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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 19:54:05 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol.
+3 / 20), by Adolphe Thiers
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 3 / 20)
+ faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
+
+Author: Adolphe Thiers
+
+Release Date: December 4, 2009 [EBook #30603]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
+the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+[Notes au lecteur de ce fichier digital:
+
+Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées.]
+
+
+
+
+ HISTOIRE DU CONSULAT
+
+ ET DE
+
+ L'EMPIRE
+
+
+
+
+ FAISANT SUITE
+
+ À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
+
+
+
+
+ PAR M. A. THIERS
+
+
+
+
+ TOME TROISIÈME
+
+
+
+
+ [Illustration: Emblème de l'éditeur.]
+
+
+
+
+ PARIS
+ PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
+ 60, RUE RICHELIEU
+ 1845
+
+
+
+
+PARIS, IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES, 36, RUE DE VAUGIRARD.
+
+
+
+
+LIVRE DIXIÈME.
+
+
+ÉVACUATION DE L'ÉGYPTE.
+
+ Tous les yeux fixés sur la négociation engagée à Londres. -- On
+ se demande quelle influence exercera la mort de Paul Ier sur
+ cette négociation. -- État de la cour de Russie. -- Caractère
+ d'Alexandre. -- Ses jeunes amis forment avec lui un gouvernement
+ secret, qui dirige toutes les affaires de l'empire. -- Alexandre
+ consent à réduire beaucoup les prétentions apportées à Paris par
+ M. de Kalitcheff, au nom de Paul Ier. -- Il accueille Duroc avec
+ bienveillance. -- Ses protestations réitérées du désir de bien
+ vivre avec la France. -- Commencements de la négociation entamée
+ à Londres. -- Conditions mises en avant, de part et d'autre. --
+ Conquêtes des deux pays sur terre et sur mer. -- L'Angleterre
+ consent à restituer une partie de ses conquêtes maritimes, mais
+ subordonne toute la négociation à la question de savoir si la
+ France gardera l'Égypte. -- Les deux gouvernements sont
+ tacitement d'accord pour temporiser, afin d'attendre l'issue des
+ événements militaires. -- Le Premier Consul, averti que la
+ négociation dépend de ces événements, pousse l'Espagne à marcher
+ vivement contre le Portugal, et fait de nouveaux efforts pour
+ secourir l'Égypte. -- Emploi des forces navales. -- Diverses
+ expéditions projetées. -- Navigation de Ganteaume au sortir de
+ Brest. -- Cet amiral passe heureusement le détroit. -- Prêt à se
+ diriger sur Alexandrie, il s'effraye de dangers imaginaires, et
+ rentre dans Toulon. -- État de l'Égypte depuis la mort de Kléber.
+ -- Soumission du pays, et situation prospère de la colonie sous
+ le rapport matériel. -- Incapacité, anarchie dans le
+ commandement. -- Déplorables divisions des généraux. -- Mesures
+ mal conçues de Menou, qui veut toucher à tous les objets à la
+ fois. -- Malgré l'avis réitéré d'une expédition anglaise, il ne
+ prend aucune précaution. -- Débarquement des Anglais dans la rade
+ d'Aboukir, le 8 mars. -- Le général Friant, réduit à quinze cents
+ hommes, fait d'inutiles efforts pour les repousser. -- Deux
+ bataillons ajoutés à la division d'Alexandrie auraient sauvé
+ l'Égypte. -- Tardive concentration de forces ordonnée par Menou.
+ -- Arrivée de la division Lanusse, et second combat livré avec
+ des forces insuffisantes, dans la journée du 13 mars. -- Menou
+ arrive enfin avec le gros de l'armée. -- Tristes conséquences de
+ la division des généraux. -- Plan d'une bataille décisive. --
+ Bataille de Canope, livrée le 21 mars, et restée indécise. -- Les
+ Anglais demeurent maîtres de la plage d'Alexandrie. -- Longue
+ temporisation, pendant laquelle Menou aurait encore pu relever
+ les affaires des Français, en manoeuvrant contre les corps
+ détachés de l'ennemi. -- Il n'en fait rien. -- Les Anglais
+ tentent une opération sur Rosette, et réussissent à s'emparer
+ d'une bouche du Nil. -- Ils pénètrent dans l'intérieur. --
+ Dernière occasion de sauver l'Égypte, à Ramanieh, perdue par
+ l'incapacité du général Menou. -- Les Anglais s'emparent de
+ Ramanieh, et séparent la division du Kaire de celle d'Alexandrie.
+ -- L'armée française, coupée en deux, n'a plus d'autre ressource
+ que celle de capituler. -- Reddition du Kaire par le général
+ Belliard. -- Menou, enfermé dans Alexandrie, rêve la gloire d'une
+ défense semblable à celle de Gênes. -- L'Égypte définitivement
+ perdue pour les Français.
+
+
+[En marge: Avril 1801.]
+
+[En marge: La paix va devenir générale en Europe.]
+
+Le but que se proposait le Premier Consul en prenant le pouvoir,
+allait bientôt se trouver atteint, car le calme régnait en France, une
+satisfaction profonde remplissait les esprits, et la paix signée à
+Lunéville avec l'Autriche, l'Allemagne et les puissances italiennes,
+rétablie de fait avec la Russie, se négociait à Londres avec
+l'Angleterre. Une fois signée formellement avec ces deux dernières
+puissances, la paix devenait générale, et, en vingt-deux mois, le
+jeune Bonaparte avait accompli sa noble tâche, et rendu sa patrie la
+plus heureuse, la plus grande des puissances de l'univers. Mais il
+fallait terminer ce grand ouvrage, il fallait surtout conclure la
+paix avec l'Angleterre; car, tant que cette puissance n'avait pas
+dépose les armes, la mer était fermée, et, ce qui était plus grave, la
+guerre continentale pouvait renaître sous l'influence corruptrice des
+subsides britanniques. L'épuisement universel laissait, il est vrai,
+peu de chances à l'Angleterre d'armer de nouveau le continent; elle
+venait même d'en voir la plus grande partie coalisée avec nous contre
+sa puissance maritime, et, sans la mort de Paul, elle aurait pu expier
+cruellement ses violences contre les neutres. Mais cette mort soudaine
+était un fait nouveau et grave, qui ne pouvait manquer de modifier la
+situation. Quelle influence la catastrophe de Pétersbourg allait-elle
+exercer sur les affaires de l'Europe? C'est ce qu'on ignorait encore,
+c'est ce que le Premier Consul était impatient de savoir. Il avait
+envoyé Duroc à Pétersbourg, pour en être plus tôt et plus sûrement
+informé.
+
+[En marge: Difficultés diplomatiques avec la Russie, naissant des
+prétentions de Paul 1er.]
+
+Un peu avant la mort de Paul, les relations avec la Russie n'avaient,
+pas laissé que de présenter d'assez grandes difficultés, par suite de
+l'orgueil excessif de cet empereur, et de l'orgueil non moins excessif
+de son ambassadeur à Paris, M. de Kalitcheff. Le czar défunt voulait,
+comme nous l'avons dit ailleurs, dicter lui-même les conditions de la
+France avec la Bavière, le Wurtemberg, le Piémont, les Deux-Siciles,
+États dont il s'était fait le protecteur, ou spontanément, ou
+obligatoirement, par suite des traités qui avaient noué la seconde
+coalition. Il voulait même régler nos relations avec la Porte, et
+prétendait que le Premier Consul devait évacuer l'Égypte, parce que
+cette province appartenait au sultan, et qu'il n'y avait, disait-il,
+aucune raison de la lui enlever.
+
+[En marge: Progrès de l'ambition et de la puissance russe depuis un
+siècle.]
+
+Cet allié, tout ardent qu'il était contre l'Angleterre, présentait
+donc aussi ses dangers, et la mésintelligence aurait pu renaître
+prochainement avec lui; Du reste, ce qui pouvait ne paraître qu'un
+trait de folie chez l'empereur Paul, était un singulier symptôme des
+progrès de l'ambition russe, depuis trois quarts de siècle. En effet,
+il y avait à peine quatre-vingts ans que Pierre-le-Grand, attirant
+pour la première fois l'attention de l'Europe, se bornait à vouloir
+influer sur le nord du continent, en luttant contre Charles XII pour
+faire un roi de Pologne. Quarante ans après, la Russie, portant déjà
+son ambition en Allemagne, luttait contre Frédéric avec l'Autriche et
+la France, pour empêcher la formation de la puissance prussienne.
+Quelques années plus tard, en 1772, elle partageait la Pologne. En
+1778, elle faisait un pas de plus, et, réglant de moitié avec la
+France les affaires allemandes, elle interposait sa médiation entre la
+Prusse et l'Autriche, prêtes à en venir aux mains pour la succession
+de Bavière, et avait l'insigne honneur de garantir à Teschen la
+constitution germanique. Enfin, avant que le siècle fût révolu, en
+1799, elle envoyait cent mille Russes en Italie, non pour une question
+de territoire, mais pour une question morale, pour la conservation,
+disait-elle, de l'équilibre européen, de l'ordre social, menacés par
+la révolution française.
+
+Jamais en si peu d'années, un tel agrandissement d'influence n'était
+échu à une même puissance. Paul, en voulant se faire l'arbitre de
+toutes choses, pour prix de son alliance avec le Premier Consul,
+n'était donc que le fou d'une politique, qui, dans le cabinet russe,
+était profondément réfléchie. Son représentant à Paris exigeait, avec
+une morgue froide et soutenue, ce que son maître demandait avec le
+désordre accoutumé de ses volontés. Il affectait même assez
+maladroitement de se faire le protecteur des petites puissances, qui
+étaient maintenant à la merci de la France, après l'avoir offensée. La
+cour de Naples avait voulu se placer sous cette protection, ce qui lui
+avait peu réussi, car M. de Gallo avait été renvoyé de Paris, et sa
+cour obligée de subir à Florence les conditions du Premier Consul. M.
+de Saint-Marsan, chargé de représenter la maison de Savoie auprès de
+la République française, ayant voulu faire comme M. de Gallo, avait
+été renvoyé de même.
+
+M. de Kalitcheff s'était hâté de réclamer pour les cours de Naples et
+de Turin, dont son maître avait garanti les États; et il entendait, en
+signant un traité avec la France, ne pas se borner à stipuler le
+rétablissement des bons rapports entre deux empires, qui n'avaient
+rien à se disputer ni sur terre ni sur mer, mais régler les affaires
+d'Allemagne et d'Italie, presque dans tous leurs détails, et jusqu'à
+celles de l'Orient, car il persistait à demander la restitution de
+l'Égypte à la Porte.
+
+[En marge: Fermeté du cabinet français à l'égard des prétentions de la
+Russie.]
+
+Malgré le désir de ménager l'empereur Paul, on avait répondu avec
+fermeté à son ambassadeur. On avait consenti à joindre au traité
+patent, qui rétablirait purement et simplement la paix et l'amitié
+entre les deux États, une convention secrète, dans laquelle on
+prendrait l'engagement de se concerter avec la Russie pour le
+règlement des indemnités germaniques, de favoriser particulièrement
+les cours de Baden, de Wurtemberg et de Bavière, qui étaient ses
+alliées ou ses parentes; de réserver un dédommagement à la maison de
+Savoie, si on ne lui rendait pas ses États, mais sans dire ni où, ni
+quand, ni combien; car le Premier Consul avait déjà le projet de
+garder le Piémont pour la France. C'était là tout ce qu'on voulait
+concéder. Quant à Naples, le traité de Florence était déclaré
+irrévocable; et quant à la restitution de l'Égypte, on avait formé la
+résolution de ne pas même écouter une parole sur ce sujet.
+
+M. de Kalitcheff insistant avec un ton et des manières assez étranges,
+on avait fini par ne plus lui répondre, et par le laisser à Paris
+assez embarrassé de son rôle, et des engagements qu'il avait pris avec
+les petites puissances. On en était là, lorsqu'on apprit la mort
+tragique de Paul. M. de Kalitcheff, sans attendre les ordres de son
+nouveau souverain, voulant sortir de la fausse position où il s'était
+mis, adressa le 26 avril une note péremptoire à M. de Talleyrand, dans
+laquelle il demandait une réponse immédiate sur tous les points de la
+négociation, se plaignant de ce que des choses accordées, disait-il, à
+Berlin, entre le général Beurnonville et M. de Krudener, étaient
+contestées à Paris. Il semblait même insinuer que, si les États
+faibles n'étaient pas mieux traités par la France, la gloire du
+Premier Consul en souffrirait, et que son gouvernement serait confondu
+avec les gouvernements révolutionnaires qui l'avaient précédé.
+
+[En marge: Leçon sévère donnée à M. de Kalitcheff.]
+
+M. de Talleyrand lui répondit sur-le-champ, que sa dépêche était
+déplacée, qu'elle manquait aux égards que se doivent entre elles des
+puissances indépendantes; qu'on ne la mettrait pas sous les yeux du
+Premier Consul, dont elle offenserait la dignité; que M. de Kalitcheff
+pouvait donc la regarder comme non avenue, et que la réponse
+sollicitée au nom de son cabinet ne lui serait faite, que lorsque la
+demande en serait renouvelée en d'autres termes, et dans une autre
+dépêche.
+
+Cette leçon sévère fit effet sur M. de Kalitcheff. Il parut
+s'inquiéter des conséquences de sa démarche. Déjà même les petits
+protégés qui s'abritaient derrière lui, avaient peur de son
+protectorat, et en étaient aux regrets de lui avoir recommandé leurs
+intérêts. M. de Kalitcheff, réduit ou à rester sans réponse, ou à
+reproduire ses réclamations dans une meilleure forme, écrivit une
+seconde dépêche, dans laquelle il réitérait sa demandé d'explication,
+mais en énumérant chaque objet, sans réflexion aucune, sans plainte,
+et sans compliments. La dépêche était froide, mais convenable. Il lui
+fut dit alors par M. de Talleyrand, que dans la forme nouvelle, ses
+questions seraient soumises au Premier Consul, et obtiendraient
+prochainement une réponse. Il fut ajouté par M. de Talleyrand, que la
+dernière dépêche serait seule conservée dans les archives de la
+chancellerie française, et que la précédente y serait détruite.
+
+Quelques jours après, M. de Talleyrand répondit à M. de Kalitcheff en
+termes polis, mais fort positifs. Il renouvela sur tous les points le
+dire du cabinet français, et ajouta cette réflexion fort naturelle,
+que, si la France avait consenti, sur plusieurs des affaires les plus
+importantes de l'Europe, à se concerter amicalement avec la Russie, et
+avait paru disposée à faire ce que celle-ci désirait, c'était en
+considération de l'alliance intime contractée avec Paul Ier, contre la
+politique britannique; mais que, depuis l'avénement du czar Alexandre,
+il fallait, avant d'accorder les mêmes choses, savoir si le nouvel
+empereur entrerait dans les mêmes vues, et avoir la certitude qu'on
+trouverait en lui un allié aussi résolu que dans l'empereur défunt.
+
+À partir de ce jour, M. de Kalitcheff se tint tranquille, et attendit
+les instructions de son nouveau maître.
+
+[En marge: L'empereur Alexandre.--Sa personne et son caractère.]
+
+C'était un prince singulier que celui qui venait de monter sur le
+trône des czars, singulier comme la plupart des princes qui ont régné
+sur la Russie, depuis un siècle. Alexandre avait vingt-cinq ans, une
+stature élevée, une figure noble et douce, quoique peu régulière, une
+intelligence pénétrante, un coeur généreux, une grâce parfaite.
+Toutefois, on pouvait apercevoir en lui quelques traces des infirmités
+paternelles. Son esprit, vif, impressionnable et changeant,
+s'attachait tour à tour aux idées les plus contraires. Mais tout
+n'était pas entraînement chez ce prince remarquable: il y avait dans
+son intelligence étendue et prompte à varier, des profondeurs qui
+échappaient aux meilleurs observateurs. Il était honnête, et en même
+temps dissimulé, capable d'artifice, et déjà on avait pu apercevoir
+quelque chose de ces qualités et de ces défauts, dans les tragiques
+événements qui avaient précédé son arrivée au trône. Gardons-nous
+cependant de calomnier ce prince illustre: il s'était fait
+complétement illusion sur les projets du comte Pahlen; il avait cru
+avec l'inexpérience de son âge, que l'abdication de son père était le
+seul but, et serait le seul résultat de la conjuration dont on lui
+avait fait la confidence; il avait cru, en s'y prêtant, sauver
+l'empire, sa mère, ses frères, lui-même, d'étranges violences. Éclairé
+aujourd'hui par l'événement, il détestait son erreur, et ceux qui la
+lui avaient fait commettre. Ce jeune empereur enfin, noble d'aspect,
+gracieux de manières, spirituel, enthousiaste, mobile, artificieux,
+difficile à saisir, était doué d'un charme personnel infini, et
+destiné à exercer sur ses contemporains la plus grande séduction. Il
+était même appelé à exercer cette séduction sur l'homme
+extraordinaire, si difficile à tromper, qui dominait alors la France,
+et avec lequel il devait avoir, un jour, de si grands et de si
+terribles démêlés.
+
+[En marge: Éducation d'Alexandre.]
+
+[En marge: Ses amis.]
+
+L'éducation donnée à ce jeune prince avait été fort étrange. Élevé par
+le colonel Laharpe, qui lui avait inspiré les sentiments et les idées
+d'un républicain suisse, Alexandre avait subi avec sa facilité
+ordinaire, l'influence de son précepteur, et s'en ressentait
+visiblement en montant sur le trône. Pendant qu'il était prince
+impérial, toujours soumis à un joug assez dur, tantôt celui de
+Catherine, tantôt celui de Paul, il avait noué des liaisons avec
+quelques jeunes gens de son âge, tels que M. Paul Strogonoff, M. de
+Nowosiltzoff, et surtout le prince Adam Czartorisky. Ce dernier, issu
+de l'une des plus grandes familles de Pologne, et fort attaché à sa
+patrie, était à Pétersbourg une espèce d'otage; il servait dans le
+régiment des gardes, et vivait à la cour avec les jeunes grands-ducs.
+Alexandre, attiré vers lui par une sorte d'analogie de sentiments et
+d'idées, lui communiquait les rêves de sa jeunesse. Tous deux
+déploraient en secret les malheurs de la Pologne, ce qui était bien
+naturel chez un descendant des Czartorisky, mais assez étonnant chez
+le petit-fils de Catherine; et Alexandre faisait serment à son ami,
+quand il serait monté sur le trône, de rendre à la malheureuse Pologne
+ses lois et sa liberté.
+
+[En marge: Gouvernement occulte, composé des jeunes amis d'Alexandre.]
+
+Paul s'était aperçu de cette intimité, en avait conçu quelque ombrage,
+et avait exilé le prince Czartorisky, en le nommant ministre de Russie
+auprès d'un roi sans États, auprès du roi de Sardaigne. À peine
+Alexandre fut-il empereur qu'il envoya un courrier à son ami, résidant
+alors à Rome, et le fit venir à Pétersbourg. Il réunit aussi autour de
+lui MM. Paul Strogonoff et de Nowosiltzoff. Il forma ainsi une espèce
+de gouvernement occulte, composé de jeunes gens sans expérience,
+animés de sentiments généreux, que tous n'ont pas conservés, remplis
+d'illusions, et peu propres, il faut le dire, à diriger un grand État,
+dans les difficiles conjonctures du siècle. Ils étaient impatients de
+se débarrasser des vieux Russes, qui avaient gouverné jusque-là, et
+avec lesquels ils ne sympathisaient sous aucun rapport. Un seul
+personnage plus âgé, plus grave, le prince de Kotschoubey, mêlé à
+cette société de jeunes hommes, tempérait par une raison plus mûre la
+vivacité de leur âge. Il avait vu l'Europe, acquis des connaissances
+précieuses, et entretenait constamment son souverain des améliorations
+qu'il croyait utile d'apporter au régime intérieur de l'empire. Tous
+ensemble blâmaient la politique, qui avait consisté d'abord à faire la
+guerre à la France, à cause de la Révolution, puis à la faire à
+l'Angleterre pour une thèse du droit des gens. Ils ne voulaient ni
+d'une guerre de principe à la France, ni d'une guerre maritime à
+l'Angleterre. Le grand empire du Nord, suivant eux, devait tenir la
+balance entre ces deux puissances, qui menaçaient de dévorer le monde
+dans leur lutte, et devenir ainsi l'arbitre de l'Europe, l'appui des
+États faibles contre les États forts. Mais, en général, ce qui les
+préoccupait, c'était moins la politique extérieure, que la
+régénération intérieure de l'empire: ils ne méditaient pas moins que
+de lui donner des institutions nouvelles, modelées en partie sur ce
+qui se voyait dans les pays civilisés; ils avaient, en un mot, la
+générosité, l'inexpérience, et la vanité de la jeunesse.
+
+Les ministres ostensibles d'Alexandre étaient de vieux Russes,
+prévenus contre la France, entêtés pour l'Angleterre, et, de plus,
+fort désagréables à leur souverain. Le comte Pahlen seul, grâce à la
+fermeté de son jugement, ne partageait pas les préjugés de ses
+collègues, et voulait qu'on ne se livrât à aucune influence, qu'on
+restât neutre entre la France et l'Angleterre. Sous ce rapport, ses
+idées convenaient au nouvel empereur et à ses amis. Mais le comte
+Pahlen avait le tort de traiter Alexandre en prince adolescent, qu'il
+avait placé sur le trône, qu'il avait dirigé, qu'il voulait diriger
+encore. La vanité très-sensible de son jeune maître en était souvent
+blessée. Le comte Pahlen traitait surtout avec dureté l'impératrice
+douairière, qui étalait une douleur fastueuse, et une haine ardente
+contre les meurtriers de son époux. Dans un établissement religieux
+qui dépendait d'elle, l'impératrice douairière avait fait placer une
+figure de la Vierge, avec l'empereur Paul à ses pieds, implorant la
+vengeance du ciel contre ses assassins. Le comte Pahlen fit enlever
+l'image, malgré les cris de l'impératrice et le mécontentement de son
+fils. Un ascendant exercé aussi rudement ne pouvait être durable.
+
+[En marge: Premières mesures du nouvel empereur.]
+
+[En marge: L'embargo levé sur le commerce anglais.]
+
+[En marge: Alexandre renonce à la grande maîtrise de l'ordre de
+Malte.]
+
+Dans les premiers jours du règne, le comte Panin continua de présider
+aux relations extérieures; le comte Pahlen resta le ministre influent,
+se mêlant de toutes les affaires. Alexandre, après s'être concerté
+avec ses amis, travaillait ensuite avec ses ministres ostensibles.
+Sous ces influences diverses, quelquefois contraires, on résolut de
+traiter avec l'Angleterre, et de commencer par lever l'embargo sur le
+commerce britannique, embargo qui, suivant Alexandre, était une mesure
+injuste. On décida qu'il fallait faire avec le lord Saint-Helens un
+règlement maritime, qui sauvât sinon les droits des neutres, au moins
+les intérêts de la navigation russe. Alexandre, rangeant au nombre des
+idées peu raisonnables de son père, la prétention d'être grand-maître
+de l'ordre de Jérusalem déclara qu'il ne voulait en être que le
+protecteur, en attendant que les diverses langues qui composaient
+l'ordre se fussent rassemblées, et eussent nommé un nouveau
+grand-maître. Cette résolution faisait évanouir bien des difficultés,
+soit avec l'Angleterre, qui tenait beaucoup à Malte, soit avec la
+France, qui n'avait pas voulu s'engager à une guerre à outrance pour
+faire rendre cette île à l'ordre, soit enfin avec Rome et l'Espagne,
+qui n'avaient jamais consenti à reconnaître pour grand-maître de
+Saint-Jean-de-Jérusalem un prince schismatique.
+
+[En marge: Alexandre cesse de demander l'évacuation de l'Égypte.]
+
+Pour faire cesser un autre sujet de contestation, celui-ci avec la
+France, il fut décidé qu'on ne demanderait plus l'évacuation de
+l'Égypte; car, en réalité, on était plutôt intéressé à la voir dans
+les mains des Français que dans celles des Anglais. Quant à Naples et
+au Piémont, on était lié, se disait-on, par des traités solennels, et
+Alexandre, au début de son règne, prétendait donner une grande idée de
+sa loyauté. Il fut arrêté qu'on réclamerait pour la cour de Naples,
+non plus la révocation du traité de Florence, mais la garantie de ses
+États actuels, et l'évacuation, à la paix, du golfe de Tarente. Quant
+au Piémont, on résolut de demander pour la maison de Savoie ou le
+Piémont même, ou, à défaut, une indemnité proportionnée. Enfin
+Alexandre entendait régler, de concert avec la France, l'indemnité
+promise aux princes allemands, pour leurs pertes territoriales à la
+gauche du Rhin. Rien de tout cela ne présentait de difficultés, car le
+Premier Consul y avait déjà consenti. M. de Kalitcheff fut rappelé, et
+on choisit pour le remplacer M. de Markoff, homme d'esprit, mais, sous
+le rapport des formes, ne valant pas mieux que son prédécesseur.
+
+[Illustration: Duroc commandant l'artillerie de la garde consulaire.]
+
+[En marge: Secret entretien d'Alexandre avec Duroc.]
+
+Duroc, envoyé pour féliciter le nouvel empereur, trouva, en arrivant à
+Pétersbourg, tous ces points résolus, et reçut, tant des ministres que
+du monarque lui-même, un excellent accueil. Sa bonne tenue, son
+intelligence, réussirent en Russie comme en Prusse, et il sut inspirer
+l'estime et la confiance. Après les audiences d'apparat, il obtint
+plusieurs entretiens particuliers, dans lesquels Alexandre mit une
+sorte de coquetterie à se montrer à découvert devant le représentant
+du Premier Consul. Un jour, notamment, dans l'un des jardins publics
+de Saint-Pétersbourg, ce prince aperçut Duroc, alla vers lui, le
+traita avec une familiarité pleine de grâce, fit éloigner ses
+officiers, et, le conduisant dans un lieu écarté, sembla s'expliquer
+avec un complet abandon.--Je suis, lui dit-il, ami de la France, et
+depuis long-temps. J'admire votre nouveau chef, j'apprécie ce qu'il
+fait pour le repos de son pays et l'affermissement de l'ordre social
+en Europe. Ce n'est pas de moi qu'il pourra craindre une nouvelle
+guerre entre les deux empires. Mais qu'il me seconde, et cesse de
+fournir des prétextes à tous les jaloux de sa puissance. Vous le
+voyez, j'ai fait des concessions. Je ne parle plus de l'Égypte; j'aime
+mieux qu'elle soit à la France qu'à l'Angleterre; et si, par malheur,
+les Anglais s'en emparaient, je me joindrais à vous pour la leur
+arracher. J'ai renoncé à Malte, afin de supprimer l'une des
+difficultés qui entravaient la paix de l'Europe. Je suis lié aux rois
+de Piémont et de Naples par des traités; je sais qu'ils ont eu des
+torts envers la France; mais que vouliez-vous qu'ils fissent, entourés
+et dominés, comme ils l'étaient, par l'Angleterre? Je verrais avec un
+grand chagrin que le Premier Consul s'emparât du Piémont, ainsi que
+les actes récents de son administration tendent à le faire croire.
+Naples se plaint de l'enlèvement d'une portion de son territoire. Tout
+cela n'est pas digne de l'ambition du Premier Consul, et nuit à sa
+gloire. On ne l'accuse pas, comme les gouvernements qui l'ont précédé,
+de menacer l'ordre social, mais on l'accuse de vouloir envahir tous
+les États. Cela lui fait tort, et m'expose, moi, aux criailleries de
+ces petits princes, dont je suis obsédé. Qu'il fasse cesser entre nous
+ces difficultés, et nous vivrons à l'avenir en parfaite intelligence.
+--
+
+Alexandre, s'abandonnant davantage, ajouta: Ne rapportez rien de tout
+ceci à mes ministres; soyez discret; n'employez que des courriers
+sûrs. Mais dites au général Bonaparte de m'envoyer des hommes auxquels
+je puisse me confier. Les relations les plus directes seront les
+meilleures, pour établir la bonne intelligence entre les deux
+gouvernements.--Alexandre dit quelques mots encore relativement à
+l'Angleterre. Il affirma qu'il ne voulait pas lui livrer la liberté
+des mers, propriété commune de toutes les nations; que s'il avait levé
+l'embargo sur ses vaisseaux, c'était par esprit de justice. Les
+traités antérieurs accordaient, en cas de rupture, une année aux
+négociants anglais, pour liquider leurs affaires; c'était donc une
+injustice que de saisir leurs propriétés; et je n'en veux pas
+commettre, s'écria vivement Alexandre; c'est là mon seul motif. Mais
+je n'entends point me livrer à l'Angleterre. Il dépend uniquement du
+Premier Consul, que je sois et demeure son allié, son ami. --
+
+Le jeune empereur, dans cet entretien, s'était montré simple,
+confiant, désireux surtout de se mettre à part de ses ministres, et de
+faire voir qu'il avait ses vues et sa politique personnelles.
+
+Duroc quitta Pétersbourg, comblé de ses égards, et des témoignages de
+sa faveur.
+
+[En marge: On n'a rien à espérer, rien à craindre de la Russie dans le
+moment.]
+
+Il était évident, d'après ces communications, que la Russie ne pouvait
+plus être d'un grand secours contre l'Angleterre, mais aussi qu'à
+l'avenir on aurait beaucoup moins de difficultés avec elle, pour
+l'arrangement des affaires générales. Le Premier Consul, certain
+aujourd'hui de pouvoir s'entendre avec cette cour, ne se hâta pas de
+terminer la négociation, parce que le temps semblait chaque jour
+aplanir les difficultés qui subsistaient encore entre elle et nous.
+L'Angleterre, en effet, témoignait en ce moment peu d'intérêt pour les
+maisons de Naples et de Piémont; et si, comme on avait lieu de le
+croire, elle ne faisait plus, de ce qui les concernait, l'une des
+conditions de la paix, il devait être bien plus facile de se conduire
+comme on le voudrait à l'égard de ces deux maisons, lorsque
+l'Angleterre elle-même les aurait livrées au Premier Consul.
+
+[En marge: L'attention générale concentrée sur la négociation avec
+l'Angleterre.]
+
+La négociation avec l'Angleterre devenait donc l'objet essentiel, et à
+peu près unique du moment. Pour la conduire, il fallait non-seulement
+traiter habilement à Londres, mais aussi pousser vivement la guerre en
+Portugal, et bien disputer l'Égypte aux forces britanniques, car
+l'issue des événements dans ces deux régions devait exercer sur le
+traité futur une grande influence. Le Premier Consul, voulant mettre
+de nouveaux poids dans la balance, faisait même des préparatifs fort
+apparents à Boulogne et à Calais, pour donner à entendre que ce moyen
+extrême d'une expédition contre l'Angleterre, auquel le Directoire
+avait long-temps songé, n'était ni hors de ses calculs, ni hors de ses
+moyens. Des corps nombreux s'avançaient vers cette partie de la
+France, et on réunissait sur les côtes de la Normandie, de la
+Picardie, de la Flandre, un grand nombre de chaloupes canonnières,
+solidement construites, fortement armées, capables de porter des
+troupes, et de traverser le Pas-de-Calais.
+
+[En marge: Premières prétentions mises en avant par l'Angleterre.]
+
+[En marge: Ce qu'elle avait conquis pendant la guerre.]
+
+Ainsi qu'on en était convenu, lord Hawkesbury et M. Otto avaient
+employé le milieu d'avril 1801 (germinal an IX), en conférences
+diplomatiques. Suivant l'usage, les premières prétentions avaient été
+excessives. L'Angleterre proposait une base d'arrangement fort
+simple, c'était l'_uti possidetis_, c'est-à-dire, que chacune des
+puissances gardât ce que les événements de la guerre avaient mis en
+ses mains. L'Angleterre, en effet, profitant de la longue lutte de
+l'Europe contre la France, s'était enrichie pendant que ses alliés
+s'épuisaient, et avait pris les colonies de toutes les nations. Elle
+s'était emparée du continent entier des Indes, ainsi que des positions
+commerciales les plus importantes, dans les quatre parties du monde.
+Sur les Hollandais, elle avait acquis Ceylan, cette île si vaste et si
+riche, qui, placée à l'extrémité de la péninsule indienne, en forme un
+si beau complément. Elle avait acquis les autres possessions des
+Hollandais dans la mer des Indes, moins, il est vrai, la grande
+colonie de Java. Elle leur avait enlevé, entre les deux océans, le cap
+de Bonne-Espérance, l'une des stations maritimes du globe les mieux
+situées. Ses efforts les plus constants n'avaient pu lui procurer
+l'île de France, que nous n'avions pas cessé de posséder. Dans
+l'Amérique méridionale, elle avait encore arraché aux malheureux
+Hollandais, les plus maltraités dans cette guerre, les territoires de
+la Guyane, s'étendant entre l'Amazone et l'Orénoque, tels que Surinam,
+Berbice, Demerari, Essequibo, contrées superbes, qui ne présentaient
+pas, qui ne présentent pas encore aujourd'hui un notable développement
+agricole et commercial, mais qui sont appelées un jour à une immense
+prospérité, et qui avaient alors l'avantage d'être un pas fait vers
+les grandes colonies espagnoles du continent américain. L'Angleterre
+convoitait ces colonies; elle avait l'intention de les pousser au
+moins à l'indépendance, pour se venger de ce qui lui était arrivé dans
+l'Amérique du Nord, et se flattait d'ailleurs avec raison qu'une fois
+devenues indépendantes, elles seraient bientôt la proie de son
+commerce. C'est pour ce même motif, qu'elle tenait beaucoup à une
+conquête faite dans les Antilles, celle-ci sur les Espagnols, la belle
+île de la Trinité, située tout près de l'Amérique du Sud, comme une
+sorte de pied-à-terre, heureusement disposé soit pour la contrebande,
+soit pour l'agression des possessions espagnoles. Elle avait fait une
+autre acquisition d'une grande valeur dans les Antilles, c'était la
+Martinique enlevée aux Français. Les moyens employés avaient été peu
+légitimes, car les colons de la Martinique, craignant un soulèvement
+des esclaves, s'étaient mis eux-mêmes en dépôt dans ses mains; et d'un
+dépôt volontaire elle avait fait une propriété. L'Angleterre tenait à
+la Martinique, à cause du vaste port renfermé dans cette île. Elle
+avait pris encore, dans les Antilles, Sainte-Lucie, Tabago, îles
+médiocres en comparaison des précédentes, et, vers la région de la
+pêche, Saint-Pierre et Miquelon. Enfin, en Europe, elle avait enlevé
+aux Espagnols la plus précieuse des Baléares, et aux Français, qui
+l'avaient conquise sur les chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem,
+Malte, la reine de la Méditerranée.
+
+Après ces conquêtes, on peut dire qu'il ne restait pas grand'chose à
+disputer aux nations maritimes, sauf les possessions continentales des
+Espagnols dans les deux Amériques. Il est vrai que les Anglais
+menaçaient, si on persistait à marcher sur le Portugal, de s'en
+dédommager en prenant le Brésil.
+
+[En marge: Conquêtes de la France pendant la présente guerre. Ses
+prétentions.]
+
+En revanche de ces vastes acquisitions maritimes, la France s'était
+emparée des plus belles parties du continent européen, beaucoup plus
+importantes assurément que tous ces territoires lointains; mais elle
+les avait restituées, sauf la portion comprise dans les grandes lignes
+des Alpes, du Rhin et des Pyrénées. Elle avait conquis, en outre, une
+colonie qui, à elle seule, était un dédommagement de toute la grandeur
+coloniale ajoutée à l'Angleterre, c'était l'Égypte. Aucune possession
+ne valait celle-là. Songeait-on à ébranler de nouveau l'empire
+britannique dans les Indes, l'Égypte était la route la plus sûre pour
+y arriver. Ne voulait-on, ce qui était plus sage, que ramener vers les
+ports de la France une partie du commerce de l'Orient, l'Égypte était
+encore la route naturelle de ce commerce. Pour la paix comme pour la
+guerre, c'était donc la plus précieuse colonie du globe. Si, dans le
+moment, le chef du gouvernement français n'avait songé qu'à la France,
+et point à ses alliés, il pouvait accepter le marché proposé par
+l'Angleterre; car la Martinique elle-même, seule perte directe et
+digne d'attention que la France eût faite dans cette guerre, était
+bien peu de chose à côté de l'Égypte, véritable empire placé entre les
+mers de l'Orient et de l'Occident, commandant à la fois, et abrégeant
+la route de ces mers. Mais le Premier Consul tenait à honneur de faire
+rendre aux alliés de la France la plus grande partie de leurs
+possessions. Il ne dépendait pas de lui d'épargner à la Hollande tous
+les sacrifices, auxquels la condamnait la défection de sa marine, qui
+avait suivi, comme on sait, le stathouder en Angleterre; mais il
+tenait à lui faire rendre le Cap et la Guyane; il voulait que
+l'Espagne, qui n'avait rien acquis dans la guerre, ne perdît rien non
+plus, et qu'on lui rendît la Trinité et les Baléares; enfin il était
+décidé à ne céder Malte à aucun prix, car c'était infirmer d'avance la
+conquête de l'Égypte, la rendre précaire dans nos mains. Son intention
+était donc de laisser aux Anglais l'Indostan, même avec les petits
+comptoirs de Chandernagor et de Pondichéry, qui n'avaient aucun
+intérêt pour nous; d'y ajouter Ceylan, propriété des Hollandais, mais
+d'exiger la restitution du Cap, des Guyanes, de la Trinité, de la
+Martinique, des Baléares, de Malte, et de conserver l'Égypte, en
+considérant cette conquête, comme l'équivalent pour la France, de
+l'acquisition du continent des Indes par l'Angleterre. On va voir
+comment il se conduisit pour arriver à ce but, pendant une négociation
+qui dura cinq mois entiers.
+
+[En marge: Manière de raisonner des deux négociateurs.]
+
+À la prétention d'adopter l'_uti possidetis_, comme base du futur
+traité de paix, le négociateur français fut chargé de répondre par des
+arguments péremptoires. Vous voulez poser en principe, dit-il à lord
+Hawkesbury, que chacune des deux nations gardera ce qu'elle a conquis:
+mais alors la France devrait garder en Allemagne Baden, le Wurtemberg,
+la Bavière, les trois quarts de l'Autriche; elle devrait garder en
+Italie toute l'Italie elle-même, c'est-à-dire les ports de Gênes,
+Livourne, Naples, Venise; elle devrait garder la Suisse, qu'elle se
+propose d'évacuer dès qu'elle y aura rétabli un ordre de choses
+raisonnable; elle devrait garder la Hollande, occupée par ses armées,
+et où s'organiseraient, sous son influence, les plus puissantes
+escadres. Elle pourrait prendre le Hanovre, le donner comme
+compensation à certaines puissances du continent, et, par ce moyen, se
+les attacher à jamais. Elle pourrait enfin pousser à bout la campagne
+commencée contre le Portugal, dédommager l'Espagne avec les dépouilles
+de cet État, et s'assurer à elle-même de nouveaux ports. Ce sont aussi
+d'importantes positions maritimes, que celles qui s'étendent depuis le
+Texel jusqu'à Lisbonne et Cadix, depuis Cadix jusqu'à Gênes, depuis
+Gênes jusqu'à Otrante, depuis Otrante jusqu'à Venise. Si on veut
+apporter des principes absolus dans la négociation, toute paix est
+impossible. La France a rendu la plus grande partie de ses conquêtes à
+tous les gouvernements vaincus par elle: à l'Autriche, elle a rendu
+une partie de l'Italie; à la cour des Deux-Siciles, le royaume de
+Naples; au Pape, l'État Romain tout entier; elle a donné la Toscane,
+qu'il lui était facile de se réserver, à la maison d'Espagne; elle a
+rétabli Gênes dans son indépendance; elle se borne à faire de la
+Lombardie une république amie, et se prépare à évacuer la Suisse, la
+Hollande, même le Hanovre. Il faut donc que l'Angleterre restitue
+aussi une partie de ses conquêtes. Celles que la France réclame ne la
+touchent pas elle-même directement, mais appartiennent à ses alliés.
+La France se fait un devoir de les recouvrer, pour les leur rendre.
+D'ailleurs, quand on concède à l'Angleterre l'Inde et Ceylan, que sont
+auprès de ces possessions, celles dont on lui demande la restitution?
+Si on ne veut pas faire de concession, il faut le dire; il faut
+déclarer franchement que la négociation n'est qu'un leurre. L'univers
+saura par la faute de qui la paix est devenue impossible; alors la
+France fera un dernier effort, et cet effort difficile, périlleux,
+sans doute, sera peut-être mortel pour l'Angleterre, car le Premier
+Consul ne désespère pas de franchir le détroit de Calais, à la tête de
+cent mille hommes.
+
+[En marge: Le cabinet anglais est amené à des prétentions plus
+modérées.]
+
+Lord Hawkesbury et M. Addington négociaient avec le désir d'arriver à
+une paix avantageuse pour eux, ce qui était tout naturel, mais à une
+paix prochaine. Ils furent sensibles aux arguments du cabinet
+français, et frappés de la résolution qui éclatait dans ses paroles.
+Ils apportèrent donc tout de suite dans la négociation des prétentions
+plus modérées, et qui amenèrent un rapprochement. Ils répondirent
+d'abord à l'argument du Premier Consul, tiré des conquêtes restituées
+par la France, que si la France avait abandonné une partie de ses
+conquêtes, c'est qu'elle n'aurait pas pu les conserver, tandis
+qu'aucune marine au monde ne pourrait enlever à l'Angleterre les
+colonies qu'elle avait conquises; que si la France rendait une partie
+des territoires occupés par ses armées, elle gardait Nice, la Savoie,
+les bords du Rhin, et surtout les bouches de l'Escaut et Anvers, ce
+qui l'agrandissait considérablement, non-seulement sur terre, mais sur
+mer; qu'il fallait rétablir l'équilibre européen rompu, qu'il fallait
+le rétablir, sinon sur le continent où il était tout à fait détruit,
+au moins sur l'Océan; que si la France voulait conserver l'Égypte,
+l'Inde n'était plus une compensation suffisante pour l'Angleterre, et
+que le cabinet britannique voulait alors retenir une grande partie de
+ses nouvelles acquisitions. Toutefois, ajoutait lord Hawkesbury, nous
+n'avons fait qu'une première proposition; nous sommes prêts à nous
+départir de ce qu'elle a de trop rigoureux. Nous restituerons
+quelques-unes de nos conquêtes; dites-nous seulement celles dont la
+restitution vous tient le plus à coeur.
+
+Le Premier Consul fit une vive réplique à ces raisonnements des
+ministres anglais. Il n'était pas exact de dire, suivant lui, que
+l'Angleterre pût garder toutes ses conquêtes maritimes, tandis, au
+contraire, que la France n'aurait pas pu garder ses conquêtes
+continentales. La guerre continentale ayant fini, soit par
+l'épuisement absolu d'une partie des alliés de l'Angleterre, soit par
+le dégoût que les autres avaient de son alliance, la France, aidée des
+ressources de la Hollande, de l'Espagne et de l'Italie, aurait fait
+tout ce qu'elle aurait voulu sur le continent; et elle était en mesure
+de faire sur mer beaucoup plus que ne croyaient les ministres
+britanniques. La France, sans doute, n'aurait pas pu conserver le
+centre de l'Allemagne, et les trois quarts de l'Autriche, sans amener
+un bouleversement en Europe; mais elle aurait pu conclure une paix
+moins modérée que celle de Lunéville; elle aurait pu, l'Autriche étant
+épuisée après Hohenlinden, garder l'Italie entière, la Suisse même,
+sans que personne eût la force de s'y opposer. Quant à l'équilibre
+continental, il avait été rompu le jour où la Prusse, la Russie,
+l'Autriche, partagèrent entre elles, sans équivalent pour aucune autre
+puissance, le vaste et beau royaume de Pologne. Les rives du Rhin, les
+versants des Alpes, étaient à peine pour la France un équivalent de ce
+que ses rivaux avaient acquis sur le continent. Sur mer, l'Égypte
+était à peine une compensation de la conquête des Indes. Il était même
+douteux qu'avec cette colonie, la France conservât ses anciennes
+proportions maritimes, à l'égard de l'Angleterre.
+
+[En marge: Il est admis que l'Angleterre restituera une partie de ses
+conquêtes maritimes.]
+
+Ces arguments avaient la puissance de la raison, et heureusement aussi
+celle de la force, car ce n'est pas assez de l'une des deux quand on
+négocie. On fut bientôt d'accord sur la base de la négociation. Il fut
+convenu que l'Angleterre, en restant propriétaire de l'Inde,
+restituerait une partie des conquêtes faites sur la France, l'Espagne
+et la Hollande. On entra ensuite dans le détail des objets à garder ou
+à restituer.
+
+[En marge: Détail des possession à restituer.]
+
+Sans accorder formellement la possession de l'Égypte à la France,
+point sur lequel le négociateur anglais aimait toujours à laisser
+planer un doute, cependant il proposait deux hypothèses, celle où la
+France conserverait l'Égypte, celle où la France y renoncerait, soit
+qu'elle la perdît par la force des armes, soit qu'elle en fît
+l'abandon volontaire. Dans la première hypothèse, celle de la
+conservation de l'Égypte par la France, l'Angleterre, en gardant
+l'Inde et Ceylan, Chandernagor et Pondichéry compris, exigeait en
+outre le cap de Bonne-Espérance, une partie des Guyanes, c'est-à-dire
+Berbice, Demerari, Essequibo, la Trinité et la Martinique dans les
+Antilles, enfin et par-dessus tout l'île de Malte. Elle aurait rendu
+les petites possessions hollandaises des Indes, Surinam, les îles
+insignifiantes de Sainte-Lucie, et Tabago, Saint-Pierre et Miquelon,
+enfin Minorque. Dans la seconde hypothèse, celle où les Français ne
+resteraient pas en possession de l'Égypte, elle voulait toujours
+l'Inde et Ceylan; mais elle consentait à rendre les petits comptoirs
+de Pondichéry et de Chandernagor, le cap de Bonne-Espérance, la
+Martinique ou la Trinité, l'une des deux à notre choix, en gardant
+l'autre. Enfin, elle réclamait encore Malte, mais pas d'une manière
+péremptoire.
+
+[En marge: Dernières prétentions qui semblent définitives de part et
+d'autre.]
+
+Ces restitutions ne suffisaient pas, au jugement du Premier Consul. On
+s'aborda de plus près encore, on arriva enfin, après un mois de
+discussion, aux propositions suivantes, qui étaient au fond la pensée
+des deux gouvernements.
+
+L'Angleterre voulait, dans tous les cas, l'Inde et l'île de Ceylan. Si
+les Français évacuaient l'Égypte, elle leur laissait les petits
+comptoirs de Chandernagor et de Pondichéry; elle restituait le Cap aux
+Hollandais, à condition qu'il serait déclaré port franc; elle leur
+rendait encore, outre Berbice, Demerari, Essequibo sur le continent
+américain, l'établissement de Surinam; elle rendait l'une des deux
+grandes Antilles, la Martinique ou la Trinité, plus Sainte-Lucie,
+Tabago, Saint-Pierre et Miquelon, enfin l'île de Minorque et Malte.
+Ainsi, pour résultat de la guerre, elle obtenait, si nous n'avions pas
+l'Égypte, le continent de l'Inde, Ceylan, plus l'une des deux
+principales Antilles, la Trinité ou la Martinique; et si nous avions
+l'Égypte, elle obtenait en outre Chandernagor et Pondichéry, le Cap,
+la Martinique et la Trinité, enfin Malte; c'est-à-dire que, dans ce
+second cas, il lui fallait comme précaution nous ôter les deux
+pieds-à-terre de Chandernagor et Pondichéry, placés dans la Péninsule
+indienne, et comme dédommagement, la Trinité, qui menaçait l'Amérique
+espagnole, la Martinique, qui est le premier port des Antilles, enfin
+Malte, qui est le premier port de la Méditerranée.
+
+[En marge: À quels termes se trouve réduite la négociation.]
+
+Quoique le Cap, la Martinique ou la Trinité, Malte, demandés comme
+surplus dans le cas où nous aurions l'Égypte, fussent loin de valoir
+cette importante possession, et qu'il eût été convenable de céder tout
+de suite, si cette condition eût été inévitable, le Premier Consul
+espérait garder l'Égypte, en payant moins cher cette concession. Il
+espérait que si l'armée anglaise, dirigée vers le Nil, succombait, que
+si les Espagnols poussaient vivement la guerre contre le Portugal, il
+pourrait, tout en gardant l'Égypte, faire restituer le Cap aux
+Hollandais, la Trinité aux Espagnols, Malte à l'ordre de
+Saint-Jean-de-Jérusalem, et obliger ainsi l'Angleterre à se contenter
+de l'Inde, de Ceylan, d'une partie des Guyanes, et d'une ou deux
+petites Antilles.
+
+Tout dépendait donc des événements de la guerre; et les Anglais,
+espérant, de leur côté, qu'elle tournerait à leur avantage, n'étaient
+pas fâchés d'en attendre l'issue, qui ne pouvait tarder d'être connue,
+car il s'agissait de savoir si les Espagnols oseraient marcher sur le
+Portugal, et si les troupes anglaises à bord de l'amiral Keith dans la
+Méditerranée, pourraient toucher terre en Égypte. Il fallait pour
+connaître ce résultat un mois ou deux au plus. Aussi, de part et
+d'autre, tout en mettant un grand soin à ne pas rompre la négociation,
+qu'on voulait sincèrement faire aboutir à la paix, on prit le parti de
+gagner du temps, et la multiplicité, la complication des objets à
+débattre, en fournissait le moyen très-naturel, sans l'emploi de
+beaucoup de finesse diplomatique.
+
+[En marge: Tout dépend des événements du Portugal et de l'Égypte.]
+
+«Tout dépend, écrivait M. Otto, de deux choses: l'armée anglaise
+sera-t-elle battue en Égypte? l'Espagne marchera-t-elle franchement
+contre le Portugal? Hâtez-vous, obtenez ces deux résultats, ou l'un
+des deux, et vous aurez la plus belle paix du monde. Mais je dois vous
+dire, ajoutait-il, que, si les ministres anglais craignent beaucoup
+nos soldats de l'armée d'Égypte, ils ne craignent guère la résolution
+de la cour d'Espagne.»
+
+[En marge: Efforts du Premier Consul pour faire tourner les événements
+le mieux possible.]
+
+[En marge: Préparatifs faits en Espagne pour l'expédition de
+Portugal.]
+
+Aussi le Premier Consul faisait-il de continuels efforts pour
+réveiller la vieille cour d'Espagne, et pour la faire concourir à ses
+deux grands desseins, qui consistaient d'une part à se saisir du
+Portugal, de l'autre à diriger vers l'Égypte les forces navales des
+deux nations. Malheureusement les ressorts de cette antique monarchie
+étaient usés. Un roi honnête, mais aveuglé, et absorbé par les soins
+les plus vulgaires, les moins dignes du trône; une reine livrée aux
+plus honteuses débauches; un favori vain, léger, incapable,
+consommaient dans l'insouciance et la licence les dernières ressources
+de la monarchie de Charles-Quint. Lucien Bonaparte, envoyé en
+ambassade à Madrid, pour le dédommager du ministère de l'intérieur,
+Lucien, jaloux d'égaler les succès diplomatiques de Joseph, s'agitait
+en Espagne, pour y servir avec éclat la politique de son frère; et il
+est vrai qu'il y avait acquis de l'influence, grâce à son nom, grâce
+aussi à la hardiesse heureuse avec laquelle il avait négligé les
+ministres titulaires, pour aller droit au véritable chef du
+gouvernement, c'est-à-dire au prince de la Paix. En plaçant ce prince
+entre le ressentiment ou la faveur du Premier Consul, il avait excité
+en lui un zèle peu ordinaire pour les intérêts de l'alliance, et lui
+avait fait adopter complètement le projet de la guerre contre le
+Portugal. Lucien avait dit à la cour d'Espagne: vous souhaitez la
+paix, vous la souhaitez avantageuse, au moins non dommageable, vous
+voulez la terminer sans avoir perdu aucune de vos colonies; aidez-nous
+donc à saisir des gages, dont nous nous servirons, pour arracher à
+l'Angleterre la plus grande partie de ses conquêtes maritimes.--De
+pareilles raisons étaient excellentes, et sans réplique, mais ce
+n'était pas les plus décisives auprès du prince de la Paix. Lucien en
+avait imaginé de plus efficaces. Vous êtes tout ici, avait-il dit au
+favori, mon frère le sait, il s'en prendra à vous du non-succès des
+projets de l'alliance. Voulez-vous des Bonaparte pour amis ou pour
+ennemis?--Ces arguments, employés déjà pour décider la guerre de
+Portugal, étaient employés tous les jours pour en accélérer les
+préparatifs. Du reste, quels que fussent les arguments qui agissent
+sur le prince de la Paix, en faisant cette guerre, il ne trahissait
+pas les intérêts de son pays. Il ne pouvait, au contraire, les mieux
+servir, car la guerre contre le Portugal était le seul moyen
+d'arracher à l'Angleterre la restitution des colonies espagnoles.
+
+Les préparatifs étaient accélérés autant que possible, et on y
+appliquait les dernières ressources de la monarchie. Qui croirait que
+cette grande et noble nation, dont la gloire a rempli le monde, et
+dont le patriotisme devait bientôt se produire avec éclat,
+malheureusement contre nous, qui croirait qu'elle avait de la peine à
+réunir vingt-cinq mille hommes; qu'avec des ports magnifiques, une
+grande quantité de vaisseaux, restes du beau règne de Charles III,
+elle était embarrassée de payer quelques ouvriers dans ses arsenaux,
+pour remettre ses bâtiments à flot; qu'elle se trouvait enfin dans
+l'impossibilité de se procurer des vivres pour approvisionner ses
+flottes? Qui croirait que les quinze vaisseaux espagnols, enfermés
+depuis deux ans à Brest, composaient toute sa marine, du moins sa
+marine en état de servir? La privation des métaux, par suite de
+l'interruption des relations avec le Mexique, l'avait réduite au
+papier-monnaie, et le papier-monnaie était arrivé au dernier degré de
+discrédit. On venait de faire un appel au clergé, qui ne possédait
+pas, dans le moment, les fonds dont on avait immédiatement besoin,
+mais qui jouissait de plus de crédit que la couronne, et, en se
+servant de ce crédit, on avait pu achever les préparatifs commencés.
+
+Vingt-cinq mille hommes, pas trop mal équipés, s'étaient enfin avancés
+vers Badajos; mais cela ne suffisait pas. Le prince de la Paix avait
+déclaré que, sans une division française, on ne pouvait pas se
+hasarder à entrer en Portugal. Le Premier Consul avait hâté la réunion
+de cette division à Bordeaux; bientôt elle avait traversé les
+Pyrénées, et elle marchait à grandes journées vers Ciudad-Rodrigo. Le
+prince de la Paix voulait entrer avec les Espagnols par l'Alentejo,
+pendant que la division française pénétrerait par les provinces de
+Tras-os-Montes et de Beïra. Le général Saint-Cyr, qui devait commander
+les Français, était allé à Madrid concerter les opérations avec le
+prince de la Paix; et, quoiqu'il fût peu propre à ménager la
+susceptibilité d'autrui, en ayant beaucoup lui-même, il avait réussi à
+faire accepter au prince de bons avis, et à concerter avec lui un plan
+d'opérations convenable.
+
+Le Portugal, en se voyant serré de si près, avait envoyé à Madrid M.
+d'Aranjo, auquel on avait refusé passage. M. d'Aranjo s'était alors
+rendu en France, où il avait trouvé les mêmes refus. Le Portugal se
+disait prêt à subir toutes les conditions, pourvu qu'il ne fût pas
+contraint à fermer ses ports aux bâtiments de commerce anglais. Ces
+offres furent repoussées. Il fut convenu qu'on lui demanderait
+l'expulsion complète des vaisseaux anglais, tant de guerre que de
+commerce, qu'on tiendrait trois de ses provinces en dépôt, jusqu'à la
+paix, et qu'on lui ferait payer enfin les frais de l'expédition.
+
+[En marge: Les troupes espagnoles en marche vers le Portugal.]
+
+Les troupes des deux nations se mirent en marche, et le Prince de la
+Paix quitta Madrid, la tête remplie des plus beaux rêves de gloire. La
+cour et Lucien lui-même devaient l'accompagner. Le Premier Consul
+avait recommandé la plus exacte discipline aux troupes françaises; il
+leur avait prescrit d'entendre la messe le dimanche, de visiter les
+évêques lorsqu'on traverserait un chef-lieu de diocèse, en un mot, de
+se conformer en tout aux coutumes espagnoles. Il voulait que la vue
+des Français, au lieu d'éloigner les Espagnols, les rapprochât encore
+davantage de la France.
+
+[En marge: Emploi des forces navales de France, d'Espagne et de
+Hollande.]
+
+Tout allait, de ce côté, suivant les désirs du Premier Consul, et
+suivant le plus grand intérêt de la négociation entamée à Londres.
+Mais il restait encore beaucoup à faire, relativement à l'emploi des
+forces navales. On a vu de quelle manière devaient concourir au but
+commun, les trois marines de Hollande, de France et d'Espagne. Cinq
+vaisseaux hollandais, 5 vaisseaux français, 5 vaisseaux espagnols, en
+tout 15, chargés de troupes, devaient menacer le Brésil, ou essayer de
+reprendre la Trinité. Tout le reste des forces navales était destiné à
+l'Égypte. Ganteaume, sorti de Brest avec 7 vaisseaux, portant un
+secours considérable, était en route pour Alexandrie. Les autres
+bâtiments espagnols et français étaient demeurés à Brest, pour faire
+craindre sans cesse une expédition en Irlande, tandis qu'une seconde
+expédition, sortant de Rochefort, donnant la main à 5 vaisseaux
+espagnols armés au Ferrol, à 6 autres vaisseaux armés à Cadix, devait
+suivre Ganteaume en Égypte. Mais on n'avait pas pu révéler ce projet à
+l'Espagne, crainte d'indiscrétion. On lui demanda, sans explication,
+de faire passer à Cadix la division navale préparée au Ferrol. La cour
+d'Espagne réclama vivement contre cette direction, allégua le danger
+de percer les croisières anglaises, très-nombreuses à l'entrée du
+détroit, et dans les environs de Gibraltar. Les vaisseaux du Ferrol
+étaient d'ailleurs à peine en état de mettre à la mer, tant leur
+armement avait été retardé. Lucien, sans avouer le projet sur
+l'Égypte, parla du besoin de dominer la Méditerranée, de la
+possibilité de tenter dans cette mer quelque chose d'utile aux deux
+pays, d'essayer peut-être une expédition pour reprendre Minorque.
+Enfin il arracha les ordres nécessaires, et la division espagnole du
+Ferrol dut être conduite à Cadix par la flotte française de Rochefort.
+Ce n'était pas tout: l'Espagne, comme on doit s'en souvenir, avait
+promis le don de six vaisseaux. Il y avait contestation sur l'époque à
+laquelle cette condition serait exécutée; mais, comme on allait livrer
+la Toscane, avant même que la Louisiane fût remise à la France, il
+était bien juste que les vaisseaux fussent donnés immédiatement. Le
+ministère espagnol se décida enfin à en choisir six dans l'arsenal de
+Cadix, et à nous les abandonner sur-le-champ; mais il ne voulait pas
+les livrer armés, et pourvus de vivres. On ne pouvait cependant y
+envoyer de France des canons et du biscuit. C'étaient là de mesquines
+contestations, en présence de l'ennemi commun, qu'il fallait battre
+par tous les moyens, si on voulait l'obliger à réduire ses
+prétentions. Ces difficultés furent enfin résolues comme le souhaitait
+le Premier Consul. On a déjà vu que l'amiral français Dumanoir était
+parti en poste pour Cadix, afin de veiller à l'équipement des
+vaisseaux espagnols devenus français, et d'en prendre le commandement.
+Cet amiral avait visité les ports d'Espagne, et y avait trouvé toute
+la confusion, tout le dénûment de l'opulence négligente et
+désordonnée. Avec les débris d'un magnifique matériel, avec de
+nombreux bâtiments fort beaux, mais désarmés, avec des établissements
+superbes, il n'y avait à Cadix, faute de solde, ni un matelot, ni un
+ouvrier, pour remettre cette marine à flot. Tout était livré au
+gaspillage et à l'abandon[1]. Le ministère français avait envoyé à
+l'amiral Dumanoir des crédits sur les maisons les plus riches de
+Cadix, et, à force d'argent comptant, cet officier était parvenu à
+vaincre les principales difficultés. Après avoir choisi les vaisseaux
+qui avaient le moins souffert du temps et de la négligence espagnole,
+il les arma en se servant du matériel enlevé aux autres; il se procura
+des matelots français, les uns émigrés par suite de la Révolution, les
+autres échappés des prisons d'Angleterre; il en reçut un certain
+nombre, expédiés des ports de France sur des bâtiments légers; il
+demanda et obtint la permission d'enrôler quelques Espagnols; il
+engagea au moyen d'une forte solde des Suédois et des Danois. On lui
+envoya en poste, à travers la Péninsule, les officiers nécessaires
+pour organiser ses états-majors, et on fit marcher par la Catalogne
+des détachements d'infanterie française pour compléter ses équipages.
+Cette division, celle du Ferrol, celle de Rochefort, formant une force
+d'environ dix-huit vaisseaux, devaient aller en Égypte, après avoir
+touché à Otrante, pour y prendre dix mille hommes de débarquement. Ces
+projets, dont on a vu plus haut l'exposé, étaient maintenant en
+complète exécution.
+
+ [Note 1: Les rapports de cet amiral, qui existent aux
+ archives, non de la marine, mais des affaires étrangères,
+ présentent le plus curieux tableau de ce que peut devenir un
+ grand État dans de mauvaises mains.]
+
+[En marge: Complaisance du Premier Consul à l'égard de l'Espagne, pour
+exciter le zèle de celle-ci en faveur de la cause commune.]
+
+Pour arracher à l'Espagne les faibles efforts qu'on venait d'en
+obtenir avec tant de peine, le Premier Consul avait rempli toutes ses
+promesses envers elle, avec une fidélité remarquable, et les avait
+même outre-passées. La maison de Parme ayant reçu, en place de son
+duché, le beau pays de la Toscane, ce qui était depuis long-temps le
+voeu le plus ardent de la cour de Madrid, il fallait pour une telle
+substitution le consentement de l'Autriche. Le Premier Consul s'était
+appliqué à l'obtenir, et y avait réussi. Le duché de Toscane avait été
+en outre érigé en royaume d'Étrurie. Le vieux duc régnant de Parme,
+prince dévot, ennemi de toutes les nouveautés du temps, était frère,
+comme nous l'avons dit, de la reine d'Espagne. Son fils, jeune homme
+fort mal élevé, avait épousé une infante, et vivait à l'Escurial.
+C'est à ces deux jeunes époux qu'on avait destiné le royaume
+d'Étrurie. Toutefois le Premier Consul, n'ayant promis ce royaume
+qu'en échange du duché de Parme, n'était tenu de livrer l'un, qu'à la
+vacance de l'autre, et cette vacance ne pouvait avoir lieu qu'à la
+mort ou à l'abdication du vieux duc régnant; mais ce vieux duc ne
+voulait ni mourir, ni abdiquer. Malgré l'intérêt que le Premier Consul
+avait à se délivrer d'un tel hôte en Italie, il consentit à le tolérer
+à Parme, en plaçant tout de suite les infants sur le trône d'Étrurie.
+Seulement il exigea qu'ils vinssent à Paris recevoir la couronne de
+ses mains, comme autrefois les monarques sujets venaient, dans
+l'antique Rome, recevoir la couronne des mains du peuple-Roi. C'était
+un spectacle grand et singulier, qu'il voulait donner à la France
+républicaine. Ces jeunes princes quittèrent donc Madrid pour se rendre
+à Paris, au moment même où leurs parents s'acheminaient vers Badajos,
+afin de donner au favori le plaisir d'être vu à la tête d'une armée.
+
+Telles étaient les complaisances au moyen desquelles le Premier Consul
+espérait éveiller le zèle de la cour d'Espagne, et la faire concourir
+à ses desseins.
+
+[En marge: Tous les regards tournés en ce moment vers l'Égypte.]
+
+Dans cet instant tout convergeait vers l'Égypte. C'est vers elle que
+tendaient les efforts, les regards, les craintes, les espérances des
+deux grandes nations belligérantes, la France et l'Angleterre. Il
+semblait qu'avant de déposer les armes, ces deux nations voulussent
+s'en servir une dernière fois, pour terminer avec éclat, et à leur
+plus grand avantage, la terrible guerre qui ensanglantait le globe
+depuis dix années.
+
+[En marge: Navigation de Ganteaume, sorti de Brest par une tempête.]
+
+Nous avons laissé Ganteaume essayant de sortir de Brest, le 3 pluviôse
+(23 janvier 1801), par une horrible tempête. Les vents avaient été
+long-temps faibles ou contraires. Enfin, par une bouffée du nord-ouest,
+qui portait à la côte, on avait mis à la voile, pour obéir à
+l'aide-de-camp du Premier Consul, Savary, qui était à Brest, avec
+mission de vaincre toutes les résistances. Ce pouvait être une grande
+imprudence; mais comment faire en présence d'une flotte ennemie, qui
+bloquait incessamment la rade de Brest, par tous les temps, et ne se
+retirait que lorsque la croisière devenait impossible? Il fallait ou ne
+jamais sortir, ou sortir par une tempête qui éloignât les Anglais.
+L'escadre forte de 7 vaisseaux, 2 frégates, un brick, tous bâtiments qui
+marchaient bien, portait 4 mille hommes de troupes, un immense matériel,
+et de nombreux employés avec leurs familles, croyant aller à
+Saint-Domingue. On éteignit les feux de l'escadre afin de n'être pas
+aperçu, et on appareilla au milieu des plus grandes appréhensions. Le
+vent de nord-ouest était, pour sortir de Brest, le plus dangereux de
+tous. Il régnait en ce moment avec une extrême violence, mais
+heureusement il n'acquit toute sa force que lorsqu'on avait déjà franchi
+les passes, et qu'on arrivait au large. On eut à essuyer des rafales
+horribles, et une mer épouvantable. L'escadre marchait en ordre de
+bataille, le vaisseau amiral en tête; c'était l'_Indivisible_. Il était
+suivi du _Formidable_, qui portait le pavillon du contre-amiral Linois.
+Le reste de la division suivait, chaque vaisseau prêt à combattre, si
+l'ennemi se présentait. À peine était-on au large, que le vent, toujours
+plus furieux, emporta les trois huniers du _Formidable_. Le vaisseau la
+_Constitution_ perdit son grand mât de hune; le _Dix-Août_ et le
+_Jean-Bart_, qui le suivaient de près, se placèrent à droite et à
+gauche, et le gardèrent à vue jusqu'au lendemain, pour venir à son
+secours s'il en avait besoin. Le brick le _Vautour_ faillit être
+submergé, et allait couler lorsqu'il fut secouru. Au milieu de la
+tempête et des ténèbres, l'escadre avait été dispersée. Le lendemain à
+la pointe du jour, Ganteaume, monté sur l'_Indivisible_, resta quelque
+temps en panne afin de rallier sa division; mais craignant le retour des
+Anglais, qui jusque-là ne s'étaient pas montrés, et comptant sur les
+rendez-vous donnés à chaque vaisseau, il fit voile vers le point de
+ralliement convenu. Ce point de ralliement était à cinquante lieues à
+l'ouest du cap Saint-Vincent, l'un des caps les plus saillants de la
+côte méridionale d'Espagne. Les autres vaisseaux de la division, après
+avoir essuyé la tourmente, réparèrent leurs avaries en mer, au moyen de
+leur matériel de rechange, et finirent par se réunir tous, sauf le
+vaisseau amiral, qui, après les avoir attendus, avait fait voile vers le
+lieu du rendez-vous. Le seul accident de la traversée fut une rencontre
+de la frégate française la _Bravoure_, avec la frégate anglaise la
+_Concorde_, qui était venue observer la marche de la division. Le
+capitaine Dordelin, qui commandait la _Bravoure_, alla droit à la
+frégate anglaise, et lui offrit le combat. Il se plaça bord à bord avec
+elle, et lui envoya plusieurs volées de canon, qui produisirent sur son
+pont un affreux ravage. Le capitaine Dordelin faisait ses dispositions
+pour monter à l'abordage, lorsque la frégate anglaise, manoeuvrant de
+son côté pour échapper à ce péril, se sauva en faisant force de
+voiles[2].
+
+ [Note 2: Les Anglais ont prétendu que c'était la frégate
+ française qui avait abandonné le champ de bataille. Les
+ renseignements puisés auprès de deux officiers supérieurs,
+ qui existent encore, et qui faisaient partie de l'escadre, ne
+ m'ont laissé aucun doute sur la vérité du récit que je
+ présente ici.]
+
+La frégate française rejoignit la division, et bientôt, sur le
+méridien indiqué, tous les vaisseaux furent réunis autour du pavillon
+amiral. On marcha ainsi vers le détroit de Gibraltar, après avoir
+échappé comme par miracle aux dangers de la mer et de l'ennemi.
+L'escadre était pleine d'ardeur; elle commençait à deviner où l'on
+allait, et chacun désirait remplir la glorieuse mission de sauver
+l'Égypte.
+
+[En marge: Ganteaume franchit heureusement le détroit de Gibraltar.]
+
+[En marge: Ganteaume, trompé sur la force de la division Warren,
+rentre dans Toulon, au lieu de se rendre en Égypte.]
+
+Il importait de se hâter, car dans ce moment la flotte de l'amiral
+Keith, réunie dans la baie de Macri, sur la côte de l'Asie-Mineure,
+n'attendait plus que les derniers préparatifs des Turcs, toujours fort
+lents, pour mettre à la voile, et porter une armée anglaise aux
+bouches du Nil. Il fallait donc la devancer, et les circonstances
+semblaient s'y prêter de la manière la plus heureuse. L'amiral anglais
+Saint-Vincent, qui commandait le blocus de Brest, averti trop tard de
+la sortie de Ganteaume, avait envoyé à sa suite l'amiral Calder, avec
+une force égale à la division française, c'est-à-dire avec 7 vaisseaux
+et 2 frégates. Les Anglais, ne pouvant imaginer que la division
+française osât pénétrer dans la Méditerranée, au milieu de tant de
+croisières, trompés d'ailleurs par tous les rapports, crurent que les
+Français avaient navigué vers Saint-Domingue. L'amiral Calder se
+dirigea donc vers les Canaries, pour de là se porter aux Antilles.
+Pendant ce temps Ganteaume avait embouché le détroit, et rangeait la
+côte d'Afrique, pour se dérober aux croiseurs anglais de Gibraltar.
+Les vents ne le secondaient pas suffisamment, mais l'occasion était
+favorable pour remplir sa mission, car l'amiral anglais Warren, qui
+croisait sans cesse de Gibraltar à Mahon, n'avait guère que 4
+vaisseaux, tout le reste des forces anglaises étant, avec l'amiral
+Keith, employé au transport de l'armée de débarquement.
+Malheureusement Ganteaume ignorait ces détails, et la grave
+responsabilité qui pesait sur sa tête, lui causait un trouble
+involontaire, que jamais les boulets n'avaient produit dans son
+intrépide coeur. Incommodé par deux bâtiments ennemis qui étaient
+venus l'observer de trop près, le cutter le _Sprightly_ et la frégate
+le _Succès_, il leur donna la chasse, et les prit tous les deux. Enfin
+il passa le détroit, et entra dans la Méditerranée. Il n'avait plus
+qu'à forcer de voiles, et à plonger vers l'Orient. L'amiral Warren, en
+effet, était blotti dans la rade de Mahon, et l'amiral Keith,
+embarrassé de deux cents transports, n'avait pas encore quitté les
+parages de l'Asie-Mineure. Les rivages de l'Égypte étaient donc
+libres, et l'on pouvait porter à l'armée française les secours qu'elle
+attendait impatiemment, et qu'on lui annonçait depuis long-temps. Mais
+Ganteaume, toujours inquiet du sort de son escadre, et plus encore du
+sort des nombreux soldats qu'il avait à son bord, se troublait à la
+vue des moindres bâtiments qu'il rencontrait. Supposant entre lui et
+l'Égypte une escadre ennemie qui n'y était pas, il était surtout
+effrayé de l'état de ses vaisseaux, et craignait, s'il fallait
+précipiter sa marche devant un ennemi supérieur, de ne le pouvoir pas
+avec des mâtures endommagées par la tempête, et hâtivement réparées à
+la mer. Il avait donc perdu toute confiance. Mécontent de la frégate
+la _Bravoure_ qui ne marchait pas assez bien à son gré, il voulut s'en
+défaire, et la diriger vers Toulon. Au lieu de l'acheminer tout
+simplement vers ce port, et de continuer, quant à lui, à longer la
+côte d'Afrique en naviguant de l'ouest à l'est, il eut le tort de
+remonter au nord, et de venir se placer presque en vue de Toulon. Son
+intention était d'escorter la _Bravoure_ pendant une partie du chemin,
+afin de la sauver des croiseurs ennemis; mauvaise raison assurément,
+car il valait cent fois mieux compromettre le sort d'une frégate, que
+le sort de sa mission. Grâce à cette faute, il fut aperçu de l'amiral
+Warren, qui se hâta de sortir de Mahon. Ganteaume, pour lui imposer,
+feignit de lui donner la chasse. L'intrépide capitaine Bergeret,
+commandant le vaisseau français le _Dix-Août_, s'avançant plus vite et
+plus loin que les autres, vint reconnaître les Anglais de très-près,
+et n'aperçut que quatre vaisseaux et deux frégates. Saisi de joie à
+cette vue, il crut que supérieurs aux Anglais, nous allions marcher
+sur eux, pour les chasser ou les combattre. Mais tout à coup il reçut
+le signal de cesser la poursuite, et de rejoindre l'escadre. Ce brave
+officier, désolé, se mit tout de suite en communication avec
+Ganteaume, lui répéta qu'il était trompé par ses vigies, qu'on n'avait
+en présence que quatre vaisseaux: vains efforts! Ganteaume crut en
+voir sept ou huit, et résolut de faire voile au nord. Cependant il
+était certain (comme les rapports de l'amiral de Warren l'ont prouvé
+depuis) que nous n'avions devant nous que quatre vaisseaux ennemis[3].
+Ganteaume se rapprocha donc du golfe de Lion, pour expédier la
+_Bravoure_, et, ayant aperçu de nouveau l'escadre anglaise, il rentra
+éperdu dans Toulon. Là d'autres inquiétudes l'attendaient: c'était la
+crainte de la colère du Premier Consul, indigné de voir compromettre,
+au moment même du succès, une si importante expédition. Cette
+résolution fatale perdit l'Égypte, qui ce jour même aurait pu être
+sauvée.
+
+ [Note 3: Voir un rapport de l'amiral Warren, du 23 avril
+ 1801, inséré au _Moniteur_ du 27 messidor an IX (numéro
+ double 296 et 297).]
+
+[En marge: Des frégates parties de Toulon et de Rochefort, parviennent
+sans difficulté à Alexandrie.]
+
+En effet, pendant que Ganteaume louvoyait entre, la côte d'Afrique et
+Mahon, deux frégates, la _Justice_ et l'_Égyptienne_, sorties de
+Toulon avec des munitions et 400 hommes de troupes, avaient fait voile
+à l'est, et, sans rencontrer un seul vaisseau anglais, étaient entrées
+dans Alexandrie. Deux autres frégates, la _Régénérée_ et
+l'_Africaine_, parties de Rochefort, venaient de traverser l'Océan, et
+de pénétrer par le détroit dans la Méditerranée, sans éprouver aucun
+accident. Malheureusement elles s'étaient séparées. La _Régénérée_
+arriva, sans fâcheuse rencontre, devant Alexandrie le 2 mars 1801 (11
+ventôse an IX). L'_Africaine_, jointe par une frégate anglaise pendant
+la nuit, s'arrêta pour la combattre. Elle avait 300 hommes de troupes
+à bord, qui, voulant se mêler au combat, amenèrent un désordre
+affreux, et, après une lutte héroïque, devinrent cause de sa défaite.
+Elle fut prise par la frégate anglaise. Mais, comme on le voit, sur
+quatre frégates parties les unes de Toulon, les autres de Rochefort,
+trois, arrivées sans accident, avaient trouvé la côte d'Égypte
+délivrée de la présence de l'ennemi, et si facilement abordable,
+qu'elles étaient entrées sans coup férir dans le port d'Alexandrie:
+tant les rencontres sont difficiles sur l'immensité des mers, tant
+l'audace y peut servir un officier, qui veut risquer son pavillon pour
+l'accomplissement d'un grand devoir!
+
+Ganteaume était entré dans Toulon le 19 février (30 pluviôse), accablé
+de fatigue, dévoré d'inquiétudes, éprouvant, écrivait-il au Premier
+Consul, tous les tourments à la fois[4]. Cela devait être, car il
+venait de compromettre des intérêts du premier ordre. Le Premier
+Consul, naturellement irritable, contenait peu son humeur, quand on
+avait fait échouer, ses projets. Mais il connaissait les hommes; il
+savait que ce n'était pas dans le moment même de l'action, qu'il
+fallait leur donner des signes de mécontentement, parce qu'en s'y
+prenant ainsi, on les ébranlait au lieu de les ranimer; il savait que
+Ganteaume avait besoin d'être encouragé, soutenu, et non pas
+désespéré par les éclats d'une colère que tout le monde redoutait
+alors, comme le plus grand des malheurs. Aussi, loin de l'accabler de
+ses reproches, lui envoya-t-il son aide-de-camp Lacuée, afin de le
+consoler et de le ranimer, afin de mettre à sa disposition des
+troupes, des vivres, de l'argent, et d'en obtenir immédiatement une
+nouvelle sortie. Il se borna, pour toute sévérité, à le blâmer,
+doucement, d'avoir quitté les parages de l'Afrique pour ceux des
+Baléares, et d'avoir attiré ainsi l'amiral Warren à sa poursuite.
+
+ [Note 4: Lettre écrite le 19 février (30 pluviôse), jour même
+ de son entrée à Toulon, et conservée aux archives de la
+ marine.]
+
+Ganteaume était un brave homme, bon marin et excellent soldat. Mais
+son état moral en ce moment prouve que la responsabilité ébranle les
+hommes, beaucoup plus que le danger du canon. Cela même est honorable
+pour eux, car cela fait voir qu'ils craignent encore plus de
+compromettre les plans dont ils sont chargés, que de compromettre leur
+vie. Ganteaume, encouragé par le Premier Consul, se mit à l'oeuvre;
+mais il perdit du temps soit pour réparer les avaries de ses
+vaisseaux, soit pour attendre les vents favorables. Il restait
+néanmoins encore quelques instants propices. L'amiral Warren s'était
+porté vers Naples et la Sicile. L'amiral Keith s'approchait, il est
+vrai, d'Aboukir avec l'armée anglaise; mais il n'était pas impossible
+de tromper sa vigilance, et de débarquer les troupes françaises, ou au
+delà d'Aboukir, c'est-à-dire à Damiette, ou en deçà, à vingt ou
+vingt-cinq lieues à l'ouest d'Alexandrie, ce qui aurait permis à nos
+soldats de regagner l'Égypte, au moyen de quelques marches à travers
+le désert.
+
+[En marge: Nouvelle sortie de Ganteaume.]
+
+Tandis que les instances du Premier Consul provoquaient une seconde
+sortie de Ganteaume, de nouvelles lettres parties de Paris pressaient
+l'organisation des escadres de Rochefort, du Ferrol et de Cadix, pour
+faire arriver des secours en Égypte par toutes les voies à la fois.
+Enfin Ganteaume, ranimé par les exhortations du Premier Consul, mêlées
+de nombreux témoignages de bonté, remit à la voile le 19 mars (28
+ventôse). Mais au moment de sortir, le vaisseau la _Constitution_
+échoua; il fallut attendre deux jours pour le remettre à flot. Le 22
+mars (1er germinal), l'escadre appareilla de nouveau avec sept
+vaisseaux, plusieurs frégates, et se dirigea vers la Sardaigne, sans
+être aperçue par les Anglais.
+
+Il était fort à désirer que ces efforts réussissent, au moins en
+partie; car notre armée d'Égypte, livrée à ses seules ressources,
+avait sur les bras les soldats réunis de l'Orient et de l'Occident.
+Toutefois, même réduite à ses propres forces, elle pouvait vaincre la
+multitude de ses ennemis, comme elle l'avait fait dans les champs
+d'Aboukir et d'Héliopolis, si elle était bien conduite.
+Malheureusement le général Bonaparte n'était plus à sa tête; Desaix et
+Kléber étaient morts.
+
+[En marge: État de l'Égypte depuis la mort de Kléber.]
+
+Il faut maintenant faire connaître la situation de l'Égypte, depuis le
+funeste coup de poignard qui avait abattu cette noble figure de
+Kléber, dont le seul aspect, aux bords du Rhin comme aux bords du Nil,
+suffisait pour raffermir le coeur de nos soldats, pour leur faire
+oublier les périls, la misère, les douleurs de l'exil. Il faut décrire
+l'état d'abord prospère de la colonie, et puis son désastre si
+soudain; il le faut, car il est bon de présenter aux yeux d'une nation
+le spectacle de ses revers comme celui de ses succès, pour qu'elle y
+puise des leçons utiles. Certes, au milieu des prospérités inouïes du
+Consulat, fruit d'une conduite accomplie, un malheur ne saurait
+obscurcir l'éclat du tableau que nous avons à tracer; mais il faut
+donner à nos hommes de guerre, et à nos généraux encore plus qu'à nos
+soldats, la cruelle leçon contenue dans les derniers jours de
+l'occupation d'Égypte. Puisse-t-elle les faire réfléchir sur leur
+penchant trop ordinaire à la désunion, surtout quand une main
+puissante ne les soumet pas, et ne tourne pas contre l'ennemi commun
+l'activité de leur esprit, et la vivacité de leurs passions!
+
+[En marge: Résignation des Égyptiens à la domination française.]
+
+Lorsque Kléber mourut, l'Égypte paraissait soumise. Après avoir vu
+l'armée du grand visir dissipée en un clin d'oeil, et la révolte des
+trois cent mille habitants du Kaire réprimée en quelques jours par une
+poignée de soldats, les Égyptiens regardaient les Français comme
+invincibles, et considéraient leur établissement sur les Lords du Nil
+comme un arrêt du destin. Et d'ailleurs ils commençaient à se
+familiariser avec leurs hôtes européens, et à trouver que le nouveau
+joug était beaucoup moins lourd que l'ancien; car ils payaient moins
+d'impôts que sous les Mamelucks, et ne recevaient pas à l'époque de la
+perception du miri des coups de bâton, comme sous leurs
+coreligionnaires dépossédés. Mourad-Bey, ce prince mameluck d'un
+caractère si brillant, si chevaleresque, et qui avait fini par
+s'attacher aux Français, tenait en fief la Haute-Égypte. Il se
+montrait vassal fidèle, payait exactement son tribut, et faisait avec
+soin la police du Haut-Nil. C'était un allié sur lequel on pouvait
+compter. Une simple brigade de 2,500 hommes, placée aux environs de
+Beni-Souef, et toujours facile à replier sur le Kaire, suffisait pour
+contenir la Haute-Égypte; ce qui était un grand avantage, vu
+l'effectif très-restreint de nos troupes.
+
+[En marge: Bonnes dispositions de l'armée française.]
+
+L'armée française, de son côté, ayant partagé l'erreur de son général
+à l'époque de la convention d'El-Arisch, et l'ayant réparée avec lui
+dans les plaines d'Héliopolis, avait le sentiment de sa faute, et
+n'était pas disposée à y retomber. Comprenant qu'elle devait compte à
+la République d'une si belle possession, elle ne songeait plus à
+l'évacuer. D'ailleurs le général Bonaparte se trouvait aujourd'hui
+parvenu au pouvoir suprême; elle s'expliquait maintenant les motifs de
+son départ, et ne le considérait plus comme un déserteur. Se croyant
+toujours présente aux yeux de son ancien général, elle n'avait plus
+aucune inquiétude sur son sort futur. Grâce, en effet, à la prévoyance
+du Premier Consul, qui faisait noliser des navires de commerce dans
+tous les ports, il ne se passait pas une semaine sans qu'il entrât
+dans Alexandrie quelques bâtiments plus ou moins grands, qui
+apportaient des munitions, des denrées d'Europe, des journaux, la
+correspondance des familles, et les dépêches du gouvernement. Par
+suite de ces communications fréquentes, la patrie était comme présente
+à tous les esprits. Sans doute, le regret s'en éveillait promptement
+dans les coeurs, lorsqu'une occasion venait les émouvoir. À la mort de
+Kléber, par exemple, lorsque le général Menou prit le commandement,
+tous les yeux se tournèrent encore une fois vers la France. Un général
+de brigade, présentant ses officiers à Menou, lui demanda s'il
+songerait enfin à les ramener dans leur patrie. Menou le gourmanda
+vivement, proclama dans un ordre du jour sa résolution formelle de se
+conformer aux intentions du gouvernement, qui étaient de garder la
+colonie à jamais, et tous les coeurs se soumirent de nouveau. Mais,
+par-dessus tout, le général Bonaparte occupait le pouvoir: c'était
+toujours pour les anciens soldats d'Italie, la meilleure raison de se
+confier, et d'espérer.
+
+[En marge: L'armée vit dans l'abondance.]
+
+[En marge: Ingénieux efforts de la colonie pour se suffire à
+elle-même.]
+
+[En marge: Rétablissement du commerce avec l'Afrique, l'Arabie et la
+Grèce.]
+
+La solde était au courant, les denrées à bas prix. Au lieu de fournir
+la paye du soldat en vivres, on la lui donnait en argent. On ne lui
+fournissait que le pain en nature. Il avait ainsi le bénéfice du bon
+marché, et il vivait dans la plus grande abondance, mangeant le plus
+souvent de la volaille au lieu de la viande de boucherie. Le drap
+manquait; mais, vu la chaleur du climat, on y suppléait, pour une
+partie de l'habillement, avec de la toile de coton, fort abondante en
+Égypte. Pour le reste, on avait pris tous les draps apportés par le
+commerce en Orient, quelle que fût leur couleur. Il en résultait
+quelque diversité dans l'uniforme; on voyait, par exemple, des
+régiments habillés en bleu, en rouge, en vert; mais enfin le soldat
+était vêtu, et présentait même une belle tenue. Le savant colonel
+Conte rendait à l'armée de grands services, par la fécondité de ses
+inventions. Il avait amené avec lui la compagnie des aérostiers, reste
+des aérostiers de Fleurus. C'était une réunion d'ouvriers de toutes
+les professions, organisés militairement. Avec leur secours, il avait
+établi au Kaire des machines à tisser, à fouler, à tondre les draps;
+et, comme la laine ne manquait pas, on espérait que bientôt on
+pourrait suppléer complétement aux étoffes d'Europe. Il en était de
+même de la poudre. Les fabriques établies au Kaire par M. Champy, en
+produisaient déjà une quantité suffisante pour tous les besoins de la
+guerre. Le commerce intérieur se rétablissait à vue d'oeil. Les
+caravanes, bien protégées, commençaient à venir du centre de
+l'Afrique. Les Arabes de la mer Rouge se rendaient dans les ports de
+Suez et de Cosséir, où ils échangeaient le café, les parfums, les
+dattes, contre les blés et les riz de l'Égypte. Les Grecs, profitant
+du pavillon turc, et plus agiles que les croiseurs anglais, venaient
+apporter à Damiette, à Rosette et Alexandrie, de l'huile, du vin et
+diverses denrées. En un mot, on ne manquait de rien dans le présent,
+et de grandes ressources se préparaient dans l'avenir. Les officiers,
+voyant que l'occupation définitive de l'Égypte était chose résolue,
+faisaient leurs dispositions pour s'y établir le moins tristement
+possible. Ceux qui vivaient à Alexandrie, ou au Kaire, et c'était le
+plus grand nombre, y avaient trouvé des logements commodes. Des
+femmes syriennes, grecques, égyptiennes, les unes achetées aux
+marchands d'esclaves, les autres obéissant à un penchant volontaire,
+étaient venues partager leur demeure. La tristesse était bannie. Deux
+ingénieurs avaient construit un théâtre au Kaire, et les officiers y
+jouaient eux-mêmes des pièces françaises. Les soldats ne vivaient pas
+plus mal que leurs chefs, et, grâce à cette facilité du caractère
+français à se familiariser avec toutes les nations, on les voyait
+fumer, boire du café, en compagnie des Turcs et des Arabes.
+
+[En marge: Bon état des finances.]
+
+[En marge: Effectif de l'armée.]
+
+Les ressources financières de l'Égypte, bien administrées,
+permettaient de satisfaire à tous les besoins de l'armée. L'Égypte
+avait payé, sous les Mamelucks, suivant la plus ou moins grande
+rigueur des exactions, 36 à 40 millions. Elle ne payait guère
+aujourd'hui plus de 20 à 25 millions, et la perception était moins
+dure. Ces 20 à 25 millions suffisaient aux dépenses de la colonie, car
+toutes ces dépenses réunies n'allaient guère au delà de 1,700,000
+francs par mois, c'est-à-dire, 20,400,000 francs par an. Le temps,
+améliorant la perception, la rendant plus exacte et plus douce à la
+fois, devait alléger les charges de la population, et accroître la
+richesse de l'armée. Il n'était pas impossible de se créer un excédant
+de 3 à 4 millions par an, qui aurait servi à former un petit trésor,
+soit pour subvenir aux circonstances extraordinaires, soit pour
+fournir à des constructions d'utilité ou de défense. L'armée était
+encore de 25 à 26 mille individus, en comptant les administrations,
+les femmes, les enfants de beaucoup de militaires et d'employés. Sur
+ce nombre, on pouvait compter 23 mille soldats, dont 6 mille moins
+valides, mais en état de défendre les citadelles, et 17 ou 18 mille
+bien portants, capables du service le plus actif. La cavalerie était
+superbe; elle égalait les Mamelucks en bravoure, et les surpassait en
+discipline. L'artillerie de campagne était rapide, et bien servie. Le
+régiment monté avec des dromadaires, avait atteint le plus haut degré
+de perfection. Il parcourait le désert avec une rapidité
+extraordinaire, et avait complétement dégoûté les Arabes du pillage.
+La perte courante en hommes était peu considérable, car on ne comptait
+alors que 600 malades sur 26 mille individus. Cependant, en supposant
+encore une longue guerre, les hommes auraient peut-être manqué; mais
+les Grecs s'enrôlaient avec empressement; les Cophtes aussi. Les
+nègres eux-mêmes, achetés à très-bas prix, et remarquables par leur
+dévouement, formaient d'excellentes recrues. L'armée, avec le temps,
+aurait pu recevoir dans ses cadres dix à douze mille soldats, fidèles
+et vaillants. Confiante jusqu'à l'excès, dans sa bravoure et son
+expérience guerrière, elle ne doutait pas de jeter à la mer les Turcs
+ou les Anglais, qu'on lui enverrait d'Asie ou d'Europe. Il est certain
+que, bien commandés, ces 18 mille hommes, réunis à propos, et portés
+en masse sur des troupes nouvellement débarquées, devaient, quoiqu'il
+arrivât, rester maîtres du rivage de l'Égypte. Mais il fallait qu'ils
+fussent bien dirigés: c'était la condition du succès pour cette
+armée, comme pour toute autre.
+
+Qu'on imagine Kléber, ou, ce qui aurait mieux valu, Desaix, le sage,
+le vaillant Desaix, laissé en Égypte, d'où le tira malheureusement la
+tendre affection du Premier Consul; qu'on l'imagine, échappant au
+poignard musulman, et gouvernant l'Égypte pendant quelques années! Qui
+peut douter qu'il ne l'eût convertie en une colonie florissante, qu'il
+n'y eût fondé un superbe empire? Un climat sain, sans une seule
+fièvre, une terre d'une fertilité inépuisable, des paysans soumis et
+comme attachés à la glèbe, des recrues volontaires, quelle supériorité
+de conditions sur l'établissement que nous fondons aujourd'hui en
+Afrique!
+
+[En marge: Le général Menou. Raisons qui lui valurent le
+commandement.]
+
+Mais au lieu de Kléber, au lieu de Desaix, c'est Menou qui était
+devenu général en chef de l'armée, par droit d'ancienneté. Ce fut un
+malheur irréparable pour la colonie, et ce fut une faute de la part du
+Premier Consul, de ne l'avoir pas remplacé. N'étant pas sûr de faire
+arriver à point nommé un ordre en Égypte, il craignait que, si
+l'arrêté qui contenait la nomination d'un nouveau général, tombait
+dans les mains des Anglais, ils ne s'en servissent pour désorganiser
+le commandement. Ils auraient fait savoir que Menou était destitué, et
+n'auraient pas transmis l'ordre qui lui donnait un successeur. Le
+commandement serait donc resté incertain pendant un temps plus ou
+moins long. Cependant ce motif ne suffirait pas pour excuser le
+Premier Consul, s'il avait pu connaître la profonde incapacité de
+Menou sous le rapport militaire. Une raison le décida en faveur de ce
+général, c'était son zèle connu pour la conservation et la
+colonisation de l'Égypte. Menou avait, en effet, vivement résisté au
+projet d'évacuation, combattu l'influence des officiers du Rhin, et
+s'était fait, en un mot, le chef du parti coloniste. Il avait même
+poussé l'enthousiasme jusqu'à se convertir à l'islamisme, et jusqu'à
+épouser une femme turque. Il s'appelait Abdallah Menou. Ces
+singularités faisaient rire nos soldats, naturellement railleurs, mais
+ne nuisaient pas à l'établissement, dans l'esprit des Égyptiens. Menou
+avait de l'intelligence, de l'instruction, une grande application au
+travail, le goût des établissements coloniaux, toutes les qualités
+d'un administrateur, mais aucune des qualités d'un général. Dépourvu
+d'expérience, de coup d'oeil, de résolution, il était, d'ailleurs,
+tout à fait disgracié sous le rapport physique. Il avait de
+l'embonpoint, la vue très-faible, et montait gauchement à cheval.
+C'était un chef mal choisi pour des soldats aussi alertes et aussi
+hardis que les nôtres. De plus, il manquait de caractère, et, sous son
+autorité débile, les chefs de l'armée se divisant, furent bientôt en
+proie à des discordes funestes.
+
+Sous le général Bonaparte, il n'y eut en Égypte qu'un esprit, qu'une
+volonté. Sous Kléber, il y eut un moment deux partis, les colonistes
+et les anticolonistes, ceux qui voulaient rester, ceux qui voulaient
+partir. Mais, après l'affront que les Anglais essayèrent d'infliger à
+nos soldats, affront glorieusement vengé à Héliopolis, après la
+nécessité reconnue de rester, tout rentra dans l'ordre. Sous
+l'autorité imposante de Kléber, il y eut union et ordre. Mais il
+s'écoula peu de temps entre la victoire d'Héliopolis et la mort de
+Kléber. Dès que Menou eut pris le commandement, l'union disparut.
+
+[En marge: Le général Reynier.]
+
+Le général Reynier, bon officier d'état-major, ayant servi en cette
+qualité dans les armées du Rhin, mais froid, sans extérieur, sans
+action sur les soldats, jouissait cependant de l'estime universelle.
+On le considérait comme l'un des officiers les plus dignes de figurer
+à la tête de l'armée. Il était après Menou le plus ancien. Le jour
+même de la mort de Kléber, il s'éleva une vive altercation entre
+Reynier et Menou, non pas pour se disputer le commandement, mais, au
+contraire, pour en décliner le fardeau. Aucun des deux, ne voulait
+l'accepter: et, en effet, la situation, ce jour-là, était effrayante.
+On croyait que le coup de poignard, sous lequel avait succombé le
+général Kléber, était le signal d'un vaste soulèvement, organisé dans
+toute l'Égypte par l'influence des Turcs et des Anglais. On devait
+donc craindre beaucoup la pesante responsabilité du commandement, dans
+des circonstances aussi critiques. Menou se rendit néanmoins aux
+instances de Reynier et des autres généraux, et consentit à devenir le
+chef de la colonie. Mais on fut bientôt éclairé sur la situation, par
+la tranquillité profonde qui suivit la mort de Kléber, et le
+commandement, refusé d'abord, fut regretté ensuite. Le général Reynier
+désira donc ce qu'il avait commencé par ne pas vouloir. Sous un
+extérieur froid, modeste, timide même, il cachait une vanité
+profonde. L'autorité de Menou lui devint insupportable. Tranquille et
+soumis jusque-là, il se montra dès lors frondeur et tracassier. À tout
+il trouvait à redire. Menou avait accepté le commandement sur les
+instances mêmes de ses compagnons d'armes, et s'était qualifié de
+_Commandant en chef par intérim_; Reynier critiquait le titre pris par
+Menou. Aux funérailles de Kléber, Menou avait assigné les quatre coins
+du cercueil à des généraux divisionnaires, et s'était placé derrière,
+à la tête de l'état-major: Reynier trouvait qu'il avait tranché du
+vice-roi. Menou avait chargé l'illustre Fourier de faire l'éloge de
+Kléber: Reynier prétendait que c'était une négligence envers la
+mémoire de Kléber, que de le faire louer par un autre. Un retard dans
+une souscription ouverte pour élever un monument à Kléber, des
+difficultés sur la succession de ce général, bien chétive, comme celle
+des nobles guerriers de cette époque; ces puérilités et d'autres,
+furent interprétées par Reynier et par ceux qui suivaient son exemple,
+de la plus fâcheuse manière. Nous citons ces misères, qui seraient
+indignes de l'histoire, si leur petitesse même n'était instructive, en
+montrant à quoi peut descendre le mécontentement sans motif. Reynier
+devint donc un lieutenant insoumis, sot, et coupable. À lui se joignit
+le général Damas, ami de Kléber, chef de l'état-major général, et
+portant dans son coeur toutes les jalousies de l'armée du Rhin contre
+l'armée d'Italie. L'opposition résida dès lors au sein même des
+bureaux de l'état-major. Menou ne voulut pas la souffrir si près de
+lui, et résolut d'enlever au général Damas le poste que celui-ci avait
+occupé sous Kléber.
+
+[En marge: Discordes dans le sein de l'armée.]
+
+Les opposants déconcertés essayèrent de parer le coup en envoyant à
+Menou, pour négocier avec lui, le sage et brave général Friant,
+lequel, appliqué uniquement à ses devoirs, étranger à toutes les
+divisions, ne s'en mêlait que pour chercher à les apaiser. Menou, plus
+ferme que de coutume, ne se laissa pas fléchir, et remplaça le général
+Damas par le général Lagrange. Il se trouva dès lors incommodé de
+moins près par ses ennemis; mais ils n'en furent pas moins irrités,
+bien au contraire; et la discorde parmi les chefs de l'armée n'en
+devint que plus scandaleuse et plus inquiétante. Les gens sages
+gémissaient de l'ébranlement qui pouvait en résulter dans le
+commandement; ébranlement fâcheux partout, mais plus fâcheux encore
+lorsqu'on est loin de l'autorité suprême, et placé au milieu de
+dangers continuels.
+
+[En marge: Travaux administratifs de Menou.]
+
+Menou, mauvais général, mais administrateur laborieux, travaillait,
+jour et nuit, à ce qu'il appelait l'organisation de la colonie. Il fit
+de bonnes choses, il en fit aussi de mauvaises, mais surtout il en fit
+trop. Il s'occupa d'abord de mettre la solde au courant en employant à
+cet usage la contribution de dix millions, frappée par Kléber sur les
+villes égyptiennes, comme châtiment de la dernière révolte. C'était un
+moyen de maintenir le contentement et la soumission dans l'armée; car,
+au moment de la convention d'El-Arisch, on avait vu se manifester chez
+elle quelques mouvements d'insubordination, provoqués en partie par
+le retard de la solde. Menou regardait donc l'acquittement régulier de
+ce qui était dû au soldat, comme une garantie d'ordre, et il avait
+raison. Mais il prit l'engagement téméraire de payer la solde,
+toujours, avant toute autre dépense, oubliant les cas forcés que la
+guerre pouvait faire naître. Il s'occupa du pain des troupes, qu'il
+rendit excellent. Il organisa les hôpitaux, et s'appliqua
+soigneusement à introduire l'ordre dans la comptabilité. Menou était
+d'une parfaite intégrité, mais un peu enclin à la déclamation. Il
+exprima si souvent, dans ses ordres du jour, l'intention de rétablir
+la moralité dans l'armée, qu'il blessa tous les généraux. Ceux-ci
+demandaient avec amertume, si tout était au pillage avant Menou, et si
+l'honnêteté parmi eux datait de son arrivée au commandement. Il était
+vrai, en effet, qu'on avait commis fort peu de malversations, depuis
+l'occupation de l'Égypte. On avait fait, après la violation de la
+convention d'El-Arisch, une prise considérable dans le port
+d'Alexandrie; c'était celle des nombreux bâtiments, venus sous
+pavillon turc, pour transporter l'armée en France, et presque tous
+chargés de marchandises. Une commission était chargée de les vendre au
+profit du trésor de la colonie. Menou parut mécontent des opérations
+de la commission et du général Lanusse, qui commandait à Alexandrie;
+il rappela celui-ci, de manière à porter atteinte à son caractère, et
+le remplaça par le général Friant. Le général Lanusse en fut offensé,
+et, de retour au Kaire, vint accroître le nombre des mécontents.
+Menou ne s'en tint pas là; il voulut changer le système des
+contributions, et, sous ce rapport, commit des fautes graves. Sans
+aucun doute, on pouvait opérer plus tard une réforme dans les finances
+de l'Égypte. Avec une répartition équitable de l'impôt foncier, avec
+quelques taxes bien entendues sur les consommations, il était facile
+de soulager le peuple égyptien, et d'augmenter considérablement les
+revenus de l'autorité publique. Mais dans le moment, exposé qu'on
+était aux attaques du dehors, il ne fallait pas se créer des
+difficultés au dedans, et faire éprouver à la population des
+changements, dont elle ne saurait pas d'abord apprécier le bienfait.
+Percevoir avec plus d'ordre et d'équité les anciens impôts, suffisait
+pour établir entre les Mamelucks et les Français une comparaison toute
+à l'avantage de ces derniers, et pour alimenter largement le trésor de
+l'armée. Menou imagina un cadastre général des propriétés, un nouveau
+système d'impôt foncier, et surtout l'exclusion des Cophtes, qui, en
+Égypte, étaient les fermiers des revenus, et jouaient à peu près le
+rôle que les Juifs jouent dans le nord de l'Europe. Ces projets, bons
+pour l'avenir, étaient fort mauvais pour le présent. Menou,
+heureusement, n'eut pas le temps de mettre tout son plan à exécution;
+mais il eut celui de créer des contributions nouvelles. Les cheiks
+_El-Beled_, magistrats municipaux de l'Égypte, recevaient à certaines
+époques l'investiture du pouvoir municipal, et obtenaient, en présent,
+ou des pelisses, ou des schalls, de l'autorité qui les investissait.
+Ils répondaient à ces dons par des présents de chevaux, de chameaux,
+de bétail. Les Mamelucks renouvelaient cette cérémonie le plus souvent
+possible, à cause du produit dont elle était pour eux l'occasion.
+Quelques-uns même l'avaient convertie en une prestation en argent.
+Menou imagina de généraliser cette mesure, et de l'étendre à toute
+l'Égypte. Il frappa sur les cheiks _El-Beled_ un impôt, qui pouvait
+monter à deux millions et demi. Ils étaient certainement assez riches
+pour le payer, et même, pour beaucoup d'entre eux, cet impôt régulier
+était un véritable dégrèvement. Mais ils avaient une grande influence
+dans les deux mille cinq cents villages placés sous leur autorité, et
+c'était s'exposer à les tourner contre soi, que de les soumettre à un
+impôt absolu, uniforme, sans compensation, qui entraînait d'ailleurs
+la suppression d'une coutume dont l'effet moral était utile. Menou,
+possédé du désir d'assimiler l'Égypte à la France, ce qu'il appelait
+la civiliser, imagina de plus un système d'octrois. L'Égypte avait ses
+impôts sur les consommations, qui se percevaient dans les _okels_,
+espèce d'entrepôts, dans lesquels on dépose en Orient toutes les
+marchandises, qui se transportent d'un lieu à un autre. Ce mode de
+perception était simple et facile. Menou voulut le convertir en un
+impôt à la porte des villes, fort peu nombreuses en Égypte.
+Indépendamment du trouble apporté aux habitudes du pays, l'effet
+immédiat fut de faire renchérir les denrées dans les garnisons, de
+rejeter une partie de cette charge sur l'armée, et d'exciter de
+nouveaux murmures. Enfin Menou résolut de faire contribuer les
+négociants riches, qui échappaient aux charges publiques, c'étaient
+les Cophtes, les Grecs, les Juifs, les Damasquins, les Francs, etc. Il
+leur imposa une capitation de 2,500,000 francs par an. Le fardeau
+n'était pas trop lourd assurément, surtout pour les Cophtes, enrichis
+par le fermage des impôts. Mais ces derniers avaient été fort
+maltraités dans la révolte du Kaire; on avait d'ailleurs besoin d'eux,
+car c'était à leur bourse qu'il fallait s'adresser, quand on voulait
+emprunter quelque somme d'argent. Il n'était donc pas prudent de se
+les aliéner, pas plus que d'aliéner les commerçants grecs et
+européens, lesquels, très-rapprochés de nos moeurs, de nos usages, de
+notre esprit, devaient être nos intermédiaires naturels auprès des
+Égyptiens. Enfin Menou créa un impôt sur les successions, qu'il voulut
+étendre même à l'armée, ce qui devint un nouveau grief pour les
+mécontents.
+
+Cette manie d'assimiler une colonie à la métropole, et de croire qu'en
+la froissant on la civilise, possédait Menou comme tous les
+colonisateurs peu éclairés, et plus pressés de faire vite que de faire
+bien. Pour achever l'oeuvre, Menou créa un conseil privé, non pas
+composé de quatre ou cinq chefs de service, mais d'une cinquantaine
+d'officiers civils et militaires, pris parmi les divers grades.
+C'était un vrai parlement, que le ridicule empêcha de réunir. Il y
+ajouta enfin un journal arabe, destiné à porter à la connaissance des
+Égyptiens et de l'armée, les actes de l'autorité française.
+
+Cependant les soldats s'occupaient peu de ces créations. Ils vivaient
+bien, riaient de Menou, mais aimaient sa bonhomie et sa sollicitude
+pour eux. Les habitants étaient soumis et trouvaient, après tout, le
+joug des Français beaucoup plus supportable que celui des Mamelucks.
+Cependant il y avait des gens infiniment plus irritables, c'étaient
+les mécontents de l'armée. Pour que Menou ne fût pas blâmé, il aurait
+fallu qu'il ne fît absolument rien, qu'il ne livrât pas un seul acte à
+leur critique envenimée, et alors ils auraient blâmé son inaction.
+Mais Menou était trop possédé de la manie d'organiser, pour ne fournir
+aucune matière à leurs critiques. Ils en profitèrent, et allèrent
+jusqu'à projeter la déposition du général en chef, acte insensé, qui
+aurait bouleversé la colonie, et converti l'armée d'Égypte en armée de
+prétoriens. On sonda les corps d'officiers dans plusieurs divisions,
+mais on trouva l'esprit si sage, si peu tourné du côté des révoltes,
+qu'on y renonça. Reynier et Damas avaient entraîné Lanusse: tous
+ensemble entraînèrent Belliard et Verdier, et, le général Friant
+excepté, tous les divisionnaires firent bientôt partie de cette
+funeste opposition. Deux anciens conventionnels, que le général
+Bonaparte avait conduits en Égypte, pour occuper leur oisiveté,
+Tallien et Isnard, étaient au Kaire, et revenus à leurs anciennes
+habitudes, se montraient les plus ardents agitateurs. À défaut de la
+déposition du général en chef, reconnue impraticable, les généraux
+imaginèrent de faire auprès de lui une démarche de corps, pour
+présenter leurs observations sur des mesures, dont quelques-unes
+assurément étaient fort critiquables. Ils s'y rendirent sans s'être
+fait annoncer, et surprirent beaucoup Menou, par leur subite
+apparition. Ils lui exposèrent leurs griefs, qu'il entendit avec assez
+de déplaisir, mais non sans une certaine dignité. Il promit de tenir
+compte de quelques-unes de leurs observations, et eut la faiblesse de
+ne pas réprimer à l'instant même l'inconvenance d'une telle conduite.
+Cette démarche produisit dans l'armée un vrai scandale, et fut
+sévèrement blâmée. Du reste, Isnard et Tallien payèrent pour tous, et
+furent embarqués pour l'Europe.
+
+Sur ces entrefaites arriva l'ordre du Premier Consul, qui confirmait
+Menou dans sa position, et l'investissait du commandement en chef
+d'une manière définitive. Cette expression de la volonté suprême vint
+fort à propos, et fit rentrer dans le devoir une partie des
+mécontents. Malheureusement de nouvelles tracasseries survinrent, et
+replacèrent bientôt les choses dans leur premier état. C'est en
+querelles misérables, que ces esprits chagrins, aigris par l'exil,
+encouragés à la discorde par la faiblesse du commandement, employèrent
+le temps écoulé depuis Héliopolis jusqu'au moment présent,
+c'est-à-dire une année: temps précieux, qu'il aurait fallu employer à
+vivre unis, pour se préparer par l'union à vaincre le redoutable
+ennemi prêt à descendre en Égypte.
+
+[En marge: Moyens préparés pour attaquer l'Égypte.]
+
+Le Nil baissait, les eaux rentraient dans leur lit, les terres
+inondées commençaient à sécher. L'époque des débarquements était
+venue. On touchait au mois de février 1801 (ventôse an IX). Les
+Anglais et les Turcs se disposaient à livrer de nouveaux assauts à la
+colonie. Le grand visir, celui que Kléber avait battu à Héliopolis,
+était à Gaza, entre la Palestine et l'Égypte, n'ayant pas osé depuis
+sa défaite reparaître à Constantinople, ne comptant guère plus de dix
+à douze mille hommes dans son armée, dévorés par la peste, vivant de
+pillage, et ayant tous les jours à combattre les montagnards de la
+Palestine, soulevés contre de pareils hôtes. Celui-là n'était pas de
+long-temps à craindre. Le capitan-pacha, ennemi du visir, favori du
+sultan, croisait avec quelques vaisseaux, entre la Syrie et l'Égypte.
+Il aurait voulu renouveler la convention d'El-Arisch, espérant peu de
+la force des armes pour reconquérir l'Égypte, et se défiant beaucoup
+des Anglais, qu'il suspectait fort de vouloir arracher cette belle
+contrée aux Français, pour s'en emparer eux-mêmes. Enfin 18 mille
+hommes réunis à Macri, dans l'Asie-Mineure, les uns Anglais, les
+autres Hessois, Suisses, Maltais, Napolitains, conduits par des
+officiers exclusivement anglais, et soumis à une excellente
+discipline, allaient s'embarquer à bord de l'escadre de lord Keith, et
+descendre en Égypte, sous les ordres d'un bon général, sir Ralph
+Abercromby.
+
+À ces 18 mille soldats européens, devaient se joindre 6 mille
+Albanais, que le capitan-pacha transportait en ce moment sur son
+escadre, 6 mille Cipayes venant de l'Inde par la mer Rouge, et une
+vingtaine de mille hommes, mauvais soldats d'Orient, prêts à
+rejoindre les 10 mille hommes du grand visir en Palestine. C'étaient
+environ 60 mille soldats que l'armée d'Égypte allait avoir sur les
+bras. Elle n'avait à leur opposer que 18 mille combattants. Cependant
+c'était assez, et même plus qu'il n'en fallait, si la direction était
+bonne.
+
+[En marge: Avis nombreux annonçant une prochaine expédition.]
+
+D'abord il n'y avait pas danger d'être surpris, car les avis
+arrivaient de toutes parts, tant de l'Archipel par les bâtiments
+grecs, que de la Haute-Égypte par Murad-Bey, et de l'Europe elle-même
+par les expéditions fréquentes du Premier Consul. Tous ces avis
+annonçaient une prochaine expédition, composée à la fois d'Orientaux
+et d'Européens. Menou, sourd aux avertissements qui lui parvinrent, ne
+fit, dans ce moment critique, rien de ce qu'il fallait faire, et de ce
+qui était clairement indiqué par la situation.
+
+[En marge: Menou est sourd à tous les avis qui lui parviennent.]
+
+La bonne politique conseillait d'abord de se ménager soigneusement la
+fidélité de Murad-Bey, en le traitant convenablement, car il gardait
+la Haute-Égypte, et d'ailleurs il préférait les Français aux Turcs et
+aux Anglais. Menou négligea ce soin, et répondit aux informations de
+Murad-Bey de manière à nous l'aliéner, s'il avait pu l'être. La bonne
+politique conseillait encore de profiter de la défiance des Turcs à
+l'égard des Anglais, et sans renouveler le scandale de la convention
+d'El-Arisch, de les paralyser au moyen d'une négociation simulée, qui,
+en les occupant, aurait ralenti leurs efforts. Menou ne songea pas
+plus à ce moyen qu'aux autres.
+
+[En marge: Il ne prend aucune des mesures commandées par les
+circonstances.]
+
+Quant aux mesures administratives et militaires que réclamait la
+circonstance, il ne sut en prendre aucune à propos. Il fallait
+d'abord faire à Alexandrie, à Rosette, à Damiette, à Ramanieh, au
+Kaire, partout où l'armée pourrait être rassemblée, de grands
+approvisionnements de guerre, toujours faciles dans un pays aussi
+abondant que l'Égypte. Menou s'y refusa, ne voulant rien détourner du
+service de la solde, qu'il avait promis de tenir à jour, et que la
+difficulté de percevoir les nouveaux impôts permettait tout juste
+d'acquitter en cet instant. Il fallait remonter la cavalerie et
+l'artillerie, ressource principale contre une armée de débarquement,
+ordinairement dépourvue de ces deux armes. Il s'y refusa par les mêmes
+raisons financières. Il poussa même l'imprévoyance, jusqu'à choisir ce
+moment pour faire couper les chevaux d'artillerie, qui étaient
+entiers, et que leur fougue rendait incommodes.
+
+[En marge: Points d'attaque contre l'Égypte, et moyens d'y pourvoir.]
+
+Enfin Menou s'opposa aux concentrations de troupes, que la santé des
+soldats rendait convenables dans cette saison, quand bien même aucun
+danger n'aurait menacé l'Égypte. En effet quelques signes de peste
+avaient été aperçus. Camper les troupes, et les tirer des villes était
+urgent, indépendamment du besoin de les rendre plus mobiles. L'armée
+répandue dans les garnisons, ou inutilement amassée au Kaire, ou
+employée à la perception du miri, n'était nulle part en mesure d'agir.
+Et cependant en bien disposant des 23 mille hommes qui lui restaient,
+et dont 17 ou 18 mille étaient capables de servir activement, Menou
+était en mesure de défendre partout l'Égypte avec avantage. Il
+pouvait être attaqué par Alexandrie à cause de la rade d'Aboukir,
+située dans le voisinage, et toujours préférée pour les débarquements;
+par Damiette, autre point propre aux atterrages, quoique beaucoup
+moins favorable que celui d'Aboukir; enfin par la frontière de Syrie,
+où le visir se trouvait avec les débris de son armée. De ces trois
+points il n'y en avait qu'un de sérieusement menacé, c'était
+Alexandrie et la rade d'Aboukir; chose facile à prévoir, car tout le
+monde le pensait ainsi, et le disait dans l'armée. La plage de
+Damiette, au contraire, était d'un accès difficile, et se liait par si
+peu de points avec le Delta, que l'armée ennemie, si elle y avait
+débarqué, aurait été bloquée facilement, et bientôt obligée de se
+rembarquer. Il n'était donc pas probable que les Anglais vinssent par
+Damiette. Du côté de la Syrie, le visir devait inspirer peu de
+craintes. Il était trop faible, trop rempli du souvenir d'Héliopolis,
+pour prendre l'initiative. Il ne voulait se porter en avant, qu'après
+que les Anglais auraient réussi à débarquer. Dans tous les cas,
+c'était un bon calcul que de le laisser avancer, car il serait
+d'autant plus compromis, qu'il se serait porté plus en avant. Le sujet
+unique des préoccupations du général en chef, devait donc être l'armée
+anglaise, dont le débarquement était annoncé comme très-prochain. Dans
+cette situation, il fallait laisser une forte division autour
+d'Alexandrie, c'est-à-dire 4 ou 5 mille hommes de troupes actives,
+indépendamment des marins et des dépôts destinés à la garde des forts.
+Deux mille hommes suffisaient à Damiette. C'était assez du régiment
+des Dromadaires pour observer la frontière de Syrie. Une garnison de 3
+mille hommes au Kaire, pouvant être rejointe par les 2 mille hommes de
+la Haute-Égypte, et renforcée par quelques mille Français des dépôts,
+suffisait, et au delà, pour contenir la population de la capitale, le
+visir eût-il paru sous ses murs. Ces divers emplois absorbaient 11 ou
+12 mille hommes, sur 17 ou 18 mille de troupes actives. Il restait une
+réserve de 6 mille hommes d'élite, dont il fallait faire un gros camp,
+également à portée d'Alexandrie et de Damiette. (Voir la carte nº 12.)
+Il existait en effet un point qui réunissait toutes les conditions
+désirables, c'était Ramanieh: lieu sain, au bord du Nil, pas loin de
+la mer, facile à nourrir, situé à une journée d'Alexandrie, à deux
+journées de Damiette, à trois ou quatre de la frontière de Syrie. Si
+Menou avait établi à Ramanieh sa réserve de 6 mille hommes, il
+pouvait, au premier avis, la porter en 24 heures sur Alexandrie, en 48
+heures sur Damiette, et, s'il l'avait même fallu, en trois ou quatre
+jours, vers la frontière de Syrie. Une pareille force eût rendu
+partout impuissantes les tentatives de l'ennemi.
+
+[En marge: Les lieutenants de Menou lui proposent vainement les
+dispositions militaires convenables.]
+
+Menou ne songeait à aucun de ces moyens, et non-seulement n'y songeait
+point, mais repoussa les avis de tous ceux qui voulurent l'y faire
+penser. Les bons conseils lui vinrent de toutes parts, notamment des
+généraux qui lui étaient opposés. Ceux-ci, on doit leur rendre cette
+justice, et parmi eux Reynier, plus habitué que les autres aux
+grandes dispositions militaires, ceux-ci lui révélèrent le danger, lui
+indiquèrent les mesures à prendre; mais ils s'étaient ôté tout crédit
+sur le général en chef, par leur opposition intempestive, et,
+maintenant qu'ils avaient raison, ils n'étaient pas plus écoutés que
+lorsqu'ils avaient tort.
+
+[En marge: Faiblesse des moyens du général Friant à Alexandrie.]
+
+Le brave Friant, étranger aux fatales discordes de l'armée, s'occupait
+avec zèle de la défense d'Alexandrie. Il avait organisé les marins et
+les hommes de dépôts, de manière à pouvoir leur confier la garde des
+forts; mais cela fait, il n'avait guère plus de 2 mille hommes de
+troupes actives à réunir sur le lieu où se ferait le débarquement.
+Encore fallait-il qu'il en consacrât une partie à garder les points
+principaux de la plage, tels que le fort d'Aboukir, les postes de la
+Maison-Carrée, d'Edko, et de Rosette. Ces points occupés il ne devait
+pas lui rester plus de 1,200 hommes. Heureusement la frégate la
+_Régénérée_, venue de Rochefort, avait apporté un renfort de 300
+hommes, avec un surcroît de munitions considérable. Grâce à cette
+circonstance inattendue, la force mobile du général Friant s'éleva
+jusqu'à 1,500 hommes. Qu'on imagine de quel secours eût été en ce
+moment l'escadre de Ganteaume, si, comptant un peu plus sur la
+fortune, cet amiral avait apporté les quatre mille soldats d'élite qui
+se trouvaient à bord de ses vaisseaux.
+
+Le général Friant, dans le dénûment où il était, se bornait à demander
+deux bataillons de plus, et un régiment de cavalerie. Par le fait,
+cette force eût suffi, mais il était bien téméraire, dans une telle
+conjoncture, de se confier en un renfort d'un millier d'hommes. Il
+faut le dire, la confiance de l'armée en elle-même contribua beaucoup
+à la perdre. Elle avait pris l'habitude de se battre en Égypte, un
+contre quatre, quelquefois un contre huit, et elle ne se faisait pas
+une idée exacte des moyens des Anglais, en fait de débarquement. Elle
+croyait qu'ils ne pourraient jamais descendre à terre plus de quelques
+centaines d'hommes à la fois, sans artillerie et sans cavalerie, et
+elle imaginait qu'elle en viendrait facilement à bout avec ses
+baïonnettes. C'était une fatale illusion. Néanmoins ce renfort demandé
+par Friant, ce renfort, quelque faible qu'il fût, aurait tout sauvé:
+on va en juger par les événements.
+
+[En marge: Nouvelle certaine du débarquement prochain, par un canot
+fait prisonnier.]
+
+[En marge: Mauvaises dispositions de Menou, en apprenant l'approche
+des Anglais.]
+
+Le 28 février 1801 (9 ventôse an IX), on aperçut, non loin
+d'Alexandrie, un canot anglais, qui semblait occupé à faire une
+reconnaissance. On mit des chaloupes à sa poursuite, on le prit ainsi
+que les officiers qu'il contenait, et qui étaient chargés de préparer
+le débarquement. Les notes trouvées sur eux ne laissèrent plus aucun
+doute. Immédiatement après, la flotte anglaise, composée de 70 voiles,
+parut en vue d'Alexandrie; mais, écartée par un gros temps, elle prit
+le large. La fortune laissait encore une chance pour préserver
+l'Égypte des Anglais, car il était probable que leur descente à terre
+ne serait pas exécutée avant plusieurs jours. La nouvelle transmise
+par Friant au Kaire, y arriva le 4 mars (13 ventôse), dans
+l'après-midi. Si Menou avait pris sur-le-champ une résolution prompte
+et sensée, tout pouvait être réparé. S'il avait fait refluer l'armée
+entière vers Alexandrie, la cavalerie y serait arrivée en quatre
+jours, l'infanterie en cinq, c'est-à-dire que le 8 et le 9 mars (17 et
+18 ventôse), on aurait pu avoir 10 mille hommes sur la plage
+d'Aboukir. Il était possible qu'à cette époque les Anglais eussent
+déjà débarqué leurs troupes, mais il était impossible qu'ils eussent
+trouvé le temps de débarquer leur matériel, de consolider leur
+position, et on arrivait encore assez tôt pour les jeter à la mer.
+Reynier, qui était au Kaire, écrivit, le jour même à Menou la lettre
+la mieux raisonnée. Il lui conseillait de négliger le visir, qui ne
+prendrait pas l'initiative, de négliger Damiette, qui ne semblait pas
+le côté menacé, et de courir avec la masse de ses forces sur
+Alexandrie. Rien n'était plus juste. En tout cas, on ne compromettait
+rien en s'acheminant vers Ramanieh, car, arrivé en cet endroit, si on
+apprenait que le danger était vers Damiette ou vers la Syrie, on
+pouvait toujours se reporter facilement sur l'un ou l'autre de ces
+points. On n'avait pas perdu un seul jour, et on s'était rapproché
+d'Alexandrie, où se montrait le vrai danger. Mais il fallait se
+décider sur-le-champ, et marcher la nuit même. Menou ne voulut rien
+entendre, et devint absolu dans ses ordres, tout en restant incertain
+dans ses idées. Ne sachant pas discerner le point véritablement
+menacé, il envoya un renfort au général Rampon vers Damiette; il
+dirigea Reynier avec sa division vers Belbeïs, pour faire face au
+visir du côté de la Syrie. Il achemina la division Lanusse vers
+Ramanieh. Encore ne l'envoya-t-il pas tout entière, car il retint la
+88e demi-brigade au Kaire. Il n'expédia sur-le-champ que le 17e de
+chasseurs. Le général Lanusse avait ordre de se diriger sur Ramanieh,
+et, suivant les nouvelles trouvées sur ce point, de se porter de
+Ramanieh sur Alexandrie. Menou demeura de sa personne au Kaire, avec
+une grosse partie de ses forces, attendant les nouvelles ultérieures
+dans cette position, si éloignée du littoral. On ne pouvait pousser
+plus loin l'incapacité.
+
+[En marge: Force de la flotte anglaise.]
+
+Pendant ce temps, les événements marchaient avec rapidité. La flotte
+anglaise était composée de 7 vaisseaux de ligne, d'un grand nombre de
+frégates, de bricks et de gros bâtiments de la compagnie des Indes, en
+tout 70 voiles. Elle portait à bord une masse considérable de
+chaloupes. Comme nous l'avons dit ailleurs, lord Keith commandait les
+forces de mer, sir Ralph Abercromby celles de terre. Le point qu'ils
+choisirent pour débarquer, fut celui qu'on avait toujours choisi
+auparavant, c'est-à-dire la rade d'Aboukir. C'était là que notre
+escadre avait mouillé en 1798; ce fut là qu'elle fut trouvée et
+détruite par Nelson; c'est là que l'escadre turque avait déposé les
+braves janissaires, jetés à la mer par le général Bonaparte, dans la
+glorieuse journée d'Aboukir. La flotte anglaise, après avoir été
+obligée de tenir le large pendant plusieurs jours, retard funeste pour
+elle, bien heureux pour nous, si Menou avait su en profiter, vint se
+placer dans la rade d'Aboukir, le 6 mars (15 ventôse), à cinq lieues
+d'Alexandrie.
+
+[En marge: Caractères du sol dans la Basse-Égypte.]
+
+[En marge: La rade d'Aboukir.]
+
+La Basse-Égypte, ainsi que la Hollande, ainsi que Venise, est un pays
+de lagunes. (Voir la carte nº 12.) Elle présente, comme tous les pays
+de cette espèce, un caractère qu'il faut s'attacher à saisir, si on
+veut bien comprendre les opérations militaires dont elle peut devenir
+le théâtre. Aux points où tous les grands fleuves entrent dans la mer,
+il se crée des bancs de sable, disposés tout autour de leur
+embouchure. Ces bancs proviennent des sables que le fleuve entraîne,
+que la mer repousse, et qui, pressés entre ces deux forces contraires,
+s'étendent parallèlement au rivage. Ils forment ces barres, si
+redoutées des navigateurs, et toujours si difficiles à franchir, quand
+on veut sortir du lit des fleuves, ou y entrer. Elles s'élèvent
+successivement jusqu'au niveau des eaux, puis, avec le temps,
+au-dessus, et présentent de longues plages sablonneuses, battues en
+dehors par les flots de la mer, baignées en dedans par les eaux
+fluviales, qu'elles gênent dans leur écoulement. Le Nil, en se jetant
+dans la Méditerranée, a formé, devant ses nombreuses embouchures, un
+vaste demi-cercle de ces bancs de sable. Ce demi-cercle, qui a un
+développement de soixante-dix lieues au moins, depuis Alexandrie
+jusqu'à Peluse, est à peine interrompu près de Rosette, de Bourloz, de
+Damiette, de Peluse, par quelques ouvertures, à travers lesquelles les
+eaux du Nil se rendent à la mer. Baigné d'un côté par la Méditerranée,
+il est baigné de l'autre par les lacs Maréotis et Madieh, par le lac
+d'Edko, par les lacs Bourloz et Menzaleh. Tout débarquement en Égypte
+devait s'effectuer nécessairement sur l'un de ces bancs de sable.
+Conduits par l'exemple et la nécessité, les Anglais avaient choisi
+celui qui forme la plage d'Alexandrie. (Voir la carte nº 18.) Ce banc,
+long d'environ quinze lieues, s'étendant entre la Méditerranée d'un
+côté, les lacs Maréotis et Madieh de l'autre, porte à l'une de ses
+extrémités la ville d'Alexandrie, et, à l'autre, présente un rentrant
+demi-circulaire, qui se termine à Rosette. C'est ce rentrant
+demi-circulaire, qui forme la rade d'Aboukir. L'un des côtés de cette
+rade était défendu par le fort d'Aboukir, ouvrage des Français,
+battant de ses feux la plage environnante. Venaient ensuite quelques
+monticules de sable, régnant autour du rivage, et allant expirer à
+l'autre côté de la rade, dans une plaine sablonneuse et unie. Le
+général Bonaparte avait ordonné de construire un ouvrage sur ces
+monticules. Si on lui avait obéi, tout débarquement eût été
+impossible.
+
+[En marge: Débarquement des Anglais, exécuté le 8 mars.]
+
+C'est au milieu de cette rade que la flotte anglaise vint mouiller,
+rangée sur deux lignes. Elle attendit sur ses ancres que la houle,
+devenue moins forte, permît de mettre les chaloupes à la mer. Enfin,
+le 8 au matin (17 ventôse), le temps étant plus calme, lord Keith
+distribua 5 mille hommes d'élite, dans 320 chaloupes. Ces chaloupes,
+disposées sur deux rangs, et dirigées par le capitaine Cochrane,
+s'avancèrent, ayant à chacune de leurs ailes une division de
+canonnières. Ces canonnières recevaient et rendaient une canonnade
+fort vive.
+
+Le général Friant, accouru sur les lieux, s'était formé un peu en
+arrière du rivage, afin de mettre ses troupes à l'abri de l'artillerie
+anglaise. Il avait jeté, entre le fort d'Aboukir et le terrain qu'il
+occupait, un détachement de la 25e demi-brigade, avec quelques pièces
+de canon. À sa gauche même, il avait placé la 75e, forte de deux
+bataillons, et cachée par les monticules de sable; au centre, deux
+escadrons de cavalerie, l'un du 18e, l'autre du 20e de dragons; enfin,
+à sa droite, la 61e demi-brigade, forte aussi de deux bataillons, et
+chargée de défendre la partie basse du rivage. Ces divers corps ne
+s'élevaient pas à plus de 1,500 hommes. Quelques avant-postes
+occupaient le bord de la mer; l'artillerie française, placée sur les
+parties saillantes du terrain, balayait la plage de ses boulets.
+
+[En marge: Combat brillant, mais infructueux, pour repousser les
+Anglais.]
+
+Les Anglais s'avançaient à force de rames, les soldats couchés dans le
+fond des chaloupes, les matelots debout, maniant leurs avirons avec
+vigueur, et supportant avec sang-froid le feu de l'artillerie. Des
+matelots tombaient, d'autres les remplaçaient à l'instant. La masse,
+mue par une seule impulsion, s'approchait du rivage. Enfin, elle y
+touche; les soldats anglais se lèvent du fond des chaloupes, et
+s'élancent à terre. Ils se forment, et courent aux escarpements
+sablonneux qui bordaient la rade. Le général Friant, averti par ses
+avant-postes, qui se retiraient, arrive un peu tard. Cependant il
+lance la 75e à gauche, sur les monticules de sable; la 61e à droite,
+vers la partie basse du rivage. Celle-ci se précipite avec ardeur, et
+la baïonnette baissée, sur les Anglais, qui de ce côté se trouvaient
+sans appui. Elle les pousse avec vigueur, les accule à leurs
+chaloupes, et y entre avec eux. Les grenadiers de cette demi-brigade
+s'emparent de douze embarcations, et s'en servent pour faire un feu
+meurtrier sur l'ennemi. La 75e, qui, avertie trop tard, avait laissé
+le temps aux Anglais d'envahir les escarpements de gauche, s'avance
+avec précipitation pour les enlever. Découverte par ce mouvement, et
+exposée au feu des canonnières, elle reçoit une affreuse décharge à
+mitraille, qui d'un coup tue 32 hommes et en blesse 20. Elle est
+accueillie au même instant, par les redoutables feux de l'infanterie
+anglaise. Cette brave demi-brigade, un instant surprise, et placée
+d'ailleurs sur un terrain inégal, attaque avec une certaine confusion.
+Le général Friant veut la faire soutenir, en ordonnant une charge de
+cavalerie sur le centre des Anglais, qui se déployait déjà dans la
+plaine, après avoir franchi les premiers obstacles. Le commandant du
+18e de dragons, plusieurs fois appelé pour recevoir les ordres du
+général, arrive après s'être fait attendre. Le général Friant, au
+milieu d'une grêle de balles, lui indique avec précision le point
+d'attaque. Cet officier, malheureusement peu résolu, n'aborde pas
+directement l'ennemi, perd du temps à faire un détour, lance mal son
+régiment, et fait tuer beaucoup de cavaliers et de chevaux, sans
+ébranler les Anglais, et sans dégager la 75e, qui s'acharnait à
+reprendre les hauteurs sablonneuses de gauche. Restait l'escadron du
+20e. Un brave officier, nommé Boussart, qui le commandait, charge à la
+tête de ses dragons, et renverse tout ce qui se présente devant lui.
+Alors la 61e qui, vers la droite, était demeurée maîtresse du rivage,
+sans pouvoir toutefois vaincre à elle seule la masse des ennemis, se
+ranime, se jette à la suite du 20e de dragons, pousse la gauche des
+Anglais sur leur centre, et déjà les oblige à se rembarquer. La 75e,
+de son côté, sous un feu épouvantable, fait de nouveaux efforts. Si,
+dans ce moment décisif, le général Friant avait eu les deux bataillons
+d'infanterie et le régiment de cavalerie, qu'il avait tant de fois
+demandés, c'en était fait, et les Anglais étaient jetés à la mer. Mais
+une troupe de 1,200 hommes d'élite, composée de Suisses et
+d'Irlandais, tourne les monticules de sable, et déborde la gauche de
+la 75e. Celle-ci est de nouveau forcée de plier. Elle se retire,
+laissant à notre droite, la 61e, acharnée à vaincre, mais compromise
+par ses succès même.
+
+Le général Friant, voyant que, la 75e étant obligée de rétrograder, la
+61e pourrait être enveloppée, ordonne alors la retraite, et l'effectue
+en bon ordre. Les grenadiers de la 61e, animés par le carnage et le
+succès, obéissent avec peine aux ordres du général, et, en se
+retirant, contiennent encore les Anglais par des charges vigoureuses.
+
+Cette malheureuse journée du 8 mars (17 ventôse), entraîna la perte de
+l'Égypte. Le brave général Friant avait peut-être choisi sa première
+position, un peu trop loin du rivage; peut-être aussi avait-il trop
+compté sur la supériorité de ses soldats, et supposé trop facilement
+que les Anglais ne pourraient débarquer que peu de monde à la fois.
+Mais cette confiance était fort excusable, et, après tout, justifiée,
+car, s'il avait eu seulement un ou deux bataillons de plus, les
+Anglais eussent été repoussés, et l'Égypte sauvée. Mais que dire de ce
+général en chef, qui, depuis deux mois, averti du péril par toutes les
+voies, n'avait pas concentré ses forces à Ramanieh, ce qui lui aurait
+permis de réunir dix mille hommes devant Aboukir, le jour décisif?
+qui, averti encore le 4 mars, par une nouvelle positive parvenue ce
+jour-là au Kaire, n'avait pas fait partir des troupes, qui auraient pu
+arriver le matin même du 8, et seraient par conséquent arrivées à
+temps pour repousser les Anglais? Que dire aussi de cet amiral
+Ganteaume, qui aurait pu déposer quatre mille hommes dans Alexandrie,
+le jour même où la frégate la _Régénérée_ en apportait 300, lesquels
+combattirent sur le rivage d'Aboukir? Que dire de tant de timidités,
+de négligences, de fautes de tout genre, sinon qu'il y a des jours où
+tout s'accumule pour perdre les batailles et les empires?
+
+Le combat avait été meurtrier. Les Anglais comptaient 1,100 hommes
+morts ou blessés, sur 5 mille qui avaient débarqué. Nous en avions eu
+400 hors de combat, sur 1,500. On s'était donc bien battu. Le général
+Friant se retira sous les murs d'Alexandrie, et donna les plus prompts
+avis, soit à Menou, soit aux généraux, ses voisins, pour qu'on vînt à
+son secours.
+
+Cependant tout pouvait être réparé, si on profitait du temps qui
+restait encore, des forces qu'on avait à sa disposition, et des
+embarras dans lesquels les Anglais allaient se trouver placés, une
+fois descendus sur cette plage de sable.
+
+Ils avaient d'abord à débarquer le gros de leur armée, puis à mettre à
+terre leur matériel, opération qui exigeait beaucoup de temps. Il leur
+fallait ensuite s'avancer le long de ce banc de sable, pour
+s'approcher d'Alexandrie, avec la mer à droite, les lacs Madieh et
+Maréotis à gauche, appuyés, il est vrai, par leurs canonnières, mais
+privés de cavalerie, et n'ayant d'autre artillerie de campagne, que
+celle qu'ils pourraient traîner à bras. Évidemment leurs opérations
+devaient être lentes, et bientôt difficiles, quand ils seraient en
+présence d'Alexandrie, réduits pour sortir de ce cul-de-sac, ou à
+prendre cette place, ou à cheminer sur les digues étroites, par
+lesquelles on communique avec l'intérieur de l'Égypte. Si on voulait
+réussir à les arrêter, il ne fallait plus leur livrer de ces combats
+partiels et inégaux, qui leur donnaient confiance, qui faisaient
+perdre à nos troupes leur assurance accoutumée, et réduisaient nos
+forces déjà trop peu nombreuses. Même sans combattre, on avait la
+certitude, en se plaçant bien, de leur barrer le chemin. Il n'y avait
+donc qu'une chose utile à faire, c'était d'attendre que Menou, dont
+l'aveuglement était maintenant vaincu par les faits, eût réuni l'armée
+tout entière sous les murs d'Alexandrie.
+
+[En marge: Arrivée de la division Lanusse à Alexandrie.]
+
+Mais le général Lanusse avait été dirigé avec sa division sur
+Ramanieh. Ayant appris là ce qui s'était passé du côté d'Aboukir, il
+se hâta de marcher vers Alexandrie. Il amenait environ 3 mille hommes.
+Friant en avait perdu 400 sur 1,500, dans la journée du 8 mars; mais,
+ayant rappelé tous les petits postes, répandus depuis Rosette jusqu'à
+Alexandrie, il en avait encore 17 ou 1,800. Les forts d'Alexandrie
+étaient gardés par les marins et les soldats des dépôts. Avec la
+division Lanusse qui arrivait, on avait donc à peu près 5 mille hommes
+à mettre en ligne. Les Anglais en avaient débarqué 16 mille, sans
+compter 2 mille marins. Il ne fallait donc pas combattre encore.
+Cependant une circonstance entraîna les deux généraux français.
+
+Ce long banc de sable, sur lequel étaient descendus les Anglais,
+séparé par les lacs Madieh et Maréotis de l'intérieur de l'Égypte, ne
+s'y rattachait que par une longue digue, passant entre les deux lacs,
+et allant aboutir à Ramanieh. (Voir la carte nº 12 et la carte nº 18.)
+Cette digue portait à la fois le canal qui amène l'eau douce du Nil à
+Alexandrie, et la grande route qui unit Alexandrie et Ramanieh. En ce
+moment, elle courait le danger d'être occupée par les Anglais, car ils
+étaient près d'atteindre le point où elle se joint au banc de sable
+qui porte Alexandrie. Les Anglais avaient employé les 9, 10, 11 mars
+(18, 19, 20 ventôse) à débarquer et à s'organiser. Le 12, ils se
+mirent en route, cheminant péniblement dans les sables, faisant
+traîner leur artillerie par les marins de l'escadre, et appuyés de
+droite et de gauche par des chaloupes canonnières. Le 12 au soir, ils
+étaient tout près de l'endroit où la digue vient se relier au sol
+d'Alexandrie. (Voir la carte nº 18.)
+
+[En marge: Motifs qui décident les généraux Lanusse et Friant à livrer
+un nouveau combat.]
+
+Les généraux Friant et Lanusse craignirent de laisser occuper ce point
+par les Anglais, et de leur livrer ainsi la route de Ramanieh, par
+laquelle Menou devait arriver. Cependant, cette route perdue, il en
+restait une, longue, il est vrai, difficile surtout pour l'artillerie,
+c'était le lac Maréotis lui-même. Ce lac, plus ou moins inondé,
+suivant la crue du Nil et la saison de l'année, laissait à découvert
+des bas-fonds marécageux, sur lesquels on pouvait se frayer un chemin
+sinueux, mais assuré. Dès lors il n'y avait pas de raison suffisante
+pour combattre, en ayant tant de chances contre soi.
+
+Néanmoins les généraux Friant et Lanusse, s'exagérant le danger auquel
+leurs communications étaient exposées, se décidèrent à combattre. Il y
+avait moyen de diminuer beaucoup la gravité de cette faute, en restant
+sur des hauteurs sablonneuses, qui barraient dans sa largeur le banc
+de sable sur lequel on combattait, hauteurs qui venaient aboutir à la
+tête même de la digue. En demeurant dans cette position, en y
+employant bien l'artillerie dont on était beaucoup mieux pourvu que
+les Anglais, on se donnait les avantages de la défensive, on pouvait
+compenser ainsi l'infériorité du nombre, et probablement réussir à
+garder le point, pour la conservation duquel allait être livré un
+second et regrettable combat.
+
+C'est ce qui fut convenu entre les généraux Friant et Lanusse.
+Lanusse était plein d'esprit naturel, de bravoure et d'audace.
+Malheureusement il était peu disposé à écouter les conseils de la
+prudence. Mêlé d'ailleurs aux divisions de l'armée, il eût été charmé
+de vaincre avant l'arrivée de Menou.
+
+[En marge: Nouveau combat, livré le 13 mars, pour conserver la route
+de Ramanieh.]
+
+Le 13 mars au matin (22 ventôse), les Anglais parurent. Ils étaient
+distribués en trois corps: celui qui marchait à leur gauche, suivait
+le bord du lac Madieh, menaçant la tête de la digue, et appuyé par des
+chaloupes canonnières; celui du milieu s'avançait dans la forme d'un
+carré, ayant des bataillons en colonne serrée sur ses flancs, afin de
+résister à la cavalerie française, que les Anglais redoutaient fort;
+celui qui formait leur droite longeait la mer, appuyé comme le premier
+par des chaloupes canonnières.
+
+Le corps destiné à s'emparer de la tête de la digue, avait devancé les
+deux autres. Lanusse, voyant l'aile gauche anglaise aventurée seule le
+long du lac, ne résista pas au désir de l'y précipiter. Il fit la
+faute de descendre des hauteurs pour la joindre. Mais, au même
+instant, le redoutable carré du centre, caché d'abord par des dunes
+sablonneuses, parut tout à coup au delà de ces dunes, qu'il avait
+franchies. Lanusse alors, obligé de se détourner de son but, marcha
+droit à ce carré, qui était précédé à quelque distance par une
+première ligne d'infanterie. Il jeta en avant le 22e de chasseurs, qui
+se précipita au galop sur cette ligne d'infanterie, la coupa en deux,
+et fit mettre bas les armes à deux bataillons. La 4e légère s'avançant
+pour soutenir le 22e, acheva ce premier succès. Sur ces entrefaites,
+le carré, qui était arrivé à portée de fusil, commença ces feux de
+mousqueterie si bien nourris, dont notre armée avait déjà tant
+souffert au débarquement d'Aboukir. La 18e légère accourut, mais elle
+fut accueillie par des décharges meurtrières, qui mirent quelque
+désordre dans ses rangs. Dans ce moment, on voyait avancer le corps
+anglais de droite, qui abandonnait le bord de la mer, pour venir au
+soutien du centre. Lanusse alors, qui n'avait que la 69e pour appuyer
+la 18e, ordonna la retraite, craignant d'engager un combat trop
+inégal. De son côté, Friant, surpris de voir Lanusse descendre dans la
+plaine, y était descendu aussi pour l'appuyer, et s'était porté vers
+la tête de la digue, contre la gauche des Anglais. Il essuyait depuis
+assez long-temps un feu très-vif, auquel il répondait par un feu égal,
+lorsqu'il aperçut la retraite de son collègue. Il se retira dès lors à
+son tour, pour ne pas rester seul aux prises avec l'armée anglaise.
+Tous deux, après ce court engagement, regagnèrent la position, qu'ils
+avaient eu le tort de quitter.
+
+Ce n'était qu'une véritable reconnaissance, mais très-superflue, et
+qu'on aurait dû épargner à l'armée, car il en résultait une nouvelle
+perte de 5 à 600 hommes, perte fort regrettable, puisqu'on n'avait
+pas, comme les Anglais, le moyen de recevoir des renforts, et qu'on
+était réduit à combattre avec des corps de cinq à six mille soldats.
+Si les pertes des Anglais avaient pu être un dédommagement suffisant
+pour les nôtres, elles étaient assez grandes pour nous satisfaire. Ils
+avaient eu en effet 13 à 1,400 hommes hors de combat.
+
+[En marge: Menou se décide enfin à marcher sur Alexandrie avec le gros
+de ses forces.]
+
+Il fut résolu qu'on attendrait Menou, lequel s'était enfin décidé à
+diriger l'armée sur Alexandrie. Il avait ordonné au général Rampon de
+quitter Damiette, pour se porter vers Ramanieh; il amenait avec lui la
+masse principale de ses forces. Cependant il restait encore dans la
+province de Damiette, aux environs de Belbeïs et de Salahié, au Kaire
+même, et dans la Haute-Égypte, quelques troupes, qui n'étaient pas
+aussi utiles dans les postes où on les laissait, qu'elles l'eussent
+été en avant d'Alexandrie. Si Menou avait fait évacuer la Haute-Égypte
+en la confiant à Mourad-Bey, et qu'il eût abandonné la ville du Kaire,
+très-peu disposée à se soulever, aux hommes des dépôts, il aurait eu
+deux mille hommes de plus à présenter à l'ennemi. Un tel surcroît de
+forces n'était certainement pas à dédaigner, car ce qui pressait avant
+tout, c'était de vaincre les Anglais. Les Égyptiens, éloignés dans le
+moment de toute idée de révolte, ne méritaient pas les précautions
+qu'on prenait contre eux. Ils ne devaient être à craindre que lorsque
+les Français seraient décidément battus.
+
+Menou, parvenu à Ramanieh, connut là toute la gravité du péril. Le
+général Friant avait envoyé au-devant de lui deux régiments de
+cavalerie. Ce général pensait avec raison, qu'enfermé pour quelques
+jours dans les murs d'Alexandrie, il n'avait pas grand besoin de ces
+régiments, et qu'ils seraient, au contraire, très-utiles à Menou pour
+éclairer sa marche.
+
+Menou fut obligé de faire d'assez longs circuits, dans le lit même du
+lac Maréotis, pour regagner la plage d'Alexandrie. Il y réussit
+cependant avec quelque fatigue, surtout pour son artillerie. Les
+troupes arrivèrent les 19 et 20 mars (28 et 29 ventôse). Il arriva de
+sa personne, le 19, et put apprécier de ses yeux, combien était grande
+la faute d'avoir laissé prendre terre aux Anglais.
+
+Ceux-ci avaient reçu quelques renforts, et beaucoup de matériel. Ils
+s'étaient établis sur ces mêmes hauteurs sablonneuses, que Lanusse et
+Friant occupaient le 13 mars. Ils y avaient exécuté des travaux de
+campagne, et les avaient armées avec du gros canon. Les leur arracher
+était fort difficile.
+
+D'ailleurs, les Anglais nous étaient de beaucoup supérieurs en nombre.
+Ils comptaient 17 ou 18 mille hommes, contre moins de 10 mille. Friant
+et Lanusse, depuis l'affaire du 22, en avaient à peine 4,500 en état
+de combattre; Menou en amenait tout au plus 5 mille. On n'avait donc
+pas 10 mille hommes à opposer à 18 mille, établis dans une position
+retranchée. Toutes les chances qu'on aurait eues pour soi, à la
+première, même à la seconde affaire, on les avait maintenant contre.
+Cependant la résolution la plus naturelle était de combattre. Après
+avoir, en effet, essayé de rejeter les Anglais à la mer, d'abord avec
+1,500 hommes, puis avec 5 mille, il eût été extraordinaire de ne pas
+le tenter, quand on en avait 10 mille, lesquels étaient à peu près
+tout ce qu'on pouvait réunir sur un même point.
+
+[En marge: Deux partis à prendre: combattre ou temporiser.]
+
+Il ne faut pas méconnaître qu'il y aurait eu un autre parti à prendre,
+meilleur surtout si on l'avait pris après le débarquement, et avant
+l'inutile combat livré par les généraux Lanusse et Friant: c'était de
+laisser les Anglais dans l'impasse qu'ils occupaient; de faire
+rapidement autour d'Alexandrie des travaux qui en rendissent l'attaque
+difficile; d'en confier la garde aux marins, aux hommes des dépôts,
+renforcés par un corps de 2 mille bons soldats, tirés des troupes
+actives; d'évacuer ensuite tous les postes, excepté le Kaire, où l'on
+aurait laissé 3 mille hommes de garnison, ayant pour réduit la
+citadelle; puis, de tenir la campagne avec le reste de l'armée,
+c'est-à-dire avec 9 à 10 mille hommes, dans le but de se jeter ou sur
+les Turcs, s'ils pénétraient par la Syrie, ou sur les Anglais, s'ils
+voulaient faire un pas dans l'intérieur, par les digues étroites qui
+traversent la Basse-Égypte. On avait sur eux l'avantage de réunir
+toutes les armes, cavalerie, artillerie, infanterie, et d'avoir la
+jouissance exclusive des vivres du pays. On les eût bloqués, et
+probablement contraints à se rembarquer. Mais, pour cela, il aurait
+fallu un général autrement habile que Menou, autrement versé qu'il ne
+l'était, dans l'art de remuer des troupes. Il aurait fallu enfin un
+chef différent de celui qui, ayant toutes les chances en sa faveur au
+début de la campagne, s'était comporté de telle façon, qu'il les avait
+maintenant toutes contre lui.
+
+Cependant, combattre les Anglais débarqués, était dans le moment une
+résolution naturelle, conséquente avec tout ce qu'on avait fait,
+depuis l'ouverture de la campagne. Mais, une fois résolu à tenter un
+effort décisif, il fallait le tenter le plus tôt possible, pour ne pas
+donner aux Turcs venant de la Syrie le temps de nous serrer de trop
+près.
+
+Pour livrer bataille, il était nécessaire de convenir d'un plan. Menou
+était incapable de le concevoir, et il ne se trouvait plus avec ses
+généraux dans des rapports qui lui rendissent facile le recours à
+leurs conseils. Néanmoins le chef d'état-major Lagrange demanda un
+plan à Lanusse et à Reynier, qui le rédigèrent en commun, et
+l'envoyèrent à l'approbation de Menou. Celui-ci l'adopta presque
+machinalement.
+
+[En marge: Position des deux armées en avant d'Alexandrie.]
+
+Les deux armées étaient en présence, occupant ce banc de sable, large
+d'une lieue, long de quinze ou dix-huit, sur lequel les Anglais
+avaient pris terre. (Voir la carte nº 18, et le plan particulier du
+champ de bataille de Canope.) L'armée française était en avant
+d'Alexandrie, sur un terrain assez élevé. Devant elle s'étendait une
+plaine sablonneuse, et çà et là des dunes, que l'ennemi avait
+soigneusement retranchées, de manière à former une chaîne continue de
+positions de la mer au lac Maréotis. À notre gauche, tout juste contre
+la mer, on voyait un vieux camp romain, espèce d'édifice carré, encore
+intact, et, un peu en avant de ce camp, un monticule de sable, sur
+lequel les Anglais avaient construit un ouvrage. C'est là qu'ils
+avaient établi leur droite, sous le double feu de cet ouvrage, et
+d'une division de chaloupes canonnières. Au milieu du champ de
+bataille, à distance égale de la mer et du lac Maréotis, se trouvait
+un autre monticule de sable, plus élevé, plus étendu que le précédent,
+et couronné de retranchements. Les Anglais en avaient fait l'appui de
+leur centre. Tout à fait à notre droite enfin, du côté des lacs, le
+terrain en s'abaissant allait aboutir à la tête de la digue, pour
+laquelle on avait combattu quelques jours auparavant. Une suite de
+redoutes liait la position du centre avec la tête de cette digue. Les
+Anglais avaient là leur gauche, protégée, comme l'était leur droite,
+par une division de chaloupes canonnières, introduites dans le lac
+Maréotis. Ce front d'attaque présentait, dans son ensemble, un
+développement d'une lieue à peu près; il était garni de grosse
+artillerie, qu'on y avait traînée à bras, et défendu par une partie de
+l'armée anglaise. Mais le gros de cette armée se trouvait en bataille
+sur deux lignes, en arrière des ouvrages.
+
+[En marge: Bataille de Canope, livrée le 21 mars.]
+
+Il fut convenu qu'on s'ébranlerait le matin du 21 mars (30 ventôse)
+avant le jour, afin de mieux cacher nos mouvements, et d'être moins
+exposé au feu des retranchements ennemis. L'intention des généraux
+français était de brusquer ces retranchements, de les enlever en
+courant, puis de les dépasser, afin d'aller attaquer de front l'armée
+anglaise, rangée en bataille en arrière. En conséquence, notre gauche,
+sous Lanusse, devait se porter en deux colonnes sur l'aile droite des
+Anglais, appuyée à la mer. La première de ces deux colonnes devait
+aborder directement, et au pas de course, l'ouvrage tracé sur un
+monticule de sable, en avant du camp romain. La seconde, passant
+rapidement entre cet ouvrage et la mer, devait assaillir le camp
+romain, et l'enlever. Le centre de notre armée, commandé par le
+général Rampon, avait ordre de se porter bien au delà de cette
+attaque, de passer entre le camp romain et la grande redoute du
+milieu, et d'assaillir l'armée anglaise elle-même, par delà les
+ouvrages. Notre aile droite, composée des divisions Reynier et Friant,
+mais commandée par Reynier, était chargée de se déployer dans la
+plaine à droite, et d'y feindre une grande attaque vers le lac
+Maréotis, pour persuader aux Anglais que le véritable péril était de
+ce côté. Afin de les confirmer dans cette idée, les dromadaires
+devaient, en suivant le fond du lac Maréotis, faire une tentative sur
+la tête de la digue. On espérait que cette diversion rendrait plus
+facile la brusque attaque de Lanusse vers la mer.
+
+[En marge: Attaque heureuse des dromadaires sur la gauche des
+Anglais.]
+
+Le 21 avant le jour (30 ventôse) on se mit en marche. Les dromadaires
+exécutèrent ponctuellement ce qui leur était prescrit. Ils
+traversèrent rapidement les parties desséchées du lac Maréotis, mirent
+pied à terre devant la tête de la digue, enlevèrent les redoutes, et
+en tournèrent l'artillerie contre l'ennemi. C'était assez pour tromper
+l'attention des Anglais, et l'attirer vers le lac Maréotis. Mais, pour
+exécuter avec succès le plan convenu du côté de la mer, il aurait
+fallu une précision difficile à obtenir, quand on opère la nuit, plus
+difficile encore lorsqu'il n'y a pas pour diriger les mouvements un
+chef unique, qui calcule exactement le temps et les distances.
+
+[En marge: Attaque malheureuse du général Lanusse sur le camp des
+Romains.]
+
+La division Lanusse, manoeuvrant dans l'obscurité, s'avança sans
+ordre, et coudoya souvent nos troupes du centre. La première colonne,
+sous les ordres du général Silly, marcha résolument à la redoute, qui
+était placée en avant du camp des Romains. Lanusse la dirigeait de sa
+personne, et la conduisit sur la redoute même. Mais tout à coup il
+s'aperçut que la seconde colonne faisait fausse route, et, au lieu de
+longer la mer pour assaillir le camp romain, se rapprochait trop de la
+première. Il courut à elle, afin de la ramener au but. Malheureusement
+il tomba frappé à la cuisse d'une blessure mortelle; funeste événement
+qui allait avoir de déplorables conséquences! Cet énergique officier
+enlevé soudainement à ses troupes, l'attaque se ralentit. Le jour qui
+commençait à poindre, indiquait aux Anglais où devaient porter leurs
+coups. Nos soldats, assaillis à la fois par le feu des canonnières, du
+camp romain et des redoutes, montrèrent une constance admirable. Mais
+bientôt, tous leurs officiers supérieurs se trouvant atteints, ils
+restèrent sans direction, et se replièrent derrière quelques mamelons
+de sable, à peine suffisants pour les couvrir. Pendant ce temps, la
+première colonne, que Lanusse avait quittée pour courir à la seconde,
+venait d'enlever le premier redan de la redoute placée sur une
+éminence à droite. Elle marcha ensuite directement sur le corps de
+l'ouvrage, mais elle échoua dans son attaque de front, et se détourna
+pour attaquer par le flanc. Le centre de l'armée, sous Rampon, voyant
+l'embarras de cette colonne, se détourna aussi de son but pour la
+seconder. La 32e demi-brigade, détachée du centre, vint assaillir la
+fatale redoute. Ce concours d'efforts amena une sorte de confusion. On
+s'acharna contre cet obstacle, et la brusque opération, qui devait
+d'abord consister à enlever en courant la ligne des ouvrages, se
+changea en une attaque longue, obstinée, qui fit perdre un temps
+précieux. La 21e demi-brigade, qui appartenait au centre, laissant la
+32e occupée devant la redoute si vivement disputée, exécuta seule le
+plan projeté, dépassa la ligne des retranchements, et vint
+audacieusement se déployer en face de l'armée anglaise. Elle essuya et
+rendit un feu épouvantable. Mais il fallait la soutenir, et Menou,
+pendant ce temps, incapable de commander, se promenait sur le champ de
+bataille, n'ordonnant rien, laissant Reynier s'étendre inutilement
+dans la plaine à droite, avec une force considérable, demeurée sans
+emploi.
+
+[En marge: Belle charge de la cavalerie française, restée sans
+résultat.]
+
+On conseille alors à Menou de faire avec la cavalerie qui était forte
+de 1,200 chevaux, d'une valeur incomparable, une charge à fond, sur la
+masse de l'infanterie anglaise, que la 21e était venue seule
+affronter. Menou, accueillant ce conseil, donne l'ordre de charger. Le
+brave général Roize se met aussitôt à la tête de ces 1,200 cavaliers,
+traverse rapidement le coupe-gorge, formé de droite et de gauche par
+des redoutes que notre infanterie attaquait vainement, débouche au
+delà, trouve la 21e demi-brigade aux prises avec les Anglais, et fond
+impétueusement sur eux. Cette cavalerie héroïque franchit d'abord un
+fossé, qui la séparait de l'ennemi, puis s'élance avec ardeur sur la
+première ligne de l'infanterie anglaise, la renverse, la culbute, et
+sabre un grand nombre de fantassins. Elle la force ainsi à reculer. Si
+Menou, dans ce moment, ou bien Reynier, suppléant son chef, avait
+porté notre aile droite à l'appui de notre cavalerie, le centre de
+l'armée anglaise, culbuté, entraîné au delà des ouvrages, nous eût
+laissé une victoire assurée. Les ouvrages, isolés, séparés de tout
+appui, seraient tombés en nos mains. Mais il n'en fut rien. La
+cavalerie française, après avoir renversé une première ligne ennemie,
+voyant d'autres lignes à renverser encore, et n'ayant que la 21e
+demi-brigade pour appui, revint en arrière, repassant sous le feu
+meurtrier des redoutes.
+
+[En marge: Retraite de l'armée.]
+
+Dès ce moment, la bataille ne pouvait plus avoir de résultat. La
+gauche, privée de tout élan depuis la mort de son général, faisait un
+feu inutile sur les positions retranchées, qui le lui rendaient plus
+meurtrier. La droite, déployée dans la plaine, près du lac Maréotis,
+pour faire une diversion qui n'avait plus d'objet, depuis que
+l'engagement devenu général avait fixé chacun dans sa position, la
+droite ne rendait aucun service. Sans doute un général vigoureux, qui
+l'aurait rabattue sur le centre, et qui, renouvelant avec elle
+l'attaque du général Roize, aurait essayé de faire une seconde
+irruption sur le gros des Anglais, aurait peut-être changé le destin
+de la bataille. Mais le général Menou ne commandait pas, et Reynier,
+qui aurait pu en cette occasion prendre une initiative, qu'il prenait
+si souvent hors de propos dans les affaires civiles, Reynier se
+bornait à se plaindre de ne pas recevoir de direction du général en
+chef. Dans cette situation, la seule chose qui restât à faire, était
+de se retirer. Menou en donna l'ordre, et les divisions se replièrent,
+en faisant bonne contenance, mais en essuyant de nouvelles pertes par
+le feu des ouvrages.
+
+Quel spectacle que la guerre, quand la vie des hommes, quand le sort
+des États, sont ainsi confiés à des chefs, incapables ou divisés, et
+que le sang coule, à proportion de l'ineptie, ou de la mauvaise
+volonté de ceux qui commandent!
+
+[En marge: Conséquences malheureuses de la bataille de Canope.]
+
+On ne pouvait pas dire que la bataille fût perdue, l'ennemi n'ayant
+pas fait un seul pas en avant; mais elle était perdue, dès qu'elle
+n'était pas complétement gagnée, car il aurait fallu qu'elle le fût
+complétement, pour ramener les Anglais vers Aboukir, et les
+contraindre à se rembarquer. Les pertes étaient grandes des deux
+côtés. Les Anglais avaient eu environ 2 mille hommes hors de combat,
+et entre autres le brave général Abercromby, transporté mourant à bord
+de la flotte. La perte des Français était à peu près égale. Placés
+toute une journée sous un feu plongeant de front et de flanc, ils
+avaient eu beaucoup à souffrir. Les troupes avaient montré un rare
+sang-froid. L'élan de la cavalerie avait rempli les Anglais de
+surprise et d'admiration. Le nombre d'officiers et de généraux frappés
+en combattant, était plus qu'ordinaire. Les généraux Lanusse et Roize
+étaient morts; le général de brigade Silly, commandant une des
+colonnes de Lanusse, avait eu la cuisse emportée; le général Baudot
+était blessé de manière à ne laisser aucune espérance. Le général
+Destaing était atteint gravement. Rampon avait eu ses habits criblés
+de balles.
+
+L'effet moral était encore plus fâcheux que la perte matérielle. Il ne
+restait aucun espoir d'obliger l'ennemi à se rembarquer. On allait
+avoir sur les bras, outre les Anglais débarqués vers Alexandrie, les
+Turcs venant de Syrie, le capitan-pacha arrivant avec l'escadre
+turque, et s'apprêtant à mettre à terre 6 mille Albanais du côté
+d'Aboukir; enfin 6 mille Cipayes amenés de l'Inde par la mer Rouge, et
+prêts à toucher à Cosséir, sur les côtes de la Haute-Égypte. Que faire
+au milieu de tant d'ennemis, avec une armée dont la vigueur, sans
+doute, était la même au feu, mais qui, lorsque les affaires de la
+colonie allaient mal, était toujours prête à dire, que l'expédition
+avait été une brillante folie, et qu'on la sacrifiait inutilement à
+une pure chimère?
+
+Dans les trois engagements du 8, du 13, du 21 mars, on avait eu près
+de 3,500 hommes hors de combat, dont un tiers mort, un tiers gravement
+blessé, un tiers incapable de rentrer dans les rangs avant quelques
+semaines. Quoique l'armée fût très-affaiblie, on pouvait encore
+aujourd'hui, comme au début de la campagne, manoeuvrer rapidement
+entre les divers corps ennemis tendant à se réunir, battre le visir
+s'il entrait par la Syrie, le capitan-pacha s'il essayait de pénétrer
+par Rosette, les Anglais s'ils voulaient cheminer sur les langues
+étroites de terre, qui communiquent avec l'intérieur de l'Égypte. Mais
+les 3,500 hommes qu'on avait perdus, rendaient ce plan plus difficile
+que jamais. Si on laissait 3 mille hommes au Kaire, 2 à 3 mille dans
+Alexandrie, il restait à peine 7 à 8 mille hommes pour manoeuvrer en
+rase campagne, en supposant qu'on réunît tout ce qui était disponible,
+et qu'on évacuât les postes secondaires, sans aucune exception. Avec
+un général très-résolu et très-habile, cela eût été d'un succès
+incertain, mais possible: qu'attendre de Menou, et de ses lieutenants?
+
+Toutefois il restait une ressource. On n'en désespérait pas, et elle
+était tous les jours annoncée. Cette ressource c'était Ganteaume avec
+ses vaisseaux, et les troupes de débarquement qu'il avait à son bord.
+Quatre mille hommes, arrivant en ce moment, pouvaient sauver l'Égypte.
+On avait envoyé à l'amiral un aviso, pour lui indiquer un point de la
+côte d'Afrique, à vingt ou trente lieues à l'ouest d'Alexandrie, sur
+lequel il était possible de débarquer, loin de la vue des Anglais. On
+pouvait alors laisser 3 mille hommes dans Alexandrie, et, réunissant
+ce qu'il y avait de trop au Kaire, manoeuvrer avec 10 ou 11 mille
+hommes, en rase campagne.
+
+[En marge: Nouvelles et inutiles sorties de Ganteaume.]
+
+Mais Ganteaume, quoique fort supérieur à Menou, n'agissait pas mieux
+dans les circonstances présentes. Après avoir réparé à Toulon les
+avaries essuyées en quittant Brest, il était, comme on l'a vu, sorti
+de Toulon le 19 mars (28 ventôse), rentré une seconde fois à cause de
+l'échouage du vaisseau la _Constitution_, et sorti de nouveau le 22
+mars (1er germinal). En ce moment, il faisait voile vers la Sardaigne.
+Un souffle de vent favorable, une inspiration hardie, pouvaient le
+porter vers les parages de l'Égypte, car il avait échappé adroitement
+à l'amiral Warren, en faisant fausse route. Déjà il était à quinze
+lieues du cap Carbonara, point extrême de la Sardaigne, prêt à
+s'engager dans le canal qui sépare la Sicile de l'Afrique.
+Malheureusement dans la soirée du 26 mars (5 germinal), l'un de ses
+capitaines commandant le _Dix-Août_, en l'absence du capitaine
+Bergeret malade, eut la maladresse d'aborder le _Formidable_, reçut
+une grosse avarie, et en causa une non moins grave au vaisseau abordé.
+Effrayé de ces avaries, Ganteaume ne crut pas pouvoir tenir la mer
+plus long-temps, et rentra dans Toulon le 5 avril (15 germinal),
+quinze jours après la bataille de Canope.
+
+On ignorait ces détails en Égypte, et malgré le temps écoulé, on
+conservait encore un reste d'espérance. À la vue de la moindre voile,
+on accourait pour s'assurer si ce n'était pas Ganteaume. Dans cette
+anxiété, on ne prenait aucun parti, on attendait dans une inaction
+funeste. Menou faisait seulement exécuter des travaux autour
+d'Alexandrie, pour résister à une attaque des Anglais. Il avait donné
+ordre qu'on évacuât la Haute-Égypte, et qu'on en tirât la brigade
+Donzelot, pour la réunir au Kaire. Il avait porté quelques troupes
+d'Alexandrie à Ramanieh, pour veiller aux mouvements qui se faisaient
+du côté de Rosette. Par surcroît de malheur, Mourad-Bey, dont la
+fidélité n'avait pas été un instant ébranlée, venait de mourir de la
+peste, et livrait ses Mamelucks à Osman-Bey, sur lequel on ne pouvait
+plus compter. La peste commençait à ravager le Kaire. Tout allait donc
+au plus mal, et tendait à un dénoûment funeste.
+
+[En marge: Opération des Anglais sur Rosette.]
+
+Les Anglais de leur côté, craignant l'armée qu'ils avaient devant eux,
+ne voulaient rien hasarder. Ils aimaient mieux marcher lentement, mais
+sûrement. Ils attendaient surtout que leurs alliés les Turcs, dont ils
+se défiaient beaucoup, fussent en mesure de les seconder. Il y avait
+un mois qu'ils avaient débarqué, sans avoir tenté d'autre entreprise
+que celle de prendre le fort d'Aboukir, lequel s'était défendu
+bravement, mais avait succombé sous le feu écrasant de leurs
+vaisseaux. Enfin vers le commencement d'avril (milieu de germinal),
+ils songèrent à sortir de leur inaction, et de cette espèce d'état de
+blocus, dans lequel ils étaient réduits à vivre. Le colonel Spencer
+fut chargé, avec un corps de quelques mille Anglais, et les 6 mille
+Albanais du capitan-pacha, de traverser par mer la rade d'Aboukir, et
+d'aller débarquer devant Rosette. Leur intention était de s'ouvrir
+ainsi un accès dans l'intérieur du Delta, de s'y procurer les vivres
+frais dont ils manquaient, et de tendre la main au visir, qui
+s'avançait à l'autre extrémité du Delta, par la frontière de Syrie. Il
+n'y avait à Rosette que quelques centaines de Français, lesquels ne
+purent opposer aucune résistance à cette tentative, et se replièrent
+en remontant le Nil. Ils se réunirent à El-Aft, un peu en avant de
+Ramanieh, à un petit corps de troupes envoyé d'Alexandrie. Ce corps
+était composé de la 21e légère et d'une compagnie d'artillerie. Les
+Anglais et les Turcs, maîtres d'une bouche du Nil, d'où les vivres
+pouvaient leur parvenir, ayant accès dans l'intérieur de l'Égypte,
+songèrent enfin à profiter de leurs succès, mais sans trop se hâter,
+car ils attendirent encore plus de vingt jours avant de marcher en
+avant. Pour un ennemi prompt et avisé, c'était là une belle occasion
+de les battre. Le général Hutchinson, successeur d'Abercromby, n'avait
+pas osé dégarnir son camp devant Alexandrie. Il avait à peine dirigé 6
+mille Anglais et 6 mille Turcs vers Rosette, quoiqu'il lui fût arrivé
+des renforts qui couvraient ses pertes, et portaient à 20 mille hommes
+les forces dont il aurait pu disposer. Si le général Menou, employant
+bien son temps, consacrant le mois écoulé à faire autour d'Alexandrie
+les travaux de défense indispensables, s'était ainsi ménagé les moyens
+de n'y laisser que peu de monde, s'il avait dirigé sur Ramanieh
+environ 6 mille hommes, et attiré sur ce point tout ce qui n'était pas
+nécessaire au Kaire, il aurait pu opposer 8 à 9 mille combattants aux
+Anglais, qui venaient de pénétrer par Rosette. C'était assez pour les
+rejeter aux bouches du Nil, pour remonter l'esprit de l'armée, assurer
+la soumission des Égyptiens ébranlée, retarder la marche du visir,
+replacer les Anglais dans un véritable état de blocus sur la plage
+d'Alexandrie, et ramener enfin la fortune. Cette occasion fut la
+dernière. Ce mouvement lui fut conseillé; mais toujours timide, il ne
+suivit qu'à moitié le conseil qu'on lui avait donné. Il envoya le
+général Valentin à Ramanieh, avec un renfort qui fut déclaré
+insuffisant. Alors il en envoya un second, avec son chef d'état-major,
+le général Lagrange. Tout cela réuni ne composait pas plus de 4 mille
+hommes. Mais il ne fit pas descendre les troupes du Kaire; et le
+général Lagrange, qui était d'ailleurs un brave officier, n'était
+pourtant pas homme à se soutenir avec de tels moyens, en présence de 6
+mille Anglais et de 6 mille Turcs. Menou aurait dû réunir là 8 mille
+hommes au moins, avec son meilleur général. Il le pouvait par une
+forte concentration de ses forces, et en sacrifiant partout
+l'accessoire au principal.
+
+[En marge: Mai 1801.]
+
+[En marge: Perte de Ramanieh et des communications d'Alexandrie avec
+le Kaire.]
+
+Le général Morand, qui commandait le premier détachement dirigé sur
+Rosette, s'était établi à El-Aft, sur les bords du Nil, près de la
+ville de Foûéh, dans une position qui présentait quelques avantages
+défensifs. C'est là que le général Lagrange vint le rejoindre. Les
+Anglais et les Turcs, maîtres de Rosette et de l'embouchure du Nil,
+avaient couvert le fleuve de leurs chaloupes canonnières, et ils
+eurent bientôt enlevé la petite ville ouverte de Foûéh. Il fallut donc
+se replier sur Ramanieh dans la nuit du 8 mai (18 floréal). Le site de
+Ramanieh ne présentait pas de grands avantages défensifs, et on ne
+pouvait guère y contre-balancer, par la force du lieu la supériorité
+numérique de l'ennemi. Cependant, s'il avait fallu opposer quelque
+part une résistance désespérée, c'était à Ramanieh même; car, cette
+position perdue, le corps détaché du général Lagrange était séparé
+d'Alexandrie, et contraint de se replier sur le Kaire. L'armée
+française était ainsi coupée en deux, une moitié confinée à
+Alexandrie, une moitié au Kaire. Si, lorsqu'elle était réunie tout
+entière, elle n'avait pas pu disputer le terrain aux Anglais, il était
+bien impossible, que, coupée en deux, elle leur opposât une résistance
+efficace. Dans ce cas, elle ne devait plus avoir d'autre ressource que
+celle de signer une capitulation. La perte de Ramanieh était donc la
+perte définitive de l'Égypte. Menou écrivit au général Lagrange, qu'il
+allait arriver à son secours avec 2 mille hommes, ce qui prouve qu'il
+pouvait au moins disposer de ce nombre. Il y en avait bien 3 mille au
+Kaire; on aurait pu par conséquent se trouver au nombre de 9 mille, et
+de 8 mille au moins à Ramanieh. Alors, en rase campagne, ayant une
+excellente cavalerie et une belle artillerie légère, et avec la
+résolution de vaincre ou de mourir, on était assuré de triompher. Mais
+Menou ne parut pas, et Belliard, qui commandait au Kaire, n'avait reçu
+aucun ordre. Le général Lagrange, à la tête des 4 mille hommes dont il
+disposait, appuyait ses derrières à Ramanieh, et au Nil, qui baigne en
+passant les habitations de cette petite ville. Dans cette position il
+avait à dos les canonnières anglaises, qui occupaient le fleuve, et
+lançaient une grêle de boulets dans le camp des Français; il avait en
+face, dans la plaine, sans autre abri pour se couvrir que quelques
+ouvrages de campagne très-médiocres, le gros des ennemis, composé de
+Turcs et d'Anglais. Ceux-ci étaient environ douze mille contre quatre.
+Le danger était grand; cependant mieux valait combattre, et, si on
+était vaincu, se rendre prisonniers le soir sur le champ de bataille,
+après avoir lutté toute la journée, que d'abandonner une telle
+position, sans l'avoir disputée. Quatre mille hommes de pareilles
+troupes, voulant se bien défendre, avaient encore des chances de
+succès. Mais le chef d'état-major de Menou, quoique fort dévoué aux
+idées de son général, et à la conservation de la colonie, ne jugeant
+pas la portée de cette retraite, abandonna Ramanieh le 10 mai (20
+floréal) au soir, pour se retirer sur le Kaire. Il y arriva le 14 au
+matin (24 floréal). Il avait perdu à Ramanieh un convoi d'une immense
+valeur, et, ce qui était plus grave, les communications de l'armée.
+
+À partir de ce jour, plus rien en Égypte ne fut digne de critique, ou
+même d'intérêt. Les hommes y descendirent bientôt avec la fortune,
+au-dessous d'eux-mêmes. Ce fut partout la plus honteuse faiblesse,
+avec la plus déplorable incapacité. Et, quand nous parlons des hommes,
+c'est des chefs seuls que nous entendons parler; car les soldats et
+les simples officiers, toujours admirables en présence de l'ennemi,
+étaient prêts à mourir jusqu'au dernier. On ne les vit pas manquer une
+seule fois à leur ancienne gloire.
+
+Au Kaire comme à Alexandrie il ne restait plus rien à faire, si ce
+n'est de capituler. Il n'y avait d'autre mérite à déployer que de
+retarder la capitulation; mais c'est quelque chose que de retarder une
+capitulation. On semble en apparence ne défendre que son honneur, et
+souvent, en réalité, on sauve son pays! Masséna, en prolongeant la
+défense de Gênes, avait rendu possible la victoire de Marengo. Les
+généraux qui occupaient le Kaire et Alexandrie, en faisant durer une
+résistance sans espoir, pouvaient seconder encore très-utilement les
+graves négociations de la France avec l'Angleterre. Ils ne le savaient
+pas, il est vrai; c'est pourquoi, dans l'ignorance des services qu'on
+peut rendre en prolongeant une défense, il faut écouter la voix de
+l'honneur, qui commande de résister jusqu'à la dernière extrémité. De
+ces deux généraux bloqués, le plus malheureux, car il avait commis le
+plus de fautes, Menou, en s'obstinant à retarder la reddition
+d'Alexandrie, fut encore utile, comme on va le voir, aux intérêts de
+la France. Ce fut plus tard sa consolation, ce fut son excuse auprès
+du Premier Consul.
+
+[En marge: Le général Belliard renfermé au Kaire.--Délibération sur
+le parti à prendre.]
+
+[En marge: Inutile sortie du Kaire pour repousser le visir.]
+
+Lorsque les troupes détachées à Ramanieh rentrèrent dans le Kaire, il
+y eut à délibérer sur la conduite à suivre. Le général Belliard était,
+par son grade, le commandant en chef. C'était un esprit avisé, mais
+plus avisé que résolu. Il convoqua un conseil de guerre. Il restait
+environ 7 mille hommes de troupes actives, plus 5 à 6 mille individus
+malades, blessés, et employés de l'armée. La peste sévissait; on avait
+peu d'argent et de vivres, et une ville, d'un immense circuit, à
+défendre. Sept mille hommes étaient insuffisants pour garder ce
+circuit. L'enceinte n'était nulle part faite pour résister à l'art
+des ingénieurs européens. La citadelle présentait, il est vrai, un
+réduit, mais insuffisant pour recevoir 12 mille Français, et ne
+pouvant tenir contre le gros canon des Anglais. Un tel poste était bon
+uniquement, pour s'abriter contre la populace du Kaire. Il n'y avait
+évidemment que deux choses à faire: ou d'essayer, par une marche
+hardie, de descendre dans la Basse-Égypte, d'y surprendre le passage
+du Nil, et de rejoindre Menou vers Alexandrie, ou bien de se retirer à
+Damiette, ce qui était plus sûr, plus facile, surtout à cause de la
+multitude qu'on était obligé de traîner après soi. On devait se
+trouver là, au milieu de lagunes, qui ne communiquaient avec le Delta
+que par des langues de terre fort étroites, et que sept mille soldats
+de l'armée d'Égypte suffisaient à défendre bien long-temps, contre un
+ennemi deux ou trois fois supérieur. On était assuré de vivre dans une
+grande abondance de toutes choses, car la province était couverte de
+bestiaux, la ville de Damiette regorgeait de grains, et le lac
+Menzaleh abondait en poissons les meilleurs, les plus propres à la
+nourriture des troupes. Puisqu'il ne s'agissait plus que de capituler,
+Damiette permettait de retarder de six mois au moins ce triste
+résultat. L'officier du génie d'Hautpoul proposa cette sage
+résolution; mais, pour la suivre, il fallait prendre un parti
+difficile, celui d'évacuer le Kaire. Le général Belliard, qui fut
+capable quelques jours après de rendre cette ville aux ennemis, par
+une déplorable capitulation, ne le fut point ce jour-là de l'évacuer
+volontairement, en conséquence d'une résolution militaire, forte et
+habile. Il se décida donc à rester dans cette capitale de l'Égypte,
+sans savoir ce qu'il allait y faire. Par la rive gauche du Nil, les
+Anglais et les Turcs remontaient de Ramanieh au Kaire; par la rive
+droite, le grand-visir, suivi de 25 à 30 mille hommes, ramassis de
+mauvaises troupes orientales, venait du côté de la Syrie, et
+s'avançait aussi sur le Kaire par la route de Belbeïs. Le général
+Belliard, se souvenant des trophées d'Héliopolis, voulut marcher
+au-devant du visir, par la route qu'avait suivie Kléber. Il sortit à
+la tête de 6 mille hommes, et s'avança jusqu'à la hauteur d'Elmenaïr,
+à peu près la valeur de deux marches. Enveloppé souvent par une nuée
+de cavaliers, il envoyait après eux son artillerie légère, qui, çà et
+là, en atteignait quelques-uns avec ses boulets. Mais c'était le seul
+résultat qu'il put obtenir. Les Turcs, bien dirigés cette fois, ne
+voulaient pas accepter une bataille d'Héliopolis. Il n'y avait qu'une
+manière de les joindre, c'était d'aller prendre leur camp à Belbeïs.
+Mais le général Belliard, accueilli devant tous les villages par des
+coups de fusil, voyait à chaque pas augmenter le nombre de ses
+blessés, et s'agrandir la distance qui le séparait du Kaire. Il
+craignait que les Anglais et les Turcs n'y entrassent en son absence.
+Il aurait fallu prévoir ce danger avant d'en sortir, et se demander si
+on aurait le temps de faire le trajet de Belbeïs. Sorti du Kaire sans
+savoir ce qu'il ferait, le général Belliard y rentra de même, après
+une opération sans résultat, et qui le fit passer pour vaincu aux yeux
+de toute la population. À l'imitation des peuples récemment soumis,
+les Égyptiens tournaient avec la fortune, et, quoique n'étant pas
+mécontents des Français, ils se disposaient à les abandonner.
+Cependant il n'y avait pas d'insurrection à craindre, à moins qu'on ne
+voulût condamner la ville du Kaire aux horreurs d'un siége.
+
+[En marge: Négociations entamées par le général Belliard.]
+
+[En marge: Conseil de guerre tenu pour délibérer sur l'évacuation du
+Kaire.]
+
+L'armée française, dégoûtée des humiliations auxquelles l'exposait
+l'incapacité des généraux, était complétement revenue aux idées qui
+amenèrent la convention d'El-Arisch. Elle se consolait de ses malheurs
+en rêvant le retour en France. Si un général résolu et habile lui eût
+donné les exemples qui furent donnés à la garnison de Gênes par
+Masséna, elle les eût suivis; mais il ne fallait rien attendre de
+pareil du général Belliard. Serré sur la rive gauche du Nil par
+l'armée anglo-turque venue de Ramanieh, sur la rive droite par le
+grand visir qui l'avait accompagné pas à pas, il offrit à l'ennemi une
+suspension d'armes, qui fut acceptée avec empressement, car les
+Anglais cherchaient moins ici l'éclat que l'utilité. Ce qu'ils
+souhaitaient avant tout, c'était l'évacuation de l'Égypte, n'importe
+par quel moyen. Le général Belliard assembla un conseil de guerre, au
+sein duquel la discussion fut fort orageuse. On élevait de graves
+plaintes contre ce commandant de la division du Kaire. On lui disait
+qu'il n'avait su ni abandonner le Kaire à temps, pour aller prendre
+position à Damiette, ni se maintenir dans cette capitale de l'Égypte,
+par des opérations bien concertées; qu'il n'avait trouvé à faire
+qu'une ridicule sortie, pour combattre le visir, sans réussir à le
+joindre, et qu'aujourd'hui, ne sachant où donner de la tête, il venait
+demander à ses officiers s'il fallait négocier ou se faire tuer,
+lorsqu'il avait déjà résolu la question lui-même, par l'ouverture
+spontanée des négociations. Tous ces reproches lui furent adressés
+avec amertume, surtout par le général Lagrange, ami de Menou, et
+partisan fort chaud de la conservation de l'Égypte. Au général
+Lagrange se joignirent les généraux Valentin, Duranteau, Dupas,
+soutenant vivement tous trois, que, pour l'honneur du drapeau, il
+fallait absolument combattre. Malheureusement on ne le pouvait plus
+sans cruauté pour l'armée, sans cruauté surtout pour la nombreuse
+population de malades et d'employés, attachée à ses pas. On avait
+devant soi plus de quarante mille ennemis, sans compter les Cipayes,
+qui, débarqués à Cosséir, allaient descendre le Nil avec les
+Mamelucks, devenus infidèles depuis la mort de Murad-Bey. On avait
+derrière soi une population à demi barbare, de trois cent mille âmes,
+atteinte par la peste, menacée par la disette, et toute prête
+aujourd'hui à se soulever contre les Français. L'enceinte à défendre
+était trop étendue pour être gardée par sept mille hommes, et trop
+faible pour résister à des ingénieurs européens. On pouvait être
+enlevé, et égorgé avec la colonie, à la suite d'un assaut. Vainement
+quelques braves officiers faisaient-ils entendre le cri de l'honneur
+indigné: se rendre était la seule ressource. Le général Belliard,
+voulant se montrer prêt à tout, fit examiner de nouveau la question de
+savoir si on se retirerait à Damiette, question aujourd'hui fort
+tardive, et une autre question au moins étrange, celle de savoir si on
+se retirerait dans la Haute-Égypte. Ce dernier parti était insensé. Ce
+n'étaient là que les ruses de la faiblesse, cherchant à cacher sa
+confusion, sous un faux semblant de témérité. Il fut donc résolu que
+l'on capitulerait; et on ne pouvait faire autre chose, si on ne
+voulait être égorgés tous ensemble, à la suite d'une attaque de vive
+force.
+
+[En marge: Juin 1801.]
+
+On envoya des commissaires au camp des Anglais et des Turcs afin de
+négocier une capitulation. Les généraux ennemis acceptèrent cette
+proposition avec joie, tant ils craignaient, même encore en ce moment,
+un retour de fortune. Ils accédèrent aux conditions les plus
+avantageuses pour l'armée. On convint qu'elle se retirerait avec les
+honneurs de la guerre, avec armes et bagages, avec son artillerie, ses
+chevaux, tout ce qu'elle possédait enfin, qu'elle serait transportée
+en France, et nourrie pendant la traversée, aux frais de l'Angleterre.
+Ceux des Égyptiens qui voudraient suivre l'armée (et il y en avait un
+certain nombre de compromis par leurs liaisons avec les Français),
+étaient autorisés à se joindre à elle. Ils avaient en outre la faculté
+de vendre leurs biens.
+
+[En marge: Capitulation du Kaire.]
+
+Cette capitulation fut signée le 27 juin 1801, et ratifiée le 28 (8 et
+9 messidor an IX). L'orgueil des vieux soldats d'Égypte et d'Italie
+souffrait cruellement. Ils allaient rentrer en France, non pas comme
+ils y rentrèrent en 1798, après les triomphes de Castiglione,
+d'Arcole et de Rivoli, fiers de leur gloire et des services rendus à
+la République: ils allaient y rentrer vaincus, mais ils allaient y
+rentrer, et, pour ces coeurs souffrant d'un long exil, c'était une
+joie involontaire qui les étourdissait sur leurs revers. Il y avait au
+fond des âmes une satisfaction qu'on ne s'avouait pas, mais qui
+perçait sur les visages. Les chefs seulement étaient soucieux, en
+songeant au jugement que le Premier Consul porterait de leur conduite.
+Les dépêches dont ils accompagnaient la capitulation étaient
+empreintes de la plus humiliante anxiété. On choisit, pour porter ces
+dépêches, les hommes qui, par leurs actes personnels, étaient le plus
+exempts de tout blâme: ce furent l'officier du génie d'Hautpoul, et le
+directeur des poudres Champy, qui avaient été si utiles à la colonie.
+
+[En marge: Situation de Menou dans Alexandrie.]
+
+[En marge: Août 1801.]
+
+Menou était enfermé dans Alexandrie, et, comme Belliard, il ne lui
+restait qu'à se rendre. Il ne pouvait y avoir entre l'un et l'autre
+qu'une différence de temps. La peste faisait quelques victimes dans
+Alexandrie; les vivres y manquaient, par suite de la faute qu'on avait
+commise de ne pas faire les approvisionnements de siége. Il est vrai
+que les caravanes arabes, attirées par le gain, y apportaient encore
+de la viande, du laitage et quelques grains. Mais on manquait de
+froment, et il fallait mettre du riz dans le pain. Le scorbut
+diminuait chaque jour le nombre d'hommes en état de servir. Les
+Anglais, pour isoler complétement la place, avaient imaginé de verser
+le lac Madieh dans le lac Maréotis à moitié desséché, d'envelopper
+ainsi Alexandrie d'une masse d'eau continue, et d'une ceinture de
+chaloupes canonnières. Pour cela ils avaient pratiqué une coupure dans
+la digue qui va d'Alexandrie à Ramanieh, et qui forme la séparation
+des deux lacs. (Voir la carte nº 18.) Mais, comme la différence de
+niveau n'était que de neuf pieds, le versement des eaux d'un lac dans
+l'autre, se faisait lentement, et, du reste, l'opération, bonne s'il
+eût importé de séparer le général Belliard du général Menou, n'avait
+plus la même utilité, depuis les événements du Kaire. Si elle étendait
+l'action des chaloupes canonnières, elle avait pour les Français
+l'avantage de resserrer le front d'attaque, sans même les priver de
+leurs communications avec les caravanes; car la longue plage de sable
+sur laquelle Alexandrie est située, communique par son extrémité
+occidentale avec le désert de Libye. Aussi les Anglais voulurent-ils
+bientôt compléter l'investissement; et pour cela ils embarquèrent des
+troupes sur leurs chaloupes, et vinrent, vers le milieu d'août (fin de
+thermidor), exécuter un débarquement non loin de la tour du Marabout.
+Ils entreprirent même le siége en règle du fort de ce nom. À partir de
+ce moment, la place, complétement investie, ne pouvait tarder à se
+rendre.
+
+L'infortuné Menou réduit ainsi à l'inaction, ayant le loisir de penser
+à ses fautes, entouré du blâme universel, se consolait cependant par
+l'idée d'une résistance héroïque, comme celle de Masséna dans Gênes.
+Il l'écrivait au Premier Consul, et lui annonçait une défense
+mémorable. Les généraux Damas et Reynier étaient restés sans troupes à
+Alexandrie. Ils y tenaient un fâcheux langage, et n'avaient pas même,
+dans ces derniers instants, une attitude convenable. Menou les fit
+arrêter pendant une nuit, avec un grand éclat, et ordonna leur
+embarquement pour la France. Cet acte de vigueur après coup, produisit
+peu d'effet. L'armée, dans son bon sens, blâmait sévèrement Reynier et
+Damas, mais n'estimait guère Menou. La seule grâce qu'elle lui
+faisait, c'était de ne le point haïr. Écoutant froidement ses
+proclamations, dans lesquelles il annonçait la résolution de mourir
+plutôt que de se rendre, elle était prête, s'il le fallait, à se
+battre à outrance, mais elle ne croyait plus guère à cette nécessité.
+Elle comprenait trop bien les conséquences de ce qui s'était passé au
+Kaire, pour ne pas entrevoir une capitulation prochaine; et dans
+Alexandrie comme au Kaire, elle se consolait de ses revers, par
+l'espoir de revoir bientôt la France.
+
+À compter de ce jour, plus rien d'important ne signala la présence des
+Français en Égypte, et l'expédition fut en quelque sorte terminée.
+Admirée comme un prodige d'audace et d'habileté par les uns, cette
+expédition a été considérée comme une brillante chimère par les
+autres, par ceux notamment qui affectent de peser toutes choses, dans
+les balances d'une froide raison.
+
+Ce dernier jugement, avec les apparences de la sagesse, est au fond
+peu sensé et peu juste.
+
+Napoléon, dans sa longue et prodigieuse carrière, n'a rien imaginé qui
+fût plus grand, et qui pût être plus véritablement utile. Sans doute,
+si on songe que nous n'avons pas même conservé le Rhin et les Alpes,
+on doit se dire que l'Égypte, l'eussions-nous occupée quinze ans, nous
+aurait été plus tard enlevée, comme nos frontières continentales,
+comme cette antique et belle possession de l'île de France, que nous
+ne devions pas aux guerres de la révolution. Mais, à juger ainsi les
+choses, on pourrait aller jusqu'à se demander, si la conquête de la
+ligne du Rhin n'était pas elle-même une folie et une chimère. Il faut,
+pour juger sainement une telle question, il faut supposer un instant
+nos longues guerres, autrement terminées qu'elles ne l'ont été, et se
+demander si, dans ce cas, la possession de l'Égypte était possible,
+désirable, et d'une grande conséquence. À la question ainsi posée, la
+réponse ne saurait être douteuse. D'abord l'Angleterre était presque
+résignée en 1801 à nous concéder l'Égypte, moyennant des
+compensations. Ces compensations, qu'on avait fait connaître à notre
+négociateur, n'avaient rien d'exorbitant. Il est hors de doute, que,
+pendant la paix maritime qui suivit, et dont nous ferons bientôt
+connaître la conclusion, le Premier Consul, prévoyant la brièveté de
+cette paix, eût envoyé aux bouches du Nil d'immenses ressources, en
+hommes et en matériel, et que la belle armée expédiée à
+Saint-Domingue, où l'on alla chercher un dédommagement de l'Égypte
+perdue, aurait mis pour long-temps notre nouvel établissement à l'abri
+de toute attaque. Un général comme Decaen, ou Saint-Cyr, joignant à
+l'expérience de la guerre l'art d'administrer, ayant, outre les
+vingt-deux mille hommes qui restaient en Égypte de la première
+expédition, les trente mille qui périrent inutilement à
+Saint-Domingue, placé avec cinquante mille Français et un immense
+matériel, sous un climat parfaitement sain, sur un sol d'une fertilité
+inépuisable, cultivé par des paysans soumis à tous les maîtres, et
+n'ayant jamais leur fusil à côté de leur charrue, un général,
+disons-nous, comme Decaen ou Saint-Cyr, aurait pu avec de tels moyens
+défendre victorieusement l'Égypte, et y fonder une superbe colonie.
+
+Le succès était incontestablement possible. Nous ajouterons que, dans
+la lutte maritime et commerciale, que soutenaient l'une contre l'autre
+la France et l'Angleterre, la tentative était en quelque sorte
+commandée. L'Angleterre venait, en effet, de conquérir le continent
+des Indes, et de se donner ainsi la suprématie dans les mers de
+l'Orient. La France, jusque-là sa rivale, pouvait-elle céder, sans la
+disputer, une semblable suprématie? Ne devait-elle pas à sa gloire, à
+sa destinée, de lutter? Les politiques ne peuvent pas répondre ici
+autrement que les patriotes. Oui, il fallait qu'elle essayât de lutter
+dans ces régions de l'Orient, vaste champ de l'ambition des peuples
+maritimes, et qu'elle essayât d'y faire une acquisition, qui pût
+contre-balancer celles des Anglais. Cette vérité admise, qu'on cherche
+sur le globe, et qu'on nous dise, s'il y avait une acquisition mieux
+adaptée que l'Égypte au but qu'on se proposait? Elle valait en
+elle-même les plus belles contrées, elle touchait aux plus riches, aux
+plus fécondes, à celles qui fournissent la plus ample matière au
+négoce lointain. Elle ramenait dans la Méditerranée, qui était notre
+mer alors, le commerce de l'Orient; elle était, en un mot, un
+équivalent de l'Inde, et en tout cas elle en était la route. La
+conquête de l'Égypte était donc pour la France, pour l'indépendance
+des mers, pour la civilisation générale, un service immense. Aussi,
+comme on pourra le voir ailleurs, notre succès fut-il souhaité plus
+d'une fois en Europe, dans ces courts intervalles de temps où la haine
+ne troublait pas l'esprit des cabinets. Pour un tel but, il valait la
+peine de perdre une armée, et non pas seulement celle qu'on envoya la
+première fois en Égypte, mais celles qu'on envoya depuis périr
+inutilement à Saint-Domingue, dans les Calabres et en Espagne. Plût au
+ciel que, dans les élans de sa vaste imagination, Napoléon n'eût rien
+conçu de plus téméraire!
+
+
+FIN DU LIVRE DIXIÈME.
+
+
+
+
+LIVRE ONZIÈME.
+
+PAIX GÉNÉRALE.
+
+ Dernière et infructueuse sortie de Ganteaume. -- Il touche à
+ Derne, n'ose débarquer deux mille hommes qu'il avait à son bord,
+ et rebrousse chemin vers Toulon. -- Prise en route du vaisseau le
+ _Swiftsure_. -- L'amiral Linois, envoyé de Toulon à Cadix, est
+ obligé de jeter l'ancre dans la baie d'Algésiras. -- Beau combat
+ d'Algésiras. -- Une escadre composée de Français et d'Espagnols
+ sort de Cadix, pour venir au secours de la division Linois. --
+ Rentrée des flottes combinées dans Cadix. -- Combat
+ d'arrière-garde avec l'amiral anglais Saumarez. -- Affreuse
+ méprise de deux vaisseaux espagnols, qui, trompés par la nuit, se
+ prennent pour ennemis, se combattent à outrance, et sautent en
+ l'air tous les deux. -- Beau fait d'armes du capitaine Troude. --
+ Courte campagne du prince de la Paix contre le Portugal. -- La
+ cour de Lisbonne se hâte d'envoyer un négociateur à Badajos, pour
+ se soumettre aux volontés de la France et de l'Espagne réunies.
+ -- Marche des affaires européennes depuis le traité de Lunéville.
+ -- Influence croissante de la France. -- Séjour à Paris des
+ infants d'Espagne, destinés à régner en Étrurie. -- Reprise de la
+ négociation de Londres, entre M. Otto et lord Hawkesbury. --
+ Nouvelle manière de poser la question du côté des Anglais. -- Ils
+ demandent Ceylan dans les Indes, la Martinique ou la Trinité dans
+ les Antilles, Malte dans la Méditerranée. -- Le Premier Consul
+ répond à ces prétentions, en menaçant de conquérir le Portugal,
+ et au besoin d'exécuter une descente en Angleterre. -- Vive
+ polémique entre _le Moniteur_ et les journaux anglais. -- Le
+ cabinet britannique renonce à Malte, et résume toutes ses
+ prétentions en demandant l'île espagnole de la Trinité. -- Le
+ Premier Consul, pour sauver les possessions d'une cour alliée,
+ offre l'île française de Tabago. -- Le cabinet britannique
+ refuse. -- Folle conduite du prince de la Paix, qui fournit une
+ solution inattendue. -- Ce prince traite avec la cour de
+ Lisbonne, sans se concerter avec la France, et prive ainsi la
+ légation française de l'argument qu'on tirait des dangers du
+ Portugal. -- Irritation du Premier Consul, et menaces de guerre à
+ la cour de Madrid. -- M. de Talleyrand propose au Premier Consul
+ de terminer la négociation aux dépens des Espagnols, en livrant
+ aux Anglais l'île de la Trinité. -- M. Otto reçoit l'autorisation
+ de faire cette concession, mais seulement à la dernière
+ extrémité. -- Pendant qu'on négocie, Nelson tente les plus grands
+ efforts pour détruire la flottille de Boulogne. -- Beaux combats
+ devant Boulogne, soutenus par l'amiral Latouche-Tréville contre
+ Nelson. -- Défaite des Anglais. -- Joie en France, inquiétudes en
+ Angleterre, à la suite de ces deux combats. -- Dispositions
+ réciproques à un rapprochement. -- On passe par-dessus les
+ dernières difficultés, et la paix se conclut, sous forme de
+ préliminaires, par le sacrifice de l'île de la Trinité. -- Joie
+ inouïe en Angleterre et en France. -- Le colonel Lauriston,
+ chargé de porter à Londres la ratification du Premier Consul, est
+ conduit en triomphe pendant plusieurs heures. -- Réunion d'un
+ congrès dans la ville d'Amiens pour conclure la paix définitive.
+ -- Suite de traités signés coup sur coup. -- Paix avec le
+ Portugal, la Porte-Ottomane, la Bavière, la Russie, etc. -- Fête
+ à la paix, fixée au 18 brumaire. -- Lord Cornwallis,
+ plénipotentiaire au congrès d'Amiens, assiste à cette fête. --
+ Accueil qu'il reçoit du peuple de Paris. -- Banquet de la Cité à
+ Londres. -- Témoignages extraordinaires de sympathie que se
+ donnent en ce moment les deux nations.
+
+
+[En marge: Mai 1801.]
+
+[En marge: Troisième sortie de Ganteaume.]
+
+Pendant que l'armée d'Égypte succombait, faute d'un chef habile, et
+faute aussi d'un secours apporté à propos, l'amiral Ganteaume tentait
+sa troisième sortie du port de Toulon. Le Premier Consul lui avait à
+peine laissé le temps de réparer les avaries, provenant de l'abordage
+du _Dix-Août_ et de l'_Indomptable_, et il l'avait obligé à repartir
+presque immédiatement. L'amiral Ganteaume avait remis à la voile le 25
+avril (5 floréal). Il avait l'ordre de longer les parages de l'île
+d'Elbe, afin d'exécuter en passant une démonstration sur
+Porto-Ferraio, et d'en faciliter l'occupation par les troupes
+françaises. Le Premier Consul tenait à reprendre cette île, dont les
+traités avec Naples et l'Étrurie assuraient la possession à la France,
+et dans laquelle se trouvait une petite garnison, moitié toscane,
+moitié anglaise. L'amiral obéit, se montra devant l'île d'Elbe, jeta
+quelques boulets sur Porto-Ferraio, et passa outre, pour ne pas
+s'exposer à des dommages, qui l'auraient réduit à l'impossibilité de
+remplir sa mission. S'il eût fait voile directement, il aurait pu être
+encore utile à l'armée d'Égypte, car, ainsi qu'on l'a vu, la position
+de Ramanieh ne fut perdue que le 10 mai (20 floréal). Il était donc
+encore temps, en partant le 25 avril, d'empêcher l'armée d'être coupée
+en deux, et réduite à capituler une division après l'autre. Il aurait
+fallu, pour cela, ne pas perdre un instant. Mais une sorte de fatalité
+s'attachait à toutes les opérations de l'amiral Ganteaume. On l'a vu,
+sorti heureusement de Brest, entré plus heureusement encore dans la
+Méditerranée, manquer tout à coup de confiance, prendre quatre
+vaisseaux pour huit, et rentrer dans Toulon. On l'a vu, sorti de ce
+port en mars, échapper à l'amiral Warren, dépasser la pointe
+méridionale de la Sardaigne, et s'arrêter encore une fois, par suite
+de l'abordage du _Dix-Août_ et de l'_Indomptable_. Il n'était pas au
+terme de ses malheurs. À peine allait-il quitter les eaux de l'île
+d'Elbe, qu'une maladie contagieuse se déclara sur son escadre. Soit
+fatigue des troupes embarquées depuis long-temps, soit mauvaise
+fortune, cette maladie atteignit subitement une grande partie des
+soldats et des équipages. On jugea imprudent et inutile de porter en
+Égypte un tel nombre de malades, et l'amiral Ganteaume prit le parti
+de diviser son escadre. Confiant au contre-amiral Linois trois
+vaisseaux, il plaça sur ces trois vaisseaux les matelots et soldats
+malades, et les achemina sur Toulon. Il continua sa mission avec
+quatre vaisseaux et deux frégates, portant deux raille hommes de
+troupes seulement, et se dirigea vers l'Égypte. Mais il n'était plus
+temps, car on touchait au milieu de mai, et, à cette époque, l'armée
+française était perdue, puisque les généraux Belliard et Menou se
+trouvaient séparés l'un de l'autre, par suite de l'abandon de
+Ramanieh. L'amiral Ganteaume l'ignorait. Il dépassa la Sardaigne et la
+Sicile, se montra dans le canal de Candie, parvint à se dérober
+plusieurs fois à l'ennemi, s'avança même jusque dans l'Archipel pour
+lui échapper, et vint enfin mouiller sur la côte d'Afrique, à quelques
+marches à l'ouest d'Alexandrie. Le point qu'il avait choisi était
+celui de Derne, désigné dans ses instructions comme propre à un
+débarquement. En donnant aux troupes des vivres, et de l'argent pour
+louer les chameaux des Arabes, on croyait qu'elles pourraient
+traverser le désert, et atteindre Alexandrie en quelques marches. Ce
+n'était là qu'une conjecture très-hasardée. L'amiral Ganteaume venait
+de jeter l'ancre depuis quelques heures, et de mettre à la mer une
+partie de ses chaloupes, lorsque les habitants accoururent sur le
+rivage, et firent sur nos embarcations une vive fusillade. Le plus
+jeune frère du Premier Consul, Jérôme Bonaparte, se trouvait au milieu
+des troupes de débarquement. On fit de vains efforts pour attirer à
+soi les habitants, et pour se les concilier. Il aurait fallu détruire
+leur petite ville de Derne, et marcher sur Alexandrie sans eau,
+presque sans vivres, en combattant toujours. C'était une entreprise
+folle, et d'ailleurs sans objet, car mille hommes tout au plus sur
+deux mille, seraient arrivés au terme du voyage. Il ne valait plus la
+peine de faire périr tant de braves gens, pour un si faible secours.
+Du reste, un événement, facile à prévoir, termina tous les doutes.
+L'amiral crut apercevoir la flotte anglaise; dès lors il ne délibéra
+plus, hissa ses chaloupes à bord, ne prit pas même le temps de lever
+ses ancres, et coupa ses câbles, pour n'être pas attaqué au mouillage.
+Il mit à la voile, et ne fut pas joint par l'ennemi.
+
+[En marge: Juin 1801.]
+
+[En marge: Subite rentrée de l'amiral Ganteaume.]
+
+[En marge: Prise du vaisseau anglais _le Swiftsure_.]
+
+La fortune qui l'avait mal servi, car elle ne seconde, comme on l'a
+dit souvent, que les esprits assez audacieux pour se confier à elle,
+la fortune lui réservait un dédommagement. En traversant le canal de
+Candie, il rencontra un vaisseau anglais de haut bord: c'était le
+_Swiftsure_. Lui donner la chasse, l'envelopper, le canonner, le
+prendre, fut l'affaire de quelques instants. C'était le 24 juin, (5
+messidor) que lui advint cette heureuse rencontre. L'amiral Ganteaume
+entra dans Toulon, avec cette espèce de trophée, faible compensation
+pour tant de mauvais succès. Le Premier Consul, enclin à l'indulgence
+pour les hommes qui avaient traversé avec lui de grands périls, voulut
+bien accepter cette compensation, et la publier dans _le Moniteur_.
+
+[En marge: Juillet 1801.]
+
+Cependant tous ces mouvements d'escadre devaient finir d'une manière
+moins triste pour notre marine. Pendant que l'amiral Ganteaume
+rentrait dans Toulon, l'amiral Linois, qui était venu y déposer ses
+soldats et ses matelots atteints de la fièvre, en était reparti sur
+l'ordre formel du Premier Consul. Se hâtant de faire laver à la chaux
+les murailles intérieures de ses bâtiments, de changer les troupes
+malades contre des troupes fraîches, de renouveler ses équipages avec
+des matelots valides, il avait appareillé, pour se diriger vers sa
+nouvelle destination. Une dépêche qu'il ne devait ouvrir qu'à la mer,
+lui prescrivait d'aller sur-le-champ à Cadix, joindre les six
+vaisseaux armés dans ce port par l'amiral Dumanoir, les cinq vaisseaux
+espagnols du Ferrol, ce qui, avec les trois qu'il amenait, devait
+former une division de quatorze grands bâtiments. Il était possible
+que l'escadre de Rochefort, sous l'amiral Bruix, y fût arrivée. On
+pouvait alors réunir une flotte de plus de vingt vaisseaux, qui devait
+être maîtresse de la Méditerranée pendant quelques mois, prendre les
+troupes d'Otrante, et porter d'immenses secours en Égypte. On ignorait
+encore en France qu'il était trop tard, et qu'il ne restait à défendre
+que la place d'Alexandrie. Sauver ce dernier point n'était pourtant
+pas une chose indifférente.
+
+[En marge: Sortie de Toulon de l'amiral Linois.]
+
+[En marge: Il mouille à Algésiras.]
+
+L'amiral Linois s'empressa d'obéir, et fit voile vers Cadix. En route,
+il chassa quelques frégates anglaises, qu'il faillit prendre, fut
+contrarié par les vents à l'entrée du détroit, et enfin réussit à y
+pénétrer, vers le commencement de juillet (milieu de messidor). La
+flotte anglaise de Gibraltar, qui observait Cadix, lui ayant été
+signalée, il vint mouiller dans le port espagnol d'Algésiras, le 4
+juillet au soir (15 messidor).
+
+[En marge: Baie d'Algésiras.]
+
+Près du détroit de Gibraltar, c'est-à-dire vers la pointe méridionale
+de la Péninsule, les côtes montagneuses de l'Espagne s'entr'ouvrent,
+et, prenant la figure d'un fer à cheval, forment une baie profonde
+dont l'ouverture est tournée au midi. (Voir la carte nº 19.) Sur l'un
+des côtés de cette baie se trouve Algésiras, sur l'autre Gibraltar; de
+manière qu'Algésiras et Gibraltar sont placés vis-à-vis, et à quatre
+mille toises de distance, à peu près une lieue et demie. D'Algésiras
+on voit distinctement ce qui se passe à Gibraltar, au moyen d'une
+lunette ordinaire. Il n'y avait pas un seul vaisseau anglais dans la
+baie, mais le contre-amiral Saumarez n'était pas loin. Il observait
+avec sept vaisseaux le port de Cadix, où étaient réunies dans ce
+moment plusieurs divisions navales, soit françaises, soit espagnoles.
+Averti de ce qui se passait, il se hâta de profiter de l'occasion qui
+s'offrait à lui de détruire la division Linois, car il pouvait opposer
+sept vaisseaux à trois. Toutefois, sur les sept il en avait détaché
+un, le _Superbe_, pour observer l'embouchure du Guadalquivir. Il lui
+fit le signal de ralliement; mais le vent ne favorisant pas le retour
+du _Superbe_, il s'achemina vers Algésiras, avec six vaisseaux et une
+frégate.
+
+L'amiral Linois, de son côté, avait reçu des autorités espagnoles avis
+du danger qui le menaçait, et il eut recours aux seules précautions
+que la nature des lieux lui permît de prendre. La côte d'Algésiras,
+dans la baie de ce nom, située, comme nous venons de le dire,
+vis-à-vis de Gibraltar, présente un mouillage plutôt qu'un port. C'est
+une côte peu saillante, toute droite, qui se prolonge du sud au nord,
+sans aucun renfoncement où les vaisseaux puissent s'abriter.
+Seulement, aux deux extrémités de ce mouillage, se trouvaient deux
+batteries: l'une au nord d'Algésiras, sur un point élevé de la côte,
+connue sous le nom de batterie Saint-Jacques; l'autre au midi
+d'Algésiras, sur un îlot appelé l'île Verte. La batterie de
+Saint-Jacques était armée de cinq pièces de 18, celle de l'île Verte
+de sept pièces de 24. Ce n'était pas là un grand secours, surtout à
+cause de la négligence espagnole, qui avait laissé tous les postes de
+la côte sans artilleurs et sans munitions. Cependant l'amiral Linois
+se mit en rapport avec les autorités locales, qui firent de leur mieux
+pour secourir les Français. Il rangea ses trois vaisseaux et sa
+frégate le long du rivage, en appuyant les extrémités de cette ligne
+si courte aux deux positions fortifiées de Saint-Jacques et de l'île
+Verte. Venait d'abord le _Formidable_, qui, placé le plus au nord,
+s'appuyait à la batterie Saint-Jacques; puis le _Desaix_, qui se
+trouvait au milieu; enfin l'_Indomptable_, qui était le plus au midi,
+vers la batterie de l'île Verte. Entre le _Desaix_ et l'île Verte se
+trouvait la frégate la _Muiron_. Quelques chaloupes canonnières
+espagnoles étaient entremêlées avec les vaisseaux français.
+
+[En marge: Combat d'Algésiras, livré le 6 juillet.]
+
+Le 6 juillet 1801 (17 messidor an IX), vers sept heures du matin, le
+contre-amiral Saumarez, venant de Cadix par un vent d'ouest-nord-ouest,
+s'achemina vers la baie d'Algésiras, doubla le cap Carnero, entra dans
+la baie, et se porta vers la ligne d'embossage des Français. Le vent,
+qui n'était pas favorable à la marche des vaisseaux anglais, les sépara
+les uns des autres, et heureusement ne leur permit pas d'agir avec tout
+l'ensemble désirable, (Voir la carte nº 19.) Le _Vénérable_, qui était
+en tête de la colonne, resta en arrière; le _Pompée_ prit sa place.
+Celui-ci, remontant le long de notre ligne, défila successivement sous
+le feu de la batterie de l'île Verte, de la frégate la _Muiron_, de
+l'_Indomptable_, du _Desaix_, du _Formidable_, lâchant ses bordées à
+chacun d'eux. Il vint prendre position à portée de fusil de notre
+vaisseau amiral le _Formidable_, monté par Linois. Il s'engagea entre
+ces deux adversaires un combat acharné, presque à bout portant. Le
+_Vénérable_, éloigné d'abord du lieu de l'action, tâcha de s'en
+rapprocher pour joindre ses efforts à ceux du _Pompée_. L'_Audacieux_,
+le troisième des vaisseaux anglais, destiné à combattre le _Desaix_, ne
+put pas arriver à sa hauteur, s'arrêta devant l'_Indomptable_, qui était
+le dernier au sud, et commença contre celui-ci une vive canonnade. Le
+_César_ et le _Spencer_, quatrième et cinquième vaisseaux anglais,
+étaient l'un en arrière, l'autre entraîné au fond de la baie par le
+vent, qui soufflait de l'ouest à l'est. Enfin le sixième, l'_Hannibal_,
+porté d'abord vers Gibraltar, mais parvenu après beaucoup de manoeuvres
+à se rapprocher d'Algésiras, manoeuvra pour tourner notre vaisseau
+amiral le _Formidable_, et se placer entre lui et la côte. Le combat,
+entre les vaisseaux qui avaient pu se joindre était fort opiniâtre. Pour
+n'être pas emportés d'Algésiras vers Gibraltar, les Anglais avaient
+chacun jeté une ancre. Notre vaisseau amiral, le _Formidable_, avait
+deux ennemis à combattre, le _Pompée_ et le _Vénérable_, et allait en
+avoir trois, si l'_Hannibal_ réussissait à prendre position entre lui et
+la côte. Le capitaine du _Formidable_, le brave Lalonde, venait d'être
+emporté par un boulet. La canonnade continuait avec une extrême vivacité
+aux cris de _Vive la République! Vive le Premier Consul!_ L'amiral
+Linois qui était à bord du _Formidable_, montrant à propos le travers au
+_Pompée_, qui ne lui présentait que l'avant, avait réussi à le démâter,
+et à le mettre à peu près hors de combat. Profitant en même temps du
+changement de la brise, qui avait passé à l'est, et portait sur
+Algésiras, il avait fait signal à ses capitaines de couper leurs câbles,
+et de se laisser échouer, de manière à ne pas permettre aux Anglais de
+passer entre nous et la côte, et de nous mettre entre deux feux, comme
+autrefois Nelson avait fait à la bataille d'Aboukir. Cet échouage ne
+pouvait pas avoir de grands inconvénients pour la sûreté des bâtiments
+français, car on était à la marée basse, et à la marée haute ils étaient
+certains de se relever facilement. Cet ordre, donné à propos, sauva la
+division. Le _Formidable_, après avoir mis le _Pompée_ hors de combat,
+vint s'échouer sans secousse, car la brise en tournant avait faibli. Se
+dérobant ainsi au danger dont le menaçait l'_Hannibal_, il acquit à
+l'égard de celui-ci une position redoutable. En effet, l'_Hannibal_, en
+voulant exécuter sa manoeuvre, avait échoué lui-même, et il était
+immobile sous le double feu du _Formidable_ et de la batterie
+Saint-Jacques. Dans cette situation périlleuse, l'_Hannibal_ fait
+effort pour se relever; mais, la marée baissant, il se trouve
+irrévocablement fixé à sa position. Il reçoit de tous côtés
+d'épouvantables décharges d'artillerie, tant de la terre que du
+_Formidable_, et des canonnières espagnoles. Il coule une ou deux de ces
+canonnières, mais il essuie plus de feux qu'il ne peut en rendre.
+L'amiral Linois, ne jugeant pas que la batterie Saint-Jacques fût assez
+bien servie, débarque le général Devaux avec un détachement des troupes
+françaises qu'il avait à bord. Le feu de cette batterie redouble alors,
+et l'_Hannibal_ est accablé. Mais un nouvel adversaire vient achever sa
+défaite. Le second vaisseau français, le _Desaix_, qui était placé après
+le _Formidable_, obéissant à l'ordre de se jeter à la côte, et ayant, à
+cause de la faiblesse de la brise, exécuté lentement sa manoeuvre, se
+trouvait ainsi un peu en dehors de la ligne, également en vue de
+l'_Hannibal_ et du _Pompée_, que le _Formidable_, en s'échouant, avait
+découvert à ses feux. Le _Desaix_, profitant de cette position, lâche
+une première bordée au _Pompée_, qu'il maltraite au point de lui faire
+abattre son pavillon; puis dirige tous ses coups sur l'_Hannibal_. Ses
+boulets, rasant les flancs de notre vaisseau amiral le _Formidable_,
+vont porter sur l'_Hannibal_ un affreux ravage. Celui-ci, ne pouvant
+plus tenir, amène aussi son pavillon. C'étaient par conséquent deux
+vaisseaux anglais sur six, réduits à se rendre. Les quatre autres, à
+force de manoeuvres, étaient rentrés en ligne, et assez pour combattre à
+bonne portée le _Desaix_ et l'_Indomptable_. Le _Desaix_, avant de
+s'échouer, leur avait fait tête, tandis que l'_Indomptable_ et la
+frégate la _Muiron_, en se retirant lentement vers la côte, leur
+répondaient par un feu bien dirigé. Ces deux derniers bâtiments étaient
+venus se placer sous la batterie de l'île Verte, dont quelques soldats
+français débarqués dirigeaient l'artillerie.
+
+Le combat durait depuis plusieurs heures, avec la plus grande énergie.
+L'amiral Saumarez, ayant perdu deux vaisseaux sur six, et n'espérant
+plus aucun résultat de cette action, car pour aborder les Français de
+plus près il aurait fallu courir la chance de s'échouer avec eux,
+donna le signal de la retraite, nous laissant l'_Hannibal_, mais
+voulant nous enlever le _Pompée_, qui, tout démâté, restait immobile
+sur le champ de bataille. L'amiral Saumarez avait fait venir de
+Gibraltar des embarcations, qui réussirent à remorquer la carcasse du
+_Pompée_, que nos vaisseaux échoués ne pouvaient plus reprendre.
+L'_Hannibal_ nous resta.
+
+[En marge: Beaux résultats du combat d'Algésiras.]
+
+Tel fut ce combat d'Algésiras, où trois vaisseaux français
+combattirent contre six anglais, en détruisirent deux, et sur les deux
+en gardèrent un prisonnier. Les Français étaient remplis de joie,
+quoiqu'ils eussent essuyé des pertes sensibles. Le capitaine Lalonde,
+du _Formidable_, était tué; Moncousu, capitaine de l'_Indomptable_,
+était mort glorieusement. Nous comptions environ 200 morts et 300
+blessés, en tout 500 officiers et marins hors de combat, sur 2 mille
+qui montaient l'escadre. Mais les Anglais avaient eu 900 hommes
+atteints par le feu; leurs vaisseaux étaient criblés.
+
+[En marge: Péril de Linois au mouillage d'Algésiras.]
+
+Quelque glorieuse que fût cette action, tout n'était pas fini. Il
+fallait, dans l'état de délabrement où se trouvaient nos vaisseaux, se
+tirer du mouillage d'Algésiras. L'amiral Saumarez, furieux, jurant de
+se venger dès que Linois quitterait son asile pour se rendre à Cadix,
+faisait de grands préparatifs. Il employait les vastes ressources du
+port de Gibraltar à remettre sa division en état de combattre, et
+préparait même des brûlots, résolu à incendier au moins les vaisseaux
+français, s'il ne pouvait les attirer en pleine mer. L'amiral Linois
+n'avait, pour réparer ses avaries, que les ressources à peu près
+nulles d'Algésiras. L'arsenal de Cadix, à la vérité, se trouvait près
+de là; mais il était peu aisé d'en tirer des matières par mer à cause
+des Anglais, par terre à cause de la difficulté des transports; et
+cependant les hautes manoeuvres des vaisseaux français étaient
+détruites, plusieurs de leurs grands mâts se trouvaient ou coupés, ou
+fortement endommagés. L'amiral Linois fit de son mieux pour se mettre
+en mesure de reprendre la mer. C'est à peine si on avait de quoi
+panser les blessés. Il avait fallu que les consuls français des ports
+voisins amenassent en poste des médecins et des médicaments.
+
+[En marge: L'escadre franco-espagnole de Cadix sort pour venir au
+secours de la division Linois à Algésiras.]
+
+Il y avait en ce moment à Cadix l'escadre espagnole venue du Ferrol,
+plus les six vaisseaux donnés à la France, et équipés à la hâte par
+l'amiral Dumanoir. La force de ces deux divisions, sous le rapport du
+nombre, était fort rassurante sans doute; mais la marine espagnole,
+toujours digne, par sa bravoure, de l'illustre nation à laquelle elle
+appartenait, se ressentait de la négligence générale, qui paralysait
+toutes les ressources de la monarchie. La division de l'amiral
+français Dumanoir, à peine équipée avec des marins de toute origine,
+ne pouvait pas inspirer une grande confiance. Aucun des vaisseaux qui
+la composaient ne valait ceux de la division Linois, exercés par de
+longues croisières, exaltés par leur dernière victoire.
+
+Il fallut de vives instances pour décider l'amiral Massarédo,
+commandant à Cadix, et de fort mauvaise volonté pour nous, à venir au
+secours de l'amiral Linois. Le 9 juillet (20 messidor) il détacha
+l'amiral Moreno, excellent officier, plein de bravoure et
+d'expérience, et le dirigea sur Algésiras, avec les cinq vaisseaux
+espagnols tirés du Ferrol, avec un des six vaisseaux donnés à
+Dumanoir, le _Saint-Antoine_, avec trois frégates. Cette escadre
+portait le matériel destiné à la division Linois. Elle fut rendue dans
+une journée au mouillage d'Algésiras.
+
+[En marge: Le 12 juillet, la division de secours, jointe à la division
+Linois, quitte Algésiras pour Cadix.]
+
+On travailla jour et nuit à réparer les trois vaisseaux qui avaient
+livré un combat si glorieux. Ces trois vaisseaux s'étaient trouvés à
+flot à la première marée. On refit leur gréement le mieux, et le plus
+tôt possible; on leur composa des mâts de hune avec des mâts de
+perroquet, et le 12 au matin ils étaient prêts à tenir la mer. On se
+donna les mêmes soins pour le vaisseau l'_Hannibal_, qui avait été
+pris sur les Anglais, et qu'on voulait aussi transférer à Cadix.
+
+Le 12 au matin, l'escadre combinée appareilla, par un vent
+d'est-nord-est, qui la poussa hors de la baie d'Algésiras, dans le
+détroit. Elle marchait en ordre de bataille, les deux plus gros
+vaisseaux espagnols, le _San-Carlos_ et le _Saint-Herménégilde_, qui
+étaient de 112 canons, formant l'arrière-garde. Les deux amiraux
+étaient, suivant l'usage de la marine espagnole, montés sur une
+frégate. C'était la _Sabine_. Vers la chute du jour, les vents
+tombèrent. On ne voulut pas rentrer au mouillage d'Algésiras, parce
+que cette position était dangereuse à prendre, en présence d'une
+division ennemie, et que de plus il fallait craindre l'arrivée des
+renforts, attendus à chaque instant par l'escadre anglaise. On se
+décida cependant à laisser en arrière l'_Hannibal_, qui ne pouvait
+plus marcher, quoique remorqué par la frégate l'_Indienne_. On le
+renvoya au mouillage d'Algésiras. L'escadre combinée se mit en panne,
+espérant que dans le courant de la nuit les vents reprendraient
+quelque force. L'amiral Saumarez avait, de son côté, ordonné de mettre
+à la voile. Il avait perdu l'_Hannibal_; le _Pompée_ était désormais
+hors de service; il n'avait donc plus que quatre des six vaisseaux qui
+avaient combattu à Algésiras. Mais il avait été rejoint par le
+_Superbe_, ce qui lui formait une division de cinq vaisseaux, outre
+plusieurs frégates et quelques bâtiments légers pourvus de matières
+incendiaires. Il avait poussé l'acharnement jusqu'à placer sur ses
+vaisseaux des fourneaux à rougir les boulets. Quoiqu'il n'eût que cinq
+grands bâtiments, et que les alliés en eussent neuf, il voulait tout
+braver pour réparer l'échec humiliant d'Algésiras, et s'épargner un
+redoutable jugement de l'Amirauté anglaise. Il suivait à très-petite
+distance l'escadre franco-espagnole, attendant le moment de se jeter
+sur l'arrière-garde, s'il en trouvait l'occasion.
+
+[En marge: Combat d'arrière-garde entre la flotte anglaise et la
+flotte franco-espagnole.]
+
+[En marge: Une erreur de nuit met aux prises les deux vaisseaux
+espagnols le _Sans Carlos_ et le _Saint-Herménégilde_.]
+
+[En marge: Ces deux vaisseaux sautent en l'air.]
+
+Vers le milieu de la nuit le vent avait fraîchi, et l'escadre combinée
+se dirigeait de nouveau vers Cadix. Son ordre de marche était un peu
+changé. L'arrière-garde était formée par trois vaisseaux, rangés sur
+une seule ligne, le _San-Carlos_ à droite, le _Saint-Herménégilde_ au
+milieu, et le _Saint-Antoine_, vaisseau de 74 devenu français, à
+gauche. Ils marchaient ainsi à côté les uns des autres, séparés par
+une très-petite distance. L'obscurité était profonde. L'amiral
+Saumarez enjoignit au _Superbe_, excellent marcheur, de forcer de
+voiles, et d'attaquer notre arrière-garde. Le _Superbe_ eut bientôt
+joint la flotte franco-espagnole. Il avait éteint ses feux, pour être
+moins aperçu. Se plaçant un peu en arrière du _San-Carlos_, et par
+côté, il lui envoya toute sa bordée; puis, continuant sans relâche, il
+lui en envoya une seconde, une troisième, en tirant à boulets rouges.
+Le feu prit aussitôt à bord du _San-Carlos_. Le _Superbe_, s'en
+apercevant, s'arrêta, et, diminuant sa voilure, se tint à quelque
+distance. Le _San-Carlos_, en proie aux flammes, manoeuvré avec
+confusion, tomba sous le vent, et au lieu de rester en ligne, se
+trouva bientôt en arrière de ses deux voisins. Il tirait dans toutes
+les directions; ses boulets arrivèrent au _Saint-Herménégilde_, qui,
+le prenant pour la tête de la colonne anglaise, lui envoya tout son
+feu. Alors une affreuse erreur s'empara des deux équipages espagnols,
+qui se prirent pour ennemis. Ils s'abordèrent avec fureur, et
+s'approchant jusqu'à mêler leurs vergues, engagèrent un combat
+opiniâtre. L'incendie, devenu plus violent sur le _San-Carlos_, se
+communiqua bientôt au _Saint-Herménégilde_, et ces deux vaisseaux,
+dans cet état, continuèrent à se canonner avec violence. Les escadres
+opposées étaient également dans les ténèbres et l'ignorance de ce qui
+se passait; et, sauf le _Superbe_, qui devait comprendre cette funeste
+méprise, puisqu'il en était l'auteur, aucun bâtiment n'osait
+approcher, ne sachant lequel était espagnol ou anglais, lequel il
+fallait secourir ou attaquer. Le vaisseau français le _Saint-Antoine_
+s'était éloigné de ce voisinage dangereux. Bientôt l'embrasement
+devint immense, et jeta sur la mer une sinistre lueur. Il paraît que
+l'illusion funeste qui armait ces braves Espagnols les uns contre les
+autres, fut alors dissipée, mais trop tard; le _San-Carlos_ sauta en
+l'air avec un fracas épouvantable. Quelques instants après le
+_Saint-Herménégilde_ sauta aussi, et répandit la terreur dans les deux
+escadres, qui ne savaient à qui arrivait ce désastre.
+
+Le _Superbe_, voyant le _Saint-Antoine_ séparé des deux autres, se
+dirigea vers lui, et l'attaqua hardiment. Ce vaisseau, récemment armé,
+se défendit sans l'ordre et le sang-froid, qui sont indispensables
+pour mouvoir ces vastes machines de guerre. Il fut horriblement
+maltraité, et deux nouveaux adversaires, le _César_, le _Vénérable_,
+accourant à l'instant, rendirent sa défaite inévitable. Il amena son
+pavillon après avoir été ravagé.
+
+[En marge: Prise du _Saint-Antoine_ par les Anglais.]
+
+L'amiral Saumarez s'était cruellement vengé, sans beaucoup de gloire
+pour lui, mais avec un grand dommage pour la flotte espagnole. Les
+deux amiraux Linois et Moreno, montés sur la _Sabine_, s'étaient tenus
+le plus près possible de cette scène affreuse. Ne pouvant, au milieu
+de l'obscurité, ni distinguer ce qui se passait, ni donner un ordre à
+propos, ils étaient en proie aux plus vives inquiétudes. Au point du
+jour, ils se trouvaient à quelque distance de Cadix, avec leur escadre
+ralliée, mais diminuée de trois vaisseaux, le _San Carlos_ et le
+_Saint-Herménégilde_ qui avaient sauté, le _Saint-Antoine_ qui avait
+été pris.
+
+[Illustration: Beau fait d'armes du capitaine Troude.]
+
+[En marge: Combat du capitaine Troude, montant le _Formidable_, contre
+trois vaisseaux et une frégate.]
+
+Un quatrième vaisseau de la flotte combinée était demeuré en arrière,
+c'était le _Formidable_, vaisseau amiral de Linois, qui s'était
+couvert de gloire au combat d'Algésiras, mais qui se ressentait des
+coups reçus dans cette journée. Privé d'une partie de sa voilure,
+marchant lentement, voisin d'ailleurs des deux vaisseaux embrasés, et
+redoutant les funestes méprises de la nuit, il s'était tenu en
+arrière, ne croyant pouvoir être utile à aucun des combattants. C'est
+ainsi qu'il s'était trouvé un peu séparé de l'escadre. Aperçu le matin
+dans son isolement, il fut enveloppé par les Anglais, et attaqué par
+une frégate et trois vaisseaux. L'amiral Linois, ayant passé à bord de
+la frégate la _Sabine_, avait laissé à l'un de ses lieutenants, le
+capitaine Troude, le commandement du _Formidable_. Cet habile et
+vaillant officier, jugeant avec une rare présence d'esprit, que, s'il
+voulait se sauver à force de voiles, il serait devancé par des
+vaisseaux qui étaient mieux gréés que le sien, résolut de chercher son
+salut dans une bonne manoeuvre, et dans un combat vigoureux. Son
+équipage partageait ses sentiments, et personne ne voulait perdre les
+lauriers d'Algésiras. C'étaient de vieux matelots, exercés par une
+longue navigation, et ayant l'habitude de la guerre, plus nécessaire
+encore sur mer que sur terre. Leur digne capitaine Troude n'attend pas
+que les adversaires qui le poursuivent soient tous réunis contre le
+_Formidable_, il va droit à celui qui était le plus près placé,
+c'était la frégate la _Tamise_. Il s'approche, et dirige sur elle un
+feu supérieur et terrible, qui la dégoûte bientôt de cette lutte
+inégale. Après elle, venait à toutes voiles, le _Vénérable_, vaisseau
+anglais de 74. Le capitaine Troude, se sentant encore supérieur à
+celui-ci (le _Formidable_ était un vaisseau de 80), l'attend pour le
+combattre, tandis que les deux autres vaisseaux anglais, cherchant à
+le gagner de vitesse, vont fermer le chemin de Cadix. Manoeuvrant
+habilement, il présente son redoutable flanc, armé de canons, à la
+proue dégarnie de feux du _Vénérable_, et, joignant à la supériorité
+de son artillerie l'avantage de la manoeuvre, il le crible de boulets,
+lui abat d'abord un mât, puis un second, puis un troisième, et, après
+l'avoir rasé comme un ponton, le perce encore à fleur d'eau de
+plusieurs coups dangereux, qui l'exposent au péril prochain de couler
+à fond. Ce malheureux navire, horriblement maltraité, excite les
+alarmes du reste de la division anglaise. La frégate la _Tamise_
+revient pour lui porter secours; les deux autres vaisseaux anglais qui
+avaient cherché à se placer entre Cadix et le _Formidable_,
+rebroussent aussitôt chemin. Ils veulent à la fois sauver l'équipage
+du _Vénérable_, qui craignait de couler bas, et accabler le vaisseau
+français qui faisait une si belle résistance. Celui-ci, confiant dans
+sa manoeuvre et sa bonne fortune, leur lâche coup sur coup les bordées
+les plus rapides et les mieux dirigées; il les décourage, et les
+renvoie au secours du _Vénérable_, prêt à sombrer si on ne venait
+s'occuper activement de son salut.
+
+Le brave capitaine Troude, débarrassé de ses nombreux ennemis,
+s'achemine triomphalement vers le port de Cadix. Une partie de la
+population espagnole, attirée par la canonnade et les explosions de la
+nuit, était accourue sur le rivage. Elle avait vu le péril et le
+triomphe du vaisseau français, et malgré une douleur bien naturelle,
+car le malheur des deux vaisseaux espagnols était connu, elle poussait
+des acclamations à l'aspect du _Formidable_, rentrant victorieux dans
+la rade.
+
+[En marge: Résultat de ces combats.]
+
+Les Anglais ne pouvaient nous disputer la gloire de ces combats; et
+quant aux dommages matériels, ils étaient partagés également. Si les
+Français avaient perdu un vaisseau, et les Espagnols deux, les Anglais
+avaient laissé en notre pouvoir un vaisseau, et en avaient eu deux
+maltraités au point de ne pouvoir plus servir. Sans un accident de
+nuit, ils auraient pu être considérés comme tout à fait battus, dans
+ces différentes rencontres. Le combat d'Algésiras, et la rentrée du
+_Formidable_, étaient au nombre des plus beaux faits d'armes connus
+dans les annales de la marine. Mais les Espagnols étaient tristes,
+car, quoique leur amiral Moreno se fût bien conduit, ils n'étaient pas
+dédommagés, par une action brillante, de la perte du _San-Carlos_ et
+du _Saint-Herménégilde_.
+
+Cependant les événements du Portugal leur offraient une consolation.
+Nous avons laissé le prince de la Paix s'apprêtant à commencer la
+guerre du Portugal, à la tête des forces combinées des deux nations,
+dans le dessein, déjà longuement exposé, d'influer sur les
+négociations de Londres.
+
+[En marge: Marche des Espagnols en Portugal.]
+
+[En marge: Les Portugais rendent les armes. On négocie à Badajos.]
+
+D'après le plan convenu, les Espagnols devaient opérer sur la gauche
+du Tage, et les Français sur la droite. Trente mille Espagnols étaient
+réunis en avant de Badajos, sur la frontière de l'Alentejo. Quinze
+mille Français marchaient, par Salamanque, sur le Tras-os-Montes.
+Grâce à des efforts précipités, à des emprunts sur le clergé, et au
+sacrifice de tous les services, on avait pourvu à l'équipement des
+trente mille Espagnols. Mais le train d'artillerie était fort en
+arrière. Toutefois le prince de la Paix, comptant avec raison sur
+l'effet moral de la réunion des Français et des Espagnols, voulut
+brusquer les hostilités, et se hâter de cueillir les premiers
+lauriers. Il tenait à remporter tout l'honneur de cette campagne, et
+voulait se réserver les Français, uniquement comme ressource en cas
+de revers. On pouvait laisser une telle satisfaction au prince de la
+Paix. Les Français, dans le moment, ne couraient pas après la gloire,
+mais après les résultats utiles; et ces résultats consistaient à
+occuper une ou deux provinces du Portugal, pour avoir de nouveaux
+gages contre l'Angleterre. Bien que la guerre parût facile, il y avait
+cependant un danger à craindre, c'est qu'elle devînt nationale de la
+part des Portugais. La haine de ceux-ci contre les Espagnols aurait pu
+produire ce résultat fâcheux, si l'approche des Français, placés à
+quelques marches en arrière, n'avait fait tomber toutes les velléités
+de résistance. Le prince de la Paix se hâta donc de passer la
+frontière, et d'aborder les places du Portugal avec de l'artillerie de
+campagne, à défaut d'artillerie de siége. Il occupa sans difficulté
+Olivença et Jurumenha. Mais les garnisons d'Elvas et de Campo-Mayor se
+renfermèrent dans leurs murs, et firent mine de se défendre. Le prince
+de la Paix ordonna de les bloquer, et, pendant ce temps, il marcha
+au-devant de l'armée portugaise, commandée par le duc d'Alafoëns. Les
+Portugais ne tinrent nulle part, et s'enfuirent vers le Tage. Les
+places bloquées ouvrirent alors leurs portes. Campo-Mayor fit sa
+reddition; on entreprit le siége en règle d'Elvas, avec un parc arrivé
+de Séville. Le prince de la Paix suivit triomphalement l'ennemi,
+traversa rapidement Azumar, Alegrete, Portalegre, Castello-de-Vide,
+Flor-de-Rosa, et arriva enfin sur le Tage, derrière lequel les
+Portugais s'empressèrent de chercher asile. Il avait réussi à se
+rendre maître de la presque totalité de la province d'Alentejo. Les
+Français n'avaient pas encore franchi la frontière du Portugal, et il
+était évident que si les Espagnols seuls avaient obtenu de tels
+résultats, les Espagnols et les Français, réunis, devaient être en
+très-peu de jours maîtres de Lisbonne et d'Oporto. La cour de
+Portugal, qui avait toujours refusé de croire que l'attaque dirigée
+contre elle fût sérieuse, voyant aujourd'hui ce qui arrivait, se hâta
+de faire sa soumission, et d'envoyer M. Pinto de Souza au
+quartier-général espagnol, pour accepter toutes les conditions qu'il
+plairait aux deux armées combinées de lui imposer. Le prince de la
+Paix, voulant rendre ses maîtres témoins de sa gloire, fit venir le
+roi et la reine d'Espagne à Badajos, pour distribuer des récompenses à
+l'armée, et tenir une sorte de congrès. Ainsi cette cour, jadis si
+grande, aujourd'hui déshonorée par une reine dissolue, par un favori
+incapable et tout-puissant, cherchait à se donner l'illusion des
+grandes affaires. Lucien Bonaparte avait suivi le roi et la reine à
+Badajos. Tels étaient les événements à la fin de juin, et au
+commencement de juillet.
+
+Les combats d'Algésiras et de Cadix, qui étaient faits pour rendre
+confiance à notre marine, la courte campagne du Portugal, qui prouvait
+l'influence décisive du Premier Consul sur la Péninsule, et le pouvoir
+qu'il avait de traiter le Portugal comme Naples, la Toscane ou la
+Hollande, compensaient jusqu'à un certain point les événements connus
+de l'Égypte. On ne savait d'ailleurs ni la bataille de Canope, ni la
+capitulation déjà signée du Kaire, ni la capitulation désormais
+inévitable d'Alexandrie. Les nouvelles de mer ne se transmettaient pas
+alors avec la même rapidité qu'aujourd'hui; il fallait un mois au
+moins, quelquefois davantage, pour connaître à Marseille un événement
+arrivé sur le Nil. On ne savait des affaires d'Égypte que le
+débarquement des Anglais, leurs premiers combats sur la plage
+d'Alexandrie; on ne se faisait aucune idée de ce qui avait suivi, et
+on était dans le plus grand doute sur le résultat définitif de la
+lutte. Le poids dont la France pesait dans la balance des
+négociations, n'était donc en rien diminué; il s'accroissait au
+contraire de l'influence qu'elle acquérait de jour en jour en Europe.
+
+[En marge: Influence de la France en Europe depuis la paix de
+Lunéville.]
+
+[En marge: Nouvelle activité imprimée aux négociations de Londres.]
+
+Le traité de Lunéville portait en effet ses inévitables conséquences.
+L'Autriche désarmée, et désormais impuissante à tous les yeux,
+laissait un libre cours à nos projets. La Russie, depuis la mort de
+Paul Ier et l'avénement d'Alexandre, n'était plus, il est vrai,
+disposée à des actes énergiques contre l'Angleterre, mais pas
+davantage à résister aux desseins de la France en Occident. Aussi le
+Premier Consul ne prenait-il plus aucune peine de cacher ses vues. Il
+venait de convertir, par un simple arrêté, le Piémont en départements
+français, sans paraître s'inquiéter des réclamations du négociateur
+russe. Il avait déclaré, quant à Naples, que le traité de Florence
+resterait la loi imposée à cette cour. Gênes venait de lui soumettre
+sa constitution, afin qu'il y apportât certains changements, destinés
+à rendre plus forte l'autorité du pouvoir exécutif. La République
+Cisalpine, composée de la Lombardie, du duché de Modène et des
+légations, constituée une première fois par le traité de Campo-Formio,
+une seconde fois par le traité de Lunéville, s'organisait de nouveau
+en État allié, et dépendant de la France. La Hollande, à l'exemple de
+la Ligurie, soumettait sa constitution au Premier Consul, pour y
+donner plus de force au gouvernement, espèce de réforme qui s'opérait,
+en ce moment, dans toutes les républiques filles de la République
+française. Enfin les petits négociateurs, qui naguère encore
+cherchaient un appui auprès de M. de Kalitcheff, l'orgueilleux
+ministre de Paul Ier, en étaient aujourd'hui aux regrets d'avoir
+recherché ce protectorat, et demandaient à la faveur seule du Premier
+Consul l'amélioration de leur condition. C'étaient surtout les
+représentants des princes d'Allemagne, qui montraient à cet égard le
+plus grand empressement. Le traité de Lunéville avait posé le principe
+de la sécularisation des États ecclésiastiques, et du partage de ces
+États entre les princes héréditaires. Toutes les ambitions étaient
+mises en éveil par ce futur partage. Les grandes comme les petites
+puissances aspiraient à obtenir la meilleure part. L'Autriche, la
+Prusse, quoiqu'elles eussent perdu bien peu de chose à la gauche du
+Rhin, voulaient participer aux indemnités promises. La Bavière, le
+Wurtemberg, Baden, la maison d'Orange, assiégeaient de leurs instances
+le nouveau chef de la France, parce que, partie principale au traité
+de Lunéville, il devait avoir la plus grande influence sur l'exécution
+de ce traité. La Prusse elle-même, représentée à Paris par M. de
+Lucchesini, ne dédaignait pas de descendre au rôle de solliciteuse, et
+de relever par ses sollicitations le pouvoir du Premier Consul. Ainsi
+les six mois écoulés depuis la signature donnée à Lunéville, quoique
+marqués par des revers en Égypte, revers, il est vrai, imparfaitement
+connus en Europe, avaient vu croître l'ascendant du gouvernement
+français, car le temps ne faisait que rendre sa puissance plus
+évidente et plus effective. Cet ensemble de circonstances devait
+influer sur la négociation de Londres, qu'on avait laissée languir un
+moment, mais que, d'un commun accord, on allait reprendre avec une
+activité nouvelle, par une singulière conformité de pensées chez les
+deux gouvernements. Le Premier Consul, en voyant les premiers actes de
+Menou, avait jugé la campagne perdue, et il voulait, avant le
+dénoûment qu'il devinait, signer un traité à Londres. Les ministres
+anglais, incapables de prévoir comme lui le résultat des événements,
+craignaient néanmoins quelque coup de vigueur de cette armée d'Égypte,
+si renommée par sa vaillance, et voulaient profiter d'une première
+apparence de succès pour traiter: de manière qu'après avoir été
+d'accord pour temporiser, on était maintenant d'accord pour conclure.
+
+Mais, avant de nous engager de nouveau dans le dédale de cette vaste
+négociation, où les plus grands intérêts de l'univers allaient être
+débattus, il faut rapporter un événement qui occupait, en cet
+instant, la curiosité de Paris, et qui complète le singulier spectacle
+que présentait alors la France consulaire.
+
+[En marge: Les infants d'Espagne à Paris.]
+
+Les infants de Parme, destinés à régner sur la Toscane, avaient quitté
+Madrid, au moment où leur royale famille partait pour Badajos, et ils
+venaient d'arriver à la frontière des Pyrénées. Le Premier Consul
+avait tenu beaucoup à leur faire traverser Paris, avant de les envoyer
+à Florence, prendre possession du nouveau trône d'Étrurie. Tous les
+contrastes plaisaient à l'imagination vive et grande du général
+Bonaparte. Il aimait cette scène vraiment romaine, d'un roi fait par
+lui, de ses mains républicaines; il aimait surtout à montrer qu'il ne
+craignait pas la présence d'un Bourbon, et que sa gloire le mettait
+au-dessus de toute comparaison avec l'antique dynastie, dont il
+occupait la place. Il aimait aussi, aux yeux du monde, à étaler dans
+ce Paris, tout récemment encore le théâtre d'une révolution sanglante,
+une pompe, une élégance dignes des rois. Tout cela devait marquer
+mieux encore quel changement subit s'était opéré en France, sous son
+gouvernement réparateur.
+
+Cette prévoyance attentive et minutieuse, qu'il savait apporter dans
+une grande opération militaire, il ne dédaignait pas de la déployer
+dans ces représentations d'apparat, où devaient figurer sa personne et
+sa gloire. Il tenait à régler les moindres détails, à pourvoir à
+toutes les convenances, à mettre chaque chose à sa place; et cela
+était nécessaire dans un ordre social entièrement nouveau, créé sur
+les débris d'un monde détruit. Tout y était à refaire, jusqu'à
+l'étiquette, et il en faut une, même dans les républiques.
+
+[En marge: Le roi et la reine d'Étrurie reçus sous le titre du comte
+et de la comtesse de Livourne.]
+
+Les trois Consuls délibérèrent assez longuement sur la manière dont le
+roi et la reine d'Étrurie seraient reçus en France, et sur le
+cérémonial qui serait observé à leur égard. Pour prévenir beaucoup de
+difficultés, il fut convenu qu'on les recevrait sous le nom emprunté
+du comte et de la comtesse de Livourne, et qu'on les traiterait comme
+des hôtes illustres, ainsi qu'on avait fait dans le dernier siècle à
+l'égard du jeune czar, depuis Paul Ier, et de l'empereur d'Autriche,
+Joseph II. On supprimait ainsi, au moyen de l'_incognito_, les
+embarras qu'aurait suscités la qualité officielle de roi et de reine.
+Les ordres furent donnés en conséquence sur toute la route, aux
+autorités civiles et militaires des départements.
+
+La nouveauté charme les peuples dans tous les temps. C'en était une,
+et des plus surprenantes, qu'un roi et qu'une reine, après douze
+années d'une révolution, qui avait renversé, ou menacé tant de trônes:
+c'en était une surtout, bien flatteuse pour le peuple français, car ce
+roi et cette reine étaient l'ouvrage de ses victoires. Partout de vifs
+transports éclatèrent à la vue des infants. Ils furent reçus avec des
+égards et des respects infinis. Aucun désagrément ne put leur faire
+sentir qu'ils voyageaient au milieu d'un pays naguère bouleversé de
+fond en comble. Les royalistes, que rien ne flattait dans cette
+oeuvre monarchique de la Révolution française, furent les seuls à
+saisir l'occasion de montrer quelque malice. Au théâtre de Bordeaux
+ils crièrent avec violence et affectation: _Vive le roi!_ on répondit
+par ce cri: _À bas les rois!_
+
+Le Premier Consul modéra lui-même, par des lettres émanées de son
+cabinet, le zèle un peu excessif des préfets, et ne voulut pas qu'on
+fît de cette apparition royale un trop grand événement. Ces jeunes
+princes arrivèrent à Paris en juin, pour y passer un mois entier. Ils
+devaient loger chez l'ambassadeur d'Espagne. Le Premier Consul,
+quoique simple magistrat temporaire d'une république, représentait la
+France: devant cette prérogative tombaient tous les priviléges du sang
+royal. Il fut convenu que les deux jeunes majestés, prévenant le
+Premier Consul, lui feraient la première visite, et qu'il la leur
+rendrait le lendemain. Le second et le troisième Consul, qui ne
+pouvaient pas se dire au même degré les représentants de la France,
+durent faire la première visite aux infants. Ainsi se trouvait
+rétablie, quant à ceux-ci, la distance de la naissance et du rang. Le
+lendemain même de leur arrivée, le comte et la comtesse de Livourne
+furent conduits à la Malmaison par l'ambassadeur d'Espagne, comte
+d'Azara. Le Premier Consul les reçut à la tête de cette maison toute
+militaire, qu'il s'était composée. Le comte de Livourne, un peu
+embarrassé de sa contenance, se jeta naïvement dans les bras du
+Premier Consul, qui, de son côté, le serra dans les siens. Il traita
+ces jeunes époux avec une bonté paternelle, et des égards délicats,
+mais au travers desquels perçaient néanmoins toutes les supériorités
+de la puissance, de la gloire et de l'âge. Le lendemain, le Premier
+Consul leur rendit visite à l'hôtel de l'ambassadeur. Les consuls
+Cambacérès et Lebrun accomplirent de leur côté les devoirs prescrits,
+et obtinrent des jeunes princes les témoignages qui leur étaient dus.
+
+[En marge: Divers manières d'interpréter la présence à Paris des
+princes d'Espagne.]
+
+Le Premier Consul devait, à l'Opéra, présenter le comte et la comtesse
+de Livourne au public de Paris. Le jour convenu pour cette
+présentation, il se trouva indisposé. Le consul Cambacérès le suppléa,
+et conduisit les infants à l'Opéra. Entré dans la loge des Consuls, il
+prit le comte de Livourne par la main, et le présenta au public, qui
+répondit par des applaudissements unanimes, mais sans aucune intention
+malicieuse ou blessante. Cependant les oisifs, habitués à s'épuiser en
+interprétations subtiles à l'occasion des événements les plus
+ordinaires, interprétaient de cent façons le voyage à Paris des
+princes d'Espagne. Ceux qui ne cherchaient que le plaisir des bons
+mots, disaient que le consul Cambacérès venait de présenter les
+Bourbons à la France. Les royalistes, qui s'obstinaient à espérer du
+général Bonaparte ce qu'il ne pouvait ni ne voulait faire,
+prétendaient que c'était de sa part une manière de préparer les
+esprits au retour de l'ancienne dynastie. Les républicains, au
+contraire, disaient qu'il voulait, par ces pompes royales, habituer la
+France au rétablissement de la monarchie, mais à son propre profit.
+
+[En marge: Fêtes brillantes données au comte et à la comtesse de
+Livourne.]
+
+Les ministres eurent ordre de prodiguer les fêtes aux princes
+voyageurs. M. de Talleyrand n'avait pas besoin qu'on lui en intimât
+l'ordre. Modèle du goût et de l'élégance sous l'ancien régime, il
+l'était à bien plus juste titre sous le nouveau, et il donna au
+château de Neuilly une fête magnifique, où la plus belle société de
+France accourut, où figurèrent des noms depuis long-temps écartés des
+cercles de la capitale. La nuit, au milieu d'une illumination
+brillante, la ville de Florence apparut tout à coup, représentée avec
+un art surprenant. Le peuple toscan, dansant et chantant sur la
+célèbre place du _Palazzo Vecchio_, offrit des fleurs aux jeunes
+souverains, et des couronnes triomphales au Premier Consul. Cette
+magnificence avait coûté des sommes considérables. C'était la
+prodigalité du Directoire, mais avec l'élégance d'un autre temps, et
+cette décence toute nouvelle, qu'un maître sévère s'efforçait
+d'imprimer aux moeurs de la France révolutionnaire. Le ministre de la
+guerre se joignit au ministre des affaires étrangères, et donna une
+fête militaire, consacrée à célébrer l'anniversaire de la bataille de
+Marengo. Le ministre de l'intérieur, les second et troisième Consuls,
+s'appliquèrent aussi à recevoir magnifiquement les princes voyageurs,
+et pendant un mois entier la capitale présenta l'aspect d'une
+réjouissance continuelle. Le Premier Consul ne voulait cependant pas
+que les infants assistassent aux solennités républicaines du mois de
+juillet, et il fit les dispositions nécessaires pour qu'ils eussent
+quitté Paris avant l'anniversaire du 14 juillet.
+
+Au milieu de ces représentations brillantes, il avait essayé de
+donner quelques conseils au couple royal, qui allait régner sur la
+Toscane. Mais il fut frappé de l'incapacité du jeune prince, qui,
+lorsqu'il était à la Malmaison, se livrait dans le salon des
+aides-de-camp à des jeux dignes tout au plus d'un adolescent. La
+princesse parut seule intelligente, et attentive aux conseils du
+Premier Consul. Ce dernier augura mal de ces nouveaux souverains,
+donnés à une partie de l'Italie, et comprit bien qu'il aurait à se
+mêler souvent des affaires de leur royaume.--Vous voyez, dit-il assez
+publiquement à plusieurs membres du gouvernement, vous voyez ce que
+sont ces princes, issus d'un vieux sang, et surtout ceux qui ont été
+élevés dans les cours du Midi. Comment leur confier le gouvernement
+des peuples! Du reste, il n'est pas mal d'avoir montré à la France cet
+échantillon des Bourbons. On aura pu juger si ces anciennes dynasties
+sont au niveau des difficultés d'un siècle comme le nôtre.--Tout le
+monde, en effet, en voyant le jeune prince, avait fait la même
+remarque que le Premier Consul. Le général Clarke fut donné pour
+mentor à ces jeunes souverains, sous le titre de ministre de France
+auprès du roi d'Étrurie.
+
+[En marge: Reprise des négociations de Londres.]
+
+[En marge: Motifs de toutes les classes en Angleterre pour désirer la
+paix.]
+
+Au milieu de ce vaste mouvement d'affaires, au milieu de ces fêtes,
+qui elles-mêmes étaient presque des affaires, le grand ouvrage de la
+paix maritime n'avait point été négligé. Les négociations entamées à
+Londres, entre lord Hawkesbury et M. Otto, étaient devenues publiques.
+On se cachait moins depuis qu'on était pressé d'en finir. Comme nous
+l'avons dit ailleurs, au désir de temporiser avait succédé le désir
+de conclure, car le Premier Consul augurait mal des événements qui se
+passaient aux bords du Nil, et le gouvernement britannique craignait
+toujours un exploit inattendu de la part de l'armée d'Égypte. Le
+nouveau ministère anglais surtout voulait la paix, parce qu'elle était
+la seule raison de son existence. Si, en effet, la guerre devait
+continuer, M. Pitt valait beaucoup mieux que M. Addington, à la tête
+des affaires. Tous les événements survenus, soit dans le Nord, soit en
+Orient, bien qu'ils eussent amélioré la situation relative de
+l'Angleterre, leur semblaient des moyens de faire une paix meilleure,
+plus facile à défendre dans le Parlement, mais non des motifs de la
+désirer moins. Ils regardaient au contraire l'occasion comme bonne, et
+ne voulaient pas imiter la faute, tant reprochée à M. Pitt, de n'avoir
+pas traité avant Marengo et Hohenlinden. Le roi d'Angleterre, ainsi
+qu'on l'a vu, était revenu aux idées pacifiques, par estime pour le
+Premier Consul, et même par un peu d'humeur contre M. Pitt. Le peuple,
+opprimé par la disette, amoureux de changement, espérait de la fin de
+la guerre une amélioration à son sort. Les gens raisonnables, sans
+exception, trouvaient que c'était assez de dix ans de lutte sanglante,
+qu'il ne fallait pas, en s'obstinant davantage, fournir à la France
+une occasion de s'agrandir encore. D'ailleurs on ne laissait pas que
+d'être inquiet à Londres des préparatifs de descente, aperçus le long
+des côtes de la Manche. Une seule espèce d'hommes en Angleterre, ceux
+qui se livraient aux grandes spéculations maritimes, et qui avaient
+souscrit les énormes emprunts de M. Pitt, voyant que la paix, en
+ouvrant les mers au pavillon de toutes les nations, et à celui de la
+France en particulier, leur enlèverait le monopole du commerce, et
+qu'elle ferait cesser les grandes opérations financières, avaient peu
+de penchant pour le système de M. Addington. Ils étaient tout dévoués
+à M. Pitt, et à sa politique; ils étaient encore portés pour la
+guerre, quand M. Pitt commençait lui-même à regarder la paix comme
+nécessaire. Mais ces riches spéculateurs de la Cité étaient obligés de
+se taire devant les cris du peuple et des fermiers, et surtout devant
+l'opinion unanime des hommes raisonnables de la nation.
+
+[En marge: Traité entre l'Angleterre et la Russie relativement au
+droit des neutres.]
+
+Le ministère anglais était donc résolu non-seulement à négocier, mais
+à négocier promptement, afin de pouvoir présenter le résultat de ses
+négociations, à la prochaine réunion du Parlement, c'est-à-dire à
+l'automne. On venait de traiter avec la Russie, à des conditions
+avantageuses. L'Angleterre n'avait à régler avec cette cour qu'une
+question de droit maritime. Elle avait fait quelques concessions au
+nouvel empereur, et elle en avait exigé quelques-unes aussi, que ce
+prince, jeune, inexpérimenté, pressé de satisfaire le parti qui
+l'avait placé sur le trône, plus pressé encore de se livrer
+tranquillement à ses idées de réforme intérieure, avait eu la
+faiblesse de se laisser arracher. Sur les quatre principes essentiels
+du droit maritime, soutenus par la ligue du Nord et par la France, la
+Russie en avait abandonné deux, et fait prévaloir deux. Par une
+convention signée le 17 juin, entre le vice-chancelier Panin et le
+lord Saint-Helens, on avait arrêté les stipulations suivantes.
+
+1º Les neutres pouvaient naviguer librement entre tous les ports du
+globe, même ceux des nations belligérantes. Ils pouvaient, suivant
+l'usage, y apporter tout, excepté la contrebande dite de guerre. La
+définition de cette contrebande était faite dans les intérêts russes.
