summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 19:56:34 -0700
committerRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 19:56:34 -0700
commit531b1a8e2bd0d9edb0376ed6685ebf9850c67800 (patch)
tree08221e9451c3def0bebc1478fd9b94525b8ca20b
initial commit of ebook 31863HEADmain
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--31863-0.txt5961
-rw-r--r--31863-0.zipbin0 -> 126787 bytes
-rw-r--r--31863-8.txt5961
-rw-r--r--31863-8.zipbin0 -> 125489 bytes
-rw-r--r--31863-h.zipbin0 -> 145847 bytes
-rw-r--r--31863-h/31863-h.htm5929
-rw-r--r--31863-h/images/ill_logo.pngbin0 -> 13395 bytes
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
10 files changed, 17867 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/31863-0.txt b/31863-0.txt
new file mode 100644
index 0000000..e857add
--- /dev/null
+++ b/31863-0.txt
@@ -0,0 +1,5961 @@
+Project Gutenberg's La troisième jeunesse de Madame Prune, by Pierre Loti
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La troisième jeunesse de Madame Prune
+
+Author: Pierre Loti
+
+Release Date: April 2, 2010 [EBook #31863]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TROISIÈME JEUNESSE ***
+
+
+
+
+Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+PIERRE LOTI
+
+DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
+
+LA TROISIÈME JEUNESSE DE MADAME PRUNE
+
+PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3
+
+Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays,
+y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.
+
+
+
+
+LA TROISIÈME JEUNESSE
+DE
+MADAME PRUNE
+
+CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
+
+
+DU MÊME AUTEUR
+
+Format grand in-18.
+
+AU MAROC 1 vol.
+AZIYADÉ 1 --
+LES DERNIERS JOURS DE PÉKIN 1 --
+LE DÉSERT 1 --
+L'EXILÉE 1 --
+FANTÔME D'ORIENT 1 --
+FIGURES ET CHOSES QUI PASSAIENT 1 --
+FLEURS D'ENNUI 1 --
+LA GALILÉE 1 --
+L'INDE (sans les Anglais) 1 --
+JAPONERIES D'AUTOMNE 1 --
+JÉRUSALEM 1 --
+LE LIVRE DE LA PITIÉ ET DE LA MORT 1 --
+MADAME CHRYSANTHÈME 1 --
+LE MARIAGE DE LOTI 1 --
+MATELOT 1 --
+MON FRÈRE YVES 1 --
+PÊCHEUR D'ISLANDE 1 --
+PROPOS D'EXIL 1 --
+RAMUNTCHO 1 --
+REFLETS SUR LA SOMBRE ROUTE 1 --
+LE ROMAN D'UN ENFANT 1 --
+LE ROMAN D'UN SPAHI 1 --
+VERS ISPAHAN 1 --
+
+
+Format in-8º cavalier.
+
+ŒUVRES COMPLÈTES. Tomes I à VII 7 vol.
+
+
+Éditions illustrées.
+
+PÊCHEUR D'ISLANDE, illustré de nombreuses compositions
+de E. RUDAUX 1 vol.
+
+LES TROIS DAMES DE LA KASBAH, format in-16
+colombier. Illustrations de GERVAIS-COURTELLEMONT 1 --
+
+LE MARIAGE DE LOTI, format in-8º jésus. Illustrations
+de l'auteur et de A. ROBAUDI 1 --
+
+IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--1046-1-05.--(Encre
+Lorilleux).
+
+
+
+
+AVANT-PROPOS
+
+
+A mes chers compagnons du _Redoutable_, en souvenir de leur bonne
+camaraderie pendant nos vingt-deux mois de campagne, je dédie ce livre,
+où j'ai voulu seulement noter quelques-unes des choses qui nous ont
+amusés, sans insister jamais sur nos fatigues et nos peines.
+
+Ce n'est qu'un long badinage, écrit au jour le jour, il y a trois ans
+bientôt, alors que les Japonais n'avaient pas commencé d'arroser de leur
+sang les plaines de la Mandchourie. Aujourd'hui, malgré la brutalité de
+leur agression première, leur bravoure incontestablement mérite que l'on
+s'incline, et je veux saluer ici, d'un salut profond et grave, les
+héroïques petits soldats jaunes tombés devant Port-Arthur ou vers
+Moukden. Mais il ne me semble pas que le respect dû à tant de morts
+m'oblige d'altérer l'image qui m'est restée de leur pays.
+
+P. LOTI.
+
+Janvier 1905.
+
+
+
+
+LA TROISIÈME JEUNESSE DE MADAME PRUNE
+
+
+
+
+I
+
+
+Samedi, 8 décembre 1900.
+
+L'horreur d'une nuit d'hiver, par coup de vent et tourmente de neige, au
+large, sans abri, sur la mer échevelée, en plein remuement noir. Une
+bataille, une révolte des eaux lourdes et froides contre le grand
+souffle mondial qui les fouaille en hurlant; une déroute de montagnes
+liquides, soulevées, chassées et battues, qui fuient en pleine
+obscurité, s'entrechoquent, écument de rage. Une aveugle furie des
+choses,--comme, avant les créations d'êtres, dans les ténèbres
+originelles;--un chaos, qui se démène en une sorte d'ébullition
+glacée...
+
+Et on est là, au milieu, ballotté dans la cohue de ces masses
+affreusement mouvantes et engloutissantes, rejeté de l'une à l'autre
+avec une violence à tout briser; on est là, au milieu, sans recours
+possible, livré à tout, de minute en minute plongeant dans des gouffres,
+plus obscurs que la nuit, qui sont en mouvement eux aussi comme les
+montagnes, qui sont en fuite affolée, et qui chaque fois menacent de se
+refermer sur vous.
+
+On s'est aventuré là dedans, quelques centaines d'hommes ensemble, sur
+une machine de fer, un cuirassé monstre, qui paraissait si énorme et si
+fort que, par temps plus calme, on y avait presque l'illusion de la
+stabilité; on s'y était même installé en confiance, avec des chambres,
+des salons, des meubles, oubliant que tout cela ne reposerait jamais que
+sur du fuyant et du perfide, prêt à vous happer et à vous engloutir...
+Mais, cette nuit, comme on éprouve bien l'instinctive inquiétude et le
+vertige d'être dans une maison qui ne tient pas, qui n'a pas de base...
+Rien nulle part, aux immenses entours, rien de sûr, rien de ferme où se
+réfugier ni se raccrocher; tout est sans consistance, traître et
+mouvant... Et en dessous, oh! en dessous, vous guettent les abîmes sans
+fond, où l'on se sent déjà plonger à moitié entre chaque crête de lame,
+et où la grande plongée définitive serait si effroyablement facile et
+rapide!...
+
+Dans la partie habitée et fermée du navire,--où, bien entendu, les
+objets usuels, en lamentable désarroi, se jettent brutalement les uns
+sur les autres, avec des poussées et des repoussées stupides,--on était
+jusqu'à cette heure à peu près à couvert de la mouillure des lames, et
+le grand bruit du dehors, atténué par l'épaisseur des murailles de fer,
+ne bourdonnait que sourdement, avec une monotonie sinistre. Mais voici,
+au cœur même de ce pauvre asile, si entouré d'agitation et de fureur, un
+bruit soudain, très différent de la terrible symphonie ambiante, un
+bruit qui éclate comme un coup de canon et qui s'accompagne aussitôt
+d'un ruissellement de cataracte: un sabord vient d'être défoncé par la
+mer, et l'eau noire, l'eau froide, entre en torrent dans nos logis.
+
+Pour nous, peu importe; mais, tout à l'arrière du cuirassé, il y a notre
+pauvre amiral, cette nuit-là entre la vie et la mort. Après les longues
+fatigues endurées dans le golfe de Petchili, pendant le débarquement du
+corps expéditionnaire, on l'emmenait au Japon pour un peu de repos dans
+un climat plus doux; et l'eau noire, l'eau froide envahit aussi la
+chambre où presque il agonise.
+
+Vers une heure du matin, là-bas, là-bas apparaît un petit feu, qui est
+stable, dirait-on, qui ne danse pas la danse macabre comme toutes les
+choses ambiantes; il est très loin encore; à travers les rafales et la
+neige aveuglantes, on le distingue à peine, mais il suffit à témoigner
+que dans sa direction existe du _solide_, de la terre, du roc, un
+morceau de la charpente du monde. Et nous savons que c'est la pointe
+avancée de l'île japonaise de Kiu-Siu, où nous trouverons bientôt un
+refuge.
+
+Avec la confiance absolue que l'on a maintenant en ces petites lueurs,
+inchangeables et presque éternelles comme les étoiles, que les hommes
+de nos jours entretiennent au bord de tous les rivages, nous nous
+dirigeons d'après ce phare, dans la tourmente où les yeux ne voient que
+lui; sur ses indications seules, nous contournons des caps menaçants,
+qui sont là mais que rien ne révèle tant il fait noir, et des îlots, et
+des roches sournoises qui nous briseraient comme verre.
+
+Presque subitement nous voici abrités de la fureur des lames, la paix
+s'impose sur les eaux, et, sans avoir rien vu, nous sommes entrés dans
+la grande baie de Nagasaki. Les choses aussitôt retrouvent leur
+immobilité, avec la notion de la verticale qu'elles avaient si
+complètement perdue; on se tient debout, on marche droit sur des
+planches qui ne se dérobent plus; la danse épuisante a pris fin,--on
+oublie ces abîmes obscurs, dont on avait si bien le sentiment tout à
+l'heure.
+
+A l'aveuglette, le grand cuirassé avance toujours dans les ténèbres,
+dans le vent d'hiver qui siffle et dans les tourbillons de neige;
+transis de froid et de mouillure, nous devons être à présent à
+mi-chemin de cet immense couloir de montagnes qui conduit à la ville de
+madame Chrysanthème.
+
+En effet, d'autres feux par myriades commencent à scintiller, de droite
+et de gauche sur les deux rives, et c'est Nagasaki, étagée là en
+amphithéâtre,--Nagasaki singulièrement agrandie, à ce qu'il me semble,
+depuis quinze ans que je n'y étais venu.
+
+Le bruit et la secousse de l'ancre qui tombe au fond, et la fuite de
+l'énorme chaîne de fer destinée à nous tenir: c'est fini, nous sommes
+arrivés; dormons en paix jusqu'au matin.
+
+Demain donc, au réveil, quand le jour sera levé, le Japon, après quinze
+années, va me réapparaître, là tout autour et tout près de moi. Mais
+j'ai beau le savoir de la façon la plus positive, je ne parviens pas à
+me le figurer, sous cette neige, dans ce froid et ces ténèbres de
+décembre,--mon arrivée de jadis, ici-même, ne m'ayant laissé que des
+souvenirs de voluptueux été, de chaude langueur: tout le temps des
+cigales éperdument bruissantes, une ombre exquise, une nuit verte
+criblée de rayons de soleil, d'admirables verdures partout suspendues et
+retombant des hauts rochers jusque sur la mer...
+
+
+
+
+II
+
+
+Dimanche, 9 décembre 1900.
+
+Réveillé tard, après une telle nuit de grande secouée, j'ouvre mon
+sabord, pour saluer le Japon.
+
+Et il est bien là, toujours le même, à première vue du moins, mais
+uniformément feutré de neige, sous un pâle soleil qui me déroute et que
+je ne lui connaissais point. Les arbres verts, qui couvrent encore les
+montagnes comme autrefois, cèdres, camélias et bambous, sont poudrés à
+blanc, et les toits des maisonnettes de faubourg, qui grimpent vers les
+sommets, ressemblent dans le lointain à des myriades de petites tables
+blanches.
+
+Aucune mélancolie de souvenir, à revoir tout cela, qui reste joli
+pourtant sous le suaire hivernal; aucune émotion: les pays où l'on n'a
+ni aimé ni souffert ne vous laissent rien. Mais c'est étrange, au seul
+aspect de cette baie, quantité de choses et de personnages oubliés se
+représentent à mon esprit: certains coins de la ville, certaines
+demeures, et des figures de Nippons et de Nipponnes, des expressions
+d'yeux ou de sourire. En même temps, des mots de cette langue, qui
+semblait à jamais sortie de ma mémoire, me reviennent à la file; je
+crois vraiment qu'une fois descendu à terre je saurai encore parler
+japonais.
+
+Au soleil de deux heures, la neige est partout fondue. Et on voit mieux
+alors toutes les transformations qui se dissimulaient ce matin sous la
+couche blanche.
+
+Çà et là des tuyaux d'usine ont coquettement poussé, et noircissent de
+leur souffle les entours. Là-bas, là-bas, au fond de la baie, le vieux
+Nagasaki des temples et des sépultures semble bien être resté
+immuable,--ainsi que ce faubourg de Dioudjendji que j'habitais, à
+mi-montagne;--mais, dans la concession européenne et partout sur les
+quais nouveaux, que de bâtisses modernes, en style de n'importe où! Que
+d'ateliers fumants, de magasins et de cabarets!
+
+Et puis, où sont donc ces belles grandes jonques, à membrure d'oiseau,
+qui avaient la grâce des cygnes? La baie de Nagasaki jadis en était
+peuplée; majestueuses, avec leur poupe de trirème, souples, légères, on
+les voyait aller et venir par tous les vents; des petits athlètes
+jaunes, nus comme des antiques, manœuvraient lestement leurs voiles à
+mille plis, et elles glissaient en silence parmi les verdures des rives.
+Il en reste bien encore quelques-unes, mais caduques, déjetées, et que
+l'on dirait perdues aujourd'hui dans la foule des affreux batelets en
+fer, remorqueurs, chalands, vedettes, pareils à ceux du Havre ou de
+Portsmouth. Et voici de lourds cuirassés, des «destroyers» difformes,
+qui sont peints en ce gris sale, cher aux escadres modernes, et sur
+lesquels flotte le pavillon japonais, blanc orné d'un soleil rouge.
+
+Le long de la mer, quel massacre! Ce manteau de verdure, qui jadis
+descendait jusque dans l'eau, qui recouvrait les roches même les plus
+abruptes, et donnait à cette baie profonde un charme d'éden, les hommes
+l'ont tout déchiqueté par le bas; leur travail de malfaisantes fourmis
+se révèle partout sur les bords; ils ont entaillé, coupé, gratté, pour
+établir une sorte de chemin de ronde, que bordent aujourd'hui des usines
+et de noirs dépôts de charbon.
+
+Et très loin, très haut sur la montagne, qu'est-ce donc qui persiste de
+blanc, après que la neige est fondue? Ah! des lettres,--japonaises, il
+est vrai,--des lettres blanches, longues de dix mètres pour le moins,
+formant des mots qui se lisent d'une lieue: un système d'affichage
+américain; une réclame pour des produits alimentaires!
+
+
+
+
+III
+
+
+Mardi, 11 décembre.
+
+Un soleil d'arrière-automne, chaud sans excès, lumineux comme avec
+nostalgie, tel, à cette saison, le soleil au midi de l'Espagne; un
+soleil idéal, s'attardant à dorer les vieilles pagodes, à mûrir les
+oranges et les mandarines des jardinets mignards...
+
+De peur d'être trop déçu, j'ai préféré attendre ce beau temps-là, pour
+quitter mon navire et faire ma première visite au Japon.
+
+Donc, aujourd'hui seulement, surlendemain de mon arrivée, me voici
+errant au milieu des maisonnettes de bois et de papier, un peu
+désorienté d'abord par tant de changements survenus dans les quartiers
+voisins de la mer, et puis me reconnaissant davantage aux abords des
+grands temples, au fin fond du vieux Nagasaki purement japonais.
+
+Quoi qu'on en ait dit, il existe bien toujours, ce Japon lointain,
+malgré le vent de folie qui le pousse à se transformer et à se détruire.
+Quant à la mousmé, je la retrouve toujours la même, avec son beau
+chignon d'ébène vernie, sa ceinture à grandes coques, sa révérence et
+ses petits yeux si bridés qu'ils ne s'ouvrent plus; son ombrelle seule a
+changé: au lieu d'être à mille nervures et en papier peint, la voilà,
+hélas! en soie de couleur sombre, et baleinée à la mode occidentale.
+Mais la mousmé est encore là, pareillement attifée, aussi gentiment
+comique, et d'ailleurs innombrable, emplissant les rues de sa grâce
+mièvre et de son rire. Du côté des hommes, les gracieux chapeaux melons
+et les petits complets d'Occident ne sont pas sensiblement plus nombreux
+que jadis; on dirait même que la vogue en est passée.
+
+Comme c'est drôle: j'ai été quelqu'un de Nagasaki, moi, il y a
+longtemps, longtemps, il y a beaucoup d'années!... Je l'avais presque
+oublié, mais je me le rappelle de mieux en mieux, à mesure que je
+m'enfonce dans cette ville étrange. Et mille choses me jettent au
+passage un mélancolique bonjour, avec une petite gerbe de
+souvenirs,--mille choses: les cèdres centenaires penchés autour des
+pagodes, les monstres de granit qui veillent depuis des âges sur les
+seuils, et les vieux ponts courbes aux pierres rongées par la mousse.
+
+Des bonjours mélancoliques, disais-je... Mélancolie des quinze ans
+écoulés depuis que nous nous sommes perdus de vue, voilà tout. Par
+ailleurs, pas plus d'émotion que le jour de l'arrivée: c'était donc bien
+sans souffrance et sans amour que j'avais passé dans ce pays.
+
+Ces quinze années pourtant ne pèsent guère sur mes épaules. Je reviens
+au pays des mousmés avec l'illusion d'être aussi jeune que la première
+fois, et, ce que je n'aurais pu prévoir, bien moins obsédé par
+l'angoisse de la fuite des jours; j'ai tant gagné sans doute en
+détachement que, plus près du grand départ, je vis comme s'il me
+restait au contraire beaucoup plus de lendemains. En vérité, je me sens
+disposé à prendre gaîment notre séjour imprévu dans cette baie, qui est
+encore, à ce qu'il semble, l'un des coins les plus amusants du monde.
+
+Sur le soir de cette journée, presque sans l'avoir voulu, je suis ramené
+vers Dioudjendji, le faubourg où je demeurais: l'habitude peut-être, ou
+bien quelque attirance inavouée des sourires de madame Prune... Je
+monte, je monte, me figurant que je vais arriver tout droit. Mais, qui
+le croirait? dans ces petits chemins jadis si familiers, je m'embrouille
+comme dans un labyrinthe, et me voici tournant, retournant, incapable de
+reconnaître ma demeure.
+
+Tant pis! ce sera pour un autre jour, peut-être. Et puis, j'y tiens si
+peu!
+
+
+
+
+IV
+
+
+Jeudi, 13 décembre.
+
+J'ai eu le plaisir de rencontrer ce matin au marché madame Renoncule, ma
+belle-mère, à peine changée; ces quinze ans n'ont pour ainsi dire pas
+altéré les beaux restes que je lui connaissais, et nous nous sommes
+salués sans la moindre hésitation.
+
+Elle a été on ne peut plus aimable, et m'a convié à un grand dîner, où
+je dois revoir quantité de belles-sœurs, de nièces et de cousines. En
+outre, elle m'a appris que sa fille, madame Chrysanthème, était très
+avantageusement établie, dans une ville voisine, mariée en justes noces
+à un M. Pinson, fabricant de lanternes en gros; toutefois le ciel se
+refuse, hélas! à bénir cette union, qui demeure obstinément stérile, et
+c'est le seul nuage à ce bonheur.
+
+Le dîner de famille, auquel je n'ai pas cru devoir refuser de prendre
+part, promet d'être nombreux et cordial. Mon fidèle serviteur Osman, que
+j'ai présenté comme un jeune cousin, y assistera aussi. Mais ma
+belle-mère qui, dans les situations les plus délicates, ne perd jamais
+le sentiment des nuances, a jugé plus convenable que monsieur et madame
+Pinson n'y fussent point conviés.
+
+
+
+
+V
+
+
+Samedi, 15 décembre.
+
+Je m'ennuyais aujourd'hui dans Motokagomachi,--qui est la rue élégante
+et un peu modernisée de la ville, la rue où quelques boutiques
+s'essaient à avoir des glaces, des étalages à l'européenne; je
+m'ennuyais, et l'idée m'est venue, pour me distraire, de recourir aux
+guéchas, comme nous faisions jadis...
+
+Des guéchas, pour sûr il devait y en avoir encore, bien que, au Japon,
+tout s'en aille. Et je m'en suis ouvert à l'homme-coureur qui, depuis un
+moment, me voiturait de toute la vitesse de ses jambes musclées et
+trapues:
+
+--Monsieur, m'a-t-il répondu, je vais vous conduire dans une de nos
+maisons-de-thé les plus élégantes, qui s'appelle la «Maison de la Grue»,
+et l'on s'empressera de contenter votre caprice.
+
+(Je prie que l'on ne s'y trompe pas: dans cette appellation, le mot
+_grue_ (o tsuru) ne désigne qu'un oiseau.)
+
+C'est tout à côté de Motokagomachi, dans une ruelle; on entre par un
+petit portique d'apparence comme il faut; on traverse un bijou de petit
+jardin ou il y a des montagnes naines, des rocailles de poupée, des
+vieux arbres eh miniature; et la Maison de la Grue est au fond, très
+accueillante et très discrète. Comme les Européens n'y fréquentent
+guère, elle a conservé sa minutieuse propreté japonaise; je mie
+déchausse en entrant, et deux servantes, à mon aspect, tombent a quatre
+pattes, le nez contre le plancher, suivant la pure étiquette
+d'autrefois, que je croyais perdue. Au premier étage, dans une grande
+pièce blanche qui est vide et sonore, on m'installe par terre, sur des
+coussins de velours noir, et on se prosterne à nouveau pour attendre
+mes ordres.
+
+Voici. Je désire louer pour une heure une guécha, c'est-à-dire une
+musicienne, et une maïko, c'est-à-dire une danseuse. C'est très bien: on
+va prévenir deux de ces dames, qui habitent le quartier et travaillent
+d'ordinaire pour la maison.
+
+En attendant qu'elles viennent, la dînette obligatoire m'est apportée
+avec mille grâces, sur des amours de petits plateaux.... Décidément, il
+existe encore, mon Japon de jadis, celui du temps de Chrysanthème et du
+temps de ma jeunesse; je reconnais tout cela, les tasses minuscules, les
+bâtonnets en guise de fourchette, le réchaud de bronze dont les poignées
+figurent des têtes de monstre,--et surtout les révérences, les petits
+rires engageants, les continuelles minauderies des servantes.
+
+Mais j'avais connu ces choses à la splendeur de l'été; or, je les
+retrouve en décembre, et l'hiver de l'année,--peut-être aussi l'hiver de
+ma vie,--me rendent leur mièvrerie par trop triste, intolérablement
+triste...
+
+Qu'on se dépêche de m'amener ces dames. Je gèle et je m'ennuie, là tout
+seul, pieds nus sur ces nattes blanches. Un petit vent, rafraîchi à la
+neige, passe en gémissant entre les panneaux de papier qui servent de
+murailles; à part ma dînette, posée à terre, et mes coussins de velours
+noir, rien dans cette vaste chambre, rien qu'un frêle bouquet là-bas,
+dans un vase, sur un trépied de laque,--un bouquet d'un goût exquis,
+j'en conviens; mais c'est égal, cette nudité absolue est pour me geler
+davantage encore. J'ai froid, froid jusqu'à l'âme; je me sens ridicule
+et pitoyable, accroupi au milieu de la solitude qu'est cette chambre.
+Vite, qu'on m'amène ces dames, ou je m'en vais!
+
+--Patience, monsieur, me dit-on avec mignardise; patience, on lisse leur
+chignon, elles se parent!
+
+Pour me donner le change sur la lenteur de cette toilette, on m'apporte
+un par un divers accessoires: d'abord la guitare à long manche,
+enveloppée d'une housse en crépon rouge, et la spatule d'ivoire pour en
+gratter les cordes; ensuite un coffre léger,--en laque, il va sans
+dire,--contenant les masques variés de la danseuse, ses fleurs en papier
+de riz, ses banderoles de soie; tout son petit bagage de saltimbanque
+raffinée, exotique, extra-lointaine.
+
+Enfin, des froufrous dans l'escalier, des rires d'enfant, des pas légers
+qui montent: «Les voilà, monsieur, les voilà!» Il était temps, j'allais
+me lever pour partir.
+
+Entre d'abord une frêle créature, un diminutif de jeune fille, en longue
+robe de crépon gris souris, avec une ceinture rose fleur-de-pêcher,
+nouée par derrière et dont les coques ressemblent aux ailes d'un
+papillon géant qui se serait posé là. C'est mademoiselle Matsuko, la
+musicienne, qui se prosterne; le hasard m'a bien servi, car elle est
+fine et jolie.
+
+Ensuite paraît le plus étrange petit être que j'aie jamais vu dans mes
+courses par le monde, moitié poupée et moitié chat, une de ces figures
+qui, du premier coup, se gravent, par l'excès même de leur bizarrerie,
+et que l'on n'oublie plus. Elle s'avance, en souriant du coin de ses
+yeux bridés; sa tête, grosse comme le poing, se dresse invraisemblable,
+sur un cou d'enfant, un cou trop long et trop mince, et son petit corps
+de rien se perd dans les plis d'une robe extravagante, à grands ramages,
+à grands chrysanthèmes dorés. C'est mademoiselle Pluie-d'Avril, la
+danseuse, qui se prosterne aussi.
+
+Elle avoue treize ans, mais, tant elle est petite, menue, fluette, on
+lui en donnerait à peine huit, n'était parfois l'expression de ses yeux
+câlins et drôles où passe furtivement, entre deux sourires, très
+enfantins, un peu de féminité précoce, un peu d'amertume. Telle quelle,
+délicieuse à regarder dans ses falbalas d'Extrême-Asie, déroutante, ne
+ressemblant à rien, indéfinissable et insexuée.
+
+Je ne m'ennuie plus, je ne suis plus seul; j'ai rencontré le jouet que
+j'avais peut-être vaguement désiré toute ma vie: un petit chat qui
+parle.
+
+Avant que la représentation commence, je dois faire les honneurs de ma
+dînette à mes impayables petites invitées; donc, sachant depuis
+longtemps les belles manières nipponnes, je lave _moi-même_, dans un bol
+d'eau chaude, apporté à cet usage, la tasse en miniature où j'ai bu,
+j'y verse quelques gouttes de saki, et les offre successivement aux deux
+mousmés; elles font mine de boire, je fais mine de vider la coupe après
+elles, et nous échangeons de cérémonieuses révérences: l'étiquette est
+sauve.
+
+Maintenant, la guitare prélude. Le petit chat s'est levé, dans les plis
+de sa robe mirifique; du fond de sa boîte de laque, il retire des
+masques, se choisit une figure qu'il ne montre pas, l'attache sur son
+minois comique en me tournant le dos, et brusquement se refait voir!...
+Oh! quelle surprise!... Où est-il, mon petit chat?... Il est devenu une
+grosse bonne femme, à l'air si étonné, si naïf et si bête que l'on ne se
+tient pas d'éclater de rire. Et il danse, avec une bêtise voulue, qui
+est vraiment du grand art.
+
+Nouvelle volte-face, nouveau plongeon dans la boîte à malice, choix d'un
+nouveau masque attaché prestement, et réapparition à faire frémir...
+Maintenant c'est une vieille, vieille goule, au teint de cadavre, avec
+des yeux à la fois dévorants et morts dont l'expression est
+insoutenable. Cela danse tout courbé, comme en rampant; cela conserve
+des bras de fillette qui, tout le temps fauchent dans l'air, de grandes
+manches qui s'agitent comme des ailes de chauve-souris. Et la guitare,
+sur des notes graves, gémit en trémolo sinistre...
+
+Quand la mousmé ensuite, sa danse finie, laisse tomber son masque
+affreux pour faire la révérence, on trouve d'autant plus exquise, par
+contraste, son amour de petite figure.
+
+C'est la première fois qu'au Japon, je suis sous le charme.... Je
+reviendrai souvent dans la «Maison de la Grue».
+
+
+
+
+VI
+
+
+18 décembre.
+
+J'ai revu aujourd'hui ce jardinet de madame Renoncule, ma belle-mère,
+dont le seul aspect suffisait jadis à me donner le spleen.
+
+Et je l'ai revu tout pareil, aussi maladif, dans sa pénombre, entre ses
+vieux murs. Ses arbres nains, qui paraissaient déjà centenaires, n'ont
+ni changé, ni grandi d'une ligne. Tel bouquet de petits cèdres avortons,
+que je me rappelle si bien, de petits cèdres qui n'ont pas deux pieds de
+haut, se mire toujours dans le lac en miniature, dont la surface est
+ternie de poussière. La même teinte, verdâtre et comme moisie, est
+restée aux rocailles nostalgiques, dans les recoins sans soleil....
+
+Il y a toujours un étonnement à retrouver, dans des pays très éloignés,
+et après de longues années qui ont été remplies pour vous d'agitations
+et de courses par le monde, à retrouver de pauvres petites choses
+demeurées immuables, d'infimes petites plantes qui continuent de végéter
+aux mêmes places.
+
+
+
+
+VII
+
+
+20 décembre.
+
+A mon précédent séjour, il y a quinze ans, on ne voyait d'ivrognes au
+Japon que les matelots d'Europe. Maintenant les matelots japonais s'y
+sont mis, à l'alcool; à peu près semblables à ceux de chez nous, sauf
+leur figure plate et jaune, portant le même col bleu et le même bonnet,
+ils vont bras dessus bras dessous, chantant et titubant par les rues.
+Quantité d'autres personnages, en robe nipponne, se grisent aussi le
+dimanche et se battent dans les cabarets.
+
+En fait de maisons-de-thé, celles-là seules qui sont très élégantes et
+très fermées, qui n'admettent que de purs Japonais et quelques étrangers
+de marque, celles-là seules ont gardé la tradition: minutieuse propreté
+blanche, grandes salles où il n'y a rien, raffinement extrême dans
+l'absolue simplicité.
+
+Mais toutes les autres, ouvertes à qui veut entrer, sont devenues sales
+et empestent l'absinthe. On y est admis sans se déchausser, en gros
+souliers boueux; plus de nattes immaculées par terre, plus de coussins
+pour s'asseoir; des chaises et des tables de cabaret; sur les étagères,
+au lieu des gentilles porcelaines pour dînettes de poupées, aujourd'hui
+des alignements de bouteilles, du wisky, du brandy, du pale-ale; tous
+les poisons d'Angleterre et d'Amérique, déversés chaque jour à pleins
+paquebots, sur le vieil empire du Soleil-Levant.
+
+Et pourtant le Japon existe encore. A certaines heures, dans certains
+lieux, on le retrouve si intact et si japonais, qu'il semble n'avoir
+subi qu'une atteinte superficielle. Cette grande baie singulière où nous
+sommes, entre ses hautes montagnes aux dentelures excessives, ne cesse
+point d'être un réceptacle d'inépuisables étrangetés. Nagasaki, malgré
+ses lampes électriques et la fumée de ses usines, est encore, au fond,
+une ville très lointaine, séparée de nous par des milliers de lieues,
+par des temps et des âges.
+
+Si son port est ouvert à tous les navires et à toutes les importations
+d'Occident, du côté de la montagne elle a gardé ses petites rues des
+siècles passés, sa ceinture de vieux temples et de vieux tombeaux. Les
+pentes vertes qui l'entourent sont hantées par ces milliers d'âmes
+ancestrales, auxquelles on brûle tarit d'encens chaque jour; elles n'ont
+pas cessé d'être le tranquille royaume des morts; les mystérieux
+symboles, les stèles de granit, les bouddhas en prière s'y pressent du
+haut en bas, parmi les cèdres et les bambous. Et tout cet immense lieu
+de recueillement et d'adoration, comme suspendu au-dessus de la ville,
+jette son ombre sur les drolatiques petites choses qui se passent en
+bas. Dans Nagasaki, n'importe où l'on se promène et l'on s'amuse,
+toujours, au-dessus de soi l'on sent cet amas de pagodes et de
+cimetières, étagés parmi la verdure; chaque rue qui s'éloigne de la
+rive, chaque rue qui monte finit toujours par y aboutir, et on rencontre
+fréquemment d'extraordinaires cortèges qui s'y rendent, accompagnant
+quelque Nippon défunt que l'on conduit là-haut, là-haut, dans une
+gentille chaise à porteurs...
+
+
+
+
+VIII
+
+
+23 décembre.
+
+J'ai retrouvé madame Prune, et je l'ai retrouvée libre et veuve!... Ça
+par exemple, ç'a été une émotion...
+
+J'étais monté par hasard vers Dioudjendji, ne pensant point à mal, quand
+tout à coup un tournant de sentier, un vieil arbre, une pierre, m'ont
+reconnu au passage d'une façon saisissante: ces choses avaient été jadis
+quotidiennement inscrites dans mes yeux; j'étais à deux pas de mon
+ancienne demeure...
+
+J'y suis allé tout droit, et je l'ai revue toujours la même, malgré cet
+air de vétusté qu'elle n'avait point encore au temps où je l'habitais.
+Sans hésiter, glissant la main entre les barreaux du portail, j'ai fait
+jouer la fermeture à secret pour entrer dans le jardin... Madame Prune
+était là, dans un négligé qui lui a été pénible, la pauvre chère âme que
+je n'aurais pas dû surprendre, le chignon sans apprêts, vaquant à
+quelques menus soins de ménage. Et tel a été son trouble de me revoir,
+qu'il ne m'est plus possible de mettre en doute la persistance de son
+sentiment pour moi.
+
+Voici trois années, paraît-il, que M. Sucre a payé son tribut à la
+nature; à quelque cent mètres au-dessus de sa maison, il repose dans
+l'un des cimetières de la montagne. La veuve conserve pieusement les
+reliques de l'époux qui sut puiser dans son art tant de détachement et
+de philosophie: l'encrier de jade, que j'ai tout de suite reconnu, avec
+la maman crapaud et les jeunes crapoussins; les lunettes rondes; et
+enfin la dernière étude qui sortit, inachevée, de cet habile pinceau, un
+groupe de cigognes, il va sans dire.
+
+Quant à mademoiselle Oyouki, depuis plus de dix ans elle est mariée,
+établie à la campagne, et mère d'une charmante famille.
+
+Et madame Prune, en baissant les yeux, a insisté sur cette liberté et
+cette solitude du cœur, que sa nouvelle situation lui laisse...
+
+
+
+
+IX
+
+
+26 décembre.
+
+Ceux-là seuls qui ont le _sens du chat_ pourront me suivre et me
+comprendre dans le développement de ma passion pour la petite
+mademoiselle Pluie-d'Avril, professionnelle de danse nipponne.
+
+On a le sens du chat ou on ne l'a pas; il n'y a point à raisonner sur la
+question. J'ai vu des gens qui par ailleurs ne donnaient aucun autre
+signe d'aliénation mentale, embrasser des chats irrésistiblement, avec
+frénésie, sans que l'affection et encore moins l'amour fussent en cause.
+Et ces gens n'étaient pas toujours des raffinés, des névrosés, mais
+souvent aussi des êtres sains et primitifs; ainsi je me rappelle que
+certaine petite chatte grise, de six mois, à bord d'un de mes derniers
+navires, causait de véritables transports à bon nombre de matelots; ils
+lui donnaient les noms les plus délirants, la pétrissaient de caresses,
+se fourraient longuement la moustache dans son pelage doux et propre,
+l'embrassaient à la manger,--tout comme j'étais capable de faire
+moi-même, quand par hasard je l'attrapais, cette moumoutte, dans un coin
+propice et sans témoins indiscrets.
+
+Inutile de dire que je ne vais pas aussi loin avec mademoiselle
+Pluie-d'Avril en falbalas, qui sans doute serait très choquée du
+procédé; mais les jeunes chats et elle me causent des sensations du même
+ordre, c'est incontestable, et il y a des instants où des velléités me
+prennent de la pétrir,--ce que je pourrais faire d'ailleurs sans plus de
+trouble intime que si c'était mademoiselle Moumoutte en fourrure grise.
+
+Je viens donc souvent m'asseoir sur les nattes immaculées, dans les
+grands appartements vides et sonores de la «Maison de la Grue». On y
+gèle, par ces froids de décembre, jamais bien sérieux au Japon, il est
+vrai, mais attristants à subir, entre des parois de papier, loin du
+clair soleil qui rayonne dehors, et sans autre feu qu'une braise dans un
+minuscule réchaud.
+
+Et puis mademoiselle Pluie-d'Avril n'en finit plus à sa toilette. On
+court la prévenir dès que j'arrive, mais il faut chaque fois compter une
+heure avant qu'elle paraisse, une heure à s'ennuyer devant la dînette
+posée par terre, et à échanger de niais propos avec deux ou trois
+servantes prosternées.
+
+Quand il entre enfin, mon petit chat habillé, c'est toujours la surprise
+d'atours nouveaux, d'un dessin extravagant et d'un coloris chimérique.
+Du fond de la grande salle un peu en pénombre, elle s'avance éclatante,
+avec une majesté de marionnette; elle est presque une petite naine, mais
+surtout elle est une petite fée; et le corps, négligeable par lui-même,
+se noie dans les plis de la robe, qui est garnie en bas d'un bourrelet
+très dur, pour que la traîne s'étale de tous côtés pompeusement. Ce qui
+fait surtout l'invraisemblance du personnage, c'est, je crois bien, la
+longueur du cou et l'extrême petitesse de la tête. Mais le charme, l'air
+vraiment chat, est dans les yeux; des yeux bridés, retroussés, câlins,
+spirituels et tout le temps narquois.
+
+Mademoiselle Matsuko, la guécha, suit à quelques pas derrière, très
+jolie aussi, mais boudeuse, avec une moue de dignité offensée, ayant
+trop bien compris que je ne viens point pour elle, et affectant de plus
+en plus de s'habiller sans recherche, en des nuances éteintes.
+
+Non seulement elle danse, mais elle chante aussi, mademoiselle
+Pluie-d'Avril, où elle déclame, tout en exécutant les pas que
+mademoiselle Matsuko lui joue sur sa longue mandoline. Et ce sont des
+séries de petits miaulements tout à fait chatiques, mais à peine
+perceptibles, avec, de temps à autre, en baissant la tête, des sons
+impayables, tirés du fond du gosier, et visant aux notes de
+basse-taille,--comme quand les moumouttes sont très en colère.
+
+Elle m'a exécuté aujourd'hui la «danse des roues de fleurs», qui exige
+un jeu de plusieurs cerceaux garnis de camélias rouges, et le «pas de
+la source» avec deux bandes de soie blanche, qu'elle parvenait à agiter
+d'un continuel et inexplicable mouvement d'ondulation, rappelant l'eau
+des torrents.
+
+
+
+
+X
+
+
+27 décembre.
+
+Malgré la discrétion parfaite avec laquelle la chose m'a été insinuée,
+il a été clair aujourd'hui pour moi que madame Renoncule me verrait sans
+déplaisir renouveler mon titre de gendre par une union morganatique avec
+mademoiselle Fleur-de-Sureau, la plus jeune de ses filles. J'ai feint de
+ne point entendre, et ma belle-mère, avec son tact habituel, sans
+insister davantage, m'a conservé ses bonnes grâces. J'ai cru convenable
+toutefois de prétexter un empêchement de service, le soir de son grand
+dîner, ne me trouvant vraiment plus assez de la famille pour y prendre
+part.
+
+
+
+
+XI
+
+
+31 décembre.
+
+L'immense et formidable escadre qui s'était réunie cet été, de tous les
+coins du monde, dans le golfe de Petchili, vient forcément de se
+disperser à l'approche des glaces. Les monstres en fer, qui ne peuvent
+plus rôder aux abords de Pékin, sont allés s'abriter un peu partout,
+dans des régions moins froides, pour attendre le printemps, où l'on
+s'assemblera de nouveau comme une troupe de bêtes de proie.
+
+Plusieurs de ces monstres ont cherché asile, comme nous, dans la grande
+baie de Nagasaki, tiède et fermée. Nous sommes là quantités de
+cuirassés et de croiseurs, immobilisés pour quelques mois, et attendant.
+
+Des centaines de marins, fort divers d'allure et de langage, animent
+donc chaque soir de leurs chansons ou de leurs cris les quartiers de la
+ville où l'on s'amuse, les innombrables bars à l'américaine remplaçant
+les maisons-de-thé d'autrefois. Les nôtres fraternisent un peu avec ceux
+de la Russie, mais beaucoup plus avec ceux de l'Allemagne, qui sont
+d'ailleurs remarquables de bonne tenue et d'élégance. C'était imprévu,
+cette sympathie entre matelots français et allemands, qui vont par les
+rues bras dessus bras dessous, toujours prêts à tomber ensemble à coups
+de poing sur les matelots anglais dès qu'ils les aperçoivent.
+
+Au milieu de tout ce monde, les petits matelots japonais, vigoureux,
+lestes, propres, font très bonne figure. Et les cuirassés du Japon,
+irréprochablement tenus, extra-modernes et terribles, paraissent de
+premier ordre.
+
+Combien de temps resterons-nous dans cette baie? Vers quelle patrie
+serons-nous dirigés ensuite? Et quelle sera la fin de l'aventure?... La
+guerre d'abord, entre la Russie et le Japon, la guerre s'affirme
+inévitable et prochaine; sans déclaration peut-être, elle risque
+d'éclater demain, par quelque bagarre impulsive aux avant-postes, tant
+elle est décidée dans chaque petite cervelle jaune; le moindre portefaix
+dans la rue en parle comme si elle était commencée, et compte
+effrontément sur la victoire.
+
+Malgré toute l'incertitude de l'avenir, en ce moment nous nous amusons
+de la vie; après notre séjour sur les eaux chinoises, qui fut si
+austère, si fatigant et si dur, cette baie nous semble un agréable
+jardin, où l'on nous aurait envoyés en vacances, parmi des bibelots
+délicats et des poupées.
+
+Bien que le retour soit encore si douteux et éloigné, vraiment oui, nous
+nous amusons de la vie, pendant que notre amiral, amené ici mourant,
+reprend ses forces de jour en jour, sous ce climat presque artificiel,
+entre ces montagnes qui arrêtent les rafales glacées. Un soleil, qui a
+l'air de passer à travers des vitres, surchauffe presque chaque jour les
+pentes délicieusement boisées entre lesquelles Nagasaki s'enferme. Sur
+les versants au midi, les oranges mûrissent; les énormes cycas de cent
+ans, qui, au seuil des vieilles pagodes, semblent des bouquets d'arbres
+antédiluviens, baignent dans la lumière leurs plumes vertes; contre les
+murs des jardins, les camélias fleurissent, avec les dernières roses, et
+on peut s'asseoir dehors comme au printemps, devant les petites
+maisons-de-thé qui sont perchées au-dessus de la ville, à différentes
+hauteurs, parmi les temples et les milliers de tombeaux.
+
+Vers la fin de la journée, quand le soleil s'en va et quand c'est
+l'heure de rentrer à bord, il fait juste assez froid pour que l'on
+trouve hospitalière et aimable la petite salle aux murs de tôle, bien
+chauffée par la vapeur, le «carré» où l'on dîne avec de bons camarades.
+
+Et aujourd'hui, dernier jour de l'an et du siècle, par un temps tiède,
+suave, tranquille, je suis allé chez messieurs les horticulteurs nippons
+qui, de père en fils, torturent longuement les arbres, dans des petits
+pots, parmi des petites rocailles, pour obtenir des nains vieillots qui
+se vendent très cher. Au soleil de la Saint-Sylvestre, se chauffaient
+là, tout le long des allées, des alignements de potiches où l'on voyait
+des chênes, des pins, des cèdres centenaires, la mine vénérable et
+caduque, pas plus hauts que des choux. Mais je ne voulais que des fleurs
+coupées, des roses d'arrière saison, des branches de camélias à pétales
+rouges, de quoi remplir deux pousse-pousse, qui ont traversé la ville à
+ma suite.
+
+Ce soir donc, toute cette moisson était dans ma chambre du _Redoutable_
+qui ressemblait à la cabane d'un fleuriste. Deux braves matelots en
+composaient des gerbes sous ma direction, et, à l'heure du thé, je les
+ai portées à notre amiral, qui nous semblait près de mourir il y a trois
+semaines, mais qui a repris sa figure des bons jours, qui est ressuscité
+comme par miracle, au milieu de ce calme que le Japon lui donne.
+
+
+
+
+XII
+
+
+1er janvier 1901.
+
+Éveillé par une aubade bruyante, alerte et joyeuse, qui éclate avant
+jour dans les flancs de l'énorme cuirassé endormi: c'est le «branlebas»
+de l'équipage, la musique pour faire lever les matelots. Mais cette
+fois, à ce premier matin de l'année et du siècle, clairons et tambours,
+dans l'obscurité, n'en finissent plus de jouer toutes les dianes de leur
+répertoire; jamais les hommes du _Redoutable_ au réveil n'ont eu ce long
+tapage de fête.
+
+Où suis-je? J'ai si souvent dans ma vie changé de place, qu'il m'arrive
+plus d'une fois de ne pas savoir, comme ça tout de suite, au sortir du
+sommeil... La lumière, que machinalement j'ai fait jaillir, la lumière
+électrique, me montre un étroit réduit tendu de peluche rouge, et rempli
+de camélias rouges; de longues branches, presque des buissons de
+camélias, dans des vases de bronze. Et des déesses en robes d'or, au
+visage très doux, sont là assises près de moi, les yeux baissés,--comme
+dans les temples de la Ville Interdite[1], où elles habitèrent trois
+fois cent ans...
+
+Ah! oui... Ma chambre à bord du _Redoutable_... Je reviens de Chine, et
+je suis au Japon...
+
+On frappe à ma porte, discrètement: l'un après l'autre, quatre ou cinq
+matelots, qui viennent de se lever, entrent pour me souhaiter la bonne
+année et le _bon siècle_, avec des petits compliments naïfs. C'est donc
+bien aujourd'hui le commencement du XXe. Je m'étais figuré le
+commencer l'an dernier, pendant la nuit du 1er janvier 1900, sur la
+lagune indienne, alors qu'une barque du Maharajah de Travancore
+m'emmenait au clair des étoiles, entre deux rideaux sans fin de grands
+palmiers noirs; mais non, je m'étais trompé, affirment les
+chronologistes, et ce matin seulement je verrai l'aube de ce siècle
+nouveau.
+
+Aube de janvier, lente à paraître; une heure se passe encore avant que
+les deux déesses, gardiennes de ma chambre, s'éclairent d'un peu de
+jour.
+
+Mais quand enfin j'ouvre ma fenêtre, le Japon qui m'apparaît alors,
+indécis et comme chimérique, moitié gris perle et moitié rose, est plus
+étrange, plus lointain, plus _japonais_ que les peintures des éventails
+ou des porcelaines; un Japon d'avant le soleil levé, un Japon
+s'indiquant à peine, sous le voile des buées, dans le mystère des
+nuages. Tout auprès de moi, des eaux luisent, semblent des miroirs
+reflétant de la lumière rose, et puis, en s'éloignant, cette surface de
+la mer tranquille devient de la nacre sans contours, se perd dans
+l'imprécision et la pâleur. Des flocons de brume, des ouates colorées
+comme des touffes d'hortensia, enveloppent et dissimulent tout ce qui
+est rivage; plus haut seulement, et toujours en rose, en rose très
+atténué de grisailles, s'esquissent des bouquets d'arbres suspendus, des
+rochers à peine possibles tant ils ont de hardiesse ou de fantaisie, et
+enfin des montagnes, plutôt des reflets de montagnes, n'ayant pas de
+base, rien que des cimes, des dentelures, des pointes érigées dans le
+ciel vague. Ces choses transparentes, on n'est pas sûr qu'elles
+existent; en soufflant dessus, on risquerait sans doute de changer tout
+ce décor imaginaire. Il fait idéalement doux; dans l'air presque tiède
+on sent l'odeur de la mer et un peu le parfum de ces baguettes que les
+gens brûlent ici perpétuellement sur les tombes, ou sur les autels des
+morts. Voici maintenant une grande jonque, une d'autrefois, qui passe
+avec sa voilure archaïque et sa poupe de trirème; dans le site irréel,
+devant cette sorte de trompe-l'œil qui a des nuances de nacre et de
+fleur, elle glisse sans que l'on entende l'eau remuer, et la brume
+enveloppante l'agrandit; on croirait un navire fantôme, si elle n'était
+toute rose elle-même, sur ces fonds roses.
+
+Dix heures; les buées du matin ont fondu au soleil, qui est chaud
+aujourd'hui comme un soleil de mai.
+
+L'amiral me délègue pour aller, en épaulettes et en armes, présenter au
+gouverneur japonais ses vœux de bonne année, et une baleinière du
+_Redoutable_ m'emmène, à l'aviron, sur l'eau devenue très bleue.
+
+La foule nipponne dans les rues est déjà en habits de fête.
+
+Il me faudra deux coureurs à ma _djinricha_, pour la vitesse, et surtout
+pour le décorum, en tant qu'officier français;--or, c'est difficile à
+recruter un jour de premier de l'an, car messieurs les coureurs font
+leurs visites et déposent leurs cartes. Quand j'ai trouvé cependant mon
+équipe, nous partons à toutes jambes avec des cris pour écarter le
+monde.
+
+Et un monde si drolatique ou si gracieux! Un monde à sourires et à
+révérences, qui s'empresse vers mille devoirs de civilité, et se
+complimente tout le long du chemin, avec un affairement bien inconnu aux
+premiers de l'an chez nous. Des mousmés vont par bande, aussi vite que
+permettent leurs sandales attachées entre le pouce et les doigts; elles
+sont habillées de clair, de nuances tendres, et des piquets de fleurs
+artificielles rehaussent leur chignon aux coques parfaites. Des bébés
+adorables, aux yeux de chat, trottinent se donnant la main, l'air
+important, en longue robe de cérémonie, coiffés d'une manière très
+apprêtée, avec des petites touffes, des petits pinceaux de cheveux
+s'érigeant dans diverses directions. Enfin messieurs les portefaix et
+messieurs les coureurs sont eux-mêmes en tenue de gala, en robe de coton
+bleu bien neuve et bien raide, ornée de larges inscriptions blanches sur
+le dos et la poitrine; ils tiennent à la main les cartes de visite
+qu'ils vont au pas de course distribuer à leurs brillantes relations.
+
+Une maison neuve, à peu près européenne, dont les abords sont encombrés
+par les djinrichas d'innombrables visiteurs: c'est chez le gouverneur de
+la ville, qui nous reçoit avec le frac brodé et le sourire officiel des
+préfets d'Occident.
+
+Après un grand déjeuner d'officiers, à la table de l'amiral, vite je
+quitte ma tenue de marin pour retourner à terre, me mêler à la foule
+japonaise.
+
+Nagasaki, d'un bout à l'autre de ses rues, est enguirlandée d'une
+manière uniforme. Tout le long des maisonnettes de bois, vieilles ou
+neuves, court une interminable frange verte, faite de touffes en roseau
+alternant avec de longues feuilles de fougère pendues par la tige. Et,
+devant l'entrée de chaque demeure, au cordon qui soutient cette frange,
+est attachée une pendeloque toujours pareille, qui se compose d'une
+carapace rouge de homard, de deux coquilles d'œuf et d'un peu de
+feuillage. Tout cela, paraît-il, est traditionnel, symbolique,
+inchangeable décoration du premier jour de chaque année.
+
+Entre ces guirlandes ininterrompues, l'agitation souriante de la foule
+bat son plein, sous le soleil d'hiver; gentilles mousmés, pâlottes et
+mièvres, vieilles duègnes aux sourcils rasés, aux dents laquées de noir,
+se saluent et se resaluent au passage, comme si, de se rencontrer,
+c'était chaque fois une joie et une surprise à n'en plus revenir; des
+dames, qui se trouvent nez à nez à un carrefour, stationnent une heure
+en face les unes des autres, cassées en deux pour les plus profondes
+révérences, et c'est à qui n'osera pas se redresser la première. Du côté
+des hommes, même de ceux qui restent vêtus à la japonaise, les chapeaux
+melon sévissent en ce jour avec fureur, et quelques grands élégants,
+fidèles encore à la robe de soie des ancêtres, ont fait cependant une
+concession au goût moderne en se coiffant d'un haut de forme.
+
+Très empressés, les visiteurs, les visiteuses, en général sont reçus
+dans le vestibule de la maison,--le petit vestibule tapissé de nattes
+blanches, où se trouve aujourd'hui un plateau rempli de sucreries
+cocasses, à côté de l'inévitable vase de bronze contenant la braise pour
+allumer les pipes en miniature des dames. Ils dégoisent avec volubilité
+leurs compliments, ces visiteurs si polis, leurs compliments entrecoupés
+de révérences, saisissent du bout des doigts, après mille cérémonies et
+mille grâces, un de ces petits bonbons en forme de fleur ou d'oiseau,
+tout à fait immangeables pour nous, puis reprennent leur course, en se
+retournant plusieurs fois dans la rue pour saluer encore.
+
+Oh!... Mon petit chat qui fait ses visites lui aussi!... Mon petit chat
+vêtu de couleurs presque sévères, pour la rue, et s'empressant comme les
+grandes personnes à remplir ses devoirs de civilité!... Non, qui n'a pas
+vu la petite mademoiselle Pluie-d'Avril assise avec dignité dans son
+pousse-pousse, et tenant en main ses cartes de visite, lilliputiennes
+comme elle-même; qui n'a pas rencontré ça, et n'en a pas reçu au passage
+un cérémonieux salut, n'imaginera jamais la grâce et le charme d'une
+mousmé de douze ans, diplômée pour la danse et le beau maintien...
+
+Tant de remuement comique, et un si clair soleil sur la bigarrure des
+costumes, chassaient la tristesse que chaque premier de l'an traîne à sa
+suite; mais elle n'était pas loin, elle rôdait dans l'air, cette
+tristesse à laquelle on n'échappe pas ce jour-là, et bientôt nous nous
+retrouvons, elle et moi, comme d'anciens amis, fatigués de s'être trop
+connus; c'est au milieu des quartiers caducs, aujourd'hui silencieux,
+qui confinent à l'immense ville des morts et où passe à peine, de temps
+à autre, quelque mousmé furtive, jetant l'éclat de sa robe de fête au
+milieu des antiques boiseries et des vénérables pierres. Nagasaki finit
+à la montagne abrupte, qui s'élève chargée de temples et de sépultures,
+qui forme tout alentour un seul et même cimetière, étagé au-dessus de la
+ville des vivants, un cimetière un peu dominateur, mais tellement doux
+et ombreux...
+
+Au pied même de cette nécropole, passe une rue délaissée, où demeure la
+vieille et maigre madame L'Ourse, ma fleuriste habituelle. C'est une rue
+très ancienne; d'un côté, il y a des maisonnettes d'autrefois, des
+échoppes centenaires où l'on vend des fleurs pour les tombes, et, de
+rencontre, des petits dieux domestiques, ou des autels en laque pour
+ancêtres; de l'autre, il y a le flanc même de la montagne, le rocher
+presque vertical, interrompu de distance en distance par les grands
+portiques sans âge, les grands escaliers qui conduisent aux pagodes, ou
+bien par les petits sentiers de chèvre, tapissés de capillaires et de
+mousses, qui vont se perdre là-haut, chez messieurs les morts et
+mesdames les mortes. J'y viens souvent, dans cette rue, non pas
+seulement à cause de madame L'Ourse, mais pour prendre ensuite quelqu'un
+de ces sentiers grimpants et monter dans l'immense et délicieux
+cimetière. Surtout par un soleil nostalgique, d'une tiédeur d'orangerie,
+comme celui de ce soir, je ne sais pas s'il existe au monde un lieu plus
+adorable; c'est un labyrinthe de petites terrasses superposées, de
+petites sentes, de petites marches, parmi la mousse, le lichen et les
+plus fines capillaires aux tiges de crin noir. En s'élevant, on domine
+bientôt toutes les antiques pagodes, rangées à la base de cette montagne
+comme pour servir d'atrium aux quartiers aériens où dorment les
+générations antérieures; la vue plonge alors sur leurs toits compliqués,
+leurs cours aux dalles tristes, leurs symboles, leurs monstres. Au delà,
+toute cette ville de Nagasaki, vue à vol d'oiseau, étale ses milliers
+de maisonnettes drôles couleur vieux bois et de poussière; au delà
+encore, viennent les rives de verdure, la baie profonde, la mer en nappe
+bleue, la tourmente géologique d'alentour, l'escarpement des cimes, tout
+cela lointain et comme _apaisé_ par la distance. L'apaisement, la paix,
+c'est surtout ce que l'on sent pénétrer en soi, plus on séjourne dans ce
+lieu et plus on monte; mais pour nous elle est très étrange, la paix que
+cette ville des morts exhale avec la senteur de ses cèdres et la fumée
+de ses baguettes d'encens: paix de ces milliers d'âmes défuntes qui
+perçurent le monde et la vie à travers de tout petits yeux obliques et
+dont le rêve fut si différent du nôtre. Ils sont innombrables, les êtres
+dont la cendre se mêle ici à la terre; les bornes tombales, inscrites de
+lettres inconnues, se groupent par familles, se pressent sur le flanc de
+la montagne comme une multitude assemblée pour un spectacle; il en est
+de si anciennes, de si usées qu'elles n'ont plus de forme. Et tout ce
+versant regarde le sud et l'ouest, de façon à être constamment baigné de
+rayons, le soir surtout, attiédi et doré même quand décline le soleil
+d'hiver, comme en ce moment. Le long des étroits sentiers, aujourd'hui
+semés de feuilles mortes, qui grimpent vers les cimes, on passe parfois
+devant des alignements de gnomes assis sous la retombée des fougères,
+bouddhas en granit de la taille d'un enfant, la plupart brisés par les
+siècles, mais chacun ayant au cou une petite cravate d'étoffe rouge,
+nouée là par les soins de quelque main pieuse. Par exemple, de
+personnages vivants, on n'en rencontre guère; un bûcheron, de temps à
+autre, un rêveur; une mousmé qui, par hasard, ne rit pas, ou une vieille
+dame apportant des chrysanthèmes, allumant sur une tombe une gerbe de
+ces baguettes parfumées qui donnent à l'air d'ici une senteur d'église.
+Il y a des camélias de cent ans, devenus de grands arbres; il y a des
+cèdres qui penchent au-dessus de l'abîme leurs énormes ramures, noueuses
+comme des bras de vieillard. Des capillaires de toute fantaisie, longues
+et fragiles, forment des amas de dentelles vertes, dans les recoins qui
+ont la tiédeur et l'humidité des serres. Mais ce qui envahit surtout
+les tombes et les terrasses des morts, c'est une certaine plante de
+muraille, empressée à tapisser comme le lierre de chez nous, une plante
+charmante aux feuilles en miniature, qui est l'amie inséparable de
+toutes les pierres japonaises.
+
+On reçoit en plein les rayons rouges du soir, en ce moment, dans les
+hauts cimetières tranquilles; les feuilles mortes, le long des chemins,
+semblent une jonchée d'or, en attendant qu'elles se décomposent pour
+féconder les mousses et tout le petit monde délicat des fougères. Les
+bruits d'en bas arrivent à peine jusqu'ici; la ville, aperçue dans un
+gouffre, au-dessous de ses pagodes et de ses tombes, n'envoie point sa
+clameur vers le quartier de ses morts: dans ce calme idéal, dans cette
+tiédeur, comme artificielle, épandue sur la nécropole par le soleil
+d'hiver, les âmes d'ancêtres, même les plus dissoutes par le temps,
+doivent reprendre un peu de conscience et de souvenir.
+
+Quant à moi, qui suis né sur l'autre versant du monde, voici qu'au
+milieu de ces ambiances étranges je songe très mélancoliquement à mon
+pays, à l'année qui vient de finir, au siècle tombé ce matin dans
+l'abîme et qui fut celui de ma jeunesse...
+
+Maintenant une cloche sonne, en bas dans une pagode, une cloche
+formidable et lente,--quelqu'une de ces cloches énormes qui sont
+couvertes d'inscriptions mystérieuses ou de figures de monstre, et que
+l'on fait vibrer au choc d'une poutre suspendue;--elle sonne à
+intervalles très espacés, comme chez nous pour les agonies. Elle ne
+trouble rien; plutôt elle accentue, elle souligne cet exotique silence.
+En l'entendant, je me sens plus loin encore de la terre natale; je
+regarde avec plus de tristesse ce rouge soleil au déclin, qui, à cette
+heure même, se lève là-bas, pour un matin sans doute glacé, sur ma
+maison familiale...
+
+
+
+
+XIII
+
+
+2 janvier.
+
+Un seigneur japonais, un véritable, un qui se souvient encore d'avoir
+été, au temps de son adolescence, un Samouraï à deux sabres, mais qui
+porte aujourd'hui tunique de colonel et casquette galonnée à la russe,
+nous a conviés ce soir à faire la fête avec lui, dans la maison-de-thé
+la plus élégante de la ville et la plus fermée, où l'on dédaignerait de
+nous recevoir si nous n'étions ses hôtes.
+
+C'est tout au fond du vieux Nagasaki, près de la grande pagode du
+«Cheval de Jade», et nous nous y rendons en djinricha, au coup de neuf
+heures du soir, par une nuit froide et pure, éclairée d'une belle lune
+d'hiver.
+
+Dans ce quartier où brillent à peine quelques lanternes, la maison qui
+nous attend, connue pour les rendez-vous de noble compagnie, est sombre,
+close, silencieuse, immense: elle a deux étages, très hauts de plafond,
+et se dresse plutôt tristement sur le ciel étoilé. Nos coureurs nous
+déversent à la porte, au pied d'un escalier, dans un vestibule
+minutieusement propre où nous devons dès l'abord quitter nos chaussures.
+
+Aussitôt, des mousmés, qui sans doute nous guettaient à travers les
+châssis de papier mince, se précipitent du haut de l'escalier sur nos
+personnes, s'abattent comme un vol de petites fées éclatantes. Il y en a
+juste autant que d'invités,--et honni soit qui mal y pense, car tout se
+passera comme dans le monde; ces dames, des guéchas de renom, que le
+seigneur à deux sabres nous offre pour la soirée, ont seulement accepté
+charge de nous distraire, de partager notre dînette, de charmer nos
+yeux; rien de plus. Chacun de nous aura la sienne; chacun de nous, dans
+le moment même qu'il se déchausse, est accaparé par une de ces gentilles
+créatures, qui ne le quittera plus; du premier coup, les couples se
+forment dans le brouhaha de l'arrivée, presque sans choix, comme au
+hasard, et c'est deux par deux, la main dans la main, que nous
+gravissons l'escalier, avec une musique de petits rires voulus, puérils
+sans naïveté, mais jolis quand même.
+
+Au premier étage, la salle de réception, où nous sommes juste douze, les
+guéchas comprises, contiendrait facilement deux cents convives; nous y
+avons l'air perdu, au milieu de l'immaculée blancheur du papier mural,
+ou des nattes couvrant le plancher. Et il n'y a rien pour orner cette
+blanche solitude: ce serait une faute d'élégance; rien qu'un grand
+bouquet frêle qui s'élance d'un vase ancien et rare, posé sur un haut
+socle d'ébène; tout le luxe du lieu consiste dans les vastes
+proportions, l'espace, et aussi dans la finesse des boiseries,
+l'impeccable netteté des choses.
+
+Le seigneur, pour nous recevoir, a repris ses longues robes de soie;
+n'étaient ses cheveux coupés court, il serait redevenu un Japonais du
+vieux temps. Quant au décor, il est aussi très pur, sauf la lumière
+électrique, la trop moderne lumière, qui tombe ça et là du plafond, mais
+d'une manière discrète cependant, et voilée de verre dépoli.
+
+Quand nous sommes tous accroupis par terre, bien en rang au fond de la
+salle, sur des coussins de velours noir, six servantes pareillement
+vêtues apparaissent à la porte, dans le lointain de ce petit désert de
+nattes et de papier, se prosternent et font une première entrée tout à
+fait rituelle pour venir d'abord placer, devant chacun des couples
+assis, l'inévitable réchaud de bronze. Ce sont des personnes entre deux
+âges, et d'aspect respectable, ces servantes, pâles, distinguées, les
+cheveux lissés en ailes de corbeau; elles ont arboré la tenue et la
+couleur de grand apparat, qui sont spéciales aux fêtes du nouvel an et
+ne doivent se porter que la première semaine de chaque année: robe de
+crépon noir, d'un noir mat et profond comme le voile de la nuit, avec un
+blason blanc au milieu du dos; robe qui traîne derrière, traîne sur les
+côtés, traîne devant, et qui, grâce à un jeu de bourrelets intérieurs,
+reste toujours majestueusement étalée autour de la mièvre petite bonne
+femme.
+
+Et la dînette commence par terre, tous les services apportés en bon
+ordre et en rang par les six servantes correctes, dont la noire théorie
+s'avance chaque fois comme pour le deuil très officiel de quelque
+personnage lointain et saugrenu.
+
+C'est la même dînette japonaise que l'on a déjà faite partout: les
+petites soupes aux algues, les énigmatiques et minuscules choses pour
+poupées. Mais tout est d'un raffinement extrême, servi dans des
+porcelaines diaphanes, dans des laques légers, légers, presque
+impondérables. Et il y a d'étonnantes pâtisseries imitant des paysages,
+des sites de rêve nippon, rocailles en sucre brun, vieux cèdres en sucre
+verdâtre très délicatement feuillus.
+
+Après souper, ces dames, qui sont haut cotées et se font payer fort
+cher, consentent à retirer de leurs étuis de crépon les longues guitares
+à voix de sauterelle et les spatules d'ivoire qui servent d'archets.
+Elles chantent, comme de jeunes chats qui miauleraient le soir du haut
+d'un mur. Et enfin elles dansent, avec des masques divers; la danse de
+la goule, celle de la grosse dame joufflue et bête, la danse des roues
+de fleurs, le pas de la source; tout ce que mademoiselle Pluie-d'Avril,
+mon amie, m'a déjà fait connaître dans la «Maison de la Grue», et qui
+est de tradition infiniment ancienne, m'est réédité ici, dans un cadre
+plus vaste, plus distingué et plus vide encore.
+
+Ces dames ont des robes adorablement nuancées, qui passent du bleu
+cendré de la nuit au rose de l'aube, et que traversent de grandes fleurs
+imaginaires, ou bien des vols de cigognes au plumage d'or. A force de
+grâce et d'artifices, elles sont presque jolies, et on subirait leur
+charme apprêté s'il faisait moins froid. Mais on gèle sur ces nattes,
+dans la salle trop grande où les braises des gentils réchauds nous
+entêtent sans donner de chaleur. Et la lune de janvier, dont on perçoit,
+à travers les carreaux de papier de riz, la pâleur spectrale, en
+concurrence avec là lumière électrique, nous rappelle que dehors la
+gelée blanche de l'extrême matin doit commencer de se déposer sur la
+ville endormie. Il est temps de quitter ce lieu d'élégance étrange.
+
+Pour finir, un jeu puéril sans gaîté. Par terre, dans la salle très
+vide, on forme un cercle avec les coussins de velours funéraire, espacés
+d'une longueur de mousmé, et là-dessus nous voici tous courant à la file
+et en rond, d'un pas que rythme une chanson de cent ans.--Les Japonais
+s'amusaient à ce jeu dans la nuit des âges: de vieilles images en font
+foi.--A perdu qui n'est pas perché sur le velours d'un coussin noir,
+quand brusquement la chanson s'arrête, et les guéchas alors font
+entendre des petits rires, comme une dégringolade de perles fausses.
+
+Oh! la niaiserie et la tristesse de cela, au milieu de cet exotisme
+extrême, au pied de la pagode du Cheval de Jade, dans le grand silence
+des entours et dans la froidure d'un minuit de janvier!...
+
+Allons-nous-en!--Nos coureurs, en bas, nous attendent, endormis dans des
+couvertures, à côté de nos souliers. Enfin rechaussés, nous nous
+installons sur nos petits chars, et l'air vif nous saisit, la nuit du
+dehors nous enveloppe, tandis que les guéchas, restées dans l'escalier,
+en groupe lumineux, étourdissant de couleur, s'inclinent pour des
+révérences charmantes. Sur le ciel tout bleui de rayons de lune, les
+vieux cèdres sacrés du temple voisin découpent en noir leurs branches
+tordues, aux rares bouquets de feuillage, d'un dessin très japonais. Et
+peu à peu nous prenons de la vitesse, à mesure que s'éveillent mieux nos
+coureurs; nous voilà partis pour une longue course aux lanternes,
+traversant un Nagasaki bleuâtre, vaporeux et lunaire, qui dort tout
+baigné de brume hivernale.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Mardi, 8 janvier.
+
+Oh! les étonnantes petites personnes, que j'ai rencontrées aujourd'hui à
+la campagne! Je les voyais de loin cheminer devant moi, une
+cinquantaine, presque en rang comme un peloton de soldats, toutes
+pareilles et toutes blanches. Des peignoirs de calicot blanc,--aux
+manches plates, attachés à la taille par une ceinture, sans corset,--en
+faisaient des bonnes femmes bien rondes, à tournure de grosse paysanne
+inélégante. Des bonnets de calicot, tout simples et tout raides, mais
+trop majestueux et comme gonflés de vent, semblaient des cloches à
+melon sur les têtes... Qu'est-ce que ça pouvait bien être, ce monde-là?
+Des Japonaises, fagotées ainsi, lourdement et sans grâce?--Pas possible.
+
+J'ai pressé le pas pour vérifier. Et, sous les hauts bonnets comiques,
+j'ai bien vu des figures plates de mousmés ou de jeunes femmes
+nipponnes; mais ces dames avaient l'air sérieux, pénétré, ne riaient
+point; l'habituel badinage des rencontres n'eût pas été de circonstance,
+évidemment, et j'ai passé, sans rire moi non plus.
+
+Ensuite je me suis informé: c'était l'école des ambulancières pour
+l'armée, qui faisait une promenade hygiénique d'entraînement!... Tout
+est à la guerre, en ce moment-ci, tout est préparatifs pour cette grande
+tentative contre la Russie,--qui, du reste, ne constituera que la
+manifestation initiale de l'immense Péril jaune.
+
+On m'a assuré que, dans les rangs de ces petites créatures empaquetées
+en tenue d'hôpital, il se trouvait des dames nobles, des descendantes de
+ces vieilles familles dans lesquelles nous autres étrangers ne
+pénétrons pas encore. Et des officiers, mes camarades, qui ont déjà été
+soignés et pansés par elles, gardent le meilleur souvenir de leurs mains
+si petites, douces, adroites, aux patiences inlassables.
+
+Mais ces énormes bonnets gonflés d'air, ces espèces de coiffes à la
+Cauchoise, qui dira pourquoi?...
+
+
+
+
+XV
+
+
+Samedi, 12 janvier.
+
+Madame Renoncule, ma belle-mère, a vraiment toutes les délicatesses.
+Malgré ma réserve si marquée vis-à-vis de mademoiselle Fleur-de-Sureau
+ma belle-sœur, elle m'avait de nouveau convié hier soir à un repas de
+famille, que j'aurais eu trop mauvaise grâce de refuser encore.
+J'espérais toutefois m'y amuser davantage, et je dois reconnaître que
+l'attitude générale a été plutôt guindée. On gelait, en chaussettes, sur
+les nattes du plancher. On disait des choses cherchées et vides,
+galantes avec réserve, dont on essayait de rire. Les petites soupes
+étaient froides dans les bols en miniature. Tout était froid.
+
+Et tout serait resté incolore si, vers la fin du repas, une de mes
+cousines mariée depuis peu, madame Fleur-de-Cerisier,--jeune personne
+très distinguée, mais qui dès l'âge le plus tendre a été maintes fois
+victime d'un tempérament trop inflammable,--ne s'était éprise d'Osman au
+point de lui proposer d'oublier pour lui tous ses devoirs. A la suite de
+cet incident, que l'on ne saurait trop déplorer, une gêne très notable
+s'est glissée dans mes rapports avec ma belle-famille.
+
+Toutefois mes relations avec madame Prune n'en ont point souffert, et ce
+matin je l'ai accompagnée jusqu'à la tombe de feu ce pauvre M. Sucre, où
+elle avait senti le besoin d'aller déposer avec moi quelques fleurs. Son
+culte est vraiment touchant pour la mémoire de cet époux débonnaire, qui
+ne suffisait peut-être pas à la fougue de sa nature, mais que paraient
+tant de qualités discrètes, et qui possédait comme pas un le tact de
+s'éclipser à propos.
+
+C'étaient de tardifs chrysanthèmes, couleur de rouille, gracieusement
+entremêlés à des branchettes de cryptomeria, que madame Prune avait
+choisis pour sa fidèle offrande.
+
+Il m'a paru un peu à l'abandon, le coin de cimetière où M. Sucre repose,
+mais situé fort aimablement sur la montagne, avec une vue attrayante.
+Aux quatre coins de la tombe, des tubes de bambou fichés en terre
+forment de naïfs porte-bouquets où nous avons disposé nos fleurs, non
+sans quelque recherche d'arrangement. Une courte invocation aux Esprits
+des ancêtres; quelques baguettes d'encens allumées dans le petit
+brûle-parfum funéraire, et la veuve, avec un soupir, s'est arrachée à ce
+lieu mélancolique; il fallait se hâter, car la pluie menaçait de nous
+surprendre au milieu de nos pieux devoirs.
+
+Cette averse a d'ailleurs rendu plus intime notre retour, car, dans les
+chemins de descente, tout de suite glissants et dangereux, madame Prune,
+chaussée de socques en bois, a dû chercher le secours de mon bras, et
+nous sommes revenus ensemble sous son large parapluie.
+
+Il était très vaste, ce parapluie de madame Prune, à mille nervures et
+garni de papier gommé; tout autour, peintes en transparent, folâtraient
+des cigognes,--interprétées un peu à la manière du cher défunt, qui
+restera toutefois le peintre incomparable de ce genre d'oiseau.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+16 janvier.
+
+Aujourd'hui, une visite dont je m'amusais d'avance, ma première à
+mademoiselle Pluie-d'Avril, dans son domicile particulier.
+
+Et je l'ai trouvé tel que je l'imaginais, ce logis de petite cigale sans
+lendemain, de petite créature qui n'existe que par la grâce éphémère et
+le chatoiement des atours, à l'égal de quelque papillon éclos pour
+charmer nos yeux. C'est dans une vieille rue qui monte,--non vers les
+montagnes des temples et des tombeaux, mais vers la «Montagne ronde»,
+sorte de colline détachée en pleine ville et ne supportant que des
+maisons-de-thé ou des maisons de plaisir. Là, au premier étage d'une
+construction à la mode ancienne, toute de bois de cèdre et de papier, le
+nid de la petite danseuse s'avance en balcon, au-dessus des passants
+rares et discrets. On se déchausse, il va sans dire, dès le bas de
+l'escalier, garni de nattes blanches, et tout est minutieusement propre
+dans la maisonnette sonore, dont les bois, desséchés depuis cent ans,
+vibrent comme la caisse d'une guitare.
+
+Mademoiselle Pluie-d'Avril habite avec M. Swong, un énorme chat, matou
+bien fourré, d'imposante allure, qui porte une collerette tuyautée, et
+madame Pigeon, une vieille, vieille femme à cheveux blancs qu'elle
+appelle grand'mère,--quelque «madame Prune» du temps passé, sans doute,
+mais qui a pourtant de braves yeux, un air de bonne aïeule, douce et
+presque respectable.
+
+Après mille révérences, pendant qu'on se hâte de me préparer des bonbons
+et du thé, je passe, du coin de l'œil, l'inspection de ce logis. C'est
+drôle d'être là, et mademoiselle Pluie-d'Avril, en maîtresse de maison,
+comment dire ses belles manières, son affairement, et le sérieux de son
+impayable minois!... Un intérieur bien modeste; on est comme chez des
+gens du peuple, mais soigneux. Ce qui détonne seulement, ce sont les
+coffres de laque contenant les costumes de danse, dont quelques-uns,
+jetés çà et là, semblent des robes de fée qui traîneraient dans une
+chaumine. Aux murs, de bois sec et de papier blanc, il y a des
+photographies de mademoiselle Pluie-d'Avril et de quelques-unes de ses
+camarades, dans leurs rôles à succès: frimousses de jeunes chattes, avec
+des falbalas comme les princesses nipponnes de jadis, ou avec des
+perruques de douairière. Et, à titre de curiosité exotique, il y a aussi
+deux images européennes: l'impératrice Eugénie et le roi
+Victor-Emmanuel... Cependant je ne vois nulle part la table des
+ancêtres, le recoin vénéré, toujours un peu noirci par la fumée des
+baguettes d'encens, que l'on trouve dans les maisons les plus pauvres.
+Non, il fait défaut ici, cet autel qui est l'indice de toute famille
+constituée; la petite danseuse n'a donc point de parents, et n'est
+chaperonnée dans la vie que par ce matou sournois et cette grand'mère de
+hasard.
+
+Au fait, pourquoi donc s'en est-elle allée, la soi-disant grand'mère, la
+vieille dame aux yeux restés honnêtes?... Et pourquoi M. Swong, assis
+gravement sur son postérieur, la collerette relevée en fraise à la
+Médicis, m'observe-t-il fixement avec ses yeux verts?... Dans ce
+milieu-là, tout est mystérieux et tout est possible... Cependant, non,
+je ne peux croire que cette éclipse de madame Pigeon soit
+intentionnelle; un pareil soupçon me gâterait ce propret logis, cette
+petite créature fine, et la collation posée devant moi sur les nattes du
+plancher. Chassons le doute mauvais, et asseyons-nous par terre pour
+faire la dînette, avec des cérémonies, comme dans le monde...
+
+Quand il est l'heure de prendre congé, j'embrasse mademoiselle
+Pluie-d'Avril et M. Swong, chacun sur la joue, et on me reconduit très
+aimablement, très cordialement, après avoir exprimé l'espérance de me
+revoir. Sans aucun doute, je reviendrai, car tout s'est passé à
+souhait, il n'y a eu nulle équivoque, et, sur la dernière marche du
+vieil escalier, mademoiselle Pluie-d'Avril, prosternée, son éventail à
+la main, me suit d'un franc et gentil sourire...
+
+Mais qu'est-ce qu'il peut bien y avoir, dans cette toute petite tête de
+danseuse, et dans ce petit cœur?... Toujours la mélancolique
+interrogation sans réponse, que j'ai si souvent ressassée à propos
+d'êtres essentiellement différents de moi et indéchiffrables, chats,
+singes, ou enfants des races humaines très distantes de la nôtre, dont
+le regard était entré dans le mien par la route profonde... Et puis,
+quels seront ses lendemains, à celle-là, et quelles prostitutions
+l'attendent? Restera-t-elle seulement jolie en grandissant, quand la
+fleur de l'enfance sera fanée sur ses joues? Et alors, si elle ne l'est
+plus, jolie, dans quelle misère ira-t-elle finir, la petite fille aux
+belles robes?...
+
+Tout en songeant à ces lendemains de mademoiselle Pluie-d'Avril, qui
+incarne encore un rêve du vieux Japon, du Japon des laques et des
+éventails, je retombe peu à peu dans le Nagasaki moderne, et voici les
+quais, les cabarets à l'américaine. C'est l'heure où la foule
+lamentable des ouvriers quitte les usines, visages noircis par ce hideux
+charbon de terre, qui aura été, plus que l'alcool peut-être, le fléau
+destructeur de notre espèce. Et là-bas, sur la rive d'en face, au pied
+de ces montagnes qui ne connaissaient naguère que les cèdres, les
+bambous et les pagodes, des tuyaux fument, fument, empoisonnent l'air du
+soir, et des machines sifflent, crient avec des voix de Guignol: là est
+l'arsenal maritime, où l'on s'épuise nuit et jour à construire les plus
+ingénieuses machines, pour ces grandes tueries d'ensemble, inconnues à
+nos ancêtres.
+
+
+
+
+XVII
+
+
+Jeudi, 17 janvier.
+
+La pluie tombait dru sur la mer, qui en était comme criblée, qui
+semblait fumer au coup de fouet de ces milliers de gouttelettes
+cinglantes.
+
+Dans ma chambre du _Redoutable_,--la porte fermée pour moins entendre ce
+perpétuel bruit des entreponts bondés de matelots,--un tel déluge
+mettait, avant l'heure, une obscurité de soir. Le piano, que je venais
+d'ouvrir, avait ses sons feutrés des jours où il pleut, et la pédale
+sourde, tout le temps maintenue à cause des voisins, atténuait aussi la
+musique de Wagner, comme si on l'eût jouée au fond d'une armoire close:
+c'était un passage de _Tristan et Iseult_, que j'accompagnais, d'une
+manière un peu distraite tout d'abord, et que mon serviteur Osman
+chantait à demi-voix. Par la fenêtre, on voyait les verdures de la rive,
+dans un effacement gris, des verdures mouillées, des roches mouillées,
+des feuillages qui se couchaient sous l'averse; on se sentait entouré
+d'eau, enveloppé de ruissellements.
+
+Porte fermée, la vie, le remuement, la clameur contenue des six cents
+hommes, entassés un jour de pluie dans les flancs du navire, vous
+arrivait bien encore, à travers les cloisons de fer; mais c'était une
+symphonie si habituelle que vraiment on l'entendait à peine, on
+l'entendait même de moins en moins, à mesure que le chant wagnérien vous
+prenait davantage, que la voix montait, et que s'exaltait
+l'accompagnement.
+
+Or les paroles disaient: «...dans un pays lointain, dans un pays où
+règne l'ombre», quand le canon tout à coup est venu ébranler notre
+maison blindée... Des coups espacés, à intervalles funèbres, ne
+rappelant pas ces saluts que, dans une escadre comme la nôtre, on
+entend chaque jour... Et j'ai envoyé Osman aux informations.
+
+Il est rentré vite pour me dire, du reste sans altération notable sur sa
+figure joyeuse: «C'est la vieille _couine_ qui est morte!» Et un
+timonier, l'instant d'après, venait avec plus de correction m'annoncer
+aussi: «Commandant, les Anglais saluent, pour la Reine Victoria qui est
+décédée.»--Oh! alors, si c'est cela, tous les navires vont s'y mettre;
+et le _Redoutable_ lui-même; nous en avons pour jusqu'à ce soir, de ces
+longues salves pompeuses. Reprenons donc _Tristan et Iseult_, malgré le
+fracas du dehors. La nouvelle d'ailleurs n'interrompt pas non plus
+l'exercice de gymnastique des matelots qui font les mouvements
+d'assouplissement au-dessus de ma tête, ni leurs voix gaies qui comptent
+toutes ensemble: une, deux, trois! sans souci de ce deuil officiel.
+
+La canonnade cependant se propage sur tous les points de la baie, où
+sont rassemblés tant de navires de combat, et l'écho de la montagne
+aussi s'en mêle, répond comme un tonnerre lointain.
+
+Or, il en va de même tout autour de la terre. Et c'est étrange, quand on
+s'y appesantit, la répercussion de cette mort sur le monde... Ainsi, une
+aïeule rassasiée de jours vient de s'éteindre là-bas, là-bas, dans une
+île brumeuse; des milliers d'autres créatures, un peu partout, rendaient
+en même temps leur âme, dont on ne s'occupe point; mais celle-ci, par
+une des plus antiques et des plus enfantines conventions humaines,
+personnifiait un peuple, le _peuple de proie_; alors, un réseau de fils
+enveloppant les pays et les mers, a propagé la nouvelle, et c'est un
+immense bruit, troublant le repos de tous; dans chaque lieu, dans chaque
+recoin où les hommes ont groupé des machines à tuer, un vacarme d'orage
+retentit, comme ici même dans cette baie si éloignée et si étrangère.
+
+D'aucuns la disaient bonne et pitoyable aux souffrances, la si vieille
+reine qui vient de mourir: alors, combien son déclin dut être angoissé
+par les spectres du Transvaal, si seulement elle avait gardé un cœur un
+peu maternel malgré l'orgueil, à travers les griseries de l'adulation
+et du faste. Nul ne m'était plus indifférent qu'elle, et cependant sa
+fin m'émeut presque, en cette pluvieuse journée d'hiver; c'est qu'elle
+était souveraine bien des années avant ma naissance, et, tout enfant,
+j'entendais souvent prononcer son nom, en ce temps-là sympathique aux
+Français; une période meurt avec son interminable règne, et il semble
+qu'elle nous entraîne un peu tous à sa suite dans le passé...
+
+Mais, il était écrit que, dans ce pays, je ne pourrais rien prendre au
+sérieux, pas même un deuil royal... Voici maintenant que je pense à
+l'impression des mousmés, dans toutes ces maisonnettes perchées sur la
+rive, entre les feuillages trempés de pluie, à leur surprise d'entendre
+ces salves qui ne finissent plus; les petits carreaux de papier, les
+petits châssis à glissière s'ouvrant partout, dans ces logis frêles
+comme des jouets de Nuremberg, et des têtes gentiment comiques, se
+risquant sous l'averse, pour se demander les unes aux autres, après la
+révérence obligée: «Qu'est-ce qu'il y a, mademoiselle Tulipe?...
+Qu'est-ce qui se passe donc, mademoiselle La Lune?...» Alors le sourire
+me vient malgré moi, ce sourire irrésistible que me causent toujours les
+figures des mousmés ou des jeunes chats...
+
+Sur le soir, quand le vrai crépuscule s'ajoute à la pénombre des nuages
+et de la pluie, la canonnade par degrés s'apaise. A longs intervalles,
+quelques derniers coups grondent encore, prolongés par l'écho. Et puis
+un infini silence retombe sur cette mort, avec la nuit qui vient: la
+page de l'histoire est tournée; la vieille dame orgueilleuse commence sa
+descente éternelle, dans la paix peut-être, assurément dans la cendre et
+l'oubli...
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+Dimanche, 20 janvier.
+
+Les derniers chrysanthèmes, fripés par les gelées du matin, ont disparu
+de l'étalage de madame L'Ourse, ma fleuriste ordinaire, pour faire place
+à des camélias et à des branchettes de saule, ornées déjà de ces petites
+pendeloques jaunâtres qui sont des floraisons d'extrême renouveau. Notre
+séjour indéterminé dans ce pays se prolonge de semaine en semaine, et
+nous finirons par y voir poindre le printemps.
+
+Dans sa vieille rue toujours en pénombre, qui longe le flanc de la
+montagne et les soubassements des temples, cette boutique de madame
+L'Ourse est un point où je m'arrête chaque jour, avant d'aller m'isoler
+là-haut, dans les bosquets des morts. Nous sommes du reste un peu en
+galanterie, madame L'Ourse et moi: c'était fatal.
+
+Sa maisonnette de bois est noirâtre, caduque comme la rue tout entière,
+moisie à l'ombre de ces terrasses moussues qui soutiennent les pagodes
+et la nécropole. A la devanture, sont accrochés quantité de tubes en
+bambou remplis d'eau, où trempent des fleurs, des feuillages, des
+fougères, des herbes.--Les Japonais, même du bas peuple, chacun sait
+cela, nous ont devancés de plusieurs siècles dans le raffinement des
+bouquets, dans l'art de composer, avec les plantes les plus vulgaires,
+des gerbes d'une grâce inimitable, dignes de leurs vases aux mille
+formes.
+
+Avec madame L'Ourse,--qui est dans les âges de madame Prune, autant dire
+à l'époque de la vie où les femmes sont le plus aimables,--le prix des
+fleurs se débat toujours longuement, pour le seul plaisir de marchander,
+en se faisant un doigt de cour. Cela s'entremêle de madrigaux que je
+lui adresse sur sa personne et qu'elle sait me rendre avec une civilité
+parfaite; d'autres dames du voisinage sortent alors des petits logis
+vermoulus et sombres pour assister au galant tournoi: c'est madame
+Montagne-Peinte, marchande de bric-à-brac au coin de la rue, ou madame
+Le Nuage qui vend des baguettes d'encens pour les Trépassés, ou encore
+madame Tubéreuse, dont l'époux, au fond d'un hangar poussiéreux, redore
+les bouddhas centenaires et répare les autels d'ancêtres.
+
+Lorsque ma gerbe est enfin choisie et payée, je la laisse en dépôt chez
+la marchande (prétexte à revenir), et je commence mon ascension à peu
+près quotidienne à la sainte montagne qui surplombe.
+
+Quantités de chemins s'offrent à moi, tout le long de cette rue
+vénérable, où il fait plus froid qu'ailleurs faute de soleil. Tantôt je
+m'en vais par les étroits raidillons qui grimpent au milieu des roches
+verdies, des mousses à reflet de velours, des capillaires aux tiges de
+crin noir, des petites sources éparpillées sur les feuilles comme des
+perles de verre.
+
+Ou bien je monte plus lentement par les larges escaliers de granit et
+les terrasses des temples.--Mais là, le sourire s'arrête, car
+soudainement tout devient grave, et une horreur religieuse inconnue sort
+des vieux sanctuaires obscurs. Il y a de quoi faire chaque jour quelque
+découverte nouvelle, dans ces quartiers de silence et d'abandon, étages
+au-dessus de la ville, et précédés de tant de vestibules, de terrasses,
+de portiques sévères. Dans les cours dallées, des arbres qui ont vu
+passer les siècles étendent leurs grosses branches mourantes, soutenues
+ça et là par des béquilles de bois ou de granit; il y pousse aussi des
+cycas géants, dont le tronc multiple s'arrange en forme de candélabre;
+des cycas qui supportent le froid, admettent à l'occasion la neige sur
+leurs beaux plumets,--résistent aux hivers, dans ce pays, comme font du
+reste quantité d'autres plantes délicates, et comme les singes des
+forêts, comme les grands papillons pareils à ceux des Tropiques, le
+Japon, semble-t-il, ayant le privilège d'une flore et d'une faune qui
+ne sont plus de son climat.--Des galeries couvertes, aux colonnes de
+cèdre, entourent d'une zone d'ombre les sanctuaires presque toujours
+fermés, où l'on voit, à travers les barreaux des portes, briller des
+dorures atténuées, luire les mains et les visages des dieux assis en
+rang sur des fauteuils. Ces temples, comme leurs arbres, ont vu couler
+des années par centaines, et le moment approche où leurs boiseries,
+leurs laques s'en iront en débris et en cendre. Sur les autels, ou bien
+aux plafonds poudreux, aux frises des vieilles colonnades, derrière les
+toiles d'araignées, il y a partout du mystère; partout il y a de
+l'étrange et de l'inquiétant, dans les moindres formes des figures ou
+des symboles. Et on sent bien, ici, qu'au fond de l'âme de ce peuple
+badin, au fin fond pour nous impénétrable, doit résider autre chose que
+de la frivolité et du rire, sans doute quelque conception plutôt
+terrible de la destinée humaine, de la vie et de l'anéantissement...
+
+En montant toujours, voici bientôt la peuplade des petits bouddhas en
+granit, tout barbus de lichen, et les innombrables bornes funéraires,
+enlacées de plantes aux minuscules feuilles; voici le réseau des
+sentiers qui se croisent parmi les tombes, sous les bambous et les
+camélias sauvages; voici tout le labyrinthe des morts. Et, à cette
+hauteur, je retrouve presque chaque fois ce soleil du soir, couleur de
+cuivre, qui, avant de s'abîmer là-bas dans la mer Jaune, s'attarde si
+languissamment sur ces pentes exposées au sud et à l'ouest, pour y
+apporter une tiédeur pas naturelle et comme enfermée, et me donner
+toujours la même illusion de serre. Çà et là, gisant sur quelque
+terrasse mortuaire, une chaise à porteurs, toute petite et en bois blanc
+très mince, comme pour promener une poupée, indique la place d'un mort
+nouvellement amené à ce haut domaine; c'est là dedans qu'on a apporté sa
+cendre, et l'usage veut qu'on laisse le véhicule léger pourrir sur
+place, avec les lotus en papier d'argent qui servirent au cortège. Où
+les brûle-t-on, ces morts, dans quel recoin clandestin, et avec quelle
+pudeur de les montrer? En ville on ne les rencontre jamais que déjà tout
+incinérés, tout réduits, tout gentils, et ne pesant plus, portés
+allègrement à l'épaule sur des bâtonnets, dans des petits palanquins en
+bois blanc, d'élégante et précise menuiserie; et quand j'ai interrogé
+des Japonais sur le lieu des bûchers, ils m'ont chaque fois évasivement
+répondu: «Dans les montagnes... par là-bas... par là-haut...» Il n'y a
+donc que de la poussière humaine, ici, point de cadavres jamais, ni de
+décompositions, ni de forme affreuse, et cela supprime tout effroi sous
+ces ombrages.
+
+L'heure du soir est l'heure par excellence, dans ces hauts cimetières où
+la senteur hivernale des feuilles mortes, des mousses et des lichens se
+mêle au parfum des baguettes d'encens allumées sur les tombes. C'est
+aussi l'heure où je conçois le mieux l'énormité des distances; en
+regardant, du haut de mon tranquille observatoire, décliner le soleil du
+Japon, qui se lève à ce moment même sur mon pays, j'ai comme
+l'impression physique, un peu vertigineuse, de la convexité de la Terre,
+et de sa courbe immense. Et je me sens si loin, si loin, dans le
+crépuscule qui vient, que tout à coup me prend le frisson de nostalgie,
+au souvenir du pays Basque, ou bien de ma maison natale...
+
+Le plus souvent il est couché, ce soleil, quand je repasse devant chez
+madame L'Ourse, mais elle m'attend pour tirer les vieux châssis de bois
+qui ferment sa devanture. Avec un regard plein de sous-entendus, elle ne
+manque jamais d'ajouter à la gerbe achetée deux ou trois fleurs, pour
+moi particulièrement précieuses, parce qu'elles sont un cadeau, une
+surprise qu'elle me réservait.
+
+Et maintenant, vite un pousse-pousse rapide, un coureur qui ait de
+bonnes jambes, afin de retraverser la ville nipponne et de ne pas
+manquer le dernier canot du soir. D'abord c'est la longue rue des
+marchands, où, devant les petites boutiques de bois, papillotent les
+porcelaines, les éventails, les émaux, les laques, toutes les choses
+maniérées et jolies que fabriquent par milliers les Japonais et que
+vendent les mousmés souriantes. Là défilent, dans le même sens que le
+mien, quantité d'autres pousse-pousse empressés qui ramènent vers la mer
+les officiers de notre escadre ou des cuirassés étrangers, chacun
+rapportant nombre de petits paquets ingénieusement ficelés, de petites
+caisses finement menuisées: les exaspérants bibelots auxquels ici
+personne n'échappe.
+
+Le long des nouveaux quais à l'américaine, où les coureurs haletants
+nous déposent, on se retrouve; on se trie par nations, sous un petit
+vent glacé qui manque rarement de se lever le soir et d'asperger
+d'embruns notre retour à bord.
+
+On nous a tant traités de pillards, dans certains journaux, nous tous,
+officiers ou soldats de l'expédition de Chine, que nous avons admis la
+dénomination «pillage» pour toute chinoiserie ou japonerie, si
+honnêtement achetée soit-elle, et payée en monnaie sonnante. Or, il est
+de règle sur mon bateau qu'après le souper, à l'instant des cigarettes,
+chacun doit exhiber son «pillage» du jour; la table du «carré» se garnit
+donc tous les soirs d'étonnantes choses, présentées par leur
+propriétaire respectif. Mon Dieu, qu'on est bien, les nuits d'hiver, en
+rade tranquille, installé à son bord, entre bons camarades, rentré dans
+cette petite France flottante qui vous porte si fidèlement, mais qui
+voisine tour à tour avec les pays les plus saugrenus du monde!...
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Lundi, 21 janvier.
+
+Madame Prune caressait depuis de longs jours le rêve de venir me voir à
+bord, comme elle était venue jadis sur la _Triomphante_, il y a tantôt
+quinze ans, hélas! à l'époque où s'épanouissaient, dans toute leur
+fraîcheur première, ses sentiments pour moi.
+
+J'avais galamment consenti, mais, en homme correct qui craint de donner
+à jaser, je m'étais rendu chez madame Renoncule ma belle-mère pour la
+prier de chaperonner la visiteuse. Et, afin d'enlever même tout
+caractère clandestin à cette entrevue, j'avais convié aussi deux de mes
+belles-sœurs et quatre jeunes guéchas de ma connaissance, en leur
+recommandant d'apporter des guitares.
+
+Il avait fallu ensuite prévenir la police nipponne, pour les raisons
+suivantes. Depuis des années, le Japon détenait le monopole d'exporter
+dans toutes les villes maritimes de l'Extrême-Orient des jeunes
+personnes de caractère gai, spécialement destinées à faire oublier aux
+navigateurs les austérités de la mer; mais le gouvernement du Mikado
+veut supprimer aujourd'hui cet usage, qu'il regarde comme attentatoire
+au bon renom national, et devient très circonspect lorsqu'il s'agit de
+laisser des dames seules se rendre à bord des navires.
+
+La perspective d'être présentés à madame Prune avait jeté parmi mes
+camarades un doux émoi. Ils avaient fait des frais, commandé pour la
+table des fleurs et de très ingénieuses sucreries. Et, à l'instant fixé,
+leurs jumelles se promenaient discrètement sur tous les sampans de la
+rade, pour épier la venue de nos invitées.
+
+Au bout d'une demi-heure, personne. Au bout d'une heure, rien encore. Et
+j'ai envoyé aux informations, sur le quai.
+
+Des policiers,--trop peu physionomistes, hélas!--s'étaient opposés à
+l'embarquement de ces dames, malgré l'autorisation accordée la veille,
+croyant au départ d'une relève de pensionnaires pour certaines maisons
+de Shangaï ou de Singapour.
+
+Madame Renoncule, paraît-il, toujours si maîtresse d'elle-même, avait
+reçu ce coup le front haut, et s'était contentée de ramener avec dignité
+mes belles-sœurs au logis.
+
+Mais, à l'idée d'être prise pour l'une de ces hétaïres migratrices, qui
+ne craignent pas d'abandonner l'autel de leurs ancêtres pour aller
+vendre à l'étranger leur sourire, madame Prune s'était évanouie.
+
+
+
+
+XX
+
+
+Mercredi, 23 janvier.
+
+Je passais tranquillement, avec un de mes camarades du _Redoutable_,
+dans Motokagomachi, la grande rue des boutiques, regardant les bibelots
+extraordinaires aux devantures et les sourires de ces gentilles petites
+personnes, qui ont les yeux si bridés. Mais, en avant de nous là-bas,
+très vite un rassemblement se formait, d'où partaient des vociférations
+aiguës, grinçantes, rugueuses, comme celles des Chinois en guerre. Et au
+milieu de ce groupe excité, deux officiers français, contre lesquels
+semblait tournée la fureur générale!... Alors, nous sommes accourus
+aussi, il va sans dire.
+
+C'étaient deux enseignes de vaisseau, arrivés d'hier à Nagasaki sur un
+croiseur. Des bonshommes autour d'eux avaient les poings levés, leurs
+courts bras jaunes sortant jusqu'à l'épaule des manches de leurs robes.
+Or, ces bonshommes, nous les connaissions bien: c'étaient des marchands
+de potiches du voisinage, chez lesquels nous avions l'habitude de
+fréquenter, gens à sourires et à révérences plus que personne, gens
+d'ordinaire obséquieux et patelins,--mais si transfigurés aujourd'hui
+par la colère! Leurs petits yeux devenus effrayants, leur bouche
+contractée par un rictus de fauve! Des êtres pour nous tout à fait
+nouveaux, imprévus, ressemblant à ces masques de guerre qui grimacent la
+mort, et dont les Japonais ont bien dû en effet prendre le modèle chez
+eux quelque part.
+
+Tout simplement ces Français avaient poussé du pied le chien d'un de ces
+marchands, qui voulait mordre: alors, besoin immédiat de revanche
+nationale contre les deux étrangers...
+
+Le calme un peu dédaigneux des attaqués, notre arrivée aussi, à nous qui
+étions connus pour être d'assez faciles acheteurs, empêcha la bagarre
+d'aller jusqu'au premier coup de poing; sans cela nous étions
+aveuglément houspillés par la foule, et non moins aveuglément traînés au
+poste par une escouade de police, ainsi qu'il arriva la semaine dernière
+aux officiers d'une autre flotte européenne.
+
+Ce petit peuple, arrogant et plein de mystère, cache, sous ses dehors
+gracieux, une haine farouche pour les hommes de race blanche.
+
+Imaginerait-on même qu'un de leurs sujets de jalousie contre les
+Européens est de ne pouvoir, pour cause de visage trop plat, user d'un
+pince-nez? Aussi les élégants d'entre eux se hâtent-ils d'en porter,
+même s'ils n'en ont pas besoin, pour peu qu'ils se sentent au milieu de
+la figure un soupçon de quelque chose permettant d'en accrocher un.
+
+
+
+
+XXI
+
+
+Vendredi, 25 janvier.
+
+Le temple du Renard devient depuis quelques jours un de mes lieux de
+pèlerinage habituels.
+
+Un chemin d'ombre verte, dans un repli de montagne, vous y conduit en
+grimpant comme un escalier au bord d'une petite cascade alerte et
+glacée. Il y a quinze ans, j'avais pu vivre tout un été à Nagasaki sans
+le connaître, et je ne l'aurais pas découvert cette fois non plus, sans
+les emblèmes religieux échelonnés à diverses hauteurs parmi les
+branches, le long du sentier presque clandestin. Ces emblèmes sont des
+renards blancs, assis sur des socles,--des renards fantastiques, bien
+entendu, des renards déformés par l'imagination japonaise et traduits
+sous les traits de maigres bêtes aux oreilles de chauves-souris,
+montrant les dents avec un de ces rires à ne pas regarder, comme en ont
+les têtes de mort; ou bien ce sont de frêles portiques de menuiserie,
+peints en rouge et couverts d'inscriptions noires, parfois espacés au
+hasard, ailleurs si rapprochés qu'ils forment une sorte de voûte
+rougeâtre, sous l'autre voûte si verte des feuillées. Quelques
+maisonnettes s'étagent aussi sur le parcours, humbles boutiques de
+baguettes d'encens pour le temple, de bonbons pour les enfants qui
+montent en pèlerinage, ou de petits renards en plâtre, longs comme le
+doigt mais taillés sur le modèle de ceux de la route et montrant
+l'affreux rictus qui convient. Partout des branches retombantes, des
+mousses, des fougères; de beaux mandariniers, garnis de leurs fruits
+d'or qui achèvent lentement de mûrir au soleil hivernal. Des roches
+polies, arrondies par le temps et que d'imperceptibles lichens ont
+marbrées, à l'ombre, de nuances douces et rares: des verts cendrés, des
+gris passant au rose. Et çà et là, posé sur quelque vieille pierre
+debout, un temple en miniature, de la taille d'un théâtre de Guignol,
+très vieux lui aussi, très fruste, mais ayant ses emblèmes énigmatiques,
+ses renards blancs et ses bouquets de riz apportés en offrande. La
+cascade, le plus souvent cachée dans des fissures profondes, vous
+accompagne de sa grêle musique, tandis qu'on s'élève sous les ramures,
+par le sentier ardu ou par les marches usées.
+
+Enfin le temple lui-même apparaît, en avant d'un rideau de grands
+arbres. Un assez petit temple, mais si étrange! Tout ouvert comme un
+hangar, très simple, ainsi que tous les sanctuaires de ce Dieu-là, et
+dépourvu d'aucune idole de forme humaine. Il est en bois, sans doute
+ancien, mais d'un âge indéfinissable, tant on l'a bien entretenu, tant
+sont soigneusement lavés ses panneaux et ses colonnes. Au milieu,
+descend du plafond comme un lustre un énorme grelot également en bois,
+sur quoi les fidèles frappent dès l'arrivée, et c'est pour que le Dieu,
+en train peut-être de flâner parmi les nuages, soit averti qu'on est
+là, que l'on demande audience. Alentour, les hommes ont arrangé cette
+nature, déjà presque trop jolie par elle-même, en quelque chose de plus
+joli encore, de plus compliqué surtout, ajoutant des rocailles aux
+rochers, créant des petits ruisseaux pour y jeter des ponts. Les herbes
+très délicates, les mousses, toute l'exquise flore sauvage d'ici;
+apportent leur charme intime à ces arrangements qui ne seraient guère
+que prétentieux chez nous. Par ailleurs, ce temple, ces objets
+symboliques, déroutants de simplicité bizarre, que l'on aperçoit au fond
+sur l'autel, imprègnent le jardin désert d'on ne sait quelle
+transcendante et indicible japonerie. Et, au-dessus de tout cela, se
+dresse la montagne avec ses fourrés de verdure.
+
+Juste en face du sanctuaire, une maison-de-thé, gentille et vieillotte,
+se dissimule à moitié dans les arbres; on y accède par un arceau en
+granit feutré de lichen, qui enjambe un torrent, et près duquel, dans
+une vaste cage, deux grues blanches à huppe rouge, de la grande espèce,
+se tiennent immobiles: pensionnaires sacrées du temple, il va sans
+dire, mais très mélancoliques captives.
+
+La propriétaire de cette maison-de-thé, plutôt modeste et peu
+achalandée, s'appelle madame La Cigogne. Bien que cette dame compte sans
+doute une dizaine de printemps de moins que madame Prune, elle est d'une
+maturité incontestable, mais n'a point abdiqué encore, et j'arrive de
+jour en jour à me convaincre que le temps lui a laissé, à elle aussi,
+quelques attraits.
+
+Sitôt qu'elle m'aperçoit, à l'orée du sentier vert, madame La Cigogne se
+prosterne et affecte une expression d'extase qui semble dire: «En
+croirai-je mes yeux? Quelle faveur inespérée le ciel m'envoie!» Je me
+fais un devoir de saluer fort civilement à mon tour, avant de prendre
+place sur les nattes blanches, devant la petite véranda enguirlandée de
+plantes qui s'étiolent à l'ombre de tant d'arbres, et où languissamment
+fleurissent quelques pâles roses d'hiver.
+
+Madame La Cigogne, après de nouvelles révérences, me présente aussitôt
+la chatte de la maison, que j'honore de mon amitié, une certaine
+mademoiselle Sato, jeune personne de six mois, à fourrure grise, qui a
+conservé l'humeur folâtre de l'enfance. Ensuite, vient ma tasse de thé,
+sucrée toujours à point. Et puis les bonbons que j'aime, et deux fines
+baguettes de bois pour les saisir. A part quelques pèlerins, qui
+viennent se restaurer ici, après des génuflexions, des exercices
+religieux trop prolongés dans le temple, je suis presque toujours le
+seul client de cette dame, ce qui favorise entre nous de longs
+tête-à-tête. Dans le sentier voisin, personne non plus, personne ne
+passe, si ce n'est de temps à autre quelques marchands d'eau,
+athlétiques et demi-nus qui redescendent, portant à l'épaule, au bout
+d'un bâton, des seaux en bois, remplis aux sources claires de la
+montagne. On n'entend d'autre bruit que celui des petites cascades
+perlées dégringolant sous les herbes; ou bien c'est, dans les branches,
+le remuement discret des oiseaux, attristés parce que le soleil de
+janvier reste incolore.
+
+Le lieu est paisible, étrange et ignoré. On y respire la senteur des
+feuilles mortes et de la terre humide. Malgré la présence enjouée de
+cette dame, on s'imprègne ici, dans le silence, de la japonerie spéciale
+qui émane du temple aux lignes simples, et qui est une japonerie haute
+et sereine. On sent comme des esprits, des essences très inconnues,
+rôder sous les futaies, dormir au fond des grosses pierres aux têtes
+rondes. Et la tombée du soir vous apporte dans ce recoin du Japon une
+petite terreur charmante, dont on cherche en vain le sens introuvable.
+
+En quittant la maison-de-thé, je continue souvent de suivre le sentier
+qui monte, jusqu'à l'instant où il finit dans la brousse. Sur des
+pierres moussues émergeant du sol, encore deux ou trois de ces vieux
+temples pour poupée, inquiétants à rencontrer malgré leur petitesse de
+jouet d'enfant; mais les fougères, les racines deviennent de plus en
+plus souveraines, dans la nuit verte qui s'épaissit, et tout se perd
+bientôt au fond des bois, où les boutons des camélias sauvages, en
+retard sur ceux des jardins d'en bas, commencent à peine à rougir...
+
+Pour être tout à fait franc vis-à-vis de moi-même, je suis forcé de
+m'avouer que me voici un peu en coquetterie avec madame La Cigogne...
+
+
+
+
+XXII
+
+
+Jeudi, 31 janvier.
+
+Il semblait certain que notre grand cuirassé, la guerre étant unie,
+allait reprendre la route de France et qu'après des relâches en
+Inde-Chine il nous ramènerait chez nous pour le beau mois de juin. Il y
+avait bien la petite tristesse de quitter bientôt ce navire, cette vie
+de bord avec de bons camarades, cet amusant pays, de voir finir à jamais
+toute cette période très spéciale de l'existence; mais cela se noyait
+pour nous dans la joie du retour.
+
+Et voici qu'aujourd'hui le courrier de France nous apporte un désolant
+contre-ordre: nous resterons deux ans dans les mers de Chine! Sitôt que
+les glaces fondront à l'entrée du Peïho, force nous sera de rebrousser
+chemin vers le Nord chinois, et de recommencer, sous le mauvais soleil,
+le dur métier de l'automne passé: pourvoir au rapatriement du corps
+expéditionnaire, rembarquer sur des transports, par grosse mer probable,
+ces milliers d'hommes et ce matériel que nous avions eu déjà tant de
+peine à déposer sur la rive...
+
+En une minute la nouvelle, entendue par des matelots à travers la
+portière de brocart rouge de l'amiral, a été propagée à voix de
+confidence, presque silencieusement, parmi l'équipage, semant la
+consternation du haut en bas du _Redoutable_,--depuis les passerelles où
+vivent, la longue-vue à la main, les timoniers chargés d'épier le plus
+loin possible les choses du dehors, jusque chez les pauvres garçons,
+pâlis comme des mineurs, qui habitent et travaillent au-dessous de
+l'eau, entre des rouages de fer, au milieu des entrailles cachées du
+navire, dans l'obscurité et dans l'odeur des huiles.
+
+Deux ans, à errer sur les mers de Chine! Tous, expédiés de France en
+coup de vent, à l'annonce des affaires de Pékin, nous pensions que la
+campagne durerait six mois à peine. C'était volontairement que nous
+étions partis, nous les officiers, mais non pas les matelots. Forcés
+d'accepter, ceux-ci, leur destination imprévue, ils avaient laissé en
+suspens leurs humbles petites affaires,--des mariages, des baptêmes, des
+règlements d'intérêts,--d'ailleurs convaincus, comme nous, qu'on allait
+bientôt revenir...
+
+Mais voici maintenant que cela durera deux années! Et d'abord il va
+falloir passer tout un été mortel sur les eaux chaudes et souillées de
+l'embouchure du Petchili, être parqués là dans une caisse de fer où l'on
+respire par des trous, ne sortir de l'étouffante demeure que pour peiner
+au milieu des lames, sous un ciel accablant! Bientôt, c'est inévitable,
+reviendront les dysenteries, les fièvres, et plus d'un sans doute ira
+traîner ou mourir dans quelque hôpital de la côte chinoise... Tel est
+l'ordre sans merci qui nous arrive. Adieu le retour!
+
+Pour réfléchir à ce changement de mes lendemains, et essayer de m'y
+soumettre, j'aurais voulu m'en aller là-haut, sur l'exquise montagne des
+cimetières, mon lieu de méditation préféré, et m'asseoir devant le
+soleil couchant. Mais il tombe une petite pluie d'hiver très froide, qui
+sent la neige. Faute de mieux, j'irai dans la maison-de-thé où mes
+jouets habituels, mes deux petites poupées à musique, entre les murs de
+papier, me distrairont avec une guitare et des masques.
+
+ * * * * *
+
+Jamais elle ne m'avait paru si mélancolique, la salle vide et blanche,
+aux parois minces, où je me trouve une heure après, les jambes croisées
+sur un coussin de velours noir. Mademoiselle Matsuko, la guécha, qui ne
+prend plus la peine de faire grande toilette en mon honneur, arrive
+bientôt, modestement vêtue de crépon gris perle, s'assied par terre,
+gentille et boudeuse, puis commence, d'un air résigné, à gratter les
+cordes de son «chamecen» avec sa spatule d'ivoire. Dans le silence, dans
+la lumière grise, déjà crépusculaire, une petite musique alors sautille
+et pleure, triste à faire couler des larmes, étrange à donner le
+frisson,--en attendant que paraisse l'autre, celle qui est moitié fée et
+moitié chat, mademoiselle Pluie-d'Avril avec sa traîne et ses
+révérences.
+
+J'ai eu tort de venir ici; c'est plus triste que ma chambre du
+_Redoutable_. Le son de cette guitare, on dirait le chant d'une
+sauterelle d'hiver, enfermée dans une cage de papier, une sauterelle de
+pays très lointain, dont la maigre voix évoquerait un monde inconnu; je
+l'entends sans l'écouter, mais cela suffit à maintenir pour moi cette
+notion d'exotisme extrême qui avive ma nostalgie.
+
+Alors, deux ans dans les mers de Chine!... Il est fini, hélas! le temps
+où j'étais angoissé, au cours des trop longues campagnes, par la crainte
+de ne pas retrouver la figure vénérée et chérie de Celle à qui depuis
+l'enfance on rapporte toutes choses, de Celle que personne au monde ne
+supplée... Cette crainte-là est aujourd'hui changée en une certitude,
+sur laquelle même un peu de résignation a commencé de venir. A ce point
+de vue-là donc, peu importe à présent la durée de l'absence, puisque je
+ne la retrouverai plus, à aucun de mes retours, jamais... Pourtant, des
+liens profonds me tiennent encore au foyer,--et d'ailleurs mes années
+sont bien comptées, pour que je les perde en exil...
+
+Elle se lève, la guécha, qui visiblement s'ennuie; elle pose sa longue
+guitare et se met à marcher, indolente et gracieuse, si légère que le
+plancher ne semble même pas s'en apercevoir,--ce plancher mince qui
+gémissait tout à l'heure sous le pas des servantes, lorsque la dînette
+nous a été servie. Et, au moment où s'est arrêtée sa musique monotone,
+je songeais à certain vieux jardin qui est situé au-dessous de nous, de
+l'autre côté de la terre, et qui, dans mon enfance, représentait pour
+moi le monde. A l'instant précis où la sauterelle de rêve a cessé de
+chanter, c'est ce jardin-là que je revoyais, après avoir repassé tant de
+choses en souvenir, ce jardin avec ses treilles, ses vieux arbres, et
+surtout un grenadier planté jadis par un aïeul, qui, à chaque mois de
+juin depuis cent ans, sème en pluie ses pétales rouges sur le sable
+d'une allée. Ce ne sera donc pas le printemps prochain que je reverrai
+cette jonchée de fleurs rouges, ni même le printemps d'après; ce ne sera
+peut-être jamais plus...
+
+La guécha, d'une main distraite, entr'ouvre l'un des châssis de bois et
+de papier par où nous vient la pâle lumière: «Tiens, dit-elle, la
+neige!» Et vite elle referme le panneau transparent, qui a laissé
+pénétrer un souffle de glace dans la salle déjà si froide. La neige,
+j'ai eu le temps de l'apercevoir pendant cette seconde où le panneau
+s'est entr'ouvert: des flocons blancs qui tourbillonnent avec lenteur,
+dans un ciel mort, au-dessus d'un toit japonais aux petites tuiles
+rondes, d'un gris noirâtre.
+
+Alors, non, ce n'est plus tenable, ici!...
+
+Heureusement, voici la diversion nécessaire: des pas d'enfant dans
+l'escalier, des froufrous de soie; mon petit chat qui arrive!
+
+Elle apparaît, cette petite mademoiselle Pluie-d'Avril, stupéfiante à
+son ordinaire, dans ses falbalas, mièvre et comme sans consistance,
+ainsi empaquetée dans ses étoffes à grands ramages. Elle est en dame
+d'autrefois et porte un immense éventail de cour. Elle salue, fait
+quelques pas, salue de nouveau, s'avance encore, et, tandis qu'elle se
+prosterne cette fois pour une solennelle révérence à la mode ancienne,
+une imperceptible expression de gaminerie plisse le coin de ses yeux
+retroussés, sa bouche s'entr'ouvre pour laisser passer le miaou d'un
+chat,--si bien imité, si imprévu que j'éclate de rire...
+
+--Oh!--fait mademoiselle Matsuko, pointue,--voilà trois jours qu'elle
+préparait ça, pour distraire ta seigneurie. Avec son gros matou de
+monsieur Swong, elle prenait des répétitions...
+
+Laisse dire, va, petite fée. C'était ce qu'il fallait; tu as réussi à
+amuser celui qui te paie pour ça, et il te remercie.
+
+Maintenant, là-bas derrière toi, tourne, fais jaillir la lumière
+électrique, ce sera moins lugubre. Et puis commence quelqu'une de tes
+danses ou de tes scènes mimées,--celle, par exemple, du pêcheur endormi
+cent ans au fond de la mer; celle, tu sais, qui exige au dernier tableau
+un masque de vieillard tout blême avec une barbe comme des algues
+blanches.
+
+ * * * * *
+
+Le soir, à bord, pendant que la neige tombe abondamment du ciel
+nocturne, je reçois la visite de quelques-uns de mes amis matelots, en
+quête de renseignements plus précis sur la consternante nouvelle et
+gardant un vague espoir que je la démentirai peut-être, que je les
+rassurerai un peu.
+
+En dernier, m'arrive une sorte de géant breton, aux jolis yeux de
+douceur triste profondément enfoncés sous un front large et têtu. Il
+allait se marier dans un mois, celui-là, quand le navire, qui semblait
+destiné à un long séjour en France, a reçu l'ordre imprévu de faire
+campagne en Chine. A l'annonce du retour, il avait employé ses économies
+à acheter une pièce de crépon blanc pour la robe de noces, et différents
+bibelots japonais afin d'orner le logis. Mais maintenant, au milieu de
+sa consternation enfantine, un des points qui le tourmentent le plus,
+c'est la crainte que tout cela ne se gâte, pendant deux années, dans le
+fauxpont humide, et il me demande timidement si je ne pourrais pas
+loger la caisse, sans que ça me gêne trop, dans un coin de ma chambre.
+
+Comment lui refuser cette consolation-là? Certainement, bien que je sois
+déjà encombré à ne savoir que devenir, je donnerai l'hospitalité à la
+gentille pièce de soie blanche et aux modestes cadeaux de mariage.
+
+
+
+
+XXIII
+
+
+1er février.
+
+Cédant aux larmes de madame Prune, j'étais retourné hier à la police
+nipponne, pour représenter à messieurs les agents qu'il ne s'agissait
+point d'une migration, mais d'une simple visite de courtoisie, et qu'au
+bout d'une heure ou deux nous rendrions toutes ces dames intactes à
+leurs foyers. On s'était donc excusé de l'offensante méprise, et
+aujourd'hui nous avons eu la joie de recevoir nos visiteuses, sous un
+soleil printanier.
+
+Deux sampans, qui semblaient transformés en des barques cythéréennes,
+toutes de séduction et de grâce, nous les ont amenées au coup de trois
+heures, pour prendre le thé.
+
+Madame Renoncule cependant, en mère prudente, avait préféré cette fois
+ne pas amener ses filles; mais nous avions madame Prune, entourée d'un
+essaim de jeunes guéchas. Une douce gaîté, du meilleur aloi, n'a cessé
+de régner pendant toute la visite de ces dames. Elles avaient fait des
+toilettes extrêmement galantes, et en particulier le chignon de madame
+Prune, amplifié à souhait par d'habiles posticheurs, restera dans toutes
+les mémoires. Pour donner plus de piquant à cette réunion, mes camarades
+s'étaient procuré quelques-unes de ces sucreries japonaises, composées
+avec tant d'esprit,--allégoriques, pourrait-on dire,--qui représentent
+tantôt des objets usuels, tantôt les fragments les plus divers de
+l'organisme humain; ils les avaient spécialement choisies, bien entendu,
+pour la principale invitée, et d'ailleurs avec autant de finesse que de
+tact et de discrétion...
+
+
+
+
+XXIV
+
+
+2 février.
+
+Donc, nous restons ici jusqu'au printemps, c'est-à-dire environ deux
+mois encore, car il faudra sans doute le soleil d'avril pour fondre ces
+glaces, là-bas, qui nous ferment la sinistre entrée du Peïho.
+
+Et il ne s'annonce guère, le printemps de cette année, même dans la baie
+si close, si défendue contre les vents de Nord, où notre navire
+s'abrite.
+
+Au contraire nous sommes plus que jamais en pleine saison de bourrasques
+et de neiges. Or, tout ce Japon, amusant par le soleil, devient
+pitoyable, dès qu'il est boueux, ruisselant et transi. Du reste, on
+meurt comme mouche, à Nagasaki dans ce moment; entre deux grains, dès
+que le soleil d'hiver se montre, les gracieux cortèges de messieurs les
+morts et de mesdames les mortes se hâtent vers la nécropole de la
+montagne; on en trouve parfois deux, trois ensemble, qui s'abordent nez
+à nez à un carrefour, échangent de suprêmes politesses, font à qui ne
+passera pas devant l'autre, entravent la circulation et arrêtent par
+douzaines les pousse-pousse crottés. En tête, marchent toujours quelques
+bonzes en bonnet archaïque, robe sombre et surplis d'ancien brocart
+d'or. Ensuite le héros du défilé, le mort lui-même, réduit à sa plus
+simple expression, porté à l'épaule dans la toujours pareille petite
+châsse de fine menuiserie blanche. A l'épaule également, plusieurs vases
+en bois d'où s'échappent, pour dominer la foule, de fantastiques plantes
+artificielles: lotus gigantesques à pétales d'argent, érables du Japon à
+feuilles rouges, cerisiers ou pêchers tout en fleurs. Puis, la théorie
+des dames ou mousmés vêtues de deuil, en blanc de la tête aux pieds. Et
+enfin, la partie hautement comique du convoi, les hommes en robes de
+soie et chapeaux melons; quelques redingotes; beaucoup de lunettes, et
+surtout de lunettes bleues, toujours instables sur ces visages trop
+plats. Quand survient une averse, les parapluies s'ouvrent, d'affreux
+parapluies de chez nous, et çà et là quelques autres du Japon, en papier
+gommé avec des peinturlures, des fleurs et des cigognes envolées, dans
+cette note plus gaie qu'affectionne encore madame Prune pour le sien.
+
+Vers les pagodes et la montagne, tout cela se dirige; par les sentiers
+mouillés et glissants, tout cela grimpe, au milieu des vieilles tombes
+charmantes en rangs déjà pressés.
+
+C'est de la poitrine surtout que meurent ces pauvres petits bonshommes;
+les paysans même, ces paysans japonais si râblés, aux courtes tailles si
+bien prises, aux membres d'athlète, s'en vont de ce mal-là, depuis que
+l'américanisme les oblige à s'habiller, au lieu de vivre nus comme les
+ancêtres.
+
+
+
+
+XXV
+
+
+3 février.
+
+Encore la neige, le ciel bas et plombé. Ce soir, sur la colline de la
+concession européenne où je fréquente peu, j'ai cheminé par une route
+saupoudrée de blanc, et d'ailleurs bien entretenue, bien droite, bordée
+de consulats; on se serait cru en Europe, à la tombée d'une nuit
+d'hiver, sans les quelques mousmés drôlement emmitouflées que l'on
+rencontrait de temps à autre, et qui ramenaient la notion du lieu
+lointain.
+
+J'allais à l'hôpital russe, faire visite à un officier d'un régiment de
+Grodno, blessé vers Moukden. Auprès de son lit veillait un jeune homme
+en tenue de malade, avec lequel j'ai causé d'abord sans présentation: un
+autre officier évidemment, d'allure élégante, au fin visage très
+français, et parlant notre langue avec un imperceptible accent espagnol.
