que ceux des Russes peuvent +tuer aussi loin?» Oh! qu'elle était drôle, à côté de l'une de ces +grosses pièces du _Redoutable_, que deux canonniers s'étaient amusés à +lui ouvrir, et fourrant sa petite tête dedans, avec son beau chignon, +pour examiner les rayures. + + + + +XXXIX + + +31 mars. + +Dans la matinée, vers dix heures, s'est refermé derrière nous le long +couloir de verdure, au fond duquel Nagasaki s'étale dans son cadre de +pagodes et de cimetières. Ensuite, ont défilé ces petits îlots, qui sont +comme les sentinelles avancées du Japon,--petits îlots charmants, que +tout le monde connaît, pour les avoir vus peints sur tant de potiches et +d'éventails. Et puis la mer, _le large_ a commencé de nous envelopper de +sa majesté sereine et de son silence, plus saisissants par contraste, +après tant de mignardises, et de musiquettes, et de gentils rires, +auxquels nous venions longuement de nous habituer. + +Très brusque a été l'ordre de départ. A peine ai-je trouvé le temps de +saluer ma belle-mère en émoi. C'était déjà si court, les deux heures que +j'avais, pour aller dans la montagne dire adieu à la mousmé Inamoto... + +Faut-il que je l'aie escaladé souvent, le vieux mur de son bois enclos, +pour que les traces de mon passage se voient déjà si bien sur le gris +des pierres! je ne l'avais jamais remarqué comme ce jour de départ, il y +a de quoi donner l'éveil, et à mon retour il faudra changer de chemin. +Dans l'herbe aussi, mon pas a dessiné une vague sente, comme ces foulées +que font les bêtes en forêt. + +Mousmé qui n'avait pas des yeux ordinaires de mousmé, fleur énigmatique +et jolie, fleur de pagode et de cimetière, qu'ai-je su comprendre +d'elle, et qu'a-t-elle compris de moi? Rien que l'un de nous soit +capable de définir. Assis côte à côte sur la terre de ce bois, disant +des choses forcément puérils, à cause de cette langue dont je connais +trop peu de mots, nous étions comme deux sphinx qui s'amuseraient à +faire les enfants, faute d'un moyen, d'une clef pour se déchiffrer, mais +qui seraient retenus là chacun par l'âme inconnue de l'autre, vaguement +devinée. Il est certain qu'entre nous commençait de se nouer cette sorte +de lien qu'on appelle affection, qui ne se discute ni ne s'analyse, et +qui souvent rapproche des êtres infiniment dissemblables... Au-dessus du +mur, ce gentil front et cette paire de jeunes yeux qui m'accompagnaient +hier au soir, pendant ma fuite à travers le dédale des terrasses +funéraires et des tombes, je me suis retourné deux fois pour les +regarder; quand je les ai vus disparaître, je crois même que je me suis +senti plus seul encore dans ces lointains pays jaunes... Et ce petit +serrement de coeur, en m'éloignant, était comme un reflet très +atténué,--crépusculaire, si l'on peut dire ainsi,--de ces angoisses qui, +à l'époque de ma jeunesse, ont accompagné tant de fois mes grands +départs. Il est vrai, je suis sûr de revenir, autant qu'on peut être sûr +des choses de demain, car nous restons deux ans, hélas! dans les mers +de Chine, où Nagasaki sera notre lieu de ravitaillement et de repos. Et +je la reverrai, cette mousmé, j'entendrai encore sa voix, très doucement +bizarre, répéter, avec un accent qui fait sourire, les mots français +qu'elle s'amuse à apprendre... + +Quant à madame Prune, c'était trop haut perché pour cette fois, le +faubourg qu'elle habite. Mais nous reviendrons, nous reviendrons, et, +s'il plaît à la Déesse de la Grâce, cette idylle, ébauchée entre nous il +y aura seize ans bientôt, ne se dénoue point encore... + +Ce soir donc, à l'heure où le soleil se couche dans de longs voiles de +brume, le Japon a disparu; l'île amusante s'est évanouie dans les +lointains d'une immensité toute pâle, qui luit comme un miroir sans fin, +et qui ondule très lentement, avec une câlinerie perfide. Nous faisons +route vers le Nord et vers la Chine. Il y a quinze ans, après un +amollissant séjour dans ce même coin du Japon et un mariage pour rire +avec une certaine petite Chrysanthème, je remontais ainsi la mer Jaune, +par un calme pareil, sous des brumes comme celles-ci, un soir aussi +blême. Et le grand néant de la mer, comme cette fois, m'enveloppait de +sa paix funèbre. + +Je m'en allais avec moins de mélancolie,--sans doute parce que la vie +était encore en avant de moi dans ce temps-là, tandis qu'à présent elle +est plutôt en arrière... + + + + +XL + +A SÉOUL + +DANS LA RUE + + +Juin 1901. + +A la splendeur de juin, qui est là-bas rayonnante et limpide plus encore +que chez nous, je me souviens de m'être posé pour quelques jours dans +une maisonnette, à Séoul, devant le palais de l'empereur de Corée, juste +en face de la grande porte. Dès l'aube--naturellement très hâtive à +cette saison,--des sonneries de trompettes me réveillaient, et c'était +la relève matinale de la garde: une longue parade militaire, où +figuraient chaque fois un millier d'hommes. Les autres bruits de Séoul +commençaient ensuite, dominés par le hennissement continuel des +chevaux,--de ces petits chevaux coréens, ébouriffés et toujours en +colère, qui se battent et qui mordent. + +Ce palais d'empereur se dissimulait derrière des murs. En se mettant à +ma fenêtre on n'en pouvait rien voir, que l'enceinte morose et le grand +portique rouge, décoré à la chinoise, avec des monstres sur la frise. +D'étranges petits soldats, vêtus à l'européenne, montaient la faction +devant cette demeure fermée, ceux-là mêmes dont les trompettes sonnaient +chaque jour, avant le soleil levé: sous des képis comme en portent nos +troupiers, des figures plates et jaunes, paraissant tout étonnées d'un +accoutrement encore si nouveau. + +De ma fenêtre, on apercevait aussi, en enfilade, une rue large et +droite, où s'agitait une foule uniformément habillée de mousseline +blanche, entre deux rangs de maisonnettes bien basses, bien saugrenues, +d'un gris monotone et d'un aspect à peu près chinois. + +La parade finie, c'était l'heure des audiences et des Conseils. Alors, +dans d'élégantes chaises de laque, on apportait quantité de cérémonieux +personnages en robe de soie à fleurs, coiffés de ce haut bonnet,--avec +deux espèces de pavillons comme des oreilles écartées, comme des +antennes--qui s'est démodé en Chine depuis environ trois siècles. Et, +tandis que les abords du portique rouge s'encombraient de toutes ces +belles chaises au repos et de leurs longs brancards flexibles gisant par +terre, je regardais ces gens de Cour gravir l'un après l'autre les +marches du seuil impérial, puis disparaître dans le palais: dignitaires +antédiluviens qui venaient régler les choses du vieil empire croulant; +sous leur costume d'apparat, ils avaient l'air de grands insectes, aux +têtes compliquées, aux élytres chatoyants. + +Alentour, le soleil de juin s'épandait en lumière de fête sur les +grisailles de Séoul, qui reste la plus parfaitement grise de toutes ces +antiques cités, encore vivantes en extrême Asie. Et c'était un soleil +brûlant, car le climat de Corée est excessif, comme celui de la Chine; +à des hivers presque sibériens succèdent toujours sans transition de +chauds et merveilleux printemps. + +Dès le matin, il flambait, ce soleil, sur l'immense ville grise, +enfermée dans ses remparts crénelés et dans son cirque de montagnes +grises. Des rues droites, d'une lieue de long sur cent mètres de large, +au sol gris, entre des myriades de maisonnettes poudreuses, à peu près +toutes se ressemblant, toutes égales, et recouvertes de pareilles +carapaces en briques couleur de cendre. Et dominant ces innombrables +petites choses, de tous côtés surgissait dans le ciel, comme un terrible +mur en pierrailles noirâtres, la chaîne de ces montagnes enveloppantes, +qui était là comme pour emprisonner, maintenir, condenser la tristesse +et l'immobilité de Séoul,--vieille capitale éloignée de la mer, et +n'ayant même pas un fleuve pour lui amener les navires, toujours +colporteurs d'idées et de choses nouvelles. + +Si larges et si découvertes, les rues de cette ville, qu'on les voyait +d'un bout à l'autre; on les voyait là-bas, là-bas dans le lointain +extrême et la poussière, aboutir aux portes des remparts, qui étaient +surmontées, comme à Pékin, d'énormes donjons noirs et cornus. Ces foules +toutes blanches, toutes en mousseline blanche, processionnant sur les +longues chaussées, évoquaient, pour nous Européens, l'idée d'un essaim +de jeunes filles réunies à quelque fête d'été; mais les promeneurs +étaient presque uniquement des hommes, au visage plat, à la barbiche +rude et clairsemée comme les babines des phoques. Les garçons, les +jeunes n'ayant pas encore convolé en justes noces, allaient tête nue, +prenant un air virginal avec leur robe immaculée, leur raie au milieu et +leur longue tresse dans le dos, à la manière des petites filles +d'Occident. Quant aux hommes mariés, ils étaient irrésistiblement +drôles, coiffés tous, d'après l'usage inéluctable, d'un noeud de cheveux +et d'une espèce de petit chapeau imitant notre «haut de forme», en crin +noir avec des brides pour nouer sous le menton; si petits, ces chapeaux, +d'une si ridicule petitesse, qu'on eût dit ceux qu'ont inventés chez +nous les clowns. Et comme on était en juin et qu'il faisait très chaud, +nombre de gens portaient autour du torse et des bras, sous la robe +légère, une sorte de carcasse, de crinoline en jonc tressé, pour isoler +la mousseline du corps; cela donnait des bonshommes tout ronds, comme +des poussahs en baudruche soufflée. + +Au milieu des blancheurs de ces milliers de robes, quelques points +rouges éclataient dans la foule comme des coquelicots: les bébés, tous +en manteau écarlate, avec capuchon doré. Aussi quelques points couleur +de feuille fraîche: les dame de qualité, toutes en manteau vert clair, +coiffées d'un grand pli d'étoffe blanche comme les Napolitaines, et +s'appuyant pour marcher sur de longues cannes, dans le genre des +houlettes de bergère à Trianon; costumes d'ailleurs très montants, mais +avec deux ouvertures pour laisser sortir les pointes des deux seins.--Et +les hommes en deuil!... De blanc habillés, ceux-là comme les autres, ils +disparaissaient sous des chapeaux en paille de riz, larges d'au moins +trois pieds, ayant forme d'abat-jour, et, de plus, ils se cachaient +derrière un écran de circonstance, à deux poignées, qu'ils tenaient des +deux mains, de manière à se l'appliquer hermétiquement sur le +visage[3].--D'ailleurs, dans toute cette bizarrerie des costumes, on ne +sentait l'influence ni de la Chine ni du Japon, les deux redoutables +pays voisins; non, c'était quelque chose de très à part, ayant germé ici +même, entre ces montagnes, au pied de ces amas de pierrailles grises. + +Devant les humbles boutiques ouvertes le long des rues, d'assez +monotones et modestes choses s'étalaient au soleil et à la poussière. +Beaucoup de harnais, pour ces méchants petits chevaux à tous crins et +d'humeur si batailleuse. Beaucoup de bahuts, tous pareils, en laque +rouge avec des fermoirs dorés. Et surtout des milliers d'objets en ce +merveilleux cuivre de Corée, qui est pâle, pâle comme du vermeil +mourant, mais dont l'éclat ne se ternit jamais: coupes, brûle-parfums +et hauts flambeaux d'une grâce exquise. + +Les Coréens des vieux âges furent cependant des maîtres aux inventions +diverses. C'est eux qui jadis initièrent les Japonais à la fabrication +de la porcelaine;--et, dans les tombeaux de leurs souverains +légendaires, on retrouve d'adorables céramiques, presque toujours +grises, couleur de souris, dont l'étrangeté sobre, inspirée de la +feuille ou de la fleur des lotus, atteste un art déjà très avancé. C'est +aussi par eux que le secret de la boussole marine, vers le XIe +siècle, fut révélé à des navigateurs arabes, qui l'apportèrent dans +notre Occident barbare. Mais à présent l'immense décrépitude asiatique +s'est étendue sur ce peuple trop vieux, et la Corée se meurt comme le +Céleste Empire. + +Ces milliers de petites carapaces, longues et étroites, servant de +toitures aux maisons de Séoul, je me rappelle comme elles jouaient +singulièrement les pierres tombales lorsqu'on les apercevait à vol +d'oiseau. La ville, regardée du haut des grands miradors couronnant les +portes, produisait un étonnant effet de cimetière; on eût dit une +infinie jonchée de tombes dans une enceinte crénelée,--avec de longues +avenues où s'agitait une peuplade de fantômes, toujours en diaphanes +vêtements blancs. + +Au sortir des remparts, aussitôt franchies les lourdes portes à donjons, +on trouvait une campagne infiniment paisible et mélancolique. Un sol +pierreux; partout des affleurements de ces rocailles grisâtres, +pareilles aux montagnes environnantes. Des cèdres, des saules, des +verdures d'un éclat tout neuf: une merveilleuse apothéose du printemps, +à cette fin de juin; des tapis de fleurs qu'inondait la gaie lumière; un +bruissement perpétuel de cigales. Et des gens à l'air doux, qui jouaient +de l'éventail--des gens vêtus de mousseline blanche, il va sans dire, et +coiffés du tout petit chapeau de clown, en crin noir, avec des +brides,--venaient timidement et gentiment essayer de causer, avec trois +mots français ou latins, appris dans les écoles; ils vous offraient +aussi de vous asseoir avec eux, au bord du chemin, sous le toit de +quelque petite échoppe où l'on vendait d'innocentes boissons très +sucrées rafraîchies à la neige;--tout cela avait des apparences +d'inaltérable bonhomie, et pourtant, quinze jours plus tôt, dans le sud +de l'empire, dans l'île de Quelpaert, de grands massacres de chrétiens +venaient encore d'avoir lieu, avec des raffinements d'atroce cruauté. + + * * * * * + +Les massacres! Les massacres passés, présents ou à venir: en extrême +Asie, c'est toujours avec cela qu'il faut compter... N'empêche qu'il y +avait à Séoul une immense et folle cathédrale, comme nos missionnaires +rêvent obstinément d'en construire dans les empires jaunes, malgré la +certitude presque absolue qu'elles seront saccagées, et qu'eux-mêmes, +prêtres ou religieuses, réfugiés quelque jour dans cet asile suprême, y +trouveront une horrible mort... Elle était posée superbement sur une +colline, cette aventureuse église de Séoul, dominant les milliers de +maisonnettes à toiture en carapace, qui, regardées du haut de sa flèche +gothique, semblaient un peuple de cloportes. Et tout autour c'était la +mission française; un quartier pour l'heure accueillant et paisible, où +des bonnes Soeurs de chez nous élevaient des bandes de petits Coréens et +de petites Coréennes aux minois de chat, leur apprenant à exercer +d'humbles métiers, et à parler un peu notre langue. + +Plus loin il y avait aussi deux ou trois rues où l'on aurait pu se +croire à Nagasaki ou à Yeddo; on y retrouvait les mousmés rieuses aux +jolis chignons luisants, les boutiques proprettes et les gentilles +maisons-de-thé, égayées de bouquets très prétentieux dans des vases de +bronze.--Et c'était le commencement de cette infiltration japonaise, +l'un des périls menaçant le plus l'existence de la Corée. + + * * * * * + +Oh! la cocasserie, pour moi si imprévue, d'une journée de pluie à Séoul! +L'amusant souvenir que j'en ai gardé! Cette fois-là, en ouvrant ma +fenêtre au matin, j'avais vu tout assombri et tout nuageux ce ciel +ordinairement si pur. Autour de la ville grise, les montagnes drôles et +trop pointues semblaient piquer dans un même voile épais, qui +descendait peu à peu, peu à peu embrumant les choses. Et des gouttes +d'eau, d'abord très fines, avaient commencé de tomber: la pluie, la +vraie pluie, que l'Empereur était allé demander lui-même aux dieux de la +Corée, la veille au soir, en sacrifiant de sa main un mouton, dans la +campagne, sur un rocher. Alors, il y avait eu changement à vue dans la +saugrenuité des foules; en un clin d'oeil, ce pays était devenu le +royaume de la toile gommée, couleur jaune serin. Devant l'entrée +impériale, où stationnaient comme toujours les chaises à porteurs de +tant de grands personnages, les valets prestement avaient mis des capots +en toile cirée jaune sur toutes ces belles caisses laquées noir et or. +Par-dessus leur petit chapeau de clown, les passants avaient tous posé +en équilibre un immense cornet de pareille toile cirée jaune; les plus +craintifs de l'eau avaient aussi endossé une veste bouffante, de même +étoffe et de même couleur. Des parapluies larges, à mille plissures, +toujours en toile cirée jaune, s'étaient déployés partout au-dessus des +têtes. Et les robes de mousseline blanche, que l'on troussait le plus +haut possible, maintenant molles, fripées, s'emplissaient de crotte. +Jusqu'au soir la pluie tomba du ciel lourd, tomba tranquille et +incessante. Dans la rue boueuse, la foule circulait, aussi pressée; +seulement, de blanche qu'elle avait coutume d'être, voici qu'elle venait +de passer au jaune uniforme, et les centaines de têtes, avec leurs +espèces de grands bonnets de magicien enfoncés jusqu'aux yeux, étaient à +présent des cônes bien pointus, sur lesquels ruisselait l'averse. + +Et enfin j'ai gardé souvenance d'un jeune moineau, trop vite échappé du +nid, qui ce jour-là s'était abattu dans ma chambre, ne pouvant plus +voler tant il avait reçu de pluie sur ses pauvres petites plumes neuves. +Le lendemain matin, bien séché et réconforté, il s'en alla par la +fenêtre ouverte rejoindre ses frères, moinillons de la même couvée, qui +pépiaient au beau soleil reparu, en face, perchés sur des gnomes de +plâtre et de faïence, à la frise du portique impérial. + + +II + +A LA COUR + + +A la Cour de Corée, quand j'y suis passé, la grande affaire à l'ordre du +jour était la translation des restes de l'Impératrice, poignardée par +des assassins, environ sept années auparavant, une nuit, dans son vieux +palais. Les immuables rites exigeaient qu'étant morte de malemort, elle +commençât par deux séjours prolongés en terre, dans deux trous +différents, afin de n'arriver à sa dernière demeure, chez ses +tranquilles ancêtres, qu'après s'être débarrassée, dans les provisoires +sépultures, de certains démons très agités qui s'acharnent toujours aux +cadavres des personnes assassinées. Or, l'époque était venue d'opérer le +premier transfert[4]; avant de creuser la seconde fosse, les trois +grands nécromanciens de l'Empereur avaient été consultés sur le choix du +terrain,--qui doit être friable, exempt de pierres et même de cailloux; +mais voici qu'à cinq pieds à peine on avait trouvé le rocher! Les trois +nécromanciens donc avaient été sur-le-champ condamnés à mort[5]; +cependant cela ne réparait rien; le lieu de la seconde sépulture n'en +demeurait pas moins indéterminé; aussi, paraît-il, était-on fort +perplexe, là, en face de chez moi, derrière la muraille impériale. + +Oh! le vieux palais, où cette impératrice mourut sous le couteau, et qui +fut depuis la nuit du crime abandonné avec terreur!... Un matin de juin, +par un beau soleil impassible, quel curieux pèlerinage on m'y fit +faire,--sous la conduite de deux bonshommes en robe de mousseline +blanche et en petit «haut de forme» de crin noir! Au milieu de parcs +silencieux et murés, qui déjà retournaient à la brousse, au hallier +primitif, c'était une confusion de lourds bâtiments pompeux ou de +kiosques frêles, tout cela fermé et en pénombre sous de grands stores; +quelque chose comme les quartiers de la «Ville jaune» à Pékin, avec les +mêmes toitures de faïence aux lignes courbes, les mêmes terrasses de +marbre; à tous les perrons, des monstres gardiens, accroupis comme +là-bas, mais ayant une figure _autre_, un rictus de férocité différente. +Dans les cours dallées, l'herbe des champs croissait entre les larges +pierres blanches; parmi ces marbres, déjà très disjoints, mûrissaient de +petites fraises sauvages, que je cueillais en chemin et qui montraient +partout leurs gentilles taches rouges sur ces blancheurs mornes. Il y +avait aussi, entre des murs ou des rochers naturels, quelques jardinets +très enclos pour les mystérieuses promenades des princesses de jadis; +parmi des potiches et de prétentieuses rocailles, il y fleurissait des +pivoines, des roses, des iris, malgré l'envahissement des ronces et des +graminées folles; les arbousiers, les cerisiers y semaient par terre +leurs fruits rouges, inutiles, perdus même pour les oiseaux, qui ne +semblaient guère fréquenter dans ce palais de la peur. La petite chambre +du crime, sombre aussi et les stores baissés, étalait un funèbre +désordre: boiseries brisées, noircies, comme léchées par le feu. La +grande salle d'apparat avait une voûte à caissons, d'un rouge de sang, +et partout des peintures représentant les divinités et les bêtes qui +hantent le rêve des hommes d'ici; le trône de Corée, du même rouge +sinistre, s'élevait au milieu; il se détachait, monumental, sur une +étrange peinture crépusculaire, déployée comme la toile de fond d'un +décor au théâtre, où, dans des nuages d'or livide, une planète se +levait, large et sanglante, au-dessus de montagnes chaotiques. + +L'Empereur donc, ne pouvant plus se sentir dans ce palais, où il voyait +des mains sans corps et trempées dans du sang remuer autour de lui dès +qu'il faisait noir, avait ordonné la construction de ce petit palais +moderne et mesquin, à l'autre bout de Séoul, près de la concession +européenne, là, en face de mon logis; et tout s'en allait en ruine chez +les somptueux ancêtres. + +Dans un autre palais, encore plus ancien que celui du crime, nous nous +étions ensuite rendus ce matin-là, roulés en des petites voitures par +des hommes coureurs qui galopaient à toutes jambes. C'était très loin, +par des quartiers morts, par de longues avenues de donjons noirs. Les +cours, les dépendances, les jardins, les parcs occupaient un espace +infini, toute une zone sacrée, interdite, à jamais inutilisable et +perdue. Là encore il y avait des bâtiments immenses, posant sur des +terrasses de marbre. Il y avait une salle du trône, abandonnée depuis +deux ou trois siècles, où des centaines de pigeons, nichés à la voûte de +laque rouge et n'attendant point notre visite, menaient au-dessus de nos +têtes un bruit d'ailes effarées; et ce plus vénérable trône se détachait +lui aussi, comme le précédent, sur un paysage de cauchemar, avec des +forêts, des cimes escarpées, et le lever d'une lune géante, ou de je ne +sais quel fantôme d'astre sans rayons. Les chambres des princesses +étaient petites, sombres, sépulcrales, ornées de peintures effrayantes, +et on se demandait comment les belles du vieux temps avaient pu, dans +cette obscurité, faire leur toilette, revêtir leurs traînants atours. +Mais les parcs avaient une mélancolique grandeur, avec des bouquets de +cèdres centenaires, des lacs pleins de roseaux et de lotus, de vraies +solitudes, presque des horizons sauvages, en pleine ville, dans +l'enceinte des remparts; les bêtes y vivaient comme dans la brousse, les +hérons, les faisans, les cerfs et les biches;--et mes deux guides me +contaient que pendant la nuit les tigres, habitants obstinés des +montagnes d'alentour, escaladaient les murs d'enclos pour y venir faire +la chasse. + + * * * * * + +Trois ou quatre jours après mon arrivée à Séoul, notre amiral y était +venu lui-même, avec d'autres officiers, pour une visite à l'Empereur. Et +un soir on nous avait vus tous en grande tenue franchir le portique du +palais nouveau. + +La déception avait d'abord été complète pour nous en entrant là: aucune +magnificence, ni même aucune étrangeté dans ces constructions modernes. +Les nécromanciens, consultés sur l'appartement où il convenait de nous +recevoir pour que notre visite n'eût point de conséquences funestes, +avaient obstinément indiqué une sorte de hangar, aux boiseries vert +bronze avec quelques peinturlures vermillon; on y avait jeté des tapis +en hâte et apporté un grand paravent admirable, en soie blanche, seul +luxe de cette salle ouverte. C'est devant ce fond d'un blanc d'ivoire, +brodé et rebrodé de fleurs, d'oiseaux et de papillons, que nous étaient +apparus l'Empereur et le prince héritier, debout tous les deux et dans +une attitude consacrée, la main posant sur une petite table; le père +vêtu de jaune impérial, le fils, de rouge cerise. Leurs robes +somptueuses, toutes brochées d'or, avec des pans comme des élytres, +étaient retenues à la taille par des ceintures de pierreries. Quelques +personnages officiels, interprètes et ministres, se tenaient à leurs +côtés en robes de soie sombre. Et tous étaient coiffés de ce haut +bonnet, à antennes de scarabée, qui se portait jadis à Pékin du temps +des empereurs mings,--et qui est du reste le seul emprunt fait par les +Coréens aux modes chinoises. Lui, l'Empereur, un visage de parchemin +pâle, très souriant, avec des babines grises; de tout petits yeux +mobiles et vifs; beaucoup de distinction, d'intelligence et de bonté. Le +prince au contraire, le masque dur, l'air irrité et cruel, paraissait +supporter à peine notre présence; il nous semblait que tout le temps son +père fût obligé de le calmer, d'un regard tendre et suppliant, d'une +parole douce prononcée à voix basse, ou bien d'une main caressante qui +prenait la sienne pour la reposer sur la petite table et l'y maintenir. +Qui dira les drames intimes, peut-être, entre ces deux fétiches soyeux, +l'un rouge et l'autre jaune? + +L'Empereur, dont la physionomie s'ouvrait de plus en plus, interrogea +l'amiral sur la guerre de Chine, que nous venions de finir, sur nos +armements, nos cuirassés, nos torpilleurs, et, après une audience très +prolongée qui semblait l'intéresser, nous congédia d'un salut courtois. + +Il y eut ensuite, dans une salle toute neuve et quelconque, bâtie +spécialement pour les réceptions d'Européens, un grand dîner offert à +notre amiral et à ses officiers, au ministre de France et aux attachés +de sa légation. Tous les vins, tous les plats de chez nous, apportés ici +à grands frais; un dîner qui eût été de mise à l'Élysée[6]. La seule +note exotique, donnée par les hauts bonnets étranges de quelques +personnages de Cour, que le souverain, redevenu invisible, avait +délégués pour s'asseoir presque silencieusement parmi nous. Mais nous +savions que dans la soirée le corps de ballet de l'Empereur devait +danser pour nous distraire, et c'était une attente si amusante! + +En plein air, par la belle nuit douce, on nous servit du café, des +liqueurs, des cigares sur une vaste estrade improvisée, recouverte de +tapis européens tout neufs et de draperies clouées de frais. Au milieu +de nos petites tables, un large cercle restait vide,--sans doute pour +ces danseuses attendues, mais qui ne paraissaient point. La musique de +notre escadre, amenée par l'amiral pour distraire un moment le vieux +souverain, jouait bruyamment je ne sais quelle banalité comme _les +Cloches de Corneville ou la Mascotte_. Et on se serait cru à quelque +fête foraine, n'importe où, excepté dans le palais haut muré d'un +empereur de Séoul. + +Mais sitôt que finit la musiquette sautillante, un orchestre coréen, que +l'on ne voyait pas, préluda sans transition. L'air s'emplit de +beuglements sinistres poussés par des trompes au timbre grave, que des +tam-tam en différents tons accompagnaient de leur fracas. C'était +brusque, imprévu, déroutant, mais si lugubre à entendre que l'on +frissonnait plutôt que d'avoir envie de sourire. Et, durant la première +minute de saisissement, deux énormes tigres, sortis comme d'une trappe, +avaient bondi au milieu de nous, dans le cercle vide réservé aux +danseurs. Deux tigres rayés de Mongolie, beaucoup plus grands que +nature, des monstres artificiels en peluche noire et jaune, mus chacun +intérieurement par deux hommes dont les jambes simulaient des pattes +griffues. Leurs grosses têtes rondes aux yeux louches, aux crinières en +chenille de soie, étaient interprétées avec cette science du grimaçant +et du féroce, avec cet art transcendant du rictus qui est spécial aux +gens d'extrême Asie. L'orchestre leur jouait quelque chose de triste et +de sauvage qui ne ressemblait à rien de connu, mais où l'on distinguait +peu à peu d'habiles harmonies. Et eux, les deux tigres, dansaient en +mesure, une danse d'ours, en dandolinant leur visage de férocité +souriante. + +Des acrobates parurent après, étonnamment trapus, avec des cous de +taureau, leurs robes de mousseline blanche laissant transparaître les +saillies de leurs muscles épais. Quand ils eurent fait des tours, ils se +mirent en cercle pour chanter: des petites voix d'oiseau ou de cigale, +des trilles sans fin exécutés à l'unisson avec un ensemble parfait et +une virtuosité rare, sur des notes extra-hautes. De loin, cela devait +ressembler au bruissement joyeux que font les insectes dans les foins, +les beaux soirs d'été.--On nous apprit que c'étaient des sous-officiers +de la garde, qui pour la circonstance s'étaient mis _en civil_. + +Des serviteurs apportèrent ensuite des gerbes de pivoines artificielles, +d'une grosseur invraisemblable; d'autres vinrent poser un petit arc de +triomphe en carton peint;--et c'étaient les accessoires des danseuses +tant désirées, qui enfin parurent... + +Une douzaine de petites personnes si drôles, mièvres, pâlottes, avec des +airs si pudiques dans leurs robes longues! De minuscules figures plates, +des yeux bridés à ne plus pouvoir s'ouvrir, d'invraisemblables édifices +de cheveux en torsade, représentant pour chacune la toison d'une +douzaine de femmes normales; et des petits chapeaux bergère posés +là-dessus! Quelque chose de notre XVIIIe siècle français se +retrouvait dans ces atours, d'une mode infiniment plus ancienne; elles +avaient un faux air de poupées Louis XVI. Jamais sous de tels aspects on +n'aurait imaginé des danseuses asiatiques; mais en Corée tout est +saugrenu, impossible à prévoir. + +Les yeux baissés, le visage inexpressif, elles exécutèrent d'abord une +sorte de pas tragique, en brandissant des coutelas dans leurs mains +frêles. Ensuite, ôtant leur petit chapeau rococo, elles firent un +interminable jeu, d'une puérilité niaise. L'une après l'autre, avec des +gestes mous et alanguis, elles venaient jeter une balle légère qui +devait traverser le gentil portique de carton par un trou percé dans la +frise; lorsque la balle passait bien, les autres poupées, avec mille +grâces prétentieuses, s'empressaient à planter une pivoine monstre, +comme récompense, dans les faux cheveux de l'adroite petite personne; si +au contraire la balle ne passait pas, la coupable était punie d'une +croix noire, que l'une de ses compagnes venait lui tracer à l'encre de +Chine sur la joue, avec force mignardises. + +A la fin, toutes étaient barbouillées, et toutes avaient, par-dessus +l'extravagant chignon, un édifice de fleurs. C'était lassant, +hypnotisant, la continuelle répétition des mêmes poses maniérées et des +mêmes lenteurs voulues, au son de cette musique coréenne, non plus +terrible et hurlante comme tout à l'heure pour la danse des tigres, +mais mystérieusement tranquille, triste sans être plaintive, comme +exprimant la résignation à l'immense ennui de la vie. C'était lassant, +et malgré soi on regardait, on écoutait, on subissait un peu de +fascination; il y avait l'élégance dans tout cela, du rythme et de l'art +lointain... + +Le lendemain, nous quittâmes tous ensemble Séoul pour rejoindre +l'escadre, chargés de présents par l'Empereur: quantité de paquets +soigneusement enveloppés de papier de riz, et portant notre nom en +coréen; pour chacun de nous, un coffret en acier niellé d'argent et un +autre en marbre vert, des stores d'une finesse exquise, des pièces de +rabane et des peintures sur soie blanche, signées d'artistes connus dans +le pays. + + * * * * * + +Combien de temps encore subsistera l'étrange Corée? A peine vient-elle +de secouer le joug débonnaire de la Chine, voici que des menaces de +tous côtés l'entourent: le Japon la convoite comme une proie facile, à +portée de la main; et du côté du nord, la Russie s'approche à grands +pas, à travers les steppes sibériens et les plaines de Mandchourie. Le +vieil Empereur, longtemps momifié, commence de s'éveiller dans +l'effarement, à se sentir de jour en jour plus enserré par la douce +civilisation du genre occidental. Il veut des chemins de fer, des usines +qui fument. Et vite il arme des soldats, il fait venir des fusils, des +canons, toutes ces jolies choses que nous avons nous-mêmes _pour tuer +vite et loin_. + + + + +XLI + + +30 juin. + +Trois mois ont passé. J'ai revu l'immense Pékin de ruines et de +poussière, j'ai fait ma longue chevauchée aux tombeaux des Tsin, j'ai +visité l'empereur de Séoul et sa vieille cour. Maintenant, je reviens, +et les voici qui reparaissent, les gentils îlots annonciateurs du Japon. +Nous revenons, fatigués tous, et notre cuirassé lourd, comme s'il était +fatigué lui-même, a l'air de se traîner sur les eaux chaudes et sous le +ciel accablant. Les orages d'été couvent dans de grosses nuées sombres, +dont le pays est comme enveloppé. + +On étouffe dans la baie de madame Prune, dans le couloir de montagnes, +quand nous y entrons. Mais comme tout est joli! Et puis je m'y reconnais +mieux qu'à notre arrivée précédente; j'y retrouve comme il y a quinze +ans le concert infini des cigales, et aussi les magnificences de la +verdure de juin. Ah! la verdure annuelle, comme elle écrase de sa +fraîcheur la nuance de ces arbres d'hiver, cèdres, pins ou camélias, qui +régnaient seuls ici, quand nous étions venus en décembre. + +Ce ne sont pas, dirait-on, les mêmes figures de matelots, bien saines et +bien rondes, que le _Redoutable_ ramène à Nagasaki; il y en a vraiment +qu'on ne reconnaît plus. Notre équipage a longuement souffert, sur l'eau +remuante et empestée de Takou, souffert surtout de la mauvaise chaleur +et de l'enfermement, plus encore que des manoeuvres pénibles et de la +dépense continuelle de force. Sous le soleil de Chine, vivre six ou sept +cents dans une boîte en fer où d'énormes feux de charbon restent allumés +nuit et jour, entendre un éternel tapage augmenté par des résonnances de +métal, recevoir de l'air qui a déjà passé par des centaines de +poitrines et qu'une ventilation artificielle vous envoie à regret, +respirer par des trous, être constamment baigné de sueur!... Il était +temps d'arriver ici, où l'on pourra se détendre, marcher, courir, +oublier. + +Près de quatre heures du soir, quand je puis enfin mettre pied à terre. +Dans la rue, je trouve jolies toutes les mousmés; tant de verdure et de +fleurs m'enchante; après la Chine grandiose et lugubre, aux visages +fermés et maussades, chacune de ces petites personnes que je regarde ici +me donne envie de rire, comme ces petites maisons, ces petits bibelots +et ces petits jardins.--Et on va se reposer un mois dans cette île: mon +Dieu, que la vie est donc une chose amusante! + +Trop tard pour aller dans la montagne d'Inamoto, qui ne m'attend point; +j'irai donc d'abord remplir mes devoirs de famille, saluer madame +Renoncule et mes belles-soeurs; ensuite je monterai chez ma petite amie +Pluie-d'Avril,--et peut-être, qui sait, chez madame Prune, car je me +sens dans l'esprit ce soir un certain tour drolatique et badin qui m'y +attire. + +La rue ascendante qui mène à la maisonnette de la danseuse est +solitaire, comme toujours, et triste cette fois, sous le ciel orageux et +sombre, avec ces touffes d'herbes, signes de délaissement, que le mois +de juin a semées çà et là entre les dalles. A cette porte, là-bas, ce +gros chat assis avec dignité et regardant passer les hirondelles, si je +ne m'abuse, c'est bien M. Swong-san, le minois pompeusement encadré par +sa fraise à la Médicis, en mousseline tuyautée, qu'une rosette attache +sous le menton. Et, derrière ce châssis de papier qui vient de s'ouvrir, +au premier étage, cette petite fille en robe simplette, qui se retrousse +les manches, un savon à la main, pour barboter des deux bras dans une +cuve de porcelaine, c'est Pluie-d'Avril, la petite fée des +maisons-de-thé et des temples, vaquant aujourd'hui à de menus soins +d'intérieur, comme la dernière des mousmés. + +Et qu'elle est mignonne, surprise ainsi! Je ne l'avais jamais vue dans +cette humble robe de coton bleu, ni ne me l'étais représentée lavant +elle-même ses fines chaussettes à orteil séparé, faisant acte de +ménagère économe. Pauvre petite saltimbanque, somme toute, malgré ses +falbalas de métier, pauvre petite, obligée peut-être de compter beaucoup +pour faire marcher le ménage à trois: elle, la vieille dame et le +chat... + +Vite elle veut s'habiller, un peu confuse, mettre une belle robe pour +m'offrir le thé: + +--Non, je t'en prie, garde ton costume d'enfant du peuple, ma petite +Pluie-d'Avril; je te trouve plus réelle ainsi, et plus touchante; reste +comme ça! + + * * * * * + +En montant chez madame Prune, une sorte de pressentiment m'était venu du +trop galant spectacle qui pouvait m'y attendre. C'était l'heure de la +baignade, que les Nippons, les soirs d'été, pratiquent sans mystère. +Dans ce haut faubourg, où les moeurs sont demeurées plus simples qu'en +ville, cela se passait encore au temps de Chrysanthème; des personnes +sans malice, tant d'un sexe que de l'autre, se rafraîchissaient dans des +cuves de bois, ou des jarres de terre cuite, posées sur les portes ou +dans les jardinets, et leurs visages, émergeant de l'eau claire, +témoignaient d'un innocent bien-être... Si madame Prune aussi, me +disais-je, allait être dans son bain!... + +Et elle y était! + +Quand j'eus fait tourner le mécanisme à secret du portillon, j'aperçus +dès l'abord une cuve, qui m'était depuis longtemps connue, et d'où +s'échappait une nuque charmante, comme sortirait une fleur d'un +bouquetier. Et la baigneuse, spirituelle et enjouée même dans les +occurrences les plus prosaïques de la vie, s'amusait gracieusement toute +seule à faire: «Blou, blou, blou, brrr!» en soufflant à grand bruit sous +l'eau. + + + + +XLII + + +1er juillet + +Combien c'est changé dans les sentiers de la montagne! Une folle +végétation herbacée a tout envahi; elle a presque submergé les tombes, +comme une innocente et fraîche marée verte, venue en silence de partout +à la fois. Quand je monte aujourd'hui chez la mousmé Inamoto, sous un +ciel pesant et chargé d'averses, mes pieds s'embarrassent dans les +gramens, les fougères, et, le long du mur qui enferme le bois, on ne +voit plus la foulée que j'avais faite. + +La mousmé Inamoto, je ne me figurais pas qu'elle serait là, à +m'attendre, et je me sens tout saisi d'apercevoir, au-dessus du mur +gris, son front, ses deux yeux qui me regardaient venir. + +--C'est moi que tu attends? Tu savais donc? + +--Hier, dit-elle, quand les canons ont tiré, j'ai reconnu le grand +vaisseau de guerre français. Il n'y a que le tien si grand et peint en +noir. + +Moi qui craignais de ne pas la retrouver, ou d'être désenchanté en la +revoyant! Je crois seulement qu'elle a un peu grandi, comme les fougères +de son parc, mais elle est même plus jolie, et j'aime encore davantage +l'expression de ses yeux. + +De nouveau nous voilà donc ensemble et à l'abri de l'autre côté du mur; +installés sur la terre et les herbages, la tête pleine de choses que +nous voudrions exprimer, mais obligés de nous en tenir à des mots bien +simples, à des tournures bien enfantines, qui ne rendent plus rien du +tout. + +Et à peine suis-je assis, pan, je reçois une claque sur la main gauche, +pan, une autre sur la main droite. «Qu'est-ce qui te prend, petite +mousmé? Autrefois tu étais si correcte.» Ah! les moustiques... Cet hiver +ils n'étaient pas nés. En une minute, sortis par centaines des épaisses +verdures, les voici assemblés autour de nous comme un nuage, et c'est +pour m'en débarrasser, toutes ces gifles amicales. Alors, moi aussi je +lui rendrai la pareille, et pan sur ses mains, et pan sur ses bras nus, +où chaque piqûre fait une grosse cloche instantanée, plus rose que +l'ambre de sa chair... Avec la plupart des dames nipponnes de ma +connaissance, un tel jeu dégénérerait tout de suite; avec madame Prune +par exemple, je ne m'y aventurerais point; mais, avec Inamoto, cela ne +risque pas d'être plus qu'un chaste enfantillage. + +--Demain, dit-elle, j'apporterai deux éventails, un pour toi, un pour +moi; s'éventer très fort, c'est ce qu'il y a de mieux; comme ça ils s'en +vont tous. + + + + +XLIII + + +2 juillet. + +Madame L'Ourse, elle, n'a point grandi comme la mousmé Inamoto, mais il +me semble qu'elle s'est encore défraîchie et que son sourire, toujours +prometteur, me montre des dents plus longues. Cependant je continue de +fréquenter sa vieille petite boutique, aux poutres noircies et mangées +par le temps, d'abord parce qu'elle est sur le chemin de la nécropole +surplombante, presque dans son ombre, ensuite parce qu'on y trouve +maintenant ces beaux lotus, qui sont incomparables dans les vieux +cloisonnés de ma chambre de bord.--Je suis persuadé que certaines +formes très anciennes des vases de Chine furent inventées uniquement +pour les lotus. + +Fleurs de juin et de juillet, fleurs de plein été, ces grands calices +roses épanouis sur tous les lacs japonais. Madame Chrysanthème jadis en +mettait chaque matin dans notre chambre, et leur senteur, plus encore +que la guitare triste de ma belle-mère, me rappelle le temps de mon +ménage de poupée,--au premier étage, au-dessus de chez M. Sucre et +madame Prune. + +Mais avions-nous autrefois, dans cette baie, une si énervante chaleur? +Je n'en ai pas souvenance, non plus que de ces accablants ciels d'orage. +On étouffe entre ces montagnes. Nos pauvres matelots fatigués ne +reprennent point leur mine, loin de là; Nagasaki, en cette saison, est +un mauvais séjour pour des anémiés de Chine qui doivent continuer de +vivre, ici comme là-bas, dans une caisse en fer. Entre autres, on vient +d'emporter à l'hôpital le fiancé breton qui m'avait confié la petite +caisse de présents et la robe blanche. Quant à notre amiral, que le +Japon avait miraculeusement remis lors de notre dernier voyage, voici +qu'il nous inquiète de nouveau; lui qui, à la fin de l'hiver, avait +retrouvé son bon air de gaîté--et ne manquait jamais, quand je rentrais +à bord, de s'informer, sur différents tons impayablement graves, de la +santé de madame Prune,--on ne l'entend plus plaisanter ni rire; les plis +de lassitude et de souffrance ont reparu sur sa figure. + + + + +XLIV + + +3 juillet. + +Une déception de coeur m'attendait aujourd'hui au temple du Renard, chez +madame La Cigogne, à qui je m'étais fait un devoir d'aller sans plus +tarder offrir mes hommages d'arrivée. + +Par un temps lourd, sous ces nuées basses emplies d'orage qui ne nous +quittent plus, j'avais pris les sentiers de l'ombreuse montagne. Ils +étaient tout changés, comme ceux qui mènent chez Inamoto, tout envahis +d'herbes folles et de longues fougères; on y rencontrait de grands +papillons singuliers, qui se posaient avec des airs prétentieux sur les +plus hautes tiges, comme pour se faire voir; on y respirait une +humidité chaude, saturée de parfums de plantes; sous la voûte des +verdures étonnamment épaissies, tout semblait tiède et mouillé; on se +serait cru en pays tropical à la saison malsaine. + +En arrivant là-haut, j'avais aperçu de loin madame La Cigogne, comme aux +aguets, sous sa véranda qui était enguirlandée des mêmes roses qu'en +hiver, toujours ces roses pâlies à l'ombre des arbres, mais plus +largement épanouies en cette saison, plus nombreuses, et s'effeuillant +sur le sentier, comme des fleurs qui seraient en train de mourir pour +s'être trop prodiguées. + +Toutefois cette dame n'avait manifesté qu'avec froideur en me voyant +approcher, et s'était contentée de m'indiquer une humble place dans un +coin. + +Ses yeux restaient fixés, là-bas en face de nous, sur le temple ouvert +où trois dames de qualité, accompagnées d'un petit garçon de quatre ans +au plus, venaient de tomber en oraison, après avoir sonné le grelot de +bois de mandragore suspendu à la voûte, sonné, sonné à toute volée, +comme pour une communication urgente au Dieu de céans. C'étaient +visiblement des personnes très cossues, appartenant à un monde où mes +relations ne m'ont pas permis de me faire présenter. Face à l'autel, +agenouillées et à quatre pattes, elles s'offraient à nous vues de dos, +ou plutôt de bas de dos, et leurs prosternements le nez contre le +plancher nous révélaient chaque fois des dessous d'une élégance on ne +peut plus comme il faut. Leur enfant, juponné en poupée, semblait prier +comme elles avec une conviction touchante; mais, chez lui au contraire, +les dessous avaient été supprimés, à cause de la température sans doute, +et, à chacun de ses plongeons, sa robe de soie se relevait pour nous +montrer, avec une innocente candeur, son petit derrière. + +Que pouvaient-elles bien avoir à solliciter du Dieu étrange, symbolisé +sur l'autel par ces deux ou trois objets aux formes d'une simplicité si +mystérieuse? Quelles conceptions particulières de la divinité +tourmentaient leurs petits cerveaux, sous leurs coques de cheveux bien +lustrées? Quelles angoisses de l'au-delà et de la grande énigme les +retenaient tant de minutes à genoux devant ce Dieu si inattentif, si +fuyant et mauvais, qu'il fallait constamment rappeler à l'ordre en +claquant des mains ou en ressonnant la cloche de madragore?... + +Elles se relevèrent enfin, leur dévotion finie, et ce fut un instant +d'anxiété pour madame La Cigogne, qui, de plus en plus en arrêt, +s'avança jusque dans le chemin. Viendraient-elles se restaurer dans +l'humble maison-de-thé, les si belles dames, ou bien +redescendraient-elles simplement vers Nagasaki, par le sentier de +mousses et de fougères?... + +Oh! joie!... Plus d'hésitation, elles venaient! Alors madame La Gigogne +tomba soudain à quatre pattes, le visage extasié, murmurant à mi-voix +des choses obséquieuses qui coulaient comme l'eau d'une fontaine. + +Elles étaient du reste agréables à regarder venir, les visiteuses, +agréables à regarder franchir le torrent, par le vieil arceau de granit +tout frangé de branches retombantes. Jolies toutes trois, les yeux +bridés juste à point pour imprimer à leur figure le sceau de l'extrême +Asie; fines et presque sans corps, habillées de soies rares, qui +tombaient en n'indiquant point de contours et dont les traînes, garnies +de bourrelets, s'étalaient avec une raideur artificielle; coiffées et +peintes à ravir, comme les dames que représentent les images de la bonne +époque purement japonaise. La pagode ouverte, derrière elles formait un +fond d'une religiosité ultra-bizarre et lointaine. Au-dessus, c'était la +demi-nuit des ramures, des feuillées touffues et d'un coin de montagne +qui s'enfonçait dans les grosses nuées très proches. Au-dessous, c'était +la dégringolade rapide du torrent et du sentier, plongeant tous deux +côte à côte dans une obscurité plus sombrement verte encore, sous des +futaies plus serrées,--parmi ces roches polies, grisâtres, qui semblent +des fronts ou des dos d'éléphants, vautrés dans l'épaisseur des +fougères. + +Elles s'avançaient doucement, les trois belles dames, avec des vagues +sourires, l'âme peut-être encore en prière chez le Dieu qui règne ici. +Et les gentilles cascades, enfouies sous les herbes et les +scolopendres, leur jouaient une marche d'entrée calme et discrète, comme +en tapotant sur des lames de verre. + +A la place d'honneur elles s'assirent, et madame La Cigogne, toujours à +quatre pattes, reçut de leur part une commande longue, bourrée de +détails, confidentielle même, semblait-il, et entremêlée de saluts, que +l'on n'en finissait pas de s'adresser et de se rendre. J'observai que +l'on ne se parlait qu'en _dégosarimas_, ce qui est la manière la plus +élégante, et ce qui consiste, comme chacun sait, à intercaler ce mot-là +entre chaque verbe et sa désinence. Je n'avais jamais entendu madame La +Cigogne s'exprimer avec autant de distinction, ni s'affirmer si femme du +monde. + +Mais qu'est-ce qu'elles avaient bien pu commander, ces dames? Madame La +Cigogne, maintenant affairée, venait de se retrousser les manches, de se +laver les mains à la source jaillissant du plus voisin rocher, et +commençait de pétrir à pleins doigts, dans une grande cuve de +porcelaine, une matière dense, lourde et noirâtre, qui semblait très +résistante. + +De ce pétrissage résultèrent bientôt une vingtaine de boules sombres, +grosses comme des oranges; madame La Cigogne, qui les avait tant +tripotées, paraissait ne plus oser les toucher du bout de l'ongle, +maintenant qu'elles étaient à point; pour éviter même un frôlement, elle +les servit aux dames à l'aide de bâtonnets, avec des précautions de +chatte qui a peur de se brûler; et ces boules faisaient pouf, pouf, en +tombant dans les assiettes, comme des choses très pesantes, comme des +pelotes de mastic ou de ciment. + +Après avoir grignoté quelques menues sucreries, chacune de ces femmes +distinguées, avec mille grâces, avala une demi-douzaine de ces objets +compacts et noirs. Des autruches en seraient mortes sur le coup. +L'enfant aux dessous simplifiés en avala trois. Et, quand il s'agit de +régler, ce fut un dialogue dans ce genre: + +--Combien dégosarimas vous devons-nous[7]? + +--C'est dégosarimas deux francs soixante quinze. + +Mais bien entendu la grossière traduction que j'en donne n'est que trop +impuissante à rendre le jeu des intonations adorables, tout ce que +madame La Cigogne, rien que par sa façon de filer chaque syllabe, sut +mettre de ménagements discrets dans la révélation de ce chiffre, et sa +révérence un peu mutine, esquissée sur la fin de la phrase pour y +ajouter du piquant, l'agrémenter d'un tantinet de drôlerie. + +Ces dames, ne voulant pas être en reste de belles manières, offrirent +alors l'une après l'autre leurs piécettes de monnaie, le petit doigt +levé, imitant l'espièglerie d'un singe qui présenterait un morceau de +sucre à un autre singe en faisant mine de le lui disputer par petite +farce amicale... + +Il n'y a qu'au Japon décidément que se pratique l'aimable et le vrai +savoir vivre! + +Quand les belles se furent enfin retirées, madame La Cigogne, après un +long prosternement final, essaya bien de se rapprocher de moi et de +m'amadouer par quelques chatteries. Mais le coup était porté. Je savais +maintenant n'être pour elle qu'un de ces flirts que l'on avoue à peine +devant les personnes vraiment huppées de la clientèle. + + + + +XLV + + +25 juillet. + +Les papillons du sentier de madame La Cigogne n'étaient encore que de +vulgaires insectes, comparés à celui qui paradait ce soir au-dessus du +jardinet de ma belle-mère. + +Dans le demi-jour habituel de la maison, nous prenions le thé de quatre +heures assis sur les nattes blanches, à même le plancher, agitant +négligemment des éventails, tant pour nous rafraîchir que pour intimider +quelques moustiques indiscrets. Madame Prune,--car elle était là, +s'étant remise à fréquenter assidûment chez madame Renoncule depuis mon +retour dans le pays,--madame Prune, si sujette aux vapeurs pendant la +période caniculaire, écartait d'une main les bords de son corsage afin +de s'éventer l'estomac, et faisait ainsi pénétrer dans son intimité +d'heureux petits souffles fripons, que toutefois la ceinture serrée à la +taille empêchait pudiquement de se risquer trop bas. Trois de mes jeunes +neveux, enfants de cinq ou six ans, étaient assis avec nous, bien sages +et luttant contre le sommeil. Nous regardions tous, comme toujours, +l'éternel paysage factice, qui est l'orgueil du logis, les arbres nains, +les montagnes naines, se mirant dans la petite rivière momifiée aux +surfaces ternies de poussière. Un rayon de soleil passait au-dessus de +ces choses nostalgiques, sans les atteindre, une traînée lumineuse qui +n'effleurait même pas la cime des rocailles verdies de moisissure, des +cèdres contrefaits aux airs de vieillard, et rien, dans ce site morbide, +ne laissait prévoir la visite du papillon qui nous arriva tout à coup +par-dessus le mur. C'était un de ces êtres surprenants, que font éclore +les végétations exotiques: des ailes découpées, extravagantes, trop +larges, trop somptueuses pour le frêle corps impondérable qui avait +peine à les maintenir. Cela volait gauchement et prétentieusement, jouet +de la moindre brise qui d'aventure aurait soufflé; cela restait, comme +avec intention, dans le rayon de soleil, qui en faisait une petite chose +éclatante et lumineuse, au-dessus de ce triste décor tout entier dans +l'ombre morte. Et le voisinage de ce trompe-l'oeil, qu'était un tel +jardin de pygmée, donnait à ce papillon tant d'importance qu'il semblait +bien plus grand que nature. Il resta longtemps à papillonner pour nous, +à faire le précieux et le joli, sans se poser nulle part. En d'autres +pays, des enfants qui auraient vu cela se seraient mis en chasse, à +coups de chapeau, pour l'attraper; mes petits neveux nippons, au +contraire, ne bougèrent pas, se bornant à regarder; tout le temps, les +cercles d'onyx de leurs prunelles roulèrent de droite et de gauche dans +la fente étroite des paupières, afin de suivre ce vol qui les captivait; +sans doute emmagasinaient-ils dans leur cervelle des documents pour +composer plus tard ces dessins, ces peintures où les Japonais excellent +à rendre, en les exagérant, les attitudes des insectes et la grâce des +fleurs. + +Quand le papillon eut assez paradé devant nous, il s'en alla, pour +amuser ailleurs d'autres yeux. Et jamais je n'avais si bien compris +qu'il y a d'innocents petits êtres purement décoratifs, créés pour le +seul charme de leur coloris ou de leur forme... Mais alors, tant qu'à +faire, pourquoi ne les avoir pas inventés plus jolis encore? A côté de +quelques papillons ou scarabées un peu merveilleux, pourquoi ces +milliers d'autres, ternes et insignifiants, qui sont là comme des essais +bons à détruire? + +Rien n'est déroutant pour l'âme comme d'apercevoir, dans les choses de +la création, un indice de tâtonnement ou d'impuissance. Et plus encore, +d'y surprendre la preuve d'une pensée, d'une ruse, d'un calcul +indéniables, mais en même temps naïfs, maladroits et à vue courte. +Ainsi, entre mille exemples, les épines à la tige des roses semblent +bien témoigner que, des millénaires peut-être avant la création de +l'homme, on avait prévu la main humaine, seule capable d'être tentée de +cueillir. Mais alors pourquoi n'avoir pas su prévoir aussi le couteau ou +les ciseaux, qui viendraient plus tard déjouer ce puéril moyen de +défense?... + +Ma belle-mère, après le départ du papillon, avait retiré de l'étui de +soie rouge sa longue guitare, qui maintenant me charme ou m'angoisse. +Les cordes commencèrent à gémir quelque chose comme un hymne à +l'inconnu. Et les prunelles d'onyx des trois enfants, qui n'avaient plus +à regarder que le jardin vide, s'immobilisèrent de nouveau; mais ils ne +s'endormaient plus; leurs jeunes cervelles félines, sournoises et sans +doute supérieurement lucides, s'intéressaient à l'énigme des sons, se +sentaient en éveil et captivées, sans pouvoir bien définir... + +De tous les mystères au milieu desquels notre vie passe, étonnée et +inquiète, sans jamais rien comprendre, celui de la musique est, je +crois, l'un de ceux qui doivent nous confondre le plus: que telle suite +ou tel assemblage de notes,--à peine différent de tel autre qui n'est +que banal,--puisse nous peindre des époques, des races, des contrées de +la terre ou d'ailleurs; nous apporter les tristesses, les effrois d'on +ne sait quelles existences futures, ou peut-être déjà vécues depuis des +siècles sans nombre; nous donner (comme par exemple certains fragments +de Bach ou de César Franck) la vision et presque l'assurance d'une +survie céleste; ou bien encore (comme ce que me chante la guitare de +cette femme), nous faire entrevoir les dessous féroces, épeurants et à +jamais inassimilables, de toute japonerie... + + + + +XLVI + +RAPATRIEMENT DE ZOUAVES + + +Août. + +«Amiral, + +»Je reçois votre dépêche et viens de la communiquer à notre bataillon; +il a poussé un hourra en votre honneur. + +»Vous ne vous étiez pas trompé, le salut de notre drapeau était le salut +de la 2e brigade à nos frères de la flotte qui, après nous avoir si +bien tracé notre devoir au début de la campagne, ont ensuite pendant des +mois accepté la charge lourde, pénible et ingrate d'assurer notre +bien-être. + +»Mais, dans l'esprit de tous, ce salut devait aussi et surtout aller à +vous, amiral, dont nous avons senti vibrer l'ardent amour de la patrie, +à vous que nous aimons tous et que aurions été heureux de servir... +Etc. + +»LE COLONEL *** + +»Commandant le *** régiment de marche.» + + * * * * * + +Quand j'ai relu cette lettre toute militaire, toute simple et vibrante +aussi, que notre cher amiral a gardée parmi ses papiers de souvenir, la +scène de ce départ de zouaves s'évoque soudainement à ma mémoire. + +Un cadre sinistre, extra lointain: le golfe de Petchili. Une mer inerte, +sous la lourdeur d'un ciel incolore qui semblait couver de la fatigue et +de la fièvre. Et là tout à coup, dans l'atmosphère sourde, au milieu du +silence accablé, une clameur magnifique et jeune; quelques centaines de +naïfs enfants de France, donnant de la voix éperdument, tandis que +s'inclinaient sous leurs yeux, pour un adieu grandiose, ces loques +sublimes qui s'appellent des drapeaux. + +Ceux qui criaient ainsi à pleine poitrine étaient des matelots et des +zouaves. Les zouaves s'en retournaient vers leur village natal, ou vers +leur seconde patrie algérienne. Les matelots, eux, restaient; pendant de +longs mois indéterminés, leur exil devait durer encore. Et cela se +passait, ces hourras et cet adieu, au fond d'un golfe étouffant de la +mer Jaune, à la saison des orages de juillet, pendant l'horrible +canicule chinoise. Notre _Redoutable_--tandis que son équipage, pour une +minute, se grisait ainsi de juvénile enthousiasme--languissait immobile, +semblait mort, entre les eaux couleur de boue et le ciel plombé; et, +comme chaque jour, ses murailles de fer condensaient la chaleur mouillée +où s'anémiaient à la longue les robustes santés et pâlissaient les +pauvres figures de vingt ans. Au contraire, le paquebot plus léger, qui +allait emporter ce millier de zouaves, évoluait en ce moment avec un air +d'aisance sur la mer amollie; il manoeuvrait de façon à passer à poupe de +notre cuirassé énorme, pour ce salut que doivent à l'amiral ceux qui ont +fini et qui vont partir. + +Nous connaissions de longue date ces zouaves-là, et une sorte de +fraternité particulière les unissait à nos hommes. C'est nous qui, +l'année précédente, les avions installés, au pied de la Grande +Muraille, dans le fort chinois où ils avaient habité durant l'hiver; +c'est nous ensuite qui avions assuré leur ravitaillement et leurs +communications avec le reste du monde, dans ce recoin perdu. Quand enfin +quelques-uns des leurs étaient tombés sous les balles russes, nous +étions venus assister aux funérailles, notre amiral lui-même conduisant +le deuil--un cortège que je revois encore, sous les nuages blêmes d'un +matin de novembre, aux premiers frissons de l'automne, pendant que +s'effeuillaient sur nous les tristes saules de la Chine... Et, en +reconnaissance de cela et de mille choses, leur bataillon s'appelait «le +bataillon de l'amiral Pottier». + +Maintenant l'heure sonnait pour eux de quitter l'affreux Empire jaune. A +part une vingtaine, qui dormaient en terre d'exil, dans le petit +cimetière improvisé de Ning-Haï, ils s'en retournaient vers l'Europe. +Nos matelots, toute la nuit d'avant, sur une mer remuée et dangereuse, +avaient peiné pour embarquer leurs munitions, leurs bagages,--et ils +avaient fait cela avec l'abnégation habituelle, sans un murmure, sans +se demander: «Pourquoi s'en vont-ils, les zouaves; pourquoi s'en +vont-ils, tous les soldats, tandis qu'il n'est pas question de retour +pour nous, les marins, fatalement voués, de par les conditions mêmes de +cette campagne très spéciale, aux besognes obscures et aux épuisantes +fatigues?...» + +Donc, le paquebot qui portait «le bataillon de l'amiral Pottier» +s'approchait tranquillement du _Redoutable_, tous les zouaves sur le +pont, en rangs serrés, tournant vers nous des centaines de têtes +brunies, coiffés du bonnet écarlate. C'était au déclin d'un soleil qu'on +ne voyait pas, mais qui diffusait de mauvaises lueurs rougeâtres dans le +ciel épais et sur la mer boueuse; le cercle de l'horizon restait +imprécis, perdu dans les vapeurs de ces orages qui menaçaient toujours, +sans fondre jamais; et, çà et là, de monstrueuses fumées noires, comme +des haleines de volcan, soufflées par des navires de guerre, +complétaient la laideur lugubre des aspects qui nous furent familiers +durant plusieurs mois dans le golfe de Takou. + +Cependant on avait fait monter tous nos matelots pour regarder partir +les zouaves. Et quand, en leur honneur, la musique du _Redoutable_ +entonna _la Marseillaise_, on vit d'abord, sur ce paquebot qui +s'approchait, les centaines de bonnets rouges tomber, d'un même +mouvement d'ensemble, découvrant le velours des cheveux ras sur les +têtes brunes ou blondes; ensuite s'élevèrent les habituelles clameurs: +«Vivent les marins! Vive l'amiral!»