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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 19:54:05 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 3 / 20) + faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française + +Author: Adolphe Thiers + +Release Date: December 4, 2009 [EBook #30603] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + +[Notes au lecteur de ce fichier digital: + +Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été +corrigées.] + + + + + HISTOIRE DU CONSULAT + + ET DE + + L'EMPIRE + + + + + FAISANT SUITE + + À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE + + + + + PAR M. A. THIERS + + + + + TOME TROISIÈME + + + + + [Illustration: Emblème de l'éditeur.] + + + + + PARIS + PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR + 60, RUE RICHELIEU + 1845 + + + + +PARIS, IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES, 36, RUE DE VAUGIRARD. + + + + +LIVRE DIXIÈME. + + +ÉVACUATION DE L'ÉGYPTE. + + Tous les yeux fixés sur la négociation engagée à Londres. -- On + se demande quelle influence exercera la mort de Paul Ier sur + cette négociation. -- État de la cour de Russie. -- Caractère + d'Alexandre. -- Ses jeunes amis forment avec lui un gouvernement + secret, qui dirige toutes les affaires de l'empire. -- Alexandre + consent à réduire beaucoup les prétentions apportées à Paris par + M. de Kalitcheff, au nom de Paul Ier. -- Il accueille Duroc avec + bienveillance. -- Ses protestations réitérées du désir de bien + vivre avec la France. -- Commencements de la négociation entamée + à Londres. -- Conditions mises en avant, de part et d'autre. -- + Conquêtes des deux pays sur terre et sur mer. -- L'Angleterre + consent à restituer une partie de ses conquêtes maritimes, mais + subordonne toute la négociation à la question de savoir si la + France gardera l'Égypte. -- Les deux gouvernements sont + tacitement d'accord pour temporiser, afin d'attendre l'issue des + événements militaires. -- Le Premier Consul, averti que la + négociation dépend de ces événements, pousse l'Espagne à marcher + vivement contre le Portugal, et fait de nouveaux efforts pour + secourir l'Égypte. -- Emploi des forces navales. -- Diverses + expéditions projetées. -- Navigation de Ganteaume au sortir de + Brest. -- Cet amiral passe heureusement le détroit. -- Prêt à se + diriger sur Alexandrie, il s'effraye de dangers imaginaires, et + rentre dans Toulon. -- État de l'Égypte depuis la mort de Kléber. + -- Soumission du pays, et situation prospère de la colonie sous + le rapport matériel. -- Incapacité, anarchie dans le + commandement. -- Déplorables divisions des généraux. -- Mesures + mal conçues de Menou, qui veut toucher à tous les objets à la + fois. -- Malgré l'avis réitéré d'une expédition anglaise, il ne + prend aucune précaution. -- Débarquement des Anglais dans la rade + d'Aboukir, le 8 mars. -- Le général Friant, réduit à quinze cents + hommes, fait d'inutiles efforts pour les repousser. -- Deux + bataillons ajoutés à la division d'Alexandrie auraient sauvé + l'Égypte. -- Tardive concentration de forces ordonnée par Menou. + -- Arrivée de la division Lanusse, et second combat livré avec + des forces insuffisantes, dans la journée du 13 mars. -- Menou + arrive enfin avec le gros de l'armée. -- Tristes conséquences de + la division des généraux. -- Plan d'une bataille décisive. -- + Bataille de Canope, livrée le 21 mars, et restée indécise. -- Les + Anglais demeurent maîtres de la plage d'Alexandrie. -- Longue + temporisation, pendant laquelle Menou aurait encore pu relever + les affaires des Français, en manoeuvrant contre les corps + détachés de l'ennemi. -- Il n'en fait rien. -- Les Anglais + tentent une opération sur Rosette, et réussissent à s'emparer + d'une bouche du Nil. -- Ils pénètrent dans l'intérieur. -- + Dernière occasion de sauver l'Égypte, à Ramanieh, perdue par + l'incapacité du général Menou. -- Les Anglais s'emparent de + Ramanieh, et séparent la division du Kaire de celle d'Alexandrie. + -- L'armée française, coupée en deux, n'a plus d'autre ressource + que celle de capituler. -- Reddition du Kaire par le général + Belliard. -- Menou, enfermé dans Alexandrie, rêve la gloire d'une + défense semblable à celle de Gênes. -- L'Égypte définitivement + perdue pour les Français. + + +[En marge: Avril 1801.] + +[En marge: La paix va devenir générale en Europe.] + +Le but que se proposait le Premier Consul en prenant le pouvoir, +allait bientôt se trouver atteint, car le calme régnait en France, une +satisfaction profonde remplissait les esprits, et la paix signée à +Lunéville avec l'Autriche, l'Allemagne et les puissances italiennes, +rétablie de fait avec la Russie, se négociait à Londres avec +l'Angleterre. Une fois signée formellement avec ces deux dernières +puissances, la paix devenait générale, et, en vingt-deux mois, le +jeune Bonaparte avait accompli sa noble tâche, et rendu sa patrie la +plus heureuse, la plus grande des puissances de l'univers. Mais il +fallait terminer ce grand ouvrage, il fallait surtout conclure la +paix avec l'Angleterre; car, tant que cette puissance n'avait pas +dépose les armes, la mer était fermée, et, ce qui était plus grave, la +guerre continentale pouvait renaître sous l'influence corruptrice des +subsides britanniques. L'épuisement universel laissait, il est vrai, +peu de chances à l'Angleterre d'armer de nouveau le continent; elle +venait même d'en voir la plus grande partie coalisée avec nous contre +sa puissance maritime, et, sans la mort de Paul, elle aurait pu expier +cruellement ses violences contre les neutres. Mais cette mort soudaine +était un fait nouveau et grave, qui ne pouvait manquer de modifier la +situation. Quelle influence la catastrophe de Pétersbourg allait-elle +exercer sur les affaires de l'Europe? C'est ce qu'on ignorait encore, +c'est ce que le Premier Consul était impatient de savoir. Il avait +envoyé Duroc à Pétersbourg, pour en être plus tôt et plus sûrement +informé. + +[En marge: Difficultés diplomatiques avec la Russie, naissant des +prétentions de Paul 1er.] + +Un peu avant la mort de Paul, les relations avec la Russie n'avaient, +pas laissé que de présenter d'assez grandes difficultés, par suite de +l'orgueil excessif de cet empereur, et de l'orgueil non moins excessif +de son ambassadeur à Paris, M. de Kalitcheff. Le czar défunt voulait, +comme nous l'avons dit ailleurs, dicter lui-même les conditions de la +France avec la Bavière, le Wurtemberg, le Piémont, les Deux-Siciles, +États dont il s'était fait le protecteur, ou spontanément, ou +obligatoirement, par suite des traités qui avaient noué la seconde +coalition. Il voulait même régler nos relations avec la Porte, et +prétendait que le Premier Consul devait évacuer l'Égypte, parce que +cette province appartenait au sultan, et qu'il n'y avait, disait-il, +aucune raison de la lui enlever. + +[En marge: Progrès de l'ambition et de la puissance russe depuis un +siècle.] + +Cet allié, tout ardent qu'il était contre l'Angleterre, présentait +donc aussi ses dangers, et la mésintelligence aurait pu renaître +prochainement avec lui; Du reste, ce qui pouvait ne paraître qu'un +trait de folie chez l'empereur Paul, était un singulier symptôme des +progrès de l'ambition russe, depuis trois quarts de siècle. En effet, +il y avait à peine quatre-vingts ans que Pierre-le-Grand, attirant +pour la première fois l'attention de l'Europe, se bornait à vouloir +influer sur le nord du continent, en luttant contre Charles XII pour +faire un roi de Pologne. Quarante ans après, la Russie, portant déjà +son ambition en Allemagne, luttait contre Frédéric avec l'Autriche et +la France, pour empêcher la formation de la puissance prussienne. +Quelques années plus tard, en 1772, elle partageait la Pologne. En +1778, elle faisait un pas de plus, et, réglant de moitié avec la +France les affaires allemandes, elle interposait sa médiation entre la +Prusse et l'Autriche, prêtes à en venir aux mains pour la succession +de Bavière, et avait l'insigne honneur de garantir à Teschen la +constitution germanique. Enfin, avant que le siècle fût révolu, en +1799, elle envoyait cent mille Russes en Italie, non pour une question +de territoire, mais pour une question morale, pour la conservation, +disait-elle, de l'équilibre européen, de l'ordre social, menacés par +la révolution française. + +Jamais en si peu d'années, un tel agrandissement d'influence n'était +échu à une même puissance. Paul, en voulant se faire l'arbitre de +toutes choses, pour prix de son alliance avec le Premier Consul, +n'était donc que le fou d'une politique, qui, dans le cabinet russe, +était profondément réfléchie. Son représentant à Paris exigeait, avec +une morgue froide et soutenue, ce que son maître demandait avec le +désordre accoutumé de ses volontés. Il affectait même assez +maladroitement de se faire le protecteur des petites puissances, qui +étaient maintenant à la merci de la France, après l'avoir offensée. La +cour de Naples avait voulu se placer sous cette protection, ce qui lui +avait peu réussi, car M. de Gallo avait été renvoyé de Paris, et sa +cour obligée de subir à Florence les conditions du Premier Consul. M. +de Saint-Marsan, chargé de représenter la