+C'était dom Jaime de Bourbon, fils de dom Carlos, et prétendant carliste
+au trône d'Espagne. Engagé dans l'armée russe, il avait demandé d'aller
+en Extrême-Orient, pour guerroyer, par humeur française, et maintenant
+il était là, convalescent d'un typhus grave pris en Mandchourie.
+
+
+
+
+XXVI
+
+
+5 février.
+
+Chez ces marchands de bric-à-brac, qui pullulent chaque jour davantage à
+Nagasaki, les plus étranges objets voisinent entre eux, éclos parfois à
+mille ans d'intervalle, mais rapprochés là sur des étagères proprettes,
+bien époussetés et à peine ternis par la cendre des siècles.
+
+Quantité de débris du palais impérial de Pékin, pris et revendus par des
+soldats, sont aussi venus s'échouer dans ces boutiques: des bronzes, des
+jades, des porcelaines. Et les marchands, rien que par le prix qu'ils
+en demandent, rien que par leur ton respectueux pour dire: cela vient
+de Chine, rendent tous un hommage involontaire à l'art de ce pays,--cet
+art typique et primordial, d'où l'art japonais dérive, comme une
+branchette particulièrement gracieuse, mais frêle et de nuance pâlie,
+qui aurait jailli d'un grand arbre exubérant. A la profusion et à la
+magnificence de leurs maîtres chinois, ces petits insulaires d'en face
+ont substitué la simplicité élégante et la précision minutieuse; à la
+franche gaîté des couleurs, à l'éclat des verts accouplés aux roses, les
+nuances estompées, dégradées et comme fuyantes. Et enfin, pour les
+palais et les temples, au lieu de ce perpétuel flamboiement des ors
+rouges, qui devient une obsession d'un bout à l'autre de la Chine, ils
+ont adopté les laques noirs polis comme des glaces, les boiseries
+incolores finement ajustées comme les pièces d'une horloge, et les
+panneaux d'impeccable papier blanc.
+
+Parmi tant de surprenantes boutiques, celles qui donnent le plus à
+réfléchir sont pour moi, dans une rue que les étrangers connaissent à
+peine, ces espèces de hangars poussiéreux, où s'entassent les vieilles
+armes, les vieilles cuirasses, les vieux visages d'acier, tout
+l'attirail pour faire peur qui servait aux anciennes batailles, et les
+fanions des Samouraïs, leurs emblèmes de ralliement, leurs étendards.
+Sur des fantômes de mannequins qui ne tiennent plus debout, posent des
+armures squameuses, des moitiés de figures poilues, des masques ricanant
+la mort. Un fouillis d'objets ultra-méchants, qui pour nous ne
+ressemblent à rien de connu, tellement qu'on les croirait tombés de
+quelque planète à peine voisine. Ce Japon à demi fantastique,
+soudainement écroulé après des millénaires de durée, gît là pêle-mêle et
+continue de dégager un vague effroi. Ainsi, les pères, ou les
+grands-pères tout au plus, de ces petits soldats d'aujourd'hui, si
+drôlement corrects dans leurs uniformes d'Occident, se déguisaient
+encore en monstres de rêve, il y a cinquante ans à peine, lorsqu'il
+s'agissait d'aller se battre; ils mettaient ces cornes, ces crêtes, ces
+antennes; ils ressemblaient à des scarabées, des hippocampes, des
+chimères; par les trous de ces masques à grimace, luisaient leurs yeux
+obliques et sortaient leurs cris de fureur ou d'agonie.... Et c'est dans
+les vallées ou les champs de ce gentil pays vert qu'avaient lieu ces
+scènes uniques au monde: les rencontres et les corps à corps d'armées
+rivales, vêtues avec cet art démoniaque, alors que les longs sabres si
+coupants, tenus à deux mains au bout de bras musculeux et courts,
+décrivaient leurs moulinets en l'air, puis faisaient partout des
+entailles saignantes, fauchaient ensemble les casques cornus et les
+figures masquées.
+
+Quel que soit le changement radical survenu de nos jours dans les
+costumes et les armes, à l'instar d'Europe, un peuple qui, hier encore,
+a rêvé et confectionné de tels épouvantails, doit garder de la guerre
+une conception horrible, cruelle et sans merci.
+
+
+
+
+XXVII
+
+
+7 février.
+
+Deux mois de Japon déjà, et Nagasaki m'est redevenu familier comme si je
+n'avais pas cessé d'y vivre. Entre ce séjour et le premier, des liens se
+nouent de plus en plus, qui jettent parfois comme dans un recul de
+second plan les quinze années d'intervalle. Mes camarades d'exil se
+japonisent aussi de jour en jour, sans s'en apercevoir. On s'habitue à
+l'enserrement de ces montagnes et aux dentelures de leurs cimes; on ne
+trouve plus leurs pointes si singulières ni si «japonaises». On
+s'habitue à ces bois suspendus alentour, à ces nappes de verdure jetées
+sur toutes les pentes, depuis le ciel jusqu'à la mer, à tout ce site
+presque trop joli que les brumes roses des matins de février déforment
+et compliquent souvent jusqu'à la plus charmante invraisemblance. On
+circule comme chez soi au milieu de cette ville, parmi cet amas de
+maisonnettes de bois et de papier, aussi drôles que des jouets d'enfant.
+On cueille, de-ci de-là, en passant dans les rues, les sourires et les
+révérences d'une quantité de mousmés qui vous connaissent; on a des amis
+et des amies chez tout ce petit monde, à l'abord accueillant et
+facile,--à l'âme fermée, exclusive, vaniteuse et ennemie.
+
+Et rien encore n'indique le printemps, qui nous fera quitter ce pays
+pour nous envoyer à la peine, sur les côtes de cette grande Chine
+funèbre...
+
+J'ai vraiment commis une erreur, il y a quinze ans, en n'épousant pas
+plutôt madame Renoncule ma belle-mère. Chaque jour augmente mon regret
+de l'avoir ainsi méconnue. Elle-même, si je ne m'abuse, le déplore
+secrètement, et, aujourd'hui que l'irréparable est accompli entre nous,
+ne se lasse point de me traiter en gendre, pour maintenir au moins ce
+lien-là, faute de mieux.
+
+Par ces froides pluies d'hiver, je passe chez elle des heures
+nostalgiques à entendre pleurer sa longue guitare, dans le silence de sa
+maison, dans l'éternel crépuscule de ses châssis de papier, devant ses
+rocailles verdies à l'ombre, ses arbres nains qui n'ont pas dû grandir
+depuis un siècle, son jardin de vieille poupée, où tombe un jour gris,
+entre des murs... Oh! ce jardin de ma belle-mère, dont le seul aspect
+autrefois me donnait déjà le spleen au soleil d'août, qui dira sa
+mélancolie, sous le pâle éclairage de février!... Du fond de la pièce,
+où l'on est assis plus en pénombre, à écouter la petite musique de
+mystère échappée des cordes grêles, on aperçoit par la baie de la
+véranda une sorte de site sauvage qui dès le premier coup d'œil vous
+déroute par quelque chose de pas au point, de pas naturel. Sont-ce de
+véritables vieux arbres, sur des rochers, un véritable lointain agreste
+vu à travers une lunette faussant les perspectives? Cependant on dirait
+bien que cela est tout petit et tout près. Plutôt ne serait-ce pas un
+décor romantique, découpé et peint pour théâtre de marionnettes, sur
+lequel un réflecteur laisserait tomber de la lumière verdâtre? Pas un
+coin du vrai ciel ne se découvre au-dessus de ce paysage enclos; mais le
+mur du fond, tout en grisailles estompées, à mesure que le jour baisse,
+finit par n'avoir plus l'air d'un mur; il joue les nuages lourds, les
+nuages en linceul, amoncelés au-dessus d'un monde étiolé par la vétusté
+et qui aurait perdu son soleil.
+
+Tous les jardins de Nagasaki ne portent pas au spleen comme celui-là;
+mais tous sont de patientes réductions de la nature, arbres nains,
+longuement torturés, et montagnes naines, avec des temples d'un pied de
+haut qui ont l'air centenaire. Comment concilier, dans l'âme japonaise,
+cette prédilection atavique pour tout ce qui est minuscule, mièvre,
+prétentieusement gentil, comment concilier cela avec ce goût
+transcendant de l'horrible, cette conception diabolique de la bataille
+qui a engendré les masques et les cornes des combattants, toutes les
+effrayantes figures des divinités et des guerriers? Et comment faire
+marcher de pair cet excès de politesse, de saluts et de sourires, avec
+la morgue nationale et la haine orgueilleuse contre l'étranger?...
+
+Les petits thés de cinq heures chez ma belle-mère sont très courus et
+très sélects. Pendant que le chant de la guitare si tristement sautille,
+ou gémit à fendre l'âme, de cérémonieuses voisines arrivent sur la
+pointe du pied, des mousmés fragiles comme des statuettes de porcelaine;
+sans bruit elles s'accroupissent à côté de mes jeunes belles-sœurs, pour
+écouter la musique ou accepter une sucrerie, qu'elles cueillent du bout
+de leurs bâtonnets. Leurs yeux en amande oblique, si bridés qu'on aurait
+envie de les fendre d'un coup de canif à chaque coin, ressemblent à ceux
+des chattes lorsqu'elles ferment à demi leurs paupières par nonchalante
+câlinerie. Leurs beaux chignons apprêtés et reluisants font leurs têtes
+trop grosses sur les cous minces, sur les délicates épaules... Et c'est
+là l'étrange petit monde qui médite de s'attaquer férocement à l'immense
+Russie; les maris, les frères de ces bibelots de Saxe veulent affronter
+les armées du tsar!... On n'en revient pas de tant de confiance et
+d'audace, surtout lorsque dans la rue on voit ces soldats, ces matelots
+japonais, tout proprets et tout petits, imberbes figures de bébé jaune,
+passer à côté des lourds et solides garçons blonds qui composent les
+équipages russes.
+
+Entre chien et loup, devant les tasses de fine porcelaine bleue et les
+plateaux en miniature, ce petit monde reste assis par terre, immobile à
+cause de la guitare qui l'enchante et hypnotisé par le paysage
+artificiel, de plus en plus éteint, sur lequel souvent un peu de neige
+tombe,--de la neige vraie, dont les flocons paraissent trop grands pour
+les arbres qui les reçoivent. Madame Renoncule, la notable guécha
+d'autrefois, retrouve pendant ces heures grises son pouvoir et son
+charme. Comme il arrivait à madame Chrysanthème sa fille, un changement
+se fait dans sa figure, qui s'ennoblit; ses yeux ne sont plus ni puérils
+ni bridés; ils reflètent d'insondables rêveries de race jaune, où l'on
+devine de l'énergie farouche et qui bouleversent vos appréciations
+d'avant sur ce peuple rieur.
+
+J'ai subi jadis un commencement d'initiation à cette musique lointaine
+qui, les premières fois, ne me semblait qu'une débauche de sons
+incohérents et discords; de soir en soir, elle me pénètre davantage;
+presque autant que la nôtre, elle me fait frissonner, d'un frisson plus
+incompréhensible, il est vrai; quand cette femme, aux yeux tout changés,
+agite fiévreusement sur les cordes la spatule d'ivoire, on dirait que
+l'ombre des mythes religieux, mal enfermés dans les temples voisins,
+vient rôder alentour, derrière ces vieux châssis de papier, qui nous
+font alors des murailles plus assez sûres: dans l'antique maisonnette,
+toujours plus enveloppée de crépuscule et d'hiver, on sent passer des
+effrois d'un ordre inconnu... Il y a aussi des instants où la mélodie
+descend aux notes de basse extrême, devient soudainement rauque,
+sauvage, et si primitive qu'elle a dû être transmise jusqu'à nous, comme
+tant d'autres choses nipponnes, par les arrière-ancêtres, établis dans
+ces îles au commencement des âges. Quand enfin les ténèbres arrivent
+pour tout de bon, quand il n'y a plus qu'un reste de lueur blême, à la
+cime des arbres nains, pour nous indiquer encore le faux paysage, voici
+que la guécha vieillie, qui ne veut pas qu'on allume de lampe, est prise
+de fatigue, de torpeur. La guitare, que les dames assises continuent
+d'écouter dans l'obscurité, ne rend plus que des petites plaintes
+sourdes, entrecoupées, des notes intermittentes, ou qui vont deux par
+deux, trois par trois, en groupes s'espaçant. La guitare mourante cesse
+d'évoquer les mythes invisibles, cesse d'émouvoir, de faire peur; tout
+simplement elle distille de la tristesse, de la tristesse sans nom, qui
+tombe sur nous comme la pluie lente d'un ciel mort; à moi, elle dit
+l'exil, les deux années de Chine en avant de ma route, la fuite de la
+jeunesse et des jours; surtout elle me fait sentir jusqu'à l'angoisse
+l'isolement de mon âme de Français au milieu de ces légions d'âmes
+japonaises, étrangères, hostiles, qui m'enserrent dans ce quartier
+éloigné, au pied des pagodes et des sépultures, à présent que la nuit
+vient.
+
+Et c'est l'heure où j'ai envie de m'en aller. C'est l'heure où je sens
+une hâte presque enfantine de prendre ma course à travers les ruelles
+boueuses, où tant de lanternes baroques, tourmentées par le vent de
+neige, font miroiter les flaques d'eau; d'atteindre au plus vite,
+là-bas, les quais déserts; de me jeter dans un canot, qui pourtant sera
+secoué, dans le noir, par mille petites lames méchantes,--d'arriver
+enfin dans cette sorte d'îlot blindé, dans ce navire qui est un coin de
+France, et où je reverrai les bons visages de chez nous avec leurs yeux
+droits et bien ouverts.
+
+
+
+
+XXVIII
+
+
+10 février.
+
+Entre autres charmes contre lesquels la main du temps est restée si
+impuissante, madame Prune possède sans conteste celui de la nuque, de la
+tombée des épaules et de la chute du dos. Elle est vraiment de celles
+qui gagnent à être vues par derrière, depuis surtout que les coques de
+sa chevelure ont repris, à mon intention peut-être, une ampleur qu'elles
+n'avaient plus.
+
+Dans un des quatre ou cinq grands théâtres de la ville, j'avais été
+conduit ce soir par un vague pressentiment sans doute de la bonne
+fortune qui m'y attendait; c'était un théâtre du genre léger, et déjà
+la salle se trouvait comble, à cause des représentations d'un comique à
+la mode, spécialiste incomparable pour jouer les maris frappés
+d'infortunes. On m'avait cependant fait place d'assez bonne grâce,
+malgré l'attitude de plus en plus arrogante qu'affectent les Nippons
+d'aujourd'hui vis-à-vis des étrangers, et je m'étais installé au milieu
+du parterre, dans les rangs compacts de la foule assise à même le
+plancher.
+
+Jamais aucune décoration intérieure, dans ces théâtres, du bois brut,
+des poutres à peine équarries soutenant les tribunes et le plafond; une
+simplicité d'étable. Mais l'assistance m'avait semblé dès l'abord assez
+choisie; on ne voyait partout que des chignons très soignés, luisants et
+comme vernis. Fort peu de vestons: les spectateurs des deux sexes
+étaient vêtus presque tous de robes dans ces bleus foncés ou ces
+grisailles qui sont ici les nuances les mieux portées. (Contrairement à
+ce que l'on imagine chez nous, rien n'est plus sévère de couleur qu'une
+foule japonaise, le soir, sauf en des circonstances particulières de
+fête ou de pèlerinage.) Chaque famille gardait auprès de soi une petite
+boîte à fumer, avec des braises dans un léger réchaud, et un récipient
+de forme gracieuse où l'on secouait en commun les cendres des pipes
+minuscules. Il y avait aussi quantité de bébés, de nourrissons endormis
+que les jeunes mamans tenaient sur leurs genoux, et ils étaient si
+petits, si menus, enfants de créatures menues, et si jolis, si drôles,
+qu'on eût dit ces poupées du Japon, répandues aujourd'hui dans tous nos
+bazars d'Occident.
+
+Deux dames accroupies devant moi, et qui partageaient la même boîte à
+fumer, avaient soudain captivé mon attention. Du premier coup d'œil, je
+les avais jugées du meilleur monde; beaucoup de dignité dans le
+maintien, et des robes de soie bleu marine, ce qui est par excellence la
+couleur comme il faut. De plus, l'une d'elles, dans les épaules et dans
+la nuque, avait pour moi comme une grâce déjà vue.
+
+La comédie se déroulait, au milieu des rires encore contenus et
+discrets: un ingénieux imbroglio dans le goût de Regnard; une
+succession d'irréparables malheurs, arrivant à un pauvre époux qui
+passait son temps, un bougeoir en main, à chercher dans tous les recoins
+de sa maison des ravisseurs toujours introuvables. (Il est étonnant de
+constater qu'en aucun pays du monde ce genre d'infortune n'éveille les
+sérieuses sympathies qu'il mérite.) Tandis que les autres acteurs
+évoluaient et marchaient comme tout le monde, ce mari d'une si coupable
+épouse, tenant sa continuelle bougie allumée, sautillait perpétuellement
+à petits pas, sur la cadence gaie d'un air toujours le même, que
+l'orchestre entonnait dès qu'il entrait en scène.
+
+Ces deux dames toutefois ne se retournaient point. Mais, tout à coup,
+celle qui avait la nuque si captivante se mit à secouer sa petite pipe
+contre le rebord de sa boîte, d'une main rapide et nerveuse: pan pan pan
+pan! Et ce bruit, qu'une oreille inattentive eût confondu avec les
+innombrables pan pan pan pan des autres fumeurs de la salle, avait pour
+moi quelque chose d'unique, de déjà entendu mille fois, jadis, durant
+des nuits d'été et de languides journées. Cette voisine d'en face me
+troublait donc de plus en plus... Alors, pour en avoir le cœur net, je
+me risquai à lui chatouiller légèrement l'épine dorsale du bout d'un
+éventail, une de ces familiarités anodines qui, au Japon et avec une
+femme bien élevée, ne sauraient jamais être mal prises...
+
+Je ne m'étais pas trompé: c'était bien madame Prune!
+
+Sa compagne était madame Renoncule, ma belle-mère. Et, me rendant à
+leurs aimables instances, je m'avançai d'un rang, pour m'asseoir entre
+elles deux.
+
+La comédie continua, au milieu d'une hilarité croissante, mais toujours
+de bon ton. Le principal comique avait des jeux de physionomie qui
+étaient vraiment du grand art, chaque fois qu'il flairait dans son
+ménage un malheur nouveau. Je regardais souvent, derrière moi, toute
+cette foule accroupie, en vêtements sombres. Sous l'ébène des chevelures
+aux coques luisantes, tous ces visages de mousmés, bien ronds et bien
+pâlots, qui en temps normal n'ont que des yeux à peine ouverts,
+semblaient n'en avoir plus du tout ce soir, convulsés qu'ils étaient par
+le rire; et les innombrables bébés, plus petits et plus jolis que
+nature, dans les bras des mamans, continuaient leur sommeil de poupée.
+
+Ma belle-mère, qui est au fond une créature sans détours, n'ayant eu
+d'autre objectif dans l'existence que de donner le plus possible de
+citoyens et de citoyennes à la patrie, s'amusait franchement, sans
+toutefois le laisser paraître plus qu'il n'était convenable. Madame
+Prune, au contraire, qui, dans sa première jeunesse, on peut bien le
+dire sans offense, a plutôt marivaudé comme les dames en scène, a plutôt
+baguenaudé sur la question si sérieuse du peuplement de l'empire, madame
+Prune semblait mélancolique et pincée. Ce spectacle évidemment était mal
+choisi pour elle, nous ne le comprîmes que trop tard, madame Renoncule
+et moi; elle pouvait y trouver des allusions gênantes; de plus, veuve
+depuis peu de temps en somme, sans doute souffrait-elle, dans son culte
+pour la mémoire du regretté M. Sucre de voir le principal personnage de
+la comédie soulever cette inexplicable joie dans le public.
+
+L'époux malheureux, à la fin, las de ne jamais trouver le coupable sur
+la scène, fit irruption dans la salle, toujours son bougeoir à la main,
+toujours sautillant sur la même petite ritournelle d'orchestre, et se
+mit à regarder sous le nez, avec un air de soupçon farouche, tous les
+spectateurs mâles assis au parterre. Alors cela devint des pâmoisons, du
+délire. Et toutes les petites poupées, que cela dérangeait, commencèrent
+de se plaindre, en roulant leurs yeux de jais noir.
+
+Seule, madame Prune demeurait guindée, et n'épargnait point ses
+critiques à la pièce: ça n'était pas pris sur le vif, pas vécu; et puis,
+voyons, est-ce que M. Sucre,--qui reste à ses yeux l'idéal du
+genre,--est-ce que jamais M. Sucre aurait eu l'idée d'aller chercher
+comme ça, partout, avec une lanterne?...
+
+
+
+
+XXIX
+
+
+12 février.
+
+La neige, encore la neige, qui ne reste pas longtemps sur la terre, il
+est vrai, mais qui chaque jour, pour quelques heures, suffit à teinter
+de blanc les arbres, les maisons, les pagodes.
+
+Ce soir, à la nuit tombante, dans la concession européenne, à cent
+mètres de haut, je cheminais sur une belle route qui était blanche, qui
+était «poudrée à frimas» comme tous les objets alentour. On voyait de
+différents côtés se déployer les lointains des montagnes, les lointains
+de la mer chargée de navires de combat. Pas un souffle; l'atmosphère à
+peine froide, tant elle était immobile. Un ciel bas et plombé; les
+montagnes aussi, plombées; toutes les choses terrestres, figées sous les
+nuances de plomb et d'encre que donne le voisinage trop éclatant de la
+neige. Derrière moi cette ville, en voie d'étonnante transformation,
+allumait ses lanternes anciennes à côté de ses lampes électriques. Sur
+la rade, pareille à une grande glace incolore, les navires, posés comme
+des insectes noirs, allumaient leurs feux pour la nuit; ils étaient
+immobiles, comme l'air et comme tout, mais cela semblait une immobilité
+d'attente, on eût dit qu'ils se recueillaient pour des événements
+prochains et des batailles; tant de cuirassés, réunis en Extrême-Orient,
+tant de croiseurs, de torpilleurs appartenant à toutes les nations
+d'Europe, donnaient ce soir, au milieu de cet immense calme réfléchi, le
+pressentiment que l'histoire du monde approchait de quelque tournant
+grave et décisif...
+
+Cette route solitaire me conduisait à l'hôpital russe, où j'allais
+prendre don Jaime de Bourbon, et nous devions retourner ensemble, dans
+la ville de bois de cèdre et de papier de riz, pour un petit dîner
+japonais intime, avec musiques de guéchas et danses de maïkos, auquel
+Son Altesse avait bien voulu me convier.
+
+Après que j'ai eu dit à ce prince, dès notre seconde entrevue, combien
+je suis peu carliste, je me suis trouvé libre de lui témoigner la vraie
+sympathie à laquelle il a droit en ce moment de notre part à tous.
+C'est, en somme, un Français; l'autre jour à bord, quand il était venu
+si simplement s'asseoir à notre table de marins en campagne, aucun de
+nous n'avait l'impression qu'il pouvait être un étranger. De plus, il
+est en ce moment un Français égaré comme moi en pays Jaune, et un qui a
+risqué par goût sa vie au feu, un qui a bravé aussi le typhus chinois
+dont il a failli mourir.
+
+Une heure après, dans un «cabinet particulier» de la Maison du Phénix
+(très recommandée pour les soupers fins de bonne compagnie), nous avions
+pris place par terre, don Jaime, deux autres invités et moi, déchaussés
+tous, jambes croisées sur les éternels coussins de velours noir, et
+aussitôt les éternelles petites servantes, cassées en deux par des
+saluts sans fin, étaient venues poser devant nous, sur des trépieds de
+laque, des bols adorables, légers comme des coquilles d'œuf, et
+contenant une soupe au lichen et aux algues, la valeur de deux ou trois
+cuillerées environ. Ce cabinet particulier était, comme dans tous les
+établissements d'un réel bon ton, une vaste pièce vide et blanche, aux
+nattes immaculées, aux parois démontables en papier tout uni; pas un
+siège, pas un meuble, rien; seulement, dans une niche de mur, aussi
+blanche que la salle entière, un bizarre et grêle bouquet, d'un mètre de
+haut, s'échappant d'un vase précieux en bronze antique, deux ou trois
+longues branches, pas plus, de je ne sais quelles rares fleurs d'hiver,
+arrangées avec une adresse et une grâce qui ne se retrouvent qu'au
+Japon.
+
+On gelait, au début de ce repas; chacun essayait de s'asseoir sur ses
+propres bouts de pieds, ou de se les frotter avec les mains, pour éviter
+l'onglée. Peu à peu cependant, les petits réchauds en bronze, ornés de
+chimères, que les mousmés nous avaient apportés, remplis de braises
+odorantes, ont commencé de répandre un peu de chaleur, tout en
+alourdissant beaucoup nos têtes, dans l'enfermement toujours si
+hermétique produit par les châssis de papier. A bâtons rompus, nous
+causions de mille choses, assis sur nos coussins d'un noir funéraire: du
+pays Basque, de Madrid, de la Cour d'Espagne, même de l'histoire de
+France, et je ne sais comment de la Révocation de l'édit de
+Nantes.--«Tiens, c'est vrai, m'a dit tout à coup le prince en riant, ma
+famille dans ce temps-là a dû bien tourmenter la vôtre!»--Plutôt oui, en
+effet. Mais, éternel revirement des destinées humaines: ce petit-fils de
+Louis XIV et ce petit-fils d'obscurs huguenots, que le roi Soleil avait
+dédaigneusement persécutés, réunis là côte à côte, à faire la dînette
+élégante, au Japon, dans une maison-de-thé...
+
+Nous attendions les guéchas, commandées pour le dessert. On en était au
+_saki_, la liqueur de riz apportée bouillante dans de très délicates
+buires de porcelaines à long col. Son Altesse m'avait annoncé une
+merveille de petite danseuse, dont il n'avait pas retenu le nom, étant
+convalescent depuis peu de jours et encore novice en japonerie. «Elle
+est pétrie d'esprit, m'avait-il déclaré; chacun de ses gestes est
+spirituel.» Et cela m'avait paru beaucoup ressembler à mademoiselle
+Pluie-d'Avril, cette définition-là.
+
+On entendit enfin dans l'escalier leurs froufrous de soie et leurs rires
+enfantins.
+
+Elles firent leur entrée, et tombèrent à genoux, leur nez plat contre le
+plancher. Quatre petites créatures, dans des toilettes ahurissantes;
+deux musiciennes et deux ballerines. Et le premier sujet, l'étoile,
+j'avais deviné juste, c'était mademoiselle Pluie-d'Avril, le jeune chat
+habillé, le joujou favori de mes mauvaises heures.
+
+L'autre danseuse, une fluette de douze ans à peine, fraîchement émoulue
+du Conservatoire, s'appelait mademoiselle Jardin-Fleuri; son nez en bec
+d'aigle, son petit nez de rien du tout, perdu au milieu de sa figure
+poudrée à blanc, ses yeux comme deux petites fentes obliques incapables
+de s'ouvrir, et ses sourcils minces juchés au milieu du front,
+réalisaient ce type idéal de la beauté japonaise, très rare dans la
+nature, mais divulgué chez nous par les images. Celle-ci jouait surtout
+les dames nobles, ancien régime, et portait une robe du vieux temps.
+
+Elles dansèrent, un peu dans le lointain, et dans la vague fumée de
+braises endormeuses; elles mimèrent d'anciennes légendes, sous des
+masques risibles ou effroyables, au rythme des guitares et des chansons
+tristes. Nous ne parlions plus guère, fascinés doucement par le jeu de
+ces petites prêtresses de la danse, par le groupe éclatant et irréel
+qu'elles formaient là, dans la blancheur vide de cette salle trop
+grande.
+
+A la longue pourtant le froid revint, accompagné d'un peu de lassitude
+et d'ennui; on recommençait à se frotter les doigts de pieds, ou à les
+garantir de son mieux sous le velours des coussins noirs; on s'endormait
+peut-être. Le prince proposa de lever la séance et de remonter en
+pousse-pousse.
+
+Dehors, il neigeait, une neige pas bien méchante, des flocons lents,
+qui avaient l'air de voltiger plutôt que de tomber.
+
+Pour rentrer chez nous, il fallait traverser un quartier très spécial,
+qui se retrouve dans toutes les villes japonaises et s'appelle toujours
+le Yochivara.
+
+A Nagasaki, le Yochivara est une longue rue, en pente si roide que les
+pousse-pousse risquent de s'y emballer, pour descendre. D'ailleurs une
+longue rue; des deux côtés et d'un bout à l'autre, rien que des maisons
+très accueillantes, aux portes grandes ouvertes, aux vestibules fort
+galamment éclairés de lanternes peintes. Dans l'une quelconque de ces
+demeures, si l'on jette les yeux, on est toujours sûr d'apercevoir dès
+l'abord, à travers un léger grillage en bois, un salon d'apparence comme
+il faut, orné de délicates peintures murales représentant des fleurs, ou
+des vols de grues dans des ciels de nuance tendre; là, quelques jeunes
+personnes aux yeux baissés, accroupies en cercle sur des nattes,
+devisent à voix basse ou fument innocemment des petites pipes, dont
+elles secouent de temps à autre la cendre, avec autant de grâce que de
+précaution, dans une gentille boîte à cet usage, en faisant pan pan pan
+pan sur le rebord. Toutes les maisons de cette aimable rue se
+ressemblent, par la disposition intérieure, comme par l'aspect si
+cordialement hospitalier. Toutes, excepté une seule, une immense et
+somptueuse, qui perche au sommet de la montée, pour couronner,
+dirait-on, le sympathique ensemble; celle-là reste close, ou
+n'entr'ouvre sa porte qu'avec circonspection extrême. (Assez intrigante,
+cette vaste maison d'en haut, qui fait mine de n'en être pas, et qui a
+pourtant bien l'air d'en être... Que diable peut-il se passer là
+dedans?...)
+
+Le Yochivara est, bien entendu, le quartier où l'animation et la douce
+gaîté extérieures se prolongent le plus tard dans la nuit, en ce moment
+surtout, car nombre de marins étrangers, qui hivernent à Nagasaki, ont
+regardé comme un agréable devoir de se faire présenter à ces jeunes
+dames. A l'heure où nous passons (onze heures du soir à peu près), la
+fête quotidienne bat son plein, malgré cette neige vraiment anodine, qui
+nous fait plutôt l'effet de s'amuser, elle aussi. Des messieurs
+japonais circulent en foule, vêtus de robes de soie ou de petits
+complets charmants, coiffés, qui d'un melon, qui d'un fashionable
+canotier, et presque tous, abritant leur vue délicate sous des lunettes
+bleues, que de solides mais à peine visibles crochets maintiennent
+derrière les oreilles. Beaucoup de matelots aussi, faisant leurs visites
+en pousse-pousse, groupés par nation et circulant à la file: cortège de
+Russes, cortège d'Allemands, etc.; même,--j'ai le regret de le
+constater,--ils manifestent leur joie d'une manière trop bruyante
+peut-être, qui risque de n'être pas appréciée dans ces milieux si
+courtois, et de jeter un discrédit sur nos éducations occidentales.
+
+Maintenant voici, je crois, un cortège de Français qui s'avance! Une
+douzaine de permissionnaires du _Redoutable_, leurs pousse-pousse
+alignés comme à l'école de peloton. Et, si je ne m'abuse, le premier,
+celui qui mène la bande, l'œil au guet, examinant les numéros inscrits
+sur les lanternes des portes, c'est 233 Legall, fusilier breveté, mon
+ordonnance!
+
+Malgré la pureté de mes intentions, j'avoue que cette rencontre me gêne:
+est-on jamais sûr de n'être pas jugé sur les apparences, surtout
+lorsqu'on a affaire à des âmes naïves, comme doit être celle de 233? A
+Nagasaki cependant, tout le monde passe par le Yochivara; les mères les
+plus timorées le traversent avec leurs filles; c'est une artère de
+communication très avouable...
+
+--Par le flanc droit! Halte! commande 233, qui a sans doute enfin trouvé
+la maison amie.
+
+Alors, tant mieux, nous ne nous croiserons pas.
+
+Lestes à sauter à terre, ils entrent tous, s'essayant, non sans quelque
+succès, à des révérences dans le plus haut style local, et c'est au
+moment précis où nous passons devant le vestibule largement ouvert. J'ai
+donc la double satisfaction, et de garder mon incognito, et de
+m'assurer, à l'empressement flatteur de l'accueil, que mes hommes ont su
+se créer de sérieuses sympathies dans ces salons.
+
+Au prochain tournant de rue, je dois me séparer du prince et des deux
+autres convives de la dînette, qui remonteront vers l'hôpital russe,
+tandis que je m'en irai solitairement tout le long des quais, jusqu'à
+l'échelle coutumière. Là, je réveillerai, pour qu'il me ramène à bord,
+quelqu'un de ces bateliers nippons, qui se tiennent blottis jusqu'au
+matin dans la cabane de leur sampan.
+
+Minuit à peu près, quand j'arrive aux escaliers de granit qui descendent
+dans la mer, et la neige tombe plus fort; la rade, emplie de lourdes
+ténèbres, entre les montagnes de ses rives, semble un bien sinistre
+gouffre. J'appelle dans l'obscurité:
+
+--Sampan! sampan!
+
+D'en bas répond une voix étouffée, et puis une trappe s'ouvre, dans une
+espèce de petit sarcophage qui flottait sur l'eau sombre, et la tête
+d'un sampanier se montre éclairée par une lanterne.
+
+--C'est pour aller où?
+
+--Là-bas, au grand cuirassé français.
+
+Mais, tandis que nous parlementons, je distingue une forme humaine, qui
+gît par terre et sur laquelle un peu de poudre blanche est tombée. Un
+col bleu! Un matelot de chez nous peut-être: cela leur arrive... Non, un
+allié seulement. L'allumette, qui brûle une demi-seconde et que le vent
+de neige m'éteint aussitôt, me montre dans un éclair une figure de
+Russe, à belle moustache jaune, ivre-mort. Que faire pour ce pauvre
+diable, que de vilains petits rôdeurs japonais sont capables de noyer,
+comme cela s'est vu plus d'une fois depuis l'arrivée des escadres?...
+Bon! voici maintenant, deux autres silhouettes humaines qui se dessinent
+et s'approchent. Encore des grands cols. Ah! je les connais, ceux-là:
+deux du _Redoutable_. Un peu gris, ayant envie de rentrer à bord et ne
+sachant comment s'y prendre. C'est bien, je leur donnerai place, mais
+ils emporteront le Russe, qu'en passant on déposera à bord d'un bateau
+quelconque de sa nation. Un par les pieds, un par la tête, ils le
+descendent pendant que le sampanier, tenant au bout d'un bâtonnet le
+petit ballon rouge de sa lanterne, éclaire de son mieux, sur les marches
+où l'on glisse, cette scène d'ensevelissement.
+
+Insinuons-nous donc tous au fond du sarcophage, fermons au-dessus de
+nos têtes la petite trappe, car on gèle, et, à la grâce de Dieu et du
+sampanier, en route sur les lames sautillantes, dans ce noir d'Érèbe où
+tourbillonnent des flocons blancs.
+
+
+
+
+XXX
+
+
+Février.
+
+Madame Ichihara la marchande de singes, et mademoiselle Matsumoto sa
+fille, revenaient aujourd'hui d'une promenade à la campagne, en robe de
+soie claire, rapportant de longs rameaux tout blancs de fleurs:
+c'étaient de ces pruneliers sauvages que l'on appelle chez nous de
+l'épine noire et dont la floraison, dans nos haies et nos bois, précède
+toujours le printemps. (Je suis en coquetterie, depuis une quinzaine de
+jours, avec madame Ichihara.)
+
+Ces dames avaient été cueillir leurs gracieuses primeurs dans un vallon
+abrité, connu d'elles seules. Sur leurs instances aimables, j'ai
+accepté de leurs mains quelques-unes de ces nouveautés de la saison, que
+j'ai installées à bord dans des vases de bronze, en m'efforçant de
+donner à ces frêles bouquets une grâce japonaise.
+
+Nulle part les fleurs des arbres précoces ne sont guettées avec plus
+d'impatience qu'au Japon, fleurs de cerisier, fleurs de pêcher ou
+d'abricotier, que tout le monde cueille par grandes branches, sans souci
+des fruits à venir pour les mettre à tremper dans des potiches, et s'en
+réjouir les yeux pendant un jour.
+
+Madame Ichihara, ma nouvelle connaissance, tient un commerce de macaques
+apprivoisés, de ces gros macaques de l'île Kiu-Siu, qui ont toujours la
+fourrure usée et la chair au vif, à la partie de leur corps sur laquelle
+ils s'asseyent. Cette dame, qui doit être contemporaine de madame
+Renoncule, est restée dans sa maturité l'une des plus jolies personnes
+de Nagasaki; il est regrettable que ses fréquentations si spéciales
+imprègnent ses vêtements d'un pénible arôme: madame Ichihara sent le
+singe.
+
+Chaque fois que ma fantaisie me pousse vers la grande pagode du Cheval
+de Jade, je m'arrête en chemin chez elle, pour flirter quelques
+instants. Tout le bas de sa maison est occupé par ses nombreux
+pensionnaires, les uns en cage, les autres simplement enchaînés et
+batifolant de droite et de gauche; en passant par là, on est toujours
+exposé à quelque avanie: une petite main leste et froide se faufile
+entre deux barreaux et vous attrape l'oreille, ou bien un jeune
+espiègle, perché sur une solive d'en haut, vous jette à la figure l'eau
+de son écuelle à boire. Mais quand on a réussi, par l'escalier du fond,
+à atteindre le premier étage, on est en sécurité dans une sorte de petit
+boudoir fort accueillant, où reçoivent ces deux dames.
+
+Madame Ichihara, qui s'est enrichie dans les singes, vient d'ajouter à
+ce commerce un intéressant rayon d'antiquités. Elle tient surtout les
+vieux ivoires, risqués ou drolatiques, et, pendant qu'elle s'occupe,
+sans avoir l'air de rien, à vous préparer le thé, sa fille ne manque
+jamais de vous en faire admirer quelques-uns: ivoires articulés,
+truqués, groupes de personnages à peine longs comme la dernière
+phalange du doigt, et qui remuent, qui se livrent entre eux à des
+actes, hélas! souvent bien répréhensibles. Cette mademoiselle Matsumoto,
+une mousmé de seize ans; qui sent le singe comme sa mère, mais qui est
+la candeur même, peut sans inconvénient manier de tels sujets, parce
+qu'elle n'en saisit pas la portée; les yeux baissés et mi-clos, aux
+lèvres un pudique sourire, elle donne le mouvement aux subtils
+mécanismes; plus délicats que des ressorts de montre, et s'y entend à
+merveille pour mettre ainsi en valeur de menus objets d'art, qui
+feraient certainement rougir dans leurs cages les pensionnaires du
+rez-de-chaussée...
+
+De l'obscène et du macabre; amalgamés par des cervelles au rebours des
+nôtres, pour arriver à produire de l'effroyable qui n'a plus de nom:
+c'est ainsi qu'on pourrait définir la plupart de ces minuscules ivoires;
+jaunis comme des dents d'octogénaire. Figures de spectres ou de gnomes,
+si petites qu'il faudrait presque une loupe pour en démêler toute
+l'horreur; têtes de mort, d'où s'échappent des serpents par les trous
+des yeux; vieillards ridés, au front tout bouffi par l'hydrocéphale;
+embryons humains ayant des tentacules de poulpe; fragments d'êtres qui
+s'étreignent, ricanent la luxure, et dont les corps finissent en amas
+confus de racines ou de viscères...
+
+Et cette mousmé si agréablement habillée, à côté d'une fine potiche où
+des branches de fleurs sont posées d'une façon exquise, cette mousmé au
+perpétuel sourire, étalant avec grâce tant de monstruosités qui ont dû
+coûter jadis des mois de travail, cette mousmé est comme une vivante
+allégorie de son Japon, aux puériles gentillesses de surface et aux
+inlassables patiences, avec, dans l'âme, des choses qu'on ne comprend
+pas, qui répugnent ou qui font peur...
+
+
+
+
+XXXI
+
+
+14 février.
+
+Cette grande pagode du Cheval de Jade où j'allais si souvent jadis, à la
+splendeur étoilée des nuits de juillet, et qui est cause aujourd'hui de
+mes stations chez madame Ichihara, elle a pris un air de vétusté,
+d'abandon, elle me fait l'effet d'avoir vieilli, depuis quinze ans, de
+deux ou trois siècles. Les immenses marches de granit, les escaliers de
+Titans qui y conduisent, à mi-montagne, je me souviens d'y être monté
+jadis, aux musiques, aux lanternes, aux milliers de lanternes étranges,
+presque porté par des foules qui se rendaient en pèlerinage.
+Aujourd'hui quand j'y vais, je n'aperçois guère d'autre visiteur que
+moi, du haut en bas de ces escaliers superbes où je suis comme perdu. Et
+combien ils sont frustes, usés, disjoints, les granits des dalles, les
+granits des portiques religieux, échelonnés sur le parcours,--ces
+portiques de tous les abords de temple, toujours pareils, et toujours si
+en contraste avec le Japon, simples et rudes, grandioses comme des
+pylônes égyptiens. Tout en haut dans la dernière cour, devant l'énorme
+pagode en bois de cèdre, qui a pris une couleur plus grise et plus
+éteinte, le cheval de jade médite solitairement sur son vieux socle
+effrité. L'herbe pousse et les dalles mêmes verdissent. Chaque fois, je
+le trouve clos et silencieux, le sanctuaire au fond duquel je me
+souviens d'avoir aperçu jadis, par-dessus la foule prosternée, les
+grands dieux d'or entourés de lotus d'or... Ce Japon, qui me paraît en
+voie de renier tous ses vieux rêves, que va-t-il faire bientôt de ses
+milliers de pagodes, dont quelques-unes étaient si merveilleuses, et qui
+occupent infiniment plus de place que chez nous les églises?...
+
+En sortant par la gauche de cette cour, où l'antique cheval de jade
+trône encore, on arrive comme autrefois sur l'esplanade aux
+maisons-de-thé et aux petits berceaux de verdure, d'où la vue embrasse
+tout Nagasaki, et sa baie profonde. Il y a même toujours cette
+«maison-de-thé des Crapauds[2]» où je venais avec madame Chrysanthème et
+la fine fleur des mousmés de son temps; les crapauds sont restés aussi,
+ces mêmes crapauds-monstres qui étaient la gloire de l'établissement, et
+comme jadis leurs grosses voix de basse font couac! couac! dans les
+rocailles du gentil bassin. Ce qui a changé seulement, c'est le matériel
+de la maison; on y voit aujourd'hui des tables de cabaret, des
+bouteilles de wisky, alignées avec du gin du de l'absinthe Pernod, enfin
+tous les breuvages civilisateurs dont notre Occident a doté le monde.
+
+Plus haut que l'esplanade; des sentiers montent vers une région de calme
+et d'ombre qui a des airs de bois sacré. Des camélias à fleurs simples,
+presque grands comme nos ormeaux, qui sont en ce moment sur la fin de
+leur floraison hivernale, y jonchent la terre de leurs pétales rouges;
+d'autres arbres, au feuillage persistant, des arbres immenses qui ont
+peut-être l'âge du temple, font voûte au-dessus des tapis d'herbe fine
+ou de petites plantes rares. A mesure que l'on s'élève, on voit s'élever
+aussi dans un demi-lointain, au delà de cette vallée enclose où Nagasaki
+a groupé ses milliers de toitures grises, les montagnes d'en face,
+celles qui sont couvertes de bois funéraires, de pagodes et de tombeaux,
+celles dont le terrain est si mêlé de cendre humaine et d'où s'exhale
+éternellement le parfum des baguettes brûlées pour les morts. Plus loin,
+la grande échancrure bleue de la rade s'ouvre entre les escarpements et
+les complications charmantes de ses rives. Et enfin, tout là-bas, à
+peine dessinés, presque perdus dans ce bleu qui devient de plus en plus
+souverain, apparaissent les îlots avancés qui terminent le Japon, ces
+îlots que l'on dirait trop confiants en l'immensité liquide alentour, et
+trop jolis, avec leurs cèdres des bords, qui se penchent sur la mer...
+
+Vers ces sommets, au-dessus des temples, on est dans un Japon admirable,
+quintessencié, suprêmement élégant, recueilli, presque religieux, et
+l'on cesse de sourire, pour admirer.
+
+
+
+
+XXXII
+
+
+15 février.
+
+A la réflexion, cette maison si austère, au bout de la montée du
+Yochivara, m'intriguant davantage, je m'en suis d'abord ouvert à 233,
+qui est un observateur subtil:
+
+--Peuh! m'a-t-il répondu, une boîte comme les autres!... Seulement c'est
+des bonnes femmes qui fait sa duchesse et sa marquise; ça ne reçoit pas
+le pauv' matelot.
+
+Cette première appréciation ne m'ayant pas suffi, j'ai eu recours aux
+lumières de M. Marouyama, notre interprète officiel, un jeune Japonais
+aussi érudit que mondain, et très au courant des choses galantes.
+
+--Monsieur, m'a-t-il dit, c'est en effet une maison habitée par des
+dames, et où les messieurs sont admis à venir chercher le soir quelques
+distractions payantes. Mais toutes les pensionnaires sont des jeunes
+personnes d'excellente famille et principalement de race noble, que des
+revers momentanés ont contraintes à se faire une position; aussi leurs
+salons demeurent-ils très fermés, et nos regrettables préjugés nationaux
+s'opposent à ce que les étrangers y soient reçus.
+
+De l'aveu même de M. Marouyama, ces jeunes personnes sont plutôt moins
+jolies que les autres et encore plus dépourvues d'yeux, mais si
+distinguées! Lettrées pour la plupart et même poétesses, sachant
+apporter dans la conversation, dans le flirt, le badinage, et en général
+dans tout ce qui concerne leur partie, un ton, une allure absolument
+hors de pair.
+
+
+
+
+XXXIII
+
+
+25 février.
+
+A l'étalage de madame L'Ourse, dans ses tubes de bambous emplis d'eau
+claire, les derniers camélias disparaissent, comme avaient disparu les
+chrysanthèmes, et font place à des branches de prunier toutes garnies de
+fleurs neigeuses, à des branches de pêcher toutes roses. Le long des
+rues, aux devantures des boutiques, même des plus humbles échoppes
+d'ouvriers, on voit de ces premières fleurs du vrai printemps, disposées
+avec un goût délicat dans quelque vase de porcelaine ou de bronze. (Les
+gens du plus bas peuple, en ce pays, sont plus artistes et plus affinés
+que la moyenne des bourgeois de chez nous.)
+
+Et les mousmés, entre deux giboulées, quand luit un peu de soleil, se
+promènent en robes de nuances plus claires,--des gris perle, des bleus
+de cendre ou des lilas, qui révèlent des aspects nouveaux de leur
+gentillesse un peu factice, mais toujours si artistement accommodée. Je
+crois même qu'elles ont un rire approprié à la saison, un rire de fin
+d'hiver, qui est encore plus gai, et plus contagieux que celui de
+décembre ou de janvier.
+
+Il va donc arriver pour tout de bon, ce printemps qui nous fera partir,
+mais qui, heureusement pour nous, est toujours tardif au Japon, après de
+si beaux automnes de lumière. Dans la montagne aux temples et aux
+sépultures, il y a déjà quantité d'arbres fruitiers follement fleuris;
+ils ressemblent à des touffes de ruban rose, ou de ruban blanc, à côté
+des pagodes dont les grisailles se font au contraire plus tristes et
+plus vieilles, par contraste avec toute cette fraîcheur; on dirait d'une
+décoration de fête, artificielle, fragile et sans lendemain. Les
+Japonais du reste aiment peindre ces aspects éphémères de leurs vergers;
+ils en font ces images qui, transportées chez nous, paraissent trop
+jolies, dans une exagération de couleur.
+
+
+
+
+XXXIV
+
+
+26 février.
+
+Madame Prune n'a jamais été mère... Ce n'est pas sans un trouble intime
+que je viens de l'apprendre.
+
+A cela sans doute, elle doit d'avoir conservé cette jeunesse dans les
+sentiments, et, dans tout l'organisme, cette verdeur que j'admirais sans
+me l'expliquer. Pendant l'une de ces minutes de tête-à-tête et
+d'épanchement, qu'elle ne redoute plus assez de provoquer entre nous et
+que le printemps va rendre plus capiteuses, elle s'est décidée à la
+délicate confidence.
+
+--Mais alors, et la toute mignonne et potelée madame Oyouki? Une fille
+adoptive, simplement?
+
+--Hélas! non... Une erreur de feu ce pauvre monsieur Sucre... Une enfant
+conçue en dehors des liens sacrés du mariage...
+
+--Madame Prune, en croirai-je à mes oreilles?... Monsieur Sucre, ce pur
+artiste, capable de s'être oublié à ce point!... Quelle atteinte vous
+venez de porter pour moi à sa mémoire!...
+
+Et dire que j'ai pu vivre tout un été sous le même toit que ce ménage,
+sans soupçonner un secret si lourd...
+
+
+
+
+XXXV
+
+
+1er mars.
+
+Malgré les robes printanières des mousmés, malgré la floraison hâtive
+des vergers et l'allongement des soirs, c'étaient toujours les mauvais
+vents de Nord, la pluie, la neige, nous faisant un Japon plus sombre,
+plus humide et plus gelé qu'au cœur de l'hiver. Et les orangers
+s'étonnaient, et les grands cycas arborescents, dans les cours des
+pagodes, se disaient que depuis un siècle ils n'avaient pas vu tant de
+poudre blanche sur leurs beaux plumets verts.
+
+Mais voici que la griserie d'un printemps soudain est venue nous
+prendre, dans ce Nagasaki où nous finissons notre quatrième mois d'un
+exil très enjôleur.
+
+Là-haut, chez messieurs les Trépassés, la montagne se tapisse de
+fleurettes sauvages, pour nous inconnues; autour des stèles
+innombrables, le petit monde frileux des fougères déplie partout en
+confiance ses feuilles nouvelles, d'une teinte pâle et rare. Dans la
+verte nécropole, plus grande que le quartier des vivants,--que j'avais
+abandonnée par ces temps de neige, et où je recommence de venir,--ce
+n'est plus cette tiédeur languide et mourante de l'arrière-automne qui
+s'harmonisait si bien avec les tombes; c'est un ensoleillement de
+renouveau, une envahissante gaîté d'herbes folles, qui ne cadrent plus,
+qui doivent effaroucher les pauvres défunts en cendre et faire
+s'évanouir plus vite ce qui restait encore de leurs âmes flottantes.
+Tandis que les grandes pagodes gardiennes, sous ces rayons trop clairs,
+se révèlent plus vieilles et plus mornes, leurs boiseries plus
+vermoulues, leurs monstres plus caducs.
+
+En bas, sur la ville de cèdre et de papier, la lumière est maintenant en
+continuelle fête; les mille petites boutiques ouvertes accrochent du
+soleil et des reflets sur leurs potiches, leurs laques ou leurs étoffes
+aux nuances de fleurs.
+
+Et le soir, par les longs crépuscules attiédis, chaque rue s'emplit
+d'une myriade de petits enfants, aux têtes rondes, aux yeux de chat
+moitié câlins moitié mauvais. En aucun pays de la Terre on n'en voit une
+telle abondance. Ils sortent par douzaine de chaque porte. Presque tous
+jolis, eux qui deviendront si laids en grandissant, ils sont coiffés
+encore, comme autrefois, avec un art comique, avec une science
+supérieure de la drôlerie, en petites queues alternant avec des places
+rasées,--petites queues qui retombent sur les oreilles, ou bien petites
+queues qui se redressent au-dessus de la nuque, suivant le genre de
+minois du personnage. Leurs robes ont beaucoup d'ampleur et sont trop
+longues, leurs manches pagodes sont trop larges; cela leur donne des
+tournures empêtrées ou pompeuses. Ils ne font pas de bruit. Ils ne rient
+pas, en ce pays où leurs grandes sœurs et leurs mamans savent si bien
+rire. Ils sont la génération prochaine qui verra tout changer dans cet
+Empire du Soleil-Levant jadis immuable, et déjà ils ont l'air d'observer
+attentivement la vie, avec leurs prunelles de jais noir, mystérieuses
+entre leurs paupières bridées. Surtout ils se protègent et s'entr'aident
+les uns les autres, d'une façon gentille et touchante; il n'en est pas
+de si petit auquel ne soit confié un frère, moindre encore et plus
+poupée que lui. Pourtant on en voit aussi qui s'amusent; gravement ils
+tiennent la ficelle de quelqu'un de ces cerfs-volants qui, à l'heure des
+chauves-souris, se mettent de tous côtés à planer dans le ciel, ayant
+forme de chauve-souris eux-mêmes, ou de phalène ou de chimère.
+
+Il ne fait plus froid, tout s'égaye, tout s'éclaire... Et la grâce des
+mousmés, que j'avais à peine comprise, il y a quinze ans, c'est
+aujourd'hui, dirait-on, qu'elle m'est révélée...
+
+Une fois de plus, après tant d'autres fois, on se laisse prendre à cette
+éternelle duperie de la nature, qui n'a pour but que de préparer les
+feuilles mortes et les dépérissements jaunes d'un très prochain
+automne. On se laisse prendre, et cependant il y a cette année deux
+causes de tristesse à le sentir approcher, ce printemps: d'abord, ce
+n'est pas ici qu'on avait pensé le recevoir, chacun comptait bien être
+là-bas, dans son coin de terre natale, quand arriveraient les
+hirondelles: ensuite ce beau temps sonne le départ pour la Chine; les
+glaces de l'affreux Petchili doivent fondre sous ce soleil, et on va
+nous rappeler bientôt à nos postes d'énervante fatigue.
+
+
+
+
+XXXVI
+
+
+15 mars.
+
+Dans ce rayonnement de printemps, à peine avais-je mis pied à terre
+aujourd'hui, que trois mousmés dans la rue ont attiré mon attention.
+Qu'y avait-il donc entre elles d'inusité, que je définissais mal au
+premier abord? Avec des petites moues particulières, des envies de rire
+contenues, elles cheminaient ensemble, le nez au vent tiède, l'air de
+_se savoir drôles_ et de perpétrer quelque farce... Ah! cela venait de
+leur coiffure: elles s'étaient fait des bandeaux et des chignons comme
+les grand'mères. Et, quand elles eurent compris, à mon regard, que
+j'avais remarqué, elles répondirent des yeux: «Hein! n'est-ce pas que
+nous sommes cocasses?» et passèrent en riant pour tout de bon.
+
+Quelques pas plus loin, deux vieilles dames... Qu'avaient-elles
+d'inusité, celles-là encore?... Ah! leur coiffure: elles s'étaient fait
+des bandeaux et des chignons de jeune fillette, avec un léger piquet de
+fleurs sur le côté, comme en porte mademoiselle Pluie-d'Avril. Et leur
+sourire me répondit de même: «Mais oui, c'est ainsi, ne t'en déplaise!
+Oh! nous le savons, va, que nous sommes comiques!»
+
+Tout le long du chemin, pareille mascarade; renversement général des
+coiffures et des âges. (Bien entendu, fallait-il avoir l'œil déjà
+complètement fait aux japoneries pour recevoir une impression de stupeur
+telle que la mienne. C'était comme si, chez nous, un beau jour, toutes
+les aïeules apparaissaient en cheveux, avec des nattes dans le dos, et
+toutes les petites filles, en bonnet tuyauté, avec des anglaises.)
+
+Quelques instants plus tard, dans le faubourg de Dioudjendji, près de
+mon ancienne demeure. Devant moi cheminait une dame de galante
+tournure, ayant cette ligne incomparable de la nuque et des épaules qui
+la décèlerait entre mille: madame Prune, coiffée aujourd'hui en petite
+mousmé, en petite écolière, avec un piquet de roses pompons se balançant
+au bout d'une longue épingle d'écaille!...
+
+Avertie par son flair toujours si sûr, elle se retourna pour me montrer,
+dans un sourire, l'un des derniers râteliers laqués de noir que Nagasaki
+possède encore: «N'est-ce pas, demandaient pudiquement ses yeux baissés,
+n'est-ce pas, cher, que ça ne va pas trop mal?»
+
+--Madame Prune, j'allais vous le dire. Mais je vous prie,
+expliquez-moi...
+
+Alors elle me conta que, depuis le temps des ancêtres lointains, c'était
+de tradition que les dames, ce jour du calendrier, fussent coiffées
+comme les jeunes filles, et les jeunes filles comme les dames.
+
+Et tout était joli autour de nous, aussi bizarrement joli et aussi
+invraisemblablement arrangé que dans une aquarelle japonaise. Ce
+faubourg où nous passions avait l'air en pleine ivresse de printemps.
+Notre sentier dominait, à soixante mètres de haut, la rade bleue,
+sinueuse entre ses rives boisées. Autour des vieilles maisonnettes, aux
+châssis de papier, il y avait des arbres tout blancs et des arbres tout
+roses; il y avait aussi des glycines dont les longues grappes
+commençaient de se colorer en violet pâle; et tout cela, maisonnettes
+gentilles comme des jouets, arbres roses des petits jardins, glycines en
+guirlandes, dévalait sous nos pieds jusqu'à la mer, dans un pêle-mêle
+qui semblait instable et impossible; tout cela avait l'air de tenir par
+ensorcellement, sans souci de l'équilibre ni de la pesanteur. Une
+lumière idéale, délicate, éclatante sans éblouir, s'épandait pareille,
+sur les choses proches et sur les lointains limpides. Dans le ciel
+pointaient ces cimes très singulières des montagnes de Kiu-Siu, qui
+ressemblent à des cônes tapissés de peluche verte. Et, là-bas, du côté
+où la rade s'ouvre sur la mer de Chine, plus d'habitations humaines, un
+manteau uniforme de verdure jeté partout, même du haut en bas des très
+abruptes falaises; rien que deux ou trois petits temples, perchés dans
+des coins presque inaccessibles, discrets d'ailleurs, émergeant à peine
+du fouillis des branches, et voués aux Esprits des bois qui doivent être
+souverains par là, sur ces côtes si vertes.
+
+Une seule tache, dans l'immense décor souriant; un peu en arrière de
+nous, de l'autre côté de la baie, un lieu pelé, horrible et maudit d'où
+monte un bruit perpétuel de ferraille tapotée; une bouche de l'enfer qui
+souffle une haleine, noire par mille tuyaux: l'arsenal où se fabriquent
+nuit et jour les nouvelles machines à tuer.
+
+Madame Prune, continuant de marivauder à son ordinaire, tandis que le
+piquet de roses pompons s'agitait au-dessus de son opulente coiffure,
+m'entraînait insensiblement vers sa demeure. Et moi, fasciné comme
+toujours par ses dents laquées, couleur d'ébène polie, je constatai
+qu'elles venaient d'être remises à neuf, à mon intention sans doute: de
+patients spécialistes y avaient introduit de place en place des petits
+morceaux d'or qui prenaient, sur ce fond noir, énormément d'importance
+et d'éclat, tout comme sur les laques des plateaux ou des boîtes.
+
+On n'imagine pas ce qu'il y a de dentistes à Nagasaki; les moindres
+portefaix ont des dents dorées par leurs soins. Ils travaillent du reste
+sans mystère, car je me souviens d'avoir vu, par des fenêtres ouvertes,
+des dames au chignon d'un beau galbe, la tête renversée sur un coussinet
+et tenant béantes leurs mâchoires, qu'un opérateur semblait perforer
+avec d'étonnants petits vilebrequins. Ils ont, paraît-il, appris cet art
+en Amérique. Quantité de matelots de chez nous, séduits par leurs
+enseignes à images, se sont confiés à eux et les déclarent d'une
+dextérité merveilleuse.
+
+En ce qui est affaire d'adresse, de patience et d'exactitude, ces petits
+Japonais ne pouvaient qu'exceller. C'est pourquoi ils se sont approprié
+si vite l'art de nos électriciens et de nos constructeurs de machines;
+on s'étonne seulement qu'ils n'aient pas inventé eux-mêmes, des
+millénaires avant nous, tout cela, avec quoi ils jonglent aujourd'hui
+comme des virtuoses.
+
+Et nos plus modernes engins de guerre, qui ne sont en somme que
+bibelots de précision, vont devenir, hélas! entre leurs mains prestes et
+sûres, de bien effroyables jouets...
+
+Mon Dieu, sauf madame Prune, que tout était joli ce jour-là autour de
+moi, aussi bien en bas, au bord de la rade profonde, qu'en haut vers le
+ciel pâlement bleu où montaient les étranges cimes vertes! Et qu'elle
+est adorable, cette île de Kiu-Siu, de finir ainsi, là-bas au loin, par
+des falaises magiquement garnies d'arbres, des falaises qui portent des
+petits temples à demi cachés sous leur verdure et qui descendent, comme
+les remparts de quelque forteresse enchantée, dans le grand néant de la
+mer, aujourd'hui si lumineux et diaphane!...
+
+
+
+
+XXXVII
+
+
+25 mars.
+
+Amusantes et douces, à cette fin de mars, s'en vont nos journées, nos
+dernières journées dans ce Japon, qu'il faudra quitter bientôt, quitter
+demain peut-être, après-demain, qui sait, au reçu de quelque ordre
+brusque et sans merci.
+
+Et je regretterai des recoins d'ombre et de mousse, parmi de vieux
+granits et de fraîches cascades, sur des versants de montagne, au-dessus
+de mystérieux temples...
+
+La véranda ombreuse et calme de la maison-de-thé que tient madame La
+Cigogne, devant le temple du Renard, les antiques terrasses de la ville
+des morts, aux pierres grises, sous les cèdres de cent ans, je ne
+retrouverai jamais ces heures de silence et de presque voluptueuse
+mélancolie, passées là dans la nuit verte des arbres.
+
+Et puis j'ai aussi une amie mousmé, pour laquelle je donnerais bien
+madame Renoncule, et madame Prune avec mademoiselle Pluie-d'Avril, et
+que je rencontre, au cœur même de la haute nécropole, dans une sorte de
+bocage enclos, environné d'un peuple de tombes.--Oh! en tout bien tout
+honneur, nos entrevues: cela arrive, même au Japon.--Et je crois que
+c'est elle, cette mousmé, qui personnifie à présent pour moi Nagasaki et
+la montagne délicieuse de ses morts. Il en faut presque toujours une,
+n'est-ce pas, n'importe où le sort vous ait exilé, une âme féminine et
+jeune (dont l'enveloppe soit un peu charmante, car c'est là encore un
+leurre nécessaire) et qui vous vienne en aide dans la grande
+solitude,--même très honnêtement parfois, en petite sœur de passage,
+pour qui l'on garde, quelque temps après le départ, une pensée douce,
+et puis, que l'on oublie...
+
+Je n'en avais point parlé encore, de cette mousmé Inamoto. Voici
+pourtant plus de trois mois que nous avons fait connaissance; c'était
+encore au temps de ces tranquilles soleils rouges des soirs d'automne
+sur les jonchées de feuilles mortes. Et, depuis, nous n'avons cessé que
+par les temps de neige nos innocents rendez-vous, toujours là-haut dans
+ce même bois triste et muré; mais cela reste tellement enfantin que je
+ne suis pas sûr que ce ne soit amèrement ridicule. Est-ce elle que je
+regretterai le jour du départ, ou seulement cette montagne avec son
+mystère et son ombre, avec ses enclos de vieilles pierres et ses
+mousses?... Il est certain que je suis l'homme des vieux petits murs
+dans les bois, des vieux petits murs gris, moussus, avec des capillaires
+plein les trous; j'ai vécu dans leur intimité quand j'étais enfant, je
+les ai adorés, et ils continuent d'exercer sur moi un charme que je ne
+sais pas rendre. En retrouver, dans cette montagne japonaise, de tout
+pareils à ceux de mon pays, a été un des premiers éléments de séduction
+pour me faire revenir, plus encore que la paix de tout ce merveilleux
+cimetière, plus encore que la profondeur et l'étrangeté magnifique des
+lointains déployés alentour.
+
+Quant à la mousmé dont l'attraction est venue se greffer par là-dessus,
+c'est un beau soir empourpré de décembre, _au siècle dernier_, que
+brusquement nous nous sommes trouvés face à face. J'errais seul dans la
+nécropole, à l'heure de cuivre rouge qui annonce le coucher du soleil
+d'automne, quand l'idée me prit d'escalader un mur, plus haut que les
+autres, pour pénétrer dans l'espèce de bocage qu'il semblait enclore de
+toutes parts.
+
+Je tombai dans un ancien parc à l'abandon, aujourd'hui moitié jungle et
+moitié forêt, où une jeune fille, assise sur la mousse, l'air d'être
+chez elle, feuilletait un livre d'images représentant des dieux et des
+déesses dans les nuées.
+
+Elle commença naturellement par rire (étant Japonaise et mousmé) avant
+de me demander: «Qui es-tu, d'où sors-tu, qui t'a permis de sauter ce
+mur?» Elle avait des yeux à peine bridés, presque des yeux comme une
+petite fille brune de Provence ou d'Espagne, avec un teint d'ambre roux;
+elle respirait la santé, la jeunesse fraîche, et son regard était si
+honnête que je quittai tout de suite pour elle ce ton de badinage,
+toujours indiqué dans les salons de madame Prune ou de madame Renoncule
+ma belle-mère.
+
+J'appris, ce premier soir, qu'elle se nommait Inamoto, qu'elle était
+fille du bonze, ou du simple gardien peut-être, de certaine grande
+pagode, dont j'apercevais, cinquante mètres plus bas, à travers des
+branches, la toiture tourmentée et les cours au dallage funèbre.
+
+--Petite mademoiselle Inamoto, demandai-je avant l'escalade de sortie,
+cela me ferait plaisir de te revoir quelquefois. Après-demain s'il ne
+tombe ni pluie ni neige, je reviendrai ici, à cette même heure. Et toi,
+est-ce que tu viendras?
+
+--Je viendrai, dit-elle, je viens tous les jours sans pluie.
+
+Elle ajouta, avec une révérence: «Sayanara!» (Je te salue!) et se mit à
+redescendre par un sentier de chèvre, vers le temple, très soucieuse de
+protéger les belles coques de ses cheveux lisses contre les petites
+branches de bambou qui, au passage, lui fouettaient la figure.
+
+Depuis ce jour-là, j'ai bien franchi cinquante fois, à cette même place,
+ce même vieux mur... C'est aussi chaste qu'avec mademoiselle
+Pluie-d'Avril, mais différent et plus profond; il ne s'agit plus d'un
+petit chat habillé, mais d'une jeune fille, qui, malgré son rire de
+mousmé, a des yeux candides et parfois graves.
+
+Comment cela peut-il durer entre nous, sans lassitude, puisque la
+différence des langages empêche toute communion approfondie entre nos
+deux âmes, sans doute essentiellement diverses, et puisque par ailleurs,
+dans nos rendez-vous, il n'y a jamais un instant d'équivoque, un instant
+trouble?...
+
+Bien que la nécropole soit solitaire, à certains jours il faut des ruses
+d'Apache pour arriver sans être vu,--et cela encore est amusant. Elle a
+de plus en plus peur, la mousmé, peur que l'on nous observe, que son
+père la gronde, qu'on lui défende de venir. Quelquefois c'est un porteur
+d'eau, qui descend des sommets et nous gêne; le lendemain c'est une
+vieille dame qui nous tient longuement en échec, étant occupée sans hâte
+à disposer des branches de verdure dans des tubes de bambou aux quatre
+coins d'une tombe, ou bien à brûler des baguettes d'encens pour ses
+ancêtres, ou simplement à regarder sous ses pieds le panorama des
+pagodes, de la ville et de la mer. Et je reste caché derrière quelque
+grand cèdre, apercevant, au-dessus du mur, des cheveux biens noirs qui
+dépassent les pierres, un front et deux yeux au guet (jamais un bout de
+nez, jamais rien de plus): ma petite amie qui s'est perchée là pour
+surveiller, elle aussi, la solution de l'incident, toujours prête à
+disparaître au moindre danger, comme un gentil personnage de guignol qui
+retomberait dans sa boîte.
+
+Oui, c'est bien enfantin et ridicule, et pour que tout cela ait pu
+durer, il a fallu l'exotisme extrême, le charme de ce lieu unique et le
+charme d'Inamoto combinés ensemble.
+
+Est-ce elle que je regretterai, ou sa montagne, ou encore le vieux mur
+gris, protecteur de nos rendez-vous? Vraiment je ne sais plus, tant sa
+gentille personnalité est pour moi amalgamée aux ambiances.
+
+
+
+
+XXXVIII
+
+
+26 mars.
+
+Des nouvelles arrivées de Chine disent qu'à l'entrée du Peïho les glaces
+fondent; donc ce sera d'un moment à l'autre, le départ, et nous comptons
+les jours de grâce qui nous restent, nous sentant plus japonisés que
+nous ne pensions, à l'heure de tout quitter.
+
+Ma petite amie Pluie-d'Avril est venue aujourd'hui me faire visite à
+bord, accompagnée de la vieille dame qu'elle appelle grand'mère. Une
+visite tout à fait bon enfant et sans cérémonie; elle avait pris un
+costume qui, pour elle, était plutôt simple, mais où tout de même de
+grandes fleurs aux nuances fantastiques s'étalaient sur fond ivoire.
+
+Elle est si connue, et d'ailleurs si bébé, que messieurs les agents de
+police la laissent aller et venir. A bord, les matelots aussi la
+connaissent, et disent: «Voilà le petit chat qui arrive.»
+
+Aujourd'hui, elle s'est intéressée à nos canons; qui aurait cru cela, et
+où la préoccupation de la guerre va-t-elle se nicher? «Nos bateaux, à
+nous Japonais, en ont-ils de pareils? Est-ce que ceux des Russes peuvent
+tuer aussi loin?» Oh! qu'elle était drôle, à côté de l'une de ces
+grosses pièces du _Redoutable_, que deux canonniers s'étaient amusés à
+lui ouvrir, et fourrant sa petite tête dedans, avec son beau chignon,
+pour examiner les rayures.
+
+
+
+
+XXXIX
+
+
+31 mars.
+
+Dans la matinée, vers dix heures, s'est refermé derrière nous le long
+couloir de verdure, au fond duquel Nagasaki s'étale dans son cadre de
+pagodes et de cimetières. Ensuite, ont défilé ces petits îlots, qui sont
+comme les sentinelles avancées du Japon,--petits îlots charmants, que
+tout le monde connaît, pour les avoir vus peints sur tant de potiches et
+d'éventails. Et puis la mer, _le large_ a commencé de nous envelopper de
+sa majesté sereine et de son silence, plus saisissants par contraste,
+après tant de mignardises, et de musiquettes, et de gentils rires,
+auxquels nous venions longuement de nous habituer.
+
+Très brusque a été l'ordre de départ. A peine ai-je trouvé le temps de
+saluer ma belle-mère en émoi. C'était déjà si court, les deux heures que
+j'avais, pour aller dans la montagne dire adieu à la mousmé Inamoto...
+
+Faut-il que je l'aie escaladé souvent, le vieux mur de son bois enclos,
+pour que les traces de mon passage se voient déjà si bien sur le gris
+des pierres! je ne l'avais jamais remarqué comme ce jour de départ, il y
+a de quoi donner l'éveil, et à mon retour il faudra changer de chemin.
+Dans l'herbe aussi, mon pas a dessiné une vague sente, comme ces foulées
+que font les bêtes en forêt.
+
+Mousmé qui n'avait pas des yeux ordinaires de mousmé, fleur énigmatique
+et jolie, fleur de pagode et de cimetière, qu'ai-je su comprendre
+d'elle, et qu'a-t-elle compris de moi? Rien que l'un de nous soit
+capable de définir. Assis côte à côte sur la terre de ce bois, disant
+des choses forcément puérils, à cause de cette langue dont je connais
+trop peu de mots, nous étions comme deux sphinx qui s'amuseraient à
+faire les enfants, faute d'un moyen, d'une clef pour se déchiffrer, mais
+qui seraient retenus là chacun par l'âme inconnue de l'autre, vaguement
+devinée. Il est certain qu'entre nous commençait de se nouer cette sorte
+de lien qu'on appelle affection, qui ne se discute ni ne s'analyse, et
+qui souvent rapproche des êtres infiniment dissemblables... Au-dessus du
+mur, ce gentil front et cette paire de jeunes yeux qui m'accompagnaient
+hier au soir, pendant ma fuite à travers le dédale des terrasses
+funéraires et des tombes, je me suis retourné deux fois pour les
+regarder; quand je les ai vus disparaître, je crois même que je me suis
+senti plus seul encore dans ces lointains pays jaunes... Et ce petit
+serrement de cœur, en m'éloignant, était comme un reflet très
+atténué,--crépusculaire, si l'on peut dire ainsi,--de ces angoisses qui,
+à l'époque de ma jeunesse, ont accompagné tant de fois mes grands
+départs. Il est vrai, je suis sûr de revenir, autant qu'on peut être sûr
+des choses de demain, car nous restons deux ans, hélas! dans les mers
+de Chine, où Nagasaki sera notre lieu de ravitaillement et de repos. Et
+je la reverrai, cette mousmé, j'entendrai encore sa voix, très doucement
+bizarre, répéter, avec un accent qui fait sourire, les mots français
+qu'elle s'amuse à apprendre...
+
+Quant à madame Prune, c'était trop haut perché pour cette fois, le
+faubourg qu'elle habite. Mais nous reviendrons, nous reviendrons, et,
+s'il plaît à la Déesse de la Grâce, cette idylle, ébauchée entre nous il
+y aura seize ans bientôt, ne se dénoue point encore...
+
+Ce soir donc, à l'heure où le soleil se couche dans de longs voiles de
+brume, le Japon a disparu; l'île amusante s'est évanouie dans les
+lointains d'une immensité toute pâle, qui luit comme un miroir sans fin,
+et qui ondule très lentement, avec une câlinerie perfide. Nous faisons
+route vers le Nord et vers la Chine. Il y a quinze ans, après un
+amollissant séjour dans ce même coin du Japon et un mariage pour rire
+avec une certaine petite Chrysanthème, je remontais ainsi la mer Jaune,
+par un calme pareil, sous des brumes comme celles-ci, un soir aussi
+blême. Et le grand néant de la mer, comme cette fois, m'enveloppait de
+sa paix funèbre.
+
+Je m'en allais avec moins de mélancolie,--sans doute parce que la vie
+était encore en avant de moi dans ce temps-là, tandis qu'à présent elle
+est plutôt en arrière...
+
+
+
+
+XL
+
+A SÉOUL
+
+DANS LA RUE
+
+
+Juin 1901.
+
+A la splendeur de juin, qui est là-bas rayonnante et limpide plus encore
+que chez nous, je me souviens de m'être posé pour quelques jours dans
+une maisonnette, à Séoul, devant le palais de l'empereur de Corée, juste
+en face de la grande porte. Dès l'aube--naturellement très hâtive à
+cette saison,--des sonneries de trompettes me réveillaient, et c'était
+la relève matinale de la garde: une longue parade militaire, où
+figuraient chaque fois un millier d'hommes. Les autres bruits de Séoul
+commençaient ensuite, dominés par le hennissement continuel des
+chevaux,--de ces petits chevaux coréens, ébouriffés et toujours en
+colère, qui se battent et qui mordent.
+
+Ce palais d'empereur se dissimulait derrière des murs. En se mettant à
+ma fenêtre on n'en pouvait rien voir, que l'enceinte morose et le grand
+portique rouge, décoré à la chinoise, avec des monstres sur la frise.
+D'étranges petits soldats, vêtus à l'européenne, montaient la faction
+devant cette demeure fermée, ceux-là mêmes dont les trompettes sonnaient
+chaque jour, avant le soleil levé: sous des képis comme en portent nos
+troupiers, des figures plates et jaunes, paraissant tout étonnées d'un
+accoutrement encore si nouveau.
+
+De ma fenêtre, on apercevait aussi, en enfilade, une rue large et
+droite, où s'agitait une foule uniformément habillée de mousseline
+blanche, entre deux rangs de maisonnettes bien basses, bien saugrenues,
+d'un gris monotone et d'un aspect à peu près chinois.
+
+La parade finie, c'était l'heure des audiences et des Conseils. Alors,
+dans d'élégantes chaises de laque, on apportait quantité de cérémonieux
+personnages en robe de soie à fleurs, coiffés de ce haut bonnet,--avec
+deux espèces de pavillons comme des oreilles écartées, comme des
+antennes--qui s'est démodé en Chine depuis environ trois siècles. Et,
+tandis que les abords du portique rouge s'encombraient de toutes ces
+belles chaises au repos et de leurs longs brancards flexibles gisant par
+terre, je regardais ces gens de Cour gravir l'un après l'autre les
+marches du seuil impérial, puis disparaître dans le palais: dignitaires
+antédiluviens qui venaient régler les choses du vieil empire croulant;
+sous leur costume d'apparat, ils avaient l'air de grands insectes, aux
+têtes compliquées, aux élytres chatoyants.
+
+Alentour, le soleil de juin s'épandait en lumière de fête sur les
+grisailles de Séoul, qui reste la plus parfaitement grise de toutes ces
+antiques cités, encore vivantes en extrême Asie. Et c'était un soleil
+brûlant, car le climat de Corée est excessif, comme celui de la Chine;
+à des hivers presque sibériens succèdent toujours sans transition de
+chauds et merveilleux printemps.
+
+Dès le matin, il flambait, ce soleil, sur l'immense ville grise,
+enfermée dans ses remparts crénelés et dans son cirque de montagnes
+grises. Des rues droites, d'une lieue de long sur cent mètres de large,
+au sol gris, entre des myriades de maisonnettes poudreuses, à peu près
+toutes se ressemblant, toutes égales, et recouvertes de pareilles
+carapaces en briques couleur de cendre. Et dominant ces innombrables
+petites choses, de tous côtés surgissait dans le ciel, comme un terrible
+mur en pierrailles noirâtres, la chaîne de ces montagnes enveloppantes,
+qui était là comme pour emprisonner, maintenir, condenser la tristesse
+et l'immobilité de Séoul,--vieille capitale éloignée de la mer, et
+n'ayant même pas un fleuve pour lui amener les navires, toujours
+colporteurs d'idées et de choses nouvelles.
+
+Si larges et si découvertes, les rues de cette ville, qu'on les voyait
+d'un bout à l'autre; on les voyait là-bas, là-bas dans le lointain
+extrême et la poussière, aboutir aux portes des remparts, qui étaient
+surmontées, comme à Pékin, d'énormes donjons noirs et cornus. Ces foules
+toutes blanches, toutes en mousseline blanche, processionnant sur les
+longues chaussées, évoquaient, pour nous Européens, l'idée d'un essaim
+de jeunes filles réunies à quelque fête d'été; mais les promeneurs
+étaient presque uniquement des hommes, au visage plat, à la barbiche
+rude et clairsemée comme les babines des phoques. Les garçons, les
+jeunes n'ayant pas encore convolé en justes noces, allaient tête nue,
+prenant un air virginal avec leur robe immaculée, leur raie au milieu et
+leur longue tresse dans le dos, à la manière des petites filles
+d'Occident. Quant aux hommes mariés, ils étaient irrésistiblement
+drôles, coiffés tous, d'après l'usage inéluctable, d'un nœud de cheveux
+et d'une espèce de petit chapeau imitant notre «haut de forme», en crin
+noir avec des brides pour nouer sous le menton; si petits, ces chapeaux,
+d'une si ridicule petitesse, qu'on eût dit ceux qu'ont inventés chez
+nous les clowns. Et comme on était en juin et qu'il faisait très chaud,
+nombre de gens portaient autour du torse et des bras, sous la robe
+légère, une sorte de carcasse, de crinoline en jonc tressé, pour isoler
+la mousseline du corps; cela donnait des bonshommes tout ronds, comme
+des poussahs en baudruche soufflée.
+
+Au milieu des blancheurs de ces milliers de robes, quelques points
+rouges éclataient dans la foule comme des coquelicots: les bébés, tous
+en manteau écarlate, avec capuchon doré. Aussi quelques points couleur
+de feuille fraîche: les dame de qualité, toutes en manteau vert clair,
+coiffées d'un grand pli d'étoffe blanche comme les Napolitaines, et
+s'appuyant pour marcher sur de longues cannes, dans le genre des
+houlettes de bergère à Trianon; costumes d'ailleurs très montants, mais
+avec deux ouvertures pour laisser sortir les pointes des deux seins.--Et
+les hommes en deuil!... De blanc habillés, ceux-là comme les autres, ils
+disparaissaient sous des chapeaux en paille de riz, larges d'au moins
+trois pieds, ayant forme d'abat-jour, et, de plus, ils se cachaient
+derrière un écran de circonstance, à deux poignées, qu'ils tenaient des
+deux mains, de manière à se l'appliquer hermétiquement sur le
+visage[3].--D'ailleurs, dans toute cette bizarrerie des costumes, on ne
+sentait l'influence ni de la Chine ni du Japon, les deux redoutables
+pays voisins; non, c'était quelque chose de très à part, ayant germé ici
+même, entre ces montagnes, au pied de ces amas de pierrailles grises.
+
+Devant les humbles boutiques ouvertes le long des rues, d'assez
+monotones et modestes choses s'étalaient au soleil et à la poussière.
+Beaucoup de harnais, pour ces méchants petits chevaux à tous crins et
+d'humeur si batailleuse. Beaucoup de bahuts, tous pareils, en laque
+rouge avec des fermoirs dorés. Et surtout des milliers d'objets en ce
+merveilleux cuivre de Corée, qui est pâle, pâle comme du vermeil
+mourant, mais dont l'éclat ne se ternit jamais: coupes, brûle-parfums
+et hauts flambeaux d'une grâce exquise.
+
+Les Coréens des vieux âges furent cependant des maîtres aux inventions
+diverses. C'est eux qui jadis initièrent les Japonais à la fabrication
+de la porcelaine;--et, dans les tombeaux de leurs souverains
+légendaires, on retrouve d'adorables céramiques, presque toujours
+grises, couleur de souris, dont l'étrangeté sobre, inspirée de la
+feuille ou de la fleur des lotus, atteste un art déjà très avancé. C'est
+aussi par eux que le secret de la boussole marine, vers le XIe
+siècle, fut révélé à des navigateurs arabes, qui l'apportèrent dans
+notre Occident barbare. Mais à présent l'immense décrépitude asiatique
+s'est étendue sur ce peuple trop vieux, et la Corée se meurt comme le
+Céleste Empire.
+
+Ces milliers de petites carapaces, longues et étroites, servant de
+toitures aux maisons de Séoul, je me rappelle comme elles jouaient
+singulièrement les pierres tombales lorsqu'on les apercevait à vol
+d'oiseau. La ville, regardée du haut des grands miradors couronnant les
+portes, produisait un étonnant effet de cimetière; on eût dit une
+infinie jonchée de tombes dans une enceinte crénelée,--avec de longues
+avenues où s'agitait une peuplade de fantômes, toujours en diaphanes
+vêtements blancs.
+
+Au sortir des remparts, aussitôt franchies les lourdes portes à donjons,
+on trouvait une campagne infiniment paisible et mélancolique. Un sol
+pierreux; partout des affleurements de ces rocailles grisâtres,
+pareilles aux montagnes environnantes. Des cèdres, des saules, des
+verdures d'un éclat tout neuf: une merveilleuse apothéose du printemps,
+à cette fin de juin; des tapis de fleurs qu'inondait la gaie lumière; un
+bruissement perpétuel de cigales. Et des gens à l'air doux, qui jouaient
+de l'éventail--des gens vêtus de mousseline blanche, il va sans dire, et
+coiffés du tout petit chapeau de clown, en crin noir, avec des
+brides,--venaient timidement et gentiment essayer de causer, avec trois
+mots français ou latins, appris dans les écoles; ils vous offraient
+aussi de vous asseoir avec eux, au bord du chemin, sous le toit de
+quelque petite échoppe où l'on vendait d'innocentes boissons très
+sucrées rafraîchies à la neige;--tout cela avait des apparences
+d'inaltérable bonhomie, et pourtant, quinze jours plus tôt, dans le sud
+de l'empire, dans l'île de Quelpaert, de grands massacres de chrétiens
+venaient encore d'avoir lieu, avec des raffinements d'atroce cruauté.
+
+ * * * * *
+
+Les massacres! Les massacres passés, présents ou à venir: en extrême
+Asie, c'est toujours avec cela qu'il faut compter... N'empêche qu'il y
+avait à Séoul une immense et folle cathédrale, comme nos missionnaires
+rêvent obstinément d'en construire dans les empires jaunes, malgré la
+certitude presque absolue qu'elles seront saccagées, et qu'eux-mêmes,
+prêtres ou religieuses, réfugiés quelque jour dans cet asile suprême, y
+trouveront une horrible mort... Elle était posée superbement sur une
+colline, cette aventureuse église de Séoul, dominant les milliers de
+maisonnettes à toiture en carapace, qui, regardées du haut de sa flèche
+gothique, semblaient un peuple de cloportes. Et tout autour c'était la
+mission française; un quartier pour l'heure accueillant et paisible, où
+des bonnes Sœurs de chez nous élevaient des bandes de petits Coréens et
+de petites Coréennes aux minois de chat, leur apprenant à exercer
+d'humbles métiers, et à parler un peu notre langue.
+
+Plus loin il y avait aussi deux ou trois rues où l'on aurait pu se
+croire à Nagasaki ou à Yeddo; on y retrouvait les mousmés rieuses aux
+jolis chignons luisants, les boutiques proprettes et les gentilles
+maisons-de-thé, égayées de bouquets très prétentieux dans des vases de
+bronze.--Et c'était le commencement de cette infiltration japonaise,
+l'un des périls menaçant le plus l'existence de la Corée.
+
+ * * * * *
+
+Oh! la cocasserie, pour moi si imprévue, d'une journée de pluie à Séoul!
+L'amusant souvenir que j'en ai gardé! Cette fois-là, en ouvrant ma
+fenêtre au matin, j'avais vu tout assombri et tout nuageux ce ciel
+ordinairement si pur. Autour de la ville grise, les montagnes drôles et
+trop pointues semblaient piquer dans un même voile épais, qui
+descendait peu à peu, peu à peu embrumant les choses. Et des gouttes
+d'eau, d'abord très fines, avaient commencé de tomber: la pluie, la
+vraie pluie, que l'Empereur était allé demander lui-même aux dieux de la
+Corée, la veille au soir, en sacrifiant de sa main un mouton, dans la
+campagne, sur un rocher. Alors, il y avait eu changement à vue dans la
+saugrenuité des foules; en un clin d'œil, ce pays était devenu le
+royaume de la toile gommée, couleur jaune serin. Devant l'entrée
+impériale, où stationnaient comme toujours les chaises à porteurs de
+tant de grands personnages, les valets prestement avaient mis des capots
+en toile cirée jaune sur toutes ces belles caisses laquées noir et or.
+Par-dessus leur petit chapeau de clown, les passants avaient tous posé
+en équilibre un immense cornet de pareille toile cirée jaune; les plus
+craintifs de l'eau avaient aussi endossé une veste bouffante, de même
+étoffe et de même couleur. Des parapluies larges, à mille plissures,
+toujours en toile cirée jaune, s'étaient déployés partout au-dessus des
+têtes. Et les robes de mousseline blanche, que l'on troussait le plus
+haut possible, maintenant molles, fripées, s'emplissaient de crotte.
+Jusqu'au soir la pluie tomba du ciel lourd, tomba tranquille et
+incessante. Dans la rue boueuse, la foule circulait, aussi pressée;
+seulement, de blanche qu'elle avait coutume d'être, voici qu'elle venait
+de passer au jaune uniforme, et les centaines de têtes, avec leurs
+espèces de grands bonnets de magicien enfoncés jusqu'aux yeux, étaient à
+présent des cônes bien pointus, sur lesquels ruisselait l'averse.
+
+Et enfin j'ai gardé souvenance d'un jeune moineau, trop vite échappé du
+nid, qui ce jour-là s'était abattu dans ma chambre, ne pouvant plus
+voler tant il avait reçu de pluie sur ses pauvres petites plumes neuves.
+Le lendemain matin, bien séché et réconforté, il s'en alla par la
+fenêtre ouverte rejoindre ses frères, moinillons de la même couvée, qui
+pépiaient au beau soleil reparu, en face, perchés sur des gnomes de
+plâtre et de faïence, à la frise du portique impérial.
+
+
+II
+
+A LA COUR
+
+
+A la Cour de Corée, quand j'y suis passé, la grande affaire à l'ordre du
+jour était la translation des restes de l'Impératrice, poignardée par
+des assassins, environ sept années auparavant, une nuit, dans son vieux
+palais. Les immuables rites exigeaient qu'étant morte de malemort, elle
+commençât par deux séjours prolongés en terre, dans deux trous
+différents, afin de n'arriver à sa dernière demeure, chez ses
+tranquilles ancêtres, qu'après s'être débarrassée, dans les provisoires
+sépultures, de certains démons très agités qui s'acharnent toujours aux
+cadavres des personnes assassinées. Or, l'époque était venue d'opérer le
+premier transfert[4]; avant de creuser la seconde fosse, les trois
+grands nécromanciens de l'Empereur avaient été consultés sur le choix du
+terrain,--qui doit être friable, exempt de pierres et même de cailloux;
+mais voici qu'à cinq pieds à peine on avait trouvé le rocher! Les trois
+nécromanciens donc avaient été sur-le-champ condamnés à mort[5];
+cependant cela ne réparait rien; le lieu de la seconde sépulture n'en
+demeurait pas moins indéterminé; aussi, paraît-il, était-on fort
+perplexe, là, en face de chez moi, derrière la muraille impériale.
+
+Oh! le vieux palais, où cette impératrice mourut sous le couteau, et qui
+fut depuis la nuit du crime abandonné avec terreur!... Un matin de juin,
+par un beau soleil impassible, quel curieux pèlerinage on m'y fit
+faire,--sous la conduite de deux bonshommes en robe de mousseline
+blanche et en petit «haut de forme» de crin noir! Au milieu de parcs
+silencieux et murés, qui déjà retournaient à la brousse, au hallier
+primitif, c'était une confusion de lourds bâtiments pompeux ou de
+kiosques frêles, tout cela fermé et en pénombre sous de grands stores;
+quelque chose comme les quartiers de la «Ville jaune» à Pékin, avec les
+mêmes toitures de faïence aux lignes courbes, les mêmes terrasses de
+marbre; à tous les perrons, des monstres gardiens, accroupis comme
+là-bas, mais ayant une figure _autre_, un rictus de férocité différente.
+Dans les cours dallées, l'herbe des champs croissait entre les larges
+pierres blanches; parmi ces marbres, déjà très disjoints, mûrissaient de
+petites fraises sauvages, que je cueillais en chemin et qui montraient
+partout leurs gentilles taches rouges sur ces blancheurs mornes. Il y
+avait aussi, entre des murs ou des rochers naturels, quelques jardinets
+très enclos pour les mystérieuses promenades des princesses de jadis;
+parmi des potiches et de prétentieuses rocailles, il y fleurissait des
+pivoines, des roses, des iris, malgré l'envahissement des ronces et des
+graminées folles; les arbousiers, les cerisiers y semaient par terre
+leurs fruits rouges, inutiles, perdus même pour les oiseaux, qui ne
+semblaient guère fréquenter dans ce palais de la peur. La petite chambre
+du crime, sombre aussi et les stores baissés, étalait un funèbre
+désordre: boiseries brisées, noircies, comme léchées par le feu. La
+grande salle d'apparat avait une voûte à caissons, d'un rouge de sang,
+et partout des peintures représentant les divinités et les bêtes qui
+hantent le rêve des hommes d'ici; le trône de Corée, du même rouge
+sinistre, s'élevait au milieu; il se détachait, monumental, sur une
+étrange peinture crépusculaire, déployée comme la toile de fond d'un
+décor au théâtre, où, dans des nuages d'or livide, une planète se
+levait, large et sanglante, au-dessus de montagnes chaotiques.
+
+L'Empereur donc, ne pouvant plus se sentir dans ce palais, où il voyait
+des mains sans corps et trempées dans du sang remuer autour de lui dès
+qu'il faisait noir, avait ordonné la construction de ce petit palais
+moderne et mesquin, à l'autre bout de Séoul, près de la concession
+européenne, là, en face de mon logis; et tout s'en allait en ruine chez
+les somptueux ancêtres.
+
+Dans un autre palais, encore plus ancien que celui du crime, nous nous
+étions ensuite rendus ce matin-là, roulés en des petites voitures par
+des hommes coureurs qui galopaient à toutes jambes. C'était très loin,
+par des quartiers morts, par de longues avenues de donjons noirs. Les
+cours, les dépendances, les jardins, les parcs occupaient un espace
+infini, toute une zone sacrée, interdite, à jamais inutilisable et
+perdue. Là encore il y avait des bâtiments immenses, posant sur des
+terrasses de marbre. Il y avait une salle du trône, abandonnée depuis
+deux ou trois siècles, où des centaines de pigeons, nichés à la voûte de
+laque rouge et n'attendant point notre visite, menaient au-dessus de nos
+têtes un bruit d'ailes effarées; et ce plus vénérable trône se détachait
+lui aussi, comme le précédent, sur un paysage de cauchemar, avec des
+forêts, des cimes escarpées, et le lever d'une lune géante, ou de je ne
+sais quel fantôme d'astre sans rayons. Les chambres des princesses
+étaient petites, sombres, sépulcrales, ornées de peintures effrayantes,
+et on se demandait comment les belles du vieux temps avaient pu, dans
+cette obscurité, faire leur toilette, revêtir leurs traînants atours.
+Mais les parcs avaient une mélancolique grandeur, avec des bouquets de
+cèdres centenaires, des lacs pleins de roseaux et de lotus, de vraies
+solitudes, presque des horizons sauvages, en pleine ville, dans
+l'enceinte des remparts; les bêtes y vivaient comme dans la brousse, les
+hérons, les faisans, les cerfs et les biches;--et mes deux guides me
+contaient que pendant la nuit les tigres, habitants obstinés des
+montagnes d'alentour, escaladaient les murs d'enclos pour y venir faire
+la chasse.
+
+ * * * * *
+
+Trois ou quatre jours après mon arrivée à Séoul, notre amiral y était
+venu lui-même, avec d'autres officiers, pour une visite à l'Empereur. Et
+un soir on nous avait vus tous en grande tenue franchir le portique du
+palais nouveau.
+
+La déception avait d'abord été complète pour nous en entrant là: aucune
+magnificence, ni même aucune étrangeté dans ces constructions modernes.
+Les nécromanciens, consultés sur l'appartement où il convenait de nous
+recevoir pour que notre visite n'eût point de conséquences funestes,
+avaient obstinément indiqué une sorte de hangar, aux boiseries vert
+bronze avec quelques peinturlures vermillon; on y avait jeté des tapis
+en hâte et apporté un grand paravent admirable, en soie blanche, seul
+luxe de cette salle ouverte. C'est devant ce fond d'un blanc d'ivoire,
+brodé et rebrodé de fleurs, d'oiseaux et de papillons, que nous étaient
+apparus l'Empereur et le prince héritier, debout tous les deux et dans
+une attitude consacrée, la main posant sur une petite table; le père
+vêtu de jaune impérial, le fils, de rouge cerise. Leurs robes
+somptueuses, toutes brochées d'or, avec des pans comme des élytres,
+étaient retenues à la taille par des ceintures de pierreries. Quelques
+personnages officiels, interprètes et ministres, se tenaient à leurs
+côtés en robes de soie sombre. Et tous étaient coiffés de ce haut
+bonnet, à antennes de scarabée, qui se portait jadis à Pékin du temps
+des empereurs mings,--et qui est du reste le seul emprunt fait par les
+Coréens aux modes chinoises. Lui, l'Empereur, un visage de parchemin
+pâle, très souriant, avec des babines grises; de tout petits yeux
+mobiles et vifs; beaucoup de distinction, d'intelligence et de bonté. Le
+prince au contraire, le masque dur, l'air irrité et cruel, paraissait
+supporter à peine notre présence; il nous semblait que tout le temps son
+père fût obligé de le calmer, d'un regard tendre et suppliant, d'une
+parole douce prononcée à voix basse, ou bien d'une main caressante qui
+prenait la sienne pour la reposer sur la petite table et l'y maintenir.
+Qui dira les drames intimes, peut-être, entre ces deux fétiches soyeux,
+l'un rouge et l'autre jaune?
+
+L'Empereur, dont la physionomie s'ouvrait de plus en plus, interrogea
+l'amiral sur la guerre de Chine, que nous venions de finir, sur nos
+armements, nos cuirassés, nos torpilleurs, et, après une audience très
+prolongée qui semblait l'intéresser, nous congédia d'un salut courtois.
+
+Il y eut ensuite, dans une salle toute neuve et quelconque, bâtie
+spécialement pour les réceptions d'Européens, un grand dîner offert à
+notre amiral et à ses officiers, au ministre de France et aux attachés
+de sa légation. Tous les vins, tous les plats de chez nous, apportés ici
+à grands frais; un dîner qui eût été de mise à l'Élysée[6]. La seule
+note exotique, donnée par les hauts bonnets étranges de quelques
+personnages de Cour, que le souverain, redevenu invisible, avait
+délégués pour s'asseoir presque silencieusement parmi nous. Mais nous
+savions que dans la soirée le corps de ballet de l'Empereur devait
+danser pour nous distraire, et c'était une attente si amusante!
+
+En plein air, par la belle nuit douce, on nous servit du café, des
+liqueurs, des cigares sur une vaste estrade improvisée, recouverte de
+tapis européens tout neufs et de draperies clouées de frais. Au milieu
+de nos petites tables, un large cercle restait vide,--sans doute pour
+ces danseuses attendues, mais qui ne paraissaient point. La musique de
+notre escadre, amenée par l'amiral pour distraire un moment le vieux
+souverain, jouait bruyamment je ne sais quelle banalité comme _les
+Cloches de Corneville ou la Mascotte_. Et on se serait cru à quelque
+fête foraine, n'importe où, excepté dans le palais haut muré d'un
+empereur de Séoul.
+
+Mais sitôt que finit la musiquette sautillante, un orchestre coréen, que
+l'on ne voyait pas, préluda sans transition. L'air s'emplit de
+beuglements sinistres poussés par des trompes au timbre grave, que des
+tam-tam en différents tons accompagnaient de leur fracas. C'était
+brusque, imprévu, déroutant, mais si lugubre à entendre que l'on
+frissonnait plutôt que d'avoir envie de sourire. Et, durant la première
+minute de saisissement, deux énormes tigres, sortis comme d'une trappe,
+avaient bondi au milieu de nous, dans le cercle vide réservé aux
+danseurs. Deux tigres rayés de Mongolie, beaucoup plus grands que
+nature, des monstres artificiels en peluche noire et jaune, mus chacun
+intérieurement par deux hommes dont les jambes simulaient des pattes
+griffues. Leurs grosses têtes rondes aux yeux louches, aux crinières en
+chenille de soie, étaient interprétées avec cette science du grimaçant
+et du féroce, avec cet art transcendant du rictus qui est spécial aux
+gens d'extrême Asie. L'orchestre leur jouait quelque chose de triste et
+de sauvage qui ne ressemblait à rien de connu, mais où l'on distinguait
+peu à peu d'habiles harmonies. Et eux, les deux tigres, dansaient en
+mesure, une danse d'ours, en dandolinant leur visage de férocité
+souriante.
+
+Des acrobates parurent après, étonnamment trapus, avec des cous de
+taureau, leurs robes de mousseline blanche laissant transparaître les
+saillies de leurs muscles épais. Quand ils eurent fait des tours, ils se
+mirent en cercle pour chanter: des petites voix d'oiseau ou de cigale,
+des trilles sans fin exécutés à l'unisson avec un ensemble parfait et
+une virtuosité rare, sur des notes extra-hautes. De loin, cela devait
+ressembler au bruissement joyeux que font les insectes dans les foins,
+les beaux soirs d'été.--On nous apprit que c'étaient des sous-officiers
+de la garde, qui pour la circonstance s'étaient mis _en civil_.
+
+Des serviteurs apportèrent ensuite des gerbes de pivoines artificielles,
+d'une grosseur invraisemblable; d'autres vinrent poser un petit arc de
+triomphe en carton peint;--et c'étaient les accessoires des danseuses
+tant désirées, qui enfin parurent...
+
+Une douzaine de petites personnes si drôles, mièvres, pâlottes, avec des
+airs si pudiques dans leurs robes longues! De minuscules figures plates,
+des yeux bridés à ne plus pouvoir s'ouvrir, d'invraisemblables édifices
+de cheveux en torsade, représentant pour chacune la toison d'une
+douzaine de femmes normales; et des petits chapeaux bergère posés
+là-dessus! Quelque chose de notre XVIIIe siècle français se
+retrouvait dans ces atours, d'une mode infiniment plus ancienne; elles
+avaient un faux air de poupées Louis XVI. Jamais sous de tels aspects on
+n'aurait imaginé des danseuses asiatiques; mais en Corée tout est
+saugrenu, impossible à prévoir.
+
+Les yeux baissés, le visage inexpressif, elles exécutèrent d'abord une
+sorte de pas tragique, en brandissant des coutelas dans leurs mains
+frêles. Ensuite, ôtant leur petit chapeau rococo, elles firent un
+interminable jeu, d'une puérilité niaise. L'une après l'autre, avec des
+gestes mous et alanguis, elles venaient jeter une balle légère qui
+devait traverser le gentil portique de carton par un trou percé dans la
+frise; lorsque la balle passait bien, les autres poupées, avec mille
+grâces prétentieuses, s'empressaient à planter une pivoine monstre,
+comme récompense, dans les faux cheveux de l'adroite petite personne; si
+au contraire la balle ne passait pas, la coupable était punie d'une
+croix noire, que l'une de ses compagnes venait lui tracer à l'encre de
+Chine sur la joue, avec force mignardises.
+
+A la fin, toutes étaient barbouillées, et toutes avaient, par-dessus
+l'extravagant chignon, un édifice de fleurs. C'était lassant,
+hypnotisant, la continuelle répétition des mêmes poses maniérées et des
+mêmes lenteurs voulues, au son de cette musique coréenne, non plus
+terrible et hurlante comme tout à l'heure pour la danse des tigres,
+mais mystérieusement tranquille, triste sans être plaintive, comme
+exprimant la résignation à l'immense ennui de la vie. C'était lassant,
+et malgré soi on regardait, on écoutait, on subissait un peu de
+fascination; il y avait l'élégance dans tout cela, du rythme et de l'art
+lointain...
+
+Le lendemain, nous quittâmes tous ensemble Séoul pour rejoindre
+l'escadre, chargés de présents par l'Empereur: quantité de paquets
+soigneusement enveloppés de papier de riz, et portant notre nom en
+coréen; pour chacun de nous, un coffret en acier niellé d'argent et un
+autre en marbre vert, des stores d'une finesse exquise, des pièces de
+rabane et des peintures sur soie blanche, signées d'artistes connus dans
+le pays.
+
+ * * * * *
+
+Combien de temps encore subsistera l'étrange Corée? A peine vient-elle
+de secouer le joug débonnaire de la Chine, voici que des menaces de
+tous côtés l'entourent: le Japon la convoite comme une proie facile, à
+portée de la main; et du côté du nord, la Russie s'approche à grands
+pas, à travers les steppes sibériens et les plaines de Mandchourie. Le
+vieil Empereur, longtemps momifié, commence de s'éveiller dans
+l'effarement, à se sentir de jour en jour plus enserré par la douce
+civilisation du genre occidental. Il veut des chemins de fer, des usines
+qui fument. Et vite il arme des soldats, il fait venir des fusils, des
+canons, toutes ces jolies choses que nous avons nous-mêmes _pour tuer
+vite et loin_.
+
+
+
+
+XLI
+
+
+30 juin.
+
+Trois mois ont passé. J'ai revu l'immense Pékin de ruines et de
+poussière, j'ai fait ma longue chevauchée aux tombeaux des Tsin, j'ai
+visité l'empereur de Séoul et sa vieille cour. Maintenant, je reviens,
+et les voici qui reparaissent, les gentils îlots annonciateurs du Japon.
+Nous revenons, fatigués tous, et notre cuirassé lourd, comme s'il était
+fatigué lui-même, a l'air de se traîner sur les eaux chaudes et sous le
+ciel accablant. Les orages d'été couvent dans de grosses nuées sombres,
+dont le pays est comme enveloppé.
+
+On étouffe dans la baie de madame Prune, dans le couloir de montagnes,
+quand nous y entrons. Mais comme tout est joli! Et puis je m'y reconnais
+mieux qu'à notre arrivée précédente; j'y retrouve comme il y a quinze
+ans le concert infini des cigales, et aussi les magnificences de la
+verdure de juin. Ah! la verdure annuelle, comme elle écrase de sa
+fraîcheur la nuance de ces arbres d'hiver, cèdres, pins ou camélias, qui
+régnaient seuls ici, quand nous étions venus en décembre.
+
+Ce ne sont pas, dirait-on, les mêmes figures de matelots, bien saines et
+bien rondes, que le _Redoutable_ ramène à Nagasaki; il y en a vraiment
+qu'on ne reconnaît plus. Notre équipage a longuement souffert, sur l'eau
+remuante et empestée de Takou, souffert surtout de la mauvaise chaleur
+et de l'enfermement, plus encore que des manœuvres pénibles et de la
+dépense continuelle de force. Sous le soleil de Chine, vivre six ou sept
+cents dans une boîte en fer où d'énormes feux de charbon restent allumés
+nuit et jour, entendre un éternel tapage augmenté par des résonnances de
+métal, recevoir de l'air qui a déjà passé par des centaines de
+poitrines et qu'une ventilation artificielle vous envoie à regret,
+respirer par des trous, être constamment baigné de sueur!... Il était
+temps d'arriver ici, où l'on pourra se détendre, marcher, courir,
+oublier.
+
+Près de quatre heures du soir, quand je puis enfin mettre pied à terre.
+Dans la rue, je trouve jolies toutes les mousmés; tant de verdure et de
+fleurs m'enchante; après la Chine grandiose et lugubre, aux visages
+fermés et maussades, chacune de ces petites personnes que je regarde ici
+me donne envie de rire, comme ces petites maisons, ces petits bibelots
+et ces petits jardins.--Et on va se reposer un mois dans cette île: mon
+Dieu, que la vie est donc une chose amusante!
+
+Trop tard pour aller dans la montagne d'Inamoto, qui ne m'attend point;
+j'irai donc d'abord remplir mes devoirs de famille, saluer madame
+Renoncule et mes belles-sœurs; ensuite je monterai chez ma petite amie
+Pluie-d'Avril,--et peut-être, qui sait, chez madame Prune, car je me
+sens dans l'esprit ce soir un certain tour drolatique et badin qui m'y
+attire.
+
+La rue ascendante qui mène à la maisonnette de la danseuse est
+solitaire, comme toujours, et triste cette fois, sous le ciel orageux et
+sombre, avec ces touffes d'herbes, signes de délaissement, que le mois
+de juin a semées çà et là entre les dalles. A cette porte, là-bas, ce
+gros chat assis avec dignité et regardant passer les hirondelles, si je
+ne m'abuse, c'est bien M. Swong-san, le minois pompeusement encadré par
+sa fraise à la Médicis, en mousseline tuyautée, qu'une rosette attache
+sous le menton. Et, derrière ce châssis de papier qui vient de s'ouvrir,
+au premier étage, cette petite fille en robe simplette, qui se retrousse
+les manches, un savon à la main, pour barboter des deux bras dans une
+cuve de porcelaine, c'est Pluie-d'Avril, la petite fée des
+maisons-de-thé et des temples, vaquant aujourd'hui à de menus soins
+d'intérieur, comme la dernière des mousmés.
+
+Et qu'elle est mignonne, surprise ainsi! Je ne l'avais jamais vue dans
+cette humble robe de coton bleu, ni ne me l'étais représentée lavant
+elle-même ses fines chaussettes à orteil séparé, faisant acte de
+ménagère économe. Pauvre petite saltimbanque, somme toute, malgré ses
+falbalas de métier, pauvre petite, obligée peut-être de compter beaucoup
+pour faire marcher le ménage à trois: elle, la vieille dame et le
+chat...
+
+Vite elle veut s'habiller, un peu confuse, mettre une belle robe pour
+m'offrir le thé:
+
+--Non, je t'en prie, garde ton costume d'enfant du peuple, ma petite
+Pluie-d'Avril; je te trouve plus réelle ainsi, et plus touchante; reste
+comme ça!
+
+ * * * * *
+
+En montant chez madame Prune, une sorte de pressentiment m'était venu du
+trop galant spectacle qui pouvait m'y attendre. C'était l'heure de la
+baignade, que les Nippons, les soirs d'été, pratiquent sans mystère.
+Dans ce haut faubourg, où les mœurs sont demeurées plus simples qu'en
+ville, cela se passait encore au temps de Chrysanthème; des personnes
+sans malice, tant d'un sexe que de l'autre, se rafraîchissaient dans des
+cuves de bois, ou des jarres de terre cuite, posées sur les portes ou
+dans les jardinets, et leurs visages, émergeant de l'eau claire,
+témoignaient d'un innocent bien-être... Si madame Prune aussi, me
+disais-je, allait être dans son bain!...
+
+Et elle y était!
+
+Quand j'eus fait tourner le mécanisme à secret du portillon, j'aperçus
+dès l'abord une cuve, qui m'était depuis longtemps connue, et d'où
+s'échappait une nuque charmante, comme sortirait une fleur d'un
+bouquetier. Et la baigneuse, spirituelle et enjouée même dans les
+occurrences les plus prosaïques de la vie, s'amusait gracieusement toute
+seule à faire: «Blou, blou, blou, brrr!» en soufflant à grand bruit sous
+l'eau.
+
+
+
+
+XLII
+
+
+1er juillet
+
+Combien c'est changé dans les sentiers de la montagne! Une folle
+végétation herbacée a tout envahi; elle a presque submergé les tombes,
+comme une innocente et fraîche marée verte, venue en silence de partout
+à la fois. Quand je monte aujourd'hui chez la mousmé Inamoto, sous un
+ciel pesant et chargé d'averses, mes pieds s'embarrassent dans les
+gramens, les fougères, et, le long du mur qui enferme le bois, on ne
+voit plus la foulée que j'avais faite.
+
+La mousmé Inamoto, je ne me figurais pas qu'elle serait là, à
+m'attendre, et je me sens tout saisi d'apercevoir, au-dessus du mur
+gris, son front, ses deux yeux qui me regardaient venir.
+
+--C'est moi que tu attends? Tu savais donc?
+
+--Hier, dit-elle, quand les canons ont tiré, j'ai reconnu le grand
+vaisseau de guerre français. Il n'y a que le tien si grand et peint en
+noir.
+
+Moi qui craignais de ne pas la retrouver, ou d'être désenchanté en la
+revoyant! Je crois seulement qu'elle a un peu grandi, comme les fougères
+de son parc, mais elle est même plus jolie, et j'aime encore davantage
+l'expression de ses yeux.
+
+De nouveau nous voilà donc ensemble et à l'abri de l'autre côté du mur;
+installés sur la terre et les herbages, la tête pleine de choses que
+nous voudrions exprimer, mais obligés de nous en tenir à des mots bien
+simples, à des tournures bien enfantines, qui ne rendent plus rien du
+tout.
+
+Et à peine suis-je assis, pan, je reçois une claque sur la main gauche,
+pan, une autre sur la main droite. «Qu'est-ce qui te prend, petite
+mousmé? Autrefois tu étais si correcte.» Ah! les moustiques... Cet hiver
+ils n'étaient pas nés. En une minute, sortis par centaines des épaisses
+verdures, les voici assemblés autour de nous comme un nuage, et c'est
+pour m'en débarrasser, toutes ces gifles amicales. Alors, moi aussi je
+lui rendrai la pareille, et pan sur ses mains, et pan sur ses bras nus,
+où chaque piqûre fait une grosse cloche instantanée, plus rose que
+l'ambre de sa chair... Avec la plupart des dames nipponnes de ma
+connaissance, un tel jeu dégénérerait tout de suite; avec madame Prune
+par exemple, je ne m'y aventurerais point; mais, avec Inamoto, cela ne
+risque pas d'être plus qu'un chaste enfantillage.
+
+--Demain, dit-elle, j'apporterai deux éventails, un pour toi, un pour
+moi; s'éventer très fort, c'est ce qu'il y a de mieux; comme ça ils s'en
+vont tous.
+
+
+
+
+XLIII
+
+
+2 juillet.
+
+Madame L'Ourse, elle, n'a point grandi comme la mousmé Inamoto, mais il
+me semble qu'elle s'est encore défraîchie et que son sourire, toujours
+prometteur, me montre des dents plus longues. Cependant je continue de
+fréquenter sa vieille petite boutique, aux poutres noircies et mangées
+par le temps, d'abord parce qu'elle est sur le chemin de la nécropole
+surplombante, presque dans son ombre, ensuite parce qu'on y trouve
+maintenant ces beaux lotus, qui sont incomparables dans les vieux
+cloisonnés de ma chambre de bord.--Je suis persuadé que certaines
+formes très anciennes des vases de Chine furent inventées uniquement
+pour les lotus.
+
+Fleurs de juin et de juillet, fleurs de plein été, ces grands calices
+roses épanouis sur tous les lacs japonais. Madame Chrysanthème jadis en
+mettait chaque matin dans notre chambre, et leur senteur, plus encore
+que la guitare triste de ma belle-mère, me rappelle le temps de mon
+ménage de poupée,--au premier étage, au-dessus de chez M. Sucre et
+madame Prune.
+
+Mais avions-nous autrefois, dans cette baie, une si énervante chaleur?
+Je n'en ai pas souvenance, non plus que de ces accablants ciels d'orage.
+On étouffe entre ces montagnes. Nos pauvres matelots fatigués ne
+reprennent point leur mine, loin de là; Nagasaki, en cette saison, est
+un mauvais séjour pour des anémiés de Chine qui doivent continuer de
+vivre, ici comme là-bas, dans une caisse en fer. Entre autres, on vient
+d'emporter à l'hôpital le fiancé breton qui m'avait confié la petite
+caisse de présents et la robe blanche. Quant à notre amiral, que le
+Japon avait miraculeusement remis lors de notre dernier voyage, voici
+qu'il nous inquiète de nouveau; lui qui, à la fin de l'hiver, avait
+retrouvé son bon air de gaîté--et ne manquait jamais, quand je rentrais
+à bord, de s'informer, sur différents tons impayablement graves, de la
+santé de madame Prune,--on ne l'entend plus plaisanter ni rire; les plis
+de lassitude et de souffrance ont reparu sur sa figure.
+
+
+
+
+XLIV
+
+
+3 juillet.
+
+Une déception de cœur m'attendait aujourd'hui au temple du Renard, chez
+madame La Cigogne, à qui je m'étais fait un devoir d'aller sans plus
+tarder offrir mes hommages d'arrivée.
+
+Par un temps lourd, sous ces nuées basses emplies d'orage qui ne nous
+quittent plus, j'avais pris les sentiers de l'ombreuse montagne. Ils
+étaient tout changés, comme ceux qui mènent chez Inamoto, tout envahis
+d'herbes folles et de longues fougères; on y rencontrait de grands
+papillons singuliers, qui se posaient avec des airs prétentieux sur les
+plus hautes tiges, comme pour se faire voir; on y respirait une
+humidité chaude, saturée de parfums de plantes; sous la voûte des
+verdures étonnamment épaissies, tout semblait tiède et mouillé; on se
+serait cru en pays tropical à la saison malsaine.
+
+En arrivant là-haut, j'avais aperçu de loin madame La Cigogne, comme aux
+aguets, sous sa véranda qui était enguirlandée des mêmes roses qu'en
+hiver, toujours ces roses pâlies à l'ombre des arbres, mais plus
+largement épanouies en cette saison, plus nombreuses, et s'effeuillant
+sur le sentier, comme des fleurs qui seraient en train de mourir pour
+s'être trop prodiguées.
+
+Toutefois cette dame n'avait manifesté qu'avec froideur en me voyant
+approcher, et s'était contentée de m'indiquer une humble place dans un
+coin.
+
+Ses yeux restaient fixés, là-bas en face de nous, sur le temple ouvert
+où trois dames de qualité, accompagnées d'un petit garçon de quatre ans
+au plus, venaient de tomber en oraison, après avoir sonné le grelot de
+bois de mandragore suspendu à la voûte, sonné, sonné à toute volée,
+comme pour une communication urgente au Dieu de céans. C'étaient
+visiblement des personnes très cossues, appartenant à un monde où mes
+relations ne m'ont pas permis de me faire présenter. Face à l'autel,
+agenouillées et à quatre pattes, elles s'offraient à nous vues de dos,
+ou plutôt de bas de dos, et leurs prosternements le nez contre le
+plancher nous révélaient chaque fois des dessous d'une élégance on ne
+peut plus comme il faut. Leur enfant, juponné en poupée, semblait prier
+comme elles avec une conviction touchante; mais, chez lui au contraire,
+les dessous avaient été supprimés, à cause de la température sans doute,
+et, à chacun de ses plongeons, sa robe de soie se relevait pour nous
+montrer, avec une innocente candeur, son petit derrière.
+
+Que pouvaient-elles bien avoir à solliciter du Dieu étrange, symbolisé
+sur l'autel par ces deux ou trois objets aux formes d'une simplicité si
+mystérieuse? Quelles conceptions particulières de la divinité
+tourmentaient leurs petits cerveaux, sous leurs coques de cheveux bien
+lustrées? Quelles angoisses de l'au-delà et de la grande énigme les
+retenaient tant de minutes à genoux devant ce Dieu si inattentif, si
+fuyant et mauvais, qu'il fallait constamment rappeler à l'ordre en
+claquant des mains ou en ressonnant la cloche de madragore?...
+
+Elles se relevèrent enfin, leur dévotion finie, et ce fut un instant
+d'anxiété pour madame La Cigogne, qui, de plus en plus en arrêt,
+s'avança jusque dans le chemin. Viendraient-elles se restaurer dans
+l'humble maison-de-thé, les si belles dames, ou bien
+redescendraient-elles simplement vers Nagasaki, par le sentier de
+mousses et de fougères?...
+
+Oh! joie!... Plus d'hésitation, elles venaient! Alors madame La Gigogne
+tomba soudain à quatre pattes, le visage extasié, murmurant à mi-voix
+des choses obséquieuses qui coulaient comme l'eau d'une fontaine.
+
+Elles étaient du reste agréables à regarder venir, les visiteuses,
+agréables à regarder franchir le torrent, par le vieil arceau de granit
+tout frangé de branches retombantes. Jolies toutes trois, les yeux
+bridés juste à point pour imprimer à leur figure le sceau de l'extrême
+Asie; fines et presque sans corps, habillées de soies rares, qui
+tombaient en n'indiquant point de contours et dont les traînes, garnies
+de bourrelets, s'étalaient avec une raideur artificielle; coiffées et
+peintes à ravir, comme les dames que représentent les images de la bonne
+époque purement japonaise. La pagode ouverte, derrière elles formait un
+fond d'une religiosité ultra-bizarre et lointaine. Au-dessus, c'était la
+demi-nuit des ramures, des feuillées touffues et d'un coin de montagne
+qui s'enfonçait dans les grosses nuées très proches. Au-dessous, c'était
+la dégringolade rapide du torrent et du sentier, plongeant tous deux
+côte à côte dans une obscurité plus sombrement verte encore, sous des
+futaies plus serrées,--parmi ces roches polies, grisâtres, qui semblent
+des fronts ou des dos d'éléphants, vautrés dans l'épaisseur des
+fougères.
+
+Elles s'avançaient doucement, les trois belles dames, avec des vagues
+sourires, l'âme peut-être encore en prière chez le Dieu qui règne ici.
+Et les gentilles cascades, enfouies sous les herbes et les
+scolopendres, leur jouaient une marche d'entrée calme et discrète, comme
+en tapotant sur des lames de verre.
+
+A la place d'honneur elles s'assirent, et madame La Cigogne, toujours à
+quatre pattes, reçut de leur part une commande longue, bourrée de
+détails, confidentielle même, semblait-il, et entremêlée de saluts, que
+l'on n'en finissait pas de s'adresser et de se rendre. J'observai que
+l'on ne se parlait qu'en _dégosarimas_, ce qui est la manière la plus
+élégante, et ce qui consiste, comme chacun sait, à intercaler ce mot-là
+entre chaque verbe et sa désinence. Je n'avais jamais entendu madame La
+Cigogne s'exprimer avec autant de distinction, ni s'affirmer si femme du
+monde.
+
+Mais qu'est-ce qu'elles avaient bien pu commander, ces dames? Madame La
+Cigogne, maintenant affairée, venait de se retrousser les manches, de se
+laver les mains à la source jaillissant du plus voisin rocher, et
+commençait de pétrir à pleins doigts, dans une grande cuve de
+porcelaine, une matière dense, lourde et noirâtre, qui semblait très
+résistante.
+
+De ce pétrissage résultèrent bientôt une vingtaine de boules sombres,
+grosses comme des oranges; madame La Cigogne, qui les avait tant
+tripotées, paraissait ne plus oser les toucher du bout de l'ongle,
+maintenant qu'elles étaient à point; pour éviter même un frôlement, elle
+les servit aux dames à l'aide de bâtonnets, avec des précautions de
+chatte qui a peur de se brûler; et ces boules faisaient pouf, pouf, en
+tombant dans les assiettes, comme des choses très pesantes, comme des
+pelotes de mastic ou de ciment.
+
+Après avoir grignoté quelques menues sucreries, chacune de ces femmes
+distinguées, avec mille grâces, avala une demi-douzaine de ces objets
+compacts et noirs. Des autruches en seraient mortes sur le coup.
+L'enfant aux dessous simplifiés en avala trois. Et, quand il s'agit de
+régler, ce fut un dialogue dans ce genre:
+
+--Combien dégosarimas vous devons-nous[7]?
+
+--C'est dégosarimas deux francs soixante quinze.
+
+Mais bien entendu la grossière traduction que j'en donne n'est que trop
+impuissante à rendre le jeu des intonations adorables, tout ce que
+madame La Cigogne, rien que par sa façon de filer chaque syllabe, sut
+mettre de ménagements discrets dans la révélation de ce chiffre, et sa
+révérence un peu mutine, esquissée sur la fin de la phrase pour y
+ajouter du piquant, l'agrémenter d'un tantinet de drôlerie.
+
+Ces dames, ne voulant pas être en reste de belles manières, offrirent
+alors l'une après l'autre leurs piécettes de monnaie, le petit doigt
+levé, imitant l'espièglerie d'un singe qui présenterait un morceau de
+sucre à un autre singe en faisant mine de le lui disputer par petite
+farce amicale...
+
+Il n'y a qu'au Japon décidément que se pratique l'aimable et le vrai
+savoir vivre!
+
+Quand les belles se furent enfin retirées, madame La Cigogne, après un
+long prosternement final, essaya bien de se rapprocher de moi et de
+m'amadouer par quelques chatteries. Mais le coup était porté. Je savais
+maintenant n'être pour elle qu'un de ces flirts que l'on avoue à peine
+devant les personnes vraiment huppées de la clientèle.
+
+
+
+
+XLV
+
+
+25 juillet.
+
+Les papillons du sentier de madame La Cigogne n'étaient encore que de
+vulgaires insectes, comparés à celui qui paradait ce soir au-dessus du
+jardinet de ma belle-mère.