--les matelots répondant: «Vivent les +zouaves!» + +Au commandement, ou au sifflet des maîtres de manoeuvre, ces immenses +cris étaient réglés, de manière qu'ils partaient à l'unisson et que les +paroles s'entendaient claires. Et le beau fracas de ces voix d'hommes +couvrait le bruit des tambours et des cuivres, ébranlait chaque fois +l'air morne, pendant que s'abaissaient et se relevaient lentement, pour +un salut, les pavillons des deux navires, leurs larges étamines +tricolores, éclatantes ce soir-là sur les nuances tristes de la mer et +du ciel. + +Mais, comme encore cela ne dépassait pas le cérémonial coutumier des +départs, le commandant des zouaves improvisa une chose qui ne s'était +jamais vue: en passant à l'arrière du cuirassé, sous la galerie où se +tenait notre amiral, faire déployer le drapeau du bataillon, son drapeau +d'Afrique et l'incliner devant lui. + +Alors, à cette apparition, qu'on n'attendait pas, du vieux fétiche aux +trois couleurs, les hourras plus formidables s'élevèrent à nouveau des +mille poitrines de ces exilés,--venus ici, dans ce golfe morose, +sacrifier sans une plainte des années de jeunesse et risquer d'y mourir. + +Et tout cela, c'était de la beauté, de la vie: enthousiasme des jeunes, +des braves, des simples, pour des idées simples aussi, mais superbement +généreuses,--et sans doute éternelles, malgré l'effort d'une secte +moderne pour les détruire... + + * * * * * + +Les cris finissaient et le silence retombait à peine, quand je fus +averti par un timonier que l'amiral me demandait sur sa galerie: + +--Je voulais savoir, me dit-il, si vous étiez sur le pont, si vous aviez +assisté à ça... N'est-ce pas, c'était beau?... + +Et, tandis qu'il continuait de saluer en souriant le bateau des zouaves +qui s'éloignait, je vis que ses yeux s'étaient voilés de larmes. + + * * * * * + +Il fut vite diminué à notre vue, leur paquebot, toute petite chose en +fuite, traînant sa fumée noire vers les lointains de ce néant sans +contours et de nuance neutre qui était la mer. Cela semblait +invraisemblable que ce petit rien, noyé dans du vide infini, dût un jour +atteindre la France, car on la sentait ce soir à des distances qui +donnaient le vertige, derrière tant de continents et de mers; on savait +cependant qu'au bout d'un mois, de cinq ou six semaines, cela +arriverait; alors quelques-uns de ces matelots, qui criaient si +joyeusement tout à l'heure, regardaient maintenant là-bas, au fond des +grisailles du soir, la disparition de cet atome de paquebot, avec une +expression de figure changée et, dans les yeux, une tristesse d'enfant. + + + + +XLVII + + +23 septembre. + +Vers le milieu de juillet, le _Redoutable_ avait quitté Nagasaki, pour +retourner en Chine, à Takou, son poste de souffrance. Ensuite, après +deux mois de pénibles travaux, le rembarquement du corps expéditionnaire +étant terminé, nous avons fait route vers le nord du Japon, afin que +tout l'équipage pût respirer un peu d'air froid et salubre, avant de +redescendre du côté de la Cochinchine, si énervante et chaude. + +Et aujourd'hui, nous avons mouillé devant Yokohama, par un de ces temps +frais qui rendent la vie aux anémiés. Nous aurions cependant préféré +Nagasaki, mais il n'en est plus question dans le programme de cet hiver, +et il faut sans doute en faire notre deuil, nous ne le reverrons plus. + +Yokohama, il y quinze ans, c'était déjà la ville la plus européanisée du +Japon. Et depuis, le bienfaisant _progrès_ y a marché si vite, que c'est +à n'y plus rien reconnaître. Dans les rues, que des fils électriques +enveloppent à présent comme les mailles sans fin d'une immense toile +d'araignée, quelle mascarade à faire pitié! Chapeaux melons de tous les +styles, petits complets couleur puce ou couleur queue de rat, tous les +vieux stocks de costumes invendables en Europe, déversés à bouche que +veux-tu sur ces seigneurs, qui naguère encore se drapaient de soie. De +vastes comptoirs modernes, où se liquident à la grosse, pour être +exportés en Amérique, des imitations, des déformations truquées de ces +objets d'art, trop maniérés à mon goût, mais singuliers et gracieux, que +les Japonais jadis composaient avec tant de patience et de rêverie. + +Des soldats, partout des soldats, des régiments en manoeuvre, en parade; +tout à la guerre. + +Pour comble, au tournant d'une rue, me voici dépisté, interviewé, tout +vif et en anglais, par un journaliste à figure jaune, qui porte jaquette +et haut-de-forme... Alors, non, je rentre à bord, ne voulant plus rien +savoir de ce Japon-là!... + + + + +XLVIII + + +5 octobre. + +Et j'ai tenu rigueur à cette ville et à ses entours jusqu'au départ. + +Quelques-uns de mes camarades sont allés visiter le grand arsenal +voisin; ils y ont trouvé un empressement, des nuages de fumée noire +comme au bord de la Tamise, et sont revenus stupéfaits de la quantité de +navires et de machines de guerre que l'on y prépare fiévreusement nuit +et jour. + +D'autres sont allés à Tokio pour accompagner notre amiral à une +réception de Leurs Majestés nipponnes. Dans les rues, ils ont croisé +des bandes d'étudiants, qui manifestaient contre l'étranger, et l'un +deux, renversé de son pousse-pousse par malveillance, s'est fracturé le +bras. Ils ont vu l'Impératrice, sous la forme aujourd'hui d'une toute +petite bonne femme, habillée à Paris par quelque bon faiseur, élégante +encore malgré ce déguisement, demeurée jolie, même presque jeune sous +son masque de plâtre, et conservant toujours cet air qu'elle avait +jadis, cet air de déesse offensée de ce qu'on ose la regarder. + +Mais combien je préfère ne l'avoir point revue, et en rester sur +l'exquise image première: cette Impératrice Printemps, au milieu de ses +jardins, environnée de chrysanthèmes fous, et dans des atours jamais +vus, ne ressemblant à aucune créature terrestre. + +Donc, je n'ai plus remis pied à terre, dans ce néo-Japon, tant qu'a duré +notre escale. + +Maintenant nous redescendons vers le sud, tout doucement, par la mer +Intérieure, et ce soir, à la nuit tombante, nous venons de mouiller pour +deux jours devant Miyasima, l'île sacrée, que régissent des lois +spéciales et étranges. Elle nous apparaît en ce moment, cette île, +comme un lieu de mystère qui ne veut pas se laisser trop voir. Ce doit +être un bloc de hautes montagnes tapissées de forêts, mais nous en +apercevons tout juste la base délicieusement verte, la partie qui touche +aux plages et à la mer; tout le reste nous est dissimulé par des nuages +gardiens et jaloux, qui pour un peu descendraient traîner jusque sur les +eaux. + +Contre toute attente, il paraît décidé que nous nous arrêterons deux ou +trois semaines à Nagasaki en passant, pour des réparations au navire, et +c'est presque une fête, de revoir tout ce gentil monde féminin, dans +cette baie si jolie. Là au moins, tant de recoins du passé persistent +encore! Et nous emplirons une dernière fois nos yeux, nos mémoires de +mille choses finissantes, qui s'évanouiront demain, pour faire place à +la plus vulgaire laideur. + +Car enfin ce Japon n'avait pour lui que sa grâce et le charme +incomparable de ses lieux d'adoration. Une fois tout cela évanoui, au +souffle du bienfaisant «progrès», qu'y restera-t-il? Le peuple le plus +laid de la Terre, physiquement parlant. Et un peuple agité, querelleur, +bouffi d'orgueil, envieux du bien d'autrui, maniant, avec une cruauté et +une adresse de singe, ces machines et ces explosifs dont nous avons eu +l'inqualifiable imprévoyance de lui livrer les secrets. Un tout petit +peuple qui sera, au milieu de la grande famille jaune, le ferment de +haine contre nos races blanches, l'excitateur des tueries et des +invasions futures. + + + + +XLIX + + +Dimanche, 6 octobre. + +Vraiment ces Japonais parfois vous confondent, vous forcent d'admirer +tout à coup sans réserve, par quelque pure et idéale conception d'art; +alors on oublie pour un temps leurs ridicules, leur saugrenuité, leur +vaniteuse outrecuidance; ils vous tiennent sous le charme. + +Par exemple, cette île sacrée de Miyasima, ce refuge édénique où il +n'est pas permis de tuer une bête, ni d'abattre un arbre, où nul n'a le +droit _de naître ni de mourir_!... Aucun lieu du monde ne lui est +comparable, et les hommes qui, dans les temps, ont imaginé de la +préserver par de telles lois, étaient des rêveurs merveilleux. + +Depuis hier, depuis que nous sommes venus jeter l'ancre en face, le même +ciel bas et obscur ne cesse de peser sur l'île sainte; il nous la +dissimule en partie, il nous dérobe toutes ses forêts d'en haut, comme +ferait un voile posé sur un sanctuaire, et cela ajoute encore à +l'impression qu'elle cause: on dirait qu'elle communique par le faîte +avec le Dieu des nuages. + +Une petite pluie chaude, qui mouille à peine et qui semble parfumée aux +essences de plantes forestières, commence de tomber, quand je me dirige +aujourd'hui en baleinière vers la tranquille plage de cette Miyasima. Et +je vois d'abord des vieux temples, pour mieux dire des vieux portiques +de temples qui s'avancent jusque dans l'eau, des portiques religieux, +posés sur pilotis et reflétés dans cette petite mer enclose, qui n'a +jamais de bien sérieuses fureurs. Je vois un village aussi; mais il n'a +pas l'air vrai, tant les maisonnettes y sont gentiment arrangées parmi +des jardinets de plantes rares; on croirait un village sans utilité, +inventé et bâti pour le seul plaisir des yeux. Et au-dessus, tout de +suite l'épaisse verdure commence, l'inviolable forêt séculaire, qui va +se perdre dans les nuées grises... + +Une île d'où l'on a voulu bannir toute souffrance, même pour les bêtes, +même pour les arbres, et où nul n'a le droit de naître ni de mourir!... +Quand quelqu'un est malade, quand une femme est près d'être mère, vite, +on l'emmène en jonque, dans l'une des grandes îles d'alentour, qui sont +terres de douleur comme le reste du monde. Mais ici, non, pas de +plaintes, pas de cris, pas de deuils. Et paix aussi, sécurité pour les +oiseaux de l'air, pour les daims et les biches de la forêt... + +Me voici descendu sur la grève au sable fin, et des verdures +m'environnent de toutes parts, d'humides verdures qui voisinent, +au-dessus de ma tête, avec le ciel bas, et plongent bientôt dans le +mystère des nuages. De chaque côté de la rue ombreuse qui se présente à +moi, s'ouvrent des maisons-de-thé. Elles alternent avec de mignonnes +boutiques à l'usage des pèlerins, qui affluent ici de tous les points de +l'archipel nippon; on y vend des petits dieux, des petits emblèmes, +sculptés dans le bois de quelque arbre,--mort de sa belle mort bien +entendu, sans quoi on ne l'aurait point coupé. + +Une route vient ensuite, et me conduit à la baie proche, qui joue un peu +le rôle du tabernacle, dans cet immense lieu d'adoration qu'est l'île +entière. Une route empreinte de tant de sérénité recueillie, qu'on +s'étonne d'y rencontrer quelques passants, quelques Nippons pareils à +ceux d'ailleurs, quelques mousmés qui sourient, tout comme sur une route +banale. Du côté de la mer, elle est bordée par une file de petits +édicules religieux, en granit, qui se succèdent comme les balustres +d'une rampe,--toujours ces mêmes petits édicules au toit cornu, d'une +forme inchangeable depuis les plus vieux temps, et qui, d'un bout à +l'autre du Japon, annoncent l'approche des temples ou des nécropoles, +éveillent pour les initiés le sentiment de l'inconnu ou de la mort. Du +côté de la montagne, on est dominé par les ramures qui se penchent, les +fougères qui retombent; des arbres dont on ne sait plus l'âge étendent +des branches trop longues et fatiguées, que l'on a pieusement soutenues +avec des béquilles de bois ou de pierre; des cycas, qui seraient hauts +comme des dattiers d'Afrique, mais qui s'inclinent, se courbent de +vieillesse, ont des supports en bambou, des suspentes en cordes +tressées, pour prolonger le plus possible leurs existences indéfinies. +Et de vagues sentiers montent verticalement à travers ce royaume des +plantes, vont se perdre dans les obscurités d'en haut, parmi les futaies +trop épaisses, parmi les pluies, les orages toujours +suspendus;--sentiers, ou peut-être simples foulées de ces bêtes de la +forêt, qui sont innocentes, ici, et auxquelles personne ne fait de mal. + +De temples, à proprement parler il n'y en a point; c'est l'île qui est +le temple, et, comme je disais, c'est la baie qui est le tabernacle. +Pour la fermer aux profanes, cette baie de la grande sérénité ombreuse, +des portiques religieux à plusieurs arceaux en gardent l'entrée, +s'avancent comme d'imposantes et muettes sentinelles, assez loin dans la +mer; ils sont très élevés, très purs de style ancien, avec des parties +qui commencent à crouler par vétusté, surtout vers la base, où ils +reçoivent l'éternelle caresse humide de Benten, déesse de céans. +Au-dessus de leur image éternellement renversée, qui les allonge de +moitié, ils paraissent immenses, et trop sveltes pour être bien réels. + +On peut, si l'on veut, contourner la baie; mais le chemin des pèlerins +la traverse sur un pont sacré, que soutiennent des pilotis et que +recouvre dans toute sa longueur une toiture en planches de cèdre. De +chaque côté de cette voie légère, en équilibre sur l'eau calme, les +emblèmes et les peintures mythologiques se succèdent comme pour les +stations d'une sorte de chemin de croix; il y en a d'un archaïsme à +donner le frisson; on y voit surtout Benten, la pâle et mince déesse de +la mer, entourée de ses longs cheveux comme des ruissellements d'une eau +marine. + +Continuant de suivre la ligne des grèves, je rencontre une étroite +prairie à l'herbe de velours, resserrée entre la plage et la montagne à +pic avec son manteau de verdure. Un hameau de pêcheurs est là, d'une +tranquillité paradisiaque, entouré d'altéas à fleurs roses. Devant la +porte de leurs cabanes, les hommes demi-nus, aux musculatures superbes, +raccommodent leurs filets: on dirait une scène de l'âge d'or. (Seuls les +poissons ne bénéficient point de la trêve générale; on les attrape et on +les mange. Ils constituent d'ailleurs la principale nourriture des +Japonais, qui ne sauraient s'en passer.) + +Plus loin, une source jaillit dans un bassin naturel, et voici une +troupe de biches, avec leurs faons, qui descendent de la forêt pour y +boire. Par crainte de les effaroucher, j'avais d'abord ralenti le pas, +mais je comprends bientôt qu'elles n'ont aucune frayeur. Et même, +l'instant d'après, nous nous trouvons cheminer ensemble dans le même +sentier d'ombre, elles si près de moi que je sens leur souffle sur ma +main. + +Le soir, quand je reviens, par la baie que gardent les grands portiques +dans l'eau, autre compagnie de biches encore, qui s'amuse à traverser le +frêle pont sacré, entre les images de dieux ou de déesses. Et, arrivées +au bout, les voilà prises d'une soudaine fantaisie de vitesse, où la +peur certainement n'entre pour rien; elles filent alors comme le vent, +puis disparaissent dans les sentiers de la montagne surplombante, et +bientôt sans doute dans les nuages proches,--où quelque divinité d'ici a +dû les appeler. + + + + +L + + +Lundi, 7 octobre. + +Nous repartons ce matin sans avoir aperçu le sommet de l'île aux +forêts,--le dôme, pourrait-on dire, de cet immense temple vert,--car le +même rideau de nuées persiste à l'envelopper. Et bientôt disparaît +l'abrupt rivage si magnifiquement tapissé de verdure; disparaissent les +portiques religieux, en sentinelle aux abords, avec leurs longs reflets +dans l'eau. + +Nous nous en allons tranquillement sur cette mer Intérieure, qui est +comme un lac immense, aux rives heureuses. Les grandes jonques +anciennes, qui ont des voiles pareilles à des stores drapés, circulent +encore en tous sens, poussées aujourd'hui par une brise très douce, +d'une tiédeur d'été. Çà et là, au fond des gentilles baies, on aperçoit +les villages proprets, aux maisonnettes en planches de cèdre, avec +toujours, pour les protéger, quelque vieille pagode perchée au-dessus, +dans un recoin d'ombre et de grands arbres. De loin en loin, un château +de Samouraïs: forteresse aux murailles blanches, avec donjon +noir,--quelqu'un de ces donjons à la chinoise qui ont plusieurs étages +de toitures et qui donnent tout de suite la note d'extrême Asie. Et, +dans ce Japon, les cultures n'enlaidissent pas comme chez nous la +campagne; les champs, les rizières sont des milliers de petites +terrasses superposées; au flanc des coteaux, on dirait, dans le +lointain, d'innombrables hachures vertes. + +C'est déjà, pour un peuple, un rare privilège et un gage de durée, +d'être _peuple insulaire_; mais surtout c'est une chance unique, d'avoir +une mer intérieure, une mer à soi tout seul où l'on peut en sécurité +absolue ouvrir ses arsenaux, promener ses escadres. + + + + +LI + + +Jeudi, 10 octobre. + +Avant de sortir ce matin de la mer Intérieure, nous nous étions arrêtés, +les derniers jours, dans quelques villages des bords; villages tous +pareils, où semblait régner la même activité physique, et la même +tranquillité dans les esprits. Des petits ports encombrés de jonques de +pêche et où l'on sentait l'acre odeur de la saumure. Des maisons tout en +fine et délicate menuiserie, d'une propreté idéale, gardant l'éclat du +bois neuf. Une population alerte et vigoureuse, singulièrement +différente de celle des villes, bronzée à l'air marin, bâtie en force, +en épaisseur, avec un sang vermeil aux joues. Des hommes nus comme des +antiques, souvent admirables, dans leur taille trapue, leur musculature +excessive, ressemblant à des réductions de l'hercule Farnèse. A vrai +dire, des femmes sans grâce, malgré leur teint de santé et leurs cheveux +bien lisses; trop solides, trop courtaudes, avec de grosses mains +rouges. Et d'innombrables petits enfants, des petits enfants partout, +emplissant les sentiers, s'amusant dans le sable, s'asseyant par rangées +sur le bord des jonques comme des brochettes de moineaux. Ce peuple ne +tardera pas à étouffer dans ses îles, et fatalement il lui faudra se +déverser autre part. + +Dans les campagnes, en s'éloignant de la rive, même population +laborieuse et râblée; ce n'est plus à la pêche, ici, que se dépense la +vigueur des hommes; c'est aux travaux de cette terre japonaise, dont +chaque parcelle est utilisée avec sollicitude. Les milliers de rizières +en terrasses, qu'on apercevait du large, sont entretenues fraîches par +des réseaux sans fin de petits conduits en bambou, de petits ruisselets +ingénieux; tout cela a dû coûter déjà une somme de travail énorme, et +atteste les patiences héréditaires de plusieurs générations +d'agriculteurs aux infatigables bras. + +C'est dans ces champs tranquilles que le Mikado compte trouver, quand +l'heure sera venue, des réserves pour ses armées. Et ils feront +d'étonnants soldats, ces petits paysans extra-musculeux, au front large, +bas et obstiné, au regard oblique de matou, sobres de père en fils +depuis les origines, sans nervosité et par suite sans frisson devant la +coulée du sang rouge, n'ayant d'ailleurs que deux rêves, que deux +cultes, celui de leur sol natal et celui de leurs humbles ancêtres. + +Ils étaient des privilégiés et des heureux de ce monde, ces paysans-là, +jusqu'au jour où l'affolement contagieux, qu'on est convenu d'appeler le +progrès, a fait son apparition dans leur pays. Mais à présent voici +l'alcool qui s'infiltre au milieu de leurs calmes villages; voici les +impôts écrasants et augmentés chaque année, pour payer les nouveaux +canons, les nouveaux cuirassés, toutes les infernales machines; déjà +ils se plaignent de ne pouvoir plus vivre. Et bientôt on les enverra, +par milliers et centaines de milliers, joncher de leurs cadavres ces +plaines de Mandchourie, où doit se dérouler la guerre inévitable et +prochaine... Pauvres petits paysans japonais!... + +Donc, nous avons quitté aujourd'hui dans la matinée ce délicieux lac du +vieux temps qu'est la mer Intérieure. Et ce soir, à nuit close, nous +sommes revenus mouiller dans la baie aux mille lumières, devant la ville +de madame Prune,--autant dire chez nous, car à la longue, il n'y a pas à +dire, nous nous sentons presque des gens de Nagasaki. + +Une bonne nouvelle nous attendait du reste à l'arrivée, une dépêche +annonçant que le _Redoutable_ rentrera en France au mois de janvier +prochain, après ses vingt mois de campagne. Et tout le monde, officiers +et matelots, s'est endormi dans la joie. + + + + +LII + + +Mardi, 15 octobre. + +Après beaucoup de tergiversations, de contre-ordres, nous voici +cependant de retour dans ce Nagasaki, que je ne pensais plus jamais +revoir: je me dis cela, dès ce matin au réveil, et, d'avance, je m'en +amuse tant! Au moins trois semaines à y rester, et pendant la plus +délicieuse saison de l'année, les jardinets pleins de fleurs, le tiède +soleil d'octobre mûrissant les mandarines et les kakis d'or, du haut +d'un ciel tout le temps bleu. + +Mon empressement joyeux à m'habiller pour aller courir est comme un +regain de ce que j'éprouvais, tout enfant, chaque fois que je venais +d'arriver chez mes cousins du Midi, où se passaient mes vacances; je ne +tenais pas en place, le premier matin, dans ma hâte d'aller rejoindre +mes petits camarades de l'autre été, d'aller revoir des coins de bois où +l'on avait fait tant de jeux, des coins de vignes où l'on avait tant ri +aux vendanges d'antan... + +Je me retrouve tel aujourd'hui, ou peu s'en faut, ce qui prouve +décidément que le Japon possède encore un charme d'unique et +ensorcelante drôlerie. Vite une embarcation, ensuite un pousse-pousse +rapide, et je suis enfin dans les gentilles rues, cueillant au passage +des révérences de petites amies quelconques, mousmés, guéchas, +marchandes de bibelots, qui rient sous le soleil, au milieu d'une fête +générale de couleurs et de lumière. + +La boutique de madame L'Ourse éclate de loin, comme un énorme et frais +bouquet sur fond sombre; tout son étalage est de roses roses et de +chrysanthèmes jaunes. En face, les soubassements énormes de la nécropole +et des temples, murs ou rochers primitifs, ont des garnitures, comme +des volants de dentelles vertes, en capillaires, avec çà et là des +grappes de campanules qui retombent. + +C'est chez la mousmé Inamoto que je me rends d'abord, il va sans dire. + +Pour être aperçu d'elle qui ne m'attend point, il faut me risquer jusque +dans la cour de la pagode où elle demeure, et me poster au guet, +derrière le tronc d'un cèdre de cinq cents ans. Jamais je n'avais fait +une station si longue, caché et observant tout, dans ce lieu vénérable +où vit Inamoto, ce lieu où son âme s'est formée, singulière et tellement +respectueuse de tous les antiques symboles d'ici. L'herbe pousse entre +les larges dalles de cette cour, où les fidèles ne doivent plus beaucoup +venir; des cycas se dressent au milieu, sur des tiges géantes, et +l'arbre qui m'abrite étend des branches horizontales étonnamment +longues, qui se seraient brisées depuis un siècle si des béquilles ne +les soutenaient de place en place. On est environné de terrasses qui +supportent des bouddhas en granit et des tombes: on est dominé par toute +la masse de la montagne emplie de sépultures. Juste devant moi, il y a +le vieux temple de cèdre, jadis colorié, doré, laqué, aujourd'hui tout +vermoulu et couleur de poussière; de chaque côté de la porte close, les +deux gardiens du seuil, enfermés dans des cages comme des bêtes +dangereuses, dardent depuis des âges leurs gros yeux féroces, et +maintiennent leur geste de furie. + +Je veille comme un trappeur en forêt. Au Japon, rien de bien terrible ne +peut se passer, je le sais bien; mais je regretterais tant de lui causer +le moindre ennui, à la pauvre petite innocente que je suis venu +troubler!... Personne... Aucun bruit, que celui de la chute légère des +feuilles d'octobre. Et tant de calme autour de moi, tant de calme que +l'attitude de ces deux forcenés dans leur cage ne s'explique plus... Ce +silence commence de m'inquiéter. Est-ce que tout serait abandonné +alentour, et ma petite amie envolée... + +Avec un gémissement de vieille ferrure, la porte du temple enfin +s'ouvre, et c'est Inamoto elle-même qui paraît, en robe simplette, les +manches retroussées, un balai à la main, poussant les feuilles mortes +en jonchée sur les marches. Oh! si jolie, entre les deux grimaces +atroces des divinités du seuil, qui grincent les dents derrière leurs +barreaux! + +Un brusque nuage rose apparaît sur ses joues; en moins d'une seconde, +elle a jeté son balai à terre, baissé l'une après l'autre ses deux +manches pagodes, pour courir vers moi, dans un élan d'enfantine et +franche amitié... + +Mais comme elle m'étonne de n'avoir pas peur, elle si craintive +d'ordinaire!... + +C'est que je suis tombé, paraît-il, à un moment choisi comme à miracle: +ses petits frères, à l'école; sa servante, en ville; son père, qui ne +sort jamais, jamais, parti depuis un instant pour conduire à sa dernière +demeure un ami bonze. Verrouillé, le grand portail en bas, par où +quelque pèlerin aurait pu venir. Donc c'est la sécurité complète et nous +sommes chez nous. + +De l'île sacrée, j'ai apporté pour elle une petite déesse de la mer, en +ivoire, qu'elle cache dans sa robe. Et elle rit, de son joli rire de +mousmé, qui n'est pas banal comme celui des autres; elle rit parce +qu'elle est contente, émue, parce qu'elle est jeune, parce que le +soleil est clair, le temps limpide et berceur. + +--Veux-tu venir voir notre temple? propose-t-elle. + +Et nous pénétrons dans le vieux sanctuaire obscur, empli de symboles +agités, de formes contournées, de gestes menaçants qui s'ébauchent dans +l'ombre. Un peu de paix seulement vers le fond, où des lotus d'or, dans +de grands vases, s'étalent et se penchent avec une grâce de fleurs +naturelles, devant une sorte de tabernacle voilé d'ancien brocart. Mais +sur les côtés, des dieux de taille humaine, rangés contre les murs, +gesticulent avec fureur. Et, au plafond, embusqués entre les solives, +des êtres vagues, moitié reptile, moitié racine ou viscère, nous +regardent avec de gros yeux louches. + +--Veux-tu venir voir ma maison? dit-elle ensuite. + +Et j'entre, après m'être poliment déchaussé, dans un logis centenaire, +mais propre et blanc, où la nudité des parois et l'élégance d'un vase de +bronze, empli de fleurs, témoignent de la distinction des hôtes. L'autel +des ancêtres, en laque rouge et or, très enfumé par l'encens, est +encore fort beau, et très longues sont les généalogies inscrites sur les +saintes tablettes. + +Épouvantée tout à coup, comme de quelque sacrilège commis en me montrant +cela, ma petite amie me regarde, au fond des yeux, avec une +interrogation ardente.--Mais non, mes yeux à moi n'expriment rien +d'ironique, du respect au contraire, et je ne souris pas. Alors, sa +jeune conscience aussitôt se calme; elle m'ouvre des coffrets en forme +d'armoire, enfermant chacun une divinité dorée qu'elle vénère. + +Bientôt l'heure d'aller ouvrir le portail en bas de la cour, à cause des +petits frères qui vont rentrer de l'école. Et elle me reconduit, par le +sentier vertical aux marches de terre, jusqu'à la jungle murée, là-haut, +où se donnaient nos rendez-vous autrefois, et d'où je m'en irai par +escalade comme j'étais venu. + +Ainsi nous nous retrouvons ensemble, dans ce même bois, qui nous réunira +encore presque chaque soir pendant au moins trois semaines,--quand +j'avais si bien cru que c'était fini, qu'entre nous était tombé le +rideau de plomb d'une séparation sans retour, sans lettres possibles, +aggravé d'immédiat et éternel silence... + + * * * * * + +--Quel dommage, me dit une heure plus tard mademoiselle Pluie-d'Avril, +assise sur les nattes blanches de son logis, avec M. Swong dans les +bras,--quel dommage que tu ne sois pas venu tout droit chez nous ce +matin!... Ma grand'mère t'aurait indiqué... Tu serais allé vite à la +pagode du Cheval de Jade, où il y avait une grande fête et des danses +religieuses; nous y étions presque toutes, les meilleures danseuses de +Nagasaki, et moi je me tenais en haut, comme sur un nuage; je faisais le +rôle d'une déesse, et je lançais des flèches d'or. Mais, ajoute-t-elle, +demain après-midi, tu m'entends bien, c'est la fête des guéchas et des +maïkos; ça ne se fait qu'une fois l'an; nous sortirons toutes en beau +costume, par groupes, sous des dais magnifiques, et nous représenterons +des scènes de l'histoire, sur des estrades que l'on nous aura préparées +dans les rues. Ne va pas manquer ça, au moins! + +En approchant de chez madame Renoncule, je faisais de louables efforts +pour être ému. C'est que, vraisemblablement, j'allais y rencontrer les +époux Pinson, ma belle-mère m'ayant annoncé autrefois qu'ils viendraient +avec l'automne s'installer auprès d'elle. + +Frais superflus, inutile dérangement de coeur: à la suite d'un pèlerinage +efficace à certain temple, très recommandé pour les cas rebelles comme +le sien, madame Chrysanthème, après quatorze ans de mariage stérile, +s'était tout à coup sentie dans une position intéressante très avancée, +qui n'avait pas permis de songer à un plus long voyage.--Et ce n'est pas +sans une teinte d'orgueil maternel que madame Renoncule me fait part de +telles espérances. + +Allons, le sort en est jeté, nous ne nous reverrons point. Après tout, +c'est plus correct ainsi. Et puis, il faut savoir se mettre à la place +de son prochain: M. Pinson n'aurait-il pas éprouvé quelque gêne à m'être +présenté? + + * * * * * + +Mon Dieu, qu'est-ce qu'il se passe donc chez madame Prune? Ce n'est pas +le même incident que chez madame Chrysanthème, les suites d'un +pèlerinage trop efficace?... Non, vraiment je me refuse à le croire... +Cependant je vois sortir de chez elle un médecin; puis deux commères +affairées qui ont des visages de circonstance. Et je presse le pas, très +perplexe. + +L'aimable femme est étendue sur un matelas léger; les formes, +dissimulées par un _fton_,--qui est une couverture avec deux trous +garnis de manches pour passer les bras.--La tête, qui repose sur un +petit chevalet en bois d'ébène, me paraît plutôt engraissée, mais avec +je ne sais quoi de calmé, de moins provocateur dans le regard. Et je +m'étonne surtout du peu d'émotion que paraît causer ma présence. + +Deux dames agenouillées s'occupent à lui faire avaler une prière, écrite +sur papier de riz qu'elles pétrissent en boule, comme une pilule. Et +debout se tient une personne que je n'avais pas vue depuis quinze ans, +mais qui certes me reconnaît, et qu'un grain de beauté sur la narine +gauche me permet aussi d'identifier au premier coup d'oeil: mademoiselle +Dédé, l'ancienne servante du ménage Sucre et Prune, devenue aujourd'hui +une imposante matrone, un peu marquée, mais agréable encore. + +Avec un sourire spécial, gros de confidences intimes, mademoiselle Dédé, +qui a vu mon émoi, me donne d'abord à entendre que ce n'est rien de +grave. + +Dans le jardin où elle me reconduit ensuite,--car je ne prolonge pas +davantage une entrevue qui semble à peine plaire,--elle m'explique +comment madame Prune, après une jeunesse interminable, vient de +traverser enfin, et victorieusement du reste, certaine crise, certain +tournant de la vie par où les autres femmes passent toutes, mais en +général nombre d'années plus tôt. + +Elle me conte aussi qu'elle-même, Dédé-San, après avoir consacré +quatorze années de sa jeunesse à l'une des maisons les mieux fréquentées +du Yochivara, se voit aujourd'hui revenue de tant d'illusions, de tant +et tant qu'elle a résolu de se retirer, avec son petit pécule, sous +l'égide indulgente de madame Prune. + + + + +LIII + + +Mercredi, 16 octobre. + +--Ne va pas manquer cela, au moins! m'avait dit hier mademoiselle +Pluie-d'Avril, en me parlant de la fête d'aujourd'hui. + +Et le beau soleil de une heure me trouve à flâner, dans les rues par où +les petites fées doivent passer. + +Un premier dais, là-bas, s'avance lentement, suivi d'un cortège de +curieux. Il est rond et semble une immense ombrelle plate. Au-dessus +tremble une folle végétation de lotus roses, plus grands que nature. Il +est très nettement cerclé par un large bourrelet de velours funéraire, +où se reconnaît le goût de ce peuple pour la couleur noire et aussi pour +la précision des contours. Un seul homme porte péniblement l'édifice, +par une hampe centrale, comme serait le manche d'un parasol. Et des +draperies de brocart d'or, qui retombent en rideaux à demi fermés, +laissent entrevoir là-dessous cinq ou six dames nobles d'autrefois, +ayant bien douze ans chacune: des figures qui paraissent encore plus +enfantines, encadrées par de si solennelles perruques,--et peintes, et +attifées avec quel art stupéfiant et lointain!... Mais je ne connais +personne dans ce petit monde. Passons. + +Un quart d'heure après, rencontre d'un nouveau dais, cerclé de velours +noir comme le précédent, mais au-dessus duquel des branches d'érable à +feuilles rouges, en place des lotus, simulent une broussaille de forêt. +On me sourit là dedans; deux ou trois des invraisemblables petites +bonnes femmes, aperçues entre les rideaux de brocart, me disent bonjour: +danseuses, que j'ai vaguement connues dans quelque maison-de-thé. Mais +ce n'est pas ce que je cherche. Passons encore! + +Troisième dais qui apparaît dans le lointain, avec aussi son bourrelet +noir. Il est surmonté, celui-là, d'un cerisier en fleurs, chaque rameau +tout neigeux de frais pétales blancs; un cerisier si bien imité qu'il +apporte presque une impression de printemps frileux au milieu de ce +tiède automne. C'est du reste le dais le plus riche, et aussi le plus +suivi: derrière, cheminent une centaine d'enfants, mouskos[8] ou +mousmés, qui viennent sans doute de s'échapper de l'école, car ils ont +encore sur le dos leur carton et leurs livres... Oh! mais qu'est-ce +qu'il y a là-dessous, quels étranges petits êtres?... Des petits +guerriers d'autrefois, armés de pied en cap, portant beau et farouche, +mais lilliputiens, et paraissant plus comiques encore auprès du solide +garçon qui tient à l'épaule la hampe du dais somptueux. + +Et un de ces petits personnages, qui ressemble au chat botté, passe +entre les rideaux sa tête casquée, pour me faire signe, et encore signe, +avec une singulière insistance.--Est-ce possible? Pluie-d'Avril!... +Pluie-d'Avril en samouraï à deux sabres! Non, jamais je ne l'avais vue +si étonnante et si drôle; une cuirasse, toute une armure, un casque et +des cornes; sur le minois, des traits au pinceau pour donner l'air +terrible qu'ont les guerriers des vieilles images, et, par je ne sais +quel procédé spécial, des sourcils remontés jusqu'au milieu du front. +Auprès d'elle, son amie Matsuko, en samouraï également, la figure aussi +peinturlurée dans le genre féroce, et les sourcils changés de place. Et +puis trois ou quatre nobles douairières, dans les douze ou treize ans, +fort blasonnées, avec des robes à traîne. + +Cette fois, je fais cortège, bien entendu. + +A certain carrefour, le mieux fréquenté de la ville, une estrade était +dressée, sur laquelle tous ces petits guignols exquis prennent place +avec dignité. + +Alors commence une scène historique de haute allure. Pluie-d'Avril, qui +a le premier rôle et brandit son sabre en beaux gestes du tragédie, +déclame tout le temps sur sa plus grosse voix de moumoutte en colère. +Une voix qu'elle tire on ne sait comment du fond de son gosier menu. +Une voix qui, parfois, tourne, se dérobe en son de petite flûte, en +fausset de petit enfant,--et c'est alors qu'elle est le plus +adorablement impayable, ma sérieuse tragédienne. + + + + +LIV + + +Jeudi, 17 octobre. + +Dans le cabinet particulier de la maison-de-thé, où je les ai mandées +aujourd'hui pour leur faire compliment, elles arrivent languissantes et +en négligé intime, mes deux petites amies, Pluie-d'Avril et Matsuko qui +ne boude plus. Elles n'ont apporté ni masques ni guitares, sachant bien +que ce n'est point comme autrefois pour leurs chants et leurs danses, +mais pour elles-mêmes que je continue de venir les voir, en vieux +camarades que nous sommes à présent. + +Mais sont-elles changées! Ce n'est pas seulement la fatigue d'hier, il +y a autre chose... Ah! leurs sourcils qui manquent! Elles les avaient +rasés, les petites barbares, pour s'en mettre de postiches à deux +centimètres plus haut! Les voilà donc presque vilaines, jusqu'à ce +qu'ils aient repoussé. Et puis, aucun apprêt dans la chevelure, point de +coques élégantes ni de piquets de fleurs; les cheveux encore tout collés +et tout plats, comme la veille sous les casques lourds, elles +ressemblent à deux pauvres petites moumouttes qui seraient tombées à +l'eau et en garderaient encore le poil mouillé. Presque vilaines, oui, +mais fines et mignonnes créatures quand même. + +Elles m'ont apporté leurs photographies promises, auxquelles il s'agit +maintenant de mettre la dédicace. Et, sur leur ordre, des mousmés +servantes déposent à leurs côtés, par terre, une boîte à écrire en +laque, avec pinceaux délicats, encre de Chine, godets, l'attirail qu'il +faut. C'est par terre aussi qu'elles sont assises, et c'est par terre +aussi que tout cela va se passer, bien entendu. D'abord elles discutent +gravement sur les termes, et même, je crois, sur certain point obscur +d'orthographe. Et puis, à main levée, à main sûre et vive, elles tracent +de haut en bas, sur les petits cartons où est leur image, un grimoire +sans doute fort aimable, que je me ferai traduire plus tard. + +A présent, laissons-les se reposer, d'autant plus que le soleil +d'automne rayonne dehors, mélancolique et doux, et qu'Inamoto m'attend +sur la délicieuse montagne,--où partout les fougères sont devenues +longues, longues, dans leur dernier développement de fin d'été, et où +déjà les sentiers se parent de tapis couleur de rouille et d'or, à la +chute des feuilles mortes. + + * * * * * + +Qu'elles auront donc passé vite et légèrement, ces trois dernières +semaines dans la ville de madame Prune. Est-ce possible qu'elles soient +déjà si près de finir? + +Aujourd'hui, vrai dimanche d'automne, premier jour sombre, froid; les +montagnes alentour, comme écrasées sous un ciel bas et lugubre. + +Et puis, éternels changements de la vie maritime: hier, on était encore +tout à la joie de cette dépêche, annonçant le retour du _Redoutable_ en +France; aujourd'hui, découragement sans bornes en présence d'un nouveau +contre-ordre qui maintient le navire et son équipage une troisième année +dans les mers de Chine. Mes plus proches camarades et moi, nous +rentrerons quand même au printemps prochain, par quelque paquebot, avec +notre amiral dont nous composons la suite; mais nos pauvres matelots +resteront à bord, exilés pour une année de plus, y compris le +mélancolique fiancé, avec sa petite caisse de présents et sa pièce de +soie blanche pour la robe de mariée. + +De toute façon, si le _Redoutable_ plus tard revient à Nagasaki, je n'y +serai plus, et quand il quittera ce pays mercredi prochain pour faire +route vers l'Annam, il me faudra dire l'éternel adieu à toute +japonerie... + +Aujourd'hui, mon suprême rendez-vous dans la montagne avec Inamoto, ma +gentille amie, que son père emmène demain je ne sais où, dans +l'intérieur de l'île, bien loin d'ici. Sous le ciel obscur, je +m'achemine donc une dernière fois vers le vieux parc abandonné, +là-haut, en pleine ville des morts. Par ce temps gris, automnal pour la +première fois de la saison, je retrouve dans les chemins grimpants, +parmi les feuilles mortes et les longues fougères somptueuses, mes +nostalgies de l'automne passé. Combien m'étaient déjà familières les +moindres choses de ces parages, chaque tournant des sentiers, chaque +tombe enlacée de son lierre japonais aux feuilles en miniature, et les +vieux petits bouddhas de granit au sourire d'enfant mort, et les lichens +vert pâle sur le tronc des grands cèdres... Vraiment je n'arrive pas à +me figurer que tout cela, je ne le reverrai jamais, jamais plus. + +De l'autre côté du mur aux fines capillaires, Inamoto m'attendait, +agitée, inquiète, disant que je n'étais pas à l'heure, que son père +allait l'appeler, qu'on aurait à peine le temps de se voir. + +Est-ce possible qu'au fond de sa petite âme il y ait eu sincèrement un +peu d'amitié pour moi? Il le faut bien, à ce qu'il semble, pour qu'elle +soit tout le temps revenue. Et d'ailleurs je ne crois pas que +l'affection ait toujours besoin de paroles, de connaissance approfondie, +ni même de cause raisonnable quelconque; elle peut jaillir comme cela, +d'un regard, d'une expression d'yeux, d'un rien moindre encore, qui +échappe à toute analyse. + +Et maintenant il va falloir se séparer d'une façon brusque et absolue +sans même de lettres pour se rappeler l'un à l'autre, sans communication +possible, jamais. C'est comme une brutale coupure de sabre, entre nos +deux existences pendant un an rapprochées. + +On l'appelle d'en bas, dans la cour de la pagode, sur un ton de +commandement. Elle répond: «Oui, mon père, je viens.» Je n'avais jamais +entendu sa voix, à elle, vibrer si loin, une voix claire et jolie. +Allons, il faut se dire adieu. Et je l'embrasse, ce que je n'avais pas +osé faire encore; une embrassade de bonne amitié attristée. Elle croit +devoir me rendre mon baiser,--et s'y prend avec tant de gentille +gaucherie, comme un bébé qui ne sait pas!... On dirait qu'elle n'a +jamais de sa vie embrassé personne. + +Au fait, s'embrassent-ils entre eux, les Japonais? Je ne l'ai jamais vu. +Même les petites mamans nipponnes, qui sont si tendres, n'ont jamais, en +ma présence, mis un baiser sur la joue de leur enfant-poupée. + +On appelle à nouveau d'en bas. Elle va quitter Nagasaki tout à l'heure, +son petite bagage prêt, ses socques et son parapluie; impossible de +prolonger... Et l'instant de la séparation s'éclaire tout à coup d'une +sorte de feu de Bengale, comme pour un effet au théâtre: c'est le soleil +couchant qui, au bas de l'horizon, vient d'apparaître dans une déchirure +du grand nuage en voûte fermée; alors les mille tiges des bambous ont +l'air d'avoir été soudainement peintes à l'or rouge. Elle se sauve, la +mousmé, qui aujourd'hui ne pourra même pas, comme les soirs habituels, +risquer les yeux par-dessus l'enclos pour surveiller ma fuite au milieu +des tombes. Et, en escaladant le mur, j'arrache cette fois une poignée +de capillaires, que j'emporte. + +Il y a maintenant un reflet d'incendie sur la montagne des morts, que le +soleil illumine en plein; la nécropole où j'aimais tant venir se met en +frais pour mon dernier soir. + +Je m'en allais avec lenteur, dans les petits sentiers encombrés de +fougères, et, m'étant retourné par hasard, voici que j'aperçois, là-bas +au-dessus du mur, les cheveux noirs, le gentil front et les deux yeux +qui avaient coutume de me regarder descendre. Elle est donc revenue sur +ses pas, la mousmé!... Et le sentiment qui l'a ramenée là me touche +infiniment plus que tout ce qu'elle aurait pu me dire. J'ai envie de +remonter. Mais elle me fait signe: non, trop tard, et il y a un danger, +adieu!... + +Pourtant, je l'oublierai dans quelques jours, c'est certain. Quant à ces +capillaires que j'ai prises, par quelque rappel instinctif de mes +manières d'autrefois, il m'arrivera bientôt de ne plus savoir d'où elles +viennent, et alors je les jetterai--comme tant d'autres pauvres fleurs, +cueillies de même, dans différents coins du monde, jadis, à des heures +de départ, avec l'illusion de jeunesse que j'y tiendrais jusqu'à la +fin... + + + + +LV + + +Lundi, 28 octobre. + +Encore les nuages bas et sombres, avec un de ces premiers brouillards +qui annoncent l'hiver. + +Pour moi, l'âme de ce pays s'en est un peu allée hier au soir avec la +mousmé Inamoto, je le sens bien. + +J'ai préféré ne pas retourner seul dans son vieux parc, ni dans la +nécropole alentour, et ma promenade d'aujourd'hui, sans but, sur une +montagne à peu près déserte que je ne connaissais point, m'a fait +rencontrer par hasard le sentier des cadavres... Ils passaient devant +moi, tandis que j'étais assis tout au bord du chemin, sous la véranda +d'une maison-de-thé isolée, misérable et de mauvais aspect, où l'on +avait paru très surpris de me voir. Ils passaient chacun dans une espèce +de grande cuve enveloppée de drap blanc et attachée à un bâton que deux +portefaix à mine spéciale tenaient sur l'épaule. Sans cortège, seuls et +sournois, ils allaient se faire brûler, un peu plus haut, dans la +brousse, me frôlant presque de leur linceul drapé,--moi qui ne savais +pas, moi qui trouvais seulement un peu étranges et inquiétantes ces +cuves enveloppées, allant toutes vers le même endroit comme à un +rendez-vous. Au cinquième qui passa, le brusque soupçon vînt me faire +frissonner: j'avais senti une odeur de pourriture humaine. + +--Qu'est-ce qu'ils emportent, ces hommes? demandai-je à la vieille +pauvresse qui versait mon thé. + +--Comment, tu ne sais pas? + +Et elle acheva sa réponse par une plaisanterie macabre, fermant les +yeux, ouvrant sa bouche édentée et s'affaissant tout de travers, la +tête dans sa main... Oh! non, j'aurai préféré n'importe quels mots à +cette mimique effroyable... Horreur, j'étais à deux pas des bûchers, +dans la maison-de-thé des brûleurs et des croque-morts! + +En me sauvant, par le sentier de descente, j'en croisai encore un autre, +qui montait à la fête avec son petit. Sa cuve était énorme, à celui-là, +et il devait peser lourd, si l'on en jugeait par l'expression angoissée +des deux portefaix en sueur; quant à son petit, un enfant tout jeune +sans doute, il s'en allait dans un seau, également enveloppé de linge +blanc, que l'un des deux croque-morts s'était pendu à la ceinture. Et, +tant le chemin était étroit, il fallut me jeter dans les épines et les +fougères pour n'être point frôlé. Quelle figure cela pouvait-il avoir, +ce qui était accroupi dans cette cuve, quelle sorte de grimace cela +pouvait-il bien faire à madame la Mort?... + +Ainsi j'avais habité longuement Nagasaki à plusieurs reprises, sans +découvrir où on les brûlait, tous ces cadavres, avant de les promener si +allègrement en ville dans leur gentille châsse, avec cortège de fleurs +artificielles et de mousmés en robe blanche. Non, ce n'était +qu'aujourd'hui, par ce temps brumeux d'hiver, rendant lugubres toutes +choses, et à la veille même de m'en aller pour toujours, que je devais +tomber par hasard sur le lieu clandestin de cette cuisine... + + + + +LVI + + +Mardi, 29 octobre. + +Encore un des matins charmants d'ici; l'avant-dernier, puisque demain, à +la première heure, ce sera le départ. Une aube rosée et adorablement +confuse, sur les grandes montagnes qui entourent le _Redoutable_ et sur +l'appareillage silencieux des jonques de pêche, aux voiles à peine +tendues, glissant toutes vers le large comme ces bateaux de féerie qui +n'ont pas de poids et que l'on fait passer doucement sur de l'eau +imitée. + +C'est étrange, je me sens plus triste à ce départ qu'à celui d'il y a +quinze ans,--sans doute parce que tout l'inconnu de la vie n'est plus +en avant de mon chemin, et que je suis à peu près sûr aujourd'hui de ne +revenir jamais. + +Demain donc, ce sera fini du Japon; le grand large nous aura repris, le +grand large apaisant et bleu, qui fait tout oublier. Et nous irons vers +le soleil; dans cinq ou six jours, nous serons dans les pays d'éternelle +chaleur, d'éternelle lumière... + +Tant d'adieux j'ai à faire aujourd'hui, ayant su me créer en ville de si +brillantes relations: madame L'Ourse, madame Ichihara, madame Le Nuage, +madame La Cigogne, etc.! + +Un temps à souhait; un doux soleil d'arrière-saison, qui rayonné sur mon +dernier jour. Il n'y a vraiment pas de pays plus joli que celui-là, pas +de pays où les choses, comme les femmes, sachent mieux s'arranger, avec +plus de grâce et d'imprévu, pour amuser les yeux. C'est le pays lui-même +que je regretterai, plus sans doute que la pauvre petite mousmé Inamoto; +ce sont les montagnes, les temples, les verdures, les bambous, les +fougères. Et, tous les recoins qui me plaisaient, j'ai envie cet +après-midi de les revoir encore. + +En allant prendre congé de madame L'Ourse, je passe devant une pagode où +il y a fête et pèlerinage; depuis quinze ans je n'avais plus revu de ces +fêtes-là et je les croyais tombées en désuétude. C'est un de ces lieux +d'adoration, au flanc de la montagne, où l'on grimpe par des escaliers +en granit de proportions colossales. Suivant l'usage, le vieux +sanctuaire en bois de cèdre, qu'on aperçoit là-haut, est enveloppé pour +la circonstance d'un velum blanc, sur lequel tranchent de larges blasons +noirs, d'un dessin ultra-bizarre, mais simple, précis et impeccable. Et +la porte ouverte laisse voir, même d'en bas, les dorures des dieux ou +des déesses assis au fond du tabernacle. + +Des mendiants estropiés, des idiots rongés de lèpre ont pris place au +soleil d'automne des deux côtés de l'escalier pour recevoir les +offrandes des pèlerins. Et un pauvre petit chat, galeux et crotté, est +aussi venu d'instinct s'aligner avec ces échantillons de misères. + +Mais comme il y a peu de fidèles! Décidément la foi se meurt, dans cet +empire du Soleil-Levant. Quelques bons vieux, quelques bonnes vieilles, +qui se préparent à fixer bientôt dans cette montagne leur résidence +éternelle, grimpent avec effort, à pas menus, courbés, leur parapluie +sous le bras; ils ont l'air bien naïf, bien respectable; ils traînent +des bébés par la main; et les socques en bois de ces braves gens, +enfants ou vieillards, font clac, clac, sur le granit des marches. + +Au premier palier, à mi-hauteur, stationne un groupe de petites mousmés +ravissantes, d'une dizaine d'années, qui sortent de l'école avec leur +carton sous le bras. Que regardent-elles ainsi, avec tant d'attention et +de stupeur, ces petites beautés de demain?