maison de Savoie auprès de +la République française, ayant voulu faire comme M. de Gallo, avait +été renvoyé de même. + +M. de Kalitcheff s'était hâté de réclamer pour les cours de Naples et +de Turin, dont son maître avait garanti les États; et il entendait, en +signant un traité avec la France, ne pas se borner à stipuler le +rétablissement des bons rapports entre deux empires, qui n'avaient +rien à se disputer ni sur terre ni sur mer, mais régler les affaires +d'Allemagne et d'Italie, presque dans tous leurs détails, et jusqu'à +celles de l'Orient, car il persistait à demander la restitution de +l'Égypte à la Porte. + +[En marge: Fermeté du cabinet français à l'égard des prétentions de la +Russie.] + +Malgré le désir de ménager l'empereur Paul, on avait répondu avec +fermeté à son ambassadeur. On avait consenti à joindre au traité +patent, qui rétablirait purement et simplement la paix et l'amitié +entre les deux États, une convention secrète, dans laquelle on +prendrait l'engagement de se concerter avec la Russie pour le +règlement des indemnités germaniques, de favoriser particulièrement +les cours de Baden, de Wurtemberg et de Bavière, qui étaient ses +alliées ou ses parentes; de réserver un dédommagement à la maison de +Savoie, si on ne lui rendait pas ses États, mais sans dire ni où, ni +quand, ni combien; car le Premier Consul avait déjà le projet de +garder le Piémont pour la France. C'était là tout ce qu'on voulait +concéder. Quant à Naples, le traité de Florence était déclaré +irrévocable; et quant à la restitution de l'Égypte, on avait formé la +résolution de ne pas même écouter une parole sur ce sujet. + +M. de Kalitcheff insistant avec un ton et des manières assez étranges, +on avait fini par ne plus lui répondre, et par le laisser à Paris +assez embarrassé de son rôle, et des engagements qu'il avait pris avec +les petites puissances. On en était là, lorsqu'on apprit la mort +tragique de Paul. M. de Kalitcheff, sans attendre les ordres de son +nouveau souverain, voulant sortir de la fausse position où il s'était +mis, adressa le 26 avril une note péremptoire à M. de Talleyrand, dans +laquelle il demandait une réponse immédiate sur tous les points de la +négociation, se plaignant de ce que des choses accordées, disait-il, à +Berlin, entre le général Beurnonville et M. de Krudener, étaient +contestées à Paris. Il semblait même insinuer que, si les États +faibles n'étaient pas mieux traités par la France, la gloire du +Premier Consul en souffrirait, et que son gouvernement serait confondu +avec les gouvernements révolutionnaires qui l'avaient précédé. + +[En marge: Leçon sévère donnée à M. de Kalitcheff.] + +M. de Talleyrand lui répondit sur-le-champ, que sa dépêche était +déplacée, qu'elle manquait aux égards que se doivent entre elles des +puissances indépendantes; qu'on ne la mettrait pas sous les yeux du +Premier Consul, dont elle offenserait la dignité; que M. de Kalitcheff +pouvait donc la regarder comme non avenue, et que la réponse +sollicitée au nom de son cabinet ne lui serait faite, que lorsque la +demande en serait renouvelée en d'autres termes, et dans une autre +dépêche. + +Cette leçon sévère fit effet sur M. de Kalitcheff. Il parut +s'inquiéter des conséquences de sa démarche. Déjà même les petits +protégés qui s'abritaient derrière lui, avaient peur de son +protectorat, et en étaient aux regrets de lui avoir recommandé leurs +intérêts. M. de Kalitcheff, réduit ou à rester sans réponse, ou à +reproduire ses réclamations dans une meilleure forme, écrivit une +seconde dépêche, dans laquelle il réitérait sa demandé d'explication, +mais en énumérant chaque objet, sans réflexion aucune, sans plainte, +et sans compliments. La dépêche était froide, mais convenable. Il lui +fut dit alors par M. de Talleyrand, que dans la forme nouvelle, ses +questions seraient soumises au Premier Consul, et obtiendraient +prochainement une réponse. Il fut ajouté par M. de Talleyrand, que la +dernière dépêche serait seule conservée dans les archives de la +chancellerie française, et que la précédente y serait détruite. + +Quelques jours après, M. de Talleyrand répondit à M. de Kalitcheff en +termes polis, mais fort positifs. Il renouvela sur tous les points le +dire du cabinet français, et ajouta cette réflexion fort naturelle, +que, si la France avait consenti, sur plusieurs des affaires les plus +importantes de l'Europe, à se concerter amicalement avec la Russie, et +avait paru disposée à faire ce que celle-ci désirait, c'était en +considération de l'alliance intime contractée avec Paul Ier, contre la +politique britannique; mais que, depuis l'avénement du czar Alexandre, +il fallait, avant d'accorder les mêmes choses, savoir si le nouvel +empereur entrerait dans les mêmes vues, et avoir la certitude qu'on +trouverait en lui un allié aussi résolu que dans l'empereur défunt. + +À partir de ce jour, M. de Kalitcheff se tint tranquille, et attendit +les instructions de son nouveau maître. + +[En marge: L'empereur Alexandre.--Sa personne et son caractère.] + +C'était un prince singulier que celui qui venait de monter sur le +trône des czars, singulier comme la plupart des princes qui ont régné +sur la Russie, depuis un siècle. Alexandre avait vingt-cinq ans, une +stature élevée, une figure noble et douce, quoique peu régulière, une +intelligence pénétrante, un coeur généreux, une grâce parfaite. +Toutefois, on pouvait apercevoir en lui quelques traces des infirmités +paternelles. Son esprit, vif, impressionnable et changeant, +s'attachait tour à tour aux idées les plus contraires. Mais tout +n'était pas entraînement chez ce prince remarquable: il y avait dans +son intelligence étendue et prompte à varier, des profondeurs qui +échappaient aux meilleurs observateurs. Il était honnête, et en même +temps dissimulé, capable d'artifice, et déjà on avait pu apercevoir +quelque chose de ces qualités et de ces défauts, dans les tragiques +événements qui avaient précédé son arrivée au trône. Gardons-nous +cependant de calomnier ce prince illustre: il s'était fait +complétement illusion sur les projets du comte Pahlen; il avait cru +avec l'inexpérience de son âge, que l'abdication de son père était le +seul but, et serait le seul résultat de la conjuration dont on lui +avait fait la confidence; il avait cru, en s'y prêtant, sauver +l'empire, sa mère, ses frères, lui-même, d'étranges violences. Éclairé +aujourd'hui par l'événement, il détestait son erreur, et ceux qui la +lui avaient fait commettre. Ce jeune empereur enfin, noble d'aspect, +gracieux de manières, spirituel, enthousiaste, mobile, artificieux, +difficile à saisir, était doué d'un charme personnel infini, et +destiné à exercer sur ses contemporains la plus grande séduction. Il +était même appelé à exercer cette séduction sur l'homme +extraordinaire, si difficile à tromper, qui dominait alors la France, +et avec lequel il devait avoir, un jour, de si grands et de si +terribles démêlés. + +[En marge: Éducation d'Alexandre.] + +[En marge: Ses amis.] + +L'éducation donnée à ce jeune prince avait été fort étrange. Élevé par +le colonel Laharpe, qui lui avait inspiré les sentiments et les idées +d'un républicain suisse, Alexandre avait subi avec sa facilité +ordinaire, l'influence de son précepteur, et s'en ressentait +visiblement en montant sur le trône. Pendant qu'il était prince +impérial, toujours soumis à un joug assez dur, tantôt celui de +Catherine, tantôt celui de Paul, il avait noué des liaisons avec +quelques jeunes gens de son âge, tels que M. Paul Strogonoff, M. de +Nowosiltzoff, et surtout le prince Adam Czartorisky. Ce dernier, issu +de l'une des plus grandes familles de Pologne, et fort attaché à sa +patrie, était à Pétersbourg une espèce d'otage; il servait dans le +régiment des gardes, et vivait à la cour avec les jeunes grands-ducs. +Alexandre, attiré vers lui par une sorte d'analogie de sentiments et +d'idées, lui communiquait les rêves de sa jeunesse. Tous deux +déploraient en secret les malheurs de la Pologne, ce qui était bien +naturel chez un descendant des Czartorisky, mais assez étonnant chez +le petit-fils de Catherine; et Alexandre faisait serment à son ami, +quand il serait monté sur le trône, de rendre à la malheureuse Pologne +ses lois et sa liberté. + +[En marge: Gouvernement occulte, composé des jeunes amis d'Alexandre.] + +Paul s'était aperçu de cette intimité, en avait conçu quelque ombrage, +et avait exilé le prince Czartorisky, en le nommant ministre de Russie +auprès d'un roi sans États, auprès du roi de Sardaigne. À peine +Alexandre fut-il empereur qu'il envoya un courrier à son ami, résidant +alors à Rome, et le fit venir à Pétersbourg. Il réunit aussi autour de +lui MM. Paul Strogonoff et de Nowosiltzoff. Il forma ainsi une espèce +de gouvernement occulte, composé de jeunes gens sans expérience, +animés de sentiments généreux, que tous n'ont pas conservés, remplis +d'illusions, et peu propres, il faut le dire, à diriger un grand État, +dans les difficiles conjonctures du siècle. Ils étaient impatients de +se débarrasser des vieux Russes, qui avaient gouverné jusque-là, et +avec lesquels ils ne sympathisaient sous aucun rapport. Un seul +personnage plus âgé, plus grave, le prince de Kotschoubey, mêlé