+
+Dans le demi-jour habituel de la maison, nous prenions le thé de quatre
+heures assis sur les nattes blanches, à même le plancher, agitant
+négligemment des éventails, tant pour nous rafraîchir que pour intimider
+quelques moustiques indiscrets. Madame Prune,--car elle était là,
+s'étant remise à fréquenter assidûment chez madame Renoncule depuis mon
+retour dans le pays,--madame Prune, si sujette aux vapeurs pendant la
+période caniculaire, écartait d'une main les bords de son corsage afin
+de s'éventer l'estomac, et faisait ainsi pénétrer dans son intimité
+d'heureux petits souffles fripons, que toutefois la ceinture serrée à la
+taille empêchait pudiquement de se risquer trop bas. Trois de mes jeunes
+neveux, enfants de cinq ou six ans, étaient assis avec nous, bien sages
+et luttant contre le sommeil. Nous regardions tous, comme toujours,
+l'éternel paysage factice, qui est l'orgueil du logis, les arbres nains,
+les montagnes naines, se mirant dans la petite rivière momifiée aux
+surfaces ternies de poussière. Un rayon de soleil passait au-dessus de
+ces choses nostalgiques, sans les atteindre, une traînée lumineuse qui
+n'effleurait même pas la cime des rocailles verdies de moisissure, des
+cèdres contrefaits aux airs de vieillard, et rien, dans ce site morbide,
+ne laissait prévoir la visite du papillon qui nous arriva tout à coup
+par-dessus le mur. C'était un de ces êtres surprenants, que font éclore
+les végétations exotiques: des ailes découpées, extravagantes, trop
+larges, trop somptueuses pour le frêle corps impondérable qui avait
+peine à les maintenir. Cela volait gauchement et prétentieusement, jouet
+de la moindre brise qui d'aventure aurait soufflé; cela restait, comme
+avec intention, dans le rayon de soleil, qui en faisait une petite chose
+éclatante et lumineuse, au-dessus de ce triste décor tout entier dans
+l'ombre morte. Et le voisinage de ce trompe-l'œil, qu'était un tel
+jardin de pygmée, donnait à ce papillon tant d'importance qu'il semblait
+bien plus grand que nature. Il resta longtemps à papillonner pour nous,
+à faire le précieux et le joli, sans se poser nulle part. En d'autres
+pays, des enfants qui auraient vu cela se seraient mis en chasse, à
+coups de chapeau, pour l'attraper; mes petits neveux nippons, au
+contraire, ne bougèrent pas, se bornant à regarder; tout le temps, les
+cercles d'onyx de leurs prunelles roulèrent de droite et de gauche dans
+la fente étroite des paupières, afin de suivre ce vol qui les captivait;
+sans doute emmagasinaient-ils dans leur cervelle des documents pour
+composer plus tard ces dessins, ces peintures où les Japonais excellent
+à rendre, en les exagérant, les attitudes des insectes et la grâce des
+fleurs.
+
+Quand le papillon eut assez paradé devant nous, il s'en alla, pour
+amuser ailleurs d'autres yeux. Et jamais je n'avais si bien compris
+qu'il y a d'innocents petits êtres purement décoratifs, créés pour le
+seul charme de leur coloris ou de leur forme... Mais alors, tant qu'à
+faire, pourquoi ne les avoir pas inventés plus jolis encore? A côté de
+quelques papillons ou scarabées un peu merveilleux, pourquoi ces
+milliers d'autres, ternes et insignifiants, qui sont là comme des essais
+bons à détruire?
+
+Rien n'est déroutant pour l'âme comme d'apercevoir, dans les choses de
+la création, un indice de tâtonnement ou d'impuissance. Et plus encore,
+d'y surprendre la preuve d'une pensée, d'une ruse, d'un calcul
+indéniables, mais en même temps naïfs, maladroits et à vue courte.
+Ainsi, entre mille exemples, les épines à la tige des roses semblent
+bien témoigner que, des millénaires peut-être avant la création de
+l'homme, on avait prévu la main humaine, seule capable d'être tentée de
+cueillir. Mais alors pourquoi n'avoir pas su prévoir aussi le couteau ou
+les ciseaux, qui viendraient plus tard déjouer ce puéril moyen de
+défense?...
+
+Ma belle-mère, après le départ du papillon, avait retiré de l'étui de
+soie rouge sa longue guitare, qui maintenant me charme ou m'angoisse.
+Les cordes commencèrent à gémir quelque chose comme un hymne à
+l'inconnu. Et les prunelles d'onyx des trois enfants, qui n'avaient plus
+à regarder que le jardin vide, s'immobilisèrent de nouveau; mais ils ne
+s'endormaient plus; leurs jeunes cervelles félines, sournoises et sans
+doute supérieurement lucides, s'intéressaient à l'énigme des sons, se
+sentaient en éveil et captivées, sans pouvoir bien définir...
+
+De tous les mystères au milieu desquels notre vie passe, étonnée et
+inquiète, sans jamais rien comprendre, celui de la musique est, je
+crois, l'un de ceux qui doivent nous confondre le plus: que telle suite
+ou tel assemblage de notes,--à peine différent de tel autre qui n'est
+que banal,--puisse nous peindre des époques, des races, des contrées de
+la terre ou d'ailleurs; nous apporter les tristesses, les effrois d'on
+ne sait quelles existences futures, ou peut-être déjà vécues depuis des
+siècles sans nombre; nous donner (comme par exemple certains fragments
+de Bach ou de César Franck) la vision et presque l'assurance d'une
+survie céleste; ou bien encore (comme ce que me chante la guitare de
+cette femme), nous faire entrevoir les dessous féroces, épeurants et à
+jamais inassimilables, de toute japonerie...
+
+
+
+
+XLVI
+
+RAPATRIEMENT DE ZOUAVES
+
+
+Août.
+
+«Amiral,
+
+»Je reçois votre dépêche et viens de la communiquer à notre bataillon;
+il a poussé un hourra en votre honneur.
+
+»Vous ne vous étiez pas trompé, le salut de notre drapeau était le salut
+de la 2e brigade à nos frères de la flotte qui, après nous avoir si
+bien tracé notre devoir au début de la campagne, ont ensuite pendant des
+mois accepté la charge lourde, pénible et ingrate d'assurer notre
+bien-être.
+
+»Mais, dans l'esprit de tous, ce salut devait aussi et surtout aller à
+vous, amiral, dont nous avons senti vibrer l'ardent amour de la patrie,
+à vous que nous aimons tous et que aurions été heureux de servir...
+Etc.
+
+»LE COLONEL ***
+
+»Commandant le *** régiment de marche.»
+
+ * * * * *
+
+Quand j'ai relu cette lettre toute militaire, toute simple et vibrante
+aussi, que notre cher amiral a gardée parmi ses papiers de souvenir, la
+scène de ce départ de zouaves s'évoque soudainement à ma mémoire.
+
+Un cadre sinistre, extra lointain: le golfe de Petchili. Une mer inerte,
+sous la lourdeur d'un ciel incolore qui semblait couver de la fatigue et
+de la fièvre. Et là tout à coup, dans l'atmosphère sourde, au milieu du
+silence accablé, une clameur magnifique et jeune; quelques centaines de
+naïfs enfants de France, donnant de la voix éperdument, tandis que
+s'inclinaient sous leurs yeux, pour un adieu grandiose, ces loques
+sublimes qui s'appellent des drapeaux.
+
+Ceux qui criaient ainsi à pleine poitrine étaient des matelots et des
+zouaves. Les zouaves s'en retournaient vers leur village natal, ou vers
+leur seconde patrie algérienne. Les matelots, eux, restaient; pendant de
+longs mois indéterminés, leur exil devait durer encore. Et cela se
+passait, ces hourras et cet adieu, au fond d'un golfe étouffant de la
+mer Jaune, à la saison des orages de juillet, pendant l'horrible
+canicule chinoise. Notre _Redoutable_--tandis que son équipage, pour une
+minute, se grisait ainsi de juvénile enthousiasme--languissait immobile,
+semblait mort, entre les eaux couleur de boue et le ciel plombé; et,
+comme chaque jour, ses murailles de fer condensaient la chaleur mouillée
+où s'anémiaient à la longue les robustes santés et pâlissaient les
+pauvres figures de vingt ans. Au contraire, le paquebot plus léger, qui
+allait emporter ce millier de zouaves, évoluait en ce moment avec un air
+d'aisance sur la mer amollie; il manœuvrait de façon à passer à poupe de
+notre cuirassé énorme, pour ce salut que doivent à l'amiral ceux qui ont
+fini et qui vont partir.
+
+Nous connaissions de longue date ces zouaves-là, et une sorte de
+fraternité particulière les unissait à nos hommes. C'est nous qui,
+l'année précédente, les avions installés, au pied de la Grande
+Muraille, dans le fort chinois où ils avaient habité durant l'hiver;
+c'est nous ensuite qui avions assuré leur ravitaillement et leurs
+communications avec le reste du monde, dans ce recoin perdu. Quand enfin
+quelques-uns des leurs étaient tombés sous les balles russes, nous
+étions venus assister aux funérailles, notre amiral lui-même conduisant
+le deuil--un cortège que je revois encore, sous les nuages blêmes d'un
+matin de novembre, aux premiers frissons de l'automne, pendant que
+s'effeuillaient sur nous les tristes saules de la Chine... Et, en
+reconnaissance de cela et de mille choses, leur bataillon s'appelait «le
+bataillon de l'amiral Pottier».
+
+Maintenant l'heure sonnait pour eux de quitter l'affreux Empire jaune. A
+part une vingtaine, qui dormaient en terre d'exil, dans le petit
+cimetière improvisé de Ning-Haï, ils s'en retournaient vers l'Europe.
+Nos matelots, toute la nuit d'avant, sur une mer remuée et dangereuse,
+avaient peiné pour embarquer leurs munitions, leurs bagages,--et ils
+avaient fait cela avec l'abnégation habituelle, sans un murmure, sans
+se demander: «Pourquoi s'en vont-ils, les zouaves; pourquoi s'en
+vont-ils, tous les soldats, tandis qu'il n'est pas question de retour
+pour nous, les marins, fatalement voués, de par les conditions mêmes de
+cette campagne très spéciale, aux besognes obscures et aux épuisantes
+fatigues?...»
+
+Donc, le paquebot qui portait «le bataillon de l'amiral Pottier»
+s'approchait tranquillement du _Redoutable_, tous les zouaves sur le
+pont, en rangs serrés, tournant vers nous des centaines de têtes
+brunies, coiffés du bonnet écarlate. C'était au déclin d'un soleil qu'on
+ne voyait pas, mais qui diffusait de mauvaises lueurs rougeâtres dans le
+ciel épais et sur la mer boueuse; le cercle de l'horizon restait
+imprécis, perdu dans les vapeurs de ces orages qui menaçaient toujours,
+sans fondre jamais; et, çà et là, de monstrueuses fumées noires, comme
+des haleines de volcan, soufflées par des navires de guerre,
+complétaient la laideur lugubre des aspects qui nous furent familiers
+durant plusieurs mois dans le golfe de Takou.
+
+Cependant on avait fait monter tous nos matelots pour regarder partir
+les zouaves. Et quand, en leur honneur, la musique du _Redoutable_
+entonna _la Marseillaise_, on vit d'abord, sur ce paquebot qui
+s'approchait, les centaines de bonnets rouges tomber, d'un même
+mouvement d'ensemble, découvrant le velours des cheveux ras sur les
+têtes brunes ou blondes; ensuite s'élevèrent les habituelles clameurs:
+«Vivent les marins! Vive l'amiral!»--les matelots répondant: «Vivent les
+zouaves!»
+
+Au commandement, ou au sifflet des maîtres de manœuvre, ces immenses
+cris étaient réglés, de manière qu'ils partaient à l'unisson et que les
+paroles s'entendaient claires. Et le beau fracas de ces voix d'hommes
+couvrait le bruit des tambours et des cuivres, ébranlait chaque fois
+l'air morne, pendant que s'abaissaient et se relevaient lentement, pour
+un salut, les pavillons des deux navires, leurs larges étamines
+tricolores, éclatantes ce soir-là sur les nuances tristes de la mer et
+du ciel.
+
+Mais, comme encore cela ne dépassait pas le cérémonial coutumier des
+départs, le commandant des zouaves improvisa une chose qui ne s'était
+jamais vue: en passant à l'arrière du cuirassé, sous la galerie où se
+tenait notre amiral, faire déployer le drapeau du bataillon, son drapeau
+d'Afrique et l'incliner devant lui.
+
+Alors, à cette apparition, qu'on n'attendait pas, du vieux fétiche aux
+trois couleurs, les hourras plus formidables s'élevèrent à nouveau des
+mille poitrines de ces exilés,--venus ici, dans ce golfe morose,
+sacrifier sans une plainte des années de jeunesse et risquer d'y mourir.
+
+Et tout cela, c'était de la beauté, de la vie: enthousiasme des jeunes,
+des braves, des simples, pour des idées simples aussi, mais superbement
+généreuses,--et sans doute éternelles, malgré l'effort d'une secte
+moderne pour les détruire...
+
+ * * * * *
+
+Les cris finissaient et le silence retombait à peine, quand je fus
+averti par un timonier que l'amiral me demandait sur sa galerie:
+
+--Je voulais savoir, me dit-il, si vous étiez sur le pont, si vous aviez
+assisté à ça... N'est-ce pas, c'était beau?...
+
+Et, tandis qu'il continuait de saluer en souriant le bateau des zouaves
+qui s'éloignait, je vis que ses yeux s'étaient voilés de larmes.
+
+ * * * * *
+
+Il fut vite diminué à notre vue, leur paquebot, toute petite chose en
+fuite, traînant sa fumée noire vers les lointains de ce néant sans
+contours et de nuance neutre qui était la mer. Cela semblait
+invraisemblable que ce petit rien, noyé dans du vide infini, dût un jour
+atteindre la France, car on la sentait ce soir à des distances qui
+donnaient le vertige, derrière tant de continents et de mers; on savait
+cependant qu'au bout d'un mois, de cinq ou six semaines, cela
+arriverait; alors quelques-uns de ces matelots, qui criaient si
+joyeusement tout à l'heure, regardaient maintenant là-bas, au fond des
+grisailles du soir, la disparition de cet atome de paquebot, avec une
+expression de figure changée et, dans les yeux, une tristesse d'enfant.
+
+
+
+
+XLVII
+
+
+23 septembre.
+
+Vers le milieu de juillet, le _Redoutable_ avait quitté Nagasaki, pour
+retourner en Chine, à Takou, son poste de souffrance. Ensuite, après
+deux mois de pénibles travaux, le rembarquement du corps expéditionnaire
+étant terminé, nous avons fait route vers le nord du Japon, afin que
+tout l'équipage pût respirer un peu d'air froid et salubre, avant de
+redescendre du côté de la Cochinchine, si énervante et chaude.
+
+Et aujourd'hui, nous avons mouillé devant Yokohama, par un de ces temps
+frais qui rendent la vie aux anémiés. Nous aurions cependant préféré
+Nagasaki, mais il n'en est plus question dans le programme de cet hiver,
+et il faut sans doute en faire notre deuil, nous ne le reverrons plus.
+
+Yokohama, il y quinze ans, c'était déjà la ville la plus européanisée du
+Japon. Et depuis, le bienfaisant _progrès_ y a marché si vite, que c'est
+à n'y plus rien reconnaître. Dans les rues, que des fils électriques
+enveloppent à présent comme les mailles sans fin d'une immense toile
+d'araignée, quelle mascarade à faire pitié! Chapeaux melons de tous les
+styles, petits complets couleur puce ou couleur queue de rat, tous les
+vieux stocks de costumes invendables en Europe, déversés à bouche que
+veux-tu sur ces seigneurs, qui naguère encore se drapaient de soie. De
+vastes comptoirs modernes, où se liquident à la grosse, pour être
+exportés en Amérique, des imitations, des déformations truquées de ces
+objets d'art, trop maniérés à mon goût, mais singuliers et gracieux, que
+les Japonais jadis composaient avec tant de patience et de rêverie.
+
+Des soldats, partout des soldats, des régiments en manœuvre, en parade;
+tout à la guerre.
+
+Pour comble, au tournant d'une rue, me voici dépisté, interviewé, tout
+vif et en anglais, par un journaliste à figure jaune, qui porte jaquette
+et haut-de-forme... Alors, non, je rentre à bord, ne voulant plus rien
+savoir de ce Japon-là!...
+
+
+
+
+XLVIII
+
+
+5 octobre.
+
+Et j'ai tenu rigueur à cette ville et à ses entours jusqu'au départ.
+
+Quelques-uns de mes camarades sont allés visiter le grand arsenal
+voisin; ils y ont trouvé un empressement, des nuages de fumée noire
+comme au bord de la Tamise, et sont revenus stupéfaits de la quantité de
+navires et de machines de guerre que l'on y prépare fiévreusement nuit
+et jour.
+
+D'autres sont allés à Tokio pour accompagner notre amiral à une
+réception de Leurs Majestés nipponnes. Dans les rues, ils ont croisé
+des bandes d'étudiants, qui manifestaient contre l'étranger, et l'un
+deux, renversé de son pousse-pousse par malveillance, s'est fracturé le
+bras. Ils ont vu l'Impératrice, sous la forme aujourd'hui d'une toute
+petite bonne femme, habillée à Paris par quelque bon faiseur, élégante
+encore malgré ce déguisement, demeurée jolie, même presque jeune sous
+son masque de plâtre, et conservant toujours cet air qu'elle avait
+jadis, cet air de déesse offensée de ce qu'on ose la regarder.
+
+Mais combien je préfère ne l'avoir point revue, et en rester sur
+l'exquise image première: cette Impératrice Printemps, au milieu de ses
+jardins, environnée de chrysanthèmes fous, et dans des atours jamais
+vus, ne ressemblant à aucune créature terrestre.
+
+Donc, je n'ai plus remis pied à terre, dans ce néo-Japon, tant qu'a duré
+notre escale.
+
+Maintenant nous redescendons vers le sud, tout doucement, par la mer
+Intérieure, et ce soir, à la nuit tombante, nous venons de mouiller pour
+deux jours devant Miyasima, l'île sacrée, que régissent des lois
+spéciales et étranges. Elle nous apparaît en ce moment, cette île,
+comme un lieu de mystère qui ne veut pas se laisser trop voir. Ce doit
+être un bloc de hautes montagnes tapissées de forêts, mais nous en
+apercevons tout juste la base délicieusement verte, la partie qui touche
+aux plages et à la mer; tout le reste nous est dissimulé par des nuages
+gardiens et jaloux, qui pour un peu descendraient traîner jusque sur les
+eaux.
+
+Contre toute attente, il paraît décidé que nous nous arrêterons deux ou
+trois semaines à Nagasaki en passant, pour des réparations au navire, et
+c'est presque une fête, de revoir tout ce gentil monde féminin, dans
+cette baie si jolie. Là au moins, tant de recoins du passé persistent
+encore! Et nous emplirons une dernière fois nos yeux, nos mémoires de
+mille choses finissantes, qui s'évanouiront demain, pour faire place à
+la plus vulgaire laideur.
+
+Car enfin ce Japon n'avait pour lui que sa grâce et le charme
+incomparable de ses lieux d'adoration. Une fois tout cela évanoui, au
+souffle du bienfaisant «progrès», qu'y restera-t-il? Le peuple le plus
+laid de la Terre, physiquement parlant. Et un peuple agité, querelleur,
+bouffi d'orgueil, envieux du bien d'autrui, maniant, avec une cruauté et
+une adresse de singe, ces machines et ces explosifs dont nous avons eu
+l'inqualifiable imprévoyance de lui livrer les secrets. Un tout petit
+peuple qui sera, au milieu de la grande famille jaune, le ferment de
+haine contre nos races blanches, l'excitateur des tueries et des
+invasions futures.
+
+
+
+
+XLIX
+
+
+Dimanche, 6 octobre.
+
+Vraiment ces Japonais parfois vous confondent, vous forcent d'admirer
+tout à coup sans réserve, par quelque pure et idéale conception d'art;
+alors on oublie pour un temps leurs ridicules, leur saugrenuité, leur
+vaniteuse outrecuidance; ils vous tiennent sous le charme.
+
+Par exemple, cette île sacrée de Miyasima, ce refuge édénique où il
+n'est pas permis de tuer une bête, ni d'abattre un arbre, où nul n'a le
+droit _de naître ni de mourir_!... Aucun lieu du monde ne lui est
+comparable, et les hommes qui, dans les temps, ont imaginé de la
+préserver par de telles lois, étaient des rêveurs merveilleux.
+
+Depuis hier, depuis que nous sommes venus jeter l'ancre en face, le même
+ciel bas et obscur ne cesse de peser sur l'île sainte; il nous la
+dissimule en partie, il nous dérobe toutes ses forêts d'en haut, comme
+ferait un voile posé sur un sanctuaire, et cela ajoute encore à
+l'impression qu'elle cause: on dirait qu'elle communique par le faîte
+avec le Dieu des nuages.
+
+Une petite pluie chaude, qui mouille à peine et qui semble parfumée aux
+essences de plantes forestières, commence de tomber, quand je me dirige
+aujourd'hui en baleinière vers la tranquille plage de cette Miyasima. Et
+je vois d'abord des vieux temples, pour mieux dire des vieux portiques
+de temples qui s'avancent jusque dans l'eau, des portiques religieux,
+posés sur pilotis et reflétés dans cette petite mer enclose, qui n'a
+jamais de bien sérieuses fureurs. Je vois un village aussi; mais il n'a
+pas l'air vrai, tant les maisonnettes y sont gentiment arrangées parmi
+des jardinets de plantes rares; on croirait un village sans utilité,
+inventé et bâti pour le seul plaisir des yeux. Et au-dessus, tout de
+suite l'épaisse verdure commence, l'inviolable forêt séculaire, qui va
+se perdre dans les nuées grises...
+
+Une île d'où l'on a voulu bannir toute souffrance, même pour les bêtes,
+même pour les arbres, et où nul n'a le droit de naître ni de mourir!...
+Quand quelqu'un est malade, quand une femme est près d'être mère, vite,
+on l'emmène en jonque, dans l'une des grandes îles d'alentour, qui sont
+terres de douleur comme le reste du monde. Mais ici, non, pas de
+plaintes, pas de cris, pas de deuils. Et paix aussi, sécurité pour les
+oiseaux de l'air, pour les daims et les biches de la forêt...
+
+Me voici descendu sur la grève au sable fin, et des verdures
+m'environnent de toutes parts, d'humides verdures qui voisinent,
+au-dessus de ma tête, avec le ciel bas, et plongent bientôt dans le
+mystère des nuages. De chaque côté de la rue ombreuse qui se présente à
+moi, s'ouvrent des maisons-de-thé. Elles alternent avec de mignonnes
+boutiques à l'usage des pèlerins, qui affluent ici de tous les points de
+l'archipel nippon; on y vend des petits dieux, des petits emblèmes,
+sculptés dans le bois de quelque arbre,--mort de sa belle mort bien
+entendu, sans quoi on ne l'aurait point coupé.
+
+Une route vient ensuite, et me conduit à la baie proche, qui joue un peu
+le rôle du tabernacle, dans cet immense lieu d'adoration qu'est l'île
+entière. Une route empreinte de tant de sérénité recueillie, qu'on
+s'étonne d'y rencontrer quelques passants, quelques Nippons pareils à
+ceux d'ailleurs, quelques mousmés qui sourient, tout comme sur une route
+banale. Du côté de la mer, elle est bordée par une file de petits
+édicules religieux, en granit, qui se succèdent comme les balustres
+d'une rampe,--toujours ces mêmes petits édicules au toit cornu, d'une
+forme inchangeable depuis les plus vieux temps, et qui, d'un bout à
+l'autre du Japon, annoncent l'approche des temples ou des nécropoles,
+éveillent pour les initiés le sentiment de l'inconnu ou de la mort. Du
+côté de la montagne, on est dominé par les ramures qui se penchent, les
+fougères qui retombent; des arbres dont on ne sait plus l'âge étendent
+des branches trop longues et fatiguées, que l'on a pieusement soutenues
+avec des béquilles de bois ou de pierre; des cycas, qui seraient hauts
+comme des dattiers d'Afrique, mais qui s'inclinent, se courbent de
+vieillesse, ont des supports en bambou, des suspentes en cordes
+tressées, pour prolonger le plus possible leurs existences indéfinies.
+Et de vagues sentiers montent verticalement à travers ce royaume des
+plantes, vont se perdre dans les obscurités d'en haut, parmi les futaies
+trop épaisses, parmi les pluies, les orages toujours
+suspendus;--sentiers, ou peut-être simples foulées de ces bêtes de la
+forêt, qui sont innocentes, ici, et auxquelles personne ne fait de mal.
+
+De temples, à proprement parler il n'y en a point; c'est l'île qui est
+le temple, et, comme je disais, c'est la baie qui est le tabernacle.
+Pour la fermer aux profanes, cette baie de la grande sérénité ombreuse,
+des portiques religieux à plusieurs arceaux en gardent l'entrée,
+s'avancent comme d'imposantes et muettes sentinelles, assez loin dans la
+mer; ils sont très élevés, très purs de style ancien, avec des parties
+qui commencent à crouler par vétusté, surtout vers la base, où ils
+reçoivent l'éternelle caresse humide de Benten, déesse de céans.
+Au-dessus de leur image éternellement renversée, qui les allonge de
+moitié, ils paraissent immenses, et trop sveltes pour être bien réels.
+
+On peut, si l'on veut, contourner la baie; mais le chemin des pèlerins
+la traverse sur un pont sacré, que soutiennent des pilotis et que
+recouvre dans toute sa longueur une toiture en planches de cèdre. De
+chaque côté de cette voie légère, en équilibre sur l'eau calme, les
+emblèmes et les peintures mythologiques se succèdent comme pour les
+stations d'une sorte de chemin de croix; il y en a d'un archaïsme à
+donner le frisson; on y voit surtout Benten, la pâle et mince déesse de
+la mer, entourée de ses longs cheveux comme des ruissellements d'une eau
+marine.
+
+Continuant de suivre la ligne des grèves, je rencontre une étroite
+prairie à l'herbe de velours, resserrée entre la plage et la montagne à
+pic avec son manteau de verdure. Un hameau de pêcheurs est là, d'une
+tranquillité paradisiaque, entouré d'altéas à fleurs roses. Devant la
+porte de leurs cabanes, les hommes demi-nus, aux musculatures superbes,
+raccommodent leurs filets: on dirait une scène de l'âge d'or. (Seuls les
+poissons ne bénéficient point de la trêve générale; on les attrape et on
+les mange. Ils constituent d'ailleurs la principale nourriture des
+Japonais, qui ne sauraient s'en passer.)
+
+Plus loin, une source jaillit dans un bassin naturel, et voici une
+troupe de biches, avec leurs faons, qui descendent de la forêt pour y
+boire. Par crainte de les effaroucher, j'avais d'abord ralenti le pas,
+mais je comprends bientôt qu'elles n'ont aucune frayeur. Et même,
+l'instant d'après, nous nous trouvons cheminer ensemble dans le même
+sentier d'ombre, elles si près de moi que je sens leur souffle sur ma
+main.
+
+Le soir, quand je reviens, par la baie que gardent les grands portiques
+dans l'eau, autre compagnie de biches encore, qui s'amuse à traverser le
+frêle pont sacré, entre les images de dieux ou de déesses. Et, arrivées
+au bout, les voilà prises d'une soudaine fantaisie de vitesse, où la
+peur certainement n'entre pour rien; elles filent alors comme le vent,
+puis disparaissent dans les sentiers de la montagne surplombante, et
+bientôt sans doute dans les nuages proches,--où quelque divinité d'ici a
+dû les appeler.
+
+
+
+
+L
+
+
+Lundi, 7 octobre.
+
+Nous repartons ce matin sans avoir aperçu le sommet de l'île aux
+forêts,--le dôme, pourrait-on dire, de cet immense temple vert,--car le
+même rideau de nuées persiste à l'envelopper. Et bientôt disparaît
+l'abrupt rivage si magnifiquement tapissé de verdure; disparaissent les
+portiques religieux, en sentinelle aux abords, avec leurs longs reflets
+dans l'eau.
+
+Nous nous en allons tranquillement sur cette mer Intérieure, qui est
+comme un lac immense, aux rives heureuses. Les grandes jonques
+anciennes, qui ont des voiles pareilles à des stores drapés, circulent
+encore en tous sens, poussées aujourd'hui par une brise très douce,
+d'une tiédeur d'été. Çà et là, au fond des gentilles baies, on aperçoit
+les villages proprets, aux maisonnettes en planches de cèdre, avec
+toujours, pour les protéger, quelque vieille pagode perchée au-dessus,
+dans un recoin d'ombre et de grands arbres. De loin en loin, un château
+de Samouraïs: forteresse aux murailles blanches, avec donjon
+noir,--quelqu'un de ces donjons à la chinoise qui ont plusieurs étages
+de toitures et qui donnent tout de suite la note d'extrême Asie. Et,
+dans ce Japon, les cultures n'enlaidissent pas comme chez nous la
+campagne; les champs, les rizières sont des milliers de petites
+terrasses superposées; au flanc des coteaux, on dirait, dans le
+lointain, d'innombrables hachures vertes.
+
+C'est déjà, pour un peuple, un rare privilège et un gage de durée,
+d'être _peuple insulaire_; mais surtout c'est une chance unique, d'avoir
+une mer intérieure, une mer à soi tout seul où l'on peut en sécurité
+absolue ouvrir ses arsenaux, promener ses escadres.
+
+
+
+
+LI
+
+
+Jeudi, 10 octobre.
+
+Avant de sortir ce matin de la mer Intérieure, nous nous étions arrêtés,
+les derniers jours, dans quelques villages des bords; villages tous
+pareils, où semblait régner la même activité physique, et la même
+tranquillité dans les esprits. Des petits ports encombrés de jonques de
+pêche et où l'on sentait l'acre odeur de la saumure. Des maisons tout en
+fine et délicate menuiserie, d'une propreté idéale, gardant l'éclat du
+bois neuf. Une population alerte et vigoureuse, singulièrement
+différente de celle des villes, bronzée à l'air marin, bâtie en force,
+en épaisseur, avec un sang vermeil aux joues. Des hommes nus comme des
+antiques, souvent admirables, dans leur taille trapue, leur musculature
+excessive, ressemblant à des réductions de l'hercule Farnèse. A vrai
+dire, des femmes sans grâce, malgré leur teint de santé et leurs cheveux
+bien lisses; trop solides, trop courtaudes, avec de grosses mains
+rouges. Et d'innombrables petits enfants, des petits enfants partout,
+emplissant les sentiers, s'amusant dans le sable, s'asseyant par rangées
+sur le bord des jonques comme des brochettes de moineaux. Ce peuple ne
+tardera pas à étouffer dans ses îles, et fatalement il lui faudra se
+déverser autre part.
+
+Dans les campagnes, en s'éloignant de la rive, même population
+laborieuse et râblée; ce n'est plus à la pêche, ici, que se dépense la
+vigueur des hommes; c'est aux travaux de cette terre japonaise, dont
+chaque parcelle est utilisée avec sollicitude. Les milliers de rizières
+en terrasses, qu'on apercevait du large, sont entretenues fraîches par
+des réseaux sans fin de petits conduits en bambou, de petits ruisselets
+ingénieux; tout cela a dû coûter déjà une somme de travail énorme, et
+atteste les patiences héréditaires de plusieurs générations
+d'agriculteurs aux infatigables bras.
+
+C'est dans ces champs tranquilles que le Mikado compte trouver, quand
+l'heure sera venue, des réserves pour ses armées. Et ils feront
+d'étonnants soldats, ces petits paysans extra-musculeux, au front large,
+bas et obstiné, au regard oblique de matou, sobres de père en fils
+depuis les origines, sans nervosité et par suite sans frisson devant la
+coulée du sang rouge, n'ayant d'ailleurs que deux rêves, que deux
+cultes, celui de leur sol natal et celui de leurs humbles ancêtres.
+
+Ils étaient des privilégiés et des heureux de ce monde, ces paysans-là,
+jusqu'au jour où l'affolement contagieux, qu'on est convenu d'appeler le
+progrès, a fait son apparition dans leur pays. Mais à présent voici
+l'alcool qui s'infiltre au milieu de leurs calmes villages; voici les
+impôts écrasants et augmentés chaque année, pour payer les nouveaux
+canons, les nouveaux cuirassés, toutes les infernales machines; déjà
+ils se plaignent de ne pouvoir plus vivre. Et bientôt on les enverra,
+par milliers et centaines de milliers, joncher de leurs cadavres ces
+plaines de Mandchourie, où doit se dérouler la guerre inévitable et
+prochaine... Pauvres petits paysans japonais!...
+
+Donc, nous avons quitté aujourd'hui dans la matinée ce délicieux lac du
+vieux temps qu'est la mer Intérieure. Et ce soir, à nuit close, nous
+sommes revenus mouiller dans la baie aux mille lumières, devant la ville
+de madame Prune,--autant dire chez nous, car à la longue, il n'y a pas à
+dire, nous nous sentons presque des gens de Nagasaki.
+
+Une bonne nouvelle nous attendait du reste à l'arrivée, une dépêche
+annonçant que le _Redoutable_ rentrera en France au mois de janvier
+prochain, après ses vingt mois de campagne. Et tout le monde, officiers
+et matelots, s'est endormi dans la joie.
+
+
+
+
+LII
+
+
+Mardi, 15 octobre.
+
+Après beaucoup de tergiversations, de contre-ordres, nous voici
+cependant de retour dans ce Nagasaki, que je ne pensais plus jamais
+revoir: je me dis cela, dès ce matin au réveil, et, d'avance, je m'en
+amuse tant! Au moins trois semaines à y rester, et pendant la plus
+délicieuse saison de l'année, les jardinets pleins de fleurs, le tiède
+soleil d'octobre mûrissant les mandarines et les kakis d'or, du haut
+d'un ciel tout le temps bleu.
+
+Mon empressement joyeux à m'habiller pour aller courir est comme un
+regain de ce que j'éprouvais, tout enfant, chaque fois que je venais
+d'arriver chez mes cousins du Midi, où se passaient mes vacances; je ne
+tenais pas en place, le premier matin, dans ma hâte d'aller rejoindre
+mes petits camarades de l'autre été, d'aller revoir des coins de bois où
+l'on avait fait tant de jeux, des coins de vignes où l'on avait tant ri
+aux vendanges d'antan...
+
+Je me retrouve tel aujourd'hui, ou peu s'en faut, ce qui prouve
+décidément que le Japon possède encore un charme d'unique et
+ensorcelante drôlerie. Vite une embarcation, ensuite un pousse-pousse
+rapide, et je suis enfin dans les gentilles rues, cueillant au passage
+des révérences de petites amies quelconques, mousmés, guéchas,
+marchandes de bibelots, qui rient sous le soleil, au milieu d'une fête
+générale de couleurs et de lumière.
+
+La boutique de madame L'Ourse éclate de loin, comme un énorme et frais
+bouquet sur fond sombre; tout son étalage est de roses roses et de
+chrysanthèmes jaunes. En face, les soubassements énormes de la nécropole
+et des temples, murs ou rochers primitifs, ont des garnitures, comme
+des volants de dentelles vertes, en capillaires, avec çà et là des
+grappes de campanules qui retombent.
+
+C'est chez la mousmé Inamoto que je me rends d'abord, il va sans dire.
+
+Pour être aperçu d'elle qui ne m'attend point, il faut me risquer jusque
+dans la cour de la pagode où elle demeure, et me poster au guet,
+derrière le tronc d'un cèdre de cinq cents ans. Jamais je n'avais fait
+une station si longue, caché et observant tout, dans ce lieu vénérable
+où vit Inamoto, ce lieu où son âme s'est formée, singulière et tellement
+respectueuse de tous les antiques symboles d'ici. L'herbe pousse entre
+les larges dalles de cette cour, où les fidèles ne doivent plus beaucoup
+venir; des cycas se dressent au milieu, sur des tiges géantes, et
+l'arbre qui m'abrite étend des branches horizontales étonnamment
+longues, qui se seraient brisées depuis un siècle si des béquilles ne
+les soutenaient de place en place. On est environné de terrasses qui
+supportent des bouddhas en granit et des tombes: on est dominé par toute
+la masse de la montagne emplie de sépultures. Juste devant moi, il y a
+le vieux temple de cèdre, jadis colorié, doré, laqué, aujourd'hui tout
+vermoulu et couleur de poussière; de chaque côté de la porte close, les
+deux gardiens du seuil, enfermés dans des cages comme des bêtes
+dangereuses, dardent depuis des âges leurs gros yeux féroces, et
+maintiennent leur geste de furie.
+
+Je veille comme un trappeur en forêt. Au Japon, rien de bien terrible ne
+peut se passer, je le sais bien; mais je regretterais tant de lui causer
+le moindre ennui, à la pauvre petite innocente que je suis venu
+troubler!... Personne... Aucun bruit, que celui de la chute légère des
+feuilles d'octobre. Et tant de calme autour de moi, tant de calme que
+l'attitude de ces deux forcenés dans leur cage ne s'explique plus... Ce
+silence commence de m'inquiéter. Est-ce que tout serait abandonné
+alentour, et ma petite amie envolée...
+
+Avec un gémissement de vieille ferrure, la porte du temple enfin
+s'ouvre, et c'est Inamoto elle-même qui paraît, en robe simplette, les
+manches retroussées, un balai à la main, poussant les feuilles mortes
+en jonchée sur les marches. Oh! si jolie, entre les deux grimaces
+atroces des divinités du seuil, qui grincent les dents derrière leurs
+barreaux!
+
+Un brusque nuage rose apparaît sur ses joues; en moins d'une seconde,
+elle a jeté son balai à terre, baissé l'une après l'autre ses deux
+manches pagodes, pour courir vers moi, dans un élan d'enfantine et
+franche amitié...
+
+Mais comme elle m'étonne de n'avoir pas peur, elle si craintive
+d'ordinaire!...
+
+C'est que je suis tombé, paraît-il, à un moment choisi comme à miracle:
+ses petits frères, à l'école; sa servante, en ville; son père, qui ne
+sort jamais, jamais, parti depuis un instant pour conduire à sa dernière
+demeure un ami bonze. Verrouillé, le grand portail en bas, par où
+quelque pèlerin aurait pu venir. Donc c'est la sécurité complète et nous
+sommes chez nous.
+
+De l'île sacrée, j'ai apporté pour elle une petite déesse de la mer, en
+ivoire, qu'elle cache dans sa robe. Et elle rit, de son joli rire de
+mousmé, qui n'est pas banal comme celui des autres; elle rit parce
+qu'elle est contente, émue, parce qu'elle est jeune, parce que le
+soleil est clair, le temps limpide et berceur.
+
+--Veux-tu venir voir notre temple? propose-t-elle.
+
+Et nous pénétrons dans le vieux sanctuaire obscur, empli de symboles
+agités, de formes contournées, de gestes menaçants qui s'ébauchent dans
+l'ombre. Un peu de paix seulement vers le fond, où des lotus d'or, dans
+de grands vases, s'étalent et se penchent avec une grâce de fleurs
+naturelles, devant une sorte de tabernacle voilé d'ancien brocart. Mais
+sur les côtés, des dieux de taille humaine, rangés contre les murs,
+gesticulent avec fureur. Et, au plafond, embusqués entre les solives,
+des êtres vagues, moitié reptile, moitié racine ou viscère, nous
+regardent avec de gros yeux louches.
+
+--Veux-tu venir voir ma maison? dit-elle ensuite.
+
+Et j'entre, après m'être poliment déchaussé, dans un logis centenaire,
+mais propre et blanc, où la nudité des parois et l'élégance d'un vase de
+bronze, empli de fleurs, témoignent de la distinction des hôtes. L'autel
+des ancêtres, en laque rouge et or, très enfumé par l'encens, est
+encore fort beau, et très longues sont les généalogies inscrites sur les
+saintes tablettes.
+
+Épouvantée tout à coup, comme de quelque sacrilège commis en me montrant
+cela, ma petite amie me regarde, au fond des yeux, avec une
+interrogation ardente.--Mais non, mes yeux à moi n'expriment rien
+d'ironique, du respect au contraire, et je ne souris pas. Alors, sa
+jeune conscience aussitôt se calme; elle m'ouvre des coffrets en forme
+d'armoire, enfermant chacun une divinité dorée qu'elle vénère.
+
+Bientôt l'heure d'aller ouvrir le portail en bas de la cour, à cause des
+petits frères qui vont rentrer de l'école. Et elle me reconduit, par le
+sentier vertical aux marches de terre, jusqu'à la jungle murée, là-haut,
+où se donnaient nos rendez-vous autrefois, et d'où je m'en irai par
+escalade comme j'étais venu.
+
+Ainsi nous nous retrouvons ensemble, dans ce même bois, qui nous réunira
+encore presque chaque soir pendant au moins trois semaines,--quand
+j'avais si bien cru que c'était fini, qu'entre nous était tombé le
+rideau de plomb d'une séparation sans retour, sans lettres possibles,
+aggravé d'immédiat et éternel silence...
+
+ * * * * *
+
+--Quel dommage, me dit une heure plus tard mademoiselle Pluie-d'Avril,
+assise sur les nattes blanches de son logis, avec M. Swong dans les
+bras,--quel dommage que tu ne sois pas venu tout droit chez nous ce
+matin!... Ma grand'mère t'aurait indiqué... Tu serais allé vite à la
+pagode du Cheval de Jade, où il y avait une grande fête et des danses
+religieuses; nous y étions presque toutes, les meilleures danseuses de
+Nagasaki, et moi je me tenais en haut, comme sur un nuage; je faisais le
+rôle d'une déesse, et je lançais des flèches d'or. Mais, ajoute-t-elle,
+demain après-midi, tu m'entends bien, c'est la fête des guéchas et des
+maïkos; ça ne se fait qu'une fois l'an; nous sortirons toutes en beau
+costume, par groupes, sous des dais magnifiques, et nous représenterons
+des scènes de l'histoire, sur des estrades que l'on nous aura préparées
+dans les rues. Ne va pas manquer ça, au moins!
+
+En approchant de chez madame Renoncule, je faisais de louables efforts
+pour être ému. C'est que, vraisemblablement, j'allais y rencontrer les
+époux Pinson, ma belle-mère m'ayant annoncé autrefois qu'ils viendraient
+avec l'automne s'installer auprès d'elle.
+
+Frais superflus, inutile dérangement de cœur: à la suite d'un pèlerinage
+efficace à certain temple, très recommandé pour les cas rebelles comme
+le sien, madame Chrysanthème, après quatorze ans de mariage stérile,
+s'était tout à coup sentie dans une position intéressante très avancée,
+qui n'avait pas permis de songer à un plus long voyage.--Et ce n'est pas
+sans une teinte d'orgueil maternel que madame Renoncule me fait part de
+telles espérances.
+
+Allons, le sort en est jeté, nous ne nous reverrons point. Après tout,
+c'est plus correct ainsi. Et puis, il faut savoir se mettre à la place
+de son prochain: M. Pinson n'aurait-il pas éprouvé quelque gêne à m'être
+présenté?
+
+ * * * * *
+
+Mon Dieu, qu'est-ce qu'il se passe donc chez madame Prune? Ce n'est pas
+le même incident que chez madame Chrysanthème, les suites d'un
+pèlerinage trop efficace?... Non, vraiment je me refuse à le croire...
+Cependant je vois sortir de chez elle un médecin; puis deux commères
+affairées qui ont des visages de circonstance. Et je presse le pas, très
+perplexe.
+
+L'aimable femme est étendue sur un matelas léger; les formes,
+dissimulées par un _fton_,--qui est une couverture avec deux trous
+garnis de manches pour passer les bras.--La tête, qui repose sur un
+petit chevalet en bois d'ébène, me paraît plutôt engraissée, mais avec
+je ne sais quoi de calmé, de moins provocateur dans le regard. Et je
+m'étonne surtout du peu d'émotion que paraît causer ma présence.
+
+Deux dames agenouillées s'occupent à lui faire avaler une prière, écrite
+sur papier de riz qu'elles pétrissent en boule, comme une pilule. Et
+debout se tient une personne que je n'avais pas vue depuis quinze ans,
+mais qui certes me reconnaît, et qu'un grain de beauté sur la narine
+gauche me permet aussi d'identifier au premier coup d'œil: mademoiselle
+Dédé, l'ancienne servante du ménage Sucre et Prune, devenue aujourd'hui
+une imposante matrone, un peu marquée, mais agréable encore.
+
+Avec un sourire spécial, gros de confidences intimes, mademoiselle Dédé,
+qui a vu mon émoi, me donne d'abord à entendre que ce n'est rien de
+grave.
+
+Dans le jardin où elle me reconduit ensuite,--car je ne prolonge pas
+davantage une entrevue qui semble à peine plaire,--elle m'explique
+comment madame Prune, après une jeunesse interminable, vient de
+traverser enfin, et victorieusement du reste, certaine crise, certain
+tournant de la vie par où les autres femmes passent toutes, mais en
+général nombre d'années plus tôt.
+
+Elle me conte aussi qu'elle-même, Dédé-San, après avoir consacré
+quatorze années de sa jeunesse à l'une des maisons les mieux fréquentées
+du Yochivara, se voit aujourd'hui revenue de tant d'illusions, de tant
+et tant qu'elle a résolu de se retirer, avec son petit pécule, sous
+l'égide indulgente de madame Prune.
+
+
+
+
+LIII
+
+
+Mercredi, 16 octobre.
+
+--Ne va pas manquer cela, au moins! m'avait dit hier mademoiselle
+Pluie-d'Avril, en me parlant de la fête d'aujourd'hui.
+
+Et le beau soleil de une heure me trouve à flâner, dans les rues par où
+les petites fées doivent passer.
+
+Un premier dais, là-bas, s'avance lentement, suivi d'un cortège de
+curieux. Il est rond et semble une immense ombrelle plate. Au-dessus
+tremble une folle végétation de lotus roses, plus grands que nature. Il
+est très nettement cerclé par un large bourrelet de velours funéraire,
+où se reconnaît le goût de ce peuple pour la couleur noire et aussi pour
+la précision des contours. Un seul homme porte péniblement l'édifice,
+par une hampe centrale, comme serait le manche d'un parasol. Et des
+draperies de brocart d'or, qui retombent en rideaux à demi fermés,
+laissent entrevoir là-dessous cinq ou six dames nobles d'autrefois,
+ayant bien douze ans chacune: des figures qui paraissent encore plus
+enfantines, encadrées par de si solennelles perruques,--et peintes, et
+attifées avec quel art stupéfiant et lointain!... Mais je ne connais
+personne dans ce petit monde. Passons.
+
+Un quart d'heure après, rencontre d'un nouveau dais, cerclé de velours
+noir comme le précédent, mais au-dessus duquel des branches d'érable à
+feuilles rouges, en place des lotus, simulent une broussaille de forêt.
+On me sourit là dedans; deux ou trois des invraisemblables petites
+bonnes femmes, aperçues entre les rideaux de brocart, me disent bonjour:
+danseuses, que j'ai vaguement connues dans quelque maison-de-thé. Mais
+ce n'est pas ce que je cherche. Passons encore!
+
+Troisième dais qui apparaît dans le lointain, avec aussi son bourrelet
+noir. Il est surmonté, celui-là, d'un cerisier en fleurs, chaque rameau
+tout neigeux de frais pétales blancs; un cerisier si bien imité qu'il
+apporte presque une impression de printemps frileux au milieu de ce
+tiède automne. C'est du reste le dais le plus riche, et aussi le plus
+suivi: derrière, cheminent une centaine d'enfants, mouskos[8] ou
+mousmés, qui viennent sans doute de s'échapper de l'école, car ils ont
+encore sur le dos leur carton et leurs livres... Oh! mais qu'est-ce
+qu'il y a là-dessous, quels étranges petits êtres?... Des petits
+guerriers d'autrefois, armés de pied en cap, portant beau et farouche,
+mais lilliputiens, et paraissant plus comiques encore auprès du solide
+garçon qui tient à l'épaule la hampe du dais somptueux.
+
+Et un de ces petits personnages, qui ressemble au chat botté, passe
+entre les rideaux sa tête casquée, pour me faire signe, et encore signe,
+avec une singulière insistance.--Est-ce possible? Pluie-d'Avril!...
+Pluie-d'Avril en samouraï à deux sabres! Non, jamais je ne l'avais vue
+si étonnante et si drôle; une cuirasse, toute une armure, un casque et
+des cornes; sur le minois, des traits au pinceau pour donner l'air
+terrible qu'ont les guerriers des vieilles images, et, par je ne sais
+quel procédé spécial, des sourcils remontés jusqu'au milieu du front.
+Auprès d'elle, son amie Matsuko, en samouraï également, la figure aussi
+peinturlurée dans le genre féroce, et les sourcils changés de place. Et
+puis trois ou quatre nobles douairières, dans les douze ou treize ans,
+fort blasonnées, avec des robes à traîne.
+
+Cette fois, je fais cortège, bien entendu.
+
+A certain carrefour, le mieux fréquenté de la ville, une estrade était
+dressée, sur laquelle tous ces petits guignols exquis prennent place
+avec dignité.
+
+Alors commence une scène historique de haute allure. Pluie-d'Avril, qui
+a le premier rôle et brandit son sabre en beaux gestes du tragédie,
+déclame tout le temps sur sa plus grosse voix de moumoutte en colère.
+Une voix qu'elle tire on ne sait comment du fond de son gosier menu.
+Une voix qui, parfois, tourne, se dérobe en son de petite flûte, en
+fausset de petit enfant,--et c'est alors qu'elle est le plus
+adorablement impayable, ma sérieuse tragédienne.
+
+
+
+
+LIV
+
+
+Jeudi, 17 octobre.
+
+Dans le cabinet particulier de la maison-de-thé, où je les ai mandées
+aujourd'hui pour leur faire compliment, elles arrivent languissantes et
+en négligé intime, mes deux petites amies, Pluie-d'Avril et Matsuko qui
+ne boude plus. Elles n'ont apporté ni masques ni guitares, sachant bien
+que ce n'est point comme autrefois pour leurs chants et leurs danses,
+mais pour elles-mêmes que je continue de venir les voir, en vieux
+camarades que nous sommes à présent.
+
+Mais sont-elles changées! Ce n'est pas seulement la fatigue d'hier, il
+y a autre chose... Ah! leurs sourcils qui manquent! Elles les avaient
+rasés, les petites barbares, pour s'en mettre de postiches à deux
+centimètres plus haut! Les voilà donc presque vilaines, jusqu'à ce
+qu'ils aient repoussé. Et puis, aucun apprêt dans la chevelure, point de
+coques élégantes ni de piquets de fleurs; les cheveux encore tout collés
+et tout plats, comme la veille sous les casques lourds, elles
+ressemblent à deux pauvres petites moumouttes qui seraient tombées à
+l'eau et en garderaient encore le poil mouillé. Presque vilaines, oui,
+mais fines et mignonnes créatures quand même.
+
+Elles m'ont apporté leurs photographies promises, auxquelles il s'agit
+maintenant de mettre la dédicace. Et, sur leur ordre, des mousmés
+servantes déposent à leurs côtés, par terre, une boîte à écrire en
+laque, avec pinceaux délicats, encre de Chine, godets, l'attirail qu'il
+faut. C'est par terre aussi qu'elles sont assises, et c'est par terre
+aussi que tout cela va se passer, bien entendu. D'abord elles discutent
+gravement sur les termes, et même, je crois, sur certain point obscur
+d'orthographe. Et puis, à main levée, à main sûre et vive, elles tracent
+de haut en bas, sur les petits cartons où est leur image, un grimoire
+sans doute fort aimable, que je me ferai traduire plus tard.
+
+A présent, laissons-les se reposer, d'autant plus que le soleil
+d'automne rayonne dehors, mélancolique et doux, et qu'Inamoto m'attend
+sur la délicieuse montagne,--où partout les fougères sont devenues
+longues, longues, dans leur dernier développement de fin d'été, et où
+déjà les sentiers se parent de tapis couleur de rouille et d'or, à la
+chute des feuilles mortes.
+
+ * * * * *
+
+Qu'elles auront donc passé vite et légèrement, ces trois dernières
+semaines dans la ville de madame Prune. Est-ce possible qu'elles soient
+déjà si près de finir?
+
+Aujourd'hui, vrai dimanche d'automne, premier jour sombre, froid; les
+montagnes alentour, comme écrasées sous un ciel bas et lugubre.
+
+Et puis, éternels changements de la vie maritime: hier, on était encore
+tout à la joie de cette dépêche, annonçant le retour du _Redoutable_ en
+France; aujourd'hui, découragement sans bornes en présence d'un nouveau
+contre-ordre qui maintient le navire et son équipage une troisième année
+dans les mers de Chine. Mes plus proches camarades et moi, nous
+rentrerons quand même au printemps prochain, par quelque paquebot, avec
+notre amiral dont nous composons la suite; mais nos pauvres matelots
+resteront à bord, exilés pour une année de plus, y compris le
+mélancolique fiancé, avec sa petite caisse de présents et sa pièce de
+soie blanche pour la robe de mariée.
+
+De toute façon, si le _Redoutable_ plus tard revient à Nagasaki, je n'y
+serai plus, et quand il quittera ce pays mercredi prochain pour faire
+route vers l'Annam, il me faudra dire l'éternel adieu à toute
+japonerie...
+
+Aujourd'hui, mon suprême rendez-vous dans la montagne avec Inamoto, ma
+gentille amie, que son père emmène demain je ne sais où, dans
+l'intérieur de l'île, bien loin d'ici. Sous le ciel obscur, je
+m'achemine donc une dernière fois vers le vieux parc abandonné,
+là-haut, en pleine ville des morts. Par ce temps gris, automnal pour la
+première fois de la saison, je retrouve dans les chemins grimpants,
+parmi les feuilles mortes et les longues fougères somptueuses, mes
+nostalgies de l'automne passé. Combien m'étaient déjà familières les
+moindres choses de ces parages, chaque tournant des sentiers, chaque
+tombe enlacée de son lierre japonais aux feuilles en miniature, et les
+vieux petits bouddhas de granit au sourire d'enfant mort, et les lichens
+vert pâle sur le tronc des grands cèdres... Vraiment je n'arrive pas à
+me figurer que tout cela, je ne le reverrai jamais, jamais plus.
+
+De l'autre côté du mur aux fines capillaires, Inamoto m'attendait,
+agitée, inquiète, disant que je n'étais pas à l'heure, que son père
+allait l'appeler, qu'on aurait à peine le temps de se voir.
+
+Est-ce possible qu'au fond de sa petite âme il y ait eu sincèrement un
+peu d'amitié pour moi? Il le faut bien, à ce qu'il semble, pour qu'elle
+soit tout le temps revenue. Et d'ailleurs je ne crois pas que
+l'affection ait toujours besoin de paroles, de connaissance approfondie,
+ni même de cause raisonnable quelconque; elle peut jaillir comme cela,
+d'un regard, d'une expression d'yeux, d'un rien moindre encore, qui
+échappe à toute analyse.
+
+Et maintenant il va falloir se séparer d'une façon brusque et absolue
+sans même de lettres pour se rappeler l'un à l'autre, sans communication
+possible, jamais. C'est comme une brutale coupure de sabre, entre nos
+deux existences pendant un an rapprochées.
+
+On l'appelle d'en bas, dans la cour de la pagode, sur un ton de
+commandement. Elle répond: «Oui, mon père, je viens.» Je n'avais jamais
+entendu sa voix, à elle, vibrer si loin, une voix claire et jolie.
+Allons, il faut se dire adieu. Et je l'embrasse, ce que je n'avais pas
+osé faire encore; une embrassade de bonne amitié attristée. Elle croit
+devoir me rendre mon baiser,--et s'y prend avec tant de gentille
+gaucherie, comme un bébé qui ne sait pas!... On dirait qu'elle n'a
+jamais de sa vie embrassé personne.
+
+Au fait, s'embrassent-ils entre eux, les Japonais? Je ne l'ai jamais vu.
+Même les petites mamans nipponnes, qui sont si tendres, n'ont jamais, en
+ma présence, mis un baiser sur la joue de leur enfant-poupée.
+
+On appelle à nouveau d'en bas. Elle va quitter Nagasaki tout à l'heure,
+son petite bagage prêt, ses socques et son parapluie; impossible de
+prolonger... Et l'instant de la séparation s'éclaire tout à coup d'une
+sorte de feu de Bengale, comme pour un effet au théâtre: c'est le soleil
+couchant qui, au bas de l'horizon, vient d'apparaître dans une déchirure
+du grand nuage en voûte fermée; alors les mille tiges des bambous ont
+l'air d'avoir été soudainement peintes à l'or rouge. Elle se sauve, la
+mousmé, qui aujourd'hui ne pourra même pas, comme les soirs habituels,
+risquer les yeux par-dessus l'enclos pour surveiller ma fuite au milieu
+des tombes. Et, en escaladant le mur, j'arrache cette fois une poignée
+de capillaires, que j'emporte.
+
+Il y a maintenant un reflet d'incendie sur la montagne des morts, que le
+soleil illumine en plein; la nécropole où j'aimais tant venir se met en
+frais pour mon dernier soir.
+
+Je m'en allais avec lenteur, dans les petits sentiers encombrés de
+fougères, et, m'étant retourné par hasard, voici que j'aperçois, là-bas
+au-dessus du mur, les cheveux noirs, le gentil front et les deux yeux
+qui avaient coutume de me regarder descendre. Elle est donc revenue sur
+ses pas, la mousmé!... Et le sentiment qui l'a ramenée là me touche
+infiniment plus que tout ce qu'elle aurait pu me dire. J'ai envie de
+remonter. Mais elle me fait signe: non, trop tard, et il y a un danger,
+adieu!...
+
+Pourtant, je l'oublierai dans quelques jours, c'est certain. Quant à ces
+capillaires que j'ai prises, par quelque rappel instinctif de mes
+manières d'autrefois, il m'arrivera bientôt de ne plus savoir d'où elles
+viennent, et alors je les jetterai--comme tant d'autres pauvres fleurs,
+cueillies de même, dans différents coins du monde, jadis, à des heures
+de départ, avec l'illusion de jeunesse que j'y tiendrais jusqu'à la
+fin...
+
+
+
+
+LV
+
+
+Lundi, 28 octobre.
+
+Encore les nuages bas et sombres, avec un de ces premiers brouillards
+qui annoncent l'hiver.
+
+Pour moi, l'âme de ce pays s'en est un peu allée hier au soir avec la
+mousmé Inamoto, je le sens bien.
+
+J'ai préféré ne pas retourner seul dans son vieux parc, ni dans la
+nécropole alentour, et ma promenade d'aujourd'hui, sans but, sur une
+montagne à peu près déserte que je ne connaissais point, m'a fait
+rencontrer par hasard le sentier des cadavres... Ils passaient devant
+moi, tandis que j'étais assis tout au bord du chemin, sous la véranda
+d'une maison-de-thé isolée, misérable et de mauvais aspect, où l'on
+avait paru très surpris de me voir. Ils passaient chacun dans une espèce
+de grande cuve enveloppée de drap blanc et attachée à un bâton que deux
+portefaix à mine spéciale tenaient sur l'épaule. Sans cortège, seuls et
+sournois, ils allaient se faire brûler, un peu plus haut, dans la
+brousse, me frôlant presque de leur linceul drapé,--moi qui ne savais
+pas, moi qui trouvais seulement un peu étranges et inquiétantes ces
+cuves enveloppées, allant toutes vers le même endroit comme à un
+rendez-vous. Au cinquième qui passa, le brusque soupçon vînt me faire
+frissonner: j'avais senti une odeur de pourriture humaine.
+
+--Qu'est-ce qu'ils emportent, ces hommes? demandai-je à la vieille
+pauvresse qui versait mon thé.
+
+--Comment, tu ne sais pas?
+
+Et elle acheva sa réponse par une plaisanterie macabre, fermant les
+yeux, ouvrant sa bouche édentée et s'affaissant tout de travers, la
+tête dans sa main... Oh! non, j'aurai préféré n'importe quels mots à
+cette mimique effroyable... Horreur, j'étais à deux pas des bûchers,
+dans la maison-de-thé des brûleurs et des croque-morts!
+
+En me sauvant, par le sentier de descente, j'en croisai encore un autre,
+qui montait à la fête avec son petit. Sa cuve était énorme, à celui-là,
+et il devait peser lourd, si l'on en jugeait par l'expression angoissée
+des deux portefaix en sueur; quant à son petit, un enfant tout jeune
+sans doute, il s'en allait dans un seau, également enveloppé de linge
+blanc, que l'un des deux croque-morts s'était pendu à la ceinture. Et,
+tant le chemin était étroit, il fallut me jeter dans les épines et les
+fougères pour n'être point frôlé. Quelle figure cela pouvait-il avoir,
+ce qui était accroupi dans cette cuve, quelle sorte de grimace cela
+pouvait-il bien faire à madame la Mort?...
+
+Ainsi j'avais habité longuement Nagasaki à plusieurs reprises, sans
+découvrir où on les brûlait, tous ces cadavres, avant de les promener si
+allègrement en ville dans leur gentille châsse, avec cortège de fleurs
+artificielles et de mousmés en robe blanche. Non, ce n'était
+qu'aujourd'hui, par ce temps brumeux d'hiver, rendant lugubres toutes
+choses, et à la veille même de m'en aller pour toujours, que je devais
+tomber par hasard sur le lieu clandestin de cette cuisine...
+
+
+
+
+LVI
+
+
+Mardi, 29 octobre.
+
+Encore un des matins charmants d'ici; l'avant-dernier, puisque demain, à
+la première heure, ce sera le départ. Une aube rosée et adorablement
+confuse, sur les grandes montagnes qui entourent le _Redoutable_ et sur
+l'appareillage silencieux des jonques de pêche, aux voiles à peine
+tendues, glissant toutes vers le large comme ces bateaux de féerie qui
+n'ont pas de poids et que l'on fait passer doucement sur de l'eau
+imitée.
+
+C'est étrange, je me sens plus triste à ce départ qu'à celui d'il y a
+quinze ans,--sans doute parce que tout l'inconnu de la vie n'est plus
+en avant de mon chemin, et que je suis à peu près sûr aujourd'hui de ne
+revenir jamais.
+
+Demain donc, ce sera fini du Japon; le grand large nous aura repris, le
+grand large apaisant et bleu, qui fait tout oublier. Et nous irons vers
+le soleil; dans cinq ou six jours, nous serons dans les pays d'éternelle
+chaleur, d'éternelle lumière...
+
+Tant d'adieux j'ai à faire aujourd'hui, ayant su me créer en ville de si
+brillantes relations: madame L'Ourse, madame Ichihara, madame Le Nuage,
+madame La Cigogne, etc.!
+
+Un temps à souhait; un doux soleil d'arrière-saison, qui rayonné sur mon
+dernier jour. Il n'y a vraiment pas de pays plus joli que celui-là, pas
+de pays où les choses, comme les femmes, sachent mieux s'arranger, avec
+plus de grâce et d'imprévu, pour amuser les yeux. C'est le pays lui-même
+que je regretterai, plus sans doute que la pauvre petite mousmé Inamoto;
+ce sont les montagnes, les temples, les verdures, les bambous, les
+fougères. Et, tous les recoins qui me plaisaient, j'ai envie cet
+après-midi de les revoir encore.
+
+En allant prendre congé de madame L'Ourse, je passe devant une pagode où
+il y a fête et pèlerinage; depuis quinze ans je n'avais plus revu de ces
+fêtes-là et je les croyais tombées en désuétude. C'est un de ces lieux
+d'adoration, au flanc de la montagne, où l'on grimpe par des escaliers
+en granit de proportions colossales. Suivant l'usage, le vieux
+sanctuaire en bois de cèdre, qu'on aperçoit là-haut, est enveloppé pour
+la circonstance d'un velum blanc, sur lequel tranchent de larges blasons
+noirs, d'un dessin ultra-bizarre, mais simple, précis et impeccable. Et
+la porte ouverte laisse voir, même d'en bas, les dorures des dieux ou
+des déesses assis au fond du tabernacle.
+
+Des mendiants estropiés, des idiots rongés de lèpre ont pris place au
+soleil d'automne des deux côtés de l'escalier pour recevoir les
+offrandes des pèlerins. Et un pauvre petit chat, galeux et crotté, est
+aussi venu d'instinct s'aligner avec ces échantillons de misères.
+
+Mais comme il y a peu de fidèles! Décidément la foi se meurt, dans cet
+empire du Soleil-Levant. Quelques bons vieux, quelques bonnes vieilles,
+qui se préparent à fixer bientôt dans cette montagne leur résidence
+éternelle, grimpent avec effort, à pas menus, courbés, leur parapluie
+sous le bras; ils ont l'air bien naïf, bien respectable; ils traînent
+des bébés par la main; et les socques en bois de ces braves gens,
+enfants ou vieillards, font clac, clac, sur le granit des marches.
+
+Au premier palier, à mi-hauteur, stationne un groupe de petites mousmés
+ravissantes, d'une dizaine d'années, qui sortent de l'école avec leur
+carton sous le bras. Que regardent-elles ainsi, avec tant d'attention et
+de stupeur, ces petites beautés de demain?--Oh! une horrible chose; un
+vieux mendiant aux yeux obscènes et goguenards, qui est là couché,
+étalant avec complaisance devant lui un innomable tas de chair
+hypertrophiée, de la grosseur d'un quartier de porc... Et c'est on ne
+peut plus japonais, cet assemblage; ces gracieuses petites écolières à
+côté de cette monstruosité qui, chez nous, serait internée tout de
+suite par la police des mœurs.
+
+ * * * * *
+
+Je me rends ensuite chez madame Renoncule. Très corrects, très bien,
+avec juste la dose d'émotion qui convenait, mes adieux à ma
+belle-mère--et à son jardinet, que je suis sûr de revoir dans mes
+songes, aux périodes de spleen.
+
+Plus gentils, mes adieux à ma petite Pluie-d'Avril, qui reste prosternée
+au seuil de sa porte, avec M. Swong dans les bras, tant que je suis
+visible au bout de la rue solitaire. Pauvre mignonne saltimbanque!
+Obligée par métier d'être un peu comme ces jeunes chats qui font ronron
+pour tout le monde, je crois cependant qu'elle me gardait un peu plus
+d'amitié qu'à tant d'autres.
+
+Pour la fin j'ai réservé madame Prune et ses effusions probables. Depuis
+cette visite du mois dernier, où je la trouvai aux prises avec son
+médecin, croirait-on que je n'ai plus songé à m'informer d'elle...
+
+Je commence donc l'ascension de Dioudé jendji, et c'est par ce sentier
+à échelons si raides, qui jadis arrachait tant de soupirs à la petite
+madame Chrysanthème, quand nous rentrions le soir, avec nos lanternes
+achetées chez madame L'Heure, après avoir fait la fête anodine dans
+quelque maison-de-thé. Il me semble que rien n'a changé ici, pas plus
+les maisonnettes que les arbres ou les pierres.
+
+L'air est doucement tiède, et un petit vent sans malice promène autour
+de moi des feuilles mortes. Madame Prune, l'avouerai-je, est bien loin
+de ma pensée; si je remonte vers son faubourg tranquille, c'est pour
+dire adieu à des choses, des lieux, des perspectives de mer et des
+silhouettes de montagne, où quelques souvenirs de mon passé demeurent
+encore; je suis tout entier à la mélancolie de me dire que, cette fois,
+je ne reviendrai jamais,--et ce sentiment du _jamais plus_ emprunte
+toujours à la Mort un peu de son effroi et de sa grandeur...
+
+Là-haut dans le jardinet de mon ancien logis, dont j'ouvre le portail en
+habitué, une vieille dame à l'air béat est assise au soleil du soir et
+fume sa pipe. Robe d'intérieur en simple coton bleu. Plus rien de
+fringant dans le port de tête. Ni apprêts ni postiches dans la
+chevelure; deux petites queues grises, nouées sur la nuque à la bonne
+franquette. Enfin, une personne ayant complètement abdiqué, cela saute
+aux yeux de prime abord, et je n'en reviens pas.
+
+--Madame Prune, dis-je, voici l'heure du grand adieu.
+
+Petit salut insouciant, en guise de réponse. Debout derrière elle,
+replète aussi, niaise et un peu narquoise, se tient mademoiselle Dédé.
+
+--Madame Prune, insiste-je, ne me croyant pas compris, je m'en retourne
+dans mon pays; entre nous l'éternité commence.
+
+Second salut de simple politesse, et, pour m'inviter à m'asseoir, geste
+aimable sans chaleur.
+
+Comment, tant de calme en présence de la suprême séparation!... Mais
+alors, c'est donc que, seul, mon corps périssable aurait eu le don
+d'émouvoir cette dame, puisque aujourd'hui, délivrée enfin de la
+tyrannie d'une imagination trop romanesque, elle ne trouve plus dans
+son cœur un seul élan vers le mien.
+
+--Eh bien! non, madame Prune, s'il en est ainsi, je ne m'assoirai point:
+je croyais vos sentiments placés plus haut. La déception est trop
+cruelle. Je m'en vais.
+
+La fermeture à secret du portail, que j'ai fait de nouveau jouer pour
+sortir, rend son bruit familier, son toujours pareil crissement, que
+j'entends ce soir pour la dernière des dernières fois. Quand je jette
+ensuite un coup d'œil en arrière, sur cette maisonnette où j'ai passé
+jadis un été sans souci, au chant des cigales, j'aperçois encore la
+petite vieille bien grasse, bien repue, bien contente, et tassée
+maintenant sur elle-même, qui secoue sa pipe contre le rebord de sa
+boîte (un pan pan pan que je ne réentendrai jamais) et qui me regarde
+partir, d'un air très détaché. Non, décidément rien ne vibre plus dans
+cet organisme gracieux, qui fut durant des années la sensibilité même;
+l'âge a fait son œuvre!...
+
+Ainsi finit brusquement cette troisième jeunesse de madame Prune, que la
+déesse de la Grâce avait, je crois, prolongée un peu plus que de raison.
+
+FIN
+
+
+IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--1046-1-05.--(Encre
+Lorilleux).
+
+ * * * * *
+
+NOTES:
+
+[1] La Ville Interdite, ville impériale, au cœur de Pékin.
+
+[2] La Donko-Tchaya.
+
+[3] C'est dans cet appareil de deuil, très dissimulateur, que l'évêque
+actuel de Séoul et quelques prêtres, échappés au martyre, se risquèrent
+à revenir ici, après le dernier grand massacre des chrétiens de Corée.
+
+[4] Chacun de ces transports nécessite une voie dallée, établie tout
+exprès; chacune de ces étapes mortuaires exige un palais spécial,
+construit sur le lieu du repos momentané; à Séoul, les gens bien
+documentés estimaient à une quarantaine de millions la dépense totale de
+ces funérailles.
+
+[5] Peine commuée le lendemain en la déportation perpétuelle.
+
+[6] C'est une vieille demoiselle française, d'ailleurs très respectable,
+qui est depuis longtemps attachée au service de l'Empereur pour faire
+les commandes en Europe et ordonner les repas.
+
+[7] Ikoura degosarimaska?--Itchi yen ni djou sen degosarimas.
+
+[8] Mousko, petit garçon.
+
+ [Note du transcripteur: changes faites]
+ mème ==> même {1}
+ Chrsyanthème ==> Chrysanthème {1}
+ pylones ==> pylônes {1}
+ Inamato ==> Inamoto {2}
+ Yoshivara ==> Yochivara {1}
+ Soleil Levant ==> Soleil-Levant {1}
+ automme ==> automne {1}
+ arome ==> arôme {1}
+ pagole ==> pagode {1}
+ XXVII 10 février. ==> XXVIII 10 février. {1}
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La troisième jeunesse de Madame Prune, by
+Pierre Loti
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TROISIÈME JEUNESSE ***
+
+***** This file should be named 31863-0.txt or 31863-0.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/1/8/6/31863/
+
+Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/31863-0.zip b/31863-0.zip
new file mode 100644
index 0000000..1bcdb3a
--- /dev/null
+++ b/31863-0.zip
Binary files differ
diff --git a/31863-8.txt b/31863-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..8cbdd38
--- /dev/null
+++ b/31863-8.txt
@@ -0,0 +1,5961 @@
+Project Gutenberg's La troisième jeunesse de Madame Prune, by Pierre Loti
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La troisième jeunesse de Madame Prune
+
+Author: Pierre Loti
+
+Release Date: April 2, 2010 [EBook #31863]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TROISIÈME JEUNESSE ***
+
+
+
+
+Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+PIERRE LOTI
+
+DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
+
+LA TROISIÈME JEUNESSE DE MADAME PRUNE
+
+PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3
+
+Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays,
+y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.
+
+
+
+
+LA TROISIÈME JEUNESSE
+DE
+MADAME PRUNE
+
+CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
+
+
+DU MÊME AUTEUR
+
+Format grand in-18.
+
+AU MAROC 1 vol.
+AZIYADÉ 1 --
+LES DERNIERS JOURS DE PÉKIN 1 --
+LE DÉSERT 1 --
+L'EXILÉE 1 --
+FANTÔME D'ORIENT 1 --
+FIGURES ET CHOSES QUI PASSAIENT 1 --
+FLEURS D'ENNUI 1 --
+LA GALILÉE 1 --
+L'INDE (sans les Anglais) 1 --
+JAPONERIES D'AUTOMNE 1 --
+JÉRUSALEM 1 --
+LE LIVRE DE LA PITIÉ ET DE LA MORT 1 --
+MADAME CHRYSANTHÈME 1 --
+LE MARIAGE DE LOTI 1 --
+MATELOT 1 --
+MON FRÈRE YVES 1 --
+PÊCHEUR D'ISLANDE 1 --
+PROPOS D'EXIL 1 --
+RAMUNTCHO 1 --
+REFLETS SUR LA SOMBRE ROUTE 1 --
+LE ROMAN D'UN ENFANT 1 --
+LE ROMAN D'UN SPAHI 1 --
+VERS ISPAHAN 1 --
+
+
+Format in-8º cavalier.
+
+OEUVRES COMPLÈTES. Tomes I à VII 7 vol.
+
+
+Éditions illustrées.
+
+PÊCHEUR D'ISLANDE, illustré de nombreuses compositions
+de E. RUDAUX 1 vol.
+
+LES TROIS DAMES DE LA KASBAH, format in-16
+colombier. Illustrations de GERVAIS-COURTELLEMONT 1 --
+
+LE MARIAGE DE LOTI, format in-8º jésus. Illustrations
+de l'auteur et de A. ROBAUDI 1 --
+
+IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--1046-1-05.--(Encre
+Lorilleux).
+
+
+
+
+AVANT-PROPOS
+
+
+A mes chers compagnons du _Redoutable_, en souvenir de leur bonne
+camaraderie pendant nos vingt-deux mois de campagne, je dédie ce livre,
+où j'ai voulu seulement noter quelques-unes des choses qui nous ont
+amusés, sans insister jamais sur nos fatigues et nos peines.
+
+Ce n'est qu'un long badinage, écrit au jour le jour, il y a trois ans
+bientôt, alors que les Japonais n'avaient pas commencé d'arroser de leur
+sang les plaines de la Mandchourie. Aujourd'hui, malgré la brutalité de
+leur agression première, leur bravoure incontestablement mérite que l'on
+s'incline, et je veux saluer ici, d'un salut profond et grave, les
+héroïques petits soldats jaunes tombés devant Port-Arthur ou vers
+Moukden. Mais il ne me semble pas que le respect dû à tant de morts
+m'oblige d'altérer l'image qui m'est restée de leur pays.
+
+P. LOTI.
+
+Janvier 1905.
+
+
+
+
+LA TROISIÈME JEUNESSE DE MADAME PRUNE
+
+
+
+
+I
+
+
+Samedi, 8 décembre 1900.
+
+L'horreur d'une nuit d'hiver, par coup de vent et tourmente de neige, au
+large, sans abri, sur la mer échevelée, en plein remuement noir. Une
+bataille, une révolte des eaux lourdes et froides contre le grand
+souffle mondial qui les fouaille en hurlant; une déroute de montagnes
+liquides, soulevées, chassées et battues, qui fuient en pleine
+obscurité, s'entrechoquent, écument de rage. Une aveugle furie des
+choses,--comme, avant les créations d'êtres, dans les ténèbres
+originelles;--un chaos, qui se démène en une sorte d'ébullition
+glacée...
+
+Et on est là, au milieu, ballotté dans la cohue de ces masses
+affreusement mouvantes et engloutissantes, rejeté de l'une à l'autre
+avec une violence à tout briser; on est là, au milieu, sans recours
+possible, livré à tout, de minute en minute plongeant dans des gouffres,
+plus obscurs que la nuit, qui sont en mouvement eux aussi comme les
+montagnes, qui sont en fuite affolée, et qui chaque fois menacent de se
+refermer sur vous.
+
+On s'est aventuré là dedans, quelques centaines d'hommes ensemble, sur
+une machine de fer, un cuirassé monstre, qui paraissait si énorme et si
+fort que, par temps plus calme, on y avait presque l'illusion de la
+stabilité; on s'y était même installé en confiance, avec des chambres,
+des salons, des meubles, oubliant que tout cela ne reposerait jamais que
+sur du fuyant et du perfide, prêt à vous happer et à vous engloutir...
+Mais, cette nuit, comme on éprouve bien l'instinctive inquiétude et le
+vertige d'être dans une maison qui ne tient pas, qui n'a pas de base...
+Rien nulle part, aux immenses entours, rien de sûr, rien de ferme où se
+réfugier ni se raccrocher; tout est sans consistance, traître et
+mouvant... Et en dessous, oh! en dessous, vous guettent les abîmes sans
+fond, où l'on se sent déjà plonger à moitié entre chaque crête de lame,
+et où la grande plongée définitive serait si effroyablement facile et
+rapide!...
+
+Dans la partie habitée et fermée du navire,--où, bien entendu, les
+objets usuels, en lamentable désarroi, se jettent brutalement les uns
+sur les autres, avec des poussées et des repoussées stupides,--on était
+jusqu'à cette heure à peu près à couvert de la mouillure des lames, et
+le grand bruit du dehors, atténué par l'épaisseur des murailles de fer,
+ne bourdonnait que sourdement, avec une monotonie sinistre. Mais voici,
+au coeur même de ce pauvre asile, si entouré d'agitation et de fureur, un
+bruit soudain, très différent de la terrible symphonie ambiante, un
+bruit qui éclate comme un coup de canon et qui s'accompagne aussitôt
+d'un ruissellement de cataracte: un sabord vient d'être défoncé par la
+mer, et l'eau noire, l'eau froide, entre en torrent dans nos logis.
+
+Pour nous, peu importe; mais, tout à l'arrière du cuirassé, il y a notre
+pauvre amiral, cette nuit-là entre la vie et la mort. Après les longues
+fatigues endurées dans le golfe de Petchili, pendant le débarquement du
+corps expéditionnaire, on l'emmenait au Japon pour un peu de repos dans
+un climat plus doux; et l'eau noire, l'eau froide envahit aussi la
+chambre où presque il agonise.
+
+Vers une heure du matin, là-bas, là-bas apparaît un petit feu, qui est
+stable, dirait-on, qui ne danse pas la danse macabre comme toutes les
+choses ambiantes; il est très loin encore; à travers les rafales et la
+neige aveuglantes, on le distingue à peine, mais il suffit à témoigner
+que dans sa direction existe du _solide_, de la terre, du roc, un
+morceau de la charpente du monde. Et nous savons que c'est la pointe
+avancée de l'île japonaise de Kiu-Siu, où nous trouverons bientôt un
+refuge.
+
+Avec la confiance absolue que l'on a maintenant en ces petites lueurs,
+inchangeables et presque éternelles comme les étoiles, que les hommes
+de nos jours entretiennent au bord de tous les rivages, nous nous
+dirigeons d'après ce phare, dans la tourmente où les yeux ne voient que
+lui; sur ses indications seules, nous contournons des caps menaçants,
+qui sont là mais que rien ne révèle tant il fait noir, et des îlots, et
+des roches sournoises qui nous briseraient comme verre.
+
+Presque subitement nous voici abrités de la fureur des lames, la paix
+s'impose sur les eaux, et, sans avoir rien vu, nous sommes entrés dans
+la grande baie de Nagasaki. Les choses aussitôt retrouvent leur
+immobilité, avec la notion de la verticale qu'elles avaient si
+complètement perdue; on se tient debout, on marche droit sur des
+planches qui ne se dérobent plus; la danse épuisante a pris fin,--on
+oublie ces abîmes obscurs, dont on avait si bien le sentiment tout à
+l'heure.
+
+A l'aveuglette, le grand cuirassé avance toujours dans les ténèbres,
+dans le vent d'hiver qui siffle et dans les tourbillons de neige;
+transis de froid et de mouillure, nous devons être à présent à
+mi-chemin de cet immense couloir de montagnes qui conduit à la ville de
+madame Chrysanthème.
+
+En effet, d'autres feux par myriades commencent à scintiller, de droite
+et de gauche sur les deux rives, et c'est Nagasaki, étagée là en
+amphithéâtre,--Nagasaki singulièrement agrandie, à ce qu'il me semble,
+depuis quinze ans que je n'y étais venu.
+
+Le bruit et la secousse de l'ancre qui tombe au fond, et la fuite de
+l'énorme chaîne de fer destinée à nous tenir: c'est fini, nous sommes
+arrivés; dormons en paix jusqu'au matin.
+
+Demain donc, au réveil, quand le jour sera levé, le Japon, après quinze
+années, va me réapparaître, là tout autour et tout près de moi. Mais
+j'ai beau le savoir de la façon la plus positive, je ne parviens pas à
+me le figurer, sous cette neige, dans ce froid et ces ténèbres de
+décembre,--mon arrivée de jadis, ici-même, ne m'ayant laissé que des
+souvenirs de voluptueux été, de chaude langueur: tout le temps des
+cigales éperdument bruissantes, une ombre exquise, une nuit verte
+criblée de rayons de soleil, d'admirables verdures partout suspendues et
+retombant des hauts rochers jusque sur la mer...
+
+
+
+
+II
+
+
+Dimanche, 9 décembre 1900.
+
+Réveillé tard, après une telle nuit de grande secouée, j'ouvre mon
+sabord, pour saluer le Japon.
+
+Et il est bien là, toujours le même, à première vue du moins, mais
+uniformément feutré de neige, sous un pâle soleil qui me déroute et que
+je ne lui connaissais point. Les arbres verts, qui couvrent encore les
+montagnes comme autrefois, cèdres, camélias et bambous, sont poudrés à
+blanc, et les toits des maisonnettes de faubourg, qui grimpent vers les
+sommets, ressemblent dans le lointain à des myriades de petites tables
+blanches.
+
+Aucune mélancolie de souvenir, à revoir tout cela, qui reste joli
+pourtant sous le suaire hivernal; aucune émotion: les pays où l'on n'a
+ni aimé ni souffert ne vous laissent rien. Mais c'est étrange, au seul
+aspect de cette baie, quantité de choses et de personnages oubliés se
+représentent à mon esprit: certains coins de la ville, certaines
+demeures, et des figures de Nippons et de Nipponnes, des expressions
+d'yeux ou de sourire. En même temps, des mots de cette langue, qui
+semblait à jamais sortie de ma mémoire, me reviennent à la file; je
+crois vraiment qu'une fois descendu à terre je saurai encore parler
+japonais.
+
+Au soleil de deux heures, la neige est partout fondue. Et on voit mieux
+alors toutes les transformations qui se dissimulaient ce matin sous la
+couche blanche.
+
+Çà et là des tuyaux d'usine ont coquettement poussé, et noircissent de
+leur souffle les entours. Là-bas, là-bas, au fond de la baie, le vieux
+Nagasaki des temples et des sépultures semble bien être resté
+immuable,--ainsi que ce faubourg de Dioudjendji que j'habitais, à
+mi-montagne;--mais, dans la concession européenne et partout sur les
+quais nouveaux, que de bâtisses modernes, en style de n'importe où! Que
+d'ateliers fumants, de magasins et de cabarets!
+
+Et puis, où sont donc ces belles grandes jonques, à membrure d'oiseau,
+qui avaient la grâce des cygnes? La baie de Nagasaki jadis en était
+peuplée; majestueuses, avec leur poupe de trirème, souples, légères, on
+les voyait aller et venir par tous les vents; des petits athlètes
+jaunes, nus comme des antiques, manoeuvraient lestement leurs voiles à
+mille plis, et elles glissaient en silence parmi les verdures des rives.
+Il en reste bien encore quelques-unes, mais caduques, déjetées, et que
+l'on dirait perdues aujourd'hui dans la foule des affreux batelets en
+fer, remorqueurs, chalands, vedettes, pareils à ceux du Havre ou de
+Portsmouth. Et voici de lourds cuirassés, des «destroyers» difformes,
+qui sont peints en ce gris sale, cher aux escadres modernes, et sur
+lesquels flotte le pavillon japonais, blanc orné d'un soleil rouge.
+
+Le long de la mer, quel massacre! Ce manteau de verdure, qui jadis
+descendait jusque dans l'eau, qui recouvrait les roches même les plus
+abruptes, et donnait à cette baie profonde un charme d'éden, les hommes
+l'ont tout déchiqueté par le bas; leur travail de malfaisantes fourmis
+se révèle partout sur les bords; ils ont entaillé, coupé, gratté, pour
+établir une sorte de chemin de ronde, que bordent aujourd'hui des usines
+et de noirs dépôts de charbon.
+
+Et très loin, très haut sur la montagne, qu'est-ce donc qui persiste de
+blanc, après que la neige est fondue? Ah! des lettres,--japonaises, il
+est vrai,--des lettres blanches, longues de dix mètres pour le moins,
+formant des mots qui se lisent d'une lieue: un système d'affichage
+américain; une réclame pour des produits alimentaires!
+
+
+
+
+III
+
+
+Mardi, 11 décembre.
+
+Un soleil d'arrière-automne, chaud sans excès, lumineux comme avec
+nostalgie, tel, à cette saison, le soleil au midi de l'Espagne; un
+soleil idéal, s'attardant à dorer les vieilles pagodes, à mûrir les
+oranges et les mandarines des jardinets mignards...
+
+De peur d'être trop déçu, j'ai préféré attendre ce beau temps-là, pour
+quitter mon navire et faire ma première visite au Japon.
+
+Donc, aujourd'hui seulement, surlendemain de mon arrivée, me voici
+errant au milieu des maisonnettes de bois et de papier, un peu
+désorienté d'abord par tant de changements survenus dans les quartiers
+voisins de la mer, et puis me reconnaissant davantage aux abords des
+grands temples, au fin fond du vieux Nagasaki purement japonais.
+
+Quoi qu'on en ait dit, il existe bien toujours, ce Japon lointain,
+malgré le vent de folie qui le pousse à se transformer et à se détruire.
+Quant à la mousmé, je la retrouve toujours la même, avec son beau
+chignon d'ébène vernie, sa ceinture à grandes coques, sa révérence et
+ses petits yeux si bridés qu'ils ne s'ouvrent plus; son ombrelle seule a
+changé: au lieu d'être à mille nervures et en papier peint, la voilà,
+hélas! en soie de couleur sombre, et baleinée à la mode occidentale.
+Mais la mousmé est encore là, pareillement attifée, aussi gentiment
+comique, et d'ailleurs innombrable, emplissant les rues de sa grâce
+mièvre et de son rire. Du côté des hommes, les gracieux chapeaux melons
+et les petits complets d'Occident ne sont pas sensiblement plus nombreux
+que jadis; on dirait même que la vogue en est passée.
+
+Comme c'est drôle: j'ai été quelqu'un de Nagasaki, moi, il y a
+longtemps, longtemps, il y a beaucoup d'années!... Je l'avais presque
+oublié, mais je me le rappelle de mieux en mieux, à mesure que je
+m'enfonce dans cette ville étrange. Et mille choses me jettent au
+passage un mélancolique bonjour, avec une petite gerbe de
+souvenirs,--mille choses: les cèdres centenaires penchés autour des
+pagodes, les monstres de granit qui veillent depuis des âges sur les
+seuils, et les vieux ponts courbes aux pierres rongées par la mousse.
+
+Des bonjours mélancoliques, disais-je... Mélancolie des quinze ans
+écoulés depuis que nous nous sommes perdus de vue, voilà tout. Par
+ailleurs, pas plus d'émotion que le jour de l'arrivée: c'était donc bien
+sans souffrance et sans amour que j'avais passé dans ce pays.
+
+Ces quinze années pourtant ne pèsent guère sur mes épaules. Je reviens
+au pays des mousmés avec l'illusion d'être aussi jeune que la première
+fois, et, ce que je n'aurais pu prévoir, bien moins obsédé par
+l'angoisse de la fuite des jours; j'ai tant gagné sans doute en
+détachement que, plus près du grand départ, je vis comme s'il me
+restait au contraire beaucoup plus de lendemains. En vérité, je me sens
+disposé à prendre gaîment notre séjour imprévu dans cette baie, qui est
+encore, à ce qu'il semble, l'un des coins les plus amusants du monde.
+
+Sur le soir de cette journée, presque sans l'avoir voulu, je suis ramené
+vers Dioudjendji, le faubourg où je demeurais: l'habitude peut-être, ou
+bien quelque attirance inavouée des sourires de madame Prune... Je
+monte, je monte, me figurant que je vais arriver tout droit. Mais, qui
+le croirait? dans ces petits chemins jadis si familiers, je m'embrouille
+comme dans un labyrinthe, et me voici tournant, retournant, incapable de
+reconnaître ma demeure.
+
+Tant pis! ce sera pour un autre jour, peut-être. Et puis, j'y tiens si
+peu!
+
+
+
+
+IV
+
+
+Jeudi, 13 décembre.
+
+J'ai eu le plaisir de rencontrer ce matin au marché madame Renoncule, ma
+belle-mère, à peine changée; ces quinze ans n'ont pour ainsi dire pas
+altéré les beaux restes que je lui connaissais, et nous nous sommes
+salués sans la moindre hésitation.
+
+Elle a été on ne peut plus aimable, et m'a convié à un grand dîner, où
+je dois revoir quantité de belles-soeurs, de nièces et de cousines. En
+outre, elle m'a appris que sa fille, madame Chrysanthème, était très
+avantageusement établie, dans une ville voisine, mariée en justes noces
+à un M. Pinson, fabricant de lanternes en gros; toutefois le ciel se
+refuse, hélas! à bénir cette union, qui demeure obstinément stérile, et
+c'est le seul nuage à ce bonheur.
+
+Le dîner de famille, auquel je n'ai pas cru devoir refuser de prendre
+part, promet d'être nombreux et cordial. Mon fidèle serviteur Osman, que
+j'ai présenté comme un jeune cousin, y assistera aussi. Mais ma
+belle-mère qui, dans les situations les plus délicates, ne perd jamais
+le sentiment des nuances, a jugé plus convenable que monsieur et madame
+Pinson n'y fussent point conviés.
+
+
+
+
+V
+
+
+Samedi, 15 décembre.
+
+Je m'ennuyais aujourd'hui dans Motokagomachi,--qui est la rue élégante
+et un peu modernisée de la ville, la rue où quelques boutiques
+s'essaient à avoir des glaces, des étalages à l'européenne; je
+m'ennuyais, et l'idée m'est venue, pour me distraire, de recourir aux
+guéchas, comme nous faisions jadis...
+
+Des guéchas, pour sûr il devait y en avoir encore, bien que, au Japon,
+tout s'en aille. Et je m'en suis ouvert à l'homme-coureur qui, depuis un
+moment, me voiturait de toute la vitesse de ses jambes musclées et
+trapues:
+
+--Monsieur, m'a-t-il répondu, je vais vous conduire dans une de nos
+maisons-de-thé les plus élégantes, qui s'appelle la «Maison de la Grue»,
+et l'on s'empressera de contenter votre caprice.
+
+(Je prie que l'on ne s'y trompe pas: dans cette appellation, le mot
+_grue_ (o tsuru) ne désigne qu'un oiseau.)
+
+C'est tout à côté de Motokagomachi, dans une ruelle; on entre par un
+petit portique d'apparence comme il faut; on traverse un bijou de petit
+jardin ou il y a des montagnes naines, des rocailles de poupée, des
+vieux arbres eh miniature; et la Maison de la Grue est au fond, très
+accueillante et très discrète. Comme les Européens n'y fréquentent
+guère, elle a conservé sa minutieuse propreté japonaise; je mie
+déchausse en entrant, et deux servantes, à mon aspect, tombent a quatre
+pattes, le nez contre le plancher, suivant la pure étiquette
+d'autrefois, que je croyais perdue. Au premier étage, dans une grande
+pièce blanche qui est vide et sonore, on m'installe par terre, sur des
+coussins de velours noir, et on se prosterne à nouveau pour attendre
+mes ordres.
+
+Voici. Je désire louer pour une heure une guécha, c'est-à-dire une
+musicienne, et une maïko, c'est-à-dire une danseuse. C'est très bien: on
+va prévenir deux de ces dames, qui habitent le quartier et travaillent
+d'ordinaire pour la maison.
+
+En attendant qu'elles viennent, la dînette obligatoire m'est apportée
+avec mille grâces, sur des amours de petits plateaux.... Décidément, il
+existe encore, mon Japon de jadis, celui du temps de Chrysanthème et du
+temps de ma jeunesse; je reconnais tout cela, les tasses minuscules, les
+bâtonnets en guise de fourchette, le réchaud de bronze dont les poignées
+figurent des têtes de monstre,--et surtout les révérences, les petits
+rires engageants, les continuelles minauderies des servantes.
+
+Mais j'avais connu ces choses à la splendeur de l'été; or, je les
+retrouve en décembre, et l'hiver de l'année,--peut-être aussi l'hiver de
+ma vie,--me rendent leur mièvrerie par trop triste, intolérablement
+triste...
+
+Qu'on se dépêche de m'amener ces dames. Je gèle et je m'ennuie, là tout
+seul, pieds nus sur ces nattes blanches. Un petit vent, rafraîchi à la
+neige, passe en gémissant entre les panneaux de papier qui servent de
+murailles; à part ma dînette, posée à terre, et mes coussins de velours
+noir, rien dans cette vaste chambre, rien qu'un frêle bouquet là-bas,
+dans un vase, sur un trépied de laque,--un bouquet d'un goût exquis,
+j'en conviens; mais c'est égal, cette nudité absolue est pour me geler
+davantage encore. J'ai froid, froid jusqu'à l'âme; je me sens ridicule
+et pitoyable, accroupi au milieu de la solitude qu'est cette chambre.
+Vite, qu'on m'amène ces dames, ou je m'en vais!
+
+--Patience, monsieur, me dit-on avec mignardise; patience, on lisse leur
+chignon, elles se parent!
+
+Pour me donner le change sur la lenteur de cette toilette, on m'apporte
+un par un divers accessoires: d'abord la guitare à long manche,
+enveloppée d'une housse en crépon rouge, et la spatule d'ivoire pour en
+gratter les cordes; ensuite un coffre léger,--en laque, il va sans
+dire,--contenant les masques variés de la danseuse, ses fleurs en papier
+de riz, ses banderoles de soie; tout son petit bagage de saltimbanque
+raffinée, exotique, extra-lointaine.
+
+Enfin, des froufrous dans l'escalier, des rires d'enfant, des pas légers
+qui montent: «Les voilà, monsieur, les voilà!» Il était temps, j'allais
+me lever pour partir.
+
+Entre d'abord une frêle créature, un diminutif de jeune fille, en longue
+robe de crépon gris souris, avec une ceinture rose fleur-de-pêcher,
+nouée par derrière et dont les coques ressemblent aux ailes d'un
+papillon géant qui se serait posé là. C'est mademoiselle Matsuko, la
+musicienne, qui se prosterne; le hasard m'a bien servi, car elle est
+fine et jolie.
+
+Ensuite paraît le plus étrange petit être que j'aie jamais vu dans mes
+courses par le monde, moitié poupée et moitié chat, une de ces figures
+qui, du premier coup, se gravent, par l'excès même de leur bizarrerie,
+et que l'on n'oublie plus. Elle s'avance, en souriant du coin de ses
+yeux bridés; sa tête, grosse comme le poing, se dresse invraisemblable,
+sur un cou d'enfant, un cou trop long et trop mince, et son petit corps
+de rien se perd dans les plis d'une robe extravagante, à grands ramages,
+à grands chrysanthèmes dorés. C'est mademoiselle Pluie-d'Avril, la
+danseuse, qui se prosterne aussi.
+
+Elle avoue treize ans, mais, tant elle est petite, menue, fluette, on
+lui en donnerait à peine huit, n'était parfois l'expression de ses yeux
+câlins et drôles où passe furtivement, entre deux sourires, très
+enfantins, un peu de féminité précoce, un peu d'amertume. Telle quelle,
+délicieuse à regarder dans ses falbalas d'Extrême-Asie, déroutante, ne
+ressemblant à rien, indéfinissable et insexuée.
+
+Je ne m'ennuie plus, je ne suis plus seul; j'ai rencontré le jouet que
+j'avais peut-être vaguement désiré toute ma vie: un petit chat qui
+parle.
+
+Avant que la représentation commence, je dois faire les honneurs de ma
+dînette à mes impayables petites invitées; donc, sachant depuis
+longtemps les belles manières nipponnes, je lave _moi-même_, dans un bol
+d'eau chaude, apporté à cet usage, la tasse en miniature où j'ai bu,
+j'y verse quelques gouttes de saki, et les offre successivement aux deux
+mousmés; elles font mine de boire, je fais mine de vider la coupe après
+elles, et nous échangeons de cérémonieuses révérences: l'étiquette est
+sauve.
+
+Maintenant, la guitare prélude. Le petit chat s'est levé, dans les plis
+de sa robe mirifique; du fond de sa boîte de laque, il retire des
+masques, se choisit une figure qu'il ne montre pas, l'attache sur son
+minois comique en me tournant le dos, et brusquement se refait voir!...
+Oh! quelle surprise!... Où est-il, mon petit chat?... Il est devenu une
+grosse bonne femme, à l'air si étonné, si naïf et si bête que l'on ne se
+tient pas d'éclater de rire. Et il danse, avec une bêtise voulue, qui
+est vraiment du grand art.
+
+Nouvelle volte-face, nouveau plongeon dans la boîte à malice, choix d'un
+nouveau masque attaché prestement, et réapparition à faire frémir...
+Maintenant c'est une vieille, vieille goule, au teint de cadavre, avec
+des yeux à la fois dévorants et morts dont l'expression est
+insoutenable. Cela danse tout courbé, comme en rampant; cela conserve
+des bras de fillette qui, tout le temps fauchent dans l'air, de grandes
+manches qui s'agitent comme des ailes de chauve-souris. Et la guitare,
+sur des notes graves, gémit en trémolo sinistre...
+
+Quand la mousmé ensuite, sa danse finie, laisse tomber son masque
+affreux pour faire la révérence, on trouve d'autant plus exquise, par
+contraste, son amour de petite figure.
+
+C'est la première fois qu'au Japon, je suis sous le charme.... Je
+reviendrai souvent dans la «Maison de la Grue».
+
+
+
+
+VI
+
+
+18 décembre.
+
+J'ai revu aujourd'hui ce jardinet de madame Renoncule, ma belle-mère,
+dont le seul aspect suffisait jadis à me donner le spleen.
+
+Et je l'ai revu tout pareil, aussi maladif, dans sa pénombre, entre ses
+vieux murs. Ses arbres nains, qui paraissaient déjà centenaires, n'ont
+ni changé, ni grandi d'une ligne. Tel bouquet de petits cèdres avortons,
+que je me rappelle si bien, de petits cèdres qui n'ont pas deux pieds de
+haut, se mire toujours dans le lac en miniature, dont la surface est
+ternie de poussière. La même teinte, verdâtre et comme moisie, est
+restée aux rocailles nostalgiques, dans les recoins sans soleil....
+
+Il y a toujours un étonnement à retrouver, dans des pays très éloignés,
+et après de longues années qui ont été remplies pour vous d'agitations
+et de courses par le monde, à retrouver de pauvres petites choses
+demeurées immuables, d'infimes petites plantes qui continuent de végéter
+aux mêmes places.
+
+
+
+
+VII
+
+
+20 décembre.
+
+A mon précédent séjour, il y a quinze ans, on ne voyait d'ivrognes au
+Japon que les matelots d'Europe. Maintenant les matelots japonais s'y
+sont mis, à l'alcool; à peu près semblables à ceux de chez nous, sauf
+leur figure plate et jaune, portant le même col bleu et le même bonnet,
+ils vont bras dessus bras dessous, chantant et titubant par les rues.
+Quantité d'autres personnages, en robe nipponne, se grisent aussi le
+dimanche et se battent dans les cabarets.
+
+En fait de maisons-de-thé, celles-là seules qui sont très élégantes et
+très fermées, qui n'admettent que de purs Japonais et quelques étrangers
+de marque, celles-là seules ont gardé la tradition: minutieuse propreté
+blanche, grandes salles où il n'y a rien, raffinement extrême dans
+l'absolue simplicité.
+
+Mais toutes les autres, ouvertes à qui veut entrer, sont devenues sales
+et empestent l'absinthe. On y est admis sans se déchausser, en gros
+souliers boueux; plus de nattes immaculées par terre, plus de coussins
+pour s'asseoir; des chaises et des tables de cabaret; sur les étagères,
+au lieu des gentilles porcelaines pour dînettes de poupées, aujourd'hui
+des alignements de bouteilles, du wisky, du brandy, du pale-ale; tous
+les poisons d'Angleterre et d'Amérique, déversés chaque jour à pleins
+paquebots, sur le vieil empire du Soleil-Levant.
+
+Et pourtant le Japon existe encore. A certaines heures, dans certains
+lieux, on le retrouve si intact et si japonais, qu'il semble n'avoir
+subi qu'une atteinte superficielle. Cette grande baie singulière où nous
+sommes, entre ses hautes montagnes aux dentelures excessives, ne cesse
+point d'être un réceptacle d'inépuisables étrangetés. Nagasaki, malgré
+ses lampes électriques et la fumée de ses usines, est encore, au fond,
+une ville très lointaine, séparée de nous par des milliers de lieues,
+par des temps et des âges.
+
+Si son port est ouvert à tous les navires et à toutes les importations
+d'Occident, du côté de la montagne elle a gardé ses petites rues des
+siècles passés, sa ceinture de vieux temples et de vieux tombeaux. Les
+pentes vertes qui l'entourent sont hantées par ces milliers d'âmes
+ancestrales, auxquelles on brûle tarit d'encens chaque jour; elles n'ont
+pas cessé d'être le tranquille royaume des morts; les mystérieux
+symboles, les stèles de granit, les bouddhas en prière s'y pressent du
+haut en bas, parmi les cèdres et les bambous. Et tout cet immense lieu
+de recueillement et d'adoration, comme suspendu au-dessus de la ville,
+jette son ombre sur les drolatiques petites choses qui se passent en
+bas. Dans Nagasaki, n'importe où l'on se promène et l'on s'amuse,
+toujours, au-dessus de soi l'on sent cet amas de pagodes et de
+cimetières, étagés parmi la verdure; chaque rue qui s'éloigne de la
+rive, chaque rue qui monte finit toujours par y aboutir, et on rencontre
+fréquemment d'extraordinaires cortèges qui s'y rendent, accompagnant
+quelque Nippon défunt que l'on conduit là-haut, là-haut, dans une
+gentille chaise à porteurs...
+
+
+
+
+VIII
+
+
+23 décembre.
+
+J'ai retrouvé madame Prune, et je l'ai retrouvée libre et veuve!... Ça
+par exemple, ç'a été une émotion...
+
+J'étais monté par hasard vers Dioudjendji, ne pensant point à mal, quand
+tout à coup un tournant de sentier, un vieil arbre, une pierre, m'ont
+reconnu au passage d'une façon saisissante: ces choses avaient été jadis
+quotidiennement inscrites dans mes yeux; j'étais à deux pas de mon
+ancienne demeure...
+
+J'y suis allé tout droit, et je l'ai revue toujours la même, malgré cet
+air de vétusté qu'elle n'avait point encore au temps où je l'habitais.
+Sans hésiter, glissant la main entre les barreaux du portail, j'ai fait
+jouer la fermeture à secret pour entrer dans le jardin... Madame Prune
+était là, dans un négligé qui lui a été pénible, la pauvre chère âme que
+je n'aurais pas dû surprendre, le chignon sans apprêts, vaquant à
+quelques menus soins de ménage. Et tel a été son trouble de me revoir,
+qu'il ne m'est plus possible de mettre en doute la persistance de son
+sentiment pour moi.
+
+Voici trois années, paraît-il, que M. Sucre a payé son tribut à la
+nature; à quelque cent mètres au-dessus de sa maison, il repose dans
+l'un des cimetières de la montagne. La veuve conserve pieusement les
+reliques de l'époux qui sut puiser dans son art tant de détachement et
+de philosophie: l'encrier de jade, que j'ai tout de suite reconnu, avec
+la maman crapaud et les jeunes crapoussins; les lunettes rondes; et
+enfin la dernière étude qui sortit, inachevée, de cet habile pinceau, un
+groupe de cigognes, il va sans dire.
+
+Quant à mademoiselle Oyouki, depuis plus de dix ans elle est mariée,
+établie à la campagne, et mère d'une charmante famille.
+
+Et madame Prune, en baissant les yeux, a insisté sur cette liberté et
+cette solitude du coeur, que sa nouvelle situation lui laisse...
+
+
+
+
+IX
+
+
+26 décembre.
+
+Ceux-là seuls qui ont le _sens du chat_ pourront me suivre et me
+comprendre dans le développement de ma passion pour la petite
+mademoiselle Pluie-d'Avril, professionnelle de danse nipponne.
+
+On a le sens du chat ou on ne l'a pas; il n'y a point à raisonner sur la
+question. J'ai vu des gens qui par ailleurs ne donnaient aucun autre
+signe d'aliénation mentale, embrasser des chats irrésistiblement, avec
+frénésie, sans que l'affection et encore moins l'amour fussent en cause.
+Et ces gens n'étaient pas toujours des raffinés, des névrosés, mais
+souvent aussi des êtres sains et primitifs; ainsi je me rappelle que
+certaine petite chatte grise, de six mois, à bord d'un de mes derniers
+navires, causait de véritables transports à bon nombre de matelots; ils
+lui donnaient les noms les plus délirants, la pétrissaient de caresses,
+se fourraient longuement la moustache dans son pelage doux et propre,
+l'embrassaient à la manger,--tout comme j'étais capable de faire
+moi-même, quand par hasard je l'attrapais, cette moumoutte, dans un coin
+propice et sans témoins indiscrets.
+
+Inutile de dire que je ne vais pas aussi loin avec mademoiselle
+Pluie-d'Avril en falbalas, qui sans doute serait très choquée du
+procédé; mais les jeunes chats et elle me causent des sensations du même
+ordre, c'est incontestable, et il y a des instants où des velléités me
+prennent de la pétrir,--ce que je pourrais faire d'ailleurs sans plus de
+trouble intime que si c'était mademoiselle Moumoutte en fourrure grise.
+
+Je viens donc souvent m'asseoir sur les nattes immaculées, dans les
+grands appartements vides et sonores de la «Maison de la Grue». On y
+gèle, par ces froids de décembre, jamais bien sérieux au Japon, il est
+vrai, mais attristants à subir, entre des parois de papier, loin du
+clair soleil qui rayonne dehors, et sans autre feu qu'une braise dans un
+minuscule réchaud.
+
+Et puis mademoiselle Pluie-d'Avril n'en finit plus à sa toilette. On
+court la prévenir dès que j'arrive, mais il faut chaque fois compter une
+heure avant qu'elle paraisse, une heure à s'ennuyer devant la dînette
+posée par terre, et à échanger de niais propos avec deux ou trois
+servantes prosternées.
+
+Quand il entre enfin, mon petit chat habillé, c'est toujours la surprise
+d'atours nouveaux, d'un dessin extravagant et d'un coloris chimérique.
+Du fond de la grande salle un peu en pénombre, elle s'avance éclatante,
+avec une majesté de marionnette; elle est presque une petite naine, mais
+surtout elle est une petite fée; et le corps, négligeable par lui-même,
+se noie dans les plis de la robe, qui est garnie en bas d'un bourrelet
+très dur, pour que la traîne s'étale de tous côtés pompeusement. Ce qui
+fait surtout l'invraisemblance du personnage, c'est, je crois bien, la
+longueur du cou et l'extrême petitesse de la tête. Mais le charme, l'air
+vraiment chat, est dans les yeux; des yeux bridés, retroussés, câlins,
+spirituels et tout le temps narquois.
+
+Mademoiselle Matsuko, la guécha, suit à quelques pas derrière, très
+jolie aussi, mais boudeuse, avec une moue de dignité offensée, ayant
+trop bien compris que je ne viens point pour elle, et affectant de plus
+en plus de s'habiller sans recherche, en des nuances éteintes.
+
+Non seulement elle danse, mais elle chante aussi, mademoiselle
+Pluie-d'Avril, où elle déclame, tout en exécutant les pas que
+mademoiselle Matsuko lui joue sur sa longue mandoline. Et ce sont des
+séries de petits miaulements tout à fait chatiques, mais à peine
+perceptibles, avec, de temps à autre, en baissant la tête, des sons
+impayables, tirés du fond du gosier, et visant aux notes de
+basse-taille,--comme quand les moumouttes sont très en colère.
+
+Elle m'a exécuté aujourd'hui la «danse des roues de fleurs», qui exige
+un jeu de plusieurs cerceaux garnis de camélias rouges, et le «pas de
+la source» avec deux bandes de soie blanche, qu'elle parvenait à agiter
+d'un continuel et inexplicable mouvement d'ondulation, rappelant l'eau
+des torrents.
+
+
+
+
+X
+
+
+27 décembre.
+
+Malgré la discrétion parfaite avec laquelle la chose m'a été insinuée,
+il a été clair aujourd'hui pour moi que madame Renoncule me verrait sans
+déplaisir renouveler mon titre de gendre par une union morganatique avec
+mademoiselle Fleur-de-Sureau, la plus jeune de ses filles. J'ai feint de
+ne point entendre, et ma belle-mère, avec son tact habituel, sans
+insister davantage, m'a conservé ses bonnes grâces. J'ai cru convenable
+toutefois de prétexter un empêchement de service, le soir de son grand
+dîner, ne me trouvant vraiment plus assez de la famille pour y prendre
+part.
+
+
+
+
+XI
+
+
+31 décembre.
+
+L'immense et formidable escadre qui s'était réunie cet été, de tous les
+coins du monde, dans le golfe de Petchili, vient forcément de se
+disperser à l'approche des glaces. Les monstres en fer, qui ne peuvent
+plus rôder aux abords de Pékin, sont allés s'abriter un peu partout,
+dans des régions moins froides, pour attendre le printemps, où l'on
+s'assemblera de nouveau comme une troupe de bêtes de proie.
+
+Plusieurs de ces monstres ont cherché asile, comme nous, dans la grande
+baie de Nagasaki, tiède et fermée. Nous sommes là quantités de
+cuirassés et de croiseurs, immobilisés pour quelques mois, et attendant.
+
+Des centaines de marins, fort divers d'allure et de langage, animent
+donc chaque soir de leurs chansons ou de leurs cris les quartiers de la
+ville où l'on s'amuse, les innombrables bars à l'américaine remplaçant
+les maisons-de-thé d'autrefois. Les nôtres fraternisent un peu avec ceux
+de la Russie, mais beaucoup plus avec ceux de l'Allemagne, qui sont
+d'ailleurs remarquables de bonne tenue et d'élégance. C'était imprévu,
+cette sympathie entre matelots français et allemands, qui vont par les
+rues bras dessus bras dessous, toujours prêts à tomber ensemble à coups
+de poing sur les matelots anglais dès qu'ils les aperçoivent.
+
+Au milieu de tout ce monde, les petits matelots japonais, vigoureux,
+lestes, propres, font très bonne figure. Et les cuirassés du Japon,
+irréprochablement tenus, extra-modernes et terribles, paraissent de
+premier ordre.
+
+Combien de temps resterons-nous dans cette baie? Vers quelle patrie
+serons-nous dirigés ensuite? Et quelle sera la fin de l'aventure?... La
+guerre d'abord, entre la Russie et le Japon, la guerre s'affirme
+inévitable et prochaine; sans déclaration peut-être, elle risque
+d'éclater demain, par quelque bagarre impulsive aux avant-postes, tant
+elle est décidée dans chaque petite cervelle jaune; le moindre portefaix
+dans la rue en parle comme si elle était commencée, et compte
+effrontément sur la victoire.
+
+Malgré toute l'incertitude de l'avenir, en ce moment nous nous amusons
+de la vie; après notre séjour sur les eaux chinoises, qui fut si
+austère, si fatigant et si dur, cette baie nous semble un agréable
+jardin, où l'on nous aurait envoyés en vacances, parmi des bibelots
+délicats et des poupées.
+
+Bien que le retour soit encore si douteux et éloigné, vraiment oui, nous
+nous amusons de la vie, pendant que notre amiral, amené ici mourant,
+reprend ses forces de jour en jour, sous ce climat presque artificiel,
+entre ces montagnes qui arrêtent les rafales glacées. Un soleil, qui a
+l'air de passer à travers des vitres, surchauffe presque chaque jour les
+pentes délicieusement boisées entre lesquelles Nagasaki s'enferme. Sur
+les versants au midi, les oranges mûrissent; les énormes cycas de cent
+ans, qui, au seuil des vieilles pagodes, semblent des bouquets d'arbres
+antédiluviens, baignent dans la lumière leurs plumes vertes; contre les
+murs des jardins, les camélias fleurissent, avec les dernières roses, et
+on peut s'asseoir dehors comme au printemps, devant les petites
+maisons-de-thé qui sont perchées au-dessus de la ville, à différentes
+hauteurs, parmi les temples et les milliers de tombeaux.
+
+Vers la fin de la journée, quand le soleil s'en va et quand c'est
+l'heure de rentrer à bord, il fait juste assez froid pour que l'on
+trouve hospitalière et aimable la petite salle aux murs de tôle, bien
+chauffée par la vapeur, le «carré» où l'on dîne avec de bons camarades.
+
+Et aujourd'hui, dernier jour de l'an et du siècle, par un temps tiède,
+suave, tranquille, je suis allé chez messieurs les horticulteurs nippons
+qui, de père en fils, torturent longuement les arbres, dans des petits
+pots, parmi des petites rocailles, pour obtenir des nains vieillots qui
+se vendent très cher. Au soleil de la Saint-Sylvestre, se chauffaient
+là, tout le long des allées, des alignements de potiches où l'on voyait
+des chênes, des pins, des cèdres centenaires, la mine vénérable et
+caduque, pas plus hauts que des choux. Mais je ne voulais que des fleurs
+coupées, des roses d'arrière saison, des branches de camélias à pétales
+rouges, de quoi remplir deux pousse-pousse, qui ont traversé la ville à
+ma suite.
+
+Ce soir donc, toute cette moisson était dans ma chambre du _Redoutable_
+qui ressemblait à la cabane d'un fleuriste. Deux braves matelots en
+composaient des gerbes sous ma direction, et, à l'heure du thé, je les
+ai portées à notre amiral, qui nous semblait près de mourir il y a trois
+semaines, mais qui a repris sa figure des bons jours, qui est ressuscité
+comme par miracle, au milieu de ce calme que le Japon lui donne.
+
+
+
+
+XII
+
+
+1er janvier 1901.
+
+Éveillé par une aubade bruyante, alerte et joyeuse, qui éclate avant
+jour dans les flancs de l'énorme cuirassé endormi: c'est le «branlebas»
+de l'équipage, la musique pour faire lever les matelots. Mais cette
+fois, à ce premier matin de l'année et du siècle, clairons et tambours,
+dans l'obscurité, n'en finissent plus de jouer toutes les dianes de leur
+répertoire; jamais les hommes du _Redoutable_ au réveil n'ont eu ce long
+tapage de fête.
+
+Où suis-je? J'ai si souvent dans ma vie changé de place, qu'il m'arrive
+plus d'une fois de ne pas savoir, comme ça tout de suite, au sortir du
+sommeil... La lumière, que machinalement j'ai fait jaillir, la lumière
+électrique, me montre un étroit réduit tendu de peluche rouge, et rempli
+de camélias rouges; de longues branches, presque des buissons de
+camélias, dans des vases de bronze. Et des déesses en robes d'or, au
+visage très doux, sont là assises près de moi, les yeux baissés,--comme
+dans les temples de la Ville Interdite[1], où elles habitèrent trois
+fois cent ans...
+
+Ah! oui... Ma chambre à bord du _Redoutable_... Je reviens de Chine, et
+je suis au Japon...
+
+On frappe à ma porte, discrètement: l'un après l'autre, quatre ou cinq
+matelots, qui viennent de se lever, entrent pour me souhaiter la bonne
+année et le _bon siècle_, avec des petits compliments naïfs. C'est donc
+bien aujourd'hui le commencement du XXe. Je m'étais figuré le
+commencer l'an dernier, pendant la nuit du 1er janvier 1900, sur la
+lagune indienne, alors qu'une barque du Maharajah de Travancore
+m'emmenait au clair des étoiles, entre deux rideaux sans fin de grands
+palmiers noirs; mais non, je m'étais trompé, affirment les
+chronologistes, et ce matin seulement je verrai l'aube de ce siècle
+nouveau.
+
+Aube de janvier, lente à paraître; une heure se passe encore avant que
+les deux déesses, gardiennes de ma chambre, s'éclairent d'un peu de
+jour.
+
+Mais quand enfin j'ouvre ma fenêtre, le Japon qui m'apparaît alors,
+indécis et comme chimérique, moitié gris perle et moitié rose, est plus
+étrange, plus lointain, plus _japonais_ que les peintures des éventails
+ou des porcelaines; un Japon d'avant le soleil levé, un Japon
+s'indiquant à peine, sous le voile des buées, dans le mystère des
+nuages. Tout auprès de moi, des eaux luisent, semblent des miroirs
+reflétant de la lumière rose, et puis, en s'éloignant, cette surface de
+la mer tranquille devient de la nacre sans contours, se perd dans
+l'imprécision et la pâleur. Des flocons de brume, des ouates colorées
+comme des touffes d'hortensia, enveloppent et dissimulent tout ce qui
+est rivage; plus haut seulement, et toujours en rose, en rose très
+atténué de grisailles, s'esquissent des bouquets d'arbres suspendus, des
+rochers à peine possibles tant ils ont de hardiesse ou de fantaisie, et
+enfin des montagnes, plutôt des reflets de montagnes, n'ayant pas de
+base, rien que des cimes, des dentelures, des pointes érigées dans le
+ciel vague. Ces choses transparentes, on n'est pas sûr qu'elles
+existent; en soufflant dessus, on risquerait sans doute de changer tout
+ce décor imaginaire. Il fait idéalement doux; dans l'air presque tiède
+on sent l'odeur de la mer et un peu le parfum de ces baguettes que les
+gens brûlent ici perpétuellement sur les tombes, ou sur les autels des
+morts. Voici maintenant une grande jonque, une d'autrefois, qui passe
+avec sa voilure archaïque et sa poupe de trirème; dans le site irréel,
+devant cette sorte de trompe-l'oeil qui a des nuances de nacre et de
+fleur, elle glisse sans que l'on entende l'eau remuer, et la brume
+enveloppante l'agrandit; on croirait un navire fantôme, si elle n'était
+toute rose elle-même, sur ces fonds roses.
+
+Dix heures; les buées du matin ont fondu au soleil, qui est chaud
+aujourd'hui comme un soleil de mai.
+
+L'amiral me délègue pour aller, en épaulettes et en armes, présenter au
+gouverneur japonais ses voeux de bonne année, et une baleinière du
+_Redoutable_ m'emmène, à l'aviron, sur l'eau devenue très bleue.
+
+La foule nipponne dans les rues est déjà en habits de fête.
+
+Il me faudra deux coureurs à ma _djinricha_, pour la vitesse, et surtout
+pour le décorum, en tant qu'officier français;--or, c'est difficile à
+recruter un jour de premier de l'an, car messieurs les coureurs font
+leurs visites et déposent leurs cartes. Quand j'ai trouvé cependant mon
+équipe, nous partons à toutes jambes avec des cris pour écarter le
+monde.
+
+Et un monde si drolatique ou si gracieux! Un monde à sourires et à
+révérences, qui s'empresse vers mille devoirs de civilité, et se
+complimente tout le long du chemin, avec un affairement bien inconnu aux
+premiers de l'an chez nous. Des mousmés vont par bande, aussi vite que
+permettent leurs sandales attachées entre le pouce et les doigts; elles
+sont habillées de clair, de nuances tendres, et des piquets de fleurs
+artificielles rehaussent leur chignon aux coques parfaites. Des bébés
+adorables, aux yeux de chat, trottinent se donnant la main, l'air
+important, en longue robe de cérémonie, coiffés d'une manière très
+apprêtée, avec des petites touffes, des petits pinceaux de cheveux
+s'érigeant dans diverses directions. Enfin messieurs les portefaix et
+messieurs les coureurs sont eux-mêmes en tenue de gala, en robe de coton
+bleu bien neuve et bien raide, ornée de larges inscriptions blanches sur
+le dos et la poitrine; ils tiennent à la main les cartes de visite
+qu'ils vont au pas de course distribuer à leurs brillantes relations.
+
+Une maison neuve, à peu près européenne, dont les abords sont encombrés
+par les djinrichas d'innombrables visiteurs: c'est chez le gouverneur de
+la ville, qui nous reçoit avec le frac brodé et le sourire officiel des
+préfets d'Occident.
+
+Après un grand déjeuner d'officiers, à la table de l'amiral, vite je
+quitte ma tenue de marin pour retourner à terre, me mêler à la foule
+japonaise.
+
+Nagasaki, d'un bout à l'autre de ses rues, est enguirlandée d'une
+manière uniforme. Tout le long des maisonnettes de bois, vieilles ou
+neuves, court une interminable frange verte, faite de touffes en roseau
+alternant avec de longues feuilles de fougère pendues par la tige. Et,
+devant l'entrée de chaque demeure, au cordon qui soutient cette frange,
+est attachée une pendeloque toujours pareille, qui se compose d'une
+carapace rouge de homard, de deux coquilles d'oeuf et d'un peu de
+feuillage. Tout cela, paraît-il, est traditionnel, symbolique,
+inchangeable décoration du premier jour de chaque année.
+
+Entre ces guirlandes ininterrompues, l'agitation souriante de la foule
+bat son plein, sous le soleil d'hiver; gentilles mousmés, pâlottes et
+mièvres, vieilles duègnes aux sourcils rasés, aux dents laquées de noir,
+se saluent et se resaluent au passage, comme si, de se rencontrer,
+c'était chaque fois une joie et une surprise à n'en plus revenir; des
+dames, qui se trouvent nez à nez à un carrefour, stationnent une heure
+en face les unes des autres, cassées en deux pour les plus profondes
+révérences, et c'est à qui n'osera pas se redresser la première. Du côté
+des hommes, même de ceux qui restent vêtus à la japonaise, les chapeaux
+melon sévissent en ce jour avec fureur, et quelques grands élégants,
+fidèles encore à la robe de soie des ancêtres, ont fait cependant une
+concession au goût moderne en se coiffant d'un haut de forme.
+
+Très empressés, les visiteurs, les visiteuses, en général sont reçus
+dans le vestibule de la maison,--le petit vestibule tapissé de nattes
+blanches, où se trouve aujourd'hui un plateau rempli de sucreries
+cocasses, à côté de l'inévitable vase de bronze contenant la braise pour
+allumer les pipes en miniature des dames. Ils dégoisent avec volubilité
+leurs compliments, ces visiteurs si polis, leurs compliments entrecoupés
+de révérences, saisissent du bout des doigts, après mille cérémonies et
+mille grâces, un de ces petits bonbons en forme de fleur ou d'oiseau,
+tout à fait immangeables pour nous, puis reprennent leur course, en se
+retournant plusieurs fois dans la rue pour saluer encore.