--Oh! une horrible chose; un +vieux mendiant aux yeux obscènes et goguenards, qui est là couché, +étalant avec complaisance devant lui un innomable tas de chair +hypertrophiée, de la grosseur d'un quartier de porc... Et c'est on ne +peut plus japonais, cet assemblage; ces gracieuses petites écolières à +côté de cette monstruosité qui, chez nous, serait internée tout de +suite par la police des moeurs. + + * * * * * + +Je me rends ensuite chez madame Renoncule. Très corrects, très bien, +avec juste la dose d'émotion qui convenait, mes adieux à ma +belle-mère--et à son jardinet, que je suis sûr de revoir dans mes +songes, aux périodes de spleen. + +Plus gentils, mes adieux à ma petite Pluie-d'Avril, qui reste prosternée +au seuil de sa porte, avec M. Swong dans les bras, tant que je suis +visible au bout de la rue solitaire. Pauvre mignonne saltimbanque! +Obligée par métier d'être un peu comme ces jeunes chats qui font ronron +pour tout le monde, je crois cependant qu'elle me gardait un peu plus +d'amitié qu'à tant d'autres. + +Pour la fin j'ai réservé madame Prune et ses effusions probables. Depuis +cette visite du mois dernier, où je la trouvai aux prises avec son +médecin, croirait-on que je n'ai plus songé à m'informer d'elle... + +Je commence donc l'ascension de Dioudé jendji, et c'est par ce sentier +à échelons si raides, qui jadis arrachait tant de soupirs à la petite +madame Chrysanthème, quand nous rentrions le soir, avec nos lanternes +achetées chez madame L'Heure, après avoir fait la fête anodine dans +quelque maison-de-thé. Il me semble que rien n'a changé ici, pas plus +les maisonnettes que les arbres ou les pierres. + +L'air est doucement tiède, et un petit vent sans malice promène autour +de moi des feuilles mortes. Madame Prune, l'avouerai-je, est bien loin +de ma pensée; si je remonte vers son faubourg tranquille, c'est pour +dire adieu à des choses, des lieux, des perspectives de mer et des +silhouettes de montagne, où quelques souvenirs de mon passé demeurent +encore; je suis tout entier à la mélancolie de me dire que, cette fois, +je ne reviendrai jamais,--et ce sentiment du _jamais plus_ emprunte +toujours à la Mort un peu de son effroi et de sa grandeur... + +Là-haut dans le jardinet de mon ancien logis, dont j'ouvre le portail en +habitué, une vieille dame à l'air béat est assise au soleil du soir et +fume sa pipe. Robe d'intérieur en simple coton bleu. Plus rien de +fringant dans le port de tête. Ni apprêts ni postiches dans la +chevelure; deux petites queues grises, nouées sur la nuque à la bonne +franquette. Enfin, une personne ayant complètement abdiqué, cela saute +aux yeux de prime abord, et je n'en reviens pas. + +--Madame Prune, dis-je, voici l'heure du grand adieu. + +Petit salut insouciant, en guise de réponse. Debout derrière elle, +replète aussi, niaise et un peu narquoise, se tient mademoiselle Dédé. + +--Madame Prune, insiste-je, ne me croyant pas compris, je m'en retourne +dans mon pays; entre nous l'éternité commence. + +Second salut de simple politesse, et, pour m'inviter à m'asseoir, geste +aimable sans chaleur. + +Comment, tant de calme en présence de la suprême séparation!... Mais +alors, c'est donc que, seul, mon corps périssable aurait eu le don +d'émouvoir cette dame, puisque aujourd'hui, délivrée enfin de la +tyrannie d'une imagination trop romanesque, elle ne trouve plus dans +son coeur un seul élan vers le mien. + +--Eh bien! non, madame Prune, s'il en est ainsi, je ne m'assoirai point: +je croyais vos sentiments placés plus haut. La déception est trop +cruelle. Je m'en vais. + +La fermeture à secret du portail, que j'ai fait de nouveau jouer pour +sortir, rend son bruit familier, son toujours pareil crissement, que +j'entends ce soir pour la dernière des dernières fois. Quand je jette +ensuite un coup d'oeil en arrière, sur cette maisonnette où j'ai passé +jadis un été sans souci, au chant des cigales, j'aperçois encore la +petite vieille bien grasse, bien repue, bien contente, et tassée +maintenant sur elle-même, qui secoue sa pipe contre le rebord de sa +boîte (un pan pan pan que je ne réentendrai jamais) et qui me regarde +partir, d'un air très détaché. Non, décidément rien ne vibre plus dans +cet organisme gracieux, qui fut durant des années la sensibilité même; +l'âge a fait son oeuvre!... + +Ainsi finit brusquement cette troisième jeunesse de madame Prune, que la +déesse de la Grâce avait, je crois, prolongée un peu plus que de raison. + +FIN + + +IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--1046-1-05.--(Encre +Lorilleux). + + * * * * * + +NOTES: + +[1] La Ville Interdite, ville impériale, au coeur de Pékin. + +[2] La Donko-Tchaya. + +[3] C'est dans cet appareil de deuil, très dissimulateur, que l'évêque +actuel de Séoul et quelques prêtres, échappés au martyre, se risquèrent +à revenir ici, après le dernier grand massacre des chrétiens de Corée. + +[4] Chacun de ces transports nécessite une voie dallée, établie tout +exprès; chacune de ces étapes mortuaires exige un palais spécial, +construit sur le lieu du repos momentané; à Séoul, les gens bien +documentés estimaient à une quarantaine de millions la dépense totale de +ces funérailles. + +[5] Peine commuée le lendemain en la déportation perpétuelle. + +[6] C'est une vieille demoiselle française, d'ailleurs très respectable, +qui est depuis longtemps attachée au service de l'Empereur pour faire +les commandes en Europe et ordonner les repas. + +[7] Ikoura degosarimaska?--Itchi yen ni djou sen degosarimas. + +[8] Mousko, petit garçon. + + [Note du transcripteur: changes faites] + mème ==> même {1} + Chrsyanthème ==> Chrysanthème {1} + pylones ==> pylônes {1} + Inamato ==> Inamoto {2} + Yoshivara ==> Yochivara {1} + Soleil Levant ==> Soleil-Levant {1} + automme ==> automne {1} + arome ==> arôme {1} + pagole ==> pagode {1} + XXVII 10 février. ==> XXVIII 10 février. {1} + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La troisième jeunesse de Madame Prune, by +Pierre Loti + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TROISIÈME JEUNESSE *** + +***** This file should be named 31863-8.txt or 31863-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/1/8/6/31863/ + +Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/31863-8.zip b/31863-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..11dc1ba --- /dev/null +++ b/31863-8.zip diff --git a/31863-h.zip b/31863-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1a136fb --- /dev/null +++ b/31863-h.zip diff --git a/31863-h/31863-h.htm b/31863-h/31863-h.htm new file mode 100644 index 0000000..4b97c58 --- /dev/null +++ b/31863-h/31863-h.htm @@ -0,0 +1,5929 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" +"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> + <head> +<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> +<title> + The Project Gutenberg eBook of La Troisième Jeunesse de Madame Prune, par Pierre Loti. +</title> +<style type="text/css"> + p {margin-top:.75em;text-align:justify;margin-bottom:.75em;text-indent:2%;} + +.ast {text-align:center;text-indent:0%;padding:4%;letter-spacing:5px;} + +.c {text-align:center;text-indent:0%;} + +.head {text-align:center;text-indent:0%;padding:5%;} + +.date {text-align:right;margin:7% 5% 5% auto;font-size:85%;} + +.sml {font-size: 75%;} + +.toc {margin:5% 15% 5% 15%;border:double gray 4px;padding:2%;text-align:center;text-indent:0%;} + + h1 {text-align:center;clear:both;} + + h2 {text-align:center;clear:both;margin-top:15%;letter-spacing:1px;line-height:30px;} + + h3 {margin-top:15%;text-align:center;clear:both;} + +.top5 {margin-top:5%;} + +.top15 {margin-top:15%;} + + hr {width:10%;margin:2em auto 2em auto;clear:both;color:black;} + + hr.full {width:100%;margin:5% auto 5% auto;border:4px double gray;} + + table {margin-left:auto;margin-right:auto;border:none;text-align:left;} + + body{margin-left:10%;margin-right:10%;background:#fdfdfd;color:black;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:medium;} + +a:link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} + + link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} + +a:visited {background-color:#ffffff;color:purple;text-decoration:none;} + +a:hover {background-color:#ffffff;color:#FF0000;text-decoration:underline;} + +.smcap {font-variant:small-caps;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:95%;} + +div.image {text-align:center;text-indent:0%;border:none;margin:10% auto 10% auto;} + + sup {font-size:75%;} + +.footnotes {border:double 6px gray;margin-top:10%;clear:both;} + +.footnote {width:95%;margin:auto 3% 1% auto;font-size:0.9em;position:relative;} + +.label {position:relative;left:-.5em;top:0;text-align:left;font-size:.8em;} + +.fnanchor {vertical-align:30%;font-size:.8em;} +</style> + </head> +<body> + + +<pre> + +Project Gutenberg's La troisième jeunesse de Madame Prune, by Pierre Loti + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La troisième jeunesse de Madame Prune + +Author: Pierre Loti + +Release Date: April 2, 2010 [EBook #31863] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TROISIÈME JEUNESSE *** + + + + +Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + +<hr class="full" /> + +<h2>PIERRE LOTI</h2> + +<p class="c"><b>DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</b></p> + +<h1>LA TROISIÈME JEUNESSE</h1> + +<p class="c"><b>DE</b></p> + +<h1>MADAME PRUNE</h1> + +<div class="image"><img src="images/ill_logo.png" +width="100" +height="63" +alt="logo" +/></div> + +<p class="c">PARIS<br />CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br />3, <span class="sml">RUE AUBER</span>, 3</p> + +<hr /> + +<p class="c">Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays,<br />y +compris la Suède, la Norvège et la Hollande.</p> + +<hr /> + +<h1 class="top15">LA TROISIÈME JEUNESSE</h1> + +<p class="c"><b>DE</b></p> + +<h1>MADAME PRUNE</h1> + +<h3>CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS</h3> + +<p class="toc"> +<a href="#I">I, </a> +<a href="#II">II, </a> +<a href="#III">III, </a> +<a href="#IV">IV, </a> +<a href="#V">V, </a> +<a href="#VI">VI, </a> +<a href="#VII">VII, </a> +<a href="#VIII">VIII, </a> +<a href="#IX">IX, </a> +<a href="#X">X, </a> +<a href="#XI">XI, </a> +<a href="#XII">XII, </a> +<a href="#XIII">XIII, </a> +<a href="#XIV">XIV, </a> +<a href="#XV">XV, </a> +<a href="#XVI">XVI, </a> +<a href="#XVII">XVII, </a> +<a href="#XVIII">XVIII, </a> +<a href="#XIX">XIX, </a> +<a href="#XX">XX, </a> +<a href="#XXI">XXI, </a> +<a href="#XXII">XXII, </a> +<a href="#XXIII">XXIII, </a> +<a href="#XXIV">XXIV, </a> +<a href="#XXV">XXV, </a> +<a href="#XXVI">XXVI, </a> +<a href="#XXVII">XXVII, </a> +<a href="#XXVIII">XXVIII, </a> +<a href="#XXIX">XXIX, </a> +<a href="#XXX">XXX, </a> +<a href="#XXXI">XXXI, </a> +<a href="#XXXII">XXXII, </a> +<a href="#XXXIII">XXXIII, </a> +<a href="#XXXIV">XXXIV, </a> +<a href="#XXXV">XXXV, </a> +<a href="#XXXVI">XXXVI, </a> +<a href="#XXXVII">XXXVII, </a> +<a href="#XXXVIII">XXXVIII, </a> +<a href="#XXXIX">XXXIX, </a> +<a href="#XL">XL, </a> +<a href="#XLI">XLI, </a> +<a href="#XLII">XLII, </a> +<a href="#XLIII">XLIII, </a> +<a href="#XLIV">XLIV, </a> +<a href="#XLV">XLV, </a> +<a href="#XLVI">XLVI, </a> +<a href="#XLVII">XLVII, </a> +<a href="#XLVIII">XLVIII, </a> +<a href="#XLIX">XLIX, </a> +<a href="#L">L, </a> +<a href="#LI">LI, </a> +<a href="#LII">LII, </a> +<a href="#LIII">LIII, </a> +<a href="#LIV">LIV, </a> +<a href="#LV">LV, </a> +<a href="#LVI">LVI. </a> +<a href="#NOTES">Notes</a></p> + +<hr /> + +<p class="c">DU MÊME AUTEUR</p> + +<p class="c">Format grand in-18.</p> + +<table summary="livres" +cellspacing="2" +cellpadding="2" +style="font-size:80%;"> +<tr valign="bottom"><td>AU MAROC</td><td>1</td><td>vol.</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>AZIYADÉ </td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>LES DERNIERS JOURS DE PÉKIN </td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>LE DÉSERT</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>L'EXILÉE</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>FANTÔME D'ORIENT</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>FIGURES ET CHOSES QUI PASSAIENT</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>FLEURS D'ENNUI</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>LA GALILÉE</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>L'INDE (sans les Anglais)</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>JAPONERIES D'AUTOMNE</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>JÉRUSALEM</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>LE LIVRE DE LA PITIÉ ET DE LA MORT</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>MADAME CHRYSANTHÈME</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>LE MARIAGE DE LOTI</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>MATELOT</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>MON FRÈRE YVES</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>PÊCHEUR D'ISLANDE</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>PROPOS D'EXIL</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>RAMUNTCHO</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>REFLETS SUR LA SOMBRE ROUTE</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>LE ROMAN D'UN ENFANT</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>LE ROMAN D'UN SPAHI</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>VERS ISPAHAN</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td colspan="2" align="center"> <br />Format in-8º cavalier.</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>ŒUVRES COMPLÈTES. Tomes I à VII</td><td>7</td><td>vol.</td></tr> +<tr valign="bottom"><td colspan="2" align="center"> <br />Éditions illustrées.</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>PÊCHEUR D'ISLANDE, illustré de nombreuses compositions<br /> + de E. RUDAUX</td><td>1</td><td>vol.</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>LES TROIS DAMES DE LA KASBAH, format in-16<br /> + colombier. Illustrations de GERVAIS-COURTELLEMONT</td><td>1</td><td>—</td></tr> +<tr valign="bottom"><td>LE MARIAGE DE LOTI, format in-8º jésus. Illustrations<br /> + de l'auteur et de A. ROBAUDI</td><td>1</td><td>—</td></tr> +</table> + +<hr /> + +<p class="c sml">IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.—1046-1-05.—(Encre +Lorilleux).</p> + +<p><a name="page_i" id="page_i"></a></p> + +<h3>AVANT-PROPOS</h3> + +<p>A mes chers compagnons du <i>Redoutable</i>, en souvenir de leur bonne +camaraderie pendant nos vingt-deux mois de campagne, je dédie ce livre, +où j'ai voulu seulement noter quelques-unes des choses qui nous ont +amusés, sans insister jamais sur nos fatigues et nos peines.</p> + +<p>Ce n'est qu'un long badinage, écrit au jour le jour, il y a trois ans +bientôt, alors que les Japonais n'avaient pas commencé d'arroser de leur +sang les plaines de la Mandchourie. Aujourd'hui, malgré la brutalité de +leur agression première, leur bravoure incontestablement mérite que l'on +s'incline, et je veux saluer ici,<a name="page_ii" id="page_ii"></a> d'un salut profond et grave, les +héroïques petits soldats jaunes tombés devant Port-Arthur ou vers +Moukden. Mais il ne me semble pas que le respect dû à tant de morts +m'oblige d'altérer l'image qui m'est restée de leur pays.</p> + +<p class="date"> +P. LOTI.<br /> <br /> +</p> + +<p class="date">Janvier 1905.<br /> +</p> + +<h2>LA TROISIÈME JEUNESSE<br /><span class="sml">DE</span><br />MADAME PRUNE</h2> + +<hr style="width:90%;" /> + +<h3><a name="I" id="I"></a>I</h3> + +<p class="date">Samedi, 8 décembre 1900.<br /> +</p> + +<p>L'horreur d'une nuit d'hiver, par coup de vent et tourmente de neige, au +large, sans abri, sur la mer échevelée, en plein remuement noir. Une +bataille, une révolte des eaux lourdes et froides contre le grand +souffle mondial qui les fouaille en hurlant; une déroute de montagnes +liquides, soulevées, chassées et battues, qui fuient en pleine +obscurité, s'entrechoquent, écument de rage. Une aveugle furie des +choses,—comme, avant les créations d'êtres, dans les<a name="page_2" id="page_2"></a> ténèbres +originelles;—un chaos, qui se démène en une sorte d'ébullition +glacée...</p> + +<p>Et on est là, au milieu, ballotté dans la cohue de ces masses +affreusement mouvantes et engloutissantes, rejeté de l'une à l'autre +avec une violence à tout briser; on est là, au milieu, sans recours +possible, livré à tout, de minute en minute plongeant dans des gouffres, +plus obscurs que la nuit, qui sont en mouvement eux aussi comme les +montagnes, qui sont en fuite affolée, et qui chaque fois menacent de se +refermer sur vous.</p> + +<p>On s'est aventuré là dedans, quelques centaines d'hommes ensemble, sur +une machine de fer, un cuirassé monstre, qui paraissait si énorme et si +fort que, par temps plus calme, on y avait presque l'illusion de la +stabilité; on s'y était même installé en confiance, avec des chambres, +des salons, des meubles, oubliant que tout cela ne reposerait jamais que +sur du fuyant et du perfide, prêt à vous happer et à vous engloutir... +Mais, cette nuit, comme on éprouve bien l'instinctive inquiétude et le +vertige d'être dans une maison qui ne tient pas,<a name="page_3" id="page_3"></a> qui n'a pas de base... +Rien nulle part, aux immenses entours, rien de sûr, rien de ferme où se +réfugier ni se raccrocher; tout est sans consistance, traître et +mouvant... Et en dessous, oh! en dessous, vous guettent les abîmes sans +fond, où l'on se sent déjà plonger à moitié entre chaque crête de lame, +et où la grande plongée définitive serait si effroyablement facile et +rapide!...</p> + +<p>Dans la partie habitée et fermée du navire,—où, bien entendu, les +objets usuels, en lamentable désarroi, se jettent brutalement les uns +sur les autres, avec des poussées et des repoussées stupides,—on était +jusqu'à cette heure à peu près à couvert de la mouillure des lames, et +le grand bruit du dehors, atténué par l'épaisseur des murailles de fer, +ne bourdonnait que sourdement, avec une monotonie sinistre. Mais voici, +au cœur même de ce pauvre asile, si entouré d'agitation et de fureur, un +bruit soudain, très différent de la terrible symphonie ambiante, un +bruit qui éclate comme un coup de canon et qui s'accompagne aussitôt +d'un ruissellement de cataracte: un sabord<a name="page_4" id="page_4"></a> vient d'être défoncé par la +mer, et l'eau noire, l'eau froide, entre en torrent dans nos logis.</p> + +<p>Pour nous, peu importe; mais, tout à l'arrière du cuirassé, il y a notre +pauvre amiral, cette nuit-là entre la vie et la mort. Après les longues +fatigues endurées dans le golfe de Petchili, pendant le débarquement du +corps expéditionnaire, on l'emmenait au Japon pour un peu de repos dans +un climat plus doux; et l'eau noire, l'eau froide envahit aussi la +chambre où presque il agonise.</p> + +<p>Vers une heure du matin, là-bas, là-bas apparaît un petit feu, qui est +stable, dirait-on, qui ne danse pas la danse macabre comme toutes les +choses ambiantes; il est très loin encore; à travers les rafales et la +neige aveuglantes, on le distingue à peine, mais il suffit à témoigner +que dans sa direction existe du <i>solide</i>, de la terre, du roc, un +morceau de la charpente du monde. Et nous savons que c'est la pointe +avancée de l'île japonaise de Kiu-Siu, où nous trouverons bientôt un +refuge.</p> + +<p>Avec la confiance absolue que l'on a maintenant en ces petites lueurs, +inchangeables et<a name="page_5" id="page_5"></a> presque éternelles comme les étoiles, que les hommes +de nos jours entretiennent au bord de tous les rivages, nous nous +dirigeons d'après ce phare, dans la tourmente où les yeux ne voient que +lui; sur ses indications seules, nous contournons des caps menaçants, +qui sont là mais que rien ne révèle tant il fait noir, et des îlots, et +des roches sournoises qui nous briseraient comme verre.</p> + +<p>Presque subitement nous voici abrités de la fureur des lames, la paix +s'impose sur les eaux, et, sans avoir rien vu, nous sommes entrés dans +la grande baie de Nagasaki. Les choses aussitôt retrouvent leur +immobilité, avec la notion de la verticale qu'elles avaient si +complètement perdue; on se tient debout, on marche droit sur des +planches qui ne se dérobent plus; la danse épuisante a pris fin,—on +oublie ces abîmes obscurs, dont on avait si bien le sentiment tout à +l'heure.</p> + +<p>A l'aveuglette, le grand cuirassé avance toujours dans les ténèbres, +dans le vent d'hiver qui siffle et dans les tourbillons de neige; +transis de froid et de mouillure, nous devons<a name="page_6" id="page_6"></a> être à présent à +mi-chemin de cet immense couloir de montagnes qui conduit à la ville de +madame Chrysanthème.</p> + +<p>En effet, d'autres feux par myriades commencent à scintiller, de droite +et de gauche sur les deux rives, et c'est Nagasaki, étagée là en +amphithéâtre,—Nagasaki singulièrement agrandie, à ce qu'il me semble, +depuis quinze ans que je n'y étais venu.</p> + +<p>Le bruit et la secousse de l'ancre qui tombe au fond, et la fuite de +l'énorme chaîne de fer destinée à nous tenir: c'est fini, nous sommes +arrivés; dormons en paix jusqu'au matin.</p> + +<p>Demain donc, au réveil, quand le jour sera levé, le Japon, après quinze +années, va me réapparaître, là tout autour et tout près de moi. Mais +j'ai beau le savoir de la façon la plus positive, je ne parviens pas à +me le figurer, sous cette neige, dans ce froid et ces ténèbres de +décembre,—mon arrivée de jadis, ici-même, ne m'ayant laissé que des +souvenirs de voluptueux été, de chaude langueur: tout le temps des +cigales éperdument bruissantes, une<a name="page_7" id="page_7"></a> ombre exquise, une nuit verte +criblée de rayons de soleil, d'admirables verdures partout suspendues et +retombant des hauts rochers jusque <a name="page_8" id="page_8"></a>sur la mer...</p> + +<h3><a name="II" id="II"></a>II</h3> + +<p class="date">Dimanche, 9 décembre 1900.<br /> +</p> + +<p>Réveillé tard, après une telle nuit de grande secouée, j'ouvre mon +sabord, pour saluer le Japon.</p> + +<p>Et il est bien là, toujours le même, à première vue du moins, mais +uniformément feutré de neige, sous un pâle soleil qui me déroute et que +je ne lui connaissais point. Les arbres verts, qui couvrent encore les +montagnes comme autrefois, cèdres, camélias et bambous, sont poudrés à +blanc, et les toits des maisonnettes de faubourg, qui grimpent vers les +sommets, ressemblent dans<a name="page_9" id="page_9"></a> le lointain à des myriades de petites tables +blanches.</p> + +<p>Aucune mélancolie de souvenir, à revoir tout cela, qui reste joli +pourtant sous le suaire hivernal; aucune émotion: les pays où l'on n'a +ni aimé ni souffert ne vous laissent rien. Mais c'est étrange, au seul +aspect de cette baie, quantité de choses et de personnages oubliés se +représentent à mon esprit: certains coins de la ville, certaines +demeures, et des figures de Nippons et de Nipponnes, des expressions +d'yeux ou de sourire. En même temps, des mots de cette langue, qui +semblait à jamais sortie de ma mémoire, me reviennent à la file; je +crois vraiment qu'une fois descendu à terre je saurai encore parler +japonais.</p> + +<p>Au soleil de deux heures, la neige est partout fondue. Et on voit mieux +alors toutes les transformations qui se dissimulaient ce matin sous la +couche blanche.</p> + +<p>Çà et là des tuyaux d'usine ont coquettement poussé, et noircissent de +leur souffle les entours. Là-bas, là-bas, au fond de la baie, le vieux +Nagasaki des temples et des sépultures<a name="page_10" id="page_10"></a> semble bien être resté +immuable,—ainsi que ce faubourg de Dioudjendji que j'habitais, à +mi-montagne;—mais, dans la concession européenne et partout sur les +quais nouveaux, que de bâtisses modernes, en style de n'importe où! Que +d'ateliers fumants, de magasins et de cabarets!</p> + +<p>Et puis, où sont donc ces belles grandes jonques, à membrure d'oiseau, +qui avaient la grâce des cygnes? La baie de Nagasaki jadis en était +peuplée; majestueuses, avec leur poupe de trirème, souples, légères, on +les voyait aller et venir par tous les vents; des petits athlètes +jaunes, nus comme des antiques, manœuvraient lestement leurs voiles à +mille plis, et elles glissaient en silence parmi les verdures des rives. +Il en reste bien encore quelques-unes, mais caduques, déjetées, et que +l'on dirait perdues aujourd'hui dans la foule des affreux batelets en +fer, remorqueurs, chalands, vedettes, pareils à ceux du Havre ou de +Portsmouth. Et voici de lourds cuirassés, des «destroyers» difformes, +qui sont peints en ce gris sale, cher aux escadres modernes, et<a name="page_11" id="page_11"></a> sur +lesquels flotte le pavillon japonais, blanc orné d'un soleil rouge.</p> + +<p>Le long de la mer, quel massacre! Ce manteau de verdure, qui jadis +descendait jusque dans l'eau, qui recouvrait les roches même les plus +abruptes, et donnait à cette baie profonde un charme d'éden, les hommes +l'ont tout déchiqueté par le bas; leur travail de malfaisantes fourmis +se révèle partout sur les bords; ils ont entaillé, coupé, gratté, pour +établir une sorte de chemin de ronde, que bordent aujourd'hui des usines +et de noirs dépôts de charbon.</p> + +<p>Et très loin, très haut sur la montagne, qu'est-ce donc qui persiste de +blanc, après que la neige est fondue? Ah! des lettres,—japonaises, il +est vrai,—des lettres blanches, longues de dix mètres pour le moins, +formant des mots qui se lisent d'une lieue: un système d'affichage +américain; une réclame pour des produits alimentaires!<a name="page_12" id="page_12"></a></p> + +<h3><a name="III" id="III"></a>III</h3> + +<p class="date">Mardi, 11 décembre.<br /> +</p> + +<p>Un soleil d'arrière-automne, chaud sans excès, lumineux comme avec +nostalgie, tel, à cette saison, le soleil au midi de l'Espagne; un +soleil idéal, s'attardant à dorer les vieilles pagodes, à mûrir les +oranges et les mandarines des jardinets mignards...</p> + +<p>De peur d'être trop déçu, j'ai préféré attendre ce beau temps-là, pour +quitter mon navire et faire ma première visite au Japon.</p> + +<p>Donc, aujourd'hui seulement, surlendemain de mon arrivée, me voici +errant au milieu des maisonnettes de bois et de papier, un peu<a name="page_13" id="page_13"></a> +désorienté d'abord par tant de changements survenus dans les quartiers +voisins de la mer, et puis me reconnaissant davantage aux abords des +grands temples, au fin fond du vieux Nagasaki purement japonais.</p> + +<p>Quoi qu'on en ait dit, il existe bien toujours, ce Japon lointain, +malgré le vent de folie qui le pousse à se transformer et à se détruire. +Quant à la mousmé, je la retrouve toujours la même, avec son beau +chignon d'ébène vernie, sa ceinture à grandes coques, sa révérence et +ses petits yeux si bridés qu'ils ne s'ouvrent plus; son ombrelle seule a +changé: au lieu d'être à mille nervures et en papier peint, la voilà, +hélas! en soie de couleur sombre, et baleinée à la mode occidentale. +Mais la mousmé est encore là, pareillement attifée, aussi gentiment +comique, et d'ailleurs innombrable, emplissant les rues de sa grâce +mièvre et de son rire. Du côté des hommes, les gracieux chapeaux melons +et les petits complets d'Occident ne sont pas sensiblement plus nombreux +que jadis; on dirait même que la vogue en est passée.<a name="page_14" id="page_14"></a></p> + +<p>Comme c'est drôle: j'ai été quelqu'un de Nagasaki, moi, il y a +longtemps, longtemps, il y a beaucoup d'années!... Je l'avais presque +oublié, mais je me le rappelle de mieux en mieux, à mesure que je +m'enfonce dans cette ville étrange. Et mille choses me jettent au +passage un mélancolique bonjour, avec une petite gerbe de +souvenirs,—mille choses: les cèdres centenaires penchés autour des +pagodes, les monstres de granit qui veillent depuis des âges sur les +seuils, et les vieux ponts courbes aux pierres rongées par la mousse.</p> + +<p>Des bonjours mélancoliques, disais-je... Mélancolie des quinze ans +écoulés depuis que nous nous sommes perdus de vue, voilà tout. Par +ailleurs, pas plus d'émotion que le jour de l'arrivée: c'était donc bien +sans souffrance et sans amour que j'avais passé dans ce pays.</p> + +<p>Ces quinze années pourtant ne pèsent guère sur mes épaules. Je reviens +au pays des mousmés avec l'illusion d'être aussi jeune que la première +fois, et, ce que je n'aurais pu prévoir, bien moins obsédé par +l'angoisse de la fuite des jours; j'ai tant gagné sans doute en +<a name="page_15" id="page_15"></a>détachement que, plus près du grand départ, je vis comme s'il me +restait au contraire beaucoup plus de lendemains. En vérité, je me sens +disposé à prendre gaîment notre séjour imprévu dans cette baie, qui est +encore, à ce qu'il semble, l'un des coins les plus amusants du monde.</p> + +<p>Sur le soir de cette journée, presque sans l'avoir voulu, je suis ramené +vers Dioudjendji, le faubourg où je demeurais: l'habitude peut-être, ou +bien quelque attirance inavouée des sourires de madame Prune... Je +monte, je monte, me figurant que je vais arriver tout droit. Mais, qui +le croirait? dans ces petits chemins jadis si familiers, je m'embrouille +comme dans un labyrinthe, et me voici tournant, retournant, incapable de +reconnaître ma demeure.</p> + +<p>Tant pis! ce sera pour un autre jour, peut-être. Et puis, j'y tiens si +peu!<a name="page_16" id="page_16"></a></p> + +<h3><a name="IV" id="IV"></a>IV</h3> + +<p class="date">Jeudi, 13 décembre.<br /> +</p> + +<p>J'ai eu le plaisir de rencontrer ce matin au marché madame Renoncule, ma +belle-mère, à peine changée; ces quinze ans n'ont pour ainsi dire pas +altéré les beaux restes que je lui connaissais, et nous nous sommes +salués sans la moindre hésitation.</p> + +<p>Elle a été on ne peut plus aimable, et m'a convié à un grand dîner, où +je dois revoir quantité de belles-sœurs, de nièces et de cousines. En +outre, elle m'a appris que sa fille, madame Chrysanthème, était très +avantageusement établie, dans une ville voisine, mariée<a name="page_17" id="page_17"></a> en justes noces +à un M. Pinson, fabricant de lanternes en gros; toutefois le ciel se +refuse, hélas! à bénir cette union, qui demeure obstinément stérile, et +c'est le seul nuage à ce bonheur.</p> + +<p>Le dîner de famille, auquel je n'ai pas cru devoir refuser de prendre +part, promet d'être nombreux et cordial. Mon fidèle serviteur Osman, que +j'ai présenté comme un jeune cousin, y assistera aussi. Mais ma +belle-mère qui, dans les situations les plus délicates, ne perd jamais +le sentiment des nuances, a jugé plus convenable que monsieur et madame +Pinson n'y fussent point conviés.<a name="page_18" id="page_18"></a></p> + +<h3><a name="V" id="V"></a>V</h3> + +<p class="date">Samedi, 15 décembre.<br /> +</p> + +<p>Je m'ennuyais aujourd'hui dans Motokagomachi,—qui est la rue élégante +et un peu modernisée de la ville, la rue où quelques boutiques +s'essaient à avoir des glaces, des étalages à l'européenne; je +m'ennuyais, et l'idée m'est venue, pour me distraire, de recourir aux +guéchas, comme nous faisions jadis...</p> + +<p>Des guéchas, pour sûr il devait y en avoir encore, bien que, au Japon, +tout s'en aille. Et je m'en suis ouvert à l'homme-coureur qui, depuis un +moment, me voiturait de toute la vitesse de ses jambes musclées et +trapues:<a name="page_19" id="page_19"></a></p> + +<p>—Monsieur, m'a-t-il répondu, je vais vous conduire dans une de nos +maisons-de-thé les plus élégantes, qui s'appelle la «Maison de la Grue», +et l'on s'empressera de contenter votre caprice.</p> + +<p>(Je prie que l'on ne s'y trompe pas: dans cette appellation, le mot +<i>grue</i> (o tsuru) ne désigne qu'un oiseau.)</p> + +<p>C'est tout à côté de Motokagomachi, dans une ruelle; on entre par un +petit portique d'apparence comme il faut; on traverse un bijou de petit +jardin ou il y a des montagnes naines, des rocailles de poupée, des +vieux arbres eh miniature; et la Maison de la Grue est au fond, très +accueillante et très discrète. Comme les Européens n'y fréquentent +guère, elle a conservé sa minutieuse propreté japonaise; je mie +déchausse en entrant, et deux servantes, à mon aspect, tombent a quatre +pattes, le nez contre le plancher, suivant la pure étiquette +d'autrefois, que je croyais perdue. Au premier étage, dans une grande +pièce blanche qui est vide et sonore, on m'installe par terre, sur des +coussins de velours noir, et<a name="page_20" id="page_20"></a> on se prosterne à nouveau pour attendre +mes ordres.</p> + +<p>Voici. Je désire louer pour une heure une guécha, c'est-à-dire une +musicienne, et une maïko, c'est-à-dire une danseuse. C'est très bien: on +va prévenir deux de ces dames, qui habitent le quartier et travaillent +d'ordinaire pour la maison.</p> + +<p>En attendant qu'elles viennent, la dînette obligatoire m'est apportée +avec mille grâces, sur des amours de petits plateaux.... Décidément, il +existe encore, mon Japon de jadis, celui du temps de Chrysanthème et du +temps de ma jeunesse; je reconnais tout cela, les tasses minuscules, les +bâtonnets en guise de fourchette, le réchaud de bronze dont les poignées +figurent des têtes de monstre,—et surtout les révérences, les petits +rires engageants, les continuelles minauderies des servantes.</p> + +<p>Mais j'avais connu ces choses à la splendeur de l'été; or, je les +retrouve en décembre, et l'hiver de l'année,—peut-être aussi l'hiver de +ma vie,—me rendent leur mièvrerie par trop <a name="page_21" id="page_21"></a>triste, intolérablement +triste...</p> + +<p>Qu'on se dépêche de m'amener ces dames. Je gèle et je m'ennuie, là tout +seul, pieds nus sur ces nattes blanches. Un petit vent, rafraîchi à la +neige, passe en gémissant entre les panneaux de papier qui servent de +murailles; à part ma dînette, posée à terre, et mes coussins de velours +noir, rien dans cette vaste chambre, rien qu'un frêle bouquet là-bas, +dans un vase, sur un trépied de laque,—un bouquet d'un goût exquis, +j'en conviens; mais c'est égal, cette nudité absolue est pour me geler +davantage encore. J'ai froid, froid jusqu'à l'âme; je me sens ridicule +et pitoyable, accroupi au milieu de la solitude qu'est cette chambre. +Vite, qu'on m'amène ces dames, ou je m'en vais!</p> + +<p>—Patience, monsieur, me dit-on avec mignardise; patience, on lisse leur +chignon, elles se parent!</p> + +<p>Pour me donner le change sur la lenteur de cette toilette, on m'apporte +un par un divers accessoires: d'abord la guitare à long manche, +enveloppée d'une housse en crépon rouge, et la spatule d'ivoire pour en +gratter les cordes; ensuite un coffre léger,—en laque, il va sans<a name="page_22" id="page_22"></a> +dire,—contenant les masques variés de la danseuse, ses fleurs en papier +de riz, ses banderoles de soie; tout son petit bagage de saltimbanque +raffinée, exotique, extra-lointaine.</p> + +<p>Enfin, des froufrous dans l'escalier, des rires d'enfant, des pas légers +qui montent: «Les voilà, monsieur, les voilà!» Il était temps, j'allais +me lever pour partir.</p> + +<p>Entre d'abord une frêle créature, un diminutif de jeune fille, en longue +robe de crépon gris souris, avec une ceinture rose fleur-de-pêcher, +nouée par derrière et dont les coques ressemblent aux ailes d'un +papillon géant qui se serait posé là. C'est mademoiselle Matsuko, la +musicienne, qui se prosterne; le hasard m'a bien servi, car elle est +fine et jolie.</p> + +<p>Ensuite paraît le plus étrange petit être que j'aie jamais vu dans mes +courses par le monde, moitié poupée et moitié chat, une de ces figures +qui, du premier coup, se gravent, par l'excès même de leur bizarrerie, +et que l'on n'oublie plus. Elle s'avance, en souriant du coin de ses +yeux bridés; sa tête, grosse comme le poing, se dresse invraisemblable, +sur un cou d'enfant,<a name="page_23" id="page_23"></a> un cou trop long et trop mince, et son petit corps +de rien se perd dans les plis d'une robe extravagante, à grands ramages, +à grands chrysanthèmes dorés. C'est mademoiselle Pluie-d'Avril, la +danseuse, qui se prosterne aussi.</p> + +<p>Elle avoue treize ans, mais, tant elle est petite, menue, fluette, on +lui en donnerait à peine huit, n'était parfois l'expression de ses yeux +câlins et drôles où passe furtivement, entre deux sourires, très +enfantins, un peu de féminité précoce, un peu d'amertume. Telle quelle, +délicieuse à regarder dans ses falbalas d'Extrême-Asie, déroutante, ne +ressemblant à rien, indéfinissable et insexuée.</p> + +<p>Je ne m'ennuie plus, je ne suis plus seul; j'ai rencontré le jouet que +j'avais peut-être vaguement désiré toute ma vie: un petit chat qui +parle.</p> + +<p>Avant que la représentation commence, je dois faire les honneurs de ma +dînette à mes impayables petites invitées; donc, sachant depuis +longtemps les belles manières nipponnes, je lave <i>moi-même</i>, dans un bol +d'eau chaude, apporté à cet usage, la tasse en miniature où<a name="page_24" id="page_24"></a> j'ai bu, +j'y verse quelques gouttes de saki, et les offre successivement aux deux +mousmés; elles font mine de boire, je fais mine de vider la coupe après +elles, et nous échangeons de cérémonieuses révérences: l'étiquette est +sauve.</p> + +<p>Maintenant, la guitare prélude. Le petit chat s'est levé, dans les plis +de sa robe mirifique; du fond de sa boîte de laque, il retire des +masques, se choisit une figure qu'il ne montre pas, l'attache sur son +minois comique en me tournant le dos, et brusquement se refait voir!... +Oh! quelle surprise!... Où est-il, mon petit chat?... Il est devenu une +grosse bonne femme, à l'air si étonné, si naïf et si bête que l'on ne se +tient pas d'éclater de rire. Et il danse, avec une bêtise voulue, qui +est vraiment du grand art.</p> + +<p>Nouvelle volte-face, nouveau plongeon dans la boîte à malice, choix d'un +nouveau masque attaché prestement, et réapparition à faire frémir... +Maintenant c'est une vieille, vieille goule, au teint de cadavre, avec +des yeux à la fois dévorants et morts dont l'expression est +insoutenable. Cela danse tout courbé, comme en<a name="page_25" id="page_25"></a> rampant; cela conserve +des bras de fillette qui, tout le temps fauchent dans l'air, de grandes +manches qui s'agitent comme des ailes de chauve-souris. Et la guitare, +sur des notes graves, gémit en trémolo sinistre...</p> + +<p>Quand la mousmé ensuite, sa danse finie, laisse tomber son masque +affreux pour faire la révérence, on trouve d'autant plus exquise, par +contraste, son amour de petite figure.</p> + +<p>C'est la première fois qu'au Japon, je suis sous le charme.... Je +reviendrai souvent dans la «Maison de la Grue».<a name="page_26" id="page_26"></a></p> + +<h3><a name="VI" id="VI"></a>VI</h3> + +<p class="date">18 décembre.<br /> +</p> + +<p>J'ai revu aujourd'hui ce jardinet de madame Renoncule, ma belle-mère, +dont le seul aspect suffisait jadis à me donner le spleen.</p> + +<p>Et je l'ai revu tout pareil, aussi maladif, dans sa pénombre, entre ses +vieux murs. Ses arbres nains, qui paraissaient déjà centenaires, n'ont +ni changé, ni grandi d'une ligne. Tel bouquet de petits cèdres avortons, +que je me rappelle si bien, de petits cèdres qui n'ont pas deux pieds de +haut, se mire toujours dans le lac en miniature, dont la surface est +ternie de poussière. La même teinte, verdâtre et comme<a name="page_27" id="page_27"></a> moisie, est +restée aux rocailles nostalgiques, dans les recoins sans soleil....</p> + +<p>Il y a toujours un étonnement à retrouver, dans des pays très éloignés, +et après de longues années qui ont été remplies pour vous d'agitations +et de courses par le monde, à retrouver de pauvres petites choses +demeurées immuables, d'infimes petites plantes qui continuent de végéter +aux mêmes places.<a name="page_28" id="page_28"></a></p> + +<h3><a name="VII" id="VII"></a>VII</h3> + +<p class="date">20 décembre.<br /> +</p> + +<p>A mon précédent séjour, il y a quinze ans, on ne voyait d'ivrognes au +Japon que les matelots d'Europe. Maintenant les matelots japonais s'y +sont mis, à l'alcool; à peu près semblables à ceux de chez nous, sauf +leur figure plate et jaune, portant le même col bleu et le même bonnet, +ils vont bras dessus bras dessous, chantant et titubant par les rues. +Quantité d'autres personnages, en robe nipponne, se grisent aussi le +dimanche et se battent dans les cabarets.</p> + +<p>En fait de maisons-de-thé, celles-là seules<a name="page_29" id="page_29"></a> qui sont très élégantes et +très fermées, qui n'admettent que de purs Japonais et quelques étrangers +de marque, celles-là seules ont gardé la tradition: minutieuse propreté +blanche, grandes salles où il n'y a rien, raffinement extrême dans +l'absolue simplicité.</p> + +<p>Mais toutes les autres, ouvertes à qui veut entrer, sont devenues sales +et empestent l'absinthe. On y est admis sans se déchausser, en gros +souliers boueux; plus de nattes immaculées par terre, plus de coussins +pour s'asseoir; des chaises et des tables de cabaret; sur les étagères, +au lieu des gentilles porcelaines pour dînettes de poupées, aujourd'hui +des alignements de bouteilles, du wisky, du brandy, du pale-ale; tous +les poisons d'Angleterre et d'Amérique, déversés chaque jour à pleins +paquebots, sur le vieil empire du Soleil-Levant.</p> + +<p>Et pourtant le Japon existe encore. A certaines heures, dans certains +lieux, on le retrouve si intact et si japonais, qu'il semble n'avoir +subi qu'une atteinte superficielle. Cette grande baie singulière où nous +sommes, entre ses hautes montagnes aux dentelures excessives, ne<a name="page_30" id="page_30"></a> cesse +point d'être un réceptacle d'inépuisables étrangetés. Nagasaki, malgré +ses lampes électriques et la fumée de ses usines, est encore, au fond, +une ville très lointaine, séparée de nous par des milliers de lieues, +par des temps et des âges.</p> + +<p>Si son port est ouvert à tous les navires et à toutes les importations +d'Occident, du côté de la montagne elle a gardé ses petites rues des +siècles passés, sa ceinture de vieux temples et de vieux tombeaux. Les +pentes vertes qui l'entourent sont hantées par ces milliers d'âmes +ancestrales, auxquelles on brûle tarit d'encens chaque jour; elles n'ont +pas cessé d'être le tranquille royaume des morts; les mystérieux +symboles, les stèles de granit, les bouddhas en prière s'y pressent du +haut en bas, parmi les cèdres et les bambous. Et tout cet immense lieu +de recueillement et d'adoration, comme suspendu au-dessus de la ville, +jette son ombre sur les drolatiques petites choses qui se passent en +bas. Dans Nagasaki, n'importe où l'on se promène et l'on s'amuse, +toujours, au-dessus de soi l'on sent cet amas de pagodes et de<a name="page_31" id="page_31"></a> +cimetières, étagés parmi la verdure; chaque rue qui s'éloigne de la +rive, chaque rue qui monte finit toujours par y aboutir, et on rencontre +fréquemment d'extraordinaires cortèges qui s'y rendent, accompagnant +quelque Nippon défunt que l'on conduit là-haut, là-haut, dans une +gentille chaise à porteurs...<a name="page_32" id="page_32"></a></p> + +<h3><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h3> + +<p class="date">23 décembre.<br /> +</p> + +<p>J'ai retrouvé madame Prune, et je l'ai retrouvée libre et veuve!... Ça +par exemple, ç'a été une émotion...</p> + +<p>J'étais monté par hasard vers Dioudjendji, ne pensant point à mal, quand +tout à coup un tournant de sentier, un vieil arbre, une pierre, m'ont +reconnu au passage d'une façon saisissante: ces choses avaient été jadis +quotidiennement inscrites dans mes yeux; j'étais à deux pas de mon +ancienne demeure...</p> + +<p>J'y suis allé tout droit, et je l'ai revue toujours la même, malgré cet +air de vétusté qu'elle<a name="page_33" id="page_33"></a> n'avait point encore au temps où je l'habitais. +Sans hésiter, glissant la main entre les barreaux du portail, j'ai fait +jouer la fermeture à secret pour entrer dans le jardin... Madame Prune +était là, dans un négligé qui lui a été pénible, la pauvre chère âme que +je n'aurais pas dû surprendre, le chignon sans apprêts, vaquant à +quelques menus soins de ménage. Et tel a été son trouble de me revoir, +qu'il ne m'est plus possible de mettre en doute la persistance de son +sentiment pour moi.</p> + +<p>Voici trois années, paraît-il, que M. Sucre a payé son tribut à la +nature; à quelque cent mètres au-dessus de sa maison, il repose dans +l'un des cimetières de la montagne. La veuve conserve pieusement les +reliques de l'époux qui sut puiser dans son art tant de détachement et +de philosophie: l'encrier de jade, que j'ai tout de suite reconnu, avec +la maman crapaud et les jeunes crapoussins; les lunettes rondes; et +enfin la dernière étude qui sortit, inachevée, de cet habile pinceau, un +groupe de cigognes, il va sans dire.</p> + +<p>Quant à mademoiselle Oyouki, depuis plus<a name="page_34" id="page_34"></a> de dix ans elle est mariée, +établie à la campagne, et mère d'une charmante famille.</p> + +<p>Et madame Prune, en baissant les yeux, a insisté sur cette liberté et +cette solitude du cœur, que sa nouvelle situation lui laisse...<a name="page_35" id="page_35"></a></p> + +<h3><a name="IX" id="IX"></a>IX</h3> + +<p class="date">26 décembre.<br /> +</p> + +<p>Ceux-là seuls qui ont le <i>sens du chat</i> pourront me suivre et me +comprendre dans le développement de ma passion pour la petite +mademoiselle Pluie-d'Avril, professionnelle de danse nipponne.</p> + +<p>On a le sens du chat ou on ne l'a pas; il n'y a point à raisonner sur la +question. J'ai vu des gens qui par ailleurs ne donnaient aucun autre +signe d'aliénation mentale, embrasser des chats irrésistiblement, avec +frénésie, sans que l'affection et encore moins l'amour fussent en cause. +Et ces gens n'étaient pas toujours des<a name="page_36" id="page_36"></a> raffinés, des névrosés, mais +souvent aussi des êtres sains et primitifs; ainsi je me rappelle que +certaine petite chatte grise, de six mois, à bord d'un de mes derniers +navires, causait de véritables transports à bon nombre de matelots; ils +lui donnaient les noms les plus délirants, la pétrissaient de caresses, +se fourraient longuement la moustache dans son pelage doux et propre, +l'embrassaient à la manger,—tout comme j'étais capable de faire +moi-même, quand par hasard je l'attrapais, cette moumoutte, dans un coin +propice et sans témoins indiscrets.</p> + +<p>Inutile de dire que je ne vais pas aussi loin avec mademoiselle +Pluie-d'Avril en falbalas, qui sans doute serait très choquée du +procédé; mais les jeunes chats et elle me causent des sensations du même +ordre, c'est incontestable, et il y a des instants où des velléités me +prennent de la pétrir,—ce que je pourrais faire d'ailleurs sans plus de +trouble intime que si c'était mademoiselle Moumoutte en fourrure grise.</p> + +<p>Je viens donc souvent m'asseoir sur les nattes immaculées, dans les +grands appartements vides et sonores de la «Maison de la Grue». On y<a name="page_37" id="page_37"></a> +gèle, par ces froids de décembre, jamais bien sérieux au Japon, il est +vrai, mais attristants à subir, entre des parois de papier, loin du +clair soleil qui rayonne dehors, et sans autre feu qu'une braise dans un +minuscule réchaud.</p> + +<p>Et puis mademoiselle Pluie-d'Avril n'en finit plus à sa toilette. On +court la prévenir dès que j'arrive, mais il faut chaque fois compter une +heure avant qu'elle paraisse, une heure à s'ennuyer devant la dînette +posée par terre, et à échanger de niais propos avec deux ou trois +servantes prosternées.</p> + +<p>Quand il entre enfin, mon petit chat habillé, c'est toujours la surprise +d'atours nouveaux, d'un dessin extravagant et d'un coloris chimérique. +Du fond de la grande salle un peu en pénombre, elle s'avance éclatante, +avec une majesté de marionnette; elle est presque une petite naine, mais +surtout elle est une petite fée; et le corps, négligeable par lui-même, +se noie dans les plis de la robe, qui est garnie en bas d'un bourrelet +très dur, pour que la traîne s'étale de tous côtés pompeusement. Ce qui +fait surtout l'invraisemblance du personnage,<a name="page_38" id="page_38"></a> c'est, je crois bien, la +longueur du cou et l'extrême petitesse de la tête. Mais le charme, l'air +vraiment chat, est dans les yeux; des yeux bridés, retroussés, câlins, +spirituels et tout le temps narquois.</p> + +<p>Mademoiselle Matsuko, la guécha, suit à quelques pas derrière, très +jolie aussi, mais boudeuse, avec une moue de dignité offensée, ayant +trop bien compris que je ne viens point pour elle, et affectant de plus +en plus de s'habiller sans recherche, en des nuances éteintes.</p> + +<p>Non seulement elle danse, mais elle chante aussi, mademoiselle +Pluie-d'Avril, où elle déclame, tout en exécutant les pas que +mademoiselle Matsuko lui joue sur sa longue mandoline. Et ce sont des +séries de petits miaulements tout à fait chatiques, mais à peine +perceptibles, avec, de temps à autre, en baissant la tête, des sons +impayables, tirés du fond du gosier, et visant aux notes de +basse-taille,—comme quand les moumouttes sont très en colère.</p> + +<p>Elle m'a exécuté aujourd'hui la «danse des roues de fleurs», qui exige +un jeu de plusieurs cerceaux garnis de camélias rouges, et le «pas<a name="page_39" id="page_39"></a> de +la source» avec deux bandes de soie blanche, qu'elle parvenait à agiter +d'un continuel et inexplicable mouvement d'ondulation, rappelant l'eau +des torrents.<a name="page_40" id="page_40"></a></p> + +<h3><a name="X" id="X"></a>X</h3> + +<p class="date">27 décembre.<br /> +</p> + +<p>Malgré la discrétion parfaite avec laquelle la chose m'a été insinuée, +il a été clair aujourd'hui pour moi que madame Renoncule me verrait sans +déplaisir renouveler mon titre de gendre par une union morganatique avec +mademoiselle Fleur-de-Sureau, la plus jeune de ses filles. J'ai feint de +ne point entendre, et ma belle-mère, avec son tact habituel, sans +insister davantage, m'a conservé ses bonnes grâces. J'ai cru convenable +toutefois de prétexter un empêchement de service, le soir de son grand +dîner, ne me trouvant vraiment plus assez de la famille pour y prendre +part.<a name="page_41" id="page_41"></a></p> + +<h3><a name="XI" id="XI"></a>XI</h3> + +<p class="date">31 décembre.<br /> +</p> + +<p>L'immense et formidable escadre qui s'était réunie cet été, de tous les +coins du monde, dans le golfe de Petchili, vient forcément de se +disperser à l'approche des glaces. Les monstres en fer, qui ne peuvent +plus rôder aux abords de Pékin, sont allés s'abriter un peu partout, +dans des régions moins froides, pour attendre le printemps, où l'on +s'assemblera de nouveau comme une troupe de bêtes de proie.</p> + +<p>Plusieurs de ces monstres ont cherché asile, comme nous, dans la grande +baie de Nagasaki, tiède et fermée. Nous sommes là quantités de<a name="page_42" id="page_42"></a> +cuirassés et de croiseurs, immobilisés pour quelques mois, et attendant.</p> + +<p>Des centaines de marins, fort divers d'allure et de langage, animent +donc chaque soir de leurs chansons ou de leurs cris les quartiers de la +ville où l'on s'amuse, les innombrables bars à l'américaine remplaçant +les maisons-de-thé d'autrefois. Les nôtres fraternisent un peu avec ceux +de la Russie, mais beaucoup plus avec ceux de l'Allemagne, qui sont +d'ailleurs remarquables de bonne tenue et d'élégance. C'était imprévu, +cette sympathie entre matelots français et allemands, qui vont par les +rues bras dessus bras dessous, toujours prêts à tomber ensemble à coups +de poing sur les matelots anglais dès qu'ils les aperçoivent.</p> + +<p>Au milieu de tout ce monde, les petits matelots japonais, vigoureux, +lestes, propres, font très bonne figure. Et les cuirassés du Japon, +irréprochablement tenus, extra-modernes et terribles, paraissent de +premier ordre.</p> + +<p>Combien de temps resterons-nous dans cette baie? Vers quelle patrie +serons-nous dirigés ensuite? Et quelle sera la fin de l'aventure?...<a name="page_43" id="page_43"></a> La +guerre d'abord, entre la Russie et le Japon, la guerre s'affirme +inévitable et prochaine; sans déclaration peut-être, elle risque +d'éclater demain, par quelque bagarre impulsive aux avant-postes, tant +elle est décidée dans chaque petite cervelle jaune; le moindre portefaix +dans la rue en parle comme si elle était commencée, et compte +effrontément sur la victoire.</p> + +<p>Malgré toute l'incertitude de l'avenir, en ce moment nous nous amusons +de la vie; après notre séjour sur les eaux chinoises, qui fut si +austère, si fatigant et si dur, cette baie nous semble un agréable +jardin, où l'on nous aurait envoyés en vacances, parmi des bibelots +délicats et des poupées.</p> + +<p>Bien que le retour soit encore si douteux et éloigné, vraiment oui, nous +nous amusons de la vie, pendant que notre amiral, amené ici mourant, +reprend ses forces de jour en jour, sous ce climat presque artificiel, +entre ces montagnes qui arrêtent les rafales glacées. Un soleil, qui a +l'air de passer à travers des vitres, surchauffe presque chaque jour les +pentes délicieusement boisées entre lesquelles <a name="page_44" id="page_44"></a>Nagasaki s'enferme. Sur +les versants au midi, les oranges mûrissent; les énormes cycas de cent +ans, qui, au seuil des vieilles pagodes, semblent des bouquets d'arbres +antédiluviens, baignent dans la lumière leurs plumes vertes; contre les +murs des jardins, les camélias fleurissent, avec les dernières roses, et +on peut s'asseoir dehors comme au printemps, devant les petites +maisons-de-thé qui sont perchées au-dessus de la ville, à différentes +hauteurs, parmi les temples et les milliers de tombeaux.</p> + +<p>Vers la fin de la journée, quand le soleil s'en va et quand c'est +l'heure de rentrer à bord, il fait juste assez froid pour que l'on +trouve hospitalière et aimable la petite salle aux murs de tôle, bien +chauffée par la vapeur, le «carré» où l'on dîne avec de bons camarades.</p> + +<p>Et aujourd'hui, dernier jour de l'an et du siècle, par un temps tiède, +suave, tranquille, je suis allé chez messieurs les horticulteurs nippons +qui, de père en fils, torturent longuement les arbres, dans des petits +pots, parmi des petites rocailles, pour obtenir des nains vieillots qui +se vendent très cher. Au soleil de<a name="page_45" id="page_45"></a> la Saint-Sylvestre, se chauffaient +là, tout le long des allées, des alignements de potiches où l'on voyait +des chênes, des pins, des cèdres centenaires, la mine vénérable et +caduque, pas plus hauts que des choux. Mais je ne voulais que des fleurs +coupées, des roses d'arrière saison, des branches de camélias à pétales +rouges, de quoi remplir deux pousse-pousse, qui ont traversé la ville à +ma suite.