à +cette société de jeunes hommes, tempérait par une raison plus mûre la +vivacité de leur âge. Il avait vu l'Europe, acquis des connaissances +précieuses, et entretenait constamment son souverain des améliorations +qu'il croyait utile d'apporter au régime intérieur de l'empire. Tous +ensemble blâmaient la politique, qui avait consisté d'abord à faire la +guerre à la France, à cause de la Révolution, puis à la faire à +l'Angleterre pour une thèse du droit des gens. Ils ne voulaient ni +d'une guerre de principe à la France, ni d'une guerre maritime à +l'Angleterre. Le grand empire du Nord, suivant eux, devait tenir la +balance entre ces deux puissances, qui menaçaient de dévorer le monde +dans leur lutte, et devenir ainsi l'arbitre de l'Europe, l'appui des +États faibles contre les États forts. Mais, en général, ce qui les +préoccupait, c'était moins la politique extérieure, que la +régénération intérieure de l'empire: ils ne méditaient pas moins que +de lui donner des institutions nouvelles, modelées en partie sur ce +qui se voyait dans les pays civilisés; ils avaient, en un mot, la +générosité, l'inexpérience, et la vanité de la jeunesse. + +Les ministres ostensibles d'Alexandre étaient de vieux Russes, +prévenus contre la France, entêtés pour l'Angleterre, et, de plus, +fort désagréables à leur souverain. Le comte Pahlen seul, grâce à la +fermeté de son jugement, ne partageait pas les préjugés de ses +collègues, et voulait qu'on ne se livrât à aucune influence, qu'on +restât neutre entre la France et l'Angleterre. Sous ce rapport, ses +idées convenaient au nouvel empereur et à ses amis. Mais le comte +Pahlen avait le tort de traiter Alexandre en prince adolescent, qu'il +avait placé sur le trône, qu'il avait dirigé, qu'il voulait diriger +encore. La vanité très-sensible de son jeune maître en était souvent +blessée. Le comte Pahlen traitait surtout avec dureté l'impératrice +douairière, qui étalait une douleur fastueuse, et une haine ardente +contre les meurtriers de son époux. Dans un établissement religieux +qui dépendait d'elle, l'impératrice douairière avait fait placer une +figure de la Vierge, avec l'empereur Paul à ses pieds, implorant la +vengeance du ciel contre ses assassins. Le comte Pahlen fit enlever +l'image, malgré les cris de l'impératrice et le mécontentement de son +fils. Un ascendant exercé aussi rudement ne pouvait être durable. + +[En marge: Premières mesures du nouvel empereur.] + +[En marge: L'embargo levé sur le commerce anglais.] + +[En marge: Alexandre renonce à la grande maîtrise de l'ordre de +Malte.] + +Dans les premiers jours du règne, le comte Panin continua de présider +aux relations extérieures; le comte Pahlen resta le ministre influent, +se mêlant de toutes les affaires. Alexandre, après s'être concerté +avec ses amis, travaillait ensuite avec ses ministres ostensibles. +Sous ces influences diverses, quelquefois contraires, on résolut de +traiter avec l'Angleterre, et de commencer par lever l'embargo sur le +commerce britannique, embargo qui, suivant Alexandre, était une mesure +injuste. On décida qu'il fallait faire avec le lord Saint-Helens un +règlement maritime, qui sauvât sinon les droits des neutres, au moins +les intérêts de la navigation russe. Alexandre, rangeant au nombre des +idées peu raisonnables de son père, la prétention d'être grand-maître +de l'ordre de Jérusalem déclara qu'il ne voulait en être que le +protecteur, en attendant que les diverses langues qui composaient +l'ordre se fussent rassemblées, et eussent nommé un nouveau +grand-maître. Cette résolution faisait évanouir bien des difficultés, +soit avec l'Angleterre, qui tenait beaucoup à Malte, soit avec la +France, qui n'avait pas voulu s'engager à une guerre à outrance pour +faire rendre cette île à l'ordre, soit enfin avec Rome et l'Espagne, +qui n'avaient jamais consenti à reconnaître pour grand-maître de +Saint-Jean-de-Jérusalem un prince schismatique. + +[En marge: Alexandre cesse de demander l'évacuation de l'Égypte.] + +Pour faire cesser un autre sujet de contestation, celui-ci avec la +France, il fut décidé qu'on ne demanderait plus l'évacuation de +l'Égypte; car, en réalité, on était plutôt intéressé à la voir dans +les mains des Français que dans celles des Anglais. Quant à Naples et +au Piémont, on était lié, se disait-on, par des traités solennels, et +Alexandre, au début de son règne, prétendait donner une grande idée de +sa loyauté. Il fut arrêté qu'on réclamerait pour la cour de Naples, +non plus la révocation du traité de Florence, mais la garantie de ses +États actuels, et l'évacuation, à la paix, du golfe de Tarente. Quant +au Piémont, on résolut de demander pour la maison de Savoie ou le +Piémont même, ou, à défaut, une indemnité proportionnée. Enfin +Alexandre entendait régler, de concert avec la France, l'indemnité +promise aux princes allemands, pour leurs pertes territoriales à la +gauche du Rhin. Rien de tout cela ne présentait de difficultés, car le +Premier Consul y avait déjà consenti. M. de Kalitcheff fut rappelé, et +on choisit pour le remplacer M. de Markoff, homme d'esprit, mais, sous +le rapport des formes, ne valant pas mieux que son prédécesseur. + +[Illustration: Duroc commandant l'artillerie de la garde consulaire.] + +[En marge: Secret entretien d'Alexandre avec Duroc.] + +Duroc, envoyé pour féliciter le nouvel empereur, trouva, en arrivant à +Pétersbourg, tous ces points résolus, et reçut, tant des ministres que +du monarque lui-même, un excellent accueil. Sa bonne tenue, son +intelligence, réussirent en Russie comme en Prusse, et il sut inspirer +l'estime et la confiance. Après les audiences d'apparat, il obtint +plusieurs entretiens particuliers, dans lesquels Alexandre mit une +sorte de coquetterie à se montrer à découvert devant le représentant +du Premier Consul. Un jour, notamment, dans l'un des jardins publics +de Saint-Pétersbourg, ce prince aperçut Duroc, alla vers lui, le +traita avec une familiarité pleine de grâce, fit éloigner ses +officiers, et, le conduisant dans un lieu écarté, sembla s'expliquer +avec un complet abandon.--Je suis, lui dit-il, ami de la France, et +depuis long-temps. J'admire votre nouveau chef, j'apprécie ce qu'il +fait pour le repos de son pays et l'affermissement de l'ordre social +en Europe. Ce n'est pas de moi qu'il pourra craindre une nouvelle +guerre entre les deux empires. Mais qu'il me seconde, et cesse de +fournir des prétextes à tous les jaloux de sa puissance. Vous le +voyez, j'ai fait des concessions. Je ne parle plus de l'Égypte; j'aime +mieux qu'elle soit à la France qu'à l'Angleterre; et si, par malheur, +les Anglais s'en emparaient, je me joindrais à vous pour la leur +arracher. J'ai renoncé à Malte, afin de supprimer l'une des +difficultés qui entravaient la paix de l'Europe. Je suis lié aux rois +de Piémont et de Naples par des traités; je sais qu'ils ont eu des +torts envers la France; mais que vouliez-vous qu'ils fissent, entourés +et dominés, comme ils l'étaient, par l'Angleterre? Je verrais avec un +grand chagrin que le Premier Consul s'emparât du Piémont, ainsi que +les actes récents de son administration tendent à le faire croire. +Naples se plaint de l'enlèvement d'une portion de son territoire. Tout +cela n'est pas digne de l'ambition du Premier Consul, et nuit à sa +gloire. On ne l'accuse pas, comme les gouvernements qui l'ont précédé, +de menacer l'ordre social, mais on l'accuse de vouloir envahir tous +les États. Cela lui fait tort, et m'expose, moi, aux criailleries de +ces petits princes, dont je suis obsédé. Qu'il fasse cesser entre nous +ces difficultés, et nous vivrons à l'avenir en parfaite intelligence. +-- + +Alexandre, s'abandonnant davantage, ajouta: Ne rapportez rien de tout +ceci à mes ministres; soyez discret; n'employez que des courriers +sûrs. Mais dites au général Bonaparte de m'envoyer des hommes auxquels +je puisse me confier. Les relations les plus directes seront les +meilleures, pour établir la bonne intelligence entre les deux +gouvernements.