+
+Oh!... Mon petit chat qui fait ses visites lui aussi!... Mon petit chat
+vêtu de couleurs presque sévères, pour la rue, et s'empressant comme les
+grandes personnes à remplir ses devoirs de civilité!... Non, qui n'a pas
+vu la petite mademoiselle Pluie-d'Avril assise avec dignité dans son
+pousse-pousse, et tenant en main ses cartes de visite, lilliputiennes
+comme elle-même; qui n'a pas rencontré ça, et n'en a pas reçu au passage
+un cérémonieux salut, n'imaginera jamais la grâce et le charme d'une
+mousmé de douze ans, diplômée pour la danse et le beau maintien...
+
+Tant de remuement comique, et un si clair soleil sur la bigarrure des
+costumes, chassaient la tristesse que chaque premier de l'an traîne à sa
+suite; mais elle n'était pas loin, elle rôdait dans l'air, cette
+tristesse à laquelle on n'échappe pas ce jour-là, et bientôt nous nous
+retrouvons, elle et moi, comme d'anciens amis, fatigués de s'être trop
+connus; c'est au milieu des quartiers caducs, aujourd'hui silencieux,
+qui confinent à l'immense ville des morts et où passe à peine, de temps
+à autre, quelque mousmé furtive, jetant l'éclat de sa robe de fête au
+milieu des antiques boiseries et des vénérables pierres. Nagasaki finit
+à la montagne abrupte, qui s'élève chargée de temples et de sépultures,
+qui forme tout alentour un seul et même cimetière, étagé au-dessus de la
+ville des vivants, un cimetière un peu dominateur, mais tellement doux
+et ombreux...
+
+Au pied même de cette nécropole, passe une rue délaissée, où demeure la
+vieille et maigre madame L'Ourse, ma fleuriste habituelle. C'est une rue
+très ancienne; d'un côté, il y a des maisonnettes d'autrefois, des
+échoppes centenaires où l'on vend des fleurs pour les tombes, et, de
+rencontre, des petits dieux domestiques, ou des autels en laque pour
+ancêtres; de l'autre, il y a le flanc même de la montagne, le rocher
+presque vertical, interrompu de distance en distance par les grands
+portiques sans âge, les grands escaliers qui conduisent aux pagodes, ou
+bien par les petits sentiers de chèvre, tapissés de capillaires et de
+mousses, qui vont se perdre là-haut, chez messieurs les morts et
+mesdames les mortes. J'y viens souvent, dans cette rue, non pas
+seulement à cause de madame L'Ourse, mais pour prendre ensuite quelqu'un
+de ces sentiers grimpants et monter dans l'immense et délicieux
+cimetière. Surtout par un soleil nostalgique, d'une tiédeur d'orangerie,
+comme celui de ce soir, je ne sais pas s'il existe au monde un lieu plus
+adorable; c'est un labyrinthe de petites terrasses superposées, de
+petites sentes, de petites marches, parmi la mousse, le lichen et les
+plus fines capillaires aux tiges de crin noir. En s'élevant, on domine
+bientôt toutes les antiques pagodes, rangées à la base de cette montagne
+comme pour servir d'atrium aux quartiers aériens où dorment les
+générations antérieures; la vue plonge alors sur leurs toits compliqués,
+leurs cours aux dalles tristes, leurs symboles, leurs monstres. Au delà,
+toute cette ville de Nagasaki, vue à vol d'oiseau, étale ses milliers
+de maisonnettes drôles couleur vieux bois et de poussière; au delà
+encore, viennent les rives de verdure, la baie profonde, la mer en nappe
+bleue, la tourmente géologique d'alentour, l'escarpement des cimes, tout
+cela lointain et comme _apaisé_ par la distance. L'apaisement, la paix,
+c'est surtout ce que l'on sent pénétrer en soi, plus on séjourne dans ce
+lieu et plus on monte; mais pour nous elle est très étrange, la paix que
+cette ville des morts exhale avec la senteur de ses cèdres et la fumée
+de ses baguettes d'encens: paix de ces milliers d'âmes défuntes qui
+perçurent le monde et la vie à travers de tout petits yeux obliques et
+dont le rêve fut si différent du nôtre. Ils sont innombrables, les êtres
+dont la cendre se mêle ici à la terre; les bornes tombales, inscrites de
+lettres inconnues, se groupent par familles, se pressent sur le flanc de
+la montagne comme une multitude assemblée pour un spectacle; il en est
+de si anciennes, de si usées qu'elles n'ont plus de forme. Et tout ce
+versant regarde le sud et l'ouest, de façon à être constamment baigné de
+rayons, le soir surtout, attiédi et doré même quand décline le soleil
+d'hiver, comme en ce moment. Le long des étroits sentiers, aujourd'hui
+semés de feuilles mortes, qui grimpent vers les cimes, on passe parfois
+devant des alignements de gnomes assis sous la retombée des fougères,
+bouddhas en granit de la taille d'un enfant, la plupart brisés par les
+siècles, mais chacun ayant au cou une petite cravate d'étoffe rouge,
+nouée là par les soins de quelque main pieuse. Par exemple, de
+personnages vivants, on n'en rencontre guère; un bûcheron, de temps à
+autre, un rêveur; une mousmé qui, par hasard, ne rit pas, ou une vieille
+dame apportant des chrysanthèmes, allumant sur une tombe une gerbe de
+ces baguettes parfumées qui donnent à l'air d'ici une senteur d'église.
+Il y a des camélias de cent ans, devenus de grands arbres; il y a des
+cèdres qui penchent au-dessus de l'abîme leurs énormes ramures, noueuses
+comme des bras de vieillard. Des capillaires de toute fantaisie, longues
+et fragiles, forment des amas de dentelles vertes, dans les recoins qui
+ont la tiédeur et l'humidité des serres. Mais ce qui envahit surtout
+les tombes et les terrasses des morts, c'est une certaine plante de
+muraille, empressée à tapisser comme le lierre de chez nous, une plante
+charmante aux feuilles en miniature, qui est l'amie inséparable de
+toutes les pierres japonaises.
+
+On reçoit en plein les rayons rouges du soir, en ce moment, dans les
+hauts cimetières tranquilles; les feuilles mortes, le long des chemins,
+semblent une jonchée d'or, en attendant qu'elles se décomposent pour
+féconder les mousses et tout le petit monde délicat des fougères. Les
+bruits d'en bas arrivent à peine jusqu'ici; la ville, aperçue dans un
+gouffre, au-dessous de ses pagodes et de ses tombes, n'envoie point sa
+clameur vers le quartier de ses morts: dans ce calme idéal, dans cette
+tiédeur, comme artificielle, épandue sur la nécropole par le soleil
+d'hiver, les âmes d'ancêtres, même les plus dissoutes par le temps,
+doivent reprendre un peu de conscience et de souvenir.
+
+Quant à moi, qui suis né sur l'autre versant du monde, voici qu'au
+milieu de ces ambiances étranges je songe très mélancoliquement à mon
+pays, à l'année qui vient de finir, au siècle tombé ce matin dans
+l'abîme et qui fut celui de ma jeunesse...
+
+Maintenant une cloche sonne, en bas dans une pagode, une cloche
+formidable et lente,--quelqu'une de ces cloches énormes qui sont
+couvertes d'inscriptions mystérieuses ou de figures de monstre, et que
+l'on fait vibrer au choc d'une poutre suspendue;--elle sonne à
+intervalles très espacés, comme chez nous pour les agonies. Elle ne
+trouble rien; plutôt elle accentue, elle souligne cet exotique silence.
+En l'entendant, je me sens plus loin encore de la terre natale; je
+regarde avec plus de tristesse ce rouge soleil au déclin, qui, à cette
+heure même, se lève là-bas, pour un matin sans doute glacé, sur ma
+maison familiale...
+
+
+
+
+XIII
+
+
+2 janvier.
+
+Un seigneur japonais, un véritable, un qui se souvient encore d'avoir
+été, au temps de son adolescence, un Samouraï à deux sabres, mais qui
+porte aujourd'hui tunique de colonel et casquette galonnée à la russe,
+nous a conviés ce soir à faire la fête avec lui, dans la maison-de-thé
+la plus élégante de la ville et la plus fermée, où l'on dédaignerait de
+nous recevoir si nous n'étions ses hôtes.
+
+C'est tout au fond du vieux Nagasaki, près de la grande pagode du
+«Cheval de Jade», et nous nous y rendons en djinricha, au coup de neuf
+heures du soir, par une nuit froide et pure, éclairée d'une belle lune
+d'hiver.
+
+Dans ce quartier où brillent à peine quelques lanternes, la maison qui
+nous attend, connue pour les rendez-vous de noble compagnie, est sombre,
+close, silencieuse, immense: elle a deux étages, très hauts de plafond,
+et se dresse plutôt tristement sur le ciel étoilé. Nos coureurs nous
+déversent à la porte, au pied d'un escalier, dans un vestibule
+minutieusement propre où nous devons dès l'abord quitter nos chaussures.
+
+Aussitôt, des mousmés, qui sans doute nous guettaient à travers les
+châssis de papier mince, se précipitent du haut de l'escalier sur nos
+personnes, s'abattent comme un vol de petites fées éclatantes. Il y en a
+juste autant que d'invités,--et honni soit qui mal y pense, car tout se
+passera comme dans le monde; ces dames, des guéchas de renom, que le
+seigneur à deux sabres nous offre pour la soirée, ont seulement accepté
+charge de nous distraire, de partager notre dînette, de charmer nos
+yeux; rien de plus. Chacun de nous aura la sienne; chacun de nous, dans
+le moment même qu'il se déchausse, est accaparé par une de ces gentilles
+créatures, qui ne le quittera plus; du premier coup, les couples se
+forment dans le brouhaha de l'arrivée, presque sans choix, comme au
+hasard, et c'est deux par deux, la main dans la main, que nous
+gravissons l'escalier, avec une musique de petits rires voulus, puérils
+sans naïveté, mais jolis quand même.
+
+Au premier étage, la salle de réception, où nous sommes juste douze, les
+guéchas comprises, contiendrait facilement deux cents convives; nous y
+avons l'air perdu, au milieu de l'immaculée blancheur du papier mural,
+ou des nattes couvrant le plancher. Et il n'y a rien pour orner cette
+blanche solitude: ce serait une faute d'élégance; rien qu'un grand
+bouquet frêle qui s'élance d'un vase ancien et rare, posé sur un haut
+socle d'ébène; tout le luxe du lieu consiste dans les vastes
+proportions, l'espace, et aussi dans la finesse des boiseries,
+l'impeccable netteté des choses.
+
+Le seigneur, pour nous recevoir, a repris ses longues robes de soie;
+n'étaient ses cheveux coupés court, il serait redevenu un Japonais du
+vieux temps. Quant au décor, il est aussi très pur, sauf la lumière
+électrique, la trop moderne lumière, qui tombe ça et là du plafond, mais
+d'une manière discrète cependant, et voilée de verre dépoli.
+
+Quand nous sommes tous accroupis par terre, bien en rang au fond de la
+salle, sur des coussins de velours noir, six servantes pareillement
+vêtues apparaissent à la porte, dans le lointain de ce petit désert de
+nattes et de papier, se prosternent et font une première entrée tout à
+fait rituelle pour venir d'abord placer, devant chacun des couples
+assis, l'inévitable réchaud de bronze. Ce sont des personnes entre deux
+âges, et d'aspect respectable, ces servantes, pâles, distinguées, les
+cheveux lissés en ailes de corbeau; elles ont arboré la tenue et la
+couleur de grand apparat, qui sont spéciales aux fêtes du nouvel an et
+ne doivent se porter que la première semaine de chaque année: robe de
+crépon noir, d'un noir mat et profond comme le voile de la nuit, avec un
+blason blanc au milieu du dos; robe qui traîne derrière, traîne sur les
+côtés, traîne devant, et qui, grâce à un jeu de bourrelets intérieurs,
+reste toujours majestueusement étalée autour de la mièvre petite bonne
+femme.
+
+Et la dînette commence par terre, tous les services apportés en bon
+ordre et en rang par les six servantes correctes, dont la noire théorie
+s'avance chaque fois comme pour le deuil très officiel de quelque
+personnage lointain et saugrenu.
+
+C'est la même dînette japonaise que l'on a déjà faite partout: les
+petites soupes aux algues, les énigmatiques et minuscules choses pour
+poupées. Mais tout est d'un raffinement extrême, servi dans des
+porcelaines diaphanes, dans des laques légers, légers, presque
+impondérables. Et il y a d'étonnantes pâtisseries imitant des paysages,
+des sites de rêve nippon, rocailles en sucre brun, vieux cèdres en sucre
+verdâtre très délicatement feuillus.
+
+Après souper, ces dames, qui sont haut cotées et se font payer fort
+cher, consentent à retirer de leurs étuis de crépon les longues guitares
+à voix de sauterelle et les spatules d'ivoire qui servent d'archets.
+Elles chantent, comme de jeunes chats qui miauleraient le soir du haut
+d'un mur. Et enfin elles dansent, avec des masques divers; la danse de
+la goule, celle de la grosse dame joufflue et bête, la danse des roues
+de fleurs, le pas de la source; tout ce que mademoiselle Pluie-d'Avril,
+mon amie, m'a déjà fait connaître dans la «Maison de la Grue», et qui
+est de tradition infiniment ancienne, m'est réédité ici, dans un cadre
+plus vaste, plus distingué et plus vide encore.
+
+Ces dames ont des robes adorablement nuancées, qui passent du bleu
+cendré de la nuit au rose de l'aube, et que traversent de grandes fleurs
+imaginaires, ou bien des vols de cigognes au plumage d'or. A force de
+grâce et d'artifices, elles sont presque jolies, et on subirait leur
+charme apprêté s'il faisait moins froid. Mais on gèle sur ces nattes,
+dans la salle trop grande où les braises des gentils réchauds nous
+entêtent sans donner de chaleur. Et la lune de janvier, dont on perçoit,
+à travers les carreaux de papier de riz, la pâleur spectrale, en
+concurrence avec là lumière électrique, nous rappelle que dehors la
+gelée blanche de l'extrême matin doit commencer de se déposer sur la
+ville endormie. Il est temps de quitter ce lieu d'élégance étrange.
+
+Pour finir, un jeu puéril sans gaîté. Par terre, dans la salle très
+vide, on forme un cercle avec les coussins de velours funéraire, espacés
+d'une longueur de mousmé, et là-dessus nous voici tous courant à la file
+et en rond, d'un pas que rythme une chanson de cent ans.--Les Japonais
+s'amusaient à ce jeu dans la nuit des âges: de vieilles images en font
+foi.--A perdu qui n'est pas perché sur le velours d'un coussin noir,
+quand brusquement la chanson s'arrête, et les guéchas alors font
+entendre des petits rires, comme une dégringolade de perles fausses.
+
+Oh! la niaiserie et la tristesse de cela, au milieu de cet exotisme
+extrême, au pied de la pagode du Cheval de Jade, dans le grand silence
+des entours et dans la froidure d'un minuit de janvier!...
+
+Allons-nous-en!--Nos coureurs, en bas, nous attendent, endormis dans des
+couvertures, à côté de nos souliers. Enfin rechaussés, nous nous
+installons sur nos petits chars, et l'air vif nous saisit, la nuit du
+dehors nous enveloppe, tandis que les guéchas, restées dans l'escalier,
+en groupe lumineux, étourdissant de couleur, s'inclinent pour des
+révérences charmantes. Sur le ciel tout bleui de rayons de lune, les
+vieux cèdres sacrés du temple voisin découpent en noir leurs branches
+tordues, aux rares bouquets de feuillage, d'un dessin très japonais. Et
+peu à peu nous prenons de la vitesse, à mesure que s'éveillent mieux nos
+coureurs; nous voilà partis pour une longue course aux lanternes,
+traversant un Nagasaki bleuâtre, vaporeux et lunaire, qui dort tout
+baigné de brume hivernale.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Mardi, 8 janvier.
+
+Oh! les étonnantes petites personnes, que j'ai rencontrées aujourd'hui à
+la campagne! Je les voyais de loin cheminer devant moi, une
+cinquantaine, presque en rang comme un peloton de soldats, toutes
+pareilles et toutes blanches. Des peignoirs de calicot blanc,--aux
+manches plates, attachés à la taille par une ceinture, sans corset,--en
+faisaient des bonnes femmes bien rondes, à tournure de grosse paysanne
+inélégante. Des bonnets de calicot, tout simples et tout raides, mais
+trop majestueux et comme gonflés de vent, semblaient des cloches à
+melon sur les têtes... Qu'est-ce que ça pouvait bien être, ce monde-là?
+Des Japonaises, fagotées ainsi, lourdement et sans grâce?--Pas possible.
+
+J'ai pressé le pas pour vérifier. Et, sous les hauts bonnets comiques,
+j'ai bien vu des figures plates de mousmés ou de jeunes femmes
+nipponnes; mais ces dames avaient l'air sérieux, pénétré, ne riaient
+point; l'habituel badinage des rencontres n'eût pas été de circonstance,
+évidemment, et j'ai passé, sans rire moi non plus.
+
+Ensuite je me suis informé: c'était l'école des ambulancières pour
+l'armée, qui faisait une promenade hygiénique d'entraînement!... Tout
+est à la guerre, en ce moment-ci, tout est préparatifs pour cette grande
+tentative contre la Russie,--qui, du reste, ne constituera que la
+manifestation initiale de l'immense Péril jaune.
+
+On m'a assuré que, dans les rangs de ces petites créatures empaquetées
+en tenue d'hôpital, il se trouvait des dames nobles, des descendantes de
+ces vieilles familles dans lesquelles nous autres étrangers ne
+pénétrons pas encore. Et des officiers, mes camarades, qui ont déjà été
+soignés et pansés par elles, gardent le meilleur souvenir de leurs mains
+si petites, douces, adroites, aux patiences inlassables.
+
+Mais ces énormes bonnets gonflés d'air, ces espèces de coiffes à la
+Cauchoise, qui dira pourquoi?...
+
+
+
+
+XV
+
+
+Samedi, 12 janvier.
+
+Madame Renoncule, ma belle-mère, a vraiment toutes les délicatesses.
+Malgré ma réserve si marquée vis-à-vis de mademoiselle Fleur-de-Sureau
+ma belle-soeur, elle m'avait de nouveau convié hier soir à un repas de
+famille, que j'aurais eu trop mauvaise grâce de refuser encore.
+J'espérais toutefois m'y amuser davantage, et je dois reconnaître que
+l'attitude générale a été plutôt guindée. On gelait, en chaussettes, sur
+les nattes du plancher. On disait des choses cherchées et vides,
+galantes avec réserve, dont on essayait de rire. Les petites soupes
+étaient froides dans les bols en miniature. Tout était froid.
+
+Et tout serait resté incolore si, vers la fin du repas, une de mes
+cousines mariée depuis peu, madame Fleur-de-Cerisier,--jeune personne
+très distinguée, mais qui dès l'âge le plus tendre a été maintes fois
+victime d'un tempérament trop inflammable,--ne s'était éprise d'Osman au
+point de lui proposer d'oublier pour lui tous ses devoirs. A la suite de
+cet incident, que l'on ne saurait trop déplorer, une gêne très notable
+s'est glissée dans mes rapports avec ma belle-famille.
+
+Toutefois mes relations avec madame Prune n'en ont point souffert, et ce
+matin je l'ai accompagnée jusqu'à la tombe de feu ce pauvre M. Sucre, où
+elle avait senti le besoin d'aller déposer avec moi quelques fleurs. Son
+culte est vraiment touchant pour la mémoire de cet époux débonnaire, qui
+ne suffisait peut-être pas à la fougue de sa nature, mais que paraient
+tant de qualités discrètes, et qui possédait comme pas un le tact de
+s'éclipser à propos.
+
+C'étaient de tardifs chrysanthèmes, couleur de rouille, gracieusement
+entremêlés à des branchettes de cryptomeria, que madame Prune avait
+choisis pour sa fidèle offrande.
+
+Il m'a paru un peu à l'abandon, le coin de cimetière où M. Sucre repose,
+mais situé fort aimablement sur la montagne, avec une vue attrayante.
+Aux quatre coins de la tombe, des tubes de bambou fichés en terre
+forment de naïfs porte-bouquets où nous avons disposé nos fleurs, non
+sans quelque recherche d'arrangement. Une courte invocation aux Esprits
+des ancêtres; quelques baguettes d'encens allumées dans le petit
+brûle-parfum funéraire, et la veuve, avec un soupir, s'est arrachée à ce
+lieu mélancolique; il fallait se hâter, car la pluie menaçait de nous
+surprendre au milieu de nos pieux devoirs.
+
+Cette averse a d'ailleurs rendu plus intime notre retour, car, dans les
+chemins de descente, tout de suite glissants et dangereux, madame Prune,
+chaussée de socques en bois, a dû chercher le secours de mon bras, et
+nous sommes revenus ensemble sous son large parapluie.
+
+Il était très vaste, ce parapluie de madame Prune, à mille nervures et
+garni de papier gommé; tout autour, peintes en transparent, folâtraient
+des cigognes,--interprétées un peu à la manière du cher défunt, qui
+restera toutefois le peintre incomparable de ce genre d'oiseau.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+16 janvier.
+
+Aujourd'hui, une visite dont je m'amusais d'avance, ma première à
+mademoiselle Pluie-d'Avril, dans son domicile particulier.
+
+Et je l'ai trouvé tel que je l'imaginais, ce logis de petite cigale sans
+lendemain, de petite créature qui n'existe que par la grâce éphémère et
+le chatoiement des atours, à l'égal de quelque papillon éclos pour
+charmer nos yeux. C'est dans une vieille rue qui monte,--non vers les
+montagnes des temples et des tombeaux, mais vers la «Montagne ronde»,
+sorte de colline détachée en pleine ville et ne supportant que des
+maisons-de-thé ou des maisons de plaisir. Là, au premier étage d'une
+construction à la mode ancienne, toute de bois de cèdre et de papier, le
+nid de la petite danseuse s'avance en balcon, au-dessus des passants
+rares et discrets. On se déchausse, il va sans dire, dès le bas de
+l'escalier, garni de nattes blanches, et tout est minutieusement propre
+dans la maisonnette sonore, dont les bois, desséchés depuis cent ans,
+vibrent comme la caisse d'une guitare.
+
+Mademoiselle Pluie-d'Avril habite avec M. Swong, un énorme chat, matou
+bien fourré, d'imposante allure, qui porte une collerette tuyautée, et
+madame Pigeon, une vieille, vieille femme à cheveux blancs qu'elle
+appelle grand'mère,--quelque «madame Prune» du temps passé, sans doute,
+mais qui a pourtant de braves yeux, un air de bonne aïeule, douce et
+presque respectable.
+
+Après mille révérences, pendant qu'on se hâte de me préparer des bonbons
+et du thé, je passe, du coin de l'oeil, l'inspection de ce logis. C'est
+drôle d'être là, et mademoiselle Pluie-d'Avril, en maîtresse de maison,
+comment dire ses belles manières, son affairement, et le sérieux de son
+impayable minois!... Un intérieur bien modeste; on est comme chez des
+gens du peuple, mais soigneux. Ce qui détonne seulement, ce sont les
+coffres de laque contenant les costumes de danse, dont quelques-uns,
+jetés çà et là, semblent des robes de fée qui traîneraient dans une
+chaumine. Aux murs, de bois sec et de papier blanc, il y a des
+photographies de mademoiselle Pluie-d'Avril et de quelques-unes de ses
+camarades, dans leurs rôles à succès: frimousses de jeunes chattes, avec
+des falbalas comme les princesses nipponnes de jadis, ou avec des
+perruques de douairière. Et, à titre de curiosité exotique, il y a aussi
+deux images européennes: l'impératrice Eugénie et le roi
+Victor-Emmanuel... Cependant je ne vois nulle part la table des
+ancêtres, le recoin vénéré, toujours un peu noirci par la fumée des
+baguettes d'encens, que l'on trouve dans les maisons les plus pauvres.
+Non, il fait défaut ici, cet autel qui est l'indice de toute famille
+constituée; la petite danseuse n'a donc point de parents, et n'est
+chaperonnée dans la vie que par ce matou sournois et cette grand'mère de
+hasard.
+
+Au fait, pourquoi donc s'en est-elle allée, la soi-disant grand'mère, la
+vieille dame aux yeux restés honnêtes?... Et pourquoi M. Swong, assis
+gravement sur son postérieur, la collerette relevée en fraise à la
+Médicis, m'observe-t-il fixement avec ses yeux verts?... Dans ce
+milieu-là, tout est mystérieux et tout est possible... Cependant, non,
+je ne peux croire que cette éclipse de madame Pigeon soit
+intentionnelle; un pareil soupçon me gâterait ce propret logis, cette
+petite créature fine, et la collation posée devant moi sur les nattes du
+plancher. Chassons le doute mauvais, et asseyons-nous par terre pour
+faire la dînette, avec des cérémonies, comme dans le monde...
+
+Quand il est l'heure de prendre congé, j'embrasse mademoiselle
+Pluie-d'Avril et M. Swong, chacun sur la joue, et on me reconduit très
+aimablement, très cordialement, après avoir exprimé l'espérance de me
+revoir. Sans aucun doute, je reviendrai, car tout s'est passé à
+souhait, il n'y a eu nulle équivoque, et, sur la dernière marche du
+vieil escalier, mademoiselle Pluie-d'Avril, prosternée, son éventail à
+la main, me suit d'un franc et gentil sourire...
+
+Mais qu'est-ce qu'il peut bien y avoir, dans cette toute petite tête de
+danseuse, et dans ce petit coeur?... Toujours la mélancolique
+interrogation sans réponse, que j'ai si souvent ressassée à propos
+d'êtres essentiellement différents de moi et indéchiffrables, chats,
+singes, ou enfants des races humaines très distantes de la nôtre, dont
+le regard était entré dans le mien par la route profonde... Et puis,
+quels seront ses lendemains, à celle-là, et quelles prostitutions
+l'attendent? Restera-t-elle seulement jolie en grandissant, quand la
+fleur de l'enfance sera fanée sur ses joues? Et alors, si elle ne l'est
+plus, jolie, dans quelle misère ira-t-elle finir, la petite fille aux
+belles robes?...
+
+Tout en songeant à ces lendemains de mademoiselle Pluie-d'Avril, qui
+incarne encore un rêve du vieux Japon, du Japon des laques et des
+éventails, je retombe peu à peu dans le Nagasaki moderne, et voici les
+quais, les cabarets à l'américaine. C'est l'heure où la foule
+lamentable des ouvriers quitte les usines, visages noircis par ce hideux
+charbon de terre, qui aura été, plus que l'alcool peut-être, le fléau
+destructeur de notre espèce. Et là-bas, sur la rive d'en face, au pied
+de ces montagnes qui ne connaissaient naguère que les cèdres, les
+bambous et les pagodes, des tuyaux fument, fument, empoisonnent l'air du
+soir, et des machines sifflent, crient avec des voix de Guignol: là est
+l'arsenal maritime, où l'on s'épuise nuit et jour à construire les plus
+ingénieuses machines, pour ces grandes tueries d'ensemble, inconnues à
+nos ancêtres.
+
+
+
+
+XVII
+
+
+Jeudi, 17 janvier.
+
+La pluie tombait dru sur la mer, qui en était comme criblée, qui
+semblait fumer au coup de fouet de ces milliers de gouttelettes
+cinglantes.
+
+Dans ma chambre du _Redoutable_,--la porte fermée pour moins entendre ce
+perpétuel bruit des entreponts bondés de matelots,--un tel déluge
+mettait, avant l'heure, une obscurité de soir. Le piano, que je venais
+d'ouvrir, avait ses sons feutrés des jours où il pleut, et la pédale
+sourde, tout le temps maintenue à cause des voisins, atténuait aussi la
+musique de Wagner, comme si on l'eût jouée au fond d'une armoire close:
+c'était un passage de _Tristan et Iseult_, que j'accompagnais, d'une
+manière un peu distraite tout d'abord, et que mon serviteur Osman
+chantait à demi-voix. Par la fenêtre, on voyait les verdures de la rive,
+dans un effacement gris, des verdures mouillées, des roches mouillées,
+des feuillages qui se couchaient sous l'averse; on se sentait entouré
+d'eau, enveloppé de ruissellements.
+
+Porte fermée, la vie, le remuement, la clameur contenue des six cents
+hommes, entassés un jour de pluie dans les flancs du navire, vous
+arrivait bien encore, à travers les cloisons de fer; mais c'était une
+symphonie si habituelle que vraiment on l'entendait à peine, on
+l'entendait même de moins en moins, à mesure que le chant wagnérien vous
+prenait davantage, que la voix montait, et que s'exaltait
+l'accompagnement.
+
+Or les paroles disaient: «...dans un pays lointain, dans un pays où
+règne l'ombre», quand le canon tout à coup est venu ébranler notre
+maison blindée... Des coups espacés, à intervalles funèbres, ne
+rappelant pas ces saluts que, dans une escadre comme la nôtre, on
+entend chaque jour... Et j'ai envoyé Osman aux informations.
+
+Il est rentré vite pour me dire, du reste sans altération notable sur sa
+figure joyeuse: «C'est la vieille _couine_ qui est morte!» Et un
+timonier, l'instant d'après, venait avec plus de correction m'annoncer
+aussi: «Commandant, les Anglais saluent, pour la Reine Victoria qui est
+décédée.»--Oh! alors, si c'est cela, tous les navires vont s'y mettre;
+et le _Redoutable_ lui-même; nous en avons pour jusqu'à ce soir, de ces
+longues salves pompeuses. Reprenons donc _Tristan et Iseult_, malgré le
+fracas du dehors. La nouvelle d'ailleurs n'interrompt pas non plus
+l'exercice de gymnastique des matelots qui font les mouvements
+d'assouplissement au-dessus de ma tête, ni leurs voix gaies qui comptent
+toutes ensemble: une, deux, trois! sans souci de ce deuil officiel.
+
+La canonnade cependant se propage sur tous les points de la baie, où
+sont rassemblés tant de navires de combat, et l'écho de la montagne
+aussi s'en mêle, répond comme un tonnerre lointain.
+
+Or, il en va de même tout autour de la terre. Et c'est étrange, quand on
+s'y appesantit, la répercussion de cette mort sur le monde... Ainsi, une
+aïeule rassasiée de jours vient de s'éteindre là-bas, là-bas, dans une
+île brumeuse; des milliers d'autres créatures, un peu partout, rendaient
+en même temps leur âme, dont on ne s'occupe point; mais celle-ci, par
+une des plus antiques et des plus enfantines conventions humaines,
+personnifiait un peuple, le _peuple de proie_; alors, un réseau de fils
+enveloppant les pays et les mers, a propagé la nouvelle, et c'est un
+immense bruit, troublant le repos de tous; dans chaque lieu, dans chaque
+recoin où les hommes ont groupé des machines à tuer, un vacarme d'orage
+retentit, comme ici même dans cette baie si éloignée et si étrangère.
+
+D'aucuns la disaient bonne et pitoyable aux souffrances, la si vieille
+reine qui vient de mourir: alors, combien son déclin dut être angoissé
+par les spectres du Transvaal, si seulement elle avait gardé un coeur un
+peu maternel malgré l'orgueil, à travers les griseries de l'adulation
+et du faste. Nul ne m'était plus indifférent qu'elle, et cependant sa
+fin m'émeut presque, en cette pluvieuse journée d'hiver; c'est qu'elle
+était souveraine bien des années avant ma naissance, et, tout enfant,
+j'entendais souvent prononcer son nom, en ce temps-là sympathique aux
+Français; une période meurt avec son interminable règne, et il semble
+qu'elle nous entraîne un peu tous à sa suite dans le passé...
+
+Mais, il était écrit que, dans ce pays, je ne pourrais rien prendre au
+sérieux, pas même un deuil royal... Voici maintenant que je pense à
+l'impression des mousmés, dans toutes ces maisonnettes perchées sur la
+rive, entre les feuillages trempés de pluie, à leur surprise d'entendre
+ces salves qui ne finissent plus; les petits carreaux de papier, les
+petits châssis à glissière s'ouvrant partout, dans ces logis frêles
+comme des jouets de Nuremberg, et des têtes gentiment comiques, se
+risquant sous l'averse, pour se demander les unes aux autres, après la
+révérence obligée: «Qu'est-ce qu'il y a, mademoiselle Tulipe?...
+Qu'est-ce qui se passe donc, mademoiselle La Lune?...» Alors le sourire
+me vient malgré moi, ce sourire irrésistible que me causent toujours les
+figures des mousmés ou des jeunes chats...
+
+Sur le soir, quand le vrai crépuscule s'ajoute à la pénombre des nuages
+et de la pluie, la canonnade par degrés s'apaise. A longs intervalles,
+quelques derniers coups grondent encore, prolongés par l'écho. Et puis
+un infini silence retombe sur cette mort, avec la nuit qui vient: la
+page de l'histoire est tournée; la vieille dame orgueilleuse commence sa
+descente éternelle, dans la paix peut-être, assurément dans la cendre et
+l'oubli...
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+Dimanche, 20 janvier.
+
+Les derniers chrysanthèmes, fripés par les gelées du matin, ont disparu
+de l'étalage de madame L'Ourse, ma fleuriste ordinaire, pour faire place
+à des camélias et à des branchettes de saule, ornées déjà de ces petites
+pendeloques jaunâtres qui sont des floraisons d'extrême renouveau. Notre
+séjour indéterminé dans ce pays se prolonge de semaine en semaine, et
+nous finirons par y voir poindre le printemps.
+
+Dans sa vieille rue toujours en pénombre, qui longe le flanc de la
+montagne et les soubassements des temples, cette boutique de madame
+L'Ourse est un point où je m'arrête chaque jour, avant d'aller m'isoler
+là-haut, dans les bosquets des morts. Nous sommes du reste un peu en
+galanterie, madame L'Ourse et moi: c'était fatal.
+
+Sa maisonnette de bois est noirâtre, caduque comme la rue tout entière,
+moisie à l'ombre de ces terrasses moussues qui soutiennent les pagodes
+et la nécropole. A la devanture, sont accrochés quantité de tubes en
+bambou remplis d'eau, où trempent des fleurs, des feuillages, des
+fougères, des herbes.--Les Japonais, même du bas peuple, chacun sait
+cela, nous ont devancés de plusieurs siècles dans le raffinement des
+bouquets, dans l'art de composer, avec les plantes les plus vulgaires,
+des gerbes d'une grâce inimitable, dignes de leurs vases aux mille
+formes.
+
+Avec madame L'Ourse,--qui est dans les âges de madame Prune, autant dire
+à l'époque de la vie où les femmes sont le plus aimables,--le prix des
+fleurs se débat toujours longuement, pour le seul plaisir de marchander,
+en se faisant un doigt de cour. Cela s'entremêle de madrigaux que je
+lui adresse sur sa personne et qu'elle sait me rendre avec une civilité
+parfaite; d'autres dames du voisinage sortent alors des petits logis
+vermoulus et sombres pour assister au galant tournoi: c'est madame
+Montagne-Peinte, marchande de bric-à-brac au coin de la rue, ou madame
+Le Nuage qui vend des baguettes d'encens pour les Trépassés, ou encore
+madame Tubéreuse, dont l'époux, au fond d'un hangar poussiéreux, redore
+les bouddhas centenaires et répare les autels d'ancêtres.
+
+Lorsque ma gerbe est enfin choisie et payée, je la laisse en dépôt chez
+la marchande (prétexte à revenir), et je commence mon ascension à peu
+près quotidienne à la sainte montagne qui surplombe.
+
+Quantités de chemins s'offrent à moi, tout le long de cette rue
+vénérable, où il fait plus froid qu'ailleurs faute de soleil. Tantôt je
+m'en vais par les étroits raidillons qui grimpent au milieu des roches
+verdies, des mousses à reflet de velours, des capillaires aux tiges de
+crin noir, des petites sources éparpillées sur les feuilles comme des
+perles de verre.
+
+Ou bien je monte plus lentement par les larges escaliers de granit et
+les terrasses des temples.--Mais là, le sourire s'arrête, car
+soudainement tout devient grave, et une horreur religieuse inconnue sort
+des vieux sanctuaires obscurs. Il y a de quoi faire chaque jour quelque
+découverte nouvelle, dans ces quartiers de silence et d'abandon, étages
+au-dessus de la ville, et précédés de tant de vestibules, de terrasses,
+de portiques sévères. Dans les cours dallées, des arbres qui ont vu
+passer les siècles étendent leurs grosses branches mourantes, soutenues
+ça et là par des béquilles de bois ou de granit; il y pousse aussi des
+cycas géants, dont le tronc multiple s'arrange en forme de candélabre;
+des cycas qui supportent le froid, admettent à l'occasion la neige sur
+leurs beaux plumets,--résistent aux hivers, dans ce pays, comme font du
+reste quantité d'autres plantes délicates, et comme les singes des
+forêts, comme les grands papillons pareils à ceux des Tropiques, le
+Japon, semble-t-il, ayant le privilège d'une flore et d'une faune qui
+ne sont plus de son climat.--Des galeries couvertes, aux colonnes de
+cèdre, entourent d'une zone d'ombre les sanctuaires presque toujours
+fermés, où l'on voit, à travers les barreaux des portes, briller des
+dorures atténuées, luire les mains et les visages des dieux assis en
+rang sur des fauteuils. Ces temples, comme leurs arbres, ont vu couler
+des années par centaines, et le moment approche où leurs boiseries,
+leurs laques s'en iront en débris et en cendre. Sur les autels, ou bien
+aux plafonds poudreux, aux frises des vieilles colonnades, derrière les
+toiles d'araignées, il y a partout du mystère; partout il y a de
+l'étrange et de l'inquiétant, dans les moindres formes des figures ou
+des symboles. Et on sent bien, ici, qu'au fond de l'âme de ce peuple
+badin, au fin fond pour nous impénétrable, doit résider autre chose que
+de la frivolité et du rire, sans doute quelque conception plutôt
+terrible de la destinée humaine, de la vie et de l'anéantissement...
+
+En montant toujours, voici bientôt la peuplade des petits bouddhas en
+granit, tout barbus de lichen, et les innombrables bornes funéraires,
+enlacées de plantes aux minuscules feuilles; voici le réseau des
+sentiers qui se croisent parmi les tombes, sous les bambous et les
+camélias sauvages; voici tout le labyrinthe des morts. Et, à cette
+hauteur, je retrouve presque chaque fois ce soleil du soir, couleur de
+cuivre, qui, avant de s'abîmer là-bas dans la mer Jaune, s'attarde si
+languissamment sur ces pentes exposées au sud et à l'ouest, pour y
+apporter une tiédeur pas naturelle et comme enfermée, et me donner
+toujours la même illusion de serre. Çà et là, gisant sur quelque
+terrasse mortuaire, une chaise à porteurs, toute petite et en bois blanc
+très mince, comme pour promener une poupée, indique la place d'un mort
+nouvellement amené à ce haut domaine; c'est là dedans qu'on a apporté sa
+cendre, et l'usage veut qu'on laisse le véhicule léger pourrir sur
+place, avec les lotus en papier d'argent qui servirent au cortège. Où
+les brûle-t-on, ces morts, dans quel recoin clandestin, et avec quelle
+pudeur de les montrer? En ville on ne les rencontre jamais que déjà tout
+incinérés, tout réduits, tout gentils, et ne pesant plus, portés
+allègrement à l'épaule sur des bâtonnets, dans des petits palanquins en
+bois blanc, d'élégante et précise menuiserie; et quand j'ai interrogé
+des Japonais sur le lieu des bûchers, ils m'ont chaque fois évasivement
+répondu: «Dans les montagnes... par là-bas... par là-haut...» Il n'y a
+donc que de la poussière humaine, ici, point de cadavres jamais, ni de
+décompositions, ni de forme affreuse, et cela supprime tout effroi sous
+ces ombrages.
+
+L'heure du soir est l'heure par excellence, dans ces hauts cimetières où
+la senteur hivernale des feuilles mortes, des mousses et des lichens se
+mêle au parfum des baguettes d'encens allumées sur les tombes. C'est
+aussi l'heure où je conçois le mieux l'énormité des distances; en
+regardant, du haut de mon tranquille observatoire, décliner le soleil du
+Japon, qui se lève à ce moment même sur mon pays, j'ai comme
+l'impression physique, un peu vertigineuse, de la convexité de la Terre,
+et de sa courbe immense. Et je me sens si loin, si loin, dans le
+crépuscule qui vient, que tout à coup me prend le frisson de nostalgie,
+au souvenir du pays Basque, ou bien de ma maison natale...
+
+Le plus souvent il est couché, ce soleil, quand je repasse devant chez
+madame L'Ourse, mais elle m'attend pour tirer les vieux châssis de bois
+qui ferment sa devanture. Avec un regard plein de sous-entendus, elle ne
+manque jamais d'ajouter à la gerbe achetée deux ou trois fleurs, pour
+moi particulièrement précieuses, parce qu'elles sont un cadeau, une
+surprise qu'elle me réservait.
+
+Et maintenant, vite un pousse-pousse rapide, un coureur qui ait de
+bonnes jambes, afin de retraverser la ville nipponne et de ne pas
+manquer le dernier canot du soir. D'abord c'est la longue rue des
+marchands, où, devant les petites boutiques de bois, papillotent les
+porcelaines, les éventails, les émaux, les laques, toutes les choses
+maniérées et jolies que fabriquent par milliers les Japonais et que
+vendent les mousmés souriantes. Là défilent, dans le même sens que le
+mien, quantité d'autres pousse-pousse empressés qui ramènent vers la mer
+les officiers de notre escadre ou des cuirassés étrangers, chacun
+rapportant nombre de petits paquets ingénieusement ficelés, de petites
+caisses finement menuisées: les exaspérants bibelots auxquels ici
+personne n'échappe.
+
+Le long des nouveaux quais à l'américaine, où les coureurs haletants
+nous déposent, on se retrouve; on se trie par nations, sous un petit
+vent glacé qui manque rarement de se lever le soir et d'asperger
+d'embruns notre retour à bord.
+
+On nous a tant traités de pillards, dans certains journaux, nous tous,
+officiers ou soldats de l'expédition de Chine, que nous avons admis la
+dénomination «pillage» pour toute chinoiserie ou japonerie, si
+honnêtement achetée soit-elle, et payée en monnaie sonnante. Or, il est
+de règle sur mon bateau qu'après le souper, à l'instant des cigarettes,
+chacun doit exhiber son «pillage» du jour; la table du «carré» se garnit
+donc tous les soirs d'étonnantes choses, présentées par leur
+propriétaire respectif. Mon Dieu, qu'on est bien, les nuits d'hiver, en
+rade tranquille, installé à son bord, entre bons camarades, rentré dans
+cette petite France flottante qui vous porte si fidèlement, mais qui
+voisine tour à tour avec les pays les plus saugrenus du monde!...
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Lundi, 21 janvier.
+
+Madame Prune caressait depuis de longs jours le rêve de venir me voir à
+bord, comme elle était venue jadis sur la _Triomphante_, il y a tantôt
+quinze ans, hélas! à l'époque où s'épanouissaient, dans toute leur
+fraîcheur première, ses sentiments pour moi.
+
+J'avais galamment consenti, mais, en homme correct qui craint de donner
+à jaser, je m'étais rendu chez madame Renoncule ma belle-mère pour la
+prier de chaperonner la visiteuse. Et, afin d'enlever même tout
+caractère clandestin à cette entrevue, j'avais convié aussi deux de mes
+belles-soeurs et quatre jeunes guéchas de ma connaissance, en leur
+recommandant d'apporter des guitares.
+
+Il avait fallu ensuite prévenir la police nipponne, pour les raisons
+suivantes. Depuis des années, le Japon détenait le monopole d'exporter
+dans toutes les villes maritimes de l'Extrême-Orient des jeunes
+personnes de caractère gai, spécialement destinées à faire oublier aux
+navigateurs les austérités de la mer; mais le gouvernement du Mikado
+veut supprimer aujourd'hui cet usage, qu'il regarde comme attentatoire
+au bon renom national, et devient très circonspect lorsqu'il s'agit de
+laisser des dames seules se rendre à bord des navires.
+
+La perspective d'être présentés à madame Prune avait jeté parmi mes
+camarades un doux émoi. Ils avaient fait des frais, commandé pour la
+table des fleurs et de très ingénieuses sucreries. Et, à l'instant fixé,
+leurs jumelles se promenaient discrètement sur tous les sampans de la
+rade, pour épier la venue de nos invitées.
+
+Au bout d'une demi-heure, personne. Au bout d'une heure, rien encore. Et
+j'ai envoyé aux informations, sur le quai.
+
+Des policiers,--trop peu physionomistes, hélas!--s'étaient opposés à
+l'embarquement de ces dames, malgré l'autorisation accordée la veille,
+croyant au départ d'une relève de pensionnaires pour certaines maisons
+de Shangaï ou de Singapour.
+
+Madame Renoncule, paraît-il, toujours si maîtresse d'elle-même, avait
+reçu ce coup le front haut, et s'était contentée de ramener avec dignité
+mes belles-soeurs au logis.
+
+Mais, à l'idée d'être prise pour l'une de ces hétaïres migratrices, qui
+ne craignent pas d'abandonner l'autel de leurs ancêtres pour aller
+vendre à l'étranger leur sourire, madame Prune s'était évanouie.
+
+
+
+
+XX
+
+
+Mercredi, 23 janvier.
+
+Je passais tranquillement, avec un de mes camarades du _Redoutable_,
+dans Motokagomachi, la grande rue des boutiques, regardant les bibelots
+extraordinaires aux devantures et les sourires de ces gentilles petites
+personnes, qui ont les yeux si bridés. Mais, en avant de nous là-bas,
+très vite un rassemblement se formait, d'où partaient des vociférations
+aiguës, grinçantes, rugueuses, comme celles des Chinois en guerre. Et au
+milieu de ce groupe excité, deux officiers français, contre lesquels
+semblait tournée la fureur générale!... Alors, nous sommes accourus
+aussi, il va sans dire.
+
+C'étaient deux enseignes de vaisseau, arrivés d'hier à Nagasaki sur un
+croiseur. Des bonshommes autour d'eux avaient les poings levés, leurs
+courts bras jaunes sortant jusqu'à l'épaule des manches de leurs robes.
+Or, ces bonshommes, nous les connaissions bien: c'étaient des marchands
+de potiches du voisinage, chez lesquels nous avions l'habitude de
+fréquenter, gens à sourires et à révérences plus que personne, gens
+d'ordinaire obséquieux et patelins,--mais si transfigurés aujourd'hui
+par la colère! Leurs petits yeux devenus effrayants, leur bouche
+contractée par un rictus de fauve! Des êtres pour nous tout à fait
+nouveaux, imprévus, ressemblant à ces masques de guerre qui grimacent la
+mort, et dont les Japonais ont bien dû en effet prendre le modèle chez
+eux quelque part.
+
+Tout simplement ces Français avaient poussé du pied le chien d'un de ces
+marchands, qui voulait mordre: alors, besoin immédiat de revanche
+nationale contre les deux étrangers...
+
+Le calme un peu dédaigneux des attaqués, notre arrivée aussi, à nous qui
+étions connus pour être d'assez faciles acheteurs, empêcha la bagarre
+d'aller jusqu'au premier coup de poing; sans cela nous étions
+aveuglément houspillés par la foule, et non moins aveuglément traînés au
+poste par une escouade de police, ainsi qu'il arriva la semaine dernière
+aux officiers d'une autre flotte européenne.
+
+Ce petit peuple, arrogant et plein de mystère, cache, sous ses dehors
+gracieux, une haine farouche pour les hommes de race blanche.
+
+Imaginerait-on même qu'un de leurs sujets de jalousie contre les
+Européens est de ne pouvoir, pour cause de visage trop plat, user d'un
+pince-nez? Aussi les élégants d'entre eux se hâtent-ils d'en porter,
+même s'ils n'en ont pas besoin, pour peu qu'ils se sentent au milieu de
+la figure un soupçon de quelque chose permettant d'en accrocher un.
+
+
+
+
+XXI
+
+
+Vendredi, 25 janvier.
+
+Le temple du Renard devient depuis quelques jours un de mes lieux de
+pèlerinage habituels.
+
+Un chemin d'ombre verte, dans un repli de montagne, vous y conduit en
+grimpant comme un escalier au bord d'une petite cascade alerte et
+glacée. Il y a quinze ans, j'avais pu vivre tout un été à Nagasaki sans
+le connaître, et je ne l'aurais pas découvert cette fois non plus, sans
+les emblèmes religieux échelonnés à diverses hauteurs parmi les
+branches, le long du sentier presque clandestin. Ces emblèmes sont des
+renards blancs, assis sur des socles,--des renards fantastiques, bien
+entendu, des renards déformés par l'imagination japonaise et traduits
+sous les traits de maigres bêtes aux oreilles de chauves-souris,
+montrant les dents avec un de ces rires à ne pas regarder, comme en ont
+les têtes de mort; ou bien ce sont de frêles portiques de menuiserie,
+peints en rouge et couverts d'inscriptions noires, parfois espacés au
+hasard, ailleurs si rapprochés qu'ils forment une sorte de voûte
+rougeâtre, sous l'autre voûte si verte des feuillées. Quelques
+maisonnettes s'étagent aussi sur le parcours, humbles boutiques de
+baguettes d'encens pour le temple, de bonbons pour les enfants qui
+montent en pèlerinage, ou de petits renards en plâtre, longs comme le
+doigt mais taillés sur le modèle de ceux de la route et montrant
+l'affreux rictus qui convient. Partout des branches retombantes, des
+mousses, des fougères; de beaux mandariniers, garnis de leurs fruits
+d'or qui achèvent lentement de mûrir au soleil hivernal. Des roches
+polies, arrondies par le temps et que d'imperceptibles lichens ont
+marbrées, à l'ombre, de nuances douces et rares: des verts cendrés, des
+gris passant au rose. Et çà et là, posé sur quelque vieille pierre
+debout, un temple en miniature, de la taille d'un théâtre de Guignol,
+très vieux lui aussi, très fruste, mais ayant ses emblèmes énigmatiques,
+ses renards blancs et ses bouquets de riz apportés en offrande. La
+cascade, le plus souvent cachée dans des fissures profondes, vous
+accompagne de sa grêle musique, tandis qu'on s'élève sous les ramures,
+par le sentier ardu ou par les marches usées.
+
+Enfin le temple lui-même apparaît, en avant d'un rideau de grands
+arbres. Un assez petit temple, mais si étrange! Tout ouvert comme un
+hangar, très simple, ainsi que tous les sanctuaires de ce Dieu-là, et
+dépourvu d'aucune idole de forme humaine. Il est en bois, sans doute
+ancien, mais d'un âge indéfinissable, tant on l'a bien entretenu, tant
+sont soigneusement lavés ses panneaux et ses colonnes. Au milieu,
+descend du plafond comme un lustre un énorme grelot également en bois,
+sur quoi les fidèles frappent dès l'arrivée, et c'est pour que le Dieu,
+en train peut-être de flâner parmi les nuages, soit averti qu'on est
+là, que l'on demande audience. Alentour, les hommes ont arrangé cette
+nature, déjà presque trop jolie par elle-même, en quelque chose de plus
+joli encore, de plus compliqué surtout, ajoutant des rocailles aux
+rochers, créant des petits ruisseaux pour y jeter des ponts. Les herbes
+très délicates, les mousses, toute l'exquise flore sauvage d'ici;
+apportent leur charme intime à ces arrangements qui ne seraient guère
+que prétentieux chez nous. Par ailleurs, ce temple, ces objets
+symboliques, déroutants de simplicité bizarre, que l'on aperçoit au fond
+sur l'autel, imprègnent le jardin désert d'on ne sait quelle
+transcendante et indicible japonerie. Et, au-dessus de tout cela, se
+dresse la montagne avec ses fourrés de verdure.
+
+Juste en face du sanctuaire, une maison-de-thé, gentille et vieillotte,
+se dissimule à moitié dans les arbres; on y accède par un arceau en
+granit feutré de lichen, qui enjambe un torrent, et près duquel, dans
+une vaste cage, deux grues blanches à huppe rouge, de la grande espèce,
+se tiennent immobiles: pensionnaires sacrées du temple, il va sans
+dire, mais très mélancoliques captives.
+
+La propriétaire de cette maison-de-thé, plutôt modeste et peu
+achalandée, s'appelle madame La Cigogne. Bien que cette dame compte sans
+doute une dizaine de printemps de moins que madame Prune, elle est d'une
+maturité incontestable, mais n'a point abdiqué encore, et j'arrive de
+jour en jour à me convaincre que le temps lui a laissé, à elle aussi,
+quelques attraits.
+
+Sitôt qu'elle m'aperçoit, à l'orée du sentier vert, madame La Cigogne se
+prosterne et affecte une expression d'extase qui semble dire: «En
+croirai-je mes yeux? Quelle faveur inespérée le ciel m'envoie!» Je me
+fais un devoir de saluer fort civilement à mon tour, avant de prendre
+place sur les nattes blanches, devant la petite véranda enguirlandée de
+plantes qui s'étiolent à l'ombre de tant d'arbres, et où languissamment
+fleurissent quelques pâles roses d'hiver.
+
+Madame La Cigogne, après de nouvelles révérences, me présente aussitôt
+la chatte de la maison, que j'honore de mon amitié, une certaine
+mademoiselle Sato, jeune personne de six mois, à fourrure grise, qui a
+conservé l'humeur folâtre de l'enfance. Ensuite, vient ma tasse de thé,
+sucrée toujours à point. Et puis les bonbons que j'aime, et deux fines
+baguettes de bois pour les saisir. A part quelques pèlerins, qui
+viennent se restaurer ici, après des génuflexions, des exercices
+religieux trop prolongés dans le temple, je suis presque toujours le
+seul client de cette dame, ce qui favorise entre nous de longs
+tête-à-tête. Dans le sentier voisin, personne non plus, personne ne
+passe, si ce n'est de temps à autre quelques marchands d'eau,
+athlétiques et demi-nus qui redescendent, portant à l'épaule, au bout
+d'un bâton, des seaux en bois, remplis aux sources claires de la
+montagne. On n'entend d'autre bruit que celui des petites cascades
+perlées dégringolant sous les herbes; ou bien c'est, dans les branches,
+le remuement discret des oiseaux, attristés parce que le soleil de
+janvier reste incolore.
+
+Le lieu est paisible, étrange et ignoré. On y respire la senteur des
+feuilles mortes et de la terre humide. Malgré la présence enjouée de
+cette dame, on s'imprègne ici, dans le silence, de la japonerie spéciale
+qui émane du temple aux lignes simples, et qui est une japonerie haute
+et sereine. On sent comme des esprits, des essences très inconnues,
+rôder sous les futaies, dormir au fond des grosses pierres aux têtes
+rondes. Et la tombée du soir vous apporte dans ce recoin du Japon une
+petite terreur charmante, dont on cherche en vain le sens introuvable.
+
+En quittant la maison-de-thé, je continue souvent de suivre le sentier
+qui monte, jusqu'à l'instant où il finit dans la brousse. Sur des
+pierres moussues émergeant du sol, encore deux ou trois de ces vieux
+temples pour poupée, inquiétants à rencontrer malgré leur petitesse de
+jouet d'enfant; mais les fougères, les racines deviennent de plus en
+plus souveraines, dans la nuit verte qui s'épaissit, et tout se perd
+bientôt au fond des bois, où les boutons des camélias sauvages, en
+retard sur ceux des jardins d'en bas, commencent à peine à rougir...
+
+Pour être tout à fait franc vis-à-vis de moi-même, je suis forcé de
+m'avouer que me voici un peu en coquetterie avec madame La Cigogne...
+
+
+
+
+XXII
+
+
+Jeudi, 31 janvier.
+
+Il semblait certain que notre grand cuirassé, la guerre étant unie,
+allait reprendre la route de France et qu'après des relâches en
+Inde-Chine il nous ramènerait chez nous pour le beau mois de juin. Il y
+avait bien la petite tristesse de quitter bientôt ce navire, cette vie
+de bord avec de bons camarades, cet amusant pays, de voir finir à jamais
+toute cette période très spéciale de l'existence; mais cela se noyait
+pour nous dans la joie du retour.
+
+Et voici qu'aujourd'hui le courrier de France nous apporte un désolant
+contre-ordre: nous resterons deux ans dans les mers de Chine! Sitôt que
+les glaces fondront à l'entrée du Peïho, force nous sera de rebrousser
+chemin vers le Nord chinois, et de recommencer, sous le mauvais soleil,
+le dur métier de l'automne passé: pourvoir au rapatriement du corps
+expéditionnaire, rembarquer sur des transports, par grosse mer probable,
+ces milliers d'hommes et ce matériel que nous avions eu déjà tant de
+peine à déposer sur la rive...
+
+En une minute la nouvelle, entendue par des matelots à travers la
+portière de brocart rouge de l'amiral, a été propagée à voix de
+confidence, presque silencieusement, parmi l'équipage, semant la
+consternation du haut en bas du _Redoutable_,--depuis les passerelles où
+vivent, la longue-vue à la main, les timoniers chargés d'épier le plus
+loin possible les choses du dehors, jusque chez les pauvres garçons,
+pâlis comme des mineurs, qui habitent et travaillent au-dessous de
+l'eau, entre des rouages de fer, au milieu des entrailles cachées du
+navire, dans l'obscurité et dans l'odeur des huiles.
+
+Deux ans, à errer sur les mers de Chine! Tous, expédiés de France en
+coup de vent, à l'annonce des affaires de Pékin, nous pensions que la
+campagne durerait six mois à peine. C'était volontairement que nous
+étions partis, nous les officiers, mais non pas les matelots. Forcés
+d'accepter, ceux-ci, leur destination imprévue, ils avaient laissé en
+suspens leurs humbles petites affaires,--des mariages, des baptêmes, des
+règlements d'intérêts,--d'ailleurs convaincus, comme nous, qu'on allait
+bientôt revenir...
+
+Mais voici maintenant que cela durera deux années! Et d'abord il va
+falloir passer tout un été mortel sur les eaux chaudes et souillées de
+l'embouchure du Petchili, être parqués là dans une caisse de fer où l'on
+respire par des trous, ne sortir de l'étouffante demeure que pour peiner
+au milieu des lames, sous un ciel accablant! Bientôt, c'est inévitable,
+reviendront les dysenteries, les fièvres, et plus d'un sans doute ira
+traîner ou mourir dans quelque hôpital de la côte chinoise... Tel est
+l'ordre sans merci qui nous arrive. Adieu le retour!
+
+Pour réfléchir à ce changement de mes lendemains, et essayer de m'y
+soumettre, j'aurais voulu m'en aller là-haut, sur l'exquise montagne des
+cimetières, mon lieu de méditation préféré, et m'asseoir devant le
+soleil couchant. Mais il tombe une petite pluie d'hiver très froide, qui
+sent la neige. Faute de mieux, j'irai dans la maison-de-thé où mes
+jouets habituels, mes deux petites poupées à musique, entre les murs de
+papier, me distrairont avec une guitare et des masques.
+
+ * * * * *
+
+Jamais elle ne m'avait paru si mélancolique, la salle vide et blanche,
+aux parois minces, où je me trouve une heure après, les jambes croisées
+sur un coussin de velours noir. Mademoiselle Matsuko, la guécha, qui ne
+prend plus la peine de faire grande toilette en mon honneur, arrive
+bientôt, modestement vêtue de crépon gris perle, s'assied par terre,
+gentille et boudeuse, puis commence, d'un air résigné, à gratter les
+cordes de son «chamecen» avec sa spatule d'ivoire. Dans le silence, dans
+la lumière grise, déjà crépusculaire, une petite musique alors sautille
+et pleure, triste à faire couler des larmes, étrange à donner le
+frisson,--en attendant que paraisse l'autre, celle qui est moitié fée et
+moitié chat, mademoiselle Pluie-d'Avril avec sa traîne et ses
+révérences.
+
+J'ai eu tort de venir ici; c'est plus triste que ma chambre du
+_Redoutable_. Le son de cette guitare, on dirait le chant d'une
+sauterelle d'hiver, enfermée dans une cage de papier, une sauterelle de
+pays très lointain, dont la maigre voix évoquerait un monde inconnu; je
+l'entends sans l'écouter, mais cela suffit à maintenir pour moi cette
+notion d'exotisme extrême qui avive ma nostalgie.
+
+Alors, deux ans dans les mers de Chine!... Il est fini, hélas! le temps
+où j'étais angoissé, au cours des trop longues campagnes, par la crainte
+de ne pas retrouver la figure vénérée et chérie de Celle à qui depuis
+l'enfance on rapporte toutes choses, de Celle que personne au monde ne
+supplée... Cette crainte-là est aujourd'hui changée en une certitude,
+sur laquelle même un peu de résignation a commencé de venir. A ce point
+de vue-là donc, peu importe à présent la durée de l'absence, puisque je
+ne la retrouverai plus, à aucun de mes retours, jamais... Pourtant, des
+liens profonds me tiennent encore au foyer,--et d'ailleurs mes années
+sont bien comptées, pour que je les perde en exil...
+
+Elle se lève, la guécha, qui visiblement s'ennuie; elle pose sa longue
+guitare et se met à marcher, indolente et gracieuse, si légère que le
+plancher ne semble même pas s'en apercevoir,--ce plancher mince qui
+gémissait tout à l'heure sous le pas des servantes, lorsque la dînette
+nous a été servie. Et, au moment où s'est arrêtée sa musique monotone,
+je songeais à certain vieux jardin qui est situé au-dessous de nous, de
+l'autre côté de la terre, et qui, dans mon enfance, représentait pour
+moi le monde. A l'instant précis où la sauterelle de rêve a cessé de
+chanter, c'est ce jardin-là que je revoyais, après avoir repassé tant de
+choses en souvenir, ce jardin avec ses treilles, ses vieux arbres, et
+surtout un grenadier planté jadis par un aïeul, qui, à chaque mois de
+juin depuis cent ans, sème en pluie ses pétales rouges sur le sable
+d'une allée. Ce ne sera donc pas le printemps prochain que je reverrai
+cette jonchée de fleurs rouges, ni même le printemps d'après; ce ne sera
+peut-être jamais plus...
+
+La guécha, d'une main distraite, entr'ouvre l'un des châssis de bois et
+de papier par où nous vient la pâle lumière: «Tiens, dit-elle, la
+neige!» Et vite elle referme le panneau transparent, qui a laissé
+pénétrer un souffle de glace dans la salle déjà si froide. La neige,
+j'ai eu le temps de l'apercevoir pendant cette seconde où le panneau
+s'est entr'ouvert: des flocons blancs qui tourbillonnent avec lenteur,
+dans un ciel mort, au-dessus d'un toit japonais aux petites tuiles
+rondes, d'un gris noirâtre.
+
+Alors, non, ce n'est plus tenable, ici!...
+
+Heureusement, voici la diversion nécessaire: des pas d'enfant dans
+l'escalier, des froufrous de soie; mon petit chat qui arrive!
+
+Elle apparaît, cette petite mademoiselle Pluie-d'Avril, stupéfiante à
+son ordinaire, dans ses falbalas, mièvre et comme sans consistance,
+ainsi empaquetée dans ses étoffes à grands ramages. Elle est en dame
+d'autrefois et porte un immense éventail de cour. Elle salue, fait
+quelques pas, salue de nouveau, s'avance encore, et, tandis qu'elle se
+prosterne cette fois pour une solennelle révérence à la mode ancienne,
+une imperceptible expression de gaminerie plisse le coin de ses yeux
+retroussés, sa bouche s'entr'ouvre pour laisser passer le miaou d'un
+chat,--si bien imité, si imprévu que j'éclate de rire...
+
+--Oh!--fait mademoiselle Matsuko, pointue,--voilà trois jours qu'elle
+préparait ça, pour distraire ta seigneurie. Avec son gros matou de
+monsieur Swong, elle prenait des répétitions...
+
+Laisse dire, va, petite fée. C'était ce qu'il fallait; tu as réussi à
+amuser celui qui te paie pour ça, et il te remercie.
+
+Maintenant, là-bas derrière toi, tourne, fais jaillir la lumière
+électrique, ce sera moins lugubre. Et puis commence quelqu'une de tes
+danses ou de tes scènes mimées,--celle, par exemple, du pêcheur endormi
+cent ans au fond de la mer; celle, tu sais, qui exige au dernier tableau
+un masque de vieillard tout blême avec une barbe comme des algues
+blanches.
+
+ * * * * *
+
+Le soir, à bord, pendant que la neige tombe abondamment du ciel
+nocturne, je reçois la visite de quelques-uns de mes amis matelots, en
+quête de renseignements plus précis sur la consternante nouvelle et
+gardant un vague espoir que je la démentirai peut-être, que je les
+rassurerai un peu.
+
+En dernier, m'arrive une sorte de géant breton, aux jolis yeux de
+douceur triste profondément enfoncés sous un front large et têtu. Il
+allait se marier dans un mois, celui-là, quand le navire, qui semblait
+destiné à un long séjour en France, a reçu l'ordre imprévu de faire
+campagne en Chine. A l'annonce du retour, il avait employé ses économies
+à acheter une pièce de crépon blanc pour la robe de noces, et différents
+bibelots japonais afin d'orner le logis. Mais maintenant, au milieu de
+sa consternation enfantine, un des points qui le tourmentent le plus,
+c'est la crainte que tout cela ne se gâte, pendant deux années, dans le
+fauxpont humide, et il me demande timidement si je ne pourrais pas
+loger la caisse, sans que ça me gêne trop, dans un coin de ma chambre.
+
+Comment lui refuser cette consolation-là? Certainement, bien que je sois
+déjà encombré à ne savoir que devenir, je donnerai l'hospitalité à la
+gentille pièce de soie blanche et aux modestes cadeaux de mariage.
+
+
+
+
+XXIII
+
+
+1er février.
+
+Cédant aux larmes de madame Prune, j'étais retourné hier à la police
+nipponne, pour représenter à messieurs les agents qu'il ne s'agissait
+point d'une migration, mais d'une simple visite de courtoisie, et qu'au
+bout d'une heure ou deux nous rendrions toutes ces dames intactes à
+leurs foyers. On s'était donc excusé de l'offensante méprise, et
+aujourd'hui nous avons eu la joie de recevoir nos visiteuses, sous un
+soleil printanier.
+
+Deux sampans, qui semblaient transformés en des barques cythéréennes,
+toutes de séduction et de grâce, nous les ont amenées au coup de trois
+heures, pour prendre le thé.
+
+Madame Renoncule cependant, en mère prudente, avait préféré cette fois
+ne pas amener ses filles; mais nous avions madame Prune, entourée d'un
+essaim de jeunes guéchas. Une douce gaîté, du meilleur aloi, n'a cessé
+de régner pendant toute la visite de ces dames. Elles avaient fait des
+toilettes extrêmement galantes, et en particulier le chignon de madame
+Prune, amplifié à souhait par d'habiles posticheurs, restera dans toutes
+les mémoires. Pour donner plus de piquant à cette réunion, mes camarades
+s'étaient procuré quelques-unes de ces sucreries japonaises, composées
+avec tant d'esprit,--allégoriques, pourrait-on dire,--qui représentent
+tantôt des objets usuels, tantôt les fragments les plus divers de
+l'organisme humain; ils les avaient spécialement choisies, bien entendu,
+pour la principale invitée, et d'ailleurs avec autant de finesse que de
+tact et de discrétion...
+
+
+
+
+XXIV
+
+
+2 février.
+
+Donc, nous restons ici jusqu'au printemps, c'est-à-dire environ deux
+mois encore, car il faudra sans doute le soleil d'avril pour fondre ces
+glaces, là-bas, qui nous ferment la sinistre entrée du Peïho.
+
+Et il ne s'annonce guère, le printemps de cette année, même dans la baie
+si close, si défendue contre les vents de Nord, où notre navire
+s'abrite.
+
+Au contraire nous sommes plus que jamais en pleine saison de bourrasques
+et de neiges. Or, tout ce Japon, amusant par le soleil, devient
+pitoyable, dès qu'il est boueux, ruisselant et transi. Du reste, on
+meurt comme mouche, à Nagasaki dans ce moment; entre deux grains, dès
+que le soleil d'hiver se montre, les gracieux cortèges de messieurs les
+morts et de mesdames les mortes se hâtent vers la nécropole de la
+montagne; on en trouve parfois deux, trois ensemble, qui s'abordent nez
+à nez à un carrefour, échangent de suprêmes politesses, font à qui ne
+passera pas devant l'autre, entravent la circulation et arrêtent par
+douzaines les pousse-pousse crottés. En tête, marchent toujours quelques
+bonzes en bonnet archaïque, robe sombre et surplis d'ancien brocart
+d'or. Ensuite le héros du défilé, le mort lui-même, réduit à sa plus
+simple expression, porté à l'épaule dans la toujours pareille petite
+châsse de fine menuiserie blanche. A l'épaule également, plusieurs vases
+en bois d'où s'échappent, pour dominer la foule, de fantastiques plantes
+artificielles: lotus gigantesques à pétales d'argent, érables du Japon à
+feuilles rouges, cerisiers ou pêchers tout en fleurs. Puis, la théorie
+des dames ou mousmés vêtues de deuil, en blanc de la tête aux pieds. Et
+enfin, la partie hautement comique du convoi, les hommes en robes de
+soie et chapeaux melons; quelques redingotes; beaucoup de lunettes, et
+surtout de lunettes bleues, toujours instables sur ces visages trop
+plats. Quand survient une averse, les parapluies s'ouvrent, d'affreux
+parapluies de chez nous, et çà et là quelques autres du Japon, en papier
+gommé avec des peinturlures, des fleurs et des cigognes envolées, dans
+cette note plus gaie qu'affectionne encore madame Prune pour le sien.
+
+Vers les pagodes et la montagne, tout cela se dirige; par les sentiers
+mouillés et glissants, tout cela grimpe, au milieu des vieilles tombes
+charmantes en rangs déjà pressés.
+
+C'est de la poitrine surtout que meurent ces pauvres petits bonshommes;
+les paysans même, ces paysans japonais si râblés, aux courtes tailles si
+bien prises, aux membres d'athlète, s'en vont de ce mal-là, depuis que
+l'américanisme les oblige à s'habiller, au lieu de vivre nus comme les
+ancêtres.
+
+
+
+
+XXV
+
+
+3 février.
+
+Encore la neige, le ciel bas et plombé. Ce soir, sur la colline de la
+concession européenne où je fréquente peu, j'ai cheminé par une route
+saupoudrée de blanc, et d'ailleurs bien entretenue, bien droite, bordée
+de consulats; on se serait cru en Europe, à la tombée d'une nuit
+d'hiver, sans les quelques mousmés drôlement emmitouflées que l'on
+rencontrait de temps à autre, et qui ramenaient la notion du lieu
+lointain.
+
+J'allais à l'hôpital russe, faire visite à un officier d'un régiment de
+Grodno, blessé vers Moukden. Auprès de son lit veillait un jeune homme
+en tenue de malade, avec lequel j'ai causé d'abord sans présentation: un
+autre officier évidemment, d'allure élégante, au fin visage très
+français, et parlant notre langue avec un imperceptible accent espagnol.
+C'était dom Jaime de Bourbon, fils de dom Carlos, et prétendant carliste
+au trône d'Espagne. Engagé dans l'armée russe, il avait demandé d'aller
+en Extrême-Orient, pour guerroyer, par humeur française, et maintenant
+il était là, convalescent d'un typhus grave pris en Mandchourie.
+
+
+
+
+XXVI
+
+
+5 février.
+
+Chez ces marchands de bric-à-brac, qui pullulent chaque jour davantage à
+Nagasaki, les plus étranges objets voisinent entre eux, éclos parfois à
+mille ans d'intervalle, mais rapprochés là sur des étagères proprettes,
+bien époussetés et à peine ternis par la cendre des siècles.
+
+Quantité de débris du palais impérial de Pékin, pris et revendus par des
+soldats, sont aussi venus s'échouer dans ces boutiques: des bronzes, des
+jades, des porcelaines. Et les marchands, rien que par le prix qu'ils
+en demandent, rien que par leur ton respectueux pour dire: cela vient
+de Chine, rendent tous un hommage involontaire à l'art de ce pays,--cet
+art typique et primordial, d'où l'art japonais dérive, comme une
+branchette particulièrement gracieuse, mais frêle et de nuance pâlie,
+qui aurait jailli d'un grand arbre exubérant. A la profusion et à la
+magnificence de leurs maîtres chinois, ces petits insulaires d'en face
+ont substitué la simplicité élégante et la précision minutieuse; à la
+franche gaîté des couleurs, à l'éclat des verts accouplés aux roses, les
+nuances estompées, dégradées et comme fuyantes. Et enfin, pour les
+palais et les temples, au lieu de ce perpétuel flamboiement des ors
+rouges, qui devient une obsession d'un bout à l'autre de la Chine, ils
+ont adopté les laques noirs polis comme des glaces, les boiseries
+incolores finement ajustées comme les pièces d'une horloge, et les
+panneaux d'impeccable papier blanc.
+
+Parmi tant de surprenantes boutiques, celles qui donnent le plus à
+réfléchir sont pour moi, dans une rue que les étrangers connaissent à
+peine, ces espèces de hangars poussiéreux, où s'entassent les vieilles
+armes, les vieilles cuirasses, les vieux visages d'acier, tout
+l'attirail pour faire peur qui servait aux anciennes batailles, et les
+fanions des Samouraïs, leurs emblèmes de ralliement, leurs étendards.
+Sur des fantômes de mannequins qui ne tiennent plus debout, posent des
+armures squameuses, des moitiés de figures poilues, des masques ricanant
+la mort. Un fouillis d'objets ultra-méchants, qui pour nous ne
+ressemblent à rien de connu, tellement qu'on les croirait tombés de
+quelque planète à peine voisine. Ce Japon à demi fantastique,
+soudainement écroulé après des millénaires de durée, gît là pêle-mêle et
+continue de dégager un vague effroi. Ainsi, les pères, ou les
+grands-pères tout au plus, de ces petits soldats d'aujourd'hui, si
+drôlement corrects dans leurs uniformes d'Occident, se déguisaient
+encore en monstres de rêve, il y a cinquante ans à peine, lorsqu'il
+s'agissait d'aller se battre; ils mettaient ces cornes, ces crêtes, ces
+antennes; ils ressemblaient à des scarabées, des hippocampes, des
+chimères; par les trous de ces masques à grimace, luisaient leurs yeux
+obliques et sortaient leurs cris de fureur ou d'agonie.... Et c'est dans
+les vallées ou les champs de ce gentil pays vert qu'avaient lieu ces
+scènes uniques au monde: les rencontres et les corps à corps d'armées
+rivales, vêtues avec cet art démoniaque, alors que les longs sabres si
+coupants, tenus à deux mains au bout de bras musculeux et courts,
+décrivaient leurs moulinets en l'air, puis faisaient partout des
+entailles saignantes, fauchaient ensemble les casques cornus et les
+figures masquées.
+
+Quel que soit le changement radical survenu de nos jours dans les
+costumes et les armes, à l'instar d'Europe, un peuple qui, hier encore,
+a rêvé et confectionné de tels épouvantails, doit garder de la guerre
+une conception horrible, cruelle et sans merci.
+
+
+
+
+XXVII
+
+
+7 février.
+
+Deux mois de Japon déjà, et Nagasaki m'est redevenu familier comme si je
+n'avais pas cessé d'y vivre. Entre ce séjour et le premier, des liens se
+nouent de plus en plus, qui jettent parfois comme dans un recul de
+second plan les quinze années d'intervalle. Mes camarades d'exil se
+japonisent aussi de jour en jour, sans s'en apercevoir. On s'habitue à
+l'enserrement de ces montagnes et aux dentelures de leurs cimes; on ne
+trouve plus leurs pointes si singulières ni si «japonaises». On
+s'habitue à ces bois suspendus alentour, à ces nappes de verdure jetées
+sur toutes les pentes, depuis le ciel jusqu'à la mer, à tout ce site
+presque trop joli que les brumes roses des matins de février déforment
+et compliquent souvent jusqu'à la plus charmante invraisemblance. On
+circule comme chez soi au milieu de cette ville, parmi cet amas de
+maisonnettes de bois et de papier, aussi drôles que des jouets d'enfant.
+On cueille, de-ci de-là, en passant dans les rues, les sourires et les
+révérences d'une quantité de mousmés qui vous connaissent; on a des amis
+et des amies chez tout ce petit monde, à l'abord accueillant et
+facile,--à l'âme fermée, exclusive, vaniteuse et ennemie.
+
+Et rien encore n'indique le printemps, qui nous fera quitter ce pays
+pour nous envoyer à la peine, sur les côtes de cette grande Chine
+funèbre...
+
+J'ai vraiment commis une erreur, il y a quinze ans, en n'épousant pas
+plutôt madame Renoncule ma belle-mère. Chaque jour augmente mon regret
+de l'avoir ainsi méconnue. Elle-même, si je ne m'abuse, le déplore
+secrètement, et, aujourd'hui que l'irréparable est accompli entre nous,
+ne se lasse point de me traiter en gendre, pour maintenir au moins ce
+lien-là, faute de mieux.
+
+Par ces froides pluies d'hiver, je passe chez elle des heures
+nostalgiques à entendre pleurer sa longue guitare, dans le silence de sa
+maison, dans l'éternel crépuscule de ses châssis de papier, devant ses
+rocailles verdies à l'ombre, ses arbres nains qui n'ont pas dû grandir
+depuis un siècle, son jardin de vieille poupée, où tombe un jour gris,
+entre des murs... Oh! ce jardin de ma belle-mère, dont le seul aspect
+autrefois me donnait déjà le spleen au soleil d'août, qui dira sa
+mélancolie, sous le pâle éclairage de février!... Du fond de la pièce,
+où l'on est assis plus en pénombre, à écouter la petite musique de
+mystère échappée des cordes grêles, on aperçoit par la baie de la
+véranda une sorte de site sauvage qui dès le premier coup d'oeil vous
+déroute par quelque chose de pas au point, de pas naturel. Sont-ce de
+véritables vieux arbres, sur des rochers, un véritable lointain agreste
+vu à travers une lunette faussant les perspectives? Cependant on dirait
+bien que cela est tout petit et tout près. Plutôt ne serait-ce pas un
+décor romantique, découpé et peint pour théâtre de marionnettes, sur
+lequel un réflecteur laisserait tomber de la lumière verdâtre? Pas un
+coin du vrai ciel ne se découvre au-dessus de ce paysage enclos; mais le
+mur du fond, tout en grisailles estompées, à mesure que le jour baisse,
+finit par n'avoir plus l'air d'un mur; il joue les nuages lourds, les
+nuages en linceul, amoncelés au-dessus d'un monde étiolé par la vétusté
+et qui aurait perdu son soleil.
+
+Tous les jardins de Nagasaki ne portent pas au spleen comme celui-là;
+mais tous sont de patientes réductions de la nature, arbres nains,
+longuement torturés, et montagnes naines, avec des temples d'un pied de
+haut qui ont l'air centenaire. Comment concilier, dans l'âme japonaise,
+cette prédilection atavique pour tout ce qui est minuscule, mièvre,
+prétentieusement gentil, comment concilier cela avec ce goût
+transcendant de l'horrible, cette conception diabolique de la bataille
+qui a engendré les masques et les cornes des combattants, toutes les
+effrayantes figures des divinités et des guerriers? Et comment faire
+marcher de pair cet excès de politesse, de saluts et de sourires, avec
+la morgue nationale et la haine orgueilleuse contre l'étranger?...
+
+Les petits thés de cinq heures chez ma belle-mère sont très courus et
+très sélects. Pendant que le chant de la guitare si tristement sautille,
+ou gémit à fendre l'âme, de cérémonieuses voisines arrivent sur la
+pointe du pied, des mousmés fragiles comme des statuettes de porcelaine;
+sans bruit elles s'accroupissent à côté de mes jeunes belles-soeurs, pour
+écouter la musique ou accepter une sucrerie, qu'elles cueillent du bout
+de leurs bâtonnets. Leurs yeux en amande oblique, si bridés qu'on aurait
+envie de les fendre d'un coup de canif à chaque coin, ressemblent à ceux
+des chattes lorsqu'elles ferment à demi leurs paupières par nonchalante
+câlinerie. Leurs beaux chignons apprêtés et reluisants font leurs têtes
+trop grosses sur les cous minces, sur les délicates épaules... Et c'est
+là l'étrange petit monde qui médite de s'attaquer férocement à l'immense
+Russie; les maris, les frères de ces bibelots de Saxe veulent affronter
+les armées du tsar!... On n'en revient pas de tant de confiance et
+d'audace, surtout lorsque dans la rue on voit ces soldats, ces matelots
+japonais, tout proprets et tout petits, imberbes figures de bébé jaune,
+passer à côté des lourds et solides garçons blonds qui composent les
+équipages russes.
+
+Entre chien et loup, devant les tasses de fine porcelaine bleue et les
+plateaux en miniature, ce petit monde reste assis par terre, immobile à
+cause de la guitare qui l'enchante et hypnotisé par le paysage
+artificiel, de plus en plus éteint, sur lequel souvent un peu de neige
+tombe,--de la neige vraie, dont les flocons paraissent trop grands pour
+les arbres qui les reçoivent. Madame Renoncule, la notable guécha
+d'autrefois, retrouve pendant ces heures grises son pouvoir et son
+charme. Comme il arrivait à madame Chrysanthème sa fille, un changement
+se fait dans sa figure, qui s'ennoblit; ses yeux ne sont plus ni puérils
+ni bridés; ils reflètent d'insondables rêveries de race jaune, où l'on
+devine de l'énergie farouche et qui bouleversent vos appréciations
+d'avant sur ce peuple rieur.
+
+J'ai subi jadis un commencement d'initiation à cette musique lointaine
+qui, les premières fois, ne me semblait qu'une débauche de sons
+incohérents et discords; de soir en soir, elle me pénètre davantage;
+presque autant que la nôtre, elle me fait frissonner, d'un frisson plus
+incompréhensible, il est vrai; quand cette femme, aux yeux tout changés,
+agite fiévreusement sur les cordes la spatule d'ivoire, on dirait que
+l'ombre des mythes religieux, mal enfermés dans les temples voisins,
+vient rôder alentour, derrière ces vieux châssis de papier, qui nous
+font alors des murailles plus assez sûres: dans l'antique maisonnette,
+toujours plus enveloppée de crépuscule et d'hiver, on sent passer des
+effrois d'un ordre inconnu... Il y a aussi des instants où la mélodie
+descend aux notes de basse extrême, devient soudainement rauque,
+sauvage, et si primitive qu'elle a dû être transmise jusqu'à nous, comme
+tant d'autres choses nipponnes, par les arrière-ancêtres, établis dans
+ces îles au commencement des âges. Quand enfin les ténèbres arrivent
+pour tout de bon, quand il n'y a plus qu'un reste de lueur blême, à la
+cime des arbres nains, pour nous indiquer encore le faux paysage, voici
+que la guécha vieillie, qui ne veut pas qu'on allume de lampe, est prise
+de fatigue, de torpeur. La guitare, que les dames assises continuent
+d'écouter dans l'obscurité, ne rend plus que des petites plaintes
+sourdes, entrecoupées, des notes intermittentes, ou qui vont deux par
+deux, trois par trois, en groupes s'espaçant. La guitare mourante cesse
+d'évoquer les mythes invisibles, cesse d'émouvoir, de faire peur; tout
+simplement elle distille de la tristesse, de la tristesse sans nom, qui
+tombe sur nous comme la pluie lente d'un ciel mort; à moi, elle dit
+l'exil, les deux années de Chine en avant de ma route, la fuite de la
+jeunesse et des jours; surtout elle me fait sentir jusqu'à l'angoisse
+l'isolement de mon âme de Français au milieu de ces légions d'âmes
+japonaises, étrangères, hostiles, qui m'enserrent dans ce quartier
+éloigné, au pied des pagodes et des sépultures, à présent que la nuit
+vient.
+
+Et c'est l'heure où j'ai envie de m'en aller. C'est l'heure où je sens
+une hâte presque enfantine de prendre ma course à travers les ruelles
+boueuses, où tant de lanternes baroques, tourmentées par le vent de
+neige, font miroiter les flaques d'eau; d'atteindre au plus vite,
+là-bas, les quais déserts; de me jeter dans un canot, qui pourtant sera
+secoué, dans le noir, par mille petites lames méchantes,--d'arriver
+enfin dans cette sorte d'îlot blindé, dans ce navire qui est un coin de
+France, et où je reverrai les bons visages de chez nous avec leurs yeux
+droits et bien ouverts.
+
+
+
+
+XXVIII
+
+
+10 février.
+
+Entre autres charmes contre lesquels la main du temps est restée si
+impuissante, madame Prune possède sans conteste celui de la nuque, de la
+tombée des épaules et de la chute du dos. Elle est vraiment de celles
+qui gagnent à être vues par derrière, depuis surtout que les coques de
+sa chevelure ont repris, à mon intention peut-être, une ampleur qu'elles
+n'avaient plus.
+
+Dans un des quatre ou cinq grands théâtres de la ville, j'avais été
+conduit ce soir par un vague pressentiment sans doute de la bonne
+fortune qui m'y attendait; c'était un théâtre du genre léger, et déjà
+la salle se trouvait comble, à cause des représentations d'un comique à
+la mode, spécialiste incomparable pour jouer les maris frappés
+d'infortunes. On m'avait cependant fait place d'assez bonne grâce,
+malgré l'attitude de plus en plus arrogante qu'affectent les Nippons
+d'aujourd'hui vis-à-vis des étrangers, et je m'étais installé au milieu
+du parterre, dans les rangs compacts de la foule assise à même le
+plancher.
+
+Jamais aucune décoration intérieure, dans ces théâtres, du bois brut,
+des poutres à peine équarries soutenant les tribunes et le plafond; une
+simplicité d'étable. Mais l'assistance m'avait semblé dès l'abord assez
+choisie; on ne voyait partout que des chignons très soignés, luisants et
+comme vernis. Fort peu de vestons: les spectateurs des deux sexes
+étaient vêtus presque tous de robes dans ces bleus foncés ou ces
+grisailles qui sont ici les nuances les mieux portées. (Contrairement à
+ce que l'on imagine chez nous, rien n'est plus sévère de couleur qu'une
+foule japonaise, le soir, sauf en des circonstances particulières de
+fête ou de pèlerinage.) Chaque famille gardait auprès de soi une petite
+boîte à fumer, avec des braises dans un léger réchaud, et un récipient
+de forme gracieuse où l'on secouait en commun les cendres des pipes
+minuscules. Il y avait aussi quantité de bébés, de nourrissons endormis
+que les jeunes mamans tenaient sur leurs genoux, et ils étaient si
+petits, si menus, enfants de créatures menues, et si jolis, si drôles,
+qu'on eût dit ces poupées du Japon, répandues aujourd'hui dans tous nos
+bazars d'Occident.
+
+Deux dames accroupies devant moi, et qui partageaient la même boîte à
+fumer, avaient soudain captivé mon attention. Du premier coup d'oeil, je
+les avais jugées du meilleur monde; beaucoup de dignité dans le
+maintien, et des robes de soie bleu marine, ce qui est par excellence la
+couleur comme il faut. De plus, l'une d'elles, dans les épaules et dans
+la nuque, avait pour moi comme une grâce déjà vue.
+
+La comédie se déroulait, au milieu des rires encore contenus et
+discrets: un ingénieux imbroglio dans le goût de Regnard; une
+succession d'irréparables malheurs, arrivant à un pauvre époux qui
+passait son temps, un bougeoir en main, à chercher dans tous les recoins
+de sa maison des ravisseurs toujours introuvables. (Il est étonnant de
+constater qu'en aucun pays du monde ce genre d'infortune n'éveille les
+sérieuses sympathies qu'il mérite.) Tandis que les autres acteurs
+évoluaient et marchaient comme tout le monde, ce mari d'une si coupable
+épouse, tenant sa continuelle bougie allumée, sautillait perpétuellement
+à petits pas, sur la cadence gaie d'un air toujours le même, que
+l'orchestre entonnait dès qu'il entrait en scène.
+
+Ces deux dames toutefois ne se retournaient point. Mais, tout à coup,
+celle qui avait la nuque si captivante se mit à secouer sa petite pipe
+contre le rebord de sa boîte, d'une main rapide et nerveuse: pan pan pan
+pan! Et ce bruit, qu'une oreille inattentive eût confondu avec les
+innombrables pan pan pan pan des autres fumeurs de la salle, avait pour
+moi quelque chose d'unique, de déjà entendu mille fois, jadis, durant
+des nuits d'été et de languides journées. Cette voisine d'en face me
+troublait donc de plus en plus... Alors, pour en avoir le coeur net, je
+me risquai à lui chatouiller légèrement l'épine dorsale du bout d'un
+éventail, une de ces familiarités anodines qui, au Japon et avec une
+femme bien élevée, ne sauraient jamais être mal prises...
+
+Je ne m'étais pas trompé: c'était bien madame Prune!
+
+Sa compagne était madame Renoncule, ma belle-mère. Et, me rendant à
+leurs aimables instances, je m'avançai d'un rang, pour m'asseoir entre
+elles deux.
+
+La comédie continua, au milieu d'une hilarité croissante, mais toujours
+de bon ton. Le principal comique avait des jeux de physionomie qui
+étaient vraiment du grand art, chaque fois qu'il flairait dans son
+ménage un malheur nouveau. Je regardais souvent, derrière moi, toute
+cette foule accroupie, en vêtements sombres. Sous l'ébène des chevelures
+aux coques luisantes, tous ces visages de mousmés, bien ronds et bien
+pâlots, qui en temps normal n'ont que des yeux à peine ouverts,
+semblaient n'en avoir plus du tout ce soir, convulsés qu'ils étaient par
+le rire; et les innombrables bébés, plus petits et plus jolis que
+nature, dans les bras des mamans, continuaient leur sommeil de poupée.
+
+Ma belle-mère, qui est au fond une créature sans détours, n'ayant eu
+d'autre objectif dans l'existence que de donner le plus possible de
+citoyens et de citoyennes à la patrie, s'amusait franchement, sans
+toutefois le laisser paraître plus qu'il n'était convenable. Madame
+Prune, au contraire, qui, dans sa première jeunesse, on peut bien le
+dire sans offense, a plutôt marivaudé comme les dames en scène, a plutôt
+baguenaudé sur la question si sérieuse du peuplement de l'empire, madame
+Prune semblait mélancolique et pincée. Ce spectacle évidemment était mal
+choisi pour elle, nous ne le comprîmes que trop tard, madame Renoncule
+et moi; elle pouvait y trouver des allusions gênantes; de plus, veuve
+depuis peu de temps en somme, sans doute souffrait-elle, dans son culte
+pour la mémoire du regretté M. Sucre de voir le principal personnage de
+la comédie soulever cette inexplicable joie dans le public.
+
+L'époux malheureux, à la fin, las de ne jamais trouver le coupable sur
+la scène, fit irruption dans la salle, toujours son bougeoir à la main,
+toujours sautillant sur la même petite ritournelle d'orchestre, et se
+mit à regarder sous le nez, avec un air de soupçon farouche, tous les
+spectateurs mâles assis au parterre. Alors cela devint des pâmoisons, du
+délire. Et toutes les petites poupées, que cela dérangeait, commencèrent
+de se plaindre, en roulant leurs yeux de jais noir.
+
+Seule, madame Prune demeurait guindée, et n'épargnait point ses
+critiques à la pièce: ça n'était pas pris sur le vif, pas vécu; et puis,
+voyons, est-ce que M. Sucre,--qui reste à ses yeux l'idéal du
+genre,--est-ce que jamais M. Sucre aurait eu l'idée d'aller chercher
+comme ça, partout, avec une lanterne?...
+
+
+
+
+XXIX
+
+
+12 février.
+
+La neige, encore la neige, qui ne reste pas longtemps sur la terre, il
+est vrai, mais qui chaque jour, pour quelques heures, suffit à teinter
+de blanc les arbres, les maisons, les pagodes.
+
+Ce soir, à la nuit tombante, dans la concession européenne, à cent
+mètres de haut, je cheminais sur une belle route qui était blanche, qui
+était «poudrée à frimas» comme tous les objets alentour. On voyait de
+différents côtés se déployer les lointains des montagnes, les lointains
+de la mer chargée de navires de combat. Pas un souffle; l'atmosphère à
+peine froide, tant elle était immobile. Un ciel bas et plombé; les
+montagnes aussi, plombées; toutes les choses terrestres, figées sous les
+nuances de plomb et d'encre que donne le voisinage trop éclatant de la
+neige. Derrière moi cette ville, en voie d'étonnante transformation,
+allumait ses lanternes anciennes à côté de ses lampes électriques. Sur
+la rade, pareille à une grande glace incolore, les navires, posés comme
+des insectes noirs, allumaient leurs feux pour la nuit; ils étaient
+immobiles, comme l'air et comme tout, mais cela semblait une immobilité
+d'attente, on eût dit qu'ils se recueillaient pour des événements
+prochains et des batailles; tant de cuirassés, réunis en Extrême-Orient,
+tant de croiseurs, de torpilleurs appartenant à toutes les nations
+d'Europe, donnaient ce soir, au milieu de cet immense calme réfléchi, le
+pressentiment que l'histoire du monde approchait de quelque tournant
+grave et décisif...
+
+Cette route solitaire me conduisait à l'hôpital russe, où j'allais
+prendre don Jaime de Bourbon, et nous devions retourner ensemble, dans
+la ville de bois de cèdre et de papier de riz, pour un petit dîner
+japonais intime, avec musiques de guéchas et danses de maïkos, auquel
+Son Altesse avait bien voulu me convier.
+
+Après que j'ai eu dit à ce prince, dès notre seconde entrevue, combien
+je suis peu carliste, je me suis trouvé libre de lui témoigner la vraie
+sympathie à laquelle il a droit en ce moment de notre part à tous.
+C'est, en somme, un Français; l'autre jour à bord, quand il était venu
+si simplement s'asseoir à notre table de marins en campagne, aucun de
+nous n'avait l'impression qu'il pouvait être un étranger. De plus, il
+est en ce moment un Français égaré comme moi en pays Jaune, et un qui a
+risqué par goût sa vie au feu, un qui a bravé aussi le typhus chinois
+dont il a failli mourir.
+
+Une heure après, dans un «cabinet particulier» de la Maison du Phénix
+(très recommandée pour les soupers fins de bonne compagnie), nous avions
+pris place par terre, don Jaime, deux autres invités et moi, déchaussés
+tous, jambes croisées sur les éternels coussins de velours noir, et
+aussitôt les éternelles petites servantes, cassées en deux par des
+saluts sans fin, étaient venues poser devant nous, sur des trépieds de
+laque, des bols adorables, légers comme des coquilles d'oeuf, et
+contenant une soupe au lichen et aux algues, la valeur de deux ou trois
+cuillerées environ. Ce cabinet particulier était, comme dans tous les
+établissements d'un réel bon ton, une vaste pièce vide et blanche, aux
+nattes immaculées, aux parois démontables en papier tout uni; pas un
+siège, pas un meuble, rien; seulement, dans une niche de mur, aussi
+blanche que la salle entière, un bizarre et grêle bouquet, d'un mètre de
+haut, s'échappant d'un vase précieux en bronze antique, deux ou trois
+longues branches, pas plus, de je ne sais quelles rares fleurs d'hiver,
+arrangées avec une adresse et une grâce qui ne se retrouvent qu'au
+Japon.
+
+On gelait, au début de ce repas; chacun essayait de s'asseoir sur ses
+propres bouts de pieds, ou de se les frotter avec les mains, pour éviter
+l'onglée. Peu à peu cependant, les petits réchauds en bronze, ornés de
+chimères, que les mousmés nous avaient apportés, remplis de braises
+odorantes, ont commencé de répandre un peu de chaleur, tout en
+alourdissant beaucoup nos têtes, dans l'enfermement toujours si
+hermétique produit par les châssis de papier. A bâtons rompus, nous
+causions de mille choses, assis sur nos coussins d'un noir funéraire: du
+pays Basque, de Madrid, de la Cour d'Espagne, même de l'histoire de
+France, et je ne sais comment de la Révocation de l'édit de
+Nantes.--«Tiens, c'est vrai, m'a dit tout à coup le prince en riant, ma
+famille dans ce temps-là a dû bien tourmenter la vôtre!»--Plutôt oui, en
+effet. Mais, éternel revirement des destinées humaines: ce petit-fils de
+Louis XIV et ce petit-fils d'obscurs huguenots, que le roi Soleil avait
+dédaigneusement persécutés, réunis là côte à côte, à faire la dînette
+élégante, au Japon, dans une maison-de-thé...
+
+Nous attendions les guéchas, commandées pour le dessert. On en était au
+_saki_, la liqueur de riz apportée bouillante dans de très délicates
+buires de porcelaines à long col. Son Altesse m'avait annoncé une
+merveille de petite danseuse, dont il n'avait pas retenu le nom, étant
+convalescent depuis peu de jours et encore novice en japonerie. «Elle
+est pétrie d'esprit, m'avait-il déclaré; chacun de ses gestes est
+spirituel.» Et cela m'avait paru beaucoup ressembler à mademoiselle
+Pluie-d'Avril, cette définition-là.
+
+On entendit enfin dans l'escalier leurs froufrous de soie et leurs rires
+enfantins.
+
+Elles firent leur entrée, et tombèrent à genoux, leur nez plat contre le
+plancher. Quatre petites créatures, dans des toilettes ahurissantes;
+deux musiciennes et deux ballerines. Et le premier sujet, l'étoile,
+j'avais deviné juste, c'était mademoiselle Pluie-d'Avril, le jeune chat
+habillé, le joujou favori de mes mauvaises heures.
+
+L'autre danseuse, une fluette de douze ans à peine, fraîchement émoulue
+du Conservatoire, s'appelait mademoiselle Jardin-Fleuri; son nez en bec
+d'aigle, son petit nez de rien du tout, perdu au milieu de sa figure
+poudrée à blanc, ses yeux comme deux petites fentes obliques incapables
+de s'ouvrir, et ses sourcils minces juchés au milieu du front,
+réalisaient ce type idéal de la beauté japonaise, très rare dans la
+nature, mais divulgué chez nous par les images. Celle-ci jouait surtout
+les dames nobles, ancien régime, et portait une robe du vieux temps.
+
+Elles dansèrent, un peu dans le lointain, et dans la vague fumée de
+braises endormeuses; elles mimèrent d'anciennes légendes, sous des
+masques risibles ou effroyables, au rythme des guitares et des chansons
+tristes. Nous ne parlions plus guère, fascinés doucement par le jeu de
+ces petites prêtresses de la danse, par le groupe éclatant et irréel
+qu'elles formaient là, dans la blancheur vide de cette salle trop
+grande.
+
+A la longue pourtant le froid revint, accompagné d'un peu de lassitude
+et d'ennui; on recommençait à se frotter les doigts de pieds, ou à les
+garantir de son mieux sous le velours des coussins noirs; on s'endormait
+peut-être. Le prince proposa de lever la séance et de remonter en
+pousse-pousse.
+
+Dehors, il neigeait, une neige pas bien méchante, des flocons lents,
+qui avaient l'air de voltiger plutôt que de tomber.
+
+Pour rentrer chez nous, il fallait traverser un quartier très spécial,
+qui se retrouve dans toutes les villes japonaises et s'appelle toujours
+le Yochivara.
+
+A Nagasaki, le Yochivara est une longue rue, en pente si roide que les
+pousse-pousse risquent de s'y emballer, pour descendre. D'ailleurs une
+longue rue; des deux côtés et d'un bout à l'autre, rien que des maisons
+très accueillantes, aux portes grandes ouvertes, aux vestibules fort
+galamment éclairés de lanternes peintes. Dans l'une quelconque de ces
+demeures, si l'on jette les yeux, on est toujours sûr d'apercevoir dès
+l'abord, à travers un léger grillage en bois, un salon d'apparence comme
+il faut, orné de délicates peintures murales représentant des fleurs, ou
+des vols de grues dans des ciels de nuance tendre; là, quelques jeunes
+personnes aux yeux baissés, accroupies en cercle sur des nattes,
+devisent à voix basse ou fument innocemment des petites pipes, dont
+elles secouent de temps à autre la cendre, avec autant de grâce que de
+précaution, dans une gentille boîte à cet usage, en faisant pan pan pan
+pan sur le rebord. Toutes les maisons de cette aimable rue se
+ressemblent, par la disposition intérieure, comme par l'aspect si
+cordialement hospitalier. Toutes, excepté une seule, une immense et
+somptueuse, qui perche au sommet de la montée, pour couronner,
+dirait-on, le sympathique ensemble; celle-là reste close, ou
+n'entr'ouvre sa porte qu'avec circonspection extrême. (Assez intrigante,
+cette vaste maison d'en haut, qui fait mine de n'en être pas, et qui a
+pourtant bien l'air d'en être... Que diable peut-il se passer là
+dedans?...)
+
+Le Yochivara est, bien entendu, le quartier où l'animation et la douce
+gaîté extérieures se prolongent le plus tard dans la nuit, en ce moment
+surtout, car nombre de marins étrangers, qui hivernent à Nagasaki, ont
+regardé comme un agréable devoir de se faire présenter à ces jeunes
+dames. A l'heure où nous passons (onze heures du soir à peu près), la
+fête quotidienne bat son plein, malgré cette neige vraiment anodine, qui
+nous fait plutôt l'effet de s'amuser, elle aussi. Des messieurs
+japonais circulent en foule, vêtus de robes de soie ou de petits
+complets charmants, coiffés, qui d'un melon, qui d'un fashionable
+canotier, et presque tous, abritant leur vue délicate sous des lunettes
+bleues, que de solides mais à peine visibles crochets maintiennent
+derrière les oreilles. Beaucoup de matelots aussi, faisant leurs visites
+en pousse-pousse, groupés par nation et circulant à la file: cortège de
+Russes, cortège d'Allemands, etc.; même,--j'ai le regret de le
+constater,--ils manifestent leur joie d'une manière trop bruyante
+peut-être, qui risque de n'être pas appréciée dans ces milieux si
+courtois, et de jeter un discrédit sur nos éducations occidentales.
+
+Maintenant voici, je crois, un cortège de Français qui s'avance! Une
+douzaine de permissionnaires du _Redoutable_, leurs pousse-pousse
+alignés comme à l'école de peloton. Et, si je ne m'abuse, le premier,
+celui qui mène la bande, l'oeil au guet, examinant les numéros inscrits
+sur les lanternes des portes, c'est 233 Legall, fusilier breveté, mon
+ordonnance!
+
+Malgré la pureté de mes intentions, j'avoue que cette rencontre me gêne:
+est-on jamais sûr de n'être pas jugé sur les apparences, surtout
+lorsqu'on a affaire à des âmes naïves, comme doit être celle de 233? A
+Nagasaki cependant, tout le monde passe par le Yochivara; les mères les
+plus timorées le traversent avec leurs filles; c'est une artère de
+communication très avouable...
+
+--Par le flanc droit! Halte! commande 233, qui a sans doute enfin trouvé
+la maison amie.
+
+Alors, tant mieux, nous ne nous croiserons pas.
+
+Lestes à sauter à terre, ils entrent tous, s'essayant, non sans quelque
+succès, à des révérences dans le plus haut style local, et c'est au
+moment précis où nous passons devant le vestibule largement ouvert. J'ai
+donc la double satisfaction, et de garder mon incognito, et de
+m'assurer, à l'empressement flatteur de l'accueil, que mes hommes ont su
+se créer de sérieuses sympathies dans ces salons.
+
+Au prochain tournant de rue, je dois me séparer du prince et des deux
+autres convives de la dînette, qui remonteront vers l'hôpital russe,
+tandis que je m'en irai solitairement tout le long des quais, jusqu'à
+l'échelle coutumière. Là, je réveillerai, pour qu'il me ramène à bord,
+quelqu'un de ces bateliers nippons, qui se tiennent blottis jusqu'au
+matin dans la cabane de leur sampan.
+
+Minuit à peu près, quand j'arrive aux escaliers de granit qui descendent
+dans la mer, et la neige tombe plus fort; la rade, emplie de lourdes
+ténèbres, entre les montagnes de ses rives, semble un bien sinistre
+gouffre. J'appelle dans l'obscurité:
+
+--Sampan! sampan!
+
+D'en bas répond une voix étouffée, et puis une trappe s'ouvre, dans une
+espèce de petit sarcophage qui flottait sur l'eau sombre, et la tête
+d'un sampanier se montre éclairée par une lanterne.
+
+--C'est pour aller où?
+
+--Là-bas, au grand cuirassé français.
+
+Mais, tandis que nous parlementons, je distingue une forme humaine, qui
+gît par terre et sur laquelle un peu de poudre blanche est tombée. Un
+col bleu! Un matelot de chez nous peut-être: cela leur arrive... Non, un
+allié seulement. L'allumette, qui brûle une demi-seconde et que le vent
+de neige m'éteint aussitôt, me montre dans un éclair une figure de
+Russe, à belle moustache jaune, ivre-mort. Que faire pour ce pauvre
+diable, que de vilains petits rôdeurs japonais sont capables de noyer,
+comme cela s'est vu plus d'une fois depuis l'arrivée des escadres?...
+Bon! voici maintenant, deux autres silhouettes humaines qui se dessinent
+et s'approchent. Encore des grands cols. Ah! je les connais, ceux-là:
+deux du _Redoutable_. Un peu gris, ayant envie de rentrer à bord et ne
+sachant comment s'y prendre. C'est bien, je leur donnerai place, mais
+ils emporteront le Russe, qu'en passant on déposera à bord d'un bateau
+quelconque de sa nation. Un par les pieds, un par la tête, ils le
+descendent pendant que le sampanier, tenant au bout d'un bâtonnet le
+petit ballon rouge de sa lanterne, éclaire de son mieux, sur les marches
+où l'on glisse, cette scène d'ensevelissement.
+
+Insinuons-nous donc tous au fond du sarcophage, fermons au-dessus de
+nos têtes la petite trappe, car on gèle, et, à la grâce de Dieu et du
+sampanier, en route sur les lames sautillantes, dans ce noir d'Érèbe où
+tourbillonnent des flocons blancs.
+
+
+
+
+XXX
+
+
+Février.
+
+Madame Ichihara la marchande de singes, et mademoiselle Matsumoto sa
+fille, revenaient aujourd'hui d'une promenade à la campagne, en robe de
+soie claire, rapportant de longs rameaux tout blancs de fleurs:
+c'étaient de ces pruneliers sauvages que l'on appelle chez nous de
+l'épine noire et dont la floraison, dans nos haies et nos bois, précède
+toujours le printemps. (Je suis en coquetterie, depuis une quinzaine de
+jours, avec madame Ichihara.)
+
+Ces dames avaient été cueillir leurs gracieuses primeurs dans un vallon
+abrité, connu d'elles seules. Sur leurs instances aimables, j'ai
+accepté de leurs mains quelques-unes de ces nouveautés de la saison, que
+j'ai installées à bord dans des vases de bronze, en m'efforçant de
+donner à ces frêles bouquets une grâce japonaise.
+
+Nulle part les fleurs des arbres précoces ne sont guettées avec plus
+d'impatience qu'au Japon, fleurs de cerisier, fleurs de pêcher ou
+d'abricotier, que tout le monde cueille par grandes branches, sans souci
+des fruits à venir pour les mettre à tremper dans des potiches, et s'en
+réjouir les yeux pendant un jour.
+
+Madame Ichihara, ma nouvelle connaissance, tient un commerce de macaques
+apprivoisés, de ces gros macaques de l'île Kiu-Siu, qui ont toujours la
+fourrure usée et la chair au vif, à la partie de leur corps sur laquelle
+ils s'asseyent. Cette dame, qui doit être contemporaine de madame
+Renoncule, est restée dans sa maturité l'une des plus jolies personnes
+de Nagasaki; il est regrettable que ses fréquentations si spéciales
+imprègnent ses vêtements d'un pénible arôme: madame Ichihara sent le
+singe.
+
+Chaque fois que ma fantaisie me pousse vers la grande pagode du Cheval
+de Jade, je m'arrête en chemin chez elle, pour flirter quelques
+instants. Tout le bas de sa maison est occupé par ses nombreux
+pensionnaires, les uns en cage, les autres simplement enchaînés et
+batifolant de droite et de gauche; en passant par là, on est toujours
+exposé à quelque avanie: une petite main leste et froide se faufile
+entre deux barreaux et vous attrape l'oreille, ou bien un jeune
+espiègle, perché sur une solive d'en haut, vous jette à la figure l'eau
+de son écuelle à boire. Mais quand on a réussi, par l'escalier du fond,
+à atteindre le premier étage, on est en sécurité dans une sorte de petit
+boudoir fort accueillant, où reçoivent ces deux dames.
+
+Madame Ichihara, qui s'est enrichie dans les singes, vient d'ajouter à
+ce commerce un intéressant rayon d'antiquités. Elle tient surtout les
+vieux ivoires, risqués ou drolatiques, et, pendant qu'elle s'occupe,
+sans avoir l'air de rien, à vous préparer le thé, sa fille ne manque
+jamais de vous en faire admirer quelques-uns: ivoires articulés,
+truqués, groupes de personnages à peine longs comme la dernière
+phalange du doigt, et qui remuent, qui se livrent entre eux à des
+actes, hélas! souvent bien répréhensibles. Cette mademoiselle Matsumoto,
+une mousmé de seize ans; qui sent le singe comme sa mère, mais qui est
+la candeur même, peut sans inconvénient manier de tels sujets, parce
+qu'elle n'en saisit pas la portée; les yeux baissés et mi-clos, aux
+lèvres un pudique sourire, elle donne le mouvement aux subtils
+mécanismes; plus délicats que des ressorts de montre, et s'y entend à
+merveille pour mettre ainsi en valeur de menus objets d'art, qui
+feraient certainement rougir dans leurs cages les pensionnaires du
+rez-de-chaussée...
+
+De l'obscène et du macabre; amalgamés par des cervelles au rebours des
+nôtres, pour arriver à produire de l'effroyable qui n'a plus de nom:
+c'est ainsi qu'on pourrait définir la plupart de ces minuscules ivoires;
+jaunis comme des dents d'octogénaire. Figures de spectres ou de gnomes,
+si petites qu'il faudrait presque une loupe pour en démêler toute
+l'horreur; têtes de mort, d'où s'échappent des serpents par les trous
+des yeux; vieillards ridés, au front tout bouffi par l'hydrocéphale;
+embryons humains ayant des tentacules de poulpe; fragments d'êtres qui
+s'étreignent, ricanent la luxure, et dont les corps finissent en amas
+confus de racines ou de viscères...
+
+Et cette mousmé si agréablement habillée, à côté d'une fine potiche où
+des branches de fleurs sont posées d'une façon exquise, cette mousmé au
+perpétuel sourire, étalant avec grâce tant de monstruosités qui ont dû
+coûter jadis des mois de travail, cette mousmé est comme une vivante
+allégorie de son Japon, aux puériles gentillesses de surface et aux
+inlassables patiences, avec, dans l'âme, des choses qu'on ne comprend
+pas, qui répugnent ou qui font peur...
+
+
+
+
+XXXI
+
+
+14 février.
+
+Cette grande pagode du Cheval de Jade où j'allais si souvent jadis, à la
+splendeur étoilée des nuits de juillet, et qui est cause aujourd'hui de
+mes stations chez madame Ichihara, elle a pris un air de vétusté,
+d'abandon, elle me fait l'effet d'avoir vieilli, depuis quinze ans, de
+deux ou trois siècles. Les immenses marches de granit, les escaliers de
+Titans qui y conduisent, à mi-montagne, je me souviens d'y être monté
+jadis, aux musiques, aux lanternes, aux milliers de lanternes étranges,
+presque porté par des foules qui se rendaient en pèlerinage.
+Aujourd'hui quand j'y vais, je n'aperçois guère d'autre visiteur que
+moi, du haut en bas de ces escaliers superbes où je suis comme perdu. Et
+combien ils sont frustes, usés, disjoints, les granits des dalles, les
+granits des portiques religieux, échelonnés sur le parcours,--ces
+portiques de tous les abords de temple, toujours pareils, et toujours si
+en contraste avec le Japon, simples et rudes, grandioses comme des
+pylônes égyptiens. Tout en haut dans la dernière cour, devant l'énorme
+pagode en bois de cèdre, qui a pris une couleur plus grise et plus
+éteinte, le cheval de jade médite solitairement sur son vieux socle
+effrité. L'herbe pousse et les dalles mêmes verdissent. Chaque fois, je
+le trouve clos et silencieux, le sanctuaire au fond duquel je me
+souviens d'avoir aperçu jadis, par-dessus la foule prosternée, les
+grands dieux d'or entourés de lotus d'or... Ce Japon, qui me paraît en
+voie de renier tous ses vieux rêves, que va-t-il faire bientôt de ses
+milliers de pagodes, dont quelques-unes étaient si merveilleuses, et qui
+occupent infiniment plus de place que chez nous les églises?...
+
+En sortant par la gauche de cette cour, où l'antique cheval de jade
+trône encore, on arrive comme autrefois sur l'esplanade aux
+maisons-de-thé et aux petits berceaux de verdure, d'où la vue embrasse
+tout Nagasaki, et sa baie profonde. Il y a même toujours cette
+«maison-de-thé des Crapauds[2]» où je venais avec madame Chrysanthème et
+la fine fleur des mousmés de son temps; les crapauds sont restés aussi,
+ces mêmes crapauds-monstres qui étaient la gloire de l'établissement, et
+comme jadis leurs grosses voix de basse font couac! couac! dans les
+rocailles du gentil bassin. Ce qui a changé seulement, c'est le matériel
+de la maison; on y voit aujourd'hui des tables de cabaret, des
+bouteilles de wisky, alignées avec du gin du de l'absinthe Pernod, enfin
+tous les breuvages civilisateurs dont notre Occident a doté le monde.
+
+Plus haut que l'esplanade; des sentiers montent vers une région de calme
+et d'ombre qui a des airs de bois sacré. Des camélias à fleurs simples,
+presque grands comme nos ormeaux, qui sont en ce moment sur la fin de
+leur floraison hivernale, y jonchent la terre de leurs pétales rouges;
+d'autres arbres, au feuillage persistant, des arbres immenses qui ont
+peut-être l'âge du temple, font voûte au-dessus des tapis d'herbe fine
+ou de petites plantes rares. A mesure que l'on s'élève, on voit s'élever
+aussi dans un demi-lointain, au delà de cette vallée enclose où Nagasaki
+a groupé ses milliers de toitures grises, les montagnes d'en face,
+celles qui sont couvertes de bois funéraires, de pagodes et de tombeaux,
+celles dont le terrain est si mêlé de cendre humaine et d'où s'exhale
+éternellement le parfum des baguettes brûlées pour les morts. Plus loin,
+la grande échancrure bleue de la rade s'ouvre entre les escarpements et
+les complications charmantes de ses rives. Et enfin, tout là-bas, à
+peine dessinés, presque perdus dans ce bleu qui devient de plus en plus
+souverain, apparaissent les îlots avancés qui terminent le Japon, ces
+îlots que l'on dirait trop confiants en l'immensité liquide alentour, et
+trop jolis, avec leurs cèdres des bords, qui se penchent sur la mer...
+
+Vers ces sommets, au-dessus des temples, on est dans un Japon admirable,
+quintessencié, suprêmement élégant, recueilli, presque religieux, et
+l'on cesse de sourire, pour admirer.
+
+
+
+
+XXXII
+
+
+15 février.
+
+A la réflexion, cette maison si austère, au bout de la montée du
+Yochivara, m'intriguant davantage, je m'en suis d'abord ouvert à 233,
+qui est un observateur subtil:
+
+--Peuh! m'a-t-il répondu, une boîte comme les autres!... Seulement c'est
+des bonnes femmes qui fait sa duchesse et sa marquise; ça ne reçoit pas
+le pauv' matelot.
+
+Cette première appréciation ne m'ayant pas suffi, j'ai eu recours aux
+lumières de M. Marouyama, notre interprète officiel, un jeune Japonais
+aussi érudit que mondain, et très au courant des choses galantes.
+
+--Monsieur, m'a-t-il dit, c'est en effet une maison habitée par des
+dames, et où les messieurs sont admis à venir chercher le soir quelques
+distractions payantes. Mais toutes les pensionnaires sont des jeunes
+personnes d'excellente famille et principalement de race noble, que des
+revers momentanés ont contraintes à se faire une position; aussi leurs
+salons demeurent-ils très fermés, et nos regrettables préjugés nationaux
+s'opposent à ce que les étrangers y soient reçus.
+
+De l'aveu même de M. Marouyama, ces jeunes personnes sont plutôt moins
+jolies que les autres et encore plus dépourvues d'yeux, mais si
+distinguées! Lettrées pour la plupart et même poétesses, sachant
+apporter dans la conversation, dans le flirt, le badinage, et en général
+dans tout ce qui concerne leur partie, un ton, une allure absolument
+hors de pair.
+
+
+
+
+XXXIII
+
+
+25 février.
+
+A l'étalage de madame L'Ourse, dans ses tubes de bambous emplis d'eau
+claire, les derniers camélias disparaissent, comme avaient disparu les
+chrysanthèmes, et font place à des branches de prunier toutes garnies de
+fleurs neigeuses, à des branches de pêcher toutes roses. Le long des
+rues, aux devantures des boutiques, même des plus humbles échoppes
+d'ouvriers, on voit de ces premières fleurs du vrai printemps, disposées
+avec un goût délicat dans quelque vase de porcelaine ou de bronze. (Les
+gens du plus bas peuple, en ce pays, sont plus artistes et plus affinés
+que la moyenne des bourgeois de chez nous.)
+
+Et les mousmés, entre deux giboulées, quand luit un peu de soleil, se
+promènent en robes de nuances plus claires,--des gris perle, des bleus
+de cendre ou des lilas, qui révèlent des aspects nouveaux de leur
+gentillesse un peu factice, mais toujours si artistement accommodée. Je
+crois même qu'elles ont un rire approprié à la saison, un rire de fin
+d'hiver, qui est encore plus gai, et plus contagieux que celui de
+décembre ou de janvier.
+
+Il va donc arriver pour tout de bon, ce printemps qui nous fera partir,
+mais qui, heureusement pour nous, est toujours tardif au Japon, après de
+si beaux automnes de lumière. Dans la montagne aux temples et aux
+sépultures, il y a déjà quantité d'arbres fruitiers follement fleuris;
+ils ressemblent à des touffes de ruban rose, ou de ruban blanc, à côté
+des pagodes dont les grisailles se font au contraire plus tristes et
+plus vieilles, par contraste avec toute cette fraîcheur; on dirait d'une
+décoration de fête, artificielle, fragile et sans lendemain. Les
+Japonais du reste aiment peindre ces aspects éphémères de leurs vergers;
+ils en font ces images qui, transportées chez nous, paraissent trop
+jolies, dans une exagération de couleur.
+
+
+
+
+XXXIV
+
+
+26 février.
+
+Madame Prune n'a jamais été mère... Ce n'est pas sans un trouble intime
+que je viens de l'apprendre.
+
+A cela sans doute, elle doit d'avoir conservé cette jeunesse dans les
+sentiments, et, dans tout l'organisme, cette verdeur que j'admirais sans
+me l'expliquer. Pendant l'une de ces minutes de tête-à-tête et
+d'épanchement, qu'elle ne redoute plus assez de provoquer entre nous et
+que le printemps va rendre plus capiteuses, elle s'est décidée à la
+délicate confidence.
+
+--Mais alors, et la toute mignonne et potelée madame Oyouki? Une fille
+adoptive, simplement?
+
+--Hélas! non... Une erreur de feu ce pauvre monsieur Sucre... Une enfant
+conçue en dehors des liens sacrés du mariage...
+
+--Madame Prune, en croirai-je à mes oreilles?... Monsieur Sucre, ce pur
+artiste, capable de s'être oublié à ce point!... Quelle atteinte vous
+venez de porter pour moi à sa mémoire!...
+
+Et dire que j'ai pu vivre tout un été sous le même toit que ce ménage,
+sans soupçonner un secret si lourd...
+
+
+
+
+XXXV
+
+
+1er mars.
+
+Malgré les robes printanières des mousmés, malgré la floraison hâtive
+des vergers et l'allongement des soirs, c'étaient toujours les mauvais
+vents de Nord, la pluie, la neige, nous faisant un Japon plus sombre,
+plus humide et plus gelé qu'au coeur de l'hiver. Et les orangers
+s'étonnaient, et les grands cycas arborescents, dans les cours des
+pagodes, se disaient que depuis un siècle ils n'avaient pas vu tant de
+poudre blanche sur leurs beaux plumets verts.
+
+Mais voici que la griserie d'un printemps soudain est venue nous
+prendre, dans ce Nagasaki où nous finissons notre quatrième mois d'un
+exil très enjôleur.
+
+Là-haut, chez messieurs les Trépassés, la montagne se tapisse de
+fleurettes sauvages, pour nous inconnues; autour des stèles
+innombrables, le petit monde frileux des fougères déplie partout en
+confiance ses feuilles nouvelles, d'une teinte pâle et rare. Dans la
+verte nécropole, plus grande que le quartier des vivants,--que j'avais
+abandonnée par ces temps de neige, et où je recommence de venir,--ce
+n'est plus cette tiédeur languide et mourante de l'arrière-automne qui
+s'harmonisait si bien avec les tombes; c'est un ensoleillement de
+renouveau, une envahissante gaîté d'herbes folles, qui ne cadrent plus,
+qui doivent effaroucher les pauvres défunts en cendre et faire
+s'évanouir plus vite ce qui restait encore de leurs âmes flottantes.
+Tandis que les grandes pagodes gardiennes, sous ces rayons trop clairs,
+se révèlent plus vieilles et plus mornes, leurs boiseries plus
+vermoulues, leurs monstres plus caducs.
+
+En bas, sur la ville de cèdre et de papier, la lumière est maintenant en
+continuelle fête; les mille petites boutiques ouvertes accrochent du
+soleil et des reflets sur leurs potiches, leurs laques ou leurs étoffes
+aux nuances de fleurs.
+
+Et le soir, par les longs crépuscules attiédis, chaque rue s'emplit
+d'une myriade de petits enfants, aux têtes rondes, aux yeux de chat
+moitié câlins moitié mauvais. En aucun pays de la Terre on n'en voit une
+telle abondance. Ils sortent par douzaine de chaque porte. Presque tous
+jolis, eux qui deviendront si laids en grandissant, ils sont coiffés
+encore, comme autrefois, avec un art comique, avec une science
+supérieure de la drôlerie, en petites queues alternant avec des places
+rasées,--petites queues qui retombent sur les oreilles, ou bien petites
+queues qui se redressent au-dessus de la nuque, suivant le genre de
+minois du personnage. Leurs robes ont beaucoup d'ampleur et sont trop
+longues, leurs manches pagodes sont trop larges; cela leur donne des
+tournures empêtrées ou pompeuses. Ils ne font pas de bruit. Ils ne rient
+pas, en ce pays où leurs grandes soeurs et leurs mamans savent si bien
+rire. Ils sont la génération prochaine qui verra tout changer dans cet
+Empire du Soleil-Levant jadis immuable, et déjà ils ont l'air d'observer
+attentivement la vie, avec leurs prunelles de jais noir, mystérieuses
+entre leurs paupières bridées. Surtout ils se protègent et s'entr'aident
+les uns les autres, d'une façon gentille et touchante; il n'en est pas
+de si petit auquel ne soit confié un frère, moindre encore et plus
+poupée que lui. Pourtant on en voit aussi qui s'amusent; gravement ils
+tiennent la ficelle de quelqu'un de ces cerfs-volants qui, à l'heure des
+chauves-souris, se mettent de tous côtés à planer dans le ciel, ayant
+forme de chauve-souris eux-mêmes, ou de phalène ou de chimère.