</p> + +<p>Ce soir donc, toute cette moisson était dans ma chambre du <i>Redoutable</i> +qui ressemblait à la cabane d'un fleuriste. Deux braves matelots en +composaient des gerbes sous ma direction, et, à l'heure du thé, je les +ai portées à notre amiral, qui nous semblait près de mourir il y a trois +semaines, mais qui a repris sa figure des bons jours, qui est ressuscité +comme par miracle, au milieu de ce calme que le Japon lui donne.<a name="page_46" id="page_46"></a></p> + +<h3><a name="XII" id="XII"></a>XII</h3> + +<p class="date">1<sup>er</sup> janvier 1901.<br /> +</p> + +<p>Éveillé par une aubade bruyante, alerte et joyeuse, qui éclate avant +jour dans les flancs de l'énorme cuirassé endormi: c'est le «branlebas» +de l'équipage, la musique pour faire lever les matelots. Mais cette +fois, à ce premier matin de l'année et du siècle, clairons et tambours, +dans l'obscurité, n'en finissent plus de jouer toutes les dianes de leur +répertoire; jamais les hommes du <i>Redoutable</i> au réveil n'ont eu ce long +tapage de fête.</p> + +<p>Où suis-je? J'ai si souvent dans ma vie changé de place, qu'il m'arrive +plus d'une fois de ne<a name="page_47" id="page_47"></a> pas savoir, comme ça tout de suite, au sortir du +sommeil... La lumière, que machinalement j'ai fait jaillir, la lumière +électrique, me montre un étroit réduit tendu de peluche rouge, et rempli +de camélias rouges; de longues branches, presque des buissons de +camélias, dans des vases de bronze. Et des déesses en robes d'or, au +visage très doux, sont là assises près de moi, les yeux baissés,—comme +dans les temples de la Ville Interdite<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>, où elles habitèrent trois +fois cent ans...</p> + +<p>Ah! oui... Ma chambre à bord du <i>Redoutable</i>... Je reviens de Chine, et +je suis au Japon...</p> + +<p>On frappe à ma porte, discrètement: l'un après l'autre, quatre ou cinq +matelots, qui viennent de se lever, entrent pour me souhaiter la bonne +année et le <i>bon siècle</i>, avec des petits compliments naïfs. C'est donc +bien aujourd'hui le commencement du <span class="smcap">xx</span><sup>e</sup>. Je m'étais figuré le +commencer l'an dernier, pendant la nuit du 1<sup>er</sup> janvier 1900, sur la +lagune indienne, alors qu'une barque du Maharajah de Travancore<a name="page_48" id="page_48"></a> +m'emmenait au clair des étoiles, entre deux rideaux sans fin de grands +palmiers noirs; mais non, je m'étais trompé, affirment les +chronologistes, et ce matin seulement je verrai l'aube de ce siècle +nouveau.</p> + +<p>Aube de janvier, lente à paraître; une heure se passe encore avant que +les deux déesses, gardiennes de ma chambre, s'éclairent d'un peu de +jour.</p> + +<p>Mais quand enfin j'ouvre ma fenêtre, le Japon qui m'apparaît alors, +indécis et comme chimérique, moitié gris perle et moitié rose, est plus +étrange, plus lointain, plus <i>japonais</i> que les peintures des éventails +ou des porcelaines; un Japon d'avant le soleil levé, un Japon +s'indiquant à peine, sous le voile des buées, dans le mystère des +nuages. Tout auprès de moi, des eaux luisent, semblent des miroirs +reflétant de la lumière rose, et puis, en s'éloignant, cette surface de +la mer tranquille devient de la nacre sans contours, se perd dans +l'imprécision et la pâleur. Des flocons de brume, des ouates colorées +comme des touffes d'hortensia, enveloppent et dissimulent tout ce<a name="page_49" id="page_49"></a> qui +est rivage; plus haut seulement, et toujours en rose, en rose très +atténué de grisailles, s'esquissent des bouquets d'arbres suspendus, des +rochers à peine possibles tant ils ont de hardiesse ou de fantaisie, et +enfin des montagnes, plutôt des reflets de montagnes, n'ayant pas de +base, rien que des cimes, des dentelures, des pointes érigées dans le +ciel vague. Ces choses transparentes, on n'est pas sûr qu'elles +existent; en soufflant dessus, on risquerait sans doute de changer tout +ce décor imaginaire. Il fait idéalement doux; dans l'air presque tiède +on sent l'odeur de la mer et un peu le parfum de ces baguettes que les +gens brûlent ici perpétuellement sur les tombes, ou sur les autels des +morts. Voici maintenant une grande jonque, une d'autrefois, qui passe +avec sa voilure archaïque et sa poupe de trirème; dans le site irréel, +devant cette sorte de trompe-l'œil qui a des nuances de nacre et de +fleur, elle glisse sans que l'on entende l'eau remuer, et la brume +enveloppante l'agrandit; on croirait un navire fantôme, si elle n'était +toute rose elle-même, sur ces fonds roses.<a name="page_50" id="page_50"></a></p> + +<p>Dix heures; les buées du matin ont fondu au soleil, qui est chaud +aujourd'hui comme un soleil de mai.</p> + +<p>L'amiral me délègue pour aller, en épaulettes et en armes, présenter au +gouverneur japonais ses vœux de bonne année, et une baleinière du +<i>Redoutable</i> m'emmène, à l'aviron, sur l'eau devenue très bleue.</p> + +<p>La foule nipponne dans les rues est déjà en habits de fête.</p> + +<p>Il me faudra deux coureurs à ma <i>djinricha</i>, pour la vitesse, et surtout +pour le décorum, en tant qu'officier français;—or, c'est difficile à +recruter un jour de premier de l'an, car messieurs les coureurs font +leurs visites et déposent leurs cartes. Quand j'ai trouvé cependant mon +équipe, nous partons à toutes jambes avec des cris pour écarter le +monde.</p> + +<p>Et un monde si drolatique ou si gracieux! Un monde à sourires et à +révérences, qui s'empresse vers mille devoirs de civilité, et se +complimente tout le long du chemin, avec un affairement bien inconnu aux +premiers de l'an chez nous. Des mousmés vont par bande,<a name="page_51" id="page_51"></a> aussi vite que +permettent leurs sandales attachées entre le pouce et les doigts; elles +sont habillées de clair, de nuances tendres, et des piquets de fleurs +artificielles rehaussent leur chignon aux coques parfaites. Des bébés +adorables, aux yeux de chat, trottinent se donnant la main, l'air +important, en longue robe de cérémonie, coiffés d'une manière très +apprêtée, avec des petites touffes, des petits pinceaux de cheveux +s'érigeant dans diverses directions. Enfin messieurs les portefaix et +messieurs les coureurs sont eux-mêmes en tenue de gala, en robe de coton +bleu bien neuve et bien raide, ornée de larges inscriptions blanches sur +le dos et la poitrine; ils tiennent à la main les cartes de visite +qu'ils vont au pas de course distribuer à leurs brillantes relations.</p> + +<p>Une maison neuve, à peu près européenne, dont les abords sont encombrés +par les djinrichas d'innombrables visiteurs: c'est chez le gouverneur de +la ville, qui nous reçoit avec le frac brodé et le sourire officiel des +préfets d'Occident.<a name="page_52" id="page_52"></a></p> + +<p>Après un grand déjeuner d'officiers, à la table de l'amiral, vite je +quitte ma tenue de marin pour retourner à terre, me mêler à la foule +japonaise.</p> + +<p>Nagasaki, d'un bout à l'autre de ses rues, est enguirlandée d'une +manière uniforme. Tout le long des maisonnettes de bois, vieilles ou +neuves, court une interminable frange verte, faite de touffes en roseau +alternant avec de longues feuilles de fougère pendues par la tige. Et, +devant l'entrée de chaque demeure, au cordon qui soutient cette frange, +est attachée une pendeloque toujours pareille, qui se compose d'une +carapace rouge de homard, de deux coquilles d'œuf et d'un peu de +feuillage. Tout cela, paraît-il, est traditionnel, symbolique, +inchangeable décoration du premier jour de chaque année.</p> + +<p>Entre ces guirlandes ininterrompues, l'agitation souriante de la foule +bat son plein, sous le soleil d'hiver; gentilles mousmés, pâlottes et +mièvres, vieilles duègnes aux sourcils rasés, aux dents laquées de noir, +se saluent et se resaluent au passage, comme si, de se <a name="page_53" id="page_53"></a>rencontrer, +c'était chaque fois une joie et une surprise à n'en plus revenir; des +dames, qui se trouvent nez à nez à un carrefour, stationnent une heure +en face les unes des autres, cassées en deux pour les plus profondes +révérences, et c'est à qui n'osera pas se redresser la première. Du côté +des hommes, même de ceux qui restent vêtus à la japonaise, les chapeaux +melon sévissent en ce jour avec fureur, et quelques grands élégants, +fidèles encore à la robe de soie des ancêtres, ont fait cependant une +concession au goût moderne en se coiffant d'un haut de forme.</p> + +<p>Très empressés, les visiteurs, les visiteuses, en général sont reçus +dans le vestibule de la maison,—le petit vestibule tapissé de nattes +blanches, où se trouve aujourd'hui un plateau rempli de sucreries +cocasses, à côté de l'inévitable vase de bronze contenant la braise pour +allumer les pipes en miniature des dames. Ils dégoisent avec volubilité +leurs compliments, ces visiteurs si polis, leurs compliments entrecoupés +de révérences, saisissent du bout des doigts, après mille cérémonies<a name="page_54" id="page_54"></a> et +mille grâces, un de ces petits bonbons en forme de fleur ou d'oiseau, +tout à fait immangeables pour nous, puis reprennent leur course, en se +retournant plusieurs fois dans la rue pour saluer encore.</p> + +<p>Oh!... Mon petit chat qui fait ses visites lui aussi!... Mon petit chat +vêtu de couleurs presque sévères, pour la rue, et s'empressant comme les +grandes personnes à remplir ses devoirs de civilité!... Non, qui n'a pas +vu la petite mademoiselle Pluie-d'Avril assise avec dignité dans son +pousse-pousse, et tenant en main ses cartes de visite, lilliputiennes +comme elle-même; qui n'a pas rencontré ça, et n'en a pas reçu au passage +un cérémonieux salut, n'imaginera jamais la grâce et le charme d'une +mousmé de douze ans, diplômée pour la danse et le beau maintien...</p> + +<p>Tant de remuement comique, et un si clair soleil sur la bigarrure des +costumes, chassaient la tristesse que chaque premier de l'an traîne à sa +suite; mais elle n'était pas loin, elle rôdait dans l'air, cette +tristesse à laquelle on n'échappe pas ce jour-là, et bientôt nous nous<a name="page_55" id="page_55"></a> +retrouvons, elle et moi, comme d'anciens amis, fatigués de s'être trop +connus; c'est au milieu des quartiers caducs, aujourd'hui silencieux, +qui confinent à l'immense ville des morts et où passe à peine, de temps +à autre, quelque mousmé furtive, jetant l'éclat de sa robe de fête au +milieu des antiques boiseries et des vénérables pierres. Nagasaki finit +à la montagne abrupte, qui s'élève chargée de temples et de sépultures, +qui forme tout alentour un seul et même cimetière, étagé au-dessus de la +ville des vivants, un cimetière un peu dominateur, mais tellement doux +et ombreux...</p> + +<p>Au pied même de cette nécropole, passe une rue délaissée, où demeure la +vieille et maigre madame L'Ourse, ma fleuriste habituelle. C'est une rue +très ancienne; d'un côté, il y a des maisonnettes d'autrefois, des +échoppes centenaires où l'on vend des fleurs pour les tombes, et, de +rencontre, des petits dieux domestiques, ou des autels en laque pour +ancêtres; de l'autre, il y a le flanc même de la montagne, le rocher +presque vertical, interrompu de distance en distance par les grands +portiques sans âge, les<a name="page_56" id="page_56"></a> grands escaliers qui conduisent aux pagodes, ou +bien par les petits sentiers de chèvre, tapissés de capillaires et de +mousses, qui vont se perdre là-haut, chez messieurs les morts et +mesdames les mortes. J'y viens souvent, dans cette rue, non pas +seulement à cause de madame L'Ourse, mais pour prendre ensuite quelqu'un +de ces sentiers grimpants et monter dans l'immense et délicieux +cimetière. Surtout par un soleil nostalgique, d'une tiédeur d'orangerie, +comme celui de ce soir, je ne sais pas s'il existe au monde un lieu plus +adorable; c'est un labyrinthe de petites terrasses superposées, de +petites sentes, de petites marches, parmi la mousse, le lichen et les +plus fines capillaires aux tiges de crin noir. En s'élevant, on domine +bientôt toutes les antiques pagodes, rangées à la base de cette montagne +comme pour servir d'atrium aux quartiers aériens où dorment les +générations antérieures; la vue plonge alors sur leurs toits compliqués, +leurs cours aux dalles tristes, leurs symboles, leurs monstres. Au delà, +toute cette ville de Nagasaki, vue à vol d'oiseau, étale ses milliers +de<a name="page_57" id="page_57"></a> maisonnettes drôles couleur vieux bois et de poussière; au delà +encore, viennent les rives de verdure, la baie profonde, la mer en nappe +bleue, la tourmente géologique d'alentour, l'escarpement des cimes, tout +cela lointain et comme <i>apaisé</i> par la distance. L'apaisement, la paix, +c'est surtout ce que l'on sent pénétrer en soi, plus on séjourne dans ce +lieu et plus on monte; mais pour nous elle est très étrange, la paix que +cette ville des morts exhale avec la senteur de ses cèdres et la fumée +de ses baguettes d'encens: paix de ces milliers d'âmes défuntes qui +perçurent le monde et la vie à travers de tout petits yeux obliques et +dont le rêve fut si différent du nôtre. Ils sont innombrables, les êtres +dont la cendre se mêle ici à la terre; les bornes tombales, inscrites de +lettres inconnues, se groupent par familles, se pressent sur le flanc de +la montagne comme une multitude assemblée pour un spectacle; il en est +de si anciennes, de si usées qu'elles n'ont plus de forme. Et tout ce +versant regarde le sud et l'ouest, de façon à être constamment baigné de +rayons, le soir surtout, attiédi et doré même<a name="page_58" id="page_58"></a> quand décline le soleil +d'hiver, comme en ce moment. Le long des étroits sentiers, aujourd'hui +semés de feuilles mortes, qui grimpent vers les cimes, on passe parfois +devant des alignements de gnomes assis sous la retombée des fougères, +bouddhas en granit de la taille d'un enfant, la plupart brisés par les +siècles, mais chacun ayant au cou une petite cravate d'étoffe rouge, +nouée là par les soins de quelque main pieuse. Par exemple, de +personnages vivants, on n'en rencontre guère; un bûcheron, de temps à +autre, un rêveur; une mousmé qui, par hasard, ne rit pas, ou une vieille +dame apportant des chrysanthèmes, allumant sur une tombe une gerbe de +ces baguettes parfumées qui donnent à l'air d'ici une senteur d'église. +Il y a des camélias de cent ans, devenus de grands arbres; il y a des +cèdres qui penchent au-dessus de l'abîme leurs énormes ramures, noueuses +comme des bras de vieillard. Des capillaires de toute fantaisie, longues +et fragiles, forment des amas de dentelles vertes, dans les recoins qui +ont la tiédeur et l'humidité des serres. Mais ce qui envahit <a name="page_59" id="page_59"></a>surtout +les tombes et les terrasses des morts, c'est une certaine plante de +muraille, empressée à tapisser comme le lierre de chez nous, une plante +charmante aux feuilles en miniature, qui est l'amie inséparable de +toutes les pierres japonaises.</p> + +<p>On reçoit en plein les rayons rouges du soir, en ce moment, dans les +hauts cimetières tranquilles; les feuilles mortes, le long des chemins, +semblent une jonchée d'or, en attendant qu'elles se décomposent pour +féconder les mousses et tout le petit monde délicat des fougères. Les +bruits d'en bas arrivent à peine jusqu'ici; la ville, aperçue dans un +gouffre, au-dessous de ses pagodes et de ses tombes, n'envoie point sa +clameur vers le quartier de ses morts: dans ce calme idéal, dans cette +tiédeur, comme artificielle, épandue sur la nécropole par le soleil +d'hiver, les âmes d'ancêtres, même les plus dissoutes par le temps, +doivent reprendre un peu de conscience et de souvenir.</p> + +<p>Quant à moi, qui suis né sur l'autre versant du monde, voici qu'au +milieu de ces ambiances<a name="page_60" id="page_60"></a> étranges je songe très mélancoliquement à mon +pays, à l'année qui vient de finir, au siècle tombé ce matin dans +l'abîme et qui fut celui de ma jeunesse...</p> + +<p>Maintenant une cloche sonne, en bas dans une pagode, une cloche +formidable et lente,—quelqu'une de ces cloches énormes qui sont +couvertes d'inscriptions mystérieuses ou de figures de monstre, et que +l'on fait vibrer au choc d'une poutre suspendue;—elle sonne à +intervalles très espacés, comme chez nous pour les agonies. Elle ne +trouble rien; plutôt elle accentue, elle souligne cet exotique silence. +En l'entendant, je me sens plus loin encore de la terre natale; je +regarde avec plus de tristesse ce rouge soleil au déclin, qui, à cette +heure même, se lève là-bas, pour un matin sans doute glacé, sur ma +maison familiale...<a name="page_61" id="page_61"></a></p> + +<h3><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII</h3> + +<p class="date">2 janvier.<br /> +</p> + +<p>Un seigneur japonais, un véritable, un qui se souvient encore d'avoir +été, au temps de son adolescence, un Samouraï à deux sabres, mais qui +porte aujourd'hui tunique de colonel et casquette galonnée à la russe, +nous a conviés ce soir à faire la fête avec lui, dans la maison-de-thé +la plus élégante de la ville et la plus fermée, où l'on dédaignerait de +nous recevoir si nous n'étions ses hôtes.</p> + +<p>C'est tout au fond du vieux Nagasaki, près de la grande pagode du +«Cheval de Jade», et nous nous y rendons en djinricha, au coup de<a name="page_62" id="page_62"></a> neuf +heures du soir, par une nuit froide et pure, éclairée d'une belle lune +d'hiver.</p> + +<p>Dans ce quartier où brillent à peine quelques lanternes, la maison qui +nous attend, connue pour les rendez-vous de noble compagnie, est sombre, +close, silencieuse, immense: elle a deux étages, très hauts de plafond, +et se dresse plutôt tristement sur le ciel étoilé. Nos coureurs nous +déversent à la porte, au pied d'un escalier, dans un vestibule +minutieusement propre où nous devons dès l'abord quitter nos chaussures.</p> + +<p>Aussitôt, des mousmés, qui sans doute nous guettaient à travers les +châssis de papier mince, se précipitent du haut de l'escalier sur nos +personnes, s'abattent comme un vol de petites fées éclatantes. Il y en a +juste autant que d'invités,—et honni soit qui mal y pense, car tout se +passera comme dans le monde; ces dames, des guéchas de renom, que le +seigneur à deux sabres nous offre pour la soirée, ont seulement accepté +charge de nous distraire, de partager notre dînette, de charmer nos +yeux; rien de plus. Chacun de nous aura la sienne; chacun<a name="page_63" id="page_63"></a> de nous, dans +le moment même qu'il se déchausse, est accaparé par une de ces gentilles +créatures, qui ne le quittera plus; du premier coup, les couples se +forment dans le brouhaha de l'arrivée, presque sans choix, comme au +hasard, et c'est deux par deux, la main dans la main, que nous +gravissons l'escalier, avec une musique de petits rires voulus, puérils +sans naïveté, mais jolis quand même.</p> + +<p>Au premier étage, la salle de réception, où nous sommes juste douze, les +guéchas comprises, contiendrait facilement deux cents convives; nous y +avons l'air perdu, au milieu de l'immaculée blancheur du papier mural, +ou des nattes couvrant le plancher. Et il n'y a rien pour orner cette +blanche solitude: ce serait une faute d'élégance; rien qu'un grand +bouquet frêle qui s'élance d'un vase ancien et rare, posé sur un haut +socle d'ébène; tout le luxe du lieu consiste dans les vastes +proportions, l'espace, et aussi dans la finesse des boiseries, +l'impeccable netteté des choses.</p> + +<p>Le seigneur, pour nous recevoir, a repris ses longues robes de soie; +n'étaient ses cheveux<a name="page_64" id="page_64"></a> coupés court, il serait redevenu un Japonais du +vieux temps. Quant au décor, il est aussi très pur, sauf la lumière +électrique, la trop moderne lumière, qui tombe ça et là du plafond, mais +d'une manière discrète cependant, et voilée de verre dépoli.</p> + +<p>Quand nous sommes tous accroupis par terre, bien en rang au fond de la +salle, sur des coussins de velours noir, six servantes pareillement +vêtues apparaissent à la porte, dans le lointain de ce petit désert de +nattes et de papier, se prosternent et font une première entrée tout à +fait rituelle pour venir d'abord placer, devant chacun des couples +assis, l'inévitable réchaud de bronze. Ce sont des personnes entre deux +âges, et d'aspect respectable, ces servantes, pâles, distinguées, les +cheveux lissés en ailes de corbeau; elles ont arboré la tenue et la +couleur de grand apparat, qui sont spéciales aux fêtes du nouvel an et +ne doivent se porter que la première semaine de chaque année: robe de +crépon noir, d'un noir mat et profond comme le voile de la nuit, avec un +blason blanc au milieu du dos; robe qui traîne derrière, traîne<a name="page_65" id="page_65"></a> sur les +côtés, traîne devant, et qui, grâce à un jeu de bourrelets intérieurs, +reste toujours majestueusement étalée autour de la mièvre petite bonne +femme.</p> + +<p>Et la dînette commence par terre, tous les services apportés en bon +ordre et en rang par les six servantes correctes, dont la noire théorie +s'avance chaque fois comme pour le deuil très officiel de quelque +personnage lointain et saugrenu.</p> + +<p>C'est la même dînette japonaise que l'on a déjà faite partout: les +petites soupes aux algues, les énigmatiques et minuscules choses pour +poupées. Mais tout est d'un raffinement extrême, servi dans des +porcelaines diaphanes, dans des laques légers, légers, presque +impondérables. Et il y a d'étonnantes pâtisseries imitant des paysages, +des sites de rêve nippon, rocailles en sucre brun, vieux cèdres en sucre +verdâtre très délicatement feuillus.</p> + +<p>Après souper, ces dames, qui sont haut cotées et se font payer fort +cher, consentent à retirer de leurs étuis de crépon les longues guitares +à voix de sauterelle et les spatules d'ivoire qui<a name="page_66" id="page_66"></a> servent d'archets. +Elles chantent, comme de jeunes chats qui miauleraient le soir du haut +d'un mur. Et enfin elles dansent, avec des masques divers; la danse de +la goule, celle de la grosse dame joufflue et bête, la danse des roues +de fleurs, le pas de la source; tout ce que mademoiselle Pluie-d'Avril, +mon amie, m'a déjà fait connaître dans la «Maison de la Grue», et qui +est de tradition infiniment ancienne, m'est réédité ici, dans un cadre +plus vaste, plus distingué et plus vide encore.</p> + +<p>Ces dames ont des robes adorablement nuancées, qui passent du bleu +cendré de la nuit au rose de l'aube, et que traversent de grandes fleurs +imaginaires, ou bien des vols de cigognes au plumage d'or. A force de +grâce et d'artifices, elles sont presque jolies, et on subirait leur +charme apprêté s'il faisait moins froid. Mais on gèle sur ces nattes, +dans la salle trop grande où les braises des gentils réchauds nous +entêtent sans donner de chaleur. Et la lune de janvier, dont on perçoit, +à travers les carreaux de papier de riz, la pâleur spectrale, en +concurrence avec là lumière électrique, nous <a name="page_67" id="page_67"></a>rappelle que dehors la +gelée blanche de l'extrême matin doit commencer de se déposer sur la +ville endormie. Il est temps de quitter ce lieu d'élégance étrange.</p> + +<p>Pour finir, un jeu puéril sans gaîté. Par terre, dans la salle très +vide, on forme un cercle avec les coussins de velours funéraire, espacés +d'une longueur de mousmé, et là-dessus nous voici tous courant à la file +et en rond, d'un pas que rythme une chanson de cent ans.—Les Japonais +s'amusaient à ce jeu dans la nuit des âges: de vieilles images en font +foi.—A perdu qui n'est pas perché sur le velours d'un coussin noir, +quand brusquement la chanson s'arrête, et les guéchas alors font +entendre des petits rires, comme une dégringolade de perles fausses.</p> + +<p>Oh! la niaiserie et la tristesse de cela, au milieu de cet exotisme +extrême, au pied de la pagode du Cheval de Jade, dans le grand silence +des entours et dans la froidure d'un minuit de janvier!...</p> + +<p>Allons-nous-en!—Nos coureurs, en bas, nous attendent, endormis dans des +couvertures,<a name="page_68" id="page_68"></a> à côté de nos souliers. Enfin rechaussés, nous nous +installons sur nos petits chars, et l'air vif nous saisit, la nuit du +dehors nous enveloppe, tandis que les guéchas, restées dans l'escalier, +en groupe lumineux, étourdissant de couleur, s'inclinent pour des +révérences charmantes. Sur le ciel tout bleui de rayons de lune, les +vieux cèdres sacrés du temple voisin découpent en noir leurs branches +tordues, aux rares bouquets de feuillage, d'un dessin très japonais. Et +peu à peu nous prenons de la vitesse, à mesure que s'éveillent mieux nos +coureurs; nous voilà partis pour une longue course aux lanternes, +traversant un Nagasaki bleuâtre, vaporeux et lunaire, qui dort tout +baigné de brume hivernale.<a name="page_69" id="page_69"></a></p> + +<h3><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV</h3> + +<p class="date">Mardi, 8 janvier.<br /> +</p> + +<p>Oh! les étonnantes petites personnes, que j'ai rencontrées aujourd'hui à +la campagne! Je les voyais de loin cheminer devant moi, une +cinquantaine, presque en rang comme un peloton de soldats, toutes +pareilles et toutes blanches. Des peignoirs de calicot blanc,—aux +manches plates, attachés à la taille par une ceinture, sans corset,—en +faisaient des bonnes femmes bien rondes, à tournure de grosse paysanne +inélégante. Des bonnets de calicot, tout simples et tout raides, mais +trop majestueux et comme gonflés de vent, semblaient<a name="page_70" id="page_70"></a> des cloches à +melon sur les têtes... Qu'est-ce que ça pouvait bien être, ce monde-là? +Des Japonaises, fagotées ainsi, lourdement et sans grâce?—Pas possible.</p> + +<p>J'ai pressé le pas pour vérifier. Et, sous les hauts bonnets comiques, +j'ai bien vu des figures plates de mousmés ou de jeunes femmes +nipponnes; mais ces dames avaient l'air sérieux, pénétré, ne riaient +point; l'habituel badinage des rencontres n'eût pas été de circonstance, +évidemment, et j'ai passé, sans rire moi non plus.</p> + +<p>Ensuite je me suis informé: c'était l'école des ambulancières pour +l'armée, qui faisait une promenade hygiénique d'entraînement!... Tout +est à la guerre, en ce moment-ci, tout est préparatifs pour cette grande +tentative contre la Russie,—qui, du reste, ne constituera que la +manifestation initiale de l'immense Péril jaune.</p> + +<p>On m'a assuré que, dans les rangs de ces petites créatures empaquetées +en tenue d'hôpital, il se trouvait des dames nobles, des descendantes de +ces vieilles familles dans <a name="page_71" id="page_71"></a>lesquelles nous autres étrangers ne +pénétrons pas encore. Et des officiers, mes camarades, qui ont déjà été +soignés et pansés par elles, gardent le meilleur souvenir de leurs mains +si petites, douces, adroites, aux patiences inlassables.</p> + +<p>Mais ces énormes bonnets gonflés d'air, ces espèces de coiffes à la +Cauchoise, qui dira pourquoi?...<a name="page_72" id="page_72"></a></p> + +<h3><a name="XV" id="XV"></a>XV</h3> + +<p class="date">Samedi, 12 janvier.<br /> +</p> + +<p>Madame Renoncule, ma belle-mère, a vraiment toutes les délicatesses. +Malgré ma réserve si marquée vis-à-vis de mademoiselle Fleur-de-Sureau +ma belle-sœur, elle m'avait de nouveau convié hier soir à un repas de +famille, que j'aurais eu trop mauvaise grâce de refuser encore. +J'espérais toutefois m'y amuser davantage, et je dois reconnaître que +l'attitude générale a été plutôt guindée. On gelait, en chaussettes, sur +les nattes du plancher. On disait des choses cherchées et vides, +galantes avec réserve, dont on essayait de rire. Les<a name="page_73" id="page_73"></a> petites soupes +étaient froides dans les bols en miniature. Tout était froid.</p> + +<p>Et tout serait resté incolore si, vers la fin du repas, une de mes +cousines mariée depuis peu, madame Fleur-de-Cerisier,—jeune personne +très distinguée, mais qui dès l'âge le plus tendre a été maintes fois +victime d'un tempérament trop inflammable,—ne s'était éprise d'Osman au +point de lui proposer d'oublier pour lui tous ses devoirs. A la suite de +cet incident, que l'on ne saurait trop déplorer, une gêne très notable +s'est glissée dans mes rapports avec ma belle-famille.</p> + +<p>Toutefois mes relations avec madame Prune n'en ont point souffert, et ce +matin je l'ai accompagnée jusqu'à la tombe de feu ce pauvre M. Sucre, où +elle avait senti le besoin d'aller déposer avec moi quelques fleurs. Son +culte est vraiment touchant pour la mémoire de cet époux débonnaire, qui +ne suffisait peut-être pas à la fougue de sa nature, mais que paraient +tant de qualités discrètes, et qui possédait comme pas un le tact de +s'éclipser à propos.<a name="page_74" id="page_74"></a></p> + +<p>C'étaient de tardifs chrysanthèmes, couleur de rouille, gracieusement +entremêlés à des branchettes de cryptomeria, que madame Prune avait +choisis pour sa fidèle offrande.</p> + +<p>Il m'a paru un peu à l'abandon, le coin de cimetière où M. Sucre repose, +mais situé fort aimablement sur la montagne, avec une vue attrayante. +Aux quatre coins de la tombe, des tubes de bambou fichés en terre +forment de naïfs porte-bouquets où nous avons disposé nos fleurs, non +sans quelque recherche d'arrangement. Une courte invocation aux Esprits +des ancêtres; quelques baguettes d'encens allumées dans le petit +brûle-parfum funéraire, et la veuve, avec un soupir, s'est arrachée à ce +lieu mélancolique; il fallait se hâter, car la pluie menaçait de nous +surprendre au milieu de nos pieux devoirs.</p> + +<p>Cette averse a d'ailleurs rendu plus intime notre retour, car, dans les +chemins de descente, tout de suite glissants et dangereux, madame Prune, +chaussée de socques en bois, a dû chercher le secours de mon bras, et +nous sommes revenus ensemble sous son large parapluie.<a name="page_75" id="page_75"></a></p> + +<p>Il était très vaste, ce parapluie de madame Prune, à mille nervures et +garni de papier gommé; tout autour, peintes en transparent, folâtraient +des cigognes,—interprétées un peu à la manière du cher défunt, qui +restera toutefois le peintre incomparable de ce genre d'oiseau.<a name="page_76" id="page_76"></a></p> + +<h3><a name="XVI" id="XVI"></a>XVI</h3> + +<p class="date">16 janvier.<br /> +</p> + +<p>Aujourd'hui, une visite dont je m'amusais d'avance, ma première à +mademoiselle Pluie-d'Avril, dans son domicile particulier.</p> + +<p>Et je l'ai trouvé tel que je l'imaginais, ce logis de petite cigale sans +lendemain, de petite créature qui n'existe que par la grâce éphémère et +le chatoiement des atours, à l'égal de quelque papillon éclos pour +charmer nos yeux. C'est dans une vieille rue qui monte,—non vers les +montagnes des temples et des tombeaux, mais vers la «Montagne ronde», +sorte de colline détachée en pleine ville et ne<a name="page_77" id="page_77"></a> supportant que des +maisons-de-thé ou des maisons de plaisir. Là, au premier étage d'une +construction à la mode ancienne, toute de bois de cèdre et de papier, le +nid de la petite danseuse s'avance en balcon, au-dessus des passants +rares et discrets. On se déchausse, il va sans dire, dès le bas de +l'escalier, garni de nattes blanches, et tout est minutieusement propre +dans la maisonnette sonore, dont les bois, desséchés depuis cent ans, +vibrent comme la caisse d'une guitare.</p> + +<p>Mademoiselle Pluie-d'Avril habite avec M. Swong, un énorme chat, matou +bien fourré, d'imposante allure, qui porte une collerette tuyautée, et +madame Pigeon, une vieille, vieille femme à cheveux blancs qu'elle +appelle grand'mère,—quelque «madame Prune» du temps passé, sans doute, +mais qui a pourtant de braves yeux, un air de bonne aïeule, douce et +presque respectable.</p> + +<p>Après mille révérences, pendant qu'on se hâte de me préparer des bonbons +et du thé, je passe, du coin de l'œil, l'inspection de ce logis. C'est +drôle d'être là, et mademoiselle Pluie-<a name="page_78" id="page_78"></a>d'Avril, en maîtresse de maison, +comment dire ses belles manières, son affairement, et le sérieux de son +impayable minois!... Un intérieur bien modeste; on est comme chez des +gens du peuple, mais soigneux. Ce qui détonne seulement, ce sont les +coffres de laque contenant les costumes de danse, dont quelques-uns, +jetés çà et là, semblent des robes de fée qui traîneraient dans une +chaumine. Aux murs, de bois sec et de papier blanc, il y a des +photographies de mademoiselle Pluie-d'Avril et de quelques-unes de ses +camarades, dans leurs rôles à succès: frimousses de jeunes chattes, avec +des falbalas comme les princesses nipponnes de jadis, ou avec des +perruques de douairière. Et, à titre de curiosité exotique, il y a aussi +deux images européennes: l'impératrice Eugénie et le roi +Victor-Emmanuel... Cependant je ne vois nulle part la table des +ancêtres, le recoin vénéré, toujours un peu noirci par la fumée des +baguettes d'encens, que l'on trouve dans les maisons les plus pauvres. +Non, il fait défaut ici, cet autel qui est l'indice de toute famille +constituée; la petite danseuse n'a donc<a name="page_79" id="page_79"></a> point de parents, et n'est +chaperonnée dans la vie que par ce matou sournois et cette grand'mère de +hasard.</p> + +<p>Au fait, pourquoi donc s'en est-elle allée, la soi-disant grand'mère, la +vieille dame aux yeux restés honnêtes?... Et pourquoi M. Swong, assis +gravement sur son postérieur, la collerette relevée en fraise à la +Médicis, m'observe-t-il fixement avec ses yeux verts?... Dans ce +milieu-là, tout est mystérieux et tout est possible... Cependant, non, +je ne peux croire que cette éclipse de madame Pigeon soit +intentionnelle; un pareil soupçon me gâterait ce propret logis, cette +petite créature fine, et la collation posée devant moi sur les nattes du +plancher. Chassons le doute mauvais, et asseyons-nous par terre pour +faire la dînette, avec des cérémonies, comme dans le monde...</p> + +<p>Quand il est l'heure de prendre congé, j'embrasse mademoiselle +Pluie-d'Avril et M. Swong, chacun sur la joue, et on me reconduit très +aimablement, très cordialement, après avoir exprimé l'espérance de me +revoir. Sans aucun doute, je reviendrai, car tout s'est passé à<a name="page_80" id="page_80"></a> +souhait, il n'y a eu nulle équivoque, et, sur la dernière marche du +vieil escalier, mademoiselle Pluie-d'Avril, prosternée, son éventail à +la main, me suit d'un franc et gentil sourire...</p> + +<p>Mais qu'est-ce qu'il peut bien y avoir, dans cette toute petite tête de +danseuse, et dans ce petit cœur?... Toujours la mélancolique +interrogation sans réponse, que j'ai si souvent ressassée à propos +d'êtres essentiellement différents de moi et indéchiffrables, chats, +singes, ou enfants des races humaines très distantes de la nôtre, dont +le regard était entré dans le mien par la route profonde... Et puis, +quels seront ses lendemains, à celle-là, et quelles prostitutions +l'attendent? Restera-t-elle seulement jolie en grandissant, quand la +fleur de l'enfance sera fanée sur ses joues? Et alors, si elle ne l'est +plus, jolie, dans quelle misère ira-t-elle finir, la petite fille aux +belles robes?...</p> + +<p>Tout en songeant à ces lendemains de mademoiselle Pluie-d'Avril, qui +incarne encore un rêve du vieux Japon, du Japon des laques et des +éventails, je retombe peu à peu dans le Nagasaki moderne, et voici les +quais, les <a name="page_81" id="page_81"></a>cabarets à l'américaine. C'est l'heure où la foule +lamentable des ouvriers quitte les usines, visages noircis par ce hideux +charbon de terre, qui aura été, plus que l'alcool peut-être, le fléau +destructeur de notre espèce. Et là-bas, sur la rive d'en face, au pied +de ces montagnes qui ne connaissaient naguère que les cèdres, les +bambous et les pagodes, des tuyaux fument, fument, empoisonnent l'air du +soir, et des machines sifflent, crient avec des voix de Guignol: là est +l'arsenal maritime, où l'on s'épuise nuit et jour à construire les plus +ingénieuses machines, pour ces grandes tueries d'ensemble, inconnues à +nos ancêtres.<a name="page_82" id="page_82"></a></p> + +<h3><a name="XVII" id="XVII"></a>XVII</h3> + +<p class="date">Jeudi, 17 janvier.<br /> +</p> + +<p>La pluie tombait dru sur la mer, qui en était comme criblée, qui +semblait fumer au coup de fouet de ces milliers de gouttelettes +cinglantes.</p> + +<p>Dans ma chambre du <i>Redoutable</i>,—la porte fermée pour moins entendre ce +perpétuel bruit des entreponts bondés de matelots,—un tel déluge +mettait, avant l'heure, une obscurité de soir. Le piano, que je venais +d'ouvrir, avait ses sons feutrés des jours où il pleut, et la pédale +sourde, tout le temps maintenue à cause des voisins, atténuait aussi la +musique de Wagner, comme si on l'eût jouée au fond d'une<a name="page_83" id="page_83"></a> armoire close: +c'était un passage de <i>Tristan et Iseult</i>, que j'accompagnais, d'une +manière un peu distraite tout d'abord, et que mon serviteur Osman +chantait à demi-voix. Par la fenêtre, on voyait les verdures de la rive, +dans un effacement gris, des verdures mouillées, des roches mouillées, +des feuillages qui se couchaient sous l'averse; on se sentait entouré +d'eau, enveloppé de ruissellements.</p> + +<p>Porte fermée, la vie, le remuement, la clameur contenue des six cents +hommes, entassés un jour de pluie dans les flancs du navire, vous +arrivait bien encore, à travers les cloisons de fer; mais c'était une +symphonie si habituelle que vraiment on l'entendait à peine, on +l'entendait même de moins en moins, à mesure que le chant wagnérien vous +prenait davantage, que la voix montait, et que s'exaltait +l'accompagnement.</p> + +<p>Or les paroles disaient: «...dans un pays lointain, dans un pays où +règne l'ombre», quand le canon tout à coup est venu ébranler notre +maison blindée... Des coups espacés, à intervalles funèbres, ne +rappelant pas ces saluts que, dans une escadre comme la nôtre, on<a name="page_84" id="page_84"></a> +entend chaque jour... Et j'ai envoyé Osman aux informations.</p> + +<p>Il est rentré vite pour me dire, du reste sans altération notable sur sa +figure joyeuse: «C'est la vieille <i>couine</i> qui est morte!» Et un +timonier, l'instant d'après, venait avec plus de correction m'annoncer +aussi: «Commandant, les Anglais saluent, pour la Reine Victoria qui est +décédée.»—Oh! alors, si c'est cela, tous les navires vont s'y mettre; +et le <i>Redoutable</i> lui-même; nous en avons pour jusqu'à ce soir, de ces +longues salves pompeuses. Reprenons donc <i>Tristan et Iseult</i>, malgré le +fracas du dehors. La nouvelle d'ailleurs n'interrompt pas non plus +l'exercice de gymnastique des matelots qui font les mouvements +d'assouplissement au-dessus de ma tête, ni leurs voix gaies qui comptent +toutes ensemble: une, deux, trois! sans souci de ce deuil officiel.</p> + +<p>La canonnade cependant se propage sur tous les points de la baie, où +sont rassemblés tant de navires de combat, et l'écho de la montagne +aussi s'en mêle, répond comme un tonnerre lointain.<a name="page_85" id="page_85"></a></p> + +<p>Or, il en va de même tout autour de la terre. Et c'est étrange, quand on +s'y appesantit, la répercussion de cette mort sur le monde... Ainsi, une +aïeule rassasiée de jours vient de s'éteindre là-bas, là-bas, dans une +île brumeuse; des milliers d'autres créatures, un peu partout, rendaient +en même temps leur âme, dont on ne s'occupe point; mais celle-ci, par +une des plus antiques et des plus enfantines conventions humaines, +personnifiait un peuple, le <i>peuple de proie</i>; alors, un réseau de fils +enveloppant les pays et les mers, a propagé la nouvelle, et c'est un +immense bruit, troublant le repos de tous; dans chaque lieu, dans chaque +recoin où les hommes ont groupé des machines à tuer, un vacarme d'orage +retentit, comme ici même dans cette baie si éloignée et si étrangère.</p> + +<p>D'aucuns la disaient bonne et pitoyable aux souffrances, la si vieille +reine qui vient de mourir: alors, combien son déclin dut être angoissé +par les spectres du Transvaal, si seulement elle avait gardé un cœur un +peu maternel malgré l'orgueil, à travers les griseries de<a name="page_86" id="page_86"></a> l'adulation +et du faste. Nul ne m'était plus indifférent qu'elle, et cependant sa +fin m'émeut presque, en cette pluvieuse journée d'hiver; c'est qu'elle +était souveraine bien des années avant ma naissance, et, tout enfant, +j'entendais souvent prononcer son nom, en ce temps-là sympathique aux +Français; une période meurt avec son interminable règne, et il semble +qu'elle nous entraîne un peu tous à sa suite dans le passé...</p> + +<p>Mais, il était écrit que, dans ce pays, je ne pourrais rien prendre au +sérieux, pas même un deuil royal... Voici maintenant que je pense à +l'impression des mousmés, dans toutes ces maisonnettes perchées sur la +rive, entre les feuillages trempés de pluie, à leur surprise d'entendre +ces salves qui ne finissent plus; les petits carreaux de papier, les +petits châssis à glissière s'ouvrant partout, dans ces logis frêles +comme des jouets de Nuremberg, et des têtes gentiment comiques, se +risquant sous l'averse, pour se demander les unes aux autres, après la +révérence obligée: «Qu'est-ce qu'il y a, mademoiselle Tulipe?... +Qu'est-ce qui se passe<a name="page_87" id="page_87"></a> donc, mademoiselle La Lune?...» Alors le sourire +me vient malgré moi, ce sourire irrésistible que me causent toujours les +figures des mousmés ou des jeunes chats...</p> + +<p>Sur le soir, quand le vrai crépuscule s'ajoute à la pénombre des nuages +et de la pluie, la canonnade par degrés s'apaise. A longs intervalles, +quelques derniers coups grondent encore, prolongés par l'écho. Et puis +un infini silence retombe sur cette mort, avec la nuit qui vient: la +page de l'histoire est tournée; la vieille dame orgueilleuse commence sa +descente éternelle, dans la paix peut-être, assurément dans la cendre et +l'oubli...<a name="page_88" id="page_88"></a></p> + +<h3><a name="XVIII" id="XVIII"></a>XVIII</h3> + +<p class="date">Dimanche, 20 janvier.<br /> +</p> + +<p>Les derniers chrysanthèmes, fripés par les gelées du matin, ont disparu +de l'étalage de madame L'Ourse, ma fleuriste ordinaire, pour faire place +à des camélias et à des branchettes de saule, ornées déjà de ces petites +pendeloques jaunâtres qui sont des floraisons d'extrême renouveau. Notre +séjour indéterminé dans ce pays se prolonge de semaine en semaine, et +nous finirons par y voir poindre le printemps.</p> + +<p>Dans sa vieille rue toujours en pénombre, qui longe le flanc de la +montagne et les <a name="page_89" id="page_89"></a>soubassements des temples, cette boutique de madame +L'Ourse est un point où je m'arrête chaque jour, avant d'aller m'isoler +là-haut, dans les bosquets des morts. Nous sommes du reste un peu en +galanterie, madame L'Ourse et moi: c'était fatal.</p> + +<p>Sa maisonnette de bois est noirâtre, caduque comme la rue tout entière, +moisie à l'ombre de ces terrasses moussues qui soutiennent les pagodes +et la nécropole. A la devanture, sont accrochés quantité de tubes en +bambou remplis d'eau, où trempent des fleurs, des feuillages, des +fougères, des herbes.—Les Japonais, même du bas peuple, chacun sait +cela, nous ont devancés de plusieurs siècles dans le raffinement des +bouquets, dans l'art de composer, avec les plantes les plus vulgaires, +des gerbes d'une grâce inimitable, dignes de leurs vases aux mille +formes.</p> + +<p>Avec madame L'Ourse,—qui est dans les âges de madame Prune, autant dire +à l'époque de la vie où les femmes sont le plus aimables,—le prix des +fleurs se débat toujours longuement, pour le seul plaisir de marchander, +en<a name="page_90" id="page_90"></a> se faisant un doigt de cour. Cela s'entremêle de madrigaux que je +lui adresse sur sa personne et qu'elle sait me rendre avec une civilité +parfaite; d'autres dames du voisinage sortent alors des petits logis +vermoulus et sombres pour assister au galant tournoi: c'est madame +Montagne-Peinte, marchande de bric-à-brac au coin de la rue, ou madame +Le Nuage qui vend des baguettes d'encens pour les Trépassés, ou encore +madame Tubéreuse, dont l'époux, au fond d'un hangar poussiéreux, redore +les bouddhas centenaires et répare les autels d'ancêtres.</p> + +<p>Lorsque ma gerbe est enfin choisie et payée, je la laisse en dépôt chez +la marchande (prétexte à revenir), et je commence mon ascension à peu +près quotidienne à la sainte montagne qui surplombe.</p> + +<p>Quantités de chemins s'offrent à moi, tout le long de cette rue +vénérable, où il fait plus froid qu'ailleurs faute de soleil. Tantôt je +m'en vais par les étroits raidillons qui grimpent au milieu des roches +verdies, des mousses à reflet de velours, des capillaires aux tiges de +crin<a name="page_91" id="page_91"></a> noir, des petites sources éparpillées sur les feuilles comme des +perles de verre.</p> + +<p>Ou bien je monte plus lentement par les larges escaliers de granit et +les terrasses des temples.—Mais là, le sourire s'arrête, car +soudainement tout devient grave, et une horreur religieuse inconnue sort +des vieux sanctuaires obscurs. Il y a de quoi faire chaque jour quelque +découverte nouvelle, dans ces quartiers de silence et d'abandon, étages +au-dessus de la ville, et précédés de tant de vestibules, de terrasses, +de portiques sévères. Dans les cours dallées, des arbres qui ont vu +passer les siècles étendent leurs grosses branches mourantes, soutenues +ça et là par des béquilles de bois ou de granit; il y pousse aussi des +cycas géants, dont le tronc multiple s'arrange en forme de candélabre; +des cycas qui supportent le froid, admettent à l'occasion la neige sur +leurs beaux plumets,—résistent aux hivers, dans ce pays, comme font du +reste quantité d'autres plantes délicates, et comme les singes des +forêts, comme les grands papillons pareils à ceux des Tropiques, le +Japon, semble-t-il, ayant le privilège d'une<a name="page_92" id="page_92"></a> flore et d'une faune qui +ne sont plus de son climat.—Des galeries couvertes, aux colonnes de +cèdre, entourent d'une zone d'ombre les sanctuaires presque toujours +fermés, où l'on voit, à travers les barreaux des portes, briller des +dorures atténuées, luire les mains et les visages des dieux assis en +rang sur des fauteuils. Ces temples, comme leurs arbres, ont vu couler +des années par centaines, et le moment approche où leurs boiseries, +leurs laques s'en iront en débris et en cendre. Sur les autels, ou bien +aux plafonds poudreux, aux frises des vieilles colonnades, derrière les +toiles d'araignées, il y a partout du mystère; partout il y a de +l'étrange et de l'inquiétant, dans les moindres formes des figures ou +des symboles. Et on sent bien, ici, qu'au fond de l'âme de ce peuple +badin, au fin fond pour nous impénétrable, doit résider autre chose que +de la frivolité et du rire, sans doute quelque conception plutôt +terrible de la destinée humaine, de la vie et de l'anéantissement...</p> + +<p>En montant toujours, voici bientôt la peuplade des petits bouddhas en +granit, tout barbus<a name="page_93" id="page_93"></a> de lichen, et les innombrables bornes funéraires, +enlacées de plantes aux minuscules feuilles; voici le réseau des +sentiers qui se croisent parmi les tombes, sous les bambous et les +camélias sauvages; voici tout le labyrinthe des morts. Et, à cette +hauteur, je retrouve presque chaque fois ce soleil du soir, couleur de +cuivre, qui, avant de s'abîmer là-bas dans la mer Jaune, s'attarde si +languissamment sur ces pentes exposées au sud et à l'ouest, pour y +apporter une tiédeur pas naturelle et comme enfermée, et me donner +toujours la même illusion de serre. Çà et là, gisant sur quelque +terrasse mortuaire, une chaise à porteurs, toute petite et en bois blanc +très mince, comme pour promener une poupée, indique la place d'un mort +nouvellement amené à ce haut domaine; c'est là dedans qu'on a apporté sa +cendre, et l'usage veut qu'on laisse le véhicule léger pourrir sur +place, avec les lotus en papier d'argent qui servirent au cortège. Où +les brûle-t-on, ces morts, dans quel recoin clandestin, et avec quelle +pudeur de les montrer? En ville on ne les rencontre jamais que déjà tout +incinérés,<a name="page_94" id="page_94"></a> tout réduits, tout gentils, et ne pesant plus, portés +allègrement à l'épaule sur des bâtonnets, dans des petits palanquins en +bois blanc, d'élégante et précise menuiserie; et quand j'ai interrogé +des Japonais sur le lieu des bûchers, ils m'ont chaque fois évasivement +répondu: «Dans les montagnes... par là-bas... par là-haut...» Il n'y a +donc que de la poussière humaine, ici, point de cadavres jamais, ni de +décompositions, ni de forme affreuse, et cela supprime tout effroi sous +ces ombrages.</p> + +<p>L'heure du soir est l'heure par excellence, dans ces hauts cimetières où +la senteur hivernale des feuilles mortes, des mousses et des lichens se +mêle au parfum des baguettes d'encens allumées sur les tombes. C'est +aussi l'heure où je conçois le mieux l'énormité des distances; en +regardant, du haut de mon tranquille observatoire, décliner le soleil du +Japon, qui se lève à ce moment même sur mon pays, j'ai comme +l'impression physique, un peu vertigineuse, de la convexité de la Terre, +et de sa courbe immense. Et je me sens si loin, si loin, dans le +crépuscule qui vient, que tout à coup<a name="page_95" id="page_95"></a> me prend le frisson de nostalgie, +au souvenir du pays Basque, ou bien de ma maison natale...</p> + +<p>Le plus souvent il est couché, ce soleil, quand je repasse devant chez +madame L'Ourse, mais elle m'attend pour tirer les vieux châssis de bois +qui ferment sa devanture. Avec un regard plein de sous-entendus, elle ne +manque jamais d'ajouter à la gerbe achetée deux ou trois fleurs, pour +moi particulièrement précieuses, parce qu'elles sont un cadeau, une +surprise qu'elle me réservait.</p> + +<p>Et maintenant, vite un pousse-pousse rapide, un coureur qui ait de +bonnes jambes, afin de retraverser la ville nipponne et de ne pas +manquer le dernier canot du soir. D'abord c'est la longue rue des +marchands, où, devant les petites boutiques de bois, papillotent les +porcelaines, les éventails, les émaux, les laques, toutes les choses +maniérées et jolies que fabriquent par milliers les Japonais et que +vendent les mousmés souriantes. Là défilent, dans le même sens que le +mien, quantité d'autres pousse-pousse empressés qui ramènent vers la mer +les officiers de notre escadre ou<a name="page_96" id="page_96"></a> des cuirassés étrangers, chacun +rapportant nombre de petits paquets ingénieusement ficelés, de petites +caisses finement menuisées: les exaspérants bibelots auxquels ici +personne n'échappe.</p> + +<p>Le long des nouveaux quais à l'américaine, où les coureurs haletants +nous déposent, on se retrouve; on se trie par nations, sous un petit +vent glacé qui manque rarement de se lever le soir et d'asperger +d'embruns notre retour à bord.</p> + +<p>On nous a tant traités de pillards, dans certains journaux, nous tous, +officiers ou soldats de l'expédition de Chine, que nous avons admis la +dénomination «pillage» pour toute chinoiserie ou japonerie, si +honnêtement achetée soit-elle, et payée en monnaie sonnante. Or, il est +de règle sur mon bateau qu'après le souper, à l'instant des cigarettes, +chacun doit exhiber son «pillage» du jour; la table du «carré» se garnit +donc tous les soirs d'étonnantes choses, présentées par leur +propriétaire respectif. Mon Dieu, qu'on est bien, les nuits d'hiver, en +rade tranquille, installé à son<a name="page_97" id="page_97"></a> bord, entre bons camarades, rentré dans +cette petite France flottante qui vous porte si fidèlement, mais qui +voisine tour à tour avec les pays les plus saugrenus du monde!...<a name="page_98" id="page_98"></a></p> + +<h3><a name="XIX" id="XIX"></a>XIX</h3> + +<p class="date">Lundi, 21 janvier.<br /> +</p> + +<p>Madame Prune caressait depuis de longs jours le rêve de venir me voir à +bord, comme elle était venue jadis sur la <i>Triomphante</i>, il y a tantôt +quinze ans, hélas! à l'époque où s'épanouissaient, dans toute leur +fraîcheur première, ses sentiments pour moi.</p> + +<p>J'avais galamment consenti, mais, en homme correct qui craint de donner +à jaser, je m'étais rendu chez madame Renoncule ma belle-mère pour la +prier de chaperonner la visiteuse. Et, afin d'enlever même tout +caractère clandestin à cette entrevue, j'avais convié aussi deux de<a name="page_99" id="page_99"></a> mes +belles-sœurs et quatre jeunes guéchas de ma connaissance, en leur +recommandant d'apporter des guitares.</p> + +<p>Il avait fallu ensuite prévenir la police nipponne, pour les raisons +suivantes. Depuis des années, le Japon détenait le monopole d'exporter +dans toutes les villes maritimes de l'Extrême-Orient des jeunes +personnes de caractère gai, spécialement destinées à faire oublier aux +navigateurs les austérités de la mer; mais le gouvernement du Mikado +veut supprimer aujourd'hui cet usage, qu'il regarde comme attentatoire +au bon renom national, et devient très circonspect lorsqu'il s'agit de +laisser des dames seules se rendre à bord des navires.</p> + +<p>La perspective d'être présentés à madame Prune avait jeté parmi mes +camarades un doux émoi. Ils avaient fait des frais, commandé pour la +table des fleurs et de très ingénieuses sucreries. Et, à l'instant fixé, +leurs jumelles se promenaient discrètement sur tous les sampans de la +rade, pour épier la venue de nos invitées.<a name="page_100" id="page_100"></a></p> + +<p>Au bout d'une demi-heure, personne. Au bout d'une heure, rien encore. Et +j'ai envoyé aux informations, sur le quai.</p> + +<p>Des policiers,—trop peu physionomistes, hélas!—s'étaient opposés à +l'embarquement de ces dames, malgré l'autorisation accordée la veille, +croyant au départ d'une relève de pensionnaires pour certaines maisons +de Shangaï ou de Singapour.</p> + +<p>Madame Renoncule, paraît-il, toujours si maîtresse d'elle-même, avait +reçu ce coup le front haut, et s'était contentée de ramener avec dignité +mes belles-sœurs au logis.</p> + +<p>Mais, à l'idée d'être prise pour l'une de ces hétaïres migratrices, qui +ne craignent pas d'abandonner l'autel de leurs ancêtres pour aller +vendre à l'étranger leur sourire, madame Prune s'était évanouie.<a name="page_101" id="page_101"></a></p> + +<h3><a name="XX" id="XX"></a>XX</h3> + +<p class="date">Mercredi, 23 janvier.<br /> +</p> + +<p>Je passais tranquillement, avec un de mes camarades du <i>Redoutable</i>, +dans Motokagomachi, la grande rue des boutiques, regardant les bibelots +extraordinaires aux devantures et les sourires de ces gentilles petites +personnes, qui ont les yeux si bridés. Mais, en avant de nous là-bas, +très vite un rassemblement se formait, d'où partaient des vociférations +aiguës, grinçantes, rugueuses, comme celles des Chinois en guerre. Et au +milieu de ce groupe excité, deux officiers français, contre lesquels +semblait tournée la fureur générale!...