+Ainsi les céréales, les matières navales, autrefois interdites aux
+neutres, n'étaient plus comprises dans la contrebande de guerre, ce
+qui était fort important pour la Russie, qui produit des chanvres, des
+goudrons, des fers, des bois de mâture, des blés. Sur ce point, l'un
+des plus importants du droit maritime, la Russie avait défendu les
+libertés du commerce général, en défendant les intérêts de son
+commerce particulier.
+
+2º Le pavillon ne couvrait pas la marchandise, à moins que cette
+marchandise n'eût été acquise pour le compte du commerçant neutre.
+Ainsi du café provenant des colonies françaises, des lingots exportés
+des colonies espagnoles, n'étaient pas saisissables, s'ils étaient
+devenus la propriété d'un Danois ou d'un Russe. Il est bien vrai que
+cette réserve sauvait, dans la pratique, une partie du commerce
+neutre; mais la Russie sacrifiait le premier principe du droit
+maritime, _le pavillon couvre la marchandise_; et ne soutenait pas le
+noble rôle qu'elle avait entrepris de jouer, sous Paul et sous
+Catherine. Cette protection du faible, si ambitionnée par elle sur le
+continent, était tristement abandonnée sur les mers.
+
+3º Les neutres, quoique pouvant naviguer librement, devaient
+s'arrêter, suivant l'usage, à l'entrée d'un port bloqué, mais _bloqué
+réellement_, avec _danger imminent de forcer le blocus_. Sous ce
+rapport, le grand principe du blocus réel était rigoureusement
+maintenu.
+
+4º Enfin le droit de visite, sujet de tant de contestations, cause
+déterminante de la dernière ligue du Nord, était entendu d'une manière
+peu honorable pour le pavillon neutre. Ainsi on n'avait jamais voulu
+admettre que des bâtiments de commerce, convoyés par un vaisseau de
+l'État, lequel attestait par sa présence leur nationalité, et surtout
+l'absence de toute contrebande à leur bord, pussent être visités. La
+dignité du pavillon militaire n'admettait pas en effet qu'un capitaine
+de vaisseau, peut-être un amiral, pussent être arrêtés par un
+corsaire, pourvu d'une simple lettre de marque. Le cabinet russe crut
+sauver la dignité du pavillon au moyen d'une distinction. Il fut
+décidé que le droit de visite, à l'égard des bâtiments de commerce
+convoyés, ne s'exercerait plus par tous les navires indistinctement,
+mais par les navires de guerre seuls. Un corsaire muni d'une simple
+lettre de marque n'avait pas le droit d'arrêter et d'interpeller un
+convoi, escorté par un vaisseau de guerre. Le droit de visite ne
+pouvait plus, par conséquent, s'exercer que d'égal à égal. Sans doute
+par ce moyen une partie de l'inconvenance était évitée, mais le fond
+du principe était sacrifié, et la chose était d'autant moins honorable
+pour la cour de Saint-Pétersbourg, que c'était celui des quatre
+principes contestés, pour lequel Copenhague venait d'être bombardé
+trois mois auparavant, et pour lequel Paul Ier avait voulu soulever
+toute l'Europe contre l'Angleterre.
+
+Ainsi la Russie avait fait prévaloir deux des grands principes du
+droit maritime, et en avait sacrifié deux. Mais l'Angleterre, il faut
+le reconnaître, avait fait des concessions, et, dans son désir
+d'obtenir la paix, s'était désistée d'une partie des orgueilleuses
+prétentions de M. Pitt. Les Danois, les Suédois, les Prussiens étaient
+invités à adhérer à cette convention.
+
+[En marge: Nouvelle proposition de lord Hawkesbury à M. Otto.]
+
+Délivrée de la Russie, ayant obtenu un premier succès en Égypte,
+l'Angleterre ne voulait tirer de cette amélioration de situation,
+qu'une paix plus prompte avec la France. Lord Hawkesbury fit appeler
+M. Otto au Foreign-Office, et le chargea de présenter au Premier
+Consul la proposition suivante. L'Égypte est en ce moment envahie par
+nos troupes, lui dit-il; de grands secours doivent leur arriver; leur
+succès est probable. Cependant la lutte n'est pas terminée, nous
+l'avouons. Faisons cesser l'effusion du sang; convenons que de part et
+d'autre nous ne chercherons pas à rester en Égypte, et que nous
+l'évacuerons pour la rendre à la Porte.
+
+À cette proposition lord Hawkesbury ajoutait la prétention de garder
+Malte; car Malte, disait-il, n'avait dû être évacuée par l'Angleterre,
+qu'en retour de l'abandon volontaire de l'Égypte par la France. Cet
+abandon étant aujourd'hui, de la part de la France, non plus une
+concession volontaire, mais une conséquence forcée des événements de
+la guerre, il n'y avait plus de raison de la payer par la restitution
+de Malte.
+
+Dans les Indes orientales, le ministre anglais voulait toujours
+Ceylan; mais il s'en contentait. Il offrait de rendre le cap de
+Bonne-Espérance à la Hollande, plus les parties du continent de
+l'Amérique méridionale qu'on lui avait prises, telles que Surinam,
+Demerari, Berbice, Essequibo. Mais il demandait dans les Antilles une
+grande île, la Martinique ou la Trinité, l'une ou l'autre, au choix de
+la France.
+
+[En marge: L'Angleterre veut l'Indostan et Ceylan dans les Indes, la
+Martinique ou la Trinité dans les Antilles, Malte dans la
+Méditerranée.]
+
+Ainsi le résultat définitif de ces dix ans de guerre eût été pour
+l'Angleterre, indépendamment de l'Indostan, l'île de Ceylan dans la
+mer des Indes, l'île de la Trinité ou de la Martinique dans la mer des
+Antilles, l'île de Malte dans la Méditerranée. Le cabinet avait de la
+sorte un beau présent à faire à l'orgueil anglais, dans chacune des
+trois mers principales.
+
+[En marge: Réponse du Premier Consul. Il ne concède ni la Martinique,
+ni la Trinité, ni Malte.]
+
+Le Premier Consul répondit sur-le-champ aux offres britanniques. On se
+faisait fort des événements d'Égypte pour élever de grandes
+prétentions, il se faisait fort, pour les repousser, des événements du
+Portugal. Lisbonne et Oporto, répondit-il à lord Hawkesbury, par
+l'organe de M. Otto, Lisbonne et Oporto vont nous appartenir, si nous
+le voulons. On traite en ce moment à Badajos, pour sauver les
+provinces du plus fidèle allié de l'Angleterre. Le Portugal propose,
+pour racheter ses États, d'exclure les Anglais de tous ses ports, de
+payer en outre une forte contribution de guerre, et l'Espagne paraît
+assez disposée à consentir à cette concession. Mais tout dépend du
+Premier Consul. Il peut accorder ou refuser ce traité; et il va le
+rejeter, il va faire occuper les principales provinces du Portugal, si
+l'Angleterre ne consent pas à la paix, à des conditions raisonnables
+et modérées. On demande, ajouta-t-il, que la France évacue l'Égypte,
+soit; mais l'Angleterre, de son côté, abandonnera Malte; elle
+n'exigera ni la Martinique, ni la Trinité, et se contentera de l'île
+de Ceylan, acquisition assez belle, et qui complète assez grandement
+le superbe empire des Indes.
+
+Le négociateur anglais, en réponse à ces propositions, s'expliqua
+d'une manière peu satisfaisante pour le Portugal, et qui prouvait, ce
+que d'ailleurs on savait déjà, que l'Angleterre se souciait
+médiocrement des alliés qu'elle avait compromis. Si le Premier Consul
+envahit les États du Portugal en Europe, répondit lord Hawkesbury,
+l'Angleterre envahira les États du Portugal au delà des mers. Elle
+prendra les Açores, le Brésil, et se pourvoira de gages, qui, dans ses
+mains, vaudront beaucoup mieux que le continent portugais dans les
+mains de la France. Ce qui signifiait qu'au lieu de défendre un allié,
+l'Angleterre songeait à se venger, sur cet allié même, des nouvelles
+acquisitions que pouvait faire sa rivale.
+
+[En marge: Résolution énergique du Premier Consul.]
+
+Le Premier Consul vit qu'il fallait prendre en cette occasion un ton
+énergique, et montrer ce qui était dans le fond de son coeur,
+c'est-à-dire la résolution de lutter corps à corps avec l'Angleterre,
+jusqu'à ce qu'il l'eût amenée à des prétentions modérées. Il déclara
+que jamais, à aucune condition, il ne concéderait Malte; que la
+Trinité appartenait à un allié, dont il défendrait les intérêts comme
+les siens même; qu'il ne laisserait pas cette dernière colonie aux
+Anglais, qu'ils devaient se contenter de Ceylan, complément bien
+suffisant de la conquête des Indes, et que du reste aucun des points
+contestés, sauf l'île de Malte, ne valait une seule des douleurs qu'on
+allait causer au monde, une seule goutte du sang qu'on allait
+répandre.
+
+[En marge: Le Premier Consul fait craindre une descente aux Anglais.]
+
+À ces explications diplomatiques, il ajouta des déclarations publiques
+au _Moniteur_, et le récit détaillé des armements qui se faisaient sur
+la côte de Boulogne.
+
+Des divisions de chaloupes canonnières sortaient, en effet, des ports
+du Calvados, de la Seine-Inférieure, de la Somme, de l'Escaut, pour se
+rendre à Boulogne en côtoyant, et y avaient déjà réussi plusieurs
+fois, malgré les croisières anglaises. Le Premier Consul n'était pas
+encore fixé, comme il le fut plus tard[5], sur le plan d'une descente
+en Angleterre; mais il voulait intimider cette puissance par l'éclat
+de ses préparatifs, et enfin il était résolu à compléter ses
+dispositions, et à passer des menaces aux effets, si la rupture
+devenait définitive. Il s'expliqua longuement à cet égard dans une
+délibération du Conseil, à laquelle n'assistaient que les Consuls
+mêmes. Plein de confiance dans le dévouement de ses collègues Lebrun
+et Cambacérès, il leur dévoila toute sa pensée. Il leur déclara
+qu'avec les armements actuellement existants à Boulogne, il n'avait
+pas encore le moyen de tenter une descente, opération de guerre des
+plus difficiles; qu'il voulait uniquement par ces armements faire
+comprendre à l'Angleterre de quoi il s'agissait, c'est-à-dire d'une
+attaque directe, pour le succès de laquelle, lui, général Bonaparte,
+n'hésiterait pas à risquer sa vie, sa gloire et sa fortune; que s'il
+ne réussissait pas à obtenir du cabinet britannique des sacrifices
+raisonnables, il prendrait son parti, compléterait la flottille de
+Boulogne, au point de porter cent mille hommes, et s'embarquerait
+lui-même sur cette flottille, pour tenter les chances d'une opération
+terrible, mais décisive.
+
+ [Note 5: Il faut bien distinguer ce premier essai de
+ flottille, qui est de 1801, de la grande organisation navale
+ et militaire, connue sous le nom si célèbre de Camp de
+ Boulogne, et se rapportant à l'année 1804.]
+
+[En marge: Articles insérés dans _le Moniteur_ au sujet de cette
+négociation.]
+
+Voulant appeler à son secours l'opinion de l'Angleterre et de l'Europe
+elle-même, il joignait aux notes de son négociateur, qui ne
+s'adressaient qu'aux ministres anglais, des articles au _Moniteur_,
+qui s'adressaient au public européen tout entier. Dans ces articles,
+modèles de polémique nette et pressante, qui étaient écrits par lui,
+et dévorés par les lecteurs de toutes les nations attentives à cette
+scène singulière, il caressait les ministres anglais actuels, les
+présentait comme des hommes sages, raisonnables, bien intentionnés,
+mais intimidés par les violences des ministres déchus, M. Pitt, et
+surtout M. Windham. C'est particulièrement sur ce dernier qu'il jetait
+les sarcasmes à pleine main, parce qu'il le considérait comme le chef
+du parti de la guerre. Dans ces articles, il cherchait à rassurer
+l'Europe sur l'ambition de la France; il s'attachait à montrer que ses
+conquêtes étaient à peine un équivalent des acquisitions que la
+Prusse, l'Autriche et la Russie avaient faites lors du partage de la
+Pologne; que cependant elle avait rendu trois ou quatre fois plus de
+territoire qu'elle n'en avait retenu; que l'Angleterre, en retour,
+devait restituer une grande partie de ses conquêtes; qu'en gardant le
+continent de l'Inde elle restait en possession d'un empire superbe,
+auprès duquel les îles contestées n'étaient rien; qu'il ne valait pas
+la peine pour ces îles de verser plus long-temps le sang des hommes;
+que si la France, à la vérité, semblait y tenir si fortement, c'était
+par honneur, pour défendre ses alliés, pour garder tout au plus
+quelques relâches dans les mers lointaines; que, du reste, si on
+voulait continuer la guerre, l'Angleterre pourrait bien, sans doute,
+conquérir encore d'autres colonies, mais qu'elle en avait déjà plus
+qu'il n'en fallait à son commerce; que la France avait, tout autour de
+ses frontières, des acquisitions bien autrement précieuses à faire,
+entrevues par tout le monde sans les désigner, puisque ses troupes
+occupaient la Hollande, la Suisse, le Piémont, Naples, le Portugal; et
+qu'enfin on pourrait encore simplifier la lutte, la rendre moins
+onéreuse aux nations, en la réduisant à un combat corps à corps,
+entre la France et l'Angleterre. Le général écrivain se gardait de
+blesser l'orgueil britannique; mais il faisait entendre qu'une
+descente serait enfin sa dernière ressource, et que si les ministres
+anglais voulaient que la guerre finît par la destruction de l'une des
+deux nations, il n'y avait pas un Français qui ne fût disposé à faire
+un dernier et vigoureux effort, pour vider cette longue querelle, à
+l'éternelle gloire, à l'éternel profit de la France. Mais pourquoi,
+disait-il, placer la question dans ces termes extrêmes? pourquoi ne
+pas mettre fin aux maux de l'humanité? pourquoi risquer ainsi le sort
+de deux grands peuples?--Le Premier Consul terminait l'une de ces
+allocutions, par ces paroles si singulières et si belles, qui devaient
+avoir un jour une si triste application à lui-même: «Heureuses,
+s'écriait-il, heureuses les nations, lorsqu'arrivées à un haut point
+de prospérité, elles ont des gouvernements sages, qui n'exposent pas
+tant d'avantages aux caprices et aux vicissitudes d'un seul coup de la
+fortune!»
+
+Ces articles, remarquables par une logique vigoureuse, par un style
+passionné, attiraient l'attention générale, et produisaient sur les
+esprits une sensation profonde. Jamais gouvernement n'avait tenu ce
+langage ouvert et saisissant.
+
+[En marge: Le ministère anglais renonce à l'île de Malte.]
+
+Le langage du Premier Consul, accompagné de démonstrations
+très-sérieuses sur les côtes de France, devait agir, et agit en
+effet beaucoup de l'autre côté de la Manche. La déclaration formelle
+que la France ne concéderait jamais Malte, avait fait grande
+impression, et le gouvernement britannique répondit qu'il voulait
+bien y renoncer, à condition que cette île serait restituée à
+l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, mais qu'alors il demandait le
+Cap de Bonne-Espérance. Il renonçait encore à la Trinité, même à la
+Martinique, s'il obtenait une partie du continent hollandais
+d'Amérique, c'est-à-dire Demerari, Berbice ou Essequibo.
+
+C'était un pas dans la négociation que l'abandon de Malte. Le Premier
+Consul insista pour ne céder ni Malte, ni le Cap, ni les possessions
+continentales des Hollandais en Amérique. À ses yeux, Malte n'avait dû
+être que la compensation de l'Égypte cédée aux Français: puisqu'il
+n'était plus question de l'Égypte pour les Français, il ne devait plus
+être question de Malte pour les Anglais, ni de semblables équivalents.
+
+[En marge: Le cabinet anglais réduit ses prétentions, et ne demande
+plus que la Trinité.]
+
+Le cabinet anglais cessa enfin d'insister sur Malte, et sur le Cap,
+comme compensation de Malte. Il se résuma, et demanda une des grandes
+Antilles; et, comme on n'osait plus parler de l'île française de la
+Martinique, il demanda l'île espagnole de la Trinité.
+
+[En marge: Août 1801.]
+
+Le Premier Consul ne voulait pas plus céder la Trinité que la
+Martinique. C'était une colonie espagnole, qui procurait aux Anglais
+un pied-à-terre dangereux sur le vaste continent de l'Amérique du sud.
+Il poussa la loyauté envers l'alliée de la France, jusqu'à offrir la
+petite île française de Tabago pour racheter la Trinité. Elle n'était
+pas très-importante, mais elle intéressait l'Angleterre, parce que
+tous les planteurs en étaient anglais. Avec un noble orgueil, qui
+n'est permis que lorsqu'on a comblé son pays de gloire et de grandeur,
+il ajouta: C'est une colonie française; cette acquisition devra
+toucher l'orgueil britannique, qui sera flatté d'obtenir l'une de nos
+dépouilles coloniales, et la conclusion de la paix en deviendra sans
+doute plus facile[6].
+
+ [Note 6: Le ministre des relations extérieures à M. Otto,
+ commissaire de la République française à Londres.
+
+ 20 thermidor an IX (8 août 1801).
+
+ ..... Quant à l'Amérique, aux observations péremptoires que
+ contient la note, je joins celles-ci.
+
+ Le gouvernement britannique demande à conserver dans les
+ Antilles une des îles qu'il y a nouvellement acquises, et
+ cela sous le prétexte qu'elle serait nécessaire à la
+ conservation de ses anciennes possessions. Or, sous aucun
+ rapport, cette convenance ne peut s'entendre de l'île de la
+ Trinité. Éloignez donc toute discussion à cet égard. La
+ Trinité serait, par sa position, non un moyen de défense pour
+ les colonies anglaises, mais un moyen d'attaque contre le
+ continent espagnol. L'acquisition serait d'ailleurs, pour le
+ gouvernement britannique, d'une importance et d'une valeur
+ qui passeraient toute mesure. La discussion ne peut porter
+ que sur Curaçao, Tabago, Sainte-Lucie, ou quelque autre île
+ de la même espèce. Quoique ces deux dernières soient
+ françaises, le gouvernement pourrait être amené à en
+ abandonner une, et peut-être l'orgueil national en Angleterre
+ serait-il flatté de conserver ainsi quelqu'une de nos
+ dépouilles coloniales. Vous ne manquerez pas, citoyen, de
+ relever la valeur des îles dont la cession peut être
+ consentie par nous, et particulièrement de Tabago. Cette île,
+ naguère anglaise, n'est encore habitée que par des planteurs
+ anglais, toutes ses relations sont anglaises. Son sol est
+ neuf, et son commerce est susceptible d'un grand
+ développement.]
+
+On en était là, vers la fin de juillet, et au commencement d'août
+1801. L'animation était grande de part et d'autre. Les préparatifs
+faits sur la côte de France, étaient imités sur la côte d'Angleterre.
+On y exerçait les milices; on y faisait construire des chars pour
+transporter les troupes en poste, afin d'accourir plus rapidement sur
+le point menacé. Les journaux anglais du parti de la guerre tenaient
+un langage violent. Quelques-uns, dont la rédaction était, disait-on,
+inspirée par M. Windham, se permirent d'exciter le peuple anglais
+contre M. Otto, et contre les prisonniers français. M. Otto demanda
+ses passe-ports sur-le-champ, et le Premier Consul fit aussitôt
+insérer dans le _Moniteur_ les réflexions les plus menaçantes.
+
+Lord Hawkesbury accourut chez M. Otto, insista pour le retenir, et y
+réussit, quoique avec beaucoup de peine, en lui faisant espérer un
+prompt rapprochement. Cependant l'animosité nationale semblait
+réveillée, et on craignait une rupture. Tous les hommes raisonnables
+d'Angleterre la redoutaient, et cherchaient à la prévenir. On
+désespérait du succès de leurs efforts, car le Premier Consul ne
+voulait céder à aucun prix les possessions de ses alliés, qu'on
+s'obstinait à lui demander.
+
+Mais tandis qu'il défendait si loyalement les colonies espagnoles, le
+prince de la Paix, avec l'inconséquence d'un favori vain et léger,
+faisait tenir à son maître la plus malheureuse conduite, et dégageait
+le Premier Consul de tout devoir d'amitié envers l'Espagne.
+
+[En marge: Le prince de la Paix, en abandonnant l'expédition de
+Portugal à peine commencée, fournit au Premier Consul la solution des
+dernières difficultés.]
+
+On n'a point oublié que M. de Pinto, envoyé de Portugal, était arrivé
+au quartier espagnol, pour s'y soumettre aux volontés de la France et
+de l'Espagne. Le prince de la Paix était pressé de terminer une
+campagne, dont les débuts avaient été brillants et faciles, mais dont
+la continuation pouvait présenter des difficultés, qui ne seraient
+surmontables qu'avec le concours des Français. S'il fallait, par
+exemple, occuper Lisbonne ou Oporto, le secours de nos soldats était
+indispensable. L'entreprise, d'une simple affaire d'ostentation,
+pourrait devenir une affaire sérieuse, et demander un nouveau corps de
+troupes françaises. Prévoyant même ce besoin, le Premier Consul
+faisait spontanément avancer dix mille hommes de plus, ce qui allait
+porter le nombre total des Français présents en Espagne à vingt-cinq
+mille. Or le prince de la Paix, qui avait appelé nos soldats sans
+réflexion, s'effrayait, sans réflexion, de leur arrivée. Cependant ils
+avaient observé une exacte discipline, et témoigné pour le clergé, les
+églises, les cérémonies du culte, un respect qui ne leur était pas
+ordinaire, et que le général Bonaparte pouvait seul obtenir de leur
+part. Mais aujourd'hui qu'on les avait auprès de soi, on était, en
+Espagne, ridiculement épouvanté de leur présence. Il fallait ou ne pas
+les faire venir, ou, les ayant appelés, s'en servir pour atteindre le
+but proposé. Or, ce but ne pouvait consister à disperser quelques
+bandes portugaises, à obtenir quelques millions de contributions, ou
+même à fermer aux vaisseaux anglais les ports du Portugal: il devait
+consister évidemment à s'emparer de gages précieux, dont on pût se
+servir pour arracher aux Anglais les restitutions qu'ils ne voulaient
+pas faire. Pour cela, il fallait occuper certaines provinces du
+Portugal, celle notamment dont Oporto était la capitale. C'était le
+moyen le plus sûr d'agir sur le cabinet britannique, en agissant sur
+les gros marchands de la Cité, fort intéressés dans le commerce
+d'Oporto. La chose avait été ainsi convenue, entre les gouvernements
+de Paris et de Madrid. Cependant, malgré tout ce qui avait été
+stipulé, le prince de la Paix imagina d'accepter les conditions du
+Portugal, et de se contenter, pour l'Espagne de la place d'Olivença,
+pour la France de quinze à vingt millions, et pour les deux puissances
+alliées, de la clôture des ports du Portugal à tous les vaisseaux
+anglais, soit de guerre, soit de commerce. À ces conditions, la
+campagne qu'on venait de faire était puérile. Elle n'était plus qu'un
+passe-temps, inventé pour distraire un favori rassasié de faveurs
+royales, et cherchant la gloire militaire par des voies ridicules,
+comme il convenait à sa coupable et folle légèreté.
+
+Le prince de la Paix fit valoir auprès de ses maîtres les sentiments
+paternels faciles à émouvoir chez eux, mais il faut le dire, émus ou
+trop tard, ou trop tôt. Il fit craindre la présence des Français,
+crainte, il faut le dire encore, bien tardive et bien chimérique, car
+il ne pouvait guère entrer dans l'esprit de personne que quinze mille
+Français voulussent conquérir l'Espagne, ou même y prolonger leur
+séjour d'une manière inquiétante. Tout cela supposait des projets, qui
+n'existaient même pas en germe dans la tête du Premier Consul, et qui
+n'y sont entrés depuis, qu'après des événements inouïs, que ni lui ni
+personne ne prévoyait alors. Dans le moment, il ne voulait qu'une
+chose, arracher à l'Angleterre une île de plus, et cette île était
+espagnole.
+
+En acceptant les conditions proposées par la cour de Lisbonne, qui
+consistaient uniquement à concéder Olivença aux Espagnols, vingt
+millions aux Français, et l'exclusion du pavillon anglais des ports du
+Portugal, on avait eu soin de préparer deux copies du traité, une que
+devait signer l'Espagne, une autre que devait signer la France. Le
+prince de la Paix revêtit de sa signature celle qui était destinée à
+sa cour, et qui fut datée de Badajos, parce que tout se passait dans
+cette ville. Il fit ensuite donner la ratification par le roi qui se
+trouvait sur les lieux. Lucien signa de son côté la copie destinée à
+la France, et la fit partir pour là soumettre à la ratification de son
+frère.
+
+Le Premier Consul reçut ces communications, au moment même de la plus
+grande chaleur des négociations de Londres. L'irritation qu'il en
+ressentit est facile à deviner. Quoiqu'il fût sensible aux affections
+de famille, souvent jusqu'à la faiblesse, il contenait son
+irritabilité moins avec ses parents qu'avec toute autre personne, et
+assurément on pouvait en cette occasion lui pardonner de s'y laisser
+aller. Aussi le fit-il sans réserve, et se livra-t-il contre son frère
+Lucien à un violent emportement.
+
+Toutefois il espérait que le traité ne serait pas encore ratifié. Des
+courriers extraordinaires furent envoyés à Badajos, pour annoncer que
+la France refusait sa ratification, et pour prévenir celle de
+l'Espagne. Mais ces courriers trouvèrent le traité ratifié par Charles
+IV, et l'engagement devenu irrévocable. Lucien fut consterné du rôle
+embarrassant, humiliant même, qui lui était réservé en Espagne, au
+lieu du rôle brillant qu'il avait espéré y jouer. Il répondit à la
+colère de son frère par un accès de mauvaise humeur, accès assez
+fréquent chez lui, et envoya sa démission au ministre des affaires
+étrangères. De son côté le prince de la Paix devint arrogant. Il se
+permit un langage, qui était ridicule et insensé à l'égard d'un homme
+tel que celui qui gouvernait alors la France. Il annonça d'abord la
+cessation de toute hostilité envers le Portugal, puis demanda la
+retraite des Français, et ajouta même cette déclaration fort
+imprudente, que, si de nouvelles troupes passaient la frontière des
+Pyrénées, leur passage serait considéré comme une violation de
+territoire. Il réclama de plus la restitution de la flotte enfermée à
+Brest, et une prompte conclusion de la paix générale, pour faire
+cesser le plus tôt possible une alliance devenue onéreuse à la cour de
+Madrid[7]. Cette conduite était aussi inconvenante que contraire aux
+véritables intérêts de l'Espagne. Il faut dire cependant que l'affreux
+malheur qui venait de frapper deux vaisseaux espagnols, avait jeté
+quelque tristesse dans l'esprit de la nation, et avait contribué à
+cette disposition chagrine, qui se manifestait d'une manière si
+intempestive et si nuisible à la politique des deux cabinets.
+
+ [Note 7: Note du 26 juillet.]
+
+Le Premier Consul, parvenu au comble de l'irritation, fit répondre
+sur-le-champ que les Français resteraient dans la Péninsule, jusqu'à
+la paix particulière de la France avec le Portugal; que si l'armée du
+prince de la Paix faisait un seul pas pour se rapprocher des quinze
+mille Français qui étaient à Salamanque, il considérerait cela comme
+une déclaration de guerre, et que, si à un langage inconvenant on se
+permettait d'ajouter un seul acte hostile, la dernière heure de la
+monarchie espagnole aurait sonné[8]. Il enjoignit à Lucien de
+retourner à Madrid, d'y déployer son caractère d'ambassadeur, et
+d'attendre des ordres ultérieurs. C'en était assez pour intimider et
+contenir l'indigne courtisan, qui compromettait si légèrement les plus
+grands intérêts qu'il y eût dans l'univers. Bientôt, en effet, il
+écrivit les lettres les plus soumises, afin de rentrer en grâce auprès
+de l'homme dont il craignait l'influence et l'autorité personnelles
+sur la cour d'Espagne.
+
+ [Note 8: Le Premier Consul écrivait des notes courtes et
+ vives, destinées à fournir la pensée des instructions que ses
+ ministres devaient transmettre aux ambassadeurs. Voici la
+ note envoyée au cabinet des affaires étrangères, pour servir
+ à la rédaction de la dépêche qu'on allait expédier à Madrid.
+ M. de Talleyrand, parti pour les eaux, était remplacé par M.
+ Caillard.
+
+ _Au ministre des relations extérieures._
+
+ 21 messidor an IX (10 juillet 1801).
+
+ Faites connaître, citoyen-ministre, à l'ambassadeur de la
+ République à Madrid, qu'il doit se rendre à la cour, et y
+ déployer le caractère nécessaire dans cette circonstance. Il
+ fera connaître:
+
+ Que j'ai lu le billet du général prince de la Paix; qu'il est
+ si ridicule qu'il ne mérite pas une sérieuse réponse; mais
+ que si ce prince, acheté par l'Angleterre, entraînait le roi
+ et la reine dans des mesures contraires à l'honneur et aux
+ intérêts de la République, la dernière heure de la monarchie
+ espagnole aurait sonné;
+
+ Que mon intention est que les troupes françaises restent en
+ Espagne jusqu'au moment où la paix de la République sera
+ faite avec le Portugal;
+
+ Que le moindre mouvement des troupes espagnoles, ayant pour
+ but de se rapprocher des troupes françaises, serait considéré
+ comme une déclaration de guerre;
+
+ Que cependant je désire faire ce qu'il est possible, pour
+ concilier les intérêts de la République, avec la conduite et
+ les inclinations de Sa Majesté catholique;
+
+ Que, quelque chose qu'il puisse arriver, je ne consentirai
+ jamais aux articles trois et six;
+
+ Que je ne m'oppose point à ce que les négociations
+ recommencent entre l'ambassadeur de la République et M.
+ Pinto, et qu'un protocole de négociations soit tenu tous les
+ jours;
+
+ Que l'ambassadeur doit s'attacher à faire bien comprendre au
+ prince de la Paix, et même au roi et à la reine, que des
+ paroles et des notes même injurieuses, lorsqu'on est amis au
+ point où nous le sommes, peuvent être considérées comme des
+ querelles de famille, mais que la moindre action ou le
+ moindre éclat serait irrémédiable;
+
+ Que quant au roi d'Étrurie, on lui a offert un ministre parce
+ qu'il n'a personne autour de lui, et que pour gouverner les
+ hommes il faut y entendre quelque chose; que cependant, sur
+ ce qu'il a espéré trouver à Parme des hommes capables de
+ l'aider, je n'ai plus insisté;
+
+ Que relativement aux troupes françaises en Toscane, il
+ fallait bien en laisser pendant deux ou trois mois, jusqu'à
+ ce que le roi d'Étrurie eût lui-même organisé ses troupes;
+
+ Que les affaires d'État peuvent se traiter sans passion, et
+ que, du reste, mon désir de faire quelque chose d'agréable à
+ la maison d'Espagne serait bien mal payé, si le roi souffrait
+ que l'or corrupteur de l'Angleterre pût parvenir, au moment
+ où nous touchons au port après tant d'angoisses et de
+ fatigues, à désunir nos deux grandes nations; que les
+ conséquences en seraient terribles et funestes;
+
+ Que, dans ce moment-ci, moins de précipitation à faire la
+ paix avec le Portugal, aurait considérablement servi pour
+ accélérer la paix avec l'Angleterre, etc., etc.
+
+ Vous connaissez ce cabinet; vous direz donc dans votre
+ dépêche tout ce qui peut servir à gagner du temps, empêcher
+ des mesures précipitées, faire recommencer les négociations,
+ et en même temps imposer, en leur mettant sous les yeux la
+ gravité des circonstances et les conséquences d'une démarche
+ inconsidérée.
+
+ Faites sentir à l'ambassadeur de la République, que si le
+ Portugal consentait à laisser à l'Espagne la province
+ d'Alentejo jusqu'à la paix, cela pourrait être un _mezzo
+ termine_, puisque par là l'Espagne se trouverait exécuter à
+ la lettre le traité préliminaire.
+
+ J'aime autant ne rien avoir que quinze millions en quinze
+ mois.
+
+ Expédiez le courrier que je vous envoie, directement à
+ Madrid.
+
+ BONAPARTE.]
+
+Cependant il fallait prendre un parti sur cette étrange et
+inconcevable conduite du cabinet de Madrid. M. de Talleyrand était
+absent alors pour raison de santé. Il se trouvait aux eaux. Le Premier
+Consul lui communiqua toutes les pièces, et en reçut en réponse une
+lettre fort sensée, contenant son avis sur cette grave affaire.
+
+Une guerre de notes, suivant M. de Talleyrand, ne mènerait à rien,
+quelque succès de raison qu'on pût se promettre, en se fondant sur les
+engagements pris, sur les promesses faites de part et d'autre. La
+guerre contre l'Espagne, outre qu'elle éloignait du but, qui était la
+pacification générale de l'Europe, outre qu'elle était contraire à la
+véritable politique de la France, devenait une chose risible dans
+l'état pitoyable de la monarchie espagnole, avec nos troupes au milieu
+de ses provinces, avec ses escadres à Brest. Il y avait un moyen bien
+plus naturel de la punir; c'était de céder aux Anglais l'île espagnole
+de la Trinité, seule et dernière difficulté pour laquelle on retardait
+la paix du monde. L'Espagne nous avait en effet dispensés de tout
+devoir, de tout dévouement envers elle. Dans ce cas, ajoutait M. de
+Talleyrand, il faut perdre du temps à Madrid et en gagner à Londres,
+en accélérant la négociation avec l'Angleterre, par la concession de
+la Trinité[9].
+
+ [Note 9: Nous citons cette curieuse lettre de M. de
+ Talleyrand:
+
+ 20 messidor an IX (9 juillet 1801).
+
+ GÉNÉRAL,
+
+ Je viens de lire avec toute l'attention dont je suis capable
+ les lettres d'Espagne. Si l'on veut faire une réponse de
+ controverse, il nous est facile d'avoir raison, même en nous
+ en rapportant à la lettre des trois ou quatre traités que
+ nous avons faits cette année avec cette puissance; mais ce
+ sont là des pages de factum. Il faut voir si ce ne serait pas
+ le moment d'adopter un plan définitif de conduite avec ce
+ triste allié.
+
+ Je pars des données suivantes: L'Espagne a fait, pour me
+ servir d'une de ses expressions, _avec hypocrisie_ la guerre
+ contre le Portugal; elle veut définitivement faire la
+ paix.--Le prince de la Paix est, à ce qu'on nous mande et à
+ ce que je crois aisément, en pourparlers avec l'Angleterre;
+ le Directoire le croyait acheté par cette puissance.--Le roi
+ et la reine dépendent du prince; il n'était que favori, le
+ voilà pour eux établi homme d'État, et grand homme de
+ guerre.--Lucien, est dans une position embarrassante dont il
+ faut absolument le tirer.--Le prince emploie assez habilement
+ dans ses notes cette phrase: _Le roi s'est décidé à faire la
+ guerre à ses enfants._ Ce mot sera quelque chose pour
+ l'opinion.--Une rupture avec l'Espagne est une menace risible
+ quand nous avons ses vaisseaux à Brest, et que nos troupes
+ sont dans le coeur du royaume.--Il me semble que voilà notre
+ position, tout entière avec l'Espagne: cela posé,
+ qu'avons-nous à faire?
+
+ Voilà le moment où je m'aperçois bien que depuis deux ans je
+ ne suis plus accoutumé à penser seul. Ne pas vous voir laisse
+ mon imagination et mon esprit sans guide; aussi vais-je
+ probablement écrire de bien pauvres choses, mais ce n'est pas
+ ma faute, je ne suis pas complet quand je suis loin de vous.
+
+ Il me semble que l'Espagne, qui à toutes les paix a gêné le
+ cabinet de Versailles par ses énormes prétentions, nous a
+ extrêmement dégagés dans cette circonstance. Elle nous a
+ elle-même tracé la conduite que nous avons à tenir: nous
+ pouvons faire avec l'Angleterre ce qu'elle fait avec le
+ Portugal; elle sacrifie les intérêts de son allié, c'est
+ mettre à notre disposition l'île de la Trinité dans les
+ stipulations avec l'Angleterre. Si vous adoptiez cette
+ opinion, il faudrait alors presser un peu la négociation à
+ Londres et s'en tenir à faire de la diplomatie ou plutôt de
+ l'ergoterie à Madrid, en restant toujours dans des
+ discussions douces, dans des explications amicales, en
+ rassurant sur le sort du roi de Toscane, en ne parlant que
+ des intérêts de l'alliance, etc., etc. En tout, perdre du
+ temps à Madrid et précipiter à Londres.
+
+ Changer d'ambassadeur dans ces circonstances, ce serait
+ donner de l'éclat, et il faut l'éviter si vous adoptez, comme
+ je le propose, la temporisation. Pourquoi ne permettriez-vous
+ pas à Lucien d'aller à Cadix voir les armements, de voyager
+ dans les ports? Pendant cette course, les affaires avec
+ l'Angleterre marcheraient; vous ne laisseriez pas
+ l'Angleterre stipuler pour le Portugal, et il reviendrait à
+ Madrid pour traiter définitivement de cette paix.
+
+ Je crains bien, général, que vous ne trouviez que mon opinion
+ ne se sente un peu des douches et des bains que je prends
+ bien exactement. Dans dix-sept jours je vaudrai mieux. Je
+ serai bien heureux de vous renouveler l'assurance de mon
+ dévouement et de mon respect.
+
+ Ch.-Maur. Talleyrand.]
+
+[En marge: La Premier Consul, pour punir l'Espagne, abandonne la
+Trinité.]
+
+Cet avis était fondé en raison, et parut tel au Premier Consul.
+Cependant, tenant à honneur de défendre même un allié devenu infidèle,
+il informa M. Otto de ses nouvelles dispositions relativement à la
+Trinité, et se montra prêt à la sacrifier, mais pas tout de suite,
+seulement à la dernière extrémité, quand on ne pourrait pas faire
+autrement, à moins d'amener une rupture. Il lui ordonna d'insister
+encore pour faire accepter en échange de la Trinité l'île française de
+Tabago.
+
+Malheureusement l'étrange conduite du prince de la Paix avait beaucoup
+affaibli notre négociateur. Une nouvelle arrivée depuis peu, celle de
+la capitulation du général Belliard au Kaire, l'affaiblissait
+davantage encore. Toutefois, la persistance du général Menou dans
+Alexandrie maintenait un dernier doute favorable à nos prétentions.
+C'était à notre flottille de Boulogne que devait appartenir l'honneur
+de terminer toutes les difficultés de cette longue négociation.
+
+[En marge: La question décidée par deux combats de la flottille de
+Boulogne.]
+
+[En marge: Ligne d'embossage de notre flottille devant Boulogne.]
+
+En Angleterre les esprits n'avaient cessé de se préoccuper des
+préparatifs faits sur les côtes de la Manche. Pour les rassurer,
+l'amirauté anglaise avait rappelé Nelson de la Baltique, et lui avait
+donné le commandement des forces navales placées dans ces parages. Ces
+forces se composaient de frégates, bricks, corvettes, bâtiments légers
+de toute dimension. L'esprit entreprenant du célèbre marin anglais
+faisait espérer qu'il aurait bientôt détruit, par quelque coup hardi,
+la flottille française. Le 4 août (16 thermidor), il se présenta vers
+la pointe du jour devant la plage de Boulogne, avec une trentaine de
+petits bâtiments. Son pavillon était arboré sur la frégate la
+_Méduse_. Il prit position à 1,900 toises de notre ligne, c'est-à-dire
+hors de la portée de notre artillerie, et seulement à la portée des
+gros mortiers. Son intention était de bombarder notre flottille. Elle
+avait pour commandant un brave marin, plein de génie naturel et
+d'ardeur pour la guerre, et appelé, s'il avait vécu, aux plus belles
+destinées: c'était l'amiral Latouche-Tréville. Il exerçait tous les
+jours nos chaloupes canonnières, il accoutumait nos soldats et nos
+marins à monter rapidement à bord des bâtiments, à en descendre de
+même, à manoeuvrer ensemble, avec célérité et précision. Le 4, notre
+flottille était formée en trois divisions, sur une seule ligne
+d'embossage parallèle au rivage, à 500 toises de la côte, et à
+l'ancre. Elle se composait de gros bateaux canonniers, soutenus de
+distance en distance par des bricks. Trois bataillons d'infanterie
+étaient embarqués sur ces bâtiments de toutes sortes, pour seconder la
+bravoure de nos marins.
+
+[En marge: Nelson bombarde notre flottille pendant seize heures sans
+lui causer aucun dommage.]
+
+Nelson rangea en avant de son escadrille une division de bombardes, et
+commença le feu dès cinq heures du matin. Il espérait, en l'accablant
+de ses bombes, détruire notre flottille, ou l'obliger du moins à
+rentrer dans le port. Il en fit donc jeter une quantité infinie, et
+pendant toute la journée. Ces projectiles, lancés par de gros
+mortiers, passaient pour la plupart au delà de notre ligne, et
+allaient tomber sur la grève. Nos soldats et nos matelots, immobiles
+sous ce feu incessant, et du reste plus effrayant que meurtrier,
+montraient un sang-froid, une gaieté rares. Malheureusement ils
+n'avaient pas les moyens de riposter. Nos bombardes, construites à la
+hâte, ne pouvaient pas résister à l'ébranlement des mortiers, et
+tiraient à peine quelques coups mal dirigés. La poudre, prise dans les
+vieux approvisionnements de nos arsenaux, était sans force; elle
+n'envoyait pas les projectiles à la distance nécessaire. Les équipages
+français demandaient qu'on se portât en avant, soit pour être à la
+portée du canon, soit afin de s'élancer à l'abordage. Mais nos bateaux
+canonniers, lourdement construits, et sans l'expérience qu'on acquit
+plus tard dans ce genre de construction, n'étaient pas faciles à
+manoeuvrer, sous le vent du nord-est qui soufflait en ce moment. Ils
+auraient été poussés par le vent et le courant sur la ligne anglaise,
+et obligés, pour revenir à la côte, de lui montrer le travers, ce qui
+les aurait laissés sans feux, car leurs canons étaient placés à
+l'avant. Il fallut donc rester immobiles sous cette pluie de
+projectiles, qui dura seize heures. Nos soldats de terre et de mer, la
+supportant courageusement, regardaient en riant les bombes passer sur
+leurs têtes. Le brave commandant, Latouche-Tréville, était au milieu
+d'eux avec le colonel Savary, aide-de-camp du Premier Consul. On leur
+jeta un millier de bombes, et, par une sorte de miracle, il n'y eut
+personne de grièvement blessé. Deux de nos bâtiments furent coulés,
+sans qu'il pérît un seul homme. Une canonnière, la _Méchante_,
+commandée par le capitaine Margoli, fut percée par le milieu. Ce brave
+officier jeta son équipage sur d'autres bateaux, puis, gardant deux
+marins avec lui, ramena sa canonnière faisant eau de toute part, et
+l'échoua sur le sable, avant qu'elle eût le temps de couler à fond.
+
+Les Anglais, malgré le désavantage de notre position, et la mauvaise
+qualité de notre poudre, avaient été plus maltraités que nous. Ils
+avaient eu trois ou quatre hommes tués ou blessés par les éclats de
+nos bombes.
+
+Nelson s'éloigna très-mortifié, promettant de se venger dans quelques
+jours, et de revenir avec des moyens certains de destruction.
+
+On s'attendait donc à tout moment à le voir reparaître, et l'amiral
+français se mettait en mesure de le bien recevoir. Il renforça sa
+ligne, la pourvut de meilleures munitions, anima de son esprit ses
+matelots et ses soldats, qui du reste se montraient pleins d'ardeur,
+et tout fiers d'avoir bravé les Anglais sur leur élément. Trois
+bataillons d'élite, pris dans les 46e, 57e, et 108e demi-brigades,
+avaient été placés sur la flottille, pour y servir comme dans la
+journée du 4.
+
+[En marge: Seconde attaque sur la flottille, le 16 août, celle-ci à
+l'abordage.]
+
+Douze jours après, le 16 août (28 thermidor), Nelson parut avec une
+division navale, beaucoup plus considérable que la première. Tout
+annonçait de sa part l'intention d'une attaque sérieuse, et à
+l'abordage. C'était ce que désiraient les Français.
+
+Nelson avait 35 voiles, beaucoup de chaloupes et deux mille hommes
+d'élite. Vers la chute du jour, il avait rangé ses chaloupes autour de
+la _Méduse_, y avait distribué son monde, et donné ses instructions.
+Ces chaloupes, montées par des soldats de la marine anglaise, devaient
+pendant la nuit s'avancer à la rame, et enlever notre ligne à
+l'abordage. Elles étaient formées en quatre divisions. Une cinquième
+division, composée de bombardes, devait se placer, non plus en face de
+notre flottille, position qui avait procuré peu de résultats dans le
+bombardement du 4 août, mais sur le côté, de manière à pouvoir la
+prendre d'enfilade.
+
+Vers minuit, ces quatre divisions, commandées par quatre officiers
+intrépides, les capitaines Sommerville, Parker, Cotgrave et Jones,
+s'avancèrent rapidement vers la côte de Boulogne. Une petite
+embarcation française, montée par huit hommes seulement, avait été
+laissée en sentinelle avancée. Elle fut abordée et enveloppée, mais
+elle se défendit bravement avant de succomber, et le bruit de sa
+mousqueterie servit à signaler la présence de l'ennemi.
+
+Les quatre divisions anglaises s'approchaient de toute la force de
+leurs rames. Dès qu'elles eurent été aperçues, on ouvrit sur elles un
+feu nourri de mousqueterie et de mitraille. La première division,
+celle que commandait le capitaine Sommerville, entraînée par le
+mouvement de la marée vers l'est, fut contrariée dans sa marche, et
+emportée bien au delà de notre aile droite, qu'elle était chargée
+d'attaquer. Les deux divisions du centre, conduites par les capitaines
+Parker et Cotgrave, dirigées directement sur le milieu de notre ligne
+d'embossage, y arrivèrent les premières, vers une heure du matin, et
+l'attaquèrent franchement. Celle qui se trouvait sous les ordres du
+capitaine Parker, après avoir échangé avec nos bâtiments une fusillade
+fort vive, se jeta sur l'un des gros bricks, qu'on avait entremêlés
+avec nos chaloupes pour les soutenir. C'était l'_Etna_, que commandait
+le capitaine Pevrieu. Six péniches l'entourèrent afin de le prendre à
+l'abordage. Les Anglais l'escaladèrent hardiment, leurs officiers en
+tête; mais ils furent reçus par deux cents hommes d'infanterie, et
+jetés à la mer à coups de baïonnette. Le brave Pevrieu, ayant
+successivement affaire à deux matelots anglais, quoique blessé d'un
+coup de poignard et d'un coup de pique, les tua tous les deux. En peu
+d'instants on eut culbuté les assaillants, et on fit sur les péniches
+un feu qui abattit le plus grand nombre des matelots employés à les
+diriger. Nos chaloupes reçurent tout aussi vaillamment les assaillants
+qui les voulurent aborder, et s'en défirent à coups de hache ou de
+baïonnette. Un peu plus loin, la division commandée par le capitaine
+Cotgrave aborda bravement la ligne des bateaux français, mais sans
+plus de résultat. Une grosse chaloupe canonnière la _Surprise_,
+entourée par quatre péniches, coula la première de ces péniches, prit
+la seconde, et mit les deux autres en fuite. Les soldats rivalisèrent
+avec les matelots dans ce genre de combat, qui allait parfaitement à
+leur caractère vif et audacieux.
+
+Pendant que la seconde et la troisième divisions anglaises étaient
+ainsi accueillies, la première, qui aurait dû aborder notre aile
+droite, entraînée à l'est par la marée, comme on vient de le voir,
+n'avait pu arriver que très-tard sur le lieu de l'action. Faisant
+effort pour revenir de l'est à l'ouest, elle semblait menacer
+l'extrémité de notre ligne d'embossage, et vouloir passer entre la
+terre et nos bâtiments, suivant une manoeuvre fort ordinaire aux
+Anglais. C'était, au surplus, un effet de sa position plutôt qu'un
+calcul. Mais des détachements de la 108e, postés sur le rivage, firent
+sur elle un feu meurtrier. Les marins anglais, sans se laisser
+rebuter, se jetèrent sur la canonnière le _Volcan_, qui gardait
+l'extrême droite de notre ligne. L'enseigne qui la commandait, nommé
+Guéroult, officier plein d'énergie, reçut l'abordage à la tête de ses
+matelots, et de quelques soldats d'infanterie. Il eut un combat
+opiniâtre à soutenir. Tandis qu'il se défendait sur le pont de sa
+canonnière, les embarcations anglaises qui l'enveloppaient, essayèrent
+de couper les câbles pour emmener la canonnière elle-même.
+Heureusement l'une des attaches était en fer, et put résister à tous
+les efforts qu'on fit pour la rompre. Le feu, parti des autres bateaux
+français et du rivage, obligea enfin les Anglais à lâcher prise.
+L'attaque sur ce point avait donc été aussi heureusement repoussée que
+sur les deux autres.
+
+L'aurore commençait à poindre. La quatrième division ennemie, destinée
+à se porter vers notre gauche, et ayant à faire un grand mouvement
+vers l'ouest, malgré la marée qui portait à l'est, n'était point
+arrivée à temps. De leur côté, les bombardes de Nelson, grâce à la
+nuit, ne nous avaient pas fait grand mal. Les Anglais se voyaient
+partout repoussés; la mer était couverte de leurs cadavres flottants,
+et bon nombre de leurs embarcations étaient coulées ou prises. La
+clarté du jour, devenant à chaque instant plus vive, rendait leur
+retraite nécessaire. Ils la firent vers quatre heures du matin. Le
+soleil parut pour éclairer leur fuite. Cette fois ce n'était plus de
+leur part une tentative infructueuse, c'était une véritable défaite.
+
+Nos équipages étaient tout joyeux; ils n'avaient pas perdu beaucoup de
+monde, et les Anglais, au contraire, avaient fait des pertes assez
+notables. Ce qui ajoutait encore à la satisfaction produite par cette
+action brillante, c'était d'avoir battu Nelson en personne, et
+d'avoir rendu vaines toutes les menaces de destruction, qu'il avait
+publiquement proférées contre notre flottille.
+
+L'effet contraire devait être produit de l'autre côté du détroit; et,
+bien que ce combat à l'ancre ne prouvât pas encore ce qu'une semblable
+flottille pourrait faire en mer, quand il faudrait porter cent mille
+hommes, toutefois la confiance des Anglais dans le génie entreprenant
+de Nelson était fort diminuée, et le danger inconnu dont ils étaient
+menacés les préoccupait bien davantage.
+
+[En marge: Les deux combats de Boulogne et l'abandon de la Trinité,
+amènent le terme de la négociation.]
+
+Mais les vicissitudes de cette grande négociation touchaient à leur
+terme. Décidé par la conduite du cabinet espagnol, le Premier Consul
+avait enfin autorisé M. Otto à concéder la Trinité. Cette concession et
+les deux combats de Boulogne devaient faire cesser les hésitations du
+cabinet britannique. Il consentit donc aux bases proposées, sauf
+quelques difficultés de détail restant encore à vaincre. Le cabinet
+anglais voulait, en rendant Malte à l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem,
+stipuler que l'île serait placée sous la protection d'une puissance
+garante; car il ne comptait guère sur la force de l'ordre pour la
+défendre, quand même on réussirait à le constituer. On n'était pas
+d'accord avec nous sur la puissance garante. Le pape, la cour de Naples,
+la Russie étaient successivement mis en discussion et repoussés. Enfin
+la forme même de la rédaction présentait certains embarras. Comme
+l'effet de ce traité sur l'opinion publique devait être grand dans les
+deux pays, on tenait, des deux côtés, à l'apparence autant qu'à la
+réalité. L'Angleterre consentait bien à énumérer, dans le traité, les
+nombreuses possessions qu'elle restituait à la France et à ses alliés,
+mais elle voulait énumérer aussi celles qui lui étaient définitivement
+acquises. Cette prétention était juste, plus juste que celle du Premier
+Consul, qui voulait que les objets restitués à la France, à la Hollande,
+à l'Espagne, fussent énumérés, et que le silence observé à l'égard des
+autres fût pour l'Angleterre la seule manière d'en acquérir la
+propriété.
+
+À ces difficultés peu graves au fond, s'enjoignaient d'accessoires,
+relativement aux prisonniers, aux dettes, aux séquestres, surtout aux
+alliés des deux parties contractantes, et au rôle qu'on leur
+assignerait dans le protocole. Cependant on était pressé d'en finir,
+et de mettre un terme aux anxiétés du monde. D'une part, le cabinet
+anglais voulait avoir conclu avant la réunion du Parlement, de
+l'autre, le Premier Consul craignait à tout moment d'apprendre la
+reddition d'Alexandrie, car la résistance prolongée de cette place
+laissait planer un doute utile à la négociation. Impatient de grands
+résultats, il soupirait après le jour où il pourrait faire entendre à
+la France le mot si nouveau, si magique, non pas de paix avec
+l'Autriche, avec la Prusse, avec la Russie, mais de paix générale avec
+le monde entier.
+
+[En marge: Sept. 1801.]
+
+[En marge: On convient de part et d'autre de signer la paix sous forme
+de préliminaires.]
+
+En conséquence, on convint de consacrer immédiatement les grands
+résultats obtenus, et de remettre à une négociation ultérieure les
+difficultés de forme et de détail. Pour cela on imagina de rédiger
+des préliminaires de paix, et, tout de suite après la signature de
+ces préliminaires, de charger des plénipotentiaires de rédiger à
+loisir un traité définitif. Toute difficulté qui n'était pas
+fondamentale, et dont la solution entraînait des lenteurs, devait être
+renvoyée à ce traité définitif. Pour être plus certain d'en finir
+bientôt, le Premier Consul voulut enfermer les négociateurs dans un
+délai déterminé. On était au milieu de septembre 1801 (fin de
+fructidor an IX); il accorda jusqu'au 2 octobre (10 vendémiaire an X).
+Après ce terme, il était décidé, disait-il, à profiter des brumes de
+l'automne, pour exécuter ses projets contre les côtes d'Irlande et
+d'Angleterre. Tout cela fut dit avec les égards dus à une nation
+grande et fière, mais avec ce ton péremptoire qui ne laisse aucun
+doute.
+
+Les deux négociateurs, M. Otto et lord Hawkesbury, étaient d'honnêtes
+gens, et voulaient la paix. Ils la voulaient pour elle-même, et aussi
+par l'ambition bien naturelle et bien légitime, de placer leur nom au
+bas de l'un des plus grands traités de l'histoire du monde. Aussi
+toutes facilités compatibles avec leurs instructions, furent par eux
+apportées dans la rédaction des préliminaires.
+
+Il fut convenu que l'Angleterre restituerait à la France et à ses
+alliés, c'est-à-dire à l'Espagne et à la Hollande, toutes les
+conquêtes maritimes qu'elle avait faites, _à l'exception des îles de
+Ceylan et de la Trinité, qui lui étaient définitivement acquises_.
+
+Telle avait été la forme admise pour concilier le juste amour-propre
+des deux nations. En définitive, l'Angleterre gardait le continent de
+l'Inde, qu'elle avait conquis sur les princes indiens; l'île de
+Ceylan, enlevée aux Hollandais, et appendice nécessaire de ce vaste
+continent; enfin l'île de la Trinité, prise dans les Antilles sur les
+Espagnols. Il y avait là de quoi satisfaire la plus grande ambition
+nationale. Elle restituait le Cap, Demerari, Berbice, Essequibo,
+Surinam, aux Hollandais; la Martinique, la Guadeloupe, aux Français;
+Minorque aux Espagnols, Malte à l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem.
+Quant à ce dernier point, la puissance garante devait être désignée
+dans le traité définitif. L'Angleterre évacuait Porto-Ferraio, qui
+revenait avec l'île d'Elbe aux Français. En compensation, les Français
+devaient évacuer l'État de Naples, c'est-à-dire le golfe de Tarente.
+
+Enfin l'Égypte était abandonnée par les troupes des deux nations, et
+restituée à la Porte. Les États de Portugal étaient garantis.
+
+[En marge: Résultats de la guerre pour les deux nations.]
+
+[En marge: Grandeur extraordinaire de la France.]
+
+Si on veut considérer seulement les grands résultats, que ces
+restitutions tant débattues de quelques îles, ne diminuaient ni
+n'augmentaient beaucoup, voici ce qui ressortait du traité. Dans cette
+lutte de dix années, l'Angleterre avait acquis l'empire des Indes,
+sans que l'acquisition de l'Égypte par la France en devînt le
+contre-poids. Mais en retour la France avait changé la face du
+continent à son profit; elle avait conquis la formidable ligne des
+Alpes et du Rhin, éloigné à jamais l'Autriche de ses frontières, par
+l'acquisition des Pays-Bas; arraché à cette puissance l'objet éternel
+de sa convoitise, c'est-à-dire l'Italie, qui avait passé presque tout
+entière sous la domination française. Elle avait, par le principe posé
+des sécularisations, affaibli considérablement la maison impériale en
+Allemagne, au profit de la maison de Brandebourg. Elle avait fait
+subir à la Russie de désagréables échecs, pour avoir voulu se mêler
+des affaires de l'Occident. Elle dominait la Suisse, la Hollande,
+l'Espagne et l'Italie. Aucune puissance n'exerçait dans le monde un
+prestige égal au sien; et si l'Angleterre s'était agrandie sur mer, la
+France avait cependant ajouté à l'étendue de ses rivages les côtes de
+la Hollande, de la Flandre, de l'Espagne, de l'Italie, pays
+complétement soumis à sa domination ou à son influence. C'étaient là
+de vastes moyens de puissance maritime.
+
+Voilà tout ce que consacrait l'Angleterre, en signant les
+préliminaires de Londres, pour prix, il est vrai, du continent de
+l'Inde. La France y pouvait consentir. Nos alliés vigoureusement
+défendus recouvraient presque tout ce que la guerre leur avait fait
+perdre. L'Espagne était privée de la Trinité, par sa faute, mais elle
+gagnait Olivença en Portugal, la Toscane en Italie. La Hollande
+abandonnait Ceylan, mais elle recouvrait ses colonies de l'Inde, le
+Cap, les Guyanes; elle était délivrée du stathouder.
+
+[En marge: Octob. 1801.]
+
+[En marge: Signature donnée le 1er octobre.]
+
+Telles étaient les conséquences de cette paix si belle, la plus
+glorieuse que la France ait jamais conclue. Il était naturel que le
+négociateur français fût impatient d'en finir. On était arrivé au 30
+septembre, et on était encore arrêté par quelques difficultés de
+rédaction. On les leva toutes, et enfin, le 1er octobre au soir,
+veille du jour fixé comme terme fatal par le Premier Consul, M. Otto
+eut la joie de placer sa signature au bas des préliminaires de paix,
+joie profonde, sans égale, car jamais négociateur n'avait eu le
+bonheur d'assurer par sa signature tant de grandeurs à sa patrie!
+
+On convint de laisser cette nouvelle secrète à Londres pendant
+vingt-quatre heures, afin que le courrier de la légation française pût
+l'annoncer le premier au gouvernement. Cet heureux courrier partit le
+1er octobre dans la nuit, et arriva le 3 (11 vendémiaire), à quatre
+heures de l'après-midi à la Malmaison. Dans ce moment les trois
+Consuls y tenaient conseil de gouvernement. À l'ouverture des dépêches
+la sensation fut vive; on abandonna le travail, on s'embrassa. Le
+Premier Consul, qui mettait volontiers toute retenue de côté avec les
+hommes de sa confiance, laissa percer les sentiments dont il était
+plein. Tant de résultats obtenus en si peu de temps, l'ordre, la
+victoire, la paix, rendus à la France par son génie et un travail
+opiniâtre, en deux années, c'étaient là des bienfaits dont il devait
+être assurément bien heureux, et bien fier! Dans ces épanchements
+d'une satisfaction commune, M. Cambacérès lui dit: Maintenant que nous
+avons fait un traité de paix avec l'Angleterre, il faut faire un
+traité de commerce, et tout sujet de division sera écarté entre les
+deux pays.--N'allons pas si vite, lui répondit le Premier Consul avec
+vivacité. La paix politique est faite, tant mieux, jouissons-en. Quant
+à la paix commerciale, nous la ferons si nous pouvons. Mais je ne veux
+à aucun prix sacrifier l'industrie française, je me souviens des
+malheurs de 1786.--Il fallait que cette singulière et instinctive
+passion pour les intérêts de l'industrie française fût bien forte,
+pour éclater dans un tel moment. Mais le consul Cambacérès, avec sa
+sagacité ordinaire, avait touché la difficulté qui, plus tard, devait
+brouiller de nouveau les deux peuples.
+
+La nouvelle fut à l'instant envoyée à Paris, pour y être publiée. Vers
+la chute du jour, le canon retentissait dans les rues, et tout le
+monde se demandait quel était l'heureux événement qui motivait ces
+manifestations. On courait le savoir dans les lieux publics, où les
+commissaires du gouvernement avaient ordre de faire connaître la
+signature des préliminaires. Dans le moment, en effet, la conclusion
+de la paix était proclamée sur tous les théâtres, au milieu d'une
+allégresse dont on n'avait pas eu depuis long-temps l'exemple. Cette
+allégresse était naturelle, car la paix avec l'Angleterre était la
+véritable paix générale, elle consolidait le repos du continent,
+supprimait la cause des coalitions européennes, et ouvrait le monde à
+l'essor de notre commerce et de notre industrie. Paris fut
+soudainement illuminé dans cette soirée.
+
+[En marge: Le colonel Lauriston chargé de porter à Londres la
+ratification du traité préliminaire de paix.]
+
+Le Premier Consul donna immédiatement sa ratification au traité des
+préliminaires, et chargea son aide-de-camp Lauriston de porter à
+Londres cette ratification. Si le contentement était vif et général
+en France, il était poussé en Angleterre jusqu'au délire. La nouvelle,
+d'abord cachée par les négociateurs, avait enfin transpiré, et on
+avait été obligé de l'annoncer au lord-maire de Londres, par un
+message. Ce message fit d'autant plus d'effet, que, depuis quelques
+heures, on répandait le bruit de la rupture des négociations.
+Sur-le-champ le peuple se livra sans retenue à ces transports
+violents, qui sont particuliers au caractère passionné de la nation
+anglaise. Les voitures publiques partant de Londres portaient ces
+mots, écrits à la craie et en grosses lettres: PAIX AVEC LA FRANCE.
+Partout on les arrêtait, on les dételait, on les traînait en triomphe.
+On se figurait que tous les maux de la disette, de la cherté, allaient
+finir à la fois. On rêvait des biens inconnus, immenses, impossibles.
+Il y a des jours où les peuples, comme les individus, fatigués de se
+haïr, éprouvent le besoin d'une réconciliation, même passagère, même
+trompeuse. Dans cet instant, malheureusement si court, le peuple
+anglais croyait presque aimer la France; il adorait le héros, le sage
+qui la gouvernait: il criait _Vive Bonaparte_, avec transport.
+
+Telle est la joie humaine: elle n'est vive, elle n'est profonde, qu'à
+la condition d'ignorer l'avenir. Remercions la sagesse de Dieu d'avoir
+fermé aux hommes le livre du destin! Combien tous les coeurs eussent
+été glacés ce jour-là, si, le voile qui cachait l'avenir, venant à
+tomber tout à coup, les Anglais et les Français avaient pu voir devant
+eux, quinze ans d'une haine atroce, d'une guerre acharnée, le
+continent et les mers inondés du sang des deux peuples! Et la France,
+combien elle eût été consternée, si, tandis qu'elle se croyait grande,
+grande à jamais, elle eût entrevu, dans une page de ce redoutable
+livre du destin, les traités de 1815! Et ce héros, victorieux et sage,
+qui la gouvernait, combien il eût été surpris, épouvanté, si, au
+milieu de ses plus belles oeuvres, il avait pu apercevoir ses immenses
+fautes; si, au milieu de sa prospérité la plus pure, il avait entrevu
+sa chute effroyable, et son martyre! Oh! oui, la Providence, dans la
+profondeur de ses desseins, a bien fait de ne découvrir que le présent
+à l'homme; c'est bien assez pour son faible coeur! Et nous,
+aujourd'hui, qui savons tout, et ce qui se passait alors, et ce qui
+s'est accompli depuis, tâchons de nous rendre un moment l'ignorance de
+ce temps, pour en comprendre, pour en partager les vives et profondes
+émotions.
+
+[En marge: Transports du peuple anglais en recevant la nouvelle des
+ratifications.]
+
+Un léger doute restait encore à Londres, et troublait un peu la joie
+anglaise, car les ratifications du Premier Consul n'étaient pas
+arrivées, et on craignait quelque résolution soudaine de ce caractère
+si prompt, si fier, si exigeant pour sa nation. Ce doute était
+pénible; mais tout à coup on apprend à Londres qu'un propre
+aide-de-camp du Premier Consul, un de ses compagnons d'armes, le
+colonel Lauriston, est descendu à l'hôtel de M. Otto, et qu'il apporte
+le traité ratifié. Dégagée du dernier doute qui la contenait encore,
+la joie n'a plus de bornes. On court chez M. Otto, on le trouve qui
+montait en voiture avec le colonel Lauriston, pour se rendre chez lord
+Hawkesbury, et faire l'échange des ratifications. Le peuple dételle
+les chevaux, et traîne ces deux Français chez lord Hawkesbury.
+
+[En marge: Le colonel Lauriston traîné en triomphe par le peuple dans
+les rues de Londres.]
+
+De chez lord Hawkesbury les deux négociateurs devaient se rendre chez
+le premier ministre M. Addington, et ensuite à l'Amirauté, chez lord
+Saint-Vincent. Le peuple s'obstine; on veut traîner la voiture, d'un
+ministre chez un autre. Enfin, à l'hôtel de l'Amirauté, la foule était
+devenue telle, la confusion si étrange, que lord Saint-Vincent,
+craignant quelque accident, se mit lui-même à la tête du cortége, de
+peur que la voiture ne fût renversée, et qu'un accident fâcheux ne fût
+la suite involontaire de cette joie convulsive. Plusieurs jours
+s'écoulèrent en transports de ce genre, en témoignages d'un
+contentement extraordinaire.
+
+[En marge: La nouvelle de la reddition d'Alexandrie arrive huit heures
+après la signature du traité.]
+
+Un fait digne de remarque, c'est que, quelques heures après la
+signature des préliminaires, il arriva un courrier d'Égypte, apportant
+la nouvelle de la reddition d'Alexandrie, laquelle avait eu lieu le 30
+août 1801 (12 fructidor).--Ce courrier, dit lord Hawkesbury à M. Otto,
+nous est arrivé huit heures après la signature du traité: tant mieux!
+s'il fût arrivé plus tôt, nous aurions été forcés par l'opinion
+publique d'être plus exigeants, et la négociation eût été probablement
+rompue. La paix vaut mieux qu'une île de plus ou de moins.--Ce
+ministre, honnête homme, avait raison. Mais c'est une preuve que la
+résistance d'Alexandrie avait été utile, et que, même dans une cause
+désespérée, la voix de l'honneur, qui conseille de résister le plus
+long-temps possible, est toujours bonne à écouter.
+
+[En marge: On convient de réunir des plénipotentiaires dans la ville
+d'Amiens pour conclure un traité définitif.]
+
+[En marge: Choix de lord Cornwallis pour représenter l'Angleterre au
+congrès d'Amiens.]
+
+Il fut convenu que des plénipotentiaires se réuniraient dans la ville
+d'Amiens, point intermédiaire entre Londres et Paris, pour y rédiger
+le traité définitif. Le cabinet britannique fit choix d'un vieux et
+respectable militaire, qui s'était honoré en portant long-temps les
+armes pour sa patrie, mais qui croyait le moment venu de mettre un
+terme aux maux du monde, c'était lord Cornwallis, l'un des personnages
+les plus estimés de la Grande-Bretagne. Lord Cornwallis avait commandé
+les armées anglaises en Amérique et dans l'Inde. Il avait été
+gouverneur-général du Bengale et vice-roi d'Irlande pendant la fin du
+dernier siècle. Il fut convenu que lord Cornwallis se rendrait à
+Paris, pour complimenter le Premier Consul, avant de se transporter
+sur le lieu des négociations.
+
+[En marge: Choix de Joseph Bonaparte pour représenter la France.]
+
+Le Premier Consul, de son côté, fit choix de son frère Joseph, qu'il
+chérissait particulièrement, et qui, par l'aménité de ses formes, la
+douceur de son caractère, était parfaitement propre au rôle de
+pacificateur, qui lui était habituellement réservé. Joseph avait signé
+la paix avec l'Amérique à Morfontaine, avec l'Autriche à Lunéville; il
+allait la signer avec l'Angleterre à Amiens. Le Premier Consul
+faisait, ainsi cueillir par son frère les fruits qu'il avait cultivés
+lui-même de ses mains triomphantes. M. de Talleyrand, en voyant tout
+l'honneur apparent de ces traités, dévolu à un personnage étranger aux
+travaux de notre diplomatie, ne put se défendre d'un mouvement de
+dépit, mouvement passager, fortement contenu, saisi néanmoins par
+l'oeil observateur et méchant des diplomates résidant à Paris,
+lesquels en remplirent plus d'une dépêche. Mais l'habile ministre
+savait qu'il ne fallait pas s'aliéner la famille du Premier Consul, et
+que d'ailleurs, si, après avoir fait la part du général Bonaparte, il
+restait une portion de gloire à décerner à quelqu'un dans ces belles
+négociations, le public européen ne la décernerait qu'au ministre des
+affaires étrangères.
+
+[En marge: Suite de traités signés coup sur coup avec toutes les
+puissances de l'Europe.]
+
+Les négociations entamées avec divers États, et non conclues encore,
+furent terminées presque immédiatement. Le Premier Consul entendait
+l'art de produire de grands effets sur l'imagination des hommes, parce
+qu'il avait lui-même beaucoup d'imagination. Il brusqua les
+difficultés avec toutes les cours, et voulut, coup sur coup, accabler
+la France de satisfactions de tout genre, l'étourdir, l'enivrer, à
+force de résultats extraordinaires.
+
+[En marge: Traité avec le Portugal.]
+
+Il en finit avec le Portugal, et fit signer à Madrid, par son frère
+Lucien, les conditions d'abord refusées de Badajos, sauf quelques
+modifications peu importantes. On n'insista plus sur l'occupation de
+l'une des provinces portugaises, car, les bases de la paix avec
+l'Angleterre étant arrêtées depuis l'abandon de la Trinité, il n'y
+avait plus aucun intérêt à retenir les gages dont on avait d'abord
+voulu se munir. On convint d'une indemnité pour les frais de la
+guerre, de quelques avantages commerciaux pour notre industrie, tels,
+par exemple, que l'introduction immédiate de nos draps, et le
+traitement de la nation la plus favorisée, à l'égard de tous nos
+produits. L'exclusion des vaisseaux anglais de guerre et de commerce
+fut stipulée formellement, jusqu'à la conclusion de la paix.
+
+[En marge: Traités avec la Porte, Alger et Tunis.]
+
+L'évacuation de l'Égypte terminait toutes les difficultés avec la
+Porte-Ottomane. M. de Talleyrand conclut à Paris, avec un ministre du
+sultan, des préliminaires de paix, qui stipulaient la restitution de
+l'Égypte à la Porte, le rétablissement des anciens rapports de la
+France avec elle, et la mise en vigueur de tous les traités antérieurs
+de commerce, et de navigation.
+
+Des conventions semblables furent faites avec les régences de Tunis et
+d'Alger.
+
+[En marge: Traité avec la Bavière.]
+
+Un traité fut signé avec la Bavière pour la replacer, à l'égard de la
+République, dans les rapports d'alliance qui avaient existé autrefois
+entre cette cour et la vieille monarchie française, lorsque celle-ci
+protégeait toutes les puissances allemandes de second ordre, contre
+l'ambition de la maison d'Autriche. C'était un véritable
+renouvellement des traités de Westphalie et de Teschen. La Bavière
+faisait à la France l'abandon direct de tout ce qu'elle avait possédé
+jadis sur la rive gauche du Rhin. En retour, la France promettait
+d'employer son influence, dans les négociations dont les affaires
+germaniques seraient bientôt le sujet, pour procurer à la Bavière une
+indemnité suffisante, et convenablement située. La France, en outre,
+lui garantissait l'intégrité de ses États.
+
+[En marge: Traité avec la Russie.]
+
+Enfin, pour achever l'oeuvre de cette pacification générale, le traité
+avec la Russie, qui rétablissait de droit une paix existant déjà de
+fait, fut signé après de longs débats, entre M. de Markoff et M. de
+Talleyrand. Le nouvel empereur avait montré, comme on l'a vu, moins
+d'énergie dans sa résistance aux prétentions maritimes de
+l'Angleterre, mais aussi moins d'ostentation et d'exigence dans la
+protection accordée aux petits États allemands et italiens, qui
+avaient fait partie de la coalition contre la France. Alexandre
+n'avait jamais élevé de difficultés quant à l'Égypte; mais, en tout
+cas, elles étaient toutes supprimées par les derniers événements. Il
+ne prétendait plus à la qualité de grand-maître des chevaliers de
+Malte, ce qui rendait facile la reconstitution de l'ordre sur son
+ancien pied, ainsi qu'on en était convenu avec l'Angleterre. Il n'y
+avait eu de différend sérieux avec Alexandre, que sur Naples et sur le
+Piémont. En persistant, en gagnant du temps, on avait vaincu les
+principales difficultés relativement à ces deux États. L'évacuation de
+la rade de Tarente venait d'être promise aux Anglais. La Russie s'en
+tenait pour satisfaite, et y voyait l'accomplissement d'une condition
+essentielle à son honneur, l'intégrité des États de Naples. Elle avait
+cessé de parler de l'île d'Elbe. Quant au Piémont, chaque jour ajouté
+au silence de l'Angleterre, pendant la négociation de Londres, avait
+enhardi le Premier Consul à ne pas rendre cette importante province
+au roi de Sardaigne. La Russie invoquait les promesses qui lui avaient
+été faites à ce sujet. Le Premier Consul répondait, en disant qu'on
+lui avait promis aussi de défendre le vrai droit maritime dans toute
+sa teneur, et qu'on en avait abandonné une partie à l'Angleterre. On
+convint d'un article, par lequel on se promettait de s'occuper à
+l'amiable, et de gré à gré, des intérêts de S. M. le roi de Sardaigne,
+et d'_y avoir les égards compatibles avec l'état actuel des choses_.
+C'était se donner une grande liberté relativement à ce prince, et
+notamment celle de l'indemniser un jour, avec le duché de Parme ou de
+Plaisance, comme le Premier Consul en avait alors la pensée. La
+conduite du roi de Sardaigne, son dévouement aux Anglais pendant la
+dernière campagne d'Égypte, avaient profondément irrité le chef du
+gouvernement français. Celui-ci, néanmoins, avait de meilleures
+raisons que la colère: il tenait au Piémont comme à la plus belle des
+provinces italiennes pour nous, car elle nous permettait de déboucher
+toujours en Italie, et d'y avoir sans cesse une armée. Elle devenait
+enfin pour la France ce que le Milanais avait été si long-temps pour
+l'Autriche.
+
+On avait été constamment d'accord avec la Russie sur les affaires
+d'Allemagne; il n'y avait par conséquent aucune difficulté sur ce
+dernier sujet.
+
+On rédigea donc le traité d'après ces bases, de concert avec le
+nouveau négociateur, M. de Markoff, récemment arrivé de Pétersbourg.
+On signa un premier traité patent, où il fut dit purement et
+simplement, que la bonne intelligence était rétablie entre les deux
+gouvernements, et qu'ils ne souffriraient pas que les sujets émigrés
+de l'un ou de l'autre pays, entretinssent des menées coupables dans
+leur ancienne patrie. Cet article avait trait aux Polonais d'une part,
+aux Bourbons de l'autre. À ce traité patent fut jointe une convention
+secrète, dans laquelle il était dit, que, les deux empires s'étant
+bien trouvés de leur intervention dans les affaires d'Allemagne, à
+l'époque du traité de Teschen, ils réuniraient de nouveau leur
+influence, pour amener en Allemagne les arrangements territoriaux les
+plus favorables au bon équilibre de l'Europe; que la France notamment
+s'emploierait à procurer une indemnité avantageuse à l'électeur de
+Bavière, au grand-duc de Wurtemberg, au grand-duc de Baden (ce dernier
+avait été ajouté à la liste des protégés de la Russie, à cause de la
+nouvelle impératrice, qui était une princesse badoise); que les États
+de Naples seraient évacués à la paix maritime, et jouiraient de la
+neutralité en cas de guerre, et enfin qu'on s'entendrait à l'amiable
+sur les intérêts du roi de Sardaigne, quand il y aurait lieu, _et de
+la manière la plus compatible avec l'état actuel des choses_.
+
+Le Premier Consul envoya sur-le-champ son aide-de-camp Caulaincourt à
+Pétersbourg, pour porter au jeune empereur une lettre adroite et
+caressante, dans laquelle il se félicitait de la paix conclue,
+l'informait avec une sorte de complaisance d'une multitude de détails,
+et paraissait désormais vouloir conduire de moitié avec lui les
+grandes affaires du monde. M. de Caulaincourt, en attendant l'envoi
+d'un ambassadeur, devait remplacer Duroc, qui s'était un peu trop hâté
+de revenir de Pétersbourg. Le Premier Consul avait envoyé à ce dernier
+une somme considérable, avec ordre d'assister au couronnement de
+l'empereur, et d'y représenter la France avec éclat. Duroc n'ayant pas
+eu le temps de recevoir cette lettre, était reparti. Une autre cause
+l'y avait décidé. Alexandre lui avait fait adresser l'invitation
+d'assister à son couronnement, mais M. de Panin ne lui avait pas
+transmis cette invitation. Plus tard une explication ayant eu lieu à
+ce sujet, l'empereur, blessé de l'inexécution de ses ordres, enjoignit
+à M. de Panin de se rendre dans ses terres, et le remplaça par M. de
+Kotschoubey, l'un des membres de son conseil occulte. Le jeune
+empereur commençait ainsi à se débarrasser des hommes qui avaient
+contribué à son avénement, et qui voulaient l'entraîner dans leur
+politique exclusivement anglaise. Tout faisait donc présager de bonnes
+relations avec la Russie. Les égards délicats et flatteurs du Premier
+Consul ne pouvaient que rendre ce résultat plus certain.
+
+[En marge: Nov. 1801.]
+
+[En marge: Fête pour la paix générale.]
+
+[En marge: Lord Cornwallis à Paris.]
+
+Ces divers traités, qui complétaient la paix du monde, furent signés à
+peu près en même temps que les préliminaires de Londres. La
+satisfaction publique était au comble, et il fut décidé qu'on
+donnerait une grande fête, pour célébrer la paix générale. Elle fut
+fixée au 18 brumaire. On ne pouvait mieux en choisir le jour, car
+c'était à la révolution du 18 brumaire, qu'il fallait attribuer tant
+de beaux résultats. Lord Cornwallis dut y assister. Il arriva le 16
+brumaire (7 novembre) à Paris avec un grand nombre de ses
+compatriotes. À peine la signature des préliminaires avait-elle été
+donnée, que les demandes de passe-ports pour la France s'étaient
+multipliées chez M. Otto. On en avait envoyé trois cents. Cela ne
+suffit pas, il fallut en envoyer un nombre illimité. Les bâtiments
+destinés à venir chercher des denrées françaises, et à nous apporter
+des marchandises anglaises, mirent le même empressement à obtenir des
+sauf-conduits. Toutes ces demandes furent accordées avec la plus
+parfaite bonne volonté, et les relations se trouvèrent rétablies
+sur-le-champ avec une promptitude et une ardeur incroyables. Le 18
+brumaire Paris était déjà rempli d'Anglais, impatients de voir cette
+France si nouvelle, et devenue tout à coup si brillante, de voir
+surtout l'homme qui dans ce moment faisait l'admiration de
+l'Angleterre et du monde. L'illustre Fox était du nombre des Anglais
+impatients de visiter la France. Le jour de cette fête, qui fut belle
+par la joie paisible et profonde de toutes les classes de citoyens, la
+circulation des voitures était interdite. On n'avait fait d'exception
+que pour lord Cornwallis. La foule s'ouvrait avec empressement et
+respect devant cet honorable représentant des armées anglaises, qui
+venait faire la paix de sa nation avec la nôtre. Il était surpris de
+trouver cette France si différente des tableaux hideux qu'en traçaient
+à Londres les émigrés. Tous ses compatriotes partageaient le même
+sentiment, et l'exprimaient avec une naïve admiration.
+
+Tandis que cette fête avait lieu à Paris, un banquet superbe était
+donné à Londres dans la Cité, et on y portait, au milieu des
+acclamations les plus vives, les toasts suivants:
+
+Au roi de la Grande-Bretagne!
+
+Au prince de Galles!
+
+À la liberté, à la prospérité des royaumes-unis de la Grande-Bretagne
+et de l'Irlande!
+
+AU PREMIER CONSUL BONAPARTE, à la liberté, au bonheur de la RÉPUBLIQUE
+FRANÇAISE.
+
+Des acclamations bruyantes et unanimes accompagnèrent ce dernier
+toast.
+
+La paix de la France était faite avec toutes les puissances de la
+terre. Il restait une seule paix à conclure, plus difficile peut-être
+que les précédentes, car elle exigeait un tout autre génie que celui
+des batailles, et elle était fort désirable aussi, puisqu'elle devait
+rétablir le repos dans les âmes, l'union dans les familles. Cette paix
+était celle de la République avec l'Église. Le moment est donc venu de
+raconter les négociations laborieuses dont elle était l'objet, avec le
+représentant du Saint-Siége.
+
+
+FIN DU ONZIÈME LIVRE.
+
+
+
+
+LIVRE DOUZIÈME.
+
+CONCORDAT.
+
+ L'Église catholique pendant la Révolution française. --
+ Constitution civile du clergé décrétée par l'Assemblée
+ Constituante. -- Cette constitution avait voulu assimiler
+ l'administration des cultes à celle du royaume, établir un
+ diocèse par département, faire élire les évêques par les fidèles,
+ et les dispenser de l'institution canonique. -- Serment à cette
+ constitution exigé de la part du clergé. -- Refus de serment, et
+ schisme. -- Diverses catégories de prêtres, leur rôle et leur
+ influence. -- Inconvénients de cet état de choses. -- Moyens
+ qu'il fournit aux ennemis de la Révolution, pour troubler l'État
+ et les familles. -- Divers systèmes proposés pour porter remède
+ au mal. -- Le système de l'inaction. -- Le système d'une Église
+ française, dont le Premier Consul serait le chef. -- Le système
+ d'un fort encouragement au protestantisme. -- Opinions du Premier
+ Consul sur les divers systèmes proposés. -- Il forme le projet de
+ rétablir la religion catholique, en appropriant sa discipline aux
+ nouvelles institutions de la France. -- Il veut la déposition des
+ évêques anciens titulaires, une circonscription comprenant 60
+ siéges au lieu de 158, la création d'un nouveau clergé composé de
+ prêtres respectables de toutes les sectes, l'attribution à l'État
+ de la police des cultes, un salaire aux prêtres au lieu d'une
+ dotation territoriale, enfin la consécration par l'Église de la
+ vente des biens nationaux. -- Relations amicales du pape Pie VII
+ avec le Premier Consul. -- Monsignor Spina, chargé de négocier à
+ Paris, retarde la négociation dans un intérêt temporel du
+ Saint-Siége. -- Désir secret de recouvrer les Légations. --
+ Monsignor Spina sent enfin le besoin de se hâter. -- Il s'abouche
+ avec l'abbé Bernier, chargé de traiter pour la France. --
+ Difficultés du plan proposé à la cour romaine. -- Le Premier
+ Consul envoie son projet à Rome, et demande au Pape de
+ s'expliquer. -- Trois cardinaux consultés. -- Le Pape, après
+ cette consultation, veut que la religion catholique soit déclarée
+ religion de l'État, qu'on le dispense de déposer les anciens
+ titulaires, et de consacrer autrement que par son silence la
+ vente des biens d'Église, etc. -- Débats avec M. de Cacault,
+ ministre de France à Rome. -- Le Premier Consul, fatigué de ces
+ lenteurs, ordonne à M. de Cacault de quitter Rome sous cinq
+ jours, si le Concordat n'est pas adopté dans ce délai. --
+ Terreurs du Pape et du cardinal Consalvi. -- M. de Cacault
+ suggère au cabinet pontifical l'idée d'envoyer à Paris le
+ cardinal Consalvi. -- Départ de celui-ci pour la France, et ses
+ frayeurs. -- Son arrivée à Paris. -- Accueil bienveillant du
+ Premier Consul. -- Conférences avec l'abbé Bernier. -- On
+ s'entend sur le principe d'une religion d'État. -- On déclare la
+ religion catholique, religion de la majorité des Français. --
+ Toutes les autres conditions du Premier Consul, relativement à la
+ déposition des anciens titulaires, à la nouvelle circonscription,
+ à la vente des biens d'Église, sont acceptées, sauf quelques
+ changements de rédaction. -- Accord définitif sur tous les
+ points. -- Efforts tentés au dernier moment par les adversaires
+ du rétablissement des cultes, afin d'empêcher le Premier Consul
+ de signer le Concordat. -- Il persiste. -- Signature donnée le 15
+ juillet 1801. -- Retour du cardinal Consalvi à Rome. --
+ Satisfaction du Pape. -- Solennité des ratifications. -- Choix du
+ cardinal Caprara, comme légat _a latere_. -- Le Premier Consul
+ aurait voulu célébrer le 18 brumaire la paix de l'Église, en même
+ temps que la paix avec toutes les puissances de l'Europe. -- La
+ nécessité de s'adresser aux anciens titulaires, pour avoir leur
+ démission, entraîne des retards. -- Demande de leur démission
+ adressée par le Pape à tous les anciens évêques, constitutionnels
+ ou non constitutionnels. -- Sage soumission des constitutionnels.
+ -- Noble résignation des membres de l'ancien clergé. --
+ Admirables réponses. -- Il n'y a de résistance que de la part des
+ évêques retirés à Londres. -- Tout est prêt pour le
+ rétablissement du culte en France, mais une vive opposition dans
+ le sein du Tribunat fait naître de nouveaux délais. -- Nécessité
+ de vaincre cette opposition avant de passer outre.
+
+
+[En marge: Mars 1801.]
+
+[En marge: Négociations avec le Saint-Siége.]
+
+Le Premier Consul aurait voulu que le jour anniversaire du 18
+brumaire, consacré à célébrer la réconciliation de la France avec
+l'Europe, pût l'être aussi à célébrer la réconciliation de la France
+avec l'Église. Il avait fait les plus grands efforts pour que les
+négociations avec le Saint-Siége fussent terminées en temps utile, et
+que les cérémonies religieuses vinssent se mêler aux fêtes populaires.
+Mais il est encore moins facile de traiter avec les puissances
+spirituelles qu'avec les puissances temporelles, car les batailles
+gagnées n'y suffisent pas; et c'est l'honneur de la pensée humaine de
+ne pouvoir être vaincue que par la force accompagnée de la
+persuasion.
+
+C'est ce difficile travail de la persuasion jointe à la force, que le
+vainqueur de Rivoli et de Marengo avait entrepris auprès de l'Église
+romaine, pour la réconcilier avec la République française.
+
+La Révolution, comme nous l'avons déjà dit bien des fois, avait
+dépassé le but en beaucoup de choses. La ramener en arrière, quant à
+ces choses seulement, et pas plus en deçà qu'au delà du but, était une
+réaction légitime, salutaire, que le Premier Consul avait entreprise,
+et qu'alors il rendait admirable, par la sagesse et l'habileté des
+moyens qu'il y employait.
+
+La religion était évidemment une des choses à l'égard desquelles la
+Révolution avait dépassé toutes les bornes justes et raisonnables.
+Nulle part il n'y avait autant à réparer.
+
+[En marge: État du clergé pendant la Révolution.]
+
+[En marge: Constitution civile du clergé.]
+
+[En marge: Ce que c'était que le serment.]
+
+[En marge: Schisme et persécution sous la Législative et la
+Convention.]
+
+Il avait existé sous l'ancienne monarchie un clergé puissant, en
+possession d'une grande partie du sol, ne supportant aucune des
+charges publiques, faisant seulement quand il lui plaisait des dons
+volontaires au trésor royal, constitué en pouvoir politique, et
+formant l'un des trois ordres qui, dans les États-Généraux,
+exprimaient les volontés nationales. La Révolution avait emporté le
+clergé avec sa fortune, son influence et ses priviléges; elle l'avait
+emporté avec la noblesse, les parlements, et le trône lui-même. Il
+était impossible qu'elle fît autrement. Un clergé propriétaire, et
+constitué en pouvoir politique, pouvait convenir dans la société du
+moyen âge, être utile alors à la civilisation, mais il était
+inadmissible au dix-huitième siècle. L'Assemblée Constituante avait
+bien fait de l'abolir, et de mettre à la place un clergé voué
+uniquement aux fonctions du culte, étranger aux délibérations de
+l'État, salarié au lieu d'être propriétaire. Mais c'était exiger
+beaucoup du Saint-Siége, que de lui demander l'approbation de tels
+changements. Si on voulait réussir, il fallait s'en tenir là, et ne
+pas lui fournir un prétexte légitime de dire, qu'on attaquait la
+religion elle-même, dans ce qu'elle avait d'immuable et de sacré.
+L'Assemblée Constituante, poussée par ce goût de régularité, si
+naturel à l'esprit des réformateurs, assimila, sans hésiter,
+l'administration de l'Église à celle de l'État. Il y avait des
+diocèses trop vastes, d'autres trop restreints; elle voulut que la
+circonscription ecclésiastique fût la même que la circonscription
+administrative, et créa un diocèse par département. Rendant électives
+toutes les fonctions civiles et judiciaires, elle voulut rendre
+électives aussi les fonctions ecclésiastiques. Cette disposition lui
+paraissait d'ailleurs un retour aux temps de la primitive Église, où
+les évêques étaient élus par les fidèles. Elle supprima du même coup
+l'institution canonique, c'est-à-dire la confirmation des évêques par
+le Pape; et de toutes ces dispositions, elle composa ce qu'on a nommé
+la Constitution civile du clergé. Les hommes qui agissaient de la
+sorte étaient animés d'intentions fort pieuses. C'étaient des croyants
+véritables, des jansénistes fervents, mais des esprits étroits,
+entêtés de disputes théologiques, esprits, par conséquent, fort
+dangereux dans les affaires humaines. Pour compléter la faute, ils
+exigèrent du clergé français, qu'il prêtât serment à la Constitution
+civile. C'était faire naître un cas de conscience pour les prêtres
+sincères, et un prétexte pour les prêtres malveillants: c'était, en un
+mot, préparer un schisme. Rome, déjà blessée des malheurs du trône,
+fut bientôt irritée des malheurs de l'autel. Elle interdit le serment.
+Une partie du clergé, fidèle à sa voix, refusa de le prêter; une autre
+partie y consentit, et forma, sous le titre de clergé _assermenté_, ou
+constitutionnel, le clergé reconnu par l'État, et seul admis à exercer
+les fonctions du culte. On ne proscrivit pas encore les prêtres; on se
+contenta d'interdire l'exercice du sacerdoce aux uns, et d'en investir
+les autres. Mais les prêtres mis à l'écart furent généralement
+préférés par les fidèles, parce que la conscience religieuse est
+susceptible, prompte à s'alarmer, défiante surtout du pouvoir. Elle se
+tournait vers les ecclésiastiques qui passaient pour orthodoxes, et
+qui semblaient persécutés. Elle s'éloignait par instinct de ceux dont
+l'orthodoxie était contestée, et qui avaient pour eux l'appui du
+gouvernement. Il y eut donc alors un culte public et un culte
+clandestin, celui-ci plus suivi que celui-là. Les passions ennemies de
+la Révolution se liguèrent avec la religion offensée, et la
+précipitèrent dans les fautes de l'esprit de faction. D'un schisme on
+en vint bientôt, dans les campagnes de la Vendée, à une guerre civile
+effroyable. La Révolution ne resta pas en arrière, et de la simple
+privation des fonctions ecclésiastiques, elle arriva en peu de temps à
+la persécution. Elle proscrivit les prêtres et les déporta. Puis vint
+l'abolition de tous les cultes, et la proclamation de l'Être suprême.
+Alors, prêtres soumis ou insoumis aux lois, _assermentés_ ou
+_non-assermentés_, furent traités à l'égal les uns des autres, et
+envoyés tous à ce même échafaud, où royalistes, constituants,
+girondins, montagnards, allaient mourir ensemble.
+
+[En marge: État des cultes sous le Directoire.]
+
+Sous le Directoire, la proscription sanglante cessa. Un régime
+variable, inclinant tantôt à l'indifférence, tantôt à la rigueur,
+maintint encore l'Église proscrite dans un état d'anxiété. Le Premier
+Consul, par sa puissance, et par l'évidence de ses intentions
+réparatrices, rassurant tous ceux qui avaient souffert, à quelque
+titre que ce fût, fit sortir de leurs retraites cachées, ou revenir de
+l'exil, les ministres du culte. Mais, en les attirant à la lumière, il
+rendit le schisme plus sensible, plus choquant peut-être. Pour
+supprimer la difficulté du serment, il cessa de l'exiger, et mit à la
+place une simple promesse de soumission aux lois. Cette promesse, qui
+ne pouvait alarmer la conscience des prêtres, avait facilité leur
+retour, mais avait ajouté, en quelque sorte, de nouvelles divisions à
+celles qui existaient déjà, en créant dans le sein du clergé une
+catégorie de plus.
+
+[En marge: Différentes classes de prêtres, par suite du schisme.]
+
+Il y avait les prêtres constitutionnels ou _assermentés_, légalement
+investis des fonctions sacerdotales, et jouissant de l'usage des
+édifices religieux, qui leur avaient été rendus en vertu d'un arrêté
+des Consuls. Il y avait les prêtres _non-assermentés_, n'ayant jamais
+voulu prêter aucun serment, qui après avoir vécu dans l'exil, dans les
+prisons, venaient de reparaître en masse dès les premiers jours du
+Consulat, mais qui officiaient dans des maisons particulières, et
+déclaraient mauvais le culte public, pratiqué dans les églises. Enfin,
+ces prêtres _non-assermentés_ se divisaient en prêtres qui n'avaient
+pas fait la _promesse_, et en prêtres qui s'étaient résignés à la
+faire. Ces derniers n'étaient pas complétement approuvés des
+orthodoxes. On s'était adressé à Rome, qui, ménageant le Premier
+Consul, avait refusé de s'expliquer. Mais le cardinal Maury, retiré
+dans les États du Saint-Siége, où il était devenu évêque de
+Montefiascone, intermédiaire auprès du Pape du parti royaliste, et ne
+voulant pas, du moins alors, favoriser la soumission des prêtres au
+nouveau gouvernement, avait interprété le silence de Rome, et fait
+parvenir en France, au sujet de la _promesse_, des lettres
+improbatives, qui jetaient un nouveau trouble dans les consciences.
+
+[En marge: À qui obéissaient les assermentés et les non-assermentés.]
+
+Tous ces prêtres, ainsi divisés, avaient chacun leur hiérarchie. Les
+prêtres constitutionnels obéissaient aux évêques, élus sous le régime
+de la Constitution civile. Parmi ces évêques, il y en avait de morts,
+les uns naturellement, les autres violemment. Ceux qui étaient morts
+avaient été remplacés par des évêques, qui, n'ayant pas été
+régulièrement élus, au milieu de la proscription qui frappait
+également tous les cultes, avaient usurpé leurs pouvoirs, ou s'étaient
+fait élire par des chapitres clandestins, espèces de coteries
+religieuses sans aucune autorité, ni légale ni morale. Ainsi les
+pouvoirs des évêques constitutionnels eux-mêmes, du point de vue de la
+Constitution civile, étaient chez quelques-uns d'entre eux contestés,
+et frappés de discrédit. Il y avait dans ce clergé un certain nombre
+de sujets respectables; mais, en général, ils avaient perdu la
+confiance des fidèles, parce qu'on les savait en désaccord avec Rome,
+et parce qu'ils avaient, en se mêlant aux disputes religieuses et
+politiques du temps, perdu la dignité du sacerdoce. Plusieurs, en
+effet, étaient des clubistes violents, et sans moeurs. Les meilleurs
+étaient des prêtres sincères, que la fureur du jansénisme avait jetés
+dans le schisme.
+
+Le clergé prétendu orthodoxe avait aussi ses évêques, exerçant une
+autorité moins publique, mais plus réelle, et fort dangereuse. Les
+évêques _non-assermentés_ avaient presque tous émigré. Il y en avait
+en Italie, en Espagne, en Allemagne, surtout en Angleterre, où ils
+étaient attirés par les subsides du gouvernement britannique.
+Correspondant avec leur diocèse, par le moyen de grands-vicaires
+choisis par eux et approuvés par Rome, ils gouvernaient leur église du
+sein de l'exil, sous l'inspiration des passions que l'exil fait
+naître, souvent même au profit des ennemis de la France. Ceux qui
+étaient morts, et le nombre en était grand depuis dix années, ceux-là
+étaient partout remplacés par des administrateurs cachés, revêtus des
+pouvoirs de la cour de Rome. De manière que l'une des précautions les
+plus sages, les plus anciennes de l'Église gallicane, celle de faire
+administrer les siéges vacants par les chapitres, et non par les
+agents du Saint-Siége, était complètement abandonnée. L'Église
+française avait ainsi perdu son indépendance, car elle était
+directement gouvernée par Rome, quand elle cessait de l'être par des
+évêques complices de l'émigration. Avec encore un peu de temps, les
+évêques émigrés devant être presque tous morts, l'Église entière de
+France eût été placée sous l'autorité ultramontaine.
+
+Il y a des hommes que cet aspect moral d'une société déchirée par
+mille sectes, touche peu; ils veulent que le gouvernement dédaigne
+comme lui étant étrangères, ou respecte comme sacrées pour lui, ces
+divergences religieuses. Cependant il y a quelque chose qui ne permet
+pas cette superbe indifférence, c'est le trouble profond de la
+société, surtout quand ce trouble est toujours prêt à se changer en
+désordre matériel.
+
+[En marge: Influence du clergé hostile au gouvernement.]
+
+Ces clergés divers s'efforçaient d'attirer à eux les consciences. Le
+clergé constitutionnel avait peu de pouvoir; il était seulement un
+sujet de récriminations pour les Jacobins, qui avaient l'habitude de
+dire que la Révolution était partout sacrifiée, notamment dans la
+personne des seuls prêtres qui se fussent attachés à sa cause; à quoi
+le gouvernement ne pouvait évidemment rien, car il ne dépendait pas de
+lui de disposer des fidèles, en faveur d'un clergé ou d'un autre. Mais
+le clergé réputé orthodoxe agissait sur les esprits dans un sens
+entièrement contraire à l'ordre établi. Il cherchait à tenir éloignés
+du gouvernement, tous ceux que la fatigue des dissensions civiles
+tendait à ramener au Premier Consul. S'il eût été possible de
+réveiller les passions de la Vendée, il l'eût fait. Il y entretenait
+encore de sourdes défiances, et une sorte de mécontentement. Il
+troublait le Midi, moins soumis que la Vendée, et dans les montagnes
+du centre de la France, réunissait tumultueusement la population
+autour des curés orthodoxes. Partout ce clergé inquiétait les
+consciences, agitait les familles, en persuadant à tous ceux qui
+avaient été ou baptisés, ou mariés de la main des _assermentés_,
+qu'ils n'étaient pas dans le sein de la véritable communion
+catholique, et qu'ils devaient de nouveau se faire baptiser ou marier,
+s'ils voulaient devenir de vrais chrétiens, ou sortir du concubinage.
+Ainsi l'état des familles, non pas du point de vue légal, mais du
+point de vue religieux, était mis en question. Il existait plus de dix
+mille prêtres mariés, qui, entraînés par le vertige du temps, ou
+poussés même par la terreur, avaient cherché dans le mariage, les uns
+la satisfaction de passions qu'ils n'avaient pas su contenir, les
+autres une abjuration qui les sauvât de l'échafaud. Ils étaient époux,
+pères de familles nombreuses, et flétris par le préjugé public, tant
+qu'on ne leur procurait pas le pardon de l'Église.
+
+Les acquéreurs de biens nationaux, ceux de tous les citoyens que le
+gouvernement avait le plus d'intérêt à protéger, vivaient aussi dans
+un état de trouble et d'oppression. Ils étaient assiégés au lit de
+mort de suggestions perfides, et menacés d'une damnation éternelle,
+s'ils ne consentaient à des arrangements spoliateurs. La confession
+devenait ainsi une arme puissante dont se servaient les émigrés, pour
+porter atteinte à la propriété, au crédit public, en un mot à l'un des
+principes les plus essentiels de la Révolution, l'inviolabilité des
+ventes nationales. La police de l'État, et les lois, étaient également
+impuissantes contre les maux de ce genre.
+
+Tous ces désordres n'étaient pas de ceux qu'un gouvernement doit
+regarder avec indifférence. Quand les sectes religieuses n'ont d'autre
+conséquence que de pulluler sur un vaste sol comme celui de
+l'Amérique, que de se succéder à l'infini, en ne laissant après elles
+que le souvenir passager d'inventions ridicules, ou de pratiques
+indécentes, on conçoit, jusqu'à un certain point, que l'État demeure
+indifférent et inactif. La société présente un triste aspect moral,
+mais l'ordre public n'est pas sérieusement troublé. Il n'en était pas
+ainsi, au milieu de la vieille société française en 1801. On ne
+pouvait pas, sans un immense péril, livrer aux factions ennemies le
+gouvernement des âmes. On ne pouvait pas laisser dans leurs mains les
+torches de la guerre civile, avec faculté de les secouer quand elles
+voudraient, sur la Vendée, sur la Bretagne, sur les Cévennes. On ne
+pouvait pas leur permettre de troubler le repos des familles,
+d'assiéger le lit des mourants pour extorquer des stipulations
+iniques, de mettre en doute le crédit de l'État, d'ébranler enfin
+toute une classe de propriétés, celles mêmes que la Révolution avait
+promis de rendre à jamais inviolables.
+
+La manière de penser du Premier Consul sur la constitution des
+sociétés, était trop juste et trop profonde, pour qu'il pût voir d'un
+oeil indifférent les désordres religieux de la France à cette époque;
+et il avait d'ailleurs, pour y porter la main, des motifs plus élevés
+encore que ceux que nous venons d'indiquer, s'il y en a de plus élevés
+que l'ordre public et le repos des familles.
+
+[En marge: Besoin d'une religion chez tous les peuples.]
+
+Il faut une croyance religieuse, il faut un culte à toute association
+humaine. L'homme, jeté au milieu de cet univers, sans savoir d'où il
+vient, où il va, pourquoi il souffre, pourquoi même il existe, quelle
+récompense ou quelle peine recevront les longues agitations de sa vie;
+assiégé des contradictions de ses semblables, qui lui disent, les uns
+qu'il y a un Dieu, auteur profond et conséquent de toutes choses, les
+autres qu'il n'y en a pas; ceux-ci, qu'il y a un bien, un mal, qui
+doivent servir de règle à sa conduite; ceux-là, qu'il n'y a ni bien ni
+mal, que ce sont là les inventions intéressées des grands de la terre:
+l'homme, au milieu de ces contradictions, éprouve le besoin impérieux,
+irrésistible, de se faire sur tous ces objets une croyance arrêtée.
+Vraie ou fausse, sublime ou ridicule, il s'en fait une. Partout, en
+tout temps, en tout pays, dans l'antiquité comme dans les temps
+modernes, dans les pays civilisés comme dans les pays sauvages, on le
+trouve au pied des autels, les uns vénérables, les autres ignobles ou
+sanguinaires. Quand une croyance établie ne règne pas, mille sectes,
+acharnées à la dispute comme en Amérique, mille superstitions
+honteuses comme en Chine, agitent, ou dégradent l'esprit humain. Ou
+bien, si, comme en France en quatre-vingt-treize, une commotion
+passagère a emporté l'antique religion du pays, l'homme, à l'instant
+même où il avait fait voeu de ne plus rien croire, se dément après
+quelques jours, et le culte insensé de la déesse Raison, inauguré au
+côté de l'échafaud, vient prouver que ce voeu était aussi vain qu'il
+était impie.
+
+À en juger donc par sa conduite ordinaire et constante, l'homme a
+besoin d'une croyance religieuse. Dès lors que peut-on souhaiter de
+mieux à une société civilisée, qu'une religion nationale, fondée sur
+les vrais sentiments du coeur humain, conforme aux règles d'une morale
+pure, consacrée par le temps, et qui, sans intolérance et sans
+persécution, réunisse, sinon l'universalité, au moins la grande
+majorité des citoyens, au pied d'un autel antique et respecté?
+
+Une telle croyance, on ne saurait l'inventer, quand elle n'existe pas
+depuis des siècles. Les philosophes, même les plus sublimes, peuvent
+créer une philosophie, agiter par leur science le siècle qu'ils
+honorent: ils font penser, ils ne font pas croire. Un guerrier couvert
+de gloire peut fonder un empire, il ne saurait fonder une religion.
+Que dans les temps anciens, des sages, des héros, s'attribuant des
+relations avec le ciel, aient pu soumettre l'esprit des peuples, et
+lui imposer une croyance, cela s'est vu. Mais, dans les temps
+modernes, le créateur d'une religion serait tenu pour un imposteur;
+et, entouré de terreur comme Robespierre, ou de gloire comme le jeune
+Bonaparte, il aboutirait uniquement au ridicule.
+
+On n'avait rien à inventer en 1800. Cette croyance pure, morale,
+antique, existait: c'était la vieille religion du Christ, ouvrage de
+Dieu suivant les uns, ouvrage des hommes suivant les autres, mais
+suivant tous, oeuvre profonde d'un réformateur sublime; réformateur
+commenté pendant dix-huit siècles par les conciles, vastes assemblées
+des esprits éminents de chaque époque, occupées à discuter, sous le
+titre d'hérésies, tous les systèmes de philosophie, adoptant
+successivement sur chacun des grands problèmes de la destinée de
+l'homme les opinions les plus plausibles, les plus sociales, les
+adoptant pour ainsi dire à la majorité du genre humain, arrivant enfin
+à produire ce corps de doctrine invariable, souvent attaqué, toujours
+triomphant, qu'on appelle UNITÉ CATHOLIQUE, et au pied duquel sont
+venus se soumettre les plus beaux génies! Elle existait, cette
+religion, qui avait rangé sous son empire tous les peuples civilisés,
+formé leurs moeurs, inspiré leurs chants, fourni le sujet de leurs
+poésies, de leurs tableaux, de leurs statues, empreint sa trace dans
+tous leurs souvenirs nationaux, marqué de son signe leurs drapeaux,
+tour à tour vaincus ou victorieux! Elle avait disparu un moment dans
+une grande tempête de l'esprit humain; mais, la tempête passée, le
+besoin de croire revenu, elle s'était retrouvée au fond des âmes,
+comme la croyance naturelle et indispensable de la France et de
+l'Europe.
+
+[En marge: Motifs qui portent le Premier Consul à rétablir le culte
+catholique.]
+
+Quoi de plus indiqué, de plus nécessaire en 1800, que de relever cet
+autel de saint Louis, de Charlemagne et de Clovis, un instant
+renversé? Le général Bonaparte, qui eût été ridicule s'il avait voulu
+se faire prophète ou révélateur, était dans le vrai rôle que lui
+assignait la Providence, en relevant de ses mains victorieuses cet
+autel vénérable, en y ramenant par son exemple les populations quelque
+temps égarées. Et il ne fallait pas moins que sa gloire pour une telle
+oeuvre! De grands génies, non pas seulement parmi les philosophes,
+mais parmi les rois, Voltaire et Frédéric, avaient déversé le mépris
+sur la religion catholique, et donné le signal des railleries pendant
+cinquante années. Le général Bonaparte, qui avait autant d'esprit que
+Voltaire, plus de gloire que Frédéric, pouvait seul, par son exemple
+et ses respects, faire tomber les railleries du dernier siècle.
+
+Sur ce sujet, il ne s'était pas élevé le moindre doute dans sa pensée.
+Ce double motif de rétablir l'ordre dans l'État et la famille, et de
+satisfaire au besoin moral des âmes, lui avait inspiré la ferme
+résolution de remettre la religion catholique sur son ancien pied,
+sauf les attributions politiques, qu'il regardait comme incompatibles
+avec l'état présent de la société française.
+
+Est-il besoin, avec des motifs tels que ceux qui le dirigeaient, de
+rechercher s'il agissait par une inspiration de la foi religieuse, ou
+bien par politique et par ambition? Il agissait par sagesse,
+c'est-à-dire par suite d'une profonde connaissance de la nature
+humaine, cela suffit. Le reste est un mystère, que la curiosité,
+toujours naturelle quand il s'agit d'un grand homme, peut chercher à
+pénétrer, mais qui importe peu. Il faut dire cependant, à cet égard,
+que la constitution morale du général Bonaparte le portait aux idées
+religieuses. Une intelligence supérieure est saisie, à proportion de
+sa supériorité même, des beautés de la création. C'est l'intelligence
+qui découvre l'intelligence dans l'univers, et un grand esprit est
+plus capable qu'un petit de voir Dieu à travers ses oeuvres. Le
+général Bonaparte controversait volontiers sur les questions
+philosophiques et religieuses, avec Monge, Lagrange, Laplace, savants
+qu'il honorait et qu'il aimait, et les embarrassait souvent, dans leur
+incrédulité, par la netteté, la vigueur originale de ses arguments. À
+cela il faut ajouter encore, que, nourri dans un pays inculte et
+religieux, sous les yeux d'une mère pieuse, la vue du vieil autel
+catholique éveillait chez lui les souvenirs de l'enfance, toujours si
+puissants sur une imagination sensible et grande. Quant à l'ambition,
+que certains détracteurs ont voulu donner comme unique motif de sa
+conduite en cette circonstance, il n'en avait pas d'autre alors que de
+faire le bien, en toutes choses; et sans doute, s'il voyait, comme
+récompense de ce bien accompli, une augmentation de pouvoir, il faut
+le lui pardonner. C'est la plus noble, la plus légitime ambition, que
+celle qui cherche à fonder son empire sur la satisfaction des vrais
+besoins des peuples.
+
+[En marge: Difficultés attachées au rétablissement du culte catholique
+en 1801.]
+
+La tâche qu'il s'était proposée, facile en apparence, puisqu'il
+s'agissait de satisfaire à un besoin public très-réel, était cependant
+fort épineuse. Les hommes qui l'entouraient, presque sans exception,
+étaient peu disposés au rétablissement de l'ancien culte; et ces
+hommes, magistrats, guerriers, littérateurs ou savants, étaient les
+auteurs de la Révolution française, les vrais, les uniques défenseurs
+de cette Révolution alors décriée, ceux avec lesquels il fallait la
+terminer, en réparant ses fautes, en consacrant définitivement ses
+résultats raisonnables et légitimes. Le Premier Consul avait donc à
+contrarier vivement ses collaborateurs, ses soutiens, ses amis. Ces
+hommes, pris dans les rangs des révolutionnaires modérés, n'avaient
+pas, avec Robespierre et Saint-Just, versé le sang humain, et il leur
+était facile de désavouer les grands excès de la Révolution; mais ils
+avaient partagé les erreurs de l'Assemblée Constituante, répété en
+souriant les plaisanteries de Voltaire, et il n'était pas facile de
+leur faire avouer qu'ils avaient long-temps méconnu les plus hautes
+vérités de l'ordre social. Des savants comme Laplace, Lagrange, et
+surtout Monge, disaient au Premier Consul qu'il allait abaisser devant
+Rome la dignité de son gouvernement et de son siècle. M. Roederer, le
+plus fougueux monarchiste du temps, celui qui voulait le plus
+promptement, le plus complétement possible, le retour à la monarchie,
+voyait cependant avec peine le projet de rétablir l'ancien culte. M.
+de Talleyrand lui-même, le prôneur assidu de tout ce qui pouvait
+rapprocher le présent du passé, et la France de l'Europe, M. de
+Talleyrand, l'ouvrier en second, mais l'ouvrier utile et zélé de la
+paix générale, voyait néanmoins avec assez de froideur ce qu'on
+appelait la paix religieuse. Il voulait bien qu'on ne persécutât plus
+les prêtres; mais, gêné par des souvenirs personnels, il ne désirait
+guère qu'on rétablît l'ancienne Église catholique, avec ses règles et
+sa discipline. Les compagnons d'armes du général Bonaparte, les
+généraux qui avaient combattu sous ses ordres, dépourvus la plupart
+d'éducation première, nourris des vulgaires railleries des camps,
+quelques-uns des déclamations des clubs, répugnaient à la restauration
+du culte. Quoique entourés de gloire, ils semblaient craindre le
+ridicule qui pouvait les atteindre au pied des autels. Enfin, les
+frères du général Bonaparte, vivant beaucoup avec les lettrés du
+temps, encore imbus des écrits du dernier siècle, craignant pour le
+pouvoir de leur frère tout ce qui avait l'apparence d'une résistance
+sérieuse, et ne sachant pas voir qu'au delà de cette résistance
+intéressée ou peu éclairée des hommes qui approchaient le
+gouvernement, il y avait le besoin réel, et déjà senti des masses
+populaires, lui déconseillaient fortement ce qu'ils regardaient comme
+une réaction imprudente, ou prématurée.
+
+[En marge: Opinions diverses soutenues auprès du Premier Consul par
+les hommes qui l'entouraient.]
+
+On assiégeait donc le Premier Consul de conseils de toute espèce. Les
+uns lui disaient de ne pas se mêler des affaires religieuses, de se
+borner à ne plus persécuter les prêtres, et de laisser les
+_assermentés_ et les _insermentés_ s'entendre comme ils pourraient.
+Les autres, reconnaissant le danger de l'indifférence et de
+l'inaction, l'engageaient à saisir l'occasion au vol, à se faire
+sur-le-champ le chef d'une Église française, et à ne plus laisser
+ainsi dans les mains d'une autorité étrangère l'immense pouvoir de la
+religion. D'autres enfin lui proposaient de pousser la France vers le
+protestantisme, et lui disaient que s'il donnait l'exemple en se
+faisant protestant, elle suivrait cet exemple avec empressement.
+
+Le Premier Consul résistait de toutes les forces et de sa raison et de
+son éloquence, à ces vulgaires conseils. Il s'était formé une
+bibliothèque religieuse, composée de peu de livres, mais bien choisis,
+relatifs pour la plupart à l'histoire de l'Église, et surtout aux
+rapports de l'Église avec l'État; il s'était fait traduire les écrits
+latins de Bossuet sur cette matière; il avait dévoré tout cela, dans
+les courts instants que lui laissait la direction des affaires, et
+suppléant par son génie à ce qu'il ignorait, comme dans la composition
+du Code civil, il étonnait tout le monde par la justesse, l'étendue,
+la variété de son savoir sur la matière des cultes. Suivant sa coutume
+quand il était plein d'une pensée, il s'en expliquait tous les jours
+avec ses collègues, avec ses ministres, avec les membres du Conseil
+d'État ou du Corps Législatif, avec tous les hommes enfin dont il
+croyait utile de redresser l'opinion. Il réfutait successivement les
+systèmes erronés qu'on lui proposait, et le faisait par des arguments
+précis, nets, décisifs.
+
+[En marge: Réponse du Premier Consul aux divers systèmes proposés.]
+
+[En marge: Réponse à ceux qui prétendent qu'il ne faut pas se mêler
+des affaires du culte.]
+
+Au système qui consistait à ne pas se mêler du tout des affaires
+religieuses, il répondait que l'indifférence, tant prônée par certains
+esprits dédaigneux, était peu de mise chez un peuple que l'on venait
+de voir, par exemple, envahir une église, et menacer de la saccager,
+parce qu'on avait refusé la sépulture à une actrice chérie du public.
+Comment rester indifférent dans un pays qui, avec la prétention
+d'être indifférent, l'était si peu? Le Premier Consul demandait
+d'ailleurs comment on ferait pour ne pas s'en mêler, quand les prêtres
+_assermentés_ ou _non-assermentés_ se disputaient entre eux les
+édifices du culte, et venaient invoquer à chaque instant
+l'intervention de l'autorité publique pour saisir les uns et dessaisir
+les autres. Il demandait comment on ferait, lorsque le clergé
+constitutionnel, déjà peu suivi par la population croyante, serait
+abandonné tout à fait par elle, et que le clergé qui avait refusé le
+serment, seul écouté et suivi, serait exclusivement en possession
+d'exercer le culte, comme il arrivait déjà, et le pratiquerait dans
+des réunions clandestines. Ne faudrait-il pas restituer enfin le
+temporel du culte, à ceux qui en auraient conquis le spirituel? Ne
+serait-ce pas là s'en mêler? Et puis, ces prêtres dont la Révolution
+avait pris la dotation territoriale, il fallait bien les faire vivre,
+et pour cela leur donner des appointements sur le budget de l'État, ou
+souffrir qu'ils organisassent, à titre de contributions volontaires,
+un vaste système d'impôt, dont le produit s'élèverait à une somme de
+30 ou 40 millions, dont la distribution appartiendrait à eux seuls,
+peut-être à une autorité étrangère, et peut-être même irait un jour, à
+l'insu du gouvernement, alimenter en Vendée les vieux soldats de la
+guerre civile. Quoi qu'on fît, le gouvernement serait donc arraché
+malgré lui à son inaction, soit qu'il eût à maintenir le bon ordre,
+soit qu'il eût à disposer des édifices du culte, soit enfin qu'il eût
+à payer lui-même les prêtres, ou à surveiller leur mode de payement.
+Il aurait ainsi la charge de gouverner, sans en avoir les avantages,
+sans pouvoir, en s'emparant de l'administration religieuse par un sage
+accord avec le Saint-Siége, ramener le clergé au gouvernement,
+l'associer à ses intentions réparatrices, rétablir le repos dans les
+familles, tranquilliser les mourants, les acquéreurs de biens
+nationaux, les prêtres mariés, etc., tous les hommes enfin compromis
+au service de la Révolution.
+
+L'inaction était donc un pur rêve, suivant le Premier Consul, et de
+plus une duperie, imaginée par des gens qui n'avaient aucune idée
+pratique en fait de gouvernement.
+
+[En marge: Opinion du Premier Consul sur la création d'une Église
+française indépendante de Rome, et dont il serait le chef.]
+
+Quant à la pensée de créer une Église française, indépendante, comme
+l'Église anglaise, de toute suprématie étrangère, et au lieu d'un chef
+spirituel placé au dehors, ayant un chef temporel placé à Paris, qui
+ne serait autre que le gouvernement lui-même, c'est-à-dire le Premier
+Consul, il la trouvait aussi vaine que digne de mépris. Lui, homme de
+guerre, portant l'épée et les éperons, livrant des batailles, se
+ferait chef d'église, espèce de pape, réglant la discipline et le
+dogme! Mais on voulait le rendre aussi odieux que Robespierre,
+l'inventeur du culte de l'Être suprême, ou aussi ridicule que
+Laréveillère-Lepeaux, l'inventeur de la théophilanthropie! Qui donc le
+suivrait? qui donc lui composerait un troupeau de fidèles? Ce ne
+seraient pas les chrétiens orthodoxes assurément, formant d'ailleurs
+le grand nombre des catholiques, et ne voulant pas suivre même de
+saints prêtres, qui n'avaient eu d'autre tort que celui de prêter le
+serment ordonné par les lois. Ce seraient quelques mauvais
+ecclésiastiques, quelques moines échappés de leurs couvents, habitués
+des clubs, ayant vécu de scandale ou voulant en vivre encore, et
+attendant du chef de la nouvelle Église qu'il permît le mariage des
+prêtres! Il n'aurait pas même pour lui l'abbé Grégoire, qui, tout en
+demandant le retour à la primitive Église, tenait cependant à rester
+en communion avec le successeur de saint Pierre! Il n'aurait pas même
+Laréveillère-Lepeaux, qui voulait réduire le culte à quelques chants
+religieux, à quelques fleurs déposées sur un autel! Et c'est là
+l'Église dont on prétendait le faire le chef! c'était là le rôle
+auquel on voulait réduire le vainqueur de Marengo et de Rivoli, le
+restaurateur de l'ordre social! Et c'étaient les amis ombrageux de la
+liberté qui lui proposaient un tel projet!... Mais, en supposant que
+ce projet réussît, ce qui d'ailleurs était impossible, et qu'à son
+pouvoir temporel déjà immense, le Premier Consul réunît le pouvoir
+spirituel, il deviendrait le plus redoutable des tyrans, il serait le
+maître des corps et des âmes, il ne serait pas moins que le sultan de
+Constantinople, qui est à la fois chef de l'État, de l'armée et de la
+religion! Du reste, c'était là une vaine hypothèse; il ne serait qu'un
+tyran dérisoire, car il ne réussirait qu'à produire le schisme le plus
+sot de tous. Lui, qui voulait être le pacificateur de la France et du
+monde, terminer toutes les divisions politiques et religieuses, serait
+l'auteur d'un nouveau schisme, un peu plus absurde et pas moins
+dangereux que les précédents. Oui, sans doute, disait le Premier
+Consul, il me faut un pape, mais il me faut un pape qui rapproche au
+lieu de diviser, qui réconcilie les esprits, les réunisse, et les
+donne au gouvernement sorti de la Révolution, pour prix de la
+protection qu'il en aura obtenue. Et, pour cela, il me faut le vrai
+Pape, catholique, apostolique et romain, celui qui siége au Vatican.
+Avec les armées françaises et des égards, j'en serai toujours
+suffisamment le maître. Quand je relèverai les autels, quand je
+protégerai les prêtres, quand je les nourrirai et les traiterai comme
+les ministres de la religion méritent de l'être en tous pays, il fera
+ce que je lui demanderai, dans l'intérêt du repos général. Il calmera
+les esprits, les réunira sous sa main, et les placera sous la mienne.
+Hors de là, il n'y a que continuation et aggravation du schisme
+désolant qui nous dévore, et pour moi un immense, un ineffaçable
+ridicule.
+
+[En marge: Le Premier Consul écarte l'idée de pousser la France au
+protestantisme.]
+
+Quant à l'idée de pousser la France au protestantisme, elle paraissait
+au Premier Consul plus que ridicule, elle lui paraissait odieuse.
+D'abord il croyait qu'il n'y réussirait pas davantage. On s'imaginait
+à tort, suivant lui, qu'en France on pouvait tout ce qu'on voulait.
+C'était une erreur peu honorable pour ceux qui la commettaient, car
+ils supposaient la France sans conscience et sans opinion. Il ferait,
+disait-on, tout ce qu'il voudrait; oui, répondait-il, mais dans le
+sens des besoins, vrais et sentis de la France. Elle était dans un
+trouble profond, et il lui avait apporté le calme le plus parfait; il
+l'avait trouvée en proie à des anarchistes, qui commençaient même à
+ne plus savoir la défendre contre l'étranger, et il avait dispersé ces
+anarchistes, rétabli l'ordre, renvoyé loin des frontières les
+Autrichiens et les Russes, donné la paix dont on était avide; il avait
+fait cesser, en un mot, les scandales d'un gouvernement faible et
+dissolu: était-il bien étonnant qu'on lui laissât faire de telles
+choses? Et encore, tout récemment, les opposants du Tribunat avaient
+voulu lui refuser le moyen de purger les grandes routes des brigands
+qui les infestaient! Et on prétendait après cela qu'il pourrait tout
+ce qui lui plairait! C'était une erreur. Il pouvait ce qui était dans
+le sens des besoins et des opinions régnant dans le moment en France,
+mais pas davantage. Il le pouvait mieux, plus puissamment qu'un autre,
+mais il ne pourrait rien contre le mouvement actuel des esprits. Ce
+mouvement portait vers le rétablissement de toutes les choses
+essentielles dans une société: la religion était la première. Je suis
+bien puissant aujourd'hui, s'écriait le Premier Consul; eh bien! si je
+voulais changer la vieille religion de la France, elle se dresserait
+contre moi, et me vaincrait. Savez-vous quand le pays était hostile à
+la religion catholique? C'est quand le gouvernement, d'accord avec
+elle, brûlait des livres, envoyait à la roue Calas et Labarre; mais,
+soyez-en sûrs, si je me faisais l'ennemi de la religion, tout le pays
+se mettrait avec elle. Je changerais les indifférents en croyants, en
+catholiques sincères. Je serais un peu moins raillé peut-être en
+voulant pousser au protestantisme qu'en voulant me faire le
+patriarche d'une Église gallicane, mais je deviendrais bientôt l'objet
+de la haine publique. Est-ce que le protestantisme est la vieille
+religion de la France? Est-ce qu'il est la religion qui, après de
+longues guerres civiles, après mille combats, l'a définitivement
+emporté comme plus conforme aux moeurs, au génie de notre nation? Ne
+voit-on pas ce qu'il y a de violent à vouloir se mettre à la place
+d'un peuple, pour lui créer des goûts, des habitudes, des souvenirs
+même qu'il n'a pas? Le principal charme d'une religion, c'est celui
+des souvenirs. Pour moi, disait un jour le Premier Consul à l'un de
+ses interlocuteurs, je n'entends jamais à la Malmaison la cloche du
+village voisin, sans être ému; et qui pourrait être ému en France,
+dans ces prêches où personne n'est allé dans son enfance, et dont
+l'aspect froid et sévère convient si peu aux moeurs de notre nation?
+On croit peut-être que c'est un avantage de ne pas dépendre d'un chef
+étranger. On se trompe. Il faut un chef partout, en toutes choses. Il
+n'y a pas une plus admirable institution que celle qui maintient
+l'unité de la foi, et prévient, autant du moins qu'il est possible,
+les querelles religieuses. Il n'y a rien de plus odieux qu'une foule
+de sectes se disputant, s'invectivant, se combattant à main armée si
+elles sont dans leur première chaleur, ou, si elles ont pris
+l'habitude de vivre à côté les unes des autres, se regardant d'un oeil
+jaloux, formant dans l'État des coteries qui se soutiennent, poussent
+leurs sujets, écartent ceux des sectes rivales, et donnent au
+gouvernement des embarras de toute espèce. Les querelles de sectes
+sont les plus insupportables que l'on connaisse. La dispute est le
+propre de la science; elle l'anime, la soutient, la conduit aux
+découvertes. La dispute en fait de religion, à quoi conduit-elle,
+sinon à l'incertitude, à la ruine de toute croyance? D'ailleurs,
+lorsque l'activité des esprits se dirige vers les controverses
+théologiques, ces controverses sont tellement absorbantes, qu'elles
+détournent la pensée de l'homme de toutes les recherches utiles. On
+rencontre rarement ensemble une grande controverse théologique, et de
+grands travaux de l'esprit. Les querelles religieuses sont ou cruelles
+et sanguinaires, ou sèches, stériles, amères: il n'y en a pas de plus
+odieuses. L'examen en fait de science, la foi en matière de religion,
+voilà le vrai, l'utile. L'institution qui maintient l'unité de la foi,
+c'est-à-dire le Pape, gardien de l'unité catholique, est une
+institution admirable. On reproche à ce chef d'être un souverain
+étranger. Ce chef est étranger, en effet, et il faut en remercier le
+ciel. Quoi! dans le même pays, se figure-t-on une autorité pareille à
+côté du gouvernement de l'État? Réunie au gouvernement, cette autorité
+deviendrait le despotisme des sultans; séparée, hostile peut-être,
+elle produirait une rivalité affreuse, intolérable. Le Pape est hors
+de Paris, et cela est bien; il n'est ni à Madrid ni à Vienne, et c'est
+pourquoi nous supportons son autorité spirituelle. À Vienne, à Madrid,
+on est fondé à en dire autant. Croit-on que, s'il était à Paris, les
+Viennois, les Espagnols, consentiraient à recevoir ses décisions? On
+est donc trop heureux qu'il réside hors de chez soi, et qu'en
+résidant hors de chez soi, il ne réside pas chez des rivaux, qu'il
+habite dans cette vieille Rome, loin de la main des empereurs
+d'Allemagne, loin de celle des rois de France ou des rois d'Espagne,
+tenant la balance entre les souverains catholiques, penchant toujours
+un peu vers le plus fort, et se relevant bientôt si le plus fort
+devient oppresseur. Ce sont les siècles qui ont fait cela, et ils
+l'ont bien fait. Pour le gouvernement des âmes, c'est la meilleure, la
+plus bienfaisante institution qu'on puisse imaginer. Je ne soutiens
+pas ces choses, ajoutait le Premier Consul, par entêtement de dévot,
+mais par raison. Tenez, disait-il un jour à Monge, celui des savants
+de cette époque qu'il aimait le plus, et qu'il avait sans cesse auprès
+de lui, tenez, ma religion, à moi, est bien simple. Je regarde cet
+univers si vaste, si compliqué, si magnifique, et je me dis qu'il ne
+peut être le produit du hasard, mais l'oeuvre quelconque d'un être
+inconnu, tout-puissant, supérieur à l'homme autant que l'univers est
+supérieur à nos plus belles machines. Cherchez, Monge, aidez-vous de
+vos amis, les mathématiciens et les philosophes, vous ne trouverez pas
+une raison plus forte, plus décisive, et, quoi que vous fassiez pour
+la combattre, vous ne l'infirmerez pas. Mais cette vérité est trop
+succincte pour l'homme; il veut savoir sur lui-même, sur son avenir,
+une foule de secrets que l'univers ne dit pas. Souffrez que la
+religion lui dise tout ce qu'il éprouve le besoin de savoir, et
+respectez ce qu'elle aura dit. Il est vrai que ce qu'une religion
+avance, d'autres le nient. Quant à moi, je conclus autrement que M.
+de Volney. De ce qu'il y a des religions différentes, qui
+naturellement se contredisent, il conclut contre toutes; il prétend
+qu'elles sont toutes mauvaises. Moi, je les trouverais plutôt toutes
+bonnes, car toutes au fond disent la même chose. Elles n'ont tort que
+lorsqu'elles veulent se proscrire: mais c'est là ce qu'il faut
+empêcher par de bonnes lois. La religion catholique est celle de notre
+patrie, celle dans laquelle nous sommes nés; elle a un gouvernement
+profondément conçu, qui empêche les disputes, autant qu'il est
+possible de les empêcher avec l'esprit disputeur des hommes; ce
+gouvernement est hors de Paris, il faut nous en applaudir; il n'est
+pas à Vienne, il n'est pas à Madrid, il est à Rome, c'est pourquoi il
+est acceptable. Si, après l'institution de la papauté, il y a quelque
+chose d'aussi parfait, ce sont les rapports avec le Saint-Siége de
+l'Église gallicane, soumise et indépendante tout à la fois: soumise
+dans les matières de foi, indépendante quant à la police des cultes.
+L'unité catholique et les articles de Bossuet, voilà le vrai régime
+religieux; c'est celui qu'il faut rétablir. Quant au protestantisme,
+il a droit à la protection la plus ferme du gouvernement; ceux qui le
+professent ont un droit absolu au partage égal des avantages sociaux;
+mais il n'est pas la religion de la France. Les siècles en ont décidé.
+En proposant au gouvernement de le faire prévaloir, on propose une
+violence et une impossibilité. D'ailleurs, qu'y a-t-il de plus hideux
+que le schisme? qu'y a-t-il de plus affaiblissant pour une nation?
+Quelle est de toutes les guerres civiles celle qui entre le plus
+profondément dans les coeurs, qui trouble plus douloureusement les
+familles? c'est la guerre religieuse. Il nous faut la finir. La paix
+avec l'Europe est faite; maintenons-la tant que nous pourrons; mais la
+paix religieuse est la plus urgente de toutes. Celle-là conclue, nous
+n'avons plus rien à craindre. Il est douteux que l'Europe nous laisse
+tranquilles bien long-temps, ni qu'elle nous souffre toujours aussi
+puissants que nous le sommes; mais, quand la France sera unie comme un
+seul homme, quand les Vendéens, les Bretons, marcheront dans nos
+armées avec les Bourguignons, les Lorrains, les Franc-Comtois, nous
+n'aurons plus à craindre l'Europe, fût-elle tout entière réunie contre
+nous.
+
+C'étaient là les discours que le Premier Consul tenait sans cesse à
+ses conseillers intimes, à MM. Cambacérès et Lebrun, qui partageaient
+son avis, à MM. de Talleyrand, Fouché, Roederer, qui ne le
+partageaient pas, à une foule de membres du Conseil d'État, du Corps
+Législatif, qui en général étaient dans d'autres idées. Il y mettait
+une chaleur, une constance sans égales. Il ne voyait rien de plus
+utile, de plus urgent que de finir les divisions religieuses, et s'y
+appliquait avec cette ardeur qu'il apportait dans les choses regardées
+par lui comme capitales.
+
+Il avait arrêté son plan, qui était simple, sagement conçu, et qui a
+réussi à terminer les divisions religieuses de la France; car les
+disputes malheureuses que le Premier Consul devenu empereur, eut plus
+tard avec la cour de Rome, se passèrent entre lui, le Pape, les
+évêques, et n'altérèrent jamais la paix religieuse rétablie parmi les
+populations. On ne vit plus renaître, même quand le Pape fut
+prisonnier à Fontainebleau, deux cultes, deux clergés, deux classes de
+fidèles.
+
+[En marge: Plan du Premier Consul pour le rétablissement du culte
+catholique.]
+
+Le Premier Consul forma le projet de réconcilier la République
+française et l'Église romaine, en traitant avec le Saint-Siége sur la
+base même des principes posés par la Révolution. Plus de clergé
+constitué en pouvoir politique, plus de clergé propriétaire, c'était
+chose impossible en 1800: un clergé uniquement voué aux fonctions du
+culte, salarié par le gouvernement, nommé par lui, confirmé par le
+Pape: une circonscription nouvelle des diocèses, qui comprendrait
+soixante siéges au lieu de cent cinquante-huit, existant jadis sur le
+territoire de l'ancienne et de la nouvelle France: la police des
+cultes déférée à l'autorité civile, la juridiction sur le clergé au
+Conseil d'État, en place des parlements abolis: tel était le plan du
+Premier Consul. C'était la constitution civile décrétée en 1790, avec
+les modifications qui pouvaient la rendre acceptable à Rome,
+c'est-à-dire avec des évêques nommés par le gouvernement, et institués
+par le Pape, au lieu d'évêques élus par les fidèles, avec une promesse
+générale de soumission aux lois, au lieu d'un serment à telle ou telle
+institution religieuse, serment qui avait servi de prétexte aux
+prêtres malveillants ou timorés pour élever des cas de conscience;
+c'était, en un mot, la véritable réforme du culte, la réforme à
+laquelle la Révolution aurait dû se borner, pour la rendre
+supportable au Pape, condition qu'il ne fallait pas mépriser, car tout
+établissement religieux était impossible sans un accord sincère avec
+Rome.
+
+On a dit[10] qu'il y manquait quelque chose de capital: c'était
+d'exiger que les évêques nommés par le pouvoir civil, fussent acceptés
+bon gré mal gré par le Pape. Dans ce cas, le gouvernement spirituel de
+Rome eût été gravement infirmé, et c'est ce qu'il ne fallait pas
+vouloir. Le pouvoir civil, en nommant un évêque, désigne le sujet
+auquel il reconnaît, avec les qualités morales d'un pasteur, les
+qualités politiques d'un bon citoyen, qui respecte et fera respecter
+les lois du pays. C'est au Pape à dire si, dans ce sujet, il reconnaît
+le prêtre orthodoxe, qui enseignera les vraies doctrines de l'Église
+catholique. Vouloir fixer un délai de quelques mois, après lequel
+l'institution du Pape aurait été considérée comme accordée, c'eût été
+forcer l'institution même, enlever au Pape son autorité spirituelle,
+et renouveler pas moins que la mémorable et terrible querelle des
+investitures. En fait de religion, il y a deux autorités: l'autorité
+civile du pays dans lequel le culte s'exerce, chargée de veiller au
+maintien des lois et des pouvoirs établis: l'autorité spirituelle du
+Saint-Siége, chargée de veiller au maintien de l'unité de croyance. Il
+faut que toutes deux concourent dans la composition du clergé.
+L'autorité religieuse du Saint-Siége refuse quelquefois, il est vrai,
+l'institution aux évêques choisis; elle se sert de ce moyen pour
+violenter le gouvernement temporel. Cela s'est vu en effet, et c'est
+un abus, mais passager, mais inévitable. L'autorité civile aussi peut
+faillir, et cela s'est vu sous Napoléon même, ce restaurateur si
+éclairé, si courageux, de l'ancienne Église catholique.
+
+ [Note 10: L'abbé de Pradt, dans _les Quatre Concordats_.]
+
+[En marge: Système du Premier Consul pour passer de l'ancien état au
+nouveau.]
+
+[En marge: Il veut la suppression des anciens siéges, et la déposition
+par le Pape des titulaires de ces siéges.]
+
+Le plan du Premier Consul ne laissait donc rien à désirer pour
+l'établissement définitif du culte; mais il fallait s'occuper de la
+transition, c'est-à-dire du passage de l'état présent à l'état
+prochain, qu'on voulait créer. Comment faire à l'égard des siéges
+existants? Comment s'entendre avec ces ecclésiastiques de toute
+espèce, évêques ou simples prêtres, les uns _assermentés_ et attachés
+à la Révolution, pratiquant publiquement le culte dans les églises,
+les autres _insermentés_, émigrés ou rentrés, exerçant clandestinement
+les fonctions de leur ministère, et la plupart hostiles? Le général
+Bonaparte imagina un système, dont l'adoption était d'une immense
+difficulté à Rome, car, depuis dix-huit siècles de durée, l'Église
+n'avait jamais fait ce qu'on allait lui proposer. D'après ce système,
+on devait abolir tous les diocèses existants. Pour cela, on
+s'adresserait aux titulaires anciens qui vivaient encore, et le Pape
+leur demanderait leur démission. S'ils la refusaient, il prononcerait
+leur déposition; et, quand on aurait ainsi fait table rase, alors on
+tracerait sur la carte de France soixante nouveaux diocèses, dont
+quarante-cinq évêchés et quinze archevêchés. Pour les remplir, le
+Premier Consul nommerait soixante prélats, pris indistinctement dans
+les _assermentés_ ou _insermentés_, mais plutôt dans ces derniers, qui
+étaient les plus nombreux, les plus considérés, les plus chers aux
+fidèles. Il choisirait les uns et les autres parmi les ecclésiastiques
+dignes de la confiance du gouvernement, respectables par leurs moeurs
+et réconciliés avec la Révolution française. Ces prélats, nommés par
+le Premier Consul, seraient institués par le Pape, et entreraient
+sur-le-champ en fonctions, sous la surveillance de l'autorité civile
+et du Conseil d'État.
+
+Un salaire proportionné à leurs besoins leur serait alloué sur le
+budget de l'État. Mais en retour le Pape reconnaîtrait comme valable
+l'aliénation des biens de l'Église, interdirait les suggestions que
+les prêtres se permettaient au lit des mourants, réconcilierait avec
+Rome les ecclésiastiques mariés, aiderait, en un mot, le gouvernement
+à mettre fin à toutes les calamités du temps.
+
+Ce plan était complet, et, à quelques détails près, excellent pour le
+présent comme pour l'avenir. Il réorganisait l'Église autant que
+possible sur le même modèle que l'État; il procédait à l'égard des
+individus par voie de fusion, en prenant, dans tous les partis, les
+hommes sages, modérés, qui mettaient le bien public au-dessus de leur
+entêtement révolutionnaire ou religieux. Mais on va voir à quel point
+le bien est difficile à exécuter, même quand il est nécessaire, même
+quand il est un besoin réel et pressant; car malheureusement, de ce
+qu'il est un besoin, il n'en résulte pas qu'il soit une notion claire,
+évidente, non susceptible de contestation.
+
+[Illustration: Pie VII.]
+
+À Paris, il y avait le parti des railleurs, des sectateurs encore
+vivants de la philosophie du dix-huitième siècle, des anciens
+jansénistes devenus prêtres constitutionnels, et enfin des généraux
+imbus de préjugés vulgaires: c'était l'obstacle du côté de la France.
+Mais à Rome, il y avait la fidélité aux précédents antiques, la
+crainte de toucher au dogme en touchant à la discipline, des scrupules
+religieux sincères ou affectés, surtout des ressentiments contre notre
+Révolution, et en particulier une sorte de complaisance à l'égard du
+parti royaliste français, composé d'émigrés, prêtres ou nobles, les
+uns résidant à Rome, les autres correspondant avec elle, tous ennemis
+passionnés de la France et du nouvel ordre de choses qui commençait à
+s'y établir: c'était l'obstacle du côté du Saint-Siége.
+
+Le Premier Consul persista dans son plan avec une fermeté, une
+patience invincibles, pendant l'une des plus longues et des plus
+difficiles négociations connues dans l'histoire de l'Église. Jamais
+les pouvoirs temporel et spirituel ne s'étaient rencontrés en de plus
+grandes circonstances, jamais ils n'avaient été plus dignement
+représentés.
+
+[En marge: Pie VII et le Premier Consul; leurs dispositions l'un pour
+l'autre.]
+
+Ce jeune homme si sensé, si profond dans ses vues, mais si impétueux
+dans ses volontés, qui gouvernait la France, ce jeune homme, par un
+singulier dessein de la Providence, se trouvait placé sur la scène du
+monde, en présence d'un pontife d'une vertu rare, d'une physionomie et
+d'un caractère angéliques, mais d'une ténacité capable de braver
+jusqu'au martyre, lorsqu'il croyait compromis les intérêts de la foi
+ou ceux de la cour romaine. Sa figure, vive et douce à la fois,
+exprimait bien la sensibilité un peu exaltée de son âme. Âgé d'environ
+soixante ans, faible de santé quoiqu'il ait vécu long-temps, portant
+la tête inclinée, doué d'un regard fin et pénétrant, d'un langage
+touchant et gracieux, il était le digne représentant, non plus de
+cette religion impérieuse qui, sous Grégoire VII, commandait et
+méritait de commander à l'Europe barbare, mais de cette religion
+persécutée, qui, n'ayant plus dans ses mains les foudres de l'Église,
+ne pouvait exercer sur les hommes d'autre puissance que celle d'une
+douce persuasion.
+
+Un attrait secret l'attachait au général Bonaparte. Ils s'étaient
+rencontrés tous deux, comme nous l'avons dit ailleurs, pendant les
+guerres d'Italie, et, au lieu de ces farouches guerriers vomis par la
+Révolution française, qu'on dépeignait en Europe comme des
+profanateurs de l'autel, comme des assassins des prêtres émigrés, Pie
+VII, alors évêque d'Imola, avait trouvé un jeune homme plein de génie,
+parlant comme lui la langue italienne, montrant les sentiments les
+plus modérés, maintenant l'ordre, faisant respecter les temples, et,
+loin de poursuivre les prêtres français, usant de son pouvoir pour
+obliger les églises italiennes à les recevoir et à les nourrir.
+Surpris et charmé, l'évêque d'Imola contint l'esprit insubordonné des
+Italiens de son diocèse, et rendit au général Bonaparte les services
+que son Église en avait reçus. L'impression produite par ces premières
+relations ne s'effaça jamais du coeur du pontife, et influa sur toute
+sa conduite envers le général devenu Consul et Empereur: preuve
+frappante qu'en toutes choses, petites ou grandes, un bien n'est
+jamais perdu. Plus tard, en effet, lorsque le conclave était assemblé
+à Venise pour donner un successeur à Pie VI, mort prisonnier à
+Valence, le souvenir des premiers actes du général de l'armée d'Italie
+avait influé, d'une manière pour ainsi dire providentielle, sur le
+choix du nouveau Pape.
+
+On se souvient qu'au moment même où Pie VII était préféré par le
+conclave, dans l'espérance de trouver en lui un conciliateur, qui
+rapprocherait Rome de la France, et terminerait peut-être les maux de
+l'Église, le Premier Consul gagnait la bataille de Marengo, devenait
+du même coup maître de l'Italie, dominateur de l'Europe, et envoyait
+un émissaire, le neveu de l'évêque de Verceil, pour annoncer ses
+intentions au pontife récemment élu. Il lui faisait dire qu'en
+attendant des arrangements ultérieurs, la paix entre la France et Rome
+existerait de fait, sur le pied de traité de Tolentino, signé en 1797;
+qu'il ne serait plus parlé de la République romaine inventée par le
+Directoire, que le Saint-Siége serait rétabli et reconnu par les
+Français, comme dans les temps anciens. Quant à la question de savoir
+si on rendrait à l'Église les trois grandes provinces perdues,
+Bologne, Ferrare, la Romagne, on n'en avait pas dit un mot. Mais le
+Pape était replacé sûr son trône, il avait la paix. Le reste, il
+l'abandonnait à la Providence. Le Premier Consul avait de plus ordonné
+aux Napolitains d'évacuer les États romains, qu'ils avaient évacués
+en effet, sauf les enclaves de Bénévent et Ponte-Corvo. En outre, dans
+tous les mouvements de ses armées, autour de Naples et d'Otrante, le
+Premier Consul avait prescrit de ménager les États romains. Il avait
+même envoyé Murat, qui commandait l'armée française de la
+Basse-Italie, s'agenouiller au pied du trône pontifical. Monsignor
+Consalvi avait donc deviné juste, et il en était amplement récompensé,
+car, arrivé à Rome, le Pape l'avait nommé cardinal secrétaire d'État,
+premier ministre du Saint-Siége, poste qu'il a conservé pendant la
+plus grande partie du pontificat de Pie VII.
+
+C'est à la suite de ces événements, en quelque sorte miraculeux, que
+le Pape, sur la demande du Premier Consul, avait envoyé à Paris
+monsignor Spina, prêtre génois, fin, dévot, avide, pour traiter de
+toutes les affaires tant politiques que religieuses. D'abord monsignor
+Spina n'avait pris aucun titre officiel, tant le Saint-Père, malgré
+son goût pour le général Bonaparte, malgré son désir ardent d'un
+rapprochement, craignait d'avouer ses relations avec la République
+française. Mais bientôt en voyant arriver à Paris, à la suite des
+ministres de Prusse et d'Espagne qui s'y trouvaient déjà, ceux
+d'Autriche, de Russie, de Bavière, de Naples, de toutes les cours
+enfin, le Saint-Père n'hésita plus, et permit à monsignor Spina de
+revêtir un caractère officiel, et d'avouer le but de sa mission. Le
+parti émigré français poussa de grands cris, et fit d'inutiles efforts
+pour empêcher, par ses remontrances, le rapprochement de l'Église
+avec la France, sachant bien que si le moyen de la religion lui
+manquait pour agiter les esprits, il perdrait bientôt la meilleure de
+ses armes. Mais Pie VII, quoique chagriné, quelquefois même intimidé
+par ces remontrances, se montra décidé à placer l'intérêt de la
+religion et du Saint-Siége au-dessus de toute considération de parti.
+Une seule raison ralentissait un peu ses excellentes résolutions,
+c'était l'espoir vague et peu sensé de recouvrer les Légations perdues
+lors du traité de Tolentino[11].
+
+ [Note 11: Il n'existe pas une négociation plus curieuse, plus
+ digne d'être méditée, que la négociation du Concordat; il
+ n'en existe pas une sur laquelle les archives françaises
+ soient plus riches, car, outre la correspondance diplomatique
+ de nos agents, et surtout la propre correspondance de l'abbé
+ Bernier, nous possédons la correspondance de monsignor Spina
+ et du cardinal Caprara avec le Pape et le cardinal Consalvi.
+ La dernière nous a été conservée en vertu d'un article du
+ Concordat, d'après lequel les archives de la légation
+ romaine, en cas de rupture, devaient rester en France. Les
+ lettres de monsignor Spina et du cardinal Caprara, écrites en
+ italien, sont un des monuments les plus curieux du temps, et
+ donnent seules le secret des négociations religieuses de
+ cette époque, secret encore fort mal connu aujourd'hui, même
+ après les divers ouvrages publiés sur cette matière.]
+
+[En marge: Secret désir de la Cour romaine de recouvrer les
+Légations.--Lenteurs dont ce désir est la cause.]
+
+Monsignor Spina, rendu à Paris, avait ordre de gagner du temps, pour
+voir si le Premier Consul, maître de l'Italie, pouvant en disposer à
+volonté, n'aurait pas la bienheureuse pensée de restituer les
+Légations au Saint-Siége. Une parole qu'on trouvait fréquemment dans
+la bouche du Premier Consul, avait fait naître plus d'espérance qu'il
+n'en voulait donner. Que le Saint-Père, disait-il souvent, s'en fie à
+moi, qu'il se jette dans mes bras et je serai pour l'Église un nouveau
+Charlemagne.--S'il est un nouveau Charlemagne, répondaient ces prêtres
+peu instruits des affaires du siècle, qu'il le prouve, en nous rendant
+le patrimoine de saint Pierre.--On était malheureusement assez loin de
+compte, car le Premier Consul croyait avoir beaucoup fait en
+rétablissant le Pape à Rome, en lui rendant avec son trône pontifical
+l'État romain, en offrant de traiter avec lui pour le rétablissement
+du culte catholique. Et en effet, il avait beaucoup fait, vu l'état
+des esprits en France, vu leur état en Italie. Si les patriotes
+français, tout pleins encore des idées du dix-huitième siècle,
+voyaient avec peu de satisfaction le prochain rétablissement de
+l'Église catholique, les patriotes italiens voyaient avec désespoir
+relever chez eux le gouvernement des prêtres. Il était donc impossible
+au Premier Consul de pousser la complaisance jusqu'à rendre au
+Saint-Siége les Légations, qui ne pouvaient supporter le gouvernement
+clérical, et qui étaient d'ailleurs une portion promise de la
+République Cisalpine. Mais la cour de Rome, se trouvant à la gêne
+depuis qu'elle avait été privée du revenu de Bologne, de Ferrare, de
+la Romagne, raisonnait autrement. Du reste le Pape, qui, au milieu des
+pompes du Vatican, vivait en anachorète, songeait moins à cet intérêt
+terrestre que le cardinal Consalvi, et le cardinal Consalvi moins que
+monsignor Spina. Celui-ci marchait à pas de loup dans la négociation,
+écoutant tout ce qu'on lui disait relativement aux questions
+religieuses, ayant l'air d'y attacher une importance exclusive, et
+néanmoins par quelques paroles lancées de temps en temps sur la misère
+du Saint-Siége, essayant d'amener l'entretien sur les Légations. Il
+n'avait pas réussi à se faire comprendre, et traînait en longueur,
+jusqu'à ce qu'il eût obtenu quelque chose qui répondît aux fausses
+espérances imprudemment inspirées à sa cour.
+
+[En marge: L'abbé Bernier et Monsignor Spina s'abouchent, afin de
+commencer les négociations.]
+
+Pour traiter avec monsignor Spina, le Premier Consul avait fait choix,
+comme nous l'avons dit, du fameux abbé Bernier, le pacificateur de la
+Vendée. Ce prêtre, simple curé dans la province d'Anjou, dépourvu des
+dehors que procure une éducation soignée, mais doué d'une profonde
+connaissance des hommes, d'une prudence supérieure, long-temps exercée
+au milieu des difficultés de la guerre civile, fort instruit dans les
+matières canoniques, était l'auteur principal du rétablissement de la
+paix dans les provinces de l'Ouest. Attaché à cette paix qui était son
+ouvrage, il désirait naturellement tout ce qui pouvait la raffermir,
+et regardait un rapprochement de la France avec Rome, comme l'un des
+moyens les plus assurés de la rendre complète et définitive. Aussi ne
+cessait-il d'adresser au Premier Consul les plus vives instances pour
+hâter les négociations avec l'Église. Muni de ses instructions, il fit
+connaître à l'archevêque de Corinthe les propositions du gouvernement
+français, déjà énoncées: démission imposée à tous les évoques, anciens
+titulaires; nouvelle circonscription diocésaine; soixante siéges au
+lieu de cent cinquante-huit; composition d'un clergé nouveau, formé
+d'ecclésiastiques de tous les partis; nomination de ce clergé par le
+Premier Consul, institution par le Pape; promesse de soumission au
+gouvernement établi; salaire sur le budget de l'État; renonciation aux
+biens de l'Église, et reconnaissance complète de la vente de ces
+biens; police des cultes déférée à l'autorité civile, représentée par
+le Conseil d'État; enfin pardon de l'Église aux prêtres mariés, et
+leur réunion à la communion catholique.
+
+Monsignor Spina se récria beaucoup en entendant énoncer ces
+conditions, les qualifia d'exorbitantes, de contraires à la foi, et
+soutint que le Saint-Père ne consentirait jamais à les admettre.
+
+[En marge: Résistance de monsignor Spina aux conditions proposées par
+le Premier Consul.]
+
+D'abord il exigeait que, dans le préambule du Concordat, on déclarât
+la religion catholique _religion de l'État_ en France, que les Consuls
+en fissent profession publique, et que les lois et actes contraires à
+cette déclaration d'une _religion d'État_ fussent abrogés.
+
+[En marge: Propositions du Saint-Siége.]
+
+Quant à une nouvelle circonscription des diocèses, il admettait le
+nombre des siéges, mais il prétendait que le Pape n'avait pas le droit
+de déposer un évêque, que jamais aucun de ses prédécesseurs n'avait
+osé le faire, depuis l'existence de l'Église romaine, et que, si le
+Saint-Père se permettait une telle innovation, il créerait un second
+schisme, dirigé cette fois contre le Saint-Père lui-même; que tout ce
+qu'il pouvait à ce sujet, c'était de s'entendre à l'amiable avec le
+Premier Consul; que ceux des anciens titulaires qui montraient de
+bons sentiments à l'égard du gouvernement français, seraient rappelés
+purement et simplement dans leur diocèse, ou du moins dans le diocèse
+correspondant à celui qu'ils avaient occupé jadis; que ceux, au
+contraire, qui s'étaient conduits ou se conduisaient encore de manière
+à ne pas mériter la confiance de ce gouvernement, seraient laissés de
+côté, et qu'en attendant leur mort, certainement prochaine si on
+songeait à leur âge, des administrateurs choisis par le Pape et le
+Premier Consul gouverneraient leur siége par intérim.
+
+Monsignor Spina n'admettait donc l'idée de la composition d'un nouveau
+clergé, pris dans toutes les classes de prêtres, et dans tous les
+partis, que pour les siéges vacants. Encore ne voulait-il pas que les
+constitutionnels y eussent part, à moins qu'ils ne fissent l'une de
+ces rétractations solennelles, qui pour Rome sont un triomphe, et un
+dédommagement du pardon qu'elle accorde.
+
+Quant à la nomination des évêques par le chef de la République, et à
+leur institution par le Pape, il y avait peu de difficulté. On partait
+naturellement du principe, que le nouveau gouvernement aurait en cour
+de Rome toutes les prérogatives de l'ancien, et que le Premier Consul
+représenterait en tout les rois de France. Dès lors la nomination des
+évêques devait lui appartenir. Cependant la charge de Premier Consul,
+au moins pour le moment, était élective; le général Bonaparte,
+actuellement revêtu de cette charge, était Catholique, mais ses
+successeurs pourraient ne pas l'être; et on n'admettait pas à Rome
+qu'un prince protestant pût nommer des évêques. Monsignor Spina
+demandait que cette exception fût prévue.
+
+On était d'accord sur les curés. L'évêque devait les nommer, en les
+faisant agréer par l'autorité civile.
+
+La promesse de soumission aux lois était admise, sauf la rédaction.
+
+La consécration par le Pape, de la vente des biens d'églises, coûtait
+beaucoup au négociateur romain. Il reconnaissait bien l'impossibilité
+absolue de revenir sur ces ventes; mais il demandait qu'on épargnât au
+Saint-Siége une déclaration, qui pourrait impliquer l'approbation
+morale de ce qui s'était passé à cet égard. Il concédait une
+renonciation à toute recherche ultérieure, en refusant la
+reconnaissance formelle du droit d'aliénation. Ces biens, disait
+monsignor Spina, appelés _vota fidelium_, _patrimonium pauperum_,
+_sacrificia peccatorum_, ces biens, l'Église elle-même n'aurait pas le
+droit de les aliéner. Cependant elle peut renoncer à en faire
+poursuivre le recouvrement. En revanche il demandait la restitution
+des domaines non encore aliénés, et la faculté accordée aux mourants
+de tester en faveur des établissements religieux, ce qui impliquait le
+renouvellement des biens de main-morte, et recommençait l'ancien ordre
+de choses, c'est-à-dire un clergé propriétaire.
+
+Enfin, le pardon accordé aux prêtres mariés, et leur réconciliation
+avec l'Église, était une affaire d'indulgence, facile de la part de la
+cour de Rome, qui est toujours disposée à pardonner, quand la faute
+est reconnue par celui qui l'a commise. Elle exceptait toutefois du
+pardon deux classes de prêtres, les anciens religieux qui avaient fait
+certains voeux, et les prélats. Ce n'était pas une manière de
+concilier au Saint-Siége la bonne volonté du ministre des affaires
+étrangères, M. de Talleyrand.
+
+Ces prétentions de la cour de Rome, bien qu'elles n'impliquassent pas
+une véritable impossibilité de s'entendre avec le gouvernement
+français, laissaient apercevoir néanmoins de graves dissentiments.
+
+[En marge: Persévérance du Premier Consul dans ses idées.]
+
+Le Premier Consul en éprouvait, et en témoignait une vive impatience.
+Il avait vu plusieurs fois monsignor Spina, et lui avait déclaré lui
+même qu'il ne se départirait jamais du principe fondamental de son
+projet, qui consistait à faire table rase, à composer une nouvelle
+circonscription et un nouveau clergé, à déposer les anciens
+titulaires, à prendre leurs successeurs dans toutes les classes de
+prêtres. Il lui avait dit que la fusion des hommes honnêtes et sages
+de tous les partis, était son principe de gouvernement, qu'il
+appliquerait ce principe à l'Église comme à l'État, que c'était pour
+lui le seul moyen de terminer les troubles de la France, et qu'il y
+persisterait invariablement.
+
+[En marge: Efforts de l'abbé Bernier pour amener à bien la négociation
+entreprise avec le Saint-Siége.]
+
+L'abbé Bernier, qui, à l'ambition très-avouable d'être le principal
+instrument du rétablissement de la religion, joignait un sincère amour
+du bien, adressait à monsignor Spina les plus vives instances pour
+lever les difficultés qu'on opposait, de la part de la cour de Rome,
+au projet du Premier Consul. Déclarer, disait-il, la religion
+catholique _religion de l'État_, était impossible, contraire aux idées
+reçues en France, et ne serait jamais admis, par le Tribunat et le
+Corps Législatif, dans la rédaction d'une loi. On pouvait, suivant
+lui, remplacer cette déclaration par la mention d'un fait, c'est que
+la religion catholique était la religion de la majorité des Français.
+La mention de ce fait était aussi utile que la déclaration désirée.
+Insister sur une chose impossible, plutôt d'orgueil que de principe,
+c'était compromettre le véritable intérêt de l'Église. Le Premier
+Consul pourrait assister de sa personne aux cérémonies solennelles du
+culte, et c'était un grand acte que la présence à ces cérémonies d'un
+homme tel que lui; mais il fallait renoncer à lui demander certaines
+pratiques, comme la confession ou la communion, qui dépassaient la
+mesure dans laquelle il convenait de se renfermer avec le public
+français. Il fallait ramener les esprits, ne pas les choquer, surtout
+ne pas leur donner à rire. La demande de leur démission, adressée aux
+anciens titulaires, était toute simple; elle était la conséquence de
+la démarche qu'ils avaient faite envers Pie VI en 1790. À cette
+époque, les prélats français, afin de paraître résister dans l'intérêt
+de la foi, non dans leur intérêt particulier, avaient déclaré qu'ils
+acceptaient le Pape pour arbitre, et qu'ils remettaient leurs siéges
+dans ses mains; que s'il croyait devoir en faire l'abandon en faveur
+de la Constitution civile, ils se soumettraient. Il n'y avait donc
+aujourd'hui qu'à les prendre au mot, et à exiger l'accomplissement de
+cette offre solennelle. Si quelques-uns d'entre eux, par des motifs
+personnels, empêchaient un aussi grand bien que la restauration du
+culte en France, il fallait ne plus les regarder comme titulaires, et
+les considérer comme démissionnaires depuis 1790. L'abbé Bernier
+ajoutait qu'il y avait un exemple de ce genre dans l'Église, c'était
+la résignation en masse des trois cents évêques d'Afrique, consentie
+pour mettre fin au schisme des Donatistes. Il est vrai qu'on ne les
+avait pas déposés. Quant aux nouveaux choix à faire, il fallait
+concéder le principe de la fusion au Premier Consul. Ce principe, le
+Premier Consul l'appliquerait surtout au profit des prêtres
+_insermentés_; il choisirait deux ou trois constitutionnels,
+uniquement pour l'exemple, mais en masse il n'appellerait que des
+orthodoxes. Le négociateur français s'avançait ici pour son propre
+compte, plus qu'il n'aurait dû. Il est vrai que le Premier Consul
+estimait peu les évêques constitutionnels, qui étaient pour la plupart
+des jansénistes étroits ou des déclamateurs de clubs; il est vrai
+qu'il n'estimait dans ce clergé que les simples prêtres, lesquels, en
+général, avaient prêté serment par soumission aux lois, par désir de
+continuer leur saint ministère, et n'avaient pas profité de
+l'agitation du temps pour s'élever dans la hiérarchie sacerdotale.
+Néanmoins, s'il avait peu de considération pour les évêques
+constitutionnels, il tenait à son principe de fusion, et ne faisait
+pas aussi bon marché, que semblait l'annoncer l'abbé Bernier, des
+droits du clergé _assermenté_. Mais l'abbé Bernier le disait ainsi
+pour faire réussir la négociation. Quant à la nomination des évêques
+par le Premier Consul, il fallait, suivant l'abbé Bernier, passer
+par-dessus une difficulté fort éloignée, fort improbable, celle
+d'avoir un jour un Premier Consul protestant. Ce n'était pas la peine,
+suivant lui, de regarder à un avenir si peu vraisemblable.
+Relativement aux biens du clergé, il fallait se hâter de s'entendre
+sur la rédaction, puisqu'on était d'accord sur le principe.
+Relativement à la restitution des biens non vendus, et aux donations
+testamentaires en biens fonds, elles étaient inconciliables avec les
+principes politiques aujourd'hui reconnus en France, principes
+absolument contraires aux biens de main-morte. On devait se contenter
+à cet égard d'une concession, celle de donations constituées en rentes
+sur l'État.
+
+Le temps, disait enfin l'abbé Bernier, le temps était venu de
+conclure, car le Premier Consul commençait à être mécontent. Il
+croyait que le Pape n'avait pas la force de rompre avec le parti
+émigré, pour se donner tout à fait à la France. Il finirait par
+renoncer au bien dont il avait eu d'abord la pensée, et, sans
+persécuter les prêtres, les livrant à eux-mêmes, il laisserait
+l'Église devenir en France ce qu'elle pourrait, sans compter qu'il
+tiendrait en Italie une conduite hostile à la cour de Rome. C'était,
+suivant l'abbé Bernier, c'était avoir perdu tout discernement, que de
+ne pas profiter des dispositions d'un si grand homme, seul capable de
+sauver la religion. Lui aussi avait de grandes difficultés à vaincre
+à l'égard du parti révolutionnaire; et, loin de le contrarier, on
+devait l'aider à surmonter ces difficultés, en lui faisant les
+concessions dont il avait besoin pour regagner les esprits, peu
+disposés en France en faveur du culte catholique.
+
+Monsignor Spina commençait à être fort embarrassé. Il était croyant,
+et plus avide encore que croyant. Demandant sans cesse de l'argent à
+sa cour, son voeu le plus ardent était de la rendre riche et prodigue
+comme jadis. Mais le peu de succès de ses insinuations relativement
+aux provinces perdues le décourageait singulièrement. Il s'apercevait
+que le Premier Consul, aussi rusé que les prêtres italiens, ne voulait
+pas s'expliquer avec des gens qui ne s'expliquaient pas eux-mêmes. Il
+voyait en outre toutes les cours pour ainsi dire à ses pieds; il
+voyait le négociateur russe, M. de Kalitscheff, qui avait voulu
+protéger si insolemment les petits princes d'Italie, molesté et parti,
+toute l'Allemagne dépendante de la France pour le partage des
+indemnités territoriales, le Portugal soumis, et l'Angleterre
+elle-même amenée à la paix par la fatigue. En présence d'un tel état
+de choses, il était convaincu qu'il n'y avait plus d'autre ressource
+que de se soumettre, et d'attendre ce qu'on désirait de la seule
+volonté du Premier Consul. Disposé à céder, monsignor Spina n'osait
+pas toutefois adhérer aux conditions si absolues que le cabinet
+français avait posées avec la résolution évidente de ne pas s'en
+départir, parce qu'elles étaient établies d'après les nécessités
+impérieuses de la situation.
+
+[En marge: Avril 1801.]
+
+[En marge: Le Premier Consul pour en finir, rédige un projet de
+Concordat, et l'envoie à Rome.]
+
+Le Premier Consul, avec sa vigueur accoutumée, tira d'embarras le
+négociateur romain. C'était le moment, déjà décrit plus haut, où
+toutes les négociations marchaient à la fois, notamment avec
+l'Angleterre. Pensant avec une sorte de joie à l'effet prodigieux
+d'une paix générale, qui comprendrait jusqu'à l'Église elle-même, il
+voulut en finir par une marche prompte et décidée. Il fit rédiger un
+projet de Concordat pour l'offrir définitivement à monsignor Spina.
+C'étaient deux ecclésiastiques sortis des ordres, M. de Talleyrand et
+M. d'Hauterive, qui, dans les bureaux des affaires étrangères, se
+mêlaient de cette question. Heureusement, entre eux et monsignor
+Spina, se trouvait l'habile et orthodoxe Bernier. Le projet écrit par
+M. d'Hauterive, revu par l'abbé Bernier, était simple, clair, absolu.
+Il contenait, rédigé en style de loi, tout ce qu'avait proposé la
+légation française. Ce projet fut présenté à monsignor Spina, qui en
+fut fort troublé, et qui offrit de l'envoyer à sa cour, mais déclara
+ne pouvoir le signer lui-même.--Pourquoi, lui dit-on, refusez-vous de
+le signer? Serait-ce que vous n'avez pas de pouvoirs? Alors que
+faites-vous à Paris depuis six mois? Pourquoi affectez-vous un rôle de
+négociateur, que vous ne pouvez pas remplir jusqu'à son terme
+nécessaire, c'est-à-dire à une conclusion? Ou bien trouvez-vous le
+projet inadmissible? Alors osez le déclarer; et le cabinet français,
+qui ne peut accorder d'autres conditions, cessera de négocier avec
+vous. Il rompra ou ne rompra pas avec le Saint-Siége; mais il en
+finira avec monsignor Spina.--
+
+L'astucieux prélat ne savait que répondre. Il affirma qu'il avait des
+pouvoirs. N'osant pas avouer qu'il jugeait les propositions françaises
+inadmissibles, il allégua qu'en matière de religion, le Pape, entouré
+des cardinaux, pouvait seul accepter un traité. Et en conséquence il
+renouvela l'offre d'envoyer le projet du Premier Consul à Sa
+Sainteté.--Soit, lui dit-on; mais déclarez du moins en l'envoyant que
+vous l'approuvez.--Monsignor Spina se refusa encore à toute formule
+approbative, et répondit qu'il adresserait ses instances au
+Saint-Père, pour l'adoption d'un traité qui devait opérer en France le
+rétablissement de la foi catholique.
+
+On fit partir un courrier pour Rome avec le projet de Concordat, et
+avec ordre à M. de Cacault, ambassadeur de France auprès du
+Saint-Siége, de le soumettre à l'acceptation immédiate et définitive
+du Pape. Ce courrier était porteur d'un présent qui devait causer une
+grande joie en Italie, c'était la fameuse Vierge en bois de
+Notre-Dame-de-Lorette, enlevée du temps du Directoire à Lorette même,
+et déposée depuis à la Bibliothèque nationale de Paris, comme un objet
+de curiosité. Le Premier Consul savait que, pour beaucoup de croyants
+sincères et irritables, c'était un sujet de scandale que le dépôt
+d'une telle relique à la Bibliothèque royale, et il fit précéder le
+Concordat de cette restitution pieuse.
+
+[En marge: Accueil fait par le Pape au projet de Concordat.]
+
+Ce présent fut accueilli dans la Romagne avec une joie difficile à
+comprendre en France. Le Pape reçut le Concordat mieux qu'on ne
+l'espérait. Ce digne pontife, préoccupé des intérêts de la foi plus
+que de ses intérêts temporels, ne voyait dans le projet rien
+d'absolument inadmissible, et croyait qu'avec quelques changements de
+rédaction il arriverait à satisfaire le Premier Consul, ce qu'il
+regardait comme très-important; car le rétablissement de la religion
+en France était à ses yeux la plus grande, la plus essentielle des
+affaires de l'Église.
+
+Il désigna les trois cardinaux Cavandini, Antonelli et Gerdil, pour
+faire un premier examen du projet envoyé de Paris. Les cardinaux
+Antonelli et Gerdil passaient pour les deux plus savants personnages
+de l'Église. Le cardinal Gerdil était même devenu Français, car il
+appartenait par sa naissance à la Savoie. On leur enjoignit à tous
+trois de se hâter. Le premier examen terminé, ils durent faire leur
+rapport à une congrégation de douze cardinaux, choisis parmi ceux qui
+se trouvaient à Rome, et qui comprenaient le mieux les intérêts de
+l'Église romaine. On leur fit promettre le secret sur les saints
+Évangiles. Le Pape, craignant les menées, les cris des émigrés
+français, cherchait à soustraire la décision du sacré collége à toute
+influence de parti. De son côté donc, les efforts furent d'une
+parfaite sincérité. Il avait auprès de lui un ministre français
+entièrement de son goût: c'était M. de Cacault, homme de coeur et
+d'esprit, partagé entre les souvenirs du dix-huitième siècle, auquel
+il appartenait par son âge et son éducation, et les sentiments que
+Rome inspire à tous ceux qui vivent au milieu de sa grandeur ruinée,
+et de ses pompes religieuses. En partant de Paris, M. de Cacault
+avait demandé au Premier Consul ses instructions. Celui-ci lui avait
+répondu par ce mot superbe: Traitez le Pape comme s'il avait deux cent
+mille soldats.--M. de Cacault aimait Pie VII et le général Bonaparte,
+et, par ses rapports bienveillants, les disposait à s'aimer l'un
+l'autre.--Fiez-vous au Premier Consul, disait-il sans cesse au Pape;
+il arrangera vos affaires. Mais faites ce qu'il vous demande, car il a
+besoin de ce qu'il vous demande pour réussir.--Il disait au Premier
+Consul: Prenez un peu de patience. Le Pape est le plus saint, le plus
+attachant des hommes. Il veut vous satisfaire, mais donnez-lui-en le
+temps. Il faut habituer son esprit et celui des cardinaux, aux
+propositions absolues que vous envoyez ici. On est à Rome plus croyant
+que vous ne le pensez. Il faut mener cette cour avec douceur. Si nous
+la brusquons, nous lui ferons perdre la tête. Elle se jettera dans une
+résolution de martyre, comme la seule ressource de sa situation.--Ces
+sages conseils tempéraient l'impétuosité du Premier Consul, et le
+disposaient à souffrir patiemment le méticuleux examen de la cour de
+Rome.
+
+Enfin, quand le travail fut achevé, le Pape et le cardinal Consalvi
+eurent plusieurs entretiens avec M. de Cacault. Ils lui communiquèrent
+le projet romain. M. de Cacault, le trouvant trop distant du projet
+français, fit des efforts réitérés pour obtenir des modifications. Il
+fallut recourir une seconde fois à la congrégation des douze
+cardinaux, ce qui prit encore beaucoup de temps, de manière que, sans
+obtenir de notables résultats, M. de Cacault contribua lui-même à
+faire perdre un mois entier. Enfin, on se mit d'accord autant que
+possible, et on aboutit à un projet, dont les différences avec le
+projet du Premier Consul étaient les suivantes.
+
+[En marge: Contre-projet de Concordat envoyé par la cour de Rome au
+Premier Consul.]
+
+La religion catholique serait déclarée en France _religion de l'État_;
+les Consuls la pratiqueraient publiquement; il y aurait une nouvelle
+circonscription diocésaine, et seulement soixante siéges, comme le
+voulait le Premier Consul. Le Pape s'adresserait aux anciens
+titulaires pour leur demander leur renonciation volontaire, en
+s'autorisant de l'offre de démission par eux faite à Pie VI en 1790.
+Il était probable qu'un très-grand nombre la donneraient, et alors les
+siéges vacants par mort ou par démission fourniraient au gouvernement
+français une ample liste de nominations à faire. Quant à ceux qui la
+refuseraient, le Pape prendrait les mesures convenables, pour que
+l'administration de leurs siéges ne restât pas dans leurs mains.
+
+[En marge: Mai 1801.]
+
+L'excellent pontife disait au Premier Consul, dans une lettre
+touchante qu'il lui adressait: Dispensez-moi de déclarer publiquement,
+que je destituerai de vieux prélats, qui ont souffert de cruelles
+persécutions pour la cause de l'Église. D'abord, mon droit est
+douteux; secondement, il m'en coûte de traiter ainsi des ministres de
+l'autel, malheureux et exilés. Que répondriez-vous à ceux qui vous
+demanderaient de sacrifier ces généraux dont vous êtes entouré, et
+dont le dévouement vous a rendu tant de fois victorieux?... Le
+résultat que vous désirez obtenir sera le même au fond, car la plupart
+des siéges, par mort ou par démission, deviendront vacants. Vous les
+remplirez, et, quant au petit nombre de ceux qui resteront occupés,
+par suite de quelques refus de démission, nous n'y nommerons pas
+encore de titulaires; mais nous les ferons administrer par des
+vicaires, dignes de votre confiance et de la nôtre.--
+
+Sur les autres points, le projet romain était à peu près conforme au
+projet français. Il accordait les nominations au Premier Consul, sauf
+le cas où le Premier Consul serait protestant; il contenait la
+consécration des ventes nationales, mais en persistant à demander
+qu'on put faire au clergé des dons testamentaires en biens-fonds; il
+concédait aux prêtres mariés les indulgences de l'Église.
+
+Évidemment, la difficulté la plus sérieuse était la déposition des
+anciens évêques qui refuseraient leur démission. Un tel sacrifice
+coûtait au Pape, car c'était immoler aux pieds mêmes du Premier Consul
+l'ancien clergé français. Cependant cette immolation était
+indispensable, pour que le Premier Consul pût supprimer à son tour le
+clergé constitutionnel, et des divers clergés n'en faire qu'un seul,
+composé des sujets estimables de toutes les sectes. C'était l'une de
+ces occasions, où, dans tous les siècles, la papauté n'avait pas
+hésité à prendre de grandes résolutions pour sauver l'Église. Mais, au
+moment de se résoudre, l'âme bienveillante et timorée du pontife était
+en proie aux plus douloureuses perplexités.
+
+[En marge: Démarche du Premier Consul pour terminer les hésitations de
+la cour de Rome.]
+
+Tandis que l'on employait ainsi le temps à Rome, soit en conférences
+des cardinaux entre eux, soit en conférences de la secrétairerie
+d'État avec M. de Cacault, le Premier Consul à Paris avait perdu
+patience. Il commençait à craindre que la cour de Rome ne fût en
+intrigue, ou avec les émigrés, ou avec les cours étrangères,
+l'Autriche notamment. À sa défiance naturelle, se joignaient les
+suggestions des ennemis de la religion, qui cherchaient à lui
+persuader qu'on le trompait, et que lui, si pénétrant, si habile,
+était dupe de la finesse italienne. Il était peu disposé à croire
+qu'on pût être plus fin que lui, mais il voulut cependant jeter la
+sonde dans cette mer qu'on lui disait si profonde, et, le jour même
+(13 mai), où le courrier porteur des dépêches du Saint-Siége quittait
+Rome, il fit à Paris une démarche menaçante.
+
+Il manda l'abbé Bernier, monsignor Spina, et M. de Talleyrand à la
+Malmaison.--Il leur déclara qu'il n'avait plus confiance dans les
+dispositions de la cour de Rome; que chez elle le désir de ménager les
+émigrés l'emportait évidemment sur le désir de se réconcilier avec la
+France, et l'intérêt de parti sur l'intérêt de la religion; qu'il
+n'entendait pas que l'on consultât des cours ennemies, et peut-être
+même les chefs de l'émigration, pour savoir si on traiterait avec la
+République française; que l'Église, pouvant recevoir de lui d'immenses
+bienfaits, devait les accepter ou les refuser sur-le-champ, et ne pas
+retarder le bien des peuples, par d'inutiles hésitations, ou par des
+consultations plus déplacées encore; qu'il se passerait du
+Saint-Siége, puisqu'on ne voulait pas le seconder; que sans doute il
+ne rendrait pas à l'Église les jours de la persécution, mais qu'il
+livrerait les prêtres à eux-mêmes, en se bornant à châtier les
+turbulents, et en laissant les autres vivre comme ils pourraient;
+qu'il se considérerait, relativement à la cour romaine, comme libre
+envers elle de tout engagement, même des engagements contenus dans le
+traité de Tolentino, puisque, de fait, ce traité avait disparu le jour
+de la guerre déclarée entre Pie VII et le Directoire. En disant ces
+paroles, le ton du Premier Consul était froid, positif, atterrant. Il
+fit entendre, par les développements ajoutés à cette déclaration, que
+sa confiance dans le Saint-Père était toujours la même, mais qu'il
+imputait les lenteurs qui le blessaient, au cardinal Consaivi et à
+l'entourage du Pape.
+
+[En marge: Ordre à M. de Cacault de quitter Rome sous cinq jours, si
+le projet de Concordat n'est pas accepté.]
+
+Le Premier Consul avait atteint son but, car le malheureux Spina avait
+quitté la Malmaison dans un véritable désordre d'esprit, et s'était
+rendu en hâte à Paris, pour écrire à sa cour des dépêches toutes
+pleines de l'épouvante dont il était rempli lui-même. M. de
+Talleyrand, de son côté, écrivit à M. de Cacault une dépêche conforme
+à l'entretien de la Malmaison. Il lui enjoignit de se rendre auprès du
+Pape et du cardinal Consaivi, de leur déclarer que le Premier Consul,
+plein de confiance dans le caractère personnel du Saint-Père, n'en
+avait pas autant dans son gouvernement; qu'il était résolu à
+interrompre une négociation trop peu sincère, et que lui, M. de
+Cacault, avait ordre de quitter Rome sous cinq jours, si le projet de
+Concordat n'était pas adopté immédiatement, ou n'était adopté qu'avec
+des modifications. M. de Cacault, en effet, avait pour instruction de
+se retirer dans ce délai à Florence, et d'attendre là que le Premier
+Consul lui fit connaître ses volontés.
+
+[En marge: Le cardinal Consalvi se décide à se rendre à Paris.]
+
+Cette dépêche parvint à Rome dans les derniers jours de mai. Elle
+chagrina fort M. de Cacault, qui craignait, par les nouvelles dont il
+était porteur, de troubler, peut-être de pousser à des résolutions
+désespérées, le gouvernement romain, qui craignait surtout d'affliger
+un pontife pour lequel il n'avait pu se défendre de concevoir un
+véritable attachement. Cependant les ordres du Premier Consul étaient
+tellement absolus, qu'il n'y avait aucun moyen d'en éluder
+l'exécution. M. de Cacault se rendit donc auprès du Pape et du
+cardinal Consalvi, leur montra ses instructions, qui leur causèrent à
+tous deux une vive douleur. Le cardinal Consalvi en particulier, qui
+se voyait clairement désigné dans les dépêches du Premier Consul,
+comme l'auteur des interminables délais de cette négociation, se
+sentait mourir d'épouvante. Il avait peu de torts néanmoins, et les
+formes surannées de cette chancellerie, la plus vieille du monde,
+étaient la seule cause des lenteurs dont se plaignait le Premier
+Consul, au moins depuis que l'affaire était portée à Rome. M. de
+Cacault proposa au Pape et au cardinal Consalvi une idée, qui les
+surprit et les troubla d'abord, mais qui leur parut ensuite la seule
+voie de salut.--Vous ne voulez pas, leur dit-il, adopter le Concordat
+venu de Paris, dans toutes ses expressions; eh bien! que le cardinal
+lui-même se rende en France, revêtu de vos pouvoirs. Il se fera
+connaître au Premier Consul, il lui inspirera confiance; il en
+obtiendra les changements de rédaction indispensables. Si quelque
+difficulté se rencontre, il sera là pour la lever. Il préviendra, par
+sa présence sur les lieux, les pertes de temps, qui blessent surtout
+le caractère impatient du chef de notre gouvernement. Vous serez tirés
+ainsi d'un grand péril, et les affaires de la religion seront
+sauvées.--C'était pour le Pape une grande douleur de se séparer d'un
+ministre dont il ne savait plus se passer, et qui seul lui donnait la
+force de supporter les peines de la souveraineté. Il était plongé dans
+des perplexités affreuses, trouvant très-sage l'idée de M. de Cacault,
+mais cruelle la séparation qu'on lui proposait.
+
+[En marge: Agitations du Pape, et terreurs du cardinal Consalvi.]
+
+Cette faction implacable, composée non-seulement des émigrés, mais de
+tous les gens qui, en Europe, détestaient la Révolution française,
+cette faction, qui aurait désiré une guerre éternelle avec la France,
+qui avait vu avec douleur la fin de la guerre civile en Vendée, et qui
+voyait avec non moins de douleur la fin prochaine du schisme,
+assiégeait Rome de lettres, la remplissait de propos, couvrait ses
+murs de placards. On disait, par exemple, dans l'un de ces placards,
+que Pie VI pour sauver la foi avait perdu le Saint-Siége, et que Pie
+VII pour sauver le Saint-Siége perdrait la foi[12]. Les invectives
+dont il était l'objet, n'ébranlaient pas chez ce pontife sensible,
+mais dévoué à ses devoirs, la résolution de sauver l'Église, malgré
+tous les partis, malgré le parti de l'Église elle-même; mais il en
+souffrait cruellement. Le cardinal Consalvi était son confident, son
+ami; s'en séparer était pour lui une peine poignante. Le cardinal à
+son tour était effrayé de se voir à Paris, dans ce gouffre
+révolutionnaire, qui avait dévoré, lui disait-on, tant de victimes. Il
+tremblait à la seule idée de se trouver en présence de ce redoutable
+général, objet tout à la fois d'admiration et de crainte, que
+monsignor Spina lui dépeignait comme particulièrement irrité contre le
+secrétaire d'État. Ces malheureux prêtres se faisaient mille idées
+fausses sur la France, sur son gouvernement; et, tout amélioré qu'on
+le disait, ils frémissaient à la seule pensée d'être un moment entre
+ses mains. Le cardinal se décida donc, mais comme on se décide à
+braver la mort.--Puisqu'il faut une victime, dit-il, je me dévoue, et
+je m'en remets à la Providence.--Il eut même l'imprudence d'écrire à
+Naples des lettres conformes à ces paroles, lettres qui furent connues
+de notre ministre à Naples, et communiquées au Premier Consul.
+Celui-ci heureusement les jugea plutôt risibles qu'irritantes.
+
+ [Note 12:
+
+ Pio VI per conservar la fede
+ Perde la sede.
+ Pio VII per conservar la sede
+ Perde la fede.]
+
+[En marge: Juin 1801.]
+
+Mais le voyage à Paris du secrétaire d'État, était loin de lever
+toutes les difficultés, et de prévenir tous les dangers. Le départ de
+M. Cacault et sa retraite à Florence, où résidait le quartier-général
+de l'armée française, allait être une manifestation funeste peut-être
+pour les deux gouvernements de Rome et de Naples. Ces deux
+gouvernements, en effet, étaient continuellement menacés par les
+passions comprimées, et toujours ardentes, des patriotes italiens.
+Celui du Pape était odieux aux hommes qui ne voulaient plus être
+gouvernés par des prêtres, et le nombre de ces hommes était grand dans
+l'État romain; celui de Naples était justement abhorré pour le sang
+qu'il avait répandu. Le départ de M. de Cacault pouvait être pris
+comme une sorte de permission, donnée aux mauvaises têtes italiennes,
+d'essayer quelque tentative dangereuse. Le Pape le craignait ainsi. On
+convint alors, pour prévenir toute interprétation fâcheuse, de faire
+partir ensemble M. de Cacault et le cardinal Consalvi, lesquels
+devaient voyager de concert jusqu'à Florence. M. de Cacault en
+quittant Rome y laissa son secrétaire de légation.
+
+[En marge: Départ du cardinal Consalvi pour Paris.]
+
+MM. Consalvi et de Cacault sortirent de Rome le 6 juin (17 prairial),
+et s'acheminèrent vers Florence. Ils voyageaient dans la même voiture,
+et partout le cardinal montrait aux populations M. de Cacault en leur
+disant: Voilà le ministre de France; tant il avait envie qu'on sût
+qu'il n'y avait pas rupture. L'agitation en Italie fut assez vive.
+Cependant elle ne produisit rien de fâcheux, dans le moment, car on
+attendait pour essayer quelque chose, que les dispositions du
+gouvernement français fussent plus claires. Le cardinal Consalvi se
+sépara de M. de Cacault à Florence, et s'achemina en tremblant vers
+Paris[13].
+
+ [Note 13:
+
+ Florence, le 19 prairial an IX.
+
+ _François Cacault, ministre plénipotentiaire de la République
+ française à Rome, au citoyen ministre des relations
+ extérieures._
+
+ CITOYEN MINISTRE,
+
+ Me voilà arrivé à Florence. Le cardinal secrétaire d'État est
+ parti de Rome avec moi. Il est venu me prendre à mon logis.
+ Nous avons fait route ensemble dans le même carrosse. Nos
+ gens suivaient de la même manière dans la seconde voiture, et
+ la dépense de chacun était payée par son courrier respectif.
+
+ Nous étions regardés partout d'un air ébahi. Le cardinal
+ avait grande peur qu'on imaginât que je me retirais à
+ l'occasion d'une rupture; il disait sans cesse à tout le
+ monde: _Voilà le ministre de France._ Ce pays, écrasé des
+ maux passés de la guerre, frissonne à la moindre idée de
+ mouvements de troupes. Le gouvernement romain a plus de peur
+ encore de ses propres sujets mécontents, surtout de ceux qui
+ ont été alléchés à l'autorité et au pillage par l'espèce de
+ révolution passée. Nous avons ainsi prévenu et dissipé à la
+ fois les frayeurs mortelles et les espérances téméraires. Je
+ pense que la tranquillité de Rome ne sera pas troublée.
+
+ Le cardinal a passé ici la journée du 18 en grande et
+ ostensible amitié avec le général Murat, qui lui a fait
+ donner un logement et une garde d'honneur. Il a fait la même
+ chose pour moi. Je n'ai rien accepté, je suis logé à
+ l'auberge.
+
+ Le cardinal est parti ce matin pour Paris. Il arrivera peu de
+ temps après ma dépêche; il ira extrêmement vite. Le
+ malheureux sent bien que s'il échouait il serait perdu sans
+ ressource, et que tout serait perdu pour Rome. Il est pressé
+ de savoir son sort. Je lui ai fait sentir qu'un grand moyen
+ de tout sauver était d'user de diligence, parce que le
+ Premier Consul avait des motifs graves de conclure vite et
+ d'exécuter promptement.
+
+ J'avais essayé à Rome d'amener le Pape à signer seulement le
+ Concordat, et s'il m'eût accordé ce point je ne serais pas
+ parti de Rome; mais cette idée ne m'a pas réussi.
+
+ Vous jugez bien que le cardinal n'est pas envoyé à Paris pour
+ signer ce que le Pape a refusé de signer à Rome; mais il est
+ premier ministre de Sa Sainteté et son favori, c'est l'âme du
+ Pape qui va entrer en communication avec vous. J'espère qu'il
+ en résultera un accord concernant les modifications. Il
+ s'agit de phrases, de paroles qu'on peut retourner de tant de
+ manières qu'à la fin on saisira la bonne.
+
+ Le cardinal porte au Premier Consul une lettre confidentielle
+ du Pape et le plus ardent désir de terminer l'affaire. C'est
+ un homme qui a de la clarté dans l'esprit. Sa personne n'a
+ rien d'imposant, il n'est pas fait à la grandeur; son
+ élocution un peu verbeuse n'est pas séduisante; son caractère
+ est doux et son âme s'ouvrira aux épanchements, pourvu qu'on
+ l'encourage avec douceur à la confiance.
+
+ J'ai écrit à Madrid, à l'ambassadeur Lucien Bonaparte, en
+ quoi consistait cet éclat du voyage à Paris du cardinal
+ Consalvi et de ma retraite à Florence. J'ai également fait
+ connaître aux ministres à Rome de l'Empereur et du roi
+ d'Espagne qu'il n'y avait aucune apparence de guerre avec le
+ Pape.
+
+ Je vous salue respectueusement.
+
+ CACAULT.]
+
+Dans cet intervalle, le Premier Consul, en recevant de Rome le projet
+amendé, et reconnaissant que les différences étaient plutôt de forme
+que de fond, s'était calmé. La nouvelle que le cardinal Consalvi
+venait lui-même, pour achever de mettre d'accord le Saint-Siége avec
+le cabinet français, le satisfit complétement. Il y voyait la
+certitude d'un arrangement prochain, et en outre un grand lustre pour
+son gouvernement. Il s'apprêta donc à faire le meilleur accueil au
+premier ministre de la cour romaine.
+
+[En marge: Arrivée du cardinal Consalvi, et entrevue avec le Premier
+Consul.]
+
+Le cardinal Consalvi arriva le 20 juin (1er messidor) à Paris. L'abbé
+Bernier et monsignor Spina accoururent pour le recevoir, et le
+rassurer sur les dispositions du Premier Consul. On convint du costume
+dans lequel il serait présenté à la Malmaison, et il s'y rendit, fort
+ému de l'idée de voir le général Bonaparte. Celui-ci, bien averti,
+n'eut garde d'ajouter au trouble du cardinal. Il déploya tout l'art de
+langage dont la nature l'avait doué, pour s'emparer de l'esprit de son
+interlocuteur, pour lui montrer à fond ses intentions franchement
+bienveillantes envers l'Église, pour lui rendre sensibles les
+difficultés graves attachées au rétablissement du culte public en
+France, et surtout pour lui faire comprendre que l'intérêt qu'on avait
+à ménager l'esprit français, était bien plus grand que celui qu'on
+pouvait avoir à ménager les ressentiments des prêtres, des émigrés,
+des princes déchus, méprisés et abandonnés de l'Europe en ce moment.
+Il déclara au cardinal Consalvi, qu'il était prêt à transiger sur
+certains détails de rédaction qui offusquaient la cour de Rome, pourvu
+qu'au fond on lui accordât ce qu'il regardait comme indispensable, la
+création d'un établissement ecclésiastique tout à fait nouveau, qui
+fût son ouvrage, et qui réunît les prêtres sages et respectables de
+tous les partis.
+
+[En marge: Dernières prétentions de la cour romaine.]
+
+Le cardinal sortit pleinement rassuré de cette entrevue avec le
+Premier Consul. Il se montra peu dans Paris, observa une réserve
+convenable, également éloignée d'une sévérité outrée et de cette
+facilité italienne, tant reprochée aux prêtres romains. Il accepta
+quelques invitations chez les ministres et les Consuls, mais refusa
+constamment de se montrer dans les lieux publics. Il se mit à l'oeuvre
+avec l'abbé Bernier, pour résoudre les dernières difficultés de la
+négociation. Deux points faisaient surtout obstacle à l'accord des
+deux gouvernements: l'un relatif au titre de _Religion d'État_, qu'on
+cherchait à obtenir pour la religion catholique, l'autre à la
+déposition des anciens titulaires. Le cardinal Consalvi voulait que
+pour justifier, aux yeux de la chrétienté, les grandes concessions
+faites au Premier Consul, on pût alléguer une solennelle déclaration
+de la République française, en faveur de l'Église catholique; il
+voulait qu'on proclamât du moins la religion catholique _Religion
+dominante_, qu'on promît l'abrogation des lois qui lui étaient
+contraires, que le Premier Consul s'engageât à la professer
+publiquement de sa personne. On regardait son exemple comme devant
+être d'un effet tout-puissant sur l'esprit des populations.
+
+L'abbé Bernier répétait que proclamer une _religion d'État_ ou une
+_religion dominante_, c'était alarmer les autres cultes, faire
+craindre le retour d'une religion envahissante, oppressive,
+intolérante, etc., etc.; qu'il était impossible d'aller au delà de la
+déclaration d'un fait, c'est que la majorité des Français était
+catholique. Il ajoutait que, pour abroger les lois antérieures, il
+fallait le concours du pouvoir législatif, ce qui jetterait le cabinet
+français dans des embarras inextricables; que le gouvernement, comme
+gouvernement, ne pouvait professer une religion; que les Consuls
+pouvaient la professer de leur personne, mais que ce fait, tout
+individuel et en quelque sorte privé, n'était pas de nature à figurer
+dans un traité. Quant à la conduite personnelle du Premier Consul,
+l'abbé Bernier disait tout bas qu'il assisterait à un _Te Deum_, à
+une messe, mais que les autres pratiques du culte, il ne fallait pas
+les attendre de lui, et qu'il y avait des choses que le discernement
+du cardinal devait renoncer à exiger, car elles produiraient un effet
+plutôt fâcheux que salutaire. On convint enfin d'un préambule, qui, se
+liant à l'article premier, remplissait à peu près les vues des deux
+légations.
+
+[En marge: La religion catholique déclarée religion de la majorité des
+Français.]
+
+_Le gouvernement_, disait-on, _reconnaissant que la religion
+catholique était la religion de la grande majorité des Français..._
+
+_Le Pape de son coté reconnaissant que cette religion avait retiré, et
+attendait encore dans ce moment le plus grand bien du rétablissement
+du culte catholique en France, et de la profession particulière qu'en
+faisaient les Consuls de la République, etc..._
+
+Par ce double motif les deux autorités, pour le bien de la religion et
+pour le maintien de la tranquillité intérieure, établissaient (article
+premier) _que la religion catholique serait exercée en France, et que
+son culte serait public, en se conformant aux règlements de police
+jugés nécessaires pour le maintien de la tranquillité;_ (article
+second) _qu'il y aurait une nouvelle circonscription, etc._
+
+[En marge: Le cardinal Consalvi demande qu'on dispense le Pape de
+déposer les anciens titulaires.]
+
+Ce préambule remplissait suffisamment l'intention de toutes les
+parties, car il proclamait hautement le rétablissement du culte,
+rendait sa profession publique en France comme autrefois, faisait de
+la profession de ce culte par les Consuls un fait particulier,
+personnel aux trois Consuls en exercice, plaçait cette allégation dans
+la bouche du Pape, et non dans celle du chef de la République. Ces
+premières difficultés paraissaient donc heureusement vaincues.
+Venaient ensuite les contestations relatives à la déposition des
+anciens titulaires. On était d'accord sur le fond, mais le cardinal
+Consalvi demandait qu'on épargnât au Pape la douleur de prononcer dans
+un acte public la déposition des anciens évêques français. Il
+promettait que ceux qui refuseraient leur démission, ne seraient plus
+considérés comme titulaires, et que le Pape consentirait à leur donner
+des successeurs; mais il ne voulait pas que cela fût formellement
+contenu dans le Concordat. Le Premier Consul se montra inflexible sur
+ce point, et sauf rédaction, exigea qu'il fût dit en termes positifs
+que le Pape s'adresserait aux anciens titulaires, qu'il leur
+demanderait la résignation de leurs siéges, laquelle il attendait avec
+confiance de leur amour de la religion, et que s'ils refusaient, _il
+serait pourvu par de nouveaux titulaires au gouvernement des évêchés
+de la circonscription nouvelle_. C'étaient les propres expressions du
+traité.
+
+Les autres conditions n'étaient pas contestées. Le Premier Consul
+devait nommer, le Pape devait instituer les évêques. Cependant le
+cardinal Consalvi réclama, et le Premier Consul accorda une réserve,
+par laquelle il était dit que, dans le cas où le Premier Consul serait
+protestant, une convention nouvelle serait faite, pour régler le mode
+des nominations. Il était stipulé que les évêques nommeraient les
+curés, et les choisiraient parmi des sujets agréés par le
+gouvernement. La question du serment était résolue, par l'adoption
+pure et simple du serment que les évêques prêtaient anciennement aux
+rois de France. Le Saint-Siége avait réclamé avec raison, et on avait
+accordé sans difficulté, l'autorisation d'établir des séminaires pour
+le recrutement du clergé, mais sans obligation de les doter de la part
+de l'État. L'engagement de ne pas troubler les acquéreurs de biens
+nationaux était formel. La propriété des biens acquis leur était
+expressément reconnue. Il était dit que le gouvernement prendrait des
+mesures pour que le clergé fût convenablement salarié, pour que tous
+les anciens édifices du culte et tous les presbytères non encore
+aliénés lui fussent rendus. Il était convenu que la permission de
+faire des donations pieuses serait accordée aux fidèles, mais que
+l'État en réglerait la forme. On s'était secrètement mis d'accord sur
+cette forme, qui était celle de rentes sur le grand livre, vu que le
+Premier Consul ne voulait à aucun prix rétablir les biens de
+main-morte. Cette disposition devait se trouver dans des règlements
+ultérieurs sur la police des cultes, que le gouvernement avait seul le
+pouvoir de faire.
+
+Quant aux prêtres mariés, le cardinal avait donné sa parole qu'un bref
+d'indulgence serait immédiatement publié; mais il demandait qu'un acte
+de charité religieuse, émanant de la clémence du Saint-Père, conservât
+son caractère libre, spontané, et ne passât point pour une condition
+imposée au Saint-Siége. Cette considération fut accueillie.
+
+[En marge: Accord sur tous les points contestés.]
+
+On était enfin d'accord sur toutes choses, et d'après des bases
+raisonnables, qui garantissaient à la fois l'indépendance de l'Église
+française, et sa parfaite union avec le Saint-Siége. Jamais on n'avait
+fait avec Rome une convention plus libérale, et en même temps plus
+orthodoxe; et il faut reconnaître qu'on avait arraché au Pape une
+résolution grave, mais parfaitement justifiée par les circonstances,
+celle de déposer les anciens titulaires qui refuseraient de se
+démettre. Il fallait donc se tenir pour satisfait, et conclure.
+
+[En marge: Derniers efforts tentés par les adversaires du Concordat
+pour empêcher la signature.]
+
+[En marge: Concile du clergé constitutionnel.]
+
+[En marge: L'abbé Grégoire.]
+
+Cependant on s'agitait autour du Premier Consul pour empêcher son
+consentement définitif. Les hommes qui l'approchaient ordinairement,
+et qui jouissaient du privilége de lui donner leurs conseils,
+combattaient sa détermination. Le parti du clergé constitutionnel se
+remuait beaucoup, dans la crainte d'être sacrifié au clergé
+_insermenté_. Il avait obtenu l'autorisation de s'assembler, et de
+former une espèce de concile national à Paris. Le Premier Consul avait
+accordé cette autorisation, pour stimuler le zèle du Saint-Siége, et
+lui faire sentir le danger de ses lenteurs. On débita dans cette
+réunion beaucoup de choses très-peu sensées sur les coutumes de
+l'Église primitive, auxquelles les auteurs de la Constitution civile
+avaient voulu ramener l'Église française. On y professa que les
+fonctions épiscopales devaient être conférées par l'élection, que,
+s'il n'en était pas ainsi complétement, il fallait au moins que le
+Premier Consul choisît les sujets sur une liste présentée par les
+fidèles de chaque diocèse; que la nomination des évêques devait être
+confirmée par les métropolitains, c'est-à-dire par les archevêques,
+et celle de ces derniers seulement par le Pape; mais que l'institution
+papale ne pouvait pas être laissée à l'arbitraire du Saint-Siége, et
+qu'après un délai déterminé il fallait qu'elle fut forcée: ce qui
+équivalait à l'anéantissement complet des droits de la cour de Rome.
+Tout ce qui fut dit dans cette espèce de concile n'était cependant pas
+aussi dépourvu de raison pratique. On y présenta quelques idées saines
+sur la circonscription des diocèses, sur l'émission des bulles, sur la
+nécessité de ne souffrir aucune publication émanée de l'autorité
+pontificale, sans la permission expresse de l'autorité civile. On se
+promit de réunir ces diverses observations sous la forme de voeux, qui
+seraient présentés au Premier Consul pour éclairer ses résolutions. Ce
+qu'on répéta aussi très-volontiers et très-fréquemment dans cette
+assemblée, c'est que, pendant la terreur, le clergé constitutionnel
+avait rendu de grands services à la religion proscrite, qu'il n'avait
+pas fui, pas abandonné les églises, et qu'il n'était pas juste de le
+sacrifier à ceux qui, pendant la persécution, avaient pris le prétexte
+de l'orthodoxie pour se soustraire aux dangers du sacerdoce. Tout cela
+était exact, surtout pour les simples prêtres, dont la plupart avaient
+eu véritablement les vertus qu'on leur attribuait. Mais les évêques
+constitutionnels, dont quelques-uns cependant méritaient le respect,
+étaient pour la plupart des hommes de dispute, de vrais sectaires, que
+l'ambition chez les uns, l'orgueil des querelles théologiques chez les
+autres, avaient entraînés, et qui ne valaient pas leurs subordonnés,
+gens simples et sans prétention. Celui qui à leur tête se montrait le
+plus remuant, l'abbé Grégoire, était un chef de secte, dont les moeurs
+étaient pures, mais l'esprit étroit, la vanité excessive, et la
+conduite politique entachée d'un souvenir malheureux. Sans être exposé
+ni aux entraînements, ni aux terreurs, qui arrachèrent à la Convention
+un vote de mort contre l'infortuné Louis XVI, l'abbé Grégoire alors
+absent, et libre de se taire, avait adressé à cette assemblée une
+lettre qui respirait des sentiments peu conformes à l'humanité et à la
+religion. Il était l'un de ceux à qui le retour aux idées saines
+convenait le moins, et qui essayaient, quoique en vain, de lutter
+contre la tendance imprimée à toutes choses, par le gouvernement
+consulaire. Il avait eu soin de se créer des liaisons dans la famille
+Bonaparte, et faisait ainsi parvenir au chef de cette famille une
+multitude d'objections contre la résolution qui se préparait. Le
+Premier Consul laissait faire et dire les constitutionnels, prêt à les
+arrêter si leur agitation allait jusqu'au scandale; mais il n'était
+pas fâché de rendre leur présence importune au Saint-Siége, et
+d'appliquer à sa lenteur ce genre de stimulant. Quoique ayant peu de
+goût pour les membres de ce clergé, parce qu'ils étaient en général
+des théologiens querelleurs, il voulait défendre leurs droits, et
+imposer au Pape, comme évêques, ceux qui étaient connus par des moeurs
+pures et un esprit soumis. Il n'en fallait pas davantage au plus grand
+nombre, car ils étaient fort loin de répugner à la réunion avec le
+Saint-Siége. Ils la désiraient même, comme le moyen le plus sûr et le
+plus honorable pour eux de sortir d'une vie agitée, et d'un état de
+déconsidération fâcheux auprès des fidèles. La plupart en effet ne
+résistaient à un arrangement avec Rome, que dans la crainte d'être
+sacrifiés en masse aux anciens titulaires.
+
+[En marge: Juillet 1801.]
+
+[En marge: Opposition de M. de Talleyrand au Concordat.]
+
+Il y avait une opposition plus redoutable auprès de Premier Consul;
+c'était celle qui se produisait dans le ministère même. M. de
+Talleyrand, blessé par l'esprit de la cour de Rome, qui s'était
+montrée moins facile, moins indulgente qu'il ne l'avait cru d'abord,
+était devenu pour elle froid et malveillant. Il contrariait
+visiblement la négociation, après l'avoir commencée avec assez de
+bonne volonté, quand il n'y voyait qu'une paix de plus à conclure. Il
+était parti pour les eaux, comme nous l'avons déjà dit, laissant au
+Premier Consul un projet tout rédigé, projet absolu dans la forme,
+blessant sans utilité, et que la cour de Rome ne voulait admettre à
+aucun prix. M. d'Hauterive s'était chargé de continuer son rôle. Ce
+dernier, engagé à moitié dans les ordres, en étant sorti à l'époque de
+la Révolution, était peu favorable aux désirs du Saint-Siége. Il
+opposait mille difficultés de rédaction au projet convenu entre l'abbé
+Bernier et le cardinal Consalvi. On devait y énoncer, suivant lui,
+d'une manière plus expresse et plus patente la destitution des anciens
+titulaires, y mentionner la condition que les legs pieux ne pourraient
+être faits qu'en rentes, y spécifier enfin dans un article formel la
+réhabilitation catholique des prêtres mariés, etc. M. d'Hauterive
+faisait ainsi renaître les difficultés de rédaction, devant
+lesquelles la négociation avait failli échouer. Le jour même de la
+signature, il envoya encore sur ces divers points un mémoire des plus
+pressants au Premier Consul.
+
+[En marge: Conseil de gouvernement dans lequel le Concordat est
+adopté.]
+
+Tous ces débats terminés, il y eut une réunion des Consuls et des
+ministres, dans laquelle la question fut définitivement discutée et
+résolue. On y répéta les objections déjà connues; on y fit valoir
+l'inconvénient de froisser l'esprit français, d'ajouter au budget de
+nouvelles charges, de mettre même, disait-on, les biens nationaux en
+péril, en réveillant chez le clergé ancien, rétabli dans ses
+fonctions, plus d'espérances qu'on ne voulait en satisfaire. On parla
+d'un projet de simple tolérance, qui consisterait seulement à rendre
+les édifices religieux, tant aux prêtres _insermentés_ qu'aux prêtres
+_assermentés_, et à demeurer spectateur paisible de leurs querelles,
+sauf à intervenir si l'ordre matériel venait à être troublé.
+
+[En marge: Opinion du consul Cambacérès.]
+
+Le consul Cambacérès, fort partisan du Concordat, s'exprima sur ce
+sujet avec chaleur, et répondit victorieusement à toutes les
+objections. Il soutint que le danger de froisser l'esprit français
+n'était vrai qu'à l'égard de quelques beaux esprits frondeurs, mais
+que les masses accueilleraient volontiers le rétablissement du culte,
+et en éprouvaient déjà un vrai besoin moral; que la considération de
+la dépense était une considération méprisable en pareille matière; que
+les biens nationaux étaient, au contraire, garantis plus solidement
+que jamais par la consécration des ventes obtenue du Saint-Siége. M.
+Cambacérès fut en cet endroit interrompu par le Premier Consul, qui,
+toujours inflexible quand il s'agissait des biens nationaux, déclara
+qu'il faisait le Concordat, précisément à cause des acquéreurs de ces
+biens, particulièrement dans leur intérêt, et qu'il écraserait de sa
+puissance les prêtres assez sots ou assez malveillants, pour abuser du
+grand acte qu'on allait faire. Le consul Cambacérès, reprenant son
+allocution, montra ce qu'il y avait de ridicule, d'inexécutable dans
+ce projet d'indifférence entre des partis religieux, qui se
+disputeraient la confiance des fidèles, les édifices du culte, les
+dons volontaires de la piété publique, qui donneraient au gouvernement
+les ennuis d'une intervention active, sans aucun de ses avantages, et
+aboutiraient peut-être à la réunion de toutes les sectes dans une
+seule Église ennemie, indépendante de l'État, et dépendante d'une
+autorité étrangère.
+
+Le consul Lebrun parla dans le même sens, et enfin le Premier Consul
+se prononça en peu de mots, d'une manière nette, précise et
+péremptoire. Il connaissait les difficultés, les périls même de son
+entreprise; mais la profondeur de ses vues allait au delà de quelques
+difficultés du moment, et il était résolu. Il se montra tel dans ses
+paroles. Dès lors il n'y eut plus de résistance, sauf à désapprouver,
+à fronder même sa résolution hors de sa présence. On se soumit, et
+l'ordre fut donné de signer le Concordat, tel que l'abbé Bernier et le
+cardinal Consalvi l'avaient définitivement rédigé.
+
+[En marge: Joseph Bonaparte chargé de signer le Concordat.]
+
+[En marge: Signature du Concordat le 15 juillet 1801.]
+
+Suivant son usage de réserver à son frère aîné la conclusion de tous
+les actes importants, le Premier Consul désigna pour plénipotentiaires
+Joseph Bonaparte, le conseiller d'État Cretet, et enfin l'abbé
+Bernier, à qui cet honneur était bien dû pour les peines qu'il s'était
+données, et l'habileté qu'il avait déployée dans cette longue et
+mémorable négociation. Le Pape eut pour plénipotentiaires le cardinal
+Consalvi, monsignor Spina, et le père Caselli, savant Italien qui
+avait suivi la légation romaine, afin de l'aider de ses connaissances
+théologiques. On se réunit pour la forme chez Joseph Bonaparte, on
+relut les actes, on fit ces petits changements de détail, toujours
+réservés pour le dernier moment, et, le 15 juillet 1801 (26 messidor),
+on signa ce grand acte, le plus important que la cour de Rome ait
+conclu avec la France, et peut-être avec aucune puissance chrétienne,
+car il terminait l'une des plus affreuses tourmentes que la religion
+catholique ait jamais traversées. Pour la France, il faisait cesser un
+schisme déplorable, et le faisait cesser en plaçant l'Église et l'État
+dans des rapports d'union et d'indépendance convenables.
+
+[En marge: Août 1801.]
+
+Il restait beaucoup à faire après la signature de ce traité, qui a
+porté depuis le titre de Concordat. Il fallait en demander la
+ratification à Rome, puis obtenir les bulles qui devaient en
+accompagner la publication, ainsi que les brefs adressés à tous les
+anciens titulaires, pour réclamer leur démission; il fallait tracer
+ensuite la nouvelle circonscription, choisir les soixante nouveaux
+prélats, et en toutes ces choses marcher d'accord avec Rome. C'était
+une négociation non interrompue, jusqu'au jour où l'on pourrait enfin
+chanter un _Te Deum_ à Notre-Dame, pour y célébrer le rétablissement
+du culte. Le Premier Consul, toujours pressé d'arriver au résultat,
+aurait voulu que tout cela fût fini promptement, pour célébrer en même
+temps la paix avec les puissances européennes, et la paix avec
+l'Église. L'accomplissement d'un tel désir était difficile. On se hâta
+néanmoins dans l'expédition de ces détails, afin de retarder le moins
+possible le grand acte de la restauration religieuse.
+
+[En marge: Séance dans laquelle le Concordat est communiqué au Conseil
+d'État.]
+
+Le Premier Consul ne publia point encore le traité signé avec le Pape,
+car auparavant il fallait avoir reçu les ratifications. Mais il en fit
+part au Conseil d'État, dans la séance du 6 août (18 thermidor). Il ne
+communiqua point l'acte dans sa teneur, il se contenta d'en donner une
+analyse substantielle, et accompagna cette analyse de l'énumération
+des motifs qui avaient décidé le gouvernement. Ceux qui l'entendirent
+ce jour-là furent frappés de la précision, de la vigueur, de la
+hauteur de son langage. C'était l'éloquence du magistrat chef
+d'empire. Cependant, s'ils furent saisis de cette éloquence simple et
+nerveuse, que Cicéron appelait chez César _vim Cæsaris_, ils furent
+peu ramenés à l'oeuvre du Premier Consul[14]. Ils restèrent mornes et
+muets, comme s'ils avaient vu périr avec le schisme une des oeuvres
+les plus regrettables de la Révolution. L'acte n'étant pas soumis
+encore aux délibérations du Conseil d'État, il n'y avait ni à le
+discuter ni à le voter. Rien ne troubla la froideur silencieuse de
+cette scène. On se tut, on se sépara sans mot dire, sans exprimer un
+suffrage. Mais le Premier Consul avait montré sa volonté, désormais
+irrévocable, et c'était beaucoup pour une infinité de gens. C'était au
+moins le silence assuré de ceux qui ne voulaient pas lui déplaire, et
+de ceux aussi qui, respectant son génie, reconnaissant l'immensité des
+biens qu'il versait sur la France, étaient décidés à lui passer même
+des fautes.
+
+ [Note 14: Lettre de Mgr Spina au cardinal Consalvi,
+ secrétaire d'État:
+
+ Parigi, 8 agosto.
+
+ Giovedi scorso il Primo Console essendo al Consiglio di
+ Stato, instruito che in Parigi si parla della convenzione da
+ esso fatta con Sua Santità, e che ognuno ignorandone il
+ preciso ne parla e fa dei comenti a seconda della propria
+ immaginazione, prese dà ciò ragione di communicarne al
+ Consiglio medesimo l'intiero tenore. So che parlò un ora e
+ mezza, dimostrandone la necessità et l'utilità, e mi vien
+ riferito che parlasse eccellentemente. Siccome non richiese
+ qual fosse il parere del suo Consiglio, ognuno si tacque. Non
+ ho ancora potuto sapere quale impressione facesse nell'animo
+ dei consiglieri in generale. I buoni ne godettero, ma il
+ numero di questi è ben ristretto. Procurerò d'indagare quai
+ sia l'impressione fatta in quelli che sono di diversa
+ opinione. Pare che il Primo Console andar voglia preparando
+ gli spiriti di quelli che sono nemici di questa operazione a
+ non contrariarla, mà nulla otterrà fino a che non prende
+ qualche misura più energica contro i costituzionali, e fine a
+ che lascia il culto cattolico esposto alla sferza del
+ ministro della pulizia.]
+
+[En marge: Dissolution du concile formé par le clergé
+constitutionnel.]
+
+Le Premier Consul, pensant qu'il avait maintenant assez stimulé la
+cour de Rome, jugea qu'il fallait mettre fin au prétendu concile des
+constitutionnels. En conséquence il leur ordonna de se séparer, et
+ils obéirent. Aucun d'eux n'aurait osé blesser l'autorité qui allait
+distribuer soixante siéges, relevés cette fois par l'institution
+pontificale. En se séparant, ils présentèrent au Premier Consul un
+acte convenable dans la forme, et qui contenait leurs vues,
+relativement au nouvel établissement religieux. Il renfermait les
+propositions que nous avons déjà fait connaître.
+
+[En marge: Convocation des cardinaux pour leur soumettre le
+Concordat.]
+
+Le cardinal Consalvi était parti de Paris pour retourner à Rome, et
+ramener M. de Cacault auprès du Saint-Siége. Le Pape soupirait après
+ce double retour, car la Basse-Italie était dangereusement agitée. Les
+patriotes italiens de Naples et de l'État romain attendaient avec
+impatience l'occasion d'un nouveau bouleversement, et les bandits de
+l'ancien parti Ruffo, les sicaires de la reine de Naples, ne
+demandaient pas mieux qu'un prétexte pour se jeter sur les Français.
+Ces hommes, si différents d'intention, étaient prêts à unir leurs
+efforts, pour tout mettre en confusion. La nouvelle de l'accord établi
+entre les deux gouvernements français et romain, la certitude de
+l'intervention du général Murat placé dans le voisinage à la tête
+d'une armée, continrent les esprits, et prévinrent ces sinistres
+projets. Le Pape fut ravi en voyant revenir à Rome le cardinal
+Consalvi, et le ministre de France. Sur-le-champ il convoqua la
+congrégation des cardinaux afin de leur soumettre le nouvel ouvrage,
+et il fit préparer les bulles, les brefs, tous les actes enfin, suite
+nécessaire du Concordat. Le digne pontife était joyeux, mais agité. Il
+avait la certitude de bien faire, et de n'immoler que des intérêts de
+faction au bien général de l'Église. Mais le blâme du vieux parti du
+trône et de l'autel éclatait avec violence à Rome, et, bien que le
+Saint-Père eût éloigné de lui tous les malveillants, il entendait
+leurs paroles amères; il en était ému. Le cardinal Maury, jugeant avec
+la supériorité de son esprit la cause de l'émigration perdue, et déjà
+peut-être voyant avec une secrète satisfaction le moment d'un
+rapatriement général pour tous les hommes qui gémissaient loin de leur
+pays, le cardinal Maury se tenait à l'écart dans son évêché de
+Montefiascone, s'occupant uniquement des soins d'une bibliothèque qui
+charmait son exil. Le Pape, pour ne donner aucun ombrage au Premier
+Consul, avait d'ailleurs fait sentir à ce cardinal, que sa retraite
+absolue à Montefiascone était, dans le moment, une convenance du
+gouvernement pontifical.
+
+[En marge: Sept. 1801.]
+
+[En marge: Adoption du Concordat par le Sacré-Collége.]
+
+[En marge: Choix du cardinal Caprara comme légat du Pape en France.]
+
+Le Pape était donc satisfait, mais plein d'émotion[15], et il
+pressait vivement l'achèvement de l'entreprise si heureusement
+commencée. La congrégation des cardinaux était toute favorable au
+Concordat depuis sa nouvelle rédaction, et elle se prononça d'une
+manière affirmative. Le Pape, pensant qu'il fallait désormais se jeter
+dans les bras du Premier Consul, et accomplir avec éclat une oeuvre
+qui avait un aussi noble objet que le rétablissement du culte
+catholique en France, voulut que la cérémonie des ratifications fût
+entourée de beaucoup de solennité. En conséquence, il donna ces
+ratifications dans un grand consistoire, et, pour ajouter encore à
+l'éclat de cette fonction pontificale, il nomma trois cardinaux. Il
+reçut M. de Cacault en pompe, et déploya, malgré la gêne de ses
+finances, tout le luxe que cette circonstance comportait. Ayant à
+faire choix d'un légat pour l'envoyer en France, il désigna le
+diplomate le plus éminent de la cour romaine, c'était le cardinal
+Caprara, personnage distingué par sa naissance (il était de l'illustre
+famille des Montecuculli), distingué par ses lumières, son expérience,
+sa modération. Autrefois ambassadeur auprès de Joseph II, il avait vu
+les tribulations de l'Église dans le siècle dernier, et avait souvent,
+par son habileté et son esprit d'à-propos, épargné plus d'un
+désagrément au Saint-Siége. Le Premier Consul avait exprimé lui-même
+le désir d'avoir auprès de sa personne ce prince de l'Église. Le Pape
+se hâta de satisfaire à ce désir, et fit même de grands efforts pour
+vaincre la résistance du cardinal, âgé, malade, et peu disposé à
+recommencer la carrière laborieuse de sa première jeunesse. Cependant
+cette répugnance fut vaincue par les vives instances du Saint-Père, et
+par l'intérêt pressant de l'Église. Le Pape voulut conférer au
+cardinal Caprara la plus haute dignité diplomatique de la cour
+romaine, celle de légat _a latere_. Ce légat a les pouvoirs les plus
+étendus; il est précédé partout de la croix; il peut tout ce qui se
+peut loin du Pape. Pie VII renouvela en cette occasion les antiques
+cérémonies, dans lesquelles on remettait aux représentants de saint
+Pierre le signe vénéré de leur mission. Un grand consistoire fut
+convoqué de nouveau, et, en présence de tous les cardinaux, de tous
+les ministres étrangers, le cardinal Caprara reçut la croix d'argent,
+qu'il devait faire porter devant lui dans cette France républicaine,
+étrangère depuis long-temps aux pompes catholiques.
+
+ [Note 15: Lettre de M. de Cacault, ministre plénipotentiaire
+ de la République française à Rome, au ministre des relations
+ extérieures:
+
+ Rome, le 8 août 1801 (20 thermidor an IX).
+
+ CITOYEN MINISTRE,
+
+ Pour vous informer de l'état de l'affaire de la ratification
+ du Pape attendue à Paris, je ne puis mieux faire que de vous
+ transmettre en original la lettre que je viens de recevoir du
+ cardinal Consalvi.
+
+ Ce cardinal étant obligé de garder le lit, Sa Sainteté est
+ venue travailler aujourd'hui chez son secrétaire d'État.
+
+ Le Sacré-Collége entier doit concourir à la ratification;
+ tous les docteurs de premier ordre sont employés et en
+ mouvement. Le Saint-Père est dans l'agitation, l'inquiétude
+ et le désir d'une jeune épouse, qui n'ose se réjouir du grand
+ jour de son mariage. Jamais on n'a vu la cour pontificale
+ plus recueillie, plus sérieusement et plus secrètement
+ occupée de la nouveauté sur le point d'éclore, sans que la
+ France, dont il s'agit, pour laquelle on travaille, intrigue,
+ promette, donne, ni brille ici, suivant les anciens usages.
+ Le Premier Consul jouira bientôt de l'accomplissement de ses
+ vues à l'égard de l'accord avec le Saint-Siége, et cela sera
+ arrivé d'une manière nouvelle, simple et vraiment
+ respectable.
+
+ Ce sera l'ouvrage d'un héros et d'un saint, car le Pape est
+ d'une piété réelle.
+
+ Il m'a dit plusieurs fois: «Soyez sûr que si la France, au
+ lieu d'être puissance dominante, était dans l'abattement et
+ la faiblesse à l'égard de ses ennemis, je n'en ferais pas
+ moins tout ce que j'accorde aujourd'hui.»
+
+ Je ne crois pas qu'il soit arrivé souvent qu'un si grand
+ résultat, d'où dépendra beaucoup désormais la tranquillité de
+ la France et le bonheur de l'Europe, ait été obtenu sans
+ violence comme sans corruption.
+
+ J'ai l'honneur de vous saluer respectueusement.
+
+ CACAULT.]
+
+[En marge: Octob. 1801.]
+
+Le Premier Consul, sensible à la conduite cordiale du Pape, lui
+témoigna en retour les plus grands égards. Il prescrivit à Murat
+d'épargner aux États romains les passages de troupes; il fit évacuer
+par les Cisalpins le petit duché d'Urbin, que ces derniers avaient
+envahi sous le prétexte d'une contestation de limites. Il annonça la
+prochaine évacuation d'Ancône, et, en attendant, envoya des fonds pour
+en payer la garnison, afin de soulager le trésor pontifical de cette
+dépense. Les Napolitains s'obstinant à occuper deux enclaves
+appartenant au Saint-Siége, Bénévent et Ponte-Corvo, reçurent de
+nouveau l'injonction d'en sortir. Le Premier Consul fit enfin préparer
+et meubler avec luxe un des beaux hôtels de Paris, afin d'y loger, aux
+frais du trésor français, le cardinal Caprara.
+
+[En marge: Arrivée à Paris du cardinal Caprara.]
+
+Les ratifications avaient été échangées, les bulles approuvées, les
+brefs allaient être expédiés dans toute la chrétienté pour provoquer
+les démissions des anciens titulaires. Le cardinal Caprara, malgré son
+âge, avait hâté son voyage en France. Partout on avait ordonné aux
+autorités de l'accueillir d'une manière conforme à sa haute dignité.
+Elles l'avaient fait avec empressement, et la population des
+provinces, secondant leur zèle, avait donné au représentant du
+Saint-Siége des marques de respect, qui prouvaient l'empire du vieux
+culte sur le peuple des campagnes. Mais on craignait de mettre à une
+telle, épreuve le peuple railleur de Paris, et tout fut disposé pour
+que le cardinal entrât de nuit dans la capitale. Il y fut reçu avec
+des soins empressés, et logé dans l'hôtel qu'on lui avait préparé. On
+lui fit savoir de la manière la plus délicate, qu'une partie des frais
+de sa mission était à la charge du gouvernement français, et que
+c'était un usage diplomatique qu'on entendait établir à l'égard du
+Saint-Siége. Le Premier Consul avait envoyé chez le légat deux
+voitures attelées de ses plus beaux chevaux.
+
+Le cardinal Caprara fut reçu comme un ambassadeur étranger, mais point
+encore comme un représentant de l'Église. Cette réception était
+ajournée jusqu'à l'époque du rétablissement définitif du culte. On se
+réservait d'instituer, le même jour, les nouveaux évêques, de chanter
+un _Te Deum_, et de faire prêter au cardinal-légat le serment qu'il
+devait au Premier Consul.
+
+Les formalités indispensables dont il fallait que la publication du
+Concordat fût précédée, avaient pris beaucoup plus de temps qu'on ne
+l'avait cru d'abord, et avaient conduit jusqu'à l'époque où les
+préliminaires de paix venaient d'être signés à Londres. Le Premier
+Consul aurait voulu pouvoir faire coïncider la fête consacrée le 18
+brumaire à la paix générale, avec la grande solennité religieuse de la
+restauration du culte. Mais il fallait que les démissions des anciens
+titulaires fussent arrivées à Rome, avant d'y faire approuver la
+nouvelle circonscription diocésaine et les choix des nouveaux évêques.
+Ces démissions demandées par le Pape à l'ancien clergé français,
+étaient dans ce moment l'objet de l'attention générale. On désirait
+savoir de toutes parts, comment serait accueilli ce grand acte, du
+Pape et du Premier Consul, se tenant par la main, et demandant aux
+anciens ministres du culte, amis ou ennemis de la Révolution, répandus
+en Russie, en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, leur demandant de
+sacrifier leur position, leurs affections de parti, l'orgueil même de
+leurs doctrines, pour faire triompher l'unité de l'Église, et rétablir
+la tranquillité intérieure de la France. Combien y en aurait-il qui
+seraient assez sensibles à ce double motif, pour immoler tant de
+sentiments et d'intérêts personnels à la fois? Le résultat prouva la
+sagesse du grand acte que faisaient en ce moment le Pape et le Premier
+Consul; il prouva l'empire que pouvait exercer sur les âmes l'amour du
+bien, noblement invoqué par un saint pontife et un héros.
+
+[En marge: Demande de leur démission à tous les anciens titulaires.]
+
+Les brefs adressés aux évêques orthodoxes et aux évêques
+constitutionnels n'étaient pas les mêmes. Le bref destiné aux évêques
+qui s'étaient refusés à reconnaître la Constitution civile du clergé,
+les considérait comme légitimes titulaires de leurs siéges, leur
+demandait de se démettre au nom de l'intérêt de l'Église, en vertu
+d'une offre faite jadis à Pie VI, et, en cas de refus, les déclarait
+déchus. Le langage en était affectueux, affligé, mais plein
+d'autorité. Le bref adressé aux constitutionnels était paternel aussi,
+respirait l'indulgence la plus douce, mais ne parlait pas de
+démission, vu que l'Église n'avait jamais reconnu les constitutionnels
+comme évêques légitimes. Il leur demandait d'abjurer d'anciennes
+erreurs, de rentrer dans le sein de l'Église, et de terminer un
+schisme qui était à la fois un scandale et une calamité. C'était une
+manière de provoquer leur démission sans la réclamer, car la réclamer
+eût été une reconnaissance de leur titre que le Saint-Siége ne pouvait
+faire.
+
+[En marge: Démission donnée en masse par les évêques
+constitutionnels.]
+
+Il faut rendre une égale justice à tous les hommes qui facilitèrent ce
+grand acte de réunion. Les évêques constitutionnels, dont quelques-uns
+auraient voulu résister, mais dont la majorité, bien conseillée,
+désirait franchement seconder le Premier Consul, se démirent en masse.
+Le bref, quoique plein de cordialité, les blessait, parce qu'il ne
+parlait que de leurs erreurs, et non de leur démission. Ils
+imaginèrent une forme d'adhésion aux volontés du Pape, qui, sans
+impliquer aucune rétractation du passé, impliquait néanmoins leur
+soumission et leur démission. Ils déclarèrent qu'ils adhéraient au
+nouveau Concordat, et se dépouillaient en conséquence de leur dignité
+épiscopale. Ils étaient environ cinquante. Tous se soumirent, un seul
+excepté, l'évêque Saurine, homme d'une imagination fort vive, d'un
+zèle religieux plus ardent qu'éclairé, prêtre d'ailleurs de moeurs
+pures, que le Premier Consul appela plus tard à des fonctions
+épiscopales, après l'avoir fait agréer au Pape.
+
+Cette partie de l'oeuvre n'était pas la plus difficile. Elle était
+d'ailleurs la plus immédiatement réalisable, parce que les
+constitutionnels étaient presque tous à Paris, sous la main du Premier
+Consul, et sous l'influence des amis, qui s'étaient constitués leurs
+défenseurs et leurs guides.
+
+[En marge: Noble réponse des anciens titulaires du clergé orthodoxe, à
+la sommation du Pape.]
+
+Les évêques non assermentés étaient répandus dans toute l'Europe. Il y
+en avait cependant un certain nombre en France. L'immense majorité
+offrit un noble exemple de piété et de soumission évangéliques. Sept
+résidaient à Paris, huit dans les provinces, en tout quinze. Pas un
+n'hésita dans la réponse à faire au Pontife, et au nouveau chef de
+l'État. Ils la firent surtout dans un langage digne des plus beaux
+temps de l'Église. Le vieux évêque de Belloy, prélat vénérable, qui
+avait remplacé M. de Belsunce à Marseille, et qui était le modèle de
+l'ancien clergé, se hâta de donner à ses confrères le signal de
+l'abnégation. «Plein, disait-il, de vénération et d'obéissance pour
+les décrets de Sa Sainteté, et voulant toujours lui être uni de coeur
+et d'esprit, je n'hésite pas à remettre entre les mains du Saint-Père
+ma démission de l'évêché de Marseille. Il suffit qu'elle l'estime
+nécessaire à la conservation de la religion en France pour que je m'y
+résigne.»
+
+L'un des plus savants évêques du clergé français, l'historien de
+Bossuet et de Fénélon, l'évêque d'Alais écrivait: «Heureux de pouvoir
+concourir par ma démission, autant qu'il est en moi, aux vues de
+sagesse, de paix et de conciliation, que Sa Sainteté s'est proposées,
+je prie Dieu de bénir ses pieuses intentions, et de lui épargner les
+contradictions qui pourraient affliger son coeur paternel.»
+
+[En marge: Nov. 1801.]
+
+L'évêque d'Acqs écrivait au Saint-Père: «Je n'ai pas balancé un moment
+à m'immoler, dès que j'ai appris que ce douloureux sacrifice était
+nécessaire à la paix de la patrie et au triomphe de la religion...
+Qu'elle sorte glorieuse de ses ruines! qu'elle s'élève, je ne dirai
+pas seulement sur les débris de tous mes intérêts les plus chers, de
+tous mes avantages temporels, mais sur mes cendres mêmes, si je
+pouvais lui servir de victime expiatoire!... Que mes concitoyens
+reviennent à la concorde, à la foi, et aux saintes moeurs! Jamais je
+ne formerai d'autres voeux pendant ma vie, et ma mort sera trop
+heureuse si je les vois accomplis.»
+
+Confessons-le, c'est une belle institution, que celle qui inspire ou
+commande de tels sacrifices, et un tel langage. Les plus grands noms
+de l'ancien clergé et de l'ancienne France, les Rohan, les
+Latour-du-Pin, les Castellane, les Polignac, les Clermont-Tonnerre,
+les Latour-d'Auvergne, se faisaient remarquer sur la liste des
+démissionnaires. Il y avait un entraînement général, qui rappelait les
+généreux sacrifices de l'ancienne noblesse française dans la nuit du 4
+août. C'était le même empressement à faciliter, par un grand acte
+d'abnégation, l'exécution de ce Concordat, que M. de Cacault avait
+appelé l'oeuvre d'un héros et d'un saint.
+
+[En marge: Résistance des évêques réfugiés en Angleterre.]
+
+Les évêques réfugiés en Allemagne, en Italie, en Espagne, suivirent
+cet exemple pour la plupart. Restaient les dix-huit évêques retirés en
+Angleterre. On attendait ces derniers pour voir s'ils sauraient
+échapper aux influences ennemies qui les entouraient. Le gouvernement
+britannique, ramené dans le moment vers la France, voulut demeurer
+étranger à leur détermination. Mais les princes de la maison de
+Bourbon, les chefs de la chouannerie, les instigateurs de la guerre
+civile, les complices de la machine infernale, Georges et consorts,
+étaient à Londres, vivant des secours donnés aux émigrés. Ils
+entouraient les dix-huit prélats, bien résolus à les empêcher de
+compléter par leur adhésion la réunion de tout le clergé français
+autour du Pape et du général Bonaparte. De longues délibérations
+s'établirent. Parmi les récalcitrants se trouvaient l'archevêque de
+Narbonne, auquel on attribuait des intérêts très-temporels, car il
+devait perdre avec son siége d'immenses revenus, et l'évêque de
+Saint-Pol-de-Léon, qui s'était créé une charge, disait-on,
+avantageuse, celle d'administrer les subsides britanniques aux prêtres
+déportés. Ils agirent sur les évêques et en entraînèrent treize. Mais
+ils rencontrèrent une noble résistance dans cinq autres prélats, à la
+tête desquels se trouvaient deux des membres les plus illustres, les
+plus imposants du vieux clergé: M. de Cicé, archevêque de Bordeaux,
+ancien garde des sceaux sous Louis XVI, personnage auquel on
+reconnaissait un esprit politique supérieur; M. de Boisgelin, évêque
+savant et grand seigneur, qui avait montré jadis l'attitude d'un
+prêtre digne, fidèle à sa religion, mais nullement ennemi des lumières
+de son siècle. Ils envoyèrent leur adhésion, avec leurs trois
+collègues MM. d'Osmond, de Noé, et du Plessis d'Argentré.
+
+Presque tout l'ancien clergé s'était donc soumis. L'oeuvre du Pape
+était accomplie, avec moins d'amertume pour son coeur, qu'il ne
+l'avait craint d'abord. Toutes ces démissions, insérées successivement
+au _Moniteur_, à côté des traités signés avec les cours de l'Europe,
+avec la Russie, l'Angleterre, la Bavière, le Portugal, produisaient un
+effet immense, et dont les contemporains ont conservé un profond
+souvenir. Si quelque chose fit sentir l'influence entraînante du
+nouveau gouvernement, ce fut cette soumission respectueuse, empressée,
+des deux Églises ennemies, l'une dévouée à la Révolution, mais
+corrompue par le démon de la dispute; l'autre fière, orgueilleuse de
+son orthodoxie, de la grandeur de ses noms, infectée de l'esprit de
+l'émigration, animée d'un royalisme sincère, et croyant d'ailleurs
+qu'il suffisait du temps pour la rendre victorieuse. Ce triomphe fut
+l'un des plus beaux, des plus mérités, des plus universellement
+sentis.
+
+Le 18 brumaire, consacré à la grande fête de la paix générale,
+approchait. Le Premier Consul fut saisi de l'un de ces sentiments
+personnels, qui souvent, chez les hommes, se mêlent aux plus nobles
+résolutions. Il voulait jouir de son ouvrage, et pouvoir célébrer le
+rétablissement de la paix religieuse dans la journée du 18 brumaire.
+Mais, pour cela, il fallait deux choses: premièrement, qu'on eût
+envoyé de Rome la bulle relative aux nouvelles circonscriptions, et
+secondement que le cardinal Caprara eût la faculté d'instituer les
+nouveaux évêques. Alors on aurait nommé et sacré les soixante
+titulaires, et chanté en leur présence, un _Te Deum_ solennel dans
+l'église Notre-Dame. Par malheur, on avait attendu à Rome la réponse
+de cinq évêques français retirés dans le nord de l'Allemagne; et,
+quant à la faculté de donner l'institution canonique, on ne l'avait
+pas attribuée au cardinal Caprara, parce que jamais un tel pouvoir
+n'avait été déféré, même à un légat _a latere_. On était au 1er
+novembre (10 brumaire), il ne restait plus que quelques jours. Le
+Premier Consul manda le cardinal Caprara, lui parla de la manière la
+plus amère, se plaignit, avec une vivacité qui n'était ni digne ni
+méritée, du peu de concours qu'il obtenait de la part du gouvernement
+pontifical pour l'accomplissement de ses projets, et causa au
+respectable cardinal une vive émotion[16]. Mais il s'apercevait bien
+vite de ses fautes, et cherchait aussitôt à les réparer. Il sentit
+sur-le-champ qu'il avait tort, et, voulant adoucir l'effet produit par
+sa véhémence, il retint le cardinal toute une journée à la Malmaison,
+le charma par sa grâce et sa bonté, et le consola de ses emportements
+du matin.
+
+ [Note 16: Lettre du cardinal Caprara au cardinal Consalvi:
+
+ Parigi, 2 novembre 1801.
+
+ Ritornato da Malmaison verso le ore 11 della notte mi pongo a
+ dettare il risultato dell'abboccamento avuto col Primo
+ Console. In niun modo ha fatto il medesimo parola meco dei
+ cinque articoli che in copia annetto alla mia del 1º
+ novembre, ma immediatamente con quella vivacità che è propria
+ del suo carattere, ed aggiungo anche, mostrando di essere
+ indispettito, ha incominciato dal fare lagnanze le più amare
+ contro tutti i Romani, dicendo che lo menano in barchetta, e
+ che studiano di prenderlo alla trappola; che lo menano in
+ barchetta colla eterna lungaggine nello spedire la bolla di
+ circoscrizione, al cui ritardo hanno contribuito col non
+ mandare i brevi ai vescovi nel tempo che dovevano, e col non
+ spedirli per mezzo di corrieri, corne avrebbe fatto ogni
+ governo cui premeva un affare: che studiano di prenderlo alla
+ trappola, perche vorrebbero fargli fare la figura di
+ bamboccio nell'indurre il papa a non ammettergli le nomine
+ ch'egli farà di vescovi costituzionali, e proseguendo a
+ parlare a guisa di torrente, ha ripetuto esattamente tutto
+ ciò, che in presenza di monsignor Spina mi disse jeri sera il
+ consigliere Portalis.
+
+ Dopo un discorso si veemente, e mescolato di espressioni
+ assai agre io ho preso a giustificare i Romani accusati; al
+ che egli interrompendomi, ha detto: Non accetto
+ giustificazioni, e solo dal numéro eccettuo il papa, per cui
+ hò rispetto e tenerezza....................
+ ..............Parendomi in quel punto meno trasportato che in
+ principio, mi sono studiato di fargli sentire che avendo
+ tenerezza per nostro signore doveva dargliene un contrassegno
+ col togliergli il dispiacere di nominare vescovi
+ costituzionali. A questa proposizione, ha ripreso l'antico
+ tuono, ed ha detto: I costituzionali saranno da me nominati,
+ ed in numero di quindici. Hò fatto quel che potevo, e non
+ recederò neppure di una linea dalla determinazione che ho
+ presa......... ...............Quanto ai capi di setta, il
+ consigliere Portalis, che era presente, ha voluto assicurarmi
+ che potevo vivere quieto, e che su i soggetti sarei stato
+ contento; ma quanto alla sommissione il Primo Console ha
+ ripreso, è superbia il dimandarla, ed è viltà il prestarla; e
+ qui senza attendere risposta, si è aperto un campo vasto in
+ ordine alla canonica istituzione, e non piu come militare, ma
+ a guisa di canonista ha tenuto un lunghissimo discorso, non
+ dirò da persuadere, ma da tenere a bada, ed in fine ha detto:
+ Ma i vescovi non fanno la professione di fede, e prestano
+ giuramento? Rispostogli di si dallo stesso consigliere
+ Portalis, ha conchiuso, questo tratto di ubbidienza al papa
+ basta per mille sommissioni. E rivolgendosi a me, mi ha
+ laconicamente ripetuto: Procurate che sollecitamente venga la
+ bella della circoscrizione, e che ciò che ne viene di
+ seguito, e di cui vi ho parlato, non abbia per parte di Roma
+ la stessa sorte che hanno avuto i brevi spediti ai vescovi,
+ quali secondo le mie notizie non erano stati consegnati ad
+ alcuno in Germania a tutto il 21 del passato.
+
+ Cosi è finito l'abboccamento, devo però soggiungerle, che
+ finito il medesimo all' incirca un' ora dopo mezzogiorno'
+ egli parti con Madama, stando fuori all' incirca un' altra
+ ora: ma prima mi obbligo di rimanere presso di lui a pranzo
+ non ostante che fossi impegnato dal fratello Giuseppe,
+ alquale egli stesso spedi. Certamente senza esagerazione
+ fuori del tempo del pranzo sino a dieci ore della notte volle
+ tratternersi meco, passeggiando alla sua maniera la più parte
+ del tempo e parlando di tutti gli oggetti economici e
+ politici possibili in ordine a noi.]
+
+On écrivit à Rome, on dépêcha en Allemagne un respectable prêtre, le
+curé de Saint-Sulpice, M. de Pancemont, depuis évêque de Vannes, pour
+aller chercher la réponse des cinq prélats qu'on attendait
+impatiemment. Cependant le 18 brumaire se passa sans que les actes
+désirés fussent arrivés. L'éclat de cette journée était du reste assez
+grand pour faire oublier au Premier Consul ce qui pouvait y manquer
+encore. Enfin les réponses de Rome arrivèrent. Le Pape, toujours
+enclin à faire ce que désirait celui qu'il appelait son cher fils,
+envoya la bulle de circonscription, et le pouvoir d'instituer les
+nouveaux évêques, conféré au légat d'une manière tout à fait inusitée.
+Pour prix de tant de déférence, il désirait une chose confiée à
+l'habileté du cardinal Caprara, c'est qu'on lui épargnât le chagrin
+d'instituer des constitutionnels.
+
+[En marge: Tout est prêt pour la cérémonie du rétablissement du culte;
+mais il reste à vaincre l'opposition du Tribunat.]
+
+Plus rien ne s'opposait désormais à la proclamation du grand acte
+religieux, si laborieusement accompli. Mais on avait laissé passer le
+moment propice. La session de l'an X était ouverte, suivant l'usage, à
+partir du 1er frimaire (22 novembre 1801). Le Tribunat, le Corps
+Législatif, le Sénat, étaient assemblés: on annonçait une vive
+résistance et des discours scandaleux contre le Concordat. Le Premier
+Consul ne voulait point que de tels éclats vinssent troubler une
+auguste cérémonie, et il résolut d'attendre, pour célébrer le
+rétablissement des cultes, qu'il eût ramené ou brisé le Tribunat.
+Maintenant les lenteurs devaient venir de lui, et c'est le Saint-Siége
+qui allait se montrer pressant. Du reste, les difficultés soudaines
+qu'il était exposé à rencontrer, prouvaient le mérite et le courage de
+sa résolution. Ce n'était pas seulement au Concordat qu'on annonçait
+une vive opposition, mais au Code civil lui-même, mais à quelques-uns
+des traités qui venaient d'assurer la paix du monde. Fier de ses
+oeuvres, fort de l'assentiment public, le Premier Consul était résolu
+de se porter aux plus grandes extrémités. Il ne parlait que de briser
+les corps qui lui résisteraient. Ainsi les passions humaines allaient
+mêler leurs emportements aux plus belles oeuvres d'un grand homme et
+d'une grande époque.
+
+FIN DU LIVRE DOUZIÈME.
+
+
+
+
+LIVRE TREIZIÈME.
+
+LE TRIBUNAT.
+
+ Administration intérieure. -- Les grandes routes purgées du
+ brigandage, et réparées. -- Renaissance du commerce. --
+ Exportations et importations de l'année 1801. -- Résultats
+ matériels de la Révolution française, relativement à
+ l'agriculture, à l'industrie, à la population. -- Influence des
+ préfets et sous-préfets sur l'administration. -- Ordre et
+ célérité dans l'expédition des affaires. -- Conseillers d'État en
+ tournée. -- Discussion du Code civil au Conseil d'État. --
+ Brillant hiver de 1801 à 1802. -- Affluence extraordinaire des
+ étrangers à Paris. -- Cour du Premier Consul. -- Organisation de
+ sa maison militaire et civile. -- La garde consulaire. -- Préfets
+ du palais et dames d'honneur. -- Soeurs du Premier Consul. --
+ Hortense de Beauharnais épouse Louis Bonaparte. -- MM. Fox et de
+ Calonne à Paris. -- Bien-être et luxe de toutes les classes. --
+ Approches de la session de l'an X. -- Une vive opposition s'élève
+ contre les plus belles oeuvres du Premier Consul. -- Causes de
+ cette opposition, répandue non-seulement parmi les membres des
+ assemblées délibérantes, mais parmi quelques chefs de l'armée. --
+ Conduite des généraux Lannes, Augereau et Moreau. -- Ouverture de
+ la session. -- Dupuis, l'auteur de l'ouvrage sur l'origine de
+ tous les cultes, est nommé président du Corps Législatif. --
+ Scrutins pour les places vacantes au Sénat. -- Nomination de
+ l'abbé Grégoire, contrairement aux propositions du Premier
+ Consul. -- Explosion violente au Tribunat, pour le mot _sujet_,
+ inséré dans le traité avec la Russie. -- Opposition au Code
+ civil. -- Irritation du Premier Consul. -- Discussion au Conseil
+ d'État sur la conduite à tenir dans ces circonstances. -- On
+ prend le parti d'attendre la discussion des premiers titres du
+ Code civil. -- Le Tribunat rejette ces premiers titres. -- Suite
+ des scrutins pour les places vacantes au Sénat. -- Le Premier
+ Consul a proposé d'anciens généraux, qui ne sont pas pris parmi
+ ses créatures. -- Le Tribunat et le Corps Législatif les
+ repoussent, et se mettent d'accord pour proposer M. Daunou, connu
+ par son opposition au gouvernement. -- Vive allocution du Premier
+ Consul à une réunion de sénateurs. -- Menaces d'un coup d'État.
+ -- Les opposants intimidés se soumettent, et imaginent un
+ subterfuge pour annuler l'effet de leurs premiers scrutins. -- Le
+ consul Cambacérès dissuade le Premier Consul de toute mesure
+ illégale, et lui persuade de se débarrasser des opposants, au
+ moyen de l'article 38 de la Constitution, qui fixe en l'an X la
+ sortie du premier cinquième du Corps Législatif et du Tribunat.
+ -- Le Premier Consul adopte cette idée. -- Suspension de tous les
+ travaux législatifs. -- On en profite pour réunir à Lyon, sous le
+ titre de Consulte, une diète italienne. -- Avant de quitter Paris
+ le Premier Consul expédie une flotte chargée de troupes à
+ Saint-Domingue. -- Projet de reconquérir cette colonie. --
+ Négociations d'Amiens. -- Objet de la Consulte convoquée à Lyon.
+ -- Diverses manières de constituer l'Italie. -- Projets du
+ Premier Consul à ce sujet. -- Création de la République
+ Italienne. -- Le général Bonaparte proclamé Président de cette
+ république. -- Enthousiasme des Italiens et des Français réunis à
+ Lyon. -- Grande revue de l'armée d'Égypte. -- Retour du Premier
+ Consul à Paris.
+
+
+[En marge: Nov. 1804.]
+
+[En marge: Administration intérieure du Premier Consul.]
+
+On vient de voir au moyen de quels efforts persévérants et habiles, le
+Premier Consul, après avoir vaincu l'Europe par ses victoires, avait
+réussi à la rapprocher de la France par sa politique: on vient de voir
+au moyen de quels efforts, non moins méritoires, il avait réconcilié
+l'Église romaine avec la République française, et mis fin aux malheurs
+du schisme. Ses efforts pour rétablir la sécurité et la viabilité sur
+les routes, pour rendre l'activité au commerce et à l'industrie, pour
+ramener l'aisance dans les finances, l'ordre dans l'administration,
+pour rédiger un code de lois civiles approprié à nos moeurs, pour
+organiser enfin dans toutes ses parties la société française,
+n'avaient été ni moins constants ni moins heureux.
+
+[En marge: Succès complet dans la répression du brigandage.]
+
+Cette race de brigands qui s'était formée des déserteurs des armées,
+et des soldats licenciés de la guerre civile, qui poursuivait les
+propriétaires riches dans les campagnes, les voyageurs sur les
+grandes routes, pillait les caisses publiques, et répandait la
+terreur dans le pays, venait d'être réprimée avec la dernière rigueur.
+Ces brigands avaient choisi, pour se répandre, le moment où les armées
+portées presque toutes à la fois au dehors, avaient privé l'intérieur
+des forces nécessaires à sa sécurité. Mais depuis la paix de
+Lunéville, et le retour d'une partie de nos troupes en France, la
+situation n'était plus la même. De nombreuses colonnes mobiles,
+accompagnées d'abord de commissions militaires, et plus tard de ces
+tribunaux spéciaux dont nous avons raconté l'établissement, avaient
+parcouru les routes en tout sens, et châtié avec la plus impitoyable
+énergie ceux qui les infestaient. Plusieurs centaines d'entre eux
+avaient été fusillés en six mois, sans qu'aucune réclamation s'élevât
+en faveur de scélérats, restes impurs de la guerre civile. Les autres,
+complètement découragés, avaient remis leurs armes, et fait leur
+soumission. La sécurité était rétablie sur les grands chemins, et
+tandis qu'aux mois de janvier et de février 1801, on pouvait à peine
+voyager de Paris à Rouen, ou de Paris à Orléans, sans courir le danger
+d'être égorgé, on pouvait à la fin de cette même année traverser la
+France entière sans être exposé à aucun accident. C'est à peine si,
+dans le fond de la Bretagne ou dans l'intérieur des Cévennes, il
+subsistait encore quelques restes de ces bandes. Elles allaient être
+bientôt complétement dispersées.
+
+[En marge: Réparation des routes déjà fort avancée.]
+
+On a vu précédemment comment dix années de troubles avaient presque
+interrompu la viabilité en France; comment l'ancienne corvée avait
+été remplacée par la taxe des barrières; comment, sous le régime de
+cette taxe incommode et insuffisante a la fois, les routes étaient
+tombées dans un état de complète dégradation; comment enfin le Premier
+Consul, en nivôse dernier, avait consacré un subside extraordinaire à
+réparer vingt des principales chaussées, qui traversaient le sol de la
+République. Il avait lui-même veillé à l'emploi de ce subside, et par
+une attention de tous les moments, excité au plus haut degré le zèle
+des ingénieurs. Chacun de ses aides-de-camp, ou des grands
+fonctionnaires qui voyageaient en France, était interrogé par lui pour
+savoir si ses ordres étaient exécutés. Les fonds avaient été votés
+cette année un peu tard; la fin de cette même année avait été
+pluvieuse, et de plus la main-d'oeuvre manquait généralement. C'était
+la conséquence de défrichements soudains et immenses, et surtout d'une
+longue guerre civile. Ces causes diverses avaient retardé les travaux;
+mais l'amélioration était cependant remarquable. Le Premier Consul
+venait de consacrer un nouveau subside, pris sur l'an X (1801 et
+1802), à la réparation de quarante-deux autres routes. Ce subside,
+emprunté aux fonds généraux du trésor, devait s'ajouter au produit de
+la taxe. En comptant 2 millions non employés en l'an IX, 10 millions
+d'extraordinaire imputés sur l'an X, 16 provenant de la taxe, la somme
+totale consacrée à l'entretien des routes pour l'année courante,
+devait être de 28 millions. C'était deux ou trois fois plus qu'on ne
+leur avait affecté aux époques antérieures. Aussi les réparations
+marchaient-elles avec une grande rapidité, et tout annonçait que, dans
+le courant de 1802, les chemins seraient ramenés en France à un état
+de parfaite viabilité.
+
+[En marge: Création de nouvelles routes entre la France et l'Italie,
+la France et la Belgique.]
+
+Des ordres étaient donnés pour la création de nouvelles
+communications, entre les diverses parties de la France ancienne et
+nouvelle. Quatre grandes routes se préparaient entre l'Italie et la
+France. Celle du Simplon, mentionnée plusieurs fois, avançait
+rapidement. On avait déjà mis la main à celle qui devait réunir le
+Piémont et la Savoie par le Mont-Cenis. Une troisième par le
+Mont-Genèvre, unissant le Piémont et le midi de la France, était
+ordonnée. Les ingénieurs parcouraient les lieux, pour arrêter les
+projets. La réparation de la grande route du col de Tende, traversant
+les Alpes maritimes, était entreprise. Ainsi la barrière des Alpes
+allait se trouver comme abaissée, entre la France et l'Italie, au
+moyen de ces quatre voies, praticables pour les plus gros transports
+civils et militaires. Le miracle du passage du Saint-Bernard devenait
+inutile pour l'avenir, quand il faudrait courir au secours de
+l'Italie.
+
+[En marge: Canaux de Saint-Quentin, de l'Ourcq, et d'Aigues-Mortes.]
+
+Le canal de Saint-Quentin s'exécutait. Le Premier Consul était allé
+voir lui-même le canal de l'Ourcq, et avait ordonné la reprise des
+travaux. Le canal d'Aigues-Mortes à Beaucaire, confié à une compagnie,
+était en cours d'exécution. Le gouvernement avait encouragé la
+compagnie en lui faisant de vastes concessions de terrain. Les ponts
+nouveaux sur la Seine, concédés à une association de capitalistes,
+étaient presque achevés. Ces nombreuses et belles entreprises
+attiraient vivement l'attention publique. Les esprits, toujours vifs
+en France, se détournaient avec une sorte d'entraînement des grandeurs
+de la guerre vers les grandeurs de la paix.
+
+[En marge: Augmentation dans les importations et les exportations
+commerciales.]
+
+Déjà pendant l'an IX (1800-1801) le commerce avait repris un grand
+essor, bien que la guerre maritime eût encore régné pendant tout le
+cours de cette année. Les importations qui avaient été en l'an VIII de
+325 millions seulement, étaient montées en l'an IX, à 417. C'était
+presque une augmentation d'un quart, dans l'espace d'une seule année.
+Cette augmentation était due à deux causes: la consommation rapidement
+accrue des denrées coloniales, et l'introduction en quantité
+considérable des matières premières, propres aux fabriques, telles que
+cotons bruts, laines, huiles: ce qui était le signe évident de la
+renaissance de nos manufactures. Les exportations s'étaient ressenties
+beaucoup moins de ce mouvement général d'accroissement, parce que
+notre commerce extérieur n'était pas encore rétabli en l'an IX
+(1800-1801), et parce qu'il fallait bien d'ailleurs que la fabrication
+des produits en devançât l'exportation. Cependant la somme des
+exportations, qui ne s'était élevée en l'an VIII qu'à 271 millions,
+montait en l'an IX à 305. Cette augmentation de 34 millions était due
+particulièrement à des sorties extraordinaires de nos vins et de nos
+eaux-de-vie, ce qui avait excité à Bordeaux une grande activité
+commerciale. On remarquera aussi quelle différence avaient produite,
+entre nos exportations et nos importations, ces dix années de guerre
+maritime, puisque nous venions de recevoir 417 millions de valeurs, et
+que nous n'en avions exporté que 305. Mais la restauration de nos
+manufactures devait bientôt combler cette différence.
+
+[En marge: Rétablissement de l'industrie des soieries.]
+
+Les soieries du Midi commençaient à refleurir. Lyon, la ville favorite
+du Premier Consul, se livrait de nouveau à sa belle industrie. Sur
+quinze mille ateliers consacrés autrefois au tissage des soies, il
+n'en était resté que deux mille en activité, pendant le temps de nos
+troubles. Sept mille étaient déjà rétablis. Lille, Saint-Quentin,
+Rouen, participaient au même mouvement, et les ports de mer qui
+allaient être débloqués préparaient de nombreux armements. Le Premier
+Consul, de son côté, faisait, pour le rétablissement de nos colonies,
+des préparatifs dont on verra bientôt l'objet et l'étendue.
+
+[En marge: État numérique de la population après la Révolution
+française.]
+
+[En marge: État de l'agriculture.]
+
+[En marge: Défrichements considérables.]
+
+On avait voulu se rendre compte de l'état dans lequel la Révolution
+laissait la France, sous le rapport de l'agriculture et de la
+population. Les recherches statistiques, impossibles lorsque des
+administrations collectives géraient les affaires provinciales,
+étaient devenues praticables depuis l'institution des préfectures et
+des sous-préfectures. On avait ordonné des recensements, qui avaient
+donné des résultats singuliers, confirmés d'ailleurs par les conseils
+généraux de départements, assemblés pour la première fois en l'an IX.
+Le travail relatif à la population était alors achevé pour 67
+départements, sur les 102, dont la France se composait en 1801. La
+population qui, dans ces 67 départements, s'élevait à 21,176,243
+habitants en 1789, s'élevait à 22,297,443 en 1800. C'était une
+augmentation de onze cent mille âmes, c'est-à-dire d'environ un
+dix-neuvième. Ce résultat peu croyable, s'il n'avait été confirmé par
+les déclarations d'une foule de conseils généraux, prouvait qu'après
+tout, le mal produit par les grandes révolutions sociales est plus
+apparent que réel, sous le rapport matériel du moins, et que bientôt
+d'ailleurs le bien efface le mal avec une rapidité prodigieuse.
+L'agriculture était en progrès presque partout. La suppression des
+capitaineries avait été extrêmement utile dans la plupart des
+provinces. Si, en détruisant le gibier, elle avait détruit l'une des
+jouissances les plus avouables des classes riches, elle avait d'autre
+part délivré l'agriculture de vexations ruineuses. La vente d'une
+quantité de grandes terres avait amené des défrichements
+considérables, et mis en valeur une partie du sol auparavant
+improductive. Beaucoup de biens d'église, passés des mains d'un
+usufruitier négligent aux mains d'un propriétaire intelligent et
+actif, augmentaient chaque jour la masse des produits agricoles. La
+révolution qui s'est faite chez nous dans la propriété territoriale,
+et qui, en la divisant en mille mains, a si prodigieusement augmenté
+le nombre des propriétaires, ainsi que l'étendue des terrains
+cultivés, cette révolution s'accomplissait dans ce moment, et donnait
+déjà des résultats immenses. Sans doute les procédés de la culture
+n'étaient pas encore sensiblement améliorés, mais l'exploitation du
+sol s'était étendue d'une manière extraordinaire.