+
+Il ne fait plus froid, tout s'égaye, tout s'éclaire... Et la grâce des
+mousmés, que j'avais à peine comprise, il y a quinze ans, c'est
+aujourd'hui, dirait-on, qu'elle m'est révélée...
+
+Une fois de plus, après tant d'autres fois, on se laisse prendre à cette
+éternelle duperie de la nature, qui n'a pour but que de préparer les
+feuilles mortes et les dépérissements jaunes d'un très prochain
+automne. On se laisse prendre, et cependant il y a cette année deux
+causes de tristesse à le sentir approcher, ce printemps: d'abord, ce
+n'est pas ici qu'on avait pensé le recevoir, chacun comptait bien être
+là-bas, dans son coin de terre natale, quand arriveraient les
+hirondelles: ensuite ce beau temps sonne le départ pour la Chine; les
+glaces de l'affreux Petchili doivent fondre sous ce soleil, et on va
+nous rappeler bientôt à nos postes d'énervante fatigue.
+
+
+
+
+XXXVI
+
+
+15 mars.
+
+Dans ce rayonnement de printemps, à peine avais-je mis pied à terre
+aujourd'hui, que trois mousmés dans la rue ont attiré mon attention.
+Qu'y avait-il donc entre elles d'inusité, que je définissais mal au
+premier abord? Avec des petites moues particulières, des envies de rire
+contenues, elles cheminaient ensemble, le nez au vent tiède, l'air de
+_se savoir drôles_ et de perpétrer quelque farce... Ah! cela venait de
+leur coiffure: elles s'étaient fait des bandeaux et des chignons comme
+les grand'mères. Et, quand elles eurent compris, à mon regard, que
+j'avais remarqué, elles répondirent des yeux: «Hein! n'est-ce pas que
+nous sommes cocasses?» et passèrent en riant pour tout de bon.
+
+Quelques pas plus loin, deux vieilles dames... Qu'avaient-elles
+d'inusité, celles-là encore?... Ah! leur coiffure: elles s'étaient fait
+des bandeaux et des chignons de jeune fillette, avec un léger piquet de
+fleurs sur le côté, comme en porte mademoiselle Pluie-d'Avril. Et leur
+sourire me répondit de même: «Mais oui, c'est ainsi, ne t'en déplaise!
+Oh! nous le savons, va, que nous sommes comiques!»
+
+Tout le long du chemin, pareille mascarade; renversement général des
+coiffures et des âges. (Bien entendu, fallait-il avoir l'oeil déjà
+complètement fait aux japoneries pour recevoir une impression de stupeur
+telle que la mienne. C'était comme si, chez nous, un beau jour, toutes
+les aïeules apparaissaient en cheveux, avec des nattes dans le dos, et
+toutes les petites filles, en bonnet tuyauté, avec des anglaises.)
+
+Quelques instants plus tard, dans le faubourg de Dioudjendji, près de
+mon ancienne demeure. Devant moi cheminait une dame de galante
+tournure, ayant cette ligne incomparable de la nuque et des épaules qui
+la décèlerait entre mille: madame Prune, coiffée aujourd'hui en petite
+mousmé, en petite écolière, avec un piquet de roses pompons se balançant
+au bout d'une longue épingle d'écaille!...
+
+Avertie par son flair toujours si sûr, elle se retourna pour me montrer,
+dans un sourire, l'un des derniers râteliers laqués de noir que Nagasaki
+possède encore: «N'est-ce pas, demandaient pudiquement ses yeux baissés,
+n'est-ce pas, cher, que ça ne va pas trop mal?»
+
+--Madame Prune, j'allais vous le dire. Mais je vous prie,
+expliquez-moi...
+
+Alors elle me conta que, depuis le temps des ancêtres lointains, c'était
+de tradition que les dames, ce jour du calendrier, fussent coiffées
+comme les jeunes filles, et les jeunes filles comme les dames.
+
+Et tout était joli autour de nous, aussi bizarrement joli et aussi
+invraisemblablement arrangé que dans une aquarelle japonaise. Ce
+faubourg où nous passions avait l'air en pleine ivresse de printemps.
+Notre sentier dominait, à soixante mètres de haut, la rade bleue,
+sinueuse entre ses rives boisées. Autour des vieilles maisonnettes, aux
+châssis de papier, il y avait des arbres tout blancs et des arbres tout
+roses; il y avait aussi des glycines dont les longues grappes
+commençaient de se colorer en violet pâle; et tout cela, maisonnettes
+gentilles comme des jouets, arbres roses des petits jardins, glycines en
+guirlandes, dévalait sous nos pieds jusqu'à la mer, dans un pêle-mêle
+qui semblait instable et impossible; tout cela avait l'air de tenir par
+ensorcellement, sans souci de l'équilibre ni de la pesanteur. Une
+lumière idéale, délicate, éclatante sans éblouir, s'épandait pareille,
+sur les choses proches et sur les lointains limpides. Dans le ciel
+pointaient ces cimes très singulières des montagnes de Kiu-Siu, qui
+ressemblent à des cônes tapissés de peluche verte. Et, là-bas, du côté
+où la rade s'ouvre sur la mer de Chine, plus d'habitations humaines, un
+manteau uniforme de verdure jeté partout, même du haut en bas des très
+abruptes falaises; rien que deux ou trois petits temples, perchés dans
+des coins presque inaccessibles, discrets d'ailleurs, émergeant à peine
+du fouillis des branches, et voués aux Esprits des bois qui doivent être
+souverains par là, sur ces côtes si vertes.
+
+Une seule tache, dans l'immense décor souriant; un peu en arrière de
+nous, de l'autre côté de la baie, un lieu pelé, horrible et maudit d'où
+monte un bruit perpétuel de ferraille tapotée; une bouche de l'enfer qui
+souffle une haleine, noire par mille tuyaux: l'arsenal où se fabriquent
+nuit et jour les nouvelles machines à tuer.
+
+Madame Prune, continuant de marivauder à son ordinaire, tandis que le
+piquet de roses pompons s'agitait au-dessus de son opulente coiffure,
+m'entraînait insensiblement vers sa demeure. Et moi, fasciné comme
+toujours par ses dents laquées, couleur d'ébène polie, je constatai
+qu'elles venaient d'être remises à neuf, à mon intention sans doute: de
+patients spécialistes y avaient introduit de place en place des petits
+morceaux d'or qui prenaient, sur ce fond noir, énormément d'importance
+et d'éclat, tout comme sur les laques des plateaux ou des boîtes.
+
+On n'imagine pas ce qu'il y a de dentistes à Nagasaki; les moindres
+portefaix ont des dents dorées par leurs soins. Ils travaillent du reste
+sans mystère, car je me souviens d'avoir vu, par des fenêtres ouvertes,
+des dames au chignon d'un beau galbe, la tête renversée sur un coussinet
+et tenant béantes leurs mâchoires, qu'un opérateur semblait perforer
+avec d'étonnants petits vilebrequins. Ils ont, paraît-il, appris cet art
+en Amérique. Quantité de matelots de chez nous, séduits par leurs
+enseignes à images, se sont confiés à eux et les déclarent d'une
+dextérité merveilleuse.
+
+En ce qui est affaire d'adresse, de patience et d'exactitude, ces petits
+Japonais ne pouvaient qu'exceller. C'est pourquoi ils se sont approprié
+si vite l'art de nos électriciens et de nos constructeurs de machines;
+on s'étonne seulement qu'ils n'aient pas inventé eux-mêmes, des
+millénaires avant nous, tout cela, avec quoi ils jonglent aujourd'hui
+comme des virtuoses.
+
+Et nos plus modernes engins de guerre, qui ne sont en somme que
+bibelots de précision, vont devenir, hélas! entre leurs mains prestes et
+sûres, de bien effroyables jouets...
+
+Mon Dieu, sauf madame Prune, que tout était joli ce jour-là autour de
+moi, aussi bien en bas, au bord de la rade profonde, qu'en haut vers le
+ciel pâlement bleu où montaient les étranges cimes vertes! Et qu'elle
+est adorable, cette île de Kiu-Siu, de finir ainsi, là-bas au loin, par
+des falaises magiquement garnies d'arbres, des falaises qui portent des
+petits temples à demi cachés sous leur verdure et qui descendent, comme
+les remparts de quelque forteresse enchantée, dans le grand néant de la
+mer, aujourd'hui si lumineux et diaphane!...
+
+
+
+
+XXXVII
+
+
+25 mars.
+
+Amusantes et douces, à cette fin de mars, s'en vont nos journées, nos
+dernières journées dans ce Japon, qu'il faudra quitter bientôt, quitter
+demain peut-être, après-demain, qui sait, au reçu de quelque ordre
+brusque et sans merci.
+
+Et je regretterai des recoins d'ombre et de mousse, parmi de vieux
+granits et de fraîches cascades, sur des versants de montagne, au-dessus
+de mystérieux temples...
+
+La véranda ombreuse et calme de la maison-de-thé que tient madame La
+Cigogne, devant le temple du Renard, les antiques terrasses de la ville
+des morts, aux pierres grises, sous les cèdres de cent ans, je ne
+retrouverai jamais ces heures de silence et de presque voluptueuse
+mélancolie, passées là dans la nuit verte des arbres.
+
+Et puis j'ai aussi une amie mousmé, pour laquelle je donnerais bien
+madame Renoncule, et madame Prune avec mademoiselle Pluie-d'Avril, et
+que je rencontre, au coeur même de la haute nécropole, dans une sorte de
+bocage enclos, environné d'un peuple de tombes.--Oh! en tout bien tout
+honneur, nos entrevues: cela arrive, même au Japon.--Et je crois que
+c'est elle, cette mousmé, qui personnifie à présent pour moi Nagasaki et
+la montagne délicieuse de ses morts. Il en faut presque toujours une,
+n'est-ce pas, n'importe où le sort vous ait exilé, une âme féminine et
+jeune (dont l'enveloppe soit un peu charmante, car c'est là encore un
+leurre nécessaire) et qui vous vienne en aide dans la grande
+solitude,--même très honnêtement parfois, en petite soeur de passage,
+pour qui l'on garde, quelque temps après le départ, une pensée douce,
+et puis, que l'on oublie...
+
+Je n'en avais point parlé encore, de cette mousmé Inamoto. Voici
+pourtant plus de trois mois que nous avons fait connaissance; c'était
+encore au temps de ces tranquilles soleils rouges des soirs d'automne
+sur les jonchées de feuilles mortes. Et, depuis, nous n'avons cessé que
+par les temps de neige nos innocents rendez-vous, toujours là-haut dans
+ce même bois triste et muré; mais cela reste tellement enfantin que je
+ne suis pas sûr que ce ne soit amèrement ridicule. Est-ce elle que je
+regretterai le jour du départ, ou seulement cette montagne avec son
+mystère et son ombre, avec ses enclos de vieilles pierres et ses
+mousses?... Il est certain que je suis l'homme des vieux petits murs
+dans les bois, des vieux petits murs gris, moussus, avec des capillaires
+plein les trous; j'ai vécu dans leur intimité quand j'étais enfant, je
+les ai adorés, et ils continuent d'exercer sur moi un charme que je ne
+sais pas rendre. En retrouver, dans cette montagne japonaise, de tout
+pareils à ceux de mon pays, a été un des premiers éléments de séduction
+pour me faire revenir, plus encore que la paix de tout ce merveilleux
+cimetière, plus encore que la profondeur et l'étrangeté magnifique des
+lointains déployés alentour.
+
+Quant à la mousmé dont l'attraction est venue se greffer par là-dessus,
+c'est un beau soir empourpré de décembre, _au siècle dernier_, que
+brusquement nous nous sommes trouvés face à face. J'errais seul dans la
+nécropole, à l'heure de cuivre rouge qui annonce le coucher du soleil
+d'automne, quand l'idée me prit d'escalader un mur, plus haut que les
+autres, pour pénétrer dans l'espèce de bocage qu'il semblait enclore de
+toutes parts.
+
+Je tombai dans un ancien parc à l'abandon, aujourd'hui moitié jungle et
+moitié forêt, où une jeune fille, assise sur la mousse, l'air d'être
+chez elle, feuilletait un livre d'images représentant des dieux et des
+déesses dans les nuées.
+
+Elle commença naturellement par rire (étant Japonaise et mousmé) avant
+de me demander: «Qui es-tu, d'où sors-tu, qui t'a permis de sauter ce
+mur?» Elle avait des yeux à peine bridés, presque des yeux comme une
+petite fille brune de Provence ou d'Espagne, avec un teint d'ambre roux;
+elle respirait la santé, la jeunesse fraîche, et son regard était si
+honnête que je quittai tout de suite pour elle ce ton de badinage,
+toujours indiqué dans les salons de madame Prune ou de madame Renoncule
+ma belle-mère.
+
+J'appris, ce premier soir, qu'elle se nommait Inamoto, qu'elle était
+fille du bonze, ou du simple gardien peut-être, de certaine grande
+pagode, dont j'apercevais, cinquante mètres plus bas, à travers des
+branches, la toiture tourmentée et les cours au dallage funèbre.
+
+--Petite mademoiselle Inamoto, demandai-je avant l'escalade de sortie,
+cela me ferait plaisir de te revoir quelquefois. Après-demain s'il ne
+tombe ni pluie ni neige, je reviendrai ici, à cette même heure. Et toi,
+est-ce que tu viendras?
+
+--Je viendrai, dit-elle, je viens tous les jours sans pluie.
+
+Elle ajouta, avec une révérence: «Sayanara!» (Je te salue!) et se mit à
+redescendre par un sentier de chèvre, vers le temple, très soucieuse de
+protéger les belles coques de ses cheveux lisses contre les petites
+branches de bambou qui, au passage, lui fouettaient la figure.
+
+Depuis ce jour-là, j'ai bien franchi cinquante fois, à cette même place,
+ce même vieux mur... C'est aussi chaste qu'avec mademoiselle
+Pluie-d'Avril, mais différent et plus profond; il ne s'agit plus d'un
+petit chat habillé, mais d'une jeune fille, qui, malgré son rire de
+mousmé, a des yeux candides et parfois graves.
+
+Comment cela peut-il durer entre nous, sans lassitude, puisque la
+différence des langages empêche toute communion approfondie entre nos
+deux âmes, sans doute essentiellement diverses, et puisque par ailleurs,
+dans nos rendez-vous, il n'y a jamais un instant d'équivoque, un instant
+trouble?...
+
+Bien que la nécropole soit solitaire, à certains jours il faut des ruses
+d'Apache pour arriver sans être vu,--et cela encore est amusant. Elle a
+de plus en plus peur, la mousmé, peur que l'on nous observe, que son
+père la gronde, qu'on lui défende de venir. Quelquefois c'est un porteur
+d'eau, qui descend des sommets et nous gêne; le lendemain c'est une
+vieille dame qui nous tient longuement en échec, étant occupée sans hâte
+à disposer des branches de verdure dans des tubes de bambou aux quatre
+coins d'une tombe, ou bien à brûler des baguettes d'encens pour ses
+ancêtres, ou simplement à regarder sous ses pieds le panorama des
+pagodes, de la ville et de la mer. Et je reste caché derrière quelque
+grand cèdre, apercevant, au-dessus du mur, des cheveux biens noirs qui
+dépassent les pierres, un front et deux yeux au guet (jamais un bout de
+nez, jamais rien de plus): ma petite amie qui s'est perchée là pour
+surveiller, elle aussi, la solution de l'incident, toujours prête à
+disparaître au moindre danger, comme un gentil personnage de guignol qui
+retomberait dans sa boîte.
+
+Oui, c'est bien enfantin et ridicule, et pour que tout cela ait pu
+durer, il a fallu l'exotisme extrême, le charme de ce lieu unique et le
+charme d'Inamoto combinés ensemble.
+
+Est-ce elle que je regretterai, ou sa montagne, ou encore le vieux mur
+gris, protecteur de nos rendez-vous? Vraiment je ne sais plus, tant sa
+gentille personnalité est pour moi amalgamée aux ambiances.
+
+
+
+
+XXXVIII
+
+
+26 mars.
+
+Des nouvelles arrivées de Chine disent qu'à l'entrée du Peïho les glaces
+fondent; donc ce sera d'un moment à l'autre, le départ, et nous comptons
+les jours de grâce qui nous restent, nous sentant plus japonisés que
+nous ne pensions, à l'heure de tout quitter.
+
+Ma petite amie Pluie-d'Avril est venue aujourd'hui me faire visite à
+bord, accompagnée de la vieille dame qu'elle appelle grand'mère. Une
+visite tout à fait bon enfant et sans cérémonie; elle avait pris un
+costume qui, pour elle, était plutôt simple, mais où tout de même de
+grandes fleurs aux nuances fantastiques s'étalaient sur fond ivoire.
+
+Elle est si connue, et d'ailleurs si bébé, que messieurs les agents de
+police la laissent aller et venir. A bord, les matelots aussi la
+connaissent, et disent: «Voilà le petit chat qui arrive.»
+
+Aujourd'hui, elle s'est intéressée à nos canons; qui aurait cru cela, et
+où la préoccupation de la guerre va-t-elle se nicher? «Nos bateaux, à
+nous Japonais, en ont-ils de pareils? Est-ce que ceux des Russes peuvent
+tuer aussi loin?» Oh! qu'elle était drôle, à côté de l'une de ces
+grosses pièces du _Redoutable_, que deux canonniers s'étaient amusés à
+lui ouvrir, et fourrant sa petite tête dedans, avec son beau chignon,
+pour examiner les rayures.
+
+
+
+
+XXXIX
+
+
+31 mars.
+
+Dans la matinée, vers dix heures, s'est refermé derrière nous le long
+couloir de verdure, au fond duquel Nagasaki s'étale dans son cadre de
+pagodes et de cimetières. Ensuite, ont défilé ces petits îlots, qui sont
+comme les sentinelles avancées du Japon,--petits îlots charmants, que
+tout le monde connaît, pour les avoir vus peints sur tant de potiches et
+d'éventails. Et puis la mer, _le large_ a commencé de nous envelopper de
+sa majesté sereine et de son silence, plus saisissants par contraste,
+après tant de mignardises, et de musiquettes, et de gentils rires,
+auxquels nous venions longuement de nous habituer.
+
+Très brusque a été l'ordre de départ. A peine ai-je trouvé le temps de
+saluer ma belle-mère en émoi. C'était déjà si court, les deux heures que
+j'avais, pour aller dans la montagne dire adieu à la mousmé Inamoto...
+
+Faut-il que je l'aie escaladé souvent, le vieux mur de son bois enclos,
+pour que les traces de mon passage se voient déjà si bien sur le gris
+des pierres! je ne l'avais jamais remarqué comme ce jour de départ, il y
+a de quoi donner l'éveil, et à mon retour il faudra changer de chemin.
+Dans l'herbe aussi, mon pas a dessiné une vague sente, comme ces foulées
+que font les bêtes en forêt.
+
+Mousmé qui n'avait pas des yeux ordinaires de mousmé, fleur énigmatique
+et jolie, fleur de pagode et de cimetière, qu'ai-je su comprendre
+d'elle, et qu'a-t-elle compris de moi? Rien que l'un de nous soit
+capable de définir. Assis côte à côte sur la terre de ce bois, disant
+des choses forcément puérils, à cause de cette langue dont je connais
+trop peu de mots, nous étions comme deux sphinx qui s'amuseraient à
+faire les enfants, faute d'un moyen, d'une clef pour se déchiffrer, mais
+qui seraient retenus là chacun par l'âme inconnue de l'autre, vaguement
+devinée. Il est certain qu'entre nous commençait de se nouer cette sorte
+de lien qu'on appelle affection, qui ne se discute ni ne s'analyse, et
+qui souvent rapproche des êtres infiniment dissemblables... Au-dessus du
+mur, ce gentil front et cette paire de jeunes yeux qui m'accompagnaient
+hier au soir, pendant ma fuite à travers le dédale des terrasses
+funéraires et des tombes, je me suis retourné deux fois pour les
+regarder; quand je les ai vus disparaître, je crois même que je me suis
+senti plus seul encore dans ces lointains pays jaunes... Et ce petit
+serrement de coeur, en m'éloignant, était comme un reflet très
+atténué,--crépusculaire, si l'on peut dire ainsi,--de ces angoisses qui,
+à l'époque de ma jeunesse, ont accompagné tant de fois mes grands
+départs. Il est vrai, je suis sûr de revenir, autant qu'on peut être sûr
+des choses de demain, car nous restons deux ans, hélas! dans les mers
+de Chine, où Nagasaki sera notre lieu de ravitaillement et de repos. Et
+je la reverrai, cette mousmé, j'entendrai encore sa voix, très doucement
+bizarre, répéter, avec un accent qui fait sourire, les mots français
+qu'elle s'amuse à apprendre...
+
+Quant à madame Prune, c'était trop haut perché pour cette fois, le
+faubourg qu'elle habite. Mais nous reviendrons, nous reviendrons, et,
+s'il plaît à la Déesse de la Grâce, cette idylle, ébauchée entre nous il
+y aura seize ans bientôt, ne se dénoue point encore...
+
+Ce soir donc, à l'heure où le soleil se couche dans de longs voiles de
+brume, le Japon a disparu; l'île amusante s'est évanouie dans les
+lointains d'une immensité toute pâle, qui luit comme un miroir sans fin,
+et qui ondule très lentement, avec une câlinerie perfide. Nous faisons
+route vers le Nord et vers la Chine. Il y a quinze ans, après un
+amollissant séjour dans ce même coin du Japon et un mariage pour rire
+avec une certaine petite Chrysanthème, je remontais ainsi la mer Jaune,
+par un calme pareil, sous des brumes comme celles-ci, un soir aussi
+blême. Et le grand néant de la mer, comme cette fois, m'enveloppait de
+sa paix funèbre.
+
+Je m'en allais avec moins de mélancolie,--sans doute parce que la vie
+était encore en avant de moi dans ce temps-là, tandis qu'à présent elle
+est plutôt en arrière...
+
+
+
+
+XL
+
+A SÉOUL
+
+DANS LA RUE
+
+
+Juin 1901.
+
+A la splendeur de juin, qui est là-bas rayonnante et limpide plus encore
+que chez nous, je me souviens de m'être posé pour quelques jours dans
+une maisonnette, à Séoul, devant le palais de l'empereur de Corée, juste
+en face de la grande porte. Dès l'aube--naturellement très hâtive à
+cette saison,--des sonneries de trompettes me réveillaient, et c'était
+la relève matinale de la garde: une longue parade militaire, où
+figuraient chaque fois un millier d'hommes. Les autres bruits de Séoul
+commençaient ensuite, dominés par le hennissement continuel des
+chevaux,--de ces petits chevaux coréens, ébouriffés et toujours en
+colère, qui se battent et qui mordent.
+
+Ce palais d'empereur se dissimulait derrière des murs. En se mettant à
+ma fenêtre on n'en pouvait rien voir, que l'enceinte morose et le grand
+portique rouge, décoré à la chinoise, avec des monstres sur la frise.
+D'étranges petits soldats, vêtus à l'européenne, montaient la faction
+devant cette demeure fermée, ceux-là mêmes dont les trompettes sonnaient
+chaque jour, avant le soleil levé: sous des képis comme en portent nos
+troupiers, des figures plates et jaunes, paraissant tout étonnées d'un
+accoutrement encore si nouveau.
+
+De ma fenêtre, on apercevait aussi, en enfilade, une rue large et
+droite, où s'agitait une foule uniformément habillée de mousseline
+blanche, entre deux rangs de maisonnettes bien basses, bien saugrenues,
+d'un gris monotone et d'un aspect à peu près chinois.
+
+La parade finie, c'était l'heure des audiences et des Conseils. Alors,
+dans d'élégantes chaises de laque, on apportait quantité de cérémonieux
+personnages en robe de soie à fleurs, coiffés de ce haut bonnet,--avec
+deux espèces de pavillons comme des oreilles écartées, comme des
+antennes--qui s'est démodé en Chine depuis environ trois siècles. Et,
+tandis que les abords du portique rouge s'encombraient de toutes ces
+belles chaises au repos et de leurs longs brancards flexibles gisant par
+terre, je regardais ces gens de Cour gravir l'un après l'autre les
+marches du seuil impérial, puis disparaître dans le palais: dignitaires
+antédiluviens qui venaient régler les choses du vieil empire croulant;
+sous leur costume d'apparat, ils avaient l'air de grands insectes, aux
+têtes compliquées, aux élytres chatoyants.
+
+Alentour, le soleil de juin s'épandait en lumière de fête sur les
+grisailles de Séoul, qui reste la plus parfaitement grise de toutes ces
+antiques cités, encore vivantes en extrême Asie. Et c'était un soleil
+brûlant, car le climat de Corée est excessif, comme celui de la Chine;
+à des hivers presque sibériens succèdent toujours sans transition de
+chauds et merveilleux printemps.
+
+Dès le matin, il flambait, ce soleil, sur l'immense ville grise,
+enfermée dans ses remparts crénelés et dans son cirque de montagnes
+grises. Des rues droites, d'une lieue de long sur cent mètres de large,
+au sol gris, entre des myriades de maisonnettes poudreuses, à peu près
+toutes se ressemblant, toutes égales, et recouvertes de pareilles
+carapaces en briques couleur de cendre. Et dominant ces innombrables
+petites choses, de tous côtés surgissait dans le ciel, comme un terrible
+mur en pierrailles noirâtres, la chaîne de ces montagnes enveloppantes,
+qui était là comme pour emprisonner, maintenir, condenser la tristesse
+et l'immobilité de Séoul,--vieille capitale éloignée de la mer, et
+n'ayant même pas un fleuve pour lui amener les navires, toujours
+colporteurs d'idées et de choses nouvelles.
+
+Si larges et si découvertes, les rues de cette ville, qu'on les voyait
+d'un bout à l'autre; on les voyait là-bas, là-bas dans le lointain
+extrême et la poussière, aboutir aux portes des remparts, qui étaient
+surmontées, comme à Pékin, d'énormes donjons noirs et cornus. Ces foules
+toutes blanches, toutes en mousseline blanche, processionnant sur les
+longues chaussées, évoquaient, pour nous Européens, l'idée d'un essaim
+de jeunes filles réunies à quelque fête d'été; mais les promeneurs
+étaient presque uniquement des hommes, au visage plat, à la barbiche
+rude et clairsemée comme les babines des phoques. Les garçons, les
+jeunes n'ayant pas encore convolé en justes noces, allaient tête nue,
+prenant un air virginal avec leur robe immaculée, leur raie au milieu et
+leur longue tresse dans le dos, à la manière des petites filles
+d'Occident. Quant aux hommes mariés, ils étaient irrésistiblement
+drôles, coiffés tous, d'après l'usage inéluctable, d'un noeud de cheveux
+et d'une espèce de petit chapeau imitant notre «haut de forme», en crin
+noir avec des brides pour nouer sous le menton; si petits, ces chapeaux,
+d'une si ridicule petitesse, qu'on eût dit ceux qu'ont inventés chez
+nous les clowns. Et comme on était en juin et qu'il faisait très chaud,
+nombre de gens portaient autour du torse et des bras, sous la robe
+légère, une sorte de carcasse, de crinoline en jonc tressé, pour isoler
+la mousseline du corps; cela donnait des bonshommes tout ronds, comme
+des poussahs en baudruche soufflée.
+
+Au milieu des blancheurs de ces milliers de robes, quelques points
+rouges éclataient dans la foule comme des coquelicots: les bébés, tous
+en manteau écarlate, avec capuchon doré. Aussi quelques points couleur
+de feuille fraîche: les dame de qualité, toutes en manteau vert clair,
+coiffées d'un grand pli d'étoffe blanche comme les Napolitaines, et
+s'appuyant pour marcher sur de longues cannes, dans le genre des
+houlettes de bergère à Trianon; costumes d'ailleurs très montants, mais
+avec deux ouvertures pour laisser sortir les pointes des deux seins.--Et
+les hommes en deuil!... De blanc habillés, ceux-là comme les autres, ils
+disparaissaient sous des chapeaux en paille de riz, larges d'au moins
+trois pieds, ayant forme d'abat-jour, et, de plus, ils se cachaient
+derrière un écran de circonstance, à deux poignées, qu'ils tenaient des
+deux mains, de manière à se l'appliquer hermétiquement sur le
+visage[3].--D'ailleurs, dans toute cette bizarrerie des costumes, on ne
+sentait l'influence ni de la Chine ni du Japon, les deux redoutables
+pays voisins; non, c'était quelque chose de très à part, ayant germé ici
+même, entre ces montagnes, au pied de ces amas de pierrailles grises.
+
+Devant les humbles boutiques ouvertes le long des rues, d'assez
+monotones et modestes choses s'étalaient au soleil et à la poussière.
+Beaucoup de harnais, pour ces méchants petits chevaux à tous crins et
+d'humeur si batailleuse. Beaucoup de bahuts, tous pareils, en laque
+rouge avec des fermoirs dorés. Et surtout des milliers d'objets en ce
+merveilleux cuivre de Corée, qui est pâle, pâle comme du vermeil
+mourant, mais dont l'éclat ne se ternit jamais: coupes, brûle-parfums
+et hauts flambeaux d'une grâce exquise.
+
+Les Coréens des vieux âges furent cependant des maîtres aux inventions
+diverses. C'est eux qui jadis initièrent les Japonais à la fabrication
+de la porcelaine;--et, dans les tombeaux de leurs souverains
+légendaires, on retrouve d'adorables céramiques, presque toujours
+grises, couleur de souris, dont l'étrangeté sobre, inspirée de la
+feuille ou de la fleur des lotus, atteste un art déjà très avancé. C'est
+aussi par eux que le secret de la boussole marine, vers le XIe
+siècle, fut révélé à des navigateurs arabes, qui l'apportèrent dans
+notre Occident barbare. Mais à présent l'immense décrépitude asiatique
+s'est étendue sur ce peuple trop vieux, et la Corée se meurt comme le
+Céleste Empire.
+
+Ces milliers de petites carapaces, longues et étroites, servant de
+toitures aux maisons de Séoul, je me rappelle comme elles jouaient
+singulièrement les pierres tombales lorsqu'on les apercevait à vol
+d'oiseau. La ville, regardée du haut des grands miradors couronnant les
+portes, produisait un étonnant effet de cimetière; on eût dit une
+infinie jonchée de tombes dans une enceinte crénelée,--avec de longues
+avenues où s'agitait une peuplade de fantômes, toujours en diaphanes
+vêtements blancs.
+
+Au sortir des remparts, aussitôt franchies les lourdes portes à donjons,
+on trouvait une campagne infiniment paisible et mélancolique. Un sol
+pierreux; partout des affleurements de ces rocailles grisâtres,
+pareilles aux montagnes environnantes. Des cèdres, des saules, des
+verdures d'un éclat tout neuf: une merveilleuse apothéose du printemps,
+à cette fin de juin; des tapis de fleurs qu'inondait la gaie lumière; un
+bruissement perpétuel de cigales. Et des gens à l'air doux, qui jouaient
+de l'éventail--des gens vêtus de mousseline blanche, il va sans dire, et
+coiffés du tout petit chapeau de clown, en crin noir, avec des
+brides,--venaient timidement et gentiment essayer de causer, avec trois
+mots français ou latins, appris dans les écoles; ils vous offraient
+aussi de vous asseoir avec eux, au bord du chemin, sous le toit de
+quelque petite échoppe où l'on vendait d'innocentes boissons très
+sucrées rafraîchies à la neige;--tout cela avait des apparences
+d'inaltérable bonhomie, et pourtant, quinze jours plus tôt, dans le sud
+de l'empire, dans l'île de Quelpaert, de grands massacres de chrétiens
+venaient encore d'avoir lieu, avec des raffinements d'atroce cruauté.
+
+ * * * * *
+
+Les massacres! Les massacres passés, présents ou à venir: en extrême
+Asie, c'est toujours avec cela qu'il faut compter... N'empêche qu'il y
+avait à Séoul une immense et folle cathédrale, comme nos missionnaires
+rêvent obstinément d'en construire dans les empires jaunes, malgré la
+certitude presque absolue qu'elles seront saccagées, et qu'eux-mêmes,
+prêtres ou religieuses, réfugiés quelque jour dans cet asile suprême, y
+trouveront une horrible mort... Elle était posée superbement sur une
+colline, cette aventureuse église de Séoul, dominant les milliers de
+maisonnettes à toiture en carapace, qui, regardées du haut de sa flèche
+gothique, semblaient un peuple de cloportes. Et tout autour c'était la
+mission française; un quartier pour l'heure accueillant et paisible, où
+des bonnes Soeurs de chez nous élevaient des bandes de petits Coréens et
+de petites Coréennes aux minois de chat, leur apprenant à exercer
+d'humbles métiers, et à parler un peu notre langue.
+
+Plus loin il y avait aussi deux ou trois rues où l'on aurait pu se
+croire à Nagasaki ou à Yeddo; on y retrouvait les mousmés rieuses aux
+jolis chignons luisants, les boutiques proprettes et les gentilles
+maisons-de-thé, égayées de bouquets très prétentieux dans des vases de
+bronze.--Et c'était le commencement de cette infiltration japonaise,
+l'un des périls menaçant le plus l'existence de la Corée.
+
+ * * * * *
+
+Oh! la cocasserie, pour moi si imprévue, d'une journée de pluie à Séoul!
+L'amusant souvenir que j'en ai gardé! Cette fois-là, en ouvrant ma
+fenêtre au matin, j'avais vu tout assombri et tout nuageux ce ciel
+ordinairement si pur. Autour de la ville grise, les montagnes drôles et
+trop pointues semblaient piquer dans un même voile épais, qui
+descendait peu à peu, peu à peu embrumant les choses. Et des gouttes
+d'eau, d'abord très fines, avaient commencé de tomber: la pluie, la
+vraie pluie, que l'Empereur était allé demander lui-même aux dieux de la
+Corée, la veille au soir, en sacrifiant de sa main un mouton, dans la
+campagne, sur un rocher. Alors, il y avait eu changement à vue dans la
+saugrenuité des foules; en un clin d'oeil, ce pays était devenu le
+royaume de la toile gommée, couleur jaune serin. Devant l'entrée
+impériale, où stationnaient comme toujours les chaises à porteurs de
+tant de grands personnages, les valets prestement avaient mis des capots
+en toile cirée jaune sur toutes ces belles caisses laquées noir et or.
+Par-dessus leur petit chapeau de clown, les passants avaient tous posé
+en équilibre un immense cornet de pareille toile cirée jaune; les plus
+craintifs de l'eau avaient aussi endossé une veste bouffante, de même
+étoffe et de même couleur. Des parapluies larges, à mille plissures,
+toujours en toile cirée jaune, s'étaient déployés partout au-dessus des
+têtes. Et les robes de mousseline blanche, que l'on troussait le plus
+haut possible, maintenant molles, fripées, s'emplissaient de crotte.
+Jusqu'au soir la pluie tomba du ciel lourd, tomba tranquille et
+incessante. Dans la rue boueuse, la foule circulait, aussi pressée;
+seulement, de blanche qu'elle avait coutume d'être, voici qu'elle venait
+de passer au jaune uniforme, et les centaines de têtes, avec leurs
+espèces de grands bonnets de magicien enfoncés jusqu'aux yeux, étaient à
+présent des cônes bien pointus, sur lesquels ruisselait l'averse.
+
+Et enfin j'ai gardé souvenance d'un jeune moineau, trop vite échappé du
+nid, qui ce jour-là s'était abattu dans ma chambre, ne pouvant plus
+voler tant il avait reçu de pluie sur ses pauvres petites plumes neuves.
+Le lendemain matin, bien séché et réconforté, il s'en alla par la
+fenêtre ouverte rejoindre ses frères, moinillons de la même couvée, qui
+pépiaient au beau soleil reparu, en face, perchés sur des gnomes de
+plâtre et de faïence, à la frise du portique impérial.
+
+
+II
+
+A LA COUR
+
+
+A la Cour de Corée, quand j'y suis passé, la grande affaire à l'ordre du
+jour était la translation des restes de l'Impératrice, poignardée par
+des assassins, environ sept années auparavant, une nuit, dans son vieux
+palais. Les immuables rites exigeaient qu'étant morte de malemort, elle
+commençât par deux séjours prolongés en terre, dans deux trous
+différents, afin de n'arriver à sa dernière demeure, chez ses
+tranquilles ancêtres, qu'après s'être débarrassée, dans les provisoires
+sépultures, de certains démons très agités qui s'acharnent toujours aux
+cadavres des personnes assassinées. Or, l'époque était venue d'opérer le
+premier transfert[4]; avant de creuser la seconde fosse, les trois
+grands nécromanciens de l'Empereur avaient été consultés sur le choix du
+terrain,--qui doit être friable, exempt de pierres et même de cailloux;
+mais voici qu'à cinq pieds à peine on avait trouvé le rocher! Les trois
+nécromanciens donc avaient été sur-le-champ condamnés à mort[5];
+cependant cela ne réparait rien; le lieu de la seconde sépulture n'en
+demeurait pas moins indéterminé; aussi, paraît-il, était-on fort
+perplexe, là, en face de chez moi, derrière la muraille impériale.
+
+Oh! le vieux palais, où cette impératrice mourut sous le couteau, et qui
+fut depuis la nuit du crime abandonné avec terreur!... Un matin de juin,
+par un beau soleil impassible, quel curieux pèlerinage on m'y fit
+faire,--sous la conduite de deux bonshommes en robe de mousseline
+blanche et en petit «haut de forme» de crin noir! Au milieu de parcs
+silencieux et murés, qui déjà retournaient à la brousse, au hallier
+primitif, c'était une confusion de lourds bâtiments pompeux ou de
+kiosques frêles, tout cela fermé et en pénombre sous de grands stores;
+quelque chose comme les quartiers de la «Ville jaune» à Pékin, avec les
+mêmes toitures de faïence aux lignes courbes, les mêmes terrasses de
+marbre; à tous les perrons, des monstres gardiens, accroupis comme
+là-bas, mais ayant une figure _autre_, un rictus de férocité différente.
+Dans les cours dallées, l'herbe des champs croissait entre les larges
+pierres blanches; parmi ces marbres, déjà très disjoints, mûrissaient de
+petites fraises sauvages, que je cueillais en chemin et qui montraient
+partout leurs gentilles taches rouges sur ces blancheurs mornes. Il y
+avait aussi, entre des murs ou des rochers naturels, quelques jardinets
+très enclos pour les mystérieuses promenades des princesses de jadis;
+parmi des potiches et de prétentieuses rocailles, il y fleurissait des
+pivoines, des roses, des iris, malgré l'envahissement des ronces et des
+graminées folles; les arbousiers, les cerisiers y semaient par terre
+leurs fruits rouges, inutiles, perdus même pour les oiseaux, qui ne
+semblaient guère fréquenter dans ce palais de la peur. La petite chambre
+du crime, sombre aussi et les stores baissés, étalait un funèbre
+désordre: boiseries brisées, noircies, comme léchées par le feu. La
+grande salle d'apparat avait une voûte à caissons, d'un rouge de sang,
+et partout des peintures représentant les divinités et les bêtes qui
+hantent le rêve des hommes d'ici; le trône de Corée, du même rouge
+sinistre, s'élevait au milieu; il se détachait, monumental, sur une
+étrange peinture crépusculaire, déployée comme la toile de fond d'un
+décor au théâtre, où, dans des nuages d'or livide, une planète se
+levait, large et sanglante, au-dessus de montagnes chaotiques.
+
+L'Empereur donc, ne pouvant plus se sentir dans ce palais, où il voyait
+des mains sans corps et trempées dans du sang remuer autour de lui dès
+qu'il faisait noir, avait ordonné la construction de ce petit palais
+moderne et mesquin, à l'autre bout de Séoul, près de la concession
+européenne, là, en face de mon logis; et tout s'en allait en ruine chez
+les somptueux ancêtres.
+
+Dans un autre palais, encore plus ancien que celui du crime, nous nous
+étions ensuite rendus ce matin-là, roulés en des petites voitures par
+des hommes coureurs qui galopaient à toutes jambes. C'était très loin,
+par des quartiers morts, par de longues avenues de donjons noirs. Les
+cours, les dépendances, les jardins, les parcs occupaient un espace
+infini, toute une zone sacrée, interdite, à jamais inutilisable et
+perdue. Là encore il y avait des bâtiments immenses, posant sur des
+terrasses de marbre. Il y avait une salle du trône, abandonnée depuis
+deux ou trois siècles, où des centaines de pigeons, nichés à la voûte de
+laque rouge et n'attendant point notre visite, menaient au-dessus de nos
+têtes un bruit d'ailes effarées; et ce plus vénérable trône se détachait
+lui aussi, comme le précédent, sur un paysage de cauchemar, avec des
+forêts, des cimes escarpées, et le lever d'une lune géante, ou de je ne
+sais quel fantôme d'astre sans rayons. Les chambres des princesses
+étaient petites, sombres, sépulcrales, ornées de peintures effrayantes,
+et on se demandait comment les belles du vieux temps avaient pu, dans
+cette obscurité, faire leur toilette, revêtir leurs traînants atours.
+Mais les parcs avaient une mélancolique grandeur, avec des bouquets de
+cèdres centenaires, des lacs pleins de roseaux et de lotus, de vraies
+solitudes, presque des horizons sauvages, en pleine ville, dans
+l'enceinte des remparts; les bêtes y vivaient comme dans la brousse, les
+hérons, les faisans, les cerfs et les biches;--et mes deux guides me
+contaient que pendant la nuit les tigres, habitants obstinés des
+montagnes d'alentour, escaladaient les murs d'enclos pour y venir faire
+la chasse.
+
+ * * * * *
+
+Trois ou quatre jours après mon arrivée à Séoul, notre amiral y était
+venu lui-même, avec d'autres officiers, pour une visite à l'Empereur. Et
+un soir on nous avait vus tous en grande tenue franchir le portique du
+palais nouveau.
+
+La déception avait d'abord été complète pour nous en entrant là: aucune
+magnificence, ni même aucune étrangeté dans ces constructions modernes.
+Les nécromanciens, consultés sur l'appartement où il convenait de nous
+recevoir pour que notre visite n'eût point de conséquences funestes,
+avaient obstinément indiqué une sorte de hangar, aux boiseries vert
+bronze avec quelques peinturlures vermillon; on y avait jeté des tapis
+en hâte et apporté un grand paravent admirable, en soie blanche, seul
+luxe de cette salle ouverte. C'est devant ce fond d'un blanc d'ivoire,
+brodé et rebrodé de fleurs, d'oiseaux et de papillons, que nous étaient
+apparus l'Empereur et le prince héritier, debout tous les deux et dans
+une attitude consacrée, la main posant sur une petite table; le père
+vêtu de jaune impérial, le fils, de rouge cerise. Leurs robes
+somptueuses, toutes brochées d'or, avec des pans comme des élytres,
+étaient retenues à la taille par des ceintures de pierreries. Quelques
+personnages officiels, interprètes et ministres, se tenaient à leurs
+côtés en robes de soie sombre. Et tous étaient coiffés de ce haut
+bonnet, à antennes de scarabée, qui se portait jadis à Pékin du temps
+des empereurs mings,--et qui est du reste le seul emprunt fait par les
+Coréens aux modes chinoises. Lui, l'Empereur, un visage de parchemin
+pâle, très souriant, avec des babines grises; de tout petits yeux
+mobiles et vifs; beaucoup de distinction, d'intelligence et de bonté. Le
+prince au contraire, le masque dur, l'air irrité et cruel, paraissait
+supporter à peine notre présence; il nous semblait que tout le temps son
+père fût obligé de le calmer, d'un regard tendre et suppliant, d'une
+parole douce prononcée à voix basse, ou bien d'une main caressante qui
+prenait la sienne pour la reposer sur la petite table et l'y maintenir.
+Qui dira les drames intimes, peut-être, entre ces deux fétiches soyeux,
+l'un rouge et l'autre jaune?
+
+L'Empereur, dont la physionomie s'ouvrait de plus en plus, interrogea
+l'amiral sur la guerre de Chine, que nous venions de finir, sur nos
+armements, nos cuirassés, nos torpilleurs, et, après une audience très
+prolongée qui semblait l'intéresser, nous congédia d'un salut courtois.
+
+Il y eut ensuite, dans une salle toute neuve et quelconque, bâtie
+spécialement pour les réceptions d'Européens, un grand dîner offert à
+notre amiral et à ses officiers, au ministre de France et aux attachés
+de sa légation. Tous les vins, tous les plats de chez nous, apportés ici
+à grands frais; un dîner qui eût été de mise à l'Élysée[6]. La seule
+note exotique, donnée par les hauts bonnets étranges de quelques
+personnages de Cour, que le souverain, redevenu invisible, avait
+délégués pour s'asseoir presque silencieusement parmi nous. Mais nous
+savions que dans la soirée le corps de ballet de l'Empereur devait
+danser pour nous distraire, et c'était une attente si amusante!
+
+En plein air, par la belle nuit douce, on nous servit du café, des
+liqueurs, des cigares sur une vaste estrade improvisée, recouverte de
+tapis européens tout neufs et de draperies clouées de frais. Au milieu
+de nos petites tables, un large cercle restait vide,--sans doute pour
+ces danseuses attendues, mais qui ne paraissaient point. La musique de
+notre escadre, amenée par l'amiral pour distraire un moment le vieux
+souverain, jouait bruyamment je ne sais quelle banalité comme _les
+Cloches de Corneville ou la Mascotte_. Et on se serait cru à quelque
+fête foraine, n'importe où, excepté dans le palais haut muré d'un
+empereur de Séoul.
+
+Mais sitôt que finit la musiquette sautillante, un orchestre coréen, que
+l'on ne voyait pas, préluda sans transition. L'air s'emplit de
+beuglements sinistres poussés par des trompes au timbre grave, que des
+tam-tam en différents tons accompagnaient de leur fracas. C'était
+brusque, imprévu, déroutant, mais si lugubre à entendre que l'on
+frissonnait plutôt que d'avoir envie de sourire. Et, durant la première
+minute de saisissement, deux énormes tigres, sortis comme d'une trappe,
+avaient bondi au milieu de nous, dans le cercle vide réservé aux
+danseurs. Deux tigres rayés de Mongolie, beaucoup plus grands que
+nature, des monstres artificiels en peluche noire et jaune, mus chacun
+intérieurement par deux hommes dont les jambes simulaient des pattes
+griffues. Leurs grosses têtes rondes aux yeux louches, aux crinières en
+chenille de soie, étaient interprétées avec cette science du grimaçant
+et du féroce, avec cet art transcendant du rictus qui est spécial aux
+gens d'extrême Asie. L'orchestre leur jouait quelque chose de triste et
+de sauvage qui ne ressemblait à rien de connu, mais où l'on distinguait
+peu à peu d'habiles harmonies. Et eux, les deux tigres, dansaient en
+mesure, une danse d'ours, en dandolinant leur visage de férocité
+souriante.
+
+Des acrobates parurent après, étonnamment trapus, avec des cous de
+taureau, leurs robes de mousseline blanche laissant transparaître les
+saillies de leurs muscles épais. Quand ils eurent fait des tours, ils se
+mirent en cercle pour chanter: des petites voix d'oiseau ou de cigale,
+des trilles sans fin exécutés à l'unisson avec un ensemble parfait et
+une virtuosité rare, sur des notes extra-hautes. De loin, cela devait
+ressembler au bruissement joyeux que font les insectes dans les foins,
+les beaux soirs d'été.--On nous apprit que c'étaient des sous-officiers
+de la garde, qui pour la circonstance s'étaient mis _en civil_.
+
+Des serviteurs apportèrent ensuite des gerbes de pivoines artificielles,
+d'une grosseur invraisemblable; d'autres vinrent poser un petit arc de
+triomphe en carton peint;--et c'étaient les accessoires des danseuses
+tant désirées, qui enfin parurent...
+
+Une douzaine de petites personnes si drôles, mièvres, pâlottes, avec des
+airs si pudiques dans leurs robes longues! De minuscules figures plates,
+des yeux bridés à ne plus pouvoir s'ouvrir, d'invraisemblables édifices
+de cheveux en torsade, représentant pour chacune la toison d'une
+douzaine de femmes normales; et des petits chapeaux bergère posés
+là-dessus! Quelque chose de notre XVIIIe siècle français se
+retrouvait dans ces atours, d'une mode infiniment plus ancienne; elles
+avaient un faux air de poupées Louis XVI. Jamais sous de tels aspects on
+n'aurait imaginé des danseuses asiatiques; mais en Corée tout est
+saugrenu, impossible à prévoir.
+
+Les yeux baissés, le visage inexpressif, elles exécutèrent d'abord une
+sorte de pas tragique, en brandissant des coutelas dans leurs mains
+frêles. Ensuite, ôtant leur petit chapeau rococo, elles firent un
+interminable jeu, d'une puérilité niaise. L'une après l'autre, avec des
+gestes mous et alanguis, elles venaient jeter une balle légère qui
+devait traverser le gentil portique de carton par un trou percé dans la
+frise; lorsque la balle passait bien, les autres poupées, avec mille
+grâces prétentieuses, s'empressaient à planter une pivoine monstre,
+comme récompense, dans les faux cheveux de l'adroite petite personne; si
+au contraire la balle ne passait pas, la coupable était punie d'une
+croix noire, que l'une de ses compagnes venait lui tracer à l'encre de
+Chine sur la joue, avec force mignardises.
+
+A la fin, toutes étaient barbouillées, et toutes avaient, par-dessus
+l'extravagant chignon, un édifice de fleurs. C'était lassant,
+hypnotisant, la continuelle répétition des mêmes poses maniérées et des
+mêmes lenteurs voulues, au son de cette musique coréenne, non plus
+terrible et hurlante comme tout à l'heure pour la danse des tigres,
+mais mystérieusement tranquille, triste sans être plaintive, comme
+exprimant la résignation à l'immense ennui de la vie. C'était lassant,
+et malgré soi on regardait, on écoutait, on subissait un peu de
+fascination; il y avait l'élégance dans tout cela, du rythme et de l'art
+lointain...
+
+Le lendemain, nous quittâmes tous ensemble Séoul pour rejoindre
+l'escadre, chargés de présents par l'Empereur: quantité de paquets
+soigneusement enveloppés de papier de riz, et portant notre nom en
+coréen; pour chacun de nous, un coffret en acier niellé d'argent et un
+autre en marbre vert, des stores d'une finesse exquise, des pièces de
+rabane et des peintures sur soie blanche, signées d'artistes connus dans
+le pays.
+
+ * * * * *
+
+Combien de temps encore subsistera l'étrange Corée? A peine vient-elle
+de secouer le joug débonnaire de la Chine, voici que des menaces de
+tous côtés l'entourent: le Japon la convoite comme une proie facile, à
+portée de la main; et du côté du nord, la Russie s'approche à grands
+pas, à travers les steppes sibériens et les plaines de Mandchourie. Le
+vieil Empereur, longtemps momifié, commence de s'éveiller dans
+l'effarement, à se sentir de jour en jour plus enserré par la douce
+civilisation du genre occidental. Il veut des chemins de fer, des usines
+qui fument. Et vite il arme des soldats, il fait venir des fusils, des
+canons, toutes ces jolies choses que nous avons nous-mêmes _pour tuer
+vite et loin_.
+
+
+
+
+XLI
+
+
+30 juin.
+
+Trois mois ont passé. J'ai revu l'immense Pékin de ruines et de
+poussière, j'ai fait ma longue chevauchée aux tombeaux des Tsin, j'ai
+visité l'empereur de Séoul et sa vieille cour. Maintenant, je reviens,
+et les voici qui reparaissent, les gentils îlots annonciateurs du Japon.
+Nous revenons, fatigués tous, et notre cuirassé lourd, comme s'il était
+fatigué lui-même, a l'air de se traîner sur les eaux chaudes et sous le
+ciel accablant. Les orages d'été couvent dans de grosses nuées sombres,
+dont le pays est comme enveloppé.
+
+On étouffe dans la baie de madame Prune, dans le couloir de montagnes,
+quand nous y entrons. Mais comme tout est joli! Et puis je m'y reconnais
+mieux qu'à notre arrivée précédente; j'y retrouve comme il y a quinze
+ans le concert infini des cigales, et aussi les magnificences de la
+verdure de juin. Ah! la verdure annuelle, comme elle écrase de sa
+fraîcheur la nuance de ces arbres d'hiver, cèdres, pins ou camélias, qui
+régnaient seuls ici, quand nous étions venus en décembre.
+
+Ce ne sont pas, dirait-on, les mêmes figures de matelots, bien saines et
+bien rondes, que le _Redoutable_ ramène à Nagasaki; il y en a vraiment
+qu'on ne reconnaît plus. Notre équipage a longuement souffert, sur l'eau
+remuante et empestée de Takou, souffert surtout de la mauvaise chaleur
+et de l'enfermement, plus encore que des manoeuvres pénibles et de la
+dépense continuelle de force. Sous le soleil de Chine, vivre six ou sept
+cents dans une boîte en fer où d'énormes feux de charbon restent allumés
+nuit et jour, entendre un éternel tapage augmenté par des résonnances de
+métal, recevoir de l'air qui a déjà passé par des centaines de
+poitrines et qu'une ventilation artificielle vous envoie à regret,
+respirer par des trous, être constamment baigné de sueur!... Il était
+temps d'arriver ici, où l'on pourra se détendre, marcher, courir,
+oublier.
+
+Près de quatre heures du soir, quand je puis enfin mettre pied à terre.
+Dans la rue, je trouve jolies toutes les mousmés; tant de verdure et de
+fleurs m'enchante; après la Chine grandiose et lugubre, aux visages
+fermés et maussades, chacune de ces petites personnes que je regarde ici
+me donne envie de rire, comme ces petites maisons, ces petits bibelots
+et ces petits jardins.--Et on va se reposer un mois dans cette île: mon
+Dieu, que la vie est donc une chose amusante!
+
+Trop tard pour aller dans la montagne d'Inamoto, qui ne m'attend point;
+j'irai donc d'abord remplir mes devoirs de famille, saluer madame
+Renoncule et mes belles-soeurs; ensuite je monterai chez ma petite amie
+Pluie-d'Avril,--et peut-être, qui sait, chez madame Prune, car je me
+sens dans l'esprit ce soir un certain tour drolatique et badin qui m'y
+attire.
+
+La rue ascendante qui mène à la maisonnette de la danseuse est
+solitaire, comme toujours, et triste cette fois, sous le ciel orageux et
+sombre, avec ces touffes d'herbes, signes de délaissement, que le mois
+de juin a semées çà et là entre les dalles. A cette porte, là-bas, ce
+gros chat assis avec dignité et regardant passer les hirondelles, si je
+ne m'abuse, c'est bien M. Swong-san, le minois pompeusement encadré par
+sa fraise à la Médicis, en mousseline tuyautée, qu'une rosette attache
+sous le menton. Et, derrière ce châssis de papier qui vient de s'ouvrir,
+au premier étage, cette petite fille en robe simplette, qui se retrousse
+les manches, un savon à la main, pour barboter des deux bras dans une
+cuve de porcelaine, c'est Pluie-d'Avril, la petite fée des
+maisons-de-thé et des temples, vaquant aujourd'hui à de menus soins
+d'intérieur, comme la dernière des mousmés.
+
+Et qu'elle est mignonne, surprise ainsi! Je ne l'avais jamais vue dans
+cette humble robe de coton bleu, ni ne me l'étais représentée lavant
+elle-même ses fines chaussettes à orteil séparé, faisant acte de
+ménagère économe. Pauvre petite saltimbanque, somme toute, malgré ses
+falbalas de métier, pauvre petite, obligée peut-être de compter beaucoup
+pour faire marcher le ménage à trois: elle, la vieille dame et le
+chat...
+
+Vite elle veut s'habiller, un peu confuse, mettre une belle robe pour
+m'offrir le thé:
+
+--Non, je t'en prie, garde ton costume d'enfant du peuple, ma petite
+Pluie-d'Avril; je te trouve plus réelle ainsi, et plus touchante; reste
+comme ça!
+
+ * * * * *
+
+En montant chez madame Prune, une sorte de pressentiment m'était venu du
+trop galant spectacle qui pouvait m'y attendre. C'était l'heure de la
+baignade, que les Nippons, les soirs d'été, pratiquent sans mystère.
+Dans ce haut faubourg, où les moeurs sont demeurées plus simples qu'en
+ville, cela se passait encore au temps de Chrysanthème; des personnes
+sans malice, tant d'un sexe que de l'autre, se rafraîchissaient dans des
+cuves de bois, ou des jarres de terre cuite, posées sur les portes ou
+dans les jardinets, et leurs visages, émergeant de l'eau claire,
+témoignaient d'un innocent bien-être... Si madame Prune aussi, me
+disais-je, allait être dans son bain!...
+
+Et elle y était!
+
+Quand j'eus fait tourner le mécanisme à secret du portillon, j'aperçus
+dès l'abord une cuve, qui m'était depuis longtemps connue, et d'où
+s'échappait une nuque charmante, comme sortirait une fleur d'un
+bouquetier. Et la baigneuse, spirituelle et enjouée même dans les
+occurrences les plus prosaïques de la vie, s'amusait gracieusement toute
+seule à faire: «Blou, blou, blou, brrr!» en soufflant à grand bruit sous
+l'eau.
+
+
+
+
+XLII
+
+
+1er juillet
+
+Combien c'est changé dans les sentiers de la montagne! Une folle
+végétation herbacée a tout envahi; elle a presque submergé les tombes,
+comme une innocente et fraîche marée verte, venue en silence de partout
+à la fois. Quand je monte aujourd'hui chez la mousmé Inamoto, sous un
+ciel pesant et chargé d'averses, mes pieds s'embarrassent dans les
+gramens, les fougères, et, le long du mur qui enferme le bois, on ne
+voit plus la foulée que j'avais faite.
+
+La mousmé Inamoto, je ne me figurais pas qu'elle serait là, à
+m'attendre, et je me sens tout saisi d'apercevoir, au-dessus du mur
+gris, son front, ses deux yeux qui me regardaient venir.
+
+--C'est moi que tu attends? Tu savais donc?
+
+--Hier, dit-elle, quand les canons ont tiré, j'ai reconnu le grand
+vaisseau de guerre français. Il n'y a que le tien si grand et peint en
+noir.
+
+Moi qui craignais de ne pas la retrouver, ou d'être désenchanté en la
+revoyant! Je crois seulement qu'elle a un peu grandi, comme les fougères
+de son parc, mais elle est même plus jolie, et j'aime encore davantage
+l'expression de ses yeux.
+
+De nouveau nous voilà donc ensemble et à l'abri de l'autre côté du mur;
+installés sur la terre et les herbages, la tête pleine de choses que
+nous voudrions exprimer, mais obligés de nous en tenir à des mots bien
+simples, à des tournures bien enfantines, qui ne rendent plus rien du
+tout.
+
+Et à peine suis-je assis, pan, je reçois une claque sur la main gauche,
+pan, une autre sur la main droite. «Qu'est-ce qui te prend, petite
+mousmé? Autrefois tu étais si correcte.» Ah! les moustiques... Cet hiver
+ils n'étaient pas nés. En une minute, sortis par centaines des épaisses
+verdures, les voici assemblés autour de nous comme un nuage, et c'est
+pour m'en débarrasser, toutes ces gifles amicales. Alors, moi aussi je
+lui rendrai la pareille, et pan sur ses mains, et pan sur ses bras nus,
+où chaque piqûre fait une grosse cloche instantanée, plus rose que
+l'ambre de sa chair... Avec la plupart des dames nipponnes de ma
+connaissance, un tel jeu dégénérerait tout de suite; avec madame Prune
+par exemple, je ne m'y aventurerais point; mais, avec Inamoto, cela ne
+risque pas d'être plus qu'un chaste enfantillage.
+
+--Demain, dit-elle, j'apporterai deux éventails, un pour toi, un pour
+moi; s'éventer très fort, c'est ce qu'il y a de mieux; comme ça ils s'en
+vont tous.
+
+
+
+
+XLIII
+
+
+2 juillet.
+
+Madame L'Ourse, elle, n'a point grandi comme la mousmé Inamoto, mais il
+me semble qu'elle s'est encore défraîchie et que son sourire, toujours
+prometteur, me montre des dents plus longues. Cependant je continue de
+fréquenter sa vieille petite boutique, aux poutres noircies et mangées
+par le temps, d'abord parce qu'elle est sur le chemin de la nécropole
+surplombante, presque dans son ombre, ensuite parce qu'on y trouve
+maintenant ces beaux lotus, qui sont incomparables dans les vieux
+cloisonnés de ma chambre de bord.--Je suis persuadé que certaines
+formes très anciennes des vases de Chine furent inventées uniquement
+pour les lotus.
+
+Fleurs de juin et de juillet, fleurs de plein été, ces grands calices
+roses épanouis sur tous les lacs japonais. Madame Chrysanthème jadis en
+mettait chaque matin dans notre chambre, et leur senteur, plus encore
+que la guitare triste de ma belle-mère, me rappelle le temps de mon
+ménage de poupée,--au premier étage, au-dessus de chez M. Sucre et
+madame Prune.
+
+Mais avions-nous autrefois, dans cette baie, une si énervante chaleur?
+Je n'en ai pas souvenance, non plus que de ces accablants ciels d'orage.
+On étouffe entre ces montagnes. Nos pauvres matelots fatigués ne
+reprennent point leur mine, loin de là; Nagasaki, en cette saison, est
+un mauvais séjour pour des anémiés de Chine qui doivent continuer de
+vivre, ici comme là-bas, dans une caisse en fer. Entre autres, on vient
+d'emporter à l'hôpital le fiancé breton qui m'avait confié la petite
+caisse de présents et la robe blanche. Quant à notre amiral, que le
+Japon avait miraculeusement remis lors de notre dernier voyage, voici
+qu'il nous inquiète de nouveau; lui qui, à la fin de l'hiver, avait
+retrouvé son bon air de gaîté--et ne manquait jamais, quand je rentrais
+à bord, de s'informer, sur différents tons impayablement graves, de la
+santé de madame Prune,--on ne l'entend plus plaisanter ni rire; les plis
+de lassitude et de souffrance ont reparu sur sa figure.
+
+
+
+
+XLIV
+
+
+3 juillet.
+
+Une déception de coeur m'attendait aujourd'hui au temple du Renard, chez
+madame La Cigogne, à qui je m'étais fait un devoir d'aller sans plus
+tarder offrir mes hommages d'arrivée.
+
+Par un temps lourd, sous ces nuées basses emplies d'orage qui ne nous
+quittent plus, j'avais pris les sentiers de l'ombreuse montagne. Ils
+étaient tout changés, comme ceux qui mènent chez Inamoto, tout envahis
+d'herbes folles et de longues fougères; on y rencontrait de grands
+papillons singuliers, qui se posaient avec des airs prétentieux sur les
+plus hautes tiges, comme pour se faire voir; on y respirait une
+humidité chaude, saturée de parfums de plantes; sous la voûte des
+verdures étonnamment épaissies, tout semblait tiède et mouillé; on se
+serait cru en pays tropical à la saison malsaine.
+
+En arrivant là-haut, j'avais aperçu de loin madame La Cigogne, comme aux
+aguets, sous sa véranda qui était enguirlandée des mêmes roses qu'en
+hiver, toujours ces roses pâlies à l'ombre des arbres, mais plus
+largement épanouies en cette saison, plus nombreuses, et s'effeuillant
+sur le sentier, comme des fleurs qui seraient en train de mourir pour
+s'être trop prodiguées.
+
+Toutefois cette dame n'avait manifesté qu'avec froideur en me voyant
+approcher, et s'était contentée de m'indiquer une humble place dans un
+coin.
+
+Ses yeux restaient fixés, là-bas en face de nous, sur le temple ouvert
+où trois dames de qualité, accompagnées d'un petit garçon de quatre ans
+au plus, venaient de tomber en oraison, après avoir sonné le grelot de
+bois de mandragore suspendu à la voûte, sonné, sonné à toute volée,
+comme pour une communication urgente au Dieu de céans. C'étaient
+visiblement des personnes très cossues, appartenant à un monde où mes
+relations ne m'ont pas permis de me faire présenter. Face à l'autel,
+agenouillées et à quatre pattes, elles s'offraient à nous vues de dos,
+ou plutôt de bas de dos, et leurs prosternements le nez contre le
+plancher nous révélaient chaque fois des dessous d'une élégance on ne
+peut plus comme il faut. Leur enfant, juponné en poupée, semblait prier
+comme elles avec une conviction touchante; mais, chez lui au contraire,
+les dessous avaient été supprimés, à cause de la température sans doute,
+et, à chacun de ses plongeons, sa robe de soie se relevait pour nous
+montrer, avec une innocente candeur, son petit derrière.
+
+Que pouvaient-elles bien avoir à solliciter du Dieu étrange, symbolisé
+sur l'autel par ces deux ou trois objets aux formes d'une simplicité si
+mystérieuse? Quelles conceptions particulières de la divinité
+tourmentaient leurs petits cerveaux, sous leurs coques de cheveux bien
+lustrées? Quelles angoisses de l'au-delà et de la grande énigme les
+retenaient tant de minutes à genoux devant ce Dieu si inattentif, si
+fuyant et mauvais, qu'il fallait constamment rappeler à l'ordre en
+claquant des mains ou en ressonnant la cloche de madragore?...
+
+Elles se relevèrent enfin, leur dévotion finie, et ce fut un instant
+d'anxiété pour madame La Cigogne, qui, de plus en plus en arrêt,
+s'avança jusque dans le chemin. Viendraient-elles se restaurer dans
+l'humble maison-de-thé, les si belles dames, ou bien
+redescendraient-elles simplement vers Nagasaki, par le sentier de
+mousses et de fougères?...
+
+Oh! joie!... Plus d'hésitation, elles venaient! Alors madame La Gigogne
+tomba soudain à quatre pattes, le visage extasié, murmurant à mi-voix
+des choses obséquieuses qui coulaient comme l'eau d'une fontaine.
+
+Elles étaient du reste agréables à regarder venir, les visiteuses,
+agréables à regarder franchir le torrent, par le vieil arceau de granit
+tout frangé de branches retombantes. Jolies toutes trois, les yeux
+bridés juste à point pour imprimer à leur figure le sceau de l'extrême
+Asie; fines et presque sans corps, habillées de soies rares, qui
+tombaient en n'indiquant point de contours et dont les traînes, garnies
+de bourrelets, s'étalaient avec une raideur artificielle; coiffées et
+peintes à ravir, comme les dames que représentent les images de la bonne
+époque purement japonaise. La pagode ouverte, derrière elles formait un
+fond d'une religiosité ultra-bizarre et lointaine. Au-dessus, c'était la
+demi-nuit des ramures, des feuillées touffues et d'un coin de montagne
+qui s'enfonçait dans les grosses nuées très proches. Au-dessous, c'était
+la dégringolade rapide du torrent et du sentier, plongeant tous deux
+côte à côte dans une obscurité plus sombrement verte encore, sous des
+futaies plus serrées,--parmi ces roches polies, grisâtres, qui semblent
+des fronts ou des dos d'éléphants, vautrés dans l'épaisseur des
+fougères.
+
+Elles s'avançaient doucement, les trois belles dames, avec des vagues
+sourires, l'âme peut-être encore en prière chez le Dieu qui règne ici.
+Et les gentilles cascades, enfouies sous les herbes et les
+scolopendres, leur jouaient une marche d'entrée calme et discrète, comme
+en tapotant sur des lames de verre.
+
+A la place d'honneur elles s'assirent, et madame La Cigogne, toujours à
+quatre pattes, reçut de leur part une commande longue, bourrée de
+détails, confidentielle même, semblait-il, et entremêlée de saluts, que
+l'on n'en finissait pas de s'adresser et de se rendre. J'observai que
+l'on ne se parlait qu'en _dégosarimas_, ce qui est la manière la plus
+élégante, et ce qui consiste, comme chacun sait, à intercaler ce mot-là
+entre chaque verbe et sa désinence. Je n'avais jamais entendu madame La
+Cigogne s'exprimer avec autant de distinction, ni s'affirmer si femme du
+monde.
+
+Mais qu'est-ce qu'elles avaient bien pu commander, ces dames? Madame La
+Cigogne, maintenant affairée, venait de se retrousser les manches, de se
+laver les mains à la source jaillissant du plus voisin rocher, et
+commençait de pétrir à pleins doigts, dans une grande cuve de
+porcelaine, une matière dense, lourde et noirâtre, qui semblait très
+résistante.
+
+De ce pétrissage résultèrent bientôt une vingtaine de boules sombres,
+grosses comme des oranges; madame La Cigogne, qui les avait tant
+tripotées, paraissait ne plus oser les toucher du bout de l'ongle,
+maintenant qu'elles étaient à point; pour éviter même un frôlement, elle
+les servit aux dames à l'aide de bâtonnets, avec des précautions de
+chatte qui a peur de se brûler; et ces boules faisaient pouf, pouf, en
+tombant dans les assiettes, comme des choses très pesantes, comme des
+pelotes de mastic ou de ciment.
+
+Après avoir grignoté quelques menues sucreries, chacune de ces femmes
+distinguées, avec mille grâces, avala une demi-douzaine de ces objets
+compacts et noirs. Des autruches en seraient mortes sur le coup.
+L'enfant aux dessous simplifiés en avala trois. Et, quand il s'agit de
+régler, ce fut un dialogue dans ce genre:
+
+--Combien dégosarimas vous devons-nous[7]?
+
+--C'est dégosarimas deux francs soixante quinze.
+
+Mais bien entendu la grossière traduction que j'en donne n'est que trop
+impuissante à rendre le jeu des intonations adorables, tout ce que
+madame La Cigogne, rien que par sa façon de filer chaque syllabe, sut
+mettre de ménagements discrets dans la révélation de ce chiffre, et sa
+révérence un peu mutine, esquissée sur la fin de la phrase pour y
+ajouter du piquant, l'agrémenter d'un tantinet de drôlerie.
+
+Ces dames, ne voulant pas être en reste de belles manières, offrirent
+alors l'une après l'autre leurs piécettes de monnaie, le petit doigt
+levé, imitant l'espièglerie d'un singe qui présenterait un morceau de
+sucre à un autre singe en faisant mine de le lui disputer par petite
+farce amicale...
+
+Il n'y a qu'au Japon décidément que se pratique l'aimable et le vrai
+savoir vivre!
+
+Quand les belles se furent enfin retirées, madame La Cigogne, après un
+long prosternement final, essaya bien de se rapprocher de moi et de
+m'amadouer par quelques chatteries. Mais le coup était porté. Je savais
+maintenant n'être pour elle qu'un de ces flirts que l'on avoue à peine
+devant les personnes vraiment huppées de la clientèle.
+
+
+
+
+XLV
+
+
+25 juillet.
+
+Les papillons du sentier de madame La Cigogne n'étaient encore que de
+vulgaires insectes, comparés à celui qui paradait ce soir au-dessus du
+jardinet de ma belle-mère.
+
+Dans le demi-jour habituel de la maison, nous prenions le thé de quatre
+heures assis sur les nattes blanches, à même le plancher, agitant
+négligemment des éventails, tant pour nous rafraîchir que pour intimider
+quelques moustiques indiscrets. Madame Prune,--car elle était là,
+s'étant remise à fréquenter assidûment chez madame Renoncule depuis mon
+retour dans le pays,--madame Prune, si sujette aux vapeurs pendant la
+période caniculaire, écartait d'une main les bords de son corsage afin
+de s'éventer l'estomac, et faisait ainsi pénétrer dans son intimité
+d'heureux petits souffles fripons, que toutefois la ceinture serrée à la
+taille empêchait pudiquement de se risquer trop bas. Trois de mes jeunes
+neveux, enfants de cinq ou six ans, étaient assis avec nous, bien sages
+et luttant contre le sommeil. Nous regardions tous, comme toujours,
+l'éternel paysage factice, qui est l'orgueil du logis, les arbres nains,
+les montagnes naines, se mirant dans la petite rivière momifiée aux
+surfaces ternies de poussière. Un rayon de soleil passait au-dessus de
+ces choses nostalgiques, sans les atteindre, une traînée lumineuse qui
+n'effleurait même pas la cime des rocailles verdies de moisissure, des
+cèdres contrefaits aux airs de vieillard, et rien, dans ce site morbide,
+ne laissait prévoir la visite du papillon qui nous arriva tout à coup
+par-dessus le mur. C'était un de ces êtres surprenants, que font éclore
+les végétations exotiques: des ailes découpées, extravagantes, trop
+larges, trop somptueuses pour le frêle corps impondérable qui avait
+peine à les maintenir. Cela volait gauchement et prétentieusement, jouet
+de la moindre brise qui d'aventure aurait soufflé; cela restait, comme
+avec intention, dans le rayon de soleil, qui en faisait une petite chose
+éclatante et lumineuse, au-dessus de ce triste décor tout entier dans
+l'ombre morte. Et le voisinage de ce trompe-l'oeil, qu'était un tel
+jardin de pygmée, donnait à ce papillon tant d'importance qu'il semblait
+bien plus grand que nature. Il resta longtemps à papillonner pour nous,
+à faire le précieux et le joli, sans se poser nulle part. En d'autres
+pays, des enfants qui auraient vu cela se seraient mis en chasse, à
+coups de chapeau, pour l'attraper; mes petits neveux nippons, au
+contraire, ne bougèrent pas, se bornant à regarder; tout le temps, les
+cercles d'onyx de leurs prunelles roulèrent de droite et de gauche dans
+la fente étroite des paupières, afin de suivre ce vol qui les captivait;
+sans doute emmagasinaient-ils dans leur cervelle des documents pour
+composer plus tard ces dessins, ces peintures où les Japonais excellent
+à rendre, en les exagérant, les attitudes des insectes et la grâce des
+fleurs.
+
+Quand le papillon eut assez paradé devant nous, il s'en alla, pour
+amuser ailleurs d'autres yeux. Et jamais je n'avais si bien compris
+qu'il y a d'innocents petits êtres purement décoratifs, créés pour le
+seul charme de leur coloris ou de leur forme... Mais alors, tant qu'à
+faire, pourquoi ne les avoir pas inventés plus jolis encore? A côté de
+quelques papillons ou scarabées un peu merveilleux, pourquoi ces
+milliers d'autres, ternes et insignifiants, qui sont là comme des essais
+bons à détruire?
+
+Rien n'est déroutant pour l'âme comme d'apercevoir, dans les choses de
+la création, un indice de tâtonnement ou d'impuissance. Et plus encore,
+d'y surprendre la preuve d'une pensée, d'une ruse, d'un calcul
+indéniables, mais en même temps naïfs, maladroits et à vue courte.
+Ainsi, entre mille exemples, les épines à la tige des roses semblent
+bien témoigner que, des millénaires peut-être avant la création de
+l'homme, on avait prévu la main humaine, seule capable d'être tentée de
+cueillir. Mais alors pourquoi n'avoir pas su prévoir aussi le couteau ou
+les ciseaux, qui viendraient plus tard déjouer ce puéril moyen de
+défense?...
+
+Ma belle-mère, après le départ du papillon, avait retiré de l'étui de
+soie rouge sa longue guitare, qui maintenant me charme ou m'angoisse.
+Les cordes commencèrent à gémir quelque chose comme un hymne à
+l'inconnu. Et les prunelles d'onyx des trois enfants, qui n'avaient plus
+à regarder que le jardin vide, s'immobilisèrent de nouveau; mais ils ne
+s'endormaient plus; leurs jeunes cervelles félines, sournoises et sans
+doute supérieurement lucides, s'intéressaient à l'énigme des sons, se
+sentaient en éveil et captivées, sans pouvoir bien définir...
+
+De tous les mystères au milieu desquels notre vie passe, étonnée et
+inquiète, sans jamais rien comprendre, celui de la musique est, je
+crois, l'un de ceux qui doivent nous confondre le plus: que telle suite
+ou tel assemblage de notes,--à peine différent de tel autre qui n'est
+que banal,--puisse nous peindre des époques, des races, des contrées de
+la terre ou d'ailleurs; nous apporter les tristesses, les effrois d'on
+ne sait quelles existences futures, ou peut-être déjà vécues depuis des
+siècles sans nombre; nous donner (comme par exemple certains fragments
+de Bach ou de César Franck) la vision et presque l'assurance d'une
+survie céleste; ou bien encore (comme ce que me chante la guitare de
+cette femme), nous faire entrevoir les dessous féroces, épeurants et à
+jamais inassimilables, de toute japonerie...
+
+
+
+
+XLVI
+
+RAPATRIEMENT DE ZOUAVES
+
+
+Août.
+
+«Amiral,
+
+»Je reçois votre dépêche et viens de la communiquer à notre bataillon;
+il a poussé un hourra en votre honneur.
+
+»Vous ne vous étiez pas trompé, le salut de notre drapeau était le salut
+de la 2e brigade à nos frères de la flotte qui, après nous avoir si
+bien tracé notre devoir au début de la campagne, ont ensuite pendant des
+mois accepté la charge lourde, pénible et ingrate d'assurer notre
+bien-être.
+
+»Mais, dans l'esprit de tous, ce salut devait aussi et surtout aller à
+vous, amiral, dont nous avons senti vibrer l'ardent amour de la patrie,
+à vous que nous aimons tous et que aurions été heureux de servir...
+Etc.
+
+»LE COLONEL ***
+
+»Commandant le *** régiment de marche.»
+
+ * * * * *
+
+Quand j'ai relu cette lettre toute militaire, toute simple et vibrante
+aussi, que notre cher amiral a gardée parmi ses papiers de souvenir, la
+scène de ce départ de zouaves s'évoque soudainement à ma mémoire.
+
+Un cadre sinistre, extra lointain: le golfe de Petchili. Une mer inerte,
+sous la lourdeur d'un ciel incolore qui semblait couver de la fatigue et
+de la fièvre. Et là tout à coup, dans l'atmosphère sourde, au milieu du
+silence accablé, une clameur magnifique et jeune; quelques centaines de
+naïfs enfants de France, donnant de la voix éperdument, tandis que
+s'inclinaient sous leurs yeux, pour un adieu grandiose, ces loques
+sublimes qui s'appellent des drapeaux.
+
+Ceux qui criaient ainsi à pleine poitrine étaient des matelots et des
+zouaves. Les zouaves s'en retournaient vers leur village natal, ou vers
+leur seconde patrie algérienne. Les matelots, eux, restaient; pendant de
+longs mois indéterminés, leur exil devait durer encore. Et cela se
+passait, ces hourras et cet adieu, au fond d'un golfe étouffant de la
+mer Jaune, à la saison des orages de juillet, pendant l'horrible
+canicule chinoise. Notre _Redoutable_--tandis que son équipage, pour une
+minute, se grisait ainsi de juvénile enthousiasme--languissait immobile,
+semblait mort, entre les eaux couleur de boue et le ciel plombé; et,
+comme chaque jour, ses murailles de fer condensaient la chaleur mouillée
+où s'anémiaient à la longue les robustes santés et pâlissaient les
+pauvres figures de vingt ans. Au contraire, le paquebot plus léger, qui
+allait emporter ce millier de zouaves, évoluait en ce moment avec un air
+d'aisance sur la mer amollie; il manoeuvrait de façon à passer à poupe de
+notre cuirassé énorme, pour ce salut que doivent à l'amiral ceux qui ont
+fini et qui vont partir.
+
+Nous connaissions de longue date ces zouaves-là, et une sorte de
+fraternité particulière les unissait à nos hommes. C'est nous qui,
+l'année précédente, les avions installés, au pied de la Grande
+Muraille, dans le fort chinois où ils avaient habité durant l'hiver;
+c'est nous ensuite qui avions assuré leur ravitaillement et leurs
+communications avec le reste du monde, dans ce recoin perdu. Quand enfin
+quelques-uns des leurs étaient tombés sous les balles russes, nous
+étions venus assister aux funérailles, notre amiral lui-même conduisant
+le deuil--un cortège que je revois encore, sous les nuages blêmes d'un
+matin de novembre, aux premiers frissons de l'automne, pendant que
+s'effeuillaient sur nous les tristes saules de la Chine... Et, en
+reconnaissance de cela et de mille choses, leur bataillon s'appelait «le
+bataillon de l'amiral Pottier».
+
+Maintenant l'heure sonnait pour eux de quitter l'affreux Empire jaune. A
+part une vingtaine, qui dormaient en terre d'exil, dans le petit
+cimetière improvisé de Ning-Haï, ils s'en retournaient vers l'Europe.
+Nos matelots, toute la nuit d'avant, sur une mer remuée et dangereuse,
+avaient peiné pour embarquer leurs munitions, leurs bagages,--et ils
+avaient fait cela avec l'abnégation habituelle, sans un murmure, sans
+se demander: «Pourquoi s'en vont-ils, les zouaves; pourquoi s'en
+vont-ils, tous les soldats, tandis qu'il n'est pas question de retour
+pour nous, les marins, fatalement voués, de par les conditions mêmes de
+cette campagne très spéciale, aux besognes obscures et aux épuisantes
+fatigues?...»
+
+Donc, le paquebot qui portait «le bataillon de l'amiral Pottier»
+s'approchait tranquillement du _Redoutable_, tous les zouaves sur le
+pont, en rangs serrés, tournant vers nous des centaines de têtes
+brunies, coiffés du bonnet écarlate. C'était au déclin d'un soleil qu'on
+ne voyait pas, mais qui diffusait de mauvaises lueurs rougeâtres dans le
+ciel épais et sur la mer boueuse; le cercle de l'horizon restait
+imprécis, perdu dans les vapeurs de ces orages qui menaçaient toujours,
+sans fondre jamais; et, çà et là, de monstrueuses fumées noires, comme
+des haleines de volcan, soufflées par des navires de guerre,
+complétaient la laideur lugubre des aspects qui nous furent familiers
+durant plusieurs mois dans le golfe de Takou.
+
+Cependant on avait fait monter tous nos matelots pour regarder partir
+les zouaves. Et quand, en leur honneur, la musique du _Redoutable_
+entonna _la Marseillaise_, on vit d'abord, sur ce paquebot qui
+s'approchait, les centaines de bonnets rouges tomber, d'un même
+mouvement d'ensemble, découvrant le velours des cheveux ras sur les
+têtes brunes ou blondes; ensuite s'élevèrent les habituelles clameurs:
+«Vivent les marins! Vive l'amiral!»--les matelots répondant: «Vivent les
+zouaves!»
+
+Au commandement, ou au sifflet des maîtres de manoeuvre, ces immenses
+cris étaient réglés, de manière qu'ils partaient à l'unisson et que les
+paroles s'entendaient claires. Et le beau fracas de ces voix d'hommes
+couvrait le bruit des tambours et des cuivres, ébranlait chaque fois
+l'air morne, pendant que s'abaissaient et se relevaient lentement, pour
+un salut, les pavillons des deux navires, leurs larges étamines
+tricolores, éclatantes ce soir-là sur les nuances tristes de la mer et
+du ciel.
+
+Mais, comme encore cela ne dépassait pas le cérémonial coutumier des
+départs, le commandant des zouaves improvisa une chose qui ne s'était
+jamais vue: en passant à l'arrière du cuirassé, sous la galerie où se
+tenait notre amiral, faire déployer le drapeau du bataillon, son drapeau
+d'Afrique et l'incliner devant lui.
+
+Alors, à cette apparition, qu'on n'attendait pas, du vieux fétiche aux
+trois couleurs, les hourras plus formidables s'élevèrent à nouveau des
+mille poitrines de ces exilés,--venus ici, dans ce golfe morose,
+sacrifier sans une plainte des années de jeunesse et risquer d'y mourir.
+
+Et tout cela, c'était de la beauté, de la vie: enthousiasme des jeunes,
+des braves, des simples, pour des idées simples aussi, mais superbement
+généreuses,--et sans doute éternelles, malgré l'effort d'une secte
+moderne pour les détruire...
+
+ * * * * *
+
+Les cris finissaient et le silence retombait à peine, quand je fus
+averti par un timonier que l'amiral me demandait sur sa galerie:
+
+--Je voulais savoir, me dit-il, si vous étiez sur le pont, si vous aviez
+assisté à ça... N'est-ce pas, c'était beau?...
+
+Et, tandis qu'il continuait de saluer en souriant le bateau des zouaves
+qui s'éloignait, je vis que ses yeux s'étaient voilés de larmes.
+
+ * * * * *
+
+Il fut vite diminué à notre vue, leur paquebot, toute petite chose en
+fuite, traînant sa fumée noire vers les lointains de ce néant sans
+contours et de nuance neutre qui était la mer. Cela semblait
+invraisemblable que ce petit rien, noyé dans du vide infini, dût un jour
+atteindre la France, car on la sentait ce soir à des distances qui
+donnaient le vertige, derrière tant de continents et de mers; on savait
+cependant qu'au bout d'un mois, de cinq ou six semaines, cela
+arriverait; alors quelques-uns de ces matelots, qui criaient si
+joyeusement tout à l'heure, regardaient maintenant là-bas, au fond des
+grisailles du soir, la disparition de cet atome de paquebot, avec une
+expression de figure changée et, dans les yeux, une tristesse d'enfant.
+
+
+
+
+XLVII
+
+
+23 septembre.
+
+Vers le milieu de juillet, le _Redoutable_ avait quitté Nagasaki, pour
+retourner en Chine, à Takou, son poste de souffrance. Ensuite, après
+deux mois de pénibles travaux, le rembarquement du corps expéditionnaire
+étant terminé, nous avons fait route vers le nord du Japon, afin que
+tout l'équipage pût respirer un peu d'air froid et salubre, avant de
+redescendre du côté de la Cochinchine, si énervante et chaude.
+
+Et aujourd'hui, nous avons mouillé devant Yokohama, par un de ces temps
+frais qui rendent la vie aux anémiés. Nous aurions cependant préféré
+Nagasaki, mais il n'en est plus question dans le programme de cet hiver,
+et il faut sans doute en faire notre deuil, nous ne le reverrons plus.
+
+Yokohama, il y quinze ans, c'était déjà la ville la plus européanisée du
+Japon. Et depuis, le bienfaisant _progrès_ y a marché si vite, que c'est
+à n'y plus rien reconnaître. Dans les rues, que des fils électriques
+enveloppent à présent comme les mailles sans fin d'une immense toile
+d'araignée, quelle mascarade à faire pitié! Chapeaux melons de tous les
+styles, petits complets couleur puce ou couleur queue de rat, tous les
+vieux stocks de costumes invendables en Europe, déversés à bouche que
+veux-tu sur ces seigneurs, qui naguère encore se drapaient de soie. De
+vastes comptoirs modernes, où se liquident à la grosse, pour être
+exportés en Amérique, des imitations, des déformations truquées de ces
+objets d'art, trop maniérés à mon goût, mais singuliers et gracieux, que
+les Japonais jadis composaient avec tant de patience et de rêverie.
+
+Des soldats, partout des soldats, des régiments en manoeuvre, en parade;
+tout à la guerre.
+
+Pour comble, au tournant d'une rue, me voici dépisté, interviewé, tout
+vif et en anglais, par un journaliste à figure jaune, qui porte jaquette
+et haut-de-forme... Alors, non, je rentre à bord, ne voulant plus rien
+savoir de ce Japon-là!...
+
+
+
+
+XLVIII
+
+
+5 octobre.
+
+Et j'ai tenu rigueur à cette ville et à ses entours jusqu'au départ.
+
+Quelques-uns de mes camarades sont allés visiter le grand arsenal
+voisin; ils y ont trouvé un empressement, des nuages de fumée noire
+comme au bord de la Tamise, et sont revenus stupéfaits de la quantité de
+navires et de machines de guerre que l'on y prépare fiévreusement nuit
+et jour.
+
+D'autres sont allés à Tokio pour accompagner notre amiral à une
+réception de Leurs Majestés nipponnes. Dans les rues, ils ont croisé
+des bandes d'étudiants, qui manifestaient contre l'étranger, et l'un
+deux, renversé de son pousse-pousse par malveillance, s'est fracturé le
+bras. Ils ont vu l'Impératrice, sous la forme aujourd'hui d'une toute
+petite bonne femme, habillée à Paris par quelque bon faiseur, élégante
+encore malgré ce déguisement, demeurée jolie, même presque jeune sous
+son masque de plâtre, et conservant toujours cet air qu'elle avait
+jadis, cet air de déesse offensée de ce qu'on ose la regarder.
+
+Mais combien je préfère ne l'avoir point revue, et en rester sur
+l'exquise image première: cette Impératrice Printemps, au milieu de ses
+jardins, environnée de chrysanthèmes fous, et dans des atours jamais
+vus, ne ressemblant à aucune créature terrestre.
+
+Donc, je n'ai plus remis pied à terre, dans ce néo-Japon, tant qu'a duré
+notre escale.
+
+Maintenant nous redescendons vers le sud, tout doucement, par la mer
+Intérieure, et ce soir, à la nuit tombante, nous venons de mouiller pour
+deux jours devant Miyasima, l'île sacrée, que régissent des lois
+spéciales et étranges. Elle nous apparaît en ce moment, cette île,
+comme un lieu de mystère qui ne veut pas se laisser trop voir. Ce doit
+être un bloc de hautes montagnes tapissées de forêts, mais nous en
+apercevons tout juste la base délicieusement verte, la partie qui touche
+aux plages et à la mer; tout le reste nous est dissimulé par des nuages
+gardiens et jaloux, qui pour un peu descendraient traîner jusque sur les
+eaux.
+
+Contre toute attente, il paraît décidé que nous nous arrêterons deux ou
+trois semaines à Nagasaki en passant, pour des réparations au navire, et
+c'est presque une fête, de revoir tout ce gentil monde féminin, dans
+cette baie si jolie. Là au moins, tant de recoins du passé persistent
+encore! Et nous emplirons une dernière fois nos yeux, nos mémoires de
+mille choses finissantes, qui s'évanouiront demain, pour faire place à
+la plus vulgaire laideur.
+
+Car enfin ce Japon n'avait pour lui que sa grâce et le charme
+incomparable de ses lieux d'adoration. Une fois tout cela évanoui, au
+souffle du bienfaisant «progrès», qu'y restera-t-il? Le peuple le plus
+laid de la Terre, physiquement parlant. Et un peuple agité, querelleur,
+bouffi d'orgueil, envieux du bien d'autrui, maniant, avec une cruauté et
+une adresse de singe, ces machines et ces explosifs dont nous avons eu
+l'inqualifiable imprévoyance de lui livrer les secrets. Un tout petit
+peuple qui sera, au milieu de la grande famille jaune, le ferment de
+haine contre nos races blanches, l'excitateur des tueries et des
+invasions futures.
+
+
+
+
+XLIX
+
+
+Dimanche, 6 octobre.
+
+Vraiment ces Japonais parfois vous confondent, vous forcent d'admirer
+tout à coup sans réserve, par quelque pure et idéale conception d'art;
+alors on oublie pour un temps leurs ridicules, leur saugrenuité, leur
+vaniteuse outrecuidance; ils vous tiennent sous le charme.
+
+Par exemple, cette île sacrée de Miyasima, ce refuge édénique où il
+n'est pas permis de tuer une bête, ni d'abattre un arbre, où nul n'a le
+droit _de naître ni de mourir_!... Aucun lieu du monde ne lui est
+comparable, et les hommes qui, dans les temps, ont imaginé de la
+préserver par de telles lois, étaient des rêveurs merveilleux.
+
+Depuis hier, depuis que nous sommes venus jeter l'ancre en face, le même
+ciel bas et obscur ne cesse de peser sur l'île sainte; il nous la
+dissimule en partie, il nous dérobe toutes ses forêts d'en haut, comme
+ferait un voile posé sur un sanctuaire, et cela ajoute encore à
+l'impression qu'elle cause: on dirait qu'elle communique par le faîte
+avec le Dieu des nuages.
+
+Une petite pluie chaude, qui mouille à peine et qui semble parfumée aux
+essences de plantes forestières, commence de tomber, quand je me dirige
+aujourd'hui en baleinière vers la tranquille plage de cette Miyasima. Et
+je vois d'abord des vieux temples, pour mieux dire des vieux portiques
+de temples qui s'avancent jusque dans l'eau, des portiques religieux,
+posés sur pilotis et reflétés dans cette petite mer enclose, qui n'a
+jamais de bien sérieuses fureurs. Je vois un village aussi; mais il n'a
+pas l'air vrai, tant les maisonnettes y sont gentiment arrangées parmi
+des jardinets de plantes rares; on croirait un village sans utilité,
+inventé et bâti pour le seul plaisir des yeux. Et au-dessus, tout de
+suite l'épaisse verdure commence, l'inviolable forêt séculaire, qui va
+se perdre dans les nuées grises...
+
+Une île d'où l'on a voulu bannir toute souffrance, même pour les bêtes,
+même pour les arbres, et où nul n'a le droit de naître ni de mourir!...
+Quand quelqu'un est malade, quand une femme est près d'être mère, vite,
+on l'emmène en jonque, dans l'une des grandes îles d'alentour, qui sont
+terres de douleur comme le reste du monde. Mais ici, non, pas de
+plaintes, pas de cris, pas de deuils. Et paix aussi, sécurité pour les
+oiseaux de l'air, pour les daims et les biches de la forêt...
+
+Me voici descendu sur la grève au sable fin, et des verdures
+m'environnent de toutes parts, d'humides verdures qui voisinent,
+au-dessus de ma tête, avec le ciel bas, et plongent bientôt dans le
+mystère des nuages. De chaque côté de la rue ombreuse qui se présente à
+moi, s'ouvrent des maisons-de-thé. Elles alternent avec de mignonnes
+boutiques à l'usage des pèlerins, qui affluent ici de tous les points de
+l'archipel nippon; on y vend des petits dieux, des petits emblèmes,
+sculptés dans le bois de quelque arbre,--mort de sa belle mort bien
+entendu, sans quoi on ne l'aurait point coupé.
+
+Une route vient ensuite, et me conduit à la baie proche, qui joue un peu
+le rôle du tabernacle, dans cet immense lieu d'adoration qu'est l'île
+entière. Une route empreinte de tant de sérénité recueillie, qu'on
+s'étonne d'y rencontrer quelques passants, quelques Nippons pareils à
+ceux d'ailleurs, quelques mousmés qui sourient, tout comme sur une route
+banale. Du côté de la mer, elle est bordée par une file de petits
+édicules religieux, en granit, qui se succèdent comme les balustres
+d'une rampe,--toujours ces mêmes petits édicules au toit cornu, d'une
+forme inchangeable depuis les plus vieux temps, et qui, d'un bout à
+l'autre du Japon, annoncent l'approche des temples ou des nécropoles,
+éveillent pour les initiés le sentiment de l'inconnu ou de la mort. Du
+côté de la montagne, on est dominé par les ramures qui se penchent, les
+fougères qui retombent; des arbres dont on ne sait plus l'âge étendent
+des branches trop longues et fatiguées, que l'on a pieusement soutenues
+avec des béquilles de bois ou de pierre; des cycas, qui seraient hauts
+comme des dattiers d'Afrique, mais qui s'inclinent, se courbent de
+vieillesse, ont des supports en bambou, des suspentes en cordes
+tressées, pour prolonger le plus possible leurs existences indéfinies.
+Et de vagues sentiers montent verticalement à travers ce royaume des
+plantes, vont se perdre dans les obscurités d'en haut, parmi les futaies
+trop épaisses, parmi les pluies, les orages toujours
+suspendus;--sentiers, ou peut-être simples foulées de ces bêtes de la
+forêt, qui sont innocentes, ici, et auxquelles personne ne fait de mal.
+
+De temples, à proprement parler il n'y en a point; c'est l'île qui est
+le temple, et, comme je disais, c'est la baie qui est le tabernacle.
+Pour la fermer aux profanes, cette baie de la grande sérénité ombreuse,
+des portiques religieux à plusieurs arceaux en gardent l'entrée,
+s'avancent comme d'imposantes et muettes sentinelles, assez loin dans la
+mer; ils sont très élevés, très purs de style ancien, avec des parties
+qui commencent à crouler par vétusté, surtout vers la base, où ils
+reçoivent l'éternelle caresse humide de Benten, déesse de céans.
+Au-dessus de leur image éternellement renversée, qui les allonge de
+moitié, ils paraissent immenses, et trop sveltes pour être bien réels.
+
+On peut, si l'on veut, contourner la baie; mais le chemin des pèlerins
+la traverse sur un pont sacré, que soutiennent des pilotis et que
+recouvre dans toute sa longueur une toiture en planches de cèdre. De
+chaque côté de cette voie légère, en équilibre sur l'eau calme, les
+emblèmes et les peintures mythologiques se succèdent comme pour les
+stations d'une sorte de chemin de croix; il y en a d'un archaïsme à
+donner le frisson; on y voit surtout Benten, la pâle et mince déesse de
+la mer, entourée de ses longs cheveux comme des ruissellements d'une eau
+marine.
+
+Continuant de suivre la ligne des grèves, je rencontre une étroite
+prairie à l'herbe de velours, resserrée entre la plage et la montagne à
+pic avec son manteau de verdure. Un hameau de pêcheurs est là, d'une
+tranquillité paradisiaque, entouré d'altéas à fleurs roses. Devant la
+porte de leurs cabanes, les hommes demi-nus, aux musculatures superbes,
+raccommodent leurs filets: on dirait une scène de l'âge d'or. (Seuls les
+poissons ne bénéficient point de la trêve générale; on les attrape et on
+les mange. Ils constituent d'ailleurs la principale nourriture des
+Japonais, qui ne sauraient s'en passer.)
+
+Plus loin, une source jaillit dans un bassin naturel, et voici une
+troupe de biches, avec leurs faons, qui descendent de la forêt pour y
+boire. Par crainte de les effaroucher, j'avais d'abord ralenti le pas,
+mais je comprends bientôt qu'elles n'ont aucune frayeur. Et même,
+l'instant d'après, nous nous trouvons cheminer ensemble dans le même
+sentier d'ombre, elles si près de moi que je sens leur souffle sur ma
+main.
+
+Le soir, quand je reviens, par la baie que gardent les grands portiques
+dans l'eau, autre compagnie de biches encore, qui s'amuse à traverser le
+frêle pont sacré, entre les images de dieux ou de déesses. Et, arrivées
+au bout, les voilà prises d'une soudaine fantaisie de vitesse, où la
+peur certainement n'entre pour rien; elles filent alors comme le vent,
+puis disparaissent dans les sentiers de la montagne surplombante, et
+bientôt sans doute dans les nuages proches,--où quelque divinité d'ici a
+dû les appeler.
+
+
+
+
+L
+
+
+Lundi, 7 octobre.
+
+Nous repartons ce matin sans avoir aperçu le sommet de l'île aux
+forêts,--le dôme, pourrait-on dire, de cet immense temple vert,--car le
+même rideau de nuées persiste à l'envelopper. Et bientôt disparaît
+l'abrupt rivage si magnifiquement tapissé de verdure; disparaissent les
+portiques religieux, en sentinelle aux abords, avec leurs longs reflets
+dans l'eau.
+
+Nous nous en allons tranquillement sur cette mer Intérieure, qui est
+comme un lac immense, aux rives heureuses. Les grandes jonques
+anciennes, qui ont des voiles pareilles à des stores drapés, circulent
+encore en tous sens, poussées aujourd'hui par une brise très douce,
+d'une tiédeur d'été. Çà et là, au fond des gentilles baies, on aperçoit
+les villages proprets, aux maisonnettes en planches de cèdre, avec
+toujours, pour les protéger, quelque vieille pagode perchée au-dessus,
+dans un recoin d'ombre et de grands arbres. De loin en loin, un château
+de Samouraïs: forteresse aux murailles blanches, avec donjon
+noir,--quelqu'un de ces donjons à la chinoise qui ont plusieurs étages
+de toitures et qui donnent tout de suite la note d'extrême Asie. Et,
+dans ce Japon, les cultures n'enlaidissent pas comme chez nous la
+campagne; les champs, les rizières sont des milliers de petites
+terrasses superposées; au flanc des coteaux, on dirait, dans le
+lointain, d'innombrables hachures vertes.
+
+C'est déjà, pour un peuple, un rare privilège et un gage de durée,
+d'être _peuple insulaire_; mais surtout c'est une chance unique, d'avoir
+une mer intérieure, une mer à soi tout seul où l'on peut en sécurité
+absolue ouvrir ses arsenaux, promener ses escadres.
+
+
+
+
+LI
+
+
+Jeudi, 10 octobre.
+
+Avant de sortir ce matin de la mer Intérieure, nous nous étions arrêtés,
+les derniers jours, dans quelques villages des bords; villages tous
+pareils, où semblait régner la même activité physique, et la même
+tranquillité dans les esprits. Des petits ports encombrés de jonques de
+pêche et où l'on sentait l'acre odeur de la saumure. Des maisons tout en
+fine et délicate menuiserie, d'une propreté idéale, gardant l'éclat du
+bois neuf. Une population alerte et vigoureuse, singulièrement
+différente de celle des villes, bronzée à l'air marin, bâtie en force,
+en épaisseur, avec un sang vermeil aux joues. Des hommes nus comme des
+antiques, souvent admirables, dans leur taille trapue, leur musculature
+excessive, ressemblant à des réductions de l'hercule Farnèse. A vrai
+dire, des femmes sans grâce, malgré leur teint de santé et leurs cheveux
+bien lisses; trop solides, trop courtaudes, avec de grosses mains
+rouges. Et d'innombrables petits enfants, des petits enfants partout,
+emplissant les sentiers, s'amusant dans le sable, s'asseyant par rangées
+sur le bord des jonques comme des brochettes de moineaux. Ce peuple ne
+tardera pas à étouffer dans ses îles, et fatalement il lui faudra se
+déverser autre part.
+
+Dans les campagnes, en s'éloignant de la rive, même population
+laborieuse et râblée; ce n'est plus à la pêche, ici, que se dépense la
+vigueur des hommes; c'est aux travaux de cette terre japonaise, dont
+chaque parcelle est utilisée avec sollicitude. Les milliers de rizières
+en terrasses, qu'on apercevait du large, sont entretenues fraîches par
+des réseaux sans fin de petits conduits en bambou, de petits ruisselets
+ingénieux; tout cela a dû coûter déjà une somme de travail énorme, et
+atteste les patiences héréditaires de plusieurs générations
+d'agriculteurs aux infatigables bras.
+
+C'est dans ces champs tranquilles que le Mikado compte trouver, quand
+l'heure sera venue, des réserves pour ses armées. Et ils feront
+d'étonnants soldats, ces petits paysans extra-musculeux, au front large,
+bas et obstiné, au regard oblique de matou, sobres de père en fils
+depuis les origines, sans nervosité et par suite sans frisson devant la
+coulée du sang rouge, n'ayant d'ailleurs que deux rêves, que deux
+cultes, celui de leur sol natal et celui de leurs humbles ancêtres.
+
+Ils étaient des privilégiés et des heureux de ce monde, ces paysans-là,
+jusqu'au jour où l'affolement contagieux, qu'on est convenu d'appeler le
+progrès, a fait son apparition dans leur pays. Mais à présent voici
+l'alcool qui s'infiltre au milieu de leurs calmes villages; voici les
+impôts écrasants et augmentés chaque année, pour payer les nouveaux
+canons, les nouveaux cuirassés, toutes les infernales machines; déjà
+ils se plaignent de ne pouvoir plus vivre. Et bientôt on les enverra,
+par milliers et centaines de milliers, joncher de leurs cadavres ces
+plaines de Mandchourie, où doit se dérouler la guerre inévitable et
+prochaine... Pauvres petits paysans japonais!...
+
+Donc, nous avons quitté aujourd'hui dans la matinée ce délicieux lac du
+vieux temps qu'est la mer Intérieure. Et ce soir, à nuit close, nous
+sommes revenus mouiller dans la baie aux mille lumières, devant la ville
+de madame Prune,--autant dire chez nous, car à la longue, il n'y a pas à
+dire, nous nous sentons presque des gens de Nagasaki.
+
+Une bonne nouvelle nous attendait du reste à l'arrivée, une dépêche
+annonçant que le _Redoutable_ rentrera en France au mois de janvier
+prochain, après ses vingt mois de campagne. Et tout le monde, officiers
+et matelots, s'est endormi dans la joie.
+
+
+
+
+LII
+
+
+Mardi, 15 octobre.
+
+Après beaucoup de tergiversations, de contre-ordres, nous voici
+cependant de retour dans ce Nagasaki, que je ne pensais plus jamais
+revoir: je me dis cela, dès ce matin au réveil, et, d'avance, je m'en
+amuse tant! Au moins trois semaines à y rester, et pendant la plus
+délicieuse saison de l'année, les jardinets pleins de fleurs, le tiède
+soleil d'octobre mûrissant les mandarines et les kakis d'or, du haut
+d'un ciel tout le temps bleu.
+
+Mon empressement joyeux à m'habiller pour aller courir est comme un
+regain de ce que j'éprouvais, tout enfant, chaque fois que je venais
+d'arriver chez mes cousins du Midi, où se passaient mes vacances; je ne
+tenais pas en place, le premier matin, dans ma hâte d'aller rejoindre
+mes petits camarades de l'autre été, d'aller revoir des coins de bois où
+l'on avait fait tant de jeux, des coins de vignes où l'on avait tant ri
+aux vendanges d'antan...
+
+Je me retrouve tel aujourd'hui, ou peu s'en faut, ce qui prouve
+décidément que le Japon possède encore un charme d'unique et
+ensorcelante drôlerie. Vite une embarcation, ensuite un pousse-pousse
+rapide, et je suis enfin dans les gentilles rues, cueillant au passage
+des révérences de petites amies quelconques, mousmés, guéchas,
+marchandes de bibelots, qui rient sous le soleil, au milieu d'une fête
+générale de couleurs et de lumière.
+
+La boutique de madame L'Ourse éclate de loin, comme un énorme et frais
+bouquet sur fond sombre; tout son étalage est de roses roses et de
+chrysanthèmes jaunes. En face, les soubassements énormes de la nécropole
+et des temples, murs ou rochers primitifs, ont des garnitures, comme
+des volants de dentelles vertes, en capillaires, avec çà et là des
+grappes de campanules qui retombent.
+
+C'est chez la mousmé Inamoto que je me rends d'abord, il va sans dire.
+
+Pour être aperçu d'elle qui ne m'attend point, il faut me risquer jusque
+dans la cour de la pagode où elle demeure, et me poster au guet,
+derrière le tronc d'un cèdre de cinq cents ans. Jamais je n'avais fait
+une station si longue, caché et observant tout, dans ce lieu vénérable
+où vit Inamoto, ce lieu où son âme s'est formée, singulière et tellement
+respectueuse de tous les antiques symboles d'ici. L'herbe pousse entre
+les larges dalles de cette cour, où les fidèles ne doivent plus beaucoup
+venir; des cycas se dressent au milieu, sur des tiges géantes, et
+l'arbre qui m'abrite étend des branches horizontales étonnamment
+longues, qui se seraient brisées depuis un siècle si des béquilles ne
+les soutenaient de place en place. On est environné de terrasses qui
+supportent des bouddhas en granit et des tombes: on est dominé par toute
+la masse de la montagne emplie de sépultures. Juste devant moi, il y a
+le vieux temple de cèdre, jadis colorié, doré, laqué, aujourd'hui tout
+vermoulu et couleur de poussière; de chaque côté de la porte close, les
+deux gardiens du seuil, enfermés dans des cages comme des bêtes
+dangereuses, dardent depuis des âges leurs gros yeux féroces, et
+maintiennent leur geste de furie.
+
+Je veille comme un trappeur en forêt. Au Japon, rien de bien terrible ne
+peut se passer, je le sais bien; mais je regretterais tant de lui causer
+le moindre ennui, à la pauvre petite innocente que je suis venu
+troubler!... Personne... Aucun bruit, que celui de la chute légère des
+feuilles d'octobre. Et tant de calme autour de moi, tant de calme que
+l'attitude de ces deux forcenés dans leur cage ne s'explique plus... Ce
+silence commence de m'inquiéter. Est-ce que tout serait abandonné
+alentour, et ma petite amie envolée...
+
+Avec un gémissement de vieille ferrure, la porte du temple enfin
+s'ouvre, et c'est Inamoto elle-même qui paraît, en robe simplette, les
+manches retroussées, un balai à la main, poussant les feuilles mortes
+en jonchée sur les marches. Oh! si jolie, entre les deux grimaces
+atroces des divinités du seuil, qui grincent les dents derrière leurs
+barreaux!
+
+Un brusque nuage rose apparaît sur ses joues; en moins d'une seconde,
+elle a jeté son balai à terre, baissé l'une après l'autre ses deux
+manches pagodes, pour courir vers moi, dans un élan d'enfantine et
+franche amitié...
+
+Mais comme elle m'étonne de n'avoir pas peur, elle si craintive
+d'ordinaire!...
+
+C'est que je suis tombé, paraît-il, à un moment choisi comme à miracle:
+ses petits frères, à l'école; sa servante, en ville; son père, qui ne
+sort jamais, jamais, parti depuis un instant pour conduire à sa dernière
+demeure un ami bonze. Verrouillé, le grand portail en bas, par où
+quelque pèlerin aurait pu venir. Donc c'est la sécurité complète et nous
+sommes chez nous.
+
+De l'île sacrée, j'ai apporté pour elle une petite déesse de la mer, en
+ivoire, qu'elle cache dans sa robe. Et elle rit, de son joli rire de
+mousmé, qui n'est pas banal comme celui des autres; elle rit parce
+qu'elle est contente, émue, parce qu'elle est jeune, parce que le
+soleil est clair, le temps limpide et berceur.
+
+--Veux-tu venir voir notre temple? propose-t-elle.
+
+Et nous pénétrons dans le vieux sanctuaire obscur, empli de symboles
+agités, de formes contournées, de gestes menaçants qui s'ébauchent dans
+l'ombre. Un peu de paix seulement vers le fond, où des lotus d'or, dans
+de grands vases, s'étalent et se penchent avec une grâce de fleurs
+naturelles, devant une sorte de tabernacle voilé d'ancien brocart. Mais
+sur les côtés, des dieux de taille humaine, rangés contre les murs,
+gesticulent avec fureur. Et, au plafond, embusqués entre les solives,
+des êtres vagues, moitié reptile, moitié racine ou viscère, nous
+regardent avec de gros yeux louches.
+
+--Veux-tu venir voir ma maison? dit-elle ensuite.
+
+Et j'entre, après m'être poliment déchaussé, dans un logis centenaire,
+mais propre et blanc, où la nudité des parois et l'élégance d'un vase de
+bronze, empli de fleurs, témoignent de la distinction des hôtes. L'autel
+des ancêtres, en laque rouge et or, très enfumé par l'encens, est
+encore fort beau, et très longues sont les généalogies inscrites sur les
+saintes tablettes.
+
+Épouvantée tout à coup, comme de quelque sacrilège commis en me montrant
+cela, ma petite amie me regarde, au fond des yeux, avec une
+interrogation ardente.--Mais non, mes yeux à moi n'expriment rien
+d'ironique, du respect au contraire, et je ne souris pas. Alors, sa
+jeune conscience aussitôt se calme; elle m'ouvre des coffrets en forme
+d'armoire, enfermant chacun une divinité dorée qu'elle vénère.
+
+Bientôt l'heure d'aller ouvrir le portail en bas de la cour, à cause des
+petits frères qui vont rentrer de l'école. Et elle me reconduit, par le
+sentier vertical aux marches de terre, jusqu'à la jungle murée, là-haut,
+où se donnaient nos rendez-vous autrefois, et d'où je m'en irai par
+escalade comme j'étais venu.
+
+Ainsi nous nous retrouvons ensemble, dans ce même bois, qui nous réunira
+encore presque chaque soir pendant au moins trois semaines,--quand
+j'avais si bien cru que c'était fini, qu'entre nous était tombé le
+rideau de plomb d'une séparation sans retour, sans lettres possibles,
+aggravé d'immédiat et éternel silence...
+
+ * * * * *
+
+--Quel dommage, me dit une heure plus tard mademoiselle Pluie-d'Avril,
+assise sur les nattes blanches de son logis, avec M. Swong dans les
+bras,--quel dommage que tu ne sois pas venu tout droit chez nous ce
+matin!... Ma grand'mère t'aurait indiqué... Tu serais allé vite à la
+pagode du Cheval de Jade, où il y avait une grande fête et des danses
+religieuses; nous y étions presque toutes, les meilleures danseuses de
+Nagasaki, et moi je me tenais en haut, comme sur un nuage; je faisais le
+rôle d'une déesse, et je lançais des flèches d'or. Mais, ajoute-t-elle,
+demain après-midi, tu m'entends bien, c'est la fête des guéchas et des
+maïkos; ça ne se fait qu'une fois l'an; nous sortirons toutes en beau
+costume, par groupes, sous des dais magnifiques, et nous représenterons
+des scènes de l'histoire, sur des estrades que l'on nous aura préparées
+dans les rues. Ne va pas manquer ça, au moins!
+
+En approchant de chez madame Renoncule, je faisais de louables efforts
+pour être ému. C'est que, vraisemblablement, j'allais y rencontrer les
+époux Pinson, ma belle-mère m'ayant annoncé autrefois qu'ils viendraient
+avec l'automne s'installer auprès d'elle.
+
+Frais superflus, inutile dérangement de coeur: à la suite d'un pèlerinage
+efficace à certain temple, très recommandé pour les cas rebelles comme
+le sien, madame Chrysanthème, après quatorze ans de mariage stérile,
+s'était tout à coup sentie dans une position intéressante très avancée,
+qui n'avait pas permis de songer à un plus long voyage.--Et ce n'est pas
+sans une teinte d'orgueil maternel que madame Renoncule me fait part de
+telles espérances.
+
+Allons, le sort en est jeté, nous ne nous reverrons point. Après tout,
+c'est plus correct ainsi. Et puis, il faut savoir se mettre à la place
+de son prochain: M. Pinson n'aurait-il pas éprouvé quelque gêne à m'être
+présenté?
+
+ * * * * *
+
+Mon Dieu, qu'est-ce qu'il se passe donc chez madame Prune? Ce n'est pas
+le même incident que chez madame Chrysanthème, les suites d'un
+pèlerinage trop efficace?... Non, vraiment je me refuse à le croire...
+Cependant je vois sortir de chez elle un médecin; puis deux commères
+affairées qui ont des visages de circonstance. Et je presse le pas, très
+perplexe.
+
+L'aimable femme est étendue sur un matelas léger; les formes,
+dissimulées par un _fton_,--qui est une couverture avec deux trous
+garnis de manches pour passer les bras.--La tête, qui repose sur un
+petit chevalet en bois d'ébène, me paraît plutôt engraissée, mais avec
+je ne sais quoi de calmé, de moins provocateur dans le regard. Et je
+m'étonne surtout du peu d'émotion que paraît causer ma présence.
+
+Deux dames agenouillées s'occupent à lui faire avaler une prière, écrite
+sur papier de riz qu'elles pétrissent en boule, comme une pilule. Et
+debout se tient une personne que je n'avais pas vue depuis quinze ans,
+mais qui certes me reconnaît, et qu'un grain de beauté sur la narine
+gauche me permet aussi d'identifier au premier coup d'oeil: mademoiselle
+Dédé, l'ancienne servante du ménage Sucre et Prune, devenue aujourd'hui
+une imposante matrone, un peu marquée, mais agréable encore.
+
+Avec un sourire spécial, gros de confidences intimes, mademoiselle Dédé,
+qui a vu mon émoi, me donne d'abord à entendre que ce n'est rien de
+grave.
+
+Dans le jardin où elle me reconduit ensuite,--car je ne prolonge pas
+davantage une entrevue qui semble à peine plaire,--elle m'explique
+comment madame Prune, après une jeunesse interminable, vient de
+traverser enfin, et victorieusement du reste, certaine crise, certain
+tournant de la vie par où les autres femmes passent toutes, mais en
+général nombre d'années plus tôt.
+
+Elle me conte aussi qu'elle-même, Dédé-San, après avoir consacré
+quatorze années de sa jeunesse à l'une des maisons les mieux fréquentées
+du Yochivara, se voit aujourd'hui revenue de tant d'illusions, de tant
+et tant qu'elle a résolu de se retirer, avec son petit pécule, sous
+l'égide indulgente de madame Prune.
+
+
+
+
+LIII
+
+
+Mercredi, 16 octobre.
+
+--Ne va pas manquer cela, au moins! m'avait dit hier mademoiselle
+Pluie-d'Avril, en me parlant de la fête d'aujourd'hui.
+
+Et le beau soleil de une heure me trouve à flâner, dans les rues par où
+les petites fées doivent passer.
+
+Un premier dais, là-bas, s'avance lentement, suivi d'un cortège de
+curieux. Il est rond et semble une immense ombrelle plate. Au-dessus
+tremble une folle végétation de lotus roses, plus grands que nature. Il
+est très nettement cerclé par un large bourrelet de velours funéraire,
+où se reconnaît le goût de ce peuple pour la couleur noire et aussi pour
+la précision des contours. Un seul homme porte péniblement l'édifice,
+par une hampe centrale, comme serait le manche d'un parasol. Et des
+draperies de brocart d'or, qui retombent en rideaux à demi fermés,
+laissent entrevoir là-dessous cinq ou six dames nobles d'autrefois,
+ayant bien douze ans chacune: des figures qui paraissent encore plus
+enfantines, encadrées par de si solennelles perruques,--et peintes, et
+attifées avec quel art stupéfiant et lointain!... Mais je ne connais
+personne dans ce petit monde. Passons.
+
+Un quart d'heure après, rencontre d'un nouveau dais, cerclé de velours
+noir comme le précédent, mais au-dessus duquel des branches d'érable à
+feuilles rouges, en place des lotus, simulent une broussaille de forêt.
+On me sourit là dedans; deux ou trois des invraisemblables petites
+bonnes femmes, aperçues entre les rideaux de brocart, me disent bonjour:
+danseuses, que j'ai vaguement connues dans quelque maison-de-thé. Mais
+ce n'est pas ce que je cherche. Passons encore!
+
+Troisième dais qui apparaît dans le lointain, avec aussi son bourrelet
+noir. Il est surmonté, celui-là, d'un cerisier en fleurs, chaque rameau
+tout neigeux de frais pétales blancs; un cerisier si bien imité qu'il
+apporte presque une impression de printemps frileux au milieu de ce
+tiède automne. C'est du reste le dais le plus riche, et aussi le plus
+suivi: derrière, cheminent une centaine d'enfants, mouskos[8] ou
+mousmés, qui viennent sans doute de s'échapper de l'école, car ils ont
+encore sur le dos leur carton et leurs livres... Oh! mais qu'est-ce
+qu'il y a là-dessous, quels étranges petits êtres?... Des petits
+guerriers d'autrefois, armés de pied en cap, portant beau et farouche,
+mais lilliputiens, et paraissant plus comiques encore auprès du solide
+garçon qui tient à l'épaule la hampe du dais somptueux.
+
+Et un de ces petits personnages, qui ressemble au chat botté, passe
+entre les rideaux sa tête casquée, pour me faire signe, et encore signe,
+avec une singulière insistance.--Est-ce possible? Pluie-d'Avril!...
+Pluie-d'Avril en samouraï à deux sabres! Non, jamais je ne l'avais vue
+si étonnante et si drôle; une cuirasse, toute une armure, un casque et
+des cornes; sur le minois, des traits au pinceau pour donner l'air
+terrible qu'ont les guerriers des vieilles images, et, par je ne sais
+quel procédé spécial, des sourcils remontés jusqu'au milieu du front.
+Auprès d'elle, son amie Matsuko, en samouraï également, la figure aussi
+peinturlurée dans le genre féroce, et les sourcils changés de place. Et
+puis trois ou quatre nobles douairières, dans les douze ou treize ans,
+fort blasonnées, avec des robes à traîne.
+
+Cette fois, je fais cortège, bien entendu.
+
+A certain carrefour, le mieux fréquenté de la ville, une estrade était
+dressée, sur laquelle tous ces petits guignols exquis prennent place
+avec dignité.
+
+Alors commence une scène historique de haute allure. Pluie-d'Avril, qui
+a le premier rôle et brandit son sabre en beaux gestes du tragédie,
+déclame tout le temps sur sa plus grosse voix de moumoutte en colère.
+Une voix qu'elle tire on ne sait comment du fond de son gosier menu.
+Une voix qui, parfois, tourne, se dérobe en son de petite flûte, en
+fausset de petit enfant,--et c'est alors qu'elle est le plus
+adorablement impayable, ma sérieuse tragédienne.
+
+
+
+
+LIV
+
+
+Jeudi, 17 octobre.
+
+Dans le cabinet particulier de la maison-de-thé, où je les ai mandées
+aujourd'hui pour leur faire compliment, elles arrivent languissantes et
+en négligé intime, mes deux petites amies, Pluie-d'Avril et Matsuko qui
+ne boude plus. Elles n'ont apporté ni masques ni guitares, sachant bien
+que ce n'est point comme autrefois pour leurs chants et leurs danses,
+mais pour elles-mêmes que je continue de venir les voir, en vieux
+camarades que nous sommes à présent.
+
+Mais sont-elles changées! Ce n'est pas seulement la fatigue d'hier, il
+y a autre chose... Ah! leurs sourcils qui manquent! Elles les avaient
+rasés, les petites barbares, pour s'en mettre de postiches à deux
+centimètres plus haut! Les voilà donc presque vilaines, jusqu'à ce
+qu'ils aient repoussé. Et puis, aucun apprêt dans la chevelure, point de
+coques élégantes ni de piquets de fleurs; les cheveux encore tout collés
+et tout plats, comme la veille sous les casques lourds, elles
+ressemblent à deux pauvres petites moumouttes qui seraient tombées à
+l'eau et en garderaient encore le poil mouillé. Presque vilaines, oui,
+mais fines et mignonnes créatures quand même.
+
+Elles m'ont apporté leurs photographies promises, auxquelles il s'agit
+maintenant de mettre la dédicace. Et, sur leur ordre, des mousmés
+servantes déposent à leurs côtés, par terre, une boîte à écrire en
+laque, avec pinceaux délicats, encre de Chine, godets, l'attirail qu'il
+faut. C'est par terre aussi qu'elles sont assises, et c'est par terre
+aussi que tout cela va se passer, bien entendu. D'abord elles discutent
+gravement sur les termes, et même, je crois, sur certain point obscur
+d'orthographe. Et puis, à main levée, à main sûre et vive, elles tracent
+de haut en bas, sur les petits cartons où est leur image, un grimoire
+sans doute fort aimable, que je me ferai traduire plus tard.
+
+A présent, laissons-les se reposer, d'autant plus que le soleil
+d'automne rayonne dehors, mélancolique et doux, et qu'Inamoto m'attend
+sur la délicieuse montagne,--où partout les fougères sont devenues
+longues, longues, dans leur dernier développement de fin d'été, et où
+déjà les sentiers se parent de tapis couleur de rouille et d'or, à la
+chute des feuilles mortes.
+
+ * * * * *
+
+Qu'elles auront donc passé vite et légèrement, ces trois dernières
+semaines dans la ville de madame Prune. Est-ce possible qu'elles soient
+déjà si près de finir?
+
+Aujourd'hui, vrai dimanche d'automne, premier jour sombre, froid; les
+montagnes alentour, comme écrasées sous un ciel bas et lugubre.
+
+Et puis, éternels changements de la vie maritime: hier, on était encore
+tout à la joie de cette dépêche, annonçant le retour du _Redoutable_ en
+France; aujourd'hui, découragement sans bornes en présence d'un nouveau
+contre-ordre qui maintient le navire et son équipage une troisième année
+dans les mers de Chine. Mes plus proches camarades et moi, nous
+rentrerons quand même au printemps prochain, par quelque paquebot, avec
+notre amiral dont nous composons la suite; mais nos pauvres matelots
+resteront à bord, exilés pour une année de plus, y compris le
+mélancolique fiancé, avec sa petite caisse de présents et sa pièce de
+soie blanche pour la robe de mariée.