<a name="page_102" id="page_102"></a> Alors, nous sommes accourus +aussi, il va sans dire.</p> + +<p>C'étaient deux enseignes de vaisseau, arrivés d'hier à Nagasaki sur un +croiseur. Des bonshommes autour d'eux avaient les poings levés, leurs +courts bras jaunes sortant jusqu'à l'épaule des manches de leurs robes. +Or, ces bonshommes, nous les connaissions bien: c'étaient des marchands +de potiches du voisinage, chez lesquels nous avions l'habitude de +fréquenter, gens à sourires et à révérences plus que personne, gens +d'ordinaire obséquieux et patelins,—mais si transfigurés aujourd'hui +par la colère! Leurs petits yeux devenus effrayants, leur bouche +contractée par un rictus de fauve! Des êtres pour nous tout à fait +nouveaux, imprévus, ressemblant à ces masques de guerre qui grimacent la +mort, et dont les Japonais ont bien dû en effet prendre le modèle chez +eux quelque part.</p> + +<p>Tout simplement ces Français avaient poussé du pied le chien d'un de ces +marchands, qui voulait mordre: alors, besoin immédiat de revanche +nationale contre les deux étrangers...<a name="page_103" id="page_103"></a></p> + +<p>Le calme un peu dédaigneux des attaqués, notre arrivée aussi, à nous qui +étions connus pour être d'assez faciles acheteurs, empêcha la bagarre +d'aller jusqu'au premier coup de poing; sans cela nous étions +aveuglément houspillés par la foule, et non moins aveuglément traînés au +poste par une escouade de police, ainsi qu'il arriva la semaine dernière +aux officiers d'une autre flotte européenne.</p> + +<p>Ce petit peuple, arrogant et plein de mystère, cache, sous ses dehors +gracieux, une haine farouche pour les hommes de race blanche.</p> + +<p>Imaginerait-on même qu'un de leurs sujets de jalousie contre les +Européens est de ne pouvoir, pour cause de visage trop plat, user d'un +pince-nez? Aussi les élégants d'entre eux se hâtent-ils d'en porter, +même s'ils n'en ont pas besoin, pour peu qu'ils se sentent au milieu de +la figure un soupçon de quelque chose permettant d'en accrocher un.<a name="page_104" id="page_104"></a></p> + +<h3><a name="XXI" id="XXI"></a>XXI</h3> + +<p class="date">Vendredi, 25 janvier.<br /> +</p> + +<p>Le temple du Renard devient depuis quelques jours un de mes lieux de +pèlerinage habituels.</p> + +<p>Un chemin d'ombre verte, dans un repli de montagne, vous y conduit en +grimpant comme un escalier au bord d'une petite cascade alerte et +glacée. Il y a quinze ans, j'avais pu vivre tout un été à Nagasaki sans +le connaître, et je ne l'aurais pas découvert cette fois non plus, sans +les emblèmes religieux échelonnés à diverses hauteurs parmi les +branches, le long du sentier presque clandestin. Ces emblèmes<a name="page_105" id="page_105"></a> sont des +renards blancs, assis sur des socles,—des renards fantastiques, bien +entendu, des renards déformés par l'imagination japonaise et traduits +sous les traits de maigres bêtes aux oreilles de chauves-souris, +montrant les dents avec un de ces rires à ne pas regarder, comme en ont +les têtes de mort; ou bien ce sont de frêles portiques de menuiserie, +peints en rouge et couverts d'inscriptions noires, parfois espacés au +hasard, ailleurs si rapprochés qu'ils forment une sorte de voûte +rougeâtre, sous l'autre voûte si verte des feuillées. Quelques +maisonnettes s'étagent aussi sur le parcours, humbles boutiques de +baguettes d'encens pour le temple, de bonbons pour les enfants qui +montent en pèlerinage, ou de petits renards en plâtre, longs comme le +doigt mais taillés sur le modèle de ceux de la route et montrant +l'affreux rictus qui convient. Partout des branches retombantes, des +mousses, des fougères; de beaux mandariniers, garnis de leurs fruits +d'or qui achèvent lentement de mûrir au soleil hivernal. Des roches +polies, arrondies par le temps et que d'imperceptibles lichens ont +marbrées, à l'ombre,<a name="page_106" id="page_106"></a> de nuances douces et rares: des verts cendrés, des +gris passant au rose. Et çà et là, posé sur quelque vieille pierre +debout, un temple en miniature, de la taille d'un théâtre de Guignol, +très vieux lui aussi, très fruste, mais ayant ses emblèmes énigmatiques, +ses renards blancs et ses bouquets de riz apportés en offrande. La +cascade, le plus souvent cachée dans des fissures profondes, vous +accompagne de sa grêle musique, tandis qu'on s'élève sous les ramures, +par le sentier ardu ou par les marches usées.</p> + +<p>Enfin le temple lui-même apparaît, en avant d'un rideau de grands +arbres. Un assez petit temple, mais si étrange! Tout ouvert comme un +hangar, très simple, ainsi que tous les sanctuaires de ce Dieu-là, et +dépourvu d'aucune idole de forme humaine. Il est en bois, sans doute +ancien, mais d'un âge indéfinissable, tant on l'a bien entretenu, tant +sont soigneusement lavés ses panneaux et ses colonnes. Au milieu, +descend du plafond comme un lustre un énorme grelot également en bois, +sur quoi les fidèles frappent dès l'arrivée, et c'est pour que le Dieu, +en train peut-être de flâner parmi les<a name="page_107" id="page_107"></a> nuages, soit averti qu'on est +là, que l'on demande audience. Alentour, les hommes ont arrangé cette +nature, déjà presque trop jolie par elle-même, en quelque chose de plus +joli encore, de plus compliqué surtout, ajoutant des rocailles aux +rochers, créant des petits ruisseaux pour y jeter des ponts. Les herbes +très délicates, les mousses, toute l'exquise flore sauvage d'ici; +apportent leur charme intime à ces arrangements qui ne seraient guère +que prétentieux chez nous. Par ailleurs, ce temple, ces objets +symboliques, déroutants de simplicité bizarre, que l'on aperçoit au fond +sur l'autel, imprègnent le jardin désert d'on ne sait quelle +transcendante et indicible japonerie. Et, au-dessus de tout cela, se +dresse la montagne avec ses fourrés de verdure.</p> + +<p>Juste en face du sanctuaire, une maison-de-thé, gentille et vieillotte, +se dissimule à moitié dans les arbres; on y accède par un arceau en +granit feutré de lichen, qui enjambe un torrent, et près duquel, dans +une vaste cage, deux grues blanches à huppe rouge, de la grande espèce, +se tiennent immobiles: pensionnaires<a name="page_108" id="page_108"></a> sacrées du temple, il va sans +dire, mais très mélancoliques captives.</p> + +<p>La propriétaire de cette maison-de-thé, plutôt modeste et peu +achalandée, s'appelle madame La Cigogne. Bien que cette dame compte sans +doute une dizaine de printemps de moins que madame Prune, elle est d'une +maturité incontestable, mais n'a point abdiqué encore, et j'arrive de +jour en jour à me convaincre que le temps lui a laissé, à elle aussi, +quelques attraits.</p> + +<p>Sitôt qu'elle m'aperçoit, à l'orée du sentier vert, madame La Cigogne se +prosterne et affecte une expression d'extase qui semble dire: «En +croirai-je mes yeux? Quelle faveur inespérée le ciel m'envoie!» Je me +fais un devoir de saluer fort civilement à mon tour, avant de prendre +place sur les nattes blanches, devant la petite véranda enguirlandée de +plantes qui s'étiolent à l'ombre de tant d'arbres, et où languissamment +fleurissent quelques pâles roses d'hiver.</p> + +<p>Madame La Cigogne, après de nouvelles révérences, me présente aussitôt +la chatte de la<a name="page_109" id="page_109"></a> maison, que j'honore de mon amitié, une certaine +mademoiselle Sato, jeune personne de six mois, à fourrure grise, qui a +conservé l'humeur folâtre de l'enfance. Ensuite, vient ma tasse de thé, +sucrée toujours à point. Et puis les bonbons que j'aime, et deux fines +baguettes de bois pour les saisir. A part quelques pèlerins, qui +viennent se restaurer ici, après des génuflexions, des exercices +religieux trop prolongés dans le temple, je suis presque toujours le +seul client de cette dame, ce qui favorise entre nous de longs +tête-à-tête. Dans le sentier voisin, personne non plus, personne ne +passe, si ce n'est de temps à autre quelques marchands d'eau, +athlétiques et demi-nus qui redescendent, portant à l'épaule, au bout +d'un bâton, des seaux en bois, remplis aux sources claires de la +montagne. On n'entend d'autre bruit que celui des petites cascades +perlées dégringolant sous les herbes; ou bien c'est, dans les branches, +le remuement discret des oiseaux, attristés parce que le soleil de +janvier reste incolore.</p> + +<p>Le lieu est paisible, étrange et ignoré. On y respire la senteur des +feuilles mortes et de la<a name="page_110" id="page_110"></a> terre humide. Malgré la présence enjouée de +cette dame, on s'imprègne ici, dans le silence, de la japonerie spéciale +qui émane du temple aux lignes simples, et qui est une japonerie haute +et sereine. On sent comme des esprits, des essences très inconnues, +rôder sous les futaies, dormir au fond des grosses pierres aux têtes +rondes. Et la tombée du soir vous apporte dans ce recoin du Japon une +petite terreur charmante, dont on cherche en vain le sens introuvable.</p> + +<p>En quittant la maison-de-thé, je continue souvent de suivre le sentier +qui monte, jusqu'à l'instant où il finit dans la brousse. Sur des +pierres moussues émergeant du sol, encore deux ou trois de ces vieux +temples pour poupée, inquiétants à rencontrer malgré leur petitesse de +jouet d'enfant; mais les fougères, les racines deviennent de plus en +plus souveraines, dans la nuit verte qui s'épaissit, et tout se perd +bientôt au fond des bois, où les boutons des camélias sauvages, en +retard sur ceux des jardins d'en bas, commencent à peine à rougir...<a name="page_111" id="page_111"></a></p> + +<p>Pour être tout à fait franc vis-à-vis de moi-même, je suis forcé de +m'avouer que me voici un peu en coquetterie avec madame La Cigogne...<a name="page_112" id="page_112"></a></p> + +<h3><a name="XXII" id="XXII"></a>XXII</h3> + +<p class="date">Jeudi, 31 janvier.<br /> +</p> + +<p>Il semblait certain que notre grand cuirassé, la guerre étant unie, +allait reprendre la route de France et qu'après des relâches en +Inde-Chine il nous ramènerait chez nous pour le beau mois de juin. Il y +avait bien la petite tristesse de quitter bientôt ce navire, cette vie +de bord avec de bons camarades, cet amusant pays, de voir finir à jamais +toute cette période très spéciale de l'existence; mais cela se noyait +pour nous dans la joie du retour.</p> + +<p>Et voici qu'aujourd'hui le courrier de France nous apporte un désolant +contre-ordre: nous<a name="page_113" id="page_113"></a> resterons deux ans dans les mers de Chine! Sitôt que +les glaces fondront à l'entrée du Peïho, force nous sera de rebrousser +chemin vers le Nord chinois, et de recommencer, sous le mauvais soleil, +le dur métier de l'automne passé: pourvoir au rapatriement du corps +expéditionnaire, rembarquer sur des transports, par grosse mer probable, +ces milliers d'hommes et ce matériel que nous avions eu déjà tant de +peine à déposer sur la rive...</p> + +<p>En une minute la nouvelle, entendue par des matelots à travers la +portière de brocart rouge de l'amiral, a été propagée à voix de +confidence, presque silencieusement, parmi l'équipage, semant la +consternation du haut en bas du <i>Redoutable</i>,—depuis les passerelles où +vivent, la longue-vue à la main, les timoniers chargés d'épier le plus +loin possible les choses du dehors, jusque chez les pauvres garçons, +pâlis comme des mineurs, qui habitent et travaillent au-dessous de +l'eau, entre des rouages de fer, au milieu des entrailles cachées du +navire, dans l'obscurité et dans l'odeur des huiles.<a name="page_114" id="page_114"></a></p> + +<p>Deux ans, à errer sur les mers de Chine! Tous, expédiés de France en +coup de vent, à l'annonce des affaires de Pékin, nous pensions que la +campagne durerait six mois à peine. C'était volontairement que nous +étions partis, nous les officiers, mais non pas les matelots. Forcés +d'accepter, ceux-ci, leur destination imprévue, ils avaient laissé en +suspens leurs humbles petites affaires,—des mariages, des baptêmes, des +règlements d'intérêts,—d'ailleurs convaincus, comme nous, qu'on allait +bientôt revenir...</p> + +<p>Mais voici maintenant que cela durera deux années! Et d'abord il va +falloir passer tout un été mortel sur les eaux chaudes et souillées de +l'embouchure du Petchili, être parqués là dans une caisse de fer où l'on +respire par des trous, ne sortir de l'étouffante demeure que pour peiner +au milieu des lames, sous un ciel accablant! Bientôt, c'est inévitable, +reviendront les dysenteries, les fièvres, et plus d'un sans doute ira +traîner ou mourir dans quelque hôpital de la côte chinoise... Tel est +l'ordre sans merci qui nous arrive. Adieu le retour!<a name="page_115" id="page_115"></a></p> + +<p>Pour réfléchir à ce changement de mes lendemains, et essayer de m'y +soumettre, j'aurais voulu m'en aller là-haut, sur l'exquise montagne des +cimetières, mon lieu de méditation préféré, et m'asseoir devant le +soleil couchant. Mais il tombe une petite pluie d'hiver très froide, qui +sent la neige. Faute de mieux, j'irai dans la maison-de-thé où mes +jouets habituels, mes deux petites poupées à musique, entre les murs de +papier, me distrairont avec une guitare et des masques.</p> + +<p class="top5">Jamais elle ne m'avait paru si mélancolique, la salle vide et blanche, +aux parois minces, où je me trouve une heure après, les jambes croisées +sur un coussin de velours noir. Mademoiselle Matsuko, la guécha, qui ne +prend plus la peine de faire grande toilette en mon honneur, arrive +bientôt, modestement vêtue de crépon gris perle, s'assied par terre, +gentille et boudeuse, puis commence, d'un air résigné, à gratter les +cordes de son «chamecen» avec sa spatule d'ivoire. Dans le silence, dans +la lumière grise, déjà crépusculaire, une petite <a name="page_116" id="page_116"></a>musique alors sautille +et pleure, triste à faire couler des larmes, étrange à donner le +frisson,—en attendant que paraisse l'autre, celle qui est moitié fée et +moitié chat, mademoiselle Pluie-d'Avril avec sa traîne et ses +révérences.</p> + +<p>J'ai eu tort de venir ici; c'est plus triste que ma chambre du +<i>Redoutable</i>. Le son de cette guitare, on dirait le chant d'une +sauterelle d'hiver, enfermée dans une cage de papier, une sauterelle de +pays très lointain, dont la maigre voix évoquerait un monde inconnu; je +l'entends sans l'écouter, mais cela suffit à maintenir pour moi cette +notion d'exotisme extrême qui avive ma nostalgie.</p> + +<p>Alors, deux ans dans les mers de Chine!... Il est fini, hélas! le temps +où j'étais angoissé, au cours des trop longues campagnes, par la crainte +de ne pas retrouver la figure vénérée et chérie de Celle à qui depuis +l'enfance on rapporte toutes choses, de Celle que personne au monde ne +supplée... Cette crainte-là est aujourd'hui changée en une certitude, +sur laquelle même un peu de résignation a commencé de venir. A ce point +de vue-là donc, peu importe<a name="page_117" id="page_117"></a> à présent la durée de l'absence, puisque je +ne la retrouverai plus, à aucun de mes retours, jamais... Pourtant, des +liens profonds me tiennent encore au foyer,—et d'ailleurs mes années +sont bien comptées, pour que je les perde en exil...</p> + +<p>Elle se lève, la guécha, qui visiblement s'ennuie; elle pose sa longue +guitare et se met à marcher, indolente et gracieuse, si légère que le +plancher ne semble même pas s'en apercevoir,—ce plancher mince qui +gémissait tout à l'heure sous le pas des servantes, lorsque la dînette +nous a été servie. Et, au moment où s'est arrêtée sa musique monotone, +je songeais à certain vieux jardin qui est situé au-dessous de nous, de +l'autre côté de la terre, et qui, dans mon enfance, représentait pour +moi le monde. A l'instant précis où la sauterelle de rêve a cessé de +chanter, c'est ce jardin-là que je revoyais, après avoir repassé tant de +choses en souvenir, ce jardin avec ses treilles, ses vieux arbres, et +surtout un grenadier planté jadis par un aïeul, qui, à chaque mois de +juin depuis cent ans, sème en pluie ses pétales rouges sur<a name="page_118" id="page_118"></a> le sable +d'une allée. Ce ne sera donc pas le printemps prochain que je reverrai +cette jonchée de fleurs rouges, ni même le printemps d'après; ce ne sera +peut-être jamais plus...</p> + +<p>La guécha, d'une main distraite, entr'ouvre l'un des châssis de bois et +de papier par où nous vient la pâle lumière: «Tiens, dit-elle, la +neige!» Et vite elle referme le panneau transparent, qui a laissé +pénétrer un souffle de glace dans la salle déjà si froide. La neige, +j'ai eu le temps de l'apercevoir pendant cette seconde où le panneau +s'est entr'ouvert: des flocons blancs qui tourbillonnent avec lenteur, +dans un ciel mort, au-dessus d'un toit japonais aux petites tuiles +rondes, d'un gris noirâtre.</p> + +<p>Alors, non, ce n'est plus tenable, ici!...</p> + +<p>Heureusement, voici la diversion nécessaire: des pas d'enfant dans +l'escalier, des froufrous de soie; mon petit chat qui arrive!</p> + +<p>Elle apparaît, cette petite mademoiselle Pluie-d'Avril, stupéfiante à +son ordinaire, dans ses falbalas, mièvre et comme sans consistance, +ainsi empaquetée dans ses étoffes à grands ramages. Elle est en dame +d'autrefois et porte un<a name="page_119" id="page_119"></a> immense éventail de cour. Elle salue, fait +quelques pas, salue de nouveau, s'avance encore, et, tandis qu'elle se +prosterne cette fois pour une solennelle révérence à la mode ancienne, +une imperceptible expression de gaminerie plisse le coin de ses yeux +retroussés, sa bouche s'entr'ouvre pour laisser passer le miaou d'un +chat,—si bien imité, si imprévu que j'éclate de rire...</p> + +<p>—Oh!—fait mademoiselle Matsuko, pointue,—voilà trois jours qu'elle +préparait ça, pour distraire ta seigneurie. Avec son gros matou de +monsieur Swong, elle prenait des répétitions...</p> + +<p>Laisse dire, va, petite fée. C'était ce qu'il fallait; tu as réussi à +amuser celui qui te paie pour ça, et il te remercie.</p> + +<p>Maintenant, là-bas derrière toi, tourne, fais jaillir la lumière +électrique, ce sera moins lugubre. Et puis commence quelqu'une de tes +danses ou de tes scènes mimées,—celle, par exemple, du pêcheur endormi +cent ans au fond de la mer; celle, tu sais, qui exige au dernier tableau +un masque de vieillard<a name="page_120" id="page_120"></a> tout blême avec une barbe comme des algues +blanches.</p> + +<p class="top5">Le soir, à bord, pendant que la neige tombe abondamment du ciel +nocturne, je reçois la visite de quelques-uns de mes amis matelots, en +quête de renseignements plus précis sur la consternante nouvelle et +gardant un vague espoir que je la démentirai peut-être, que je les +rassurerai un peu.</p> + +<p>En dernier, m'arrive une sorte de géant breton, aux jolis yeux de +douceur triste profondément enfoncés sous un front large et têtu. Il +allait se marier dans un mois, celui-là, quand le navire, qui semblait +destiné à un long séjour en France, a reçu l'ordre imprévu de faire +campagne en Chine. A l'annonce du retour, il avait employé ses économies +à acheter une pièce de crépon blanc pour la robe de noces, et différents +bibelots japonais afin d'orner le logis. Mais maintenant, au milieu de +sa consternation enfantine, un des points qui le tourmentent le plus, +c'est la crainte que tout cela ne se gâte, pendant deux années, dans le +<a name="page_121" id="page_121"></a>fauxpont humide, et il me demande timidement si je ne pourrais pas +loger la caisse, sans que ça me gêne trop, dans un coin de ma chambre.</p> + +<p>Comment lui refuser cette consolation-là? Certainement, bien que je sois +déjà encombré à ne savoir que devenir, je donnerai l'hospitalité à la +gentille pièce de soie blanche et aux modestes cadeaux de mariage.<a name="page_122" id="page_122"></a></p> + +<h3><a name="XXIII" id="XXIII"></a>XXIII</h3> + +<p class="date">1<sup>er</sup> février.<br /> +</p> + +<p>Cédant aux larmes de madame Prune, j'étais retourné hier à la police +nipponne, pour représenter à messieurs les agents qu'il ne s'agissait +point d'une migration, mais d'une simple visite de courtoisie, et qu'au +bout d'une heure ou deux nous rendrions toutes ces dames intactes à +leurs foyers. On s'était donc excusé de l'offensante méprise, et +aujourd'hui nous avons eu la joie de recevoir nos visiteuses, sous un +soleil printanier.</p> + +<p>Deux sampans, qui semblaient transformés en des barques cythéréennes, +toutes de <a name="page_123" id="page_123"></a>séduction et de grâce, nous les ont amenées au coup de trois +heures, pour prendre le thé.</p> + +<p>Madame Renoncule cependant, en mère prudente, avait préféré cette fois +ne pas amener ses filles; mais nous avions madame Prune, entourée d'un +essaim de jeunes guéchas. Une douce gaîté, du meilleur aloi, n'a cessé +de régner pendant toute la visite de ces dames. Elles avaient fait des +toilettes extrêmement galantes, et en particulier le chignon de madame +Prune, amplifié à souhait par d'habiles posticheurs, restera dans toutes +les mémoires. Pour donner plus de piquant à cette réunion, mes camarades +s'étaient procuré quelques-unes de ces sucreries japonaises, composées +avec tant d'esprit,—allégoriques, pourrait-on dire,—qui représentent +tantôt des objets usuels, tantôt les fragments les plus divers de +l'organisme humain; ils les avaient spécialement choisies, bien entendu, +pour la principale invitée, et d'ailleurs avec autant de finesse que de +tact et de discrétion...<a name="page_124" id="page_124"></a></p> + +<h3><a name="XXIV" id="XXIV"></a>XXIV</h3> + +<p class="date">2 février.<br /> +</p> + +<p>Donc, nous restons ici jusqu'au printemps, c'est-à-dire environ deux +mois encore, car il faudra sans doute le soleil d'avril pour fondre ces +glaces, là-bas, qui nous ferment la sinistre entrée du Peïho.</p> + +<p>Et il ne s'annonce guère, le printemps de cette année, même dans la baie +si close, si défendue contre les vents de Nord, où notre navire +s'abrite.</p> + +<p>Au contraire nous sommes plus que jamais en pleine saison de bourrasques +et de neiges. Or, tout ce Japon, amusant par le soleil, devient<a name="page_125" id="page_125"></a> +pitoyable, dès qu'il est boueux, ruisselant et transi. Du reste, on +meurt comme mouche, à Nagasaki dans ce moment; entre deux grains, dès +que le soleil d'hiver se montre, les gracieux cortèges de messieurs les +morts et de mesdames les mortes se hâtent vers la nécropole de la +montagne; on en trouve parfois deux, trois ensemble, qui s'abordent nez +à nez à un carrefour, échangent de suprêmes politesses, font à qui ne +passera pas devant l'autre, entravent la circulation et arrêtent par +douzaines les pousse-pousse crottés. En tête, marchent toujours quelques +bonzes en bonnet archaïque, robe sombre et surplis d'ancien brocart +d'or. Ensuite le héros du défilé, le mort lui-même, réduit à sa plus +simple expression, porté à l'épaule dans la toujours pareille petite +châsse de fine menuiserie blanche. A l'épaule également, plusieurs vases +en bois d'où s'échappent, pour dominer la foule, de fantastiques plantes +artificielles: lotus gigantesques à pétales d'argent, érables du Japon à +feuilles rouges, cerisiers ou pêchers tout en fleurs. Puis, la théorie +des dames ou mousmés vêtues de deuil, en blanc<a name="page_126" id="page_126"></a> de la tête aux pieds. Et +enfin, la partie hautement comique du convoi, les hommes en robes de +soie et chapeaux melons; quelques redingotes; beaucoup de lunettes, et +surtout de lunettes bleues, toujours instables sur ces visages trop +plats. Quand survient une averse, les parapluies s'ouvrent, d'affreux +parapluies de chez nous, et çà et là quelques autres du Japon, en papier +gommé avec des peinturlures, des fleurs et des cigognes envolées, dans +cette note plus gaie qu'affectionne encore madame Prune pour le sien.</p> + +<p>Vers les pagodes et la montagne, tout cela se dirige; par les sentiers +mouillés et glissants, tout cela grimpe, au milieu des vieilles tombes +charmantes en rangs déjà pressés.</p> + +<p>C'est de la poitrine surtout que meurent ces pauvres petits bonshommes; +les paysans même, ces paysans japonais si râblés, aux courtes tailles si +bien prises, aux membres d'athlète, s'en vont de ce mal-là, depuis que +l'américanisme les oblige à s'habiller, au lieu de vivre nus comme les +ancêtres.<a name="page_127" id="page_127"></a></p> + +<h3><a name="XXV" id="XXV"></a>XXV</h3> + +<p class="date">3 février.<br /> +</p> + +<p>Encore la neige, le ciel bas et plombé. Ce soir, sur la colline de la +concession européenne où je fréquente peu, j'ai cheminé par une route +saupoudrée de blanc, et d'ailleurs bien entretenue, bien droite, bordée +de consulats; on se serait cru en Europe, à la tombée d'une nuit +d'hiver, sans les quelques mousmés drôlement emmitouflées que l'on +rencontrait de temps à autre, et qui ramenaient la notion du lieu +lointain.</p> + +<p>J'allais à l'hôpital russe, faire visite à un officier d'un régiment de +Grodno, blessé vers<a name="page_128" id="page_128"></a> Moukden. Auprès de son lit veillait un jeune homme +en tenue de malade, avec lequel j'ai causé d'abord sans présentation: un +autre officier évidemment, d'allure élégante, au fin visage très +français, et parlant notre langue avec un imperceptible accent espagnol. +C'était dom Jaime de Bourbon, fils de dom Carlos, et prétendant carliste +au trône d'Espagne. Engagé dans l'armée russe, il avait demandé d'aller +en Extrême-Orient, pour guerroyer, par humeur française, et maintenant +il était là, convalescent d'un typhus grave pris en Mandchourie.<a name="page_129" id="page_129"></a></p> + +<h3><a name="XXVI" id="XXVI"></a>XXVI</h3> + +<p class="date">5 février.<br /> +</p> + +<p>Chez ces marchands de bric-à-brac, qui pullulent chaque jour davantage à +Nagasaki, les plus étranges objets voisinent entre eux, éclos parfois à +mille ans d'intervalle, mais rapprochés là sur des étagères proprettes, +bien époussetés et à peine ternis par la cendre des siècles.</p> + +<p>Quantité de débris du palais impérial de Pékin, pris et revendus par des +soldats, sont aussi venus s'échouer dans ces boutiques: des bronzes, des +jades, des porcelaines. Et les marchands, rien que par le prix qu'ils +en<a name="page_130" id="page_130"></a> demandent, rien que par leur ton respectueux pour dire: cela vient +de Chine, rendent tous un hommage involontaire à l'art de ce pays,—cet +art typique et primordial, d'où l'art japonais dérive, comme une +branchette particulièrement gracieuse, mais frêle et de nuance pâlie, +qui aurait jailli d'un grand arbre exubérant. A la profusion et à la +magnificence de leurs maîtres chinois, ces petits insulaires d'en face +ont substitué la simplicité élégante et la précision minutieuse; à la +franche gaîté des couleurs, à l'éclat des verts accouplés aux roses, les +nuances estompées, dégradées et comme fuyantes. Et enfin, pour les +palais et les temples, au lieu de ce perpétuel flamboiement des ors +rouges, qui devient une obsession d'un bout à l'autre de la Chine, ils +ont adopté les laques noirs polis comme des glaces, les boiseries +incolores finement ajustées comme les pièces d'une horloge, et les +panneaux d'impeccable papier blanc.</p> + +<p>Parmi tant de surprenantes boutiques, celles qui donnent le plus à +réfléchir sont pour moi, dans une rue que les étrangers connaissent à<a name="page_131" id="page_131"></a> +peine, ces espèces de hangars poussiéreux, où s'entassent les vieilles +armes, les vieilles cuirasses, les vieux visages d'acier, tout +l'attirail pour faire peur qui servait aux anciennes batailles, et les +fanions des Samouraïs, leurs emblèmes de ralliement, leurs étendards. +Sur des fantômes de mannequins qui ne tiennent plus debout, posent des +armures squameuses, des moitiés de figures poilues, des masques ricanant +la mort. Un fouillis d'objets ultra-méchants, qui pour nous ne +ressemblent à rien de connu, tellement qu'on les croirait tombés de +quelque planète à peine voisine. Ce Japon à demi fantastique, +soudainement écroulé après des millénaires de durée, gît là pêle-mêle et +continue de dégager un vague effroi. Ainsi, les pères, ou les +grands-pères tout au plus, de ces petits soldats d'aujourd'hui, si +drôlement corrects dans leurs uniformes d'Occident, se déguisaient +encore en monstres de rêve, il y a cinquante ans à peine, lorsqu'il +s'agissait d'aller se battre; ils mettaient ces cornes, ces crêtes, ces +antennes; ils ressemblaient à des scarabées, des <a name="page_132" id="page_132"></a>hippocampes, des +chimères; par les trous de ces masques à grimace, luisaient leurs yeux +obliques et sortaient leurs cris de fureur ou d'agonie.... Et c'est dans +les vallées ou les champs de ce gentil pays vert qu'avaient lieu ces +scènes uniques au monde: les rencontres et les corps à corps d'armées +rivales, vêtues avec cet art démoniaque, alors que les longs sabres si +coupants, tenus à deux mains au bout de bras musculeux et courts, +décrivaient leurs moulinets en l'air, puis faisaient partout des +entailles saignantes, fauchaient ensemble les casques cornus et les +figures masquées.</p> + +<p>Quel que soit le changement radical survenu de nos jours dans les +costumes et les armes, à l'instar d'Europe, un peuple qui, hier encore, +a rêvé et confectionné de tels épouvantails, doit garder de la guerre +une conception horrible, cruelle et sans merci.<a name="page_133" id="page_133"></a></p> + +<h3><a name="XXVII" id="XXVII"></a>XXVII</h3> + +<p class="date">7 février.<br /> +</p> + +<p>Deux mois de Japon déjà, et Nagasaki m'est redevenu familier comme si je +n'avais pas cessé d'y vivre. Entre ce séjour et le premier, des liens se +nouent de plus en plus, qui jettent parfois comme dans un recul de +second plan les quinze années d'intervalle. Mes camarades d'exil se +japonisent aussi de jour en jour, sans s'en apercevoir. On s'habitue à +l'enserrement de ces montagnes et aux dentelures de leurs cimes; on ne +trouve plus leurs pointes si singulières ni si «japonaises». On +s'habitue à ces bois suspendus alentour, à ces nappes de<a name="page_134" id="page_134"></a> verdure jetées +sur toutes les pentes, depuis le ciel jusqu'à la mer, à tout ce site +presque trop joli que les brumes roses des matins de février déforment +et compliquent souvent jusqu'à la plus charmante invraisemblance. On +circule comme chez soi au milieu de cette ville, parmi cet amas de +maisonnettes de bois et de papier, aussi drôles que des jouets d'enfant. +On cueille, de-ci de-là, en passant dans les rues, les sourires et les +révérences d'une quantité de mousmés qui vous connaissent; on a des amis +et des amies chez tout ce petit monde, à l'abord accueillant et +facile,—à l'âme fermée, exclusive, vaniteuse et ennemie.</p> + +<p>Et rien encore n'indique le printemps, qui nous fera quitter ce pays +pour nous envoyer à la peine, sur les côtes de cette grande Chine +funèbre...</p> + +<p>J'ai vraiment commis une erreur, il y a quinze ans, en n'épousant pas +plutôt madame Renoncule ma belle-mère. Chaque jour augmente mon regret +de l'avoir ainsi méconnue. Elle-même, si je ne m'abuse, le déplore +secrètement, et, aujourd'hui que l'irréparable est<a name="page_135" id="page_135"></a> accompli entre nous, +ne se lasse point de me traiter en gendre, pour maintenir au moins ce +lien-là, faute de mieux.</p> + +<p>Par ces froides pluies d'hiver, je passe chez elle des heures +nostalgiques à entendre pleurer sa longue guitare, dans le silence de sa +maison, dans l'éternel crépuscule de ses châssis de papier, devant ses +rocailles verdies à l'ombre, ses arbres nains qui n'ont pas dû grandir +depuis un siècle, son jardin de vieille poupée, où tombe un jour gris, +entre des murs... Oh! ce jardin de ma belle-mère, dont le seul aspect +autrefois me donnait déjà le spleen au soleil d'août, qui dira sa +mélancolie, sous le pâle éclairage de février!... Du fond de la pièce, +où l'on est assis plus en pénombre, à écouter la petite musique de +mystère échappée des cordes grêles, on aperçoit par la baie de la +véranda une sorte de site sauvage qui dès le premier coup d'œil vous +déroute par quelque chose de pas au point, de pas naturel. Sont-ce de +véritables vieux arbres, sur des rochers, un véritable lointain agreste +vu à travers une lunette faussant les perspectives? Cependant<a name="page_136" id="page_136"></a> on dirait +bien que cela est tout petit et tout près. Plutôt ne serait-ce pas un +décor romantique, découpé et peint pour théâtre de marionnettes, sur +lequel un réflecteur laisserait tomber de la lumière verdâtre? Pas un +coin du vrai ciel ne se découvre au-dessus de ce paysage enclos; mais le +mur du fond, tout en grisailles estompées, à mesure que le jour baisse, +finit par n'avoir plus l'air d'un mur; il joue les nuages lourds, les +nuages en linceul, amoncelés au-dessus d'un monde étiolé par la vétusté +et qui aurait perdu son soleil.</p> + +<p>Tous les jardins de Nagasaki ne portent pas au spleen comme celui-là; +mais tous sont de patientes réductions de la nature, arbres nains, +longuement torturés, et montagnes naines, avec des temples d'un pied de +haut qui ont l'air centenaire. Comment concilier, dans l'âme japonaise, +cette prédilection atavique pour tout ce qui est minuscule, mièvre, +prétentieusement gentil, comment concilier cela avec ce goût +transcendant de l'horrible, cette conception diabolique de la bataille +qui a engendré les masques et les cornes des <a name="page_137" id="page_137"></a>combattants, toutes les +effrayantes figures des divinités et des guerriers? Et comment faire +marcher de pair cet excès de politesse, de saluts et de sourires, avec +la morgue nationale et la haine orgueilleuse contre l'étranger?...</p> + +<p>Les petits thés de cinq heures chez ma belle-mère sont très courus et +très sélects. Pendant que le chant de la guitare si tristement sautille, +ou gémit à fendre l'âme, de cérémonieuses voisines arrivent sur la +pointe du pied, des mousmés fragiles comme des statuettes de porcelaine; +sans bruit elles s'accroupissent à côté de mes jeunes belles-sœurs, pour +écouter la musique ou accepter une sucrerie, qu'elles cueillent du bout +de leurs bâtonnets. Leurs yeux en amande oblique, si bridés qu'on aurait +envie de les fendre d'un coup de canif à chaque coin, ressemblent à ceux +des chattes lorsqu'elles ferment à demi leurs paupières par nonchalante +câlinerie. Leurs beaux chignons apprêtés et reluisants font leurs têtes +trop grosses sur les cous minces, sur les délicates épaules... Et c'est +là l'étrange petit monde qui médite de s'attaquer férocement à l'immense +Russie; les<a name="page_138" id="page_138"></a> maris, les frères de ces bibelots de Saxe veulent affronter +les armées du tsar!... On n'en revient pas de tant de confiance et +d'audace, surtout lorsque dans la rue on voit ces soldats, ces matelots +japonais, tout proprets et tout petits, imberbes figures de bébé jaune, +passer à côté des lourds et solides garçons blonds qui composent les +équipages russes.</p> + +<p>Entre chien et loup, devant les tasses de fine porcelaine bleue et les +plateaux en miniature, ce petit monde reste assis par terre, immobile à +cause de la guitare qui l'enchante et hypnotisé par le paysage +artificiel, de plus en plus éteint, sur lequel souvent un peu de neige +tombe,—de la neige vraie, dont les flocons paraissent trop grands pour +les arbres qui les reçoivent. Madame Renoncule, la notable guécha +d'autrefois, retrouve pendant ces heures grises son pouvoir et son +charme. Comme il arrivait à madame Chrysanthème sa fille, un changement +se fait dans sa figure, qui s'ennoblit; ses yeux ne sont plus ni puérils +ni bridés; ils reflètent d'insondables rêveries de race jaune, où l'on +devine de l'énergie farouche et<a name="page_139" id="page_139"></a> qui bouleversent vos appréciations +d'avant sur ce peuple rieur.</p> + +<p>J'ai subi jadis un commencement d'initiation à cette musique lointaine +qui, les premières fois, ne me semblait qu'une débauche de sons +incohérents et discords; de soir en soir, elle me pénètre davantage; +presque autant que la nôtre, elle me fait frissonner, d'un frisson plus +incompréhensible, il est vrai; quand cette femme, aux yeux tout changés, +agite fiévreusement sur les cordes la spatule d'ivoire, on dirait que +l'ombre des mythes religieux, mal enfermés dans les temples voisins, +vient rôder alentour, derrière ces vieux châssis de papier, qui nous +font alors des murailles plus assez sûres: dans l'antique maisonnette, +toujours plus enveloppée de crépuscule et d'hiver, on sent passer des +effrois d'un ordre inconnu... Il y a aussi des instants où la mélodie +descend aux notes de basse extrême, devient soudainement rauque, +sauvage, et si primitive qu'elle a dû être transmise jusqu'à nous, comme +tant d'autres choses nipponnes, par les arrière-ancêtres, établis dans +ces îles au commencement des âges. Quand enfin<a name="page_140" id="page_140"></a> les ténèbres arrivent +pour tout de bon, quand il n'y a plus qu'un reste de lueur blême, à la +cime des arbres nains, pour nous indiquer encore le faux paysage, voici +que la guécha vieillie, qui ne veut pas qu'on allume de lampe, est prise +de fatigue, de torpeur. La guitare, que les dames assises continuent +d'écouter dans l'obscurité, ne rend plus que des petites plaintes +sourdes, entrecoupées, des notes intermittentes, ou qui vont deux par +deux, trois par trois, en groupes s'espaçant. La guitare mourante cesse +d'évoquer les mythes invisibles, cesse d'émouvoir, de faire peur; tout +simplement elle distille de la tristesse, de la tristesse sans nom, qui +tombe sur nous comme la pluie lente d'un ciel mort; à moi, elle dit +l'exil, les deux années de Chine en avant de ma route, la fuite de la +jeunesse et des jours; surtout elle me fait sentir jusqu'à l'angoisse +l'isolement de mon âme de Français au milieu de ces légions d'âmes +japonaises, étrangères, hostiles, qui m'enserrent dans ce quartier +éloigné, au pied des pagodes et des sépultures, à présent que la nuit +vient.<a name="page_141" id="page_141"></a></p> + +<p>Et c'est l'heure où j'ai envie de m'en aller. C'est l'heure où je sens +une hâte presque enfantine de prendre ma course à travers les ruelles +boueuses, où tant de lanternes baroques, tourmentées par le vent de +neige, font miroiter les flaques d'eau; d'atteindre au plus vite, +là-bas, les quais déserts; de me jeter dans un canot, qui pourtant sera +secoué, dans le noir, par mille petites lames méchantes,—d'arriver +enfin dans cette sorte d'îlot blindé, dans ce navire qui est un coin de +France, et où je reverrai les bons visages de chez nous avec leurs yeux +droits et bien ouverts.<a name="page_142" id="page_142"></a></p> + +<h3><a name="XXVIII" id="XXVIII"></a>XXVIII</h3> + +<p class="date">10 février.<br /> +</p> + +<p>Entre autres charmes contre lesquels la main du temps est restée si +impuissante, madame Prune possède sans conteste celui de la nuque, de la +tombée des épaules et de la chute du dos. Elle est vraiment de celles +qui gagnent à être vues par derrière, depuis surtout que les coques de +sa chevelure ont repris, à mon intention peut-être, une ampleur qu'elles +n'avaient plus.</p> + +<p>Dans un des quatre ou cinq grands théâtres de la ville, j'avais été +conduit ce soir par un vague pressentiment sans doute de la bonne +fortune qui m'y attendait; c'était un théâtre<a name="page_143" id="page_143"></a> du genre léger, et déjà +la salle se trouvait comble, à cause des représentations d'un comique à +la mode, spécialiste incomparable pour jouer les maris frappés +d'infortunes. On m'avait cependant fait place d'assez bonne grâce, +malgré l'attitude de plus en plus arrogante qu'affectent les Nippons +d'aujourd'hui vis-à-vis des étrangers, et je m'étais installé au milieu +du parterre, dans les rangs compacts de la foule assise à même le +plancher.</p> + +<p>Jamais aucune décoration intérieure, dans ces théâtres, du bois brut, +des poutres à peine équarries soutenant les tribunes et le plafond; une +simplicité d'étable. Mais l'assistance m'avait semblé dès l'abord assez +choisie; on ne voyait partout que des chignons très soignés, luisants et +comme vernis. Fort peu de vestons: les spectateurs des deux sexes +étaient vêtus presque tous de robes dans ces bleus foncés ou ces +grisailles qui sont ici les nuances les mieux portées. (Contrairement à +ce que l'on imagine chez nous, rien n'est plus sévère de couleur qu'une +foule japonaise, le soir, sauf en des circonstances particulières de +fête ou de <a name="page_144" id="page_144"></a>pèlerinage.) Chaque famille gardait auprès de soi une petite +boîte à fumer, avec des braises dans un léger réchaud, et un récipient +de forme gracieuse où l'on secouait en commun les cendres des pipes +minuscules. Il y avait aussi quantité de bébés, de nourrissons endormis +que les jeunes mamans tenaient sur leurs genoux, et ils étaient si +petits, si menus, enfants de créatures menues, et si jolis, si drôles, +qu'on eût dit ces poupées du Japon, répandues aujourd'hui dans tous nos +bazars d'Occident.</p> + +<p>Deux dames accroupies devant moi, et qui partageaient la même boîte à +fumer, avaient soudain captivé mon attention. Du premier coup d'œil, je +les avais jugées du meilleur monde; beaucoup de dignité dans le +maintien, et des robes de soie bleu marine, ce qui est par excellence la +couleur comme il faut. De plus, l'une d'elles, dans les épaules et dans +la nuque, avait pour moi comme une grâce déjà vue.</p> + +<p>La comédie se déroulait, au milieu des rires encore contenus et +discrets: un ingénieux<a name="page_145" id="page_145"></a> imbroglio dans le goût de Regnard; une +succession d'irréparables malheurs, arrivant à un pauvre époux qui +passait son temps, un bougeoir en main, à chercher dans tous les recoins +de sa maison des ravisseurs toujours introuvables. (Il est étonnant de +constater qu'en aucun pays du monde ce genre d'infortune n'éveille les +sérieuses sympathies qu'il mérite.) Tandis que les autres acteurs +évoluaient et marchaient comme tout le monde, ce mari d'une si coupable +épouse, tenant sa continuelle bougie allumée, sautillait perpétuellement +à petits pas, sur la cadence gaie d'un air toujours le même, que +l'orchestre entonnait dès qu'il entrait en scène.</p> + +<p>Ces deux dames toutefois ne se retournaient point. Mais, tout à coup, +celle qui avait la nuque si captivante se mit à secouer sa petite pipe +contre le rebord de sa boîte, d'une main rapide et nerveuse: pan pan pan +pan! Et ce bruit, qu'une oreille inattentive eût confondu avec les +innombrables pan pan pan pan des autres fumeurs de la salle, avait pour +moi quelque chose d'unique, de déjà entendu mille fois,<a name="page_146" id="page_146"></a> jadis, durant +des nuits d'été et de languides journées. Cette voisine d'en face me +troublait donc de plus en plus... Alors, pour en avoir le cœur net, je +me risquai à lui chatouiller légèrement l'épine dorsale du bout d'un +éventail, une de ces familiarités anodines qui, au Japon et avec une +femme bien élevée, ne sauraient jamais être mal prises...</p> + +<p>Je ne m'étais pas trompé: c'était bien madame Prune!</p> + +<p>Sa compagne était madame Renoncule, ma belle-mère. Et, me rendant à +leurs aimables instances, je m'avançai d'un rang, pour m'asseoir entre +elles deux.</p> + +<p>La comédie continua, au milieu d'une hilarité croissante, mais toujours +de bon ton. Le principal comique avait des jeux de physionomie qui +étaient vraiment du grand art, chaque fois qu'il flairait dans son +ménage un malheur nouveau. Je regardais souvent, derrière moi, toute +cette foule accroupie, en vêtements sombres. Sous l'ébène des chevelures +aux coques luisantes, tous ces visages de mousmés, bien ronds et bien +pâlots, qui en temps normal<a name="page_147" id="page_147"></a> n'ont que des yeux à peine ouverts, +semblaient n'en avoir plus du tout ce soir, convulsés qu'ils étaient par +le rire; et les innombrables bébés, plus petits et plus jolis que +nature, dans les bras des mamans, continuaient leur sommeil de poupée.</p> + +<p>Ma belle-mère, qui est au fond une créature sans détours, n'ayant eu +d'autre objectif dans l'existence que de donner le plus possible de +citoyens et de citoyennes à la patrie, s'amusait franchement, sans +toutefois le laisser paraître plus qu'il n'était convenable. Madame +Prune, au contraire, qui, dans sa première jeunesse, on peut bien le +dire sans offense, a plutôt marivaudé comme les dames en scène, a plutôt +baguenaudé sur la question si sérieuse du peuplement de l'empire, madame +Prune semblait mélancolique et pincée. Ce spectacle évidemment était mal +choisi pour elle, nous ne le comprîmes que trop tard, madame Renoncule +et moi; elle pouvait y trouver des allusions gênantes; de plus, veuve +depuis peu de temps en somme, sans doute souffrait-elle, dans son culte +pour la mémoire du regretté M. Sucre<a name="page_148" id="page_148"></a> de voir le principal personnage de +la comédie soulever cette inexplicable joie dans le public.</p> + +<p>L'époux malheureux, à la fin, las de ne jamais trouver le coupable sur +la scène, fit irruption dans la salle, toujours son bougeoir à la main, +toujours sautillant sur la même petite ritournelle d'orchestre, et se +mit à regarder sous le nez, avec un air de soupçon farouche, tous les +spectateurs mâles assis au parterre. Alors cela devint des pâmoisons, du +délire. Et toutes les petites poupées, que cela dérangeait, commencèrent +de se plaindre, en roulant leurs yeux de jais noir.</p> + +<p>Seule, madame Prune demeurait guindée, et n'épargnait point ses +critiques à la pièce: ça n'était pas pris sur le vif, pas vécu; et puis, +voyons, est-ce que M. Sucre,—qui reste à ses yeux l'idéal du +genre,—est-ce que jamais M. Sucre aurait eu l'idée d'aller chercher +comme ça, partout, avec une lanterne?...<a name="page_149" id="page_149"></a></p> + +<h3><a name="XXIX" id="XXIX"></a>XXIX</h3> + +<p class="date">12 février.<br /> +</p> + +<p>La neige, encore la neige, qui ne reste pas longtemps sur la terre, il +est vrai, mais qui chaque jour, pour quelques heures, suffit à teinter +de blanc les arbres, les maisons, les pagodes.</p> + +<p>Ce soir, à la nuit tombante, dans la concession européenne, à cent +mètres de haut, je cheminais sur une belle route qui était blanche, qui +était «poudrée à frimas» comme tous les objets alentour. On voyait de +différents côtés se déployer les lointains des montagnes, les lointains +de la mer chargée de navires de<a name="page_150" id="page_150"></a> combat. Pas un souffle; l'atmosphère à +peine froide, tant elle était immobile. Un ciel bas et plombé; les +montagnes aussi, plombées; toutes les choses terrestres, figées sous les +nuances de plomb et d'encre que donne le voisinage trop éclatant de la +neige. Derrière moi cette ville, en voie d'étonnante transformation, +allumait ses lanternes anciennes à côté de ses lampes électriques. Sur +la rade, pareille à une grande glace incolore, les navires, posés comme +des insectes noirs, allumaient leurs feux pour la nuit; ils étaient +immobiles, comme l'air et comme tout, mais cela semblait une immobilité +d'attente, on eût dit qu'ils se recueillaient pour des événements +prochains et des batailles; tant de cuirassés, réunis en Extrême-Orient, +tant de croiseurs, de torpilleurs appartenant à toutes les nations +d'Europe, donnaient ce soir, au milieu de cet immense calme réfléchi, le +pressentiment que l'histoire du monde approchait de quelque tournant +grave et décisif...</p> + +<p>Cette route solitaire me conduisait à l'hôpital russe, où j'allais +prendre don Jaime de Bourbon, et nous devions retourner ensemble, dans<a name="page_151" id="page_151"></a> +la ville de bois de cèdre et de papier de riz, pour un petit dîner +japonais intime, avec musiques de guéchas et danses de maïkos, auquel +Son Altesse avait bien voulu me convier.</p> + +<p>Après que j'ai eu dit à ce prince, dès notre seconde entrevue, combien +je suis peu carliste, je me suis trouvé libre de lui témoigner la vraie +sympathie à laquelle il a droit en ce moment de notre part à tous. +C'est, en somme, un Français; l'autre jour à bord, quand il était venu +si simplement s'asseoir à notre table de marins en campagne, aucun de +nous n'avait l'impression qu'il pouvait être un étranger. De plus, il +est en ce moment un Français égaré comme moi en pays Jaune, et un qui a +risqué par goût sa vie au feu, un qui a bravé aussi le typhus chinois +dont il a failli mourir.</p> + +<p>Une heure après, dans un «cabinet particulier» de la Maison du Phénix +(très recommandée pour les soupers fins de bonne compagnie), nous avions +pris place par terre, don Jaime, deux autres invités et moi, déchaussés +tous, jambes croisées sur les éternels coussins de velours noir, et +aussitôt les éternelles petites<a name="page_152" id="page_152"></a> servantes, cassées en deux par des +saluts sans fin, étaient venues poser devant nous, sur des trépieds de +laque, des bols adorables, légers comme des coquilles d'œuf, et +contenant une soupe au lichen et aux algues, la valeur de deux ou trois +cuillerées environ. Ce cabinet particulier était, comme dans tous les +établissements d'un réel bon ton, une vaste pièce vide et blanche, aux +nattes immaculées, aux parois démontables en papier tout uni; pas un +siège, pas un meuble, rien; seulement, dans une niche de mur, aussi +blanche que la salle entière, un bizarre et grêle bouquet, d'un mètre de +haut, s'échappant d'un vase précieux en bronze antique, deux ou trois +longues branches, pas plus, de je ne sais quelles rares fleurs d'hiver, +arrangées avec une adresse et une grâce qui ne se retrouvent qu'au +Japon.</p> + +<p>On gelait, au début de ce repas; chacun essayait de s'asseoir sur ses +propres bouts de pieds, ou de se les frotter avec les mains, pour éviter +l'onglée. Peu à peu cependant, les petits réchauds en bronze, ornés de +chimères, que les mousmés nous avaient apportés, remplis de<a name="page_153" id="page_153"></a> braises +odorantes, ont commencé de répandre un peu de chaleur, tout en +alourdissant beaucoup nos têtes, dans l'enfermement toujours si +hermétique produit par les châssis de papier. A bâtons rompus, nous +causions de mille choses, assis sur nos coussins d'un noir funéraire: du +pays Basque, de Madrid, de la Cour d'Espagne, même de l'histoire de +France, et je ne sais comment de la Révocation de l'édit de +Nantes.—«Tiens, c'est vrai, m'a dit tout à coup le prince en riant, ma +famille dans ce temps-là a dû bien tourmenter la vôtre!»—Plutôt oui, en +effet. Mais, éternel revirement des destinées humaines: ce petit-fils de +Louis XIV et ce petit-fils d'obscurs huguenots, que le roi Soleil avait +dédaigneusement persécutés, réunis là côte à côte, à faire la dînette +élégante, au Japon, dans une maison-de-thé...</p> + +<p>Nous attendions les guéchas, commandées pour le dessert. On en était au +<i>saki</i>, la liqueur de riz apportée bouillante dans de très délicates +buires de porcelaines à long col. Son Altesse m'avait annoncé une +merveille de petite <a name="page_154" id="page_154"></a>danseuse, dont il n'avait pas retenu le nom, étant +convalescent depuis peu de jours et encore novice en japonerie. «Elle +est pétrie d'esprit, m'avait-il déclaré; chacun de ses gestes est +spirituel.» Et cela m'avait paru beaucoup ressembler à mademoiselle +Pluie-d'Avril, cette définition-là.</p> + +<p>On entendit enfin dans l'escalier leurs froufrous de soie et leurs rires +enfantins.</p> + +<p>Elles firent leur entrée, et tombèrent à genoux, leur nez plat contre le +plancher. Quatre petites créatures, dans des toilettes ahurissantes; +deux musiciennes et deux ballerines. Et le premier sujet, l'étoile, +j'avais deviné juste, c'était mademoiselle Pluie-d'Avril, le jeune chat +habillé, le joujou favori de mes mauvaises heures.</p> + +<p>L'autre danseuse, une fluette de douze ans à peine, fraîchement émoulue +du Conservatoire, s'appelait mademoiselle Jardin-Fleuri; son nez en bec +d'aigle, son petit nez de rien du tout, perdu au milieu de sa figure +poudrée à blanc, ses yeux comme deux petites fentes obliques incapables +de s'ouvrir, et ses sourcils minces<a name="page_155" id="page_155"></a> juchés au milieu du front, +réalisaient ce type idéal de la beauté japonaise, très rare dans la +nature, mais divulgué chez nous par les images. Celle-ci jouait surtout +les dames nobles, ancien régime, et portait une robe du vieux temps.</p> + +<p>Elles dansèrent, un peu dans le lointain, et dans la vague fumée de +braises endormeuses; elles mimèrent d'anciennes légendes, sous des +masques risibles ou effroyables, au rythme des guitares et des chansons +tristes. Nous ne parlions plus guère, fascinés doucement par le jeu de +ces petites prêtresses de la danse, par le groupe éclatant et irréel +qu'elles formaient là, dans la blancheur vide de cette salle trop +grande.</p> + +<p>A la longue pourtant le froid revint, accompagné d'un peu de lassitude +et d'ennui; on recommençait à se frotter les doigts de pieds, ou à les +garantir de son mieux sous le velours des coussins noirs; on s'endormait +peut-être. Le prince proposa de lever la séance et de remonter en +pousse-pousse.</p> + +<p>Dehors, il neigeait, une neige pas bien<a name="page_156" id="page_156"></a> méchante, des flocons lents, +qui avaient l'air de voltiger plutôt que de tomber.</p> + +<p>Pour rentrer chez nous, il fallait traverser un quartier très spécial, +qui se retrouve dans toutes les villes japonaises et s'appelle toujours +le Yochivara.</p> + +<p>A Nagasaki, le Yochivara est une longue rue, en pente si roide que les +pousse-pousse risquent de s'y emballer, pour descendre. D'ailleurs une +longue rue; des deux côtés et d'un bout à l'autre, rien que des maisons +très accueillantes, aux portes grandes ouvertes, aux vestibules fort +galamment éclairés de lanternes peintes. Dans l'une quelconque de ces +demeures, si l'on jette les yeux, on est toujours sûr d'apercevoir dès +l'abord, à travers un léger grillage en bois, un salon d'apparence comme +il faut, orné de délicates peintures murales représentant des fleurs, ou +des vols de grues dans des ciels de nuance tendre; là, quelques jeunes +personnes aux yeux baissés, accroupies en cercle sur des nattes, +devisent à voix basse ou fument innocemment des petites pipes, dont +elles secouent de temps à autre la cendre, avec autant de grâce que de<a name="page_157" id="page_157"></a> +précaution, dans une gentille boîte à cet usage, en faisant pan pan pan +pan sur le rebord. Toutes les maisons de cette aimable rue se +ressemblent, par la disposition intérieure, comme par l'aspect si +cordialement hospitalier. Toutes, excepté une seule, une immense et +somptueuse, qui perche au sommet de la montée, pour couronner, +dirait-on, le sympathique ensemble; celle-là reste close, ou +n'entr'ouvre sa porte qu'avec circonspection extrême. (Assez intrigante, +cette vaste maison d'en haut, qui fait mine de n'en être pas, et qui a +pourtant bien l'air d'en être... Que diable peut-il se passer là +dedans?...)