+
+[En marge: Répression des désordres dans l'administration des forêts.]
+
+Les forêts, soit de l'État, soit des communes, se ressentaient du
+désordre administratif des derniers temps. C'était un des objets
+auxquels il était urgent de pourvoir, car on défrichait les terres
+plantées en bois et on ne respectait ni les propriétés de l'État ni
+celles des particuliers. L'administration des finances, saisie d'une
+grande quantité de forêts par la confiscation des biens des émigrés,
+ne savait pas encore les surveiller et les exploiter avec avantage.
+Beaucoup de propriétaires, ou absents, ou intimidés, abandonnaient la
+défense des bois dont ils étaient possesseurs, les uns réellement, les
+autres fictivement pour le compte des familles proscrites. C'était la
+conséquence d'un état de choses qui allait heureusement cesser. Le
+Premier Consul avait donné à la conservation de la richesse forestière
+de la France une attention particulière, et avait déjà commencé à
+rétablir l'ordre, et le respect des propriétés. Un code rural était
+demandé partout, afin de prévenir les dommages causés par les
+troupeaux.
+
+[En marge: Résultats remarquables de l'institution des préfets et des
+sous-préfets.]
+
+La nouvelle institution des préfets et des sous-préfets, créée par la
+loi de pluviôse an VIII, avait produit des résultats immédiats. Au
+désordre, à la négligence des administrations collectives, avaient
+succédé la régularité, la promptitude d'exécution, conséquences
+prévues et nécessaires de l'unité du pouvoir. Les affaires de l'État
+et des communes en avaient également profité, car elles avaient enfin
+trouvé des agents qui s'en occupaient avec une application suivie. La
+confection des rôles et la perception de l'impôt, autrefois si
+négligées, n'étaient en retard nulle part. On commençait aussi à
+mettre de l'ordre dans les revenus et les dépenses des communes.
+Cependant plusieurs parties de leur administration étaient encore en
+souffrance. Les hôpitaux, par exemple, étaient tombés dans un état
+déplorable. L'anéantissement d'une portion de leurs revenus, par la
+vente de leurs biens, par la privation de beaucoup de perceptions
+abolies, les réduisaient à la plus extrême détresse. On avait, pour
+quelques villes, imaginé l'octroi, et essayé en petit le
+rétablissement des contributions indirectes. Mais ces octrois, encore
+mal assis, n'étaient ni suffisants ni assez généralement employés. Le
+service des enfants trouvés se ressentait aussi de la perturbation
+générale. On voyait une quantité d'enfants abandonnés, que la charité
+publique ne recueillait plus, ou qui étaient confiés à de malheureuses
+nourrices, dont les gages n'étaient point payés. On redemandait
+presque partout les anciennes soeurs hospitalières, pour le service
+des hôpitaux.
+
+[En marge: Soins donnés aux registres de l'État civil.]
+
+Les registres de l'état civil, enlevés aux prêtres et confiés aux
+officiers municipaux, étaient fort mal tenus. Il fallait, pour mettre
+l'ordre dans cette partie de l'administration, si importante pour
+l'état des familles, non-seulement le zèle et la vigilance des
+administrateurs, mais l'amélioration de la loi, encore insuffisante ou
+mal faite. C'était l'un des objets que devait régler le Code civil,
+actuellement en discussion au Conseil d'État.
+
+[En marge: Conseillers d'État envoyés en tournée.]
+
+On se plaignait de la trop grande division des communes, de leur
+nombre infini, et on demandait la réunion de beaucoup d'entre elles.
+Cette belle administration française, qui maintenant est achevée, et
+surpasse en régularité, en précision, en vigueur, toutes les
+administrations de l'Europe, s'organisait ainsi rapidement, sous la
+main créatrice et toute-puissante du Premier Consul. Il avait imaginé
+un moyen des plus efficaces pour être instruit de tout, et pour
+apporter à cette vaste machine les perfectionnements dont elle était
+susceptible. Il avait chargé quelques-uns des conseillers d'État, les
+plus capables, de parcourir la France, et d'observer sur les lieux
+mêmes la marche de l'administration. Ces conseillers, arrivés dans les
+départements principaux, y appelaient les préfets des départements
+voisins, les chefs des divers services, et y tenaient des conseils,
+dans lesquels on leur révélait les difficultés qui n'avaient pu être
+prévues d'avance, les obstacles inattendus qui surgissaient de la
+nature des choses, les lacunes des lois ou des règlements qu'on avait
+faits depuis dix ans. Ils examinaient en même temps si cette
+hiérarchie de préfets, sous-préfets, maires, fonctionnait avec ordre
+et facilité; si les individus étaient bien choisis, s'ils se
+montraient pénétrés des intentions du gouvernement, s'ils étaient,
+comme lui, fermes, laborieux, impartiaux, dégagés de tout esprit de
+parti. Ces tournées produisaient le meilleur effet. Les conseillers en
+mission stimulaient le zèle des fonctionnaires, et rapportaient au
+Conseil d'État des lumières utiles, soit pour la décision des affaires
+courantes, soit pour la confection ou le perfectionnement des
+règlements administratifs. Encouragés surtout par l'énergie du
+Premier Consul, ils n'hésitaient pas à lui dénoncer les agents ou
+faibles, ou incapables, ou animés d'un mauvais esprit.
+
+La sollicitude du Premier Consul ne se bornait pas à cette revue du
+pays par les conseillers d'État en tournée. Les nombreux aides-de-camp
+dépêchés par lui, tantôt aux armées, tantôt dans les ports de mer,
+pour y communiquer l'énergie de ses volontés, avaient ordre, chemin
+faisant, de tout observer, et de tout rapporter à leur général. Les
+colonels Lacuée, Lauriston, Savary, envoyés à Anvers, Boulogne, Brest,
+Rochefort, Toulon, Gênes, Otrante, avaient mission à leur retour de
+s'arrêter dans chaque lieu, de voir, d'écouter, et de prendre des
+notes sur toutes choses: état des routes, mouvement des affaires
+commerciales, conduite des fonctionnaires, voeux des populations,
+opinion publique. Aucun n'y manquait, aucun ne craignait de dire la
+vérité à un chef juste et tout-puissant. Ce chef, qui ne songeait
+alors qu'à faire le bien, parce que ce bien, infini dans son étendue
+et sa diversité, suffisait pour absorber l'ardeur de son âme,
+accueillait avec empressement la vérité qu'il avait provoquée, et en
+faisait courageusement son profit, soit qu'il fallût frapper un
+fonctionnaire coupable, réparer une lacune dans les institutions
+nouvelles, ou porter son attention sur un objet qui avait échappé
+jusqu'alors à ses infatigables regards[17].
+
+ [Note 17: Voici quelques échantillons des instructions
+ données à ses aides-de-camp en mission.
+
+ _Au citoyen Lauriston, aide-de-camp._
+
+ Paris, 7 pluviôse an IX (27 janvier 1801).
+
+ Vous partirez, citoyen, pour vous rendre à Rochefort. Vous
+ visiterez dans le plus grand détail le port et l'arsenal, en
+ vous adressant à cet effet au préfet maritime.
+
+ Vous me rapporterez des mémoires sur les objets suivants:
+
+ 1º Le nombre d'hommes, dans le plus exact détail, qui se
+ trouvent sur les deux frégates qui partent, et l'inventaire
+ de tous les objets d'artillerie ou autres que ces frégates
+ auraient à bord. Vous resterez à Rochefort jusqu'à ce
+ qu'elles soient parties.
+
+ 2º Combien reste-t-il de frégates en rade?
+
+ 3º Un rapport particulier sur chacun des vaisseaux le
+ _Foudroyant_, le _Duguay-Trouin_ et l'_Aigle_. Dans quel
+ temps chacun de ces vaisseaux sera-t-il prêt à mettre à la
+ voile?
+
+ 4º Un rapport particulier sur chacune des frégates la
+ _Vertu_, la _Cybèle_, la _Volontaire_, la _Thétis_,
+ l'_Embuscade_ et la _Franchise_.
+
+ 5º L'état de tous les fusils, pistolets, sabres, boulets qui
+ seraient arrivés dans ce port pour les expéditions maritimes.
+
+ 6º Existe-t-il dans les magasins des vivres de la marine de
+ quoi en donner pour six mois à six vaisseaux de guerre,
+ indépendamment des trois ci-dessus nommés?
+
+ 7º Enfin a-t-on pris toutes les mesures pour recruter les
+ matelots et faire arriver de Bordeaux et Nantes les vivres,
+ cordages et tout ce qui est nécessaire à l'armement d'une
+ escadre?
+
+ Si vous prévoyiez rester à Rochefort plus de six jours, vous
+ m'enverriez par la poste votre premier rapport. Vous ne
+ manquerez pas de faire connaître au préfet que je suis dans
+ l'opinion que le ministre de la marine a pris toutes les
+ mesures pour que neuf vaisseaux puissent partir de Rochefort
+ au commencement de ventôse. Vous sentez que ceci doit être
+ dit en grand secret au préfet.
+
+ _Vous profiterez de toutes les circonstances pour recueillir
+ dans tous les lieux où vous passerez des renseignements sur
+ la marche des administrations et sur l'esprit public._
+
+ Si le départ des frégates est retardé, je vous autorise à
+ aller à Bordeaux et à revenir par Nantes. Vous m'apporterez
+ un mémoire sur les trois frégates en armement.
+
+ Je vous salue. BONAPARTE.
+
+
+ _Au citoyen Lacuée, aide-de-camp._
+
+ Paris, 9 ventôse an IX (28 février 1801).
+
+ Vous vous rendrez, citoyen, en toute diligence à Toulon. Vous
+ remettrez la lettre ci-jointe au contre-amiral Ganteaume.
+ Vous verrez tous les vaisseaux de l'escadre, ainsi que
+ l'arsenal: vous aurez soin de vous assurer par vous-même de
+ la force et du nombre des vaisseaux anglais qui bloqueraient
+ le port de Toulon. S'il est moindre que celui du
+ contre-amiral Ganteaume, vous l'engagerez à ne se point
+ laisser bloquer par une force inférieure.
+
+ Si les circonstances décident le général Ganteaume à
+ continuer sa mission, vous l'engagerez à prendre à Toulon le
+ plus de troupes qu'il pourra porter. Vous verrez à cet effet
+ le commandant militaire pour lever tous les obstacles, et que
+ les troupes lui soient fournies.
+
+ Vous ferez sentir au contre-amiral Ganteaume que l'on a, en
+ général, un peu blâmé sa course sur Mahon, parce qu'elle a
+ réveillé l'attention de l'amiral Warren, dont le seul but
+ était de défendre Mahon.
+
+ Si le contre-amiral Ganteaume se décide à achever sa mission,
+ vous resterez à Toulon quatre jours après son départ.
+
+ Si, au contraire, les nouvelles de la mer faisaient penser
+ qu'il resterait trop long-temps, vous reviendrez à Paris,
+ _après avoir passé quinze jours à Toulon, six à Marseille,
+ quatre à Avignon et cinq ou six à Lyon_.
+
+ Vous aurez soin de me rapporter l'état de tout ce qui est
+ embarqué sur chaque vaisseau; l'état des bâtiments et
+ frégates expédiés de Toulon depuis le 1er vendémiaire de l'an
+ IX; l'état de l'arsenal, _et des notes sur les fonctionnaires
+ publics du pays où vous passerez, ainsi que de l'esprit qui y
+ règne_.
+
+ Vous profiterez de tous les courriers qu'expédiera le préfet
+ maritime pour me donner des nouvelles de l'escadre, de la mer
+ et des Anglais.
+
+ Vous encouragerez par vos discours tous les capitaines de
+ vaisseau, en leur faisant sentir de quel immense intérêt pour
+ la paix générale est leur expédition.
+
+ Je vous salue. BONAPARTE.
+
+
+ _Au citoyen Lauriston._
+
+ Paris, 30 pluviôse an X (19 février 1802).
+
+ J'ai reçu, citoyen, vos différentes lettres et votre dernière
+ du 25 pluviôse. Je vous prie de prendre en secret des
+ renseignements sur l'administration des vivres, dont le
+ service paraît exciter des plaintes.
+
+ À votre retour, sachez me rapporter un état détaillé sur les
+ marchandises du Nord qu'a fournies dans le courant de l'an X
+ la compagnie Lechie. Elle prétend en avoir, dans ce moment,
+ pour 1,700,000 francs en magasins.
+
+ Quelle est la quantité de bois qui est arrivée du Havre
+ depuis la paix, et travaille-t-on enfin à l'achèvement des
+ cinq vaisseaux qui sont en construction?
+
+ En repassant à Lorient, voyez combien il y a de vaisseaux en
+ construction, et le temps où chacun d'eux pourra prendre la
+ mer. Visitez tous les canonniers et grenadiers garde-côtes,
+ afin de pouvoir me rendre compte quelle espèce d'hommes ce
+ sont, et ce qu'il sera possible d'en faire au moment de la
+ paix définitive.
+
+ Enfin voyez à Nantes de vous assurer des marchandises du Nord
+ qui ont été reçues en l'an X, et ce qu'il reste encore de
+ chanvre; si le transport des bois à Brest est en activité!
+ _Arrêtez-vous deux jours à Vannes pour prendre sur l'esprit
+ public les observations convenables._
+
+ Dans toutes ces observations tâchez de voir par vous-même, et
+ sans le conseil des autorités.
+
+ Sachez me dire quelle réputation le nommé Charron a laissée à
+ Lorient, et restez-y trois ou quatre jours _afin d'observer
+ la marche de l'administration dans ce port_.
+
+ _Enfin ne laissez échapper aucune circonstance de voir par
+ vous-même et de fixer votre opinion sur l'administration
+ civile, maritime et militaire._
+
+ _Informez-vous dans chaque département quelle apparence a la
+ récolte prochaine._
+
+ J'imagine que vous m'apporterez des notes sur la manière dont
+ les troupes sont soldées, habillées, et sur la tenue des
+ principaux hôpitaux de terre.
+
+ Je vous salue. BONAPARTE.]
+
+[En marge: Discussion du Code civil dans le sein du Conseil d'État.]
+
+Un spectacle frappait en ce moment tous les yeux, c'était la
+discussion du Code civil dans le sein du Conseil d'État. Le besoin de
+ce code était certainement le plus urgent des besoins de la France.
+L'ancienne législation civile, composée de droit féodal, de droit
+coutumier, de droit romain, ne convenait plus à une société
+révolutionnée de fond en comble. Les anciennes lois sur le mariage,
+celles qu'on avait improvisées depuis sur le divorce et les
+successions, ne convenaient ni au nouvel état de la société, ni à un
+ordre de choses moral et régulier. Une commission, composée de MM.
+Portalis, Tronchet, Bigot de Préameneu et Malleville, avait rédigé un
+projet de Code civil. Ce projet avait été envoyé à tous les tribunaux,
+pour qu'ils en fissent l'objet de leur examen et de leurs
+observations. En conséquence de cet examen et de ces observations, le
+projet avait été modifié, et soumis enfin au Conseil d'État, qui
+venait de le discuter article par article, pendant plusieurs mois. Le
+Premier Consul, assistant à chacune de ces séances, avait déployé, en
+les présidant, une méthode, une clarté, souvent une profondeur de
+vues, qui étaient pour tout le monde un sujet de surprise. Habitué à
+diriger des armées, à gouverner des provinces conquises, on n'était
+pas étonné de le trouver administrateur, car cette qualité est
+indispensable à un grand général; mais la qualité de législateur avait
+chez lui de quoi surprendre. Son éducation sous ce rapport avait été
+promptement faite. S'intéressant à tout parce qu'il comprenait tout,
+il avait demandé au consul Cambacérès quelques livres de droit, et
+notamment les matériaux préparés sous la Convention pour la rédaction
+du nouveau Code civil. Il les avait dévorés, comme ces livres de
+controverse religieuse dont il s'était pourvu, lorsqu'il s'occupait du
+Concordat. Bientôt, classant dans sa tête les principes généraux du
+droit civil, joignant à ces quelques notions rapidement recueillies,
+sa profonde connaissance de l'homme, sa parfaite netteté d'esprit, il
+s'était rendu capable de diriger ce travail si important, et il avait
+même fourni à la discussion une large part d'idées justes, neuves,
+profondes. Quelquefois une connaissance insuffisante de ces matières,
+l'exposait à soutenir des idées étranges; mais il se laissait bientôt
+ramener au vrai par les savants hommes qui l'entouraient, et il était
+leur maître à tous, quand il fallait tirer, du conflit des opinions
+contraires, la conclusion la plus naturelle et la plus raisonnable. Le
+principal service que rendait le Premier Consul, c'était d'apporter à
+l'achèvement de ce beau monument, un esprit ferme, une volonté de
+travail soutenue, et par là de vaincre les deux grandes difficultés
+devant lesquelles on avait échoué jusqu'alors, la diversité infinie
+des opinions, et l'impossibilité de travailler avec suite, au milieu
+des agitations du temps. Quand la discussion, comme il arrivait
+souvent, avait été longue, diffuse, obstinée, le Premier Consul savait
+la résumer, la trancher d'un mot, et, de plus, il obligeait tout le
+monde à travailler en travaillant lui-même des journées entières. On
+imprimait et on publiait le procès-verbal de ces séances remarquables.
+Cependant, avant de le livrer au _Moniteur_, le consul Cambacérès
+avait soin de le revoir, et de supprimer ce qui pouvait n'être pas
+convenable à publier, soit que le Premier Consul eût émis des opinions
+quelquefois singulières, ou traité des questions de moeurs avec une
+familiarité de langage qui ne devait pas aller au delà de l'enceinte
+d'un conseil intime. Il ne restait donc dans les procès-verbaux que la
+pensée quelquefois rectifiée, souvent décolorée, mais toujours
+frappante, du Premier Consul. Le public en était saisi, et s'habituait
+à le considérer comme l'unique auteur de ce qui se faisait de bon et
+de grand en France. Il prenait même une sorte de plaisir à voir
+législateur celui qu'il avait vu générai, diplomate, administrateur,
+et constamment supérieur dans ces rôles si divers.
+
+Le premier livre du Code civil était achevé, et c'était un des projets
+nombreux qui allaient être soumis au Corps Législatif. La pacification
+de la France et sa réorganisation intérieure marchaient donc du même
+pas. Bien que tout le mal ne fût pas réparé, que tout le bien ne fût
+pas accompli, cependant la comparaison du présent avec le passé
+remplissait les âmes de satisfaction et d'espérance. Tout le bien
+accompli, on l'attribuait au Premier Consul, et on avait raison, car,
+d'après le témoignage de son collaborateur assidu, le consul
+Cambacérès, il dirigeait l'ensemble, soignait lui-même les détails, et
+_faisait encore plus dans chaque partie, que ceux à qui elle était
+spécialement confiée_.
+
+[En marge: Spectacle que présentait la France à la fin de 1801.]
+
+L'homme qui a régi la France de 1799 à 1815, a eu dans sa carrière des
+jours de gloire enivrants, sans doute; mais certainement ni lui ni la
+France, qu'il avait séduite, n'ont traversé des jours pareils, des
+jours où la grandeur fût accompagnée de plus de sagesse, et surtout de
+cette sagesse qui fait espérer la durée. Il venait de donner, après la
+victoire, la paix la plus belle, et celle qu'il n'a jamais obtenue
+depuis la paix maritime; il avait donné après le chaos l'ordre le plus
+complet; il avait laissé encore une certaine liberté, non pas toute la
+liberté désirable, mais celle du moins qui était possible le
+lendemain d'une révolution sanglante; il n'avait fait à tous les
+partis que du bien; excepté la déportation des cent et quelques
+prescripteurs révolutionnaires frappés sans jugement après la machine
+infernale, il avait respecté les lois; et cet acte lui-même, coupable
+parce qu'il était illégal, on n'y pensait pas dans cette immensité de
+bien. L'Europe enfin, réconciliée avec la République, sentant sans le
+dire qu'elle avait eu tort en voulant se mêler d'une révolution qui ne
+la regardait pas, et que la grandeur inouïe de la France était la
+juste conséquence d'une agression injuste, héroïquement repoussée,
+l'Europe venait avec empressement déposer ses hommages aux pieds du
+Premier Consul, heureuse de pouvoir dire, pour sa dignité, qu'elle ne
+faisait la paix qu'avec un révolutionnaire plein de génie,
+restaurateur glorieux des principes sociaux.
+
+Certes il fallait s'en tenir aux merveilles de ces premiers temps, et
+l'histoire, en parlant de ce règne, eût dit que rien de plus grand, de
+plus complet ne s'était vu sur la terre. Tout cela était écrit sur le
+visage empressé, admirateur, de ces hommes de tous les rangs, de
+toutes les nations, qui se pressaient autour du Premier Consul. Une
+affluence extraordinaire d'étrangers étaient accourus à Paris, pour
+voir la France, pour voir le général Bonaparte; et la plupart d'entre
+eux se faisaient présenter à lui par les ministres de leur
+gouvernement. Sa cour, car il s'en était fait une, sa cour était à la
+fois militaire et civile, sévère et élégante. Il y avait ajouté
+quelque chose depuis l'année précédente; il avait composé une maison
+militaire pour lui et les Consuls, et donné un entourage princier à
+madame Bonaparte.
+
+[En marge: Organisation de la garde consulaire, depuis garde
+impériale.]
+
+[En marge: Nouvelle organisation de la maison civile du Premier
+Consul.]
+
+[En marge: Soeurs du Premier Consul.]
+
+La garde consulaire avait été formée de quatre bataillons
+d'infanterie, forts de douze cents hommes chacun, les uns de
+grenadiers, les autres de chasseurs, et de deux régiments de
+cavalerie, le premier de grenadiers à cheval, le second de chasseurs à
+cheval. Les uns et les autres étaient composés des plus beaux, des
+plus vaillants soldats de l'armée. Une artillerie nombreuse et bien
+servie complétait cette garde, et en faisait une véritable division de
+guerre, pourvue de toutes armes, s'élevant à environ six mille hommes.
+Un brillant état-major commandait cette troupe superbe. Il y avait un
+colonel par bataillon, et un général de brigade par deux bataillons
+réunis. Quatre lieutenants-généraux, un d'infanterie, un de cavalerie,
+un d'artillerie, un du génie, commandaient alternativement le corps
+entier, pendant une décade, et faisaient le service auprès des
+Consuls. C'était un corps d'élite, dans lequel les meilleurs soldats
+trouvaient une récompense de leur bonne conduite, qui entourait le
+gouvernement d'un éclat conforme à son caractère guerrier, et qui, le
+jour des batailles, offrait une réserve invincible. On se souvient que
+le bataillon des grenadiers de la garde consulaire avait presque sauvé
+l'armée à Marengo. À cet état-major particulier de la garde consulaire
+le Premier Consul avait ajouté un gouverneur militaire pour le palais
+des Tuileries, accompagné de deux officiers d'état-major, sous le
+titre d'adjudants. Ce gouverneur était l'aide-de-camp Duroc, toujours
+employé dans les missions délicates. Aucun officier n'était plus
+propre à faire régner dans le palais du gouvernement l'ordre et la
+bienséance, qui convenaient aux goûts du Premier Consul, et à l'esprit
+du temps. Il fallait tempérer cet appareil tout militaire, par un
+certain appareil civil. Un conseiller d'État, M. Benezech, avait été
+chargé pendant la première année de présider aux réceptions, et
+d'accueillir avec les égards convenables, soit les ministres
+étrangers, soit les grands personnages admis auprès des Consuls.
+Quatre officiers civils, sous le titre de préfets du palais,
+remplacèrent dans cet office le conseiller d'État Benezech. Quatre
+dames du palais furent données à madame Bonaparte, pour l'aider à
+faire les honneurs du salon du Premier Consul. Dès qu'il fut connu que
+cette nouvelle organisation du palais se préparait, de nombreuses
+prétentions s'élevèrent, même parmi les familles appartenant à ce
+qu'on appelait l'ancien régime. Ce ne fut pas encore la haute
+noblesse, celle qui remplissait autrefois les appartements de
+Versailles, qui se présenta pour solliciter: le moment de se soumettre
+n'était pas venu pour elle. Ce furent toutefois des familles
+distinguées du temps passé, n'ayant point marqué dans l'émigration, et
+se rapprochant les premières d'un gouvernement puissant, qui, par sa
+gloire, rendait le service; auprès de lui honorable pour tout le
+monde. Le général Bonaparte choisit pour préfets du palais M.
+Benezech, qui en avait déjà rempli les fonctions, MM. Didelot et de
+Luçay, sortis de l'ancienne finance, M. de Rémusat, de la
+magistrature. Les quatre dames du palais, chargées d'en faire les
+honneurs à côté de madame Bonaparte, furent mesdames de Luçay, de
+Lauriston, de Talhouet et de Rémusat. Les personnages les plus
+dénigrants des salons émigrés de Paris, n'avaient rien à dire quant à
+la convenance de ces choix; et les hommes raisonnables, qui ne veulent
+des cours que ce que la bienséance rend nécessaire, n'avaient point à
+critiquer cette organisation militaire et civile. Il faut, en effet,
+dans une république comme dans une monarchie, garder le palais des
+chefs de l'État, et l'entourer de l'appareil imposant de la force
+publique; il faut, dans l'intérieur de ce palais, des hommes, des
+femmes, choisis, qui en fassent des honneurs soit aux étrangers
+illustres, sort aux citoyens distingués qui sont admis auprès des
+premiers magistrats de la république. Dans cette mesure, la cour du
+Premier Consul était imposante et digne. Elle recevait une certaine
+grâce de sa femme et de ses soeurs, toutes remarquables ou par les
+manières, ou par l'esprit, ou par la beauté. Nous avons parlé ailleurs
+des frères du Premier Consul; c'est le moment de faire connaître ses
+soeurs. La soeur aînée du Premier Consul, madame Élisa Bacciochi, peu
+remarquable par la figure, l'était beaucoup par l'esprit, et attirait
+autour d'elle les hommes de lettres les plus distingués du temps, tels
+que MM. Suard, Morellet, Fontanes. La seconde, Caroline Murat, qui
+avait épousé le général de ce nom, ambitieuse et belle, enivrée de la
+fortune de son frère, cherchant à en attirer sur elle et sur son
+époux la meilleure part, était l'une des femmes de cette cour
+nouvelle, qui lui donnaient le plus de mouvement et d'élégance. La
+troisième, Pauline Bonaparte, celle qui avait épousé le général
+Leclerc, et qui épousa depuis un prince Borghèse, était l'une des plus
+belles personnes de son temps. Elle n'avait pas encore provoqué la
+médisance, autant qu'elle le fit plus tard, et, si sa conduite
+inconsidérée affligeait quelquefois son frère, la tendresse passionnée
+qu'elle ressentait pour lui, le touchait, et désarmait sa sévérité.
+Madame Bonaparte les dominait toutes par sa position d'épouse du
+Premier Consul, et charmait par sa bonne grâce les Français et les
+étrangers admis dans le palais du gouvernement. Les rivalités
+inévitables, et déjà visibles, entre les membres de cette famille si
+voisine du trône, étaient contenues par le général Bonaparte, qui,
+tout en aimant ses proches, traitait avec une rudesse militaire ceux
+qui troublaient la paix qu'il voulait voir régner autour de lui.
+
+[En marge: Mariage d'Hortense de Beauharnais avec Louis Bonaparte.]
+
+Un événement de quelque importance venait de se passer dans la famille
+consulaire, c'était le mariage d'Hortense de Beauharnais, avec Louis
+Bonaparte. Le Premier Consul, qui chérissait tendrement les deux
+enfants de sa femme, avait voulu marier Hortense de Beauharnais avec
+Duroc, croyant qu'un penchant réciproque rapprochait ces deux jeunes
+coeurs; mais ce mariage, peu favorisé par madame Bonaparte, ne s'était
+pas réalisé. Madame Bonaparte, toujours tourmentée par la crainte
+d'un divorce, depuis qu'elle n'espérait plus avoir des enfants,
+imagina de marier sa propre fille avec l'un des frères de son époux,
+se flattant que les enfants qui naîtraient de cette union, tenant par
+deux liens à la fois au nouveau chef de la France, pourraient lui
+servir d'héritiers. Joseph Bonaparte était marié; Lucien vivait d'une
+manière peu régulière, et se conduisait en ennemi de sa belle-soeur;
+Jérôme expiait sur la flotte quelques écarts de jeunesse. Louis était
+le seul propre aux vues de madame Bonaparte. Elle le choisit. Il était
+sage, instruit, mais morose, et peu assorti par le caractère à la
+femme qu'on lui destinait. Le Premier Consul, qui en jugeait ainsi,
+résista d'abord, céda ensuite, et consentit à un mariage, qui ne
+devait pas faire le bonheur des deux époux, mais qui faillit un
+instant donner des héritiers à l'empire du monde.
+
+La bénédiction nuptiale fut donnée par le cardinal Caprara, et dans
+une maison particulière, ainsi qu'on faisait alors pour toutes les
+cérémonies du culte, quand c'étaient des prêtres _insermentés_ qui
+officiaient. Par la même occasion, on donna cette bénédiction au
+général Murat et à sa femme Caroline, lesquels ne l'avaient pas encore
+reçue, comme beaucoup d'autres maris et femmes de ce temps, dont le
+mariage n'avait été contracté que devant le magistrat civil. Le
+général Bonaparte et Joséphine étaient dans le même cas. Celle-ci
+pressa vivement son mari d'ajouter le lien religieux au lien civil qui
+les unissait déjà; mais, soit prévoyance, soit crainte d'avouer au
+public le contrat incomplet qui le liait à madame Bonaparte, le
+Premier Consul ne voulut pas y consentir.
+
+Telle était alors la famille consulaire, depuis famille impériale. Ces
+personnages, tous remarquables à divers titres, heureux de la gloire
+et de la prospérité du chef qui faisait leur grandeur, contenus par
+lui, et point encore gâtés par la fortune, présentaient un spectacle
+intéressant, qui n'affligeait pas les yeux comme cette cour
+directoriale, dont le directeur Barras avait fait les honneurs pendant
+plusieurs années. Si quelques Français envieux ou dédaigneux, qui
+souvent étaient ses obligés, la poursuivaient de leurs sarcasmes, les
+étrangers, plus justes, lui payaient un tribut de curiosité et
+d'éloges.
+
+Une fois par décade, comme nous l'avons dit ailleurs, le Premier
+Consul recevait les ambassadeurs et les étrangers, qui lui étaient
+présentés par les ministres de leur nation. Il parcourait les rangs de
+l'assemblée toujours nombreuse, suivi de ses aides-de-camp. Madame
+Bonaparte venait après lui, accompagnée des dames du palais. C'était
+le même cérémonial qu'on observait dans les autres cours, avec un
+moindre cortége d'aides-de-camp et de dames d'honneur, mais avec
+l'incomparable éclat qui entourait le général Bonaparte. Deux fois par
+décade il invitait à dîner les personnages éminents de la France et de
+l'Europe, et une fois par mois il donnait dans la galerie de Diane un
+repas, auquel cent conviés étaient quelquefois appelés. Ces jours-là
+il tenait cercle aux Tuileries dans la soirée, et admettait auprès de
+lui les hauts fonctionnaires, les ambassadeurs, les personnes de la
+haute société française qui se rapprochaient du gouvernement. Portant
+toujours le calcul dans les moindres choses, il prescrivait à sa
+famille certains costumes, pour en rendre l'usage général par
+l'imitation. Il ordonnait, l'habit de soie, pour faire revivre autant
+que possible les soieries de Lyon. Il recommandait à sa femme l'étoffe
+connue sous le nom de _linon_, afin de favoriser les fabriques de
+Saint-Quentin[18]. Quant à lui, simple entre tous, il portait un
+modeste habit de chasseur de la garde consulaire. Il avait obligé ses
+collègues à porter l'habit brodé de consul, et à tenir cercle chez
+eux, pour y répéter, quoique avec moins d'éclat, ce qui se faisait aux
+Tuileries.
+
+ [Note 18: Voici une lettre écrite de Saint-Quentin au consul
+ Cambacérès:
+
+ Saint-Quentin, 21 pluviôse an IX (10 février 1801).
+
+ Les manufactures si intéressantes de la ville de
+ Saint-Quentin et environs, qui employaient 70,000 ouvriers et
+ faisaient rentrer en France plus de quinze millions de
+ numéraire, ont dépéri des cinq sixièmes. L'on désirerait bien
+ ici que nos dames missent le linon à la mode, sans donner aux
+ mousselines cette préférence absolue. L'idée de ranimer une
+ de nos manufactures les plus intéressantes et que nous
+ possédons exclusivement, et de donner du pain à un si grand
+ nombre de familles françaises, est bien faite, en effet, pour
+ mettre à la mode les linons: d'ailleurs, n'y a-t-il pas assez
+ long-temps que les linons sont en disgrâce?]
+
+[En marge: Paris pendant l'hiver de 1801 à 1802.]
+
+Cet hiver de 1801 à 1802 (an X) fut extrêmement brillant, par la
+satisfaction qui régnait dans toutes les classes, les unes heureuses
+de rentrer en France, les autres de jouir enfin d'une entière
+sécurité, les autres d'entrevoir dans la paix maritime des
+perspectives illimitées de prospérité commerciale. Les étrangers
+contribuèrent par leur affluence à l'éclat des fêtes de l'hiver. Parmi
+les personnages qui parurent à Paris à cette époque, il y en eut deux
+qui attirèrent l'attention générale: l'un était un Anglais illustre,
+l'autre un émigré dont le nom avait autrefois occupé la renommée.
+
+[En marge: Voyage de M. Fox à Paris.]
+
+L'Anglais illustre était M. Fox, l'orateur le plus éloquent de
+l'Angleterre; l'émigré fameux était M. de Calonne, l'ancien ministre
+des finances, dont l'esprit facile et fertile en expédients, sut
+cacher quelques instants, aux yeux de la cour de Versailles, l'abîme
+vers lequel elle marchait à grands pas. M. Fox éprouvait une véritable
+impatience de voir l'homme pour lequel, malgré son patriotisme
+britannique, il se sentait un penchant irrésistible. Il vint à Paris
+immédiatement après la signature des préliminaires de paix, et fut
+présenté au Premier Consul par le ministre d'Angleterre. Il venait
+pour voir la France et son chef, mais aussi pour compulser nos
+archives diplomatiques, car le grand orateur whig occupait alors ses
+loisirs en écrivant l'histoire des deux derniers Stuarts. Le Premier
+Consul donna des ordres pour que toutes les archives fussent ouvertes
+à M. Fox, et lui fit un accueil qui aurait suffi pour ramener un
+ennemi, mais qui charma un ami qu'il s'était acquis par sa seule
+gloire. Le Premier Consul mit avec ce généreux étranger toute
+étiquette de côté, l'introduisit dans son intimité, eut avec lui de
+longs et fréquents entretiens, et sembla vouloir faire, dans sa
+personne, la conquête du peuple anglais lui-même. Souvent cependant
+ils furent d'un avis différent. M. Fox était doué de cette imagination
+vive, qui fait les orateurs entraînants, mais son esprit n'était ni
+positif ni pratique. Il était plein de nobles illusions, que le
+Premier Consul, quoiqu'il eût autant d'imagination que de profondeur
+d'esprit, n'avait jamais partagées, ou du moins ne partageait plus. Le
+jeune général Bonaparte était désenchanté, comme on l'est après une
+révolution commencée au nom de l'humanité, et naufragée dans le sang.
+Il n'avait conservé en lui qu'un seul des premiers enchantements de la
+Révolution, celui de la grandeur, et le poussait à l'excès. Il était
+trop peu libéral pour plaire au chef des whigs, et trop ambitieux pour
+plaire à un Anglais. L'un et l'autre se froissèrent donc quelquefois
+par des opinions contraires. M. Fox fit sourire le Premier Consul par
+une naïveté, par une inexpérience, singulières chez un homme qui
+comptait près de soixante ans. Le Premier Consul effraya quelquefois
+le patriotisme britannique de M. Fox, par la grandeur de ses desseins
+trop peu dissimulés. Cependant ils se convinrent tous deux par
+l'esprit et par le coeur, et furent enchantés l'un de l'autre. Le
+Premier Consul mit un soin infini à faire voir à M. Fox Paris tout
+entier, et quelquefois voulut l'accompagner lui-même dans les
+établissements publics. Il y avait alors une exposition des produits
+de l'industrie française, qui était la seconde depuis la Révolution.
+Tout le monde était surpris des progrès de nos manufactures,
+lesquelles, au milieu du trouble général, participant cependant à la
+commotion imprimée aux esprits, avaient inventé une quantité de
+perfectionnements et de procédés nouveaux. Les étrangers en
+paraissaient vivement frappés, surtout les Anglais, bons juges en
+cette matière. Le Premier Consul conduisit M. Fox dans les salles de
+cette exposition, qui avaient été disposées dans la cour du Louvre, et
+jouit quelquefois de la surprise de son hôte illustre. M. Fox, au
+milieu des caresses dont il était l'objet, laissa échapper une saillie
+qui honore les sentiments et l'esprit de ce noble personnage, et qui
+prouve que chez lui la justice envers la France se conciliait avec le
+patriotisme le plus susceptible. Il y avait dans une des salles du
+Louvre un globe terrestre, fort grand, fort beau, destiné au Premier
+Consul, et artistement construit. Un des personnages qui suivaient le
+Premier Consul, faisant tourner ce globe, et posant la main sur
+l'Angleterre, dit assez maladroitement que l'Angleterre occupait bien
+peu de place sur la carte du monde.--Oui, s'écria M. Fox avec
+vivacité; oui, c'est dans cette île si petite que naissent les
+Anglais, et c'est dans cette île qu'ils veulent tous mourir; mais,
+ajouta-t-il en étendant les bras autour des deux Océans et des deux
+Indes, mais pendant leur vie ils remplissent ce globe entier, et
+l'embrassent de leur puissance.--Le Premier Consul applaudit à cette
+réponse pleine de fierté et d'à-propos.
+
+[En marge: M. de Calonne à Paris.]
+
+Le personnage qui, après M. Fox, occupait le plus l'attention
+publique, était M. de Calonne. C'est le prince de Galles qui avait
+sollicité et obtenu pour lui la permission de reparaître à Paris. M.
+de Calonne tenait depuis son arrivée un langage fort inattendu, et qui
+faisait sensation parmi les royalistes. Il ne voulait pas servir,
+disait-il, le gouvernement nouveau. Il ne le pouvait pas, attaché
+comme il l'avait été à la maison de Bourbon; mais il devait dire la
+vérité à ses amis. Personne en Europe n'était capable de tenir tête au
+Premier Consul: généraux, ministres, rois, étaient ses inférieurs et
+ses dépendants. Les Anglais avaient passé pour lui de la haine à
+l'enthousiasme. Ce sentiment existait dans toutes les classes de la
+population britannique, et il y était extrême comme le sont tous les
+sentiments chez les Anglais. Il ne fallait donc pas compter sur
+l'Europe pour renverser le général Bonaparte. Il ne fallait pas non
+plus déshonorer la cause royaliste, par d'odieux complots, qui
+remplissaient d'horreur les honnêtes gens du monde entier. Il fallait
+se soumettre, tout espérer du temps, et de la double difficulté de
+gouverner la France sans la royauté, de fonder une royauté sans la
+famille de Bourbon. Les vicissitudes infinies des révolutions
+pouvaient seules faire naître des chances qui n'existaient pas
+aujourd'hui en faveur des princes exilés. Mais, quoi qu'il arrivât, il
+fallait tout attendre de la France seule, de la France éclairée,
+revenue à de meilleurs sentiments, mais rien de l'étranger ni des
+conspirations. Ce langage singulier à force de sagesse, surtout dans
+la bouche de M. de Calonne, causait un véritable étonnement, et
+faisait croire que M. de Calonne ne serait pas long-temps sans entrer
+en relations avec le gouvernement consulaire. Il avait vu le consul
+Lebrun, qui recevait les royalistes du consentement du Premier Consul,
+et s'était entretenu avec lui des affaires de la France. On disait
+même qu'il allait devenir pour les finances, ce que M. de Talleyrand
+était pour la diplomatie, le grand seigneur rallié, prêtant son
+expérience, l'influence de son nom, au génie du Premier Consul. Il
+n'en était rien cependant. Il fallait au Premier Consul moins d'éclat
+d'esprit, mais plus d'application que n'en avait montré M. de Calonne,
+et il avait trouvé ce qu'il lui fallait dans M. Gaudin, qui avait
+introduit un ordre parfait dans nos finances. Néanmoins, sur ce simple
+bruit, une foule de solliciteurs, récemment rentrés en France, et
+voulant suppléer à leur fortune par des emplois, avaient entouré M. de
+Calonne, pensant qu'ils ne pouvaient pas choisir auprès du nouveau
+gouvernement un introducteur plus convenable, et qui justifiât mieux
+par son exemple leur adhésion au Premier Consul[19].
+
+ [Note 19: Il existait à Paris des agents des princes déchus,
+ dont quelques-uns étaient gens d'esprit, et quelquefois assez
+ bien informés. Ces agents faisaient des rapports presque
+ quotidiens, dont j'ai parlé précédemment. Voici un extrait de
+ ces rapports, relativement à M. de Calonne.
+
+ «M. de Calonne est de retour à Paris depuis un mois environ.
+ Avant de quitter l'Angleterre il a eu une conférence avec les
+ ministres, et il en a été parfaitement accueilli. On lui a
+ demandé si, en retournant en France, son projet n'était pas
+ de rentrer aussi dans l'administration. Il a répondu que ses
+ principes, sa conduite pendant la révolution et son
+ dévouement à la famille royale, lui imposaient l'obligation
+ de n'accepter aucune place des mains du nouveau gouvernement;
+ mais qu'attaché à la France par goût et par instinct, il ne
+ refuserait point de donner des conseils, si on lui en
+ demandait, et s'il les croyait avantageux à sa patrie.
+
+ »Son arrivée à Paris a fait une grande sensation. Il se voit
+ tous les jours assiégé de visites et entouré de créatures,
+ comme au moment le plus brillant de sa fortune et de son
+ crédit. L'opinion qu'il va être élevé au ministère lui amène
+ des nuées de solliciteurs; et, pour s'y dérober, il a été
+ obligé de fuir à la campagne. Il ne paraît pas cependant que
+ cette opinion soit fondée; et si jamais elle se réalise, ce
+ ne sera pas encore à présent. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il
+ devait être présenté, il y a quelques jours, à Bonaparte, et
+ avoir une conférence secrète avec lui.
+
+ »Il voit tous ses anciens amis, et s'ouvre à eux avec une
+ entière liberté. Témoin de la faiblesse et de la nullité des
+ puissances étrangères, il ne croit pas qu'on puisse trouver
+ en elles la moindre garantie contre l'invasion
+ révolutionnaire, et bien moins encore une protection efficace
+ pour la cause du Roi. Il répète ce que nous savions déjà
+ depuis long-temps, que les hommes qui gouvernent en Europe,
+ sont des hommes sans moyens et sans caractère, qui ne
+ connaissent point le temps où ils vivent, qui ne savent ni
+ juger le présent ni pressentir l'avenir, et qui sont
+ également dépourvus du courage qui fait entreprendre et de la
+ fermeté qui sait persévérer. Il les regarde tous comme livrés
+ à Bonaparte, tremblants devant lui, et prêts à exécuter
+ humblement toutes ses volontés. Aussi est-il persuadé que ce
+ n'est qu'en France qu'on peut travailler à la restauration de
+ la monarchie, non en se mettant en avant, et en fomentant de
+ sots et de ridicules complots, plus propres à déshonorer sa
+ cause qu'à lui préparer de véritables succès; mais en
+ s'occupant, sans bruit et sans éclat, du soin de rétablir
+ l'opinion, de détruire la prévention, d'affaiblir les
+ craintes, de réunir tous les serviteurs du Roi, et de les
+ tenir prêts à profiter en sa faveur de tous les événements
+ que le cours naturel des choses doit amener.
+
+ »M. de Calonne assure qu'en Angleterre l'enthousiasme pour
+ Bonaparte est non-seulement général, mais porté à un excès
+ dont il est difficile de se faire une idée. La cour et la
+ ville, la capitale et les provinces, toutes les classes de
+ citoyens, depuis les ministres jusqu'aux artisans, tous
+ s'empressent de publier ses louanges, et chantent à l'envi
+ ses victoires et l'éclat de son pouvoir. Au reste, cet
+ enthousiasme n'est pas particulier à l'Angleterre; toute
+ l'Europe en est, pour ainsi dire, infectée. De toutes parts
+ on accourt à Paris pour voir le grand homme au moins une fois
+ en sa vie, et la police a été obligée de menacer
+ d'arrestation des Danois qui avaient publiquement fléchi le
+ genou devant lui toutes les fois qu'ils l'apercevaient.
+
+ »C'est là une des principales causes de sa force et de son
+ immense pouvoir. Comment les Français oseraient-ils lutter
+ contre lui tant qu'ils voient toutes les puissances
+ européennes prosternées à ses pieds?»]
+
+[En marge: Redoublement d'opposition dans certains corps de l'État
+contre la politique du Premier Consul.]
+
+Qui croirait qu'en présence de tant de bien, ou déjà fait, ou prêt à
+se faire, il pût s'élever une opposition, et surtout une opposition
+vive? Il s'en préparait une cependant, et des plus violentes, contre
+les oeuvres les meilleures du Premier Consul. Ce n'était pas dans les
+partis violents, radicalement opposés au gouvernement du Premier
+Consul, royalistes ou révolutionnaires, que cette opposition se
+préparait, mais dans le parti même qui avait désiré, secondé le
+renversement du Directoire comme insuffisant, et appelé un
+gouvernement nouveau, qui fût à la fois habile et ferme. Les
+révolutionnaires subalternes, hommes de désordre et de sang, étaient
+contenus, soumis ou déportés, et s'enfonçaient chaque jour davantage
+dans leur obscurité, pour n'en plus sortir. Les scélérats du
+royalisme, depuis la machine infernale, avaient besoin de reprendre
+haleine, et se tenaient en repos. On venait d'ailleurs de faire passer
+par les armes une partie de ceux qui infestaient les grandes routes.
+Les royalistes de haut parage, tenant toujours des discours
+impertinents dans les salons de Paris, laissaient déjà voir néanmoins
+le penchant qui les amena plus tard à jouer, les hommes le rôle de
+chambellans, les femmes celui de dames d'honneur, dans le palais des
+Tuileries, que les Bourbons n'habitaient plus.
+
+[En marge: Division dans le parti révolutionnaire modéré qui avait
+fait le 18 brumaire.]
+
+Mais le parti révolutionnaire modéré, appelé à composer le nouveau
+gouvernement, était divisé, comme il arrive à tout parti victorieux
+qui veut fonder un gouvernement, et qui se divise sur la manière de
+le constituer. Dès les premiers jours du Consulat, ce parti, qui avait
+concouru de diverses manières au 18 brumaire, avait paru partagé en
+deux tendances contraires: l'une, consistant à faire aboutir la
+Révolution à une république démocratique et modérée, comme celle que
+Washington venait d'établir en Amérique; l'autre, à la faire aboutir à
+une monarchie, ressemblant plus ou moins à la monarchie anglaise, et,
+s'il le fallait même, à l'ancienne monarchie française, moins les
+préjugés d'autrefois, moins le régime féodal, plus la grandeur. On
+entrait dans la troisième année du gouvernement consulaire, et,
+suivant l'usage, les deux tendances allaient s'exagérant par la
+contradiction même. Les uns redevenaient presque des révolutionnaires
+violents, envoyant ce qui se faisait, en voyant l'autorité du Premier
+Consul s'accroître, les idées monarchiques se répandre, une cour se
+former aux Tuileries, le culte catholique restauré ou prêt à l'être,
+les émigrés rentrer en foule. Les autres devenaient presque des
+royalistes d'autrefois, tant ils étaient pressés de réagir, et de
+refaire une monarchie, tant ils étaient disposés à s'accommoder même
+d'un despotisme éclairé, pour tout résultat de la Révolution. En fait
+de despotisme éclairé, celui qui s'élevait en ce moment en France,
+avait tant de génie, procurait un si doux repos, que la séduction
+était grande. Cependant la contradiction était poussée à ce point de
+part et d'autre, qu'une crise devait bientôt s'ensuivre.
+
+Le Tribunat, agité les sessions précédentes, tantôt pour des lois de
+finances, tantôt pour les tribunaux spéciaux, l'était cette année bien
+davantage, à l'aspect de tout ce qui se passait, à la vue de ce
+gouvernement marchant si vite à son but. Le Concordat surtout
+l'indignait comme Pacte le plus contre-révolutionnaire qui se pût
+imaginer. Le Code civil n'était pas, suivant lui, assez conforme à
+l'égalité. Ces traités de paix eux-mêmes, qui contenaient la grandeur
+de la France, lui déplaisaient dans leur rédaction, comme on le verra
+bientôt.
+
+[En marge: Résultats de la constitution de M. Sieyès.]
+
+[En marge: Jalousie entre les divers corps de l'État.]
+
+M. Sieyès, en voulant empêcher toute agitation au moyen de ses
+précautions constitutionnelles, n'en avait, comme on le voit, empêché
+aucune, car les constitutions ne créent pas les passions humaines et
+ne sauraient les détruire; elles ne sont que la scène sur laquelle ces
+passions se produisent. En plaçant tout le sérieux, toute l'activité
+des affaires dans le Conseil d'État; le bruit, la parole, la critique
+vaine dans le Tribunat; en réduisant celui-ci au rôle de plaider pour
+ou contre les actes du gouvernement, devant un Corps Législatif réduit
+à répondre par oui ou par non; en plaçant au-dessus un Sénat oisif,
+qui, à de grands intervalles, élisait les hommes, chargés de jouer ces
+deux rôles assez vains dans les deux assemblées législatives; en
+choisissant le personnel du gouvernement dans le même sens; en plaçant
+les hommes propres aux affaires dans le Conseil d'État, les hommes
+propres à la parole, enclins au bruit, dans le Tribunat, les fatigués
+obscurs dans le Corps Législatif, les fatigués d'un ordre élevé dans
+le Sénat, M. Sieyès n'avait guère empêché les passions du temps
+d'éclater; il y avait même ajouté, il faut le dire, une certaine
+jalousie des corps entre eux. Le Tribunat sentait la vanité
+déclamatoire de son rôle; le Corps Législatif sentait le ridicule de
+son silence, et contenait d'ailleurs beaucoup d'anciens prêtres sortis
+des ordres, organisés par l'abbé Grégoire en une opposition
+silencieuse, mais gênante. Le Sénat lui-même, dont M. Sieyès avait
+voulu faire un vieillard opulent et tranquille, n'était pas aussi
+tranquille qu'il l'avait supposé. Ce corps était quelque peu ennuyé de
+sa dignité oisive, car les sénateurs étaient privés de fonctions
+publiques, et leur puissance électorale, si rarement exercée, était
+loin d'occuper leur temps. Tous ensemble jalousaient le Conseil
+d'État, qui partageait seul avec le Premier Consul la gloire des
+grandes choses qui s'accomplissaient chaque jour.
+
+Ainsi, cette société, que M. Sieyès avait cru assoupir dans une espèce
+de régime aristocratique, à l'exemple de Venise ou de Gênes, s'agitait
+encore comme un malade qui a un reste de fièvre, et pouvait être
+soumise, contenue par un maître, mais point endormie d'un paisible
+sommeil, ainsi que l'avait espéré son auteur.
+
+[En marge: M. Sieyès et l'opposition du Sénat.]
+
+Et, chose singulière, M. Sieyès, inventeur de tous ces arrangements
+constitutionnels, en vertu desquels il régnait tant d'activité d'un
+côté, si peu de l'autre, M. Sieyès arrivait à se fatiguer de sa propre
+inaction. Modéré, et même monarchique dans ses opinions, il aurait dû
+approuver les actes du Premier Consul; mais des causes, les unes
+inévitables, les autres accidentelles, commençaient à les brouiller.
+Ce grand esprit spéculatif, réduit à tout voir, à ne rien faire,
+devait jalouser le génie actif et puissant, qui allait chaque jour
+s'emparant de la France et du monde. M. Sieyès, dans les magnifiques
+oeuvres du général Bonaparte, voyait déjà le germe de ses fautes
+futures, et, s'il ne le disait pas encore très-hautement, il
+l'indiquait quelquefois par son silence, ou par un trait de son
+langage, profond comme sa pensée. Peut-être des ménagements de tous
+les instants auraient pu le calmer, le rattacher au Premier Consul.
+Mais celui-ci s'était un peu trop tôt regardé comme quitte envers M.
+Sieyès par le don de la terre de Crosne, et d'ailleurs, absorbé par
+ses travaux immenses, il avait trop négligé l'homme supérieur qui lui
+avait si noblement cédé la première place au 18 brumaire. M. Sieyès,
+oisif, jaloux, blessé, trouvait à redire même dans l'immensité du bien
+présent, et se montrait morose, froidement improbateur. Le Premier
+Consul n'était pas assez maître de son humeur pour laisser tous les
+torts à ses adversaires. Il parlait cavalièrement de la métaphysique
+de M. Sieyès, de son ambition impuissante, et tenait à ce sujet mille
+propos, immédiatement répétés et envenimés par les malveillants. M.
+Sieyès avait à ses côtés quelques amis, tels que M. de Tracy, esprit
+distingué, mais point religieux, philosophe original dans une école
+qui l'était peu, caractère respectable; M. Garat, philosophe disert,
+plus prétentieux que profond; M. Cabanis, voué à l'étude de l'homme
+matériel, et ne voyant rien au delà des bornes de la matière; M.
+Lanjuinais, dévot sincère, honnête homme véhément, qui avait noblement
+défendu les Girondins, et qui aujourd'hui s'échauffait volontiers à
+l'idée de résister au nouveau César. Ils entouraient M. Sieyès, et
+formaient dans le Sénat une opposition déjà sensible. Le Concordat
+leur paraissait, à eux comme à beaucoup d'autres, la preuve la plus
+frappante d'une contre-révolution prochaine.
+
+[En marge: Manière dont le Premier Consul supporte l'opposition.]
+
+Le Premier Consul, voyant la France et l'Europe enchantées de ses
+oeuvres, ne comprenait guère que les seuls improbateurs de ces mêmes
+oeuvres se trouvassent précisément autour de lui. Dépité de cette
+opposition, il appelait les opposants du Sénat des idéologues, menés
+par un boudeur, qui regrettait l'exercice du pouvoir dont il était
+incapable; il appelait les gens du Tribunat des brouillons, auxquels
+il saurait bien rompre en visière, et prouver qu'on ne l'effrayait pas
+avec du bruit; il appelait les mécontents plus ou moins nombreux du
+Corps Législatif, des prêtres défroqués, des jansénistes, que l'abbé
+Grégoire, d'accord avec l'abbé Sieyès, cherchait à organiser en
+opposition contre le gouvernement; mais il disait qu'il briserait
+toutes ces résistances, et qu'on ne l'arrêterait pas facilement dans
+le bien qu'il voulait accomplir. N'ayant pas vécu dans les assemblées,
+il ignorait cet art de ménager les hommes, que César lui-même, si
+puissant qu'il fût, ne négligeait pas, et qu'il avait appris dans le
+Sénat de Rome. Le Premier Consul exprimait son déplaisir,
+publiquement, audacieusement, avec le sentiment de sa force et de sa
+gloire, et n'écoulait guère le sage Cambacérès, qui, fort expérimenté
+dans le maniement des assemblées, lui conseillait vainement la mesure
+et les égards.--Il faut, répondait le Premier Consul, prouver à ces
+gens-là qu'on ne les craint pas; et ils auront peur à condition qu'on
+n'ait pas peur soi-même.--C'était déjà, comme on le voit, les moeurs,
+les idées de la royauté pure, à mesure qu'on approchait du moment où
+la monarchie allait devenir inévitable.
+
+[En marge: Opposition militaire.]
+
+L'opposition n'éclatait pas seulement dans les corps de l'État, mais
+dans l'armée. La masse de l'armée, comme la masse de la nation,
+sensible aux grands résultats obtenus depuis deux ans, était
+entièrement dévouée au Premier Consul. Toutefois, parmi les chefs, se
+trouvaient des mécontents, les uns sincères, les autres seulement
+jaloux. Les mécontents sincères étaient les Révolutionnaires de bonne
+foi, qui voyaient avec peine le retour des émigrés, et l'obligation
+prochaine d'aller montrer leurs uniformes dans les églises. Les
+mécontents par jalousie étaient ceux qui voyaient avec chagrin un
+égal, les ayant surpassés d'abord en gloire, prêt maintenant à devenir
+leur maître. Les premiers appartenaient davantage à l'armée d'Italie,
+qui avait toujours été franchement révolutionnaire; les seconds, à
+l'armée du Rhin, calme, modérée, mais un peu envieuse.
+
+[En marge: Lannes éloigné de Paris, et envoyé en ambassade.]
+
+Les chefs de l'armée d'Italie, généralement dévoués au Premier Consul,
+mais ardents dans leurs sentiments, n'aimant ni les prêtres ni les
+émigrés, se plaignaient qu'on voulût faire d'eux des gens d'église, et
+disaient tout cela dans la langue originale, et peu séante des
+soldats. Augereau, Lannes, mauvais politiques, mais guerriers
+héroïques, surtout le second, qui était un homme de guerre accompli,
+se permettaient les plus étranges discours. Lannes, devenu commandant
+en chef de la garde consulaire, en administrait la caisse avec une
+prodigalité connue et autorisée par le Premier Consul. Un hôtel
+richement défrayé servait à l'état-major de cette garde. Lannes y
+tenait table ouverte pour tous ses camarades, et là, dans des festins
+soldatesques, se répandait en invectives contre la marche du
+gouvernement. Le Premier Consul n'avait pas à craindre que le
+dévouement de ces soldats oisifs en fût altéré à son égard. Au premier
+signal, il était sûr de les retrouver tous, et Lannes plus qu'aucun
+autre. Cependant il était dangereux de laisser aller plus loin ces
+têtes et ces langues, et il manda Lannes chez lui. Celui-ci, habitué à
+une grande familiarité avec son général en chef, se permit quelques
+emportements, bientôt réprimés par la tranquille supériorité du
+Premier Consul. Il s'en alla malheureux de sa faute, malheureux du
+mécontentement qu'il avait encouru. Dans un mouvement d'honorable
+susceptibilité, il voulut payer les dépenses qui avaient pesé sur la
+caisse de la garde, du consentement du Premier Consul. Mais ce
+général, qui avait tant fait la guerre en Italie, ne possédait presque
+rien. Augereau, tout aussi inconsidéré, mais excellent coeur, lui
+prêta une somme qui composait tout son avoir, et lui dit: Tiens,
+prends cet argent, va trouver cet ingrat pour lequel nous avons versé
+notre sang, rends-lui ce qui est dû à la caisse, et ne soyons plus ses
+obligés, ni les uns ni les autres.--Le Premier Consul ne permit pas à
+ces anciens compagnons d'armes, héros et enfants tout à la fois, de
+s'affranchir de leur affection envers lui. Il les dispersa. Lannes fut
+destiné à une ambassade avantageuse, celle du Portugal. C'est le
+consul Cambacérès qui fut chargé de cet arrangement. Augereau eut
+ordre d'être plus circonspect à l'avenir, et de retourner à son armée.
+
+Cependant ces scènes, fort exagérées par la malveillance qui les
+propageait en les défigurant, produisaient sur l'opinion publique,
+notamment dans les provinces, un effet fâcheux. Nulle part elles ne
+valaient un improbateur au Premier Consul, auquel on était disposé à
+donner raison contre toute opposition; mais elles inspiraient
+l'inquiétude, et faisaient craindre des difficultés graves pour le
+pouvoir dont on invoquait l'établissement[20].
+
+ [Note 20: Voici le passage d'une lettre de M. de Talleyrand,
+ qui quelque temps après s'était rendu à Lyon pour
+ l'organisation de la Consulte italienne:
+
+ Lyon, le 7 nivôse an X (28 décembre 1801).
+
+ «Général,
+
+ »J'ai l'honneur de vous informer de mon arrivée à Lyon
+ aujourd'hui à une heure et demie du matin. La route de
+ Bourgogne, à six ou huit lieues près, n'est pas
+ très-mauvaise, et les préfets placés sur cette ligne de
+ communication ont profité du mouvement d'enthousiasme que
+ répand l'espérance de votre passage, pour faire suivre avec
+ activité les travaux de la réparation des routes. Partout où
+ j'ai trouvé quelques communes, quelques habitations, j'ai
+ entendu des _vive Bonaparte_. Pendant les dix dernières
+ lieues que j'ai faites au milieu de la nuit, chacun venait
+ sur mon passage une lumière à la main pour répéter les mêmes
+ mots. C'est une expression que vous êtes constamment destiné
+ à entendre.
+
+ »L'histoire du général Lannes s'était répandue et paraissait
+ occuper beaucoup: le sous-préfet d'Autun, un citoyen
+ d'Avallon m'en avaient parlé, mais avec des circonstances
+ diverses, que des lettres de Paris leur avaient rapportées
+ comme anecdotes. J'ai eu de nouveau occasion de remarquer à
+ quel point tout ce qui a trait à votre personne s'empare de
+ l'attention publique et devient sur-le-champ l'occupation de
+ la France.»]
+
+Ces scènes avec les officiers de l'armée d'Italie étaient des scènes
+d'amis, brouillés un jour, s'embrassant le lendemain. Elles avaient
+quelque chose de plus sérieux avec les généraux du Rhin, plus froids
+et plus haineux. Malheureusement une division funeste commençait à
+éclater entre le général en chef de l'armée d'Italie, et le général en
+chef de l'armée du Rhin, entre le général Bonaparte et le général
+Moreau.
+
+Moreau, depuis la campagne d'Autriche, dont il devait le succès, du
+moins en partie, au Premier Consul, qui lui avait donné à commander la
+plus belle armée de la France, Moreau passait pour le second général
+de la république. Au fond personne ne se trompait sur sa valeur: on
+savait bien que c'était un esprit médiocre, incapable de grandes
+combinaisons, et entièrement dépourvu de génie politique. Mais on
+s'appuyait sur ses qualités réelles de général sage, prudent et
+vigoureux, pour en faire un capitaine supérieur, et capable de tenir
+tête au vainqueur de l'Italie et de l'Égypte. Les partis ont un
+merveilleux instinct pour découvrir les faiblesses des hommes
+éminents. Ils les flattent, ou les offensent tour à tour, jusqu'à ce
+qu'ils aient trouvé l'issue par laquelle ils peuvent pénétrer dans
+leur coeur, pour y introduire leurs poisons. Ils avaient bientôt
+trouvé le côté faible de Moreau, c'était la vanité. Ils lui avaient,
+en le flattant, inspiré contre le Premier Consul une jalousie fatale,
+qui devait le perdre un jour. Pour surcroît de malheur, Moreau venait
+de faire un mariage qui avait contribué à le jeter dans cette voie
+funeste. Les femmes des deux familles Bonaparte et Moreau s'étaient
+brouillées pour ces misères qui brouillent les femmes entre elles.
+Dans la famille de Moreau, on cherchait à lui persuader qu'il devait
+être le premier et non le second; que le général Bonaparte était mal
+disposé à son égard, qu'il cherchait à le déprécier et à lui faire
+jouer un rôle secondaire. Moreau, qui était dépourvu de caractère,
+n'avait que trop écouté ces dangereuses suggestions. Le Premier Consul
+cependant n'avait envers lui aucune espèce de tort; il l'avait, au
+contraire, comblé de distinctions de tout genre; il avait affecté d'en
+dire plus de bien qu'il n'en pensait, surtout à propos de la bataille
+de Hohenlinden, qu'il proclamait publiquement comme un chef-d'oeuvre
+d'art militaire, tandis qu'en secret il la regardait plutôt comme une
+bonne fortune que comme une combinaison savante et réfléchie. Toujours
+enfin il l'avait traité avec des égards étudiés, connaissant ses
+faiblesses, et sachant le parti qu'on ne manquerait pas de tirer du
+moindre défaut de soin. Mais dès que Moreau se fut donné les premiers
+torts, il ne resta pas en arrière, et, avec la promptitude ordinaire
+de son caractère, il les égala promptement. Un jour il offrit à Moreau
+de le suivre à une revue; Moreau refusa sèchement, pour n'être pas
+confondu dans l'état-major du Premier Consul, et donna pour excuse
+qu'il n'avait pas de cheval à monter. Le Premier Consul, blessé de ce
+refus, lui rendit bientôt la pareille. À l'une des grandes fêtes qu'on
+avait fréquemment l'occasion de donner, tous les hauts fonctionnaires
+étaient invités à un dîner aux Tuileries. Moreau était à la campagne;
+mais, revenu la veille pour une affaire, il se rendit auprès du consul
+Cambacérès pour s'entretenir avec lui de l'objet qui l'amenait.
+Celui-ci, qui s'occupait sans cesse à concilier, accueillit Moreau de
+son mieux. Surpris de le voir à Paris, il courut avertir le Premier
+Consul, et le pressa vivement d'inviter le général en chef de l'armée
+du Rhin au grand dîner du lendemain.--Il m'a fait un refus public,
+répondit le Premier Consul, je ne m'exposerai pas à en recevoir un
+second.--Rien ne put le vaincre, et, le lendemain, tandis que tous les
+généraux et les hauts fonctionnaires de la République étaient aux
+Tuileries, assis à la table du Premier Consul, Moreau se vengea
+d'avoir été négligé en allant publiquement, et en habit civil, dîner
+dans un des restaurants les plus fréquentés de la capitale, avec une
+troupe d'officiers mécontents. Ce fait fut très-remarqué, et produisit
+un effet des plus fâcheux.
+
+À partir de ce jour, c'est-à-dire de l'automne de 1801, les généraux
+Bonaparte et Moreau se témoignèrent une extrême froideur. Tout le
+monde le sut bientôt, et les partis hostiles se hâtèrent d'en
+profiter. Ils se mirent à exalter le général Moreau aux dépens du
+général Bonaparte, et cherchèrent à remplir ces deux coeurs du poison
+de la haine. Ces détails paraîtront peut-être bien au-dessous de la
+dignité de l'histoire; mais tout ce qui fait connaître les hommes, les
+petitesses déplorables même des plus grands, est digne de l'histoire;
+car tout ce qui peut instruire lui appartient. On ne saurait trop
+avertir les personnages considérables de la futilité des motifs qui
+les brouillent souvent, surtout quand leurs divisions deviennent
+celles de la patrie.
+
+[En marge: Ouverture de la session de l'an X.]
+
+L'ouverture de la session de l'an X eut lieu le 1er frimaire (22
+novembre 1801), d'après le voeu même de la Constitution, qui la fixait
+à ce jour-là. Certes, si jamais on a dû être fier de se présenter à
+une assemblée législative, c'est avec ce qu'apportait alors le
+gouvernement consulaire. La paix conclue avec la Russie, l'Angleterre,
+les puissances allemandes et italiennes, le Portugal, la Porte, et
+conclue avec toutes ces puissances à de superbes conditions; un projet
+de conciliation avec l'Église, qui terminait les troubles religieux,
+et qui, en réformant l'Église française d'après les principes de la
+Révolution, obtenait cependant l'adhésion des orthodoxes aux
+conséquences de cette révolution; un Code civil, monument admiré
+depuis du monde entier; des lois d'une haute utilité sur l'instruction
+publique, sur la Légion d'Honneur, et sur une infinité d'autres
+matières importantes; des projets financiers qui plaçaient les
+dépenses et les revenus de l'État en parfait équilibre: quoi de plus
+complet, de plus extraordinaire, qu'un tel ensemble à offrir à une
+nation! Cependant toutes ces choses furent, comme on va le voir, fort
+mal accueillies.
+
+[En marge: Dupuis, auteur du livre sur l'_Origine de tous les Cultes_,
+nommé président du Corps Législatif.]
+
+La session du Corps Législatif fut ouverte cette fois avec une
+certaine solennité. Le ministre de l'intérieur était chargé de
+présider à cette ouverture. On fit de part et d'autre quelques
+discours d'apparat, et on sembla vouloir imiter les formes usitées en
+Angleterre, quand le Parlement est ouvert par commissaires. Ce nouveau
+cérémonial, emprunté à une royauté constitutionnelle, fut remarqué
+avec malveillance par les opposants. Le Tribunat et le Corps
+Législatif se constituèrent, et on commença ce genre de
+manifestations, par lesquelles les assemblées révèlent volontiers
+leurs sentiments secrets, les choix de personnes. Le Corps Législatif
+nomma pour son président M. Dupuis, l'auteur du livre fameux _sur
+l'origine de tous les cultes_. M. Dupuis n'était pas aussi opposant
+que son livre aurait pu le faire croire, car il avait avoué au Premier
+Consul, en s'entretenant avec lui, que la réconciliation avec Rome
+était nécessaire; mais son nom avait une haute signification, dans un
+moment où le Concordat était l'un des principaux griefs allégués
+contre la politique consulaire. L'intention était facile à saisir, et
+elle fut comprise par le public, surtout par le Premier Consul, qui
+s'en exagéra même la portée.
+
+[En marge: Présentation au Corps Législatif des traités de paix, et du
+Code civil.]
+
+Les deux assemblées exerçant la puissance législative, c'est-à-dire le
+Tribunat et le Corps Législatif, étant constituées, trois conseillers
+d'État présentèrent l'exposé de la situation de la République. Cet
+exposé, dicté par le Premier Consul, était simple et noble sous le
+rapport du langage, magnifique sous le rapport des choses. Il fit sur
+l'opinion publique un effet profond. Puis, le lendemain, une nombreuse
+suite de conseillers d'État vint apporter une série de projets de
+lois, que bien rarement un gouvernement a l'occasion de présenter à
+des chambres assemblées. C'étaient les projets destinés à convertir en
+lois les traités avec la Russie, avec la Bavière, avec Naples, avec le
+Portugal, avec l'Amérique, avec la Porte-Ottomane. Le traité avec
+l'Angleterre, conclu préalablement à Londres sous forme de
+préliminaires de paix, allait recevoir en ce moment, dans le congrès
+d'Amiens, la forme de traité définitif, et ne pouvait pas encore être
+soumis aux délibérations du Corps Législatif. Quant au Concordat, on
+ne voulait pas l'exposer tout de suite à la mauvaise volonté des
+opposants. Le conseiller d'État Portalis vint lire ensuite un discours
+demeuré célèbre sur l'ensemble du Code civil. Les trois premiers
+titres de ce code furent en même temps apportés par trois conseillers
+d'État; le premier était relatif _à la publication des lois_; le
+second, _à la jouissance et à la privation des droits civils_; le
+troisième, _aux actes de l'état civil_.
+
+[En marge: Scène violente à l'occasion du mot _sujets_, introduit dans
+le traité avec la Russie.]
+
+Il semble qu'un tel programme de travaux législatifs aurait du faire
+tomber toute opposition; cependant il n'en fut rien. Lorsque, suivant
+l'usage, ces projets furent communiqués au Tribunat, la communication
+du traité avec la Russie provoqua la scène la plus violente. L'article
+3 de ce traité contenait une stipulation importante, que les deux
+gouvernements avaient imaginée, pour se garantir contre les secrètes
+menées, qu'ils auraient pu se permettre l'un à l'égard de l'autre, en
+cas de mauvaise volonté. Ils s'étaient promis, disait cet article 3,
+_de ne pas souffrir qu'aucun de leurs sujets se permît d'entretenir
+une correspondance quelconque, soit directe soit indirecte, avec les
+ennemis intérieurs du gouvernement actuel des deux États, d'y propager
+des principes contraires à leurs constitutions respectives, ou d'y
+fomenter des troubles_. Le gouvernement français avait eu en vue les
+émigrés, le gouvernement russe avait eu en vue les Polonais. Rien
+n'était plus naturel qu'une telle précaution, surtout pour le
+gouvernement français, qui avait les Bourbons à craindre, et à
+surveiller. Mais, en voulant qualifier les individus qui pourraient
+attenter au repos commun des deux pays, on avait employé le mot qui
+naturellement se présentait comme le plus fréquemment employé dans la
+langue diplomatique, c'était le mot _sujets_. On l'avait employé sans
+aucune intention, parce que c'est le mot ordinaire dans tous les
+traités, parce qu'on dit _les sujets_ d'une république, aussi bien que
+_les sujets_ d'une monarchie. À peine avait-on achevé la lecture du
+traité que le tribun Thibaut, l'un des membres de l'opposition,
+demanda la parole. Il s'est glissé, dit-il, dans le texte de ce
+traité, une expression inadmissible dans notre langue, et qui ne
+saurait y être supportée. Il s'agit du mot _sujets_, appliqué aux
+citoyens de l'un des deux États. Une république n'a point de sujets,
+mais des citoyens. C'est sans doute une erreur de rédaction, mais il
+est indispensable de la réparer.--Ces paroles produisirent une
+agitation fort vive, comme il arrive toujours dans une assemblée émue
+à l'avance, qui attend un événement, et que chaque circonstance, même
+légère, fait tressaillir, si elle touche aux objets qui préoccupent
+les esprits. Le président coupa court à l'explication qui allait
+s'engager, en faisant remarquer que la délibération n'était pas
+ouverte en ce moment, et que ces observations devaient être réservées
+pour le jour où, sur le rapport d'une commission, le traité présenté
+serait mis en discussion. Ce rappel au règlement empêcha le tumulte
+d'éclater à l'instant même, et une commission fut immédiatement
+nommée.
+
+[En marge: Scrutins pour les places vacantes au Sénat.]
+
+Cette manifestation accrut l'émotion qui régnait dans les grands corps
+de l'État, et irrita davantage le Premier Consul. Les manifestations,
+par le moyen des élections de personnes, continuèrent. Il y avait
+plusieurs places à remplir au Sénat. Une était vacante par la mort du
+sénateur Crassous; deux autres étaient à remplir en vertu de la
+Constitution. Cette Constitution, comme on doit s'en souvenir, n'avait
+d'abord pourvu qu'à soixante places de sénateurs, sur les
+quatre-vingts, qui formaient le nombre total du Sénat. Pour arriver à
+ce nombre, on devait en nommer deux par an, pendant dix ans. C'était
+donc trois places à donner dans le moment, en comptant celle qui
+devenait vacante par la mort du sénateur Crassous. D'après la
+Constitution, le Premier Consul, le Corps Législatif et le Tribunat
+présentaient chacun un candidat, et le Sénat choisissait ensuite
+entre les candidats présentés.
+
+[En marge: L'abbé Grégoire présenté par le Corps Législatif comme
+candidat au Sénat.]
+
+On commença les scrutins pour cet objet, soit au Corps Législatif,
+soit au Tribunat. Au Tribunat, l'opposition portait M. Daunou, qui
+s'était publiquement brouillé avec le Premier Consul, à l'occasion des
+tribunaux spéciaux, tant discutés à la session dernière. Il n'avait
+plus voulu reparaître au Tribunat, disant qu'il resterait étranger à
+tous les travaux législatifs, _tant que durerait la tyrannie_. En
+effet, il avait tenu parole, et on ne l'avait plus aperçu. Les
+opposants avaient donc choisi M. Daunou, comme le candidat le plus
+désagréable au Premier Consul. Les partisans décidés du gouvernement,
+dans le même corps, portaient l'un des auteurs du Code civil, M. Bigot
+de Préameneu. Ni l'un ni l'autre ne l'emporta. La majorité des voix se
+réunit sur un candidat sans signification, le tribun Desmeuniers,
+personnage modéré, et qui, par ses relations, n'était pas étranger au
+Premier Consul. Mais le Corps Législatif se prononça plus nettement,
+et nomma l'abbé Grégoire pour son candidat au Sénat. Ce choix, après
+la présidence déférée à M. Dupuis, était un redoublement de
+manifestation contre le Concordat. M. Bigot de Préameneu avait eu dans
+ce corps un certain nombre de voix, les deux cinquièmes à peu près.
+
+[En marge: Candidats présentés par le Premier Consul.]
+
+Le Premier Consul voulut faire de son côté une proposition
+significative. Il aurait pu attendre que les deux corps, chargés de
+présenter des candidats concurremment avec le pouvoir exécutif,
+eussent choisi ces candidats pour les deux places qui restaient à
+remplir. Il était probable que le Corps Législatif et le Tribunat, ne
+voulant pas rompre définitivement avec un gouvernement aussi populaire
+que celui du Premier Consul, livrés d'ailleurs à ce mouvement
+oscillatoire des assemblées, qui reculent toujours le lendemain quand
+elles se sont trop avancées la veille, feraient des choix moins
+tranchés, et adopteraient même pour les deux candidatures restantes
+des noms acceptables par le gouvernement. Ainsi M. Desmeuniers, par
+exemple, était un choix que le Premier Consul pouvait parfaitement
+admettre, car il avait promis de le récompenser de ses services, par
+une place de sénateur. Il était probable que le nom de M. Bigot de
+Préameneu sortirait de l'un des scrutins, du Corps Législatif ou du
+Tribunat. Le Premier Consul aurait pu alors présenter, pour son
+compte, ceux des candidats adoptés par ces assemblées, qui lui
+auraient convenu le mieux, et, dans ce cas, un nom présenté par deux
+autorités sur trois, avait la presque certitude d'être accueilli par
+la majorité du Sénat. Le consul Cambacérès conseillait cette conduite;
+mais c'était là un genre de ménagements dont on fait beaucoup usage
+dans le gouvernement représentatif, et qui répugnait souverainement au
+Premier Consul. Le général-magistrat, étranger à cette forme de
+gouvernement, ne voulait pas se mettre ainsi à la suite du Corps
+Législatif ou du Tribunat, et attendre leurs préférences pour
+manifester les siennes. En conséquence il présenta immédiatement, non
+pas un candidat, mais trois à la fois, et il choisit trois généraux.
+Malgré les espérances données antérieurement à M. Desmeuniers, le
+Premier Consul, mécontent de lui, parce qu'il ne s'était pas prononcé
+assez haut dans les discussions déjà engagées sur le Code civil,
+l'écarta, et présenta les généraux Jourdan, Lamartillière et Berruyer.
+Il est vrai que ces généraux étaient parfaitement choisis pour la
+circonstance. Le général Jourdan avait paru contraire au 18 brumaire,
+mais il jouissait du respect universel, il se conduisait avec sagesse,
+et avait reçu depuis le gouvernement du Piémont. En le présentant au
+Sénat, le Premier Consul faisait preuve de la véritable impartialité
+qui convient à un chef de gouvernement. Quant au général
+Lamartillière, c'était le plus ancien officier de l'artillerie, et il
+avait fait toutes les campagnes de la Révolution. Le général Berruyer
+était un officier d'infanterie très-âgé, qui, après avoir pris part à
+la guerre de Sept-Ans, venait d'être blessé dans les armées de la
+République. Ce n'étaient donc pas des créatures à lui que le général
+Bonaparte proposait de récompenser, mais de vieux serviteurs de la
+France sous tous les régimes. Cette conduite fière et cassante
+adoptée, on ne pouvait faire de plus dignes choix. Chose plus
+singulière encore, ils furent motivés dans un préambule. Le sens du
+préambule avait une haute signification. Vous avez la paix, disait le
+gouvernement au Sénat; vous la devez au sang que les généraux ont
+versé en cent batailles. Prouvez-leur, en les appelant dans votre
+sein, que la patrie n'est pas ingrate envers eux.--
+
+[En marge: L'abbé Grégoire nommé sénateur par un scrutin du Sénat, et
+préféré ainsi au candidat du Premier Consul.]
+
+Le Sénat s'assembla, et fut agité par beaucoup d'intrigues. M.
+Sieyès, qui vivait habituellement à la campagne, la quitta dans cette
+occasion, et vint se mêler à ces intrigues. On entraîna beaucoup de
+bonnes gens, comme le vieux Kellermann, par exemple, en leur disant
+que le Corps Législatif, si on préférait son candidat, c'est-à-dire
+l'abbé Grégoire, payerait cette préférence en proposant pour la
+seconde place vacante le général Lamartillière, l'un des trois
+candidats du Premier Consul, et qu'alors, en nommant un peu plus tard
+ce général, on satisferait deux autorités en même temps, le Corps
+Législatif et le gouvernement. Ces menées réussirent, et l'abbé
+Grégoire fut élu sénateur à une grande majorité.
+
+[En marge: Déc. 1801.]
+
+[En marge: Discussion du mot _sujets_ dans le sein du Tribunat.]
+
+Tandis que ces choix de personnes agitaient les esprits, et causaient
+une grande joie aux opposants, les discussions dans le Corps
+Législatif et le Tribunat prenaient le caractère le plus fâcheux. Le
+traité avec la Russie, à l'occasion du mot _sujets_, était devenu
+l'objet des plus violentes discussions dans la commission du Tribunat.
+M. Costaz, le rapporteur de cette commission, qui n'était point du
+parti des opposants, avait demandé quelques explications au
+gouvernement. Le Premier Consul l'avait reçu, lui avait expliqué le
+sens de l'article tant attaqué, lui avait fait connaître le motif de
+son insertion au traité, et, quant au mot _sujets_, lui avait prouvé,
+le Dictionnaire de l'Académie à la main, que ce mot, employé
+diplomatiquement, s'appliquait aux citoyens d'une république aussi
+bien qu'à ceux d'une monarchie. Il lui avait même raconté, pour
+achever son édification, divers détails sur les relations de la
+France avec la Russie, touchant les émigrés. M. Costaz, convaincu par
+l'évidence de ces explications, fit son rapport dans un sens favorable
+à l'article en question; mais, intimidé par la violence du Tribunat,
+il blâma l'emploi du mot _sujets_, et raconta les choses d'une manière
+assez maladroite, qui pouvait donner à la Russie l'apparence d'un
+gouvernement faible, livrant les émigrés au Premier Consul, et au
+Premier Consul l'apparence d'un gouvernement persécuteur, poursuivant
+les émigrés jusque dans leur asile le plus lointain. M. Costaz, comme
+il arrive souvent aux hommes circonspects, qui veulent ménager tous
+les partis à la fois, déplut également aux opposants et au Premier
+Consul, qu'il compromettait avec la Russie.
+
+Le jour de la discussion arrivé, c'était le 7 décembre 1801 (16
+frimaire), le tribun Jard-Panvilliers demanda que le débat eût lieu en
+comité secret. Cette proposition fort sage fut adoptée. Dès que les
+tribuns furent délivrés de la présence du public, qui leur était
+d'ailleurs peu favorable, ils se livrèrent aux plus inconcevables
+emportements. Ils voulaient absolument rejeter le traité, et en
+proposer le rejet au Corps Législatif. Si jamais il y eut une folie
+coupable, c'était celle-là; car, pour un mot, juste d'ailleurs, et
+parfaitement innocent, rejeter un traité pareil, si long, si difficile
+à conclure, et qui procurait la paix avec la première puissance du
+continent, c'était agir en insensés et en furieux. MM. Chénier et
+Benjamin Constant se livrèrent aux plus véhémentes déclamations. M.
+Chénier alla jusqu'à prétendre qu'il avait d'importantes choses à dire
+sur cette question; mais qu'il ne les dirait que lorsque la séance
+serait publique, car il voulait que la France entière pût les
+entendre. On lui répondit qu'il valait mieux commencer par les
+communiquer à ses propres collègues. Il recula cependant, et un tribun
+inconnu, homme simple et de bon sens, fit rentrer la raison dans les
+esprits par une courte allocution. Je n'entends rien, dit-il, à la
+diplomatie; je n'en sais ni l'art ni la langue. Mais je vois dans le
+traité proposé un traité de paix. Un traité de paix est une chose
+précieuse, qu'il faut adopter en entier, avec tous les mots qu'il
+renferme. Croyez que la France ne vous pardonnerait pas un rejet, et
+que la responsabilité qui pèserait sur vous serait terrible. Je
+demande donc que la discussion soit terminée, la séance rendue
+publique, et le traité mis immédiatement aux voix.--Après ces courtes
+paroles, débitées avec calme et simplicité, on allait voter, lorsqu'un
+des opposants demanda le renvoi au lendemain, à cause de l'heure fort
+avancée. Le renvoi fut adopté. Le lendemain le tumulte fut tout aussi
+grand que la veille. M. Benjamin Constant prononça un discours écrit,
+très-développé, très-subtil. M. Chénier déclama de nouveau avec
+violence, disant que cinq millions de Français étaient morts pour
+n'être plus _sujets_, et que ce mot devait rester enseveli dans les
+ruines de la Bastille. La majorité, fatiguée de ces violences, allait
+en finir, quand arriva une lettre du conseiller d'État Fleurieu,
+adressée au rapporteur Costaz. M. Costaz avait donné comme
+officielles les explications qu'il avait présentées dans son rapport,
+et avait voulu faire entendre qu'elles venaient du Premier Consul.
+Fournissez-en la preuve positive, lui avait-on répondu. Il avait alors
+provoqué une déclaration de M. Fleurieu, qui était le conseiller
+d'État chargé de soutenir le projet. Celui-ci, après avoir pris les
+ordres du Premier Consul, envoya la déclaration désirée, en la faisant
+suivre de beaucoup de rectifications, que le rapport de M. Costaz
+rendait indispensables, et qui ranimèrent le débat. M. Ginguené le
+termina par une proposition épigrammatique et peu séante.
+Reconnaissant qu'il était difficile pour un mot déplaisant de rejeter
+un traité de paix, il demanda d'émettre un vote motivé en ces termes:
+«Par amour pour la paix, le Tribunat adopte le traité conclu avec la
+cour de Russie.»
+
+M. de Girardin, qui était un des membres les plus raisonnables et les
+plus spirituels du Tribunat, fit repousser toutes ces propositions, et
+décida l'assemblée à passer immédiatement aux voix. Après tout, la
+majorité du Tribunat voulait, par ses choix de personnes, donner au
+Premier Consul des signes de mécontentement; elle ne désirait pas
+entrer en lutte surtout à propos d'un traité, dont le rejet lui aurait
+valu l'animadversion publique. Il fut adopté par 77 voix contre 14.
+L'adoption au Corps Législatif eut lieu sans tumulte, grâce à la forme
+de l'institution.
+
+Cette scène fit dans Paris un effet pénible. On ne considérait pas le
+Premier Consul comme un ministre exposé à perdre la majorité, et on ne
+craignait pas pour son existence politique. On le considérait comme
+cent fois plus nécessaire qu'un roi ne le paraît dans une monarchie
+bien établie. Mais on voyait avec chagrin la moindre apparence de
+nouveaux troubles, et les amis d'une sage liberté se demandaient,
+comment avec un caractère semblable à celui du général Bonaparte,
+comment avec une constitution dans laquelle on avait négligé
+d'admettre le pouvoir de dissolution, une telle lutte pourrait finir,
+si elle se prolongeait.
+
+En effet, si la dissolution eût été possible, la difficulté eût été
+bientôt résolue, car la France convoquée n'eût pas réélu un seul des
+adversaires du gouvernement. Mais, obligés de vivre ensemble jusqu'au
+renouvellement par cinquième, les pouvoirs étaient exposés, comme sous
+le Directoire, à quelque violence des uns à l'égard des autres; et si
+pareille chose avait lieu, ce n'étaient évidemment ni le Tribunat ni
+le Corps Législatif qui pouvaient l'emporter. Il suffisait d'un acte
+de la volonté du Premier Consul, pour mettre au néant et la
+constitution et ceux qui en faisaient un tel usage. Aussi tous les
+hommes sages tremblaient-ils en voyant cet état de choses.
+
+[En marge: Discussion du Code civil.]
+
+[En marge: Critiques dont le Code civil est l'objet.]
+
+La discussion du Code civil ne fit qu'accroître ces craintes.
+Aujourd'hui que le temps a valu à ce Code l'estime universelle, on
+n'imaginerait pas toutes les critiques dont il fut l'objet à cette
+époque. Les opposants exprimaient d'abord un grand étonnement de
+trouver ce Code si simple, si peu nouveau. Comment, ce n'est que cela!
+disaient-ils; mais il n'y a dans ce projet aucune conception nouvelle,
+aucune grande création législative, qui soit particulière à la
+société française, qui puisse lui imprimer un caractère propre et
+durable: ce n'est qu'une traduction du droit romain ou coutumier. On a
+pris Domat, Pothier, les Institutes de Justinien; on a rédigé en
+français tout ce qu'ils contiennent; on l'a divisé en articles; on a
+lié ces articles par des numéros, bien plus que par une déduction
+logique; et puis on vient présenter cette compilation à la France
+comme un monument qui a droit à son admiration et à ses respects!--MM.
+Benjamin Constant, Chénier, Ginguené, Andrieux, tous dignes de mieux
+employer leur esprit, raillaient les conseillers d'État, disaient que
+c'étaient des procureurs conduits par un soldat, qui avaient fait
+cette plate compilation, fastueusement appelée le Code civil de la
+France.
+
+[En marge: Réponse de M. Portalis à ces critiques.]
+
+M. Portalis et les hommes de sens qui étaient ses collaborateurs,
+répondaient qu'en fait de législation, il ne s'agissait pas d'être
+original, mais clair, juste et sage; qu'on n'avait pas une société
+nouvelle à constituer, comme Lycurgue ou Moïse, mais une vieille
+société à réformer en quelques points, à restaurer en beaucoup
+d'autres; que le Droit français se faisait depuis dix siècles; qu'il
+était tout à la fois le produit de la science romaine, de la
+féodalité, de la monarchie, et de l'esprit moderne, agissant ensemble
+pendant une longue durée de temps sur les moeurs françaises; que le
+Droit civil de la France, résultant de ces causes diverses, devait
+être assorti aujourd'hui à une société qui avait cessé d'être
+aristocratique pour devenir démocratique; qu'il fallait, par exemple,
+revoir les lois sur le mariage, sur la puissance paternelle, sur les
+successions, pour les dépouiller de tout ce qui répugnait au temps
+présent; qu'il fallait purger les lois sur la propriété de toute
+servitude féodale, rédiger cet ensemble de prescriptions dans un
+langage net, précis, qui ne donnât plus lieu aux ambiguïtés, aux
+contestations interminables, et mettre le tout dans un bel ordre; que
+c'était là le seul monument à élever, et que, si, contrairement à
+l'intention de ses auteurs, il arrivait qu'il surprît par sa
+structure, qu'il plût à quelques lettrés par des vues nouvelles et
+originales, au lieu d'obtenir la froide et silencieuse estime des
+jurisconsultes, il manquerait son but véritable, dût-il plaire à
+quelques esprits plus singuliers que sensés.
+
+Tout cela était parfaitement raisonnable et vrai. Le Code, sous ce
+rapport, était un chef-d'oeuvre de législation. De graves
+jurisconsultes, pleins de savoir et d'expérience, sachant parler la
+langue du Droit, et dirigés par un chef, soldat il est vrai, mais
+esprit supérieur, habile à trancher leurs doutes et à les soumettre au
+travail, avaient composé ce beau résumé du Droit français, purgé de
+tout droit féodal. Il était impossible de faire autrement ni mieux.
+
+Il est vrai que, dans ce vaste code, on pouvait substituer ça et là un
+mot à un autre mot, transporter un article d'une place à une autre
+place; on le pouvait sans beaucoup de danger, mais sans beaucoup
+d'utilité aussi; et c'est là justement ce qu'aiment à faire, même des
+assemblées bienveillantes, uniquement pour imprimer leur main sur
+l'oeuvre qui leur est soumise. Quelquefois, en effet, après la
+présentation d'un projet de loi considérable, on voit des esprits
+médiocres et ignorants, s'assembler autour d'une oeuvre de
+législation, fruit d'une profonde expérience et d'un long travail,
+changer ceci, changer cela, d'un tout bien lié faire un tout informe
+et incohérent, sans relation avec les lois existantes et les faits
+réels. Ils agissent souvent ainsi, sans esprit d'opposition, seulement
+par goût de retoucher l'oeuvre d'autrui. Qu'on se figure des tribuns
+véhéments et peu instruits, s'exerçant de la sorte sur un code de
+quelques mille articles! c'était à y renoncer.
+
+[En marge: Titre préliminaire du Code civil.]
+
+Le titre préliminaire essuya le premier débordement des critiques du
+Tribunat. Il avait été renvoyé à une commission dont le tribun
+Andrieux était le rapporteur. Ce titre contenait, sauf quelques
+différences de rédaction peu importantes, les mêmes dispositions qui
+ont définitivement prévalu, et qui forment aujourd'hui comme la
+préface de ce beau monument de législation. Le premier article était
+relatif à la promulgation des lois. On avait abandonné l'ancien
+système, en vertu duquel la loi n'était exécutoire qu'après
+l'enregistrement accordé par les parlements et les tribunaux. Ce
+système avait produit jadis la lutte des parlements et de la royauté,
+lutte qui avait été dans son temps un utile correctif de la monarchie
+absolue, mais qui aurait été un vrai contre-sens à une époque où il
+existait des assemblées représentatives, chargées d'accorder ou de
+refuser l'impôt. On avait substitué à ce système l'idée fort simple de
+faire promulguer la loi par le pouvoir exécutif, de la rendre
+exécutoire dans le chef-lieu du gouvernement vingt-quatre heures après
+sa promulgation, et dans les départements après un délai proportionné
+aux distances. Le second article interdisait aux lois tout effet
+rétroactif. Quelques grandes erreurs de la Convention sur ce sujet,
+rendaient cet article utile et même nécessaire. Il fallait poser en
+principe que la loi ne pourrait jamais troubler le passé, et ne
+réglerait que l'avenir. Après avoir limité l'action des lois quant au
+temps, il fallait en limiter l'action quant aux lieux; dire quelles
+seraient les lois qui suivraient les Français hors du territoire de la
+France, et les obligeraient en tous lieux, comme celles qui réglaient,
+par exemple, les mariages et les successions; et quelles seraient les
+lois qui ne les obligeraient que sur le territoire de la France, mais,
+sur ce territoire, obligeraient les étrangers aussi bien que les
+Français. Les lois relatives à la police ou à la propriété devaient
+être dans cette dernière catégorie: c'était l'objet de l'article
+trois. L'article quatre obligeait le juge à juger, même quand la loi
+ne lui semblait pas suffisante. Ce cas venait de se rencontrer plus
+d'une fois, dans la transition d'une législation à l'autre. Souvent,
+en effet, les tribunaux, faute de lois, avaient été sincèrement
+embarrassés de prononcer; souvent aussi ils s'étaient frauduleusement
+soustraits à l'obligation de rendre la justice. La Cour de Cassation
+et le Corps Législatif étaient encombrés de recours en interprétation
+de lois. Il fallait empêcher cet abus, en obligeant le juge à donner
+une décision, dans tous les cas; mais il fallait en même temps
+l'empêcher de se constituer législateur. C'était l'objet de l'article
+cinq, qui défendait aux tribunaux de décider autre chose que le cas
+spécial qui leur était soumis, et de prononcer par voie de disposition
+générale. Enfin le sixième et dernier article limitait la faculté
+naturelle qu'ont les citoyens de renoncer au bénéfice de certaines
+lois, par des conventions particulières. Il rendait absolues et
+impossibles à éluder, les lois relatives à l'ordre public, à la
+constitution des familles, aux bonnes moeurs. Il décidait qu'on ne
+pouvait s'y soustraire par aucune convention particulière.
+
+Ces dispositions préliminaires étaient indispensables, car il fallait
+bien dire quelque part, dans notre législation, comment les lois
+devaient être promulguées, à quel moment elles devenaient exécutoires,
+jusqu'où s'étendaient leurs effets quant au temps et quant aux lieux.
+Il fallait bien prescrire aux juges le mode général de l'application
+des lois, les obliger à juger, mais en leur interdisant de se
+constituer législateurs; il fallait enfin rendre immuables les lois
+qui constituent l'ordre social et la morale, et les soustraire aux
+variations des conventions particulières. Si ces choses étaient
+indispensables à écrire, où pouvait-on mieux le faire qu'en tête du
+Code civil, le premier, le plus général, le plus important de tous les
+Codes? Auraient-elles été mieux placées, par exemple, en tête d'un
+Code de commerce ou de procédure civile? Évidemment ces maximes
+générales étaient nécessaires, bien écrites, et bien placées.
+
+On se ferait difficilement une idée aujourd'hui des critiques
+dirigées par M. Andrieux contre le titre préliminaire du Code civil,
+au nom de la commission du Tribunat. D'abord, ces dispositions,
+suivant lui, pouvaient être placées partout; elles n'appartenaient pas
+plus au Code civil qu'à tout autre. Elles pouvaient, par exemple, se
+trouver en tête de la Constitution, aussi bien qu'en tête du Code
+civil. Cela était vrai; mais puisqu'on n'avait pas songé à les mettre
+en tête de la Constitution, ce qui était naturel, car elles n'avaient
+aucun caractère politique, où les placer mieux que dans le Code, qu'on
+pouvait appeler le Code social?
+
+Secondement, l'ordre de ces six articles était arbitraire, suivant M.
+Andrieux. On pouvait faire du premier le dernier, et du dernier le
+premier. Ceci n'était pas tout à fait exact, et, en y regardant bien,
+il était facile de découvrir une véritable déduction logique, dans la
+manière dont ils étaient disposés. Mais, en tout cas, qu'importait
+l'ordre de ces articles, si l'un était aussi bon que l'autre? Le
+meilleur ordre n'était-il pas celui que des jurisconsultes éminents,
+après le travail le plus consciencieux, avaient préféré? N'y avait-il
+pas assez de difficultés naturelles dans cette grande oeuvre, sans y
+ajouter des difficultés puériles?
+
+Enfin, suivant M. Andrieux, c'étaient des maximes générales,
+théoriques, appartenant plutôt à la science du droit qu'au droit
+positif, qui dispose et commande. Ceci était faux, car la forme de la
+promulgation des lois, la limite donnée à leurs effets, l'obligation
+pour les juges de juger et de ne pas réglementer, l'interdiction de
+certaines conventions particulières contraires aux lois, tout cela
+était impératif.
+
+Ces critiques étaient donc aussi vaines que ridicules. Cependant elles
+touchèrent le Tribunat, qui les jugea dignes de la plus grande
+attention. Le tribun Thiessé trouva la disposition qui interdit aux lois
+tout effet rétroactif extrêmement dangereuse et contre-révolutionnaire.
+C'était, disait-il, rapporter jusqu'à un certain point les conséquences
+de la nuit du 4 août, car les individus nés sous le régime du droit
+d'aînesse et des substitutions, pourraient dire que la loi nouvelle sur
+l'égalité des partages était rétroactive quant à eux, et dès lors nulle
+à leur égard.
+
+[En marge: Rejet par le Tribunat et par le Corps Législatif du titre
+préliminaire du Code civil.]
+
+De telles absurdités furent accueilles, et ce titre préliminaire fut
+rejeté par 63 voix contre 15. Les opposants, enchantés de ce début,
+voulurent poursuivre ce premier succès. D'après la Constitution, le
+Tribunat nommait trois orateurs pour soutenir, contre trois
+conseillers d'État, la discussion des lois devant le Corps Législatif.
+MM. Thiessé, Andrieux, Favard, furent chargés de demander le rejet de
+ce titre préliminaire. Ils l'obtinrent à 142 voix contre 139.
+
+Ce résultat, rapproché des divers votes sur les personnes, de la scène
+sur le mot _sujets_, était grave. On annonçait comme à peu près
+certain le rejet des deux autres titres déjà présentés, sur _la
+jouissance des droits civils_, et _sur la forme des actes de l'état
+civil_. Le rapport de M. Siméon, sur _la jouissance et la privation
+des droits civils_, concluait, en effet, au rejet. M. Siméon, cet
+esprit ordinairement si sage, avait, entre différentes critiques, fait
+celle-ci, c'est que la loi proposée négligeait de dire, que les
+enfants nés de Français dans les colonies françaises, étaient Français
+de droit. Nous citons cette critique singulière, parce qu'elle avait
+excité chez le Premier Consul un étonnement mêlé de colère. Il
+convoqua le Conseil d'État, pour aviser à ce qu'il y avait à faire
+dans cette occurrence. Fallait-il persister ou non dans la marche
+adoptée? fallait-il changer le mode de présentation au Corps
+Législatif? ou bien convenait-il de différer ce grand ouvrage, si
+impatiemment attendu, et de le remettre à une autre époque? Le Premier
+Consul était exaspéré.--Que voulez-vous faire, s'écriait-il, avec des
+gens qui, avant la discussion, disaient que les conseillers d'État et
+les Consuls _n'étaient que des ânes_, et qu'il fallait leur jeter leur
+ouvrage à la tête? Que voulez vous faire, quand un esprit tel que
+Siméon accuse une loi d'être incomplète, parce qu'elle ne déclare pas
+que les enfants nés de Français dans les colonies françaises, sont
+Français? En vérité, on est confondu en présence de si étranges
+aberrations. Même avec la bonne foi apportée dans cette discussion au
+sein du Conseil d'État, nous avons eu la plus grande peine à nous
+mettre d'accord; comment y parvenir, dans une assemblée cinq ou six
+fois plus nombreuse, et qui discute sans bonne foi? Comment rédiger un
+Code tout entier, dans de pareilles conditions? J'ai lu le discours de
+Portalis au Corps Législatif, en réponse aux orateurs du Tribunat: il
+ne leur a rien laissé à dire, _il leur a arraché les dents_. Mais
+quelque éloquent qu'on soit, parlât-on vingt-quatre heures de suite,
+on ne peut rien contre une assemblée prévenue, qui est résolue à ne
+rien entendre.--
+
+[En marge: Discussion au Conseil d'État pour savoir comment on
+procédera pour la présentation des autres titres du Code civil.]
+
+Après ces plaintes, exprimées en un langage vif et amer, le Premier
+Consul demanda l'avis du Conseil d'État sur la meilleure manière de
+s'y prendre, pour assurer l'adoption du Code civil par le Tribunat et
+le Corps Législatif. Le sujet n'était pas nouveau, dans le Conseil
+d'État. On y avait déjà prévu la difficulté, et proposé divers moyens
+pour la résoudre. Les uns avaient imaginé de ne présenter que des
+principes généraux, sur lesquels le Corps Législatif voterait, sauf à
+donner ensuite les développements par voie réglementaire. C'était peu
+admissible, car on comprend difficilement les principes généraux des
+lois, et les développements rédigés séparément. Les autres proposaient
+un plan plus simple: c'était de présenter le Code entier en une seule
+fois. On n'aurait pas, disait-on, plus de peine pour les trois livres
+du Code, qu'on en avait pour un seul. Les Tribuns s'acharneraient sur
+les premiers titres, puis se fatigueraient, et laisseraient aller le
+reste. La discussion se trouverait ainsi réduite par son immensité
+même. Cette conduite était la plus plausible et la plus sage.
+Malheureusement, pour qu'elle pût réussir, il manquait bien des
+conditions. On n'avait pas alors la faculté d'amender les propositions
+du gouvernement, ce qui permet ces petits sacrifices, au moyen
+desquels on satisfait la vanité des uns, on désarme les scrupules des
+autres, en améliorant les lois. Il manquait aussi aux opposants un
+peu de cette bonne foi sans laquelle toute discussion grave est
+impossible; et enfin il manquait au Premier Consul lui-même cette
+patience constitutionnelle, que l'habitude de la contradiction inspire
+aux hommes façonnés au gouvernement représentatif. Il n'admettait pas
+que le bien sincèrement voulu, et laborieusement préparé, pût être
+différé ou gâté, pour plaire à ce qu'il appelait des bavards.
+
+Quelques esprits tranchants allèrent jusqu'à proposer de présenter le
+Code civil comme on présentait les traités, avec une loi d'acceptation
+à côté, et de le faire voter ainsi en bloc, par oui ou par non. Cette
+façon de faire était trop dictatoriale, et on n'y songea pas
+sérieusement.
+
+Sur l'avis des membres les plus éclairés, Tronchet notamment, on
+conclut qu'il fallait attendre quel serait le sort des deux autres
+titres présentés au Tribunat.--Oui, dit le Premier Consul, nous
+pouvons risquer encore deux batailles. Si nous les gagnons, nous
+continuerons la marche commencée. Si nous les perdons, nous entrerons
+dans nos quartiers d'hiver, et nous aviserons au parti à prendre.--
+
+[En marge: On se décide à attendre le sort des deux autres titres
+présentés.]
+
+[En marge: Rejet du titre du Code civil sur la jouissance et la
+privation des droits civils.]
+
+Ce plan de conduite fut adopté, et on attendit l'issue des deux
+discussions. L'opinion commençait à se prononcer fortement contre le
+Tribunat. Aussi les meneurs imaginèrent-ils un moyen, pour tempérer
+l'effet de leurs rejets successifs, ce fut de les entremêler d'une
+adoption. Le titre relatif à la tenue _des actes de l'état civil_ leur
+plaisait fort en lui-même, parce qu'il consacrait plus rigoureusement
+encore les principes de la Révolution à l'égard du clergé, en lui
+interdisant absolument l'enregistrement des naissances, des morts et
+des mariages, pour les attribuer exclusivement aux officiers
+municipaux. Ce titre présenté par le conseiller d'État Thibaudeau
+était excellent, ce qui ne l'aurait pas sauvé, s'il n'eût contenu des
+dispositions contraires au clergé. On se décida donc à l'adopter. Mais
+dans l'ordre de présentation il ne devait venir que le troisième. On
+le fit passer le second, et on le vota sans difficulté, pour rendre
+plus certain le rejet du titre relatif _à la jouissance et à la
+privation des droits civils_. Ce dernier, mis en discussion à son
+tour, fut repoussé à une majorité immense par le Tribunat. Le rejet
+par le Corps Législatif n'était pas douteux. La série des difficultés
+prévues reparaissait donc tout entière. Ces difficultés devaient être
+bien plus graves quand il s'agirait des lois sur le mariage, sur le
+divorce, sur la puissance paternelle. Quant au Concordat, et au projet
+relatif à l'instruction publique, il n'y avait évidemment aucune
+chance de réussir à les faire adopter.
+
+[En marge: Janv. 1802.]
+
+[En marge: Nouveau scrutin pour la candidature au Sénat.]
+
+[En marge: M. Daunou désigné par le Tribunat et le Corps Législatif.]
+
+Mais ce qui acheva de pousser les choses à l'extrême, ce fut un
+nouveau scrutin sur les personnes, qui prit à l'égard du Premier
+Consul le caractère d'une hostilité tout à fait directe. On avait déjà
+fait prévaloir le choix de l'abbé Grégoire comme sénateur,
+contrairement aux propositions du gouvernement, et pour donner un
+signe d'improbation à sa politique religieuse. Restaient, comme on
+vient de le voir, deux places à remplir, et on voulait non-seulement
+qu'elles fussent remplies d'une manière contraire aux propositions
+déjà connues du Premier Consul en faveur de trois généraux, mais on
+tenait aussi à faire le choix qui lui serait le plus désagréable. Ce
+choix était celui de M. Daunou. On s'efforça donc d'obtenir la
+présentation de M. Daunou par les deux autorités législatives à la
+fois, c'est-à-dire par le Tribunat et le Corps Législatif, ce qui
+rendait sa nomination par le Sénat presque inévitable.
+
+On fit les démarches les plus actives, et on sollicita les votes avec
+une hardiesse qui avait lieu d'étonner, en présence d'une autorité
+aussi redoutée que celle du Premier Consul.
+
+M. Daunou fut ballotté au Corps Législatif avec le général
+Lamartillière, candidat du gouvernement. Il y eut des scrutins
+réitérés. Enfin M. Daunou obtint 135 voix et le général Lamartillière
+122. Il fut proclamé candidat du Corps Législatif, pour une des places
+vacantes au Sénat. Au Tribunat M. Daunou eut encore pour concurrent le
+général Lamartillière. Il obtint 48 voix, le général Lamartillière 39:
+il fut proclamé candidat. Il avait donc deux présentations pour une.
+Ce scrutin avait lieu le 1er janvier 1802 (11 nivôse), jour même du
+rejet du titre du Code civil, sur _la jouissance et la privation des
+droits civils_.
+
+[En marge: Le Premier Consul, poussé à bout, songe à un coup d'État.]
+
+D'après les règles ordinaires du régime représentatif, on aurait dû
+dire que la majorité était perdue. Mais, dans ce cas, celui qui aurait
+dû se retirer était le Premier Consul, vu qu'il était tout dans
+l'admiration de la France, comme dans la haine de ses ennemis.
+Cependant personne n'avait la prétention de l'exclure, parce que
+personne n'en avait le moyen. C'était donc une vraie tracasserie,
+indigne d'hommes sérieux. C'était du dépit le plus puéril et le plus
+dangereux en même temps, car on poussait à bout un caractère violent,
+plein du sentiment de sa force, et capable de tout. Le consul
+Cambacérès lui-même, ordinairement fort modéré, voyant là un véritable
+désordre, dit qu'on ne pouvait pas tolérer des hostilités aussi
+directes, et que pour lui, il ne répondait plus de réussir à calmer le
+Premier Consul. En effet la colère de celui-ci était au comble, et il
+annonça hautement la résolution de briser les obstacles qu'on
+cherchait à opposer à tout le bien qu'il voulait faire.
+
+[En marge: Vive allocution à une réunion de sénateurs.]
+
+Le lendemain, 2 janvier (12 nivôse), était le jour de la décade où il
+donnait audience aux sénateurs. Il en vint beaucoup, même de ceux qui
+avaient agi contre lui. Ils venaient, les uns par curiosité, les
+autres par faiblesse, et pour désavouer par leur présence leur
+participation à ce qui se passait. M. Sieyès se trouvait au nombre des
+visiteurs. Le Premier Consul était comme d'usage en uniforme; son
+visage paraissait animé, on s'attendait à quelque scène violente. On
+fit cercle autour de lui. Vous ne voulez donc plus, dit-il, nommer des
+généraux? cependant vous leur devez la paix: ce serait le moment de
+leur témoigner votre reconnaissance.--Après ces premiers mots, les
+sénateurs Kellerman, François de Neufchâteau et d'autres furent
+rudement interpellés. Ils se défendirent assez mal. Puis la
+conversation redevint générale, et le Premier Consul reprit la parole
+en dirigeant ses regards du coté de M. Sieyès.--Il y a des gens,
+dit-il à très-haute voix, qui veulent nous donner un Grand-Électeur,
+et qui songent à un prince de la maison d'Orléans. Ce système, je le
+sais, a des partisans même au Sénat.--Ces paroles faisaient allusion à
+un projet, vrai ou faux, attribué à M. Sieyès, et que ses ennemis lui
+prêtaient auprès du Premier Consul. M. Sieyès, en entendant ces
+paroles offensantes, se retira en rougissant. Le Premier Consul
+s'adressant alors aux sénateurs réunis, ajouta: Je vous déclare que si
+vous nommez M. Daunou sénateur, je prendrai cela pour une injure
+personnelle, et vous savez que je n'en ai jamais souffert aucune.--
+
+Cette scène effraya la masse des sénateurs présents, et affligea les
+plus sages. Ceux-ci voyaient avec peine qu'on poussât à une telle
+irritation un homme si grand, si nécessaire, mais si peu maître de
+lui, quand il était offensé. Les malveillants s'en allèrent, criant
+que jamais on n'avait traité les membres des corps de l'État, d'une
+manière plus indécente et plus insupportable. Cependant le coup était
+porté. La peur avait pénétré dans ces âmes haineuses mais timides, et
+cette bruyante opposition allait s'humilier tristement devant l'homme
+qu'elle avait voulu braver.
+
+[En marge: Le consul Cambacérès fait prévaloir l'idée d'une mesure
+légale, l'exclusion par le scrutin, du cinquième sortant en l'an X.]
+
+Les Consuls discutèrent entre eux le parti à prendre. Le général
+Bonaparte était résolu à un éclat, et à un acte violent. S'il avait eu
+la faculté légale de dissoudre le Tribunat et le Corps Législatif, la
+solution eût été facile par des voies régulières, et elle eût amené,
+par une élection générale, une majorité tout à fait favorable aux
+idées du Premier Consul. Il est vrai qu'une élection générale aurait
+exclu en masse les hommes de la Révolution, et fait surgir des hommes
+entièrement nouveaux, animés plus ou moins de sentiments royalistes,
+tels que ceux contre lesquels il avait fallu faire le 18 fructidor, ce
+qui eût été un malheur d'un autre genre. Tant il est vrai qu'au
+lendemain d'une révolution sanglante, qui avait profondément irrité
+les esprits les uns contre les autres, le libre jeu des institutions
+constitutionnelles était impossible! Pour sortir des mains des
+révolutionnaires irréfléchis, on serait tombé dans les mains des
+royalistes malintentionnés. Mais en tout cas, la dissolution n'était
+pas dans les lois; il fallait trouver un autre moyen.
+
+Le Premier Consul voulait retirer le Code civil, laisser chômer le
+Corps Législatif et le Tribunat, ne plus rien présenter que les lois
+de finances; et puis, quand il aurait bien fait sentir à la France,
+que ces corps étaient l'unique cause de l'interruption apportée aux
+travaux bienfaisants du gouvernement, saisir une occasion de briser
+les instruments incommodes que la Constitution lui imposait. Mais le
+consul Cambacérès, l'homme aux expédients habiles, trouva des moyens
+plus doux, d'une légalité très-soutenable, et d'ailleurs les seuls
+praticables dans le moment. Il dissuada le général, son collègue, de
+toute mesure illégale et violente.--Vous pouvez tout, lui dit-il; on
+souffrirait tout de votre part. On a bien permis au Directoire de
+faire ce qu'il a voulu, au Directoire qui n'avait pour lui ni votre
+gloire, ni votre ascendant moral, ni vos immenses succès militaires et
+politiques. Mais le coup d'État du 18 fructidor, tout nécessaire qu'il
+était, a perdu le Directoire. Il a rendu la Constitution directoriale
+si méprisable, que personne ne l'a plus prise au sérieux. La nôtre est
+bien meilleure. En ayant l'art de s'en servir, on peut faire le bien
+avec elle. Ne la livrons donc pas au mépris public, en la violant au
+premier obstacle qu'elle nous présente.--Le consul Cambacérès admit
+qu'il fallait retirer le Code civil, interrompre la session, mettre
+les corps délibérants en vacance, et faire peser sur eux, comme un
+grave sujet de reproche, l'inaction forcée à laquelle le gouvernement
+allait être réduit. Mais cette inaction était une impasse, et il
+fallait en sortir. M. Cambacérès en trouva le moyen dans l'article 38
+de la Constitution, ainsi conçu: _Le premier renouvellement du Corps
+Législatif et du Tribunat n'aura lieu que dans le cours de l'an_ X.
+
+On était en l'an X (1801-1802). On pouvait très-bien choisir telle
+époque de l'année qu'on voudrait pour faire ce renouvellement. On
+pouvait, par exemple, y procéder dans le courant de l'hiver, en
+pluviôse ou ventôse; renvoyer alors un cinquième du Tribunat et du
+Corps Législatif, ce qui faisait vingt membres pour le Tribunat,
+soixante pour le Corps Législatif; exclure ainsi les plus hostiles,
+les remplacer par des gens sages et paisibles, et ouvrir une session
+extraordinaire au printemps, pour faire adopter les lois qui étaient
+maintenant arrêtées au passage par la mauvaise volonté de
+l'opposition. Ce moyen était évidemment le meilleur. En excluant vingt
+membres du Tribunat et soixante du Corps Législatif, on écartait les
+hommes remuants qui entraînaient la masse inerte, et on intimidait
+ceux qui auraient pu être encore tentés de résister. Mais, si on
+voulait réussir, il fallait disposer du Sénat pour obtenir deux
+choses: premièrement, l'interprétation de l'article 38 dans le sens du
+plan projeté; secondement, l'exclusion des opposants, et leur
+remplacement par des hommes dévoués au gouvernement. M. Cambacérès,
+connaissant bien ce corps, sachant que la masse était timide, et les
+opposants peu courageux, répondait que le Sénat, quand il verrait à
+quel point on l'entraînait au delà des bornes de la prudence et de la
+raison, se prêterait à tout ce que le gouvernement désirerait de lui.
+L'article 38, qu'il s'agissait d'interpréter, ne disait pas quel
+serait le mode employé pour la désignation du cinquième sortant. Dans
+le silence de cet article, le Sénat, chargé de choisir, pouvait
+préférer, à son gré, le scrutin au sort. Il y avait à dire, contre une
+telle interprétation, que l'usage constant, lorsqu'il faut renouveler
+partiellement une assemblée, c'est de recourir au sort, pour désigner
+la portion qui doit être exclue la première. Il y avait à répondre
+qu'on a recours au sort lorsqu'on ne peut pas faire autrement. On ne
+peut pas, en effet, demander à quelques centaines de colléges
+électoraux la désignation du cinquième sortant, car, s'adresser à une
+partie d'entre eux, c'est désigner soi-même ce cinquième; s'adresser
+à tous, c'est recourir à une élection générale, et, dans une élection
+générale, on ne peut pas fixer d'avance le nombre des exclus, car ce
+serait encore désigner soi-même le cinquième qu'il s'agit d'éliminer.
+Le sort est donc la seule ressource, dans le système ordinaire des
+élections, par des colléges électoraux. Mais, ayant ici le Sénat,
+chargé d'élire, et pouvant aisément lui faire désigner par un scrutin
+le cinquième à exclure, il était plus naturel de recourir à l'autorité
+clairvoyante de ses votes qu'à l'autorité aveugle du tirage au sort.
+On rendait, il est vrai, le Sénat arbitre de la question; mais on se
+conformait ainsi au véritable esprit de la Constitution; car, en
+conférant au Sénat toutes les prérogatives du corps électoral, elle
+l'avait rendu juge des conflits qui pouvaient s'élever entre les
+majorités législatives et le gouvernement. En un mot, on rétablissait
+par un subterfuge la faculté de dissolution, indispensable dans tout
+gouvernement régulier.
+
+[En marge: Le Premier Consul adopte le plan proposé par M.
+Cambacérès.]
+
+La raison la plus sérieuse, c'est qu'on se tirait d'embarras, sans
+violer ostensiblement la Constitution. Le Premier Consul déclara qu'il
+admettrait ce plan, ou tout autre, pourvu qu'on le délivrât des hommes
+qui l'empêchaient de faire le bien de la France. M. Cambacérès accepta
+le soin de rédiger un mémoire sur ce sujet. On libella le message qui
+devait annoncer au Corps Législatif que le Code civil était retiré. Ce
+fut le général Bonaparte qui se chargea de le libeller lui-même, dans
+un style noble et sévère.
+
+Déjà l'on commençait à craindre les éclats de sa colère; on disait
+qu'on allait en voir une manifestation prochaine. Le lendemain de la
+scène faite aux sénateurs, le 3 janvier (13 nivôse), un message fut
+envoyé au président du Corps Législatif. Il fut lu au milieu d'un
+silence profond, et qui décelait une sorte de terreur. Ce message
+était ainsi conçu:
+
+«LÉGISLATEURS,
+
+[En marge: On commence par retirer le Code civil.]
+
+»Le gouvernement a résolu de retirer les projets de loi du Code civil.
+
+»C'est avec peine qu'il se trouve obligé de remettre à une autre
+époque les lois attendues avec tant d'intérêt par la nation; mais il
+s'est convaincu que le temps n'est pas venu où l'on portera dans ces
+grandes discussions, le calme et l'unité d'intention qu'elles
+demandent.»
+
+Cette sévérité méritée produisit le plus grand effet. Tous les
+gouvernements ne peuvent pas et ne doivent pas parler un tel langage;
+cependant il faut le leur permettre quand ils ont raison, et qu'ils
+ont dispensé à un pays une immense gloire, d'immenses bienfaits, payés
+par une opposition inconsidérée.
+
+[En marge: Le Corps Législatif et le Sénat, intimidés, imaginent un
+subterfuge pour annuler leurs premiers scrutins, et faire prévaloir
+les candidats du Premier Consul aux places vacantes dans le Sénat.]
+
+Le Corps Législatif, frappé de ce coup, tomba aux pieds du
+gouvernement d'une manière peu honorable. On demanda, séance tenante,
+à passer au scrutin pour la présentation d'un candidat à la troisième
+et dernière place vacante au Sénat. Le croirait-on? les mêmes hommes
+qui s'étaient prêtés avec tant de malveillance à présenter MM.
+Grégoire et Daunou, votèrent à l'instant même pour le général
+Lamartillière. Il obtint 233 suffrages sur 252 votants. On ne pouvait
+pas se rendre plus promptement aux désirs du Premier Consul. En
+conséquence, le général Lamartillière fut déclaré le candidat du Corps
+Législatif.
+
+Cette présentation fournit un expédient au Sénat pour satisfaire le
+Premier Consul, sans s'humilier trop profondément. On ne songeait plus
+à prendre M. Daunou, depuis la scène faite aux sénateurs, dans
+l'audience du 2 janvier. Cependant M. Daunou avait été présenté par
+deux corps à la fois, le Corps Législatif et le Tribunat. Préférer le
+candidat du gouvernement à un candidat qui avait pour lui la double
+présentation des deux assemblées législatives, c'était se jeter trop
+ouvertement aux genoux du Premier Consul. On imagina un assez pauvre
+subterfuge, qui ne sauva pas la dignité du Sénat, et qui ne fit que
+mettre son embarras dans un plus grand jour. Il s'assembla le
+lendemain, 4 janvier (14 nivôse). La présentation de M. Daunou par le
+Corps Législatif avait été résolue le 30 décembre, celle du général
+Lamartillière, le 3 janvier. Le Sénat supposa que la résolution du 30
+décembre n'était pas communiquée, que celle du 3 janvier l'était
+seule, et que le général Lamartillière était, par conséquent, l'unique
+candidat connu du Corps Législatif. Il joignit à ce subterfuge une
+autre ruse plus mesquine encore. On remplissait la seconde des trois
+places vacantes; or, le général Lamartillière était le premier, le
+général Jourdan le second, sur la liste du Premier Consul. On crut
+donc pouvoir considérer le général Jourdan comme le candidat du
+gouvernement pour la place actuellement vacante. Alors le Sénat
+libella ainsi sa décision:
+
+«_Vu le message du Premier Consul du 25 frimaire, par lequel il
+présente le général Jourdan; vu le message du Tribunat du 11 nivôse,
+par lequel il présente le citoyen Daunou; vu enfin le message du Corps
+Législatif du 13 nivôse, par lequel il présente le général
+Lamartillière, le Sénat adopte le général Lamartillière et le proclame
+membre du Sénat conservateur._» Par ce moyen, le Sénat semblait avoir
+adopté, non pas le candidat du Premier Consul, mais celui du Corps
+Législatif. C'était ajouter à la honte de la soumission, la honte d'un
+mensonge qui ne trompait personne. Certes on faisait bien de reculer
+devant un homme indispensable, sans lequel la France eût été plongée
+dans le chaos, sans lequel pas un des opposants n'eût été assuré de
+conserver sa tête; mais il ne fallait pas alors l'offenser, quand on
+savait qu'on ne pourrait pas pousser l'offense jusqu'au bout.
+
+Les opposants du Tribunat jetèrent les hauts cris contre la faiblesse
+du Sénat, faiblesse qu'ils devaient bientôt imiter, et surpasser
+eux-mêmes.
+
+[En marge: Le Premier Consul quitte Paris pour aller présider à Lyon
+la Consulte de la République italienne.]
+
+Le plan adopté par le gouvernement fut immédiatement mis à exécution.
+Les travaux législatifs furent suspendus, et on annonça publiquement
+que le Premier Consul allait quitter Paris, pour faire à Lyon un
+voyage de près d'un mois. L'objet de ce voyage avait la grandeur
+accoutumée des actes du général Bonaparte. Il s'agissait de constituer
+la République Cisalpine, et cinq cents députés, de tout âge, de toute
+condition, passaient en ce moment les Alpes, par un hiver rigoureux,
+pour former à Lyon une grande diète, sous le nom de _Consulte_, et
+recevoir de la main du général Bonaparte, des lois, des magistrats, un
+gouvernement tout entier. Il avait été convenu que chacun ferait la
+moitié du chemin, et Lyon avait été jugé, après Paris, le point le
+plus convenable pour un pareil rendez-vous. De vastes préparatifs
+étaient déjà faits dans cette ville, pour cet imposant spectacle
+politique. On devait même l'entourer d'un grand appareil militaire,
+car les vingt-deux mille hommes restant de l'armée d'Égypte, débarqués
+à Marseille et à Toulon par la marine anglaise, étaient en marche sur
+Lyon, pour y être passés en revue par leur ancien général.
+
+[En marge: Le Corps Législatif et le Tribunat, laissés à Paris dans
+une embarrassante oisiveté.]
+
+On ne s'occupa plus du Corps Législatif ni du Tribunat. On les laissa
+dans une parfaite oisiveté, sans leur expliquer d'aucune façon les
+projets que le gouvernement pouvait avoir conçus. La Constitution ne
+contenait pas plus la faculté de prorogation que celle de dissolution.
+On ne renvoya donc pas les deux assemblées, mais on ne leur fournit
+aucun travail. On avait retiré, outre les lois du Code civil, une loi
+relative au rétablissement de la marque pour le crime de faux. Ce
+crime, par suite des circonstances de la Révolution, s'était multiplié
+d'une manière effrayante. Tant de pièces exigées par les règles
+nouvelles de la comptabilité, tant de certificats de civisme, naguère
+indispensables pour n'être pas considéré comme suspect, tant de
+certificats de présence demandés aux émigrés rentrés pour les purger
+du délit d'émigration, tant de constatations de tout genre, exigées et
+fournies par écrit, avaient donné naissance à une détestable classe de
+criminels: c'étaient les faussaires. Ils infestaient la région des
+affaires, comme naguère les brigands infestaient les grands chemins.
+Le Premier Consul avait voulu une peine spéciale contre eux, comme il
+avait voulu une juridiction spéciale contre les dévastateurs des
+grandes routes, et il venait de proposer la marque. Le crime de faux
+enrichit, disait-il; un faussaire qui a fini sa peine rentre dans la
+société, et avec du luxe il fait oublier son crime. Il faut une
+flétrissure indélébile de la main du bourreau, qui ne permette plus
+aux complaisants que la richesse entraîne toujours après elle, de
+s'asseoir à la table du faussaire enrichi. Cette proposition avait
+rencontré les mêmes difficultés que le Code civil. On la retira, et il
+ne resta plus rien en délibération; car les lois relatives à
+l'instruction publique, au rétablissement des cultes, n'avaient pas
+même été présentées. Quant aux lois de finances, on les réservait pour
+servir de prétexte à une session extraordinaire au printemps. On
+laissa donc cette espèce de parlement, non dissous, non prorogé,
+oisif, inutile, embarrassé de son inaction, et portant aux yeux de la
+France la responsabilité d'une interruption complète dans les bons et
+utiles travaux du gouvernement.
+
+Il fut convenu que pendant l'absence du Premier Consul, M.
+Cambacérès, qui avait un art particulier pour manier le Sénat, se
+chargerait de faire interpréter comme on le voulait, l'article 38 de
+la Constitution, et qu'il veillerait lui-même à l'exclusion des vingt
+et des soixante membres, qu'il s'agissait de faire sortir du Tribunat
+et du Corps Législatif.
+
+Avant de partir, le Premier Consul avait eu à s'occuper de deux
+affaires importantes, l'expédition de Saint-Domingue, et le congrès
+d'Amiens. La seconde le retenait au delà du terme fixé pour son
+départ.
+
+[En marge: Projet d'une expédition à Saint-Domingue.]
+
+L'ambition des possessions lointaines était une vieille ambition
+française, que le règne de Louis XVI, très-favorable à la marine,
+avait réveillée, et que de grands revers maritimes n'avaient pas
+encore découragée. Les colonies étaient alors un sujet d'ardente
+convoitise de la part de toutes les nations commerçantes. L'expédition
+d'Égypte, imaginée pour disputer aux Anglais l'empire de l'Inde, était
+une conséquence de ce penchant général, et sa mauvaise issue avait
+rendu très-vif le désir d'un dédommagement. Le Premier Consul en
+préparait deux, la Louisiane et Saint-Domingue. Il avait donné la
+Toscane, cette belle et précieuse partie de l'Italie, à la cour
+d'Espagne, pour obtenir la Louisiane en échange; et il exigeait en ce
+moment l'exécution de l'engagement pris par cette cour. Il était en
+même temps résolu de recouvrer l'île de Saint-Domingue. Cette île
+était, avant la révolution, la première, la plus importante des
+Antilles, et la plus enviée des colonies à sucre et à café. Elle
+fournissait à nos ports et à notre marine la matière du plus grand
+commerce. Les imprudences de l'Assemblée Constituante avaient induit
+les esclaves à se révolter, et amené les horreurs si tristement
+mémorables, par lesquelles la liberté des noirs avait signalé son
+apparition dans le monde. Un nègre, doué d'un véritable génie,
+Toussaint Louverture, avait fait à Saint-Domingue quelque chose de
+semblable à ce que faisait le Premier Consul en France. Il avait
+dompté, gouverné cette population révoltée, et rétabli une espèce
+d'ordre. Grâce à lui on n'égorgeait plus à Saint-Domingue, et on
+commençait à y travailler. Il avait imaginé une Constitution qu'il
+avait soumise au Premier Consul, et il montrait pour la métropole une
+sorte d'attachement national. Ce nègre avait pour l'Angleterre un
+profond éloignement; il demandait à être libre, et Français. Le
+Premier Consul avait d'abord admis cet état de choses; mais bientôt il
+avait conçu des doutes sur la fidélité de Toussaint Louverture, et,
+sans vouloir ramener les nègres à l'esclavage, il songeait à profiter
+de l'armistice maritime, résultant des préliminaires de Londres, pour
+expédier à Saint-Domingue une escadre et une armée. Le Premier Consul
+avait, à l'égard des noirs, le projet de maintenir la situation que
+les événements avaient amenée. Il voulait, dans toutes les colonies où
+la révolte n'avait pas pénétré, maintenir l'esclavage, sauf à
+l'adoucir, et à Saint-Domingue souffrir une liberté devenue
+indomptable. Mais il prétendait assurer la domination de la métropole
+dans cette dernière île, et pour cela y avoir une armée. Soit que les
+noirs restes libres devinssent des sujets infidèles, soit que les
+Anglais recommençassent la guerre, il avait l'intention, en respectant
+la liberté des noirs, de rendre leurs propriétés aux anciens colons,
+qui remplissaient Paris de leur misère, de leurs plaintes, de leurs
+imprécations contre le gouvernement de Toussaint-Louverture. Une
+considérable partie des nobles français, déjà privés de leurs biens en
+France par la Révolution, étaient en même temps colons de
+Saint-Domingue, et dépouillés des riches habitations qu'ils avaient
+jadis possédées dans cette île. On ne voulait pas leur rendre leurs
+biens en France, devenus biens nationaux; mais on pouvait leur rendre
+leurs sucreries, leurs caféteries à Saint-Domingue, et c'était un
+dédommagement qui semblait pouvoir les satisfaire. Ce furent là les
+motifs très-divers, qui agirent sur la détermination du Premier
+Consul. Recouvrer la plus grande de nos colonies, la tenir non pas de
+la douteuse fidélité d'un noir devenu dictateur, mais de la force des
+armes; la posséder solidement contre les noirs et les Anglais; rendre
+aux anciens colons leurs propriétés, cultivées par des mains libres;
+joindre enfin à cette reine des Antilles les bouches du Mississipi, en
+acquérant la Louisiane, telles furent les combinaisons du Premier
+Consul, combinaisons regrettables, comme on le verra bientôt, mais
+commandées, pour ainsi dire, par une disposition des esprits, qui
+était générale en France à cette époque.
+
+Il importait de se hâter, car, bien que la paix définitive négociée en
+ce moment dans le congrès d'Amiens, fût à peu près certaine, il
+fallait, à tout événement, si les Anglais faisaient surgir des
+prétentions nouvelles et inadmissibles, il fallait profiter des
+quelques mois pendant lesquels la mer allait être ouverte, pour
+envoyer une flotte. Le Premier Consul fit préparer à Flessingue,
+Brest, Nantes, Rochefort et Cadix, un immense armement, composé de 26
+vaisseaux de ligne, et de 20 frégates, capables de porter vingt mille
+hommes. Il donna le commandement de l'escadre à l'amiral
+Villaret-Joyeuse, et le commandement des troupes au général Leclerc,
+l'un des bons officiers de l'armée du Rhin, devenu le mari de sa soeur
+Pauline. Il exigea que cette soeur accompagnât son mari. Il avait pour
+elle une tendresse extrême: il envoyait donc là ce qu'il avait de plus
+cher, et ne voulait pas, comme le dirent depuis les partis, déporter
+dans un pays fiévreux et mortel, les soldats et les généraux de
+l'armée du Rhin qui lui faisaient ombrage. Une autre circonstance
+prouve l'intention qui le dirigea dans la composition du corps envoyé
+à Saint-Domingue. Comme la paix semblait devoir être générale, et dès
+lors solide, les militaires craignaient de n'avoir plus de carrière.
+Un très-grand nombre demandaient à faire partie de l'expédition, et ce
+fut une faveur qu'on fut obligé de distribuer entre eux, avec une
+sorte de justice et d'égalité. Le brave Richepanse, ce héros de
+l'armée d'Allemagne, fut donné comme lieutenant au général Leclerc.
+
+[En marge: Départ de l'expédition de Saint-Domingue.]
+
+Le Premier Consul apporta dans ces préparatifs sa célérité accoutumée;
+et il pressa, tant qu'il put, le départ de ces divisions navales,
+répandues depuis la Hollande jusqu'à l'extrémité méridionale de la
+Péninsule. Cependant, avant qu'elles missent à la voile, on fut obligé
+de s'en expliquer avec les ministres anglais, que ce vaste armement
+offusquait beaucoup. On eut quelque peine à les rassurer, bien qu'en
+réalité ils désirassent l'expédition. Ils n'étaient pas alors aussi
+ardents pour l'affranchissement des nègres, que les ministres
+britanniques ont paru l'être depuis. Le spectacle de la liberté des
+noirs à Saint-Domingue, les effrayait pour leurs colonies, surtout
+pour la Jamaïque. Ils souhaitaient donc le succès de notre entreprise;
+mais la grandeur des moyens les inquiétait, et ils auraient voulu que
+les troupes fussent embarquées sur des bâtiments de commerce. On
+réussit pourtant à leur faire entendre raison; ils se résignèrent à
+laisser passer cet immense armement, en envoyant toutefois une escadre
+d'observation. Ils promirent même de mettre toutes les ressources de
+la Jamaïque en vivres et munitions à la disposition de l'armée
+française, moyennant, bien entendu, le payement de ce qui serait
+fourni. La principale division navale, formée à Brest, mit à la voile
+le 14 décembre. Les autres suivirent à peu de distance. À la fin de
+décembre toute l'expédition était en mer, et devait par conséquent
+être arrivée à Saint-Domingue, quel que fut le résultat des
+négociations d'Amiens.
+
+[En marge: Congrès d'Amiens.]
+
+[En marge: Lenteurs causées par L'Espagne qui refuse d'envoyer un
+négociateur au congrès.]
+
+Ces négociations, conduites par lord Cornwallis et Joseph Bonaparte,
+marchaient lentement, sans néanmoins faire craindre une rupture. La
+première cause du retard avait été dans la composition même du
+congrès, qui devait comprendre non-seulement les plénipotentiaires
+français et anglais, mais aussi les plénipotentiaires hollandais et
+espagnol; car, d'après les préliminaires, la paix devait être conclue
+entre les deux grandes nations belligérantes et tous leurs alliés.
+L'Espagne, qui d'une extrême intimité avait passé presque à
+l'inimitié, contrariait le Premier Consul en n'envoyant pas son
+plénipotentiaire au congrès. Comme, au fond, elle savait que la paix
+était certaine, et qu'elle n'avait à figurer dans le protocole que
+pour l'abandon de la Trinité, elle ne se hâtait guère de faire arriver
+son négociateur. Les Anglais, de leur côté, voulaient voir au congrès
+d'Amiens un plénipotentiaire espagnol, pour obtenir une cession en
+forme de l'île de la Trinité. Ils annonçaient même ne vouloir pas
+négocier, si le plénipotentiaire espagnol n'était pas présent. Le
+Premier Consul fut obligé de prendre avec la cour d'Espagne un ton qui
+réveillât son apathie, et il ordonna au général Saint-Cyr, devenu
+ambassadeur à la place de Lucien, de mettre sous les yeux du roi et de
+la reine la conduite extravagante du prince de la Paix, et de leur
+déclarer que, si _on continuait à se conduire dans ce système, cela
+finirait par un coup de tonnerre_[21].
+
+ [Note 21: Voici cette lettre, fort importante pour apprécier
+ les relations de la France avec l'Espagne à cette époque.
+
+ _Au citoyen Saint-Cyr, ambassadeur à Madrid._
+
+ 10 frimaire, an X (1er décembre 1801).
+
+ Je ne comprends plus rien, citoyen ambassadeur, à la conduite
+ du cabinet de Madrid. Je vous charge spécialement de faire
+ toutes les démarches pour faire ouvrir les yeux à ce cabinet,
+ pour qu'il prenne une marche régulière et convenable. Le
+ sujet me paraît tellement important, que je crois devoir vous
+ en écrire moi-même.
+
+ La plus intime union régnait entre la France et l'Espagne
+ lorsque S. M. jugea à propos de ratifier le traité de
+ Badajoz.
+
+ M. le prince de la Paix passa alors à notre ambassadeur une
+ note dont j'ordonne qu'on vous envoie la copie. Cette note
+ était trop pleine d'injures grossières pour que je dusse y
+ faire attention. Peu de jours après, il remit à l'ambassadeur
+ français à Madrid une note dans laquelle il déclarait que S.
+ M. C. allait faire sa paix particulière avec l'Angleterre.
+ J'ordonne également qu'on vous en envoie copie. Je sentis
+ alors combien je pouvais peu compter sur les efforts d'une
+ puissance dont le ministre s'exprimait avec si peu d'égards,
+ et montrait un tel dérèglement dans sa conduite. Connaissant
+ pleinement la volonté du roi, je lui aurais fait connaître
+ directement la mauvaise conduite de son ministre, si la
+ maladie de S. M. ne fût survenue sur ces entrefaites.
+
+ J'ai fait prévenir plusieurs fois la cour d'Espagne que son
+ refus d'exécuter la convention de Madrid, c'est-à-dire
+ d'occuper le quart du territoire portugais, entraînerait la
+ perte de la Trinité: elle n'a tenu aucun compte de ces
+ observations.
+
+ Dans les négociations qui ont eu lieu à Londres, la France a
+ discuté les intérêts de l'Espagne comme elle l'aurait fait
+ pour elle-même; mais enfin S. M. B. n'a jamais voulu se
+ désister de la Trinité, et je n'ai pas pu m'y opposer,
+ d'autant plus que l'Espagne menaçait la France, par une note
+ officielle, d'une négociation particulière: nous ne pouvions
+ plus compter sur son secours pour la continuation de la
+ guerre.
+
+ Le congrès d'Amiens est réuni, et la paix définitive sera
+ promptement signée; cependant S. M. C. n'a pas encore fait
+ publier les préliminaires, ni fait connaître de quelle
+ manière elle voulait traiter avec l'Angleterre. Il devient
+ cependant bien essentiel pour sa considération en Europe,
+ pour les intérêts de sa couronne, qu'elle prenne promptement
+ un parti, sans quoi la paix définitive sera promptement
+ signée sans sa participation.
+
+ L'on m'a dit qu'à Madrid on voulait revenir sur la cession de
+ la Louisiane; la France n'a manqué à aucun traité fait avec
+ elle, et elle ne souffrira pas qu'aucune puissance lui manque
+ à ce point. Le roi de Toscane est sur son trône et en
+ possession de ses États, et S. M. C. connaît trop la foi
+ qu'elle doit à ses engagements, pour refuser plus long-temps
+ la mise en possession de la Louisiane.
+
+ Je désire que vous fassiez connaître à Leurs Majestés mon
+ extrême mécontentement de la conduite injuste et
+ inconséquente du prince de la Paix.
+
+ Dans le dernier mois, ce ministre n'a épargné ni notes
+ insultantes, ni démarches hasardées: tout ce qu'il a pu faire
+ contre la France, il l'a fait. Si l'on continue dans ce
+ système, dites hardiment à la reine et au prince de la Paix
+ que cela finira par un coup de tonnerre.]
+
+[En marge: Autres difficultés avec les Hollandais.]
+
+Le ministre espagnol destiné à figurer au congrès d'Amiens, M.
+Campo-Alange, était malade en Italie. L'Espagne se décida enfin à
+donner à M. d'Azara, ambassadeur à Paris, l'ordre de se rendre au
+congrès. Cette difficulté levée avec les Espagnols, il y en avait une
+autre à lever avec les Hollandais. Le plénipotentiaire hollandais, M.
+Schimmelpenninck, ne voulait pas admettre la base des préliminaires,
+c'est-à-dire la cession de Ceylan, avant de savoir comment la Hollande
+serait traitée relativement à la restitution de ses flottes passées en
+Angleterre, relativement aux indemnités qu'on prétendait exiger pour
+le stathouder dépossédé, relativement enfin à certaines questions de
+limites avec la France. Joseph Bonaparte eut ordre de notifier à M.
+Schimmelpenninck, qu'il ne serait reçu au congrès qu'à la condition de
+reconnaître préalablement les préliminaires de Londres, comme base de
+la négociation. Lord Cornwallis s'étant contenté de cette forme, le
+congrès se trouva constitué.
+
+Cependant les Anglais auraient voulu y introduire le Portugal, sous le
+prétexte que c'était un allié de l'Angleterre. Le motif secret était
+d'obtenir l'exemption, pour la cour de Lisbonne, de la contribution
+de 20 millions, qui lui avait été imposée par une condition du traité
+de Madrid. Le Premier Consul s'y refusa, en déclarant que la paix de
+la France avec le Portugal était faite, et n'était plus à faire. Cette
+prétention écartée, le congrès se mit à l'oeuvre, et on fut bientôt
+d'accord sur les bases.
+
+[En marge: Les préliminaires de Londres pris pour base invariable du
+traité définitif.]
+
+Pour éviter des difficultés incalculables, on convint de repousser
+toute demande en dehors des préliminaires: _Rien de plus, rien de
+moins que les articles de Londres_, fut la maxime réciproquement
+admise. Les Anglais avaient, en effet, remis en discussion l'abandon
+par la France de l'île de Tabago. Le Premier Consul, de son côté,
+avait demandé une extension de territoire dans la région de
+Terre-Neuve, pour améliorer les pêcheries françaises. De part et
+d'autre on avait repoussé une telle prétention, et, pour en finir, on
+était convenu de ne rien réclamer au delà des concessions contenues
+dans le traité des préliminaires. Autrement c'était mettre la paix en
+question, en faisant renaître des difficultés heureusement résolues.
+Ce principe adopté, il restait à préciser par la rédaction les
+stipulations de Londres.
+
+Deux points importants étaient à résoudre: le payement des frais pour
+les prisonniers, et le régime à imposer à l'île de Malte.
+
+[En marge: Difficultés relativement aux prisonniers.]
+
+L'Angleterre avait eu à nourrir beaucoup plus de prisonniers français,
+que la France de prisonniers anglais, et elle réclamait le
+remboursement de la différence. La France répondait que le principe
+généralement reconnu était, que chaque nation nourrît les prisonniers
+qu'elle avait faits; que, si on voulait le principe contraire, la
+France avait à demander un remboursement pour les Russes, les
+Bavarois, et autres soldats aux gages de l'Angleterre, qu'elle avait
+pris et entretenus; que les combattants soldés par l'Angleterre
+devaient figurer au nombre des prisonniers, qu'elle avait le devoir
+d'entretenir. Du reste, ajoutait le plénipotentiaire français, c'était
+là une pure question d'argent, à vider par le moyen de commissaires
+liquidateurs.
+
+[En marge: Difficultés relativement à Malte.]
+
+Quant à Malte, la question était plus sérieuse. Les Anglais et les
+Français étaient à cet égard pleins de défiance, ils semblaient
+entrevoir l'avenir, et craignaient que l'île ne repassât, un jour, au
+pouvoir de l'une ou de l'autre puissance. Le Premier Consul, par un
+singulier instinct, proposait de détruire les établissements
+militaires de Malte de fond en comble, de ne laisser subsister que la
+ville démantelée, d'y créer un grand lazaret neutre, commun à toutes
+les nations, et de convertir l'ordre en un ordre hospitalier, qui
+n'aurait plus aucune force militaire.
+
+Les Anglais n'étaient pas rassurés par cette proposition. Ils disaient
+que le rocher était tellement fort, que, même dépourvu des
+fortifications accumulées par les chevaliers, il serait un point
+encore très-redoutable. Ils alléguaient la résistance de la population
+maltaise à toute destruction de ses belles forteresses, et proposaient
+la reconstitution de l'ordre sur des bases nouvelles et plus solides.
+Ils voulaient y laisser une langue française, moyennant qu'on y
+instituât une langue anglaise, et une langue maltaise, celle-ci
+accordée à la population de l'île, pour lui donner part à son
+gouvernement; ils voulaient que ce nouvel établissement fût placé sous
+la garantie d'une grande puissance, la Russie, par exemple. Les
+Anglais espéraient qu'avec les langues anglaise et maltaise, qui leur
+seraient dévouées, ils auraient un pied dans l'île, et empêcheraient
+les Français d'y rentrer.
+
+Le Premier Consul insista pour la destruction des fortifications,
+disant que l'ordre était aujourd'hui fort difficile à reconstituer;
+que déjà la Bavière s'était emparée de ses propriétés en Allemagne;
+que l'Espagne, depuis l'établissement de la protection russe sur
+Malte, songeait à en faire autant, et à prendre les biens qui étaient
+situés chez elle; que l'institution de chevaliers protestants serait
+une raison déterminante à ses yeux; que le Pape, déjà fort contraire à
+tout ce qu'on faisait à l'égard de l'ordre, ne consentirait à aucun
+prix aux nouveaux arrangements, et que la France enfin ne pouvait
+fournir une langue française, vu que ses lois actuelles n'admettaient
+plus en aucune façon le rétablissement d'une institution nobiliaire.
+Il accordait bien, si on y tenait, le rétablissement de l'ordre de
+Malte sur ses anciennes bases, avec la conservation des fortifications
+existantes, mais sans langue anglaise ni française, et sous la
+garantie de la cour la plus voisine, celle de Naples. Il repoussait la
+garantie de la Russie.
+
+On n'avait parlé d'aucun des arrangements du continent. Le Premier
+Consul l'avait expressément défendu à la légation française.
+Cependant, comme le roi d'Angleterre prenait un intérêt très-vif à la
+maison d'Orange, privée du stathoudérat, le Premier Consul voulait
+bien se charger de lui procurer un dédommagement territorial en
+Allemagne, lorsque serait traitée la grande question des indemnités
+germaniques. Il demandait en retour la restitution, en nature ou en
+argent, de la flotte batave enlevée par les Anglais.
+
+Au fond il n'y avait dans tout cela rien d'absolu, rien
+d'inconciliable; car la question des prisonniers était une affaire
+d'argent, toujours arrangeable au moyen de deux liquidateurs. La
+question de Malte était plus difficile, car c'était une affaire de
+défiance réciproque. Il fallait (et c'était possible), il fallait
+trouver un système qui rassurât tout le monde, contre l'éventualité
+d'une occupation subite, par l'une des deux grandes nations maritimes.
+Quant à l'affaire du stathouder, rien n'était plus aisé, puisqu'on
+était d'accord.
+
+[En marge: Ordre donné par le Premier Consul, à son frère Joseph,
+d'être coulant sur les difficultés de détail.]
+
+Le Premier Consul souhaitait d'en finir au plus tôt. Il désirait avoir
+le traité tout prêt à son retour de Lyon, vu qu'il se proposait
+d'apporter ce complément de la paix générale, avec le Concordat et les
+lois de finances, au Corps Législatif renouvelé. Il donna donc à son
+frère Joseph l'ordre d'être coulant sur les difficultés de détail qui
+restaient à résoudre, et de pousser vivement à la signature.
+
+[En marge: Départ du Premier Consul pour Lyon.]
+
+Le Premier Consul partit le 8 janvier (18 nivôse) avec sa femme et une
+partie de sa maison militaire, pour se rendre à Lyon. M. de Talleyrand
+l'y avait devancé, pour tout disposer, de manière qu'à son arrivée,
+il n'eût plus que des résultats à sanctionner par sa présence.
+L'hiver était rigoureux, et néanmoins tous les députés italiens se
+trouvaient déjà réunis, et ils s'impatientaient de ne pas voir
+paraître le général Bonaparte, objet principal de leur voyage.
+
+[En marge: Affaires d'Italie.]
+
+[En marge: Avis divers sur la constitution de la République
+italienne.]
+
+Le moment était venu de régler les affaires d'Italie, en constituant
+une seconde fois la République Cisalpine. M. de Talleyrand était fort
+contraire à cette création. Ce ministre alléguait la difficulté de
+faire marcher les choses dans une république; il citait les
+Républiques Batave, Helvétique, Ligurienne, Romaine et Parthénopéenne,
+et les embarras qu'on avait eus, ou qu'on avait encore avec elles. Il
+disait qu'on avait assez de ces filles de la République française,
+qu'il n'en fallait pas une de plus, et proposait une principauté ou
+une monarchie, comme celle d'Étrurie, qu'on donnerait à quelque
+prince, ami et dépendant de la France. Il n'aurait pas été éloigné
+d'accorder cet État à un prince de la maison d'Autriche, au grand-duc
+de Toscane, par exemple, qu'on devait indemniser en Allemagne, si on
+ne l'indemnisait pas en Italie. Cette combinaison, infiniment agréable
+pour l'Autriche, l'aurait fort attachée à la paix. Elle eût satisfait
+également les puissances allemandes, qui auraient eu par ce moyen un
+copartageant de moins à dédommager, avec les terres des princes
+ecclésiastiques. Elle aurait plu surtout au Pape, qui espérait qu'on
+lui rendrait les Légations, lorsqu'on ne serait plus lié par les
+promesses faites à la Cisalpine. Cette combinaison, en un mot, était
+du goût de tout le monde en Europe; car elle supprimait une
+république, laissait un territoire de plus à répartir, et plaçait un
+État de moins sous la domination directe de la République française.
+
+[En marge: Nécessité de constituer l'Italie.]
+
+C'était assurément une raison de grand poids que celle de rendre notre
+grandeur plus supportable à l'Europe, et de donner ainsi plus de
+chances à la durée de la paix. Quand la France avait le Rhin et les
+Alpes pour frontières, quand elle avait sous son influence immédiate
+la Suisse, la Hollande, l'Espagne et l'Italie; quand elle possédait
+directement le Piémont, du consentement général, quoique tacite, de
+toutes les puissances; quand elle en était arrivée à ce degré de
+grandeur, la politique la plus modérée était, dès ce jour même, la
+meilleure et la plus sensée. Sous ce rapport M. de Talleyrand avait
+raison. Cependant, après tout ce qu'on avait fait, on était forcément
+engagé à constituer l'Italie; et puisqu'on l'avait déjà enlevée à
+l'Autriche, il fallait songer à la lui enlever irrévocablement,
+résultat qu'on ne pouvait obtenir qu'en la constituant d'une manière
+forte et indépendante. On ne froissait par là que l'Autriche seule, et
+une des cent batailles qu'on a livrées depuis, pour créer des royaumes
+français sur tout le continent, aurait suffi pour faire supporter
+définitivement à l'Europe l'état de choses qu'on aurait voulu créer en
+Italie.
+
+[En marge: Manière de la constituer.]
+
+Dans ce système, il fallait renoncer à posséder le Piémont, car si les
+Italiens préfèrent les Français aux Allemands, au fond ils n'aiment ni
+les uns ni les autres, parce que les uns et les autres sont étrangers
+pour eux. C'est un sentiment naturel et légitime, qu'on doit
+respecter. Les Français, protégeant l'Italie sans la posséder, se
+l'attachaient pour toujours, et ne s'y préparaient pas ces brusques
+revirements d'affection, dont elle a donné tant de fois l'exemple,
+depuis que, ballottée entre les Français et les Allemands, elle n'a
+jamais fait que changer de maîtres. Il aurait fallu, dans ce plan, ne
+pas donner l'Étrurie à un prince espagnol. Réunissant alors la
+Lombardie, le Piémont, les duchés de Parme et de Modène, le Mantouan,
+les Légations, la Toscane, on constituait un État superbe, s'étendant
+depuis les Alpes maritimes jusqu'à l'Adige, depuis la Suisse jusqu'à
+l'État romain. Il était facile de détacher, soit en Toscane, soit dans
+la Romagne, une portion de territoire pour dédommager le Pape, dont le
+dévouement ne pouvait pas être durable, si tôt ou tard on ne venait au
+secours de sa misère. Il fallait réunir ces provinces diverses sous un
+gouvernement fédératif, dans lequel le pouvoir exécutif fût fortement
+constitué, qui pût rassembler promptement ses forces, et donner à nos
+armées le temps de venir à son secours. L'alliance, en effet, devait
+être intime entre cet État et la France, car il ne pouvait vivre que
+par elle; et la France, de son côté, devait avoir à son existence un
+intérêt immense et invariable.
+
+Un État italien de dix ou douze millions d'habitants, possédant les
+plus belles frontières, baigné par deux mers, ayant à la première
+guerre heureuse la chance certaine de s'accroître des États vénitiens,
+et de s'étendre alors aux frontières naturelles de l'Italie,
+c'est-à-dire aux Alpes juliennes; pouvant plus tard comprendre, au
+moyen d'un simple lien fédératif, qui laisserait à chaque principauté
+son indépendance propre, la République génoise nouvellement
+constituée, le Pape, avec les conditions nécessaires à son existence
+politique et religieuse, l'État de Naples, délivré d'une cour inepte
+et sanguinaire, un tel État ainsi constitué, et avec les
+accroissements que l'avenir lui préparait, était le fondement de la
+régénération italienne, et donnait à l'Europe une troisième
+fédération, laquelle ajoutée aux deux qui existaient déjà, l'allemande
+et la suisse, devait rendre d'immenses services à l'équilibre général.
+
+Quant à la difficulté de gouverner l'Italie, elle pouvait être résolue
+par le protectorat de la France, qui, en s'étendant sur elle pendant
+tout un règne, la conduirait par la main dans ces premières voies
+d'indépendance et de liberté.
+
+[En marge: Plan actuel du Premier Consul à l'égard de l'Italie.]
+
+Du reste le plan qu'on suivait en ce moment, n'excluait pas ce bel
+avenir, car le Piémont pouvait être restitué un jour au nouvel État
+italien, le duché de Parme à la mort du duc actuel, mort qui d'après
+toutes les probabilités devait être prochaine; l'Étrurie elle-même
+pouvait lui être rendue s'il le fallait. Il était donc facile de
+reprendre ce plan ultérieurement, et c'était en poser un premier et
+large fondement, que de constituer la Cisalpine en république
+indépendante. D'ailleurs, il valait peut-être mieux, dans le moment,
+ne pas avouer tout entier le projet d'une régénération italienne,
+pour ne pas effaroucher l'Europe. Mais morceler les belles provinces
+qu'on possédait actuellement, comme le proposait M. de Talleyrand,
+pour construire une petite monarchie de plus au profit d'un prince
+autrichien, c'était donner l'Italie à l'Autriche, car ce prince,
+quoiqu'on fît, serait toujours autrichien, et les peuples eux-mêmes,
+dont on aurait indignement trahi les espérances, concevant pour la
+France une haine méritée, reviendraient aux Allemands par ressentiment
+et par désespoir.
+
+Le général Bonaparte, qui avait acquis sa première et peut-être sa
+plus belle gloire, en délivrant l'Italie des mains de l'Autriche, ne
+pouvait commettre une telle faute. Il adopta un système moyen, qui
+n'empêchait pas plus tard un vaste système d'indépendance italienne,
+qui devait même en être le commencement.
+
+[En marge: Délimitation de la nouvelle République italienne.]
+
+[En marge: Grands travaux de fortification pour défendre et contenir
+l'Italie.]
+
+[En marge: Création de la grande place d'Alexandrie.]
+
+Il donna donc à la République Cisalpine toute la Lombardie jusqu'à
+l'Adige, les Légations, le duché de Modène, tout ce qu'elle avait en
+un mot à la paix de Campo-Formio. Le duché de Parme restait en
+suspens; le Piémont appartenait dans le moment à la France. La
+Cisalpine, telle qu'on la constituait, comptait près de cinq millions
+d'habitants. Elle pouvait aisément produire un revenu de 70 à 80
+millions, et entretenir une armée de 40 mille hommes, qui
+n'absorberait pas au delà de la moitié de son revenu, et laisserait
+des ressources suffisantes pour payer convenablement son
+administration. Elle était couverte en avant par les Alpes et l'Adige;
+elle avait à gauche le Piémont devenu français, à droite l'Adriatique;
+en arrière la Toscane, placée sous la dépendance de la France. Elle
+était donc entourée de tout côté par notre protection. D'immenses
+travaux de fortifications ordonnés par le général Bonaparte, avec une
+sûreté de coup d'oeil et une expérience du pays, que personne au monde
+ne pouvait posséder au même degré, devaient la rendre inaccessible aux
+Autrichiens, et toujours secourable à temps par la France. L'Adige
+était fortifié, depuis Rivoli jusqu'à Legnago, de manière à ne pouvoir
+pas être franchi. Les environs du lac de Garda, et notamment la
+position de la Rocca d'Anfo, étaient assez bien fermés, pour que la
+ligne de l'Adige ne pût pas être tournée. Le Mincio formait une
+seconde ligne en arrière. Peschiera et Mantoue, fort accrues,
+donnaient une grande force à ce second boulevard. Mantoue notamment,
+améliorée sous les rapports défensif et sanitaire, devait subsister
+par elle-même, l'Adige fût-il forcé. D'autres ouvrages avaient pour
+but d'assurer en tout temps l'arrivée des armées françaises. Elles
+pouvaient déboucher, premièrement, par le Valais sur le Milanais, en
+suivant la route du Simplon; secondement, par la Savoie ou la Provence
+sur le Piémont, en suivant les routes du mont Cenis, du mont Genèvre,
+du col de Tende. On a vu que des travaux étaient ordonnés pour rendre
+ces quatre routes prochainement praticables à tous les transports. Il
+fallait y créer de solides points d'appui, de vastes établissements
+militaires, destinés, soit à recueillir une armée française,
+momentanément obligée de se retirer, soit à servir de débouché à
+cette même armée, mise en état de reprendre l'offensive. Pour cela
+deux places avaient été choisies, et étaient devenues l'objet de
+grandes dépenses: l'une au débouché de la route du Simplon, l'autre au
+débouché des trois routes du mont Cenis, du mont Genèvre, du col de
+Tende. La première, et la moindre des deux, devait être située à
+l'extrémité du lac Majeur. Telle qu'on l'avait projetée, elle pouvait
+contenir les malades, les blessés, le matériel des troupes en
+retraite, ainsi que la flottille du lac, et se défendre trois ou
+quatre semaines, jusqu'à ce qu'une armée de secours, traversant le
+Simplon, pût se reporter en avant. La seconde, et la plus grande,
+faite pour contenir le Piémont, pour recevoir toutes les ressources
+des armées françaises, pour leur servir de point d'appui et de moyen
+de descendre en tout temps en Italie, la seconde, aussi forte, aussi
+vaste que Mayence, Metz ou Lille, pouvant soutenir le plus long siége,
+devait être construite à Alexandrie même. Ce point, voisin du champ de
+bataille de Marengo, était reconnu comme le plus favorable aux grandes
+combinaisons militaires, dont l'Italie peut devenir le théâtre. Turin
+se trouvait trop sous l'influence d'une population nombreuse, et en
+certains cas ennemie. Pavie était au delà du Pô. Alexandrie, entre le
+Pô et le Tanaro, au vrai débouché de toutes les routes, réunissait les
+plus grands avantages, et pour cela fut préférée. De vastes travaux
+furent ordonnés. Ceux-ci, étant en Piémont, durent être exécutés aux
+dépens du trésor français; tous les autres devaient l'être avec les
+fonds de la Cisalpine, parce qu'ils la concernaient plus
+particulièrement.
+
+Grâce à ces dispositions, la France, toujours en mesure de secourir la
+Cisalpine, tenait sous sa main la haute et la moyenne Italie, et
+dominait de son influence l'Italie méridionale. Elle pouvait envoyer à
+Rome et à Naples des ordres moins ostensibles, mais tout aussi obéis
+qu'à Turin ou Milan.
+
+[En marge: Gouvernement donné à la Cisalpine.]
+
+Il fallait donner un gouvernement à cette République Cisalpine. On
+avait commencé par lui composer des autorités provisoires, consistant
+dans un comité exécutif de trois membres, MM. de Somma-Riva, Visconti
+et Ruga, et dans une _Consulte_, espèce d'assemblée législative peu
+nombreuse, choisie parmi les hommes sages et dévoués. Mais un tel état
+de choses ne pouvait être maintenu long-temps.
+
+Le Premier Consul avait auprès de lui le ministre de la Cisalpine à
+Paris, M. Marescalchi, de plus MM. Aldini, Serbelloni et Melzi,
+envoyés en France pour les affaires de l'Italie. C'étaient les
+personnages les plus considérables du pays. Il les consulta sur
+l'organisation à donner à la nouvelle république, et, d'accord avec
+eux, il rédigea une constitution, imitée à la fois de la Constitution
+française et des anciennes constitutions italiennes.
+
+[En marge: Forme de la constitution imaginée.]
+
+Au lieu de la liste des notables de M. Sieyès, qui commençait à être
+décriée en France, le Premier Consul et ses collaborateurs imaginèrent
+trois colléges électoraux, permanents et à vie, se complétant
+eux-mêmes quand la mort y faisait des vide. Le premier devait être
+composé de grands propriétaires, au nombre de 300; le second, de
+commerçants notables, au nombre de 200; le troisième, des gens de
+lettres, des savants, des ecclésiastiques les plus distingués
+d'Italie, au nombre de 200. Ces trois colléges devaient choisir dans
+leur propre sein une commission de 21 membres, dite _Commission de
+Censure_, qui avait la mission d'élire tous les corps de l'État, et de
+remplir le rôle électoral que le Sénat remplissait en France.
+
+Cette autorité créatrice devait nommer ensuite, sous le titre de
+_Consulte d'État_, un Sénat de huit membres, chargé, comme le Sénat
+français, de veiller à la Constitution, de délibérer sur les
+circonstances extraordinaires, d'ordonner l'arrestation de tout
+individu dangereux, de mettre hors de la Constitution le département
+qui l'aurait mérité, de délibérer sur les traités, de nommer le
+président de la République. L'un de ces huit membres était de droit
+ministre des affaires étrangères.
+
+Il devait y avoir un Conseil d'État, sous le titre de Conseil
+législatif, composé de dix membres, rédigeant les lois et les
+règlements, et les soutenant devant le Corps Législatif; enfin un
+Corps Législatif de 75 membres, choisissant dans son sein 15 orateurs,
+chargés de discuter devant lui les lois, qu'il était ensuite appelé à
+voter.
+
+À la tête de la République devaient enfin se trouver un président et
+un vice-président, nommés pour dix ans. Ils étaient, comme on vient de
+le dire, nommés par la _Consulte d'État_, ou Sénat; mais toutes les
+autres autorités ne pouvaient être formées que par le choix de la
+_Commission de Censure_.
+
+Des appointements considérables étaient destinés à ces fonctionnaires
+de tout rang.
+
+On voit que c'était la Constitution française, avec des corrections,
+qui étaient la critique de l'ouvrage de M. Sieyès. Les listes de
+notables étaient remplacées par trois colléges électoraux à vie. Le
+Sénat ou _Consulte d'État_ ne faisait plus les élections; il ne
+nommait que le chef du pouvoir exécutif, mais il délibérait sur les
+traités, qui se trouvaient soustraits par ce moyen à l'examen
+tumultueux des assemblées. Le Tribunat était confondu dans le Corps
+Législatif. Au lieu de trois Consuls, il y avait un Président.
+
+[En marge: Personnel du nouveau gouvernement italien.]
+
+Quand le Premier Consul se fut mis d'accord sur ce projet, avec MM.
+Marescalchi, Aldini, Melzi, et Serbelloni, il fallut s'occuper du
+personnel de ce gouvernement. Les choix importaient d'autant plus, que
+la permanence des corps principaux était plus grande, et que le bien
+ou le mal résultant de leur composition devaient durer davantage. Or,
+l'Italie était divisée, comme la France, en partis difficiles à
+concilier. À une extrémité se trouvaient les partisans du passé,
+dévoués au gouvernement autrichien; à l'extrémité contraire, les
+patriotes exagérés, prêts comme partout aux plus grands excès, mais
+n'ayant du reste jamais versé le sang, contenus qu'ils avaient
+toujours été par l'armée française. Enfin, entre deux, se trouvaient
+les libéraux modérés, chargés du fardeau du gouvernement et de
+l'impopularité qui s'y attache, surtout en temps de guerre, où il faut
+grever le pays de charges fort lourdes. Avec ces divers partis, les
+élections ne pouvaient, pas plus qu'en France, donner des résultats
+satisfaisants. Le Premier Consul, pour suppléer aux élections,
+s'arrêta à une idée qui n'était point chez lui une inspiration
+d'ambition, mais de bon sens: c'était de composer lui-même le
+personnel de ce gouvernement, comme il venait d'en composer la
+structure, et pour cette première fois de faire toutes les nominations
+de sa propre autorité. Il n'était animé en cela que du sentiment du
+bien, et, en tout cas, il avait sans contredit le droit d'en agir
+ainsi; car cet État nouveau naissait d'un pur acte de sa volonté, et,
+en le créant d'une manière spontanée, il avait bien le droit de le
+créer conformément à sa pensée, qui, en cette occasion, était
+parfaitement pure et élevée.
+
+[En marge: Le Premier Consul imagine de se faire président de la
+République italienne, et de composer lui-même tout le personnel de ce
+gouvernement.]
+
+Mais, entre toutes ces nominations, la plus difficile à faire était
+celle d'un président. L'Italie, toujours gouvernée par des prêtres ou
+des étrangers, n'avait pu enfanter des hommes d'État; elle n'avait pas
+à produire un seul nom, devant lequel les autres dussent consentir à
+s'effacer. Le Premier Consul imagina encore de se faire donner le
+titre de président, en nommant un vice-président choisi parmi les
+principaux personnages italiens, auquel il déléguerait le détail des
+affaires, en se réservant leur direction supérieure. C'était, pour les
+débuts de cette république, le seul système de gouvernement
+convenable. Livrée à ses propres choix et à un président italien,
+elle eût été bientôt, comme un vaisseau sans boussole, abandonnée à
+tous les vents. Administrée, au contraire, par des Italiens, et
+dirigée de loin par l'homme qui était son créateur, et devait
+long-temps encore demeurer son protecteur, elle avait grande chance,
+dans ce système, d'être à la fois indépendante et bien gouvernée.
+
+À tout cela il fallait ajouter une imposante solennité, dans laquelle
+la Constitution serait donnée au nouvel État, et toutes les autorités
+proclamées. Cet acte de création ne pouvait avoir trop d'éclat. Il
+fallait parler à la fois à l'Italie et à l'Europe. Le Premier Consul
+conçut le projet d'une vaste réunion de tous les Italiens à Lyon, car
+c'était trop loin pour eux de venir à Paris, et trop loin pour lui
+d'aller à Milan. La ville de Lyon, qui est placée au revers des Alpes,
+et dans laquelle l'Italie s'était assemblée autrefois en concile,
+était le lieu le plus naturellement indiqué. Le Premier Consul mettait
+d'ailleurs un véritable intérêt à mêler ensemble les Français et les
+Italiens. Il croyait même servir par là le rétablissement du commerce
+des deux pays, car c'est à Lyon que s'échangeaient autrefois les
+produits de la Lombardie avec les produits de nos provinces de l'Est.
+
+Une partie de ces idées fut communiquée par M. de Talleyrand aux
+Italiens qu'on avait à Paris, c'est-à-dire à MM. Marescalchi, Aldini,
+Serbelloni et Melzi. On ne leur tut que celle qui consistait à déférer
+la présidence au Premier Consul. On voulait la faire sortir d'un élan
+d'enthousiasme, au moment même de la réunion de la _Consulte_. Les
+vues du Premier Consul étaient trop conformes aux vrais intérêts de la
+patrie italienne, pour n'être pas accueillies. Ces personnages
+partirent, et allèrent, de concert avec le ministre de France à Milan,
+M. Petiet, homme sage et influent, travailler à l'accomplissement du
+plan d'organisation qui venait d'être arrêté à Paris.
+
+[En marge: Les Italiens adhèrent avec empressement aux projets du
+Premier Consul.]
+
+Le projet de Constitution ne rencontra aucune objection. Il fut reçu,
+avec une grande satisfaction, car on avait hâte de sortir de l'état
+précaire dans lequel on vivait et d'acquérir une existence assurée. Le
+comité-exécutif et la _Consulte_, chargés du gouvernement provisoire,
+acceptèrent ce projet avec empressement, sauf quelques modifications
+de détail, qui furent transmises à Paris, et acceptées. Mais on était
+très embarrassé de la mise en vigueur de la nouvelle Constitution, et
+du choix des personnes qui la feraient mouvoir. M. Petiet communiqua
+secrètement à quelques personnages influents, l'idée de déférer au
+Premier Consul la nomination du personnel entier du gouvernement,
+depuis le président jusqu'aux trois colléges électoraux. À peine cette
+idée d'un arbitre suprême, si bien placé pour ne partager aucune des
+passions qui divisaient l'Italie, et pour ne vouloir que son bonheur,
+à peine cette idée fut-elle communiquée, qu'elle réussit à l'instant
+même, et que le gouvernement provisoire déféra au Premier Consul le
+choix de toutes les autorités.
+
+Un message lui fut adressé pour lui annoncer l'acceptation de la
+Constitution, et lui exprimer le voeu du peuple cisalpin, de voir le
+premier magistrat de la République française, choisir lui-même les
+magistrats de la République italienne.
+
+[En marge: On invite les Italiens à venir eux-mêmes recevoir leur
+constitution des mains du Premier Consul.]
+
+[En marge: Empressement des Italiens à se rendre à Lyon.]
+
+On s'en tint là, et on ne dit pas un mot de la présidence. Mais il
+fallait disposer les Italiens à venir à Lyon, et ce fût l'objet d'une
+nouvelle communication aux membres du gouvernement provisoire. On leur
+fit sentir la difficulté de constituer la République Cisalpine en
+restant à Paris, de faire sept à huit cents choix, loin des hommes et
+des lieux; la difficulté en même temps pour le Premier Consul de se
+rendre de Paris à Milan, l'avantage au contraire de partager la
+distance, de réunir les Italiens en corps à Lyon, et d'y faire venir
+le Premier Consul; de former là une sorte de grande diète italienne,
+où la République nouvelle serait constituée, avec un appareil et un
+éclat qui donneraient plus de solennité à l'engagement que le Premier
+Consul prenait, en la créant, de la maintenir et de la défendre. Cette
+idée avait quelque chose de grand, qui devait plaire à des
+imaginations italiennes. Elle réussit comme toutes les idées qu'on
+avait mises en avant, et fut sur-le-champ adoptée. Un projet était
+déjà préparé, et il fut converti en décret du gouvernement provisoire.
+On choisit des députations dans le clergé, la noblesse, la grande
+propriété, le commerce, les universités, les tribunaux, les gardes
+nationales. Quatre cent cinquante-deux personnes furent désignées, au
+nombre desquelles se trouvaient des prélats vénérables, chargés
+d'années, dont quelques-uns même devaient succomber aux fatigues du
+voyage. Ils partirent au mois de décembre, et traversèrent les Alpes
+par un des hivers les plus rigoureux qu'on eût essuyés depuis
+long-temps. Tous voulaient assister à cette proclamation de
+l'indépendance de leur patrie, par le héros qui l'avait affranchie.
+Les routes du Milanais, de la Suisse, du Jura étaient encombrées. Le
+Premier Consul, qui pensait à tout, avait donné des ordres pour que
+rien ne manquât, tant sur les routes qu'à Lyon même, à ces
+représentants de la nationalité italienne, qui venaient par leur
+présence lui rappeler ses premiers et ses plus beaux triomphes. Le
+préfet du Rhône avait fait d'immenses préparatifs pour les recevoir,
+et disposé de grandes et belles salles pour les solennités qui
+devaient avoir lieu. Une partie de la garde consulaire avait été
+envoyée à Lyon. L'armée d'Égypte, autrefois armée d'Italie, et
+récemment débarquée, venait d'y arriver aussi. On se hâtait de la
+vêtir magnifiquement, et d'une manière conforme au climat de la
+France, qui semblait tout nouveau à ces soldats brunis par le soleil
+de l'Égypte, et transformés en véritables africains. La jeunesse
+lyonnaise avait été réunie, et formée en un corps de cavalerie, aux
+armes et aux couleurs de l'antique cité lyonnaise. M. de Talleyrand et
+M. Chaptal, ministre de l'intérieur, avaient précédé le Premier
+Consul, pour recevoir les membres de la _Consulte_. Le général Murat,
+M. Petiet étaient accourus de Milan, M. Marescalchi de Paris, au
+rendez-vous commun. Les préfets, les autorités de vingt départements
+étaient accumulés à Lyon. Le Premier Consul se fit attendre, à cause
+du congrès d'Amiens, dont les négociations avaient exigé sa présence à
+Paris quelques jours de plus. Les députés italiens commençaient à
+s'impatienter. Pour les occuper, on les divisa en cinq sections, une
+par province du nouvel État, et on leur soumit le projet de
+Constitution. Ils firent des observations utiles, que M. de Talleyrand
+avait ordre d'écouter, de peser, et d'admettre, sans toutefois porter
+atteinte aux principes fondamentaux du projet. Sauf quelques
+dispositions de détail qui furent modifiées, la nouvelle Constitution
+obtint l'assentiment général. On proposa aussi aux députés cisalpins,
+pour tromper leur impatience, de faire des listes de candidats, afin
+d'aider le Premier Consul dans les choix nombreux qu'il avait à faire.
+Ce dépouillement de noms remplit utilement leur temps.
+
+[En marge: Arrivée du Premier Consul à Lyon.]
+
+Le Premier Consul arriva le 11 janvier 1802 (21 nivôse). La population
+des campagnes, assemblée sur les routes, l'attendait jour et nuit.
+Elle était réunie autour de grands feux, et accourait au devant de
+toutes les voitures qui venaient de Paris, en criant: _Vive
+Bonaparte!_--Le Premier Consul parut enfin, et fit le chemin jusqu'à
+Lyon, au milieu de transports continuels d'enthousiasme. Il y entra le
+soir, accompagné de sa femme, de ses enfants adoptifs, de ses
+aides-de-camp, et fut reçu par les ministres, les autorités civiles et
+militaires, une députation italienne, l'état-major d'Égypte, et la
+jeunesse lyonnaise à cheval. La ville, illuminée tout entière, était
+resplendissante comme en plein jour. On le fit passer sous un
+arc-de-triomphe, que surmontait un noble emblème de la France
+consulaire: c'était un lion endormi. Il descendit à l'Hôtel-de-Ville,
+qu'on avait disposé convenablement pour lui servir d'habitation.
+
+[En marge: Le Premier Consul proclamé Président de la République
+italienne.]
+
+Le lendemain, le Premier Consul employa la journée à recevoir toutes
+les députations départementales, et après elles la _Consulte_
+italienne, qui comptait quatre cent cinquante membres présents sur
+quatre cent cinquante-deux, exemple d'exactitude bien rare, si on
+considère le nombre des personnes, la saison, et les distances: et
+encore l'un des deux absents était-il le respectable archevêque de
+Milan, qui venait de mourir d'une attaque d'apoplexie chez M. de
+Talleyrand. Les Italiens, auxquels le Premier Consul parlait leur
+langue, étaient charmés de le revoir, et de trouver en lui un Français
+et un Italien tout à la fois. On procéda les jours suivants aux
+derniers travaux de la _Consulte_. Les modifications proposées à la
+Constitution avaient été agréées par le Premier Consul; les listes de
+candidats étaient arrêtées. On imagina de composer un comité de trente
+membres, pris dans la _Consulte_ tout entière, pour discuter avec le
+Premier Consul la longue série des choix qui étaient à faire. Ce
+travail prit plusieurs jours, pendant lesquels le Premier Consul,
+après avoir employé une partie de ses journées à voir et à entretenir
+les Italiens, s'occupait en même temps des affaires de France,
+recevait les préfets, les députations départementales, entendait
+l'expression de leurs voeux et de leurs besoins, et apprenait à
+connaître de ses propres yeux l'état vrai de la République.
+L'enthousiasme allait chaque jour croissant, et c'est au milieu de cet
+entraînement général, que les Français et les Italiens se
+communiquaient les uns aux autres, que fut produite l'idée de nommer
+le Premier Consul Président de la République Cisalpine. MM.
+Marescalchi, Petiet, Murat, de Talleyrand, voyaient tous les jours les
+membres du comité des Trente, et conféraient avec eux sur le choix
+d'un Président. Quand on les jugea bien embarrassés, bien divisés sur
+ce choix, qui était en effet très-difficile à faire, on leur laissa
+entrevoir une manière de sortir d'embarras, en donnant au personnage
+italien qui serait préféré la simple qualité de vice-président, et en
+couvrant son insuffisance de la gloire du Premier Consul, qui serait
+nommé Président. Cette idée si simple, encore plus utile à la
+Cisalpine, à son existence, à la bonne administration de ses affaires,
+qu'à la grandeur du Premier Consul, fut trouvée excellente, mais à la
+condition toutefois d'un vice-président italien. On décida le citoyen
+Melzi à se charger de la vice-présidence, sous le Premier Consul. Tout
+étant prêt, un des membres du comité des Trente, fit cette proposition
+au comité. Elle fut reçue avec joie, et convertie sur-le-champ en
+projet de décret. On ne perdit pas de temps, et le lendemain 25
+janvier (5 pluviôse) le projet fut présenté à la _Consulte_ assemblée.
+Elle l'accueillit avec acclamation, et proclama NAPOLÉON BONAPARTE
+Président de la République italienne. C'est la première fois qu'on
+voit ces deux noms de NAPOLÉON et de BONAPARTE, réunis l'un à l'autre.
+Le général devait joindre au titre de Premier Consul de la République
+française, le titre de Président de la République italienne. Une
+députation lui fut envoyée pour lui en exprimer le voeu.
+
+[Illustration: Revue à Lyon de l'armée d'Égypte.]
+
+[En marge: Revue à Lyon de l'armée d'Égypte.]
+
+Pendant que cette délibération avait lieu, le général des armées
+d'Italie et d'Égypte passait la revue de ses anciens soldats. Les
+demi-brigades de l'armée d'Égypte, qu'on avait eu le temps de réunir,
+avaient été jointes à la garde consulaire, à de nombreux détachements
+de troupes, et à la milice lyonnaise. Ce jour-là, les brumes de
+l'hiver s'étaient dissipées un instant, et, par un soleil étincelant
+et un froid rigoureux, le général Bonaparte parcourait le front de ces
+vieilles bandes, qui le recevaient avec d'incroyables transports de
+joie. Les soldats d'Égypte et d'Italie, charmés de retrouver si grand
+ce fils de leurs oeuvres, le saluaient de leurs cris, et tenaient à
+lui persuader qu'ils n'avaient pas cessé d'être dignes de lui, quoique
+conduits un moment par des chefs indignes d'eux. Il faisait sortir de
+vieux grenadiers hors des rangs, leur parlait des combats auxquels ils
+avaient assisté, des blessures qu'ils avaient reçues; il reconnaissait
+çà et là des officiers qu'il avait vus en plus d'une rencontre, leur
+serrait la main à tous, et les remplissait d'une sorte d'ivresse, dont
+lui-même ne pouvait se défendre, en présence de ces braves gens, qui
+l'avaient aidé par leur dévouement à produire les merveilles dont il
+jouissait, et dont la France jouissait avec lui. Cette scène se
+passait sur les ruines de la place Bellecour, et en effaçait la
+tristesse, comme la gloire efface le malheur.
+
+C'est en rentrant à l'hôtel-de-ville après cette revue, que le Premier
+Consul trouva la députation de la _Consulte_, reçut son voeu, déclara
+qu'il l'agréait, et qu'il répondrait le lendemain à ce nouvel acte de
+confiance de la nation italienne.
+
+Le lendemain, 26 janvier (6 pluviôse), il se rendit dans le local
+destiné aux séances générales de la _Consulte_. C'était dans une
+grande église, disposée et décorée pour cet usage. Tout s'y passa
+comme dans une séance royale, soit en France, soit en Angleterre. Le
+Premier Consul, entouré de sa famille, des ministres français, d'un
+grand nombre de généraux et de préfets, était placé sur une estrade.
+Il fit en langue italienne, qu'il prononçait parfaitement, un discours
+simple et précis, dans lequel il annonça son acceptation, ses vues
+pour le gouvernement et la prospérité de la nouvelle République, et
+proclama les principaux choix qu'il avait faits, conformément aux
+voeux de la _Consulte_. Ses paroles furent couvertes par les cris de
+_Vive Bonaparte! Vive le Premier Consul de la République française!
+Vive le Président de la République italienne!_ On lut ensuite la
+Constitution, et la liste des citoyens de tous les rangs qui devaient
+contribuer à la mettre en activité. Une longue acclamation exprima
+l'accord des volontés, entre le peuple italien et le héros qui l'avait
+affranchi. Cette séance fut solennelle et imposante; elle commençait
+dignement l'existence de la nouvelle république qui devait s'appeler
+désormais RÉPUBLIQUE ITALIENNE. Cette fois, comme tant d'autres, il ne
+fallait souhaiter au général Bonaparte qu'une chose: c'est que le
+génie qui conserve accompagnât, chez ce favori de la fortune, le génie
+qui crée.
+
+Le Premier Consul était depuis vingt jours à Lyon. Le gouvernement de
+la France réclamait sa présence à Paris, et il avait à donner les
+derniers ordres pour la signature de la paix définitive, qui se
+négociait au congrès d' Amiens. Pendant ce temps, le consul Cambacérès
+et le Sénat travaillaient à le débarrasser des opposants inconsidérés,
+qui l'avaient contrarié si violemment, dans le moment de sa carrière
+où il a le moins mérité de l'être. Il allait se trouver en mesure de
+reprendre cette longue série de travaux, qui faisaient le bonheur et
+la grandeur de la France. Il était donc pressé de revenir à Paris,
+reprendre ses occupations accoutumées, et y recevoir probablement,
+pour prix de ses oeuvres, une grandeur nouvelle juste récompense de la
+plus noble, de la plus féconde ambition qui fût jamais.
+
+[En marge: Retour du Premier Consul à Paris.]
+
+Il partit le 28 janvier (8 pluviôse) laissant les Italiens
+enthousiasmés et remplis d'espérance, laissant les Lyonnais enchantés
+d'avoir possédé quelques jours l'homme extraordinaire qui remplissait
+le monde de son nom, et qui montrait pour leurs ville une prédilection
+si marquée. Il avait reçu de l'empereur Alexandre une réponse à une
+lettre, dans laquelle il demandait à ce monarque quelques avantages
+pour le commerce de Lyon. Cette lettre, qui annonçait les meilleures
+dispositions de la part de la Russie, fut publiée en substance, et
+produisit la plus vive satisfaction. En partant, le Premier Consul
+donna trois écharpes aux trois maires de la ville de Lyon, en mémoire
+de cette glorieuse visite. Les Bordelais lui avaient envoyé une
+députation pour le prier de traverser leurs murs. Il leur en fit la
+promesse, dès que la paix définitive lui aurait rendu un peu de
+loisir. Il passa par Saint-Étienne, Nevers, et arriva le 31
+janvier[22] (11 pluviôse) à Paris.
+
+ [Note 22: Nous donnons quelques extraits de la correspondance
+ du Premier Consul pendant son séjour à Lyon.
+
+ _Aux consuls Cambacérès et Lebrun._
+
+ Lyon, 24 nivôse an X (14 janvier 1802).
+
+ Je reçois, citoyens consuls, votre lettre du 21. Il fait ici
+ un froid excessif, et je passe les matinées, de midi à six
+ heures, à recevoir les préfets et les notables des
+ départements voisins. Vous savez que dans ces sortes de
+ conférences il faut parler long-temps.
+
+ Ce soir la ville de Lyon donne un concert et un bal. Je vais
+ y aller dans une heure.
+
+ Les travaux de la Consulte avancent.
+
+ Les troupes de l'armée d'Orient arrivent à force à Lyon; je
+ prends des mesures pour les faire habiller. Je compte en
+ passer la revue le 28.
+
+ Je continue à être extrêmement satisfait de tout ce que je
+ vois, soit du peuple de Lyon, soit du midi de la France.
+
+ Les négociations d'Amiens me paraissent avancer.
+
+ Je vous félicite de la manière dont tout marche dans vos
+ mains.
+
+ Joseph m'a écrit d'Amiens que le lord Cornwallis lui avait
+ dit que le cabinet britannique avait reçu des nouvelles de
+ Saint-Domingue favorables à l'armée française, que la
+ division s'était manifestée dans l'armée de Toussaint.
+
+
+ _Aux mêmes._
+
+ Lyon, 26 nivôse an X (16 janvier 1802).
+
+ J'ai reçu, citoyens consuls, vos dépêches des 22 et 23
+ nivôse... Les Lyonnais nous ont donné une fête
+ très-distinguée. Vous en trouverez ci-joint le détail, ainsi
+ que les vers qui ont été chantés.
+
+ Je vais très-lentement dans mes opérations, car je passe
+ toutes mes matinées à recevoir des députations des
+ départements voisins.
+
+ Il fait aujourd'hui très-beau, mais très-froid.
+
+ Le bien-être de la République est sensible depuis deux ans.
+ Lyon, pendant les années VIII et IX, a vu accroître sa
+ population de plus de vingt mille âmes, et tous les
+ manufacturiers que j'ai vus de Saint-Étienne, d'Annonay,
+ etc., m'ont dit que leurs fabriques sont en grande activité.
+
+ Toutes les têtes me paraissent pleines d'activité, non de
+ celle qui désorganise les empires, mais de celle qui les
+ recrée, et produit leur prospérité et leur richesse.
+
+ Je passerai en revue dans quelques jours près de six
+ demi-brigades de l'armée d'Orient.
+
+
+ _Au consul Cambacérès._
+
+ Lyon, 28 nivôse an X (18 janvier 1802).
+
+ Je viens, citoyen consul, de recevoir la députation de
+ Bordeaux. Elle m'a remis une pétition pour me solliciter de
+ passer dans leur ville, ce que je leur ai promis de faire,
+ lorsque leurs relations seraient en pleine activité avec les
+ Antilles et l'île de France.
+
+ Votre lettre du 25 m'a instruit des délibérations du Sénat.
+ Je vous prie de tenir la main à ce qu'on nous débarrasse
+ exactement des vingt et des soixante mauvais membres, que
+ nous avons dans les autorités constituées. La volonté de la
+ nation est que l'on n'empêche point le gouvernement de faire
+ le bien, et que la tête de Méduse ne se montre plus dans nos
+ tribunes ni dans nos assemblées.
+
+ La conduite de Sieyès dans cette circonstance prouve
+ parfaitement qu'après avoir concouru à la destruction de
+ toutes les constitutions depuis 91, il veut encore s'essayer
+ contre celle-ci. Il est bien extraordinaire qu'il n'en sente
+ pas la folie. Il devrait faire brûler un cierge à Notre-Dame
+ pour s'être tiré de là si heureusement, et d'une manière si
+ inespérée; mais plus je vieillis, et plus je m'aperçois que
+ chacun doit remplir son destin.
+
+ J'imagine que vous avez pris toutes les mesures pour démolir
+ le Châtelet.
+
+ Si le ministre de la marine a besoin des frégates du roi de
+ Naples, il peut s'en servir. Il serait même bien qu'il les
+ fît partir le plus tôt possible pour l'Amérique. Tout
+ s'arrangera après avec le roi de Naples.
+
+ Le froid a beaucoup diminué aujourd'hui.
+
+ Le général Jourdan, qui est arrivé aujourd'hui du Piémont,
+ me rend un compte assez satisfaisant de cette province.
+
+ Les opérations de la Consulte avancent, toutes leurs lois
+ organiques se rédigent.
+
+ J'ai conféré une partie de la matinée avec les préfets.
+
+ Je vous recommande de voir le ministre de la marine pour vous
+ assurer que les vivres de Saint-Domingue sont partis.
+
+
+ _Aux consuls Cambacérès et Lebrun._
+
+ Lyon, 30 nivôse an X (20 janvier 1802).
+
+ Je désirerais, citoyens consuls, que le ministre du Trésor
+ public envoyât dans la 16e division militaire le citoyen
+ Roger, pour y vérifier la comptabilité du payeur et des
+ principaux receveurs des départements qui composent cette
+ division.
+
+ Je désirerais également que le ministre du Trésor public
+ envoyât à Rennes un homme comme le citoyen Roger pour faire
+ la même opération dans la 13e division militaire.
+
+ Faites aussi partir les conseillers d'État Thibaudeau et
+ Fourcroy, l'un pour la 13e division militaire et l'autre pour
+ la 16e, pour inspecter ces divisions comme ils l'ont fait
+ déjà dans leur précédente mission. Une partie des plaintes
+ vient de ce que le ministre de la guerre n'a pas fait toucher
+ aux officiers l'indemnité de fourrage et de logement pour le
+ premier trimestre de l'an X, de ce que les receveurs gardent
+ long-temps les fonds et que les payeurs payent le plus tard
+ qu'ils peuvent. Les payeurs et les receveurs forment la plus
+ grande plaie de l'État...
+
+
+ _Aux mêmes._
+
+ Lyon, 30 nivôse an X (20 janvier 1802).
+
+ Je reçois, citoyens consuls, votre lettre du 26 et 27. À Lyon
+ comme à Paris, le temps s'est considérablement adouci...
+
+ J'ai vu hier différents ateliers. J'ai été satisfait de
+ l'industrie et de la sévère économie dont j'ai cru entrevoir
+ que la fabrique de Lyon use envers ses ouvriers.
+
+ Je devais aujourd'hui faire ma parade, mais je l'ai remise au
+ 5 pluviôse, les troupes de l'armée d'Orient n'étaient pas
+ habillées; j'ai l'espoir, au contraire, que le 5 elles le
+ seront, ce qui offrira un coup d'oeil satisfaisant.
+
+ J'ai vu avec grand plaisir l'arrêté que vous avez pris sur le
+ Châtelet. Si les temps devenaient rigoureux, je ne crois pas
+ que la mesure que vous avez prise, de donner 4,000 francs par
+ mois pour les ateliers extraordinaires, soit suffisante.
+
+ Il serait nécessaire que vous ordonnassiez qu'indépendamment
+ des 100,000 francs que le ministre de l'intérieur donne par
+ mois aux comités de bienfaisance, on y joignît 25,000 fr.
+ d'extraordinaire pour distribuer du bois; et si le froid
+ revenait, il faudrait, comme en 89, faire allumer du feu dans
+ les églises et autres grands établissements, pour chauffer
+ beaucoup de monde.
+
+ Je compte être à Paris dans le courant de la décade. Je vous
+ prie de voir s'il ne serait pas convenable de mettre dans le
+ _Moniteur_ le dernier message au Sénat, et de mettre à la fin
+ deux lignes pour dire que le Sénat a nommé une commission
+ qui, ayant fait son rapport dans la séance du... il a décidé
+ qu'il procéderait au renouvellement, conformément à l'article
+ 38 de la Constitution, etc., etc.
+
+ Plusieurs renseignements qui me sont venus me porteraient à
+ croire que Caprara exige que des prêtres signent des formules
+ ou professions de foi à peu près dans ces termes:
+
+ «Aimons d'ailleurs à faire ici une profession solennelle d'un
+ respect filial, d'une soumission parfaite, d'une obéissance
+ ponctuelle envers...»
+
+ Ces renseignements me sont venus, entre autres, de
+ Maëstricht. Je vous prie d'en conférer avec Portalis. Cette
+ formule paraît bien inconcevable.
+
+
+ _Aux mêmes._
+
+ Lyon, 2 pluviôse an X (22 janvier 1802).
+
+ Je n'ai reçu, citoyens consuls, votre lettre du 29 nivôse
+ qu'aujourd'hui à trois heures après midi. Le dégel et les
+ inondations ont retardé de quelques heures votre courrier.
+
+ Le service des fourrages est entièrement désorganisé dans le
+ département de la Drôme; il faudrait retenir 10,000 francs
+ sur l'ordonnance de pluviôse, jusqu'à ce que ce service soit
+ au courant.
+
+ Les hôpitaux civils, auxquels il n'est accordé que 14 sous
+ pour les journées des militaires malades, se plaignent de
+ n'avoir encore rien reçu pour l'an X. Celui de Valence
+ réclame même, avec l'an X, le mois de fructidor an IX.
+
+ Le travail de l'organisation des troupes piémontaises, que
+ j'ai signé il y a plus d'un mois, n'est pas encore arrivé à
+ Turin, ce qui met de l'incertitude parmi ces troupes. En
+ général, il y a du retard et pas d'activité dans le
+ département de la guerre; c'est l'opinion de tous ceux qui
+ ont affaire avec ce département.
+
+ Il est indispensable que le ministre de la guerre envoie un
+ ancien et bon ordonnateur à Turin...
+
+ Toutes les principales dispositions de la Consulte sont
+ arrêtées. Je compte toujours être dans le courant de la
+ décade à Paris.
+
+ Il serait à désirer que le Sénat nommât une douzaine de
+ préfets, soit au Tribunat, soit au Corps Législatif. Celui du
+ Mont-Blanc serait du nombre.
+
+ Je désirerais que vous fissiez mettre dans les journaux
+ plusieurs articles pour relever l'escroquerie de Fouilloux,
+ et tourner en ridicule les gobe-mouches étrangers qui
+ répandaient des bruits absurdes, tous fondés sur le bulletin
+ manuscrit d'un petit escroc qui n'avait pas de quoi dîner et
+ qui les a dupés. Il est bon de revenir plusieurs fois sur cet
+ objet.
+
+
+ _Aux mêmes._
+
+ Lyon, 5 pluviôse an X (25 janvier 1802).
+
+ Je reçois, citoyens consuls, votre lettre du 2 pluviôse.
+
+ J'ai eu aujourd'hui parade à la place Bellecour. La journée a
+ été superbe. Le soleil était comme au mois de floréal.
+
+ La Consulte a nommé un comité de trente individus qui lui a
+ fait un rapport, que, vu les circonstances intérieures et
+ extérieures de la Cisalpine, il était indispensable de me
+ laisser gérer la première magistrature, jusqu'à ce que les
+ circonstances permettent, et que je juge convenable de nommer
+ un successeur. Demain je compte me rendre à la Consulte
+ réunie. On y lira la Constitution, les nominations, et tout
+ sera terminé. Je serai à Paris décadi...
+
+
+ _Aux mêmes._
+
+ Lyon, 6 pluviôse an X (26 janvier 1802).
+
+ J'ai reçu, citoyens consuls, votre lettre du 3 pluviôse. Je
+ crois qu'il est bon d'attendre la signature de la paix à
+ Amiens, avant de lever l'état de siége de la ville de Brest.
+
+ À deux heures je me suis rendu dans la salle des séances de
+ la Consulte extraordinaire; j'y ai prononcé en italien un
+ petit discours, dont vous trouverez ci-joint la traduction
+ française. On y a lu la Constitution, la première loi
+ organique, une relative au clergé. Les différentes
+ nominations ont été proclamées.
+
+ Je vous enverrai demain le procès-verbal de toute la
+ Consulte, dans lequel se trouvera la Constitution. Les deux
+ ministres, quatre conseillers d'État, vingt préfets, des
+ généraux et officiers supérieurs m'ont accompagné. Cette
+ séance a eu de la majesté, une grande unanimité, et j'espère
+ du Congrès de Lyon tout le résultat que j'en attendais.
+
+ Je crois qu'il est inutile, si l'on ne fait pas courir de
+ faux bruits sur le congrès de Lyon, que vous publiiez rien
+ avant l'arrivée du courrier que je vous expédierai demain. Ce
+ ne serait que dans le cas où l'on aurait répandu que la
+ Consulte m'a nommé Président, que vous pourriez faire
+ imprimer les deux pièces ci-jointes, qui font connaître la
+ véritable tournure qu'ont prise les choses.
+
+ Je passerai la journée de demain à Lyon pour terminer tout,
+ et je partirai dans la nuit. Je serai décadi à Paris...]
+
+FIN DU LIVRE TREIZIÈME.
+
+
+
+
+LIVRE QUATORZIÈME.
+
+CONSULAT À VIE.
+
+ Arrivée du Premier Consul à Paris. -- Scrutin du Sénat qui exclut
+ soixante membres du Corps Législatif et vingt membres du
+ Tribunat. -- Les membres exclus remplacés par des hommes dévoués
+ au gouvernement. -- Fin du congrès d'Amiens. -- Quelques
+ difficultés surgissent au dernier moment de la négociation, par
+ suite d'ombrages excités en Angleterre. -- Le Premier Consul
+ surmonte ces difficultés par sa modération et sa fermeté. -- La
+ paix définitive signée le 25 mars 1802. -- Quoique le premier
+ enthousiasme de la paix soit amorti en France et en Angleterre,
+ on accueille avec une nouvelle joie l'espérance d'une
+ réconciliation sincère et durable. -- Session extraordinaire de
+ l'an X, destinée à convertir en loi le Concordat, le traité
+ d'Amiens, et différents projets d'une haute importance. -- Loi
+ réglementaire des cultes ajoutée au Concordat, sous le titre
+ d'_Articles organiques_. -- Présentation de cette loi et du
+ Concordat au Corps Législatif et au Tribunat renouvelés. --
+ Froideur avec laquelle ces deux projets sont accueillis, même
+ après l'exclusion des opposants. -- Ils sont adoptés. -- Le
+ Premier Consul fixe au jour de Pâques la publication du
+ Concordat, et la première cérémonie du culte rétabli. --
+ Organisation du nouveau clergé. -- Part faite aux
+ constitutionnels dans la nomination des évêques. -- Le cardinal
+ Caprara refuse, au nom du Saint-Siége, d'instituer les
+ constitutionnels. -- Fermeté du Premier Consul, et soumission du
+ cardinal Caprara. -- Réception officielle du cardinal comme légat
+ _a latere_. -- Sacre des quatre principaux évêques à Notre-Dame,
+ le dimanche des Rameaux. -- Curiosité et émotion du public. -- La
+ veille même du jour de Pâques et du _Te Deum_ solennel qui doit
+ être chanté à Notre-Dame, le cardinal Caprara veut imposer aux
+ constitutionnels une rétractation humiliante de leur conduite
+ passée. -- Nouvelle résistance de la part du Premier Consul. --
+ Le cardinal Caprara ne cède que dans la nuit qui précède le jour
+ de Pâques. -- Répugnance des généraux à se rendre à Notre-Dame.
+ -- Le Premier Consul les y oblige. -- _Te Deum_ solennel et
+ restauration officielle du culte. -- Adhésion du public, et joie
+ du Premier Consul en voyant le succès de ses efforts. --
+ Publication du _Génie du Christianisme_. -- Projet d'une amnistie
+ générale à l'égard des émigrés. -- Cette mesure, débattue au
+ Conseil d'État, devient l'objet d'un sénatus-consulte. -- Vues du
+ Premier Consul sur l'organisation de la société en France. -- Ses
+ opinions sur les distinctions sociales, et sur l'éducation de la
+ jeunesse. -- Deux projets de loi d'une haute importance, sur
+ l'institution de la Légion-d'Honneur, et sur l'instruction
+ publique. -- Discussion de ces deux projets dans le sein du
+ Conseil d'État. -- Caractère des discussions de ce grand corps.
+ -- Paroles du Premier Consul. -- Présentation des deux projets au
+ Corps Législatif et au Tribunat. -- Adoption à une grande
+ majorité du projet de loi relatif à l'instruction publique. --
+ Une forte minorité se prononce contre le projet relatif à la
+ Légion-d'Honneur. -- Le traité d'Amiens présenté le dernier,
+ comme couronnement des oeuvres du Premier Consul. -- Accueil fait
+ à ce traité. -- On en prend occasion de dire de toutes parts,
+ qu'il faut décerner une récompense nationale à l'auteur de tous
+ les biens dont jouit la France. -- Les partisans et les frères du
+ Premier Consul songent au rétablissement de la monarchie. --
+ Cette idée paraît prématurée. -- L'idée du consulat déféré à vie
+ prévaut généralement. -- Le consul Cambacérès offre son
+ intervention auprès du Sénat. -- Dissimulation du Premier Consul,
+ qui ne veut jamais avouer ce qu'il désire. -- Embarras du consul
+ Cambacérès. -- Ses efforts auprès du Sénat, pour obtenir que le
+ consulat soit déféré au général Bonaparte pour la durée de sa
+ vie. -- Les ennemis secrets du général profitent de son silence,
+ pour persuader au Sénat qu'une prolongation du consulat pour dix
+ années lui suffit. -- Vote du Sénat dans ce sens. -- Déplaisir du
+ Premier Consul. -- Il veut refuser. -- Son collègue Cambacérès
+ l'en empêche, et propose, comme expédient, de recourir à la
+ souveraineté nationale, et de poser à la France la question de
+ savoir si le général Bonaparte sera consul à vie. -- Le Conseil
+ d'État chargé de rédiger la question. -- Ouverture de registres
+ pour recevoir les votes, dans les mairies, les tribunaux, les
+ notariats. -- Empressement de tous les citoyens à porter leur
+ réponse affirmative. -- Changements apportés à la constitution de
+ M. Sieyès. -- Le Premier Consul reçoit le consulat à vie, avec la
+ faculté de désigner son successeur. -- Le Sénat est investi du
+ pouvoir constituant. -- Les listes de notabilité sont abolies, et
+ remplacées par des colléges électoraux à vie. -- Le Tribunat
+ réduit à n'être qu'une section du Conseil d'État. -- La nouvelle
+ constitution devenue tout à fait monarchique. -- Liste civile du
+ Premier Consul. -- Il est proclamé solennellement par le Sénat.
+ -- Satisfaction générale d'avoir fondé enfin un pouvoir fort et
+ durable. -- Le Premier Consul prend le nom de NAPOLÉON BONAPARTE.
+ -- Sa puissance morale est à son apogée. -- Résumé de cette
+ période de trois ans.
+
+
+[En marge: Janv. 1802.]
+
+Le voyage du Premier Consul à Lyon avait eu pour but de constituer la
+République italienne, et de s'en assurer le gouvernement dans
+l'intérêt de l'Italie, et dans celui de la France. Il avait eu pour
+but aussi d'embarrasser l'opposition, de la discréditer en la laissant
+oisive, en prouvant que le bien était impossible avec elle; enfin de
+ménager au consul Cambacérès le temps d'exclure du Corps Législatif et
+du Tribunat les personnages les plus remuants et les plus incommodes.
+
+[En marge: Embarras des opposants laissés à Paris sans aucun projet de
+loi à discuter.]
+
+[En marge: Adoption au Sénat du plan imaginé par le consul Cambacérès,
+pour l'exclusion des opposants du Corps Législatif et du Tribunat.]
+
+Tout ce qu'on avait voulu était réalisé. La République italienne,
+constituée avec éclat, se trouvait liée à la politique de la France,
+sans perdre son existence propre. Les opposants du Tribunat et du
+Corps Législatif, frappés par le message qui retirait le Code civil,
+laissés à Paris sans un seul projet de loi à discuter, ne savaient
+comment sortir d'embarras. Partout on s'en prenait à eux de
+l'interruption des beaux travaux du gouvernement; partout on les
+blâmait d'imiter mesquinement et hors de propos les agitateurs
+d'autrefois. C'est dans cette situation que M. Cambacérès leur porta
+le dernier coup, par la combinaison ingénieuse qu'il avait imaginée.
+Il fit appeler le savant jurisconsulte Tronchet, introduit au Sénat
+par son influence, et jouissant dans ce corps de la double autorité du
+savoir et du caractère. Il lui communiqua son plan, et le lui fit
+agréer. On a vu dans le livre précédent quel était ce plan; on a vu
+qu'il consistait à interpréter l'article 38 de la Constitution, qui
+fixait en l'an X la sortie d'un premier cinquième du Tribunat et du
+Corps Législatif, et à donner au Sénat la désignation de ce cinquième.
+Il y avait beaucoup de raisons pour et contre cette manière
+d'entendre l'article 38: la meilleure de toutes était le besoin de
+suppléer à la faculté de dissolution, que la Constitution n'avait
+point attribuée au pouvoir exécutif. M. Tronchet, homme sage, bon
+citoyen, admirant et craignant à la fois le Premier Consul, mais le
+jugeant indispensable, et reconnaissant avec M. Cambacérès que si on
+ne le délivrait pas de l'opposition importune du Tribunat, il se
+jetterait, par amour même du bien qu'on l'empêchait de faire, dans des
+mesures violentes, M. Tronchet entra dans les vues du gouvernement, et
+se chargea de préparer le Sénat à l'adoption des mesures projetées. Il
+y réussit sans peine, car le Sénat sentait qu'on l'avait rendu
+complice et dupe de la mauvaise humeur des opposants. Ce corps avait
+déjà reculé avec beaucoup d'empressement et peu de dignité dans
+l'affaire des candidatures. Dominé par cet amour du repos et du
+pouvoir, qui avait saisi tout le monde, il consentit à écarter les
+opposants dont il avait d'abord secondé les projets. Le plan ayant été
+accueilli par les principaux personnages du corps, Lacépède, Laplace,
+Jacqueminot, et autres, on procéda sans délai à l'exécution, par un
+message daté du 7 janvier 1802 (17 nivôse an X).
+
+«Sénateurs, disait le message, l'article 38 de la Constitution veut
+que le renouvellement du premier cinquième du Corps Législatif et du
+Tribunat ait lieu dans l'an X, et nous touchons au quatrième mois de
+cette année. Les Consuls ont cru devoir appeler votre attention sur
+cette circonstance. Votre sagesse y trouvera la nécessité de vous
+occuper sans délai des opérations qui doivent précéder ce
+renouvellement.»
+
+[En marge: Élimination de 20 membres du Tribunat, et de 60 membres du
+Corps Législatif.]
+
+Ce message, dont l'intention était facile à deviner, frappa de
+surprise les opposants des deux assemblées législatives, et
+naturellement excita chez eux la plus vive irritation. Par légèreté,
+par entraînement, ils s'étaient jetés dans cette carrière
+d'opposition, sans en prévoir l'issue, et ils étaient étrangement
+surpris du coup qui les menaçait, coup qui aurait été plus rude sans
+l'intervention du consul Cambacérès. Ils s'assemblèrent pour rédiger
+un mémoire, et le présenter au Sénat. M. Cambacérès, qui les
+connaissait presque tous, s'adressa aux moins compromis. Il leur fit
+sentir qu'en se signalant davantage par leur résistance, ils
+attireraient sur leur personne l'attention du Sénat, et le pouvoir
+d'exclusion dont ce corps allait être revêtu. Cette observation calma
+la plupart d'entre eux, et ils attendirent en silence la décision de
+cette autorité suprême. Dans les séances des 15 et 18 janvier (25 et
+28 nivôse), le Sénat résolut la question que soulevait le message des
+Consuls. À une très-grande majorité, il décida que le renouvellement
+du premier cinquième, dans les deux assemblées législatives, aurait
+lieu immédiatement, et que la désignation de ce cinquième se ferait
+par le scrutin, et non par le sort. Mais on adopta un tempérament de
+forme, et au lieu de faire porter le scrutin sur le nom de ceux qui
+devaient sortir, on le fit porter sur le nom de ceux qui devaient
+rester. La mesure avait alors l'apparence d'une préférence, au lieu
+d'avoir celle d'une exclusion. Moyennant ce léger adoucissement de
+forme, on procéda sans délai à la désignation des deux cent quarante
+membres du Corps Législatif, et des quatre-vingts membres du Tribunat,
+destinés à continuer la législature. Les sénateurs dont on disposait
+le plus immédiatement avaient le secret des noms qu'on voulait sauver
+de l'exclusion, et dans les derniers jours de janvier (fin de nivôse
+et commencement de pluviôse), les scrutins incessamment répétés du
+Sénat, opérèrent la séparation des partisans et des adversaires du
+gouvernement. Soixante membres du Corps Législatif, qui avaient montré
+le plus de résistance aux projets du Premier Consul, surtout au projet
+du rétablissement des cultes, vingt membres du Tribunat les plus
+actifs, furent frappés d'exclusion, ou, comme on dit alors,
+_éliminés_. Les principaux parmi ces vingt étaient MM. Chénier,
+Ginguené, Chazal, Bailleul, Courtois, Ganilh, Daunou et Benjamin
+Constant. Les autres, moins connus, gens de lettres ou d'affaires,
+anciens conventionnels, anciens prêtres, n'avaient eu d'autre titre
+pour entrer au Tribunat que l'amitié de M. Sieyès et de son parti; le
+même titre les en fit sortir.
+
+Telle fut la fin, non pas du Tribunat, qui continua d'exister quelque
+temps encore, mais de l'importance momentanée que ce corps avait
+acquise. Il eût été à désirer que le Premier Consul, si plein de
+gloire, si dédommagé par l'adhésion universelle de la France d'une
+opposition inconvenante, pût se résigner à supporter quelques
+détracteurs impuissants. Cette résignation eût été plus digne, et
+aussi moins dommageable à l'espèce de liberté qu'il aurait pu nous
+laisser alors, pour nous préparer plus tard à une liberté véritable.
+Mais en ce monde la sagesse est plus rare que l'habileté, plus rare
+même que le génie; car la sagesse suppose la victoire sur ses propres
+passions, victoire dont les grands hommes ne sont guère plus capables
+que les petits. Le Premier Consul, il faut le reconnaître, manqua de
+sagesse en cette occasion, et on ne peut faire valoir en sa faveur
+qu'une seule excuse: c'est qu'une telle opposition, encouragée par sa
+patience, serait peut-être devenue plus qu'incommode, mais dangereuse
+et même insurmontable, si la majorité du Corps Législatif et du Sénat
+avait fini par y prendre part, ce qui était possible. Cette excuse a
+un certain fondement, et elle prouve qu'il y a des temps où la
+dictature est nécessaire, même aux pays libres, ou destinés à l'être.
+
+[En marge: Caractère de l'opposition du Tribunat.]
+
+Quant à cette opposition du Tribunat, elle n'a pas mérité les éloges
+qu'on lui a décernés souvent. Inconséquente et tracassière, elle
+résista au Code civil, au rétablissement des autels, aux meilleurs
+actes enfin du Premier Consul, et regarda en silence la proscription
+des malheureux révolutionnaires, déportés sans jugement, pour cette
+machine infernale, dont ils n'étaient pas les auteurs. Les tribuns
+s'étaient tus alors, parce que la terrible explosion du 3 nivôse les
+avait glacés d'effroi, et qu'ils n'osaient pas défendre les principes
+de la justice, dans la personne d'hommes qui la plupart étaient
+couverts de sang. Le courage qu'ils n'eurent pas pour blâmer une
+illégalité flagrante, ils le trouvèrent tristement pour entraver des
+mesures excellentes! Si, du reste, un sentiment sincère de liberté
+inspirait beaucoup d'entre eux, chez d'autres on pouvait apercevoir ce
+fâcheux sentiment d'envie, qui animait le Tribunat contre le Conseil
+d'État, les hommes réduits à ne rien faire, contre ceux qui avaient le
+privilége de tout faire. Ils commirent donc de graves fautes, et
+malheureusement en provoquèrent de non moins graves de la part du
+Premier Consul: déplorable enchaînement, que l'histoire observe si
+souvent dans notre univers agité, dont les passions sont l'éternel
+mobile.
+
+[En marge: Remplacement par des hommes dévoués, du cinquième exclu
+dans le Corps Législatif et le Tribunat.]
+
+Il fallait remplacer le cinquième exclu, dans le Corps Législatif et
+le Tribunat. La majorité, qui avait prononcé les exclusions, prononça
+les nouvelles admissions, et le fit de la manière la plus
+satisfaisante pour le gouvernement consulaire. On se servit pour les
+nouveaux choix des listes de notabilité imaginées par M. Sieyès, comme
+base principale de la Constitution. Malgré les efforts du Conseil
+d'État, pour trouver une manière convenable de former ces listes,
+aucun des systèmes imaginés n'avait racheté l'inconvénient du
+principe. Elles étaient lentes et difficiles à former, parce qu'elles
+inspiraient peu de zèle aux citoyens, qui ne voyaient, dans cette
+vaste présentation de candidats, aucun moyen direct et immédiat
+d'influer sur la composition des premières autorités. Elles n'étaient
+en réalité qu'une manière de sauver les apparences, et de dissimuler
+la nécessité, alors inévitable, de la composition des grands corps de
+l'État par eux-mêmes; car toute élection tournait à mal, c'est-à-dire
+aux extrêmes. On avait eu la plus grande peine à terminer ces listes,
+et, sur cent deux départements alors existants, dont deux, ceux de la
+Corse, étaient hors la loi, dont quatre, ceux de la rive gauche du
+Rhin, n'étaient pas organisés, quatre-vingt-trois seulement avaient
+envoyé leurs listes. Il fut convenu qu'on ferait les choix dans les
+listes envoyées, sauf à dédommager par des choix postérieurs les
+départements qui n'avaient pas encore exécuté la loi.
+
+On appela au Corps Législatif bon nombre de ces grands propriétaires,
+que la sécurité nouvelle dont on les faisait jouir portait à quitter
+la retraite dans laquelle ils avaient jusqu'ici cherché à vivre. On y
+appela aussi quelques préfets, quelques magistrats, qui, depuis trois
+ans, venaient de se former à la pratique des affaires, sous la
+direction du gouvernement consulaire. Parmi les personnages introduits
+au Tribunat se trouvait Lucien Bonaparte, revenu d'Espagne, après une
+ambassade plus agitée qu'utile, et affectant de ne plus rien désirer
+qu'une existence tranquille, employée à servir son frère dans le sein
+de l'un des grands corps de l'État. Avec lui on avait introduit
+Carnot, sorti depuis peu du ministère de la guerre, où il n'avait pas
+eu l'art de plaire au Premier Consul. Ce dernier n'était pas plus
+favorable au gouvernement consulaire que les tribuns récemment exclus;
+mais c'était un personnage grave, universellement respecté, dont
+l'opposition devait être peu active, et que la Révolution ne pouvait
+pas, sans une odieuse ingratitude, laisser à l'écart. Cette nomination
+était d'ailleurs un dernier hommage à la liberté. Après ces deux noms,
+le plus notable était celui de M. Daru, administrateur capable et
+intègre, esprit sage et cultivé.
+
+Pendant que ces opérations s'exécutaient, le Premier Consul était
+arrivé à Paris, à la suite d'une absence de vingt-quatre jours. Il
+était de retour le 31 janvier au soir (11 pluviôse). La soumission
+était partout, et ce mouvement singulier de résistance qu'on avait vu
+se produire naguère dans les deux assemblées législatives, était
+maintenant complétement apaisé. L'autorité nouvelle dont le Premier
+Consul venait d'être revêtu, avait elle-même agi sur les esprits.
+Assurément c'était peu pour la puissance du Premier Consul, que la
+République italienne ajoutée à cette République française, qui avait
+vaincu et désarmé le monde; mais cet exemple de déférence, donné au
+génie du général Bonaparte par un peuple allié, avait produit un grand
+effet. Les corps de l'État vinrent tous avec empressement lui
+présenter leurs félicitations, et lui adresser des discours où
+perçait, à côté de l'exaltation de langage qu'il inspirait
+ordinairement, une nuance marquée de respect. Il semblait qu'on voyait
+déjà sur cette tête dominatrice la double couronne de France et
+d'Italie.
+
+[En marge: Le Premier Consul, délivré de toute opposition, peut donner
+cours à ses projets.]
+
+Il pouvait tout maintenant, et pour l'organisation de la France, qui
+était son premier objet, et pour sa grandeur personnelle, qui était le
+second. Il n'avait plus à craindre que les codes qu'il avait fait
+rédiger, et qu'il faisait rédiger encore, que les arrangements conclus
+avec le Pape pour la restauration des autels, n'échouassent devant la
+mauvaise volonté, ou devant les préjugés des grands corps de l'État.
+Ces projets n'étaient pas les seuls qu'il méditait. Depuis quelques
+mois, il préparait un vaste système d'éducation publique, pour
+façonner la jeunesse française au régime sorti de la Révolution. Il
+projetait un système de récompenses nationales, qui, sous une forme
+militaire, convenable au temps et à l'imagination guerrière des
+Français, pût servir à rémunérer les grandes actions civiles, aussi
+bien que les grandes actions militaires; c'était la Légion-d'Honneur,
+noble institution long-temps méditée en secret, et certainement pas la
+moins difficile des oeuvres que le Premier Consul voulait faire agréer
+à la France républicaine. Il désirait aussi fermer une des plaies les
+plus profondes de la Révolution, c'était l'émigration. Beaucoup de
+Français vivaient encore à l'étranger, dans les mauvais sentiments que
+l'exil inspire, privés de leur famille, de leur fortune, de leur
+patrie. Avec le projet d'effacer les traces de nos profondes
+discordes, et de conserver tout ce que la Révolution avait eu de bon,
+d'en écarter tout ce qu'elle avait eu de mauvais, l'émigration n'était
+pas un de ses résultats qu'il fallût laisser subsister. Mais, à cause
+des acquéreurs de biens nationaux, toujours susceptibles et défiants,
+c'était l'un des actes les plus difficiles, et qui exigeaient le plus
+de courage. Toutefois le moment approchait où un tel acte allait
+devenir possible. Enfin si, comme on le disait alors de toutes parts,
+il fallait consolider le pouvoir dans les mains de l'homme qui l'avait
+exercé d'une manière si admirable, s'il fallait donner à son autorité
+un nouveau caractère, plus élevé, plus durable, que celui d'une
+magistrature temporaire de dix années, dont trois s'étaient déjà
+écoulées, le moment était venu encore, car la prospérité publique,
+fruit de l'ordre, de la victoire, de la paix, était au comble; elle
+était sentie en cet instant, avec une vivacité que le temps pouvait
+plutôt émousser qu'accroître.
+
+[En marge: Fév. 1802.]
+
+[En marge: Suite du congrès d'Amiens.]
+
+Cependant ces projets de bien public et de grandeur personnelle qu'il
+nourrissait tous à la fois, avaient besoin pour s'accomplir d'un
+dernier acte, c'était la conclusion définitive de la paix maritime,
+laquelle se négociait au congrès d'Amiens. Les préliminaires de
+Londres avaient posé les bases de cette paix; mais tant que ces
+préliminaires n'étaient pas convertis en traité définitif, les
+alarmistes intéressés à troubler le repos public, ne manquaient pas de
+dire chaque semaine qu'on avait cessé d'être d'accord, et qu'on serait
+bientôt replongé dans la guerre maritime, et par la guerre maritime
+dans la guerre continentale. Aussi, dès son retour à Paris, le Premier
+Consul avait imprimé une nouvelle activité aux négociations d'Amiens.
+Signez, écrivait-il chaque jour à Joseph, car depuis les préliminaires
+il n'y a plus aucune question sérieuse à débattre.--Cela était vrai.
+Les préliminaires de Londres avaient résolu les seules questions
+importantes, en stipulant la restitution de toutes les conquêtes
+maritimes des Anglais, sauf Ceylan et la Trinité, dont les Hollandais
+et les Espagnols devaient faire le sacrifice. Les Anglais avaient
+bien, comme on l'a vu, demandé au congrès d'Amiens la petite île de
+Tabago; mais le Premier Consul avait tenu bon, et ils y avaient
+renoncé. Dès lors, il n'y avait plus de contestation que relativement
+à des points tout à fait accessoires, tels que l'entretien des
+prisonniers, et le régime à donner à l'île de Malte.
+
+On a exposé précédemment la difficulté relative aux prisonniers.
+C'était une pure question d'argent, toujours facile à résoudre. Le
+régime à donner à Malte présentait une difficulté plus réelle, car une
+défiance réciproque compliquait les vues des deux puissances. Le
+Premier Consul, par un singulier pressentiment, voulait raser les
+fortifications de l'île, la réduire à un rocher, et en faire un
+lazaret neutre et ouvert à toutes les nations. Les Anglais, qui
+voyaient dans Malte une échelle pour aller en Égypte, disaient que le
+rocher seul était trop important, pour le laisser toujours accessible
+aux Français, qui de l'Italie pouvaient passer en Sicile, de Sicile à
+Malte. Ils voulaient le rétablissement de l'ordre sur ses anciennes
+bases, avec la création d'une langue anglaise, et d'une langue
+maltaise, celle-ci composée des habitants de l'île, qui leur étaient
+dévoués. Le Premier Consul n'avait pas admis ces conditions; car, dans
+l'état des moeurs en France, on ne pouvait pas espérer de composer une
+langue française assez nombreuse, pour contre-balancer la création
+d'une langue anglaise. On s'était enfin mis d'accord sur ce point.
+L'ordre devait être rétabli, sans qu'il y eût aucune langue nouvelle.
+Un autre grand-maître devait être nommé, car on ne voulait plus de M.
+de Hompesch, qui, en 1798, avait livré Malte au général Bonaparte. En
+attendant que l'ordre fût réorganisé, il était décidé qu'on
+demanderait au roi de Naples de fournir une garnison napolitaine de
+deux mille hommes, laquelle occuperait l'île lorsque les Anglais
+l'évacueraient. Par surcroît de précaution, on désirait que quelque
+grande puissance garantît cet arrangement, pour mettre Malte à l'abri
+de l'une de ces entreprises, qui depuis cinq ans l'avaient fait tomber
+au pouvoir, tantôt des Français, tantôt des Anglais. On songeait à
+demander cette garantie à la Russie, en se fondant sur l'intérêt que
+cette puissance avait témoigné à l'ordre sous Paul Ier. Sur tous ces
+points on était encore d'accord, au départ du Premier Consul pour
+Lyon. Les pêcheries rétablies sur leur ancien pied, l'indemnité
+territoriale promise en Allemagne à la maison d'Orange pour la perte
+du stathoudérat, la paix et l'intégrité de territoire assurées soit au
+Portugal, soit à la Turquie, ne présentaient que des questions
+résolues. Cependant, depuis le retour du Premier Consul à Paris, la
+négociation paraissait languir, et lord Cornwallis, inquiet, semblait
+reculer à mesure que le négociateur français faisait de nouveaux pas
+vers lui. On ne pouvait suspecter lord Cornwallis, bon et respectable
+militaire, qui ne demandait qu'à terminer amiablement les difficultés
+de la négociation, et à joindre à ses services guerriers un grand
+service civil, celui de donner la paix à sa patrie. Mais ses
+instructions étaient tout à coup devenues plus rigoureuses, et la
+peine qu'il en ressentait se peignait clairement sur son visage. Son
+cabinet, en effet, lui avait enjoint d'être plus difficile, plus
+vigilant dans la rédaction du traité, et lui avait imposé des
+conditions de détail qu'il était peu aisé de faire subir à l'humeur
+altière et défiante du Premier Consul. Ce brave militaire, qui avait
+cru couronner sa carrière par un acte mémorable, en était à craindre
+de voir sa vieille considération ternie par le rôle qu'on allait lui
+faire jouer dans une négociation scandaleusement rompue. Dans son
+chagrin, il s'en était franchement ouvert à Joseph Bonaparte, et
+faisait avec lui de sincères efforts pour vaincre les obstacles
+opposés à la conclusion de la paix.
+
+On se demandera quel motif avait pu détruire tout à coup, ou refroidir
+du moins, les dispositions pacifiques du cabinet présidé par M.
+Addington? Ce motif est facile à comprendre. Il s'était fait à Londres
+une sorte de revirement, ordinaire dans les pays libres. Les
+préliminaires étaient signés depuis six mois, et, dans cet état
+intermédiaire, qui, sauf les coups de canon, ressemblait assez à la
+guerre, on avait peu joui des bienfaits de la paix. Le haut commerce,
+qui en Angleterre était la classe la plus intéressée à une reprise
+d'hostilités, parce que la guerre lui valait le monopole universel,
+avait cru se dédommager de ce qu'il perdait en faisant des
+expéditions nombreuses pour les ports de France. Il y avait trouvé des
+règlements prohibitifs, qui étaient nés d'une lutte violente, et qu'on
+n'avait pas eu le temps d'adoucir. Le peuple, qui espérait
+l'abaissement du prix des denrées alimentaires, n'avait pas vu
+jusqu'ici se réaliser son espérance, car il fallait un traité
+définitif pour vaincre les spéculateurs qui tenaient le prix des
+céréales encore très-élevé. Enfin les grands propriétaires, qui
+souhaitaient la réduction de tous les impôts, les classes moyennes,
+qui demandaient la suppression de l'_income-tax_, n'avaient point
+encore recueilli les fruits promis de la pacification du monde. Un peu
+de désenchantement avait donc succédé à cet engouement inouï pour la
+paix, qui, six mois auparavant, avait saisi subitement le peuple
+anglais, peuple tout aussi sujet à engouement que le peuple français.
+Mais, plus que tout le reste, les scènes de Lyon avaient agi sur son
+imagination ombrageuse. Cette prise de possession de l'Italie, devenue
+si manifeste, avait paru pour la France et pour son chef quelque chose
+de si grand, que la jalousie britannique en avait été vivement
+excitée. C'était un argument de plus pour le parti de la guerre, qui
+déjà ne manquait pas de dire que la France allait s'agrandissant
+toujours, et l'Angleterre se rapetissant à proportion. Une nouvelle
+récente et très-répandue agissait également sur les esprits: c'était
+celle d'une acquisition considérable faite par les Français en
+Amérique. On avait vu la Toscane donnée sous le titre de royaume
+d'Étrurie à un infant, sans connaître le prix de ce don fait à
+l'Espagne. Maintenant que le Premier Consul réclamait à Madrid la
+cession de la Louisiane, qui était l'équivalent stipulé de la Toscane,
+cette condition du traité se trouvait divulguée; et ce fait, joint à
+l'expédition de Saint-Domingue, révélait des projets nouveaux et
+vastes en Amérique. À tout cela on ajoutait qu'un port considérable
+était acquis par la France dans la Méditerranée, c'était celui de
+l'île d'Elbe, échangée contre le duché de Piombino.
+
+Ces divers bruits répandus à la fois, pendant que la Consulte, réunie
+à Lyon, décernait au général Bonaparte le gouvernement de l'Italie,
+avaient rendu à Londres un peu de force au parti de la guerre, lequel
+avait été obligé jusqu'ici de se renfermer dans une extrême réserve,
+et de saluer, au moins de quelques hommages hypocrites, le
+rétablissement de la paix.
+
+M. Pitt, sorti du cabinet depuis l'année dernière, mais toujours plus
+puissant dans sa retraite que ses honnêtes et faibles successeurs ne
+l'étaient au pouvoir, s'était tu sur les préliminaires. Il n'avait
+rien dit des conditions, mais il avait approuvé le fait même de la
+paix. Ses anciens collègues, fort inférieurs à lui, et par conséquent
+moins modérés, MM. Windham, Dundas, Grenville, avaient blâmé la
+faiblesse du cabinet Addington, et trouvé les conditions des
+préliminaires désavantageuses pour la Grande-Bretagne. En apprenant le
+départ d'une flotte portant vingt mille hommes à Saint-Domingue, ils
+s'étaient récriés contre la duperie de M. Addington, qui laissait
+passer une escadre destinée à rétablir la puissance française dans
+les Antilles, sans être assuré de la paix définitive. Ils présageaient
+qu'il serait victime de son imprudente confiance. À la nouvelle des
+événements de Lyon, de la cession de la Louisiane, de l'acquisition de
+l'île d'Elbe, ils s'étaient récriés plus vivement encore, et lord
+Carlisle avait fait une violente sortie contre l'ambition gigantesque
+de la France, et contre la faiblesse du nouveau cabinet britannique.
+
+M. Pitt continuait de se taire, pensant qu'il fallait laisser épuiser
+ce goût pour la paix, dont la multitude de Londres paraissait éprise,
+et qu'il convenait de protéger encore quelque temps le cabinet destiné
+à satisfaire un goût probablement passager. Le cabinet anglais
+lui-même se montrait ému de l'effet produit sur l'opinion publique;
+mais il craignait beaucoup plus ce qu'on dirait, si la paix était
+rompue aussitôt qu'essayée, et si un traité en forme ne prenait pas la
+place des articles préliminaires. Il se borna donc à expédier quelques
+bâtiments armés, qu'on avait trop tôt rappelés dans les ports, et à
+les envoyer dans les Antilles, pour y surveiller la flotte française
+dirigée sur Saint-Domingue. Il envoya à lord Cornwallis des
+instructions, qui, sans changer le fond des choses, aggravaient
+certaines conditions, et surchargeaient la rédaction définitive, de
+précautions ou inutiles, ou désagréables pour la dignité du
+gouvernement français. Lord Hawkesbury voulait que l'on stipulât avec
+précision un solde au profit de l'Angleterre, pour le nombre de
+prisonniers qu'elle avait eu à entretenir; il voulait que la Hollande
+payât à la maison d'Orange une indemnité en argent, indépendamment de
+l'indemnité territoriale promise en Allemagne; il voulait que l'on
+stipulât formellement que l'ancien grand-maître ne serait pas remis à
+la tête de l'ordre de Malte. Il aurait désiré surtout faire figurer un
+plénipotentiaire turc au congrès d'Amiens, car, toujours rempli du
+souvenir de l'Égypte, le cabinet britannique tenait à enchaîner
+l'audace du Premier Consul en Orient. Il souhaitait enfin une
+rédaction, qui permît au Portugal d'échapper aux stipulations du
+traité de Badajos, stipulations en vertu desquelles la cour de
+Lisbonne perdait Olivença en Europe, et un certain arrondissement
+territorial en Amérique.
+
+Telles furent les instructions envoyées à lord Cornwallis. Cependant
+il y eut une proposition qui fut réservée pour être faite directement
+par lord Hawkesbury à M. Otto. Cette proposition était relative à
+l'Italie.--Nous voyons, dit lord Hawkesbury à M. Otto, qu'il n'y a
+rien à obtenir du Premier Consul, en ce qui touche le Piémont.
+Demander quelque chose à cet égard serait vouloir l'impossible. Mais
+que le Premier Consul concède la plus faible indemnité territoriale au
+roi de Sardaigne, dans quelque coin de l'Italie que ce soit, et, en
+échange de cette concession, nous reconnaîtrons à l'instant même tout
+ce que la France a fait dans cette contrée. Nous reconnaîtrons le
+royaume d'Étrurie, la République italienne et la République
+ligurienne.--
+
+Les changements demandés soit par lord Cornwallis, soit par lord
+Hawkesbury, consistant plutôt dans la forme que dans le fond,
+n'étaient bien fâcheux ni pour la puissance ni pour l'orgueil de la
+France. La paix était assez belle en soi, pour l'accepter telle qu'on
+la proposait. Mais le Premier Consul, ne pouvant pas démêler si ces
+nouvelles demandes étaient une pure précaution du cabinet anglais,
+dans l'intention de rendre le traité plus présentable au Parlement, ou
+si en effet ce retour en arrière sur des points déjà concédés,
+accompagné d'armements maritimes, cachait une secrète pensée de
+rupture, agit comme il faisait toujours, en allant résolument au but.
+Il concéda ce qui lui semblait devoir être concédé, et refusa
+nettement le reste. Relativement aux prisonniers, il repoussa la
+stipulation précise d'un solde au profit de l'Angleterre, mais accorda
+la formation d'une commission, qui réglerait le compte des dépenses,
+en considérant toutefois comme prisonniers anglais, les soldats
+allemands ou autres qui avaient été à son service. Il ne voulut pas
+que la Hollande donnât un florin pour le stathouder. Il consentit
+d'une manière formelle à la nomination d'un nouveau grand-maître de
+Malte, mais sans aucune expression applicable à M. de Hompesch, et de
+laquelle on pût induire que la France se laissait imposer l'abandon
+des gens qui l'avaient servie. Il voulut bien que la garantie de
+Malte, proposée à la Russie, fût demandée aussi à l'Autriche, à la
+Prusse et à l'Espagne. Enfin, sans admettre un plénipotentiaire turc
+ou portugais, il consentit à l'insertion d'un article dans lequel
+l'intégrité du territoire turc, et celle du territoire portugais,
+seraient formellement garanties.
+
+[En marge: Mars 1802.]
+
+Quant à la reconnaissance de la République italienne, de la République
+ligurienne, et du royaume d'Étrurie, il déclara qu'il s'en passerait,
+et qu'il ne l'achèterait par aucune concession faite au roi de
+Piémont, dont il avait résolu dès lors l'expropriation définitive.
+
+Après avoir envoyé ces réponses à son frère Joseph, avec une liberté
+suffisante quant à la rédaction, il lui recommanda d'agir avec une
+grande prudence, pour bien constater que le refus de signer la paix ne
+venait pas de lui, mais de l'Angleterre. Il fit en outre déclarer,
+soit à Londres, soit à Amiens, que, si on ne voulait pas accepter ce
+qu'il proposait, on devait en finir, et qu'à l'instant il allait
+réarmer l'ancienne flottille de Boulogne, et former un camp vis-à-vis
+des côtes d'Angleterre.
+
+[En marge: Signature de la paix d'Amiens, donnée le 25 mars 1802.]
+
+La rupture n'était pas plus désirée à Londres qu'à Paris, ou Amiens.
+Le cabinet anglais sentait qu'il succomberait sous le ridicule, si la
+trêve de six mois, suite des préliminaires, n'avait servi qu'à ouvrir
+les mers aux flottes françaises. Lord Cornwallis, qui savait que la
+légation anglaise serait injustifiable, car c'était elle seule qui
+avait élevé les dernières difficultés, lord Cornwallis fut
+très-conciliant dans la rédaction. Joseph Bonaparte ne le fut pas
+moins, et le 25 mars 1802 au soir (4 germinal an X), la paix avec la
+Grande-Bretagne fut signée, sur un instrument surchargé de corrections
+de tout genre.
+
+On prit trente-six heures, pour la traduction du traité, dans autant de
+langues qu'il y avait de puissances intéressées. Le 27 mars (6
+germinal), les plénipotentiaires se réunirent à l'hôtel-de-ville. Le
+Premier Consul avait voulu que tout se passât avec le plus grand
+appareil. Depuis long-temps il avait fait partir pour Amiens un
+détachement de ses plus belles troupes, habillées à neuf; il avait fait
+réparer les routes d'Amiens à Calais et d'Amiens à Paris, et envoyé des
+secours aux ouvriers du pays privés de travail, pour que rien ne pût
+inspirer au négociateur anglais une fâcheuse idée de la France. Il avait
+enfin prescrit des préparatifs dans la ville même d'Amiens, pour que la
+signature fut donnée avec une sorte de solennité. Le 27, à 11 heures du
+matin, des détachements de cavalerie allèrent chercher les
+plénipotentiaires à leur demeure, et les escortèrent à l'hôtel-de-ville,
+où une salle avait été préparée pour les recevoir. Ils employèrent un
+certain temps à revoir les copies du traité, et vers deux heures enfin,
+on introduisit les autorités et la foule, empressées d'assister à ce
+spectacle imposant des deux premières nations de l'univers, se
+réconciliant à la face du monde, se réconciliant, hélas! pour trop peu
+de temps! Les deux plénipotentiaires signèrent la paix, et puis
+s'embrassèrent cordialement, aux acclamations des assistants émus et
+transportés de joie. Lord Cornwallis et Joseph Bonaparte furent
+reconduits à leurs demeures, au milieu des démonstrations les plus
+bruyantes de la multitude. Lord Cornwallis entendit son nom béni par le
+peuple français, et Joseph rentra chez lui, entendant de toutes parts
+ce cri, qui devait être long-temps, et qui aurait pu être toujours, le
+cri de la France: _Vive Bonaparte!_
+
+Lord Cornwallis partit immédiatement pour Londres, malgré l'invitation
+qu'il avait reçue de se rendre à Paris. Il craignait que les facilités
+de rédaction auxquelles il s'était prêté, ne fussent point approuvées
+par son gouvernement, et il voulut assurer la ratification du traité
+par sa présence.
+
+L'heureuse issue du congrès d'Amiens, si elle n'excita pas chez le
+peuple anglais les mêmes transports d'enthousiasme que la signature
+des préliminaires, le trouva encore joyeux et bruyant. Cette fois on
+lui dit, qu'il allait jouir de la réalité de la paix, du bas prix des
+denrées, et de l'abolition de l'_income-tax_. Il le crut, et se montra
+véritablement satisfait.
+
+[En marge: Conséquences du traité d'Amiens.]
+
+L'effet fut à peu près le même de notre côté. Moins de démonstrations
+extérieures, pas moins de satisfaction réelle, tel fut le spectacle
+donné par le peuple en France. Enfin, on croyait tenir la paix
+véritable, celle des mers, condition certaine et nécessaire de la paix
+du continent. Après dix années de la plus grande, de la plus terrible
+lutte qui se soit vue chez les hommes, on posait les armes: le temple
+de Janus était fermé.
+
+[En marge: Avril 1802.]
+
+Qui avait fait tout cela? Qui avait rendu la France si grande et si
+prospère, l'Europe si calme? Un seul homme, par la force de son épée,
+et par la profondeur de sa politique. La France le proclamait ainsi,
+et l'Europe entière faisait écho avec elle. Il a vaincu depuis, à
+Austerlitz à Iéna, à Friedland, à Wagram, il a vaincu en cent
+batailles, ébloui, enrayé, soumis le monde; jamais il ne fut si grand,
+car jamais il ne fut si sage!
+
+[En marge: Session extraordinaire de l'an X.]
+
+Aussi tous les corps de l'État vinrent de nouveau lui dire, dans des
+harangues pleines d'un sincère enthousiasme, qu'il avait été le
+vainqueur, qu'il était aujourd'hui le bienfaiteur de l'Europe. Le
+jeune auteur de tant de biens, le possesseur de tant de gloire, était
+loin de se croire au terme de sa tâche; il jouissait à peine de ce
+qu'il avait fait, tant il était impatient de faire davantage.
+Passionné alors pour les travaux de la paix, sans être bien certain
+que cette paix durât long-temps, il était pressé d'achever ce qu'il
+appelait l'organisation de la France, et de concilier ce qu'il y avait
+de vrai, de bon dans la Révolution, avec ce qu'il y avait d'utile, de
+nécessaire à tous les temps, dans l'ancienne monarchie. Ce qui lui
+tenait aujourd'hui le plus à coeur, c'était la restauration du culte
+catholique, l'organisation de l'éducation publique, le rappel des
+émigrés, et l'institution de la Légion-d'Honneur. C'étaient là, non
+pas les seules choses qu'il méditait, mais c'étaient suivant lui les
+plus urgentes. Maître désormais des esprits dans les corps de l'État,
+il usa des prérogatives de la Constitution pour ordonner une session
+extraordinaire. Il était revenu le 31 janvier 1802 (11 pluviôse) de la
+Consulte tenue à Lyon; le traité d'Amiens avait été signé le 25 mars
+(4 germinal); les promotions au Corps Législatif et au Tribunat
+étaient finies depuis plusieurs semaines, et les nouveaux élus rendus
+à leur poste: il convoqua donc une session extraordinaire pour le 5
+avril (15 germinal). Elle devait durer jusqu'au 20 mai (30 floréal),
+c'est-à-dire un mois et demi. Cela suffisait à ses plans, quelque
+grands qu'ils fussent, car la contradiction qu'il était exposé à
+rencontrer désormais, ne pouvait lui faire perdre beaucoup de temps.
+
+Le premier des projets soumis au Corps Législatif fut le Concordat.
+C'était toujours le plus difficile des nouveaux projets à faire
+adopter, sinon par les masses populaires, au moins par les hommes qui
+entouraient le gouvernement, civils et militaires. Le Saint-Siége, qui
+avait mis tant de lenteur à concéder, tantôt le fond même du
+Concordat, tantôt la bulle des nouvelles circonscriptions, tantôt la
+faculté d'instituer les nouveaux évêques, avait tout envoyé depuis
+long-temps au cardinal Caprara, pour qu'il fût en mesure de déployer
+les pouvoirs du Saint-Siége, lorsque le Premier Consul le jugerait
+opportun. Le Premier Consul avait pensé avec raison que la
+proclamation de la paix définitive était le moment où l'on pourrait, à
+la faveur de la joie publique, donner pour la première fois le
+spectacle du gouvernement républicain prosterné au pied des autels, et
+remerciant la Providence des bienfaits qu'il en avait reçus.
+
+[En marge: Reprise de l'affaire du Concordat.]
+
+Il disposa tout pour consacrer le jour de Pâques à cette grande
+solennité. Mais les quinze jours qui précédèrent ce grand acte, ne
+furent ni les moins critiques, ni les moins laborieux. Il fallait
+d'abord, outre le traité appelé Concordat, et qui, à titre de traité,
+devait être voté par le Corps Législatif, il fallait rédiger et
+présenter une loi, qui réglerait la police des cultes, d'après les
+principes du Concordat et de l'Église gallicane. Il fallait composer
+le nouveau clergé destiné à remplacer les anciens titulaires, dont la
+démission avait été demandée par le Pape, et presque universellement
+obtenue. C'étaient soixante siéges à remplir à la fois, en choisissant
+parmi les prêtres de tous les partis des sujets respectables, en
+prenant garde de froisser par ces choix les sentiments religieux, et
+de faire renaître le schisme par l'excès même du zèle qu'on apportait
+à l'éteindre.
+
+Ce furent là des difficultés que la ténacité, enveloppée de douceur,
+du cardinal Caprara, que les passions du clergé, aussi grandes que
+celles des autres hommes, rendirent fort graves, fort inquiétantes,
+jusqu'au dernier instant, jusqu'à la veille même du jour où le grand
+acte du rétablissement des autels fut consommé.
+
+[En marge: Loi des articles organiques.]
+
+Le Premier Consul commença par la loi destinée à régler la police des
+cultes. C'est celle qui porte dans nos codes le titre d'_articles
+organiques_. Elle était volumineuse, et réglait les rapports du
+gouvernement avec toutes les religions, catholique, protestante,
+hébraïque. Elle reposait sur le principe de la liberté des cultes,
+leur accordait à tous sécurité et protection, leur imposait égards et
+tolérance entre eux, soumission envers le gouvernement. Quant à la
+religion catholique, celle qui embrasse la presque totalité de la
+population de notre pays, elle était réglée d'après les principes de
+l'Église romaine, consacrés dans le Concordat, et les principes de
+l'Église gallicane, proclamés par Bossuet. D'abord il était établi
+qu'aucune bulle, bref, ou écrit quelconque du Saint-Siége, ne pourrait
+être publié en France sans l'autorisation du gouvernement; qu'aucun
+délégué de Rome, excepté celui qu'elle envoyait publiquement comme son
+représentant officiel, ne serait admis, ou reconnu, ou toléré; ce qui
+faisait disparaître ces mandataires secrets, dont le Saint-Siége
+s'était servi pour gouverner clandestinement l'Église française
+pendant la Révolution. Toute infraction quelconque aux règles
+résultant soit des traités avec le Saint-Siége, soit des lois
+françaises, commise par un membre du clergé, était qualifiée _abus_,
+et déférée à la juridiction du Conseil d'État, corps politique et
+administratif, animé d'un véritable esprit de gouvernement, et qui ne
+pouvait éprouver pour le clergé l'antique haine que la magistrature
+lui avait vouée sous l'ancienne monarchie. Aucun concile, général ou
+particulier, ne pouvait être tenu en France, sans l'ordre formel du
+gouvernement. Il devait y avoir un seul catéchisme, approuvé par
+l'autorité publique. Tout ecclésiastique consacré à l'enseignement du
+clergé devait professer la Déclaration de 1682, connue sous le titre
+de PROPOSITIONS DE BOSSUET. Ces propositions, comme on sait,
+contiennent ces beaux principes de soumission et d'indépendance, qui
+caractérisent particulièrement l'Église gallicane, laquelle, toujours
+soumise à l'unité catholique, qu'elle a fait triompher en France et
+défendue en Europe, mais indépendante dans son régime intérieur,
+fidèle à ses rois, n'a jamais abouti ni au protestantisme, comme
+l'Église allemande ou anglaise, ni à l'inquisition, comme l'Église
+espagnole. Soumission au chef de l'Église universelle sous le rapport
+spirituel, soumission au chef de l'État sous le rapport temporel, tel
+est le double principe sur lequel le Premier Consul voulut que
+l'Église française restât établie. C'est pourquoi il exigea d'une
+manière formelle l'enseignement dans le clergé des propositions de
+Bossuet. Il fut arrêté ensuite dans les articles organiques, que les
+évêques nommés par le Premier Consul, institués par le Pape,
+choisiraient les curés, mais, avant de les installer, seraient obligés
+de les faire agréer par le gouvernement. Il fut accordé aux évêques de
+former des chapitres de chanoines dans les cathédrales, et des
+séminaires dans les diocèses. Tous les choix des professeurs dans ces
+séminaires devaient être approuvés par l'autorité publique. Aucun
+élève des séminaires ne pouvait être ordonné prêtre, s'il n'avait 25
+ans, s'il ne faisait preuve d'une propriété de 300 francs de revenu,
+s'il n'était agréé par l'administration des cultes. Cette condition de
+propriété n'a pas pu tenir devant la réalité[23]; mais il eût été à
+désirer qu'elle fût praticable, car l'esprit du clergé serait moins
+descendu que nous ne l'avons vu depuis. Les archevêques devaient
+recevoir 15,000 francs d'appointements, les évêques 10,000. Les curés
+de première classe devaient recevoir 1,500 francs, ceux de seconde,
+1,000, sans cumul toutefois avec les pensions ecclésiastiques, dont
+beaucoup de prêtres jouissaient en compensation des biens
+ecclésiastiques aliénés. Le casuel, c'est-à-dire les rétributions
+volontaires des fidèles pour l'administration de certains sacrements,
+était conservé, à condition d'un règlement donné par les évêques. Du
+reste, il était stipulé que tous les secours du culte seraient
+administrés gratuitement. Les églises étaient restituées au nouveau
+clergé. Les presbytères, et les jardins attenants, ce que dans nos
+campagnes on appelle la _maison du curé_, devaient être les seules
+portions des anciens biens d'église, rendues aux prêtres; bien entendu
+qu'il n'était pas question de ceux de ces biens qui avaient été
+vendus. L'usage des cloches était rétabli pour appeler les fidèles à
+l'église; mais avec défense de les employer à aucun usage civil, à
+moins d'une permission de l'autorité. Le sinistre souvenir du tocsin
+avait fait adopter cette précaution. Aucune fête, excepté celle du
+dimanche, ne pouvait être établie sans l'autorisation du gouvernement.
+Le culte ne devait pas être extérieur, c'est-à-dire, célébré hors des
+temples, dans les villes où il existait des temples appartenant à des
+religions différentes. Enfin le calendrier grégorien se trouvait en
+partie concilié avec le calendrier républicain. C'était là
+certainement la plus grave des difficultés. On ne pouvait pas abolir
+complètement le calendrier qui rappelait, plus que toute autre
+institution, le souvenir de la Révolution, et qui avait été adapté au
+nouveau système des poids et mesures. Mais il n'était pas possible non
+plus de rétablir la religion catholique sans rétablir le dimanche, et
+avec le dimanche la semaine. D'ailleurs les moeurs avaient déjà fait
+ce que la loi n'avait pas osé faire encore, et le dimanche était
+redevenu partout un jour de fête religieuse, plus ou moins observé,
+mais universellement admis comme interruption du travail de la
+semaine. Le Premier Consul adopte un moyen terme. Il décida que
+l'année, le mois, seraient nommés comme dans le calendrier
+républicain, et le jour, la semaine, comme dans le calendrier
+grégorien; qu'on dirait, par exemple, pour le jour de Pâques, dimanche
+28 germinal an X, ce qui répondait au 18 avril 1802. Il exigea enfin
+qu'on ne pût marier personne à l'église, sans la production préalable
+de l'acte du mariage civil; et quant aux registres des naissances, des
+morts, des mariages, que le clergé avait continué de tenir par suite
+de ses habitudes, il fit déclarer que ces registres ne pourraient
+jamais avoir aucune valeur en justice. Enfin toute donation
+testamentaire ou autre, faite au clergé, devait être constituée en
+rentes.
+
+ [Note 23: Elle n'a été abolie qu'en février 1810.]
+
+Telle est en substance la sage et profonde loi qui porte le nom
+d'_articles organiques_. Elle était pour le gouvernement français un
+acte tout intérieur, qui le regardait seul, et qui, à ce titre, ne
+devait pas être soumis au Saint-Siége. Il suffisait qu'elle ne contînt
+rien de contraire au Concordat, pour que la cour de Rome ne fût pas
+raisonnablement fondée à se plaindre. La lui soumettre, c'était se
+préparer des difficultés interminables, difficultés plus grandes, plus
+nombreuses que celles qu'avait rencontrées le Concordat lui-même. Le
+Premier Consul n'avait garde de s'y exposer. Il savait bien qu'une
+fois le culte publiquement rétabli, le Saint-Siége ne romprait pas la
+nouvelle paix entre la France et Rome, pour des articles concernant la
+police intérieure de la République. Il est bien vrai que, plus tard,
+ces articles sont devenus l'un des griefs de la cour de Rome contre
+Napoléon, mais ils furent un prétexte plutôt qu'un grief véritable.
+Ils avaient été, du reste, communiqués au cardinal Caprara, qui ne
+parut point révolté à leur lecture[24], à en juger toutefois par ce
+qu'il écrivit à sa cour. Il fit quelques réserves, et conseilla au
+Saint-Père de ne point s'en affliger, espérant, disait-il, que ces
+articles ne seraient pas exécutés à la rigueur.
+
+ [Note 24: Ces assertions sont fondées sur la correspondance
+ même du cardinal Caprara.]
+
+[En marge: Après la rédaction des articles organiques, on s'occupe de
+la nomination des évêques.]
+
+[En marge: Le Pape voudrait qu'il n'y eût pas des prêtres
+constitutionnels parmi les nouveaux évêques.]
+
+La loi des articles organiques rédigée, et discutée en Conseil d'État,
+il fallait s'occuper du personnel du clergé. C'était un travail
+considérable, car il y avait une multitude de choix à examiner de
+très-près, avant de les arrêter définitivement. M. Portalis, que le
+Premier Consul avait chargé de l'administration des cultes, et qui
+était éminemment propre, soit à traiter avec le clergé, soit à le
+représenter auprès des corps de l'État, et à le défendre par une
+élocution douce, brillante, empreinte d'une certaine onction
+religieuse, M. Portalis résistait ordinairement au Saint-Siége, avec
+une fermeté respectueuse. Cette fois il s'était fait en quelque sorte
+l'allié du cardinal Caprara, dans une prétention de la cour de Rome,
+celle d'exclure complètement le clergé constitutionnel des nouveaux
+siéges. Le Pape, tout ému encore d'un acte aussi exorbitant à ses yeux
+que la déposition des anciens titulaires, voulait au moins s'en
+dédommager, en éloignant de l'épiscopat les ministres du culte qui
+avaient pactisé avec la Révolution française, et prêté serment à la
+Constitution civile. Depuis que le Concordat était signé, c'est-à-dire
+depuis environ huit à neuf mois, le cardinal Caprara, qui remplissait
+incognito les fonctions de légat _à latere_, et qui voyait sans cesse
+le Premier Consul, lui insinuait avec douceur, mais avec constance,
+les désirs de l'Église romaine, s'avançant plus hardiment quand le
+Premier Consul était d'humeur à le laisser dire, se retirant
+précipitamment, et avec humilité, quand il était d'humeur contraire.
+Ces désirs de l'Église romaine ne consistaient pas seulement à
+repousser de la nouvelle composition du clergé français les prêtres
+qu'elle appelait _intrus_, mais à recouvrer les provinces perdues,
+Bologne, Ferrare et la Romagne.--Le Saint-Père, disait le cardinal,
+est fort pauvre depuis qu'il a été dépouillé de ses provinces les plus
+fertiles; il est si pauvre qu'il ne peut payer ni des troupes pour le
+garder, ni l'administration de ses États, ni le Sacré Collége. Il a
+perdu même une partie de ses revenus extérieurs. Au milieu de ses
+douleurs, le rétablissement de la religion en France est la plus
+grande de ses consolations; mais ne mêlez pas des amertumes à cette
+consolation, en l'obligeant à instituer des prêtres qui ont apostasié,
+en privant le clergé fidèle des places déjà tant réduites par la
+nouvelle circonscription.--Oui, répondait le Premier Consul, le
+Saint-Père est pauvre; je le soulagerai. Toutes les limites des États
+d'Italie ne sont pas irrévocablement fixées; celles de l'Europe
+elle-même ne sont pas définitivement arrêtées. Mais je ne puis
+aujourd'hui ôter des provinces à la République italienne, qui vient de
+me prendre pour chef. En attendant, il faut au Saint-Père plus
+d'argent qu'il n'en a. Il lui faut quelques millions; je suis prêt à
+les lui donner. Quant aux _intrus_, ajoutait-il, c'est autre chose. Le
+Pape a promis, une fois les démissions données, de réconcilier avec
+l'Église, sans aucune distinction, tous ceux qui se soumettraient au
+Concordat. Il l'a promis, il faut qu'il tienne sa parole. Je la lui
+rappellerai, et il n'est ni homme, ni pontife à y manquer. D'ailleurs
+je ne suis pas venu pour faire triompher tel ou tel parti; je suis
+venu pour les réconcilier les uns avec les autres, en tenant la
+balance égale entre eux. Depuis quelque temps, vous m'avez obligé à
+lire l'histoire de l'Église. J'y ai vu que les querelles religieuses
+ne se passent pas autrement que les querelles politiques; car vous
+prêtres, nous militaires ou magistrats, nous sommes tous hommes. Elles
+ne finissent que par l'intervention d'une autorité assez forte pour
+obliger les partis à se rapprocher et à se fondre. Je mêlerai donc
+quelques évêques constitutionnels aux évêques que vous appelez
+fidèles; je les choisirai bien, j'en choisirai peu, mais il y en
+aura. Vous les réconcilierez avec l'Église romaine; je les obligerai à
+être soumis au Concordat, et tout ira bien. Du reste, c'est chose
+résolue, n'y revenez plus.--LE GRAND CONSUL, comme l'appelait le
+cardinal, si on insistait, s'animait vite; et le cardinal s'arrêtait,
+car il l'admirait, l'aimait, le craignait également, et disait au
+Saint-Père: N'irritons pas cet homme! lui seul nous soutient dans ce
+pays, où tout le monde est contre nous. Si son zèle se refroidissait
+un instant, ou si par malheur il venait à mourir, il n'y aurait plus
+de religion en France.--Le cardinal, quand il n'avait pas réussi,
+s'efforçait néanmoins de paraître satisfait, car le général Bonaparte
+aimait à voir les gens contents, et prenait de l'humeur quand on se
+présentait à lui avec un visage chagrin. Le cardinal se montrait donc
+toujours doux et serein, et avait, par ce moyen, trouvé l'art de lui
+plaire. Il voyait d'ailleurs les peines qu'avait le général Bonaparte,
+et il n'aurait pas voulu les accroître. Le général, à son tour,
+s'efforçait d'expliquer au cardinal les susceptibilités, les ombrages
+de l'esprit français; et, malgré sa puissance, il faisait autant
+d'efforts pour le convaincre, que le cardinal en pouvait faire de son
+côté pour l'amener à ses vues. Un jour, impatienté des instances du
+légat, il le fit taire par cette parole à la fois gracieuse et
+profonde.--Tenez, lui dit-il, cardinal Caprara, possédez-vous encore
+le don des miracles? le possédez-vous?... en ce cas, employez-le, vous
+me rendrez grand service. Si vous ne l'avez pas, laissez-moi faire;
+et, puisque je suis réduit aux moyens humains, permettez-moi d'en
+user comme je l'entends, pour sauver l'Église.--
+
+[En marge: Nominations aux siéges de la nouvelle circonscription.]
+
+C'est un spectacle curieux et saisissant, conservé tout entier dans la
+correspondance du cardinal Caprara, que celui de ce puissant homme de
+guerre, déployant tour à tour une finesse, une grâce, une véhémence
+extraordinaires, pour persuader le vieux cardinal, théologien et
+diplomate. Tous deux étaient ainsi arrivés au moment de la publication
+du Concordat, sans avoir pu se convaincre. M. Portalis, qui, sur ce
+point uniquement, était de l'avis du Saint-Siége, n'osa pas, comme il
+le voulait d'abord, exclure tout à fait les constitutionnels de ses
+propositions pour les soixante siéges à remplir, mais il n'en présenta
+que deux. S'étant entendu avec l'abbé Bernier pour les choix à faire
+dans le clergé orthodoxe, il avait proposé les membres les plus
+éminents et les plus sages de l'ancien épiscopat, et, en assez grand
+nombre, des curés estimables, distingués par leur piété, leur
+modération, et la continuation de leurs services pendant la terreur.
+Il disait avec l'abbé Bernier, que n'appeler aucun membre de l'ancien
+épiscopat, et ne désigner que des curés, ce serait créer un clergé
+trop nouveau, trop dépourvu d'autorité; que nommer, au contraire,
+d'anciens évêques seuls à tous les siéges, ce serait trop oublier le
+clergé inférieur, qui avait rendu de vrais services pendant la
+Révolution, et dont la juste ambition serait ainsi gravement froissée.