--Alexandre dit quelques mots encore relativement à +l'Angleterre. Il affirma qu'il ne voulait pas lui livrer la liberté +des mers, propriété commune de toutes les nations; que s'il avait levé +l'embargo sur ses vaisseaux, c'était par esprit de justice. Les +traités antérieurs accordaient, en cas de rupture, une année aux +négociants anglais, pour liquider leurs affaires; c'était donc une +injustice que de saisir leurs propriétés; et je n'en veux pas +commettre, s'écria vivement Alexandre; c'est là mon seul motif. Mais +je n'entends point me livrer à l'Angleterre. Il dépend uniquement du +Premier Consul, que je sois et demeure son allié, son ami. -- + +Le jeune empereur, dans cet entretien, s'était montré simple, +confiant, désireux surtout de se mettre à part de ses ministres, et de +faire voir qu'il avait ses vues et sa politique personnelles. + +Duroc quitta Pétersbourg, comblé de ses égards, et des témoignages de +sa faveur. + +[En marge: On n'a rien à espérer, rien à craindre de la Russie dans le +moment.] + +Il était évident, d'après ces communications, que la Russie ne pouvait +plus être d'un grand secours contre l'Angleterre, mais aussi qu'à +l'avenir on aurait beaucoup moins de difficultés avec elle, pour +l'arrangement des affaires générales. Le Premier Consul, certain +aujourd'hui de pouvoir s'entendre avec cette cour, ne se hâta pas de +terminer la négociation, parce que le temps semblait chaque jour +aplanir les difficultés qui subsistaient encore entre elle et nous. +L'Angleterre, en effet, témoignait en ce moment peu d'intérêt pour les +maisons de Naples et de Piémont; et si, comme on avait lieu de le +croire, elle ne faisait plus, de ce qui les concernait, l'une des +conditions de la paix, il devait être bien plus facile de se conduire +comme on le voudrait à l'égard de ces deux maisons, lorsque +l'Angleterre elle-même les aurait livrées au Premier Consul. + +[En marge: L'attention générale concentrée sur la négociation avec +l'Angleterre.] + +La négociation avec l'Angleterre devenait donc l'objet essentiel, et à +peu près unique du moment. Pour la conduire, il fallait non-seulement +traiter habilement à Londres, mais aussi pousser vivement la guerre en +Portugal, et bien disputer l'Égypte aux forces britanniques, car +l'issue des événements dans ces deux régions devait exercer sur le +traité futur une grande influence. Le Premier Consul, voulant mettre +de nouveaux poids dans la balance, faisait même des préparatifs fort +apparents à Boulogne et à Calais, pour donner à entendre que ce moyen +extrême d'une expédition contre l'Angleterre, auquel le Directoire +avait long-temps songé, n'était ni hors de ses calculs, ni hors de ses +moyens. Des corps nombreux s'avançaient vers cette partie de la +France, et on réunissait sur les côtes de la Normandie, de la +Picardie, de la Flandre, un grand nombre de chaloupes canonnières, +solidement construites, fortement armées, capables de porter des +troupes, et de traverser le Pas-de-Calais. + +[En marge: Premières prétentions mises en avant par l'Angleterre.] + +[En marge: Ce qu'elle avait conquis pendant la guerre.] + +Ainsi qu'on en était convenu, lord Hawkesbury et M. Otto avaient +employé le milieu d'avril 1801 (germinal an IX), en conférences +diplomatiques. Suivant l'usage, les premières prétentions avaient été +excessives. L'Angleterre proposait une base d'arrangement fort +simple, c'était l'_uti possidetis_, c'est-à-dire, que chacune des +puissances gardât ce que les événements de la guerre avaient mis en +ses mains. L'Angleterre, en effet, profitant de la longue lutte de +l'Europe contre la France, s'était enrichie pendant que ses alliés +s'épuisaient, et avait pris les colonies de toutes les nations. Elle +s'était emparée du continent entier des Indes, ainsi que des positions +commerciales les plus importantes, dans les quatre parties du monde. +Sur les Hollandais, elle avait acquis Ceylan, cette île si vaste et si +riche, qui, placée à l'extrémité de la péninsule indienne, en forme un +si beau complément. Elle avait acquis les autres possessions des +Hollandais dans la mer des Indes, moins, il est vrai, la grande +colonie de Java. Elle leur avait enlevé, entre les deux océans, le cap +de Bonne-Espérance, l'une des stations maritimes du globe les mieux +situées. Ses efforts les plus constants n'avaient pu lui procurer +l'île de France, que nous n'avions pas cessé de posséder. Dans +l'Amérique méridionale, elle avait encore arraché aux malheureux +Hollandais, les plus maltraités dans cette guerre, les territoires de +la Guyane, s'étendant entre l'Amazone et l'Orénoque, tels que Surinam, +Berbice, Demerari, Essequibo, contrées superbes, qui ne présentaient +pas, qui ne présentent pas encore aujourd'hui un notable développement +agricole et commercial, mais qui sont appelées un jour à une immense +prospérité, et qui avaient alors l'avantage d'être un pas fait vers +les grandes colonies espagnoles du continent américain. L'Angleterre +convoitait ces colonies; elle avait l'intention de les pousser au +moins à l'indépendance, pour se venger de ce qui lui était arrivé dans +l'Amérique du Nord, et se flattait d'ailleurs avec raison qu'une fois +devenues indépendantes, elles seraient bientôt la proie de son +commerce. C'est pour ce même motif, qu'elle tenait beaucoup à une +conquête faite dans les Antilles, celle-ci sur les Espagnols, la belle +île de la Trinité, située tout près de l'Amérique du Sud, comme une +sorte de pied-à-terre, heureusement disposé soit pour la contrebande, +soit pour l'agression des possessions espagnoles. Elle avait fait une +autre acquisition d'une grande valeur dans les Antilles, c'était la +Martinique enlevée aux Français. Les moyens employés avaient été peu +légitimes, car les colons de la Martinique, craignant un soulèvement +des esclaves, s'étaient mis eux-mêmes en dépôt dans ses mains; et d'un +dépôt volontaire elle avait fait une propriété. L'Angleterre tenait à +la Martinique, à cause du vaste port renfermé dans cette île. Elle +avait pris encore, dans les Antilles, Sainte-Lucie, Tabago, îles +médiocres en comparaison des précédentes, et, vers la région de la +pêche, Saint-Pierre et Miquelon. Enfin, en Europe, elle avait enlevé +aux Espagnols la plus précieuse des Baléares, et aux Français, qui +l'avaient conquise sur les chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, +Malte, la reine de la Méditerranée. + +Après ces conquêtes, on peut dire qu'il ne restait pas grand'chose à +disputer aux nations maritimes, sauf les possessions continentales des +Espagnols dans les deux Amériques. Il est vrai que les Anglais +menaçaient, si on persistait à marcher sur le Portugal, de s'en +dédommager en prenant le Brésil. + +[En marge: Conquêtes de la France pendant la présente guerre. Ses +prétentions.] + +En revanche de ces vastes acquisitions maritimes, la France s'était +emparée des plus belles parties du continent européen, beaucoup plus +importantes assurément que tous ces territoires lointains; mais elle +les avait restituées, sauf la portion comprise dans les grandes lignes +des Alpes, du Rhin et des Pyrénées. Elle avait conquis, en outre, une +colonie qui, à elle seule, était un dédommagement de toute la grandeur +coloniale ajoutée à l'Angleterre, c'était l'Égypte. Aucune possession +ne valait celle-là. Songeait-on à ébranler de nouveau l'empire +britannique dans les Indes, l'Égypte était la route la plus sûre pour +y arriver. Ne voulait-on, ce qui était plus sage, que ramener vers les +ports de la France une partie du commerce de l'Orient, l'Égypte était +encore la route naturelle de ce commerce. Pour la paix comme pour la +guerre, c'était donc la plus précieuse colonie du globe. Si, dans le +moment, le chef du gouvernement français n'avait songé qu'à la France, +et point à ses alliés, il pouvait accepter le marché proposé par +l'Angleterre; car la Martinique elle-même, seule perte directe et +digne d'attention que la France eût faite dans cette guerre, était +bien peu de chose à côté de l'Égypte, véritable empire placé entre les +mers de l'Orient et de l'Occident, commandant à la fois, et abrégeant +la route de ces mers. Mais le Premier Consul tenait à honneur de faire +rendre aux alliés de la France la plus grande partie de leurs +possessions. Il ne dépendait pas de lui d'épargner à la Hollande tous +les sacrifices, auxquels la condamnait la défection de sa marine, qui +avait suivi, comme on sait, le stathouder en Angleterre; mais il +tenait à lui faire rendre le Cap et la Guyane; il voulait que +l'Espagne, qui n'avait rien acquis dans la guerre, ne perdît rien non +plus, et qu'on lui rendît la Trinité et les Baléares; enfin il était +décidé à ne céder Malte à aucun prix, car c'était infirmer d'avance la +conquête de l'Égypte, la rendre précaire dans nos mains. Son intention +était donc de laisser aux Anglais l'Indostan, même avec les petits +comptoirs de Chandernagor et de Pondichéry, qui n'avaient aucun +intérêt pour nous; d'y ajouter Ceylan, propriété des Hollandais, mais +d'exiger la restitution du Cap, des Guyanes, de la Trinité, de la +Martinique, des Baléares, de Malte, et de conserver l'Égypte, en +considérant cette conquête, comme l'équivalent pour la France, de +l'acquisition du continent des Indes par l'Angleterre. On va voir +comment il se conduisit pour arriver à ce but, pendant une négociation +qui dura cinq mois entiers. + +[En marge: Manière de raisonner des deux négociateurs.] + +À la prétention d'adopter l'_uti possidetis_, comme base du futur +traité de paix, le négociateur français fut chargé de répondre par des +arguments péremptoires. Vous voulez poser en principe, dit-il à lord +Hawkesbury, que chacune des deux nations gardera ce qu'elle a conquis: +mais alors la France devrait garder en Allemagne Baden, le Wurtemberg, +la Bavière, les trois quarts de l'Autriche; elle devrait garder en +Italie toute l'Italie elle-même, c'est-à-dire les ports de Gênes, +Livourne, Naples, Venise; elle devrait garder la Suisse, qu'elle se +propose d'évacuer dès qu'elle y aura rétabli un ordre de choses +raisonnable; elle devrait garder la Hollande, occupée par ses armées, +et où s'organiseraient, sous son influence, les plus puissantes +escadres. Elle pourrait prendre le Hanovre, le donner comme +compensation à certaines puissances du continent, et, par ce moyen, se +les attacher à jamais. Elle pourrait enfin pousser à bout la campagne +commencée contre le Portugal, dédommager