</p> + +<p>Le Yochivara est, bien entendu, le quartier où l'animation et la douce +gaîté extérieures se prolongent le plus tard dans la nuit, en ce moment +surtout, car nombre de marins étrangers, qui hivernent à Nagasaki, ont +regardé comme un agréable devoir de se faire présenter à ces jeunes +dames. A l'heure où nous passons (onze heures du soir à peu près), la +fête quotidienne bat son plein, malgré cette neige vraiment anodine, qui +nous fait plutôt l'effet de<a name="page_158" id="page_158"></a> s'amuser, elle aussi. Des messieurs +japonais circulent en foule, vêtus de robes de soie ou de petits +complets charmants, coiffés, qui d'un melon, qui d'un fashionable +canotier, et presque tous, abritant leur vue délicate sous des lunettes +bleues, que de solides mais à peine visibles crochets maintiennent +derrière les oreilles. Beaucoup de matelots aussi, faisant leurs visites +en pousse-pousse, groupés par nation et circulant à la file: cortège de +Russes, cortège d'Allemands, etc.; même,—j'ai le regret de le +constater,—ils manifestent leur joie d'une manière trop bruyante +peut-être, qui risque de n'être pas appréciée dans ces milieux si +courtois, et de jeter un discrédit sur nos éducations occidentales.</p> + +<p>Maintenant voici, je crois, un cortège de Français qui s'avance! Une +douzaine de permissionnaires du <i>Redoutable</i>, leurs pousse-pousse +alignés comme à l'école de peloton. Et, si je ne m'abuse, le premier, +celui qui mène la bande, l'œil au guet, examinant les numéros inscrits +sur les lanternes des portes, c'est 233 Legall, fusilier breveté, mon +ordonnance!<a name="page_159" id="page_159"></a></p> + +<p>Malgré la pureté de mes intentions, j'avoue que cette rencontre me gêne: +est-on jamais sûr de n'être pas jugé sur les apparences, surtout +lorsqu'on a affaire à des âmes naïves, comme doit être celle de 233? A +Nagasaki cependant, tout le monde passe par le Yochivara; les mères les +plus timorées le traversent avec leurs filles; c'est une artère de +communication très avouable...</p> + +<p>—Par le flanc droit! Halte! commande 233, qui a sans doute enfin trouvé +la maison amie.</p> + +<p>Alors, tant mieux, nous ne nous croiserons pas.</p> + +<p>Lestes à sauter à terre, ils entrent tous, s'essayant, non sans quelque +succès, à des révérences dans le plus haut style local, et c'est au +moment précis où nous passons devant le vestibule largement ouvert. J'ai +donc la double satisfaction, et de garder mon incognito, et de +m'assurer, à l'empressement flatteur de l'accueil, que mes hommes ont su +se créer de sérieuses sympathies dans ces salons.</p> + +<p>Au prochain tournant de rue, je dois me séparer du prince et des deux +autres convives<a name="page_160" id="page_160"></a> de la dînette, qui remonteront vers l'hôpital russe, +tandis que je m'en irai solitairement tout le long des quais, jusqu'à +l'échelle coutumière. Là, je réveillerai, pour qu'il me ramène à bord, +quelqu'un de ces bateliers nippons, qui se tiennent blottis jusqu'au +matin dans la cabane de leur sampan.</p> + +<p>Minuit à peu près, quand j'arrive aux escaliers de granit qui descendent +dans la mer, et la neige tombe plus fort; la rade, emplie de lourdes +ténèbres, entre les montagnes de ses rives, semble un bien sinistre +gouffre. J'appelle dans l'obscurité:</p> + +<p>—Sampan! sampan!</p> + +<p>D'en bas répond une voix étouffée, et puis une trappe s'ouvre, dans une +espèce de petit sarcophage qui flottait sur l'eau sombre, et la tête +d'un sampanier se montre éclairée par une lanterne.</p> + +<p>—C'est pour aller où?</p> + +<p>—Là-bas, au grand cuirassé français.</p> + +<p>Mais, tandis que nous parlementons, je distingue une forme humaine, qui +gît par terre et sur laquelle un peu de poudre blanche est<a name="page_161" id="page_161"></a> tombée. Un +col bleu! Un matelot de chez nous peut-être: cela leur arrive... Non, un +allié seulement. L'allumette, qui brûle une demi-seconde et que le vent +de neige m'éteint aussitôt, me montre dans un éclair une figure de +Russe, à belle moustache jaune, ivre-mort. Que faire pour ce pauvre +diable, que de vilains petits rôdeurs japonais sont capables de noyer, +comme cela s'est vu plus d'une fois depuis l'arrivée des escadres?... +Bon! voici maintenant, deux autres silhouettes humaines qui se dessinent +et s'approchent. Encore des grands cols. Ah! je les connais, ceux-là: +deux du <i>Redoutable</i>. Un peu gris, ayant envie de rentrer à bord et ne +sachant comment s'y prendre. C'est bien, je leur donnerai place, mais +ils emporteront le Russe, qu'en passant on déposera à bord d'un bateau +quelconque de sa nation. Un par les pieds, un par la tête, ils le +descendent pendant que le sampanier, tenant au bout d'un bâtonnet le +petit ballon rouge de sa lanterne, éclaire de son mieux, sur les marches +où l'on glisse, cette scène d'ensevelissement.</p> + +<p>Insinuons-nous donc tous au fond du <a name="page_162" id="page_162"></a>sarcophage, fermons au-dessus de +nos têtes la petite trappe, car on gèle, et, à la grâce de Dieu et du +sampanier, en route sur les lames sautillantes, dans ce noir d'Érèbe où +tourbillonnent des flocons blancs.<a name="page_163" id="page_163"></a></p> + +<h3><a name="XXX" id="XXX"></a>XXX</h3> + +<p class="date">Février.<br /> +</p> + +<p>Madame Ichihara la marchande de singes, et mademoiselle Matsumoto sa +fille, revenaient aujourd'hui d'une promenade à la campagne, en robe de +soie claire, rapportant de longs rameaux tout blancs de fleurs: +c'étaient de ces pruneliers sauvages que l'on appelle chez nous de +l'épine noire et dont la floraison, dans nos haies et nos bois, précède +toujours le printemps. (Je suis en coquetterie, depuis une quinzaine de +jours, avec madame Ichihara.)</p> + +<p>Ces dames avaient été cueillir leurs gracieuses primeurs dans un vallon +abrité, connu d'elles<a name="page_164" id="page_164"></a> seules. Sur leurs instances aimables, j'ai +accepté de leurs mains quelques-unes de ces nouveautés de la saison, que +j'ai installées à bord dans des vases de bronze, en m'efforçant de +donner à ces frêles bouquets une grâce japonaise.</p> + +<p>Nulle part les fleurs des arbres précoces ne sont guettées avec plus +d'impatience qu'au Japon, fleurs de cerisier, fleurs de pêcher ou +d'abricotier, que tout le monde cueille par grandes branches, sans souci +des fruits à venir pour les mettre à tremper dans des potiches, et s'en +réjouir les yeux pendant un jour.</p> + +<p>Madame Ichihara, ma nouvelle connaissance, tient un commerce de macaques +apprivoisés, de ces gros macaques de l'île Kiu-Siu, qui ont toujours la +fourrure usée et la chair au vif, à la partie de leur corps sur laquelle +ils s'asseyent. Cette dame, qui doit être contemporaine de madame +Renoncule, est restée dans sa maturité l'une des plus jolies personnes +de Nagasaki; il est regrettable que ses fréquentations si spéciales +imprègnent ses vêtements d'un pénible arôme: madame Ichihara sent le +singe.</p> + +<p>Chaque fois que ma fantaisie me pousse vers<a name="page_165" id="page_165"></a> la grande pagode du Cheval +de Jade, je m'arrête en chemin chez elle, pour flirter quelques +instants. Tout le bas de sa maison est occupé par ses nombreux +pensionnaires, les uns en cage, les autres simplement enchaînés et +batifolant de droite et de gauche; en passant par là, on est toujours +exposé à quelque avanie: une petite main leste et froide se faufile +entre deux barreaux et vous attrape l'oreille, ou bien un jeune +espiègle, perché sur une solive d'en haut, vous jette à la figure l'eau +de son écuelle à boire. Mais quand on a réussi, par l'escalier du fond, +à atteindre le premier étage, on est en sécurité dans une sorte de petit +boudoir fort accueillant, où reçoivent ces deux dames.</p> + +<p>Madame Ichihara, qui s'est enrichie dans les singes, vient d'ajouter à +ce commerce un intéressant rayon d'antiquités. Elle tient surtout les +vieux ivoires, risqués ou drolatiques, et, pendant qu'elle s'occupe, +sans avoir l'air de rien, à vous préparer le thé, sa fille ne manque +jamais de vous en faire admirer quelques-uns: ivoires articulés, +truqués, groupes de personnages à peine longs comme la dernière +phalange<a name="page_166" id="page_166"></a> du doigt, et qui remuent, qui se livrent entre eux à des +actes, hélas! souvent bien répréhensibles. Cette mademoiselle Matsumoto, +une mousmé de seize ans; qui sent le singe comme sa mère, mais qui est +la candeur même, peut sans inconvénient manier de tels sujets, parce +qu'elle n'en saisit pas la portée; les yeux baissés et mi-clos, aux +lèvres un pudique sourire, elle donne le mouvement aux subtils +mécanismes; plus délicats que des ressorts de montre, et s'y entend à +merveille pour mettre ainsi en valeur de menus objets d'art, qui +feraient certainement rougir dans leurs cages les pensionnaires du +rez-de-chaussée...</p> + +<p>De l'obscène et du macabre; amalgamés par des cervelles au rebours des +nôtres, pour arriver à produire de l'effroyable qui n'a plus de nom: +c'est ainsi qu'on pourrait définir la plupart de ces minuscules ivoires; +jaunis comme des dents d'octogénaire. Figures de spectres ou de gnomes, +si petites qu'il faudrait presque une loupe pour en démêler toute +l'horreur; têtes de mort, d'où s'échappent des serpents par les trous +des yeux; vieillards ridés, au<a name="page_167" id="page_167"></a> front tout bouffi par l'hydrocéphale; +embryons humains ayant des tentacules de poulpe; fragments d'êtres qui +s'étreignent, ricanent la luxure, et dont les corps finissent en amas +confus de racines ou de viscères...</p> + +<p>Et cette mousmé si agréablement habillée, à côté d'une fine potiche où +des branches de fleurs sont posées d'une façon exquise, cette mousmé au +perpétuel sourire, étalant avec grâce tant de monstruosités qui ont dû +coûter jadis des mois de travail, cette mousmé est comme une vivante +allégorie de son Japon, aux puériles gentillesses de surface et aux +inlassables patiences, avec, dans l'âme, des choses qu'on ne comprend +pas, qui répugnent ou qui font peur...<a name="page_168" id="page_168"></a></p> + +<h3><a name="XXXI" id="XXXI"></a>XXXI</h3> + +<p class="date">14 février.<br /> +</p> + +<p>Cette grande pagode du Cheval de Jade où j'allais si souvent jadis, à la +splendeur étoilée des nuits de juillet, et qui est cause aujourd'hui de +mes stations chez madame Ichihara, elle a pris un air de vétusté, +d'abandon, elle me fait l'effet d'avoir vieilli, depuis quinze ans, de +deux ou trois siècles. Les immenses marches de granit, les escaliers de +Titans qui y conduisent, à mi-montagne, je me souviens d'y être monté +jadis, aux musiques, aux lanternes, aux milliers de lanternes étranges, +presque porté par des foules qui se rendaient en pèlerinage. +<a name="page_169" id="page_169"></a>Aujourd'hui quand j'y vais, je n'aperçois guère d'autre visiteur que +moi, du haut en bas de ces escaliers superbes où je suis comme perdu. Et +combien ils sont frustes, usés, disjoints, les granits des dalles, les +granits des portiques religieux, échelonnés sur le parcours,—ces +portiques de tous les abords de temple, toujours pareils, et toujours si +en contraste avec le Japon, simples et rudes, grandioses comme des +pylônes égyptiens. Tout en haut dans la dernière cour, devant l'énorme +pagode en bois de cèdre, qui a pris une couleur plus grise et plus +éteinte, le cheval de jade médite solitairement sur son vieux socle +effrité. L'herbe pousse et les dalles mêmes verdissent. Chaque fois, je +le trouve clos et silencieux, le sanctuaire au fond duquel je me +souviens d'avoir aperçu jadis, par-dessus la foule prosternée, les +grands dieux d'or entourés de lotus d'or... Ce Japon, qui me paraît en +voie de renier tous ses vieux rêves, que va-t-il faire bientôt de ses +milliers de pagodes, dont quelques-unes étaient si merveilleuses, et qui +occupent infiniment plus de place que chez nous les églises?...<a name="page_170" id="page_170"></a></p> + +<p>En sortant par la gauche de cette cour, où l'antique cheval de jade +trône encore, on arrive comme autrefois sur l'esplanade aux +maisons-de-thé et aux petits berceaux de verdure, d'où la vue embrasse +tout Nagasaki, et sa baie profonde. Il y a même toujours cette +«maison-de-thé des Crapauds<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>» où je venais avec madame Chrysanthème et +la fine fleur des mousmés de son temps; les crapauds sont restés aussi, +ces mêmes crapauds-monstres qui étaient la gloire de l'établissement, et +comme jadis leurs grosses voix de basse font couac! couac! dans les +rocailles du gentil bassin. Ce qui a changé seulement, c'est le matériel +de la maison; on y voit aujourd'hui des tables de cabaret, des +bouteilles de wisky, alignées avec du gin du de l'absinthe Pernod, enfin +tous les breuvages civilisateurs dont notre Occident a doté le monde.</p> + +<p>Plus haut que l'esplanade; des sentiers montent vers une région de calme +et d'ombre qui a des airs de bois sacré. Des camélias à fleurs simples, +presque grands comme nos ormeaux,<a name="page_171" id="page_171"></a> qui sont en ce moment sur la fin de +leur floraison hivernale, y jonchent la terre de leurs pétales rouges; +d'autres arbres, au feuillage persistant, des arbres immenses qui ont +peut-être l'âge du temple, font voûte au-dessus des tapis d'herbe fine +ou de petites plantes rares. A mesure que l'on s'élève, on voit s'élever +aussi dans un demi-lointain, au delà de cette vallée enclose où Nagasaki +a groupé ses milliers de toitures grises, les montagnes d'en face, +celles qui sont couvertes de bois funéraires, de pagodes et de tombeaux, +celles dont le terrain est si mêlé de cendre humaine et d'où s'exhale +éternellement le parfum des baguettes brûlées pour les morts. Plus loin, +la grande échancrure bleue de la rade s'ouvre entre les escarpements et +les complications charmantes de ses rives. Et enfin, tout là-bas, à +peine dessinés, presque perdus dans ce bleu qui devient de plus en plus +souverain, apparaissent les îlots avancés qui terminent le Japon, ces +îlots que l'on dirait trop confiants en l'immensité liquide alentour, et +trop jolis, avec leurs cèdres des bords, qui se penchent sur la mer...<a name="page_172" id="page_172"></a></p> + +<p>Vers ces sommets, au-dessus des temples, on est dans un Japon admirable, +quintessencié, suprêmement élégant, recueilli, presque religieux, et +l'on cesse de sourire, pour admirer.<a name="page_173" id="page_173"></a></p> + +<h3><a name="XXXII" id="XXXII"></a>XXXII</h3> + +<p class="date">15 février.<br /> +</p> + +<p>A la réflexion, cette maison si austère, au bout de la montée du +Yochivara, m'intriguant davantage, je m'en suis d'abord ouvert à 233, +qui est un observateur subtil:</p> + +<p>—Peuh! m'a-t-il répondu, une boîte comme les autres!... Seulement c'est +des bonnes femmes qui fait sa duchesse et sa marquise; ça ne reçoit pas +le pauv' matelot.</p> + +<p>Cette première appréciation ne m'ayant pas suffi, j'ai eu recours aux +lumières de M. Marouyama, notre interprète officiel, un jeune Japonais +aussi érudit que mondain, et très au courant des choses galantes.<a name="page_174" id="page_174"></a></p> + +<p>—Monsieur, m'a-t-il dit, c'est en effet une maison habitée par des +dames, et où les messieurs sont admis à venir chercher le soir quelques +distractions payantes. Mais toutes les pensionnaires sont des jeunes +personnes d'excellente famille et principalement de race noble, que des +revers momentanés ont contraintes à se faire une position; aussi leurs +salons demeurent-ils très fermés, et nos regrettables préjugés nationaux +s'opposent à ce que les étrangers y soient reçus.</p> + +<p>De l'aveu même de M. Marouyama, ces jeunes personnes sont plutôt moins +jolies que les autres et encore plus dépourvues d'yeux, mais si +distinguées! Lettrées pour la plupart et même poétesses, sachant +apporter dans la conversation, dans le flirt, le badinage, et en général +dans tout ce qui concerne leur partie, un ton, une allure absolument +hors de pair.<a name="page_175" id="page_175"></a></p> + +<h3><a name="XXXIII" id="XXXIII"></a>XXXIII</h3> + +<p class="date">25 février.<br /> +</p> + +<p>A l'étalage de madame L'Ourse, dans ses tubes de bambous emplis d'eau +claire, les derniers camélias disparaissent, comme avaient disparu les +chrysanthèmes, et font place à des branches de prunier toutes garnies de +fleurs neigeuses, à des branches de pêcher toutes roses. Le long des +rues, aux devantures des boutiques, même des plus humbles échoppes +d'ouvriers, on voit de ces premières fleurs du vrai printemps, disposées +avec un goût délicat dans quelque vase de porcelaine ou de bronze. (Les +gens du plus bas peuple, en ce pays, sont plus artistes et<a name="page_176" id="page_176"></a> plus affinés +que la moyenne des bourgeois de chez nous.)</p> + +<p>Et les mousmés, entre deux giboulées, quand luit un peu de soleil, se +promènent en robes de nuances plus claires,—des gris perle, des bleus +de cendre ou des lilas, qui révèlent des aspects nouveaux de leur +gentillesse un peu factice, mais toujours si artistement accommodée. Je +crois même qu'elles ont un rire approprié à la saison, un rire de fin +d'hiver, qui est encore plus gai, et plus contagieux que celui de +décembre ou de janvier.</p> + +<p>Il va donc arriver pour tout de bon, ce printemps qui nous fera partir, +mais qui, heureusement pour nous, est toujours tardif au Japon, après de +si beaux automnes de lumière. Dans la montagne aux temples et aux +sépultures, il y a déjà quantité d'arbres fruitiers follement fleuris; +ils ressemblent à des touffes de ruban rose, ou de ruban blanc, à côté +des pagodes dont les grisailles se font au contraire plus tristes et +plus vieilles, par contraste avec toute cette fraîcheur; on dirait d'une +décoration de fête, artificielle, fragile et sans lendemain. Les<a name="page_177" id="page_177"></a> +Japonais du reste aiment peindre ces aspects éphémères de leurs vergers; +ils en font ces images qui, transportées chez nous, paraissent trop +jolies, dans une exagération de couleur.<a name="page_178" id="page_178"></a></p> + +<h3><a name="XXXIV" id="XXXIV"></a>XXXIV</h3> + +<p class="date">26 février.<br /> +</p> + +<p>Madame Prune n'a jamais été mère... Ce n'est pas sans un trouble intime +que je viens de l'apprendre.</p> + +<p>A cela sans doute, elle doit d'avoir conservé cette jeunesse dans les +sentiments, et, dans tout l'organisme, cette verdeur que j'admirais sans +me l'expliquer. Pendant l'une de ces minutes de tête-à-tête et +d'épanchement, qu'elle ne redoute plus assez de provoquer entre nous et +que le printemps va rendre plus capiteuses, elle s'est décidée à la +délicate confidence.</p> + +<p>—Mais alors, et la toute mignonne et potelée<a name="page_179" id="page_179"></a> madame Oyouki? Une fille +adoptive, simplement?</p> + +<p>—Hélas! non... Une erreur de feu ce pauvre monsieur Sucre... Une enfant +conçue en dehors des liens sacrés du mariage...</p> + +<p>—Madame Prune, en croirai-je à mes oreilles?... Monsieur Sucre, ce pur +artiste, capable de s'être oublié à ce point!... Quelle atteinte vous +venez de porter pour moi à sa mémoire!...</p> + +<p>Et dire que j'ai pu vivre tout un été sous le même toit que ce ménage, +sans soupçonner un secret si lourd...<a name="page_180" id="page_180"></a></p> + +<h3><a name="XXXV" id="XXXV"></a>XXXV</h3> + +<p class="date">1<sup>er</sup> mars.<br /> +</p> + +<p>Malgré les robes printanières des mousmés, malgré la floraison hâtive +des vergers et l'allongement des soirs, c'étaient toujours les mauvais +vents de Nord, la pluie, la neige, nous faisant un Japon plus sombre, +plus humide et plus gelé qu'au cœur de l'hiver. Et les orangers +s'étonnaient, et les grands cycas arborescents, dans les cours des +pagodes, se disaient que depuis un siècle ils n'avaient pas vu tant de +poudre blanche sur leurs beaux plumets verts.</p> + +<p>Mais voici que la griserie d'un printemps soudain est venue nous +prendre, dans ce <a name="page_181" id="page_181"></a>Nagasaki où nous finissons notre quatrième mois d'un +exil très enjôleur.</p> + +<p>Là-haut, chez messieurs les Trépassés, la montagne se tapisse de +fleurettes sauvages, pour nous inconnues; autour des stèles +innombrables, le petit monde frileux des fougères déplie partout en +confiance ses feuilles nouvelles, d'une teinte pâle et rare. Dans la +verte nécropole, plus grande que le quartier des vivants,—que j'avais +abandonnée par ces temps de neige, et où je recommence de venir,—ce +n'est plus cette tiédeur languide et mourante de l'arrière-automne qui +s'harmonisait si bien avec les tombes; c'est un ensoleillement de +renouveau, une envahissante gaîté d'herbes folles, qui ne cadrent plus, +qui doivent effaroucher les pauvres défunts en cendre et faire +s'évanouir plus vite ce qui restait encore de leurs âmes flottantes. +Tandis que les grandes pagodes gardiennes, sous ces rayons trop clairs, +se révèlent plus vieilles et plus mornes, leurs boiseries plus +vermoulues, leurs monstres plus caducs.</p> + +<p>En bas, sur la ville de cèdre et de papier, la lumière est maintenant en +continuelle fête;<a name="page_182" id="page_182"></a> les mille petites boutiques ouvertes accrochent du +soleil et des reflets sur leurs potiches, leurs laques ou leurs étoffes +aux nuances de fleurs.</p> + +<p>Et le soir, par les longs crépuscules attiédis, chaque rue s'emplit +d'une myriade de petits enfants, aux têtes rondes, aux yeux de chat +moitié câlins moitié mauvais. En aucun pays de la Terre on n'en voit une +telle abondance. Ils sortent par douzaine de chaque porte. Presque tous +jolis, eux qui deviendront si laids en grandissant, ils sont coiffés +encore, comme autrefois, avec un art comique, avec une science +supérieure de la drôlerie, en petites queues alternant avec des places +rasées,—petites queues qui retombent sur les oreilles, ou bien petites +queues qui se redressent au-dessus de la nuque, suivant le genre de +minois du personnage. Leurs robes ont beaucoup d'ampleur et sont trop +longues, leurs manches pagodes sont trop larges; cela leur donne des +tournures empêtrées ou pompeuses. Ils ne font pas de bruit. Ils ne rient +pas, en ce pays où leurs grandes sœurs et leurs mamans savent si bien +rire. Ils sont la génération prochaine qui verra<a name="page_183" id="page_183"></a> tout changer dans cet +Empire du Soleil-Levant jadis immuable, et déjà ils ont l'air d'observer +attentivement la vie, avec leurs prunelles de jais noir, mystérieuses +entre leurs paupières bridées. Surtout ils se protègent et s'entr'aident +les uns les autres, d'une façon gentille et touchante; il n'en est pas +de si petit auquel ne soit confié un frère, moindre encore et plus +poupée que lui. Pourtant on en voit aussi qui s'amusent; gravement ils +tiennent la ficelle de quelqu'un de ces cerfs-volants qui, à l'heure des +chauves-souris, se mettent de tous côtés à planer dans le ciel, ayant +forme de chauve-souris eux-mêmes, ou de phalène ou de chimère.</p> + +<p>Il ne fait plus froid, tout s'égaye, tout s'éclaire... Et la grâce des +mousmés, que j'avais à peine comprise, il y a quinze ans, c'est +aujourd'hui, dirait-on, qu'elle m'est révélée...</p> + +<p>Une fois de plus, après tant d'autres fois, on se laisse prendre à cette +éternelle duperie de la nature, qui n'a pour but que de préparer les +feuilles mortes et les dépérissements jaunes<a name="page_184" id="page_184"></a> d'un très prochain +automne. On se laisse prendre, et cependant il y a cette année deux +causes de tristesse à le sentir approcher, ce printemps: d'abord, ce +n'est pas ici qu'on avait pensé le recevoir, chacun comptait bien être +là-bas, dans son coin de terre natale, quand arriveraient les +hirondelles: ensuite ce beau temps sonne le départ pour la Chine; les +glaces de l'affreux Petchili doivent fondre sous ce soleil, et on va +nous rappeler bientôt à nos postes d'énervante fatigue.<a name="page_185" id="page_185"></a></p> + +<h3><a name="XXXVI" id="XXXVI"></a>XXXVI</h3> + +<p class="date">15 mars.<br /> +</p> + +<p>Dans ce rayonnement de printemps, à peine avais-je mis pied à terre +aujourd'hui, que trois mousmés dans la rue ont attiré mon attention. +Qu'y avait-il donc entre elles d'inusité, que je définissais mal au +premier abord? Avec des petites moues particulières, des envies de rire +contenues, elles cheminaient ensemble, le nez au vent tiède, l'air de +<i>se savoir drôles</i> et de perpétrer quelque farce... Ah! cela venait de +leur coiffure: elles s'étaient fait des bandeaux et des chignons comme +les grand'mères. Et, quand elles eurent compris, à mon regard, que +j'avais<a name="page_186" id="page_186"></a> remarqué, elles répondirent des yeux: «Hein! n'est-ce pas que +nous sommes cocasses?» et passèrent en riant pour tout de bon.</p> + +<p>Quelques pas plus loin, deux vieilles dames... Qu'avaient-elles +d'inusité, celles-là encore?... Ah! leur coiffure: elles s'étaient fait +des bandeaux et des chignons de jeune fillette, avec un léger piquet de +fleurs sur le côté, comme en porte mademoiselle Pluie-d'Avril. Et leur +sourire me répondit de même: «Mais oui, c'est ainsi, ne t'en déplaise! +Oh! nous le savons, va, que nous sommes comiques!»</p> + +<p>Tout le long du chemin, pareille mascarade; renversement général des +coiffures et des âges. (Bien entendu, fallait-il avoir l'œil déjà +complètement fait aux japoneries pour recevoir une impression de stupeur +telle que la mienne. C'était comme si, chez nous, un beau jour, toutes +les aïeules apparaissaient en cheveux, avec des nattes dans le dos, et +toutes les petites filles, en bonnet tuyauté, avec des anglaises.)</p> + +<p>Quelques instants plus tard, dans le faubourg de Dioudjendji, près de +mon ancienne demeure.<a name="page_187" id="page_187"></a> Devant moi cheminait une dame de galante +tournure, ayant cette ligne incomparable de la nuque et des épaules qui +la décèlerait entre mille: madame Prune, coiffée aujourd'hui en petite +mousmé, en petite écolière, avec un piquet de roses pompons se balançant +au bout d'une longue épingle d'écaille!...</p> + +<p>Avertie par son flair toujours si sûr, elle se retourna pour me montrer, +dans un sourire, l'un des derniers râteliers laqués de noir que Nagasaki +possède encore: «N'est-ce pas, demandaient pudiquement ses yeux baissés, +n'est-ce pas, cher, que ça ne va pas trop mal?»</p> + +<p>—Madame Prune, j'allais vous le dire. Mais je vous prie, +expliquez-moi...</p> + +<p>Alors elle me conta que, depuis le temps des ancêtres lointains, c'était +de tradition que les dames, ce jour du calendrier, fussent coiffées +comme les jeunes filles, et les jeunes filles comme les dames.</p> + +<p>Et tout était joli autour de nous, aussi bizarrement joli et aussi +invraisemblablement arrangé que dans une aquarelle japonaise. Ce +faubourg où nous passions avait l'air en pleine<a name="page_188" id="page_188"></a> ivresse de printemps. +Notre sentier dominait, à soixante mètres de haut, la rade bleue, +sinueuse entre ses rives boisées. Autour des vieilles maisonnettes, aux +châssis de papier, il y avait des arbres tout blancs et des arbres tout +roses; il y avait aussi des glycines dont les longues grappes +commençaient de se colorer en violet pâle; et tout cela, maisonnettes +gentilles comme des jouets, arbres roses des petits jardins, glycines en +guirlandes, dévalait sous nos pieds jusqu'à la mer, dans un pêle-mêle +qui semblait instable et impossible; tout cela avait l'air de tenir par +ensorcellement, sans souci de l'équilibre ni de la pesanteur. Une +lumière idéale, délicate, éclatante sans éblouir, s'épandait pareille, +sur les choses proches et sur les lointains limpides. Dans le ciel +pointaient ces cimes très singulières des montagnes de Kiu-Siu, qui +ressemblent à des cônes tapissés de peluche verte. Et, là-bas, du côté +où la rade s'ouvre sur la mer de Chine, plus d'habitations humaines, un +manteau uniforme de verdure jeté partout, même du haut en bas des très +abruptes falaises; rien que deux ou trois petits<a name="page_189" id="page_189"></a> temples, perchés dans +des coins presque inaccessibles, discrets d'ailleurs, émergeant à peine +du fouillis des branches, et voués aux Esprits des bois qui doivent être +souverains par là, sur ces côtes si vertes.</p> + +<p>Une seule tache, dans l'immense décor souriant; un peu en arrière de +nous, de l'autre côté de la baie, un lieu pelé, horrible et maudit d'où +monte un bruit perpétuel de ferraille tapotée; une bouche de l'enfer qui +souffle une haleine, noire par mille tuyaux: l'arsenal où se fabriquent +nuit et jour les nouvelles machines à tuer.</p> + +<p>Madame Prune, continuant de marivauder à son ordinaire, tandis que le +piquet de roses pompons s'agitait au-dessus de son opulente coiffure, +m'entraînait insensiblement vers sa demeure. Et moi, fasciné comme +toujours par ses dents laquées, couleur d'ébène polie, je constatai +qu'elles venaient d'être remises à neuf, à mon intention sans doute: de +patients spécialistes y avaient introduit de place en place des petits +morceaux d'or qui prenaient, sur ce fond noir, énormément d'importance +et d'éclat,<a name="page_190" id="page_190"></a> tout comme sur les laques des plateaux ou des boîtes.</p> + +<p>On n'imagine pas ce qu'il y a de dentistes à Nagasaki; les moindres +portefaix ont des dents dorées par leurs soins. Ils travaillent du reste +sans mystère, car je me souviens d'avoir vu, par des fenêtres ouvertes, +des dames au chignon d'un beau galbe, la tête renversée sur un coussinet +et tenant béantes leurs mâchoires, qu'un opérateur semblait perforer +avec d'étonnants petits vilebrequins. Ils ont, paraît-il, appris cet art +en Amérique. Quantité de matelots de chez nous, séduits par leurs +enseignes à images, se sont confiés à eux et les déclarent d'une +dextérité merveilleuse.</p> + +<p>En ce qui est affaire d'adresse, de patience et d'exactitude, ces petits +Japonais ne pouvaient qu'exceller. C'est pourquoi ils se sont approprié +si vite l'art de nos électriciens et de nos constructeurs de machines; +on s'étonne seulement qu'ils n'aient pas inventé eux-mêmes, des +millénaires avant nous, tout cela, avec quoi ils jonglent aujourd'hui +comme des virtuoses.</p> + +<p>Et nos plus modernes engins de guerre, qui<a name="page_191" id="page_191"></a> ne sont en somme que +bibelots de précision, vont devenir, hélas! entre leurs mains prestes et +sûres, de bien effroyables jouets...</p> + +<p>Mon Dieu, sauf madame Prune, que tout était joli ce jour-là autour de +moi, aussi bien en bas, au bord de la rade profonde, qu'en haut vers le +ciel pâlement bleu où montaient les étranges cimes vertes! Et qu'elle +est adorable, cette île de Kiu-Siu, de finir ainsi, là-bas au loin, par +des falaises magiquement garnies d'arbres, des falaises qui portent des +petits temples à demi cachés sous leur verdure et qui descendent, comme +les remparts de quelque forteresse enchantée, dans le grand néant de la +mer, aujourd'hui si lumineux et diaphane!...<a name="page_192" id="page_192"></a></p> + +<h3><a name="XXXVII" id="XXXVII"></a>XXXVII</h3> + +<p class="date">25 mars.<br /> +</p> + +<p>Amusantes et douces, à cette fin de mars, s'en vont nos journées, nos +dernières journées dans ce Japon, qu'il faudra quitter bientôt, quitter +demain peut-être, après-demain, qui sait, au reçu de quelque ordre +brusque et sans merci.</p> + +<p>Et je regretterai des recoins d'ombre et de mousse, parmi de vieux +granits et de fraîches cascades, sur des versants de montagne, au-dessus +de mystérieux temples...</p> + +<p>La véranda ombreuse et calme de la maison-de-thé que tient madame La +Cigogne, devant le<a name="page_193" id="page_193"></a> temple du Renard, les antiques terrasses de la ville +des morts, aux pierres grises, sous les cèdres de cent ans, je ne +retrouverai jamais ces heures de silence et de presque voluptueuse +mélancolie, passées là dans la nuit verte des arbres.</p> + +<p>Et puis j'ai aussi une amie mousmé, pour laquelle je donnerais bien +madame Renoncule, et madame Prune avec mademoiselle Pluie-d'Avril, et +que je rencontre, au cœur même de la haute nécropole, dans une sorte de +bocage enclos, environné d'un peuple de tombes.—Oh! en tout bien tout +honneur, nos entrevues: cela arrive, même au Japon.—Et je crois que +c'est elle, cette mousmé, qui personnifie à présent pour moi Nagasaki et +la montagne délicieuse de ses morts. Il en faut presque toujours une, +n'est-ce pas, n'importe où le sort vous ait exilé, une âme féminine et +jeune (dont l'enveloppe soit un peu charmante, car c'est là encore un +leurre nécessaire) et qui vous vienne en aide dans la grande +solitude,—même très honnêtement parfois, en petite sœur de passage, +pour qui l'on garde, quelque temps après le<a name="page_194" id="page_194"></a> départ, une pensée douce, +et puis, que l'on oublie...</p> + +<p>Je n'en avais point parlé encore, de cette mousmé Inamoto. Voici +pourtant plus de trois mois que nous avons fait connaissance; c'était +encore au temps de ces tranquilles soleils rouges des soirs d'automne +sur les jonchées de feuilles mortes. Et, depuis, nous n'avons cessé que +par les temps de neige nos innocents rendez-vous, toujours là-haut dans +ce même bois triste et muré; mais cela reste tellement enfantin que je +ne suis pas sûr que ce ne soit amèrement ridicule. Est-ce elle que je +regretterai le jour du départ, ou seulement cette montagne avec son +mystère et son ombre, avec ses enclos de vieilles pierres et ses +mousses?... Il est certain que je suis l'homme des vieux petits murs +dans les bois, des vieux petits murs gris, moussus, avec des capillaires +plein les trous; j'ai vécu dans leur intimité quand j'étais enfant, je +les ai adorés, et ils continuent d'exercer sur moi un charme que je ne +sais pas rendre. En retrouver, dans cette montagne japonaise, de tout +pareils à ceux de mon pays,<a name="page_195" id="page_195"></a> a été un des premiers éléments de séduction +pour me faire revenir, plus encore que la paix de tout ce merveilleux +cimetière, plus encore que la profondeur et l'étrangeté magnifique des +lointains déployés alentour.</p> + +<p>Quant à la mousmé dont l'attraction est venue se greffer par là-dessus, +c'est un beau soir empourpré de décembre, <i>au siècle dernier</i>, que +brusquement nous nous sommes trouvés face à face. J'errais seul dans la +nécropole, à l'heure de cuivre rouge qui annonce le coucher du soleil +d'automne, quand l'idée me prit d'escalader un mur, plus haut que les +autres, pour pénétrer dans l'espèce de bocage qu'il semblait enclore de +toutes parts.</p> + +<p>Je tombai dans un ancien parc à l'abandon, aujourd'hui moitié jungle et +moitié forêt, où une jeune fille, assise sur la mousse, l'air d'être +chez elle, feuilletait un livre d'images représentant des dieux et des +déesses dans les nuées.</p> + +<p>Elle commença naturellement par rire (étant Japonaise et mousmé) avant +de me demander: «Qui es-tu, d'où sors-tu, qui t'a permis de<a name="page_196" id="page_196"></a> sauter ce +mur?» Elle avait des yeux à peine bridés, presque des yeux comme une +petite fille brune de Provence ou d'Espagne, avec un teint d'ambre roux; +elle respirait la santé, la jeunesse fraîche, et son regard était si +honnête que je quittai tout de suite pour elle ce ton de badinage, +toujours indiqué dans les salons de madame Prune ou de madame Renoncule +ma belle-mère.</p> + +<p>J'appris, ce premier soir, qu'elle se nommait Inamoto, qu'elle était +fille du bonze, ou du simple gardien peut-être, de certaine grande +pagode, dont j'apercevais, cinquante mètres plus bas, à travers des +branches, la toiture tourmentée et les cours au dallage funèbre.</p> + +<p>—Petite mademoiselle Inamoto, demandai-je avant l'escalade de sortie, +cela me ferait plaisir de te revoir quelquefois. Après-demain s'il ne +tombe ni pluie ni neige, je reviendrai ici, à cette même heure. Et toi, +est-ce que tu viendras?</p> + +<p>—Je viendrai, dit-elle, je viens tous les jours sans pluie.<a name="page_197" id="page_197"></a></p> + +<p>Elle ajouta, avec une révérence: «Sayanara!» (Je te salue!) et se mit à +redescendre par un sentier de chèvre, vers le temple, très soucieuse de +protéger les belles coques de ses cheveux lisses contre les petites +branches de bambou qui, au passage, lui fouettaient la figure.</p> + +<p>Depuis ce jour-là, j'ai bien franchi cinquante fois, à cette même place, +ce même vieux mur... C'est aussi chaste qu'avec mademoiselle +Pluie-d'Avril, mais différent et plus profond; il ne s'agit plus d'un +petit chat habillé, mais d'une jeune fille, qui, malgré son rire de +mousmé, a des yeux candides et parfois graves.</p> + +<p>Comment cela peut-il durer entre nous, sans lassitude, puisque la +différence des langages empêche toute communion approfondie entre nos +deux âmes, sans doute essentiellement diverses, et puisque par ailleurs, +dans nos rendez-vous, il n'y a jamais un instant d'équivoque, un instant +trouble?...</p> + +<p>Bien que la nécropole soit solitaire, à certains jours il faut des ruses +d'Apache pour arriver sans être vu,—et cela encore est<a name="page_198" id="page_198"></a> amusant. Elle a +de plus en plus peur, la mousmé, peur que l'on nous observe, que son +père la gronde, qu'on lui défende de venir. Quelquefois c'est un porteur +d'eau, qui descend des sommets et nous gêne; le lendemain c'est une +vieille dame qui nous tient longuement en échec, étant occupée sans hâte +à disposer des branches de verdure dans des tubes de bambou aux quatre +coins d'une tombe, ou bien à brûler des baguettes d'encens pour ses +ancêtres, ou simplement à regarder sous ses pieds le panorama des +pagodes, de la ville et de la mer. Et je reste caché derrière quelque +grand cèdre, apercevant, au-dessus du mur, des cheveux biens noirs qui +dépassent les pierres, un front et deux yeux au guet (jamais un bout de +nez, jamais rien de plus): ma petite amie qui s'est perchée là pour +surveiller, elle aussi, la solution de l'incident, toujours prête à +disparaître au moindre danger, comme un gentil personnage de guignol qui +retomberait dans sa boîte.</p> + +<p>Oui, c'est bien enfantin et ridicule, et pour que tout cela ait pu +durer, il a fallu l'exotisme<a name="page_199" id="page_199"></a> extrême, le charme de ce lieu unique et le +charme d'Inamoto combinés ensemble.</p> + +<p>Est-ce elle que je regretterai, ou sa montagne, ou encore le vieux mur +gris, protecteur de nos rendez-vous? Vraiment je ne sais plus, tant sa +gentille personnalité est pour moi amalgamée aux ambiances.<a name="page_200" id="page_200"></a></p> + +<h3><a name="XXXVIII" id="XXXVIII"></a>XXXVIII</h3> + +<p class="date">26 mars.<br /> +</p> + +<p>Des nouvelles arrivées de Chine disent qu'à l'entrée du Peïho les glaces +fondent; donc ce sera d'un moment à l'autre, le départ, et nous comptons +les jours de grâce qui nous restent, nous sentant plus japonisés que +nous ne pensions, à l'heure de tout quitter.</p> + +<p>Ma petite amie Pluie-d'Avril est venue aujourd'hui me faire visite à +bord, accompagnée de la vieille dame qu'elle appelle grand'mère. Une +visite tout à fait bon enfant et sans cérémonie; elle avait pris un +costume qui, pour elle, était plutôt simple, mais où tout<a name="page_201" id="page_201"></a> de même de +grandes fleurs aux nuances fantastiques s'étalaient sur fond ivoire.</p> + +<p>Elle est si connue, et d'ailleurs si bébé, que messieurs les agents de +police la laissent aller et venir. A bord, les matelots aussi la +connaissent, et disent: «Voilà le petit chat qui arrive.»</p> + +<p>Aujourd'hui, elle s'est intéressée à nos canons; qui aurait cru cela, et +où la préoccupation de la guerre va-t-elle se nicher? «Nos bateaux, à +nous Japonais, en ont-ils de pareils? Est-ce que ceux des Russes peuvent +tuer aussi loin?» Oh! qu'elle était drôle, à côté de l'une de ces +grosses pièces du <i>Redoutable</i>, que deux canonniers s'étaient amusés à +lui ouvrir, et fourrant sa petite tête dedans, avec son beau chignon, +pour examiner les rayures.<a name="page_202" id="page_202"></a></p> + +<h3><a name="XXXIX" id="XXXIX"></a>XXXIX</h3> + +<p class="date">31 mars.<br /> +</p> + +<p>Dans la matinée, vers dix heures, s'est refermé derrière nous le long +couloir de verdure, au fond duquel Nagasaki s'étale dans son cadre de +pagodes et de cimetières. Ensuite, ont défilé ces petits îlots, qui sont +comme les sentinelles avancées du Japon,—petits îlots charmants, que +tout le monde connaît, pour les avoir vus peints sur tant de potiches et +d'éventails. Et puis la mer, <i>le large</i> a commencé de nous envelopper de +sa majesté sereine et de son silence, plus saisissants par contraste, +après tant de mignardises, et de musiquettes,<a name="page_203" id="page_203"></a> et de gentils rires, +auxquels nous venions longuement de nous habituer.</p> + +<p>Très brusque a été l'ordre de départ. A peine ai-je trouvé le temps de +saluer ma belle-mère en émoi. C'était déjà si court, les deux heures que +j'avais, pour aller dans la montagne dire adieu à la mousmé Inamoto...</p> + +<p>Faut-il que je l'aie escaladé souvent, le vieux mur de son bois enclos, +pour que les traces de mon passage se voient déjà si bien sur le gris +des pierres! je ne l'avais jamais remarqué comme ce jour de départ, il y +a de quoi donner l'éveil, et à mon retour il faudra changer de chemin. +Dans l'herbe aussi, mon pas a dessiné une vague sente, comme ces foulées +que font les bêtes en forêt.</p> + +<p>Mousmé qui n'avait pas des yeux ordinaires de mousmé, fleur énigmatique +et jolie, fleur de pagode et de cimetière, qu'ai-je su comprendre +d'elle, et qu'a-t-elle compris de moi? Rien que l'un de nous soit +capable de définir. Assis côte à côte sur la terre de ce bois, disant +des choses forcément puérils, à cause de cette langue dont je connais +trop peu de mots, nous<a name="page_204" id="page_204"></a> étions comme deux sphinx qui s'amuseraient à +faire les enfants, faute d'un moyen, d'une clef pour se déchiffrer, mais +qui seraient retenus là chacun par l'âme inconnue de l'autre, vaguement +devinée. Il est certain qu'entre nous commençait de se nouer cette sorte +de lien qu'on appelle affection, qui ne se discute ni ne s'analyse, et +qui souvent rapproche des êtres infiniment dissemblables... Au-dessus du +mur, ce gentil front et cette paire de jeunes yeux qui m'accompagnaient +hier au soir, pendant ma fuite à travers le dédale des terrasses +funéraires et des tombes, je me suis retourné deux fois pour les +regarder; quand je les ai vus disparaître, je crois même que je me suis +senti plus seul encore dans ces lointains pays jaunes... Et ce petit +serrement de cœur, en m'éloignant, était comme un reflet très +atténué,—crépusculaire, si l'on peut dire ainsi,—de ces angoisses qui, +à l'époque de ma jeunesse, ont accompagné tant de fois mes grands +départs. Il est vrai, je suis sûr de revenir, autant qu'on peut être sûr +des choses de demain, car nous restons deux ans, hélas! dans les mers +de<a name="page_205" id="page_205"></a> Chine, où Nagasaki sera notre lieu de ravitaillement et de repos. Et +je la reverrai, cette mousmé, j'entendrai encore sa voix, très doucement +bizarre, répéter, avec un accent qui fait sourire, les mots français +qu'elle s'amuse à apprendre...</p> + +<p>Quant à madame Prune, c'était trop haut perché pour cette fois, le +faubourg qu'elle habite. Mais nous reviendrons, nous reviendrons, et, +s'il plaît à la Déesse de la Grâce, cette idylle, ébauchée entre nous il +y aura seize ans bientôt, ne se dénoue point encore...</p> + +<p>Ce soir donc, à l'heure où le soleil se couche dans de longs voiles de +brume, le Japon a disparu; l'île amusante s'est évanouie dans les +lointains d'une immensité toute pâle, qui luit comme un miroir sans fin, +et qui ondule très lentement, avec une câlinerie perfide. Nous faisons +route vers le Nord et vers la Chine. Il y a quinze ans, après un +amollissant séjour dans ce même coin du Japon et un mariage pour rire +avec une certaine petite Chrysanthème, je remontais ainsi la mer Jaune, +par un calme pareil, sous des brumes comme celles-ci, un<a name="page_206" id="page_206"></a> soir aussi +blême. Et le grand néant de la mer, comme cette fois, m'enveloppait de +sa paix funèbre.</p> + +<p>Je m'en allais avec moins de mélancolie,—sans doute parce que la vie +était encore en avant de moi dans ce temps-là, tandis qu'à présent elle +est plutôt en arrière...<a name="page_207" id="page_207"></a></p> + +<h3><a name="XL" id="XL"></a>XL</h3> + +<p class="head">A SÉOUL</p> + +<p class="head">DANS LA RUE</p> + +<p class="date">Juin 1901.<br /> +</p> + +<p>A la splendeur de juin, qui est là-bas rayonnante et limpide plus encore +que chez nous, je me souviens de m'être posé pour quelques jours dans +une maisonnette, à Séoul, devant le palais de l'empereur de Corée, juste +en face de la grande porte. Dès l'aube—naturellement très hâtive à +cette saison,—des sonneries de trompettes me réveillaient, et c'était +la relève matinale de la garde: une <a name="page_208" id="page_208"></a>longue parade militaire, où +figuraient chaque fois un millier d'hommes. Les autres bruits de Séoul +commençaient ensuite, dominés par le hennissement continuel des +chevaux,—de ces petits chevaux coréens, ébouriffés et toujours en +colère, qui se battent et qui mordent.</p> + +<p>Ce palais d'empereur se dissimulait derrière des murs. En se mettant à +ma fenêtre on n'en pouvait rien voir, que l'enceinte morose et le grand +portique rouge, décoré à la chinoise, avec des monstres sur la frise. +D'étranges petits soldats, vêtus à l'européenne, montaient la faction +devant cette demeure fermée, ceux-là mêmes dont les trompettes sonnaient +chaque jour, avant le soleil levé: sous des képis comme en portent nos +troupiers, des figures plates et jaunes, paraissant tout étonnées d'un +accoutrement encore si nouveau.</p> + +<p>De ma fenêtre, on apercevait aussi, en enfilade, une rue large et +droite, où s'agitait une foule uniformément habillée de mousseline +blanche, entre deux rangs de maisonnettes bien basses, bien saugrenues, +d'un gris monotone et d'un aspect à peu près chinois.<a name="page_209" id="page_209"></a></p> + +<p>La parade finie, c'était l'heure des audiences et des Conseils. Alors, +dans d'élégantes chaises de laque, on apportait quantité de cérémonieux +personnages en robe de soie à fleurs, coiffés de ce haut bonnet,—avec +deux espèces de pavillons comme des oreilles écartées, comme des +antennes—qui s'est démodé en Chine depuis environ trois siècles. Et, +tandis que les abords du portique rouge s'encombraient de toutes ces +belles chaises au repos et de leurs longs brancards flexibles gisant par +terre, je regardais ces gens de Cour gravir l'un après l'autre les +marches du seuil impérial, puis disparaître dans le palais: dignitaires +antédiluviens qui venaient régler les choses du vieil empire croulant; +sous leur costume d'apparat, ils avaient l'air de grands insectes, aux +têtes compliquées, aux élytres chatoyants.</p> + +<p>Alentour, le soleil de juin s'épandait en lumière de fête sur les +grisailles de Séoul, qui reste la plus parfaitement grise de toutes ces +antiques cités, encore vivantes en extrême Asie. Et c'était un soleil +brûlant, car le climat de Corée est excessif, comme celui de la<a name="page_210" id="page_210"></a> Chine; +à des hivers presque sibériens succèdent toujours sans transition de +chauds et merveilleux printemps.</p> + +<p>Dès le matin, il flambait, ce soleil, sur l'immense ville grise, +enfermée dans ses remparts crénelés et dans son cirque de montagnes +grises. Des rues droites, d'une lieue de long sur cent mètres de large, +au sol gris, entre des myriades de maisonnettes poudreuses, à peu près +toutes se ressemblant, toutes égales, et recouvertes de pareilles +carapaces en briques couleur de cendre. Et dominant ces innombrables +petites choses, de tous côtés surgissait dans le ciel, comme un terrible +mur en pierrailles noirâtres, la chaîne de ces montagnes enveloppantes, +qui était là comme pour emprisonner, maintenir, condenser la tristesse +et l'immobilité de Séoul,—vieille capitale éloignée de la mer, et +n'ayant même pas un fleuve pour lui amener les navires, toujours +colporteurs d'idées et de choses nouvelles.</p> + +<p>Si larges et si découvertes, les rues de cette ville, qu'on les voyait +d'un bout à l'autre; on les voyait là-bas, là-bas dans le lointain +<a name="page_211" id="page_211"></a>extrême et la poussière, aboutir aux portes des remparts, qui étaient +surmontées, comme à Pékin, d'énormes donjons noirs et cornus. Ces foules +toutes blanches, toutes en mousseline blanche, processionnant sur les +longues chaussées, évoquaient, pour nous Européens, l'idée d'un essaim +de jeunes filles réunies à quelque fête d'été; mais les promeneurs +étaient presque uniquement des hommes, au visage plat, à la barbiche +rude et clairsemée comme les babines des phoques. Les garçons, les +jeunes n'ayant pas encore convolé en justes noces, allaient tête nue, +prenant un air virginal avec leur robe immaculée, leur raie au milieu et +leur longue tresse dans le dos, à la manière des petites filles +d'Occident. Quant aux hommes mariés, ils étaient irrésistiblement +drôles, coiffés tous, d'après l'usage inéluctable, d'un nœud de cheveux +et d'une espèce de petit chapeau imitant notre «haut de forme», en crin +noir avec des brides pour nouer sous le menton; si petits, ces chapeaux, +d'une si ridicule petitesse, qu'on eût dit ceux qu'ont inventés chez +nous les clowns. Et comme<a name="page_212" id="page_212"></a> on était en juin et qu'il faisait très chaud, +nombre de gens portaient autour du torse et des bras, sous la robe +légère, une sorte de carcasse, de crinoline en jonc tressé, pour isoler +la mousseline du corps; cela donnait des bonshommes tout ronds, comme +des poussahs en baudruche soufflée.</p> + +<p>Au milieu des blancheurs de ces milliers de robes, quelques points +rouges éclataient dans la foule comme des coquelicots: les bébés, tous +en manteau écarlate, avec capuchon doré. Aussi quelques points couleur +de feuille fraîche: les dame de qualité, toutes en manteau vert clair, +coiffées d'un grand pli d'étoffe blanche comme les Napolitaines, et +s'appuyant pour marcher sur de longues cannes, dans le genre des +houlettes de bergère à Trianon; costumes d'ailleurs très montants, mais +avec deux ouvertures pour laisser sortir les pointes des deux seins.—Et +les hommes en deuil!... De blanc habillés, ceux-là comme les autres, ils +disparaissaient sous des chapeaux en paille de riz, larges d'au moins +trois pieds, ayant forme d'abat-jour, et, de plus, ils se<a name="page_213" id="page_213"></a> cachaient +derrière un écran de circonstance, à deux poignées, qu'ils tenaient des +deux mains, de manière à se l'appliquer hermétiquement sur le +visage<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>.—D'ailleurs, dans toute cette bizarrerie des costumes, on ne +sentait l'influence ni de la Chine ni du Japon, les deux redoutables +pays voisins; non, c'était quelque chose de très à part, ayant germé ici +même, entre ces montagnes, au pied de ces amas de pierrailles grises.</p> + +<p>Devant les humbles boutiques ouvertes le long des rues, d'assez +monotones et modestes choses s'étalaient au soleil et à la poussière. +Beaucoup de harnais, pour ces méchants petits chevaux à tous crins et +d'humeur si batailleuse. Beaucoup de bahuts, tous pareils, en laque +rouge avec des fermoirs dorés. Et surtout des milliers d'objets en ce +merveilleux cuivre de Corée, qui est pâle, pâle comme du vermeil +mourant, mais dont l'éclat ne se<a name="page_214" id="page_214"></a> ternit jamais: coupes, brûle-parfums +et hauts flambeaux d'une grâce exquise.</p> + +<p>Les Coréens des vieux âges furent cependant des maîtres aux inventions +diverses. C'est eux qui jadis initièrent les Japonais à la fabrication +de la porcelaine;—et, dans les tombeaux de leurs souverains +légendaires, on retrouve d'adorables céramiques, presque toujours +grises, couleur de souris, dont l'étrangeté sobre, inspirée de la +feuille ou de la fleur des lotus, atteste un art déjà très avancé. C'est +aussi par eux que le secret de la boussole marine, vers le XI<sup>e</sup> +siècle, fut révélé à des navigateurs arabes, qui l'apportèrent dans +notre Occident barbare. Mais à présent l'immense décrépitude asiatique +s'est étendue sur ce peuple trop vieux, et la Corée se meurt comme le +Céleste Empire.</p> + +<p>Ces milliers de petites carapaces, longues et étroites, servant de +toitures aux maisons de Séoul, je me rappelle comme elles jouaient +singulièrement les pierres tombales lorsqu'on les apercevait à vol +d'oiseau. La ville, regardée du haut des grands miradors couronnant les<a name="page_215" id="page_215"></a> +portes, produisait un étonnant effet de cimetière; on eût dit une +infinie jonchée de tombes dans une enceinte crénelée,—avec de longues +avenues où s'agitait une peuplade de fantômes, toujours en diaphanes +vêtements blancs.</p> + +<p>Au sortir des remparts, aussitôt franchies les lourdes portes à donjons, +on trouvait une campagne infiniment paisible et mélancolique. Un sol +pierreux; partout des affleurements de ces rocailles grisâtres, +pareilles aux montagnes environnantes. Des cèdres, des saules, des +verdures d'un éclat tout neuf: une merveilleuse apothéose du printemps, +à cette fin de juin; des tapis de fleurs qu'inondait la gaie lumière; un +bruissement perpétuel de cigales. Et des gens à l'air doux, qui jouaient +de l'éventail—des gens vêtus de mousseline blanche, il va sans dire, et +coiffés du tout petit chapeau de clown, en crin noir, avec des +brides,—venaient timidement et gentiment essayer de causer, avec trois +mots français ou latins, appris dans les écoles; ils vous offraient +aussi de vous asseoir avec eux, au bord du chemin, sous le toit de +quelque petite échoppe où l'on vendait d'<a name="page_216" id="page_216"></a>innocentes boissons très +sucrées rafraîchies à la neige;—tout cela avait des apparences +d'inaltérable bonhomie, et pourtant, quinze jours plus tôt, dans le sud +de l'empire, dans l'île de Quelpaert, de grands massacres de chrétiens +venaient encore d'avoir lieu, avec des raffinements d'atroce cruauté.</p> + +<p class="top5">Les massacres! Les massacres passés, présents ou à venir: en extrême +Asie, c'est toujours avec cela qu'il faut compter... N'empêche qu'il y +avait à Séoul une immense et folle cathédrale, comme nos missionnaires +rêvent obstinément d'en construire dans les empires jaunes, malgré la +certitude presque absolue qu'elles seront saccagées, et qu'eux-mêmes, +prêtres ou religieuses, réfugiés quelque jour dans cet asile suprême, y +trouveront une horrible mort... Elle était posée superbement sur une +colline, cette aventureuse église de Séoul, dominant les milliers de +maisonnettes à toiture en carapace, qui, regardées du haut de sa flèche +gothique, semblaient un peuple de cloportes. Et tout autour c'était la +mission française; un quartier pour l'heure<a name="page_217" id="page_217"></a> accueillant et paisible, où +des bonnes Sœurs de chez nous élevaient des bandes de petits Coréens et +de petites Coréennes aux minois de chat, leur apprenant à exercer +d'humbles métiers, et à parler un peu notre langue.