+
+De toute façon, si le _Redoutable_ plus tard revient à Nagasaki, je n'y
+serai plus, et quand il quittera ce pays mercredi prochain pour faire
+route vers l'Annam, il me faudra dire l'éternel adieu à toute
+japonerie...
+
+Aujourd'hui, mon suprême rendez-vous dans la montagne avec Inamoto, ma
+gentille amie, que son père emmène demain je ne sais où, dans
+l'intérieur de l'île, bien loin d'ici. Sous le ciel obscur, je
+m'achemine donc une dernière fois vers le vieux parc abandonné,
+là-haut, en pleine ville des morts. Par ce temps gris, automnal pour la
+première fois de la saison, je retrouve dans les chemins grimpants,
+parmi les feuilles mortes et les longues fougères somptueuses, mes
+nostalgies de l'automne passé. Combien m'étaient déjà familières les
+moindres choses de ces parages, chaque tournant des sentiers, chaque
+tombe enlacée de son lierre japonais aux feuilles en miniature, et les
+vieux petits bouddhas de granit au sourire d'enfant mort, et les lichens
+vert pâle sur le tronc des grands cèdres... Vraiment je n'arrive pas à
+me figurer que tout cela, je ne le reverrai jamais, jamais plus.
+
+De l'autre côté du mur aux fines capillaires, Inamoto m'attendait,
+agitée, inquiète, disant que je n'étais pas à l'heure, que son père
+allait l'appeler, qu'on aurait à peine le temps de se voir.
+
+Est-ce possible qu'au fond de sa petite âme il y ait eu sincèrement un
+peu d'amitié pour moi? Il le faut bien, à ce qu'il semble, pour qu'elle
+soit tout le temps revenue. Et d'ailleurs je ne crois pas que
+l'affection ait toujours besoin de paroles, de connaissance approfondie,
+ni même de cause raisonnable quelconque; elle peut jaillir comme cela,
+d'un regard, d'une expression d'yeux, d'un rien moindre encore, qui
+échappe à toute analyse.
+
+Et maintenant il va falloir se séparer d'une façon brusque et absolue
+sans même de lettres pour se rappeler l'un à l'autre, sans communication
+possible, jamais. C'est comme une brutale coupure de sabre, entre nos
+deux existences pendant un an rapprochées.
+
+On l'appelle d'en bas, dans la cour de la pagode, sur un ton de
+commandement. Elle répond: «Oui, mon père, je viens.» Je n'avais jamais
+entendu sa voix, à elle, vibrer si loin, une voix claire et jolie.
+Allons, il faut se dire adieu. Et je l'embrasse, ce que je n'avais pas
+osé faire encore; une embrassade de bonne amitié attristée. Elle croit
+devoir me rendre mon baiser,--et s'y prend avec tant de gentille
+gaucherie, comme un bébé qui ne sait pas!... On dirait qu'elle n'a
+jamais de sa vie embrassé personne.
+
+Au fait, s'embrassent-ils entre eux, les Japonais? Je ne l'ai jamais vu.
+Même les petites mamans nipponnes, qui sont si tendres, n'ont jamais, en
+ma présence, mis un baiser sur la joue de leur enfant-poupée.
+
+On appelle à nouveau d'en bas. Elle va quitter Nagasaki tout à l'heure,
+son petite bagage prêt, ses socques et son parapluie; impossible de
+prolonger... Et l'instant de la séparation s'éclaire tout à coup d'une
+sorte de feu de Bengale, comme pour un effet au théâtre: c'est le soleil
+couchant qui, au bas de l'horizon, vient d'apparaître dans une déchirure
+du grand nuage en voûte fermée; alors les mille tiges des bambous ont
+l'air d'avoir été soudainement peintes à l'or rouge. Elle se sauve, la
+mousmé, qui aujourd'hui ne pourra même pas, comme les soirs habituels,
+risquer les yeux par-dessus l'enclos pour surveiller ma fuite au milieu
+des tombes. Et, en escaladant le mur, j'arrache cette fois une poignée
+de capillaires, que j'emporte.
+
+Il y a maintenant un reflet d'incendie sur la montagne des morts, que le
+soleil illumine en plein; la nécropole où j'aimais tant venir se met en
+frais pour mon dernier soir.
+
+Je m'en allais avec lenteur, dans les petits sentiers encombrés de
+fougères, et, m'étant retourné par hasard, voici que j'aperçois, là-bas
+au-dessus du mur, les cheveux noirs, le gentil front et les deux yeux
+qui avaient coutume de me regarder descendre. Elle est donc revenue sur
+ses pas, la mousmé!... Et le sentiment qui l'a ramenée là me touche
+infiniment plus que tout ce qu'elle aurait pu me dire. J'ai envie de
+remonter. Mais elle me fait signe: non, trop tard, et il y a un danger,
+adieu!...
+
+Pourtant, je l'oublierai dans quelques jours, c'est certain. Quant à ces
+capillaires que j'ai prises, par quelque rappel instinctif de mes
+manières d'autrefois, il m'arrivera bientôt de ne plus savoir d'où elles
+viennent, et alors je les jetterai--comme tant d'autres pauvres fleurs,
+cueillies de même, dans différents coins du monde, jadis, à des heures
+de départ, avec l'illusion de jeunesse que j'y tiendrais jusqu'à la
+fin...
+
+
+
+
+LV
+
+
+Lundi, 28 octobre.
+
+Encore les nuages bas et sombres, avec un de ces premiers brouillards
+qui annoncent l'hiver.
+
+Pour moi, l'âme de ce pays s'en est un peu allée hier au soir avec la
+mousmé Inamoto, je le sens bien.
+
+J'ai préféré ne pas retourner seul dans son vieux parc, ni dans la
+nécropole alentour, et ma promenade d'aujourd'hui, sans but, sur une
+montagne à peu près déserte que je ne connaissais point, m'a fait
+rencontrer par hasard le sentier des cadavres... Ils passaient devant
+moi, tandis que j'étais assis tout au bord du chemin, sous la véranda
+d'une maison-de-thé isolée, misérable et de mauvais aspect, où l'on
+avait paru très surpris de me voir. Ils passaient chacun dans une espèce
+de grande cuve enveloppée de drap blanc et attachée à un bâton que deux
+portefaix à mine spéciale tenaient sur l'épaule. Sans cortège, seuls et
+sournois, ils allaient se faire brûler, un peu plus haut, dans la
+brousse, me frôlant presque de leur linceul drapé,--moi qui ne savais
+pas, moi qui trouvais seulement un peu étranges et inquiétantes ces
+cuves enveloppées, allant toutes vers le même endroit comme à un
+rendez-vous. Au cinquième qui passa, le brusque soupçon vînt me faire
+frissonner: j'avais senti une odeur de pourriture humaine.
+
+--Qu'est-ce qu'ils emportent, ces hommes? demandai-je à la vieille
+pauvresse qui versait mon thé.
+
+--Comment, tu ne sais pas?
+
+Et elle acheva sa réponse par une plaisanterie macabre, fermant les
+yeux, ouvrant sa bouche édentée et s'affaissant tout de travers, la
+tête dans sa main... Oh! non, j'aurai préféré n'importe quels mots à
+cette mimique effroyable... Horreur, j'étais à deux pas des bûchers,
+dans la maison-de-thé des brûleurs et des croque-morts!
+
+En me sauvant, par le sentier de descente, j'en croisai encore un autre,
+qui montait à la fête avec son petit. Sa cuve était énorme, à celui-là,
+et il devait peser lourd, si l'on en jugeait par l'expression angoissée
+des deux portefaix en sueur; quant à son petit, un enfant tout jeune
+sans doute, il s'en allait dans un seau, également enveloppé de linge
+blanc, que l'un des deux croque-morts s'était pendu à la ceinture. Et,
+tant le chemin était étroit, il fallut me jeter dans les épines et les
+fougères pour n'être point frôlé. Quelle figure cela pouvait-il avoir,
+ce qui était accroupi dans cette cuve, quelle sorte de grimace cela
+pouvait-il bien faire à madame la Mort?...
+
+Ainsi j'avais habité longuement Nagasaki à plusieurs reprises, sans
+découvrir où on les brûlait, tous ces cadavres, avant de les promener si
+allègrement en ville dans leur gentille châsse, avec cortège de fleurs
+artificielles et de mousmés en robe blanche. Non, ce n'était
+qu'aujourd'hui, par ce temps brumeux d'hiver, rendant lugubres toutes
+choses, et à la veille même de m'en aller pour toujours, que je devais
+tomber par hasard sur le lieu clandestin de cette cuisine...
+
+
+
+
+LVI
+
+
+Mardi, 29 octobre.
+
+Encore un des matins charmants d'ici; l'avant-dernier, puisque demain, à
+la première heure, ce sera le départ. Une aube rosée et adorablement
+confuse, sur les grandes montagnes qui entourent le _Redoutable_ et sur
+l'appareillage silencieux des jonques de pêche, aux voiles à peine
+tendues, glissant toutes vers le large comme ces bateaux de féerie qui
+n'ont pas de poids et que l'on fait passer doucement sur de l'eau
+imitée.
+
+C'est étrange, je me sens plus triste à ce départ qu'à celui d'il y a
+quinze ans,--sans doute parce que tout l'inconnu de la vie n'est plus
+en avant de mon chemin, et que je suis à peu près sûr aujourd'hui de ne
+revenir jamais.
+
+Demain donc, ce sera fini du Japon; le grand large nous aura repris, le
+grand large apaisant et bleu, qui fait tout oublier. Et nous irons vers
+le soleil; dans cinq ou six jours, nous serons dans les pays d'éternelle
+chaleur, d'éternelle lumière...
+
+Tant d'adieux j'ai à faire aujourd'hui, ayant su me créer en ville de si
+brillantes relations: madame L'Ourse, madame Ichihara, madame Le Nuage,
+madame La Cigogne, etc.!
+
+Un temps à souhait; un doux soleil d'arrière-saison, qui rayonné sur mon
+dernier jour. Il n'y a vraiment pas de pays plus joli que celui-là, pas
+de pays où les choses, comme les femmes, sachent mieux s'arranger, avec
+plus de grâce et d'imprévu, pour amuser les yeux. C'est le pays lui-même
+que je regretterai, plus sans doute que la pauvre petite mousmé Inamoto;
+ce sont les montagnes, les temples, les verdures, les bambous, les
+fougères. Et, tous les recoins qui me plaisaient, j'ai envie cet
+après-midi de les revoir encore.
+
+En allant prendre congé de madame L'Ourse, je passe devant une pagode où
+il y a fête et pèlerinage; depuis quinze ans je n'avais plus revu de ces
+fêtes-là et je les croyais tombées en désuétude. C'est un de ces lieux
+d'adoration, au flanc de la montagne, où l'on grimpe par des escaliers
+en granit de proportions colossales. Suivant l'usage, le vieux
+sanctuaire en bois de cèdre, qu'on aperçoit là-haut, est enveloppé pour
+la circonstance d'un velum blanc, sur lequel tranchent de larges blasons
+noirs, d'un dessin ultra-bizarre, mais simple, précis et impeccable. Et
+la porte ouverte laisse voir, même d'en bas, les dorures des dieux ou
+des déesses assis au fond du tabernacle.
+
+Des mendiants estropiés, des idiots rongés de lèpre ont pris place au
+soleil d'automne des deux côtés de l'escalier pour recevoir les
+offrandes des pèlerins. Et un pauvre petit chat, galeux et crotté, est
+aussi venu d'instinct s'aligner avec ces échantillons de misères.
+
+Mais comme il y a peu de fidèles! Décidément la foi se meurt, dans cet
+empire du Soleil-Levant. Quelques bons vieux, quelques bonnes vieilles,
+qui se préparent à fixer bientôt dans cette montagne leur résidence
+éternelle, grimpent avec effort, à pas menus, courbés, leur parapluie
+sous le bras; ils ont l'air bien naïf, bien respectable; ils traînent
+des bébés par la main; et les socques en bois de ces braves gens,
+enfants ou vieillards, font clac, clac, sur le granit des marches.
+
+Au premier palier, à mi-hauteur, stationne un groupe de petites mousmés
+ravissantes, d'une dizaine d'années, qui sortent de l'école avec leur
+carton sous le bras. Que regardent-elles ainsi, avec tant d'attention et
+de stupeur, ces petites beautés de demain?--Oh! une horrible chose; un
+vieux mendiant aux yeux obscènes et goguenards, qui est là couché,
+étalant avec complaisance devant lui un innomable tas de chair
+hypertrophiée, de la grosseur d'un quartier de porc... Et c'est on ne
+peut plus japonais, cet assemblage; ces gracieuses petites écolières à
+côté de cette monstruosité qui, chez nous, serait internée tout de
+suite par la police des moeurs.
+
+ * * * * *
+
+Je me rends ensuite chez madame Renoncule. Très corrects, très bien,
+avec juste la dose d'émotion qui convenait, mes adieux à ma
+belle-mère--et à son jardinet, que je suis sûr de revoir dans mes
+songes, aux périodes de spleen.
+
+Plus gentils, mes adieux à ma petite Pluie-d'Avril, qui reste prosternée
+au seuil de sa porte, avec M. Swong dans les bras, tant que je suis
+visible au bout de la rue solitaire. Pauvre mignonne saltimbanque!
+Obligée par métier d'être un peu comme ces jeunes chats qui font ronron
+pour tout le monde, je crois cependant qu'elle me gardait un peu plus
+d'amitié qu'à tant d'autres.
+
+Pour la fin j'ai réservé madame Prune et ses effusions probables. Depuis
+cette visite du mois dernier, où je la trouvai aux prises avec son
+médecin, croirait-on que je n'ai plus songé à m'informer d'elle...
+
+Je commence donc l'ascension de Dioudé jendji, et c'est par ce sentier
+à échelons si raides, qui jadis arrachait tant de soupirs à la petite
+madame Chrysanthème, quand nous rentrions le soir, avec nos lanternes
+achetées chez madame L'Heure, après avoir fait la fête anodine dans
+quelque maison-de-thé. Il me semble que rien n'a changé ici, pas plus
+les maisonnettes que les arbres ou les pierres.
+
+L'air est doucement tiède, et un petit vent sans malice promène autour
+de moi des feuilles mortes. Madame Prune, l'avouerai-je, est bien loin
+de ma pensée; si je remonte vers son faubourg tranquille, c'est pour
+dire adieu à des choses, des lieux, des perspectives de mer et des
+silhouettes de montagne, où quelques souvenirs de mon passé demeurent
+encore; je suis tout entier à la mélancolie de me dire que, cette fois,
+je ne reviendrai jamais,--et ce sentiment du _jamais plus_ emprunte
+toujours à la Mort un peu de son effroi et de sa grandeur...
+
+Là-haut dans le jardinet de mon ancien logis, dont j'ouvre le portail en
+habitué, une vieille dame à l'air béat est assise au soleil du soir et
+fume sa pipe. Robe d'intérieur en simple coton bleu. Plus rien de
+fringant dans le port de tête. Ni apprêts ni postiches dans la
+chevelure; deux petites queues grises, nouées sur la nuque à la bonne
+franquette. Enfin, une personne ayant complètement abdiqué, cela saute
+aux yeux de prime abord, et je n'en reviens pas.
+
+--Madame Prune, dis-je, voici l'heure du grand adieu.
+
+Petit salut insouciant, en guise de réponse. Debout derrière elle,
+replète aussi, niaise et un peu narquoise, se tient mademoiselle Dédé.
+
+--Madame Prune, insiste-je, ne me croyant pas compris, je m'en retourne
+dans mon pays; entre nous l'éternité commence.
+
+Second salut de simple politesse, et, pour m'inviter à m'asseoir, geste
+aimable sans chaleur.
+
+Comment, tant de calme en présence de la suprême séparation!... Mais
+alors, c'est donc que, seul, mon corps périssable aurait eu le don
+d'émouvoir cette dame, puisque aujourd'hui, délivrée enfin de la
+tyrannie d'une imagination trop romanesque, elle ne trouve plus dans
+son coeur un seul élan vers le mien.
+
+--Eh bien! non, madame Prune, s'il en est ainsi, je ne m'assoirai point:
+je croyais vos sentiments placés plus haut. La déception est trop
+cruelle. Je m'en vais.
+
+La fermeture à secret du portail, que j'ai fait de nouveau jouer pour
+sortir, rend son bruit familier, son toujours pareil crissement, que
+j'entends ce soir pour la dernière des dernières fois. Quand je jette
+ensuite un coup d'oeil en arrière, sur cette maisonnette où j'ai passé
+jadis un été sans souci, au chant des cigales, j'aperçois encore la
+petite vieille bien grasse, bien repue, bien contente, et tassée
+maintenant sur elle-même, qui secoue sa pipe contre le rebord de sa
+boîte (un pan pan pan que je ne réentendrai jamais) et qui me regarde
+partir, d'un air très détaché. Non, décidément rien ne vibre plus dans
+cet organisme gracieux, qui fut durant des années la sensibilité même;
+l'âge a fait son oeuvre!...
+
+Ainsi finit brusquement cette troisième jeunesse de madame Prune, que la
+déesse de la Grâce avait, je crois, prolongée un peu plus que de raison.
+
+FIN
+
+
+IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--1046-1-05.--(Encre
+Lorilleux).
+
+ * * * * *
+
+NOTES:
+
+[1] La Ville Interdite, ville impériale, au coeur de Pékin.
+
+[2] La Donko-Tchaya.
+
+[3] C'est dans cet appareil de deuil, très dissimulateur, que l'évêque
+actuel de Séoul et quelques prêtres, échappés au martyre, se risquèrent
+à revenir ici, après le dernier grand massacre des chrétiens de Corée.
+
+[4] Chacun de ces transports nécessite une voie dallée, établie tout
+exprès; chacune de ces étapes mortuaires exige un palais spécial,
+construit sur le lieu du repos momentané; à Séoul, les gens bien
+documentés estimaient à une quarantaine de millions la dépense totale de
+ces funérailles.
+
+[5] Peine commuée le lendemain en la déportation perpétuelle.
+
+[6] C'est une vieille demoiselle française, d'ailleurs très respectable,
+qui est depuis longtemps attachée au service de l'Empereur pour faire
+les commandes en Europe et ordonner les repas.
+
+[7] Ikoura degosarimaska?--Itchi yen ni djou sen degosarimas.
+
+[8] Mousko, petit garçon.
+
+ [Note du transcripteur: changes faites]
+ mème ==> même {1}
+ Chrsyanthème ==> Chrysanthème {1}
+ pylones ==> pylônes {1}
+ Inamato ==> Inamoto {2}
+ Yoshivara ==> Yochivara {1}
+ Soleil Levant ==> Soleil-Levant {1}
+ automme ==> automne {1}
+ arome ==> arôme {1}
+ pagole ==> pagode {1}
+ XXVII 10 février. ==> XXVIII 10 février. {1}
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La troisième jeunesse de Madame Prune, by
+Pierre Loti
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TROISIÈME JEUNESSE ***
+
+***** This file should be named 31863-8.txt or 31863-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/1/8/6/31863/
+
+Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/31863-8.zip b/31863-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..11dc1ba
--- /dev/null
+++ b/31863-8.zip
Binary files differ
diff --git a/31863-h.zip b/31863-h.zip
new file mode 100644
index 0000000..1a136fb
--- /dev/null
+++ b/31863-h.zip
Binary files differ
diff --git a/31863-h/31863-h.htm b/31863-h/31863-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..4b97c58
--- /dev/null
+++ b/31863-h/31863-h.htm
@@ -0,0 +1,5929 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
+"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
+
+<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr">
+ <head>
+<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" />
+<title>
+ The Project Gutenberg eBook of La Troisième Jeunesse de Madame Prune, par Pierre Loti.
+</title>
+<style type="text/css">
+ p {margin-top:.75em;text-align:justify;margin-bottom:.75em;text-indent:2%;}
+
+.ast {text-align:center;text-indent:0%;padding:4%;letter-spacing:5px;}
+
+.c {text-align:center;text-indent:0%;}
+
+.head {text-align:center;text-indent:0%;padding:5%;}
+
+.date {text-align:right;margin:7% 5% 5% auto;font-size:85%;}
+
+.sml {font-size: 75%;}
+
+.toc {margin:5% 15% 5% 15%;border:double gray 4px;padding:2%;text-align:center;text-indent:0%;}
+
+ h1 {text-align:center;clear:both;}
+
+ h2 {text-align:center;clear:both;margin-top:15%;letter-spacing:1px;line-height:30px;}
+
+ h3 {margin-top:15%;text-align:center;clear:both;}
+
+.top5 {margin-top:5%;}
+
+.top15 {margin-top:15%;}
+
+ hr {width:10%;margin:2em auto 2em auto;clear:both;color:black;}
+
+ hr.full {width:100%;margin:5% auto 5% auto;border:4px double gray;}
+
+ table {margin-left:auto;margin-right:auto;border:none;text-align:left;}
+
+ body{margin-left:10%;margin-right:10%;background:#fdfdfd;color:black;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:medium;}
+
+a:link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;}
+
+ link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;}
+
+a:visited {background-color:#ffffff;color:purple;text-decoration:none;}
+
+a:hover {background-color:#ffffff;color:#FF0000;text-decoration:underline;}
+
+.smcap {font-variant:small-caps;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:95%;}
+
+div.image {text-align:center;text-indent:0%;border:none;margin:10% auto 10% auto;}
+
+ sup {font-size:75%;}
+
+.footnotes {border:double 6px gray;margin-top:10%;clear:both;}
+
+.footnote {width:95%;margin:auto 3% 1% auto;font-size:0.9em;position:relative;}
+
+.label {position:relative;left:-.5em;top:0;text-align:left;font-size:.8em;}
+
+.fnanchor {vertical-align:30%;font-size:.8em;}
+</style>
+ </head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+Project Gutenberg's La troisième jeunesse de Madame Prune, by Pierre Loti
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La troisième jeunesse de Madame Prune
+
+Author: Pierre Loti
+
+Release Date: April 2, 2010 [EBook #31863]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TROISIÈME JEUNESSE ***
+
+
+
+
+Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+<hr class="full" />
+
+<h2>PIERRE LOTI</h2>
+
+<p class="c"><b>DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</b></p>
+
+<h1>LA TROISIÈME JEUNESSE</h1>
+
+<p class="c"><b>DE</b></p>
+
+<h1>MADAME PRUNE</h1>
+
+<div class="image"><img src="images/ill_logo.png"
+width="100"
+height="63"
+alt="logo"
+/></div>
+
+<p class="c">PARIS<br />CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br />3, <span class="sml">RUE AUBER</span>, 3</p>
+
+<hr />
+
+<p class="c">Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays,<br />y
+compris la Suède, la Norvège et la Hollande.</p>
+
+<hr />
+
+<h1 class="top15">LA TROISIÈME JEUNESSE</h1>
+
+<p class="c"><b>DE</b></p>
+
+<h1>MADAME PRUNE</h1>
+
+<h3>CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS</h3>
+
+<p class="toc">
+<a href="#I">I, </a>
+<a href="#II">II, </a>
+<a href="#III">III, </a>
+<a href="#IV">IV, </a>
+<a href="#V">V, </a>
+<a href="#VI">VI, </a>
+<a href="#VII">VII, </a>
+<a href="#VIII">VIII, </a>
+<a href="#IX">IX, </a>
+<a href="#X">X, </a>
+<a href="#XI">XI, </a>
+<a href="#XII">XII, </a>
+<a href="#XIII">XIII, </a>
+<a href="#XIV">XIV, </a>
+<a href="#XV">XV, </a>
+<a href="#XVI">XVI, </a>
+<a href="#XVII">XVII, </a>
+<a href="#XVIII">XVIII, </a>
+<a href="#XIX">XIX, </a>
+<a href="#XX">XX, </a>
+<a href="#XXI">XXI, </a>
+<a href="#XXII">XXII, </a>
+<a href="#XXIII">XXIII, </a>
+<a href="#XXIV">XXIV, </a>
+<a href="#XXV">XXV, </a>
+<a href="#XXVI">XXVI, </a>
+<a href="#XXVII">XXVII, </a>
+<a href="#XXVIII">XXVIII, </a>
+<a href="#XXIX">XXIX, </a>
+<a href="#XXX">XXX, </a>
+<a href="#XXXI">XXXI, </a>
+<a href="#XXXII">XXXII, </a>
+<a href="#XXXIII">XXXIII, </a>
+<a href="#XXXIV">XXXIV, </a>
+<a href="#XXXV">XXXV, </a>
+<a href="#XXXVI">XXXVI, </a>
+<a href="#XXXVII">XXXVII, </a>
+<a href="#XXXVIII">XXXVIII, </a>
+<a href="#XXXIX">XXXIX, </a>
+<a href="#XL">XL, </a>
+<a href="#XLI">XLI, </a>
+<a href="#XLII">XLII, </a>
+<a href="#XLIII">XLIII, </a>
+<a href="#XLIV">XLIV, </a>
+<a href="#XLV">XLV, </a>
+<a href="#XLVI">XLVI, </a>
+<a href="#XLVII">XLVII, </a>
+<a href="#XLVIII">XLVIII, </a>
+<a href="#XLIX">XLIX, </a>
+<a href="#L">L, </a>
+<a href="#LI">LI, </a>
+<a href="#LII">LII, </a>
+<a href="#LIII">LIII, </a>
+<a href="#LIV">LIV, </a>
+<a href="#LV">LV, </a>
+<a href="#LVI">LVI. </a>
+<a href="#NOTES">Notes</a></p>
+
+<hr />
+
+<p class="c">DU MÊME AUTEUR</p>
+
+<p class="c">Format grand in-18.</p>
+
+<table summary="livres"
+cellspacing="2"
+cellpadding="2"
+style="font-size:80%;">
+<tr valign="bottom"><td>AU MAROC</td><td>1</td><td>vol.</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>AZIYADÉ </td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>LES DERNIERS JOURS DE PÉKIN </td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>LE DÉSERT</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>L'EXILÉE</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>FANTÔME D'ORIENT</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>FIGURES ET CHOSES QUI PASSAIENT</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>FLEURS D'ENNUI</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>LA GALILÉE</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>L'INDE (sans les Anglais)</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>JAPONERIES D'AUTOMNE</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>JÉRUSALEM</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>LE LIVRE DE LA PITIÉ ET DE LA MORT</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>MADAME CHRYSANTHÈME</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>LE MARIAGE DE LOTI</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>MATELOT</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>MON FRÈRE YVES</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>PÊCHEUR D'ISLANDE</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>PROPOS D'EXIL</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>RAMUNTCHO</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>REFLETS SUR LA SOMBRE ROUTE</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>LE ROMAN D'UN ENFANT</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>LE ROMAN D'UN SPAHI</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>VERS ISPAHAN</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td colspan="2" align="center">&nbsp;<br />Format in-8º cavalier.</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>&#338;UVRES COMPLÈTES. Tomes I à VII</td><td>7</td><td>vol.</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td colspan="2" align="center">&nbsp;<br />Éditions illustrées.</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>PÊCHEUR D'ISLANDE, illustré de nombreuses compositions<br />
+&nbsp; &nbsp; de E. RUDAUX</td><td>1</td><td>vol.</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>LES TROIS DAMES DE LA KASBAH, format in-16<br />
+&nbsp; &nbsp; colombier. Illustrations de GERVAIS-COURTELLEMONT</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td>LE MARIAGE DE LOTI, format in-8º jésus. Illustrations<br />
+&nbsp; &nbsp; de l'auteur et de A. ROBAUDI</td><td>1</td><td>&mdash;</td></tr>
+</table>
+
+<hr />
+
+<p class="c sml">IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.&mdash;1046-1-05.&mdash;(Encre
+Lorilleux).</p>
+
+<p><a name="page_i" id="page_i"></a></p>
+
+<h3>AVANT-PROPOS</h3>
+
+<p>A mes chers compagnons du <i>Redoutable</i>, en souvenir de leur bonne
+camaraderie pendant nos vingt-deux mois de campagne, je dédie ce livre,
+où j'ai voulu seulement noter quelques-unes des choses qui nous ont
+amusés, sans insister jamais sur nos fatigues et nos peines.</p>
+
+<p>Ce n'est qu'un long badinage, écrit au jour le jour, il y a trois ans
+bientôt, alors que les Japonais n'avaient pas commencé d'arroser de leur
+sang les plaines de la Mandchourie. Aujourd'hui, malgré la brutalité de
+leur agression première, leur bravoure incontestablement mérite que l'on
+s'incline, et je veux saluer ici,<a name="page_ii" id="page_ii"></a> d'un salut profond et grave, les
+héroïques petits soldats jaunes tombés devant Port-Arthur ou vers
+Moukden. Mais il ne me semble pas que le respect dû à tant de morts
+m'oblige d'altérer l'image qui m'est restée de leur pays.</p>
+
+<p class="date">
+P. LOTI.<br />&nbsp; <br />
+</p>
+
+<p class="date">Janvier 1905.<br />
+</p>
+
+<h2>LA TROISIÈME JEUNESSE<br /><span class="sml">DE</span><br />MADAME PRUNE</h2>
+
+<hr style="width:90%;" />
+
+<h3><a name="I" id="I"></a>I</h3>
+
+<p class="date">Samedi, 8 décembre 1900.<br />
+</p>
+
+<p>L'horreur d'une nuit d'hiver, par coup de vent et tourmente de neige, au
+large, sans abri, sur la mer échevelée, en plein remuement noir. Une
+bataille, une révolte des eaux lourdes et froides contre le grand
+souffle mondial qui les fouaille en hurlant; une déroute de montagnes
+liquides, soulevées, chassées et battues, qui fuient en pleine
+obscurité, s'entrechoquent, écument de rage. Une aveugle furie des
+choses,&mdash;comme, avant les créations d'êtres, dans les<a name="page_2" id="page_2"></a> ténèbres
+originelles;&mdash;un chaos, qui se démène en une sorte d'ébullition
+glacée...</p>
+
+<p>Et on est là, au milieu, ballotté dans la cohue de ces masses
+affreusement mouvantes et engloutissantes, rejeté de l'une à l'autre
+avec une violence à tout briser; on est là, au milieu, sans recours
+possible, livré à tout, de minute en minute plongeant dans des gouffres,
+plus obscurs que la nuit, qui sont en mouvement eux aussi comme les
+montagnes, qui sont en fuite affolée, et qui chaque fois menacent de se
+refermer sur vous.</p>
+
+<p>On s'est aventuré là dedans, quelques centaines d'hommes ensemble, sur
+une machine de fer, un cuirassé monstre, qui paraissait si énorme et si
+fort que, par temps plus calme, on y avait presque l'illusion de la
+stabilité; on s'y était même installé en confiance, avec des chambres,
+des salons, des meubles, oubliant que tout cela ne reposerait jamais que
+sur du fuyant et du perfide, prêt à vous happer et à vous engloutir...
+Mais, cette nuit, comme on éprouve bien l'instinctive inquiétude et le
+vertige d'être dans une maison qui ne tient pas,<a name="page_3" id="page_3"></a> qui n'a pas de base...
+Rien nulle part, aux immenses entours, rien de sûr, rien de ferme où se
+réfugier ni se raccrocher; tout est sans consistance, traître et
+mouvant... Et en dessous, oh! en dessous, vous guettent les abîmes sans
+fond, où l'on se sent déjà plonger à moitié entre chaque crête de lame,
+et où la grande plongée définitive serait si effroyablement facile et
+rapide!...</p>
+
+<p>Dans la partie habitée et fermée du navire,&mdash;où, bien entendu, les
+objets usuels, en lamentable désarroi, se jettent brutalement les uns
+sur les autres, avec des poussées et des repoussées stupides,&mdash;on était
+jusqu'à cette heure à peu près à couvert de la mouillure des lames, et
+le grand bruit du dehors, atténué par l'épaisseur des murailles de fer,
+ne bourdonnait que sourdement, avec une monotonie sinistre. Mais voici,
+au c&#339;ur même de ce pauvre asile, si entouré d'agitation et de fureur, un
+bruit soudain, très différent de la terrible symphonie ambiante, un
+bruit qui éclate comme un coup de canon et qui s'accompagne aussitôt
+d'un ruissellement de cataracte: un sabord<a name="page_4" id="page_4"></a> vient d'être défoncé par la
+mer, et l'eau noire, l'eau froide, entre en torrent dans nos logis.</p>
+
+<p>Pour nous, peu importe; mais, tout à l'arrière du cuirassé, il y a notre
+pauvre amiral, cette nuit-là entre la vie et la mort. Après les longues
+fatigues endurées dans le golfe de Petchili, pendant le débarquement du
+corps expéditionnaire, on l'emmenait au Japon pour un peu de repos dans
+un climat plus doux; et l'eau noire, l'eau froide envahit aussi la
+chambre où presque il agonise.</p>
+
+<p>Vers une heure du matin, là-bas, là-bas apparaît un petit feu, qui est
+stable, dirait-on, qui ne danse pas la danse macabre comme toutes les
+choses ambiantes; il est très loin encore; à travers les rafales et la
+neige aveuglantes, on le distingue à peine, mais il suffit à témoigner
+que dans sa direction existe du <i>solide</i>, de la terre, du roc, un
+morceau de la charpente du monde. Et nous savons que c'est la pointe
+avancée de l'île japonaise de Kiu-Siu, où nous trouverons bientôt un
+refuge.</p>
+
+<p>Avec la confiance absolue que l'on a maintenant en ces petites lueurs,
+inchangeables et<a name="page_5" id="page_5"></a> presque éternelles comme les étoiles, que les hommes
+de nos jours entretiennent au bord de tous les rivages, nous nous
+dirigeons d'après ce phare, dans la tourmente où les yeux ne voient que
+lui; sur ses indications seules, nous contournons des caps menaçants,
+qui sont là mais que rien ne révèle tant il fait noir, et des îlots, et
+des roches sournoises qui nous briseraient comme verre.</p>
+
+<p>Presque subitement nous voici abrités de la fureur des lames, la paix
+s'impose sur les eaux, et, sans avoir rien vu, nous sommes entrés dans
+la grande baie de Nagasaki. Les choses aussitôt retrouvent leur
+immobilité, avec la notion de la verticale qu'elles avaient si
+complètement perdue; on se tient debout, on marche droit sur des
+planches qui ne se dérobent plus; la danse épuisante a pris fin,&mdash;on
+oublie ces abîmes obscurs, dont on avait si bien le sentiment tout à
+l'heure.</p>
+
+<p>A l'aveuglette, le grand cuirassé avance toujours dans les ténèbres,
+dans le vent d'hiver qui siffle et dans les tourbillons de neige;
+transis de froid et de mouillure, nous devons<a name="page_6" id="page_6"></a> être à présent à
+mi-chemin de cet immense couloir de montagnes qui conduit à la ville de
+madame Chrysanthème.</p>
+
+<p>En effet, d'autres feux par myriades commencent à scintiller, de droite
+et de gauche sur les deux rives, et c'est Nagasaki, étagée là en
+amphithéâtre,&mdash;Nagasaki singulièrement agrandie, à ce qu'il me semble,
+depuis quinze ans que je n'y étais venu.</p>
+
+<p>Le bruit et la secousse de l'ancre qui tombe au fond, et la fuite de
+l'énorme chaîne de fer destinée à nous tenir: c'est fini, nous sommes
+arrivés; dormons en paix jusqu'au matin.</p>
+
+<p>Demain donc, au réveil, quand le jour sera levé, le Japon, après quinze
+années, va me réapparaître, là tout autour et tout près de moi. Mais
+j'ai beau le savoir de la façon la plus positive, je ne parviens pas à
+me le figurer, sous cette neige, dans ce froid et ces ténèbres de
+décembre,&mdash;mon arrivée de jadis, ici-même, ne m'ayant laissé que des
+souvenirs de voluptueux été, de chaude langueur: tout le temps des
+cigales éperdument bruissantes, une<a name="page_7" id="page_7"></a> ombre exquise, une nuit verte
+criblée de rayons de soleil, d'admirables verdures partout suspendues et
+retombant des hauts rochers jusque <a name="page_8" id="page_8"></a>sur la mer...</p>
+
+<h3><a name="II" id="II"></a>II</h3>
+
+<p class="date">Dimanche, 9 décembre 1900.<br />
+</p>
+
+<p>Réveillé tard, après une telle nuit de grande secouée, j'ouvre mon
+sabord, pour saluer le Japon.</p>
+
+<p>Et il est bien là, toujours le même, à première vue du moins, mais
+uniformément feutré de neige, sous un pâle soleil qui me déroute et que
+je ne lui connaissais point. Les arbres verts, qui couvrent encore les
+montagnes comme autrefois, cèdres, camélias et bambous, sont poudrés à
+blanc, et les toits des maisonnettes de faubourg, qui grimpent vers les
+sommets, ressemblent dans<a name="page_9" id="page_9"></a> le lointain à des myriades de petites tables
+blanches.</p>
+
+<p>Aucune mélancolie de souvenir, à revoir tout cela, qui reste joli
+pourtant sous le suaire hivernal; aucune émotion: les pays où l'on n'a
+ni aimé ni souffert ne vous laissent rien. Mais c'est étrange, au seul
+aspect de cette baie, quantité de choses et de personnages oubliés se
+représentent à mon esprit: certains coins de la ville, certaines
+demeures, et des figures de Nippons et de Nipponnes, des expressions
+d'yeux ou de sourire. En même temps, des mots de cette langue, qui
+semblait à jamais sortie de ma mémoire, me reviennent à la file; je
+crois vraiment qu'une fois descendu à terre je saurai encore parler
+japonais.</p>
+
+<p>Au soleil de deux heures, la neige est partout fondue. Et on voit mieux
+alors toutes les transformations qui se dissimulaient ce matin sous la
+couche blanche.</p>
+
+<p>Çà et là des tuyaux d'usine ont coquettement poussé, et noircissent de
+leur souffle les entours. Là-bas, là-bas, au fond de la baie, le vieux
+Nagasaki des temples et des sépultures<a name="page_10" id="page_10"></a> semble bien être resté
+immuable,&mdash;ainsi que ce faubourg de Dioudjendji que j'habitais, à
+mi-montagne;&mdash;mais, dans la concession européenne et partout sur les
+quais nouveaux, que de bâtisses modernes, en style de n'importe où! Que
+d'ateliers fumants, de magasins et de cabarets!</p>
+
+<p>Et puis, où sont donc ces belles grandes jonques, à membrure d'oiseau,
+qui avaient la grâce des cygnes? La baie de Nagasaki jadis en était
+peuplée; majestueuses, avec leur poupe de trirème, souples, légères, on
+les voyait aller et venir par tous les vents; des petits athlètes
+jaunes, nus comme des antiques, man&#339;uvraient lestement leurs voiles à
+mille plis, et elles glissaient en silence parmi les verdures des rives.
+Il en reste bien encore quelques-unes, mais caduques, déjetées, et que
+l'on dirait perdues aujourd'hui dans la foule des affreux batelets en
+fer, remorqueurs, chalands, vedettes, pareils à ceux du Havre ou de
+Portsmouth. Et voici de lourds cuirassés, des «destroyers» difformes,
+qui sont peints en ce gris sale, cher aux escadres modernes, et<a name="page_11" id="page_11"></a> sur
+lesquels flotte le pavillon japonais, blanc orné d'un soleil rouge.</p>
+
+<p>Le long de la mer, quel massacre! Ce manteau de verdure, qui jadis
+descendait jusque dans l'eau, qui recouvrait les roches même les plus
+abruptes, et donnait à cette baie profonde un charme d'éden, les hommes
+l'ont tout déchiqueté par le bas; leur travail de malfaisantes fourmis
+se révèle partout sur les bords; ils ont entaillé, coupé, gratté, pour
+établir une sorte de chemin de ronde, que bordent aujourd'hui des usines
+et de noirs dépôts de charbon.</p>
+
+<p>Et très loin, très haut sur la montagne, qu'est-ce donc qui persiste de
+blanc, après que la neige est fondue? Ah! des lettres,&mdash;japonaises, il
+est vrai,&mdash;des lettres blanches, longues de dix mètres pour le moins,
+formant des mots qui se lisent d'une lieue: un système d'affichage
+américain; une réclame pour des produits alimentaires!<a name="page_12" id="page_12"></a></p>
+
+<h3><a name="III" id="III"></a>III</h3>
+
+<p class="date">Mardi, 11 décembre.<br />
+</p>
+
+<p>Un soleil d'arrière-automne, chaud sans excès, lumineux comme avec
+nostalgie, tel, à cette saison, le soleil au midi de l'Espagne; un
+soleil idéal, s'attardant à dorer les vieilles pagodes, à mûrir les
+oranges et les mandarines des jardinets mignards...</p>
+
+<p>De peur d'être trop déçu, j'ai préféré attendre ce beau temps-là, pour
+quitter mon navire et faire ma première visite au Japon.</p>
+
+<p>Donc, aujourd'hui seulement, surlendemain de mon arrivée, me voici
+errant au milieu des maisonnettes de bois et de papier, un peu<a name="page_13" id="page_13"></a>
+désorienté d'abord par tant de changements survenus dans les quartiers
+voisins de la mer, et puis me reconnaissant davantage aux abords des
+grands temples, au fin fond du vieux Nagasaki purement japonais.</p>
+
+<p>Quoi qu'on en ait dit, il existe bien toujours, ce Japon lointain,
+malgré le vent de folie qui le pousse à se transformer et à se détruire.
+Quant à la mousmé, je la retrouve toujours la même, avec son beau
+chignon d'ébène vernie, sa ceinture à grandes coques, sa révérence et
+ses petits yeux si bridés qu'ils ne s'ouvrent plus; son ombrelle seule a
+changé: au lieu d'être à mille nervures et en papier peint, la voilà,
+hélas! en soie de couleur sombre, et baleinée à la mode occidentale.
+Mais la mousmé est encore là, pareillement attifée, aussi gentiment
+comique, et d'ailleurs innombrable, emplissant les rues de sa grâce
+mièvre et de son rire. Du côté des hommes, les gracieux chapeaux melons
+et les petits complets d'Occident ne sont pas sensiblement plus nombreux
+que jadis; on dirait même que la vogue en est passée.<a name="page_14" id="page_14"></a></p>
+
+<p>Comme c'est drôle: j'ai été quelqu'un de Nagasaki, moi, il y a
+longtemps, longtemps, il y a beaucoup d'années!... Je l'avais presque
+oublié, mais je me le rappelle de mieux en mieux, à mesure que je
+m'enfonce dans cette ville étrange. Et mille choses me jettent au
+passage un mélancolique bonjour, avec une petite gerbe de
+souvenirs,&mdash;mille choses: les cèdres centenaires penchés autour des
+pagodes, les monstres de granit qui veillent depuis des âges sur les
+seuils, et les vieux ponts courbes aux pierres rongées par la mousse.</p>
+
+<p>Des bonjours mélancoliques, disais-je... Mélancolie des quinze ans
+écoulés depuis que nous nous sommes perdus de vue, voilà tout. Par
+ailleurs, pas plus d'émotion que le jour de l'arrivée: c'était donc bien
+sans souffrance et sans amour que j'avais passé dans ce pays.</p>
+
+<p>Ces quinze années pourtant ne pèsent guère sur mes épaules. Je reviens
+au pays des mousmés avec l'illusion d'être aussi jeune que la première
+fois, et, ce que je n'aurais pu prévoir, bien moins obsédé par
+l'angoisse de la fuite des jours; j'ai tant gagné sans doute en
+<a name="page_15" id="page_15"></a>détachement que, plus près du grand départ, je vis comme s'il me
+restait au contraire beaucoup plus de lendemains. En vérité, je me sens
+disposé à prendre gaîment notre séjour imprévu dans cette baie, qui est
+encore, à ce qu'il semble, l'un des coins les plus amusants du monde.</p>
+
+<p>Sur le soir de cette journée, presque sans l'avoir voulu, je suis ramené
+vers Dioudjendji, le faubourg où je demeurais: l'habitude peut-être, ou
+bien quelque attirance inavouée des sourires de madame Prune... Je
+monte, je monte, me figurant que je vais arriver tout droit. Mais, qui
+le croirait? dans ces petits chemins jadis si familiers, je m'embrouille
+comme dans un labyrinthe, et me voici tournant, retournant, incapable de
+reconnaître ma demeure.</p>
+
+<p>Tant pis! ce sera pour un autre jour, peut-être. Et puis, j'y tiens si
+peu!<a name="page_16" id="page_16"></a></p>
+
+<h3><a name="IV" id="IV"></a>IV</h3>
+
+<p class="date">Jeudi, 13 décembre.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai eu le plaisir de rencontrer ce matin au marché madame Renoncule, ma
+belle-mère, à peine changée; ces quinze ans n'ont pour ainsi dire pas
+altéré les beaux restes que je lui connaissais, et nous nous sommes
+salués sans la moindre hésitation.</p>
+
+<p>Elle a été on ne peut plus aimable, et m'a convié à un grand dîner, où
+je dois revoir quantité de belles-s&#339;urs, de nièces et de cousines. En
+outre, elle m'a appris que sa fille, madame Chrysanthème, était très
+avantageusement établie, dans une ville voisine, mariée<a name="page_17" id="page_17"></a> en justes noces
+à un M. Pinson, fabricant de lanternes en gros; toutefois le ciel se
+refuse, hélas! à bénir cette union, qui demeure obstinément stérile, et
+c'est le seul nuage à ce bonheur.</p>
+
+<p>Le dîner de famille, auquel je n'ai pas cru devoir refuser de prendre
+part, promet d'être nombreux et cordial. Mon fidèle serviteur Osman, que
+j'ai présenté comme un jeune cousin, y assistera aussi. Mais ma
+belle-mère qui, dans les situations les plus délicates, ne perd jamais
+le sentiment des nuances, a jugé plus convenable que monsieur et madame
+Pinson n'y fussent point conviés.<a name="page_18" id="page_18"></a></p>
+
+<h3><a name="V" id="V"></a>V</h3>
+
+<p class="date">Samedi, 15 décembre.<br />
+</p>
+
+<p>Je m'ennuyais aujourd'hui dans Motokagomachi,&mdash;qui est la rue élégante
+et un peu modernisée de la ville, la rue où quelques boutiques
+s'essaient à avoir des glaces, des étalages à l'européenne; je
+m'ennuyais, et l'idée m'est venue, pour me distraire, de recourir aux
+guéchas, comme nous faisions jadis...</p>
+
+<p>Des guéchas, pour sûr il devait y en avoir encore, bien que, au Japon,
+tout s'en aille. Et je m'en suis ouvert à l'homme-coureur qui, depuis un
+moment, me voiturait de toute la vitesse de ses jambes musclées et
+trapues:<a name="page_19" id="page_19"></a></p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, m'a-t-il répondu, je vais vous conduire dans une de nos
+maisons-de-thé les plus élégantes, qui s'appelle la «Maison de la Grue»,
+et l'on s'empressera de contenter votre caprice.</p>
+
+<p>(Je prie que l'on ne s'y trompe pas: dans cette appellation, le mot
+<i>grue</i> (o tsuru) ne désigne qu'un oiseau.)</p>
+
+<p>C'est tout à côté de Motokagomachi, dans une ruelle; on entre par un
+petit portique d'apparence comme il faut; on traverse un bijou de petit
+jardin ou il y a des montagnes naines, des rocailles de poupée, des
+vieux arbres eh miniature; et la Maison de la Grue est au fond, très
+accueillante et très discrète. Comme les Européens n'y fréquentent
+guère, elle a conservé sa minutieuse propreté japonaise; je mie
+déchausse en entrant, et deux servantes, à mon aspect, tombent a quatre
+pattes, le nez contre le plancher, suivant la pure étiquette
+d'autrefois, que je croyais perdue. Au premier étage, dans une grande
+pièce blanche qui est vide et sonore, on m'installe par terre, sur des
+coussins de velours noir, et<a name="page_20" id="page_20"></a> on se prosterne à nouveau pour attendre
+mes ordres.</p>
+
+<p>Voici. Je désire louer pour une heure une guécha, c'est-à-dire une
+musicienne, et une maïko, c'est-à-dire une danseuse. C'est très bien: on
+va prévenir deux de ces dames, qui habitent le quartier et travaillent
+d'ordinaire pour la maison.</p>
+
+<p>En attendant qu'elles viennent, la dînette obligatoire m'est apportée
+avec mille grâces, sur des amours de petits plateaux.... Décidément, il
+existe encore, mon Japon de jadis, celui du temps de Chrysanthème et du
+temps de ma jeunesse; je reconnais tout cela, les tasses minuscules, les
+bâtonnets en guise de fourchette, le réchaud de bronze dont les poignées
+figurent des têtes de monstre,&mdash;et surtout les révérences, les petits
+rires engageants, les continuelles minauderies des servantes.</p>
+
+<p>Mais j'avais connu ces choses à la splendeur de l'été; or, je les
+retrouve en décembre, et l'hiver de l'année,&mdash;peut-être aussi l'hiver de
+ma vie,&mdash;me rendent leur mièvrerie par trop <a name="page_21" id="page_21"></a>triste, intolérablement
+triste...</p>
+
+<p>Qu'on se dépêche de m'amener ces dames. Je gèle et je m'ennuie, là tout
+seul, pieds nus sur ces nattes blanches. Un petit vent, rafraîchi à la
+neige, passe en gémissant entre les panneaux de papier qui servent de
+murailles; à part ma dînette, posée à terre, et mes coussins de velours
+noir, rien dans cette vaste chambre, rien qu'un frêle bouquet là-bas,
+dans un vase, sur un trépied de laque,&mdash;un bouquet d'un goût exquis,
+j'en conviens; mais c'est égal, cette nudité absolue est pour me geler
+davantage encore. J'ai froid, froid jusqu'à l'âme; je me sens ridicule
+et pitoyable, accroupi au milieu de la solitude qu'est cette chambre.
+Vite, qu'on m'amène ces dames, ou je m'en vais!</p>
+
+<p>&mdash;Patience, monsieur, me dit-on avec mignardise; patience, on lisse leur
+chignon, elles se parent!</p>
+
+<p>Pour me donner le change sur la lenteur de cette toilette, on m'apporte
+un par un divers accessoires: d'abord la guitare à long manche,
+enveloppée d'une housse en crépon rouge, et la spatule d'ivoire pour en
+gratter les cordes; ensuite un coffre léger,&mdash;en laque, il va sans<a name="page_22" id="page_22"></a>
+dire,&mdash;contenant les masques variés de la danseuse, ses fleurs en papier
+de riz, ses banderoles de soie; tout son petit bagage de saltimbanque
+raffinée, exotique, extra-lointaine.</p>
+
+<p>Enfin, des froufrous dans l'escalier, des rires d'enfant, des pas légers
+qui montent: «Les voilà, monsieur, les voilà!» Il était temps, j'allais
+me lever pour partir.</p>
+
+<p>Entre d'abord une frêle créature, un diminutif de jeune fille, en longue
+robe de crépon gris souris, avec une ceinture rose fleur-de-pêcher,
+nouée par derrière et dont les coques ressemblent aux ailes d'un
+papillon géant qui se serait posé là. C'est mademoiselle Matsuko, la
+musicienne, qui se prosterne; le hasard m'a bien servi, car elle est
+fine et jolie.</p>
+
+<p>Ensuite paraît le plus étrange petit être que j'aie jamais vu dans mes
+courses par le monde, moitié poupée et moitié chat, une de ces figures
+qui, du premier coup, se gravent, par l'excès même de leur bizarrerie,
+et que l'on n'oublie plus. Elle s'avance, en souriant du coin de ses
+yeux bridés; sa tête, grosse comme le poing, se dresse invraisemblable,
+sur un cou d'enfant,<a name="page_23" id="page_23"></a> un cou trop long et trop mince, et son petit corps
+de rien se perd dans les plis d'une robe extravagante, à grands ramages,
+à grands chrysanthèmes dorés. C'est mademoiselle Pluie-d'Avril, la
+danseuse, qui se prosterne aussi.</p>
+
+<p>Elle avoue treize ans, mais, tant elle est petite, menue, fluette, on
+lui en donnerait à peine huit, n'était parfois l'expression de ses yeux
+câlins et drôles où passe furtivement, entre deux sourires, très
+enfantins, un peu de féminité précoce, un peu d'amertume. Telle quelle,
+délicieuse à regarder dans ses falbalas d'Extrême-Asie, déroutante, ne
+ressemblant à rien, indéfinissable et insexuée.</p>
+
+<p>Je ne m'ennuie plus, je ne suis plus seul; j'ai rencontré le jouet que
+j'avais peut-être vaguement désiré toute ma vie: un petit chat qui
+parle.</p>
+
+<p>Avant que la représentation commence, je dois faire les honneurs de ma
+dînette à mes impayables petites invitées; donc, sachant depuis
+longtemps les belles manières nipponnes, je lave <i>moi-même</i>, dans un bol
+d'eau chaude, apporté à cet usage, la tasse en miniature où<a name="page_24" id="page_24"></a> j'ai bu,
+j'y verse quelques gouttes de saki, et les offre successivement aux deux
+mousmés; elles font mine de boire, je fais mine de vider la coupe après
+elles, et nous échangeons de cérémonieuses révérences: l'étiquette est
+sauve.</p>
+
+<p>Maintenant, la guitare prélude. Le petit chat s'est levé, dans les plis
+de sa robe mirifique; du fond de sa boîte de laque, il retire des
+masques, se choisit une figure qu'il ne montre pas, l'attache sur son
+minois comique en me tournant le dos, et brusquement se refait voir!...
+Oh! quelle surprise!... Où est-il, mon petit chat?... Il est devenu une
+grosse bonne femme, à l'air si étonné, si naïf et si bête que l'on ne se
+tient pas d'éclater de rire. Et il danse, avec une bêtise voulue, qui
+est vraiment du grand art.</p>
+
+<p>Nouvelle volte-face, nouveau plongeon dans la boîte à malice, choix d'un
+nouveau masque attaché prestement, et réapparition à faire frémir...
+Maintenant c'est une vieille, vieille goule, au teint de cadavre, avec
+des yeux à la fois dévorants et morts dont l'expression est
+insoutenable. Cela danse tout courbé, comme en<a name="page_25" id="page_25"></a> rampant; cela conserve
+des bras de fillette qui, tout le temps fauchent dans l'air, de grandes
+manches qui s'agitent comme des ailes de chauve-souris. Et la guitare,
+sur des notes graves, gémit en trémolo sinistre...</p>
+
+<p>Quand la mousmé ensuite, sa danse finie, laisse tomber son masque
+affreux pour faire la révérence, on trouve d'autant plus exquise, par
+contraste, son amour de petite figure.</p>
+
+<p>C'est la première fois qu'au Japon, je suis sous le charme.... Je
+reviendrai souvent dans la «Maison de la Grue».<a name="page_26" id="page_26"></a></p>
+
+<h3><a name="VI" id="VI"></a>VI</h3>
+
+<p class="date">18 décembre.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai revu aujourd'hui ce jardinet de madame Renoncule, ma belle-mère,
+dont le seul aspect suffisait jadis à me donner le spleen.</p>
+
+<p>Et je l'ai revu tout pareil, aussi maladif, dans sa pénombre, entre ses
+vieux murs. Ses arbres nains, qui paraissaient déjà centenaires, n'ont
+ni changé, ni grandi d'une ligne. Tel bouquet de petits cèdres avortons,
+que je me rappelle si bien, de petits cèdres qui n'ont pas deux pieds de
+haut, se mire toujours dans le lac en miniature, dont la surface est
+ternie de poussière. La même teinte, verdâtre et comme<a name="page_27" id="page_27"></a> moisie, est
+restée aux rocailles nostalgiques, dans les recoins sans soleil....</p>
+
+<p>Il y a toujours un étonnement à retrouver, dans des pays très éloignés,
+et après de longues années qui ont été remplies pour vous d'agitations
+et de courses par le monde, à retrouver de pauvres petites choses
+demeurées immuables, d'infimes petites plantes qui continuent de végéter
+aux mêmes places.<a name="page_28" id="page_28"></a></p>
+
+<h3><a name="VII" id="VII"></a>VII</h3>
+
+<p class="date">20 décembre.<br />
+</p>
+
+<p>A mon précédent séjour, il y a quinze ans, on ne voyait d'ivrognes au
+Japon que les matelots d'Europe. Maintenant les matelots japonais s'y
+sont mis, à l'alcool; à peu près semblables à ceux de chez nous, sauf
+leur figure plate et jaune, portant le même col bleu et le même bonnet,
+ils vont bras dessus bras dessous, chantant et titubant par les rues.
+Quantité d'autres personnages, en robe nipponne, se grisent aussi le
+dimanche et se battent dans les cabarets.</p>
+
+<p>En fait de maisons-de-thé, celles-là seules<a name="page_29" id="page_29"></a> qui sont très élégantes et
+très fermées, qui n'admettent que de purs Japonais et quelques étrangers
+de marque, celles-là seules ont gardé la tradition: minutieuse propreté
+blanche, grandes salles où il n'y a rien, raffinement extrême dans
+l'absolue simplicité.</p>
+
+<p>Mais toutes les autres, ouvertes à qui veut entrer, sont devenues sales
+et empestent l'absinthe. On y est admis sans se déchausser, en gros
+souliers boueux; plus de nattes immaculées par terre, plus de coussins
+pour s'asseoir; des chaises et des tables de cabaret; sur les étagères,
+au lieu des gentilles porcelaines pour dînettes de poupées, aujourd'hui
+des alignements de bouteilles, du wisky, du brandy, du pale-ale; tous
+les poisons d'Angleterre et d'Amérique, déversés chaque jour à pleins
+paquebots, sur le vieil empire du Soleil-Levant.</p>
+
+<p>Et pourtant le Japon existe encore. A certaines heures, dans certains
+lieux, on le retrouve si intact et si japonais, qu'il semble n'avoir
+subi qu'une atteinte superficielle. Cette grande baie singulière où nous
+sommes, entre ses hautes montagnes aux dentelures excessives, ne<a name="page_30" id="page_30"></a> cesse
+point d'être un réceptacle d'inépuisables étrangetés. Nagasaki, malgré
+ses lampes électriques et la fumée de ses usines, est encore, au fond,
+une ville très lointaine, séparée de nous par des milliers de lieues,
+par des temps et des âges.</p>
+
+<p>Si son port est ouvert à tous les navires et à toutes les importations
+d'Occident, du côté de la montagne elle a gardé ses petites rues des
+siècles passés, sa ceinture de vieux temples et de vieux tombeaux. Les
+pentes vertes qui l'entourent sont hantées par ces milliers d'âmes
+ancestrales, auxquelles on brûle tarit d'encens chaque jour; elles n'ont
+pas cessé d'être le tranquille royaume des morts; les mystérieux
+symboles, les stèles de granit, les bouddhas en prière s'y pressent du
+haut en bas, parmi les cèdres et les bambous. Et tout cet immense lieu
+de recueillement et d'adoration, comme suspendu au-dessus de la ville,
+jette son ombre sur les drolatiques petites choses qui se passent en
+bas. Dans Nagasaki, n'importe où l'on se promène et l'on s'amuse,
+toujours, au-dessus de soi l'on sent cet amas de pagodes et de<a name="page_31" id="page_31"></a>
+cimetières, étagés parmi la verdure; chaque rue qui s'éloigne de la
+rive, chaque rue qui monte finit toujours par y aboutir, et on rencontre
+fréquemment d'extraordinaires cortèges qui s'y rendent, accompagnant
+quelque Nippon défunt que l'on conduit là-haut, là-haut, dans une
+gentille chaise à porteurs...<a name="page_32" id="page_32"></a></p>
+
+<h3><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h3>
+
+<p class="date">23 décembre.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai retrouvé madame Prune, et je l'ai retrouvée libre et veuve!... Ça
+par exemple, ç'a été une émotion...</p>
+
+<p>J'étais monté par hasard vers Dioudjendji, ne pensant point à mal, quand
+tout à coup un tournant de sentier, un vieil arbre, une pierre, m'ont
+reconnu au passage d'une façon saisissante: ces choses avaient été jadis
+quotidiennement inscrites dans mes yeux; j'étais à deux pas de mon
+ancienne demeure...</p>
+
+<p>J'y suis allé tout droit, et je l'ai revue toujours la même, malgré cet
+air de vétusté qu'elle<a name="page_33" id="page_33"></a> n'avait point encore au temps où je l'habitais.
+Sans hésiter, glissant la main entre les barreaux du portail, j'ai fait
+jouer la fermeture à secret pour entrer dans le jardin... Madame Prune
+était là, dans un négligé qui lui a été pénible, la pauvre chère âme que
+je n'aurais pas dû surprendre, le chignon sans apprêts, vaquant à
+quelques menus soins de ménage. Et tel a été son trouble de me revoir,
+qu'il ne m'est plus possible de mettre en doute la persistance de son
+sentiment pour moi.</p>
+
+<p>Voici trois années, paraît-il, que M. Sucre a payé son tribut à la
+nature; à quelque cent mètres au-dessus de sa maison, il repose dans
+l'un des cimetières de la montagne. La veuve conserve pieusement les
+reliques de l'époux qui sut puiser dans son art tant de détachement et
+de philosophie: l'encrier de jade, que j'ai tout de suite reconnu, avec
+la maman crapaud et les jeunes crapoussins; les lunettes rondes; et
+enfin la dernière étude qui sortit, inachevée, de cet habile pinceau, un
+groupe de cigognes, il va sans dire.</p>
+
+<p>Quant à mademoiselle Oyouki, depuis plus<a name="page_34" id="page_34"></a> de dix ans elle est mariée,
+établie à la campagne, et mère d'une charmante famille.</p>
+
+<p>Et madame Prune, en baissant les yeux, a insisté sur cette liberté et
+cette solitude du c&#339;ur, que sa nouvelle situation lui laisse...<a name="page_35" id="page_35"></a></p>
+
+<h3><a name="IX" id="IX"></a>IX</h3>
+
+<p class="date">26 décembre.<br />
+</p>
+
+<p>Ceux-là seuls qui ont le <i>sens du chat</i> pourront me suivre et me
+comprendre dans le développement de ma passion pour la petite
+mademoiselle Pluie-d'Avril, professionnelle de danse nipponne.</p>
+
+<p>On a le sens du chat ou on ne l'a pas; il n'y a point à raisonner sur la
+question. J'ai vu des gens qui par ailleurs ne donnaient aucun autre
+signe d'aliénation mentale, embrasser des chats irrésistiblement, avec
+frénésie, sans que l'affection et encore moins l'amour fussent en cause.
+Et ces gens n'étaient pas toujours des<a name="page_36" id="page_36"></a> raffinés, des névrosés, mais
+souvent aussi des êtres sains et primitifs; ainsi je me rappelle que
+certaine petite chatte grise, de six mois, à bord d'un de mes derniers
+navires, causait de véritables transports à bon nombre de matelots; ils
+lui donnaient les noms les plus délirants, la pétrissaient de caresses,
+se fourraient longuement la moustache dans son pelage doux et propre,
+l'embrassaient à la manger,&mdash;tout comme j'étais capable de faire
+moi-même, quand par hasard je l'attrapais, cette moumoutte, dans un coin
+propice et sans témoins indiscrets.</p>
+
+<p>Inutile de dire que je ne vais pas aussi loin avec mademoiselle
+Pluie-d'Avril en falbalas, qui sans doute serait très choquée du
+procédé; mais les jeunes chats et elle me causent des sensations du même
+ordre, c'est incontestable, et il y a des instants où des velléités me
+prennent de la pétrir,&mdash;ce que je pourrais faire d'ailleurs sans plus de
+trouble intime que si c'était mademoiselle Moumoutte en fourrure grise.</p>
+
+<p>Je viens donc souvent m'asseoir sur les nattes immaculées, dans les
+grands appartements vides et sonores de la «Maison de la Grue». On y<a name="page_37" id="page_37"></a>
+gèle, par ces froids de décembre, jamais bien sérieux au Japon, il est
+vrai, mais attristants à subir, entre des parois de papier, loin du
+clair soleil qui rayonne dehors, et sans autre feu qu'une braise dans un
+minuscule réchaud.</p>
+
+<p>Et puis mademoiselle Pluie-d'Avril n'en finit plus à sa toilette. On
+court la prévenir dès que j'arrive, mais il faut chaque fois compter une
+heure avant qu'elle paraisse, une heure à s'ennuyer devant la dînette
+posée par terre, et à échanger de niais propos avec deux ou trois
+servantes prosternées.</p>
+
+<p>Quand il entre enfin, mon petit chat habillé, c'est toujours la surprise
+d'atours nouveaux, d'un dessin extravagant et d'un coloris chimérique.
+Du fond de la grande salle un peu en pénombre, elle s'avance éclatante,
+avec une majesté de marionnette; elle est presque une petite naine, mais
+surtout elle est une petite fée; et le corps, négligeable par lui-même,
+se noie dans les plis de la robe, qui est garnie en bas d'un bourrelet
+très dur, pour que la traîne s'étale de tous côtés pompeusement. Ce qui
+fait surtout l'invraisemblance du personnage,<a name="page_38" id="page_38"></a> c'est, je crois bien, la
+longueur du cou et l'extrême petitesse de la tête. Mais le charme, l'air
+vraiment chat, est dans les yeux; des yeux bridés, retroussés, câlins,
+spirituels et tout le temps narquois.</p>
+
+<p>Mademoiselle Matsuko, la guécha, suit à quelques pas derrière, très
+jolie aussi, mais boudeuse, avec une moue de dignité offensée, ayant
+trop bien compris que je ne viens point pour elle, et affectant de plus
+en plus de s'habiller sans recherche, en des nuances éteintes.</p>
+
+<p>Non seulement elle danse, mais elle chante aussi, mademoiselle
+Pluie-d'Avril, où elle déclame, tout en exécutant les pas que
+mademoiselle Matsuko lui joue sur sa longue mandoline. Et ce sont des
+séries de petits miaulements tout à fait chatiques, mais à peine
+perceptibles, avec, de temps à autre, en baissant la tête, des sons
+impayables, tirés du fond du gosier, et visant aux notes de
+basse-taille,&mdash;comme quand les moumouttes sont très en colère.</p>
+
+<p>Elle m'a exécuté aujourd'hui la «danse des roues de fleurs», qui exige
+un jeu de plusieurs cerceaux garnis de camélias rouges, et le «pas<a name="page_39" id="page_39"></a> de
+la source» avec deux bandes de soie blanche, qu'elle parvenait à agiter
+d'un continuel et inexplicable mouvement d'ondulation, rappelant l'eau
+des torrents.<a name="page_40" id="page_40"></a></p>
+
+<h3><a name="X" id="X"></a>X</h3>
+
+<p class="date">27 décembre.<br />
+</p>
+
+<p>Malgré la discrétion parfaite avec laquelle la chose m'a été insinuée,
+il a été clair aujourd'hui pour moi que madame Renoncule me verrait sans
+déplaisir renouveler mon titre de gendre par une union morganatique avec
+mademoiselle Fleur-de-Sureau, la plus jeune de ses filles. J'ai feint de
+ne point entendre, et ma belle-mère, avec son tact habituel, sans
+insister davantage, m'a conservé ses bonnes grâces. J'ai cru convenable
+toutefois de prétexter un empêchement de service, le soir de son grand
+dîner, ne me trouvant vraiment plus assez de la famille pour y prendre
+part.<a name="page_41" id="page_41"></a></p>
+
+<h3><a name="XI" id="XI"></a>XI</h3>
+
+<p class="date">31 décembre.<br />
+</p>
+
+<p>L'immense et formidable escadre qui s'était réunie cet été, de tous les
+coins du monde, dans le golfe de Petchili, vient forcément de se
+disperser à l'approche des glaces. Les monstres en fer, qui ne peuvent
+plus rôder aux abords de Pékin, sont allés s'abriter un peu partout,
+dans des régions moins froides, pour attendre le printemps, où l'on
+s'assemblera de nouveau comme une troupe de bêtes de proie.</p>
+
+<p>Plusieurs de ces monstres ont cherché asile, comme nous, dans la grande
+baie de Nagasaki, tiède et fermée. Nous sommes là quantités de<a name="page_42" id="page_42"></a>
+cuirassés et de croiseurs, immobilisés pour quelques mois, et attendant.</p>
+
+<p>Des centaines de marins, fort divers d'allure et de langage, animent
+donc chaque soir de leurs chansons ou de leurs cris les quartiers de la
+ville où l'on s'amuse, les innombrables bars à l'américaine remplaçant
+les maisons-de-thé d'autrefois. Les nôtres fraternisent un peu avec ceux
+de la Russie, mais beaucoup plus avec ceux de l'Allemagne, qui sont
+d'ailleurs remarquables de bonne tenue et d'élégance. C'était imprévu,
+cette sympathie entre matelots français et allemands, qui vont par les
+rues bras dessus bras dessous, toujours prêts à tomber ensemble à coups
+de poing sur les matelots anglais dès qu'ils les aperçoivent.</p>
+
+<p>Au milieu de tout ce monde, les petits matelots japonais, vigoureux,
+lestes, propres, font très bonne figure. Et les cuirassés du Japon,
+irréprochablement tenus, extra-modernes et terribles, paraissent de
+premier ordre.</p>
+
+<p>Combien de temps resterons-nous dans cette baie? Vers quelle patrie
+serons-nous dirigés ensuite? Et quelle sera la fin de l'aventure?...<a name="page_43" id="page_43"></a> La
+guerre d'abord, entre la Russie et le Japon, la guerre s'affirme
+inévitable et prochaine; sans déclaration peut-être, elle risque
+d'éclater demain, par quelque bagarre impulsive aux avant-postes, tant
+elle est décidée dans chaque petite cervelle jaune; le moindre portefaix
+dans la rue en parle comme si elle était commencée, et compte
+effrontément sur la victoire.</p>
+
+<p>Malgré toute l'incertitude de l'avenir, en ce moment nous nous amusons
+de la vie; après notre séjour sur les eaux chinoises, qui fut si
+austère, si fatigant et si dur, cette baie nous semble un agréable
+jardin, où l'on nous aurait envoyés en vacances, parmi des bibelots
+délicats et des poupées.</p>
+
+<p>Bien que le retour soit encore si douteux et éloigné, vraiment oui, nous
+nous amusons de la vie, pendant que notre amiral, amené ici mourant,
+reprend ses forces de jour en jour, sous ce climat presque artificiel,
+entre ces montagnes qui arrêtent les rafales glacées. Un soleil, qui a
+l'air de passer à travers des vitres, surchauffe presque chaque jour les
+pentes délicieusement boisées entre lesquelles <a name="page_44" id="page_44"></a>Nagasaki s'enferme. Sur
+les versants au midi, les oranges mûrissent; les énormes cycas de cent
+ans, qui, au seuil des vieilles pagodes, semblent des bouquets d'arbres
+antédiluviens, baignent dans la lumière leurs plumes vertes; contre les
+murs des jardins, les camélias fleurissent, avec les dernières roses, et
+on peut s'asseoir dehors comme au printemps, devant les petites
+maisons-de-thé qui sont perchées au-dessus de la ville, à différentes
+hauteurs, parmi les temples et les milliers de tombeaux.</p>
+
+<p>Vers la fin de la journée, quand le soleil s'en va et quand c'est
+l'heure de rentrer à bord, il fait juste assez froid pour que l'on
+trouve hospitalière et aimable la petite salle aux murs de tôle, bien
+chauffée par la vapeur, le «carré» où l'on dîne avec de bons camarades.</p>
+
+<p>Et aujourd'hui, dernier jour de l'an et du siècle, par un temps tiède,
+suave, tranquille, je suis allé chez messieurs les horticulteurs nippons
+qui, de père en fils, torturent longuement les arbres, dans des petits
+pots, parmi des petites rocailles, pour obtenir des nains vieillots qui
+se vendent très cher. Au soleil de<a name="page_45" id="page_45"></a> la Saint-Sylvestre, se chauffaient
+là, tout le long des allées, des alignements de potiches où l'on voyait
+des chênes, des pins, des cèdres centenaires, la mine vénérable et
+caduque, pas plus hauts que des choux. Mais je ne voulais que des fleurs
+coupées, des roses d'arrière saison, des branches de camélias à pétales
+rouges, de quoi remplir deux pousse-pousse, qui ont traversé la ville à
+ma suite.</p>
+
+<p>Ce soir donc, toute cette moisson était dans ma chambre du <i>Redoutable</i>
+qui ressemblait à la cabane d'un fleuriste. Deux braves matelots en
+composaient des gerbes sous ma direction, et, à l'heure du thé, je les
+ai portées à notre amiral, qui nous semblait près de mourir il y a trois
+semaines, mais qui a repris sa figure des bons jours, qui est ressuscité
+comme par miracle, au milieu de ce calme que le Japon lui donne.<a name="page_46" id="page_46"></a></p>
+
+<h3><a name="XII" id="XII"></a>XII</h3>
+
+<p class="date">1<sup>er</sup> janvier 1901.<br />
+</p>
+
+<p>Éveillé par une aubade bruyante, alerte et joyeuse, qui éclate avant
+jour dans les flancs de l'énorme cuirassé endormi: c'est le «branlebas»
+de l'équipage, la musique pour faire lever les matelots. Mais cette
+fois, à ce premier matin de l'année et du siècle, clairons et tambours,
+dans l'obscurité, n'en finissent plus de jouer toutes les dianes de leur
+répertoire; jamais les hommes du <i>Redoutable</i> au réveil n'ont eu ce long
+tapage de fête.</p>
+
+<p>Où suis-je? J'ai si souvent dans ma vie changé de place, qu'il m'arrive
+plus d'une fois de ne<a name="page_47" id="page_47"></a> pas savoir, comme ça tout de suite, au sortir du
+sommeil... La lumière, que machinalement j'ai fait jaillir, la lumière
+électrique, me montre un étroit réduit tendu de peluche rouge, et rempli
+de camélias rouges; de longues branches, presque des buissons de
+camélias, dans des vases de bronze. Et des déesses en robes d'or, au
+visage très doux, sont là assises près de moi, les yeux baissés,&mdash;comme
+dans les temples de la Ville Interdite<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>, où elles habitèrent trois
+fois cent ans...</p>
+
+<p>Ah! oui... Ma chambre à bord du <i>Redoutable</i>... Je reviens de Chine, et
+je suis au Japon...</p>
+
+<p>On frappe à ma porte, discrètement: l'un après l'autre, quatre ou cinq
+matelots, qui viennent de se lever, entrent pour me souhaiter la bonne
+année et le <i>bon siècle</i>, avec des petits compliments naïfs. C'est donc
+bien aujourd'hui le commencement du <span class="smcap">xx</span><sup>e</sup>. Je m'étais figuré le
+commencer l'an dernier, pendant la nuit du 1<sup>er</sup> janvier 1900, sur la
+lagune indienne, alors qu'une barque du Maharajah de Travancore<a name="page_48" id="page_48"></a>
+m'emmenait au clair des étoiles, entre deux rideaux sans fin de grands
+palmiers noirs; mais non, je m'étais trompé, affirment les
+chronologistes, et ce matin seulement je verrai l'aube de ce siècle
+nouveau.</p>
+
+<p>Aube de janvier, lente à paraître; une heure se passe encore avant que
+les deux déesses, gardiennes de ma chambre, s'éclairent d'un peu de
+jour.</p>
+
+<p>Mais quand enfin j'ouvre ma fenêtre, le Japon qui m'apparaît alors,
+indécis et comme chimérique, moitié gris perle et moitié rose, est plus
+étrange, plus lointain, plus <i>japonais</i> que les peintures des éventails
+ou des porcelaines; un Japon d'avant le soleil levé, un Japon
+s'indiquant à peine, sous le voile des buées, dans le mystère des
+nuages. Tout auprès de moi, des eaux luisent, semblent des miroirs
+reflétant de la lumière rose, et puis, en s'éloignant, cette surface de
+la mer tranquille devient de la nacre sans contours, se perd dans
+l'imprécision et la pâleur. Des flocons de brume, des ouates colorées
+comme des touffes d'hortensia, enveloppent et dissimulent tout ce<a name="page_49" id="page_49"></a> qui
+est rivage; plus haut seulement, et toujours en rose, en rose très
+atténué de grisailles, s'esquissent des bouquets d'arbres suspendus, des
+rochers à peine possibles tant ils ont de hardiesse ou de fantaisie, et
+enfin des montagnes, plutôt des reflets de montagnes, n'ayant pas de
+base, rien que des cimes, des dentelures, des pointes érigées dans le
+ciel vague. Ces choses transparentes, on n'est pas sûr qu'elles
+existent; en soufflant dessus, on risquerait sans doute de changer tout
+ce décor imaginaire. Il fait idéalement doux; dans l'air presque tiède
+on sent l'odeur de la mer et un peu le parfum de ces baguettes que les
+gens brûlent ici perpétuellement sur les tombes, ou sur les autels des
+morts. Voici maintenant une grande jonque, une d'autrefois, qui passe
+avec sa voilure archaïque et sa poupe de trirème; dans le site irréel,
+devant cette sorte de trompe-l'&#339;il qui a des nuances de nacre et de
+fleur, elle glisse sans que l'on entende l'eau remuer, et la brume
+enveloppante l'agrandit; on croirait un navire fantôme, si elle n'était
+toute rose elle-même, sur ces fonds roses.<a name="page_50" id="page_50"></a></p>
+
+<p>Dix heures; les buées du matin ont fondu au soleil, qui est chaud
+aujourd'hui comme un soleil de mai.</p>
+
+<p>L'amiral me délègue pour aller, en épaulettes et en armes, présenter au
+gouverneur japonais ses v&#339;ux de bonne année, et une baleinière du
+<i>Redoutable</i> m'emmène, à l'aviron, sur l'eau devenue très bleue.</p>
+
+<p>La foule nipponne dans les rues est déjà en habits de fête.</p>
+
+<p>Il me faudra deux coureurs à ma <i>djinricha</i>, pour la vitesse, et surtout
+pour le décorum, en tant qu'officier français;&mdash;or, c'est difficile à
+recruter un jour de premier de l'an, car messieurs les coureurs font
+leurs visites et déposent leurs cartes. Quand j'ai trouvé cependant mon
+équipe, nous partons à toutes jambes avec des cris pour écarter le
+monde.</p>
+
+<p>Et un monde si drolatique ou si gracieux! Un monde à sourires et à
+révérences, qui s'empresse vers mille devoirs de civilité, et se
+complimente tout le long du chemin, avec un affairement bien inconnu aux
+premiers de l'an chez nous. Des mousmés vont par bande,<a name="page_51" id="page_51"></a> aussi vite que
+permettent leurs sandales attachées entre le pouce et les doigts; elles
+sont habillées de clair, de nuances tendres, et des piquets de fleurs
+artificielles rehaussent leur chignon aux coques parfaites. Des bébés
+adorables, aux yeux de chat, trottinent se donnant la main, l'air
+important, en longue robe de cérémonie, coiffés d'une manière très
+apprêtée, avec des petites touffes, des petits pinceaux de cheveux
+s'érigeant dans diverses directions. Enfin messieurs les portefaix et
+messieurs les coureurs sont eux-mêmes en tenue de gala, en robe de coton
+bleu bien neuve et bien raide, ornée de larges inscriptions blanches sur
+le dos et la poitrine; ils tiennent à la main les cartes de visite
+qu'ils vont au pas de course distribuer à leurs brillantes relations.</p>
+
+<p>Une maison neuve, à peu près européenne, dont les abords sont encombrés
+par les djinrichas d'innombrables visiteurs: c'est chez le gouverneur de
+la ville, qui nous reçoit avec le frac brodé et le sourire officiel des
+préfets d'Occident.<a name="page_52" id="page_52"></a></p>
+
+<p>Après un grand déjeuner d'officiers, à la table de l'amiral, vite je
+quitte ma tenue de marin pour retourner à terre, me mêler à la foule
+japonaise.</p>
+
+<p>Nagasaki, d'un bout à l'autre de ses rues, est enguirlandée d'une
+manière uniforme. Tout le long des maisonnettes de bois, vieilles ou
+neuves, court une interminable frange verte, faite de touffes en roseau
+alternant avec de longues feuilles de fougère pendues par la tige. Et,
+devant l'entrée de chaque demeure, au cordon qui soutient cette frange,
+est attachée une pendeloque toujours pareille, qui se compose d'une
+carapace rouge de homard, de deux coquilles d'&#339;uf et d'un peu de
+feuillage. Tout cela, paraît-il, est traditionnel, symbolique,
+inchangeable décoration du premier jour de chaque année.</p>
+
+<p>Entre ces guirlandes ininterrompues, l'agitation souriante de la foule
+bat son plein, sous le soleil d'hiver; gentilles mousmés, pâlottes et
+mièvres, vieilles duègnes aux sourcils rasés, aux dents laquées de noir,
+se saluent et se resaluent au passage, comme si, de se <a name="page_53" id="page_53"></a>rencontrer,
+c'était chaque fois une joie et une surprise à n'en plus revenir; des
+dames, qui se trouvent nez à nez à un carrefour, stationnent une heure
+en face les unes des autres, cassées en deux pour les plus profondes
+révérences, et c'est à qui n'osera pas se redresser la première. Du côté
+des hommes, même de ceux qui restent vêtus à la japonaise, les chapeaux
+melon sévissent en ce jour avec fureur, et quelques grands élégants,
+fidèles encore à la robe de soie des ancêtres, ont fait cependant une
+concession au goût moderne en se coiffant d'un haut de forme.</p>
+
+<p>Très empressés, les visiteurs, les visiteuses, en général sont reçus
+dans le vestibule de la maison,&mdash;le petit vestibule tapissé de nattes
+blanches, où se trouve aujourd'hui un plateau rempli de sucreries
+cocasses, à côté de l'inévitable vase de bronze contenant la braise pour
+allumer les pipes en miniature des dames. Ils dégoisent avec volubilité
+leurs compliments, ces visiteurs si polis, leurs compliments entrecoupés
+de révérences, saisissent du bout des doigts, après mille cérémonies<a name="page_54" id="page_54"></a> et
+mille grâces, un de ces petits bonbons en forme de fleur ou d'oiseau,
+tout à fait immangeables pour nous, puis reprennent leur course, en se
+retournant plusieurs fois dans la rue pour saluer encore.</p>
+
+<p>Oh!... Mon petit chat qui fait ses visites lui aussi!... Mon petit chat
+vêtu de couleurs presque sévères, pour la rue, et s'empressant comme les
+grandes personnes à remplir ses devoirs de civilité!... Non, qui n'a pas
+vu la petite mademoiselle Pluie-d'Avril assise avec dignité dans son
+pousse-pousse, et tenant en main ses cartes de visite, lilliputiennes
+comme elle-même; qui n'a pas rencontré ça, et n'en a pas reçu au passage
+un cérémonieux salut, n'imaginera jamais la grâce et le charme d'une
+mousmé de douze ans, diplômée pour la danse et le beau maintien...</p>
+
+<p>Tant de remuement comique, et un si clair soleil sur la bigarrure des
+costumes, chassaient la tristesse que chaque premier de l'an traîne à sa
+suite; mais elle n'était pas loin, elle rôdait dans l'air, cette
+tristesse à laquelle on n'échappe pas ce jour-là, et bientôt nous nous<a name="page_55" id="page_55"></a>
+retrouvons, elle et moi, comme d'anciens amis, fatigués de s'être trop
+connus; c'est au milieu des quartiers caducs, aujourd'hui silencieux,
+qui confinent à l'immense ville des morts et où passe à peine, de temps
+à autre, quelque mousmé furtive, jetant l'éclat de sa robe de fête au
+milieu des antiques boiseries et des vénérables pierres. Nagasaki finit
+à la montagne abrupte, qui s'élève chargée de temples et de sépultures,
+qui forme tout alentour un seul et même cimetière, étagé au-dessus de la
+ville des vivants, un cimetière un peu dominateur, mais tellement doux
+et ombreux...</p>
+
+<p>Au pied même de cette nécropole, passe une rue délaissée, où demeure la
+vieille et maigre madame L'Ourse, ma fleuriste habituelle. C'est une rue
+très ancienne; d'un côté, il y a des maisonnettes d'autrefois, des
+échoppes centenaires où l'on vend des fleurs pour les tombes, et, de
+rencontre, des petits dieux domestiques, ou des autels en laque pour
+ancêtres; de l'autre, il y a le flanc même de la montagne, le rocher
+presque vertical, interrompu de distance en distance par les grands
+portiques sans âge, les<a name="page_56" id="page_56"></a> grands escaliers qui conduisent aux pagodes, ou
+bien par les petits sentiers de chèvre, tapissés de capillaires et de
+mousses, qui vont se perdre là-haut, chez messieurs les morts et
+mesdames les mortes. J'y viens souvent, dans cette rue, non pas
+seulement à cause de madame L'Ourse, mais pour prendre ensuite quelqu'un
+de ces sentiers grimpants et monter dans l'immense et délicieux
+cimetière. Surtout par un soleil nostalgique, d'une tiédeur d'orangerie,
+comme celui de ce soir, je ne sais pas s'il existe au monde un lieu plus
+adorable; c'est un labyrinthe de petites terrasses superposées, de
+petites sentes, de petites marches, parmi la mousse, le lichen et les
+plus fines capillaires aux tiges de crin noir. En s'élevant, on domine
+bientôt toutes les antiques pagodes, rangées à la base de cette montagne
+comme pour servir d'atrium aux quartiers aériens où dorment les
+générations antérieures; la vue plonge alors sur leurs toits compliqués,
+leurs cours aux dalles tristes, leurs symboles, leurs monstres. Au delà,
+toute cette ville de Nagasaki, vue à vol d'oiseau, étale ses milliers
+de<a name="page_57" id="page_57"></a> maisonnettes drôles couleur vieux bois et de poussière; au delà
+encore, viennent les rives de verdure, la baie profonde, la mer en nappe
+bleue, la tourmente géologique d'alentour, l'escarpement des cimes, tout
+cela lointain et comme <i>apaisé</i> par la distance. L'apaisement, la paix,
+c'est surtout ce que l'on sent pénétrer en soi, plus on séjourne dans ce
+lieu et plus on monte; mais pour nous elle est très étrange, la paix que
+cette ville des morts exhale avec la senteur de ses cèdres et la fumée
+de ses baguettes d'encens: paix de ces milliers d'âmes défuntes qui
+perçurent le monde et la vie à travers de tout petits yeux obliques et
+dont le rêve fut si différent du nôtre. Ils sont innombrables, les êtres
+dont la cendre se mêle ici à la terre; les bornes tombales, inscrites de
+lettres inconnues, se groupent par familles, se pressent sur le flanc de
+la montagne comme une multitude assemblée pour un spectacle; il en est
+de si anciennes, de si usées qu'elles n'ont plus de forme. Et tout ce
+versant regarde le sud et l'ouest, de façon à être constamment baigné de
+rayons, le soir surtout, attiédi et doré même<a name="page_58" id="page_58"></a> quand décline le soleil
+d'hiver, comme en ce moment. Le long des étroits sentiers, aujourd'hui
+semés de feuilles mortes, qui grimpent vers les cimes, on passe parfois
+devant des alignements de gnomes assis sous la retombée des fougères,
+bouddhas en granit de la taille d'un enfant, la plupart brisés par les
+siècles, mais chacun ayant au cou une petite cravate d'étoffe rouge,
+nouée là par les soins de quelque main pieuse. Par exemple, de
+personnages vivants, on n'en rencontre guère; un bûcheron, de temps à
+autre, un rêveur; une mousmé qui, par hasard, ne rit pas, ou une vieille
+dame apportant des chrysanthèmes, allumant sur une tombe une gerbe de
+ces baguettes parfumées qui donnent à l'air d'ici une senteur d'église.
+Il y a des camélias de cent ans, devenus de grands arbres; il y a des
+cèdres qui penchent au-dessus de l'abîme leurs énormes ramures, noueuses
+comme des bras de vieillard. Des capillaires de toute fantaisie, longues
+et fragiles, forment des amas de dentelles vertes, dans les recoins qui
+ont la tiédeur et l'humidité des serres. Mais ce qui envahit <a name="page_59" id="page_59"></a>surtout
+les tombes et les terrasses des morts, c'est une certaine plante de
+muraille, empressée à tapisser comme le lierre de chez nous, une plante
+charmante aux feuilles en miniature, qui est l'amie inséparable de
+toutes les pierres japonaises.</p>
+
+<p>On reçoit en plein les rayons rouges du soir, en ce moment, dans les
+hauts cimetières tranquilles; les feuilles mortes, le long des chemins,
+semblent une jonchée d'or, en attendant qu'elles se décomposent pour
+féconder les mousses et tout le petit monde délicat des fougères. Les
+bruits d'en bas arrivent à peine jusqu'ici; la ville, aperçue dans un
+gouffre, au-dessous de ses pagodes et de ses tombes, n'envoie point sa
+clameur vers le quartier de ses morts: dans ce calme idéal, dans cette
+tiédeur, comme artificielle, épandue sur la nécropole par le soleil
+d'hiver, les âmes d'ancêtres, même les plus dissoutes par le temps,
+doivent reprendre un peu de conscience et de souvenir.</p>
+
+<p>Quant à moi, qui suis né sur l'autre versant du monde, voici qu'au
+milieu de ces ambiances<a name="page_60" id="page_60"></a> étranges je songe très mélancoliquement à mon
+pays, à l'année qui vient de finir, au siècle tombé ce matin dans
+l'abîme et qui fut celui de ma jeunesse...</p>
+
+<p>Maintenant une cloche sonne, en bas dans une pagode, une cloche
+formidable et lente,&mdash;quelqu'une de ces cloches énormes qui sont
+couvertes d'inscriptions mystérieuses ou de figures de monstre, et que
+l'on fait vibrer au choc d'une poutre suspendue;&mdash;elle sonne à
+intervalles très espacés, comme chez nous pour les agonies. Elle ne
+trouble rien; plutôt elle accentue, elle souligne cet exotique silence.
+En l'entendant, je me sens plus loin encore de la terre natale; je
+regarde avec plus de tristesse ce rouge soleil au déclin, qui, à cette
+heure même, se lève là-bas, pour un matin sans doute glacé, sur ma
+maison familiale...<a name="page_61" id="page_61"></a></p>
+
+<h3><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII</h3>
+
+<p class="date">2 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Un seigneur japonais, un véritable, un qui se souvient encore d'avoir
+été, au temps de son adolescence, un Samouraï à deux sabres, mais qui
+porte aujourd'hui tunique de colonel et casquette galonnée à la russe,
+nous a conviés ce soir à faire la fête avec lui, dans la maison-de-thé
+la plus élégante de la ville et la plus fermée, où l'on dédaignerait de
+nous recevoir si nous n'étions ses hôtes.</p>
+
+<p>C'est tout au fond du vieux Nagasaki, près de la grande pagode du
+«Cheval de Jade», et nous nous y rendons en djinricha, au coup de<a name="page_62" id="page_62"></a> neuf
+heures du soir, par une nuit froide et pure, éclairée d'une belle lune
+d'hiver.</p>
+
+<p>Dans ce quartier où brillent à peine quelques lanternes, la maison qui
+nous attend, connue pour les rendez-vous de noble compagnie, est sombre,
+close, silencieuse, immense: elle a deux étages, très hauts de plafond,
+et se dresse plutôt tristement sur le ciel étoilé. Nos coureurs nous
+déversent à la porte, au pied d'un escalier, dans un vestibule
+minutieusement propre où nous devons dès l'abord quitter nos chaussures.</p>
+
+<p>Aussitôt, des mousmés, qui sans doute nous guettaient à travers les
+châssis de papier mince, se précipitent du haut de l'escalier sur nos
+personnes, s'abattent comme un vol de petites fées éclatantes. Il y en a
+juste autant que d'invités,&mdash;et honni soit qui mal y pense, car tout se
+passera comme dans le monde; ces dames, des guéchas de renom, que le
+seigneur à deux sabres nous offre pour la soirée, ont seulement accepté
+charge de nous distraire, de partager notre dînette, de charmer nos
+yeux; rien de plus. Chacun de nous aura la sienne; chacun<a name="page_63" id="page_63"></a> de nous, dans
+le moment même qu'il se déchausse, est accaparé par une de ces gentilles
+créatures, qui ne le quittera plus; du premier coup, les couples se
+forment dans le brouhaha de l'arrivée, presque sans choix, comme au
+hasard, et c'est deux par deux, la main dans la main, que nous
+gravissons l'escalier, avec une musique de petits rires voulus, puérils
+sans naïveté, mais jolis quand même.</p>
+
+<p>Au premier étage, la salle de réception, où nous sommes juste douze, les
+guéchas comprises, contiendrait facilement deux cents convives; nous y
+avons l'air perdu, au milieu de l'immaculée blancheur du papier mural,
+ou des nattes couvrant le plancher. Et il n'y a rien pour orner cette
+blanche solitude: ce serait une faute d'élégance; rien qu'un grand
+bouquet frêle qui s'élance d'un vase ancien et rare, posé sur un haut
+socle d'ébène; tout le luxe du lieu consiste dans les vastes
+proportions, l'espace, et aussi dans la finesse des boiseries,
+l'impeccable netteté des choses.</p>
+
+<p>Le seigneur, pour nous recevoir, a repris ses longues robes de soie;
+n'étaient ses cheveux<a name="page_64" id="page_64"></a> coupés court, il serait redevenu un Japonais du
+vieux temps. Quant au décor, il est aussi très pur, sauf la lumière
+électrique, la trop moderne lumière, qui tombe ça et là du plafond, mais
+d'une manière discrète cependant, et voilée de verre dépoli.</p>
+
+<p>Quand nous sommes tous accroupis par terre, bien en rang au fond de la
+salle, sur des coussins de velours noir, six servantes pareillement
+vêtues apparaissent à la porte, dans le lointain de ce petit désert de
+nattes et de papier, se prosternent et font une première entrée tout à
+fait rituelle pour venir d'abord placer, devant chacun des couples
+assis, l'inévitable réchaud de bronze. Ce sont des personnes entre deux
+âges, et d'aspect respectable, ces servantes, pâles, distinguées, les
+cheveux lissés en ailes de corbeau; elles ont arboré la tenue et la
+couleur de grand apparat, qui sont spéciales aux fêtes du nouvel an et
+ne doivent se porter que la première semaine de chaque année: robe de
+crépon noir, d'un noir mat et profond comme le voile de la nuit, avec un
+blason blanc au milieu du dos; robe qui traîne derrière, traîne<a name="page_65" id="page_65"></a> sur les
+côtés, traîne devant, et qui, grâce à un jeu de bourrelets intérieurs,
+reste toujours majestueusement étalée autour de la mièvre petite bonne
+femme.</p>
+
+<p>Et la dînette commence par terre, tous les services apportés en bon
+ordre et en rang par les six servantes correctes, dont la noire théorie
+s'avance chaque fois comme pour le deuil très officiel de quelque
+personnage lointain et saugrenu.</p>
+
+<p>C'est la même dînette japonaise que l'on a déjà faite partout: les
+petites soupes aux algues, les énigmatiques et minuscules choses pour
+poupées. Mais tout est d'un raffinement extrême, servi dans des
+porcelaines diaphanes, dans des laques légers, légers, presque
+impondérables. Et il y a d'étonnantes pâtisseries imitant des paysages,
+des sites de rêve nippon, rocailles en sucre brun, vieux cèdres en sucre
+verdâtre très délicatement feuillus.</p>
+
+<p>Après souper, ces dames, qui sont haut cotées et se font payer fort
+cher, consentent à retirer de leurs étuis de crépon les longues guitares
+à voix de sauterelle et les spatules d'ivoire qui<a name="page_66" id="page_66"></a> servent d'archets.
+Elles chantent, comme de jeunes chats qui miauleraient le soir du haut
+d'un mur. Et enfin elles dansent, avec des masques divers; la danse de
+la goule, celle de la grosse dame joufflue et bête, la danse des roues
+de fleurs, le pas de la source; tout ce que mademoiselle Pluie-d'Avril,
+mon amie, m'a déjà fait connaître dans la «Maison de la Grue», et qui
+est de tradition infiniment ancienne, m'est réédité ici, dans un cadre
+plus vaste, plus distingué et plus vide encore.</p>
+
+<p>Ces dames ont des robes adorablement nuancées, qui passent du bleu
+cendré de la nuit au rose de l'aube, et que traversent de grandes fleurs
+imaginaires, ou bien des vols de cigognes au plumage d'or. A force de
+grâce et d'artifices, elles sont presque jolies, et on subirait leur
+charme apprêté s'il faisait moins froid. Mais on gèle sur ces nattes,
+dans la salle trop grande où les braises des gentils réchauds nous
+entêtent sans donner de chaleur. Et la lune de janvier, dont on perçoit,
+à travers les carreaux de papier de riz, la pâleur spectrale, en
+concurrence avec là lumière électrique, nous <a name="page_67" id="page_67"></a>rappelle que dehors la
+gelée blanche de l'extrême matin doit commencer de se déposer sur la
+ville endormie. Il est temps de quitter ce lieu d'élégance étrange.</p>
+
+<p>Pour finir, un jeu puéril sans gaîté. Par terre, dans la salle très
+vide, on forme un cercle avec les coussins de velours funéraire, espacés
+d'une longueur de mousmé, et là-dessus nous voici tous courant à la file
+et en rond, d'un pas que rythme une chanson de cent ans.&mdash;Les Japonais
+s'amusaient à ce jeu dans la nuit des âges: de vieilles images en font
+foi.&mdash;A perdu qui n'est pas perché sur le velours d'un coussin noir,
+quand brusquement la chanson s'arrête, et les guéchas alors font
+entendre des petits rires, comme une dégringolade de perles fausses.</p>
+
+<p>Oh! la niaiserie et la tristesse de cela, au milieu de cet exotisme
+extrême, au pied de la pagode du Cheval de Jade, dans le grand silence
+des entours et dans la froidure d'un minuit de janvier!...</p>
+
+<p>Allons-nous-en!&mdash;Nos coureurs, en bas, nous attendent, endormis dans des
+couvertures,<a name="page_68" id="page_68"></a> à côté de nos souliers. Enfin rechaussés, nous nous
+installons sur nos petits chars, et l'air vif nous saisit, la nuit du
+dehors nous enveloppe, tandis que les guéchas, restées dans l'escalier,
+en groupe lumineux, étourdissant de couleur, s'inclinent pour des
+révérences charmantes. Sur le ciel tout bleui de rayons de lune, les
+vieux cèdres sacrés du temple voisin découpent en noir leurs branches
+tordues, aux rares bouquets de feuillage, d'un dessin très japonais. Et
+peu à peu nous prenons de la vitesse, à mesure que s'éveillent mieux nos
+coureurs; nous voilà partis pour une longue course aux lanternes,
+traversant un Nagasaki bleuâtre, vaporeux et lunaire, qui dort tout
+baigné de brume hivernale.<a name="page_69" id="page_69"></a></p>
+
+<h3><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV</h3>
+
+<p class="date">Mardi, 8 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Oh! les étonnantes petites personnes, que j'ai rencontrées aujourd'hui à
+la campagne! Je les voyais de loin cheminer devant moi, une
+cinquantaine, presque en rang comme un peloton de soldats, toutes
+pareilles et toutes blanches. Des peignoirs de calicot blanc,&mdash;aux
+manches plates, attachés à la taille par une ceinture, sans corset,&mdash;en
+faisaient des bonnes femmes bien rondes, à tournure de grosse paysanne
+inélégante. Des bonnets de calicot, tout simples et tout raides, mais
+trop majestueux et comme gonflés de vent, semblaient<a name="page_70" id="page_70"></a> des cloches à
+melon sur les têtes... Qu'est-ce que ça pouvait bien être, ce monde-là?
+Des Japonaises, fagotées ainsi, lourdement et sans grâce?&mdash;Pas possible.</p>
+
+<p>J'ai pressé le pas pour vérifier. Et, sous les hauts bonnets comiques,
+j'ai bien vu des figures plates de mousmés ou de jeunes femmes
+nipponnes; mais ces dames avaient l'air sérieux, pénétré, ne riaient
+point; l'habituel badinage des rencontres n'eût pas été de circonstance,
+évidemment, et j'ai passé, sans rire moi non plus.</p>
+
+<p>Ensuite je me suis informé: c'était l'école des ambulancières pour
+l'armée, qui faisait une promenade hygiénique d'entraînement!... Tout
+est à la guerre, en ce moment-ci, tout est préparatifs pour cette grande
+tentative contre la Russie,&mdash;qui, du reste, ne constituera que la
+manifestation initiale de l'immense Péril jaune.</p>
+
+<p>On m'a assuré que, dans les rangs de ces petites créatures empaquetées
+en tenue d'hôpital, il se trouvait des dames nobles, des descendantes de
+ces vieilles familles dans <a name="page_71" id="page_71"></a>lesquelles nous autres étrangers ne
+pénétrons pas encore. Et des officiers, mes camarades, qui ont déjà été
+soignés et pansés par elles, gardent le meilleur souvenir de leurs mains
+si petites, douces, adroites, aux patiences inlassables.</p>
+
+<p>Mais ces énormes bonnets gonflés d'air, ces espèces de coiffes à la
+Cauchoise, qui dira pourquoi?...<a name="page_72" id="page_72"></a></p>
+
+<h3><a name="XV" id="XV"></a>XV</h3>
+
+<p class="date">Samedi, 12 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Madame Renoncule, ma belle-mère, a vraiment toutes les délicatesses.
+Malgré ma réserve si marquée vis-à-vis de mademoiselle Fleur-de-Sureau
+ma belle-s&#339;ur, elle m'avait de nouveau convié hier soir à un repas de
+famille, que j'aurais eu trop mauvaise grâce de refuser encore.
+J'espérais toutefois m'y amuser davantage, et je dois reconnaître que
+l'attitude générale a été plutôt guindée. On gelait, en chaussettes, sur
+les nattes du plancher. On disait des choses cherchées et vides,
+galantes avec réserve, dont on essayait de rire. Les<a name="page_73" id="page_73"></a> petites soupes
+étaient froides dans les bols en miniature. Tout était froid.</p>
+
+<p>Et tout serait resté incolore si, vers la fin du repas, une de mes
+cousines mariée depuis peu, madame Fleur-de-Cerisier,&mdash;jeune personne
+très distinguée, mais qui dès l'âge le plus tendre a été maintes fois
+victime d'un tempérament trop inflammable,&mdash;ne s'était éprise d'Osman au
+point de lui proposer d'oublier pour lui tous ses devoirs. A la suite de
+cet incident, que l'on ne saurait trop déplorer, une gêne très notable
+s'est glissée dans mes rapports avec ma belle-famille.</p>
+
+<p>Toutefois mes relations avec madame Prune n'en ont point souffert, et ce
+matin je l'ai accompagnée jusqu'à la tombe de feu ce pauvre M. Sucre, où
+elle avait senti le besoin d'aller déposer avec moi quelques fleurs. Son
+culte est vraiment touchant pour la mémoire de cet époux débonnaire, qui
+ne suffisait peut-être pas à la fougue de sa nature, mais que paraient
+tant de qualités discrètes, et qui possédait comme pas un le tact de
+s'éclipser à propos.<a name="page_74" id="page_74"></a></p>
+
+<p>C'étaient de tardifs chrysanthèmes, couleur de rouille, gracieusement
+entremêlés à des branchettes de cryptomeria, que madame Prune avait
+choisis pour sa fidèle offrande.</p>
+
+<p>Il m'a paru un peu à l'abandon, le coin de cimetière où M. Sucre repose,
+mais situé fort aimablement sur la montagne, avec une vue attrayante.
+Aux quatre coins de la tombe, des tubes de bambou fichés en terre
+forment de naïfs porte-bouquets où nous avons disposé nos fleurs, non
+sans quelque recherche d'arrangement. Une courte invocation aux Esprits
+des ancêtres; quelques baguettes d'encens allumées dans le petit
+brûle-parfum funéraire, et la veuve, avec un soupir, s'est arrachée à ce
+lieu mélancolique; il fallait se hâter, car la pluie menaçait de nous
+surprendre au milieu de nos pieux devoirs.</p>
+
+<p>Cette averse a d'ailleurs rendu plus intime notre retour, car, dans les
+chemins de descente, tout de suite glissants et dangereux, madame Prune,
+chaussée de socques en bois, a dû chercher le secours de mon bras, et
+nous sommes revenus ensemble sous son large parapluie.<a name="page_75" id="page_75"></a></p>
+
+<p>Il était très vaste, ce parapluie de madame Prune, à mille nervures et
+garni de papier gommé; tout autour, peintes en transparent, folâtraient
+des cigognes,&mdash;interprétées un peu à la manière du cher défunt, qui
+restera toutefois le peintre incomparable de ce genre d'oiseau.<a name="page_76" id="page_76"></a></p>
+
+<h3><a name="XVI" id="XVI"></a>XVI</h3>
+
+<p class="date">16 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Aujourd'hui, une visite dont je m'amusais d'avance, ma première à
+mademoiselle Pluie-d'Avril, dans son domicile particulier.</p>
+
+<p>Et je l'ai trouvé tel que je l'imaginais, ce logis de petite cigale sans
+lendemain, de petite créature qui n'existe que par la grâce éphémère et
+le chatoiement des atours, à l'égal de quelque papillon éclos pour
+charmer nos yeux. C'est dans une vieille rue qui monte,&mdash;non vers les
+montagnes des temples et des tombeaux, mais vers la «Montagne ronde»,
+sorte de colline détachée en pleine ville et ne<a name="page_77" id="page_77"></a> supportant que des
+maisons-de-thé ou des maisons de plaisir. Là, au premier étage d'une
+construction à la mode ancienne, toute de bois de cèdre et de papier, le
+nid de la petite danseuse s'avance en balcon, au-dessus des passants
+rares et discrets. On se déchausse, il va sans dire, dès le bas de
+l'escalier, garni de nattes blanches, et tout est minutieusement propre
+dans la maisonnette sonore, dont les bois, desséchés depuis cent ans,
+vibrent comme la caisse d'une guitare.</p>
+
+<p>Mademoiselle Pluie-d'Avril habite avec M. Swong, un énorme chat, matou
+bien fourré, d'imposante allure, qui porte une collerette tuyautée, et
+madame Pigeon, une vieille, vieille femme à cheveux blancs qu'elle
+appelle grand'mère,&mdash;quelque «madame Prune» du temps passé, sans doute,
+mais qui a pourtant de braves yeux, un air de bonne aïeule, douce et
+presque respectable.</p>
+
+<p>Après mille révérences, pendant qu'on se hâte de me préparer des bonbons
+et du thé, je passe, du coin de l'&#339;il, l'inspection de ce logis. C'est
+drôle d'être là, et mademoiselle Pluie-<a name="page_78" id="page_78"></a>d'Avril, en maîtresse de maison,
+comment dire ses belles manières, son affairement, et le sérieux de son
+impayable minois!... Un intérieur bien modeste; on est comme chez des
+gens du peuple, mais soigneux. Ce qui détonne seulement, ce sont les
+coffres de laque contenant les costumes de danse, dont quelques-uns,
+jetés çà et là, semblent des robes de fée qui traîneraient dans une
+chaumine. Aux murs, de bois sec et de papier blanc, il y a des
+photographies de mademoiselle Pluie-d'Avril et de quelques-unes de ses
+camarades, dans leurs rôles à succès: frimousses de jeunes chattes, avec
+des falbalas comme les princesses nipponnes de jadis, ou avec des
+perruques de douairière. Et, à titre de curiosité exotique, il y a aussi
+deux images européennes: l'impératrice Eugénie et le roi
+Victor-Emmanuel... Cependant je ne vois nulle part la table des
+ancêtres, le recoin vénéré, toujours un peu noirci par la fumée des
+baguettes d'encens, que l'on trouve dans les maisons les plus pauvres.
+Non, il fait défaut ici, cet autel qui est l'indice de toute famille
+constituée; la petite danseuse n'a donc<a name="page_79" id="page_79"></a> point de parents, et n'est
+chaperonnée dans la vie que par ce matou sournois et cette grand'mère de
+hasard.</p>
+
+<p>Au fait, pourquoi donc s'en est-elle allée, la soi-disant grand'mère, la
+vieille dame aux yeux restés honnêtes?... Et pourquoi M. Swong, assis
+gravement sur son postérieur, la collerette relevée en fraise à la
+Médicis, m'observe-t-il fixement avec ses yeux verts?... Dans ce
+milieu-là, tout est mystérieux et tout est possible... Cependant, non,
+je ne peux croire que cette éclipse de madame Pigeon soit
+intentionnelle; un pareil soupçon me gâterait ce propret logis, cette
+petite créature fine, et la collation posée devant moi sur les nattes du
+plancher. Chassons le doute mauvais, et asseyons-nous par terre pour
+faire la dînette, avec des cérémonies, comme dans le monde...</p>
+
+<p>Quand il est l'heure de prendre congé, j'embrasse mademoiselle
+Pluie-d'Avril et M. Swong, chacun sur la joue, et on me reconduit très
+aimablement, très cordialement, après avoir exprimé l'espérance de me
+revoir. Sans aucun doute, je reviendrai, car tout s'est passé à<a name="page_80" id="page_80"></a>
+souhait, il n'y a eu nulle équivoque, et, sur la dernière marche du
+vieil escalier, mademoiselle Pluie-d'Avril, prosternée, son éventail à
+la main, me suit d'un franc et gentil sourire...</p>
+
+<p>Mais qu'est-ce qu'il peut bien y avoir, dans cette toute petite tête de
+danseuse, et dans ce petit c&#339;ur?... Toujours la mélancolique
+interrogation sans réponse, que j'ai si souvent ressassée à propos
+d'êtres essentiellement différents de moi et indéchiffrables, chats,
+singes, ou enfants des races humaines très distantes de la nôtre, dont
+le regard était entré dans le mien par la route profonde... Et puis,
+quels seront ses lendemains, à celle-là, et quelles prostitutions
+l'attendent? Restera-t-elle seulement jolie en grandissant, quand la
+fleur de l'enfance sera fanée sur ses joues? Et alors, si elle ne l'est
+plus, jolie, dans quelle misère ira-t-elle finir, la petite fille aux
+belles robes?...</p>
+
+<p>Tout en songeant à ces lendemains de mademoiselle Pluie-d'Avril, qui
+incarne encore un rêve du vieux Japon, du Japon des laques et des
+éventails, je retombe peu à peu dans le Nagasaki moderne, et voici les
+quais, les <a name="page_81" id="page_81"></a>cabarets à l'américaine. C'est l'heure où la foule
+lamentable des ouvriers quitte les usines, visages noircis par ce hideux
+charbon de terre, qui aura été, plus que l'alcool peut-être, le fléau
+destructeur de notre espèce. Et là-bas, sur la rive d'en face, au pied
+de ces montagnes qui ne connaissaient naguère que les cèdres, les
+bambous et les pagodes, des tuyaux fument, fument, empoisonnent l'air du
+soir, et des machines sifflent, crient avec des voix de Guignol: là est
+l'arsenal maritime, où l'on s'épuise nuit et jour à construire les plus
+ingénieuses machines, pour ces grandes tueries d'ensemble, inconnues à
+nos ancêtres.<a name="page_82" id="page_82"></a></p>
+
+<h3><a name="XVII" id="XVII"></a>XVII</h3>
+
+<p class="date">Jeudi, 17 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>La pluie tombait dru sur la mer, qui en était comme criblée, qui
+semblait fumer au coup de fouet de ces milliers de gouttelettes
+cinglantes.</p>
+
+<p>Dans ma chambre du <i>Redoutable</i>,&mdash;la porte fermée pour moins entendre ce
+perpétuel bruit des entreponts bondés de matelots,&mdash;un tel déluge
+mettait, avant l'heure, une obscurité de soir. Le piano, que je venais
+d'ouvrir, avait ses sons feutrés des jours où il pleut, et la pédale
+sourde, tout le temps maintenue à cause des voisins, atténuait aussi la
+musique de Wagner, comme si on l'eût jouée au fond d'une<a name="page_83" id="page_83"></a> armoire close:
+c'était un passage de <i>Tristan et Iseult</i>, que j'accompagnais, d'une
+manière un peu distraite tout d'abord, et que mon serviteur Osman
+chantait à demi-voix. Par la fenêtre, on voyait les verdures de la rive,
+dans un effacement gris, des verdures mouillées, des roches mouillées,
+des feuillages qui se couchaient sous l'averse; on se sentait entouré
+d'eau, enveloppé de ruissellements.</p>
+
+<p>Porte fermée, la vie, le remuement, la clameur contenue des six cents
+hommes, entassés un jour de pluie dans les flancs du navire, vous
+arrivait bien encore, à travers les cloisons de fer; mais c'était une
+symphonie si habituelle que vraiment on l'entendait à peine, on
+l'entendait même de moins en moins, à mesure que le chant wagnérien vous
+prenait davantage, que la voix montait, et que s'exaltait
+l'accompagnement.</p>
+
+<p>Or les paroles disaient: «...dans un pays lointain, dans un pays où
+règne l'ombre», quand le canon tout à coup est venu ébranler notre
+maison blindée... Des coups espacés, à intervalles funèbres, ne
+rappelant pas ces saluts que, dans une escadre comme la nôtre, on<a name="page_84" id="page_84"></a>
+entend chaque jour... Et j'ai envoyé Osman aux informations.</p>
+
+<p>Il est rentré vite pour me dire, du reste sans altération notable sur sa
+figure joyeuse: «C'est la vieille <i>couine</i> qui est morte!» Et un
+timonier, l'instant d'après, venait avec plus de correction m'annoncer
+aussi: «Commandant, les Anglais saluent, pour la Reine Victoria qui est
+décédée.»&mdash;Oh! alors, si c'est cela, tous les navires vont s'y mettre;
+et le <i>Redoutable</i> lui-même; nous en avons pour jusqu'à ce soir, de ces
+longues salves pompeuses. Reprenons donc <i>Tristan et Iseult</i>, malgré le
+fracas du dehors. La nouvelle d'ailleurs n'interrompt pas non plus
+l'exercice de gymnastique des matelots qui font les mouvements
+d'assouplissement au-dessus de ma tête, ni leurs voix gaies qui comptent
+toutes ensemble: une, deux, trois! sans souci de ce deuil officiel.</p>
+
+<p>La canonnade cependant se propage sur tous les points de la baie, où
+sont rassemblés tant de navires de combat, et l'écho de la montagne
+aussi s'en mêle, répond comme un tonnerre lointain.<a name="page_85" id="page_85"></a></p>
+
+<p>Or, il en va de même tout autour de la terre. Et c'est étrange, quand on
+s'y appesantit, la répercussion de cette mort sur le monde... Ainsi, une
+aïeule rassasiée de jours vient de s'éteindre là-bas, là-bas, dans une
+île brumeuse; des milliers d'autres créatures, un peu partout, rendaient
+en même temps leur âme, dont on ne s'occupe point; mais celle-ci, par
+une des plus antiques et des plus enfantines conventions humaines,
+personnifiait un peuple, le <i>peuple de proie</i>; alors, un réseau de fils
+enveloppant les pays et les mers, a propagé la nouvelle, et c'est un
+immense bruit, troublant le repos de tous; dans chaque lieu, dans chaque
+recoin où les hommes ont groupé des machines à tuer, un vacarme d'orage
+retentit, comme ici même dans cette baie si éloignée et si étrangère.</p>
+
+<p>D'aucuns la disaient bonne et pitoyable aux souffrances, la si vieille
+reine qui vient de mourir: alors, combien son déclin dut être angoissé
+par les spectres du Transvaal, si seulement elle avait gardé un c&#339;ur un
+peu maternel malgré l'orgueil, à travers les griseries de<a name="page_86" id="page_86"></a> l'adulation
+et du faste. Nul ne m'était plus indifférent qu'elle, et cependant sa
+fin m'émeut presque, en cette pluvieuse journée d'hiver; c'est qu'elle
+était souveraine bien des années avant ma naissance, et, tout enfant,
+j'entendais souvent prononcer son nom, en ce temps-là sympathique aux
+Français; une période meurt avec son interminable règne, et il semble
+qu'elle nous entraîne un peu tous à sa suite dans le passé...</p>
+
+<p>Mais, il était écrit que, dans ce pays, je ne pourrais rien prendre au
+sérieux, pas même un deuil royal... Voici maintenant que je pense à
+l'impression des mousmés, dans toutes ces maisonnettes perchées sur la
+rive, entre les feuillages trempés de pluie, à leur surprise d'entendre
+ces salves qui ne finissent plus; les petits carreaux de papier, les
+petits châssis à glissière s'ouvrant partout, dans ces logis frêles
+comme des jouets de Nuremberg, et des têtes gentiment comiques, se
+risquant sous l'averse, pour se demander les unes aux autres, après la
+révérence obligée: «Qu'est-ce qu'il y a, mademoiselle Tulipe?...