l'Espagne avec les dépouilles +de cet État, et s'assurer à elle-même de nouveaux ports. Ce sont aussi +d'importantes positions maritimes, que celles qui s'étendent depuis le +Texel jusqu'à Lisbonne et Cadix, depuis Cadix jusqu'à Gênes, depuis +Gênes jusqu'à Otrante, depuis Otrante jusqu'à Venise. Si on veut +apporter des principes absolus dans la négociation, toute paix est +impossible. La France a rendu la plus grande partie de ses conquêtes à +tous les gouvernements vaincus par elle: à l'Autriche, elle a rendu +une partie de l'Italie; à la cour des Deux-Siciles, le royaume de +Naples; au Pape, l'État Romain tout entier; elle a donné la Toscane, +qu'il lui était facile de se réserver, à la maison d'Espagne; elle a +rétabli Gênes dans son indépendance; elle se borne à faire de la +Lombardie une république amie, et se prépare à évacuer la Suisse, la +Hollande, même le Hanovre. Il faut donc que l'Angleterre restitue +aussi une partie de ses conquêtes. Celles que la France réclame ne la +touchent pas elle-même directement, mais appartiennent à ses alliés. +La France se fait un devoir de les recouvrer, pour les leur rendre. +D'ailleurs, quand on concède à l'Angleterre l'Inde et Ceylan, que sont +auprès de ces possessions, celles dont on lui demande la restitution? +Si on ne veut pas faire de concession, il faut le dire; il faut +déclarer franchement que la négociation n'est qu'un leurre. L'univers +saura par la faute de qui la paix est devenue impossible; alors la +France fera un dernier effort, et cet effort difficile, périlleux, +sans doute, sera peut-être mortel pour l'Angleterre, car le Premier +Consul ne désespère pas de franchir le détroit de Calais, à la tête de +cent mille hommes. + +[En marge: Le cabinet anglais est amené à des prétentions plus +modérées.] + +Lord Hawkesbury et M. Addington négociaient avec le désir d'arriver à +une paix avantageuse pour eux, ce qui était tout naturel, mais à une +paix prochaine. Ils furent sensibles aux arguments du cabinet +français, et frappés de la résolution qui éclatait dans ses paroles. +Ils apportèrent donc tout de suite dans la négociation des prétentions +plus modérées, et qui amenèrent un rapprochement. Ils répondirent +d'abord à l'argument du Premier Consul, tiré des conquêtes restituées +par la France, que si la France avait abandonné une partie de ses +conquêtes, c'est qu'elle n'aurait pas pu les conserver, tandis +qu'aucune marine au monde ne pourrait enlever à l'Angleterre les +colonies qu'elle avait conquises; que si la France rendait une partie +des territoires occupés par ses armées, elle gardait Nice, la Savoie, +les bords du Rhin, et surtout les bouches de l'Escaut et Anvers, ce +qui l'agrandissait considérablement, non-seulement sur terre, mais sur +mer; qu'il fallait rétablir l'équilibre européen rompu, qu'il fallait +le rétablir, sinon sur le continent où il était tout à fait détruit, +au moins sur l'Océan; que si la France voulait conserver l'Égypte, +l'Inde n'était plus une compensation suffisante pour l'Angleterre, et +que le cabinet britannique voulait alors retenir une grande partie de +ses nouvelles acquisitions. Toutefois, ajoutait lord Hawkesbury, nous +n'avons fait qu'une première proposition; nous sommes prêts à nous +départir de ce qu'elle a de trop rigoureux. Nous restituerons +quelques-unes de nos conquêtes; dites-nous seulement celles dont la +restitution vous tient le plus à coeur. + +Le Premier Consul fit une vive réplique à ces raisonnements des +ministres anglais. Il n'était pas exact de dire, suivant lui, que +l'Angleterre pût garder toutes ses conquêtes maritimes, tandis, au +contraire, que la France n'aurait pas pu garder ses conquêtes +continentales. La guerre continentale ayant fini, soit par +l'épuisement absolu d'une partie des alliés de l'Angleterre, soit par +le dégoût que les autres avaient de son alliance, la France, aidée des +ressources de la Hollande, de l'Espagne et de l'Italie, aurait fait +tout ce qu'elle aurait voulu sur le continent; et elle était en mesure +de faire sur mer beaucoup plus que ne croyaient les ministres +britanniques. La France, sans doute, n'aurait pas pu conserver le +centre de l'Allemagne, et les trois quarts de l'Autriche, sans amener +un bouleversement en Europe; mais elle aurait pu conclure une paix +moins modérée que celle de Lunéville; elle aurait pu, l'Autriche étant +épuisée après Hohenlinden, garder l'Italie entière, la Suisse même, +sans que personne eût la force de s'y opposer. Quant à l'équilibre +continental, il avait été rompu le jour où la Prusse, la Russie, +l'Autriche, partagèrent entre elles, sans équivalent pour aucune autre +puissance, le vaste et beau royaume de Pologne. Les rives du Rhin, les +versants des Alpes, étaient à peine pour la France un équivalent de ce +que ses rivaux avaient acquis sur le continent. Sur mer, l'Égypte +était à peine une compensation de la conquête des Indes. Il était même +douteux qu'avec cette colonie, la France conservât ses anciennes +proportions maritimes, à l'égard de l'Angleterre. + +[En marge: Il est admis que l'Angleterre restituera une partie de ses +conquêtes maritimes.] + +Ces arguments avaient la puissance de la raison, et heureusement aussi +celle de la force, car ce n'est pas assez de l'une des deux quand on +négocie. On fut bientôt d'accord sur la base de la négociation. Il fut +convenu que l'Angleterre, en restant propriétaire de l'Inde, +restituerait une partie des conquêtes faites sur la France, l'Espagne +et la Hollande. On entra ensuite dans le détail des objets à garder ou +à restituer. + +[En marge: Détail des possession à restituer.] + +Sans accorder formellement la possession de l'Égypte à la France, +point sur lequel le négociateur anglais aimait toujours à laisser +planer un doute, cependant il proposait deux hypothèses, celle où la +France conserverait l'Égypte, celle où la France y renoncerait, soit +qu'elle la perdît par la force des armes, soit qu'elle en fît +l'abandon volontaire. Dans la première hypothèse, celle de la +conservation de l'Égypte par la France, l'Angleterre, en gardant +l'Inde et Ceylan, Chandernagor et Pondichéry compris, exigeait en +outre le cap de Bonne-Espérance, une partie des Guyanes, c'est-à-dire +Berbice, Demerari, Essequibo, la Trinité et la Martinique dans les +Antilles, enfin et par-dessus tout l'île de Malte. Elle aurait rendu +les petites possessions hollandaises des Indes, Surinam, les îles +insignifiantes de Sainte-Lucie, et Tabago, Saint-Pierre et Miquelon, +enfin Minorque. Dans la seconde hypothèse, celle où les Français ne +resteraient pas en possession de l'Égypte, elle voulait toujours +l'Inde et Ceylan; mais elle consentait à rendre les petits comptoirs +de Pondichéry et de Chandernagor, le cap de Bonne-Espérance, la +Martinique ou la Trinité, l'une des deux à notre choix, en gardant +l'autre. Enfin, elle réclamait encore Malte, mais pas d'une manière +péremptoire. + +[En marge: Dernières prétentions qui semblent définitives de part et +d'autre.] + +Ces restitutions ne suffisaient pas, au jugement du Premier Consul. On +s'aborda de plus près encore, on arriva enfin, après un mois de +discussion, aux propositions suivantes, qui étaient au fond la pensée +des deux gouvernements. + +L'Angleterre voulait, dans tous les cas, l'Inde et l'île de Ceylan. Si +les Français évacuaient l'Égypte, elle leur laissait les petits +comptoirs de Chandernagor et de Pondichéry; elle restituait le Cap aux +Hollandais, à condition qu'il serait déclaré port franc; elle leur +rendait encore, outre Berbice, Demerari, Essequibo sur le continent +américain, l'établissement de Surinam; elle rendait l'une des deux +grandes Antilles, la Martinique ou la Trinité, plus Sainte-Lucie, +Tabago, Saint-Pierre et Miquelon, enfin l'île de Minorque et Malte. +Ainsi, pour résultat de la guerre, elle obtenait, si nous n'avions pas +l'Égypte, le continent de l'Inde, Ceylan, plus l'une des deux +principales Antilles, la Trinité ou la Martinique; et si nous avions +l'Égypte, elle obtenait en outre Chandernagor et Pondichéry, le Cap, +la Martinique et la Trinité, enfin Malte; c'est-à-dire que, dans ce +second cas, il lui fallait comme précaution nous ôter les deux +pieds-à-terre de Chandernagor et Pondichéry, placés dans la Péninsule +indienne, et comme dédommagement, la Trinité, qui menaçait l'Amérique +espagnole, la Martinique, qui est le premier port des Antilles, enfin +Malte, qui est le premier port de la Méditerranée. + +[En marge: À quels termes se trouve réduite la négociation.] + +Quoique le Cap, la Martinique ou la Trinité, Malte, demandés comme +surplus dans le cas où nous aurions l'Égypte, fussent loin de valoir +cette importante possession, et qu'il eût été convenable de céder tout +de suite, si cette condition eût été inévitable, le Premier Consul +espérait garder l'Égypte, en payant moins cher cette concession. Il +espérait que si l'armée anglaise, dirigée vers le Nil, succombait, que +si les Espagnols poussaient vivement la guerre contre le Portugal, il +pourrait, tout en gardant l'Égypte, faire restituer le Cap aux +Hollandais, la Trinité aux Espagnols, Malte à l'ordre de +Saint-Jean-de-Jérusalem, et obliger ainsi l'Angleterre à se contenter +de l'Inde, de Ceylan, d'une partie