+Ces vues étaient raisonnables, et furent admises par le Premier
+Consul. Mais, quant aux deux prélats constitutionnels, il ne s'en
+contenta pas. Sur soixante siéges, j'en veux dit-il, donner le
+cinquième au clergé de la Révolution, c'est-à-dire douze. Il y aura
+deux archevêques constitutionnels sur dix, et dix évêques
+constitutionnels sur cinquante, ce qui n'est pas trop.--Après s'être
+concerté avec MM. Portalis et Bernier, il fit avec eux les choix les
+mieux entendus, sauf un ou deux. M. de Belloy, évêque de Marseille, le
+plus respectable, le plus âgé des membres de l'ancienne Église de
+France, digne ministre d'une religion de charité, qui joignait une
+figure vénérable à la piété la plus sage, fut nommé archevêque de
+Paris. M. de Cicé, ancien garde des sceaux sous Louis XVI, autrefois
+archevêque de Bordeaux, esprit ferme et politique, fut promu à
+l'archevêché d'Aix. M. de Boisgelin, grand seigneur, prêtre éclairé,
+instruit et doux, jadis archevêque d'Aix, devint archevêque de Tours.
+M. de La Tour-du-Pin, ancien archevêque d'Auch, reçut l'évêché de
+Troyes. Ce digne prélat, illustre par son savoir autant que par sa
+naissance, eut la modestie d'accepter ce poste si inférieur à celui
+qu'il quittait. Le Premier Consul l'en récompensa plus tard par le
+chapeau de cardinal. M. de Roquelaure, autrefois évêque de Senlis,
+l'un des prélats les plus distingués de l'ancienne Église, par l'union
+de l'aménité et des bonnes moeurs, obtint l'archevêché de Malines. M.
+Cambacérès, frère du second Consul, fut appelé à l'archevêché de
+Rouen. L'abbé Fesch, oncle du Premier Consul, prêtre orgueilleux, qui
+mettait sa gloire à résister à son neveu, fut fait archevêque de
+Lyon, c'est-à-dire primat des Gaules. M. Lecoz, évêque constitutionnel
+de Rennes, prêtre de bonnes moeurs, mais janséniste ardent et
+incommode, fut nommé archevêque de Besançon. M. Primat, évêque
+constitutionnel de Lyon, autrefois oratorien, prêtre instruit et doux,
+ayant donné des scandales fâcheux sous le rapport du schisme, mais
+aucun sous le rapport des moeurs, fut promu à l'archevêché de
+Toulouse. Un curé distingué, M. de Pancemont, fort employé dans
+l'affaire des démissions, fut tiré de la paroisse de Saint-Sulpice,
+pour être envoyé à Vannes comme évêque. Enfin, l'abbé Bernier, le
+célèbre curé de Saint-Laud d'Angers, autrefois le meneur caché de la
+Vendée, depuis son pacificateur, et, sous le Premier Consul, le
+négociateur du Concordat, reçut l'évêché d'Orléans. Ce siége n'était
+pas en rapport avec la haute influence que le Premier Consul lui avait
+laissé prendre sur les affaires de l'Église de France; mais l'abbé
+Bernier sentait que les souvenirs de la guerre civile, attachés à son
+nom, ne permettaient pas une élévation trop marquante et trop brusque;
+que le pouvoir réel dont il jouissait valait mieux que les honneurs
+extérieurs. Le Premier Consul lui destinait d'ailleurs le chapeau de
+cardinal.
+
+Quand ces nominations, qui étaient arrêtées, mais qui ne devaient être
+publiées qu'après la conversion du Concordat en loi de l'État, furent
+communiquées au cardinal Caprara, celui-ci opposa une vive résistance,
+versa même des larmes, se disant dépourvu de pouvoirs, bien qu'il eût
+reçu de Rome une latitude absolue, et jusqu'à la faculté
+extraordinaire d'instituer les nouveaux prélats, sans recours au
+Saint-Siége. MM. Portalis et Bernier lui déclarèrent que la volonté du
+Premier Consul était irrévocable, qu'il fallait se soumettre, ou
+renoncer à la restauration solennelle des autels, promise sous
+quelques jours. Il se soumit, écrivant au Pape que le salut des âmes,
+privées de religion, s'il avait persisté, l'avait emporté dans son
+esprit sur l'intérêt du clergé fidèle.--On me blâmera, disait-il au
+Saint-Père; mais j'ai obéi à ce que j'ai cru la voix du ciel.--
+
+Il consentit donc, se réservant d'exiger des constitutionnels
+nouvellement élus, une rétractation, qui couvrît cette dernière
+condescendance du Saint-Siége.
+
+Tout étant prêt, le Premier Consul fit apporter le Concordat au Corps
+Législatif, pour y être voté comme une loi, suivant les prescriptions
+de la Constitution. Au Concordat étaient joints les articles
+organiques. Ce fut le premier jour de la session extraordinaire, 5
+avril 1802 (15 germinal), que le Concordat fut présenté au Corps
+Législatif par les conseillers d'État Portalis, Régnier, et Regnault
+de Saint-Jean-d'Angély. Le Corps Législatif n'était point en séance
+quand le traité d'Amiens, signé le 25 mars, avait été connu à Paris.
+Il n'avait donc pas été au nombre des autorités, venues pour féliciter
+le Premier Consul. On proposa dès cette première séance d'envoyer une
+députation de vingt-cinq membres, pour complimenter le Premier Consul,
+à l'occasion de la paix générale. Dans cette proposition il ne fut pas
+dit un mot du Concordat, ce qui montre l'esprit du temps, même dans
+le sein du Corps Législatif renouvelé. La députation fut présentée le
+6 avril (16 germinal).
+
+[En marge: Allocution du Premier Consul à une députation du Corps
+Législatif, relativement au Concordat.]
+
+«Citoyen consul, dit le président du Corps Législatif, le premier
+besoin du peuple français attaqué par l'Europe était la victoire, et
+vous avez vaincu. Son voeu le plus cher après la victoire était la
+paix, et vous la lui avez donnée. Que de gloire pour le passé, que
+d'espérance pour l'avenir! Et tout cela est votre ouvrage! Jouissez de
+l'éclat et du bonheur que la République vous doit!» Le président
+terminait cette allocution par l'expression la plus vive de la
+reconnaissance nationale, mais il se taisait absolument au sujet du
+Concordat. Le Premier Consul saisit l'occasion de lui donner à ce
+sujet une sorte de leçon, et de ne parler que du Concordat, à des gens
+qui ne parlaient que de la paix d'Amiens. «Je vous remercie, dit-il
+aux envoyés du Corps Législatif, des sentiments que vous m'exprimez.
+Votre session commence par l'opération la plus importante de toutes,
+celle qui a pour but l'apaisement des querelles religieuses. La France
+entière sollicite la fin de ces déplorables querelles, et le
+rétablissement des autels. J'espère que dans votre vote vous serez
+unanimes comme elle. La France verra avec une vive joie que ses
+législateurs ont voté la paix des consciences, la paix des familles,
+cent fois plus importante pour le bonheur des peuples que celle à
+l'occasion de laquelle vous venez féliciter le gouvernement.»
+
+[En marge: Adoption du Concordat par le Corps Législatif, et sa
+conversion en loi de l'État.]
+
+Ces nobles paroles produisirent l'effet qu'en attendait le Premier
+Consul. Le projet, porté immédiatement du Corps Législatif au
+Tribunat, y fut examiné avec gravité, même avec faveur, et discuté
+sans véhémence. Sur le rapport de M. Siméon, il fut adopté par 78
+suffrages contre 7. Au Corps Législatif, 228 voix se prononcèrent
+pour, et 21 contre.
+
+[En marge: Réception officielle du cardinal Caprara comme légat _à
+latere_.]
+
+Ce fut le 8 avril (18 germinal) que les deux projets furent convertis
+en lois. Il n'y avait plus d'obstacle. On était au jeudi; le dimanche
+suivant était le dimanche des Rameaux; le dimanche d'après, celui de
+Pâques. Le Premier Consul voulut consacrer ces jours solennels de la
+religion catholique, à la grande fête du rétablissement des cultes. Il
+n'avait pas encore reçu officiellement le cardinal Caprara, comme
+légat du Saint-Siége. Il lui assigna le lendemain, vendredi, pour
+cette réception officielle. L'usage des légats _à latere_ est de faire
+porter devant eux la croix d'or. C'est le signe du pouvoir
+extraordinaire que le Saint-Siége délègue aux représentants de cette
+espèce. Le cardinal Caprara voulant, conformément aux vues de sa cour,
+que l'exercice du culte fût aussi public, aussi extérieur que possible
+en France, demandait que, suivant l'usage, le jour où il irait aux
+Tuileries, la croix d'or fût portée devant lui, par un officier vêtu
+de rouge, et à cheval. C'était là un spectacle qu'on craignait de
+donner au peuple parisien. On négocia, et il fut convenu que cette
+croix serait portée dans l'une des voitures qui devaient précéder
+celle du légat.
+
+Le vendredi 9 avril (19 germinal), le cardinal-légat se rendit en
+pompe aux Tuileries, dans les équipages du Premier Consul, escorté par
+la garde consulaire, et précédé par la croix portée dans l'une des
+voitures. Le Premier Consul le reçut à la tête d'un nombreux
+entourage, composé de ses collègues, de plusieurs conseillers d'État,
+et d'un brillant état-major. Le cardinal Caprara, dont l'extérieur
+était doux et grave, adressa au Premier Consul un discours, dans
+lequel la dignité se mêlait à l'expression de la reconnaissance. Il
+prêta le serment convenu de ne rien faire contre les lois de l'État,
+et de cesser ses fonctions dès qu'il en serait requis. Le Premier
+Consul lui répondit en termes élevés, et destinés surtout à retentir
+ailleurs que dans le palais des Tuileries.
+
+[En marge: Sacre des quatre premiers évêques le dimanche des Rameaux.]
+
+Cette manifestation extérieure était la première de toutes celles
+qu'on préparait, et elle fut peu aperçue, parce que le peuple de
+Paris, n'étant point averti, n'avait pu céder à sa curiosité
+ordinaire. Le surlendemain était le dimanche des Rameaux. Le Premier
+Consul avait déjà fait agréer au cardinal quelques-uns des principaux
+prélats, dont la nomination était arrêtée. Il voulait qu'on les sacrât
+dans cette journée du dimanche des Rameaux, pour qu'ils pussent
+officier le dimanche suivant, jour de Pâques, dans la grande solennité
+qu'il avait projetée. C'étaient MM. de Belloy, nommé archevêque de
+Paris, de Cambacérès, archevêque de Rouen, Bernier, évêque d'Orléans,
+de Pancemont, évêque de Vannes. L'église Notre-Dame était encore
+occupée par les constitutionnels, qui en gardaient les clefs. Il
+fallut un ordre formel pour les obliger à les rendre. Ce beau temple
+se trouvait dans un état de délabrement fort triste; rien n'y était
+prêt pour la cérémonie du sacre des quatre prélats. On y pourvut au
+moyen d'une somme fournie par le Premier Consul, et avec tant de
+précipitation que, le jour de la cérémonie venu, on n'avait pas même
+disposé un lieu propre à servir de sacristie. Une maison voisine fut
+employée à cet usage. Les nouveaux prélats s'y revêtirent de leurs
+ornements pontificaux, et traversèrent dans cet appareil la place qui
+précède la cathédrale. Le peuple, averti qu'une grande cérémonie se
+préparait, était accouru, et se montra calme et respectueux. La figure
+du vénérable archevêque de Belloy était si noble et si belle, qu'elle
+toucha les coeurs simples dont se composait cette foule, et tous,
+hommes et femmes, s'inclinèrent avec respect. L'église était pleine de
+cette nombreuse classe de chrétiens, qui avaient gémi des malheurs de
+la religion, et qui, n'appartenant à aucune faction, recevaient avec
+reconnaissance le présent que leur faisait en ce jour le Premier
+Consul. La cérémonie fut touchante par le défaut même de pompe, par le
+sentiment qu'on y apportait. Les quatre prélats furent sacrés d'après
+toutes les formes usitées.
+
+Dès ce moment, il faut le dire, la satisfaction était générale dans
+les masses, et on était certain de l'approbation publique, pour la
+grande manifestation fixée au dimanche suivant. Excepté les hommes de
+parti, révolutionnaires entêtés dans leurs systèmes, ou royalistes
+factieux qui voyaient avec chagrin le levier de la révolte leur
+échapper, tout le monde approuvait ce qui se passait, et le Premier
+Consul pouvait reconnaître déjà que ses vues étaient plus justes que
+celles de ses conseillers.
+
+[En marge: _Te Deum_ solennel chanté à Notre-Dame, le jour de Pâques,
+pour célébrer la paix générale et le rétablissement du culte.]
+
+Le dimanche suivant, jour de Pâques, fut destiné à un _Te Deum_
+solennel qu'on devait chanter, pour célébrer en même temps la paix
+générale et la réconciliation avec l'Église. Cette cérémonie fut
+annoncée par l'autorité publique comme une véritable fête nationale.
+Les préparatifs et le programme en furent publiés. Le Premier Consul
+voulut s'y transporter en grand cortége, accompagné de tout ce qu'il y
+avait de plus élevé dans l'État. Il fit savoir par les dames du Palais
+aux femmes des hauts fonctionnaires, qu'elles satisferaient l'un de
+ses désirs les plus vifs, en se rendant à la métropole le jour du _Te
+Deum_. La plupart ne se firent pas presser. On sait quels motifs
+frivoles se joignent aux motifs les plus pieux, pour augmenter
+l'affluence dans ces solennités de la religion. Les plus brillantes
+femmes de Paris obéirent au Premier Consul. Les principales d'entre
+elles avaient rendez-vous aux Tuileries, pour accompagner madame
+Bonaparte dans les voitures de la nouvelle cour.
+
+Le Premier Consul avait donné un ordre formel à ses généraux de
+l'accompagner. C'était le plus difficile à obtenir, car on disait
+partout qu'ils tenaient un langage inconvenant et presque factieux. On
+a déjà vu les écarts de Lannes. Augereau, toléré à Paris, était
+actuellement l'un de ceux qui parlaient le plus haut. Il fut chargé
+par ses camarades de se présenter au Premier Consul, et de lui
+exprimer leur désir de ne pas se rendre à Notre-Dame. C'est en séance
+consulaire, en présence des trois Consuls et des ministres, que le
+général Bonaparte voulut recevoir Augereau. Celui-ci exposa son
+message, mais le Premier Consul le rappela à son devoir avec cette
+hauteur qu'il savait apporter dans le commandement, surtout à l'égard
+des gens de guerre. Il lui fit sentir l'inconvenance de sa démarche,
+lui rappela que le Concordat était maintenant loi de l'État, que les
+lois étaient obligatoires pour toutes les classes de citoyens, aussi
+bien pour les militaires que pour les citoyens les plus humbles et les
+plus faibles; qu'il veillerait du reste à leur exécution, en sa double
+qualité de général et de premier magistrat de la République; que ce
+n'était pas aux officiers de l'armée, mais au gouvernement à juger la
+convenance de la cérémonie ordonnée pour le jour de Pâques; que toutes
+les autorités avaient ordre d'y assister, les autorités militaires
+comme les autorités civiles, que toutes obéiraient; que quant à la
+dignité de l'armée, il en était aussi jaloux, et aussi bon juge
+qu'aucun des généraux ses compagnons d'armes, et qu'il était certain
+de ne la point compromettre, en assistant de sa personne aux
+cérémonies de la religion; qu'au surplus, ils n'avaient pas à
+délibérer, mais à exécuter un ordre, et qu'il s'attendait à les voir
+tous dimanche, à ses côtés, dans l'église métropolitaine. Augereau ne
+répliqua point, et ne rapporta auprès de ses camarades que l'embarras
+d'avoir commis une légèreté, et la résolution d'obéir.
+
+[En marge: Dernières difficultés la veille de la cérémonie, suscitées
+par le cardinal Caprara, relativement aux évêques choisis parmi les
+constitutionnels.]
+
+Tout était prêt, mais au dernier instant les arrière-pensées du
+cardinal Caprara faillirent mettre au néant les nobles projets du
+Premier Consul. Les évêques choisis dans le clergé constitutionnel,
+s'étaient rendus chez le cardinal Caprara, pour le procès informatif
+qui se fait à l'égard de tout évêque présenté au Saint-Siége. Le
+cardinal avait exigé d'eux une rétractation, par laquelle ils
+abjuraient leurs anciennes erreurs, en qualifiant de la manière la
+plus flétrissante leur adhésion à la Constitution civile du Clergé.
+C'était une démarche humiliante, non-seulement pour eux, mais pour la
+Révolution elle-même. Le Premier Consul averti ne voulut pas la
+souffrir, et leur enjoignit de ne pas céder, promettant de les
+appuyer, et de forcer le représentant du Saint-Siége à renoncer à ses
+prétentions si peu chrétiennes. Le cardinal Caprara n'avait vu d'autre
+excuse à sa condescendance, s'il instituait ce qu'on appelait des
+_intrus_, que dans une rétractation formelle de leur conduite passée.
+Mais le Premier Consul ne l'entendait pas ainsi.--Quand j'accepte pour
+évêque, disait-il, l'abbé Bernier, l'apôtre de la Vendée, le Pape peut
+bien agréer des Jansénistes ou des Oratoriens, qui n'ont eu d'autre
+tort que d'adhérer à la Révolution.--Il leur ordonna de se renfermer
+dans une simple déclaration, consistant à dire qu'ils adhéraient au
+Concordat et aux volontés du Saint-Siége, écrites dans ce traité. Il
+soutenait avec raison, que le Concordat contenant les principes sur
+lesquels l'Église française et l'Église romaine s'étaient mises
+d'accord, on ne pouvait exiger davantage, sans avouer l'intention
+d'humilier un parti au profit d'un autre, et il déclarait qu'il ne le
+permettrait pas.
+
+Le samedi soir, veille de Pâques, cette contestation n'était pas
+terminée. M. Portalis fut chargé d'aller annoncer au cardinal que la
+cérémonie du lendemain n'aurait pas lieu, que le Concordat ne serait
+point publié, et resterait sans effet, si l'on insistait plus
+long-temps sur la rétractation demandée. Cette résolution, au surplus,
+était sérieuse, et le Premier Consul, en se montrant plein de
+condescendance pour l'Église, ne voulait cependant pas céder sur les
+points qui lui semblaient compromettre le but lui-même, c'est-à-dire
+la fusion des partis. Il savait que, pour être conciliateur, il faut
+être énergique, car il en coûte pour amener les partis à transiger,
+presque autant que pour les vaincre.
+
+[En marge: Le cardinal Caprara cède enfin à l'égard des
+constitutionnels.]
+
+Le cardinal céda enfin, mais très-avant dans la nuit. Il fut convenu
+que les nouveaux élus, pris dans le clergé constitutionnel, subiraient
+chez lui leur procès informatif, qu'ils professeraient de vive voix
+leur réunion sincère à l'Église, et qu'ensuite on déclarerait qu'ils
+s'étaient réconciliés, sans dire comment, ni dans quels termes.
+Toujours est-il que la rétractation demandée ne fut pas faite.
+
+[En marge: Publication du Concordat le jour de Pâques.]
+
+Le lendemain, jour de Pâques, 18 avril 1802 (28 germinal an X), le
+Concordat fut publié dans tous les quartiers de Paris, avec grand
+appareil, et par les principales autorités. Tandis que cette
+publication se faisait dans les rues de la capitale, le Premier
+Consul, qui voulait solenniser dans la même journée tout ce qu'il y
+avait d'heureux pour la France, échangeait aux Tuileries les
+ratifications du traité d'Amiens. Cette importante formalité
+accomplie, il partit pour Notre-Dame, suivi des premiers corps de
+l'État, et d'un grand nombre de fonctionnaires de tout ordre, d'un
+brillant état-major, d'une foule de femmes du plus haut rang, qui
+accompagnaient madame Bonaparte. Une longue suite de voitures
+composait ce magnifique cortége. Les troupes de la première division
+militaire, réunies à Paris, bordaient la haie, depuis les Tuileries
+jusqu'à la métropole. L'archevêque de Paris vint processionnellement
+recevoir le Premier Consul à la porte de l'église, et lui présenter
+l'eau bénite. Le nouveau chef de l'État fut conduit sous le dais, à la
+place qui lui était réservée. Le Sénat, le Corps Législatif, le
+Tribunat étaient rangés des deux côtés de l'autel. Derrière le Premier
+Consul, se trouvaient debout les généraux en grand uniforme, plus
+obéissants que convertis, quelques-uns même affectant une contenance
+peu décente. Quant à lui, revêtu de l'habit rouge des Consuls,
+immobile, le visage sévère, il ne montrait ni la distraction des uns,
+ni le recueillement des autres. Il était calme, grave, dans l'attitude
+d'un chef d'empire, qui fait un grand acte de volonté, et qui commande
+de son regard la soumission à tout le monde.
+
+La cérémonie fut longue et digne, malgré la mauvaise disposition de la
+plupart de ceux qu'il avait fallu y amener. Du reste, l'effet en
+devait être décisif, car, l'exemple une fois donné par le plus
+imposant des hommes, toutes les anciennes habitudes religieuses
+allaient renaître, et toutes les résistances s'évanouir.
+
+La fête avait deux motifs, le rétablissement du culte et la paix
+générale. Naturellement la satisfaction était partout, et quiconque
+n'avait pas dans le coeur les mauvaises passions des partis, était
+heureux du bonheur public. Ce jour-là il y eut de grands dîners chez
+les ministres, auxquels assistèrent les principaux membres des
+administrations. Les représentants des puissances étaient conviés chez
+le ministre des affaires étrangères. Il y avait un banquet brillant
+chez le Premier Consul, où étaient invités le cardinal Caprara,
+l'archevêque de Paris, les principaux élus du nouveau clergé, les plus
+hauts personnages de l'État. Le Premier Consul s'entretint long-temps
+avec le cardinal; il lui montra sa joie d'avoir achevé une telle
+oeuvre. Il était fier de son courage, et de son succès. À peine un
+léger nuage traversa-t-il un instant son noble front: ce fut à
+l'aspect de certains des généraux dont l'attitude et le langage
+n'avaient pas été convenables en cette circonstance. Il leur exprima
+son mécontentement avec une fermeté de ton qui n'admettait pas la
+réplique, et qui ne laissait pas craindre une récidive.
+
+[En marge: Ouvrage de M. de Chateaubriand sur le génie du
+christianisme.]
+
+Pour compléter l'effet que le Premier Consul avait voulu produire dans
+ce même jour, M. de Fontanes rendait compte, dans le _Moniteur_, d'un
+livre nouveau, qui faisait grand bruit en ce moment: c'était le _Génie
+du Christianisme_. Ce livre, écrit par un jeune gentilhomme breton, M.
+de Chateaubriand, allié des Malesherbes, long-temps absent de sa
+patrie, décrivait avec un éclat infini les beautés du christianisme,
+et relevait le côté moral et poétique des pratiques religieuses,
+livrées vingt ans auparavant aux plus amères railleries. Critiqué
+violemment par MM. Chénier et Ginguené, qui lui reprochaient des
+couleurs fausses et outrées, soutenu avec passion par les partisans de
+la restauration religieuse, le _Génie du Christianisme_, comme toutes
+les oeuvres remarquables, fort loué, fort attaqué, produisait une
+impression profonde, parce qu'il exprimait un sentiment vrai, et
+très-général alors dans la société française: c'était ce regret
+singulier, indéfinissable, de ce qui n'est plus, de ce qu'on a
+dédaigné ou détruit quand on l'avait, de ce qu'on désire avec
+tristesse quand on l'a perdu. Tel est le coeur humain! Ce qui est, le
+fatigue ou l'oppresse; ce qui a cessé d'être, acquiert tout à coup un
+attrait puissant. Les coutumes sociales et religieuses de l'ancien
+temps, odieuses et ridicules en 1789, parce qu'elles étaient alors
+dans toute leur force, et que de plus elles étaient souvent
+oppressives, maintenant que le dix-huitième siècle, changé vers sa fin
+en un torrent impétueux, les avait emportées dans son cours
+dévastateur, revenaient au souvenir d'une génération agitée, et
+touchaient son coeur disposé aux émotions par quinze ans de spectacles
+tragiques. L'oeuvre du jeune écrivain, empreinte de ce sentiment
+profond, remuait fortement les esprits, et avait été accueillie avec
+une faveur marquée par l'homme qui alors dispensait toutes les
+gloires. Si elle ne décelait pas le goût pur, la foi simple et solide,
+des écrivains du siècle de Louis XIV, elle peignait avec charme les
+vieilles moeurs religieuses qui n'étaient plus. Sans doute on y
+pouvait blâmer l'abus d'une belle imagination; mais après Virgile,
+mais après Horace, il est resté, dans la mémoire des hommes, une place
+pour l'ingénieux Ovide, pour le brillant Lucain, et, seul peut-être
+parmi les livres de ce temps, le _Génie du Christianisme_ vivra,
+fortement lié qu'il est à une époque mémorable: il vivra, comme ces
+frises sculptées sur le marbre d'un édifice vivent avec le monument
+qui les porte.
+
+[En marge: Rappel des émigrés.]
+
+En rappelant les prêtres à l'autel, en les faisant sortir des
+retraites obscures où ils pratiquaient leur culte, et conspiraient
+souvent contre le gouvernement, le Premier Consul avait réparé l'un
+des plus fâcheux désordres du temps, et satisfait l'un des plus grands
+besoins moraux de toute société. Mais il restait un autre désordre
+extrêmement triste, et qui laissait à la France l'aspect d'une contrée
+déchirée par les factions: c'était l'exil d'une quantité considérable
+de Français, vivant à l'étranger dans l'indigence, quelquefois dans la
+haine de leur patrie, et recevant des gouvernements ennemis un pain,
+que beaucoup d'entre eux payaient par des actes indignes envers la
+France. C'est une affreuse invention de la discorde, que l'exil: elle
+rend l'exilé malheureux, elle dénature son coeur, elle le met à
+l'aumône de l'étranger, elle promène au loin l'affligeant spectacle
+des troubles du pays. De toutes les traces d'une révolution, c'est
+celle qu'il faut effacer la première. Le général Bonaparte considérait
+le rappel des émigrés comme le complément indispensable de la
+pacification générale. C'était un acte réparateur dont il était
+impatient de braver les difficultés, et d'avoir la gloire. Déjà il
+existait pour les émigrés un système de rappel fort incomplet, fort
+partial, fort irrégulier, qui avait tous les inconvénients d'une
+mesure générale, et qui n'en avait pas l'éclat bienfaisant; c'était le
+système des radiations, qui étaient accordées aux émigrés les mieux
+recommandés, sous prétexte qu'ils avaient été indûment portés sur les
+listes. On n'amnistiait pas toujours ainsi les plus excusables ou les
+plus intéressants.
+
+[En marge: Dispositions principales composant la mesure du rappel des
+émigrés.]
+
+Le Premier Consul forma donc la résolution de faire rentrer les
+émigrés en masse, sauf certaines exceptions. De graves objections
+s'élevaient contre cette mesure. D'abord toutes les constitutions, et
+notamment la Constitution consulaire, disaient formellement qu'on ne
+rappellerait jamais les émigrés. Elles le disaient, surtout à cause
+des acquéreurs de biens nationaux, qui étaient fort ombrageux, et qui
+regardaient l'exil des anciens possesseurs de leurs biens, comme
+nécessaire à leur sûreté. Le Premier Consul se considérant comme le
+plus ferme appui de ces acquéreurs, ayant toujours exprimé la ferme
+volonté de les défendre, seul au monde en ayant la puissance, se
+croyait assez fort de la confiance qu'il leur inspirait à tous, pour
+pouvoir ouvrir les portes de la France aux émigrés. Il fit donc
+préparer une résolution dont la première clause était la consécration
+nouvelle et irrévocable des ventes faites par l'État aux acquéreurs de
+biens nationaux. Il y fit insérer ensuite une disposition par
+laquelle tous les émigrés étaient rappelés en masse, en les
+soumettant à la surveillance de la haute police, et en soumettant à
+cette surveillance, pendant toute leur vie, ceux qui en auraient une
+seule fois provoqué l'application. Il y avait toutefois quelques
+exceptions à ce rappel général. Le bénéfice en était refusé aux chefs
+des rassemblements armés contre la République, à ceux qui avaient eu
+des grades dans les armées ennemies, aux individus qui avaient
+conservé des places ou des titres dans la maison des princes de
+Bourbon, aux généraux ou représentants du peuple qui avaient pactisé
+avec l'ennemi (ceci concernait Pichegru et quelques membres des
+assemblées législatives), enfin aux évêques et archevêques qui avaient
+refusé la démission demandée par le Pape. Le nombre de ces exclus
+était infiniment peu considérable.
+
+La plus difficile question à résoudre était celle qui s'élevait au
+sujet des biens des émigrés, qu'on n'avait pas encore vendus. Si, avec
+toute raison, on déclarait inviolables les ventes faites par l'État,
+cependant il pouvait paraître dur de ne pas restituer aux émigrés
+leurs biens, restés encore intacts dans les mains du gouvernement.--Je
+ne fais rien, disait le Premier Consul, si je rends à ces émigrés leur
+patrie, sans leur rendre leur patrimoine. Je veux effacer les traces
+de nos guerres civiles, et, en remplissant la France d'émigrés
+rentrés, qui resteront dans l'indigence, tandis que leurs biens seront
+là sous le séquestre de l'État, je crée une classe de mécontents qui
+ne nous laisseront aucun repos. Et ces biens restés sous le séquestre
+de l'État, qui croyez-vous qui les achète, en présence de leurs
+anciens propriétaires rentrés?--Le Premier Consul résolut donc de
+rendre tous les domaines non vendus, excepté les maisons ou bâtiments
+consacrés à un service public.
+
+[En marge: Discussion en conseil privé de la mesure du rappel.]
+
+Cette résolution ainsi rédigée fut soumise à un conseil privé, composé
+des Consuls, des ministres, d'un certain nombre de conseillers d'État
+et de sénateurs. Elle fut chaudement discutée dans cette réunion, et
+parut exciter de vifs ombrages. Cependant l'entraînement général vers
+toutes les mesures réparatrices, qui tendaient à effacer les traces de
+nos troubles, le prestige de la paix générale, la volonté positive du
+Premier Consul, toutes ces causes réunies amenèrent l'adoption du
+principe même du rappel des émigrés. Mais on tint à insérer dans la
+résolution le mot d'amnistie, pour conserver à l'émigration le
+caractère d'un acte criminel, que la nation victorieuse et heureuse
+voulait bien oublier. Le Premier Consul, désirant faire les choses
+d'une manière complète, répugnait à l'emploi du mot d'amnistie. Il
+disait qu'on ne devait pas humilier les gens dont on voulait opérer la
+réconciliation avec la France, et que les traiter comme des criminels
+graciés, c'était les humilier profondément. On lui répondait que
+l'émigration, à l'origine, avait été un crime, car elle avait eu pour
+but principal de faire la guerre à la France, et qu'il fallait qu'elle
+restât condamnée par les lois. La plus vive contestation s'engagea
+relativement aux biens des émigrés. Les conseillers, appelés à
+délibérer, repoussèrent obstinément la restitution des bois et forêts,
+que la loi du 2 nivôse an IV avait déclarés inaliénables. C'était, à
+leur avis, remettre des richesses immenses dans les mains de la
+grande-émigration, priver l'État d'une énorme valeur, et surtout de
+forêts d'une utilité indispensable, pour le service de la guerre, et
+de la marine. Malgré tous ses efforts, le Premier Consul fut obligé de
+céder, et il garda ainsi, sans y songer, l'un des plus puissants
+moyens d'influence sur l'ancienne noblesse française, celui qui depuis
+a servi à la lui ramener presque tout entière: ce moyen était la
+restitution individuelle qu'il fit plus tard de leurs biens, à ceux
+des émigrés qui se soumettaient à son gouvernement.
+
+[En marge: La mesure du rappel rendue dans la forme d'un
+sénatus-consulte.]
+
+La résolution ainsi modifiée, il restait à savoir comment on lui
+donnerait un caractère légal. On ne voulait pas en faire une loi; on
+voulait lui donner un caractère plus élevé, s'il était possible. On
+imagina donc d'en faire un sénatus-consulte organique. La résolution
+touchait à la Constitution même, et, par ce côté, elle semblait
+appartenir plus particulièrement au Sénat. Déjà le Sénat, par deux actes
+considérables, celui qui avait proscrit les Jacobins faussement accusés
+de la machine infernale, celui qui avait interprété l'article 38 de la
+Constitution, et exclu les opposants des deux assemblées législatives,
+avait acquis une sorte de pouvoir supérieur à la Constitution même, car
+il avait légitimé ou les mesures extraordinaires, ou les nouvelles
+dispositions constitutionnelles, dont le gouvernement avait cru avoir
+besoin. Après avoir fait des actes rigoureux, il devait être agréable au
+Sénat d'être chargé d'un acte de clémence nationale. Il fut donc arrêté
+que la résolution, prononçant le rappel des émigrés, serait d'abord
+discutée au Conseil d'État, comme l'étaient les règlements, les lois,
+les sénatus-consultes, et soumise ensuite au Sénat, pour y être
+délibérée comme une mesure touchant à la Constitution même.
+
+La chose fut ainsi exécutée. Le projet d'amnistie, discuté au Conseil
+d'État le 16 avril (26 germinal), avant-veille de la publication du
+Concordat, fut porté dix jours après au Sénat, le 26 avril 1802 (6
+floréal). Il y fut adopté sans aucune contestation, et avec des motifs
+remarquables.
+
+«Considérant, disait le Sénat, que la mesure proposée est commandée
+par l'état actuel des choses, par la justice, par l'intérêt national,
+et qu'elle est conforme à l'esprit de la Constitution;
+
+»Considérant qu'aux diverses époques, où les lois sur l'émigration ont
+été portées, la France, déchirée par des divisions intestines,
+soutenait contre presque toute l'Europe une guerre dont l'histoire
+n'offre pas d'exemple, et qui nécessitait des dispositions rigoureuses
+et extraordinaires;
+
+»Qu'aujourd'hui, la paix étant faite au dehors, il importe de la
+cimenter à l'intérieur par tout ce qui peut rallier les Français,
+tranquilliser les familles, et faire oublier les maux inséparables
+d'une longue révolution;
+
+»Que rien ne peut mieux consolider la paix au dedans qu'une mesure qui
+tempère la sévérité des lois, et fait cesser les incertitudes et les
+lenteurs résultant des formes établies pour les radiations;
+
+»Considérant que cette mesure n'a pu être qu'une amnistie qui fît
+grâce au plus grand nombre, toujours plus égaré que criminel, et qui
+fît tomber la punition sur les grands coupables par leur maintenue
+définitive sur la liste des émigrés;
+
+»Que cette amnistie, inspirée par la clémence, n'est cependant
+accordée qu'à des conditions justes en elles-mêmes, tranquillisantes
+pour la sûreté publique, et sagement combinées avec l'intérêt
+national;
+
+»Que des dispositions particulières de l'amnistie, en défendant de
+toute atteinte les actes faits avec la République, consacrent de
+nouveau la garantie des ventes des biens nationaux, dont le maintien
+sera toujours un objet particulier de la sollicitude du Sénat
+Conservateur, comme il l'est de celle des Consuls; le Sénat adopte la
+résolution proposée.»
+
+Cet acte courageux de clémence devait obtenir l'approbation de tous
+les hommes sages, qui souhaitaient sincèrement la fin de nos troubles
+civils. Grâce aux nouvelles garanties données aux acquéreurs de biens
+nationaux, grâce à la confiance que leur inspirait le Premier Consul,
+cette dernière mesure du gouvernement ne leur causa pas de trop
+grandes inquiétudes, et elle satisfit cette masse honnête, et
+heureusement la plus nombreuse, du parti royaliste, qui recevait sans
+dépit le bien qu'on lui faisait. Elle ne rencontra l'ingratitude que
+chez les hommes de la haute émigration, qui vivaient dans les salons
+de Paris, y payant en mauvais discours les bienfaits du gouvernement.
+Suivant eux, l'acte était insignifiant, incomplet, injuste, parce
+qu'il faisait quelques distinctions entre les personnes, parce qu'il
+ne restituait pas les biens des émigrés vendus ou non vendus. Il
+fallait bien se passer de l'approbation de ces vains discoureurs.
+Cependant le Premier Consul était si avide de gloire que ces
+misérables critiques troublaient quelquefois le plaisir que lui
+causait l'assentiment universel de la France et de l'Europe.
+
+Mais son ardeur à bien faire ne dépendait pas de la louange et de la
+critique, et à peine avait-il consommé le grand acte que nous venons
+de rapporter, qu'il en préparait déjà d'autres de la plus haute
+importance politique et sociale. Débarrassé des obstacles que
+présentait à sa féconde activité la résistance du Tribunat, il était
+résolu, pendant cette session extraordinaire de germinal et floréal,
+de terminer, ou du moins d'avancer beaucoup la réorganisation de la
+France. Il faut exposer ses idées à cet égard.
+
+[En marge: Manière de penser du Premier Consul, relativement à
+l'organisation sociale de la France, et projets qui en découlent.]
+
+Par les actes déjà connus du Premier Consul, surtout par le
+rétablissement des cultes, il était facile de deviner quelle était la
+tendance ordinaire de son esprit, et sa manière particulière de penser
+sur les questions d'organisation sociale. En général, il était disposé
+à contredire les systèmes étroits ou exagérés de la Révolution, ou,
+pour parler plus exactement, de quelques révolutionnaires; car, dans
+ses premiers mouvements, la Révolution avait toujours été généreuse et
+vraie. Elle avait voulu abolir les irrégularités, les bizarreries, les
+injustes distinctions, dérivant du régime féodal, et en vertu
+desquelles, par exemple, un juif, un catholique, un protestant, un
+noble, un prêtre, un bourgeois, un Bourguignon, un Provençal, un
+Breton, n'avaient pas les mêmes droits, les mêmes devoirs, ne
+supportaient pas les mêmes charges, ne jouissaient pas des mêmes
+avantages, en un mot, ne vivaient pas sous les mêmes lois. Faire de
+tous ces Français, quelle que fût leur religion, leur naissance, leur
+province natale, des citoyens égaux en droits et en devoirs, aptes à
+tout suivant leur mérite, voilà ce qu'avait voulu la Révolution dans
+ses premiers élans, avant que la contradiction ne l'eût irritée
+jusqu'au délire; voilà ce que voulait le Premier Consul, depuis que ce
+délire avait fait place à la raison. Mais cette chimérique égalité que
+des démagogues avaient rêvée un instant, qui devait mettre tous les
+hommes sur le même niveau, qui admettait à peine les inégalités
+naturelles provenant de la différence des esprits et des talents,
+cette égalité, il la méprisait, ou comme une chimère de l'esprit de
+système, ou comme une révolte de l'envie.
+
+Il voulait donc dans la société une hiérarchie, sur les degrés de
+laquelle tous les hommes, sans distinction de naissance, viendraient
+se placer suivant leur mérite, et sur les degrés de laquelle
+resteraient établis ceux que leurs pères y auraient portés, sans faire
+obstacle toutefois aux nouveaux venus qui tendraient à s'élever à leur
+tour.
+
+Cette espèce de végétation sociale, résultant de la nature même,
+observée en tout pays et en tout temps, il entendait lui donner un
+libre cours dans les institutions qu'il s'occupait de fonder. Comme
+tous les esprits puissants, qui s'appliquent à découvrir dans le
+sentiment des masses les vrais instincts de l'humanité, et aiment à
+opposer ce sentiment aux vues étroites de l'esprit de système, il
+cherchait, dans les dispositions manifestées sous ses yeux par le
+peuple lui-même, des arguments pour ses opinions.
+
+[En marge: Opinion du Premier Consul sur les distinctions sociales.]
+
+À ceux qui, en matière de religion, lui avaient conseillé
+l'indifférence, il avait opposé ce mouvement populaire, qui s'était
+produit récemment à la porte d'une église, pour forcer les prêtres à
+donner la sépulture à une actrice. Voyez, avait-il dit à ces partisans
+de l'indifférence, voyez comme ce peuple est indifférent! Et
+vous-mêmes, leur avait-il dit aussi, pourquoi avez-vous, au milieu du
+plus grand paroxysme révolutionnaire, proclamé l'Être suprême?...
+C'est qu'au fond du coeur du peuple, il y a quelque chose qui le porte
+à se donner un Dieu, n'importe lequel.--
+
+[En marge: Mai 1802.]
+
+Quant à la manière de classer les hommes dans la société, il disait à
+ceux qui ne voulaient aucune distinction: Pourquoi donc avez-vous créé
+les fusils et les sabres d'honneur? C'est une distinction que
+celle-là, et assez ridiculement inventée, car on ne porte pas un fusil
+ou un sabre d'honneur à sa poitrine, et, en ce genre, les hommes
+aiment ce qui s'aperçoit de loin.--Le Premier Consul avait observé un
+fait singulier, et il le faisait volontiers remarquer à ceux avec
+lesquels il avait l'habitude de s'entretenir. Depuis que la France,
+objet des égards et des empressements de l'Europe, était remplie des
+ministres de toutes les puissances, ou d'étrangers de distinction qui
+venaient la visiter, il était frappé de la curiosité avec laquelle le
+peuple et même des gens au-dessus du peuple suivaient ces étrangers,
+et étaient avides de voir leurs riches uniformes et leurs brillantes
+décorations. Il y avait souvent foule dans la cour des Tuileries, pour
+assister à leur arrivée et à leur départ.--Voyez, disait-il, ces
+vaines futilités que les esprits forts dédaignent tant! Le peuple
+n'est pas de leur avis. Il aime ces cordons de toutes couleurs, comme
+il aime les pompes religieuses. Les philosophes démocrates appellent
+cela vanité, idolâtrie. Idolâtrie, vanité, soit. Mais cette idolâtrie,
+cette vanité sont des faiblesses communes à tout le genre humain, et
+de l'une et de l'autre on peut faire sortir de grandes vertus. Avec
+ces hochets tant dédaignés, on fait des héros! À l'une comme à l'autre
+de ces prétendues faiblesses, il faut des signes extérieurs; il faut
+un culte au sentiment religieux; il faut des distinctions visibles au
+noble sentiment de la gloire.--
+
+Le Premier Consul résolut de créer un ordre qui remplacerait les armes
+d'honneur, qui aurait l'avantage d'être donné au soldat comme au
+général, au savant paisible comme au militaire, qui consisterait en
+décorations, semblables pour la forme à celles qu'on portait dans
+toute l'Europe, et de plus en dotations utiles, utiles surtout au
+simple soldat, quand celui-ci serait rentré dans ses champs. C'était,
+à ses yeux, un moyen de plus de mettre la France nouvelle en rapport
+avec les autres pays. Puisque c'était ainsi que dans toute l'Europe on
+signalait à l'estime publique les services rendus, pourquoi ne pas
+admettre le même système en France? Les nations, disait-il, ne
+doivent pas plus chercher à se singulariser que les individus.
+L'affectation de faire autrement que tout le monde, est une
+affectation réprouvée par les gens sensés, et surtout par les gens
+modestes. Les cordons sont en usage dans tous les pays, qu'ils soient,
+ajoutait le Premier Consul, en usage en France! Ce sera un rapport de
+plus établi avec l'Europe. Seulement on ne les donnait en France, on
+ne les donne chez nos voisins qu'à l'homme bien né; je les donnerai à
+l'homme qui aura le mieux servi dans l'armée et dans l'État, ou qui
+aura produit les plus beaux ouvrages.--
+
+Une remarque frappait plus particulièrement le Premier Consul, et chez
+lui était devenue l'objet d'une véritable préoccupation: c'est à quel
+point les hommes de la Révolution étaient désunis, sans lien entre
+eux, sans force contre leurs ennemis communs. Tandis que les anciens
+nobles se donnaient tous la main; tandis que les Vendéens étaient,
+quoique épuisés et soumis, secrètement coalisés encore; tandis que le
+clergé, bien que reconstitué, formait cependant une corporation
+puissante, amie fort équivoque du gouvernement, les hommes qui avaient
+fait cette Révolution étaient divisés, et désavoués même, il faut le
+dire, par l'opinion ingrate et trompée. À peine laissait-on les
+élections aller seules qu'on voyait aussitôt surgir ou des personnages
+nouveaux, à qui on ne pouvait imputer ni mal ni bien, ou, par
+contre-coup, des révolutionnaires fougueux, dont le souvenir inspirait
+la terreur. Aux yeux d'une génération nouvelle, qui ne savait aucun
+gré de leurs efforts à ceux qui, depuis quatre-vingt-neuf jusqu'à
+dix-huit cent, avaient tant souffert pour affranchir la France, le
+titre principal était de n'avoir rien fait. Le Premier Consul était
+convaincu, et avec raison, que, si on se prêtait à ce mouvement, il
+n'y aurait bientôt plus sur la scène un seul des auteurs de la
+Révolution; qu'on verrait se produire une classe nouvelle, facile à
+incliner vers le royalisme; que tout au plus y aurait-il dans certains
+moments une réaction révolutionnaire, qui ferait reparaître quelques
+hommes de sang; que les élections opérées sous le Directoire,
+alternativement royalistes à la façon du club de Clichy, ou
+révolutionnaires à la façon de Baboeuf, en étaient la preuve, et que,
+de convulsions en convulsions, on aboutirait ainsi au triomphe des
+Bourbons et de l'étranger, c'est-à-dire à la contre-révolution pure.
+
+[En marge: Comment le Premier Consul veut organiser la société sortie
+de la Révolution.]
+
+Il regardait donc comme indispensable de ralentir le mouvement des
+institutions libres, de maintenir ainsi au pouvoir la génération qui
+avait fait la Révolution, de l'y maintenir, à l'exception seulement de
+quelques individus souillés de sang, et à ceux-là même d'assurer de
+l'oubli et du pain; de fonder avec cette génération une société
+tranquille, régulière et brillante, dont il serait le chef, dont ses
+compagnons d'armes et ses collaborateurs civils formeraient la classe
+élevée, aristocratie si l'on veut, mais aristocratie toujours ouverte
+au mérite naissant, dans laquelle resteraient placés, eux et leurs
+enfants, les hommes qui auraient rendu de grands services, et
+pourraient toujours venir prendre place les hommes qui seraient
+capables de rendre des services nouveaux. Cette société ainsi formée,
+d'après les éternelles lois de la nature, il la voulait entourer de
+toutes les gloires, embellir par tous les arts, pour l'opposer avec
+avantage à cet ancien régime, existant comme un vivant souvenir dans
+la mémoire des émigrés, existant comme une réalité dans toute
+l'Europe; et il espérait y rattacher les émigrés eux-mêmes, quand le
+temps les aurait corrigés, quand l'attrait des hauts emplois les
+aurait attirés, à condition toutefois qu'ils viendraient, non en
+protecteurs dédaigneux, mais en serviteurs utiles et soumis. Quel
+degré de liberté politique accorderait-il à cette société ainsi
+constituée? Il ne le savait pas. Il croyait que le moment présent n'en
+comportait pas beaucoup, car toute liberté accordée se changeait en
+réactions cruelles; et il croyait de plus que la liberté arrêterait
+son génie créateur. Du reste, il pensait peu alors à cette question;
+et le pays, avide d'ordre seulement, ne l'y faisait guère penser. Il
+voulait donc fonder cette société d'après les principes de la
+Révolution française, lui donner de bonnes lois civiles, une puissante
+administration, de riches finances, et la grandeur extérieure,
+c'est-à-dire tous les biens, sauf un seul, laissant plus tard à
+d'autres le soin de lui dispenser, ou de lui laisser prendre, ce
+qu'elle comporterait de liberté politique.
+
+C'est d'après ces idées qu'il avait conçu son système de récompenses
+civiles et militaires, et son plan d'éducation.
+
+[En marge: Institution de la Légion-d'Honneur.]
+
+[En marge: Serment des Légionnaires.]
+
+Les armes d'honneur, imaginées par la Convention, n'avaient guère
+réussi, parce qu'elles n'étaient pas adaptées aux moeurs. Elles avaient
+d'ailleurs entraîné des complications administratives assez fâcheuses,
+à cause de la double paye accordée aux uns, refusée aux autres. Le
+Premier Consul imagina un ordre militaire par la forme, mais non pas
+destiné aux militaires seuls. Il l'appela Légion-d'Honneur, voulant
+imprimer l'idée d'une réunion d'hommes voués au culte de l'honneur, et à
+la défense de certains principes. Elle devait être composée de 15
+cohortes, chaque cohorte de 7 grands-officiers, 20 commandeurs, 30
+officiers et 350 simples légionnaires, en tout 6 mille individus de tout
+grade. Le serment indiquait à quelle cause on devait se consacrer,
+lorsqu'on faisait partie de la Légion-d'Honneur. Chaque membre
+promettait de se dévouer à la défense de la République, de l'intégrité
+de son territoire, du principe de l'égalité, de l'inviolabilité des
+propriétés dites nationales. C'était, par conséquent, une légion qui
+mettrait son honneur à faire triompher les principes et les intérêts de
+la Révolution. Des décorations et des dotations étaient attachées à
+chaque grade. Il était alloué aux grands-officiers 5,000 francs de
+traitement, aux commandeurs 2,000, aux officiers 1,000, aux simples
+légionnaires 250 francs. Une dotation en biens nationaux devait suffire
+à ces dépenses. Chaque cohorte devait avoir son siége dans la province
+où seraient situés ses biens particuliers. Toutes les cohortes réunies
+devaient être administrées par un conseil supérieur, formé de sept
+membres: les trois Consuls d'abord, et puis quatre grands-officiers,
+dont le premier serait désigné par le Sénat, le second par le Corps
+Législatif, le troisième par le Tribunat, le quatrième par le Conseil
+d'État. Le conseil de la Légion-d'Honneur, composé de la sorte, était
+chargé de gérer les biens de la Légion, et de délibérer sur la
+nomination de ses membres. Enfin, ce qui achevait de compléter
+l'institution, et d'en indiquer l'esprit, c'est que les services civils
+dans toutes les carrières, telles que l'administration, le gouvernement,
+les sciences, les arts, les lettres, étaient des titres d'admission
+aussi bien que les services militaires. Pour partir du présent état de
+choses, il était décidé que les militaires qui avaient des armes
+d'honneur, seraient de droit membres de la Légion, et classés dans ses
+rangs selon leur grade dans l'armée.
+
+Cette institution ne compte guère plus de quarante ans, et elle est
+déjà consacrée, comme si elle avait traversé les siècles, tant elle
+est devenue, dans ces quarante ans, la récompense de l'héroïsme, du
+savoir, du mérite en tout genre! tant elle a été recherchée par les
+grands et les princes de l'Europe, les plus orgueilleux de leur
+origine! Le temps, juge des institutions, a donc prononcé sur
+l'utilité et la dignité de celle-ci. Laissons de côté l'abus qui a pu
+être fait quelquefois d'une telle récompense, à travers les divers
+régimes qui se sont succédé, abus inhérent à toute récompense donnée
+par des hommes à d'autres hommes, et reconnaissons ce qu'avait de
+beau, de profond, de nouveau dans le monde, une institution, tendant à
+placer sur la poitrine du simple soldat, du savant modeste, la même
+décoration qui devait figurer sur la poitrine des chefs d'armée, des
+princes et des rois! reconnaissons que cette création d'une
+distinction honorifique était le triomphe le plus éclatant de
+l'égalité même, non de celle qui égalise les hommes en les abaissant,
+mais de celle qui les égalise en les élevant; reconnaissons enfin que,
+si, pour les grands de l'ordre civil ou militaire, elle pouvait bien
+n'être qu'une satisfaction de vanité, elle était, pour le simple
+soldat rentré dans ses champs, l'aisance du paysan, en même temps que
+la preuve visible de l'héroïsme.
+
+[En marge: Système d'éducation imaginé par le Premier Consul.]
+
+Après ce beau système de récompenses, le Premier Consul s'était occupé
+avec non moins d'empressement d'un système d'éducation pour la
+jeunesse française. L'éducation, en effet, était alors nulle ou livrée
+aux ennemis de la Révolution.
+
+[En marge: État de l'éducation pendant le cours de la Révolution.]
+
+Les corporations religieuses autrefois employées à élever la jeunesse,
+avaient disparu avec l'ancien ordre de choses. Elles tendaient bien à
+renaître; mais le Premier Consul n'avait garde de leur livrer la
+génération nouvelle, les considérant comme les ouvriers secrets de ses
+ennemis. Les institutions par lesquelles la Convention avait cherché à
+les remplacer, n'avaient été qu'une chimère déjà presque évanouie. La
+Convention avait voulu donner gratuitement l'instruction primaire au
+peuple, et l'instruction secondaire aux classes moyennes, de manière à
+rendre l'une et l'autre accessibles à toutes les familles. Elle
+n'avait abouti à rien. Les communes avaient donné aux instituteurs
+primaires des logements, en général ceux des anciens curés de
+campagne, mais ne les avaient point appointés, ou du moins l'avaient
+fait avec des assignats. L'indigence avait bientôt dispersé ces
+malheureux instituteurs. Les écoles centrales, dans lesquelles se
+dispensait l'instruction secondaire, placées dans chaque chef-lieu de
+département, étaient des établissements en quelque sorte académiques,
+où se faisaient des cours publics, auxquels la jeunesse pouvait
+assister quelques heures par jour, mais en retournant ensuite dans les
+familles, ou dans des pensionnats formés par l'industrie particulière.
+La nature des études était conforme à l'esprit du temps. Les études
+classiques, considérées comme une vieille routine, y avaient été
+presque abandonnées. Les sciences naturelles et exactes, les langues
+vivantes, avaient pris la place des langues anciennes. Un muséum
+d'histoire maternelle était attaché à chacune de ces écoles. Une telle
+instruction avait peu d'influence sur la jeunesse; car un cours qui
+dure une ou deux heures par jour, n'est pas un moyen de s'emparer
+d'elle. On la laissait former par les chefs de pensionnat, pour la
+plupart alors ennemis du nouvel ordre de choses, ou spéculateurs
+avides traitant la jeunesse comme un objet de trafic, non comme un
+dépôt sacré de l'État et des familles. Les écoles centrales
+d'ailleurs, placées dans les cent deux départements, une dans chaque
+chef-lieu, étaient trop nombreuses. Il n'y avait pas assez d'élèves
+pour ces cent deux écoles. Trente-deux seulement avaient attiré des
+auditeurs, et étaient devenues des foyers d'instruction. On avait vu
+s'y produire quelques professeurs distingués, conservant encore
+l'esprit des saines études. Mais les vicissitudes politiques, là comme
+ailleurs, avaient fait sentir leur triste influence. Les professeurs,
+choisis par des jurys d'instruction, s'étaient succédé comme les
+partis au pouvoir, avaient paru et disparu tour à tour, et les élèves
+avec eux! Enfin ces écoles, sans lien, sans unité, sans direction
+commune, présentaient des fragments épars, et non un grand édifice
+d'instruction publique.
+
+[En marge: Plan du Premier Consul.]
+
+Le Premier Consul forma son projet d'un jet, avec la résolution
+d'esprit qui lui était ordinaire.
+
+D'abord, les finances de la France ne permettaient pas de fournir,
+partout et gratis, l'instruction primaire au peuple, lequel, du reste,
+n'aurait pas eu assez de loisir pour la recevoir, si l'État avait eu
+assez d'argent pour la lui donner. C'est tout au plus si on était en
+mesure de faire les frais du nouveau clergé, et on le pouvait grâce à
+une circonstance particulière du temps, c'était la masse des pensions
+ecclésiastiques, qui tenaient lieu de traitement à la plupart des
+curés. Il était donc impossible de payer un instituteur primaire par
+commune. On se contenta d'en établir chez les populations assez aisées
+pour en faire elles-mêmes les frais. La commune accordait le logement
+et l'école, les écoliers payaient une rétribution calculée sur les
+besoins de l'instituteur. C'était tout ce qu'on pouvait faire alors.
+
+[En marge: Création des Lycées.]
+
+Pour le moment, le plus important était l'instruction secondaire. Le
+Premier Consul supprima dans son projet les écoles centrales, qui
+n'étaient que des cours publics, sans ensemble, sans action sur la
+jeunesse. On comptait trente-deux écoles centrales, qui avaient plus
+ou moins réussi. C'était une indication du besoin d'instruction dans
+les diverses parties de la France. Le Premier Consul projeta
+trente-deux établissements, qu'il nomma lycées, d'un nom emprunt à
+l'antiquité, et qui étaient des pensionnats où la jeunesse, casernée,
+retenue pendant les principales années de l'adolescence, devait subir
+la double influence d'une forte instruction littéraire, et d'une
+éducation mâle, sévère, suffisamment religieuse, tout à fait
+militaire, modelée sur le régime de l'égalité civile. Il voulut y
+rétablir l'ancienne règle classique, qui assignait aux langues
+anciennes la première place, ne donnait que la seconde aux sciences
+mathématiques et physiques, laissant aux écoles spéciales le soin
+d'achever l'enseignement des dernières. Il avait raison en cela comme
+dans le reste. L'étude des langues mortes n'est pas seulement une
+étude de mots, mais une étude de choses; c'est l'étude de l'antiquité
+avec ses lois, ses moeurs, ses arts, son histoire si morale, si
+fortement instructive. Il n'y a qu'un âge pour apprendre ces choses:
+c'est l'enfance. La jeunesse une fois venue avec ses passions, avec
+son penchant à l'exagération et au faux goût, l'âge mûr avec ses
+intérêts positifs, la vie se passe, sans qu'on ait donné un moment à
+l'étude d'un monde, mort comme les langues qui nous en ouvrent
+l'entrée. Si une curiosité tardive nous y ramène, c'est à travers de
+pâles et insuffisantes traductions qu'on pénètre dans cette belle
+antiquité. Et dans un temps où les idées religieuses se sont
+affaiblies, si la connaissance de l'antiquité s'évanouissait aussi,
+nous ne formerions plus qu'une société sans lien moral avec le passé,
+uniquement instruite et occupée du présent; une société ignorante,
+abaissée, exclusivement propre aux arts mécaniques.
+
+Le Premier Consul voulut donc que, dans son projet, les études
+classiques reprissent leur rang. Les sciences ne venaient qu'après. On
+devait en enseigner ce qui est utile dans toutes les professions de la
+vie, et ce qui est nécessaire pour passer des écoles secondaires aux
+écoles spéciales. L'instruction religieuse y devait être donnée par
+des aumôniers, l'instruction militaire, par de vieux officiers sortis
+de l'armée. Tous les mouvements devaient s'y exécuter au pas
+militaire, et au son du tambour. Ce régime était convenable à une
+nation destinée tout entière à manier les armes, ou dans l'armée ou
+dans la garde nationale. Huit professeurs de langues anciennes ou de
+belles-lettres, un censeur des études, un économe, chargé du matériel,
+un chef supérieur, sous le nom de proviseur, composaient le personnel
+de ces établissements.
+
+Telles étaient les écoles dans lesquelles le Premier Consul voulait
+former la jeunesse française. Mais comment l'y attirer? Là était la
+difficulté. Le Premier Consul y pourvut par un de ces moyens hardis et
+sûrs, comme il faut les employer quand on veut sérieusement atteindre
+un but. Il imagina de créer 6,400 bourses gratuites, dont l'État
+ferait les frais, et qui, au taux moyen de 7 à 800 francs,
+représenteraient une dépense totale de 5 à 6 millions par an, somme
+considérable alors. Ces six mille et quelques cents élèves suffisaient
+pour fournir le fond de la population des lycées. La confiance des
+familles, qu'on espérait acquérir plus tard, devait un jour dispenser
+l'État de continuer un tel sacrifice. Le produit de ces six mille
+bourses formait en même temps une ressource suffisante pour couvrir la
+plus grande partie des frais des nouveaux établissements.
+
+Le Premier Consul entendait distribuer de la manière suivante les
+bourses dont le gouvernement allait avoir la disposition: 2,400
+devaient être données aux enfants des militaires en retraite qui
+étaient peu aisés, des fonctionnaires civils qui avaient utilement
+servi, des habitants des provinces récemment réunies à la France. Les
+4,000 autres étaient destinées aux pensionnats actuellement établis.
+Il y avait en effet un grand nombre de ces pensionnats exploités par
+l'industrie particulière. Le Premier Consul crut devoir les laisser
+exister; mais, il les rattacha à son plan par le moyen le plus simple
+et le plus efficace. Ces pensionnats ne pouvaient subsister désormais
+qu'avec l'autorisation du gouvernement; ils devaient être inspectés
+tous les ans par les agents de l'État; ils étaient obligés d'envoyer
+leurs élèves aux cours des lycées, moyennant une faible rétribution.
+Enfin, les 4,000 bourses devaient, après un examen annuel, être
+distribuées entre les élèves des divers pensionnats, en raison du
+mérite reconnu et de la bonne tenue de chaque maison. Ainsi rattachés
+au plan général, les pensionnats en faisaient tout à fait partie.
+
+Passant ensuite à l'instruction spéciale, le Premier Consul s'occupa
+d'en compléter l'organisation. L'étude de la jurisprudence avait péri
+avec l'ancien établissement judiciaire; il créa dix écoles de droit.
+Les écoles de médecine, moins négligées, subsistaient au nombre de
+trois; il proposa d'en créer six. L'École Polytechnique existait,
+elle fut rattachée à cette organisation. On y ajouta une école des
+services publics, connue depuis sous le titre d'École des
+Ponts-et-Chaussées, une école des arts mécaniques, alors fixée à
+Compiègne, depuis à Châlons-sur-Marne, premier modèle des écoles des
+arts et métiers, qui sont aujourd'hui jugées si utiles; enfin une
+école du grand art qui faisait alors la puissance du Premier Consul et
+de la France, une école d'art militaire, destinée à occuper le château
+de Fontainebleau.
+
+Il manquait à cet ensemble un complément, c'est-à-dire un corps
+enseignant, qui fournît à ces colléges des instituteurs, qui les
+embrassât dans sa surveillance, en un mot, ce qu'on a nommé depuis
+l'Université. Mais le moment n'en était pas encore venu. C'était déjà
+beaucoup de recueillir du naufrage les établissements d'instruction
+publique, et de créer tout d'abord, avec les professeurs actuels, des
+colléges dépendants de l'État, où la jeunesse de toutes les classes,
+attirée par l'éducation gratuite, serait formée sur un modèle commun,
+régulier, conforme aux principes de la Révolution française, et aux
+saines doctrines littéraires. Le Premier Consul dit au savant
+Fourcroy: Ceci n'est qu'un commencement; plus tard, nous ferons plus
+et mieux.--
+
+[En marge: Discussion du Conseil d'État, sur l'institution de la
+Légion-d'Honneur, et sur le nouveau système d'éducation publique.]
+
+Ces deux projets importants furent d'abord portés au Conseil d'État,
+et livrés, dans ce corps éclairé, à de vives controverses. Le Premier
+Consul, qui n'aimait pas la discussion publique, parce qu'elle agitait
+alors les esprits trop long-temps émus, la recherchait, la provoquait
+même dans le sein du Conseil d'État. C'était son gouvernement
+représentatif à lui. Il y était familier, original, éloquent, s'y
+permettait tout à lui-même, y permettait tout aux autres, et, par le
+choc de son esprit sur celui de ses contradicteurs, faisait jaillir
+plus de lumières qu'on ne peut en obtenir d'une grande assemblée, où
+la solennité de la tribune, les inconvénients de la publicité gênent
+et compriment sans cesse la vraie liberté de la pensée. Cette forme de
+discussion serait même la meilleure pour l'éclaircissement des
+affaires, s'il ne dépendait d'un maître absolu de l'arrêter aux
+limites fixées par sa volonté. Mais un tel corps est pour le
+despotisme éclairé, quand il veut être éclairé, la meilleure des
+institutions.
+
+[En marge: Caractère des discussions dans le sein du Conseil d'État.]
+
+Le Conseil d'État, composé de tous les hommes de la Révolution, et de
+quelques-uns de ceux qui avaient surgi plus récemment, offrait dans
+son ensemble les diverses nuances de l'opinion publique, et peu
+affaiblies, car si, d'une part, MM. Portalis, Roederer, Regnaud de
+Saint-Jean d'Angély, Devaines y représentaient vivement le parti de la
+réaction monarchique, MM. Thibaudeau, Berlier, Truguet, Emmery,
+Bérenger y représentaient le parti fidèle à la Révolution, jusqu'à
+défendre quelquefois ses préjugés. Mais là, dans le huis-clos du
+Conseil d'État, les discussions étaient sincères et profondément
+utiles.
+
+Le projet de la Légion-d'Honneur fut fortement attaqué. Ici, comme
+dans l'affaire du Concordat, le Premier Consul devançait peut-être le
+mouvement des esprits. Cette génération, qui bientôt fut au pied des
+autels, qui bientôt se couvrit de décorations avec un empressement
+puéril, résistait encore, dans le moment, au rétablissement des cultes
+et à l'institution de la Légion-d'Honneur.
+
+[En marge: Objections élevées dans le sein du Conseil d'État, contre
+l'institution de la Légion-d'Honneur.]
+
+On trouvait même au Conseil d'État que l'institution de la
+Légion-d'Honneur blessait l'égalité, qu'elle recommençait
+l'aristocratie détruite, qu'elle était un retour trop avoué à l'ancien
+régime. L'objet si élevé, si positif, indiqué par le serment,
+c'est-à-dire le maintien des principes de la Révolution, ne touchait
+que médiocrement les opposants. Ils demandaient si les obligations
+contenues dans ce serment n'étaient pas communes à tous les citoyens,
+si tous ne devaient pas concourir à défendre le territoire, les
+principes de l'égalité, les biens nationaux, etc.; si particulariser
+cette obligation pour les uns, ce n'était pas la rendre moins stricte
+pour les autres. On demandait si cette légion n'avait pas un but trop
+exceptionnel, comme, par exemple, de défendre un pouvoir auquel elle
+serait attachée par le lien des bienfaits. D'autres, alléguant la
+Constitution, objectaient qu'elle n'avait parlé que d'un système de
+récompenses militaires. Ils ajoutaient que l'institution se
+comprendrait mieux, soulèverait moins d'objections, si elle avait pour
+but de récompenser exclusivement les actions de guerre; que les
+actions de ce genre étaient si positives, si facilement appréciables,
+si généralement récompensées en tout pays, que personne ne trouverait
+à redire si on se bornait à cet objet clair et limité.
+
+[En marge: Réponses du Premier Consul aux objections élevées contre la
+Légion-d'Honneur.]
+
+Le Premier Consul répondit à toutes ces objections avec la dialectique
+la plus vigoureuse. Qu'y a-t-il d'aristocratique, disait-il, dans une
+distinction toute personnelle, toute viagère, accordée à l'homme qui a
+déployé un mérite civil ou militaire, accordée à lui seul, accordée
+pour sa vie seulement, et ne passant point à ses enfants? Une telle
+distinction est le contraire de l'aristocratie; car le propre des
+titres aristocratiques est de se transmettre de celui qui les a
+mérités à son fils qui n'a rien fait pour les acquérir. Un ordre est
+la plus personnelle, la moins aristocratique des institutions. Mais,
+dit-on, après ceci viendra autre chose. Cela se peut, ajoutait le
+Premier Consul; mais voyons d'abord ce qu'on nous donne, nous jugerons
+le reste ensuite. On demande ce que signifie cette légion composée de
+six mille individus, et quels seront ses devoirs. On demande si elle a
+d'autres devoirs que ceux qui sont imposés à l'universalité des
+citoyens, tous également tenus de défendre le territoire, la
+Constitution, l'égalité. Premièrement on peut répondre à cette
+question que tout citoyen doit défendre la patrie commune, et que
+cependant il y a l'armée, à qui on en impose plus particulièrement le
+devoir. Serait-il dès lors étonnant que, dans l'armée, il y eût un
+corps d'élite, auquel on demanderait plus de dévouement à ses devoirs,
+plus de disposition au grand sacrifice de la vie? Mais d'ailleurs
+veut-on savoir ce que sera cette légion, s'écriait le Premier Consul,
+en revenant à son idée favorite; le voici. C'est un essai
+d'organisation pour les hommes, auteurs ou partisans de la Révolution,
+qui ne sont ni émigrés, ni Vendéens, ni prêtres. L'ancien régime, si
+battu par le bélier de la Révolution, est plus entier qu'on ne le
+croit. Tous les émigrés se tiennent par la main; les Vendéens sont
+encore secrètement enrôlés; et, avec les mots de roi légitime, de
+religion, on peut en un instant réunir des milliers de bras, qui se
+lèveraient, soyez-en sûrs, si leur fatigue et la force du gouvernement
+ne les retenaient. Les prêtres forment un corps, au fond peu ami de
+nous tous. Il faut que, de leur côté, les hommes qui ont pris part à
+la Révolution s'unissent, se lient entre eux, forment aussi un tout
+solide, et cessent de dépendre du premier accident qui frapperait une
+seule tête. Il s'en est fallu de bien peu que vous ne fussiez rejetés
+dans le chaos par l'explosion du 3 nivôse, et livrés sans défense à
+vos ennemis. Depuis dix ans nous n'avons fait que des ruines, il faut
+fonder enfin un édifice pour nous établir dedans, et y vivre. Ces six
+mille légionnaires, composés de tous les hommes qui ont fait la
+Révolution, qui l'ont défendue après l'avoir faite, qui veulent la
+continuer dans ce qu'elle a de raisonnable et de juste, ces six mille
+légionnaires, militaires, fonctionnaires civils, magistrats, dotés
+avec les biens nationaux, c'est-à-dire avec le patrimoine de la
+Révolution, sont une des plus fortes garanties que vous puissiez
+donner à l'ordre de choses nouveau. Et puis, soyez-en sûrs, la lutte
+n'est pas finie avec l'Europe; tenez pour certain qu'elle
+recommencera. N'est-on pas heureux d'avoir dans les mains un moyen si
+facile de soutenir, d'exciter la bravoure de nos soldats? Au lieu de
+ce chimérique milliard, que vous n'oseriez même plus promettre, vous
+pouvez, avec seulement trois millions de revenu en biens nationaux,
+susciter autant de héros pour soutenir la Révolution qu'elle en a
+trouvé pour l'entreprendre.--
+
+Tels étaient les arguments du Premier Consul. Il en avait d'autres
+encore, destinés à ceux qui demandaient que le nouvel ordre fût
+purement militaire, et décerné seulement à l'armée. Je ne veux pas,
+disait-il, fonder un gouvernement de prétoriens; je ne veux pas
+récompenser uniquement les militaires. J'entends que tous les mérites
+soient frères, que le courage du président de la Convention, résistant
+à la populace soit rangé à côté du courage de Kléber, montant à
+l'assaut de Saint-Jean-d'Acre. On parle des termes de la Constitution!
+Il ne faut pas se laisser ainsi enchaîner par les mots. La
+Constitution a voulu tout dire, et ne l'a pas toujours su: c'est à
+nous d'y suppléer. Il faut que les vertus civiles aient leur part de
+récompense comme les vertus militaires. Ceux qui s'y opposent
+raisonnent comme les Barbares. C'est le culte de la force brutale
+qu'ils nous conseillent! Mais l'intelligence a ses droits avant ceux
+de la force; la force elle-même n'est rien sans l'intelligence. Dans
+les temps héroïques, le général, c'était l'homme le plus fort, le plus
+adroit de sa personne; dans les temps civilisés, le général, c'est le
+plus intelligent des braves. Quand nous étions au Kaire, les Égyptiens
+ne pouvaient pas comprendre que Kléber, si imposant de sa personne, ne
+fût pas le général en chef. Lorsque Mourad-Bey eut vu de près notre
+tactique, il comprit que c'était moi, et pas un autre, qui devais être
+le général d'une armée ainsi conduite. Vous raisonnez comme les
+Égyptiens, quand vous prétendez borner les récompenses à la valeur
+guerrière. Les soldats, ajoutait le Premier Consul, les soldats
+raisonnent mieux que vous. Allez dans leurs bivouacs, écoutez-les.
+Croyez-vous que, parmi leurs officiers, ce soit le plus grand, le plus
+imposant par sa stature, qui leur inspire le plus de considération?
+Non, c'est le plus brave. Croyez-vous même que le plus brave soit
+précisément le premier dans leur esprit? Sans doute, ils mépriseraient
+celui dont ils suspecteraient le courage; mais ils mettent bien
+au-dessus du brave celui qu'ils croient le plus intelligent. Moi-même,
+croyez-vous que ce soit uniquement parce que je suis réputé un grand
+général, que je commande à la France? Non, c'est parce qu'on
+m'attribue les qualités de l'homme d'État et du magistrat. La France
+ne tolérera jamais le gouvernement du sabre; ceux qui le croient se
+trompent étrangement. Il faudrait cinquante ans d'abjection pour qu'il
+en fût ainsi. La France est un trop noble pays, trop intelligent, pour
+se soumettre à la puissance matérielle, et pour inaugurer chez elle le
+culte de la force. Honorons l'intelligence, la vertu, les qualités
+civiles en un mot, dans toutes les professions; récompensons-les d'un
+prix égal dans toutes.--
+
+Ces raisons, données avec chaleur, avec verve, et sortant de la bouche
+du plus grand capitaine des temps modernes, entraînèrent, en le
+charmant, le Conseil d'État tout entier. Elles étaient, il faut le
+dire, sincères et intéressées tout à la fois. Le Premier Consul
+voulait qu'il fût bien entendu, surtout pour les militaires, que ce
+n'était pas comme général seulement, mais comme homme de génie, qu'il
+était le chef de la France.
+
+Ne pouvant le faire renoncer à son projet, on l'engagea cependant à
+l'ajourner, lui disant que c'était trop tôt, qu'ayant devancé
+peut-être le mouvement des esprits à l'égard du Concordat, il fallait
+s'arrêter un instant, et donner à l'opinion un moment de répit. Il
+n'écouta aucun de ces conseils. Sa nature était, en toutes choses,
+impatiente du résultat.
+
+[En marge: Discussion dans le Conseil d'État du plan d'éducation
+publique.]
+
+Le projet relatif au système d'éducation publique souleva aussi de
+graves objections dans le sein du Conseil d'État. Le parti de la
+réaction monarchique n'était pas éloigné de souhaiter le
+rétablissement des corporations religieuses. Le parti contraire
+soutenait les écoles centrales, et demandait plutôt l'amélioration que
+l'abrogation de ce système. Ce dernier montrait aussi quelque défiance
+au sujet de ces 6,400 bourses laissées à la distribution du
+gouvernement.
+
+Les anciennes corporations ne sont pas de ce temps, disait le Premier
+Consul, d'ailleurs elles sont ennemies. Le clergé s'accommode du
+gouvernement actuel, il le préfère à la Convention et au Directoire;
+mais les Bourbons seraient bien mieux son fait. Quant aux écoles
+centrales, elles n'existent pas. C'est le néant. Il faut créer un
+vaste système, et organiser l'éducation publique en France. On croit
+peut-être que c'est dans un but d'influence que ces 6,400 bourses ont
+été imaginées. C'est voir la question par un bien petit côté. De
+l'influence, le gouvernement actuel en a plus qu'il n'en désire. Il
+n'y a rien, en effet, qu'il ne pût aujourd'hui, surtout s'il voulait
+réagir contre la Révolution, détruire ce qu'elle a fait, rétablir ce
+qu'elle a détruit. On le lui demande de toutes parts. Il est assailli
+d'écrits confidentiels de toute espèce, dans lesquels chacun propose
+la restauration d'une partie de l'ancien régime. Il faut bien se
+garder de céder à une telle impulsion. Ces six mille bourses sont
+nécessaires pour organiser une société nouvelle, et la remplir de
+l'esprit du siècle. D'abord il est nécessaire de s'occuper des
+militaires et de leurs enfants. On leur doit tout. Ils n'ont rien
+touché du milliard promis. C'est bien le moins de leur assurer le
+nécessaire. Ces bourses sont un supplément indispensable à la modicité
+de leurs traitements. Les fonctionnaires civils méritent à leur tour
+d'être récompensés et encouragés quand ils auront bien servi. Ils sont
+d'ailleurs aussi pauvres que les militaires. Les uns et les autres
+nous donneront leurs enfants à élever, à façonner au nouveau régime.
+Les quatre mille boursiers que nous prendrons dans les pensionnats,
+seront aussi une pépinière de sujets dont nous nous emparerons dans le
+même but. Il faut que nous fondions une société nouvelle, d'après les
+principes de l'égalité civile, dans laquelle tout le monde trouve sa
+place, qui ne présente ni les injustices de la féodalité, ni le
+pêle-mêle de l'anarchie. Il est urgent de fonder cette société, car
+elle n'existe pas. Pour la fonder, il est nécessaire d'avoir des
+matériaux: les seuls bons, c'est la jeunesse. Il faut donc consentir à
+la prendre; et, si nous ne l'attirons pas à nous par l'attrait de
+l'éducation gratuite, les parents ne nous la confieront pas de leur
+propre mouvement. Nous sommes tous suspects, nous auteurs, complices
+ou défenseurs de la Révolution, tant les nations sont changeantes!
+tant on est revenu des illusions de quatre-vingt-neuf! On ne nous
+donnera pas facilement les enfants des familles si nous ne prenons pas
+des moyens pour les attirer. Si nous formions des lycées sans bourses,
+ils seraient encore plus déserts que les écoles centrales, cent fois
+davantage; car les parents peuvent envoyer sans crainte leurs enfants
+à des cours publics, dans lesquels l'on professe le latin et les
+mathématiques, mais ils ne les enverraient pas facilement à des
+pensionnats dans lesquels l'autorité dominera complètement. Il n'y a
+qu'un moyen de les attirer, ce sont les bourses. Et les habitants des
+départements récemment réunis, il faut les faire français aussi! Il
+n'y a qu'un moyen encore, c'est de prendre leurs enfants un peu malgré
+eux, de les mettre avec les fils de vos officiers, de vos
+fonctionnaires, et de vos familles peu aisées, que l'avantage d'une
+éducation gratuite aura disposées à une confiance qu'elles n'auraient
+pas naturellement. Alors ces enfants apprendront notre langue,
+recevront notre esprit. Nous aurons ainsi fondu ensemble les Français
+d'autrefois, et les Français d'aujourd'hui; les Français du centre, et
+les Français des bords du Rhin, de l'Escaut et du Pô.--
+
+Ces raisons profondes, répétées en plus d'une séance, et sous mille
+formes diverses, dont nous ne rapportons ici que la substance, firent
+prévaloir le projet de loi. C'est M. Fourcroy qui fut chargé de le
+porter au Corps Législatif, et d'en soutenir la discussion.
+
+[En marge: Adoption, par le Corps Législatif, du projet de loi sur
+l'instruction publique.]
+
+[En marge: Faible majorité accordée au projet de loi relatif à la
+Légion-d'Honneur.]
+
+Ce projet et celui de la Légion-d'Honneur furent présentés au Corps
+Législatif à peu près en même temps, car le Premier Consul ne voulait
+pas laisser passer cette courte session, sans avoir posé les
+principales bases de son vaste édifice. La loi sur l'instruction
+publique ne rencontra pas de grands obstacles, et, soutenue par M.
+Fourcroy, qui en était l'auteur de moitié avec le Premier Consul, elle
+fut adoptée à une majorité considérable. Dans le Tribunat elle obtint
+80 boules blanches contre 9 boules noires; dans le Corps Législatif,
+251 contre 27. Mais il n'en fut pas ainsi pour la loi relative à la
+Légion-d'Honneur. Elle rencontra, dans les deux assemblées, une
+résistance également vive. Lucien Bonaparte en fut nommé rapporteur;
+et, à la vivacité qu'il mit à la défendre, il devint trop évident
+qu'il défendait une idée de famille. L'institution fut fort attaquée
+au Tribunat par MM. Savoie-Rollin et de Chauvelin, ce dernier mettant
+une sorte de prétention à défendre le principe de l'égalité, malgré le
+nom qu'il portait. Lucien, qui avait le talent de la parole, mais qui
+ne l'avait pas suffisamment exercé, répondit avec peu de sang-froid et
+de mesure et contribua beaucoup à indisposer le Tribunat. Malgré
+l'épuration que ce corps avait subie, le projet présenté n'obtint que
+56 boules blanches contre 38 noires. Au Corps Législatif, la
+discussion, quoique dirigée tout entière dans un même sens, puisque le
+Tribunat, ayant adopté la proposition du gouvernement, n'avait envoyé
+que des orateurs chargés de l'appuyer, la discussion ne ramena pas
+beaucoup les esprits. Il n'y eut que 166 suffrages favorables contre
+110 suffrages contraires. Le projet de loi fut donc adopté; mais
+rarement la minorité avait été si forte, et la majorité si faible,
+même avant l'exclusion des opposants. C'est que le Premier Consul
+avait heurté ici le sentiment de l'égalité, seul survivant dans les
+coeurs. Ce sentiment s'effarouchait à tort sans doute, car il n'y
+avait rien de moins aristocratique qu'une institution qui avait pour
+but de décerner à des soldats, à des savants, une distinction purement
+viagère, et la même que devaient porter des généraux et des princes.
+Mais tout sentiment, quand il est vif, est susceptible et ombrageux.
+Le Premier Consul était allé trop vite; il en convint.--Nous aurions
+dû attendre, dit-il, cela est vrai. Mais nous avions raison, et il
+faut savoir hasarder quelque chose quand on a raison. D'ailleurs ce
+projet a été mal défendu; on n'a pas fait valoir les bons arguments.
+Si on avait su les présenter avec vérité et vigueur, l'opposition se
+serait rendue.--
+
+[En marge: Présentation au Corps Législatif du traité d'Amiens.]
+
+[En marge: Motifs qui avaient fait différer cette présentation.]
+
+La fin de cette session si féconde approchait, et cependant le traité
+d'Amiens n'avait pas encore été apporté au Corps Législatif, pour y
+être converti en loi. Ce grand acte était réservé pour le dernier. On
+voulait qu'il servît en quelque sorte de couronnement aux oeuvres du
+Premier Consul, et aux délibérations de cette session extraordinaire.
+De plus, on le regardait comme une occasion de faire éclater la
+reconnaissance publique, en faveur de l'auteur de tous les biens dont
+on jouissait.
+
+[En marge: Mouvement de l'opinion publique en faveur du Premier
+Consul.]
+
+[En marge: Voeu général de lui continuer pour toute sa vie, le pouvoir
+qu'il a reçu pour dix ans.]
+
+Depuis quelque temps, en effet, on se demandait si on ne donnerait pas
+un grand témoignage de gratitude nationale à l'homme qui, en deux
+années et demie, avait tiré la France du chaos, et l'avait réconciliée
+avec l'Europe, avec l'Église, avec elle-même, et déjà presque
+complètement organisée. Ce sentiment de reconnaissance était universel
+et mérité. Il était facile de le faire aboutir à l'accomplissement des
+voeux secrets du Premier Consul, voeux qui consistaient à obtenir à
+perpétuité le pouvoir qui lui avait été confié pour dix ans. Les
+esprits, au surplus, étaient fixés à cet égard, et, sauf un petit
+nombre de royalistes ou de jacobins, personne n'aurait compris,
+personne n'aurait voulu, que le pouvoir passât dans d'autres mains que
+celles du général Bonaparte. On regardait la continuation indéfinie de
+son autorité, comme la chose la plus simple et la plus inévitable.
+Convertir cette disposition des esprits en un acte légal était donc
+facile; et, si dix-huit mois auparavant, lorsque le fameux _Parallèle
+entre César, Cromwell et le général Bonaparte_, provoqua trop tôt la
+discussion sur ce point, on rencontra quelque répulsion, il n'en était
+plus ainsi désormais. Il n'y avait qu'un mot à dire pour que
+sur-le-champ on offrît au Premier Consul, sous tel titre et telle
+forme qu'il voudrait, une véritable souveraineté. Il suffisait de
+choisir un à-propos quelconque, et d'énoncer la proposition, pour
+qu'elle fût immédiatement accueillie.
+
+Le moment où tant d'actes mémorables venaient de se succéder coup sur
+coup, était effectivement celui que le Premier Consul dans ses
+calculs, ses amis dans leur impatience intéressée, les esprits avisés
+dans leurs prévisions, avaient désigné, et que le public, naïf,
+sincère dans ses sentiments, était prêt à accepter pour une grande
+manifestation. Le général Bonaparte souhaitait le suprême pouvoir,
+c'était naturel et excusable. En faisant le bien, il avait obéi à son
+génie; en le faisant, il en avait espéré le prix. Il n'y avait là rien
+de coupable, d'autant plus que, dans sa conviction et dans la vérité,
+pour achever ce bien, il fallait long-temps encore un chef
+tout-puissant. Dans un pays qui ne pouvait pas se passer d'une
+autorité forte et créatrice, il était légitime de prétendre au pouvoir
+suprême, quand on était le plus grand homme de son siècle, et l'un des
+plus grands hommes de l'humanité. Washington, au milieu d'une société
+démocratique, républicaine, exclusivement commerciale, et pour
+long-temps pacifique, Washington avait eu raison de montrer peu
+d'ambition. Dans une société républicaine par accident, monarchique
+par nature, entourée d'ennemis, dès lors militaire, ne pouvant se
+gouverner et se défendre sans unité d'action, le général Bonaparte
+avait raison d'aspirer au pouvoir suprême, n'importe sous quel titre.
+Son tort, ce n'est pas d'avoir pris la dictature, alors nécessaire;
+c'est de ne l'avoir pas toujours employée comme dans les premières
+années de sa carrière.
+
+[En marge: Voeu secret du Premier Consul.]
+
+[En marge: Projets formés dans le sein de la famille Bonaparte.]
+
+[En marge: Projet de conférer au général Bonaparte le Consulat à vie,
+avec faculté de désigner son successeur.]
+
+Le général Bonaparte cachait profondément dans son coeur des désirs
+que tout le monde, même le peuple le plus simple, apercevait
+clairement. C'est tout au plus s'il s'en ouvrait à ses frères. Jamais
+il ne disait que le titre de Premier Consul pour dix ans avait cessé
+de lui suffire. Sans doute, quand la question se présentait sous forme
+théorique, quand on parlait d'une manière générale de la nécessité
+d'une autorité forte, il se donnait carrière, et exprimait sa pensée à
+cet égard. Mais jamais il ne concluait à demander pour lui-même une
+prorogation de pouvoir. Tout à la fois dissimulé et confiant, il
+communiquait certaines choses aux uns, certaines aux autres, et
+cachait quelque chose à tous. À ses collègues, surtout à M.
+Cambacérès, dont il appréciait la haute sagesse; à MM. Fouché et de
+Talleyrand, auxquels il accordait une grande part d'influence, il
+parlait complètement de ce qui intéressait les affaires publiques,
+beaucoup plus qu'à ses frères, auxquels il était loin de confier le
+secret de l'État. Pour ce qui le touchait personnellement, au
+contraire, il disait peu à ses collègues ou à ses ministres, et
+beaucoup à ses frères. Toutefois il ne leur avait pas même découvert,
+à eux, la secrète ambition de son coeur; mais elle était si aisée à
+deviner, on était dans le sein de sa famille si pressé de la faire
+réussir, qu'on lui épargnait la peine de s'en ouvrir le premier. On
+l'en entretenait sans cesse, et on lui laissait la position plus
+commode d'avoir à modérer plutôt qu'à exciter le zèle pour sa
+grandeur. On lui disait donc que le moment était venu de constituer en
+sa faveur autre chose qu'un pouvoir éphémère et passager, qu'il
+fallait songer enfin à lui en attribuer un qui fût tout à fait solide
+et durable. Joseph avec la douceur paisible de son caractère, Lucien
+avec la pétulance de sa nature, tendaient ouvertement au même but. Ils
+avaient pour confidents et pour coopérateurs les hommes de leur
+intimité, qui, soit dans le Conseil d'État, soit dans le Sénat,
+partageaient leur sentiment par conviction, et par envie de plaire.
+MM. Regnaud, Laplace, Talleyrand et Roederer, celui-ci toujours le
+plus ardent dans cette voie, étaient franchement d'avis qu'il fallait,
+le plus tôt possible et le plus complètement, retourner à la
+monarchie. M. de Talleyrand, le plus calme, mais pas le moins actif
+d'entre eux, aimait fort la monarchie, surtout élégante et brillante,
+comme dans le palais de Versailles, sans les Bourbons toutefois, avec
+lesquels il se croyait alors incompatible. Il répétait sans cesse,
+avec une autorité qui ne pouvait appartenir qu'à lui, que pour
+négocier avec l'Europe il serait bien plus facile de traiter au nom
+d'une monarchie que d'une république; que les Bourbons étaient pour
+les rois des hôtes incommodes et déconsidérés; que le général
+Bonaparte, avec sa gloire, sa puissance, son courage à comprimer
+l'anarchie, était pour eux le plus souhaitable, le plus attendu de
+tous les souverains; que quant à lui, ministre des affaires
+étrangères, il affirmait qu'ajouter, n'importe quoi, à l'autorité
+actuelle du Premier Consul, c'était se concilier l'Europe, bien loin
+de la blesser. Ces confidents intimes de la famille Bonaparte avaient
+fort débattu entre eux la question du moment. Cependant, aboutir de
+plein saut à une souveraineté héréditaire, qu'on l'appelât empire ou
+royauté, semblait une témérité bien grande. Peut-être valait-il mieux
+y arriver, en passant par un ou plusieurs intermédiaires. Mais sans
+changer le titre du Premier Consul, ce qui était plus commode, on
+pouvait lui donner l'équivalent du pouvoir royal, et l'équivalent même
+de l'hérédité: c'était le Consulat à vie, avec faculté de désigner son
+successeur. En apportant quelques modifications à la Constitution,
+modifications faciles à obtenir du Sénat, qui était devenu une sorte
+de pouvoir constituant, il était possible de créer une vraie
+souveraineté, sous un titre républicain. On se donnait même, par la
+faculté de désigner le successeur, les seuls avantages de l'hérédité
+actuellement désirables; car le Premier Consul n'ayant pas d'enfants,
+n'ayant que des frères et des neveux, il valait mieux lui confier le
+droit de choisir entre eux celui qu'il jugerait le plus digne de
+succéder à sa puissance.
+
+[En marge: Agitations intérieures de la famille Bonaparte.]
+
+Cette idée paraissant la plus prudente et la plus sage, on semblait
+s'y être arrêté dans le sein de la famille Bonaparte. Cette famille
+était, dans le moment, singulièrement émue. Les frères du Premier
+Consul qui avaient sur leur front un rayon de sa gloire, mais à qui
+cela ne suffisait pas, et qui auraient voulu qu'il devînt un vrai
+monarque, pour devenir princes par le droit du sang, s'agitaient
+beaucoup, se plaignaient de n'être rien, d'avoir servi à l'élévation
+de leur frère, et de n'avoir pas dans l'État un rang proportionné à
+leur mérite et à leurs services. Joseph, plus paisible par caractère,
+satisfait d'ailleurs du rôle de négociateur ordinaire de la paix,
+riche, considéré, était moins impatient. Lucien, qui se donnait pour
+républicain, était cependant celui de tous qui se montrait le plus
+pressé de voir le pouvoir souverain de son frère, élevé sur les ruines
+de la République. Tout récemment il avait refusé de dîner chez madame
+Bonaparte, disant qu'il s'y rendrait lorsqu'il y aurait une place
+marquée pour les frères du Premier Consul. Au sein de cette famille,
+madame Bonaparte, plus digne d'intérêt parce qu'elle n'éprouvait pas
+toutes ces ardeurs ambitieuses, et les redoutait, au contraire, madame
+Bonaparte était, suivant son ordinaire, plus effrayée que satisfaite
+des changements qui se préparaient. Elle avait peur, comme nous
+l'avons déjà dit, qu'on ne fît franchir trop tôt à son mari les
+marches de ce trône, où elle avait vu siéger les Bourbons, et où il
+lui semblait incroyable que d'autres qu'eux pussent être assis. Elle
+craignait que des frères inconsidérés, jaloux de partager la grandeur
+de leur frère, ne hâtassent imprudemment son élévation, et, pour le
+faire monter trop vite, ne précipitassent elle, lui, eux, tous enfin,
+dans un abîme. Rassurée à un certain degré, par la tendresse de son
+époux, sur le danger d'un divorce prochain, elle était dans le moment
+poursuivie d'une seule image, celle du nouveau César, frappé d'un coup
+de poignard, à l'instant où il essaierait de poser le diadème sur sa
+tête.
+
+Madame Bonaparte avouait hardiment ses craintes à son époux, qui la
+faisait taire, en lui imposant silence brusquement. Repoussée, elle
+s'adressait alors aux hommes qui avaient sur lui quelque influence,
+les suppliait de combattre les conseils de frères ambitieux et mal
+avisés, et donnait ainsi à ses répugnances, à ses craintes, un éclat
+fâcheux qui déplaisait au Premier Consul.
+
+Parmi les personnages admis dans cet intérieur, le ministre Fouché
+entrait plus qu'un autre dans les vues de madame Bonaparte. Ce n'est
+pas qu'il eût plus de fierté de sentiments que les hommes dont le
+Premier Consul était entouré, et que seul, entre tous, il ne cherchât
+pas à plaire au maître inévitable; non, sans doute. Mais il avait un
+grand sens; il voyait avec appréhension l'impatience de la famille
+Bonaparte; il entendait de plus près que personne les cris sourds,
+étouffés, des républicains vaincus, peu nombreux, mais révoltés d'une
+usurpation si prompte; et lui-même, au milieu de ce mouvement des
+choses, ressentait quelque émotion de ce qu'on allait entreprendre.
+Bien qu'il ne voulût pas perdre la confiance du Premier Consul, qu'il
+voulût au contraire l'avoir plus que jamais, puisque le Premier Consul
+allait devenir arbitre de toutes les existences, cependant il avait
+laissé deviner une partie de ce qu'il pensait. Lié avec madame
+Bonaparte, il avait entendu l'expression des craintes dont elle était
+assiégée, et, craignant le ressentiment de son mari, avait cherché à
+la calmer.--Madame, lui avait-il dit, tenez-vous en repos. Vous
+contrariez inutilement votre époux. Il sera consul à vie, roi ou
+empereur, tout ce qu'on peut être. Vos craintes le fatiguent; mes
+conseils le blesseraient. Restons donc à notre place, et laissons
+s'accomplir des événements, que vous ni moi ne saurions empêcher.--
+
+Le dénoûment de cette scène agitée approchait, à mesure qu'on arrivait
+au terme de la session extraordinaire de l'an X, et on entendait les
+meneurs répéter plus souvent et plus haut, qu'il fallait donner de la
+stabilité au pouvoir, et un témoignage de reconnaissance au
+bienfaiteur de la France et du monde. Cependant, on ne pouvait pas
+amener ce dénouement d'une manière sûre et naturelle, sans la main
+d'un homme, et cet homme était le consul Cambacérès. Nous avons déjà
+parlé de son influence occulte, mais réelle, et habilement ménagée,
+sur l'esprit du Premier Consul. Son action sur le Sénat était
+également grande. Ce corps avait une véritable déférence pour le vieux
+jurisconsulte, devenu confident du nouveau César. M. Sieyès, créateur
+en quelque sorte du Sénat, y avait d'abord joui d'un certain
+ascendant. Bientôt, son intention de tourner ce corps à l'opposition,
+ayant été dévoilée et vaincue, M. Sieyès n'était plus que ce qu'il
+avait toujours été, c'est-à-dire un esprit supérieur, mais chagrin,
+impuissant, réduit désormais à médire de toutes choses, dans la terre
+de Crosne, prix vulgaire de ses grands services. M. Cambacérès, au
+contraire, était devenu le directeur secret du Sénat. Dans la
+conjoncture actuelle, le général Bonaparte ne pouvant pas se proclamer
+lui-même consul à vie ou empereur, ayant besoin qu'un corps
+quelconque prît l'initiative, c'était évidemment le Sénat, et dans le
+Sénat, l'homme qui le dirigeait, auquel appartenait la plus grande
+importance.
+
+M. Cambacérès, quoique dévoué au Premier Consul, ne voyait pas
+toutefois sans quelque déplaisir un changement, qui tendait à le
+placer à une distance encore plus grande de son illustre collègue.
+Sachant néanmoins que les choses n'en resteraient pas où elles
+étaient, qu'on perdrait sa peine à faire obstacle aux désirs du
+général Bonaparte, et que d'ailleurs, dans leurs limites actuelles,
+ces désirs étaient légitimes, M. Cambacérès résolut de s'entremettre
+spontanément, pour faire aboutir à un résultat raisonnable toute cette
+agitation intérieure, et pour donner au gouvernement une forme stable,
+qui satisfît l'ambition du Premier Consul, sans trop effacer les
+formes républicaines, chères encore à beaucoup d'esprits.
+
+[En marge: Dissimulation du Premier Consul, à l'égard de son collègue
+Cambacérès.]
+
+Tandis qu'on s'entretenait vivement à ce sujet autour du Premier
+Consul, lui se bornant à écouter, affectant même de garder le silence,
+M. Cambacérès mit fin à cet état de contrainte, en parlant le premier
+à son collègue de ce qui se passait. Il ne lui dissimula pas le danger
+de la précipitation dans une affaire de cette nature, et l'avantage
+qu'il y aurait à conserver une forme modeste, et toute républicaine, à
+un pouvoir aussi réel, aussi grand que le sien. Toutefois, lui
+offrant, en son propre nom et au nom du troisième consul Lebrun, un
+dévouement sans réserve, il lui déclara qu'ils étaient prêts, l'un et
+l'autre, à faire ce qu'il voudrait, et à lui épargner l'embarras
+d'intervenir de sa personne, dans une circonstance où il devait
+paraître recevoir, et non pas prendre, le titre qu'il s'agissait de
+lui donner. Le Premier Consul, lui exprimant sa gratitude d'une
+pareille ouverture, convint du danger qu'il y aurait à faire trop et
+trop vite, déclara qu'il ne formait aucun désir, qu'il était content
+de sa position actuelle, qu'il n'était pas pressé de la changer, et ne
+ferait rien pour en sortir; que cependant la constitution du pouvoir
+était, à son avis, précaire, et ne présentait pas un caractère
+suffisant de solidité et de durée; que, dans son opinion, il y avait
+quelque changements à introduire dans la forme du gouvernement, mais
+qu'il était trop directement intéressé dans cette question pour s'en
+mêler lui-même; qu'il attendrait donc, et ne prendrait aucune
+initiative.
+
+M. Cambacérès répondit au Premier Consul que sans doute sa dignité
+personnelle exigeait beaucoup de réserve, et lui interdisait de
+prendre ostensiblement l'initiative, mais que s'il voulait bien
+s'expliquer avec ses deux collègues, leur faire connaître à tous deux
+le fond de sa pensée, ils lui épargneraient, une fois ses intentions
+connues, la peine de les manifester, et mettraient sans plus tarder la
+main à l'oeuvre. Soit qu'il éprouvât un certain embarras à dire ce
+qu'il désirait, soit qu'il désirât plus qu'on ne lui destinait alors,
+la souveraineté peut-être, le Premier Consul se couvrit de nouveaux
+voiles, et se contenta de répéter qu'il n'avait aucune idée arrêtée,
+mais qu'il verrait avec plaisir que ses deux collègues surveillassent
+le mouvement des esprits, le dirigeassent même, pour prévenir les
+imprudences que pourraient commettre des amis malhabiles.
+
+Jamais le Premier Consul ne voulut avouer sa pensée à son collègue
+Cambacérès. À la gêne naturelle qu'il éprouvait, se joignait une
+illusion. Il croyait que, sans qu'il eut besoin de s'en mêler, on
+viendrait déposer la couronne à ses pieds. C'était une erreur. Le
+public, tranquille, heureux, reconnaissant, était disposé à
+sanctionner tout ce qu'on ferait; mais ayant en quelque sorte abdiqué
+toute participation aux affaires publiques, il n'était pas prêt à s'en
+mêler, même pour témoigner la gratitude dont il était plein. Les corps
+de l'État, sauf les meneurs intéressés, étaient saisis d'une sorte de
+pudeur, à l'idée de venir, à la face du ciel, abjurer ces formes
+républicaines, qu'ils avaient récemment encore fait serment de
+maintenir. Beaucoup de gens, peu versés dans les secrets de la
+politique, allaient jusqu'à croire que le Premier Consul, satisfait de
+la toute-puissance dont il jouissait, depuis surtout qu'on l'avait
+débarrassé de l'opposition du Tribunat, se contenterait de pouvoir
+tout ce qu'il voudrait, et se donnerait la gloire facile d'être un
+nouveau Washington, avec bien plus de génie et de gloire que le
+Washington américain. Aussi quand les meneurs disaient qu'on n'avait
+rien fait pour le Premier Consul, qui avait tant fait pour la France,
+certains esprits simples répondaient naïvement: Mais que voulez-vous
+qu'on fasse pour lui? que voulez-vous qu'on lui offre? quelle
+récompense serait proportionnée aux services qu'il a rendus? Sa vraie
+récompense, c'est sa gloire.--
+
+[En marge: Malgré le refus du Premier Consul de s'expliquer, M.
+Cambacérès cherche à propager l'idée du Consulat à vie.]
+
+M. Cambacérès était trop sage pour se venger de la dissimulation du
+Premier Consul, en laissant les choses dans cette stagnation. Il
+fallait en finir, et il résolut de s'en mêler sur-le-champ. Dans son
+opinion et dans celle de beaucoup d'hommes éclairés, une prorogation
+de pouvoir de dix années, accordée au Premier Consul, laquelle, avec
+les sept années restant de la première période, portait à dix-sept la
+durée totale de son Consulat, était bien suffisante. C'était en effet
+soit en France, soit en Europe, déjouer les ennemis qui auraient
+calculé sur le terme légal de sa puissance. Mais M. Cambacérès savait
+bien que le Premier Consul ne s'en contenterait pas, qu'il fallait lui
+offrir autre chose, et qu'avec le Consulat à vie, accompagné de la
+faculté de désigner son successeur, on se procurerait tous, les
+avantages de la monarchie héréditaire, sans les inconvénients d'un
+changement de titre, sans le déplaisir que ce changement causerait à
+beaucoup d'hommes de bonne foi. Il s'arrêta donc à cette idée, et
+s'efforça de la propager dans le Sénat, dans le Corps Législatif, dans
+le Tribunat. Mais s'il y avait beaucoup d'individus prêts à tout
+voter, il y en avait d'autres qui hésitaient, et qui ne voulaient
+qu'une prorogation de dix ans.
+
+Le Premier Consul avait différé jusqu'à ce jour, et avec intention, la
+présentation du traité d'Amiens au Corps Législatif, pour y être
+converti en loi. M. Cambacérès, comprenant que cette circonstance
+était celle dont il fallait user pour faire sortir d'une espèce
+d'acclamation générale les changements proposés, disposa tout pour
+amener un tel résultat. Le 6 mai (16 floréal) avait été choisi pour
+porter au Corps Législatif le traité qui complétait la paix générale.
+Le président du Tribunat, M. Chabot de l'Allier, était l'un des amis
+du consul Cambacérès. Celui-ci le fit appeler, et convint avec lui de
+la marche à suivre. Il fut arrêté entre eux que, lorsque le traité
+serait porté du Corps Législatif au Tribunat, M. Siméon proposerait
+une députation au Premier Consul pour lui témoigner la satisfaction de
+cette assemblée; qu'alors le président Chabot de l'Allier quitterait
+le fauteuil, et proposerait l'émission du voeu suivant: «Le Sénat est
+invité à donner aux Consuls un témoignage de la reconnaissance
+nationale».
+
+[En marge: Le Tribunat prend occasion de la présentation du traité
+d'Amiens, pour émettre le voeu d'une récompense nationale au Premier
+Consul.]
+
+[En marge: Motion de M. Chabot de l'Allier.]
+
+Les choses ainsi disposées, le projet de loi fut porté le 6 mai (16
+floréal) par trois conseillers d'État au Corps Législatif: c'étaient
+MM. Roederer, Bruix (l'amiral), et Berlier. Ordinairement les projets
+étaient communiqués purement et simplement par le Corps Législatif au
+Tribunat; cette fois, vu l'importance de l'objet, le gouvernement
+voulut communiquer directement au Tribunat le traité soumis aux
+délibérations législatives. Trois conseillers d'État, Régnier,
+Thibaudeau et Bigot-Préameneu, furent chargés de ce soin. À peine
+avaient-ils achevé de faire cette communication, que le tribun Siméon
+demanda la parole. Puisque le gouvernement, dit-il, nous a communiqué
+d'une manière aussi solennelle le traité de paix conclu avec la
+Grande-Bretagne, nous devons répondre à cette démarche par une
+démarche pareille. Je demande qu'il soit adressé une députation au
+gouvernement, pour le féliciter du rétablissement de la paix générale.
+Cette proposition fut aussitôt adoptée. Le président Chabot de
+l'Allier se fit ensuite remplacer au fauteuil par M. Stanislas de
+Girardin, et, se transportant à la tribune, prononça les paroles
+suivantes:
+
+«Chez tous les peuples on a décerné des honneurs publics aux hommes
+qui, par des actions éclatantes, ont honoré leur pays et l'ont sauvé
+de grands périls.
+
+»Quel homme eut jamais plus que le général Bonaparte des droits à la
+reconnaissance nationale?
+
+»Quel homme, soit à la tête des armées, soit à la tête du
+gouvernement, honora davantage sa patrie, et lui rendit des services
+plus signalés?
+
+»Sa valeur et son génie ont sauvé le peuple français des excès de
+l'anarchie, et des malheurs de la guerre, et le peuple français est
+trop grand, trop magnanime, pour laisser tant de bienfaits sans une
+grande récompense.
+
+»Tribuns, soyons ses organes. C'est à nous surtout qu'il appartient de
+prendre l'initiative lorsqu'il s'agit d'exprimer, dans une
+circonstance si mémorable, les sentiments et la volonté du peuple
+français.»
+
+Pour conclusion de ce discours, M. Chabot de l'Allier proposa au
+Tribunat d'émettre le voeu d'une grande manifestation de la
+reconnaissance nationale, envers le Premier Consul.
+
+[En marge: Voeu du Tribunat.]
+
+Il proposa, en outre, de communiquer ce voeu au Sénat, au Corps
+Législatif et au gouvernement. La proposition fut adoptée à
+l'unanimité.
+
+[En marge: Formation d'une commission dans le sein du Sénat, pour
+l'accomplissement du voeu du Tribunat.]
+
+Cette délibération fut aussitôt connue du Sénat, et ce corps décida
+immédiatement qu'il serait formé une commission spéciale, afin de
+présenter ses vues sur le témoignage de reconnaissance nationale qu'il
+conviendrait de donner au Premier Consul.
+
+La députation que le tribun Siméon avait proposé d'envoyer au
+gouvernement fut reçue le lendemain même 7 mai (17 floréal) aux
+Tuileries. Le Premier Consul était entouré de ses collègues, d'un
+grand nombre de hauts fonctionnaires, et de généraux. Il avait une
+attitude grave et modeste. M. Siméon portait la parole. Il célébra les
+hauts faits du général Bonaparte, les merveilles de son gouvernement,
+plus grandes que celles de son épée; il lui attribua les victoires de
+la République, la paix qui les avait suivies, le rétablissement de
+l'ordre, le retour de la prospérité, et, terminant enfin cette
+allocution, «je me hâte, dit-il, je crains de paraître louer, quand il
+ne s'agit que d'être juste, et d'exprimer en peu de mots un sentiment
+profond que l'ingratitude seule aurait pu étouffer. Nous attendons que
+le premier corps de la nation se rende l'interprète de ce sentiment
+général, dont il n'est permis au Tribunat que de désirer et de voter
+l'expression.»
+
+[En marge: Réponse du Premier Consul à une députation du Tribunat.]
+
+Le Premier Consul, après avoir remercié le tribun Siméon des
+sentiments qu'il venait de lui témoigner, après avoir dit qu'il y
+voyait un résultat des communications plus intimes établies entre le
+gouvernement et le Tribunat, faisant ainsi une allusion directe aux
+changements opérés dans ce corps, le Premier Consul termina par ces
+nobles paroles: «Pour moi, je reçois avec la plus sensible
+reconnaissance le voeu émis par le Tribunat. Je ne désire d'autre
+gloire que celle d'avoir rempli tout entière la tâche qui m'était
+imposée. Je n'ambitionne d'autre récompense que l'affection de mes
+concitoyens: heureux s'ils sont bien convaincus que les maux qu'ils
+pourraient éprouver seront toujours pour moi les maux les plus
+sensibles; que la vie ne m'est chère que par les services que je puis
+rendre à ma patrie; que la mort même n'aura point d'amertume pour moi,
+si mes derniers regards peuvent voir le bonheur de la République aussi
+assuré que sa gloire.»
+
+[En marge: Nouvelle dissimulation du Premier Consul.]
+
+Il ne s'agissait plus que de se fixer sur le témoignage de
+reconnaissance nationale à donner au général Bonaparte. Personne ne
+s'y trompait: tout le monde savait bien que c'était par une extension
+de pouvoir qu'il fallait payer à l'illustre général les bienfaits
+immenses qu'on en avait reçus. Cependant quelques esprits simples,
+soit au Tribunat, soit au Sénat, avaient cru, en votant, qu'il
+s'agissait peut-être d'un témoignage public, comme une statue ou un
+monument. Mais ces esprits simples étaient en bien petit nombre. La
+masse des tribuns et des sénateurs savaient parfaitement comment il
+fallait exprimer sa reconnaissance. Pendant cette journée et la
+suivante, les Tuileries et l'hôtel de M. Cambacérès, qui était logé
+hors du palais, ne désemplirent point. Les sénateurs venaient avec
+empressement demander comment il fallait agir. Le zèle était grand
+parmi eux; on n'avait qu'à énoncer ce qu'on voulait pour qu'ils le
+décrétassent. L'un d'eux alla même jusqu'à dire au consul Cambacérès:
+Que veut le général? Veut-il être roi? qu'il le dise. Moi et mes
+collègues de la Constituante, nous sommes tout prêts à voter le
+rétablissement de la royauté, et plus volontiers pour lui que pour
+d'autres, parce qu'il en est le plus digne.--Curieux de connaître la
+pensée véritable du Premier Consul, les sénateurs s'approchèrent de
+lui le plus qu'ils purent, et s'y prirent de cent manières, pour avoir
+au moins un mot de sa bouche tant soit peu significatif. Mais il
+refusa constamment de dévoiler ses intentions, même au sénateur
+Laplace, qui était l'un de ses amis particuliers, et qu'on avait, à ce
+titre, chargé de sonder ses intentions secrètes. Il répondit toujours
+que ce qu'on ferait, quoi qu'on fît, serait reçu avec gratitude, et
+qu'il n'avait rien d'arrêté dans son esprit. Quelques-uns voulurent
+savoir si une prorogation de dix ans lui serait agréable. Il répondit
+avec une humilité affectée que tout témoignage de la confiance
+publique, celui-là ou tout autre, lui suffirait, et le remplirait de
+satisfaction. Les sénateurs, fort peu instruits après de telles
+communications, retournaient auprès des consuls Cambacérès et Lebrun,
+s'informer de la conduite qu'ils avaient à tenir. Nommez-le consul à
+vie, répondaient-ils, et vous ferez ce qu'il y a de mieux.--Mais on
+dit qu'il ne le veut pas, répliquaient les plus simples, et que dix
+ans de prorogation lui suffisent. Pourquoi aller plus loin qu'il ne
+veut?--
+
+Les consuls Lebrun et Cambacérès avaient de la peine à les persuader.
+Celui-ci en avertit le Premier Consul.--Vous avez tort, lui dit-il, de
+ne pas vous expliquer. Vos ennemis, et il vous en reste, malgré vos
+services, même au Sénat, abuseront de votre réserve.--Le Premier
+Consul ne parut ni surpris, ni même flatté de l'empressement des
+sénateurs. Laissez-les faire, répondit-il à M. Cambacérès; la majorité
+du Sénat est toujours prête à faire plus qu'on ne lui demande. Ils
+iront plus loin que vous ne croyez.--
+
+[En marge: Le Sénat, trompé sur les véritables désirs du Premier
+Consul, se borne à voter une prorogation de ses pouvoirs pour dix
+ans.]
+
+M. Cambacérès lui répliqua qu'il se trompait. Mais il fut impossible
+de vaincre cette dissimulation opiniâtre; et, comme on va le voir, les
+conséquences en furent singulières. Malgré les avis de MM. Cambacérès
+et Lebrun, beaucoup de bonnes gens qui trouvaient plus commode de
+donner moins que plus, crurent que le Premier Consul regardait une
+prorogation de dix ans comme un témoignage suffisant de la confiance
+publique, et comme une assez grande consolidation de son pouvoir. Le
+parti Sieyès, toujours fort malveillant, s'était réveillé à cette
+occasion, et agissait sourdement. Les sénateurs qui étaient
+secrètement liés à ce parti, circonvinrent leurs collègues incertains,
+et leur affirmèrent que la pensée du Premier Consul était connue,
+qu'il se contentait d'une prorogation de dix ans, qu'il la préférait à
+toute autre chose, qu'on le savait, que d'ailleurs c'était mieux en
+soi; que par cette combinaison le pouvoir public était consolidé, la
+République maintenue, et la dignité de la nation sauvée. Comme dans
+l'affaire des candidatures au Sénat, le brave Lefebvre fut un de ceux
+qui se laissèrent persuader, et qui crurent, en votant une prorogation
+de dix ans, faire ce que le général Bonaparte désirait. Il y avait
+quarante-huit heures qu'on délibérait. Il fallait en finir. Le
+sénateur Lanjuinais, avec le courage dont il avait donné tant de
+preuves, attaqua ce qu'il appelait l'usurpation flagrante dont la
+République était menacée. Son discours fut écouté avec peine, et comme
+un hors-d'oeuvre. Des ennemis habiles avaient préparé une meilleure
+manoeuvre. Ils avaient fait prévaloir l'idée de proroger pour dix ans
+les pouvoirs du Premier Consul. Cette résolution fut en effet adoptée
+le 8 mai (18 floréal), vers la fin du jour. Le sénateur Lefebvre
+courut des premiers aux Tuileries, pour y annoncer ce qui venait de se
+passer, croyant y apporter la nouvelle la plus agréable. Elle y
+arrivait de toutes parts, et y causait une surprise aussi imprévue que
+pénible.
+
+[En marge: Assemblée de famille chez le Premier Consul, à laquelle M.
+Cambacérès est appelé.]
+
+[En marge: Expédient imaginé par le consul Cambacérès.]
+
+Le Premier Consul, entouré de ses frères, Joseph et Lucien, apprit ce
+résultat avec le plus vif déplaisir. Dans le premier moment, il ne
+songeait à rien moins qu'à refuser la proposition du Sénat. Il fit
+tout de suite appeler son collègue Cambacérès. Celui-ci accourut
+sur-le-champ. Trop sage, trop prudent pour triompher de sa prévoyance,
+et de la faute du Premier Consul, il dit que ce qui arrivait était
+désagréable sans doute, mais facile à réparer; qu'avant tout il ne
+fallait montrer aucune humeur; que, dans deux fois vingt-quatre
+heures, tout pourrait être changé, mais qu'il était nécessaire pour
+cela de donner à l'affaire une face nouvelle, et qu'il s'en chargeait.
+Le Sénat vous offre une prorogation de pouvoir, dit M. Cambacérès,
+répondez que vous êtes reconnaissant d'une telle proposition, mais que
+ce n'est pas de lui, que c'est du suffrage de la nation que vous tenez
+votre autorité, que c'est de la nation seule que vous pouvez en
+recevoir la prorogation; et que vous voulez la consulter par les mêmes
+moyens qui ont été employés pour l'adoption de la Constitution
+consulaire, c'est-à-dire par des registres ouverts dans toute la
+France. Alors nous ferons libeller par le Conseil d'État la formule
+qui sera soumise à la sanction nationale. En faisant ainsi un acte de
+déférence pour la souveraineté du peuple, nous parviendrons à
+substituer un projet à un autre. Nous poserons la question de savoir,
+non pas si le général Bonaparte doit recevoir une prorogation pour dix
+ans du pouvoir consulaire, mais s'il doit recevoir le Consulat à vie.
+Si le Premier Consul faisait lui-même une telle chose, ajouta M.
+Cambacérès, les convenances seraient trop blessées. Mais je puis, moi,
+second Consul, très-désintéressé dans cette circonstance, donner
+l'impulsion. Que le général parte publiquement pour la Malmaison; je
+resterai seul à Paris; je convoquerai le Conseil d'État, et c'est par
+le Conseil d'État que je ferai rédiger la nouvelle proposition, qui
+devra être soumise à l'acceptation de la nation.--
+
+Cet habile expédient fut adopté avec grande satisfaction par le
+général Bonaparte, et par ses frères. M. Cambacérès fut beaucoup
+remercié de son ingénieuse combinaison, et chargé de tout avec un
+entier abandon. Il fut convenu que le Premier Consul partirait le
+lendemain, après avoir arrêté avec M. Cambacérès lui-même le texte de
+la réponse au Sénat.
+
+Ce texte fut rédigé le lendemain matin, 9 mai (19 floréal), par M.
+Cambacérès et le Premier Consul, et adressé tout de suite au Sénat, en
+réponse à son message.
+
+[En marge: Réponse du Premier Consul au voeu du Sénat.]
+
+«Sénateurs, disait le Premier Consul, la preuve honorable d'estime
+consignée dans votre délibération du 18, sera toujours gravée dans mon
+coeur.
+
+»Dans les trois années qui viennent de s'écouler, la fortune a souri à
+la République; mais la fortune est inconstante: et combien d'hommes
+qu'elle y avait comblés de ses faveurs, ont vécu trop de quelques
+années!
+
+»L'intérêt de ma gloire et celui de mon bonheur sembleraient avoir
+marqué le terme de ma vie publique au moment où la paix du monde est
+proclamée.
+
+»Mais la gloire et le bonheur du citoyen doivent se taire quand
+l'intérêt de l'État et la bienveillance publique l'appellent.
+
+»Vous jugez que je dois au peuple un nouveau sacrifice; je le ferai,
+si le voeu du peuple me commande ce que votre suffrage autorise.»
+
+[En marge: Délibération au sein du Conseil d'État, sur la question à
+soumettre au peuple français, relativement au Consulat à vie.]
+
+Le Premier Consul, sans s'expliquer, indiquait assez clairement qu'il
+n'acceptait pas telle quelle la résolution du Sénat. Il partit
+sur-le-champ pour la Malmaison, laissant à son collègue Cambacérès le
+soin de terminer cette grande affaire, conformément à ses désirs.
+Celui-ci appela auprès de lui les conseillers d'État, plus habitués à
+seconder les vues du gouvernement, et convint avec eux de ce qui se
+ferait dans le sein du conseil. Le lendemain, 10 mai (20 floréal), le
+Conseil d'État fut assemblé extraordinairement. Les deux consuls
+Cambacérès et Lebrun, tous les ministres, excepté M. Fouché,
+assistaient à la séance. M. Cambacérès la présidait. Il énonça l'objet
+de cette réunion, et fit appel aux lumières de ce grand corps, dans la
+circonstance importante où le gouvernement se trouvait placé. MM.
+Bigot de Préameneu, Roederer, Regnaud, Portalis, prirent aussitôt la
+parole, soutinrent que la stabilité du gouvernement était aujourd'hui
+le premier besoin de l'État; que les puissances, pour traiter avec la
+France, que le crédit public, le commerce, l'industrie, pour reprendre
+leur essor, avaient besoin de confiance; que la perpétuité du pouvoir
+du Premier Consul était le moyen le plus certain de leur en inspirer;
+que cette autorité, conférée pour dix ans, était une autorité
+éphémère, sans solidité, sans grandeur, parce qu'elle était sans
+durée; que le Sénat, gêné par la Constitution, n'avait pas cru
+possible d'ajouter plus de dix ans de prolongation au pouvoir du
+Premier Consul, mais qu'en s'adressant à la souveraineté nationale,
+comme on avait fait pour toutes les constitutions antérieures, on
+n'était plus gêné par la loi existante, puisqu'on remontait à la
+source de toutes les lois, et qu'il fallait purement et simplement
+poser cette question: LE PREMIER CONSUL SERA-T-IL CONSUL À VIE?--Le
+préfet de police Dubois, membre du Conseil d'État, homme d'un
+caractère généralement décidé et indépendant, fit part de l'opinion
+qui régnait dans Paris. De tout côté, on trouvait la proposition du
+Sénat ridicule; on disait qu'il fallait un gouvernement à la France,
+qu'enfin on en avait trouvé un, fort, habile, heureux, qu'il fallait
+le garder; qu'on aurait pu ne pas toucher à la Constitution, mais qu'à
+y toucher, autant valait en finir, et organiser ce gouvernement de
+manière à le conserver toujours.--Ce que rapportait le préfet Dubois
+était vrai. L'opinion était si favorable au Premier Consul qu'on
+voulait universellement trancher la question sur-le-champ, et donner à
+son pouvoir la durée de sa vie même. Après avoir entendu ces diverses
+allocutions, M. Cambacérès demanda si personne n'avait d'objection à
+faire; et comme les opposants, au nombre de cinq ou six, tels que MM.
+Berlier, Thibaudeau, Emmery, Dessoles, Bérenger, se taisaient, il mit
+la résolution aux voix, et elle fut adoptée à une immense majorité. Il
+fut donc arrêté que l'on provoquerait un vote public sur cette
+question: NAPOLÉON BONAPARTE SERA-T-IL CONSUL À VIE?--Cette résolution
+prise, M. Roederer, qui était le plus hardi de tous les membres du
+parti monarchique, proposa d'ajouter une seconde question à la
+première, c'était celle-ci: LE PREMIER CONSUL AURA-T-IL LA FACULTÉ DE
+DÉSIGNER SON SUCCESSEUR?--M. Roederer tenait beaucoup à cette
+question, et il avait raison. Si on agissait de bonne foi, si on ne
+cachait pas l'arrière-pensée de revenir quelque temps après sur ce
+qu'on faisait aujourd'hui, si on voulait enfin constituer
+définitivement le pouvoir nouveau, la faculté de désigner le
+successeur était le meilleur équivalent de l'hérédité, quelquefois
+supérieur par ses effets à l'hérédité même, car c'est le moyen qui a
+donné au monde le règne des Antonins. Un consul à vie, avec la faculté
+de désigner son successeur, était une vraie monarchie sous une
+apparence républicaine. C'était un beau et puissant gouvernement, qui
+sauvait du moins la dignité de la génération présente, laquelle avait
+juré de vivre en république, ou de mourir. M. Roederer, qui était
+opiniâtre dans ses idées, insista, et fit poser cette seconde
+question. Elle fut adoptée comme la précédente. Il fallait ensuite se
+décider sur la forme à donner à toutes deux. On pensa que cet appel
+fait au peuple français par le moyen des registres ouverts dans les
+communes, était un acte qui devait appartenir au gouvernement, car
+c'était pour ainsi dire une simple convocation; qu'il était naturel
+dès lors de le faire délibérer au Conseil d'État; que la publication
+de cette délibération, qui avait eu lieu en présence des second et
+troisième Consuls, et en l'absence du premier, sauvait toutes les
+convenances; qu'il fallait seulement trouver une rédaction convenable.
+Une commission, composée de quelques conseillers d'État, fut chargée,
+séance tenante, de rédiger la délibération. Cette commission y procéda
+immédiatement, et rentra, une heure après, avec l'acte destiné à être
+publié le lendemain.
+
+Voici quel était cet acte:
+
+«Les Consuls de la République, considérant que la résolution du
+Premier Consul est un hommage éclatant rendu à la souveraineté du
+peuple; _que le peuple, consulté sur ses plus chers intérêts, ne doit
+connaître d'autre limite que ses intérêts mêmes_, arrêtent ce qui
+suit....., etc. Le peuple français sera consulté sur ces deux
+questions:
+
+1º NAPOLÉON BONAPARTE SERA-T-IL CONSUL À VIE?
+
+2º AURA-T-IL LA FACULTÉ DE DÉSIGNER SON SUCCESSEUR?
+
+»Des registres seront ouverts à cet effet dans toutes les mairies, au
+greffe de tous les tribunaux, chez les notaires et chez tous les
+officiers publics.»
+
+Le délai pour émettre les votes était de trois semaines.
+
+M. Cambacérès se rendit ensuite auprès du Premier Consul pour lui
+soumettre la résolution du Conseil d'État. Le Premier Consul, par une
+disposition d'esprit difficile à expliquer, repoussa opiniâtrement la
+seconde question. Qui voulez-vous, disait-il, que je désigne pour mon
+successeur? Mes frères? Mais la France, qui a bien consenti à être
+gouvernée par moi, consentira-t-elle à l'être par Joseph ou Lucien?
+Vous désignerais-je, vous, consul Cambacérès? Oseriez-vous
+entreprendre une telle tâche? Et puis on n'a pas respecté le testament
+de Louis XIV, respecterait-on le mien? Un homme mort, quel qu'il soit,
+n'est plus rien.--Le Premier Consul ne put être vaincu sur ce point;
+il s'impatienta même contre M. Roederer, qui, sans attendre l'avis de
+personne, ne suivant que les impulsions de son esprit, avait mis cette
+idée en avant. Il fit donc retrancher de la résolution du Conseil
+d'État la seconde question, relative au choix d'un successeur. Le
+motif du Premier Consul, dans cette circonstance, est fort obscur.
+Voulait-il, en laissant une lacune dans l'organisation du
+gouvernement, se ménager un nouveau prétexte pour dire encore une
+fois, et un peu plus tard, que le pouvoir était sans avenir, sans
+grandeur, et qu'il fallait le convertir en monarchie héréditaire? ou
+bien craignait-il les rivalités de famille, et les tribulations que
+lui vaudrait la faculté de choisir un successeur parmi ses frères et
+ses neveux? À en juger par son langage de cette époque, cette dernière
+conjecture paraîtrait la plus vraie. Quoi qu'il en soit, il retrancha
+la seconde question de l'acte émané du Conseil d'État; et, comme on ne
+voulait pas perdre du temps à faire une nouvelle convocation, la
+délibération ainsi tronquée fut envoyée au journal officiel.
+
+Elle parut le 11 au matin (21 floréal) dans le _Moniteur_, deux jours
+après celle du Sénat. Annoncer qu'une telle question venait d'être
+posée à la France, c'était annoncer qu'elle était résolue. Si
+l'opinion publique, devenue passive, ne prenait plus l'initiative des
+grandes résolutions, on pouvait compter néanmoins qu'elle
+sanctionnerait avec empressement tout ce qu'on proposerait pour le
+Premier Consul. Il y avait pour lui confiance, admiration,
+reconnaissance, tous les sentiments qu'un peuple vif et enthousiaste
+est capable d'éprouver pour un grand homme, dont il a reçu tous les
+biens à la fois. Sans doute, si les questions de forme avaient
+conservé quelque importance, dans un temps où l'on avait vu les
+constitutions faites et refaites tant de fois, on aurait dû trouver
+singulier que le Sénat, ayant proposé une simple prorogation de dix
+ans, cette proposition, émanée de la seule autorité qui eut pouvoir
+pour la faire, fût convertie en une proposition de Consulat à vie,
+faite par un corps qui n'était ni le Sénat ni le Corps Législatif, ni
+le Tribunat, qui n'était qu'un conseil dépendant du gouvernement. Il
+est vrai que le Conseil d'État avait alors une haute importance, qui
+le rendait presque l'égal des assemblées législatives; que l'appel à
+la souveraineté nationale était une espèce de correctif, qui couvrait
+toutes les irrégularités de cette manière de procéder, et donnait au
+Conseil d'État le rôle apparent d'un simple rédacteur de la question à
+poser à la France. D'ailleurs on n'y regardait pas alors de si près.
+Le résultat, c'est-à-dire la consolidation et la perpétuation du
+gouvernement du Premier Consul, convenait à tout le monde; et ce qui
+conduisait à ce résultat le plus directement possible, paraissait le
+plus naturel et le meilleur. On railla un peu le Sénat, qui, en effet,
+fut passablement confus de n'avoir pas mieux compris les désirs du
+général Bonaparte, et qui se tut, n'ayant rien de convenable ni à
+dire, ni à faire; car il ne pouvait ni revenir sur sa détermination,
+ni s'approprier celle du Conseil d'État. Quant à résister, il n'en
+avait pas le moyen, et pas même la pensée. Sans doute le torrent
+n'était pas si général, qu'il y eût du blâme dans certains lieux, par
+exemple, dans les retraites obscures où les républicains fidèles
+cachaient leur désespoir, dans les hôtels brillants du faubourg
+Saint-Germain, où les royalistes détestaient ce pouvoir nouveau,
+qu'ils n'avaient pas encore commencé à servir. Mais ce blâme, presque
+insaisissable au milieu du choeur de louanges qui de toutes parts
+s'élevait autour du Premier Consul, et montait jusqu'à son oreille,
+était de peu d'effet. Seulement, les hommes réfléchis, et c'est
+toujours le petit nombre, pouvaient faire de singulières réflexions
+sur les vicissitudes des révolutions, sur les inconséquences de cette
+génération, renversant une royauté de douze siècles, voulant même dans
+son délire renverser toutes les royautés de l'Europe, et, revenue
+maintenant de ses premières ardeurs, réédifiant, pièce à pièce, un
+trône détruit, et cherchant avec empressement à qui le donner.
+Heureusement elle avait trouvé pour cet emploi un homme
+extraordinaire. Les nations dans un tel besoin ne rencontrent pas
+toujours un maître qui ennoblisse au même degré leurs inconséquences.
+Cependant l'embarras de la pudeur avait un moment saisi tout le monde,
+ce maître d'abord, n'osant lui-même avouer ses désirs, le Sénat
+ensuite, n'osant les deviner, et hésitant à les satisfaire, jusqu'à ce
+que le Conseil d'État, mettant de côté cette fausse honte, eût le
+courage, pour tous, d'avouer ce qu'il fallait dire et faire.
+
+[En marge: Le Tribunat et le Corps Législatif viennent voter
+solennellement dans les mains du Premier Consul, en faveur du Consulat
+à vie.]
+
+[En marge: Empressement universel des citoyens à venir déposer leur
+vote, en faveur du Consulat à vie.]
+
+Ces difficultés d'un instant firent bientôt place à une véritable
+ovation. Le Corps Législatif et le Tribunat voulurent se rendre chez
+le Premier Consul, afin de donner le signal des adhésions, en venant
+en corps voter dans ses mains, pour la perpétuité de son pouvoir. Le
+motif imaginé pour colorer cette démarche, c'est que les membres du
+Corps Législatif et du Tribunat, retenus pendant cette session
+extraordinaire sur leurs siéges de législateurs, ne pouvaient pas être
+dans leurs communes, afin d'y voter. La raison fut trouvée bonne, et
+on se rendit en corps aux Tuileries. M. de Vaublanc y porta la parole
+au nom du Corps Législatif, et M. Chabot de l'Allier au nom du
+Tribunat. Reproduire les discours prononcés dans cette occasion,
+serait fastidieux. C'était toujours l'expression de la même
+reconnaissance, de la même confiance dans le gouvernement du Premier
+Consul. Un tel exemple ne pouvait qu'entraîner les citoyens à voter,
+s'ils en avaient eu besoin; mais une si haute impulsion n'était pas
+nécessaire. Ils allaient avec empressement dans les mairies, chez les
+notaires, dans les greffes des tribunaux, inscrire leurs votes
+approbatifs sur les registres ouverts pour les recevoir.
+
+[En marge: La session de l'an X terminée par le vote des lois de
+finance.]
+
+La fin de floréal était arrivée. On se hâta de terminer cette courte
+et mémorable session par la présentation des lois financières. Le
+budget proposé était des plus satisfaisants. Tous les revenus se
+trouvaient augmentés grâce à la paix, tandis que les dépenses de la
+guerre et de la marine étaient fort diminuées. Ce budget de l'an X
+montait à 500 millions, 26 millions de moins que celui de l'an IX[25],
+porté à 526 millions par les évaluations les plus récentes; et, si
+l'on ajoute les centimes additionnels pour le service des
+départements, qui se comptaient alors en dehors et s'élevaient à 60
+millions environ, si l'on ajoute les frais de perception, qui
+n'étaient pas portés au budget général parce que chaque régie des
+impôts payait elle-même ses propres dépenses, lesquelles montaient à
+70 millions, on peut évaluer en totalité à 625 ou 630 millions le
+budget définitif de la France à cette époque.
+
+ [Note 25: L'exercice de l'an IX fut d'abord fixé à 415
+ millions, puis à 526, et enfin à 545 millions.]
+
+La paix amenait des économies dans certains services, des
+augmentations dans quelques autres, mais, en élevant le produit de
+tous les impôts à vue d'oeil, préparait le rétablissement de
+l'équilibre entre les dépenses et le revenu, équilibre si désiré, si
+peu prévu deux années auparavant. L'administration de la guerre,
+divisée en deux ministères, celui du matériel et celui du personnel,
+devait coûter 210 millions au lieu de 250. On sera étonné sans doute
+qu'il n'y eût que 40 millions de différence, entre l'état de guerre et
+l'état de paix; mais il ne faut pas oublier que nos armées
+victorieuses avaient vécu sur le sol étranger, et que rentrées depuis
+sur notre territoire, sauf une centaine de mille hommes, elles étaient
+alimentées par le trésor français. La marine, qu'on avait cru devoir
+fixer à 80 millions depuis la fin des hostilités, était portée à 105
+millions par le Premier Consul, qui était d'avis qu'on doit employer
+le temps de paix à organiser la marine d'un grand État. D'autres
+dépenses singulièrement réduites prouvaient, par leur réduction,
+l'heureux progrès du crédit. Les obligations des receveurs généraux,
+dont on a vu ailleurs l'origine, l'utilité, le succès, ne s'étaient
+d'abord escomptées qu'à un pour cent par mois, puis à trois quarts.
+Aujourd'hui elles s'escomptaient à un demi pour cent par mois,
+c'est-à-dire à 6 pour cent par an. Aussi avait-on pu sans injustice
+réduire l'intérêt des cautionnements de 7 à 6 pour cent. Toutes ces
+économies avaient ramené les frais de négociation du trésor, de 32
+millions à 15. Aucune réduction ne faisait autant d'honneur au
+gouvernement, et ne prouvait mieux le crédit dont il jouissait. La
+rente cinq pour cent, montée d'abord de 12 à 40 et 50 francs, était
+dans le moment à 60.
+
+À côté de ces diminutions de dépense, se rencontraient quelques
+augmentations, qui étaient la suite des sages arrangements financiers
+proposés en l'an IX, et si injustement critiqués par le Tribunat. Le
+gouvernement avait voulu, comme nous l'avons dit en son lieu, achever
+d'inscrire le tiers _consolidé_, c'est-à-dire le tiers de l'ancienne
+dette, seul excepté de la banqueroute du Directoire. Quant aux deux
+tiers _mobilisés_, c'est-à-dire frappés de déchéance, il avait voulu
+leur donner une sorte de valeur, en les admettant au payement de
+certains biens nationaux, ou en leur accordant la conversion en cinq
+pour cent _consolidés_, sur le pied du vingtième du capital, ce qui
+répondait au cours actuel. Le Premier Consul, désirant terminer ces
+arrangements le plus tôt possible, fit décider, par la loi de finances
+de l'an X, que les deux tiers _mobilisés_ seraient forcément convertis
+en rentes cinq pour cent, au taux convenu dans la loi de ventôse an
+IX. L'inscription définitive du tiers _consolidé_, la conversion des
+deux tiers _mobilisés_ en cinq pour cent, d'autres liquidations, qui
+restaient à faire pour les anciennes créances des émigrés, pour le
+transport au grand livre des dettes des pays conquis, devaient faire
+monter le total de la dette publique à 59 ou 60 millions de rentes
+cinq pour cent. Cependant il importait de rassurer les esprits sur le
+chiffre auquel ces diverses liquidations pourraient élever la dette
+publique. On décida donc, par un article de ce même budget de l'an X,
+qu'elle ne serait pas portée, soit par emprunt, soit par suite des
+liquidations à terminer, à plus de 50 millions de rentes. On espérait
+que les rachats de la caisse d'amortissement, largement dotée en biens
+nationaux, absorberaient, avant qu'il eût le temps de se produire, cet
+excédant prévu de 9 à 10 millions. Mais en tout cas, un article du
+budget ajoutait qu'à l'instant où les inscriptions dépasseraient 60
+millions, il serait créé sur-le-champ une portion d'amortissement pour
+absorber en quinze ans la somme qui excéderait le terme désormais fixé
+à la dette publique.
+
+Le titre de cette dette dut aussi être régularisé. Les dénominations
+diverses de _tiers consolidé_, de _deux tiers mobilisés_, de _dette
+belge_, et autres, furent abolies et remplacées par le titre unique de
+cinq pour cent consolidé. Il fut établi que la dette serait inscrite
+la première au budget, que les intérêts en seraient acquittés avant
+toute autre dépense, et toujours dans le mois qui suivrait l'échéance
+de chaque semestre. On estimait que la dette viagère, qui dans le
+moment s'élevait à 20 millions, pourrait s'élever à 24; mais, on
+supposait que, les extinctions allant aussi vite que les nouvelles
+liquidations, elle serait toujours ramenée au taux de 20 millions. Les
+pensions civiles étaient arrêtées aussi à un taux de 20 millions. Les
+dépenses qui étaient susceptibles de s'augmenter encore, étaient
+celles de l'intérieur pour les routes et les travaux publics, celles
+du clergé pour l'établissement successif de nouvelles cures: dépenses
+plutôt heureuses que regrettables. Quant à celles de l'instruction
+publique et de la Légion-d'Honneur, il y était pourvu, comme on l'a vu
+précédemment, au moyen d'une dotation en biens nationaux.
+
+En regard de ces dépenses croissantes, la marche du revenu faisait
+entrevoir des produits croissant plus rapidement encore. Les douanes,
+les postes, l'enregistrement, les domaines de l'État, donnaient des
+plus-values considérables. D'ailleurs il restait la ressource des
+impôts indirects, qui n'avaient été rétablis jusqu'à ce jour qu'au
+profit des villes, et pour le service des hôpitaux. Les plaintes
+avaient été vives, dans le Corps Législatif et le Tribunat, cette
+année, contre le fardeau des contributions directes, et avaient
+préparé de nouveaux arguments pour le rétablissement des taxes sur les
+consommations. Des calculs fort exacts avaient fait ressortir, plus
+que jamais la proportion excessive des contributions directes. L'impôt
+sur la propriété foncière s'élevait à 210 millions; l'impôt personnel
+et mobilier, à 32; l'impôt sur les portes et fenêtres, à 16; sur les
+patentes, à 21; total, 279, plus de moitié par conséquent dans un
+budget des recettes de 502 millions. On comparait ces sommes avec
+celles qu'on avait payées pendant l'administration de MM. Turgot et
+Necker, et on demandait le rétablissement d'une proportion plus juste
+entre les diverses contributions. Avant 1789, en effet, l'impôt
+foncier et personnel produisait 221 millions, l'impôt indirect 294,
+total 515 millions. La conclusion naturelle de ces plaintes était le
+rétablissement des anciennes perceptions sur les boissons, sur le
+tabac, sur le sel, etc. Le Premier Consul entendait avec plaisir ces
+réclamations, qui lui préparaient une puissante raison pour une
+création financière, depuis long-temps résolue dans son esprit, mais
+pas encore assez mûre pour être proposée.
+
+La situation de nos finances était donc excellente, et se régularisait
+tous les jours davantage. Les 90 millions affectés, au moyen d'une
+création de rentes, à l'apurement des exercices V, VI et VII,
+antérieurs au Consulat, étaient reconnus suffisants; les 21 millions
+consacrés à la liquidation de l'an VIII, première année du Consulat,
+suffisaient également pour acquitter cet exercice tout entier. Enfin,
+l'exercice an IX, le premier qui eût été régulièrement établi, quoique
+porté à 526 millions au lieu de 415, se trouvait liquidé en totalité,
+au moyen de l'accroissement extraordinaire des produits. Nous venons
+de dire que l'exercice courant, celui de l'an X, était en parfait
+équilibre.
+
+[En marge: Budget de la France avant et après la Révolution.]
+
+En résumé, une dette en rentes perpétuelles de 50 millions,
+parfaitement régularisée, réunie sous un seul titre, pourvue d'une
+dotation suffisante en biens nationaux; une dette en rentes viagères
+de 20 millions, des pensions civiles pour 20; 210 millions affectés à
+la guerre, 105 à la marine, composaient, avec les autres dépenses
+moins considérables, un budget de 500 millions, sans les centimes
+additionnels et les frais de perception, de 625 avec ces centimes et
+ces frais: budget couvert par des revenus qui augmentaient à vue
+d'oeil, sans compter le rétablissement des contributions indirectes,
+restant comme ressource pour les besoins nouveaux, qui pourraient plus
+tard se produire. Ainsi, après dix ans de guerre, de conquêtes
+superbes, on revenait à 500 millions, budget de 1789, avec cette
+différence que la dette se trouvait dans une faible proportion à
+l'égard du revenu, et que ce chiffre de 500 millions, porté à 625 par
+les centimes additionnels et les frais de perception, représentait
+toutes les charges du pays; tandis que les 500 millions du budget de
+Louis XVI laissaient en dehors, non-seulement les frais de perception,
+mais les revenus du clergé, les droits féodaux, les corvées,
+c'est-à-dire pour plusieurs centaines de millions de charges. Si, en
+1802, la France payait 625 millions également répartis, la France, en
+1789, payait 11 ou 12 cents millions mal répartis, avec un territoire
+moindre d'un quart. La Révolution, sans compter le bienfait d'une
+réforme sociale complète, avait donc produite, au moins sous le
+rapport matériel, autre chose que des calamités. Il n'y avait dans
+toute cette prospérité financière qu'un souvenir regrettable: c'était
+la banqueroute, résultant du papier-monnaie, mais nullement imputable
+au gouvernement consulaire.
+
+Ces propositions ne furent plus accueillies, comme celles de l'an IX,
+par une violente opposition. Elles satisfirent les deux assemblées
+législatives, et furent votées avec de simples observations, sur la
+proportion des contributions directes et indirectes, observations que
+le gouvernement aurait dictées lui-même, si on ne les avait pas faites
+spontanément.
+
+Ce fut là le dernier acte de cette session de quarante-cinq jours
+consacrée à de si grands objets.
+
+Le Tribunat et le Corps Législatif se séparèrent le 20 mai (30
+floréal), laissant la France dans un état dans lequel elle n'avait pas
+été encore, et ne sera peut-être jamais.
+
+[En marge: Juin 1802.]
+
+[En marge: Grand nombre de votes apportés dans les mairies, les
+greffes des tribunaux, les offices des notaires, etc.]
+
+En ce moment, la population se présentait avec empressement aux
+mairies, aux greffes des tribunaux, chez les notaires, pour donner une
+réponse affirmative à la question posée par le Conseil d'État. On
+évaluait entre trois et quatre millions le nombre des votes qui
+étaient ou qui allaient être donnés. C'est peu en apparence sur une
+population de 36 millions d'âmes; c'est beaucoup, c'est plus qu'on ne
+demande, et qu'on n'obtient dans la plupart des constitutions connues,
+où trois, quatre, cinq cent mille suffrages, au plus, expriment les
+volontés nationales. En effet, sur 36 millions d'individus, il y en a
+la moitié à écarter comme appartenant à un sexe qui n'a pas de droits
+politiques. Sur les 18 millions restants, il y a les vieillards, les
+enfants, qui réduisent à 12 millions au plus la population mâle et
+valide d'un pays. C'est donc un nombre extraordinaire, si on songe aux
+hommes travaillant de leurs mains, la plupart illettrés, sachant à
+peine sous quel gouvernement ils vivent, c'est un nombre
+extraordinaire, que celui de quatre millions d'habitants sur douze,
+amenés à se former une opinion, et surtout à l'exprimer.
+
+Il y avait, toutefois, quelques dissidents républicains ou royalistes,
+qui venaient exprimer leur voeu négatif, et qui par leur présence
+attestaient la liberté laissée à tout le monde. Mais c'était une
+minorité imperceptible. Du reste, adhérents ou refusants se montraient
+fort calmes, et produisaient par leur concours un mouvement à peine
+sensible, tant la population était tranquille et satisfaite.
+
+[En marge: Changements qu'on projette d'apporter à la Constitution.]
+
+Il y avait cependant une sorte de fermentation d'esprit autour du
+gouvernement, au sujet des changements qu'on ne pouvait manquer
+d'apporter à la Constitution, à la suite de la prorogation du Consulat
+à vie. On répandait à cette occasion mille bruits divers, ayant pour
+origine les voeux de chaque parti.
+
+Les frères du général Bonaparte, Lucien en particulier, n'avaient pas
+entièrement renoncé à la monarchie héréditaire, qui leur donnait tout
+de suite rang de princes, et les mettait hors de pair avec les autres
+grands fonctionnaires de l'État. M. Roederer, l'ami et le confident de
+Lucien, était, de tous les personnages se mêlant d'avoir un avis, le
+plus avancé dans les opinions monarchiques, bien plus du reste par son
+inclination naturelle, que par aucune suggestion intéressée. Il était
+conseiller d'État, chargé de l'instruction publique sous les ordres du
+ministre de l'intérieur Chaptal, et il usait de cette position pour
+adresser aux préfets des circulaires, qui, parfaitement étrangères à
+l'objet dont il était chargé, avaient trait directement aux questions
+dont s'occupaient alors le gouvernement et le public. Ces circulaires,
+dans lesquelles on adressait aux préfets certaines questions, en
+indiquant la réponse, et en l'indiquant dans un sens tout monarchique,
+ces circulaires n'émanant pas du ministre lui-même, mais partant
+cependant d'une autorité fort élevée, semblaient révéler un projet
+occulte, remontant peut-être très-haut. Elles agitaient les esprits
+dans les provinces, et donnaient lieu à mille rumeurs.
+
+M. Roederer et ceux qui partageaient ses idées, auraient voulu qu'on
+fît surgir des départements une sorte de voeu spontané, qui autorisât
+plus de hardiesse qu'on ne venait d'en montrer récemment. Ils ne
+manquaient pas d'adresser de vives instances au Premier Consul, pour
+qu'il tranchât plus hardiment les questions soulevées. Mais le Premier
+Consul était fixé. Il croyait, avec tous les amis sages du
+gouvernement, que c'était assez, du moins cette fois, que d'établir le
+Consulat à vie; que c'était la monarchie elle-même, surtout si on y
+ajoutait la faculté de désigner son successeur. Un mouvement d'opinion
+assez sensible parmi les hommes qui entouraient le pouvoir, même parmi
+les plus dévoués, avait averti le Premier Consul qu'il n'en fallait
+pas faire davantage. Il avait donc résolu de s'arrêter, et il
+qualifiait de démarches indiscrètes, tout ce que faisaient et disaient
+autour de lui des amis inhabiles, dont le zèle était loin de lui
+déplaire, mais n'était pas assez généralement partagé pour être
+accueilli.
+
+Il s'occupait de faire lui-même à la Constitution quelques changements
+qui lui semblaient indispensables. Quoique médisant volontiers de
+l'ouvrage de M. Sieyès, il songeait à en conserver le fond, en y
+ajoutant seulement certaines commodités nouvelles pour le
+gouvernement.
+
+[En marge: Quelques esprits songent un moment à la monarchie
+constitutionnelle, comme elle existe en Angleterre.]
+
+Il se produisit une singulière disposition d'esprit chez quelques
+hommes. Ils demandaient qu'on revînt à la monarchie, puisque ainsi le
+voulait la force des choses; mais qu'en retour on donnât à la France
+les libertés qui, dans la monarchie, sont compatibles avec la royauté,
+c'est-à-dire qu'on lui donnât purement et simplement la monarchie
+anglaise, avec une royauté héréditaire et deux chambres indépendantes.
+M. Camille Jordan avait publié sur ce sujet un écrit, fort remarqué du
+petit nombre de personnes qui se mêlaient encore de questions
+politiques; car la masse n'avait pas d'autre avis que celui de laisser
+le Premier Consul faire comme il voudrait. Ainsi cette idée de la
+monarchie représentative, qui, dès le début de la Révolution, s'était
+présentée à MM. Lally-Tollendal et Mounier, comme la forme nécessaire
+de notre gouvernement, et qui, cinquante ans plus tard, devait en
+devenir la forme dernière, cette idée apparaissait encore une fois à
+quelques esprits, comme un de ces monts élevés et lointains, que, dans
+une longue route, on aperçoit plus d'une fois avant de les atteindre.
+
+Les royalistes sincères, qui désiraient la monarchie, même sans les
+Bourbons, si les Bourbons étaient reconnus impossibles, et avec le
+général Bonaparte si elle n'était possible qu'avec lui, étaient fort
+de cet avis; et les royalistes gens de parti en étaient aussi, mais
+ces derniers par des motifs différents. Ils espéraient qu'avec des
+élections et une presse libre, tout serait bientôt remis en confusion,
+ainsi qu'il était arrivé sous le Directoire, et que de ce
+renouvellement du chaos, surgirait enfin la monarchie légitime des
+Bourbons, comme terme nécessaire des maux de la France.
+
+[En marge: Le Premier Consul repousse l'idée de la monarchie
+anglaise.]
+
+Le Premier Consul n'avait garde d'adhérer à un tel projet, quoique ce
+projet contînt la royauté pour lui-même. Ce n'était pas seulement par
+aversion pour les résistances que lui aurait opposées une pareille
+forme de gouvernement, c'était par la conviction sincère de
+l'impossibilité d'un tel établissement, dans l'état présent des
+choses.
+
+Ceux qui ne veulent voir en lui qu'un homme de guerre, tout au plus un
+administrateur, point un homme d'État, s'imaginent qu'il n'avait
+aucune idée de la Constitution anglaise. C'est une complète erreur.
+Voyant dans l'Angleterre la seule ennemie redoutable que la France eût
+en Europe, il tenait sur elle les yeux constamment fixés, et il avait
+pénétré les plus secrets ressorts de sa Constitution. Dans ses
+entretiens fréquents sur les matières de gouvernement, il en
+raisonnait avec une sagacité rare. Une chose lui déplaisait fort dans
+la Constitution britannique, et il en exprimait son sentiment avec
+cette vivacité de langage qui lui était propre: c'était de voir les
+grandes affaires d'État, celles qui exigent pour réussir, de longues
+méditations, une grande suite dans les vues, un secret profond dans
+l'exécution, livrées à la publicité, et aux hasards de l'intrigue ou
+de l'éloquence.--Que MM. Fox, Pitt ou Addington, disait-il, soient
+plus adroits l'un que l'autre dans la conduite d'une intrigue
+parlementaire, ou plus éloquents dans une séance du Parlement, et nous
+aurons la guerre au lieu de la paix; le monde sera de nouveau en feu;
+la France détruira l'Angleterre, ou sera détruite par elle! Livrer,
+s'écriait-il avec colère, livrer le sort du monde à de tels
+ressorts!--Ce grand esprit, exclusivement préoccupé des conditions
+d'une bonne exécution dans les affaires de l'État, oubliait que, si on
+ne veut pas soumettre ces affaires aux influences parlementaires,
+lesquelles ne sont, après tout, que les influences nationales
+représentées par des hommes passionnés, faillibles sans doute, comme
+ils le sont tous, elles retombent sous des influences bien autrement
+fâcheuses, sous celle de madame de Maintenon dans un siècle dévot, de
+madame de Pompadour dans un siècle dissolu, et même, si on a la bonne
+fortune très-passagère de posséder un grand homme, comme Frédéric ou
+Napoléon, sous l'influence de l'ambition, épuisant jusqu'au bout la
+chance des batailles.
+
+Cette erreur à part, erreur bien naturelle chez le général Bonaparte,
+il était frappé, et il en convenait, de cette liberté sans orages,
+dont la Constitution britannique fait jouir l'Angleterre. Seulement il
+paraissait douter qu'elle pût convenir au caractère français, si
+prompt et si vif. À cet égard il laissait voir la plus complète
+incertitude. Mais il la regardait comme parfaitement impossible en
+France dans les circonstances présentes.
+
+Le Premier Consul disait qu'une telle Constitution exigeait d'abord
+une forte dose d'hérédité; qu'il y fallait un roi et des pairs
+héréditaires; qu'en France les idées n'étaient pas tournées de ce
+côté; qu'on était prêt à le prendre, lui général Bonaparte, pour
+dictateur, mais qu'on n'en voudrait pas pour monarque héréditaire (ce
+qui était vrai dans le moment); qu'il en était de même pour le Sénat,
+auquel personne ne voudrait accorder l'hérédité, tout en lui accordant
+un pouvoir constituant extraordinaire; que le besoin de stabilité
+était senti jusqu'à faire concéder à tout le monde des pouvoirs fort
+étendus, mais viagers; que telle était actuellement la disposition des
+esprits; qu'il n'avait donc pas sous la main les éléments de la
+royauté à l'anglaise, car il n'avait ni roi ni pairs; que les
+sénateurs à vie de M. Sieyès, aristocrates d'hier, la plupart sans
+fortune, vivant d'appointements, seraient ridicules, si on essayait de
+les convertir en lords d'Angleterre; que, si, à leur défaut, on
+voulait prendre les grands propriétaires, on se mettrait sur les bras
+les plus redoutables ennemis, car ils étaient royalistes au fond du
+coeur, plus amis des Anglais et des Autrichiens que des Français;
+qu'il n'avait pas de quoi faire une chambre haute; qu'en prenant les
+parleurs du Tribunat et les muets du Corps Législatif, il aurait bien,
+à la rigueur, de quoi faire une chambre basse, mais que pour rendre
+sérieuse cette imitation de l'Angleterre, il faudrait la tribune, la
+presse, des élections libres, et qu'on s'exposerait ainsi à
+recommencer les quatre années du Directoire, dont il avait été témoin,
+et qui ne sortiraient pas de sa mémoire; qu'on avait vu se former
+alors dans les colléges électoraux une majorité, qui, sous prétexte
+d'écarter les hommes souillés de sang, ne voulait élire que des
+royalistes plus ou moins avoués; qu'on avait vu en même temps cent
+journaux, tout pleins des fureurs du royalisme, pousser dans le même
+sens, et que, sans le 18 fructidor, sans la force prêtée au Directoire
+par l'armée d'Italie, on aurait assisté au triomphe de cette contre
+révolution déguisée; que bientôt, par un contre-coup inévitable, à ces
+élections royalistes avaient succédé des élections terroristes, dont
+tous les honnêtes gens avaient été effrayés, et avaient demandé
+l'annulation; que, si on ouvrait de nouveau la carrière aux esprits,
+on irait, de convulsions en convulsions, au triomphe des Bourbons et
+de l'étranger; qu'il fallait en finir, arrêter ce torrent, et terminer
+la Révolution, en maintenant au pouvoir les hommes qui l'avaient
+faite, et en consacrant dans nos lois ses principes justes et
+nécessaires.
+
+À cette occasion, le Premier Consul répétait sa thèse favorite,
+consistant à dire que, pour sauver la Révolution, il fallait d'abord
+sauver ses propres auteurs, en les maintenant à la tête des affaires;
+et que sans lui ils seraient déjà tous disparus, par l'ingratitude de
+la génération présente.--Voyez, s'écriait-il, ce que sont devenus
+Rewbell, Barras, La Réveillère! où sont-ils? qui pense à eux? il n'y a
+de sauvés que ceux que j'ai pris par la main, mis au pouvoir,
+soutenus, malgré le mouvement qui nous entraîne. Voyez M. Fouché,
+combien j'ai de peine à le défendre! M. de Talleyrand crie contre M.
+Fouché; mais les Malouet, les Talon, les Calonne, qui m'offrent leurs
+plans et leur concours, auraient bientôt écarté M. de Talleyrand
+lui-même, si je voulais m'y prêter. On ménage un peu plus les
+militaires, parce qu'on les craint, et parce qu'il n'est pas facile de
+prendre à la tête des armées la place des généraux Lannes et Masséna.
+Mais si on les ménage aujourd'hui, les ménagera-t-on long-temps?
+Moi-même, sais-je ce qu'on voudrait faire de moi? Ne m'a-t-on pas
+proposé de me nommer connétable de Louis XVIII? Sans doute l'esprit de
+la Révolution est immortel, il survivrait aux hommes. La Révolution
+finirait par triompher, mais par la main de messieurs de la société du
+Manége! et ce seraient toujours des réactions, des déchirements, et,
+pour fin dernière, la contre-révolution!--
+
+Maintenant, ajoutait le Premier Consul, il faut faire un gouvernement
+avec les hommes de la Révolution d'abord, avec ceux qui ont de
+l'expérience, des services, et point de sang sur leurs habits, à moins
+que ce ne soit le sang des Russes et des Autrichiens; puis leur
+adjoindre un petit nombre d'hommes surgis nouvellement, et jugés
+capables, ou d'hommes d'autrefois, tirés de Versailles si l'on veut,
+pourvu qu'ils soient capables aussi, et qu'ils viennent en adhérents
+soumis, non en protecteurs dédaigneux. Pour atteindre ce but, la
+Constitution de M. Sieyès est bonne, sauf quelques modifications. Il
+faut, en outre, consacrer le grand principe de la Révolution
+française, qui est l'égalité civile, c'est-à-dire, la justice
+distributive en toutes choses, législation, tribunaux, administration,
+impôt, service militaire, distribution des emplois, etc. Aujourd'hui
+tout département est l'égal d'un autre département; tout Français est
+l'égal d'un autre Français; tout citoyen obéit à la même loi,
+comparaît devant le même juge, subit le même châtiment, reçoit la même
+récompense, paie le même impôt, fournit le même service militaire,
+arrive aux mêmes grades, quelle que soit sa naissance, sa religion ou
+son lieu d'origine. Voilà le grand résultat social de la Révolution,
+pour lequel il valait la peine de souffrir ce qu'on a souffert, et
+qu'il faut maintenir invariablement. Après ce résultat, il en est un
+autre à maintenir avec une égale vigueur, c'est la grandeur de la
+France. Les cris de la presse, les éclats de la tribune, tout cela ne
+nous va plus, tout cela nous ira peut-être dans d'autres temps.
+Maintenant il nous faut de l'ordre, du repos, de la prospérité, des
+affaires bien conduites, et la conservation de notre grandeur
+extérieure. Pour conserver cette grandeur, la lutte n'est pas finie,
+elle recommencera; et pour la soutenir nous aurons besoin de beaucoup
+de force et d'unité dans le gouvernement!--
+
+Telle est la substance des entretiens continuels du Premier Consul,
+avec ceux qu'il avait admis à lui donner leurs idées, et avec lesquels
+il prépara le remaniement de la Constitution consulaire.
+
+On peut y reconnaître sa manière habituelle de penser. Sans nier
+l'avenir, ne s'inquiétant que du présent, il voyait le bien actuel de
+la France dans la réunion de tous les partis, dans le maintien et
+l'achèvement de la réforme sociale accomplie par la Révolution; enfin,
+dans le développement de la puissance acquise par nos armes. Quant à
+la liberté, il l'écartait comme un retour à tous les troubles, comme
+un obstacle à tout ce qu'il voulait faire de bon, et lui laissait dans
+sa pensée la place d'un problème difficile, obscur, dont la solution
+ne le concernait pas lui-même, car douze années d'agitation en avaient
+fait passer le besoin et le désir pour long-temps. M. Sieyès, avec sa
+constitution aristocratique, empruntée aux républiques du moyen âge à
+leur déclin, avec son Sénat revêtu du pouvoir électoral, avec ses
+listes de notabilité, espèce de livre d'or immuable, avait trouvé la
+constitution qui convenait le mieux à cette situation.
+
+[En marge: Idées auxquelles s'arrête le Premier Consul, relativement à
+la Constitution, et aux changements qu'il convient d'y apporter.]
+
+Le Premier Consul n'avait garde de toucher au Sénat: il voulait, au
+contraire, le rendre plus puissant; mais il projeta un premier
+changement, qui, en apparence, fut une concession à l'influence
+populaire.
+
+Les listes de notabilité, qui contenaient les cinq cent mille
+individus parmi lesquels on devait choisir les conseils
+d'arrondissement et de département, le Corps Législatif, le Tribunat,
+le Sénat lui-même, auxquelles on ne touchait jamais que pour y
+remplacer les morts ou en retrancher les indignes, tels que les
+faillis par exemple, les listes de notabilité paraissaient trop
+illusoires, et laissaient le gouvernement, comme on dirait
+aujourd'hui, sans lien avec le pays. Elles étaient d'ailleurs
+très-difficiles à composer, car les citoyens ne mettaient aucun
+intérêt à se mêler d'une oeuvre aussi insignifiante.
+
+Le Premier Consul pensa que l'augmentation d'autorité qui lui était
+destinée, et quelques autres modifications favorables au pouvoir qui
+allaient être apportées à la Constitution, devaient être payées d'une
+concession populaire, au moins apparente. Il résolut de rétablir les
+colléges électoraux.
+
+[En marge: Suppression des listes de notabilité.]
+
+En conséquence, on imagina diverses espèces de colléges. D'abord on
+créa des assemblées de canton, composées de tous les habitants du
+canton qui avaient l'âge et la qualité de citoyen, chargées d'élire
+deux colléges électoraux, l'un d'arrondissement, l'autre de
+département. Le collége d'arrondissement devait être formé en raison
+de la population, et se composer d'un individu sur cinq cents. Le
+collége de département devait être formé de même, à raison d'un sur
+mille. Mais les choix pour celui-ci ne pouvaient pas aller au delà des
+six cents plus imposés.
+
+[En marge: Établissement de collége électoraux à vie.]
+
+Les deux colléges électoraux d'arrondissement et de département
+devaient être élus à vie par les assemblées de canton, qui, une fois
+cette nomination générale faite, n'avaient plus qu'à remplacer les
+morts ou les indignes.
+
+Le gouvernement nommait les présidents de toutes ces assemblées, tant
+assemblées de canton que colléges électoraux. Il pouvait dissoudre un
+collége électoral. Alors les assemblées de canton étaient convoquées
+pour composer de nouveau le collége dissous.
+
+[En marge: Juillet 1802.]
+
+[En marge: Les colléges électoraux chargés de présenter des candidats
+entre lesquels le Sénat doit choisir.]
+
+Les assemblées de canton et les deux colléges électoraux
+d'arrondissement et de département présentaient des candidats aux
+Consuls, pour la composition des justices de paix, des autorités
+municipales et départementales. Les colléges d'arrondissement
+présentaient deux candidats pour les places vacantes au Tribunat; les
+colléges de département, deux candidats pour les places vacantes au
+Sénat. Chacun de ces deux colléges présentait deux candidats pour les
+places vacantes au Corps Législatif, ce qui en faisait quatre. De
+façon que le Tribunat avait pour origine le conseil d'arrondissement;
+le Sénat avait pour origine le conseil de département; le Corps
+Législatif, l'un et l'autre.
+
+C'était toujours le Sénat qui était chargé de choisir, entre les
+candidats présentés, les membres du Tribunat, du Corps Législatif et
+du Sénat lui-même.
+
+On voit en quoi consistait le changement apporté à la Constitution. Au
+lieu de ces listes de notabilité, complétées ou modifiées de temps en
+temps par l'universalité des citoyens, des colléges électoraux à vie,
+nommés par cette même universalité, désignaient des candidats, entre
+lesquels choisissait le Sénat, corps générateur de tous les autres. Le
+changement n'était pas grand, car ces colléges électoraux à vie,
+modifiés quelquefois, quand il y avait des morts ou des indignes à
+remplacer, étaient à peu près aussi immuables que les listes de
+notabilité, mais ils s'assemblaient dans certaines occasions pour
+élire des candidats. Sous ce rapport les citoyens recouvraient
+quelque part à la composition des assemblées délibérantes. Il y avait
+peu, du reste, à craindre avec une telle composition le tumulte
+électoral.
+
+Le Corps Législatif et le Tribunat devaient être divisés en cinq
+séries, sortant l'une après l'autre, chaque année. Le Sénat remplaçait
+la série sortante, en prenant les nouveaux élus parmi les candidats
+présentés. Les colléges à vie remplaçaient ensuite les candidats que
+l'élection du cinquième avait absorbés.
+
+Après cette concession, qui paraissait si exorbitante alors, que tous
+les collaborateurs du Premier Consul allaient disant qu'il fallait un
+pouvoir bien fort, bien sûr de lui-même, pour faire une aussi large
+part à l'influence populaire, on s'occupa de compléter les
+attributions du Sénat, conformément aux indications tirées des
+derniers événements.
+
+[En marge: Nouvelles attributions données au Sénat.]
+
+Le Sénat dut conserver d'abord le pouvoir d'élire tous les corps de
+l'État. On voulut lui conférer, en outre, un pouvoir constituant plus
+complet. Déjà on lui avait fait exercer ce pouvoir, en lui donnant à
+interpréter l'article 38 de la Constitution, en l'appelant à prononcer
+le rappel des émigrés, en lui demandant une prolongation d'autorité
+pour le Premier Consul. Il était commode d'avoir à côté de soi un
+pouvoir constituant, toujours prêt à créer ce dont on aurait besoin.
+
+[En marge: Pouvoir constituant.]
+
+Il fut donc établi que le Sénat, par des sénatus-consultes, dits
+organiques, aurait la faculté d'interpréter la Constitution, de la
+compléter, de faire en un mot tout ce qui serait nécessaire à sa
+marche.
+
+[En marge: Pouvoir de suspendre la Constitution, de dissoudre le Corps
+Législatif, de cesser les décisions des tribunaux.]
+
+Il fut arrêté encore, que, par des sénatus-consultes simples, le
+Sénat pourrait prononcer la suspension de la Constitution ou du jury
+dans certains départements, statuer dans quel cas un individu, détenu
+extraordinairement, serait renvoyé à ses juges naturels, ou maintenu
+en état de détention. On délégua enfin à ce corps deux attributions
+extraordinaires, l'une appartenant à la royauté dans la monarchie,
+l'autre n'appartenant à aucun pouvoir dans un État régulier; la
+première était la faculté de dissoudre le Corps Législatif et le
+Tribunat; la seconde, celle de casser les jugements des tribunaux,
+lorsqu'ils seraient attentatoires à la sûreté de l'État.
+
+Cette dernière attribution serait inconcevable, si les circonstances
+du temps ne l'avaient expliquée. Certains tribunaux venaient, en
+effet, de rendre des jugements, en matière de biens nationaux, qui
+pouvaient pousser au désespoir la classe nombreuse et puissante des
+acquéreurs.
+
+[En marge: Augmentation du nombre des sénateurs.]
+
+Il fut décidé ensuite que le Sénat, qui devait en dix ans être porté
+de soixante membres à quatre-vingts, au moyen de deux nominations par
+an, serait immédiatement porté à quatre-vingts. C'étaient quatorze
+nominations à faire sur-le-champ. Le Premier Consul reçut, en outre,
+le pouvoir de nommer directement des sénateurs jusqu'au nombre de
+quarante, ce qui faisait cent vingt pour le nombre total du corps. On
+affranchissait ainsi le gouvernement de nouveaux désagréments, tels
+que ceux qu'il avait essuyés au commencement de la session de l'an X.
+
+[En marge: Modifications à l'organisation du Conseil d'État et du
+Tribunat.]
+
+Le Tribunat et le Conseil d'État furent également modifiés dans leur
+organisation. Tandis que le Conseil d'État put être porté à cinquante
+membres, le Tribunat dut être réduit à cinquante, par voie
+d'extinction successive, et divisé en sections, répondant aux sections
+du Conseil d'État. Il devait faire un premier examen en section, et à
+huis-clos, des projets de lois, qui lui seraient soumis ensuite en
+assemblée générale. Il devait toujours les discuter par l'organe de
+trois orateurs devant le Corps Législatif muet, contradictoirement
+avec trois conseillers d'État, ou d'accord avec eux, suivant que le
+projet aurait été rejeté ou adopté.
+
+Ce n'était plus dès lors qu'un second Conseil d'État, chargé de
+critiquer à huis-clos, et par conséquent sans énergie, ce qu'avait
+fait le premier.
+
+[En marge: Création d'un Conseil privé.]
+
+Enfin la prérogative de voter les traités fut enlevée au Corps
+Législatif et au Tribunat. Le Premier Consul se souvenait de ce qui
+était arrivé au traité avec la Russie, et ne voulait pas être exposé à
+une scène du même genre. Il imagina un Conseil privé, composé des
+Consuls, des ministres, de deux sénateurs, de deux conseillers d'État,
+de deux membres de la Légion-d'Honneur, ayant la qualité de
+grands-officiers, les uns et les autres désignés par le Premier Consul
+pour chaque occasion importante. Ce Conseil privé devait être seul
+consulté sur la ratification des traités. Il était chargé aussi de
+rédiger les sénatus-consultes organiques.
+
+La création d'un Conseil privé était un tort fait au Conseil d'État,
+et ce dernier y parut sensible. Le Premier Consul lui retirait, par
+cette institution, la connaissance des traités qu'il avait eue
+jusque-là, commençant à croire que c'était trop de trente à quarante
+individus, pour des communications de ce genre.
+
+[En marge: Pouvoir de désigner son successeur, accordé au Premier
+Consul.]
+
+Restait à organiser le pouvoir exécutif sur la nouvelle base du
+Consulat à vie. Le Premier Consul voulut que le pouvoir, qui lui était
+déféré à vie, le fût aussi pour la même durée de temps à ses
+collègues. Vous avez assez fait pour moi, dit-il au consul Cambacérès,
+pour que j'assure votre position.--Le principe de la durée à vie fut
+donc posé pour les trois Consuls, aussi bien dans le présent que dans
+l'avenir. Restait la grande question de la désignation du successeur
+du Premier Consul, par laquelle il fallait suppléer à l'hérédité. Le
+général Bonaparte avait d'abord refusé la faculté qu'on voulait lui
+conférer de désigner lui-même son successeur. Il se rendit enfin, et
+on arrêta qu'il pourrait le désigner de son vivant. Dans ce cas, il
+devait le présenter au Sénat avec un grand appareil. Le successeur
+désigné prêtait serment à la République dans le sein du Sénat, en
+présence des Consuls, des ministres, du Corps Législatif, du Tribunat,
+du Conseil d'État, du tribunal de cassation, des archevêques et
+évêques, des présidents des colléges électoraux, des grands-officiers
+de la Légion-d'Honneur, et des maires des vingt-quatre grandes villes
+de la République. Après cette solennité, il était adopté par le Consul
+vivant et par la nation. Il prenait rang au Sénat avec les Consuls,
+immédiatement après le troisième.
+
+Toutefois, si pour s'épargner des chagrins de famille, le Premier
+Consul ne désignait pas son successeur de son vivant, et ne voulait le
+nommer que dans son testament, alors il devait, avant sa mort,
+remettre ce testament, revêtu de son sceau, aux autres Consuls, en
+présence des ministres, et des présidents du Conseil d'État. Ce
+testament devait rester déposé aux archives de la République. Mais
+dans ce cas il fallait que le Sénat ratifiât la volonté testamentaire,
+qui ne s'était pas produite du vivant du Consul testateur.
+
+Lorsque le Premier Consul n'avait pas fait d'adoption pendant sa vie,
+lorsqu'il n'avait pas laissé de testament, ou que son testament
+n'avait pas été ratifié, alors les second et troisième Consuls étaient
+chargés de désigner le successeur. Ils le proposaient au Sénat, qui
+était chargé de l'élire.
+
+Telles furent les formes employées pour garantir la transmission du
+pouvoir. C'était l'adoption au lieu de l'hérédité, mais rien
+n'empêchait que ce fût aussi l'hérédité, car le chef de l'État était
+libre de choisir son fils, s'il en avait un. Seulement, il pouvait
+préférer entre ses héritiers celui qui lui paraîtrait le plus digne.
+
+Les Consuls étaient de droit membres du Sénat; ils devaient le
+présider.
+
+Une grande prérogative fut ajoutée au pouvoir du Premier Consul. Il
+reçut le droit de faire grâce. C'était assimiler, autant que possible,
+son autorité à celle de la royauté.
+
+À l'avénement du nouveau Premier Consul, une loi devait fixer son
+traitement, ou, pour mieux dire, sa liste civile. Cette fois, une
+somme de six millions pour le Premier Consul, de douze cent mille
+francs pour ses deux collègues, dut être inscrite au budget.
+
+[En marge: Quelques dispositions nouvelles relatives aux tribunaux.]
+
+À toutes ces dispositions furent ajoutés quelques arrangements
+nouveaux, relativement à la discipline des tribunaux. L'administration
+se comportait mieux que la justice, parce que dépendant d'un maître
+impartial et ferme, révocable à chaque instant par lui, elle marchait
+exactement suivant son esprit. Mais la justice usait de son
+indépendance, comme on usait alors de toute liberté accordée, pour se
+livrer aux passions du temps. En certains lieux, elle persécutait les
+acquéreurs de biens nationaux; en d'autres, elle les favorisait
+injustement. Mais nulle part elle ne montrait cette discipline qu'on
+lui a vue depuis, et qui donne à un grand corps de magistrature un
+aspect digne, quoique soumis. À la disposition qui venait de déférer
+dans certains cas les jugements des tribunaux au Sénat, disposition
+tout extraordinaire, et heureusement passagère, on ajouta une
+disposition disciplinaire. Les tribunaux de première instance furent
+placés sous la discipline des tribunaux d'appel, et les tribunaux
+d'appel sous celle du tribunal de cassation. Un juge qui avait manqué
+à ses devoirs pouvait être appelé devant le tribunal supérieur,
+réprimandé ou suspendu. À la tête de toute la magistrature dut être
+placé un GRAND-JUGE, ayant la faculté de présider les tribunaux s'il
+le voulait, chargé de les surveiller, et de les administrer. Il était
+ainsi ministre de la justice en même temps que magistrat.
+
+Telles furent les modifications apportées à la Constitution
+consulaire, les unes imaginées par le Premier Consul, les autres
+proposées par ses conseillers. Elles furent réunies dans un projet de
+sénatus-consulte organique, qui devait être présenté au Sénat et
+adopté par ce corps.
+
+Elles consistaient, comme on vient de le voir, à substituer aux listes
+de notabilité, vaste candidature inerte et illusoire, des colléges
+électoraux à vie, s'assemblant quelquefois pour présenter des
+candidats au choix du Sénat; à donner au Sénat, déjà chargé des
+fonctions électorales, et du soin de veiller à la Constitution, le
+pouvoir de modifier cette Constitution, de la compléter, de lever tout
+obstacle à sa marche, le pouvoir enfin de dissoudre le Tribunat et le
+Corps Législatif; à conférer au général Bonaparte le Consulat à vie,
+avec faculté de désigner son successeur; à lui donner, en outre, la
+plus belle des prérogatives de la royauté, le droit de faire grâce; à
+ôter au Tribunat la puissance du nombre, et presque celle de la
+publicité, à en faire ainsi un second Conseil d'État, chargé de
+critiquer les oeuvres du premier; à reporter du Corps Législatif et du
+Conseil d'État vers un Conseil privé, certaines grandes affaires de
+gouvernement, telles par exemple que l'approbation des traités, enfin
+à établir entre les tribunaux une hiérarchie et une discipline.
+
+C'était toujours la constitution aristocratique de M. Sieyès, apte à
+tourner à l'aristocratie ou au despotisme, suivant la main qui la
+dirigerait; tournant en ce moment au pouvoir absolu sous la main du
+général Bonaparte, mais pouvant tourner, après sa mort, à une franche
+aristocratie, si, avant de mourir, il ne précipitait pas le tout dans
+un abîme.
+
+En attribuant, pour sa propre commodité, de si hautes attributions au
+Sénat, le Premier Consul s'était assuré, pendant sa vie, un instrument
+dévoué, par la main duquel il pourrait tout ce qu'il voudrait; mais,
+après sa mort, l'instrument, devenu indépendant, serait tout-puissant
+à son tour. Sous un successeur moins grand, moins glorieux, avec des
+esprits éveillés à la suite d'un long repos, un spectacle entièrement
+nouveau devait s'offrir. L'aristocratie départementale, dont se
+composaient les colléges électoraux à vie, l'aristocratie nationale
+dont se composait le Sénat, l'une présentant des candidats à l'autre,
+pouvaient bien un jour par un concours de vues naturel, même
+nécessaire, créer dans le Corps Législatif et le Tribunat une majorité
+invincible pour le monarque qualifié de Premier Consul, et faire
+renaître ainsi une sorte de liberté, liberté aristocratique, il est
+vrai, mais qui n'est ordinairement ni la moins fière, ni la moins
+conséquente, ni la moins durable de toutes. Du reste, la liberté est
+toujours garantie quand le pouvoir est partagé et soumis à des
+délibérations. Il ne peut, en effet, jamais y avoir sur les grands
+intérêts d'un pays que deux opinions plausibles. Si le pouvoir a en
+face de lui une autorité capable de lui résister, celle-ci,
+aristocratique ou autre, embrasse, par un irrésistible penchant à la
+contradiction, l'opinion qu'il a repoussée. Elle tend à la paix en
+présence d'un pouvoir tendant à la guerre; elle tend à la guerre en
+présence d'un pouvoir tendant à la paix; elle adopte les vues
+libérales en présence d'un pouvoir inclinant aux vues conservatrices.
+En un mot, il y a contradiction, dès lors examen et liberté; car la
+liberté consiste principalement à faire débattre franchement et
+courageusement par les citoyens, n'importe de quelle origine, le pour
+et le contre sur les affaires de l'État. Cette constitution de M.
+Sieyès pouvait donc un jour revenir à son but primitif; mais, dans le
+moment, elle n'était qu'un masque pour la dictature. Une constitution,
+quelle qu'elle soit, donne toujours des résultats conformes à l'état
+présent des esprits. Il y a des temps où contredire est la tendance
+dominante, d'autres où le goût d'adhérer est général. On était alors
+porté à l'adhésion: la forme du pouvoir était, au fond, assez
+indifférente.
+
+[En marge: Caractère du nouveau gouvernement après l'institution du
+Consulat à vie.]
+
+Il faut toutefois le reconnaître, cette république nominale avait une
+rare grandeur: elle rappelait, sous quelque rapport, la République
+romaine convertie en Empire. Ce Sénat avait la puissance du Sénat de
+l'ancienne Rome, puissance qu'il livrait à l'Empereur quand celui-ci
+était fort, qu'il reprenait pour en user lui-même, quand l'Empereur
+était faible ou libéral. Ce Premier Consul avait bien le pouvoir des
+Empereurs romains; il en avait l'hérédité, c'est-à-dire le choix
+entre ses successeurs naturels ou adoptifs. Ajoutons qu'il en avait à
+peu près la puissance sur le monde.
+
+[En marge: Le Sénat chargé de supputer les votes émis, et de proclamer
+le résultat.]
+
+La nouvelle Constitution remaniée était prête; les votes demandés à
+tous les citoyens étaient émis. Le consul Cambacérès, toujours
+conciliant, proposa au Premier Consul l'idée fort sage, de confier au
+Sénat le soin de supputer les votes recueillis, d'en compter et d'en
+proclamer le nombre. C'était, disait-il avec raison, une manière toute
+naturelle de tirer ce grand corps d'une situation fausse, amenée par
+une méprise. Le Sénat avait, effectivement, proposé une prorogation de
+dix ans, et le Premier Consul avait pris le Consulat à vie. Depuis le
+Sénat s'était tu, et n'avait fait, ni pu faire aucune démarche. Lui
+donner le résultat à proclamer, c'était l'y associer, et le tirer de
+l'état de gêne où il se trouvait.--Venez, dit M. Cambacérès au Premier
+Consul, venez au secours de gens qui se sont trompés en voulant trop
+vous deviner.--Le Premier Consul sourit d'une malice peu ordinaire à
+son prudent collègue, et consentit avec empressement à la proposition
+si sensée qui lui était faite. Les registres sur lesquels les votes
+avaient été déposés furent envoyés au Sénat pour qu'il en fît la
+supputation. 3,577,259 citoyens avaient donné leurs suffrages, et, sur
+ce nombre, 3,568,885 avaient voté pour le Consulat à vie. Sur cette
+énorme masse d'approbateurs, il y avait eu seulement huit mille et
+quelques cents refusants: c'était une imperceptible minorité. Jamais
+gouvernement n'a obtenu un tel assentiment, et ne l'a mérité au même
+degré.
+
+Ce résultat constaté, le Sénat rendit un sénatus-consulte en trois
+articles. Le premier de ces articles était ainsi conçu: _Le peuple
+français_ NOMME, et le _Sénat_ PROCLAME, NAPOLÉON BONAPARTE Premier
+Consul à vie.
+
+C'est à partir de cette époque que le prénom de NAPOLÉON a commencé de
+figurer dans les actes publics, à côté du nom de famille du général
+BONAPARTE, seul connu jusqu'alors dans le monde. Ce prénom si
+éclatant, que la voix des nations a tant répété depuis, n'avait été
+encore employé qu'une fois, c'est dans l'acte constitutif de la
+République italienne. En approchant de la souveraineté, le prénom, se
+détachant peu à peu du nom de famille, devait bientôt figurer seul
+dans la langue universelle, et le général Bonaparte, appelé un moment
+Napoléon Bonaparte, ne devait bientôt plus s'appeler que Napoléon,
+conformément à la manière de désigner les rois.
+
+Le second article du sénatus-consulte portait qu'une statue de la
+Paix, tenant dans une main le laurier de la victoire, et dans l'autre
+le décret du Sénat, attesterait à la postérité la reconnaissance de la
+nation.
+
+Enfin, le troisième article portait que le Sénat en corps irait
+présenter au Premier Consul, avec ce sénatus-consulte, l'expression de
+la CONFIANCE, de l'AMOUR et de l'ADMIRATION du peuple français. Ces
+trois expressions sont celles du décret lui-même.
+
+[En marge: Le Sénat apporte aux Tuileries le sénatus-consulte, qui
+proclame NAPOLÉON BONAPARTE consul à vie.]
+
+On choisit pour amener le Sénat aux Tuileries un jour de grande
+réception diplomatique. C'était le 3 août 1802 (15 thermidor) au
+matin. Tous les ministres de l'Europe pacifiée étaient réunis dans une
+vaste salle, où le Premier Consul avait coutume de les recevoir, et de
+se faire présenter les étrangers de distinction. L'audience était à
+peine commencée lorsqu'on annonça le Sénat. Ce corps rassemblé tout
+entier fut introduit à l'instant même. Le président Barthélemy portait
+la parole.
+
+«Le peuple français, dit-il au Premier Consul, le peuple français,
+reconnaissant des immenses services que vous lui avez rendus, veut que
+la première magistrature de l'État soit inamovible entre vos mains. En
+s'emparant ainsi de votre vie tout entière, il n'a fait qu'exprimer la
+pensée du Sénat, déposée dans le sénatus-consulte du 18 floréal. La
+nation, par cet acte solennel de gratitude, vous donne la mission de
+consolider nos institutions.» Après cet exorde, le président énumérait
+brièvement les grandes actions du général Bonaparte dans la guerre et
+dans la paix, prédisait les prospérités de l'avenir, sans les malheurs
+que personne peut-être ne prévoyait alors, et lui répétait enfin ce
+que proclamaient dans le moment toutes les bouches de la renommée. Le
+président lut ensuite le texte du décret. Le Premier Consul,
+s'inclinant devant le Sénat, répondit par ces nobles paroles:
+
+«La vie d'un citoyen est à sa patrie. Le peuple français veut que la
+mienne tout entière lui soit consacrée..., j'obéis à sa volonté.
+
+[En marge: Août 1802.]
+
+»Par mes efforts, par votre concours, citoyens sénateurs, par le
+concours de toutes les autorités, par la confiance et la volonté de
+cet immense peuple, la liberté, l'égalité, la prospérité de la France
+seront à l'abri des caprices du sort et de l'incertitude de l'avenir.
+Le meilleur des peuples sera le plus heureux, comme il est le plus
+digne de l'être; et sa félicité contribuera à celle de l'Europe
+entière.
+
+»Content alors d'avoir été appelé, par l'ordre de celui de qui tout
+émane, à ramener sur la terre l'ordre, la justice, l'égalité,
+j'entendrai sonner la dernière heure, sans regret et sans inquiétude
+sur l'opinion des générations futures.»
+
+Après des remercîments affectueux au Sénat, le Premier Consul
+reconduisit ce corps, et continua de recevoir les étrangers, que lui
+amenaient les ministres d'Angleterre, de Russie, d'Autriche, de
+Prusse, de Suède, de Bavière, de Hesse, de Wurtemberg, d'Espagne, de
+Naples, d'Amérique, car l'univers entier était dans ce moment en paix
+avec la France. Ce même jour on présentait au Premier Consul lord
+Holland et lord Grey (ceux que la génération actuelle a connus), avec
+une foule d'autres personnages de distinction.
+
+[En marge: Le sénatus-consulte, contenant les modifications à la
+Constitution, délibéré au Conseil d'État.]
+
+Le lendemain, 4 août, les nouveaux articles modificatifs de la
+Constitution furent soumis au Conseil d'État. Le Premier Consul
+présidait cette séance solennelle; il lisait les articles l'un après
+l'autre, et les motivait avec précision et vigueur. Il exprimait sur
+chacun les idées que nous avons exposées ci-dessus. Il provoquait
+lui-même les objections, et y répondait. Sur la désignation du
+successeur, il y eut une courte discussion, dans laquelle on put
+apercevoir encore quelque trace de la résistance qu'il avait opposée à
+cette disposition. MM. Petiet et Roederer soutenaient que la
+désignation du successeur, faite par testament, devait être aussi
+obligatoire que si elle était faite par le moyen de l'adoption
+solennelle, en présence des corps de l'État. Le Premier Consul ne
+voulut pas que ce testament fût obligatoire pour le Sénat, par le
+motif qu'un homme mort, quelque grand qu'il eût été, n'était plus
+rien; que sa dernière volonté pouvait toujours être cassée, et qu'en
+la soumettant à la ratification du Sénat, on ne faisait que
+reconnaître une nécessité inévitable. À cette occasion, il prononça
+sur l'hérédité quelques paroles singulières, qui prouvaient que, pour
+l'instant, il n'y songeait plus. Il répéta en effet, avec de certains
+développements, qu'elle était hors des moeurs et des opinions
+régnantes. Sa nature ne le portait ni au mensonge ni à l'hypocrisie;
+mais, placé, comme les hommes le sont toujours, sous l'influence du
+moment présent, il repoussait l'hérédité, parce qu'il avait vu les
+esprits peu disposés à l'adopter, et que, revêtu d'ailleurs d'un
+pouvoir tout à fait monarchique, il se contentait de la réalité sans
+le titre. À en juger par ses paroles, il avait franchement pris son
+parti à cet égard.
+
+Il y eut ensuite des réclamations contre l'institution du Conseil
+privé, dans l'intérêt du Conseil d'État, qui se trouvait un peu
+diminué par cette institution. Ici le Premier Consul laissa voir un
+certain embarras, envers un corps qu'il avait jusque-là traité avec
+une prédilection si marquée, et qu'il semblait dépouiller d'une partie
+de son importance. Il dit que le Conseil privé n'était institué que
+pour des cas fort rares, qui exigeaient un secret rigoureux,
+impossible dans une réunion de quarante ou cinquante personnes; que du
+reste le Conseil d'État conserverait toujours la même importance, et
+la connaissance des grandes affaires.
+
+Après quelques modifications de détail, le sénatus-consulte fut porté
+au Sénat, et après une sorte d'homologation converti en
+Sénatus-Consulte organique. Le lendemain, 5 août (17 thermidor), il
+fut publié avec les formes d'usage, et devint ainsi le complément de
+la Constitution consulaire.
+
+La France ressentait une satisfaction profonde. La famille du Premier
+Consul n'avait vu s'accomplir ni toutes ses craintes, ni tous ses
+voeux; néanmoins elle partageait le contentement général. Madame
+Bonaparte commençait à se rassurer, en voyant s'évanouir l'idée de la
+royauté. Cette espèce d'hérédité, qui laissait au chef de l'État le
+soin de se choisir un successeur, était tout ce qu'elle désirait, car
+elle n'avait pas d'enfant du général Bonaparte, et possédait une fille
+chérie, épouse de Louis Bonaparte, qui allait devenir mère. Elle
+souhaitait et se flattait d'avoir un petit-fils. Elle croyait voir en
+lui l'héritier du sceptre du monde. Son époux partageait ces vues. Les
+frères de Napoléon (nous l'appellerons ainsi désormais), les frères de
+Napoléon étaient moins satisfaits, du moins Lucien, dont rien ne
+calmait la continuelle activité d'esprit. Mais on venait d'introduire
+pour eux, dans les articles organiques, une disposition imaginée pour
+leur plaire. La loi de la Légion-d'Honneur avait statué que le grand
+conseil de la Légion serait composé des trois Consuls, et d'un
+représentant de chacun des grands corps de l'État. Le Conseil d'État
+avait nommé pour cette charge Joseph Bonaparte; le Tribunat, Lucien.
+Une disposition du sénatus-consulte portait que les membres du grand
+conseil de la Légion-d'Honneur seraient de droit sénateurs. Les deux
+frères de Napoléon étaient donc personnages principaux dans la belle
+institution chargée de distribuer toutes les récompenses, et de plus
+membres du Sénat, appelés naturellement à exercer dans ce corps une
+grande influence. Joseph, modéré dans ses voeux, semblait ne plus rien
+désirer. Lucien n'était satisfait qu'à moitié; il n'était pas dans sa
+nature de l'être davantage. Le Premier Consul, en faisant ses
+collègues Cambacérès et Lebrun consuls à vie, avait voulu avoir autour
+de lui des collègues heureux de sa propre élévation. Il y avait
+réussi. Un seul personnage du temps sortait assez maltraité de cette
+crise, si favorable à la grandeur de tout le monde, c'était M. Fouché,
+ministre de la police. Soit que son avis personnel à l'égard des
+projets de la famille Bonaparte eût percé, soit que les efforts tentés
+pour le desservir auprès du maître eussent réussi, ou, ce qui est plus
+probable, que le Premier Consul voulût ajouter à tous ses actes
+récents de clémence, et de conciliation, une mesure qui eût encore
+plus que les autres le caractère de la confiance et de l'oubli, le
+ministère de la police fut supprimé.
+
+[En marge: Suppression du ministère de la police.]
+
+Ce ministère, comme nous l'avons dit ailleurs, avait alors une
+importance qu'il n'aura jamais dans un régime régulier, grâce au
+pouvoir arbitraire dont le gouvernement était investi, grâce aux fonds
+dont il disposait sans contrôle. Émigrés, rentrés ou rentrants,
+Vendéens, républicains, prêtres non ralliés, il avait à surveiller
+tous ces agents de trouble, et le faisait sans faiblesse. Aussi ce
+ministère, quoique exercé avec tact, et beaucoup d'indulgence, par M.
+Fouché, était-il devenu odieux aux partis qu'il contenait. Le Premier
+Consul le supprima, et se contenta de faire de la police une simple
+direction générale, attachée au ministère de la justice. Le conseiller
+d'État Réal fut chargé de cette direction. L'administration de la
+justice fut enlevée à M. Abrial, homme sage, appliqué à ses devoirs,
+mais dont le travail lent et pénible était peu agréable au Premier
+Consul. Elle fut donnée à M. Régnier, depuis duc de Massa, magistrat
+instruit, disert, ayant inspiré de la confiance et du goût au chef qui
+disposait de toutes les existences. M. Régnier reçut avec
+l'administration de la justice le titre de Grand-Juge, titre
+nouvellement créé par le sénatus-consulte organique. La nature de son
+esprit le rendait peu propre à diriger M. Réal dans les difficiles
+investigations de la police; aussi M. Réal, travaillant directement
+avec le Premier Consul, devint-il à peu près indépendant du ministre
+de la justice. Malheureusement, on perdait avec M. Fouché une
+connaissance des hommes, et des relations avec les partis, que lui
+seul possédait au même degré. Ce sacrifice précipité aux idées du jour
+était irréfléchi, et eut, comme on le verra bientôt, des conséquences
+regrettables. Cependant on ne voulait pas que le ministre Fouché parût
+disgracié. On lui réserva une place au Sénat, ainsi qu'à M. Abrial. M.
+Fouché, dans l'acte qui le nommait sénateur, obtint une mention
+flatteuse de ses services. Il fut même dit dans cet acte, que, si les
+besoins du temps faisaient renaître l'institution aujourd'hui
+supprimée, c'est M. Fouché qu'on irait chercher sur les bancs du
+Sénat, pour faire un ministre de la police. On apporta encore quelques
+autres changements au personnel du gouvernement. M. Roederer, qui
+s'entendait peu avec le ministre de l'intérieur, Chaptal, relativement
+aux affaires de l'instruction publique dont il était chargé, céda
+cette direction au savant Fourcroy, et reçut, comme MM. Fouché et
+Abrial, le dédommagement d'un siége au Sénat. Le Premier Consul nomma
+encore sénateur le respectable archevêque de Paris, M. de Belloy. En
+agissant de la sorte, il n'entendait pas donner une influence au
+clergé sur les affaires politiques; mais il voulait que les grands
+intérêts sociaux fussent représentés au Sénat, l'intérêt de la
+religion comme tous les autres.
+
+[En marge: Le 15 août célébré comme jour anniversaire de la naissance
+du Premier Consul.]
+
+Le 15 août (27 thermidor) fut célébré pour la première fois comme jour
+anniversaire de la naissance du Premier Consul. C'était l'introduction
+progressive des usages monarchiques, qui font de la fête du souverain
+une fête nationale. Le matin de ce jour, le Premier Consul reçut le
+Sénat, le Tribunat, le Conseil d'État, le clergé, les autorités
+civiles et militaires de la capitale, le corps diplomatique, venant le
+féliciter du bonheur public et de son bonheur privé. À midi, un _Te
+Deum_ fut chanté à l'église Notre-Dame, et dans toutes les églises de
+la République. Le soir, des illuminations brillantes représentèrent
+dans Paris, ici la figure de la Victoire, ailleurs celle de la Paix,
+plus loin enfin, et sur l'une des tours de Notre-Dame, le signe du
+Zodiaque, sous lequel était né l'auteur de tous les biens dont la
+nation remerciait le ciel.
+
+[En marge: Séance consulaire au Sénat.]
+
+Quelques jours après, le 21 août (3 fructidor), le Premier Consul alla
+en pompe prendre possession de la présidence du Sénat. Toutes les
+troupes de la division bordaient la haie, depuis les Tuileries
+jusqu'au palais du Luxembourg. La voiture du nouveau maître de la
+France, escortée par un nombreux état-major et par la garde consulaire
+à cheval, était traînée par huit chevaux magnifiques, comme autrefois
+la voiture des rois. Personne ne partageait avec lui l'honneur de
+l'occuper. Dans les voitures qui suivaient, venaient les second et
+troisième Consuls, les ministres, les présidents du Conseil d'État.
+Arrivé au palais du Luxembourg, le Premier Consul fut accueilli à son
+entrée par une députation de dix sénateurs. Il reçut, assis sur un
+fauteuil assez semblable à un trône, le serment de ses deux frères,
+Lucien et Joseph, devenus sénateurs de droit, en leur qualité de
+membres du grand conseil de la Légion-d'Honneur. Après cette
+formalité, des conseillers d'État choisis pour cette fonction
+présentèrent cinq projets de sénatus-consultes, relatifs, le premier
+au cérémonial des grandes autorités, le second au renouvellement par
+séries du Corps Législatif et du Tribunat, le troisième au mode à
+suivre en cas de dissolution de ces deux assemblées, le quatrième à la
+désignation des vingt-quatre grandes villes de la République, le
+cinquième enfin à la réunion de l'île d'Elbe au territoire de la
+France.
+
+Afin de saisir tout de suite le Sénat de l'influence qui lui était
+promise dans les grandes affaires de l'État, M. de Talleyrand lut un
+rapport d'une haute importance, sur les arrangements qui se préparaient
+en Allemagne, sous la direction de la France, pour indemniser avec les
+principautés ecclésiastiques les princes héréditaires dépossédés à la
+rive gauche du Rhin. C'était, comme on va le voir prochainement dans la
+suite de cette histoire, la plus grande affaire du moment. Celle-là
+finie, le monde semblait en repos pour long-temps. En publiant dans ce
+rapport au Sénat les vues de la France, le Premier Consul annonçait à
+l'Europe ses idées sur cet important sujet, ou, pour mieux dire, lui
+intimait ses volontés; car on savait bien qu'il n'était pas homme à
+revenir d'une résolution aussi publiquement annoncée. La lecture de ce
+rapport terminée, il se retira, laissant au Sénat le soin d'examiner les
+cinq sénatus-consultes organiques qui venaient de lui être soumis.
+
+Accompagné de nouveau par les dix sénateurs qui l'avaient reçu à son
+arrivée, et accueilli sur son passage par les acclamations du peuple
+de Paris, le Premier Consul rentra au palais des Tuileries comme un
+monarque constitutionnel qui vient de tenir une séance royale.
+
+[En marge: Le Premier Consul va s'établir à Saint-Cloud.]
+
+On était fort avancé dans l'été, car on touchait à la fin d'août. Le
+Premier Consul alla prendre possession du château de Saint-Cloud,
+qu'il avait d'abord refusé, quand on le lui avait offert comme
+habitation de campagne. Revenu de cette première détermination, il y
+avait ordonné des réparations, qui, peu considérables en commençant,
+avaient fini bientôt par embrasser le château tout entier. Elles
+avaient été récemment achevées. Le Premier Consul en profita pour
+aller s'établir dans cette belle résidence. Il y recevait, à des jours
+choisis, les hauts fonctionnaires, les grands personnages de toutes
+les classes, les étrangers, les ambassadeurs. Le dimanche, on y disait
+la messe à la chapelle, et les opposants au Concordat commençaient à y
+assister, comme autrefois on assistait à la messe à Versailles. Le
+Premier Consul, accompagné de sa femme, entendait une messe fort
+courte, et puis s'entretenait, dans la galerie du château, avec ceux
+qui lui avaient fait visite. Les assistants, rangés sur deux lignes,
+attendaient, recherchaient ses paroles, comme on recherche celles de
+la royauté ou celles du génie. Dans ce cercle on ne voyait, on ne
+regardait que lui. Aucun potentat sur la terre n'a obtenu, n'a mérité
+au même degré, les purs hommages dont il était alors l'objet de la
+part de la France, et du monde entier.
+
+C'était déjà la puissance impériale qu'on lui a vue depuis, mais avec
+l'assentiment universel des peuples, avec des formes moins royales,
+mais plus dignes peut-être, car il y restait une certaine modestie
+républicaine, qui convenait à ce pouvoir nouveau, et qui rappelait
+Auguste conservant, au milieu de la suprême puissance, les habitudes
+extérieures du citoyen romain.
+
+[En marge: Résumé de la période de trois ans, écoulée de 1799 à 1802.]
+
+Quelquefois, après une longue route à travers une vaste et belle
+contrée, on s'arrête un instant pour contempler d'un lieu élevé le
+pays qu'on a parcouru: imitons cet exemple, arrêtons-nous, et jetons
+un regard en arrière, pour contempler les prodigieux travaux du
+général Bonaparte, depuis le 18 brumaire. Quelle profusion, quelle
+variété, quelle grandeur d'événements!
+
+Après avoir traversé les mers par miracle, revu la France, surprise et
+ravie de sa soudaine apparition, renversé le Directoire, saisi le
+pouvoir, accepté, en la modifiant sous le rapport de la puissance
+exécutive, la Constitution de M. Sieyès, il avait mis en hâte quelque
+ordre dans l'administration, rétabli la perception et le versement de
+l'impôt, relevé le crédit, envoyé un premier secours aux armées,
+profité de l'hiver pour accabler la Vendée sous une réunion imprévue
+de troupes, reporté brusquement ces troupes vers les frontières, et,
+au milieu de la confusion apparente de tous ces mouvements, créé au
+pied des Alpes une armée inaperçue, invraisemblable, destinée à tomber
+à l'improviste au milieu des ennemis, qui se refusaient à croire à son
+existence. Tout étant prêt pour entrer en campagne, il avait offert à
+l'Europe la paix ou la guerre, et la guerre ayant été préférée, il
+avait ordonné le passage du Rhin, porté Moreau sur le Danube, placé
+Masséna dans Gênes, pour y arrêter les Autrichiens et les y retenir.
+Puis Moreau, d'un côté, ayant jeté M. de Kray sur Ulm, Masséna, de
+l'autre, ayant fixé M. de Mélas sur Gênes par une défense héroïque, il
+avait, à l'improviste, passé les Alpes sans route frayée, avec son
+artillerie traînée dans des troncs d'arbres, paru au milieu de
+l'Italie étonnée, coupé la retraite aux Autrichiens, et, dans une
+bataille décisive, perdue et regagnée plusieurs fois, pris leur armée,
+recouvré l'Italie, anéanti les projets de la coalition, et arraché à
+l'Europe confondue un armistice de six mois.
+
+C'est pendant ces six mois de trêve, que les travaux du Premier Consul
+étaient devenus plus étonnants encore. Négociant et administrant tout
+à la fois, il avait changé la face de la politique, tourné les
+affections de l'Europe vers la France et contre l'Angleterre, gagné le
+coeur de Paul Ier, décidé les incertitudes de la Prusse, donné au
+Danemark et à la Suède le courage de résister aux violences maritimes
+dont leur commerce était l'objet, noué ainsi la ligue des neutres
+contre la Grande-Bretagne, fermé à celle-ci les ports du continent,
+depuis le Texel jusqu'à Cadix, depuis Cadix jusqu'à Otrante, et
+préparé d'immenses armements pour secourir l'Égypte. Tandis qu'il
+faisait tout cela, il avait achevé la réorganisation des finances,
+restauré le crédit, payé en numéraire les créanciers de l'État, créé
+la banque de France, réparé les routes, réprimé le brigandage, percé
+les Alpes de communications magnifiques, établi des hospices sur leur
+cime, entrepris la grande place d'Alexandrie, perfectionné Mantoue,
+ouvert des canaux, jeté de nouveaux ponts, commencé la rédaction des
+Codes. Enfin, après ces six mois d'armistice, l'Autriche hésitant
+encore à signer la paix, il avait poussé Moreau en avant, et celui-ci,
+en achevant par la mémorable bataille de Hohenlinden la destruction de
+la puissance autrichienne, avait arraché, sous les murs mêmes de
+Vienne, la promesse d'une paix, signée bientôt à Lunéville.
+
+C'est dans ce moment qu'un crime affreux, la machine infernale,
+mettant en péril les jours du Premier Consul, avait irrité son âme
+bouillante, et provoqué la seule faute commise dans ce temps de
+conduite parfaite, la déportation sans jugement de cent trente
+révolutionnaires. Tristes vicissitudes de la violence, dans les
+révolutions! Les assassins de septembre, frappés à leur tour, ne
+trouvaient ni lois ni courage pour les défendre; et le Tribunat, qui
+s'opposait aux meilleures mesures du Premier Consul, n'avait pas osé
+proférer une parole pour ces proscrits!
+
+Dominateur du continent, ayant discrédité, expulsé des affaires les
+deux ministres fauteurs de toutes les coalitions, M. de Thugut à
+Vienne, M. Pitt à Londres, le Premier Consul avait jeté l'Europe
+entière sur l'Angleterre. Nelson en frappant les Danois à Copenhague,
+les Russes en égorgeant leur empereur, avaient sauvé l'Angleterre des
+désastres qui la menaçaient, mais, en la sauvant de ces désastres, ne
+lui avaient donné ni le courage, ni les moyens de prolonger la
+guerre.
+
+La nation anglaise, saisie de crainte et d'admiration en présence du
+général Bonaparte, venait enfin de consentir à la paix d'Amiens, la
+plus belle que la France ait jamais conclue.
+
+Le temple de Janus se trouvait donc fermé! Et alors le Premier Consul,
+voulant ajouter à la paix avec les puissances européennes la paix avec
+l'Église, s'était hâté de négocier le Concordat, de réconcilier Rome
+et la Révolution, de relever les autels, de rendre à la France tout ce
+qui est nécessaire aux sociétés civilisées, et, parvenu à la troisième
+année de son Consulat, s'était présenté aux deux assemblées
+législatives, apportant la paix avec la terre et les mers, la paix
+avec le ciel, l'amnistie pour tous les proscrits, un code de lois
+superbe, un système puissant d'éducation publique, un système glorieux
+de distinctions sociales. Quoiqu'en se présentant la main pleine de
+tous ces dons, il avait cependant trouvé une résistance inattendue,
+violente, peu éclairée, naissant de bons et de mauvais sentiments,
+chez les uns l'envie, chez les autres l'amour d'une liberté alors
+impossible. Délivré, par l'habileté de son collègue Cambacérès, de
+cette résistance que dans sa fougue il voulait briser violemment, il
+venait enfin d'achever toutes ses oeuvres, de faire accepter les
+traités signés avec l'Europe, le Concordat, son système d'éducation
+laïque et nationale, la Légion-d'Honneur, et de recevoir pour prix de
+tant de services le pouvoir à vie, et la grandeur des empereurs
+romains. En cet instant il reprenait le travail des Codes: arbitre en
+même temps de tous les intérêts du continent, il réformait la
+Constitution de l'Allemagne, et en distribuait le territoire à ses
+princes, avec une équité reconnue de l'Europe.
+
+Maintenant, si oubliant ce qui s'est passé depuis, on s'imagine un
+moment ce dictateur, alors nécessaire, restant aussi sage qu'il a été
+grand, unissant ces contraires que Dieu, il est vrai, n'a jamais
+réunis dans un même homme, cette vigueur de génie qui constitue les
+grands capitaines, avec cette patience qui est le trait distinctif des
+fondateurs d'empire, calmant par un long repos la société française
+agitée, et la préparant peu à peu à cette liberté, honneur et besoin
+des sociétés modernes; puis, après avoir rendu la France si grande,
+apaisant, au lieu de les irriter, les jalousies de l'Europe, changeant
+en une donnée permanente de la politique générale les démarcations
+territoriales de Lunéville et d'Amiens, enfin terminant sa carrière
+par un acte digne des Antonins, et allant chercher, n'importe où, le
+successeur le plus digne pour lui remettre cette France organisée,
+préparée à la liberté, et pour toujours agrandie: quel homme eût
+jamais égalé celui-là! Mais cet homme guerrier comme César, politique
+comme Auguste, vertueux comme Marc-Aurèle, eût été plus qu'un homme,
+et la Providence ne donne pas au monde des dieux pour le gouverner.
+
+Du reste, à cette époque, il paraissait si modéré après avoir été si
+victorieux, il était si profond législateur après avoir été si grand
+capitaine, il montrait tant d'amour pour les arts de la paix, après
+avoir tant excellé dans les arts de la guerre, qu'il pouvait faire
+illusion à la France et au monde. Seulement quelques-uns des
+conseillers qui l'approchaient, et qui étaient capables d'entrevoir
+l'avenir dans le présent, étaient saisis d'inquiétude autant que
+d'admiration, en voyant l'activité infatigable de son esprit et de son
+corps, l'énergie de sa volonté, l'impétuosité de ses désirs. Ils
+tremblaient, même à lui voir faire le bien comme il le faisait, tant
+il était pressé de le faire vite, et de le faire immense. Le sage
+Tronchet, qui l'admirait et qui l'aimait tout à la fois, qui le
+regardait comme le sauveur de la France, disait cependant un jour avec
+chagrin au consul Cambacérès: Ce jeune homme commence comme César;
+j'ai peur qu'il ne finisse comme lui.
+
+FIN DU QUATORZIÈME LIVRE ET DU TOME TROISIÈME.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+CONTENUES
+
+DANS LE TOME TROISIÈME.
+
+
+LIVRE DIXIÈME.
+
+ÉVACUATION DE L'ÉGYPTE.
+
+ Tous les yeux fixés sur la négociation engagée à
+ Londres. -- On se demande quelle influence exercera la
+ mort de Paul Ier sur cette négociation. -- État de la
+ cour de Russie. -- Caractère d'Alexandre. -- Ses jeunes
+ amis forment avec lui un gouvernement secret, qui dirige
+ toutes les affaires de l'empire. -- Alexandre consent à
+ réduire beaucoup les prétentions apportées à Paris par
+ M. de Kalitcheff, au nom de Paul Ier. -- Il accueille
+ Duroc avec bienveillance. -- Ses protestations réitérées
+ du désir de bien vivre avec la France. -- Commencements
+ de la négociation entamée à Londres. -- Conditions mises
+ en avant, de part et d'autre. -- Conquêtes des deux pays
+ sur terre et sur mer. -- L'Angleterre consent à
+ restituer une partie de ses conquêtes maritimes, mais
+ subordonne toute la négociation à la question de savoir
+ si la France gardera l'Égypte. -- Les deux gouvernements
+ sont tacitement d'accord pour temporiser, afin
+ d'attendre l'issue des événements militaires. -- Le
+ Premier Consul, averti que la négociation dépend de ces
+ événements, pousse l'Espagne à marcher vivement contre
+ le Portugal, et fait de nouveaux efforts pour secourir
+ l'Égypte. -- Emploi des forces navales. -- Diverses
+ expéditions projetées. -- Navigation de Ganteaume au
+ sortir de Brest. -- Cet amiral passe heureusement le
+ détroit. -- Prêt à se diriger sur Alexandrie, il
+ s'effraye de dangers imaginaires, et rentre dans Toulon.
+ -- État de l'Égypte depuis la mort de Kléber. --
+ Soumission du pays, et situation prospère de la colonie
+ sous le rapport matériel. -- Incapacité, anarchie dans
+ le commandement. -- Déplorables divisions des généraux.
+ -- Mesures mal conçues de Menou, qui veut toucher à tous
+ les objets à la fois. -- Malgré l'avis réitéré d'une
+ expédition anglaise, il ne prend aucune précaution. --
+ Débarquement des Anglais dans la rade d'Aboukir, le 8
+ mars. -- Le général Friant, réduit à quinze cents
+ hommes, fait d'inutiles efforts pour les repousser. --
+ Deux bataillons ajoutés à la division d'Alexandrie
+ auraient sauvé l'Égypte. -- Tardive concentration de
+ forces ordonnée par Menou. -- Arrivée de la division
+ Lanusse, et second combat livré avec des forces
+ insuffisantes, dans la journée du 13 mars. -- Menou
+ arrive enfin avec le gros de l'armée. -- Tristes
+ conséquences de la division des généraux. -- Plan d'une
+ bataille décisive. -- Bataille de Canope, livrée le 21
+ mars, et restée indécise. -- Les Anglais demeurent
+ maîtres de la plage d'Alexandrie. -- Longue
+ temporisation, pendant laquelle Menou aurait encore pu
+ relever les affaires des Fiançais, en manoeuvrant contre
+ les corps détachés de l'ennemi. -- Il n'en fait rien. --
+ Les Anglais tentent une opération sur Rosette, et
+ réussissent à s'emparer d'une bouche du Nil. -- Ils
+ pénètrent dans l'intérieur. -- Dernière occasion de
+ sauver l'Égypte, à Ramanieh, perdue par l'incapacité du
+ général Menou. -- Les Anglais s'emparent de Ramanieh, et
+ séparent la division du Kaire de celle d'Alexandrie. --
+ L'armée française, coupée en deux, n'a plus d'autre
+ ressource que celle de capituler. -- Reddition du Kaire
+ par le général Belliard. -- Menou, enfermé dans
+ Alexandrie, rêve la gloire d'une défense semblable à
+ celle de Gênes. -- L'Égypte définitivement perdue pour
+ les Français. 1 à 112
+
+
+LIVRE ONZIÈME.
+
+PAIX GÉNÉRALE.
+
+ Dernière et infructueuse sortie de Ganteaume. -- Il
+ touche à Derne, n'ose débarquer deux mille hommes qu'il
+ avait à son bord, et rebrousse chemin vers Toulon. --
+ Prise en route du vaisseau le _Swiftsure_. -- L'amiral
+ Linois, envoyé de Toulon à Cadix, est obligé de jeter
+ l'ancre dans la baie d'Algésiras. -- Beau combat
+ d'Algésiras. -- Une escadre composée de Français et
+ d'Espagnols sort de Cadix, pour venir au secours de la
+ division Linois. -- Rentrée des flottes combinées dans
+ Cadix. -- Combat d'arrière-garde avec l'amiral anglais
+ Saumarez. -- Affreuse méprise de deux vaisseaux
+ espagnols, qui, trompés par la nuit, se prennent pour
+ ennemis, se combattent à outrance, et sautent en l'air
+ tous les deux. -- Beau fait d'armes du capitaine Troude.
+ -- Courte campagne du prince de la Paix contre le
+ Portugal. -- La cour de Lisbonne se hâte d'envoyer un
+ négociateur à Badajos, pour se soumettre aux volontés de
+ la France et de l'Espagne réunies. -- Marche des
+ affaires européennes depuis le traité de Lunéville. --
+ Influence croissante de la France. -- Séjour à Paris des
+ infants d'Espagne, destinés à régner en Étrurie. --
+ Reprise de la négociation de Londres, entre M. Otto et
+ lord Hawkesbury. -- Nouvelle manière de poser la
+ question du côté des Anglais. -- Ils demandent Ceylan
+ dans les Indes, la Martinique ou la Trinité dans les
+ Antilles, Malte dans la Méditerranée. -- Le Premier
+ Consul répond à ces prétentions, en menaçant de
+ conquérir le Portugal, et au besoin d'exécuter une
+ descente en Angleterre. -- Vive polémique entre _le
+ Moniteur_ et les journaux anglais. -- Le cabinet
+ britannique renonce à Malte, et résume toutes ses
+ prétentions en demandant l'île espagnole de la Trinité.
+ -- Le Premier Consul, pour sauver les possessions d'une
+ cour alliée, offre l'île française de Tabago. -- Le
+ cabinet britannique refuse. -- Folle conduite du prince
+ de la Paix, qui fournit une solution inattendue. -- Ce
+ prince traite avec la cour de Lisbonne, sans se
+ concerter avec la France, et prive ainsi la légation
+ française de l'argument qu'on tirait des dangers du
+ Portugal. -- Irritation du Premier Consul, et menaces de
+ guerre à la cour de Madrid. -- M. de Talleyrand propose
+ au Premier Consul de terminer la négociation aux dépens
+ des Espagnols, en livrant aux Anglais l'île de la
+ Trinité. -- M. Otto reçoit l'autorisation de faire cette
+ concession, mais seulement à la dernière extrémité. --
+ Pendant qu'on négocie, Nelson tente les plus grands
+ efforts pour détruire la flottille de Boulogne. -- Beaux
+ combats devant Boulogne, soutenus par l'amiral
+ Latouche-Tréville contre Nelson. -- Défaite des Anglais.
+ -- Joie en France, inquiétudes en Angleterre, à la suite
+ de ces deux combats. -- Dispositions réciproques à un
+ rapprochement. -- On passe par-dessus les dernières
+ difficultés, et la paix se conclut, sous forme de
+ préliminaires, par le sacrifice de l'île de la Trinité.
+ -- Joie inouïe en Angleterre et en France. -- Le colonel
+ Lauriston, chargé de porter à Londres la ratification du
+ Premier Consul, est conduit en triomphe pendant
+ plusieurs heures. -- Réunion d'un congrès dans la ville
+ d'Amiens pour conclure la paix définitive. -- Suite de
+ traités signés coup sur coup. -- Paix avec le Portugal,
+ la Porte-Ottomane, la Bavière, la Russie, etc. -- Fête à
+ la paix, fixée au 18 brumaire. -- Lord Cornwallis,
+ plénipotentiaire au congrès d'Amiens, assiste à cette
+ fête. -- Accueil qu'il reçoit du peuple de Paris. --
+ Banquet de la Cité à Londres. -- Témoignages
+ extraordinaires de sympathie que se donnent en ce moment
+ les deux nations. 113 à 193
+
+
+LIVRE DOUZIÈME.
+
+CONCORDAT.
+
+ L'Église catholique pendant la Révolution française. --
+ Constitution civile du clergé décrétée par l'Assemblée
+ Constituante. -- Cette constitution avait voulu
+ assimiler l'administration des cultes à celle du
+ royaume, établir un diocèse par département, faire élire
+ les évêques par les fidèles, et les dispenser de
+ l'institution canonique. -- Serment à cette
+ constitution exigé de la part du clergé. -- Refus de
+ serment, et schisme. -- Diverses catégories de prêtres,
+ leur rôle et leur influence. -- Inconvénients de cet
+ état de choses. -- Moyens qu'il fournit aux ennemis de
+ la Révolution, pour troubler l'État et les familles. --
+ Divers systèmes proposés pour porter remède au mal. --
+ Le système de l'inaction. -- Le système d'une Église
+ française, dont le Premier Consul serait le chef. -- Le
+ système d'un fort encouragement au protestantisme. --
+ Opinions du Premier Consul sur les divers systèmes
+ proposés. -- Il forme le projet de rétablir la religion
+ catholique, en appropriant sa discipline aux nouvelles
+ institutions de la France. -- Il veut la déposition des
+ évêques anciens titulaires, une circonscription
+ comprenant 60 siéges au lieu de 158, la création d'un
+ nouveau clergé composé de prêtres respectables de toutes
+ les sectes, l'attribution à l'État de la police des
+ cultes, un salaire aux prêtres au lieu d'une dotation
+ territoriale, enfin la consécration par l'Église de la
+ vente des biens nationaux. -- Relations amicales du pape
+ Pie VII avec le Premier Consul. -- Monsignor Spina,
+ chargé de négocier à Paris, retarde la négociation dans
+ un intérêt temporel du Saint-Siége. -- Désir secret de
+ recouvrer les Légations. -- Monsignor Spina sent enfin
+ le besoin de se hâter. -- Il s'abouche avec l'abbé
+ Bernier, chargé de traiter pour la France. --
+ Difficultés du plan proposé à la cour romaine. -- Le
+ Premier Consul envoie son projet à Rome, et demande au
+ Pape de s'expliquer. -- Trois cardinaux consultés. -- Le
+ Pape, après cette consultation, veut que la religion
+ catholique soit déclarée religion de l'État, qu'on le
+ dispense de déposer les anciens titulaires, et de
+ consacrer autrement que par son silence la vente des
+ biens d'Église, etc. -- Débats avec M. de Cacault,
+ ministre de France à Rome. -- Le Premier Consul, fatigué
+ de ces lenteurs, ordonne à M. de Cacault de quitter Rome
+ sous cinq jours, si le Concordat n'est pas adopté dans
+ ce délai. -- Terreurs du Pape et du cardinal Consalvi.
+ -- M. de Cacault suggère au cabinet pontifical l'idée
+ d'envoyer à Paris le cardinal Consalvi. -- Départ de
+ celui-ci pour la France, et ses frayeurs. -- Son arrivée
+ à Paris. -- Accueil bienveillant du Premier Consul. --
+ Conférences avec l'abbé Bernier. -- On s'entend sur le
+ principe d'une religion d'État. -- On déclare la
+ religion catholique, religion de la majorité des
+ Français. -- Toutes les autres conditions du Premier
+ Consul, relativement à la déposition des anciens
+ titulaires, à la nouvelle circonscription, à la vente
+ des biens d'Église, sont acceptées, sauf quelques
+ changements de rédaction. -- Accord définitif sur tous
+ les points. -- Efforts tentés au dernier moment par les
+ adversaires du rétablissement des cultes, afin
+ d'empêcher le Premier Consul de signer le Concordat. --
+ Il persiste. -- Signature donnée le 15 juillet 1801. --
+ Retour du cardinal Consalvi à Rome. -- Satisfaction du
+ Pape. -- Solennité des ratifications. -- Choix du
+ cardinal Caprara, comme légat _a latere_. -- Le Premier
+ Consul aurait voulu célébrer le 18 brumaire la paix de
+ l'Église, en même temps que la paix avec toutes les
+ puissances de l'Europe. -- La nécessité de s'adresser
+ aux anciens titulaires, pour avoir leur démission,
+ entraîne des retards. -- Demande de leur démission
+ adressée par le Pape à tous les anciens évêques,
+ constitutionnels ou non constitutionnels. -- Sage
+ soumission des constitutionnels. -- Noble résignation
+ des membres de l'ancien clergé. -- Admirables réponses.
+ -- Il n'y a de résistance que de la part des évêques
+ retirés à Londres. -- Tout est prêt pour le
+ rétablissement du culte en France, mais une vive
+ opposition dans le sein du Tribunat fait naître de
+ nouveaux délais. -- Nécessité de vaincre cette
+ opposition avant de passer outre. 194 à 285
+
+
+LIVRE TREIZIÈME.
+
+LE TRIBUNAT.
+
+ Administration intérieure. -- Les grandes routes purgées
+ du brigandage, et réparées. -- Renaissance du commerce.
+ -- Exportations et importations de l'année 1801. --
+ Résultats matériels de la Révolution française,
+ relativement à l'agriculture, à l'industrie, à la
+ population. -- Influence des préfets et sous-préfets sur
+ l'administration. -- Ordre et célérité dans l'expédition
+ des affaires. -- Conseillers d'État en tournée. --
+ Discussion du Code civil au Conseil d'État. -- Brillant
+ hiver de 1801 à 1802. -- Affluence extraordinaire des
+ étrangers à Paris. -- Cour du Premier Consul. --
+ Organisation de sa maison militaire et civile. -- La
+ garde consulaire. -- Préfets du palais et dames
+ d'honneur. -- Soeurs du Premier Consul. -- Hortense de
+ Beauharnais épouse Louis Bonaparte. -- MM. Fox et de
+ Calonne à Paris. -- Bien-être et luxe de toutes les
+ classes. -- Approches de la session de l'an X. -- Une
+ vive opposition s'élève contre les plus belles oeuvres
+ du Premier Consul. -- Causes de cette opposition,
+ répandue non-seulement parmi les membres des assemblées
+ délibérantes, mais parmi quelques chefs de l'armée. --
+ Conduite des généraux Lannes, Augereau et Moreau. --
+ Ouverture de la session. -- Dupuis, l'auteur de
+ l'ouvrage sur l'origine de tous les cultes, est nommé
+ président du Corps Législatif. -- Scrutins pour les
+ places vacantes au Sénat. -- Nomination de l'abbé
+ Grégoire, contrairement aux propositions du Premier
+ Consul. -- Explosion violente au Tribunat, pour le mot
+ _sujets_, inséré dans le traité avec la Russie. --
+ Opposition au Code civil. -- Irritation du Premier
+ Consul. -- Discussion au Conseil d'État sur la conduite
+ à tenir dans ces circonstances. -- On prend le parti
+ d'attendre la discussion des premiers titres du Code
+ civil. -- Le Tribunat rejette ces premiers titres. --
+ Suite des scrutins pour les places vacantes au Sénat. --
+ Le Premier Consul a proposé d'anciens généraux, qui ne
+ sont pas pris parmi ses créatures. -- Le Tribunat et le
+ Corps Législatif les repoussent, et se mettent d'accord
+ pour proposer M. Daunou, connu par son opposition au
+ gouvernement. -- Vive allocution du Premier Consul à une
+ réunion de sénateurs. -- Menaces d'un coup d'État. --
+ Les opposants intimidés se soumettent, et imaginent un
+ subterfuge pour annuler l'effet de leurs premiers
+ scrutins. -- Le consul Cambacérès dissuade le Premier
+ Consul de toute mesure illégale, et lui persuade de se
+ débarrasser des opposants, au moyen de l'article 38 de
+ la Constitution, qui fixe en l'an X la sortie du premier
+ cinquième du Corps Législatif et du Tribunat. -- Le
+ Premier Consul adopte cette idée. -- Suspension de tous
+ les travaux législatifs. -- On en profite pour réunir à
+ Lyon, sous le titre de Consulte, une diète italienne. --
+ Avant de quitter Paris le Premier Consul expédie une
+ flotte chargée de troupes à Saint-Domingue. -- Projet de
+ reconquérir cette colonie. -- Négociations d'Amiens. --
+ Objet de la Consulte convoquée à Lyon. -- Diverses
+ manières de constituer l'Italie. -- Projets du Premier
+ Consul à ce sujet. -- Création de la République
+ Italienne. -- Le général Bonaparte proclamé Président de
+ cette république. -- Enthousiasme des Italiens et des
+ Français réunis à Lyon. -- Grande revue de l'armée
+ d'Égypte. -- Retour du Premier Consul à Paris. 286 à 404
+
+
+LIVRE QUATORZIÈME.
+
+CONSULAT À VIE.
+
+ Arrivée du Premier Consul à Paris. -- Scrutin du Sénat
+ qui exclut soixante membres du Corps Législatif et vingt
+ membres du Tribunat. -- Les membres exclus remplacés par
+ des hommes dévoués au gouvernement. -- Fin du congrès
+ d'Amiens. -- Quelques difficultés surgissent au dernier
+ moment de la négociation, par suite d'ombrages excités
+ en Angleterre. -- Le Premier Consul surmonte ces
+ difficultés par sa modération et sa fermeté. -- La paix
+ définitive signée le 25 mars 1802. -- Quoique le premier
+ enthousiasme de la paix soit amorti en France et en
+ Angleterre, on accueille avec une nouvelle joie
+ l'espérance d'une réconciliation sincère et durable. --
+ Session extraordinaire de l'an X, destinée à convertir
+ en loi le Concordat, le traité d'Amiens, et différents
+ projets d'une haute importance. -- Loi réglementaire des
+ cultes ajoutée au Concordat, sous le titre d'_Articles
+ organiques_. -- Présentation de cette loi et du
+ Concordat au Corps Législatif et au Tribunat renouvelés.
+ -- Froideur avec laquelle ces deux projets sont
+ accueillis, même après l'exclusion des opposants. -- Ils
+ sont adoptés. -- Le Premier Consul fixe au jour de
+ Pâques la publication du Concordat, et la première
+ cérémonie du culte rétabli. -- Organisation du nouveau
+ clergé. -- Part faite aux constitutionnels dans la
+ nomination des évêques. -- Le cardinal Caprara refuse,
+ au nom du Saint-Siége, d'instituer les constitutionnels.
+ -- Fermeté du Premier Consul, et soumission du cardinal
+ Caprara. -- Réception officielle du cardinal comme légat
+ _a latere_. -- Sacre des quatre principaux évêques à
+ Notre-Dame, le dimanche des Rameaux. -- Curiosité et
+ émotion du public. -- La veille même du jour de Pâques
+ et du _Te Deum_ solennel qui doit être chanté à
+ Notre-Dame, le cardinal Caprara veut imposer aux
+ constitutionnels une rétractation humiliante de leur
+ conduite passée. -- Nouvelle résistance de la part du
+ Premier Consul. -- Le cardinal Caprara ne cède que dans
+ la nuit qui précède le jour de Pâques. -- Répugnance des
+ généraux à se rendre à Notre-Dame. -- Le Premier Consul
+ les y oblige. -- _Te Deum_ solennel et restauration
+ officielle du culte. -- Adhésion du public, et joie du
+ Premier Consul en voyant le succès de ses efforts. --
+ Publication du _Génie du Christianisme_. -- Projet d'une
+ amnistie générale à l'égard des émigrés -- Cette mesure,
+ débattue au Conseil d'État, devient l'objet d'un
+ sénatus-consulte. -- Vues du Premier Consul sur
+ l'organisation de la société en France. -- Ses opinions
+ sur les distinctions sociales, et sur l'éducation de la
+ jeunesse. -- Deux projets de loi d'une haute importance,
+ sur l'institution de la Légion-d'Honneur, et sur
+ l'instruction publique. -- Discussion de ces deux
+ projets dans le sein du Conseil d'État. -- Caractère des
+ discussions de ce grand corps. -- Paroles du Premier
+ Consul. -- Présentation des deux projets au Corps
+ Législatif et au Tribunat. -- Adoption à une grande
+ majorité du projet de loi relatif à l'instruction
+ publique. -- Une forte minorité se prononce contre le
+ projet relatif à la Légion-d'Honneur. -- Le traité
+ d'Amiens présenté le dernier, comme couronnement des
+ oeuvres du Premier Consul. -- Accueil fait à ce traité.
+ -- On en prend occasion de dire de toutes parts, qu'il
+ faut décerner une récompense nationale à l'auteur de
+ tous les biens dont jouit la France. -- Les partisans et
+ les frères du Premier Consul songent au rétablissement
+ de la monarchie. -- Cette idée paraît prématurée. --
+ L'idée du consulat déféré à vie prévaut généralement. --
+ Le consul Cambacérès offre son intervention auprès du
+ Sénat. -- Dissimulation du Premier Consul, qui ne veut
+ jamais avouer ce qu'il désire. -- Embarras du consul
+ Cambacérès. -- Ses efforts auprès du Sénat, pour obtenir
+ que le consulat soit déféré au général Bonaparte pour la
+ durée de sa vie. -- Les ennemis secrets du général
+ profitent de son silence, pour persuader au Sénat qu'une
+ prolongation du consulat pour dix années lui suffit. --
+ Vote du Sénat dans ce sens. -- Déplaisir du Premier
+ Consul. -- Il veut refuser. -- Son collègue Cambacérès
+ l'en empêche, et propose, comme expédient, de recourir à
+ la souveraineté nationale, et de poser à la France la
+ question de savoir si le général Bonaparte sera consul à
+ vie. -- Le Conseil d'État chargé de rédiger la question.
+ -- Ouverture de registres pour recevoir les votes, dans
+ les mairies, les tribunaux, les notariats. --
+ Empressement de tous les citoyens à porter leur réponse
+ affirmative. -- Changements apportés à la constitution
+ de M. Sieyès. -- Le Premier Consul reçoit le consulat à
+ vie, avec la faculté de désigner son successeur. -- Le
+ Sénat est investi du pouvoir constituant. -- Les listes
+ de notabilité sont abolies, et remplacées par des
+ colléges électoraux à vie. -- Le Tribunat réduit à
+ n'être qu'une section du Conseil d'État. -- La nouvelle
+ constitution devenue tout à fait monarchique. -- Liste
+ civile du Premier Consul. -- Il est proclamé
+ solennellement par le Sénat. -- Satisfaction générale
+ d'avoir fondé enfin un pouvoir fort et durable. -- Le
+ Premier Consul prend le nom de NAPOLÉON BONAPARTE. -- Sa
+ puissance morale est à son apogée. -- Résumé de cette
+ période de trois ans. 405 à 562
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire du Consulat et de l'Empire,
+(Vol. 3 / 20), by Adolphe Thiers
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
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+The Project Gutenberg EBook of Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol.
+3 / 20), by Adolphe Thiers
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 3 / 20)
+ faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
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+Author: Adolphe Thiers
+
+Release Date: December 4, 2009 [EBook #30603]
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+Language: French
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ***
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+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
+the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
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+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+<div class="tn">
+<p>Notes au lecteur de ce ficher digital:</p>
+
+<p>Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées.</p>
+</div>
+
+<h1>HISTOIRE<br>
+
+<span class="smaller">DU</span><br>
+CONSULAT<br>
+<span class="smaller">ET DE</span><br>
+L'EMPIRE</h1>
+
+<p class="p2 center">FAISANT SUITE<br>
+À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE</p>
+
+<h2>PAR M. A. THIERS</h2>
+
+<p class="p4 center smaller">TOME TROISIÈME</p>
+
+<a id="img001" name="img001"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img001.jpg" width="200" height="146" alt="Emblème de l'éditeur." title="">
+</div>
+
+<p class="p4 center small">PARIS<br>
+PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR<br>
+60, RUE RICHELIEU<br>
+1845</p>
+
+<p class="center smaller">PARIS, IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES, 36, RUE DE VAUGIRARD.</p>
+
+
+<h1><span class="pagenum"><a id="page001" name="page001"></a>(p. 001)</span> HISTOIRE<br>
+DU CONSULAT<br>
+ET<br>
+DE L'EMPIRE.</h1>
+
+<h2>LIVRE DIXIÈME.</h2>
+
+<h3>ÉVACUATION DE L'ÉGYPTE.</h3>
+
+<p class="resume">Tous les yeux fixés sur la négociation engagée à Londres. &mdash; On
+ se demande quelle influence exercera la mort de Paul I<sup>er</sup> sur
+ cette négociation. &mdash; État de la cour de Russie. &mdash; Caractère
+ d'Alexandre. &mdash; Ses jeunes amis forment avec lui un gouvernement
+ secret, qui dirige toutes les affaires de l'empire. &mdash; Alexandre
+ consent à réduire beaucoup les prétentions apportées à Paris par
+ M. de Kalitcheff, au nom de Paul I<sup>er</sup>. &mdash; Il accueille Duroc avec
+ bienveillance. &mdash; Ses protestations réitérées du désir de bien
+ vivre avec la France. &mdash; Commencements de la négociation entamée
+ à Londres. &mdash; Conditions mises en avant, de part et d'autre. &mdash;
+ Conquêtes des deux pays sur terre et sur mer. &mdash; L'Angleterre
+ consent à restituer une partie de ses conquêtes maritimes, mais
+ subordonne toute la négociation à la question de savoir si la
+ France gardera l'Égypte. &mdash; Les deux gouvernements sont
+ tacitement d'accord pour temporiser, afin d'attendre l'issue des
+ événements militaires. &mdash; Le Premier Consul, averti que la
+ négociation dépend de ces événements, pousse l'Espagne à marcher
+ vivement contre le Portugal, et fait de nouveaux efforts pour
+ secourir l'Égypte. &mdash; Emploi des forces navales. &mdash; Diverses
+ expéditions projetées. &mdash; Navigation de Ganteaume au sortir de
+ Brest. &mdash; Cet amiral passe heureusement le détroit. &mdash; Prêt à se
+ diriger sur Alexandrie, il s'effraye de dangers imaginaires, et
+ rentre dans Toulon. &mdash; État de l'Égypte depuis la mort de Kléber.
+ &mdash; Soumission du pays, et situation prospère de la colonie sous
+ le rapport matériel. <span class="pagenum"><a id="page002" name="page002"></a>(p. 002)</span> &mdash; Incapacité, anarchie dans le
+ commandement. &mdash; Déplorables divisions des généraux. &mdash; Mesures
+ mal conçues de Menou, qui veut toucher à tous les objets à la
+ fois. &mdash; Malgré l'avis réitéré d'une expédition anglaise, il ne
+ prend aucune précaution. &mdash; Débarquement des Anglais dans la rade
+ d'Aboukir, le 8 mars. &mdash; Le général Friant, réduit à quinze cents
+ hommes, fait d'inutiles efforts pour les repousser. &mdash; Deux
+ bataillons ajoutés à la division d'Alexandrie auraient sauvé
+ l'Égypte. &mdash; Tardive concentration de forces ordonnée par Menou.
+ &mdash; Arrivée de la division Lanusse, et second combat livré avec
+ des forces insuffisantes, dans la journée du 13 mars. &mdash; Menou
+ arrive enfin avec le gros de l'armée. &mdash; Tristes conséquences de
+ la division des généraux. &mdash; Plan d'une bataille décisive. &mdash;
+ Bataille de Canope, livrée le 21 mars, et restée indécise. &mdash; Les
+ Anglais demeurent maîtres de la plage d'Alexandrie. &mdash; Longue
+ temporisation, pendant laquelle Menou aurait encore pu relever
+ les affaires des Français, en man&oelig;uvrant contre les corps
+ détachés de l'ennemi. &mdash; Il n'en fait rien. &mdash; Les Anglais
+ tentent une opération sur Rosette, et réussissent à s'emparer
+ d'une bouche du Nil. &mdash; Ils pénètrent dans l'intérieur. &mdash;
+ Dernière occasion de sauver l'Égypte, à Ramanieh, perdue par
+ l'incapacité du général Menou. &mdash; Les Anglais s'emparent de
+ Ramanieh, et séparent la division du Kaire de celle d'Alexandrie.
+ &mdash; L'armée française, coupée en deux, n'a plus d'autre ressource
+ que celle de capituler. &mdash; Reddition du Kaire par le général
+ Belliard. &mdash; Menou, enfermé dans Alexandrie, rêve la gloire d'une
+ défense semblable à celle de Gênes. &mdash; L'Égypte définitivement
+ perdue pour les Français.</p>
+
+<span class="sidedate">Avril 1801.</span>
+
+<span class="sidenote">La paix va devenir générale en Europe.</span>
+
+<p>Le but que se proposait le Premier Consul en prenant le pouvoir,
+allait bientôt se trouver atteint, car le calme régnait en France, une
+satisfaction profonde remplissait les esprits, et la paix signée à
+Lunéville avec l'Autriche, l'Allemagne et les puissances italiennes,
+rétablie de fait avec la Russie, se négociait à Londres avec
+l'Angleterre. Une fois signée formellement avec ces deux dernières
+puissances, la paix devenait générale, et, en vingt-deux mois, le
+jeune Bonaparte avait accompli sa noble tâche, et rendu sa patrie la
+plus heureuse, la plus grande des puissances de l'univers. Mais il
+fallait terminer ce grand ouvrage, il fallait surtout conclure
+<span class="pagenum"><a id="page003" name="page003"></a>(p. 003)</span> la paix avec l'Angleterre; car, tant que cette puissance
+n'avait pas dépose les armes, la mer était fermée, et, ce qui était
+plus grave, la guerre continentale pouvait renaître sous l'influence
+corruptrice des subsides britanniques. L'épuisement universel
+laissait, il est vrai, peu de chances à l'Angleterre d'armer de
+nouveau le continent; elle venait même d'en voir la plus grande partie
+coalisée avec nous contre sa puissance maritime, et, sans la mort de
+Paul, elle aurait pu expier cruellement ses violences contre les
+neutres. Mais cette mort soudaine était un fait nouveau et grave, qui
+ne pouvait manquer de modifier la situation. Quelle influence la
+catastrophe de Pétersbourg allait-elle exercer sur les affaires de
+l'Europe? C'est ce qu'on ignorait encore, c'est ce que le Premier
+Consul était impatient de savoir. Il avait envoyé Duroc à Pétersbourg,
+pour en être plus tôt et plus sûrement informé.</p>
+
+<span class="sidenote">Difficultés diplomatiques avec la Russie, naissant des
+prétentions de Paul 1<sup>er</sup>.</span>
+
+<p>Un peu avant la mort de Paul, les relations avec la Russie n'avaient,
+pas laissé que de présenter d'assez grandes difficultés, par suite de
+l'orgueil excessif de cet empereur, et de l'orgueil non moins excessif
+de son ambassadeur à Paris, M. de Kalitcheff. Le czar défunt voulait,
+comme nous l'avons dit ailleurs, dicter lui-même les conditions de la
+France avec la Bavière, le Wurtemberg, le Piémont, les Deux-Siciles,
+États dont il s'était fait le protecteur, ou spontanément, ou
+obligatoirement, par suite des traités qui avaient noué la seconde
+coalition. Il voulait même régler nos relations avec la Porte, et
+prétendait que le Premier Consul devait évacuer <span class="pagenum"><a id="page004" name="page004"></a>(p. 004)</span> l'Égypte,
+parce que cette province appartenait au sultan, et qu'il n'y avait,
+disait-il, aucune raison de la lui enlever.</p>
+
+<span class="sidenote">Progrès de l'ambition et de la puissance russe depuis un
+siècle.</span>
+
+<p>Cet allié, tout ardent qu'il était contre l'Angleterre, présentait
+donc aussi ses dangers, et la mésintelligence aurait pu renaître
+prochainement avec lui; Du reste, ce qui pouvait ne paraître qu'un
+trait de folie chez l'empereur Paul, était un singulier symptôme des
+progrès de l'ambition russe, depuis trois quarts de siècle. En effet,
+il y avait à peine quatre-vingts ans que Pierre-le-Grand, attirant
+pour la première fois l'attention de l'Europe, se bornait à vouloir
+influer sur le nord du continent, en luttant contre Charles XII pour
+faire un roi de Pologne. Quarante ans après, la Russie, portant déjà
+son ambition en Allemagne, luttait contre Frédéric avec l'Autriche et
+la France, pour empêcher la formation de la puissance prussienne.
+Quelques années plus tard, en 1772, elle partageait la Pologne. En
+1778, elle faisait un pas de plus, et, réglant de moitié avec la
+France les affaires allemandes, elle interposait sa médiation entre la
+Prusse et l'Autriche, prêtes à en venir aux mains pour la succession
+de Bavière, et avait l'insigne honneur de garantir à Teschen la
+constitution germanique. Enfin, avant que le siècle fût révolu, en
+1799, elle envoyait cent mille Russes en Italie, non pour une question
+de territoire, mais pour une question morale, pour la conservation,
+disait-elle, de l'équilibre européen, de l'ordre social, menacés par
+la révolution française.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page005" name="page005"></a>(p. 005)</span> Jamais en si peu d'années, un tel agrandissement d'influence
+n'était échu à une même puissance. Paul, en voulant se faire l'arbitre
+de toutes choses, pour prix de son alliance avec le Premier Consul,
+n'était donc que le fou d'une politique, qui, dans le cabinet russe,
+était profondément réfléchie. Son représentant à Paris exigeait, avec
+une morgue froide et soutenue, ce que son maître demandait avec le
+désordre accoutumé de ses volontés. Il affectait même assez
+maladroitement de se faire le protecteur des petites puissances, qui
+étaient maintenant à la merci de la France, après l'avoir offensée. La
+cour de Naples avait voulu se placer sous cette protection, ce qui lui
+avait peu réussi, car M. de Gallo avait été renvoyé de Paris, et sa
+cour obligée de subir à Florence les conditions du Premier Consul. M.
+de Saint-Marsan, chargé de représenter la maison de Savoie auprès de
+la République française, ayant voulu faire comme M. de Gallo, avait
+été renvoyé de même.</p>
+
+<p>M. de Kalitcheff s'était hâté de réclamer pour les cours de Naples et
+de Turin, dont son maître avait garanti les États; et il entendait, en
+signant un traité avec la France, ne pas se borner à stipuler le
+rétablissement des bons rapports entre deux empires, qui n'avaient
+rien à se disputer ni sur terre ni sur mer, mais régler les affaires
+d'Allemagne et d'Italie, presque dans tous leurs détails, et jusqu'à
+celles de l'Orient, car il persistait à demander la restitution de
+l'Égypte à la Porte.</p>
+
+<span class="sidenote">Fermeté du cabinet français à l'égard des prétentions de la
+Russie.</span>
+
+<p>Malgré le désir de ménager l'empereur Paul, on avait répondu avec
+fermeté à son ambassadeur. On <span class="pagenum"><a id="page006" name="page006"></a>(p. 006)</span> avait consenti à joindre au
+traité patent, qui rétablirait purement et simplement la paix et
+l'amitié entre les deux États, une convention secrète, dans laquelle
+on prendrait l'engagement de se concerter avec la Russie pour le
+règlement des indemnités germaniques, de favoriser particulièrement
+les cours de Baden, de Wurtemberg et de Bavière, qui étaient ses
+alliées ou ses parentes; de réserver un dédommagement à la maison de
+Savoie, si on ne lui rendait pas ses États, mais sans dire ni où, ni
+quand, ni combien; car le Premier Consul avait déjà le projet de
+garder le Piémont pour la France. C'était là tout ce qu'on voulait
+concéder. Quant à Naples, le traité de Florence était déclaré
+irrévocable; et quant à la restitution de l'Égypte, on avait formé la
+résolution de ne pas même écouter une parole sur ce sujet.</p>
+
+<p>M. de Kalitcheff insistant avec un ton et des manières assez étranges,
+on avait fini par ne plus lui répondre, et par le laisser à Paris
+assez embarrassé de son rôle, et des engagements qu'il avait pris avec
+les petites puissances. On en était là, lorsqu'on apprit la mort
+tragique de Paul. M. de Kalitcheff, sans attendre les ordres de son
+nouveau souverain, voulant sortir de la fausse position où il s'était
+mis, adressa le 26 avril une note péremptoire à M. de Talleyrand, dans
+laquelle il demandait une réponse immédiate sur tous les points de la
+négociation, se plaignant de ce que des choses accordées, disait-il, à
+Berlin, entre le général Beurnonville et M. de Krudener, étaient
+contestées à Paris. Il semblait même insinuer que, si les États
+faibles n'étaient pas <span class="pagenum"><a id="page007" name="page007"></a>(p. 007)</span> mieux traités par la France, la gloire
+du Premier Consul en souffrirait, et que son gouvernement serait
+confondu avec les gouvernements révolutionnaires qui l'avaient
+précédé.</p>
+
+<span class="sidenote">Leçon sévère donnée à M. de Kalitcheff.</span>
+
+<p>M. de Talleyrand lui répondit sur-le-champ, que sa dépêche était
+déplacée, qu'elle manquait aux égards que se doivent entre elles des
+puissances indépendantes; qu'on ne la mettrait pas sous les yeux du
+Premier Consul, dont elle offenserait la dignité; que M. de Kalitcheff
+pouvait donc la regarder comme non avenue, et que la réponse
+sollicitée au nom de son cabinet ne lui serait faite, que lorsque la
+demande en serait renouvelée en d'autres termes, et dans une autre
+dépêche.</p>
+
+<p>Cette leçon sévère fit effet sur M. de Kalitcheff. Il parut
+s'inquiéter des conséquences de sa démarche. Déjà même les petits
+protégés qui s'abritaient derrière lui, avaient peur de son
+protectorat, et en étaient aux regrets de lui avoir recommandé leurs
+intérêts. M. de Kalitcheff, réduit ou à rester sans réponse, ou à
+reproduire ses réclamations dans une meilleure forme, écrivit une
+seconde dépêche, dans laquelle il réitérait sa demandé d'explication,
+mais en énumérant chaque objet, sans réflexion aucune, sans plainte,
+et sans compliments. La dépêche était froide, mais convenable. Il lui
+fut dit alors par M. de Talleyrand, que dans la forme nouvelle, ses
+questions seraient soumises au Premier Consul, et obtiendraient
+prochainement une réponse. Il fut ajouté par M. de Talleyrand, que la
+dernière dépêche serait seule conservée dans les archives de <span class="pagenum"><a id="page008" name="page008"></a>(p. 008)</span>
+la chancellerie française, et que la précédente y serait détruite.</p>
+
+<p>Quelques jours après, M. de Talleyrand répondit à M. de Kalitcheff en
+termes polis, mais fort positifs. Il renouvela sur tous les points le
+dire du cabinet français, et ajouta cette réflexion fort naturelle,
+que, si la France avait consenti, sur plusieurs des affaires les plus
+importantes de l'Europe, à se concerter amicalement avec la Russie, et
+avait paru disposée à faire ce que celle-ci désirait, c'était en
+considération de l'alliance intime contractée avec Paul I<sup>er</sup>, contre
+la politique britannique; mais que, depuis l'avénement du czar
+Alexandre, il fallait, avant d'accorder les mêmes choses, savoir si le
+nouvel empereur entrerait dans les mêmes vues, et avoir la certitude
+qu'on trouverait en lui un allié aussi résolu que dans l'empereur
+défunt.</p>
+
+<p>À partir de ce jour, M. de Kalitcheff se tint tranquille, et attendit
+les instructions de son nouveau maître.</p>
+
+<span class="sidenote">L'empereur Alexandre.&mdash;Sa personne et son caractère.</span>
+
+<p>C'était un prince singulier que celui qui venait de monter sur le
+trône des czars, singulier comme la plupart des princes qui ont régné
+sur la Russie, depuis un siècle. Alexandre avait vingt-cinq ans, une
+stature élevée, une figure noble et douce, quoique peu régulière, une
+intelligence pénétrante, un c&oelig;ur généreux, une grâce parfaite.
+Toutefois, on pouvait apercevoir en lui quelques traces des infirmités
+paternelles. Son esprit, vif, impressionnable et changeant,
+s'attachait tour à tour aux idées les plus contraires. Mais tout
+n'était pas <span class="pagenum"><a id="page009" name="page009"></a>(p. 009)</span> entraînement chez ce prince remarquable: il y
+avait dans son intelligence étendue et prompte à varier, des
+profondeurs qui échappaient aux meilleurs observateurs. Il était
+honnête, et en même temps dissimulé, capable d'artifice, et déjà on
+avait pu apercevoir quelque chose de ces qualités et de ces défauts,
+dans les tragiques événements qui avaient précédé son arrivée au
+trône. Gardons-nous cependant de calomnier ce prince illustre: il
+s'était fait complétement illusion sur les projets du comte Pahlen; il
+avait cru avec l'inexpérience de son âge, que l'abdication de son père
+était le seul but, et serait le seul résultat de la conjuration dont
+on lui avait fait la confidence; il avait cru, en s'y prêtant, sauver
+l'empire, sa mère, ses frères, lui-même, d'étranges violences. Éclairé
+aujourd'hui par l'événement, il détestait son erreur, et ceux qui la
+lui avaient fait commettre. Ce jeune empereur enfin, noble d'aspect,
+gracieux de manières, spirituel, enthousiaste, mobile, artificieux,
+difficile à saisir, était doué d'un charme personnel infini, et
+destiné à exercer sur ses contemporains la plus grande séduction. Il
+était même appelé à exercer cette séduction sur l'homme
+extraordinaire, si difficile à tromper, qui dominait alors la France,
+et avec lequel il devait avoir, un jour, de si grands et de si
+terribles démêlés.</p>
+
+<span class="sidenote">Éducation d'Alexandre.</span>
+
+<span class="sidenote">Ses amis.</span>
+
+<p>L'éducation donnée à ce jeune prince avait été fort étrange. Élevé par
+le colonel Laharpe, qui lui avait inspiré les sentiments et les idées
+d'un républicain suisse, Alexandre avait subi avec sa facilité
+<span class="pagenum"><a id="page010" name="page010"></a>(p. 010)</span> ordinaire, l'influence de son précepteur, et s'en ressentait
+visiblement en montant sur le trône. Pendant qu'il était prince
+impérial, toujours soumis à un joug assez dur, tantôt celui de
+Catherine, tantôt celui de Paul, il avait noué des liaisons avec
+quelques jeunes gens de son âge, tels que M. Paul Strogonoff, M. de
+Nowosiltzoff, et surtout le prince Adam Czartorisky. Ce dernier, issu
+de l'une des plus grandes familles de Pologne, et fort attaché à sa
+patrie, était à Pétersbourg une espèce d'otage; il servait dans le
+régiment des gardes, et vivait à la cour avec les jeunes grands-ducs.
+Alexandre, attiré vers lui par une sorte d'analogie de sentiments et
+d'idées, lui communiquait les rêves de sa jeunesse. Tous deux
+déploraient en secret les malheurs de la Pologne, ce qui était bien
+naturel chez un descendant des Czartorisky, mais assez étonnant chez
+le petit-fils de Catherine; et Alexandre faisait serment à son ami,
+quand il serait monté sur le trône, de rendre à la malheureuse Pologne
+ses lois et sa liberté.</p>
+
+<span class="sidenote">Gouvernement occulte, composé des jeunes amis d'Alexandre.</span>
+
+<p>Paul s'était aperçu de cette intimité, en avait conçu quelque ombrage,
+et avait exilé le prince Czartorisky, en le nommant ministre de Russie
+auprès d'un roi sans États, auprès du roi de Sardaigne. À peine
+Alexandre fut-il empereur qu'il envoya un courrier à son ami, résidant
+alors à Rome, et le fit venir à Pétersbourg. Il réunit aussi autour de
+lui MM. Paul Strogonoff et de Nowosiltzoff. Il forma ainsi une espèce
+de gouvernement occulte, composé de jeunes gens sans expérience,
+animés de sentiments généreux, que tous n'ont pas conservés, <span class="pagenum"><a id="page011" name="page011"></a>(p. 011)</span>
+remplis d'illusions, et peu propres, il faut le dire, à diriger un
+grand État, dans les difficiles conjonctures du siècle. Ils étaient
+impatients de se débarrasser des vieux Russes, qui avaient gouverné
+jusque-là, et avec lesquels ils ne sympathisaient sous aucun rapport.
+Un seul personnage plus âgé, plus grave, le prince de Kotschoubey,
+mêlé à cette société de jeunes hommes, tempérait par une raison plus
+mûre la vivacité de leur âge. Il avait vu l'Europe, acquis des
+connaissances précieuses, et entretenait constamment son souverain des
+améliorations qu'il croyait utile d'apporter au régime intérieur de
+l'empire. Tous ensemble blâmaient la politique, qui avait consisté
+d'abord à faire la guerre à la France, à cause de la Révolution, puis
+à la faire à l'Angleterre pour une thèse du droit des gens. Ils ne
+voulaient ni d'une guerre de principe à la France, ni d'une guerre
+maritime à l'Angleterre. Le grand empire du Nord, suivant eux, devait
+tenir la balance entre ces deux puissances, qui menaçaient de dévorer
+le monde dans leur lutte, et devenir ainsi l'arbitre de l'Europe,
+l'appui des États faibles contre les États forts. Mais, en général, ce
+qui les préoccupait, c'était moins la politique extérieure, que la
+régénération intérieure de l'empire: ils ne méditaient pas moins que
+de lui donner des institutions nouvelles, modelées en partie sur ce
+qui se voyait dans les pays civilisés; ils avaient, en un mot, la
+générosité, l'inexpérience, et la vanité de la jeunesse.</p>
+
+<p>Les ministres ostensibles d'Alexandre étaient de vieux Russes,
+prévenus contre la France, entêtés <span class="pagenum"><a id="page012" name="page012"></a>(p. 012)</span> pour l'Angleterre, et, de
+plus, fort désagréables à leur souverain. Le comte Pahlen seul, grâce
+à la fermeté de son jugement, ne partageait pas les préjugés de ses
+collègues, et voulait qu'on ne se livrât à aucune influence, qu'on
+restât neutre entre la France et l'Angleterre. Sous ce rapport, ses
+idées convenaient au nouvel empereur et à ses amis. Mais le comte
+Pahlen avait le tort de traiter Alexandre en prince adolescent, qu'il
+avait placé sur le trône, qu'il avait dirigé, qu'il voulait diriger
+encore. La vanité très-sensible de son jeune maître en était souvent
+blessée. Le comte Pahlen traitait surtout avec dureté l'impératrice
+douairière, qui étalait une douleur fastueuse, et une haine ardente
+contre les meurtriers de son époux. Dans un établissement religieux
+qui dépendait d'elle, l'impératrice douairière avait fait placer une
+figure de la Vierge, avec l'empereur Paul à ses pieds, implorant la
+vengeance du ciel contre ses assassins. Le comte Pahlen fit enlever
+l'image, malgré les cris de l'impératrice et le mécontentement de son
+fils. Un ascendant exercé aussi rudement ne pouvait être durable.</p>
+
+<span class="sidenote">Premières mesures du nouvel empereur.</span>
+
+<span class="sidenote">L'embargo levé sur le commerce anglais.</span>
+
+<span class="sidenote">Alexandre renonce à la grande maîtrise de l'ordre de
+Malte.</span>
+
+<p>Dans les premiers jours du règne, le comte Panin continua de présider
+aux relations extérieures; le comte Pahlen resta le ministre influent,
+se mêlant de toutes les affaires. Alexandre, après s'être concerté
+avec ses amis, travaillait ensuite avec ses ministres ostensibles.
+Sous ces influences diverses, quelquefois contraires, on résolut de
+traiter avec l'Angleterre, et de commencer par lever l'embargo sur le
+commerce <span class="pagenum"><a id="page013" name="page013"></a>(p. 013)</span> britannique, embargo qui, suivant Alexandre, était
+une mesure injuste. On décida qu'il fallait faire avec le lord
+Saint-Helens un règlement maritime, qui sauvât sinon les droits des
+neutres, au moins les intérêts de la navigation russe. Alexandre,
+rangeant au nombre des idées peu raisonnables de son père, la
+prétention d'être grand-maître de l'ordre de Jérusalem déclara qu'il
+ne voulait en être que le protecteur, en attendant que les diverses
+langues qui composaient l'ordre se fussent rassemblées, et eussent
+nommé un nouveau grand-maître. Cette résolution faisait évanouir bien
+des difficultés, soit avec l'Angleterre, qui tenait beaucoup à Malte,
+soit avec la France, qui n'avait pas voulu s'engager à une guerre à
+outrance pour faire rendre cette île à l'ordre, soit enfin avec Rome
+et l'Espagne, qui n'avaient jamais consenti à reconnaître pour
+grand-maître de Saint-Jean-de-Jérusalem un prince schismatique.</p>
+
+<span class="sidenote">Alexandre cesse de demander l'évacuation de l'Égypte.</span>
+
+<p>Pour faire cesser un autre sujet de contestation, celui-ci avec la
+France, il fut décidé qu'on ne demanderait plus l'évacuation de
+l'Égypte; car, en réalité, on était plutôt intéressé à la voir dans
+les mains des Français que dans celles des Anglais. Quant à Naples et
+au Piémont, on était lié, se disait-on, par des traités solennels, et
+Alexandre, au début de son règne, prétendait donner une grande idée de
+sa loyauté. Il fut arrêté qu'on réclamerait pour la cour de Naples,
+non plus la révocation du traité de Florence, mais la garantie de ses
+États actuels, et l'évacuation, à la paix, du golfe de Tarente. Quant
+au Piémont, on résolut de demander pour la maison <span class="pagenum"><a id="page014" name="page014"></a>(p. 014)</span> de Savoie
+ou le Piémont même, ou, à défaut, une indemnité proportionnée. Enfin
+Alexandre entendait régler, de concert avec la France, l'indemnité
+promise aux princes allemands, pour leurs pertes territoriales à la
+gauche du Rhin. Rien de tout cela ne présentait de difficultés, car le
+Premier Consul y avait déjà consenti. M. de Kalitcheff fut rappelé, et
+on choisit pour le remplacer M. de Markoff, homme d'esprit, mais, sous
+le rapport des formes, ne valant pas mieux que son prédécesseur.</p>
+
+<a id="img002" name="img002"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img002.jpg" width="300" height="420" alt="" title="">
+<p>Duroc commandant l'artillerie de la garde consulaire.</p>
+</div>
+
+<span class="sidenote">Secret entretien d'Alexandre avec Duroc.</span>
+
+<p>Duroc, envoyé pour féliciter le nouvel empereur, trouva, en arrivant à
+Pétersbourg, tous ces points résolus, et reçut, tant des ministres que
+du monarque lui-même, un excellent accueil. Sa bonne tenue, son
+intelligence, réussirent en Russie comme en Prusse, et il sut inspirer
+l'estime et la confiance. Après les audiences d'apparat, il obtint
+plusieurs entretiens particuliers, dans lesquels Alexandre mit une
+sorte de coquetterie à se montrer à découvert devant le représentant
+du Premier Consul. Un jour, notamment, dans l'un des jardins publics
+de Saint-Pétersbourg, ce prince aperçut Duroc, alla vers lui, le
+traita avec une familiarité pleine de grâce, fit éloigner ses
+officiers, et, le conduisant dans un lieu écarté, sembla s'expliquer
+avec un complet abandon.&mdash;Je suis, lui dit-il, ami de la France, et
+depuis long-temps. J'admire votre nouveau chef, j'apprécie ce qu'il
+fait pour le repos de son pays et l'affermissement de l'ordre social
+en Europe. Ce n'est pas de moi qu'il pourra craindre une nouvelle
+guerre entre les deux empires. Mais qu'il me seconde, et cesse de
+fournir <span class="pagenum"><a id="page015" name="page015"></a>(p. 015)</span> des prétextes à tous les jaloux de sa puissance.