+Qu'est-ce qui se passe<a name="page_87" id="page_87"></a> donc, mademoiselle La Lune?...» Alors le sourire
+me vient malgré moi, ce sourire irrésistible que me causent toujours les
+figures des mousmés ou des jeunes chats...</p>
+
+<p>Sur le soir, quand le vrai crépuscule s'ajoute à la pénombre des nuages
+et de la pluie, la canonnade par degrés s'apaise. A longs intervalles,
+quelques derniers coups grondent encore, prolongés par l'écho. Et puis
+un infini silence retombe sur cette mort, avec la nuit qui vient: la
+page de l'histoire est tournée; la vieille dame orgueilleuse commence sa
+descente éternelle, dans la paix peut-être, assurément dans la cendre et
+l'oubli...<a name="page_88" id="page_88"></a></p>
+
+<h3><a name="XVIII" id="XVIII"></a>XVIII</h3>
+
+<p class="date">Dimanche, 20 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Les derniers chrysanthèmes, fripés par les gelées du matin, ont disparu
+de l'étalage de madame L'Ourse, ma fleuriste ordinaire, pour faire place
+à des camélias et à des branchettes de saule, ornées déjà de ces petites
+pendeloques jaunâtres qui sont des floraisons d'extrême renouveau. Notre
+séjour indéterminé dans ce pays se prolonge de semaine en semaine, et
+nous finirons par y voir poindre le printemps.</p>
+
+<p>Dans sa vieille rue toujours en pénombre, qui longe le flanc de la
+montagne et les <a name="page_89" id="page_89"></a>soubassements des temples, cette boutique de madame
+L'Ourse est un point où je m'arrête chaque jour, avant d'aller m'isoler
+là-haut, dans les bosquets des morts. Nous sommes du reste un peu en
+galanterie, madame L'Ourse et moi: c'était fatal.</p>
+
+<p>Sa maisonnette de bois est noirâtre, caduque comme la rue tout entière,
+moisie à l'ombre de ces terrasses moussues qui soutiennent les pagodes
+et la nécropole. A la devanture, sont accrochés quantité de tubes en
+bambou remplis d'eau, où trempent des fleurs, des feuillages, des
+fougères, des herbes.&mdash;Les Japonais, même du bas peuple, chacun sait
+cela, nous ont devancés de plusieurs siècles dans le raffinement des
+bouquets, dans l'art de composer, avec les plantes les plus vulgaires,
+des gerbes d'une grâce inimitable, dignes de leurs vases aux mille
+formes.</p>
+
+<p>Avec madame L'Ourse,&mdash;qui est dans les âges de madame Prune, autant dire
+à l'époque de la vie où les femmes sont le plus aimables,&mdash;le prix des
+fleurs se débat toujours longuement, pour le seul plaisir de marchander,
+en<a name="page_90" id="page_90"></a> se faisant un doigt de cour. Cela s'entremêle de madrigaux que je
+lui adresse sur sa personne et qu'elle sait me rendre avec une civilité
+parfaite; d'autres dames du voisinage sortent alors des petits logis
+vermoulus et sombres pour assister au galant tournoi: c'est madame
+Montagne-Peinte, marchande de bric-à-brac au coin de la rue, ou madame
+Le Nuage qui vend des baguettes d'encens pour les Trépassés, ou encore
+madame Tubéreuse, dont l'époux, au fond d'un hangar poussiéreux, redore
+les bouddhas centenaires et répare les autels d'ancêtres.</p>
+
+<p>Lorsque ma gerbe est enfin choisie et payée, je la laisse en dépôt chez
+la marchande (prétexte à revenir), et je commence mon ascension à peu
+près quotidienne à la sainte montagne qui surplombe.</p>
+
+<p>Quantités de chemins s'offrent à moi, tout le long de cette rue
+vénérable, où il fait plus froid qu'ailleurs faute de soleil. Tantôt je
+m'en vais par les étroits raidillons qui grimpent au milieu des roches
+verdies, des mousses à reflet de velours, des capillaires aux tiges de
+crin<a name="page_91" id="page_91"></a> noir, des petites sources éparpillées sur les feuilles comme des
+perles de verre.</p>
+
+<p>Ou bien je monte plus lentement par les larges escaliers de granit et
+les terrasses des temples.&mdash;Mais là, le sourire s'arrête, car
+soudainement tout devient grave, et une horreur religieuse inconnue sort
+des vieux sanctuaires obscurs. Il y a de quoi faire chaque jour quelque
+découverte nouvelle, dans ces quartiers de silence et d'abandon, étages
+au-dessus de la ville, et précédés de tant de vestibules, de terrasses,
+de portiques sévères. Dans les cours dallées, des arbres qui ont vu
+passer les siècles étendent leurs grosses branches mourantes, soutenues
+ça et là par des béquilles de bois ou de granit; il y pousse aussi des
+cycas géants, dont le tronc multiple s'arrange en forme de candélabre;
+des cycas qui supportent le froid, admettent à l'occasion la neige sur
+leurs beaux plumets,&mdash;résistent aux hivers, dans ce pays, comme font du
+reste quantité d'autres plantes délicates, et comme les singes des
+forêts, comme les grands papillons pareils à ceux des Tropiques, le
+Japon, semble-t-il, ayant le privilège d'une<a name="page_92" id="page_92"></a> flore et d'une faune qui
+ne sont plus de son climat.&mdash;Des galeries couvertes, aux colonnes de
+cèdre, entourent d'une zone d'ombre les sanctuaires presque toujours
+fermés, où l'on voit, à travers les barreaux des portes, briller des
+dorures atténuées, luire les mains et les visages des dieux assis en
+rang sur des fauteuils. Ces temples, comme leurs arbres, ont vu couler
+des années par centaines, et le moment approche où leurs boiseries,
+leurs laques s'en iront en débris et en cendre. Sur les autels, ou bien
+aux plafonds poudreux, aux frises des vieilles colonnades, derrière les
+toiles d'araignées, il y a partout du mystère; partout il y a de
+l'étrange et de l'inquiétant, dans les moindres formes des figures ou
+des symboles. Et on sent bien, ici, qu'au fond de l'âme de ce peuple
+badin, au fin fond pour nous impénétrable, doit résider autre chose que
+de la frivolité et du rire, sans doute quelque conception plutôt
+terrible de la destinée humaine, de la vie et de l'anéantissement...</p>
+
+<p>En montant toujours, voici bientôt la peuplade des petits bouddhas en
+granit, tout barbus<a name="page_93" id="page_93"></a> de lichen, et les innombrables bornes funéraires,
+enlacées de plantes aux minuscules feuilles; voici le réseau des
+sentiers qui se croisent parmi les tombes, sous les bambous et les
+camélias sauvages; voici tout le labyrinthe des morts. Et, à cette
+hauteur, je retrouve presque chaque fois ce soleil du soir, couleur de
+cuivre, qui, avant de s'abîmer là-bas dans la mer Jaune, s'attarde si
+languissamment sur ces pentes exposées au sud et à l'ouest, pour y
+apporter une tiédeur pas naturelle et comme enfermée, et me donner
+toujours la même illusion de serre. Çà et là, gisant sur quelque
+terrasse mortuaire, une chaise à porteurs, toute petite et en bois blanc
+très mince, comme pour promener une poupée, indique la place d'un mort
+nouvellement amené à ce haut domaine; c'est là dedans qu'on a apporté sa
+cendre, et l'usage veut qu'on laisse le véhicule léger pourrir sur
+place, avec les lotus en papier d'argent qui servirent au cortège. Où
+les brûle-t-on, ces morts, dans quel recoin clandestin, et avec quelle
+pudeur de les montrer? En ville on ne les rencontre jamais que déjà tout
+incinérés,<a name="page_94" id="page_94"></a> tout réduits, tout gentils, et ne pesant plus, portés
+allègrement à l'épaule sur des bâtonnets, dans des petits palanquins en
+bois blanc, d'élégante et précise menuiserie; et quand j'ai interrogé
+des Japonais sur le lieu des bûchers, ils m'ont chaque fois évasivement
+répondu: «Dans les montagnes... par là-bas... par là-haut...» Il n'y a
+donc que de la poussière humaine, ici, point de cadavres jamais, ni de
+décompositions, ni de forme affreuse, et cela supprime tout effroi sous
+ces ombrages.</p>
+
+<p>L'heure du soir est l'heure par excellence, dans ces hauts cimetières où
+la senteur hivernale des feuilles mortes, des mousses et des lichens se
+mêle au parfum des baguettes d'encens allumées sur les tombes. C'est
+aussi l'heure où je conçois le mieux l'énormité des distances; en
+regardant, du haut de mon tranquille observatoire, décliner le soleil du
+Japon, qui se lève à ce moment même sur mon pays, j'ai comme
+l'impression physique, un peu vertigineuse, de la convexité de la Terre,
+et de sa courbe immense. Et je me sens si loin, si loin, dans le
+crépuscule qui vient, que tout à coup<a name="page_95" id="page_95"></a> me prend le frisson de nostalgie,
+au souvenir du pays Basque, ou bien de ma maison natale...</p>
+
+<p>Le plus souvent il est couché, ce soleil, quand je repasse devant chez
+madame L'Ourse, mais elle m'attend pour tirer les vieux châssis de bois
+qui ferment sa devanture. Avec un regard plein de sous-entendus, elle ne
+manque jamais d'ajouter à la gerbe achetée deux ou trois fleurs, pour
+moi particulièrement précieuses, parce qu'elles sont un cadeau, une
+surprise qu'elle me réservait.</p>
+
+<p>Et maintenant, vite un pousse-pousse rapide, un coureur qui ait de
+bonnes jambes, afin de retraverser la ville nipponne et de ne pas
+manquer le dernier canot du soir. D'abord c'est la longue rue des
+marchands, où, devant les petites boutiques de bois, papillotent les
+porcelaines, les éventails, les émaux, les laques, toutes les choses
+maniérées et jolies que fabriquent par milliers les Japonais et que
+vendent les mousmés souriantes. Là défilent, dans le même sens que le
+mien, quantité d'autres pousse-pousse empressés qui ramènent vers la mer
+les officiers de notre escadre ou<a name="page_96" id="page_96"></a> des cuirassés étrangers, chacun
+rapportant nombre de petits paquets ingénieusement ficelés, de petites
+caisses finement menuisées: les exaspérants bibelots auxquels ici
+personne n'échappe.</p>
+
+<p>Le long des nouveaux quais à l'américaine, où les coureurs haletants
+nous déposent, on se retrouve; on se trie par nations, sous un petit
+vent glacé qui manque rarement de se lever le soir et d'asperger
+d'embruns notre retour à bord.</p>
+
+<p>On nous a tant traités de pillards, dans certains journaux, nous tous,
+officiers ou soldats de l'expédition de Chine, que nous avons admis la
+dénomination «pillage» pour toute chinoiserie ou japonerie, si
+honnêtement achetée soit-elle, et payée en monnaie sonnante. Or, il est
+de règle sur mon bateau qu'après le souper, à l'instant des cigarettes,
+chacun doit exhiber son «pillage» du jour; la table du «carré» se garnit
+donc tous les soirs d'étonnantes choses, présentées par leur
+propriétaire respectif. Mon Dieu, qu'on est bien, les nuits d'hiver, en
+rade tranquille, installé à son<a name="page_97" id="page_97"></a> bord, entre bons camarades, rentré dans
+cette petite France flottante qui vous porte si fidèlement, mais qui
+voisine tour à tour avec les pays les plus saugrenus du monde!...<a name="page_98" id="page_98"></a></p>
+
+<h3><a name="XIX" id="XIX"></a>XIX</h3>
+
+<p class="date">Lundi, 21 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Madame Prune caressait depuis de longs jours le rêve de venir me voir à
+bord, comme elle était venue jadis sur la <i>Triomphante</i>, il y a tantôt
+quinze ans, hélas! à l'époque où s'épanouissaient, dans toute leur
+fraîcheur première, ses sentiments pour moi.</p>
+
+<p>J'avais galamment consenti, mais, en homme correct qui craint de donner
+à jaser, je m'étais rendu chez madame Renoncule ma belle-mère pour la
+prier de chaperonner la visiteuse. Et, afin d'enlever même tout
+caractère clandestin à cette entrevue, j'avais convié aussi deux de<a name="page_99" id="page_99"></a> mes
+belles-s&#339;urs et quatre jeunes guéchas de ma connaissance, en leur
+recommandant d'apporter des guitares.</p>
+
+<p>Il avait fallu ensuite prévenir la police nipponne, pour les raisons
+suivantes. Depuis des années, le Japon détenait le monopole d'exporter
+dans toutes les villes maritimes de l'Extrême-Orient des jeunes
+personnes de caractère gai, spécialement destinées à faire oublier aux
+navigateurs les austérités de la mer; mais le gouvernement du Mikado
+veut supprimer aujourd'hui cet usage, qu'il regarde comme attentatoire
+au bon renom national, et devient très circonspect lorsqu'il s'agit de
+laisser des dames seules se rendre à bord des navires.</p>
+
+<p>La perspective d'être présentés à madame Prune avait jeté parmi mes
+camarades un doux émoi. Ils avaient fait des frais, commandé pour la
+table des fleurs et de très ingénieuses sucreries. Et, à l'instant fixé,
+leurs jumelles se promenaient discrètement sur tous les sampans de la
+rade, pour épier la venue de nos invitées.<a name="page_100" id="page_100"></a></p>
+
+<p>Au bout d'une demi-heure, personne. Au bout d'une heure, rien encore. Et
+j'ai envoyé aux informations, sur le quai.</p>
+
+<p>Des policiers,&mdash;trop peu physionomistes, hélas!&mdash;s'étaient opposés à
+l'embarquement de ces dames, malgré l'autorisation accordée la veille,
+croyant au départ d'une relève de pensionnaires pour certaines maisons
+de Shangaï ou de Singapour.</p>
+
+<p>Madame Renoncule, paraît-il, toujours si maîtresse d'elle-même, avait
+reçu ce coup le front haut, et s'était contentée de ramener avec dignité
+mes belles-s&#339;urs au logis.</p>
+
+<p>Mais, à l'idée d'être prise pour l'une de ces hétaïres migratrices, qui
+ne craignent pas d'abandonner l'autel de leurs ancêtres pour aller
+vendre à l'étranger leur sourire, madame Prune s'était évanouie.<a name="page_101" id="page_101"></a></p>
+
+<h3><a name="XX" id="XX"></a>XX</h3>
+
+<p class="date">Mercredi, 23 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Je passais tranquillement, avec un de mes camarades du <i>Redoutable</i>,
+dans Motokagomachi, la grande rue des boutiques, regardant les bibelots
+extraordinaires aux devantures et les sourires de ces gentilles petites
+personnes, qui ont les yeux si bridés. Mais, en avant de nous là-bas,
+très vite un rassemblement se formait, d'où partaient des vociférations
+aiguës, grinçantes, rugueuses, comme celles des Chinois en guerre. Et au
+milieu de ce groupe excité, deux officiers français, contre lesquels
+semblait tournée la fureur générale!...<a name="page_102" id="page_102"></a> Alors, nous sommes accourus
+aussi, il va sans dire.</p>
+
+<p>C'étaient deux enseignes de vaisseau, arrivés d'hier à Nagasaki sur un
+croiseur. Des bonshommes autour d'eux avaient les poings levés, leurs
+courts bras jaunes sortant jusqu'à l'épaule des manches de leurs robes.
+Or, ces bonshommes, nous les connaissions bien: c'étaient des marchands
+de potiches du voisinage, chez lesquels nous avions l'habitude de
+fréquenter, gens à sourires et à révérences plus que personne, gens
+d'ordinaire obséquieux et patelins,&mdash;mais si transfigurés aujourd'hui
+par la colère! Leurs petits yeux devenus effrayants, leur bouche
+contractée par un rictus de fauve! Des êtres pour nous tout à fait
+nouveaux, imprévus, ressemblant à ces masques de guerre qui grimacent la
+mort, et dont les Japonais ont bien dû en effet prendre le modèle chez
+eux quelque part.</p>
+
+<p>Tout simplement ces Français avaient poussé du pied le chien d'un de ces
+marchands, qui voulait mordre: alors, besoin immédiat de revanche
+nationale contre les deux étrangers...<a name="page_103" id="page_103"></a></p>
+
+<p>Le calme un peu dédaigneux des attaqués, notre arrivée aussi, à nous qui
+étions connus pour être d'assez faciles acheteurs, empêcha la bagarre
+d'aller jusqu'au premier coup de poing; sans cela nous étions
+aveuglément houspillés par la foule, et non moins aveuglément traînés au
+poste par une escouade de police, ainsi qu'il arriva la semaine dernière
+aux officiers d'une autre flotte européenne.</p>
+
+<p>Ce petit peuple, arrogant et plein de mystère, cache, sous ses dehors
+gracieux, une haine farouche pour les hommes de race blanche.</p>
+
+<p>Imaginerait-on même qu'un de leurs sujets de jalousie contre les
+Européens est de ne pouvoir, pour cause de visage trop plat, user d'un
+pince-nez? Aussi les élégants d'entre eux se hâtent-ils d'en porter,
+même s'ils n'en ont pas besoin, pour peu qu'ils se sentent au milieu de
+la figure un soupçon de quelque chose permettant d'en accrocher un.<a name="page_104" id="page_104"></a></p>
+
+<h3><a name="XXI" id="XXI"></a>XXI</h3>
+
+<p class="date">Vendredi, 25 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Le temple du Renard devient depuis quelques jours un de mes lieux de
+pèlerinage habituels.</p>
+
+<p>Un chemin d'ombre verte, dans un repli de montagne, vous y conduit en
+grimpant comme un escalier au bord d'une petite cascade alerte et
+glacée. Il y a quinze ans, j'avais pu vivre tout un été à Nagasaki sans
+le connaître, et je ne l'aurais pas découvert cette fois non plus, sans
+les emblèmes religieux échelonnés à diverses hauteurs parmi les
+branches, le long du sentier presque clandestin. Ces emblèmes<a name="page_105" id="page_105"></a> sont des
+renards blancs, assis sur des socles,&mdash;des renards fantastiques, bien
+entendu, des renards déformés par l'imagination japonaise et traduits
+sous les traits de maigres bêtes aux oreilles de chauves-souris,
+montrant les dents avec un de ces rires à ne pas regarder, comme en ont
+les têtes de mort; ou bien ce sont de frêles portiques de menuiserie,
+peints en rouge et couverts d'inscriptions noires, parfois espacés au
+hasard, ailleurs si rapprochés qu'ils forment une sorte de voûte
+rougeâtre, sous l'autre voûte si verte des feuillées. Quelques
+maisonnettes s'étagent aussi sur le parcours, humbles boutiques de
+baguettes d'encens pour le temple, de bonbons pour les enfants qui
+montent en pèlerinage, ou de petits renards en plâtre, longs comme le
+doigt mais taillés sur le modèle de ceux de la route et montrant
+l'affreux rictus qui convient. Partout des branches retombantes, des
+mousses, des fougères; de beaux mandariniers, garnis de leurs fruits
+d'or qui achèvent lentement de mûrir au soleil hivernal. Des roches
+polies, arrondies par le temps et que d'imperceptibles lichens ont
+marbrées, à l'ombre,<a name="page_106" id="page_106"></a> de nuances douces et rares: des verts cendrés, des
+gris passant au rose. Et çà et là, posé sur quelque vieille pierre
+debout, un temple en miniature, de la taille d'un théâtre de Guignol,
+très vieux lui aussi, très fruste, mais ayant ses emblèmes énigmatiques,
+ses renards blancs et ses bouquets de riz apportés en offrande. La
+cascade, le plus souvent cachée dans des fissures profondes, vous
+accompagne de sa grêle musique, tandis qu'on s'élève sous les ramures,
+par le sentier ardu ou par les marches usées.</p>
+
+<p>Enfin le temple lui-même apparaît, en avant d'un rideau de grands
+arbres. Un assez petit temple, mais si étrange! Tout ouvert comme un
+hangar, très simple, ainsi que tous les sanctuaires de ce Dieu-là, et
+dépourvu d'aucune idole de forme humaine. Il est en bois, sans doute
+ancien, mais d'un âge indéfinissable, tant on l'a bien entretenu, tant
+sont soigneusement lavés ses panneaux et ses colonnes. Au milieu,
+descend du plafond comme un lustre un énorme grelot également en bois,
+sur quoi les fidèles frappent dès l'arrivée, et c'est pour que le Dieu,
+en train peut-être de flâner parmi les<a name="page_107" id="page_107"></a> nuages, soit averti qu'on est
+là, que l'on demande audience. Alentour, les hommes ont arrangé cette
+nature, déjà presque trop jolie par elle-même, en quelque chose de plus
+joli encore, de plus compliqué surtout, ajoutant des rocailles aux
+rochers, créant des petits ruisseaux pour y jeter des ponts. Les herbes
+très délicates, les mousses, toute l'exquise flore sauvage d'ici;
+apportent leur charme intime à ces arrangements qui ne seraient guère
+que prétentieux chez nous. Par ailleurs, ce temple, ces objets
+symboliques, déroutants de simplicité bizarre, que l'on aperçoit au fond
+sur l'autel, imprègnent le jardin désert d'on ne sait quelle
+transcendante et indicible japonerie. Et, au-dessus de tout cela, se
+dresse la montagne avec ses fourrés de verdure.</p>
+
+<p>Juste en face du sanctuaire, une maison-de-thé, gentille et vieillotte,
+se dissimule à moitié dans les arbres; on y accède par un arceau en
+granit feutré de lichen, qui enjambe un torrent, et près duquel, dans
+une vaste cage, deux grues blanches à huppe rouge, de la grande espèce,
+se tiennent immobiles: pensionnaires<a name="page_108" id="page_108"></a> sacrées du temple, il va sans
+dire, mais très mélancoliques captives.</p>
+
+<p>La propriétaire de cette maison-de-thé, plutôt modeste et peu
+achalandée, s'appelle madame La Cigogne. Bien que cette dame compte sans
+doute une dizaine de printemps de moins que madame Prune, elle est d'une
+maturité incontestable, mais n'a point abdiqué encore, et j'arrive de
+jour en jour à me convaincre que le temps lui a laissé, à elle aussi,
+quelques attraits.</p>
+
+<p>Sitôt qu'elle m'aperçoit, à l'orée du sentier vert, madame La Cigogne se
+prosterne et affecte une expression d'extase qui semble dire: «En
+croirai-je mes yeux? Quelle faveur inespérée le ciel m'envoie!» Je me
+fais un devoir de saluer fort civilement à mon tour, avant de prendre
+place sur les nattes blanches, devant la petite véranda enguirlandée de
+plantes qui s'étiolent à l'ombre de tant d'arbres, et où languissamment
+fleurissent quelques pâles roses d'hiver.</p>
+
+<p>Madame La Cigogne, après de nouvelles révérences, me présente aussitôt
+la chatte de la<a name="page_109" id="page_109"></a> maison, que j'honore de mon amitié, une certaine
+mademoiselle Sato, jeune personne de six mois, à fourrure grise, qui a
+conservé l'humeur folâtre de l'enfance. Ensuite, vient ma tasse de thé,
+sucrée toujours à point. Et puis les bonbons que j'aime, et deux fines
+baguettes de bois pour les saisir. A part quelques pèlerins, qui
+viennent se restaurer ici, après des génuflexions, des exercices
+religieux trop prolongés dans le temple, je suis presque toujours le
+seul client de cette dame, ce qui favorise entre nous de longs
+tête-à-tête. Dans le sentier voisin, personne non plus, personne ne
+passe, si ce n'est de temps à autre quelques marchands d'eau,
+athlétiques et demi-nus qui redescendent, portant à l'épaule, au bout
+d'un bâton, des seaux en bois, remplis aux sources claires de la
+montagne. On n'entend d'autre bruit que celui des petites cascades
+perlées dégringolant sous les herbes; ou bien c'est, dans les branches,
+le remuement discret des oiseaux, attristés parce que le soleil de
+janvier reste incolore.</p>
+
+<p>Le lieu est paisible, étrange et ignoré. On y respire la senteur des
+feuilles mortes et de la<a name="page_110" id="page_110"></a> terre humide. Malgré la présence enjouée de
+cette dame, on s'imprègne ici, dans le silence, de la japonerie spéciale
+qui émane du temple aux lignes simples, et qui est une japonerie haute
+et sereine. On sent comme des esprits, des essences très inconnues,
+rôder sous les futaies, dormir au fond des grosses pierres aux têtes
+rondes. Et la tombée du soir vous apporte dans ce recoin du Japon une
+petite terreur charmante, dont on cherche en vain le sens introuvable.</p>
+
+<p>En quittant la maison-de-thé, je continue souvent de suivre le sentier
+qui monte, jusqu'à l'instant où il finit dans la brousse. Sur des
+pierres moussues émergeant du sol, encore deux ou trois de ces vieux
+temples pour poupée, inquiétants à rencontrer malgré leur petitesse de
+jouet d'enfant; mais les fougères, les racines deviennent de plus en
+plus souveraines, dans la nuit verte qui s'épaissit, et tout se perd
+bientôt au fond des bois, où les boutons des camélias sauvages, en
+retard sur ceux des jardins d'en bas, commencent à peine à rougir...<a name="page_111" id="page_111"></a></p>
+
+<p>Pour être tout à fait franc vis-à-vis de moi-même, je suis forcé de
+m'avouer que me voici un peu en coquetterie avec madame La Cigogne...<a name="page_112" id="page_112"></a></p>
+
+<h3><a name="XXII" id="XXII"></a>XXII</h3>
+
+<p class="date">Jeudi, 31 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Il semblait certain que notre grand cuirassé, la guerre étant unie,
+allait reprendre la route de France et qu'après des relâches en
+Inde-Chine il nous ramènerait chez nous pour le beau mois de juin. Il y
+avait bien la petite tristesse de quitter bientôt ce navire, cette vie
+de bord avec de bons camarades, cet amusant pays, de voir finir à jamais
+toute cette période très spéciale de l'existence; mais cela se noyait
+pour nous dans la joie du retour.</p>
+
+<p>Et voici qu'aujourd'hui le courrier de France nous apporte un désolant
+contre-ordre: nous<a name="page_113" id="page_113"></a> resterons deux ans dans les mers de Chine! Sitôt que
+les glaces fondront à l'entrée du Peïho, force nous sera de rebrousser
+chemin vers le Nord chinois, et de recommencer, sous le mauvais soleil,
+le dur métier de l'automne passé: pourvoir au rapatriement du corps
+expéditionnaire, rembarquer sur des transports, par grosse mer probable,
+ces milliers d'hommes et ce matériel que nous avions eu déjà tant de
+peine à déposer sur la rive...</p>
+
+<p>En une minute la nouvelle, entendue par des matelots à travers la
+portière de brocart rouge de l'amiral, a été propagée à voix de
+confidence, presque silencieusement, parmi l'équipage, semant la
+consternation du haut en bas du <i>Redoutable</i>,&mdash;depuis les passerelles où
+vivent, la longue-vue à la main, les timoniers chargés d'épier le plus
+loin possible les choses du dehors, jusque chez les pauvres garçons,
+pâlis comme des mineurs, qui habitent et travaillent au-dessous de
+l'eau, entre des rouages de fer, au milieu des entrailles cachées du
+navire, dans l'obscurité et dans l'odeur des huiles.<a name="page_114" id="page_114"></a></p>
+
+<p>Deux ans, à errer sur les mers de Chine! Tous, expédiés de France en
+coup de vent, à l'annonce des affaires de Pékin, nous pensions que la
+campagne durerait six mois à peine. C'était volontairement que nous
+étions partis, nous les officiers, mais non pas les matelots. Forcés
+d'accepter, ceux-ci, leur destination imprévue, ils avaient laissé en
+suspens leurs humbles petites affaires,&mdash;des mariages, des baptêmes, des
+règlements d'intérêts,&mdash;d'ailleurs convaincus, comme nous, qu'on allait
+bientôt revenir...</p>
+
+<p>Mais voici maintenant que cela durera deux années! Et d'abord il va
+falloir passer tout un été mortel sur les eaux chaudes et souillées de
+l'embouchure du Petchili, être parqués là dans une caisse de fer où l'on
+respire par des trous, ne sortir de l'étouffante demeure que pour peiner
+au milieu des lames, sous un ciel accablant! Bientôt, c'est inévitable,
+reviendront les dysenteries, les fièvres, et plus d'un sans doute ira
+traîner ou mourir dans quelque hôpital de la côte chinoise... Tel est
+l'ordre sans merci qui nous arrive. Adieu le retour!<a name="page_115" id="page_115"></a></p>
+
+<p>Pour réfléchir à ce changement de mes lendemains, et essayer de m'y
+soumettre, j'aurais voulu m'en aller là-haut, sur l'exquise montagne des
+cimetières, mon lieu de méditation préféré, et m'asseoir devant le
+soleil couchant. Mais il tombe une petite pluie d'hiver très froide, qui
+sent la neige. Faute de mieux, j'irai dans la maison-de-thé où mes
+jouets habituels, mes deux petites poupées à musique, entre les murs de
+papier, me distrairont avec une guitare et des masques.</p>
+
+<p class="top5">Jamais elle ne m'avait paru si mélancolique, la salle vide et blanche,
+aux parois minces, où je me trouve une heure après, les jambes croisées
+sur un coussin de velours noir. Mademoiselle Matsuko, la guécha, qui ne
+prend plus la peine de faire grande toilette en mon honneur, arrive
+bientôt, modestement vêtue de crépon gris perle, s'assied par terre,
+gentille et boudeuse, puis commence, d'un air résigné, à gratter les
+cordes de son «chamecen» avec sa spatule d'ivoire. Dans le silence, dans
+la lumière grise, déjà crépusculaire, une petite <a name="page_116" id="page_116"></a>musique alors sautille
+et pleure, triste à faire couler des larmes, étrange à donner le
+frisson,&mdash;en attendant que paraisse l'autre, celle qui est moitié fée et
+moitié chat, mademoiselle Pluie-d'Avril avec sa traîne et ses
+révérences.</p>
+
+<p>J'ai eu tort de venir ici; c'est plus triste que ma chambre du
+<i>Redoutable</i>. Le son de cette guitare, on dirait le chant d'une
+sauterelle d'hiver, enfermée dans une cage de papier, une sauterelle de
+pays très lointain, dont la maigre voix évoquerait un monde inconnu; je
+l'entends sans l'écouter, mais cela suffit à maintenir pour moi cette
+notion d'exotisme extrême qui avive ma nostalgie.</p>
+
+<p>Alors, deux ans dans les mers de Chine!... Il est fini, hélas! le temps
+où j'étais angoissé, au cours des trop longues campagnes, par la crainte
+de ne pas retrouver la figure vénérée et chérie de Celle à qui depuis
+l'enfance on rapporte toutes choses, de Celle que personne au monde ne
+supplée... Cette crainte-là est aujourd'hui changée en une certitude,
+sur laquelle même un peu de résignation a commencé de venir. A ce point
+de vue-là donc, peu importe<a name="page_117" id="page_117"></a> à présent la durée de l'absence, puisque je
+ne la retrouverai plus, à aucun de mes retours, jamais... Pourtant, des
+liens profonds me tiennent encore au foyer,&mdash;et d'ailleurs mes années
+sont bien comptées, pour que je les perde en exil...</p>
+
+<p>Elle se lève, la guécha, qui visiblement s'ennuie; elle pose sa longue
+guitare et se met à marcher, indolente et gracieuse, si légère que le
+plancher ne semble même pas s'en apercevoir,&mdash;ce plancher mince qui
+gémissait tout à l'heure sous le pas des servantes, lorsque la dînette
+nous a été servie. Et, au moment où s'est arrêtée sa musique monotone,
+je songeais à certain vieux jardin qui est situé au-dessous de nous, de
+l'autre côté de la terre, et qui, dans mon enfance, représentait pour
+moi le monde. A l'instant précis où la sauterelle de rêve a cessé de
+chanter, c'est ce jardin-là que je revoyais, après avoir repassé tant de
+choses en souvenir, ce jardin avec ses treilles, ses vieux arbres, et
+surtout un grenadier planté jadis par un aïeul, qui, à chaque mois de
+juin depuis cent ans, sème en pluie ses pétales rouges sur<a name="page_118" id="page_118"></a> le sable
+d'une allée. Ce ne sera donc pas le printemps prochain que je reverrai
+cette jonchée de fleurs rouges, ni même le printemps d'après; ce ne sera
+peut-être jamais plus...</p>
+
+<p>La guécha, d'une main distraite, entr'ouvre l'un des châssis de bois et
+de papier par où nous vient la pâle lumière: «Tiens, dit-elle, la
+neige!» Et vite elle referme le panneau transparent, qui a laissé
+pénétrer un souffle de glace dans la salle déjà si froide. La neige,
+j'ai eu le temps de l'apercevoir pendant cette seconde où le panneau
+s'est entr'ouvert: des flocons blancs qui tourbillonnent avec lenteur,
+dans un ciel mort, au-dessus d'un toit japonais aux petites tuiles
+rondes, d'un gris noirâtre.</p>
+
+<p>Alors, non, ce n'est plus tenable, ici!...</p>
+
+<p>Heureusement, voici la diversion nécessaire: des pas d'enfant dans
+l'escalier, des froufrous de soie; mon petit chat qui arrive!</p>
+
+<p>Elle apparaît, cette petite mademoiselle Pluie-d'Avril, stupéfiante à
+son ordinaire, dans ses falbalas, mièvre et comme sans consistance,
+ainsi empaquetée dans ses étoffes à grands ramages. Elle est en dame
+d'autrefois et porte un<a name="page_119" id="page_119"></a> immense éventail de cour. Elle salue, fait
+quelques pas, salue de nouveau, s'avance encore, et, tandis qu'elle se
+prosterne cette fois pour une solennelle révérence à la mode ancienne,
+une imperceptible expression de gaminerie plisse le coin de ses yeux
+retroussés, sa bouche s'entr'ouvre pour laisser passer le miaou d'un
+chat,&mdash;si bien imité, si imprévu que j'éclate de rire...</p>
+
+<p>&mdash;Oh!&mdash;fait mademoiselle Matsuko, pointue,&mdash;voilà trois jours qu'elle
+préparait ça, pour distraire ta seigneurie. Avec son gros matou de
+monsieur Swong, elle prenait des répétitions...</p>
+
+<p>Laisse dire, va, petite fée. C'était ce qu'il fallait; tu as réussi à
+amuser celui qui te paie pour ça, et il te remercie.</p>
+
+<p>Maintenant, là-bas derrière toi, tourne, fais jaillir la lumière
+électrique, ce sera moins lugubre. Et puis commence quelqu'une de tes
+danses ou de tes scènes mimées,&mdash;celle, par exemple, du pêcheur endormi
+cent ans au fond de la mer; celle, tu sais, qui exige au dernier tableau
+un masque de vieillard<a name="page_120" id="page_120"></a> tout blême avec une barbe comme des algues
+blanches.</p>
+
+<p class="top5">Le soir, à bord, pendant que la neige tombe abondamment du ciel
+nocturne, je reçois la visite de quelques-uns de mes amis matelots, en
+quête de renseignements plus précis sur la consternante nouvelle et
+gardant un vague espoir que je la démentirai peut-être, que je les
+rassurerai un peu.</p>
+
+<p>En dernier, m'arrive une sorte de géant breton, aux jolis yeux de
+douceur triste profondément enfoncés sous un front large et têtu. Il
+allait se marier dans un mois, celui-là, quand le navire, qui semblait
+destiné à un long séjour en France, a reçu l'ordre imprévu de faire
+campagne en Chine. A l'annonce du retour, il avait employé ses économies
+à acheter une pièce de crépon blanc pour la robe de noces, et différents
+bibelots japonais afin d'orner le logis. Mais maintenant, au milieu de
+sa consternation enfantine, un des points qui le tourmentent le plus,
+c'est la crainte que tout cela ne se gâte, pendant deux années, dans le
+<a name="page_121" id="page_121"></a>fauxpont humide, et il me demande timidement si je ne pourrais pas
+loger la caisse, sans que ça me gêne trop, dans un coin de ma chambre.</p>
+
+<p>Comment lui refuser cette consolation-là? Certainement, bien que je sois
+déjà encombré à ne savoir que devenir, je donnerai l'hospitalité à la
+gentille pièce de soie blanche et aux modestes cadeaux de mariage.<a name="page_122" id="page_122"></a></p>
+
+<h3><a name="XXIII" id="XXIII"></a>XXIII</h3>
+
+<p class="date">1<sup>er</sup> février.<br />
+</p>
+
+<p>Cédant aux larmes de madame Prune, j'étais retourné hier à la police
+nipponne, pour représenter à messieurs les agents qu'il ne s'agissait
+point d'une migration, mais d'une simple visite de courtoisie, et qu'au
+bout d'une heure ou deux nous rendrions toutes ces dames intactes à
+leurs foyers. On s'était donc excusé de l'offensante méprise, et
+aujourd'hui nous avons eu la joie de recevoir nos visiteuses, sous un
+soleil printanier.</p>
+
+<p>Deux sampans, qui semblaient transformés en des barques cythéréennes,
+toutes de <a name="page_123" id="page_123"></a>séduction et de grâce, nous les ont amenées au coup de trois
+heures, pour prendre le thé.</p>
+
+<p>Madame Renoncule cependant, en mère prudente, avait préféré cette fois
+ne pas amener ses filles; mais nous avions madame Prune, entourée d'un
+essaim de jeunes guéchas. Une douce gaîté, du meilleur aloi, n'a cessé
+de régner pendant toute la visite de ces dames. Elles avaient fait des
+toilettes extrêmement galantes, et en particulier le chignon de madame
+Prune, amplifié à souhait par d'habiles posticheurs, restera dans toutes
+les mémoires. Pour donner plus de piquant à cette réunion, mes camarades
+s'étaient procuré quelques-unes de ces sucreries japonaises, composées
+avec tant d'esprit,&mdash;allégoriques, pourrait-on dire,&mdash;qui représentent
+tantôt des objets usuels, tantôt les fragments les plus divers de
+l'organisme humain; ils les avaient spécialement choisies, bien entendu,
+pour la principale invitée, et d'ailleurs avec autant de finesse que de
+tact et de discrétion...<a name="page_124" id="page_124"></a></p>
+
+<h3><a name="XXIV" id="XXIV"></a>XXIV</h3>
+
+<p class="date">2 février.<br />
+</p>
+
+<p>Donc, nous restons ici jusqu'au printemps, c'est-à-dire environ deux
+mois encore, car il faudra sans doute le soleil d'avril pour fondre ces
+glaces, là-bas, qui nous ferment la sinistre entrée du Peïho.</p>
+
+<p>Et il ne s'annonce guère, le printemps de cette année, même dans la baie
+si close, si défendue contre les vents de Nord, où notre navire
+s'abrite.</p>
+
+<p>Au contraire nous sommes plus que jamais en pleine saison de bourrasques
+et de neiges. Or, tout ce Japon, amusant par le soleil, devient<a name="page_125" id="page_125"></a>
+pitoyable, dès qu'il est boueux, ruisselant et transi. Du reste, on
+meurt comme mouche, à Nagasaki dans ce moment; entre deux grains, dès
+que le soleil d'hiver se montre, les gracieux cortèges de messieurs les
+morts et de mesdames les mortes se hâtent vers la nécropole de la
+montagne; on en trouve parfois deux, trois ensemble, qui s'abordent nez
+à nez à un carrefour, échangent de suprêmes politesses, font à qui ne
+passera pas devant l'autre, entravent la circulation et arrêtent par
+douzaines les pousse-pousse crottés. En tête, marchent toujours quelques
+bonzes en bonnet archaïque, robe sombre et surplis d'ancien brocart
+d'or. Ensuite le héros du défilé, le mort lui-même, réduit à sa plus
+simple expression, porté à l'épaule dans la toujours pareille petite
+châsse de fine menuiserie blanche. A l'épaule également, plusieurs vases
+en bois d'où s'échappent, pour dominer la foule, de fantastiques plantes
+artificielles: lotus gigantesques à pétales d'argent, érables du Japon à
+feuilles rouges, cerisiers ou pêchers tout en fleurs. Puis, la théorie
+des dames ou mousmés vêtues de deuil, en blanc<a name="page_126" id="page_126"></a> de la tête aux pieds. Et
+enfin, la partie hautement comique du convoi, les hommes en robes de
+soie et chapeaux melons; quelques redingotes; beaucoup de lunettes, et
+surtout de lunettes bleues, toujours instables sur ces visages trop
+plats. Quand survient une averse, les parapluies s'ouvrent, d'affreux
+parapluies de chez nous, et çà et là quelques autres du Japon, en papier
+gommé avec des peinturlures, des fleurs et des cigognes envolées, dans
+cette note plus gaie qu'affectionne encore madame Prune pour le sien.</p>
+
+<p>Vers les pagodes et la montagne, tout cela se dirige; par les sentiers
+mouillés et glissants, tout cela grimpe, au milieu des vieilles tombes
+charmantes en rangs déjà pressés.</p>
+
+<p>C'est de la poitrine surtout que meurent ces pauvres petits bonshommes;
+les paysans même, ces paysans japonais si râblés, aux courtes tailles si
+bien prises, aux membres d'athlète, s'en vont de ce mal-là, depuis que
+l'américanisme les oblige à s'habiller, au lieu de vivre nus comme les
+ancêtres.<a name="page_127" id="page_127"></a></p>
+
+<h3><a name="XXV" id="XXV"></a>XXV</h3>
+
+<p class="date">3 février.<br />
+</p>
+
+<p>Encore la neige, le ciel bas et plombé. Ce soir, sur la colline de la
+concession européenne où je fréquente peu, j'ai cheminé par une route
+saupoudrée de blanc, et d'ailleurs bien entretenue, bien droite, bordée
+de consulats; on se serait cru en Europe, à la tombée d'une nuit
+d'hiver, sans les quelques mousmés drôlement emmitouflées que l'on
+rencontrait de temps à autre, et qui ramenaient la notion du lieu
+lointain.</p>
+
+<p>J'allais à l'hôpital russe, faire visite à un officier d'un régiment de
+Grodno, blessé vers<a name="page_128" id="page_128"></a> Moukden. Auprès de son lit veillait un jeune homme
+en tenue de malade, avec lequel j'ai causé d'abord sans présentation: un
+autre officier évidemment, d'allure élégante, au fin visage très
+français, et parlant notre langue avec un imperceptible accent espagnol.
+C'était dom Jaime de Bourbon, fils de dom Carlos, et prétendant carliste
+au trône d'Espagne. Engagé dans l'armée russe, il avait demandé d'aller
+en Extrême-Orient, pour guerroyer, par humeur française, et maintenant
+il était là, convalescent d'un typhus grave pris en Mandchourie.<a name="page_129" id="page_129"></a></p>
+
+<h3><a name="XXVI" id="XXVI"></a>XXVI</h3>
+
+<p class="date">5 février.<br />
+</p>
+
+<p>Chez ces marchands de bric-à-brac, qui pullulent chaque jour davantage à
+Nagasaki, les plus étranges objets voisinent entre eux, éclos parfois à
+mille ans d'intervalle, mais rapprochés là sur des étagères proprettes,
+bien époussetés et à peine ternis par la cendre des siècles.</p>
+
+<p>Quantité de débris du palais impérial de Pékin, pris et revendus par des
+soldats, sont aussi venus s'échouer dans ces boutiques: des bronzes, des
+jades, des porcelaines. Et les marchands, rien que par le prix qu'ils
+en<a name="page_130" id="page_130"></a> demandent, rien que par leur ton respectueux pour dire: cela vient
+de Chine, rendent tous un hommage involontaire à l'art de ce pays,&mdash;cet
+art typique et primordial, d'où l'art japonais dérive, comme une
+branchette particulièrement gracieuse, mais frêle et de nuance pâlie,
+qui aurait jailli d'un grand arbre exubérant. A la profusion et à la
+magnificence de leurs maîtres chinois, ces petits insulaires d'en face
+ont substitué la simplicité élégante et la précision minutieuse; à la
+franche gaîté des couleurs, à l'éclat des verts accouplés aux roses, les
+nuances estompées, dégradées et comme fuyantes. Et enfin, pour les
+palais et les temples, au lieu de ce perpétuel flamboiement des ors
+rouges, qui devient une obsession d'un bout à l'autre de la Chine, ils
+ont adopté les laques noirs polis comme des glaces, les boiseries
+incolores finement ajustées comme les pièces d'une horloge, et les
+panneaux d'impeccable papier blanc.</p>
+
+<p>Parmi tant de surprenantes boutiques, celles qui donnent le plus à
+réfléchir sont pour moi, dans une rue que les étrangers connaissent à<a name="page_131" id="page_131"></a>
+peine, ces espèces de hangars poussiéreux, où s'entassent les vieilles
+armes, les vieilles cuirasses, les vieux visages d'acier, tout
+l'attirail pour faire peur qui servait aux anciennes batailles, et les
+fanions des Samouraïs, leurs emblèmes de ralliement, leurs étendards.
+Sur des fantômes de mannequins qui ne tiennent plus debout, posent des
+armures squameuses, des moitiés de figures poilues, des masques ricanant
+la mort. Un fouillis d'objets ultra-méchants, qui pour nous ne
+ressemblent à rien de connu, tellement qu'on les croirait tombés de
+quelque planète à peine voisine. Ce Japon à demi fantastique,
+soudainement écroulé après des millénaires de durée, gît là pêle-mêle et
+continue de dégager un vague effroi. Ainsi, les pères, ou les
+grands-pères tout au plus, de ces petits soldats d'aujourd'hui, si
+drôlement corrects dans leurs uniformes d'Occident, se déguisaient
+encore en monstres de rêve, il y a cinquante ans à peine, lorsqu'il
+s'agissait d'aller se battre; ils mettaient ces cornes, ces crêtes, ces
+antennes; ils ressemblaient à des scarabées, des <a name="page_132" id="page_132"></a>hippocampes, des
+chimères; par les trous de ces masques à grimace, luisaient leurs yeux
+obliques et sortaient leurs cris de fureur ou d'agonie.... Et c'est dans
+les vallées ou les champs de ce gentil pays vert qu'avaient lieu ces
+scènes uniques au monde: les rencontres et les corps à corps d'armées
+rivales, vêtues avec cet art démoniaque, alors que les longs sabres si
+coupants, tenus à deux mains au bout de bras musculeux et courts,
+décrivaient leurs moulinets en l'air, puis faisaient partout des
+entailles saignantes, fauchaient ensemble les casques cornus et les
+figures masquées.</p>
+
+<p>Quel que soit le changement radical survenu de nos jours dans les
+costumes et les armes, à l'instar d'Europe, un peuple qui, hier encore,
+a rêvé et confectionné de tels épouvantails, doit garder de la guerre
+une conception horrible, cruelle et sans merci.<a name="page_133" id="page_133"></a></p>
+
+<h3><a name="XXVII" id="XXVII"></a>XXVII</h3>
+
+<p class="date">7 février.<br />
+</p>
+
+<p>Deux mois de Japon déjà, et Nagasaki m'est redevenu familier comme si je
+n'avais pas cessé d'y vivre. Entre ce séjour et le premier, des liens se
+nouent de plus en plus, qui jettent parfois comme dans un recul de
+second plan les quinze années d'intervalle. Mes camarades d'exil se
+japonisent aussi de jour en jour, sans s'en apercevoir. On s'habitue à
+l'enserrement de ces montagnes et aux dentelures de leurs cimes; on ne
+trouve plus leurs pointes si singulières ni si «japonaises». On
+s'habitue à ces bois suspendus alentour, à ces nappes de<a name="page_134" id="page_134"></a> verdure jetées
+sur toutes les pentes, depuis le ciel jusqu'à la mer, à tout ce site
+presque trop joli que les brumes roses des matins de février déforment
+et compliquent souvent jusqu'à la plus charmante invraisemblance. On
+circule comme chez soi au milieu de cette ville, parmi cet amas de
+maisonnettes de bois et de papier, aussi drôles que des jouets d'enfant.
+On cueille, de-ci de-là, en passant dans les rues, les sourires et les
+révérences d'une quantité de mousmés qui vous connaissent; on a des amis
+et des amies chez tout ce petit monde, à l'abord accueillant et
+facile,&mdash;à l'âme fermée, exclusive, vaniteuse et ennemie.</p>
+
+<p>Et rien encore n'indique le printemps, qui nous fera quitter ce pays
+pour nous envoyer à la peine, sur les côtes de cette grande Chine
+funèbre...</p>
+
+<p>J'ai vraiment commis une erreur, il y a quinze ans, en n'épousant pas
+plutôt madame Renoncule ma belle-mère. Chaque jour augmente mon regret
+de l'avoir ainsi méconnue. Elle-même, si je ne m'abuse, le déplore
+secrètement, et, aujourd'hui que l'irréparable est<a name="page_135" id="page_135"></a> accompli entre nous,
+ne se lasse point de me traiter en gendre, pour maintenir au moins ce
+lien-là, faute de mieux.</p>
+
+<p>Par ces froides pluies d'hiver, je passe chez elle des heures
+nostalgiques à entendre pleurer sa longue guitare, dans le silence de sa
+maison, dans l'éternel crépuscule de ses châssis de papier, devant ses
+rocailles verdies à l'ombre, ses arbres nains qui n'ont pas dû grandir
+depuis un siècle, son jardin de vieille poupée, où tombe un jour gris,
+entre des murs... Oh! ce jardin de ma belle-mère, dont le seul aspect
+autrefois me donnait déjà le spleen au soleil d'août, qui dira sa
+mélancolie, sous le pâle éclairage de février!... Du fond de la pièce,
+où l'on est assis plus en pénombre, à écouter la petite musique de
+mystère échappée des cordes grêles, on aperçoit par la baie de la
+véranda une sorte de site sauvage qui dès le premier coup d'&#339;il vous
+déroute par quelque chose de pas au point, de pas naturel. Sont-ce de
+véritables vieux arbres, sur des rochers, un véritable lointain agreste
+vu à travers une lunette faussant les perspectives? Cependant<a name="page_136" id="page_136"></a> on dirait
+bien que cela est tout petit et tout près. Plutôt ne serait-ce pas un
+décor romantique, découpé et peint pour théâtre de marionnettes, sur
+lequel un réflecteur laisserait tomber de la lumière verdâtre? Pas un
+coin du vrai ciel ne se découvre au-dessus de ce paysage enclos; mais le
+mur du fond, tout en grisailles estompées, à mesure que le jour baisse,
+finit par n'avoir plus l'air d'un mur; il joue les nuages lourds, les
+nuages en linceul, amoncelés au-dessus d'un monde étiolé par la vétusté
+et qui aurait perdu son soleil.</p>
+
+<p>Tous les jardins de Nagasaki ne portent pas au spleen comme celui-là;
+mais tous sont de patientes réductions de la nature, arbres nains,
+longuement torturés, et montagnes naines, avec des temples d'un pied de
+haut qui ont l'air centenaire. Comment concilier, dans l'âme japonaise,
+cette prédilection atavique pour tout ce qui est minuscule, mièvre,
+prétentieusement gentil, comment concilier cela avec ce goût
+transcendant de l'horrible, cette conception diabolique de la bataille
+qui a engendré les masques et les cornes des <a name="page_137" id="page_137"></a>combattants, toutes les
+effrayantes figures des divinités et des guerriers? Et comment faire
+marcher de pair cet excès de politesse, de saluts et de sourires, avec
+la morgue nationale et la haine orgueilleuse contre l'étranger?...</p>
+
+<p>Les petits thés de cinq heures chez ma belle-mère sont très courus et
+très sélects. Pendant que le chant de la guitare si tristement sautille,
+ou gémit à fendre l'âme, de cérémonieuses voisines arrivent sur la
+pointe du pied, des mousmés fragiles comme des statuettes de porcelaine;
+sans bruit elles s'accroupissent à côté de mes jeunes belles-s&#339;urs, pour
+écouter la musique ou accepter une sucrerie, qu'elles cueillent du bout
+de leurs bâtonnets. Leurs yeux en amande oblique, si bridés qu'on aurait
+envie de les fendre d'un coup de canif à chaque coin, ressemblent à ceux
+des chattes lorsqu'elles ferment à demi leurs paupières par nonchalante
+câlinerie. Leurs beaux chignons apprêtés et reluisants font leurs têtes
+trop grosses sur les cous minces, sur les délicates épaules... Et c'est
+là l'étrange petit monde qui médite de s'attaquer férocement à l'immense
+Russie; les<a name="page_138" id="page_138"></a> maris, les frères de ces bibelots de Saxe veulent affronter
+les armées du tsar!... On n'en revient pas de tant de confiance et
+d'audace, surtout lorsque dans la rue on voit ces soldats, ces matelots
+japonais, tout proprets et tout petits, imberbes figures de bébé jaune,
+passer à côté des lourds et solides garçons blonds qui composent les
+équipages russes.</p>
+
+<p>Entre chien et loup, devant les tasses de fine porcelaine bleue et les
+plateaux en miniature, ce petit monde reste assis par terre, immobile à
+cause de la guitare qui l'enchante et hypnotisé par le paysage
+artificiel, de plus en plus éteint, sur lequel souvent un peu de neige
+tombe,&mdash;de la neige vraie, dont les flocons paraissent trop grands pour
+les arbres qui les reçoivent. Madame Renoncule, la notable guécha
+d'autrefois, retrouve pendant ces heures grises son pouvoir et son
+charme. Comme il arrivait à madame Chrysanthème sa fille, un changement
+se fait dans sa figure, qui s'ennoblit; ses yeux ne sont plus ni puérils
+ni bridés; ils reflètent d'insondables rêveries de race jaune, où l'on
+devine de l'énergie farouche et<a name="page_139" id="page_139"></a> qui bouleversent vos appréciations
+d'avant sur ce peuple rieur.</p>
+
+<p>J'ai subi jadis un commencement d'initiation à cette musique lointaine
+qui, les premières fois, ne me semblait qu'une débauche de sons
+incohérents et discords; de soir en soir, elle me pénètre davantage;
+presque autant que la nôtre, elle me fait frissonner, d'un frisson plus
+incompréhensible, il est vrai; quand cette femme, aux yeux tout changés,
+agite fiévreusement sur les cordes la spatule d'ivoire, on dirait que
+l'ombre des mythes religieux, mal enfermés dans les temples voisins,
+vient rôder alentour, derrière ces vieux châssis de papier, qui nous
+font alors des murailles plus assez sûres: dans l'antique maisonnette,
+toujours plus enveloppée de crépuscule et d'hiver, on sent passer des
+effrois d'un ordre inconnu... Il y a aussi des instants où la mélodie
+descend aux notes de basse extrême, devient soudainement rauque,
+sauvage, et si primitive qu'elle a dû être transmise jusqu'à nous, comme
+tant d'autres choses nipponnes, par les arrière-ancêtres, établis dans
+ces îles au commencement des âges. Quand enfin<a name="page_140" id="page_140"></a> les ténèbres arrivent
+pour tout de bon, quand il n'y a plus qu'un reste de lueur blême, à la
+cime des arbres nains, pour nous indiquer encore le faux paysage, voici
+que la guécha vieillie, qui ne veut pas qu'on allume de lampe, est prise
+de fatigue, de torpeur. La guitare, que les dames assises continuent
+d'écouter dans l'obscurité, ne rend plus que des petites plaintes
+sourdes, entrecoupées, des notes intermittentes, ou qui vont deux par
+deux, trois par trois, en groupes s'espaçant. La guitare mourante cesse
+d'évoquer les mythes invisibles, cesse d'émouvoir, de faire peur; tout
+simplement elle distille de la tristesse, de la tristesse sans nom, qui
+tombe sur nous comme la pluie lente d'un ciel mort; à moi, elle dit
+l'exil, les deux années de Chine en avant de ma route, la fuite de la
+jeunesse et des jours; surtout elle me fait sentir jusqu'à l'angoisse
+l'isolement de mon âme de Français au milieu de ces légions d'âmes
+japonaises, étrangères, hostiles, qui m'enserrent dans ce quartier
+éloigné, au pied des pagodes et des sépultures, à présent que la nuit
+vient.<a name="page_141" id="page_141"></a></p>
+
+<p>Et c'est l'heure où j'ai envie de m'en aller. C'est l'heure où je sens
+une hâte presque enfantine de prendre ma course à travers les ruelles
+boueuses, où tant de lanternes baroques, tourmentées par le vent de
+neige, font miroiter les flaques d'eau; d'atteindre au plus vite,
+là-bas, les quais déserts; de me jeter dans un canot, qui pourtant sera
+secoué, dans le noir, par mille petites lames méchantes,&mdash;d'arriver
+enfin dans cette sorte d'îlot blindé, dans ce navire qui est un coin de
+France, et où je reverrai les bons visages de chez nous avec leurs yeux
+droits et bien ouverts.<a name="page_142" id="page_142"></a></p>
+
+<h3><a name="XXVIII" id="XXVIII"></a>XXVIII</h3>
+
+<p class="date">10 février.<br />
+</p>
+
+<p>Entre autres charmes contre lesquels la main du temps est restée si
+impuissante, madame Prune possède sans conteste celui de la nuque, de la
+tombée des épaules et de la chute du dos. Elle est vraiment de celles
+qui gagnent à être vues par derrière, depuis surtout que les coques de
+sa chevelure ont repris, à mon intention peut-être, une ampleur qu'elles
+n'avaient plus.</p>
+
+<p>Dans un des quatre ou cinq grands théâtres de la ville, j'avais été
+conduit ce soir par un vague pressentiment sans doute de la bonne
+fortune qui m'y attendait; c'était un théâtre<a name="page_143" id="page_143"></a> du genre léger, et déjà
+la salle se trouvait comble, à cause des représentations d'un comique à
+la mode, spécialiste incomparable pour jouer les maris frappés
+d'infortunes. On m'avait cependant fait place d'assez bonne grâce,
+malgré l'attitude de plus en plus arrogante qu'affectent les Nippons
+d'aujourd'hui vis-à-vis des étrangers, et je m'étais installé au milieu
+du parterre, dans les rangs compacts de la foule assise à même le
+plancher.</p>
+
+<p>Jamais aucune décoration intérieure, dans ces théâtres, du bois brut,
+des poutres à peine équarries soutenant les tribunes et le plafond; une
+simplicité d'étable. Mais l'assistance m'avait semblé dès l'abord assez
+choisie; on ne voyait partout que des chignons très soignés, luisants et
+comme vernis. Fort peu de vestons: les spectateurs des deux sexes
+étaient vêtus presque tous de robes dans ces bleus foncés ou ces
+grisailles qui sont ici les nuances les mieux portées. (Contrairement à
+ce que l'on imagine chez nous, rien n'est plus sévère de couleur qu'une
+foule japonaise, le soir, sauf en des circonstances particulières de
+fête ou de <a name="page_144" id="page_144"></a>pèlerinage.) Chaque famille gardait auprès de soi une petite
+boîte à fumer, avec des braises dans un léger réchaud, et un récipient
+de forme gracieuse où l'on secouait en commun les cendres des pipes
+minuscules. Il y avait aussi quantité de bébés, de nourrissons endormis
+que les jeunes mamans tenaient sur leurs genoux, et ils étaient si
+petits, si menus, enfants de créatures menues, et si jolis, si drôles,
+qu'on eût dit ces poupées du Japon, répandues aujourd'hui dans tous nos
+bazars d'Occident.</p>
+
+<p>Deux dames accroupies devant moi, et qui partageaient la même boîte à
+fumer, avaient soudain captivé mon attention. Du premier coup d'&#339;il, je
+les avais jugées du meilleur monde; beaucoup de dignité dans le
+maintien, et des robes de soie bleu marine, ce qui est par excellence la
+couleur comme il faut. De plus, l'une d'elles, dans les épaules et dans
+la nuque, avait pour moi comme une grâce déjà vue.</p>
+
+<p>La comédie se déroulait, au milieu des rires encore contenus et
+discrets: un ingénieux<a name="page_145" id="page_145"></a> imbroglio dans le goût de Regnard; une
+succession d'irréparables malheurs, arrivant à un pauvre époux qui
+passait son temps, un bougeoir en main, à chercher dans tous les recoins
+de sa maison des ravisseurs toujours introuvables. (Il est étonnant de
+constater qu'en aucun pays du monde ce genre d'infortune n'éveille les
+sérieuses sympathies qu'il mérite.) Tandis que les autres acteurs
+évoluaient et marchaient comme tout le monde, ce mari d'une si coupable
+épouse, tenant sa continuelle bougie allumée, sautillait perpétuellement
+à petits pas, sur la cadence gaie d'un air toujours le même, que
+l'orchestre entonnait dès qu'il entrait en scène.</p>
+
+<p>Ces deux dames toutefois ne se retournaient point. Mais, tout à coup,
+celle qui avait la nuque si captivante se mit à secouer sa petite pipe
+contre le rebord de sa boîte, d'une main rapide et nerveuse: pan pan pan
+pan! Et ce bruit, qu'une oreille inattentive eût confondu avec les
+innombrables pan pan pan pan des autres fumeurs de la salle, avait pour
+moi quelque chose d'unique, de déjà entendu mille fois,<a name="page_146" id="page_146"></a> jadis, durant
+des nuits d'été et de languides journées. Cette voisine d'en face me
+troublait donc de plus en plus... Alors, pour en avoir le c&#339;ur net, je
+me risquai à lui chatouiller légèrement l'épine dorsale du bout d'un
+éventail, une de ces familiarités anodines qui, au Japon et avec une
+femme bien élevée, ne sauraient jamais être mal prises...</p>
+
+<p>Je ne m'étais pas trompé: c'était bien madame Prune!</p>
+
+<p>Sa compagne était madame Renoncule, ma belle-mère. Et, me rendant à
+leurs aimables instances, je m'avançai d'un rang, pour m'asseoir entre
+elles deux.</p>
+
+<p>La comédie continua, au milieu d'une hilarité croissante, mais toujours
+de bon ton. Le principal comique avait des jeux de physionomie qui
+étaient vraiment du grand art, chaque fois qu'il flairait dans son
+ménage un malheur nouveau. Je regardais souvent, derrière moi, toute
+cette foule accroupie, en vêtements sombres. Sous l'ébène des chevelures
+aux coques luisantes, tous ces visages de mousmés, bien ronds et bien
+pâlots, qui en temps normal<a name="page_147" id="page_147"></a> n'ont que des yeux à peine ouverts,
+semblaient n'en avoir plus du tout ce soir, convulsés qu'ils étaient par
+le rire; et les innombrables bébés, plus petits et plus jolis que
+nature, dans les bras des mamans, continuaient leur sommeil de poupée.</p>
+
+<p>Ma belle-mère, qui est au fond une créature sans détours, n'ayant eu
+d'autre objectif dans l'existence que de donner le plus possible de
+citoyens et de citoyennes à la patrie, s'amusait franchement, sans
+toutefois le laisser paraître plus qu'il n'était convenable. Madame
+Prune, au contraire, qui, dans sa première jeunesse, on peut bien le
+dire sans offense, a plutôt marivaudé comme les dames en scène, a plutôt
+baguenaudé sur la question si sérieuse du peuplement de l'empire, madame
+Prune semblait mélancolique et pincée. Ce spectacle évidemment était mal
+choisi pour elle, nous ne le comprîmes que trop tard, madame Renoncule
+et moi; elle pouvait y trouver des allusions gênantes; de plus, veuve
+depuis peu de temps en somme, sans doute souffrait-elle, dans son culte
+pour la mémoire du regretté M. Sucre<a name="page_148" id="page_148"></a> de voir le principal personnage de
+la comédie soulever cette inexplicable joie dans le public.</p>
+
+<p>L'époux malheureux, à la fin, las de ne jamais trouver le coupable sur
+la scène, fit irruption dans la salle, toujours son bougeoir à la main,
+toujours sautillant sur la même petite ritournelle d'orchestre, et se
+mit à regarder sous le nez, avec un air de soupçon farouche, tous les
+spectateurs mâles assis au parterre. Alors cela devint des pâmoisons, du
+délire. Et toutes les petites poupées, que cela dérangeait, commencèrent
+de se plaindre, en roulant leurs yeux de jais noir.</p>
+
+<p>Seule, madame Prune demeurait guindée, et n'épargnait point ses
+critiques à la pièce: ça n'était pas pris sur le vif, pas vécu; et puis,
+voyons, est-ce que M. Sucre,&mdash;qui reste à ses yeux l'idéal du
+genre,&mdash;est-ce que jamais M. Sucre aurait eu l'idée d'aller chercher
+comme ça, partout, avec une lanterne?...<a name="page_149" id="page_149"></a></p>
+
+<h3><a name="XXIX" id="XXIX"></a>XXIX</h3>
+
+<p class="date">12 février.<br />
+</p>
+
+<p>La neige, encore la neige, qui ne reste pas longtemps sur la terre, il
+est vrai, mais qui chaque jour, pour quelques heures, suffit à teinter
+de blanc les arbres, les maisons, les pagodes.</p>
+
+<p>Ce soir, à la nuit tombante, dans la concession européenne, à cent
+mètres de haut, je cheminais sur une belle route qui était blanche, qui
+était «poudrée à frimas» comme tous les objets alentour. On voyait de
+différents côtés se déployer les lointains des montagnes, les lointains
+de la mer chargée de navires de<a name="page_150" id="page_150"></a> combat. Pas un souffle; l'atmosphère à
+peine froide, tant elle était immobile. Un ciel bas et plombé; les
+montagnes aussi, plombées; toutes les choses terrestres, figées sous les
+nuances de plomb et d'encre que donne le voisinage trop éclatant de la
+neige. Derrière moi cette ville, en voie d'étonnante transformation,
+allumait ses lanternes anciennes à côté de ses lampes électriques. Sur
+la rade, pareille à une grande glace incolore, les navires, posés comme
+des insectes noirs, allumaient leurs feux pour la nuit; ils étaient
+immobiles, comme l'air et comme tout, mais cela semblait une immobilité
+d'attente, on eût dit qu'ils se recueillaient pour des événements
+prochains et des batailles; tant de cuirassés, réunis en Extrême-Orient,
+tant de croiseurs, de torpilleurs appartenant à toutes les nations
+d'Europe, donnaient ce soir, au milieu de cet immense calme réfléchi, le
+pressentiment que l'histoire du monde approchait de quelque tournant
+grave et décisif...</p>
+
+<p>Cette route solitaire me conduisait à l'hôpital russe, où j'allais
+prendre don Jaime de Bourbon, et nous devions retourner ensemble, dans<a name="page_151" id="page_151"></a>
+la ville de bois de cèdre et de papier de riz, pour un petit dîner
+japonais intime, avec musiques de guéchas et danses de maïkos, auquel
+Son Altesse avait bien voulu me convier.</p>
+
+<p>Après que j'ai eu dit à ce prince, dès notre seconde entrevue, combien
+je suis peu carliste, je me suis trouvé libre de lui témoigner la vraie
+sympathie à laquelle il a droit en ce moment de notre part à tous.
+C'est, en somme, un Français; l'autre jour à bord, quand il était venu
+si simplement s'asseoir à notre table de marins en campagne, aucun de
+nous n'avait l'impression qu'il pouvait être un étranger. De plus, il
+est en ce moment un Français égaré comme moi en pays Jaune, et un qui a
+risqué par goût sa vie au feu, un qui a bravé aussi le typhus chinois
+dont il a failli mourir.</p>
+
+<p>Une heure après, dans un «cabinet particulier» de la Maison du Phénix
+(très recommandée pour les soupers fins de bonne compagnie), nous avions
+pris place par terre, don Jaime, deux autres invités et moi, déchaussés
+tous, jambes croisées sur les éternels coussins de velours noir, et
+aussitôt les éternelles petites<a name="page_152" id="page_152"></a> servantes, cassées en deux par des
+saluts sans fin, étaient venues poser devant nous, sur des trépieds de
+laque, des bols adorables, légers comme des coquilles d'&#339;uf, et
+contenant une soupe au lichen et aux algues, la valeur de deux ou trois
+cuillerées environ. Ce cabinet particulier était, comme dans tous les
+établissements d'un réel bon ton, une vaste pièce vide et blanche, aux
+nattes immaculées, aux parois démontables en papier tout uni; pas un
+siège, pas un meuble, rien; seulement, dans une niche de mur, aussi
+blanche que la salle entière, un bizarre et grêle bouquet, d'un mètre de
+haut, s'échappant d'un vase précieux en bronze antique, deux ou trois
+longues branches, pas plus, de je ne sais quelles rares fleurs d'hiver,
+arrangées avec une adresse et une grâce qui ne se retrouvent qu'au
+Japon.</p>
+
+<p>On gelait, au début de ce repas; chacun essayait de s'asseoir sur ses
+propres bouts de pieds, ou de se les frotter avec les mains, pour éviter
+l'onglée. Peu à peu cependant, les petits réchauds en bronze, ornés de
+chimères, que les mousmés nous avaient apportés, remplis de<a name="page_153" id="page_153"></a> braises
+odorantes, ont commencé de répandre un peu de chaleur, tout en
+alourdissant beaucoup nos têtes, dans l'enfermement toujours si
+hermétique produit par les châssis de papier. A bâtons rompus, nous
+causions de mille choses, assis sur nos coussins d'un noir funéraire: du
+pays Basque, de Madrid, de la Cour d'Espagne, même de l'histoire de
+France, et je ne sais comment de la Révocation de l'édit de
+Nantes.&mdash;«Tiens, c'est vrai, m'a dit tout à coup le prince en riant, ma
+famille dans ce temps-là a dû bien tourmenter la vôtre!»&mdash;Plutôt oui, en
+effet. Mais, éternel revirement des destinées humaines: ce petit-fils de
+Louis XIV et ce petit-fils d'obscurs huguenots, que le roi Soleil avait
+dédaigneusement persécutés, réunis là côte à côte, à faire la dînette
+élégante, au Japon, dans une maison-de-thé...</p>
+
+<p>Nous attendions les guéchas, commandées pour le dessert. On en était au
+<i>saki</i>, la liqueur de riz apportée bouillante dans de très délicates
+buires de porcelaines à long col. Son Altesse m'avait annoncé une
+merveille de petite <a name="page_154" id="page_154"></a>danseuse, dont il n'avait pas retenu le nom, étant
+convalescent depuis peu de jours et encore novice en japonerie. «Elle
+est pétrie d'esprit, m'avait-il déclaré; chacun de ses gestes est
+spirituel.» Et cela m'avait paru beaucoup ressembler à mademoiselle
+Pluie-d'Avril, cette définition-là.</p>
+
+<p>On entendit enfin dans l'escalier leurs froufrous de soie et leurs rires
+enfantins.</p>
+
+<p>Elles firent leur entrée, et tombèrent à genoux, leur nez plat contre le
+plancher. Quatre petites créatures, dans des toilettes ahurissantes;
+deux musiciennes et deux ballerines. Et le premier sujet, l'étoile,
+j'avais deviné juste, c'était mademoiselle Pluie-d'Avril, le jeune chat
+habillé, le joujou favori de mes mauvaises heures.</p>
+
+<p>L'autre danseuse, une fluette de douze ans à peine, fraîchement émoulue
+du Conservatoire, s'appelait mademoiselle Jardin-Fleuri; son nez en bec
+d'aigle, son petit nez de rien du tout, perdu au milieu de sa figure
+poudrée à blanc, ses yeux comme deux petites fentes obliques incapables
+de s'ouvrir, et ses sourcils minces<a name="page_155" id="page_155"></a> juchés au milieu du front,
+réalisaient ce type idéal de la beauté japonaise, très rare dans la
+nature, mais divulgué chez nous par les images. Celle-ci jouait surtout
+les dames nobles, ancien régime, et portait une robe du vieux temps.</p>
+
+<p>Elles dansèrent, un peu dans le lointain, et dans la vague fumée de
+braises endormeuses; elles mimèrent d'anciennes légendes, sous des
+masques risibles ou effroyables, au rythme des guitares et des chansons
+tristes. Nous ne parlions plus guère, fascinés doucement par le jeu de
+ces petites prêtresses de la danse, par le groupe éclatant et irréel
+qu'elles formaient là, dans la blancheur vide de cette salle trop
+grande.</p>
+
+<p>A la longue pourtant le froid revint, accompagné d'un peu de lassitude
+et d'ennui; on recommençait à se frotter les doigts de pieds, ou à les
+garantir de son mieux sous le velours des coussins noirs; on s'endormait
+peut-être. Le prince proposa de lever la séance et de remonter en
+pousse-pousse.</p>
+
+<p>Dehors, il neigeait, une neige pas bien<a name="page_156" id="page_156"></a> méchante, des flocons lents,
+qui avaient l'air de voltiger plutôt que de tomber.</p>
+
+<p>Pour rentrer chez nous, il fallait traverser un quartier très spécial,
+qui se retrouve dans toutes les villes japonaises et s'appelle toujours
+le Yochivara.</p>
+
+<p>A Nagasaki, le Yochivara est une longue rue, en pente si roide que les
+pousse-pousse risquent de s'y emballer, pour descendre. D'ailleurs une
+longue rue; des deux côtés et d'un bout à l'autre, rien que des maisons
+très accueillantes, aux portes grandes ouvertes, aux vestibules fort
+galamment éclairés de lanternes peintes. Dans l'une quelconque de ces
+demeures, si l'on jette les yeux, on est toujours sûr d'apercevoir dès
+l'abord, à travers un léger grillage en bois, un salon d'apparence comme
+il faut, orné de délicates peintures murales représentant des fleurs, ou
+des vols de grues dans des ciels de nuance tendre; là, quelques jeunes
+personnes aux yeux baissés, accroupies en cercle sur des nattes,
+devisent à voix basse ou fument innocemment des petites pipes, dont
+elles secouent de temps à autre la cendre, avec autant de grâce que de<a name="page_157" id="page_157"></a>
+précaution, dans une gentille boîte à cet usage, en faisant pan pan pan
+pan sur le rebord. Toutes les maisons de cette aimable rue se
+ressemblent, par la disposition intérieure, comme par l'aspect si
+cordialement hospitalier. Toutes, excepté une seule, une immense et
+somptueuse, qui perche au sommet de la montée, pour couronner,
+dirait-on, le sympathique ensemble; celle-là reste close, ou
+n'entr'ouvre sa porte qu'avec circonspection extrême. (Assez intrigante,
+cette vaste maison d'en haut, qui fait mine de n'en être pas, et qui a
+pourtant bien l'air d'en être... Que diable peut-il se passer là
+dedans?...)</p>
+
+<p>Le Yochivara est, bien entendu, le quartier où l'animation et la douce
+gaîté extérieures se prolongent le plus tard dans la nuit, en ce moment
+surtout, car nombre de marins étrangers, qui hivernent à Nagasaki, ont
+regardé comme un agréable devoir de se faire présenter à ces jeunes
+dames. A l'heure où nous passons (onze heures du soir à peu près), la
+fête quotidienne bat son plein, malgré cette neige vraiment anodine, qui
+nous fait plutôt l'effet de<a name="page_158" id="page_158"></a> s'amuser, elle aussi. Des messieurs
+japonais circulent en foule, vêtus de robes de soie ou de petits
+complets charmants, coiffés, qui d'un melon, qui d'un fashionable
+canotier, et presque tous, abritant leur vue délicate sous des lunettes
+bleues, que de solides mais à peine visibles crochets maintiennent
+derrière les oreilles. Beaucoup de matelots aussi, faisant leurs visites
+en pousse-pousse, groupés par nation et circulant à la file: cortège de
+Russes, cortège d'Allemands, etc.; même,&mdash;j'ai le regret de le
+constater,&mdash;ils manifestent leur joie d'une manière trop bruyante
+peut-être, qui risque de n'être pas appréciée dans ces milieux si
+courtois, et de jeter un discrédit sur nos éducations occidentales.</p>
+
+<p>Maintenant voici, je crois, un cortège de Français qui s'avance! Une
+douzaine de permissionnaires du <i>Redoutable</i>, leurs pousse-pousse
+alignés comme à l'école de peloton. Et, si je ne m'abuse, le premier,
+celui qui mène la bande, l'&#339;il au guet, examinant les numéros inscrits
+sur les lanternes des portes, c'est 233 Legall, fusilier breveté, mon
+ordonnance!<a name="page_159" id="page_159"></a></p>
+
+<p>Malgré la pureté de mes intentions, j'avoue que cette rencontre me gêne:
+est-on jamais sûr de n'être pas jugé sur les apparences, surtout
+lorsqu'on a affaire à des âmes naïves, comme doit être celle de 233? A
+Nagasaki cependant, tout le monde passe par le Yochivara; les mères les
+plus timorées le traversent avec leurs filles; c'est une artère de
+communication très avouable...</p>
+
+<p>&mdash;Par le flanc droit! Halte! commande 233, qui a sans doute enfin trouvé
+la maison amie.</p>
+
+<p>Alors, tant mieux, nous ne nous croiserons pas.</p>
+
+<p>Lestes à sauter à terre, ils entrent tous, s'essayant, non sans quelque
+succès, à des révérences dans le plus haut style local, et c'est au
+moment précis où nous passons devant le vestibule largement ouvert. J'ai
+donc la double satisfaction, et de garder mon incognito, et de
+m'assurer, à l'empressement flatteur de l'accueil, que mes hommes ont su
+se créer de sérieuses sympathies dans ces salons.</p>
+
+<p>Au prochain tournant de rue, je dois me séparer du prince et des deux
+autres convives<a name="page_160" id="page_160"></a> de la dînette, qui remonteront vers l'hôpital russe,
+tandis que je m'en irai solitairement tout le long des quais, jusqu'à
+l'échelle coutumière. Là, je réveillerai, pour qu'il me ramène à bord,
+quelqu'un de ces bateliers nippons, qui se tiennent blottis jusqu'au
+matin dans la cabane de leur sampan.</p>
+
+<p>Minuit à peu près, quand j'arrive aux escaliers de granit qui descendent
+dans la mer, et la neige tombe plus fort; la rade, emplie de lourdes
+ténèbres, entre les montagnes de ses rives, semble un bien sinistre
+gouffre. J'appelle dans l'obscurité:</p>
+
+<p>&mdash;Sampan! sampan!</p>
+
+<p>D'en bas répond une voix étouffée, et puis une trappe s'ouvre, dans une
+espèce de petit sarcophage qui flottait sur l'eau sombre, et la tête
+d'un sampanier se montre éclairée par une lanterne.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour aller où?</p>
+
+<p>&mdash;Là-bas, au grand cuirassé français.</p>
+
+<p>Mais, tandis que nous parlementons, je distingue une forme humaine, qui
+gît par terre et sur laquelle un peu de poudre blanche est<a name="page_161" id="page_161"></a> tombée. Un
+col bleu! Un matelot de chez nous peut-être: cela leur arrive... Non, un
+allié seulement. L'allumette, qui brûle une demi-seconde et que le vent
+de neige m'éteint aussitôt, me montre dans un éclair une figure de
+Russe, à belle moustache jaune, ivre-mort. Que faire pour ce pauvre
+diable, que de vilains petits rôdeurs japonais sont capables de noyer,
+comme cela s'est vu plus d'une fois depuis l'arrivée des escadres?...
+Bon! voici maintenant, deux autres silhouettes humaines qui se dessinent
+et s'approchent. Encore des grands cols. Ah! je les connais, ceux-là:
+deux du <i>Redoutable</i>. Un peu gris, ayant envie de rentrer à bord et ne
+sachant comment s'y prendre. C'est bien, je leur donnerai place, mais
+ils emporteront le Russe, qu'en passant on déposera à bord d'un bateau
+quelconque de sa nation. Un par les pieds, un par la tête, ils le
+descendent pendant que le sampanier, tenant au bout d'un bâtonnet le
+petit ballon rouge de sa lanterne, éclaire de son mieux, sur les marches
+où l'on glisse, cette scène d'ensevelissement.</p>
+
+<p>Insinuons-nous donc tous au fond du <a name="page_162" id="page_162"></a>sarcophage, fermons au-dessus de
+nos têtes la petite trappe, car on gèle, et, à la grâce de Dieu et du
+sampanier, en route sur les lames sautillantes, dans ce noir d'Érèbe où
+tourbillonnent des flocons blancs.<a name="page_163" id="page_163"></a></p>
+
+<h3><a name="XXX" id="XXX"></a>XXX</h3>
+
+<p class="date">Février.<br />
+</p>
+
+<p>Madame Ichihara la marchande de singes, et mademoiselle Matsumoto sa
+fille, revenaient aujourd'hui d'une promenade à la campagne, en robe de
+soie claire, rapportant de longs rameaux tout blancs de fleurs:
+c'étaient de ces pruneliers sauvages que l'on appelle chez nous de
+l'épine noire et dont la floraison, dans nos haies et nos bois, précède
+toujours le printemps. (Je suis en coquetterie, depuis une quinzaine de
+jours, avec madame Ichihara.)</p>
+
+<p>Ces dames avaient été cueillir leurs gracieuses primeurs dans un vallon
+abrité, connu d'elles<a name="page_164" id="page_164"></a> seules. Sur leurs instances aimables, j'ai
+accepté de leurs mains quelques-unes de ces nouveautés de la saison, que
+j'ai installées à bord dans des vases de bronze, en m'efforçant de
+donner à ces frêles bouquets une grâce japonaise.</p>
+
+<p>Nulle part les fleurs des arbres précoces ne sont guettées avec plus
+d'impatience qu'au Japon, fleurs de cerisier, fleurs de pêcher ou
+d'abricotier, que tout le monde cueille par grandes branches, sans souci
+des fruits à venir pour les mettre à tremper dans des potiches, et s'en
+réjouir les yeux pendant un jour.</p>
+
+<p>Madame Ichihara, ma nouvelle connaissance, tient un commerce de macaques
+apprivoisés, de ces gros macaques de l'île Kiu-Siu, qui ont toujours la
+fourrure usée et la chair au vif, à la partie de leur corps sur laquelle
+ils s'asseyent. Cette dame, qui doit être contemporaine de madame
+Renoncule, est restée dans sa maturité l'une des plus jolies personnes
+de Nagasaki; il est regrettable que ses fréquentations si spéciales
+imprègnent ses vêtements d'un pénible arôme: madame Ichihara sent le
+singe.</p>
+
+<p>Chaque fois que ma fantaisie me pousse vers<a name="page_165" id="page_165"></a> la grande pagode du Cheval
+de Jade, je m'arrête en chemin chez elle, pour flirter quelques
+instants. Tout le bas de sa maison est occupé par ses nombreux
+pensionnaires, les uns en cage, les autres simplement enchaînés et
+batifolant de droite et de gauche; en passant par là, on est toujours
+exposé à quelque avanie: une petite main leste et froide se faufile
+entre deux barreaux et vous attrape l'oreille, ou bien un jeune
+espiègle, perché sur une solive d'en haut, vous jette à la figure l'eau
+de son écuelle à boire. Mais quand on a réussi, par l'escalier du fond,
+à atteindre le premier étage, on est en sécurité dans une sorte de petit
+boudoir fort accueillant, où reçoivent ces deux dames.</p>
+
+<p>Madame Ichihara, qui s'est enrichie dans les singes, vient d'ajouter à
+ce commerce un intéressant rayon d'antiquités. Elle tient surtout les
+vieux ivoires, risqués ou drolatiques, et, pendant qu'elle s'occupe,
+sans avoir l'air de rien, à vous préparer le thé, sa fille ne manque
+jamais de vous en faire admirer quelques-uns: ivoires articulés,
+truqués, groupes de personnages à peine longs comme la dernière
+phalange<a name="page_166" id="page_166"></a> du doigt, et qui remuent, qui se livrent entre eux à des
+actes, hélas! souvent bien répréhensibles. Cette mademoiselle Matsumoto,
+une mousmé de seize ans; qui sent le singe comme sa mère, mais qui est
+la candeur même, peut sans inconvénient manier de tels sujets, parce
+qu'elle n'en saisit pas la portée; les yeux baissés et mi-clos, aux
+lèvres un pudique sourire, elle donne le mouvement aux subtils
+mécanismes; plus délicats que des ressorts de montre, et s'y entend à
+merveille pour mettre ainsi en valeur de menus objets d'art, qui
+feraient certainement rougir dans leurs cages les pensionnaires du
+rez-de-chaussée...</p>
+
+<p>De l'obscène et du macabre; amalgamés par des cervelles au rebours des
+nôtres, pour arriver à produire de l'effroyable qui n'a plus de nom:
+c'est ainsi qu'on pourrait définir la plupart de ces minuscules ivoires;
+jaunis comme des dents d'octogénaire. Figures de spectres ou de gnomes,
+si petites qu'il faudrait presque une loupe pour en démêler toute
+l'horreur; têtes de mort, d'où s'échappent des serpents par les trous
+des yeux; vieillards ridés, au<a name="page_167" id="page_167"></a> front tout bouffi par l'hydrocéphale;
+embryons humains ayant des tentacules de poulpe; fragments d'êtres qui
+s'étreignent, ricanent la luxure, et dont les corps finissent en amas
+confus de racines ou de viscères...</p>
+
+<p>Et cette mousmé si agréablement habillée, à côté d'une fine potiche où
+des branches de fleurs sont posées d'une façon exquise, cette mousmé au
+perpétuel sourire, étalant avec grâce tant de monstruosités qui ont dû
+coûter jadis des mois de travail, cette mousmé est comme une vivante
+allégorie de son Japon, aux puériles gentillesses de surface et aux
+inlassables patiences, avec, dans l'âme, des choses qu'on ne comprend
+pas, qui répugnent ou qui font peur...<a name="page_168" id="page_168"></a></p>
+
+<h3><a name="XXXI" id="XXXI"></a>XXXI</h3>
+
+<p class="date">14 février.<br />
+</p>
+
+<p>Cette grande pagode du Cheval de Jade où j'allais si souvent jadis, à la
+splendeur étoilée des nuits de juillet, et qui est cause aujourd'hui de
+mes stations chez madame Ichihara, elle a pris un air de vétusté,
+d'abandon, elle me fait l'effet d'avoir vieilli, depuis quinze ans, de
+deux ou trois siècles. Les immenses marches de granit, les escaliers de
+Titans qui y conduisent, à mi-montagne, je me souviens d'y être monté
+jadis, aux musiques, aux lanternes, aux milliers de lanternes étranges,
+presque porté par des foules qui se rendaient en pèlerinage.
+<a name="page_169" id="page_169"></a>Aujourd'hui quand j'y vais, je n'aperçois guère d'autre visiteur que
+moi, du haut en bas de ces escaliers superbes où je suis comme perdu. Et
+combien ils sont frustes, usés, disjoints, les granits des dalles, les
+granits des portiques religieux, échelonnés sur le parcours,&mdash;ces
+portiques de tous les abords de temple, toujours pareils, et toujours si
+en contraste avec le Japon, simples et rudes, grandioses comme des
+pylônes égyptiens. Tout en haut dans la dernière cour, devant l'énorme
+pagode en bois de cèdre, qui a pris une couleur plus grise et plus
+éteinte, le cheval de jade médite solitairement sur son vieux socle
+effrité. L'herbe pousse et les dalles mêmes verdissent. Chaque fois, je
+le trouve clos et silencieux, le sanctuaire au fond duquel je me
+souviens d'avoir aperçu jadis, par-dessus la foule prosternée, les
+grands dieux d'or entourés de lotus d'or... Ce Japon, qui me paraît en
+voie de renier tous ses vieux rêves, que va-t-il faire bientôt de ses
+milliers de pagodes, dont quelques-unes étaient si merveilleuses, et qui
+occupent infiniment plus de place que chez nous les églises?...<a name="page_170" id="page_170"></a></p>
+
+<p>En sortant par la gauche de cette cour, où l'antique cheval de jade
+trône encore, on arrive comme autrefois sur l'esplanade aux
+maisons-de-thé et aux petits berceaux de verdure, d'où la vue embrasse
+tout Nagasaki, et sa baie profonde. Il y a même toujours cette
+«maison-de-thé des Crapauds<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>» où je venais avec madame Chrysanthème et
+la fine fleur des mousmés de son temps; les crapauds sont restés aussi,
+ces mêmes crapauds-monstres qui étaient la gloire de l'établissement, et
+comme jadis leurs grosses voix de basse font couac! couac! dans les
+rocailles du gentil bassin. Ce qui a changé seulement, c'est le matériel
+de la maison; on y voit aujourd'hui des tables de cabaret, des
+bouteilles de wisky, alignées avec du gin du de l'absinthe Pernod, enfin
+tous les breuvages civilisateurs dont notre Occident a doté le monde.</p>
+
+<p>Plus haut que l'esplanade; des sentiers montent vers une région de calme
+et d'ombre qui a des airs de bois sacré. Des camélias à fleurs simples,
+presque grands comme nos ormeaux,<a name="page_171" id="page_171"></a> qui sont en ce moment sur la fin de
+leur floraison hivernale, y jonchent la terre de leurs pétales rouges;
+d'autres arbres, au feuillage persistant, des arbres immenses qui ont
+peut-être l'âge du temple, font voûte au-dessus des tapis d'herbe fine
+ou de petites plantes rares. A mesure que l'on s'élève, on voit s'élever
+aussi dans un demi-lointain, au delà de cette vallée enclose où Nagasaki
+a groupé ses milliers de toitures grises, les montagnes d'en face,
+celles qui sont couvertes de bois funéraires, de pagodes et de tombeaux,
+celles dont le terrain est si mêlé de cendre humaine et d'où s'exhale
+éternellement le parfum des baguettes brûlées pour les morts. Plus loin,
+la grande échancrure bleue de la rade s'ouvre entre les escarpements et
+les complications charmantes de ses rives. Et enfin, tout là-bas, à
+peine dessinés, presque perdus dans ce bleu qui devient de plus en plus
+souverain, apparaissent les îlots avancés qui terminent le Japon, ces
+îlots que l'on dirait trop confiants en l'immensité liquide alentour, et
+trop jolis, avec leurs cèdres des bords, qui se penchent sur la mer...<a name="page_172" id="page_172"></a></p>
+
+<p>Vers ces sommets, au-dessus des temples, on est dans un Japon admirable,
+quintessencié, suprêmement élégant, recueilli, presque religieux, et
+l'on cesse de sourire, pour admirer.<a name="page_173" id="page_173"></a></p>
+
+<h3><a name="XXXII" id="XXXII"></a>XXXII</h3>
+
+<p class="date">15 février.<br />
+</p>
+
+<p>A la réflexion, cette maison si austère, au bout de la montée du
+Yochivara, m'intriguant davantage, je m'en suis d'abord ouvert à 233,
+qui est un observateur subtil:</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! m'a-t-il répondu, une boîte comme les autres!... Seulement c'est
+des bonnes femmes qui fait sa duchesse et sa marquise; ça ne reçoit pas
+le pauv' matelot.</p>
+
+<p>Cette première appréciation ne m'ayant pas suffi, j'ai eu recours aux
+lumières de M. Marouyama, notre interprète officiel, un jeune Japonais
+aussi érudit que mondain, et très au courant des choses galantes.<a name="page_174" id="page_174"></a></p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, m'a-t-il dit, c'est en effet une maison habitée par des
+dames, et où les messieurs sont admis à venir chercher le soir quelques
+distractions payantes. Mais toutes les pensionnaires sont des jeunes
+personnes d'excellente famille et principalement de race noble, que des
+revers momentanés ont contraintes à se faire une position; aussi leurs
+salons demeurent-ils très fermés, et nos regrettables préjugés nationaux
+s'opposent à ce que les étrangers y soient reçus.</p>
+
+<p>De l'aveu même de M. Marouyama, ces jeunes personnes sont plutôt moins
+jolies que les autres et encore plus dépourvues d'yeux, mais si
+distinguées! Lettrées pour la plupart et même poétesses, sachant
+apporter dans la conversation, dans le flirt, le badinage, et en général
+dans tout ce qui concerne leur partie, un ton, une allure absolument
+hors de pair.<a name="page_175" id="page_175"></a></p>
+
+<h3><a name="XXXIII" id="XXXIII"></a>XXXIII</h3>
+
+<p class="date">25 février.<br />
+</p>
+
+<p>A l'étalage de madame L'Ourse, dans ses tubes de bambous emplis d'eau
+claire, les derniers camélias disparaissent, comme avaient disparu les
+chrysanthèmes, et font place à des branches de prunier toutes garnies de
+fleurs neigeuses, à des branches de pêcher toutes roses. Le long des
+rues, aux devantures des boutiques, même des plus humbles échoppes
+d'ouvriers, on voit de ces premières fleurs du vrai printemps, disposées
+avec un goût délicat dans quelque vase de porcelaine ou de bronze. (Les
+gens du plus bas peuple, en ce pays, sont plus artistes et<a name="page_176" id="page_176"></a> plus affinés
+que la moyenne des bourgeois de chez nous.)</p>
+
+<p>Et les mousmés, entre deux giboulées, quand luit un peu de soleil, se
+promènent en robes de nuances plus claires,&mdash;des gris perle, des bleus
+de cendre ou des lilas, qui révèlent des aspects nouveaux de leur
+gentillesse un peu factice, mais toujours si artistement accommodée. Je
+crois même qu'elles ont un rire approprié à la saison, un rire de fin
+d'hiver, qui est encore plus gai, et plus contagieux que celui de
+décembre ou de janvier.</p>
+
+<p>Il va donc arriver pour tout de bon, ce printemps qui nous fera partir,
+mais qui, heureusement pour nous, est toujours tardif au Japon, après de
+si beaux automnes de lumière. Dans la montagne aux temples et aux
+sépultures, il y a déjà quantité d'arbres fruitiers follement fleuris;
+ils ressemblent à des touffes de ruban rose, ou de ruban blanc, à côté
+des pagodes dont les grisailles se font au contraire plus tristes et
+plus vieilles, par contraste avec toute cette fraîcheur; on dirait d'une
+décoration de fête, artificielle, fragile et sans lendemain. Les<a name="page_177" id="page_177"></a>
+Japonais du reste aiment peindre ces aspects éphémères de leurs vergers;
+ils en font ces images qui, transportées chez nous, paraissent trop
+jolies, dans une exagération de couleur.<a name="page_178" id="page_178"></a></p>
+
+<h3><a name="XXXIV" id="XXXIV"></a>XXXIV</h3>
+
+<p class="date">26 février.<br />
+</p>
+
+<p>Madame Prune n'a jamais été mère... Ce n'est pas sans un trouble intime
+que je viens de l'apprendre.</p>
+
+<p>A cela sans doute, elle doit d'avoir conservé cette jeunesse dans les
+sentiments, et, dans tout l'organisme, cette verdeur que j'admirais sans
+me l'expliquer. Pendant l'une de ces minutes de tête-à-tête et
+d'épanchement, qu'elle ne redoute plus assez de provoquer entre nous et
+que le printemps va rendre plus capiteuses, elle s'est décidée à la
+délicate confidence.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors, et la toute mignonne et potelée<a name="page_179" id="page_179"></a> madame Oyouki? Une fille
+adoptive, simplement?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! non... Une erreur de feu ce pauvre monsieur Sucre... Une enfant
+conçue en dehors des liens sacrés du mariage...</p>
+
+<p>&mdash;Madame Prune, en croirai-je à mes oreilles?... Monsieur Sucre, ce pur
+artiste, capable de s'être oublié à ce point!... Quelle atteinte vous
+venez de porter pour moi à sa mémoire!...</p>
+
+<p>Et dire que j'ai pu vivre tout un été sous le même toit que ce ménage,
+sans soupçonner un secret si lourd...<a name="page_180" id="page_180"></a></p>
+
+<h3><a name="XXXV" id="XXXV"></a>XXXV</h3>
+
+<p class="date">1<sup>er</sup> mars.<br />
+</p>
+
+<p>Malgré les robes printanières des mousmés, malgré la floraison hâtive
+des vergers et l'allongement des soirs, c'étaient toujours les mauvais
+vents de Nord, la pluie, la neige, nous faisant un Japon plus sombre,
+plus humide et plus gelé qu'au c&#339;ur de l'hiver. Et les orangers
+s'étonnaient, et les grands cycas arborescents, dans les cours des
+pagodes, se disaient que depuis un siècle ils n'avaient pas vu tant de
+poudre blanche sur leurs beaux plumets verts.</p>
+
+<p>Mais voici que la griserie d'un printemps soudain est venue nous
+prendre, dans ce <a name="page_181" id="page_181"></a>Nagasaki où nous finissons notre quatrième mois d'un
+exil très enjôleur.</p>
+
+<p>Là-haut, chez messieurs les Trépassés, la montagne se tapisse de
+fleurettes sauvages, pour nous inconnues; autour des stèles
+innombrables, le petit monde frileux des fougères déplie partout en
+confiance ses feuilles nouvelles, d'une teinte pâle et rare. Dans la
+verte nécropole, plus grande que le quartier des vivants,&mdash;que j'avais
+abandonnée par ces temps de neige, et où je recommence de venir,&mdash;ce
+n'est plus cette tiédeur languide et mourante de l'arrière-automne qui
+s'harmonisait si bien avec les tombes; c'est un ensoleillement de
+renouveau, une envahissante gaîté d'herbes folles, qui ne cadrent plus,
+qui doivent effaroucher les pauvres défunts en cendre et faire
+s'évanouir plus vite ce qui restait encore de leurs âmes flottantes.
+Tandis que les grandes pagodes gardiennes, sous ces rayons trop clairs,
+se révèlent plus vieilles et plus mornes, leurs boiseries plus
+vermoulues, leurs monstres plus caducs.</p>
+
+<p>En bas, sur la ville de cèdre et de papier, la lumière est maintenant en
+continuelle fête;<a name="page_182" id="page_182"></a> les mille petites boutiques ouvertes accrochent du
+soleil et des reflets sur leurs potiches, leurs laques ou leurs étoffes
+aux nuances de fleurs.</p>
+
+<p>Et le soir, par les longs crépuscules attiédis, chaque rue s'emplit
+d'une myriade de petits enfants, aux têtes rondes, aux yeux de chat
+moitié câlins moitié mauvais. En aucun pays de la Terre on n'en voit une
+telle abondance. Ils sortent par douzaine de chaque porte. Presque tous
+jolis, eux qui deviendront si laids en grandissant, ils sont coiffés
+encore, comme autrefois, avec un art comique, avec une science
+supérieure de la drôlerie, en petites queues alternant avec des places
+rasées,&mdash;petites queues qui retombent sur les oreilles, ou bien petites
+queues qui se redressent au-dessus de la nuque, suivant le genre de
+minois du personnage. Leurs robes ont beaucoup d'ampleur et sont trop
+longues, leurs manches pagodes sont trop larges; cela leur donne des
+tournures empêtrées ou pompeuses. Ils ne font pas de bruit. Ils ne rient
+pas, en ce pays où leurs grandes s&#339;urs et leurs mamans savent si bien
+rire. Ils sont la génération prochaine qui verra<a name="page_183" id="page_183"></a> tout changer dans cet
+Empire du Soleil-Levant jadis immuable, et déjà ils ont l'air d'observer
+attentivement la vie, avec leurs prunelles de jais noir, mystérieuses
+entre leurs paupières bridées. Surtout ils se protègent et s'entr'aident
+les uns les autres, d'une façon gentille et touchante; il n'en est pas
+de si petit auquel ne soit confié un frère, moindre encore et plus
+poupée que lui. Pourtant on en voit aussi qui s'amusent; gravement ils
+tiennent la ficelle de quelqu'un de ces cerfs-volants qui, à l'heure des
+chauves-souris, se mettent de tous côtés à planer dans le ciel, ayant
+forme de chauve-souris eux-mêmes, ou de phalène ou de chimère.</p>
+
+<p>Il ne fait plus froid, tout s'égaye, tout s'éclaire... Et la grâce des
+mousmés, que j'avais à peine comprise, il y a quinze ans, c'est
+aujourd'hui, dirait-on, qu'elle m'est révélée...</p>
+
+<p>Une fois de plus, après tant d'autres fois, on se laisse prendre à cette
+éternelle duperie de la nature, qui n'a pour but que de préparer les
+feuilles mortes et les dépérissements jaunes<a name="page_184" id="page_184"></a> d'un très prochain
+automne. On se laisse prendre, et cependant il y a cette année deux
+causes de tristesse à le sentir approcher, ce printemps: d'abord, ce
+n'est pas ici qu'on avait pensé le recevoir, chacun comptait bien être
+là-bas, dans son coin de terre natale, quand arriveraient les
+hirondelles: ensuite ce beau temps sonne le départ pour la Chine; les
+glaces de l'affreux Petchili doivent fondre sous ce soleil, et on va
+nous rappeler bientôt à nos postes d'énervante fatigue.<a name="page_185" id="page_185"></a></p>
+
+<h3><a name="XXXVI" id="XXXVI"></a>XXXVI</h3>
+
+<p class="date">15 mars.<br />
+</p>
+
+<p>Dans ce rayonnement de printemps, à peine avais-je mis pied à terre
+aujourd'hui, que trois mousmés dans la rue ont attiré mon attention.
+Qu'y avait-il donc entre elles d'inusité, que je définissais mal au
+premier abord? Avec des petites moues particulières, des envies de rire
+contenues, elles cheminaient ensemble, le nez au vent tiède, l'air de
+<i>se savoir drôles</i> et de perpétrer quelque farce... Ah! cela venait de
+leur coiffure: elles s'étaient fait des bandeaux et des chignons comme
+les grand'mères. Et, quand elles eurent compris, à mon regard, que
+j'avais<a name="page_186" id="page_186"></a> remarqué, elles répondirent des yeux: «Hein! n'est-ce pas que
+nous sommes cocasses?» et passèrent en riant pour tout de bon.</p>
+
+<p>Quelques pas plus loin, deux vieilles dames... Qu'avaient-elles
+d'inusité, celles-là encore?... Ah! leur coiffure: elles s'étaient fait
+des bandeaux et des chignons de jeune fillette, avec un léger piquet de
+fleurs sur le côté, comme en porte mademoiselle Pluie-d'Avril. Et leur
+sourire me répondit de même: «Mais oui, c'est ainsi, ne t'en déplaise!
+Oh! nous le savons, va, que nous sommes comiques!»</p>
+
+<p>Tout le long du chemin, pareille mascarade; renversement général des
+coiffures et des âges. (Bien entendu, fallait-il avoir l'&#339;il déjà
+complètement fait aux japoneries pour recevoir une impression de stupeur
+telle que la mienne. C'était comme si, chez nous, un beau jour, toutes
+les aïeules apparaissaient en cheveux, avec des nattes dans le dos, et
+toutes les petites filles, en bonnet tuyauté, avec des anglaises.)</p>
+
+<p>Quelques instants plus tard, dans le faubourg de Dioudjendji, près de
+mon ancienne demeure.<a name="page_187" id="page_187"></a> Devant moi cheminait une dame de galante
+tournure, ayant cette ligne incomparable de la nuque et des épaules qui
+la décèlerait entre mille: madame Prune, coiffée aujourd'hui en petite
+mousmé, en petite écolière, avec un piquet de roses pompons se balançant
+au bout d'une longue épingle d'écaille!...</p>
+
+<p>Avertie par son flair toujours si sûr, elle se retourna pour me montrer,
+dans un sourire, l'un des derniers râteliers laqués de noir que Nagasaki
+possède encore: «N'est-ce pas, demandaient pudiquement ses yeux baissés,
+n'est-ce pas, cher, que ça ne va pas trop mal?»</p>
+
+<p>&mdash;Madame Prune, j'allais vous le dire. Mais je vous prie,
+expliquez-moi...</p>
+
+<p>Alors elle me conta que, depuis le temps des ancêtres lointains, c'était
+de tradition que les dames, ce jour du calendrier, fussent coiffées
+comme les jeunes filles, et les jeunes filles comme les dames.</p>
+
+<p>Et tout était joli autour de nous, aussi bizarrement joli et aussi
+invraisemblablement arrangé que dans une aquarelle japonaise. Ce
+faubourg où nous passions avait l'air en pleine<a name="page_188" id="page_188"></a> ivresse de printemps.
+Notre sentier dominait, à soixante mètres de haut, la rade bleue,
+sinueuse entre ses rives boisées. Autour des vieilles maisonnettes, aux
+châssis de papier, il y avait des arbres tout blancs et des arbres tout
+roses; il y avait aussi des glycines dont les longues grappes
+commençaient de se colorer en violet pâle; et tout cela, maisonnettes
+gentilles comme des jouets, arbres roses des petits jardins, glycines en
+guirlandes, dévalait sous nos pieds jusqu'à la mer, dans un pêle-mêle
+qui semblait instable et impossible; tout cela avait l'air de tenir par
+ensorcellement, sans souci de l'équilibre ni de la pesanteur. Une
+lumière idéale, délicate, éclatante sans éblouir, s'épandait pareille,
+sur les choses proches et sur les lointains limpides. Dans le ciel
+pointaient ces cimes très singulières des montagnes de Kiu-Siu, qui
+ressemblent à des cônes tapissés de peluche verte. Et, là-bas, du côté
+où la rade s'ouvre sur la mer de Chine, plus d'habitations humaines, un
+manteau uniforme de verdure jeté partout, même du haut en bas des très
+abruptes falaises; rien que deux ou trois petits<a name="page_189" id="page_189"></a> temples, perchés dans
+des coins presque inaccessibles, discrets d'ailleurs, émergeant à peine
+du fouillis des branches, et voués aux Esprits des bois qui doivent être
+souverains par là, sur ces côtes si vertes.</p>
+
+<p>Une seule tache, dans l'immense décor souriant; un peu en arrière de
+nous, de l'autre côté de la baie, un lieu pelé, horrible et maudit d'où
+monte un bruit perpétuel de ferraille tapotée; une bouche de l'enfer qui
+souffle une haleine, noire par mille tuyaux: l'arsenal où se fabriquent
+nuit et jour les nouvelles machines à tuer.</p>
+
+<p>Madame Prune, continuant de marivauder à son ordinaire, tandis que le
+piquet de roses pompons s'agitait au-dessus de son opulente coiffure,
+m'entraînait insensiblement vers sa demeure. Et moi, fasciné comme
+toujours par ses dents laquées, couleur d'ébène polie, je constatai
+qu'elles venaient d'être remises à neuf, à mon intention sans doute: de
+patients spécialistes y avaient introduit de place en place des petits
+morceaux d'or qui prenaient, sur ce fond noir, énormément d'importance
+et d'éclat,<a name="page_190" id="page_190"></a> tout comme sur les laques des plateaux ou des boîtes.</p>
+
+<p>On n'imagine pas ce qu'il y a de dentistes à Nagasaki; les moindres
+portefaix ont des dents dorées par leurs soins. Ils travaillent du reste
+sans mystère, car je me souviens d'avoir vu, par des fenêtres ouvertes,
+des dames au chignon d'un beau galbe, la tête renversée sur un coussinet
+et tenant béantes leurs mâchoires, qu'un opérateur semblait perforer
+avec d'étonnants petits vilebrequins. Ils ont, paraît-il, appris cet art
+en Amérique. Quantité de matelots de chez nous, séduits par leurs
+enseignes à images, se sont confiés à eux et les déclarent d'une
+dextérité merveilleuse.</p>
+
+<p>En ce qui est affaire d'adresse, de patience et d'exactitude, ces petits
+Japonais ne pouvaient qu'exceller. C'est pourquoi ils se sont approprié
+si vite l'art de nos électriciens et de nos constructeurs de machines;
+on s'étonne seulement qu'ils n'aient pas inventé eux-mêmes, des
+millénaires avant nous, tout cela, avec quoi ils jonglent aujourd'hui
+comme des virtuoses.</p>
+
+<p>Et nos plus modernes engins de guerre, qui<a name="page_191" id="page_191"></a> ne sont en somme que
+bibelots de précision, vont devenir, hélas! entre leurs mains prestes et
+sûres, de bien effroyables jouets...</p>
+
+<p>Mon Dieu, sauf madame Prune, que tout était joli ce jour-là autour de
+moi, aussi bien en bas, au bord de la rade profonde, qu'en haut vers le
+ciel pâlement bleu où montaient les étranges cimes vertes! Et qu'elle
+est adorable, cette île de Kiu-Siu, de finir ainsi, là-bas au loin, par
+des falaises magiquement garnies d'arbres, des falaises qui portent des
+petits temples à demi cachés sous leur verdure et qui descendent, comme
+les remparts de quelque forteresse enchantée, dans le grand néant de la
+mer, aujourd'hui si lumineux et diaphane!...<a name="page_192" id="page_192"></a></p>
+
+<h3><a name="XXXVII" id="XXXVII"></a>XXXVII</h3>
+
+<p class="date">25 mars.<br />
+</p>
+
+<p>Amusantes et douces, à cette fin de mars, s'en vont nos journées, nos
+dernières journées dans ce Japon, qu'il faudra quitter bientôt, quitter
+demain peut-être, après-demain, qui sait, au reçu de quelque ordre
+brusque et sans merci.</p>
+
+<p>Et je regretterai des recoins d'ombre et de mousse, parmi de vieux
+granits et de fraîches cascades, sur des versants de montagne, au-dessus
+de mystérieux temples...</p>
+
+<p>La véranda ombreuse et calme de la maison-de-thé que tient madame La
+Cigogne, devant le<a name="page_193" id="page_193"></a> temple du Renard, les antiques terrasses de la ville
+des morts, aux pierres grises, sous les cèdres de cent ans, je ne
+retrouverai jamais ces heures de silence et de presque voluptueuse
+mélancolie, passées là dans la nuit verte des arbres.</p>
+
+<p>Et puis j'ai aussi une amie mousmé, pour laquelle je donnerais bien
+madame Renoncule, et madame Prune avec mademoiselle Pluie-d'Avril, et
+que je rencontre, au c&#339;ur même de la haute nécropole, dans une sorte de
+bocage enclos, environné d'un peuple de tombes.&mdash;Oh! en tout bien tout
+honneur, nos entrevues: cela arrive, même au Japon.&mdash;Et je crois que
+c'est elle, cette mousmé, qui personnifie à présent pour moi Nagasaki et
+la montagne délicieuse de ses morts. Il en faut presque toujours une,
+n'est-ce pas, n'importe où le sort vous ait exilé, une âme féminine et
+jeune (dont l'enveloppe soit un peu charmante, car c'est là encore un
+leurre nécessaire) et qui vous vienne en aide dans la grande
+solitude,&mdash;même très honnêtement parfois, en petite s&#339;ur de passage,
+pour qui l'on garde, quelque temps après le<a name="page_194" id="page_194"></a> départ, une pensée douce,
+et puis, que l'on oublie...</p>
+
+<p>Je n'en avais point parlé encore, de cette mousmé Inamoto. Voici
+pourtant plus de trois mois que nous avons fait connaissance; c'était
+encore au temps de ces tranquilles soleils rouges des soirs d'automne
+sur les jonchées de feuilles mortes. Et, depuis, nous n'avons cessé que
+par les temps de neige nos innocents rendez-vous, toujours là-haut dans
+ce même bois triste et muré; mais cela reste tellement enfantin que je
+ne suis pas sûr que ce ne soit amèrement ridicule. Est-ce elle que je
+regretterai le jour du départ, ou seulement cette montagne avec son
+mystère et son ombre, avec ses enclos de vieilles pierres et ses
+mousses?... Il est certain que je suis l'homme des vieux petits murs
+dans les bois, des vieux petits murs gris, moussus, avec des capillaires
+plein les trous; j'ai vécu dans leur intimité quand j'étais enfant, je
+les ai adorés, et ils continuent d'exercer sur moi un charme que je ne
+sais pas rendre. En retrouver, dans cette montagne japonaise, de tout
+pareils à ceux de mon pays,<a name="page_195" id="page_195"></a> a été un des premiers éléments de séduction
+pour me faire revenir, plus encore que la paix de tout ce merveilleux
+cimetière, plus encore que la profondeur et l'étrangeté magnifique des
+lointains déployés alentour.</p>
+
+<p>Quant à la mousmé dont l'attraction est venue se greffer par là-dessus,
+c'est un beau soir empourpré de décembre, <i>au siècle dernier</i>, que
+brusquement nous nous sommes trouvés face à face. J'errais seul dans la
+nécropole, à l'heure de cuivre rouge qui annonce le coucher du soleil
+d'automne, quand l'idée me prit d'escalader un mur, plus haut que les
+autres, pour pénétrer dans l'espèce de bocage qu'il semblait enclore de
+toutes parts.</p>
+
+<p>Je tombai dans un ancien parc à l'abandon, aujourd'hui moitié jungle et
+moitié forêt, où une jeune fille, assise sur la mousse, l'air d'être
+chez elle, feuilletait un livre d'images représentant des dieux et des
+déesses dans les nuées.</p>
+
+<p>Elle commença naturellement par rire (étant Japonaise et mousmé) avant
+de me demander: «Qui es-tu, d'où sors-tu, qui t'a permis de<a name="page_196" id="page_196"></a> sauter ce
+mur?» Elle avait des yeux à peine bridés, presque des yeux comme une
+petite fille brune de Provence ou d'Espagne, avec un teint d'ambre roux;
+elle respirait la santé, la jeunesse fraîche, et son regard était si
+honnête que je quittai tout de suite pour elle ce ton de badinage,
+toujours indiqué dans les salons de madame Prune ou de madame Renoncule
+ma belle-mère.</p>
+
+<p>J'appris, ce premier soir, qu'elle se nommait Inamoto, qu'elle était
+fille du bonze, ou du simple gardien peut-être, de certaine grande
+pagode, dont j'apercevais, cinquante mètres plus bas, à travers des
+branches, la toiture tourmentée et les cours au dallage funèbre.</p>
+
+<p>&mdash;Petite mademoiselle Inamoto, demandai-je avant l'escalade de sortie,
+cela me ferait plaisir de te revoir quelquefois. Après-demain s'il ne
+tombe ni pluie ni neige, je reviendrai ici, à cette même heure. Et toi,
+est-ce que tu viendras?</p>
+
+<p>&mdash;Je viendrai, dit-elle, je viens tous les jours sans pluie.<a name="page_197" id="page_197"></a></p>
+
+<p>Elle ajouta, avec une révérence: «Sayanara!» (Je te salue!) et se mit à
+redescendre par un sentier de chèvre, vers le temple, très soucieuse de
+protéger les belles coques de ses cheveux lisses contre les petites
+branches de bambou qui, au passage, lui fouettaient la figure.</p>
+
+<p>Depuis ce jour-là, j'ai bien franchi cinquante fois, à cette même place,
+ce même vieux mur... C'est aussi chaste qu'avec mademoiselle
+Pluie-d'Avril, mais différent et plus profond; il ne s'agit plus d'un
+petit chat habillé, mais d'une jeune fille, qui, malgré son rire de
+mousmé, a des yeux candides et parfois graves.</p>
+
+<p>Comment cela peut-il durer entre nous, sans lassitude, puisque la
+différence des langages empêche toute communion approfondie entre nos
+deux âmes, sans doute essentiellement diverses, et puisque par ailleurs,
+dans nos rendez-vous, il n'y a jamais un instant d'équivoque, un instant
+trouble?...</p>
+
+<p>Bien que la nécropole soit solitaire, à certains jours il faut des ruses
+d'Apache pour arriver sans être vu,&mdash;et cela encore est<a name="page_198" id="page_198"></a> amusant. Elle a
+de plus en plus peur, la mousmé, peur que l'on nous observe, que son
+père la gronde, qu'on lui défende de venir. Quelquefois c'est un porteur
+d'eau, qui descend des sommets et nous gêne; le lendemain c'est une
+vieille dame qui nous tient longuement en échec, étant occupée sans hâte
+à disposer des branches de verdure dans des tubes de bambou aux quatre
+coins d'une tombe, ou bien à brûler des baguettes d'encens pour ses
+ancêtres, ou simplement à regarder sous ses pieds le panorama des
+pagodes, de la ville et de la mer. Et je reste caché derrière quelque
+grand cèdre, apercevant, au-dessus du mur, des cheveux biens noirs qui
+dépassent les pierres, un front et deux yeux au guet (jamais un bout de
+nez, jamais rien de plus): ma petite amie qui s'est perchée là pour
+surveiller, elle aussi, la solution de l'incident, toujours prête à
+disparaître au moindre danger, comme un gentil personnage de guignol qui
+retomberait dans sa boîte.</p>
+
+<p>Oui, c'est bien enfantin et ridicule, et pour que tout cela ait pu
+durer, il a fallu l'exotisme<a name="page_199" id="page_199"></a> extrême, le charme de ce lieu unique et le
+charme d'Inamoto combinés ensemble.</p>
+
+<p>Est-ce elle que je regretterai, ou sa montagne, ou encore le vieux mur
+gris, protecteur de nos rendez-vous? Vraiment je ne sais plus, tant sa
+gentille personnalité est pour moi amalgamée aux ambiances.<a name="page_200" id="page_200"></a></p>
+
+<h3><a name="XXXVIII" id="XXXVIII"></a>XXXVIII</h3>
+
+<p class="date">26 mars.<br />
+</p>
+
+<p>Des nouvelles arrivées de Chine disent qu'à l'entrée du Peïho les glaces
+fondent; donc ce sera d'un moment à l'autre, le départ, et nous comptons
+les jours de grâce qui nous restent, nous sentant plus japonisés que
+nous ne pensions, à l'heure de tout quitter.</p>
+
+<p>Ma petite amie Pluie-d'Avril est venue aujourd'hui me faire visite à
+bord, accompagnée de la vieille dame qu'elle appelle grand'mère. Une
+visite tout à fait bon enfant et sans cérémonie; elle avait pris un
+costume qui, pour elle, était plutôt simple, mais où tout<a name="page_201" id="page_201"></a> de même de
+grandes fleurs aux nuances fantastiques s'étalaient sur fond ivoire.</p>
+
+<p>Elle est si connue, et d'ailleurs si bébé, que messieurs les agents de
+police la laissent aller et venir. A bord, les matelots aussi la
+connaissent, et disent: «Voilà le petit chat qui arrive.»</p>
+
+<p>Aujourd'hui, elle s'est intéressée à nos canons; qui aurait cru cela, et
+où la préoccupation de la guerre va-t-elle se nicher? «Nos bateaux, à
+nous Japonais, en ont-ils de pareils? Est-ce que ceux des Russes peuvent
+tuer aussi loin?» Oh! qu'elle était drôle, à côté de l'une de ces
+grosses pièces du <i>Redoutable</i>, que deux canonniers s'étaient amusés à
+lui ouvrir, et fourrant sa petite tête dedans, avec son beau chignon,
+pour examiner les rayures.<a name="page_202" id="page_202"></a></p>
+
+<h3><a name="XXXIX" id="XXXIX"></a>XXXIX</h3>
+
+<p class="date">31 mars.<br />
+</p>
+
+<p>Dans la matinée, vers dix heures, s'est refermé derrière nous le long
+couloir de verdure, au fond duquel Nagasaki s'étale dans son cadre de
+pagodes et de cimetières. Ensuite, ont défilé ces petits îlots, qui sont
+comme les sentinelles avancées du Japon,&mdash;petits îlots charmants, que
+tout le monde connaît, pour les avoir vus peints sur tant de potiches et
+d'éventails. Et puis la mer, <i>le large</i> a commencé de nous envelopper de
+sa majesté sereine et de son silence, plus saisissants par contraste,
+après tant de mignardises, et de musiquettes,<a name="page_203" id="page_203"></a> et de gentils rires,
+auxquels nous venions longuement de nous habituer.</p>
+
+<p>Très brusque a été l'ordre de départ. A peine ai-je trouvé le temps de
+saluer ma belle-mère en émoi. C'était déjà si court, les deux heures que
+j'avais, pour aller dans la montagne dire adieu à la mousmé Inamoto...</p>
+
+<p>Faut-il que je l'aie escaladé souvent, le vieux mur de son bois enclos,
+pour que les traces de mon passage se voient déjà si bien sur le gris
+des pierres! je ne l'avais jamais remarqué comme ce jour de départ, il y
+a de quoi donner l'éveil, et à mon retour il faudra changer de chemin.
+Dans l'herbe aussi, mon pas a dessiné une vague sente, comme ces foulées
+que font les bêtes en forêt.</p>
+
+<p>Mousmé qui n'avait pas des yeux ordinaires de mousmé, fleur énigmatique
+et jolie, fleur de pagode et de cimetière, qu'ai-je su comprendre
+d'elle, et qu'a-t-elle compris de moi? Rien que l'un de nous soit
+capable de définir. Assis côte à côte sur la terre de ce bois, disant
+des choses forcément puérils, à cause de cette langue dont je connais
+trop peu de mots, nous<a name="page_204" id="page_204"></a> étions comme deux sphinx qui s'amuseraient à
+faire les enfants, faute d'un moyen, d'une clef pour se déchiffrer, mais
+qui seraient retenus là chacun par l'âme inconnue de l'autre, vaguement
+devinée. Il est certain qu'entre nous commençait de se nouer cette sorte
+de lien qu'on appelle affection, qui ne se discute ni ne s'analyse, et
+qui souvent rapproche des êtres infiniment dissemblables... Au-dessus du
+mur, ce gentil front et cette paire de jeunes yeux qui m'accompagnaient
+hier au soir, pendant ma fuite à travers le dédale des terrasses
+funéraires et des tombes, je me suis retourné deux fois pour les
+regarder; quand je les ai vus disparaître, je crois même que je me suis
+senti plus seul encore dans ces lointains pays jaunes... Et ce petit
+serrement de c&#339;ur, en m'éloignant, était comme un reflet très
+atténué,&mdash;crépusculaire, si l'on peut dire ainsi,&mdash;de ces angoisses qui,
+à l'époque de ma jeunesse, ont accompagné tant de fois mes grands
+départs. Il est vrai, je suis sûr de revenir, autant qu'on peut être sûr
+des choses de demain, car nous restons deux ans, hélas! dans les mers
+de<a name="page_205" id="page_205"></a> Chine, où Nagasaki sera notre lieu de ravitaillement et de repos. Et
+je la reverrai, cette mousmé, j'entendrai encore sa voix, très doucement
+bizarre, répéter, avec un accent qui fait sourire, les mots français
+qu'elle s'amuse à apprendre...</p>
+
+<p>Quant à madame Prune, c'était trop haut perché pour cette fois, le
+faubourg qu'elle habite. Mais nous reviendrons, nous reviendrons, et,
+s'il plaît à la Déesse de la Grâce, cette idylle, ébauchée entre nous il
+y aura seize ans bientôt, ne se dénoue point encore...</p>
+
+<p>Ce soir donc, à l'heure où le soleil se couche dans de longs voiles de
+brume, le Japon a disparu; l'île amusante s'est évanouie dans les
+lointains d'une immensité toute pâle, qui luit comme un miroir sans fin,
+et qui ondule très lentement, avec une câlinerie perfide. Nous faisons
+route vers le Nord et vers la Chine. Il y a quinze ans, après un
+amollissant séjour dans ce même coin du Japon et un mariage pour rire
+avec une certaine petite Chrysanthème, je remontais ainsi la mer Jaune,
+par un calme pareil, sous des brumes comme celles-ci, un<a name="page_206" id="page_206"></a> soir aussi
+blême. Et le grand néant de la mer, comme cette fois, m'enveloppait de
+sa paix funèbre.</p>
+
+<p>Je m'en allais avec moins de mélancolie,&mdash;sans doute parce que la vie
+était encore en avant de moi dans ce temps-là, tandis qu'à présent elle
+est plutôt en arrière...<a name="page_207" id="page_207"></a></p>
+
+<h3><a name="XL" id="XL"></a>XL</h3>
+
+<p class="head">A SÉOUL</p>
+
+<p class="head">DANS LA RUE</p>
+
+<p class="date">Juin 1901.<br />
+</p>
+
+<p>A la splendeur de juin, qui est là-bas rayonnante et limpide plus encore
+que chez nous, je me souviens de m'être posé pour quelques jours dans
+une maisonnette, à Séoul, devant le palais de l'empereur de Corée, juste
+en face de la grande porte. Dès l'aube&mdash;naturellement très hâtive à
+cette saison,&mdash;des sonneries de trompettes me réveillaient, et c'était
+la relève matinale de la garde: une <a name="page_208" id="page_208"></a>longue parade militaire, où
+figuraient chaque fois un millier d'hommes. Les autres bruits de Séoul
+commençaient ensuite, dominés par le hennissement continuel des
+chevaux,&mdash;de ces petits chevaux coréens, ébouriffés et toujours en
+colère, qui se battent et qui mordent.</p>
+
+<p>Ce palais d'empereur se dissimulait derrière des murs. En se mettant à
+ma fenêtre on n'en pouvait rien voir, que l'enceinte morose et le grand
+portique rouge, décoré à la chinoise, avec des monstres sur la frise.
+D'étranges petits soldats, vêtus à l'européenne, montaient la faction
+devant cette demeure fermée, ceux-là mêmes dont les trompettes sonnaient
+chaque jour, avant le soleil levé: sous des képis comme en portent nos
+troupiers, des figures plates et jaunes, paraissant tout étonnées d'un
+accoutrement encore si nouveau.</p>
+
+<p>De ma fenêtre, on apercevait aussi, en enfilade, une rue large et
+droite, où s'agitait une foule uniformément habillée de mousseline
+blanche, entre deux rangs de maisonnettes bien basses, bien saugrenues,
+d'un gris monotone et d'un aspect à peu près chinois.<a name="page_209" id="page_209"></a></p>
+
+<p>La parade finie, c'était l'heure des audiences et des Conseils. Alors,
+dans d'élégantes chaises de laque, on apportait quantité de cérémonieux
+personnages en robe de soie à fleurs, coiffés de ce haut bonnet,&mdash;avec
+deux espèces de pavillons comme des oreilles écartées, comme des
+antennes&mdash;qui s'est démodé en Chine depuis environ trois siècles. Et,
+tandis que les abords du portique rouge s'encombraient de toutes ces
+belles chaises au repos et de leurs longs brancards flexibles gisant par
+terre, je regardais ces gens de Cour gravir l'un après l'autre les
+marches du seuil impérial, puis disparaître dans le palais: dignitaires
+antédiluviens qui venaient régler les choses du vieil empire croulant;
+sous leur costume d'apparat, ils avaient l'air de grands insectes, aux
+têtes compliquées, aux élytres chatoyants.</p>
+
+<p>Alentour, le soleil de juin s'épandait en lumière de fête sur les
+grisailles de Séoul, qui reste la plus parfaitement grise de toutes ces
+antiques cités, encore vivantes en extrême Asie. Et c'était un soleil
+brûlant, car le climat de Corée est excessif, comme celui de la<a name="page_210" id="page_210"></a> Chine;
+à des hivers presque sibériens succèdent toujours sans transition de
+chauds et merveilleux printemps.</p>
+
+<p>Dès le matin, il flambait, ce soleil, sur l'immense ville grise,
+enfermée dans ses remparts crénelés et dans son cirque de montagnes
+grises. Des rues droites, d'une lieue de long sur cent mètres de large,
+au sol gris, entre des myriades de maisonnettes poudreuses, à peu près
+toutes se ressemblant, toutes égales, et recouvertes de pareilles
+carapaces en briques couleur de cendre. Et dominant ces innombrables
+petites choses, de tous côtés surgissait dans le ciel, comme un terrible
+mur en pierrailles noirâtres, la chaîne de ces montagnes enveloppantes,
+qui était là comme pour emprisonner, maintenir, condenser la tristesse
+et l'immobilité de Séoul,&mdash;vieille capitale éloignée de la mer, et
+n'ayant même pas un fleuve pour lui amener les navires, toujours
+colporteurs d'idées et de choses nouvelles.</p>
+
+<p>Si larges et si découvertes, les rues de cette ville, qu'on les voyait
+d'un bout à l'autre; on les voyait là-bas, là-bas dans le lointain
+<a name="page_211" id="page_211"></a>extrême et la poussière, aboutir aux portes des remparts, qui étaient
+surmontées, comme à Pékin, d'énormes donjons noirs et cornus. Ces foules
+toutes blanches, toutes en mousseline blanche, processionnant sur les
+longues chaussées, évoquaient, pour nous Européens, l'idée d'un essaim
+de jeunes filles réunies à quelque fête d'été; mais les promeneurs
+étaient presque uniquement des hommes, au visage plat, à la barbiche
+rude et clairsemée comme les babines des phoques. Les garçons, les
+jeunes n'ayant pas encore convolé en justes noces, allaient tête nue,
+prenant un air virginal avec leur robe immaculée, leur raie au milieu et
+leur longue tresse dans le dos, à la manière des petites filles
+d'Occident. Quant aux hommes mariés, ils étaient irrésistiblement
+drôles, coiffés tous, d'après l'usage inéluctable, d'un n&#339;ud de cheveux
+et d'une espèce de petit chapeau imitant notre «haut de forme», en crin
+noir avec des brides pour nouer sous le menton; si petits, ces chapeaux,
+d'une si ridicule petitesse, qu'on eût dit ceux qu'ont inventés chez
+nous les clowns. Et comme<a name="page_212" id="page_212"></a> on était en juin et qu'il faisait très chaud,
+nombre de gens portaient autour du torse et des bras, sous la robe
+légère, une sorte de carcasse, de crinoline en jonc tressé, pour isoler
+la mousseline du corps; cela donnait des bonshommes tout ronds, comme
+des poussahs en baudruche soufflée.</p>
+
+<p>Au milieu des blancheurs de ces milliers de robes, quelques points
+rouges éclataient dans la foule comme des coquelicots: les bébés, tous
+en manteau écarlate, avec capuchon doré. Aussi quelques points couleur
+de feuille fraîche: les dame de qualité, toutes en manteau vert clair,
+coiffées d'un grand pli d'étoffe blanche comme les Napolitaines, et
+s'appuyant pour marcher sur de longues cannes, dans le genre des
+houlettes de bergère à Trianon; costumes d'ailleurs très montants, mais
+avec deux ouvertures pour laisser sortir les pointes des deux seins.&mdash;Et
+les hommes en deuil!... De blanc habillés, ceux-là comme les autres, ils
+disparaissaient sous des chapeaux en paille de riz, larges d'au moins
+trois pieds, ayant forme d'abat-jour, et, de plus, ils se<a name="page_213" id="page_213"></a> cachaient
+derrière un écran de circonstance, à deux poignées, qu'ils tenaient des
+deux mains, de manière à se l'appliquer hermétiquement sur le
+visage<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>.&mdash;D'ailleurs, dans toute cette bizarrerie des costumes, on ne
+sentait l'influence ni de la Chine ni du Japon, les deux redoutables
+pays voisins; non, c'était quelque chose de très à part, ayant germé ici
+même, entre ces montagnes, au pied de ces amas de pierrailles grises.</p>
+
+<p>Devant les humbles boutiques ouvertes le long des rues, d'assez
+monotones et modestes choses s'étalaient au soleil et à la poussière.