des Guyanes, et d'une ou deux +petites Antilles. + +Tout dépendait donc des événements de la guerre; et les Anglais, +espérant, de leur côté, qu'elle tournerait à leur avantage, n'étaient +pas fâchés d'en attendre l'issue, qui ne pouvait tarder d'être connue, +car il s'agissait de savoir si les Espagnols oseraient marcher sur le +Portugal, et si les troupes anglaises à bord de l'amiral Keith dans la +Méditerranée, pourraient toucher terre en Égypte. Il fallait pour +connaître ce résultat un mois ou deux au plus. Aussi, de part et +d'autre, tout en mettant un grand soin à ne pas rompre la négociation, +qu'on voulait sincèrement faire aboutir à la paix, on prit le parti de +gagner du temps, et la multiplicité, la complication des objets à +débattre, en fournissait le moyen très-naturel, sans l'emploi de +beaucoup de finesse diplomatique. + +[En marge: Tout dépend des événements du Portugal et de l'Égypte.] + +«Tout dépend, écrivait M. Otto, de deux choses: l'armée anglaise +sera-t-elle battue en Égypte? l'Espagne marchera-t-elle franchement +contre le Portugal? Hâtez-vous, obtenez ces deux résultats, ou l'un +des deux, et vous aurez la plus belle paix du monde. Mais je dois vous +dire, ajoutait-il, que, si les ministres anglais craignent beaucoup +nos soldats de l'armée d'Égypte, ils ne craignent guère la résolution +de la cour d'Espagne.» + +[En marge: Efforts du Premier Consul pour faire tourner les événements +le mieux possible.] + +[En marge: Préparatifs faits en Espagne pour l'expédition de +Portugal.] + +Aussi le Premier Consul faisait-il de continuels efforts pour +réveiller la vieille cour d'Espagne, et pour la faire concourir à ses +deux grands desseins, qui consistaient d'une part à se saisir du +Portugal, de l'autre à diriger vers l'Égypte les forces navales des +deux nations. Malheureusement les ressorts de cette antique monarchie +étaient usés. Un roi honnête, mais aveuglé, et absorbé par les soins +les plus vulgaires, les moins dignes du trône; une reine livrée aux +plus honteuses débauches; un favori vain, léger, incapable, +consommaient dans l'insouciance et la licence les dernières ressources +de la monarchie de Charles-Quint. Lucien Bonaparte, envoyé en +ambassade à Madrid, pour le dédommager du ministère de l'intérieur, +Lucien, jaloux d'égaler les succès diplomatiques de Joseph, s'agitait +en Espagne, pour y servir avec éclat la politique de son frère; et il +est vrai qu'il y avait acquis de l'influence, grâce à son nom, grâce +aussi à la hardiesse heureuse avec laquelle il avait négligé les +ministres titulaires, pour aller droit au véritable chef du +gouvernement, c'est-à-dire au prince de la Paix. En plaçant ce prince +entre le ressentiment ou la faveur du Premier Consul, il avait excité +en lui un zèle peu ordinaire pour les intérêts de l'alliance, et lui +avait fait adopter complètement le projet de la guerre contre le +Portugal. Lucien avait dit à la cour d'Espagne: vous souhaitez la +paix, vous la souhaitez avantageuse, au moins non dommageable, vous +voulez la terminer sans avoir perdu aucune de vos colonies; aidez-nous +donc à saisir des gages, dont nous nous servirons, pour arracher à +l'Angleterre la plus grande partie de ses conquêtes maritimes.--De +pareilles raisons étaient excellentes, et sans réplique, mais ce +n'était pas les plus décisives auprès du prince de la Paix. Lucien en +avait imaginé de plus efficaces. Vous êtes tout ici, avait-il dit au +favori, mon frère le sait, il s'en prendra à vous du non-succès des +projets de l'alliance. Voulez-vous des Bonaparte pour amis ou pour +ennemis?--Ces arguments, employés déjà pour décider la guerre de +Portugal, étaient employés tous les jours pour en accélérer les +préparatifs. Du reste, quels que fussent les arguments qui agissent +sur le prince de la Paix, en faisant cette guerre, il ne trahissait +pas les intérêts de son pays. Il ne pouvait, au contraire, les mieux +servir, car la guerre contre le Portugal était le seul moyen +d'arracher à l'Angleterre la restitution des colonies espagnoles. + +Les préparatifs étaient accélérés autant que possible, et on y +appliquait les dernières ressources de la monarchie. Qui croirait que +cette grande et noble nation, dont la gloire a rempli le monde, et +dont le patriotisme devait bientôt se produire avec éclat, +malheureusement contre nous, qui croirait qu'elle avait de la peine à +réunir vingt-cinq mille hommes; qu'avec des ports magnifiques, une +grande quantité de vaisseaux, restes du beau règne de Charles III, +elle était embarrassée de payer quelques ouvriers dans ses arsenaux, +pour remettre ses bâtiments à flot; qu'elle se trouvait enfin dans +l'impossibilité de se procurer des vivres pour approvisionner ses +flottes? Qui croirait que les quinze vaisseaux espagnols, enfermés +depuis deux ans à Brest, composaient toute sa marine, du moins sa +marine en état de servir? La privation des métaux, par suite de +l'interruption des relations avec le Mexique, l'avait réduite au +papier-monnaie, et le papier-monnaie était arrivé au dernier degré de +discrédit. On venait de faire un appel au clergé, qui ne possédait +pas, dans le moment, les fonds dont on avait immédiatement besoin, +mais qui jouissait de plus de crédit que la couronne, et, en se +servant de ce crédit, on avait pu achever les préparatifs commencés. + +Vingt-cinq mille hommes, pas trop mal équipés, s'étaient enfin avancés +vers Badajos; mais cela ne suffisait pas. Le prince de la Paix avait +déclaré que, sans une division française, on ne pouvait pas se +hasarder à entrer en Portugal. Le Premier Consul avait hâté la réunion +de cette division à Bordeaux; bientôt elle avait traversé les +Pyrénées, et elle marchait à grandes journées vers Ciudad-Rodrigo. Le +prince de la Paix voulait entrer avec les Espagnols par l'Alentejo, +pendant que la division française pénétrerait par les provinces de +Tras-os-Montes et de Beïra. Le général Saint-Cyr, qui devait commander +les Français, était allé à Madrid concerter les opérations avec le +prince de la Paix; et, quoiqu'il fût peu propre à ménager la +susceptibilité d'autrui, en ayant beaucoup lui-même, il avait réussi à +faire accepter au prince de bons avis, et à concerter avec lui un plan +d'opérations convenable. + +Le Portugal, en se voyant serré de si près, avait envoyé à Madrid M. +d'Aranjo, auquel on avait refusé passage. M. d'Aranjo s'était alors +rendu en France, où il avait trouvé les mêmes refus. Le Portugal se +disait prêt à subir toutes les conditions, pourvu qu'il ne fût pas +contraint à fermer ses ports aux bâtiments de commerce anglais. Ces +offres furent repoussées. Il fut convenu qu'on lui demanderait +l'expulsion complète des vaisseaux anglais, tant de guerre que de +commerce, qu'on tiendrait trois de ses provinces en dépôt, jusqu'à la +paix, et qu'on lui ferait payer enfin les frais de l'expédition. + +[En marge: Les troupes espagnoles en marche vers le Portugal.] + +Les troupes des deux nations se mirent en marche, et le Prince de la +Paix quitta Madrid, la tête remplie des plus beaux rêves de gloire. La +cour et Lucien lui-même devaient l'accompagner. Le Premier Consul +avait recommandé la plus exacte discipline aux troupes françaises; il +leur avait prescrit d'entendre la messe le dimanche, de visiter les +évêques lorsqu'on traverserait un chef-lieu de diocèse, en un mot, de +se conformer en tout aux coutumes espagnoles. Il voulait que la vue +des Français, au lieu d'éloigner les Espagnols, les rapprochât encore +davantage de la France. + +[En marge: Emploi des forces navales de France, d'Espagne et de +Hollande.] + +Tout allait, de ce côté, suivant les désirs du Premier Consul, et +suivant le plus grand intérêt de la négociation entamée à Londres. +Mais il restait encore beaucoup à faire, relativement à l'emploi des +forces navales. On a vu de quelle manière devaient concourir au but +commun, les trois marines de Hollande, de France et d'Espagne. Cinq +vaisseaux hollandais, 5 vaisseaux français, 5 vaisseaux espagnols, en +tout 15, chargés de troupes, devaient menacer le Brésil, ou essayer de +reprendre la Trinité. Tout le reste des forces navales était destiné à +l'Égypte. Ganteaume, sorti de Brest avec 7 vaisseaux, portant un +secours considérable, était en route pour Alexandrie. Les autres +bâtiments espagnols et français étaient demeurés à Brest, pour faire +craindre sans cesse une expédition en Irlande, tandis qu'une seconde +expédition, sortant de Rochefort, donnant la main à 5 vaisseaux +espagnols armés au Ferrol, à 6 autres vaisseaux armés à Cadix, devait +suivre Ganteaume en Égypte. Mais on n'avait pas pu révéler ce projet à +l'Espagne, crainte d'indiscrétion. On lui demanda, sans explication, +de faire passer à Cadix la division navale préparée au Ferrol. La cour +d'Espagne réclama vivement contre cette direction, allégua le danger +de percer les croisières anglaises, très-nombreuses à l'entrée du +détroit, et dans les environs de Gibraltar. Les vaisseaux du Ferrol +étaient d'ailleurs à peine en état de mettre à la mer, tant leur +armement avait été retardé. Lucien, sans avouer le projet sur +l'Égypte, parla du besoin de dominer la Méditerranée, de la +possibilité de tenter dans cette mer quelque chose d'utile aux deux +pays, d'essayer peut-être une expédition pour reprendre Minorque. +Enfin il arracha les ordres nécessaires, et la division espagnole du +Ferrol dut être conduite à Cadix par la flotte française de Rochefort. +Ce n'était pas tout: l'Espagne, comme on doit s'en souvenir, avait +promis le don de six vaisseaux. Il y avait contestation sur l'époque à +laquelle cette condition serait exécutée; mais, comme on allait livrer +la Toscane, avant même que la Louisiane fût remise à la France, il +était bien juste que les vaisseaux fussent donnés immédiatement. Le +ministère espagnol se décida enfin à en choisir six dans l'arsenal de +Cadix, et à nous les abandonner sur-le-champ; mais il ne voulait pas +les livrer armés, et pourvus de vivres. On ne pouvait cependant y +envoyer de France des canons et du biscuit. C'étaient là de mesquines +contestations, en présence de l'ennemi commun, qu'il fallait battre +par tous les moyens, si on voulait l'obliger à réduire ses +prétentions. Ces difficultés furent enfin résolues comme le souhaitait +le Premier Consul. On a déjà vu que l'amiral français Dumanoir était +parti en poste pour Cadix, afin de veiller à l'équipement des +vaisseaux espagnols devenus français, et d'en prendre le commandement. +Cet amiral avait visité les ports d'Espagne, et y avait trouvé toute +la confusion, tout le dénûment de l'opulence négligente et +désordonnée. Avec les débris d'un magnifique matériel, avec de +nombreux bâtiments fort beaux, mais désarmés, avec des établissements +superbes, il n'y avait à Cadix, faute de solde, ni un matelot, ni un +ouvrier, pour remettre cette marine à flot. Tout était livré au +gaspillage et à l'abandon[1]. Le ministère français avait envoyé à +l'amiral Dumanoir des crédits sur les maisons les plus riches de +Cadix, et, à force d'argent comptant, cet officier était parvenu à +vaincre les principales difficultés. Après avoir choisi les vaisseaux +qui avaient le moins souffert du temps et de la négligence espagnole, +il les arma en se servant du matériel enlevé aux autres; il se procura +des matelots français, les uns émigrés par suite de la Révolution, les +autres échappés des prisons d'Angleterre; il en reçut un certain +nombre, expédiés des ports de France sur des bâtiments légers; il +demanda et obtint la permission d'enrôler quelques Espagnols; il +engagea au moyen d'une forte solde des Suédois et des Danois. On lui +envoya en poste, à travers la Péninsule, les officiers nécessaires +pour organiser ses états-majors, et on fit marcher par la Catalogne +des détachements d'infanterie française pour compléter ses équipages. +Cette division, celle du Ferrol, celle de Rochefort, formant une force +d'environ dix-huit vaisseaux, devaient aller en Égypte, après avoir +touché à Otrante, pour y prendre dix mille hommes de débarquement. Ces +projets, dont on a vu plus haut l'exposé, étaient maintenant en +complète exécution. + + [Note 1: Les rapports de cet amiral, qui existent aux + archives, non de la marine, mais des affaires étrangères, + présentent le plus curieux tableau de ce que peut devenir un + grand État dans de mauvaises mains.] + +[En marge: Complaisance du Premier Consul à l'égard de l'Espagne, pour +exciter le zèle de celle-ci en faveur de la cause commune.] + +Pour arracher à l'Espagne les faibles efforts qu'on venait d'en +obtenir avec tant de peine, le Premier Consul avait rempli toutes ses +promesses envers elle, avec une fidélité remarquable, et les avait +même outre-passées. La maison de Parme ayant reçu, en place de son +duché, le beau pays de la Toscane, ce qui était depuis long-temps le +voeu le plus ardent de la cour de Madrid, il fallait pour une telle +substitution le consentement de l'Autriche. Le Premier Consul s'était +appliqué à l'obtenir, et y avait réussi. Le duché de Toscane avait été +en outre érigé en royaume d'Étrurie. Le vieux duc régnant de Parme, +prince dévot, ennemi de toutes les nouveautés du temps, était frère, +comme nous l'avons dit, de la reine d'Espagne. Son fils, jeune homme +fort mal élevé, avait épousé une infante, et vivait à l'Escurial. +C'est à ces deux jeunes époux qu'on avait destiné le royaume +d'Étrurie. Toutefois le Premier Consul, n'ayant promis ce royaume +qu'en échange du duché de Parme, n'était tenu de livrer l'un, qu'à la +vacance de l'autre, et cette vacance ne pouvait avoir lieu qu'à la +mort ou à l'abdication du vieux duc régnant; mais ce vieux duc ne +voulait ni mourir, ni abdiquer. Malgré l'intérêt que le Premier Consul +avait à se délivrer d'un tel hôte en Italie, il consentit à le tolérer +à Parme, en plaçant tout de suite les infants sur le trône d'Étrurie. +Seulement il exigea qu'ils vinssent à Paris recevoir la couronne de +ses mains, comme autrefois les monarques sujets venaient, dans +l'antique Rome, recevoir la couronne des mains du peuple-Roi. C'était +un spectacle grand et singulier, qu'il voulait donner à la France +républicaine. Ces jeunes princes quittèrent donc Madrid pour se rendre +à Paris, au moment même où leurs parents s'acheminaient vers Badajos, +afin de donner au favori le plaisir d'être vu à la tête d'une armée. + +Telles étaient les complaisances au moyen desquelles le Premier Consul +espérait éveiller le zèle de la cour d'Espagne, et la faire concourir +à ses desseins. + +[En marge: Tous les regards tournés en ce moment vers l'Égypte.] + +Dans cet instant tout convergeait vers l'Égypte. C'est vers elle que +tendaient les efforts, les regards, les craintes, les espérances des +deux grandes nations belligérantes, la France et l'Angleterre. Il +semblait qu'avant de déposer les armes, ces deux nations voulussent +s'en servir une dernière fois, pour terminer avec éclat, et à leur +plus grand avantage, la terrible guerre qui ensanglantait le globe +depuis dix années. + +[En marge: Navigation de Ganteaume, sorti de Brest par une tempête.] + +Nous avons laissé Ganteaume essayant de sortir de Brest, le 3 pluviôse +(23 janvier 1801), par une horrible tempête. Les vents avaient été +long-temps faibles ou contraires. Enfin, par une bouffée du nord-ouest, +qui portait à la côte, on avait mis à la voile, pour obéir à +l'aide-de-camp du Premier Consul, Savary, qui était à Brest, avec +mission de vaincre toutes les résistances. Ce pouvait être une grande +imprudence; mais comment faire en présence d'une flotte ennemie, qui +bloquait incessamment la rade de Brest, par tous les temps, et ne se +retirait que lorsque la croisière devenait impossible? Il fallait ou ne +jamais sortir, ou sortir par une tempête qui éloignât les Anglais. +L'escadre forte de 7 vaisseaux, 2 frégates, un brick, tous bâtiments qui +marchaient bien, portait 4 mille hommes de troupes, un immense matériel, +et de nombreux employés avec leurs familles, croyant aller à +Saint-Domingue. On éteignit les feux de l'escadre afin de n'être pas +aperçu, et on appareilla au milieu des plus grandes appréhensions. Le +vent de nord-ouest était, pour sortir de Brest, le plus dangereux de +tous. Il régnait en ce moment avec une extrême violence, mais +heureusement il n'acquit toute sa force que lorsqu'on avait déjà franchi +les passes, et qu'on arrivait au large. On eut à essuyer des rafales +horribles, et une mer épouvantable. L'escadre marchait en ordre de +bataille, le vaisseau amiral en tête; c'était l'_Indivisible_. Il était +suivi du _Formidable_, qui portait le pavillon du contre-amiral Linois. +Le reste de la division suivait, chaque vaisseau prêt à combattre, si +l'ennemi se présentait. À peine était-on au large, que le vent, toujours +plus furieux, emporta les trois huniers du _Formidable_. Le vaisseau la +_Constitution_ perdit son grand mât de hune; le _Dix-Août_ et le +_Jean-Bart_, qui le suivaient de près, se placèrent à droite et à +gauche, et le gardèrent à vue jusqu'au lendemain, pour venir à son +secours s'il en avait besoin. Le brick le _Vautour_ faillit être +submergé, et allait couler lorsqu'il fut secouru. Au milieu de la +tempête et des ténèbres, l'escadre avait été dispersée. Le lendemain à +la pointe du jour, Ganteaume, monté sur l'_Indivisible_, resta quelque +temps en panne afin de rallier sa division; mais craignant le retour des +Anglais, qui jusque-là ne s'étaient pas montrés, et comptant sur les +rendez-vous donnés à chaque vaisseau, il fit voile vers le point de +ralliement convenu. Ce point de ralliement était à cinquante lieues à +l'ouest du cap Saint-Vincent, l'un des caps les plus saillants de la +côte méridionale d'Espagne. Les autres vaisseaux de la division, après +avoir essuyé la tourmente, réparèrent leurs avaries en mer, au moyen de +leur matériel de rechange, et finirent par se réunir tous, sauf le +vaisseau amiral, qui, après les avoir attendus, avait fait voile vers le +lieu du rendez-vous. Le seul accident de la traversée fut une rencontre +de la frégate française la _Bravoure_, avec la frégate anglaise la +_Concorde_, qui était venue observer la marche de la division. Le +capitaine Dordelin, qui commandait la _Bravoure_, alla droit à la +frégate anglaise, et lui offrit le combat. Il se plaça bord à bord avec +elle, et lui envoya plusieurs volées de canon, qui produisirent sur son +pont un affreux ravage. Le capitaine Dordelin faisait ses dispositions +pour monter à l'abordage, lorsque