+Vous le voyez, j'ai fait des concessions. Je ne parle plus de
+l'Égypte; j'aime mieux qu'elle soit à la France qu'à l'Angleterre; et
+si, par malheur, les Anglais s'en emparaient, je me joindrais à vous
+pour la leur arracher. J'ai renoncé à Malte, afin de supprimer l'une
+des difficultés qui entravaient la paix de l'Europe. Je suis lié aux
+rois de Piémont et de Naples par des traités; je sais qu'ils ont eu
+des torts envers la France; mais que vouliez-vous qu'ils fissent,
+entourés et dominés, comme ils l'étaient, par l'Angleterre? Je verrais
+avec un grand chagrin que le Premier Consul s'emparât du Piémont,
+ainsi que les actes récents de son administration tendent à le faire
+croire. Naples se plaint de l'enlèvement d'une portion de son
+territoire. Tout cela n'est pas digne de l'ambition du Premier Consul,
+et nuit à sa gloire. On ne l'accuse pas, comme les gouvernements qui
+l'ont précédé, de menacer l'ordre social, mais on l'accuse de vouloir
+envahir tous les États. Cela lui fait tort, et m'expose, moi, aux
+criailleries de ces petits princes, dont je suis obsédé. Qu'il fasse
+cesser entre nous ces difficultés, et nous vivrons à l'avenir en
+parfaite intelligence.&mdash;</p>
+
+<p>Alexandre, s'abandonnant davantage, ajouta: Ne rapportez rien de tout
+ceci à mes ministres; soyez discret; n'employez que des courriers
+sûrs. Mais dites au général Bonaparte de m'envoyer des hommes auxquels
+je puisse me confier. Les relations les plus directes seront les
+meilleures, pour établir la bonne intelligence entre les deux
+gouvernements.&mdash;Alexandre <span class="pagenum"><a id="page016" name="page016"></a>(p. 016)</span> dit quelques mots encore
+relativement à l'Angleterre. Il affirma qu'il ne voulait pas lui
+livrer la liberté des mers, propriété commune de toutes les nations;
+que s'il avait levé l'embargo sur ses vaisseaux, c'était par esprit de
+justice. Les traités antérieurs accordaient, en cas de rupture, une
+année aux négociants anglais, pour liquider leurs affaires; c'était
+donc une injustice que de saisir leurs propriétés; et je n'en veux pas
+commettre, s'écria vivement Alexandre; c'est là mon seul motif. Mais
+je n'entends point me livrer à l'Angleterre. Il dépend uniquement du
+Premier Consul, que je sois et demeure son allié, son ami.&mdash;</p>
+
+<p>Le jeune empereur, dans cet entretien, s'était montré simple,
+confiant, désireux surtout de se mettre à part de ses ministres, et de
+faire voir qu'il avait ses vues et sa politique personnelles.</p>
+
+<p>Duroc quitta Pétersbourg, comblé de ses égards, et des témoignages de
+sa faveur.</p>
+
+<span class="sidenote">On n'a rien à espérer, rien à craindre de la Russie dans le
+moment.</span>
+
+<p>Il était évident, d'après ces communications, que la Russie ne pouvait
+plus être d'un grand secours contre l'Angleterre, mais aussi qu'à
+l'avenir on aurait beaucoup moins de difficultés avec elle, pour
+l'arrangement des affaires générales. Le Premier Consul, certain
+aujourd'hui de pouvoir s'entendre avec cette cour, ne se hâta pas de
+terminer la négociation, parce que le temps semblait chaque jour
+aplanir les difficultés qui subsistaient encore entre elle et nous.
+L'Angleterre, en effet, témoignait en ce moment peu d'intérêt pour les
+maisons de Naples et de Piémont; et si, comme on avait lieu de
+<span class="pagenum"><a id="page017" name="page017"></a>(p. 017)</span> le croire, elle ne faisait plus, de ce qui les concernait,
+l'une des conditions de la paix, il devait être bien plus facile de se
+conduire comme on le voudrait à l'égard de ces deux maisons, lorsque
+l'Angleterre elle-même les aurait livrées au Premier Consul.</p>
+
+<span class="sidenote">L'attention générale concentrée sur la négociation avec
+l'Angleterre.</span>
+
+<p>La négociation avec l'Angleterre devenait donc l'objet essentiel, et à
+peu près unique du moment. Pour la conduire, il fallait non-seulement
+traiter habilement à Londres, mais aussi pousser vivement la guerre en
+Portugal, et bien disputer l'Égypte aux forces britanniques, car
+l'issue des événements dans ces deux régions devait exercer sur le
+traité futur une grande influence. Le Premier Consul, voulant mettre
+de nouveaux poids dans la balance, faisait même des préparatifs fort
+apparents à Boulogne et à Calais, pour donner à entendre que ce moyen
+extrême d'une expédition contre l'Angleterre, auquel le Directoire
+avait long-temps songé, n'était ni hors de ses calculs, ni hors de ses
+moyens. Des corps nombreux s'avançaient vers cette partie de la
+France, et on réunissait sur les côtes de la Normandie, de la
+Picardie, de la Flandre, un grand nombre de chaloupes canonnières,
+solidement construites, fortement armées, capables de porter des
+troupes, et de traverser le Pas-de-Calais.</p>
+
+<span class="sidenote">Premières prétentions mises en avant par l'Angleterre.</span>
+
+<span class="sidenote">Ce qu'elle avait conquis pendant la guerre.</span>
+
+<p>Ainsi qu'on en était convenu, lord Hawkesbury et M. Otto avaient
+employé le milieu d'avril 1801 (germinal an <span class="smcap">IX</span>), en conférences
+diplomatiques. Suivant l'usage, les premières prétentions avaient été
+excessives. L'Angleterre proposait une base d'arrangement <span class="pagenum"><a id="page018" name="page018"></a>(p. 018)</span>
+fort simple, c'était l'<i>uti possidetis</i>, c'est-à-dire, que chacune des
+puissances gardât ce que les événements de la guerre avaient mis en
+ses mains. L'Angleterre, en effet, profitant de la longue lutte de
+l'Europe contre la France, s'était enrichie pendant que ses alliés
+s'épuisaient, et avait pris les colonies de toutes les nations. Elle
+s'était emparée du continent entier des Indes, ainsi que des positions
+commerciales les plus importantes, dans les quatre parties du monde.
+Sur les Hollandais, elle avait acquis Ceylan, cette île si vaste et si
+riche, qui, placée à l'extrémité de la péninsule indienne, en forme un
+si beau complément. Elle avait acquis les autres possessions des
+Hollandais dans la mer des Indes, moins, il est vrai, la grande
+colonie de Java. Elle leur avait enlevé, entre les deux océans, le cap
+de Bonne-Espérance, l'une des stations maritimes du globe les mieux
+situées. Ses efforts les plus constants n'avaient pu lui procurer
+l'île de France, que nous n'avions pas cessé de posséder. Dans
+l'Amérique méridionale, elle avait encore arraché aux malheureux
+Hollandais, les plus maltraités dans cette guerre, les territoires de
+la Guyane, s'étendant entre l'Amazone et l'Orénoque, tels que Surinam,
+Berbice, Demerari, Essequibo, contrées superbes, qui ne présentaient
+pas, qui ne présentent pas encore aujourd'hui un notable développement
+agricole et commercial, mais qui sont appelées un jour à une immense
+prospérité, et qui avaient alors l'avantage d'être un pas fait vers
+les grandes colonies espagnoles du continent américain. L'Angleterre
+convoitait ces <span class="pagenum"><a id="page019" name="page019"></a>(p. 019)</span> colonies; elle avait l'intention de les
+pousser au moins à l'indépendance, pour se venger de ce qui lui était
+arrivé dans l'Amérique du Nord, et se flattait d'ailleurs avec raison
+qu'une fois devenues indépendantes, elles seraient bientôt la proie de
+son commerce. C'est pour ce même motif, qu'elle tenait beaucoup à une
+conquête faite dans les Antilles, celle-ci sur les Espagnols, la belle
+île de la Trinité, située tout près de l'Amérique du Sud, comme une
+sorte de pied-à-terre, heureusement disposé soit pour la contrebande,
+soit pour l'agression des possessions espagnoles. Elle avait fait une
+autre acquisition d'une grande valeur dans les Antilles, c'était la
+Martinique enlevée aux Français. Les moyens employés avaient été peu
+légitimes, car les colons de la Martinique, craignant un soulèvement
+des esclaves, s'étaient mis eux-mêmes en dépôt dans ses mains; et d'un
+dépôt volontaire elle avait fait une propriété. L'Angleterre tenait à
+la Martinique, à cause du vaste port renfermé dans cette île. Elle
+avait pris encore, dans les Antilles, Sainte-Lucie, Tabago, îles
+médiocres en comparaison des précédentes, et, vers la région de la
+pêche, Saint-Pierre et Miquelon. Enfin, en Europe, elle avait enlevé
+aux Espagnols la plus précieuse des Baléares, et aux Français, qui
+l'avaient conquise sur les chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem,
+Malte, la reine de la Méditerranée.</p>
+
+<p>Après ces conquêtes, on peut dire qu'il ne restait pas grand'chose à
+disputer aux nations maritimes, sauf les possessions continentales des
+Espagnols dans les deux Amériques. Il est vrai que les Anglais
+<span class="pagenum"><a id="page020" name="page020"></a>(p. 020)</span> menaçaient, si on persistait à marcher sur le Portugal, de
+s'en dédommager en prenant le Brésil.</p>
+
+<span class="sidenote">Conquêtes de la France pendant la présente guerre. Ses
+prétentions.</span>
+
+<p>En revanche de ces vastes acquisitions maritimes, la France s'était
+emparée des plus belles parties du continent européen, beaucoup plus
+importantes assurément que tous ces territoires lointains; mais elle
+les avait restituées, sauf la portion comprise dans les grandes lignes
+des Alpes, du Rhin et des Pyrénées. Elle avait conquis, en outre, une
+colonie qui, à elle seule, était un dédommagement de toute la grandeur
+coloniale ajoutée à l'Angleterre, c'était l'Égypte. Aucune possession
+ne valait celle-là. Songeait-on à ébranler de nouveau l'empire
+britannique dans les Indes, l'Égypte était la route la plus sûre pour
+y arriver. Ne voulait-on, ce qui était plus sage, que ramener vers les
+ports de la France une partie du commerce de l'Orient, l'Égypte était
+encore la route naturelle de ce commerce. Pour la paix comme pour la
+guerre, c'était donc la plus précieuse colonie du globe. Si, dans le
+moment, le chef du gouvernement français n'avait songé qu'à la France,
+et point à ses alliés, il pouvait accepter le marché proposé par
+l'Angleterre; car la Martinique elle-même, seule perte directe et
+digne d'attention que la France eût faite dans cette guerre, était
+bien peu de chose à côté de l'Égypte, véritable empire placé entre les
+mers de l'Orient et de l'Occident, commandant à la fois, et abrégeant
+la route de ces mers. Mais le Premier Consul tenait à honneur de faire
+rendre aux alliés de la France la plus grande partie de leurs
+possessions. Il ne dépendait pas de lui d'épargner à la <span class="pagenum"><a id="page021" name="page021"></a>(p. 021)</span>
+Hollande tous les sacrifices, auxquels la condamnait la défection de
+sa marine, qui avait suivi, comme on sait, le stathouder en
+Angleterre; mais il tenait à lui faire rendre le Cap et la Guyane; il
+voulait que l'Espagne, qui n'avait rien acquis dans la guerre, ne
+perdît rien non plus, et qu'on lui rendît la Trinité et les Baléares;
+enfin il était décidé à ne céder Malte à aucun prix, car c'était
+infirmer d'avance la conquête de l'Égypte, la rendre précaire dans nos
+mains. Son intention était donc de laisser aux Anglais l'Indostan,
+même avec les petits comptoirs de Chandernagor et de Pondichéry, qui
+n'avaient aucun intérêt pour nous; d'y ajouter Ceylan, propriété des
+Hollandais, mais d'exiger la restitution du Cap, des Guyanes, de la
+Trinité, de la Martinique, des Baléares, de Malte, et de conserver
+l'Égypte, en considérant cette conquête, comme l'équivalent pour la
+France, de l'acquisition du continent des Indes par l'Angleterre. On
+va voir comment il se conduisit pour arriver à ce but, pendant une
+négociation qui dura cinq mois entiers.</p>
+
+<span class="sidenote">Manière de raisonner des deux négociateurs.</span>
+
+<p>À la prétention d'adopter l'<i>uti possidetis</i>, comme base du futur
+traité de paix, le négociateur français fut chargé de répondre par des
+arguments péremptoires. Vous voulez poser en principe, dit-il à lord
+Hawkesbury, que chacune des deux nations gardera ce qu'elle a conquis:
+mais alors la France devrait garder en Allemagne Baden, le Wurtemberg,
+la Bavière, les trois quarts de l'Autriche; elle devrait garder en
+Italie toute l'Italie elle-même, c'est-à-dire les ports de Gênes,
+Livourne, Naples, Venise; elle <span class="pagenum"><a id="page022" name="page022"></a>(p. 022)</span> devrait garder la Suisse,
+qu'elle se propose d'évacuer dès qu'elle y aura rétabli un ordre de
+choses raisonnable; elle devrait garder la Hollande, occupée par ses
+armées, et où s'organiseraient, sous son influence, les plus
+puissantes escadres. Elle pourrait prendre le Hanovre, le donner comme
+compensation à certaines puissances du continent, et, par ce moyen, se
+les attacher à jamais. Elle pourrait enfin pousser à bout la campagne
+commencée contre le Portugal, dédommager l'Espagne avec les dépouilles
+de cet État, et s'assurer à elle-même de nouveaux ports. Ce sont aussi
+d'importantes positions maritimes, que celles qui s'étendent depuis le
+Texel jusqu'à Lisbonne et Cadix, depuis Cadix jusqu'à Gênes, depuis
+Gênes jusqu'à Otrante, depuis Otrante jusqu'à Venise. Si on veut
+apporter des principes absolus dans la négociation, toute paix est
+impossible. La France a rendu la plus grande partie de ses conquêtes à
+tous les gouvernements vaincus par elle: à l'Autriche, elle a rendu
+une partie de l'Italie; à la cour des Deux-Siciles, le royaume de
+Naples; au Pape, l'État Romain tout entier; elle a donné la Toscane,
+qu'il lui était facile de se réserver, à la maison d'Espagne; elle a
+rétabli Gênes dans son indépendance; elle se borne à faire de la
+Lombardie une république amie, et se prépare à évacuer la Suisse, la
+Hollande, même le Hanovre. Il faut donc que l'Angleterre restitue
+aussi une partie de ses conquêtes. Celles que la France réclame ne la
+touchent pas elle-même directement, mais appartiennent à ses alliés.
+La France se fait un devoir de les recouvrer, pour <span class="pagenum"><a id="page023" name="page023"></a>(p. 023)</span> les leur
+rendre. D'ailleurs, quand on concède à l'Angleterre l'Inde et Ceylan,
+que sont auprès de ces possessions, celles dont on lui demande la
+restitution? Si on ne veut pas faire de concession, il faut le dire;
+il faut déclarer franchement que la négociation n'est qu'un leurre.
+L'univers saura par la faute de qui la paix est devenue impossible;
+alors la France fera un dernier effort, et cet effort difficile,
+périlleux, sans doute, sera peut-être mortel pour l'Angleterre, car le
+Premier Consul ne désespère pas de franchir le détroit de Calais, à la
+tête de cent mille hommes.</p>
+
+<span class="sidenote">Le cabinet anglais est amené à des prétentions plus
+modérées.</span>
+
+<p>Lord Hawkesbury et M. Addington négociaient avec le désir d'arriver à
+une paix avantageuse pour eux, ce qui était tout naturel, mais à une
+paix prochaine. Ils furent sensibles aux arguments du cabinet
+français, et frappés de la résolution qui éclatait dans ses paroles.
+Ils apportèrent donc tout de suite dans la négociation des prétentions
+plus modérées, et qui amenèrent un rapprochement. Ils répondirent
+d'abord à l'argument du Premier Consul, tiré des conquêtes restituées
+par la France, que si la France avait abandonné une partie de ses
+conquêtes, c'est qu'elle n'aurait pas pu les conserver, tandis
+qu'aucune marine au monde ne pourrait enlever à l'Angleterre les
+colonies qu'elle avait conquises; que si la France rendait une partie
+des territoires occupés par ses armées, elle gardait Nice, la Savoie,
+les bords du Rhin, et surtout les bouches de l'Escaut et Anvers, ce
+qui l'agrandissait considérablement, non-seulement sur terre, mais sur
+mer; qu'il fallait rétablir l'équilibre européen rompu, qu'il fallait
+le rétablir, <span class="pagenum"><a id="page024" name="page024"></a>(p. 024)</span> sinon sur le continent où il était tout à fait
+détruit, au moins sur l'Océan; que si la France voulait conserver
+l'Égypte, l'Inde n'était plus une compensation suffisante pour
+l'Angleterre, et que le cabinet britannique voulait alors retenir une
+grande partie de ses nouvelles acquisitions. Toutefois, ajoutait lord
+Hawkesbury, nous n'avons fait qu'une première proposition; nous sommes
+prêts à nous départir de ce qu'elle a de trop rigoureux. Nous
+restituerons quelques-unes de nos conquêtes; dites-nous seulement
+celles dont la restitution vous tient le plus à c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Le Premier Consul fit une vive réplique à ces raisonnements des
+ministres anglais. Il n'était pas exact de dire, suivant lui, que
+l'Angleterre pût garder toutes ses conquêtes maritimes, tandis, au
+contraire, que la France n'aurait pas pu garder ses conquêtes
+continentales. La guerre continentale ayant fini, soit par
+l'épuisement absolu d'une partie des alliés de l'Angleterre, soit par
+le dégoût que les autres avaient de son alliance, la France, aidée des
+ressources de la Hollande, de l'Espagne et de l'Italie, aurait fait
+tout ce qu'elle aurait voulu sur le continent; et elle était en mesure
+de faire sur mer beaucoup plus que ne croyaient les ministres
+britanniques. La France, sans doute, n'aurait pas pu conserver le
+centre de l'Allemagne, et les trois quarts de l'Autriche, sans amener
+un bouleversement en Europe; mais elle aurait pu conclure une paix
+moins modérée que celle de Lunéville; elle aurait pu, l'Autriche étant
+épuisée après Hohenlinden, garder l'Italie entière, la Suisse
+<span class="pagenum"><a id="page025" name="page025"></a>(p. 025)</span> même, sans que personne eût la force de s'y opposer. Quant à
+l'équilibre continental, il avait été rompu le jour où la Prusse, la
+Russie, l'Autriche, partagèrent entre elles, sans équivalent pour
+aucune autre puissance, le vaste et beau royaume de Pologne. Les rives
+du Rhin, les versants des Alpes, étaient à peine pour la France un
+équivalent de ce que ses rivaux avaient acquis sur le continent. Sur
+mer, l'Égypte était à peine une compensation de la conquête des Indes.
+Il était même douteux qu'avec cette colonie, la France conservât ses
+anciennes proportions maritimes, à l'égard de l'Angleterre.</p>
+
+<span class="sidenote">Il est admis que l'Angleterre restituera une partie de ses
+conquêtes maritimes.</span>
+
+<p>Ces arguments avaient la puissance de la raison, et heureusement aussi
+celle de la force, car ce n'est pas assez de l'une des deux quand on
+négocie. On fut bientôt d'accord sur la base de la négociation. Il fut
+convenu que l'Angleterre, en restant propriétaire de l'Inde,
+restituerait une partie des conquêtes faites sur la France, l'Espagne
+et la Hollande. On entra ensuite dans le détail des objets à garder ou
+à restituer.</p>
+
+<span class="sidenote">Détail des possession à restituer.</span>
+
+<p>Sans accorder formellement la possession de l'Égypte à la France,
+point sur lequel le négociateur anglais aimait toujours à laisser
+planer un doute, cependant il proposait deux hypothèses, celle où la
+France conserverait l'Égypte, celle où la France y renoncerait, soit
+qu'elle la perdît par la force des armes, soit qu'elle en fît
+l'abandon volontaire. Dans la première hypothèse, celle de la
+conservation de l'Égypte par la France, l'Angleterre, en gardant
+l'Inde et Ceylan, Chandernagor et Pondichéry compris, exigeait en
+outre le cap de Bonne-Espérance, <span class="pagenum"><a id="page026" name="page026"></a>(p. 026)</span> une partie des Guyanes,
+c'est-à-dire Berbice, Demerari, Essequibo, la Trinité et la Martinique
+dans les Antilles, enfin et par-dessus tout l'île de Malte. Elle
+aurait rendu les petites possessions hollandaises des Indes, Surinam,
+les îles insignifiantes de Sainte-Lucie, et Tabago, Saint-Pierre et
+Miquelon, enfin Minorque. Dans la seconde hypothèse, celle où les
+Français ne resteraient pas en possession de l'Égypte, elle voulait
+toujours l'Inde et Ceylan; mais elle consentait à rendre les petits
+comptoirs de Pondichéry et de Chandernagor, le cap de Bonne-Espérance,
+la Martinique ou la Trinité, l'une des deux à notre choix, en gardant
+l'autre. Enfin, elle réclamait encore Malte, mais pas d'une manière
+péremptoire.</p>
+
+<span class="sidenote">Dernières prétentions qui semblent définitives de part et
+d'autre.</span>
+
+<p>Ces restitutions ne suffisaient pas, au jugement du Premier Consul. On
+s'aborda de plus près encore, on arriva enfin, après un mois de
+discussion, aux propositions suivantes, qui étaient au fond la pensée
+des deux gouvernements.</p>
+
+<p>L'Angleterre voulait, dans tous les cas, l'Inde et l'île de Ceylan. Si
+les Français évacuaient l'Égypte, elle leur laissait les petits
+comptoirs de Chandernagor et de Pondichéry; elle restituait le Cap aux
+Hollandais, à condition qu'il serait déclaré port franc; elle leur
+rendait encore, outre Berbice, Demerari, Essequibo sur le continent
+américain, l'établissement de Surinam; elle rendait l'une des deux
+grandes Antilles, la Martinique ou la Trinité, plus Sainte-Lucie,
+Tabago, Saint-Pierre et Miquelon, enfin l'île de Minorque et Malte.
+Ainsi, pour résultat de la <span class="pagenum"><a id="page027" name="page027"></a>(p. 027)</span> guerre, elle obtenait, si nous
+n'avions pas l'Égypte, le continent de l'Inde, Ceylan, plus l'une des
+deux principales Antilles, la Trinité ou la Martinique; et si nous
+avions l'Égypte, elle obtenait en outre Chandernagor et Pondichéry, le
+Cap, la Martinique et la Trinité, enfin Malte; c'est-à-dire que, dans
+ce second cas, il lui fallait comme précaution nous ôter les deux
+pieds-à-terre de Chandernagor et Pondichéry, placés dans la Péninsule
+indienne, et comme dédommagement, la Trinité, qui menaçait l'Amérique
+espagnole, la Martinique, qui est le premier port des Antilles, enfin
+Malte, qui est le premier port de la Méditerranée.</p>
+
+<span class="sidenote">À quels termes se trouve réduite la négociation.</span>
+
+<p>Quoique le Cap, la Martinique ou la Trinité, Malte, demandés comme
+surplus dans le cas où nous aurions l'Égypte, fussent loin de valoir
+cette importante possession, et qu'il eût été convenable de céder tout
+de suite, si cette condition eût été inévitable, le Premier Consul
+espérait garder l'Égypte, en payant moins cher cette concession. Il
+espérait que si l'armée anglaise, dirigée vers le Nil, succombait, que
+si les Espagnols poussaient vivement la guerre contre le Portugal, il
+pourrait, tout en gardant l'Égypte, faire restituer le Cap aux
+Hollandais, la Trinité aux Espagnols, Malte à l'ordre de
+Saint-Jean-de-Jérusalem, et obliger ainsi l'Angleterre à se contenter
+de l'Inde, de Ceylan, d'une partie des Guyanes, et d'une ou deux
+petites Antilles.</p>
+
+<p>Tout dépendait donc des événements de la guerre; et les Anglais,
+espérant, de leur côté, qu'elle tournerait à leur avantage, n'étaient
+pas fâchés d'en <span class="pagenum"><a id="page028" name="page028"></a>(p. 028)</span> attendre l'issue, qui ne pouvait tarder
+d'être connue, car il s'agissait de savoir si les Espagnols oseraient
+marcher sur le Portugal, et si les troupes anglaises à bord de
+l'amiral Keith dans la Méditerranée, pourraient toucher terre en
+Égypte. Il fallait pour connaître ce résultat un mois ou deux au plus.
+Aussi, de part et d'autre, tout en mettant un grand soin à ne pas
+rompre la négociation, qu'on voulait sincèrement faire aboutir à la
+paix, on prit le parti de gagner du temps, et la multiplicité, la
+complication des objets à débattre, en fournissait le moyen
+très-naturel, sans l'emploi de beaucoup de finesse diplomatique.</p>
+
+<span class="sidenote">Tout dépend des événements du Portugal et de l'Égypte.</span>
+
+<p>«Tout dépend, écrivait M. Otto, de deux choses: l'armée anglaise
+sera-t-elle battue en Égypte? l'Espagne marchera-t-elle franchement
+contre le Portugal? Hâtez-vous, obtenez ces deux résultats, ou l'un
+des deux, et vous aurez la plus belle paix du monde. Mais je dois vous
+dire, ajoutait-il, que, si les ministres anglais craignent beaucoup
+nos soldats de l'armée d'Égypte, ils ne craignent guère la résolution
+de la cour d'Espagne.»</p>
+
+<span class="sidenote">Efforts du Premier Consul pour faire tourner les événements
+le mieux possible.</span>
+
+<span class="sidenote">Préparatifs faits en Espagne pour l'expédition de
+Portugal.</span>
+
+<p>Aussi le Premier Consul faisait-il de continuels efforts pour
+réveiller la vieille cour d'Espagne, et pour la faire concourir à ses
+deux grands desseins, qui consistaient d'une part à se saisir du
+Portugal, de l'autre à diriger vers l'Égypte les forces navales des
+deux nations. Malheureusement les ressorts de cette antique monarchie
+étaient usés. Un roi honnête, mais aveuglé, et absorbé par les soins
+les plus vulgaires, les moins dignes du trône; une reine livrée aux
+plus <span class="pagenum"><a id="page029" name="page029"></a>(p. 029)</span> honteuses débauches; un favori vain, léger, incapable,
+consommaient dans l'insouciance et la licence les dernières ressources
+de la monarchie de Charles-Quint. Lucien Bonaparte, envoyé en
+ambassade à Madrid, pour le dédommager du ministère de l'intérieur,
+Lucien, jaloux d'égaler les succès diplomatiques de Joseph, s'agitait
+en Espagne, pour y servir avec éclat la politique de son frère; et il
+est vrai qu'il y avait acquis de l'influence, grâce à son nom, grâce
+aussi à la hardiesse heureuse avec laquelle il avait négligé les
+ministres titulaires, pour aller droit au véritable chef du
+gouvernement, c'est-à-dire au prince de la Paix. En plaçant ce prince
+entre le ressentiment ou la faveur du Premier Consul, il avait excité
+en lui un zèle peu ordinaire pour les intérêts de l'alliance, et lui
+avait fait adopter complètement le projet de la guerre contre le
+Portugal. Lucien avait dit à la cour d'Espagne: vous souhaitez la
+paix, vous la souhaitez avantageuse, au moins non dommageable, vous
+voulez la terminer sans avoir perdu aucune de vos colonies; aidez-nous
+donc à saisir des gages, dont nous nous servirons, pour arracher à
+l'Angleterre la plus grande partie de ses conquêtes maritimes.&mdash;De
+pareilles raisons étaient excellentes, et sans réplique, mais ce
+n'était pas les plus décisives auprès du prince de la Paix. Lucien en
+avait imaginé de plus efficaces. Vous êtes tout ici, avait-il dit au
+favori, mon frère le sait, il s'en prendra à vous du non-succès des
+projets de l'alliance. Voulez-vous des Bonaparte pour amis ou pour
+ennemis?&mdash;Ces arguments, employés déjà pour <span class="pagenum"><a id="page030" name="page030"></a>(p. 030)</span> décider la
+guerre de Portugal, étaient employés tous les jours pour en accélérer
+les préparatifs. Du reste, quels que fussent les arguments qui
+agissent sur le prince de la Paix, en faisant cette guerre, il ne
+trahissait pas les intérêts de son pays. Il ne pouvait, au contraire,
+les mieux servir, car la guerre contre le Portugal était le seul moyen
+d'arracher à l'Angleterre la restitution des colonies espagnoles.</p>
+
+<p>Les préparatifs étaient accélérés autant que possible, et on y
+appliquait les dernières ressources de la monarchie. Qui croirait que
+cette grande et noble nation, dont la gloire a rempli le monde, et
+dont le patriotisme devait bientôt se produire avec éclat,
+malheureusement contre nous, qui croirait qu'elle avait de la peine à
+réunir vingt-cinq mille hommes; qu'avec des ports magnifiques, une
+grande quantité de vaisseaux, restes du beau règne de Charles III,
+elle était embarrassée de payer quelques ouvriers dans ses arsenaux,
+pour remettre ses bâtiments à flot; qu'elle se trouvait enfin dans
+l'impossibilité de se procurer des vivres pour approvisionner ses
+flottes? Qui croirait que les quinze vaisseaux espagnols, enfermés
+depuis deux ans à Brest, composaient toute sa marine, du moins sa
+marine en état de servir? La privation des métaux, par suite de
+l'interruption des relations avec le Mexique, l'avait réduite au
+papier-monnaie, et le papier-monnaie était arrivé au dernier degré de
+discrédit. On venait de faire un appel au clergé, qui ne possédait
+pas, dans le moment, les fonds dont on avait immédiatement besoin,
+mais qui jouissait de plus de crédit que <span class="pagenum"><a id="page031" name="page031"></a>(p. 031)</span> la couronne, et, en
+se servant de ce crédit, on avait pu achever les préparatifs
+commencés.</p>
+
+<p>Vingt-cinq mille hommes, pas trop mal équipés, s'étaient enfin avancés
+vers Badajos; mais cela ne suffisait pas. Le prince de la Paix avait
+déclaré que, sans une division française, on ne pouvait pas se
+hasarder à entrer en Portugal. Le Premier Consul avait hâté la réunion
+de cette division à Bordeaux; bientôt elle avait traversé les
+Pyrénées, et elle marchait à grandes journées vers Ciudad-Rodrigo. Le
+prince de la Paix voulait entrer avec les Espagnols par l'Alentejo,
+pendant que la division française pénétrerait par les provinces de
+Tras-os-Montes et de Beïra. Le général Saint-Cyr, qui devait commander
+les Français, était allé à Madrid concerter les opérations avec le
+prince de la Paix; et, quoiqu'il fût peu propre à ménager la
+susceptibilité d'autrui, en ayant beaucoup lui-même, il avait réussi à
+faire accepter au prince de bons avis, et à concerter avec lui un plan
+d'opérations convenable.</p>
+
+<p>Le Portugal, en se voyant serré de si près, avait envoyé à Madrid M.
+d'Aranjo, auquel on avait refusé passage. M. d'Aranjo s'était alors
+rendu en France, où il avait trouvé les mêmes refus. Le Portugal se
+disait prêt à subir toutes les conditions, pourvu qu'il ne fût pas
+contraint à fermer ses ports aux bâtiments de commerce anglais. Ces
+offres furent repoussées. Il fut convenu qu'on lui demanderait
+l'expulsion complète des vaisseaux anglais, tant de guerre que de
+commerce, qu'on tiendrait trois de ses provinces en dépôt, jusqu'à la
+<span class="pagenum"><a id="page032" name="page032"></a>(p. 032)</span> paix, et qu'on lui ferait payer enfin les frais de
+l'expédition.</p>
+
+<span class="sidenote">Les troupes espagnoles en marche vers le Portugal.</span>
+
+<p>Les troupes des deux nations se mirent en marche, et le Prince de la
+Paix quitta Madrid, la tête remplie des plus beaux rêves de gloire. La
+cour et Lucien lui-même devaient l'accompagner. Le Premier Consul
+avait recommandé la plus exacte discipline aux troupes françaises; il
+leur avait prescrit d'entendre la messe le dimanche, de visiter les
+évêques lorsqu'on traverserait un chef-lieu de diocèse, en un mot, de
+se conformer en tout aux coutumes espagnoles. Il voulait que la vue
+des Français, au lieu d'éloigner les Espagnols, les rapprochât encore
+davantage de la France.</p>
+
+<span class="sidenote">Emploi des forces navales de France, d'Espagne et de
+Hollande.</span>
+
+<p>Tout allait, de ce côté, suivant les désirs du Premier Consul, et
+suivant le plus grand intérêt de la négociation entamée à Londres.
+Mais il restait encore beaucoup à faire, relativement à l'emploi des
+forces navales. On a vu de quelle manière devaient concourir au but
+commun, les trois marines de Hollande, de France et d'Espagne. Cinq
+vaisseaux hollandais, 5 vaisseaux français, 5 vaisseaux espagnols, en
+tout 15, chargés de troupes, devaient menacer le Brésil, ou essayer de
+reprendre la Trinité. Tout le reste des forces navales était destiné à
+l'Égypte. Ganteaume, sorti de Brest avec 7 vaisseaux, portant un
+secours considérable, était en route pour Alexandrie. Les autres
+bâtiments espagnols et français étaient demeurés à Brest, pour faire
+craindre sans cesse une expédition en Irlande, tandis qu'une seconde
+expédition, sortant de Rochefort, donnant la <span class="pagenum"><a id="page033" name="page033"></a>(p. 033)</span> main à 5
+vaisseaux espagnols armés au Ferrol, à 6 autres vaisseaux armés à
+Cadix, devait suivre Ganteaume en Égypte. Mais on n'avait pas pu
+révéler ce projet à l'Espagne, crainte d'indiscrétion. On lui demanda,
+sans explication, de faire passer à Cadix la division navale préparée
+au Ferrol. La cour d'Espagne réclama vivement contre cette direction,
+allégua le danger de percer les croisières anglaises, très-nombreuses
+à l'entrée du détroit, et dans les environs de Gibraltar. Les
+vaisseaux du Ferrol étaient d'ailleurs à peine en état de mettre à la
+mer, tant leur armement avait été retardé. Lucien, sans avouer le
+projet sur l'Égypte, parla du besoin de dominer la Méditerranée, de la
+possibilité de tenter dans cette mer quelque chose d'utile aux deux
+pays, d'essayer peut-être une expédition pour reprendre Minorque.
+Enfin il arracha les ordres nécessaires, et la division espagnole du
+Ferrol dut être conduite à Cadix par la flotte française de Rochefort.
+Ce n'était pas tout: l'Espagne, comme on doit s'en souvenir, avait
+promis le don de six vaisseaux. Il y avait contestation sur l'époque à
+laquelle cette condition serait exécutée; mais, comme on allait livrer
+la Toscane, avant même que la Louisiane fût remise à la France, il
+était bien juste que les vaisseaux fussent donnés immédiatement. Le
+ministère espagnol se décida enfin à en choisir six dans l'arsenal de
+Cadix, et à nous les abandonner sur-le-champ; mais il ne voulait pas
+les livrer armés, et pourvus de vivres. On ne pouvait cependant y
+envoyer de France des canons et du biscuit. <span class="pagenum"><a id="page034" name="page034"></a>(p. 034)</span> C'étaient là de
+mesquines contestations, en présence de l'ennemi commun, qu'il fallait
+battre par tous les moyens, si on voulait l'obliger à réduire ses
+prétentions. Ces difficultés furent enfin résolues comme le souhaitait
+le Premier Consul. On a déjà vu que l'amiral français Dumanoir était
+parti en poste pour Cadix, afin de veiller à l'équipement des
+vaisseaux espagnols devenus français, et d'en prendre le commandement.
+Cet amiral avait visité les ports d'Espagne, et y avait trouvé toute
+la confusion, tout le dénûment de l'opulence négligente et
+désordonnée. Avec les débris d'un magnifique matériel, avec de
+nombreux bâtiments fort beaux, mais désarmés, avec des établissements
+superbes, il n'y avait à Cadix, faute de solde, ni un matelot, ni un
+ouvrier, pour remettre cette marine à flot. Tout était livré au
+gaspillage et à l'abandon<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Lien vers la note 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. Le ministère français avait envoyé à
+l'amiral Dumanoir des crédits sur les maisons les plus riches de
+Cadix, et, à force d'argent comptant, cet officier était parvenu à
+vaincre les principales difficultés. Après avoir choisi les vaisseaux
+qui avaient le moins souffert du temps et de la négligence espagnole,
+il les arma en se servant du matériel enlevé aux autres; il se procura
+des matelots français, les uns émigrés par suite de la Révolution, les
+autres échappés des prisons d'Angleterre; il en reçut un certain
+nombre, expédiés des ports <span class="pagenum"><a id="page035" name="page035"></a>(p. 035)</span> de France sur des bâtiments
+légers; il demanda et obtint la permission d'enrôler quelques
+Espagnols; il engagea au moyen d'une forte solde des Suédois et des
+Danois. On lui envoya en poste, à travers la Péninsule, les officiers
+nécessaires pour organiser ses états-majors, et on fit marcher par la
+Catalogne des détachements d'infanterie française pour compléter ses
+équipages. Cette division, celle du Ferrol, celle de Rochefort,
+formant une force d'environ dix-huit vaisseaux, devaient aller en
+Égypte, après avoir touché à Otrante, pour y prendre dix mille hommes
+de débarquement. Ces projets, dont on a vu plus haut l'exposé, étaient
+maintenant en complète exécution.</p>
+
+<span class="sidenote">Complaisance du Premier Consul à l'égard de l'Espagne, pour
+exciter le zèle de celle-ci en faveur de la cause commune.</span>
+
+<p>Pour arracher à l'Espagne les faibles efforts qu'on venait d'en
+obtenir avec tant de peine, le Premier Consul avait rempli toutes ses
+promesses envers elle, avec une fidélité remarquable, et les avait
+même outre-passées. La maison de Parme ayant reçu, en place de son
+duché, le beau pays de la Toscane, ce qui était depuis long-temps le
+v&oelig;u le plus ardent de la cour de Madrid, il fallait pour une telle
+substitution le consentement de l'Autriche. Le Premier Consul s'était
+appliqué à l'obtenir, et y avait réussi. Le duché de Toscane avait été
+en outre érigé en royaume d'Étrurie. Le vieux duc régnant de Parme,
+prince dévot, ennemi de toutes les nouveautés du temps, était frère,
+comme nous l'avons dit, de la reine d'Espagne. Son fils, jeune homme
+fort mal élevé, avait épousé une infante, et vivait à l'Escurial.
+C'est à ces deux jeunes époux qu'on avait destiné le royaume
+d'Étrurie. Toutefois le Premier Consul, <span class="pagenum"><a id="page036" name="page036"></a>(p. 036)</span> n'ayant promis ce
+royaume qu'en échange du duché de Parme, n'était tenu de livrer l'un,
+qu'à la vacance de l'autre, et cette vacance ne pouvait avoir lieu
+qu'à la mort ou à l'abdication du vieux duc régnant; mais ce vieux duc
+ne voulait ni mourir, ni abdiquer. Malgré l'intérêt que le Premier
+Consul avait à se délivrer d'un tel hôte en Italie, il consentit à le
+tolérer à Parme, en plaçant tout de suite les infants sur le trône
+d'Étrurie. Seulement il exigea qu'ils vinssent à Paris recevoir la
+couronne de ses mains, comme autrefois les monarques sujets venaient,
+dans l'antique Rome, recevoir la couronne des mains du peuple-Roi.
+C'était un spectacle grand et singulier, qu'il voulait donner à la
+France républicaine. Ces jeunes princes quittèrent donc Madrid pour se
+rendre à Paris, au moment même où leurs parents s'acheminaient vers
+Badajos, afin de donner au favori le plaisir d'être vu à la tête d'une
+armée.</p>
+
+<p>Telles étaient les complaisances au moyen desquelles le Premier Consul
+espérait éveiller le zèle de la cour d'Espagne, et la faire concourir
+à ses desseins.</p>
+
+<span class="sidenote">Tous les regards tournés en ce moment vers l'Égypte.</span>
+
+<p>Dans cet instant tout convergeait vers l'Égypte. C'est vers elle que
+tendaient les efforts, les regards, les craintes, les espérances des
+deux grandes nations belligérantes, la France et l'Angleterre. Il
+semblait qu'avant de déposer les armes, ces deux nations voulussent
+s'en servir une dernière fois, pour terminer avec éclat, et à leur
+plus grand avantage, la terrible guerre qui ensanglantait le globe
+depuis dix années.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page037" name="page037"></a>(p. 037)</span>
+
+<span class="sidenote">Navigation de Ganteaume, sorti de Brest par une tempête.</span>
+
+<p>Nous avons laissé Ganteaume essayant de sortir de Brest, le 3 pluviôse
+(23 janvier 1801), par une horrible tempête. Les vents avaient été
+long-temps faibles ou contraires. Enfin, par une bouffée du
+nord-ouest, qui portait à la côte, on avait mis à la voile, pour obéir
+à l'aide-de-camp du Premier Consul, Savary, qui était à Brest, avec
+mission de vaincre toutes les résistances. Ce pouvait être une grande
+imprudence; mais comment faire en présence d'une flotte ennemie, qui
+bloquait incessamment la rade de Brest, par tous les temps, et ne se
+retirait que lorsque la croisière devenait impossible? Il fallait ou
+ne jamais sortir, ou sortir par une tempête qui éloignât les Anglais.
+L'escadre forte de 7 vaisseaux, 2 frégates, un brick, tous bâtiments
+qui marchaient bien, portait 4 mille hommes de troupes, un immense
+matériel, et de nombreux employés avec leurs familles, croyant aller à
+Saint-Domingue. On éteignit les feux de l'escadre afin de n'être pas
+aperçu, et on appareilla au milieu des plus grandes appréhensions. Le
+vent de nord-ouest était, pour sortir de Brest, le plus dangereux de
+tous. Il régnait en ce moment avec une extrême violence, mais
+heureusement il n'acquit toute sa force que lorsqu'on avait déjà
+franchi les passes, et qu'on arrivait au large. On eut à essuyer des
+rafales horribles, et une mer épouvantable. L'escadre marchait en
+ordre de bataille, le vaisseau amiral en tête; c'était
+l'<i>Indivisible</i>. Il était suivi du <i>Formidable</i>, qui portait le
+pavillon du contre-amiral Linois. Le reste de la division suivait,
+chaque vaisseau prêt <span class="pagenum"><a id="page038" name="page038"></a>(p. 038)</span> à combattre, si l'ennemi se présentait.
+À peine était-on au large, que le vent, toujours plus furieux, emporta
+les trois huniers du <i>Formidable</i>. Le vaisseau la <i>Constitution</i>
+perdit son grand mât de hune; le <i>Dix-Août</i> et le <i>Jean-Bart</i>, qui le
+suivaient de près, se placèrent à droite et à gauche, et le gardèrent
+à vue jusqu'au lendemain, pour venir à son secours s'il en avait
+besoin. Le brick le <i>Vautour</i> faillit être submergé, et allait couler
+lorsqu'il fut secouru. Au milieu de la tempête et des ténèbres,
+l'escadre avait été dispersée. Le lendemain à la pointe du jour,
+Ganteaume, monté sur l'<i>Indivisible</i>, resta quelque temps en panne
+afin de rallier sa division; mais craignant le retour des Anglais, qui
+jusque-là ne s'étaient pas montrés, et comptant sur les rendez-vous
+donnés à chaque vaisseau, il fit voile vers le point de ralliement
+convenu. Ce point de ralliement était à cinquante lieues à l'ouest du
+cap Saint-Vincent, l'un des caps les plus saillants de la côte
+méridionale d'Espagne. Les autres vaisseaux de la division, après
+avoir essuyé la tourmente, réparèrent leurs avaries en mer, au moyen
+de leur matériel de rechange, et finirent par se réunir tous, sauf le
+vaisseau amiral, qui, après les avoir attendus, avait fait voile vers
+le lieu du rendez-vous. Le seul accident de la traversée fut une
+rencontre de la frégate française la <i>Bravoure</i>, avec la frégate
+anglaise la <i>Concorde</i>, qui était venue observer la marche de la
+division. Le capitaine Dordelin, qui commandait la <i>Bravoure</i>, alla
+droit à la frégate anglaise, et lui offrit le combat. Il se plaça
+bord à bord avec elle, et lui envoya plusieurs volées <span class="pagenum"><a id="page039" name="page039"></a>(p. 039)</span> de
+canon, qui produisirent sur son pont un affreux ravage. Le capitaine
+Dordelin faisait ses dispositions pour monter à l'abordage, lorsque la
+frégate anglaise, man&oelig;uvrant de son côté pour échapper à ce péril,
+se sauva en faisant force de voiles<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Lien vers la note 2"><span class="smaller">[2]</span></a>.</p>
+
+<p>La frégate française rejoignit la division, et bientôt, sur le
+méridien indiqué, tous les vaisseaux furent réunis autour du pavillon
+amiral. On marcha ainsi vers le détroit de Gibraltar, après avoir
+échappé comme par miracle aux dangers de la mer et de l'ennemi.
+L'escadre était pleine d'ardeur; elle commençait à deviner où l'on
+allait, et chacun désirait remplir la glorieuse mission de sauver
+l'Égypte.</p>
+
+<span class="sidenote">Ganteaume franchit heureusement le détroit de Gibraltar.</span>
+
+<span class="sidenote">Ganteaume, trompé sur la force de la division Warren,
+rentre dans Toulon, au lieu de se rendre en Égypte.</span>
+
+<p>Il importait de se hâter, car dans ce moment la flotte de l'amiral
+Keith, réunie dans la baie de Macri, sur la côte de l'Asie-Mineure,
+n'attendait plus que les derniers préparatifs des Turcs, toujours fort
+lents, pour mettre à la voile, et porter une armée anglaise aux
+bouches du Nil. Il fallait donc la devancer, et les circonstances
+semblaient s'y prêter de la manière la plus heureuse. L'amiral anglais
+Saint-Vincent, qui commandait le blocus de Brest, averti trop tard de
+la sortie de Ganteaume, avait envoyé à sa suite l'amiral Calder, avec
+une force égale à la division française, c'est-à-dire avec 7 vaisseaux
+et 2 frégates. Les Anglais, ne pouvant imaginer que la division
+française osât pénétrer dans la Méditerranée, <span class="pagenum"><a id="page040" name="page040"></a>(p. 040)</span> au milieu de
+tant de croisières, trompés d'ailleurs par tous les rapports, crurent
+que les Français avaient navigué vers Saint-Domingue. L'amiral Calder
+se dirigea donc vers les Canaries, pour de là se porter aux Antilles.
+Pendant ce temps Ganteaume avait embouché le détroit, et rangeait la
+côte d'Afrique, pour se dérober aux croiseurs anglais de Gibraltar.
+Les vents ne le secondaient pas suffisamment, mais l'occasion était
+favorable pour remplir sa mission, car l'amiral anglais Warren, qui
+croisait sans cesse de Gibraltar à Mahon, n'avait guère que 4
+vaisseaux, tout le reste des forces anglaises étant, avec l'amiral
+Keith, employé au transport de l'armée de débarquement.
+Malheureusement Ganteaume ignorait ces détails, et la grave
+responsabilité qui pesait sur sa tête, lui causait un trouble
+involontaire, que jamais les boulets n'avaient produit dans son
+intrépide c&oelig;ur. Incommodé par deux bâtiments ennemis qui étaient
+venus l'observer de trop près, le cutter le <i>Sprightly</i> et la frégate
+le <i>Succès</i>, il leur donna la chasse, et les prit tous les deux. Enfin
+il passa le détroit, et entra dans la Méditerranée. Il n'avait plus
+qu'à forcer de voiles, et à plonger vers l'Orient. L'amiral Warren, en
+effet, était blotti dans la rade de Mahon, et l'amiral Keith,
+embarrassé de deux cents transports, n'avait pas encore quitté les
+parages de l'Asie-Mineure. Les rivages de l'Égypte étaient donc
+libres, et l'on pouvait porter à l'armée française les secours qu'elle
+attendait impatiemment, et qu'on lui annonçait depuis long-temps. Mais
+Ganteaume, toujours inquiet du sort de son escadre, et plus encore
+<span class="pagenum"><a id="page041" name="page041"></a>(p. 041)</span> du sort des nombreux soldats qu'il avait à son bord, se
+troublait à la vue des moindres bâtiments qu'il rencontrait. Supposant
+entre lui et l'Égypte une escadre ennemie qui n'y était pas, il était
+surtout effrayé de l'état de ses vaisseaux, et craignait, s'il fallait
+précipiter sa marche devant un ennemi supérieur, de ne le pouvoir pas
+avec des mâtures endommagées par la tempête, et hâtivement réparées à
+la mer. Il avait donc perdu toute confiance. Mécontent de la frégate
+la <i>Bravoure</i> qui ne marchait pas assez bien à son gré, il voulut s'en
+défaire, et la diriger vers Toulon. Au lieu de l'acheminer tout
+simplement vers ce port, et de continuer, quant à lui, à longer la
+côte d'Afrique en naviguant de l'ouest à l'est, il eut le tort de
+remonter au nord, et de venir se placer presque en vue de Toulon. Son
+intention était d'escorter la <i>Bravoure</i> pendant une partie du chemin,
+afin de la sauver des croiseurs ennemis; mauvaise raison assurément,
+car il valait cent fois mieux compromettre le sort d'une frégate, que
+le sort de sa mission. Grâce à cette faute, il fut aperçu de l'amiral
+Warren, qui se hâta de sortir de Mahon. Ganteaume, pour lui imposer,
+feignit de lui donner la chasse. L'intrépide capitaine Bergeret,
+commandant le vaisseau français le <i>Dix-Août</i>, s'avançant plus vite et
+plus loin que les autres, vint reconnaître les Anglais de très-près,
+et n'aperçut que quatre vaisseaux et deux frégates. Saisi de joie à
+cette vue, il crut que supérieurs aux Anglais, nous allions marcher
+sur eux, pour les chasser ou les combattre. Mais tout à coup il reçut
+le signal de cesser la poursuite, <span class="pagenum"><a id="page042" name="page042"></a>(p. 042)</span> et de rejoindre l'escadre.
+Ce brave officier, désolé, se mit tout de suite en communication avec
+Ganteaume, lui répéta qu'il était trompé par ses vigies, qu'on n'avait
+en présence que quatre vaisseaux: vains efforts! Ganteaume crut en
+voir sept ou huit, et résolut de faire voile au nord. Cependant il
+était certain (comme les rapports de l'amiral de Warren l'ont prouvé
+depuis) que nous n'avions devant nous que quatre vaisseaux ennemis<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Lien vers la note 3"><span class="smaller">[3]</span></a>.
+Ganteaume se rapprocha donc du golfe de Lion, pour expédier la
+<i>Bravoure</i>, et, ayant aperçu de nouveau l'escadre anglaise, il rentra
+éperdu dans Toulon. Là d'autres inquiétudes l'attendaient: c'était la
+crainte de la colère du Premier Consul, indigné de voir compromettre,
+au moment même du succès, une si importante expédition. Cette
+résolution fatale perdit l'Égypte, qui ce jour même aurait pu être
+sauvée.</p>
+
+<span class="sidenote">Des frégates parties de Toulon et de Rochefort, parviennent
+sans difficulté à Alexandrie.</span>
+
+<p>En effet, pendant que Ganteaume louvoyait entre, la côte d'Afrique et
+Mahon, deux frégates, la <i>Justice</i> et l'<i>Égyptienne</i>, sorties de
+Toulon avec des munitions et 400 hommes de troupes, avaient fait voile
+à l'est, et, sans rencontrer un seul vaisseau anglais, étaient entrées
+dans Alexandrie. Deux autres frégates, la <i>Régénérée</i> et
+l'<i>Africaine</i>, parties de Rochefort, venaient de traverser l'Océan, et
+de pénétrer par le détroit dans la Méditerranée, sans éprouver aucun
+accident. Malheureusement elles s'étaient séparées. La <i>Régénérée</i>
+arriva, sans fâcheuse rencontre, devant Alexandrie le 2 mars 1801 (11
+ventôse <span class="pagenum"><a id="page043" name="page043"></a>(p. 043)</span> an <span class="smcap">IX</span>). L'<i>Africaine</i>, jointe par une frégate
+anglaise pendant la nuit, s'arrêta pour la combattre. Elle avait 300
+hommes de troupes à bord, qui, voulant se mêler au combat, amenèrent
+un désordre affreux, et, après une lutte héroïque, devinrent cause de
+sa défaite. Elle fut prise par la frégate anglaise. Mais, comme on le
+voit, sur quatre frégates parties les unes de Toulon, les autres de
+Rochefort, trois, arrivées sans accident, avaient trouvé la côte
+d'Égypte délivrée de la présence de l'ennemi, et si facilement
+abordable, qu'elles étaient entrées sans coup férir dans le port
+d'Alexandrie: tant les rencontres sont difficiles sur l'immensité des
+mers, tant l'audace y peut servir un officier, qui veut risquer son
+pavillon pour l'accomplissement d'un grand devoir!</p>
+
+<p>Ganteaume était entré dans Toulon le 19 février (30 pluviôse), accablé
+de fatigue, dévoré d'inquiétudes, éprouvant, écrivait-il au Premier
+Consul, tous les tourments à la fois<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Lien vers la note 4"><span class="smaller">[4]</span></a>. Cela devait être, car il
+venait de compromettre des intérêts du premier ordre. Le Premier
+Consul, naturellement irritable, contenait peu son humeur, quand on
+avait fait échouer, ses projets. Mais il connaissait les hommes; il
+savait que ce n'était pas dans le moment même de l'action, qu'il
+fallait leur donner des signes de mécontentement, parce qu'en s'y
+prenant ainsi, on les ébranlait au lieu de les ranimer; il savait que
+Ganteaume avait besoin d'être encouragé, soutenu, et non pas
+désespéré <span class="pagenum"><a id="page044" name="page044"></a>(p. 044)</span> par les éclats d'une colère que tout le monde
+redoutait alors, comme le plus grand des malheurs. Aussi, loin de
+l'accabler de ses reproches, lui envoya-t-il son aide-de-camp Lacuée,
+afin de le consoler et de le ranimer, afin de mettre à sa disposition
+des troupes, des vivres, de l'argent, et d'en obtenir immédiatement
+une nouvelle sortie. Il se borna, pour toute sévérité, à le blâmer,
+doucement, d'avoir quitté les parages de l'Afrique pour ceux des
+Baléares, et d'avoir attiré ainsi l'amiral Warren à sa poursuite.</p>
+
+<p>Ganteaume était un brave homme, bon marin et excellent soldat. Mais
+son état moral en ce moment prouve que la responsabilité ébranle les
+hommes, beaucoup plus que le danger du canon. Cela même est honorable
+pour eux, car cela fait voir qu'ils craignent encore plus de
+compromettre les plans dont ils sont chargés, que de compromettre leur
+vie. Ganteaume, encouragé par le Premier Consul, se mit à l'&oelig;uvre;
+mais il perdit du temps soit pour réparer les avaries de ses
+vaisseaux, soit pour attendre les vents favorables. Il restait
+néanmoins encore quelques instants propices. L'amiral Warren s'était
+porté vers Naples et la Sicile. L'amiral Keith s'approchait, il est
+vrai, d'Aboukir avec l'armée anglaise; mais il n'était pas impossible
+de tromper sa vigilance, et de débarquer les troupes françaises, ou au
+delà d'Aboukir, c'est-à-dire à Damiette, ou en deçà, à vingt ou
+vingt-cinq lieues à l'ouest d'Alexandrie, ce qui aurait permis à nos
+soldats de regagner l'Égypte, au moyen de quelques marches à travers
+le désert.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page045" name="page045"></a>(p. 045)</span>
+
+<span class="sidenote">Nouvelle sortie de Ganteaume.</span>
+
+<p>Tandis que les instances du Premier Consul provoquaient une seconde
+sortie de Ganteaume, de nouvelles lettres parties de Paris pressaient
+l'organisation des escadres de Rochefort, du Ferrol et de Cadix, pour
+faire arriver des secours en Égypte par toutes les voies à la fois.
+Enfin Ganteaume, ranimé par les exhortations du Premier Consul, mêlées
+de nombreux témoignages de bonté, remit à la voile le 19 mars (28
+ventôse). Mais au moment de sortir, le vaisseau la <i>Constitution</i>
+échoua; il fallut attendre deux jours pour le remettre à flot. Le 22
+mars (1<sup>er</sup> germinal), l'escadre appareilla de nouveau avec sept
+vaisseaux, plusieurs frégates, et se dirigea vers la Sardaigne, sans
+être aperçue par les Anglais.</p>
+
+<p>Il était fort à désirer que ces efforts réussissent, au moins en
+partie; car notre armée d'Égypte, livrée à ses seules ressources,
+avait sur les bras les soldats réunis de l'Orient et de l'Occident.
+Toutefois, même réduite à ses propres forces, elle pouvait vaincre la
+multitude de ses ennemis, comme elle l'avait fait dans les champs
+d'Aboukir et d'Héliopolis, si elle était bien conduite.
+Malheureusement le général Bonaparte n'était plus à sa tête; Desaix et
+Kléber étaient morts.</p>
+
+<span class="sidenote">État de l'Égypte depuis la mort de Kléber.</span>
+
+<p>Il faut maintenant faire connaître la situation de l'Égypte, depuis le
+funeste coup de poignard qui avait abattu cette noble figure de
+Kléber, dont le seul aspect, aux bords du Rhin comme aux bords du Nil,
+suffisait pour raffermir le c&oelig;ur de nos soldats, pour leur faire
+oublier les périls, la misère, les douleurs de <span class="pagenum"><a id="page046" name="page046"></a>(p. 046)</span> l'exil. Il
+faut décrire l'état d'abord prospère de la colonie, et puis son
+désastre si soudain; il le faut, car il est bon de présenter aux yeux
+d'une nation le spectacle de ses revers comme celui de ses succès,
+pour qu'elle y puise des leçons utiles. Certes, au milieu des
+prospérités inouïes du Consulat, fruit d'une conduite accomplie, un
+malheur ne saurait obscurcir l'éclat du tableau que nous avons à
+tracer; mais il faut donner à nos hommes de guerre, et à nos généraux
+encore plus qu'à nos soldats, la cruelle leçon contenue dans les
+derniers jours de l'occupation d'Égypte. Puisse-t-elle les faire
+réfléchir sur leur penchant trop ordinaire à la désunion, surtout
+quand une main puissante ne les soumet pas, et ne tourne pas contre
+l'ennemi commun l'activité de leur esprit, et la vivacité de leurs
+passions!</p>
+
+<span class="sidenote">Résignation des Égyptiens à la domination française.</span>
+
+<p>Lorsque Kléber mourut, l'Égypte paraissait soumise. Après avoir vu
+l'armée du grand visir dissipée en un clin d'&oelig;il, et la révolte des
+trois cent mille habitants du Kaire réprimée en quelques jours par une
+poignée de soldats, les Égyptiens regardaient les Français comme
+invincibles, et considéraient leur établissement sur les Lords du Nil
+comme un arrêt du destin. Et d'ailleurs ils commençaient à se
+familiariser avec leurs hôtes européens, et à trouver que le nouveau
+joug était beaucoup moins lourd que l'ancien; car ils payaient moins
+d'impôts que sous les Mamelucks, et ne recevaient pas à l'époque de la
+perception du miri des coups de bâton, comme sous leurs
+coreligionnaires dépossédés. Mourad-Bey, <span class="pagenum"><a id="page047" name="page047"></a>(p. 047)</span> ce prince mameluck
+d'un caractère si brillant, si chevaleresque, et qui avait fini par
+s'attacher aux Français, tenait en fief la Haute-Égypte. Il se
+montrait vassal fidèle, payait exactement son tribut, et faisait avec
+soin la police du Haut-Nil. C'était un allié sur lequel on pouvait
+compter. Une simple brigade de 2,500 hommes, placée aux environs de
+Beni-Souef, et toujours facile à replier sur le Kaire, suffisait pour
+contenir la Haute-Égypte; ce qui était un grand avantage, vu
+l'effectif très-restreint de nos troupes.</p>
+
+<span class="sidenote">Bonnes dispositions de l'armée française.</span>
+
+<p>L'armée française, de son côté, ayant partagé l'erreur de son général
+à l'époque de la convention d'El-Arisch, et l'ayant réparée avec lui
+dans les plaines d'Héliopolis, avait le sentiment de sa faute, et
+n'était pas disposée à y retomber. Comprenant qu'elle devait compte à
+la République d'une si belle possession, elle ne songeait plus à
+l'évacuer. D'ailleurs le général Bonaparte se trouvait aujourd'hui
+parvenu au pouvoir suprême; elle s'expliquait maintenant les motifs de
+son départ, et ne le considérait plus comme un déserteur. Se croyant
+toujours présente aux yeux de son ancien général, elle n'avait plus
+aucune inquiétude sur son sort futur. Grâce, en effet, à la prévoyance
+du Premier Consul, qui faisait noliser des navires de commerce dans
+tous les ports, il ne se passait pas une semaine sans qu'il entrât
+dans Alexandrie quelques bâtiments plus ou moins grands, qui
+apportaient des munitions, des denrées d'Europe, des journaux, la
+correspondance des familles, et les dépêches du gouvernement.
+<span class="pagenum"><a id="page048" name="page048"></a>(p. 048)</span> Par suite de ces communications fréquentes, la patrie était
+comme présente à tous les esprits. Sans doute, le regret s'en
+éveillait promptement dans les c&oelig;urs, lorsqu'une occasion venait
+les émouvoir. À la mort de Kléber, par exemple, lorsque le général
+Menou prit le commandement, tous les yeux se tournèrent encore une
+fois vers la France. Un général de brigade, présentant ses officiers à
+Menou, lui demanda s'il songerait enfin à les ramener dans leur
+patrie. Menou le gourmanda vivement, proclama dans un ordre du jour sa
+résolution formelle de se conformer aux intentions du gouvernement,
+qui étaient de garder la colonie à jamais, et tous les c&oelig;urs se
+soumirent de nouveau. Mais, par-dessus tout, le général Bonaparte
+occupait le pouvoir: c'était toujours pour les anciens soldats
+d'Italie, la meilleure raison de se confier, et d'espérer.</p>
+
+<span class="sidenote">L'armée vit dans l'abondance.</span>
+
+<span class="sidenote">Ingénieux efforts de la colonie pour se suffire à
+elle-même.</span>
+
+<span class="sidenote">Rétablissement du commerce avec l'Afrique, l'Arabie et la
+Grèce.</span>
+
+<p>La solde était au courant, les denrées à bas prix. Au lieu de fournir
+la paye du soldat en vivres, on la lui donnait en argent. On ne lui
+fournissait que le pain en nature. Il avait ainsi le bénéfice du bon
+marché, et il vivait dans la plus grande abondance, mangeant le plus
+souvent de la volaille au lieu de la viande de boucherie. Le drap
+manquait; mais, vu la chaleur du climat, on y suppléait, pour une
+partie de l'habillement, avec de la toile de coton, fort abondante en
+Égypte. Pour le reste, on avait pris tous les draps apportés par le
+commerce en Orient, quelle que fût leur couleur. Il en résultait
+quelque diversité dans l'uniforme; on voyait, par exemple, des
+régiments habillés en bleu, en rouge, en vert; mais enfin le <span class="pagenum"><a id="page049" name="page049"></a>(p. 049)</span>
+soldat était vêtu, et présentait même une belle tenue. Le savant
+colonel Conte rendait à l'armée de grands services, par la fécondité
+de ses inventions. Il avait amené avec lui la compagnie des
+aérostiers, reste des aérostiers de Fleurus. C'était une réunion
+d'ouvriers de toutes les professions, organisés militairement. Avec
+leur secours, il avait établi au Kaire des machines à tisser, à
+fouler, à tondre les draps; et, comme la laine ne manquait pas, on
+espérait que bientôt on pourrait suppléer complétement aux étoffes
+d'Europe. Il en était de même de la poudre. Les fabriques établies au
+Kaire par M. Champy, en produisaient déjà une quantité suffisante pour
+tous les besoins de la guerre. Le commerce intérieur se rétablissait à
+vue d'&oelig;il. Les caravanes, bien protégées, commençaient à venir du
+centre de l'Afrique. Les Arabes de la mer Rouge se rendaient dans les
+ports de Suez et de Cosséir, où ils échangeaient le café, les parfums,
+les dattes, contre les blés et les riz de l'Égypte. Les Grecs,
+profitant du pavillon turc, et plus agiles que les croiseurs anglais,
+venaient apporter à Damiette, à Rosette et Alexandrie, de l'huile, du
+vin et diverses denrées. En un mot, on ne manquait de rien dans le
+présent, et de grandes ressources se préparaient dans l'avenir. Les
+officiers, voyant que l'occupation définitive de l'Égypte était chose
+résolue, faisaient leurs dispositions pour s'y établir le moins
+tristement possible. Ceux qui vivaient à Alexandrie, ou au Kaire, et
+c'était le plus grand nombre, y avaient trouvé des logements
+commodes. Des femmes syriennes, <span class="pagenum"><a id="page050" name="page050"></a>(p. 050)</span> grecques, égyptiennes, les
+unes achetées aux marchands d'esclaves, les autres obéissant à un
+penchant volontaire, étaient venues partager leur demeure. La
+tristesse était bannie. Deux ingénieurs avaient construit un théâtre
+au Kaire, et les officiers y jouaient eux-mêmes des pièces françaises.
+Les soldats ne vivaient pas plus mal que leurs chefs, et, grâce à
+cette facilité du caractère français à se familiariser avec toutes les
+nations, on les voyait fumer, boire du café, en compagnie des Turcs et
+des Arabes.</p>
+
+<span class="sidenote">Bon état des finances.</span>
+
+<span class="sidenote">Effectif de l'armée.</span>
+
+<p>Les ressources financières de l'Égypte, bien administrées,
+permettaient de satisfaire à tous les besoins de l'armée. L'Égypte
+avait payé, sous les Mamelucks, suivant la plus ou moins grande
+rigueur des exactions, 36 à 40 millions. Elle ne payait guère
+aujourd'hui plus de 20 à 25 millions, et la perception était moins
+dure. Ces 20 à 25 millions suffisaient aux dépenses de la colonie, car
+toutes ces dépenses réunies n'allaient guère au delà de 1,700,000
+francs par mois, c'est-à-dire, 20,400,000 francs par an. Le temps,
+améliorant la perception, la rendant plus exacte et plus douce à la
+fois, devait alléger les charges de la population, et accroître la
+richesse de l'armée. Il n'était pas impossible de se créer un excédant
+de 3 à 4 millions par an, qui aurait servi à former un petit trésor,
+soit pour subvenir aux circonstances extraordinaires, soit pour
+fournir à des constructions d'utilité ou de défense. L'armée était
+encore de 25 à 26 mille individus, en comptant les administrations,
+les femmes, les enfants de beaucoup de militaires <span class="pagenum"><a id="page051" name="page051"></a>(p. 051)</span> et
+d'employés. Sur ce nombre, on pouvait compter 23 mille soldats, dont 6
+mille moins valides, mais en état de défendre les citadelles, et 17 ou
+18 mille bien portants, capables du service le plus actif. La
+cavalerie était superbe; elle égalait les Mamelucks en bravoure, et
+les surpassait en discipline. L'artillerie de campagne était rapide,
+et bien servie. Le régiment monté avec des dromadaires, avait atteint
+le plus haut degré de perfection. Il parcourait le désert avec une
+rapidité extraordinaire, et avait complétement dégoûté les Arabes du
+pillage. La perte courante en hommes était peu considérable, car on ne
+comptait alors que 600 malades sur 26 mille individus. Cependant, en
+supposant encore une longue guerre, les hommes auraient peut-être
+manqué; mais les Grecs s'enrôlaient avec empressement; les Cophtes
+aussi. Les nègres eux-mêmes, achetés à très-bas prix, et remarquables
+par leur dévouement, formaient d'excellentes recrues. L'armée, avec le
+temps, aurait pu recevoir dans ses cadres dix à douze mille soldats,
+fidèles et vaillants. Confiante jusqu'à l'excès, dans sa bravoure et
+son expérience guerrière, elle ne doutait pas de jeter à la mer les
+Turcs ou les Anglais, qu'on lui enverrait d'Asie ou d'Europe. Il est
+certain que, bien commandés, ces 18 mille hommes, réunis à propos, et
+portés en masse sur des troupes nouvellement débarquées, devaient,
+quoiqu'il arrivât, rester maîtres du rivage de l'Égypte. Mais il
+fallait qu'ils fussent bien dirigés: c'était la condition du succès
+pour cette armée, comme pour toute autre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page052" name="page052"></a>(p. 052)</span> Qu'on imagine Kléber, ou, ce qui aurait mieux valu, Desaix,
+le sage, le vaillant Desaix, laissé en Égypte, d'où le tira
+malheureusement la tendre affection du Premier Consul; qu'on
+l'imagine, échappant au poignard musulman, et gouvernant l'Égypte
+pendant quelques années! Qui peut douter qu'il ne l'eût convertie en
+une colonie florissante, qu'il n'y eût fondé un superbe empire? Un
+climat sain, sans une seule fièvre, une terre d'une fertilité
+inépuisable, des paysans soumis et comme attachés à la glèbe, des
+recrues volontaires, quelle supériorité de conditions sur
+l'établissement que nous fondons aujourd'hui en Afrique!</p>
+
+<span class="sidenote">Le général Menou. Raisons qui lui valurent le
+commandement.</span>
+
+<p>Mais au lieu de Kléber, au lieu de Desaix, c'est Menou qui était
+devenu général en chef de l'armée, par droit d'ancienneté. Ce fut un
+malheur irréparable pour la colonie, et ce fut une faute de la part du
+Premier Consul, de ne l'avoir pas remplacé. N'étant pas sûr de faire
+arriver à point nommé un ordre en Égypte, il craignait que, si
+l'arrêté qui contenait la nomination d'un nouveau général, tombait
+dans les mains des Anglais, ils ne s'en servissent pour désorganiser
+le commandement. Ils auraient fait savoir que Menou était destitué, et
+n'auraient pas transmis l'ordre qui lui donnait un successeur. Le
+commandement serait donc resté incertain pendant un temps plus ou
+moins long. Cependant ce motif ne suffirait pas pour excuser le
+Premier Consul, s'il avait pu connaître la profonde incapacité de
+Menou sous le rapport militaire. Une raison le décida en faveur de ce
+général, c'était son zèle connu pour <span class="pagenum"><a id="page053" name="page053"></a>(p. 053)</span> la conservation et la
+colonisation de l'Égypte. Menou avait, en effet, vivement résisté au
+projet d'évacuation, combattu l'influence des officiers du Rhin, et
+s'était fait, en un mot, le chef du parti coloniste. Il avait même
+poussé l'enthousiasme jusqu'à se convertir à l'islamisme, et jusqu'à
+épouser une femme turque. Il s'appelait Abdallah Menou. Ces
+singularités faisaient rire nos soldats, naturellement railleurs, mais
+ne nuisaient pas à l'établissement, dans l'esprit des Égyptiens. Menou
+avait de l'intelligence, de l'instruction, une grande application au
+travail, le goût des établissements coloniaux, toutes les qualités
+d'un administrateur, mais aucune des qualités d'un général. Dépourvu
+d'expérience, de coup d'&oelig;il, de résolution, il était, d'ailleurs,
+tout à fait disgracié sous le rapport physique. Il avait de
+l'embonpoint, la vue très-faible, et montait gauchement à cheval.
+C'était un chef mal choisi pour des soldats aussi alertes et aussi
+hardis que les nôtres. De plus, il manquait de caractère, et, sous son
+autorité débile, les chefs de l'armée se divisant, furent bientôt en
+proie à des discordes funestes.</p>
+
+<p>Sous le général Bonaparte, il n'y eut en Égypte qu'un esprit, qu'une
+volonté. Sous Kléber, il y eut un moment deux partis, les colonistes
+et les anticolonistes, ceux qui voulaient rester, ceux qui voulaient
+partir. Mais, après l'affront que les Anglais essayèrent d'infliger à
+nos soldats, affront glorieusement vengé à Héliopolis, après la
+nécessité reconnue de rester, tout rentra dans l'ordre. Sous
+l'autorité imposante de Kléber, il y eut union <span class="pagenum"><a id="page054" name="page054"></a>(p. 054)</span> et ordre. Mais
+il s'écoula peu de temps entre la victoire d'Héliopolis et la mort de
+Kléber. Dès que Menou eut pris le commandement, l'union disparut.</p>
+
+<span class="sidenote">Le général Reynier.</span>
+
+<p>Le général Reynier, bon officier d'état-major, ayant servi en cette
+qualité dans les armées du Rhin, mais froid, sans extérieur, sans
+action sur les soldats, jouissait cependant de l'estime universelle.
+On le considérait comme l'un des officiers les plus dignes de figurer
+à la tête de l'armée. Il était après Menou le plus ancien. Le jour
+même de la mort de Kléber, il s'éleva une vive altercation entre
+Reynier et Menou, non pas pour se disputer le commandement, mais, au
+contraire, pour en décliner le fardeau. Aucun des deux, ne voulait
+l'accepter: et, en effet, la situation, ce jour-là, était effrayante.
+On croyait que le coup de poignard, sous lequel avait succombé le
+général Kléber, était le signal d'un vaste soulèvement, organisé dans
+toute l'Égypte par l'influence des Turcs et des Anglais. On devait
+donc craindre beaucoup la pesante responsabilité du commandement, dans
+des circonstances aussi critiques. Menou se rendit néanmoins aux
+instances de Reynier et des autres généraux, et consentit à devenir le
+chef de la colonie. Mais on fut bientôt éclairé sur la situation, par
+la tranquillité profonde qui suivit la mort de Kléber, et le
+commandement, refusé d'abord, fut regretté ensuite. Le général Reynier
+désira donc ce qu'il avait commencé par ne pas vouloir. Sous un
+extérieur froid, modeste, timide même, il cachait une vanité
+profonde. <span class="pagenum"><a id="page055" name="page055"></a>(p. 055)</span> L'autorité de Menou lui devint insupportable.
+Tranquille et soumis jusque-là, il se montra dès lors frondeur et
+tracassier. À tout il trouvait à redire. Menou avait accepté le
+commandement sur les instances mêmes de ses compagnons d'armes, et
+s'était qualifié de <i>Commandant en chef par intérim</i>; Reynier
+critiquait le titre pris par Menou. Aux funérailles de Kléber, Menou
+avait assigné les quatre coins du cercueil à des généraux
+divisionnaires, et s'était placé derrière, à la tête de l'état-major:
+Reynier trouvait qu'il avait tranché du vice-roi. Menou avait chargé
+l'illustre Fourier de faire l'éloge de Kléber: Reynier prétendait que
+c'était une négligence envers la mémoire de Kléber, que de le faire
+louer par un autre. Un retard dans une souscription ouverte pour
+élever un monument à Kléber, des difficultés sur la succession de ce
+général, bien chétive, comme celle des nobles guerriers de cette
+époque; ces puérilités et d'autres, furent interprétées par Reynier et
+par ceux qui suivaient son exemple, de la plus fâcheuse manière. Nous
+citons ces misères, qui seraient indignes de l'histoire, si leur
+petitesse même n'était instructive, en montrant à quoi peut descendre
+le mécontentement sans motif. Reynier devint donc un lieutenant
+insoumis, sot, et coupable. À lui se joignit le général Damas, ami de
+Kléber, chef de l'état-major général, et portant dans son c&oelig;ur
+toutes les jalousies de l'armée du Rhin contre l'armée d'Italie.
+L'opposition résida dès lors au sein même des bureaux de l'état-major.
+Menou ne voulut pas la souffrir si près de lui, et résolut <span class="pagenum"><a id="page056" name="page056"></a>(p. 056)</span>
+d'enlever au général Damas le poste que celui-ci avait occupé sous
+Kléber.</p>
+
+<span class="sidenote">Discordes dans le sein de l'armée.</span>
+
+<p>Les opposants déconcertés essayèrent de parer le coup en envoyant à
+Menou, pour négocier avec lui, le sage et brave général Friant,
+lequel, appliqué uniquement à ses devoirs, étranger à toutes les
+divisions, ne s'en mêlait que pour chercher à les apaiser. Menou, plus
+ferme que de coutume, ne se laissa pas fléchir, et remplaça le général
+Damas par le général Lagrange. Il se trouva dès lors incommodé de
+moins près par ses ennemis; mais ils n'en furent pas moins irrités,
+bien au contraire; et la discorde parmi les chefs de l'armée n'en
+devint que plus scandaleuse et plus inquiétante. Les gens sages
+gémissaient de l'ébranlement qui pouvait en résulter dans le
+commandement; ébranlement fâcheux partout, mais plus fâcheux encore
+lorsqu'on est loin de l'autorité suprême, et placé au milieu de
+dangers continuels.</p>
+
+<span class="sidenote">Travaux administratifs de Menou.</span>
+
+<p>Menou, mauvais général, mais administrateur laborieux, travaillait,
+jour et nuit, à ce qu'il appelait l'organisation de la colonie. Il fit
+de bonnes choses, il en fit aussi de mauvaises, mais surtout il en fit
+trop. Il s'occupa d'abord de mettre la solde au courant en employant à
+cet usage la contribution de dix millions, frappée par Kléber sur les
+villes égyptiennes, comme châtiment de la dernière révolte. C'était un
+moyen de maintenir le contentement et la soumission dans l'armée; car,
+au moment de la convention d'El-Arisch, on avait vu se manifester chez
+elle quelques mouvements d'insubordination, provoqués <span class="pagenum"><a id="page057" name="page057"></a>(p. 057)</span> en
+partie par le retard de la solde. Menou regardait donc l'acquittement
+régulier de ce qui était dû au soldat, comme une garantie d'ordre, et
+il avait raison. Mais il prit l'engagement téméraire de payer la
+solde, toujours, avant toute autre dépense, oubliant les cas forcés
+que la guerre pouvait faire naître. Il s'occupa du pain des troupes,
+qu'il rendit excellent. Il organisa les hôpitaux, et s'appliqua
+soigneusement à introduire l'ordre dans la comptabilité. Menou était
+d'une parfaite intégrité, mais un peu enclin à la déclamation. Il
+exprima si souvent, dans ses ordres du jour, l'intention de rétablir
+la moralité dans l'armée, qu'il blessa tous les généraux. Ceux-ci
+demandaient avec amertume, si tout était au pillage avant Menou, et si
+l'honnêteté parmi eux datait de son arrivée au commandement. Il était
+vrai, en effet, qu'on avait commis fort peu de malversations, depuis
+l'occupation de l'Égypte. On avait fait, après la violation de la
+convention d'El-Arisch, une prise considérable dans le port
+d'Alexandrie; c'était celle des nombreux bâtiments, venus sous
+pavillon turc, pour transporter l'armée en France, et presque tous
+chargés de marchandises. Une commission était chargée de les vendre au
+profit du trésor de la colonie. Menou parut mécontent des opérations
+de la commission et du général Lanusse, qui commandait à Alexandrie;
+il rappela celui-ci, de manière à porter atteinte à son caractère, et
+le remplaça par le général Friant. Le général Lanusse en fut offensé,
+et, de retour au Kaire, vint accroître le nombre des mécontents.
+Menou ne s'en <span class="pagenum"><a id="page058" name="page058"></a>(p. 058)</span> tint pas là; il voulut changer le système des
+contributions, et, sous ce rapport, commit des fautes graves. Sans
+aucun doute, on pouvait opérer plus tard une réforme dans les finances
+de l'Égypte. Avec une répartition équitable de l'impôt foncier, avec
+quelques taxes bien entendues sur les consommations, il était facile
+de soulager le peuple égyptien, et d'augmenter considérablement les
+revenus de l'autorité publique. Mais dans le moment, exposé qu'on
+était aux attaques du dehors, il ne fallait pas se créer des
+difficultés au dedans, et faire éprouver à la population des
+changements, dont elle ne saurait pas d'abord apprécier le bienfait.
+Percevoir avec plus d'ordre et d'équité les anciens impôts, suffisait
+pour établir entre les Mamelucks et les Français une comparaison toute
+à l'avantage de ces derniers, et pour alimenter largement le trésor de
+l'armée. Menou imagina un cadastre général des propriétés, un nouveau
+système d'impôt foncier, et surtout l'exclusion des Cophtes, qui, en
+Égypte, étaient les fermiers des revenus, et jouaient à peu près le
+rôle que les Juifs jouent dans le nord de l'Europe. Ces projets, bons
+pour l'avenir, étaient fort mauvais pour le présent. Menou,
+heureusement, n'eut pas le temps de mettre tout son plan à exécution;
+mais il eut celui de créer des contributions nouvelles. Les cheiks
+<i>El-Beled</i>, magistrats municipaux de l'Égypte, recevaient à certaines
+époques l'investiture du pouvoir municipal, et obtenaient, en présent,
+ou des pelisses, ou des schalls, de l'autorité qui <span class="pagenum"><a id="page059" name="page059"></a>(p. 059)</span> les
+investissait. Ils répondaient à ces dons par des présents de chevaux,
+de chameaux, de bétail. Les Mamelucks renouvelaient cette cérémonie le
+plus souvent possible, à cause du produit dont elle était pour eux
+l'occasion. Quelques-uns même l'avaient convertie en une prestation en
+argent. Menou imagina de généraliser cette mesure, et de l'étendre à
+toute l'Égypte. Il frappa sur les cheiks <i>El-Beled</i> un impôt, qui
+pouvait monter à deux millions et demi. Ils étaient certainement assez
+riches pour le payer, et même, pour beaucoup d'entre eux, cet impôt
+régulier était un véritable dégrèvement. Mais ils avaient une grande
+influence dans les deux mille cinq cents villages placés sous leur
+autorité, et c'était s'exposer à les tourner contre soi, que de les
+soumettre à un impôt absolu, uniforme, sans compensation, qui
+entraînait d'ailleurs la suppression d'une coutume dont l'effet moral
+était utile. Menou, possédé du désir d'assimiler l'Égypte à la France,
+ce qu'il appelait la civiliser, imagina de plus un système d'octrois.
+L'Égypte avait ses impôts sur les consommations, qui se percevaient
+dans les <i>okels</i>, espèce d'entrepôts, dans lesquels on dépose en
+Orient toutes les marchandises, qui se transportent d'un lieu à un
+autre. Ce mode de perception était simple et facile. Menou voulut le
+convertir en un impôt à la porte des villes, fort peu nombreuses en
+Égypte. Indépendamment du trouble apporté aux habitudes du pays,
+l'effet immédiat fut de faire renchérir les denrées dans les
+garnisons, de rejeter une partie de cette charge sur l'armée, et
+d'exciter de nouveaux murmures. Enfin <span class="pagenum"><a id="page060" name="page060"></a>(p. 060)</span> Menou résolut de faire
+contribuer les négociants riches, qui échappaient aux charges
+publiques, c'étaient les Cophtes, les Grecs, les Juifs, les
+Damasquins, les Francs, etc. Il leur imposa une capitation de
+2,500,000 francs par an. Le fardeau n'était pas trop lourd assurément,
+surtout pour les Cophtes, enrichis par le fermage des impôts. Mais ces
+derniers avaient été fort maltraités dans la révolte du Kaire; on
+avait d'ailleurs besoin d'eux, car c'était à leur bourse qu'il fallait
+s'adresser, quand on voulait emprunter quelque somme d'argent. Il
+n'était donc pas prudent de se les aliéner, pas plus que d'aliéner les
+commerçants grecs et européens, lesquels, très-rapprochés de nos
+m&oelig;urs, de nos usages, de notre esprit, devaient être nos
+intermédiaires naturels auprès des Égyptiens. Enfin Menou créa un
+impôt sur les successions, qu'il voulut étendre même à l'armée, ce qui
+devint un nouveau grief pour les mécontents.</p>
+
+<p>Cette manie d'assimiler une colonie à la métropole, et de croire qu'en
+la froissant on la civilise, possédait Menou comme tous les
+colonisateurs peu éclairés, et plus pressés de faire vite que de faire
+bien. Pour achever l'&oelig;uvre, Menou créa un conseil privé, non pas
+composé de quatre ou cinq chefs de service, mais d'une cinquantaine
+d'officiers civils et militaires, pris parmi les divers grades.
+C'était un vrai parlement, que le ridicule empêcha de réunir. Il y
+ajouta enfin un journal arabe, destiné à porter à la connaissance des
+Égyptiens et de l'armée, les actes de l'autorité française.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page061" name="page061"></a>(p. 061)</span> Cependant les soldats s'occupaient peu de ces créations. Ils
+vivaient bien, riaient de Menou, mais aimaient sa bonhomie et sa
+sollicitude pour eux. Les habitants étaient soumis et trouvaient,
+après tout, le joug des Français beaucoup plus supportable que celui
+des Mamelucks. Cependant il y avait des gens infiniment plus
+irritables, c'étaient les mécontents de l'armée. Pour que Menou ne fût
+pas blâmé, il aurait fallu qu'il ne fît absolument rien, qu'il ne
+livrât pas un seul acte à leur critique envenimée, et alors ils
+auraient blâmé son inaction. Mais Menou était trop possédé de la manie
+d'organiser, pour ne fournir aucune matière à leurs critiques. Ils en
+profitèrent, et allèrent jusqu'à projeter la déposition du général en
+chef, acte insensé, qui aurait bouleversé la colonie, et converti
+l'armée d'Égypte en armée de prétoriens. On sonda les corps
+d'officiers dans plusieurs divisions, mais on trouva l'esprit si sage,
+si peu tourné du côté des révoltes, qu'on y renonça. Reynier et Damas
+avaient entraîné Lanusse: tous ensemble entraînèrent Belliard et
+Verdier, et, le général Friant excepté, tous les divisionnaires firent
+bientôt partie de cette funeste opposition. Deux anciens
+conventionnels, que le général Bonaparte avait conduits en Égypte,
+pour occuper leur oisiveté, Tallien et Isnard, étaient au Kaire, et
+revenus à leurs anciennes habitudes, se montraient les plus ardents
+agitateurs. À défaut de la déposition du général en chef, reconnue
+impraticable, les généraux imaginèrent de faire auprès de lui une
+démarche de corps, pour présenter leurs observations <span class="pagenum"><a id="page062" name="page062"></a>(p. 062)</span> sur des
+mesures, dont quelques-unes assurément étaient fort critiquables. Ils
+s'y rendirent sans s'être fait annoncer, et surprirent beaucoup Menou,
+par leur subite apparition. Ils lui exposèrent leurs griefs, qu'il
+entendit avec assez de déplaisir, mais non sans une certaine dignité.
+Il promit de tenir compte de quelques-unes de leurs observations, et
+eut la faiblesse de ne pas réprimer à l'instant même l'inconvenance
+d'une telle conduite. Cette démarche produisit dans l'armée un vrai
+scandale, et fut sévèrement blâmée. Du reste, Isnard et Tallien
+payèrent pour tous, et furent embarqués pour l'Europe.</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites arriva l'ordre du Premier Consul, qui confirmait
+Menou dans sa position, et l'investissait du commandement en chef
+d'une manière définitive. Cette expression de la volonté suprême vint
+fort à propos, et fit rentrer dans le devoir une partie des
+mécontents. Malheureusement de nouvelles tracasseries survinrent, et
+replacèrent bientôt les choses dans leur premier état. C'est en
+querelles misérables, que ces esprits chagrins, aigris par l'exil,
+encouragés à la discorde par la faiblesse du commandement, employèrent
+le temps écoulé depuis Héliopolis jusqu'au moment présent,
+c'est-à-dire une année: temps précieux, qu'il aurait fallu employer à
+vivre unis, pour se préparer par l'union à vaincre le redoutable
+ennemi prêt à descendre en Égypte.</p>
+
+<span class="sidenote">Moyens préparés pour attaquer l'Égypte.</span>
+
+<p>Le Nil baissait, les eaux rentraient dans leur lit, les terres
+inondées commençaient à sécher. L'époque des débarquements était
+venue. On touchait <span class="pagenum"><a id="page063" name="page063"></a>(p. 063)</span> au mois de février 1801 (ventôse an <span class="smcap">IX</span>).
+Les Anglais et les Turcs se disposaient à livrer de nouveaux assauts à
+la colonie. Le grand visir, celui que Kléber avait battu à Héliopolis,
+était à Gaza, entre la Palestine et l'Égypte, n'ayant pas osé depuis
+sa défaite reparaître à Constantinople, ne comptant guère plus de dix
+à douze mille hommes dans son armée, dévorés par la peste, vivant de
+pillage, et ayant tous les jours à combattre les montagnards de la
+Palestine, soulevés contre de pareils hôtes. Celui-là n'était pas de
+long-temps à craindre. Le capitan-pacha, ennemi du visir, favori du
+sultan, croisait avec quelques vaisseaux, entre la Syrie et l'Égypte.
+Il aurait voulu renouveler la convention d'El-Arisch, espérant peu de
+la force des armes pour reconquérir l'Égypte, et se défiant beaucoup
+des Anglais, qu'il suspectait fort de vouloir arracher cette belle
+contrée aux Français, pour s'en emparer eux-mêmes. Enfin 18 mille
+hommes réunis à Macri, dans l'Asie-Mineure, les uns Anglais, les
+autres Hessois, Suisses, Maltais, Napolitains, conduits par des
+officiers exclusivement anglais, et soumis à une excellente
+discipline, allaient s'embarquer à bord de l'escadre de lord Keith, et
+descendre en Égypte, sous les ordres d'un bon général, sir Ralph
+Abercromby.</p>
+
+<p>À ces 18 mille soldats européens, devaient se joindre 6 mille
+Albanais, que le capitan-pacha transportait en ce moment sur son
+escadre, 6 mille Cipayes venant de l'Inde par la mer Rouge, et une
+vingtaine de mille hommes, mauvais soldats d'Orient, prêts à
+rejoindre les 10 mille hommes du grand visir en <span class="pagenum"><a id="page064" name="page064"></a>(p. 064)</span> Palestine.
+C'étaient environ 60 mille soldats que l'armée d'Égypte allait avoir
+sur les bras. Elle n'avait à leur opposer que 18 mille combattants.
+Cependant c'était assez, et même plus qu'il n'en fallait, si la
+direction était bonne.</p>
+
+<span class="sidenote">Avis nombreux annonçant une prochaine expédition.</span>
+
+<p>D'abord il n'y avait pas danger d'être surpris, car les avis
+arrivaient de toutes parts, tant de l'Archipel par les bâtiments
+grecs, que de la Haute-Égypte par Murad-Bey, et de l'Europe elle-même
+par les expéditions fréquentes du Premier Consul. Tous ces avis
+annonçaient une prochaine expédition, composée à la fois d'Orientaux
+et d'Européens. Menou, sourd aux avertissements qui lui parvinrent, ne
+fit, dans ce moment critique, rien de ce qu'il fallait faire, et de ce
+qui était clairement indiqué par la situation.</p>
+
+<span class="sidenote">Menou est sourd à tous les avis qui lui parviennent.</span>
+
+<p>La bonne politique conseillait d'abord de se ménager soigneusement la
+fidélité de Murad-Bey, en le traitant convenablement, car il gardait
+la Haute-Égypte, et d'ailleurs il préférait les Français aux Turcs et
+aux Anglais. Menou négligea ce soin, et répondit aux informations de
+Murad-Bey de manière à nous l'aliéner, s'il avait pu l'être. La bonne
+politique conseillait encore de profiter de la défiance des Turcs à
+l'égard des Anglais, et sans renouveler le scandale de la convention
+d'El-Arisch, de les paralyser au moyen d'une négociation simulée, qui,
+en les occupant, aurait ralenti leurs efforts. Menou ne songea pas
+plus à ce moyen qu'aux autres.</p>
+
+<span class="sidenote">Il ne prend aucune des mesures commandées par les
+circonstances.</span>
+
+<p>Quant aux mesures administratives et militaires que réclamait la
+circonstance, il ne sut en prendre aucune à propos. Il fallait
+d'abord faire à Alexandrie, <span class="pagenum"><a id="page065" name="page065"></a>(p. 065)</span> à Rosette, à Damiette, à
+Ramanieh, au Kaire, partout où l'armée pourrait être rassemblée, de
+grands approvisionnements de guerre, toujours faciles dans un pays
+aussi abondant que l'Égypte. Menou s'y refusa, ne voulant rien
+détourner du service de la solde, qu'il avait promis de tenir à jour,
+et que la difficulté de percevoir les nouveaux impôts permettait tout
+juste d'acquitter en cet instant. Il fallait remonter la cavalerie et
+l'artillerie, ressource principale contre une armée de débarquement,
+ordinairement dépourvue de ces deux armes. Il s'y refusa par les mêmes
+raisons financières. Il poussa même l'imprévoyance, jusqu'à choisir ce
+moment pour faire couper les chevaux d'artillerie, qui étaient
+entiers, et que leur fougue rendait incommodes.</p>
+
+<span class="sidenote">Points d'attaque contre l'Égypte, et moyens d'y pourvoir.</span>
+
+<p>Enfin Menou s'opposa aux concentrations de troupes, que la santé des
+soldats rendait convenables dans cette saison, quand bien même aucun
+danger n'aurait menacé l'Égypte. En effet quelques signes de peste
+avaient été aperçus. Camper les troupes, et les tirer des villes était
+urgent, indépendamment du besoin de les rendre plus mobiles. L'armée
+répandue dans les garnisons, ou inutilement amassée au Kaire, ou
+employée à la perception du miri, n'était nulle part en mesure d'agir.
+Et cependant en bien disposant des 23 mille hommes qui lui restaient,
+et dont 17 ou 18 mille étaient capables de servir activement, Menou
+était en mesure de défendre partout l'Égypte avec avantage. Il
+pouvait être attaqué par Alexandrie à cause <span class="pagenum"><a id="page066" name="page066"></a>(p. 066)</span> de la rade
+d'Aboukir, située dans le voisinage, et toujours préférée pour les
+débarquements; par Damiette, autre point propre aux atterrages,
+quoique beaucoup moins favorable que celui d'Aboukir; enfin par la
+frontière de Syrie, où le visir se trouvait avec les débris de son
+armée. De ces trois points il n'y en avait qu'un de sérieusement
+menacé, c'était Alexandrie et la rade d'Aboukir; chose facile à
+prévoir, car tout le monde le pensait ainsi, et le disait dans
+l'armée. La plage de Damiette, au contraire, était d'un accès
+difficile, et se liait par si peu de points avec le Delta, que l'armée
+ennemie, si elle y avait débarqué, aurait été bloquée facilement, et
+bientôt obligée de se rembarquer. Il n'était donc pas probable que les
+Anglais vinssent par Damiette. Du côté de la Syrie, le visir devait
+inspirer peu de craintes. Il était trop faible, trop rempli du
+souvenir d'Héliopolis, pour prendre l'initiative. Il ne voulait se
+porter en avant, qu'après que les Anglais auraient réussi à débarquer.
+Dans tous les cas, c'était un bon calcul que de le laisser avancer,
+car il serait d'autant plus compromis, qu'il se serait porté plus en
+avant. Le sujet unique des préoccupations du général en chef, devait
+donc être l'armée anglaise, dont le débarquement était annoncé comme
+très-prochain. Dans cette situation, il fallait laisser une forte
+division autour d'Alexandrie, c'est-à-dire 4 ou 5 mille hommes de
+troupes actives, indépendamment des marins et des dépôts destinés à la
+garde des forts. Deux mille hommes suffisaient à Damiette. C'était
+assez du régiment <span class="pagenum"><a id="page067" name="page067"></a>(p. 067)</span> des Dromadaires pour observer la frontière
+de Syrie. Une garnison de 3 mille hommes au Kaire, pouvant être
+rejointe par les 2 mille hommes de la Haute-Égypte, et renforcée par
+quelques mille Français des dépôts, suffisait, et au delà, pour
+contenir la population de la capitale, le visir eût-il paru sous ses
+murs. Ces divers emplois absorbaient 11 ou 12 mille hommes, sur 17 ou
+18 mille de troupes actives. Il restait une réserve de 6 mille hommes
+d'élite, dont il fallait faire un gros camp, également à portée
+d'Alexandrie et de Damiette. (Voir la carte n<sup>o</sup> 12.) Il existait en
+effet un point qui réunissait toutes les conditions désirables,
+c'était Ramanieh: lieu sain, au bord du Nil, pas loin de la mer,
+facile à nourrir, situé à une journée d'Alexandrie, à deux journées de
+Damiette, à trois ou quatre de la frontière de Syrie. Si Menou avait
+établi à Ramanieh sa réserve de 6 mille hommes, il pouvait, au premier
+avis, la porter en 24 heures sur Alexandrie, en 48 heures sur
+Damiette, et, s'il l'avait même fallu, en trois ou quatre jours, vers
+la frontière de Syrie. Une pareille force eût rendu partout
+impuissantes les tentatives de l'ennemi.</p>
+
+<span class="sidenote">Les lieutenants de Menou lui proposent vainement les
+dispositions militaires convenables.</span>
+
+<p>Menou ne songeait à aucun de ces moyens, et non-seulement n'y songeait
+point, mais repoussa les avis de tous ceux qui voulurent l'y faire
+penser. Les bons conseils lui vinrent de toutes parts, notamment des
+généraux qui lui étaient opposés. Ceux-ci, on doit leur rendre cette
+justice, et parmi eux Reynier, plus habitué que les autres aux
+grandes dispositions militaires, <span class="pagenum"><a id="page068" name="page068"></a>(p. 068)</span> ceux-ci lui révélèrent le
+danger, lui indiquèrent les mesures à prendre; mais ils s'étaient ôté
+tout crédit sur le général en chef, par leur opposition intempestive,
+et, maintenant qu'ils avaient raison, ils n'étaient pas plus écoutés
+que lorsqu'ils avaient tort.</p>
+
+<span class="sidenote">Faiblesse des moyens du général Friant à Alexandrie.</span>
+
+<p>Le brave Friant, étranger aux fatales discordes de l'armée, s'occupait
+avec zèle de la défense d'Alexandrie. Il avait organisé les marins et
+les hommes de dépôts, de manière à pouvoir leur confier la garde des
+forts; mais cela fait, il n'avait guère plus de 2 mille hommes de
+troupes actives à réunir sur le lieu où se ferait le débarquement.
+Encore fallait-il qu'il en consacrât une partie à garder les points
+principaux de la plage, tels que le fort d'Aboukir, les postes de la
+Maison-Carrée, d'Edko, et de Rosette. Ces points occupés il ne devait
+pas lui rester plus de 1,200 hommes. Heureusement la frégate la
+<i>Régénérée</i>, venue de Rochefort, avait apporté un renfort de 300
+hommes, avec un surcroît de munitions considérable. Grâce à cette
+circonstance inattendue, la force mobile du général Friant s'éleva
+jusqu'à 1,500 hommes. Qu'on imagine de quel secours eût été en ce
+moment l'escadre de Ganteaume, si, comptant un peu plus sur la
+fortune, cet amiral avait apporté les quatre mille soldats d'élite qui
+se trouvaient à bord de ses vaisseaux.</p>
+
+<p>Le général Friant, dans le dénûment où il était, se bornait à demander
+deux bataillons de plus, et un régiment de cavalerie. Par le fait,
+cette force eût suffi, mais il était bien téméraire, dans une
+<span class="pagenum"><a id="page069" name="page069"></a>(p. 069)</span> telle conjoncture, de se confier en un renfort d'un millier
+d'hommes. Il faut le dire, la confiance de l'armée en elle-même
+contribua beaucoup à la perdre. Elle avait pris l'habitude de se
+battre en Égypte, un contre quatre, quelquefois un contre huit, et
+elle ne se faisait pas une idée exacte des moyens des Anglais, en fait
+de débarquement. Elle croyait qu'ils ne pourraient jamais descendre à
+terre plus de quelques centaines d'hommes à la fois, sans artillerie
+et sans cavalerie, et elle imaginait qu'elle en viendrait facilement à
+bout avec ses baïonnettes. C'était une fatale illusion. Néanmoins ce
+renfort demandé par Friant, ce renfort, quelque faible qu'il fût,
+aurait tout sauvé: on va en juger par les événements.</p>
+
+<span class="sidenote">Nouvelle certaine du débarquement prochain, par un canot
+fait prisonnier.</span>
+
+<span class="sidenote">Mauvaises dispositions de Menou, en apprenant l'approche
+des Anglais.</span>
+
+<p>Le 28 février 1801 (9 ventôse an <span class="smcap">IX</span>), on aperçut, non loin
+d'Alexandrie, un canot anglais, qui semblait occupé à faire une
+reconnaissance. On mit des chaloupes à sa poursuite, on le prit ainsi
+que les officiers qu'il contenait, et qui étaient chargés de préparer
+le débarquement. Les notes trouvées sur eux ne laissèrent plus aucun
+doute. Immédiatement après, la flotte anglaise, composée de 70 voiles,
+parut en vue d'Alexandrie; mais, écartée par un gros temps, elle prit
+le large. La fortune laissait encore une chance pour préserver
+l'Égypte des Anglais, car il était probable que leur descente à terre
+ne serait pas exécutée avant plusieurs jours. La nouvelle transmise
+par Friant au Kaire, y arriva le 4 mars (13 ventôse), dans
+l'après-midi. Si Menou avait pris sur-le-champ une résolution prompte
+et sensée, tout pouvait être réparé. S'il <span class="pagenum"><a id="page070" name="page070"></a>(p. 070)</span> avait fait refluer
+l'armée entière vers Alexandrie, la cavalerie y serait arrivée en
+quatre jours, l'infanterie en cinq, c'est-à-dire que le 8 et le 9 mars
+(17 et 18 ventôse), on aurait pu avoir 10 mille hommes sur la plage
+d'Aboukir. Il était possible qu'à cette époque les Anglais eussent
+déjà débarqué leurs troupes, mais il était impossible qu'ils eussent
+trouvé le temps de débarquer leur matériel, de consolider leur
+position, et on arrivait encore assez tôt pour les jeter à la mer.
+Reynier, qui était au Kaire, écrivit, le jour même à Menou la lettre
+la mieux raisonnée. Il lui conseillait de négliger le visir, qui ne
+prendrait pas l'initiative, de négliger Damiette, qui ne semblait pas
+le côté menacé, et de courir avec la masse de ses forces sur
+Alexandrie. Rien n'était plus juste. En tout cas, on ne compromettait
+rien en s'acheminant vers Ramanieh, car, arrivé en cet endroit, si on
+apprenait que le danger était vers Damiette ou vers la Syrie, on
+pouvait toujours se reporter facilement sur l'un ou l'autre de ces
+points. On n'avait pas perdu un seul jour, et on s'était rapproché
+d'Alexandrie, où se montrait le vrai danger. Mais il fallait se
+décider sur-le-champ, et marcher la nuit même. Menou ne voulut rien
+entendre, et devint absolu dans ses ordres, tout en restant incertain
+dans ses idées. Ne sachant pas discerner le point véritablement
+menacé, il envoya un renfort au général Rampon vers Damiette; il
+dirigea Reynier avec sa division vers Belbeïs, pour faire face au
+visir du côté de la Syrie. Il achemina la division Lanusse vers
+Ramanieh. Encore ne l'envoya-t-il <span class="pagenum"><a id="page071" name="page071"></a>(p. 071)</span> pas tout entière, car il
+retint la 88<sup>e</sup> demi-brigade au Kaire. Il n'expédia sur-le-champ que le
+17<sup>e</sup> de chasseurs. Le général Lanusse avait ordre de se diriger sur
+Ramanieh, et, suivant les nouvelles trouvées sur ce point, de se
+porter de Ramanieh sur Alexandrie. Menou demeura de sa personne au
+Kaire, avec une grosse partie de ses forces, attendant les nouvelles
+ultérieures dans cette position, si éloignée du littoral. On ne
+pouvait pousser plus loin l'incapacité.</p>
+
+<span class="sidenote">Force de la flotte anglaise.</span>
+
+<p>Pendant ce temps, les événements marchaient avec rapidité. La flotte
+anglaise était composée de 7 vaisseaux de ligne, d'un grand nombre de
+frégates, de bricks et de gros bâtiments de la compagnie des Indes, en
+tout 70 voiles. Elle portait à bord une masse considérable de
+chaloupes. Comme nous l'avons dit ailleurs, lord Keith commandait les
+forces de mer, sir Ralph Abercromby celles de terre. Le point qu'ils
+choisirent pour débarquer, fut celui qu'on avait toujours choisi
+auparavant, c'est-à-dire la rade d'Aboukir. C'était là que notre
+escadre avait mouillé en 1798; ce fut là qu'elle fut trouvée et
+détruite par Nelson; c'est là que l'escadre turque avait déposé les
+braves janissaires, jetés à la mer par le général Bonaparte, dans la
+glorieuse journée d'Aboukir. La flotte anglaise, après avoir été
+obligée de tenir le large pendant plusieurs jours, retard funeste pour
+elle, bien heureux pour nous, si Menou avait su en profiter, vint se
+placer dans la rade d'Aboukir, le 6 mars (15 ventôse), à cinq lieues
+d'Alexandrie.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page072" name="page072"></a>(p. 072)</span>
+
+<span class="sidenote">Caractères du sol dans la Basse-Égypte.</span>
+
+<span class="sidenote">La rade d'Aboukir.</span>
+
+<p>La Basse-Égypte, ainsi que la Hollande, ainsi que Venise, est un pays
+de lagunes. (Voir la carte n<sup>o</sup> 12.) Elle présente, comme tous les pays
+de cette espèce, un caractère qu'il faut s'attacher à saisir, si on
+veut bien comprendre les opérations militaires dont elle peut devenir
+le théâtre. Aux points où tous les grands fleuves entrent dans la mer,
+il se crée des bancs de sable, disposés tout autour de leur
+embouchure. Ces bancs proviennent des sables que le fleuve entraîne,
+que la mer repousse, et qui, pressés entre ces deux forces contraires,
+s'étendent parallèlement au rivage. Ils forment ces barres, si
+redoutées des navigateurs, et toujours si difficiles à franchir, quand
+on veut sortir du lit des fleuves, ou y entrer. Elles s'élèvent
+successivement jusqu'au niveau des eaux, puis, avec le temps,
+au-dessus, et présentent de longues plages sablonneuses, battues en
+dehors par les flots de la mer, baignées en dedans par les eaux
+fluviales, qu'elles gênent dans leur écoulement. Le Nil, en se jetant
+dans la Méditerranée, a formé, devant ses nombreuses embouchures, un
+vaste demi-cercle de ces bancs de sable. Ce demi-cercle, qui a un
+développement de soixante-dix lieues au moins, depuis Alexandrie
+jusqu'à Peluse, est à peine interrompu près de Rosette, de Bourloz, de
+Damiette, de Peluse, par quelques ouvertures, à travers lesquelles les
+eaux du Nil se rendent à la mer. Baigné d'un côté par la Méditerranée,
+il est baigné de l'autre par les lacs Maréotis et Madieh, par le lac
+d'Edko, par les lacs Bourloz et Menzaleh. Tout débarquement en Égypte
+<span class="pagenum"><a id="page073" name="page073"></a>(p. 073)</span> devait s'effectuer nécessairement sur l'un de ces bancs de
+sable. Conduits par l'exemple et la nécessité, les Anglais avaient
+choisi celui qui forme la plage d'Alexandrie. (Voir la carte n<sup>o</sup> 18.)
+Ce banc, long d'environ quinze lieues, s'étendant entre la
+Méditerranée d'un côté, les lacs Maréotis et Madieh de l'autre, porte
+à l'une de ses extrémités la ville d'Alexandrie, et, à l'autre,
+présente un rentrant demi-circulaire, qui se termine à Rosette. C'est
+ce rentrant demi-circulaire, qui forme la rade d'Aboukir. L'un des
+côtés de cette rade était défendu par le fort d'Aboukir, ouvrage des
+Français, battant de ses feux la plage environnante. Venaient ensuite
+quelques monticules de sable, régnant autour du rivage, et allant
+expirer à l'autre côté de la rade, dans une plaine sablonneuse et
+unie. Le général Bonaparte avait ordonné de construire un ouvrage sur
+ces monticules. Si on lui avait obéi, tout débarquement eût été
+impossible.</p>
+
+<span class="sidenote">Débarquement des Anglais, exécuté le 8 mars.</span>
+
+<p>C'est au milieu de cette rade que la flotte anglaise vint mouiller,
+rangée sur deux lignes. Elle attendit sur ses ancres que la houle,
+devenue moins forte, permît de mettre les chaloupes à la mer. Enfin,
+le 8 au matin (17 ventôse), le temps étant plus calme, lord Keith
+distribua 5 mille hommes d'élite, dans 320 chaloupes. Ces chaloupes,
+disposées sur deux rangs, et dirigées par le capitaine Cochrane,
+s'avancèrent, ayant à chacune de leurs ailes une division de
+canonnières. Ces canonnières recevaient et rendaient une canonnade
+fort vive.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page074" name="page074"></a>(p. 074)</span> Le général Friant, accouru sur les lieux, s'était formé un
+peu en arrière du rivage, afin de mettre ses troupes à l'abri de
+l'artillerie anglaise. Il avait jeté, entre le fort d'Aboukir et le
+terrain qu'il occupait, un détachement de la 25<sup>e</sup> demi-brigade, avec
+quelques pièces de canon. À sa gauche même, il avait placé la 75<sup>e</sup>,
+forte de deux bataillons, et cachée par les monticules de sable; au
+centre, deux escadrons de cavalerie, l'un du 18<sup>e</sup>, l'autre du 20<sup>e</sup> de
+dragons; enfin, à sa droite, la 61<sup>e</sup> demi-brigade, forte aussi de deux
+bataillons, et chargée de défendre la partie basse du rivage. Ces
+divers corps ne s'élevaient pas à plus de 1,500 hommes. Quelques
+avant-postes occupaient le bord de la mer; l'artillerie française,
+placée sur les parties saillantes du terrain, balayait la plage de ses
+boulets.</p>
+
+<span class="sidenote">Combat brillant, mais infructueux, pour repousser les
+Anglais.</span>
+
+<p>Les Anglais s'avançaient à force de rames, les soldats couchés dans le
+fond des chaloupes, les matelots debout, maniant leurs avirons avec
+vigueur, et supportant avec sang-froid le feu de l'artillerie. Des
+matelots tombaient, d'autres les remplaçaient à l'instant. La masse,
+mue par une seule impulsion, s'approchait du rivage. Enfin, elle y
+touche; les soldats anglais se lèvent du fond des chaloupes, et
+s'élancent à terre. Ils se forment, et courent aux escarpements
+sablonneux qui bordaient la rade. Le général Friant, averti par ses
+avant-postes, qui se retiraient, arrive un peu tard. Cependant il
+lance la 75<sup>e</sup> à gauche, sur les monticules de sable; la 61<sup>e</sup> à
+droite, vers la partie basse du rivage. Celle-ci <span class="pagenum"><a id="page075" name="page075"></a>(p. 075)</span> se précipite
+avec ardeur, et la baïonnette baissée, sur les Anglais, qui de ce côté
+se trouvaient sans appui. Elle les pousse avec vigueur, les accule à
+leurs chaloupes, et y entre avec eux. Les grenadiers de cette
+demi-brigade s'emparent de douze embarcations, et s'en servent pour
+faire un feu meurtrier sur l'ennemi. La 75<sup>e</sup>, qui, avertie trop tard,
+avait laissé le temps aux Anglais d'envahir les escarpements de
+gauche, s'avance avec précipitation pour les enlever. Découverte par
+ce mouvement, et exposée au feu des canonnières, elle reçoit une
+affreuse décharge à mitraille, qui d'un coup tue 32 hommes et en
+blesse 20. Elle est accueillie au même instant, par les redoutables
+feux de l'infanterie anglaise. Cette brave demi-brigade, un instant
+surprise, et placée d'ailleurs sur un terrain inégal, attaque avec une
+certaine confusion. Le général Friant veut la faire soutenir, en
+ordonnant une charge de cavalerie sur le centre des Anglais, qui se
+déployait déjà dans la plaine, après avoir franchi les premiers
+obstacles. Le commandant du 18<sup>e</sup> de dragons, plusieurs fois appelé
+pour recevoir les ordres du général, arrive après s'être fait
+attendre. Le général Friant, au milieu d'une grêle de balles, lui
+indique avec précision le point d'attaque. Cet officier,
+malheureusement peu résolu, n'aborde pas directement l'ennemi, perd du
+temps à faire un détour, lance mal son régiment, et fait tuer beaucoup
+de cavaliers et de chevaux, sans ébranler les Anglais, et sans dégager
+la 75<sup>e</sup>, qui s'acharnait à reprendre les hauteurs sablonneuses de
+gauche. Restait <span class="pagenum"><a id="page076" name="page076"></a>(p. 076)</span> l'escadron du 20<sup>e</sup>. Un brave officier, nommé
+Boussart, qui le commandait, charge à la tête de ses dragons, et
+renverse tout ce qui se présente devant lui. Alors la 61<sup>e</sup> qui, vers
+la droite, était demeurée maîtresse du rivage, sans pouvoir toutefois
+vaincre à elle seule la masse des ennemis, se ranime, se jette à la
+suite du 20<sup>e</sup> de dragons, pousse la gauche des Anglais sur leur
+centre, et déjà les oblige à se rembarquer. La 75<sup>e</sup>, de son côté, sous
+un feu épouvantable, fait de nouveaux efforts. Si, dans ce moment
+décisif, le général Friant avait eu les deux bataillons d'infanterie
+et le régiment de cavalerie, qu'il avait tant de fois demandés, c'en
+était fait, et les Anglais étaient jetés à la mer. Mais une troupe de
+1,200 hommes d'élite, composée de Suisses et d'Irlandais, tourne les
+monticules de sable, et déborde la gauche de la 75<sup>e</sup>. Celle-ci est de
+nouveau forcée de plier. Elle se retire, laissant à notre droite, la
+61<sup>e</sup>, acharnée à vaincre, mais compromise par ses succès même.</p>
+
+<p>Le général Friant, voyant que, la 75<sup>e</sup> étant obligée de rétrograder,
+la 61<sup>e</sup> pourrait être enveloppée, ordonne alors la retraite, et
+l'effectue en bon ordre. Les grenadiers de la 61<sup>e</sup>, animés par le
+carnage et le succès, obéissent avec peine aux ordres du général, et,
+en se retirant, contiennent encore les Anglais par des charges
+vigoureuses.</p>
+
+<p>Cette malheureuse journée du 8 mars (17 ventôse), entraîna la perte de
+l'Égypte. Le brave général Friant avait peut-être choisi sa première
+position, un peu trop loin du rivage; peut-être aussi avait-il trop
+<span class="pagenum"><a id="page077" name="page077"></a>(p. 077)</span> compté sur la supériorité de ses soldats, et supposé trop
+facilement que les Anglais ne pourraient débarquer que peu de monde à
+la fois. Mais cette confiance était fort excusable, et, après tout,
+justifiée, car, s'il avait eu seulement un ou deux bataillons de plus,
+les Anglais eussent été repoussés, et l'Égypte sauvée. Mais que dire
+de ce général en chef, qui, depuis deux mois, averti du péril par
+toutes les voies, n'avait pas concentré ses forces à Ramanieh, ce qui
+lui aurait permis de réunir dix mille hommes devant Aboukir, le jour
+décisif? qui, averti encore le 4 mars, par une nouvelle positive
+parvenue ce jour-là au Kaire, n'avait pas fait partir des troupes, qui
+auraient pu arriver le matin même du 8, et seraient par conséquent
+arrivées à temps pour repousser les Anglais? Que dire aussi de cet
+amiral Ganteaume, qui aurait pu déposer quatre mille hommes dans
+Alexandrie, le jour même où la frégate la <i>Régénérée</i> en apportait
+300, lesquels combattirent sur le rivage d'Aboukir? Que dire de tant
+de timidités, de négligences, de fautes de tout genre, sinon qu'il y a
+des jours où tout s'accumule pour perdre les batailles et les empires?</p>
+
+<p>Le combat avait été meurtrier. Les Anglais comptaient 1,100 hommes
+morts ou blessés, sur 5 mille qui avaient débarqué. Nous en avions eu
+400 hors de combat, sur 1,500. On s'était donc bien battu. Le général
+Friant se retira sous les murs d'Alexandrie, et donna les plus prompts
+avis, soit à Menou, soit aux généraux, ses voisins, pour qu'on vînt à
+son secours.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page078" name="page078"></a>(p. 078)</span> Cependant tout pouvait être réparé, si on profitait du temps
+qui restait encore, des forces qu'on avait à sa disposition, et des
+embarras dans lesquels les Anglais allaient se trouver placés, une
+fois descendus sur cette plage de sable.</p>
+
+<p>Ils avaient d'abord à débarquer le gros de leur armée, puis à mettre à
+terre leur matériel, opération qui exigeait beaucoup de temps. Il leur
+fallait ensuite s'avancer le long de ce banc de sable, pour
+s'approcher d'Alexandrie, avec la mer à droite, les lacs Madieh et
+Maréotis à gauche, appuyés, il est vrai, par leurs canonnières, mais
+privés de cavalerie, et n'ayant d'autre artillerie de campagne, que
+celle qu'ils pourraient traîner à bras. Évidemment leurs opérations
+devaient être lentes, et bientôt difficiles, quand ils seraient en
+présence d'Alexandrie, réduits pour sortir de ce cul-de-sac, ou à
+prendre cette place, ou à cheminer sur les digues étroites, par
+lesquelles on communique avec l'intérieur de l'Égypte. Si on voulait
+réussir à les arrêter, il ne fallait plus leur livrer de ces combats
+partiels et inégaux, qui leur donnaient confiance, qui faisaient
+perdre à nos troupes leur assurance accoutumée, et réduisaient nos
+forces déjà trop peu nombreuses. Même sans combattre, on avait la
+certitude, en se plaçant bien, de leur barrer le chemin. Il n'y avait
+donc qu'une chose utile à faire, c'était d'attendre que Menou, dont
+l'aveuglement était maintenant vaincu par les faits, eût réuni l'armée
+tout entière sous les murs d'Alexandrie.</p>
+
+<span class="sidenote">Arrivée de la division Lanusse à Alexandrie.</span>
+
+<p>Mais le général Lanusse avait été dirigé avec sa division sur
+Ramanieh. Ayant appris là ce qui s'était <span class="pagenum"><a id="page079" name="page079"></a>(p. 079)</span> passé du côté
+d'Aboukir, il se hâta de marcher vers Alexandrie. Il amenait environ 3
+mille hommes. Friant en avait perdu 400 sur 1,500, dans la journée du
+8 mars; mais, ayant rappelé tous les petits postes, répandus depuis
+Rosette jusqu'à Alexandrie, il en avait encore 17 ou 1,800. Les forts
+d'Alexandrie étaient gardés par les marins et les soldats des dépôts.
+Avec la division Lanusse qui arrivait, on avait donc à peu près 5
+mille hommes à mettre en ligne. Les Anglais en avaient débarqué 16
+mille, sans compter 2 mille marins. Il ne fallait donc pas combattre
+encore. Cependant une circonstance entraîna les deux généraux
+français.</p>
+
+<p>Ce long banc de sable, sur lequel étaient descendus les Anglais,
+séparé par les lacs Madieh et Maréotis de l'intérieur de l'Égypte, ne
+s'y rattachait que par une longue digue, passant entre les deux lacs,
+et allant aboutir à Ramanieh. (Voir la carte n<sup>o</sup> 12 et la carte n<sup>o</sup>
+18.) Cette digue portait à la fois le canal qui amène l'eau douce du
+Nil à Alexandrie, et la grande route qui unit Alexandrie et Ramanieh.
+En ce moment, elle courait le danger d'être occupée par les Anglais,
+car ils étaient près d'atteindre le point où elle se joint au banc de
+sable qui porte Alexandrie. Les Anglais avaient employé les 9, 10, 11
+mars (18, 19, 20 ventôse) à débarquer et à s'organiser. Le 12, ils se
+mirent en route, cheminant péniblement dans les sables, faisant
+traîner leur artillerie par les marins de l'escadre, et appuyés de
+droite et de gauche par des chaloupes canonnières. Le 12 au soir, ils
+étaient tout près de l'endroit où la <span class="pagenum"><a id="page080" name="page080"></a>(p. 080)</span> digue vient se relier au
+sol d'Alexandrie. (Voir la carte n<sup>o</sup> 18.)</p>
+
+<span class="sidenote">Motifs qui décident les généraux Lanusse et Friant à livrer
+un nouveau combat.</span>
+
+<p>Les généraux Friant et Lanusse craignirent de laisser occuper ce point
+par les Anglais, et de leur livrer ainsi la route de Ramanieh, par
+laquelle Menou devait arriver. Cependant, cette route perdue, il en
+restait une, longue, il est vrai, difficile surtout pour l'artillerie,
+c'était le lac Maréotis lui-même. Ce lac, plus ou moins inondé,
+suivant la crue du Nil et la saison de l'année, laissait à découvert
+des bas-fonds marécageux, sur lesquels on pouvait se frayer un chemin
+sinueux, mais assuré. Dès lors il n'y avait pas de raison suffisante
+pour combattre, en ayant tant de chances contre soi.</p>
+
+<p>Néanmoins les généraux Friant et Lanusse, s'exagérant le danger auquel
+leurs communications étaient exposées, se décidèrent à combattre. Il y
+avait moyen de diminuer beaucoup la gravité de cette faute, en restant
+sur des hauteurs sablonneuses, qui barraient dans sa largeur le banc
+de sable sur lequel on combattait, hauteurs qui venaient aboutir à la
+tête même de la digue. En demeurant dans cette position, en y
+employant bien l'artillerie dont on était beaucoup mieux pourvu que
+les Anglais, on se donnait les avantages de la défensive, on pouvait
+compenser ainsi l'infériorité du nombre, et probablement réussir à
+garder le point, pour la conservation duquel allait être livré un
+second et regrettable combat.</p>
+
+<p>C'est ce qui fut convenu entre les généraux Friant et Lanusse.
+Lanusse était plein d'esprit naturel, de <span class="pagenum"><a id="page081" name="page081"></a>(p. 081)</span> bravoure et
+d'audace. Malheureusement il était peu disposé à écouter les conseils
+de la prudence. Mêlé d'ailleurs aux divisions de l'armée, il eût été
+charmé de vaincre avant l'arrivée de Menou.</p>
+
+<span class="sidenote">Nouveau combat, livré le 13 mars, pour conserver la route
+de Ramanieh.</span>
+
+<p>Le 13 mars au matin (22 ventôse), les Anglais parurent. Ils étaient
+distribués en trois corps: celui qui marchait à leur gauche, suivait
+le bord du lac Madieh, menaçant la tête de la digue, et appuyé par des
+chaloupes canonnières; celui du milieu s'avançait dans la forme d'un
+carré, ayant des bataillons en colonne serrée sur ses flancs, afin de
+résister à la cavalerie française, que les Anglais redoutaient fort;
+celui qui formait leur droite longeait la mer, appuyé comme le premier
+par des chaloupes canonnières.</p>
+
+<p>Le corps destiné à s'emparer de la tête de la digue, avait devancé les
+deux autres. Lanusse, voyant l'aile gauche anglaise aventurée seule le
+long du lac, ne résista pas au désir de l'y précipiter. Il fit la
+faute de descendre des hauteurs pour la joindre. Mais, au même
+instant, le redoutable carré du centre, caché d'abord par des dunes
+sablonneuses, parut tout à coup au delà de ces dunes, qu'il avait
+franchies. Lanusse alors, obligé de se détourner de son but, marcha
+droit à ce carré, qui était précédé à quelque distance par une
+première ligne d'infanterie. Il jeta en avant le 22<sup>e</sup> de chasseurs,
+qui se précipita au galop sur cette ligne d'infanterie, la coupa en
+deux, et fit mettre bas les armes à deux bataillons. La 4<sup>e</sup> légère
+s'avançant pour soutenir le 22<sup>e</sup>, acheva ce premier succès. Sur ces
+<span class="pagenum"><a id="page082" name="page082"></a>(p. 082)</span> entrefaites, le carré, qui était arrivé à portée de fusil,
+commença ces feux de mousqueterie si bien nourris, dont notre armée
+avait déjà tant souffert au débarquement d'Aboukir. La 18<sup>e</sup> légère
+accourut, mais elle fut accueillie par des décharges meurtrières, qui
+mirent quelque désordre dans ses rangs. Dans ce moment, on voyait
+avancer le corps anglais de droite, qui abandonnait le bord de la mer,
+pour venir au soutien du centre. Lanusse alors, qui n'avait que la
+69<sup>e</sup> pour appuyer la 18<sup>e</sup>, ordonna la retraite, craignant d'engager un
+combat trop inégal. De son côté, Friant, surpris de voir Lanusse
+descendre dans la plaine, y était descendu aussi pour l'appuyer, et
+s'était porté vers la tête de la digue, contre la gauche des Anglais.
+Il essuyait depuis assez long-temps un feu très-vif, auquel il
+répondait par un feu égal, lorsqu'il aperçut la retraite de son
+collègue. Il se retira dès lors à son tour, pour ne pas rester seul
+aux prises avec l'armée anglaise. Tous deux, après ce court
+engagement, regagnèrent la position, qu'ils avaient eu le tort de
+quitter.</p>
+
+<p>Ce n'était qu'une véritable reconnaissance, mais très-superflue, et
+qu'on aurait dû épargner à l'armée, car il en résultait une nouvelle
+perte de 5 à 600 hommes, perte fort regrettable, puisqu'on n'avait
+pas, comme les Anglais, le moyen de recevoir des renforts, et qu'on
+était réduit à combattre avec des corps de cinq à six mille soldats.
+Si les pertes des Anglais avaient pu être un dédommagement suffisant
+pour les nôtres, elles étaient assez <span class="pagenum"><a id="page083" name="page083"></a>(p. 083)</span> grandes pour nous
+satisfaire. Ils avaient eu en effet 13 à 1,400 hommes hors de combat.</p>
+
+<span class="sidenote">Menou se décide enfin à marcher sur Alexandrie avec le gros
+de ses forces.</span>
+
+<p>Il fut résolu qu'on attendrait Menou, lequel s'était enfin décidé à
+diriger l'armée sur Alexandrie. Il avait ordonné au général Rampon de
+quitter Damiette, pour se porter vers Ramanieh; il amenait avec lui la
+masse principale de ses forces. Cependant il restait encore dans la
+province de Damiette, aux environs de Belbeïs et de Salahié, au Kaire
+même, et dans la Haute-Égypte, quelques troupes, qui n'étaient pas
+aussi utiles dans les postes où on les laissait, qu'elles l'eussent
+été en avant d'Alexandrie. Si Menou avait fait évacuer la Haute-Égypte
+en la confiant à Mourad-Bey, et qu'il eût abandonné la ville du Kaire,
+très-peu disposée à se soulever, aux hommes des dépôts, il aurait eu
+deux mille hommes de plus à présenter à l'ennemi. Un tel surcroît de
+forces n'était certainement pas à dédaigner, car ce qui pressait avant
+tout, c'était de vaincre les Anglais. Les Égyptiens, éloignés dans le
+moment de toute idée de révolte, ne méritaient pas les précautions
+qu'on prenait contre eux. Ils ne devaient être à craindre que lorsque
+les Français seraient décidément battus.</p>
+
+<p>Menou, parvenu à Ramanieh, connut là toute la gravité du péril. Le
+général Friant avait envoyé au-devant de lui deux régiments de
+cavalerie. Ce général pensait avec raison, qu'enfermé pour quelques
+jours dans les murs d'Alexandrie, il n'avait pas grand besoin de ces
+régiments, et qu'ils seraient, au contraire, très-utiles à Menou pour
+éclairer sa marche.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page084" name="page084"></a>(p. 084)</span> Menou fut obligé de faire d'assez longs circuits, dans le lit
+même du lac Maréotis, pour regagner la plage d'Alexandrie. Il y
+réussit cependant avec quelque fatigue, surtout pour son artillerie.
+Les troupes arrivèrent les 19 et 20 mars (28 et 29 ventôse). Il arriva
+de sa personne, le 19, et put apprécier de ses yeux, combien était
+grande la faute d'avoir laissé prendre terre aux Anglais.</p>
+
+<p>Ceux-ci avaient reçu quelques renforts, et beaucoup de matériel. Ils
+s'étaient établis sur ces mêmes hauteurs sablonneuses, que Lanusse et
+Friant occupaient le 13 mars. Ils y avaient exécuté des travaux de
+campagne, et les avaient armées avec du gros canon. Les leur arracher
+était fort difficile.</p>
+
+<p>D'ailleurs, les Anglais nous étaient de beaucoup supérieurs en nombre.
+Ils comptaient 17 ou 18 mille hommes, contre moins de 10 mille. Friant
+et Lanusse, depuis l'affaire du 22, en avaient à peine 4,500 en état
+de combattre; Menou en amenait tout au plus 5 mille. On n'avait donc
+pas 10 mille hommes à opposer à 18 mille, établis dans une position
+retranchée. Toutes les chances qu'on aurait eues pour soi, à la
+première, même à la seconde affaire, on les avait maintenant contre.
+Cependant la résolution la plus naturelle était de combattre. Après
+avoir, en effet, essayé de rejeter les Anglais à la mer, d'abord avec
+1,500 hommes, puis avec 5 mille, il eût été extraordinaire de ne pas
+le tenter, quand on en avait 10 mille, lesquels étaient à peu près
+tout ce qu'on pouvait réunir sur un même point.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page085" name="page085"></a>(p. 085)</span>
+
+<span class="sidenote">Deux partis à prendre: combattre ou temporiser.</span>
+
+<p>Il ne faut pas méconnaître qu'il y aurait eu un autre parti à prendre,
+meilleur surtout si on l'avait pris après le débarquement, et avant
+l'inutile combat livré par les généraux Lanusse et Friant: c'était de
+laisser les Anglais dans l'impasse qu'ils occupaient; de faire
+rapidement autour d'Alexandrie des travaux qui en rendissent l'attaque
+difficile; d'en confier la garde aux marins, aux hommes des dépôts,
+renforcés par un corps de 2 mille bons soldats, tirés des troupes
+actives; d'évacuer ensuite tous les postes, excepté le Kaire, où l'on
+aurait laissé 3 mille hommes de garnison, ayant pour réduit la
+citadelle; puis, de tenir la campagne avec le reste de l'armée,
+c'est-à-dire avec 9 à 10 mille hommes, dans le but de se jeter ou sur
+les Turcs, s'ils pénétraient par la Syrie, ou sur les Anglais, s'ils
+voulaient faire un pas dans l'intérieur, par les digues étroites qui
+traversent la Basse-Égypte. On avait sur eux l'avantage de réunir
+toutes les armes, cavalerie, artillerie, infanterie, et d'avoir la
+jouissance exclusive des vivres du pays. On les eût bloqués, et
+probablement contraints à se rembarquer. Mais, pour cela, il aurait
+fallu un général autrement habile que Menou, autrement versé qu'il ne
+l'était, dans l'art de remuer des troupes. Il aurait fallu enfin un
+chef différent de celui qui, ayant toutes les chances en sa faveur au
+début de la campagne, s'était comporté de telle façon, qu'il les avait
+maintenant toutes contre lui.</p>
+
+<p>Cependant, combattre les Anglais débarqués, <span class="pagenum"><a id="page086" name="page086"></a>(p. 086)</span> était dans le
+moment une résolution naturelle, conséquente avec tout ce qu'on avait
+fait, depuis l'ouverture de la campagne. Mais, une fois résolu à
+tenter un effort décisif, il fallait le tenter le plus tôt possible,
+pour ne pas donner aux Turcs venant de la Syrie le temps de nous
+serrer de trop près.</p>
+
+<p>Pour livrer bataille, il était nécessaire de convenir d'un plan. Menou
+était incapable de le concevoir, et il ne se trouvait plus avec ses
+généraux dans des rapports qui lui rendissent facile le recours à
+leurs conseils. Néanmoins le chef d'état-major Lagrange demanda un
+plan à Lanusse et à Reynier, qui le rédigèrent en commun, et
+l'envoyèrent à l'approbation de Menou. Celui-ci l'adopta presque
+machinalement.</p>
+
+<span class="sidenote">Position des deux armées en avant d'Alexandrie.</span>
+
+<p>Les deux armées étaient en présence, occupant ce banc de sable, large
+d'une lieue, long de quinze ou dix-huit, sur lequel les Anglais
+avaient pris terre. (Voir la carte n<sup>o</sup> 18, et le plan particulier du
+champ de bataille de Canope.) L'armée française était en avant
+d'Alexandrie, sur un terrain assez élevé. Devant elle s'étendait une
+plaine sablonneuse, et çà et là des dunes, que l'ennemi avait
+soigneusement retranchées, de manière à former une chaîne continue de
+positions de la mer au lac Maréotis. À notre gauche, tout juste contre
+la mer, on voyait un vieux camp romain, espèce d'édifice carré, encore
+intact, et, un peu en avant de ce camp, un monticule de sable, sur
+lequel les Anglais avaient construit un ouvrage. C'est là qu'ils
+avaient établi leur droite, sous le double feu de <span class="pagenum"><a id="page087" name="page087"></a>(p. 087)</span> cet
+ouvrage, et d'une division de chaloupes canonnières. Au milieu du
+champ de bataille, à distance égale de la mer et du lac Maréotis, se
+trouvait un autre monticule de sable, plus élevé, plus étendu que le
+précédent, et couronné de retranchements. Les Anglais en avaient fait
+l'appui de leur centre. Tout à fait à notre droite enfin, du côté des
+lacs, le terrain en s'abaissant allait aboutir à la tête de la digue,
+pour laquelle on avait combattu quelques jours auparavant. Une suite
+de redoutes liait la position du centre avec la tête de cette digue.
+Les Anglais avaient là leur gauche, protégée, comme l'était leur
+droite, par une division de chaloupes canonnières, introduites dans le
+lac Maréotis. Ce front d'attaque présentait, dans son ensemble, un
+développement d'une lieue à peu près; il était garni de grosse
+artillerie, qu'on y avait traînée à bras, et défendu par une partie de
+l'armée anglaise. Mais le gros de cette armée se trouvait en bataille
+sur deux lignes, en arrière des ouvrages.</p>
+
+<span class="sidenote">Bataille de Canope, livrée le 21 mars.</span>
+
+<p>Il fut convenu qu'on s'ébranlerait le matin du 21 mars (30 ventôse)
+avant le jour, afin de mieux cacher nos mouvements, et d'être moins
+exposé au feu des retranchements ennemis. L'intention des généraux
+français était de brusquer ces retranchements, de les enlever en
+courant, puis de les dépasser, afin d'aller attaquer de front l'armée
+anglaise, rangée en bataille en arrière. En conséquence, notre gauche,
+sous Lanusse, devait se porter en deux colonnes sur l'aile droite
+<span class="pagenum"><a id="page088" name="page088"></a>(p. 088)</span> des Anglais, appuyée à la mer. La première de ces deux
+colonnes devait aborder directement, et au pas de course, l'ouvrage
+tracé sur un monticule de sable, en avant du camp romain. La seconde,
+passant rapidement entre cet ouvrage et la mer, devait assaillir le
+camp romain, et l'enlever. Le centre de notre armée, commandé par le
+général Rampon, avait ordre de se porter bien au delà de cette
+attaque, de passer entre le camp romain et la grande redoute du
+milieu, et d'assaillir l'armée anglaise elle-même, par delà les
+ouvrages. Notre aile droite, composée des divisions Reynier et Friant,
+mais commandée par Reynier, était chargée de se déployer dans la
+plaine à droite, et d'y feindre une grande attaque vers le lac
+Maréotis, pour persuader aux Anglais que le véritable péril était de
+ce côté. Afin de les confirmer dans cette idée, les dromadaires
+devaient, en suivant le fond du lac Maréotis, faire une tentative sur
+la tête de la digue. On espérait que cette diversion rendrait plus
+facile la brusque attaque de Lanusse vers la mer.</p>
+
+<span class="sidenote">Attaque heureuse des dromadaires sur la gauche des
+Anglais.</span>
+
+<p>Le 21 avant le jour (30 ventôse) on se mit en marche. Les dromadaires
+exécutèrent ponctuellement ce qui leur était prescrit. Ils
+traversèrent rapidement les parties desséchées du lac Maréotis, mirent
+pied à terre devant la tête de la digue, enlevèrent les redoutes, et
+en tournèrent l'artillerie contre l'ennemi. C'était assez pour tromper
+l'attention des Anglais, et l'attirer vers le lac Maréotis. Mais, pour
+exécuter avec succès le plan convenu du côté de la <span class="pagenum"><a id="page089" name="page089"></a>(p. 089)</span> mer, il
+aurait fallu une précision difficile à obtenir, quand on opère la
+nuit, plus difficile encore lorsqu'il n'y a pas pour diriger les
+mouvements un chef unique, qui calcule exactement le temps et les
+distances.</p>
+
+<span class="sidenote">Attaque malheureuse du général Lanusse sur le camp des
+Romains.</span>
+
+<p>La division Lanusse, man&oelig;uvrant dans l'obscurité, s'avança sans
+ordre, et coudoya souvent nos troupes du centre. La première colonne,
+sous les ordres du général Silly, marcha résolument à la redoute, qui
+était placée en avant du camp des Romains. Lanusse la dirigeait de sa
+personne, et la conduisit sur la redoute même. Mais tout à coup il
+s'aperçut que la seconde colonne faisait fausse route, et, au lieu de
+longer la mer pour assaillir le camp romain, se rapprochait trop de la
+première. Il courut à elle, afin de la ramener au but. Malheureusement
+il tomba frappé à la cuisse d'une blessure mortelle; funeste événement
+qui allait avoir de déplorables conséquences! Cet énergique officier
+enlevé soudainement à ses troupes, l'attaque se ralentit. Le jour qui
+commençait à poindre, indiquait aux Anglais où devaient porter leurs
+coups. Nos soldats, assaillis à la fois par le feu des canonnières, du
+camp romain et des redoutes, montrèrent une constance admirable. Mais
+bientôt, tous leurs officiers supérieurs se trouvant atteints, ils
+restèrent sans direction, et se replièrent derrière quelques mamelons
+de sable, à peine suffisants pour les couvrir. Pendant ce temps, la
+première colonne, que Lanusse avait quittée pour courir à la seconde,
+venait d'enlever le premier redan de la redoute placée sur une
+<span class="pagenum"><a id="page090" name="page090"></a>(p. 090)</span> éminence à droite. Elle marcha ensuite directement sur le
+corps de l'ouvrage, mais elle échoua dans son attaque de front, et se
+détourna pour attaquer par le flanc. Le centre de l'armée, sous
+Rampon, voyant l'embarras de cette colonne, se détourna aussi de son
+but pour la seconder. La 32<sup>e</sup> demi-brigade, détachée du centre, vint
+assaillir la fatale redoute. Ce concours d'efforts amena une sorte de
+confusion. On s'acharna contre cet obstacle, et la brusque opération,
+qui devait d'abord consister à enlever en courant la ligne des
+ouvrages, se changea en une attaque longue, obstinée, qui fit perdre
+un temps précieux. La 21<sup>e</sup> demi-brigade, qui appartenait au centre,
+laissant la 32<sup>e</sup> occupée devant la redoute si vivement disputée,
+exécuta seule le plan projeté, dépassa la ligne des retranchements, et
+vint audacieusement se déployer en face de l'armée anglaise. Elle
+essuya et rendit un feu épouvantable. Mais il fallait la soutenir, et
+Menou, pendant ce temps, incapable de commander, se promenait sur le
+champ de bataille, n'ordonnant rien, laissant Reynier s'étendre
+inutilement dans la plaine à droite, avec une force considérable,
+demeurée sans emploi.</p>
+
+<span class="sidenote">Belle charge de la cavalerie française, restée sans
+résultat.</span>
+
+<p>On conseille alors à Menou de faire avec la cavalerie qui était forte
+de 1,200 chevaux, d'une valeur incomparable, une charge à fond, sur la
+masse de l'infanterie anglaise, que la 21<sup>e</sup> était venue seule
+affronter. Menou, accueillant ce conseil, donne l'ordre de charger. Le
+brave général Roize se met aussitôt à la tête de ces 1,200 cavaliers,
+traverse rapidement le coupe-gorge, formé de droite et de gauche
+<span class="pagenum"><a id="page091" name="page091"></a>(p. 091)</span> par des redoutes que notre infanterie attaquait vainement,
+débouche au delà, trouve la 21<sup>e</sup> demi-brigade aux prises avec les
+Anglais, et fond impétueusement sur eux. Cette cavalerie héroïque
+franchit d'abord un fossé, qui la séparait de l'ennemi, puis s'élance
+avec ardeur sur la première ligne de l'infanterie anglaise, la
+renverse, la culbute, et sabre un grand nombre de fantassins. Elle la
+force ainsi à reculer. Si Menou, dans ce moment, ou bien Reynier,
+suppléant son chef, avait porté notre aile droite à l'appui de notre
+cavalerie, le centre de l'armée anglaise, culbuté, entraîné au delà
+des ouvrages, nous eût laissé une victoire assurée. Les ouvrages,
+isolés, séparés de tout appui, seraient tombés en nos mains. Mais il
+n'en fut rien. La cavalerie française, après avoir renversé une
+première ligne ennemie, voyant d'autres lignes à renverser encore, et
+n'ayant que la 21<sup>e</sup> demi-brigade pour appui, revint en arrière,
+repassant sous le feu meurtrier des redoutes.</p>
+
+<span class="sidenote">Retraite de l'armée.</span>
+
+<p>Dès ce moment, la bataille ne pouvait plus avoir de résultat. La
+gauche, privée de tout élan depuis la mort de son général, faisait un
+feu inutile sur les positions retranchées, qui le lui rendaient plus
+meurtrier. La droite, déployée dans la plaine, près du lac Maréotis,
+pour faire une diversion qui n'avait plus d'objet, depuis que
+l'engagement devenu général avait fixé chacun dans sa position, la
+droite ne rendait aucun service. Sans doute un général vigoureux, qui
+l'aurait rabattue sur le centre, et qui, renouvelant avec elle
+l'attaque du général <span class="pagenum"><a id="page092" name="page092"></a>(p. 092)</span> Roize, aurait essayé de faire une
+seconde irruption sur le gros des Anglais, aurait peut-être changé le
+destin de la bataille. Mais le général Menou ne commandait pas, et
+Reynier, qui aurait pu en cette occasion prendre une initiative, qu'il
+prenait si souvent hors de propos dans les affaires civiles, Reynier
+se bornait à se plaindre de ne pas recevoir de direction du général en
+chef. Dans cette situation, la seule chose qui restât à faire, était
+de se retirer. Menou en donna l'ordre, et les divisions se replièrent,
+en faisant bonne contenance, mais en essuyant de nouvelles pertes par
+le feu des ouvrages.</p>
+
+<p>Quel spectacle que la guerre, quand la vie des hommes, quand le sort
+des États, sont ainsi confiés à des chefs, incapables ou divisés, et
+que le sang coule, à proportion de l'ineptie, ou de la mauvaise
+volonté de ceux qui commandent!</p>
+
+<span class="sidenote">Conséquences malheureuses de la bataille de Canope.</span>
+
+<p>On ne pouvait pas dire que la bataille fût perdue, l'ennemi n'ayant
+pas fait un seul pas en avant; mais elle était perdue, dès qu'elle
+n'était pas complétement gagnée, car il aurait fallu qu'elle le fût
+complétement, pour ramener les Anglais vers Aboukir, et les
+contraindre à se rembarquer. Les pertes étaient grandes des deux
+côtés. Les Anglais avaient eu environ 2 mille hommes hors de combat,
+et entre autres le brave général Abercromby, transporté mourant à bord
+de la flotte. La perte des Français était à peu près égale. Placés
+toute une journée sous un feu plongeant de front et de flanc, ils
+avaient eu beaucoup à souffrir. Les troupes avaient montré un rare
+sang-froid. L'élan de la cavalerie avait rempli <span class="pagenum"><a id="page093" name="page093"></a>(p. 093)</span> les Anglais
+de surprise et d'admiration. Le nombre d'officiers et de généraux
+frappés en combattant, était plus qu'ordinaire. Les généraux Lanusse
+et Roize étaient morts; le général de brigade Silly, commandant une
+des colonnes de Lanusse, avait eu la cuisse emportée; le général
+Baudot était blessé de manière à ne laisser aucune espérance. Le
+général Destaing était atteint gravement. Rampon avait eu ses habits
+criblés de balles.</p>
+
+<p>L'effet moral était encore plus fâcheux que la perte matérielle. Il ne
+restait aucun espoir d'obliger l'ennemi à se rembarquer. On allait
+avoir sur les bras, outre les Anglais débarqués vers Alexandrie, les
+Turcs venant de Syrie, le capitan-pacha arrivant avec l'escadre
+turque, et s'apprêtant à mettre à terre 6 mille Albanais du côté
+d'Aboukir; enfin 6 mille Cipayes amenés de l'Inde par la mer Rouge, et
+prêts à toucher à Cosséir, sur les côtes de la Haute-Égypte. Que faire
+au milieu de tant d'ennemis, avec une armée dont la vigueur, sans
+doute, était la même au feu, mais qui, lorsque les affaires de la
+colonie allaient mal, était toujours prête à dire, que l'expédition
+avait été une brillante folie, et qu'on la sacrifiait inutilement à
+une pure chimère?</p>
+
+<p>Dans les trois engagements du 8, du 13, du 21 mars, on avait eu près
+de 3,500 hommes hors de combat, dont un tiers mort, un tiers gravement
+blessé, un tiers incapable de rentrer dans les rangs avant quelques
+semaines. Quoique l'armée fût très-affaiblie, on pouvait encore
+aujourd'hui, comme au début de la <span class="pagenum"><a id="page094" name="page094"></a>(p. 094)</span> campagne, man&oelig;uvrer
+rapidement entre les divers corps ennemis tendant à se réunir, battre
+le visir s'il entrait par la Syrie, le capitan-pacha s'il essayait de
+pénétrer par Rosette, les Anglais s'ils voulaient cheminer sur les
+langues étroites de terre, qui communiquent avec l'intérieur de
+l'Égypte. Mais les 3,500 hommes qu'on avait perdus, rendaient ce plan
+plus difficile que jamais. Si on laissait 3 mille hommes au Kaire, 2 à
+3 mille dans Alexandrie, il restait à peine 7 à 8 mille hommes pour
+man&oelig;uvrer en rase campagne, en supposant qu'on réunît tout ce qui
+était disponible, et qu'on évacuât les postes secondaires, sans aucune
+exception. Avec un général très-résolu et très-habile, cela eût été
+d'un succès incertain, mais possible: qu'attendre de Menou, et de ses
+lieutenants?</p>
+
+<p>Toutefois il restait une ressource. On n'en désespérait pas, et elle
+était tous les jours annoncée. Cette ressource c'était Ganteaume avec
+ses vaisseaux, et les troupes de débarquement qu'il avait à son bord.
+Quatre mille hommes, arrivant en ce moment, pouvaient sauver l'Égypte.
+On avait envoyé à l'amiral un aviso, pour lui indiquer un point de la
+côte d'Afrique, à vingt ou trente lieues à l'ouest d'Alexandrie, sur
+lequel il était possible de débarquer, loin de la vue des Anglais. On
+pouvait alors laisser 3 mille hommes dans Alexandrie, et, réunissant
+ce qu'il y avait de trop au Kaire, man&oelig;uvrer avec 10 ou 11 mille
+hommes, en rase campagne.</p>
+
+<span class="sidenote">Nouvelles et inutiles sorties de Ganteaume.</span>
+
+<p>Mais Ganteaume, quoique fort supérieur à Menou, n'agissait pas mieux
+dans les circonstances présentes. <span class="pagenum"><a id="page095" name="page095"></a>(p. 095)</span> Après avoir réparé à Toulon
+les avaries essuyées en quittant Brest, il était, comme on l'a vu,
+sorti de Toulon le 19 mars (28 ventôse), rentré une seconde fois à
+cause de l'échouage du vaisseau la <i>Constitution</i>, et sorti de nouveau
+le 22 mars (1<sup>er</sup> germinal). En ce moment, il faisait voile vers la
+Sardaigne. Un souffle de vent favorable, une inspiration hardie,
+pouvaient le porter vers les parages de l'Égypte, car il avait échappé
+adroitement à l'amiral Warren, en faisant fausse route. Déjà il était
+à quinze lieues du cap Carbonara, point extrême de la Sardaigne, prêt
+à s'engager dans le canal qui sépare la Sicile de l'Afrique.
+Malheureusement dans la soirée du 26 mars (5 germinal), l'un de ses
+capitaines commandant le <i>Dix-Août</i>, en l'absence du capitaine
+Bergeret malade, eut la maladresse d'aborder le <i>Formidable</i>, reçut
+une grosse avarie, et en causa une non moins grave au vaisseau abordé.
+Effrayé de ces avaries, Ganteaume ne crut pas pouvoir tenir la mer
+plus long-temps, et rentra dans Toulon le 5 avril (15 germinal),
+quinze jours après la bataille de Canope.</p>
+
+<p>On ignorait ces détails en Égypte, et malgré le temps écoulé, on
+conservait encore un reste d'espérance. À la vue de la moindre voile,
+on accourait pour s'assurer si ce n'était pas Ganteaume. Dans cette
+anxiété, on ne prenait aucun parti, on attendait dans une inaction
+funeste. Menou faisait seulement exécuter des travaux autour
+d'Alexandrie, pour résister à une attaque des Anglais. Il avait donné
+ordre qu'on évacuât la Haute-Égypte, et qu'on en tirât la brigade
+Donzelot, pour la réunir au Kaire. <span class="pagenum"><a id="page096" name="page096"></a>(p. 096)</span> Il avait porté quelques
+troupes d'Alexandrie à Ramanieh, pour veiller aux mouvements qui se
+faisaient du côté de Rosette. Par surcroît de malheur, Mourad-Bey,
+dont la fidélité n'avait pas été un instant ébranlée, venait de mourir
+de la peste, et livrait ses Mamelucks à Osman-Bey, sur lequel on ne
+pouvait plus compter. La peste commençait à ravager le Kaire. Tout
+allait donc au plus mal, et tendait à un dénoûment funeste.</p>
+
+<span class="sidenote">Opération des Anglais sur Rosette.</span>
+
+<p>Les Anglais de leur côté, craignant l'armée qu'ils avaient devant eux,
+ne voulaient rien hasarder. Ils aimaient mieux marcher lentement, mais
+sûrement. Ils attendaient surtout que leurs alliés les Turcs, dont ils
+se défiaient beaucoup, fussent en mesure de les seconder. Il y avait
+un mois qu'ils avaient débarqué, sans avoir tenté d'autre entreprise
+que celle de prendre le fort d'Aboukir, lequel s'était défendu
+bravement, mais avait succombé sous le feu écrasant de leurs
+vaisseaux. Enfin vers le commencement d'avril (milieu de germinal),
+ils songèrent à sortir de leur inaction, et de cette espèce d'état de
+blocus, dans lequel ils étaient réduits à vivre. Le colonel Spencer
+fut chargé, avec un corps de quelques mille Anglais, et les 6 mille
+Albanais du capitan-pacha, de traverser par mer la rade d'Aboukir, et
+d'aller débarquer devant Rosette. Leur intention était de s'ouvrir
+ainsi un accès dans l'intérieur du Delta, de s'y procurer les vivres
+frais dont ils manquaient, et de tendre la main au visir, qui
+s'avançait à l'autre extrémité du Delta, par la frontière de Syrie. Il
+n'y avait à Rosette que quelques centaines de Français, lesquels ne
+purent <span class="pagenum"><a id="page097" name="page097"></a>(p. 097)</span> opposer aucune résistance à cette tentative, et se
+replièrent en remontant le Nil. Ils se réunirent à El-Aft, un peu en
+avant de Ramanieh, à un petit corps de troupes envoyé d'Alexandrie. Ce
+corps était composé de la 21<sup>e</sup> légère et d'une compagnie d'artillerie.
+Les Anglais et les Turcs, maîtres d'une bouche du Nil, d'où les vivres
+pouvaient leur parvenir, ayant accès dans l'intérieur de l'Égypte,
+songèrent enfin à profiter de leurs succès, mais sans trop se hâter,
+car ils attendirent encore plus de vingt jours avant de marcher en
+avant. Pour un ennemi prompt et avisé, c'était là une belle occasion
+de les battre. Le général Hutchinson, successeur d'Abercromby, n'avait
+pas osé dégarnir son camp devant Alexandrie. Il avait à peine dirigé 6
+mille Anglais et 6 mille Turcs vers Rosette, quoiqu'il lui fût arrivé
+des renforts qui couvraient ses pertes, et portaient à 20 mille hommes
+les forces dont il aurait pu disposer. Si le général Menou, employant
+bien son temps, consacrant le mois écoulé à faire autour d'Alexandrie
+les travaux de défense indispensables, s'était ainsi ménagé les moyens
+de n'y laisser que peu de monde, s'il avait dirigé sur Ramanieh
+environ 6 mille hommes, et attiré sur ce point tout ce qui n'était pas
+nécessaire au Kaire, il aurait pu opposer 8 à 9 mille combattants aux
+Anglais, qui venaient de pénétrer par Rosette. C'était assez pour les
+rejeter aux bouches du Nil, pour remonter l'esprit de l'armée, assurer
+la soumission des Égyptiens ébranlée, retarder la marche du visir,
+replacer les Anglais dans un véritable état de blocus sur la <span class="pagenum"><a id="page098" name="page098"></a>(p. 098)</span>
+plage d'Alexandrie, et ramener enfin la fortune. Cette occasion fut la
+dernière. Ce mouvement lui fut conseillé; mais toujours timide, il ne
+suivit qu'à moitié le conseil qu'on lui avait donné. Il envoya le
+général Valentin à Ramanieh, avec un renfort qui fut déclaré
+insuffisant. Alors il en envoya un second, avec son chef d'état-major,
+le général Lagrange. Tout cela réuni ne composait pas plus de 4 mille
+hommes. Mais il ne fit pas descendre les troupes du Kaire; et le
+général Lagrange, qui était d'ailleurs un brave officier, n'était
+pourtant pas homme à se soutenir avec de tels moyens, en présence de 6
+mille Anglais et de 6 mille Turcs. Menou aurait dû réunir là 8 mille
+hommes au moins, avec son meilleur général. Il le pouvait par une
+forte concentration de ses forces, et en sacrifiant partout
+l'accessoire au principal.</p>
+
+<span class="sidedate">Mai 1801.</span>
+
+<span class="sidenote">Perte de Ramanieh et des communications d'Alexandrie avec
+le Kaire.</span>
+
+<p>Le général Morand, qui commandait le premier détachement dirigé sur
+Rosette, s'était établi à El-Aft, sur les bords du Nil, près de la
+ville de Foûéh, dans une position qui présentait quelques avantages
+défensifs. C'est là que le général Lagrange vint le rejoindre. Les
+Anglais et les Turcs, maîtres de Rosette et de l'embouchure du Nil,
+avaient couvert le fleuve de leurs chaloupes canonnières, et ils
+eurent bientôt enlevé la petite ville ouverte de Foûéh. Il fallut donc
+se replier sur Ramanieh dans la nuit du 8 mai (18 floréal). Le site de
+Ramanieh ne présentait pas de grands avantages défensifs, et on ne
+pouvait guère y contre-balancer, par la force du lieu la supériorité
+numérique de l'ennemi. Cependant, s'il avait fallu opposer quelque
+part une résistance désespérée, <span class="pagenum"><a id="page099" name="page099"></a>(p. 099)</span> c'était à Ramanieh même; car,
+cette position perdue, le corps détaché du général Lagrange était
+séparé d'Alexandrie, et contraint de se replier sur le Kaire. L'armée
+française était ainsi coupée en deux, une moitié confinée à
+Alexandrie, une moitié au Kaire. Si, lorsqu'elle était réunie tout
+entière, elle n'avait pas pu disputer le terrain aux Anglais, il était
+bien impossible, que, coupée en deux, elle leur opposât une résistance
+efficace. Dans ce cas, elle ne devait plus avoir d'autre ressource que
+celle de signer une capitulation. La perte de Ramanieh était donc la
+perte définitive de l'Égypte. Menou écrivit au général Lagrange, qu'il
+allait arriver à son secours avec 2 mille hommes, ce qui prouve qu'il
+pouvait au moins disposer de ce nombre. Il y en avait bien 3 mille au
+Kaire; on aurait pu par conséquent se trouver au nombre de 9 mille, et
+de 8 mille au moins à Ramanieh. Alors, en rase campagne, ayant une
+excellente cavalerie et une belle artillerie légère, et avec la
+résolution de vaincre ou de mourir, on était assuré de triompher. Mais
+Menou ne parut pas, et Belliard, qui commandait au Kaire, n'avait reçu
+aucun ordre. Le général Lagrange, à la tête des 4 mille hommes dont il
+disposait, appuyait ses derrières à Ramanieh, et au Nil, qui baigne en
+passant les habitations de cette petite ville. Dans cette position il
+avait à dos les canonnières anglaises, qui occupaient le fleuve, et
+lançaient une grêle de boulets dans le camp des Français; il avait en
+face, dans la plaine, sans autre abri pour se couvrir que quelques
+ouvrages de campagne très-médiocres, <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> le gros des ennemis,
+composé de Turcs et d'Anglais. Ceux-ci étaient environ douze mille
+contre quatre. Le danger était grand; cependant mieux valait
+combattre, et, si on était vaincu, se rendre prisonniers le soir sur
+le champ de bataille, après avoir lutté toute la journée, que
+d'abandonner une telle position, sans l'avoir disputée. Quatre mille
+hommes de pareilles troupes, voulant se bien défendre, avaient encore
+des chances de succès. Mais le chef d'état-major de Menou, quoique
+fort dévoué aux idées de son général, et à la conservation de la
+colonie, ne jugeant pas la portée de cette retraite, abandonna
+Ramanieh le 10 mai (20 floréal) au soir, pour se retirer sur le Kaire.
+Il y arriva le 14 au matin (24 floréal). Il avait perdu à Ramanieh un
+convoi d'une immense valeur, et, ce qui était plus grave, les
+communications de l'armée.</p>
+
+<p>À partir de ce jour, plus rien en Égypte ne fut digne de critique, ou
+même d'intérêt. Les hommes y descendirent bientôt avec la fortune,
+au-dessous d'eux-mêmes. Ce fut partout la plus honteuse faiblesse,
+avec la plus déplorable incapacité. Et, quand nous parlons des hommes,
+c'est des chefs seuls que nous entendons parler; car les soldats et
+les simples officiers, toujours admirables en présence de l'ennemi,
+étaient prêts à mourir jusqu'au dernier. On ne les vit pas manquer une
+seule fois à leur ancienne gloire.</p>
+
+<p>Au Kaire comme à Alexandrie il ne restait plus rien à faire, si ce
+n'est de capituler. Il n'y avait d'autre mérite à déployer que de
+retarder la capitulation; <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> mais c'est quelque chose que de
+retarder une capitulation. On semble en apparence ne défendre que son
+honneur, et souvent, en réalité, on sauve son pays! Masséna, en
+prolongeant la défense de Gênes, avait rendu possible la victoire de
+Marengo. Les généraux qui occupaient le Kaire et Alexandrie, en
+faisant durer une résistance sans espoir, pouvaient seconder encore
+très-utilement les graves négociations de la France avec l'Angleterre.
+Ils ne le savaient pas, il est vrai; c'est pourquoi, dans l'ignorance
+des services qu'on peut rendre en prolongeant une défense, il faut
+écouter la voix de l'honneur, qui commande de résister jusqu'à la
+dernière extrémité. De ces deux généraux bloqués, le plus malheureux,
+car il avait commis le plus de fautes, Menou, en s'obstinant à
+retarder la reddition d'Alexandrie, fut encore utile, comme on va le
+voir, aux intérêts de la France. Ce fut plus tard sa consolation, ce
+fut son excuse auprès du Premier Consul.</p>
+
+<span class="sidenote">Le général Belliard renfermé au Kaire.&mdash;Délibération sur
+le parti à prendre.</span>
+
+<span class="sidenote">Inutile sortie du Kaire pour repousser le visir.</span>
+
+<p>Lorsque les troupes détachées à Ramanieh rentrèrent dans le Kaire, il
+y eut à délibérer sur la conduite à suivre. Le général Belliard était,
+par son grade, le commandant en chef. C'était un esprit avisé, mais
+plus avisé que résolu. Il convoqua un conseil de guerre. Il restait
+environ 7 mille hommes de troupes actives, plus 5 à 6 mille individus
+malades, blessés, et employés de l'armée. La peste sévissait; on avait
+peu d'argent et de vivres, et une ville, d'un immense circuit, à
+défendre. Sept mille hommes étaient insuffisants pour garder ce
+circuit. L'enceinte n'était nulle part faite pour résister <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> à
+l'art des ingénieurs européens. La citadelle présentait, il est vrai,
+un réduit, mais insuffisant pour recevoir 12 mille Français, et ne
+pouvant tenir contre le gros canon des Anglais. Un tel poste était bon
+uniquement, pour s'abriter contre la populace du Kaire. Il n'y avait
+évidemment que deux choses à faire: ou d'essayer, par une marche
+hardie, de descendre dans la Basse-Égypte, d'y surprendre le passage
+du Nil, et de rejoindre Menou vers Alexandrie, ou bien de se retirer à
+Damiette, ce qui était plus sûr, plus facile, surtout à cause de la
+multitude qu'on était obligé de traîner après soi. On devait se
+trouver là, au milieu de lagunes, qui ne communiquaient avec le Delta
+que par des langues de terre fort étroites, et que sept mille soldats
+de l'armée d'Égypte suffisaient à défendre bien long-temps, contre un
+ennemi deux ou trois fois supérieur. On était assuré de vivre dans une
+grande abondance de toutes choses, car la province était couverte de
+bestiaux, la ville de Damiette regorgeait de grains, et le lac
+Menzaleh abondait en poissons les meilleurs, les plus propres à la
+nourriture des troupes. Puisqu'il ne s'agissait plus que de capituler,
+Damiette permettait de retarder de six mois au moins ce triste
+résultat. L'officier du génie d'Hautpoul proposa cette sage
+résolution; mais, pour la suivre, il fallait prendre un parti
+difficile, celui d'évacuer le Kaire. Le général Belliard, qui fut
+capable quelques jours après de rendre cette ville aux ennemis, par
+une déplorable capitulation, ne le fut point ce jour-là de l'évacuer
+volontairement, en conséquence d'une résolution militaire, forte et
+<span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> habile. Il se décida donc à rester dans cette capitale de
+l'Égypte, sans savoir ce qu'il allait y faire. Par la rive gauche du
+Nil, les Anglais et les Turcs remontaient de Ramanieh au Kaire; par la
+rive droite, le grand-visir, suivi de 25 à 30 mille hommes, ramassis
+de mauvaises troupes orientales, venait du côté de la Syrie, et
+s'avançait aussi sur le Kaire par la route de Belbeïs. Le général
+Belliard, se souvenant des trophées d'Héliopolis, voulut marcher
+au-devant du visir, par la route qu'avait suivie Kléber. Il sortit à
+la tête de 6 mille hommes, et s'avança jusqu'à la hauteur d'Elmenaïr,
+à peu près la valeur de deux marches. Enveloppé souvent par une nuée
+de cavaliers, il envoyait après eux son artillerie légère, qui, çà et
+là, en atteignait quelques-uns avec ses boulets. Mais c'était le seul
+résultat qu'il put obtenir. Les Turcs, bien dirigés cette fois, ne
+voulaient pas accepter une bataille d'Héliopolis. Il n'y avait qu'une
+manière de les joindre, c'était d'aller prendre leur camp à Belbeïs.
+Mais le général Belliard, accueilli devant tous les villages par des
+coups de fusil, voyait à chaque pas augmenter le nombre de ses
+blessés, et s'agrandir la distance qui le séparait du Kaire. Il
+craignait que les Anglais et les Turcs n'y entrassent en son absence.
+Il aurait fallu prévoir ce danger avant d'en sortir, et se demander si
+on aurait le temps de faire le trajet de Belbeïs. Sorti du Kaire sans
+savoir ce qu'il ferait, le général Belliard y rentra de même, après
+une opération sans résultat, et qui le fit passer pour vaincu aux yeux
+de toute la population. À l'imitation des peuples récemment <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span>
+soumis, les Égyptiens tournaient avec la fortune, et, quoique n'étant
+pas mécontents des Français, ils se disposaient à les abandonner.
+Cependant il n'y avait pas d'insurrection à craindre, à moins qu'on ne
+voulût condamner la ville du Kaire aux horreurs d'un siége.</p>
+
+<span class="sidenote">Négociations entamées par le général Belliard.</span>
+
+<span class="sidenote">Conseil de guerre tenu pour délibérer sur l'évacuation du
+Kaire.</span>
+
+<p>L'armée française, dégoûtée des humiliations auxquelles l'exposait
+l'incapacité des généraux, était complétement revenue aux idées qui
+amenèrent la convention d'El-Arisch. Elle se consolait de ses malheurs
+en rêvant le retour en France. Si un général résolu et habile lui eût
+donné les exemples qui furent donnés à la garnison de Gênes par
+Masséna, elle les eût suivis; mais il ne fallait rien attendre de
+pareil du général Belliard. Serré sur la rive gauche du Nil par
+l'armée anglo-turque venue de Ramanieh, sur la rive droite par le
+grand visir qui l'avait accompagné pas à pas, il offrit à l'ennemi une
+suspension d'armes, qui fut acceptée avec empressement, car les
+Anglais cherchaient moins ici l'éclat que l'utilité. Ce qu'ils
+souhaitaient avant tout, c'était l'évacuation de l'Égypte, n'importe
+par quel moyen. Le général Belliard assembla un conseil de guerre, au
+sein duquel la discussion fut fort orageuse. On élevait de graves
+plaintes contre ce commandant de la division du Kaire. On lui disait
+qu'il n'avait su ni abandonner le Kaire à temps, pour aller prendre
+position à Damiette, ni se maintenir dans cette capitale de l'Égypte,
+par des opérations bien concertées; qu'il n'avait trouvé à faire
+qu'une ridicule sortie, pour combattre le visir, sans réussir à le
+<span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> joindre, et qu'aujourd'hui, ne sachant où donner de la tête,
+il venait demander à ses officiers s'il fallait négocier ou se faire
+tuer, lorsqu'il avait déjà résolu la question lui-même, par
+l'ouverture spontanée des négociations. Tous ces reproches lui furent
+adressés avec amertume, surtout par le général Lagrange, ami de Menou,
+et partisan fort chaud de la conservation de l'Égypte. Au général
+Lagrange se joignirent les généraux Valentin, Duranteau, Dupas,
+soutenant vivement tous trois, que, pour l'honneur du drapeau, il
+fallait absolument combattre. Malheureusement on ne le pouvait plus
+sans cruauté pour l'armée, sans cruauté surtout pour la nombreuse
+population de malades et d'employés, attachée à ses pas. On avait
+devant soi plus de quarante mille ennemis, sans compter les Cipayes,
+qui, débarqués à Cosséir, allaient descendre le Nil avec les
+Mamelucks, devenus infidèles depuis la mort de Murad-Bey. On avait
+derrière soi une population à demi barbare, de trois cent mille âmes,
+atteinte par la peste, menacée par la disette, et toute prête
+aujourd'hui à se soulever contre les Français. L'enceinte à défendre
+était trop étendue pour être gardée par sept mille hommes, et trop
+faible pour résister à des ingénieurs européens. On pouvait être
+enlevé, et égorgé avec la colonie, à la suite d'un assaut. Vainement
+quelques braves officiers faisaient-ils entendre le cri de l'honneur
+indigné: se rendre était la seule ressource. Le général Belliard,
+voulant se montrer prêt à tout, fit examiner de nouveau la question de
+savoir si on se retirerait à Damiette, question aujourd'hui <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span>
+fort tardive, et une autre question au moins étrange, celle de savoir
+si on se retirerait dans la Haute-Égypte. Ce dernier parti était
+insensé. Ce n'étaient là que les ruses de la faiblesse, cherchant à
+cacher sa confusion, sous un faux semblant de témérité. Il fut donc
+résolu que l'on capitulerait; et on ne pouvait faire autre chose, si
+on ne voulait être égorgés tous ensemble, à la suite d'une attaque de
+vive force.</p>
+
+<span class="sidedate">Juin 1801.</span>
+
+<p>On envoya des commissaires au camp des Anglais et des Turcs afin de
+négocier une capitulation. Les généraux ennemis acceptèrent cette
+proposition avec joie, tant ils craignaient, même encore en ce moment,
+un retour de fortune. Ils accédèrent aux conditions les plus
+avantageuses pour l'armée. On convint qu'elle se retirerait avec les
+honneurs de la guerre, avec armes et bagages, avec son artillerie, ses
+chevaux, tout ce qu'elle possédait enfin, qu'elle serait transportée
+en France, et nourrie pendant la traversée, aux frais de l'Angleterre.
+Ceux des Égyptiens qui voudraient suivre l'armée (et il y en avait un
+certain nombre de compromis par leurs liaisons avec les Français),
+étaient autorisés à se joindre à elle. Ils avaient en outre la faculté
+de vendre leurs biens.</p>
+
+<span class="sidenote">Capitulation du Kaire.</span>
+
+<p>Cette capitulation fut signée le 27 juin 1801, et ratifiée le 28 (8 et
+9 messidor an <span class="smcap">IX</span>). L'orgueil des vieux soldats d'Égypte et d'Italie
+souffrait cruellement. Ils allaient rentrer en France, non pas comme
+ils y rentrèrent en 1798, après les triomphes de Castiglione,
+d'Arcole et de Rivoli, fiers de leur gloire <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> et des services
+rendus à la République: ils allaient y rentrer vaincus, mais ils
+allaient y rentrer, et, pour ces c&oelig;urs souffrant d'un long exil,
+c'était une joie involontaire qui les étourdissait sur leurs revers.
+Il y avait au fond des âmes une satisfaction qu'on ne s'avouait pas,
+mais qui perçait sur les visages. Les chefs seulement étaient
+soucieux, en songeant au jugement que le Premier Consul porterait de
+leur conduite. Les dépêches dont ils accompagnaient la capitulation
+étaient empreintes de la plus humiliante anxiété. On choisit, pour
+porter ces dépêches, les hommes qui, par leurs actes personnels,
+étaient le plus exempts de tout blâme: ce furent l'officier du génie
+d'Hautpoul, et le directeur des poudres Champy, qui avaient été si
+utiles à la colonie.</p>
+
+<span class="sidenote">Situation de Menou dans Alexandrie.</span>
+
+<span class="sidedate">Août 1801.</span>
+
+<p>Menou était enfermé dans Alexandrie, et, comme Belliard, il ne lui
+restait qu'à se rendre. Il ne pouvait y avoir entre l'un et l'autre
+qu'une différence de temps. La peste faisait quelques victimes dans
+Alexandrie; les vivres y manquaient, par suite de la faute qu'on avait
+commise de ne pas faire les approvisionnements de siége. Il est vrai
+que les caravanes arabes, attirées par le gain, y apportaient encore
+de la viande, du laitage et quelques grains. Mais on manquait de
+froment, et il fallait mettre du riz dans le pain. Le scorbut
+diminuait chaque jour le nombre d'hommes en état de servir. Les
+Anglais, pour isoler complétement la place, avaient imaginé de verser
+le lac Madieh dans le lac Maréotis à moitié desséché, d'envelopper
+ainsi Alexandrie d'une masse d'eau continue, et d'une ceinture de
+chaloupes canonnières. <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> Pour cela ils avaient pratiqué une
+coupure dans la digue qui va d'Alexandrie à Ramanieh, et qui forme la
+séparation des deux lacs. (Voir la carte n<sup>o</sup> 18.) Mais, comme la
+différence de niveau n'était que de neuf pieds, le versement des eaux
+d'un lac dans l'autre, se faisait lentement, et, du reste,
+l'opération, bonne s'il eût importé de séparer le général Belliard du
+général Menou, n'avait plus la même utilité, depuis les événements du
+Kaire. Si elle étendait l'action des chaloupes canonnières, elle avait
+pour les Français l'avantage de resserrer le front d'attaque, sans
+même les priver de leurs communications avec les caravanes; car la
+longue plage de sable sur laquelle Alexandrie est située, communique
+par son extrémité occidentale avec le désert de Libye. Aussi les
+Anglais voulurent-ils bientôt compléter l'investissement; et pour cela
+ils embarquèrent des troupes sur leurs chaloupes, et vinrent, vers le
+milieu d'août (fin de thermidor), exécuter un débarquement non loin de
+la tour du Marabout. Ils entreprirent même le siége en règle du fort
+de ce nom. À partir de ce moment, la place, complétement investie, ne
+pouvait tarder à se rendre.</p>
+
+<p>L'infortuné Menou réduit ainsi à l'inaction, ayant le loisir de penser
+à ses fautes, entouré du blâme universel, se consolait cependant par
+l'idée d'une résistance héroïque, comme celle de Masséna dans Gênes.
+Il l'écrivait au Premier Consul, et lui annonçait une défense
+mémorable. Les généraux Damas et Reynier étaient restés sans troupes à
+Alexandrie. Ils y tenaient un fâcheux langage, et n'avaient <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span>
+pas même, dans ces derniers instants, une attitude convenable. Menou
+les fit arrêter pendant une nuit, avec un grand éclat, et ordonna leur
+embarquement pour la France. Cet acte de vigueur après coup, produisit
+peu d'effet. L'armée, dans son bon sens, blâmait sévèrement Reynier et
+Damas, mais n'estimait guère Menou. La seule grâce qu'elle lui
+faisait, c'était de ne le point haïr. Écoutant froidement ses
+proclamations, dans lesquelles il annonçait la résolution de mourir
+plutôt que de se rendre, elle était prête, s'il le fallait, à se
+battre à outrance, mais elle ne croyait plus guère à cette nécessité.
+Elle comprenait trop bien les conséquences de ce qui s'était passé au
+Kaire, pour ne pas entrevoir une capitulation prochaine; et dans
+Alexandrie comme au Kaire, elle se consolait de ses revers, par
+l'espoir de revoir bientôt la France.</p>
+
+<p>À compter de ce jour, plus rien d'important ne signala la présence des
+Français en Égypte, et l'expédition fut en quelque sorte terminée.
+Admirée comme un prodige d'audace et d'habileté par les uns, cette
+expédition a été considérée comme une brillante chimère par les
+autres, par ceux notamment qui affectent de peser toutes choses, dans
+les balances d'une froide raison.</p>
+
+<p>Ce dernier jugement, avec les apparences de la sagesse, est au fond
+peu sensé et peu juste.</p>
+
+<p>Napoléon, dans sa longue et prodigieuse carrière, n'a rien imaginé qui
+fût plus grand, et qui pût être plus véritablement utile. Sans doute,
+si on songe que nous n'avons pas même conservé le Rhin et les
+<span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> Alpes, on doit se dire que l'Égypte, l'eussions-nous occupée
+quinze ans, nous aurait été plus tard enlevée, comme nos frontières
+continentales, comme cette antique et belle possession de l'île de
+France, que nous ne devions pas aux guerres de la révolution. Mais, à
+juger ainsi les choses, on pourrait aller jusqu'à se demander, si la
+conquête de la ligne du Rhin n'était pas elle-même une folie et une
+chimère. Il faut, pour juger sainement une telle question, il faut
+supposer un instant nos longues guerres, autrement terminées qu'elles
+ne l'ont été, et se demander si, dans ce cas, la possession de
+l'Égypte était possible, désirable, et d'une grande conséquence. À la
+question ainsi posée, la réponse ne saurait être douteuse. D'abord
+l'Angleterre était presque résignée en 1801 à nous concéder l'Égypte,
+moyennant des compensations. Ces compensations, qu'on avait fait
+connaître à notre négociateur, n'avaient rien d'exorbitant. Il est
+hors de doute, que, pendant la paix maritime qui suivit, et dont nous
+ferons bientôt connaître la conclusion, le Premier Consul, prévoyant
+la brièveté de cette paix, eût envoyé aux bouches du Nil d'immenses
+ressources, en hommes et en matériel, et que la belle armée expédiée à
+Saint-Domingue, où l'on alla chercher un dédommagement de l'Égypte
+perdue, aurait mis pour long-temps notre nouvel établissement à l'abri
+de toute attaque. Un général comme Decaen, ou Saint-Cyr, joignant à
+l'expérience de la guerre l'art d'administrer, ayant, outre les
+vingt-deux mille hommes qui restaient en Égypte de la première
+expédition, les <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> trente mille qui périrent inutilement à
+Saint-Domingue, placé avec cinquante mille Français et un immense
+matériel, sous un climat parfaitement sain, sur un sol d'une fertilité
+inépuisable, cultivé par des paysans soumis à tous les maîtres, et
+n'ayant jamais leur fusil à côté de leur charrue, un général,
+disons-nous, comme Decaen ou Saint-Cyr, aurait pu avec de tels moyens
+défendre victorieusement l'Égypte, et y fonder une superbe colonie.</p>
+
+<p>Le succès était incontestablement possible. Nous ajouterons que, dans
+la lutte maritime et commerciale, que soutenaient l'une contre l'autre
+la France et l'Angleterre, la tentative était en quelque sorte
+commandée. L'Angleterre venait, en effet, de conquérir le continent
+des Indes, et de se donner ainsi la suprématie dans les mers de
+l'Orient. La France, jusque-là sa rivale, pouvait-elle céder, sans la
+disputer, une semblable suprématie? Ne devait-elle pas à sa gloire, à
+sa destinée, de lutter? Les politiques ne peuvent pas répondre ici
+autrement que les patriotes. Oui, il fallait qu'elle essayât de lutter
+dans ces régions de l'Orient, vaste champ de l'ambition des peuples
+maritimes, et qu'elle essayât d'y faire une acquisition, qui pût
+contre-balancer celles des Anglais. Cette vérité admise, qu'on cherche
+sur le globe, et qu'on nous dise, s'il y avait une acquisition mieux
+adaptée que l'Égypte au but qu'on se proposait? Elle valait en
+elle-même les plus belles contrées, elle touchait aux plus riches, aux
+plus fécondes, à celles qui fournissent la plus ample matière au
+négoce lointain. Elle ramenait dans la Méditerranée, qui était notre
+mer alors, <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> le commerce de l'Orient; elle était, en un mot, un
+équivalent de l'Inde, et en tout cas elle en était la route. La
+conquête de l'Égypte était donc pour la France, pour l'indépendance
+des mers, pour la civilisation générale, un service immense. Aussi,
+comme on pourra le voir ailleurs, notre succès fut-il souhaité plus
+d'une fois en Europe, dans ces courts intervalles de temps où la haine
+ne troublait pas l'esprit des cabinets. Pour un tel but, il valait la
+peine de perdre une armée, et non pas seulement celle qu'on envoya la
+première fois en Égypte, mais celles qu'on envoya depuis périr
+inutilement à Saint-Domingue, dans les Calabres et en Espagne. Plût au
+ciel que, dans les élans de sa vaste imagination, Napoléon n'eût rien
+conçu de plus téméraire!<a href="#toc"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+<p class="p2 center smaller">FIN DU LIVRE DIXIÈME.</p>
+
+
+
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> LIVRE ONZIÈME.</h2>
+
+<h3>PAIX GÉNÉRALE.</h3>
+
+<p class="resume">Dernière et infructueuse sortie de Ganteaume. &mdash; Il touche à
+ Derne, n'ose débarquer deux mille hommes qu'il avait à son bord,
+ et rebrousse chemin vers Toulon. &mdash; Prise en route du vaisseau le
+ <i>Swiftsure</i>. &mdash; L'amiral Linois, envoyé de Toulon à Cadix, est
+ obligé de jeter l'ancre dans la baie d'Algésiras. &mdash; Beau combat
+ d'Algésiras. &mdash; Une escadre composée de Français et d'Espagnols
+ sort de Cadix, pour venir au secours de la division Linois. &mdash;
+ Rentrée des flottes combinées dans Cadix. &mdash; Combat
+ d'arrière-garde avec l'amiral anglais Saumarez. &mdash; Affreuse
+ méprise de deux vaisseaux espagnols, qui, trompés par la nuit, se
+ prennent pour ennemis, se combattent à outrance, et sautent en
+ l'air tous les deux. &mdash; Beau fait d'armes du capitaine Troude. &mdash;
+ Courte campagne du prince de la Paix contre le Portugal. &mdash; La
+ cour de Lisbonne se hâte d'envoyer un négociateur à Badajos, pour
+ se soumettre aux volontés de la France et de l'Espagne réunies.
+ &mdash; Marche des affaires européennes depuis le traité de Lunéville.
+ &mdash; Influence croissante de la France. &mdash; Séjour à Paris des
+ infants d'Espagne, destinés à régner en Étrurie. &mdash; Reprise de la
+ négociation de Londres, entre M. Otto et lord Hawkesbury. &mdash;
+ Nouvelle manière de poser la question du côté des Anglais. &mdash; Ils
+ demandent Ceylan dans les Indes, la Martinique ou la Trinité dans
+ les Antilles, Malte dans la Méditerranée. &mdash; Le Premier Consul
+ répond à ces prétentions, en menaçant de conquérir le Portugal,
+ et au besoin d'exécuter une descente en Angleterre. &mdash; Vive
+ polémique entre <i>le Moniteur</i> et les journaux anglais. &mdash; Le
+ cabinet britannique renonce à Malte, et résume toutes ses
+ prétentions en demandant l'île espagnole de la Trinité. &mdash; Le
+ Premier Consul, pour sauver les possessions d'une cour alliée,
+ offre l'île française de Tabago. &mdash; Le cabinet britannique
+ refuse. &mdash; Folle conduite du prince de la Paix, qui fournit une
+ solution inattendue. &mdash; Ce prince traite avec la cour de
+ Lisbonne, sans se concerter avec la France, et prive ainsi la
+ légation française de l'argument qu'on tirait des dangers du
+ Portugal. &mdash; Irritation du Premier Consul, et menaces de guerre à
+ la cour de Madrid. &mdash; M. de Talleyrand propose au Premier Consul
+ de terminer la négociation aux dépens des Espagnols, en livrant
+ aux Anglais l'île de la Trinité. &mdash; M. Otto reçoit l'autorisation
+ de faire cette concession, mais seulement à la dernière
+ extrémité. &mdash; Pendant qu'on négocie, Nelson tente les plus grands
+ efforts pour détruire la flottille de Boulogne. &mdash; Beaux combats
+ devant Boulogne, soutenus par l'amiral Latouche-Tréville
+ <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> contre Nelson. &mdash; Défaite des Anglais. &mdash; Joie en
+ France, inquiétudes en Angleterre, à la suite de ces deux
+ combats. &mdash; Dispositions réciproques à un rapprochement. &mdash; On
+ passe par-dessus les dernières difficultés, et la paix se
+ conclut, sous forme de préliminaires, par le sacrifice de l'île
+ de la Trinité. &mdash; Joie inouïe en Angleterre et en France. &mdash; Le
+ colonel Lauriston, chargé de porter à Londres la ratification du
+ Premier Consul, est conduit en triomphe pendant plusieurs heures.
+ &mdash; Réunion d'un congrès dans la ville d'Amiens pour conclure la
+ paix définitive. &mdash; Suite de traités signés coup sur coup. &mdash;
+ Paix avec le Portugal, la Porte-Ottomane, la Bavière, la Russie,
+ etc. &mdash; Fête à la paix, fixée au 18 brumaire. &mdash; Lord Cornwallis,
+ plénipotentiaire au congrès d'Amiens, assiste à cette fête. &mdash;
+ Accueil qu'il reçoit du peuple de Paris. &mdash; Banquet de la Cité à
+ Londres. &mdash; Témoignages extraordinaires de sympathie que se
+ donnent en ce moment les deux nations.</p>
+
+<span class="sidedate">Mai 1801.</span>
+
+<span class="sidenote">Troisième sortie de Ganteaume.</span>
+
+<p>Pendant que l'armée d'Égypte succombait, faute d'un chef habile, et
+faute aussi d'un secours apporté à propos, l'amiral Ganteaume tentait
+sa troisième sortie du port de Toulon. Le Premier Consul lui avait à
+peine laissé le temps de réparer les avaries, provenant de l'abordage
+du <i>Dix-Août</i> et de l'<i>Indomptable</i>, et il l'avait obligé à repartir
+presque immédiatement. L'amiral Ganteaume avait remis à la voile le 25
+avril (5 floréal). Il avait l'ordre de longer les parages de l'île
+d'Elbe, afin d'exécuter en passant une démonstration sur
+Porto-Ferraio, et d'en faciliter l'occupation par les troupes
+françaises. Le Premier Consul tenait à reprendre cette île, dont les
+traités avec Naples et l'Étrurie assuraient la possession à la France,
+et dans laquelle se trouvait une petite garnison, moitié toscane,
+moitié anglaise. L'amiral obéit, se montra devant l'île d'Elbe, jeta
+quelques boulets sur Porto-Ferraio, et passa outre, pour ne pas
+s'exposer à des dommages, qui l'auraient réduit à l'impossibilité de
+remplir sa <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> mission. S'il eût fait voile directement, il
+aurait pu être encore utile à l'armée d'Égypte, car, ainsi qu'on l'a
+vu, la position de Ramanieh ne fut perdue que le 10 mai (20 floréal).
+Il était donc encore temps, en partant le 25 avril, d'empêcher l'armée
+d'être coupée en deux, et réduite à capituler une division après
+l'autre. Il aurait fallu, pour cela, ne pas perdre un instant. Mais
+une sorte de fatalité s'attachait à toutes les opérations de l'amiral
+Ganteaume. On l'a vu, sorti heureusement de Brest, entré plus
+heureusement encore dans la Méditerranée, manquer tout à coup de
+confiance, prendre quatre vaisseaux pour huit, et rentrer dans Toulon.
+On l'a vu, sorti de ce port en mars, échapper à l'amiral Warren,
+dépasser la pointe méridionale de la Sardaigne, et s'arrêter encore
+une fois, par suite de l'abordage du <i>Dix-Août</i> et de l'<i>Indomptable</i>.
+Il n'était pas au terme de ses malheurs. À peine allait-il quitter les
+eaux de l'île d'Elbe, qu'une maladie contagieuse se déclara sur son
+escadre. Soit fatigue des troupes embarquées depuis long-temps, soit
+mauvaise fortune, cette maladie atteignit subitement une grande partie
+des soldats et des équipages. On jugea imprudent et inutile de porter
+en Égypte un tel nombre de malades, et l'amiral Ganteaume prit le
+parti de diviser son escadre. Confiant au contre-amiral Linois trois
+vaisseaux, il plaça sur ces trois vaisseaux les matelots et soldats
+malades, et les achemina sur Toulon. Il continua sa mission avec
+quatre vaisseaux et deux frégates, portant deux raille hommes de
+troupes seulement, et <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> se dirigea vers l'Égypte. Mais il
+n'était plus temps, car on touchait au milieu de mai, et, à cette
+époque, l'armée française était perdue, puisque les généraux Belliard
+et Menou se trouvaient séparés l'un de l'autre, par suite de l'abandon
+de Ramanieh. L'amiral Ganteaume l'ignorait. Il dépassa la Sardaigne et
+la Sicile, se montra dans le canal de Candie, parvint à se dérober
+plusieurs fois à l'ennemi, s'avança même jusque dans l'Archipel pour
+lui échapper, et vint enfin mouiller sur la côte d'Afrique, à quelques
+marches à l'ouest d'Alexandrie. Le point qu'il avait choisi était
+celui de Derne, désigné dans ses instructions comme propre à un
+débarquement. En donnant aux troupes des vivres, et de l'argent pour
+louer les chameaux des Arabes, on croyait qu'elles pourraient
+traverser le désert, et atteindre Alexandrie en quelques marches. Ce
+n'était là qu'une conjecture très-hasardée. L'amiral Ganteaume venait
+de jeter l'ancre depuis quelques heures, et de mettre à la mer une
+partie de ses chaloupes, lorsque les habitants accoururent sur le
+rivage, et firent sur nos embarcations une vive fusillade. Le plus
+jeune frère du Premier Consul, Jérôme Bonaparte, se trouvait au milieu
+des troupes de débarquement. On fit de vains efforts pour attirer à
+soi les habitants, et pour se les concilier. Il aurait fallu détruire
+leur petite ville de Derne, et marcher sur Alexandrie sans eau,
+presque sans vivres, en combattant toujours. C'était une entreprise
+folle, et d'ailleurs sans objet, car mille hommes tout au plus sur
+deux mille, seraient arrivés au terme du voyage. Il ne valait plus la
+peine de faire <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> périr tant de braves gens, pour un si faible
+secours. Du reste, un événement, facile à prévoir, termina tous les
+doutes. L'amiral crut apercevoir la flotte anglaise; dès lors il ne
+délibéra plus, hissa ses chaloupes à bord, ne prit pas même le temps
+de lever ses ancres, et coupa ses câbles, pour n'être pas attaqué au
+mouillage. Il mit à la voile, et ne fut pas joint par l'ennemi.</p>
+
+<span class="sidedate">Juin 1801.</span>
+
+<span class="sidenote">Subite rentrée de l'amiral Ganteaume.</span>
+
+<span class="sidenote">Prise du vaisseau anglais <i>le Swiftsure</i>.</span>
+
+<p>La fortune qui l'avait mal servi, car elle ne seconde, comme on l'a
+dit souvent, que les esprits assez audacieux pour se confier à elle,
+la fortune lui réservait un dédommagement. En traversant le canal de
+Candie, il rencontra un vaisseau anglais de haut bord: c'était le
+<i>Swiftsure</i>. Lui donner la chasse, l'envelopper, le canonner, le
+prendre, fut l'affaire de quelques instants. C'était le 24 juin, (5
+messidor) que lui advint cette heureuse rencontre. L'amiral Ganteaume
+entra dans Toulon, avec cette espèce de trophée, faible compensation
+pour tant de mauvais succès. Le Premier Consul, enclin à l'indulgence
+pour les hommes qui avaient traversé avec lui de grands périls, voulut
+bien accepter cette compensation, et la publier dans <i>le Moniteur</i>.</p>
+
+<span class="sidedate">Juillet 1801.</span>
+
+<p>Cependant tous ces mouvements d'escadre devaient finir d'une manière
+moins triste pour notre marine. Pendant que l'amiral Ganteaume
+rentrait dans Toulon, l'amiral Linois, qui était venu y déposer ses
+soldats et ses matelots atteints de la fièvre, en était reparti sur
+l'ordre formel du Premier Consul. Se hâtant de faire laver à la chaux
+<span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> les murailles intérieures de ses bâtiments, de changer les
+troupes malades contre des troupes fraîches, de renouveler ses
+équipages avec des matelots valides, il avait appareillé, pour se
+diriger vers sa nouvelle destination. Une dépêche qu'il ne devait
+ouvrir qu'à la mer, lui prescrivait d'aller sur-le-champ à Cadix,
+joindre les six vaisseaux armés dans ce port par l'amiral Dumanoir,
+les cinq vaisseaux espagnols du Ferrol, ce qui, avec les trois qu'il
+amenait, devait former une division de quatorze grands bâtiments. Il
+était possible que l'escadre de Rochefort, sous l'amiral Bruix, y fût
+arrivée. On pouvait alors réunir une flotte de plus de vingt
+vaisseaux, qui devait être maîtresse de la Méditerranée pendant
+quelques mois, prendre les troupes d'Otrante, et porter d'immenses
+secours en Égypte. On ignorait encore en France qu'il était trop tard,
+et qu'il ne restait à défendre que la place d'Alexandrie. Sauver ce
+dernier point n'était pourtant pas une chose indifférente.</p>
+
+<span class="sidenote">Sortie de Toulon de l'amiral Linois.</span>
+
+<span class="sidenote">Il mouille à Algésiras.</span>
+
+<p>L'amiral Linois s'empressa d'obéir, et fit voile vers Cadix. En route,
+il chassa quelques frégates anglaises, qu'il faillit prendre, fut
+contrarié par les vents à l'entrée du détroit, et enfin réussit à y
+pénétrer, vers le commencement de juillet (milieu de messidor). La
+flotte anglaise de Gibraltar, qui observait Cadix, lui ayant été
+signalée, il vint mouiller dans le port espagnol d'Algésiras, le 4
+juillet au soir (15 messidor).</p>
+
+<span class="sidenote">Baie d'Algésiras.</span>
+
+<p>Près du détroit de Gibraltar, c'est-à-dire vers la pointe méridionale
+de la Péninsule, les côtes montagneuses <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> de l'Espagne
+s'entr'ouvrent, et, prenant la figure d'un fer à cheval, forment une
+baie profonde dont l'ouverture est tournée au midi. (Voir la carte n<sup>o</sup>
+19.) Sur l'un des côtés de cette baie se trouve Algésiras, sur l'autre
+Gibraltar; de manière qu'Algésiras et Gibraltar sont placés vis-à-vis,
+et à quatre mille toises de distance, à peu près une lieue et demie.
+D'Algésiras on voit distinctement ce qui se passe à Gibraltar, au
+moyen d'une lunette ordinaire. Il n'y avait pas un seul vaisseau
+anglais dans la baie, mais le contre-amiral Saumarez n'était pas loin.
+Il observait avec sept vaisseaux le port de Cadix, où étaient réunies
+dans ce moment plusieurs divisions navales, soit françaises, soit
+espagnoles. Averti de ce qui se passait, il se hâta de profiter de
+l'occasion qui s'offrait à lui de détruire la division Linois, car il
+pouvait opposer sept vaisseaux à trois. Toutefois, sur les sept il en
+avait détaché un, le <i>Superbe</i>, pour observer l'embouchure du
+Guadalquivir. Il lui fit le signal de ralliement; mais le vent ne
+favorisant pas le retour du <i>Superbe</i>, il s'achemina vers Algésiras,
+avec six vaisseaux et une frégate.</p>
+
+<p>L'amiral Linois, de son côté, avait reçu des autorités espagnoles avis
+du danger qui le menaçait, et il eut recours aux seules précautions
+que la nature des lieux lui permît de prendre. La côte d'Algésiras,
+dans la baie de ce nom, située, comme nous venons de le dire,
+vis-à-vis de Gibraltar, présente un mouillage plutôt qu'un port. C'est
+une côte peu saillante, toute droite, qui se prolonge du sud au nord,
+sans aucun renfoncement où les vaisseaux puissent s'abriter. <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span>
+Seulement, aux deux extrémités de ce mouillage, se trouvaient deux
+batteries: l'une au nord d'Algésiras, sur un point élevé de la côte,
+connue sous le nom de batterie Saint-Jacques; l'autre au midi
+d'Algésiras, sur un îlot appelé l'île Verte. La batterie de
+Saint-Jacques était armée de cinq pièces de 18, celle de l'île Verte
+de sept pièces de 24. Ce n'était pas là un grand secours, surtout à
+cause de la négligence espagnole, qui avait laissé tous les postes de
+la côte sans artilleurs et sans munitions. Cependant l'amiral Linois
+se mit en rapport avec les autorités locales, qui firent de leur mieux
+pour secourir les Français. Il rangea ses trois vaisseaux et sa
+frégate le long du rivage, en appuyant les extrémités de cette ligne
+si courte aux deux positions fortifiées de Saint-Jacques et de l'île
+Verte. Venait d'abord le <i>Formidable</i>, qui, placé le plus au nord,
+s'appuyait à la batterie Saint-Jacques; puis le <i>Desaix</i>, qui se
+trouvait au milieu; enfin l'<i>Indomptable</i>, qui était le plus au midi,
+vers la batterie de l'île Verte. Entre le <i>Desaix</i> et l'île Verte se
+trouvait la frégate la <i>Muiron</i>. Quelques chaloupes canonnières
+espagnoles étaient entremêlées avec les vaisseaux français.</p>
+
+<span class="sidenote">Combat d'Algésiras, livré le 6 juillet.</span>
+
+<p>Le 6 juillet 1801 (17 messidor an <span class="smcap">IX</span>), vers sept heures du matin, le
+contre-amiral Saumarez, venant de Cadix par un vent
+d'ouest-nord-ouest, s'achemina vers la baie d'Algésiras, doubla le cap
+Carnero, entra dans la baie, et se porta vers la ligne d'embossage des
+Français. Le vent, qui n'était pas favorable à la marche des vaisseaux
+anglais, les sépara les uns des autres, et heureusement ne leur
+<span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> permit pas d'agir avec tout l'ensemble désirable, (Voir la
+carte n<sup>o</sup> 19.) Le <i>Vénérable</i>, qui était en tête de la colonne, resta
+en arrière; le <i>Pompée</i> prit sa place. Celui-ci, remontant le long de
+notre ligne, défila successivement sous le feu de la batterie de l'île
+Verte, de la frégate la <i>Muiron</i>, de l'<i>Indomptable</i>, du <i>Desaix</i>, du
+<i>Formidable</i>, lâchant ses bordées à chacun d'eux. Il vint prendre
+position à portée de fusil de notre vaisseau amiral le <i>Formidable</i>,
+monté par Linois. Il s'engagea entre ces deux adversaires un combat
+acharné, presque à bout portant. Le <i>Vénérable</i>, éloigné d'abord du
+lieu de l'action, tâcha de s'en rapprocher pour joindre ses efforts à
+ceux du <i>Pompée</i>. L'<i>Audacieux</i>, le troisième des vaisseaux anglais,
+destiné à combattre le <i>Desaix</i>, ne put pas arriver à sa hauteur,
+s'arrêta devant l'<i>Indomptable</i>, qui était le dernier au sud, et
+commença contre celui-ci une vive canonnade. Le <i>César</i> et le
+<i>Spencer</i>, quatrième et cinquième vaisseaux anglais, étaient l'un en
+arrière, l'autre entraîné au fond de la baie par le vent, qui
+soufflait de l'ouest à l'est. Enfin le sixième, l'<i>Hannibal</i>, porté
+d'abord vers Gibraltar, mais parvenu après beaucoup de man&oelig;uvres à
+se rapprocher d'Algésiras, man&oelig;uvra pour tourner notre vaisseau
+amiral le <i>Formidable</i>, et se placer entre lui et la côte. Le combat,
+entre les vaisseaux qui avaient pu se joindre était fort opiniâtre.
+Pour n'être pas emportés d'Algésiras vers Gibraltar, les Anglais
+avaient chacun jeté une ancre. Notre vaisseau amiral, le <i>Formidable</i>,
+avait deux ennemis à combattre, le <i>Pompée</i> et le <i>Vénérable</i>, et
+<span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> allait en avoir trois, si l'<i>Hannibal</i> réussissait à prendre
+position entre lui et la côte. Le capitaine du <i>Formidable</i>, le brave
+Lalonde, venait d'être emporté par un boulet. La canonnade continuait
+avec une extrême vivacité aux cris de <i>Vive la République! Vive le
+Premier Consul!</i> L'amiral Linois qui était à bord du <i>Formidable</i>,
+montrant à propos le travers au <i>Pompée</i>, qui ne lui présentait que
+l'avant, avait réussi à le démâter, et à le mettre à peu près hors de
+combat. Profitant en même temps du changement de la brise, qui avait
+passé à l'est, et portait sur Algésiras, il avait fait signal à ses
+capitaines de couper leurs câbles, et de se laisser échouer, de
+manière à ne pas permettre aux Anglais de passer entre nous et la
+côte, et de nous mettre entre deux feux, comme autrefois Nelson avait
+fait à la bataille d'Aboukir. Cet échouage ne pouvait pas avoir de
+grands inconvénients pour la sûreté des bâtiments français, car on
+était à la marée basse, et à la marée haute ils étaient certains de se
+relever facilement. Cet ordre, donné à propos, sauva la division. Le
+<i>Formidable</i>, après avoir mis le <i>Pompée</i> hors de combat, vint
+s'échouer sans secousse, car la brise en tournant avait faibli. Se
+dérobant ainsi au danger dont le menaçait l'<i>Hannibal</i>, il acquit à
+l'égard de celui-ci une position redoutable. En effet, l'<i>Hannibal</i>,
+en voulant exécuter sa man&oelig;uvre, avait échoué lui-même, et il était
+immobile sous le double feu du <i>Formidable</i> et de la batterie
+Saint-Jacques. Dans cette situation périlleuse, l'<i>Hannibal</i> fait
+effort pour se <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> relever; mais, la marée baissant, il se trouve
+irrévocablement fixé à sa position. Il reçoit de tous côtés
+d'épouvantables décharges d'artillerie, tant de la terre que du
+<i>Formidable</i>, et des canonnières espagnoles. Il coule une ou deux de
+ces canonnières, mais il essuie plus de feux qu'il ne peut en rendre.
+L'amiral Linois, ne jugeant pas que la batterie Saint-Jacques fût
+assez bien servie, débarque le général Devaux avec un détachement des
+troupes françaises qu'il avait à bord. Le feu de cette batterie
+redouble alors, et l'<i>Hannibal</i> est accablé. Mais un nouvel adversaire
+vient achever sa défaite. Le second vaisseau français, le <i>Desaix</i>,
+qui était placé après le <i>Formidable</i>, obéissant à l'ordre de se jeter
+à la côte, et ayant, à cause de la faiblesse de la brise, exécuté
+lentement sa man&oelig;uvre, se trouvait ainsi un peu en dehors de la
+ligne, également en vue de l'<i>Hannibal</i> et du <i>Pompée</i>, que le
+<i>Formidable</i>, en s'échouant, avait découvert à ses feux. Le <i>Desaix</i>,
+profitant de cette position, lâche une première bordée au <i>Pompée</i>,
+qu'il maltraite au point de lui faire abattre son pavillon; puis
+dirige tous ses coups sur l'<i>Hannibal</i>. Ses boulets, rasant les flancs
+de notre vaisseau amiral le <i>Formidable</i>, vont porter sur l'<i>Hannibal</i>
+un affreux ravage. Celui-ci, ne pouvant plus tenir, amène aussi son
+pavillon. C'étaient par conséquent deux vaisseaux anglais sur six,
+réduits à se rendre. Les quatre autres, à force de man&oelig;uvres,
+étaient rentrés en ligne, et assez pour combattre à bonne portée le
+<i>Desaix</i> et l'<i>Indomptable</i>. Le <i>Desaix</i>, avant de s'échouer, leur
+avait fait tête, <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> tandis que l'<i>Indomptable</i> et la frégate la
+<i>Muiron</i>, en se retirant lentement vers la côte, leur répondaient par
+un feu bien dirigé. Ces deux derniers bâtiments étaient venus se
+placer sous la batterie de l'île Verte, dont quelques soldats français
+débarqués dirigeaient l'artillerie.</p>
+
+<p>Le combat durait depuis plusieurs heures, avec la plus grande énergie.
+L'amiral Saumarez, ayant perdu deux vaisseaux sur six, et n'espérant
+plus aucun résultat de cette action, car pour aborder les Français de
+plus près il aurait fallu courir la chance de s'échouer avec eux,
+donna le signal de la retraite, nous laissant l'<i>Hannibal</i>, mais
+voulant nous enlever le <i>Pompée</i>, qui, tout démâté, restait immobile
+sur le champ de bataille. L'amiral Saumarez avait fait venir de
+Gibraltar des embarcations, qui réussirent à remorquer la carcasse du
+<i>Pompée</i>, que nos vaisseaux échoués ne pouvaient plus reprendre.
+L'<i>Hannibal</i> nous resta.</p>
+
+<span class="sidenote">Beaux résultats du combat d'Algésiras.</span>
+
+<p>Tel fut ce combat d'Algésiras, où trois vaisseaux français
+combattirent contre six anglais, en détruisirent deux, et sur les deux
+en gardèrent un prisonnier. Les Français étaient remplis de joie,
+quoiqu'ils eussent essuyé des pertes sensibles. Le capitaine Lalonde,
+du <i>Formidable</i>, était tué; Moncousu, capitaine de l'<i>Indomptable</i>,
+était mort glorieusement. Nous comptions environ 200 morts et 300
+blessés, en tout 500 officiers et marins hors de combat, sur 2 mille
+qui montaient l'escadre. Mais les Anglais avaient eu 900 hommes
+atteints par le feu; leurs vaisseaux étaient criblés.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span>
+
+<span class="sidenote">Péril de Linois au mouillage d'Algésiras.</span>
+
+<p>Quelque glorieuse que fût cette action, tout n'était pas fini. Il
+fallait, dans l'état de délabrement où se trouvaient nos vaisseaux, se
+tirer du mouillage d'Algésiras. L'amiral Saumarez, furieux, jurant de
+se venger dès que Linois quitterait son asile pour se rendre à Cadix,
+faisait de grands préparatifs. Il employait les vastes ressources du
+port de Gibraltar à remettre sa division en état de combattre, et
+préparait même des brûlots, résolu à incendier au moins les vaisseaux
+français, s'il ne pouvait les attirer en pleine mer. L'amiral Linois
+n'avait, pour réparer ses avaries, que les ressources à peu près
+nulles d'Algésiras. L'arsenal de Cadix, à la vérité, se trouvait près
+de là; mais il était peu aisé d'en tirer des matières par mer à cause
+des Anglais, par terre à cause de la difficulté des transports; et
+cependant les hautes man&oelig;uvres des vaisseaux français étaient
+détruites, plusieurs de leurs grands mâts se trouvaient ou coupés, ou
+fortement endommagés. L'amiral Linois fit de son mieux pour se mettre
+en mesure de reprendre la mer. C'est à peine si on avait de quoi
+panser les blessés. Il avait fallu que les consuls français des ports
+voisins amenassent en poste des médecins et des médicaments.</p>
+
+<span class="sidenote">L'escadre franco-espagnole de Cadix sort pour venir au
+secours de la division Linois à Algésiras.</span>
+
+<p>Il y avait en ce moment à Cadix l'escadre espagnole venue du Ferrol,
+plus les six vaisseaux donnés à la France, et équipés à la hâte par
+l'amiral Dumanoir. La force de ces deux divisions, sous le rapport du
+nombre, était fort rassurante sans doute; mais la marine espagnole,
+toujours digne, par sa <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> bravoure, de l'illustre nation à
+laquelle elle appartenait, se ressentait de la négligence générale,
+qui paralysait toutes les ressources de la monarchie. La division de
+l'amiral français Dumanoir, à peine équipée avec des marins de toute
+origine, ne pouvait pas inspirer une grande confiance. Aucun des
+vaisseaux qui la composaient ne valait ceux de la division Linois,
+exercés par de longues croisières, exaltés par leur dernière victoire.</p>
+
+<p>Il fallut de vives instances pour décider l'amiral Massarédo,
+commandant à Cadix, et de fort mauvaise volonté pour nous, à venir au
+secours de l'amiral Linois. Le 9 juillet (20 messidor) il détacha
+l'amiral Moreno, excellent officier, plein de bravoure et
+d'expérience, et le dirigea sur Algésiras, avec les cinq vaisseaux
+espagnols tirés du Ferrol, avec un des six vaisseaux donnés à
+Dumanoir, le <i>Saint-Antoine</i>, avec trois frégates. Cette escadre
+portait le matériel destiné à la division Linois. Elle fut rendue dans
+une journée au mouillage d'Algésiras.</p>
+
+<span class="sidenote">Le 12 juillet, la division de secours, jointe à la division
+Linois, quitte Algésiras pour Cadix.</span>
+
+<p>On travailla jour et nuit à réparer les trois vaisseaux qui avaient
+livré un combat si glorieux. Ces trois vaisseaux s'étaient trouvés à
+flot à la première marée. On refit leur gréement le mieux, et le plus
+tôt possible; on leur composa des mâts de hune avec des mâts de
+perroquet, et le 12 au matin ils étaient prêts à tenir la mer. On se
+donna les mêmes soins pour le vaisseau l'<i>Hannibal</i>, qui avait été
+pris sur les Anglais, et qu'on voulait aussi transférer à Cadix.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> Le 12 au matin, l'escadre combinée appareilla, par un vent
+d'est-nord-est, qui la poussa hors de la baie d'Algésiras, dans le
+détroit. Elle marchait en ordre de bataille, les deux plus gros
+vaisseaux espagnols, le <i>San-Carlos</i> et le <i>Saint-Herménégilde</i>, qui
+étaient de 112 canons, formant l'arrière-garde. Les deux amiraux
+étaient, suivant l'usage de la marine espagnole, montés sur une
+frégate. C'était la <i>Sabine</i>. Vers la chute du jour, les vents
+tombèrent. On ne voulut pas rentrer au mouillage d'Algésiras, parce
+que cette position était dangereuse à prendre, en présence d'une
+division ennemie, et que de plus il fallait craindre l'arrivée des
+renforts, attendus à chaque instant par l'escadre anglaise. On se
+décida cependant à laisser en arrière l'<i>Hannibal</i>, qui ne pouvait
+plus marcher, quoique remorqué par la frégate l'<i>Indienne</i>. On le
+renvoya au mouillage d'Algésiras. L'escadre combinée se mit en panne,
+espérant que dans le courant de la nuit les vents reprendraient
+quelque force. L'amiral Saumarez avait, de son côté, ordonné de mettre
+à la voile. Il avait perdu l'<i>Hannibal</i>; le <i>Pompée</i> était désormais
+hors de service; il n'avait donc plus que quatre des six vaisseaux qui
+avaient combattu à Algésiras. Mais il avait été rejoint par le
+<i>Superbe</i>, ce qui lui formait une division de cinq vaisseaux, outre
+plusieurs frégates et quelques bâtiments légers pourvus de matières
+incendiaires. Il avait poussé l'acharnement jusqu'à placer sur ses
+vaisseaux des fourneaux à rougir les boulets. Quoiqu'il n'eût que cinq
+grands bâtiments, et que les alliés en eussent neuf, il voulait tout
+<span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> braver pour réparer l'échec humiliant d'Algésiras, et
+s'épargner un redoutable jugement de l'Amirauté anglaise. Il suivait à
+très-petite distance l'escadre franco-espagnole, attendant le moment
+de se jeter sur l'arrière-garde, s'il en trouvait l'occasion.</p>
+
+<span class="sidenote">Combat d'arrière-garde entre la flotte anglaise et la
+flotte franco-espagnole.</span>
+
+<span class="sidenote">Une erreur de nuit met aux prises les deux vaisseaux
+espagnols le <i>Sans Carlos</i> et le <i>Saint-Herménégilde</i>.</span>
+
+<span class="sidenote">Ces deux vaisseaux sautent en l'air.</span>
+
+<p>Vers le milieu de la nuit le vent avait fraîchi, et l'escadre combinée
+se dirigeait de nouveau vers Cadix. Son ordre de marche était un peu
+changé. L'arrière-garde était formée par trois vaisseaux, rangés sur
+une seule ligne, le <i>San-Carlos</i> à droite, le <i>Saint-Herménégilde</i> au
+milieu, et le <i>Saint-Antoine</i>, vaisseau de 74 devenu français, à
+gauche. Ils marchaient ainsi à côté les uns des autres, séparés par
+une très-petite distance. L'obscurité était profonde. L'amiral
+Saumarez enjoignit au <i>Superbe</i>, excellent marcheur, de forcer de
+voiles, et d'attaquer notre arrière-garde. Le <i>Superbe</i> eut bientôt
+joint la flotte franco-espagnole. Il avait éteint ses feux, pour être
+moins aperçu. Se plaçant un peu en arrière du <i>San-Carlos</i>, et par
+côté, il lui envoya toute sa bordée; puis, continuant sans relâche, il
+lui en envoya une seconde, une troisième, en tirant à boulets rouges.
+Le feu prit aussitôt à bord du <i>San-Carlos</i>. Le <i>Superbe</i>, s'en
+apercevant, s'arrêta, et, diminuant sa voilure, se tint à quelque
+distance. Le <i>San-Carlos</i>, en proie aux flammes, man&oelig;uvré avec
+confusion, tomba sous le vent, et au lieu de rester en ligne, se
+trouva bientôt en arrière de ses deux voisins. Il tirait dans toutes
+les directions; ses boulets arrivèrent au <i>Saint-Herménégilde</i>, qui,
+le prenant pour la tête de la colonne <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> anglaise, lui envoya
+tout son feu. Alors une affreuse erreur s'empara des deux équipages
+espagnols, qui se prirent pour ennemis. Ils s'abordèrent avec fureur,
+et s'approchant jusqu'à mêler leurs vergues, engagèrent un combat
+opiniâtre. L'incendie, devenu plus violent sur le <i>San-Carlos</i>, se
+communiqua bientôt au <i>Saint-Herménégilde</i>, et ces deux vaisseaux,
+dans cet état, continuèrent à se canonner avec violence. Les escadres
+opposées étaient également dans les ténèbres et l'ignorance de ce qui
+se passait; et, sauf le <i>Superbe</i>, qui devait comprendre cette funeste
+méprise, puisqu'il en était l'auteur, aucun bâtiment n'osait
+approcher, ne sachant lequel était espagnol ou anglais, lequel il
+fallait secourir ou attaquer. Le vaisseau français le <i>Saint-Antoine</i>
+s'était éloigné de ce voisinage dangereux. Bientôt l'embrasement
+devint immense, et jeta sur la mer une sinistre lueur. Il paraît que
+l'illusion funeste qui armait ces braves Espagnols les uns contre les
+autres, fut alors dissipée, mais trop tard; le <i>San-Carlos</i> sauta en
+l'air avec un fracas épouvantable. Quelques instants après le
+<i>Saint-Herménégilde</i> sauta aussi, et répandit la terreur dans les deux
+escadres, qui ne savaient à qui arrivait ce désastre.</p>
+
+<p>Le <i>Superbe</i>, voyant le <i>Saint-Antoine</i> séparé des deux autres, se
+dirigea vers lui, et l'attaqua hardiment. Ce vaisseau, récemment armé,
+se défendit sans l'ordre et le sang-froid, qui sont indispensables
+pour mouvoir ces vastes machines de guerre. Il fut horriblement
+maltraité, et deux nouveaux adversaires, <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> le <i>César</i>, le
+<i>Vénérable</i>, accourant à l'instant, rendirent sa défaite inévitable.
+Il amena son pavillon après avoir été ravagé.</p>
+
+<span class="sidenote">Prise du <i>Saint-Antoine</i> par les Anglais.</span>
+
+<p>L'amiral Saumarez s'était cruellement vengé, sans beaucoup de gloire
+pour lui, mais avec un grand dommage pour la flotte espagnole. Les
+deux amiraux Linois et Moreno, montés sur la <i>Sabine</i>, s'étaient tenus
+le plus près possible de cette scène affreuse. Ne pouvant, au milieu
+de l'obscurité, ni distinguer ce qui se passait, ni donner un ordre à
+propos, ils étaient en proie aux plus vives inquiétudes. Au point du
+jour, ils se trouvaient à quelque distance de Cadix, avec leur escadre
+ralliée, mais diminuée de trois vaisseaux, le <i>San Carlos</i> et le
+<i>Saint-Herménégilde</i> qui avaient sauté, le <i>Saint-Antoine</i> qui avait
+été pris.</p>
+
+<a id="img003" name="img003"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img003.jpg" width="400" height="291" alt="" title="">
+<p>Beau fait d'armes du capitaine Troude.</p>
+</div>
+
+<span class="sidenote">Combat du capitaine Troude, montant le <i>Formidable</i>, contre
+trois vaisseaux et une frégate.</span>
+
+<p>Un quatrième vaisseau de la flotte combinée était demeuré en arrière,
+c'était le <i>Formidable</i>, vaisseau amiral de Linois, qui s'était
+couvert de gloire au combat d'Algésiras, mais qui se ressentait des
+coups reçus dans cette journée. Privé d'une partie de sa voilure,
+marchant lentement, voisin d'ailleurs des deux vaisseaux embrasés, et
+redoutant les funestes méprises de la nuit, il s'était tenu en
+arrière, ne croyant pouvoir être utile à aucun des combattants. C'est
+ainsi qu'il s'était trouvé un peu séparé de l'escadre. Aperçu le matin
+dans son isolement, il fut enveloppé par les Anglais, et attaqué par
+une frégate et trois vaisseaux. L'amiral Linois, ayant passé à bord de
+la frégate la <i>Sabine</i>, avait laissé à l'un de ses lieutenants, le
+capitaine Troude, le commandement <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> du <i>Formidable</i>. Cet
+habile et vaillant officier, jugeant avec une rare présence d'esprit,
+que, s'il voulait se sauver à force de voiles, il serait devancé par
+des vaisseaux qui étaient mieux gréés que le sien, résolut de chercher
+son salut dans une bonne man&oelig;uvre, et dans un combat vigoureux. Son
+équipage partageait ses sentiments, et personne ne voulait perdre les
+lauriers d'Algésiras. C'étaient de vieux matelots, exercés par une
+longue navigation, et ayant l'habitude de la guerre, plus nécessaire
+encore sur mer que sur terre. Leur digne capitaine Troude n'attend pas
+que les adversaires qui le poursuivent soient tous réunis contre le
+<i>Formidable</i>, il va droit à celui qui était le plus près placé,
+c'était la frégate la <i>Tamise</i>. Il s'approche, et dirige sur elle un
+feu supérieur et terrible, qui la dégoûte bientôt de cette lutte
+inégale. Après elle, venait à toutes voiles, le <i>Vénérable</i>, vaisseau
+anglais de 74. Le capitaine Troude, se sentant encore supérieur à
+celui-ci (le <i>Formidable</i> était un vaisseau de 80), l'attend pour le
+combattre, tandis que les deux autres vaisseaux anglais, cherchant à
+le gagner de vitesse, vont fermer le chemin de Cadix. Man&oelig;uvrant
+habilement, il présente son redoutable flanc, armé de canons, à la
+proue dégarnie de feux du <i>Vénérable</i>, et, joignant à la supériorité
+de son artillerie l'avantage de la man&oelig;uvre, il le crible de
+boulets, lui abat d'abord un mât, puis un second, puis un troisième,
+et, après l'avoir rasé comme un ponton, le perce encore à fleur d'eau
+de plusieurs coups dangereux, qui l'exposent au péril <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span>
+prochain de couler à fond. Ce malheureux navire, horriblement
+maltraité, excite les alarmes du reste de la division anglaise. La
+frégate la <i>Tamise</i> revient pour lui porter secours; les deux autres
+vaisseaux anglais qui avaient cherché à se placer entre Cadix et le
+<i>Formidable</i>, rebroussent aussitôt chemin. Ils veulent à la fois
+sauver l'équipage du <i>Vénérable</i>, qui craignait de couler bas, et
+accabler le vaisseau français qui faisait une si belle résistance.
+Celui-ci, confiant dans sa man&oelig;uvre et sa bonne fortune, leur lâche
+coup sur coup les bordées les plus rapides et les mieux dirigées; il
+les décourage, et les renvoie au secours du <i>Vénérable</i>, prêt à
+sombrer si on ne venait s'occuper activement de son salut.</p>
+
+<p>Le brave capitaine Troude, débarrassé de ses nombreux ennemis,
+s'achemine triomphalement vers le port de Cadix. Une partie de la
+population espagnole, attirée par la canonnade et les explosions de la
+nuit, était accourue sur le rivage. Elle avait vu le péril et le
+triomphe du vaisseau français, et malgré une douleur bien naturelle,
+car le malheur des deux vaisseaux espagnols était connu, elle poussait
+des acclamations à l'aspect du <i>Formidable</i>, rentrant victorieux dans
+la rade.</p>
+
+<span class="sidenote">Résultat de ces combats.</span>
+
+<p>Les Anglais ne pouvaient nous disputer la gloire de ces combats; et
+quant aux dommages matériels, ils étaient partagés également. Si les
+Français avaient perdu un vaisseau, et les Espagnols deux, les Anglais
+avaient laissé en notre pouvoir un vaisseau, et en avaient eu deux
+maltraités au point de ne pouvoir plus servir. Sans un accident de
+nuit, ils auraient <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> pu être considérés comme tout à fait
+battus, dans ces différentes rencontres. Le combat d'Algésiras, et la
+rentrée du <i>Formidable</i>, étaient au nombre des plus beaux faits
+d'armes connus dans les annales de la marine. Mais les Espagnols
+étaient tristes, car, quoique leur amiral Moreno se fût bien conduit,
+ils n'étaient pas dédommagés, par une action brillante, de la perte du
+<i>San-Carlos</i> et du <i>Saint-Herménégilde</i>.</p>
+
+<p>Cependant les événements du Portugal leur offraient une consolation.
+Nous avons laissé le prince de la Paix s'apprêtant à commencer la
+guerre du Portugal, à la tête des forces combinées des deux nations,
+dans le dessein, déjà longuement exposé, d'influer sur les
+négociations de Londres.</p>
+
+<span class="sidenote">Marche des Espagnols en Portugal.</span>
+
+<span class="sidenote">Les Portugais rendent les armes. On négocie à Badajos.</span>
+
+<p>D'après le plan convenu, les Espagnols devaient opérer sur la gauche
+du Tage, et les Français sur la droite. Trente mille Espagnols étaient
+réunis en avant de Badajos, sur la frontière de l'Alentejo. Quinze
+mille Français marchaient, par Salamanque, sur le Tras-os-Montes.
+Grâce à des efforts précipités, à des emprunts sur le clergé, et au
+sacrifice de tous les services, on avait pourvu à l'équipement des
+trente mille Espagnols. Mais le train d'artillerie était fort en
+arrière. Toutefois le prince de la Paix, comptant avec raison sur
+l'effet moral de la réunion des Français et des Espagnols, voulut
+brusquer les hostilités, et se hâter de cueillir les premiers
+lauriers. Il tenait à remporter tout l'honneur de cette campagne, et
+voulait se réserver les Français, uniquement comme ressource en cas
+de revers. On pouvait laisser une telle <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> satisfaction au
+prince de la Paix. Les Français, dans le moment, ne couraient pas
+après la gloire, mais après les résultats utiles; et ces résultats
+consistaient à occuper une ou deux provinces du Portugal, pour avoir
+de nouveaux gages contre l'Angleterre. Bien que la guerre parût
+facile, il y avait cependant un danger à craindre, c'est qu'elle
+devînt nationale de la part des Portugais. La haine de ceux-ci contre
+les Espagnols aurait pu produire ce résultat fâcheux, si l'approche
+des Français, placés à quelques marches en arrière, n'avait fait
+tomber toutes les velléités de résistance. Le prince de la Paix se
+hâta donc de passer la frontière, et d'aborder les places du Portugal
+avec de l'artillerie de campagne, à défaut d'artillerie de siége. Il
+occupa sans difficulté Olivença et Jurumenha. Mais les garnisons
+d'Elvas et de Campo-Mayor se renfermèrent dans leurs murs, et firent
+mine de se défendre. Le prince de la Paix ordonna de les bloquer, et,
+pendant ce temps, il marcha au-devant de l'armée portugaise, commandée
+par le duc d'Alafoëns. Les Portugais ne tinrent nulle part, et
+s'enfuirent vers le Tage. Les places bloquées ouvrirent alors leurs
+portes. Campo-Mayor fit sa reddition; on entreprit le siége en règle
+d'Elvas, avec un parc arrivé de Séville. Le prince de la Paix suivit
+triomphalement l'ennemi, traversa rapidement Azumar, Alegrete,
+Portalegre, Castello-de-Vide, Flor-de-Rosa, et arriva enfin sur le
+Tage, derrière lequel les Portugais s'empressèrent de chercher asile.
+Il avait réussi à se rendre maître de la presque totalité de la
+province d'Alentejo. Les Français n'avaient <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> pas encore
+franchi la frontière du Portugal, et il était évident que si les
+Espagnols seuls avaient obtenu de tels résultats, les Espagnols et les
+Français, réunis, devaient être en très-peu de jours maîtres de
+Lisbonne et d'Oporto. La cour de Portugal, qui avait toujours refusé
+de croire que l'attaque dirigée contre elle fût sérieuse, voyant
+aujourd'hui ce qui arrivait, se hâta de faire sa soumission, et
+d'envoyer M. Pinto de Souza au quartier-général espagnol, pour
+accepter toutes les conditions qu'il plairait aux deux armées
+combinées de lui imposer. Le prince de la Paix, voulant rendre ses
+maîtres témoins de sa gloire, fit venir le roi et la reine d'Espagne à
+Badajos, pour distribuer des récompenses à l'armée, et tenir une sorte
+de congrès. Ainsi cette cour, jadis si grande, aujourd'hui déshonorée
+par une reine dissolue, par un favori incapable et tout-puissant,
+cherchait à se donner l'illusion des grandes affaires. Lucien
+Bonaparte avait suivi le roi et la reine à Badajos. Tels étaient les
+événements à la fin de juin, et au commencement de juillet.</p>
+
+<p>Les combats d'Algésiras et de Cadix, qui étaient faits pour rendre
+confiance à notre marine, la courte campagne du Portugal, qui prouvait
+l'influence décisive du Premier Consul sur la Péninsule, et le pouvoir
+qu'il avait de traiter le Portugal comme Naples, la Toscane ou la
+Hollande, compensaient jusqu'à un certain point les événements connus
+de l'Égypte. On ne savait d'ailleurs ni la bataille de Canope, ni la
+capitulation déjà signée du Kaire, ni la capitulation désormais
+inévitable <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> d'Alexandrie. Les nouvelles de mer ne se
+transmettaient pas alors avec la même rapidité qu'aujourd'hui; il
+fallait un mois au moins, quelquefois davantage, pour connaître à
+Marseille un événement arrivé sur le Nil. On ne savait des affaires
+d'Égypte que le débarquement des Anglais, leurs premiers combats sur
+la plage d'Alexandrie; on ne se faisait aucune idée de ce qui avait
+suivi, et on était dans le plus grand doute sur le résultat définitif
+de la lutte. Le poids dont la France pesait dans la balance des
+négociations, n'était donc en rien diminué; il s'accroissait au
+contraire de l'influence qu'elle acquérait de jour en jour en Europe.</p>
+
+<span class="sidenote">Influence de la France en Europe depuis la paix de
+Lunéville.</span>
+
+<span class="sidenote">Nouvelle activité imprimée aux négociations de Londres.</span>
+
+<p>Le traité de Lunéville portait en effet ses inévitables conséquences.
+L'Autriche désarmée, et désormais impuissante à tous les yeux,
+laissait un libre cours à nos projets. La Russie, depuis la mort de
+Paul I<sup>er</sup> et l'avénement d'Alexandre, n'était plus, il est vrai,
+disposée à des actes énergiques contre l'Angleterre, mais pas
+davantage à résister aux desseins de la France en Occident. Aussi le
+Premier Consul ne prenait-il plus aucune peine de cacher ses vues. Il
+venait de convertir, par un simple arrêté, le Piémont en départements
+français, sans paraître s'inquiéter des réclamations du négociateur
+russe. Il avait déclaré, quant à Naples, que le traité de Florence
+resterait la loi imposée à cette cour. Gênes venait de lui soumettre
+sa constitution, afin qu'il y apportât certains changements, destinés
+à rendre plus forte l'autorité du pouvoir exécutif. La République
+Cisalpine, composée <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> de la Lombardie, du duché de Modène et
+des légations, constituée une première fois par le traité de
+Campo-Formio, une seconde fois par le traité de Lunéville,
+s'organisait de nouveau en État allié, et dépendant de la France. La
+Hollande, à l'exemple de la Ligurie, soumettait sa constitution au
+Premier Consul, pour y donner plus de force au gouvernement, espèce de
+réforme qui s'opérait, en ce moment, dans toutes les républiques
+filles de la République française. Enfin les petits négociateurs, qui
+naguère encore cherchaient un appui auprès de M. de Kalitcheff,
+l'orgueilleux ministre de Paul I<sup>er</sup>, en étaient aujourd'hui aux
+regrets d'avoir recherché ce protectorat, et demandaient à la faveur
+seule du Premier Consul l'amélioration de leur condition. C'étaient
+surtout les représentants des princes d'Allemagne, qui montraient à
+cet égard le plus grand empressement. Le traité de Lunéville avait
+posé le principe de la sécularisation des États ecclésiastiques, et du
+partage de ces États entre les princes héréditaires. Toutes les
+ambitions étaient mises en éveil par ce futur partage. Les grandes
+comme les petites puissances aspiraient à obtenir la meilleure part.
+L'Autriche, la Prusse, quoiqu'elles eussent perdu bien peu de chose à
+la gauche du Rhin, voulaient participer aux indemnités promises. La
+Bavière, le Wurtemberg, Baden, la maison d'Orange, assiégeaient de
+leurs instances le nouveau chef de la France, parce que, partie
+principale au traité de Lunéville, il devait avoir la plus <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span>
+grande influence sur l'exécution de ce traité. La Prusse elle-même,
+représentée à Paris par M. de Lucchesini, ne dédaignait pas de
+descendre au rôle de solliciteuse, et de relever par ses
+sollicitations le pouvoir du Premier Consul. Ainsi les six mois
+écoulés depuis la signature donnée à Lunéville, quoique marqués par
+des revers en Égypte, revers, il est vrai, imparfaitement connus en
+Europe, avaient vu croître l'ascendant du gouvernement français, car
+le temps ne faisait que rendre sa puissance plus évidente et plus
+effective. Cet ensemble de circonstances devait influer sur la
+négociation de Londres, qu'on avait laissée languir un moment, mais
+que, d'un commun accord, on allait reprendre avec une activité
+nouvelle, par une singulière conformité de pensées chez les deux
+gouvernements. Le Premier Consul, en voyant les premiers actes de
+Menou, avait jugé la campagne perdue, et il voulait, avant le
+dénoûment qu'il devinait, signer un traité à Londres. Les ministres
+anglais, incapables de prévoir comme lui le résultat des événements,
+craignaient néanmoins quelque coup de vigueur de cette armée d'Égypte,
+si renommée par sa vaillance, et voulaient profiter d'une première
+apparence de succès pour traiter: de manière qu'après avoir été
+d'accord pour temporiser, on était maintenant d'accord pour conclure.</p>
+
+<p>Mais, avant de nous engager de nouveau dans le dédale de cette vaste
+négociation, où les plus grands intérêts de l'univers allaient être
+débattus, il faut rapporter un événement qui occupait, en cet
+instant, <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> la curiosité de Paris, et qui complète le singulier
+spectacle que présentait alors la France consulaire.</p>
+
+<span class="sidenote">Les infants d'Espagne à Paris.</span>
+
+<p>Les infants de Parme, destinés à régner sur la Toscane, avaient quitté
+Madrid, au moment où leur royale famille partait pour Badajos, et ils
+venaient d'arriver à la frontière des Pyrénées. Le Premier Consul
+avait tenu beaucoup à leur faire traverser Paris, avant de les envoyer
+à Florence, prendre possession du nouveau trône d'Étrurie. Tous les
+contrastes plaisaient à l'imagination vive et grande du général
+Bonaparte. Il aimait cette scène vraiment romaine, d'un roi fait par
+lui, de ses mains républicaines; il aimait surtout à montrer qu'il ne
+craignait pas la présence d'un Bourbon, et que sa gloire le mettait
+au-dessus de toute comparaison avec l'antique dynastie, dont il
+occupait la place. Il aimait aussi, aux yeux du monde, à étaler dans
+ce Paris, tout récemment encore le théâtre d'une révolution sanglante,
+une pompe, une élégance dignes des rois. Tout cela devait marquer
+mieux encore quel changement subit s'était opéré en France, sous son
+gouvernement réparateur.</p>
+
+<p>Cette prévoyance attentive et minutieuse, qu'il savait apporter dans
+une grande opération militaire, il ne dédaignait pas de la déployer
+dans ces représentations d'apparat, où devaient figurer sa personne et
+sa gloire. Il tenait à régler les moindres détails, à pourvoir à
+toutes les convenances, à mettre chaque chose à sa place; et cela
+était nécessaire dans un ordre social entièrement nouveau, créé sur
+les débris <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> d'un monde détruit. Tout y était à refaire,
+jusqu'à l'étiquette, et il en faut une, même dans les républiques.</p>
+
+<span class="sidenote">Le roi et la reine d'Étrurie reçus sous le titre du comte
+et de la comtesse de Livourne.</span>
+
+<p>Les trois Consuls délibérèrent assez longuement sur la manière dont le
+roi et la reine d'Étrurie seraient reçus en France, et sur le
+cérémonial qui serait observé à leur égard. Pour prévenir beaucoup de
+difficultés, il fut convenu qu'on les recevrait sous le nom emprunté
+du comte et de la comtesse de Livourne, et qu'on les traiterait comme
+des hôtes illustres, ainsi qu'on avait fait dans le dernier siècle à
+l'égard du jeune czar, depuis Paul I<sup>er</sup>, et de l'empereur d'Autriche,
+Joseph II. On supprimait ainsi, au moyen de l'<i>incognito</i>, les
+embarras qu'aurait suscités la qualité officielle de roi et de reine.
+Les ordres furent donnés en conséquence sur toute la route, aux
+autorités civiles et militaires des départements.</p>
+
+<p>La nouveauté charme les peuples dans tous les temps. C'en était une,
+et des plus surprenantes, qu'un roi et qu'une reine, après douze
+années d'une révolution, qui avait renversé, ou menacé tant de trônes:
+c'en était une surtout, bien flatteuse pour le peuple français, car ce
+roi et cette reine étaient l'ouvrage de ses victoires. Partout de vifs
+transports éclatèrent à la vue des infants. Ils furent reçus avec des
+égards et des respects infinis. Aucun désagrément ne put leur faire
+sentir qu'ils voyageaient au milieu d'un pays naguère bouleversé de
+fond en comble. Les royalistes, que rien ne flattait dans cette
+&oelig;uvre monarchique de la Révolution française, furent <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> les
+seuls à saisir l'occasion de montrer quelque malice. Au théâtre de
+Bordeaux ils crièrent avec violence et affectation: <i>Vive le roi!</i> on
+répondit par ce cri: <i>À bas les rois!</i></p>
+
+<p>Le Premier Consul modéra lui-même, par des lettres émanées de son
+cabinet, le zèle un peu excessif des préfets, et ne voulut pas qu'on
+fît de cette apparition royale un trop grand événement. Ces jeunes
+princes arrivèrent à Paris en juin, pour y passer un mois entier. Ils
+devaient loger chez l'ambassadeur d'Espagne. Le Premier Consul,
+quoique simple magistrat temporaire d'une république, représentait la
+France: devant cette prérogative tombaient tous les priviléges du sang
+royal. Il fut convenu que les deux jeunes majestés, prévenant le
+Premier Consul, lui feraient la première visite, et qu'il la leur
+rendrait le lendemain. Le second et le troisième Consul, qui ne
+pouvaient pas se dire au même degré les représentants de la France,
+durent faire la première visite aux infants. Ainsi se trouvait
+rétablie, quant à ceux-ci, la distance de la naissance et du rang. Le
+lendemain même de leur arrivée, le comte et la comtesse de Livourne
+furent conduits à la Malmaison par l'ambassadeur d'Espagne, comte
+d'Azara. Le Premier Consul les reçut à la tête de cette maison toute
+militaire, qu'il s'était composée. Le comte de Livourne, un peu
+embarrassé de sa contenance, se jeta naïvement dans les bras du
+Premier Consul, qui, de son côté, le serra dans les siens. Il traita
+ces jeunes époux avec une bonté paternelle, et des égards délicats,
+mais au travers desquels <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> perçaient néanmoins toutes les
+supériorités de la puissance, de la gloire et de l'âge. Le lendemain,
+le Premier Consul leur rendit visite à l'hôtel de l'ambassadeur. Les
+consuls Cambacérès et Lebrun accomplirent de leur côté les devoirs
+prescrits, et obtinrent des jeunes princes les témoignages qui leur
+étaient dus.</p>
+
+<span class="sidenote">Divers manières d'interpréter la présence à Paris des
+princes d'Espagne.</span>
+
+<p>Le Premier Consul devait, à l'Opéra, présenter le comte et la comtesse
+de Livourne au public de Paris. Le jour convenu pour cette
+présentation, il se trouva indisposé. Le consul Cambacérès le suppléa,
+et conduisit les infants à l'Opéra. Entré dans la loge des Consuls, il
+prit le comte de Livourne par la main, et le présenta au public, qui
+répondit par des applaudissements unanimes, mais sans aucune intention
+malicieuse ou blessante. Cependant les oisifs, habitués à s'épuiser en
+interprétations subtiles à l'occasion des événements les plus
+ordinaires, interprétaient de cent façons le voyage à Paris des
+princes d'Espagne. Ceux qui ne cherchaient que le plaisir des bons
+mots, disaient que le consul Cambacérès venait de présenter les
+Bourbons à la France. Les royalistes, qui s'obstinaient à espérer du
+général Bonaparte ce qu'il ne pouvait ni ne voulait faire,
+prétendaient que c'était de sa part une manière de préparer les
+esprits au retour de l'ancienne dynastie. Les républicains, au
+contraire, disaient qu'il voulait, par ces pompes royales, habituer la
+France au rétablissement de la monarchie, mais à son propre profit.</p>
+
+<span class="sidenote">Fêtes brillantes données au comte et à la comtesse de
+Livourne.</span>
+
+<p>Les ministres eurent ordre de prodiguer les fêtes <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> aux
+princes voyageurs. M. de Talleyrand n'avait pas besoin qu'on lui en
+intimât l'ordre. Modèle du goût et de l'élégance sous l'ancien régime,
+il l'était à bien plus juste titre sous le nouveau, et il donna au
+château de Neuilly une fête magnifique, où la plus belle société de
+France accourut, où figurèrent des noms depuis long-temps écartés des
+cercles de la capitale. La nuit, au milieu d'une illumination
+brillante, la ville de Florence apparut tout à coup, représentée avec
+un art surprenant. Le peuple toscan, dansant et chantant sur la
+célèbre place du <i>Palazzo Vecchio</i>, offrit des fleurs aux jeunes
+souverains, et des couronnes triomphales au Premier Consul. Cette
+magnificence avait coûté des sommes considérables. C'était la
+prodigalité du Directoire, mais avec l'élégance d'un autre temps, et
+cette décence toute nouvelle, qu'un maître sévère s'efforçait
+d'imprimer aux m&oelig;urs de la France révolutionnaire. Le ministre de
+la guerre se joignit au ministre des affaires étrangères, et donna une
+fête militaire, consacrée à célébrer l'anniversaire de la bataille de
+Marengo. Le ministre de l'intérieur, les second et troisième Consuls,
+s'appliquèrent aussi à recevoir magnifiquement les princes voyageurs,
+et pendant un mois entier la capitale présenta l'aspect d'une
+réjouissance continuelle. Le Premier Consul ne voulait cependant pas
+que les infants assistassent aux solennités républicaines du mois de
+juillet, et il fit les dispositions nécessaires pour qu'ils eussent
+quitté Paris avant l'anniversaire du 14 juillet.</p>
+
+<p>Au milieu de ces représentations brillantes, il avait <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> essayé
+de donner quelques conseils au couple royal, qui allait régner sur la
+Toscane. Mais il fut frappé de l'incapacité du jeune prince, qui,
+lorsqu'il était à la Malmaison, se livrait dans le salon des
+aides-de-camp à des jeux dignes tout au plus d'un adolescent. La
+princesse parut seule intelligente, et attentive aux conseils du
+Premier Consul. Ce dernier augura mal de ces nouveaux souverains,
+donnés à une partie de l'Italie, et comprit bien qu'il aurait à se
+mêler souvent des affaires de leur royaume.&mdash;Vous voyez, dit-il assez
+publiquement à plusieurs membres du gouvernement, vous voyez ce que
+sont ces princes, issus d'un vieux sang, et surtout ceux qui ont été
+élevés dans les cours du Midi. Comment leur confier le gouvernement
+des peuples! Du reste, il n'est pas mal d'avoir montré à la France cet
+échantillon des Bourbons. On aura pu juger si ces anciennes dynasties
+sont au niveau des difficultés d'un siècle comme le nôtre.&mdash;Tout le
+monde, en effet, en voyant le jeune prince, avait fait la même
+remarque que le Premier Consul. Le général Clarke fut donné pour
+mentor à ces jeunes souverains, sous le titre de ministre de France
+auprès du roi d'Étrurie.</p>
+
+<span class="sidenote">Reprise des négociations de Londres.</span>
+
+<span class="sidenote">Motifs de toutes les classes en Angleterre pour désirer la
+paix.</span>
+
+<p>Au milieu de ce vaste mouvement d'affaires, au milieu de ces fêtes,
+qui elles-mêmes étaient presque des affaires, le grand ouvrage de la
+paix maritime n'avait point été négligé. Les négociations entamées à
+Londres, entre lord Hawkesbury et M. Otto, étaient devenues publiques.
+On se cachait moins depuis qu'on était pressé d'en finir. Comme nous
+l'avons dit ailleurs, au désir de temporiser avait succédé le désir
+<span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> de conclure, car le Premier Consul augurait mal des
+événements qui se passaient aux bords du Nil, et le gouvernement
+britannique craignait toujours un exploit inattendu de la part de
+l'armée d'Égypte. Le nouveau ministère anglais surtout voulait la
+paix, parce qu'elle était la seule raison de son existence. Si, en
+effet, la guerre devait continuer, M. Pitt valait beaucoup mieux que
+M. Addington, à la tête des affaires. Tous les événements survenus,
+soit dans le Nord, soit en Orient, bien qu'ils eussent amélioré la
+situation relative de l'Angleterre, leur semblaient des moyens de
+faire une paix meilleure, plus facile à défendre dans le Parlement,
+mais non des motifs de la désirer moins. Ils regardaient au contraire
+l'occasion comme bonne, et ne voulaient pas imiter la faute, tant
+reprochée à M. Pitt, de n'avoir pas traité avant Marengo et
+Hohenlinden. Le roi d'Angleterre, ainsi qu'on l'a vu, était revenu aux
+idées pacifiques, par estime pour le Premier Consul, et même par un
+peu d'humeur contre M. Pitt. Le peuple, opprimé par la disette,
+amoureux de changement, espérait de la fin de la guerre une
+amélioration à son sort. Les gens raisonnables, sans exception,
+trouvaient que c'était assez de dix ans de lutte sanglante, qu'il ne
+fallait pas, en s'obstinant davantage, fournir à la France une
+occasion de s'agrandir encore. D'ailleurs on ne laissait pas que
+d'être inquiet à Londres des préparatifs de descente, aperçus le long
+des côtes de la Manche. Une seule espèce d'hommes en Angleterre, ceux
+qui se livraient aux grandes spéculations maritimes, et qui avaient
+<span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> souscrit les énormes emprunts de M. Pitt, voyant que la paix,
+en ouvrant les mers au pavillon de toutes les nations, et à celui de
+la France en particulier, leur enlèverait le monopole du commerce, et
+qu'elle ferait cesser les grandes opérations financières, avaient peu
+de penchant pour le système de M. Addington. Ils étaient tout dévoués
+à M. Pitt, et à sa politique; ils étaient encore portés pour la
+guerre, quand M. Pitt commençait lui-même à regarder la paix comme
+nécessaire. Mais ces riches spéculateurs de la Cité étaient obligés de
+se taire devant les cris du peuple et des fermiers, et surtout devant
+l'opinion unanime des hommes raisonnables de la nation.</p>
+
+<span class="sidenote">Traité entre l'Angleterre et la Russie relativement au
+droit des neutres.</span>
+
+<p>Le ministère anglais était donc résolu non-seulement à négocier, mais
+à négocier promptement, afin de pouvoir présenter le résultat de ses
+négociations, à la prochaine réunion du Parlement, c'est-à-dire à
+l'automne. On venait de traiter avec la Russie, à des conditions
+avantageuses. L'Angleterre n'avait à régler avec cette cour qu'une
+question de droit maritime. Elle avait fait quelques concessions au
+nouvel empereur, et elle en avait exigé quelques-unes aussi, que ce
+prince, jeune, inexpérimenté, pressé de satisfaire le parti qui
+l'avait placé sur le trône, plus pressé encore de se livrer
+tranquillement à ses idées de réforme intérieure, avait eu la
+faiblesse de se laisser arracher. Sur les quatre principes essentiels
+du droit maritime, soutenus par la ligue du Nord et par la France, la
+Russie en avait abandonné deux, et fait prévaloir deux. Par une
+convention signée le <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> 17 juin, entre le vice-chancelier Panin
+et le lord Saint-Helens, on avait arrêté les stipulations suivantes.</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> Les neutres pouvaient naviguer librement entre tous les ports du
+globe, même ceux des nations belligérantes. Ils pouvaient, suivant
+l'usage, y apporter tout, excepté la contrebande dite de guerre. La
+définition de cette contrebande était faite dans les intérêts russes.
+Ainsi les céréales, les matières navales, autrefois interdites aux
+neutres, n'étaient plus comprises dans la contrebande de guerre, ce
+qui était fort important pour la Russie, qui produit des chanvres, des
+goudrons, des fers, des bois de mâture, des blés. Sur ce point, l'un
+des plus importants du droit maritime, la Russie avait défendu les
+libertés du commerce général, en défendant les intérêts de son
+commerce particulier.</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Le pavillon ne couvrait pas la marchandise, à moins que cette
+marchandise n'eût été acquise pour le compte du commerçant neutre.
+Ainsi du café provenant des colonies françaises, des lingots exportés
+des colonies espagnoles, n'étaient pas saisissables, s'ils étaient
+devenus la propriété d'un Danois ou d'un Russe. Il est bien vrai que
+cette réserve sauvait, dans la pratique, une partie du commerce
+neutre; mais la Russie sacrifiait le premier principe du droit
+maritime, <i>le pavillon couvre la marchandise</i>; et ne soutenait pas le
+noble rôle qu'elle avait entrepris de jouer, sous Paul et sous
+Catherine. Cette protection du faible, si ambitionnée <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> par
+elle sur le continent, était tristement abandonnée sur les mers.</p>
+
+<p>3<sup>o</sup> Les neutres, quoique pouvant naviguer librement, devaient
+s'arrêter, suivant l'usage, à l'entrée d'un port bloqué, mais <i>bloqué
+réellement</i>, avec <i>danger imminent de forcer le blocus</i>. Sous ce
+rapport, le grand principe du blocus réel était rigoureusement
+maintenu.</p>
+
+<p>4<sup>o</sup> Enfin le droit de visite, sujet de tant de contestations, cause
+déterminante de la dernière ligue du Nord, était entendu d'une manière
+peu honorable pour le pavillon neutre. Ainsi on n'avait jamais voulu
+admettre que des bâtiments de commerce, convoyés par un vaisseau de
+l'État, lequel attestait par sa présence leur nationalité, et surtout
+l'absence de toute contrebande à leur bord, pussent être visités. La
+dignité du pavillon militaire n'admettait pas en effet qu'un capitaine
+de vaisseau, peut-être un amiral, pussent être arrêtés par un
+corsaire, pourvu d'une simple lettre de marque. Le cabinet russe crut
+sauver la dignité du pavillon au moyen d'une distinction. Il fut
+décidé que le droit de visite, à l'égard des bâtiments de commerce
+convoyés, ne s'exercerait plus par tous les navires indistinctement,
+mais par les navires de guerre seuls. Un corsaire muni d'une simple
+lettre de marque n'avait pas le droit d'arrêter et d'interpeller un
+convoi, escorté par un vaisseau de guerre. Le droit de visite ne
+pouvait plus, par conséquent, s'exercer que d'égal à égal. Sans doute
+par ce moyen une partie de l'inconvenance était évitée, mais le fond
+du principe était sacrifié, et la <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> chose était d'autant moins
+honorable pour la cour de Saint-Pétersbourg, que c'était celui des
+quatre principes contestés, pour lequel Copenhague venait d'être
+bombardé trois mois auparavant, et pour lequel Paul I<sup>er</sup> avait voulu
+soulever toute l'Europe contre l'Angleterre.</p>
+
+<p>Ainsi la Russie avait fait prévaloir deux des grands principes du
+droit maritime, et en avait sacrifié deux. Mais l'Angleterre, il faut
+le reconnaître, avait fait des concessions, et, dans son désir
+d'obtenir la paix, s'était désistée d'une partie des orgueilleuses
+prétentions de M. Pitt. Les Danois, les Suédois, les Prussiens étaient
+invités à adhérer à cette convention.</p>
+
+<span class="sidenote">Nouvelle proposition de lord Hawkesbury à M. Otto.</span>
+
+<p>Délivrée de la Russie, ayant obtenu un premier succès en Égypte,
+l'Angleterre ne voulait tirer de cette amélioration de situation,
+qu'une paix plus prompte avec la France. Lord Hawkesbury fit appeler
+M. Otto au Foreign-Office, et le chargea de présenter au Premier
+Consul la proposition suivante. L'Égypte est en ce moment envahie par
+nos troupes, lui dit-il; de grands secours doivent leur arriver; leur
+succès est probable. Cependant la lutte n'est pas terminée, nous
+l'avouons. Faisons cesser l'effusion du sang; convenons que de part et
+d'autre nous ne chercherons pas à rester en Égypte, et que nous
+l'évacuerons pour la rendre à la Porte.</p>
+
+<p>À cette proposition lord Hawkesbury ajoutait la prétention de garder
+Malte; car Malte, disait-il, n'avait dû être évacuée par l'Angleterre,
+qu'en retour de l'abandon volontaire de l'Égypte par la France.
+<span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> Cet abandon étant aujourd'hui, de la part de la France, non
+plus une concession volontaire, mais une conséquence forcée des
+événements de la guerre, il n'y avait plus de raison de la payer par
+la restitution de Malte.</p>
+
+<p>Dans les Indes orientales, le ministre anglais voulait toujours
+Ceylan; mais il s'en contentait. Il offrait de rendre le cap de
+Bonne-Espérance à la Hollande, plus les parties du continent de
+l'Amérique méridionale qu'on lui avait prises, telles que Surinam,
+Demerari, Berbice, Essequibo. Mais il demandait dans les Antilles une
+grande île, la Martinique ou la Trinité, l'une ou l'autre, au choix de
+la France.</p>
+
+<span class="sidenote">L'Angleterre veut l'Indostan et Ceylan dans les Indes, la
+Martinique ou la Trinité dans les Antilles, Malte dans la
+Méditerranée.</span>
+
+<p>Ainsi le résultat définitif de ces dix ans de guerre eût été pour
+l'Angleterre, indépendamment de l'Indostan, l'île de Ceylan dans la
+mer des Indes, l'île de la Trinité ou de la Martinique dans la mer des
+Antilles, l'île de Malte dans la Méditerranée. Le cabinet avait de la
+sorte un beau présent à faire à l'orgueil anglais, dans chacune des
+trois mers principales.</p>
+
+<span class="sidenote">Réponse du Premier Consul. Il ne concède ni la Martinique,
+ni la Trinité, ni Malte.</span>
+
+<p>Le Premier Consul répondit sur-le-champ aux offres britanniques. On se
+faisait fort des événements d'Égypte pour élever de grandes
+prétentions, il se faisait fort, pour les repousser, des événements du
+Portugal. Lisbonne et Oporto, répondit-il à lord Hawkesbury, par
+l'organe de M. Otto, Lisbonne et Oporto vont nous appartenir, si nous
+le voulons. On traite en ce moment à Badajos, pour sauver les
+provinces du plus fidèle allié de l'Angleterre. Le Portugal propose,
+pour racheter ses États, d'exclure <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> les Anglais de tous ses
+ports, de payer en outre une forte contribution de guerre, et
+l'Espagne paraît assez disposée à consentir à cette concession. Mais
+tout dépend du Premier Consul. Il peut accorder ou refuser ce traité;
+et il va le rejeter, il va faire occuper les principales provinces du
+Portugal, si l'Angleterre ne consent pas à la paix, à des conditions
+raisonnables et modérées. On demande, ajouta-t-il, que la France
+évacue l'Égypte, soit; mais l'Angleterre, de son côté, abandonnera
+Malte; elle n'exigera ni la Martinique, ni la Trinité, et se
+contentera de l'île de Ceylan, acquisition assez belle, et qui
+complète assez grandement le superbe empire des Indes.</p>
+
+<p>Le négociateur anglais, en réponse à ces propositions, s'expliqua
+d'une manière peu satisfaisante pour le Portugal, et qui prouvait, ce
+que d'ailleurs on savait déjà, que l'Angleterre se souciait
+médiocrement des alliés qu'elle avait compromis. Si le Premier Consul
+envahit les États du Portugal en Europe, répondit lord Hawkesbury,
+l'Angleterre envahira les États du Portugal au delà des mers. Elle
+prendra les Açores, le Brésil, et se pourvoira de gages, qui, dans ses
+mains, vaudront beaucoup mieux que le continent portugais dans les
+mains de la France. Ce qui signifiait qu'au lieu de défendre un allié,
+l'Angleterre songeait à se venger, sur cet allié même, des nouvelles
+acquisitions que pouvait faire sa rivale.</p>
+
+<span class="sidenote">Résolution énergique du Premier Consul.</span>
+
+<p>Le Premier Consul vit qu'il fallait prendre en cette occasion un ton
+énergique, et montrer ce qui <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> était dans le fond de son
+c&oelig;ur, c'est-à-dire la résolution de lutter corps à corps avec
+l'Angleterre, jusqu'à ce qu'il l'eût amenée à des prétentions
+modérées. Il déclara que jamais, à aucune condition, il ne concéderait
+Malte; que la Trinité appartenait à un allié, dont il défendrait les
+intérêts comme les siens même; qu'il ne laisserait pas cette dernière
+colonie aux Anglais, qu'ils devaient se contenter de Ceylan,
+complément bien suffisant de la conquête des Indes, et que du reste
+aucun des points contestés, sauf l'île de Malte, ne valait une seule
+des douleurs qu'on allait causer au monde, une seule goutte du sang
+qu'on allait répandre.</p>
+
+<span class="sidenote">Le Premier Consul fait craindre une descente aux Anglais.</span>
+
+<p>À ces explications diplomatiques, il ajouta des déclarations publiques
+au <i>Moniteur</i>, et le récit détaillé des armements qui se faisaient sur
+la côte de Boulogne.</p>
+
+<p>Des divisions de chaloupes canonnières sortaient, en effet, des ports
+du Calvados, de la Seine-Inférieure, de la Somme, de l'Escaut, pour se
+rendre à Boulogne en côtoyant, et y avaient déjà réussi plusieurs
+fois, malgré les croisières anglaises. Le Premier Consul n'était pas
+encore fixé, comme il le fut plus tard<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Lien vers la note 5"><span class="smaller">[5]</span></a>, sur le plan d'une descente
+en Angleterre; mais il voulait intimider cette puissance par l'éclat
+de ses préparatifs, et enfin il était résolu à compléter ses
+dispositions, et à passer des menaces aux effets, si la rupture
+devenait définitive. Il s'expliqua longuement à cet <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> égard
+dans une délibération du Conseil, à laquelle n'assistaient que les
+Consuls mêmes. Plein de confiance dans le dévouement de ses collègues
+Lebrun et Cambacérès, il leur dévoila toute sa pensée. Il leur déclara
+qu'avec les armements actuellement existants à Boulogne, il n'avait
+pas encore le moyen de tenter une descente, opération de guerre des
+plus difficiles; qu'il voulait uniquement par ces armements faire
+comprendre à l'Angleterre de quoi il s'agissait, c'est-à-dire d'une
+attaque directe, pour le succès de laquelle, lui, général Bonaparte,
+n'hésiterait pas à risquer sa vie, sa gloire et sa fortune; que s'il
+ne réussissait pas à obtenir du cabinet britannique des sacrifices
+raisonnables, il prendrait son parti, compléterait la flottille de
+Boulogne, au point de porter cent mille hommes, et s'embarquerait
+lui-même sur cette flottille, pour tenter les chances d'une opération
+terrible, mais décisive.</p>
+
+<span class="sidenote">Articles insérés dans <i>le Moniteur</i> au sujet de cette
+négociation.</span>
+
+<p>Voulant appeler à son secours l'opinion de l'Angleterre et de l'Europe
+elle-même, il joignait aux notes de son négociateur, qui ne
+s'adressaient qu'aux ministres anglais, des articles au <i>Moniteur</i>,
+qui s'adressaient au public européen tout entier. Dans ces articles,
+modèles de polémique nette et pressante, qui étaient écrits par lui,
+et dévorés par les lecteurs de toutes les nations attentives à cette
+scène singulière, il caressait les ministres anglais actuels, les
+présentait comme des hommes sages, raisonnables, bien intentionnés,
+mais intimidés par les violences des ministres déchus, M. Pitt, et
+surtout M. Windham. <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> C'est particulièrement sur ce dernier
+qu'il jetait les sarcasmes à pleine main, parce qu'il le considérait
+comme le chef du parti de la guerre. Dans ces articles, il cherchait à
+rassurer l'Europe sur l'ambition de la France; il s'attachait à
+montrer que ses conquêtes étaient à peine un équivalent des
+acquisitions que la Prusse, l'Autriche et la Russie avaient faites
+lors du partage de la Pologne; que cependant elle avait rendu trois ou
+quatre fois plus de territoire qu'elle n'en avait retenu; que
+l'Angleterre, en retour, devait restituer une grande partie de ses
+conquêtes; qu'en gardant le continent de l'Inde elle restait en
+possession d'un empire superbe, auprès duquel les îles contestées
+n'étaient rien; qu'il ne valait pas la peine pour ces îles de verser
+plus long-temps le sang des hommes; que si la France, à la vérité,
+semblait y tenir si fortement, c'était par honneur, pour défendre ses
+alliés, pour garder tout au plus quelques relâches dans les mers
+lointaines; que, du reste, si on voulait continuer la guerre,
+l'Angleterre pourrait bien, sans doute, conquérir encore d'autres
+colonies, mais qu'elle en avait déjà plus qu'il n'en fallait à son
+commerce; que la France avait, tout autour de ses frontières, des
+acquisitions bien autrement précieuses à faire, entrevues par tout le
+monde sans les désigner, puisque ses troupes occupaient la Hollande,
+la Suisse, le Piémont, Naples, le Portugal; et qu'enfin on pourrait
+encore simplifier la lutte, la rendre moins onéreuse aux nations, en
+la réduisant à un combat corps à corps, entre la France et
+l'Angleterre. <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> Le général écrivain se gardait de blesser
+l'orgueil britannique; mais il faisait entendre qu'une descente serait
+enfin sa dernière ressource, et que si les ministres anglais voulaient
+que la guerre finît par la destruction de l'une des deux nations, il
+n'y avait pas un Français qui ne fût disposé à faire un dernier et
+vigoureux effort, pour vider cette longue querelle, à l'éternelle
+gloire, à l'éternel profit de la France. Mais pourquoi, disait-il,
+placer la question dans ces termes extrêmes? pourquoi ne pas mettre
+fin aux maux de l'humanité? pourquoi risquer ainsi le sort de deux
+grands peuples?&mdash;Le Premier Consul terminait l'une de ces
+allocutions, par ces paroles si singulières et si belles, qui devaient
+avoir un jour une si triste application à lui-même: «Heureuses,
+s'écriait-il, heureuses les nations, lorsqu'arrivées à un haut point
+de prospérité, elles ont des gouvernements sages, qui n'exposent pas
+tant d'avantages aux caprices et aux vicissitudes d'un seul coup de la
+fortune!»</p>
+
+<p>Ces articles, remarquables par une logique vigoureuse, par un style
+passionné, attiraient l'attention générale, et produisaient sur les
+esprits une sensation profonde. Jamais gouvernement n'avait tenu ce
+langage ouvert et saisissant.</p>
+
+<span class="sidenote">Le ministère anglais renonce à l'île de Malte.</span>
+
+<p>Le langage du Premier Consul, accompagné de démonstrations
+très-sérieuses sur les côtes de France, devait agir, et agit en effet
+beaucoup de l'autre côté de la Manche. La déclaration formelle que la
+France ne concéderait jamais Malte, avait fait grande impression, et
+le gouvernement britannique répondit <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> qu'il voulait bien y
+renoncer, à condition que cette île serait restituée à l'ordre de
+Saint-Jean-de-Jérusalem, mais qu'alors il demandait le Cap de
+Bonne-Espérance. Il renonçait encore à la Trinité, même à la
+Martinique, s'il obtenait une partie du continent hollandais
+d'Amérique, c'est-à-dire Demerari, Berbice ou Essequibo.</p>
+
+<p>C'était un pas dans la négociation que l'abandon de Malte. Le Premier
+Consul insista pour ne céder ni Malte, ni le Cap, ni les possessions
+continentales des Hollandais en Amérique. À ses yeux, Malte n'avait dû
+être que la compensation de l'Égypte cédée aux Français: puisqu'il
+n'était plus question de l'Égypte pour les Français, il ne devait plus
+être question de Malte pour les Anglais, ni de semblables équivalents.</p>
+
+<span class="sidenote">Le cabinet anglais réduit ses prétentions, et ne demande
+plus que la Trinité.</span>
+
+<p>Le cabinet anglais cessa enfin d'insister sur Malte, et sur le Cap,
+comme compensation de Malte. Il se résuma, et demanda une des grandes
+Antilles; et, comme on n'osait plus parler de l'île française de la
+Martinique, il demanda l'île espagnole de la Trinité.</p>
+
+<span class="sidedate">Août 1801.</span>
+
+<p>Le Premier Consul ne voulait pas plus céder la Trinité que la
+Martinique. C'était une colonie espagnole, qui procurait aux Anglais
+un pied-à-terre dangereux sur le vaste continent de l'Amérique du sud.