+Beaucoup de harnais, pour ces méchants petits chevaux à tous crins et
+d'humeur si batailleuse. Beaucoup de bahuts, tous pareils, en laque
+rouge avec des fermoirs dorés. Et surtout des milliers d'objets en ce
+merveilleux cuivre de Corée, qui est pâle, pâle comme du vermeil
+mourant, mais dont l'éclat ne se<a name="page_214" id="page_214"></a> ternit jamais: coupes, brûle-parfums
+et hauts flambeaux d'une grâce exquise.</p>
+
+<p>Les Coréens des vieux âges furent cependant des maîtres aux inventions
+diverses. C'est eux qui jadis initièrent les Japonais à la fabrication
+de la porcelaine;&mdash;et, dans les tombeaux de leurs souverains
+légendaires, on retrouve d'adorables céramiques, presque toujours
+grises, couleur de souris, dont l'étrangeté sobre, inspirée de la
+feuille ou de la fleur des lotus, atteste un art déjà très avancé. C'est
+aussi par eux que le secret de la boussole marine, vers le XI<sup>e</sup>
+siècle, fut révélé à des navigateurs arabes, qui l'apportèrent dans
+notre Occident barbare. Mais à présent l'immense décrépitude asiatique
+s'est étendue sur ce peuple trop vieux, et la Corée se meurt comme le
+Céleste Empire.</p>
+
+<p>Ces milliers de petites carapaces, longues et étroites, servant de
+toitures aux maisons de Séoul, je me rappelle comme elles jouaient
+singulièrement les pierres tombales lorsqu'on les apercevait à vol
+d'oiseau. La ville, regardée du haut des grands miradors couronnant les<a name="page_215" id="page_215"></a>
+portes, produisait un étonnant effet de cimetière; on eût dit une
+infinie jonchée de tombes dans une enceinte crénelée,&mdash;avec de longues
+avenues où s'agitait une peuplade de fantômes, toujours en diaphanes
+vêtements blancs.</p>
+
+<p>Au sortir des remparts, aussitôt franchies les lourdes portes à donjons,
+on trouvait une campagne infiniment paisible et mélancolique. Un sol
+pierreux; partout des affleurements de ces rocailles grisâtres,
+pareilles aux montagnes environnantes. Des cèdres, des saules, des
+verdures d'un éclat tout neuf: une merveilleuse apothéose du printemps,
+à cette fin de juin; des tapis de fleurs qu'inondait la gaie lumière; un
+bruissement perpétuel de cigales. Et des gens à l'air doux, qui jouaient
+de l'éventail&mdash;des gens vêtus de mousseline blanche, il va sans dire, et
+coiffés du tout petit chapeau de clown, en crin noir, avec des
+brides,&mdash;venaient timidement et gentiment essayer de causer, avec trois
+mots français ou latins, appris dans les écoles; ils vous offraient
+aussi de vous asseoir avec eux, au bord du chemin, sous le toit de
+quelque petite échoppe où l'on vendait d'<a name="page_216" id="page_216"></a>innocentes boissons très
+sucrées rafraîchies à la neige;&mdash;tout cela avait des apparences
+d'inaltérable bonhomie, et pourtant, quinze jours plus tôt, dans le sud
+de l'empire, dans l'île de Quelpaert, de grands massacres de chrétiens
+venaient encore d'avoir lieu, avec des raffinements d'atroce cruauté.</p>
+
+<p class="top5">Les massacres! Les massacres passés, présents ou à venir: en extrême
+Asie, c'est toujours avec cela qu'il faut compter... N'empêche qu'il y
+avait à Séoul une immense et folle cathédrale, comme nos missionnaires
+rêvent obstinément d'en construire dans les empires jaunes, malgré la
+certitude presque absolue qu'elles seront saccagées, et qu'eux-mêmes,
+prêtres ou religieuses, réfugiés quelque jour dans cet asile suprême, y
+trouveront une horrible mort... Elle était posée superbement sur une
+colline, cette aventureuse église de Séoul, dominant les milliers de
+maisonnettes à toiture en carapace, qui, regardées du haut de sa flèche
+gothique, semblaient un peuple de cloportes. Et tout autour c'était la
+mission française; un quartier pour l'heure<a name="page_217" id="page_217"></a> accueillant et paisible, où
+des bonnes S&#339;urs de chez nous élevaient des bandes de petits Coréens et
+de petites Coréennes aux minois de chat, leur apprenant à exercer
+d'humbles métiers, et à parler un peu notre langue.</p>
+
+<p>Plus loin il y avait aussi deux ou trois rues où l'on aurait pu se
+croire à Nagasaki ou à Yeddo; on y retrouvait les mousmés rieuses aux
+jolis chignons luisants, les boutiques proprettes et les gentilles
+maisons-de-thé, égayées de bouquets très prétentieux dans des vases de
+bronze.&mdash;Et c'était le commencement de cette infiltration japonaise,
+l'un des périls menaçant le plus l'existence de la Corée.</p>
+
+<p class="ast">*<br />* *</p>
+
+<p>Oh! la cocasserie, pour moi si imprévue, d'une journée de pluie à Séoul!
+L'amusant souvenir que j'en ai gardé! Cette fois-là, en ouvrant ma
+fenêtre au matin, j'avais vu tout assombri et tout nuageux ce ciel
+ordinairement si pur. Autour de la ville grise, les montagnes drôles et
+trop pointues semblaient piquer dans<a name="page_218" id="page_218"></a> un même voile épais, qui
+descendait peu à peu, peu à peu embrumant les choses. Et des gouttes
+d'eau, d'abord très fines, avaient commencé de tomber: la pluie, la
+vraie pluie, que l'Empereur était allé demander lui-même aux dieux de la
+Corée, la veille au soir, en sacrifiant de sa main un mouton, dans la
+campagne, sur un rocher. Alors, il y avait eu changement à vue dans la
+saugrenuité des foules; en un clin d'&#339;il, ce pays était devenu le
+royaume de la toile gommée, couleur jaune serin. Devant l'entrée
+impériale, où stationnaient comme toujours les chaises à porteurs de
+tant de grands personnages, les valets prestement avaient mis des capots
+en toile cirée jaune sur toutes ces belles caisses laquées noir et or.
+Par-dessus leur petit chapeau de clown, les passants avaient tous posé
+en équilibre un immense cornet de pareille toile cirée jaune; les plus
+craintifs de l'eau avaient aussi endossé une veste bouffante, de même
+étoffe et de même couleur. Des parapluies larges, à mille plissures,
+toujours en toile cirée jaune, s'étaient déployés partout au-dessus des
+têtes. Et les robes de <a name="page_219" id="page_219"></a>mousseline blanche, que l'on troussait le plus
+haut possible, maintenant molles, fripées, s'emplissaient de crotte.
+Jusqu'au soir la pluie tomba du ciel lourd, tomba tranquille et
+incessante. Dans la rue boueuse, la foule circulait, aussi pressée;
+seulement, de blanche qu'elle avait coutume d'être, voici qu'elle venait
+de passer au jaune uniforme, et les centaines de têtes, avec leurs
+espèces de grands bonnets de magicien enfoncés jusqu'aux yeux, étaient à
+présent des cônes bien pointus, sur lesquels ruisselait l'averse.</p>
+
+<p>Et enfin j'ai gardé souvenance d'un jeune moineau, trop vite échappé du
+nid, qui ce jour-là s'était abattu dans ma chambre, ne pouvant plus
+voler tant il avait reçu de pluie sur ses pauvres petites plumes neuves.
+Le lendemain matin, bien séché et réconforté, il s'en alla par la
+fenêtre ouverte rejoindre ses frères, moinillons de la même couvée, qui
+pépiaient au beau soleil reparu, en face, perchés sur des gnomes de
+plâtre et de faïence, à la frise du portique impérial.<a name="page_220" id="page_220"></a></p>
+
+<h3>II</h3>
+
+<p class="head">A LA COUR</p>
+
+<p>A la Cour de Corée, quand j'y suis passé, la grande affaire à l'ordre du
+jour était la translation des restes de l'Impératrice, poignardée par
+des assassins, environ sept années auparavant, une nuit, dans son vieux
+palais. Les immuables rites exigeaient qu'étant morte de malemort, elle
+commençât par deux séjours prolongés en terre, dans deux trous
+différents, afin de n'arriver à sa dernière demeure, chez ses
+tranquilles ancêtres, qu'après s'être débarrassée, dans les provisoires
+sépultures, de certains démons très agités qui s'acharnent toujours aux
+cadavres des personnes assassinées. Or, l'époque était venue d'opérer le
+premier<a name="page_221" id="page_221"></a> transfert<a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a>; avant de creuser la seconde fosse, les trois
+grands nécromanciens de l'Empereur avaient été consultés sur le choix du
+terrain,&mdash;qui doit être friable, exempt de pierres et même de cailloux;
+mais voici qu'à cinq pieds à peine on avait trouvé le rocher! Les trois
+nécromanciens donc avaient été sur-le-champ condamnés à mort<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>;
+cependant cela ne réparait rien; le lieu de la seconde sépulture n'en
+demeurait pas moins indéterminé; aussi, paraît-il, était-on fort
+perplexe, là, en face de chez moi, derrière la muraille impériale.</p>
+
+<p>Oh! le vieux palais, où cette impératrice mourut sous le couteau, et qui
+fut depuis la nuit du crime abandonné avec terreur!... Un matin de juin,
+par un beau soleil impassible, quel curieux pèlerinage on m'y fit
+faire,&mdash;sous la conduite de deux bonshommes en robe de mousseline
+blanche et en petit «haut de forme»<a name="page_222" id="page_222"></a> de crin noir! Au milieu de parcs
+silencieux et murés, qui déjà retournaient à la brousse, au hallier
+primitif, c'était une confusion de lourds bâtiments pompeux ou de
+kiosques frêles, tout cela fermé et en pénombre sous de grands stores;
+quelque chose comme les quartiers de la «Ville jaune» à Pékin, avec les
+mêmes toitures de faïence aux lignes courbes, les mêmes terrasses de
+marbre; à tous les perrons, des monstres gardiens, accroupis comme
+là-bas, mais ayant une figure <i>autre</i>, un rictus de férocité différente.
+Dans les cours dallées, l'herbe des champs croissait entre les larges
+pierres blanches; parmi ces marbres, déjà très disjoints, mûrissaient de
+petites fraises sauvages, que je cueillais en chemin et qui montraient
+partout leurs gentilles taches rouges sur ces blancheurs mornes. Il y
+avait aussi, entre des murs ou des rochers naturels, quelques jardinets
+très enclos pour les mystérieuses promenades des princesses de jadis;
+parmi des potiches et de prétentieuses rocailles, il y fleurissait des
+pivoines, des roses, des iris, malgré l'envahissement des ronces et des
+graminées<a name="page_223" id="page_223"></a> folles; les arbousiers, les cerisiers y semaient par terre
+leurs fruits rouges, inutiles, perdus même pour les oiseaux, qui ne
+semblaient guère fréquenter dans ce palais de la peur. La petite chambre
+du crime, sombre aussi et les stores baissés, étalait un funèbre
+désordre: boiseries brisées, noircies, comme léchées par le feu. La
+grande salle d'apparat avait une voûte à caissons, d'un rouge de sang,
+et partout des peintures représentant les divinités et les bêtes qui
+hantent le rêve des hommes d'ici; le trône de Corée, du même rouge
+sinistre, s'élevait au milieu; il se détachait, monumental, sur une
+étrange peinture crépusculaire, déployée comme la toile de fond d'un
+décor au théâtre, où, dans des nuages d'or livide, une planète se
+levait, large et sanglante, au-dessus de montagnes chaotiques.</p>
+
+<p>L'Empereur donc, ne pouvant plus se sentir dans ce palais, où il voyait
+des mains sans corps et trempées dans du sang remuer autour de lui dès
+qu'il faisait noir, avait ordonné la construction de ce petit palais
+moderne et mesquin, à l'autre bout de Séoul, près de la<a name="page_224" id="page_224"></a> concession
+européenne, là, en face de mon logis; et tout s'en allait en ruine chez
+les somptueux ancêtres.</p>
+
+<p>Dans un autre palais, encore plus ancien que celui du crime, nous nous
+étions ensuite rendus ce matin-là, roulés en des petites voitures par
+des hommes coureurs qui galopaient à toutes jambes. C'était très loin,
+par des quartiers morts, par de longues avenues de donjons noirs. Les
+cours, les dépendances, les jardins, les parcs occupaient un espace
+infini, toute une zone sacrée, interdite, à jamais inutilisable et
+perdue. Là encore il y avait des bâtiments immenses, posant sur des
+terrasses de marbre. Il y avait une salle du trône, abandonnée depuis
+deux ou trois siècles, où des centaines de pigeons, nichés à la voûte de
+laque rouge et n'attendant point notre visite, menaient au-dessus de nos
+têtes un bruit d'ailes effarées; et ce plus vénérable trône se détachait
+lui aussi, comme le précédent, sur un paysage de cauchemar, avec des
+forêts, des cimes escarpées, et le lever d'une lune géante, ou de je ne
+sais quel fantôme d'astre sans rayons. Les chambres<a name="page_225" id="page_225"></a> des princesses
+étaient petites, sombres, sépulcrales, ornées de peintures effrayantes,
+et on se demandait comment les belles du vieux temps avaient pu, dans
+cette obscurité, faire leur toilette, revêtir leurs traînants atours.
+Mais les parcs avaient une mélancolique grandeur, avec des bouquets de
+cèdres centenaires, des lacs pleins de roseaux et de lotus, de vraies
+solitudes, presque des horizons sauvages, en pleine ville, dans
+l'enceinte des remparts; les bêtes y vivaient comme dans la brousse, les
+hérons, les faisans, les cerfs et les biches;&mdash;et mes deux guides me
+contaient que pendant la nuit les tigres, habitants obstinés des
+montagnes d'alentour, escaladaient les murs d'enclos pour y venir faire
+la chasse.</p>
+
+<p class="ast">*<br />* *</p>
+
+<p>Trois ou quatre jours après mon arrivée à Séoul, notre amiral y était
+venu lui-même, avec d'autres officiers, pour une visite à l'Empereur. Et
+un soir on nous avait vus tous en grande tenue franchir le portique du
+palais nouveau.<a name="page_226" id="page_226"></a></p>
+
+<p>La déception avait d'abord été complète pour nous en entrant là: aucune
+magnificence, ni même aucune étrangeté dans ces constructions modernes.
+Les nécromanciens, consultés sur l'appartement où il convenait de nous
+recevoir pour que notre visite n'eût point de conséquences funestes,
+avaient obstinément indiqué une sorte de hangar, aux boiseries vert
+bronze avec quelques peinturlures vermillon; on y avait jeté des tapis
+en hâte et apporté un grand paravent admirable, en soie blanche, seul
+luxe de cette salle ouverte. C'est devant ce fond d'un blanc d'ivoire,
+brodé et rebrodé de fleurs, d'oiseaux et de papillons, que nous étaient
+apparus l'Empereur et le prince héritier, debout tous les deux et dans
+une attitude consacrée, la main posant sur une petite table; le père
+vêtu de jaune impérial, le fils, de rouge cerise. Leurs robes
+somptueuses, toutes brochées d'or, avec des pans comme des élytres,
+étaient retenues à la taille par des ceintures de pierreries. Quelques
+personnages officiels, interprètes et ministres, se tenaient à leurs
+côtés en robes de soie sombre. Et tous étaient coiffés de ce<a name="page_227" id="page_227"></a> haut
+bonnet, à antennes de scarabée, qui se portait jadis à Pékin du temps
+des empereurs mings,&mdash;et qui est du reste le seul emprunt fait par les
+Coréens aux modes chinoises. Lui, l'Empereur, un visage de parchemin
+pâle, très souriant, avec des babines grises; de tout petits yeux
+mobiles et vifs; beaucoup de distinction, d'intelligence et de bonté. Le
+prince au contraire, le masque dur, l'air irrité et cruel, paraissait
+supporter à peine notre présence; il nous semblait que tout le temps son
+père fût obligé de le calmer, d'un regard tendre et suppliant, d'une
+parole douce prononcée à voix basse, ou bien d'une main caressante qui
+prenait la sienne pour la reposer sur la petite table et l'y maintenir.
+Qui dira les drames intimes, peut-être, entre ces deux fétiches soyeux,
+l'un rouge et l'autre jaune?</p>
+
+<p>L'Empereur, dont la physionomie s'ouvrait de plus en plus, interrogea
+l'amiral sur la guerre de Chine, que nous venions de finir, sur nos
+armements, nos cuirassés, nos torpilleurs, et, après une audience très
+prolongée qui semblait l'intéresser, nous congédia d'un salut courtois.<a name="page_228" id="page_228"></a></p>
+
+<p>Il y eut ensuite, dans une salle toute neuve et quelconque, bâtie
+spécialement pour les réceptions d'Européens, un grand dîner offert à
+notre amiral et à ses officiers, au ministre de France et aux attachés
+de sa légation. Tous les vins, tous les plats de chez nous, apportés ici
+à grands frais; un dîner qui eût été de mise à l'Élysée<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>. La seule
+note exotique, donnée par les hauts bonnets étranges de quelques
+personnages de Cour, que le souverain, redevenu invisible, avait
+délégués pour s'asseoir presque silencieusement parmi nous. Mais nous
+savions que dans la soirée le corps de ballet de l'Empereur devait
+danser pour nous distraire, et c'était une attente si amusante!</p>
+
+<p>En plein air, par la belle nuit douce, on nous servit du café, des
+liqueurs, des cigares sur une vaste estrade improvisée, recouverte de
+tapis européens tout neufs et de draperies clouées de frais. Au milieu
+de nos petites<a name="page_229" id="page_229"></a> tables, un large cercle restait vide,&mdash;sans doute pour
+ces danseuses attendues, mais qui ne paraissaient point. La musique de
+notre escadre, amenée par l'amiral pour distraire un moment le vieux
+souverain, jouait bruyamment je ne sais quelle banalité comme <i>les
+Cloches de Corneville ou la Mascotte</i>. Et on se serait cru à quelque
+fête foraine, n'importe où, excepté dans le palais haut muré d'un
+empereur de Séoul.</p>
+
+<p>Mais sitôt que finit la musiquette sautillante, un orchestre coréen, que
+l'on ne voyait pas, préluda sans transition. L'air s'emplit de
+beuglements sinistres poussés par des trompes au timbre grave, que des
+tam-tam en différents tons accompagnaient de leur fracas. C'était
+brusque, imprévu, déroutant, mais si lugubre à entendre que l'on
+frissonnait plutôt que d'avoir envie de sourire. Et, durant la première
+minute de saisissement, deux énormes tigres, sortis comme d'une trappe,
+avaient bondi au milieu de nous, dans le cercle vide réservé aux
+danseurs. Deux tigres rayés de Mongolie, beaucoup plus grands que
+nature, des monstres artificiels en peluche noire et jaune, mus<a name="page_230" id="page_230"></a> chacun
+intérieurement par deux hommes dont les jambes simulaient des pattes
+griffues. Leurs grosses têtes rondes aux yeux louches, aux crinières en
+chenille de soie, étaient interprétées avec cette science du grimaçant
+et du féroce, avec cet art transcendant du rictus qui est spécial aux
+gens d'extrême Asie. L'orchestre leur jouait quelque chose de triste et
+de sauvage qui ne ressemblait à rien de connu, mais où l'on distinguait
+peu à peu d'habiles harmonies. Et eux, les deux tigres, dansaient en
+mesure, une danse d'ours, en dandolinant leur visage de férocité
+souriante.</p>
+
+<p>Des acrobates parurent après, étonnamment trapus, avec des cous de
+taureau, leurs robes de mousseline blanche laissant transparaître les
+saillies de leurs muscles épais. Quand ils eurent fait des tours, ils se
+mirent en cercle pour chanter: des petites voix d'oiseau ou de cigale,
+des trilles sans fin exécutés à l'unisson avec un ensemble parfait et
+une virtuosité rare, sur des notes extra-hautes. De loin, cela devait
+ressembler au bruissement joyeux que font les insectes dans les foins,
+les beaux soirs d'été.&mdash;On<a name="page_231" id="page_231"></a> nous apprit que c'étaient des sous-officiers
+de la garde, qui pour la circonstance s'étaient mis <i>en civil</i>.</p>
+
+<p>Des serviteurs apportèrent ensuite des gerbes de pivoines artificielles,
+d'une grosseur invraisemblable; d'autres vinrent poser un petit arc de
+triomphe en carton peint;&mdash;et c'étaient les accessoires des danseuses
+tant désirées, qui enfin parurent...</p>
+
+<p>Une douzaine de petites personnes si drôles, mièvres, pâlottes, avec des
+airs si pudiques dans leurs robes longues! De minuscules figures plates,
+des yeux bridés à ne plus pouvoir s'ouvrir, d'invraisemblables édifices
+de cheveux en torsade, représentant pour chacune la toison d'une
+douzaine de femmes normales; et des petits chapeaux bergère posés
+là-dessus! Quelque chose de notre <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle français se
+retrouvait dans ces atours, d'une mode infiniment plus ancienne; elles
+avaient un faux air de poupées Louis XVI. Jamais sous de tels aspects on
+n'aurait imaginé des danseuses asiatiques; mais en Corée tout est
+saugrenu, impossible à prévoir.<a name="page_232" id="page_232"></a></p>
+
+<p>Les yeux baissés, le visage inexpressif, elles exécutèrent d'abord une
+sorte de pas tragique, en brandissant des coutelas dans leurs mains
+frêles. Ensuite, ôtant leur petit chapeau rococo, elles firent un
+interminable jeu, d'une puérilité niaise. L'une après l'autre, avec des
+gestes mous et alanguis, elles venaient jeter une balle légère qui
+devait traverser le gentil portique de carton par un trou percé dans la
+frise; lorsque la balle passait bien, les autres poupées, avec mille
+grâces prétentieuses, s'empressaient à planter une pivoine monstre,
+comme récompense, dans les faux cheveux de l'adroite petite personne; si
+au contraire la balle ne passait pas, la coupable était punie d'une
+croix noire, que l'une de ses compagnes venait lui tracer à l'encre de
+Chine sur la joue, avec force mignardises.</p>
+
+<p>A la fin, toutes étaient barbouillées, et toutes avaient, par-dessus
+l'extravagant chignon, un édifice de fleurs. C'était lassant,
+hypnotisant, la continuelle répétition des mêmes poses maniérées et des
+mêmes lenteurs voulues, au son de cette musique coréenne, non plus
+terrible<a name="page_233" id="page_233"></a> et hurlante comme tout à l'heure pour la danse des tigres,
+mais mystérieusement tranquille, triste sans être plaintive, comme
+exprimant la résignation à l'immense ennui de la vie. C'était lassant,
+et malgré soi on regardait, on écoutait, on subissait un peu de
+fascination; il y avait l'élégance dans tout cela, du rythme et de l'art
+lointain...</p>
+
+<p>Le lendemain, nous quittâmes tous ensemble Séoul pour rejoindre
+l'escadre, chargés de présents par l'Empereur: quantité de paquets
+soigneusement enveloppés de papier de riz, et portant notre nom en
+coréen; pour chacun de nous, un coffret en acier niellé d'argent et un
+autre en marbre vert, des stores d'une finesse exquise, des pièces de
+rabane et des peintures sur soie blanche, signées d'artistes connus dans
+le pays.</p>
+
+<p class="ast">*<br />* *</p>
+
+<p>Combien de temps encore subsistera l'étrange Corée? A peine vient-elle
+de secouer le joug débonnaire de la Chine, voici que des <a name="page_234" id="page_234"></a>menaces de
+tous côtés l'entourent: le Japon la convoite comme une proie facile, à
+portée de la main; et du côté du nord, la Russie s'approche à grands
+pas, à travers les steppes sibériens et les plaines de Mandchourie. Le
+vieil Empereur, longtemps momifié, commence de s'éveiller dans
+l'effarement, à se sentir de jour en jour plus enserré par la douce
+civilisation du genre occidental. Il veut des chemins de fer, des usines
+qui fument. Et vite il arme des soldats, il fait venir des fusils, des
+canons, toutes ces jolies choses que nous avons nous-mêmes <i>pour tuer
+vite et loin</i>.<a name="page_235" id="page_235"></a></p>
+
+<h3><a name="XLI" id="XLI"></a>XLI</h3>
+
+<p class="date">30 juin.<br />
+</p>
+
+<p>Trois mois ont passé. J'ai revu l'immense Pékin de ruines et de
+poussière, j'ai fait ma longue chevauchée aux tombeaux des Tsin, j'ai
+visité l'empereur de Séoul et sa vieille cour. Maintenant, je reviens,
+et les voici qui reparaissent, les gentils îlots annonciateurs du Japon.
+Nous revenons, fatigués tous, et notre cuirassé lourd, comme s'il était
+fatigué lui-même, a l'air de se traîner sur les eaux chaudes et sous le
+ciel accablant. Les orages d'été couvent dans de grosses nuées sombres,
+dont le pays est comme enveloppé.<a name="page_236" id="page_236"></a></p>
+
+<p>On étouffe dans la baie de madame Prune, dans le couloir de montagnes,
+quand nous y entrons. Mais comme tout est joli! Et puis je m'y reconnais
+mieux qu'à notre arrivée précédente; j'y retrouve comme il y a quinze
+ans le concert infini des cigales, et aussi les magnificences de la
+verdure de juin. Ah! la verdure annuelle, comme elle écrase de sa
+fraîcheur la nuance de ces arbres d'hiver, cèdres, pins ou camélias, qui
+régnaient seuls ici, quand nous étions venus en décembre.</p>
+
+<p>Ce ne sont pas, dirait-on, les mêmes figures de matelots, bien saines et
+bien rondes, que le <i>Redoutable</i> ramène à Nagasaki; il y en a vraiment
+qu'on ne reconnaît plus. Notre équipage a longuement souffert, sur l'eau
+remuante et empestée de Takou, souffert surtout de la mauvaise chaleur
+et de l'enfermement, plus encore que des man&#339;uvres pénibles et de la
+dépense continuelle de force. Sous le soleil de Chine, vivre six ou sept
+cents dans une boîte en fer où d'énormes feux de charbon restent allumés
+nuit et jour, entendre un éternel tapage augmenté par des résonnances de
+métal,<a name="page_237" id="page_237"></a> recevoir de l'air qui a déjà passé par des centaines de
+poitrines et qu'une ventilation artificielle vous envoie à regret,
+respirer par des trous, être constamment baigné de sueur!... Il était
+temps d'arriver ici, où l'on pourra se détendre, marcher, courir,
+oublier.</p>
+
+<p>Près de quatre heures du soir, quand je puis enfin mettre pied à terre.
+Dans la rue, je trouve jolies toutes les mousmés; tant de verdure et de
+fleurs m'enchante; après la Chine grandiose et lugubre, aux visages
+fermés et maussades, chacune de ces petites personnes que je regarde ici
+me donne envie de rire, comme ces petites maisons, ces petits bibelots
+et ces petits jardins.&mdash;Et on va se reposer un mois dans cette île: mon
+Dieu, que la vie est donc une chose amusante!</p>
+
+<p>Trop tard pour aller dans la montagne d'Inamoto, qui ne m'attend point;
+j'irai donc d'abord remplir mes devoirs de famille, saluer madame
+Renoncule et mes belles-s&#339;urs; ensuite je monterai chez ma petite amie
+Pluie-d'Avril,&mdash;et peut-être, qui sait, chez madame Prune, car je me
+sens dans l'esprit ce soir un<a name="page_238" id="page_238"></a> certain tour drolatique et badin qui m'y
+attire.</p>
+
+<p>La rue ascendante qui mène à la maisonnette de la danseuse est
+solitaire, comme toujours, et triste cette fois, sous le ciel orageux et
+sombre, avec ces touffes d'herbes, signes de délaissement, que le mois
+de juin a semées çà et là entre les dalles. A cette porte, là-bas, ce
+gros chat assis avec dignité et regardant passer les hirondelles, si je
+ne m'abuse, c'est bien M. Swong-san, le minois pompeusement encadré par
+sa fraise à la Médicis, en mousseline tuyautée, qu'une rosette attache
+sous le menton. Et, derrière ce châssis de papier qui vient de s'ouvrir,
+au premier étage, cette petite fille en robe simplette, qui se retrousse
+les manches, un savon à la main, pour barboter des deux bras dans une
+cuve de porcelaine, c'est Pluie-d'Avril, la petite fée des
+maisons-de-thé et des temples, vaquant aujourd'hui à de menus soins
+d'intérieur, comme la dernière des mousmés.</p>
+
+<p>Et qu'elle est mignonne, surprise ainsi! Je ne l'avais jamais vue dans
+cette humble robe de coton bleu, ni ne me l'étais représentée lavant<a name="page_239" id="page_239"></a>
+elle-même ses fines chaussettes à orteil séparé, faisant acte de
+ménagère économe. Pauvre petite saltimbanque, somme toute, malgré ses
+falbalas de métier, pauvre petite, obligée peut-être de compter beaucoup
+pour faire marcher le ménage à trois: elle, la vieille dame et le
+chat...</p>
+
+<p>Vite elle veut s'habiller, un peu confuse, mettre une belle robe pour
+m'offrir le thé:</p>
+
+<p>&mdash;Non, je t'en prie, garde ton costume d'enfant du peuple, ma petite
+Pluie-d'Avril; je te trouve plus réelle ainsi, et plus touchante; reste
+comme ça!</p>
+
+<p class="top5">En montant chez madame Prune, une sorte de pressentiment m'était venu du
+trop galant spectacle qui pouvait m'y attendre. C'était l'heure de la
+baignade, que les Nippons, les soirs d'été, pratiquent sans mystère.
+Dans ce haut faubourg, où les m&#339;urs sont demeurées plus simples qu'en
+ville, cela se passait encore au temps de Chrysanthème; des personnes
+sans malice, tant d'un sexe que de l'autre, se rafraîchissaient dans des
+cuves de bois, ou des jarres<a name="page_240" id="page_240"></a> de terre cuite, posées sur les portes ou
+dans les jardinets, et leurs visages, émergeant de l'eau claire,
+témoignaient d'un innocent bien-être... Si madame Prune aussi, me
+disais-je, allait être dans son bain!...</p>
+
+<p>Et elle y était!</p>
+
+<p>Quand j'eus fait tourner le mécanisme à secret du portillon, j'aperçus
+dès l'abord une cuve, qui m'était depuis longtemps connue, et d'où
+s'échappait une nuque charmante, comme sortirait une fleur d'un
+bouquetier. Et la baigneuse, spirituelle et enjouée même dans les
+occurrences les plus prosaïques de la vie, s'amusait gracieusement toute
+seule à faire: «Blou, blou, blou, brrr!» en soufflant à grand bruit sous
+l'eau.<a name="page_241" id="page_241"></a></p>
+
+<h3><a name="XLII" id="XLII"></a>XLII</h3>
+
+<p class="date">1<sup>er</sup> juillet<br />
+</p>
+
+<p>Combien c'est changé dans les sentiers de la montagne! Une folle
+végétation herbacée a tout envahi; elle a presque submergé les tombes,
+comme une innocente et fraîche marée verte, venue en silence de partout
+à la fois. Quand je monte aujourd'hui chez la mousmé Inamoto, sous un
+ciel pesant et chargé d'averses, mes pieds s'embarrassent dans les
+gramens, les fougères, et, le long du mur qui enferme le bois, on ne
+voit plus la foulée que j'avais faite.</p>
+
+<p>La mousmé Inamoto, je ne me figurais pas qu'elle serait là, à
+m'attendre, et je me sens<a name="page_242" id="page_242"></a> tout saisi d'apercevoir, au-dessus du mur
+gris, son front, ses deux yeux qui me regardaient venir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi que tu attends? Tu savais donc?</p>
+
+<p>&mdash;Hier, dit-elle, quand les canons ont tiré, j'ai reconnu le grand
+vaisseau de guerre français. Il n'y a que le tien si grand et peint en
+noir.</p>
+
+<p>Moi qui craignais de ne pas la retrouver, ou d'être désenchanté en la
+revoyant! Je crois seulement qu'elle a un peu grandi, comme les fougères
+de son parc, mais elle est même plus jolie, et j'aime encore davantage
+l'expression de ses yeux.</p>
+
+<p>De nouveau nous voilà donc ensemble et à l'abri de l'autre côté du mur;
+installés sur la terre et les herbages, la tête pleine de choses que
+nous voudrions exprimer, mais obligés de nous en tenir à des mots bien
+simples, à des tournures bien enfantines, qui ne rendent plus rien du
+tout.</p>
+
+<p>Et à peine suis-je assis, pan, je reçois une claque sur la main gauche,
+pan, une autre sur la main droite. «Qu'est-ce qui te prend, petite<a name="page_243" id="page_243"></a>
+mousmé? Autrefois tu étais si correcte.» Ah! les moustiques... Cet hiver
+ils n'étaient pas nés. En une minute, sortis par centaines des épaisses
+verdures, les voici assemblés autour de nous comme un nuage, et c'est
+pour m'en débarrasser, toutes ces gifles amicales. Alors, moi aussi je
+lui rendrai la pareille, et pan sur ses mains, et pan sur ses bras nus,
+où chaque piqûre fait une grosse cloche instantanée, plus rose que
+l'ambre de sa chair... Avec la plupart des dames nipponnes de ma
+connaissance, un tel jeu dégénérerait tout de suite; avec madame Prune
+par exemple, je ne m'y aventurerais point; mais, avec Inamoto, cela ne
+risque pas d'être plus qu'un chaste enfantillage.</p>
+
+<p>&mdash;Demain, dit-elle, j'apporterai deux éventails, un pour toi, un pour
+moi; s'éventer très fort, c'est ce qu'il y a de mieux; comme ça ils s'en
+vont tous.<a name="page_244" id="page_244"></a></p>
+
+<h3><a name="XLIII" id="XLIII"></a>XLIII</h3>
+
+<p class="date">2 juillet.<br />
+</p>
+
+<p>Madame L'Ourse, elle, n'a point grandi comme la mousmé Inamoto, mais il
+me semble qu'elle s'est encore défraîchie et que son sourire, toujours
+prometteur, me montre des dents plus longues. Cependant je continue de
+fréquenter sa vieille petite boutique, aux poutres noircies et mangées
+par le temps, d'abord parce qu'elle est sur le chemin de la nécropole
+surplombante, presque dans son ombre, ensuite parce qu'on y trouve
+maintenant ces beaux lotus, qui sont incomparables dans les vieux
+cloisonnés de ma chambre de bord.&mdash;Je suis persuadé que <a name="page_245" id="page_245"></a>certaines
+formes très anciennes des vases de Chine furent inventées uniquement
+pour les lotus.</p>
+
+<p>Fleurs de juin et de juillet, fleurs de plein été, ces grands calices
+roses épanouis sur tous les lacs japonais. Madame Chrysanthème jadis en
+mettait chaque matin dans notre chambre, et leur senteur, plus encore
+que la guitare triste de ma belle-mère, me rappelle le temps de mon
+ménage de poupée,&mdash;au premier étage, au-dessus de chez M. Sucre et
+madame Prune.</p>
+
+<p>Mais avions-nous autrefois, dans cette baie, une si énervante chaleur?
+Je n'en ai pas souvenance, non plus que de ces accablants ciels d'orage.
+On étouffe entre ces montagnes. Nos pauvres matelots fatigués ne
+reprennent point leur mine, loin de là; Nagasaki, en cette saison, est
+un mauvais séjour pour des anémiés de Chine qui doivent continuer de
+vivre, ici comme là-bas, dans une caisse en fer. Entre autres, on vient
+d'emporter à l'hôpital le fiancé breton qui m'avait confié la petite
+caisse de présents et la robe blanche. Quant à notre amiral, que le
+Japon avait miraculeusement<a name="page_246" id="page_246"></a> remis lors de notre dernier voyage, voici
+qu'il nous inquiète de nouveau; lui qui, à la fin de l'hiver, avait
+retrouvé son bon air de gaîté&mdash;et ne manquait jamais, quand je rentrais
+à bord, de s'informer, sur différents tons impayablement graves, de la
+santé de madame Prune,&mdash;on ne l'entend plus plaisanter ni rire; les plis
+de lassitude et de souffrance ont reparu sur sa figure.<a name="page_247" id="page_247"></a></p>
+
+<h3><a name="XLIV" id="XLIV"></a>XLIV</h3>
+
+<p class="date">3 juillet.<br />
+</p>
+
+<p>Une déception de c&#339;ur m'attendait aujourd'hui au temple du Renard, chez
+madame La Cigogne, à qui je m'étais fait un devoir d'aller sans plus
+tarder offrir mes hommages d'arrivée.</p>
+
+<p>Par un temps lourd, sous ces nuées basses emplies d'orage qui ne nous
+quittent plus, j'avais pris les sentiers de l'ombreuse montagne. Ils
+étaient tout changés, comme ceux qui mènent chez Inamoto, tout envahis
+d'herbes folles et de longues fougères; on y rencontrait de grands
+papillons singuliers, qui se posaient avec des airs prétentieux sur les
+plus hautes<a name="page_248" id="page_248"></a> tiges, comme pour se faire voir; on y respirait une
+humidité chaude, saturée de parfums de plantes; sous la voûte des
+verdures étonnamment épaissies, tout semblait tiède et mouillé; on se
+serait cru en pays tropical à la saison malsaine.</p>
+
+<p>En arrivant là-haut, j'avais aperçu de loin madame La Cigogne, comme aux
+aguets, sous sa véranda qui était enguirlandée des mêmes roses qu'en
+hiver, toujours ces roses pâlies à l'ombre des arbres, mais plus
+largement épanouies en cette saison, plus nombreuses, et s'effeuillant
+sur le sentier, comme des fleurs qui seraient en train de mourir pour
+s'être trop prodiguées.</p>
+
+<p>Toutefois cette dame n'avait manifesté qu'avec froideur en me voyant
+approcher, et s'était contentée de m'indiquer une humble place dans un
+coin.</p>
+
+<p>Ses yeux restaient fixés, là-bas en face de nous, sur le temple ouvert
+où trois dames de qualité, accompagnées d'un petit garçon de quatre ans
+au plus, venaient de tomber en oraison, après avoir sonné le grelot de
+bois de<a name="page_249" id="page_249"></a> mandragore suspendu à la voûte, sonné, sonné à toute volée,
+comme pour une communication urgente au Dieu de céans. C'étaient
+visiblement des personnes très cossues, appartenant à un monde où mes
+relations ne m'ont pas permis de me faire présenter. Face à l'autel,
+agenouillées et à quatre pattes, elles s'offraient à nous vues de dos,
+ou plutôt de bas de dos, et leurs prosternements le nez contre le
+plancher nous révélaient chaque fois des dessous d'une élégance on ne
+peut plus comme il faut. Leur enfant, juponné en poupée, semblait prier
+comme elles avec une conviction touchante; mais, chez lui au contraire,
+les dessous avaient été supprimés, à cause de la température sans doute,
+et, à chacun de ses plongeons, sa robe de soie se relevait pour nous
+montrer, avec une innocente candeur, son petit derrière.</p>
+
+<p>Que pouvaient-elles bien avoir à solliciter du Dieu étrange, symbolisé
+sur l'autel par ces deux ou trois objets aux formes d'une simplicité si
+mystérieuse? Quelles conceptions particulières de la divinité
+tourmentaient leurs petits cerveaux, sous leurs coques de cheveux<a name="page_250" id="page_250"></a> bien
+lustrées? Quelles angoisses de l'au-delà et de la grande énigme les
+retenaient tant de minutes à genoux devant ce Dieu si inattentif, si
+fuyant et mauvais, qu'il fallait constamment rappeler à l'ordre en
+claquant des mains ou en ressonnant la cloche de madragore?...</p>
+
+<p>Elles se relevèrent enfin, leur dévotion finie, et ce fut un instant
+d'anxiété pour madame La Cigogne, qui, de plus en plus en arrêt,
+s'avança jusque dans le chemin. Viendraient-elles se restaurer dans
+l'humble maison-de-thé, les si belles dames, ou bien
+redescendraient-elles simplement vers Nagasaki, par le sentier de
+mousses et de fougères?...</p>
+
+<p>Oh! joie!... Plus d'hésitation, elles venaient! Alors madame La Gigogne
+tomba soudain à quatre pattes, le visage extasié, murmurant à mi-voix
+des choses obséquieuses qui coulaient comme l'eau d'une fontaine.</p>
+
+<p>Elles étaient du reste agréables à regarder venir, les visiteuses,
+agréables à regarder franchir le torrent, par le vieil arceau de granit
+tout frangé de branches retombantes. Jolies toutes trois, les yeux
+bridés juste à point pour <a name="page_251" id="page_251"></a>imprimer à leur figure le sceau de l'extrême
+Asie; fines et presque sans corps, habillées de soies rares, qui
+tombaient en n'indiquant point de contours et dont les traînes, garnies
+de bourrelets, s'étalaient avec une raideur artificielle; coiffées et
+peintes à ravir, comme les dames que représentent les images de la bonne
+époque purement japonaise. La pagode ouverte, derrière elles formait un
+fond d'une religiosité ultra-bizarre et lointaine. Au-dessus, c'était la
+demi-nuit des ramures, des feuillées touffues et d'un coin de montagne
+qui s'enfonçait dans les grosses nuées très proches. Au-dessous, c'était
+la dégringolade rapide du torrent et du sentier, plongeant tous deux
+côte à côte dans une obscurité plus sombrement verte encore, sous des
+futaies plus serrées,&mdash;parmi ces roches polies, grisâtres, qui semblent
+des fronts ou des dos d'éléphants, vautrés dans l'épaisseur des
+fougères.</p>
+
+<p>Elles s'avançaient doucement, les trois belles dames, avec des vagues
+sourires, l'âme peut-être encore en prière chez le Dieu qui règne ici.
+Et les gentilles cascades, enfouies sous les herbes<a name="page_252" id="page_252"></a> et les
+scolopendres, leur jouaient une marche d'entrée calme et discrète, comme
+en tapotant sur des lames de verre.</p>
+
+<p>A la place d'honneur elles s'assirent, et madame La Cigogne, toujours à
+quatre pattes, reçut de leur part une commande longue, bourrée de
+détails, confidentielle même, semblait-il, et entremêlée de saluts, que
+l'on n'en finissait pas de s'adresser et de se rendre. J'observai que
+l'on ne se parlait qu'en <i>dégosarimas</i>, ce qui est la manière la plus
+élégante, et ce qui consiste, comme chacun sait, à intercaler ce mot-là
+entre chaque verbe et sa désinence. Je n'avais jamais entendu madame La
+Cigogne s'exprimer avec autant de distinction, ni s'affirmer si femme du
+monde.</p>
+
+<p>Mais qu'est-ce qu'elles avaient bien pu commander, ces dames? Madame La
+Cigogne, maintenant affairée, venait de se retrousser les manches, de se
+laver les mains à la source jaillissant du plus voisin rocher, et
+commençait de pétrir à pleins doigts, dans une grande cuve de
+porcelaine, une matière dense, lourde et noirâtre, qui semblait très
+résistante.<a name="page_253" id="page_253"></a></p>
+
+<p>De ce pétrissage résultèrent bientôt une vingtaine de boules sombres,
+grosses comme des oranges; madame La Cigogne, qui les avait tant
+tripotées, paraissait ne plus oser les toucher du bout de l'ongle,
+maintenant qu'elles étaient à point; pour éviter même un frôlement, elle
+les servit aux dames à l'aide de bâtonnets, avec des précautions de
+chatte qui a peur de se brûler; et ces boules faisaient pouf, pouf, en
+tombant dans les assiettes, comme des choses très pesantes, comme des
+pelotes de mastic ou de ciment.</p>
+
+<p>Après avoir grignoté quelques menues sucreries, chacune de ces femmes
+distinguées, avec mille grâces, avala une demi-douzaine de ces objets
+compacts et noirs. Des autruches en seraient mortes sur le coup.
+L'enfant aux dessous simplifiés en avala trois. Et, quand il s'agit de
+régler, ce fut un dialogue dans ce genre:</p>
+
+<p>&mdash;Combien dégosarimas vous devons-nous<a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>?<a name="page_254" id="page_254"></a></p>
+
+<p>&mdash;C'est dégosarimas deux francs soixante quinze.</p>
+
+<p>Mais bien entendu la grossière traduction que j'en donne n'est que trop
+impuissante à rendre le jeu des intonations adorables, tout ce que
+madame La Cigogne, rien que par sa façon de filer chaque syllabe, sut
+mettre de ménagements discrets dans la révélation de ce chiffre, et sa
+révérence un peu mutine, esquissée sur la fin de la phrase pour y
+ajouter du piquant, l'agrémenter d'un tantinet de drôlerie.</p>
+
+<p>Ces dames, ne voulant pas être en reste de belles manières, offrirent
+alors l'une après l'autre leurs piécettes de monnaie, le petit doigt
+levé, imitant l'espièglerie d'un singe qui présenterait un morceau de
+sucre à un autre singe en faisant mine de le lui disputer par petite
+farce amicale...</p>
+
+<p>Il n'y a qu'au Japon décidément que se pratique l'aimable et le vrai
+savoir vivre!</p>
+
+<p>Quand les belles se furent enfin retirées, madame La Cigogne, après un
+long prosternement final, essaya bien de se rapprocher de moi et de
+m'amadouer par quelques chatteries. Mais le<a name="page_255" id="page_255"></a> coup était porté. Je savais
+maintenant n'être pour elle qu'un de ces flirts que l'on avoue à peine
+devant les personnes vraiment huppées de la clientèle.<a name="page_256" id="page_256"></a></p>
+
+<h3><a name="XLV" id="XLV"></a>XLV</h3>
+
+<p class="date">25 juillet.<br />
+</p>
+
+<p>Les papillons du sentier de madame La Cigogne n'étaient encore que de
+vulgaires insectes, comparés à celui qui paradait ce soir au-dessus du
+jardinet de ma belle-mère.</p>
+
+<p>Dans le demi-jour habituel de la maison, nous prenions le thé de quatre
+heures assis sur les nattes blanches, à même le plancher, agitant
+négligemment des éventails, tant pour nous rafraîchir que pour intimider
+quelques moustiques indiscrets. Madame Prune,&mdash;car elle était là,
+s'étant remise à fréquenter assidûment chez madame Renoncule depuis mon
+retour<a name="page_257" id="page_257"></a> dans le pays,&mdash;madame Prune, si sujette aux vapeurs pendant la
+période caniculaire, écartait d'une main les bords de son corsage afin
+de s'éventer l'estomac, et faisait ainsi pénétrer dans son intimité
+d'heureux petits souffles fripons, que toutefois la ceinture serrée à la
+taille empêchait pudiquement de se risquer trop bas. Trois de mes jeunes
+neveux, enfants de cinq ou six ans, étaient assis avec nous, bien sages
+et luttant contre le sommeil. Nous regardions tous, comme toujours,
+l'éternel paysage factice, qui est l'orgueil du logis, les arbres nains,
+les montagnes naines, se mirant dans la petite rivière momifiée aux
+surfaces ternies de poussière. Un rayon de soleil passait au-dessus de
+ces choses nostalgiques, sans les atteindre, une traînée lumineuse qui
+n'effleurait même pas la cime des rocailles verdies de moisissure, des
+cèdres contrefaits aux airs de vieillard, et rien, dans ce site morbide,
+ne laissait prévoir la visite du papillon qui nous arriva tout à coup
+par-dessus le mur. C'était un de ces êtres surprenants, que font éclore
+les végétations exotiques: des ailes découpées,<a name="page_258" id="page_258"></a> extravagantes, trop
+larges, trop somptueuses pour le frêle corps impondérable qui avait
+peine à les maintenir. Cela volait gauchement et prétentieusement, jouet
+de la moindre brise qui d'aventure aurait soufflé; cela restait, comme
+avec intention, dans le rayon de soleil, qui en faisait une petite chose
+éclatante et lumineuse, au-dessus de ce triste décor tout entier dans
+l'ombre morte. Et le voisinage de ce trompe-l'&#339;il, qu'était un tel
+jardin de pygmée, donnait à ce papillon tant d'importance qu'il semblait
+bien plus grand que nature. Il resta longtemps à papillonner pour nous,
+à faire le précieux et le joli, sans se poser nulle part. En d'autres
+pays, des enfants qui auraient vu cela se seraient mis en chasse, à
+coups de chapeau, pour l'attraper; mes petits neveux nippons, au
+contraire, ne bougèrent pas, se bornant à regarder; tout le temps, les
+cercles d'onyx de leurs prunelles roulèrent de droite et de gauche dans
+la fente étroite des paupières, afin de suivre ce vol qui les captivait;
+sans doute emmagasinaient-ils dans leur cervelle des documents pour
+composer plus tard ces dessins,<a name="page_259" id="page_259"></a> ces peintures où les Japonais excellent
+à rendre, en les exagérant, les attitudes des insectes et la grâce des
+fleurs.</p>
+
+<p>Quand le papillon eut assez paradé devant nous, il s'en alla, pour
+amuser ailleurs d'autres yeux. Et jamais je n'avais si bien compris
+qu'il y a d'innocents petits êtres purement décoratifs, créés pour le
+seul charme de leur coloris ou de leur forme... Mais alors, tant qu'à
+faire, pourquoi ne les avoir pas inventés plus jolis encore? A côté de
+quelques papillons ou scarabées un peu merveilleux, pourquoi ces
+milliers d'autres, ternes et insignifiants, qui sont là comme des essais
+bons à détruire?</p>
+
+<p>Rien n'est déroutant pour l'âme comme d'apercevoir, dans les choses de
+la création, un indice de tâtonnement ou d'impuissance. Et plus encore,
+d'y surprendre la preuve d'une pensée, d'une ruse, d'un calcul
+indéniables, mais en même temps naïfs, maladroits et à vue courte.
+Ainsi, entre mille exemples, les épines à la tige des roses semblent
+bien témoigner que, des millénaires peut-être avant la création de
+l'homme, on avait prévu la main humaine,<a name="page_260" id="page_260"></a> seule capable d'être tentée de
+cueillir. Mais alors pourquoi n'avoir pas su prévoir aussi le couteau ou
+les ciseaux, qui viendraient plus tard déjouer ce puéril moyen de
+défense?...</p>
+
+<p>Ma belle-mère, après le départ du papillon, avait retiré de l'étui de
+soie rouge sa longue guitare, qui maintenant me charme ou m'angoisse.
+Les cordes commencèrent à gémir quelque chose comme un hymne à
+l'inconnu. Et les prunelles d'onyx des trois enfants, qui n'avaient plus
+à regarder que le jardin vide, s'immobilisèrent de nouveau; mais ils ne
+s'endormaient plus; leurs jeunes cervelles félines, sournoises et sans
+doute supérieurement lucides, s'intéressaient à l'énigme des sons, se
+sentaient en éveil et captivées, sans pouvoir bien définir...</p>
+
+<p>De tous les mystères au milieu desquels notre vie passe, étonnée et
+inquiète, sans jamais rien comprendre, celui de la musique est, je
+crois, l'un de ceux qui doivent nous confondre le plus: que telle suite
+ou tel assemblage de notes,&mdash;à peine différent de tel autre qui n'est
+que banal,&mdash;puisse nous peindre des époques, des races, des contrées de
+la terre ou<a name="page_261" id="page_261"></a> d'ailleurs; nous apporter les tristesses, les effrois d'on
+ne sait quelles existences futures, ou peut-être déjà vécues depuis des
+siècles sans nombre; nous donner (comme par exemple certains fragments
+de Bach ou de César Franck) la vision et presque l'assurance d'une
+survie céleste; ou bien encore (comme ce que me chante la guitare de
+cette femme), nous faire entrevoir les dessous féroces, épeurants et à
+jamais inassimilables, de toute japonerie...<a name="page_262" id="page_262"></a></p>
+
+<h3><a name="XLVI" id="XLVI"></a>XLVI</h3>
+
+<p class="head">RAPATRIEMENT DE ZOUAVES</p>
+
+<p class="date">Août.</p>
+
+<p><span style="margin-left: 2em;">«Amiral,</span></p>
+
+<p>»Je reçois votre dépêche et viens de la communiquer à notre bataillon;
+il a poussé un hourra en votre honneur.</p>
+
+<p>»Vous ne vous étiez pas trompé, le salut de notre drapeau était le salut
+de la 2<sup>e</sup> brigade à nos frères de la flotte qui, après nous avoir si
+bien tracé notre devoir au début de la campagne, ont ensuite pendant des
+mois accepté la charge lourde, pénible et ingrate d'assurer notre
+bien-être.</p>
+
+<p>»Mais, dans l'esprit de tous, ce salut devait aussi et surtout aller à
+vous, amiral, dont nous avons senti vibrer l'ardent amour de la patrie,
+à vous que<a name="page_263" id="page_263"></a> nous aimons tous et que aurions été heureux de servir...
+Etc.</p>
+
+<p class="c">»LE COLONEL *** <br />
+»Commandant le *** régiment de marche.»</p>
+
+<p class="top5">Quand j'ai relu cette lettre toute militaire, toute simple et vibrante
+aussi, que notre cher amiral a gardée parmi ses papiers de souvenir, la
+scène de ce départ de zouaves s'évoque soudainement à ma mémoire.</p>
+
+<p>Un cadre sinistre, extra lointain: le golfe de Petchili. Une mer inerte,
+sous la lourdeur d'un ciel incolore qui semblait couver de la fatigue et
+de la fièvre. Et là tout à coup, dans l'atmosphère sourde, au milieu du
+silence accablé, une clameur magnifique et jeune; quelques centaines de
+naïfs enfants de France, donnant de la voix éperdument, tandis que
+s'inclinaient sous leurs yeux, pour un adieu grandiose, ces loques
+sublimes qui s'appellent des drapeaux.</p>
+
+<p>Ceux qui criaient ainsi à pleine poitrine étaient des matelots et des
+zouaves. Les zouaves s'en retournaient vers leur village natal, ou<a name="page_264" id="page_264"></a> vers
+leur seconde patrie algérienne. Les matelots, eux, restaient; pendant de
+longs mois indéterminés, leur exil devait durer encore. Et cela se
+passait, ces hourras et cet adieu, au fond d'un golfe étouffant de la
+mer Jaune, à la saison des orages de juillet, pendant l'horrible
+canicule chinoise. Notre <i>Redoutable</i>&mdash;tandis que son équipage, pour une
+minute, se grisait ainsi de juvénile enthousiasme&mdash;languissait immobile,
+semblait mort, entre les eaux couleur de boue et le ciel plombé; et,
+comme chaque jour, ses murailles de fer condensaient la chaleur mouillée
+où s'anémiaient à la longue les robustes santés et pâlissaient les
+pauvres figures de vingt ans. Au contraire, le paquebot plus léger, qui
+allait emporter ce millier de zouaves, évoluait en ce moment avec un air
+d'aisance sur la mer amollie; il man&#339;uvrait de façon à passer à poupe de
+notre cuirassé énorme, pour ce salut que doivent à l'amiral ceux qui ont
+fini et qui vont partir.</p>
+
+<p>Nous connaissions de longue date ces zouaves-là, et une sorte de
+fraternité particulière les unissait à nos hommes. C'est nous qui,
+l'année<a name="page_265" id="page_265"></a> précédente, les avions installés, au pied de la Grande
+Muraille, dans le fort chinois où ils avaient habité durant l'hiver;
+c'est nous ensuite qui avions assuré leur ravitaillement et leurs
+communications avec le reste du monde, dans ce recoin perdu. Quand enfin
+quelques-uns des leurs étaient tombés sous les balles russes, nous
+étions venus assister aux funérailles, notre amiral lui-même conduisant
+le deuil&mdash;un cortège que je revois encore, sous les nuages blêmes d'un
+matin de novembre, aux premiers frissons de l'automne, pendant que
+s'effeuillaient sur nous les tristes saules de la Chine... Et, en
+reconnaissance de cela et de mille choses, leur bataillon s'appelait «le
+bataillon de l'amiral Pottier».</p>
+
+<p>Maintenant l'heure sonnait pour eux de quitter l'affreux Empire jaune. A
+part une vingtaine, qui dormaient en terre d'exil, dans le petit
+cimetière improvisé de Ning-Haï, ils s'en retournaient vers l'Europe.
+Nos matelots, toute la nuit d'avant, sur une mer remuée et dangereuse,
+avaient peiné pour embarquer leurs munitions, leurs bagages,&mdash;et ils
+avaient<a name="page_266" id="page_266"></a> fait cela avec l'abnégation habituelle, sans un murmure, sans
+se demander: «Pourquoi s'en vont-ils, les zouaves; pourquoi s'en
+vont-ils, tous les soldats, tandis qu'il n'est pas question de retour
+pour nous, les marins, fatalement voués, de par les conditions mêmes de
+cette campagne très spéciale, aux besognes obscures et aux épuisantes
+fatigues?...»</p>
+
+<p>Donc, le paquebot qui portait «le bataillon de l'amiral Pottier»
+s'approchait tranquillement du <i>Redoutable</i>, tous les zouaves sur le
+pont, en rangs serrés, tournant vers nous des centaines de têtes
+brunies, coiffés du bonnet écarlate. C'était au déclin d'un soleil qu'on
+ne voyait pas, mais qui diffusait de mauvaises lueurs rougeâtres dans le
+ciel épais et sur la mer boueuse; le cercle de l'horizon restait
+imprécis, perdu dans les vapeurs de ces orages qui menaçaient toujours,
+sans fondre jamais; et, çà et là, de monstrueuses fumées noires, comme
+des haleines de volcan, soufflées par des navires de guerre,
+complétaient la laideur lugubre des aspects qui nous furent familiers
+durant plusieurs mois dans le golfe de Takou.<a name="page_267" id="page_267"></a></p>
+
+<p>Cependant on avait fait monter tous nos matelots pour regarder partir
+les zouaves. Et quand, en leur honneur, la musique du <i>Redoutable</i>
+entonna <i>la Marseillaise</i>, on vit d'abord, sur ce paquebot qui
+s'approchait, les centaines de bonnets rouges tomber, d'un même
+mouvement d'ensemble, découvrant le velours des cheveux ras sur les
+têtes brunes ou blondes; ensuite s'élevèrent les habituelles clameurs:
+«Vivent les marins! Vive l'amiral!»&mdash;les matelots répondant: «Vivent les
+zouaves!»</p>
+
+<p>Au commandement, ou au sifflet des maîtres de man&#339;uvre, ces immenses
+cris étaient réglés, de manière qu'ils partaient à l'unisson et que les
+paroles s'entendaient claires. Et le beau fracas de ces voix d'hommes
+couvrait le bruit des tambours et des cuivres, ébranlait chaque fois
+l'air morne, pendant que s'abaissaient et se relevaient lentement, pour
+un salut, les pavillons des deux navires, leurs larges étamines
+tricolores, éclatantes ce soir-là sur les nuances tristes de la mer et
+du ciel.</p>
+
+<p>Mais, comme encore cela ne dépassait pas le cérémonial coutumier des
+départs, le <a name="page_268" id="page_268"></a>commandant des zouaves improvisa une chose qui ne s'était
+jamais vue: en passant à l'arrière du cuirassé, sous la galerie où se
+tenait notre amiral, faire déployer le drapeau du bataillon, son drapeau
+d'Afrique et l'incliner devant lui.</p>
+
+<p>Alors, à cette apparition, qu'on n'attendait pas, du vieux fétiche aux
+trois couleurs, les hourras plus formidables s'élevèrent à nouveau des
+mille poitrines de ces exilés,&mdash;venus ici, dans ce golfe morose,
+sacrifier sans une plainte des années de jeunesse et risquer d'y mourir.</p>
+
+<p>Et tout cela, c'était de la beauté, de la vie: enthousiasme des jeunes,
+des braves, des simples, pour des idées simples aussi, mais superbement
+généreuses,&mdash;et sans doute éternelles, malgré l'effort d'une secte
+moderne pour les détruire...</p>
+
+<p class="top5">Les cris finissaient et le silence retombait à peine, quand je fus
+averti par un timonier que l'amiral me demandait sur sa galerie:</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais savoir, me dit-il, si vous étiez sur le pont, si vous aviez
+assisté à ça... N'est-ce pas, c'était beau?...<a name="page_269" id="page_269"></a></p>
+
+<p>Et, tandis qu'il continuait de saluer en souriant le bateau des zouaves
+qui s'éloignait, je vis que ses yeux s'étaient voilés de larmes.</p>
+
+<p class="top5">Il fut vite diminué à notre vue, leur paquebot, toute petite chose en
+fuite, traînant sa fumée noire vers les lointains de ce néant sans
+contours et de nuance neutre qui était la mer. Cela semblait
+invraisemblable que ce petit rien, noyé dans du vide infini, dût un jour
+atteindre la France, car on la sentait ce soir à des distances qui
+donnaient le vertige, derrière tant de continents et de mers; on savait
+cependant qu'au bout d'un mois, de cinq ou six semaines, cela
+arriverait; alors quelques-uns de ces matelots, qui criaient si
+joyeusement tout à l'heure, regardaient maintenant là-bas, au fond des
+grisailles du soir, la disparition de cet atome de paquebot, avec une
+expression de figure changée et, dans les yeux, une tristesse d'enfant.<a name="page_270" id="page_270"></a></p>
+
+<h3><a name="XLVII" id="XLVII"></a>XLVII</h3>
+
+<p class="date">23 septembre.<br />
+</p>
+
+<p>Vers le milieu de juillet, le <i>Redoutable</i> avait quitté Nagasaki, pour
+retourner en Chine, à Takou, son poste de souffrance. Ensuite, après
+deux mois de pénibles travaux, le rembarquement du corps expéditionnaire
+étant terminé, nous avons fait route vers le nord du Japon, afin que
+tout l'équipage pût respirer un peu d'air froid et salubre, avant de
+redescendre du côté de la Cochinchine, si énervante et chaude.</p>
+
+<p>Et aujourd'hui, nous avons mouillé devant Yokohama, par un de ces temps
+frais qui rendent la vie aux anémiés. Nous aurions <a name="page_271" id="page_271"></a>cependant préféré
+Nagasaki, mais il n'en est plus question dans le programme de cet hiver,
+et il faut sans doute en faire notre deuil, nous ne le reverrons plus.</p>
+
+<p>Yokohama, il y quinze ans, c'était déjà la ville la plus européanisée du
+Japon. Et depuis, le bienfaisant <i>progrès</i> y a marché si vite, que c'est
+à n'y plus rien reconnaître. Dans les rues, que des fils électriques
+enveloppent à présent comme les mailles sans fin d'une immense toile
+d'araignée, quelle mascarade à faire pitié! Chapeaux melons de tous les
+styles, petits complets couleur puce ou couleur queue de rat, tous les
+vieux stocks de costumes invendables en Europe, déversés à bouche que
+veux-tu sur ces seigneurs, qui naguère encore se drapaient de soie. De
+vastes comptoirs modernes, où se liquident à la grosse, pour être
+exportés en Amérique, des imitations, des déformations truquées de ces
+objets d'art, trop maniérés à mon goût, mais singuliers et gracieux, que
+les Japonais jadis composaient avec tant de patience et de rêverie.</p>
+
+<p>Des soldats, partout des soldats, des <a name="page_272" id="page_272"></a>régiments en man&#339;uvre, en parade;
+tout à la guerre.</p>
+
+<p>Pour comble, au tournant d'une rue, me voici dépisté, interviewé, tout
+vif et en anglais, par un journaliste à figure jaune, qui porte jaquette
+et haut-de-forme... Alors, non, je rentre à bord, ne voulant plus rien
+savoir de ce Japon-là!...<a name="page_273" id="page_273"></a></p>
+
+<h3><a name="XLVIII" id="XLVIII"></a>XLVIII</h3>
+
+<p class="date">5 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Et j'ai tenu rigueur à cette ville et à ses entours jusqu'au départ.</p>
+
+<p>Quelques-uns de mes camarades sont allés visiter le grand arsenal
+voisin; ils y ont trouvé un empressement, des nuages de fumée noire
+comme au bord de la Tamise, et sont revenus stupéfaits de la quantité de
+navires et de machines de guerre que l'on y prépare fiévreusement nuit
+et jour.</p>
+
+<p>D'autres sont allés à Tokio pour accompagner notre amiral à une
+réception de Leurs Majestés nipponnes. Dans les rues, ils ont croisé
+des<a name="page_274" id="page_274"></a> bandes d'étudiants, qui manifestaient contre l'étranger, et l'un
+deux, renversé de son pousse-pousse par malveillance, s'est fracturé le
+bras. Ils ont vu l'Impératrice, sous la forme aujourd'hui d'une toute
+petite bonne femme, habillée à Paris par quelque bon faiseur, élégante
+encore malgré ce déguisement, demeurée jolie, même presque jeune sous
+son masque de plâtre, et conservant toujours cet air qu'elle avait
+jadis, cet air de déesse offensée de ce qu'on ose la regarder.</p>
+
+<p>Mais combien je préfère ne l'avoir point revue, et en rester sur
+l'exquise image première: cette Impératrice Printemps, au milieu de ses
+jardins, environnée de chrysanthèmes fous, et dans des atours jamais
+vus, ne ressemblant à aucune créature terrestre.</p>
+
+<p>Donc, je n'ai plus remis pied à terre, dans ce néo-Japon, tant qu'a duré
+notre escale.</p>
+
+<p>Maintenant nous redescendons vers le sud, tout doucement, par la mer
+Intérieure, et ce soir, à la nuit tombante, nous venons de mouiller pour
+deux jours devant Miyasima, l'île sacrée, que régissent des lois
+spéciales et<a name="page_275" id="page_275"></a> étranges. Elle nous apparaît en ce moment, cette île,
+comme un lieu de mystère qui ne veut pas se laisser trop voir. Ce doit
+être un bloc de hautes montagnes tapissées de forêts, mais nous en
+apercevons tout juste la base délicieusement verte, la partie qui touche
+aux plages et à la mer; tout le reste nous est dissimulé par des nuages
+gardiens et jaloux, qui pour un peu descendraient traîner jusque sur les
+eaux.</p>
+
+<p>Contre toute attente, il paraît décidé que nous nous arrêterons deux ou
+trois semaines à Nagasaki en passant, pour des réparations au navire, et
+c'est presque une fête, de revoir tout ce gentil monde féminin, dans
+cette baie si jolie. Là au moins, tant de recoins du passé persistent
+encore! Et nous emplirons une dernière fois nos yeux, nos mémoires de
+mille choses finissantes, qui s'évanouiront demain, pour faire place à
+la plus vulgaire laideur.</p>
+
+<p>Car enfin ce Japon n'avait pour lui que sa grâce et le charme
+incomparable de ses lieux d'adoration. Une fois tout cela évanoui, au
+souffle du bienfaisant «progrès», qu'y <a name="page_276" id="page_276"></a>restera-t-il? Le peuple le plus
+laid de la Terre, physiquement parlant. Et un peuple agité, querelleur,
+bouffi d'orgueil, envieux du bien d'autrui, maniant, avec une cruauté et
+une adresse de singe, ces machines et ces explosifs dont nous avons eu
+l'inqualifiable imprévoyance de lui livrer les secrets. Un tout petit
+peuple qui sera, au milieu de la grande famille jaune, le ferment de
+haine contre nos races blanches, l'excitateur des tueries et des
+invasions futures.<a name="page_277" id="page_277"></a></p>
+
+<h3><a name="XLIX" id="XLIX"></a>XLIX</h3>
+
+<p class="date">Dimanche, 6 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Vraiment ces Japonais parfois vous confondent, vous forcent d'admirer
+tout à coup sans réserve, par quelque pure et idéale conception d'art;
+alors on oublie pour un temps leurs ridicules, leur saugrenuité, leur
+vaniteuse outrecuidance; ils vous tiennent sous le charme.</p>
+
+<p>Par exemple, cette île sacrée de Miyasima, ce refuge édénique où il
+n'est pas permis de tuer une bête, ni d'abattre un arbre, où nul n'a le
+droit <i>de naître ni de mourir</i>!... Aucun lieu du monde ne lui est
+comparable, et les hommes qui, dans les temps, ont imaginé de la
+<a name="page_278" id="page_278"></a>préserver par de telles lois, étaient des rêveurs merveilleux.</p>
+
+<p>Depuis hier, depuis que nous sommes venus jeter l'ancre en face, le même
+ciel bas et obscur ne cesse de peser sur l'île sainte; il nous la
+dissimule en partie, il nous dérobe toutes ses forêts d'en haut, comme
+ferait un voile posé sur un sanctuaire, et cela ajoute encore à
+l'impression qu'elle cause: on dirait qu'elle communique par le faîte
+avec le Dieu des nuages.</p>
+
+<p>Une petite pluie chaude, qui mouille à peine et qui semble parfumée aux
+essences de plantes forestières, commence de tomber, quand je me dirige
+aujourd'hui en baleinière vers la tranquille plage de cette Miyasima. Et
+je vois d'abord des vieux temples, pour mieux dire des vieux portiques
+de temples qui s'avancent jusque dans l'eau, des portiques religieux,
+posés sur pilotis et reflétés dans cette petite mer enclose, qui n'a
+jamais de bien sérieuses fureurs. Je vois un village aussi; mais il n'a
+pas l'air vrai, tant les maisonnettes y sont gentiment arrangées parmi
+des jardinets de plantes rares; on croirait un village sans utilité,
+inventé et bâti<a name="page_279" id="page_279"></a> pour le seul plaisir des yeux. Et au-dessus, tout de
+suite l'épaisse verdure commence, l'inviolable forêt séculaire, qui va
+se perdre dans les nuées grises...</p>
+
+<p>Une île d'où l'on a voulu bannir toute souffrance, même pour les bêtes,
+même pour les arbres, et où nul n'a le droit de naître ni de mourir!...
+Quand quelqu'un est malade, quand une femme est près d'être mère, vite,
+on l'emmène en jonque, dans l'une des grandes îles d'alentour, qui sont
+terres de douleur comme le reste du monde. Mais ici, non, pas de
+plaintes, pas de cris, pas de deuils. Et paix aussi, sécurité pour les
+oiseaux de l'air, pour les daims et les biches de la forêt...</p>
+
+<p>Me voici descendu sur la grève au sable fin, et des verdures
+m'environnent de toutes parts, d'humides verdures qui voisinent,
+au-dessus de ma tête, avec le ciel bas, et plongent bientôt dans le
+mystère des nuages. De chaque côté de la rue ombreuse qui se présente à
+moi, s'ouvrent des maisons-de-thé. Elles alternent avec de mignonnes
+boutiques à l'usage des pèlerins, qui affluent ici de tous les points de
+l'archipel<a name="page_280" id="page_280"></a> nippon; on y vend des petits dieux, des petits emblèmes,
+sculptés dans le bois de quelque arbre,&mdash;mort de sa belle mort bien
+entendu, sans quoi on ne l'aurait point coupé.</p>
+
+<p>Une route vient ensuite, et me conduit à la baie proche, qui joue un peu
+le rôle du tabernacle, dans cet immense lieu d'adoration qu'est l'île
+entière. Une route empreinte de tant de sérénité recueillie, qu'on
+s'étonne d'y rencontrer quelques passants, quelques Nippons pareils à
+ceux d'ailleurs, quelques mousmés qui sourient, tout comme sur une route
+banale. Du côté de la mer, elle est bordée par une file de petits
+édicules religieux, en granit, qui se succèdent comme les balustres
+d'une rampe,&mdash;toujours ces mêmes petits édicules au toit cornu, d'une
+forme inchangeable depuis les plus vieux temps, et qui, d'un bout à
+l'autre du Japon, annoncent l'approche des temples ou des nécropoles,
+éveillent pour les initiés le sentiment de l'inconnu ou de la mort. Du
+côté de la montagne, on est dominé par les ramures qui se penchent, les
+fougères qui retombent; des arbres dont on ne sait plus l'âge étendent
+des<a name="page_281" id="page_281"></a> branches trop longues et fatiguées, que l'on a pieusement soutenues
+avec des béquilles de bois ou de pierre; des cycas, qui seraient hauts
+comme des dattiers d'Afrique, mais qui s'inclinent, se courbent de
+vieillesse, ont des supports en bambou, des suspentes en cordes
+tressées, pour prolonger le plus possible leurs existences indéfinies.
+Et de vagues sentiers montent verticalement à travers ce royaume des
+plantes, vont se perdre dans les obscurités d'en haut, parmi les futaies
+trop épaisses, parmi les pluies, les orages toujours
+suspendus;&mdash;sentiers, ou peut-être simples foulées de ces bêtes de la
+forêt, qui sont innocentes, ici, et auxquelles personne ne fait de mal.</p>
+
+<p>De temples, à proprement parler il n'y en a point; c'est l'île qui est
+le temple, et, comme je disais, c'est la baie qui est le tabernacle.
+Pour la fermer aux profanes, cette baie de la grande sérénité ombreuse,
+des portiques religieux à plusieurs arceaux en gardent l'entrée,
+s'avancent comme d'imposantes et muettes sentinelles, assez loin dans la
+mer; ils sont très élevés, très purs de style ancien, avec des<a name="page_282" id="page_282"></a> parties
+qui commencent à crouler par vétusté, surtout vers la base, où ils
+reçoivent l'éternelle caresse humide de Benten, déesse de céans.
+Au-dessus de leur image éternellement renversée, qui les allonge de
+moitié, ils paraissent immenses, et trop sveltes pour être bien réels.</p>
+
+<p>On peut, si l'on veut, contourner la baie; mais le chemin des pèlerins
+la traverse sur un pont sacré, que soutiennent des pilotis et que
+recouvre dans toute sa longueur une toiture en planches de cèdre. De
+chaque côté de cette voie légère, en équilibre sur l'eau calme, les
+emblèmes et les peintures mythologiques se succèdent comme pour les
+stations d'une sorte de chemin de croix; il y en a d'un archaïsme à
+donner le frisson; on y voit surtout Benten, la pâle et mince déesse de
+la mer, entourée de ses longs cheveux comme des ruissellements d'une eau
+marine.</p>
+
+<p>Continuant de suivre la ligne des grèves, je rencontre une étroite
+prairie à l'herbe de velours, resserrée entre la plage et la montagne à
+pic avec son manteau de verdure. Un hameau de pêcheurs est là, d'une
+tranquillité <a name="page_283" id="page_283"></a>paradisiaque, entouré d'altéas à fleurs roses. Devant la
+porte de leurs cabanes, les hommes demi-nus, aux musculatures superbes,
+raccommodent leurs filets: on dirait une scène de l'âge d'or. (Seuls les
+poissons ne bénéficient point de la trêve générale; on les attrape et on
+les mange. Ils constituent d'ailleurs la principale nourriture des
+Japonais, qui ne sauraient s'en passer.)</p>
+
+<p>Plus loin, une source jaillit dans un bassin naturel, et voici une
+troupe de biches, avec leurs faons, qui descendent de la forêt pour y
+boire. Par crainte de les effaroucher, j'avais d'abord ralenti le pas,
+mais je comprends bientôt qu'elles n'ont aucune frayeur. Et même,
+l'instant d'après, nous nous trouvons cheminer ensemble dans le même
+sentier d'ombre, elles si près de moi que je sens leur souffle sur ma
+main.</p>
+
+<p>Le soir, quand je reviens, par la baie que gardent les grands portiques
+dans l'eau, autre compagnie de biches encore, qui s'amuse à traverser le
+frêle pont sacré, entre les images de dieux ou de déesses. Et, arrivées
+au bout,<a name="page_284" id="page_284"></a> les voilà prises d'une soudaine fantaisie de vitesse, où la
+peur certainement n'entre pour rien; elles filent alors comme le vent,
+puis disparaissent dans les sentiers de la montagne surplombante, et
+bientôt sans doute dans les nuages proches,&mdash;où quelque divinité d'ici a
+dû les appeler.<a name="page_285" id="page_285"></a></p>
+
+<h3><a name="L" id="L"></a>L</h3>
+
+<p class="date">Lundi, 7 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Nous repartons ce matin sans avoir aperçu le sommet de l'île aux
+forêts,&mdash;le dôme, pourrait-on dire, de cet immense temple vert,&mdash;car le
+même rideau de nuées persiste à l'envelopper. Et bientôt disparaît
+l'abrupt rivage si magnifiquement tapissé de verdure; disparaissent les
+portiques religieux, en sentinelle aux abords, avec leurs longs reflets
+dans l'eau.</p>
+
+<p>Nous nous en allons tranquillement sur cette mer Intérieure, qui est
+comme un lac immense, aux rives heureuses. Les grandes jonques
+anciennes, qui ont des voiles pareilles à des<a name="page_286" id="page_286"></a> stores drapés, circulent
+encore en tous sens, poussées aujourd'hui par une brise très douce,
+d'une tiédeur d'été. Çà et là, au fond des gentilles baies, on aperçoit
+les villages proprets, aux maisonnettes en planches de cèdre, avec
+toujours, pour les protéger, quelque vieille pagode perchée au-dessus,
+dans un recoin d'ombre et de grands arbres. De loin en loin, un château
+de Samouraïs: forteresse aux murailles blanches, avec donjon
+noir,&mdash;quelqu'un de ces donjons à la chinoise qui ont plusieurs étages
+de toitures et qui donnent tout de suite la note d'extrême Asie. Et,
+dans ce Japon, les cultures n'enlaidissent pas comme chez nous la
+campagne; les champs, les rizières sont des milliers de petites
+terrasses superposées; au flanc des coteaux, on dirait, dans le
+lointain, d'innombrables hachures vertes.</p>
+
+<p>C'est déjà, pour un peuple, un rare privilège et un gage de durée,
+d'être <i>peuple insulaire</i>; mais surtout c'est une chance unique, d'avoir
+une mer intérieure, une mer à soi tout seul où l'on peut en sécurité
+absolue ouvrir ses arsenaux, promener ses escadres.<a name="page_287" id="page_287"></a></p>
+
+<h3><a name="LI" id="LI"></a>LI</h3>
+
+<p class="date">Jeudi, 10 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Avant de sortir ce matin de la mer Intérieure, nous nous étions arrêtés,
+les derniers jours, dans quelques villages des bords; villages tous
+pareils, où semblait régner la même activité physique, et la même
+tranquillité dans les esprits. Des petits ports encombrés de jonques de
+pêche et où l'on sentait l'acre odeur de la saumure. Des maisons tout en
+fine et délicate menuiserie, d'une propreté idéale, gardant l'éclat du
+bois neuf. Une population alerte et vigoureuse, singulièrement
+différente de celle des villes, bronzée à l'air marin, bâtie en<a name="page_288" id="page_288"></a> force,
+en épaisseur, avec un sang vermeil aux joues. Des hommes nus comme des
+antiques, souvent admirables, dans leur taille trapue, leur musculature
+excessive, ressemblant à des réductions de l'hercule Farnèse. A vrai
+dire, des femmes sans grâce, malgré leur teint de santé et leurs cheveux
+bien lisses; trop solides, trop courtaudes, avec de grosses mains
+rouges. Et d'innombrables petits enfants, des petits enfants partout,
+emplissant les sentiers, s'amusant dans le sable, s'asseyant par rangées
+sur le bord des jonques comme des brochettes de moineaux. Ce peuple ne
+tardera pas à étouffer dans ses îles, et fatalement il lui faudra se
+déverser autre part.</p>
+
+<p>Dans les campagnes, en s'éloignant de la rive, même population
+laborieuse et râblée; ce n'est plus à la pêche, ici, que se dépense la
+vigueur des hommes; c'est aux travaux de cette terre japonaise, dont
+chaque parcelle est utilisée avec sollicitude. Les milliers de rizières
+en terrasses, qu'on apercevait du large, sont entretenues fraîches par
+des réseaux sans fin de petits conduits en bambou, de petits <a name="page_289" id="page_289"></a>ruisselets
+ingénieux; tout cela a dû coûter déjà une somme de travail énorme, et
+atteste les patiences héréditaires de plusieurs générations
+d'agriculteurs aux infatigables bras.</p>
+
+<p>C'est dans ces champs tranquilles que le Mikado compte trouver, quand
+l'heure sera venue, des réserves pour ses armées. Et ils feront
+d'étonnants soldats, ces petits paysans extra-musculeux, au front large,
+bas et obstiné, au regard oblique de matou, sobres de père en fils
+depuis les origines, sans nervosité et par suite sans frisson devant la
+coulée du sang rouge, n'ayant d'ailleurs que deux rêves, que deux
+cultes, celui de leur sol natal et celui de leurs humbles ancêtres.</p>
+
+<p>Ils étaient des privilégiés et des heureux de ce monde, ces paysans-là,
+jusqu'au jour où l'affolement contagieux, qu'on est convenu d'appeler le
+progrès, a fait son apparition dans leur pays. Mais à présent voici
+l'alcool qui s'infiltre au milieu de leurs calmes villages; voici les
+impôts écrasants et augmentés chaque année, pour payer les nouveaux
+canons, les nouveaux cuirassés, toutes les infernales <a name="page_290" id="page_290"></a>machines; déjà
+ils se plaignent de ne pouvoir plus vivre. Et bientôt on les enverra,
+par milliers et centaines de milliers, joncher de leurs cadavres ces
+plaines de Mandchourie, où doit se dérouler la guerre inévitable et
+prochaine... Pauvres petits paysans japonais!...</p>
+
+<p>Donc, nous avons quitté aujourd'hui dans la matinée ce délicieux lac du
+vieux temps qu'est la mer Intérieure. Et ce soir, à nuit close, nous
+sommes revenus mouiller dans la baie aux mille lumières, devant la ville
+de madame Prune,&mdash;autant dire chez nous, car à la longue, il n'y a pas à
+dire, nous nous sentons presque des gens de Nagasaki.</p>
+
+<p>Une bonne nouvelle nous attendait du reste à l'arrivée, une dépêche
+annonçant que le <i>Redoutable</i> rentrera en France au mois de janvier
+prochain, après ses vingt mois de campagne. Et tout le monde, officiers
+et matelots, s'est endormi dans la joie.<a name="page_291" id="page_291"></a></p>
+
+<h3><a name="LII" id="LII"></a>LII</h3>
+
+<p class="date">Mardi, 15 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Après beaucoup de tergiversations, de contre-ordres, nous voici
+cependant de retour dans ce Nagasaki, que je ne pensais plus jamais
+revoir: je me dis cela, dès ce matin au réveil, et, d'avance, je m'en
+amuse tant! Au moins trois semaines à y rester, et pendant la plus
+délicieuse saison de l'année, les jardinets pleins de fleurs, le tiède
+soleil d'octobre mûrissant les mandarines et les kakis d'or, du haut
+d'un ciel tout le temps bleu.</p>
+
+<p>Mon empressement joyeux à m'habiller pour aller courir est comme un
+regain de ce que<a name="page_292" id="page_292"></a> j'éprouvais, tout enfant, chaque fois que je venais
+d'arriver chez mes cousins du Midi, où se passaient mes vacances; je ne
+tenais pas en place, le premier matin, dans ma hâte d'aller rejoindre
+mes petits camarades de l'autre été, d'aller revoir des coins de bois où
+l'on avait fait tant de jeux, des coins de vignes où l'on avait tant ri
+aux vendanges d'antan...</p>
+
+<p>Je me retrouve tel aujourd'hui, ou peu s'en faut, ce qui prouve
+décidément que le Japon possède encore un charme d'unique et
+ensorcelante drôlerie. Vite une embarcation, ensuite un pousse-pousse
+rapide, et je suis enfin dans les gentilles rues, cueillant au passage
+des révérences de petites amies quelconques, mousmés, guéchas,
+marchandes de bibelots, qui rient sous le soleil, au milieu d'une fête
+générale de couleurs et de lumière.</p>
+
+<p>La boutique de madame L'Ourse éclate de loin, comme un énorme et frais
+bouquet sur fond sombre; tout son étalage est de roses roses et de
+chrysanthèmes jaunes. En face, les soubassements énormes de la nécropole
+et des temples, murs ou rochers primitifs, ont des<a name="page_293" id="page_293"></a> garnitures, comme
+des volants de dentelles vertes, en capillaires, avec çà et là des
+grappes de campanules qui retombent.</p>
+
+<p>C'est chez la mousmé Inamoto que je me rends d'abord, il va sans dire.</p>
+
+<p>Pour être aperçu d'elle qui ne m'attend point, il faut me risquer jusque
+dans la cour de la pagode où elle demeure, et me poster au guet,
+derrière le tronc d'un cèdre de cinq cents ans. Jamais je n'avais fait
+une station si longue, caché et observant tout, dans ce lieu vénérable
+où vit Inamoto, ce lieu où son âme s'est formée, singulière et tellement
+respectueuse de tous les antiques symboles d'ici. L'herbe pousse entre
+les larges dalles de cette cour, où les fidèles ne doivent plus beaucoup
+venir; des cycas se dressent au milieu, sur des tiges géantes, et
+l'arbre qui m'abrite étend des branches horizontales étonnamment
+longues, qui se seraient brisées depuis un siècle si des béquilles ne
+les soutenaient de place en place. On est environné de terrasses qui
+supportent des bouddhas en granit et des tombes: on est dominé par toute
+la masse de la montagne<a name="page_294" id="page_294"></a> emplie de sépultures. Juste devant moi, il y a
+le vieux temple de cèdre, jadis colorié, doré, laqué, aujourd'hui tout
+vermoulu et couleur de poussière; de chaque côté de la porte close, les
+deux gardiens du seuil, enfermés dans des cages comme des bêtes
+dangereuses, dardent depuis des âges leurs gros yeux féroces, et
+maintiennent leur geste de furie.</p>
+
+<p>Je veille comme un trappeur en forêt. Au Japon, rien de bien terrible ne
+peut se passer, je le sais bien; mais je regretterais tant de lui causer
+le moindre ennui, à la pauvre petite innocente que je suis venu
+troubler!... Personne... Aucun bruit, que celui de la chute légère des
+feuilles d'octobre. Et tant de calme autour de moi, tant de calme que
+l'attitude de ces deux forcenés dans leur cage ne s'explique plus... Ce
+silence commence de m'inquiéter. Est-ce que tout serait abandonné
+alentour, et ma petite amie envolée...</p>
+
+<p>Avec un gémissement de vieille ferrure, la porte du temple enfin
+s'ouvre, et c'est Inamoto elle-même qui paraît, en robe simplette, les
+manches retroussées, un balai à la main, <a name="page_295" id="page_295"></a>poussant les feuilles mortes
+en jonchée sur les marches. Oh! si jolie, entre les deux grimaces
+atroces des divinités du seuil, qui grincent les dents derrière leurs
+barreaux!</p>
+
+<p>Un brusque nuage rose apparaît sur ses joues; en moins d'une seconde,
+elle a jeté son balai à terre, baissé l'une après l'autre ses deux
+manches pagodes, pour courir vers moi, dans un élan d'enfantine et
+franche amitié...</p>
+
+<p>Mais comme elle m'étonne de n'avoir pas peur, elle si craintive
+d'ordinaire!...</p>
+
+<p>C'est que je suis tombé, paraît-il, à un moment choisi comme à miracle:
+ses petits frères, à l'école; sa servante, en ville; son père, qui ne
+sort jamais, jamais, parti depuis un instant pour conduire à sa dernière
+demeure un ami bonze. Verrouillé, le grand portail en bas, par où
+quelque pèlerin aurait pu venir. Donc c'est la sécurité complète et nous
+sommes chez nous.</p>
+
+<p>De l'île sacrée, j'ai apporté pour elle une petite déesse de la mer, en
+ivoire, qu'elle cache dans sa robe. Et elle rit, de son joli rire de
+mousmé, qui n'est pas banal comme celui des autres; elle rit parce
+qu'elle est contente,<a name="page_296" id="page_296"></a> émue, parce qu'elle est jeune, parce que le
+soleil est clair, le temps limpide et berceur.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu venir voir notre temple? propose-t-elle.</p>
+
+<p>Et nous pénétrons dans le vieux sanctuaire obscur, empli de symboles
+agités, de formes contournées, de gestes menaçants qui s'ébauchent dans
+l'ombre. Un peu de paix seulement vers le fond, où des lotus d'or, dans
+de grands vases, s'étalent et se penchent avec une grâce de fleurs
+naturelles, devant une sorte de tabernacle voilé d'ancien brocart. Mais
+sur les côtés, des dieux de taille humaine, rangés contre les murs,
+gesticulent avec fureur. Et, au plafond, embusqués entre les solives,
+des êtres vagues, moitié reptile, moitié racine ou viscère, nous
+regardent avec de gros yeux louches.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu venir voir ma maison? dit-elle ensuite.</p>
+
+<p>Et j'entre, après m'être poliment déchaussé, dans un logis centenaire,
+mais propre et blanc, où la nudité des parois et l'élégance d'un vase de
+bronze, empli de fleurs, témoignent de la distinction des hôtes. L'autel
+des ancêtres, en<a name="page_297" id="page_297"></a> laque rouge et or, très enfumé par l'encens, est
+encore fort beau, et très longues sont les généalogies inscrites sur les
+saintes tablettes.</p>
+
+<p>Épouvantée tout à coup, comme de quelque sacrilège commis en me montrant
+cela, ma petite amie me regarde, au fond des yeux, avec une
+interrogation ardente.&mdash;Mais non, mes yeux à moi n'expriment rien
+d'ironique, du respect au contraire, et je ne souris pas. Alors, sa
+jeune conscience aussitôt se calme; elle m'ouvre des coffrets en forme
+d'armoire, enfermant chacun une divinité dorée qu'elle vénère.</p>
+
+<p>Bientôt l'heure d'aller ouvrir le portail en bas de la cour, à cause des
+petits frères qui vont rentrer de l'école. Et elle me reconduit, par le
+sentier vertical aux marches de terre, jusqu'à la jungle murée, là-haut,
+où se donnaient nos rendez-vous autrefois, et d'où je m'en irai par
+escalade comme j'étais venu.</p>
+
+<p>Ainsi nous nous retrouvons ensemble, dans ce même bois, qui nous réunira
+encore presque chaque soir pendant au moins trois semaines,&mdash;quand
+j'avais si bien cru que c'était fini, qu'entre nous était tombé le
+rideau de plomb<a name="page_298" id="page_298"></a> d'une séparation sans retour, sans lettres possibles,
+aggravé d'immédiat et éternel silence...</p>
+
+<p class="top5">&mdash;Quel dommage, me dit une heure plus tard mademoiselle Pluie-d'Avril,
+assise sur les nattes blanches de son logis, avec M. Swong dans les
+bras,&mdash;quel dommage que tu ne sois pas venu tout droit chez nous ce
+matin!... Ma grand'mère t'aurait indiqué... Tu serais allé vite à la
+pagode du Cheval de Jade, où il y avait une grande fête et des danses
+religieuses; nous y étions presque toutes, les meilleures danseuses de
+Nagasaki, et moi je me tenais en haut, comme sur un nuage; je faisais le
+rôle d'une déesse, et je lançais des flèches d'or. Mais, ajoute-t-elle,
+demain après-midi, tu m'entends bien, c'est la fête des guéchas et des
+maïkos; ça ne se fait qu'une fois l'an; nous sortirons toutes en beau
+costume, par groupes, sous des dais magnifiques, et nous représenterons
+des scènes de l'histoire, sur des estrades que l'on nous aura préparées
+dans les rues. Ne va pas manquer ça, au moins!<a name="page_299" id="page_299"></a></p>
+
+<p>En approchant de chez madame Renoncule, je faisais de louables efforts
+pour être ému. C'est que, vraisemblablement, j'allais y rencontrer les
+époux Pinson, ma belle-mère m'ayant annoncé autrefois qu'ils viendraient
+avec l'automne s'installer auprès d'elle.</p>
+
+<p>Frais superflus, inutile dérangement de c&#339;ur: à la suite d'un pèlerinage
+efficace à certain temple, très recommandé pour les cas rebelles comme
+le sien, madame Chrysanthème, après quatorze ans de mariage stérile,
+s'était tout à coup sentie dans une position intéressante très avancée,
+qui n'avait pas permis de songer à un plus long voyage.&mdash;Et ce n'est pas
+sans une teinte d'orgueil maternel que madame Renoncule me fait part de
+telles espérances.</p>
+
+<p>Allons, le sort en est jeté, nous ne nous reverrons point. Après tout,
+c'est plus correct ainsi. Et puis, il faut savoir se mettre à la place
+de son prochain: M. Pinson n'aurait-il pas éprouvé quelque gêne à m'être
+présenté?</p>
+
+<p class="top5">Mon Dieu, qu'est-ce qu'il se passe donc chez madame Prune? Ce n'est pas
+le même incident<a name="page_300" id="page_300"></a> que chez madame Chrysanthème, les suites d'un
+pèlerinage trop efficace?... Non, vraiment je me refuse à le croire...
+Cependant je vois sortir de chez elle un médecin; puis deux commères
+affairées qui ont des visages de circonstance. Et je presse le pas, très
+perplexe.</p>
+
+<p>L'aimable femme est étendue sur un matelas léger; les formes,
+dissimulées par un <i>fton</i>,&mdash;qui est une couverture avec deux trous
+garnis de manches pour passer les bras.&mdash;La tête, qui repose sur un
+petit chevalet en bois d'ébène, me paraît plutôt engraissée, mais avec
+je ne sais quoi de calmé, de moins provocateur dans le regard. Et je
+m'étonne surtout du peu d'émotion que paraît causer ma présence.</p>
+
+<p>Deux dames agenouillées s'occupent à lui faire avaler une prière, écrite
+sur papier de riz qu'elles pétrissent en boule, comme une pilule. Et
+debout se tient une personne que je n'avais pas vue depuis quinze ans,
+mais qui certes me reconnaît, et qu'un grain de beauté sur la narine
+gauche me permet aussi d'identifier au premier coup d'&#339;il: mademoiselle
+Dédé, l'ancienne servante du ménage Sucre et Prune,<a name="page_301" id="page_301"></a> devenue aujourd'hui
+une imposante matrone, un peu marquée, mais agréable encore.</p>
+
+<p>Avec un sourire spécial, gros de confidences intimes, mademoiselle Dédé,
+qui a vu mon émoi, me donne d'abord à entendre que ce n'est rien de
+grave.</p>
+
+<p>Dans le jardin où elle me reconduit ensuite,&mdash;car je ne prolonge pas
+davantage une entrevue qui semble à peine plaire,&mdash;elle m'explique
+comment madame Prune, après une jeunesse interminable, vient de
+traverser enfin, et victorieusement du reste, certaine crise, certain
+tournant de la vie par où les autres femmes passent toutes, mais en
+général nombre d'années plus tôt.</p>
+
+<p>Elle me conte aussi qu'elle-même, Dédé-San, après avoir consacré
+quatorze années de sa jeunesse à l'une des maisons les mieux fréquentées
+du Yochivara, se voit aujourd'hui revenue de tant d'illusions, de tant
+et tant qu'elle a résolu de se retirer, avec son petit pécule, sous
+l'égide indulgente de madame Prune.<a name="page_302" id="page_302"></a></p>
+
+<h3><a name="LIII" id="LIII"></a>LIII</h3>
+
+<p class="date">Mercredi, 16 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>&mdash;Ne va pas manquer cela, au moins! m'avait dit hier mademoiselle
+Pluie-d'Avril, en me parlant de la fête d'aujourd'hui.</p>
+
+<p>Et le beau soleil de une heure me trouve à flâner, dans les rues par où
+les petites fées doivent passer.</p>
+
+<p>Un premier dais, là-bas, s'avance lentement, suivi d'un cortège de
+curieux. Il est rond et semble une immense ombrelle plate. Au-dessus
+tremble une folle végétation de lotus roses, plus grands que nature. Il
+est très nettement cerclé par un large bourrelet de velours <a name="page_303" id="page_303"></a>funéraire,
+où se reconnaît le goût de ce peuple pour la couleur noire et aussi pour
+la précision des contours. Un seul homme porte péniblement l'édifice,
+par une hampe centrale, comme serait le manche d'un parasol. Et des
+draperies de brocart d'or, qui retombent en rideaux à demi fermés,
+laissent entrevoir là-dessous cinq ou six dames nobles d'autrefois,
+ayant bien douze ans chacune: des figures qui paraissent encore plus
+enfantines, encadrées par de si solennelles perruques,&mdash;et peintes, et
+attifées avec quel art stupéfiant et lointain!... Mais je ne connais
+personne dans ce petit monde. Passons.</p>
+
+<p>Un quart d'heure après, rencontre d'un nouveau dais, cerclé de velours
+noir comme le précédent, mais au-dessus duquel des branches d'érable à
+feuilles rouges, en place des lotus, simulent une broussaille de forêt.
+On me sourit là dedans; deux ou trois des invraisemblables petites
+bonnes femmes, aperçues entre les rideaux de brocart, me disent bonjour:
+danseuses, que j'ai vaguement connues dans quelque maison-de-thé. Mais
+ce n'est pas ce que je cherche. Passons encore!<a name="page_304" id="page_304"></a></p>
+
+<p>Troisième dais qui apparaît dans le lointain, avec aussi son bourrelet
+noir. Il est surmonté, celui-là, d'un cerisier en fleurs, chaque rameau
+tout neigeux de frais pétales blancs; un cerisier si bien imité qu'il
+apporte presque une impression de printemps frileux au milieu de ce
+tiède automne. C'est du reste le dais le plus riche, et aussi le plus
+suivi: derrière, cheminent une centaine d'enfants, mouskos<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a> ou
+mousmés, qui viennent sans doute de s'échapper de l'école, car ils ont
+encore sur le dos leur carton et leurs livres... Oh! mais qu'est-ce
+qu'il y a là-dessous, quels étranges petits êtres?... Des petits
+guerriers d'autrefois, armés de pied en cap, portant beau et farouche,
+mais lilliputiens, et paraissant plus comiques encore auprès du solide
+garçon qui tient à l'épaule la hampe du dais somptueux.</p>
+
+<p>Et un de ces petits personnages, qui ressemble au chat botté, passe
+entre les rideaux sa tête casquée, pour me faire signe, et encore signe,
+avec une singulière insistance.&mdash;Est-ce <a name="page_305" id="page_305"></a>possible? Pluie-d'Avril!...
+Pluie-d'Avril en samouraï à deux sabres! Non, jamais je ne l'avais vue
+si étonnante et si drôle; une cuirasse, toute une armure, un casque et
+des cornes; sur le minois, des traits au pinceau pour donner l'air
+terrible qu'ont les guerriers des vieilles images, et, par je ne sais
+quel procédé spécial, des sourcils remontés jusqu'au milieu du front.
+Auprès d'elle, son amie Matsuko, en samouraï également, la figure aussi
+peinturlurée dans le genre féroce, et les sourcils changés de place. Et
+puis trois ou quatre nobles douairières, dans les douze ou treize ans,
+fort blasonnées, avec des robes à traîne.</p>
+
+<p>Cette fois, je fais cortège, bien entendu.</p>
+
+<p>A certain carrefour, le mieux fréquenté de la ville, une estrade était
+dressée, sur laquelle tous ces petits guignols exquis prennent place
+avec dignité.</p>
+
+<p>Alors commence une scène historique de haute allure. Pluie-d'Avril, qui
+a le premier rôle et brandit son sabre en beaux gestes du tragédie,
+déclame tout le temps sur sa plus grosse voix de moumoutte en colère.
+Une voix<a name="page_306" id="page_306"></a> qu'elle tire on ne sait comment du fond de son gosier menu.
+Une voix qui, parfois, tourne, se dérobe en son de petite flûte, en
+fausset de petit enfant,&mdash;et c'est alors qu'elle est le plus
+adorablement impayable, ma sérieuse tragédienne.<a name="page_307" id="page_307"></a></p>
+
+<h3><a name="LIV" id="LIV"></a>LIV</h3>
+
+<p class="date">Jeudi, 17 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Dans le cabinet particulier de la maison-de-thé, où je les ai mandées
+aujourd'hui pour leur faire compliment, elles arrivent languissantes et
+en négligé intime, mes deux petites amies, Pluie-d'Avril et Matsuko qui
+ne boude plus. Elles n'ont apporté ni masques ni guitares, sachant bien
+que ce n'est point comme autrefois pour leurs chants et leurs danses,
+mais pour elles-mêmes que je continue de venir les voir, en vieux
+camarades que nous sommes à présent.</p>
+
+<p>Mais sont-elles changées! Ce n'est pas <a name="page_308" id="page_308"></a>seulement la fatigue d'hier, il
+y a autre chose... Ah! leurs sourcils qui manquent! Elles les avaient
+rasés, les petites barbares, pour s'en mettre de postiches à deux
+centimètres plus haut! Les voilà donc presque vilaines, jusqu'à ce
+qu'ils aient repoussé. Et puis, aucun apprêt dans la chevelure, point de
+coques élégantes ni de piquets de fleurs; les cheveux encore tout collés
+et tout plats, comme la veille sous les casques lourds, elles
+ressemblent à deux pauvres petites moumouttes qui seraient tombées à
+l'eau et en garderaient encore le poil mouillé. Presque vilaines, oui,
+mais fines et mignonnes créatures quand même.</p>
+
+<p>Elles m'ont apporté leurs photographies promises, auxquelles il s'agit
+maintenant de mettre la dédicace. Et, sur leur ordre, des mousmés
+servantes déposent à leurs côtés, par terre, une boîte à écrire en
+laque, avec pinceaux délicats, encre de Chine, godets, l'attirail qu'il
+faut. C'est par terre aussi qu'elles sont assises, et c'est par terre
+aussi que tout cela va se passer, bien entendu. D'abord elles discutent
+gravement sur les termes, et même, je crois, sur<a name="page_309" id="page_309"></a> certain point obscur
+d'orthographe. Et puis, à main levée, à main sûre et vive, elles tracent
+de haut en bas, sur les petits cartons où est leur image, un grimoire
+sans doute fort aimable, que je me ferai traduire plus tard.</p>
+
+<p>A présent, laissons-les se reposer, d'autant plus que le soleil
+d'automne rayonne dehors, mélancolique et doux, et qu'Inamoto m'attend
+sur la délicieuse montagne,&mdash;où partout les fougères sont devenues
+longues, longues, dans leur dernier développement de fin d'été, et où
+déjà les sentiers se parent de tapis couleur de rouille et d'or, à la
+chute des feuilles mortes.</p>
+
+<p class="top5">Qu'elles auront donc passé vite et légèrement, ces trois dernières
+semaines dans la ville de madame Prune. Est-ce possible qu'elles soient
+déjà si près de finir?</p>
+
+<p>Aujourd'hui, vrai dimanche d'automne, premier jour sombre, froid; les
+montagnes alentour, comme écrasées sous un ciel bas et lugubre.</p>
+
+<p>Et puis, éternels changements de la vie maritime: hier, on était encore
+tout à la joie de<a name="page_310" id="page_310"></a> cette dépêche, annonçant le retour du <i>Redoutable</i> en
+France; aujourd'hui, découragement sans bornes en présence d'un nouveau
+contre-ordre qui maintient le navire et son équipage une troisième année
+dans les mers de Chine. Mes plus proches camarades et moi, nous
+rentrerons quand même au printemps prochain, par quelque paquebot, avec
+notre amiral dont nous composons la suite; mais nos pauvres matelots
+resteront à bord, exilés pour une année de plus, y compris le
+mélancolique fiancé, avec sa petite caisse de présents et sa pièce de
+soie blanche pour la robe de mariée.</p>
+
+<p>De toute façon, si le <i>Redoutable</i> plus tard revient à Nagasaki, je n'y
+serai plus, et quand il quittera ce pays mercredi prochain pour faire
+route vers l'Annam, il me faudra dire l'éternel adieu à toute
+japonerie...</p>
+
+<p>Aujourd'hui, mon suprême rendez-vous dans la montagne avec Inamoto, ma
+gentille amie, que son père emmène demain je ne sais où, dans
+l'intérieur de l'île, bien loin d'ici. Sous le ciel obscur, je
+m'achemine donc une dernière<a name="page_311" id="page_311"></a> fois vers le vieux parc abandonné,
+là-haut, en pleine ville des morts. Par ce temps gris, automnal pour la
+première fois de la saison, je retrouve dans les chemins grimpants,
+parmi les feuilles mortes et les longues fougères somptueuses, mes
+nostalgies de l'automne passé. Combien m'étaient déjà familières les
+moindres choses de ces parages, chaque tournant des sentiers, chaque
+tombe enlacée de son lierre japonais aux feuilles en miniature, et les
+vieux petits bouddhas de granit au sourire d'enfant mort, et les lichens
+vert pâle sur le tronc des grands cèdres... Vraiment je n'arrive pas à
+me figurer que tout cela, je ne le reverrai jamais, jamais plus.</p>
+
+<p>De l'autre côté du mur aux fines capillaires, Inamoto m'attendait,
+agitée, inquiète, disant que je n'étais pas à l'heure, que son père
+allait l'appeler, qu'on aurait à peine le temps de se voir.</p>
+
+<p>Est-ce possible qu'au fond de sa petite âme il y ait eu sincèrement un
+peu d'amitié pour moi? Il le faut bien, à ce qu'il semble, pour qu'elle
+soit tout le temps revenue. Et d'ailleurs<a name="page_312" id="page_312"></a> je ne crois pas que
+l'affection ait toujours besoin de paroles, de connaissance approfondie,
+ni même de cause raisonnable quelconque; elle peut jaillir comme cela,
+d'un regard, d'une expression d'yeux, d'un rien moindre encore, qui
+échappe à toute analyse.</p>
+
+<p>Et maintenant il va falloir se séparer d'une façon brusque et absolue
+sans même de lettres pour se rappeler l'un à l'autre, sans communication
+possible, jamais. C'est comme une brutale coupure de sabre, entre nos
+deux existences pendant un an rapprochées.</p>
+
+<p>On l'appelle d'en bas, dans la cour de la pagode, sur un ton de
+commandement. Elle répond: «Oui, mon père, je viens.» Je n'avais jamais
+entendu sa voix, à elle, vibrer si loin, une voix claire et jolie.
+Allons, il faut se dire adieu. Et je l'embrasse, ce que je n'avais pas
+osé faire encore; une embrassade de bonne amitié attristée. Elle croit
+devoir me rendre mon baiser,&mdash;et s'y prend avec tant de gentille
+gaucherie, comme un bébé qui ne sait pas!... On dirait qu'elle n'a
+jamais de sa vie embrassé personne.<a name="page_313" id="page_313"></a></p>
+
+<p>Au fait, s'embrassent-ils entre eux, les Japonais? Je ne l'ai jamais vu.
+Même les petites mamans nipponnes, qui sont si tendres, n'ont jamais, en
+ma présence, mis un baiser sur la joue de leur enfant-poupée.</p>
+
+<p>On appelle à nouveau d'en bas. Elle va quitter Nagasaki tout à l'heure,
+son petite bagage prêt, ses socques et son parapluie; impossible de
+prolonger... Et l'instant de la séparation s'éclaire tout à coup d'une
+sorte de feu de Bengale, comme pour un effet au théâtre: c'est le soleil
+couchant qui, au bas de l'horizon, vient d'apparaître dans une déchirure
+du grand nuage en voûte fermée; alors les mille tiges des bambous ont
+l'air d'avoir été soudainement peintes à l'or rouge. Elle se sauve, la
+mousmé, qui aujourd'hui ne pourra même pas, comme les soirs habituels,
+risquer les yeux par-dessus l'enclos pour surveiller ma fuite au milieu
+des tombes. Et, en escaladant le mur, j'arrache cette fois une poignée
+de capillaires, que j'emporte.</p>
+
+<p>Il y a maintenant un reflet d'incendie sur la montagne des morts, que le
+soleil illumine en<a name="page_314" id="page_314"></a> plein; la nécropole où j'aimais tant venir se met en
+frais pour mon dernier soir.</p>
+
+<p>Je m'en allais avec lenteur, dans les petits sentiers encombrés de
+fougères, et, m'étant retourné par hasard, voici que j'aperçois, là-bas
+au-dessus du mur, les cheveux noirs, le gentil front et les deux yeux
+qui avaient coutume de me regarder descendre. Elle est donc revenue sur
+ses pas, la mousmé!... Et le sentiment qui l'a ramenée là me touche
+infiniment plus que tout ce qu'elle aurait pu me dire. J'ai envie de
+remonter. Mais elle me fait signe: non, trop tard, et il y a un danger,
+adieu!...</p>
+
+<p>Pourtant, je l'oublierai dans quelques jours, c'est certain. Quant à ces
+capillaires que j'ai prises, par quelque rappel instinctif de mes
+manières d'autrefois, il m'arrivera bientôt de ne plus savoir d'où elles
+viennent, et alors je les jetterai&mdash;comme tant d'autres pauvres fleurs,
+cueillies de même, dans différents coins du monde, jadis, à des heures
+de départ, avec l'illusion de jeunesse que j'y tiendrais jusqu'à la
+fin...<a name="page_315" id="page_315"></a></p>
+
+<h3><a name="LV" id="LV"></a>LV</h3>
+
+<p class="date">Lundi, 28 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Encore les nuages bas et sombres, avec un de ces premiers brouillards
+qui annoncent l'hiver.</p>
+
+<p>Pour moi, l'âme de ce pays s'en est un peu allée hier au soir avec la
+mousmé Inamoto, je le sens bien.</p>
+
+<p>J'ai préféré ne pas retourner seul dans son vieux parc, ni dans la
+nécropole alentour, et ma promenade d'aujourd'hui, sans but, sur une
+montagne à peu près déserte que je ne connaissais point, m'a fait
+rencontrer par hasard le sentier des cadavres... Ils passaient devant<a name="page_316" id="page_316"></a>
+moi, tandis que j'étais assis tout au bord du chemin, sous la véranda
+d'une maison-de-thé isolée, misérable et de mauvais aspect, où l'on
+avait paru très surpris de me voir. Ils passaient chacun dans une espèce
+de grande cuve enveloppée de drap blanc et attachée à un bâton que deux
+portefaix à mine spéciale tenaient sur l'épaule. Sans cortège, seuls et
+sournois, ils allaient se faire brûler, un peu plus haut, dans la
+brousse, me frôlant presque de leur linceul drapé,&mdash;moi qui ne savais
+pas, moi qui trouvais seulement un peu étranges et inquiétantes ces
+cuves enveloppées, allant toutes vers le même endroit comme à un
+rendez-vous. Au cinquième qui passa, le brusque soupçon vînt me faire
+frissonner: j'avais senti une odeur de pourriture humaine.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'ils emportent, ces hommes? demandai-je à la vieille
+pauvresse qui versait mon thé.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, tu ne sais pas?</p>
+
+<p>Et elle acheva sa réponse par une plaisanterie macabre, fermant les
+yeux, ouvrant sa bouche édentée et s'affaissant tout de travers,<a name="page_317" id="page_317"></a> la
+tête dans sa main... Oh! non, j'aurai préféré n'importe quels mots à
+cette mimique effroyable... Horreur, j'étais à deux pas des bûchers,
+dans la maison-de-thé des brûleurs et des croque-morts!</p>
+
+<p>En me sauvant, par le sentier de descente, j'en croisai encore un autre,
+qui montait à la fête avec son petit. Sa cuve était énorme, à celui-là,
+et il devait peser lourd, si l'on en jugeait par l'expression angoissée
+des deux portefaix en sueur; quant à son petit, un enfant tout jeune
+sans doute, il s'en allait dans un seau, également enveloppé de linge
+blanc, que l'un des deux croque-morts s'était pendu à la ceinture. Et,
+tant le chemin était étroit, il fallut me jeter dans les épines et les
+fougères pour n'être point frôlé. Quelle figure cela pouvait-il avoir,
+ce qui était accroupi dans cette cuve, quelle sorte de grimace cela
+pouvait-il bien faire à madame la Mort?...</p>
+
+<p>Ainsi j'avais habité longuement Nagasaki à plusieurs reprises, sans
+découvrir où on les brûlait, tous ces cadavres, avant de les promener si
+allègrement en ville dans leur <a name="page_318" id="page_318"></a>gentille châsse, avec cortège de fleurs
+artificielles et de mousmés en robe blanche. Non, ce n'était
+qu'aujourd'hui, par ce temps brumeux d'hiver, rendant lugubres toutes
+choses, et à la veille même de m'en aller pour toujours, que je devais
+tomber par hasard sur le lieu clandestin de cette cuisine...<a name="page_319" id="page_319"></a></p>
+
+<h3><a name="LVI" id="LVI"></a>LVI</h3>
+
+<p class="date">Mardi, 29 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Encore un des matins charmants d'ici; l'avant-dernier, puisque demain, à
+la première heure, ce sera le départ. Une aube rosée et adorablement
+confuse, sur les grandes montagnes qui entourent le <i>Redoutable</i> et sur
+l'appareillage silencieux des jonques de pêche, aux voiles à peine
+tendues, glissant toutes vers le large comme ces bateaux de féerie qui
+n'ont pas de poids et que l'on fait passer doucement sur de l'eau
+imitée.</p>
+
+<p>C'est étrange, je me sens plus triste à ce départ qu'à celui d'il y a
+quinze ans,&mdash;sans<a name="page_320" id="page_320"></a> doute parce que tout l'inconnu de la vie n'est plus
+en avant de mon chemin, et que je suis à peu près sûr aujourd'hui de ne
+revenir jamais.</p>
+
+<p>Demain donc, ce sera fini du Japon; le grand large nous aura repris, le
+grand large apaisant et bleu, qui fait tout oublier. Et nous irons vers
+le soleil; dans cinq ou six jours, nous serons dans les pays d'éternelle
+chaleur, d'éternelle lumière...</p>
+
+<p>Tant d'adieux j'ai à faire aujourd'hui, ayant su me créer en ville de si
+brillantes relations: madame L'Ourse, madame Ichihara, madame Le Nuage,
+madame La Cigogne, etc.!</p>
+
+<p>Un temps à souhait; un doux soleil d'arrière-saison, qui rayonné sur mon
+dernier jour. Il n'y a vraiment pas de pays plus joli que celui-là, pas
+de pays où les choses, comme les femmes, sachent mieux s'arranger, avec
+plus de grâce et d'imprévu, pour amuser les yeux. C'est le pays lui-même
+que je regretterai, plus sans doute que la pauvre petite mousmé Inamoto;
+ce sont les montagnes, les temples, les verdures, les bambous, les
+fougères. Et, tous les<a name="page_321" id="page_321"></a> recoins qui me plaisaient, j'ai envie cet
+après-midi de les revoir encore.</p>
+
+<p>En allant prendre congé de madame L'Ourse, je passe devant une pagode où
+il y a fête et pèlerinage; depuis quinze ans je n'avais plus revu de ces
+fêtes-là et je les croyais tombées en désuétude. C'est un de ces lieux
+d'adoration, au flanc de la montagne, où l'on grimpe par des escaliers
+en granit de proportions colossales. Suivant l'usage, le vieux
+sanctuaire en bois de cèdre, qu'on aperçoit là-haut, est enveloppé pour
+la circonstance d'un velum blanc, sur lequel tranchent de larges blasons
+noirs, d'un dessin ultra-bizarre, mais simple, précis et impeccable. Et
+la porte ouverte laisse voir, même d'en bas, les dorures des dieux ou
+des déesses assis au fond du tabernacle.</p>
+
+<p>Des mendiants estropiés, des idiots rongés de lèpre ont pris place au
+soleil d'automne des deux côtés de l'escalier pour recevoir les
+offrandes des pèlerins. Et un pauvre petit chat, galeux et crotté, est
+aussi venu d'instinct s'aligner avec ces échantillons de misères.<a name="page_322" id="page_322"></a></p>
+
+<p>Mais comme il y a peu de fidèles! Décidément la foi se meurt, dans cet
+empire du Soleil-Levant. Quelques bons vieux, quelques bonnes vieilles,
+qui se préparent à fixer bientôt dans cette montagne leur résidence
+éternelle, grimpent avec effort, à pas menus, courbés, leur parapluie
+sous le bras; ils ont l'air bien naïf, bien respectable; ils traînent
+des bébés par la main; et les socques en bois de ces braves gens,
+enfants ou vieillards, font clac, clac, sur le granit des marches.</p>
+
+<p>Au premier palier, à mi-hauteur, stationne un groupe de petites mousmés
+ravissantes, d'une dizaine d'années, qui sortent de l'école avec leur
+carton sous le bras. Que regardent-elles ainsi, avec tant d'attention et
+de stupeur, ces petites beautés de demain?&mdash;Oh! une horrible chose; un
+vieux mendiant aux yeux obscènes et goguenards, qui est là couché,
+étalant avec complaisance devant lui un innomable tas de chair
+hypertrophiée, de la grosseur d'un quartier de porc... Et c'est on ne
+peut plus japonais, cet assemblage; ces gracieuses petites écolières à
+côté de cette monstruosité<a name="page_323" id="page_323"></a> qui, chez nous, serait internée tout de
+suite par la police des m&#339;urs.</p>
+
+<p class="top5">Je me rends ensuite chez madame Renoncule. Très corrects, très bien,
+avec juste la dose d'émotion qui convenait, mes adieux à ma
+belle-mère&mdash;et à son jardinet, que je suis sûr de revoir dans mes
+songes, aux périodes de spleen.</p>
+
+<p>Plus gentils, mes adieux à ma petite Pluie-d'Avril, qui reste prosternée
+au seuil de sa porte, avec M. Swong dans les bras, tant que je suis
+visible au bout de la rue solitaire. Pauvre mignonne saltimbanque!
+Obligée par métier d'être un peu comme ces jeunes chats qui font ronron
+pour tout le monde, je crois cependant qu'elle me gardait un peu plus
+d'amitié qu'à tant d'autres.</p>
+
+<p>Pour la fin j'ai réservé madame Prune et ses effusions probables. Depuis
+cette visite du mois dernier, où je la trouvai aux prises avec son
+médecin, croirait-on que je n'ai plus songé à m'informer d'elle...</p>
+
+<p>Je commence donc l'ascension de Dioudé<a name="page_324" id="page_324"></a> jendji, et c'est par ce sentier
+à échelons si raides, qui jadis arrachait tant de soupirs à la petite
+madame Chrysanthème, quand nous rentrions le soir, avec nos lanternes
+achetées chez madame L'Heure, après avoir fait la fête anodine dans
+quelque maison-de-thé. Il me semble que rien n'a changé ici, pas plus
+les maisonnettes que les arbres ou les pierres.</p>
+
+<p>L'air est doucement tiède, et un petit vent sans malice promène autour
+de moi des feuilles mortes. Madame Prune, l'avouerai-je, est bien loin
+de ma pensée; si je remonte vers son faubourg tranquille, c'est pour
+dire adieu à des choses, des lieux, des perspectives de mer et des
+silhouettes de montagne, où quelques souvenirs de mon passé demeurent
+encore; je suis tout entier à la mélancolie de me dire que, cette fois,
+je ne reviendrai jamais,&mdash;et ce sentiment du <i>jamais plus</i> emprunte
+toujours à la Mort un peu de son effroi et de sa grandeur...</p>
+
+<p>Là-haut dans le jardinet de mon ancien logis, dont j'ouvre le portail en
+habitué, une vieille dame à l'air béat est assise au soleil du soir et<a name="page_325" id="page_325"></a>
+fume sa pipe. Robe d'intérieur en simple coton bleu. Plus rien de
+fringant dans le port de tête. Ni apprêts ni postiches dans la
+chevelure; deux petites queues grises, nouées sur la nuque à la bonne
+franquette. Enfin, une personne ayant complètement abdiqué, cela saute
+aux yeux de prime abord, et je n'en reviens pas.</p>
+
+<p>&mdash;Madame Prune, dis-je, voici l'heure du grand adieu.</p>
+
+<p>Petit salut insouciant, en guise de réponse. Debout derrière elle,
+replète aussi, niaise et un peu narquoise, se tient mademoiselle Dédé.</p>
+
+<p>&mdash;Madame Prune, insiste-je, ne me croyant pas compris, je m'en retourne
+dans mon pays; entre nous l'éternité commence.</p>
+
+<p>Second salut de simple politesse, et, pour m'inviter à m'asseoir, geste
+aimable sans chaleur.</p>
+
+<p>Comment, tant de calme en présence de la suprême séparation!... Mais
+alors, c'est donc que, seul, mon corps périssable aurait eu le don
+d'émouvoir cette dame, puisque aujourd'hui, délivrée enfin de la
+tyrannie d'une<a name="page_326" id="page_326"></a> imagination trop romanesque, elle ne trouve plus dans
+son c&#339;ur un seul élan vers le mien.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! non, madame Prune, s'il en est ainsi, je ne m'assoirai point:
+je croyais vos sentiments placés plus haut. La déception est trop
+cruelle. Je m'en vais.</p>
+
+<p>La fermeture à secret du portail, que j'ai fait de nouveau jouer pour
+sortir, rend son bruit familier, son toujours pareil crissement, que
+j'entends ce soir pour la dernière des dernières fois. Quand je jette
+ensuite un coup d'&#339;il en arrière, sur cette maisonnette où j'ai passé
+jadis un été sans souci, au chant des cigales, j'aperçois encore la
+petite vieille bien grasse, bien repue, bien contente, et tassée
+maintenant sur elle-même, qui secoue sa pipe contre le rebord de sa
+boîte (un pan pan pan que je ne réentendrai jamais) et qui me regarde
+partir, d'un air très détaché. Non, décidément rien ne vibre plus dans
+cet organisme gracieux, qui fut durant des années la sensibilité même;
+l'âge a fait son &#339;uvre!...<a name="page_327" id="page_327"></a></p>
+
+<p>Ainsi finit brusquement cette troisième jeunesse de madame Prune, que la
+déesse de la Grâce avait, je crois, prolongée un peu plus que de raison.</p>
+
+<p class="c top15">FIN</p>
+
+<p class="c top15 sml">IMPRIMERIE
+CHAIX,<span style="text-decoration:overline;"> RUE BERGÈRE,
+20, PARIS.&mdash;1046-1</span>-05.&mdash;(Encre
+Lorilleux).</p>
+
+<div class="footnotes"><h3 class="top5"><a name="NOTES" id="NOTES"></a>NOTES:</h3>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> La Ville Interdite, ville impériale, au c&#339;ur de Pékin.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> La Donko-Tchaya.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> C'est dans cet appareil de deuil, très dissimulateur, que
+l'évêque actuel de Séoul et quelques prêtres, échappés au martyre, se
+risquèrent à revenir ici, après le dernier grand massacre des chrétiens
+de Corée.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Chacun de ces transports nécessite une voie dallée, établie
+tout exprès; chacune de ces étapes mortuaires exige un palais spécial,
+construit sur le lieu du repos momentané; à Séoul, les gens bien
+documentés estimaient à une quarantaine de millions la dépense totale de
+ces funérailles.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> Peine commuée le lendemain en la déportation perpétuelle.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> C'est une vieille demoiselle française, d'ailleurs très
+respectable, qui est depuis longtemps attachée au service de l'Empereur
+pour faire les commandes en Europe et ordonner les repas.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> Ikoura degosarimaska?&mdash;Itchi yen ni djou sen degosarimas.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> Mousko, petit garçon.</p></div>
+
+<hr />
+
+<p class="c">[Note du transcripteur: changes faites]<br />
+mème ==> même {1}<br />
+Chrsyanthème ==> Chrysanthème {1}<br />
+pylones ==> pylônes {1}<br />
+Inamato ==> Inamoto {2}<br />
+Yoshivara ==> Yochivara {1}<br />
+Soleil Levant ==> Soleil-Levant {1}<br />
+automme ==> automne {1}<br />
+arome ==> arôme {1}<br />
+pagole ==> pagode {1}<br />
+XXVII 10 février. ==> XXVIII 10 février. {1}<br />
+</p>
+</div>
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La troisième jeunesse de Madame Prune, by
+Pierre Loti
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TROISIÈME JEUNESSE ***
+
+***** This file should be named 31863-h.htm or 31863-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/1/8/6/31863/
+
+Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>
diff --git a/31863-h/images/ill_logo.png b/31863-h/images/ill_logo.png
new file mode 100644
index 0000000..720fcf6
--- /dev/null
+++ b/31863-h/images/ill_logo.png
Binary files differ
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..e45fb6c
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #31863 (https://www.gutenberg.org/ebooks/31863)