</p> + +<p>Plus loin il y avait aussi deux ou trois rues où l'on aurait pu se +croire à Nagasaki ou à Yeddo; on y retrouvait les mousmés rieuses aux +jolis chignons luisants, les boutiques proprettes et les gentilles +maisons-de-thé, égayées de bouquets très prétentieux dans des vases de +bronze.—Et c'était le commencement de cette infiltration japonaise, +l'un des périls menaçant le plus l'existence de la Corée.</p> + +<p class="ast">*<br />* *</p> + +<p>Oh! la cocasserie, pour moi si imprévue, d'une journée de pluie à Séoul! +L'amusant souvenir que j'en ai gardé! Cette fois-là, en ouvrant ma +fenêtre au matin, j'avais vu tout assombri et tout nuageux ce ciel +ordinairement si pur. Autour de la ville grise, les montagnes drôles et +trop pointues semblaient piquer dans<a name="page_218" id="page_218"></a> un même voile épais, qui +descendait peu à peu, peu à peu embrumant les choses. Et des gouttes +d'eau, d'abord très fines, avaient commencé de tomber: la pluie, la +vraie pluie, que l'Empereur était allé demander lui-même aux dieux de la +Corée, la veille au soir, en sacrifiant de sa main un mouton, dans la +campagne, sur un rocher. Alors, il y avait eu changement à vue dans la +saugrenuité des foules; en un clin d'œil, ce pays était devenu le +royaume de la toile gommée, couleur jaune serin. Devant l'entrée +impériale, où stationnaient comme toujours les chaises à porteurs de +tant de grands personnages, les valets prestement avaient mis des capots +en toile cirée jaune sur toutes ces belles caisses laquées noir et or. +Par-dessus leur petit chapeau de clown, les passants avaient tous posé +en équilibre un immense cornet de pareille toile cirée jaune; les plus +craintifs de l'eau avaient aussi endossé une veste bouffante, de même +étoffe et de même couleur. Des parapluies larges, à mille plissures, +toujours en toile cirée jaune, s'étaient déployés partout au-dessus des +têtes. Et les robes de <a name="page_219" id="page_219"></a>mousseline blanche, que l'on troussait le plus +haut possible, maintenant molles, fripées, s'emplissaient de crotte. +Jusqu'au soir la pluie tomba du ciel lourd, tomba tranquille et +incessante. Dans la rue boueuse, la foule circulait, aussi pressée; +seulement, de blanche qu'elle avait coutume d'être, voici qu'elle venait +de passer au jaune uniforme, et les centaines de têtes, avec leurs +espèces de grands bonnets de magicien enfoncés jusqu'aux yeux, étaient à +présent des cônes bien pointus, sur lesquels ruisselait l'averse.</p> + +<p>Et enfin j'ai gardé souvenance d'un jeune moineau, trop vite échappé du +nid, qui ce jour-là s'était abattu dans ma chambre, ne pouvant plus +voler tant il avait reçu de pluie sur ses pauvres petites plumes neuves. +Le lendemain matin, bien séché et réconforté, il s'en alla par la +fenêtre ouverte rejoindre ses frères, moinillons de la même couvée, qui +pépiaient au beau soleil reparu, en face, perchés sur des gnomes de +plâtre et de faïence, à la frise du portique impérial.<a name="page_220" id="page_220"></a></p> + +<h3>II</h3> + +<p class="head">A LA COUR</p> + +<p>A la Cour de Corée, quand j'y suis passé, la grande affaire à l'ordre du +jour était la translation des restes de l'Impératrice, poignardée par +des assassins, environ sept années auparavant, une nuit, dans son vieux +palais. Les immuables rites exigeaient qu'étant morte de malemort, elle +commençât par deux séjours prolongés en terre, dans deux trous +différents, afin de n'arriver à sa dernière demeure, chez ses +tranquilles ancêtres, qu'après s'être débarrassée, dans les provisoires +sépultures, de certains démons très agités qui s'acharnent toujours aux +cadavres des personnes assassinées. Or, l'époque était venue d'opérer le +premier<a name="page_221" id="page_221"></a> transfert<a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a>; avant de creuser la seconde fosse, les trois +grands nécromanciens de l'Empereur avaient été consultés sur le choix du +terrain,—qui doit être friable, exempt de pierres et même de cailloux; +mais voici qu'à cinq pieds à peine on avait trouvé le rocher! Les trois +nécromanciens donc avaient été sur-le-champ condamnés à mort<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>; +cependant cela ne réparait rien; le lieu de la seconde sépulture n'en +demeurait pas moins indéterminé; aussi, paraît-il, était-on fort +perplexe, là, en face de chez moi, derrière la muraille impériale.</p> + +<p>Oh! le vieux palais, où cette impératrice mourut sous le couteau, et qui +fut depuis la nuit du crime abandonné avec terreur!... Un matin de juin, +par un beau soleil impassible, quel curieux pèlerinage on m'y fit +faire,—sous la conduite de deux bonshommes en robe de mousseline +blanche et en petit «haut de forme»<a name="page_222" id="page_222"></a> de crin noir! Au milieu de parcs +silencieux et murés, qui déjà retournaient à la brousse, au hallier +primitif, c'était une confusion de lourds bâtiments pompeux ou de +kiosques frêles, tout cela fermé et en pénombre sous de grands stores; +quelque chose comme les quartiers de la «Ville jaune» à Pékin, avec les +mêmes toitures de faïence aux lignes courbes, les mêmes terrasses de +marbre; à tous les perrons, des monstres gardiens, accroupis comme +là-bas, mais ayant une figure <i>autre</i>, un rictus de férocité différente. +Dans les cours dallées, l'herbe des champs croissait entre les larges +pierres blanches; parmi ces marbres, déjà très disjoints, mûrissaient de +petites fraises sauvages, que je cueillais en chemin et qui montraient +partout leurs gentilles taches rouges sur ces blancheurs mornes. Il y +avait aussi, entre des murs ou des rochers naturels, quelques jardinets +très enclos pour les mystérieuses promenades des princesses de jadis; +parmi des potiches et de prétentieuses rocailles, il y fleurissait des +pivoines, des roses, des iris, malgré l'envahissement des ronces et des +graminées<a name="page_223" id="page_223"></a> folles; les arbousiers, les cerisiers y semaient par terre +leurs fruits rouges, inutiles, perdus même pour les oiseaux, qui ne +semblaient guère fréquenter dans ce palais de la peur. La petite chambre +du crime, sombre aussi et les stores baissés, étalait un funèbre +désordre: boiseries brisées, noircies, comme léchées par le feu. La +grande salle d'apparat avait une voûte à caissons, d'un rouge de sang, +et partout des peintures représentant les divinités et les bêtes qui +hantent le rêve des hommes d'ici; le trône de Corée, du même rouge +sinistre, s'élevait au milieu; il se détachait, monumental, sur une +étrange peinture crépusculaire, déployée comme la toile de fond d'un +décor au théâtre, où, dans des nuages d'or livide, une planète se +levait, large et sanglante, au-dessus de montagnes chaotiques.</p> + +<p>L'Empereur donc, ne pouvant plus se sentir dans ce palais, où il voyait +des mains sans corps et trempées dans du sang remuer autour de lui dès +qu'il faisait noir, avait ordonné la construction de ce petit palais +moderne et mesquin, à l'autre bout de Séoul, près de la<a name="page_224" id="page_224"></a> concession +européenne, là, en face de mon logis; et tout s'en allait en ruine chez +les somptueux ancêtres.</p> + +<p>Dans un autre palais, encore plus ancien que celui du crime, nous nous +étions ensuite rendus ce matin-là, roulés en des petites voitures par +des hommes coureurs qui galopaient à toutes jambes. C'était très loin, +par des quartiers morts, par de longues avenues de donjons noirs. Les +cours, les dépendances, les jardins, les parcs occupaient un espace +infini, toute une zone sacrée, interdite, à jamais inutilisable et +perdue. Là encore il y avait des bâtiments immenses, posant sur des +terrasses de marbre. Il y avait une salle du trône, abandonnée depuis +deux ou trois siècles, où des centaines de pigeons, nichés à la voûte de +laque rouge et n'attendant point notre visite, menaient au-dessus de nos +têtes un bruit d'ailes effarées; et ce plus vénérable trône se détachait +lui aussi, comme le précédent, sur un paysage de cauchemar, avec des +forêts, des cimes escarpées, et le lever d'une lune géante, ou de je ne +sais quel fantôme d'astre sans rayons. Les chambres<a name="page_225" id="page_225"></a> des princesses +étaient petites, sombres, sépulcrales, ornées de peintures effrayantes, +et on se demandait comment les belles du vieux temps avaient pu, dans +cette obscurité, faire leur toilette, revêtir leurs traînants atours. +Mais les parcs avaient une mélancolique grandeur, avec des bouquets de +cèdres centenaires, des lacs pleins de roseaux et de lotus, de vraies +solitudes, presque des horizons sauvages, en pleine ville, dans +l'enceinte des remparts; les bêtes y vivaient comme dans la brousse, les +hérons, les faisans, les cerfs et les biches;—et mes deux guides me +contaient que pendant la nuit les tigres, habitants obstinés des +montagnes d'alentour, escaladaient les murs d'enclos pour y venir faire +la chasse.</p> + +<p class="ast">*<br />* *</p> + +<p>Trois ou quatre jours après mon arrivée à Séoul, notre amiral y était +venu lui-même, avec d'autres officiers, pour une visite à l'Empereur. Et +un soir on nous avait vus tous en grande tenue franchir le portique du +palais nouveau.<a name="page_226" id="page_226"></a></p> + +<p>La déception avait d'abord été complète pour nous en entrant là: aucune +magnificence, ni même aucune étrangeté dans ces constructions modernes. +Les nécromanciens, consultés sur l'appartement où il convenait de nous +recevoir pour que notre visite n'eût point de conséquences funestes, +avaient obstinément indiqué une sorte de hangar, aux boiseries vert +bronze avec quelques peinturlures vermillon; on y avait jeté des tapis +en hâte et apporté un grand paravent admirable, en soie blanche, seul +luxe de cette salle ouverte. C'est devant ce fond d'un blanc d'ivoire, +brodé et rebrodé de fleurs, d'oiseaux et de papillons, que nous étaient +apparus l'Empereur et le prince héritier, debout tous les deux et dans +une attitude consacrée, la main posant sur une petite table; le père +vêtu de jaune impérial, le fils, de rouge cerise. Leurs robes +somptueuses, toutes brochées d'or, avec des pans comme des élytres, +étaient retenues à la taille par des ceintures de pierreries. Quelques +personnages officiels, interprètes et ministres, se tenaient à leurs +côtés en robes de soie sombre. Et tous étaient coiffés de ce<a name="page_227" id="page_227"></a> haut +bonnet, à antennes de scarabée, qui se portait jadis à Pékin du temps +des empereurs mings,—et qui est du reste le seul emprunt fait par les +Coréens aux modes chinoises. Lui, l'Empereur, un visage de parchemin +pâle, très souriant, avec des babines grises; de tout petits yeux +mobiles et vifs; beaucoup de distinction, d'intelligence et de bonté. Le +prince au contraire, le masque dur, l'air irrité et cruel, paraissait +supporter à peine notre présence; il nous semblait que tout le temps son +père fût obligé de le calmer, d'un regard tendre et suppliant, d'une +parole douce prononcée à voix basse, ou bien d'une main caressante qui +prenait la sienne pour la reposer sur la petite table et l'y maintenir. +Qui dira les drames intimes, peut-être, entre ces deux fétiches soyeux, +l'un rouge et l'autre jaune?</p> + +<p>L'Empereur, dont la physionomie s'ouvrait de plus en plus, interrogea +l'amiral sur la guerre de Chine, que nous venions de finir, sur nos +armements, nos cuirassés, nos torpilleurs, et, après une audience très +prolongée qui semblait l'intéresser, nous congédia d'un salut courtois.<a name="page_228" id="page_228"></a></p> + +<p>Il y eut ensuite, dans une salle toute neuve et quelconque, bâtie +spécialement pour les réceptions d'Européens, un grand dîner offert à +notre amiral et à ses officiers, au ministre de France et aux attachés +de sa légation. Tous les vins, tous les plats de chez nous, apportés ici +à grands frais; un dîner qui eût été de mise à l'Élysée<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>. La seule +note exotique, donnée par les hauts bonnets étranges de quelques +personnages de Cour, que le souverain, redevenu invisible, avait +délégués pour s'asseoir presque silencieusement parmi nous. Mais nous +savions que dans la soirée le corps de ballet de l'Empereur devait +danser pour nous distraire, et c'était une attente si amusante!</p> + +<p>En plein air, par la belle nuit douce, on nous servit du café, des +liqueurs, des cigares sur une vaste estrade improvisée, recouverte de +tapis européens tout neufs et de draperies clouées de frais. Au milieu +de nos petites<a name="page_229" id="page_229"></a> tables, un large cercle restait vide,—sans doute pour +ces danseuses attendues, mais qui ne paraissaient point. La musique de +notre escadre, amenée par l'amiral pour distraire un moment le vieux +souverain, jouait bruyamment je ne sais quelle banalité comme <i>les +Cloches de Corneville ou la Mascotte</i>. Et on se serait cru à quelque +fête foraine, n'importe où, excepté dans le palais haut muré d'un +empereur de Séoul.</p> + +<p>Mais sitôt que finit la musiquette sautillante, un orchestre coréen, que +l'on ne voyait pas, préluda sans transition. L'air s'emplit de +beuglements sinistres poussés par des trompes au timbre grave, que des +tam-tam en différents tons accompagnaient de leur fracas. C'était +brusque, imprévu, déroutant, mais si lugubre à entendre que l'on +frissonnait plutôt que d'avoir envie de sourire. Et, durant la première +minute de saisissement, deux énormes tigres, sortis comme d'une trappe, +avaient bondi au milieu de nous, dans le cercle vide réservé aux +danseurs. Deux tigres rayés de Mongolie, beaucoup plus grands que +nature, des monstres artificiels en peluche noire et jaune, mus<a name="page_230" id="page_230"></a> chacun +intérieurement par deux hommes dont les jambes simulaient des pattes +griffues. Leurs grosses têtes rondes aux yeux louches, aux crinières en +chenille de soie, étaient interprétées avec cette science du grimaçant +et du féroce, avec cet art transcendant du rictus qui est spécial aux +gens d'extrême Asie. L'orchestre leur jouait quelque chose de triste et +de sauvage qui ne ressemblait à rien de connu, mais où l'on distinguait +peu à peu d'habiles harmonies. Et eux, les deux tigres, dansaient en +mesure, une danse d'ours, en dandolinant leur visage de férocité +souriante.</p> + +<p>Des acrobates parurent après, étonnamment trapus, avec des cous de +taureau, leurs robes de mousseline blanche laissant transparaître les +saillies de leurs muscles épais. Quand ils eurent fait des tours, ils se +mirent en cercle pour chanter: des petites voix d'oiseau ou de cigale, +des trilles sans fin exécutés à l'unisson avec un ensemble parfait et +une virtuosité rare, sur des notes extra-hautes. De loin, cela devait +ressembler au bruissement joyeux que font les insectes dans les foins, +les beaux soirs d'été.—On<a name="page_231" id="page_231"></a> nous apprit que c'étaient des sous-officiers +de la garde, qui pour la circonstance s'étaient mis <i>en civil</i>.</p> + +<p>Des serviteurs apportèrent ensuite des gerbes de pivoines artificielles, +d'une grosseur invraisemblable; d'autres vinrent poser un petit arc de +triomphe en carton peint;—et c'étaient les accessoires des danseuses +tant désirées, qui enfin parurent...</p> + +<p>Une douzaine de petites personnes si drôles, mièvres, pâlottes, avec des +airs si pudiques dans leurs robes longues! De minuscules figures plates, +des yeux bridés à ne plus pouvoir s'ouvrir, d'invraisemblables édifices +de cheveux en torsade, représentant pour chacune la toison d'une +douzaine de femmes normales; et des petits chapeaux bergère posés +là-dessus! Quelque chose de notre <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle français se +retrouvait dans ces atours, d'une mode infiniment plus ancienne; elles +avaient un faux air de poupées Louis XVI. Jamais sous de tels aspects on +n'aurait imaginé des danseuses asiatiques; mais en Corée tout est +saugrenu, impossible à prévoir.<a name="page_232" id="page_232"></a></p> + +<p>Les yeux baissés, le visage inexpressif, elles exécutèrent d'abord une +sorte de pas tragique, en brandissant des coutelas dans leurs mains +frêles. Ensuite, ôtant leur petit chapeau rococo, elles firent un +interminable jeu, d'une puérilité niaise. L'une après l'autre, avec des +gestes mous et alanguis, elles venaient jeter une balle légère qui +devait traverser le gentil portique de carton par un trou percé dans la +frise; lorsque la balle passait bien, les autres poupées, avec mille +grâces prétentieuses, s'empressaient à planter une pivoine monstre, +comme récompense, dans les faux cheveux de l'adroite petite personne; si +au contraire la balle ne passait pas, la coupable était punie d'une +croix noire, que l'une de ses compagnes venait lui tracer à l'encre de +Chine sur la joue, avec force mignardises.</p> + +<p>A la fin, toutes étaient barbouillées, et toutes avaient, par-dessus +l'extravagant chignon, un édifice de fleurs. C'était lassant, +hypnotisant, la continuelle répétition des mêmes poses maniérées et des +mêmes lenteurs voulues, au son de cette musique coréenne, non plus +terrible<a name="page_233" id="page_233"></a> et hurlante comme tout à l'heure pour la danse des tigres, +mais mystérieusement tranquille, triste sans être plaintive, comme +exprimant la résignation à l'immense ennui de la vie. C'était lassant, +et malgré soi on regardait, on écoutait, on subissait un peu de +fascination; il y avait l'élégance dans tout cela, du rythme et de l'art +lointain...</p> + +<p>Le lendemain, nous quittâmes tous ensemble Séoul pour rejoindre +l'escadre, chargés de présents par l'Empereur: quantité de paquets +soigneusement enveloppés de papier de riz, et portant notre nom en +coréen; pour chacun de nous, un coffret en acier niellé d'argent et un +autre en marbre vert, des stores d'une finesse exquise, des pièces de +rabane et des peintures sur soie blanche, signées d'artistes connus dans +le pays.</p> + +<p class="ast">*<br />* *</p> + +<p>Combien de temps encore subsistera l'étrange Corée? A peine vient-elle +de secouer le joug débonnaire de la Chine, voici que des <a name="page_234" id="page_234"></a>menaces de +tous côtés l'entourent: le Japon la convoite comme une proie facile, à +portée de la main; et du côté du nord, la Russie s'approche à grands +pas, à travers les steppes sibériens et les plaines de Mandchourie. Le +vieil Empereur, longtemps momifié, commence de s'éveiller dans +l'effarement, à se sentir de jour en jour plus enserré par la douce +civilisation du genre occidental. Il veut des chemins de fer, des usines +qui fument. Et vite il arme des soldats, il fait venir des fusils, des +canons, toutes ces jolies choses que nous avons nous-mêmes <i>pour tuer +vite et loin</i>.<a name="page_235" id="page_235"></a></p> + +<h3><a name="XLI" id="XLI"></a>XLI</h3> + +<p class="date">30 juin.<br /> +</p> + +<p>Trois mois ont passé. J'ai revu l'immense Pékin de ruines et de +poussière, j'ai fait ma longue chevauchée aux tombeaux des Tsin, j'ai +visité l'empereur de Séoul et sa vieille cour. Maintenant, je reviens, +et les voici qui reparaissent, les gentils îlots annonciateurs du Japon. +Nous revenons, fatigués tous, et notre cuirassé lourd, comme s'il était +fatigué lui-même, a l'air de se traîner sur les eaux chaudes et sous le +ciel accablant. Les orages d'été couvent dans de grosses nuées sombres, +dont le pays est comme enveloppé.<a name="page_236" id="page_236"></a></p> + +<p>On étouffe dans la baie de madame Prune, dans le couloir de montagnes, +quand nous y entrons. Mais comme tout est joli! Et puis je m'y reconnais +mieux qu'à notre arrivée précédente; j'y retrouve comme il y a quinze +ans le concert infini des cigales, et aussi les magnificences de la +verdure de juin. Ah! la verdure annuelle, comme elle écrase de sa +fraîcheur la nuance de ces arbres d'hiver, cèdres, pins ou camélias, qui +régnaient seuls ici, quand nous étions venus en décembre.</p> + +<p>Ce ne sont pas, dirait-on, les mêmes figures de matelots, bien saines et +bien rondes, que le <i>Redoutable</i> ramène à Nagasaki; il y en a vraiment +qu'on ne reconnaît plus. Notre équipage a longuement souffert, sur l'eau +remuante et empestée de Takou, souffert surtout de la mauvaise chaleur +et de l'enfermement, plus encore que des manœuvres pénibles et de la +dépense continuelle de force. Sous le soleil de Chine, vivre six ou sept +cents dans une boîte en fer où d'énormes feux de charbon restent allumés +nuit et jour, entendre un éternel tapage augmenté par des résonnances de +métal,<a name="page_237" id="page_237"></a> recevoir de l'air qui a déjà passé par des centaines de +poitrines et qu'une ventilation artificielle vous envoie à regret, +respirer par des trous, être constamment baigné de sueur!... Il était +temps d'arriver ici, où l'on pourra se détendre, marcher, courir, +oublier.</p> + +<p>Près de quatre heures du soir, quand je puis enfin mettre pied à terre. +Dans la rue, je trouve jolies toutes les mousmés; tant de verdure et de +fleurs m'enchante; après la Chine grandiose et lugubre, aux visages +fermés et maussades, chacune de ces petites personnes que je regarde ici +me donne envie de rire, comme ces petites maisons, ces petits bibelots +et ces petits jardins.—Et on va se reposer un mois dans cette île: mon +Dieu, que la vie est donc une chose amusante!</p> + +<p>Trop tard pour aller dans la montagne d'Inamoto, qui ne m'attend point; +j'irai donc d'abord remplir mes devoirs de famille, saluer madame +Renoncule et mes belles-sœurs; ensuite je monterai chez ma petite amie +Pluie-d'Avril,—et peut-être, qui sait, chez madame Prune, car je me +sens dans l'esprit ce soir un<a name="page_238" id="page_238"></a> certain tour drolatique et badin qui m'y +attire.</p> + +<p>La rue ascendante qui mène à la maisonnette de la danseuse est +solitaire, comme toujours, et triste cette fois, sous le ciel orageux et +sombre, avec ces touffes d'herbes, signes de délaissement, que le mois +de juin a semées çà et là entre les dalles. A cette porte, là-bas, ce +gros chat assis avec dignité et regardant passer les hirondelles, si je +ne m'abuse, c'est bien M. Swong-san, le minois pompeusement encadré par +sa fraise à la Médicis, en mousseline tuyautée, qu'une rosette attache +sous le menton. Et, derrière ce châssis de papier qui vient de s'ouvrir, +au premier étage, cette petite fille en robe simplette, qui se retrousse +les manches, un savon à la main, pour barboter des deux bras dans une +cuve de porcelaine, c'est Pluie-d'Avril, la petite fée des +maisons-de-thé et des temples, vaquant aujourd'hui à de menus soins +d'intérieur, comme la dernière des mousmés.</p> + +<p>Et qu'elle est mignonne, surprise ainsi! Je ne l'avais jamais vue dans +cette humble robe de coton bleu, ni ne me l'étais représentée lavant<a name="page_239" id="page_239"></a> +elle-même ses fines chaussettes à orteil séparé, faisant acte de +ménagère économe. Pauvre petite saltimbanque, somme toute, malgré ses +falbalas de métier, pauvre petite, obligée peut-être de compter beaucoup +pour faire marcher le ménage à trois: elle, la vieille dame et le +chat...</p> + +<p>Vite elle veut s'habiller, un peu confuse, mettre une belle robe pour +m'offrir le thé:</p> + +<p>—Non, je t'en prie, garde ton costume d'enfant du peuple, ma petite +Pluie-d'Avril; je te trouve plus réelle ainsi, et plus touchante; reste +comme ça!</p> + +<p class="top5">En montant chez madame Prune, une sorte de pressentiment m'était venu du +trop galant spectacle qui pouvait m'y attendre. C'était l'heure de la +baignade, que les Nippons, les soirs d'été, pratiquent sans mystère. +Dans ce haut faubourg, où les mœurs sont demeurées plus simples qu'en +ville, cela se passait encore au temps de Chrysanthème; des personnes +sans malice, tant d'un sexe que de l'autre, se rafraîchissaient dans des +cuves de bois, ou des jarres<a name="page_240" id="page_240"></a> de terre cuite, posées sur les portes ou +dans les jardinets, et leurs visages, émergeant de l'eau claire, +témoignaient d'un innocent bien-être... Si madame Prune aussi, me +disais-je, allait être dans son bain!...</p> + +<p>Et elle y était!</p> + +<p>Quand j'eus fait tourner le mécanisme à secret du portillon, j'aperçus +dès l'abord une cuve, qui m'était depuis longtemps connue, et d'où +s'échappait une nuque charmante, comme sortirait une fleur d'un +bouquetier. Et la baigneuse, spirituelle et enjouée même dans les +occurrences les plus prosaïques de la vie, s'amusait gracieusement toute +seule à faire: «Blou, blou, blou, brrr!» en soufflant à grand bruit sous +l'eau.<a name="page_241" id="page_241"></a></p> + +<h3><a name="XLII" id="XLII"></a>XLII</h3> + +<p class="date">1<sup>er</sup> juillet<br /> +</p> + +<p>Combien c'est changé dans les sentiers de la montagne! Une folle +végétation herbacée a tout envahi; elle a presque submergé les tombes, +comme une innocente et fraîche marée verte, venue en silence de partout +à la fois. Quand je monte aujourd'hui chez la mousmé Inamoto, sous un +ciel pesant et chargé d'averses, mes pieds s'embarrassent dans les +gramens, les fougères, et, le long du mur qui enferme le bois, on ne +voit plus la foulée que j'avais faite.</p> + +<p>La mousmé Inamoto, je ne me figurais pas qu'elle serait là, à +m'attendre, et je me sens<a name="page_242" id="page_242"></a> tout saisi d'apercevoir, au-dessus du mur +gris, son front, ses deux yeux qui me regardaient venir.</p> + +<p>—C'est moi que tu attends? Tu savais donc?</p> + +<p>—Hier, dit-elle, quand les canons ont tiré, j'ai reconnu le grand +vaisseau de guerre français. Il n'y a que le tien si grand et peint en +noir.</p> + +<p>Moi qui craignais de ne pas la retrouver, ou d'être désenchanté en la +revoyant! Je crois seulement qu'elle a un peu grandi, comme les fougères +de son parc, mais elle est même plus jolie, et j'aime encore davantage +l'expression de ses yeux.</p> + +<p>De nouveau nous voilà donc ensemble et à l'abri de l'autre côté du mur; +installés sur la terre et les herbages, la tête pleine de choses que +nous voudrions exprimer, mais obligés de nous en tenir à des mots bien +simples, à des tournures bien enfantines, qui ne rendent plus rien du +tout.</p> + +<p>Et à peine suis-je assis, pan, je reçois une claque sur la main gauche, +pan, une autre sur la main droite. «Qu'est-ce qui te prend, petite<a name="page_243" id="page_243"></a> +mousmé? Autrefois tu étais si correcte.» Ah! les moustiques... Cet hiver +ils n'étaient pas nés. En une minute, sortis par centaines des épaisses +verdures, les voici assemblés autour de nous comme un nuage, et c'est +pour m'en débarrasser, toutes ces gifles amicales. Alors, moi aussi je +lui rendrai la pareille, et pan sur ses mains, et pan sur ses bras nus, +où chaque piqûre fait une grosse cloche instantanée, plus rose que +l'ambre de sa chair... Avec la plupart des dames nipponnes de ma +connaissance, un tel jeu dégénérerait tout de suite; avec madame Prune +par exemple, je ne m'y aventurerais point; mais, avec Inamoto, cela ne +risque pas d'être plus qu'un chaste enfantillage.</p> + +<p>—Demain, dit-elle, j'apporterai deux éventails, un pour toi, un pour +moi; s'éventer très fort, c'est ce qu'il y a de mieux; comme ça ils s'en +vont tous.<a name="page_244" id="page_244"></a></p> + +<h3><a name="XLIII" id="XLIII"></a>XLIII</h3> + +<p class="date">2 juillet.<br /> +</p> + +<p>Madame L'Ourse, elle, n'a point grandi comme la mousmé Inamoto, mais il +me semble qu'elle s'est encore défraîchie et que son sourire, toujours +prometteur, me montre des dents plus longues. Cependant je continue de +fréquenter sa vieille petite boutique, aux poutres noircies et mangées +par le temps, d'abord parce qu'elle est sur le chemin de la nécropole +surplombante, presque dans son ombre, ensuite parce qu'on y trouve +maintenant ces beaux lotus, qui sont incomparables dans les vieux +cloisonnés de ma chambre de bord.—Je suis persuadé que <a name="page_245" id="page_245"></a>certaines +formes très anciennes des vases de Chine furent inventées uniquement +pour les lotus.</p> + +<p>Fleurs de juin et de juillet, fleurs de plein été, ces grands calices +roses épanouis sur tous les lacs japonais. Madame Chrysanthème jadis en +mettait chaque matin dans notre chambre, et leur senteur, plus encore +que la guitare triste de ma belle-mère, me rappelle le temps de mon +ménage de poupée,—au premier étage, au-dessus de chez M. Sucre et +madame Prune.</p> + +<p>Mais avions-nous autrefois, dans cette baie, une si énervante chaleur? +Je n'en ai pas souvenance, non plus que de ces accablants ciels d'orage. +On étouffe entre ces montagnes. Nos pauvres matelots fatigués ne +reprennent point leur mine, loin de là; Nagasaki, en cette saison, est +un mauvais séjour pour des anémiés de Chine qui doivent continuer de +vivre, ici comme là-bas, dans une caisse en fer. Entre autres, on vient +d'emporter à l'hôpital le fiancé breton qui m'avait confié la petite +caisse de présents et la robe blanche. Quant à notre amiral, que le +Japon avait miraculeusement<a name="page_246" id="page_246"></a> remis lors de notre dernier voyage, voici +qu'il nous inquiète de nouveau; lui qui, à la fin de l'hiver, avait +retrouvé son bon air de gaîté—et ne manquait jamais, quand je rentrais +à bord, de s'informer, sur différents tons impayablement graves, de la +santé de madame Prune,—on ne l'entend plus plaisanter ni rire; les plis +de lassitude et de souffrance ont reparu sur sa figure.<a name="page_247" id="page_247"></a></p> + +<h3><a name="XLIV" id="XLIV"></a>XLIV</h3> + +<p class="date">3 juillet.<br /> +</p> + +<p>Une déception de cœur m'attendait aujourd'hui au temple du Renard, chez +madame La Cigogne, à qui je m'étais fait un devoir d'aller sans plus +tarder offrir mes hommages d'arrivée.</p> + +<p>Par un temps lourd, sous ces nuées basses emplies d'orage qui ne nous +quittent plus, j'avais pris les sentiers de l'ombreuse montagne. Ils +étaient tout changés, comme ceux qui mènent chez Inamoto, tout envahis +d'herbes folles et de longues fougères; on y rencontrait de grands +papillons singuliers, qui se posaient avec des airs prétentieux sur les +plus hautes<a name="page_248" id="page_248"></a> tiges, comme pour se faire voir; on y respirait une +humidité chaude, saturée de parfums de plantes; sous la voûte des +verdures étonnamment épaissies, tout semblait tiède et mouillé; on se +serait cru en pays tropical à la saison malsaine.</p> + +<p>En arrivant là-haut, j'avais aperçu de loin madame La Cigogne, comme aux +aguets, sous sa véranda qui était enguirlandée des mêmes roses qu'en +hiver, toujours ces roses pâlies à l'ombre des arbres, mais plus +largement épanouies en cette saison, plus nombreuses, et s'effeuillant +sur le sentier, comme des fleurs qui seraient en train de mourir pour +s'être trop prodiguées.</p> + +<p>Toutefois cette dame n'avait manifesté qu'avec froideur en me voyant +approcher, et s'était contentée de m'indiquer une humble place dans un +coin.</p> + +<p>Ses yeux restaient fixés, là-bas en face de nous, sur le temple ouvert +où trois dames de qualité, accompagnées d'un petit garçon de quatre ans +au plus, venaient de tomber en oraison, après avoir sonné le grelot de +bois de<a name="page_249" id="page_249"></a> mandragore suspendu à la voûte, sonné, sonné à toute volée, +comme pour une communication urgente au Dieu de céans. C'étaient +visiblement des personnes très cossues, appartenant à un monde où mes +relations ne m'ont pas permis de me faire présenter. Face à l'autel, +agenouillées et à quatre pattes, elles s'offraient à nous vues de dos, +ou plutôt de bas de dos, et leurs prosternements le nez contre le +plancher nous révélaient chaque fois des dessous d'une élégance on ne +peut plus comme il faut. Leur enfant, juponné en poupée, semblait prier +comme elles avec une conviction touchante; mais, chez lui au contraire, +les dessous avaient été supprimés, à cause de la température sans doute, +et, à chacun de ses plongeons, sa robe de soie se relevait pour nous +montrer, avec une innocente candeur, son petit derrière.</p> + +<p>Que pouvaient-elles bien avoir à solliciter du Dieu étrange, symbolisé +sur l'autel par ces deux ou trois objets aux formes d'une simplicité si +mystérieuse? Quelles conceptions particulières de la divinité +tourmentaient leurs petits cerveaux, sous leurs coques de cheveux<a name="page_250" id="page_250"></a> bien +lustrées? Quelles angoisses de l'au-delà et de la grande énigme les +retenaient tant de minutes à genoux devant ce Dieu si inattentif, si +fuyant et mauvais, qu'il fallait constamment rappeler à l'ordre en +claquant des mains ou en ressonnant la cloche de madragore?...</p> + +<p>Elles se relevèrent enfin, leur dévotion finie, et ce fut un instant +d'anxiété pour madame La Cigogne, qui, de plus en plus en arrêt, +s'avança jusque dans le chemin. Viendraient-elles se restaurer dans +l'humble maison-de-thé, les si belles dames, ou bien +redescendraient-elles simplement vers Nagasaki, par le sentier de +mousses et de fougères?...</p> + +<p>Oh! joie!... Plus d'hésitation, elles venaient! Alors madame La Gigogne +tomba soudain à quatre pattes, le visage extasié, murmurant à mi-voix +des choses obséquieuses qui coulaient comme l'eau d'une fontaine.</p> + +<p>Elles étaient du reste agréables à regarder venir, les visiteuses, +agréables à regarder franchir le torrent, par le vieil arceau de granit +tout frangé de branches retombantes. Jolies toutes trois, les yeux +bridés juste à point pour <a name="page_251" id="page_251"></a>imprimer à leur figure le sceau de l'extrême +Asie; fines et presque sans corps, habillées de soies rares, qui +tombaient en n'indiquant point de contours et dont les traînes, garnies +de bourrelets, s'étalaient avec une raideur artificielle; coiffées et +peintes à ravir, comme les dames que représentent les images de la bonne +époque purement japonaise. La pagode ouverte, derrière elles formait un +fond d'une religiosité ultra-bizarre et lointaine. Au-dessus, c'était la +demi-nuit des ramures, des feuillées touffues et d'un coin de montagne +qui s'enfonçait dans les grosses nuées très proches. Au-dessous, c'était +la dégringolade rapide du torrent et du sentier, plongeant tous deux +côte à côte dans une obscurité plus sombrement verte encore, sous des +futaies plus serrées,—parmi ces roches polies, grisâtres, qui semblent +des fronts ou des dos d'éléphants, vautrés dans l'épaisseur des +fougères.</p> + +<p>Elles s'avançaient doucement, les trois belles dames, avec des vagues +sourires, l'âme peut-être encore en prière chez le Dieu qui règne ici. +Et les gentilles cascades, enfouies sous les herbes<a name="page_252" id="page_252"></a> et les +scolopendres, leur jouaient une marche d'entrée calme et discrète, comme +en tapotant sur des lames de verre.</p> + +<p>A la place d'honneur elles s'assirent, et madame La Cigogne, toujours à +quatre pattes, reçut de leur part une commande longue, bourrée de +détails, confidentielle même, semblait-il, et entremêlée de saluts, que +l'on n'en finissait pas de s'adresser et de se rendre. J'observai que +l'on ne se parlait qu'en <i>dégosarimas</i>, ce qui est la manière la plus +élégante, et ce qui consiste, comme chacun sait, à intercaler ce mot-là +entre chaque verbe et sa désinence. Je n'avais jamais entendu madame La +Cigogne s'exprimer avec autant de distinction, ni s'affirmer si femme du +monde.</p> + +<p>Mais qu'est-ce qu'elles avaient bien pu commander, ces dames? Madame La +Cigogne, maintenant affairée, venait de se retrousser les manches, de se +laver les mains à la source jaillissant du plus voisin rocher, et +commençait de pétrir à pleins doigts, dans une grande cuve de +porcelaine, une matière dense, lourde et noirâtre, qui semblait très +résistante.<a name="page_253" id="page_253"></a></p> + +<p>De ce pétrissage résultèrent bientôt une vingtaine de boules sombres, +grosses comme des oranges; madame La Cigogne, qui les avait tant +tripotées, paraissait ne plus oser les toucher du bout de l'ongle, +maintenant qu'elles étaient à point; pour éviter même un frôlement, elle +les servit aux dames à l'aide de bâtonnets, avec des précautions de +chatte qui a peur de se brûler; et ces boules faisaient pouf, pouf, en +tombant dans les assiettes, comme des choses très pesantes, comme des +pelotes de mastic ou de ciment.</p> + +<p>Après avoir grignoté quelques menues sucreries, chacune de ces femmes +distinguées, avec mille grâces, avala une demi-douzaine de ces objets +compacts et noirs. Des autruches en seraient mortes sur le coup. +L'enfant aux dessous simplifiés en avala trois. Et, quand il s'agit de +régler, ce fut un dialogue dans ce genre:</p> + +<p>—Combien dégosarimas vous devons-nous<a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>?<a name="page_254" id="page_254"></a></p> + +<p>—C'est dégosarimas deux francs soixante quinze.</p> + +<p>Mais bien entendu la grossière traduction que j'en donne n'est que trop +impuissante à rendre le jeu des intonations adorables, tout ce que +madame La Cigogne, rien que par sa façon de filer chaque syllabe, sut +mettre de ménagements discrets dans la révélation de ce chiffre, et sa +révérence un peu mutine, esquissée sur la fin de la phrase pour y +ajouter du piquant, l'agrémenter d'un tantinet de drôlerie.</p> + +<p>Ces dames, ne voulant pas être en reste de belles manières, offrirent +alors l'une après l'autre leurs piécettes de monnaie, le petit doigt +levé, imitant l'espièglerie d'un singe qui présenterait un morceau de +sucre à un autre singe en faisant mine de le lui disputer par petite +farce amicale...</p> + +<p>Il n'y a qu'au Japon décidément que se pratique l'aimable et le vrai +savoir vivre!</p> + +<p>Quand les belles se furent enfin retirées, madame La Cigogne, après un +long prosternement final, essaya bien de se rapprocher de moi et de +m'amadouer par quelques chatteries. Mais le<a name="page_255" id="page_255"></a> coup était porté. Je savais +maintenant n'être pour elle qu'un de ces flirts que l'on avoue à peine +devant les personnes vraiment huppées de la clientèle.<a name="page_256" id="page_256"></a></p> + +<h3><a name="XLV" id="XLV"></a>XLV</h3> + +<p class="date">25 juillet.<br /> +</p> + +<p>Les papillons du sentier de madame La Cigogne n'étaient encore que de +vulgaires insectes, comparés à celui qui paradait ce soir au-dessus du +jardinet de ma belle-mère.</p> + +<p>Dans le demi-jour habituel de la maison, nous prenions le thé de quatre +heures assis sur les nattes blanches, à même le plancher, agitant +négligemment des éventails, tant pour nous rafraîchir que pour intimider +quelques moustiques indiscrets. Madame Prune,—car elle était là, +s'étant remise à fréquenter assidûment chez madame Renoncule depuis mon +retour<a name="page_257" id="page_257"></a> dans le pays,—madame Prune, si sujette aux vapeurs pendant la +période caniculaire, écartait d'une main les bords de son corsage afin +de s'éventer l'estomac, et faisait ainsi pénétrer dans son intimité +d'heureux petits souffles fripons, que toutefois la ceinture serrée à la +taille empêchait pudiquement de se risquer trop bas. Trois de mes jeunes +neveux, enfants de cinq ou six ans, étaient assis avec nous, bien sages +et luttant contre le sommeil. Nous regardions tous, comme toujours, +l'éternel paysage factice, qui est l'orgueil du logis, les arbres nains, +les montagnes naines, se mirant dans la petite rivière momifiée aux +surfaces ternies de poussière. Un rayon de soleil passait au-dessus de +ces choses nostalgiques, sans les atteindre, une traînée lumineuse qui +n'effleurait même pas la cime des rocailles verdies de moisissure, des +cèdres contrefaits aux airs de vieillard, et rien, dans ce site morbide, +ne laissait prévoir la visite du papillon qui nous arriva tout à coup +par-dessus le mur. C'était un de ces êtres surprenants, que font éclore +les végétations exotiques: des ailes découpées,<a name="page_258" id="page_258"></a> extravagantes, trop +larges, trop somptueuses pour le frêle corps impondérable qui avait +peine à les maintenir. Cela volait gauchement et prétentieusement, jouet +de la moindre brise qui d'aventure aurait soufflé; cela restait, comme +avec intention, dans le rayon de soleil, qui en faisait une petite chose +éclatante et lumineuse, au-dessus de ce triste décor tout entier dans +l'ombre morte. Et le voisinage de ce trompe-l'œil, qu'était un tel +jardin de pygmée, donnait à ce papillon tant d'importance qu'il semblait +bien plus grand que nature. Il resta longtemps à papillonner pour nous, +à faire le précieux et le joli, sans se poser nulle part. En d'autres +pays, des enfants qui auraient vu cela se seraient mis en chasse, à +coups de chapeau, pour l'attraper; mes petits neveux nippons, au +contraire, ne bougèrent pas, se bornant à regarder; tout le temps, les +cercles d'onyx de leurs prunelles roulèrent de droite et de gauche dans +la fente étroite des paupières, afin de suivre ce vol qui les captivait; +sans doute emmagasinaient-ils dans leur cervelle des documents pour +composer plus tard ces dessins,<a name="page_259" id="page_259"></a> ces peintures où les Japonais excellent +à rendre, en les exagérant, les attitudes des insectes et la grâce des +fleurs.</p> + +<p>Quand le papillon eut assez paradé devant nous, il s'en alla, pour +amuser ailleurs d'autres yeux. Et jamais je n'avais si bien compris +qu'il y a d'innocents petits êtres purement décoratifs, créés pour le +seul charme de leur coloris ou de leur forme... Mais alors, tant qu'à +faire, pourquoi ne les avoir pas inventés plus jolis encore? A côté de +quelques papillons ou scarabées un peu merveilleux, pourquoi ces +milliers d'autres, ternes et insignifiants, qui sont là comme des essais +bons à détruire?</p> + +<p>Rien n'est déroutant pour l'âme comme d'apercevoir, dans les choses de +la création, un indice de tâtonnement ou d'impuissance. Et plus encore, +d'y surprendre la preuve d'une pensée, d'une ruse, d'un calcul +indéniables, mais en même temps naïfs, maladroits et à vue courte. +Ainsi, entre mille exemples, les épines à la tige des roses semblent +bien témoigner que, des millénaires peut-être avant la création de +l'homme, on avait prévu la main humaine,<a name="page_260" id="page_260"></a> seule capable d'être tentée de +cueillir. Mais alors pourquoi n'avoir pas su prévoir aussi le couteau ou +les ciseaux, qui viendraient plus tard déjouer ce puéril moyen de +défense?...</p> + +<p>Ma belle-mère, après le départ du papillon, avait retiré de l'étui de +soie rouge sa longue guitare, qui maintenant me charme ou m'angoisse. +Les cordes commencèrent à gémir quelque chose comme un hymne à +l'inconnu. Et les prunelles d'onyx des trois enfants, qui n'avaient plus +à regarder que le jardin vide, s'immobilisèrent de nouveau; mais ils ne +s'endormaient plus; leurs jeunes cervelles félines, sournoises et sans +doute supérieurement lucides, s'intéressaient à l'énigme des sons, se +sentaient en éveil et captivées, sans pouvoir bien définir...</p> + +<p>De tous les mystères au milieu desquels notre vie passe, étonnée et +inquiète, sans jamais rien comprendre, celui de la musique est, je +crois, l'un de ceux qui doivent nous confondre le plus: que telle suite +ou tel assemblage de notes,—à peine différent de tel autre qui n'est +que banal,—puisse nous peindre des époques, des races, des contrées de +la terre ou<a name="page_261" id="page_261"></a> d'ailleurs; nous apporter les tristesses, les effrois d'on +ne sait quelles existences futures, ou peut-être déjà vécues depuis des +siècles sans nombre; nous donner (comme par exemple certains fragments +de Bach ou de César Franck) la vision et presque l'assurance d'une +survie céleste; ou bien encore (comme ce que me chante la guitare de +cette femme), nous faire entrevoir les dessous féroces, épeurants et à +jamais inassimilables, de toute japonerie...<a name="page_262" id="page_262"></a></p> + +<h3><a name="XLVI" id="XLVI"></a>XLVI</h3> + +<p class="head">RAPATRIEMENT DE ZOUAVES</p> + +<p class="date">Août.</p> + +<p><span style="margin-left: 2em;">«Amiral,</span></p> + +<p>»Je reçois votre dépêche et viens de la communiquer à notre bataillon; +il a poussé un hourra en votre honneur.</p> + +<p>»Vous ne vous étiez pas trompé, le salut de notre drapeau était le salut +de la 2<sup>e</sup> brigade à nos frères de la flotte qui, après nous avoir si +bien tracé notre devoir au début de la campagne, ont ensuite pendant des +mois accepté la charge lourde, pénible et ingrate d'assurer notre +bien-être.</p> + +<p>»Mais, dans l'esprit de tous, ce salut devait aussi et surtout aller à +vous, amiral, dont nous avons senti vibrer l'ardent amour de la patrie, +à vous que<a name="page_263" id="page_263"></a> nous aimons tous et que aurions été heureux de servir... +Etc.</p> + +<p class="c">»LE COLONEL *** <br /> +»Commandant le *** régiment de marche.»</p> + +<p class="top5">Quand j'ai relu cette lettre toute militaire, toute simple et vibrante +aussi, que notre cher amiral a gardée parmi ses papiers de souvenir, la +scène de ce départ de zouaves s'évoque soudainement à ma mémoire.</p> + +<p>Un cadre sinistre, extra lointain: le golfe de Petchili. Une mer inerte, +sous la lourdeur d'un ciel incolore qui semblait couver de la fatigue et +de la fièvre. Et là tout à coup, dans l'atmosphère sourde, au milieu du +silence accablé, une clameur magnifique et jeune; quelques centaines de +naïfs enfants de France, donnant de la voix éperdument, tandis que +s'inclinaient sous leurs yeux, pour un adieu grandiose, ces loques +sublimes qui s'appellent des drapeaux.</p> + +<p>Ceux qui criaient ainsi à pleine poitrine étaient des matelots et des +zouaves. Les zouaves s'en retournaient vers leur village natal, ou<a name="page_264" id="page_264"></a> vers +leur seconde patrie algérienne. Les matelots, eux, restaient; pendant de +longs mois indéterminés, leur exil devait durer encore. Et cela se +passait, ces hourras et cet adieu, au fond d'un golfe étouffant de la +mer Jaune, à la saison des orages de juillet, pendant l'horrible +canicule chinoise. Notre <i>Redoutable</i>—tandis que son équipage, pour une +minute, se grisait ainsi de juvénile enthousiasme—languissait immobile, +semblait mort, entre les eaux couleur de boue et le ciel plombé; et, +comme chaque jour, ses murailles de fer condensaient la chaleur mouillée +où s'anémiaient à la longue les robustes santés et pâlissaient les +pauvres figures de vingt ans. Au contraire, le paquebot plus léger, qui +allait emporter ce millier de zouaves, évoluait en ce moment avec un air +d'aisance sur la mer amollie; il manœuvrait de façon à passer à poupe de +notre cuirassé énorme, pour ce salut que doivent à l'amiral ceux qui ont +fini et qui vont partir.</p> + +<p>Nous connaissions de longue date ces zouaves-là, et une sorte de +fraternité particulière les unissait à nos hommes. C'est nous qui, +l'année<a name="page_265" id="page_265"></a> précédente, les avions installés, au pied de la Grande +Muraille, dans le fort chinois où ils avaient habité durant l'hiver; +c'est nous ensuite qui avions assuré leur ravitaillement et leurs +communications avec le reste du monde, dans ce recoin perdu. Quand enfin +quelques-uns des leurs étaient tombés sous les balles russes, nous +étions venus assister aux funérailles, notre amiral lui-même conduisant +le deuil—un cortège que je revois encore, sous les nuages blêmes d'un +matin de novembre, aux premiers frissons de l'automne, pendant que +s'effeuillaient sur nous les tristes saules de la Chine... Et, en +reconnaissance de cela et de mille choses, leur bataillon s'appelait «le +bataillon de l'amiral Pottier».</p> + +<p>Maintenant l'heure sonnait pour eux de quitter l'affreux Empire jaune. A +part une vingtaine, qui dormaient en terre d'exil, dans le petit +cimetière improvisé de Ning-Haï, ils s'en retournaient vers l'Europe. +Nos matelots, toute la nuit d'avant, sur une mer remuée et dangereuse, +avaient peiné pour embarquer leurs munitions, leurs bagages,—et ils +avaient<a name="page_266" id="page_266"></a> fait cela avec l'abnégation habituelle, sans un murmure, sans +se demander: «Pourquoi s'en vont-ils, les zouaves; pourquoi s'en +vont-ils, tous les soldats, tandis qu'il n'est pas question de retour +pour nous, les marins, fatalement voués, de par les conditions mêmes de +cette campagne très spéciale, aux besognes obscures et aux épuisantes +fatigues?...»</p> + +<p>Donc, le paquebot qui portait «le bataillon de l'amiral Pottier» +s'approchait tranquillement du <i>Redoutable</i>, tous les zouaves sur le +pont, en rangs serrés, tournant vers nous des centaines de têtes +brunies, coiffés du bonnet écarlate. C'était au déclin d'un soleil qu'on +ne voyait pas, mais qui diffusait de mauvaises lueurs rougeâtres dans le +ciel épais et sur la mer boueuse; le cercle de l'horizon restait +imprécis, perdu dans les vapeurs de ces orages qui menaçaient toujours, +sans fondre jamais; et, çà et là, de monstrueuses fumées noires, comme +des haleines de volcan, soufflées par des navires de guerre, +complétaient la laideur lugubre des aspects qui nous furent familiers +durant plusieurs mois dans le golfe de Takou.<a name="page_267" id="page_267"></a></p> + +<p>Cependant on avait fait monter tous nos matelots pour regarder partir +les zouaves. Et quand, en leur honneur, la musique du <i>Redoutable</i> +entonna <i>la Marseillaise</i>, on vit d'abord, sur ce paquebot qui +s'approchait, les centaines de bonnets rouges tomber, d'un même +mouvement d'ensemble, découvrant le velours des cheveux ras sur les +têtes brunes ou blondes; ensuite s'élevèrent les habituelles clameurs: +«Vivent les marins! Vive l'amiral!»—les matelots répondant: «Vivent les +zouaves!»</p> + +<p>Au commandement, ou au sifflet des maîtres de manœuvre, ces immenses +cris étaient réglés, de manière qu'ils partaient à l'unisson et que les +paroles s'entendaient claires. Et le beau fracas de ces voix d'hommes +couvrait le bruit des tambours et des cuivres, ébranlait chaque fois +l'air morne, pendant que s'abaissaient et se relevaient lentement, pour +un salut, les pavillons des deux navires, leurs larges étamines +tricolores, éclatantes ce soir-là sur les nuances tristes de la mer et +du ciel.</p> + +<p>Mais, comme encore cela ne dépassait pas le cérémonial coutumier des +départs, le <a name="page_268" id="page_268"></a>commandant des zouaves improvisa une chose qui ne s'était +jamais vue: en passant à l'arrière du cuirassé, sous la galerie où se +tenait notre amiral, faire déployer le drapeau du bataillon, son drapeau +d'Afrique et l'incliner devant lui.</p> + +<p>Alors, à cette apparition, qu'on n'attendait pas, du vieux fétiche aux +trois couleurs, les hourras plus formidables s'élevèrent à nouveau des +mille poitrines de ces exilés,—venus ici, dans ce golfe morose, +sacrifier sans une plainte des années de jeunesse et risquer d'y mourir.</p> + +<p>Et tout cela, c'était de la beauté, de la vie: enthousiasme des jeunes, +des braves, des simples, pour des idées simples aussi, mais superbement +généreuses,—et sans doute éternelles, malgré l'effort d'une secte +moderne pour les détruire...</p> + +<p class="top5">Les cris finissaient et le silence retombait à peine, quand je fus +averti par un timonier que l'amiral me demandait sur sa galerie:</p> + +<p>—Je voulais savoir, me dit-il, si vous étiez sur le pont, si vous aviez +assisté à ça... N'est-ce pas, c'était beau?...<a name="page_269" id="page_269"></a></p> + +<p>Et, tandis qu'il continuait de saluer en souriant le bateau des zouaves +qui s'éloignait, je vis que ses yeux s'étaient voilés de larmes.</p> + +<p class="top5">Il fut vite diminué à notre vue, leur paquebot, toute petite chose en +fuite, traînant sa fumée noire vers les lointains de ce néant sans +contours et de nuance neutre qui était la mer. Cela semblait +invraisemblable que ce petit rien, noyé dans du vide infini, dût un jour +atteindre la France, car on la sentait ce soir à des distances qui +donnaient le vertige, derrière tant de continents et de mers; on savait +cependant qu'au bout d'un mois, de cinq ou six semaines, cela +arriverait; alors quelques-uns de ces matelots, qui criaient si +joyeusement tout à l'heure, regardaient maintenant là-bas, au fond des +grisailles du soir, la disparition de cet atome de paquebot, avec une +expression de figure changée et, dans les yeux, une tristesse d'enfant.<a name="page_270" id="page_270"></a></p> + +<h3><a name="XLVII" id="XLVII"></a>XLVII</h3> + +<p class="date">23 septembre.<br /> +</p> + +<p>Vers le milieu de juillet, le <i>Redoutable</i> avait quitté Nagasaki, pour +retourner en Chine, à Takou, son poste de souffrance. Ensuite, après +deux mois de pénibles travaux, le rembarquement du corps expéditionnaire +étant terminé, nous avons fait route vers le nord du Japon, afin que +tout l'équipage pût respirer un peu d'air froid et salubre, avant de +redescendre du côté de la Cochinchine, si énervante et chaude.</p> + +<p>Et aujourd'hui, nous avons mouillé devant Yokohama, par un de ces temps +frais qui rendent la vie aux anémiés. Nous aurions <a name="page_271" id="page_271"></a>cependant préféré +Nagasaki, mais il n'en est plus question dans le programme de cet hiver, +et il faut sans doute en faire notre deuil, nous ne le reverrons plus.</p> + +<p>Yokohama, il y quinze ans, c'était déjà la ville la plus européanisée du +Japon. Et depuis, le bienfaisant <i>progrès</i> y a marché si vite, que c'est +à n'y plus rien reconnaître. Dans les rues, que des fils électriques +enveloppent à présent comme les mailles sans fin d'une immense toile +d'araignée, quelle mascarade à faire pitié! Chapeaux melons de tous les +styles, petits complets couleur puce ou couleur queue de rat, tous les +vieux stocks de costumes invendables en Europe, déversés à bouche que +veux-tu sur ces seigneurs, qui naguère encore se drapaient de soie. De +vastes comptoirs modernes, où se liquident à la grosse, pour être +exportés en Amérique, des imitations, des déformations truquées de ces +objets d'art, trop maniérés à mon goût, mais singuliers et gracieux, que +les Japonais jadis composaient avec tant de patience et de rêverie.</p> + +<p>Des soldats, partout des soldats, des <a name="page_272" id="page_272"></a>régiments en manœuvre, en parade; +tout à la guerre.</p> + +<p>Pour comble, au tournant d'une rue, me voici dépisté, interviewé, tout +vif et en anglais, par un journaliste à figure jaune, qui porte jaquette +et haut-de-forme... Alors, non, je rentre à bord, ne voulant plus rien +savoir de ce Japon-là!...<a name="page_273" id="page_273"></a></p> + +<h3><a name="XLVIII" id="XLVIII"></a>XLVIII</h3> + +<p class="date">5 octobre.<br /> +</p> + +<p>Et j'ai tenu rigueur à cette ville et à ses entours jusqu'au départ.</p> + +<p>Quelques-uns de mes camarades sont allés visiter le grand arsenal +voisin; ils y ont trouvé un empressement, des nuages de fumée noire +comme au bord de la Tamise, et sont revenus stupéfaits de la quantité de +navires et de machines de guerre que l'on y prépare fiévreusement nuit +et jour.