+Il poussa la loyauté envers l'alliée de la France, jusqu'à offrir la
+petite île française de Tabago pour racheter la Trinité. Elle n'était
+pas très-importante, mais elle intéressait l'Angleterre, parce que
+tous les planteurs en étaient anglais. Avec un noble orgueil,
+<span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> qui n'est permis que lorsqu'on a comblé son pays de gloire et
+de grandeur, il ajouta: C'est une colonie française; cette acquisition
+devra toucher l'orgueil britannique, qui sera flatté d'obtenir l'une
+de nos dépouilles coloniales, et la conclusion de la paix en deviendra
+sans doute plus facile<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Lien vers la note 6"><span class="smaller">[6]</span></a>.</p>
+
+<p>On en était là, vers la fin de juillet, et au commencement d'août
+1801. L'animation était grande de part et d'autre. Les préparatifs
+faits sur la côte de France, étaient imités sur la côte d'Angleterre.
+On y exerçait les milices; on y faisait construire des chars <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span>
+pour transporter les troupes en poste, afin d'accourir plus rapidement
+sur le point menacé. Les journaux anglais du parti de la guerre
+tenaient un langage violent. Quelques-uns, dont la rédaction était,
+disait-on, inspirée par M. Windham, se permirent d'exciter le peuple
+anglais contre M. Otto, et contre les prisonniers français. M. Otto
+demanda ses passe-ports sur-le-champ, et le Premier Consul fit
+aussitôt insérer dans le <i>Moniteur</i> les réflexions les plus
+menaçantes.</p>
+
+<p>Lord Hawkesbury accourut chez M. Otto, insista pour le retenir, et y
+réussit, quoique avec beaucoup de peine, en lui faisant espérer un
+prompt rapprochement. Cependant l'animosité nationale semblait
+réveillée, et on craignait une rupture. Tous les hommes raisonnables
+d'Angleterre la redoutaient, et cherchaient à la prévenir. On
+désespérait du succès de leurs efforts, car le Premier Consul ne
+voulait céder à aucun prix les possessions de ses alliés, qu'on
+s'obstinait à lui demander.</p>
+
+<p>Mais tandis qu'il défendait si loyalement les colonies espagnoles, le
+prince de la Paix, avec l'inconséquence d'un favori vain et léger,
+faisait tenir à son maître la plus malheureuse conduite, et dégageait
+le Premier Consul de tout devoir d'amitié envers l'Espagne.</p>
+
+<span class="sidenote">Le prince de la Paix, en abandonnant l'expédition de
+Portugal à peine commencée, fournit au Premier Consul la solution des
+dernières difficultés.</span>
+
+<p>On n'a point oublié que M. de Pinto, envoyé de Portugal, était arrivé
+au quartier espagnol, pour s'y soumettre aux volontés de la France et
+de l'Espagne. Le prince de la Paix était pressé de terminer une
+campagne, dont les débuts avaient été brillants et <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> faciles,
+mais dont la continuation pouvait présenter des difficultés, qui ne
+seraient surmontables qu'avec le concours des Français. S'il fallait,
+par exemple, occuper Lisbonne ou Oporto, le secours de nos soldats
+était indispensable. L'entreprise, d'une simple affaire d'ostentation,
+pourrait devenir une affaire sérieuse, et demander un nouveau corps de
+troupes françaises. Prévoyant même ce besoin, le Premier Consul
+faisait spontanément avancer dix mille hommes de plus, ce qui allait
+porter le nombre total des Français présents en Espagne à vingt-cinq
+mille. Or le prince de la Paix, qui avait appelé nos soldats sans
+réflexion, s'effrayait, sans réflexion, de leur arrivée. Cependant ils
+avaient observé une exacte discipline, et témoigné pour le clergé, les
+églises, les cérémonies du culte, un respect qui ne leur était pas
+ordinaire, et que le général Bonaparte pouvait seul obtenir de leur
+part. Mais aujourd'hui qu'on les avait auprès de soi, on était, en
+Espagne, ridiculement épouvanté de leur présence. Il fallait ou ne pas
+les faire venir, ou, les ayant appelés, s'en servir pour atteindre le
+but proposé. Or, ce but ne pouvait consister à disperser quelques
+bandes portugaises, à obtenir quelques millions de contributions, ou
+même à fermer aux vaisseaux anglais les ports du Portugal: il devait
+consister évidemment à s'emparer de gages précieux, dont on pût se
+servir pour arracher aux Anglais les restitutions qu'ils ne voulaient
+pas faire. Pour cela, il fallait occuper certaines provinces du
+Portugal, celle notamment dont Oporto était la capitale. <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span>
+C'était le moyen le plus sûr d'agir sur le cabinet britannique, en
+agissant sur les gros marchands de la Cité, fort intéressés dans le
+commerce d'Oporto. La chose avait été ainsi convenue, entre les
+gouvernements de Paris et de Madrid. Cependant, malgré tout ce qui
+avait été stipulé, le prince de la Paix imagina d'accepter les
+conditions du Portugal, et de se contenter, pour l'Espagne de la place
+d'Olivença, pour la France de quinze à vingt millions, et pour les
+deux puissances alliées, de la clôture des ports du Portugal à tous
+les vaisseaux anglais, soit de guerre, soit de commerce. À ces
+conditions, la campagne qu'on venait de faire était puérile. Elle
+n'était plus qu'un passe-temps, inventé pour distraire un favori
+rassasié de faveurs royales, et cherchant la gloire militaire par des
+voies ridicules, comme il convenait à sa coupable et folle légèreté.</p>
+
+<p>Le prince de la Paix fit valoir auprès de ses maîtres les sentiments
+paternels faciles à émouvoir chez eux, mais il faut le dire, émus ou
+trop tard, ou trop tôt. Il fit craindre la présence des Français,
+crainte, il faut le dire encore, bien tardive et bien chimérique, car
+il ne pouvait guère entrer dans l'esprit de personne que quinze mille
+Français voulussent conquérir l'Espagne, ou même y prolonger leur
+séjour d'une manière inquiétante. Tout cela supposait des projets, qui
+n'existaient même pas en germe dans la tête du Premier Consul, et qui
+n'y sont entrés depuis, qu'après des événements inouïs, que ni lui ni
+personne ne prévoyait alors. Dans le <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> moment, il ne voulait
+qu'une chose, arracher à l'Angleterre une île de plus, et cette île
+était espagnole.</p>
+
+<p>En acceptant les conditions proposées par la cour de Lisbonne, qui
+consistaient uniquement à concéder Olivença aux Espagnols, vingt
+millions aux Français, et l'exclusion du pavillon anglais des ports du
+Portugal, on avait eu soin de préparer deux copies du traité, une que
+devait signer l'Espagne, une autre que devait signer la France. Le
+prince de la Paix revêtit de sa signature celle qui était destinée à
+sa cour, et qui fut datée de Badajos, parce que tout se passait dans
+cette ville. Il fit ensuite donner la ratification par le roi qui se
+trouvait sur les lieux. Lucien signa de son côté la copie destinée à
+la France, et la fit partir pour là soumettre à la ratification de son
+frère.</p>
+
+<p>Le Premier Consul reçut ces communications, au moment même de la plus
+grande chaleur des négociations de Londres. L'irritation qu'il en
+ressentit est facile à deviner. Quoiqu'il fût sensible aux affections
+de famille, souvent jusqu'à la faiblesse, il contenait son
+irritabilité moins avec ses parents qu'avec toute autre personne, et
+assurément on pouvait en cette occasion lui pardonner de s'y laisser
+aller. Aussi le fit-il sans réserve, et se livra-t-il contre son frère
+Lucien à un violent emportement.</p>
+
+<p>Toutefois il espérait que le traité ne serait pas encore ratifié. Des
+courriers extraordinaires furent envoyés à Badajos, pour annoncer que
+la France refusait sa ratification, et pour prévenir celle de
+<span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> l'Espagne. Mais ces courriers trouvèrent le traité ratifié
+par Charles IV, et l'engagement devenu irrévocable. Lucien fut
+consterné du rôle embarrassant, humiliant même, qui lui était réservé
+en Espagne, au lieu du rôle brillant qu'il avait espéré y jouer. Il
+répondit à la colère de son frère par un accès de mauvaise humeur,
+accès assez fréquent chez lui, et envoya sa démission au ministre des
+affaires étrangères. De son côté le prince de la Paix devint arrogant.
+Il se permit un langage, qui était ridicule et insensé à l'égard d'un
+homme tel que celui qui gouvernait alors la France. Il annonça d'abord
+la cessation de toute hostilité envers le Portugal, puis demanda la
+retraite des Français, et ajouta même cette déclaration fort
+imprudente, que, si de nouvelles troupes passaient la frontière des
+Pyrénées, leur passage serait considéré comme une violation de
+territoire. Il réclama de plus la restitution de la flotte enfermée à
+Brest, et une prompte conclusion de la paix générale, pour faire
+cesser le plus tôt possible une alliance devenue onéreuse à la cour de
+Madrid<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Lien vers la note 7"><span class="smaller">[7]</span></a>. Cette conduite était aussi inconvenante que contraire aux
+véritables intérêts de l'Espagne. Il faut dire cependant que l'affreux
+malheur qui venait de frapper deux vaisseaux espagnols, avait jeté
+quelque tristesse dans l'esprit de la nation, et avait contribué à
+cette disposition chagrine, qui se manifestait d'une manière si
+intempestive et si nuisible à la politique des deux cabinets.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> Le Premier Consul, parvenu au comble de l'irritation, fit
+répondre sur-le-champ que les Français resteraient dans la Péninsule,
+jusqu'à la paix particulière de la France avec le Portugal; que si
+l'armée du prince de la Paix faisait un seul pas pour se rapprocher
+des quinze mille Français qui étaient à Salamanque, il considérerait
+cela comme une déclaration de guerre, et que, si à un langage
+inconvenant on se permettait d'ajouter un seul acte hostile, la
+dernière heure de la monarchie espagnole aurait sonné<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Lien vers la note 8"><span class="smaller">[8]</span></a>. Il
+enjoignit à Lucien de retourner <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> à Madrid, d'y déployer son
+caractère d'ambassadeur, et d'attendre des ordres ultérieurs. C'en
+était assez pour intimider et contenir l'indigne courtisan, qui
+compromettait si légèrement les plus grands intérêts qu'il y eût dans
+l'univers. Bientôt, en effet, il écrivit les lettres les plus
+soumises, afin de rentrer en grâce auprès de l'homme dont il craignait
+l'influence et l'autorité personnelles sur la cour d'Espagne.</p>
+
+<p>Cependant il fallait prendre un parti sur cette étrange et
+inconcevable conduite du cabinet de Madrid. M. de Talleyrand était
+absent alors pour raison de santé. Il se trouvait aux eaux. Le Premier
+Consul lui communiqua toutes les pièces, et en reçut en réponse une
+lettre fort sensée, contenant son avis sur cette grave affaire.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> Une guerre de notes, suivant M. de Talleyrand, ne mènerait à
+rien, quelque succès de raison qu'on pût se promettre, en se fondant
+sur les engagements pris, sur les promesses faites de part et d'autre.
+La guerre contre l'Espagne, outre qu'elle éloignait du but, qui était
+la pacification générale de l'Europe, outre qu'elle était contraire à
+la véritable politique de la France, devenait une chose risible dans
+l'état pitoyable de la monarchie espagnole, avec nos troupes au milieu
+de ses provinces, avec ses escadres à Brest. Il y avait un moyen bien
+plus naturel de la punir; c'était de céder aux Anglais l'île espagnole
+de la Trinité, seule et dernière difficulté pour laquelle on retardait
+la paix du monde. L'Espagne nous avait en effet dispensés de tout
+devoir, de tout dévouement envers elle. Dans <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> ce cas, ajoutait
+M. de Talleyrand, il faut perdre du temps à Madrid et en gagner à
+Londres, en accélérant la négociation avec l'Angleterre, par la
+concession de la Trinité<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Lien vers la note 9"><span class="smaller">[9]</span></a>.</p>
+
+<span class="sidenote">La Premier Consul, pour punir l'Espagne, abandonne la
+Trinité.</span>
+
+<p>Cet avis était fondé en raison, et parut tel au Premier Consul.
+Cependant, tenant à honneur de défendre même un allié devenu infidèle,
+il informa M. Otto de ses nouvelles dispositions relativement à la
+Trinité, et se montra prêt à la sacrifier, mais pas tout de suite,
+seulement à la dernière extrémité, <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> quand on ne pourrait pas
+faire autrement, à moins d'amener une rupture. Il lui ordonna
+d'insister encore pour faire accepter en échange de la Trinité l'île
+française de Tabago.</p>
+
+<p>Malheureusement l'étrange conduite du prince de la Paix avait beaucoup
+affaibli notre négociateur. Une nouvelle arrivée depuis peu, celle de
+la capitulation du général Belliard au Kaire, l'affaiblissait
+davantage encore. Toutefois, la persistance du général Menou dans
+Alexandrie maintenait un dernier <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> doute favorable à nos
+prétentions. C'était à notre flottille de Boulogne que devait
+appartenir l'honneur de terminer toutes les difficultés de cette
+longue négociation.</p>
+
+<span class="sidenote">La question décidée par deux combats de la flottille de
+Boulogne.</span>
+
+<span class="sidenote">Ligne d'embossage de notre flottille devant Boulogne.</span>
+
+<p>En Angleterre les esprits n'avaient cessé de se préoccuper des
+préparatifs faits sur les côtes de la Manche. Pour les rassurer,
+l'amirauté anglaise avait rappelé Nelson de la Baltique, et lui avait
+donné le commandement des forces navales placées dans ces parages. Ces
+forces se composaient de frégates, bricks, corvettes, bâtiments légers
+de toute dimension. L'esprit entreprenant du célèbre marin anglais
+faisait espérer qu'il aurait bientôt détruit, par quelque coup hardi,
+la flottille française. Le 4 août (16 thermidor), il se présenta vers
+la pointe du jour devant la plage de Boulogne, avec une trentaine de
+petits bâtiments. Son pavillon était arboré sur la frégate la
+<i>Méduse</i>. Il prit position à 1,900 toises de notre ligne, c'est-à-dire
+hors de la portée de notre artillerie, et seulement à la portée des
+gros mortiers. Son intention était de bombarder notre flottille. Elle
+avait pour commandant un brave marin, plein de génie naturel et
+d'ardeur pour la guerre, et appelé, s'il avait vécu, aux plus belles
+destinées: c'était l'amiral Latouche-Tréville. Il exerçait tous les
+jours nos chaloupes canonnières, il accoutumait nos soldats et nos
+marins à monter rapidement à bord des bâtiments, à en descendre de
+même, à man&oelig;uvrer ensemble, avec célérité et précision. Le 4, notre
+flottille était formée en trois divisions, sur une seule ligne
+d'embossage parallèle au rivage, <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> à 500 toises de la côte, et
+à l'ancre. Elle se composait de gros bateaux canonniers, soutenus de
+distance en distance par des bricks. Trois bataillons d'infanterie
+étaient embarqués sur ces bâtiments de toutes sortes, pour seconder la
+bravoure de nos marins.</p>
+
+<span class="sidenote">Nelson bombarde notre flottille pendant seize heures sans
+lui causer aucun dommage.</span>
+
+<p>Nelson rangea en avant de son escadrille une division de bombardes, et
+commença le feu dès cinq heures du matin. Il espérait, en l'accablant
+de ses bombes, détruire notre flottille, ou l'obliger du moins à
+rentrer dans le port. Il en fit donc jeter une quantité infinie, et
+pendant toute la journée. Ces projectiles, lancés par de gros
+mortiers, passaient pour la plupart au delà de notre ligne, et
+allaient tomber sur la grève. Nos soldats et nos matelots, immobiles
+sous ce feu incessant, et du reste plus effrayant que meurtrier,
+montraient un sang-froid, une gaieté rares. Malheureusement ils
+n'avaient pas les moyens de riposter. Nos bombardes, construites à la
+hâte, ne pouvaient pas résister à l'ébranlement des mortiers, et
+tiraient à peine quelques coups mal dirigés. La poudre, prise dans les
+vieux approvisionnements de nos arsenaux, était sans force; elle
+n'envoyait pas les projectiles à la distance nécessaire. Les équipages
+français demandaient qu'on se portât en avant, soit pour être à la
+portée du canon, soit afin de s'élancer à l'abordage. Mais nos bateaux
+canonniers, lourdement construits, et sans l'expérience qu'on acquit
+plus tard dans ce genre de construction, n'étaient pas faciles à
+man&oelig;uvrer, sous le vent du nord-est qui soufflait en ce moment.
+Ils auraient été <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> poussés par le vent et le courant sur la
+ligne anglaise, et obligés, pour revenir à la côte, de lui montrer le
+travers, ce qui les aurait laissés sans feux, car leurs canons étaient
+placés à l'avant. Il fallut donc rester immobiles sous cette pluie de
+projectiles, qui dura seize heures. Nos soldats de terre et de mer, la
+supportant courageusement, regardaient en riant les bombes passer sur
+leurs têtes. Le brave commandant, Latouche-Tréville, était au milieu
+d'eux avec le colonel Savary, aide-de-camp du Premier Consul. On leur
+jeta un millier de bombes, et, par une sorte de miracle, il n'y eut
+personne de grièvement blessé. Deux de nos bâtiments furent coulés,
+sans qu'il pérît un seul homme. Une canonnière, la <i>Méchante</i>,
+commandée par le capitaine Margoli, fut percée par le milieu. Ce brave
+officier jeta son équipage sur d'autres bateaux, puis, gardant deux
+marins avec lui, ramena sa canonnière faisant eau de toute part, et
+l'échoua sur le sable, avant qu'elle eût le temps de couler à fond.</p>
+
+<p>Les Anglais, malgré le désavantage de notre position, et la mauvaise
+qualité de notre poudre, avaient été plus maltraités que nous. Ils
+avaient eu trois ou quatre hommes tués ou blessés par les éclats de
+nos bombes.</p>
+
+<p>Nelson s'éloigna très-mortifié, promettant de se venger dans quelques
+jours, et de revenir avec des moyens certains de destruction.</p>
+
+<p>On s'attendait donc à tout moment à le voir reparaître, et l'amiral
+français se mettait en mesure <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> de le bien recevoir. Il
+renforça sa ligne, la pourvut de meilleures munitions, anima de son
+esprit ses matelots et ses soldats, qui du reste se montraient pleins
+d'ardeur, et tout fiers d'avoir bravé les Anglais sur leur élément.
+Trois bataillons d'élite, pris dans les 46<sup>e</sup>, 57<sup>e</sup>, et 108<sup>e</sup>
+demi-brigades, avaient été placés sur la flottille, pour y servir
+comme dans la journée du 4.</p>
+
+<span class="sidenote">Seconde attaque sur la flottille, le 16 août, celle-ci à
+l'abordage.</span>
+
+<p>Douze jours après, le 16 août (28 thermidor), Nelson parut avec une
+division navale, beaucoup plus considérable que la première. Tout
+annonçait de sa part l'intention d'une attaque sérieuse, et à
+l'abordage. C'était ce que désiraient les Français.</p>
+
+<p>Nelson avait 35 voiles, beaucoup de chaloupes et deux mille hommes
+d'élite. Vers la chute du jour, il avait rangé ses chaloupes autour de
+la <i>Méduse</i>, y avait distribué son monde, et donné ses instructions.
+Ces chaloupes, montées par des soldats de la marine anglaise, devaient
+pendant la nuit s'avancer à la rame, et enlever notre ligne à
+l'abordage. Elles étaient formées en quatre divisions. Une cinquième
+division, composée de bombardes, devait se placer, non plus en face de
+notre flottille, position qui avait procuré peu de résultats dans le
+bombardement du 4 août, mais sur le côté, de manière à pouvoir la
+prendre d'enfilade.</p>
+
+<p>Vers minuit, ces quatre divisions, commandées par quatre officiers
+intrépides, les capitaines Sommerville, Parker, Cotgrave et Jones,
+s'avancèrent rapidement vers la côte de Boulogne. Une petite
+embarcation française, montée par huit hommes <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> seulement,
+avait été laissée en sentinelle avancée. Elle fut abordée et
+enveloppée, mais elle se défendit bravement avant de succomber, et le
+bruit de sa mousqueterie servit à signaler la présence de l'ennemi.</p>
+
+<p>Les quatre divisions anglaises s'approchaient de toute la force de
+leurs rames. Dès qu'elles eurent été aperçues, on ouvrit sur elles un
+feu nourri de mousqueterie et de mitraille. La première division,
+celle que commandait le capitaine Sommerville, entraînée par le
+mouvement de la marée vers l'est, fut contrariée dans sa marche, et
+emportée bien au delà de notre aile droite, qu'elle était chargée
+d'attaquer. Les deux divisions du centre, conduites par les capitaines
+Parker et Cotgrave, dirigées directement sur le milieu de notre ligne
+d'embossage, y arrivèrent les premières, vers une heure du matin, et
+l'attaquèrent franchement. Celle qui se trouvait sous les ordres du
+capitaine Parker, après avoir échangé avec nos bâtiments une fusillade
+fort vive, se jeta sur l'un des gros bricks, qu'on avait entremêlés
+avec nos chaloupes pour les soutenir. C'était l'<i>Etna</i>, que commandait
+le capitaine Pevrieu. Six péniches l'entourèrent afin de le prendre à
+l'abordage. Les Anglais l'escaladèrent hardiment, leurs officiers en
+tête; mais ils furent reçus par deux cents hommes d'infanterie, et
+jetés à la mer à coups de baïonnette. Le brave Pevrieu, ayant
+successivement affaire à deux matelots anglais, quoique blessé d'un
+coup de poignard et d'un coup de pique, les tua tous les deux. En peu
+d'instants on eut culbuté les assaillants, <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> et on fit sur les
+péniches un feu qui abattit le plus grand nombre des matelots employés
+à les diriger. Nos chaloupes reçurent tout aussi vaillamment les
+assaillants qui les voulurent aborder, et s'en défirent à coups de
+hache ou de baïonnette. Un peu plus loin, la division commandée par le
+capitaine Cotgrave aborda bravement la ligne des bateaux français,
+mais sans plus de résultat. Une grosse chaloupe canonnière la
+<i>Surprise</i>, entourée par quatre péniches, coula la première de ces
+péniches, prit la seconde, et mit les deux autres en fuite. Les
+soldats rivalisèrent avec les matelots dans ce genre de combat, qui
+allait parfaitement à leur caractère vif et audacieux.</p>
+
+<p>Pendant que la seconde et la troisième divisions anglaises étaient
+ainsi accueillies, la première, qui aurait dû aborder notre aile
+droite, entraînée à l'est par la marée, comme on vient de le voir,
+n'avait pu arriver que très-tard sur le lieu de l'action. Faisant
+effort pour revenir de l'est à l'ouest, elle semblait menacer
+l'extrémité de notre ligne d'embossage, et vouloir passer entre la
+terre et nos bâtiments, suivant une man&oelig;uvre fort ordinaire aux
+Anglais. C'était, au surplus, un effet de sa position plutôt qu'un
+calcul. Mais des détachements de la 108<sup>e</sup>, postés sur le rivage,
+firent sur elle un feu meurtrier. Les marins anglais, sans se laisser
+rebuter, se jetèrent sur la canonnière le <i>Volcan</i>, qui gardait
+l'extrême droite de notre ligne. L'enseigne qui la commandait, nommé
+Guéroult, officier plein d'énergie, reçut l'abordage à la tête de ses
+<span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> matelots, et de quelques soldats d'infanterie. Il eut un
+combat opiniâtre à soutenir. Tandis qu'il se défendait sur le pont de
+sa canonnière, les embarcations anglaises qui l'enveloppaient,
+essayèrent de couper les câbles pour emmener la canonnière elle-même.
+Heureusement l'une des attaches était en fer, et put résister à tous
+les efforts qu'on fit pour la rompre. Le feu, parti des autres bateaux
+français et du rivage, obligea enfin les Anglais à lâcher prise.
+L'attaque sur ce point avait donc été aussi heureusement repoussée que
+sur les deux autres.</p>
+
+<p>L'aurore commençait à poindre. La quatrième division ennemie, destinée
+à se porter vers notre gauche, et ayant à faire un grand mouvement
+vers l'ouest, malgré la marée qui portait à l'est, n'était point
+arrivée à temps. De leur côté, les bombardes de Nelson, grâce à la
+nuit, ne nous avaient pas fait grand mal. Les Anglais se voyaient
+partout repoussés; la mer était couverte de leurs cadavres flottants,
+et bon nombre de leurs embarcations étaient coulées ou prises. La
+clarté du jour, devenant à chaque instant plus vive, rendait leur
+retraite nécessaire. Ils la firent vers quatre heures du matin. Le
+soleil parut pour éclairer leur fuite. Cette fois ce n'était plus de
+leur part une tentative infructueuse, c'était une véritable défaite.</p>
+
+<p>Nos équipages étaient tout joyeux; ils n'avaient pas perdu beaucoup de
+monde, et les Anglais, au contraire, avaient fait des pertes assez
+notables. Ce qui ajoutait encore à la satisfaction produite par cette
+action brillante, c'était d'avoir battu Nelson en personne, <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span>
+et d'avoir rendu vaines toutes les menaces de destruction, qu'il avait
+publiquement proférées contre notre flottille.</p>
+
+<p>L'effet contraire devait être produit de l'autre côté du détroit; et,
+bien que ce combat à l'ancre ne prouvât pas encore ce qu'une semblable
+flottille pourrait faire en mer, quand il faudrait porter cent mille
+hommes, toutefois la confiance des Anglais dans le génie entreprenant
+de Nelson était fort diminuée, et le danger inconnu dont ils étaient
+menacés les préoccupait bien davantage.</p>
+
+<span class="sidenote">Les deux combats de Boulogne et l'abandon de la Trinité,
+amènent le terme de la négociation.</span>
+
+<p>Mais les vicissitudes de cette grande négociation touchaient à leur
+terme. Décidé par la conduite du cabinet espagnol, le Premier Consul
+avait enfin autorisé M. Otto à concéder la Trinité. Cette concession
+et les deux combats de Boulogne devaient faire cesser les hésitations
+du cabinet britannique. Il consentit donc aux bases proposées, sauf
+quelques difficultés de détail restant encore à vaincre. Le cabinet
+anglais voulait, en rendant Malte à l'ordre de
+Saint-Jean-de-Jérusalem, stipuler que l'île serait placée sous la
+protection d'une puissance garante; car il ne comptait guère sur la
+force de l'ordre pour la défendre, quand même on réussirait à le
+constituer. On n'était pas d'accord avec nous sur la puissance
+garante. Le pape, la cour de Naples, la Russie étaient successivement
+mis en discussion et repoussés. Enfin la forme même de la rédaction
+présentait certains embarras. Comme l'effet de ce traité sur l'opinion
+publique devait être grand dans les deux pays, on tenait, des deux
+côtés, à l'apparence autant qu'à la <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> réalité. L'Angleterre
+consentait bien à énumérer, dans le traité, les nombreuses possessions
+qu'elle restituait à la France et à ses alliés, mais elle voulait
+énumérer aussi celles qui lui étaient définitivement acquises. Cette
+prétention était juste, plus juste que celle du Premier Consul, qui
+voulait que les objets restitués à la France, à la Hollande, à
+l'Espagne, fussent énumérés, et que le silence observé à l'égard des
+autres fût pour l'Angleterre la seule manière d'en acquérir la
+propriété.</p>
+
+<p>À ces difficultés peu graves au fond, s'enjoignaient d'accessoires,
+relativement aux prisonniers, aux dettes, aux séquestres, surtout aux
+alliés des deux parties contractantes, et au rôle qu'on leur
+assignerait dans le protocole. Cependant on était pressé d'en finir,
+et de mettre un terme aux anxiétés du monde. D'une part, le cabinet
+anglais voulait avoir conclu avant la réunion du Parlement, de
+l'autre, le Premier Consul craignait à tout moment d'apprendre la
+reddition d'Alexandrie, car la résistance prolongée de cette place
+laissait planer un doute utile à la négociation. Impatient de grands
+résultats, il soupirait après le jour où il pourrait faire entendre à
+la France le mot si nouveau, si magique, non pas de paix avec
+l'Autriche, avec la Prusse, avec la Russie, mais de paix générale avec
+le monde entier.</p>
+
+<span class="sidedate">Sept. 1801.</span>
+
+<span class="sidenote">On convient de part et d'autre de signer la paix sous forme
+de préliminaires.</span>
+
+<p>En conséquence, on convint de consacrer immédiatement les grands
+résultats obtenus, et de remettre à une négociation ultérieure les
+difficultés de forme et de détail. Pour cela on imagina de rédiger
+des préliminaires de paix, et, tout de suite <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> après la
+signature de ces préliminaires, de charger des plénipotentiaires de
+rédiger à loisir un traité définitif. Toute difficulté qui n'était pas
+fondamentale, et dont la solution entraînait des lenteurs, devait être
+renvoyée à ce traité définitif. Pour être plus certain d'en finir
+bientôt, le Premier Consul voulut enfermer les négociateurs dans un
+délai déterminé. On était au milieu de septembre 1801 (fin de
+fructidor an <span class="smcap">IX</span>); il accorda jusqu'au 2 octobre (10 vendémiaire an <span class="smcap">X</span>).
+Après ce terme, il était décidé, disait-il, à profiter des brumes de
+l'automne, pour exécuter ses projets contre les côtes d'Irlande et
+d'Angleterre. Tout cela fut dit avec les égards dus à une nation
+grande et fière, mais avec ce ton péremptoire qui ne laisse aucun
+doute.</p>
+
+<p>Les deux négociateurs, M. Otto et lord Hawkesbury, étaient d'honnêtes
+gens, et voulaient la paix. Ils la voulaient pour elle-même, et aussi
+par l'ambition bien naturelle et bien légitime, de placer leur nom au
+bas de l'un des plus grands traités de l'histoire du monde. Aussi
+toutes facilités compatibles avec leurs instructions, furent par eux
+apportées dans la rédaction des préliminaires.</p>
+
+<p>Il fut convenu que l'Angleterre restituerait à la France et à ses
+alliés, c'est-à-dire à l'Espagne et à la Hollande, toutes les
+conquêtes maritimes qu'elle avait faites, <i>à l'exception des îles de
+Ceylan et de la Trinité, qui lui étaient définitivement acquises</i>.</p>
+
+<p>Telle avait été la forme admise pour concilier le juste amour-propre
+des deux nations. En définitive, <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> l'Angleterre gardait le
+continent de l'Inde, qu'elle avait conquis sur les princes indiens;
+l'île de Ceylan, enlevée aux Hollandais, et appendice nécessaire de ce
+vaste continent; enfin l'île de la Trinité, prise dans les Antilles
+sur les Espagnols. Il y avait là de quoi satisfaire la plus grande
+ambition nationale. Elle restituait le Cap, Demerari, Berbice,
+Essequibo, Surinam, aux Hollandais; la Martinique, la Guadeloupe, aux
+Français; Minorque aux Espagnols, Malte à l'ordre de
+Saint-Jean-de-Jérusalem. Quant à ce dernier point, la puissance
+garante devait être désignée dans le traité définitif. L'Angleterre
+évacuait Porto-Ferraio, qui revenait avec l'île d'Elbe aux Français.
+En compensation, les Français devaient évacuer l'État de Naples,
+c'est-à-dire le golfe de Tarente.</p>
+
+<p>Enfin l'Égypte était abandonnée par les troupes des deux nations, et
+restituée à la Porte. Les États de Portugal étaient garantis.</p>
+
+<span class="sidenote">Résultats de la guerre pour les deux nations.</span>
+
+<span class="sidenote">Grandeur extraordinaire de la France.</span>
+
+<p>Si on veut considérer seulement les grands résultats, que ces
+restitutions tant débattues de quelques îles, ne diminuaient ni
+n'augmentaient beaucoup, voici ce qui ressortait du traité. Dans cette
+lutte de dix années, l'Angleterre avait acquis l'empire des Indes,
+sans que l'acquisition de l'Égypte par la France en devînt le
+contre-poids. Mais en retour la France avait changé la face du
+continent à son profit; elle avait conquis la formidable ligne des
+Alpes et du Rhin, éloigné à jamais l'Autriche de ses frontières, par
+l'acquisition des Pays-Bas; arraché à cette puissance l'objet éternel
+de sa convoitise, c'est-à-dire <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> l'Italie, qui avait passé
+presque tout entière sous la domination française. Elle avait, par le
+principe posé des sécularisations, affaibli considérablement la maison
+impériale en Allemagne, au profit de la maison de Brandebourg. Elle
+avait fait subir à la Russie de désagréables échecs, pour avoir voulu
+se mêler des affaires de l'Occident. Elle dominait la Suisse, la
+Hollande, l'Espagne et l'Italie. Aucune puissance n'exerçait dans le
+monde un prestige égal au sien; et si l'Angleterre s'était agrandie
+sur mer, la France avait cependant ajouté à l'étendue de ses rivages
+les côtes de la Hollande, de la Flandre, de l'Espagne, de l'Italie,
+pays complétement soumis à sa domination ou à son influence. C'étaient
+là de vastes moyens de puissance maritime.</p>
+
+<p>Voilà tout ce que consacrait l'Angleterre, en signant les
+préliminaires de Londres, pour prix, il est vrai, du continent de
+l'Inde. La France y pouvait consentir. Nos alliés vigoureusement
+défendus recouvraient presque tout ce que la guerre leur avait fait
+perdre. L'Espagne était privée de la Trinité, par sa faute, mais elle
+gagnait Olivença en Portugal, la Toscane en Italie. La Hollande
+abandonnait Ceylan, mais elle recouvrait ses colonies de l'Inde, le
+Cap, les Guyanes; elle était délivrée du stathouder.</p>
+
+<span class="sidedate">Octob. 1801.</span>
+
+<span class="sidenote">Signature donnée le 1<sup>er</sup> octobre.</span>
+
+<p>Telles étaient les conséquences de cette paix si belle, la plus
+glorieuse que la France ait jamais conclue. Il était naturel que le
+négociateur français fût impatient d'en finir. On était arrivé au 30
+septembre, <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> et on était encore arrêté par quelques difficultés
+de rédaction. On les leva toutes, et enfin, le 1<sup>er</sup> octobre au soir,
+veille du jour fixé comme terme fatal par le Premier Consul, M. Otto
+eut la joie de placer sa signature au bas des préliminaires de paix,
+joie profonde, sans égale, car jamais négociateur n'avait eu le
+bonheur d'assurer par sa signature tant de grandeurs à sa patrie!</p>
+
+<p>On convint de laisser cette nouvelle secrète à Londres pendant
+vingt-quatre heures, afin que le courrier de la légation française pût
+l'annoncer le premier au gouvernement. Cet heureux courrier partit le
+1<sup>er</sup> octobre dans la nuit, et arriva le 3 (11 vendémiaire), à quatre
+heures de l'après-midi à la Malmaison. Dans ce moment les trois
+Consuls y tenaient conseil de gouvernement. À l'ouverture des dépêches
+la sensation fut vive; on abandonna le travail, on s'embrassa. Le
+Premier Consul, qui mettait volontiers toute retenue de côté avec les
+hommes de sa confiance, laissa percer les sentiments dont il était
+plein. Tant de résultats obtenus en si peu de temps, l'ordre, la
+victoire, la paix, rendus à la France par son génie et un travail
+opiniâtre, en deux années, c'étaient là des bienfaits dont il devait
+être assurément bien heureux, et bien fier! Dans ces épanchements
+d'une satisfaction commune, M. Cambacérès lui dit: Maintenant que nous
+avons fait un traité de paix avec l'Angleterre, il faut faire un
+traité de commerce, et tout sujet de division sera écarté entre les
+deux pays.&mdash;N'allons pas si vite, lui répondit le Premier Consul avec
+vivacité. La paix politique est faite, tant mieux, <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span>
+jouissons-en. Quant à la paix commerciale, nous la ferons si nous
+pouvons. Mais je ne veux à aucun prix sacrifier l'industrie française,
+je me souviens des malheurs de 1786.&mdash;Il fallait que cette singulière
+et instinctive passion pour les intérêts de l'industrie française fût
+bien forte, pour éclater dans un tel moment. Mais le consul
+Cambacérès, avec sa sagacité ordinaire, avait touché la difficulté
+qui, plus tard, devait brouiller de nouveau les deux peuples.</p>
+
+<p>La nouvelle fut à l'instant envoyée à Paris, pour y être publiée. Vers
+la chute du jour, le canon retentissait dans les rues, et tout le
+monde se demandait quel était l'heureux événement qui motivait ces
+manifestations. On courait le savoir dans les lieux publics, où les
+commissaires du gouvernement avaient ordre de faire connaître la
+signature des préliminaires. Dans le moment, en effet, la conclusion
+de la paix était proclamée sur tous les théâtres, au milieu d'une
+allégresse dont on n'avait pas eu depuis long-temps l'exemple. Cette
+allégresse était naturelle, car la paix avec l'Angleterre était la
+véritable paix générale, elle consolidait le repos du continent,
+supprimait la cause des coalitions européennes, et ouvrait le monde à
+l'essor de notre commerce et de notre industrie. Paris fut
+soudainement illuminé dans cette soirée.</p>
+
+<span class="sidenote">Le colonel Lauriston chargé de porter à Londres la
+ratification du traité préliminaire de paix.</span>
+
+<p>Le Premier Consul donna immédiatement sa ratification au traité des
+préliminaires, et chargea son aide-de-camp Lauriston de porter à
+Londres cette ratification. Si le contentement était vif et général
+en <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> France, il était poussé en Angleterre jusqu'au délire. La
+nouvelle, d'abord cachée par les négociateurs, avait enfin transpiré,
+et on avait été obligé de l'annoncer au lord-maire de Londres, par un
+message. Ce message fit d'autant plus d'effet, que, depuis quelques
+heures, on répandait le bruit de la rupture des négociations.
+Sur-le-champ le peuple se livra sans retenue à ces transports
+violents, qui sont particuliers au caractère passionné de la nation
+anglaise. Les voitures publiques partant de Londres portaient ces
+mots, écrits à la craie et en grosses lettres: <span class="smcap">Paix avec la France</span>.
+Partout on les arrêtait, on les dételait, on les traînait en triomphe.
+On se figurait que tous les maux de la disette, de la cherté, allaient
+finir à la fois. On rêvait des biens inconnus, immenses, impossibles.
+Il y a des jours où les peuples, comme les individus, fatigués de se
+haïr, éprouvent le besoin d'une réconciliation, même passagère, même
+trompeuse. Dans cet instant, malheureusement si court, le peuple
+anglais croyait presque aimer la France; il adorait le héros, le sage
+qui la gouvernait: il criait <i>Vive Bonaparte</i>, avec transport.</p>
+
+<p>Telle est la joie humaine: elle n'est vive, elle n'est profonde, qu'à
+la condition d'ignorer l'avenir. Remercions la sagesse de Dieu d'avoir
+fermé aux hommes le livre du destin! Combien tous les c&oelig;urs eussent
+été glacés ce jour-là, si, le voile qui cachait l'avenir, venant à
+tomber tout à coup, les Anglais et les Français avaient pu voir devant
+eux, quinze ans d'une haine atroce, d'une guerre acharnée, <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span>
+le continent et les mers inondés du sang des deux peuples! Et la
+France, combien elle eût été consternée, si, tandis qu'elle se croyait
+grande, grande à jamais, elle eût entrevu, dans une page de ce
+redoutable livre du destin, les traités de 1815! Et ce héros,
+victorieux et sage, qui la gouvernait, combien il eût été surpris,
+épouvanté, si, au milieu de ses plus belles &oelig;uvres, il avait pu
+apercevoir ses immenses fautes; si, au milieu de sa prospérité la plus
+pure, il avait entrevu sa chute effroyable, et son martyre! Oh! oui,
+la Providence, dans la profondeur de ses desseins, a bien fait de ne
+découvrir que le présent à l'homme; c'est bien assez pour son faible
+c&oelig;ur! Et nous, aujourd'hui, qui savons tout, et ce qui se passait
+alors, et ce qui s'est accompli depuis, tâchons de nous rendre un
+moment l'ignorance de ce temps, pour en comprendre, pour en partager
+les vives et profondes émotions.</p>
+
+<span class="sidenote">Transports du peuple anglais en recevant la nouvelle des
+ratifications.</span>
+
+<p>Un léger doute restait encore à Londres, et troublait un peu la joie
+anglaise, car les ratifications du Premier Consul n'étaient pas
+arrivées, et on craignait quelque résolution soudaine de ce caractère
+si prompt, si fier, si exigeant pour sa nation. Ce doute était
+pénible; mais tout à coup on apprend à Londres qu'un propre
+aide-de-camp du Premier Consul, un de ses compagnons d'armes, le
+colonel Lauriston, est descendu à l'hôtel de M. Otto, et qu'il apporte
+le traité ratifié. Dégagée du dernier doute qui la contenait encore,
+la joie n'a plus de bornes. On court chez M. Otto, on le trouve
+<span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> qui montait en voiture avec le colonel Lauriston, pour se
+rendre chez lord Hawkesbury, et faire l'échange des ratifications. Le
+peuple dételle les chevaux, et traîne ces deux Français chez lord
+Hawkesbury.</p>
+
+<span class="sidenote">Le colonel Lauriston traîné en triomphe par le peuple dans
+les rues de Londres.</span>
+
+<p>De chez lord Hawkesbury les deux négociateurs devaient se rendre chez
+le premier ministre M. Addington, et ensuite à l'Amirauté, chez lord
+Saint-Vincent. Le peuple s'obstine; on veut traîner la voiture, d'un
+ministre chez un autre. Enfin, à l'hôtel de l'Amirauté, la foule était
+devenue telle, la confusion si étrange, que lord Saint-Vincent,
+craignant quelque accident, se mit lui-même à la tête du cortége, de
+peur que la voiture ne fût renversée, et qu'un accident fâcheux ne fût
+la suite involontaire de cette joie convulsive. Plusieurs jours
+s'écoulèrent en transports de ce genre, en témoignages d'un
+contentement extraordinaire.</p>
+
+<span class="sidenote">La nouvelle de la reddition d'Alexandrie arrive huit heures
+après la signature du traité.</span>
+
+<p>Un fait digne de remarque, c'est que, quelques heures après la
+signature des préliminaires, il arriva un courrier d'Égypte, apportant
+la nouvelle de la reddition d'Alexandrie, laquelle avait eu lieu le 30
+août 1801 (12 fructidor).&mdash;Ce courrier, dit lord Hawkesbury à M. Otto,
+nous est arrivé huit heures après la signature du traité: tant mieux!
+s'il fût arrivé plus tôt, nous aurions été forcés par l'opinion
+publique d'être plus exigeants, et la négociation eût été probablement
+rompue. La paix vaut mieux qu'une île de plus ou de moins.&mdash;Ce
+ministre, honnête homme, avait raison. Mais c'est une preuve que la
+résistance d'Alexandrie <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> avait été utile, et que, même dans
+une cause désespérée, la voix de l'honneur, qui conseille de résister
+le plus long-temps possible, est toujours bonne à écouter.</p>
+
+<span class="sidenote">On convient de réunir des plénipotentiaires dans la ville
+d'Amiens pour conclure un traité définitif.</span>
+
+<span class="sidenote">Choix de lord Cornwallis pour représenter l'Angleterre au
+congrès d'Amiens.</span>
+
+<p>Il fut convenu que des plénipotentiaires se réuniraient dans la ville
+d'Amiens, point intermédiaire entre Londres et Paris, pour y rédiger
+le traité définitif. Le cabinet britannique fit choix d'un vieux et
+respectable militaire, qui s'était honoré en portant long-temps les
+armes pour sa patrie, mais qui croyait le moment venu de mettre un
+terme aux maux du monde, c'était lord Cornwallis, l'un des personnages
+les plus estimés de la Grande-Bretagne. Lord Cornwallis avait commandé
+les armées anglaises en Amérique et dans l'Inde. Il avait été
+gouverneur-général du Bengale et vice-roi d'Irlande pendant la fin du
+dernier siècle. Il fut convenu que lord Cornwallis se rendrait à
+Paris, pour complimenter le Premier Consul, avant de se transporter
+sur le lieu des négociations.</p>
+
+<span class="sidenote">Choix de Joseph Bonaparte pour représenter la France.</span>
+
+<p>Le Premier Consul, de son côté, fit choix de son frère Joseph, qu'il
+chérissait particulièrement, et qui, par l'aménité de ses formes, la
+douceur de son caractère, était parfaitement propre au rôle de
+pacificateur, qui lui était habituellement réservé. Joseph avait signé
+la paix avec l'Amérique à Morfontaine, avec l'Autriche à Lunéville; il
+allait la signer avec l'Angleterre à Amiens. Le Premier Consul
+faisait, ainsi cueillir par son frère les fruits qu'il avait cultivés
+lui-même de ses mains triomphantes. M. de Talleyrand, en voyant tout
+l'honneur apparent de <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> ces traités, dévolu à un personnage
+étranger aux travaux de notre diplomatie, ne put se défendre d'un
+mouvement de dépit, mouvement passager, fortement contenu, saisi
+néanmoins par l'&oelig;il observateur et méchant des diplomates résidant
+à Paris, lesquels en remplirent plus d'une dépêche. Mais l'habile
+ministre savait qu'il ne fallait pas s'aliéner la famille du Premier
+Consul, et que d'ailleurs, si, après avoir fait la part du général
+Bonaparte, il restait une portion de gloire à décerner à quelqu'un
+dans ces belles négociations, le public européen ne la décernerait
+qu'au ministre des affaires étrangères.</p>
+
+<span class="sidenote">Suite de traités signés coup sur coup avec toutes les
+puissances de l'Europe.</span>
+
+<p>Les négociations entamées avec divers États, et non conclues encore,
+furent terminées presque immédiatement. Le Premier Consul entendait
+l'art de produire de grands effets sur l'imagination des hommes, parce
+qu'il avait lui-même beaucoup d'imagination. Il brusqua les
+difficultés avec toutes les cours, et voulut, coup sur coup, accabler
+la France de satisfactions de tout genre, l'étourdir, l'enivrer, à
+force de résultats extraordinaires.</p>
+
+<span class="sidenote">Traité avec le Portugal.</span>
+
+<p>Il en finit avec le Portugal, et fit signer à Madrid, par son frère
+Lucien, les conditions d'abord refusées de Badajos, sauf quelques
+modifications peu importantes. On n'insista plus sur l'occupation de
+l'une des provinces portugaises, car, les bases de la paix avec
+l'Angleterre étant arrêtées depuis l'abandon de la Trinité, il n'y
+avait plus aucun intérêt à retenir les gages dont on avait d'abord
+voulu se munir. On convint d'une indemnité pour les frais de la
+guerre, <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> de quelques avantages commerciaux pour notre
+industrie, tels, par exemple, que l'introduction immédiate de nos
+draps, et le traitement de la nation la plus favorisée, à l'égard de
+tous nos produits. L'exclusion des vaisseaux anglais de guerre et de
+commerce fut stipulée formellement, jusqu'à la conclusion de la paix.</p>
+
+<span class="sidenote">Traités avec la Porte, Alger et Tunis.</span>
+
+<p>L'évacuation de l'Égypte terminait toutes les difficultés avec la
+Porte-Ottomane. M. de Talleyrand conclut à Paris, avec un ministre du
+sultan, des préliminaires de paix, qui stipulaient la restitution de
+l'Égypte à la Porte, le rétablissement des anciens rapports de la
+France avec elle, et la mise en vigueur de tous les traités antérieurs
+de commerce, et de navigation.</p>
+
+<p>Des conventions semblables furent faites avec les régences de Tunis et
+d'Alger.</p>
+
+<span class="sidenote">Traité avec la Bavière.</span>
+
+<p>Un traité fut signé avec la Bavière pour la replacer, à l'égard de la
+République, dans les rapports d'alliance qui avaient existé autrefois
+entre cette cour et la vieille monarchie française, lorsque celle-ci
+protégeait toutes les puissances allemandes de second ordre, contre
+l'ambition de la maison d'Autriche. C'était un véritable
+renouvellement des traités de Westphalie et de Teschen. La Bavière
+faisait à la France l'abandon direct de tout ce qu'elle avait possédé
+jadis sur la rive gauche du Rhin. En retour, la France promettait
+d'employer son influence, dans les négociations dont les affaires
+germaniques seraient bientôt le sujet, pour procurer à la Bavière une
+indemnité suffisante, et convenablement <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> située. La France, en
+outre, lui garantissait l'intégrité de ses États.</p>
+
+<span class="sidenote">Traité avec la Russie.</span>
+
+<p>Enfin, pour achever l'&oelig;uvre de cette pacification générale, le
+traité avec la Russie, qui rétablissait de droit une paix existant
+déjà de fait, fut signé après de longs débats, entre M. de Markoff et
+M. de Talleyrand. Le nouvel empereur avait montré, comme on l'a vu,
+moins d'énergie dans sa résistance aux prétentions maritimes de
+l'Angleterre, mais aussi moins d'ostentation et d'exigence dans la
+protection accordée aux petits États allemands et italiens, qui
+avaient fait partie de la coalition contre la France. Alexandre
+n'avait jamais élevé de difficultés quant à l'Égypte; mais, en tout
+cas, elles étaient toutes supprimées par les derniers événements. Il
+ne prétendait plus à la qualité de grand-maître des chevaliers de
+Malte, ce qui rendait facile la reconstitution de l'ordre sur son
+ancien pied, ainsi qu'on en était convenu avec l'Angleterre. Il n'y
+avait eu de différend sérieux avec Alexandre, que sur Naples et sur le
+Piémont. En persistant, en gagnant du temps, on avait vaincu les
+principales difficultés relativement à ces deux États. L'évacuation de
+la rade de Tarente venait d'être promise aux Anglais. La Russie s'en
+tenait pour satisfaite, et y voyait l'accomplissement d'une condition
+essentielle à son honneur, l'intégrité des États de Naples. Elle avait
+cessé de parler de l'île d'Elbe. Quant au Piémont, chaque jour ajouté
+au silence de l'Angleterre, pendant la négociation de Londres, avait
+enhardi le Premier Consul à ne pas rendre cette importante province
+au roi <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> de Sardaigne. La Russie invoquait les promesses qui
+lui avaient été faites à ce sujet. Le Premier Consul répondait, en
+disant qu'on lui avait promis aussi de défendre le vrai droit maritime
+dans toute sa teneur, et qu'on en avait abandonné une partie à
+l'Angleterre. On convint d'un article, par lequel on se promettait de
+s'occuper à l'amiable, et de gré à gré, des intérêts de S. M. le roi
+de Sardaigne, et d'<i>y avoir les égards compatibles avec l'état actuel
+des choses</i>. C'était se donner une grande liberté relativement à ce
+prince, et notamment celle de l'indemniser un jour, avec le duché de
+Parme ou de Plaisance, comme le Premier Consul en avait alors la
+pensée. La conduite du roi de Sardaigne, son dévouement aux Anglais
+pendant la dernière campagne d'Égypte, avaient profondément irrité le
+chef du gouvernement français. Celui-ci, néanmoins, avait de
+meilleures raisons que la colère: il tenait au Piémont comme à la plus
+belle des provinces italiennes pour nous, car elle nous permettait de
+déboucher toujours en Italie, et d'y avoir sans cesse une armée. Elle
+devenait enfin pour la France ce que le Milanais avait été si
+long-temps pour l'Autriche.</p>
+
+<p>On avait été constamment d'accord avec la Russie sur les affaires
+d'Allemagne; il n'y avait par conséquent aucune difficulté sur ce
+dernier sujet.</p>
+
+<p>On rédigea donc le traité d'après ces bases, de concert avec le
+nouveau négociateur, M. de Markoff, récemment arrivé de Pétersbourg.
+On signa un premier traité patent, où il fut dit purement et
+simplement, que la bonne intelligence était rétablie entre les
+<span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> deux gouvernements, et qu'ils ne souffriraient pas que les
+sujets émigrés de l'un ou de l'autre pays, entretinssent des menées
+coupables dans leur ancienne patrie. Cet article avait trait aux
+Polonais d'une part, aux Bourbons de l'autre. À ce traité patent fut
+jointe une convention secrète, dans laquelle il était dit, que, les
+deux empires s'étant bien trouvés de leur intervention dans les
+affaires d'Allemagne, à l'époque du traité de Teschen, ils réuniraient
+de nouveau leur influence, pour amener en Allemagne les arrangements
+territoriaux les plus favorables au bon équilibre de l'Europe; que la
+France notamment s'emploierait à procurer une indemnité avantageuse à
+l'électeur de Bavière, au grand-duc de Wurtemberg, au grand-duc de
+Baden (ce dernier avait été ajouté à la liste des protégés de la
+Russie, à cause de la nouvelle impératrice, qui était une princesse
+badoise); que les États de Naples seraient évacués à la paix maritime,
+et jouiraient de la neutralité en cas de guerre, et enfin qu'on
+s'entendrait à l'amiable sur les intérêts du roi de Sardaigne, quand
+il y aurait lieu, <i>et de la manière la plus compatible avec l'état
+actuel des choses</i>.</p>
+
+<p>Le Premier Consul envoya sur-le-champ son aide-de-camp Caulaincourt à
+Pétersbourg, pour porter au jeune empereur une lettre adroite et
+caressante, dans laquelle il se félicitait de la paix conclue,
+l'informait avec une sorte de complaisance d'une multitude de détails,
+et paraissait désormais vouloir conduire de moitié avec lui les
+grandes affaires du monde. M. de Caulaincourt, en attendant l'envoi
+<span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> d'un ambassadeur, devait remplacer Duroc, qui s'était un peu
+trop hâté de revenir de Pétersbourg. Le Premier Consul avait envoyé à
+ce dernier une somme considérable, avec ordre d'assister au
+couronnement de l'empereur, et d'y représenter la France avec éclat.
+Duroc n'ayant pas eu le temps de recevoir cette lettre, était reparti.
+Une autre cause l'y avait décidé. Alexandre lui avait fait adresser
+l'invitation d'assister à son couronnement, mais M. de Panin ne lui
+avait pas transmis cette invitation. Plus tard une explication ayant
+eu lieu à ce sujet, l'empereur, blessé de l'inexécution de ses ordres,
+enjoignit à M. de Panin de se rendre dans ses terres, et le remplaça
+par M. de Kotschoubey, l'un des membres de son conseil occulte. Le
+jeune empereur commençait ainsi à se débarrasser des hommes qui
+avaient contribué à son avénement, et qui voulaient l'entraîner dans
+leur politique exclusivement anglaise. Tout faisait donc présager de
+bonnes relations avec la Russie. Les égards délicats et flatteurs du
+Premier Consul ne pouvaient que rendre ce résultat plus certain.</p>
+
+<span class="sidedate">Nov. 1801.</span>
+
+<span class="sidenote">Fête pour la paix générale.</span>
+
+<span class="sidenote">Lord Cornwallis à Paris.</span>
+
+<p>Ces divers traités, qui complétaient la paix du monde, furent signés à
+peu près en même temps que les préliminaires de Londres. La
+satisfaction publique était au comble, et il fut décidé qu'on
+donnerait une grande fête, pour célébrer la paix générale. Elle fut
+fixée au 18 brumaire. On ne pouvait mieux en choisir le jour, car
+c'était à la révolution du 18 brumaire, qu'il fallait attribuer tant
+de beaux résultats. Lord Cornwallis dut y <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> assister. Il arriva
+le 16 brumaire (7 novembre) à Paris avec un grand nombre de ses
+compatriotes. À peine la signature des préliminaires avait-elle été
+donnée, que les demandes de passe-ports pour la France s'étaient
+multipliées chez M. Otto. On en avait envoyé trois cents. Cela ne
+suffit pas, il fallut en envoyer un nombre illimité. Les bâtiments
+destinés à venir chercher des denrées françaises, et à nous apporter
+des marchandises anglaises, mirent le même empressement à obtenir des
+sauf-conduits. Toutes ces demandes furent accordées avec la plus
+parfaite bonne volonté, et les relations se trouvèrent rétablies
+sur-le-champ avec une promptitude et une ardeur incroyables. Le 18
+brumaire Paris était déjà rempli d'Anglais, impatients de voir cette
+France si nouvelle, et devenue tout à coup si brillante, de voir
+surtout l'homme qui dans ce moment faisait l'admiration de
+l'Angleterre et du monde. L'illustre Fox était du nombre des Anglais
+impatients de visiter la France. Le jour de cette fête, qui fut belle
+par la joie paisible et profonde de toutes les classes de citoyens, la
+circulation des voitures était interdite. On n'avait fait d'exception
+que pour lord Cornwallis. La foule s'ouvrait avec empressement et
+respect devant cet honorable représentant des armées anglaises, qui
+venait faire la paix de sa nation avec la nôtre. Il était surpris de
+trouver cette France si différente des tableaux hideux qu'en traçaient
+à Londres les émigrés. Tous ses compatriotes partageaient le même
+sentiment, et l'exprimaient avec une naïve admiration.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> Tandis que cette fête avait lieu à Paris, un banquet superbe
+était donné à Londres dans la Cité, et on y portait, au milieu des
+acclamations les plus vives, les toasts suivants:</p>
+
+<p>Au roi de la Grande-Bretagne!</p>
+
+<p>Au prince de Galles!</p>
+
+<p>À la liberté, à la prospérité des royaumes-unis de la Grande-Bretagne
+et de l'Irlande!</p>
+
+<p><span class="smcap">Au Premier Consul Bonaparte</span>, à la liberté, au bonheur de la <span class="smcap">République
+française</span>.</p>
+
+<p>Des acclamations bruyantes et unanimes accompagnèrent ce dernier
+toast.</p>
+
+<p>La paix de la France était faite avec toutes les puissances de la
+terre. Il restait une seule paix à conclure, plus difficile peut-être
+que les précédentes, car elle exigeait un tout autre génie que celui
+des batailles, et elle était fort désirable aussi, puisqu'elle devait
+rétablir le repos dans les âmes, l'union dans les familles. Cette paix
+était celle de la République avec l'Église. Le moment est donc venu de
+raconter les négociations laborieuses dont elle était l'objet, avec le
+représentant du Saint-Siége.<a href="#toc"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+<p class="p2 center smaller">FIN DU ONZIÈME LIVRE.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> LIVRE DOUZIÈME.</h2>
+
+<h3>CONCORDAT.</h3>
+
+<p class="resume">L'Église catholique pendant la Révolution française. &mdash;
+ Constitution civile du clergé décrétée par l'Assemblée
+ Constituante. &mdash; Cette constitution avait voulu assimiler
+ l'administration des cultes à celle du royaume, établir un
+ diocèse par département, faire élire les évêques par les fidèles,
+ et les dispenser de l'institution canonique. &mdash; Serment à cette
+ constitution exigé de la part du clergé. &mdash; Refus de serment, et
+ schisme. &mdash; Diverses catégories de prêtres, leur rôle et leur
+ influence. &mdash; Inconvénients de cet état de choses. &mdash; Moyens
+ qu'il fournit aux ennemis de la Révolution, pour troubler l'État
+ et les familles. &mdash; Divers systèmes proposés pour porter remède
+ au mal. &mdash; Le système de l'inaction. &mdash; Le système d'une Église
+ française, dont le Premier Consul serait le chef. &mdash; Le système
+ d'un fort encouragement au protestantisme. &mdash; Opinions du Premier
+ Consul sur les divers systèmes proposés. &mdash; Il forme le projet de
+ rétablir la religion catholique, en appropriant sa discipline aux
+ nouvelles institutions de la France. &mdash; Il veut la déposition des
+ évêques anciens titulaires, une circonscription comprenant 60
+ siéges au lieu de 158, la création d'un nouveau clergé composé de
+ prêtres respectables de toutes les sectes, l'attribution à l'État
+ de la police des cultes, un salaire aux prêtres au lieu d'une
+ dotation territoriale, enfin la consécration par l'Église de la
+ vente des biens nationaux. &mdash; Relations amicales du pape Pie VII
+ avec le Premier Consul. &mdash; Monsignor Spina, chargé de négocier à
+ Paris, retarde la négociation dans un intérêt temporel du
+ Saint-Siége. &mdash; Désir secret de recouvrer les Légations. &mdash;
+ Monsignor Spina sent enfin le besoin de se hâter. &mdash; Il s'abouche
+ avec l'abbé Bernier, chargé de traiter pour la France. &mdash;
+ Difficultés du plan proposé à la cour romaine. &mdash; Le Premier
+ Consul envoie son projet à Rome, et demande au Pape de
+ s'expliquer. &mdash; Trois cardinaux consultés. &mdash; Le Pape, après
+ cette consultation, veut que la religion catholique soit déclarée
+ religion de l'État, qu'on le dispense de déposer les anciens
+ titulaires, et de consacrer autrement que par son silence la
+ vente des biens d'Église, etc. &mdash; Débats avec M. de Cacault,
+ ministre de France à Rome. &mdash; Le Premier Consul, fatigué de ces
+ lenteurs, ordonne à M. de Cacault de quitter Rome sous cinq
+ jours, si le Concordat n'est pas adopté dans ce délai. &mdash;
+ Terreurs du Pape et du cardinal Consalvi. &mdash; M. de Cacault
+ suggère au cabinet pontifical l'idée d'envoyer à Paris le
+ cardinal Consalvi. &mdash; Départ de celui-ci pour la France, et
+ <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> ses frayeurs. &mdash; Son arrivée à Paris. &mdash; Accueil
+ bienveillant du Premier Consul. &mdash; Conférences avec l'abbé
+ Bernier. &mdash; On s'entend sur le principe d'une religion d'État. &mdash;
+ On déclare la religion catholique, religion de la majorité des
+ Français. &mdash; Toutes les autres conditions du Premier Consul,
+ relativement à la déposition des anciens titulaires, à la
+ nouvelle circonscription, à la vente des biens d'Église, sont
+ acceptées, sauf quelques changements de rédaction. &mdash; Accord
+ définitif sur tous les points. &mdash; Efforts tentés au dernier
+ moment par les adversaires du rétablissement des cultes, afin
+ d'empêcher le Premier Consul de signer le Concordat. &mdash; Il
+ persiste. &mdash; Signature donnée le 15 juillet 1801. &mdash; Retour du
+ cardinal Consalvi à Rome. &mdash; Satisfaction du Pape. &mdash; Solennité
+ des ratifications. &mdash; Choix du cardinal Caprara, comme légat <i>a
+ latere</i>. &mdash; Le Premier Consul aurait voulu célébrer le 18
+ brumaire la paix de l'Église, en même temps que la paix avec
+ toutes les puissances de l'Europe. &mdash; La nécessité de s'adresser
+ aux anciens titulaires, pour avoir leur démission, entraîne des
+ retards. &mdash; Demande de leur démission adressée par le Pape à tous
+ les anciens évêques, constitutionnels ou non constitutionnels. &mdash;
+ Sage soumission des constitutionnels. &mdash; Noble résignation des
+ membres de l'ancien clergé. &mdash; Admirables réponses. &mdash; Il n'y a
+ de résistance que de la part des évêques retirés à Londres. &mdash;
+ Tout est prêt pour le rétablissement du culte en France, mais une
+ vive opposition dans le sein du Tribunat fait naître de nouveaux
+ délais. &mdash; Nécessité de vaincre cette opposition avant de passer
+ outre.</p>
+
+<span class="sidedate">Mars 1801.</span>
+
+<span class="sidenote">Négociations avec le Saint-Siége.</span>
+
+<p>Le Premier Consul aurait voulu que le jour anniversaire du 18
+brumaire, consacré à célébrer la réconciliation de la France avec
+l'Europe, pût l'être aussi à célébrer la réconciliation de la France
+avec l'Église. Il avait fait les plus grands efforts pour que les
+négociations avec le Saint-Siége fussent terminées en temps utile, et
+que les cérémonies religieuses vinssent se mêler aux fêtes populaires.
+Mais il est encore moins facile de traiter avec les puissances
+spirituelles qu'avec les puissances temporelles, car les batailles
+gagnées n'y suffisent pas; et c'est l'honneur de la pensée humaine de
+ne pouvoir être vaincue que par la force accompagnée de la
+persuasion.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> C'est ce difficile travail de la persuasion jointe à la
+force, que le vainqueur de Rivoli et de Marengo avait entrepris auprès
+de l'Église romaine, pour la réconcilier avec la République française.</p>
+
+<p>La Révolution, comme nous l'avons déjà dit bien des fois, avait
+dépassé le but en beaucoup de choses. La ramener en arrière, quant à
+ces choses seulement, et pas plus en deçà qu'au delà du but, était une
+réaction légitime, salutaire, que le Premier Consul avait entreprise,
+et qu'alors il rendait admirable, par la sagesse et l'habileté des
+moyens qu'il y employait.</p>
+
+<p>La religion était évidemment une des choses à l'égard desquelles la
+Révolution avait dépassé toutes les bornes justes et raisonnables.
+Nulle part il n'y avait autant à réparer.</p>
+
+<span class="sidenote">État du clergé pendant la Révolution.</span>
+
+<span class="sidenote">Constitution civile du clergé.</span>
+
+<span class="sidenote">Ce que c'était que le serment.</span>
+
+<span class="sidenote">Schisme et persécution sous la Législative et la
+Convention.</span>
+
+<p>Il avait existé sous l'ancienne monarchie un clergé puissant, en
+possession d'une grande partie du sol, ne supportant aucune des
+charges publiques, faisant seulement quand il lui plaisait des dons
+volontaires au trésor royal, constitué en pouvoir politique, et
+formant l'un des trois ordres qui, dans les États-Généraux,
+exprimaient les volontés nationales. La Révolution avait emporté le
+clergé avec sa fortune, son influence et ses priviléges; elle l'avait
+emporté avec la noblesse, les parlements, et le trône lui-même. Il
+était impossible qu'elle fît autrement. Un clergé propriétaire, et
+constitué en pouvoir politique, pouvait convenir dans la société du
+moyen âge, être utile alors à la civilisation, mais il était
+inadmissible au dix-huitième siècle. L'Assemblée Constituante
+<span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> avait bien fait de l'abolir, et de mettre à la place un
+clergé voué uniquement aux fonctions du culte, étranger aux
+délibérations de l'État, salarié au lieu d'être propriétaire. Mais
+c'était exiger beaucoup du Saint-Siége, que de lui demander
+l'approbation de tels changements. Si on voulait réussir, il fallait
+s'en tenir là, et ne pas lui fournir un prétexte légitime de dire,
+qu'on attaquait la religion elle-même, dans ce qu'elle avait
+d'immuable et de sacré. L'Assemblée Constituante, poussée par ce goût
+de régularité, si naturel à l'esprit des réformateurs, assimila, sans
+hésiter, l'administration de l'Église à celle de l'État. Il y avait
+des diocèses trop vastes, d'autres trop restreints; elle voulut que la
+circonscription ecclésiastique fût la même que la circonscription
+administrative, et créa un diocèse par département. Rendant électives
+toutes les fonctions civiles et judiciaires, elle voulut rendre
+électives aussi les fonctions ecclésiastiques. Cette disposition lui
+paraissait d'ailleurs un retour aux temps de la primitive Église, où
+les évêques étaient élus par les fidèles. Elle supprima du même coup
+l'institution canonique, c'est-à-dire la confirmation des évêques par
+le Pape; et de toutes ces dispositions, elle composa ce qu'on a nommé
+la Constitution civile du clergé. Les hommes qui agissaient de la
+sorte étaient animés d'intentions fort pieuses. C'étaient des croyants
+véritables, des jansénistes fervents, mais des esprits étroits,
+entêtés de disputes théologiques, esprits, par conséquent, fort
+dangereux dans les affaires humaines. Pour compléter la faute, ils
+exigèrent du clergé français, qu'il prêtât serment <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> à la
+Constitution civile. C'était faire naître un cas de conscience pour
+les prêtres sincères, et un prétexte pour les prêtres malveillants:
+c'était, en un mot, préparer un schisme. Rome, déjà blessée des
+malheurs du trône, fut bientôt irritée des malheurs de l'autel. Elle
+interdit le serment. Une partie du clergé, fidèle à sa voix, refusa de
+le prêter; une autre partie y consentit, et forma, sous le titre de
+clergé <i>assermenté</i>, ou constitutionnel, le clergé reconnu par l'État,
+et seul admis à exercer les fonctions du culte. On ne proscrivit pas
+encore les prêtres; on se contenta d'interdire l'exercice du sacerdoce
+aux uns, et d'en investir les autres. Mais les prêtres mis à l'écart
+furent généralement préférés par les fidèles, parce que la conscience
+religieuse est susceptible, prompte à s'alarmer, défiante surtout du
+pouvoir. Elle se tournait vers les ecclésiastiques qui passaient pour
+orthodoxes, et qui semblaient persécutés. Elle s'éloignait par
+instinct de ceux dont l'orthodoxie était contestée, et qui avaient
+pour eux l'appui du gouvernement. Il y eut donc alors un culte public
+et un culte clandestin, celui-ci plus suivi que celui-là. Les passions
+ennemies de la Révolution se liguèrent avec la religion offensée, et
+la précipitèrent dans les fautes de l'esprit de faction. D'un schisme
+on en vint bientôt, dans les campagnes de la Vendée, à une guerre
+civile effroyable. La Révolution ne resta pas en arrière, et de la
+simple privation des fonctions ecclésiastiques, elle arriva en peu de
+temps à la persécution. Elle proscrivit les prêtres et les déporta.
+<span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> Puis vint l'abolition de tous les cultes, et la proclamation
+de l'Être suprême. Alors, prêtres soumis ou insoumis aux lois,
+<i>assermentés</i> ou <i>non-assermentés</i>, furent traités à l'égal les uns
+des autres, et envoyés tous à ce même échafaud, où royalistes,
+constituants, girondins, montagnards, allaient mourir ensemble.</p>
+
+<span class="sidenote">État des cultes sous le Directoire.</span>
+
+<p>Sous le Directoire, la proscription sanglante cessa. Un régime
+variable, inclinant tantôt à l'indifférence, tantôt à la rigueur,
+maintint encore l'Église proscrite dans un état d'anxiété. Le Premier
+Consul, par sa puissance, et par l'évidence de ses intentions
+réparatrices, rassurant tous ceux qui avaient souffert, à quelque
+titre que ce fût, fit sortir de leurs retraites cachées, ou revenir de
+l'exil, les ministres du culte. Mais, en les attirant à la lumière, il
+rendit le schisme plus sensible, plus choquant peut-être. Pour
+supprimer la difficulté du serment, il cessa de l'exiger, et mit à la
+place une simple promesse de soumission aux lois. Cette promesse, qui
+ne pouvait alarmer la conscience des prêtres, avait facilité leur
+retour, mais avait ajouté, en quelque sorte, de nouvelles divisions à
+celles qui existaient déjà, en créant dans le sein du clergé une
+catégorie de plus.</p>
+
+<span class="sidenote">Différentes classes de prêtres, par suite du schisme.</span>
+
+<p>Il y avait les prêtres constitutionnels ou <i>assermentés</i>, légalement
+investis des fonctions sacerdotales, et jouissant de l'usage des
+édifices religieux, qui leur avaient été rendus en vertu d'un arrêté
+des Consuls. Il y avait les prêtres <i>non-assermentés</i>, n'ayant jamais
+voulu prêter aucun serment, qui <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> après avoir vécu dans l'exil,
+dans les prisons, venaient de reparaître en masse dès les premiers
+jours du Consulat, mais qui officiaient dans des maisons
+particulières, et déclaraient mauvais le culte public, pratiqué dans
+les églises. Enfin, ces prêtres <i>non-assermentés</i> se divisaient en
+prêtres qui n'avaient pas fait la <i>promesse</i>, et en prêtres qui
+s'étaient résignés à la faire. Ces derniers n'étaient pas complétement
+approuvés des orthodoxes. On s'était adressé à Rome, qui, ménageant le
+Premier Consul, avait refusé de s'expliquer. Mais le cardinal Maury,
+retiré dans les États du Saint-Siége, où il était devenu évêque de
+Montefiascone, intermédiaire auprès du Pape du parti royaliste, et ne
+voulant pas, du moins alors, favoriser la soumission des prêtres au
+nouveau gouvernement, avait interprété le silence de Rome, et fait
+parvenir en France, au sujet de la <i>promesse</i>, des lettres
+improbatives, qui jetaient un nouveau trouble dans les consciences.</p>
+
+<span class="sidenote">À qui obéissaient les assermentés et les non-assermentés.</span>
+
+<p>Tous ces prêtres, ainsi divisés, avaient chacun leur hiérarchie. Les
+prêtres constitutionnels obéissaient aux évêques, élus sous le régime
+de la Constitution civile. Parmi ces évêques, il y en avait de morts,
+les uns naturellement, les autres violemment. Ceux qui étaient morts
+avaient été remplacés par des évêques, qui, n'ayant pas été
+régulièrement élus, au milieu de la proscription qui frappait
+également tous les cultes, avaient usurpé leurs pouvoirs, ou s'étaient
+fait élire par des chapitres clandestins, espèces de coteries
+religieuses sans aucune autorité, ni légale ni morale. Ainsi les
+pouvoirs des évêques constitutionnels <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> eux-mêmes, du point de
+vue de la Constitution civile, étaient chez quelques-uns d'entre eux
+contestés, et frappés de discrédit. Il y avait dans ce clergé un
+certain nombre de sujets respectables; mais, en général, ils avaient
+perdu la confiance des fidèles, parce qu'on les savait en désaccord
+avec Rome, et parce qu'ils avaient, en se mêlant aux disputes
+religieuses et politiques du temps, perdu la dignité du sacerdoce.
+Plusieurs, en effet, étaient des clubistes violents, et sans m&oelig;urs.
+Les meilleurs étaient des prêtres sincères, que la fureur du
+jansénisme avait jetés dans le schisme.</p>
+
+<p>Le clergé prétendu orthodoxe avait aussi ses évêques, exerçant une
+autorité moins publique, mais plus réelle, et fort dangereuse. Les
+évêques <i>non-assermentés</i> avaient presque tous émigré. Il y en avait
+en Italie, en Espagne, en Allemagne, surtout en Angleterre, où ils
+étaient attirés par les subsides du gouvernement britannique.
+Correspondant avec leur diocèse, par le moyen de grands-vicaires
+choisis par eux et approuvés par Rome, ils gouvernaient leur église du
+sein de l'exil, sous l'inspiration des passions que l'exil fait
+naître, souvent même au profit des ennemis de la France. Ceux qui
+étaient morts, et le nombre en était grand depuis dix années, ceux-là
+étaient partout remplacés par des administrateurs cachés, revêtus des
+pouvoirs de la cour de Rome. De manière que l'une des précautions les
+plus sages, les plus anciennes de l'Église gallicane, celle de faire
+administrer les siéges vacants par les chapitres, et non par les
+<span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> agents du Saint-Siége, était complètement abandonnée.
+L'Église française avait ainsi perdu son indépendance, car elle était
+directement gouvernée par Rome, quand elle cessait de l'être par des
+évêques complices de l'émigration. Avec encore un peu de temps, les
+évêques émigrés devant être presque tous morts, l'Église entière de
+France eût été placée sous l'autorité ultramontaine.</p>
+
+<p>Il y a des hommes que cet aspect moral d'une société déchirée par
+mille sectes, touche peu; ils veulent que le gouvernement dédaigne
+comme lui étant étrangères, ou respecte comme sacrées pour lui, ces
+divergences religieuses. Cependant il y a quelque chose qui ne permet
+pas cette superbe indifférence, c'est le trouble profond de la
+société, surtout quand ce trouble est toujours prêt à se changer en
+désordre matériel.</p>
+
+<span class="sidenote">Influence du clergé hostile au gouvernement.</span>
+
+<p>Ces clergés divers s'efforçaient d'attirer à eux les consciences. Le
+clergé constitutionnel avait peu de pouvoir; il était seulement un
+sujet de récriminations pour les Jacobins, qui avaient l'habitude de
+dire que la Révolution était partout sacrifiée, notamment dans la
+personne des seuls prêtres qui se fussent attachés à sa cause; à quoi
+le gouvernement ne pouvait évidemment rien, car il ne dépendait pas de
+lui de disposer des fidèles, en faveur d'un clergé ou d'un autre. Mais
+le clergé réputé orthodoxe agissait sur les esprits dans un sens
+entièrement contraire à l'ordre établi. Il cherchait à tenir éloignés
+du gouvernement, tous ceux que la fatigue des dissensions civiles
+tendait à ramener au Premier Consul. S'il eût <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> été possible de
+réveiller les passions de la Vendée, il l'eût fait. Il y entretenait
+encore de sourdes défiances, et une sorte de mécontentement. Il
+troublait le Midi, moins soumis que la Vendée, et dans les montagnes
+du centre de la France, réunissait tumultueusement la population
+autour des curés orthodoxes. Partout ce clergé inquiétait les
+consciences, agitait les familles, en persuadant à tous ceux qui
+avaient été ou baptisés, ou mariés de la main des <i>assermentés</i>,
+qu'ils n'étaient pas dans le sein de la véritable communion
+catholique, et qu'ils devaient de nouveau se faire baptiser ou marier,
+s'ils voulaient devenir de vrais chrétiens, ou sortir du concubinage.
+Ainsi l'état des familles, non pas du point de vue légal, mais du
+point de vue religieux, était mis en question. Il existait plus de dix
+mille prêtres mariés, qui, entraînés par le vertige du temps, ou
+poussés même par la terreur, avaient cherché dans le mariage, les uns
+la satisfaction de passions qu'ils n'avaient pas su contenir, les
+autres une abjuration qui les sauvât de l'échafaud. Ils étaient époux,
+pères de familles nombreuses, et flétris par le préjugé public, tant
+qu'on ne leur procurait pas le pardon de l'Église.</p>
+
+<p>Les acquéreurs de biens nationaux, ceux de tous les citoyens que le
+gouvernement avait le plus d'intérêt à protéger, vivaient aussi dans
+un état de trouble et d'oppression. Ils étaient assiégés au lit de
+mort de suggestions perfides, et menacés d'une damnation éternelle,
+s'ils ne consentaient à des arrangements spoliateurs. La confession
+devenait ainsi une arme puissante dont se servaient les émigrés,
+<span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> pour porter atteinte à la propriété, au crédit public, en un
+mot à l'un des principes les plus essentiels de la Révolution,
+l'inviolabilité des ventes nationales. La police de l'État, et les
+lois, étaient également impuissantes contre les maux de ce genre.</p>
+
+<p>Tous ces désordres n'étaient pas de ceux qu'un gouvernement doit
+regarder avec indifférence. Quand les sectes religieuses n'ont d'autre
+conséquence que de pulluler sur un vaste sol comme celui de
+l'Amérique, que de se succéder à l'infini, en ne laissant après elles
+que le souvenir passager d'inventions ridicules, ou de pratiques
+indécentes, on conçoit, jusqu'à un certain point, que l'État demeure
+indifférent et inactif. La société présente un triste aspect moral,
+mais l'ordre public n'est pas sérieusement troublé. Il n'en était pas
+ainsi, au milieu de la vieille société française en 1801. On ne
+pouvait pas, sans un immense péril, livrer aux factions ennemies le
+gouvernement des âmes. On ne pouvait pas laisser dans leurs mains les
+torches de la guerre civile, avec faculté de les secouer quand elles
+voudraient, sur la Vendée, sur la Bretagne, sur les Cévennes. On ne
+pouvait pas leur permettre de troubler le repos des familles,
+d'assiéger le lit des mourants pour extorquer des stipulations
+iniques, de mettre en doute le crédit de l'État, d'ébranler enfin
+toute une classe de propriétés, celles mêmes que la Révolution avait
+promis de rendre à jamais inviolables.</p>
+
+<p>La manière de penser du Premier Consul sur la constitution des
+sociétés, était trop juste et trop profonde, pour qu'il pût voir d'un
+&oelig;il indifférent les <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> désordres religieux de la France à
+cette époque; et il avait d'ailleurs, pour y porter la main, des
+motifs plus élevés encore que ceux que nous venons d'indiquer, s'il y
+en a de plus élevés que l'ordre public et le repos des familles.</p>
+
+<span class="sidenote">Besoin d'une religion chez tous les peuples.</span>
+
+<p>Il faut une croyance religieuse, il faut un culte à toute association
+humaine. L'homme, jeté au milieu de cet univers, sans savoir d'où il
+vient, où il va, pourquoi il souffre, pourquoi même il existe, quelle
+récompense ou quelle peine recevront les longues agitations de sa vie;
+assiégé des contradictions de ses semblables, qui lui disent, les uns
+qu'il y a un Dieu, auteur profond et conséquent de toutes choses, les
+autres qu'il n'y en a pas; ceux-ci, qu'il y a un bien, un mal, qui
+doivent servir de règle à sa conduite; ceux-là, qu'il n'y a ni bien ni
+mal, que ce sont là les inventions intéressées des grands de la terre:
+l'homme, au milieu de ces contradictions, éprouve le besoin impérieux,
+irrésistible, de se faire sur tous ces objets une croyance arrêtée.
+Vraie ou fausse, sublime ou ridicule, il s'en fait une. Partout, en
+tout temps, en tout pays, dans l'antiquité comme dans les temps
+modernes, dans les pays civilisés comme dans les pays sauvages, on le
+trouve au pied des autels, les uns vénérables, les autres ignobles ou
+sanguinaires. Quand une croyance établie ne règne pas, mille sectes,
+acharnées à la dispute comme en Amérique, mille superstitions
+honteuses comme en Chine, agitent, ou dégradent l'esprit humain. Ou
+bien, si, comme en France en quatre-vingt-treize, une commotion
+passagère a emporté l'antique religion <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> du pays, l'homme, à
+l'instant même où il avait fait v&oelig;u de ne plus rien croire, se
+dément après quelques jours, et le culte insensé de la déesse Raison,
+inauguré au côté de l'échafaud, vient prouver que ce v&oelig;u était
+aussi vain qu'il était impie.</p>
+
+<p>À en juger donc par sa conduite ordinaire et constante, l'homme a
+besoin d'une croyance religieuse. Dès lors que peut-on souhaiter de
+mieux à une société civilisée, qu'une religion nationale, fondée sur
+les vrais sentiments du c&oelig;ur humain, conforme aux règles d'une
+morale pure, consacrée par le temps, et qui, sans intolérance et sans
+persécution, réunisse, sinon l'universalité, au moins la grande
+majorité des citoyens, au pied d'un autel antique et respecté?</p>
+
+<p>Une telle croyance, on ne saurait l'inventer, quand elle n'existe pas
+depuis des siècles. Les philosophes, même les plus sublimes, peuvent
+créer une philosophie, agiter par leur science le siècle qu'ils
+honorent: ils font penser, ils ne font pas croire. Un guerrier couvert
+de gloire peut fonder un empire, il ne saurait fonder une religion.
+Que dans les temps anciens, des sages, des héros, s'attribuant des
+relations avec le ciel, aient pu soumettre l'esprit des peuples, et
+lui imposer une croyance, cela s'est vu. Mais, dans les temps
+modernes, le créateur d'une religion serait tenu pour un imposteur;
+et, entouré de terreur comme Robespierre, ou de gloire comme le jeune
+Bonaparte, il aboutirait uniquement au ridicule.</p>
+
+<p>On n'avait rien à inventer en 1800. Cette croyance pure, morale,
+antique, existait: c'était la vieille <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> religion du Christ,
+ouvrage de Dieu suivant les uns, ouvrage des hommes suivant les
+autres, mais suivant tous, &oelig;uvre profonde d'un réformateur sublime;
+réformateur commenté pendant dix-huit siècles par les conciles, vastes
+assemblées des esprits éminents de chaque époque, occupées à discuter,
+sous le titre d'hérésies, tous les systèmes de philosophie, adoptant
+successivement sur chacun des grands problèmes de la destinée de
+l'homme les opinions les plus plausibles, les plus sociales, les
+adoptant pour ainsi dire à la majorité du genre humain, arrivant enfin
+à produire ce corps de doctrine invariable, souvent attaqué, toujours
+triomphant, qu'on appelle <span class="smcap">UNITÉ CATHOLIQUE</span>, et au pied duquel sont
+venus se soumettre les plus beaux génies! Elle existait, cette
+religion, qui avait rangé sous son empire tous les peuples civilisés,
+formé leurs m&oelig;urs, inspiré leurs chants, fourni le sujet de leurs
+poésies, de leurs tableaux, de leurs statues, empreint sa trace dans
+tous leurs souvenirs nationaux, marqué de son signe leurs drapeaux,
+tour à tour vaincus ou victorieux! Elle avait disparu un moment dans
+une grande tempête de l'esprit humain; mais, la tempête passée, le
+besoin de croire revenu, elle s'était retrouvée au fond des âmes,
+comme la croyance naturelle et indispensable de la France et de
+l'Europe.</p>
+
+<span class="sidenote">Motifs qui portent le Premier Consul à rétablir le culte
+catholique.</span>
+
+<p>Quoi de plus indiqué, de plus nécessaire en 1800, que de relever cet
+autel de saint Louis, de Charlemagne et de Clovis, un instant
+renversé? Le général Bonaparte, qui eût été ridicule s'il avait voulu
+se faire prophète ou révélateur, était dans le vrai rôle <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> que
+lui assignait la Providence, en relevant de ses mains victorieuses cet
+autel vénérable, en y ramenant par son exemple les populations quelque
+temps égarées. Et il ne fallait pas moins que sa gloire pour une telle
+&oelig;uvre! De grands génies, non pas seulement parmi les philosophes,
+mais parmi les rois, Voltaire et Frédéric, avaient déversé le mépris
+sur la religion catholique, et donné le signal des railleries pendant
+cinquante années. Le général Bonaparte, qui avait autant d'esprit que
+Voltaire, plus de gloire que Frédéric, pouvait seul, par son exemple
+et ses respects, faire tomber les railleries du dernier siècle.</p>
+
+<p>Sur ce sujet, il ne s'était pas élevé le moindre doute dans sa pensée.
+Ce double motif de rétablir l'ordre dans l'État et la famille, et de
+satisfaire au besoin moral des âmes, lui avait inspiré la ferme
+résolution de remettre la religion catholique sur son ancien pied,
+sauf les attributions politiques, qu'il regardait comme incompatibles
+avec l'état présent de la société française.</p>
+
+<p>Est-il besoin, avec des motifs tels que ceux qui le dirigeaient, de
+rechercher s'il agissait par une inspiration de la foi religieuse, ou
+bien par politique et par ambition? Il agissait par sagesse,
+c'est-à-dire par suite d'une profonde connaissance de la nature
+humaine, cela suffit. Le reste est un mystère, que la curiosité,
+toujours naturelle quand il s'agit d'un grand homme, peut chercher à
+pénétrer, mais qui importe peu. Il faut dire cependant, à cet égard,
+que la constitution morale du général Bonaparte <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> le portait
+aux idées religieuses. Une intelligence supérieure est saisie, à
+proportion de sa supériorité même, des beautés de la création. C'est
+l'intelligence qui découvre l'intelligence dans l'univers, et un grand
+esprit est plus capable qu'un petit de voir Dieu à travers ses
+&oelig;uvres. Le général Bonaparte controversait volontiers sur les
+questions philosophiques et religieuses, avec Monge, Lagrange,
+Laplace, savants qu'il honorait et qu'il aimait, et les embarrassait
+souvent, dans leur incrédulité, par la netteté, la vigueur originale
+de ses arguments. À cela il faut ajouter encore, que, nourri dans un
+pays inculte et religieux, sous les yeux d'une mère pieuse, la vue du
+vieil autel catholique éveillait chez lui les souvenirs de l'enfance,
+toujours si puissants sur une imagination sensible et grande. Quant à
+l'ambition, que certains détracteurs ont voulu donner comme unique
+motif de sa conduite en cette circonstance, il n'en avait pas d'autre
+alors que de faire le bien, en toutes choses; et sans doute, s'il
+voyait, comme récompense de ce bien accompli, une augmentation de
+pouvoir, il faut le lui pardonner. C'est la plus noble, la plus
+légitime ambition, que celle qui cherche à fonder son empire sur la
+satisfaction des vrais besoins des peuples.</p>
+
+<span class="sidenote">Difficultés attachées au rétablissement du culte catholique
+en 1801.</span>
+
+<p>La tâche qu'il s'était proposée, facile en apparence, puisqu'il
+s'agissait de satisfaire à un besoin public très-réel, était cependant
+fort épineuse. Les hommes qui l'entouraient, presque sans exception,
+étaient peu disposés au rétablissement de l'ancien culte; et ces
+hommes, magistrats, guerriers, <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> littérateurs ou savants,
+étaient les auteurs de la Révolution française, les vrais, les uniques
+défenseurs de cette Révolution alors décriée, ceux avec lesquels il
+fallait la terminer, en réparant ses fautes, en consacrant
+définitivement ses résultats raisonnables et légitimes. Le Premier
+Consul avait donc à contrarier vivement ses collaborateurs, ses
+soutiens, ses amis. Ces hommes, pris dans les rangs des
+révolutionnaires modérés, n'avaient pas, avec Robespierre et
+Saint-Just, versé le sang humain, et il leur était facile de désavouer
+les grands excès de la Révolution; mais ils avaient partagé les
+erreurs de l'Assemblée Constituante, répété en souriant les
+plaisanteries de Voltaire, et il n'était pas facile de leur faire
+avouer qu'ils avaient long-temps méconnu les plus hautes vérités de
+l'ordre social. Des savants comme Laplace, Lagrange, et surtout Monge,
+disaient au Premier Consul qu'il allait abaisser devant Rome la
+dignité de son gouvernement et de son siècle. M. R&oelig;derer, le plus
+fougueux monarchiste du temps, celui qui voulait le plus promptement,
+le plus complétement possible, le retour à la monarchie, voyait
+cependant avec peine le projet de rétablir l'ancien culte. M. de
+Talleyrand lui-même, le prôneur assidu de tout ce qui pouvait
+rapprocher le présent du passé, et la France de l'Europe, M. de
+Talleyrand, l'ouvrier en second, mais l'ouvrier utile et zélé de la
+paix générale, voyait néanmoins avec assez de froideur ce qu'on
+appelait la paix religieuse. Il voulait bien qu'on ne persécutât plus
+les prêtres; mais, gêné par des souvenirs personnels, il ne désirait
+<span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> guère qu'on rétablît l'ancienne Église catholique, avec ses
+règles et sa discipline. Les compagnons d'armes du général Bonaparte,
+les généraux qui avaient combattu sous ses ordres, dépourvus la
+plupart d'éducation première, nourris des vulgaires railleries des
+camps, quelques-uns des déclamations des clubs, répugnaient à la
+restauration du culte. Quoique entourés de gloire, ils semblaient
+craindre le ridicule qui pouvait les atteindre au pied des autels.
+Enfin, les frères du général Bonaparte, vivant beaucoup avec les
+lettrés du temps, encore imbus des écrits du dernier siècle, craignant
+pour le pouvoir de leur frère tout ce qui avait l'apparence d'une
+résistance sérieuse, et ne sachant pas voir qu'au delà de cette
+résistance intéressée ou peu éclairée des hommes qui approchaient le
+gouvernement, il y avait le besoin réel, et déjà senti des masses
+populaires, lui déconseillaient fortement ce qu'ils regardaient comme
+une réaction imprudente, ou prématurée.</p>
+
+<span class="sidenote">Opinions diverses soutenues auprès du Premier Consul par
+les hommes qui l'entouraient.</span>
+
+<p>On assiégeait donc le Premier Consul de conseils de toute espèce. Les
+uns lui disaient de ne pas se mêler des affaires religieuses, de se
+borner à ne plus persécuter les prêtres, et de laisser les
+<i>assermentés</i> et les <i>insermentés</i> s'entendre comme ils pourraient.
+Les autres, reconnaissant le danger de l'indifférence et de
+l'inaction, l'engageaient à saisir l'occasion au vol, à se faire
+sur-le-champ le chef d'une Église française, et à ne plus laisser
+ainsi dans les mains d'une autorité étrangère l'immense pouvoir de la
+religion. D'autres enfin lui proposaient de pousser la France
+<span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> vers le protestantisme, et lui disaient que s'il donnait
+l'exemple en se faisant protestant, elle suivrait cet exemple avec
+empressement.</p>
+
+<p>Le Premier Consul résistait de toutes les forces et de sa raison et de
+son éloquence, à ces vulgaires conseils. Il s'était formé une
+bibliothèque religieuse, composée de peu de livres, mais bien choisis,
+relatifs pour la plupart à l'histoire de l'Église, et surtout aux
+rapports de l'Église avec l'État; il s'était fait traduire les écrits
+latins de Bossuet sur cette matière; il avait dévoré tout cela, dans
+les courts instants que lui laissait la direction des affaires, et
+suppléant par son génie à ce qu'il ignorait, comme dans la composition
+du Code civil, il étonnait tout le monde par la justesse, l'étendue,
+la variété de son savoir sur la matière des cultes. Suivant sa coutume
+quand il était plein d'une pensée, il s'en expliquait tous les jours
+avec ses collègues, avec ses ministres, avec les membres du Conseil
+d'État ou du Corps Législatif, avec tous les hommes enfin dont il
+croyait utile de redresser l'opinion. Il réfutait successivement les
+systèmes erronés qu'on lui proposait, et le faisait par des arguments
+précis, nets, décisifs.</p>
+
+<span class="sidenote">Réponse du Premier Consul aux divers systèmes proposés.</span>
+
+<span class="sidenote">Réponse à ceux qui prétendent qu'il ne faut pas se mêler
+des affaires du culte.</span>
+
+<p>Au système qui consistait à ne pas se mêler du tout des affaires
+religieuses, il répondait que l'indifférence, tant prônée par certains
+esprits dédaigneux, était peu de mise chez un peuple que l'on venait
+de voir, par exemple, envahir une église, et menacer de la saccager,
+parce qu'on avait refusé la sépulture à une actrice chérie du public.
+Comment rester indifférent dans un pays qui, avec la prétention
+<span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> d'être indifférent, l'était si peu? Le Premier Consul
+demandait d'ailleurs comment on ferait pour ne pas s'en mêler, quand
+les prêtres <i>assermentés</i> ou <i>non-assermentés</i> se disputaient entre
+eux les édifices du culte, et venaient invoquer à chaque instant
+l'intervention de l'autorité publique pour saisir les uns et dessaisir
+les autres. Il demandait comment on ferait, lorsque le clergé
+constitutionnel, déjà peu suivi par la population croyante, serait
+abandonné tout à fait par elle, et que le clergé qui avait refusé le
+serment, seul écouté et suivi, serait exclusivement en possession
+d'exercer le culte, comme il arrivait déjà, et le pratiquerait dans
+des réunions clandestines. Ne faudrait-il pas restituer enfin le
+temporel du culte, à ceux qui en auraient conquis le spirituel? Ne
+serait-ce pas là s'en mêler? Et puis, ces prêtres dont la Révolution
+avait pris la dotation territoriale, il fallait bien les faire vivre,
+et pour cela leur donner des appointements sur le budget de l'État, ou
+souffrir qu'ils organisassent, à titre de contributions volontaires,
+un vaste système d'impôt, dont le produit s'élèverait à une somme de
+30 ou 40 millions, dont la distribution appartiendrait à eux seuls,
+peut-être à une autorité étrangère, et peut-être même irait un jour, à
+l'insu du gouvernement, alimenter en Vendée les vieux soldats de la
+guerre civile. Quoi qu'on fît, le gouvernement serait donc arraché
+malgré lui à son inaction, soit qu'il eût à maintenir le bon ordre,
+soit qu'il eût à disposer des édifices du culte, soit enfin qu'il eût
+à payer lui-même les prêtres, ou à surveiller leur mode de payement.
+Il aurait ainsi la charge de <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> gouverner, sans en avoir les
+avantages, sans pouvoir, en s'emparant de l'administration religieuse
+par un sage accord avec le Saint-Siége, ramener le clergé au
+gouvernement, l'associer à ses intentions réparatrices, rétablir le
+repos dans les familles, tranquilliser les mourants, les acquéreurs de
+biens nationaux, les prêtres mariés, etc., tous les hommes enfin
+compromis au service de la Révolution.</p>
+
+<p>L'inaction était donc un pur rêve, suivant le Premier Consul, et de
+plus une duperie, imaginée par des gens qui n'avaient aucune idée
+pratique en fait de gouvernement.</p>
+
+<span class="sidenote">Opinion du Premier Consul sur la création d'une Église
+française indépendante de Rome, et dont il serait le chef.</span>
+
+<p>Quant à la pensée de créer une Église française, indépendante, comme
+l'Église anglaise, de toute suprématie étrangère, et au lieu d'un chef
+spirituel placé au dehors, ayant un chef temporel placé à Paris, qui
+ne serait autre que le gouvernement lui-même, c'est-à-dire le Premier
+Consul, il la trouvait aussi vaine que digne de mépris. Lui, homme de
+guerre, portant l'épée et les éperons, livrant des batailles, se
+ferait chef d'église, espèce de pape, réglant la discipline et le
+dogme! Mais on voulait le rendre aussi odieux que Robespierre,
+l'inventeur du culte de l'Être suprême, ou aussi ridicule que
+Laréveillère-Lepeaux, l'inventeur de la théophilanthropie! Qui donc le
+suivrait? qui donc lui composerait un troupeau de fidèles? Ce ne
+seraient pas les chrétiens orthodoxes assurément, formant d'ailleurs
+le grand nombre des catholiques, et ne voulant pas suivre même de
+saints prêtres, qui n'avaient eu d'autre tort que celui de prêter le
+serment <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> ordonné par les lois. Ce seraient quelques mauvais
+ecclésiastiques, quelques moines échappés de leurs couvents, habitués
+des clubs, ayant vécu de scandale ou voulant en vivre encore, et
+attendant du chef de la nouvelle Église qu'il permît le mariage des
+prêtres! Il n'aurait pas même pour lui l'abbé Grégoire, qui, tout en
+demandant le retour à la primitive Église, tenait cependant à rester
+en communion avec le successeur de saint Pierre! Il n'aurait pas même
+Laréveillère-Lepeaux, qui voulait réduire le culte à quelques chants
+religieux, à quelques fleurs déposées sur un autel! Et c'est là
+l'Église dont on prétendait le faire le chef! c'était là le rôle
+auquel on voulait réduire le vainqueur de Marengo et de Rivoli, le
+restaurateur de l'ordre social! Et c'étaient les amis ombrageux de la
+liberté qui lui proposaient un tel projet!... Mais, en supposant que
+ce projet réussît, ce qui d'ailleurs était impossible, et qu'à son
+pouvoir temporel déjà immense, le Premier Consul réunît le pouvoir
+spirituel, il deviendrait le plus redoutable des tyrans, il serait le
+maître des corps et des âmes, il ne serait pas moins que le sultan de
+Constantinople, qui est à la fois chef de l'État, de l'armée et de la
+religion! Du reste, c'était là une vaine hypothèse; il ne serait qu'un
+tyran dérisoire, car il ne réussirait qu'à produire le schisme le plus
+sot de tous. Lui, qui voulait être le pacificateur de la France et du
+monde, terminer toutes les divisions politiques et religieuses, serait
+l'auteur d'un nouveau schisme, un peu plus absurde et pas moins
+dangereux que les précédents. Oui, sans doute, <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> disait le
+Premier Consul, il me faut un pape, mais il me faut un pape qui
+rapproche au lieu de diviser, qui réconcilie les esprits, les
+réunisse, et les donne au gouvernement sorti de la Révolution, pour
+prix de la protection qu'il en aura obtenue. Et, pour cela, il me faut
+le vrai Pape, catholique, apostolique et romain, celui qui siége au
+Vatican. Avec les armées françaises et des égards, j'en serai toujours
+suffisamment le maître. Quand je relèverai les autels, quand je
+protégerai les prêtres, quand je les nourrirai et les traiterai comme
+les ministres de la religion méritent de l'être en tous pays, il fera
+ce que je lui demanderai, dans l'intérêt du repos général. Il calmera
+les esprits, les réunira sous sa main, et les placera sous la mienne.
+Hors de là, il n'y a que continuation et aggravation du schisme
+désolant qui nous dévore, et pour moi un immense, un ineffaçable
+ridicule.</p>
+
+<span class="sidenote">Le Premier Consul écarte l'idée de pousser la France au
+protestantisme.</span>
+
+<p>Quant à l'idée de pousser la France au protestantisme, elle paraissait
+au Premier Consul plus que ridicule, elle lui paraissait odieuse.
+D'abord il croyait qu'il n'y réussirait pas davantage. On s'imaginait
+à tort, suivant lui, qu'en France on pouvait tout ce qu'on voulait.
+C'était une erreur peu honorable pour ceux qui la commettaient, car
+ils supposaient la France sans conscience et sans opinion. Il ferait,
+disait-on, tout ce qu'il voudrait; oui, répondait-il, mais dans le
+sens des besoins, vrais et sentis de la France. Elle était dans un
+trouble profond, et il lui avait apporté le calme le plus parfait; il
+l'avait trouvée en proie à des anarchistes, qui commençaient <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span>
+même à ne plus savoir la défendre contre l'étranger, et il avait
+dispersé ces anarchistes, rétabli l'ordre, renvoyé loin des frontières
+les Autrichiens et les Russes, donné la paix dont on était avide; il
+avait fait cesser, en un mot, les scandales d'un gouvernement faible
+et dissolu: était-il bien étonnant qu'on lui laissât faire de telles
+choses? Et encore, tout récemment, les opposants du Tribunat avaient
+voulu lui refuser le moyen de purger les grandes routes des brigands
+qui les infestaient! Et on prétendait après cela qu'il pourrait tout
+ce qui lui plairait! C'était une erreur. Il pouvait ce qui était dans
+le sens des besoins et des opinions régnant dans le moment en France,
+mais pas davantage. Il le pouvait mieux, plus puissamment qu'un autre,
+mais il ne pourrait rien contre le mouvement actuel des esprits. Ce
+mouvement portait vers le rétablissement de toutes les choses
+essentielles dans une société: la religion était la première. Je suis
+bien puissant aujourd'hui, s'écriait le Premier Consul; eh bien! si je
+voulais changer la vieille religion de la France, elle se dresserait
+contre moi, et me vaincrait. Savez-vous quand le pays était hostile à
+la religion catholique? C'est quand le gouvernement, d'accord avec
+elle, brûlait des livres, envoyait à la roue Calas et Labarre; mais,
+soyez-en sûrs, si je me faisais l'ennemi de la religion, tout le pays
+se mettrait avec elle. Je changerais les indifférents en croyants, en
+catholiques sincères. Je serais un peu moins raillé peut-être en
+voulant pousser au protestantisme qu'en voulant me faire le
+patriarche d'une Église gallicane, mais <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> je deviendrais
+bientôt l'objet de la haine publique. Est-ce que le protestantisme est
+la vieille religion de la France? Est-ce qu'il est la religion qui,
+après de longues guerres civiles, après mille combats, l'a
+définitivement emporté comme plus conforme aux m&oelig;urs, au génie de
+notre nation? Ne voit-on pas ce qu'il y a de violent à vouloir se
+mettre à la place d'un peuple, pour lui créer des goûts, des
+habitudes, des souvenirs même qu'il n'a pas? Le principal charme d'une
+religion, c'est celui des souvenirs. Pour moi, disait un jour le
+Premier Consul à l'un de ses interlocuteurs, je n'entends jamais à la
+Malmaison la cloche du village voisin, sans être ému; et qui pourrait
+être ému en France, dans ces prêches où personne n'est allé dans son
+enfance, et dont l'aspect froid et sévère convient si peu aux m&oelig;urs
+de notre nation? On croit peut-être que c'est un avantage de ne pas
+dépendre d'un chef étranger. On se trompe. Il faut un chef partout, en
+toutes choses. Il n'y a pas une plus admirable institution que celle
+qui maintient l'unité de la foi, et prévient, autant du moins qu'il
+est possible, les querelles religieuses. Il n'y a rien de plus odieux
+qu'une foule de sectes se disputant, s'invectivant, se combattant à
+main armée si elles sont dans leur première chaleur, ou, si elles ont
+pris l'habitude de vivre à côté les unes des autres, se regardant d'un
+&oelig;il jaloux, formant dans l'État des coteries qui se soutiennent,
+poussent leurs sujets, écartent ceux des sectes rivales, et donnent au
+gouvernement des embarras de toute espèce. Les querelles de sectes
+sont les plus insupportables que <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> l'on connaisse. La dispute
+est le propre de la science; elle l'anime, la soutient, la conduit aux
+découvertes. La dispute en fait de religion, à quoi conduit-elle,
+sinon à l'incertitude, à la ruine de toute croyance? D'ailleurs,
+lorsque l'activité des esprits se dirige vers les controverses
+théologiques, ces controverses sont tellement absorbantes, qu'elles
+détournent la pensée de l'homme de toutes les recherches utiles. On
+rencontre rarement ensemble une grande controverse théologique, et de
+grands travaux de l'esprit. Les querelles religieuses sont ou cruelles
+et sanguinaires, ou sèches, stériles, amères: il n'y en a pas de plus
+odieuses. L'examen en fait de science, la foi en matière de religion,
+voilà le vrai, l'utile. L'institution qui maintient l'unité de la foi,
+c'est-à-dire le Pape, gardien de l'unité catholique, est une
+institution admirable. On reproche à ce chef d'être un souverain
+étranger. Ce chef est étranger, en effet, et il faut en remercier le
+ciel. Quoi! dans le même pays, se figure-t-on une autorité pareille à
+côté du gouvernement de l'État? Réunie au gouvernement, cette autorité
+deviendrait le despotisme des sultans; séparée, hostile peut-être,
+elle produirait une rivalité affreuse, intolérable. Le Pape est hors
+de Paris, et cela est bien; il n'est ni à Madrid ni à Vienne, et c'est
+pourquoi nous supportons son autorité spirituelle. À Vienne, à Madrid,
+on est fondé à en dire autant. Croit-on que, s'il était à Paris, les
+Viennois, les Espagnols, consentiraient à recevoir ses décisions? On
+est donc trop heureux qu'il réside hors de chez soi, et qu'en
+résidant <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> hors de chez soi, il ne réside pas chez des rivaux,
+qu'il habite dans cette vieille Rome, loin de la main des empereurs
+d'Allemagne, loin de celle des rois de France ou des rois d'Espagne,
+tenant la balance entre les souverains catholiques, penchant toujours
+un peu vers le plus fort, et se relevant bientôt si le plus fort
+devient oppresseur. Ce sont les siècles qui ont fait cela, et ils
+l'ont bien fait. Pour le gouvernement des âmes, c'est la meilleure, la
+plus bienfaisante institution qu'on puisse imaginer. Je ne soutiens
+pas ces choses, ajoutait le Premier Consul, par entêtement de dévot,
+mais par raison. Tenez, disait-il un jour à Monge, celui des savants
+de cette époque qu'il aimait le plus, et qu'il avait sans cesse auprès
+de lui, tenez, ma religion, à moi, est bien simple. Je regarde cet
+univers si vaste, si compliqué, si magnifique, et je me dis qu'il ne
+peut être le produit du hasard, mais l'&oelig;uvre quelconque d'un être
+inconnu, tout-puissant, supérieur à l'homme autant que l'univers est
+supérieur à nos plus belles machines. Cherchez, Monge, aidez-vous de
+vos amis, les mathématiciens et les philosophes, vous ne trouverez pas
+une raison plus forte, plus décisive, et, quoi que vous fassiez pour
+la combattre, vous ne l'infirmerez pas. Mais cette vérité est trop
+succincte pour l'homme; il veut savoir sur lui-même, sur son avenir,
+une foule de secrets que l'univers ne dit pas. Souffrez que la
+religion lui dise tout ce qu'il éprouve le besoin de savoir, et
+respectez ce qu'elle aura dit. Il est vrai que ce qu'une religion
+avance, d'autres le nient. Quant à moi, je conclus autrement que M.
+de Volney. De <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> ce qu'il y a des religions différentes, qui
+naturellement se contredisent, il conclut contre toutes; il prétend
+qu'elles sont toutes mauvaises. Moi, je les trouverais plutôt toutes
+bonnes, car toutes au fond disent la même chose. Elles n'ont tort que
+lorsqu'elles veulent se proscrire: mais c'est là ce qu'il faut
+empêcher par de bonnes lois. La religion catholique est celle de notre
+patrie, celle dans laquelle nous sommes nés; elle a un gouvernement
+profondément conçu, qui empêche les disputes, autant qu'il est
+possible de les empêcher avec l'esprit disputeur des hommes; ce
+gouvernement est hors de Paris, il faut nous en applaudir; il n'est
+pas à Vienne, il n'est pas à Madrid, il est à Rome, c'est pourquoi il
+est acceptable. Si, après l'institution de la papauté, il y a quelque
+chose d'aussi parfait, ce sont les rapports avec le Saint-Siége de
+l'Église gallicane, soumise et indépendante tout à la fois: soumise
+dans les matières de foi, indépendante quant à la police des cultes.
+L'unité catholique et les articles de Bossuet, voilà le vrai régime
+religieux; c'est celui qu'il faut rétablir. Quant au protestantisme,
+il a droit à la protection la plus ferme du gouvernement; ceux qui le
+professent ont un droit absolu au partage égal des avantages sociaux;
+mais il n'est pas la religion de la France. Les siècles en ont décidé.
+En proposant au gouvernement de le faire prévaloir, on propose une
+violence et une impossibilité. D'ailleurs, qu'y a-t-il de plus hideux
+que le schisme? qu'y a-t-il de plus affaiblissant pour une nation?
+Quelle est de toutes les guerres civiles celle qui entre le plus
+profondément <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> dans les c&oelig;urs, qui trouble plus
+douloureusement les familles? c'est la guerre religieuse. Il nous faut
+la finir. La paix avec l'Europe est faite; maintenons-la tant que nous
+pourrons; mais la paix religieuse est la plus urgente de toutes.
+Celle-là conclue, nous n'avons plus rien à craindre. Il est douteux
+que l'Europe nous laisse tranquilles bien long-temps, ni qu'elle nous
+souffre toujours aussi puissants que nous le sommes; mais, quand la
+France sera unie comme un seul homme, quand les Vendéens, les Bretons,
+marcheront dans nos armées avec les Bourguignons, les Lorrains, les
+Franc-Comtois, nous n'aurons plus à craindre l'Europe, fût-elle tout
+entière réunie contre nous.</p>
+
+<p>C'étaient là les discours que le Premier Consul tenait sans cesse à
+ses conseillers intimes, à MM. Cambacérès et Lebrun, qui partageaient
+son avis, à MM. de Talleyrand, Fouché, R&oelig;derer, qui ne le
+partageaient pas, à une foule de membres du Conseil d'État, du Corps
+Législatif, qui en général étaient dans d'autres idées. Il y mettait
+une chaleur, une constance sans égales. Il ne voyait rien de plus
+utile, de plus urgent que de finir les divisions religieuses, et s'y
+appliquait avec cette ardeur qu'il apportait dans les choses regardées
+par lui comme capitales.</p>
+
+<p>Il avait arrêté son plan, qui était simple, sagement conçu, et qui a
+réussi à terminer les divisions religieuses de la France; car les
+disputes malheureuses que le Premier Consul devenu empereur, eut plus
+tard avec la cour de Rome, se passèrent entre lui, le Pape, les
+évêques, et n'altérèrent jamais la <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> paix religieuse rétablie
+parmi les populations. On ne vit plus renaître, même quand le Pape fut
+prisonnier à Fontainebleau, deux cultes, deux clergés, deux classes de
+fidèles.</p>
+
+<span class="sidenote">Plan du Premier Consul pour le rétablissement du culte
+catholique.</span>
+
+<p>Le Premier Consul forma le projet de réconcilier la République
+française et l'Église romaine, en traitant avec le Saint-Siége sur la
+base même des principes posés par la Révolution. Plus de clergé
+constitué en pouvoir politique, plus de clergé propriétaire, c'était
+chose impossible en 1800: un clergé uniquement voué aux fonctions du
+culte, salarié par le gouvernement, nommé par lui, confirmé par le
+Pape: une circonscription nouvelle des diocèses, qui comprendrait
+soixante siéges au lieu de cent cinquante-huit, existant jadis sur le
+territoire de l'ancienne et de la nouvelle France: la police des
+cultes déférée à l'autorité civile, la juridiction sur le clergé au
+Conseil d'État, en place des parlements abolis: tel était le plan du
+Premier Consul. C'était la constitution civile décrétée en 1790, avec
+les modifications qui pouvaient la rendre acceptable à Rome,
+c'est-à-dire avec des évêques nommés par le gouvernement, et institués
+par le Pape, au lieu d'évêques élus par les fidèles, avec une promesse
+générale de soumission aux lois, au lieu d'un serment à telle ou telle
+institution religieuse, serment qui avait servi de prétexte aux
+prêtres malveillants ou timorés pour élever des cas de conscience;
+c'était, en un mot, la véritable réforme du culte, la réforme à
+laquelle la Révolution aurait dû se borner, pour la rendre
+supportable au Pape, condition qu'il ne fallait <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> pas mépriser,
+car tout établissement religieux était impossible sans un accord
+sincère avec Rome.</p>
+
+<p>On a dit<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Lien vers la note 10"><span class="smaller">[10]</span></a> qu'il y manquait quelque chose de capital: c'était
+d'exiger que les évêques nommés par le pouvoir civil, fussent acceptés
+bon gré mal gré par le Pape. Dans ce cas, le gouvernement spirituel de
+Rome eût été gravement infirmé, et c'est ce qu'il ne fallait pas
+vouloir. Le pouvoir civil, en nommant un évêque, désigne le sujet
+auquel il reconnaît, avec les qualités morales d'un pasteur, les
+qualités politiques d'un bon citoyen, qui respecte et fera respecter
+les lois du pays. C'est au Pape à dire si, dans ce sujet, il reconnaît
+le prêtre orthodoxe, qui enseignera les vraies doctrines de l'Église
+catholique. Vouloir fixer un délai de quelques mois, après lequel
+l'institution du Pape aurait été considérée comme accordée, c'eût été
+forcer l'institution même, enlever au Pape son autorité spirituelle,
+et renouveler pas moins que la mémorable et terrible querelle des
+investitures. En fait de religion, il y a deux autorités: l'autorité
+civile du pays dans lequel le culte s'exerce, chargée de veiller au
+maintien des lois et des pouvoirs établis: l'autorité spirituelle du
+Saint-Siége, chargée de veiller au maintien de l'unité de croyance. Il
+faut que toutes deux concourent dans la composition du clergé.
+L'autorité religieuse du Saint-Siége refuse quelquefois, il est vrai,
+l'institution aux évêques choisis; elle se sert de ce moyen pour
+violenter le gouvernement temporel. Cela s'est vu en effet, et c'est
+un abus, mais passager, mais inévitable. L'autorité <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> civile
+aussi peut faillir, et cela s'est vu sous Napoléon même, ce
+restaurateur si éclairé, si courageux, de l'ancienne Église
+catholique.</p>
+
+<span class="sidenote">Système du Premier Consul pour passer de l'ancien état au
+nouveau.</span>
+
+<span class="sidenote">Il veut la suppression des anciens siéges, et la déposition
+par le Pape des titulaires de ces siéges.</span>
+
+<p>Le plan du Premier Consul ne laissait donc rien à désirer pour
+l'établissement définitif du culte; mais il fallait s'occuper de la
+transition, c'est-à-dire du passage de l'état présent à l'état
+prochain, qu'on voulait créer. Comment faire à l'égard des siéges
+existants? Comment s'entendre avec ces ecclésiastiques de toute
+espèce, évêques ou simples prêtres, les uns <i>assermentés</i> et attachés
+à la Révolution, pratiquant publiquement le culte dans les églises,
+les autres <i>insermentés</i>, émigrés ou rentrés, exerçant clandestinement
+les fonctions de leur ministère, et la plupart hostiles? Le général
+Bonaparte imagina un système, dont l'adoption était d'une immense
+difficulté à Rome, car, depuis dix-huit siècles de durée, l'Église
+n'avait jamais fait ce qu'on allait lui proposer. D'après ce système,
+on devait abolir tous les diocèses existants. Pour cela, on
+s'adresserait aux titulaires anciens qui vivaient encore, et le Pape
+leur demanderait leur démission. S'ils la refusaient, il prononcerait
+leur déposition; et, quand on aurait ainsi fait table rase, alors on
+tracerait sur la carte de France soixante nouveaux diocèses, dont
+quarante-cinq évêchés et quinze archevêchés. Pour les remplir, le
+Premier Consul nommerait soixante prélats, pris indistinctement dans
+les <i>assermentés</i> ou <i>insermentés</i>, mais plutôt dans ces derniers, qui
+étaient les plus nombreux, les plus considérés, les plus chers aux
+fidèles. Il choisirait les uns et <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> les autres parmi les
+ecclésiastiques dignes de la confiance du gouvernement, respectables
+par leurs m&oelig;urs et réconciliés avec la Révolution française. Ces
+prélats, nommés par le Premier Consul, seraient institués par le Pape,
+et entreraient sur-le-champ en fonctions, sous la surveillance de
+l'autorité civile et du Conseil d'État.</p>
+
+<p>Un salaire proportionné à leurs besoins leur serait alloué sur le
+budget de l'État. Mais en retour le Pape reconnaîtrait comme valable
+l'aliénation des biens de l'Église, interdirait les suggestions que
+les prêtres se permettaient au lit des mourants, réconcilierait avec
+Rome les ecclésiastiques mariés, aiderait, en un mot, le gouvernement
+à mettre fin à toutes les calamités du temps.</p>
+
+<p>Ce plan était complet, et, à quelques détails près, excellent pour le
+présent comme pour l'avenir. Il réorganisait l'Église autant que
+possible sur le même modèle que l'État; il procédait à l'égard des
+individus par voie de fusion, en prenant, dans tous les partis, les
+hommes sages, modérés, qui mettaient le bien public au-dessus de leur
+entêtement révolutionnaire ou religieux. Mais on va voir à quel point
+le bien est difficile à exécuter, même quand il est nécessaire, même
+quand il est un besoin réel et pressant; car malheureusement, de ce
+qu'il est un besoin, il n'en résulte pas qu'il soit une notion claire,
+évidente, non susceptible de contestation.</p>
+
+<a id="img004" name="img004"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img004.jpg" width="300" height="414" alt="" title="">
+<p>Pie VII.</p>
+</div>
+
+<p>À Paris, il y avait le parti des railleurs, des sectateurs encore
+vivants de la philosophie du dix-huitième <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> siècle, des
+anciens jansénistes devenus prêtres constitutionnels, et enfin des
+généraux imbus de préjugés vulgaires: c'était l'obstacle du côté de la
+France. Mais à Rome, il y avait la fidélité aux précédents antiques,
+la crainte de toucher au dogme en touchant à la discipline, des
+scrupules religieux sincères ou affectés, surtout des ressentiments
+contre notre Révolution, et en particulier une sorte de complaisance à
+l'égard du parti royaliste français, composé d'émigrés, prêtres ou
+nobles, les uns résidant à Rome, les autres correspondant avec elle,
+tous ennemis passionnés de la France et du nouvel ordre de choses qui
+commençait à s'y établir: c'était l'obstacle du côté du Saint-Siége.</p>
+
+<p>Le Premier Consul persista dans son plan avec une fermeté, une
+patience invincibles, pendant l'une des plus longues et des plus
+difficiles négociations connues dans l'histoire de l'Église. Jamais
+les pouvoirs temporel et spirituel ne s'étaient rencontrés en de plus
+grandes circonstances, jamais ils n'avaient été plus dignement
+représentés.</p>
+
+<span class="sidenote">Pie VII et le Premier Consul; leurs dispositions l'un pour
+l'autre.</span>
+
+<p>Ce jeune homme si sensé, si profond dans ses vues, mais si impétueux
+dans ses volontés, qui gouvernait la France, ce jeune homme, par un
+singulier dessein de la Providence, se trouvait placé sur la scène du
+monde, en présence d'un pontife d'une vertu rare, d'une physionomie et
+d'un caractère angéliques, mais d'une ténacité capable de braver
+jusqu'au martyre, lorsqu'il croyait compromis les intérêts de la foi
+ou ceux de la cour romaine. <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> Sa figure, vive et douce à la
+fois, exprimait bien la sensibilité un peu exaltée de son âme. Âgé
+d'environ soixante ans, faible de santé quoiqu'il ait vécu long-temps,
+portant la tête inclinée, doué d'un regard fin et pénétrant, d'un
+langage touchant et gracieux, il était le digne représentant, non plus
+de cette religion impérieuse qui, sous Grégoire VII, commandait et
+méritait de commander à l'Europe barbare, mais de cette religion
+persécutée, qui, n'ayant plus dans ses mains les foudres de l'Église,
+ne pouvait exercer sur les hommes d'autre puissance que celle d'une
+douce persuasion.</p>
+
+<p>Un attrait secret l'attachait au général Bonaparte. Ils s'étaient
+rencontrés tous deux, comme nous l'avons dit ailleurs, pendant les
+guerres d'Italie, et, au lieu de ces farouches guerriers vomis par la
+Révolution française, qu'on dépeignait en Europe comme des
+profanateurs de l'autel, comme des assassins des prêtres émigrés, Pie
+VII, alors évêque d'Imola, avait trouvé un jeune homme plein de génie,
+parlant comme lui la langue italienne, montrant les sentiments les
+plus modérés, maintenant l'ordre, faisant respecter les temples, et,
+loin de poursuivre les prêtres français, usant de son pouvoir pour
+obliger les églises italiennes à les recevoir et à les nourrir.
+Surpris et charmé, l'évêque d'Imola contint l'esprit insubordonné des
+Italiens de son diocèse, et rendit au général Bonaparte les services
+que son Église en avait reçus. L'impression produite par ces premières
+relations ne s'effaça jamais du c&oelig;ur du pontife, et influa sur
+<span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> toute sa conduite envers le général devenu Consul et
+Empereur: preuve frappante qu'en toutes choses, petites ou grandes, un
+bien n'est jamais perdu. Plus tard, en effet, lorsque le conclave
+était assemblé à Venise pour donner un successeur à Pie VI, mort
+prisonnier à Valence, le souvenir des premiers actes du général de
+l'armée d'Italie avait influé, d'une manière pour ainsi dire
+providentielle, sur le choix du nouveau Pape.</p>
+
+<p>On se souvient qu'au moment même où Pie VII était préféré par le
+conclave, dans l'espérance de trouver en lui un conciliateur, qui
+rapprocherait Rome de la France, et terminerait peut-être les maux de
+l'Église, le Premier Consul gagnait la bataille de Marengo, devenait
+du même coup maître de l'Italie, dominateur de l'Europe, et envoyait
+un émissaire, le neveu de l'évêque de Verceil, pour annoncer ses
+intentions au pontife récemment élu. Il lui faisait dire qu'en
+attendant des arrangements ultérieurs, la paix entre la France et Rome
+existerait de fait, sur le pied de traité de Tolentino, signé en 1797;
+qu'il ne serait plus parlé de la République romaine inventée par le
+Directoire, que le Saint-Siége serait rétabli et reconnu par les
+Français, comme dans les temps anciens. Quant à la question de savoir
+si on rendrait à l'Église les trois grandes provinces perdues,
+Bologne, Ferrare, la Romagne, on n'en avait pas dit un mot. Mais le
+Pape était replacé sûr son trône, il avait la paix. Le reste, il
+l'abandonnait à la Providence. Le Premier Consul avait de plus ordonné
+aux Napolitains d'évacuer les États romains, qu'ils avaient évacués
+<span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> en effet, sauf les enclaves de Bénévent et Ponte-Corvo. En
+outre, dans tous les mouvements de ses armées, autour de Naples et
+d'Otrante, le Premier Consul avait prescrit de ménager les États
+romains. Il avait même envoyé Murat, qui commandait l'armée française
+de la Basse-Italie, s'agenouiller au pied du trône pontifical.
+Monsignor Consalvi avait donc deviné juste, et il en était amplement
+récompensé, car, arrivé à Rome, le Pape l'avait nommé cardinal
+secrétaire d'État, premier ministre du Saint-Siége, poste qu'il a
+conservé pendant la plus grande partie du pontificat de Pie VII.</p>
+
+<p>C'est à la suite de ces événements, en quelque sorte miraculeux, que
+le Pape, sur la demande du Premier Consul, avait envoyé à Paris
+monsignor Spina, prêtre génois, fin, dévot, avide, pour traiter de
+toutes les affaires tant politiques que religieuses. D'abord monsignor
+Spina n'avait pris aucun titre officiel, tant le Saint-Père, malgré
+son goût pour le général Bonaparte, malgré son désir ardent d'un
+rapprochement, craignait d'avouer ses relations avec la République
+française. Mais bientôt en voyant arriver à Paris, à la suite des
+ministres de Prusse et d'Espagne qui s'y trouvaient déjà, ceux
+d'Autriche, de Russie, de Bavière, de Naples, de toutes les cours
+enfin, le Saint-Père n'hésita plus, et permit à monsignor Spina de
+revêtir un caractère officiel, et d'avouer le but de sa mission. Le
+parti émigré français poussa de grands cris, et fit d'inutiles efforts
+pour empêcher, par ses remontrances, le rapprochement de l'Église
+avec la France, sachant <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> bien que si le moyen de la religion
+lui manquait pour agiter les esprits, il perdrait bientôt la meilleure
+de ses armes. Mais Pie VII, quoique chagriné, quelquefois même
+intimidé par ces remontrances, se montra décidé à placer l'intérêt de
+la religion et du Saint-Siége au-dessus de toute considération de
+parti. Une seule raison ralentissait un peu ses excellentes
+résolutions, c'était l'espoir vague et peu sensé de recouvrer les
+Légations perdues lors du traité de Tolentino<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Lien vers la note 11"><span class="smaller">[11]</span></a>.</p>
+
+<span class="sidenote">Secret désir de la Cour romaine de recouvrer les
+Légations.&mdash;Lenteurs dont ce désir est la cause.</span>
+
+<p>Monsignor Spina, rendu à Paris, avait ordre de gagner du temps, pour
+voir si le Premier Consul, maître de l'Italie, pouvant en disposer à
+volonté, n'aurait pas la bienheureuse pensée de restituer les
+Légations au Saint-Siége. Une parole qu'on trouvait fréquemment dans
+la bouche du Premier Consul, avait fait naître plus d'espérance qu'il
+n'en voulait donner. Que le Saint-Père, disait-il souvent, s'en fie à
+moi, qu'il se jette dans mes <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> bras et je serai pour l'Église
+un nouveau Charlemagne.&mdash;S'il est un nouveau Charlemagne, répondaient
+ces prêtres peu instruits des affaires du siècle, qu'il le prouve, en
+nous rendant le patrimoine de saint Pierre.&mdash;On était malheureusement
+assez loin de compte, car le Premier Consul croyait avoir beaucoup
+fait en rétablissant le Pape à Rome, en lui rendant avec son trône
+pontifical l'État romain, en offrant de traiter avec lui pour le
+rétablissement du culte catholique. Et en effet, il avait beaucoup
+fait, vu l'état des esprits en France, vu leur état en Italie. Si les
+patriotes français, tout pleins encore des idées du dix-huitième
+siècle, voyaient avec peu de satisfaction le prochain rétablissement
+de l'Église catholique, les patriotes italiens voyaient avec désespoir
+relever chez eux le gouvernement des prêtres. Il était donc impossible
+au Premier Consul de pousser la complaisance jusqu'à rendre au
+Saint-Siége les Légations, qui ne pouvaient supporter le gouvernement
+clérical, et qui étaient d'ailleurs une portion promise de la
+République Cisalpine. Mais la cour de Rome, se trouvant à la gêne
+depuis qu'elle avait été privée du revenu de Bologne, de Ferrare, de
+la Romagne, raisonnait autrement. Du reste le Pape, qui, au milieu des
+pompes du Vatican, vivait en anachorète, songeait moins à cet intérêt
+terrestre que le cardinal Consalvi, et le cardinal Consalvi moins que
+monsignor Spina. Celui-ci marchait à pas de loup dans la négociation,
+écoutant tout ce qu'on lui disait relativement aux questions
+religieuses, ayant l'air d'y attacher une importance exclusive, et
+néanmoins par <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> quelques paroles lancées de temps en temps sur
+la misère du Saint-Siége, essayant d'amener l'entretien sur les
+Légations. Il n'avait pas réussi à se faire comprendre, et traînait en
+longueur, jusqu'à ce qu'il eût obtenu quelque chose qui répondît aux
+fausses espérances imprudemment inspirées à sa cour.</p>
+
+<span class="sidenote">L'abbé Bernier et Monsignor Spina s'abouchent, afin de
+commencer les négociations.</span>
+
+<p>Pour traiter avec monsignor Spina, le Premier Consul avait fait choix,
+comme nous l'avons dit, du fameux abbé Bernier, le pacificateur de la
+Vendée. Ce prêtre, simple curé dans la province d'Anjou, dépourvu des
+dehors que procure une éducation soignée, mais doué d'une profonde
+connaissance des hommes, d'une prudence supérieure, long-temps exercée
+au milieu des difficultés de la guerre civile, fort instruit dans les
+matières canoniques, était l'auteur principal du rétablissement de la
+paix dans les provinces de l'Ouest. Attaché à cette paix qui était son
+ouvrage, il désirait naturellement tout ce qui pouvait la raffermir,
+et regardait un rapprochement de la France avec Rome, comme l'un des
+moyens les plus assurés de la rendre complète et définitive. Aussi ne
+cessait-il d'adresser au Premier Consul les plus vives instances pour
+hâter les négociations avec l'Église. Muni de ses instructions, il fit
+connaître à l'archevêque de Corinthe les propositions du gouvernement
+français, déjà énoncées: démission imposée à tous les évoques, anciens
+titulaires; nouvelle circonscription diocésaine; soixante siéges au
+lieu de cent cinquante-huit; composition d'un clergé nouveau, formé
+d'ecclésiastiques <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> de tous les partis; nomination de ce clergé
+par le Premier Consul, institution par le Pape; promesse de soumission
+au gouvernement établi; salaire sur le budget de l'État; renonciation
+aux biens de l'Église, et reconnaissance complète de la vente de ces
+biens; police des cultes déférée à l'autorité civile, représentée par
+le Conseil d'État; enfin pardon de l'Église aux prêtres mariés, et
+leur réunion à la communion catholique.</p>
+
+<p>Monsignor Spina se récria beaucoup en entendant énoncer ces
+conditions, les qualifia d'exorbitantes, de contraires à la foi, et
+soutint que le Saint-Père ne consentirait jamais à les admettre.</p>
+
+<span class="sidenote">Résistance de monsignor Spina aux conditions proposées par
+le Premier Consul.</span>
+
+<p>D'abord il exigeait que, dans le préambule du Concordat, on déclarât
+la religion catholique <i>religion de l'État</i> en France, que les Consuls
+en fissent profession publique, et que les lois et actes contraires à
+cette déclaration d'une <i>religion d'État</i> fussent abrogés.</p>
+
+<span class="sidenote">Propositions du Saint-Siége.</span>
+
+<p>Quant à une nouvelle circonscription des diocèses, il admettait le
+nombre des siéges, mais il prétendait que le Pape n'avait pas le droit
+de déposer un évêque, que jamais aucun de ses prédécesseurs n'avait
+osé le faire, depuis l'existence de l'Église romaine, et que, si le
+Saint-Père se permettait une telle innovation, il créerait un second
+schisme, dirigé cette fois contre le Saint-Père lui-même; que tout ce
+qu'il pouvait à ce sujet, c'était de s'entendre à l'amiable avec le
+Premier Consul; que ceux des anciens titulaires qui montraient de
+bons sentiments à l'égard du gouvernement <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> français, seraient
+rappelés purement et simplement dans leur diocèse, ou du moins dans le
+diocèse correspondant à celui qu'ils avaient occupé jadis; que ceux,
+au contraire, qui s'étaient conduits ou se conduisaient encore de
+manière à ne pas mériter la confiance de ce gouvernement, seraient
+laissés de côté, et qu'en attendant leur mort, certainement prochaine
+si on songeait à leur âge, des administrateurs choisis par le Pape et
+le Premier Consul gouverneraient leur siége par intérim.</p>
+
+<p>Monsignor Spina n'admettait donc l'idée de la composition d'un nouveau
+clergé, pris dans toutes les classes de prêtres, et dans tous les
+partis, que pour les siéges vacants. Encore ne voulait-il pas que les
+constitutionnels y eussent part, à moins qu'ils ne fissent l'une de
+ces rétractations solennelles, qui pour Rome sont un triomphe, et un
+dédommagement du pardon qu'elle accorde.</p>
+
+<p>Quant à la nomination des évêques par le chef de la République, et à
+leur institution par le Pape, il y avait peu de difficulté. On partait
+naturellement du principe, que le nouveau gouvernement aurait en cour
+de Rome toutes les prérogatives de l'ancien, et que le Premier Consul
+représenterait en tout les rois de France. Dès lors la nomination des
+évêques devait lui appartenir. Cependant la charge de Premier Consul,
+au moins pour le moment, était élective; le général Bonaparte,
+actuellement revêtu de cette charge, était Catholique, mais ses
+successeurs pourraient ne pas l'être; et on n'admettait pas à Rome
+<span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> qu'un prince protestant pût nommer des évêques. Monsignor
+Spina demandait que cette exception fût prévue.</p>
+
+<p>On était d'accord sur les curés. L'évêque devait les nommer, en les
+faisant agréer par l'autorité civile.</p>
+
+<p>La promesse de soumission aux lois était admise, sauf la rédaction.</p>
+
+<p>La consécration par le Pape, de la vente des biens d'églises, coûtait
+beaucoup au négociateur romain. Il reconnaissait bien l'impossibilité
+absolue de revenir sur ces ventes; mais il demandait qu'on épargnât au
+Saint-Siége une déclaration, qui pourrait impliquer l'approbation
+morale de ce qui s'était passé à cet égard. Il concédait une
+renonciation à toute recherche ultérieure, en refusant la
+reconnaissance formelle du droit d'aliénation. Ces biens, disait
+monsignor Spina, appelés <i>vota fidelium</i>, <i>patrimonium pauperum</i>,
+<i>sacrificia peccatorum</i>, ces biens, l'Église elle-même n'aurait pas le
+droit de les aliéner. Cependant elle peut renoncer à en faire
+poursuivre le recouvrement. En revanche il demandait la restitution
+des domaines non encore aliénés, et la faculté accordée aux mourants
+de tester en faveur des établissements religieux, ce qui impliquait le
+renouvellement des biens de main-morte, et recommençait l'ancien ordre
+de choses, c'est-à-dire un clergé propriétaire.</p>
+
+<p>Enfin, le pardon accordé aux prêtres mariés, et leur réconciliation
+avec l'Église, était une affaire <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> d'indulgence, facile de la
+part de la cour de Rome, qui est toujours disposée à pardonner, quand
+la faute est reconnue par celui qui l'a commise. Elle exceptait
+toutefois du pardon deux classes de prêtres, les anciens religieux qui
+avaient fait certains v&oelig;ux, et les prélats. Ce n'était pas une
+manière de concilier au Saint-Siége la bonne volonté du ministre des
+affaires étrangères, M. de Talleyrand.</p>
+
+<p>Ces prétentions de la cour de Rome, bien qu'elles n'impliquassent pas
+une véritable impossibilité de s'entendre avec le gouvernement
+français, laissaient apercevoir néanmoins de graves dissentiments.</p>
+
+<span class="sidenote">Persévérance du Premier Consul dans ses idées.</span>
+
+<p>Le Premier Consul en éprouvait, et en témoignait une vive impatience.
+Il avait vu plusieurs fois monsignor Spina, et lui avait déclaré lui
+même qu'il ne se départirait jamais du principe fondamental de son
+projet, qui consistait à faire table rase, à composer une nouvelle
+circonscription et un nouveau clergé, à déposer les anciens
+titulaires, à prendre leurs successeurs dans toutes les classes de
+prêtres. Il lui avait dit que la fusion des hommes honnêtes et sages
+de tous les partis, était son principe de gouvernement, qu'il
+appliquerait ce principe à l'Église comme à l'État, que c'était pour
+lui le seul moyen de terminer les troubles de la France, et qu'il y
+persisterait invariablement.</p>
+
+<span class="sidenote">Efforts de l'abbé Bernier pour amener à bien la négociation
+entreprise avec le Saint-Siége.</span>
+
+<p>L'abbé Bernier, qui, à l'ambition très-avouable d'être le principal
+instrument du rétablissement de la religion, joignait un sincère amour
+du bien, adressait à monsignor Spina les plus vives instances pour
+lever les difficultés qu'on opposait, de la part <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> de la cour
+de Rome, au projet du Premier Consul. Déclarer, disait-il, la religion
+catholique <i>religion de l'État</i>, était impossible, contraire aux idées
+reçues en France, et ne serait jamais admis, par le Tribunat et le
+Corps Législatif, dans la rédaction d'une loi. On pouvait, suivant
+lui, remplacer cette déclaration par la mention d'un fait, c'est que
+la religion catholique était la religion de la majorité des Français.
+La mention de ce fait était aussi utile que la déclaration désirée.
+Insister sur une chose impossible, plutôt d'orgueil que de principe,
+c'était compromettre le véritable intérêt de l'Église. Le Premier
+Consul pourrait assister de sa personne aux cérémonies solennelles du
+culte, et c'était un grand acte que la présence à ces cérémonies d'un
+homme tel que lui; mais il fallait renoncer à lui demander certaines
+pratiques, comme la confession ou la communion, qui dépassaient la
+mesure dans laquelle il convenait de se renfermer avec le public
+français. Il fallait ramener les esprits, ne pas les choquer, surtout
+ne pas leur donner à rire. La demande de leur démission, adressée aux
+anciens titulaires, était toute simple; elle était la conséquence de
+la démarche qu'ils avaient faite envers Pie VI en 1790. À cette
+époque, les prélats français, afin de paraître résister dans l'intérêt
+de la foi, non dans leur intérêt particulier, avaient déclaré qu'ils
+acceptaient le Pape pour arbitre, et qu'ils remettaient leurs siéges
+dans ses mains; que s'il croyait devoir en faire l'abandon en faveur
+de la Constitution civile, ils se soumettraient. Il n'y avait donc
+aujourd'hui <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> qu'à les prendre au mot, et à exiger
+l'accomplissement de cette offre solennelle. Si quelques-uns d'entre
+eux, par des motifs personnels, empêchaient un aussi grand bien que la
+restauration du culte en France, il fallait ne plus les regarder comme
+titulaires, et les considérer comme démissionnaires depuis 1790.
+L'abbé Bernier ajoutait qu'il y avait un exemple de ce genre dans
+l'Église, c'était la résignation en masse des trois cents évêques
+d'Afrique, consentie pour mettre fin au schisme des Donatistes. Il est
+vrai qu'on ne les avait pas déposés. Quant aux nouveaux choix à faire,
+il fallait concéder le principe de la fusion au Premier Consul. Ce
+principe, le Premier Consul l'appliquerait surtout au profit des
+prêtres <i>insermentés</i>; il choisirait deux ou trois constitutionnels,
+uniquement pour l'exemple, mais en masse il n'appellerait que des
+orthodoxes. Le négociateur français s'avançait ici pour son propre
+compte, plus qu'il n'aurait dû. Il est vrai que le Premier Consul
+estimait peu les évêques constitutionnels, qui étaient pour la plupart
+des jansénistes étroits ou des déclamateurs de clubs; il est vrai
+qu'il n'estimait dans ce clergé que les simples prêtres, lesquels, en
+général, avaient prêté serment par soumission aux lois, par désir de
+continuer leur saint ministère, et n'avaient pas profité de
+l'agitation du temps pour s'élever dans la hiérarchie sacerdotale.
+Néanmoins, s'il avait peu de considération pour les évêques
+constitutionnels, il tenait à son principe de fusion, et ne faisait
+pas aussi bon marché, que semblait l'annoncer l'abbé Bernier, des
+droits du <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> clergé <i>assermenté</i>. Mais l'abbé Bernier le disait
+ainsi pour faire réussir la négociation. Quant à la nomination des
+évêques par le Premier Consul, il fallait, suivant l'abbé Bernier,
+passer par-dessus une difficulté fort éloignée, fort improbable, celle
+d'avoir un jour un Premier Consul protestant. Ce n'était pas la peine,
+suivant lui, de regarder à un avenir si peu vraisemblable.
+Relativement aux biens du clergé, il fallait se hâter de s'entendre
+sur la rédaction, puisqu'on était d'accord sur le principe.
+Relativement à la restitution des biens non vendus, et aux donations
+testamentaires en biens fonds, elles étaient inconciliables avec les
+principes politiques aujourd'hui reconnus en France, principes
+absolument contraires aux biens de main-morte. On devait se contenter
+à cet égard d'une concession, celle de donations constituées en rentes
+sur l'État.</p>
+
+<p>Le temps, disait enfin l'abbé Bernier, le temps était venu de
+conclure, car le Premier Consul commençait à être mécontent. Il
+croyait que le Pape n'avait pas la force de rompre avec le parti
+émigré, pour se donner tout à fait à la France. Il finirait par
+renoncer au bien dont il avait eu d'abord la pensée, et, sans
+persécuter les prêtres, les livrant à eux-mêmes, il laisserait
+l'Église devenir en France ce qu'elle pourrait, sans compter qu'il
+tiendrait en Italie une conduite hostile à la cour de Rome. C'était,
+suivant l'abbé Bernier, c'était avoir perdu tout discernement, que de
+ne pas profiter des dispositions d'un si grand homme, seul capable de
+sauver la religion. Lui aussi avait de grandes difficultés <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> à
+vaincre à l'égard du parti révolutionnaire; et, loin de le contrarier,
+on devait l'aider à surmonter ces difficultés, en lui faisant les
+concessions dont il avait besoin pour regagner les esprits, peu
+disposés en France en faveur du culte catholique.</p>
+
+<p>Monsignor Spina commençait à être fort embarrassé. Il était croyant,
+et plus avide encore que croyant. Demandant sans cesse de l'argent à
+sa cour, son v&oelig;u le plus ardent était de la rendre riche et
+prodigue comme jadis. Mais le peu de succès de ses insinuations
+relativement aux provinces perdues le décourageait singulièrement. Il
+s'apercevait que le Premier Consul, aussi rusé que les prêtres
+italiens, ne voulait pas s'expliquer avec des gens qui ne
+s'expliquaient pas eux-mêmes. Il voyait en outre toutes les cours pour
+ainsi dire à ses pieds; il voyait le négociateur russe, M. de
+Kalitscheff, qui avait voulu protéger si insolemment les petits
+princes d'Italie, molesté et parti, toute l'Allemagne dépendante de la
+France pour le partage des indemnités territoriales, le Portugal
+soumis, et l'Angleterre elle-même amenée à la paix par la fatigue. En
+présence d'un tel état de choses, il était convaincu qu'il n'y avait
+plus d'autre ressource que de se soumettre, et d'attendre ce qu'on
+désirait de la seule volonté du Premier Consul. Disposé à céder,
+monsignor Spina n'osait pas toutefois adhérer aux conditions si
+absolues que le cabinet français avait posées avec la résolution
+évidente de ne pas s'en départir, parce qu'elles étaient établies
+d'après les nécessités impérieuses de la situation.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span>
+
+<span class="sidedate">Avril 1801.</span>
+
+<span class="sidenote">Le Premier Consul pour en finir, rédige un projet de
+Concordat, et l'envoie à Rome.</span>
+
+<p>Le Premier Consul, avec sa vigueur accoutumée, tira d'embarras le
+négociateur romain. C'était le moment, déjà décrit plus haut, où
+toutes les négociations marchaient à la fois, notamment avec
+l'Angleterre. Pensant avec une sorte de joie à l'effet prodigieux
+d'une paix générale, qui comprendrait jusqu'à l'Église elle-même, il
+voulut en finir par une marche prompte et décidée. Il fit rédiger un
+projet de Concordat pour l'offrir définitivement à monsignor Spina.
+C'étaient deux ecclésiastiques sortis des ordres, M. de Talleyrand et
+M. d'Hauterive, qui, dans les bureaux des affaires étrangères, se
+mêlaient de cette question. Heureusement, entre eux et monsignor
+Spina, se trouvait l'habile et orthodoxe Bernier. Le projet écrit par
+M. d'Hauterive, revu par l'abbé Bernier, était simple, clair, absolu.
+Il contenait, rédigé en style de loi, tout ce qu'avait proposé la
+légation française. Ce projet fut présenté à monsignor Spina, qui en
+fut fort troublé, et qui offrit de l'envoyer à sa cour, mais déclara
+ne pouvoir le signer lui-même.&mdash;Pourquoi, lui dit-on, refusez-vous de
+le signer? Serait-ce que vous n'avez pas de pouvoirs? Alors que
+faites-vous à Paris depuis six mois? Pourquoi affectez-vous un rôle de
+négociateur, que vous ne pouvez pas remplir jusqu'à son terme
+nécessaire, c'est-à-dire à une conclusion? Ou bien trouvez-vous le
+projet inadmissible? Alors osez le déclarer; et le cabinet français,
+qui ne peut accorder d'autres conditions, cessera de négocier avec
+vous. Il rompra ou ne rompra pas avec le Saint-Siége; mais il en
+finira avec monsignor Spina.&mdash;</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> L'astucieux prélat ne savait que répondre. Il affirma qu'il
+avait des pouvoirs. N'osant pas avouer qu'il jugeait les propositions
+françaises inadmissibles, il allégua qu'en matière de religion, le
+Pape, entouré des cardinaux, pouvait seul accepter un traité. Et en
+conséquence il renouvela l'offre d'envoyer le projet du Premier Consul
+à Sa Sainteté.&mdash;Soit, lui dit-on; mais déclarez du moins en l'envoyant
+que vous l'approuvez.&mdash;Monsignor Spina se refusa encore à toute
+formule approbative, et répondit qu'il adresserait ses instances au
+Saint-Père, pour l'adoption d'un traité qui devait opérer en France le
+rétablissement de la foi catholique.</p>
+
+<p>On fit partir un courrier pour Rome avec le projet de Concordat, et
+avec ordre à M. de Cacault, ambassadeur de France auprès du
+Saint-Siége, de le soumettre à l'acceptation immédiate et définitive
+du Pape. Ce courrier était porteur d'un présent qui devait causer une
+grande joie en Italie, c'était la fameuse Vierge en bois de
+Notre-Dame-de-Lorette, enlevée du temps du Directoire à Lorette même,
+et déposée depuis à la Bibliothèque nationale de Paris, comme un objet
+de curiosité. Le Premier Consul savait que, pour beaucoup de croyants
+sincères et irritables, c'était un sujet de scandale que le dépôt
+d'une telle relique à la Bibliothèque royale, et il fit précéder le
+Concordat de cette restitution pieuse.</p>
+
+<span class="sidenote">Accueil fait par le Pape au projet de Concordat.</span>
+
+<p>Ce présent fut accueilli dans la Romagne avec une joie difficile à
+comprendre en France. Le Pape reçut le Concordat mieux qu'on ne
+l'espérait. Ce digne <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> pontife, préoccupé des intérêts de la
+foi plus que de ses intérêts temporels, ne voyait dans le projet rien
+d'absolument inadmissible, et croyait qu'avec quelques changements de
+rédaction il arriverait à satisfaire le Premier Consul, ce qu'il
+regardait comme très-important; car le rétablissement de la religion
+en France était à ses yeux la plus grande, la plus essentielle des
+affaires de l'Église.</p>
+
+<p>Il désigna les trois cardinaux Cavandini, Antonelli et Gerdil, pour
+faire un premier examen du projet envoyé de Paris. Les cardinaux
+Antonelli et Gerdil passaient pour les deux plus savants personnages
+de l'Église. Le cardinal Gerdil était même devenu Français, car il
+appartenait par sa naissance à la Savoie. On leur enjoignit à tous
+trois de se hâter. Le premier examen terminé, ils durent faire leur
+rapport à une congrégation de douze cardinaux, choisis parmi ceux qui
+se trouvaient à Rome, et qui comprenaient le mieux les intérêts de
+l'Église romaine. On leur fit promettre le secret sur les saints
+Évangiles. Le Pape, craignant les menées, les cris des émigrés
+français, cherchait à soustraire la décision du sacré collége à toute
+influence de parti. De son côté donc, les efforts furent d'une
+parfaite sincérité. Il avait auprès de lui un ministre français
+entièrement de son goût: c'était M. de Cacault, homme de c&oelig;ur et
+d'esprit, partagé entre les souvenirs du dix-huitième siècle, auquel
+il appartenait par son âge et son éducation, et les sentiments que
+Rome inspire à tous ceux qui vivent au milieu de sa grandeur ruinée,
+et de ses pompes religieuses. En partant de Paris, <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> M. de
+Cacault avait demandé au Premier Consul ses instructions. Celui-ci lui
+avait répondu par ce mot superbe: Traitez le Pape comme s'il avait
+deux cent mille soldats.&mdash;M. de Cacault aimait Pie VII et le général
+Bonaparte, et, par ses rapports bienveillants, les disposait à s'aimer
+l'un l'autre.&mdash;Fiez-vous au Premier Consul, disait-il sans cesse au
+Pape; il arrangera vos affaires. Mais faites ce qu'il vous demande,
+car il a besoin de ce qu'il vous demande pour réussir.&mdash;Il disait au
+Premier Consul: Prenez un peu de patience. Le Pape est le plus saint,
+le plus attachant des hommes. Il veut vous satisfaire, mais
+donnez-lui-en le temps. Il faut habituer son esprit et celui des
+cardinaux, aux propositions absolues que vous envoyez ici. On est à
+Rome plus croyant que vous ne le pensez. Il faut mener cette cour avec
+douceur. Si nous la brusquons, nous lui ferons perdre la tête. Elle se
+jettera dans une résolution de martyre, comme la seule ressource de sa
+situation.&mdash;Ces sages conseils tempéraient l'impétuosité du Premier
+Consul, et le disposaient à souffrir patiemment le méticuleux examen
+de la cour de Rome.</p>
+
+<p>Enfin, quand le travail fut achevé, le Pape et le cardinal Consalvi
+eurent plusieurs entretiens avec M. de Cacault. Ils lui communiquèrent
+le projet romain. M. de Cacault, le trouvant trop distant du projet
+français, fit des efforts réitérés pour obtenir des modifications. Il
+fallut recourir une seconde fois à la congrégation des douze
+cardinaux, ce qui prit encore beaucoup de temps, de manière que, sans
+<span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> obtenir de notables résultats, M. de Cacault contribua
+lui-même à faire perdre un mois entier. Enfin, on se mit d'accord
+autant que possible, et on aboutit à un projet, dont les différences
+avec le projet du Premier Consul étaient les suivantes.</p>
+
+<span class="sidenote">Contre-projet de Concordat envoyé par la cour de Rome au
+Premier Consul.</span>
+
+<p>La religion catholique serait déclarée en France <i>religion de l'État</i>;
+les Consuls la pratiqueraient publiquement; il y aurait une nouvelle
+circonscription diocésaine, et seulement soixante siéges, comme le
+voulait le Premier Consul. Le Pape s'adresserait aux anciens
+titulaires pour leur demander leur renonciation volontaire, en
+s'autorisant de l'offre de démission par eux faite à Pie VI en 1790.
+Il était probable qu'un très-grand nombre la donneraient, et alors les
+siéges vacants par mort ou par démission fourniraient au gouvernement
+français une ample liste de nominations à faire. Quant à ceux qui la
+refuseraient, le Pape prendrait les mesures convenables, pour que
+l'administration de leurs siéges ne restât pas dans leurs mains.</p>
+
+<span class="sidedate">Mai 1801.</span>
+
+<p>L'excellent pontife disait au Premier Consul, dans une lettre
+touchante qu'il lui adressait: Dispensez-moi de déclarer publiquement,
+que je destituerai de vieux prélats, qui ont souffert de cruelles
+persécutions pour la cause de l'Église. D'abord, mon droit est
+douteux; secondement, il m'en coûte de traiter ainsi des ministres de
+l'autel, malheureux et exilés. Que répondriez-vous à ceux qui vous
+demanderaient de sacrifier ces généraux dont vous êtes entouré, et
+dont le dévouement vous a rendu tant de <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> fois victorieux?...
+Le résultat que vous désirez obtenir sera le même au fond, car la
+plupart des siéges, par mort ou par démission, deviendront vacants.
+Vous les remplirez, et, quant au petit nombre de ceux qui resteront
+occupés, par suite de quelques refus de démission, nous n'y nommerons
+pas encore de titulaires; mais nous les ferons administrer par des
+vicaires, dignes de votre confiance et de la nôtre.&mdash;</p>
+
+<p>Sur les autres points, le projet romain était à peu près conforme au
+projet français. Il accordait les nominations au Premier Consul, sauf
+le cas où le Premier Consul serait protestant; il contenait la
+consécration des ventes nationales, mais en persistant à demander
+qu'on put faire au clergé des dons testamentaires en biens-fonds; il
+concédait aux prêtres mariés les indulgences de l'Église.</p>
+
+<p>Évidemment, la difficulté la plus sérieuse était la déposition des
+anciens évêques qui refuseraient leur démission. Un tel sacrifice
+coûtait au Pape, car c'était immoler aux pieds mêmes du Premier Consul
+l'ancien clergé français. Cependant cette immolation était
+indispensable, pour que le Premier Consul pût supprimer à son tour le
+clergé constitutionnel, et des divers clergés n'en faire qu'un seul,
+composé des sujets estimables de toutes les sectes. C'était l'une de
+ces occasions, où, dans tous les siècles, la papauté n'avait pas
+hésité à prendre de grandes résolutions pour sauver l'Église. Mais, au
+moment de se résoudre, l'âme bienveillante et timorée du pontife était
+en proie aux plus douloureuses perplexités.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span>
+
+<span class="sidenote">Démarche du Premier Consul pour terminer les hésitations de
+la cour de Rome.</span>
+
+<p>Tandis que l'on employait ainsi le temps à Rome, soit en conférences
+des cardinaux entre eux, soit en conférences de la secrétairerie
+d'État avec M. de Cacault, le Premier Consul à Paris avait perdu
+patience. Il commençait à craindre que la cour de Rome ne fût en
+intrigue, ou avec les émigrés, ou avec les cours étrangères,
+l'Autriche notamment. À sa défiance naturelle, se joignaient les
+suggestions des ennemis de la religion, qui cherchaient à lui
+persuader qu'on le trompait, et que lui, si pénétrant, si habile,
+était dupe de la finesse italienne. Il était peu disposé à croire
+qu'on pût être plus fin que lui, mais il voulut cependant jeter la
+sonde dans cette mer qu'on lui disait si profonde, et, le jour même
+(13 mai), où le courrier porteur des dépêches du Saint-Siége quittait
+Rome, il fit à Paris une démarche menaçante.</p>
+
+<p>Il manda l'abbé Bernier, monsignor Spina, et M. de Talleyrand à la
+Malmaison.&mdash;Il leur déclara qu'il n'avait plus confiance dans les
+dispositions de la cour de Rome; que chez elle le désir de ménager les
+émigrés l'emportait évidemment sur le désir de se réconcilier avec la
+France, et l'intérêt de parti sur l'intérêt de la religion; qu'il
+n'entendait pas que l'on consultât des cours ennemies, et peut-être
+même les chefs de l'émigration, pour savoir si on traiterait avec la
+République française; que l'Église, pouvant recevoir de lui d'immenses
+bienfaits, devait les accepter ou les refuser sur-le-champ, et ne pas
+retarder le bien des peuples, par d'inutiles hésitations, ou par des
+consultations plus déplacées <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> encore; qu'il se passerait du
+Saint-Siége, puisqu'on ne voulait pas le seconder; que sans doute il
+ne rendrait pas à l'Église les jours de la persécution, mais qu'il
+livrerait les prêtres à eux-mêmes, en se bornant à châtier les
+turbulents, et en laissant les autres vivre comme ils pourraient;
+qu'il se considérerait, relativement à la cour romaine, comme libre
+envers elle de tout engagement, même des engagements contenus dans le
+traité de Tolentino, puisque, de fait, ce traité avait disparu le jour
+de la guerre déclarée entre Pie VII et le Directoire. En disant ces
+paroles, le ton du Premier Consul était froid, positif, atterrant. Il
+fit entendre, par les développements ajoutés à cette déclaration, que
+sa confiance dans le Saint-Père était toujours la même, mais qu'il
+imputait les lenteurs qui le blessaient, au cardinal Consaivi et à
+l'entourage du Pape.</p>
+
+<span class="sidenote">Ordre à M. de Cacault de quitter Rome sous cinq jours, si
+le projet de Concordat n'est pas accepté.</span>
+
+<p>Le Premier Consul avait atteint son but, car le malheureux Spina avait
+quitté la Malmaison dans un véritable désordre d'esprit, et s'était
+rendu en hâte à Paris, pour écrire à sa cour des dépêches toutes
+pleines de l'épouvante dont il était rempli lui-même. M. de
+Talleyrand, de son côté, écrivit à M. de Cacault une dépêche conforme
+à l'entretien de la Malmaison. Il lui enjoignit de se rendre auprès du
+Pape et du cardinal Consaivi, de leur déclarer que le Premier Consul,
+plein de confiance dans le caractère personnel du Saint-Père, n'en
+avait pas autant dans son gouvernement; qu'il était résolu à
+interrompre une négociation trop peu sincère, <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> et que lui, M.
+de Cacault, avait ordre de quitter Rome sous cinq jours, si le projet
+de Concordat n'était pas adopté immédiatement, ou n'était adopté
+qu'avec des modifications. M. de Cacault, en effet, avait pour
+instruction de se retirer dans ce délai à Florence, et d'attendre là
+que le Premier Consul lui fit connaître ses volontés.</p>
+
+<span class="sidenote">Le cardinal Consalvi se décide à se rendre à Paris.</span>
+
+<p>Cette dépêche parvint à Rome dans les derniers jours de mai. Elle
+chagrina fort M. de Cacault, qui craignait, par les nouvelles dont il
+était porteur, de troubler, peut-être de pousser à des résolutions
+désespérées, le gouvernement romain, qui craignait surtout d'affliger
+un pontife pour lequel il n'avait pu se défendre de concevoir un
+véritable attachement. Cependant les ordres du Premier Consul étaient
+tellement absolus, qu'il n'y avait aucun moyen d'en éluder
+l'exécution. M. de Cacault se rendit donc auprès du Pape et du
+cardinal Consalvi, leur montra ses instructions, qui leur causèrent à
+tous deux une vive douleur. Le cardinal Consalvi en particulier, qui
+se voyait clairement désigné dans les dépêches du Premier Consul,
+comme l'auteur des interminables délais de cette négociation, se
+sentait mourir d'épouvante. Il avait peu de torts néanmoins, et les
+formes surannées de cette chancellerie, la plus vieille du monde,
+étaient la seule cause des lenteurs dont se plaignait le Premier
+Consul, au moins depuis que l'affaire était portée à Rome. M. de
+Cacault proposa au Pape et au cardinal Consalvi une idée, qui les
+surprit et les troubla d'abord, mais qui leur parut ensuite la seule
+voie de salut.&mdash;Vous ne <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> voulez pas, leur dit-il, adopter le
+Concordat venu de Paris, dans toutes ses expressions; eh bien! que le
+cardinal lui-même se rende en France, revêtu de vos pouvoirs. Il se
+fera connaître au Premier Consul, il lui inspirera confiance; il en
+obtiendra les changements de rédaction indispensables. Si quelque
+difficulté se rencontre, il sera là pour la lever. Il préviendra, par
+sa présence sur les lieux, les pertes de temps, qui blessent surtout
+le caractère impatient du chef de notre gouvernement. Vous serez tirés
+ainsi d'un grand péril, et les affaires de la religion seront
+sauvées.&mdash;C'était pour le Pape une grande douleur de se séparer d'un
+ministre dont il ne savait plus se passer, et qui seul lui donnait la
+force de supporter les peines de la souveraineté. Il était plongé dans
+des perplexités affreuses, trouvant très-sage l'idée de M. de Cacault,
+mais cruelle la séparation qu'on lui proposait.</p>
+
+<span class="sidenote">Agitations du Pape, et terreurs du cardinal Consalvi.</span>
+
+<p>Cette faction implacable, composée non-seulement des émigrés, mais de
+tous les gens qui, en Europe, détestaient la Révolution française,
+cette faction, qui aurait désiré une guerre éternelle avec la France,
+qui avait vu avec douleur la fin de la guerre civile en Vendée, et qui
+voyait avec non moins de douleur la fin prochaine du schisme,
+assiégeait Rome de lettres, la remplissait de propos, couvrait ses
+murs de placards. On disait, par exemple, dans l'un de ces placards,
+que Pie VI pour sauver la foi avait perdu le Saint-Siége, et que Pie
+VII pour sauver le Saint-Siége perdrait <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> la foi<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Lien vers la note 12"><span class="smaller">[12]</span></a>. Les
+invectives dont il était l'objet, n'ébranlaient pas chez ce pontife
+sensible, mais dévoué à ses devoirs, la résolution de sauver l'Église,
+malgré tous les partis, malgré le parti de l'Église elle-même; mais il
+en souffrait cruellement. Le cardinal Consalvi était son confident,
+son ami; s'en séparer était pour lui une peine poignante. Le cardinal
+à son tour était effrayé de se voir à Paris, dans ce gouffre
+révolutionnaire, qui avait dévoré, lui disait-on, tant de victimes. Il
+tremblait à la seule idée de se trouver en présence de ce redoutable
+général, objet tout à la fois d'admiration et de crainte, que
+monsignor Spina lui dépeignait comme particulièrement irrité contre le
+secrétaire d'État. Ces malheureux prêtres se faisaient mille idées
+fausses sur la France, sur son gouvernement; et, tout amélioré qu'on
+le disait, ils frémissaient à la seule pensée d'être un moment entre
+ses mains. Le cardinal se décida donc, mais comme on se décide à
+braver la mort.&mdash;Puisqu'il faut une victime, dit-il, je me dévoue, et
+je m'en remets à la Providence.&mdash;Il eut même l'imprudence d'écrire à
+Naples des lettres conformes à ces paroles, lettres qui furent connues
+de notre ministre à Naples, et communiquées au Premier Consul.
+Celui-ci heureusement les jugea plutôt risibles qu'irritantes.</p>
+
+<span class="sidedate">Juin 1801.</span>
+
+<p>Mais le voyage à Paris du secrétaire d'État, était <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> loin de
+lever toutes les difficultés, et de prévenir tous les dangers. Le
+départ de M. Cacault et sa retraite à Florence, où résidait le
+quartier-général de l'armée française, allait être une manifestation
+funeste peut-être pour les deux gouvernements de Rome et de Naples.
+Ces deux gouvernements, en effet, étaient continuellement menacés par
+les passions comprimées, et toujours ardentes, des patriotes italiens.
+Celui du Pape était odieux aux hommes qui ne voulaient plus être
+gouvernés par des prêtres, et le nombre de ces hommes était grand dans
+l'État romain; celui de Naples était justement abhorré pour le sang
+qu'il avait répandu. Le départ de M. de Cacault pouvait être pris
+comme une sorte de permission, donnée aux mauvaises têtes italiennes,
+d'essayer quelque tentative dangereuse. Le Pape le craignait ainsi. On
+convint alors, pour prévenir toute interprétation fâcheuse, de faire
+partir ensemble M. de Cacault et le cardinal Consalvi, lesquels
+devaient voyager de concert jusqu'à Florence. M. de Cacault en
+quittant Rome y laissa son secrétaire de légation.</p>
+
+<span class="sidenote">Départ du cardinal Consalvi pour Paris.</span>
+
+<p>MM. Consalvi et de Cacault sortirent de Rome le 6 juin (17 prairial),
+et s'acheminèrent vers Florence. Ils voyageaient dans la même voiture,
+et partout le cardinal montrait aux populations M. de Cacault en leur
+disant: Voilà le ministre de France; tant il avait envie qu'on sût
+qu'il n'y avait pas rupture. L'agitation en Italie fut assez vive.
+Cependant elle ne produisit rien de fâcheux, dans le moment, car on
+attendait pour essayer quelque chose, que <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> les dispositions du
+gouvernement français fussent plus claires. Le cardinal Consalvi se
+sépara de M. de Cacault à Florence, et s'achemina en tremblant vers
+Paris<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Lien vers la note 13"><span class="smaller">[13]</span></a>.</p>
+
+<p>Dans cet intervalle, le Premier Consul, en recevant de Rome le projet
+amendé, et reconnaissant que les différences étaient plutôt de forme
+que de fond, s'était calmé. La nouvelle que le cardinal Consalvi
+venait lui-même, pour achever de mettre d'accord le Saint-Siége avec
+le cabinet français, le satisfit complétement. <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> Il y voyait la
+certitude d'un arrangement prochain, et en outre un grand lustre pour
+son gouvernement. Il s'apprêta donc à faire le meilleur accueil au
+premier ministre de la cour romaine.</p>
+
+<span class="sidenote">Arrivée du cardinal Consalvi, et entrevue avec le Premier
+Consul.</span>
+
+<p>Le cardinal Consalvi arriva le 20 juin (1<sup>er</sup> messidor) à Paris. L'abbé
+Bernier et monsignor Spina accoururent pour le recevoir, et le
+rassurer sur les dispositions du Premier Consul. On convint du costume
+dans lequel il serait présenté à la Malmaison, et il s'y rendit, fort
+ému de l'idée de voir le général <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> Bonaparte. Celui-ci, bien
+averti, n'eut garde d'ajouter au trouble du cardinal. Il déploya tout
+l'art de langage dont la nature l'avait doué, pour s'emparer de
+l'esprit de son interlocuteur, pour lui montrer à fond ses intentions
+franchement bienveillantes envers l'Église, pour lui rendre sensibles
+les difficultés graves attachées au rétablissement du culte public en
+France, et surtout pour lui faire comprendre que l'intérêt qu'on avait
+à ménager l'esprit français, était bien plus grand que celui qu'on
+pouvait avoir à ménager les ressentiments des prêtres, des émigrés,
+des princes déchus, méprisés et abandonnés de l'Europe en ce moment.
+Il déclara au cardinal Consalvi, qu'il était prêt à transiger sur
+certains détails de rédaction qui offusquaient la cour de Rome, pourvu
+qu'au fond on lui accordât ce qu'il regardait comme indispensable, la
+création d'un établissement ecclésiastique tout à fait nouveau, qui
+fût son ouvrage, et qui réunît les prêtres sages et respectables de
+tous les partis.</p>
+
+<span class="sidenote">Dernières prétentions de la cour romaine.</span>
+
+<p>Le cardinal sortit pleinement rassuré de cette entrevue avec le
+Premier Consul. Il se montra peu dans Paris, observa une réserve
+convenable, également éloignée d'une sévérité outrée et de cette
+facilité italienne, tant reprochée aux prêtres romains. Il accepta
+quelques invitations chez les ministres et les Consuls, mais refusa
+constamment de se montrer dans les lieux publics. Il se mit à
+l'&oelig;uvre avec l'abbé Bernier, pour résoudre les dernières
+difficultés de la négociation. Deux points <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> faisaient surtout
+obstacle à l'accord des deux gouvernements: l'un relatif au titre de
+<i>Religion d'État</i>, qu'on cherchait à obtenir pour la religion
+catholique, l'autre à la déposition des anciens titulaires. Le
+cardinal Consalvi voulait que pour justifier, aux yeux de la
+chrétienté, les grandes concessions faites au Premier Consul, on pût
+alléguer une solennelle déclaration de la République française, en
+faveur de l'Église catholique; il voulait qu'on proclamât du moins la
+religion catholique <i>Religion dominante</i>, qu'on promît l'abrogation
+des lois qui lui étaient contraires, que le Premier Consul s'engageât
+à la professer publiquement de sa personne. On regardait son exemple
+comme devant être d'un effet tout-puissant sur l'esprit des
+populations.</p>
+
+<p>L'abbé Bernier répétait que proclamer une <i>religion d'État</i> ou une
+<i>religion dominante</i>, c'était alarmer les autres cultes, faire
+craindre le retour d'une religion envahissante, oppressive,
+intolérante, etc., etc.; qu'il était impossible d'aller au delà de la
+déclaration d'un fait, c'est que la majorité des Français était
+catholique. Il ajoutait que, pour abroger les lois antérieures, il
+fallait le concours du pouvoir législatif, ce qui jetterait le cabinet
+français dans des embarras inextricables; que le gouvernement, comme
+gouvernement, ne pouvait professer une religion; que les Consuls
+pouvaient la professer de leur personne, mais que ce fait, tout
+individuel et en quelque sorte privé, n'était pas de nature à figurer
+dans un traité. Quant à la conduite personnelle du Premier Consul,
+l'abbé Bernier disait tout bas qu'il assisterait à un <i>Te <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span>
+Deum</i>, à une messe, mais que les autres pratiques du culte, il ne
+fallait pas les attendre de lui, et qu'il y avait des choses que le
+discernement du cardinal devait renoncer à exiger, car elles
+produiraient un effet plutôt fâcheux que salutaire. On convint enfin
+d'un préambule, qui, se liant à l'article premier, remplissait à peu
+près les vues des deux légations.</p>
+
+<span class="sidenote">La religion catholique déclarée religion de la majorité des
+Français.</span>
+
+<p><i>Le gouvernement</i>, disait-on, <i>reconnaissant que la religion
+catholique était la religion de la grande majorité des Français...</i></p>
+
+<p><i>Le Pape de son coté reconnaissant que cette religion avait retiré, et
+attendait encore dans ce moment le plus grand bien du rétablissement
+du culte catholique en France, et de la profession particulière qu'en
+faisaient les Consuls de la République, etc...</i></p>
+
+<p>Par ce double motif les deux autorités, pour le bien de la religion et
+pour le maintien de la tranquillité intérieure, établissaient (article
+premier) <i>que la religion catholique serait exercée en France, et que
+son culte serait public, en se conformant aux règlements de police
+jugés nécessaires pour le maintien de la tranquillité;</i> (article
+second) <i>qu'il y aurait une nouvelle circonscription, etc.</i></p>
+
+<span class="sidenote">Le cardinal Consalvi demande qu'on dispense le Pape de
+déposer les anciens titulaires.</span>
+
+<p>Ce préambule remplissait suffisamment l'intention de toutes les
+parties, car il proclamait hautement le rétablissement du culte,
+rendait sa profession publique en France comme autrefois, faisait de
+la profession de ce culte par les Consuls un fait particulier,
+personnel aux trois Consuls en exercice, plaçait cette allégation dans
+la bouche du Pape, et non dans celle du chef de la République. Ces
+premières <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> difficultés paraissaient donc heureusement
+vaincues. Venaient ensuite les contestations relatives à la déposition
+des anciens titulaires. On était d'accord sur le fond, mais le
+cardinal Consalvi demandait qu'on épargnât au Pape la douleur de
+prononcer dans un acte public la déposition des anciens évêques
+français. Il promettait que ceux qui refuseraient leur démission, ne
+seraient plus considérés comme titulaires, et que le Pape consentirait
+à leur donner des successeurs; mais il ne voulait pas que cela fût
+formellement contenu dans le Concordat. Le Premier Consul se montra
+inflexible sur ce point, et sauf rédaction, exigea qu'il fût dit en
+termes positifs que le Pape s'adresserait aux anciens titulaires,
+qu'il leur demanderait la résignation de leurs siéges, laquelle il
+attendait avec confiance de leur amour de la religion, et que s'ils
+refusaient, <i>il serait pourvu par de nouveaux titulaires au
+gouvernement des évêchés de la circonscription nouvelle</i>. C'étaient
+les propres expressions du traité.</p>
+
+<p>Les autres conditions n'étaient pas contestées. Le Premier Consul
+devait nommer, le Pape devait instituer les évêques. Cependant le
+cardinal Consalvi réclama, et le Premier Consul accorda une réserve,
+par laquelle il était dit que, dans le cas où le Premier Consul serait
+protestant, une convention nouvelle serait faite, pour régler le mode
+des nominations. Il était stipulé que les évêques nommeraient les
+curés, et les choisiraient parmi des sujets agréés par le
+gouvernement. La question du serment était résolue, par l'adoption
+pure et simple du serment <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> que les évêques prêtaient
+anciennement aux rois de France. Le Saint-Siége avait réclamé avec
+raison, et on avait accordé sans difficulté, l'autorisation d'établir
+des séminaires pour le recrutement du clergé, mais sans obligation de
+les doter de la part de l'État. L'engagement de ne pas troubler les
+acquéreurs de biens nationaux était formel. La propriété des biens
+acquis leur était expressément reconnue. Il était dit que le
+gouvernement prendrait des mesures pour que le clergé fût
+convenablement salarié, pour que tous les anciens édifices du culte et
+tous les presbytères non encore aliénés lui fussent rendus. Il était
+convenu que la permission de faire des donations pieuses serait
+accordée aux fidèles, mais que l'État en réglerait la forme. On
+s'était secrètement mis d'accord sur cette forme, qui était celle de
+rentes sur le grand livre, vu que le Premier Consul ne voulait à aucun
+prix rétablir les biens de main-morte. Cette disposition devait se
+trouver dans des règlements ultérieurs sur la police des cultes, que
+le gouvernement avait seul le pouvoir de faire.</p>
+
+<p>Quant aux prêtres mariés, le cardinal avait donné sa parole qu'un bref
+d'indulgence serait immédiatement publié; mais il demandait qu'un acte
+de charité religieuse, émanant de la clémence du Saint-Père, conservât
+son caractère libre, spontané, et ne passât point pour une condition
+imposée au Saint-Siége. Cette considération fut accueillie.</p>
+
+<span class="sidenote">Accord sur tous les points contestés.</span>
+
+<p>On était enfin d'accord sur toutes choses, et d'après des bases
+raisonnables, qui garantissaient à la fois l'indépendance de l'Église
+française, et sa parfaite <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> union avec le Saint-Siége. Jamais
+on n'avait fait avec Rome une convention plus libérale, et en même
+temps plus orthodoxe; et il faut reconnaître qu'on avait arraché au
+Pape une résolution grave, mais parfaitement justifiée par les
+circonstances, celle de déposer les anciens titulaires qui
+refuseraient de se démettre. Il fallait donc se tenir pour satisfait,
+et conclure.</p>
+
+<span class="sidenote">Derniers efforts tentés par les adversaires du Concordat
+pour empêcher la signature.</span>
+
+<span class="sidenote">Concile du clergé constitutionnel.</span>
+
+<span class="sidenote">L'abbé Grégoire.</span>
+
+<p>Cependant on s'agitait autour du Premier Consul pour empêcher son
+consentement définitif. Les hommes qui l'approchaient ordinairement,
+et qui jouissaient du privilége de lui donner leurs conseils,
+combattaient sa détermination. Le parti du clergé constitutionnel se
+remuait beaucoup, dans la crainte d'être sacrifié au clergé
+<i>insermenté</i>. Il avait obtenu l'autorisation de s'assembler, et de
+former une espèce de concile national à Paris. Le Premier Consul avait
+accordé cette autorisation, pour stimuler le zèle du Saint-Siége, et
+lui faire sentir le danger de ses lenteurs. On débita dans cette
+réunion beaucoup de choses très-peu sensées sur les coutumes de
+l'Église primitive, auxquelles les auteurs de la Constitution civile
+avaient voulu ramener l'Église française. On y professa que les
+fonctions épiscopales devaient être conférées par l'élection, que,
+s'il n'en était pas ainsi complétement, il fallait au moins que le
+Premier Consul choisît les sujets sur une liste présentée par les
+fidèles de chaque diocèse; que la nomination des évêques devait être
+confirmée par les métropolitains, c'est-à-dire par les archevêques,
+et <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> celle de ces derniers seulement par le Pape; mais que
+l'institution papale ne pouvait pas être laissée à l'arbitraire du
+Saint-Siége, et qu'après un délai déterminé il fallait qu'elle fut
+forcée: ce qui équivalait à l'anéantissement complet des droits de la
+cour de Rome. Tout ce qui fut dit dans cette espèce de concile n'était
+cependant pas aussi dépourvu de raison pratique. On y présenta
+quelques idées saines sur la circonscription des diocèses, sur
+l'émission des bulles, sur la nécessité de ne souffrir aucune
+publication émanée de l'autorité pontificale, sans la permission
+expresse de l'autorité civile. On se promit de réunir ces diverses
+observations sous la forme de v&oelig;ux, qui seraient présentés au
+Premier Consul pour éclairer ses résolutions. Ce qu'on répéta aussi
+très-volontiers et très-fréquemment dans cette assemblée, c'est que,
+pendant la terreur, le clergé constitutionnel avait rendu de grands
+services à la religion proscrite, qu'il n'avait pas fui, pas abandonné
+les églises, et qu'il n'était pas juste de le sacrifier à ceux qui,
+pendant la persécution, avaient pris le prétexte de l'orthodoxie pour
+se soustraire aux dangers du sacerdoce. Tout cela était exact, surtout
+pour les simples prêtres, dont la plupart avaient eu véritablement les
+vertus qu'on leur attribuait. Mais les évêques constitutionnels, dont
+quelques-uns cependant méritaient le respect, étaient pour la plupart
+des hommes de dispute, de vrais sectaires, que l'ambition chez les
+uns, l'orgueil des querelles théologiques chez les autres, avaient
+entraînés, et qui ne valaient pas leurs subordonnés, gens simples et
+sans prétention. <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> Celui qui à leur tête se montrait le plus
+remuant, l'abbé Grégoire, était un chef de secte, dont les m&oelig;urs
+étaient pures, mais l'esprit étroit, la vanité excessive, et la
+conduite politique entachée d'un souvenir malheureux. Sans être exposé
+ni aux entraînements, ni aux terreurs, qui arrachèrent à la Convention
+un vote de mort contre l'infortuné Louis XVI, l'abbé Grégoire alors
+absent, et libre de se taire, avait adressé à cette assemblée une
+lettre qui respirait des sentiments peu conformes à l'humanité et à la
+religion. Il était l'un de ceux à qui le retour aux idées saines
+convenait le moins, et qui essayaient, quoique en vain, de lutter
+contre la tendance imprimée à toutes choses, par le gouvernement
+consulaire. Il avait eu soin de se créer des liaisons dans la famille
+Bonaparte, et faisait ainsi parvenir au chef de cette famille une
+multitude d'objections contre la résolution qui se préparait. Le
+Premier Consul laissait faire et dire les constitutionnels, prêt à les
+arrêter si leur agitation allait jusqu'au scandale; mais il n'était
+pas fâché de rendre leur présence importune au Saint-Siége, et
+d'appliquer à sa lenteur ce genre de stimulant. Quoique ayant peu de
+goût pour les membres de ce clergé, parce qu'ils étaient en général
+des théologiens querelleurs, il voulait défendre leurs droits, et
+imposer au Pape, comme évêques, ceux qui étaient connus par des
+m&oelig;urs pures et un esprit soumis. Il n'en fallait pas davantage au
+plus grand nombre, car ils étaient fort loin de répugner à la réunion
+avec le Saint-Siége. Ils la désiraient même, comme le moyen le plus
+sûr et le plus honorable <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> pour eux de sortir d'une vie agitée,
+et d'un état de déconsidération fâcheux auprès des fidèles. La plupart
+en effet ne résistaient à un arrangement avec Rome, que dans la
+crainte d'être sacrifiés en masse aux anciens titulaires.</p>
+
+<span class="sidedate">Juillet 1801.</span>
+
+<span class="sidenote">Opposition de M. de Talleyrand au Concordat.</span>
+
+<p>Il y avait une opposition plus redoutable auprès de Premier Consul;
+c'était celle qui se produisait dans le ministère même. M. de
+Talleyrand, blessé par l'esprit de la cour de Rome, qui s'était
+montrée moins facile, moins indulgente qu'il ne l'avait cru d'abord,
+était devenu pour elle froid et malveillant. Il contrariait
+visiblement la négociation, après l'avoir commencée avec assez de
+bonne volonté, quand il n'y voyait qu'une paix de plus à conclure. Il
+était parti pour les eaux, comme nous l'avons déjà dit, laissant au
+Premier Consul un projet tout rédigé, projet absolu dans la forme,
+blessant sans utilité, et que la cour de Rome ne voulait admettre à
+aucun prix. M. d'Hauterive s'était chargé de continuer son rôle. Ce
+dernier, engagé à moitié dans les ordres, en étant sorti à l'époque de
+la Révolution, était peu favorable aux désirs du Saint-Siége. Il
+opposait mille difficultés de rédaction au projet convenu entre l'abbé
+Bernier et le cardinal Consalvi. On devait y énoncer, suivant lui,
+d'une manière plus expresse et plus patente la destitution des anciens
+titulaires, y mentionner la condition que les legs pieux ne pourraient
+être faits qu'en rentes, y spécifier enfin dans un article formel la
+réhabilitation catholique des prêtres mariés, etc. M. d'Hauterive
+faisait ainsi renaître les difficultés de rédaction, <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> devant
+lesquelles la négociation avait failli échouer. Le jour même de la
+signature, il envoya encore sur ces divers points un mémoire des plus
+pressants au Premier Consul.</p>
+
+<span class="sidenote">Conseil de gouvernement dans lequel le Concordat est
+adopté.</span>
+
+<p>Tous ces débats terminés, il y eut une réunion des Consuls et des
+ministres, dans laquelle la question fut définitivement discutée et
+résolue. On y répéta les objections déjà connues; on y fit valoir
+l'inconvénient de froisser l'esprit français, d'ajouter au budget de
+nouvelles charges, de mettre même, disait-on, les biens nationaux en
+péril, en réveillant chez le clergé ancien, rétabli dans ses
+fonctions, plus d'espérances qu'on ne voulait en satisfaire. On parla
+d'un projet de simple tolérance, qui consisterait seulement à rendre
+les édifices religieux, tant aux prêtres <i>insermentés</i> qu'aux prêtres
+<i>assermentés</i>, et à demeurer spectateur paisible de leurs querelles,
+sauf à intervenir si l'ordre matériel venait à être troublé.</p>
+
+<span class="sidenote">Opinion du consul Cambacérès.</span>
+
+<p>Le consul Cambacérès, fort partisan du Concordat, s'exprima sur ce
+sujet avec chaleur, et répondit victorieusement à toutes les
+objections. Il soutint que le danger de froisser l'esprit français
+n'était vrai qu'à l'égard de quelques beaux esprits frondeurs, mais
+que les masses accueilleraient volontiers le rétablissement du culte,
+et en éprouvaient déjà un vrai besoin moral; que la considération de
+la dépense était une considération méprisable en pareille matière; que
+les biens nationaux étaient, au contraire, garantis plus solidement
+que jamais par la consécration des ventes obtenue du Saint-Siége.
+<span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> M. Cambacérès fut en cet endroit interrompu par le Premier
+Consul, qui, toujours inflexible quand il s'agissait des biens
+nationaux, déclara qu'il faisait le Concordat, précisément à cause des
+acquéreurs de ces biens, particulièrement dans leur intérêt, et qu'il
+écraserait de sa puissance les prêtres assez sots ou assez
+malveillants, pour abuser du grand acte qu'on allait faire. Le consul
+Cambacérès, reprenant son allocution, montra ce qu'il y avait de
+ridicule, d'inexécutable dans ce projet d'indifférence entre des
+partis religieux, qui se disputeraient la confiance des fidèles, les
+édifices du culte, les dons volontaires de la piété publique, qui
+donneraient au gouvernement les ennuis d'une intervention active, sans
+aucun de ses avantages, et aboutiraient peut-être à la réunion de
+toutes les sectes dans une seule Église ennemie, indépendante de
+l'État, et dépendante d'une autorité étrangère.</p>
+
+<p>Le consul Lebrun parla dans le même sens, et enfin le Premier Consul
+se prononça en peu de mots, d'une manière nette, précise et
+péremptoire. Il connaissait les difficultés, les périls même de son
+entreprise; mais la profondeur de ses vues allait au delà de quelques
+difficultés du moment, et il était résolu. Il se montra tel dans ses
+paroles. Dès lors il n'y eut plus de résistance, sauf à désapprouver,
+à fronder même sa résolution hors de sa présence. On se soumit, et
+l'ordre fut donné de signer le Concordat, tel que l'abbé Bernier et le
+cardinal Consalvi l'avaient définitivement rédigé.</p>
+
+<span class="sidenote">Joseph Bonaparte chargé de signer le Concordat.</span>
+
+<span class="sidenote">Signature du Concordat le 15 juillet 1801.</span>
+
+<p>Suivant son usage de réserver à son frère aîné la <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> conclusion
+de tous les actes importants, le Premier Consul désigna pour
+plénipotentiaires Joseph Bonaparte, le conseiller d'État Cretet, et
+enfin l'abbé Bernier, à qui cet honneur était bien dû pour les peines
+qu'il s'était données, et l'habileté qu'il avait déployée dans cette
+longue et mémorable négociation. Le Pape eut pour plénipotentiaires le
+cardinal Consalvi, monsignor Spina, et le père Caselli, savant Italien
+qui avait suivi la légation romaine, afin de l'aider de ses
+connaissances théologiques. On se réunit pour la forme chez Joseph
+Bonaparte, on relut les actes, on fit ces petits changements de
+détail, toujours réservés pour le dernier moment, et, le 15 juillet
+1801 (26 messidor), on signa ce grand acte, le plus important que la
+cour de Rome ait conclu avec la France, et peut-être avec aucune
+puissance chrétienne, car il terminait l'une des plus affreuses
+tourmentes que la religion catholique ait jamais traversées. Pour la
+France, il faisait cesser un schisme déplorable, et le faisait cesser
+en plaçant l'Église et l'État dans des rapports d'union et
+d'indépendance convenables.</p>
+
+<span class="sidedate">Août 1801.</span>
+
+<p>Il restait beaucoup à faire après la signature de ce traité, qui a
+porté depuis le titre de Concordat. Il fallait en demander la
+ratification à Rome, puis obtenir les bulles qui devaient en
+accompagner la publication, ainsi que les brefs adressés à tous les
+anciens titulaires, pour réclamer leur démission; il fallait tracer
+ensuite la nouvelle circonscription, choisir les soixante nouveaux
+prélats, <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> et en toutes ces choses marcher d'accord avec Rome.
+C'était une négociation non interrompue, jusqu'au jour où l'on
+pourrait enfin chanter un <i>Te Deum</i> à Notre-Dame, pour y célébrer le
+rétablissement du culte. Le Premier Consul, toujours pressé d'arriver
+au résultat, aurait voulu que tout cela fût fini promptement, pour
+célébrer en même temps la paix avec les puissances européennes, et la
+paix avec l'Église. L'accomplissement d'un tel désir était difficile.
+On se hâta néanmoins dans l'expédition de ces détails, afin de
+retarder le moins possible le grand acte de la restauration
+religieuse.</p>
+
+<span class="sidenote">Séance dans laquelle le Concordat est communiqué au Conseil
+d'État.</span>
+
+<p>Le Premier Consul ne publia point encore le traité signé avec le Pape,
+car auparavant il fallait avoir reçu les ratifications. Mais il en fit
+part au Conseil d'État, dans la séance du 6 août (18 thermidor). Il ne
+communiqua point l'acte dans sa teneur, il se contenta d'en donner une
+analyse substantielle, et accompagna cette analyse de l'énumération
+des motifs qui avaient décidé le gouvernement. Ceux qui l'entendirent
+ce jour-là furent frappés de la précision, de la vigueur, de la
+hauteur de son langage. C'était l'éloquence du magistrat chef
+d'empire. Cependant, s'ils furent saisis de cette éloquence simple et
+nerveuse, que Cicéron appelait chez César <i>vim Cæsaris</i>, ils furent
+peu ramenés à l'&oelig;uvre du Premier Consul<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Lien vers la note 14"><span class="smaller">[14]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> Ils
+restèrent mornes et muets, comme s'ils avaient vu périr avec le
+schisme une des &oelig;uvres les plus regrettables de la Révolution.
+L'acte n'étant pas soumis encore aux délibérations du Conseil d'État,
+il n'y avait ni à le discuter ni à le voter. Rien ne troubla la
+froideur silencieuse de cette scène. On se tut, on se sépara sans mot
+dire, sans exprimer un suffrage. Mais le Premier Consul avait montré
+sa volonté, désormais irrévocable, et c'était beaucoup pour une
+infinité de gens. C'était au moins le silence assuré de ceux qui ne
+voulaient pas lui déplaire, et de ceux aussi qui, respectant son
+génie, reconnaissant l'immensité des biens qu'il versait sur la
+France, étaient décidés à lui passer même des fautes.</p>
+
+<span class="sidenote">Dissolution du concile formé par le clergé
+constitutionnel.</span>
+
+<p>Le Premier Consul, pensant qu'il avait maintenant assez stimulé la
+cour de Rome, jugea qu'il fallait mettre fin au prétendu concile des
+constitutionnels. En conséquence il leur ordonna de se séparer, et
+ils obéirent. Aucun d'eux n'aurait osé blesser l'autorité <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> qui
+allait distribuer soixante siéges, relevés cette fois par
+l'institution pontificale. En se séparant, ils présentèrent au Premier
+Consul un acte convenable dans la forme, et qui contenait leurs vues,
+relativement au nouvel établissement religieux. Il renfermait les
+propositions que nous avons déjà fait connaître.</p>
+
+<span class="sidenote">Convocation des cardinaux pour leur soumettre le
+Concordat.</span>
+
+<p>Le cardinal Consalvi était parti de Paris pour retourner à Rome, et
+ramener M. de Cacault auprès du Saint-Siége. Le Pape soupirait après
+ce double retour, car la Basse-Italie était dangereusement agitée. Les
+patriotes italiens de Naples et de l'État romain attendaient avec
+impatience l'occasion d'un nouveau bouleversement, et les bandits de
+l'ancien parti Ruffo, les sicaires de la reine de Naples, ne
+demandaient pas mieux qu'un prétexte pour se jeter sur les Français.
+Ces hommes, si différents d'intention, étaient prêts à unir leurs
+efforts, pour tout mettre en confusion. La nouvelle de l'accord établi
+entre les deux gouvernements français et romain, la certitude de
+l'intervention du général Murat placé dans le voisinage à la tête
+d'une armée, continrent les esprits, et prévinrent ces sinistres
+projets. Le Pape fut ravi en voyant revenir à Rome le cardinal
+Consalvi, et le ministre de France. Sur-le-champ il convoqua la
+congrégation des cardinaux afin de leur soumettre le nouvel ouvrage,
+et il fit préparer les bulles, les brefs, tous les actes enfin, suite
+nécessaire du Concordat. Le digne pontife était joyeux, mais agité. Il
+avait la certitude de bien faire, et de n'immoler que des intérêts de
+<span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> faction au bien général de l'Église. Mais le blâme du vieux
+parti du trône et de l'autel éclatait avec violence à Rome, et, bien
+que le Saint-Père eût éloigné de lui tous les malveillants, il
+entendait leurs paroles amères; il en était ému. Le cardinal Maury,
+jugeant avec la supériorité de son esprit la cause de l'émigration
+perdue, et déjà peut-être voyant avec une secrète satisfaction le
+moment d'un rapatriement général pour tous les hommes qui gémissaient
+loin de leur pays, le cardinal Maury se tenait à l'écart dans son
+évêché de Montefiascone, s'occupant uniquement des soins d'une
+bibliothèque qui charmait son exil. Le Pape, pour ne donner aucun
+ombrage au Premier Consul, avait d'ailleurs fait sentir à ce cardinal,
+que sa retraite absolue à Montefiascone était, dans le moment, une
+convenance du gouvernement pontifical.</p>
+
+<span class="sidedate">Sept. 1801.</span>
+
+<span class="sidenote">Adoption du Concordat par le Sacré-Collége.</span>
+
+<span class="sidenote">Choix du cardinal Caprara comme légat du Pape en France.</span>
+
+<p>Le Pape était donc satisfait, mais plein d'émotion<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Lien vers la note 15"><span class="smaller">[15]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> et
+il pressait vivement l'achèvement de l'entreprise si heureusement
+commencée. La congrégation des cardinaux était toute favorable au
+Concordat depuis sa nouvelle rédaction, et elle se prononça d'une
+manière affirmative. Le Pape, pensant qu'il fallait désormais se jeter
+dans les bras du Premier Consul, et accomplir avec éclat une &oelig;uvre
+qui avait un aussi noble objet que le rétablissement du culte
+catholique en France, voulut que la cérémonie des ratifications fût
+entourée de beaucoup de solennité. En conséquence, il donna ces
+ratifications dans un grand consistoire, et, pour ajouter encore à
+l'éclat de cette fonction pontificale, il nomma trois cardinaux. Il
+reçut M. de Cacault en pompe, et déploya, malgré la gêne de ses
+finances, tout le luxe que cette circonstance comportait. Ayant à
+faire choix d'un légat pour l'envoyer en France, il désigna le
+diplomate le plus éminent <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> de la cour romaine, c'était le
+cardinal Caprara, personnage distingué par sa naissance (il était de
+l'illustre famille des Montecuculli), distingué par ses lumières, son
+expérience, sa modération. Autrefois ambassadeur auprès de Joseph II,
+il avait vu les tribulations de l'Église dans le siècle dernier, et
+avait souvent, par son habileté et son esprit d'à-propos, épargné plus
+d'un désagrément au Saint-Siége. Le Premier Consul avait exprimé
+lui-même le désir d'avoir auprès de sa personne ce prince de l'Église.
+Le Pape se hâta de satisfaire à ce désir, et fit même de grands
+efforts pour vaincre la résistance du cardinal, âgé, malade, et peu
+disposé à recommencer la carrière laborieuse de sa première jeunesse.
+Cependant cette répugnance fut vaincue par les vives instances du
+Saint-Père, et par l'intérêt pressant de l'Église. Le Pape voulut
+conférer au cardinal Caprara la plus haute dignité diplomatique de la
+cour romaine, celle de légat <i>a latere</i>. Ce légat a les pouvoirs les
+plus étendus; il est précédé partout de la croix; il peut tout ce qui
+se peut loin du Pape. Pie VII renouvela en cette occasion les antiques
+cérémonies, dans lesquelles on remettait aux représentants de saint
+Pierre le signe vénéré de leur mission. Un grand consistoire fut
+convoqué de nouveau, et, en présence de tous les cardinaux, de tous
+les ministres étrangers, le cardinal Caprara reçut la croix d'argent,
+qu'il devait faire porter devant lui dans cette France républicaine,
+étrangère depuis long-temps aux pompes catholiques.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span>
+
+<span class="sidedate">Octob. 1801.</span>
+
+<p>Le Premier Consul, sensible à la conduite cordiale du Pape, lui
+témoigna en retour les plus grands égards. Il prescrivit à Murat
+d'épargner aux États romains les passages de troupes; il fit évacuer
+par les Cisalpins le petit duché d'Urbin, que ces derniers avaient
+envahi sous le prétexte d'une contestation de limites. Il annonça la
+prochaine évacuation d'Ancône, et, en attendant, envoya des fonds pour
+en payer la garnison, afin de soulager le trésor pontifical de cette
+dépense. Les Napolitains s'obstinant à occuper deux enclaves
+appartenant au Saint-Siége, Bénévent et Ponte-Corvo, reçurent de
+nouveau l'injonction d'en sortir. Le Premier Consul fit enfin préparer
+et meubler avec luxe un des beaux hôtels de Paris, afin d'y loger, aux
+frais du trésor français, le cardinal Caprara.</p>
+
+<span class="sidenote">Arrivée à Paris du cardinal Caprara.</span>
+
+<p>Les ratifications avaient été échangées, les bulles approuvées, les
+brefs allaient être expédiés dans toute la chrétienté pour provoquer
+les démissions des anciens titulaires. Le cardinal Caprara, malgré son
+âge, avait hâté son voyage en France. Partout on avait ordonné aux
+autorités de l'accueillir d'une manière conforme à sa haute dignité.
+Elles l'avaient fait avec empressement, et la population des
+provinces, secondant leur zèle, avait donné au représentant du
+Saint-Siége des marques de respect, qui prouvaient l'empire du vieux
+culte sur le peuple des campagnes. Mais on craignait de mettre à une
+telle, épreuve le peuple railleur de Paris, et tout fut disposé pour
+que le cardinal entrât de nuit dans la capitale. Il y fut reçu avec
+des soins empressés, <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> et logé dans l'hôtel qu'on lui avait
+préparé. On lui fit savoir de la manière la plus délicate, qu'une
+partie des frais de sa mission était à la charge du gouvernement
+français, et que c'était un usage diplomatique qu'on entendait établir
+à l'égard du Saint-Siége. Le Premier Consul avait envoyé chez le légat
+deux voitures attelées de ses plus beaux chevaux.</p>
+
+<p>Le cardinal Caprara fut reçu comme un ambassadeur étranger, mais point
+encore comme un représentant de l'Église. Cette réception était
+ajournée jusqu'à l'époque du rétablissement définitif du culte. On se
+réservait d'instituer, le même jour, les nouveaux évêques, de chanter
+un <i>Te Deum</i>, et de faire prêter au cardinal-légat le serment qu'il
+devait au Premier Consul.</p>
+
+<p>Les formalités indispensables dont il fallait que la publication du
+Concordat fût précédée, avaient pris beaucoup plus de temps qu'on ne
+l'avait cru d'abord, et avaient conduit jusqu'à l'époque où les
+préliminaires de paix venaient d'être signés à Londres. Le Premier
+Consul aurait voulu pouvoir faire coïncider la fête consacrée le 18
+brumaire à la paix générale, avec la grande solennité religieuse de la
+restauration du culte. Mais il fallait que les démissions des anciens
+titulaires fussent arrivées à Rome, avant d'y faire approuver la
+nouvelle circonscription diocésaine et les choix des nouveaux évêques.
+Ces démissions demandées par le Pape à l'ancien clergé français,
+étaient dans ce moment l'objet de l'attention générale. On désirait
+savoir <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> de toutes parts, comment serait accueilli ce grand
+acte, du Pape et du Premier Consul, se tenant par la main, et
+demandant aux anciens ministres du culte, amis ou ennemis de la
+Révolution, répandus en Russie, en Allemagne, en Angleterre, en
+Espagne, leur demandant de sacrifier leur position, leurs affections
+de parti, l'orgueil même de leurs doctrines, pour faire triompher
+l'unité de l'Église, et rétablir la tranquillité intérieure de la
+France. Combien y en aurait-il qui seraient assez sensibles à ce
+double motif, pour immoler tant de sentiments et d'intérêts personnels
+à la fois? Le résultat prouva la sagesse du grand acte que faisaient
+en ce moment le Pape et le Premier Consul; il prouva l'empire que
+pouvait exercer sur les âmes l'amour du bien, noblement invoqué par un
+saint pontife et un héros.</p>
+
+<span class="sidenote">Demande de leur démission à tous les anciens titulaires.</span>
+
+<p>Les brefs adressés aux évêques orthodoxes et aux évêques
+constitutionnels n'étaient pas les mêmes. Le bref destiné aux évêques
+qui s'étaient refusés à reconnaître la Constitution civile du clergé,
+les considérait comme légitimes titulaires de leurs siéges, leur
+demandait de se démettre au nom de l'intérêt de l'Église, en vertu
+d'une offre faite jadis à Pie VI, et, en cas de refus, les déclarait
+déchus. Le langage en était affectueux, affligé, mais plein
+d'autorité. Le bref adressé aux constitutionnels était paternel aussi,
+respirait l'indulgence la plus douce, mais ne parlait pas de
+démission, vu que l'Église n'avait jamais reconnu les constitutionnels
+comme évêques légitimes. Il leur demandait d'abjurer d'anciennes
+erreurs, de rentrer dans le <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> sein de l'Église, et de terminer
+un schisme qui était à la fois un scandale et une calamité. C'était
+une manière de provoquer leur démission sans la réclamer, car la
+réclamer eût été une reconnaissance de leur titre que le Saint-Siége
+ne pouvait faire.</p>
+
+<span class="sidenote">Démission donnée en masse par les évêques
+constitutionnels.</span>
+
+<p>Il faut rendre une égale justice à tous les hommes qui facilitèrent ce
+grand acte de réunion. Les évêques constitutionnels, dont quelques-uns
+auraient voulu résister, mais dont la majorité, bien conseillée,
+désirait franchement seconder le Premier Consul, se démirent en masse.
+Le bref, quoique plein de cordialité, les blessait, parce qu'il ne
+parlait que de leurs erreurs, et non de leur démission. Ils
+imaginèrent une forme d'adhésion aux volontés du Pape, qui, sans
+impliquer aucune rétractation du passé, impliquait néanmoins leur
+soumission et leur démission. Ils déclarèrent qu'ils adhéraient au
+nouveau Concordat, et se dépouillaient en conséquence de leur dignité
+épiscopale. Ils étaient environ cinquante. Tous se soumirent, un seul
+excepté, l'évêque Saurine, homme d'une imagination fort vive, d'un
+zèle religieux plus ardent qu'éclairé, prêtre d'ailleurs de m&oelig;urs
+pures, que le Premier Consul appela plus tard à des fonctions
+épiscopales, après l'avoir fait agréer au Pape.</p>
+
+<p>Cette partie de l'&oelig;uvre n'était pas la plus difficile. Elle était
+d'ailleurs la plus immédiatement réalisable, parce que les
+constitutionnels étaient presque tous à Paris, sous la main du Premier
+Consul, et sous l'influence des amis, qui s'étaient constitués leurs
+défenseurs et leurs guides.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span>
+
+<span class="sidenote">Noble réponse des anciens titulaires du clergé orthodoxe, à
+la sommation du Pape.</span>
+
+<p>Les évêques non assermentés étaient répandus dans toute l'Europe. Il y
+en avait cependant un certain nombre en France. L'immense majorité
+offrit un noble exemple de piété et de soumission évangéliques. Sept
+résidaient à Paris, huit dans les provinces, en tout quinze. Pas un
+n'hésita dans la réponse à faire au Pontife, et au nouveau chef de
+l'État. Ils la firent surtout dans un langage digne des plus beaux
+temps de l'Église. Le vieux évêque de Belloy, prélat vénérable, qui
+avait remplacé M. de Belsunce à Marseille, et qui était le modèle de
+l'ancien clergé, se hâta de donner à ses confrères le signal de
+l'abnégation. «Plein, disait-il, de vénération et d'obéissance pour
+les décrets de Sa Sainteté, et voulant toujours lui être uni de
+c&oelig;ur et d'esprit, je n'hésite pas à remettre entre les mains du
+Saint-Père ma démission de l'évêché de Marseille. Il suffit qu'elle
+l'estime nécessaire à la conservation de la religion en France pour
+que je m'y résigne.»</p>
+
+<p>L'un des plus savants évêques du clergé français, l'historien de
+Bossuet et de Fénélon, l'évêque d'Alais écrivait: «Heureux de pouvoir
+concourir par ma démission, autant qu'il est en moi, aux vues de
+sagesse, de paix et de conciliation, que Sa Sainteté s'est proposées,
+je prie Dieu de bénir ses pieuses intentions, et de lui épargner les
+contradictions qui pourraient affliger son c&oelig;ur paternel.»</p>
+
+<span class="sidedate">Nov. 1801.</span>
+
+<p>L'évêque d'Acqs écrivait au Saint-Père: «Je n'ai pas balancé un moment
+à m'immoler, dès que j'ai appris que ce douloureux sacrifice était
+nécessaire <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> à la paix de la patrie et au triomphe de la
+religion... Qu'elle sorte glorieuse de ses ruines! qu'elle s'élève, je
+ne dirai pas seulement sur les débris de tous mes intérêts les plus
+chers, de tous mes avantages temporels, mais sur mes cendres mêmes, si
+je pouvais lui servir de victime expiatoire!... Que mes concitoyens
+reviennent à la concorde, à la foi, et aux saintes m&oelig;urs! Jamais je
+ne formerai d'autres v&oelig;ux pendant ma vie, et ma mort sera trop
+heureuse si je les vois accomplis.»</p>
+
+<p>Confessons-le, c'est une belle institution, que celle qui inspire ou
+commande de tels sacrifices, et un tel langage. Les plus grands noms
+de l'ancien clergé et de l'ancienne France, les Rohan, les
+Latour-du-Pin, les Castellane, les Polignac, les Clermont-Tonnerre,
+les Latour-d'Auvergne, se faisaient remarquer sur la liste des
+démissionnaires. Il y avait un entraînement général, qui rappelait les
+généreux sacrifices de l'ancienne noblesse française dans la nuit du 4
+août. C'était le même empressement à faciliter, par un grand acte
+d'abnégation, l'exécution de ce Concordat, que M. de Cacault avait
+appelé l'&oelig;uvre d'un héros et d'un saint.</p>
+
+<span class="sidenote">Résistance des évêques réfugiés en Angleterre.</span>
+
+<p>Les évêques réfugiés en Allemagne, en Italie, en Espagne, suivirent
+cet exemple pour la plupart. Restaient les dix-huit évêques retirés en
+Angleterre. On attendait ces derniers pour voir s'ils sauraient
+échapper aux influences ennemies qui les entouraient. Le gouvernement
+britannique, ramené dans le moment vers la France, voulut demeurer
+étranger à <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> leur détermination. Mais les princes de la maison
+de Bourbon, les chefs de la chouannerie, les instigateurs de la guerre
+civile, les complices de la machine infernale, Georges et consorts,
+étaient à Londres, vivant des secours donnés aux émigrés. Ils
+entouraient les dix-huit prélats, bien résolus à les empêcher de
+compléter par leur adhésion la réunion de tout le clergé français
+autour du Pape et du général Bonaparte. De longues délibérations
+s'établirent. Parmi les récalcitrants se trouvaient l'archevêque de
+Narbonne, auquel on attribuait des intérêts très-temporels, car il
+devait perdre avec son siége d'immenses revenus, et l'évêque de
+Saint-Pol-de-Léon, qui s'était créé une charge, disait-on,
+avantageuse, celle d'administrer les subsides britanniques aux prêtres
+déportés. Ils agirent sur les évêques et en entraînèrent treize. Mais
+ils rencontrèrent une noble résistance dans cinq autres prélats, à la
+tête desquels se trouvaient deux des membres les plus illustres, les
+plus imposants du vieux clergé: M. de Cicé, archevêque de Bordeaux,
+ancien garde des sceaux sous Louis XVI, personnage auquel on
+reconnaissait un esprit politique supérieur; M. de Boisgelin, évêque
+savant et grand seigneur, qui avait montré jadis l'attitude d'un
+prêtre digne, fidèle à sa religion, mais nullement ennemi des lumières
+de son siècle. Ils envoyèrent leur adhésion, avec leurs trois
+collègues MM. d'Osmond, de Noé, et du Plessis d'Argentré.</p>
+
+<p>Presque tout l'ancien clergé s'était donc soumis. L'&oelig;uvre du Pape
+était accomplie, avec moins <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> d'amertume pour son c&oelig;ur,
+qu'il ne l'avait craint d'abord. Toutes ces démissions, insérées
+successivement au <i>Moniteur</i>, à côté des traités signés avec les cours
+de l'Europe, avec la Russie, l'Angleterre, la Bavière, le Portugal,
+produisaient un effet immense, et dont les contemporains ont conservé
+un profond souvenir. Si quelque chose fit sentir l'influence
+entraînante du nouveau gouvernement, ce fut cette soumission
+respectueuse, empressée, des deux Églises ennemies, l'une dévouée à la
+Révolution, mais corrompue par le démon de la dispute; l'autre fière,
+orgueilleuse de son orthodoxie, de la grandeur de ses noms, infectée
+de l'esprit de l'émigration, animée d'un royalisme sincère, et croyant
+d'ailleurs qu'il suffisait du temps pour la rendre victorieuse. Ce
+triomphe fut l'un des plus beaux, des plus mérités, des plus
+universellement sentis.</p>
+
+<p>Le 18 brumaire, consacré à la grande fête de la paix générale,
+approchait. Le Premier Consul fut saisi de l'un de ces sentiments
+personnels, qui souvent, chez les hommes, se mêlent aux plus nobles
+résolutions. Il voulait jouir de son ouvrage, et pouvoir célébrer le
+rétablissement de la paix religieuse dans la journée du 18 brumaire.
+Mais, pour cela, il fallait deux choses: premièrement, qu'on eût
+envoyé de Rome la bulle relative aux nouvelles circonscriptions, et
+secondement que le cardinal Caprara eût la faculté d'instituer les
+nouveaux évêques. Alors on aurait nommé et sacré les soixante
+titulaires, et chanté en leur présence, <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> un <i>Te Deum</i> solennel
+dans l'église Notre-Dame. Par malheur, on avait attendu à Rome la
+réponse de cinq évêques français retirés dans le nord de l'Allemagne;
+et, quant à la faculté de donner l'institution canonique, on ne
+l'avait pas attribuée au cardinal Caprara, parce que jamais un tel
+pouvoir n'avait été déféré, même à un légat <i>a latere</i>. On était au
+1<sup>er</sup> novembre (10 brumaire), il ne restait plus que quelques jours. Le
+Premier Consul manda le cardinal Caprara, lui parla de la manière la
+plus amère, se plaignit, avec une vivacité qui n'était ni digne ni
+méritée, du peu de concours qu'il obtenait de la part du gouvernement
+pontifical pour l'accomplissement de ses projets, et causa au
+respectable cardinal une vive émotion<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Lien vers la note 16"><span class="smaller">[16]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> Mais il
+s'apercevait bien vite de ses fautes, et cherchait aussitôt à les
+réparer. Il sentit sur-le-champ qu'il avait tort, et, voulant adoucir
+l'effet produit par sa véhémence, il retint le cardinal toute une
+journée à la Malmaison, le charma par sa grâce et sa bonté, et le
+consola de ses emportements du matin.</p>
+
+<p>On écrivit à Rome, on dépêcha en Allemagne un respectable prêtre, le
+curé de Saint-Sulpice, M. de Pancemont, depuis évêque de Vannes, pour
+aller chercher la réponse des cinq prélats qu'on attendait
+impatiemment. Cependant le 18 brumaire se passa sans que les actes
+désirés fussent arrivés. L'éclat de cette journée était du reste assez
+grand pour faire oublier au Premier Consul ce qui pouvait y manquer
+encore. Enfin les réponses de Rome arrivèrent. Le <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> Pape,
+toujours enclin à faire ce que désirait celui qu'il appelait son cher
+fils, envoya la bulle de circonscription, et le pouvoir d'instituer
+les nouveaux évêques, conféré au légat d'une manière tout à fait
+inusitée. Pour prix de tant de déférence, il désirait une chose
+confiée à l'habileté du cardinal Caprara, c'est qu'on lui épargnât le
+chagrin d'instituer des constitutionnels.</p>
+
+<span class="sidenote">Tout est prêt pour la cérémonie du rétablissement du culte;
+mais il reste à vaincre l'opposition du Tribunat.</span>
+
+<p>Plus rien ne s'opposait désormais à la proclamation du grand acte
+religieux, si laborieusement accompli. Mais on avait laissé passer le
+moment propice. La session de l'an <span class="smcap">X</span> était ouverte, suivant l'usage, à
+partir du 1<sup>er</sup> frimaire (22 novembre 1801). Le Tribunat, le Corps
+Législatif, le Sénat, étaient assemblés: on annonçait une vive
+résistance et des discours scandaleux contre le Concordat. Le Premier
+Consul ne voulait point que de tels éclats vinssent <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> troubler
+une auguste cérémonie, et il résolut d'attendre, pour célébrer le
+rétablissement des cultes, qu'il eût ramené ou brisé le Tribunat.
+Maintenant les lenteurs devaient venir de lui, et c'est le Saint-Siége
+qui allait se montrer pressant. Du reste, les difficultés soudaines
+qu'il était exposé à rencontrer, prouvaient le mérite et le courage de
+sa résolution. Ce n'était pas seulement au Concordat qu'on annonçait
+une vive opposition, mais au Code civil lui-même, mais à quelques-uns
+des traités qui venaient d'assurer la paix du monde. Fier de ses
+&oelig;uvres, fort de l'assentiment public, le Premier Consul était
+résolu de se porter aux plus grandes extrémités. Il ne parlait que de
+briser les corps qui lui résisteraient. Ainsi les passions humaines
+allaient mêler leurs emportements aux plus belles &oelig;uvres d'un grand
+homme et d'une grande époque.<a href="#toc"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+<p class="p2 center smaller">FIN DU LIVRE DOUZIÈME.</p>
+
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> LIVRE TREIZIÈME.</h2>
+
+<h3>LE TRIBUNAT.</h3>
+
+<p class="resume">Administration intérieure. &mdash; Les grandes routes purgées du
+ brigandage, et réparées. &mdash; Renaissance du commerce. &mdash;
+ Exportations et importations de l'année 1801. &mdash; Résultats
+ matériels de la Révolution française, relativement à
+ l'agriculture, à l'industrie, à la population. &mdash; Influence des
+ préfets et sous-préfets sur l'administration. &mdash; Ordre et
+ célérité dans l'expédition des affaires. &mdash; Conseillers d'État en
+ tournée. &mdash; Discussion du Code civil au Conseil d'État. &mdash;
+ Brillant hiver de 1801 à 1802. &mdash; Affluence extraordinaire des
+ étrangers à Paris. &mdash; Cour du Premier Consul. &mdash; Organisation de
+ sa maison militaire et civile. &mdash; La garde consulaire. &mdash; Préfets
+ du palais et dames d'honneur. &mdash; S&oelig;urs du Premier Consul. &mdash;
+ Hortense de Beauharnais épouse Louis Bonaparte. &mdash; MM. Fox et de
+ Calonne à Paris. &mdash; Bien-être et luxe de toutes les classes. &mdash;
+ Approches de la session de l'an X. &mdash; Une vive opposition s'élève
+ contre les plus belles &oelig;uvres du Premier Consul. &mdash; Causes de
+ cette opposition, répandue non-seulement parmi les membres des
+ assemblées délibérantes, mais parmi quelques chefs de l'armée. &mdash;
+ Conduite des généraux Lannes, Augereau et Moreau. &mdash; Ouverture de
+ la session. &mdash; Dupuis, l'auteur de l'ouvrage sur l'origine de
+ tous les cultes, est nommé président du Corps Législatif. &mdash;
+ Scrutins pour les places vacantes au Sénat. &mdash; Nomination de
+ l'abbé Grégoire, contrairement aux propositions du Premier
+ Consul. &mdash; Explosion violente au Tribunat, pour le mot <i>sujet</i>,
+ inséré dans le traité avec la Russie. &mdash; Opposition au Code
+ civil. &mdash; Irritation du Premier Consul. &mdash; Discussion au Conseil
+ d'État sur la conduite à tenir dans ces circonstances. &mdash; On
+ prend le parti d'attendre la discussion des premiers titres du
+ Code civil. &mdash; Le Tribunat rejette ces premiers titres. &mdash; Suite
+ des scrutins pour les places vacantes au Sénat. &mdash; Le Premier
+ Consul a proposé d'anciens généraux, qui ne sont pas pris parmi
+ ses créatures. &mdash; Le Tribunat et le Corps Législatif les
+ repoussent, et se mettent d'accord pour proposer M. Daunou, connu
+ par son opposition au gouvernement. &mdash; Vive allocution du Premier
+ Consul à une réunion de sénateurs. &mdash; Menaces d'un coup d'État.
+ &mdash; Les opposants intimidés se soumettent, et imaginent un
+ subterfuge pour annuler l'effet de leurs premiers scrutins. &mdash; Le
+ consul Cambacérès dissuade le Premier Consul de toute mesure
+ illégale, et lui persuade de se débarrasser <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> des
+ opposants, au moyen de l'article 38 de la Constitution, qui fixe
+ en l'an <span class="smcap">X</span> la sortie du premier cinquième du Corps Législatif et
+ du Tribunat. &mdash; Le Premier Consul adopte cette idée. &mdash;
+ Suspension de tous les travaux législatifs. &mdash; On en profite pour
+ réunir à Lyon, sous le titre de Consulte, une diète italienne. &mdash;
+ Avant de quitter Paris le Premier Consul expédie une flotte
+ chargée de troupes à Saint-Domingue. &mdash; Projet de reconquérir
+ cette colonie. &mdash; Négociations d'Amiens. &mdash; Objet de la Consulte
+ convoquée à Lyon. &mdash; Diverses manières de constituer l'Italie. &mdash;
+ Projets du Premier Consul à ce sujet. &mdash; Création de la
+ République Italienne. &mdash; Le général Bonaparte proclamé Président
+ de cette république. &mdash; Enthousiasme des Italiens et des Français
+ réunis à Lyon. &mdash; Grande revue de l'armée d'Égypte. &mdash; Retour du
+ Premier Consul à Paris.</p>
+
+<span class="sidedate">Nov. 1804.</span>
+
+<span class="sidenote">Administration intérieure du Premier Consul.</span>
+
+<p>On vient de voir au moyen de quels efforts persévérants et habiles, le
+Premier Consul, après avoir vaincu l'Europe par ses victoires, avait
+réussi à la rapprocher de la France par sa politique: on vient de voir
+au moyen de quels efforts, non moins méritoires, il avait réconcilié
+l'Église romaine avec la République française, et mis fin aux malheurs
+du schisme. Ses efforts pour rétablir la sécurité et la viabilité sur
+les routes, pour rendre l'activité au commerce et à l'industrie, pour
+ramener l'aisance dans les finances, l'ordre dans l'administration,
+pour rédiger un code de lois civiles approprié à nos m&oelig;urs, pour
+organiser enfin dans toutes ses parties la société française,
+n'avaient été ni moins constants ni moins heureux.</p>
+
+<span class="sidenote">Succès complet dans la répression du brigandage.</span>
+
+<p>Cette race de brigands qui s'était formée des déserteurs des armées,
+et des soldats licenciés de la guerre civile, qui poursuivait les
+propriétaires riches dans les campagnes, les voyageurs sur les
+grandes routes, pillait les caisses publiques, et répandait <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span>
+la terreur dans le pays, venait d'être réprimée avec la dernière
+rigueur. Ces brigands avaient choisi, pour se répandre, le moment où
+les armées portées presque toutes à la fois au dehors, avaient privé
+l'intérieur des forces nécessaires à sa sécurité. Mais depuis la paix
+de Lunéville, et le retour d'une partie de nos troupes en France, la
+situation n'était plus la même. De nombreuses colonnes mobiles,
+accompagnées d'abord de commissions militaires, et plus tard de ces
+tribunaux spéciaux dont nous avons raconté l'établissement, avaient
+parcouru les routes en tout sens, et châtié avec la plus impitoyable
+énergie ceux qui les infestaient. Plusieurs centaines d'entre eux
+avaient été fusillés en six mois, sans qu'aucune réclamation s'élevât
+en faveur de scélérats, restes impurs de la guerre civile. Les autres,
+complètement découragés, avaient remis leurs armes, et fait leur
+soumission. La sécurité était rétablie sur les grands chemins, et
+tandis qu'aux mois de janvier et de février 1801, on pouvait à peine
+voyager de Paris à Rouen, ou de Paris à Orléans, sans courir le danger
+d'être égorgé, on pouvait à la fin de cette même année traverser la
+France entière sans être exposé à aucun accident. C'est à peine si,
+dans le fond de la Bretagne ou dans l'intérieur des Cévennes, il
+subsistait encore quelques restes de ces bandes. Elles allaient être
+bientôt complétement dispersées.</p>
+
+<span class="sidenote">Réparation des routes déjà fort avancée.</span>
+
+<p>On a vu précédemment comment dix années de troubles avaient presque
+interrompu la viabilité en France; comment l'ancienne corvée avait
+été remplacée <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> par la taxe des barrières; comment, sous le
+régime de cette taxe incommode et insuffisante a la fois, les routes
+étaient tombées dans un état de complète dégradation; comment enfin le
+Premier Consul, en nivôse dernier, avait consacré un subside
+extraordinaire à réparer vingt des principales chaussées, qui
+traversaient le sol de la République. Il avait lui-même veillé à
+l'emploi de ce subside, et par une attention de tous les moments,
+excité au plus haut degré le zèle des ingénieurs. Chacun de ses
+aides-de-camp, ou des grands fonctionnaires qui voyageaient en France,
+était interrogé par lui pour savoir si ses ordres étaient exécutés.
+Les fonds avaient été votés cette année un peu tard; la fin de cette
+même année avait été pluvieuse, et de plus la main-d'&oelig;uvre manquait
+généralement. C'était la conséquence de défrichements soudains et
+immenses, et surtout d'une longue guerre civile. Ces causes diverses
+avaient retardé les travaux; mais l'amélioration était cependant
+remarquable. Le Premier Consul venait de consacrer un nouveau subside,
+pris sur l'an <span class="smcap">X</span> (1801 et 1802), à la réparation de quarante-deux
+autres routes. Ce subside, emprunté aux fonds généraux du trésor,
+devait s'ajouter au produit de la taxe. En comptant 2 millions non
+employés en l'an <span class="smcap">IX</span>, 10 millions d'extraordinaire imputés sur l'an <span class="smcap">X</span>,
+16 provenant de la taxe, la somme totale consacrée à l'entretien des
+routes pour l'année courante, devait être de 28 millions. C'était deux
+ou trois fois plus qu'on ne leur avait affecté aux époques
+antérieures. Aussi les réparations marchaient-elles <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> avec une
+grande rapidité, et tout annonçait que, dans le courant de 1802, les
+chemins seraient ramenés en France à un état de parfaite viabilité.</p>
+
+<span class="sidenote">Création de nouvelles routes entre la France et l'Italie,
+la France et la Belgique.</span>
+
+<p>Des ordres étaient donnés pour la création de nouvelles
+communications, entre les diverses parties de la France ancienne et
+nouvelle. Quatre grandes routes se préparaient entre l'Italie et la
+France. Celle du Simplon, mentionnée plusieurs fois, avançait
+rapidement. On avait déjà mis la main à celle qui devait réunir le
+Piémont et la Savoie par le Mont-Cenis. Une troisième par le
+Mont-Genèvre, unissant le Piémont et le midi de la France, était
+ordonnée. Les ingénieurs parcouraient les lieux, pour arrêter les
+projets. La réparation de la grande route du col de Tende, traversant
+les Alpes maritimes, était entreprise. Ainsi la barrière des Alpes
+allait se trouver comme abaissée, entre la France et l'Italie, au
+moyen de ces quatre voies, praticables pour les plus gros transports
+civils et militaires. Le miracle du passage du Saint-Bernard devenait
+inutile pour l'avenir, quand il faudrait courir au secours de
+l'Italie.</p>
+
+<span class="sidenote">Canaux de Saint-Quentin, de l'Ourcq, et d'Aigues-Mortes.</span>
+
+<p>Le canal de Saint-Quentin s'exécutait. Le Premier Consul était allé
+voir lui-même le canal de l'Ourcq, et avait ordonné la reprise des
+travaux. Le canal d'Aigues-Mortes à Beaucaire, confié à une compagnie,
+était en cours d'exécution. Le gouvernement avait encouragé la
+compagnie en lui faisant de vastes concessions de terrain. Les ponts
+nouveaux sur la Seine, concédés à une association de capitalistes,
+étaient presque achevés. Ces nombreuses et belles <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span>
+entreprises attiraient vivement l'attention publique. Les esprits,
+toujours vifs en France, se détournaient avec une sorte d'entraînement
+des grandeurs de la guerre vers les grandeurs de la paix.</p>
+
+<span class="sidenote">Augmentation dans les importations et les exportations
+commerciales.</span>
+
+<p>Déjà pendant l'an <span class="smcap">IX</span> (1800-1801) le commerce avait repris un grand
+essor, bien que la guerre maritime eût encore régné pendant tout le
+cours de cette année. Les importations qui avaient été en l'an <span class="smcap">VIII</span> de
+325 millions seulement, étaient montées en l'an <span class="smcap">IX</span>, à 417. C'était
+presque une augmentation d'un quart, dans l'espace d'une seule année.
+Cette augmentation était due à deux causes: la consommation rapidement
+accrue des denrées coloniales, et l'introduction en quantité
+considérable des matières premières, propres aux fabriques, telles que
+cotons bruts, laines, huiles: ce qui était le signe évident de la
+renaissance de nos manufactures. Les exportations s'étaient ressenties
+beaucoup moins de ce mouvement général d'accroissement, parce que
+notre commerce extérieur n'était pas encore rétabli en l'an <span class="smcap">IX</span>
+(1800-1801), et parce qu'il fallait bien d'ailleurs que la fabrication
+des produits en devançât l'exportation. Cependant la somme des
+exportations, qui ne s'était élevée en l'an <span class="smcap">VIII</span> qu'à 271 millions,
+montait en l'an <span class="smcap">IX</span> à 305. Cette augmentation de 34 millions était due
+particulièrement à des sorties extraordinaires de nos vins et de nos
+eaux-de-vie, ce qui avait excité à Bordeaux une grande activité
+commerciale. On remarquera aussi quelle différence avaient produite,
+entre nos exportations et nos importations, ces dix années de guerre
+maritime, <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> puisque nous venions de recevoir 417 millions de
+valeurs, et que nous n'en avions exporté que 305. Mais la restauration
+de nos manufactures devait bientôt combler cette différence.</p>
+
+<span class="sidenote">Rétablissement de l'industrie des soieries.</span>
+
+<p>Les soieries du Midi commençaient à refleurir. Lyon, la ville favorite
+du Premier Consul, se livrait de nouveau à sa belle industrie. Sur
+quinze mille ateliers consacrés autrefois au tissage des soies, il
+n'en était resté que deux mille en activité, pendant le temps de nos
+troubles. Sept mille étaient déjà rétablis. Lille, Saint-Quentin,
+Rouen, participaient au même mouvement, et les ports de mer qui
+allaient être débloqués préparaient de nombreux armements. Le Premier
+Consul, de son côté, faisait, pour le rétablissement de nos colonies,
+des préparatifs dont on verra bientôt l'objet et l'étendue.</p>
+
+<span class="sidenote">État numérique de la population après la Révolution
+française.</span>
+
+<span class="sidenote">État de l'agriculture.</span>
+
+<span class="sidenote">Défrichements considérables.</span>
+
+<p>On avait voulu se rendre compte de l'état dans lequel la Révolution
+laissait la France, sous le rapport de l'agriculture et de la
+population. Les recherches statistiques, impossibles lorsque des
+administrations collectives géraient les affaires provinciales,
+étaient devenues praticables depuis l'institution des préfectures et
+des sous-préfectures. On avait ordonné des recensements, qui avaient
+donné des résultats singuliers, confirmés d'ailleurs par les conseils
+généraux de départements, assemblés pour la première fois en l'an <span class="smcap">IX</span>.
+Le travail relatif à la population était alors achevé pour 67
+départements, sur les 102, dont la France se composait en 1801. La
+population qui, dans ces 67 départements, s'élevait à 21,176,243
+habitants en 1789, s'élevait à 22,297,443 en 1800. <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> C'était
+une augmentation de onze cent mille âmes, c'est-à-dire d'environ un
+dix-neuvième. Ce résultat peu croyable, s'il n'avait été confirmé par
+les déclarations d'une foule de conseils généraux, prouvait qu'après
+tout, le mal produit par les grandes révolutions sociales est plus
+apparent que réel, sous le rapport matériel du moins, et que bientôt
+d'ailleurs le bien efface le mal avec une rapidité prodigieuse.
+L'agriculture était en progrès presque partout. La suppression des
+capitaineries avait été extrêmement utile dans la plupart des
+provinces. Si, en détruisant le gibier, elle avait détruit l'une des
+jouissances les plus avouables des classes riches, elle avait d'autre
+part délivré l'agriculture de vexations ruineuses. La vente d'une
+quantité de grandes terres avait amené des défrichements
+considérables, et mis en valeur une partie du sol auparavant
+improductive. Beaucoup de biens d'église, passés des mains d'un
+usufruitier négligent aux mains d'un propriétaire intelligent et
+actif, augmentaient chaque jour la masse des produits agricoles. La
+révolution qui s'est faite chez nous dans la propriété territoriale,
+et qui, en la divisant en mille mains, a si prodigieusement augmenté
+le nombre des propriétaires, ainsi que l'étendue des terrains
+cultivés, cette révolution s'accomplissait dans ce moment, et donnait
+déjà des résultats immenses. Sans doute les procédés de la culture
+n'étaient pas encore sensiblement améliorés, mais l'exploitation du
+sol s'était étendue d'une manière extraordinaire.</p>
+
+<span class="sidenote">Répression des désordres dans l'administration des forêts.</span>
+
+<p>Les forêts, soit de l'État, soit des communes, se ressentaient du
+désordre administratif des derniers <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> temps. C'était un des
+objets auxquels il était urgent de pourvoir, car on défrichait les
+terres plantées en bois et on ne respectait ni les propriétés de
+l'État ni celles des particuliers. L'administration des finances,
+saisie d'une grande quantité de forêts par la confiscation des biens
+des émigrés, ne savait pas encore les surveiller et les exploiter avec
+avantage. Beaucoup de propriétaires, ou absents, ou intimidés,
+abandonnaient la défense des bois dont ils étaient possesseurs, les
+uns réellement, les autres fictivement pour le compte des familles
+proscrites. C'était la conséquence d'un état de choses qui allait
+heureusement cesser. Le Premier Consul avait donné à la conservation
+de la richesse forestière de la France une attention particulière, et
+avait déjà commencé à rétablir l'ordre, et le respect des propriétés.
+Un code rural était demandé partout, afin de prévenir les dommages
+causés par les troupeaux.</p>
+
+<span class="sidenote">Résultats remarquables de l'institution des préfets et des
+sous-préfets.</span>
+
+<p>La nouvelle institution des préfets et des sous-préfets, créée par la
+loi de pluviôse an <span class="smcap">VIII</span>, avait produit des résultats immédiats. Au
+désordre, à la négligence des administrations collectives, avaient
+succédé la régularité, la promptitude d'exécution, conséquences
+prévues et nécessaires de l'unité du pouvoir. Les affaires de l'État
+et des communes en avaient également profité, car elles avaient enfin
+trouvé des agents qui s'en occupaient avec une application suivie. La
+confection des rôles et la perception de l'impôt, autrefois si
+négligées, n'étaient en retard nulle part. On commençait aussi à
+mettre de l'ordre dans les revenus et les dépenses <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> des
+communes. Cependant plusieurs parties de leur administration étaient
+encore en souffrance. Les hôpitaux, par exemple, étaient tombés dans
+un état déplorable. L'anéantissement d'une portion de leurs revenus,
+par la vente de leurs biens, par la privation de beaucoup de
+perceptions abolies, les réduisaient à la plus extrême détresse. On
+avait, pour quelques villes, imaginé l'octroi, et essayé en petit le
+rétablissement des contributions indirectes. Mais ces octrois, encore
+mal assis, n'étaient ni suffisants ni assez généralement employés. Le
+service des enfants trouvés se ressentait aussi de la perturbation
+générale. On voyait une quantité d'enfants abandonnés, que la charité
+publique ne recueillait plus, ou qui étaient confiés à de malheureuses
+nourrices, dont les gages n'étaient point payés. On redemandait
+presque partout les anciennes s&oelig;urs hospitalières, pour le service
+des hôpitaux.</p>
+
+<span class="sidenote">Soins donnés aux registres de l'État civil.</span>
+
+<p>Les registres de l'état civil, enlevés aux prêtres et confiés aux
+officiers municipaux, étaient fort mal tenus. Il fallait, pour mettre
+l'ordre dans cette partie de l'administration, si importante pour
+l'état des familles, non-seulement le zèle et la vigilance des
+administrateurs, mais l'amélioration de la loi, encore insuffisante ou
+mal faite. C'était l'un des objets que devait régler le Code civil,
+actuellement en discussion au Conseil d'État.</p>
+
+<span class="sidenote">Conseillers d'État envoyés en tournée.</span>
+
+<p>On se plaignait de la trop grande division des communes, de leur
+nombre infini, et on demandait la réunion de beaucoup d'entre elles.
+Cette belle administration française, qui maintenant est <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span>
+achevée, et surpasse en régularité, en précision, en vigueur, toutes
+les administrations de l'Europe, s'organisait ainsi rapidement, sous
+la main créatrice et toute-puissante du Premier Consul. Il avait
+imaginé un moyen des plus efficaces pour être instruit de tout, et
+pour apporter à cette vaste machine les perfectionnements dont elle
+était susceptible. Il avait chargé quelques-uns des conseillers
+d'État, les plus capables, de parcourir la France, et d'observer sur
+les lieux mêmes la marche de l'administration. Ces conseillers,
+arrivés dans les départements principaux, y appelaient les préfets des
+départements voisins, les chefs des divers services, et y tenaient des
+conseils, dans lesquels on leur révélait les difficultés qui n'avaient
+pu être prévues d'avance, les obstacles inattendus qui surgissaient de
+la nature des choses, les lacunes des lois ou des règlements qu'on
+avait faits depuis dix ans. Ils examinaient en même temps si cette
+hiérarchie de préfets, sous-préfets, maires, fonctionnait avec ordre
+et facilité; si les individus étaient bien choisis, s'ils se
+montraient pénétrés des intentions du gouvernement, s'ils étaient,
+comme lui, fermes, laborieux, impartiaux, dégagés de tout esprit de
+parti. Ces tournées produisaient le meilleur effet. Les conseillers en
+mission stimulaient le zèle des fonctionnaires, et rapportaient au
+Conseil d'État des lumières utiles, soit pour la décision des affaires
+courantes, soit pour la confection ou le perfectionnement des
+règlements administratifs. Encouragés surtout par l'énergie du
+Premier Consul, ils <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> n'hésitaient pas à lui dénoncer les
+agents ou faibles, ou incapables, ou animés d'un mauvais esprit.</p>
+
+<p>La sollicitude du Premier Consul ne se bornait pas à cette revue du
+pays par les conseillers d'État en tournée. Les nombreux aides-de-camp
+dépêchés par lui, tantôt aux armées, tantôt dans les ports de mer,
+pour y communiquer l'énergie de ses volontés, avaient ordre, chemin
+faisant, de tout observer, et de tout rapporter à leur général. Les
+colonels Lacuée, Lauriston, Savary, envoyés à Anvers, Boulogne, Brest,
+Rochefort, Toulon, Gênes, Otrante, avaient mission à leur retour de
+s'arrêter dans chaque lieu, de voir, d'écouter, et de prendre des
+notes sur toutes choses: état des routes, mouvement des affaires
+commerciales, conduite des fonctionnaires, v&oelig;ux des populations,
+opinion publique. Aucun n'y manquait, aucun ne craignait de dire la
+vérité à un chef juste et tout-puissant. Ce chef, qui ne songeait
+alors qu'à faire le bien, parce que ce bien, infini dans son étendue
+et sa diversité, suffisait pour absorber l'ardeur de son âme,
+accueillait avec empressement la vérité qu'il avait provoquée, et en
+faisait courageusement son profit, soit qu'il fallût frapper un
+fonctionnaire coupable, réparer une lacune dans les institutions
+nouvelles, ou porter son attention sur un objet qui avait échappé
+jusqu'alors à ses infatigables regards<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Lien vers la note 17"><span class="smaller">[17]</span></a>.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span>
+
+<span class="sidenote">Discussion du Code civil dans le sein du Conseil d'État.</span>
+
+<p>Un spectacle frappait en ce moment tous les yeux, c'était la
+discussion du Code civil dans le sein du Conseil d'État. Le besoin de
+ce code était certainement le plus urgent des besoins de la France.
+L'ancienne législation civile, composée de droit féodal, de droit
+coutumier, de droit romain, ne convenait plus à une société
+révolutionnée de fond en comble. Les anciennes lois sur le mariage,
+celles qu'on avait improvisées depuis sur le divorce et les
+successions, ne convenaient ni au nouvel état de la société, ni à
+<span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> un ordre de choses moral et régulier. Une commission,
+composée de MM. Portalis, Tronchet, Bigot de Préameneu et Malleville,
+avait rédigé un projet de Code civil. Ce projet avait été envoyé à
+tous les tribunaux, pour qu'ils en fissent l'objet de leur examen et
+de leurs observations. En conséquence de cet examen et de ces
+observations, le projet avait été modifié, et soumis enfin au Conseil
+d'État, qui venait de le discuter article par article, pendant
+plusieurs mois. Le Premier Consul, assistant à chacune de ces
+séances, <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> avait déployé, en les présidant, une méthode, une
+clarté, souvent une profondeur de vues, qui étaient pour tout le monde
+un sujet de surprise. Habitué à diriger des armées, à gouverner des
+provinces conquises, on n'était pas étonné de le trouver
+administrateur, car cette qualité est indispensable à un grand
+général; mais la qualité de législateur avait chez lui de quoi
+surprendre. Son éducation sous ce rapport avait été promptement faite.
+S'intéressant à tout parce qu'il comprenait tout, il avait demandé au
+consul Cambacérès quelques livres de <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> droit, et notamment les
+matériaux préparés sous la Convention pour la rédaction du nouveau
+Code civil. Il les avait dévorés, comme ces livres de controverse
+religieuse dont il s'était pourvu, lorsqu'il s'occupait du Concordat.
+Bientôt, classant dans sa tête les principes généraux du droit civil,
+joignant à ces quelques notions rapidement recueillies, sa profonde
+connaissance de l'homme, sa parfaite netteté d'esprit, il s'était
+rendu capable de diriger ce travail si important, et il avait même
+fourni à la discussion une large part d'idées justes, neuves,
+profondes. Quelquefois une connaissance insuffisante de <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> ces
+matières, l'exposait à soutenir des idées étranges; mais il se
+laissait bientôt ramener au vrai par les savants hommes qui
+l'entouraient, et il était leur maître à tous, quand il fallait tirer,
+du conflit des opinions contraires, la conclusion la plus naturelle et
+la plus raisonnable. Le principal service que rendait le Premier
+Consul, c'était d'apporter à l'achèvement de ce beau monument, un
+esprit ferme, une volonté de travail soutenue, et par là de vaincre
+les deux grandes difficultés devant lesquelles on avait échoué
+jusqu'alors, la diversité infinie des opinions, et l'impossibilité de
+travailler avec suite, au milieu des agitations du temps. Quand la
+discussion, comme il arrivait souvent, avait été longue, diffuse,
+obstinée, le Premier Consul savait la résumer, la trancher d'un mot,
+et, de plus, il obligeait tout le monde à travailler en travaillant
+lui-même des journées entières. On imprimait et on publiait le
+procès-verbal de ces séances remarquables. Cependant, avant de le
+livrer au <i>Moniteur</i>, le consul Cambacérès avait soin de le revoir, et
+de supprimer ce qui pouvait n'être pas convenable à publier, soit que
+le Premier Consul eût émis des opinions quelquefois singulières, ou
+traité des questions de m&oelig;urs avec une familiarité de langage qui
+ne devait pas aller au delà de l'enceinte d'un conseil intime. Il ne
+restait donc dans les procès-verbaux que la pensée quelquefois
+rectifiée, souvent décolorée, mais toujours frappante, du Premier
+Consul. Le public en était saisi, et s'habituait à le considérer comme
+l'unique auteur de ce qui se faisait de bon et de grand en <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span>
+France. Il prenait même une sorte de plaisir à voir législateur celui
+qu'il avait vu générai, diplomate, administrateur, et constamment
+supérieur dans ces rôles si divers.</p>
+
+<p>Le premier livre du Code civil était achevé, et c'était un des projets
+nombreux qui allaient être soumis au Corps Législatif. La pacification
+de la France et sa réorganisation intérieure marchaient donc du même
+pas. Bien que tout le mal ne fût pas réparé, que tout le bien ne fût
+pas accompli, cependant la comparaison du présent avec le passé
+remplissait les âmes de satisfaction et d'espérance. Tout le bien
+accompli, on l'attribuait au Premier Consul, et on avait raison, car,
+d'après le témoignage de son collaborateur assidu, le consul
+Cambacérès, il dirigeait l'ensemble, soignait lui-même les détails, et
+<i>faisait encore plus dans chaque partie, que ceux à qui elle était
+spécialement confiée</i>.</p>
+
+<span class="sidenote">Spectacle que présentait la France à la fin de 1801.</span>
+
+<p>L'homme qui a régi la France de 1799 à 1815, a eu dans sa carrière des
+jours de gloire enivrants, sans doute; mais certainement ni lui ni la
+France, qu'il avait séduite, n'ont traversé des jours pareils, des
+jours où la grandeur fût accompagnée de plus de sagesse, et surtout de
+cette sagesse qui fait espérer la durée. Il venait de donner, après la
+victoire, la paix la plus belle, et celle qu'il n'a jamais obtenue
+depuis la paix maritime; il avait donné après le chaos l'ordre le plus
+complet; il avait laissé encore une certaine liberté, non pas toute la
+liberté désirable, mais celle du moins qui était possible le
+lendemain <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> d'une révolution sanglante; il n'avait fait à tous
+les partis que du bien; excepté la déportation des cent et quelques
+prescripteurs révolutionnaires frappés sans jugement après la machine
+infernale, il avait respecté les lois; et cet acte lui-même, coupable
+parce qu'il était illégal, on n'y pensait pas dans cette immensité de
+bien. L'Europe enfin, réconciliée avec la République, sentant sans le
+dire qu'elle avait eu tort en voulant se mêler d'une révolution qui ne
+la regardait pas, et que la grandeur inouïe de la France était la
+juste conséquence d'une agression injuste, héroïquement repoussée,
+l'Europe venait avec empressement déposer ses hommages aux pieds du
+Premier Consul, heureuse de pouvoir dire, pour sa dignité, qu'elle ne
+faisait la paix qu'avec un révolutionnaire plein de génie,
+restaurateur glorieux des principes sociaux.</p>
+
+<p>Certes il fallait s'en tenir aux merveilles de ces premiers temps, et
+l'histoire, en parlant de ce règne, eût dit que rien de plus grand, de
+plus complet ne s'était vu sur la terre. Tout cela était écrit sur le
+visage empressé, admirateur, de ces hommes de tous les rangs, de
+toutes les nations, qui se pressaient autour du Premier Consul. Une
+affluence extraordinaire d'étrangers étaient accourus à Paris, pour
+voir la France, pour voir le général Bonaparte; et la plupart d'entre
+eux se faisaient présenter à lui par les ministres de leur
+gouvernement. Sa cour, car il s'en était fait une, sa cour était à la
+fois militaire et civile, sévère et élégante. Il y avait ajouté
+quelque chose depuis l'année précédente; il avait composé une
+<span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> maison militaire pour lui et les Consuls, et donné un
+entourage princier à madame Bonaparte.</p>
+
+<span class="sidenote">Organisation de la garde consulaire, depuis garde
+impériale.</span>
+
+<span class="sidenote">Nouvelle organisation de la maison civile du Premier
+Consul.</span>
+
+<span class="sidenote">S&oelig;urs du Premier Consul.</span>
+
+<p>La garde consulaire avait été formée de quatre bataillons
+d'infanterie, forts de douze cents hommes chacun, les uns de
+grenadiers, les autres de chasseurs, et de deux régiments de
+cavalerie, le premier de grenadiers à cheval, le second de chasseurs à
+cheval. Les uns et les autres étaient composés des plus beaux, des
+plus vaillants soldats de l'armée. Une artillerie nombreuse et bien
+servie complétait cette garde, et en faisait une véritable division de
+guerre, pourvue de toutes armes, s'élevant à environ six mille hommes.
+Un brillant état-major commandait cette troupe superbe. Il y avait un
+colonel par bataillon, et un général de brigade par deux bataillons
+réunis. Quatre lieutenants-généraux, un d'infanterie, un de cavalerie,
+un d'artillerie, un du génie, commandaient alternativement le corps
+entier, pendant une décade, et faisaient le service auprès des
+Consuls. C'était un corps d'élite, dans lequel les meilleurs soldats
+trouvaient une récompense de leur bonne conduite, qui entourait le
+gouvernement d'un éclat conforme à son caractère guerrier, et qui, le
+jour des batailles, offrait une réserve invincible. On se souvient que
+le bataillon des grenadiers de la garde consulaire avait presque sauvé
+l'armée à Marengo. À cet état-major particulier de la garde consulaire
+le Premier Consul avait ajouté un gouverneur militaire pour le palais
+des Tuileries, accompagné de deux officiers d'état-major, sous le
+titre d'adjudants. Ce gouverneur était l'aide-de-camp Duroc, toujours
+employé dans les <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> missions délicates. Aucun officier n'était
+plus propre à faire régner dans le palais du gouvernement l'ordre et
+la bienséance, qui convenaient aux goûts du Premier Consul, et à
+l'esprit du temps. Il fallait tempérer cet appareil tout militaire,
+par un certain appareil civil. Un conseiller d'État, M. Benezech,
+avait été chargé pendant la première année de présider aux réceptions,
+et d'accueillir avec les égards convenables, soit les ministres
+étrangers, soit les grands personnages admis auprès des Consuls.
+Quatre officiers civils, sous le titre de préfets du palais,
+remplacèrent dans cet office le conseiller d'État Benezech. Quatre
+dames du palais furent données à madame Bonaparte, pour l'aider à
+faire les honneurs du salon du Premier Consul. Dès qu'il fut connu que
+cette nouvelle organisation du palais se préparait, de nombreuses
+prétentions s'élevèrent, même parmi les familles appartenant à ce
+qu'on appelait l'ancien régime. Ce ne fut pas encore la haute
+noblesse, celle qui remplissait autrefois les appartements de
+Versailles, qui se présenta pour solliciter: le moment de se soumettre
+n'était pas venu pour elle. Ce furent toutefois des familles
+distinguées du temps passé, n'ayant point marqué dans l'émigration, et
+se rapprochant les premières d'un gouvernement puissant, qui, par sa
+gloire, rendait le service; auprès de lui honorable pour tout le
+monde. Le général Bonaparte choisit pour préfets du palais M.
+Benezech, qui en avait déjà rempli les fonctions, MM. Didelot et de
+Luçay, sortis de l'ancienne finance, M. de Rémusat, de la
+magistrature. <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> Les quatre dames du palais, chargées d'en faire
+les honneurs à côté de madame Bonaparte, furent mesdames de Luçay, de
+Lauriston, de Talhouet et de Rémusat. Les personnages les plus
+dénigrants des salons émigrés de Paris, n'avaient rien à dire quant à
+la convenance de ces choix; et les hommes raisonnables, qui ne veulent
+des cours que ce que la bienséance rend nécessaire, n'avaient point à
+critiquer cette organisation militaire et civile. Il faut, en effet,
+dans une république comme dans une monarchie, garder le palais des
+chefs de l'État, et l'entourer de l'appareil imposant de la force
+publique; il faut, dans l'intérieur de ce palais, des hommes, des
+femmes, choisis, qui en fassent des honneurs soit aux étrangers
+illustres, sort aux citoyens distingués qui sont admis auprès des
+premiers magistrats de la république. Dans cette mesure, la cour du
+Premier Consul était imposante et digne. Elle recevait une certaine
+grâce de sa femme et de ses s&oelig;urs, toutes remarquables ou par les
+manières, ou par l'esprit, ou par la beauté. Nous avons parlé ailleurs
+des frères du Premier Consul; c'est le moment de faire connaître ses
+s&oelig;urs. La s&oelig;ur aînée du Premier Consul, madame Élisa Bacciochi,
+peu remarquable par la figure, l'était beaucoup par l'esprit, et
+attirait autour d'elle les hommes de lettres les plus distingués du
+temps, tels que MM. Suard, Morellet, Fontanes. La seconde, Caroline
+Murat, qui avait épousé le général de ce nom, ambitieuse et belle,
+enivrée de la fortune de son frère, cherchant à en attirer sur elle
+et sur son <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> époux la meilleure part, était l'une des femmes de
+cette cour nouvelle, qui lui donnaient le plus de mouvement et
+d'élégance. La troisième, Pauline Bonaparte, celle qui avait épousé le
+général Leclerc, et qui épousa depuis un prince Borghèse, était l'une
+des plus belles personnes de son temps. Elle n'avait pas encore
+provoqué la médisance, autant qu'elle le fit plus tard, et, si sa
+conduite inconsidérée affligeait quelquefois son frère, la tendresse
+passionnée qu'elle ressentait pour lui, le touchait, et désarmait sa
+sévérité. Madame Bonaparte les dominait toutes par sa position
+d'épouse du Premier Consul, et charmait par sa bonne grâce les
+Français et les étrangers admis dans le palais du gouvernement. Les
+rivalités inévitables, et déjà visibles, entre les membres de cette
+famille si voisine du trône, étaient contenues par le général
+Bonaparte, qui, tout en aimant ses proches, traitait avec une rudesse
+militaire ceux qui troublaient la paix qu'il voulait voir régner
+autour de lui.</p>
+
+<span class="sidenote">Mariage d'Hortense de Beauharnais avec Louis Bonaparte.</span>
+
+<p>Un événement de quelque importance venait de se passer dans la famille
+consulaire, c'était le mariage d'Hortense de Beauharnais, avec Louis
+Bonaparte. Le Premier Consul, qui chérissait tendrement les deux
+enfants de sa femme, avait voulu marier Hortense de Beauharnais avec
+Duroc, croyant qu'un penchant réciproque rapprochait ces deux jeunes
+c&oelig;urs; mais ce mariage, peu favorisé par madame Bonaparte, ne
+s'était pas réalisé. Madame Bonaparte, toujours tourmentée par la
+crainte <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> d'un divorce, depuis qu'elle n'espérait plus avoir
+des enfants, imagina de marier sa propre fille avec l'un des frères de
+son époux, se flattant que les enfants qui naîtraient de cette union,
+tenant par deux liens à la fois au nouveau chef de la France,
+pourraient lui servir d'héritiers. Joseph Bonaparte était marié;
+Lucien vivait d'une manière peu régulière, et se conduisait en ennemi
+de sa belle-s&oelig;ur; Jérôme expiait sur la flotte quelques écarts de
+jeunesse. Louis était le seul propre aux vues de madame Bonaparte.
+Elle le choisit. Il était sage, instruit, mais morose, et peu assorti
+par le caractère à la femme qu'on lui destinait. Le Premier Consul,
+qui en jugeait ainsi, résista d'abord, céda ensuite, et consentit à un
+mariage, qui ne devait pas faire le bonheur des deux époux, mais qui
+faillit un instant donner des héritiers à l'empire du monde.</p>
+
+<p>La bénédiction nuptiale fut donnée par le cardinal Caprara, et dans
+une maison particulière, ainsi qu'on faisait alors pour toutes les
+cérémonies du culte, quand c'étaient des prêtres <i>insermentés</i> qui
+officiaient. Par la même occasion, on donna cette bénédiction au
+général Murat et à sa femme Caroline, lesquels ne l'avaient pas encore
+reçue, comme beaucoup d'autres maris et femmes de ce temps, dont le
+mariage n'avait été contracté que devant le magistrat civil. Le
+général Bonaparte et Joséphine étaient dans le même cas. Celle-ci
+pressa vivement son mari d'ajouter le lien religieux au lien civil qui
+les unissait déjà; mais, soit prévoyance, soit crainte d'avouer au
+public le contrat incomplet <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> qui le liait à madame Bonaparte,
+le Premier Consul ne voulut pas y consentir.</p>
+
+<p>Telle était alors la famille consulaire, depuis famille impériale. Ces
+personnages, tous remarquables à divers titres, heureux de la gloire
+et de la prospérité du chef qui faisait leur grandeur, contenus par
+lui, et point encore gâtés par la fortune, présentaient un spectacle
+intéressant, qui n'affligeait pas les yeux comme cette cour
+directoriale, dont le directeur Barras avait fait les honneurs pendant
+plusieurs années. Si quelques Français envieux ou dédaigneux, qui
+souvent étaient ses obligés, la poursuivaient de leurs sarcasmes, les
+étrangers, plus justes, lui payaient un tribut de curiosité et
+d'éloges.</p>
+
+<p>Une fois par décade, comme nous l'avons dit ailleurs, le Premier
+Consul recevait les ambassadeurs et les étrangers, qui lui étaient
+présentés par les ministres de leur nation. Il parcourait les rangs de
+l'assemblée toujours nombreuse, suivi de ses aides-de-camp. Madame
+Bonaparte venait après lui, accompagnée des dames du palais. C'était
+le même cérémonial qu'on observait dans les autres cours, avec un
+moindre cortége d'aides-de-camp et de dames d'honneur, mais avec
+l'incomparable éclat qui entourait le général Bonaparte. Deux fois par
+décade il invitait à dîner les personnages éminents de la France et de
+l'Europe, et une fois par mois il donnait dans la galerie de Diane un
+repas, auquel cent conviés étaient quelquefois appelés. Ces jours-là
+il tenait cercle aux Tuileries dans la soirée, <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> et admettait
+auprès de lui les hauts fonctionnaires, les ambassadeurs, les
+personnes de la haute société française qui se rapprochaient du
+gouvernement. Portant toujours le calcul dans les moindres choses, il
+prescrivait à sa famille certains costumes, pour en rendre l'usage
+général par l'imitation. Il ordonnait, l'habit de soie, pour faire
+revivre autant que possible les soieries de Lyon. Il recommandait à sa
+femme l'étoffe connue sous le nom de <i>linon</i>, afin de favoriser les
+fabriques de Saint-Quentin<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Lien vers la note 18"><span class="smaller">[18]</span></a>. Quant à lui, simple entre tous, il
+portait un modeste habit de chasseur de la garde consulaire. Il avait
+obligé ses collègues à porter l'habit brodé de consul, et à tenir
+cercle chez eux, pour y répéter, quoique avec moins d'éclat, ce qui se
+faisait aux Tuileries.</p>
+
+<span class="sidenote">Paris pendant l'hiver de 1801 à 1802.</span>
+
+<p>Cet hiver de 1801 à 1802 (an <span class="smcap">X</span>) fut extrêmement brillant, par la
+satisfaction qui régnait dans toutes les classes, les unes heureuses
+de rentrer en France, les autres de jouir enfin d'une entière
+sécurité, les autres d'entrevoir dans la paix maritime <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> des
+perspectives illimitées de prospérité commerciale. Les étrangers
+contribuèrent par leur affluence à l'éclat des fêtes de l'hiver. Parmi
+les personnages qui parurent à Paris à cette époque, il y en eut deux
+qui attirèrent l'attention générale: l'un était un Anglais illustre,
+l'autre un émigré dont le nom avait autrefois occupé la renommée.</p>
+
+<span class="sidenote">Voyage de M. Fox à Paris.</span>
+
+<p>L'Anglais illustre était M. Fox, l'orateur le plus éloquent de
+l'Angleterre; l'émigré fameux était M. de Calonne, l'ancien ministre
+des finances, dont l'esprit facile et fertile en expédients, sut
+cacher quelques instants, aux yeux de la cour de Versailles, l'abîme
+vers lequel elle marchait à grands pas. M. Fox éprouvait une véritable
+impatience de voir l'homme pour lequel, malgré son patriotisme
+britannique, il se sentait un penchant irrésistible. Il vint à Paris
+immédiatement après la signature des préliminaires de paix, et fut
+présenté au Premier Consul par le ministre d'Angleterre. Il venait
+pour voir la France et son chef, mais aussi pour compulser nos
+archives diplomatiques, car le grand orateur whig occupait alors ses
+loisirs en écrivant l'histoire des deux derniers Stuarts. Le Premier
+Consul donna des ordres pour que toutes les archives fussent ouvertes
+à M. Fox, et lui fit un accueil qui aurait suffi pour ramener un
+ennemi, mais qui charma un ami qu'il s'était acquis par sa seule
+gloire. Le Premier Consul mit avec ce généreux étranger toute
+étiquette de côté, l'introduisit dans son intimité, eut avec lui de
+longs et fréquents entretiens, et sembla vouloir faire, dans sa
+personne, la conquête du peuple anglais <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> lui-même. Souvent
+cependant ils furent d'un avis différent. M. Fox était doué de cette
+imagination vive, qui fait les orateurs entraînants, mais son esprit
+n'était ni positif ni pratique. Il était plein de nobles illusions,
+que le Premier Consul, quoiqu'il eût autant d'imagination que de
+profondeur d'esprit, n'avait jamais partagées, ou du moins ne
+partageait plus. Le jeune général Bonaparte était désenchanté, comme
+on l'est après une révolution commencée au nom de l'humanité, et
+naufragée dans le sang. Il n'avait conservé en lui qu'un seul des
+premiers enchantements de la Révolution, celui de la grandeur, et le
+poussait à l'excès. Il était trop peu libéral pour plaire au chef des
+whigs, et trop ambitieux pour plaire à un Anglais. L'un et l'autre se
+froissèrent donc quelquefois par des opinions contraires. M. Fox fit
+sourire le Premier Consul par une naïveté, par une inexpérience,
+singulières chez un homme qui comptait près de soixante ans. Le
+Premier Consul effraya quelquefois le patriotisme britannique de M.
+Fox, par la grandeur de ses desseins trop peu dissimulés. Cependant
+ils se convinrent tous deux par l'esprit et par le c&oelig;ur, et furent
+enchantés l'un de l'autre. Le Premier Consul mit un soin infini à
+faire voir à M. Fox Paris tout entier, et quelquefois voulut
+l'accompagner lui-même dans les établissements publics. Il y avait
+alors une exposition des produits de l'industrie française, qui était
+la seconde depuis la Révolution. Tout le monde était surpris des
+progrès de nos manufactures, lesquelles, au milieu du trouble
+général, participant cependant à la commotion imprimée <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> aux
+esprits, avaient inventé une quantité de perfectionnements et de
+procédés nouveaux. Les étrangers en paraissaient vivement frappés,
+surtout les Anglais, bons juges en cette matière. Le Premier Consul
+conduisit M. Fox dans les salles de cette exposition, qui avaient été
+disposées dans la cour du Louvre, et jouit quelquefois de la surprise
+de son hôte illustre. M. Fox, au milieu des caresses dont il était
+l'objet, laissa échapper une saillie qui honore les sentiments et
+l'esprit de ce noble personnage, et qui prouve que chez lui la justice
+envers la France se conciliait avec le patriotisme le plus
+susceptible. Il y avait dans une des salles du Louvre un globe
+terrestre, fort grand, fort beau, destiné au Premier Consul, et
+artistement construit. Un des personnages qui suivaient le Premier
+Consul, faisant tourner ce globe, et posant la main sur l'Angleterre,
+dit assez maladroitement que l'Angleterre occupait bien peu de place
+sur la carte du monde.&mdash;Oui, s'écria M. Fox avec vivacité; oui, c'est
+dans cette île si petite que naissent les Anglais, et c'est dans cette
+île qu'ils veulent tous mourir; mais, ajouta-t-il en étendant les bras
+autour des deux Océans et des deux Indes, mais pendant leur vie ils
+remplissent ce globe entier, et l'embrassent de leur puissance.&mdash;Le
+Premier Consul applaudit à cette réponse pleine de fierté et
+d'à-propos.</p>
+
+<span class="sidenote">M. de Calonne à Paris.</span>
+
+<p>Le personnage qui, après M. Fox, occupait le plus l'attention
+publique, était M. de Calonne. C'est le prince de Galles qui avait
+sollicité et obtenu pour lui la permission de reparaître à Paris. M.
+de Calonne <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> tenait depuis son arrivée un langage fort
+inattendu, et qui faisait sensation parmi les royalistes. Il ne
+voulait pas servir, disait-il, le gouvernement nouveau. Il ne le
+pouvait pas, attaché comme il l'avait été à la maison de Bourbon; mais
+il devait dire la vérité à ses amis. Personne en Europe n'était
+capable de tenir tête au Premier Consul: généraux, ministres, rois,
+étaient ses inférieurs et ses dépendants. Les Anglais avaient passé
+pour lui de la haine à l'enthousiasme. Ce sentiment existait dans
+toutes les classes de la population britannique, et il y était extrême
+comme le sont tous les sentiments chez les Anglais. Il ne fallait donc
+pas compter sur l'Europe pour renverser le général Bonaparte. Il ne
+fallait pas non plus déshonorer la cause royaliste, par d'odieux
+complots, qui remplissaient d'horreur les honnêtes gens du monde
+entier. Il fallait se soumettre, tout espérer du temps, et de la
+double difficulté de gouverner la France sans la royauté, de fonder
+une royauté sans la famille de Bourbon. Les vicissitudes infinies des
+révolutions pouvaient seules faire naître des chances qui n'existaient
+pas aujourd'hui en faveur des princes exilés. Mais, quoi qu'il
+arrivât, il fallait tout attendre de la France seule, de la France
+éclairée, revenue à de meilleurs sentiments, mais rien de l'étranger
+ni des conspirations. Ce langage singulier à force de sagesse, surtout
+dans la bouche de M. de Calonne, causait un véritable étonnement, et
+faisait croire que M. de Calonne ne serait pas long-temps sans entrer
+en relations avec le gouvernement consulaire. Il avait vu le consul
+Lebrun, qui recevait <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> les royalistes du consentement du
+Premier Consul, et s'était entretenu avec lui des affaires de la
+France. On disait même qu'il allait devenir pour les finances, ce que
+M. de Talleyrand était pour la diplomatie, le grand seigneur rallié,
+prêtant son expérience, l'influence de son nom, au génie du Premier
+Consul. Il n'en était rien cependant. Il fallait au Premier Consul
+moins d'éclat d'esprit, mais plus d'application que n'en avait montré
+M. de Calonne, et il avait trouvé ce qu'il lui fallait dans M. Gaudin,
+qui avait introduit un ordre parfait dans nos finances. Néanmoins, sur
+ce simple bruit, une foule de solliciteurs, récemment rentrés en
+France, et voulant suppléer à leur fortune par des emplois, avaient
+entouré M. de Calonne, pensant qu'ils ne pouvaient pas choisir auprès
+du nouveau gouvernement un introducteur plus convenable, et qui
+justifiât mieux par son exemple leur adhésion au Premier Consul<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Lien vers la note 19"><span class="smaller">[19]</span></a>.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span>
+
+<span class="sidenote">Redoublement d'opposition dans certains corps de l'État
+contre la politique du Premier Consul.</span>
+
+<p>Qui croirait qu'en présence de tant de bien, ou déjà fait, ou prêt à
+se faire, il pût s'élever une opposition, et surtout une opposition
+vive? Il s'en préparait une cependant, et des plus violentes, contre
+les &oelig;uvres les meilleures du Premier Consul. Ce n'était pas dans
+les partis violents, radicalement opposés au gouvernement du Premier
+Consul, royalistes ou révolutionnaires, que cette opposition se
+préparait, mais dans le parti même qui avait désiré, secondé le
+renversement du Directoire comme insuffisant, et appelé un
+gouvernement nouveau, qui fût à la fois habile et ferme. Les
+révolutionnaires subalternes, hommes de désordre et de sang, étaient
+contenus, soumis ou déportés, et s'enfonçaient chaque jour davantage
+dans leur obscurité, pour n'en plus sortir. Les scélérats du <span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span>
+royalisme, depuis la machine infernale, avaient besoin de reprendre
+haleine, et se tenaient en repos. On venait d'ailleurs de faire passer
+par les armes une partie de ceux qui infestaient les grandes routes.
+Les royalistes de haut parage, tenant toujours des discours
+impertinents dans les salons de Paris, laissaient déjà voir néanmoins
+le penchant qui les amena plus tard à jouer, les hommes le rôle de
+chambellans, les femmes celui de dames d'honneur, dans le palais des
+Tuileries, que les Bourbons n'habitaient plus.</p>
+
+<span class="sidenote">Division dans le parti révolutionnaire modéré qui avait
+fait le 18 brumaire.</span>
+
+<p>Mais le parti révolutionnaire modéré, appelé à composer le nouveau
+gouvernement, était divisé, comme il arrive à tout parti victorieux
+qui veut fonder un gouvernement, et qui se divise sur la manière de
+le constituer. Dès les premiers jours du <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> Consulat, ce parti,
+qui avait concouru de diverses manières au 18 brumaire, avait paru
+partagé en deux tendances contraires: l'une, consistant à faire
+aboutir la Révolution à une république démocratique et modérée, comme
+celle que Washington venait d'établir en Amérique; l'autre, à la faire
+aboutir à une monarchie, ressemblant plus ou moins à la monarchie
+anglaise, et, s'il le fallait même, à l'ancienne monarchie française,
+moins les préjugés d'autrefois, moins le régime féodal, plus la
+grandeur. On entrait dans la troisième année du gouvernement
+consulaire, et, suivant l'usage, les deux tendances allaient
+s'exagérant par la contradiction même. Les uns redevenaient presque
+des révolutionnaires violents, envoyant ce qui se faisait, en voyant
+l'autorité du Premier Consul s'accroître, les idées monarchiques se
+répandre, une cour se former aux Tuileries, le culte catholique
+restauré ou prêt à l'être, les émigrés rentrer en foule. Les autres
+devenaient presque des royalistes d'autrefois, tant ils étaient
+pressés de réagir, et de refaire une monarchie, tant ils étaient
+disposés à s'accommoder même d'un despotisme éclairé, pour tout
+résultat de la Révolution. En fait de despotisme éclairé, celui qui
+s'élevait en ce moment en France, avait tant de génie, procurait un si
+doux repos, que la séduction était grande. Cependant la contradiction
+était poussée à ce point de part et d'autre, qu'une crise devait
+bientôt s'ensuivre.</p>
+
+<p>Le Tribunat, agité les sessions précédentes, tantôt pour des lois de
+finances, tantôt pour les tribunaux <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> spéciaux, l'était cette
+année bien davantage, à l'aspect de tout ce qui se passait, à la vue
+de ce gouvernement marchant si vite à son but. Le Concordat surtout
+l'indignait comme Pacte le plus contre-révolutionnaire qui se pût
+imaginer. Le Code civil n'était pas, suivant lui, assez conforme à
+l'égalité. Ces traités de paix eux-mêmes, qui contenaient la grandeur
+de la France, lui déplaisaient dans leur rédaction, comme on le verra
+bientôt.</p>
+
+<span class="sidenote">Résultats de la constitution de M. Sieyès.</span>
+
+<span class="sidenote">Jalousie entre les divers corps de l'État.</span>
+
+<p>M. Sieyès, en voulant empêcher toute agitation au moyen de ses
+précautions constitutionnelles, n'en avait, comme on le voit, empêché
+aucune, car les constitutions ne créent pas les passions humaines et
+ne sauraient les détruire; elles ne sont que la scène sur laquelle ces
+passions se produisent. En plaçant tout le sérieux, toute l'activité
+des affaires dans le Conseil d'État; le bruit, la parole, la critique
+vaine dans le Tribunat; en réduisant celui-ci au rôle de plaider pour
+ou contre les actes du gouvernement, devant un Corps Législatif réduit
+à répondre par oui ou par non; en plaçant au-dessus un Sénat oisif,
+qui, à de grands intervalles, élisait les hommes, chargés de jouer ces
+deux rôles assez vains dans les deux assemblées législatives; en
+choisissant le personnel du gouvernement dans le même sens; en plaçant
+les hommes propres aux affaires dans le Conseil d'État, les hommes
+propres à la parole, enclins au bruit, dans le Tribunat, les fatigués
+obscurs dans le Corps Législatif, les fatigués d'un ordre élevé dans
+le Sénat, M. Sieyès n'avait guère empêché les passions du temps
+d'éclater; il y avait <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> même ajouté, il faut le dire, une
+certaine jalousie des corps entre eux. Le Tribunat sentait la vanité
+déclamatoire de son rôle; le Corps Législatif sentait le ridicule de
+son silence, et contenait d'ailleurs beaucoup d'anciens prêtres sortis
+des ordres, organisés par l'abbé Grégoire en une opposition
+silencieuse, mais gênante. Le Sénat lui-même, dont M. Sieyès avait
+voulu faire un vieillard opulent et tranquille, n'était pas aussi
+tranquille qu'il l'avait supposé. Ce corps était quelque peu ennuyé de
+sa dignité oisive, car les sénateurs étaient privés de fonctions
+publiques, et leur puissance électorale, si rarement exercée, était
+loin d'occuper leur temps. Tous ensemble jalousaient le Conseil
+d'État, qui partageait seul avec le Premier Consul la gloire des
+grandes choses qui s'accomplissaient chaque jour.</p>
+
+<p>Ainsi, cette société, que M. Sieyès avait cru assoupir dans une espèce
+de régime aristocratique, à l'exemple de Venise ou de Gênes, s'agitait
+encore comme un malade qui a un reste de fièvre, et pouvait être
+soumise, contenue par un maître, mais point endormie d'un paisible
+sommeil, ainsi que l'avait espéré son auteur.</p>
+
+<span class="sidenote">M. Sieyès et l'opposition du Sénat.</span>
+
+<p>Et, chose singulière, M. Sieyès, inventeur de tous ces arrangements
+constitutionnels, en vertu desquels il régnait tant d'activité d'un
+côté, si peu de l'autre, M. Sieyès arrivait à se fatiguer de sa propre
+inaction. Modéré, et même monarchique dans ses opinions, il aurait dû
+approuver les actes du Premier Consul; mais des causes, les unes
+inévitables, les autres accidentelles, commençaient à <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> les
+brouiller. Ce grand esprit spéculatif, réduit à tout voir, à ne rien
+faire, devait jalouser le génie actif et puissant, qui allait chaque
+jour s'emparant de la France et du monde. M. Sieyès, dans les
+magnifiques &oelig;uvres du général Bonaparte, voyait déjà le germe de
+ses fautes futures, et, s'il ne le disait pas encore très-hautement,
+il l'indiquait quelquefois par son silence, ou par un trait de son
+langage, profond comme sa pensée. Peut-être des ménagements de tous
+les instants auraient pu le calmer, le rattacher au Premier Consul.
+Mais celui-ci s'était un peu trop tôt regardé comme quitte envers M.
+Sieyès par le don de la terre de Crosne, et d'ailleurs, absorbé par
+ses travaux immenses, il avait trop négligé l'homme supérieur qui lui
+avait si noblement cédé la première place au 18 brumaire. M. Sieyès,
+oisif, jaloux, blessé, trouvait à redire même dans l'immensité du bien
+présent, et se montrait morose, froidement improbateur. Le Premier
+Consul n'était pas assez maître de son humeur pour laisser tous les
+torts à ses adversaires. Il parlait cavalièrement de la métaphysique
+de M. Sieyès, de son ambition impuissante, et tenait à ce sujet mille
+propos, immédiatement répétés et envenimés par les malveillants. M.
+Sieyès avait à ses côtés quelques amis, tels que M. de Tracy, esprit
+distingué, mais point religieux, philosophe original dans une école
+qui l'était peu, caractère respectable; M. Garat, philosophe disert,
+plus prétentieux que profond; M. Cabanis, voué à l'étude de l'homme
+matériel, et ne voyant rien au delà des bornes de la matière; M.
+Lanjuinais, dévot sincère, honnête <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> homme véhément, qui avait
+noblement défendu les Girondins, et qui aujourd'hui s'échauffait
+volontiers à l'idée de résister au nouveau César. Ils entouraient M.
+Sieyès, et formaient dans le Sénat une opposition déjà sensible. Le
+Concordat leur paraissait, à eux comme à beaucoup d'autres, la preuve
+la plus frappante d'une contre-révolution prochaine.</p>
+
+<span class="sidenote">Manière dont le Premier Consul supporte l'opposition.</span>
+
+<p>Le Premier Consul, voyant la France et l'Europe enchantées de ses
+&oelig;uvres, ne comprenait guère que les seuls improbateurs de ces mêmes
+&oelig;uvres se trouvassent précisément autour de lui. Dépité de cette
+opposition, il appelait les opposants du Sénat des idéologues, menés
+par un boudeur, qui regrettait l'exercice du pouvoir dont il était
+incapable; il appelait les gens du Tribunat des brouillons, auxquels
+il saurait bien rompre en visière, et prouver qu'on ne l'effrayait pas
+avec du bruit; il appelait les mécontents plus ou moins nombreux du
+Corps Législatif, des prêtres défroqués, des jansénistes, que l'abbé
+Grégoire, d'accord avec l'abbé Sieyès, cherchait à organiser en
+opposition contre le gouvernement; mais il disait qu'il briserait
+toutes ces résistances, et qu'on ne l'arrêterait pas facilement dans
+le bien qu'il voulait accomplir. N'ayant pas vécu dans les assemblées,
+il ignorait cet art de ménager les hommes, que César lui-même, si
+puissant qu'il fût, ne négligeait pas, et qu'il avait appris dans le
+Sénat de Rome. Le Premier Consul exprimait son déplaisir,
+publiquement, audacieusement, avec le sentiment de sa force et de sa
+gloire, et n'écoulait guère le sage Cambacérès, qui, fort expérimenté
+dans le maniement des <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> assemblées, lui conseillait vainement
+la mesure et les égards.&mdash;Il faut, répondait le Premier Consul,
+prouver à ces gens-là qu'on ne les craint pas; et ils auront peur à
+condition qu'on n'ait pas peur soi-même.&mdash;C'était déjà, comme on le
+voit, les m&oelig;urs, les idées de la royauté pure, à mesure qu'on
+approchait du moment où la monarchie allait devenir inévitable.</p>
+
+<span class="sidenote">Opposition militaire.</span>
+
+<p>L'opposition n'éclatait pas seulement dans les corps de l'État, mais
+dans l'armée. La masse de l'armée, comme la masse de la nation,
+sensible aux grands résultats obtenus depuis deux ans, était
+entièrement dévouée au Premier Consul. Toutefois, parmi les chefs, se
+trouvaient des mécontents, les uns sincères, les autres seulement
+jaloux. Les mécontents sincères étaient les Révolutionnaires de bonne
+foi, qui voyaient avec peine le retour des émigrés, et l'obligation
+prochaine d'aller montrer leurs uniformes dans les églises. Les
+mécontents par jalousie étaient ceux qui voyaient avec chagrin un
+égal, les ayant surpassés d'abord en gloire, prêt maintenant à devenir
+leur maître. Les premiers appartenaient davantage à l'armée d'Italie,
+qui avait toujours été franchement révolutionnaire; les seconds, à
+l'armée du Rhin, calme, modérée, mais un peu envieuse.</p>
+
+<span class="sidenote">Lannes éloigné de Paris, et envoyé en ambassade.</span>
+
+<p>Les chefs de l'armée d'Italie, généralement dévoués au Premier Consul,
+mais ardents dans leurs sentiments, n'aimant ni les prêtres ni les
+émigrés, se plaignaient qu'on voulût faire d'eux des gens d'église, et
+disaient tout cela dans la langue originale, et peu séante des
+soldats. Augereau, Lannes, <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> mauvais politiques, mais guerriers
+héroïques, surtout le second, qui était un homme de guerre accompli,
+se permettaient les plus étranges discours. Lannes, devenu commandant
+en chef de la garde consulaire, en administrait la caisse avec une
+prodigalité connue et autorisée par le Premier Consul. Un hôtel
+richement défrayé servait à l'état-major de cette garde. Lannes y
+tenait table ouverte pour tous ses camarades, et là, dans des festins
+soldatesques, se répandait en invectives contre la marche du
+gouvernement. Le Premier Consul n'avait pas à craindre que le
+dévouement de ces soldats oisifs en fût altéré à son égard. Au premier
+signal, il était sûr de les retrouver tous, et Lannes plus qu'aucun
+autre. Cependant il était dangereux de laisser aller plus loin ces
+têtes et ces langues, et il manda Lannes chez lui. Celui-ci, habitué à
+une grande familiarité avec son général en chef, se permit quelques
+emportements, bientôt réprimés par la tranquille supériorité du
+Premier Consul. Il s'en alla malheureux de sa faute, malheureux du
+mécontentement qu'il avait encouru. Dans un mouvement d'honorable
+susceptibilité, il voulut payer les dépenses qui avaient pesé sur la
+caisse de la garde, du consentement du Premier Consul. Mais ce
+général, qui avait tant fait la guerre en Italie, ne possédait presque
+rien. Augereau, tout aussi inconsidéré, mais excellent c&oelig;ur, lui
+prêta une somme qui composait tout son avoir, et lui dit: Tiens,
+prends cet argent, va trouver cet ingrat pour lequel nous avons versé
+notre sang, rends-lui ce <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> qui est dû à la caisse, et ne soyons
+plus ses obligés, ni les uns ni les autres.&mdash;Le Premier Consul ne
+permit pas à ces anciens compagnons d'armes, héros et enfants tout à
+la fois, de s'affranchir de leur affection envers lui. Il les
+dispersa. Lannes fut destiné à une ambassade avantageuse, celle du
+Portugal. C'est le consul Cambacérès qui fut chargé de cet
+arrangement. Augereau eut ordre d'être plus circonspect à l'avenir, et
+de retourner à son armée.</p>
+
+<p>Cependant ces scènes, fort exagérées par la malveillance qui les
+propageait en les défigurant, produisaient sur l'opinion publique,
+notamment dans les provinces, un effet fâcheux. Nulle part elles ne
+valaient un improbateur au Premier Consul, auquel on était disposé à
+donner raison contre toute opposition; mais elles inspiraient
+l'inquiétude, et faisaient craindre des difficultés graves pour le
+pouvoir dont on invoquait l'établissement<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Lien vers la note 20"><span class="smaller">[20]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> Ces scènes avec les officiers de l'armée d'Italie étaient des
+scènes d'amis, brouillés un jour, s'embrassant le lendemain. Elles
+avaient quelque chose de plus sérieux avec les généraux du Rhin, plus
+froids et plus haineux. Malheureusement une division funeste
+commençait à éclater entre le général en chef de l'armée d'Italie, et
+le général en chef de l'armée du Rhin, entre le général Bonaparte et
+le général Moreau.</p>
+
+<p>Moreau, depuis la campagne d'Autriche, dont il devait le succès, du
+moins en partie, au Premier Consul, qui lui avait donné à commander la
+plus belle armée de la France, Moreau passait pour le second général
+de la république. Au fond personne ne se trompait sur sa valeur: on
+savait bien que c'était un esprit médiocre, incapable de grandes
+combinaisons, et entièrement dépourvu de génie politique. Mais on
+s'appuyait sur ses qualités réelles de général sage, prudent et
+vigoureux, pour en faire un capitaine supérieur, et capable de tenir
+tête au vainqueur de l'Italie et de l'Égypte. Les partis ont un
+merveilleux instinct pour découvrir les faiblesses des hommes
+éminents. Ils les flattent, ou les offensent tour à tour, jusqu'à ce
+qu'ils aient trouvé l'issue par laquelle ils peuvent pénétrer dans
+leur c&oelig;ur, pour y introduire <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> leurs poisons. Ils avaient
+bientôt trouvé le côté faible de Moreau, c'était la vanité. Ils lui
+avaient, en le flattant, inspiré contre le Premier Consul une jalousie
+fatale, qui devait le perdre un jour. Pour surcroît de malheur, Moreau
+venait de faire un mariage qui avait contribué à le jeter dans cette
+voie funeste. Les femmes des deux familles Bonaparte et Moreau
+s'étaient brouillées pour ces misères qui brouillent les femmes entre
+elles. Dans la famille de Moreau, on cherchait à lui persuader qu'il
+devait être le premier et non le second; que le général Bonaparte
+était mal disposé à son égard, qu'il cherchait à le déprécier et à lui
+faire jouer un rôle secondaire. Moreau, qui était dépourvu de
+caractère, n'avait que trop écouté ces dangereuses suggestions. Le
+Premier Consul cependant n'avait envers lui aucune espèce de tort; il
+l'avait, au contraire, comblé de distinctions de tout genre; il avait
+affecté d'en dire plus de bien qu'il n'en pensait, surtout à propos de
+la bataille de Hohenlinden, qu'il proclamait publiquement comme un
+chef-d'&oelig;uvre d'art militaire, tandis qu'en secret il la regardait
+plutôt comme une bonne fortune que comme une combinaison savante et
+réfléchie. Toujours enfin il l'avait traité avec des égards étudiés,
+connaissant ses faiblesses, et sachant le parti qu'on ne manquerait
+pas de tirer du moindre défaut de soin. Mais dès que Moreau se fut
+donné les premiers torts, il ne resta pas en arrière, et, avec la
+promptitude ordinaire de son caractère, il les égala promptement. Un
+jour il offrit à Moreau de le suivre à une revue; Moreau refusa
+sèchement, pour n'être pas confondu <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> dans l'état-major du
+Premier Consul, et donna pour excuse qu'il n'avait pas de cheval à
+monter. Le Premier Consul, blessé de ce refus, lui rendit bientôt la
+pareille. À l'une des grandes fêtes qu'on avait fréquemment l'occasion
+de donner, tous les hauts fonctionnaires étaient invités à un dîner
+aux Tuileries. Moreau était à la campagne; mais, revenu la veille pour
+une affaire, il se rendit auprès du consul Cambacérès pour
+s'entretenir avec lui de l'objet qui l'amenait. Celui-ci, qui
+s'occupait sans cesse à concilier, accueillit Moreau de son mieux.
+Surpris de le voir à Paris, il courut avertir le Premier Consul, et le
+pressa vivement d'inviter le général en chef de l'armée du Rhin au
+grand dîner du lendemain.&mdash;Il m'a fait un refus public, répondit le
+Premier Consul, je ne m'exposerai pas à en recevoir un second.&mdash;Rien
+ne put le vaincre, et, le lendemain, tandis que tous les généraux et
+les hauts fonctionnaires de la République étaient aux Tuileries, assis
+à la table du Premier Consul, Moreau se vengea d'avoir été négligé en
+allant publiquement, et en habit civil, dîner dans un des restaurants
+les plus fréquentés de la capitale, avec une troupe d'officiers
+mécontents. Ce fait fut très-remarqué, et produisit un effet des plus
+fâcheux.</p>
+
+<p>À partir de ce jour, c'est-à-dire de l'automne de 1801, les généraux
+Bonaparte et Moreau se témoignèrent une extrême froideur. Tout le
+monde le sut bientôt, et les partis hostiles se hâtèrent d'en
+profiter. Ils se mirent à exalter le général Moreau aux dépens du
+général Bonaparte, et cherchèrent à remplir ces deux c&oelig;urs du
+poison de la <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> haine. Ces détails paraîtront peut-être bien
+au-dessous de la dignité de l'histoire; mais tout ce qui fait
+connaître les hommes, les petitesses déplorables même des plus grands,
+est digne de l'histoire; car tout ce qui peut instruire lui
+appartient. On ne saurait trop avertir les personnages considérables
+de la futilité des motifs qui les brouillent souvent, surtout quand
+leurs divisions deviennent celles de la patrie.</p>
+
+<span class="sidenote">Ouverture de la session de l'an <span class="smcap">X</span>.</span>
+
+<p>L'ouverture de la session de l'an <span class="smcap">X</span> eut lieu le 1<sup>er</sup> frimaire (22
+novembre 1801), d'après le v&oelig;u même de la Constitution, qui la
+fixait à ce jour-là. Certes, si jamais on a dû être fier de se
+présenter à une assemblée législative, c'est avec ce qu'apportait
+alors le gouvernement consulaire. La paix conclue avec la Russie,
+l'Angleterre, les puissances allemandes et italiennes, le Portugal, la
+Porte, et conclue avec toutes ces puissances à de superbes conditions;
+un projet de conciliation avec l'Église, qui terminait les troubles
+religieux, et qui, en réformant l'Église française d'après les
+principes de la Révolution, obtenait cependant l'adhésion des
+orthodoxes aux conséquences de cette révolution; un Code civil,
+monument admiré depuis du monde entier; des lois d'une haute utilité
+sur l'instruction publique, sur la Légion d'Honneur, et sur une
+infinité d'autres matières importantes; des projets financiers qui
+plaçaient les dépenses et les revenus de l'État en parfait équilibre:
+quoi de plus complet, de plus extraordinaire, qu'un tel ensemble à
+offrir à une nation! Cependant toutes ces choses furent, comme on va
+le voir, fort mal accueillies.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span>
+
+<span class="sidenote">Dupuis, auteur du livre sur l'<i>Origine de tous les Cultes</i>,
+nommé président du Corps Législatif.</span>
+
+<p>La session du Corps Législatif fut ouverte cette fois avec une
+certaine solennité. Le ministre de l'intérieur était chargé de
+présider à cette ouverture. On fit de part et d'autre quelques
+discours d'apparat, et on sembla vouloir imiter les formes usitées en
+Angleterre, quand le Parlement est ouvert par commissaires. Ce nouveau
+cérémonial, emprunté à une royauté constitutionnelle, fut remarqué
+avec malveillance par les opposants. Le Tribunat et le Corps
+Législatif se constituèrent, et on commença ce genre de
+manifestations, par lesquelles les assemblées révèlent volontiers
+leurs sentiments secrets, les choix de personnes. Le Corps Législatif
+nomma pour son président M. Dupuis, l'auteur du livre fameux <i>sur
+l'origine de tous les cultes</i>. M. Dupuis n'était pas aussi opposant
+que son livre aurait pu le faire croire, car il avait avoué au Premier
+Consul, en s'entretenant avec lui, que la réconciliation avec Rome
+était nécessaire; mais son nom avait une haute signification, dans un
+moment où le Concordat était l'un des principaux griefs allégués
+contre la politique consulaire. L'intention était facile à saisir, et
+elle fut comprise par le public, surtout par le Premier Consul, qui
+s'en exagéra même la portée.</p>
+
+<span class="sidenote">Présentation au Corps Législatif des traités de paix, et du
+Code civil.</span>
+
+<p>Les deux assemblées exerçant la puissance législative, c'est-à-dire le
+Tribunat et le Corps Législatif, étant constituées, trois conseillers
+d'État présentèrent l'exposé de la situation de la République. Cet
+exposé, dicté par le Premier Consul, était simple et noble sous le
+rapport du langage, magnifique sous le rapport des choses. Il fit sur
+l'opinion publique <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> un effet profond. Puis, le lendemain, une
+nombreuse suite de conseillers d'État vint apporter une série de
+projets de lois, que bien rarement un gouvernement a l'occasion de
+présenter à des chambres assemblées. C'étaient les projets destinés à
+convertir en lois les traités avec la Russie, avec la Bavière, avec
+Naples, avec le Portugal, avec l'Amérique, avec la Porte-Ottomane. Le
+traité avec l'Angleterre, conclu préalablement à Londres sous forme de
+préliminaires de paix, allait recevoir en ce moment, dans le congrès
+d'Amiens, la forme de traité définitif, et ne pouvait pas encore être
+soumis aux délibérations du Corps Législatif. Quant au Concordat, on
+ne voulait pas l'exposer tout de suite à la mauvaise volonté des
+opposants. Le conseiller d'État Portalis vint lire ensuite un discours
+demeuré célèbre sur l'ensemble du Code civil. Les trois premiers
+titres de ce code furent en même temps apportés par trois conseillers
+d'État; le premier était relatif <i>à la publication des lois</i>; le
+second, <i>à la jouissance et à la privation des droits civils</i>; le
+troisième, <i>aux actes de l'état civil</i>.</p>
+
+<span class="sidenote">Scène violente à l'occasion du mot <i>sujets</i>, introduit dans
+le traité avec la Russie.</span>
+
+<p>Il semble qu'un tel programme de travaux législatifs aurait du faire
+tomber toute opposition; cependant il n'en fut rien. Lorsque, suivant
+l'usage, ces projets furent communiqués au Tribunat, la communication
+du traité avec la Russie provoqua la scène la plus violente. L'article
+3 de ce traité contenait une stipulation importante, que les deux
+gouvernements avaient imaginée, pour se garantir contre les secrètes
+menées, qu'ils auraient <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> pu se permettre l'un à l'égard de
+l'autre, en cas de mauvaise volonté. Ils s'étaient promis, disait cet
+article 3, <i>de ne pas souffrir qu'aucun de leurs sujets se permît
+d'entretenir une correspondance quelconque, soit directe soit
+indirecte, avec les ennemis intérieurs du gouvernement actuel des deux
+États, d'y propager des principes contraires à leurs constitutions
+respectives, ou d'y fomenter des troubles</i>. Le gouvernement français
+avait eu en vue les émigrés, le gouvernement russe avait eu en vue les
+Polonais. Rien n'était plus naturel qu'une telle précaution, surtout
+pour le gouvernement français, qui avait les Bourbons à craindre, et à
+surveiller. Mais, en voulant qualifier les individus qui pourraient
+attenter au repos commun des deux pays, on avait employé le mot qui
+naturellement se présentait comme le plus fréquemment employé dans la
+langue diplomatique, c'était le mot <i>sujets</i>. On l'avait employé sans
+aucune intention, parce que c'est le mot ordinaire dans tous les
+traités, parce qu'on dit <i>les sujets</i> d'une république, aussi bien que
+<i>les sujets</i> d'une monarchie. À peine avait-on achevé la lecture du
+traité que le tribun Thibaut, l'un des membres de l'opposition,
+demanda la parole. Il s'est glissé, dit-il, dans le texte de ce
+traité, une expression inadmissible dans notre langue, et qui ne
+saurait y être supportée. Il s'agit du mot <i>sujets</i>, appliqué aux
+citoyens de l'un des deux États. Une république n'a point de sujets,
+mais des citoyens. C'est sans doute une erreur de rédaction, mais il
+est indispensable de la réparer.&mdash;Ces paroles produisirent <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span>
+une agitation fort vive, comme il arrive toujours dans une assemblée
+émue à l'avance, qui attend un événement, et que chaque circonstance,
+même légère, fait tressaillir, si elle touche aux objets qui
+préoccupent les esprits. Le président coupa court à l'explication qui
+allait s'engager, en faisant remarquer que la délibération n'était pas
+ouverte en ce moment, et que ces observations devaient être réservées
+pour le jour où, sur le rapport d'une commission, le traité présenté
+serait mis en discussion. Ce rappel au règlement empêcha le tumulte
+d'éclater à l'instant même, et une commission fut immédiatement
+nommée.</p>
+
+<span class="sidenote">Scrutins pour les places vacantes au Sénat.</span>
+
+<p>Cette manifestation accrut l'émotion qui régnait dans les grands corps
+de l'État, et irrita davantage le Premier Consul. Les manifestations,
+par le moyen des élections de personnes, continuèrent. Il y avait
+plusieurs places à remplir au Sénat. Une était vacante par la mort du
+sénateur Crassous; deux autres étaient à remplir en vertu de la
+Constitution. Cette Constitution, comme on doit s'en souvenir, n'avait
+d'abord pourvu qu'à soixante places de sénateurs, sur les
+quatre-vingts, qui formaient le nombre total du Sénat. Pour arriver à
+ce nombre, on devait en nommer deux par an, pendant dix ans. C'était
+donc trois places à donner dans le moment, en comptant celle qui
+devenait vacante par la mort du sénateur Crassous. D'après la
+Constitution, le Premier Consul, le Corps Législatif et le Tribunat
+présentaient chacun un candidat, et le Sénat choisissait ensuite
+entre les candidats présentés.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span>
+
+<span class="sidenote">L'abbé Grégoire présenté par le Corps Législatif comme
+candidat au Sénat.</span>
+
+<p>On commença les scrutins pour cet objet, soit au Corps Législatif,
+soit au Tribunat. Au Tribunat, l'opposition portait M. Daunou, qui
+s'était publiquement brouillé avec le Premier Consul, à l'occasion des
+tribunaux spéciaux, tant discutés à la session dernière. Il n'avait
+plus voulu reparaître au Tribunat, disant qu'il resterait étranger à
+tous les travaux législatifs, <i>tant que durerait la tyrannie</i>. En
+effet, il avait tenu parole, et on ne l'avait plus aperçu. Les
+opposants avaient donc choisi M. Daunou, comme le candidat le plus
+désagréable au Premier Consul. Les partisans décidés du gouvernement,
+dans le même corps, portaient l'un des auteurs du Code civil, M. Bigot
+de Préameneu. Ni l'un ni l'autre ne l'emporta. La majorité des voix se
+réunit sur un candidat sans signification, le tribun Desmeuniers,
+personnage modéré, et qui, par ses relations, n'était pas étranger au
+Premier Consul. Mais le Corps Législatif se prononça plus nettement,
+et nomma l'abbé Grégoire pour son candidat au Sénat. Ce choix, après
+la présidence déférée à M. Dupuis, était un redoublement de
+manifestation contre le Concordat. M. Bigot de Préameneu avait eu dans
+ce corps un certain nombre de voix, les deux cinquièmes à peu près.</p>
+
+<span class="sidenote">Candidats présentés par le Premier Consul.</span>
+
+<p>Le Premier Consul voulut faire de son côté une proposition
+significative. Il aurait pu attendre que les deux corps, chargés de
+présenter des candidats concurremment avec le pouvoir exécutif,
+eussent choisi ces candidats pour les deux places qui restaient à
+remplir. Il était probable que le Corps Législatif et le Tribunat, ne
+voulant pas rompre définitivement <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> avec un gouvernement aussi
+populaire que celui du Premier Consul, livrés d'ailleurs à ce
+mouvement oscillatoire des assemblées, qui reculent toujours le
+lendemain quand elles se sont trop avancées la veille, feraient des
+choix moins tranchés, et adopteraient même pour les deux candidatures
+restantes des noms acceptables par le gouvernement. Ainsi M.
+Desmeuniers, par exemple, était un choix que le Premier Consul pouvait
+parfaitement admettre, car il avait promis de le récompenser de ses
+services, par une place de sénateur. Il était probable que le nom de
+M. Bigot de Préameneu sortirait de l'un des scrutins, du Corps
+Législatif ou du Tribunat. Le Premier Consul aurait pu alors
+présenter, pour son compte, ceux des candidats adoptés par ces
+assemblées, qui lui auraient convenu le mieux, et, dans ce cas, un nom
+présenté par deux autorités sur trois, avait la presque certitude
+d'être accueilli par la majorité du Sénat. Le consul Cambacérès
+conseillait cette conduite; mais c'était là un genre de ménagements
+dont on fait beaucoup usage dans le gouvernement représentatif, et qui
+répugnait souverainement au Premier Consul. Le général-magistrat,
+étranger à cette forme de gouvernement, ne voulait pas se mettre ainsi
+à la suite du Corps Législatif ou du Tribunat, et attendre leurs
+préférences pour manifester les siennes. En conséquence il présenta
+immédiatement, non pas un candidat, mais trois à la fois, et il
+choisit trois généraux. Malgré les espérances données antérieurement à
+M. Desmeuniers, le Premier Consul, mécontent de lui, <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> parce
+qu'il ne s'était pas prononcé assez haut dans les discussions déjà
+engagées sur le Code civil, l'écarta, et présenta les généraux
+Jourdan, Lamartillière et Berruyer. Il est vrai que ces généraux
+étaient parfaitement choisis pour la circonstance. Le général Jourdan
+avait paru contraire au 18 brumaire, mais il jouissait du respect
+universel, il se conduisait avec sagesse, et avait reçu depuis le
+gouvernement du Piémont. En le présentant au Sénat, le Premier Consul
+faisait preuve de la véritable impartialité qui convient à un chef de
+gouvernement. Quant au général Lamartillière, c'était le plus ancien
+officier de l'artillerie, et il avait fait toutes les campagnes de la
+Révolution. Le général Berruyer était un officier d'infanterie
+très-âgé, qui, après avoir pris part à la guerre de Sept-Ans, venait
+d'être blessé dans les armées de la République. Ce n'étaient donc pas
+des créatures à lui que le général Bonaparte proposait de récompenser,
+mais de vieux serviteurs de la France sous tous les régimes. Cette
+conduite fière et cassante adoptée, on ne pouvait faire de plus dignes
+choix. Chose plus singulière encore, ils furent motivés dans un
+préambule. Le sens du préambule avait une haute signification. Vous
+avez la paix, disait le gouvernement au Sénat; vous la devez au sang
+que les généraux ont versé en cent batailles. Prouvez-leur, en les
+appelant dans votre sein, que la patrie n'est pas ingrate envers
+eux.&mdash;</p>
+
+<span class="sidenote">L'abbé Grégoire nommé sénateur par un scrutin du Sénat, et
+préféré ainsi au candidat du Premier Consul.</span>
+
+<p>Le Sénat s'assembla, et fut agité par beaucoup d'intrigues. M.
+Sieyès, qui vivait habituellement à <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> la campagne, la quitta
+dans cette occasion, et vint se mêler à ces intrigues. On entraîna
+beaucoup de bonnes gens, comme le vieux Kellermann, par exemple, en
+leur disant que le Corps Législatif, si on préférait son candidat,
+c'est-à-dire l'abbé Grégoire, payerait cette préférence en proposant
+pour la seconde place vacante le général Lamartillière, l'un des trois
+candidats du Premier Consul, et qu'alors, en nommant un peu plus tard
+ce général, on satisferait deux autorités en même temps, le Corps
+Législatif et le gouvernement. Ces menées réussirent, et l'abbé
+Grégoire fut élu sénateur à une grande majorité.</p>
+
+<span class="sidedate">Déc. 1801.</span>
+
+<span class="sidenote">Discussion du mot <i>sujets</i> dans le sein du Tribunat.</span>
+
+<p>Tandis que ces choix de personnes agitaient les esprits, et causaient
+une grande joie aux opposants, les discussions dans le Corps
+Législatif et le Tribunat prenaient le caractère le plus fâcheux. Le
+traité avec la Russie, à l'occasion du mot <i>sujets</i>, était devenu
+l'objet des plus violentes discussions dans la commission du Tribunat.
+M. Costaz, le rapporteur de cette commission, qui n'était point du
+parti des opposants, avait demandé quelques explications au
+gouvernement. Le Premier Consul l'avait reçu, lui avait expliqué le
+sens de l'article tant attaqué, lui avait fait connaître le motif de
+son insertion au traité, et, quant au mot <i>sujets</i>, lui avait prouvé,
+le Dictionnaire de l'Académie à la main, que ce mot, employé
+diplomatiquement, s'appliquait aux citoyens d'une république aussi
+bien qu'à ceux d'une monarchie. Il lui avait même raconté, pour
+achever son édification, divers détails sur les relations de la
+France <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> avec la Russie, touchant les émigrés. M. Costaz,
+convaincu par l'évidence de ces explications, fit son rapport dans un
+sens favorable à l'article en question; mais, intimidé par la violence
+du Tribunat, il blâma l'emploi du mot <i>sujets</i>, et raconta les choses
+d'une manière assez maladroite, qui pouvait donner à la Russie
+l'apparence d'un gouvernement faible, livrant les émigrés au Premier
+Consul, et au Premier Consul l'apparence d'un gouvernement
+persécuteur, poursuivant les émigrés jusque dans leur asile le plus
+lointain. M. Costaz, comme il arrive souvent aux hommes circonspects,
+qui veulent ménager tous les partis à la fois, déplut également aux
+opposants et au Premier Consul, qu'il compromettait avec la Russie.</p>
+
+<p>Le jour de la discussion arrivé, c'était le 7 décembre 1801 (16
+frimaire), le tribun Jard-Panvilliers demanda que le débat eût lieu en
+comité secret. Cette proposition fort sage fut adoptée. Dès que les
+tribuns furent délivrés de la présence du public, qui leur était
+d'ailleurs peu favorable, ils se livrèrent aux plus inconcevables
+emportements. Ils voulaient absolument rejeter le traité, et en
+proposer le rejet au Corps Législatif. Si jamais il y eut une folie
+coupable, c'était celle-là; car, pour un mot, juste d'ailleurs, et
+parfaitement innocent, rejeter un traité pareil, si long, si difficile
+à conclure, et qui procurait la paix avec la première puissance du
+continent, c'était agir en insensés et en furieux. MM. Chénier et
+Benjamin Constant se livrèrent aux plus véhémentes déclamations. M.
+Chénier alla jusqu'à prétendre qu'il avait d'importantes <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span>
+choses à dire sur cette question; mais qu'il ne les dirait que lorsque
+la séance serait publique, car il voulait que la France entière pût
+les entendre. On lui répondit qu'il valait mieux commencer par les
+communiquer à ses propres collègues. Il recula cependant, et un tribun
+inconnu, homme simple et de bon sens, fit rentrer la raison dans les
+esprits par une courte allocution. Je n'entends rien, dit-il, à la
+diplomatie; je n'en sais ni l'art ni la langue. Mais je vois dans le
+traité proposé un traité de paix. Un traité de paix est une chose
+précieuse, qu'il faut adopter en entier, avec tous les mots qu'il
+renferme. Croyez que la France ne vous pardonnerait pas un rejet, et
+que la responsabilité qui pèserait sur vous serait terrible. Je
+demande donc que la discussion soit terminée, la séance rendue
+publique, et le traité mis immédiatement aux voix.&mdash;Après ces courtes
+paroles, débitées avec calme et simplicité, on allait voter, lorsqu'un
+des opposants demanda le renvoi au lendemain, à cause de l'heure fort
+avancée. Le renvoi fut adopté. Le lendemain le tumulte fut tout aussi
+grand que la veille. M. Benjamin Constant prononça un discours écrit,
+très-développé, très-subtil. M. Chénier déclama de nouveau avec
+violence, disant que cinq millions de Français étaient morts pour
+n'être plus <i>sujets</i>, et que ce mot devait rester enseveli dans les
+ruines de la Bastille. La majorité, fatiguée de ces violences, allait
+en finir, quand arriva une lettre du conseiller d'État Fleurieu,
+adressée au rapporteur Costaz. M. Costaz avait donné comme
+officielles les explications qu'il avait présentées dans <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> son
+rapport, et avait voulu faire entendre qu'elles venaient du Premier
+Consul. Fournissez-en la preuve positive, lui avait-on répondu. Il
+avait alors provoqué une déclaration de M. Fleurieu, qui était le
+conseiller d'État chargé de soutenir le projet. Celui-ci, après avoir
+pris les ordres du Premier Consul, envoya la déclaration désirée, en
+la faisant suivre de beaucoup de rectifications, que le rapport de M.
+Costaz rendait indispensables, et qui ranimèrent le débat. M. Ginguené
+le termina par une proposition épigrammatique et peu séante.
+Reconnaissant qu'il était difficile pour un mot déplaisant de rejeter
+un traité de paix, il demanda d'émettre un vote motivé en ces termes:
+«Par amour pour la paix, le Tribunat adopte le traité conclu avec la
+cour de Russie.»</p>
+
+<p>M. de Girardin, qui était un des membres les plus raisonnables et les
+plus spirituels du Tribunat, fit repousser toutes ces propositions, et
+décida l'assemblée à passer immédiatement aux voix. Après tout, la
+majorité du Tribunat voulait, par ses choix de personnes, donner au
+Premier Consul des signes de mécontentement; elle ne désirait pas
+entrer en lutte surtout à propos d'un traité, dont le rejet lui aurait
+valu l'animadversion publique. Il fut adopté par 77 voix contre 14.
+L'adoption au Corps Législatif eut lieu sans tumulte, grâce à la forme
+de l'institution.</p>
+
+<p>Cette scène fit dans Paris un effet pénible. On ne considérait pas le
+Premier Consul comme un ministre exposé à perdre la majorité, et on ne
+craignait pas pour son existence politique. On le considérait comme
+cent fois plus nécessaire qu'un roi ne le paraît <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> dans une
+monarchie bien établie. Mais on voyait avec chagrin la moindre
+apparence de nouveaux troubles, et les amis d'une sage liberté se
+demandaient, comment avec un caractère semblable à celui du général
+Bonaparte, comment avec une constitution dans laquelle on avait
+négligé d'admettre le pouvoir de dissolution, une telle lutte pourrait
+finir, si elle se prolongeait.</p>
+
+<p>En effet, si la dissolution eût été possible, la difficulté eût été
+bientôt résolue, car la France convoquée n'eût pas réélu un seul des
+adversaires du gouvernement. Mais, obligés de vivre ensemble jusqu'au
+renouvellement par cinquième, les pouvoirs étaient exposés, comme sous
+le Directoire, à quelque violence des uns à l'égard des autres; et si
+pareille chose avait lieu, ce n'étaient évidemment ni le Tribunat ni
+le Corps Législatif qui pouvaient l'emporter. Il suffisait d'un acte
+de la volonté du Premier Consul, pour mettre au néant et la
+constitution et ceux qui en faisaient un tel usage. Aussi tous les
+hommes sages tremblaient-ils en voyant cet état de choses.</p>
+
+<span class="sidenote">Discussion du Code civil.</span>
+
+<span class="sidenote">Critiques dont le Code civil est l'objet.</span>
+
+<p>La discussion du Code civil ne fit qu'accroître ces craintes.
+Aujourd'hui que le temps a valu à ce Code l'estime universelle, on
+n'imaginerait pas toutes les critiques dont il fut l'objet à cette
+époque. Les opposants exprimaient d'abord un grand étonnement de
+trouver ce Code si simple, si peu nouveau. Comment, ce n'est que cela!
+disaient-ils; mais il n'y a dans ce projet aucune conception nouvelle,
+aucune grande création législative, qui soit particulière à la
+société française, qui puisse lui imprimer un caractère <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span>
+propre et durable: ce n'est qu'une traduction du droit romain ou
+coutumier. On a pris Domat, Pothier, les Institutes de Justinien; on a
+rédigé en français tout ce qu'ils contiennent; on l'a divisé en
+articles; on a lié ces articles par des numéros, bien plus que par une
+déduction logique; et puis on vient présenter cette compilation à la
+France comme un monument qui a droit à son admiration et à ses
+respects!&mdash;MM. Benjamin Constant, Chénier, Ginguené, Andrieux, tous
+dignes de mieux employer leur esprit, raillaient les conseillers
+d'État, disaient que c'étaient des procureurs conduits par un soldat,
+qui avaient fait cette plate compilation, fastueusement appelée le
+Code civil de la France.</p>
+
+<span class="sidenote">Réponse de M. Portalis à ces critiques.</span>
+
+<p>M. Portalis et les hommes de sens qui étaient ses collaborateurs,
+répondaient qu'en fait de législation, il ne s'agissait pas d'être
+original, mais clair, juste et sage; qu'on n'avait pas une société
+nouvelle à constituer, comme Lycurgue ou Moïse, mais une vieille
+société à réformer en quelques points, à restaurer en beaucoup
+d'autres; que le Droit français se faisait depuis dix siècles; qu'il
+était tout à la fois le produit de la science romaine, de la
+féodalité, de la monarchie, et de l'esprit moderne, agissant ensemble
+pendant une longue durée de temps sur les m&oelig;urs françaises; que le
+Droit civil de la France, résultant de ces causes diverses, devait
+être assorti aujourd'hui à une société qui avait cessé d'être
+aristocratique pour devenir démocratique; qu'il fallait, par exemple,
+revoir les lois sur le mariage, sur la puissance paternelle, sur les
+successions, pour les dépouiller de tout ce qui <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> répugnait au
+temps présent; qu'il fallait purger les lois sur la propriété de toute
+servitude féodale, rédiger cet ensemble de prescriptions dans un
+langage net, précis, qui ne donnât plus lieu aux ambiguïtés, aux
+contestations interminables, et mettre le tout dans un bel ordre; que
+c'était là le seul monument à élever, et que, si, contrairement à
+l'intention de ses auteurs, il arrivait qu'il surprît par sa
+structure, qu'il plût à quelques lettrés par des vues nouvelles et
+originales, au lieu d'obtenir la froide et silencieuse estime des
+jurisconsultes, il manquerait son but véritable, dût-il plaire à
+quelques esprits plus singuliers que sensés.</p>
+
+<p>Tout cela était parfaitement raisonnable et vrai. Le Code, sous ce
+rapport, était un chef-d'&oelig;uvre de législation. De graves
+jurisconsultes, pleins de savoir et d'expérience, sachant parler la
+langue du Droit, et dirigés par un chef, soldat il est vrai, mais
+esprit supérieur, habile à trancher leurs doutes et à les soumettre au
+travail, avaient composé ce beau résumé du Droit français, purgé de
+tout droit féodal. Il était impossible de faire autrement ni mieux.</p>
+
+<p>Il est vrai que, dans ce vaste code, on pouvait substituer ça et là un
+mot à un autre mot, transporter un article d'une place à une autre
+place; on le pouvait sans beaucoup de danger, mais sans beaucoup
+d'utilité aussi; et c'est là justement ce qu'aiment à faire, même des
+assemblées bienveillantes, uniquement pour imprimer leur main sur
+l'&oelig;uvre qui leur est soumise. Quelquefois, en effet, après la
+présentation d'un projet de loi considérable, on voit des <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span>
+esprits médiocres et ignorants, s'assembler autour d'une &oelig;uvre de
+législation, fruit d'une profonde expérience et d'un long travail,
+changer ceci, changer cela, d'un tout bien lié faire un tout informe
+et incohérent, sans relation avec les lois existantes et les faits
+réels. Ils agissent souvent ainsi, sans esprit d'opposition, seulement
+par goût de retoucher l'&oelig;uvre d'autrui. Qu'on se figure des tribuns
+véhéments et peu instruits, s'exerçant de la sorte sur un code de
+quelques mille articles! c'était à y renoncer.</p>
+
+<span class="sidenote">Titre préliminaire du Code civil.</span>
+
+<p>Le titre préliminaire essuya le premier débordement des critiques du
+Tribunat. Il avait été renvoyé à une commission dont le tribun
+Andrieux était le rapporteur. Ce titre contenait, sauf quelques
+différences de rédaction peu importantes, les mêmes dispositions qui
+ont définitivement prévalu, et qui forment aujourd'hui comme la
+préface de ce beau monument de législation. Le premier article était
+relatif à la promulgation des lois. On avait abandonné l'ancien
+système, en vertu duquel la loi n'était exécutoire qu'après
+l'enregistrement accordé par les parlements et les tribunaux. Ce
+système avait produit jadis la lutte des parlements et de la royauté,
+lutte qui avait été dans son temps un utile correctif de la monarchie
+absolue, mais qui aurait été un vrai contre-sens à une époque où il
+existait des assemblées représentatives, chargées d'accorder ou de
+refuser l'impôt. On avait substitué à ce système l'idée fort simple de
+faire promulguer la loi par le pouvoir exécutif, de la rendre
+exécutoire <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> dans le chef-lieu du gouvernement vingt-quatre
+heures après sa promulgation, et dans les départements après un délai
+proportionné aux distances. Le second article interdisait aux lois
+tout effet rétroactif. Quelques grandes erreurs de la Convention sur
+ce sujet, rendaient cet article utile et même nécessaire. Il fallait
+poser en principe que la loi ne pourrait jamais troubler le passé, et
+ne réglerait que l'avenir. Après avoir limité l'action des lois quant
+au temps, il fallait en limiter l'action quant aux lieux; dire quelles
+seraient les lois qui suivraient les Français hors du territoire de la
+France, et les obligeraient en tous lieux, comme celles qui réglaient,
+par exemple, les mariages et les successions; et quelles seraient les
+lois qui ne les obligeraient que sur le territoire de la France, mais,
+sur ce territoire, obligeraient les étrangers aussi bien que les
+Français. Les lois relatives à la police ou à la propriété devaient
+être dans cette dernière catégorie: c'était l'objet de l'article
+trois. L'article quatre obligeait le juge à juger, même quand la loi
+ne lui semblait pas suffisante. Ce cas venait de se rencontrer plus
+d'une fois, dans la transition d'une législation à l'autre. Souvent,
+en effet, les tribunaux, faute de lois, avaient été sincèrement
+embarrassés de prononcer; souvent aussi ils s'étaient frauduleusement
+soustraits à l'obligation de rendre la justice. La Cour de Cassation
+et le Corps Législatif étaient encombrés de recours en interprétation
+de lois. Il fallait empêcher cet abus, en obligeant le juge à donner
+une décision, dans tous les cas; mais il fallait en même temps
+l'empêcher de se constituer <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> législateur. C'était l'objet de
+l'article cinq, qui défendait aux tribunaux de décider autre chose que
+le cas spécial qui leur était soumis, et de prononcer par voie de
+disposition générale. Enfin le sixième et dernier article limitait la
+faculté naturelle qu'ont les citoyens de renoncer au bénéfice de
+certaines lois, par des conventions particulières. Il rendait absolues
+et impossibles à éluder, les lois relatives à l'ordre public, à la
+constitution des familles, aux bonnes m&oelig;urs. Il décidait qu'on ne
+pouvait s'y soustraire par aucune convention particulière.</p>
+
+<p>Ces dispositions préliminaires étaient indispensables, car il fallait
+bien dire quelque part, dans notre législation, comment les lois
+devaient être promulguées, à quel moment elles devenaient exécutoires,
+jusqu'où s'étendaient leurs effets quant au temps et quant aux lieux.
+Il fallait bien prescrire aux juges le mode général de l'application
+des lois, les obliger à juger, mais en leur interdisant de se
+constituer législateurs; il fallait enfin rendre immuables les lois
+qui constituent l'ordre social et la morale, et les soustraire aux
+variations des conventions particulières. Si ces choses étaient
+indispensables à écrire, où pouvait-on mieux le faire qu'en tête du
+Code civil, le premier, le plus général, le plus important de tous les
+Codes? Auraient-elles été mieux placées, par exemple, en tête d'un
+Code de commerce ou de procédure civile? Évidemment ces maximes
+générales étaient nécessaires, bien écrites, et bien placées.</p>
+
+<p>On se ferait difficilement une idée aujourd'hui des <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span>
+critiques dirigées par M. Andrieux contre le titre préliminaire du
+Code civil, au nom de la commission du Tribunat. D'abord, ces
+dispositions, suivant lui, pouvaient être placées partout; elles
+n'appartenaient pas plus au Code civil qu'à tout autre. Elles
+pouvaient, par exemple, se trouver en tête de la Constitution, aussi
+bien qu'en tête du Code civil. Cela était vrai; mais puisqu'on n'avait
+pas songé à les mettre en tête de la Constitution, ce qui était
+naturel, car elles n'avaient aucun caractère politique, où les placer
+mieux que dans le Code, qu'on pouvait appeler le Code social?</p>
+
+<p>Secondement, l'ordre de ces six articles était arbitraire, suivant M.
+Andrieux. On pouvait faire du premier le dernier, et du dernier le
+premier. Ceci n'était pas tout à fait exact, et, en y regardant bien,
+il était facile de découvrir une véritable déduction logique, dans la
+manière dont ils étaient disposés. Mais, en tout cas, qu'importait
+l'ordre de ces articles, si l'un était aussi bon que l'autre? Le
+meilleur ordre n'était-il pas celui que des jurisconsultes éminents,
+après le travail le plus consciencieux, avaient préféré? N'y avait-il
+pas assez de difficultés naturelles dans cette grande &oelig;uvre, sans y
+ajouter des difficultés puériles?</p>
+
+<p>Enfin, suivant M. Andrieux, c'étaient des maximes générales,
+théoriques, appartenant plutôt à la science du droit qu'au droit
+positif, qui dispose et commande. Ceci était faux, car la forme de la
+promulgation des lois, la limite donnée à leurs effets, l'obligation
+pour les juges de juger et de ne pas réglementer, <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span>
+l'interdiction de certaines conventions particulières contraires aux
+lois, tout cela était impératif.</p>
+
+<p>Ces critiques étaient donc aussi vaines que ridicules. Cependant elles
+touchèrent le Tribunat, qui les jugea dignes de la plus grande
+attention. Le tribun Thiessé trouva la disposition qui interdit aux
+lois tout effet rétroactif extrêmement dangereuse et
+contre-révolutionnaire. C'était, disait-il, rapporter jusqu'à un
+certain point les conséquences de la nuit du 4 août, car les individus
+nés sous le régime du droit d'aînesse et des substitutions, pourraient
+dire que la loi nouvelle sur l'égalité des partages était rétroactive
+quant à eux, et dès lors nulle à leur égard.</p>
+
+<span class="sidenote">Rejet par le Tribunat et par le Corps Législatif du titre
+préliminaire du Code civil.</span>
+
+<p>De telles absurdités furent accueilles, et ce titre préliminaire fut
+rejeté par 63 voix contre 15. Les opposants, enchantés de ce début,
+voulurent poursuivre ce premier succès. D'après la Constitution, le
+Tribunat nommait trois orateurs pour soutenir, contre trois
+conseillers d'État, la discussion des lois devant le Corps Législatif.
+MM. Thiessé, Andrieux, Favard, furent chargés de demander le rejet de
+ce titre préliminaire. Ils l'obtinrent à 142 voix contre 139.</p>
+
+<p>Ce résultat, rapproché des divers votes sur les personnes, de la scène
+sur le mot <i>sujets</i>, était grave. On annonçait comme à peu près
+certain le rejet des deux autres titres déjà présentés, sur <i>la
+jouissance des droits civils</i>, et <i>sur la forme des actes de l'état
+civil</i>. Le rapport de M. Siméon, sur <i>la jouissance et la privation
+des droits civils</i>, concluait, en effet, au rejet. <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> M.
+Siméon, cet esprit ordinairement si sage, avait, entre différentes
+critiques, fait celle-ci, c'est que la loi proposée négligeait de
+dire, que les enfants nés de Français dans les colonies françaises,
+étaient Français de droit. Nous citons cette critique singulière,
+parce qu'elle avait excité chez le Premier Consul un étonnement mêlé
+de colère. Il convoqua le Conseil d'État, pour aviser à ce qu'il y
+avait à faire dans cette occurrence. Fallait-il persister ou non dans
+la marche adoptée? fallait-il changer le mode de présentation au Corps
+Législatif? ou bien convenait-il de différer ce grand ouvrage, si
+impatiemment attendu, et de le remettre à une autre époque? Le Premier
+Consul était exaspéré.&mdash;Que voulez-vous faire, s'écriait-il, avec des
+gens qui, avant la discussion, disaient que les conseillers d'État et
+les Consuls <i>n'étaient que des ânes</i>, et qu'il fallait leur jeter leur
+ouvrage à la tête? Que voulez vous faire, quand un esprit tel que
+Siméon accuse une loi d'être incomplète, parce qu'elle ne déclare pas
+que les enfants nés de Français dans les colonies françaises, sont
+Français? En vérité, on est confondu en présence de si étranges
+aberrations. Même avec la bonne foi apportée dans cette discussion au
+sein du Conseil d'État, nous avons eu la plus grande peine à nous
+mettre d'accord; comment y parvenir, dans une assemblée cinq ou six
+fois plus nombreuse, et qui discute sans bonne foi? Comment rédiger un
+Code tout entier, dans de pareilles conditions? J'ai lu le discours de
+Portalis au Corps Législatif, en réponse aux orateurs du Tribunat: il
+ne leur a rien laissé à dire, <i>il leur a arraché les dents</i>. Mais
+quelque éloquent <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> qu'on soit, parlât-on vingt-quatre heures de
+suite, on ne peut rien contre une assemblée prévenue, qui est résolue
+à ne rien entendre.&mdash;</p>
+
+<span class="sidenote">Discussion au Conseil d'État pour savoir comment on
+procédera pour la présentation des autres titres du Code civil.</span>
+
+<p>Après ces plaintes, exprimées en un langage vif et amer, le Premier
+Consul demanda l'avis du Conseil d'État sur la meilleure manière de
+s'y prendre, pour assurer l'adoption du Code civil par le Tribunat et
+le Corps Législatif. Le sujet n'était pas nouveau, dans le Conseil
+d'État. On y avait déjà prévu la difficulté, et proposé divers moyens
+pour la résoudre. Les uns avaient imaginé de ne présenter que des
+principes généraux, sur lesquels le Corps Législatif voterait, sauf à
+donner ensuite les développements par voie réglementaire. C'était peu
+admissible, car on comprend difficilement les principes généraux des
+lois, et les développements rédigés séparément. Les autres proposaient
+un plan plus simple: c'était de présenter le Code entier en une seule
+fois. On n'aurait pas, disait-on, plus de peine pour les trois livres
+du Code, qu'on en avait pour un seul. Les Tribuns s'acharneraient sur
+les premiers titres, puis se fatigueraient, et laisseraient aller le
+reste. La discussion se trouverait ainsi réduite par son immensité
+même. Cette conduite était la plus plausible et la plus sage.
+Malheureusement, pour qu'elle pût réussir, il manquait bien des
+conditions. On n'avait pas alors la faculté d'amender les propositions
+du gouvernement, ce qui permet ces petits sacrifices, au moyen
+desquels on satisfait la vanité des uns, on désarme les scrupules des
+autres, en améliorant les lois. Il manquait aussi aux opposants
+<span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> un peu de cette bonne foi sans laquelle toute discussion
+grave est impossible; et enfin il manquait au Premier Consul lui-même
+cette patience constitutionnelle, que l'habitude de la contradiction
+inspire aux hommes façonnés au gouvernement représentatif. Il
+n'admettait pas que le bien sincèrement voulu, et laborieusement
+préparé, pût être différé ou gâté, pour plaire à ce qu'il appelait des
+bavards.</p>
+
+<p>Quelques esprits tranchants allèrent jusqu'à proposer de présenter le
+Code civil comme on présentait les traités, avec une loi d'acceptation
+à côté, et de le faire voter ainsi en bloc, par oui ou par non. Cette
+façon de faire était trop dictatoriale, et on n'y songea pas
+sérieusement.</p>
+
+<p>Sur l'avis des membres les plus éclairés, Tronchet notamment, on
+conclut qu'il fallait attendre quel serait le sort des deux autres
+titres présentés au Tribunat.&mdash;Oui, dit le Premier Consul, nous
+pouvons risquer encore deux batailles. Si nous les gagnons, nous
+continuerons la marche commencée. Si nous les perdons, nous entrerons
+dans nos quartiers d'hiver, et nous aviserons au parti à prendre.&mdash;</p>
+
+<span class="sidenote">On se décide à attendre le sort des deux autres titres
+présentés.</span>
+
+<span class="sidenote">Rejet du titre du Code civil sur la jouissance et la
+privation des droits civils.</span>
+
+<p>Ce plan de conduite fut adopté, et on attendit l'issue des deux
+discussions. L'opinion commençait à se prononcer fortement contre le
+Tribunat. Aussi les meneurs imaginèrent-ils un moyen, pour tempérer
+l'effet de leurs rejets successifs, ce fut de les entremêler d'une
+adoption. Le titre relatif à la tenue <i>des actes de l'état civil</i> leur
+plaisait fort en lui-même, parce qu'il consacrait plus rigoureusement
+encore les principes de la Révolution à l'égard du clergé, en lui
+<span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> interdisant absolument l'enregistrement des naissances, des
+morts et des mariages, pour les attribuer exclusivement aux officiers
+municipaux. Ce titre présenté par le conseiller d'État Thibaudeau
+était excellent, ce qui ne l'aurait pas sauvé, s'il n'eût contenu des
+dispositions contraires au clergé. On se décida donc à l'adopter. Mais
+dans l'ordre de présentation il ne devait venir que le troisième. On
+le fit passer le second, et on le vota sans difficulté, pour rendre
+plus certain le rejet du titre relatif <i>à la jouissance et à la
+privation des droits civils</i>. Ce dernier, mis en discussion à son
+tour, fut repoussé à une majorité immense par le Tribunat. Le rejet
+par le Corps Législatif n'était pas douteux. La série des difficultés
+prévues reparaissait donc tout entière. Ces difficultés devaient être
+bien plus graves quand il s'agirait des lois sur le mariage, sur le
+divorce, sur la puissance paternelle. Quant au Concordat, et au projet
+relatif à l'instruction publique, il n'y avait évidemment aucune
+chance de réussir à les faire adopter.</p>
+
+<span class="sidedate">Janv. 1802.</span>
+
+<span class="sidenote">Nouveau scrutin pour la candidature au Sénat.</span>
+
+<span class="sidenote">M. Daunou désigné par le Tribunat et le Corps Législatif.</span>
+
+<p>Mais ce qui acheva de pousser les choses à l'extrême, ce fut un
+nouveau scrutin sur les personnes, qui prit à l'égard du Premier
+Consul le caractère d'une hostilité tout à fait directe. On avait déjà
+fait prévaloir le choix de l'abbé Grégoire comme sénateur,
+contrairement aux propositions du gouvernement, et pour donner un
+signe d'improbation à sa politique religieuse. Restaient, comme on
+vient de le voir, deux places à remplir, et on voulait non-seulement
+qu'elles fussent remplies d'une manière <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> contraire aux
+propositions déjà connues du Premier Consul en faveur de trois
+généraux, mais on tenait aussi à faire le choix qui lui serait le plus
+désagréable. Ce choix était celui de M. Daunou. On s'efforça donc
+d'obtenir la présentation de M. Daunou par les deux autorités
+législatives à la fois, c'est-à-dire par le Tribunat et le Corps
+Législatif, ce qui rendait sa nomination par le Sénat presque
+inévitable.</p>
+
+<p>On fit les démarches les plus actives, et on sollicita les votes avec
+une hardiesse qui avait lieu d'étonner, en présence d'une autorité
+aussi redoutée que celle du Premier Consul.</p>
+
+<p>M. Daunou fut ballotté au Corps Législatif avec le général
+Lamartillière, candidat du gouvernement. Il y eut des scrutins
+réitérés. Enfin M. Daunou obtint 135 voix et le général Lamartillière
+122. Il fut proclamé candidat du Corps Législatif, pour une des places
+vacantes au Sénat. Au Tribunat M. Daunou eut encore pour concurrent le
+général Lamartillière. Il obtint 48 voix, le général Lamartillière 39:
+il fut proclamé candidat. Il avait donc deux présentations pour une.
+Ce scrutin avait lieu le 1<sup>er</sup> janvier 1802 (11 nivôse), jour même du
+rejet du titre du Code civil, sur <i>la jouissance et la privation des
+droits civils</i>.</p>
+
+<span class="sidenote">Le Premier Consul, poussé à bout, songe à un coup d'État.</span>
+
+<p>D'après les règles ordinaires du régime représentatif, on aurait dû
+dire que la majorité était perdue. Mais, dans ce cas, celui qui aurait
+dû se retirer était le Premier Consul, vu qu'il était tout dans
+l'admiration de la France, comme dans la haine de ses <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span>
+ennemis. Cependant personne n'avait la prétention de l'exclure, parce
+que personne n'en avait le moyen. C'était donc une vraie tracasserie,
+indigne d'hommes sérieux. C'était du dépit le plus puéril et le plus
+dangereux en même temps, car on poussait à bout un caractère violent,
+plein du sentiment de sa force, et capable de tout. Le consul
+Cambacérès lui-même, ordinairement fort modéré, voyant là un véritable
+désordre, dit qu'on ne pouvait pas tolérer des hostilités aussi
+directes, et que pour lui, il ne répondait plus de réussir à calmer le
+Premier Consul. En effet la colère de celui-ci était au comble, et il
+annonça hautement la résolution de briser les obstacles qu'on
+cherchait à opposer à tout le bien qu'il voulait faire.</p>
+
+<span class="sidenote">Vive allocution à une réunion de sénateurs.</span>
+
+<p>Le lendemain, 2 janvier (12 nivôse), était le jour de la décade où il
+donnait audience aux sénateurs. Il en vint beaucoup, même de ceux qui
+avaient agi contre lui. Ils venaient, les uns par curiosité, les
+autres par faiblesse, et pour désavouer par leur présence leur
+participation à ce qui se passait. M. Sieyès se trouvait au nombre des
+visiteurs. Le Premier Consul était comme d'usage en uniforme; son
+visage paraissait animé, on s'attendait à quelque scène violente. On
+fit cercle autour de lui. Vous ne voulez donc plus, dit-il, nommer des
+généraux? cependant vous leur devez la paix: ce serait le moment de
+leur témoigner votre reconnaissance.&mdash;Après ces premiers mots, les
+sénateurs Kellerman, François de Neufchâteau et d'autres furent
+rudement interpellés. Ils se défendirent assez mal. Puis la
+conversation redevint générale, <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> et le Premier Consul reprit
+la parole en dirigeant ses regards du coté de M. Sieyès.&mdash;Il y a des
+gens, dit-il à très-haute voix, qui veulent nous donner un
+Grand-Électeur, et qui songent à un prince de la maison d'Orléans. Ce
+système, je le sais, a des partisans même au Sénat.&mdash;Ces paroles
+faisaient allusion à un projet, vrai ou faux, attribué à M. Sieyès, et
+que ses ennemis lui prêtaient auprès du Premier Consul. M. Sieyès, en
+entendant ces paroles offensantes, se retira en rougissant. Le Premier
+Consul s'adressant alors aux sénateurs réunis, ajouta: Je vous déclare
+que si vous nommez M. Daunou sénateur, je prendrai cela pour une
+injure personnelle, et vous savez que je n'en ai jamais souffert
+aucune.&mdash;</p>
+
+<p>Cette scène effraya la masse des sénateurs présents, et affligea les
+plus sages. Ceux-ci voyaient avec peine qu'on poussât à une telle
+irritation un homme si grand, si nécessaire, mais si peu maître de
+lui, quand il était offensé. Les malveillants s'en allèrent, criant
+que jamais on n'avait traité les membres des corps de l'État, d'une
+manière plus indécente et plus insupportable. Cependant le coup était
+porté. La peur avait pénétré dans ces âmes haineuses mais timides, et
+cette bruyante opposition allait s'humilier tristement devant l'homme
+qu'elle avait voulu braver.</p>
+
+<span class="sidenote">Le consul Cambacérès fait prévaloir l'idée d'une mesure
+légale, l'exclusion par le scrutin, du cinquième sortant en l'an <span class="smcap">X</span>.</span>
+
+<p>Les Consuls discutèrent entre eux le parti à prendre. Le général
+Bonaparte était résolu à un éclat, et à un acte violent. S'il avait eu
+la faculté légale de dissoudre le Tribunat et le Corps Législatif, la
+solution eût été facile par des voies régulières, et <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> elle
+eût amené, par une élection générale, une majorité tout à fait
+favorable aux idées du Premier Consul. Il est vrai qu'une élection
+générale aurait exclu en masse les hommes de la Révolution, et fait
+surgir des hommes entièrement nouveaux, animés plus ou moins de
+sentiments royalistes, tels que ceux contre lesquels il avait fallu
+faire le 18 fructidor, ce qui eût été un malheur d'un autre genre.
+Tant il est vrai qu'au lendemain d'une révolution sanglante, qui avait
+profondément irrité les esprits les uns contre les autres, le libre
+jeu des institutions constitutionnelles était impossible! Pour sortir
+des mains des révolutionnaires irréfléchis, on serait tombé dans les
+mains des royalistes malintentionnés. Mais en tout cas, la dissolution
+n'était pas dans les lois; il fallait trouver un autre moyen.</p>
+
+<p>Le Premier Consul voulait retirer le Code civil, laisser chômer le
+Corps Législatif et le Tribunat, ne plus rien présenter que les lois
+de finances; et puis, quand il aurait bien fait sentir à la France,
+que ces corps étaient l'unique cause de l'interruption apportée aux
+travaux bienfaisants du gouvernement, saisir une occasion de briser
+les instruments incommodes que la Constitution lui imposait. Mais le
+consul Cambacérès, l'homme aux expédients habiles, trouva des moyens
+plus doux, d'une légalité très-soutenable, et d'ailleurs les seuls
+praticables dans le moment. Il dissuada le général, son collègue, de
+toute mesure illégale et violente.&mdash;Vous pouvez tout, lui dit-il; on
+souffrirait tout de votre part. On a bien permis au Directoire de
+faire ce qu'il a voulu, au Directoire qui n'avait pour <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> lui
+ni votre gloire, ni votre ascendant moral, ni vos immenses succès
+militaires et politiques. Mais le coup d'État du 18 fructidor, tout
+nécessaire qu'il était, a perdu le Directoire. Il a rendu la
+Constitution directoriale si méprisable, que personne ne l'a plus
+prise au sérieux. La nôtre est bien meilleure. En ayant l'art de s'en
+servir, on peut faire le bien avec elle. Ne la livrons donc pas au
+mépris public, en la violant au premier obstacle qu'elle nous
+présente.&mdash;Le consul Cambacérès admit qu'il fallait retirer le Code
+civil, interrompre la session, mettre les corps délibérants en
+vacance, et faire peser sur eux, comme un grave sujet de reproche,
+l'inaction forcée à laquelle le gouvernement allait être réduit. Mais
+cette inaction était une impasse, et il fallait en sortir. M.
+Cambacérès en trouva le moyen dans l'article 38 de la Constitution,
+ainsi conçu: <i>Le premier renouvellement du Corps Législatif et du
+Tribunat n'aura lieu que dans le cours de l'an</i> <span class="smcap">X</span>.</p>
+
+<p>On était en l'an <span class="smcap">X</span> (1801-1802). On pouvait très-bien choisir telle
+époque de l'année qu'on voudrait pour faire ce renouvellement. On
+pouvait, par exemple, y procéder dans le courant de l'hiver, en
+pluviôse ou ventôse; renvoyer alors un cinquième du Tribunat et du
+Corps Législatif, ce qui faisait vingt membres pour le Tribunat,
+soixante pour le Corps Législatif; exclure ainsi les plus hostiles,
+les remplacer par des gens sages et paisibles, et ouvrir une session
+extraordinaire au printemps, pour faire adopter les lois qui étaient
+maintenant arrêtées au passage par la mauvaise volonté de
+l'opposition. Ce <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> moyen était évidemment le meilleur. En
+excluant vingt membres du Tribunat et soixante du Corps Législatif, on
+écartait les hommes remuants qui entraînaient la masse inerte, et on
+intimidait ceux qui auraient pu être encore tentés de résister. Mais,
+si on voulait réussir, il fallait disposer du Sénat pour obtenir deux
+choses: premièrement, l'interprétation de l'article 38 dans le sens du
+plan projeté; secondement, l'exclusion des opposants, et leur
+remplacement par des hommes dévoués au gouvernement. M. Cambacérès,
+connaissant bien ce corps, sachant que la masse était timide, et les
+opposants peu courageux, répondait que le Sénat, quand il verrait à
+quel point on l'entraînait au delà des bornes de la prudence et de la
+raison, se prêterait à tout ce que le gouvernement désirerait de lui.
+L'article 38, qu'il s'agissait d'interpréter, ne disait pas quel
+serait le mode employé pour la désignation du cinquième sortant. Dans
+le silence de cet article, le Sénat, chargé de choisir, pouvait
+préférer, à son gré, le scrutin au sort. Il y avait à dire, contre une
+telle interprétation, que l'usage constant, lorsqu'il faut renouveler
+partiellement une assemblée, c'est de recourir au sort, pour désigner
+la portion qui doit être exclue la première. Il y avait à répondre
+qu'on a recours au sort lorsqu'on ne peut pas faire autrement. On ne
+peut pas, en effet, demander à quelques centaines de colléges
+électoraux la désignation du cinquième sortant, car, s'adresser à une
+partie d'entre eux, c'est désigner soi-même ce cinquième; s'adresser
+à tous, c'est <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> recourir à une élection générale, et, dans une
+élection générale, on ne peut pas fixer d'avance le nombre des exclus,
+car ce serait encore désigner soi-même le cinquième qu'il s'agit
+d'éliminer. Le sort est donc la seule ressource, dans le système
+ordinaire des élections, par des colléges électoraux. Mais, ayant ici
+le Sénat, chargé d'élire, et pouvant aisément lui faire désigner par
+un scrutin le cinquième à exclure, il était plus naturel de recourir à
+l'autorité clairvoyante de ses votes qu'à l'autorité aveugle du tirage
+au sort. On rendait, il est vrai, le Sénat arbitre de la question;
+mais on se conformait ainsi au véritable esprit de la Constitution;
+car, en conférant au Sénat toutes les prérogatives du corps électoral,
+elle l'avait rendu juge des conflits qui pouvaient s'élever entre les
+majorités législatives et le gouvernement. En un mot, on rétablissait
+par un subterfuge la faculté de dissolution, indispensable dans tout
+gouvernement régulier.</p>
+
+<span class="sidenote">Le Premier Consul adopte le plan proposé par M.
+Cambacérès.</span>
+
+<p>La raison la plus sérieuse, c'est qu'on se tirait d'embarras, sans
+violer ostensiblement la Constitution. Le Premier Consul déclara qu'il
+admettrait ce plan, ou tout autre, pourvu qu'on le délivrât des hommes
+qui l'empêchaient de faire le bien de la France. M. Cambacérès accepta
+le soin de rédiger un mémoire sur ce sujet. On libella le message qui
+devait annoncer au Corps Législatif que le Code civil était retiré. Ce
+fut le général Bonaparte qui se chargea de le libeller lui-même, dans
+un style noble et sévère.</p>
+
+<p>Déjà l'on commençait à craindre les éclats de sa <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> colère; on
+disait qu'on allait en voir une manifestation prochaine. Le lendemain
+de la scène faite aux sénateurs, le 3 janvier (13 nivôse), un message
+fut envoyé au président du Corps Législatif. Il fut lu au milieu d'un
+silence profond, et qui décelait une sorte de terreur. Ce message
+était ainsi conçu:</p>
+
+<p>«<span class="smcap">Législateurs</span>,</p>
+
+<span class="sidenote">On commence par retirer le Code civil.</span>
+
+<p>»Le gouvernement a résolu de retirer les projets de loi du Code civil.</p>
+
+<p>»C'est avec peine qu'il se trouve obligé de remettre à une autre
+époque les lois attendues avec tant d'intérêt par la nation; mais il
+s'est convaincu que le temps n'est pas venu où l'on portera dans ces
+grandes discussions, le calme et l'unité d'intention qu'elles
+demandent.»</p>
+
+<p>Cette sévérité méritée produisit le plus grand effet. Tous les
+gouvernements ne peuvent pas et ne doivent pas parler un tel langage;
+cependant il faut le leur permettre quand ils ont raison, et qu'ils
+ont dispensé à un pays une immense gloire, d'immenses bienfaits, payés
+par une opposition inconsidérée.</p>
+
+<span class="sidenote">Le Corps Législatif et le Sénat, intimidés, imaginent un
+subterfuge pour annuler leurs premiers scrutins, et faire prévaloir
+les candidats du Premier Consul aux places vacantes dans le Sénat.</span>
+
+<p>Le Corps Législatif, frappé de ce coup, tomba aux pieds du
+gouvernement d'une manière peu honorable. On demanda, séance tenante,
+à passer au scrutin pour la présentation d'un candidat à la troisième
+et dernière place vacante au Sénat. Le croirait-on? les mêmes hommes
+qui s'étaient prêtés avec tant de malveillance à présenter MM.
+Grégoire et Daunou, votèrent à l'instant même pour le général
+<span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> Lamartillière. Il obtint 233 suffrages sur 252 votants. On ne
+pouvait pas se rendre plus promptement aux désirs du Premier Consul.
+En conséquence, le général Lamartillière fut déclaré le candidat du
+Corps Législatif.</p>
+
+<p>Cette présentation fournit un expédient au Sénat pour satisfaire le
+Premier Consul, sans s'humilier trop profondément. On ne songeait plus
+à prendre M. Daunou, depuis la scène faite aux sénateurs, dans
+l'audience du 2 janvier. Cependant M. Daunou avait été présenté par
+deux corps à la fois, le Corps Législatif et le Tribunat. Préférer le
+candidat du gouvernement à un candidat qui avait pour lui la double
+présentation des deux assemblées législatives, c'était se jeter trop
+ouvertement aux genoux du Premier Consul. On imagina un assez pauvre
+subterfuge, qui ne sauva pas la dignité du Sénat, et qui ne fit que
+mettre son embarras dans un plus grand jour. Il s'assembla le
+lendemain, 4 janvier (14 nivôse). La présentation de M. Daunou par le
+Corps Législatif avait été résolue le 30 décembre, celle du général
+Lamartillière, le 3 janvier. Le Sénat supposa que la résolution du 30
+décembre n'était pas communiquée, que celle du 3 janvier l'était
+seule, et que le général Lamartillière était, par conséquent, l'unique
+candidat connu du Corps Législatif. Il joignit à ce subterfuge une
+autre ruse plus mesquine encore. On remplissait la seconde des trois
+places vacantes; or, le général Lamartillière était le premier, le
+général Jourdan le second, sur la liste du Premier Consul. On crut
+donc <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> pouvoir considérer le général Jourdan comme le candidat
+du gouvernement pour la place actuellement vacante. Alors le Sénat
+libella ainsi sa décision:</p>
+
+<p>«<i>Vu le message du Premier Consul du 25 frimaire, par lequel il
+présente le général Jourdan; vu le message du Tribunat du 11 nivôse,
+par lequel il présente le citoyen Daunou; vu enfin le message du Corps
+Législatif du 13 nivôse, par lequel il présente le général
+Lamartillière, le Sénat adopte le général Lamartillière et le proclame
+membre du Sénat conservateur.</i>» Par ce moyen, le Sénat semblait avoir
+adopté, non pas le candidat du Premier Consul, mais celui du Corps
+Législatif. C'était ajouter à la honte de la soumission, la honte d'un
+mensonge qui ne trompait personne. Certes on faisait bien de reculer
+devant un homme indispensable, sans lequel la France eût été plongée
+dans le chaos, sans lequel pas un des opposants n'eût été assuré de
+conserver sa tête; mais il ne fallait pas alors l'offenser, quand on
+savait qu'on ne pourrait pas pousser l'offense jusqu'au bout.</p>
+
+<p>Les opposants du Tribunat jetèrent les hauts cris contre la faiblesse
+du Sénat, faiblesse qu'ils devaient bientôt imiter, et surpasser
+eux-mêmes.</p>
+
+<span class="sidenote">Le Premier Consul quitte Paris pour aller présider à Lyon
+la Consulte de la République italienne.</span>
+
+<p>Le plan adopté par le gouvernement fut immédiatement mis à exécution.
+Les travaux législatifs furent suspendus, et on annonça publiquement
+que le Premier Consul allait quitter Paris, pour faire à Lyon un
+voyage de près d'un mois. L'objet de ce voyage avait la grandeur
+accoutumée des actes du général <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> Bonaparte. Il s'agissait de
+constituer la République Cisalpine, et cinq cents députés, de tout
+âge, de toute condition, passaient en ce moment les Alpes, par un
+hiver rigoureux, pour former à Lyon une grande diète, sous le nom de
+<i>Consulte</i>, et recevoir de la main du général Bonaparte, des lois, des
+magistrats, un gouvernement tout entier. Il avait été convenu que
+chacun ferait la moitié du chemin, et Lyon avait été jugé, après
+Paris, le point le plus convenable pour un pareil rendez-vous. De
+vastes préparatifs étaient déjà faits dans cette ville, pour cet
+imposant spectacle politique. On devait même l'entourer d'un grand
+appareil militaire, car les vingt-deux mille hommes restant de l'armée
+d'Égypte, débarqués à Marseille et à Toulon par la marine anglaise,
+étaient en marche sur Lyon, pour y être passés en revue par leur
+ancien général.</p>
+
+<span class="sidenote">Le Corps Législatif et le Tribunat, laissés à Paris dans
+une embarrassante oisiveté.</span>
+
+<p>On ne s'occupa plus du Corps Législatif ni du Tribunat. On les laissa
+dans une parfaite oisiveté, sans leur expliquer d'aucune façon les
+projets que le gouvernement pouvait avoir conçus. La Constitution ne
+contenait pas plus la faculté de prorogation que celle de dissolution.
+On ne renvoya donc pas les deux assemblées, mais on ne leur fournit
+aucun travail. On avait retiré, outre les lois du Code civil, une loi
+relative au rétablissement de la marque pour le crime de faux. Ce
+crime, par suite des circonstances de la Révolution, s'était multiplié
+d'une manière effrayante. Tant de pièces exigées par les règles
+nouvelles de la comptabilité, tant de certificats de civisme, naguère
+indispensables pour n'être <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> pas considéré comme suspect, tant
+de certificats de présence demandés aux émigrés rentrés pour les
+purger du délit d'émigration, tant de constatations de tout genre,
+exigées et fournies par écrit, avaient donné naissance à une
+détestable classe de criminels: c'étaient les faussaires. Ils
+infestaient la région des affaires, comme naguère les brigands
+infestaient les grands chemins. Le Premier Consul avait voulu une
+peine spéciale contre eux, comme il avait voulu une juridiction
+spéciale contre les dévastateurs des grandes routes, et il venait de
+proposer la marque. Le crime de faux enrichit, disait-il; un faussaire
+qui a fini sa peine rentre dans la société, et avec du luxe il fait
+oublier son crime. Il faut une flétrissure indélébile de la main du
+bourreau, qui ne permette plus aux complaisants que la richesse
+entraîne toujours après elle, de s'asseoir à la table du faussaire
+enrichi. Cette proposition avait rencontré les mêmes difficultés que
+le Code civil. On la retira, et il ne resta plus rien en délibération;
+car les lois relatives à l'instruction publique, au rétablissement des
+cultes, n'avaient pas même été présentées. Quant aux lois de finances,
+on les réservait pour servir de prétexte à une session extraordinaire
+au printemps. On laissa donc cette espèce de parlement, non dissous,
+non prorogé, oisif, inutile, embarrassé de son inaction, et portant
+aux yeux de la France la responsabilité d'une interruption complète
+dans les bons et utiles travaux du gouvernement.</p>
+
+<p>Il fut convenu que pendant l'absence du Premier <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> Consul, M.
+Cambacérès, qui avait un art particulier pour manier le Sénat, se
+chargerait de faire interpréter comme on le voulait, l'article 38 de
+la Constitution, et qu'il veillerait lui-même à l'exclusion des vingt
+et des soixante membres, qu'il s'agissait de faire sortir du Tribunat
+et du Corps Législatif.</p>
+
+<p>Avant de partir, le Premier Consul avait eu à s'occuper de deux
+affaires importantes, l'expédition de Saint-Domingue, et le congrès
+d'Amiens. La seconde le retenait au delà du terme fixé pour son
+départ.</p>
+
+<span class="sidenote">Projet d'une expédition à Saint-Domingue.</span>
+
+<p>L'ambition des possessions lointaines était une vieille ambition
+française, que le règne de Louis XVI, très-favorable à la marine,
+avait réveillée, et que de grands revers maritimes n'avaient pas
+encore découragée. Les colonies étaient alors un sujet d'ardente
+convoitise de la part de toutes les nations commerçantes. L'expédition
+d'Égypte, imaginée pour disputer aux Anglais l'empire de l'Inde, était
+une conséquence de ce penchant général, et sa mauvaise issue avait
+rendu très-vif le désir d'un dédommagement. Le Premier Consul en
+préparait deux, la Louisiane et Saint-Domingue. Il avait donné la
+Toscane, cette belle et précieuse partie de l'Italie, à la cour
+d'Espagne, pour obtenir la Louisiane en échange; et il exigeait en ce
+moment l'exécution de l'engagement pris par cette cour. Il était en
+même temps résolu de recouvrer l'île de Saint-Domingue. Cette île
+était, avant la révolution, la première, la plus importante des
+Antilles, et la plus enviée des colonies <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> à sucre et à café.
+Elle fournissait à nos ports et à notre marine la matière du plus
+grand commerce. Les imprudences de l'Assemblée Constituante avaient
+induit les esclaves à se révolter, et amené les horreurs si tristement
+mémorables, par lesquelles la liberté des noirs avait signalé son
+apparition dans le monde. Un nègre, doué d'un véritable génie,
+Toussaint Louverture, avait fait à Saint-Domingue quelque chose de
+semblable à ce que faisait le Premier Consul en France. Il avait
+dompté, gouverné cette population révoltée, et rétabli une espèce
+d'ordre. Grâce à lui on n'égorgeait plus à Saint-Domingue, et on
+commençait à y travailler. Il avait imaginé une Constitution qu'il
+avait soumise au Premier Consul, et il montrait pour la métropole une
+sorte d'attachement national. Ce nègre avait pour l'Angleterre un
+profond éloignement; il demandait à être libre, et Français. Le
+Premier Consul avait d'abord admis cet état de choses; mais bientôt il
+avait conçu des doutes sur la fidélité de Toussaint Louverture, et,
+sans vouloir ramener les nègres à l'esclavage, il songeait à profiter
+de l'armistice maritime, résultant des préliminaires de Londres, pour
+expédier à Saint-Domingue une escadre et une armée. Le Premier Consul
+avait, à l'égard des noirs, le projet de maintenir la situation que
+les événements avaient amenée. Il voulait, dans toutes les colonies où
+la révolte n'avait pas pénétré, maintenir l'esclavage, sauf à
+l'adoucir, et à Saint-Domingue souffrir une liberté devenue
+indomptable. Mais il prétendait assurer la domination de la métropole
+<span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> dans cette dernière île, et pour cela y avoir une armée. Soit
+que les noirs restes libres devinssent des sujets infidèles, soit que
+les Anglais recommençassent la guerre, il avait l'intention, en
+respectant la liberté des noirs, de rendre leurs propriétés aux
+anciens colons, qui remplissaient Paris de leur misère, de leurs
+plaintes, de leurs imprécations contre le gouvernement de
+Toussaint-Louverture. Une considérable partie des nobles français,
+déjà privés de leurs biens en France par la Révolution, étaient en
+même temps colons de Saint-Domingue, et dépouillés des riches
+habitations qu'ils avaient jadis possédées dans cette île. On ne
+voulait pas leur rendre leurs biens en France, devenus biens
+nationaux; mais on pouvait leur rendre leurs sucreries, leurs
+caféteries à Saint-Domingue, et c'était un dédommagement qui semblait
+pouvoir les satisfaire. Ce furent là les motifs très-divers, qui
+agirent sur la détermination du Premier Consul. Recouvrer la plus
+grande de nos colonies, la tenir non pas de la douteuse fidélité d'un
+noir devenu dictateur, mais de la force des armes; la posséder
+solidement contre les noirs et les Anglais; rendre aux anciens colons
+leurs propriétés, cultivées par des mains libres; joindre enfin à
+cette reine des Antilles les bouches du Mississipi, en acquérant la
+Louisiane, telles furent les combinaisons du Premier Consul,
+combinaisons regrettables, comme on le verra bientôt, mais commandées,
+pour ainsi dire, par une disposition des esprits, qui était générale
+en France à cette époque.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> Il importait de se hâter, car, bien que la paix définitive
+négociée en ce moment dans le congrès d'Amiens, fût à peu près
+certaine, il fallait, à tout événement, si les Anglais faisaient
+surgir des prétentions nouvelles et inadmissibles, il fallait profiter
+des quelques mois pendant lesquels la mer allait être ouverte, pour
+envoyer une flotte. Le Premier Consul fit préparer à Flessingue,
+Brest, Nantes, Rochefort et Cadix, un immense armement, composé de 26
+vaisseaux de ligne, et de 20 frégates, capables de porter vingt mille
+hommes. Il donna le commandement de l'escadre à l'amiral
+Villaret-Joyeuse, et le commandement des troupes au général Leclerc,
+l'un des bons officiers de l'armée du Rhin, devenu le mari de sa
+s&oelig;ur Pauline. Il exigea que cette s&oelig;ur accompagnât son mari. Il
+avait pour elle une tendresse extrême: il envoyait donc là ce qu'il
+avait de plus cher, et ne voulait pas, comme le dirent depuis les
+partis, déporter dans un pays fiévreux et mortel, les soldats et les
+généraux de l'armée du Rhin qui lui faisaient ombrage. Une autre
+circonstance prouve l'intention qui le dirigea dans la composition du
+corps envoyé à Saint-Domingue. Comme la paix semblait devoir être
+générale, et dès lors solide, les militaires craignaient de n'avoir
+plus de carrière. Un très-grand nombre demandaient à faire partie de
+l'expédition, et ce fut une faveur qu'on fut obligé de distribuer
+entre eux, avec une sorte de justice et d'égalité. Le brave
+Richepanse, ce héros de l'armée d'Allemagne, fut donné comme
+lieutenant au général Leclerc.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span>
+
+<span class="sidenote">Départ de l'expédition de Saint-Domingue.</span>
+
+<p>Le Premier Consul apporta dans ces préparatifs sa célérité accoutumée;
+et il pressa, tant qu'il put, le départ de ces divisions navales,
+répandues depuis la Hollande jusqu'à l'extrémité méridionale de la
+Péninsule. Cependant, avant qu'elles missent à la voile, on fut obligé
+de s'en expliquer avec les ministres anglais, que ce vaste armement
+offusquait beaucoup. On eut quelque peine à les rassurer, bien qu'en
+réalité ils désirassent l'expédition. Ils n'étaient pas alors aussi
+ardents pour l'affranchissement des nègres, que les ministres
+britanniques ont paru l'être depuis. Le spectacle de la liberté des
+noirs à Saint-Domingue, les effrayait pour leurs colonies, surtout
+pour la Jamaïque. Ils souhaitaient donc le succès de notre entreprise;
+mais la grandeur des moyens les inquiétait, et ils auraient voulu que
+les troupes fussent embarquées sur des bâtiments de commerce. On
+réussit pourtant à leur faire entendre raison; ils se résignèrent à
+laisser passer cet immense armement, en envoyant toutefois une escadre
+d'observation. Ils promirent même de mettre toutes les ressources de
+la Jamaïque en vivres et munitions à la disposition de l'armée
+française, moyennant, bien entendu, le payement de ce qui serait
+fourni. La principale division navale, formée à Brest, mit à la voile
+le 14 décembre. Les autres suivirent à peu de distance. À la fin de
+décembre toute l'expédition était en mer, et devait par conséquent
+être arrivée à Saint-Domingue, quel que fut le résultat des
+négociations d'Amiens.</p>
+
+<span class="sidenote">Congrès d'Amiens.</span>
+
+<span class="sidenote">Lenteurs causées par L'Espagne qui refuse d'envoyer un
+négociateur au congrès.</span>
+
+<p>Ces négociations, conduites par lord Cornwallis <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> et Joseph
+Bonaparte, marchaient lentement, sans néanmoins faire craindre une
+rupture. La première cause du retard avait été dans la composition
+même du congrès, qui devait comprendre non-seulement les
+plénipotentiaires français et anglais, mais aussi les
+plénipotentiaires hollandais et espagnol; car, d'après les
+préliminaires, la paix devait être conclue entre les deux grandes
+nations belligérantes et tous leurs alliés. L'Espagne, qui d'une
+extrême intimité avait passé presque à l'inimitié, contrariait le
+Premier Consul en n'envoyant pas son plénipotentiaire au congrès.
+Comme, au fond, elle savait que la paix était certaine, et qu'elle
+n'avait à figurer dans le protocole que pour l'abandon de la Trinité,
+elle ne se hâtait guère de faire arriver son négociateur. Les Anglais,
+de leur côté, voulaient voir au congrès d'Amiens un plénipotentiaire
+espagnol, pour obtenir une cession en forme de l'île de la Trinité.
+Ils annonçaient même ne vouloir pas négocier, si le plénipotentiaire
+espagnol n'était pas présent. Le Premier Consul fut obligé de prendre
+avec la cour d'Espagne un ton qui réveillât son apathie, et il ordonna
+au général Saint-Cyr, devenu ambassadeur à la place de Lucien, de
+mettre sous les yeux du roi et de la reine la conduite extravagante du
+prince de la Paix, et de leur déclarer que, si <i>on continuait à se
+conduire dans ce système, cela finirait par un coup de tonnerre</i><a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Lien vers la note 21"><span class="smaller">[21]</span></a>.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span>
+
+<span class="sidenote">Autres difficultés avec les Hollandais.</span>
+
+<p>Le ministre espagnol destiné à figurer au congrès d'Amiens, M.
+Campo-Alange, était malade en Italie. L'Espagne se décida enfin à
+donner à M. d'Azara, ambassadeur à Paris, l'ordre de se rendre au
+congrès. Cette difficulté levée avec les Espagnols, il y en avait une
+autre à lever avec les Hollandais. Le plénipotentiaire hollandais, M.
+Schimmelpenninck, ne voulait pas admettre la base des préliminaires,
+c'est-à-dire la cession de Ceylan, avant de savoir comment la Hollande
+serait traitée relativement à la restitution de ses flottes passées en
+Angleterre, relativement aux indemnités qu'on prétendait <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span>
+exiger pour le stathouder dépossédé, relativement enfin à certaines
+questions de limites avec la France. Joseph Bonaparte eut ordre de
+notifier à M. Schimmelpenninck, qu'il ne serait reçu au congrès qu'à
+la condition de reconnaître préalablement les préliminaires de
+Londres, comme base de la négociation. Lord Cornwallis s'étant
+contenté de cette forme, le congrès se trouva constitué.</p>
+
+<p>Cependant les Anglais auraient voulu y introduire le Portugal, sous le
+prétexte que c'était un allié de l'Angleterre. Le motif secret était
+d'obtenir l'exemption, pour la cour de Lisbonne, de la contribution
+<span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> de 20 millions, qui lui avait été imposée par une condition
+du traité de Madrid. Le Premier Consul s'y refusa, en déclarant que la
+paix de la France avec le Portugal était faite, et n'était plus à
+faire. Cette prétention écartée, le congrès se mit à l'&oelig;uvre, et on
+fut bientôt d'accord sur les bases.</p>
+
+<span class="sidenote">Les préliminaires de Londres pris pour base invariable du
+traité définitif.</span>
+
+<p>Pour éviter des difficultés incalculables, on convint de repousser
+toute demande en dehors des préliminaires: <i>Rien de plus, rien de
+moins que les articles de Londres</i>, fut la maxime réciproquement
+admise. Les Anglais avaient, en effet, remis en discussion l'abandon
+par la France de l'île de Tabago. Le Premier Consul, de son côté,
+avait demandé une extension de territoire dans la région de
+Terre-Neuve, pour améliorer les pêcheries françaises. De part et
+d'autre on avait repoussé une telle prétention, et, pour en finir, on
+était convenu de ne rien réclamer au delà des concessions contenues
+dans le traité des préliminaires. Autrement c'était mettre la paix en
+question, en faisant renaître des difficultés heureusement résolues.
+Ce principe adopté, il restait à préciser par la rédaction les
+stipulations de Londres.</p>
+
+<p>Deux points importants étaient à résoudre: le payement des frais pour
+les prisonniers, et le régime à imposer à l'île de Malte.</p>
+
+<span class="sidenote">Difficultés relativement aux prisonniers.</span>
+
+<p>L'Angleterre avait eu à nourrir beaucoup plus de prisonniers français,
+que la France de prisonniers anglais, et elle réclamait le
+remboursement de la différence. La France répondait que le principe
+généralement reconnu était, que chaque nation nourrît les prisonniers
+qu'elle avait faits; que, si on voulait <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> le principe
+contraire, la France avait à demander un remboursement pour les
+Russes, les Bavarois, et autres soldats aux gages de l'Angleterre,
+qu'elle avait pris et entretenus; que les combattants soldés par
+l'Angleterre devaient figurer au nombre des prisonniers, qu'elle avait
+le devoir d'entretenir. Du reste, ajoutait le plénipotentiaire
+français, c'était là une pure question d'argent, à vider par le moyen
+de commissaires liquidateurs.</p>
+
+<span class="sidenote">Difficultés relativement à Malte.</span>
+
+<p>Quant à Malte, la question était plus sérieuse. Les Anglais et les
+Français étaient à cet égard pleins de défiance, ils semblaient
+entrevoir l'avenir, et craignaient que l'île ne repassât, un jour, au
+pouvoir de l'une ou de l'autre puissance. Le Premier Consul, par un
+singulier instinct, proposait de détruire les établissements
+militaires de Malte de fond en comble, de ne laisser subsister que la
+ville démantelée, d'y créer un grand lazaret neutre, commun à toutes
+les nations, et de convertir l'ordre en un ordre hospitalier, qui
+n'aurait plus aucune force militaire.</p>
+
+<p>Les Anglais n'étaient pas rassurés par cette proposition. Ils disaient
+que le rocher était tellement fort, que, même dépourvu des
+fortifications accumulées par les chevaliers, il serait un point
+encore très-redoutable. Ils alléguaient la résistance de la population
+maltaise à toute destruction de ses belles forteresses, et proposaient
+la reconstitution de l'ordre sur des bases nouvelles et plus solides.
+Ils voulaient y laisser une langue française, moyennant qu'on y
+instituât une langue anglaise, et une langue maltaise, celle-ci
+accordée à la population de l'île, <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> pour lui donner part à son
+gouvernement; ils voulaient que ce nouvel établissement fût placé sous
+la garantie d'une grande puissance, la Russie, par exemple. Les
+Anglais espéraient qu'avec les langues anglaise et maltaise, qui leur
+seraient dévouées, ils auraient un pied dans l'île, et empêcheraient
+les Français d'y rentrer.</p>
+
+<p>Le Premier Consul insista pour la destruction des fortifications,
+disant que l'ordre était aujourd'hui fort difficile à reconstituer;
+que déjà la Bavière s'était emparée de ses propriétés en Allemagne;
+que l'Espagne, depuis l'établissement de la protection russe sur
+Malte, songeait à en faire autant, et à prendre les biens qui étaient
+situés chez elle; que l'institution de chevaliers protestants serait
+une raison déterminante à ses yeux; que le Pape, déjà fort contraire à
+tout ce qu'on faisait à l'égard de l'ordre, ne consentirait à aucun
+prix aux nouveaux arrangements, et que la France enfin ne pouvait
+fournir une langue française, vu que ses lois actuelles n'admettaient
+plus en aucune façon le rétablissement d'une institution nobiliaire.
+Il accordait bien, si on y tenait, le rétablissement de l'ordre de
+Malte sur ses anciennes bases, avec la conservation des fortifications
+existantes, mais sans langue anglaise ni française, et sous la
+garantie de la cour la plus voisine, celle de Naples. Il repoussait la
+garantie de la Russie.</p>
+
+<p>On n'avait parlé d'aucun des arrangements du continent. Le Premier
+Consul l'avait expressément défendu à la légation française.
+Cependant, comme le roi d'Angleterre prenait un intérêt très-vif à la
+<span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> maison d'Orange, privée du stathoudérat, le Premier Consul
+voulait bien se charger de lui procurer un dédommagement territorial
+en Allemagne, lorsque serait traitée la grande question des indemnités
+germaniques. Il demandait en retour la restitution, en nature ou en
+argent, de la flotte batave enlevée par les Anglais.</p>
+
+<p>Au fond il n'y avait dans tout cela rien d'absolu, rien
+d'inconciliable; car la question des prisonniers était une affaire
+d'argent, toujours arrangeable au moyen de deux liquidateurs. La
+question de Malte était plus difficile, car c'était une affaire de
+défiance réciproque. Il fallait (et c'était possible), il fallait
+trouver un système qui rassurât tout le monde, contre l'éventualité
+d'une occupation subite, par l'une des deux grandes nations maritimes.
+Quant à l'affaire du stathouder, rien n'était plus aisé, puisqu'on
+était d'accord.</p>
+
+<span class="sidenote">Ordre donné par le Premier Consul, à son frère Joseph,
+d'être coulant sur les difficultés de détail.</span>
+
+<p>Le Premier Consul souhaitait d'en finir au plus tôt. Il désirait avoir
+le traité tout prêt à son retour de Lyon, vu qu'il se proposait
+d'apporter ce complément de la paix générale, avec le Concordat et les
+lois de finances, au Corps Législatif renouvelé. Il donna donc à son
+frère Joseph l'ordre d'être coulant sur les difficultés de détail qui
+restaient à résoudre, et de pousser vivement à la signature.</p>
+
+<span class="sidenote">Départ du Premier Consul pour Lyon.</span>
+
+<p>Le Premier Consul partit le 8 janvier (18 nivôse) avec sa femme et une
+partie de sa maison militaire, pour se rendre à Lyon. M. de Talleyrand
+l'y avait devancé, pour tout disposer, de manière qu'à son arrivée,
+il n'eût plus que des résultats à sanctionner <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> par sa
+présence. L'hiver était rigoureux, et néanmoins tous les députés
+italiens se trouvaient déjà réunis, et ils s'impatientaient de ne pas
+voir paraître le général Bonaparte, objet principal de leur voyage.</p>
+
+<span class="sidenote">Affaires d'Italie.</span>
+
+<span class="sidenote">Avis divers sur la constitution de la République
+italienne.</span>
+
+<p>Le moment était venu de régler les affaires d'Italie, en constituant
+une seconde fois la République Cisalpine. M. de Talleyrand était fort
+contraire à cette création. Ce ministre alléguait la difficulté de
+faire marcher les choses dans une république; il citait les
+Républiques Batave, Helvétique, Ligurienne, Romaine et Parthénopéenne,
+et les embarras qu'on avait eus, ou qu'on avait encore avec elles. Il
+disait qu'on avait assez de ces filles de la République française,
+qu'il n'en fallait pas une de plus, et proposait une principauté ou
+une monarchie, comme celle d'Étrurie, qu'on donnerait à quelque
+prince, ami et dépendant de la France. Il n'aurait pas été éloigné
+d'accorder cet État à un prince de la maison d'Autriche, au grand-duc
+de Toscane, par exemple, qu'on devait indemniser en Allemagne, si on
+ne l'indemnisait pas en Italie. Cette combinaison, infiniment agréable
+pour l'Autriche, l'aurait fort attachée à la paix. Elle eût satisfait
+également les puissances allemandes, qui auraient eu par ce moyen un
+copartageant de moins à dédommager, avec les terres des princes
+ecclésiastiques. Elle aurait plu surtout au Pape, qui espérait qu'on
+lui rendrait les Légations, lorsqu'on ne serait plus lié par les
+promesses faites à la Cisalpine. Cette combinaison, en un mot, était
+du goût de tout le monde en Europe; car elle supprimait <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> une
+république, laissait un territoire de plus à répartir, et plaçait un
+État de moins sous la domination directe de la République française.</p>
+
+<span class="sidenote">Nécessité de constituer l'Italie.</span>
+
+<p>C'était assurément une raison de grand poids que celle de rendre notre
+grandeur plus supportable à l'Europe, et de donner ainsi plus de
+chances à la durée de la paix. Quand la France avait le Rhin et les
+Alpes pour frontières, quand elle avait sous son influence immédiate
+la Suisse, la Hollande, l'Espagne et l'Italie; quand elle possédait
+directement le Piémont, du consentement général, quoique tacite, de
+toutes les puissances; quand elle en était arrivée à ce degré de
+grandeur, la politique la plus modérée était, dès ce jour même, la
+meilleure et la plus sensée. Sous ce rapport M. de Talleyrand avait
+raison. Cependant, après tout ce qu'on avait fait, on était forcément
+engagé à constituer l'Italie; et puisqu'on l'avait déjà enlevée à
+l'Autriche, il fallait songer à la lui enlever irrévocablement,
+résultat qu'on ne pouvait obtenir qu'en la constituant d'une manière
+forte et indépendante. On ne froissait par là que l'Autriche seule, et
+une des cent batailles qu'on a livrées depuis, pour créer des royaumes
+français sur tout le continent, aurait suffi pour faire supporter
+définitivement à l'Europe l'état de choses qu'on aurait voulu créer en
+Italie.</p>
+
+<span class="sidenote">Manière de la constituer.</span>
+
+<p>Dans ce système, il fallait renoncer à posséder le Piémont, car si les
+Italiens préfèrent les Français aux Allemands, au fond ils n'aiment ni
+les uns ni les autres, parce que les uns et les autres sont étrangers
+pour eux. C'est un sentiment naturel et légitime, <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> qu'on doit
+respecter. Les Français, protégeant l'Italie sans la posséder, se
+l'attachaient pour toujours, et ne s'y préparaient pas ces brusques
+revirements d'affection, dont elle a donné tant de fois l'exemple,
+depuis que, ballottée entre les Français et les Allemands, elle n'a
+jamais fait que changer de maîtres. Il aurait fallu, dans ce plan, ne
+pas donner l'Étrurie à un prince espagnol. Réunissant alors la
+Lombardie, le Piémont, les duchés de Parme et de Modène, le Mantouan,
+les Légations, la Toscane, on constituait un État superbe, s'étendant
+depuis les Alpes maritimes jusqu'à l'Adige, depuis la Suisse jusqu'à
+l'État romain. Il était facile de détacher, soit en Toscane, soit dans
+la Romagne, une portion de territoire pour dédommager le Pape, dont le
+dévouement ne pouvait pas être durable, si tôt ou tard on ne venait au
+secours de sa misère. Il fallait réunir ces provinces diverses sous un
+gouvernement fédératif, dans lequel le pouvoir exécutif fût fortement
+constitué, qui pût rassembler promptement ses forces, et donner à nos
+armées le temps de venir à son secours. L'alliance, en effet, devait
+être intime entre cet État et la France, car il ne pouvait vivre que
+par elle; et la France, de son côté, devait avoir à son existence un
+intérêt immense et invariable.</p>
+
+<p>Un État italien de dix ou douze millions d'habitants, possédant les
+plus belles frontières, baigné par deux mers, ayant à la première
+guerre heureuse la chance certaine de s'accroître des États vénitiens,
+et de s'étendre alors aux frontières naturelles de <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> l'Italie,
+c'est-à-dire aux Alpes juliennes; pouvant plus tard comprendre, au
+moyen d'un simple lien fédératif, qui laisserait à chaque principauté
+son indépendance propre, la République génoise nouvellement
+constituée, le Pape, avec les conditions nécessaires à son existence
+politique et religieuse, l'État de Naples, délivré d'une cour inepte
+et sanguinaire, un tel État ainsi constitué, et avec les
+accroissements que l'avenir lui préparait, était le fondement de la
+régénération italienne, et donnait à l'Europe une troisième
+fédération, laquelle ajoutée aux deux qui existaient déjà, l'allemande
+et la suisse, devait rendre d'immenses services à l'équilibre général.</p>
+
+<p>Quant à la difficulté de gouverner l'Italie, elle pouvait être résolue
+par le protectorat de la France, qui, en s'étendant sur elle pendant
+tout un règne, la conduirait par la main dans ces premières voies
+d'indépendance et de liberté.</p>
+
+<span class="sidenote">Plan actuel du Premier Consul à l'égard de l'Italie.</span>
+
+<p>Du reste le plan qu'on suivait en ce moment, n'excluait pas ce bel
+avenir, car le Piémont pouvait être restitué un jour au nouvel État
+italien, le duché de Parme à la mort du duc actuel, mort qui d'après
+toutes les probabilités devait être prochaine; l'Étrurie elle-même
+pouvait lui être rendue s'il le fallait. Il était donc facile de
+reprendre ce plan ultérieurement, et c'était en poser un premier et
+large fondement, que de constituer la Cisalpine en république
+indépendante. D'ailleurs, il valait peut-être mieux, dans le moment,
+ne pas avouer tout entier le projet d'une régénération italienne,
+pour ne pas effaroucher l'Europe. <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> Mais morceler les belles
+provinces qu'on possédait actuellement, comme le proposait M. de
+Talleyrand, pour construire une petite monarchie de plus au profit
+d'un prince autrichien, c'était donner l'Italie à l'Autriche, car ce
+prince, quoiqu'on fît, serait toujours autrichien, et les peuples
+eux-mêmes, dont on aurait indignement trahi les espérances, concevant
+pour la France une haine méritée, reviendraient aux Allemands par
+ressentiment et par désespoir.</p>
+
+<p>Le général Bonaparte, qui avait acquis sa première et peut-être sa
+plus belle gloire, en délivrant l'Italie des mains de l'Autriche, ne
+pouvait commettre une telle faute. Il adopta un système moyen, qui
+n'empêchait pas plus tard un vaste système d'indépendance italienne,
+qui devait même en être le commencement.</p>
+
+<span class="sidenote">Délimitation de la nouvelle République italienne.</span>
+
+<span class="sidenote">Grands travaux de fortification pour défendre et contenir
+l'Italie.</span>
+
+<span class="sidenote">Création de la grande place d'Alexandrie.</span>
+
+<p>Il donna donc à la République Cisalpine toute la Lombardie jusqu'à
+l'Adige, les Légations, le duché de Modène, tout ce qu'elle avait en
+un mot à la paix de Campo-Formio. Le duché de Parme restait en
+suspens; le Piémont appartenait dans le moment à la France. La
+Cisalpine, telle qu'on la constituait, comptait près de cinq millions
+d'habitants. Elle pouvait aisément produire un revenu de 70 à 80
+millions, et entretenir une armée de 40 mille hommes, qui
+n'absorberait pas au delà de la moitié de son revenu, et laisserait
+des ressources suffisantes pour payer convenablement son
+administration. Elle était couverte en avant par les Alpes et l'Adige;
+elle avait à gauche le Piémont devenu français, à droite l'Adriatique;
+en arrière la Toscane, placée sous la dépendance de <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> la
+France. Elle était donc entourée de tout côté par notre protection.
+D'immenses travaux de fortifications ordonnés par le général
+Bonaparte, avec une sûreté de coup d'&oelig;il et une expérience du pays,
+que personne au monde ne pouvait posséder au même degré, devaient la
+rendre inaccessible aux Autrichiens, et toujours secourable à temps
+par la France. L'Adige était fortifié, depuis Rivoli jusqu'à Legnago,
+de manière à ne pouvoir pas être franchi. Les environs du lac de
+Garda, et notamment la position de la Rocca d'Anfo, étaient assez bien
+fermés, pour que la ligne de l'Adige ne pût pas être tournée. Le
+Mincio formait une seconde ligne en arrière. Peschiera et Mantoue,
+fort accrues, donnaient une grande force à ce second boulevard.
+Mantoue notamment, améliorée sous les rapports défensif et sanitaire,
+devait subsister par elle-même, l'Adige fût-il forcé. D'autres
+ouvrages avaient pour but d'assurer en tout temps l'arrivée des armées
+françaises. Elles pouvaient déboucher, premièrement, par le Valais sur
+le Milanais, en suivant la route du Simplon; secondement, par la
+Savoie ou la Provence sur le Piémont, en suivant les routes du mont
+Cenis, du mont Genèvre, du col de Tende. On a vu que des travaux
+étaient ordonnés pour rendre ces quatre routes prochainement
+praticables à tous les transports. Il fallait y créer de solides
+points d'appui, de vastes établissements militaires, destinés, soit à
+recueillir une armée française, momentanément obligée de se retirer,
+soit à servir de débouché à cette même armée, mise <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> en état
+de reprendre l'offensive. Pour cela deux places avaient été choisies,
+et étaient devenues l'objet de grandes dépenses: l'une au débouché de
+la route du Simplon, l'autre au débouché des trois routes du mont
+Cenis, du mont Genèvre, du col de Tende. La première, et la moindre
+des deux, devait être située à l'extrémité du lac Majeur. Telle qu'on
+l'avait projetée, elle pouvait contenir les malades, les blessés, le
+matériel des troupes en retraite, ainsi que la flottille du lac, et se
+défendre trois ou quatre semaines, jusqu'à ce qu'une armée de secours,
+traversant le Simplon, pût se reporter en avant. La seconde, et la
+plus grande, faite pour contenir le Piémont, pour recevoir toutes les
+ressources des armées françaises, pour leur servir de point d'appui et
+de moyen de descendre en tout temps en Italie, la seconde, aussi
+forte, aussi vaste que Mayence, Metz ou Lille, pouvant soutenir le
+plus long siége, devait être construite à Alexandrie même. Ce point,
+voisin du champ de bataille de Marengo, était reconnu comme le plus
+favorable aux grandes combinaisons militaires, dont l'Italie peut
+devenir le théâtre. Turin se trouvait trop sous l'influence d'une
+population nombreuse, et en certains cas ennemie. Pavie était au delà
+du Pô. Alexandrie, entre le Pô et le Tanaro, au vrai débouché de
+toutes les routes, réunissait les plus grands avantages, et pour cela
+fut préférée. De vastes travaux furent ordonnés. Ceux-ci, étant en
+Piémont, durent être exécutés aux dépens du trésor français; tous les
+autres devaient <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> l'être avec les fonds de la Cisalpine, parce
+qu'ils la concernaient plus particulièrement.</p>
+
+<p>Grâce à ces dispositions, la France, toujours en mesure de secourir la
+Cisalpine, tenait sous sa main la haute et la moyenne Italie, et
+dominait de son influence l'Italie méridionale. Elle pouvait envoyer à
+Rome et à Naples des ordres moins ostensibles, mais tout aussi obéis
+qu'à Turin ou Milan.</p>
+
+<span class="sidenote">Gouvernement donné à la Cisalpine.</span>
+
+<p>Il fallait donner un gouvernement à cette République Cisalpine. On
+avait commencé par lui composer des autorités provisoires, consistant
+dans un comité exécutif de trois membres, MM. de Somma-Riva, Visconti
+et Ruga, et dans une <i>Consulte</i>, espèce d'assemblée législative peu
+nombreuse, choisie parmi les hommes sages et dévoués. Mais un tel état
+de choses ne pouvait être maintenu long-temps.</p>
+
+<p>Le Premier Consul avait auprès de lui le ministre de la Cisalpine à
+Paris, M. Marescalchi, de plus MM. Aldini, Serbelloni et Melzi,
+envoyés en France pour les affaires de l'Italie. C'étaient les
+personnages les plus considérables du pays. Il les consulta sur
+l'organisation à donner à la nouvelle république, et, d'accord avec
+eux, il rédigea une constitution, imitée à la fois de la Constitution
+française et des anciennes constitutions italiennes.</p>
+
+<span class="sidenote">Forme de la constitution imaginée.</span>
+
+<p>Au lieu de la liste des notables de M. Sieyès, qui commençait à être
+décriée en France, le Premier Consul et ses collaborateurs imaginèrent
+trois colléges électoraux, permanents et à vie, se complétant
+eux-mêmes quand la mort y faisait des vide. Le <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> premier
+devait être composé de grands propriétaires, au nombre de 300; le
+second, de commerçants notables, au nombre de 200; le troisième, des
+gens de lettres, des savants, des ecclésiastiques les plus distingués
+d'Italie, au nombre de 200. Ces trois colléges devaient choisir dans
+leur propre sein une commission de 21 membres, dite <i>Commission de
+Censure</i>, qui avait la mission d'élire tous les corps de l'État, et de
+remplir le rôle électoral que le Sénat remplissait en France.</p>
+
+<p>Cette autorité créatrice devait nommer ensuite, sous le titre de
+<i>Consulte d'État</i>, un Sénat de huit membres, chargé, comme le Sénat
+français, de veiller à la Constitution, de délibérer sur les
+circonstances extraordinaires, d'ordonner l'arrestation de tout
+individu dangereux, de mettre hors de la Constitution le département
+qui l'aurait mérité, de délibérer sur les traités, de nommer le
+président de la République. L'un de ces huit membres était de droit
+ministre des affaires étrangères.</p>
+
+<p>Il devait y avoir un Conseil d'État, sous le titre de Conseil
+législatif, composé de dix membres, rédigeant les lois et les
+règlements, et les soutenant devant le Corps Législatif; enfin un
+Corps Législatif de 75 membres, choisissant dans son sein 15 orateurs,
+chargés de discuter devant lui les lois, qu'il était ensuite appelé à
+voter.</p>
+
+<p>À la tête de la République devaient enfin se trouver un président et
+un vice-président, nommés pour dix ans. Ils étaient, comme on vient de
+le dire, nommés par la <i>Consulte d'État</i>, ou Sénat; mais <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span>
+toutes les autres autorités ne pouvaient être formées que par le choix
+de la <i>Commission de Censure</i>.</p>
+
+<p>Des appointements considérables étaient destinés à ces fonctionnaires
+de tout rang.</p>
+
+<p>On voit que c'était la Constitution française, avec des corrections,
+qui étaient la critique de l'ouvrage de M. Sieyès. Les listes de
+notables étaient remplacées par trois colléges électoraux à vie. Le
+Sénat ou <i>Consulte d'État</i> ne faisait plus les élections; il ne
+nommait que le chef du pouvoir exécutif, mais il délibérait sur les
+traités, qui se trouvaient soustraits par ce moyen à l'examen
+tumultueux des assemblées. Le Tribunat était confondu dans le Corps
+Législatif. Au lieu de trois Consuls, il y avait un Président.</p>
+
+<span class="sidenote">Personnel du nouveau gouvernement italien.</span>
+
+<p>Quand le Premier Consul se fut mis d'accord sur ce projet, avec MM.
+Marescalchi, Aldini, Melzi, et Serbelloni, il fallut s'occuper du
+personnel de ce gouvernement. Les choix importaient d'autant plus, que
+la permanence des corps principaux était plus grande, et que le bien
+ou le mal résultant de leur composition devaient durer davantage. Or,
+l'Italie était divisée, comme la France, en partis difficiles à
+concilier. À une extrémité se trouvaient les partisans du passé,
+dévoués au gouvernement autrichien; à l'extrémité contraire, les
+patriotes exagérés, prêts comme partout aux plus grands excès, mais
+n'ayant du reste jamais versé le sang, contenus qu'ils avaient
+toujours été par l'armée française. Enfin, entre deux, se trouvaient
+les libéraux modérés, chargés du fardeau du gouvernement <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> et
+de l'impopularité qui s'y attache, surtout en temps de guerre, où il
+faut grever le pays de charges fort lourdes. Avec ces divers partis,
+les élections ne pouvaient, pas plus qu'en France, donner des
+résultats satisfaisants. Le Premier Consul, pour suppléer aux
+élections, s'arrêta à une idée qui n'était point chez lui une
+inspiration d'ambition, mais de bon sens: c'était de composer lui-même
+le personnel de ce gouvernement, comme il venait d'en composer la
+structure, et pour cette première fois de faire toutes les nominations
+de sa propre autorité. Il n'était animé en cela que du sentiment du
+bien, et, en tout cas, il avait sans contredit le droit d'en agir
+ainsi; car cet État nouveau naissait d'un pur acte de sa volonté, et,
+en le créant d'une manière spontanée, il avait bien le droit de le
+créer conformément à sa pensée, qui, en cette occasion, était
+parfaitement pure et élevée.</p>
+
+<span class="sidenote">Le Premier Consul imagine de se faire président de la
+République italienne, et de composer lui-même tout le personnel de ce
+gouvernement.</span>
+
+<p>Mais, entre toutes ces nominations, la plus difficile à faire était
+celle d'un président. L'Italie, toujours gouvernée par des prêtres ou
+des étrangers, n'avait pu enfanter des hommes d'État; elle n'avait pas
+à produire un seul nom, devant lequel les autres dussent consentir à
+s'effacer. Le Premier Consul imagina encore de se faire donner le
+titre de président, en nommant un vice-président choisi parmi les
+principaux personnages italiens, auquel il déléguerait le détail des
+affaires, en se réservant leur direction supérieure. C'était, pour les
+débuts de cette république, le seul système de gouvernement
+convenable. Livrée à ses propres choix et à un <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> président
+italien, elle eût été bientôt, comme un vaisseau sans boussole,
+abandonnée à tous les vents. Administrée, au contraire, par des
+Italiens, et dirigée de loin par l'homme qui était son créateur, et
+devait long-temps encore demeurer son protecteur, elle avait grande
+chance, dans ce système, d'être à la fois indépendante et bien
+gouvernée.</p>
+
+<p>À tout cela il fallait ajouter une imposante solennité, dans laquelle
+la Constitution serait donnée au nouvel État, et toutes les autorités
+proclamées. Cet acte de création ne pouvait avoir trop d'éclat. Il
+fallait parler à la fois à l'Italie et à l'Europe. Le Premier Consul
+conçut le projet d'une vaste réunion de tous les Italiens à Lyon, car
+c'était trop loin pour eux de venir à Paris, et trop loin pour lui
+d'aller à Milan. La ville de Lyon, qui est placée au revers des Alpes,
+et dans laquelle l'Italie s'était assemblée autrefois en concile,
+était le lieu le plus naturellement indiqué. Le Premier Consul mettait
+d'ailleurs un véritable intérêt à mêler ensemble les Français et les
+Italiens. Il croyait même servir par là le rétablissement du commerce
+des deux pays, car c'est à Lyon que s'échangeaient autrefois les
+produits de la Lombardie avec les produits de nos provinces de l'Est.</p>
+
+<p>Une partie de ces idées fut communiquée par M. de Talleyrand aux
+Italiens qu'on avait à Paris, c'est-à-dire à MM. Marescalchi, Aldini,
+Serbelloni et Melzi. On ne leur tut que celle qui consistait à déférer
+la présidence au Premier Consul. On voulait la faire sortir d'un élan
+d'enthousiasme, au moment même de la réunion de la <i>Consulte</i>. Les
+<span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> vues du Premier Consul étaient trop conformes aux vrais
+intérêts de la patrie italienne, pour n'être pas accueillies. Ces
+personnages partirent, et allèrent, de concert avec le ministre de
+France à Milan, M. Petiet, homme sage et influent, travailler à
+l'accomplissement du plan d'organisation qui venait d'être arrêté à
+Paris.</p>
+
+<span class="sidenote">Les Italiens adhèrent avec empressement aux projets du
+Premier Consul.</span>
+
+<p>Le projet de Constitution ne rencontra aucune objection. Il fut reçu,
+avec une grande satisfaction, car on avait hâte de sortir de l'état
+précaire dans lequel on vivait et d'acquérir une existence assurée. Le
+comité-exécutif et la <i>Consulte</i>, chargés du gouvernement provisoire,
+acceptèrent ce projet avec empressement, sauf quelques modifications
+de détail, qui furent transmises à Paris, et acceptées. Mais on était
+très embarrassé de la mise en vigueur de la nouvelle Constitution, et
+du choix des personnes qui la feraient mouvoir. M. Petiet communiqua
+secrètement à quelques personnages influents, l'idée de déférer au
+Premier Consul la nomination du personnel entier du gouvernement,
+depuis le président jusqu'aux trois colléges électoraux. À peine cette
+idée d'un arbitre suprême, si bien placé pour ne partager aucune des
+passions qui divisaient l'Italie, et pour ne vouloir que son bonheur,
+à peine cette idée fut-elle communiquée, qu'elle réussit à l'instant
+même, et que le gouvernement provisoire déféra au Premier Consul le
+choix de toutes les autorités.</p>
+
+<p>Un message lui fut adressé pour lui annoncer l'acceptation de la
+Constitution, et lui exprimer le v&oelig;u <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> du peuple cisalpin,
+de voir le premier magistrat de la République française, choisir
+lui-même les magistrats de la République italienne.</p>
+
+<span class="sidenote">On invite les Italiens à venir eux-mêmes recevoir leur
+constitution des mains du Premier Consul.</span>
+
+<span class="sidenote">Empressement des Italiens à se rendre à Lyon.</span>
+
+<p>On s'en tint là, et on ne dit pas un mot de la présidence. Mais il
+fallait disposer les Italiens à venir à Lyon, et ce fût l'objet d'une
+nouvelle communication aux membres du gouvernement provisoire. On leur
+fit sentir la difficulté de constituer la République Cisalpine en
+restant à Paris, de faire sept à huit cents choix, loin des hommes et
+des lieux; la difficulté en même temps pour le Premier Consul de se
+rendre de Paris à Milan, l'avantage au contraire de partager la
+distance, de réunir les Italiens en corps à Lyon, et d'y faire venir
+le Premier Consul; de former là une sorte de grande diète italienne,
+où la République nouvelle serait constituée, avec un appareil et un
+éclat qui donneraient plus de solennité à l'engagement que le Premier
+Consul prenait, en la créant, de la maintenir et de la défendre. Cette
+idée avait quelque chose de grand, qui devait plaire à des
+imaginations italiennes. Elle réussit comme toutes les idées qu'on
+avait mises en avant, et fut sur-le-champ adoptée. Un projet était
+déjà préparé, et il fut converti en décret du gouvernement provisoire.
+On choisit des députations dans le clergé, la noblesse, la grande
+propriété, le commerce, les universités, les tribunaux, les gardes
+nationales. Quatre cent cinquante-deux personnes furent désignées, au
+nombre desquelles se trouvaient des prélats vénérables, chargés
+d'années, dont quelques-uns même devaient succomber <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> aux
+fatigues du voyage. Ils partirent au mois de décembre, et traversèrent
+les Alpes par un des hivers les plus rigoureux qu'on eût essuyés
+depuis long-temps. Tous voulaient assister à cette proclamation de
+l'indépendance de leur patrie, par le héros qui l'avait affranchie.
+Les routes du Milanais, de la Suisse, du Jura étaient encombrées. Le
+Premier Consul, qui pensait à tout, avait donné des ordres pour que
+rien ne manquât, tant sur les routes qu'à Lyon même, à ces
+représentants de la nationalité italienne, qui venaient par leur
+présence lui rappeler ses premiers et ses plus beaux triomphes. Le
+préfet du Rhône avait fait d'immenses préparatifs pour les recevoir,
+et disposé de grandes et belles salles pour les solennités qui
+devaient avoir lieu. Une partie de la garde consulaire avait été
+envoyée à Lyon. L'armée d'Égypte, autrefois armée d'Italie, et
+récemment débarquée, venait d'y arriver aussi. On se hâtait de la
+vêtir magnifiquement, et d'une manière conforme au climat de la
+France, qui semblait tout nouveau à ces soldats brunis par le soleil
+de l'Égypte, et transformés en véritables africains. La jeunesse
+lyonnaise avait été réunie, et formée en un corps de cavalerie, aux
+armes et aux couleurs de l'antique cité lyonnaise. M. de Talleyrand et
+M. Chaptal, ministre de l'intérieur, avaient précédé le Premier
+Consul, pour recevoir les membres de la <i>Consulte</i>. Le général Murat,
+M. Petiet étaient accourus de Milan, M. Marescalchi de Paris, au
+rendez-vous commun. Les préfets, les autorités de vingt départements
+étaient accumulés à Lyon. Le <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> Premier Consul se fit attendre,
+à cause du congrès d'Amiens, dont les négociations avaient exigé sa
+présence à Paris quelques jours de plus. Les députés italiens
+commençaient à s'impatienter. Pour les occuper, on les divisa en cinq
+sections, une par province du nouvel État, et on leur soumit le projet
+de Constitution. Ils firent des observations utiles, que M. de
+Talleyrand avait ordre d'écouter, de peser, et d'admettre, sans
+toutefois porter atteinte aux principes fondamentaux du projet. Sauf
+quelques dispositions de détail qui furent modifiées, la nouvelle
+Constitution obtint l'assentiment général. On proposa aussi aux
+députés cisalpins, pour tromper leur impatience, de faire des listes
+de candidats, afin d'aider le Premier Consul dans les choix nombreux
+qu'il avait à faire. Ce dépouillement de noms remplit utilement leur
+temps.</p>
+
+<span class="sidenote">Arrivée du Premier Consul à Lyon.</span>
+
+<p>Le Premier Consul arriva le 11 janvier 1802 (21 nivôse). La population
+des campagnes, assemblée sur les routes, l'attendait jour et nuit.
+Elle était réunie autour de grands feux, et accourait au devant de
+toutes les voitures qui venaient de Paris, en criant: <i>Vive
+Bonaparte!</i>&mdash;Le Premier Consul parut enfin, et fit le chemin jusqu'à
+Lyon, au milieu de transports continuels d'enthousiasme. Il y entra le
+soir, accompagné de sa femme, de ses enfants adoptifs, de ses
+aides-de-camp, et fut reçu par les ministres, les autorités civiles et
+militaires, une députation italienne, l'état-major d'Égypte, et la
+jeunesse lyonnaise à cheval. La ville, illuminée tout entière, était
+resplendissante comme en plein jour. <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> On le fit passer sous un
+arc-de-triomphe, que surmontait un noble emblème de la France
+consulaire: c'était un lion endormi. Il descendit à l'Hôtel-de-Ville,
+qu'on avait disposé convenablement pour lui servir d'habitation.</p>
+
+<span class="sidenote">Le Premier Consul proclamé Président de la République
+italienne.</span>
+
+<p>Le lendemain, le Premier Consul employa la journée à recevoir toutes
+les députations départementales, et après elles la <i>Consulte</i>
+italienne, qui comptait quatre cent cinquante membres présents sur
+quatre cent cinquante-deux, exemple d'exactitude bien rare, si on
+considère le nombre des personnes, la saison, et les distances: et
+encore l'un des deux absents était-il le respectable archevêque de
+Milan, qui venait de mourir d'une attaque d'apoplexie chez M. de
+Talleyrand. Les Italiens, auxquels le Premier Consul parlait leur
+langue, étaient charmés de le revoir, et de trouver en lui un Français
+et un Italien tout à la fois. On procéda les jours suivants aux
+derniers travaux de la <i>Consulte</i>. Les modifications proposées à la
+Constitution avaient été agréées par le Premier Consul; les listes de
+candidats étaient arrêtées. On imagina de composer un comité de trente
+membres, pris dans la <i>Consulte</i> tout entière, pour discuter avec le
+Premier Consul la longue série des choix qui étaient à faire. Ce
+travail prit plusieurs jours, pendant lesquels le Premier Consul,
+après avoir employé une partie de ses journées à voir et à entretenir
+les Italiens, s'occupait en même temps des affaires de France,
+recevait les préfets, les députations départementales, entendait
+l'expression de leurs v&oelig;ux <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> et de leurs besoins, et
+apprenait à connaître de ses propres yeux l'état vrai de la
+République. L'enthousiasme allait chaque jour croissant, et c'est au
+milieu de cet entraînement général, que les Français et les Italiens
+se communiquaient les uns aux autres, que fut produite l'idée de
+nommer le Premier Consul Président de la République Cisalpine. MM.
+Marescalchi, Petiet, Murat, de Talleyrand, voyaient tous les jours les
+membres du comité des Trente, et conféraient avec eux sur le choix
+d'un Président. Quand on les jugea bien embarrassés, bien divisés sur
+ce choix, qui était en effet très-difficile à faire, on leur laissa
+entrevoir une manière de sortir d'embarras, en donnant au personnage
+italien qui serait préféré la simple qualité de vice-président, et en
+couvrant son insuffisance de la gloire du Premier Consul, qui serait
+nommé Président. Cette idée si simple, encore plus utile à la
+Cisalpine, à son existence, à la bonne administration de ses affaires,
+qu'à la grandeur du Premier Consul, fut trouvée excellente, mais à la
+condition toutefois d'un vice-président italien. On décida le citoyen
+Melzi à se charger de la vice-présidence, sous le Premier Consul. Tout
+étant prêt, un des membres du comité des Trente, fit cette proposition
+au comité. Elle fut reçue avec joie, et convertie sur-le-champ en
+projet de décret. On ne perdit pas de temps, et le lendemain 25
+janvier (5 pluviôse) le projet fut présenté à la <i>Consulte</i> assemblée.
+Elle l'accueillit avec acclamation, et proclama <span class="smcap">Napoléon Bonaparte</span>
+Président de la République italienne. C'est la première fois <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span>
+qu'on voit ces deux noms de <span class="smcap">Napoléon</span> et de <span class="smcap">Bonaparte</span>, réunis l'un à
+l'autre. Le général devait joindre au titre de Premier Consul de la
+République française, le titre de Président de la République
+italienne. Une députation lui fut envoyée pour lui en exprimer le
+v&oelig;u.</p>
+
+<a id="img005" name="img005"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img005.jpg" width="400" height="283" alt="" title="">
+<p>Revue à Lyon de l'armée d'Égypte.</p>
+</div>
+
+<span class="sidenote">Revue à Lyon de l'armée d'Égypte.</span>
+
+<p>Pendant que cette délibération avait lieu, le général des armées
+d'Italie et d'Égypte passait la revue de ses anciens soldats. Les
+demi-brigades de l'armée d'Égypte, qu'on avait eu le temps de réunir,
+avaient été jointes à la garde consulaire, à de nombreux détachements
+de troupes, et à la milice lyonnaise. Ce jour-là, les brumes de
+l'hiver s'étaient dissipées un instant, et, par un soleil étincelant
+et un froid rigoureux, le général Bonaparte parcourait le front de ces
+vieilles bandes, qui le recevaient avec d'incroyables transports de
+joie. Les soldats d'Égypte et d'Italie, charmés de retrouver si grand
+ce fils de leurs &oelig;uvres, le saluaient de leurs cris, et tenaient à
+lui persuader qu'ils n'avaient pas cessé d'être dignes de lui, quoique
+conduits un moment par des chefs indignes d'eux. Il faisait sortir de
+vieux grenadiers hors des rangs, leur parlait des combats auxquels ils
+avaient assisté, des blessures qu'ils avaient reçues; il reconnaissait
+çà et là des officiers qu'il avait vus en plus d'une rencontre, leur
+serrait la main à tous, et les remplissait d'une sorte d'ivresse, dont
+lui-même ne pouvait se défendre, en présence de ces braves gens, qui
+l'avaient aidé par leur dévouement à produire les merveilles dont il
+jouissait, et dont la France jouissait avec lui. Cette <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span>
+scène se passait sur les ruines de la place Bellecour, et en effaçait
+la tristesse, comme la gloire efface le malheur.</p>
+
+<p>C'est en rentrant à l'hôtel-de-ville après cette revue, que le Premier
+Consul trouva la députation de la <i>Consulte</i>, reçut son v&oelig;u,
+déclara qu'il l'agréait, et qu'il répondrait le lendemain à ce nouvel
+acte de confiance de la nation italienne.</p>
+
+<p>Le lendemain, 26 janvier (6 pluviôse), il se rendit dans le local
+destiné aux séances générales de la <i>Consulte</i>. C'était dans une
+grande église, disposée et décorée pour cet usage. Tout s'y passa
+comme dans une séance royale, soit en France, soit en Angleterre. Le
+Premier Consul, entouré de sa famille, des ministres français, d'un
+grand nombre de généraux et de préfets, était placé sur une estrade.
+Il fit en langue italienne, qu'il prononçait parfaitement, un discours
+simple et précis, dans lequel il annonça son acceptation, ses vues
+pour le gouvernement et la prospérité de la nouvelle République, et
+proclama les principaux choix qu'il avait faits, conformément aux
+v&oelig;ux de la <i>Consulte</i>. Ses paroles furent couvertes par les cris de
+<i>Vive Bonaparte! Vive le Premier Consul de la République française!
+Vive le Président de la République italienne!</i> On lut ensuite la
+Constitution, et la liste des citoyens de tous les rangs qui devaient
+contribuer à la mettre en activité. Une longue acclamation exprima
+l'accord des volontés, entre le peuple italien et le héros qui l'avait
+affranchi. Cette séance fut solennelle et imposante; elle commençait
+dignement <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> l'existence de la nouvelle république qui devait
+s'appeler désormais <span class="smcap">République italienne</span>. Cette fois, comme tant
+d'autres, il ne fallait souhaiter au général Bonaparte qu'une chose:
+c'est que le génie qui conserve accompagnât, chez ce favori de la
+fortune, le génie qui crée.</p>
+
+<p>Le Premier Consul était depuis vingt jours à Lyon. Le gouvernement de
+la France réclamait sa présence à Paris, et il avait à donner les
+derniers ordres pour la signature de la paix définitive, qui se
+négociait au congrès d' Amiens. Pendant ce temps, le consul Cambacérès
+et le Sénat travaillaient à le débarrasser des opposants inconsidérés,
+qui l'avaient contrarié si violemment, dans le moment de sa carrière
+où il a le moins mérité de l'être. Il allait se trouver en mesure de
+reprendre cette longue série de travaux, qui faisaient le bonheur et
+la grandeur de la France. Il était donc pressé de revenir à Paris,
+reprendre ses occupations accoutumées, et y recevoir probablement,
+pour prix de ses &oelig;uvres, une grandeur nouvelle juste récompense de
+la plus noble, de la plus féconde ambition qui fût jamais.</p>
+
+<span class="sidenote">Retour du Premier Consul à Paris.</span>
+
+<p>Il partit le 28 janvier (8 pluviôse) laissant les Italiens
+enthousiasmés et remplis d'espérance, laissant les Lyonnais enchantés
+d'avoir possédé quelques jours l'homme extraordinaire qui remplissait
+le monde de son nom, et qui montrait pour leurs ville une prédilection
+si marquée. Il avait reçu de l'empereur Alexandre une réponse à une
+lettre, dans laquelle il demandait à ce monarque quelques avantages
+pour le commerce de Lyon. Cette lettre, <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> qui annonçait les
+meilleures dispositions de la part de la Russie, fut publiée en
+substance, et produisit la plus vive satisfaction. En partant, le
+Premier Consul donna trois écharpes aux trois maires de la ville de
+Lyon, en mémoire de cette glorieuse visite. Les Bordelais lui avaient
+envoyé une députation pour le prier de traverser leurs murs. Il leur
+en fit la promesse, dès que la paix définitive lui aurait rendu un peu
+de loisir. Il passa par Saint-Étienne, Nevers, et arriva le 31
+janvier<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Lien vers la note 22"><span class="smaller">[22]</span></a> (11 pluviôse) à Paris.<a href="#toc"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+<p class="p2 center smaller">FIN DU LIVRE TREIZIÈME.</p>
+
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> LIVRE QUATORZIÈME.</h2>
+
+<h3>CONSULAT À VIE.</h3>
+
+<p class="resume">
+ Arrivée du Premier Consul à Paris. &mdash; Scrutin du Sénat qui exclut
+ soixante membres du Corps Législatif et vingt membres du
+ Tribunat. &mdash; Les membres exclus remplacés par des hommes dévoués
+ au gouvernement. &mdash; Fin du congrès d'Amiens. &mdash; Quelques
+ difficultés surgissent au dernier moment de la négociation, par
+ suite d'ombrages excités en Angleterre. &mdash; Le Premier Consul
+ surmonte ces difficultés par sa modération et sa fermeté. &mdash; La
+ paix définitive signée le 25 mars 1802. &mdash; Quoique le premier
+ enthousiasme de la paix soit amorti en France et en Angleterre,
+ on accueille avec une nouvelle joie l'espérance d'une
+ réconciliation sincère et durable. &mdash; Session extraordinaire de
+ l'an <span class="smcap">X</span>, destinée à convertir en loi le Concordat, le traité
+ d'Amiens, et différents projets d'une haute importance. &mdash; Loi
+ réglementaire des cultes ajoutée au Concordat, sous le titre
+ d'<i>Articles organiques</i>. &mdash; Présentation de cette loi et du
+ Concordat au Corps Législatif et au Tribunat renouvelés. &mdash;
+ Froideur avec laquelle ces deux projets sont accueillis, même
+ après l'exclusion des opposants. &mdash; Ils sont adoptés. &mdash; Le
+ Premier Consul fixe au jour de Pâques la publication du
+ Concordat, et la première cérémonie du culte rétabli. &mdash;
+ Organisation du nouveau clergé. &mdash; Part faite aux
+ constitutionnels dans la nomination des évêques. &mdash; Le cardinal
+ Caprara refuse, au nom du Saint-Siége, d'instituer les
+ constitutionnels. &mdash; Fermeté du Premier Consul, et soumission du
+ cardinal Caprara. &mdash; Réception officielle du cardinal comme légat
+ <i>a latere</i>. &mdash; Sacre des quatre principaux évêques à Notre-Dame,
+ le dimanche des Rameaux. &mdash; Curiosité et émotion du public. &mdash; La
+ veille même du jour de Pâques et du <i>Te Deum</i> solennel qui doit
+ être chanté à Notre-Dame, le cardinal Caprara veut imposer aux
+ constitutionnels une rétractation humiliante de leur conduite
+ passée. &mdash; Nouvelle résistance de la part du Premier Consul. &mdash;
+ Le cardinal Caprara ne cède que dans la nuit qui précède le jour
+ de Pâques. &mdash; Répugnance des généraux à se rendre à Notre-Dame.
+ &mdash; Le Premier Consul les y oblige. &mdash; <i>Te Deum</i> solennel et
+ restauration officielle du culte. &mdash; Adhésion du public, et joie
+ du Premier Consul en voyant le succès de ses efforts. &mdash;
+ Publication du <i>Génie du Christianisme</i>. &mdash; Projet d'une amnistie
+ générale à l'égard des émigrés. &mdash; Cette mesure, <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span>
+ débattue au Conseil d'État, devient l'objet d'un
+ sénatus-consulte. &mdash; Vues du Premier Consul sur l'organisation de
+ la société en France. &mdash; Ses opinions sur les distinctions
+ sociales, et sur l'éducation de la jeunesse. &mdash; Deux projets de
+ loi d'une haute importance, sur l'institution de la
+ Légion-d'Honneur, et sur l'instruction publique. &mdash; Discussion de
+ ces deux projets dans le sein du Conseil d'État. &mdash; Caractère des
+ discussions de ce grand corps. &mdash; Paroles du Premier Consul. &mdash;
+ Présentation des deux projets au Corps Législatif et au Tribunat.
+ &mdash; Adoption à une grande majorité du projet de loi relatif à
+ l'instruction publique. &mdash; Une forte minorité se prononce contre
+ le projet relatif à la Légion-d'Honneur. &mdash; Le traité d'Amiens
+ présenté le dernier, comme couronnement des &oelig;uvres du Premier
+ Consul. &mdash; Accueil fait à ce traité. &mdash; On en prend occasion de
+ dire de toutes parts, qu'il faut décerner une récompense
+ nationale à l'auteur de tous les biens dont jouit la France. &mdash;
+ Les partisans et les frères du Premier Consul songent au
+ rétablissement de la monarchie. &mdash; Cette idée paraît prématurée.
+ &mdash; L'idée du consulat déféré à vie prévaut généralement. &mdash; Le
+ consul Cambacérès offre son intervention auprès du Sénat. &mdash;
+ Dissimulation du Premier Consul, qui ne veut jamais avouer ce
+ qu'il désire. &mdash; Embarras du consul Cambacérès. &mdash; Ses efforts
+ auprès du Sénat, pour obtenir que le consulat soit déféré au
+ général Bonaparte pour la durée de sa vie. &mdash; Les ennemis secrets
+ du général profitent de son silence, pour persuader au Sénat
+ qu'une prolongation du consulat pour dix années lui suffit. &mdash;
+ Vote du Sénat dans ce sens. &mdash; Déplaisir du Premier Consul. &mdash; Il
+ veut refuser. &mdash; Son collègue Cambacérès l'en empêche, et
+ propose, comme expédient, de recourir à la souveraineté
+ nationale, et de poser à la France la question de savoir si le
+ général Bonaparte sera consul à vie. &mdash; Le Conseil d'État chargé
+ de rédiger la question. &mdash; Ouverture de registres pour recevoir
+ les votes, dans les mairies, les tribunaux, les notariats. &mdash;
+ Empressement de tous les citoyens à porter leur réponse
+ affirmative. &mdash; Changements apportés à la constitution de M.
+ Sieyès. &mdash; Le Premier Consul reçoit le consulat à vie, avec la
+ faculté de désigner son successeur. &mdash; Le Sénat est investi du
+ pouvoir constituant. &mdash; Les listes de notabilité sont abolies, et
+ remplacées par des colléges électoraux à vie. &mdash; Le Tribunat
+ réduit à n'être qu'une section du Conseil d'État. &mdash; La nouvelle
+ constitution devenue tout à fait monarchique. &mdash; Liste civile du
+ Premier Consul. &mdash; Il est proclamé solennellement par le Sénat.
+ &mdash; Satisfaction générale d'avoir fondé enfin un pouvoir fort et
+ durable. &mdash; Le Premier Consul prend le nom de <span class="smcap">Napoléon Bonaparte</span>.
+ &mdash; Sa puissance morale est à son apogée. &mdash; Résumé de cette
+ période de trois ans.</p>
+
+<span class="sidedate">Janv. 1802.</span>
+
+<p>Le voyage du Premier Consul à Lyon avait eu pour but de constituer la
+République italienne, et de s'en assurer le gouvernement dans
+l'intérêt de <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> l'Italie, et dans celui de la France. Il avait
+eu pour but aussi d'embarrasser l'opposition, de la discréditer en la
+laissant oisive, en prouvant que le bien était impossible avec elle;
+enfin de ménager au consul Cambacérès le temps d'exclure du Corps
+Législatif et du Tribunat les personnages les plus remuants et les
+plus incommodes.</p>
+
+<span class="sidenote">Embarras des opposants laissés à Paris sans aucun projet de
+loi à discuter.</span>
+
+<span class="sidenote">Adoption au Sénat du plan imaginé par le consul Cambacérès,
+pour l'exclusion des opposants du Corps Législatif et du Tribunat.</span>
+
+<p>Tout ce qu'on avait voulu était réalisé. La République italienne,
+constituée avec éclat, se trouvait liée à la politique de la France,
+sans perdre son existence propre. Les opposants du Tribunat et du
+Corps Législatif, frappés par le message qui retirait le Code civil,
+laissés à Paris sans un seul projet de loi à discuter, ne savaient
+comment sortir d'embarras. Partout on s'en prenait à eux de
+l'interruption des beaux travaux du gouvernement; partout on les
+blâmait d'imiter mesquinement et hors de propos les agitateurs
+d'autrefois. C'est dans cette situation que M. Cambacérès leur porta
+le dernier coup, par la combinaison ingénieuse qu'il avait imaginée.
+Il fit appeler le savant jurisconsulte Tronchet, introduit au Sénat
+par son influence, et jouissant dans ce corps de la double autorité du
+savoir et du caractère. Il lui communiqua son plan, et le lui fit
+agréer. On a vu dans le livre précédent quel était ce plan; on a vu
+qu'il consistait à interpréter l'article 38 de la Constitution, qui
+fixait en l'an <span class="smcap">X</span> la sortie d'un premier cinquième du Tribunat et du
+Corps Législatif, et à donner au Sénat la désignation de ce cinquième.
+Il y avait beaucoup de raisons pour et contre cette manière
+d'entendre l'article 38: <span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> la meilleure de toutes était le
+besoin de suppléer à la faculté de dissolution, que la Constitution
+n'avait point attribuée au pouvoir exécutif. M. Tronchet, homme sage,
+bon citoyen, admirant et craignant à la fois le Premier Consul, mais
+le jugeant indispensable, et reconnaissant avec M. Cambacérès que si
+on ne le délivrait pas de l'opposition importune du Tribunat, il se
+jetterait, par amour même du bien qu'on l'empêchait de faire, dans des
+mesures violentes, M. Tronchet entra dans les vues du gouvernement, et
+se chargea de préparer le Sénat à l'adoption des mesures projetées. Il
+y réussit sans peine, car le Sénat sentait qu'on l'avait rendu
+complice et dupe de la mauvaise humeur des opposants. Ce corps avait
+déjà reculé avec beaucoup d'empressement et peu de dignité dans
+l'affaire des candidatures. Dominé par cet amour du repos et du
+pouvoir, qui avait saisi tout le monde, il consentit à écarter les
+opposants dont il avait d'abord secondé les projets. Le plan ayant été
+accueilli par les principaux personnages du corps, Lacépède, Laplace,
+Jacqueminot, et autres, on procéda sans délai à l'exécution, par un
+message daté du 7 janvier 1802 (17 nivôse an <span class="smcap">X</span>).</p>
+
+<p>«Sénateurs, disait le message, l'article 38 de la Constitution veut
+que le renouvellement du premier cinquième du Corps Législatif et du
+Tribunat ait lieu dans l'an <span class="smcap">X</span>, et nous touchons au quatrième mois de
+cette année. Les Consuls ont cru devoir appeler votre attention sur
+cette circonstance. Votre sagesse y trouvera la nécessité de <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span>
+vous occuper sans délai des opérations qui doivent précéder ce
+renouvellement.»</p>
+
+<span class="sidenote">Élimination de 20 membres du Tribunat, et de 60 membres du
+Corps Législatif.</span>
+
+<p>Ce message, dont l'intention était facile à deviner, frappa de
+surprise les opposants des deux assemblées législatives, et
+naturellement excita chez eux la plus vive irritation. Par légèreté,
+par entraînement, ils s'étaient jetés dans cette carrière
+d'opposition, sans en prévoir l'issue, et ils étaient étrangement
+surpris du coup qui les menaçait, coup qui aurait été plus rude sans
+l'intervention du consul Cambacérès. Ils s'assemblèrent pour rédiger
+un mémoire, et le présenter au Sénat. M. Cambacérès, qui les
+connaissait presque tous, s'adressa aux moins compromis. Il leur fit
+sentir qu'en se signalant davantage par leur résistance, ils
+attireraient sur leur personne l'attention du Sénat, et le pouvoir
+d'exclusion dont ce corps allait être revêtu. Cette observation calma
+la plupart d'entre eux, et ils attendirent en silence la décision de
+cette autorité suprême. Dans les séances des 15 et 18 janvier (25 et
+28 nivôse), le Sénat résolut la question que soulevait le message des
+Consuls. À une très-grande majorité, il décida que le renouvellement
+du premier cinquième, dans les deux assemblées législatives, aurait
+lieu immédiatement, et que la désignation de ce cinquième se ferait
+par le scrutin, et non par le sort. Mais on adopta un tempérament de
+forme, et au lieu de faire porter le scrutin sur le nom de ceux qui
+devaient sortir, on le fit porter sur le nom de ceux qui devaient
+rester. La mesure avait alors l'apparence d'une préférence, au lieu
+d'avoir <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> celle d'une exclusion. Moyennant ce léger
+adoucissement de forme, on procéda sans délai à la désignation des
+deux cent quarante membres du Corps Législatif, et des quatre-vingts
+membres du Tribunat, destinés à continuer la législature. Les
+sénateurs dont on disposait le plus immédiatement avaient le secret
+des noms qu'on voulait sauver de l'exclusion, et dans les derniers
+jours de janvier (fin de nivôse et commencement de pluviôse), les
+scrutins incessamment répétés du Sénat, opérèrent la séparation des
+partisans et des adversaires du gouvernement. Soixante membres du
+Corps Législatif, qui avaient montré le plus de résistance aux projets
+du Premier Consul, surtout au projet du rétablissement des cultes,
+vingt membres du Tribunat les plus actifs, furent frappés d'exclusion,
+ou, comme on dit alors, <i>éliminés</i>. Les principaux parmi ces vingt
+étaient MM. Chénier, Ginguené, Chazal, Bailleul, Courtois, Ganilh,
+Daunou et Benjamin Constant. Les autres, moins connus, gens de lettres
+ou d'affaires, anciens conventionnels, anciens prêtres, n'avaient eu
+d'autre titre pour entrer au Tribunat que l'amitié de M. Sieyès et de
+son parti; le même titre les en fit sortir.</p>
+
+<p>Telle fut la fin, non pas du Tribunat, qui continua d'exister quelque
+temps encore, mais de l'importance momentanée que ce corps avait
+acquise. Il eût été à désirer que le Premier Consul, si plein de
+gloire, si dédommagé par l'adhésion universelle de la France d'une
+opposition inconvenante, pût se résigner à supporter quelques
+détracteurs impuissants. Cette résignation eût été plus digne, et
+aussi moins <span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> dommageable à l'espèce de liberté qu'il aurait pu
+nous laisser alors, pour nous préparer plus tard à une liberté
+véritable. Mais en ce monde la sagesse est plus rare que l'habileté,
+plus rare même que le génie; car la sagesse suppose la victoire sur
+ses propres passions, victoire dont les grands hommes ne sont guère
+plus capables que les petits. Le Premier Consul, il faut le
+reconnaître, manqua de sagesse en cette occasion, et on ne peut faire
+valoir en sa faveur qu'une seule excuse: c'est qu'une telle
+opposition, encouragée par sa patience, serait peut-être devenue plus
+qu'incommode, mais dangereuse et même insurmontable, si la majorité du
+Corps Législatif et du Sénat avait fini par y prendre part, ce qui
+était possible. Cette excuse a un certain fondement, et elle prouve
+qu'il y a des temps où la dictature est nécessaire, même aux pays
+libres, ou destinés à l'être.</p>
+
+<span class="sidenote">Caractère de l'opposition du Tribunat.</span>
+
+<p>Quant à cette opposition du Tribunat, elle n'a pas mérité les éloges
+qu'on lui a décernés souvent. Inconséquente et tracassière, elle
+résista au Code civil, au rétablissement des autels, aux meilleurs
+actes enfin du Premier Consul, et regarda en silence la proscription
+des malheureux révolutionnaires, déportés sans jugement, pour cette
+machine infernale, dont ils n'étaient pas les auteurs. Les tribuns
+s'étaient tus alors, parce que la terrible explosion du 3 nivôse les
+avait glacés d'effroi, et qu'ils n'osaient pas défendre les principes
+de la justice, dans la personne d'hommes qui la plupart étaient
+couverts de sang. Le courage qu'ils n'eurent pas pour blâmer une
+illégalité flagrante, ils le trouvèrent <span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> tristement pour
+entraver des mesures excellentes! Si, du reste, un sentiment sincère
+de liberté inspirait beaucoup d'entre eux, chez d'autres on pouvait
+apercevoir ce fâcheux sentiment d'envie, qui animait le Tribunat
+contre le Conseil d'État, les hommes réduits à ne rien faire, contre
+ceux qui avaient le privilége de tout faire. Ils commirent donc de
+graves fautes, et malheureusement en provoquèrent de non moins graves
+de la part du Premier Consul: déplorable enchaînement, que l'histoire
+observe si souvent dans notre univers agité, dont les passions sont
+l'éternel mobile.</p>
+
+<span class="sidenote">Remplacement par des hommes dévoués, du cinquième exclu
+dans le Corps Législatif et le Tribunat.</span>
+
+<p>Il fallait remplacer le cinquième exclu, dans le Corps Législatif et
+le Tribunat. La majorité, qui avait prononcé les exclusions, prononça
+les nouvelles admissions, et le fit de la manière la plus
+satisfaisante pour le gouvernement consulaire. On se servit pour les
+nouveaux choix des listes de notabilité imaginées par M. Sieyès, comme
+base principale de la Constitution. Malgré les efforts du Conseil
+d'État, pour trouver une manière convenable de former ces listes,
+aucun des systèmes imaginés n'avait racheté l'inconvénient du
+principe. Elles étaient lentes et difficiles à former, parce qu'elles
+inspiraient peu de zèle aux citoyens, qui ne voyaient, dans cette
+vaste présentation de candidats, aucun moyen direct et immédiat
+d'influer sur la composition des premières autorités. Elles n'étaient
+en réalité qu'une manière de sauver les apparences, et de dissimuler
+la nécessité, alors inévitable, de la composition des grands corps de
+l'État par eux-mêmes; car toute <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> élection tournait à mal,
+c'est-à-dire aux extrêmes. On avait eu la plus grande peine à terminer
+ces listes, et, sur cent deux départements alors existants, dont deux,
+ceux de la Corse, étaient hors la loi, dont quatre, ceux de la rive
+gauche du Rhin, n'étaient pas organisés, quatre-vingt-trois seulement
+avaient envoyé leurs listes. Il fut convenu qu'on ferait les choix
+dans les listes envoyées, sauf à dédommager par des choix postérieurs
+les départements qui n'avaient pas encore exécuté la loi.</p>
+
+<p>On appela au Corps Législatif bon nombre de ces grands propriétaires,
+que la sécurité nouvelle dont on les faisait jouir portait à quitter
+la retraite dans laquelle ils avaient jusqu'ici cherché à vivre. On y
+appela aussi quelques préfets, quelques magistrats, qui, depuis trois
+ans, venaient de se former à la pratique des affaires, sous la
+direction du gouvernement consulaire. Parmi les personnages introduits
+au Tribunat se trouvait Lucien Bonaparte, revenu d'Espagne, après une
+ambassade plus agitée qu'utile, et affectant de ne plus rien désirer
+qu'une existence tranquille, employée à servir son frère dans le sein
+de l'un des grands corps de l'État. Avec lui on avait introduit
+Carnot, sorti depuis peu du ministère de la guerre, où il n'avait pas
+eu l'art de plaire au Premier Consul. Ce dernier n'était pas plus
+favorable au gouvernement consulaire que les tribuns récemment exclus;
+mais c'était un personnage grave, universellement respecté, dont
+l'opposition devait être peu active, et que la Révolution ne pouvait
+pas, <span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> sans une odieuse ingratitude, laisser à l'écart. Cette
+nomination était d'ailleurs un dernier hommage à la liberté. Après ces
+deux noms, le plus notable était celui de M. Daru, administrateur
+capable et intègre, esprit sage et cultivé.</p>
+
+<p>Pendant que ces opérations s'exécutaient, le Premier Consul était
+arrivé à Paris, à la suite d'une absence de vingt-quatre jours. Il
+était de retour le 31 janvier au soir (11 pluviôse). La soumission
+était partout, et ce mouvement singulier de résistance qu'on avait vu
+se produire naguère dans les deux assemblées législatives, était
+maintenant complétement apaisé. L'autorité nouvelle dont le Premier
+Consul venait d'être revêtu, avait elle-même agi sur les esprits.
+Assurément c'était peu pour la puissance du Premier Consul, que la
+République italienne ajoutée à cette République française, qui avait
+vaincu et désarmé le monde; mais cet exemple de déférence, donné au
+génie du général Bonaparte par un peuple allié, avait produit un grand
+effet. Les corps de l'État vinrent tous avec empressement lui
+présenter leurs félicitations, et lui adresser des discours où
+perçait, à côté de l'exaltation de langage qu'il inspirait
+ordinairement, une nuance marquée de respect. Il semblait qu'on voyait
+déjà sur cette tête dominatrice la double couronne de France et
+d'Italie.</p>
+
+<span class="sidenote">Le Premier Consul, délivré de toute opposition, peut donner
+cours à ses projets.</span>
+
+<p>Il pouvait tout maintenant, et pour l'organisation de la France, qui
+était son premier objet, et pour sa grandeur personnelle, qui était le
+second. Il n'avait plus à craindre que les codes qu'il avait fait
+rédiger, <span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> et qu'il faisait rédiger encore, que les
+arrangements conclus avec le Pape pour la restauration des autels,
+n'échouassent devant la mauvaise volonté, ou devant les préjugés des
+grands corps de l'État. Ces projets n'étaient pas les seuls qu'il
+méditait. Depuis quelques mois, il préparait un vaste système
+d'éducation publique, pour façonner la jeunesse française au régime
+sorti de la Révolution. Il projetait un système de récompenses
+nationales, qui, sous une forme militaire, convenable au temps et à
+l'imagination guerrière des Français, pût servir à rémunérer les
+grandes actions civiles, aussi bien que les grandes actions
+militaires; c'était la Légion-d'Honneur, noble institution long-temps
+méditée en secret, et certainement pas la moins difficile des
+&oelig;uvres que le Premier Consul voulait faire agréer à la France
+républicaine. Il désirait aussi fermer une des plaies les plus
+profondes de la Révolution, c'était l'émigration. Beaucoup de Français
+vivaient encore à l'étranger, dans les mauvais sentiments que l'exil
+inspire, privés de leur famille, de leur fortune, de leur patrie. Avec
+le projet d'effacer les traces de nos profondes discordes, et de
+conserver tout ce que la Révolution avait eu de bon, d'en écarter tout
+ce qu'elle avait eu de mauvais, l'émigration n'était pas un de ses
+résultats qu'il fallût laisser subsister. Mais, à cause des acquéreurs
+de biens nationaux, toujours susceptibles et défiants, c'était l'un
+des actes les plus difficiles, et qui exigeaient le plus de courage.
+Toutefois le moment approchait où un tel acte allait devenir
+possible. Enfin si, comme on le <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> disait alors de toutes parts,
+il fallait consolider le pouvoir dans les mains de l'homme qui l'avait
+exercé d'une manière si admirable, s'il fallait donner à son autorité
+un nouveau caractère, plus élevé, plus durable, que celui d'une
+magistrature temporaire de dix années, dont trois s'étaient déjà
+écoulées, le moment était venu encore, car la prospérité publique,
+fruit de l'ordre, de la victoire, de la paix, était au comble; elle
+était sentie en cet instant, avec une vivacité que le temps pouvait
+plutôt émousser qu'accroître.</p>
+
+<span class="sidedate">Fév. 1802.</span>
+
+<span class="sidenote">Suite du congrès d'Amiens.</span>
+
+<p>Cependant ces projets de bien public et de grandeur personnelle qu'il
+nourrissait tous à la fois, avaient besoin pour s'accomplir d'un
+dernier acte, c'était la conclusion définitive de la paix maritime,
+laquelle se négociait au congrès d'Amiens. Les préliminaires de
+Londres avaient posé les bases de cette paix; mais tant que ces
+préliminaires n'étaient pas convertis en traité définitif, les
+alarmistes intéressés à troubler le repos public, ne manquaient pas de
+dire chaque semaine qu'on avait cessé d'être d'accord, et qu'on serait
+bientôt replongé dans la guerre maritime, et par la guerre maritime
+dans la guerre continentale. Aussi, dès son retour à Paris, le Premier
+Consul avait imprimé une nouvelle activité aux négociations d'Amiens.
+Signez, écrivait-il chaque jour à Joseph, car depuis les préliminaires
+il n'y a plus aucune question sérieuse à débattre.&mdash;Cela était vrai.
+Les préliminaires de Londres avaient résolu les seules questions
+importantes, en stipulant la restitution de toutes les conquêtes
+<span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> maritimes des Anglais, sauf Ceylan et la Trinité, dont les
+Hollandais et les Espagnols devaient faire le sacrifice. Les Anglais
+avaient bien, comme on l'a vu, demandé au congrès d'Amiens la petite
+île de Tabago; mais le Premier Consul avait tenu bon, et ils y avaient
+renoncé. Dès lors, il n'y avait plus de contestation que relativement
+à des points tout à fait accessoires, tels que l'entretien des
+prisonniers, et le régime à donner à l'île de Malte.</p>
+
+<p>On a exposé précédemment la difficulté relative aux prisonniers.
+C'était une pure question d'argent, toujours facile à résoudre. Le
+régime à donner à Malte présentait une difficulté plus réelle, car une
+défiance réciproque compliquait les vues des deux puissances. Le
+Premier Consul, par un singulier pressentiment, voulait raser les
+fortifications de l'île, la réduire à un rocher, et en faire un
+lazaret neutre et ouvert à toutes les nations. Les Anglais, qui
+voyaient dans Malte une échelle pour aller en Égypte, disaient que le
+rocher seul était trop important, pour le laisser toujours accessible
+aux Français, qui de l'Italie pouvaient passer en Sicile, de Sicile à
+Malte. Ils voulaient le rétablissement de l'ordre sur ses anciennes
+bases, avec la création d'une langue anglaise, et d'une langue
+maltaise, celle-ci composée des habitants de l'île, qui leur étaient
+dévoués. Le Premier Consul n'avait pas admis ces conditions; car, dans
+l'état des m&oelig;urs en France, on ne pouvait pas espérer de composer
+une langue française assez nombreuse, pour contre-balancer la
+<span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> création d'une langue anglaise. On s'était enfin mis d'accord
+sur ce point. L'ordre devait être rétabli, sans qu'il y eût aucune
+langue nouvelle. Un autre grand-maître devait être nommé, car on ne
+voulait plus de M. de Hompesch, qui, en 1798, avait livré Malte au
+général Bonaparte. En attendant que l'ordre fût réorganisé, il était
+décidé qu'on demanderait au roi de Naples de fournir une garnison
+napolitaine de deux mille hommes, laquelle occuperait l'île lorsque
+les Anglais l'évacueraient. Par surcroît de précaution, on désirait
+que quelque grande puissance garantît cet arrangement, pour mettre
+Malte à l'abri de l'une de ces entreprises, qui depuis cinq ans
+l'avaient fait tomber au pouvoir, tantôt des Français, tantôt des
+Anglais. On songeait à demander cette garantie à la Russie, en se
+fondant sur l'intérêt que cette puissance avait témoigné à l'ordre
+sous Paul I<sup>er</sup>. Sur tous ces points on était encore d'accord, au
+départ du Premier Consul pour Lyon. Les pêcheries rétablies sur leur
+ancien pied, l'indemnité territoriale promise en Allemagne à la maison
+d'Orange pour la perte du stathoudérat, la paix et l'intégrité de
+territoire assurées soit au Portugal, soit à la Turquie, ne
+présentaient que des questions résolues. Cependant, depuis le retour
+du Premier Consul à Paris, la négociation paraissait languir, et lord
+Cornwallis, inquiet, semblait reculer à mesure que le négociateur
+français faisait de nouveaux pas vers lui. On ne pouvait suspecter
+lord Cornwallis, bon et respectable militaire, qui ne demandait qu'à
+terminer <span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> amiablement les difficultés de la négociation, et à
+joindre à ses services guerriers un grand service civil, celui de
+donner la paix à sa patrie. Mais ses instructions étaient tout à coup
+devenues plus rigoureuses, et la peine qu'il en ressentait se peignait
+clairement sur son visage. Son cabinet, en effet, lui avait enjoint
+d'être plus difficile, plus vigilant dans la rédaction du traité, et
+lui avait imposé des conditions de détail qu'il était peu aisé de
+faire subir à l'humeur altière et défiante du Premier Consul. Ce brave
+militaire, qui avait cru couronner sa carrière par un acte mémorable,
+en était à craindre de voir sa vieille considération ternie par le
+rôle qu'on allait lui faire jouer dans une négociation scandaleusement
+rompue. Dans son chagrin, il s'en était franchement ouvert à Joseph
+Bonaparte, et faisait avec lui de sincères efforts pour vaincre les
+obstacles opposés à la conclusion de la paix.</p>
+
+<p>On se demandera quel motif avait pu détruire tout à coup, ou refroidir
+du moins, les dispositions pacifiques du cabinet présidé par M.
+Addington? Ce motif est facile à comprendre. Il s'était fait à Londres
+une sorte de revirement, ordinaire dans les pays libres. Les
+préliminaires étaient signés depuis six mois, et, dans cet état
+intermédiaire, qui, sauf les coups de canon, ressemblait assez à la
+guerre, on avait peu joui des bienfaits de la paix. Le haut commerce,
+qui en Angleterre était la classe la plus intéressée à une reprise
+d'hostilités, parce que la guerre lui valait le monopole universel,
+avait cru se dédommager de ce qu'il perdait en faisant des
+expéditions nombreuses <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> pour les ports de France. Il y avait
+trouvé des règlements prohibitifs, qui étaient nés d'une lutte
+violente, et qu'on n'avait pas eu le temps d'adoucir. Le peuple, qui
+espérait l'abaissement du prix des denrées alimentaires, n'avait pas
+vu jusqu'ici se réaliser son espérance, car il fallait un traité
+définitif pour vaincre les spéculateurs qui tenaient le prix des
+céréales encore très-élevé. Enfin les grands propriétaires, qui
+souhaitaient la réduction de tous les impôts, les classes moyennes,
+qui demandaient la suppression de l'<i>income-tax</i>, n'avaient point
+encore recueilli les fruits promis de la pacification du monde. Un peu
+de désenchantement avait donc succédé à cet engouement inouï pour la
+paix, qui, six mois auparavant, avait saisi subitement le peuple
+anglais, peuple tout aussi sujet à engouement que le peuple français.
+Mais, plus que tout le reste, les scènes de Lyon avaient agi sur son
+imagination ombrageuse. Cette prise de possession de l'Italie, devenue
+si manifeste, avait paru pour la France et pour son chef quelque chose
+de si grand, que la jalousie britannique en avait été vivement
+excitée. C'était un argument de plus pour le parti de la guerre, qui
+déjà ne manquait pas de dire que la France allait s'agrandissant
+toujours, et l'Angleterre se rapetissant à proportion. Une nouvelle
+récente et très-répandue agissait également sur les esprits: c'était
+celle d'une acquisition considérable faite par les Français en
+Amérique. On avait vu la Toscane donnée sous le titre de royaume
+d'Étrurie à un infant, sans connaître le prix de ce don fait à
+l'Espagne. Maintenant <span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> que le Premier Consul réclamait à
+Madrid la cession de la Louisiane, qui était l'équivalent stipulé de
+la Toscane, cette condition du traité se trouvait divulguée; et ce
+fait, joint à l'expédition de Saint-Domingue, révélait des projets
+nouveaux et vastes en Amérique. À tout cela on ajoutait qu'un port
+considérable était acquis par la France dans la Méditerranée, c'était
+celui de l'île d'Elbe, échangée contre le duché de Piombino.</p>
+
+<p>Ces divers bruits répandus à la fois, pendant que la Consulte, réunie
+à Lyon, décernait au général Bonaparte le gouvernement de l'Italie,
+avaient rendu à Londres un peu de force au parti de la guerre, lequel
+avait été obligé jusqu'ici de se renfermer dans une extrême réserve,
+et de saluer, au moins de quelques hommages hypocrites, le
+rétablissement de la paix.</p>
+
+<p>M. Pitt, sorti du cabinet depuis l'année dernière, mais toujours plus
+puissant dans sa retraite que ses honnêtes et faibles successeurs ne
+l'étaient au pouvoir, s'était tu sur les préliminaires. Il n'avait
+rien dit des conditions, mais il avait approuvé le fait même de la
+paix. Ses anciens collègues, fort inférieurs à lui, et par conséquent
+moins modérés, MM. Windham, Dundas, Grenville, avaient blâmé la
+faiblesse du cabinet Addington, et trouvé les conditions des
+préliminaires désavantageuses pour la Grande-Bretagne. En apprenant le
+départ d'une flotte portant vingt mille hommes à Saint-Domingue, ils
+s'étaient récriés contre la duperie de M. Addington, qui laissait
+passer une escadre destinée à rétablir la puissance <span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span>
+française dans les Antilles, sans être assuré de la paix définitive.
+Ils présageaient qu'il serait victime de son imprudente confiance. À
+la nouvelle des événements de Lyon, de la cession de la Louisiane, de
+l'acquisition de l'île d'Elbe, ils s'étaient récriés plus vivement
+encore, et lord Carlisle avait fait une violente sortie contre
+l'ambition gigantesque de la France, et contre la faiblesse du nouveau
+cabinet britannique.</p>
+
+<p>M. Pitt continuait de se taire, pensant qu'il fallait laisser épuiser
+ce goût pour la paix, dont la multitude de Londres paraissait éprise,
+et qu'il convenait de protéger encore quelque temps le cabinet destiné
+à satisfaire un goût probablement passager. Le cabinet anglais
+lui-même se montrait ému de l'effet produit sur l'opinion publique;
+mais il craignait beaucoup plus ce qu'on dirait, si la paix était
+rompue aussitôt qu'essayée, et si un traité en forme ne prenait pas la
+place des articles préliminaires. Il se borna donc à expédier quelques
+bâtiments armés, qu'on avait trop tôt rappelés dans les ports, et à
+les envoyer dans les Antilles, pour y surveiller la flotte française
+dirigée sur Saint-Domingue. Il envoya à lord Cornwallis des
+instructions, qui, sans changer le fond des choses, aggravaient
+certaines conditions, et surchargeaient la rédaction définitive, de
+précautions ou inutiles, ou désagréables pour la dignité du
+gouvernement français. Lord Hawkesbury voulait que l'on stipulât avec
+précision un solde au profit de l'Angleterre, pour le nombre de
+prisonniers qu'elle avait eu à entretenir; il voulait <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> que la
+Hollande payât à la maison d'Orange une indemnité en argent,
+indépendamment de l'indemnité territoriale promise en Allemagne; il
+voulait que l'on stipulât formellement que l'ancien grand-maître ne
+serait pas remis à la tête de l'ordre de Malte. Il aurait désiré
+surtout faire figurer un plénipotentiaire turc au congrès d'Amiens,
+car, toujours rempli du souvenir de l'Égypte, le cabinet britannique
+tenait à enchaîner l'audace du Premier Consul en Orient. Il souhaitait
+enfin une rédaction, qui permît au Portugal d'échapper aux
+stipulations du traité de Badajos, stipulations en vertu desquelles la
+cour de Lisbonne perdait Olivença en Europe, et un certain
+arrondissement territorial en Amérique.</p>
+
+<p>Telles furent les instructions envoyées à lord Cornwallis. Cependant
+il y eut une proposition qui fut réservée pour être faite directement
+par lord Hawkesbury à M. Otto. Cette proposition était relative à
+l'Italie.&mdash;Nous voyons, dit lord Hawkesbury à M. Otto, qu'il n'y a
+rien à obtenir du Premier Consul, en ce qui touche le Piémont.
+Demander quelque chose à cet égard serait vouloir l'impossible. Mais
+que le Premier Consul concède la plus faible indemnité territoriale au
+roi de Sardaigne, dans quelque coin de l'Italie que ce soit, et, en
+échange de cette concession, nous reconnaîtrons à l'instant même tout
+ce que la France a fait dans cette contrée. Nous reconnaîtrons le
+royaume d'Étrurie, la République italienne et la République
+ligurienne.&mdash;</p>
+
+<p>Les changements demandés soit par lord Cornwallis, <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> soit par
+lord Hawkesbury, consistant plutôt dans la forme que dans le fond,
+n'étaient bien fâcheux ni pour la puissance ni pour l'orgueil de la
+France. La paix était assez belle en soi, pour l'accepter telle qu'on
+la proposait. Mais le Premier Consul, ne pouvant pas démêler si ces
+nouvelles demandes étaient une pure précaution du cabinet anglais,
+dans l'intention de rendre le traité plus présentable au Parlement, ou
+si en effet ce retour en arrière sur des points déjà concédés,
+accompagné d'armements maritimes, cachait une secrète pensée de
+rupture, agit comme il faisait toujours, en allant résolument au but.
+Il concéda ce qui lui semblait devoir être concédé, et refusa
+nettement le reste. Relativement aux prisonniers, il repoussa la
+stipulation précise d'un solde au profit de l'Angleterre, mais accorda
+la formation d'une commission, qui réglerait le compte des dépenses,
+en considérant toutefois comme prisonniers anglais, les soldats
+allemands ou autres qui avaient été à son service. Il ne voulut pas
+que la Hollande donnât un florin pour le stathouder. Il consentit
+d'une manière formelle à la nomination d'un nouveau grand-maître de
+Malte, mais sans aucune expression applicable à M. de Hompesch, et de
+laquelle on pût induire que la France se laissait imposer l'abandon
+des gens qui l'avaient servie. Il voulut bien que la garantie de
+Malte, proposée à la Russie, fût demandée aussi à l'Autriche, à la
+Prusse et à l'Espagne. Enfin, sans admettre un plénipotentiaire turc
+ou portugais, il consentit à l'insertion d'un article dans lequel
+l'intégrité du <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> territoire turc, et celle du territoire
+portugais, seraient formellement garanties.</p>
+
+<span class="sidedate">Mars 1802.</span>
+
+<p>Quant à la reconnaissance de la République italienne, de la République
+ligurienne, et du royaume d'Étrurie, il déclara qu'il s'en passerait,
+et qu'il ne l'achèterait par aucune concession faite au roi de
+Piémont, dont il avait résolu dès lors l'expropriation définitive.</p>
+
+<p>Après avoir envoyé ces réponses à son frère Joseph, avec une liberté
+suffisante quant à la rédaction, il lui recommanda d'agir avec une
+grande prudence, pour bien constater que le refus de signer la paix ne
+venait pas de lui, mais de l'Angleterre. Il fit en outre déclarer,
+soit à Londres, soit à Amiens, que, si on ne voulait pas accepter ce
+qu'il proposait, on devait en finir, et qu'à l'instant il allait
+réarmer l'ancienne flottille de Boulogne, et former un camp vis-à-vis
+des côtes d'Angleterre.</p>
+
+<span class="sidenote">Signature de la paix d'Amiens, donnée le 25 mars 1802.</span>
+
+<p>La rupture n'était pas plus désirée à Londres qu'à Paris, ou Amiens.
+Le cabinet anglais sentait qu'il succomberait sous le ridicule, si la
+trêve de six mois, suite des préliminaires, n'avait servi qu'à ouvrir
+les mers aux flottes françaises. Lord Cornwallis, qui savait que la
+légation anglaise serait injustifiable, car c'était elle seule qui
+avait élevé les dernières difficultés, lord Cornwallis fut
+très-conciliant dans la rédaction. Joseph Bonaparte ne le fut pas
+moins, et le 25 mars 1802 au soir (4 germinal an X), la paix avec la
+Grande-Bretagne fut signée, sur un instrument surchargé de corrections
+de tout genre.</p>
+
+<p>On prit trente-six heures, pour la traduction du <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> traité,
+dans autant de langues qu'il y avait de puissances intéressées. Le 27
+mars (6 germinal), les plénipotentiaires se réunirent à
+l'hôtel-de-ville. Le Premier Consul avait voulu que tout se passât
+avec le plus grand appareil. Depuis long-temps il avait fait partir
+pour Amiens un détachement de ses plus belles troupes, habillées à
+neuf; il avait fait réparer les routes d'Amiens à Calais et d'Amiens à
+Paris, et envoyé des secours aux ouvriers du pays privés de travail,
+pour que rien ne pût inspirer au négociateur anglais une fâcheuse idée
+de la France. Il avait enfin prescrit des préparatifs dans la ville
+même d'Amiens, pour que la signature fut donnée avec une sorte de
+solennité. Le 27, à 11 heures du matin, des détachements de cavalerie
+allèrent chercher les plénipotentiaires à leur demeure, et les
+escortèrent à l'hôtel-de-ville, où une salle avait été préparée pour
+les recevoir. Ils employèrent un certain temps à revoir les copies du
+traité, et vers deux heures enfin, on introduisit les autorités et la
+foule, empressées d'assister à ce spectacle imposant des deux
+premières nations de l'univers, se réconciliant à la face du monde, se
+réconciliant, hélas! pour trop peu de temps! Les deux
+plénipotentiaires signèrent la paix, et puis s'embrassèrent
+cordialement, aux acclamations des assistants émus et transportés de
+joie. Lord Cornwallis et Joseph Bonaparte furent reconduits à leurs
+demeures, au milieu des démonstrations les plus bruyantes de la
+multitude. Lord Cornwallis entendit son nom béni par le peuple
+français, et Joseph rentra chez lui, entendant de <span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> toutes
+parts ce cri, qui devait être long-temps, et qui aurait pu être
+toujours, le cri de la France: <i>Vive Bonaparte!</i></p>
+
+<p>Lord Cornwallis partit immédiatement pour Londres, malgré l'invitation
+qu'il avait reçue de se rendre à Paris. Il craignait que les facilités
+de rédaction auxquelles il s'était prêté, ne fussent point approuvées
+par son gouvernement, et il voulut assurer la ratification du traité
+par sa présence.</p>
+
+<p>L'heureuse issue du congrès d'Amiens, si elle n'excita pas chez le
+peuple anglais les mêmes transports d'enthousiasme que la signature
+des préliminaires, le trouva encore joyeux et bruyant. Cette fois on
+lui dit, qu'il allait jouir de la réalité de la paix, du bas prix des
+denrées, et de l'abolition de l'<i>income-tax</i>. Il le crut, et se montra
+véritablement satisfait.</p>
+
+<span class="sidenote">Conséquences du traité d'Amiens.</span>
+
+<p>L'effet fut à peu près le même de notre côté. Moins de démonstrations
+extérieures, pas moins de satisfaction réelle, tel fut le spectacle
+donné par le peuple en France. Enfin, on croyait tenir la paix
+véritable, celle des mers, condition certaine et nécessaire de la paix
+du continent. Après dix années de la plus grande, de la plus terrible
+lutte qui se soit vue chez les hommes, on posait les armes: le temple
+de Janus était fermé.</p>
+
+<span class="sidedate">Avril 1802.</span>
+
+<p>Qui avait fait tout cela? Qui avait rendu la France si grande et si
+prospère, l'Europe si calme? Un seul homme, par la force de son épée,
+et par la profondeur de sa politique. La France le proclamait ainsi,
+et l'Europe entière faisait écho avec elle. Il a vaincu <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span>
+depuis, à Austerlitz à Iéna, à Friedland, à Wagram, il a vaincu en
+cent batailles, ébloui, enrayé, soumis le monde; jamais il ne fut si
+grand, car jamais il ne fut si sage!</p>
+
+<span class="sidenote">Session extraordinaire de l'an <span class="smcap">X</span>.</span>
+
+<p>Aussi tous les corps de l'État vinrent de nouveau lui dire, dans des
+harangues pleines d'un sincère enthousiasme, qu'il avait été le
+vainqueur, qu'il était aujourd'hui le bienfaiteur de l'Europe. Le
+jeune auteur de tant de biens, le possesseur de tant de gloire, était
+loin de se croire au terme de sa tâche; il jouissait à peine de ce
+qu'il avait fait, tant il était impatient de faire davantage.
+Passionné alors pour les travaux de la paix, sans être bien certain
+que cette paix durât long-temps, il était pressé d'achever ce qu'il
+appelait l'organisation de la France, et de concilier ce qu'il y avait
+de vrai, de bon dans la Révolution, avec ce qu'il y avait d'utile, de
+nécessaire à tous les temps, dans l'ancienne monarchie. Ce qui lui
+tenait aujourd'hui le plus à c&oelig;ur, c'était la restauration du culte
+catholique, l'organisation de l'éducation publique, le rappel des
+émigrés, et l'institution de la Légion-d'Honneur. C'étaient là, non
+pas les seules choses qu'il méditait, mais c'étaient suivant lui les
+plus urgentes. Maître désormais des esprits dans les corps de l'État,
+il usa des prérogatives de la Constitution pour ordonner une session
+extraordinaire. Il était revenu le 31 janvier 1802 (11 pluviôse) de la
+Consulte tenue à Lyon; le traité d'Amiens avait été signé le 25 mars
+(4 germinal); les promotions au Corps Législatif et au Tribunat
+étaient finies depuis plusieurs semaines, et les nouveaux élus rendus
+à <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> leur poste: il convoqua donc une session extraordinaire
+pour le 5 avril (15 germinal). Elle devait durer jusqu'au 20 mai (30
+floréal), c'est-à-dire un mois et demi. Cela suffisait à ses plans,
+quelque grands qu'ils fussent, car la contradiction qu'il était exposé
+à rencontrer désormais, ne pouvait lui faire perdre beaucoup de temps.</p>
+
+<p>Le premier des projets soumis au Corps Législatif fut le Concordat.
+C'était toujours le plus difficile des nouveaux projets à faire
+adopter, sinon par les masses populaires, au moins par les hommes qui
+entouraient le gouvernement, civils et militaires. Le Saint-Siége, qui
+avait mis tant de lenteur à concéder, tantôt le fond même du
+Concordat, tantôt la bulle des nouvelles circonscriptions, tantôt la
+faculté d'instituer les nouveaux évêques, avait tout envoyé depuis
+long-temps au cardinal Caprara, pour qu'il fût en mesure de déployer
+les pouvoirs du Saint-Siége, lorsque le Premier Consul le jugerait
+opportun. Le Premier Consul avait pensé avec raison que la
+proclamation de la paix définitive était le moment où l'on pourrait, à
+la faveur de la joie publique, donner pour la première fois le
+spectacle du gouvernement républicain prosterné au pied des autels, et
+remerciant la Providence des bienfaits qu'il en avait reçus.</p>
+
+<span class="sidenote">Reprise de l'affaire du Concordat.</span>
+
+<p>Il disposa tout pour consacrer le jour de Pâques à cette grande
+solennité. Mais les quinze jours qui précédèrent ce grand acte, ne
+furent ni les moins critiques, ni les moins laborieux. Il fallait
+d'abord, outre le traité appelé Concordat, et qui, à titre de
+<span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> traité, devait être voté par le Corps Législatif, il fallait
+rédiger et présenter une loi, qui réglerait la police des cultes,
+d'après les principes du Concordat et de l'Église gallicane. Il
+fallait composer le nouveau clergé destiné à remplacer les anciens
+titulaires, dont la démission avait été demandée par le Pape, et
+presque universellement obtenue. C'étaient soixante siéges à remplir à
+la fois, en choisissant parmi les prêtres de tous les partis des
+sujets respectables, en prenant garde de froisser par ces choix les
+sentiments religieux, et de faire renaître le schisme par l'excès même
+du zèle qu'on apportait à l'éteindre.</p>
+
+<p>Ce furent là des difficultés que la ténacité, enveloppée de douceur,
+du cardinal Caprara, que les passions du clergé, aussi grandes que
+celles des autres hommes, rendirent fort graves, fort inquiétantes,
+jusqu'au dernier instant, jusqu'à la veille même du jour où le grand
+acte du rétablissement des autels fut consommé.</p>
+
+<span class="sidenote">Loi des articles organiques.</span>
+
+<p>Le Premier Consul commença par la loi destinée à régler la police des
+cultes. C'est celle qui porte dans nos codes le titre d'<i>articles
+organiques</i>. Elle était volumineuse, et réglait les rapports du
+gouvernement avec toutes les religions, catholique, protestante,
+hébraïque. Elle reposait sur le principe de la liberté des cultes,
+leur accordait à tous sécurité et protection, leur imposait égards et
+tolérance entre eux, soumission envers le gouvernement. Quant à la
+religion catholique, celle qui embrasse la presque totalité de la
+population de notre pays, elle était réglée <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> d'après les
+principes de l'Église romaine, consacrés dans le Concordat, et les
+principes de l'Église gallicane, proclamés par Bossuet. D'abord il
+était établi qu'aucune bulle, bref, ou écrit quelconque du
+Saint-Siége, ne pourrait être publié en France sans l'autorisation du
+gouvernement; qu'aucun délégué de Rome, excepté celui qu'elle envoyait
+publiquement comme son représentant officiel, ne serait admis, ou
+reconnu, ou toléré; ce qui faisait disparaître ces mandataires
+secrets, dont le Saint-Siége s'était servi pour gouverner
+clandestinement l'Église française pendant la Révolution. Toute
+infraction quelconque aux règles résultant soit des traités avec le
+Saint-Siége, soit des lois françaises, commise par un membre du
+clergé, était qualifiée <i>abus</i>, et déférée à la juridiction du Conseil
+d'État, corps politique et administratif, animé d'un véritable esprit
+de gouvernement, et qui ne pouvait éprouver pour le clergé l'antique
+haine que la magistrature lui avait vouée sous l'ancienne monarchie.
+Aucun concile, général ou particulier, ne pouvait être tenu en France,
+sans l'ordre formel du gouvernement. Il devait y avoir un seul
+catéchisme, approuvé par l'autorité publique. Tout ecclésiastique
+consacré à l'enseignement du clergé devait professer la Déclaration de
+1682, connue sous le titre de <span class="smcap">Propositions de Bossuet</span>. Ces
+propositions, comme on sait, contiennent ces beaux principes de
+soumission et d'indépendance, qui caractérisent particulièrement
+l'Église gallicane, laquelle, toujours soumise à l'unité catholique,
+qu'elle a fait triompher en France et défendue en Europe, mais
+indépendante <span class="pagenum"><a id="page432" name="page432"></a>(p. 432)</span> dans son régime intérieur, fidèle à ses rois,
+n'a jamais abouti ni au protestantisme, comme l'Église allemande ou
+anglaise, ni à l'inquisition, comme l'Église espagnole. Soumission au
+chef de l'Église universelle sous le rapport spirituel, soumission au
+chef de l'État sous le rapport temporel, tel est le double principe
+sur lequel le Premier Consul voulut que l'Église française restât
+établie. C'est pourquoi il exigea d'une manière formelle
+l'enseignement dans le clergé des propositions de Bossuet. Il fut
+arrêté ensuite dans les articles organiques, que les évêques nommés
+par le Premier Consul, institués par le Pape, choisiraient les curés,
+mais, avant de les installer, seraient obligés de les faire agréer par
+le gouvernement. Il fut accordé aux évêques de former des chapitres de
+chanoines dans les cathédrales, et des séminaires dans les diocèses.
+Tous les choix des professeurs dans ces séminaires devaient être
+approuvés par l'autorité publique. Aucun élève des séminaires ne
+pouvait être ordonné prêtre, s'il n'avait 25 ans, s'il ne faisait
+preuve d'une propriété de 300 francs de revenu, s'il n'était agréé par
+l'administration des cultes. Cette condition de propriété n'a pas pu
+tenir devant la réalité<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Lien vers la note 23"><span class="smaller">[23]</span></a>; mais il eût été à désirer qu'elle fût
+praticable, car l'esprit du clergé serait moins descendu que nous ne
+l'avons vu depuis. Les archevêques devaient recevoir 15,000 francs
+d'appointements, les évêques 10,000. Les curés de première classe
+devaient <span class="pagenum"><a id="page433" name="page433"></a>(p. 433)</span> recevoir 1,500 francs, ceux de seconde, 1,000, sans
+cumul toutefois avec les pensions ecclésiastiques, dont beaucoup de
+prêtres jouissaient en compensation des biens ecclésiastiques aliénés.
+Le casuel, c'est-à-dire les rétributions volontaires des fidèles pour
+l'administration de certains sacrements, était conservé, à condition
+d'un règlement donné par les évêques. Du reste, il était stipulé que
+tous les secours du culte seraient administrés gratuitement. Les
+églises étaient restituées au nouveau clergé. Les presbytères, et les
+jardins attenants, ce que dans nos campagnes on appelle la <i>maison du
+curé</i>, devaient être les seules portions des anciens biens d'église,
+rendues aux prêtres; bien entendu qu'il n'était pas question de ceux
+de ces biens qui avaient été vendus. L'usage des cloches était rétabli
+pour appeler les fidèles à l'église; mais avec défense de les employer
+à aucun usage civil, à moins d'une permission de l'autorité. Le
+sinistre souvenir du tocsin avait fait adopter cette précaution.
+Aucune fête, excepté celle du dimanche, ne pouvait être établie sans
+l'autorisation du gouvernement. Le culte ne devait pas être extérieur,
+c'est-à-dire, célébré hors des temples, dans les villes où il existait
+des temples appartenant à des religions différentes. Enfin le
+calendrier grégorien se trouvait en partie concilié avec le calendrier
+républicain. C'était là certainement la plus grave des difficultés. On
+ne pouvait pas abolir complètement le calendrier qui rappelait, plus
+que toute autre institution, le souvenir de la Révolution, et qui
+avait été adapté au nouveau système des poids et mesures. <span class="pagenum"><a id="page434" name="page434"></a>(p. 434)</span>
+Mais il n'était pas possible non plus de rétablir la religion
+catholique sans rétablir le dimanche, et avec le dimanche la semaine.
+D'ailleurs les m&oelig;urs avaient déjà fait ce que la loi n'avait pas
+osé faire encore, et le dimanche était redevenu partout un jour de
+fête religieuse, plus ou moins observé, mais universellement admis
+comme interruption du travail de la semaine. Le Premier Consul adopte
+un moyen terme. Il décida que l'année, le mois, seraient nommés comme
+dans le calendrier républicain, et le jour, la semaine, comme dans le
+calendrier grégorien; qu'on dirait, par exemple, pour le jour de
+Pâques, dimanche 28 germinal an <span class="smcap">X</span>, ce qui répondait au 18 avril 1802.
+Il exigea enfin qu'on ne pût marier personne à l'église, sans la
+production préalable de l'acte du mariage civil; et quant aux
+registres des naissances, des morts, des mariages, que le clergé avait
+continué de tenir par suite de ses habitudes, il fit déclarer que ces
+registres ne pourraient jamais avoir aucune valeur en justice. Enfin
+toute donation testamentaire ou autre, faite au clergé, devait être
+constituée en rentes.</p>
+
+<p>Telle est en substance la sage et profonde loi qui porte le nom
+d'<i>articles organiques</i>. Elle était pour le gouvernement français un
+acte tout intérieur, qui le regardait seul, et qui, à ce titre, ne
+devait pas être soumis au Saint-Siége. Il suffisait qu'elle ne contînt
+rien de contraire au Concordat, pour que la cour de Rome ne fût pas
+raisonnablement fondée à se plaindre. La lui soumettre, c'était se
+préparer des difficultés interminables, difficultés <span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span> plus
+grandes, plus nombreuses que celles qu'avait rencontrées le Concordat
+lui-même. Le Premier Consul n'avait garde de s'y exposer. Il savait
+bien qu'une fois le culte publiquement rétabli, le Saint-Siége ne
+romprait pas la nouvelle paix entre la France et Rome, pour des
+articles concernant la police intérieure de la République. Il est bien
+vrai que, plus tard, ces articles sont devenus l'un des griefs de la
+cour de Rome contre Napoléon, mais ils furent un prétexte plutôt qu'un
+grief véritable. Ils avaient été, du reste, communiqués au cardinal
+Caprara, qui ne parut point révolté à leur lecture<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Lien vers la note 24"><span class="smaller">[24]</span></a>, à en juger
+toutefois par ce qu'il écrivit à sa cour. Il fit quelques réserves, et
+conseilla au Saint-Père de ne point s'en affliger, espérant,
+disait-il, que ces articles ne seraient pas exécutés à la rigueur.</p>
+
+<span class="sidenote">Après la rédaction des articles organiques, on s'occupe de
+la nomination des évêques.</span>
+
+<span class="sidenote">Le Pape voudrait qu'il n'y eût pas des prêtres
+constitutionnels parmi les nouveaux évêques.</span>
+
+<p>La loi des articles organiques rédigée, et discutée en Conseil d'État,
+il fallait s'occuper du personnel du clergé. C'était un travail
+considérable, car il y avait une multitude de choix à examiner de
+très-près, avant de les arrêter définitivement. M. Portalis, que le
+Premier Consul avait chargé de l'administration des cultes, et qui
+était éminemment propre, soit à traiter avec le clergé, soit à le
+représenter auprès des corps de l'État, et à le défendre par une
+élocution douce, brillante, empreinte d'une certaine onction
+religieuse, M. Portalis résistait ordinairement au Saint-Siége, avec
+une fermeté respectueuse. Cette fois il s'était fait en quelque sorte
+l'allié du <span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> cardinal Caprara, dans une prétention de la cour
+de Rome, celle d'exclure complètement le clergé constitutionnel des
+nouveaux siéges. Le Pape, tout ému encore d'un acte aussi exorbitant à
+ses yeux que la déposition des anciens titulaires, voulait au moins
+s'en dédommager, en éloignant de l'épiscopat les ministres du culte
+qui avaient pactisé avec la Révolution française, et prêté serment à
+la Constitution civile. Depuis que le Concordat était signé,
+c'est-à-dire depuis environ huit à neuf mois, le cardinal Caprara, qui
+remplissait incognito les fonctions de légat <i>à latere</i>, et qui voyait
+sans cesse le Premier Consul, lui insinuait avec douceur, mais avec
+constance, les désirs de l'Église romaine, s'avançant plus hardiment
+quand le Premier Consul était d'humeur à le laisser dire, se retirant
+précipitamment, et avec humilité, quand il était d'humeur contraire.
+Ces désirs de l'Église romaine ne consistaient pas seulement à
+repousser de la nouvelle composition du clergé français les prêtres
+qu'elle appelait <i>intrus</i>, mais à recouvrer les provinces perdues,
+Bologne, Ferrare et la Romagne.&mdash;Le Saint-Père, disait le cardinal,
+est fort pauvre depuis qu'il a été dépouillé de ses provinces les plus
+fertiles; il est si pauvre qu'il ne peut payer ni des troupes pour le
+garder, ni l'administration de ses États, ni le Sacré Collége. Il a
+perdu même une partie de ses revenus extérieurs. Au milieu de ses
+douleurs, le rétablissement de la religion en France est la plus
+grande de ses consolations; mais ne mêlez pas des amertumes à cette
+consolation, en <span class="pagenum"><a id="page437" name="page437"></a>(p. 437)</span> l'obligeant à instituer des prêtres qui ont
+apostasié, en privant le clergé fidèle des places déjà tant réduites
+par la nouvelle circonscription.&mdash;Oui, répondait le Premier Consul, le
+Saint-Père est pauvre; je le soulagerai. Toutes les limites des États
+d'Italie ne sont pas irrévocablement fixées; celles de l'Europe
+elle-même ne sont pas définitivement arrêtées. Mais je ne puis
+aujourd'hui ôter des provinces à la République italienne, qui vient de
+me prendre pour chef. En attendant, il faut au Saint-Père plus
+d'argent qu'il n'en a. Il lui faut quelques millions; je suis prêt à
+les lui donner. Quant aux <i>intrus</i>, ajoutait-il, c'est autre chose. Le
+Pape a promis, une fois les démissions données, de réconcilier avec
+l'Église, sans aucune distinction, tous ceux qui se soumettraient au
+Concordat. Il l'a promis, il faut qu'il tienne sa parole. Je la lui
+rappellerai, et il n'est ni homme, ni pontife à y manquer. D'ailleurs
+je ne suis pas venu pour faire triompher tel ou tel parti; je suis
+venu pour les réconcilier les uns avec les autres, en tenant la
+balance égale entre eux. Depuis quelque temps, vous m'avez obligé à
+lire l'histoire de l'Église. J'y ai vu que les querelles religieuses
+ne se passent pas autrement que les querelles politiques; car vous
+prêtres, nous militaires ou magistrats, nous sommes tous hommes. Elles
+ne finissent que par l'intervention d'une autorité assez forte pour
+obliger les partis à se rapprocher et à se fondre. Je mêlerai donc
+quelques évêques constitutionnels aux évêques que vous appelez
+fidèles; je les choisirai bien, j'en choisirai peu, mais il y en
+aura. Vous les réconcilierez <span class="pagenum"><a id="page438" name="page438"></a>(p. 438)</span> avec l'Église romaine; je les
+obligerai à être soumis au Concordat, et tout ira bien. Du reste,
+c'est chose résolue, n'y revenez plus.&mdash;<span class="smcap">Le Grand Consul</span>, comme
+l'appelait le cardinal, si on insistait, s'animait vite; et le
+cardinal s'arrêtait, car il l'admirait, l'aimait, le craignait
+également, et disait au Saint-Père: N'irritons pas cet homme! lui seul
+nous soutient dans ce pays, où tout le monde est contre nous. Si son
+zèle se refroidissait un instant, ou si par malheur il venait à
+mourir, il n'y aurait plus de religion en France.&mdash;Le cardinal, quand
+il n'avait pas réussi, s'efforçait néanmoins de paraître satisfait,
+car le général Bonaparte aimait à voir les gens contents, et prenait
+de l'humeur quand on se présentait à lui avec un visage chagrin. Le
+cardinal se montrait donc toujours doux et serein, et avait, par ce
+moyen, trouvé l'art de lui plaire. Il voyait d'ailleurs les peines
+qu'avait le général Bonaparte, et il n'aurait pas voulu les accroître.
+Le général, à son tour, s'efforçait d'expliquer au cardinal les
+susceptibilités, les ombrages de l'esprit français; et, malgré sa
+puissance, il faisait autant d'efforts pour le convaincre, que le
+cardinal en pouvait faire de son côté pour l'amener à ses vues. Un
+jour, impatienté des instances du légat, il le fit taire par cette
+parole à la fois gracieuse et profonde.&mdash;Tenez, lui dit-il, cardinal
+Caprara, possédez-vous encore le don des miracles? le
+possédez-vous?... en ce cas, employez-le, vous me rendrez grand
+service. Si vous ne l'avez pas, laissez-moi faire; et, puisque je
+suis réduit aux moyens humains, <span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span> permettez-moi d'en user comme
+je l'entends, pour sauver l'Église.&mdash;</p>
+
+<span class="sidenote">Nominations aux siéges de la nouvelle circonscription.</span>
+
+<p>C'est un spectacle curieux et saisissant, conservé tout entier dans la
+correspondance du cardinal Caprara, que celui de ce puissant homme de
+guerre, déployant tour à tour une finesse, une grâce, une véhémence
+extraordinaires, pour persuader le vieux cardinal, théologien et
+diplomate. Tous deux étaient ainsi arrivés au moment de la publication
+du Concordat, sans avoir pu se convaincre. M. Portalis, qui, sur ce
+point uniquement, était de l'avis du Saint-Siége, n'osa pas, comme il
+le voulait d'abord, exclure tout à fait les constitutionnels de ses
+propositions pour les soixante siéges à remplir, mais il n'en présenta
+que deux. S'étant entendu avec l'abbé Bernier pour les choix à faire
+dans le clergé orthodoxe, il avait proposé les membres les plus
+éminents et les plus sages de l'ancien épiscopat, et, en assez grand
+nombre, des curés estimables, distingués par leur piété, leur
+modération, et la continuation de leurs services pendant la terreur.
+Il disait avec l'abbé Bernier, que n'appeler aucun membre de l'ancien
+épiscopat, et ne désigner que des curés, ce serait créer un clergé
+trop nouveau, trop dépourvu d'autorité; que nommer, au contraire,
+d'anciens évêques seuls à tous les siéges, ce serait trop oublier le
+clergé inférieur, qui avait rendu de vrais services pendant la
+Révolution, et dont la juste ambition serait ainsi gravement froissée.
+Ces vues étaient raisonnables, et furent admises par le Premier
+Consul. Mais, quant aux deux prélats constitutionnels, il ne <span class="pagenum"><a id="page440" name="page440"></a>(p. 440)</span>
+s'en contenta pas. Sur soixante siéges, j'en veux dit-il, donner le
+cinquième au clergé de la Révolution, c'est-à-dire douze. Il y aura
+deux archevêques constitutionnels sur dix, et dix évêques
+constitutionnels sur cinquante, ce qui n'est pas trop.&mdash;Après s'être
+concerté avec MM. Portalis et Bernier, il fit avec eux les choix les
+mieux entendus, sauf un ou deux. M. de Belloy, évêque de Marseille, le
+plus respectable, le plus âgé des membres de l'ancienne Église de
+France, digne ministre d'une religion de charité, qui joignait une
+figure vénérable à la piété la plus sage, fut nommé archevêque de
+Paris. M. de Cicé, ancien garde des sceaux sous Louis XVI, autrefois
+archevêque de Bordeaux, esprit ferme et politique, fut promu à
+l'archevêché d'Aix. M. de Boisgelin, grand seigneur, prêtre éclairé,
+instruit et doux, jadis archevêque d'Aix, devint archevêque de Tours.
+M. de La Tour-du-Pin, ancien archevêque d'Auch, reçut l'évêché de
+Troyes. Ce digne prélat, illustre par son savoir autant que par sa
+naissance, eut la modestie d'accepter ce poste si inférieur à celui
+qu'il quittait. Le Premier Consul l'en récompensa plus tard par le
+chapeau de cardinal. M. de Roquelaure, autrefois évêque de Senlis,
+l'un des prélats les plus distingués de l'ancienne Église, par l'union
+de l'aménité et des bonnes m&oelig;urs, obtint l'archevêché de Malines.
+M. Cambacérès, frère du second Consul, fut appelé à l'archevêché de
+Rouen. L'abbé Fesch, oncle du Premier Consul, prêtre orgueilleux, qui
+mettait sa gloire à résister à son neveu, fut fait archevêque de
+Lyon, c'est-à-dire primat des Gaules. <span class="pagenum"><a id="page441" name="page441"></a>(p. 441)</span> M. Lecoz, évêque
+constitutionnel de Rennes, prêtre de bonnes m&oelig;urs, mais janséniste
+ardent et incommode, fut nommé archevêque de Besançon. M. Primat,
+évêque constitutionnel de Lyon, autrefois oratorien, prêtre instruit
+et doux, ayant donné des scandales fâcheux sous le rapport du schisme,
+mais aucun sous le rapport des m&oelig;urs, fut promu à l'archevêché de
+Toulouse. Un curé distingué, M. de Pancemont, fort employé dans
+l'affaire des démissions, fut tiré de la paroisse de Saint-Sulpice,
+pour être envoyé à Vannes comme évêque. Enfin, l'abbé Bernier, le
+célèbre curé de Saint-Laud d'Angers, autrefois le meneur caché de la
+Vendée, depuis son pacificateur, et, sous le Premier Consul, le
+négociateur du Concordat, reçut l'évêché d'Orléans. Ce siége n'était
+pas en rapport avec la haute influence que le Premier Consul lui avait
+laissé prendre sur les affaires de l'Église de France; mais l'abbé
+Bernier sentait que les souvenirs de la guerre civile, attachés à son
+nom, ne permettaient pas une élévation trop marquante et trop brusque;
+que le pouvoir réel dont il jouissait valait mieux que les honneurs
+extérieurs. Le Premier Consul lui destinait d'ailleurs le chapeau de
+cardinal.</p>
+
+<p>Quand ces nominations, qui étaient arrêtées, mais qui ne devaient être
+publiées qu'après la conversion du Concordat en loi de l'État, furent
+communiquées au cardinal Caprara, celui-ci opposa une vive résistance,
+versa même des larmes, se disant dépourvu de pouvoirs, bien qu'il eût
+reçu de Rome une latitude absolue, et jusqu'à la faculté
+extraordinaire <span class="pagenum"><a id="page442" name="page442"></a>(p. 442)</span> d'instituer les nouveaux prélats, sans recours
+au Saint-Siége. MM. Portalis et Bernier lui déclarèrent que la volonté
+du Premier Consul était irrévocable, qu'il fallait se soumettre, ou
+renoncer à la restauration solennelle des autels, promise sous
+quelques jours. Il se soumit, écrivant au Pape que le salut des âmes,
+privées de religion, s'il avait persisté, l'avait emporté dans son
+esprit sur l'intérêt du clergé fidèle.&mdash;On me blâmera, disait-il au
+Saint-Père; mais j'ai obéi à ce que j'ai cru la voix du ciel.&mdash;</p>
+
+<p>Il consentit donc, se réservant d'exiger des constitutionnels
+nouvellement élus, une rétractation, qui couvrît cette dernière
+condescendance du Saint-Siége.</p>
+
+<p>Tout étant prêt, le Premier Consul fit apporter le Concordat au Corps
+Législatif, pour y être voté comme une loi, suivant les prescriptions
+de la Constitution. Au Concordat étaient joints les articles
+organiques. Ce fut le premier jour de la session extraordinaire, 5
+avril 1802 (15 germinal), que le Concordat fut présenté au Corps
+Législatif par les conseillers d'État Portalis, Régnier, et Regnault
+de Saint-Jean-d'Angély. Le Corps Législatif n'était point en séance
+quand le traité d'Amiens, signé le 25 mars, avait été connu à Paris.
+Il n'avait donc pas été au nombre des autorités, venues pour féliciter
+le Premier Consul. On proposa dès cette première séance d'envoyer une
+députation de vingt-cinq membres, pour complimenter le Premier Consul,
+à l'occasion de la paix générale. Dans cette proposition il ne fut pas
+dit un mot du Concordat, ce qui montre l'esprit du temps, même dans
+le sein du Corps Législatif renouvelé. <span class="pagenum"><a id="page443" name="page443"></a>(p. 443)</span> La députation fut
+présentée le 6 avril (16 germinal).</p>
+
+<span class="sidenote">Allocution du Premier Consul à une députation du Corps
+Législatif, relativement au Concordat.</span>
+
+<p>«Citoyen consul, dit le président du Corps Législatif, le premier
+besoin du peuple français attaqué par l'Europe était la victoire, et
+vous avez vaincu. Son v&oelig;u le plus cher après la victoire était la
+paix, et vous la lui avez donnée. Que de gloire pour le passé, que
+d'espérance pour l'avenir! Et tout cela est votre ouvrage! Jouissez de
+l'éclat et du bonheur que la République vous doit!» Le président
+terminait cette allocution par l'expression la plus vive de la
+reconnaissance nationale, mais il se taisait absolument au sujet du
+Concordat. Le Premier Consul saisit l'occasion de lui donner à ce
+sujet une sorte de leçon, et de ne parler que du Concordat, à des gens
+qui ne parlaient que de la paix d'Amiens. «Je vous remercie, dit-il
+aux envoyés du Corps Législatif, des sentiments que vous m'exprimez.
+Votre session commence par l'opération la plus importante de toutes,
+celle qui a pour but l'apaisement des querelles religieuses. La France
+entière sollicite la fin de ces déplorables querelles, et le
+rétablissement des autels. J'espère que dans votre vote vous serez
+unanimes comme elle. La France verra avec une vive joie que ses
+législateurs ont voté la paix des consciences, la paix des familles,
+cent fois plus importante pour le bonheur des peuples que celle à
+l'occasion de laquelle vous venez féliciter le gouvernement.»</p>
+
+<span class="sidenote">Adoption du Concordat par le Corps Législatif, et sa
+conversion en loi de l'État.</span>
+
+<p>Ces nobles paroles produisirent l'effet qu'en attendait le Premier
+Consul. Le projet, porté immédiatement <span class="pagenum"><a id="page444" name="page444"></a>(p. 444)</span> du Corps Législatif au
+Tribunat, y fut examiné avec gravité, même avec faveur, et discuté
+sans véhémence. Sur le rapport de M. Siméon, il fut adopté par 78
+suffrages contre 7. Au Corps Législatif, 228 voix se prononcèrent
+pour, et 21 contre.</p>
+
+<span class="sidenote">Réception officielle du cardinal Caprara comme légat <i>à
+latere</i>.</span>
+
+<p>Ce fut le 8 avril (18 germinal) que les deux projets furent convertis
+en lois. Il n'y avait plus d'obstacle. On était au jeudi; le dimanche
+suivant était le dimanche des Rameaux; le dimanche d'après, celui de
+Pâques. Le Premier Consul voulut consacrer ces jours solennels de la
+religion catholique, à la grande fête du rétablissement des cultes. Il
+n'avait pas encore reçu officiellement le cardinal Caprara, comme
+légat du Saint-Siége. Il lui assigna le lendemain, vendredi, pour
+cette réception officielle. L'usage des légats <i>à latere</i> est de faire
+porter devant eux la croix d'or. C'est le signe du pouvoir
+extraordinaire que le Saint-Siége délègue aux représentants de cette
+espèce. Le cardinal Caprara voulant, conformément aux vues de sa cour,
+que l'exercice du culte fût aussi public, aussi extérieur que possible
+en France, demandait que, suivant l'usage, le jour où il irait aux
+Tuileries, la croix d'or fût portée devant lui, par un officier vêtu
+de rouge, et à cheval. C'était là un spectacle qu'on craignait de
+donner au peuple parisien. On négocia, et il fut convenu que cette
+croix serait portée dans l'une des voitures qui devaient précéder
+celle du légat.</p>
+
+<p>Le vendredi 9 avril (19 germinal), le cardinal-légat se rendit en
+pompe aux Tuileries, dans les <span class="pagenum"><a id="page445" name="page445"></a>(p. 445)</span> équipages du Premier Consul,
+escorté par la garde consulaire, et précédé par la croix portée dans
+l'une des voitures. Le Premier Consul le reçut à la tête d'un nombreux
+entourage, composé de ses collègues, de plusieurs conseillers d'État,
+et d'un brillant état-major. Le cardinal Caprara, dont l'extérieur
+était doux et grave, adressa au Premier Consul un discours, dans
+lequel la dignité se mêlait à l'expression de la reconnaissance. Il
+prêta le serment convenu de ne rien faire contre les lois de l'État,
+et de cesser ses fonctions dès qu'il en serait requis. Le Premier
+Consul lui répondit en termes élevés, et destinés surtout à retentir
+ailleurs que dans le palais des Tuileries.</p>
+
+<span class="sidenote">Sacre des quatre premiers évêques le dimanche des Rameaux.</span>
+
+<p>Cette manifestation extérieure était la première de toutes celles
+qu'on préparait, et elle fut peu aperçue, parce que le peuple de
+Paris, n'étant point averti, n'avait pu céder à sa curiosité
+ordinaire. Le surlendemain était le dimanche des Rameaux. Le Premier
+Consul avait déjà fait agréer au cardinal quelques-uns des principaux
+prélats, dont la nomination était arrêtée. Il voulait qu'on les sacrât
+dans cette journée du dimanche des Rameaux, pour qu'ils pussent
+officier le dimanche suivant, jour de Pâques, dans la grande solennité
+qu'il avait projetée. C'étaient MM. de Belloy, nommé archevêque de
+Paris, de Cambacérès, archevêque de Rouen, Bernier, évêque d'Orléans,
+de Pancemont, évêque de Vannes. L'église Notre-Dame était encore
+occupée par les constitutionnels, qui en gardaient les clefs. Il
+fallut un ordre formel pour les obliger à les rendre. Ce <span class="pagenum"><a id="page446" name="page446"></a>(p. 446)</span>
+beau temple se trouvait dans un état de délabrement fort triste; rien
+n'y était prêt pour la cérémonie du sacre des quatre prélats. On y
+pourvut au moyen d'une somme fournie par le Premier Consul, et avec
+tant de précipitation que, le jour de la cérémonie venu, on n'avait
+pas même disposé un lieu propre à servir de sacristie. Une maison
+voisine fut employée à cet usage. Les nouveaux prélats s'y revêtirent
+de leurs ornements pontificaux, et traversèrent dans cet appareil la
+place qui précède la cathédrale. Le peuple, averti qu'une grande
+cérémonie se préparait, était accouru, et se montra calme et
+respectueux. La figure du vénérable archevêque de Belloy était si
+noble et si belle, qu'elle toucha les c&oelig;urs simples dont se
+composait cette foule, et tous, hommes et femmes, s'inclinèrent avec
+respect. L'église était pleine de cette nombreuse classe de chrétiens,
+qui avaient gémi des malheurs de la religion, et qui, n'appartenant à
+aucune faction, recevaient avec reconnaissance le présent que leur
+faisait en ce jour le Premier Consul. La cérémonie fut touchante par
+le défaut même de pompe, par le sentiment qu'on y apportait. Les
+quatre prélats furent sacrés d'après toutes les formes usitées.</p>
+
+<p>Dès ce moment, il faut le dire, la satisfaction était générale dans
+les masses, et on était certain de l'approbation publique, pour la
+grande manifestation fixée au dimanche suivant. Excepté les hommes de
+parti, révolutionnaires entêtés dans leurs systèmes, ou royalistes
+factieux qui voyaient avec chagrin le levier de la révolte leur
+échapper, tout le <span class="pagenum"><a id="page447" name="page447"></a>(p. 447)</span> monde approuvait ce qui se passait, et le
+Premier Consul pouvait reconnaître déjà que ses vues étaient plus
+justes que celles de ses conseillers.</p>
+
+<span class="sidenote"><i>Te Deum</i> solennel chanté à Notre-Dame, le jour de Pâques,
+pour célébrer la paix générale et le rétablissement du culte.</span>
+
+<p>Le dimanche suivant, jour de Pâques, fut destiné à un <i>Te Deum</i>
+solennel qu'on devait chanter, pour célébrer en même temps la paix
+générale et la réconciliation avec l'Église. Cette cérémonie fut
+annoncée par l'autorité publique comme une véritable fête nationale.
+Les préparatifs et le programme en furent publiés. Le Premier Consul
+voulut s'y transporter en grand cortége, accompagné de tout ce qu'il y
+avait de plus élevé dans l'État. Il fit savoir par les dames du Palais
+aux femmes des hauts fonctionnaires, qu'elles satisferaient l'un de
+ses désirs les plus vifs, en se rendant à la métropole le jour du <i>Te
+Deum</i>. La plupart ne se firent pas presser. On sait quels motifs
+frivoles se joignent aux motifs les plus pieux, pour augmenter
+l'affluence dans ces solennités de la religion. Les plus brillantes
+femmes de Paris obéirent au Premier Consul. Les principales d'entre
+elles avaient rendez-vous aux Tuileries, pour accompagner madame
+Bonaparte dans les voitures de la nouvelle cour.</p>
+
+<p>Le Premier Consul avait donné un ordre formel à ses généraux de
+l'accompagner. C'était le plus difficile à obtenir, car on disait
+partout qu'ils tenaient un langage inconvenant et presque factieux. On
+a déjà vu les écarts de Lannes. Augereau, toléré à Paris, était
+actuellement l'un de ceux qui parlaient le plus haut. Il fut chargé
+par ses camarades de se présenter au Premier Consul, et de lui
+exprimer leur <span class="pagenum"><a id="page448" name="page448"></a>(p. 448)</span> désir de ne pas se rendre à Notre-Dame. C'est
+en séance consulaire, en présence des trois Consuls et des ministres,
+que le général Bonaparte voulut recevoir Augereau. Celui-ci exposa son
+message, mais le Premier Consul le rappela à son devoir avec cette
+hauteur qu'il savait apporter dans le commandement, surtout à l'égard
+des gens de guerre. Il lui fit sentir l'inconvenance de sa démarche,
+lui rappela que le Concordat était maintenant loi de l'État, que les
+lois étaient obligatoires pour toutes les classes de citoyens, aussi
+bien pour les militaires que pour les citoyens les plus humbles et les
+plus faibles; qu'il veillerait du reste à leur exécution, en sa double
+qualité de général et de premier magistrat de la République; que ce
+n'était pas aux officiers de l'armée, mais au gouvernement à juger la
+convenance de la cérémonie ordonnée pour le jour de Pâques; que toutes
+les autorités avaient ordre d'y assister, les autorités militaires
+comme les autorités civiles, que toutes obéiraient; que quant à la
+dignité de l'armée, il en était aussi jaloux, et aussi bon juge
+qu'aucun des généraux ses compagnons d'armes, et qu'il était certain
+de ne la point compromettre, en assistant de sa personne aux
+cérémonies de la religion; qu'au surplus, ils n'avaient pas à
+délibérer, mais à exécuter un ordre, et qu'il s'attendait à les voir
+tous dimanche, à ses côtés, dans l'église métropolitaine. Augereau ne
+répliqua point, et ne rapporta auprès de ses camarades que l'embarras
+d'avoir commis une légèreté, et la résolution d'obéir.</p>
+
+<span class="sidenote">Dernières difficultés la veille de la cérémonie, suscitées
+par le cardinal Caprara, relativement aux évêques choisis parmi les
+constitutionnels.</span>
+
+<p>Tout était prêt, mais au dernier instant les arrière-pensées <span class="pagenum"><a id="page449" name="page449"></a>(p. 449)</span>
+du cardinal Caprara faillirent mettre au néant les nobles projets du
+Premier Consul. Les évêques choisis dans le clergé constitutionnel,
+s'étaient rendus chez le cardinal Caprara, pour le procès informatif
+qui se fait à l'égard de tout évêque présenté au Saint-Siége. Le
+cardinal avait exigé d'eux une rétractation, par laquelle ils
+abjuraient leurs anciennes erreurs, en qualifiant de la manière la
+plus flétrissante leur adhésion à la Constitution civile du Clergé.
+C'était une démarche humiliante, non-seulement pour eux, mais pour la
+Révolution elle-même. Le Premier Consul averti ne voulut pas la
+souffrir, et leur enjoignit de ne pas céder, promettant de les
+appuyer, et de forcer le représentant du Saint-Siége à renoncer à ses
+prétentions si peu chrétiennes. Le cardinal Caprara n'avait vu d'autre
+excuse à sa condescendance, s'il instituait ce qu'on appelait des
+<i>intrus</i>, que dans une rétractation formelle de leur conduite passée.
+Mais le Premier Consul ne l'entendait pas ainsi.&mdash;Quand j'accepte pour
+évêque, disait-il, l'abbé Bernier, l'apôtre de la Vendée, le Pape peut
+bien agréer des Jansénistes ou des Oratoriens, qui n'ont eu d'autre
+tort que d'adhérer à la Révolution.&mdash;Il leur ordonna de se renfermer
+dans une simple déclaration, consistant à dire qu'ils adhéraient au
+Concordat et aux volontés du Saint-Siége, écrites dans ce traité. Il
+soutenait avec raison, que le Concordat contenant les principes sur
+lesquels l'Église française et l'Église romaine s'étaient mises
+d'accord, on ne pouvait exiger davantage, sans avouer l'intention
+d'humilier un parti au <span class="pagenum"><a id="page450" name="page450"></a>(p. 450)</span> profit d'un autre, et il déclarait
+qu'il ne le permettrait pas.</p>
+
+<p>Le samedi soir, veille de Pâques, cette contestation n'était pas
+terminée. M. Portalis fut chargé d'aller annoncer au cardinal que la
+cérémonie du lendemain n'aurait pas lieu, que le Concordat ne serait
+point publié, et resterait sans effet, si l'on insistait plus
+long-temps sur la rétractation demandée. Cette résolution, au surplus,
+était sérieuse, et le Premier Consul, en se montrant plein de
+condescendance pour l'Église, ne voulait cependant pas céder sur les
+points qui lui semblaient compromettre le but lui-même, c'est-à-dire
+la fusion des partis. Il savait que, pour être conciliateur, il faut
+être énergique, car il en coûte pour amener les partis à transiger,
+presque autant que pour les vaincre.</p>
+
+<span class="sidenote">Le cardinal Caprara cède enfin à l'égard des
+constitutionnels.</span>
+
+<p>Le cardinal céda enfin, mais très-avant dans la nuit. Il fut convenu
+que les nouveaux élus, pris dans le clergé constitutionnel, subiraient
+chez lui leur procès informatif, qu'ils professeraient de vive voix
+leur réunion sincère à l'Église, et qu'ensuite on déclarerait qu'ils
+s'étaient réconciliés, sans dire comment, ni dans quels termes.
+Toujours est-il que la rétractation demandée ne fut pas faite.</p>
+
+<span class="sidenote">Publication du Concordat le jour de Pâques.</span>
+
+<p>Le lendemain, jour de Pâques, 18 avril 1802 (28 germinal an <span class="smcap">X</span>), le
+Concordat fut publié dans tous les quartiers de Paris, avec grand
+appareil, et par les principales autorités. Tandis que cette
+publication se faisait dans les rues de la capitale, le Premier
+Consul, qui voulait solenniser dans la même journée tout ce qu'il y
+avait d'heureux pour la <span class="pagenum"><a id="page451" name="page451"></a>(p. 451)</span> France, échangeait aux Tuileries les
+ratifications du traité d'Amiens. Cette importante formalité
+accomplie, il partit pour Notre-Dame, suivi des premiers corps de
+l'État, et d'un grand nombre de fonctionnaires de tout ordre, d'un
+brillant état-major, d'une foule de femmes du plus haut rang, qui
+accompagnaient madame Bonaparte. Une longue suite de voitures
+composait ce magnifique cortége. Les troupes de la première division
+militaire, réunies à Paris, bordaient la haie, depuis les Tuileries
+jusqu'à la métropole. L'archevêque de Paris vint processionnellement
+recevoir le Premier Consul à la porte de l'église, et lui présenter
+l'eau bénite. Le nouveau chef de l'État fut conduit sous le dais, à la
+place qui lui était réservée. Le Sénat, le Corps Législatif, le
+Tribunat étaient rangés des deux côtés de l'autel. Derrière le Premier
+Consul, se trouvaient debout les généraux en grand uniforme, plus
+obéissants que convertis, quelques-uns même affectant une contenance
+peu décente. Quant à lui, revêtu de l'habit rouge des Consuls,
+immobile, le visage sévère, il ne montrait ni la distraction des uns,
+ni le recueillement des autres. Il était calme, grave, dans l'attitude
+d'un chef d'empire, qui fait un grand acte de volonté, et qui commande
+de son regard la soumission à tout le monde.</p>
+
+<p>La cérémonie fut longue et digne, malgré la mauvaise disposition de la
+plupart de ceux qu'il avait fallu y amener. Du reste, l'effet en
+devait être décisif, car, l'exemple une fois donné par le plus
+imposant des hommes, toutes les anciennes habitudes religieuses
+allaient renaître, et toutes les résistances s'évanouir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page452" name="page452"></a>(p. 452)</span> La fête avait deux motifs, le rétablissement du culte et la
+paix générale. Naturellement la satisfaction était partout, et
+quiconque n'avait pas dans le c&oelig;ur les mauvaises passions des
+partis, était heureux du bonheur public. Ce jour-là il y eut de grands
+dîners chez les ministres, auxquels assistèrent les principaux membres
+des administrations. Les représentants des puissances étaient conviés
+chez le ministre des affaires étrangères. Il y avait un banquet
+brillant chez le Premier Consul, où étaient invités le cardinal
+Caprara, l'archevêque de Paris, les principaux élus du nouveau clergé,
+les plus hauts personnages de l'État. Le Premier Consul s'entretint
+long-temps avec le cardinal; il lui montra sa joie d'avoir achevé une
+telle &oelig;uvre. Il était fier de son courage, et de son succès. À
+peine un léger nuage traversa-t-il un instant son noble front: ce fut
+à l'aspect de certains des généraux dont l'attitude et le langage
+n'avaient pas été convenables en cette circonstance. Il leur exprima
+son mécontentement avec une fermeté de ton qui n'admettait pas la
+réplique, et qui ne laissait pas craindre une récidive.</p>
+
+<span class="sidenote">Ouvrage de M. de Chateaubriand sur le génie du
+christianisme.</span>
+
+<p>Pour compléter l'effet que le Premier Consul avait voulu produire dans
+ce même jour, M. de Fontanes rendait compte, dans le <i>Moniteur</i>, d'un
+livre nouveau, qui faisait grand bruit en ce moment: c'était le <i>Génie
+du Christianisme</i>. Ce livre, écrit par un jeune gentilhomme breton, M.
+de Chateaubriand, allié des Malesherbes, long-temps absent de sa
+patrie, décrivait avec un éclat infini les beautés du christianisme,
+et relevait le côté moral <span class="pagenum"><a id="page453" name="page453"></a>(p. 453)</span> et poétique des pratiques
+religieuses, livrées vingt ans auparavant aux plus amères railleries.
+Critiqué violemment par MM. Chénier et Ginguené, qui lui reprochaient
+des couleurs fausses et outrées, soutenu avec passion par les
+partisans de la restauration religieuse, le <i>Génie du Christianisme</i>,
+comme toutes les &oelig;uvres remarquables, fort loué, fort attaqué,
+produisait une impression profonde, parce qu'il exprimait un sentiment
+vrai, et très-général alors dans la société française: c'était ce
+regret singulier, indéfinissable, de ce qui n'est plus, de ce qu'on a
+dédaigné ou détruit quand on l'avait, de ce qu'on désire avec
+tristesse quand on l'a perdu. Tel est le c&oelig;ur humain! Ce qui est,
+le fatigue ou l'oppresse; ce qui a cessé d'être, acquiert tout à coup
+un attrait puissant. Les coutumes sociales et religieuses de l'ancien
+temps, odieuses et ridicules en 1789, parce qu'elles étaient alors
+dans toute leur force, et que de plus elles étaient souvent
+oppressives, maintenant que le dix-huitième siècle, changé vers sa fin
+en un torrent impétueux, les avait emportées dans son cours
+dévastateur, revenaient au souvenir d'une génération agitée, et
+touchaient son c&oelig;ur disposé aux émotions par quinze ans de
+spectacles tragiques. L'&oelig;uvre du jeune écrivain, empreinte de ce
+sentiment profond, remuait fortement les esprits, et avait été
+accueillie avec une faveur marquée par l'homme qui alors dispensait
+toutes les gloires. Si elle ne décelait pas le goût pur, la foi simple
+et solide, des écrivains du siècle de Louis XIV, elle peignait avec
+charme les vieilles m&oelig;urs religieuses qui <span class="pagenum"><a id="page454" name="page454"></a>(p. 454)</span> n'étaient plus.
+Sans doute on y pouvait blâmer l'abus d'une belle imagination; mais
+après Virgile, mais après Horace, il est resté, dans la mémoire des
+hommes, une place pour l'ingénieux Ovide, pour le brillant Lucain, et,
+seul peut-être parmi les livres de ce temps, le <i>Génie du
+Christianisme</i> vivra, fortement lié qu'il est à une époque mémorable:
+il vivra, comme ces frises sculptées sur le marbre d'un édifice vivent
+avec le monument qui les porte.</p>
+
+<span class="sidenote">Rappel des émigrés.</span>
+
+<p>En rappelant les prêtres à l'autel, en les faisant sortir des
+retraites obscures où ils pratiquaient leur culte, et conspiraient
+souvent contre le gouvernement, le Premier Consul avait réparé l'un
+des plus fâcheux désordres du temps, et satisfait l'un des plus grands
+besoins moraux de toute société. Mais il restait un autre désordre
+extrêmement triste, et qui laissait à la France l'aspect d'une contrée
+déchirée par les factions: c'était l'exil d'une quantité considérable
+de Français, vivant à l'étranger dans l'indigence, quelquefois dans la
+haine de leur patrie, et recevant des gouvernements ennemis un pain,
+que beaucoup d'entre eux payaient par des actes indignes envers la
+France. C'est une affreuse invention de la discorde, que l'exil: elle
+rend l'exilé malheureux, elle dénature son c&oelig;ur, elle le met à
+l'aumône de l'étranger, elle promène au loin l'affligeant spectacle
+des troubles du pays. De toutes les traces d'une révolution, c'est
+celle qu'il faut effacer la première. Le général Bonaparte considérait
+le rappel des émigrés comme le complément indispensable de la
+pacification générale. C'était un acte réparateur dont il était
+<span class="pagenum"><a id="page455" name="page455"></a>(p. 455)</span> impatient de braver les difficultés, et d'avoir la gloire.
+Déjà il existait pour les émigrés un système de rappel fort incomplet,
+fort partial, fort irrégulier, qui avait tous les inconvénients d'une
+mesure générale, et qui n'en avait pas l'éclat bienfaisant; c'était le
+système des radiations, qui étaient accordées aux émigrés les mieux
+recommandés, sous prétexte qu'ils avaient été indûment portés sur les
+listes. On n'amnistiait pas toujours ainsi les plus excusables ou les
+plus intéressants.</p>
+
+<span class="sidenote">Dispositions principales composant la mesure du rappel des
+émigrés.</span>
+
+<p>Le Premier Consul forma donc la résolution de faire rentrer les
+émigrés en masse, sauf certaines exceptions. De graves objections
+s'élevaient contre cette mesure. D'abord toutes les constitutions, et
+notamment la Constitution consulaire, disaient formellement qu'on ne
+rappellerait jamais les émigrés. Elles le disaient, surtout à cause
+des acquéreurs de biens nationaux, qui étaient fort ombrageux, et qui
+regardaient l'exil des anciens possesseurs de leurs biens, comme
+nécessaire à leur sûreté. Le Premier Consul se considérant comme le
+plus ferme appui de ces acquéreurs, ayant toujours exprimé la ferme
+volonté de les défendre, seul au monde en ayant la puissance, se
+croyait assez fort de la confiance qu'il leur inspirait à tous, pour
+pouvoir ouvrir les portes de la France aux émigrés. Il fit donc
+préparer une résolution dont la première clause était la consécration
+nouvelle et irrévocable des ventes faites par l'État aux acquéreurs de
+biens nationaux. Il y fit insérer ensuite une disposition par
+laquelle tous les émigrés étaient rappelés en masse, <span class="pagenum"><a id="page456" name="page456"></a>(p. 456)</span> en les
+soumettant à la surveillance de la haute police, et en soumettant à
+cette surveillance, pendant toute leur vie, ceux qui en auraient une
+seule fois provoqué l'application. Il y avait toutefois quelques
+exceptions à ce rappel général. Le bénéfice en était refusé aux chefs
+des rassemblements armés contre la République, à ceux qui avaient eu
+des grades dans les armées ennemies, aux individus qui avaient
+conservé des places ou des titres dans la maison des princes de
+Bourbon, aux généraux ou représentants du peuple qui avaient pactisé
+avec l'ennemi (ceci concernait Pichegru et quelques membres des
+assemblées législatives), enfin aux évêques et archevêques qui avaient
+refusé la démission demandée par le Pape. Le nombre de ces exclus
+était infiniment peu considérable.</p>
+
+<p>La plus difficile question à résoudre était celle qui s'élevait au
+sujet des biens des émigrés, qu'on n'avait pas encore vendus. Si, avec
+toute raison, on déclarait inviolables les ventes faites par l'État,
+cependant il pouvait paraître dur de ne pas restituer aux émigrés
+leurs biens, restés encore intacts dans les mains du gouvernement.&mdash;Je
+ne fais rien, disait le Premier Consul, si je rends à ces émigrés leur
+patrie, sans leur rendre leur patrimoine. Je veux effacer les traces
+de nos guerres civiles, et, en remplissant la France d'émigrés
+rentrés, qui resteront dans l'indigence, tandis que leurs biens seront
+là sous le séquestre de l'État, je crée une classe de mécontents qui
+ne nous laisseront aucun repos. Et ces biens restés sous le séquestre
+de l'État, qui croyez-vous <span class="pagenum"><a id="page457" name="page457"></a>(p. 457)</span> qui les achète, en présence de
+leurs anciens propriétaires rentrés?&mdash;Le Premier Consul résolut donc
+de rendre tous les domaines non vendus, excepté les maisons ou
+bâtiments consacrés à un service public.</p>
+
+<span class="sidenote">Discussion en conseil privé de la mesure du rappel.</span>
+
+<p>Cette résolution ainsi rédigée fut soumise à un conseil privé, composé
+des Consuls, des ministres, d'un certain nombre de conseillers d'État
+et de sénateurs. Elle fut chaudement discutée dans cette réunion, et
+parut exciter de vifs ombrages. Cependant l'entraînement général vers
+toutes les mesures réparatrices, qui tendaient à effacer les traces de
+nos troubles, le prestige de la paix générale, la volonté positive du
+Premier Consul, toutes ces causes réunies amenèrent l'adoption du
+principe même du rappel des émigrés. Mais on tint à insérer dans la
+résolution le mot d'amnistie, pour conserver à l'émigration le
+caractère d'un acte criminel, que la nation victorieuse et heureuse
+voulait bien oublier. Le Premier Consul, désirant faire les choses
+d'une manière complète, répugnait à l'emploi du mot d'amnistie. Il
+disait qu'on ne devait pas humilier les gens dont on voulait opérer la
+réconciliation avec la France, et que les traiter comme des criminels
+graciés, c'était les humilier profondément. On lui répondait que
+l'émigration, à l'origine, avait été un crime, car elle avait eu pour
+but principal de faire la guerre à la France, et qu'il fallait qu'elle
+restât condamnée par les lois. La plus vive contestation s'engagea
+relativement aux biens des émigrés. Les conseillers, appelés à
+délibérer, repoussèrent obstinément la restitution des bois et forêts,
+que la loi du 2 nivôse an <span class="smcap">IV</span> avait déclarés inaliénables. <span class="pagenum"><a id="page458" name="page458"></a>(p. 458)</span>
+C'était, à leur avis, remettre des richesses immenses dans les mains
+de la grande-émigration, priver l'État d'une énorme valeur, et surtout
+de forêts d'une utilité indispensable, pour le service de la guerre,
+et de la marine. Malgré tous ses efforts, le Premier Consul fut obligé
+de céder, et il garda ainsi, sans y songer, l'un des plus puissants
+moyens d'influence sur l'ancienne noblesse française, celui qui depuis
+a servi à la lui ramener presque tout entière: ce moyen était la
+restitution individuelle qu'il fit plus tard de leurs biens, à ceux
+des émigrés qui se soumettaient à son gouvernement.</p>
+
+<span class="sidenote">La mesure du rappel rendue dans la forme d'un
+sénatus-consulte.</span>
+
+<p>La résolution ainsi modifiée, il restait à savoir comment on lui
+donnerait un caractère légal. On ne voulait pas en faire une loi; on
+voulait lui donner un caractère plus élevé, s'il était possible. On
+imagina donc d'en faire un sénatus-consulte organique. La résolution
+touchait à la Constitution même, et, par ce côté, elle semblait
+appartenir plus particulièrement au Sénat. Déjà le Sénat, par deux
+actes considérables, celui qui avait proscrit les Jacobins faussement
+accusés de la machine infernale, celui qui avait interprété l'article
+38 de la Constitution, et exclu les opposants des deux assemblées
+législatives, avait acquis une sorte de pouvoir supérieur à la
+Constitution même, car il avait légitimé ou les mesures
+extraordinaires, ou les nouvelles dispositions constitutionnelles,
+dont le gouvernement avait cru avoir besoin. Après avoir fait des
+actes rigoureux, il devait être agréable au Sénat d'être chargé d'un
+acte de clémence nationale. Il fut donc arrêté que la résolution,
+prononçant le rappel des <span class="pagenum"><a id="page459" name="page459"></a>(p. 459)</span> émigrés, serait d'abord discutée au
+Conseil d'État, comme l'étaient les règlements, les lois, les
+sénatus-consultes, et soumise ensuite au Sénat, pour y être délibérée
+comme une mesure touchant à la Constitution même.</p>
+
+<p>La chose fut ainsi exécutée. Le projet d'amnistie, discuté au Conseil
+d'État le 16 avril (26 germinal), avant-veille de la publication du
+Concordat, fut porté dix jours après au Sénat, le 26 avril 1802 (6
+floréal). Il y fut adopté sans aucune contestation, et avec des motifs
+remarquables.</p>
+
+<p>«Considérant, disait le Sénat, que la mesure proposée est commandée
+par l'état actuel des choses, par la justice, par l'intérêt national,
+et qu'elle est conforme à l'esprit de la Constitution;</p>
+
+<p>»Considérant qu'aux diverses époques, où les lois sur l'émigration ont
+été portées, la France, déchirée par des divisions intestines,
+soutenait contre presque toute l'Europe une guerre dont l'histoire
+n'offre pas d'exemple, et qui nécessitait des dispositions rigoureuses
+et extraordinaires;</p>
+
+<p>»Qu'aujourd'hui, la paix étant faite au dehors, il importe de la
+cimenter à l'intérieur par tout ce qui peut rallier les Français,
+tranquilliser les familles, et faire oublier les maux inséparables
+d'une longue révolution;</p>
+
+<p>»Que rien ne peut mieux consolider la paix au dedans qu'une mesure qui
+tempère la sévérité des lois, et fait cesser les incertitudes et les
+lenteurs résultant des formes établies pour les radiations;</p>
+
+<p>»Considérant que cette mesure n'a pu être qu'une <span class="pagenum"><a id="page460" name="page460"></a>(p. 460)</span> amnistie
+qui fît grâce au plus grand nombre, toujours plus égaré que criminel,
+et qui fît tomber la punition sur les grands coupables par leur
+maintenue définitive sur la liste des émigrés;</p>
+
+<p>»Que cette amnistie, inspirée par la clémence, n'est cependant
+accordée qu'à des conditions justes en elles-mêmes, tranquillisantes
+pour la sûreté publique, et sagement combinées avec l'intérêt
+national;</p>
+
+<p>»Que des dispositions particulières de l'amnistie, en défendant de
+toute atteinte les actes faits avec la République, consacrent de
+nouveau la garantie des ventes des biens nationaux, dont le maintien
+sera toujours un objet particulier de la sollicitude du Sénat
+Conservateur, comme il l'est de celle des Consuls; le Sénat adopte la
+résolution proposée.»</p>
+
+<p>Cet acte courageux de clémence devait obtenir l'approbation de tous
+les hommes sages, qui souhaitaient sincèrement la fin de nos troubles
+civils. Grâce aux nouvelles garanties données aux acquéreurs de biens
+nationaux, grâce à la confiance que leur inspirait le Premier Consul,
+cette dernière mesure du gouvernement ne leur causa pas de trop
+grandes inquiétudes, et elle satisfit cette masse honnête, et
+heureusement la plus nombreuse, du parti royaliste, qui recevait sans
+dépit le bien qu'on lui faisait. Elle ne rencontra l'ingratitude que
+chez les hommes de la haute émigration, qui vivaient dans les salons
+de Paris, y payant en mauvais discours les bienfaits du gouvernement.
+Suivant eux, l'acte était insignifiant, incomplet, injuste, parce
+qu'il faisait quelques distinctions <span class="pagenum"><a id="page461" name="page461"></a>(p. 461)</span> entre les personnes,
+parce qu'il ne restituait pas les biens des émigrés vendus ou non
+vendus. Il fallait bien se passer de l'approbation de ces vains
+discoureurs. Cependant le Premier Consul était si avide de gloire que
+ces misérables critiques troublaient quelquefois le plaisir que lui
+causait l'assentiment universel de la France et de l'Europe.</p>
+
+<p>Mais son ardeur à bien faire ne dépendait pas de la louange et de la
+critique, et à peine avait-il consommé le grand acte que nous venons
+de rapporter, qu'il en préparait déjà d'autres de la plus haute
+importance politique et sociale. Débarrassé des obstacles que
+présentait à sa féconde activité la résistance du Tribunat, il était
+résolu, pendant cette session extraordinaire de germinal et floréal,
+de terminer, ou du moins d'avancer beaucoup la réorganisation de la
+France. Il faut exposer ses idées à cet égard.</p>
+
+<span class="sidenote">Manière de penser du Premier Consul, relativement à
+l'organisation sociale de la France, et projets qui en découlent.</span>
+
+<p>Par les actes déjà connus du Premier Consul, surtout par le
+rétablissement des cultes, il était facile de deviner quelle était la
+tendance ordinaire de son esprit, et sa manière particulière de penser
+sur les questions d'organisation sociale. En général, il était disposé
+à contredire les systèmes étroits ou exagérés de la Révolution, ou,
+pour parler plus exactement, de quelques révolutionnaires; car, dans
+ses premiers mouvements, la Révolution avait toujours été généreuse et
+vraie. Elle avait voulu abolir les irrégularités, les bizarreries, les
+injustes distinctions, dérivant du régime féodal, et en vertu
+desquelles, par exemple, un juif, un catholique, un protestant, un
+noble, un prêtre, un bourgeois, un Bourguignon, un Provençal,
+<span class="pagenum"><a id="page462" name="page462"></a>(p. 462)</span> un Breton, n'avaient pas les mêmes droits, les mêmes devoirs,
+ne supportaient pas les mêmes charges, ne jouissaient pas des mêmes
+avantages, en un mot, ne vivaient pas sous les mêmes lois. Faire de
+tous ces Français, quelle que fût leur religion, leur naissance, leur
+province natale, des citoyens égaux en droits et en devoirs, aptes à
+tout suivant leur mérite, voilà ce qu'avait voulu la Révolution dans
+ses premiers élans, avant que la contradiction ne l'eût irritée
+jusqu'au délire; voilà ce que voulait le Premier Consul, depuis que ce
+délire avait fait place à la raison. Mais cette chimérique égalité que
+des démagogues avaient rêvée un instant, qui devait mettre tous les
+hommes sur le même niveau, qui admettait à peine les inégalités
+naturelles provenant de la différence des esprits et des talents,
+cette égalité, il la méprisait, ou comme une chimère de l'esprit de
+système, ou comme une révolte de l'envie.</p>
+
+<p>Il voulait donc dans la société une hiérarchie, sur les degrés de
+laquelle tous les hommes, sans distinction de naissance, viendraient
+se placer suivant leur mérite, et sur les degrés de laquelle
+resteraient établis ceux que leurs pères y auraient portés, sans faire
+obstacle toutefois aux nouveaux venus qui tendraient à s'élever à leur
+tour.</p>
+
+<p>Cette espèce de végétation sociale, résultant de la nature même,
+observée en tout pays et en tout temps, il entendait lui donner un
+libre cours dans les institutions qu'il s'occupait de fonder. Comme
+tous les esprits puissants, qui s'appliquent à découvrir dans le
+sentiment des masses les vrais instincts de l'humanité, <span class="pagenum"><a id="page463" name="page463"></a>(p. 463)</span> et
+aiment à opposer ce sentiment aux vues étroites de l'esprit de
+système, il cherchait, dans les dispositions manifestées sous ses yeux
+par le peuple lui-même, des arguments pour ses opinions.</p>
+
+<span class="sidenote">Opinion du Premier Consul sur les distinctions sociales.</span>
+
+<p>À ceux qui, en matière de religion, lui avaient conseillé
+l'indifférence, il avait opposé ce mouvement populaire, qui s'était
+produit récemment à la porte d'une église, pour forcer les prêtres à
+donner la sépulture à une actrice. Voyez, avait-il dit à ces partisans
+de l'indifférence, voyez comme ce peuple est indifférent! Et
+vous-mêmes, leur avait-il dit aussi, pourquoi avez-vous, au milieu du
+plus grand paroxysme révolutionnaire, proclamé l'Être suprême?...
+C'est qu'au fond du c&oelig;ur du peuple, il y a quelque chose qui le
+porte à se donner un Dieu, n'importe lequel.&mdash;</p>
+
+<span class="sidedate">Mai 1802.</span>
+
+<p>Quant à la manière de classer les hommes dans la société, il disait à
+ceux qui ne voulaient aucune distinction: Pourquoi donc avez-vous créé
+les fusils et les sabres d'honneur? C'est une distinction que
+celle-là, et assez ridiculement inventée, car on ne porte pas un fusil
+ou un sabre d'honneur à sa poitrine, et, en ce genre, les hommes
+aiment ce qui s'aperçoit de loin.&mdash;Le Premier Consul avait observé un
+fait singulier, et il le faisait volontiers remarquer à ceux avec
+lesquels il avait l'habitude de s'entretenir. Depuis que la France,
+objet des égards et des empressements de l'Europe, était remplie des
+ministres de toutes les puissances, ou d'étrangers de distinction qui
+venaient la visiter, il était frappé de la curiosité avec laquelle le
+peuple et même des gens au-dessus du peuple suivaient ces étrangers,
+et <span class="pagenum"><a id="page464" name="page464"></a>(p. 464)</span> étaient avides de voir leurs riches uniformes et leurs
+brillantes décorations. Il y avait souvent foule dans la cour des
+Tuileries, pour assister à leur arrivée et à leur départ.&mdash;Voyez,
+disait-il, ces vaines futilités que les esprits forts dédaignent tant!
+Le peuple n'est pas de leur avis. Il aime ces cordons de toutes
+couleurs, comme il aime les pompes religieuses. Les philosophes
+démocrates appellent cela vanité, idolâtrie. Idolâtrie, vanité, soit.