</p> + +<p>D'autres sont allés à Tokio pour accompagner notre amiral à une +réception de Leurs Majestés nipponnes. Dans les rues, ils ont croisé +des<a name="page_274" id="page_274"></a> bandes d'étudiants, qui manifestaient contre l'étranger, et l'un +deux, renversé de son pousse-pousse par malveillance, s'est fracturé le +bras. Ils ont vu l'Impératrice, sous la forme aujourd'hui d'une toute +petite bonne femme, habillée à Paris par quelque bon faiseur, élégante +encore malgré ce déguisement, demeurée jolie, même presque jeune sous +son masque de plâtre, et conservant toujours cet air qu'elle avait +jadis, cet air de déesse offensée de ce qu'on ose la regarder.</p> + +<p>Mais combien je préfère ne l'avoir point revue, et en rester sur +l'exquise image première: cette Impératrice Printemps, au milieu de ses +jardins, environnée de chrysanthèmes fous, et dans des atours jamais +vus, ne ressemblant à aucune créature terrestre.</p> + +<p>Donc, je n'ai plus remis pied à terre, dans ce néo-Japon, tant qu'a duré +notre escale.</p> + +<p>Maintenant nous redescendons vers le sud, tout doucement, par la mer +Intérieure, et ce soir, à la nuit tombante, nous venons de mouiller pour +deux jours devant Miyasima, l'île sacrée, que régissent des lois +spéciales et<a name="page_275" id="page_275"></a> étranges. Elle nous apparaît en ce moment, cette île, +comme un lieu de mystère qui ne veut pas se laisser trop voir. Ce doit +être un bloc de hautes montagnes tapissées de forêts, mais nous en +apercevons tout juste la base délicieusement verte, la partie qui touche +aux plages et à la mer; tout le reste nous est dissimulé par des nuages +gardiens et jaloux, qui pour un peu descendraient traîner jusque sur les +eaux.</p> + +<p>Contre toute attente, il paraît décidé que nous nous arrêterons deux ou +trois semaines à Nagasaki en passant, pour des réparations au navire, et +c'est presque une fête, de revoir tout ce gentil monde féminin, dans +cette baie si jolie. Là au moins, tant de recoins du passé persistent +encore! Et nous emplirons une dernière fois nos yeux, nos mémoires de +mille choses finissantes, qui s'évanouiront demain, pour faire place à +la plus vulgaire laideur.</p> + +<p>Car enfin ce Japon n'avait pour lui que sa grâce et le charme +incomparable de ses lieux d'adoration. Une fois tout cela évanoui, au +souffle du bienfaisant «progrès», qu'y <a name="page_276" id="page_276"></a>restera-t-il? Le peuple le plus +laid de la Terre, physiquement parlant. Et un peuple agité, querelleur, +bouffi d'orgueil, envieux du bien d'autrui, maniant, avec une cruauté et +une adresse de singe, ces machines et ces explosifs dont nous avons eu +l'inqualifiable imprévoyance de lui livrer les secrets. Un tout petit +peuple qui sera, au milieu de la grande famille jaune, le ferment de +haine contre nos races blanches, l'excitateur des tueries et des +invasions futures.<a name="page_277" id="page_277"></a></p> + +<h3><a name="XLIX" id="XLIX"></a>XLIX</h3> + +<p class="date">Dimanche, 6 octobre.<br /> +</p> + +<p>Vraiment ces Japonais parfois vous confondent, vous forcent d'admirer +tout à coup sans réserve, par quelque pure et idéale conception d'art; +alors on oublie pour un temps leurs ridicules, leur saugrenuité, leur +vaniteuse outrecuidance; ils vous tiennent sous le charme.</p> + +<p>Par exemple, cette île sacrée de Miyasima, ce refuge édénique où il +n'est pas permis de tuer une bête, ni d'abattre un arbre, où nul n'a le +droit <i>de naître ni de mourir</i>!... Aucun lieu du monde ne lui est +comparable, et les hommes qui, dans les temps, ont imaginé de la +<a name="page_278" id="page_278"></a>préserver par de telles lois, étaient des rêveurs merveilleux.</p> + +<p>Depuis hier, depuis que nous sommes venus jeter l'ancre en face, le même +ciel bas et obscur ne cesse de peser sur l'île sainte; il nous la +dissimule en partie, il nous dérobe toutes ses forêts d'en haut, comme +ferait un voile posé sur un sanctuaire, et cela ajoute encore à +l'impression qu'elle cause: on dirait qu'elle communique par le faîte +avec le Dieu des nuages.</p> + +<p>Une petite pluie chaude, qui mouille à peine et qui semble parfumée aux +essences de plantes forestières, commence de tomber, quand je me dirige +aujourd'hui en baleinière vers la tranquille plage de cette Miyasima. Et +je vois d'abord des vieux temples, pour mieux dire des vieux portiques +de temples qui s'avancent jusque dans l'eau, des portiques religieux, +posés sur pilotis et reflétés dans cette petite mer enclose, qui n'a +jamais de bien sérieuses fureurs. Je vois un village aussi; mais il n'a +pas l'air vrai, tant les maisonnettes y sont gentiment arrangées parmi +des jardinets de plantes rares; on croirait un village sans utilité, +inventé et bâti<a name="page_279" id="page_279"></a> pour le seul plaisir des yeux. Et au-dessus, tout de +suite l'épaisse verdure commence, l'inviolable forêt séculaire, qui va +se perdre dans les nuées grises...</p> + +<p>Une île d'où l'on a voulu bannir toute souffrance, même pour les bêtes, +même pour les arbres, et où nul n'a le droit de naître ni de mourir!... +Quand quelqu'un est malade, quand une femme est près d'être mère, vite, +on l'emmène en jonque, dans l'une des grandes îles d'alentour, qui sont +terres de douleur comme le reste du monde. Mais ici, non, pas de +plaintes, pas de cris, pas de deuils. Et paix aussi, sécurité pour les +oiseaux de l'air, pour les daims et les biches de la forêt...</p> + +<p>Me voici descendu sur la grève au sable fin, et des verdures +m'environnent de toutes parts, d'humides verdures qui voisinent, +au-dessus de ma tête, avec le ciel bas, et plongent bientôt dans le +mystère des nuages. De chaque côté de la rue ombreuse qui se présente à +moi, s'ouvrent des maisons-de-thé. Elles alternent avec de mignonnes +boutiques à l'usage des pèlerins, qui affluent ici de tous les points de +l'archipel<a name="page_280" id="page_280"></a> nippon; on y vend des petits dieux, des petits emblèmes, +sculptés dans le bois de quelque arbre,—mort de sa belle mort bien +entendu, sans quoi on ne l'aurait point coupé.</p> + +<p>Une route vient ensuite, et me conduit à la baie proche, qui joue un peu +le rôle du tabernacle, dans cet immense lieu d'adoration qu'est l'île +entière. Une route empreinte de tant de sérénité recueillie, qu'on +s'étonne d'y rencontrer quelques passants, quelques Nippons pareils à +ceux d'ailleurs, quelques mousmés qui sourient, tout comme sur une route +banale. Du côté de la mer, elle est bordée par une file de petits +édicules religieux, en granit, qui se succèdent comme les balustres +d'une rampe,—toujours ces mêmes petits édicules au toit cornu, d'une +forme inchangeable depuis les plus vieux temps, et qui, d'un bout à +l'autre du Japon, annoncent l'approche des temples ou des nécropoles, +éveillent pour les initiés le sentiment de l'inconnu ou de la mort. Du +côté de la montagne, on est dominé par les ramures qui se penchent, les +fougères qui retombent; des arbres dont on ne sait plus l'âge étendent +des<a name="page_281" id="page_281"></a> branches trop longues et fatiguées, que l'on a pieusement soutenues +avec des béquilles de bois ou de pierre; des cycas, qui seraient hauts +comme des dattiers d'Afrique, mais qui s'inclinent, se courbent de +vieillesse, ont des supports en bambou, des suspentes en cordes +tressées, pour prolonger le plus possible leurs existences indéfinies. +Et de vagues sentiers montent verticalement à travers ce royaume des +plantes, vont se perdre dans les obscurités d'en haut, parmi les futaies +trop épaisses, parmi les pluies, les orages toujours +suspendus;—sentiers, ou peut-être simples foulées de ces bêtes de la +forêt, qui sont innocentes, ici, et auxquelles personne ne fait de mal.</p> + +<p>De temples, à proprement parler il n'y en a point; c'est l'île qui est +le temple, et, comme je disais, c'est la baie qui est le tabernacle. +Pour la fermer aux profanes, cette baie de la grande sérénité ombreuse, +des portiques religieux à plusieurs arceaux en gardent l'entrée, +s'avancent comme d'imposantes et muettes sentinelles, assez loin dans la +mer; ils sont très élevés, très purs de style ancien, avec des<a name="page_282" id="page_282"></a> parties +qui commencent à crouler par vétusté, surtout vers la base, où ils +reçoivent l'éternelle caresse humide de Benten, déesse de céans. +Au-dessus de leur image éternellement renversée, qui les allonge de +moitié, ils paraissent immenses, et trop sveltes pour être bien réels.</p> + +<p>On peut, si l'on veut, contourner la baie; mais le chemin des pèlerins +la traverse sur un pont sacré, que soutiennent des pilotis et que +recouvre dans toute sa longueur une toiture en planches de cèdre. De +chaque côté de cette voie légère, en équilibre sur l'eau calme, les +emblèmes et les peintures mythologiques se succèdent comme pour les +stations d'une sorte de chemin de croix; il y en a d'un archaïsme à +donner le frisson; on y voit surtout Benten, la pâle et mince déesse de +la mer, entourée de ses longs cheveux comme des ruissellements d'une eau +marine.</p> + +<p>Continuant de suivre la ligne des grèves, je rencontre une étroite +prairie à l'herbe de velours, resserrée entre la plage et la montagne à +pic avec son manteau de verdure. Un hameau de pêcheurs est là, d'une +tranquillité <a name="page_283" id="page_283"></a>paradisiaque, entouré d'altéas à fleurs roses. Devant la +porte de leurs cabanes, les hommes demi-nus, aux musculatures superbes, +raccommodent leurs filets: on dirait une scène de l'âge d'or. (Seuls les +poissons ne bénéficient point de la trêve générale; on les attrape et on +les mange. Ils constituent d'ailleurs la principale nourriture des +Japonais, qui ne sauraient s'en passer.)</p> + +<p>Plus loin, une source jaillit dans un bassin naturel, et voici une +troupe de biches, avec leurs faons, qui descendent de la forêt pour y +boire. Par crainte de les effaroucher, j'avais d'abord ralenti le pas, +mais je comprends bientôt qu'elles n'ont aucune frayeur. Et même, +l'instant d'après, nous nous trouvons cheminer ensemble dans le même +sentier d'ombre, elles si près de moi que je sens leur souffle sur ma +main.</p> + +<p>Le soir, quand je reviens, par la baie que gardent les grands portiques +dans l'eau, autre compagnie de biches encore, qui s'amuse à traverser le +frêle pont sacré, entre les images de dieux ou de déesses. Et, arrivées +au bout,<a name="page_284" id="page_284"></a> les voilà prises d'une soudaine fantaisie de vitesse, où la +peur certainement n'entre pour rien; elles filent alors comme le vent, +puis disparaissent dans les sentiers de la montagne surplombante, et +bientôt sans doute dans les nuages proches,—où quelque divinité d'ici a +dû les appeler.<a name="page_285" id="page_285"></a></p> + +<h3><a name="L" id="L"></a>L</h3> + +<p class="date">Lundi, 7 octobre.<br /> +</p> + +<p>Nous repartons ce matin sans avoir aperçu le sommet de l'île aux +forêts,—le dôme, pourrait-on dire, de cet immense temple vert,—car le +même rideau de nuées persiste à l'envelopper. Et bientôt disparaît +l'abrupt rivage si magnifiquement tapissé de verdure; disparaissent les +portiques religieux, en sentinelle aux abords, avec leurs longs reflets +dans l'eau.</p> + +<p>Nous nous en allons tranquillement sur cette mer Intérieure, qui est +comme un lac immense, aux rives heureuses. Les grandes jonques +anciennes, qui ont des voiles pareilles à des<a name="page_286" id="page_286"></a> stores drapés, circulent +encore en tous sens, poussées aujourd'hui par une brise très douce, +d'une tiédeur d'été. Çà et là, au fond des gentilles baies, on aperçoit +les villages proprets, aux maisonnettes en planches de cèdre, avec +toujours, pour les protéger, quelque vieille pagode perchée au-dessus, +dans un recoin d'ombre et de grands arbres. De loin en loin, un château +de Samouraïs: forteresse aux murailles blanches, avec donjon +noir,—quelqu'un de ces donjons à la chinoise qui ont plusieurs étages +de toitures et qui donnent tout de suite la note d'extrême Asie. Et, +dans ce Japon, les cultures n'enlaidissent pas comme chez nous la +campagne; les champs, les rizières sont des milliers de petites +terrasses superposées; au flanc des coteaux, on dirait, dans le +lointain, d'innombrables hachures vertes.</p> + +<p>C'est déjà, pour un peuple, un rare privilège et un gage de durée, +d'être <i>peuple insulaire</i>; mais surtout c'est une chance unique, d'avoir +une mer intérieure, une mer à soi tout seul où l'on peut en sécurité +absolue ouvrir ses arsenaux, promener ses escadres.<a name="page_287" id="page_287"></a></p> + +<h3><a name="LI" id="LI"></a>LI</h3> + +<p class="date">Jeudi, 10 octobre.<br /> +</p> + +<p>Avant de sortir ce matin de la mer Intérieure, nous nous étions arrêtés, +les derniers jours, dans quelques villages des bords; villages tous +pareils, où semblait régner la même activité physique, et la même +tranquillité dans les esprits. Des petits ports encombrés de jonques de +pêche et où l'on sentait l'acre odeur de la saumure. Des maisons tout en +fine et délicate menuiserie, d'une propreté idéale, gardant l'éclat du +bois neuf. Une population alerte et vigoureuse, singulièrement +différente de celle des villes, bronzée à l'air marin, bâtie en<a name="page_288" id="page_288"></a> force, +en épaisseur, avec un sang vermeil aux joues. Des hommes nus comme des +antiques, souvent admirables, dans leur taille trapue, leur musculature +excessive, ressemblant à des réductions de l'hercule Farnèse. A vrai +dire, des femmes sans grâce, malgré leur teint de santé et leurs cheveux +bien lisses; trop solides, trop courtaudes, avec de grosses mains +rouges. Et d'innombrables petits enfants, des petits enfants partout, +emplissant les sentiers, s'amusant dans le sable, s'asseyant par rangées +sur le bord des jonques comme des brochettes de moineaux. Ce peuple ne +tardera pas à étouffer dans ses îles, et fatalement il lui faudra se +déverser autre part.</p> + +<p>Dans les campagnes, en s'éloignant de la rive, même population +laborieuse et râblée; ce n'est plus à la pêche, ici, que se dépense la +vigueur des hommes; c'est aux travaux de cette terre japonaise, dont +chaque parcelle est utilisée avec sollicitude. Les milliers de rizières +en terrasses, qu'on apercevait du large, sont entretenues fraîches par +des réseaux sans fin de petits conduits en bambou, de petits <a name="page_289" id="page_289"></a>ruisselets +ingénieux; tout cela a dû coûter déjà une somme de travail énorme, et +atteste les patiences héréditaires de plusieurs générations +d'agriculteurs aux infatigables bras.</p> + +<p>C'est dans ces champs tranquilles que le Mikado compte trouver, quand +l'heure sera venue, des réserves pour ses armées. Et ils feront +d'étonnants soldats, ces petits paysans extra-musculeux, au front large, +bas et obstiné, au regard oblique de matou, sobres de père en fils +depuis les origines, sans nervosité et par suite sans frisson devant la +coulée du sang rouge, n'ayant d'ailleurs que deux rêves, que deux +cultes, celui de leur sol natal et celui de leurs humbles ancêtres.</p> + +<p>Ils étaient des privilégiés et des heureux de ce monde, ces paysans-là, +jusqu'au jour où l'affolement contagieux, qu'on est convenu d'appeler le +progrès, a fait son apparition dans leur pays. Mais à présent voici +l'alcool qui s'infiltre au milieu de leurs calmes villages; voici les +impôts écrasants et augmentés chaque année, pour payer les nouveaux +canons, les nouveaux cuirassés, toutes les infernales <a name="page_290" id="page_290"></a>machines; déjà +ils se plaignent de ne pouvoir plus vivre. Et bientôt on les enverra, +par milliers et centaines de milliers, joncher de leurs cadavres ces +plaines de Mandchourie, où doit se dérouler la guerre inévitable et +prochaine... Pauvres petits paysans japonais!...</p> + +<p>Donc, nous avons quitté aujourd'hui dans la matinée ce délicieux lac du +vieux temps qu'est la mer Intérieure. Et ce soir, à nuit close, nous +sommes revenus mouiller dans la baie aux mille lumières, devant la ville +de madame Prune,—autant dire chez nous, car à la longue, il n'y a pas à +dire, nous nous sentons presque des gens de Nagasaki.</p> + +<p>Une bonne nouvelle nous attendait du reste à l'arrivée, une dépêche +annonçant que le <i>Redoutable</i> rentrera en France au mois de janvier +prochain, après ses vingt mois de campagne. Et tout le monde, officiers +et matelots, s'est endormi dans la joie.<a name="page_291" id="page_291"></a></p> + +<h3><a name="LII" id="LII"></a>LII</h3> + +<p class="date">Mardi, 15 octobre.<br /> +</p> + +<p>Après beaucoup de tergiversations, de contre-ordres, nous voici +cependant de retour dans ce Nagasaki, que je ne pensais plus jamais +revoir: je me dis cela, dès ce matin au réveil, et, d'avance, je m'en +amuse tant! Au moins trois semaines à y rester, et pendant la plus +délicieuse saison de l'année, les jardinets pleins de fleurs, le tiède +soleil d'octobre mûrissant les mandarines et les kakis d'or, du haut +d'un ciel tout le temps bleu.</p> + +<p>Mon empressement joyeux à m'habiller pour aller courir est comme un +regain de ce que<a name="page_292" id="page_292"></a> j'éprouvais, tout enfant, chaque fois que je venais +d'arriver chez mes cousins du Midi, où se passaient mes vacances; je ne +tenais pas en place, le premier matin, dans ma hâte d'aller rejoindre +mes petits camarades de l'autre été, d'aller revoir des coins de bois où +l'on avait fait tant de jeux, des coins de vignes où l'on avait tant ri +aux vendanges d'antan...</p> + +<p>Je me retrouve tel aujourd'hui, ou peu s'en faut, ce qui prouve +décidément que le Japon possède encore un charme d'unique et +ensorcelante drôlerie. Vite une embarcation, ensuite un pousse-pousse +rapide, et je suis enfin dans les gentilles rues, cueillant au passage +des révérences de petites amies quelconques, mousmés, guéchas, +marchandes de bibelots, qui rient sous le soleil, au milieu d'une fête +générale de couleurs et de lumière.</p> + +<p>La boutique de madame L'Ourse éclate de loin, comme un énorme et frais +bouquet sur fond sombre; tout son étalage est de roses roses et de +chrysanthèmes jaunes. En face, les soubassements énormes de la nécropole +et des temples, murs ou rochers primitifs, ont des<a name="page_293" id="page_293"></a> garnitures, comme +des volants de dentelles vertes, en capillaires, avec çà et là des +grappes de campanules qui retombent.</p> + +<p>C'est chez la mousmé Inamoto que je me rends d'abord, il va sans dire.</p> + +<p>Pour être aperçu d'elle qui ne m'attend point, il faut me risquer jusque +dans la cour de la pagode où elle demeure, et me poster au guet, +derrière le tronc d'un cèdre de cinq cents ans. Jamais je n'avais fait +une station si longue, caché et observant tout, dans ce lieu vénérable +où vit Inamoto, ce lieu où son âme s'est formée, singulière et tellement +respectueuse de tous les antiques symboles d'ici. L'herbe pousse entre +les larges dalles de cette cour, où les fidèles ne doivent plus beaucoup +venir; des cycas se dressent au milieu, sur des tiges géantes, et +l'arbre qui m'abrite étend des branches horizontales étonnamment +longues, qui se seraient brisées depuis un siècle si des béquilles ne +les soutenaient de place en place. On est environné de terrasses qui +supportent des bouddhas en granit et des tombes: on est dominé par toute +la masse de la montagne<a name="page_294" id="page_294"></a> emplie de sépultures. Juste devant moi, il y a +le vieux temple de cèdre, jadis colorié, doré, laqué, aujourd'hui tout +vermoulu et couleur de poussière; de chaque côté de la porte close, les +deux gardiens du seuil, enfermés dans des cages comme des bêtes +dangereuses, dardent depuis des âges leurs gros yeux féroces, et +maintiennent leur geste de furie.</p> + +<p>Je veille comme un trappeur en forêt. Au Japon, rien de bien terrible ne +peut se passer, je le sais bien; mais je regretterais tant de lui causer +le moindre ennui, à la pauvre petite innocente que je suis venu +troubler!... Personne... Aucun bruit, que celui de la chute légère des +feuilles d'octobre. Et tant de calme autour de moi, tant de calme que +l'attitude de ces deux forcenés dans leur cage ne s'explique plus... Ce +silence commence de m'inquiéter. Est-ce que tout serait abandonné +alentour, et ma petite amie envolée...</p> + +<p>Avec un gémissement de vieille ferrure, la porte du temple enfin +s'ouvre, et c'est Inamoto elle-même qui paraît, en robe simplette, les +manches retroussées, un balai à la main, <a name="page_295" id="page_295"></a>poussant les feuilles mortes +en jonchée sur les marches. Oh! si jolie, entre les deux grimaces +atroces des divinités du seuil, qui grincent les dents derrière leurs +barreaux!</p> + +<p>Un brusque nuage rose apparaît sur ses joues; en moins d'une seconde, +elle a jeté son balai à terre, baissé l'une après l'autre ses deux +manches pagodes, pour courir vers moi, dans un élan d'enfantine et +franche amitié...</p> + +<p>Mais comme elle m'étonne de n'avoir pas peur, elle si craintive +d'ordinaire!...</p> + +<p>C'est que je suis tombé, paraît-il, à un moment choisi comme à miracle: +ses petits frères, à l'école; sa servante, en ville; son père, qui ne +sort jamais, jamais, parti depuis un instant pour conduire à sa dernière +demeure un ami bonze. Verrouillé, le grand portail en bas, par où +quelque pèlerin aurait pu venir. Donc c'est la sécurité complète et nous +sommes chez nous.</p> + +<p>De l'île sacrée, j'ai apporté pour elle une petite déesse de la mer, en +ivoire, qu'elle cache dans sa robe. Et elle rit, de son joli rire de +mousmé, qui n'est pas banal comme celui des autres; elle rit parce +qu'elle est contente,<a name="page_296" id="page_296"></a> émue, parce qu'elle est jeune, parce que le +soleil est clair, le temps limpide et berceur.</p> + +<p>—Veux-tu venir voir notre temple? propose-t-elle.</p> + +<p>Et nous pénétrons dans le vieux sanctuaire obscur, empli de symboles +agités, de formes contournées, de gestes menaçants qui s'ébauchent dans +l'ombre. Un peu de paix seulement vers le fond, où des lotus d'or, dans +de grands vases, s'étalent et se penchent avec une grâce de fleurs +naturelles, devant une sorte de tabernacle voilé d'ancien brocart. Mais +sur les côtés, des dieux de taille humaine, rangés contre les murs, +gesticulent avec fureur. Et, au plafond, embusqués entre les solives, +des êtres vagues, moitié reptile, moitié racine ou viscère, nous +regardent avec de gros yeux louches.</p> + +<p>—Veux-tu venir voir ma maison? dit-elle ensuite.</p> + +<p>Et j'entre, après m'être poliment déchaussé, dans un logis centenaire, +mais propre et blanc, où la nudité des parois et l'élégance d'un vase de +bronze, empli de fleurs, témoignent de la distinction des hôtes. L'autel +des ancêtres, en<a name="page_297" id="page_297"></a> laque rouge et or, très enfumé par l'encens, est +encore fort beau, et très longues sont les généalogies inscrites sur les +saintes tablettes.</p> + +<p>Épouvantée tout à coup, comme de quelque sacrilège commis en me montrant +cela, ma petite amie me regarde, au fond des yeux, avec une +interrogation ardente.—Mais non, mes yeux à moi n'expriment rien +d'ironique, du respect au contraire, et je ne souris pas. Alors, sa +jeune conscience aussitôt se calme; elle m'ouvre des coffrets en forme +d'armoire, enfermant chacun une divinité dorée qu'elle vénère.</p> + +<p>Bientôt l'heure d'aller ouvrir le portail en bas de la cour, à cause des +petits frères qui vont rentrer de l'école. Et elle me reconduit, par le +sentier vertical aux marches de terre, jusqu'à la jungle murée, là-haut, +où se donnaient nos rendez-vous autrefois, et d'où je m'en irai par +escalade comme j'étais venu.</p> + +<p>Ainsi nous nous retrouvons ensemble, dans ce même bois, qui nous réunira +encore presque chaque soir pendant au moins trois semaines,—quand +j'avais si bien cru que c'était fini, qu'entre nous était tombé le +rideau de plomb<a name="page_298" id="page_298"></a> d'une séparation sans retour, sans lettres possibles, +aggravé d'immédiat et éternel silence...</p> + +<p class="top5">—Quel dommage, me dit une heure plus tard mademoiselle Pluie-d'Avril, +assise sur les nattes blanches de son logis, avec M. Swong dans les +bras,—quel dommage que tu ne sois pas venu tout droit chez nous ce +matin!... Ma grand'mère t'aurait indiqué... Tu serais allé vite à la +pagode du Cheval de Jade, où il y avait une grande fête et des danses +religieuses; nous y étions presque toutes, les meilleures danseuses de +Nagasaki, et moi je me tenais en haut, comme sur un nuage; je faisais le +rôle d'une déesse, et je lançais des flèches d'or. Mais, ajoute-t-elle, +demain après-midi, tu m'entends bien, c'est la fête des guéchas et des +maïkos; ça ne se fait qu'une fois l'an; nous sortirons toutes en beau +costume, par groupes, sous des dais magnifiques, et nous représenterons +des scènes de l'histoire, sur des estrades que l'on nous aura préparées +dans les rues. Ne va pas manquer ça, au moins!<a name="page_299" id="page_299"></a></p> + +<p>En approchant de chez madame Renoncule, je faisais de louables efforts +pour être ému. C'est que, vraisemblablement, j'allais y rencontrer les +époux Pinson, ma belle-mère m'ayant annoncé autrefois qu'ils viendraient +avec l'automne s'installer auprès d'elle.</p> + +<p>Frais superflus, inutile dérangement de cœur: à la suite d'un pèlerinage +efficace à certain temple, très recommandé pour les cas rebelles comme +le sien, madame Chrysanthème, après quatorze ans de mariage stérile, +s'était tout à coup sentie dans une position intéressante très avancée, +qui n'avait pas permis de songer à un plus long voyage.—Et ce n'est pas +sans une teinte d'orgueil maternel que madame Renoncule me fait part de +telles espérances.</p> + +<p>Allons, le sort en est jeté, nous ne nous reverrons point. Après tout, +c'est plus correct ainsi. Et puis, il faut savoir se mettre à la place +de son prochain: M. Pinson n'aurait-il pas éprouvé quelque gêne à m'être +présenté?</p> + +<p class="top5">Mon Dieu, qu'est-ce qu'il se passe donc chez madame Prune? Ce n'est pas +le même incident<a name="page_300" id="page_300"></a> que chez madame Chrysanthème, les suites d'un +pèlerinage trop efficace?... Non, vraiment je me refuse à le croire... +Cependant je vois sortir de chez elle un médecin; puis deux commères +affairées qui ont des visages de circonstance. Et je presse le pas, très +perplexe.</p> + +<p>L'aimable femme est étendue sur un matelas léger; les formes, +dissimulées par un <i>fton</i>,—qui est une couverture avec deux trous +garnis de manches pour passer les bras.—La tête, qui repose sur un +petit chevalet en bois d'ébène, me paraît plutôt engraissée, mais avec +je ne sais quoi de calmé, de moins provocateur dans le regard. Et je +m'étonne surtout du peu d'émotion que paraît causer ma présence.</p> + +<p>Deux dames agenouillées s'occupent à lui faire avaler une prière, écrite +sur papier de riz qu'elles pétrissent en boule, comme une pilule. Et +debout se tient une personne que je n'avais pas vue depuis quinze ans, +mais qui certes me reconnaît, et qu'un grain de beauté sur la narine +gauche me permet aussi d'identifier au premier coup d'œil: mademoiselle +Dédé, l'ancienne servante du ménage Sucre et Prune,<a name="page_301" id="page_301"></a> devenue aujourd'hui +une imposante matrone, un peu marquée, mais agréable encore.</p> + +<p>Avec un sourire spécial, gros de confidences intimes, mademoiselle Dédé, +qui a vu mon émoi, me donne d'abord à entendre que ce n'est rien de +grave.</p> + +<p>Dans le jardin où elle me reconduit ensuite,—car je ne prolonge pas +davantage une entrevue qui semble à peine plaire,—elle m'explique +comment madame Prune, après une jeunesse interminable, vient de +traverser enfin, et victorieusement du reste, certaine crise, certain +tournant de la vie par où les autres femmes passent toutes, mais en +général nombre d'années plus tôt.</p> + +<p>Elle me conte aussi qu'elle-même, Dédé-San, après avoir consacré +quatorze années de sa jeunesse à l'une des maisons les mieux fréquentées +du Yochivara, se voit aujourd'hui revenue de tant d'illusions, de tant +et tant qu'elle a résolu de se retirer, avec son petit pécule, sous +l'égide indulgente de madame Prune.<a name="page_302" id="page_302"></a></p> + +<h3><a name="LIII" id="LIII"></a>LIII</h3> + +<p class="date">Mercredi, 16 octobre.<br /> +</p> + +<p>—Ne va pas manquer cela, au moins! m'avait dit hier mademoiselle +Pluie-d'Avril, en me parlant de la fête d'aujourd'hui.</p> + +<p>Et le beau soleil de une heure me trouve à flâner, dans les rues par où +les petites fées doivent passer.</p> + +<p>Un premier dais, là-bas, s'avance lentement, suivi d'un cortège de +curieux. Il est rond et semble une immense ombrelle plate. Au-dessus +tremble une folle végétation de lotus roses, plus grands que nature. Il +est très nettement cerclé par un large bourrelet de velours <a name="page_303" id="page_303"></a>funéraire, +où se reconnaît le goût de ce peuple pour la couleur noire et aussi pour +la précision des contours. Un seul homme porte péniblement l'édifice, +par une hampe centrale, comme serait le manche d'un parasol. Et des +draperies de brocart d'or, qui retombent en rideaux à demi fermés, +laissent entrevoir là-dessous cinq ou six dames nobles d'autrefois, +ayant bien douze ans chacune: des figures qui paraissent encore plus +enfantines, encadrées par de si solennelles perruques,—et peintes, et +attifées avec quel art stupéfiant et lointain!... Mais je ne connais +personne dans ce petit monde. Passons.</p> + +<p>Un quart d'heure après, rencontre d'un nouveau dais, cerclé de velours +noir comme le précédent, mais au-dessus duquel des branches d'érable à +feuilles rouges, en place des lotus, simulent une broussaille de forêt. +On me sourit là dedans; deux ou trois des invraisemblables petites +bonnes femmes, aperçues entre les rideaux de brocart, me disent bonjour: +danseuses, que j'ai vaguement connues dans quelque maison-de-thé. Mais +ce n'est pas ce que je cherche. Passons encore!<a name="page_304" id="page_304"></a></p> + +<p>Troisième dais qui apparaît dans le lointain, avec aussi son bourrelet +noir. Il est surmonté, celui-là, d'un cerisier en fleurs, chaque rameau +tout neigeux de frais pétales blancs; un cerisier si bien imité qu'il +apporte presque une impression de printemps frileux au milieu de ce +tiède automne. C'est du reste le dais le plus riche, et aussi le plus +suivi: derrière, cheminent une centaine d'enfants, mouskos<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a> ou +mousmés, qui viennent sans doute de s'échapper de l'école, car ils ont +encore sur le dos leur carton et leurs livres... Oh! mais qu'est-ce +qu'il y a là-dessous, quels étranges petits êtres?... Des petits +guerriers d'autrefois, armés de pied en cap, portant beau et farouche, +mais lilliputiens, et paraissant plus comiques encore auprès du solide +garçon qui tient à l'épaule la hampe du dais somptueux.</p> + +<p>Et un de ces petits personnages, qui ressemble au chat botté, passe +entre les rideaux sa tête casquée, pour me faire signe, et encore signe, +avec une singulière insistance.—Est-ce <a name="page_305" id="page_305"></a>possible? Pluie-d'Avril!... +Pluie-d'Avril en samouraï à deux sabres! Non, jamais je ne l'avais vue +si étonnante et si drôle; une cuirasse, toute une armure, un casque et +des cornes; sur le minois, des traits au pinceau pour donner l'air +terrible qu'ont les guerriers des vieilles images, et, par je ne sais +quel procédé spécial, des sourcils remontés jusqu'au milieu du front. +Auprès d'elle, son amie Matsuko, en samouraï également, la figure aussi +peinturlurée dans le genre féroce, et les sourcils changés de place. Et +puis trois ou quatre nobles douairières, dans les douze ou treize ans, +fort blasonnées, avec des robes à traîne.</p> + +<p>Cette fois, je fais cortège, bien entendu.</p> + +<p>A certain carrefour, le mieux fréquenté de la ville, une estrade était +dressée, sur laquelle tous ces petits guignols exquis prennent place +avec dignité.</p> + +<p>Alors commence une scène historique de haute allure. Pluie-d'Avril, qui +a le premier rôle et brandit son sabre en beaux gestes du tragédie, +déclame tout le temps sur sa plus grosse voix de moumoutte en colère. +Une voix<a name="page_306" id="page_306"></a> qu'elle tire on ne sait comment du fond de son gosier menu. +Une voix qui, parfois, tourne, se dérobe en son de petite flûte, en +fausset de petit enfant,—et c'est alors qu'elle est le plus +adorablement impayable, ma sérieuse tragédienne.<a name="page_307" id="page_307"></a></p> + +<h3><a name="LIV" id="LIV"></a>LIV</h3> + +<p class="date">Jeudi, 17 octobre.<br /> +</p> + +<p>Dans le cabinet particulier de la maison-de-thé, où je les ai mandées +aujourd'hui pour leur faire compliment, elles arrivent languissantes et +en négligé intime, mes deux petites amies, Pluie-d'Avril et Matsuko qui +ne boude plus. Elles n'ont apporté ni masques ni guitares, sachant bien +que ce n'est point comme autrefois pour leurs chants et leurs danses, +mais pour elles-mêmes que je continue de venir les voir, en vieux +camarades que nous sommes à présent.</p> + +<p>Mais sont-elles changées! Ce n'est pas <a name="page_308" id="page_308"></a>seulement la fatigue d'hier, il +y a autre chose... Ah! leurs sourcils qui manquent! Elles les avaient +rasés, les petites barbares, pour s'en mettre de postiches à deux +centimètres plus haut! Les voilà donc presque vilaines, jusqu'à ce +qu'ils aient repoussé. Et puis, aucun apprêt dans la chevelure, point de +coques élégantes ni de piquets de fleurs; les cheveux encore tout collés +et tout plats, comme la veille sous les casques lourds, elles +ressemblent à deux pauvres petites moumouttes qui seraient tombées à +l'eau et en garderaient encore le poil mouillé. Presque vilaines, oui, +mais fines et mignonnes créatures quand même.</p> + +<p>Elles m'ont apporté leurs photographies promises, auxquelles il s'agit +maintenant de mettre la dédicace. Et, sur leur ordre, des mousmés +servantes déposent à leurs côtés, par terre, une boîte à écrire en +laque, avec pinceaux délicats, encre de Chine, godets, l'attirail qu'il +faut. C'est par terre aussi qu'elles sont assises, et c'est par terre +aussi que tout cela va se passer, bien entendu. D'abord elles discutent +gravement sur les termes, et même, je crois, sur<a name="page_309" id="page_309"></a> certain point obscur +d'orthographe. Et puis, à main levée, à main sûre et vive, elles tracent +de haut en bas, sur les petits cartons où est leur image, un grimoire +sans doute fort aimable, que je me ferai traduire plus tard.</p> + +<p>A présent, laissons-les se reposer, d'autant plus que le soleil +d'automne rayonne dehors, mélancolique et doux, et qu'Inamoto m'attend +sur la délicieuse montagne,—où partout les fougères sont devenues +longues, longues, dans leur dernier développement de fin d'été, et où +déjà les sentiers se parent de tapis couleur de rouille et d'or, à la +chute des feuilles mortes.</p> + +<p class="top5">Qu'elles auront donc passé vite et légèrement, ces trois dernières +semaines dans la ville de madame Prune. Est-ce possible qu'elles soient +déjà si près de finir?</p> + +<p>Aujourd'hui, vrai dimanche d'automne, premier jour sombre, froid; les +montagnes alentour, comme écrasées sous un ciel bas et lugubre.</p> + +<p>Et puis, éternels changements de la vie maritime: hier, on était encore +tout à la joie de<a name="page_310" id="page_310"></a> cette dépêche, annonçant le retour du <i>Redoutable</i> en +France; aujourd'hui, découragement sans bornes en présence d'un nouveau +contre-ordre qui maintient le navire et son équipage une troisième année +dans les mers de Chine. Mes plus proches camarades et moi, nous +rentrerons quand même au printemps prochain, par quelque paquebot, avec +notre amiral dont nous composons la suite; mais nos pauvres matelots +resteront à bord, exilés pour une année de plus, y compris le +mélancolique fiancé, avec sa petite caisse de présents et sa pièce de +soie blanche pour la robe de mariée.</p> + +<p>De toute façon, si le <i>Redoutable</i> plus tard revient à Nagasaki, je n'y +serai plus, et quand il quittera ce pays mercredi prochain pour faire +route vers l'Annam, il me faudra dire l'éternel adieu à toute +japonerie...</p> + +<p>Aujourd'hui, mon suprême rendez-vous dans la montagne avec Inamoto, ma +gentille amie, que son père emmène demain je ne sais où, dans +l'intérieur de l'île, bien loin d'ici. Sous le ciel obscur, je +m'achemine donc une dernière<a name="page_311" id="page_311"></a> fois vers le vieux parc abandonné, +là-haut, en pleine ville des morts. Par ce temps gris, automnal pour la +première fois de la saison, je retrouve dans les chemins grimpants, +parmi les feuilles mortes et les longues fougères somptueuses, mes +nostalgies de l'automne passé. Combien m'étaient déjà familières les +moindres choses de ces parages, chaque tournant des sentiers, chaque +tombe enlacée de son lierre japonais aux feuilles en miniature, et les +vieux petits bouddhas de granit au sourire d'enfant mort, et les lichens +vert pâle sur le tronc des grands cèdres... Vraiment je n'arrive pas à +me figurer que tout cela, je ne le reverrai jamais, jamais plus.</p> + +<p>De l'autre côté du mur aux fines capillaires, Inamoto m'attendait, +agitée, inquiète, disant que je n'étais pas à l'heure, que son père +allait l'appeler, qu'on aurait à peine le temps de se voir.</p> + +<p>Est-ce possible qu'au fond de sa petite âme il y ait eu sincèrement un +peu d'amitié pour moi? Il le faut bien, à ce qu'il semble, pour qu'elle +soit tout le temps revenue. Et d'ailleurs<a name="page_312" id="page_312"></a> je ne crois pas que +l'affection ait toujours besoin de paroles, de connaissance approfondie, +ni même de cause raisonnable quelconque; elle peut jaillir comme cela, +d'un regard, d'une expression d'yeux, d'un rien moindre encore, qui +échappe à toute analyse.</p> + +<p>Et maintenant il va falloir se séparer d'une façon brusque et absolue +sans même de lettres pour se rappeler l'un à l'autre, sans communication +possible, jamais. C'est comme une brutale coupure de sabre, entre nos +deux existences pendant un an rapprochées.</p> + +<p>On l'appelle d'en bas, dans la cour de la pagode, sur un ton de +commandement. Elle répond: «Oui, mon père, je viens.» Je n'avais jamais +entendu sa voix, à elle, vibrer si loin, une voix claire et jolie. +Allons, il faut se dire adieu. Et je l'embrasse, ce que je n'avais pas +osé faire encore; une embrassade de bonne amitié attristée. Elle croit +devoir me rendre mon baiser,—et s'y prend avec tant de gentille +gaucherie, comme un bébé qui ne sait pas!... On dirait qu'elle n'a +jamais de sa vie embrassé personne.<a name="page_313" id="page_313"></a></p> + +<p>Au fait, s'embrassent-ils entre eux, les Japonais? Je ne l'ai jamais vu. +Même les petites mamans nipponnes, qui sont si tendres, n'ont jamais, en +ma présence, mis un baiser sur la joue de leur enfant-poupée.</p> + +<p>On appelle à nouveau d'en bas. Elle va quitter Nagasaki tout à l'heure, +son petite bagage prêt, ses socques et son parapluie; impossible de +prolonger... Et l'instant de la séparation s'éclaire tout à coup d'une +sorte de feu de Bengale, comme pour un effet au théâtre: c'est le soleil +couchant qui, au bas de l'horizon, vient d'apparaître dans une déchirure +du grand nuage en voûte fermée; alors les mille tiges des bambous ont +l'air d'avoir été soudainement peintes à l'or rouge. Elle se sauve, la +mousmé, qui aujourd'hui ne pourra même pas, comme les soirs habituels, +risquer les yeux par-dessus l'enclos pour surveiller ma fuite au milieu +des tombes. Et, en escaladant le mur, j'arrache cette fois une poignée +de capillaires, que j'emporte.</p> + +<p>Il y a maintenant un reflet d'incendie sur la montagne des morts, que le +soleil illumine en<a name="page_314" id="page_314"></a> plein; la nécropole où j'aimais tant venir se met en +frais pour mon dernier soir.</p> + +<p>Je m'en allais avec lenteur, dans les petits sentiers encombrés de +fougères, et, m'étant retourné par hasard, voici que j'aperçois, là-bas +au-dessus du mur, les cheveux noirs, le gentil front et les deux yeux +qui avaient coutume de me regarder descendre. Elle est donc revenue sur +ses pas, la mousmé!... Et le sentiment qui l'a ramenée là me touche +infiniment plus que tout ce qu'elle aurait pu me dire. J'ai envie de +remonter. Mais elle me fait signe: non, trop tard, et il y a un danger, +adieu!...</p> + +<p>Pourtant, je l'oublierai dans quelques jours, c'est certain. Quant à ces +capillaires que j'ai prises, par quelque rappel instinctif de mes +manières d'autrefois, il m'arrivera bientôt de ne plus savoir d'où elles +viennent, et alors je les jetterai—comme tant d'autres pauvres fleurs, +cueillies de même, dans différents coins du monde, jadis, à des heures +de départ, avec l'illusion de jeunesse que j'y tiendrais jusqu'à la +fin...<a name="page_315" id="page_315"></a></p> + +<h3><a name="LV" id="LV"></a>LV</h3> + +<p class="date">Lundi, 28 octobre.<br /> +</p> + +<p>Encore les nuages bas et sombres, avec un de ces premiers brouillards +qui annoncent l'hiver.</p> + +<p>Pour moi, l'âme de ce pays s'en est un peu allée hier au soir avec la +mousmé Inamoto, je le sens bien.</p> + +<p>J'ai préféré ne pas retourner seul dans son vieux parc, ni dans la +nécropole alentour, et ma promenade d'aujourd'hui, sans but, sur une +montagne à peu près déserte que je ne connaissais point, m'a fait +rencontrer par hasard le sentier des cadavres... Ils passaient devant<a name="page_316" id="page_316"></a> +moi, tandis que j'étais assis tout au bord du chemin, sous la véranda +d'une maison-de-thé isolée, misérable et de mauvais aspect, où l'on +avait paru très surpris de me voir. Ils passaient chacun dans une espèce +de grande cuve enveloppée de drap blanc et attachée à un bâton que deux +portefaix à mine spéciale tenaient sur l'épaule. Sans cortège, seuls et +sournois, ils allaient se faire brûler, un peu plus haut, dans la +brousse, me frôlant presque de leur linceul drapé,—moi qui ne savais +pas, moi qui trouvais seulement un peu étranges et inquiétantes ces +cuves enveloppées, allant toutes vers le même endroit comme à un +rendez-vous. Au cinquième qui passa, le brusque soupçon vînt me faire +frissonner: j'avais senti une odeur de pourriture humaine.</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'ils emportent, ces hommes? demandai-je à la vieille +pauvresse qui versait mon thé.</p> + +<p>—Comment, tu ne sais pas?</p> + +<p>Et elle acheva sa réponse par une plaisanterie macabre, fermant les +yeux, ouvrant sa bouche édentée et s'affaissant tout de travers,<a name="page_317" id="page_317"></a> la +tête dans sa main... Oh! non, j'aurai préféré n'importe quels mots à +cette mimique effroyable... Horreur, j'étais à deux pas des bûchers, +dans la maison-de-thé des brûleurs et des croque-morts!</p> + +<p>En me sauvant, par le sentier de descente, j'en croisai encore un autre, +qui montait à la fête avec son petit. Sa cuve était énorme, à celui-là, +et il devait peser lourd, si l'on en jugeait par l'expression angoissée +des deux portefaix en sueur; quant à son petit, un enfant tout jeune +sans doute, il s'en allait dans un seau, également enveloppé de linge +blanc, que l'un des deux croque-morts s'était pendu à la ceinture. Et, +tant le chemin était étroit, il fallut me jeter dans les épines et les +fougères pour n'être point frôlé. Quelle figure cela pouvait-il avoir, +ce qui était accroupi dans cette cuve, quelle sorte de grimace cela +pouvait-il bien faire à madame la Mort?...</p> + +<p>Ainsi j'avais habité longuement Nagasaki à plusieurs reprises, sans +découvrir où on les brûlait, tous ces cadavres, avant de les promener si +allègrement en ville dans leur <a name="page_318" id="page_318"></a>gentille châsse, avec cortège de fleurs +artificielles et de mousmés en robe blanche. Non, ce n'était +qu'aujourd'hui, par ce temps brumeux d'hiver, rendant lugubres toutes +choses, et à la veille même de m'en aller pour toujours, que je devais +tomber par hasard sur le lieu clandestin de cette cuisine...<a name="page_319" id="page_319"></a></p> + +<h3><a name="LVI" id="LVI"></a>LVI</h3> + +<p class="date">Mardi, 29 octobre.<br /> +</p> + +<p>Encore un des matins charmants d'ici; l'avant-dernier, puisque demain, à +la première heure, ce sera le départ. Une aube rosée et adorablement +confuse, sur les grandes montagnes qui entourent le <i>Redoutable</i> et sur +l'appareillage silencieux des jonques de pêche, aux voiles à peine +tendues, glissant toutes vers le large comme ces bateaux de féerie qui +n'ont pas de poids et que l'on fait passer doucement sur de l'eau +imitée.</p> + +<p>C'est étrange, je me sens plus triste à ce départ qu'à celui d'il y a +quinze ans,—sans<a name="page_320" id="page_320"></a> doute parce que tout l'inconnu de la vie n'est plus +en avant de mon chemin, et que je suis à peu près sûr aujourd'hui de ne +revenir jamais.</p> + +<p>Demain donc, ce sera fini du Japon; le grand large nous aura repris, le +grand large apaisant et bleu, qui fait tout oublier. Et nous irons vers +le soleil; dans cinq ou six jours, nous serons dans les pays d'éternelle +chaleur, d'éternelle lumière...</p> + +<p>Tant d'adieux j'ai à faire aujourd'hui, ayant su me créer en ville de si +brillantes relations: madame L'Ourse, madame Ichihara, madame Le Nuage, +madame La Cigogne, etc.!</p> + +<p>Un temps à souhait; un doux soleil d'arrière-saison, qui rayonné sur mon +dernier jour. Il n'y a vraiment pas de pays plus joli que celui-là, pas +de pays où les choses, comme les femmes, sachent mieux s'arranger, avec +plus de grâce et d'imprévu, pour amuser les yeux. C'est le pays lui-même +que je regretterai, plus sans doute que la pauvre petite mousmé Inamoto; +ce sont les montagnes, les temples, les verdures, les bambous, les +fougères. Et, tous les<a name="page_321" id="page_321"></a> recoins qui me plaisaient, j'ai envie cet +après-midi de les revoir encore.</p> + +<p>En allant prendre congé de madame L'Ourse, je passe devant une pagode où +il y a fête et pèlerinage; depuis quinze ans je n'avais plus revu de ces +fêtes-là et je les croyais tombées en désuétude. C'est un de ces lieux +d'adoration, au flanc de la montagne, où l'on grimpe par des escaliers +en granit de proportions colossales. Suivant l'usage, le vieux +sanctuaire en bois de cèdre, qu'on aperçoit là-haut, est enveloppé pour +la circonstance d'un velum blanc, sur lequel tranchent de larges blasons +noirs, d'un dessin ultra-bizarre, mais simple, précis et impeccable. Et +la porte ouverte laisse voir, même d'en bas, les dorures des dieux ou +des déesses assis au fond du tabernacle.</p> + +<p>Des mendiants estropiés, des idiots rongés de lèpre ont pris place au +soleil d'automne des deux côtés de l'escalier pour recevoir les +offrandes des pèlerins. Et un pauvre petit chat, galeux et crotté, est +aussi venu d'instinct s'aligner avec ces échantillons de misères.<a name="page_322" id="page_322"></a></p> + +<p>Mais comme il y a peu de fidèles! Décidément la foi se meurt, dans cet +empire du Soleil-Levant. Quelques bons vieux, quelques bonnes vieilles, +qui se préparent à fixer bientôt dans cette montagne leur résidence +éternelle, grimpent avec effort, à pas menus, courbés, leur parapluie +sous le bras; ils ont l'air bien naïf, bien respectable; ils traînent +des bébés par la main; et les socques en bois de ces braves gens, +enfants ou vieillards, font clac, clac, sur le granit des marches.</p> + +<p>Au premier palier, à mi-hauteur, stationne un groupe de petites mousmés +ravissantes, d'une dizaine d'années, qui sortent de l'école avec leur +carton sous le bras. Que regardent-elles ainsi, avec tant d'attention et +de stupeur, ces petites beautés de demain?—Oh! une horrible chose; un +vieux mendiant aux yeux obscènes et goguenards, qui est là couché, +étalant avec complaisance devant lui un innomable tas de chair +hypertrophiée, de la grosseur d'un quartier de porc... Et c'est on ne +peut plus japonais, cet assemblage; ces gracieuses petites écolières à +côté de cette monstruosité<a name="page_323" id="page_323"></a> qui, chez nous, serait internée tout de +suite par la police des mœurs.</p> + +<p class="top5">Je me rends ensuite chez madame Renoncule. Très corrects, très bien, +avec juste la dose d'émotion qui convenait, mes adieux à ma +belle-mère—et à son jardinet, que je suis sûr de revoir dans mes +songes, aux périodes de spleen.</p> + +<p>Plus gentils, mes adieux à ma petite Pluie-d'Avril, qui reste prosternée +au seuil de sa porte, avec M. Swong dans les bras, tant que je suis +visible au bout de la rue solitaire. Pauvre mignonne saltimbanque! +Obligée par métier d'être un peu comme ces jeunes chats qui font ronron +pour tout le monde, je crois cependant qu'elle me gardait un peu plus +d'amitié qu'à tant d'autres.</p> + +<p>Pour la fin j'ai réservé madame Prune et ses effusions probables. Depuis +cette visite du mois dernier, où je la trouvai aux prises avec son +médecin, croirait-on que je n'ai plus songé à m'informer d'elle...</p> + +<p>Je commence donc l'ascension de Dioudé<a name="page_324" id="page_324"></a> jendji, et c'est par ce sentier +à échelons si raides, qui jadis arrachait tant de soupirs à la petite +madame Chrysanthème, quand nous rentrions le soir, avec nos lanternes +achetées chez madame L'Heure, après avoir fait la fête anodine dans +quelque maison-de-thé. Il me semble que rien n'a changé ici, pas plus +les maisonnettes que les arbres ou les pierres.</p> + +<p>L'air est doucement tiède, et un petit vent sans malice promène autour +de moi des feuilles mortes. Madame Prune, l'avouerai-je, est bien loin +de ma pensée; si je remonte vers son faubourg tranquille, c'est pour +dire adieu à des choses, des lieux, des perspectives de mer et des +silhouettes de montagne, où quelques souvenirs de mon passé demeurent +encore; je suis tout entier à la mélancolie de me dire que, cette fois, +je ne reviendrai jamais,—et ce sentiment du <i>jamais plus</i> emprunte +toujours à la Mort un peu de son effroi et de sa grandeur...</p> + +<p>Là-haut dans le jardinet de mon ancien logis, dont j'ouvre le portail en +habitué, une vieille dame à l'air béat est assise au soleil du soir et<a name="page_325" id="page_325"></a> +fume sa pipe. Robe d'intérieur en simple coton bleu. Plus rien de +fringant dans le port de tête. Ni apprêts ni postiches dans la +chevelure; deux petites queues grises, nouées sur la nuque à la bonne +franquette. Enfin, une personne ayant complètement abdiqué, cela saute +aux yeux de prime abord, et je n'en reviens pas.</p> + +<p>—Madame Prune, dis-je, voici l'heure du grand adieu.</p> + +<p>Petit salut insouciant, en guise de réponse. Debout derrière elle, +replète aussi, niaise et un peu narquoise, se tient mademoiselle Dédé.</p> + +<p>—Madame Prune, insiste-je, ne me croyant pas compris, je m'en retourne +dans mon pays; entre nous l'éternité commence.</p> + +<p>Second salut de simple politesse, et, pour m'inviter à m'asseoir, geste +aimable sans chaleur.</p> + +<p>Comment, tant de calme en présence de la suprême séparation!... Mais +alors, c'est donc que, seul, mon corps périssable aurait eu le don +d'émouvoir cette dame, puisque aujourd'hui, délivrée enfin de la +tyrannie d'une<a name="page_326" id="page_326"></a> imagination trop romanesque, elle ne trouve plus dans +son cœur un seul élan vers le mien.</p> + +<p>—Eh bien! non, madame Prune, s'il en est ainsi, je ne m'assoirai point: +je croyais vos sentiments placés plus haut. La déception est trop +cruelle. Je m'en vais.</p> + +<p>La fermeture à secret du portail, que j'ai fait de nouveau jouer pour +sortir, rend son bruit familier, son toujours pareil crissement, que +j'entends ce soir pour la dernière des dernières fois. Quand je jette +ensuite un coup d'œil en arrière, sur cette maisonnette où j'ai passé +jadis un été sans souci, au chant des cigales, j'aperçois encore la +petite vieille bien grasse, bien repue, bien contente, et tassée +maintenant sur elle-même, qui secoue sa pipe contre le rebord de sa +boîte (un pan pan pan que je ne réentendrai jamais) et qui me regarde +partir, d'un air très détaché. Non, décidément rien ne vibre plus dans +cet organisme gracieux, qui fut durant des années la sensibilité même; +l'âge a fait son œuvre!...<a name="page_327" id="page_327"></a></p> + +<p>Ainsi finit brusquement cette troisième jeunesse de madame Prune, que la +déesse de la Grâce avait, je crois, prolongée un peu plus que de raison.</p> + +<p class="c top15">FIN</p> + +<p class="c top15 sml">IMPRIMERIE +CHAIX,<span style="text-decoration:overline;"> RUE BERGÈRE, +20, PARIS.—1046-1</span>-05.—(Encre +Lorilleux).</p> + +<div class="footnotes"><h3 class="top5"><a name="NOTES" id="NOTES"></a>NOTES:</h3> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> La Ville Interdite, ville impériale, au cœur de Pékin.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> La Donko-Tchaya.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> C'est dans cet appareil de deuil, très dissimulateur, que +l'évêque actuel de Séoul et quelques prêtres, échappés au martyre, se +risquèrent à revenir ici, après le dernier grand massacre des chrétiens +de Corée.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Chacun de ces transports nécessite une voie dallée, établie +tout exprès; chacune de ces étapes mortuaires exige un palais spécial, +construit sur le lieu du repos momentané; à Séoul, les gens bien +documentés estimaient à une quarantaine de millions la dépense totale de +ces funérailles.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> Peine commuée le lendemain en la déportation perpétuelle.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> C'est une vieille demoiselle française, d'ailleurs très +respectable, qui est depuis longtemps attachée au service de l'Empereur +pour faire les commandes en Europe et ordonner les repas.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> Ikoura degosarimaska?—Itchi yen ni djou sen degosarimas.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> Mousko, petit garçon.</p></div> + +<hr /> + +<p class="c">[Note du transcripteur: changes faites]<br /> +mème ==> même {1}<br /> +Chrsyanthème ==> Chrysanthème {1}<br /> +pylones ==> pylônes {1}<br /> +Inamato ==> Inamoto {2}<br /> +Yoshivara ==> Yochivara {1}<br /> +Soleil Levant ==> Soleil-Levant {1}<br /> +automme ==> automne {1}<br /> +arome ==> arôme {1}<br /> +pagole ==> pagode {1}<br /> +XXVII 10 février. ==> XXVIII 10 février. {1}<br /> +</p> +</div> +<hr class="full" /> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La troisième jeunesse de Madame Prune, by +Pierre Loti + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TROISIÈME JEUNESSE *** + +***** This file should be named 31863-h.htm or 31863-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/1/8/6/31863/ + +Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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