+Mais cette idolâtrie, cette vanité sont des faiblesses communes à tout
+le genre humain, et de l'une et de l'autre on peut faire sortir de
+grandes vertus. Avec ces hochets tant dédaignés, on fait des héros! À
+l'une comme à l'autre de ces prétendues faiblesses, il faut des signes
+extérieurs; il faut un culte au sentiment religieux; il faut des
+distinctions visibles au noble sentiment de la gloire.&mdash;</p>
+
+<p>Le Premier Consul résolut de créer un ordre qui remplacerait les armes
+d'honneur, qui aurait l'avantage d'être donné au soldat comme au
+général, au savant paisible comme au militaire, qui consisterait en
+décorations, semblables pour la forme à celles qu'on portait dans
+toute l'Europe, et de plus en dotations utiles, utiles surtout au
+simple soldat, quand celui-ci serait rentré dans ses champs. C'était,
+à ses yeux, un moyen de plus de mettre la France nouvelle en rapport
+avec les autres pays. Puisque c'était ainsi que dans toute l'Europe on
+signalait à l'estime publique les services rendus, pourquoi ne pas
+admettre le même système en France? Les nations, disait-il, ne
+doivent pas plus chercher à se <span class="pagenum"><a id="page465" name="page465"></a>(p. 465)</span> singulariser que les
+individus. L'affectation de faire autrement que tout le monde, est une
+affectation réprouvée par les gens sensés, et surtout par les gens
+modestes. Les cordons sont en usage dans tous les pays, qu'ils soient,
+ajoutait le Premier Consul, en usage en France! Ce sera un rapport de
+plus établi avec l'Europe. Seulement on ne les donnait en France, on
+ne les donne chez nos voisins qu'à l'homme bien né; je les donnerai à
+l'homme qui aura le mieux servi dans l'armée et dans l'État, ou qui
+aura produit les plus beaux ouvrages.&mdash;</p>
+
+<p>Une remarque frappait plus particulièrement le Premier Consul, et chez
+lui était devenue l'objet d'une véritable préoccupation: c'est à quel
+point les hommes de la Révolution étaient désunis, sans lien entre
+eux, sans force contre leurs ennemis communs. Tandis que les anciens
+nobles se donnaient tous la main; tandis que les Vendéens étaient,
+quoique épuisés et soumis, secrètement coalisés encore; tandis que le
+clergé, bien que reconstitué, formait cependant une corporation
+puissante, amie fort équivoque du gouvernement, les hommes qui avaient
+fait cette Révolution étaient divisés, et désavoués même, il faut le
+dire, par l'opinion ingrate et trompée. À peine laissait-on les
+élections aller seules qu'on voyait aussitôt surgir ou des personnages
+nouveaux, à qui on ne pouvait imputer ni mal ni bien, ou, par
+contre-coup, des révolutionnaires fougueux, dont le souvenir inspirait
+la terreur. Aux yeux d'une génération nouvelle, qui ne savait aucun
+gré de leurs efforts à ceux qui, depuis quatre-vingt-neuf jusqu'à
+dix-huit cent, <span class="pagenum"><a id="page466" name="page466"></a>(p. 466)</span> avaient tant souffert pour affranchir la
+France, le titre principal était de n'avoir rien fait. Le Premier
+Consul était convaincu, et avec raison, que, si on se prêtait à ce
+mouvement, il n'y aurait bientôt plus sur la scène un seul des auteurs
+de la Révolution; qu'on verrait se produire une classe nouvelle,
+facile à incliner vers le royalisme; que tout au plus y aurait-il dans
+certains moments une réaction révolutionnaire, qui ferait reparaître
+quelques hommes de sang; que les élections opérées sous le Directoire,
+alternativement royalistes à la façon du club de Clichy, ou
+révolutionnaires à la façon de Bab&oelig;uf, en étaient la preuve, et
+que, de convulsions en convulsions, on aboutirait ainsi au triomphe
+des Bourbons et de l'étranger, c'est-à-dire à la contre-révolution
+pure.</p>
+
+<span class="sidenote">Comment le Premier Consul veut organiser la société sortie
+de la Révolution.</span>
+
+<p>Il regardait donc comme indispensable de ralentir le mouvement des
+institutions libres, de maintenir ainsi au pouvoir la génération qui
+avait fait la Révolution, de l'y maintenir, à l'exception seulement de
+quelques individus souillés de sang, et à ceux-là même d'assurer de
+l'oubli et du pain; de fonder avec cette génération une société
+tranquille, régulière et brillante, dont il serait le chef, dont ses
+compagnons d'armes et ses collaborateurs civils formeraient la classe
+élevée, aristocratie si l'on veut, mais aristocratie toujours ouverte
+au mérite naissant, dans laquelle resteraient placés, eux et leurs
+enfants, les hommes qui auraient rendu de grands services, et
+pourraient toujours venir prendre place les hommes qui seraient
+capables de rendre des services nouveaux. Cette société ainsi formée,
+d'après les éternelles lois de la nature, <span class="pagenum"><a id="page467" name="page467"></a>(p. 467)</span> il la voulait
+entourer de toutes les gloires, embellir par tous les arts, pour
+l'opposer avec avantage à cet ancien régime, existant comme un vivant
+souvenir dans la mémoire des émigrés, existant comme une réalité dans
+toute l'Europe; et il espérait y rattacher les émigrés eux-mêmes,
+quand le temps les aurait corrigés, quand l'attrait des hauts emplois
+les aurait attirés, à condition toutefois qu'ils viendraient, non en
+protecteurs dédaigneux, mais en serviteurs utiles et soumis. Quel
+degré de liberté politique accorderait-il à cette société ainsi
+constituée? Il ne le savait pas. Il croyait que le moment présent n'en
+comportait pas beaucoup, car toute liberté accordée se changeait en
+réactions cruelles; et il croyait de plus que la liberté arrêterait
+son génie créateur. Du reste, il pensait peu alors à cette question;
+et le pays, avide d'ordre seulement, ne l'y faisait guère penser. Il
+voulait donc fonder cette société d'après les principes de la
+Révolution française, lui donner de bonnes lois civiles, une puissante
+administration, de riches finances, et la grandeur extérieure,
+c'est-à-dire tous les biens, sauf un seul, laissant plus tard à
+d'autres le soin de lui dispenser, ou de lui laisser prendre, ce
+qu'elle comporterait de liberté politique.</p>
+
+<p>C'est d'après ces idées qu'il avait conçu son système de récompenses
+civiles et militaires, et son plan d'éducation.</p>
+
+<span class="sidenote">Institution de la Légion-d'Honneur.</span>
+
+<span class="sidenote">Serment des Légionnaires.</span>
+
+<p>Les armes d'honneur, imaginées par la Convention, n'avaient guère
+réussi, parce qu'elles n'étaient pas adaptées aux m&oelig;urs. Elles
+avaient d'ailleurs entraîné des complications administratives assez
+fâcheuses, <span class="pagenum"><a id="page468" name="page468"></a>(p. 468)</span> à cause de la double paye accordée aux uns,
+refusée aux autres. Le Premier Consul imagina un ordre militaire par
+la forme, mais non pas destiné aux militaires seuls. Il l'appela
+Légion-d'Honneur, voulant imprimer l'idée d'une réunion d'hommes voués
+au culte de l'honneur, et à la défense de certains principes. Elle
+devait être composée de 15 cohortes, chaque cohorte de 7
+grands-officiers, 20 commandeurs, 30 officiers et 350 simples
+légionnaires, en tout 6 mille individus de tout grade. Le serment
+indiquait à quelle cause on devait se consacrer, lorsqu'on faisait
+partie de la Légion-d'Honneur. Chaque membre promettait de se dévouer
+à la défense de la République, de l'intégrité de son territoire, du
+principe de l'égalité, de l'inviolabilité des propriétés dites
+nationales. C'était, par conséquent, une légion qui mettrait son
+honneur à faire triompher les principes et les intérêts de la
+Révolution. Des décorations et des dotations étaient attachées à
+chaque grade. Il était alloué aux grands-officiers 5,000 francs de
+traitement, aux commandeurs 2,000, aux officiers 1,000, aux simples
+légionnaires 250 francs. Une dotation en biens nationaux devait
+suffire à ces dépenses. Chaque cohorte devait avoir son siége dans la
+province où seraient situés ses biens particuliers. Toutes les
+cohortes réunies devaient être administrées par un conseil supérieur,
+formé de sept membres: les trois Consuls d'abord, et puis quatre
+grands-officiers, dont le premier serait désigné par le Sénat, le
+second par le Corps Législatif, le troisième par le Tribunat, le
+<span class="pagenum"><a id="page469" name="page469"></a>(p. 469)</span> quatrième par le Conseil d'État. Le conseil de la
+Légion-d'Honneur, composé de la sorte, était chargé de gérer les biens
+de la Légion, et de délibérer sur la nomination de ses membres. Enfin,
+ce qui achevait de compléter l'institution, et d'en indiquer l'esprit,
+c'est que les services civils dans toutes les carrières, telles que
+l'administration, le gouvernement, les sciences, les arts, les
+lettres, étaient des titres d'admission aussi bien que les services
+militaires. Pour partir du présent état de choses, il était décidé que
+les militaires qui avaient des armes d'honneur, seraient de droit
+membres de la Légion, et classés dans ses rangs selon leur grade dans
+l'armée.</p>
+
+<p>Cette institution ne compte guère plus de quarante ans, et elle est
+déjà consacrée, comme si elle avait traversé les siècles, tant elle
+est devenue, dans ces quarante ans, la récompense de l'héroïsme, du
+savoir, du mérite en tout genre! tant elle a été recherchée par les
+grands et les princes de l'Europe, les plus orgueilleux de leur
+origine! Le temps, juge des institutions, a donc prononcé sur
+l'utilité et la dignité de celle-ci. Laissons de côté l'abus qui a pu
+être fait quelquefois d'une telle récompense, à travers les divers
+régimes qui se sont succédé, abus inhérent à toute récompense donnée
+par des hommes à d'autres hommes, et reconnaissons ce qu'avait de
+beau, de profond, de nouveau dans le monde, une institution, tendant à
+placer sur la poitrine du simple soldat, du savant modeste, la même
+décoration qui devait figurer sur la poitrine des chefs d'armée, des
+princes et des rois! reconnaissons que cette création d'une
+distinction <span class="pagenum"><a id="page470" name="page470"></a>(p. 470)</span> honorifique était le triomphe le plus éclatant de
+l'égalité même, non de celle qui égalise les hommes en les abaissant,
+mais de celle qui les égalise en les élevant; reconnaissons enfin que,
+si, pour les grands de l'ordre civil ou militaire, elle pouvait bien
+n'être qu'une satisfaction de vanité, elle était, pour le simple
+soldat rentré dans ses champs, l'aisance du paysan, en même temps que
+la preuve visible de l'héroïsme.</p>
+
+<span class="sidenote">Système d'éducation imaginé par le Premier Consul.</span>
+
+<p>Après ce beau système de récompenses, le Premier Consul s'était occupé
+avec non moins d'empressement d'un système d'éducation pour la
+jeunesse française. L'éducation, en effet, était alors nulle ou livrée
+aux ennemis de la Révolution.</p>
+
+<span class="sidenote">État de l'éducation pendant le cours de la Révolution.</span>
+
+<p>Les corporations religieuses autrefois employées à élever la jeunesse,
+avaient disparu avec l'ancien ordre de choses. Elles tendaient bien à
+renaître; mais le Premier Consul n'avait garde de leur livrer la
+génération nouvelle, les considérant comme les ouvriers secrets de ses
+ennemis. Les institutions par lesquelles la Convention avait cherché à
+les remplacer, n'avaient été qu'une chimère déjà presque évanouie. La
+Convention avait voulu donner gratuitement l'instruction primaire au
+peuple, et l'instruction secondaire aux classes moyennes, de manière à
+rendre l'une et l'autre accessibles à toutes les familles. Elle
+n'avait abouti à rien. Les communes avaient donné aux instituteurs
+primaires des logements, en général ceux des anciens curés de
+campagne, mais ne les avaient point appointés, ou du moins l'avaient
+fait avec des assignats. L'indigence avait bientôt dispersé ces
+malheureux instituteurs. Les écoles centrales, dans lesquelles se
+dispensait <span class="pagenum"><a id="page471" name="page471"></a>(p. 471)</span> l'instruction secondaire, placées dans chaque
+chef-lieu de département, étaient des établissements en quelque sorte
+académiques, où se faisaient des cours publics, auxquels la jeunesse
+pouvait assister quelques heures par jour, mais en retournant ensuite
+dans les familles, ou dans des pensionnats formés par l'industrie
+particulière. La nature des études était conforme à l'esprit du temps.
+Les études classiques, considérées comme une vieille routine, y
+avaient été presque abandonnées. Les sciences naturelles et exactes,
+les langues vivantes, avaient pris la place des langues anciennes. Un
+muséum d'histoire maternelle était attaché à chacune de ces écoles.
+Une telle instruction avait peu d'influence sur la jeunesse; car un
+cours qui dure une ou deux heures par jour, n'est pas un moyen de
+s'emparer d'elle. On la laissait former par les chefs de pensionnat,
+pour la plupart alors ennemis du nouvel ordre de choses, ou
+spéculateurs avides traitant la jeunesse comme un objet de trafic, non
+comme un dépôt sacré de l'État et des familles. Les écoles centrales
+d'ailleurs, placées dans les cent deux départements, une dans chaque
+chef-lieu, étaient trop nombreuses. Il n'y avait pas assez d'élèves
+pour ces cent deux écoles. Trente-deux seulement avaient attiré des
+auditeurs, et étaient devenues des foyers d'instruction. On avait vu
+s'y produire quelques professeurs distingués, conservant encore
+l'esprit des saines études. Mais les vicissitudes politiques, là comme
+ailleurs, avaient fait sentir leur triste influence. Les professeurs,
+choisis par des jurys d'instruction, s'étaient succédé comme les
+partis au pouvoir, avaient <span class="pagenum"><a id="page472" name="page472"></a>(p. 472)</span> paru et disparu tour à tour, et
+les élèves avec eux! Enfin ces écoles, sans lien, sans unité, sans
+direction commune, présentaient des fragments épars, et non un grand
+édifice d'instruction publique.</p>
+
+<span class="sidenote">Plan du Premier Consul.</span>
+
+<p>Le Premier Consul forma son projet d'un jet, avec la résolution
+d'esprit qui lui était ordinaire.</p>
+
+<p>D'abord, les finances de la France ne permettaient pas de fournir,
+partout et gratis, l'instruction primaire au peuple, lequel, du reste,
+n'aurait pas eu assez de loisir pour la recevoir, si l'État avait eu
+assez d'argent pour la lui donner. C'est tout au plus si on était en
+mesure de faire les frais du nouveau clergé, et on le pouvait grâce à
+une circonstance particulière du temps, c'était la masse des pensions
+ecclésiastiques, qui tenaient lieu de traitement à la plupart des
+curés. Il était donc impossible de payer un instituteur primaire par
+commune. On se contenta d'en établir chez les populations assez aisées
+pour en faire elles-mêmes les frais. La commune accordait le logement
+et l'école, les écoliers payaient une rétribution calculée sur les
+besoins de l'instituteur. C'était tout ce qu'on pouvait faire alors.</p>
+
+<span class="sidenote">Création des Lycées.</span>
+
+<p>Pour le moment, le plus important était l'instruction secondaire. Le
+Premier Consul supprima dans son projet les écoles centrales, qui
+n'étaient que des cours publics, sans ensemble, sans action sur la
+jeunesse. On comptait trente-deux écoles centrales, qui avaient plus
+ou moins réussi. C'était une indication du besoin d'instruction dans
+les diverses parties de la France. Le Premier Consul projeta
+trente-deux établissements, qu'il nomma lycées, d'un nom emprunt
+<span class="pagenum"><a id="page473" name="page473"></a>(p. 473)</span> à l'antiquité, et qui étaient des pensionnats où la jeunesse,
+casernée, retenue pendant les principales années de l'adolescence,
+devait subir la double influence d'une forte instruction littéraire,
+et d'une éducation mâle, sévère, suffisamment religieuse, tout à fait
+militaire, modelée sur le régime de l'égalité civile. Il voulut y
+rétablir l'ancienne règle classique, qui assignait aux langues
+anciennes la première place, ne donnait que la seconde aux sciences
+mathématiques et physiques, laissant aux écoles spéciales le soin
+d'achever l'enseignement des dernières. Il avait raison en cela comme
+dans le reste. L'étude des langues mortes n'est pas seulement une
+étude de mots, mais une étude de choses; c'est l'étude de l'antiquité
+avec ses lois, ses m&oelig;urs, ses arts, son histoire si morale, si
+fortement instructive. Il n'y a qu'un âge pour apprendre ces choses:
+c'est l'enfance. La jeunesse une fois venue avec ses passions, avec
+son penchant à l'exagération et au faux goût, l'âge mûr avec ses
+intérêts positifs, la vie se passe, sans qu'on ait donné un moment à
+l'étude d'un monde, mort comme les langues qui nous en ouvrent
+l'entrée. Si une curiosité tardive nous y ramène, c'est à travers de
+pâles et insuffisantes traductions qu'on pénètre dans cette belle
+antiquité. Et dans un temps où les idées religieuses se sont
+affaiblies, si la connaissance de l'antiquité s'évanouissait aussi,
+nous ne formerions plus qu'une société sans lien moral avec le passé,
+uniquement instruite et occupée du présent; une société ignorante,
+abaissée, exclusivement propre aux arts mécaniques.</p>
+
+<p>Le Premier Consul voulut donc que, dans son <span class="pagenum"><a id="page474" name="page474"></a>(p. 474)</span> projet, les
+études classiques reprissent leur rang. Les sciences ne venaient
+qu'après. On devait en enseigner ce qui est utile dans toutes les
+professions de la vie, et ce qui est nécessaire pour passer des écoles
+secondaires aux écoles spéciales. L'instruction religieuse y devait
+être donnée par des aumôniers, l'instruction militaire, par de vieux
+officiers sortis de l'armée. Tous les mouvements devaient s'y exécuter
+au pas militaire, et au son du tambour. Ce régime était convenable à
+une nation destinée tout entière à manier les armes, ou dans l'armée
+ou dans la garde nationale. Huit professeurs de langues anciennes ou
+de belles-lettres, un censeur des études, un économe, chargé du
+matériel, un chef supérieur, sous le nom de proviseur, composaient le
+personnel de ces établissements.</p>
+
+<p>Telles étaient les écoles dans lesquelles le Premier Consul voulait
+former la jeunesse française. Mais comment l'y attirer? Là était la
+difficulté. Le Premier Consul y pourvut par un de ces moyens hardis et
+sûrs, comme il faut les employer quand on veut sérieusement atteindre
+un but. Il imagina de créer 6,400 bourses gratuites, dont l'État
+ferait les frais, et qui, au taux moyen de 7 à 800 francs,
+représenteraient une dépense totale de 5 à 6 millions par an, somme
+considérable alors. Ces six mille et quelques cents élèves suffisaient
+pour fournir le fond de la population des lycées. La confiance des
+familles, qu'on espérait acquérir plus tard, devait un jour dispenser
+l'État de continuer un tel sacrifice. Le produit de ces six mille
+bourses formait en même temps une ressource <span class="pagenum"><a id="page475" name="page475"></a>(p. 475)</span> suffisante pour
+couvrir la plus grande partie des frais des nouveaux établissements.</p>
+
+<p>Le Premier Consul entendait distribuer de la manière suivante les
+bourses dont le gouvernement allait avoir la disposition: 2,400
+devaient être données aux enfants des militaires en retraite qui
+étaient peu aisés, des fonctionnaires civils qui avaient utilement
+servi, des habitants des provinces récemment réunies à la France. Les
+4,000 autres étaient destinées aux pensionnats actuellement établis.
+Il y avait en effet un grand nombre de ces pensionnats exploités par
+l'industrie particulière. Le Premier Consul crut devoir les laisser
+exister; mais, il les rattacha à son plan par le moyen le plus simple
+et le plus efficace. Ces pensionnats ne pouvaient subsister désormais
+qu'avec l'autorisation du gouvernement; ils devaient être inspectés
+tous les ans par les agents de l'État; ils étaient obligés d'envoyer
+leurs élèves aux cours des lycées, moyennant une faible rétribution.
+Enfin, les 4,000 bourses devaient, après un examen annuel, être
+distribuées entre les élèves des divers pensionnats, en raison du
+mérite reconnu et de la bonne tenue de chaque maison. Ainsi rattachés
+au plan général, les pensionnats en faisaient tout à fait partie.</p>
+
+<p>Passant ensuite à l'instruction spéciale, le Premier Consul s'occupa
+d'en compléter l'organisation. L'étude de la jurisprudence avait péri
+avec l'ancien établissement judiciaire; il créa dix écoles de droit.
+Les écoles de médecine, moins négligées, subsistaient au nombre de
+trois; il proposa d'en créer six. L'École Polytechnique existait,
+elle fut rattachée à <span class="pagenum"><a id="page476" name="page476"></a>(p. 476)</span> cette organisation. On y ajouta une
+école des services publics, connue depuis sous le titre d'École des
+Ponts-et-Chaussées, une école des arts mécaniques, alors fixée à
+Compiègne, depuis à Châlons-sur-Marne, premier modèle des écoles des
+arts et métiers, qui sont aujourd'hui jugées si utiles; enfin une
+école du grand art qui faisait alors la puissance du Premier Consul et
+de la France, une école d'art militaire, destinée à occuper le château
+de Fontainebleau.</p>
+
+<p>Il manquait à cet ensemble un complément, c'est-à-dire un corps
+enseignant, qui fournît à ces colléges des instituteurs, qui les
+embrassât dans sa surveillance, en un mot, ce qu'on a nommé depuis
+l'Université. Mais le moment n'en était pas encore venu. C'était déjà
+beaucoup de recueillir du naufrage les établissements d'instruction
+publique, et de créer tout d'abord, avec les professeurs actuels, des
+colléges dépendants de l'État, où la jeunesse de toutes les classes,
+attirée par l'éducation gratuite, serait formée sur un modèle commun,
+régulier, conforme aux principes de la Révolution française, et aux
+saines doctrines littéraires. Le Premier Consul dit au savant
+Fourcroy: Ceci n'est qu'un commencement; plus tard, nous ferons plus
+et mieux.&mdash;</p>
+
+<span class="sidenote">Discussion du Conseil d'État, sur l'institution de la
+Légion-d'Honneur, et sur le nouveau système d'éducation publique.</span>
+
+<p>Ces deux projets importants furent d'abord portés au Conseil d'État,
+et livrés, dans ce corps éclairé, à de vives controverses. Le Premier
+Consul, qui n'aimait pas la discussion publique, parce qu'elle agitait
+alors les esprits trop long-temps émus, la recherchait, la provoquait
+même dans le sein du Conseil d'État. C'était son gouvernement
+représentatif <span class="pagenum"><a id="page477" name="page477"></a>(p. 477)</span> à lui. Il y était familier, original, éloquent,
+s'y permettait tout à lui-même, y permettait tout aux autres, et, par
+le choc de son esprit sur celui de ses contradicteurs, faisait jaillir
+plus de lumières qu'on ne peut en obtenir d'une grande assemblée, où
+la solennité de la tribune, les inconvénients de la publicité gênent
+et compriment sans cesse la vraie liberté de la pensée. Cette forme de
+discussion serait même la meilleure pour l'éclaircissement des
+affaires, s'il ne dépendait d'un maître absolu de l'arrêter aux
+limites fixées par sa volonté. Mais un tel corps est pour le
+despotisme éclairé, quand il veut être éclairé, la meilleure des
+institutions.</p>
+
+<span class="sidenote">Caractère des discussions dans le sein du Conseil d'État.</span>
+
+<p>Le Conseil d'État, composé de tous les hommes de la Révolution, et de
+quelques-uns de ceux qui avaient surgi plus récemment, offrait dans
+son ensemble les diverses nuances de l'opinion publique, et peu
+affaiblies, car si, d'une part, MM. Portalis, R&oelig;derer, Regnaud de
+Saint-Jean d'Angély, Devaines y représentaient vivement le parti de la
+réaction monarchique, MM. Thibaudeau, Berlier, Truguet, Emmery,
+Bérenger y représentaient le parti fidèle à la Révolution, jusqu'à
+défendre quelquefois ses préjugés. Mais là, dans le huis-clos du
+Conseil d'État, les discussions étaient sincères et profondément
+utiles.</p>
+
+<p>Le projet de la Légion-d'Honneur fut fortement attaqué. Ici, comme
+dans l'affaire du Concordat, le Premier Consul devançait peut-être le
+mouvement des esprits. Cette génération, qui bientôt fut au pied des
+autels, qui bientôt se couvrit de décorations avec un empressement
+puéril, résistait encore, <span class="pagenum"><a id="page478" name="page478"></a>(p. 478)</span> dans le moment, au rétablissement
+des cultes et à l'institution de la Légion-d'Honneur.</p>
+
+<span class="sidenote">Objections élevées dans le sein du Conseil d'État, contre
+l'institution de la Légion-d'Honneur.</span>
+
+<p>On trouvait même au Conseil d'État que l'institution de la
+Légion-d'Honneur blessait l'égalité, qu'elle recommençait
+l'aristocratie détruite, qu'elle était un retour trop avoué à l'ancien
+régime. L'objet si élevé, si positif, indiqué par le serment,
+c'est-à-dire le maintien des principes de la Révolution, ne touchait
+que médiocrement les opposants. Ils demandaient si les obligations
+contenues dans ce serment n'étaient pas communes à tous les citoyens,
+si tous ne devaient pas concourir à défendre le territoire, les
+principes de l'égalité, les biens nationaux, etc.; si particulariser
+cette obligation pour les uns, ce n'était pas la rendre moins stricte
+pour les autres. On demandait si cette légion n'avait pas un but trop
+exceptionnel, comme, par exemple, de défendre un pouvoir auquel elle
+serait attachée par le lien des bienfaits. D'autres, alléguant la
+Constitution, objectaient qu'elle n'avait parlé que d'un système de
+récompenses militaires. Ils ajoutaient que l'institution se
+comprendrait mieux, soulèverait moins d'objections, si elle avait pour
+but de récompenser exclusivement les actions de guerre; que les
+actions de ce genre étaient si positives, si facilement appréciables,
+si généralement récompensées en tout pays, que personne ne trouverait
+à redire si on se bornait à cet objet clair et limité.</p>
+
+<span class="sidenote">Réponses du Premier Consul aux objections élevées contre la
+Légion-d'Honneur.</span>
+
+<p>Le Premier Consul répondit à toutes ces objections avec la dialectique
+la plus vigoureuse. Qu'y a-t-il d'aristocratique, disait-il, dans une
+distinction toute <span class="pagenum"><a id="page479" name="page479"></a>(p. 479)</span> personnelle, toute viagère, accordée à
+l'homme qui a déployé un mérite civil ou militaire, accordée à lui
+seul, accordée pour sa vie seulement, et ne passant point à ses
+enfants? Une telle distinction est le contraire de l'aristocratie; car
+le propre des titres aristocratiques est de se transmettre de celui
+qui les a mérités à son fils qui n'a rien fait pour les acquérir. Un
+ordre est la plus personnelle, la moins aristocratique des
+institutions. Mais, dit-on, après ceci viendra autre chose. Cela se
+peut, ajoutait le Premier Consul; mais voyons d'abord ce qu'on nous
+donne, nous jugerons le reste ensuite. On demande ce que signifie
+cette légion composée de six mille individus, et quels seront ses
+devoirs. On demande si elle a d'autres devoirs que ceux qui sont
+imposés à l'universalité des citoyens, tous également tenus de
+défendre le territoire, la Constitution, l'égalité. Premièrement on
+peut répondre à cette question que tout citoyen doit défendre la
+patrie commune, et que cependant il y a l'armée, à qui on en impose
+plus particulièrement le devoir. Serait-il dès lors étonnant que, dans
+l'armée, il y eût un corps d'élite, auquel on demanderait plus de
+dévouement à ses devoirs, plus de disposition au grand sacrifice de la
+vie? Mais d'ailleurs veut-on savoir ce que sera cette légion,
+s'écriait le Premier Consul, en revenant à son idée favorite; le
+voici. C'est un essai d'organisation pour les hommes, auteurs ou
+partisans de la Révolution, qui ne sont ni émigrés, ni Vendéens, ni
+prêtres. L'ancien régime, si battu par le bélier de la Révolution, est
+plus entier qu'on ne le croit. Tous les émigrés se tiennent <span class="pagenum"><a id="page480" name="page480"></a>(p. 480)</span>
+par la main; les Vendéens sont encore secrètement enrôlés; et, avec
+les mots de roi légitime, de religion, on peut en un instant réunir
+des milliers de bras, qui se lèveraient, soyez-en sûrs, si leur
+fatigue et la force du gouvernement ne les retenaient. Les prêtres
+forment un corps, au fond peu ami de nous tous. Il faut que, de leur
+côté, les hommes qui ont pris part à la Révolution s'unissent, se
+lient entre eux, forment aussi un tout solide, et cessent de dépendre
+du premier accident qui frapperait une seule tête. Il s'en est fallu
+de bien peu que vous ne fussiez rejetés dans le chaos par l'explosion
+du 3 nivôse, et livrés sans défense à vos ennemis. Depuis dix ans nous
+n'avons fait que des ruines, il faut fonder enfin un édifice pour nous
+établir dedans, et y vivre. Ces six mille légionnaires, composés de
+tous les hommes qui ont fait la Révolution, qui l'ont défendue après
+l'avoir faite, qui veulent la continuer dans ce qu'elle a de
+raisonnable et de juste, ces six mille légionnaires, militaires,
+fonctionnaires civils, magistrats, dotés avec les biens nationaux,
+c'est-à-dire avec le patrimoine de la Révolution, sont une des plus
+fortes garanties que vous puissiez donner à l'ordre de choses nouveau.
+Et puis, soyez-en sûrs, la lutte n'est pas finie avec l'Europe; tenez
+pour certain qu'elle recommencera. N'est-on pas heureux d'avoir dans
+les mains un moyen si facile de soutenir, d'exciter la bravoure de nos
+soldats? Au lieu de ce chimérique milliard, que vous n'oseriez même
+plus promettre, vous pouvez, avec seulement trois millions de revenu
+en biens nationaux, susciter autant <span class="pagenum"><a id="page481" name="page481"></a>(p. 481)</span> de héros pour soutenir la
+Révolution qu'elle en a trouvé pour l'entreprendre.&mdash;</p>
+
+<p>Tels étaient les arguments du Premier Consul. Il en avait d'autres
+encore, destinés à ceux qui demandaient que le nouvel ordre fût
+purement militaire, et décerné seulement à l'armée. Je ne veux pas,
+disait-il, fonder un gouvernement de prétoriens; je ne veux pas
+récompenser uniquement les militaires. J'entends que tous les mérites
+soient frères, que le courage du président de la Convention, résistant
+à la populace soit rangé à côté du courage de Kléber, montant à
+l'assaut de Saint-Jean-d'Acre. On parle des termes de la Constitution!
+Il ne faut pas se laisser ainsi enchaîner par les mots. La
+Constitution a voulu tout dire, et ne l'a pas toujours su: c'est à
+nous d'y suppléer. Il faut que les vertus civiles aient leur part de
+récompense comme les vertus militaires. Ceux qui s'y opposent
+raisonnent comme les Barbares. C'est le culte de la force brutale
+qu'ils nous conseillent! Mais l'intelligence a ses droits avant ceux
+de la force; la force elle-même n'est rien sans l'intelligence. Dans
+les temps héroïques, le général, c'était l'homme le plus fort, le plus
+adroit de sa personne; dans les temps civilisés, le général, c'est le
+plus intelligent des braves. Quand nous étions au Kaire, les Égyptiens
+ne pouvaient pas comprendre que Kléber, si imposant de sa personne, ne
+fût pas le général en chef. Lorsque Mourad-Bey eut vu de près notre
+tactique, il comprit que c'était moi, et pas un autre, qui devais être
+le général d'une armée ainsi conduite. Vous raisonnez comme les
+Égyptiens, quand vous prétendez <span class="pagenum"><a id="page482" name="page482"></a>(p. 482)</span> borner les récompenses à la
+valeur guerrière. Les soldats, ajoutait le Premier Consul, les soldats
+raisonnent mieux que vous. Allez dans leurs bivouacs, écoutez-les.
+Croyez-vous que, parmi leurs officiers, ce soit le plus grand, le plus
+imposant par sa stature, qui leur inspire le plus de considération?
+Non, c'est le plus brave. Croyez-vous même que le plus brave soit
+précisément le premier dans leur esprit? Sans doute, ils mépriseraient
+celui dont ils suspecteraient le courage; mais ils mettent bien
+au-dessus du brave celui qu'ils croient le plus intelligent. Moi-même,
+croyez-vous que ce soit uniquement parce que je suis réputé un grand
+général, que je commande à la France? Non, c'est parce qu'on
+m'attribue les qualités de l'homme d'État et du magistrat. La France
+ne tolérera jamais le gouvernement du sabre; ceux qui le croient se
+trompent étrangement. Il faudrait cinquante ans d'abjection pour qu'il
+en fût ainsi. La France est un trop noble pays, trop intelligent, pour
+se soumettre à la puissance matérielle, et pour inaugurer chez elle le
+culte de la force. Honorons l'intelligence, la vertu, les qualités
+civiles en un mot, dans toutes les professions; récompensons-les d'un
+prix égal dans toutes.&mdash;</p>
+
+<p>Ces raisons, données avec chaleur, avec verve, et sortant de la bouche
+du plus grand capitaine des temps modernes, entraînèrent, en le
+charmant, le Conseil d'État tout entier. Elles étaient, il faut le
+dire, sincères et intéressées tout à la fois. Le Premier Consul
+voulait qu'il fût bien entendu, surtout pour les militaires, que ce
+n'était pas comme général <span class="pagenum"><a id="page483" name="page483"></a>(p. 483)</span> seulement, mais comme homme de
+génie, qu'il était le chef de la France.</p>
+
+<p>Ne pouvant le faire renoncer à son projet, on l'engagea cependant à
+l'ajourner, lui disant que c'était trop tôt, qu'ayant devancé
+peut-être le mouvement des esprits à l'égard du Concordat, il fallait
+s'arrêter un instant, et donner à l'opinion un moment de répit. Il
+n'écouta aucun de ces conseils. Sa nature était, en toutes choses,
+impatiente du résultat.</p>
+
+<span class="sidenote">Discussion dans le Conseil d'État du plan d'éducation
+publique.</span>
+
+<p>Le projet relatif au système d'éducation publique souleva aussi de
+graves objections dans le sein du Conseil d'État. Le parti de la
+réaction monarchique n'était pas éloigné de souhaiter le
+rétablissement des corporations religieuses. Le parti contraire
+soutenait les écoles centrales, et demandait plutôt l'amélioration que
+l'abrogation de ce système. Ce dernier montrait aussi quelque défiance
+au sujet de ces 6,400 bourses laissées à la distribution du
+gouvernement.</p>
+
+<p>Les anciennes corporations ne sont pas de ce temps, disait le Premier
+Consul, d'ailleurs elles sont ennemies. Le clergé s'accommode du
+gouvernement actuel, il le préfère à la Convention et au Directoire;
+mais les Bourbons seraient bien mieux son fait. Quant aux écoles
+centrales, elles n'existent pas. C'est le néant. Il faut créer un
+vaste système, et organiser l'éducation publique en France. On croit
+peut-être que c'est dans un but d'influence que ces 6,400 bourses ont
+été imaginées. C'est voir la question par un bien petit côté. De
+l'influence, le gouvernement actuel en a plus qu'il n'en désire. Il
+n'y <span class="pagenum"><a id="page484" name="page484"></a>(p. 484)</span> a rien, en effet, qu'il ne pût aujourd'hui, surtout s'il
+voulait réagir contre la Révolution, détruire ce qu'elle a fait,
+rétablir ce qu'elle a détruit. On le lui demande de toutes parts. Il
+est assailli d'écrits confidentiels de toute espèce, dans lesquels
+chacun propose la restauration d'une partie de l'ancien régime. Il
+faut bien se garder de céder à une telle impulsion. Ces six mille
+bourses sont nécessaires pour organiser une société nouvelle, et la
+remplir de l'esprit du siècle. D'abord il est nécessaire de s'occuper
+des militaires et de leurs enfants. On leur doit tout. Ils n'ont rien
+touché du milliard promis. C'est bien le moins de leur assurer le
+nécessaire. Ces bourses sont un supplément indispensable à la modicité
+de leurs traitements. Les fonctionnaires civils méritent à leur tour
+d'être récompensés et encouragés quand ils auront bien servi. Ils sont
+d'ailleurs aussi pauvres que les militaires. Les uns et les autres
+nous donneront leurs enfants à élever, à façonner au nouveau régime.
+Les quatre mille boursiers que nous prendrons dans les pensionnats,
+seront aussi une pépinière de sujets dont nous nous emparerons dans le
+même but. Il faut que nous fondions une société nouvelle, d'après les
+principes de l'égalité civile, dans laquelle tout le monde trouve sa
+place, qui ne présente ni les injustices de la féodalité, ni le
+pêle-mêle de l'anarchie. Il est urgent de fonder cette société, car
+elle n'existe pas. Pour la fonder, il est nécessaire d'avoir des
+matériaux: les seuls bons, c'est la jeunesse. Il faut donc consentir à
+la prendre; et, si nous ne l'attirons pas à nous par l'attrait de
+l'éducation <span class="pagenum"><a id="page485" name="page485"></a>(p. 485)</span> gratuite, les parents ne nous la confieront pas
+de leur propre mouvement. Nous sommes tous suspects, nous auteurs,
+complices ou défenseurs de la Révolution, tant les nations sont
+changeantes! tant on est revenu des illusions de quatre-vingt-neuf! On
+ne nous donnera pas facilement les enfants des familles si nous ne
+prenons pas des moyens pour les attirer. Si nous formions des lycées
+sans bourses, ils seraient encore plus déserts que les écoles
+centrales, cent fois davantage; car les parents peuvent envoyer sans
+crainte leurs enfants à des cours publics, dans lesquels l'on professe
+le latin et les mathématiques, mais ils ne les enverraient pas
+facilement à des pensionnats dans lesquels l'autorité dominera
+complètement. Il n'y a qu'un moyen de les attirer, ce sont les
+bourses. Et les habitants des départements récemment réunis, il faut
+les faire français aussi! Il n'y a qu'un moyen encore, c'est de
+prendre leurs enfants un peu malgré eux, de les mettre avec les fils
+de vos officiers, de vos fonctionnaires, et de vos familles peu
+aisées, que l'avantage d'une éducation gratuite aura disposées à une
+confiance qu'elles n'auraient pas naturellement. Alors ces enfants
+apprendront notre langue, recevront notre esprit. Nous aurons ainsi
+fondu ensemble les Français d'autrefois, et les Français
+d'aujourd'hui; les Français du centre, et les Français des bords du
+Rhin, de l'Escaut et du Pô.&mdash;</p>
+
+<p>Ces raisons profondes, répétées en plus d'une séance, et sous mille
+formes diverses, dont nous ne rapportons ici que la substance, firent
+prévaloir le projet de loi. C'est M. Fourcroy qui fut chargé de le
+porter <span class="pagenum"><a id="page486" name="page486"></a>(p. 486)</span> au Corps Législatif, et d'en soutenir la discussion.</p>
+
+<span class="sidenote">Adoption, par le Corps Législatif, du projet de loi sur
+l'instruction publique.</span>
+
+<span class="sidenote">Faible majorité accordée au projet de loi relatif à la
+Légion-d'Honneur.</span>
+
+<p>Ce projet et celui de la Légion-d'Honneur furent présentés au Corps
+Législatif à peu près en même temps, car le Premier Consul ne voulait
+pas laisser passer cette courte session, sans avoir posé les
+principales bases de son vaste édifice. La loi sur l'instruction
+publique ne rencontra pas de grands obstacles, et, soutenue par M.
+Fourcroy, qui en était l'auteur de moitié avec le Premier Consul, elle
+fut adoptée à une majorité considérable. Dans le Tribunat elle obtint
+80 boules blanches contre 9 boules noires; dans le Corps Législatif,
+251 contre 27. Mais il n'en fut pas ainsi pour la loi relative à la
+Légion-d'Honneur. Elle rencontra, dans les deux assemblées, une
+résistance également vive. Lucien Bonaparte en fut nommé rapporteur;
+et, à la vivacité qu'il mit à la défendre, il devint trop évident
+qu'il défendait une idée de famille. L'institution fut fort attaquée
+au Tribunat par MM. Savoie-Rollin et de Chauvelin, ce dernier mettant
+une sorte de prétention à défendre le principe de l'égalité, malgré le
+nom qu'il portait. Lucien, qui avait le talent de la parole, mais qui
+ne l'avait pas suffisamment exercé, répondit avec peu de sang-froid et
+de mesure et contribua beaucoup à indisposer le Tribunat. Malgré
+l'épuration que ce corps avait subie, le projet présenté n'obtint que
+56 boules blanches contre 38 noires. Au Corps Législatif, la
+discussion, quoique dirigée tout entière dans un même sens, puisque le
+Tribunat, ayant adopté la proposition du gouvernement, n'avait envoyé
+que des orateurs <span class="pagenum"><a id="page487" name="page487"></a>(p. 487)</span> chargés de l'appuyer, la discussion ne
+ramena pas beaucoup les esprits. Il n'y eut que 166 suffrages
+favorables contre 110 suffrages contraires. Le projet de loi fut donc
+adopté; mais rarement la minorité avait été si forte, et la majorité
+si faible, même avant l'exclusion des opposants. C'est que le Premier
+Consul avait heurté ici le sentiment de l'égalité, seul survivant dans
+les c&oelig;urs. Ce sentiment s'effarouchait à tort sans doute, car il
+n'y avait rien de moins aristocratique qu'une institution qui avait
+pour but de décerner à des soldats, à des savants, une distinction
+purement viagère, et la même que devaient porter des généraux et des
+princes. Mais tout sentiment, quand il est vif, est susceptible et
+ombrageux. Le Premier Consul était allé trop vite; il en
+convint.&mdash;Nous aurions dû attendre, dit-il, cela est vrai. Mais nous
+avions raison, et il faut savoir hasarder quelque chose quand on a
+raison. D'ailleurs ce projet a été mal défendu; on n'a pas fait valoir
+les bons arguments. Si on avait su les présenter avec vérité et
+vigueur, l'opposition se serait rendue.&mdash;</p>
+
+<span class="sidenote">Présentation au Corps Législatif du traité d'Amiens.</span>
+
+<span class="sidenote">Motifs qui avaient fait différer cette présentation.</span>
+
+<p>La fin de cette session si féconde approchait, et cependant le traité
+d'Amiens n'avait pas encore été apporté au Corps Législatif, pour y
+être converti en loi. Ce grand acte était réservé pour le dernier. On
+voulait qu'il servît en quelque sorte de couronnement aux &oelig;uvres du
+Premier Consul, et aux délibérations de cette session extraordinaire.
+De plus, on le regardait comme une occasion de faire éclater la
+reconnaissance publique, en faveur de l'auteur de tous les biens dont
+on jouissait.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page488" name="page488"></a>(p. 488)</span>
+
+<span class="sidenote">Mouvement de l'opinion publique en faveur du Premier
+Consul.</span>
+
+<span class="sidenote">V&oelig;u général de lui continuer pour toute sa vie, le
+pouvoir qu'il a reçu pour dix ans.</span>
+
+<p>Depuis quelque temps, en effet, on se demandait si on ne donnerait pas
+un grand témoignage de gratitude nationale à l'homme qui, en deux
+années et demie, avait tiré la France du chaos, et l'avait réconciliée
+avec l'Europe, avec l'Église, avec elle-même, et déjà presque
+complètement organisée. Ce sentiment de reconnaissance était universel
+et mérité. Il était facile de le faire aboutir à l'accomplissement des
+v&oelig;ux secrets du Premier Consul, v&oelig;ux qui consistaient à obtenir
+à perpétuité le pouvoir qui lui avait été confié pour dix ans. Les
+esprits, au surplus, étaient fixés à cet égard, et, sauf un petit
+nombre de royalistes ou de jacobins, personne n'aurait compris,
+personne n'aurait voulu, que le pouvoir passât dans d'autres mains que
+celles du général Bonaparte. On regardait la continuation indéfinie de
+son autorité, comme la chose la plus simple et la plus inévitable.
+Convertir cette disposition des esprits en un acte légal était donc
+facile; et, si dix-huit mois auparavant, lorsque le fameux <i>Parallèle
+entre César, Cromwell et le général Bonaparte</i>, provoqua trop tôt la
+discussion sur ce point, on rencontra quelque répulsion, il n'en était
+plus ainsi désormais. Il n'y avait qu'un mot à dire pour que
+sur-le-champ on offrît au Premier Consul, sous tel titre et telle
+forme qu'il voudrait, une véritable souveraineté. Il suffisait de
+choisir un à-propos quelconque, et d'énoncer la proposition, pour
+qu'elle fût immédiatement accueillie.</p>
+
+<p>Le moment où tant d'actes mémorables venaient de se succéder coup sur
+coup, était effectivement <span class="pagenum"><a id="page489" name="page489"></a>(p. 489)</span> celui que le Premier Consul dans
+ses calculs, ses amis dans leur impatience intéressée, les esprits
+avisés dans leurs prévisions, avaient désigné, et que le public, naïf,
+sincère dans ses sentiments, était prêt à accepter pour une grande
+manifestation. Le général Bonaparte souhaitait le suprême pouvoir,
+c'était naturel et excusable. En faisant le bien, il avait obéi à son
+génie; en le faisant, il en avait espéré le prix. Il n'y avait là rien
+de coupable, d'autant plus que, dans sa conviction et dans la vérité,
+pour achever ce bien, il fallait long-temps encore un chef
+tout-puissant. Dans un pays qui ne pouvait pas se passer d'une
+autorité forte et créatrice, il était légitime de prétendre au pouvoir
+suprême, quand on était le plus grand homme de son siècle, et l'un des
+plus grands hommes de l'humanité. Washington, au milieu d'une société
+démocratique, républicaine, exclusivement commerciale, et pour
+long-temps pacifique, Washington avait eu raison de montrer peu
+d'ambition. Dans une société républicaine par accident, monarchique
+par nature, entourée d'ennemis, dès lors militaire, ne pouvant se
+gouverner et se défendre sans unité d'action, le général Bonaparte
+avait raison d'aspirer au pouvoir suprême, n'importe sous quel titre.
+Son tort, ce n'est pas d'avoir pris la dictature, alors nécessaire;
+c'est de ne l'avoir pas toujours employée comme dans les premières
+années de sa carrière.</p>
+
+<span class="sidenote">V&oelig;u secret du Premier Consul.</span>
+
+<span class="sidenote">Projets formés dans le sein de la famille Bonaparte.</span>
+
+<span class="sidenote">Projet de conférer au général Bonaparte le Consulat à vie,
+avec faculté de désigner son successeur.</span>
+
+<p>Le général Bonaparte cachait profondément dans son c&oelig;ur des désirs
+que tout le monde, même le peuple le plus simple, apercevait
+clairement. C'est <span class="pagenum"><a id="page490" name="page490"></a>(p. 490)</span> tout au plus s'il s'en ouvrait à ses
+frères. Jamais il ne disait que le titre de Premier Consul pour dix
+ans avait cessé de lui suffire. Sans doute, quand la question se
+présentait sous forme théorique, quand on parlait d'une manière
+générale de la nécessité d'une autorité forte, il se donnait carrière,
+et exprimait sa pensée à cet égard. Mais jamais il ne concluait à
+demander pour lui-même une prorogation de pouvoir. Tout à la fois
+dissimulé et confiant, il communiquait certaines choses aux uns,
+certaines aux autres, et cachait quelque chose à tous. À ses
+collègues, surtout à M. Cambacérès, dont il appréciait la haute
+sagesse; à MM. Fouché et de Talleyrand, auxquels il accordait une
+grande part d'influence, il parlait complètement de ce qui intéressait
+les affaires publiques, beaucoup plus qu'à ses frères, auxquels il
+était loin de confier le secret de l'État. Pour ce qui le touchait
+personnellement, au contraire, il disait peu à ses collègues ou à ses
+ministres, et beaucoup à ses frères. Toutefois il ne leur avait pas
+même découvert, à eux, la secrète ambition de son c&oelig;ur; mais elle
+était si aisée à deviner, on était dans le sein de sa famille si
+pressé de la faire réussir, qu'on lui épargnait la peine de s'en
+ouvrir le premier. On l'en entretenait sans cesse, et on lui laissait
+la position plus commode d'avoir à modérer plutôt qu'à exciter le zèle
+pour sa grandeur. On lui disait donc que le moment était venu de
+constituer en sa faveur autre chose qu'un pouvoir éphémère et
+passager, qu'il fallait songer enfin à lui en attribuer un qui fût
+tout à fait solide et durable. <span class="pagenum"><a id="page491" name="page491"></a>(p. 491)</span> Joseph avec la douceur
+paisible de son caractère, Lucien avec la pétulance de sa nature,
+tendaient ouvertement au même but. Ils avaient pour confidents et pour
+coopérateurs les hommes de leur intimité, qui, soit dans le Conseil
+d'État, soit dans le Sénat, partageaient leur sentiment par
+conviction, et par envie de plaire. MM. Regnaud, Laplace, Talleyrand
+et R&oelig;derer, celui-ci toujours le plus ardent dans cette voie,
+étaient franchement d'avis qu'il fallait, le plus tôt possible et le
+plus complètement, retourner à la monarchie. M. de Talleyrand, le plus
+calme, mais pas le moins actif d'entre eux, aimait fort la monarchie,
+surtout élégante et brillante, comme dans le palais de Versailles,
+sans les Bourbons toutefois, avec lesquels il se croyait alors
+incompatible. Il répétait sans cesse, avec une autorité qui ne pouvait
+appartenir qu'à lui, que pour négocier avec l'Europe il serait bien
+plus facile de traiter au nom d'une monarchie que d'une république;
+que les Bourbons étaient pour les rois des hôtes incommodes et
+déconsidérés; que le général Bonaparte, avec sa gloire, sa puissance,
+son courage à comprimer l'anarchie, était pour eux le plus
+souhaitable, le plus attendu de tous les souverains; que quant à lui,
+ministre des affaires étrangères, il affirmait qu'ajouter, n'importe
+quoi, à l'autorité actuelle du Premier Consul, c'était se concilier
+l'Europe, bien loin de la blesser. Ces confidents intimes de la
+famille Bonaparte avaient fort débattu entre eux la question du
+moment. Cependant, aboutir de plein saut à une souveraineté
+héréditaire, qu'on l'appelât empire <span class="pagenum"><a id="page492" name="page492"></a>(p. 492)</span> ou royauté, semblait une
+témérité bien grande. Peut-être valait-il mieux y arriver, en passant
+par un ou plusieurs intermédiaires. Mais sans changer le titre du
+Premier Consul, ce qui était plus commode, on pouvait lui donner
+l'équivalent du pouvoir royal, et l'équivalent même de l'hérédité:
+c'était le Consulat à vie, avec faculté de désigner son successeur. En
+apportant quelques modifications à la Constitution, modifications
+faciles à obtenir du Sénat, qui était devenu une sorte de pouvoir
+constituant, il était possible de créer une vraie souveraineté, sous
+un titre républicain. On se donnait même, par la faculté de désigner
+le successeur, les seuls avantages de l'hérédité actuellement
+désirables; car le Premier Consul n'ayant pas d'enfants, n'ayant que
+des frères et des neveux, il valait mieux lui confier le droit de
+choisir entre eux celui qu'il jugerait le plus digne de succéder à sa
+puissance.</p>
+
+<span class="sidenote">Agitations intérieures de la famille Bonaparte.</span>
+
+<p>Cette idée paraissant la plus prudente et la plus sage, on semblait
+s'y être arrêté dans le sein de la famille Bonaparte. Cette famille
+était, dans le moment, singulièrement émue. Les frères du Premier
+Consul qui avaient sur leur front un rayon de sa gloire, mais à qui
+cela ne suffisait pas, et qui auraient voulu qu'il devînt un vrai
+monarque, pour devenir princes par le droit du sang, s'agitaient
+beaucoup, se plaignaient de n'être rien, d'avoir servi à l'élévation
+de leur frère, et de n'avoir pas dans l'État un rang proportionné à
+leur mérite et à leurs services. Joseph, plus paisible par caractère,
+satisfait d'ailleurs <span class="pagenum"><a id="page493" name="page493"></a>(p. 493)</span> du rôle de négociateur ordinaire de la
+paix, riche, considéré, était moins impatient. Lucien, qui se donnait
+pour républicain, était cependant celui de tous qui se montrait le
+plus pressé de voir le pouvoir souverain de son frère, élevé sur les
+ruines de la République. Tout récemment il avait refusé de dîner chez
+madame Bonaparte, disant qu'il s'y rendrait lorsqu'il y aurait une
+place marquée pour les frères du Premier Consul. Au sein de cette
+famille, madame Bonaparte, plus digne d'intérêt parce qu'elle
+n'éprouvait pas toutes ces ardeurs ambitieuses, et les redoutait, au
+contraire, madame Bonaparte était, suivant son ordinaire, plus
+effrayée que satisfaite des changements qui se préparaient. Elle avait
+peur, comme nous l'avons déjà dit, qu'on ne fît franchir trop tôt à
+son mari les marches de ce trône, où elle avait vu siéger les
+Bourbons, et où il lui semblait incroyable que d'autres qu'eux pussent
+être assis. Elle craignait que des frères inconsidérés, jaloux de
+partager la grandeur de leur frère, ne hâtassent imprudemment son
+élévation, et, pour le faire monter trop vite, ne précipitassent elle,
+lui, eux, tous enfin, dans un abîme. Rassurée à un certain degré, par
+la tendresse de son époux, sur le danger d'un divorce prochain, elle
+était dans le moment poursuivie d'une seule image, celle du nouveau
+César, frappé d'un coup de poignard, à l'instant où il essaierait de
+poser le diadème sur sa tête.</p>
+
+<p>Madame Bonaparte avouait hardiment ses craintes à son époux, qui la
+faisait taire, en lui imposant silence brusquement. Repoussée, elle
+s'adressait <span class="pagenum"><a id="page494" name="page494"></a>(p. 494)</span> alors aux hommes qui avaient sur lui quelque
+influence, les suppliait de combattre les conseils de frères ambitieux
+et mal avisés, et donnait ainsi à ses répugnances, à ses craintes, un
+éclat fâcheux qui déplaisait au Premier Consul.</p>
+
+<p>Parmi les personnages admis dans cet intérieur, le ministre Fouché
+entrait plus qu'un autre dans les vues de madame Bonaparte. Ce n'est
+pas qu'il eût plus de fierté de sentiments que les hommes dont le
+Premier Consul était entouré, et que seul, entre tous, il ne cherchât
+pas à plaire au maître inévitable; non, sans doute. Mais il avait un
+grand sens; il voyait avec appréhension l'impatience de la famille
+Bonaparte; il entendait de plus près que personne les cris sourds,
+étouffés, des républicains vaincus, peu nombreux, mais révoltés d'une
+usurpation si prompte; et lui-même, au milieu de ce mouvement des
+choses, ressentait quelque émotion de ce qu'on allait entreprendre.
+Bien qu'il ne voulût pas perdre la confiance du Premier Consul, qu'il
+voulût au contraire l'avoir plus que jamais, puisque le Premier Consul
+allait devenir arbitre de toutes les existences, cependant il avait
+laissé deviner une partie de ce qu'il pensait. Lié avec madame
+Bonaparte, il avait entendu l'expression des craintes dont elle était
+assiégée, et, craignant le ressentiment de son mari, avait cherché à
+la calmer.&mdash;Madame, lui avait-il dit, tenez-vous en repos. Vous
+contrariez inutilement votre époux. Il sera consul à vie, roi ou
+empereur, tout ce qu'on peut être. Vos craintes le fatiguent; mes
+conseils le <span class="pagenum"><a id="page495" name="page495"></a>(p. 495)</span> blesseraient. Restons donc à notre place, et
+laissons s'accomplir des événements, que vous ni moi ne saurions
+empêcher.&mdash;</p>
+
+<p>Le dénoûment de cette scène agitée approchait, à mesure qu'on arrivait
+au terme de la session extraordinaire de l'an <span class="smcap">X</span>, et on entendait les
+meneurs répéter plus souvent et plus haut, qu'il fallait donner de la
+stabilité au pouvoir, et un témoignage de reconnaissance au
+bienfaiteur de la France et du monde. Cependant, on ne pouvait pas
+amener ce dénouement d'une manière sûre et naturelle, sans la main
+d'un homme, et cet homme était le consul Cambacérès. Nous avons déjà
+parlé de son influence occulte, mais réelle, et habilement ménagée,
+sur l'esprit du Premier Consul. Son action sur le Sénat était
+également grande. Ce corps avait une véritable déférence pour le vieux
+jurisconsulte, devenu confident du nouveau César. M. Sieyès, créateur
+en quelque sorte du Sénat, y avait d'abord joui d'un certain
+ascendant. Bientôt, son intention de tourner ce corps à l'opposition,
+ayant été dévoilée et vaincue, M. Sieyès n'était plus que ce qu'il
+avait toujours été, c'est-à-dire un esprit supérieur, mais chagrin,
+impuissant, réduit désormais à médire de toutes choses, dans la terre
+de Crosne, prix vulgaire de ses grands services. M. Cambacérès, au
+contraire, était devenu le directeur secret du Sénat. Dans la
+conjoncture actuelle, le général Bonaparte ne pouvant pas se proclamer
+lui-même consul à vie ou empereur, ayant besoin qu'un corps
+quelconque prît l'initiative, <span class="pagenum"><a id="page496" name="page496"></a>(p. 496)</span> c'était évidemment le Sénat, et
+dans le Sénat, l'homme qui le dirigeait, auquel appartenait la plus
+grande importance.</p>
+
+<p>M. Cambacérès, quoique dévoué au Premier Consul, ne voyait pas
+toutefois sans quelque déplaisir un changement, qui tendait à le
+placer à une distance encore plus grande de son illustre collègue.
+Sachant néanmoins que les choses n'en resteraient pas où elles
+étaient, qu'on perdrait sa peine à faire obstacle aux désirs du
+général Bonaparte, et que d'ailleurs, dans leurs limites actuelles,
+ces désirs étaient légitimes, M. Cambacérès résolut de s'entremettre
+spontanément, pour faire aboutir à un résultat raisonnable toute cette
+agitation intérieure, et pour donner au gouvernement une forme stable,
+qui satisfît l'ambition du Premier Consul, sans trop effacer les
+formes républicaines, chères encore à beaucoup d'esprits.</p>
+
+<span class="sidenote">Dissimulation du Premier Consul, à l'égard de son collègue
+Cambacérès.</span>
+
+<p>Tandis qu'on s'entretenait vivement à ce sujet autour du Premier
+Consul, lui se bornant à écouter, affectant même de garder le silence,
+M. Cambacérès mit fin à cet état de contrainte, en parlant le premier
+à son collègue de ce qui se passait. Il ne lui dissimula pas le danger
+de la précipitation dans une affaire de cette nature, et l'avantage
+qu'il y aurait à conserver une forme modeste, et toute républicaine, à
+un pouvoir aussi réel, aussi grand que le sien. Toutefois, lui
+offrant, en son propre nom et au nom du troisième consul Lebrun, un
+dévouement sans réserve, il lui déclara qu'ils étaient prêts, l'un et
+l'autre, à faire ce qu'il voudrait, et à lui épargner <span class="pagenum"><a id="page497" name="page497"></a>(p. 497)</span>
+l'embarras d'intervenir de sa personne, dans une circonstance où il
+devait paraître recevoir, et non pas prendre, le titre qu'il
+s'agissait de lui donner. Le Premier Consul, lui exprimant sa
+gratitude d'une pareille ouverture, convint du danger qu'il y aurait à
+faire trop et trop vite, déclara qu'il ne formait aucun désir, qu'il
+était content de sa position actuelle, qu'il n'était pas pressé de la
+changer, et ne ferait rien pour en sortir; que cependant la
+constitution du pouvoir était, à son avis, précaire, et ne présentait
+pas un caractère suffisant de solidité et de durée; que, dans son
+opinion, il y avait quelque changements à introduire dans la forme du
+gouvernement, mais qu'il était trop directement intéressé dans cette
+question pour s'en mêler lui-même; qu'il attendrait donc, et ne
+prendrait aucune initiative.</p>
+
+<p>M. Cambacérès répondit au Premier Consul que sans doute sa dignité
+personnelle exigeait beaucoup de réserve, et lui interdisait de
+prendre ostensiblement l'initiative, mais que s'il voulait bien
+s'expliquer avec ses deux collègues, leur faire connaître à tous deux
+le fond de sa pensée, ils lui épargneraient, une fois ses intentions
+connues, la peine de les manifester, et mettraient sans plus tarder la
+main à l'&oelig;uvre. Soit qu'il éprouvât un certain embarras à dire ce
+qu'il désirait, soit qu'il désirât plus qu'on ne lui destinait alors,
+la souveraineté peut-être, le Premier Consul se couvrit de nouveaux
+voiles, et se contenta de répéter qu'il n'avait aucune idée arrêtée,
+mais qu'il verrait avec <span class="pagenum"><a id="page498" name="page498"></a>(p. 498)</span> plaisir que ses deux collègues
+surveillassent le mouvement des esprits, le dirigeassent même, pour
+prévenir les imprudences que pourraient commettre des amis malhabiles.</p>
+
+<p>Jamais le Premier Consul ne voulut avouer sa pensée à son collègue
+Cambacérès. À la gêne naturelle qu'il éprouvait, se joignait une
+illusion. Il croyait que, sans qu'il eut besoin de s'en mêler, on
+viendrait déposer la couronne à ses pieds. C'était une erreur. Le
+public, tranquille, heureux, reconnaissant, était disposé à
+sanctionner tout ce qu'on ferait; mais ayant en quelque sorte abdiqué
+toute participation aux affaires publiques, il n'était pas prêt à s'en
+mêler, même pour témoigner la gratitude dont il était plein. Les corps
+de l'État, sauf les meneurs intéressés, étaient saisis d'une sorte de
+pudeur, à l'idée de venir, à la face du ciel, abjurer ces formes
+républicaines, qu'ils avaient récemment encore fait serment de
+maintenir. Beaucoup de gens, peu versés dans les secrets de la
+politique, allaient jusqu'à croire que le Premier Consul, satisfait de
+la toute-puissance dont il jouissait, depuis surtout qu'on l'avait
+débarrassé de l'opposition du Tribunat, se contenterait de pouvoir
+tout ce qu'il voudrait, et se donnerait la gloire facile d'être un
+nouveau Washington, avec bien plus de génie et de gloire que le
+Washington américain. Aussi quand les meneurs disaient qu'on n'avait
+rien fait pour le Premier Consul, qui avait tant fait pour la France,
+certains esprits simples répondaient naïvement: Mais que voulez-vous
+qu'on fasse pour lui? que voulez-vous qu'on lui offre? quelle
+<span class="pagenum"><a id="page499" name="page499"></a>(p. 499)</span> récompense serait proportionnée aux services qu'il a rendus?
+Sa vraie récompense, c'est sa gloire.&mdash;</p>
+
+<span class="sidenote">Malgré le refus du Premier Consul de s'expliquer, M.
+Cambacérès cherche à propager l'idée du Consulat à vie.</span>
+
+<p>M. Cambacérès était trop sage pour se venger de la dissimulation du
+Premier Consul, en laissant les choses dans cette stagnation. Il
+fallait en finir, et il résolut de s'en mêler sur-le-champ. Dans son
+opinion et dans celle de beaucoup d'hommes éclairés, une prorogation
+de pouvoir de dix années, accordée au Premier Consul, laquelle, avec
+les sept années restant de la première période, portait à dix-sept la
+durée totale de son Consulat, était bien suffisante. C'était en effet
+soit en France, soit en Europe, déjouer les ennemis qui auraient
+calculé sur le terme légal de sa puissance. Mais M. Cambacérès savait
+bien que le Premier Consul ne s'en contenterait pas, qu'il fallait lui
+offrir autre chose, et qu'avec le Consulat à vie, accompagné de la
+faculté de désigner son successeur, on se procurerait tous, les
+avantages de la monarchie héréditaire, sans les inconvénients d'un
+changement de titre, sans le déplaisir que ce changement causerait à
+beaucoup d'hommes de bonne foi. Il s'arrêta donc à cette idée, et
+s'efforça de la propager dans le Sénat, dans le Corps Législatif, dans
+le Tribunat. Mais s'il y avait beaucoup d'individus prêts à tout
+voter, il y en avait d'autres qui hésitaient, et qui ne voulaient
+qu'une prorogation de dix ans.</p>
+
+<p>Le Premier Consul avait différé jusqu'à ce jour, et avec intention, la
+présentation du traité d'Amiens au Corps Législatif, pour y être
+converti en loi. M. Cambacérès, comprenant que cette circonstance
+était celle dont il fallait user pour faire sortir d'une espèce
+<span class="pagenum"><a id="page500" name="page500"></a>(p. 500)</span> d'acclamation générale les changements proposés, disposa tout
+pour amener un tel résultat. Le 6 mai (16 floréal) avait été choisi
+pour porter au Corps Législatif le traité qui complétait la paix
+générale. Le président du Tribunat, M. Chabot de l'Allier, était l'un
+des amis du consul Cambacérès. Celui-ci le fit appeler, et convint
+avec lui de la marche à suivre. Il fut arrêté entre eux que, lorsque
+le traité serait porté du Corps Législatif au Tribunat, M. Siméon
+proposerait une députation au Premier Consul pour lui témoigner la
+satisfaction de cette assemblée; qu'alors le président Chabot de
+l'Allier quitterait le fauteuil, et proposerait l'émission du v&oelig;u
+suivant: «Le Sénat est invité à donner aux Consuls un témoignage de la
+reconnaissance nationale».</p>
+
+<span class="sidenote">Le Tribunat prend occasion de la présentation du traité
+d'Amiens, pour émettre le v&oelig;u d'une récompense nationale au Premier
+Consul.</span>
+
+<span class="sidenote">Motion de M. Chabot de l'Allier.</span>
+
+<p>Les choses ainsi disposées, le projet de loi fut porté le 6 mai (16
+floréal) par trois conseillers d'État au Corps Législatif: c'étaient
+MM. R&oelig;derer, Bruix (l'amiral), et Berlier. Ordinairement les
+projets étaient communiqués purement et simplement par le Corps
+Législatif au Tribunat; cette fois, vu l'importance de l'objet, le
+gouvernement voulut communiquer directement au Tribunat le traité
+soumis aux délibérations législatives. Trois conseillers d'État,
+Régnier, Thibaudeau et Bigot-Préameneu, furent chargés de ce soin. À
+peine avaient-ils achevé de faire cette communication, que le tribun
+Siméon demanda la parole. Puisque le gouvernement, dit-il, nous a
+communiqué d'une manière aussi solennelle le traité de paix conclu
+avec la Grande-Bretagne, nous devons répondre à cette démarche par
+une démarche <span class="pagenum"><a id="page501" name="page501"></a>(p. 501)</span> pareille. Je demande qu'il soit adressé une
+députation au gouvernement, pour le féliciter du rétablissement de la
+paix générale. Cette proposition fut aussitôt adoptée. Le président
+Chabot de l'Allier se fit ensuite remplacer au fauteuil par M.
+Stanislas de Girardin, et, se transportant à la tribune, prononça les
+paroles suivantes:</p>
+
+<p>«Chez tous les peuples on a décerné des honneurs publics aux hommes
+qui, par des actions éclatantes, ont honoré leur pays et l'ont sauvé
+de grands périls.</p>
+
+<p>»Quel homme eut jamais plus que le général Bonaparte des droits à la
+reconnaissance nationale?</p>
+
+<p>»Quel homme, soit à la tête des armées, soit à la tête du
+gouvernement, honora davantage sa patrie, et lui rendit des services
+plus signalés?</p>
+
+<p>»Sa valeur et son génie ont sauvé le peuple français des excès de
+l'anarchie, et des malheurs de la guerre, et le peuple français est
+trop grand, trop magnanime, pour laisser tant de bienfaits sans une
+grande récompense.</p>
+
+<p>»Tribuns, soyons ses organes. C'est à nous surtout qu'il appartient de
+prendre l'initiative lorsqu'il s'agit d'exprimer, dans une
+circonstance si mémorable, les sentiments et la volonté du peuple
+français.»</p>
+
+<p>Pour conclusion de ce discours, M. Chabot de l'Allier proposa au
+Tribunat d'émettre le v&oelig;u d'une grande manifestation de la
+reconnaissance nationale, envers le Premier Consul.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page502" name="page502"></a>(p. 502)</span>
+
+<span class="sidenote">V&oelig;u du Tribunat.</span>
+
+<p>Il proposa, en outre, de communiquer ce v&oelig;u au Sénat, au Corps
+Législatif et au gouvernement. La proposition fut adoptée à
+l'unanimité.</p>
+
+<span class="sidenote">Formation d'une commission dans le sein du Sénat, pour
+l'accomplissement du v&oelig;u du Tribunat.</span>
+
+<p>Cette délibération fut aussitôt connue du Sénat, et ce corps décida
+immédiatement qu'il serait formé une commission spéciale, afin de
+présenter ses vues sur le témoignage de reconnaissance nationale qu'il
+conviendrait de donner au Premier Consul.</p>
+
+<p>La députation que le tribun Siméon avait proposé d'envoyer au
+gouvernement fut reçue le lendemain même 7 mai (17 floréal) aux
+Tuileries. Le Premier Consul était entouré de ses collègues, d'un
+grand nombre de hauts fonctionnaires, et de généraux. Il avait une
+attitude grave et modeste. M. Siméon portait la parole. Il célébra les
+hauts faits du général Bonaparte, les merveilles de son gouvernement,
+plus grandes que celles de son épée; il lui attribua les victoires de
+la République, la paix qui les avait suivies, le rétablissement de
+l'ordre, le retour de la prospérité, et, terminant enfin cette
+allocution, «je me hâte, dit-il, je crains de paraître louer, quand il
+ne s'agit que d'être juste, et d'exprimer en peu de mots un sentiment
+profond que l'ingratitude seule aurait pu étouffer. Nous attendons que
+le premier corps de la nation se rende l'interprète de ce sentiment
+général, dont il n'est permis au Tribunat que de désirer et de voter
+l'expression.»</p>
+
+<span class="sidenote">Réponse du Premier Consul à une députation du Tribunat.</span>
+
+<p>Le Premier Consul, après avoir remercié le tribun Siméon des
+sentiments qu'il venait de lui témoigner, après avoir dit qu'il y
+voyait un résultat <span class="pagenum"><a id="page503" name="page503"></a>(p. 503)</span> des communications plus intimes établies
+entre le gouvernement et le Tribunat, faisant ainsi une allusion
+directe aux changements opérés dans ce corps, le Premier Consul
+termina par ces nobles paroles: «Pour moi, je reçois avec la plus
+sensible reconnaissance le v&oelig;u émis par le Tribunat. Je ne désire
+d'autre gloire que celle d'avoir rempli tout entière la tâche qui
+m'était imposée. Je n'ambitionne d'autre récompense que l'affection de
+mes concitoyens: heureux s'ils sont bien convaincus que les maux
+qu'ils pourraient éprouver seront toujours pour moi les maux les plus
+sensibles; que la vie ne m'est chère que par les services que je puis
+rendre à ma patrie; que la mort même n'aura point d'amertume pour moi,
+si mes derniers regards peuvent voir le bonheur de la République aussi
+assuré que sa gloire.»</p>
+
+<span class="sidenote">Nouvelle dissimulation du Premier Consul.</span>
+
+<p>Il ne s'agissait plus que de se fixer sur le témoignage de
+reconnaissance nationale à donner au général Bonaparte. Personne ne
+s'y trompait: tout le monde savait bien que c'était par une extension
+de pouvoir qu'il fallait payer à l'illustre général les bienfaits
+immenses qu'on en avait reçus. Cependant quelques esprits simples,
+soit au Tribunat, soit au Sénat, avaient cru, en votant, qu'il
+s'agissait peut-être d'un témoignage public, comme une statue ou un
+monument. Mais ces esprits simples étaient en bien petit nombre. La
+masse des tribuns et des sénateurs savaient parfaitement comment il
+fallait exprimer sa reconnaissance. Pendant cette journée et la
+suivante, les Tuileries et l'hôtel de M. Cambacérès, <span class="pagenum"><a id="page504" name="page504"></a>(p. 504)</span> qui
+était logé hors du palais, ne désemplirent point. Les sénateurs
+venaient avec empressement demander comment il fallait agir. Le zèle
+était grand parmi eux; on n'avait qu'à énoncer ce qu'on voulait pour
+qu'ils le décrétassent. L'un d'eux alla même jusqu'à dire au consul
+Cambacérès: Que veut le général? Veut-il être roi? qu'il le dise. Moi
+et mes collègues de la Constituante, nous sommes tout prêts à voter le
+rétablissement de la royauté, et plus volontiers pour lui que pour
+d'autres, parce qu'il en est le plus digne.&mdash;Curieux de connaître la
+pensée véritable du Premier Consul, les sénateurs s'approchèrent de
+lui le plus qu'ils purent, et s'y prirent de cent manières, pour avoir
+au moins un mot de sa bouche tant soit peu significatif. Mais il
+refusa constamment de dévoiler ses intentions, même au sénateur
+Laplace, qui était l'un de ses amis particuliers, et qu'on avait, à ce
+titre, chargé de sonder ses intentions secrètes. Il répondit toujours
+que ce qu'on ferait, quoi qu'on fît, serait reçu avec gratitude, et
+qu'il n'avait rien d'arrêté dans son esprit. Quelques-uns voulurent
+savoir si une prorogation de dix ans lui serait agréable. Il répondit
+avec une humilité affectée que tout témoignage de la confiance
+publique, celui-là ou tout autre, lui suffirait, et le remplirait de
+satisfaction. Les sénateurs, fort peu instruits après de telles
+communications, retournaient auprès des consuls Cambacérès et Lebrun,
+s'informer de la conduite qu'ils avaient à tenir. Nommez-le consul à
+vie, répondaient-ils, et vous ferez ce qu'il y a de mieux.&mdash;Mais on
+dit qu'il ne le veut pas, répliquaient les <span class="pagenum"><a id="page505" name="page505"></a>(p. 505)</span> plus simples, et
+que dix ans de prorogation lui suffisent. Pourquoi aller plus loin
+qu'il ne veut?&mdash;</p>
+
+<p>Les consuls Lebrun et Cambacérès avaient de la peine à les persuader.
+Celui-ci en avertit le Premier Consul.&mdash;Vous avez tort, lui dit-il, de
+ne pas vous expliquer. Vos ennemis, et il vous en reste, malgré vos
+services, même au Sénat, abuseront de votre réserve.&mdash;Le Premier
+Consul ne parut ni surpris, ni même flatté de l'empressement des
+sénateurs. Laissez-les faire, répondit-il à M. Cambacérès; la majorité
+du Sénat est toujours prête à faire plus qu'on ne lui demande. Ils
+iront plus loin que vous ne croyez.&mdash;</p>
+
+<span class="sidenote">Le Sénat, trompé sur les véritables désirs du Premier
+Consul, se borne à voter une prorogation de ses pouvoirs pour dix
+ans.</span>
+
+<p>M. Cambacérès lui répliqua qu'il se trompait. Mais il fut impossible
+de vaincre cette dissimulation opiniâtre; et, comme on va le voir, les
+conséquences en furent singulières. Malgré les avis de MM. Cambacérès
+et Lebrun, beaucoup de bonnes gens qui trouvaient plus commode de
+donner moins que plus, crurent que le Premier Consul regardait une
+prorogation de dix ans comme un témoignage suffisant de la confiance
+publique, et comme une assez grande consolidation de son pouvoir. Le
+parti Sieyès, toujours fort malveillant, s'était réveillé à cette
+occasion, et agissait sourdement. Les sénateurs qui étaient
+secrètement liés à ce parti, circonvinrent leurs collègues incertains,
+et leur affirmèrent que la pensée du Premier Consul était connue,
+qu'il se contentait d'une prorogation de dix ans, qu'il la préférait à
+toute autre chose, qu'on le savait, que d'ailleurs c'était mieux en
+soi; que par <span class="pagenum"><a id="page506" name="page506"></a>(p. 506)</span> cette combinaison le pouvoir public était
+consolidé, la République maintenue, et la dignité de la nation sauvée.
+Comme dans l'affaire des candidatures au Sénat, le brave Lefebvre fut
+un de ceux qui se laissèrent persuader, et qui crurent, en votant une
+prorogation de dix ans, faire ce que le général Bonaparte désirait. Il
+y avait quarante-huit heures qu'on délibérait. Il fallait en finir. Le
+sénateur Lanjuinais, avec le courage dont il avait donné tant de
+preuves, attaqua ce qu'il appelait l'usurpation flagrante dont la
+République était menacée. Son discours fut écouté avec peine, et comme
+un hors-d'&oelig;uvre. Des ennemis habiles avaient préparé une meilleure
+man&oelig;uvre. Ils avaient fait prévaloir l'idée de proroger pour dix
+ans les pouvoirs du Premier Consul. Cette résolution fut en effet
+adoptée le 8 mai (18 floréal), vers la fin du jour. Le sénateur
+Lefebvre courut des premiers aux Tuileries, pour y annoncer ce qui
+venait de se passer, croyant y apporter la nouvelle la plus agréable.
+Elle y arrivait de toutes parts, et y causait une surprise aussi
+imprévue que pénible.</p>
+
+<span class="sidenote">Assemblée de famille chez le Premier Consul, à laquelle M.
+Cambacérès est appelé.</span>
+
+<span class="sidenote">Expédient imaginé par le consul Cambacérès.</span>
+
+<p>Le Premier Consul, entouré de ses frères, Joseph et Lucien, apprit ce
+résultat avec le plus vif déplaisir. Dans le premier moment, il ne
+songeait à rien moins qu'à refuser la proposition du Sénat. Il fit
+tout de suite appeler son collègue Cambacérès. Celui-ci accourut
+sur-le-champ. Trop sage, trop prudent pour triompher de sa prévoyance,
+et de la faute du Premier Consul, il dit que ce qui arrivait était
+désagréable sans doute, mais facile à réparer; qu'avant tout il ne
+fallait montrer aucune humeur; que, dans deux <span class="pagenum"><a id="page507" name="page507"></a>(p. 507)</span> fois
+vingt-quatre heures, tout pourrait être changé, mais qu'il était
+nécessaire pour cela de donner à l'affaire une face nouvelle, et qu'il
+s'en chargeait. Le Sénat vous offre une prorogation de pouvoir, dit M.
+Cambacérès, répondez que vous êtes reconnaissant d'une telle
+proposition, mais que ce n'est pas de lui, que c'est du suffrage de la
+nation que vous tenez votre autorité, que c'est de la nation seule que
+vous pouvez en recevoir la prorogation; et que vous voulez la
+consulter par les mêmes moyens qui ont été employés pour l'adoption de
+la Constitution consulaire, c'est-à-dire par des registres ouverts
+dans toute la France. Alors nous ferons libeller par le Conseil d'État
+la formule qui sera soumise à la sanction nationale. En faisant ainsi
+un acte de déférence pour la souveraineté du peuple, nous parviendrons
+à substituer un projet à un autre. Nous poserons la question de
+savoir, non pas si le général Bonaparte doit recevoir une prorogation
+pour dix ans du pouvoir consulaire, mais s'il doit recevoir le
+Consulat à vie. Si le Premier Consul faisait lui-même une telle chose,
+ajouta M. Cambacérès, les convenances seraient trop blessées. Mais je
+puis, moi, second Consul, très-désintéressé dans cette circonstance,
+donner l'impulsion. Que le général parte publiquement pour la
+Malmaison; je resterai seul à Paris; je convoquerai le Conseil d'État,
+et c'est par le Conseil d'État que je ferai rédiger la nouvelle
+proposition, qui devra être soumise à l'acceptation de la nation.&mdash;</p>
+
+<p>Cet habile expédient fut adopté avec grande satisfaction par le
+général Bonaparte, et par ses frères. <span class="pagenum"><a id="page508" name="page508"></a>(p. 508)</span> M. Cambacérès fut
+beaucoup remercié de son ingénieuse combinaison, et chargé de tout
+avec un entier abandon. Il fut convenu que le Premier Consul partirait
+le lendemain, après avoir arrêté avec M. Cambacérès lui-même le texte
+de la réponse au Sénat.</p>
+
+<p>Ce texte fut rédigé le lendemain matin, 9 mai (19 floréal), par M.
+Cambacérès et le Premier Consul, et adressé tout de suite au Sénat, en
+réponse à son message.</p>
+
+<span class="sidenote">Réponse du Premier Consul au v&oelig;u du Sénat.</span>
+
+<p>«Sénateurs, disait le Premier Consul, la preuve honorable d'estime
+consignée dans votre délibération du 18, sera toujours gravée dans mon
+c&oelig;ur.</p>
+
+<p>»Dans les trois années qui viennent de s'écouler, la fortune a souri à
+la République; mais la fortune est inconstante: et combien d'hommes
+qu'elle y avait comblés de ses faveurs, ont vécu trop de quelques
+années!</p>
+
+<p>»L'intérêt de ma gloire et celui de mon bonheur sembleraient avoir
+marqué le terme de ma vie publique au moment où la paix du monde est
+proclamée.</p>
+
+<p>»Mais la gloire et le bonheur du citoyen doivent se taire quand
+l'intérêt de l'État et la bienveillance publique l'appellent.</p>
+
+<p>»Vous jugez que je dois au peuple un nouveau sacrifice; je le ferai,
+si le v&oelig;u du peuple me commande ce que votre suffrage autorise.»</p>
+
+<span class="sidenote">Délibération au sein du Conseil d'État, sur la question à
+soumettre au peuple français, relativement au Consulat à vie.</span>
+
+<p>Le Premier Consul, sans s'expliquer, indiquait assez clairement qu'il
+n'acceptait pas telle quelle la résolution du Sénat. Il partit
+sur-le-champ pour la Malmaison, laissant à son collègue Cambacérès le
+<span class="pagenum"><a id="page509" name="page509"></a>(p. 509)</span> soin de terminer cette grande affaire, conformément à ses
+désirs. Celui-ci appela auprès de lui les conseillers d'État, plus
+habitués à seconder les vues du gouvernement, et convint avec eux de
+ce qui se ferait dans le sein du conseil. Le lendemain, 10 mai (20
+floréal), le Conseil d'État fut assemblé extraordinairement. Les deux
+consuls Cambacérès et Lebrun, tous les ministres, excepté M. Fouché,
+assistaient à la séance. M. Cambacérès la présidait. Il énonça l'objet
+de cette réunion, et fit appel aux lumières de ce grand corps, dans la
+circonstance importante où le gouvernement se trouvait placé. MM.
+Bigot de Préameneu, R&oelig;derer, Regnaud, Portalis, prirent aussitôt la
+parole, soutinrent que la stabilité du gouvernement était aujourd'hui
+le premier besoin de l'État; que les puissances, pour traiter avec la
+France, que le crédit public, le commerce, l'industrie, pour reprendre
+leur essor, avaient besoin de confiance; que la perpétuité du pouvoir
+du Premier Consul était le moyen le plus certain de leur en inspirer;
+que cette autorité, conférée pour dix ans, était une autorité
+éphémère, sans solidité, sans grandeur, parce qu'elle était sans
+durée; que le Sénat, gêné par la Constitution, n'avait pas cru
+possible d'ajouter plus de dix ans de prolongation au pouvoir du
+Premier Consul, mais qu'en s'adressant à la souveraineté nationale,
+comme on avait fait pour toutes les constitutions antérieures, on
+n'était plus gêné par la loi existante, puisqu'on remontait à la
+source de toutes les lois, et qu'il fallait purement et simplement
+poser cette question: <span class="smcap">Le Premier Consul sera-t-il consul à <span class="pagenum"><a id="page510" name="page510"></a>(p. 510)</span>
+vie?</span>&mdash;Le préfet de police Dubois, membre du Conseil d'État, homme d'un
+caractère généralement décidé et indépendant, fit part de l'opinion
+qui régnait dans Paris. De tout côté, on trouvait la proposition du
+Sénat ridicule; on disait qu'il fallait un gouvernement à la France,
+qu'enfin on en avait trouvé un, fort, habile, heureux, qu'il fallait
+le garder; qu'on aurait pu ne pas toucher à la Constitution, mais qu'à
+y toucher, autant valait en finir, et organiser ce gouvernement de
+manière à le conserver toujours.&mdash;Ce que rapportait le préfet Dubois
+était vrai. L'opinion était si favorable au Premier Consul qu'on
+voulait universellement trancher la question sur-le-champ, et donner à
+son pouvoir la durée de sa vie même. Après avoir entendu ces diverses
+allocutions, M. Cambacérès demanda si personne n'avait d'objection à
+faire; et comme les opposants, au nombre de cinq ou six, tels que MM.
+Berlier, Thibaudeau, Emmery, Dessoles, Bérenger, se taisaient, il mit
+la résolution aux voix, et elle fut adoptée à une immense majorité. Il
+fut donc arrêté que l'on provoquerait un vote public sur cette
+question: <span class="smcap">Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie?</span>&mdash;Cette résolution
+prise, M. R&oelig;derer, qui était le plus hardi de tous les membres du
+parti monarchique, proposa d'ajouter une seconde question à la
+première, c'était celle-ci: <span class="smcap">Le Premier Consul aura-t-il la faculté de
+désigner son successeur?</span>&mdash;M. R&oelig;derer tenait beaucoup à cette
+question, et il avait raison. Si on agissait de bonne foi, si on ne
+cachait pas l'arrière-pensée de revenir quelque temps après sur ce
+qu'on faisait aujourd'hui, si on voulait enfin <span class="pagenum"><a id="page511" name="page511"></a>(p. 511)</span> constituer
+définitivement le pouvoir nouveau, la faculté de désigner le
+successeur était le meilleur équivalent de l'hérédité, quelquefois
+supérieur par ses effets à l'hérédité même, car c'est le moyen qui a
+donné au monde le règne des Antonins. Un consul à vie, avec la faculté
+de désigner son successeur, était une vraie monarchie sous une
+apparence républicaine. C'était un beau et puissant gouvernement, qui
+sauvait du moins la dignité de la génération présente, laquelle avait
+juré de vivre en république, ou de mourir. M. R&oelig;derer, qui était
+opiniâtre dans ses idées, insista, et fit poser cette seconde
+question. Elle fut adoptée comme la précédente. Il fallait ensuite se
+décider sur la forme à donner à toutes deux. On pensa que cet appel
+fait au peuple français par le moyen des registres ouverts dans les
+communes, était un acte qui devait appartenir au gouvernement, car
+c'était pour ainsi dire une simple convocation; qu'il était naturel
+dès lors de le faire délibérer au Conseil d'État; que la publication
+de cette délibération, qui avait eu lieu en présence des second et
+troisième Consuls, et en l'absence du premier, sauvait toutes les
+convenances; qu'il fallait seulement trouver une rédaction convenable.
+Une commission, composée de quelques conseillers d'État, fut chargée,
+séance tenante, de rédiger la délibération. Cette commission y procéda
+immédiatement, et rentra, une heure après, avec l'acte destiné à être
+publié le lendemain.</p>
+
+<p>Voici quel était cet acte:</p>
+
+<p>«Les Consuls de la République, considérant que la résolution du
+Premier Consul est un hommage <span class="pagenum"><a id="page512" name="page512"></a>(p. 512)</span> éclatant rendu à la
+souveraineté du peuple; <i>que le peuple, consulté sur ses plus chers
+intérêts, ne doit connaître d'autre limite que ses intérêts mêmes</i>,
+arrêtent ce qui suit....., etc. Le peuple français sera consulté sur
+ces deux questions:</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> <span class="smcap">Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie?</span></p>
+
+<p>2<sup>o</sup> <span class="smcap">Aura-t-il la faculté de désigner son successeur?</span></p>
+
+<p>»Des registres seront ouverts à cet effet dans toutes les mairies, au
+greffe de tous les tribunaux, chez les notaires et chez tous les
+officiers publics.»</p>
+
+<p>Le délai pour émettre les votes était de trois semaines.</p>
+
+<p>M. Cambacérès se rendit ensuite auprès du Premier Consul pour lui
+soumettre la résolution du Conseil d'État. Le Premier Consul, par une
+disposition d'esprit difficile à expliquer, repoussa opiniâtrement la
+seconde question. Qui voulez-vous, disait-il, que je désigne pour mon
+successeur? Mes frères? Mais la France, qui a bien consenti à être
+gouvernée par moi, consentira-t-elle à l'être par Joseph ou Lucien?
+Vous désignerais-je, vous, consul Cambacérès? Oseriez-vous
+entreprendre une telle tâche? Et puis on n'a pas respecté le testament
+de Louis XIV, respecterait-on le mien? Un homme mort, quel qu'il soit,
+n'est plus rien.&mdash;Le Premier Consul ne put être vaincu sur ce point;
+il s'impatienta même contre M. R&oelig;derer, qui, sans attendre l'avis
+de personne, ne suivant que les impulsions de son esprit, avait mis
+cette idée en avant. Il fit donc retrancher de la résolution du
+Conseil d'État la seconde question, relative au choix d'un
+successeur. Le motif du Premier <span class="pagenum"><a id="page513" name="page513"></a>(p. 513)</span> Consul, dans cette
+circonstance, est fort obscur. Voulait-il, en laissant une lacune dans
+l'organisation du gouvernement, se ménager un nouveau prétexte pour
+dire encore une fois, et un peu plus tard, que le pouvoir était sans
+avenir, sans grandeur, et qu'il fallait le convertir en monarchie
+héréditaire? ou bien craignait-il les rivalités de famille, et les
+tribulations que lui vaudrait la faculté de choisir un successeur
+parmi ses frères et ses neveux? À en juger par son langage de cette
+époque, cette dernière conjecture paraîtrait la plus vraie. Quoi qu'il
+en soit, il retrancha la seconde question de l'acte émané du Conseil
+d'État; et, comme on ne voulait pas perdre du temps à faire une
+nouvelle convocation, la délibération ainsi tronquée fut envoyée au
+journal officiel.</p>
+
+<p>Elle parut le 11 au matin (21 floréal) dans le <i>Moniteur</i>, deux jours
+après celle du Sénat. Annoncer qu'une telle question venait d'être
+posée à la France, c'était annoncer qu'elle était résolue. Si
+l'opinion publique, devenue passive, ne prenait plus l'initiative des
+grandes résolutions, on pouvait compter néanmoins qu'elle
+sanctionnerait avec empressement tout ce qu'on proposerait pour le
+Premier Consul. Il y avait pour lui confiance, admiration,
+reconnaissance, tous les sentiments qu'un peuple vif et enthousiaste
+est capable d'éprouver pour un grand homme, dont il a reçu tous les
+biens à la fois. Sans doute, si les questions de forme avaient
+conservé quelque importance, dans un temps où l'on avait vu les
+constitutions faites et refaites tant de fois, on aurait dû trouver
+singulier que le Sénat, ayant proposé une <span class="pagenum"><a id="page514" name="page514"></a>(p. 514)</span> simple prorogation
+de dix ans, cette proposition, émanée de la seule autorité qui eut
+pouvoir pour la faire, fût convertie en une proposition de Consulat à
+vie, faite par un corps qui n'était ni le Sénat ni le Corps
+Législatif, ni le Tribunat, qui n'était qu'un conseil dépendant du
+gouvernement. Il est vrai que le Conseil d'État avait alors une haute
+importance, qui le rendait presque l'égal des assemblées législatives;
+que l'appel à la souveraineté nationale était une espèce de correctif,
+qui couvrait toutes les irrégularités de cette manière de procéder, et
+donnait au Conseil d'État le rôle apparent d'un simple rédacteur de la
+question à poser à la France. D'ailleurs on n'y regardait pas alors de
+si près. Le résultat, c'est-à-dire la consolidation et la perpétuation
+du gouvernement du Premier Consul, convenait à tout le monde; et ce
+qui conduisait à ce résultat le plus directement possible, paraissait
+le plus naturel et le meilleur. On railla un peu le Sénat, qui, en
+effet, fut passablement confus de n'avoir pas mieux compris les désirs
+du général Bonaparte, et qui se tut, n'ayant rien de convenable ni à
+dire, ni à faire; car il ne pouvait ni revenir sur sa détermination,
+ni s'approprier celle du Conseil d'État. Quant à résister, il n'en
+avait pas le moyen, et pas même la pensée. Sans doute le torrent
+n'était pas si général, qu'il y eût du blâme dans certains lieux, par
+exemple, dans les retraites obscures où les républicains fidèles
+cachaient leur désespoir, dans les hôtels brillants du faubourg
+Saint-Germain, où les royalistes détestaient ce pouvoir nouveau,
+qu'ils n'avaient pas encore commencé <span class="pagenum"><a id="page515" name="page515"></a>(p. 515)</span> à servir. Mais ce blâme,
+presque insaisissable au milieu du ch&oelig;ur de louanges qui de toutes
+parts s'élevait autour du Premier Consul, et montait jusqu'à son
+oreille, était de peu d'effet. Seulement, les hommes réfléchis, et
+c'est toujours le petit nombre, pouvaient faire de singulières
+réflexions sur les vicissitudes des révolutions, sur les
+inconséquences de cette génération, renversant une royauté de douze
+siècles, voulant même dans son délire renverser toutes les royautés de
+l'Europe, et, revenue maintenant de ses premières ardeurs, réédifiant,
+pièce à pièce, un trône détruit, et cherchant avec empressement à qui
+le donner. Heureusement elle avait trouvé pour cet emploi un homme
+extraordinaire. Les nations dans un tel besoin ne rencontrent pas
+toujours un maître qui ennoblisse au même degré leurs inconséquences.
+Cependant l'embarras de la pudeur avait un moment saisi tout le monde,
+ce maître d'abord, n'osant lui-même avouer ses désirs, le Sénat
+ensuite, n'osant les deviner, et hésitant à les satisfaire, jusqu'à ce
+que le Conseil d'État, mettant de côté cette fausse honte, eût le
+courage, pour tous, d'avouer ce qu'il fallait dire et faire.</p>
+
+<span class="sidenote">Le Tribunat et le Corps Législatif viennent voter
+solennellement dans les mains du Premier Consul, en faveur du Consulat
+à vie.</span>
+
+<span class="sidenote">Empressement universel des citoyens à venir déposer leur
+vote, en faveur du Consulat à vie.</span>
+
+<p>Ces difficultés d'un instant firent bientôt place à une véritable
+ovation. Le Corps Législatif et le Tribunat voulurent se rendre chez
+le Premier Consul, afin de donner le signal des adhésions, en venant
+en corps voter dans ses mains, pour la perpétuité de son pouvoir. Le
+motif imaginé pour colorer cette démarche, c'est que les membres du
+Corps Législatif et du Tribunat, retenus pendant cette session
+<span class="pagenum"><a id="page516" name="page516"></a>(p. 516)</span> extraordinaire sur leurs siéges de législateurs, ne pouvaient
+pas être dans leurs communes, afin d'y voter. La raison fut trouvée
+bonne, et on se rendit en corps aux Tuileries. M. de Vaublanc y porta
+la parole au nom du Corps Législatif, et M. Chabot de l'Allier au nom
+du Tribunat. Reproduire les discours prononcés dans cette occasion,
+serait fastidieux. C'était toujours l'expression de la même
+reconnaissance, de la même confiance dans le gouvernement du Premier
+Consul. Un tel exemple ne pouvait qu'entraîner les citoyens à voter,
+s'ils en avaient eu besoin; mais une si haute impulsion n'était pas
+nécessaire. Ils allaient avec empressement dans les mairies, chez les
+notaires, dans les greffes des tribunaux, inscrire leurs votes
+approbatifs sur les registres ouverts pour les recevoir.</p>
+
+<span class="sidenote">La session de l'an <span class="smcap">X</span> terminée par le vote des lois de
+finance.</span>
+
+<p>La fin de floréal était arrivée. On se hâta de terminer cette courte
+et mémorable session par la présentation des lois financières. Le
+budget proposé était des plus satisfaisants. Tous les revenus se
+trouvaient augmentés grâce à la paix, tandis que les dépenses de la
+guerre et de la marine étaient fort diminuées. Ce budget de l'an <span class="smcap">X</span>
+montait à 500 millions, 26 millions de moins que celui de l'an <span class="smcap">IX</span><a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Lien vers la note 25"><span class="smaller">[25]</span></a>,
+porté à 526 millions par les évaluations les plus récentes; et, si
+l'on ajoute les centimes additionnels pour le service des
+départements, qui se comptaient alors en dehors et s'élevaient à 60
+millions environ, si l'on ajoute les frais de perception, qui
+<span class="pagenum"><a id="page517" name="page517"></a>(p. 517)</span> n'étaient pas portés au budget général parce que chaque régie
+des impôts payait elle-même ses propres dépenses, lesquelles montaient
+à 70 millions, on peut évaluer en totalité à 625 ou 630 millions le
+budget définitif de la France à cette époque.</p>
+
+<p>La paix amenait des économies dans certains services, des
+augmentations dans quelques autres, mais, en élevant le produit de
+tous les impôts à vue d'&oelig;il, préparait le rétablissement de
+l'équilibre entre les dépenses et le revenu, équilibre si désiré, si
+peu prévu deux années auparavant. L'administration de la guerre,
+divisée en deux ministères, celui du matériel et celui du personnel,
+devait coûter 210 millions au lieu de 250. On sera étonné sans doute
+qu'il n'y eût que 40 millions de différence, entre l'état de guerre et
+l'état de paix; mais il ne faut pas oublier que nos armées
+victorieuses avaient vécu sur le sol étranger, et que rentrées depuis
+sur notre territoire, sauf une centaine de mille hommes, elles étaient
+alimentées par le trésor français. La marine, qu'on avait cru devoir
+fixer à 80 millions depuis la fin des hostilités, était portée à 105
+millions par le Premier Consul, qui était d'avis qu'on doit employer
+le temps de paix à organiser la marine d'un grand État. D'autres
+dépenses singulièrement réduites prouvaient, par leur réduction,
+l'heureux progrès du crédit. Les obligations des receveurs généraux,
+dont on a vu ailleurs l'origine, l'utilité, le succès, ne s'étaient
+d'abord escomptées qu'à un pour cent par mois, puis à trois quarts.
+Aujourd'hui elles s'escomptaient à un demi pour cent par mois,
+<span class="pagenum"><a id="page518" name="page518"></a>(p. 518)</span> c'est-à-dire à 6 pour cent par an. Aussi avait-on pu sans
+injustice réduire l'intérêt des cautionnements de 7 à 6 pour cent.
+Toutes ces économies avaient ramené les frais de négociation du
+trésor, de 32 millions à 15. Aucune réduction ne faisait autant
+d'honneur au gouvernement, et ne prouvait mieux le crédit dont il
+jouissait. La rente cinq pour cent, montée d'abord de 12 à 40 et 50
+francs, était dans le moment à 60.</p>
+
+<p>À côté de ces diminutions de dépense, se rencontraient quelques
+augmentations, qui étaient la suite des sages arrangements financiers
+proposés en l'an <span class="smcap">IX</span>, et si injustement critiqués par le Tribunat. Le
+gouvernement avait voulu, comme nous l'avons dit en son lieu, achever
+d'inscrire le tiers <i>consolidé</i>, c'est-à-dire le tiers de l'ancienne
+dette, seul excepté de la banqueroute du Directoire. Quant aux deux
+tiers <i>mobilisés</i>, c'est-à-dire frappés de déchéance, il avait voulu
+leur donner une sorte de valeur, en les admettant au payement de
+certains biens nationaux, ou en leur accordant la conversion en cinq
+pour cent <i>consolidés</i>, sur le pied du vingtième du capital, ce qui
+répondait au cours actuel. Le Premier Consul, désirant terminer ces
+arrangements le plus tôt possible, fit décider, par la loi de finances
+de l'an <span class="smcap">X</span>, que les deux tiers <i>mobilisés</i> seraient forcément convertis
+en rentes cinq pour cent, au taux convenu dans la loi de ventôse an
+<span class="smcap">IX</span>. L'inscription définitive du tiers <i>consolidé</i>, la conversion des
+deux tiers <i>mobilisés</i> en cinq pour cent, d'autres liquidations, qui
+restaient à faire pour les anciennes créances des <span class="pagenum"><a id="page519" name="page519"></a>(p. 519)</span> émigrés,
+pour le transport au grand livre des dettes des pays conquis, devaient
+faire monter le total de la dette publique à 59 ou 60 millions de
+rentes cinq pour cent. Cependant il importait de rassurer les esprits
+sur le chiffre auquel ces diverses liquidations pourraient élever la
+dette publique. On décida donc, par un article de ce même budget de
+l'an <span class="smcap">X</span>, qu'elle ne serait pas portée, soit par emprunt, soit par suite
+des liquidations à terminer, à plus de 50 millions de rentes. On
+espérait que les rachats de la caisse d'amortissement, largement dotée
+en biens nationaux, absorberaient, avant qu'il eût le temps de se
+produire, cet excédant prévu de 9 à 10 millions. Mais en tout cas, un
+article du budget ajoutait qu'à l'instant où les inscriptions
+dépasseraient 60 millions, il serait créé sur-le-champ une portion
+d'amortissement pour absorber en quinze ans la somme qui excéderait le
+terme désormais fixé à la dette publique.</p>
+
+<p>Le titre de cette dette dut aussi être régularisé. Les dénominations
+diverses de <i>tiers consolidé</i>, de <i>deux tiers mobilisés</i>, de <i>dette
+belge</i>, et autres, furent abolies et remplacées par le titre unique de
+cinq pour cent consolidé. Il fut établi que la dette serait inscrite
+la première au budget, que les intérêts en seraient acquittés avant
+toute autre dépense, et toujours dans le mois qui suivrait l'échéance
+de chaque semestre. On estimait que la dette viagère, qui dans le
+moment s'élevait à 20 millions, pourrait s'élever à 24; mais, on
+supposait que, les extinctions allant aussi vite que les nouvelles
+liquidations, elle serait toujours ramenée <span class="pagenum"><a id="page520" name="page520"></a>(p. 520)</span> au taux de 20
+millions. Les pensions civiles étaient arrêtées aussi à un taux de 20
+millions. Les dépenses qui étaient susceptibles de s'augmenter encore,
+étaient celles de l'intérieur pour les routes et les travaux publics,
+celles du clergé pour l'établissement successif de nouvelles cures:
+dépenses plutôt heureuses que regrettables. Quant à celles de
+l'instruction publique et de la Légion-d'Honneur, il y était pourvu,
+comme on l'a vu précédemment, au moyen d'une dotation en biens
+nationaux.</p>
+
+<p>En regard de ces dépenses croissantes, la marche du revenu faisait
+entrevoir des produits croissant plus rapidement encore. Les douanes,
+les postes, l'enregistrement, les domaines de l'État, donnaient des
+plus-values considérables. D'ailleurs il restait la ressource des
+impôts indirects, qui n'avaient été rétablis jusqu'à ce jour qu'au
+profit des villes, et pour le service des hôpitaux. Les plaintes
+avaient été vives, dans le Corps Législatif et le Tribunat, cette
+année, contre le fardeau des contributions directes, et avaient
+préparé de nouveaux arguments pour le rétablissement des taxes sur les
+consommations. Des calculs fort exacts avaient fait ressortir, plus
+que jamais la proportion excessive des contributions directes. L'impôt
+sur la propriété foncière s'élevait à 210 millions; l'impôt personnel
+et mobilier, à 32; l'impôt sur les portes et fenêtres, à 16; sur les
+patentes, à 21; total, 279, plus de moitié par conséquent dans un
+budget des recettes de 502 millions. On comparait ces sommes avec
+celles qu'on avait payées pendant l'administration de MM. Turgot
+<span class="pagenum"><a id="page521" name="page521"></a>(p. 521)</span> et Necker, et on demandait le rétablissement d'une proportion
+plus juste entre les diverses contributions. Avant 1789, en effet,
+l'impôt foncier et personnel produisait 221 millions, l'impôt indirect
+294, total 515 millions. La conclusion naturelle de ces plaintes était
+le rétablissement des anciennes perceptions sur les boissons, sur le
+tabac, sur le sel, etc. Le Premier Consul entendait avec plaisir ces
+réclamations, qui lui préparaient une puissante raison pour une
+création financière, depuis long-temps résolue dans son esprit, mais
+pas encore assez mûre pour être proposée.</p>
+
+<p>La situation de nos finances était donc excellente, et se régularisait
+tous les jours davantage. Les 90 millions affectés, au moyen d'une
+création de rentes, à l'apurement des exercices <span class="smcap">V</span>, <span class="smcap">VI</span> et <span class="smcap">VII</span>,
+antérieurs au Consulat, étaient reconnus suffisants; les 21 millions
+consacrés à la liquidation de l'an <span class="smcap">VIII</span>, première année du Consulat,
+suffisaient également pour acquitter cet exercice tout entier. Enfin,
+l'exercice an <span class="smcap">IX</span>, le premier qui eût été régulièrement établi, quoique
+porté à 526 millions au lieu de 415, se trouvait liquidé en totalité,
+au moyen de l'accroissement extraordinaire des produits. Nous venons
+de dire que l'exercice courant, celui de l'an <span class="smcap">X</span>, était en parfait
+équilibre.</p>
+
+<span class="sidenote">Budget de la France avant et après la Révolution.</span>
+
+<p>En résumé, une dette en rentes perpétuelles de 50 millions,
+parfaitement régularisée, réunie sous un seul titre, pourvue d'une
+dotation suffisante en biens nationaux; une dette en rentes viagères
+de 20 millions, des pensions civiles pour 20; 210 millions <span class="pagenum"><a id="page522" name="page522"></a>(p. 522)</span>
+affectés à la guerre, 105 à la marine, composaient, avec les autres
+dépenses moins considérables, un budget de 500 millions, sans les
+centimes additionnels et les frais de perception, de 625 avec ces
+centimes et ces frais: budget couvert par des revenus qui augmentaient
+à vue d'&oelig;il, sans compter le rétablissement des contributions
+indirectes, restant comme ressource pour les besoins nouveaux, qui
+pourraient plus tard se produire. Ainsi, après dix ans de guerre, de
+conquêtes superbes, on revenait à 500 millions, budget de 1789, avec
+cette différence que la dette se trouvait dans une faible proportion à
+l'égard du revenu, et que ce chiffre de 500 millions, porté à 625 par
+les centimes additionnels et les frais de perception, représentait
+toutes les charges du pays; tandis que les 500 millions du budget de
+Louis XVI laissaient en dehors, non-seulement les frais de perception,
+mais les revenus du clergé, les droits féodaux, les corvées,
+c'est-à-dire pour plusieurs centaines de millions de charges. Si, en
+1802, la France payait 625 millions également répartis, la France, en
+1789, payait 11 ou 12 cents millions mal répartis, avec un territoire
+moindre d'un quart. La Révolution, sans compter le bienfait d'une
+réforme sociale complète, avait donc produite, au moins sous le
+rapport matériel, autre chose que des calamités. Il n'y avait dans
+toute cette prospérité financière qu'un souvenir regrettable: c'était
+la banqueroute, résultant du papier-monnaie, mais nullement imputable
+au gouvernement consulaire.</p>
+
+<p>Ces propositions ne furent plus accueillies, comme <span class="pagenum"><a id="page523" name="page523"></a>(p. 523)</span> celles de
+l'an <span class="smcap">IX</span>, par une violente opposition. Elles satisfirent les deux
+assemblées législatives, et furent votées avec de simples
+observations, sur la proportion des contributions directes et
+indirectes, observations que le gouvernement aurait dictées lui-même,
+si on ne les avait pas faites spontanément.</p>
+
+<p>Ce fut là le dernier acte de cette session de quarante-cinq jours
+consacrée à de si grands objets.</p>
+
+<p>Le Tribunat et le Corps Législatif se séparèrent le 20 mai (30
+floréal), laissant la France dans un état dans lequel elle n'avait pas
+été encore, et ne sera peut-être jamais.</p>
+
+<span class="sidedate">Juin 1802.</span>
+
+<span class="sidenote">Grand nombre de votes apportés dans les mairies, les
+greffes des tribunaux, les offices des notaires, etc.</span>
+
+<p>En ce moment, la population se présentait avec empressement aux
+mairies, aux greffes des tribunaux, chez les notaires, pour donner une
+réponse affirmative à la question posée par le Conseil d'État. On
+évaluait entre trois et quatre millions le nombre des votes qui
+étaient ou qui allaient être donnés. C'est peu en apparence sur une
+population de 36 millions d'âmes; c'est beaucoup, c'est plus qu'on ne
+demande, et qu'on n'obtient dans la plupart des constitutions connues,
+où trois, quatre, cinq cent mille suffrages, au plus, expriment les
+volontés nationales. En effet, sur 36 millions d'individus, il y en a
+la moitié à écarter comme appartenant à un sexe qui n'a pas de droits
+politiques. Sur les 18 millions restants, il y a les vieillards, les
+enfants, qui réduisent à 12 millions au plus la population mâle et
+valide d'un pays. C'est donc un nombre extraordinaire, si on songe aux
+hommes travaillant de leurs mains, la plupart illettrés, sachant à
+peine sous quel gouvernement <span class="pagenum"><a id="page524" name="page524"></a>(p. 524)</span> ils vivent, c'est un nombre
+extraordinaire, que celui de quatre millions d'habitants sur douze,
+amenés à se former une opinion, et surtout à l'exprimer.</p>
+
+<p>Il y avait, toutefois, quelques dissidents républicains ou royalistes,
+qui venaient exprimer leur v&oelig;u négatif, et qui par leur présence
+attestaient la liberté laissée à tout le monde. Mais c'était une
+minorité imperceptible. Du reste, adhérents ou refusants se montraient
+fort calmes, et produisaient par leur concours un mouvement à peine
+sensible, tant la population était tranquille et satisfaite.</p>
+
+<span class="sidenote">Changements qu'on projette d'apporter à la Constitution.</span>
+
+<p>Il y avait cependant une sorte de fermentation d'esprit autour du
+gouvernement, au sujet des changements qu'on ne pouvait manquer
+d'apporter à la Constitution, à la suite de la prorogation du Consulat
+à vie. On répandait à cette occasion mille bruits divers, ayant pour
+origine les v&oelig;ux de chaque parti.</p>
+
+<p>Les frères du général Bonaparte, Lucien en particulier, n'avaient pas
+entièrement renoncé à la monarchie héréditaire, qui leur donnait tout
+de suite rang de princes, et les mettait hors de pair avec les autres
+grands fonctionnaires de l'État. M. R&oelig;derer, l'ami et le confident
+de Lucien, était, de tous les personnages se mêlant d'avoir un avis,
+le plus avancé dans les opinions monarchiques, bien plus du reste par
+son inclination naturelle, que par aucune suggestion intéressée. Il
+était conseiller d'État, chargé de l'instruction publique sous les
+ordres du ministre de l'intérieur Chaptal, et il usait de cette
+position pour adresser aux préfets des circulaires, qui, parfaitement
+étrangères à l'objet dont il était chargé, avaient trait <span class="pagenum"><a id="page525" name="page525"></a>(p. 525)</span>
+directement aux questions dont s'occupaient alors le gouvernement et
+le public. Ces circulaires, dans lesquelles on adressait aux préfets
+certaines questions, en indiquant la réponse, et en l'indiquant dans
+un sens tout monarchique, ces circulaires n'émanant pas du ministre
+lui-même, mais partant cependant d'une autorité fort élevée,
+semblaient révéler un projet occulte, remontant peut-être très-haut.
+Elles agitaient les esprits dans les provinces, et donnaient lieu à
+mille rumeurs.</p>
+
+<p>M. R&oelig;derer et ceux qui partageaient ses idées, auraient voulu qu'on
+fît surgir des départements une sorte de v&oelig;u spontané, qui
+autorisât plus de hardiesse qu'on ne venait d'en montrer récemment.
+Ils ne manquaient pas d'adresser de vives instances au Premier Consul,
+pour qu'il tranchât plus hardiment les questions soulevées. Mais le
+Premier Consul était fixé. Il croyait, avec tous les amis sages du
+gouvernement, que c'était assez, du moins cette fois, que d'établir le
+Consulat à vie; que c'était la monarchie elle-même, surtout si on y
+ajoutait la faculté de désigner son successeur. Un mouvement d'opinion
+assez sensible parmi les hommes qui entouraient le pouvoir, même parmi
+les plus dévoués, avait averti le Premier Consul qu'il n'en fallait
+pas faire davantage. Il avait donc résolu de s'arrêter, et il
+qualifiait de démarches indiscrètes, tout ce que faisaient et disaient
+autour de lui des amis inhabiles, dont le zèle était loin de lui
+déplaire, mais n'était pas assez généralement partagé pour être
+accueilli.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page526" name="page526"></a>(p. 526)</span> Il s'occupait de faire lui-même à la Constitution quelques
+changements qui lui semblaient indispensables. Quoique médisant
+volontiers de l'ouvrage de M. Sieyès, il songeait à en conserver le
+fond, en y ajoutant seulement certaines commodités nouvelles pour le
+gouvernement.</p>
+
+<span class="sidenote">Quelques esprits songent un moment à la monarchie
+constitutionnelle, comme elle existe en Angleterre.</span>
+
+<p>Il se produisit une singulière disposition d'esprit chez quelques
+hommes. Ils demandaient qu'on revînt à la monarchie, puisque ainsi le
+voulait la force des choses; mais qu'en retour on donnât à la France
+les libertés qui, dans la monarchie, sont compatibles avec la royauté,
+c'est-à-dire qu'on lui donnât purement et simplement la monarchie
+anglaise, avec une royauté héréditaire et deux chambres indépendantes.
+M. Camille Jordan avait publié sur ce sujet un écrit, fort remarqué du
+petit nombre de personnes qui se mêlaient encore de questions
+politiques; car la masse n'avait pas d'autre avis que celui de laisser
+le Premier Consul faire comme il voudrait. Ainsi cette idée de la
+monarchie représentative, qui, dès le début de la Révolution, s'était
+présentée à MM. Lally-Tollendal et Mounier, comme la forme nécessaire
+de notre gouvernement, et qui, cinquante ans plus tard, devait en
+devenir la forme dernière, cette idée apparaissait encore une fois à
+quelques esprits, comme un de ces monts élevés et lointains, que, dans
+une longue route, on aperçoit plus d'une fois avant de les atteindre.</p>
+
+<p>Les royalistes sincères, qui désiraient la monarchie, même sans les
+Bourbons, si les Bourbons <span class="pagenum"><a id="page527" name="page527"></a>(p. 527)</span> étaient reconnus impossibles, et
+avec le général Bonaparte si elle n'était possible qu'avec lui,
+étaient fort de cet avis; et les royalistes gens de parti en étaient
+aussi, mais ces derniers par des motifs différents. Ils espéraient
+qu'avec des élections et une presse libre, tout serait bientôt remis
+en confusion, ainsi qu'il était arrivé sous le Directoire, et que de
+ce renouvellement du chaos, surgirait enfin la monarchie légitime des
+Bourbons, comme terme nécessaire des maux de la France.</p>
+
+<span class="sidenote">Le Premier Consul repousse l'idée de la monarchie
+anglaise.</span>
+
+<p>Le Premier Consul n'avait garde d'adhérer à un tel projet, quoique ce
+projet contînt la royauté pour lui-même. Ce n'était pas seulement par
+aversion pour les résistances que lui aurait opposées une pareille
+forme de gouvernement, c'était par la conviction sincère de
+l'impossibilité d'un tel établissement, dans l'état présent des
+choses.</p>
+
+<p>Ceux qui ne veulent voir en lui qu'un homme de guerre, tout au plus un
+administrateur, point un homme d'État, s'imaginent qu'il n'avait
+aucune idée de la Constitution anglaise. C'est une complète erreur.
+Voyant dans l'Angleterre la seule ennemie redoutable que la France eût
+en Europe, il tenait sur elle les yeux constamment fixés, et il avait
+pénétré les plus secrets ressorts de sa Constitution. Dans ses
+entretiens fréquents sur les matières de gouvernement, il en
+raisonnait avec une sagacité rare. Une chose lui déplaisait fort dans
+la Constitution britannique, et il en exprimait son sentiment avec
+cette vivacité de langage qui lui était propre: c'était de voir les
+grandes affaires d'État, celles qui exigent pour <span class="pagenum"><a id="page528" name="page528"></a>(p. 528)</span> réussir, de
+longues méditations, une grande suite dans les vues, un secret profond
+dans l'exécution, livrées à la publicité, et aux hasards de l'intrigue
+ou de l'éloquence.&mdash;Que MM. Fox, Pitt ou Addington, disait-il, soient
+plus adroits l'un que l'autre dans la conduite d'une intrigue
+parlementaire, ou plus éloquents dans une séance du Parlement, et nous
+aurons la guerre au lieu de la paix; le monde sera de nouveau en feu;
+la France détruira l'Angleterre, ou sera détruite par elle! Livrer,
+s'écriait-il avec colère, livrer le sort du monde à de tels
+ressorts!&mdash;Ce grand esprit, exclusivement préoccupé des conditions
+d'une bonne exécution dans les affaires de l'État, oubliait que, si on
+ne veut pas soumettre ces affaires aux influences parlementaires,
+lesquelles ne sont, après tout, que les influences nationales
+représentées par des hommes passionnés, faillibles sans doute, comme
+ils le sont tous, elles retombent sous des influences bien autrement
+fâcheuses, sous celle de madame de Maintenon dans un siècle dévot, de
+madame de Pompadour dans un siècle dissolu, et même, si on a la bonne
+fortune très-passagère de posséder un grand homme, comme Frédéric ou
+Napoléon, sous l'influence de l'ambition, épuisant jusqu'au bout la
+chance des batailles.</p>
+
+<p>Cette erreur à part, erreur bien naturelle chez le général Bonaparte,
+il était frappé, et il en convenait, de cette liberté sans orages,
+dont la Constitution britannique fait jouir l'Angleterre. Seulement il
+paraissait douter qu'elle pût convenir au caractère français, si
+prompt et si vif. À cet égard il laissait voir la plus complète
+<span class="pagenum"><a id="page529" name="page529"></a>(p. 529)</span> incertitude. Mais il la regardait comme parfaitement
+impossible en France dans les circonstances présentes.</p>
+
+<p>Le Premier Consul disait qu'une telle Constitution exigeait d'abord
+une forte dose d'hérédité; qu'il y fallait un roi et des pairs
+héréditaires; qu'en France les idées n'étaient pas tournées de ce
+côté; qu'on était prêt à le prendre, lui général Bonaparte, pour
+dictateur, mais qu'on n'en voudrait pas pour monarque héréditaire (ce
+qui était vrai dans le moment); qu'il en était de même pour le Sénat,
+auquel personne ne voudrait accorder l'hérédité, tout en lui accordant
+un pouvoir constituant extraordinaire; que le besoin de stabilité
+était senti jusqu'à faire concéder à tout le monde des pouvoirs fort
+étendus, mais viagers; que telle était actuellement la disposition des
+esprits; qu'il n'avait donc pas sous la main les éléments de la
+royauté à l'anglaise, car il n'avait ni roi ni pairs; que les
+sénateurs à vie de M. Sieyès, aristocrates d'hier, la plupart sans
+fortune, vivant d'appointements, seraient ridicules, si on essayait de
+les convertir en lords d'Angleterre; que, si, à leur défaut, on
+voulait prendre les grands propriétaires, on se mettrait sur les bras
+les plus redoutables ennemis, car ils étaient royalistes au fond du
+c&oelig;ur, plus amis des Anglais et des Autrichiens que des Français;
+qu'il n'avait pas de quoi faire une chambre haute; qu'en prenant les
+parleurs du Tribunat et les muets du Corps Législatif, il aurait bien,
+à la rigueur, de quoi faire une chambre basse, mais que pour rendre
+sérieuse cette <span class="pagenum"><a id="page530" name="page530"></a>(p. 530)</span> imitation de l'Angleterre, il faudrait la
+tribune, la presse, des élections libres, et qu'on s'exposerait ainsi
+à recommencer les quatre années du Directoire, dont il avait été
+témoin, et qui ne sortiraient pas de sa mémoire; qu'on avait vu se
+former alors dans les colléges électoraux une majorité, qui, sous
+prétexte d'écarter les hommes souillés de sang, ne voulait élire que
+des royalistes plus ou moins avoués; qu'on avait vu en même temps cent
+journaux, tout pleins des fureurs du royalisme, pousser dans le même
+sens, et que, sans le 18 fructidor, sans la force prêtée au Directoire
+par l'armée d'Italie, on aurait assisté au triomphe de cette contre
+révolution déguisée; que bientôt, par un contre-coup inévitable, à ces
+élections royalistes avaient succédé des élections terroristes, dont
+tous les honnêtes gens avaient été effrayés, et avaient demandé
+l'annulation; que, si on ouvrait de nouveau la carrière aux esprits,
+on irait, de convulsions en convulsions, au triomphe des Bourbons et
+de l'étranger; qu'il fallait en finir, arrêter ce torrent, et terminer
+la Révolution, en maintenant au pouvoir les hommes qui l'avaient
+faite, et en consacrant dans nos lois ses principes justes et
+nécessaires.</p>
+
+<p>À cette occasion, le Premier Consul répétait sa thèse favorite,
+consistant à dire que, pour sauver la Révolution, il fallait d'abord
+sauver ses propres auteurs, en les maintenant à la tête des affaires;
+et que sans lui ils seraient déjà tous disparus, par l'ingratitude de
+la génération présente.&mdash;Voyez, s'écriait-il, ce que sont devenus
+Rewbell, Barras, La Réveillère! <span class="pagenum"><a id="page531" name="page531"></a>(p. 531)</span> où sont-ils? qui pense à eux?
+il n'y a de sauvés que ceux que j'ai pris par la main, mis au pouvoir,
+soutenus, malgré le mouvement qui nous entraîne. Voyez M. Fouché,
+combien j'ai de peine à le défendre! M. de Talleyrand crie contre M.
+Fouché; mais les Malouet, les Talon, les Calonne, qui m'offrent leurs
+plans et leur concours, auraient bientôt écarté M. de Talleyrand
+lui-même, si je voulais m'y prêter. On ménage un peu plus les
+militaires, parce qu'on les craint, et parce qu'il n'est pas facile de
+prendre à la tête des armées la place des généraux Lannes et Masséna.
+Mais si on les ménage aujourd'hui, les ménagera-t-on long-temps?
+Moi-même, sais-je ce qu'on voudrait faire de moi? Ne m'a-t-on pas
+proposé de me nommer connétable de Louis XVIII? Sans doute l'esprit de
+la Révolution est immortel, il survivrait aux hommes. La Révolution
+finirait par triompher, mais par la main de messieurs de la société du
+Manége! et ce seraient toujours des réactions, des déchirements, et,
+pour fin dernière, la contre-révolution!&mdash;</p>
+
+<p>Maintenant, ajoutait le Premier Consul, il faut faire un gouvernement
+avec les hommes de la Révolution d'abord, avec ceux qui ont de
+l'expérience, des services, et point de sang sur leurs habits, à moins
+que ce ne soit le sang des Russes et des Autrichiens; puis leur
+adjoindre un petit nombre d'hommes surgis nouvellement, et jugés
+capables, ou d'hommes d'autrefois, tirés de Versailles si l'on veut,
+pourvu qu'ils soient capables aussi, et qu'ils viennent en adhérents
+soumis, non en protecteurs dédaigneux. <span class="pagenum"><a id="page532" name="page532"></a>(p. 532)</span> Pour atteindre ce but,
+la Constitution de M. Sieyès est bonne, sauf quelques modifications.
+Il faut, en outre, consacrer le grand principe de la Révolution
+française, qui est l'égalité civile, c'est-à-dire, la justice
+distributive en toutes choses, législation, tribunaux, administration,
+impôt, service militaire, distribution des emplois, etc. Aujourd'hui
+tout département est l'égal d'un autre département; tout Français est
+l'égal d'un autre Français; tout citoyen obéit à la même loi,
+comparaît devant le même juge, subit le même châtiment, reçoit la même
+récompense, paie le même impôt, fournit le même service militaire,
+arrive aux mêmes grades, quelle que soit sa naissance, sa religion ou
+son lieu d'origine. Voilà le grand résultat social de la Révolution,
+pour lequel il valait la peine de souffrir ce qu'on a souffert, et
+qu'il faut maintenir invariablement. Après ce résultat, il en est un
+autre à maintenir avec une égale vigueur, c'est la grandeur de la
+France. Les cris de la presse, les éclats de la tribune, tout cela ne
+nous va plus, tout cela nous ira peut-être dans d'autres temps.
+Maintenant il nous faut de l'ordre, du repos, de la prospérité, des
+affaires bien conduites, et la conservation de notre grandeur
+extérieure. Pour conserver cette grandeur, la lutte n'est pas finie,
+elle recommencera; et pour la soutenir nous aurons besoin de beaucoup
+de force et d'unité dans le gouvernement!&mdash;</p>
+
+<p>Telle est la substance des entretiens continuels du Premier Consul,
+avec ceux qu'il avait admis à lui donner leurs idées, et avec lesquels
+il prépara le remaniement de la Constitution consulaire.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page533" name="page533"></a>(p. 533)</span> On peut y reconnaître sa manière habituelle de penser. Sans
+nier l'avenir, ne s'inquiétant que du présent, il voyait le bien
+actuel de la France dans la réunion de tous les partis, dans le
+maintien et l'achèvement de la réforme sociale accomplie par la
+Révolution; enfin, dans le développement de la puissance acquise par
+nos armes. Quant à la liberté, il l'écartait comme un retour à tous
+les troubles, comme un obstacle à tout ce qu'il voulait faire de bon,
+et lui laissait dans sa pensée la place d'un problème difficile,
+obscur, dont la solution ne le concernait pas lui-même, car douze
+années d'agitation en avaient fait passer le besoin et le désir pour
+long-temps. M. Sieyès, avec sa constitution aristocratique, empruntée
+aux républiques du moyen âge à leur déclin, avec son Sénat revêtu du
+pouvoir électoral, avec ses listes de notabilité, espèce de livre d'or
+immuable, avait trouvé la constitution qui convenait le mieux à cette
+situation.</p>
+
+<span class="sidenote">Idées auxquelles s'arrête le Premier Consul, relativement à
+la Constitution, et aux changements qu'il convient d'y apporter.</span>
+
+<p>Le Premier Consul n'avait garde de toucher au Sénat: il voulait, au
+contraire, le rendre plus puissant; mais il projeta un premier
+changement, qui, en apparence, fut une concession à l'influence
+populaire.</p>
+
+<p>Les listes de notabilité, qui contenaient les cinq cent mille
+individus parmi lesquels on devait choisir les conseils
+d'arrondissement et de département, le Corps Législatif, le Tribunat,
+le Sénat lui-même, auxquelles on ne touchait jamais que pour y
+remplacer les morts ou en retrancher les indignes, tels que les
+faillis par exemple, les listes de notabilité paraissaient trop
+illusoires, et laissaient le gouvernement, <span class="pagenum"><a id="page534" name="page534"></a>(p. 534)</span> comme on dirait
+aujourd'hui, sans lien avec le pays. Elles étaient d'ailleurs
+très-difficiles à composer, car les citoyens ne mettaient aucun
+intérêt à se mêler d'une &oelig;uvre aussi insignifiante.</p>
+
+<p>Le Premier Consul pensa que l'augmentation d'autorité qui lui était
+destinée, et quelques autres modifications favorables au pouvoir qui
+allaient être apportées à la Constitution, devaient être payées d'une
+concession populaire, au moins apparente. Il résolut de rétablir les
+colléges électoraux.</p>
+
+<span class="sidenote">Suppression des listes de notabilité.</span>
+
+<p>En conséquence, on imagina diverses espèces de colléges. D'abord on
+créa des assemblées de canton, composées de tous les habitants du
+canton qui avaient l'âge et la qualité de citoyen, chargées d'élire
+deux colléges électoraux, l'un d'arrondissement, l'autre de
+département. Le collége d'arrondissement devait être formé en raison
+de la population, et se composer d'un individu sur cinq cents. Le
+collége de département devait être formé de même, à raison d'un sur
+mille. Mais les choix pour celui-ci ne pouvaient pas aller au delà des
+six cents plus imposés.</p>
+
+<span class="sidenote">Établissement de collége électoraux à vie.</span>
+
+<p>Les deux colléges électoraux d'arrondissement et de département
+devaient être élus à vie par les assemblées de canton, qui, une fois
+cette nomination générale faite, n'avaient plus qu'à remplacer les
+morts ou les indignes.</p>
+
+<p>Le gouvernement nommait les présidents de toutes ces assemblées, tant
+assemblées de canton que colléges électoraux. Il pouvait dissoudre un
+collége électoral. Alors les assemblées de canton étaient convoquées
+pour composer de nouveau le collége dissous.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page535" name="page535"></a>(p. 535)</span>
+
+<span class="sidedate">Juillet 1802.</span>
+
+<span class="sidenote">Les colléges électoraux chargés de présenter des candidats
+entre lesquels le Sénat doit choisir.</span>
+
+<p>Les assemblées de canton et les deux colléges électoraux
+d'arrondissement et de département présentaient des candidats aux
+Consuls, pour la composition des justices de paix, des autorités
+municipales et départementales. Les colléges d'arrondissement
+présentaient deux candidats pour les places vacantes au Tribunat; les
+colléges de département, deux candidats pour les places vacantes au
+Sénat. Chacun de ces deux colléges présentait deux candidats pour les
+places vacantes au Corps Législatif, ce qui en faisait quatre. De
+façon que le Tribunat avait pour origine le conseil d'arrondissement;
+le Sénat avait pour origine le conseil de département; le Corps
+Législatif, l'un et l'autre.</p>
+
+<p>C'était toujours le Sénat qui était chargé de choisir, entre les
+candidats présentés, les membres du Tribunat, du Corps Législatif et
+du Sénat lui-même.</p>
+
+<p>On voit en quoi consistait le changement apporté à la Constitution. Au
+lieu de ces listes de notabilité, complétées ou modifiées de temps en
+temps par l'universalité des citoyens, des colléges électoraux à vie,
+nommés par cette même universalité, désignaient des candidats, entre
+lesquels choisissait le Sénat, corps générateur de tous les autres. Le
+changement n'était pas grand, car ces colléges électoraux à vie,
+modifiés quelquefois, quand il y avait des morts ou des indignes à
+remplacer, étaient à peu près aussi immuables que les listes de
+notabilité, mais ils s'assemblaient dans certaines occasions pour
+élire des candidats. Sous ce rapport les citoyens recouvraient
+quelque part à la composition des assemblées délibérantes. <span class="pagenum"><a id="page536" name="page536"></a>(p. 536)</span>
+Il y avait peu, du reste, à craindre avec une telle composition le
+tumulte électoral.</p>
+
+<p>Le Corps Législatif et le Tribunat devaient être divisés en cinq
+séries, sortant l'une après l'autre, chaque année. Le Sénat remplaçait
+la série sortante, en prenant les nouveaux élus parmi les candidats
+présentés. Les colléges à vie remplaçaient ensuite les candidats que
+l'élection du cinquième avait absorbés.</p>
+
+<p>Après cette concession, qui paraissait si exorbitante alors, que tous
+les collaborateurs du Premier Consul allaient disant qu'il fallait un
+pouvoir bien fort, bien sûr de lui-même, pour faire une aussi large
+part à l'influence populaire, on s'occupa de compléter les
+attributions du Sénat, conformément aux indications tirées des
+derniers événements.</p>
+
+<span class="sidenote">Nouvelles attributions données au Sénat.</span>
+
+<p>Le Sénat dut conserver d'abord le pouvoir d'élire tous les corps de
+l'État. On voulut lui conférer, en outre, un pouvoir constituant plus
+complet. Déjà on lui avait fait exercer ce pouvoir, en lui donnant à
+interpréter l'article 38 de la Constitution, en l'appelant à prononcer
+le rappel des émigrés, en lui demandant une prolongation d'autorité
+pour le Premier Consul. Il était commode d'avoir à côté de soi un
+pouvoir constituant, toujours prêt à créer ce dont on aurait besoin.</p>
+
+<span class="sidenote">Pouvoir constituant.</span>
+
+<p>Il fut donc établi que le Sénat, par des sénatus-consultes, dits
+organiques, aurait la faculté d'interpréter la Constitution, de la
+compléter, de faire en un mot tout ce qui serait nécessaire à sa
+marche.</p>
+
+<span class="sidenote">Pouvoir de suspendre la Constitution, de dissoudre le Corps
+Législatif, de cesser les décisions des tribunaux.</span>
+
+<p>Il fut arrêté encore, que, par des sénatus-consultes <span class="pagenum"><a id="page537" name="page537"></a>(p. 537)</span>
+simples, le Sénat pourrait prononcer la suspension de la Constitution
+ou du jury dans certains départements, statuer dans quel cas un
+individu, détenu extraordinairement, serait renvoyé à ses juges
+naturels, ou maintenu en état de détention. On délégua enfin à ce
+corps deux attributions extraordinaires, l'une appartenant à la
+royauté dans la monarchie, l'autre n'appartenant à aucun pouvoir dans
+un État régulier; la première était la faculté de dissoudre le Corps
+Législatif et le Tribunat; la seconde, celle de casser les jugements
+des tribunaux, lorsqu'ils seraient attentatoires à la sûreté de
+l'État.</p>
+
+<p>Cette dernière attribution serait inconcevable, si les circonstances
+du temps ne l'avaient expliquée. Certains tribunaux venaient, en
+effet, de rendre des jugements, en matière de biens nationaux, qui
+pouvaient pousser au désespoir la classe nombreuse et puissante des
+acquéreurs.</p>
+
+<span class="sidenote">Augmentation du nombre des sénateurs.</span>
+
+<p>Il fut décidé ensuite que le Sénat, qui devait en dix ans être porté
+de soixante membres à quatre-vingts, au moyen de deux nominations par
+an, serait immédiatement porté à quatre-vingts. C'étaient quatorze
+nominations à faire sur-le-champ. Le Premier Consul reçut, en outre,
+le pouvoir de nommer directement des sénateurs jusqu'au nombre de
+quarante, ce qui faisait cent vingt pour le nombre total du corps. On
+affranchissait ainsi le gouvernement de nouveaux désagréments, tels
+que ceux qu'il avait essuyés au commencement de la session de l'an <span class="smcap">X</span>.</p>
+
+<span class="sidenote">Modifications à l'organisation du Conseil d'État et du
+Tribunat.</span>
+
+<p>Le Tribunat et le Conseil d'État furent également <span class="pagenum"><a id="page538" name="page538"></a>(p. 538)</span> modifiés
+dans leur organisation. Tandis que le Conseil d'État put être porté à
+cinquante membres, le Tribunat dut être réduit à cinquante, par voie
+d'extinction successive, et divisé en sections, répondant aux sections
+du Conseil d'État. Il devait faire un premier examen en section, et à
+huis-clos, des projets de lois, qui lui seraient soumis ensuite en
+assemblée générale. Il devait toujours les discuter par l'organe de
+trois orateurs devant le Corps Législatif muet, contradictoirement
+avec trois conseillers d'État, ou d'accord avec eux, suivant que le
+projet aurait été rejeté ou adopté.</p>
+
+<p>Ce n'était plus dès lors qu'un second Conseil d'État, chargé de
+critiquer à huis-clos, et par conséquent sans énergie, ce qu'avait
+fait le premier.</p>
+
+<span class="sidenote">Création d'un Conseil privé.</span>
+
+<p>Enfin la prérogative de voter les traités fut enlevée au Corps
+Législatif et au Tribunat. Le Premier Consul se souvenait de ce qui
+était arrivé au traité avec la Russie, et ne voulait pas être exposé à
+une scène du même genre. Il imagina un Conseil privé, composé des
+Consuls, des ministres, de deux sénateurs, de deux conseillers d'État,
+de deux membres de la Légion-d'Honneur, ayant la qualité de
+grands-officiers, les uns et les autres désignés par le Premier Consul
+pour chaque occasion importante. Ce Conseil privé devait être seul
+consulté sur la ratification des traités. Il était chargé aussi de
+rédiger les sénatus-consultes organiques.</p>
+
+<p>La création d'un Conseil privé était un tort fait au Conseil d'État,
+et ce dernier y parut sensible. Le Premier Consul lui retirait, par
+cette institution, <span class="pagenum"><a id="page539" name="page539"></a>(p. 539)</span> la connaissance des traités qu'il avait
+eue jusque-là, commençant à croire que c'était trop de trente à
+quarante individus, pour des communications de ce genre.</p>
+
+<span class="sidenote">Pouvoir de désigner son successeur, accordé au Premier
+Consul.</span>
+
+<p>Restait à organiser le pouvoir exécutif sur la nouvelle base du
+Consulat à vie. Le Premier Consul voulut que le pouvoir, qui lui était
+déféré à vie, le fût aussi pour la même durée de temps à ses
+collègues. Vous avez assez fait pour moi, dit-il au consul Cambacérès,
+pour que j'assure votre position.&mdash;Le principe de la durée à vie fut
+donc posé pour les trois Consuls, aussi bien dans le présent que dans
+l'avenir. Restait la grande question de la désignation du successeur
+du Premier Consul, par laquelle il fallait suppléer à l'hérédité. Le
+général Bonaparte avait d'abord refusé la faculté qu'on voulait lui
+conférer de désigner lui-même son successeur. Il se rendit enfin, et
+on arrêta qu'il pourrait le désigner de son vivant. Dans ce cas, il
+devait le présenter au Sénat avec un grand appareil. Le successeur
+désigné prêtait serment à la République dans le sein du Sénat, en
+présence des Consuls, des ministres, du Corps Législatif, du Tribunat,
+du Conseil d'État, du tribunal de cassation, des archevêques et
+évêques, des présidents des colléges électoraux, des grands-officiers
+de la Légion-d'Honneur, et des maires des vingt-quatre grandes villes
+de la République. Après cette solennité, il était adopté par le Consul
+vivant et par la nation. Il prenait rang au Sénat avec les Consuls,
+immédiatement après le troisième.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page540" name="page540"></a>(p. 540)</span> Toutefois, si pour s'épargner des chagrins de famille, le
+Premier Consul ne désignait pas son successeur de son vivant, et ne
+voulait le nommer que dans son testament, alors il devait, avant sa
+mort, remettre ce testament, revêtu de son sceau, aux autres Consuls,
+en présence des ministres, et des présidents du Conseil d'État. Ce
+testament devait rester déposé aux archives de la République. Mais
+dans ce cas il fallait que le Sénat ratifiât la volonté testamentaire,
+qui ne s'était pas produite du vivant du Consul testateur.</p>
+
+<p>Lorsque le Premier Consul n'avait pas fait d'adoption pendant sa vie,
+lorsqu'il n'avait pas laissé de testament, ou que son testament
+n'avait pas été ratifié, alors les second et troisième Consuls étaient
+chargés de désigner le successeur. Ils le proposaient au Sénat, qui
+était chargé de l'élire.</p>
+
+<p>Telles furent les formes employées pour garantir la transmission du
+pouvoir. C'était l'adoption au lieu de l'hérédité, mais rien
+n'empêchait que ce fût aussi l'hérédité, car le chef de l'État était
+libre de choisir son fils, s'il en avait un. Seulement, il pouvait
+préférer entre ses héritiers celui qui lui paraîtrait le plus digne.</p>
+
+<p>Les Consuls étaient de droit membres du Sénat; ils devaient le
+présider.</p>
+
+<p>Une grande prérogative fut ajoutée au pouvoir du Premier Consul. Il
+reçut le droit de faire grâce. C'était assimiler, autant que possible,
+son autorité à celle de la royauté.</p>
+
+<p>À l'avénement du nouveau Premier Consul, une <span class="pagenum"><a id="page541" name="page541"></a>(p. 541)</span> loi devait
+fixer son traitement, ou, pour mieux dire, sa liste civile. Cette
+fois, une somme de six millions pour le Premier Consul, de douze cent
+mille francs pour ses deux collègues, dut être inscrite au budget.</p>
+
+<span class="sidenote">Quelques dispositions nouvelles relatives aux tribunaux.</span>
+
+<p>À toutes ces dispositions furent ajoutés quelques arrangements
+nouveaux, relativement à la discipline des tribunaux. L'administration
+se comportait mieux que la justice, parce que dépendant d'un maître
+impartial et ferme, révocable à chaque instant par lui, elle marchait
+exactement suivant son esprit. Mais la justice usait de son
+indépendance, comme on usait alors de toute liberté accordée, pour se
+livrer aux passions du temps. En certains lieux, elle persécutait les
+acquéreurs de biens nationaux; en d'autres, elle les favorisait
+injustement. Mais nulle part elle ne montrait cette discipline qu'on
+lui a vue depuis, et qui donne à un grand corps de magistrature un
+aspect digne, quoique soumis. À la disposition qui venait de déférer
+dans certains cas les jugements des tribunaux au Sénat, disposition
+tout extraordinaire, et heureusement passagère, on ajouta une
+disposition disciplinaire. Les tribunaux de première instance furent
+placés sous la discipline des tribunaux d'appel, et les tribunaux
+d'appel sous celle du tribunal de cassation. Un juge qui avait manqué
+à ses devoirs pouvait être appelé devant le tribunal supérieur,
+réprimandé ou suspendu. À la tête de toute la magistrature dut être
+placé un <span class="smcap">GRAND-JUGE</span>, ayant la faculté de présider les tribunaux s'il
+le voulait, chargé de les surveiller, et de les administrer. Il était
+ainsi <span class="pagenum"><a id="page542" name="page542"></a>(p. 542)</span> ministre de la justice en même temps que magistrat.</p>
+
+<p>Telles furent les modifications apportées à la Constitution
+consulaire, les unes imaginées par le Premier Consul, les autres
+proposées par ses conseillers. Elles furent réunies dans un projet de
+sénatus-consulte organique, qui devait être présenté au Sénat et
+adopté par ce corps.</p>
+
+<p>Elles consistaient, comme on vient de le voir, à substituer aux listes
+de notabilité, vaste candidature inerte et illusoire, des colléges
+électoraux à vie, s'assemblant quelquefois pour présenter des
+candidats au choix du Sénat; à donner au Sénat, déjà chargé des
+fonctions électorales, et du soin de veiller à la Constitution, le
+pouvoir de modifier cette Constitution, de la compléter, de lever tout
+obstacle à sa marche, le pouvoir enfin de dissoudre le Tribunat et le
+Corps Législatif; à conférer au général Bonaparte le Consulat à vie,
+avec faculté de désigner son successeur; à lui donner, en outre, la
+plus belle des prérogatives de la royauté, le droit de faire grâce; à
+ôter au Tribunat la puissance du nombre, et presque celle de la
+publicité, à en faire ainsi un second Conseil d'État, chargé de
+critiquer les &oelig;uvres du premier; à reporter du Corps Législatif et
+du Conseil d'État vers un Conseil privé, certaines grandes affaires de
+gouvernement, telles par exemple que l'approbation des traités, enfin
+à établir entre les tribunaux une hiérarchie et une discipline.</p>
+
+<p>C'était toujours la constitution aristocratique de <span class="pagenum"><a id="page543" name="page543"></a>(p. 543)</span> M.
+Sieyès, apte à tourner à l'aristocratie ou au despotisme, suivant la
+main qui la dirigerait; tournant en ce moment au pouvoir absolu sous
+la main du général Bonaparte, mais pouvant tourner, après sa mort, à
+une franche aristocratie, si, avant de mourir, il ne précipitait pas
+le tout dans un abîme.</p>
+
+<p>En attribuant, pour sa propre commodité, de si hautes attributions au
+Sénat, le Premier Consul s'était assuré, pendant sa vie, un instrument
+dévoué, par la main duquel il pourrait tout ce qu'il voudrait; mais,
+après sa mort, l'instrument, devenu indépendant, serait tout-puissant
+à son tour. Sous un successeur moins grand, moins glorieux, avec des
+esprits éveillés à la suite d'un long repos, un spectacle entièrement
+nouveau devait s'offrir. L'aristocratie départementale, dont se
+composaient les colléges électoraux à vie, l'aristocratie nationale
+dont se composait le Sénat, l'une présentant des candidats à l'autre,
+pouvaient bien un jour par un concours de vues naturel, même
+nécessaire, créer dans le Corps Législatif et le Tribunat une majorité
+invincible pour le monarque qualifié de Premier Consul, et faire
+renaître ainsi une sorte de liberté, liberté aristocratique, il est
+vrai, mais qui n'est ordinairement ni la moins fière, ni la moins
+conséquente, ni la moins durable de toutes. Du reste, la liberté est
+toujours garantie quand le pouvoir est partagé et soumis à des
+délibérations. Il ne peut, en effet, jamais y avoir sur les grands
+intérêts d'un pays que deux opinions plausibles. Si le pouvoir a en
+face de lui une autorité capable <span class="pagenum"><a id="page544" name="page544"></a>(p. 544)</span> de lui résister, celle-ci,
+aristocratique ou autre, embrasse, par un irrésistible penchant à la
+contradiction, l'opinion qu'il a repoussée. Elle tend à la paix en
+présence d'un pouvoir tendant à la guerre; elle tend à la guerre en
+présence d'un pouvoir tendant à la paix; elle adopte les vues
+libérales en présence d'un pouvoir inclinant aux vues conservatrices.
+En un mot, il y a contradiction, dès lors examen et liberté; car la
+liberté consiste principalement à faire débattre franchement et
+courageusement par les citoyens, n'importe de quelle origine, le pour
+et le contre sur les affaires de l'État. Cette constitution de M.
+Sieyès pouvait donc un jour revenir à son but primitif; mais, dans le
+moment, elle n'était qu'un masque pour la dictature. Une constitution,
+quelle qu'elle soit, donne toujours des résultats conformes à l'état
+présent des esprits. Il y a des temps où contredire est la tendance
+dominante, d'autres où le goût d'adhérer est général. On était alors
+porté à l'adhésion: la forme du pouvoir était, au fond, assez
+indifférente.</p>
+
+<span class="sidenote">Caractère du nouveau gouvernement après l'institution du
+Consulat à vie.</span>
+
+<p>Il faut toutefois le reconnaître, cette république nominale avait une
+rare grandeur: elle rappelait, sous quelque rapport, la République
+romaine convertie en Empire. Ce Sénat avait la puissance du Sénat de
+l'ancienne Rome, puissance qu'il livrait à l'Empereur quand celui-ci
+était fort, qu'il reprenait pour en user lui-même, quand l'Empereur
+était faible ou libéral. Ce Premier Consul avait bien le pouvoir des
+Empereurs romains; il en avait l'hérédité, c'est-à-dire le choix
+entre ses successeurs naturels <span class="pagenum"><a id="page545" name="page545"></a>(p. 545)</span> ou adoptifs. Ajoutons qu'il en
+avait à peu près la puissance sur le monde.</p>
+
+<span class="sidenote">Le Sénat chargé de supputer les votes émis, et de proclamer
+le résultat.</span>
+
+<p>La nouvelle Constitution remaniée était prête; les votes demandés à
+tous les citoyens étaient émis. Le consul Cambacérès, toujours
+conciliant, proposa au Premier Consul l'idée fort sage, de confier au
+Sénat le soin de supputer les votes recueillis, d'en compter et d'en
+proclamer le nombre. C'était, disait-il avec raison, une manière toute
+naturelle de tirer ce grand corps d'une situation fausse, amenée par
+une méprise. Le Sénat avait, effectivement, proposé une prorogation de
+dix ans, et le Premier Consul avait pris le Consulat à vie. Depuis le
+Sénat s'était tu, et n'avait fait, ni pu faire aucune démarche. Lui
+donner le résultat à proclamer, c'était l'y associer, et le tirer de
+l'état de gêne où il se trouvait.&mdash;Venez, dit M. Cambacérès au Premier
+Consul, venez au secours de gens qui se sont trompés en voulant trop
+vous deviner.&mdash;Le Premier Consul sourit d'une malice peu ordinaire à
+son prudent collègue, et consentit avec empressement à la proposition
+si sensée qui lui était faite. Les registres sur lesquels les votes
+avaient été déposés furent envoyés au Sénat pour qu'il en fît la
+supputation. 3,577,259 citoyens avaient donné leurs suffrages, et, sur
+ce nombre, 3,568,885 avaient voté pour le Consulat à vie. Sur cette
+énorme masse d'approbateurs, il y avait eu seulement huit mille et
+quelques cents refusants: c'était une imperceptible minorité. Jamais
+gouvernement n'a obtenu un tel assentiment, et ne l'a mérité au même
+degré.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page546" name="page546"></a>(p. 546)</span> Ce résultat constaté, le Sénat rendit un sénatus-consulte en
+trois articles. Le premier de ces articles était ainsi conçu: <i>Le
+peuple français</i> <span class="smcap">NOMME</span>, et le <i>Sénat</i> <span class="smcap">proclame, Napoléon Bonaparte</span>
+Premier Consul à vie.</p>
+
+<p>C'est à partir de cette époque que le prénom de <span class="smcap">Napoléon</span> a commencé de
+figurer dans les actes publics, à côté du nom de famille du général
+<span class="smcap">Bonaparte</span>, seul connu jusqu'alors dans le monde. Ce prénom si
+éclatant, que la voix des nations a tant répété depuis, n'avait été
+encore employé qu'une fois, c'est dans l'acte constitutif de la
+République italienne. En approchant de la souveraineté, le prénom, se
+détachant peu à peu du nom de famille, devait bientôt figurer seul
+dans la langue universelle, et le général Bonaparte, appelé un moment
+Napoléon Bonaparte, ne devait bientôt plus s'appeler que Napoléon,
+conformément à la manière de désigner les rois.</p>
+
+<p>Le second article du sénatus-consulte portait qu'une statue de la
+Paix, tenant dans une main le laurier de la victoire, et dans l'autre
+le décret du Sénat, attesterait à la postérité la reconnaissance de la
+nation.</p>
+
+<p>Enfin, le troisième article portait que le Sénat en corps irait
+présenter au Premier Consul, avec ce sénatus-consulte, l'expression de
+la <span class="smcap">CONFIANCE</span>, de l'<span class="smcap">AMOUR</span> et de l'<span class="smcap">ADMIRATION</span> du peuple français. Ces
+trois expressions sont celles du décret lui-même.</p>
+
+<span class="sidenote">Le Sénat apporte aux Tuileries le sénatus-consulte, qui
+proclame <span class="smcap">Napoléon Bonaparte</span> consul à vie.</span>
+
+<p>On choisit pour amener le Sénat aux Tuileries un jour de grande
+réception diplomatique. C'était le <span class="pagenum"><a id="page547" name="page547"></a>(p. 547)</span> 3 août 1802 (15 thermidor)
+au matin. Tous les ministres de l'Europe pacifiée étaient réunis dans
+une vaste salle, où le Premier Consul avait coutume de les recevoir,
+et de se faire présenter les étrangers de distinction. L'audience
+était à peine commencée lorsqu'on annonça le Sénat. Ce corps rassemblé
+tout entier fut introduit à l'instant même. Le président Barthélemy
+portait la parole.</p>
+
+<p>«Le peuple français, dit-il au Premier Consul, le peuple français,
+reconnaissant des immenses services que vous lui avez rendus, veut que
+la première magistrature de l'État soit inamovible entre vos mains. En
+s'emparant ainsi de votre vie tout entière, il n'a fait qu'exprimer la
+pensée du Sénat, déposée dans le sénatus-consulte du 18 floréal. La
+nation, par cet acte solennel de gratitude, vous donne la mission de
+consolider nos institutions.» Après cet exorde, le président énumérait
+brièvement les grandes actions du général Bonaparte dans la guerre et
+dans la paix, prédisait les prospérités de l'avenir, sans les malheurs
+que personne peut-être ne prévoyait alors, et lui répétait enfin ce
+que proclamaient dans le moment toutes les bouches de la renommée. Le
+président lut ensuite le texte du décret. Le Premier Consul,
+s'inclinant devant le Sénat, répondit par ces nobles paroles:</p>
+
+<p>«La vie d'un citoyen est à sa patrie. Le peuple français veut que la
+mienne tout entière lui soit consacrée..., j'obéis à sa volonté.</p>
+
+<span class="sidedate">Août 1802.</span>
+
+<p>»Par mes efforts, par votre concours, citoyens <span class="pagenum"><a id="page548" name="page548"></a>(p. 548)</span> sénateurs,
+par le concours de toutes les autorités, par la confiance et la
+volonté de cet immense peuple, la liberté, l'égalité, la prospérité de
+la France seront à l'abri des caprices du sort et de l'incertitude de
+l'avenir. Le meilleur des peuples sera le plus heureux, comme il est
+le plus digne de l'être; et sa félicité contribuera à celle de
+l'Europe entière.</p>
+
+<p>»Content alors d'avoir été appelé, par l'ordre de celui de qui tout
+émane, à ramener sur la terre l'ordre, la justice, l'égalité,
+j'entendrai sonner la dernière heure, sans regret et sans inquiétude
+sur l'opinion des générations futures.»</p>
+
+<p>Après des remercîments affectueux au Sénat, le Premier Consul
+reconduisit ce corps, et continua de recevoir les étrangers, que lui
+amenaient les ministres d'Angleterre, de Russie, d'Autriche, de
+Prusse, de Suède, de Bavière, de Hesse, de Wurtemberg, d'Espagne, de
+Naples, d'Amérique, car l'univers entier était dans ce moment en paix
+avec la France. Ce même jour on présentait au Premier Consul lord
+Holland et lord Grey (ceux que la génération actuelle a connus), avec
+une foule d'autres personnages de distinction.</p>
+
+<span class="sidenote">Le sénatus-consulte, contenant les modifications à la
+Constitution, délibéré au Conseil d'État.</span>
+
+<p>Le lendemain, 4 août, les nouveaux articles modificatifs de la
+Constitution furent soumis au Conseil d'État. Le Premier Consul
+présidait cette séance solennelle; il lisait les articles l'un après
+l'autre, et les motivait avec précision et vigueur. Il exprimait sur
+chacun les idées que nous avons exposées ci-dessus. Il provoquait
+lui-même les objections, et y répondait. Sur la désignation du
+successeur, il y eut <span class="pagenum"><a id="page549" name="page549"></a>(p. 549)</span> une courte discussion, dans laquelle on
+put apercevoir encore quelque trace de la résistance qu'il avait
+opposée à cette disposition. MM. Petiet et R&oelig;derer soutenaient que
+la désignation du successeur, faite par testament, devait être aussi
+obligatoire que si elle était faite par le moyen de l'adoption
+solennelle, en présence des corps de l'État. Le Premier Consul ne
+voulut pas que ce testament fût obligatoire pour le Sénat, par le
+motif qu'un homme mort, quelque grand qu'il eût été, n'était plus
+rien; que sa dernière volonté pouvait toujours être cassée, et qu'en
+la soumettant à la ratification du Sénat, on ne faisait que
+reconnaître une nécessité inévitable. À cette occasion, il prononça
+sur l'hérédité quelques paroles singulières, qui prouvaient que, pour
+l'instant, il n'y songeait plus. Il répéta en effet, avec de certains
+développements, qu'elle était hors des m&oelig;urs et des opinions
+régnantes. Sa nature ne le portait ni au mensonge ni à l'hypocrisie;
+mais, placé, comme les hommes le sont toujours, sous l'influence du
+moment présent, il repoussait l'hérédité, parce qu'il avait vu les
+esprits peu disposés à l'adopter, et que, revêtu d'ailleurs d'un
+pouvoir tout à fait monarchique, il se contentait de la réalité sans
+le titre. À en juger par ses paroles, il avait franchement pris son
+parti à cet égard.</p>
+
+<p>Il y eut ensuite des réclamations contre l'institution du Conseil
+privé, dans l'intérêt du Conseil d'État, qui se trouvait un peu
+diminué par cette institution. Ici le Premier Consul laissa voir un
+certain embarras, envers un corps qu'il avait jusque-là traité
+<span class="pagenum"><a id="page550" name="page550"></a>(p. 550)</span> avec une prédilection si marquée, et qu'il semblait
+dépouiller d'une partie de son importance. Il dit que le Conseil privé
+n'était institué que pour des cas fort rares, qui exigeaient un secret
+rigoureux, impossible dans une réunion de quarante ou cinquante
+personnes; que du reste le Conseil d'État conserverait toujours la
+même importance, et la connaissance des grandes affaires.</p>
+
+<p>Après quelques modifications de détail, le sénatus-consulte fut porté
+au Sénat, et après une sorte d'homologation converti en
+Sénatus-Consulte organique. Le lendemain, 5 août (17 thermidor), il
+fut publié avec les formes d'usage, et devint ainsi le complément de
+la Constitution consulaire.</p>
+
+<p>La France ressentait une satisfaction profonde. La famille du Premier
+Consul n'avait vu s'accomplir ni toutes ses craintes, ni tous ses
+v&oelig;ux; néanmoins elle partageait le contentement général. Madame
+Bonaparte commençait à se rassurer, en voyant s'évanouir l'idée de la
+royauté. Cette espèce d'hérédité, qui laissait au chef de l'État le
+soin de se choisir un successeur, était tout ce qu'elle désirait, car
+elle n'avait pas d'enfant du général Bonaparte, et possédait une fille
+chérie, épouse de Louis Bonaparte, qui allait devenir mère. Elle
+souhaitait et se flattait d'avoir un petit-fils. Elle croyait voir en
+lui l'héritier du sceptre du monde. Son époux partageait ces vues. Les
+frères de Napoléon (nous l'appellerons ainsi désormais), les frères de
+Napoléon étaient moins satisfaits, du moins Lucien, dont rien ne
+calmait la continuelle activité d'esprit. Mais on venait d'introduire
+pour eux, dans les <span class="pagenum"><a id="page551" name="page551"></a>(p. 551)</span> articles organiques, une disposition
+imaginée pour leur plaire. La loi de la Légion-d'Honneur avait statué
+que le grand conseil de la Légion serait composé des trois Consuls, et
+d'un représentant de chacun des grands corps de l'État. Le Conseil
+d'État avait nommé pour cette charge Joseph Bonaparte; le Tribunat,
+Lucien. Une disposition du sénatus-consulte portait que les membres du
+grand conseil de la Légion-d'Honneur seraient de droit sénateurs. Les
+deux frères de Napoléon étaient donc personnages principaux dans la
+belle institution chargée de distribuer toutes les récompenses, et de
+plus membres du Sénat, appelés naturellement à exercer dans ce corps
+une grande influence. Joseph, modéré dans ses v&oelig;ux, semblait ne
+plus rien désirer. Lucien n'était satisfait qu'à moitié; il n'était
+pas dans sa nature de l'être davantage. Le Premier Consul, en faisant
+ses collègues Cambacérès et Lebrun consuls à vie, avait voulu avoir
+autour de lui des collègues heureux de sa propre élévation. Il y avait
+réussi. Un seul personnage du temps sortait assez maltraité de cette
+crise, si favorable à la grandeur de tout le monde, c'était M. Fouché,
+ministre de la police. Soit que son avis personnel à l'égard des
+projets de la famille Bonaparte eût percé, soit que les efforts tentés
+pour le desservir auprès du maître eussent réussi, ou, ce qui est plus
+probable, que le Premier Consul voulût ajouter à tous ses actes
+récents de clémence, et de conciliation, une mesure qui eût encore
+plus que les autres le caractère de la confiance et de l'oubli, le
+ministère de la police fut supprimé.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page552" name="page552"></a>(p. 552)</span>
+
+<span class="sidenote">Suppression du ministère de la police.</span>
+
+<p>Ce ministère, comme nous l'avons dit ailleurs, avait alors une
+importance qu'il n'aura jamais dans un régime régulier, grâce au
+pouvoir arbitraire dont le gouvernement était investi, grâce aux fonds
+dont il disposait sans contrôle. Émigrés, rentrés ou rentrants,
+Vendéens, républicains, prêtres non ralliés, il avait à surveiller
+tous ces agents de trouble, et le faisait sans faiblesse. Aussi ce
+ministère, quoique exercé avec tact, et beaucoup d'indulgence, par M.
+Fouché, était-il devenu odieux aux partis qu'il contenait. Le Premier
+Consul le supprima, et se contenta de faire de la police une simple
+direction générale, attachée au ministère de la justice. Le conseiller
+d'État Réal fut chargé de cette direction. L'administration de la
+justice fut enlevée à M. Abrial, homme sage, appliqué à ses devoirs,
+mais dont le travail lent et pénible était peu agréable au Premier
+Consul. Elle fut donnée à M. Régnier, depuis duc de Massa, magistrat
+instruit, disert, ayant inspiré de la confiance et du goût au chef qui
+disposait de toutes les existences. M. Régnier reçut avec
+l'administration de la justice le titre de Grand-Juge, titre
+nouvellement créé par le sénatus-consulte organique. La nature de son
+esprit le rendait peu propre à diriger M. Réal dans les difficiles
+investigations de la police; aussi M. Réal, travaillant directement
+avec le Premier Consul, devint-il à peu près indépendant du ministre
+de la justice. Malheureusement, on perdait avec M. Fouché une
+connaissance des hommes, et des relations avec les partis, que lui
+seul possédait <span class="pagenum"><a id="page553" name="page553"></a>(p. 553)</span> au même degré. Ce sacrifice précipité aux
+idées du jour était irréfléchi, et eut, comme on le verra bientôt, des
+conséquences regrettables. Cependant on ne voulait pas que le ministre
+Fouché parût disgracié. On lui réserva une place au Sénat, ainsi qu'à
+M. Abrial. M. Fouché, dans l'acte qui le nommait sénateur, obtint une
+mention flatteuse de ses services. Il fut même dit dans cet acte, que,
+si les besoins du temps faisaient renaître l'institution aujourd'hui
+supprimée, c'est M. Fouché qu'on irait chercher sur les bancs du
+Sénat, pour faire un ministre de la police. On apporta encore quelques
+autres changements au personnel du gouvernement. M. R&oelig;derer, qui
+s'entendait peu avec le ministre de l'intérieur, Chaptal, relativement
+aux affaires de l'instruction publique dont il était chargé, céda
+cette direction au savant Fourcroy, et reçut, comme MM. Fouché et
+Abrial, le dédommagement d'un siége au Sénat. Le Premier Consul nomma
+encore sénateur le respectable archevêque de Paris, M. de Belloy. En
+agissant de la sorte, il n'entendait pas donner une influence au
+clergé sur les affaires politiques; mais il voulait que les grands
+intérêts sociaux fussent représentés au Sénat, l'intérêt de la
+religion comme tous les autres.</p>
+
+<span class="sidenote">Le 15 août célébré comme jour anniversaire de la naissance
+du Premier Consul.</span>
+
+<p>Le 15 août (27 thermidor) fut célébré pour la première fois comme jour
+anniversaire de la naissance du Premier Consul. C'était l'introduction
+progressive des usages monarchiques, qui font de la fête du souverain
+une fête nationale. Le matin de ce jour, le Premier Consul reçut le
+Sénat, le Tribunat, le Conseil d'État, le clergé, les autorités
+civiles et militaires <span class="pagenum"><a id="page554" name="page554"></a>(p. 554)</span> de la capitale, le corps diplomatique,
+venant le féliciter du bonheur public et de son bonheur privé. À midi,
+un <i>Te Deum</i> fut chanté à l'église Notre-Dame, et dans toutes les
+églises de la République. Le soir, des illuminations brillantes
+représentèrent dans Paris, ici la figure de la Victoire, ailleurs
+celle de la Paix, plus loin enfin, et sur l'une des tours de
+Notre-Dame, le signe du Zodiaque, sous lequel était né l'auteur de
+tous les biens dont la nation remerciait le ciel.</p>
+
+<span class="sidenote">Séance consulaire au Sénat.</span>
+
+<p>Quelques jours après, le 21 août (3 fructidor), le Premier Consul alla
+en pompe prendre possession de la présidence du Sénat. Toutes les
+troupes de la division bordaient la haie, depuis les Tuileries
+jusqu'au palais du Luxembourg. La voiture du nouveau maître de la
+France, escortée par un nombreux état-major et par la garde consulaire
+à cheval, était traînée par huit chevaux magnifiques, comme autrefois
+la voiture des rois. Personne ne partageait avec lui l'honneur de
+l'occuper. Dans les voitures qui suivaient, venaient les second et
+troisième Consuls, les ministres, les présidents du Conseil d'État.
+Arrivé au palais du Luxembourg, le Premier Consul fut accueilli à son
+entrée par une députation de dix sénateurs. Il reçut, assis sur un
+fauteuil assez semblable à un trône, le serment de ses deux frères,
+Lucien et Joseph, devenus sénateurs de droit, en leur qualité de
+membres du grand conseil de la Légion-d'Honneur. Après cette
+formalité, des conseillers d'État choisis pour cette fonction
+présentèrent cinq projets de sénatus-consultes, relatifs, le premier
+au <span class="pagenum"><a id="page555" name="page555"></a>(p. 555)</span> cérémonial des grandes autorités, le second au
+renouvellement par séries du Corps Législatif et du Tribunat, le
+troisième au mode à suivre en cas de dissolution de ces deux
+assemblées, le quatrième à la désignation des vingt-quatre grandes
+villes de la République, le cinquième enfin à la réunion de l'île
+d'Elbe au territoire de la France.</p>
+
+<p>Afin de saisir tout de suite le Sénat de l'influence qui lui était
+promise dans les grandes affaires de l'État, M. de Talleyrand lut un
+rapport d'une haute importance, sur les arrangements qui se
+préparaient en Allemagne, sous la direction de la France, pour
+indemniser avec les principautés ecclésiastiques les princes
+héréditaires dépossédés à la rive gauche du Rhin. C'était, comme on va
+le voir prochainement dans la suite de cette histoire, la plus grande
+affaire du moment. Celle-là finie, le monde semblait en repos pour
+long-temps. En publiant dans ce rapport au Sénat les vues de la
+France, le Premier Consul annonçait à l'Europe ses idées sur cet
+important sujet, ou, pour mieux dire, lui intimait ses volontés; car
+on savait bien qu'il n'était pas homme à revenir d'une résolution
+aussi publiquement annoncée. La lecture de ce rapport terminée, il se
+retira, laissant au Sénat le soin d'examiner les cinq
+sénatus-consultes organiques qui venaient de lui être soumis.</p>
+
+<p>Accompagné de nouveau par les dix sénateurs qui l'avaient reçu à son
+arrivée, et accueilli sur son passage par les acclamations du peuple
+de Paris, le Premier Consul rentra au palais des Tuileries <span class="pagenum"><a id="page556" name="page556"></a>(p. 556)</span>
+comme un monarque constitutionnel qui vient de tenir une séance
+royale.</p>
+
+<span class="sidenote">Le Premier Consul va s'établir à Saint-Cloud.</span>
+
+<p>On était fort avancé dans l'été, car on touchait à la fin d'août. Le
+Premier Consul alla prendre possession du château de Saint-Cloud,
+qu'il avait d'abord refusé, quand on le lui avait offert comme
+habitation de campagne. Revenu de cette première détermination, il y
+avait ordonné des réparations, qui, peu considérables en commençant,
+avaient fini bientôt par embrasser le château tout entier. Elles
+avaient été récemment achevées. Le Premier Consul en profita pour
+aller s'établir dans cette belle résidence. Il y recevait, à des jours
+choisis, les hauts fonctionnaires, les grands personnages de toutes
+les classes, les étrangers, les ambassadeurs. Le dimanche, on y disait
+la messe à la chapelle, et les opposants au Concordat commençaient à y
+assister, comme autrefois on assistait à la messe à Versailles. Le
+Premier Consul, accompagné de sa femme, entendait une messe fort
+courte, et puis s'entretenait, dans la galerie du château, avec ceux
+qui lui avaient fait visite. Les assistants, rangés sur deux lignes,
+attendaient, recherchaient ses paroles, comme on recherche celles de
+la royauté ou celles du génie. Dans ce cercle on ne voyait, on ne
+regardait que lui. Aucun potentat sur la terre n'a obtenu, n'a mérité
+au même degré, les purs hommages dont il était alors l'objet de la
+part de la France, et du monde entier.</p>
+
+<p>C'était déjà la puissance impériale qu'on lui a vue depuis, mais avec
+l'assentiment universel des peuples, <span class="pagenum"><a id="page557" name="page557"></a>(p. 557)</span> avec des formes moins
+royales, mais plus dignes peut-être, car il y restait une certaine
+modestie républicaine, qui convenait à ce pouvoir nouveau, et qui
+rappelait Auguste conservant, au milieu de la suprême puissance, les
+habitudes extérieures du citoyen romain.</p>
+
+<span class="sidenote">Résumé de la période de trois ans, écoulée de 1799 à 1802.</span>
+
+<p>Quelquefois, après une longue route à travers une vaste et belle
+contrée, on s'arrête un instant pour contempler d'un lieu élevé le
+pays qu'on a parcouru: imitons cet exemple, arrêtons-nous, et jetons
+un regard en arrière, pour contempler les prodigieux travaux du
+général Bonaparte, depuis le 18 brumaire. Quelle profusion, quelle
+variété, quelle grandeur d'événements!</p>
+
+<p>Après avoir traversé les mers par miracle, revu la France, surprise et
+ravie de sa soudaine apparition, renversé le Directoire, saisi le
+pouvoir, accepté, en la modifiant sous le rapport de la puissance
+exécutive, la Constitution de M. Sieyès, il avait mis en hâte quelque
+ordre dans l'administration, rétabli la perception et le versement de
+l'impôt, relevé le crédit, envoyé un premier secours aux armées,
+profité de l'hiver pour accabler la Vendée sous une réunion imprévue
+de troupes, reporté brusquement ces troupes vers les frontières, et,
+au milieu de la confusion apparente de tous ces mouvements, créé au
+pied des Alpes une armée inaperçue, invraisemblable, destinée à tomber
+à l'improviste au milieu des ennemis, qui se refusaient à croire à son
+existence. Tout étant prêt pour entrer en campagne, il avait offert à
+l'Europe la paix ou la guerre, et la guerre ayant été préférée,
+<span class="pagenum"><a id="page558" name="page558"></a>(p. 558)</span> il avait ordonné le passage du Rhin, porté Moreau sur le
+Danube, placé Masséna dans Gênes, pour y arrêter les Autrichiens et
+les y retenir. Puis Moreau, d'un côté, ayant jeté M. de Kray sur Ulm,
+Masséna, de l'autre, ayant fixé M. de Mélas sur Gênes par une défense
+héroïque, il avait, à l'improviste, passé les Alpes sans route frayée,
+avec son artillerie traînée dans des troncs d'arbres, paru au milieu
+de l'Italie étonnée, coupé la retraite aux Autrichiens, et, dans une
+bataille décisive, perdue et regagnée plusieurs fois, pris leur armée,
+recouvré l'Italie, anéanti les projets de la coalition, et arraché à
+l'Europe confondue un armistice de six mois.</p>
+
+<p>C'est pendant ces six mois de trêve, que les travaux du Premier Consul
+étaient devenus plus étonnants encore. Négociant et administrant tout
+à la fois, il avait changé la face de la politique, tourné les
+affections de l'Europe vers la France et contre l'Angleterre, gagné le
+c&oelig;ur de Paul I<sup>er</sup>, décidé les incertitudes de la Prusse, donné au
+Danemark et à la Suède le courage de résister aux violences maritimes
+dont leur commerce était l'objet, noué ainsi la ligue des neutres
+contre la Grande-Bretagne, fermé à celle-ci les ports du continent,
+depuis le Texel jusqu'à Cadix, depuis Cadix jusqu'à Otrante, et
+préparé d'immenses armements pour secourir l'Égypte. Tandis qu'il
+faisait tout cela, il avait achevé la réorganisation des finances,
+restauré le crédit, payé en numéraire les créanciers de l'État, créé
+la banque de France, réparé les routes, réprimé le brigandage, percé
+les Alpes de communications magnifiques, <span class="pagenum"><a id="page559" name="page559"></a>(p. 559)</span> établi des hospices
+sur leur cime, entrepris la grande place d'Alexandrie, perfectionné
+Mantoue, ouvert des canaux, jeté de nouveaux ponts, commencé la
+rédaction des Codes. Enfin, après ces six mois d'armistice, l'Autriche
+hésitant encore à signer la paix, il avait poussé Moreau en avant, et
+celui-ci, en achevant par la mémorable bataille de Hohenlinden la
+destruction de la puissance autrichienne, avait arraché, sous les murs
+mêmes de Vienne, la promesse d'une paix, signée bientôt à Lunéville.</p>
+
+<p>C'est dans ce moment qu'un crime affreux, la machine infernale,
+mettant en péril les jours du Premier Consul, avait irrité son âme
+bouillante, et provoqué la seule faute commise dans ce temps de
+conduite parfaite, la déportation sans jugement de cent trente
+révolutionnaires. Tristes vicissitudes de la violence, dans les
+révolutions! Les assassins de septembre, frappés à leur tour, ne
+trouvaient ni lois ni courage pour les défendre; et le Tribunat, qui
+s'opposait aux meilleures mesures du Premier Consul, n'avait pas osé
+proférer une parole pour ces proscrits!</p>
+
+<p>Dominateur du continent, ayant discrédité, expulsé des affaires les
+deux ministres fauteurs de toutes les coalitions, M. de Thugut à
+Vienne, M. Pitt à Londres, le Premier Consul avait jeté l'Europe
+entière sur l'Angleterre. Nelson en frappant les Danois à Copenhague,
+les Russes en égorgeant leur empereur, avaient sauvé l'Angleterre des
+désastres qui la menaçaient, mais, en la sauvant de ces désastres, ne
+lui avaient donné ni le courage, ni les moyens de prolonger la
+guerre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page560" name="page560"></a>(p. 560)</span> La nation anglaise, saisie de crainte et d'admiration en
+présence du général Bonaparte, venait enfin de consentir à la paix
+d'Amiens, la plus belle que la France ait jamais conclue.</p>
+
+<p>Le temple de Janus se trouvait donc fermé! Et alors le Premier Consul,
+voulant ajouter à la paix avec les puissances européennes la paix avec
+l'Église, s'était hâté de négocier le Concordat, de réconcilier Rome
+et la Révolution, de relever les autels, de rendre à la France tout ce
+qui est nécessaire aux sociétés civilisées, et, parvenu à la troisième
+année de son Consulat, s'était présenté aux deux assemblées
+législatives, apportant la paix avec la terre et les mers, la paix
+avec le ciel, l'amnistie pour tous les proscrits, un code de lois
+superbe, un système puissant d'éducation publique, un système glorieux
+de distinctions sociales. Quoiqu'en se présentant la main pleine de
+tous ces dons, il avait cependant trouvé une résistance inattendue,
+violente, peu éclairée, naissant de bons et de mauvais sentiments,
+chez les uns l'envie, chez les autres l'amour d'une liberté alors
+impossible. Délivré, par l'habileté de son collègue Cambacérès, de
+cette résistance que dans sa fougue il voulait briser violemment, il
+venait enfin d'achever toutes ses &oelig;uvres, de faire accepter les
+traités signés avec l'Europe, le Concordat, son système d'éducation
+laïque et nationale, la Légion-d'Honneur, et de recevoir pour prix de
+tant de services le pouvoir à vie, et la grandeur des empereurs
+romains. En cet instant il reprenait le travail des Codes: arbitre en
+même temps de tous <span class="pagenum"><a id="page561" name="page561"></a>(p. 561)</span> les intérêts du continent, il réformait la
+Constitution de l'Allemagne, et en distribuait le territoire à ses
+princes, avec une équité reconnue de l'Europe.</p>
+
+<p>Maintenant, si oubliant ce qui s'est passé depuis, on s'imagine un
+moment ce dictateur, alors nécessaire, restant aussi sage qu'il a été
+grand, unissant ces contraires que Dieu, il est vrai, n'a jamais
+réunis dans un même homme, cette vigueur de génie qui constitue les
+grands capitaines, avec cette patience qui est le trait distinctif des
+fondateurs d'empire, calmant par un long repos la société française
+agitée, et la préparant peu à peu à cette liberté, honneur et besoin
+des sociétés modernes; puis, après avoir rendu la France si grande,
+apaisant, au lieu de les irriter, les jalousies de l'Europe, changeant
+en une donnée permanente de la politique générale les démarcations
+territoriales de Lunéville et d'Amiens, enfin terminant sa carrière
+par un acte digne des Antonins, et allant chercher, n'importe où, le
+successeur le plus digne pour lui remettre cette France organisée,
+préparée à la liberté, et pour toujours agrandie: quel homme eût
+jamais égalé celui-là! Mais cet homme guerrier comme César, politique
+comme Auguste, vertueux comme Marc-Aurèle, eût été plus qu'un homme,
+et la Providence ne donne pas au monde des dieux pour le gouverner.</p>
+
+<p>Du reste, à cette époque, il paraissait si modéré après avoir été si
+victorieux, il était si profond législateur après avoir été si grand
+capitaine, il montrait tant d'amour pour les arts de la paix, après
+avoir tant excellé dans les arts de la guerre, <span class="pagenum"><a id="page562" name="page562"></a>(p. 562)</span> qu'il pouvait
+faire illusion à la France et au monde. Seulement quelques-uns des
+conseillers qui l'approchaient, et qui étaient capables d'entrevoir
+l'avenir dans le présent, étaient saisis d'inquiétude autant que
+d'admiration, en voyant l'activité infatigable de son esprit et de son
+corps, l'énergie de sa volonté, l'impétuosité de ses désirs. Ils
+tremblaient, même à lui voir faire le bien comme il le faisait, tant
+il était pressé de le faire vite, et de le faire immense. Le sage
+Tronchet, qui l'admirait et qui l'aimait tout à la fois, qui le
+regardait comme le sauveur de la France, disait cependant un jour avec
+chagrin au consul Cambacérès: Ce jeune homme commence comme César;
+j'ai peur qu'il ne finisse comme lui.<a href="#toc"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+<p class="p2 center smaller">FIN DU QUATORZIÈME LIVRE ET DU TOME TROISIÈME.</p>
+
+
+
+<a id="toc" name="toc"></a>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page563" name="page563"></a>(p. 563)</span> TABLE DES MATIÈRES<br>
+<span class="smaller">CONTENUES<br>
+DANS LE TOME TROISIÈME.</span></h2>
+
+<div class="toc">
+<h2>LIVRE DIXIÈME.</h2>
+
+<h3>ÉVACUATION DE L'ÉGYPTE.</h3>
+
+
+<p>Tous les yeux fixés sur la négociation engagée à Londres. &mdash; On
+ se demande quelle influence exercera la mort de Paul I<sup>er</sup> sur
+ cette négociation. &mdash; État de la cour de Russie. &mdash; Caractère
+ d'Alexandre. &mdash; Ses jeunes amis forment avec lui un gouvernement
+ secret, qui dirige toutes les affaires de l'empire. &mdash; Alexandre
+ consent à réduire beaucoup les prétentions apportées à Paris par
+ M. de Kalitcheff, au nom de Paul I<sup>er</sup>. &mdash; Il accueille Duroc avec
+ bienveillance. &mdash; Ses protestations réitérées du désir de bien
+ vivre avec la France. &mdash; Commencements de la négociation entamée
+ à Londres. &mdash; Conditions mises en avant, de part et d'autre. &mdash;
+ Conquêtes des deux pays sur terre et sur mer. &mdash; L'Angleterre
+ consent à restituer une partie de ses conquêtes maritimes, mais
+ subordonne toute la négociation à la question de savoir si la
+ France gardera l'Égypte. &mdash; Les deux gouvernements sont
+ tacitement d'accord pour temporiser, afin d'attendre l'issue des
+ événements militaires. &mdash; Le Premier Consul, averti que la
+ négociation dépend de ces événements, pousse l'Espagne à marcher
+ vivement contre le Portugal, et fait de nouveaux efforts pour
+ secourir l'Égypte. &mdash; Emploi des forces navales. &mdash; Diverses
+ expéditions projetées. &mdash; Navigation de Ganteaume au sortir de
+ Brest. &mdash; Cet amiral passe heureusement le détroit. &mdash; Prêt à se
+ diriger sur Alexandrie, il s'effraye de dangers imaginaires, et
+ rentre dans Toulon. &mdash; État de l'Égypte depuis la mort de Kléber.
+ &mdash; Soumission du pays, et situation prospère de la colonie sous
+ le rapport matériel. &mdash; Incapacité, anarchie dans le
+ commandement. &mdash; Déplorables divisions des généraux. &mdash; Mesures
+ mal conçues de Menou, qui veut toucher à tous les objets à la
+ fois. &mdash; Malgré l'avis réitéré d'une expédition anglaise, il ne
+ prend aucune précaution. &mdash; Débarquement des Anglais dans la rade
+ d'Aboukir, le 8 mars. &mdash; Le général Friant, réduit à quinze cents
+ hommes, fait d'inutiles efforts pour les repousser. &mdash; Deux
+ bataillons ajoutés à la division d'Alexandrie auraient sauvé
+ l'Égypte. &mdash; Tardive concentration de forces ordonnée par Menou.
+ &mdash; Arrivée de la division Lanusse, et second combat livré avec
+ des forces insuffisantes, dans la journée du 13 mars. &mdash; Menou
+ arrive enfin avec le gros de l'armée. &mdash; Tristes conséquences de
+ la division des généraux. &mdash; Plan d'une bataille décisive. &mdash;
+ Bataille de Canope, livrée le 21 mars, et restée indécise. &mdash; Les
+ Anglais demeurent maîtres de la plage d'Alexandrie. &mdash; Longue
+ temporisation, pendant laquelle Menou aurait encore pu relever
+ les affaires des Fiançais, en man&oelig;uvrant contre les corps
+ détachés de l'ennemi. &mdash; Il n'en fait rien. &mdash; Les Anglais
+ tentent une opération sur Rosette, et réussissent à s'emparer
+ d'une bouche du Nil. &mdash; Ils pénètrent dans l'intérieur. &mdash;
+ Dernière occasion de sauver l'Égypte, à Ramanieh, perdue par
+ l'incapacité du général Menou. &mdash; Les Anglais s'emparent de
+ Ramanieh, et séparent la division du Kaire de celle d'Alexandrie.
+ &mdash; L'armée française, coupée en deux, n'a plus d'autre ressource
+ que celle de capituler. &mdash; Reddition du Kaire par le général
+ Belliard. &mdash; Menou, enfermé dans Alexandrie, rêve la gloire d'une
+ défense semblable à celle de Gênes. &mdash; L'Égypte définitivement
+ perdue pour les Français.
+<span class="ralign"><a href="#page001">1</a> à 112</span></p>
+
+
+<h2>LIVRE ONZIÈME.</h2>
+
+<h3>PAIX GÉNÉRALE.</h3>
+
+<p>Dernière et infructueuse sortie de Ganteaume. &mdash; Il touche à
+ Derne, n'ose débarquer deux mille hommes qu'il avait à son bord,
+ et rebrousse chemin vers Toulon. &mdash; Prise en route du vaisseau le
+ <i>Swiftsure</i>. &mdash; L'amiral Linois, envoyé de Toulon à Cadix, est
+ obligé de jeter l'ancre dans la baie d'Algésiras. &mdash; Beau combat
+ d'Algésiras. &mdash; Une escadre composée de Français et d'Espagnols
+ sort de Cadix, pour venir au secours de la division Linois. &mdash;
+ Rentrée des flottes combinées dans Cadix. &mdash; Combat
+ d'arrière-garde avec l'amiral anglais Saumarez. &mdash; Affreuse
+ méprise de deux vaisseaux espagnols, qui, trompés par la nuit, se
+ prennent pour ennemis, se combattent à outrance, et sautent en
+ l'air tous les deux. &mdash; Beau fait d'armes du capitaine Troude. &mdash;
+ Courte campagne du prince de la Paix contre le Portugal. &mdash; La
+ cour de Lisbonne se hâte d'envoyer un négociateur à Badajos, pour
+ se soumettre aux volontés de la France et de l'Espagne réunies.
+ &mdash; Marche des affaires européennes depuis le traité de Lunéville.
+ &mdash; Influence croissante de la France. &mdash; Séjour à Paris des
+ infants d'Espagne, destinés à régner en Étrurie. &mdash; Reprise de
+ la négociation de Londres, entre M. Otto et lord Hawkesbury. &mdash;
+ Nouvelle manière de poser la question du côté des Anglais. &mdash; Ils
+ demandent Ceylan dans les Indes, la Martinique ou la Trinité dans
+ les Antilles, Malte dans la Méditerranée. &mdash; Le Premier Consul
+ répond à ces prétentions, en menaçant de conquérir le Portugal,
+ et au besoin d'exécuter une descente en Angleterre. &mdash; Vive
+ polémique entre <i>le Moniteur</i> et les journaux anglais. &mdash; Le
+ cabinet britannique renonce à Malte, et résume toutes ses
+ prétentions en demandant l'île espagnole de la Trinité. &mdash; Le
+ Premier Consul, pour sauver les possessions d'une cour alliée,
+ offre l'île française de Tabago. &mdash; Le cabinet britannique
+ refuse. &mdash; Folle conduite du prince de la Paix, qui fournit une
+ solution inattendue. &mdash; Ce prince traite avec la cour de
+ Lisbonne, sans se concerter avec la France, et prive ainsi la
+ légation française de l'argument qu'on tirait des dangers du
+ Portugal. &mdash; Irritation du Premier Consul, et menaces de guerre à
+ la cour de Madrid. &mdash; M. de Talleyrand propose au Premier Consul
+ de terminer la négociation aux dépens des Espagnols, en livrant
+ aux Anglais l'île de la Trinité. &mdash; M. Otto reçoit l'autorisation
+ de faire cette concession, mais seulement à la dernière
+ extrémité. &mdash; Pendant qu'on négocie, Nelson tente les plus grands
+ efforts pour détruire la flottille de Boulogne. &mdash; Beaux combats
+ devant Boulogne, soutenus par l'amiral Latouche-Tréville contre
+ Nelson. &mdash; Défaite des Anglais. &mdash; Joie en France, inquiétudes en
+ Angleterre, à la suite de ces deux combats. &mdash; Dispositions
+ réciproques à un rapprochement. &mdash; On passe par-dessus les
+ dernières difficultés, et la paix se conclut, sous forme de
+ préliminaires, par le sacrifice de l'île de la Trinité. &mdash; Joie
+ inouïe en Angleterre et en France. &mdash; Le colonel Lauriston,
+ chargé de porter à Londres la ratification du Premier Consul, est
+ conduit en triomphe pendant plusieurs heures. &mdash; Réunion d'un
+ congrès dans la ville d'Amiens pour conclure la paix définitive.
+ &mdash; Suite de traités signés coup sur coup. &mdash; Paix avec le
+ Portugal, la Porte-Ottomane, la Bavière, la Russie, etc. &mdash; Fête
+ à la paix, fixée au 18 brumaire. &mdash; Lord Cornwallis,
+ plénipotentiaire au congrès d'Amiens, assiste à cette fête. &mdash;
+ Accueil qu'il reçoit du peuple de Paris. &mdash; Banquet de la Cité à
+ Londres. &mdash; Témoignages extraordinaires de sympathie que se
+ donnent en ce moment les deux nations.
+<span class="ralign"><a href="#page113">113</a> à 193</span></p>
+
+
+<h2>LIVRE DOUZIÈME.</h2>
+
+<h3>CONCORDAT.</h3>
+
+<p>L'Église catholique pendant la Révolution française. &mdash;
+ Constitution civile du clergé décrétée par l'Assemblée
+ Constituante. &mdash; Cette constitution avait voulu assimiler
+ l'administration des cultes à celle du royaume, établir un
+ diocèse par département, faire élire les évêques par les fidèles,
+ et les dispenser de l'institution canonique. &mdash; Serment à cette
+ constitution exigé de la part du clergé. &mdash; Refus de serment, et
+ schisme. &mdash; Diverses catégories de prêtres, leur rôle et leur
+ influence. &mdash; Inconvénients de cet état de choses. &mdash; Moyens
+ qu'il fournit aux ennemis de la Révolution, pour troubler l'État
+ et les familles. &mdash; Divers systèmes proposés pour porter remède
+ au mal. &mdash; Le système de l'inaction. &mdash; Le système d'une Église
+ française, dont le Premier Consul serait le chef. &mdash; Le système
+ d'un fort encouragement au protestantisme. &mdash; Opinions du Premier
+ Consul sur les divers systèmes proposés. &mdash; Il forme le projet de
+ rétablir la religion catholique, en appropriant sa discipline aux
+ nouvelles institutions de la France. &mdash; Il veut la déposition des
+ évêques anciens titulaires, une circonscription comprenant 60
+ siéges au lieu de 158, la création d'un nouveau clergé composé de
+ prêtres respectables de toutes les sectes, l'attribution à l'État
+ de la police des cultes, un salaire aux prêtres au lieu d'une
+ dotation territoriale, enfin la consécration par l'Église de la
+ vente des biens nationaux. &mdash; Relations amicales du pape Pie VII
+ avec le Premier Consul. &mdash; Monsignor Spina, chargé de négocier à
+ Paris, retarde la négociation dans un intérêt temporel du
+ Saint-Siége. &mdash; Désir secret de recouvrer les Légations. &mdash;
+ Monsignor Spina sent enfin le besoin de se hâter. &mdash; Il s'abouche
+ avec l'abbé Bernier, chargé de traiter pour la France. &mdash;
+ Difficultés du plan proposé à la cour romaine. &mdash; Le Premier
+ Consul envoie son projet à Rome, et demande au Pape de
+ s'expliquer. &mdash; Trois cardinaux consultés. &mdash; Le Pape, après
+ cette consultation, veut que la religion catholique soit déclarée
+ religion de l'État, qu'on le dispense de déposer les anciens
+ titulaires, et de consacrer autrement que par son silence la
+ vente des biens d'Église, etc. &mdash; Débats avec M. de Cacault,
+ ministre de France à Rome. &mdash; Le Premier Consul, fatigué de ces
+ lenteurs, ordonne à M. de Cacault de quitter Rome sous cinq
+ jours, si le Concordat n'est pas adopté dans ce délai. &mdash;
+ Terreurs du Pape et du cardinal Consalvi. &mdash; M. de Cacault
+ suggère au cabinet pontifical l'idée d'envoyer à Paris le
+ cardinal Consalvi. &mdash; Départ de celui-ci pour la France, et ses
+ frayeurs. &mdash; Son arrivée à Paris. &mdash; Accueil bienveillant du
+ Premier Consul. &mdash; Conférences avec l'abbé Bernier. &mdash; On
+ s'entend sur le principe d'une religion d'État. &mdash; On déclare la
+ religion catholique, religion de la majorité des Français. &mdash;
+ Toutes les autres conditions du Premier Consul, relativement à la
+ déposition des anciens titulaires, à la nouvelle circonscription,
+ à la vente des biens d'Église, sont acceptées, sauf quelques
+ changements de rédaction. &mdash; Accord définitif sur tous les
+ points. &mdash; Efforts tentés au dernier moment par les adversaires
+ du rétablissement des cultes, afin d'empêcher le Premier Consul
+ de signer le Concordat. &mdash; Il persiste. &mdash; Signature donnée le 15
+ juillet 1801. &mdash; Retour du cardinal Consalvi à Rome. &mdash;
+ Satisfaction du Pape. &mdash; Solennité des ratifications. &mdash; Choix du
+ cardinal Caprara, comme légat <i>a latere</i>. &mdash; Le Premier Consul
+ aurait voulu célébrer le 18 brumaire la paix de l'Église, en même
+ temps que la paix avec toutes les puissances de l'Europe. &mdash; La
+ nécessité de s'adresser aux anciens titulaires, pour avoir leur
+ démission, entraîne des retards. &mdash; Demande de leur démission
+ adressée par le Pape à tous les anciens évêques, constitutionnels
+ ou non constitutionnels. &mdash; Sage soumission des constitutionnels.
+ &mdash; Noble résignation des membres de l'ancien clergé. &mdash;
+ Admirables réponses. &mdash; Il n'y a de résistance que de la part des
+ évêques retirés à Londres. &mdash; Tout est prêt pour le
+ rétablissement du culte en France, mais une vive opposition dans
+ le sein du Tribunat fait naître de nouveaux délais. &mdash; Nécessité
+ de vaincre cette opposition avant de passer outre.
+<span class="ralign"><a href="#page194">194</a> à 285</span></p>
+
+
+<h2>LIVRE TREIZIÈME.</h2>
+
+<h3>LE TRIBUNAT.</h3>
+
+<p>Administration intérieure. &mdash; Les grandes routes purgées du
+ brigandage, et réparées. &mdash; Renaissance du commerce. &mdash;
+ Exportations et importations de l'année 1801. &mdash; Résultats
+ matériels de la Révolution française, relativement à
+ l'agriculture, à l'industrie, à la population. &mdash; Influence des
+ préfets et sous-préfets sur l'administration. &mdash; Ordre et
+ célérité dans l'expédition des affaires. &mdash; Conseillers d'État en
+ tournée. &mdash; Discussion du Code civil au Conseil d'État. &mdash;
+ Brillant hiver de 1801 à 1802. &mdash; Affluence extraordinaire des
+ étrangers à Paris. &mdash; Cour du Premier Consul. &mdash; Organisation de
+ sa maison militaire et civile. &mdash; La garde consulaire. &mdash; Préfets
+ du palais et dames d'honneur. &mdash; S&oelig;urs du Premier Consul. &mdash;
+ Hortense de Beauharnais épouse Louis Bonaparte. &mdash; MM. Fox et de
+ Calonne à Paris. &mdash; Bien-être et luxe de toutes les classes. &mdash;
+ Approches de la session de l'an <span class="smcap">X</span>. &mdash; Une vive opposition s'élève
+ contre les plus belles &oelig;uvres du Premier Consul. &mdash; Causes de
+ cette opposition, répandue non-seulement parmi les membres des
+ assemblées délibérantes, mais parmi quelques chefs de l'armée. &mdash;
+ Conduite des généraux Lannes, Augereau et Moreau. &mdash; Ouverture de
+ la session. &mdash; Dupuis, l'auteur de l'ouvrage sur l'origine de
+ tous les cultes, est nommé président du Corps Législatif. &mdash;
+ Scrutins pour les places vacantes au Sénat. &mdash; Nomination de
+ l'abbé Grégoire, contrairement aux propositions du Premier
+ Consul. &mdash; Explosion violente au Tribunat, pour le mot <i>sujets</i>,
+ inséré dans le traité avec la Russie. &mdash; Opposition au Code
+ civil. &mdash; Irritation du Premier Consul. &mdash; Discussion au Conseil
+ d'État sur la conduite à tenir dans ces circonstances. &mdash; On
+ prend le parti d'attendre la discussion des premiers titres du
+ Code civil. &mdash; Le Tribunat rejette ces premiers titres. &mdash; Suite
+ des scrutins pour les places vacantes au Sénat. &mdash; Le Premier
+ Consul a proposé d'anciens généraux, qui ne sont pas pris parmi
+ ses créatures. &mdash; Le Tribunat et le Corps Législatif les
+ repoussent, et se mettent d'accord pour proposer M. Daunou, connu
+ par son opposition au gouvernement. &mdash; Vive allocution du Premier
+ Consul à une réunion de sénateurs. &mdash; Menaces d'un coup d'État.
+ &mdash; Les opposants intimidés se soumettent, et imaginent un
+ subterfuge pour annuler l'effet de leurs premiers scrutins. &mdash; Le
+ consul Cambacérès dissuade le Premier Consul de toute mesure
+ illégale, et lui persuade de se débarrasser des opposants, au
+ moyen de l'article 38 de la Constitution, qui fixe en l'an <span class="smcap">X</span> la
+ sortie du premier cinquième du Corps Législatif et du Tribunat.
+ &mdash; Le Premier Consul adopte cette idée. &mdash; Suspension de tous les
+ travaux législatifs. &mdash; On en profite pour réunir à Lyon, sous le
+ titre de Consulte, une diète italienne. &mdash; Avant de quitter Paris
+ le Premier Consul expédie une flotte chargée de troupes à
+ Saint-Domingue. &mdash; Projet de reconquérir cette colonie. &mdash;
+ Négociations d'Amiens. &mdash; Objet de la Consulte convoquée à Lyon.
+ &mdash; Diverses manières de constituer l'Italie. &mdash; Projets du
+ Premier Consul à ce sujet. &mdash; Création de la République
+ Italienne. &mdash; Le général Bonaparte proclamé Président de cette
+ république. &mdash; Enthousiasme des Italiens et des Français réunis à
+ Lyon. &mdash; Grande revue de l'armée d'Égypte. &mdash; Retour du Premier
+ Consul à Paris.
+<span class="ralign"><a href="#page286">286</a> à 404</span></p>
+
+
+<h2>LIVRE QUATORZIÈME.</h2>
+
+<h3>CONSULAT À VIE.</h3>
+
+<p>Arrivée du Premier Consul à Paris. &mdash; Scrutin du Sénat qui exclut
+ soixante membres du Corps Législatif et vingt membres du
+ Tribunat. &mdash; Les membres exclus remplacés par des hommes dévoués
+ au gouvernement. &mdash; Fin du congrès d'Amiens. &mdash; Quelques
+ difficultés surgissent au dernier moment de la négociation, par
+ suite d'ombrages excités en Angleterre. &mdash; Le Premier Consul
+ surmonte ces difficultés par sa modération et sa fermeté. &mdash; La
+ paix définitive signée le 25 mars 1802. &mdash; Quoique le premier
+ enthousiasme de la paix soit amorti en France et en Angleterre,
+ on accueille avec une nouvelle joie l'espérance d'une
+ réconciliation sincère et durable. &mdash; Session extraordinaire de
+ l'an <span class="smcap">X</span>, destinée à convertir en loi le Concordat, le traité
+ d'Amiens, et différents projets d'une haute importance. &mdash; Loi
+ réglementaire des cultes ajoutée au Concordat, sous le titre
+ d'<i>Articles organiques</i>. &mdash; Présentation de cette loi et du
+ Concordat au Corps Législatif et au Tribunat renouvelés. &mdash;
+ Froideur avec laquelle ces deux projets sont accueillis, même
+ après l'exclusion des opposants. &mdash; Ils sont adoptés. &mdash; Le
+ Premier Consul fixe au jour de Pâques la publication du
+ Concordat, et la première cérémonie du culte rétabli. &mdash;
+ Organisation du nouveau clergé. &mdash; Part faite aux
+ constitutionnels dans la nomination des évêques. &mdash; Le cardinal
+ Caprara refuse, au nom du Saint-Siége, d'instituer les
+ constitutionnels. &mdash; Fermeté du Premier Consul, et soumission du
+ cardinal Caprara. &mdash; Réception officielle du cardinal comme légat
+ <i>a latere</i>. &mdash; Sacre des quatre principaux évêques à Notre-Dame,
+ le dimanche des Rameaux. &mdash; Curiosité et émotion du public. &mdash; La
+ veille même du jour de Pâques et du <i>Te Deum</i> solennel qui doit
+ être chanté à Notre-Dame, le cardinal Caprara veut imposer aux
+ constitutionnels une rétractation humiliante de leur conduite
+ passée. &mdash; Nouvelle résistance de la part du Premier Consul. &mdash;
+ Le cardinal Caprara ne cède que dans la nuit qui précède le jour
+ de Pâques. &mdash; Répugnance des généraux à se rendre à Notre-Dame.
+ &mdash; Le Premier Consul les y oblige. &mdash; <i>Te Deum</i> solennel et
+ restauration officielle du culte. &mdash; Adhésion du public, et joie
+ du Premier Consul en voyant le succès de ses efforts. &mdash;
+ Publication du <i>Génie du Christianisme</i>. &mdash; Projet d'une amnistie
+ générale à l'égard des émigrés &mdash; Cette mesure, débattue au
+ Conseil d'État, devient l'objet d'un sénatus-consulte. &mdash; Vues du
+ Premier Consul sur l'organisation de la société en France. &mdash; Ses
+ opinions sur les distinctions sociales, et sur l'éducation de la
+ jeunesse. &mdash; Deux projets de loi d'une haute importance, sur
+ l'institution de la Légion-d'Honneur, et sur l'instruction
+ publique. &mdash; Discussion de ces deux projets dans le sein du
+ Conseil d'État. &mdash; Caractère des discussions de ce grand corps.
+ &mdash; Paroles du Premier Consul. &mdash; Présentation des deux projets au
+ Corps Législatif et au Tribunat. &mdash; Adoption à une grande
+ majorité du projet de loi relatif à l'instruction publique. &mdash;
+ Une forte minorité se prononce contre le projet relatif à la
+ Légion-d'Honneur. &mdash; Le traité d'Amiens présenté le dernier,
+ comme couronnement des &oelig;uvres du Premier Consul. &mdash; Accueil
+ fait à ce traité. &mdash; On en prend occasion de dire de toutes
+ parts, qu'il faut décerner une récompense nationale à l'auteur de
+ tous les biens dont jouit la France. &mdash; Les partisans et les
+ frères du Premier Consul songent au rétablissement de la
+ monarchie. &mdash; Cette idée paraît prématurée. &mdash; L'idée du consulat
+ déféré à vie prévaut généralement. &mdash; Le consul Cambacérès offre
+ son intervention auprès du Sénat. &mdash; Dissimulation du Premier
+ Consul, qui ne veut jamais avouer ce qu'il désire. &mdash; Embarras du
+ consul Cambacérès. &mdash; Ses efforts auprès du Sénat, pour obtenir
+ que le consulat soit déféré au général Bonaparte pour la durée de
+ sa vie. &mdash; Les ennemis secrets du général profitent de son
+ silence, pour persuader au Sénat qu'une prolongation du consulat
+ pour dix années lui suffit. &mdash; Vote du Sénat dans ce sens. &mdash;
+ Déplaisir du Premier Consul. &mdash; Il veut refuser. &mdash; Son collègue
+ Cambacérès l'en empêche, et propose, comme expédient, de recourir
+ à la souveraineté nationale, et de poser à la France la question
+ de savoir si le général Bonaparte sera consul à vie. &mdash; Le
+ Conseil d'État chargé de rédiger la question. &mdash; Ouverture de
+ registres pour recevoir les votes, dans les mairies, les
+ tribunaux, les notariats. &mdash; Empressement de tous les citoyens à
+ porter leur réponse affirmative. &mdash; Changements apportés à la
+ constitution de M. Sieyès. &mdash; Le Premier Consul reçoit le
+ consulat à vie, avec la faculté de désigner son successeur. &mdash; Le
+ Sénat est investi du pouvoir constituant. &mdash; Les listes de
+ notabilité sont abolies, et remplacées par des colléges
+ électoraux à vie. &mdash; Le Tribunat réduit à n'être qu'une section
+ du Conseil d'État. &mdash; La nouvelle constitution devenue tout à
+ fait monarchique. &mdash; Liste civile du Premier Consul. &mdash; Il est
+ proclamé solennellement par le Sénat. &mdash; Satisfaction générale
+ d'avoir fondé enfin un pouvoir fort et durable. &mdash; Le Premier
+ Consul prend le nom de <span class="smcap">Napoléon Bonaparte</span>. &mdash; Sa puissance morale
+ est à son apogée. &mdash; Résumé de cette période de trois ans.
+<span class="ralign"><a href="#page405">405</a> à 562</span></p>
+</div>
+
+<div class="p4 footnote">
+<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
+<b>Note 1:</b> Les rapports de cet amiral, qui existent aux archives,
+non de la marine, mais des affaires étrangères, présentent le plus
+curieux tableau de ce que peut devenir un grand État dans de mauvaises
+mains.<a href="#footnotetag1"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
+<b>Note 2:</b> Les Anglais ont prétendu que c'était la frégate française
+qui avait abandonné le champ de bataille. Les renseignements puisés
+auprès de deux officiers supérieurs, qui existent encore, et qui
+faisaient partie de l'escadre, ne m'ont laissé aucun doute sur la
+vérité du récit que je présente ici.<a href="#footnotetag2"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
+<b>Note 3:</b> Voir un rapport de l'amiral Warren, du 23 avril 1801,
+inséré au <i>Moniteur</i> du 27 messidor an <span class="smcap">IX</span> (numéro double 296 et 297).<a href="#footnotetag3"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
+<b>Note 4:</b> Lettre écrite le 19 février (30 pluviôse), jour même de
+son entrée à Toulon, et conservée aux archives de la marine.<a href="#footnotetag4"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
+<b>Note 5:</b> Il faut bien distinguer ce premier essai de flottille,
+qui est de 1801, de la grande organisation navale et militaire, connue
+sous le nom si célèbre de Camp de Boulogne, et se rapportant à l'année
+1804.<a href="#footnotetag5"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
+<b>Note 6:</b> Le ministre des relations extérieures à M. Otto,
+commissaire de la République française à Londres.</p>
+
+<p class="right10">20 thermidor an IX (8 août 1801).</p>
+
+<p>..... Quant à l'Amérique, aux observations péremptoires que contient la
+note, je joins celles-ci.</p>
+
+<p>Le gouvernement britannique demande à conserver dans les Antilles une
+des îles qu'il y a nouvellement acquises, et cela sous le prétexte
+qu'elle serait nécessaire à la conservation de ses anciennes
+possessions. Or, sous aucun rapport, cette convenance ne peut
+s'entendre de l'île de la Trinité. Éloignez donc toute discussion à
+cet égard. La Trinité serait, par sa position, non un moyen de défense
+pour les colonies anglaises, mais un moyen d'attaque contre le
+continent espagnol. L'acquisition serait d'ailleurs, pour le
+gouvernement britannique, d'une importance et d'une valeur qui
+passeraient toute mesure. La discussion ne peut porter que sur
+Curaçao, Tabago, Sainte-Lucie, ou quelque autre île de la même espèce.
+Quoique ces deux dernières soient françaises, le gouvernement pourrait
+être amené à en abandonner une, et peut-être l'orgueil national en
+Angleterre serait-il flatté de conserver ainsi quelqu'une de nos
+dépouilles coloniales. Vous ne manquerez pas, citoyen, de relever la
+valeur des îles dont la cession peut être consentie par nous, et
+particulièrement de Tabago. Cette île, naguère anglaise, n'est encore
+habitée que par des planteurs anglais, toutes ses relations sont
+anglaises. Son sol est neuf, et son commerce est susceptible d'un
+grand développement.<a href="#footnotetag6"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
+<b>Note 7:</b> Note du 26 juillet.<a href="#footnotetag7"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
+<b>Note 8:</b> Le Premier Consul écrivait des notes courtes et vives,
+destinées à fournir la pensée des instructions que ses ministres
+devaient transmettre aux ambassadeurs. Voici la note envoyée au
+cabinet des affaires étrangères, pour servir à la rédaction de la
+dépêche qu'on allait expédier à Madrid. M. de Talleyrand, parti pour
+les eaux, était remplacé par M. Caillard.</p>
+
+<p class="center"><i>Au ministre des relations extérieures.</i></p>
+
+<p class="right10">21 messidor an IX (10 juillet 1801).</p>
+
+<p>Faites connaître, citoyen-ministre, à l'ambassadeur de la République à
+Madrid, qu'il doit se rendre à la cour, et y déployer le caractère
+nécessaire dans cette circonstance. Il fera connaître:</p>
+
+<p>Que j'ai lu le billet du général prince de la Paix; qu'il est si
+ridicule qu'il ne mérite pas une sérieuse réponse; mais que si ce
+prince, acheté par l'Angleterre, entraînait le roi et la reine dans
+des mesures contraires à l'honneur et aux intérêts de la République,
+la dernière heure de la monarchie espagnole aurait sonné;</p>
+
+<p>Que mon intention est que les troupes françaises restent en Espagne
+jusqu'au moment où la paix de la République sera faite avec le
+Portugal;</p>
+
+<p>Que le moindre mouvement des troupes espagnoles, ayant pour but de se
+rapprocher des troupes françaises, serait considéré comme une
+déclaration de guerre;</p>
+
+<p>Que cependant je désire faire ce qu'il est possible, pour concilier
+les intérêts de la République, avec la conduite et les inclinations de
+Sa Majesté catholique;</p>
+
+<p>Que, quelque chose qu'il puisse arriver, je ne consentirai jamais aux
+articles trois et six;</p>
+
+<p>Que je ne m'oppose point à ce que les négociations recommencent entre
+l'ambassadeur de la République et M. Pinto, et qu'un protocole de
+négociations soit tenu tous les jours;</p>
+
+<p>Que l'ambassadeur doit s'attacher à faire bien comprendre au prince de
+la Paix, et même au roi et à la reine, que des paroles et des notes
+même injurieuses, lorsqu'on est amis au point où nous le sommes,
+peuvent être considérées comme des querelles de famille, mais que la
+moindre action ou le moindre éclat serait irrémédiable;</p>
+
+<p>Que quant au roi d'Étrurie, on lui a offert un ministre parce qu'il
+n'a personne autour de lui, et que pour gouverner les hommes il faut y
+entendre quelque chose; que cependant, sur ce qu'il a espéré trouver à
+Parme des hommes capables de l'aider, je n'ai plus insisté;</p>
+
+<p>Que relativement aux troupes françaises en Toscane, il fallait bien en
+laisser pendant deux ou trois mois, jusqu'à ce que le roi d'Étrurie
+eût lui-même organisé ses troupes;</p>
+
+<p>Que les affaires d'État peuvent se traiter sans passion, et que, du
+reste, mon désir de faire quelque chose d'agréable à la maison
+d'Espagne serait bien mal payé, si le roi souffrait que l'or
+corrupteur de l'Angleterre pût parvenir, au moment où nous touchons au
+port après tant d'angoisses et de fatigues, à désunir nos deux grandes
+nations; que les conséquences en seraient terribles et funestes;</p>
+
+<p>Que, dans ce moment-ci, moins de précipitation à faire la paix avec le
+Portugal, aurait considérablement servi pour accélérer la paix avec
+l'Angleterre, etc., etc.</p>
+
+<p>Vous connaissez ce cabinet; vous direz donc dans votre dépêche tout ce
+qui peut servir à gagner du temps, empêcher des mesures précipitées,
+faire recommencer les négociations, et en même temps imposer, en leur
+mettant sous les yeux la gravité des circonstances et les conséquences
+d'une démarche inconsidérée.</p>
+
+<p>Faites sentir à l'ambassadeur de la République, que si le Portugal
+consentait à laisser à l'Espagne la province d'Alentejo jusqu'à la
+paix, cela pourrait être un <i>mezzo termine</i>, puisque par là l'Espagne
+se trouverait exécuter à la lettre le traité préliminaire.</p>
+
+<p>J'aime autant ne rien avoir que quinze millions en quinze mois.</p>
+
+<p>Expédiez le courrier que je vous envoie, directement à Madrid.</p>
+
+<p class="right10"><span class="smcap">Bonaparte.</span><a href="#footnotetag8"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+
+<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
+<b>Note 9:</b> Nous citons cette curieuse lettre de M. de Talleyrand:</p>
+
+<p class="right10">20 messidor an IX (9 juillet 1801).</p>
+
+<p><span class="smcap">Général</span>,</p>
+
+<p>Je viens de lire avec toute l'attention dont je suis capable les
+lettres d'Espagne. Si l'on veut faire une réponse de controverse, il
+nous est facile d'avoir raison, même en nous en rapportant à la lettre
+des trois ou quatre traités que nous avons faits cette année avec
+cette puissance; mais ce sont là des pages de factum. Il faut voir si
+ce ne serait pas le moment d'adopter un plan définitif de conduite
+avec ce triste allié.</p>
+
+<p>Je pars des données suivantes: L'Espagne a fait, pour me servir d'une
+de ses expressions, <i>avec hypocrisie</i> la guerre contre le Portugal;
+elle veut définitivement faire la paix.&mdash;Le prince de la Paix est, à
+ce qu'on nous mande et à ce que je crois aisément, en pourparlers avec
+l'Angleterre; le Directoire le croyait acheté par cette puissance.&mdash;Le
+roi et la reine dépendent du prince; il n'était que favori, le voilà
+pour eux établi homme d'État, et grand homme de guerre.&mdash;Lucien, est
+dans une position embarrassante dont il faut absolument le tirer.&mdash;Le
+prince emploie assez habilement dans ses notes cette phrase: <i>Le roi
+s'est décidé à faire la guerre à ses enfants.</i> Ce mot sera quelque
+chose pour l'opinion.&mdash;Une rupture avec l'Espagne est une menace
+risible quand nous avons ses vaisseaux à Brest, et que nos troupes
+sont dans le c&oelig;ur du royaume.&mdash;Il me semble que voilà notre
+position, tout entière avec l'Espagne: cela posé, qu'avons-nous à
+faire?</p>
+
+<p>Voilà le moment où je m'aperçois bien que depuis deux ans je ne suis
+plus accoutumé à penser seul. Ne pas vous voir laisse mon imagination
+et mon esprit sans guide; aussi vais-je probablement écrire de bien
+pauvres choses, mais ce n'est pas ma faute, je ne suis pas complet
+quand je suis loin de vous.</p>
+
+<p>Il me semble que l'Espagne, qui à toutes les paix a gêné le cabinet de
+Versailles par ses énormes prétentions, nous a extrêmement dégagés
+dans cette circonstance. Elle nous a elle-même tracé la conduite que
+nous avons à tenir: nous pouvons faire avec l'Angleterre ce qu'elle
+fait avec le Portugal; elle sacrifie les intérêts de son allié, c'est
+mettre à notre disposition l'île de la Trinité dans les stipulations
+avec l'Angleterre. Si vous adoptiez cette opinion, il faudrait alors
+presser un peu la négociation à Londres et s'en tenir à faire de la
+diplomatie ou plutôt de l'ergoterie à Madrid, en restant toujours dans
+des discussions douces, dans des explications amicales, en rassurant
+sur le sort du roi de Toscane, en ne parlant que des intérêts de
+l'alliance, etc., etc. En tout, perdre du temps à Madrid et précipiter
+à Londres.</p>
+
+<p>Changer d'ambassadeur dans ces circonstances, ce serait donner de
+l'éclat, et il faut l'éviter si vous adoptez, comme je le propose, la
+temporisation. Pourquoi ne permettriez-vous pas à Lucien d'aller à
+Cadix voir les armements, de voyager dans les ports? Pendant cette
+course, les affaires avec l'Angleterre marcheraient; vous ne
+laisseriez pas l'Angleterre stipuler pour le Portugal, et il
+reviendrait à Madrid pour traiter définitivement de cette paix.</p>
+
+<p>Je crains bien, général, que vous ne trouviez que mon opinion ne se
+sente un peu des douches et des bains que je prends bien exactement.
+Dans dix-sept jours je vaudrai mieux. Je serai bien heureux de vous
+renouveler l'assurance de mon dévouement et de mon respect.</p>
+
+<p class="right10">Ch.-Maur. Talleyrand.<a href="#footnotetag9"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+
+<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
+<b>Note 10:</b> L'abbé de Pradt, dans <i>les Quatre Concordats</i>.<a href="#footnotetag10"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
+<b>Note 11:</b> Il n'existe pas une négociation plus curieuse, plus
+digne d'être méditée, que la négociation du Concordat; il n'en existe
+pas une sur laquelle les archives françaises soient plus riches, car,
+outre la correspondance diplomatique de nos agents, et surtout la
+propre correspondance de l'abbé Bernier, nous possédons la
+correspondance de monsignor Spina et du cardinal Caprara avec le Pape
+et le cardinal Consalvi. La dernière nous a été conservée en vertu
+d'un article du Concordat, d'après lequel les archives de la légation
+romaine, en cas de rupture, devaient rester en France. Les lettres de
+monsignor Spina et du cardinal Caprara, écrites en italien, sont un
+des monuments les plus curieux du temps, et donnent seules le secret
+des négociations religieuses de cette époque, secret encore fort mal
+connu aujourd'hui, même après les divers ouvrages publiés sur cette
+matière.<a href="#footnotetag11"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
+<b>Note 12:</b></p>
+
+<p class="poem">
+ Pio VI per conservar la fede<br>
+<span class="add2em">Perde la sede.</span><br>
+ Pio VII per conservar la sede<br>
+<span class="add2em">Perde la fede.</span><a href="#footnotetag12"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+
+<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
+<b>Note 13:</b></p>
+
+<p class="right10">Florence, le 19 prairial an IX.</p>
+
+<p class="center"><i>François Cacault, ministre plénipotentiaire de la République
+ française à Rome, au citoyen ministre des relations extérieures.</i></p>
+
+<p><span class="smcap">Citoyen ministre</span>,</p>
+
+<p>Me voilà arrivé à Florence. Le cardinal secrétaire d'État est
+ parti de Rome avec moi. Il est venu me prendre à mon logis. Nous
+ avons fait route ensemble dans le même carrosse. Nos gens
+ suivaient de la même manière dans la seconde voiture, et la
+ dépense de chacun était payée par son courrier respectif.</p>
+
+<p>Nous étions regardés partout d'un air ébahi. Le cardinal avait
+ grande peur qu'on imaginât que je me retirais à l'occasion d'une
+ rupture; il disait sans cesse à tout le monde: <i>Voilà le ministre
+ de France.</i> Ce pays, écrasé des maux passés de la guerre,
+ frissonne à la moindre idée de mouvements de troupes. Le
+ gouvernement romain a plus de peur encore de ses propres sujets
+ mécontents, surtout de ceux qui ont été alléchés à l'autorité et
+ au pillage par l'espèce de révolution passée. Nous avons ainsi
+ prévenu et dissipé à la fois les frayeurs mortelles et les
+ espérances téméraires. Je pense que la tranquillité de Rome ne
+ sera pas troublée.</p>
+
+<p>Le cardinal a passé ici la journée du 18 en grande et ostensible
+ amitié avec le général Murat, qui lui a fait donner un logement
+ et une garde d'honneur. Il a fait la même chose pour moi. Je n'ai
+ rien accepté, je suis logé à l'auberge.</p>
+
+<p>Le cardinal est parti ce matin pour Paris. Il arrivera peu de
+ temps après ma dépêche; il ira extrêmement vite. Le malheureux
+ sent bien que s'il échouait il serait perdu sans ressource, et
+ que tout serait perdu pour Rome. Il est pressé de savoir son
+ sort. Je lui ai fait sentir qu'un grand moyen de tout sauver
+ était d'user de diligence, parce que le Premier Consul avait des
+ motifs graves de conclure vite et d'exécuter promptement.</p>
+
+<p>J'avais essayé à Rome d'amener le Pape à signer seulement le
+ Concordat, et s'il m'eût accordé ce point je ne serais pas parti
+ de Rome; mais cette idée ne m'a pas réussi.</p>
+
+<p>Vous jugez bien que le cardinal n'est pas envoyé à Paris pour
+ signer ce que le Pape a refusé de signer à Rome; mais il est
+ premier ministre de Sa Sainteté et son favori, c'est l'âme du
+ Pape qui va entrer en communication avec vous. J'espère qu'il en
+ résultera un accord concernant les modifications. Il s'agit de
+ phrases, de paroles qu'on peut retourner de tant de manières qu'à
+ la fin on saisira la bonne.</p>
+
+<p>Le cardinal porte au Premier Consul une lettre confidentielle du
+ Pape et le plus ardent désir de terminer l'affaire. C'est un
+ homme qui a de la clarté dans l'esprit. Sa personne n'a rien
+ d'imposant, il n'est pas fait à la grandeur; son élocution un peu
+ verbeuse n'est pas séduisante; son caractère est doux et son âme
+ s'ouvrira aux épanchements, pourvu qu'on l'encourage avec douceur
+ à la confiance.</p>
+
+<p>J'ai écrit à Madrid, à l'ambassadeur Lucien Bonaparte, en quoi
+ consistait cet éclat du voyage à Paris du cardinal Consalvi et de
+ ma retraite à Florence. J'ai également fait connaître aux
+ ministres à Rome de l'Empereur et du roi d'Espagne qu'il n'y
+ avait aucune apparence de guerre avec le Pape.</p>
+
+<p>Je vous salue respectueusement.</p>
+
+<p class="right10"><span class="smcap">Cacault.</span><a href="#footnotetag13"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
+<b>Note 14:</b> Lettre de Mgr Spina au cardinal Consalvi, secrétaire
+d'État:</p>
+
+<p class="right10">Parigi, 8 agosto.</p>
+
+<p>Giovedi scorso il Primo Console essendo al Consiglio di Stato,
+ instruito che in Parigi si parla della convenzione da esso fatta
+ con Sua Santità, e che ognuno ignorandone il preciso ne parla e
+ fa dei comenti a seconda della propria immaginazione, prese dà
+ ciò ragione di communicarne al Consiglio medesimo l'intiero
+ tenore. So che parlò un ora e mezza, dimostrandone la necessità
+ et l'utilità, e mi vien riferito che parlasse eccellentemente.
+ Siccome non richiese qual fosse il parere del suo Consiglio,
+ ognuno si tacque. Non ho ancora potuto sapere quale impressione
+ facesse nell'animo dei consiglieri in generale. I buoni ne
+ godettero, ma il numero di questi è ben ristretto. Procurerò
+ d'indagare quai sia l'impressione fatta in quelli che sono di
+ diversa opinione. Pare che il Primo Console andar voglia
+ preparando gli spiriti di quelli che sono nemici di questa
+ operazione a non contrariarla, mà nulla otterrà fino a che non
+ prende qualche misura più energica contro i costituzionali, e
+ fine a che lascia il culto cattolico esposto alla sferza del
+ ministro della pulizia.<a href="#footnotetag14"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+
+<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
+<b>Note 15:</b> Lettre de M. de Cacault, ministre plénipotentiaire de la
+République française à Rome, au ministre des relations extérieures:</p>
+
+<p class="right10">Rome, le 8 août 1801 (20 thermidor an IX).</p>
+
+<p><span class="smcap">Citoyen ministre</span>,</p>
+
+<p>Pour vous informer de l'état de l'affaire de la ratification du
+ Pape attendue à Paris, je ne puis mieux faire que de vous
+ transmettre en original la lettre que je viens de recevoir du
+ cardinal Consalvi.</p>
+
+<p>Ce cardinal étant obligé de garder le lit, Sa Sainteté est venue
+ travailler aujourd'hui chez son secrétaire d'État.</p>
+
+<p>Le Sacré-Collége entier doit concourir à la ratification; tous
+ les docteurs de premier ordre sont employés et en mouvement. Le
+ Saint-Père est dans l'agitation, l'inquiétude et le désir d'une
+ jeune épouse, qui n'ose se réjouir du grand jour de son mariage.
+ Jamais on n'a vu la cour pontificale plus recueillie, plus
+ sérieusement et plus secrètement occupée de la nouveauté sur le
+ point d'éclore, sans que la France, dont il s'agit, pour laquelle
+ on travaille, intrigue, promette, donne, ni brille ici, suivant
+ les anciens usages. Le Premier Consul jouira bientôt de
+ l'accomplissement de ses vues à l'égard de l'accord avec le
+ Saint-Siége, et cela sera arrivé d'une manière nouvelle, simple
+ et vraiment respectable.</p>
+
+<p>Ce sera l'ouvrage d'un héros et d'un saint, car le Pape est d'une
+ piété réelle.</p>
+
+<p>Il m'a dit plusieurs fois: «Soyez sûr que si la France, au lieu
+ d'être puissance dominante, était dans l'abattement et la
+ faiblesse à l'égard de ses ennemis, je n'en ferais pas moins tout
+ ce que j'accorde aujourd'hui.»</p>
+
+<p>Je ne crois pas qu'il soit arrivé souvent qu'un si grand
+ résultat, d'où dépendra beaucoup désormais la tranquillité de la
+ France et le bonheur de l'Europe, ait été obtenu sans violence
+ comme sans corruption.</p>
+
+<p>J'ai l'honneur de vous saluer respectueusement.</p>
+
+<p class="right10"><span class="smcap">Cacault.</span><a href="#footnotetag15"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
+<b>Note 16:</b> Lettre du cardinal Caprara au cardinal Consalvi:</p>
+
+<p class="right10">Parigi, 2 novembre 1801.</p>
+
+<p>Ritornato da Malmaison verso le ore 11 della notte mi pongo a
+ dettare il risultato dell'abboccamento avuto col Primo Console.
+ In niun modo ha fatto il medesimo parola meco dei cinque articoli
+ che in copia annetto alla mia del 1<sup>o</sup> novembre, ma immediatamente
+ con quella vivacità che è propria del suo carattere, ed aggiungo
+ anche, mostrando di essere indispettito, ha incominciato dal fare
+ lagnanze le più amare contro tutti i Romani, dicendo che lo
+ menano in barchetta, e che studiano di prenderlo alla trappola;
+ che lo menano in barchetta colla eterna lungaggine nello spedire
+ la bolla di circoscrizione, al cui ritardo hanno contribuito col
+ non mandare i brevi ai vescovi nel tempo che dovevano, e col non
+ spedirli per mezzo di corrieri, corne avrebbe fatto ogni governo
+ cui premeva un affare: che studiano di prenderlo alla trappola,
+ perche vorrebbero fargli fare la figura di bamboccio nell'indurre
+ il papa a non ammettergli le nomine ch'egli farà di vescovi
+ costituzionali, e proseguendo a parlare a guisa di torrente, ha
+ ripetuto esattamente tutto ciò, che in presenza di monsignor
+ Spina mi disse jeri sera il consigliere Portalis.</p>
+
+<p>Dopo un discorso si veemente, e mescolato di espressioni assai
+ agre io ho preso a giustificare i Romani accusati; al che egli
+ interrompendomi, ha detto: Non accetto giustificazioni, e solo
+ dal numéro eccettuo il papa, per cui hò rispetto e
+ tenerezza .................................. Parendomi in quel
+ punto meno trasportato che in principio, mi sono studiato di
+ fargli sentire che avendo tenerezza per nostro signore doveva
+ dargliene un contrassegno col togliergli il dispiacere di
+ nominare vescovi costituzionali. A questa proposizione, ha
+ ripreso l'antico tuono, ed ha detto: I costituzionali saranno da
+ me nominati, ed in numero di quindici. Hò fatto quel che potevo,
+ e non recederò neppure di una linea dalla determinazione che ho
+ presa ........................ Quanto ai capi di setta, il
+ consigliere Portalis, che era presente, ha voluto assicurarmi che
+ potevo vivere quieto, e che su i soggetti sarei stato contento;
+ ma quanto alla sommissione il Primo Console ha ripreso, è
+ superbia il dimandarla, ed è viltà il prestarla; e qui senza
+ attendere risposta, si è aperto un campo vasto in ordine alla
+ canonica istituzione, e non piu come militare, ma a guisa di
+ canonista ha tenuto un lunghissimo discorso, non dirò da
+ persuadere, ma da tenere a bada, ed in fine ha detto: Ma i
+ vescovi non fanno la professione di fede, e prestano giuramento?
+ Rispostogli di si dallo stesso consigliere Portalis, ha
+ conchiuso, questo tratto di ubbidienza al papa basta per mille
+ sommissioni. E rivolgendosi a me, mi ha laconicamente ripetuto:
+ Procurate che sollecitamente venga la bella della circoscrizione,
+ e che ciò che ne viene di seguito, e di cui vi ho parlato, non
+ abbia per parte di Roma la stessa sorte che hanno avuto i brevi
+ spediti ai vescovi, quali secondo le mie notizie non erano stati
+ consegnati ad alcuno in Germania a tutto il 21 del passato.</p>
+
+<p>Cosi è finito l'abboccamento, devo però soggiungerle, che finito
+ il medesimo all' incirca un' ora dopo mezzogiorno' egli parti con
+ Madama, stando fuori all' incirca un' altra ora: ma prima mi
+ obbligo di rimanere presso di lui a pranzo non ostante che fossi
+ impegnato dal fratello Giuseppe, alquale egli stesso spedi.
+ Certamente senza esagerazione fuori del tempo del pranzo sino a
+ dieci ore della notte volle tratternersi meco, passeggiando alla
+ sua maniera la più parte del tempo e parlando di tutti gli
+ oggetti economici e politici possibili in ordine a noi.<a href="#footnotetag16"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
+<b>Note 17:</b> Voici quelques échantillons des instructions données à
+ses aides-de-camp en mission.</p>
+
+<p class="center"><i>Au citoyen Lauriston, aide-de-camp.</i></p>
+
+<p class="right10">Paris, 7 pluviôse an <span class="smcap">IX</span> (27 janvier 1801).</p>
+
+<p>Vous partirez, citoyen, pour vous rendre à Rochefort. Vous visiterez
+dans le plus grand détail le port et l'arsenal, en vous adressant à
+cet effet au préfet maritime.</p>
+
+<p>Vous me rapporterez des mémoires sur les objets suivants:</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> Le nombre d'hommes, dans le plus exact détail, qui se trouvent sur
+les deux frégates qui partent, et l'inventaire de tous les objets
+d'artillerie ou autres que ces frégates auraient à bord. Vous resterez
+à Rochefort jusqu'à ce qu'elles soient parties.</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Combien reste-t-il de frégates en rade?</p>
+
+<p>3<sup>o</sup> Un rapport particulier sur chacun des vaisseaux le <i>Foudroyant</i>,
+le <i>Duguay-Trouin</i> et l'<i>Aigle</i>. Dans quel temps chacun de ces
+vaisseaux sera-t-il prêt à mettre à la voile?</p>
+
+<p>4<sup>o</sup> Un rapport particulier sur chacune des frégates la <i>Vertu</i>, la
+<i>Cybèle</i>, la <i>Volontaire</i>, la <i>Thétis</i>, l'<i>Embuscade</i> et la
+<i>Franchise</i>.</p>
+
+<p>5<sup>o</sup> L'état de tous les fusils, pistolets, sabres, boulets qui seraient
+arrivés dans ce port pour les expéditions maritimes.</p>
+
+<p>6<sup>o</sup> Existe-t-il dans les magasins des vivres de la marine de quoi en
+donner pour six mois à six vaisseaux de guerre, indépendamment des
+trois ci-dessus nommés?</p>
+
+<p>7<sup>o</sup> Enfin a-t-on pris toutes les mesures pour recruter les matelots et
+faire arriver de Bordeaux et Nantes les vivres, cordages et tout ce
+qui est nécessaire à l'armement d'une escadre?</p>
+
+<p>Si vous prévoyiez rester à Rochefort plus de six jours, vous
+m'enverriez par la poste votre premier rapport. Vous ne manquerez pas
+de faire connaître au préfet que je suis dans l'opinion que le
+ministre de la marine a pris toutes les mesures pour que neuf
+vaisseaux puissent partir de Rochefort au commencement de ventôse.
+Vous sentez que ceci doit être dit en grand secret au préfet.</p>
+
+<p><i>Vous profiterez de toutes les circonstances pour recueillir dans tous
+les lieux où vous passerez des renseignements sur la marche des
+administrations et sur l'esprit public.</i></p>
+
+<p>Si le départ des frégates est retardé, je vous autorise à aller à
+Bordeaux et à revenir par Nantes. Vous m'apporterez un mémoire sur les
+trois frégates en armement.</p>
+
+<p>Je vous salue.</p>
+<p class="right10 smcap">Bonaparte.</p>
+
+
+<p class="center p2"><i>Au citoyen Lacuée, aide-de-camp.</i></p>
+
+<p class="right10">Paris, 9 ventôse an <span class="smcap">IX</span> (28 février 1801).</p>
+
+<p>Vous vous rendrez, citoyen, en toute diligence à Toulon. Vous
+remettrez la lettre ci-jointe au contre-amiral Ganteaume. Vous verrez
+tous les vaisseaux de l'escadre, ainsi que l'arsenal: vous aurez soin
+de vous assurer par vous-même de la force et du nombre des vaisseaux
+anglais qui bloqueraient le port de Toulon. S'il est moindre que celui
+du contre-amiral Ganteaume, vous l'engagerez à ne se point laisser
+bloquer par une force inférieure.</p>
+
+<p>Si les circonstances décident le général Ganteaume à continuer sa
+mission, vous l'engagerez à prendre à Toulon le plus de troupes qu'il
+pourra porter. Vous verrez à cet effet le commandant militaire pour
+lever tous les obstacles, et que les troupes lui soient fournies.</p>
+
+<p>Vous ferez sentir au contre-amiral Ganteaume que l'on a, en général,
+un peu blâmé sa course sur Mahon, parce qu'elle a réveillé l'attention
+de l'amiral Warren, dont le seul but était de défendre Mahon.</p>
+
+<p>Si le contre-amiral Ganteaume se décide à achever sa mission, vous
+resterez à Toulon quatre jours après son départ.</p>
+
+<p>Si, au contraire, les nouvelles de la mer faisaient penser qu'il
+resterait trop long-temps, vous reviendrez à Paris, <i>après avoir passé
+quinze jours à Toulon, six à Marseille, quatre à Avignon et cinq ou
+six à Lyon</i>.</p>
+
+<p>Vous aurez soin de me rapporter l'état de tout ce qui est embarqué sur
+chaque vaisseau; l'état des bâtiments et frégates expédiés de Toulon
+depuis le 1<sup>er</sup> vendémiaire de l'an <span class="smcap">IX</span>; l'état de l'arsenal, <i>et des
+notes sur les fonctionnaires publics du pays où vous passerez, ainsi
+que de l'esprit qui y règne</i>.</p>
+
+<p>Vous profiterez de tous les courriers qu'expédiera le préfet maritime
+pour me donner des nouvelles de l'escadre, de la mer et des Anglais.</p>
+
+<p>Vous encouragerez par vos discours tous les capitaines de vaisseau, en
+leur faisant sentir de quel immense intérêt pour la paix générale est
+leur expédition.</p>
+
+<p>Je vous salue.</p>
+<p class="right10 smcap">Bonaparte.</p>
+
+
+<p class="center p2"><i>Au citoyen Lauriston.</i></p>
+
+<p class="right10">Paris, 30 pluviôse an <span class="smcap">X</span> (19 février 1802).</p>
+
+<p>J'ai reçu, citoyen, vos différentes lettres et votre dernière du 25
+pluviôse. Je vous prie de prendre en secret des renseignements sur
+l'administration des vivres, dont le service paraît exciter des
+plaintes.</p>
+
+<p>À votre retour, sachez me rapporter un état détaillé sur les
+marchandises du Nord qu'a fournies dans le courant de l'an <span class="smcap">X</span> la
+compagnie Lechie. Elle prétend en avoir, dans ce moment, pour
+1,700,000 francs en magasins.</p>
+
+<p>Quelle est la quantité de bois qui est arrivée du Havre depuis la
+paix, et travaille-t-on enfin à l'achèvement des cinq vaisseaux qui
+sont en construction?</p>
+
+<p>En repassant à Lorient, voyez combien il y a de vaisseaux en
+construction, et le temps où chacun d'eux pourra prendre la mer.
+Visitez tous les canonniers et grenadiers garde-côtes, afin de pouvoir
+me rendre compte quelle espèce d'hommes ce sont, et ce qu'il sera
+possible d'en faire au moment de la paix définitive.</p>
+
+<p>Enfin voyez à Nantes de vous assurer des marchandises du Nord qui ont
+été reçues en l'an X, et ce qu'il reste encore de chanvre; si le
+transport des bois à Brest est en activité! <i>Arrêtez-vous deux jours à
+Vannes pour prendre sur l'esprit public les observations convenables.</i></p>
+
+<p>Dans toutes ces observations tâchez de voir par vous-même, et sans le
+conseil des autorités.</p>
+
+<p>Sachez me dire quelle réputation le nommé Charron a laissée à Lorient,
+et restez-y trois ou quatre jours <i>afin d'observer la marche de
+l'administration dans ce port</i>.</p>
+
+<p><i>Enfin ne laissez échapper aucune circonstance de voir par vous-même
+et de fixer votre opinion sur l'administration civile, maritime et
+militaire.</i></p>
+
+<p><i>Informez-vous dans chaque département quelle apparence a la récolte
+prochaine.</i></p>
+
+<p>J'imagine que vous m'apporterez des notes sur la manière dont les
+troupes sont soldées, habillées, et sur la tenue des principaux
+hôpitaux de terre.</p>
+
+<p>Je vous salue.</p>
+<p class="right10"><span class="smcap">Bonaparte.</span><a href="#footnotetag17"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+
+<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
+<b>Note 18:</b> Voici une lettre écrite de Saint-Quentin au consul
+Cambacérès:</p>
+
+<p class="right10">Saint-Quentin, 21 pluviôse an <span class="smcap">IX</span> (10 février 1801).</p>
+
+<p>Les manufactures si intéressantes de la ville de Saint-Quentin et
+ environs, qui employaient 70,000 ouvriers et faisaient rentrer en
+ France plus de quinze millions de numéraire, ont dépéri des cinq
+ sixièmes. L'on désirerait bien ici que nos dames missent le linon
+ à la mode, sans donner aux mousselines cette préférence absolue.
+ L'idée de ranimer une de nos manufactures les plus intéressantes
+ et que nous possédons exclusivement, et de donner du pain à un si
+ grand nombre de familles françaises, est bien faite, en effet,
+ pour mettre à la mode les linons: d'ailleurs, n'y a-t-il pas
+ assez long-temps que les linons sont en disgrâce?<a href="#footnotetag18"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+
+<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
+<b>Note 19:</b> Il existait à Paris des agents des princes déchus, dont
+quelques-uns étaient gens d'esprit, et quelquefois assez bien
+informés. Ces agents faisaient des rapports presque quotidiens, dont
+j'ai parlé précédemment. Voici un extrait de ces rapports,
+relativement à M. de Calonne.</p>
+
+<p>«M. de Calonne est de retour à Paris depuis un mois environ. Avant de
+quitter l'Angleterre il a eu une conférence avec les ministres, et il
+en a été parfaitement accueilli. On lui a demandé si, en retournant en
+France, son projet n'était pas de rentrer aussi dans l'administration.
+Il a répondu que ses principes, sa conduite pendant la révolution et
+son dévouement à la famille royale, lui imposaient l'obligation de
+n'accepter aucune place des mains du nouveau gouvernement; mais
+qu'attaché à la France par goût et par instinct, il ne refuserait
+point de donner des conseils, si on lui en demandait, et s'il les
+croyait avantageux à sa patrie.</p>
+
+<p>»Son arrivée à Paris a fait une grande sensation. Il se voit tous les
+jours assiégé de visites et entouré de créatures, comme au moment le
+plus brillant de sa fortune et de son crédit. L'opinion qu'il va être
+élevé au ministère lui amène des nuées de solliciteurs; et, pour s'y
+dérober, il a été obligé de fuir à la campagne. Il ne paraît pas
+cependant que cette opinion soit fondée; et si jamais elle se réalise,
+ce ne sera pas encore à présent. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il
+devait être présenté, il y a quelques jours, à Bonaparte, et avoir une
+conférence secrète avec lui.</p>
+
+<p>»Il voit tous ses anciens amis, et s'ouvre à eux avec une entière
+liberté. Témoin de la faiblesse et de la nullité des puissances
+étrangères, il ne croit pas qu'on puisse trouver en elles la moindre
+garantie contre l'invasion révolutionnaire, et bien moins encore une
+protection efficace pour la cause du Roi. Il répète ce que nous
+savions déjà depuis long-temps, que les hommes qui gouvernent en
+Europe, sont des hommes sans moyens et sans caractère, qui ne
+connaissent point le temps où ils vivent, qui ne savent ni juger le
+présent ni pressentir l'avenir, et qui sont également dépourvus du
+courage qui fait entreprendre et de la fermeté qui sait persévérer. Il
+les regarde tous comme livrés à Bonaparte, tremblants devant lui, et
+prêts à exécuter humblement toutes ses volontés. Aussi est-il persuadé
+que ce n'est qu'en France qu'on peut travailler à la restauration de
+la monarchie, non en se mettant en avant, et en fomentant de sots et
+de ridicules complots, plus propres à déshonorer sa cause qu'à lui
+préparer de véritables succès; mais en s'occupant, sans bruit et sans
+éclat, du soin de rétablir l'opinion, de détruire la prévention,
+d'affaiblir les craintes, de réunir tous les serviteurs du Roi, et de
+les tenir prêts à profiter en sa faveur de tous les événements que le
+cours naturel des choses doit amener.</p>
+
+<p>»M. de Calonne assure qu'en Angleterre l'enthousiasme pour Bonaparte
+est non-seulement général, mais porté à un excès dont il est difficile
+de se faire une idée. La cour et la ville, la capitale et les
+provinces, toutes les classes de citoyens, depuis les ministres
+jusqu'aux artisans, tous s'empressent de publier ses louanges, et
+chantent à l'envi ses victoires et l'éclat de son pouvoir. Au reste,
+cet enthousiasme n'est pas particulier à l'Angleterre; toute l'Europe
+en est, pour ainsi dire, infectée. De toutes parts on accourt à Paris
+pour voir le grand homme au moins une fois en sa vie, et la police a
+été obligée de menacer d'arrestation des Danois qui avaient
+publiquement fléchi le genou devant lui toutes les fois qu'ils
+l'apercevaient.</p>
+
+<p>»C'est là une des principales causes de sa force et de son immense
+pouvoir. Comment les Français oseraient-ils lutter contre lui tant
+qu'ils voient toutes les puissances européennes prosternées à ses
+pieds?»<a href="#footnotetag19"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a>
+<b>Note 20:</b> Voici le passage d'une lettre de M. de Talleyrand, qui
+quelque temps après s'était rendu à Lyon pour l'organisation de la
+Consulte italienne:</p>
+
+<p class="right10">Lyon, le 7 nivôse an <span class="smcap">X</span> (28 décembre 1801).</p>
+
+<p>«Général,</p>
+
+<p>»J'ai l'honneur de vous informer de mon arrivée à Lyon
+ aujourd'hui à une heure et demie du matin. La route de Bourgogne,
+ à six ou huit lieues près, n'est pas très-mauvaise, et les
+ préfets placés sur cette ligne de communication ont profité du
+ mouvement d'enthousiasme que répand l'espérance de votre passage,
+ pour faire suivre avec activité les travaux de la réparation des
+ routes. Partout où j'ai trouvé quelques communes, quelques
+ habitations, j'ai entendu des <i>vive Bonaparte</i>. Pendant les dix
+ dernières lieues que j'ai faites au milieu de la nuit, chacun
+ venait sur mon passage une lumière à la main pour répéter les
+ mêmes mots. C'est une expression que vous êtes constamment
+ destiné à entendre.</p>
+
+<p>»L'histoire du général Lannes s'était répandue et paraissait
+ occuper beaucoup: le sous-préfet d'Autun, un citoyen d'Avallon
+ m'en avaient parlé, mais avec des circonstances diverses, que des
+ lettres de Paris leur avaient rapportées comme anecdotes. J'ai eu
+ de nouveau occasion de remarquer à quel point tout ce qui a trait
+ à votre personne s'empare de l'attention publique et devient
+ sur-le-champ l'occupation de la France.»<a href="#footnotetag20"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+
+<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a>
+<b>Note 21:</b> Voici cette lettre, fort importante pour apprécier les
+relations de la France avec l'Espagne à cette époque.</p>
+
+<p class="center"><i>Au citoyen Saint-Cyr, ambassadeur à Madrid.</i></p>
+
+<p class="right10">10 frimaire, an <span class="smcap">X</span> (1<sup>er</sup> décembre 1801).</p>
+
+<p>Je ne comprends plus rien, citoyen ambassadeur, à la conduite du
+cabinet de Madrid. Je vous charge spécialement de faire toutes les
+démarches pour faire ouvrir les yeux à ce cabinet, pour qu'il prenne
+une marche régulière et convenable. Le sujet me paraît tellement
+important, que je crois devoir vous en écrire moi-même.</p>
+
+<p>La plus intime union régnait entre la France et l'Espagne lorsque S.
+M. jugea à propos de ratifier le traité de Badajoz.</p>
+
+<p>M. le prince de la Paix passa alors à notre ambassadeur une note dont
+j'ordonne qu'on vous envoie la copie. Cette note était trop pleine
+d'injures grossières pour que je dusse y faire attention. Peu de jours
+après, il remit à l'ambassadeur français à Madrid une note dans
+laquelle il déclarait que S. M. C. allait faire sa paix particulière
+avec l'Angleterre. J'ordonne également qu'on vous en envoie copie. Je
+sentis alors combien je pouvais peu compter sur les efforts d'une
+puissance dont le ministre s'exprimait avec si peu d'égards, et
+montrait un tel dérèglement dans sa conduite. Connaissant pleinement
+la volonté du roi, je lui aurais fait connaître directement la
+mauvaise conduite de son ministre, si la maladie de S. M. ne fût
+survenue sur ces entrefaites.</p>
+
+<p>J'ai fait prévenir plusieurs fois la cour d'Espagne que son refus
+d'exécuter la convention de Madrid, c'est-à-dire d'occuper le quart du
+territoire portugais, entraînerait la perte de la Trinité: elle n'a
+tenu aucun compte de ces observations.</p>
+
+<p>Dans les négociations qui ont eu lieu à Londres, la France a discuté
+les intérêts de l'Espagne comme elle l'aurait fait pour elle-même;
+mais enfin S. M. B. n'a jamais voulu se désister de la Trinité, et je
+n'ai pas pu m'y opposer, d'autant plus que l'Espagne menaçait la
+France, par une note officielle, d'une négociation particulière: nous
+ne pouvions plus compter sur son secours pour la continuation de la
+guerre.</p>
+
+<p>Le congrès d'Amiens est réuni, et la paix définitive sera promptement
+signée; cependant S. M. C. n'a pas encore fait publier les
+préliminaires, ni fait connaître de quelle manière elle voulait
+traiter avec l'Angleterre. Il devient cependant bien essentiel pour sa
+considération en Europe, pour les intérêts de sa couronne, qu'elle
+prenne promptement un parti, sans quoi la paix définitive sera
+promptement signée sans sa participation.</p>
+
+<p>L'on m'a dit qu'à Madrid on voulait revenir sur la cession de la
+Louisiane; la France n'a manqué à aucun traité fait avec elle, et elle
+ne souffrira pas qu'aucune puissance lui manque à ce point. Le roi de
+Toscane est sur son trône et en possession de ses États, et S. M. C.
+connaît trop la foi qu'elle doit à ses engagements, pour refuser plus
+long-temps la mise en possession de la Louisiane.</p>
+
+<p>Je désire que vous fassiez connaître à Leurs Majestés mon extrême
+mécontentement de la conduite injuste et inconséquente du prince de la
+Paix.</p>
+
+<p>Dans le dernier mois, ce ministre n'a épargné ni notes insultantes, ni
+démarches hasardées: tout ce qu'il a pu faire contre la France, il l'a
+fait. Si l'on continue dans ce système, dites hardiment à la reine et
+au prince de la Paix que cela finira par un coup de tonnerre.<a href="#footnotetag21"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+
+<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a>
+<b>Note 22:</b> Nous donnons quelques extraits de la correspondance du
+Premier Consul pendant son séjour à Lyon.</p>
+
+<p class="center"><i>Aux consuls Cambacérès et Lebrun.</i></p>
+
+<p class="right10">Lyon, 24 nivôse an <span class="smcap">X</span> (14 janvier 1802).</p>
+
+<p>Je reçois, citoyens consuls, votre lettre du 21. Il fait ici un froid
+excessif, et je passe les matinées, de midi à six heures, à recevoir
+les préfets et les notables des départements voisins. Vous savez que
+dans ces sortes de conférences il faut parler long-temps.</p>
+
+<p>Ce soir la ville de Lyon donne un concert et un bal. Je vais y aller
+dans une heure.</p>
+
+<p>Les travaux de la Consulte avancent.</p>
+
+<p>Les troupes de l'armée d'Orient arrivent à force à Lyon; je prends des
+mesures pour les faire habiller. Je compte en passer la revue le 28.</p>
+
+<p>Je continue à être extrêmement satisfait de tout ce que je vois, soit
+du peuple de Lyon, soit du midi de la France.</p>
+
+<p>Les négociations d'Amiens me paraissent avancer.</p>
+
+<p>Je vous félicite de la manière dont tout marche dans vos mains.</p>
+
+<p>Joseph m'a écrit d'Amiens que le lord Cornwallis lui avait dit que le
+cabinet britannique avait reçu des nouvelles de Saint-Domingue
+favorables à l'armée française, que la division s'était manifestée
+dans l'armée de Toussaint.</p>
+
+<p class="center p2"><i>Aux mêmes.</i></p>
+
+<p class="right10">Lyon, 26 nivôse an <span class="smcap">X</span> (16 janvier 1802).</p>
+
+<p>J'ai reçu, citoyens consuls, vos dépêches des 22 et 23 nivôse... Les
+Lyonnais nous ont donné une fête très-distinguée. Vous en trouverez
+ci-joint le détail, ainsi que les vers qui ont été chantés.</p>
+
+<p>Je vais très-lentement dans mes opérations, car je passe
+toutes mes matinées à recevoir des députations des départements
+voisins.</p>
+
+<p>Il fait aujourd'hui très-beau, mais très-froid.</p>
+
+<p>Le bien-être de la République est sensible depuis deux ans. Lyon,
+pendant les années <span class="smcap">VIII</span> et <span class="smcap">IX</span>, a vu accroître sa population de plus de
+vingt mille âmes, et tous les manufacturiers que j'ai vus de
+Saint-Étienne, d'Annonay, etc., m'ont dit que leurs fabriques sont en
+grande activité.</p>
+
+<p>Toutes les têtes me paraissent pleines d'activité, non de celle qui
+désorganise les empires, mais de celle qui les recrée, et produit leur
+prospérité et leur richesse.</p>
+
+<p>Je passerai en revue dans quelques jours près de six demi-brigades de
+l'armée d'Orient.</p>
+
+<p class="center p2"><i>Au consul Cambacérès.</i></p>
+
+<p class="right10">Lyon, 28 nivôse an <span class="smcap">X</span> (18 janvier 1802).</p>
+
+<p>Je viens, citoyen consul, de recevoir la députation de Bordeaux. Elle
+m'a remis une pétition pour me solliciter de passer dans leur ville,
+ce que je leur ai promis de faire, lorsque leurs relations seraient en
+pleine activité avec les Antilles et l'île de France.</p>
+
+<p>Votre lettre du 25 m'a instruit des délibérations du Sénat. Je vous
+prie de tenir la main à ce qu'on nous débarrasse exactement des vingt
+et des soixante mauvais membres, que nous avons dans les autorités
+constituées. La volonté de la nation est que l'on n'empêche point le
+gouvernement de faire le bien, et que la tête de Méduse ne se montre
+plus dans nos tribunes ni dans nos assemblées.</p>
+
+<p>La conduite de Sieyès dans cette circonstance prouve parfaitement
+qu'après avoir concouru à la destruction de toutes les constitutions
+depuis 91, il veut encore s'essayer contre celle-ci. Il est bien
+extraordinaire qu'il n'en sente pas la folie. Il devrait faire brûler
+un cierge à Notre-Dame pour s'être tiré de là si heureusement, et
+d'une manière si inespérée; mais plus je vieillis, et plus je
+m'aperçois que chacun doit remplir son destin.</p>
+
+<p>J'imagine que vous avez pris toutes les mesures pour démolir le
+Châtelet.</p>
+
+<p>Si le ministre de la marine a besoin des frégates du roi de Naples, il
+peut s'en servir. Il serait même bien qu'il les fît partir le plus tôt
+possible pour l'Amérique. Tout s'arrangera après avec le roi de
+Naples.</p>
+
+<p>Le froid a beaucoup diminué aujourd'hui.</p>
+
+<p>Le général Jourdan, qui est arrivé aujourd'hui du Piémont, me rend un
+compte assez satisfaisant de cette province.</p>
+
+<p>Les opérations de la Consulte avancent, toutes leurs lois
+organiques se rédigent.</p>
+
+<p>J'ai conféré une partie de la matinée avec les préfets.</p>
+
+<p>Je vous recommande de voir le ministre de la marine pour vous assurer
+que les vivres de Saint-Domingue sont partis.</p>
+
+<p class="center p2"><i>Aux consuls Cambacérès et Lebrun.</i></p>
+
+<p class="right10">Lyon, 30 nivôse an <span class="smcap">X</span> (20 janvier 1802).</p>
+
+<p>Je désirerais, citoyens consuls, que le ministre du Trésor public
+envoyât dans la 16<sup>e</sup> division militaire le citoyen Roger, pour y
+vérifier la comptabilité du payeur et des principaux receveurs des
+départements qui composent cette division.</p>
+
+<p>Je désirerais également que le ministre du Trésor public envoyât à
+Rennes un homme comme le citoyen Roger pour faire la même opération
+dans la 13<sup>e</sup> division militaire.</p>
+
+<p>Faites aussi partir les conseillers d'État Thibaudeau et Fourcroy,
+l'un pour la 13<sup>e</sup> division militaire et l'autre pour la 16<sup>e</sup>, pour
+inspecter ces divisions comme ils l'ont fait déjà dans leur précédente
+mission. Une partie des plaintes vient de ce que le ministre de la
+guerre n'a pas fait toucher aux officiers l'indemnité de fourrage et
+de logement pour le premier trimestre de l'an <span class="smcap">X</span>, de ce que les
+receveurs gardent long-temps les fonds et que les payeurs payent le
+plus tard qu'ils peuvent. Les payeurs et les receveurs forment la plus
+grande plaie de l'État...</p>
+
+<p class="center p2"><i>Aux mêmes.</i></p>
+
+<p class="right10">Lyon, 30 nivôse an <span class="smcap">X</span> (20 janvier 1802).</p>
+
+<p>Je reçois, citoyens consuls, votre lettre du 26 et 27. À Lyon comme à
+Paris, le temps s'est considérablement adouci...</p>
+
+<p>J'ai vu hier différents ateliers. J'ai été satisfait de l'industrie et
+de la sévère économie dont j'ai cru entrevoir que la fabrique de Lyon
+use envers ses ouvriers.</p>
+
+<p>Je devais aujourd'hui faire ma parade, mais je l'ai remise au 5
+pluviôse, les troupes de l'armée d'Orient n'étaient pas habillées;
+j'ai l'espoir, au contraire, que le 5 elles le seront, ce qui offrira
+un coup d'&oelig;il satisfaisant.</p>
+
+<p>J'ai vu avec grand plaisir l'arrêté que vous avez pris sur le
+Châtelet. Si les temps devenaient rigoureux, je ne crois pas que la
+mesure que vous avez prise, de donner 4,000 francs par mois pour les
+ateliers extraordinaires, soit suffisante.</p>
+
+<p>Il serait nécessaire que vous ordonnassiez qu'indépendamment
+des 100,000 francs que le ministre de l'intérieur donne par mois aux
+comités de bienfaisance, on y joignît 25,000 fr. d'extraordinaire pour
+distribuer du bois; et si le froid revenait, il faudrait, comme en 89,
+faire allumer du feu dans les églises et autres grands établissements,
+pour chauffer beaucoup de monde.</p>
+
+<p>Je compte être à Paris dans le courant de la décade. Je vous prie de
+voir s'il ne serait pas convenable de mettre dans le <i>Moniteur</i> le
+dernier message au Sénat, et de mettre à la fin deux lignes pour dire
+que le Sénat a nommé une commission qui, ayant fait son rapport dans
+la séance du... il a décidé qu'il procéderait au renouvellement,
+conformément à l'article 38 de la Constitution, etc., etc.</p>
+
+<p>Plusieurs renseignements qui me sont venus me porteraient à croire que
+Caprara exige que des prêtres signent des formules ou professions de
+foi à peu près dans ces termes:</p>
+
+<p>«Aimons d'ailleurs à faire ici une profession solennelle d'un respect
+filial, d'une soumission parfaite, d'une obéissance ponctuelle
+envers...»</p>
+
+<p>Ces renseignements me sont venus, entre autres, de Maëstricht. Je vous
+prie d'en conférer avec Portalis. Cette formule paraît bien
+inconcevable.</p>
+
+<p class="center p2"><i>Aux mêmes.</i></p>
+
+<p class="right10">Lyon, 2 pluviôse an <span class="smcap">X</span> (22 janvier 1802).</p>
+
+<p>Je n'ai reçu, citoyens consuls, votre lettre du 29 nivôse
+qu'aujourd'hui à trois heures après midi. Le dégel et les inondations
+ont retardé de quelques heures votre courrier.</p>
+
+<p>Le service des fourrages est entièrement désorganisé dans le
+département de la Drôme; il faudrait retenir 10,000 francs sur
+l'ordonnance de pluviôse, jusqu'à ce que ce service soit au courant.</p>
+
+<p>Les hôpitaux civils, auxquels il n'est accordé que 14 sous pour les
+journées des militaires malades, se plaignent de n'avoir encore rien
+reçu pour l'an <span class="smcap">X</span>. Celui de Valence réclame même, avec l'an <span class="smcap">X</span>, le mois
+de fructidor an <span class="smcap">IX</span>.</p>
+
+<p>Le travail de l'organisation des troupes piémontaises, que j'ai signé
+il y a plus d'un mois, n'est pas encore arrivé à Turin, ce qui met de
+l'incertitude parmi ces troupes. En général, il y a du retard et pas
+d'activité dans le département de la guerre; c'est l'opinion de tous
+ceux qui ont affaire avec ce département.</p>
+
+<p>Il est indispensable que le ministre de la guerre envoie un ancien et
+bon ordonnateur à Turin...</p>
+
+<p>Toutes les principales dispositions de la Consulte sont
+arrêtées. Je compte toujours être dans le courant de la décade à
+Paris.</p>
+
+<p>Il serait à désirer que le Sénat nommât une douzaine de préfets, soit
+au Tribunat, soit au Corps Législatif. Celui du Mont-Blanc serait du
+nombre.</p>
+
+<p>Je désirerais que vous fissiez mettre dans les journaux plusieurs
+articles pour relever l'escroquerie de Fouilloux, et tourner en
+ridicule les gobe-mouches étrangers qui répandaient des bruits
+absurdes, tous fondés sur le bulletin manuscrit d'un petit escroc qui
+n'avait pas de quoi dîner et qui les a dupés. Il est bon de revenir
+plusieurs fois sur cet objet.</p>
+
+<p class="center p2"><i>Aux mêmes.</i></p>
+
+<p class="right10">Lyon, 5 pluviôse an <span class="smcap">X</span> (25 janvier 1802).</p>
+
+<p>Je reçois, citoyens consuls, votre lettre du 2 pluviôse.</p>
+
+<p>J'ai eu aujourd'hui parade à la place Bellecour. La journée a été
+superbe. Le soleil était comme au mois de floréal.</p>
+
+<p>La Consulte a nommé un comité de trente individus qui lui a fait un
+rapport, que, vu les circonstances intérieures et extérieures de la
+Cisalpine, il était indispensable de me laisser gérer la première
+magistrature, jusqu'à ce que les circonstances permettent, et que je
+juge convenable de nommer un successeur. Demain je compte me rendre à
+la Consulte réunie. On y lira la Constitution, les nominations, et
+tout sera terminé. Je serai à Paris décadi...</p>
+
+<p class="center p2"><i>Aux mêmes.</i></p>
+
+<p class="right10">Lyon, 6 pluviôse an <span class="smcap">X</span> (26 janvier 1802).</p>
+
+<p>J'ai reçu, citoyens consuls, votre lettre du 3 pluviôse. Je crois
+qu'il est bon d'attendre la signature de la paix à Amiens, avant de
+lever l'état de siége de la ville de Brest.</p>
+
+<p>À deux heures je me suis rendu dans la salle des séances de la
+Consulte extraordinaire; j'y ai prononcé en italien un petit discours,
+dont vous trouverez ci-joint la traduction française. On y a lu la
+Constitution, la première loi organique, une relative au clergé. Les
+différentes nominations ont été proclamées.</p>
+
+<p>Je vous enverrai demain le procès-verbal de toute la Consulte, dans
+lequel se trouvera la Constitution. Les deux ministres, quatre
+conseillers d'État, vingt préfets, des généraux et officiers
+supérieurs m'ont accompagné. Cette séance a eu de la majesté, une
+grande unanimité, et j'espère du Congrès de Lyon tout le résultat que
+j'en attendais.</p>
+
+<p>Je crois qu'il est inutile, si l'on ne fait pas courir de
+faux bruits sur le congrès de Lyon, que vous publiiez rien avant
+l'arrivée du courrier que je vous expédierai demain. Ce ne serait que
+dans le cas où l'on aurait répandu que la Consulte m'a nommé
+Président, que vous pourriez faire imprimer les deux pièces
+ci-jointes, qui font connaître la véritable tournure qu'ont prise les
+choses.</p>
+
+<p>Je passerai la journée de demain à Lyon pour terminer tout, et je
+partirai dans la nuit. Je serai décadi à Paris...<a href="#footnotetag22"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a>
+<b>Note 23:</b> Elle n'a été abolie qu'en février 1810.<a href="#footnotetag23"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a>
+<b>Note 24:</b> Ces assertions sont fondées sur la correspondance même
+du cardinal Caprara.<a href="#footnotetag24"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a>
+<b>Note 25:</b> L'exercice de l'an <span class="smcap">IX</span> fut d'abord fixé à 415 millions,
+puis à 526, et enfin à 545 millions.<a href="#footnotetag25"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p>
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire du Consulat et de l'Empire,
+(Vol. 3 / 20), by Adolphe Thiers
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ***
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+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
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