la frégate anglaise, manoeuvrant de +son côté pour échapper à ce péril, se sauva en faisant force de +voiles[2]. + + [Note 2: Les Anglais ont prétendu que c'était la frégate + française qui avait abandonné le champ de bataille. Les + renseignements puisés auprès de deux officiers supérieurs, + qui existent encore, et qui faisaient partie de l'escadre, ne + m'ont laissé aucun doute sur la vérité du récit que je + présente ici.] + +La frégate française rejoignit la division, et bientôt, sur le +méridien indiqué, tous les vaisseaux furent réunis autour du pavillon +amiral. On marcha ainsi vers le détroit de Gibraltar, après avoir +échappé comme par miracle aux dangers de la mer et de l'ennemi. +L'escadre était pleine d'ardeur; elle commençait à deviner où l'on +allait, et chacun désirait remplir la glorieuse mission de sauver +l'Égypte. + +[En marge: Ganteaume franchit heureusement le détroit de Gibraltar.] + +[En marge: Ganteaume, trompé sur la force de la division Warren, +rentre dans Toulon, au lieu de se rendre en Égypte.] + +Il importait de se hâter, car dans ce moment la flotte de l'amiral +Keith, réunie dans la baie de Macri, sur la côte de l'Asie-Mineure, +n'attendait plus que les derniers préparatifs des Turcs, toujours fort +lents, pour mettre à la voile, et porter une armée anglaise aux +bouches du Nil. Il fallait donc la devancer, et les circonstances +semblaient s'y prêter de la manière la plus heureuse. L'amiral anglais +Saint-Vincent, qui commandait le blocus de Brest, averti trop tard de +la sortie de Ganteaume, avait envoyé à sa suite l'amiral Calder, avec +une force égale à la division française, c'est-à-dire avec 7 vaisseaux +et 2 frégates. Les Anglais, ne pouvant imaginer que la division +française osât pénétrer dans la Méditerranée, au milieu de tant de +croisières, trompés d'ailleurs par tous les rapports, crurent que les +Français avaient navigué vers Saint-Domingue. L'amiral Calder se +dirigea donc vers les Canaries, pour de là se porter aux Antilles. +Pendant ce temps Ganteaume avait embouché le détroit, et rangeait la +côte d'Afrique, pour se dérober aux croiseurs anglais de Gibraltar. +Les vents ne le secondaient pas suffisamment, mais l'occasion était +favorable pour remplir sa mission, car l'amiral anglais Warren, qui +croisait sans cesse de Gibraltar à Mahon, n'avait guère que 4 +vaisseaux, tout le reste des forces anglaises étant, avec l'amiral +Keith, employé au transport de l'armée de débarquement. +Malheureusement Ganteaume ignorait ces détails, et la grave +responsabilité qui pesait sur sa tête, lui causait un trouble +involontaire, que jamais les boulets n'avaient produit dans son +intrépide coeur. Incommodé par deux bâtiments ennemis qui étaient +venus l'observer de trop près, le cutter le _Sprightly_ et la frégate +le _Succès_, il leur donna la chasse, et les prit tous les deux. Enfin +il passa le détroit, et entra dans la Méditerranée. Il n'avait plus +qu'à forcer de voiles, et à plonger vers l'Orient. L'amiral Warren, en +effet, était blotti dans la rade de Mahon, et l'amiral Keith, +embarrassé de deux cents transports, n'avait pas encore quitté les +parages de l'Asie-Mineure. Les rivages de l'Égypte étaient donc +libres, et l'on pouvait porter à l'armée française les secours qu'elle +attendait impatiemment, et qu'on lui annonçait depuis long-temps. Mais +Ganteaume, toujours inquiet du sort de son escadre, et plus encore du +sort des nombreux soldats qu'il avait à son bord, se troublait à la +vue des moindres bâtiments qu'il rencontrait. Supposant entre lui et +l'Égypte une escadre ennemie qui n'y était pas, il était surtout +effrayé de l'état de ses vaisseaux, et craignait, s'il fallait +précipiter sa marche devant un ennemi supérieur, de ne le pouvoir pas +avec des mâtures endommagées par la tempête, et hâtivement réparées à +la mer. Il avait donc perdu toute confiance. Mécontent de la frégate +la _Bravoure_ qui ne marchait pas assez bien à son gré, il voulut s'en +défaire, et la diriger vers Toulon. Au lieu de l'acheminer tout +simplement vers ce port, et de continuer, quant à lui, à longer la +côte d'Afrique en naviguant de l'ouest à l'est, il eut le tort de +remonter au nord, et de venir se placer presque en vue de Toulon. Son +intention était d'escorter la _Bravoure_ pendant une partie du chemin, +afin de la sauver des croiseurs ennemis; mauvaise raison assurément, +car il valait cent fois mieux compromettre le sort d'une frégate, que +le sort de sa mission. Grâce à cette faute, il fut aperçu de l'amiral +Warren, qui se hâta de sortir de Mahon. Ganteaume, pour lui imposer, +feignit de lui donner la chasse. L'intrépide capitaine Bergeret, +commandant le vaisseau français le _Dix-Août_, s'avançant plus vite et +plus loin que les autres, vint reconnaître les Anglais de très-près, +et n'aperçut que quatre vaisseaux et deux frégates. Saisi de joie à +cette vue, il crut que supérieurs aux Anglais, nous allions marcher +sur eux, pour les chasser ou les combattre. Mais tout à coup il reçut +le signal de cesser la poursuite, et de rejoindre l'escadre. Ce brave +officier, désolé, se mit tout de suite en communication avec +Ganteaume, lui répéta qu'il était trompé par ses vigies, qu'on n'avait +en présence que quatre vaisseaux: vains efforts! Ganteaume crut en +voir sept ou huit, et résolut de faire voile au nord. Cependant il +était certain (comme les rapports de l'amiral de Warren l'ont prouvé +depuis) que nous n'avions devant nous que quatre vaisseaux ennemis[3]. +Ganteaume se rapprocha donc du golfe de Lion, pour expédier la +_Bravoure_, et, ayant aperçu de nouveau l'escadre anglaise, il rentra +éperdu dans Toulon. Là d'autres inquiétudes l'attendaient: c'était la +crainte de la colère du Premier Consul, indigné de voir compromettre, +au moment même du succès, une si importante expédition. Cette +résolution fatale perdit l'Égypte, qui ce jour même aurait pu être +sauvée. + + [Note 3: Voir un rapport de l'amiral Warren, du 23 avril + 1801, inséré au _Moniteur_ du 27 messidor an IX (numéro + double 296 et 297).] + +[En marge: Des frégates parties de Toulon et de Rochefort, parviennent +sans difficulté à Alexandrie.] + +En effet, pendant que Ganteaume louvoyait entre, la côte d'Afrique et +Mahon, deux frégates, la _Justice_ et l'_Égyptienne_, sorties de +Toulon avec des munitions et 400 hommes de troupes, avaient fait voile +à l'est, et, sans rencontrer un seul vaisseau anglais, étaient entrées +dans Alexandrie. Deux autres frégates, la _Régénérée_ et +l'_Africaine_, parties de Rochefort, venaient de traverser l'Océan, et +de pénétrer par le détroit dans la Méditerranée, sans éprouver aucun +accident. Malheureusement elles s'étaient séparées. La _Régénérée_ +arriva, sans fâcheuse rencontre, devant Alexandrie le 2 mars 1801 (11 +ventôse an IX). L'_Africaine_, jointe par une frégate anglaise pendant +la nuit, s'arrêta pour la combattre. Elle avait 300 hommes de troupes +à bord, qui, voulant se mêler au combat, amenèrent un désordre +affreux, et, après une lutte héroïque, devinrent cause de sa défaite. +Elle fut prise par la frégate anglaise. Mais, comme on le voit, sur +quatre frégates parties les unes de Toulon, les autres de Rochefort, +trois, arrivées sans accident, avaient trouvé la côte d'Égypte +délivrée de la présence de l'ennemi, et si facilement abordable, +qu'elles étaient entrées sans coup férir dans le port d'Alexandrie: +tant les rencontres sont difficiles sur l'immensité des mers, tant +l'audace y peut servir un officier, qui veut risquer son pavillon pour +l'accomplissement d'un grand devoir! + +Ganteaume était entré dans Toulon le 19 février (30 pluviôse), accablé +de fatigue, dévoré d'inquiétudes, éprouvant, écrivait-il au Premier +Consul, tous les tourments à la fois[4]. Cela devait être, car il +venait de compromettre des intérêts du premier ordre. Le Premier +Consul, naturellement irritable, contenait peu son humeur, quand on +avait fait échouer, ses projets. Mais il connaissait les hommes; il +savait que ce n'était pas dans le moment même de l'action, qu'il +fallait leur donner des signes de mécontentement, parce qu'en s'y +prenant ainsi, on les ébranlait au lieu de les ranimer; il savait que +Ganteaume avait besoin d'être encouragé, soutenu, et non pas +désespéré par les éclats d'une colère que tout le monde redoutait +alors, comme le plus grand des malheurs. Aussi, loin de l'accabler de +ses reproches, lui envoya-t-il son aide-de-camp Lacuée, afin de le +consoler et de le ranimer, afin de mettre à sa disposition des +troupes, des vivres, de l'argent, et d'en obtenir immédiatement une +nouvelle sortie. Il se borna, pour toute sévérité, à le blâmer, +doucement, d'avoir quitté les parages de l'Afrique pour ceux des +Baléares, et d'avoir attiré ainsi l'amiral Warren à sa poursuite. + + [Note 4: Lettre écrite le 19 février (30 pluviôse), jour même + de son entrée à Toulon, et conservée aux archives de la + marine.] + +Ganteaume était un brave homme, bon marin et excellent soldat. Mais +son état moral en ce moment prouve que la responsabilité ébranle les +hommes, beaucoup plus que le danger du canon. Cela même est honorable +pour eux, car cela fait voir qu'ils craignent encore plus de +compromettre les plans dont ils sont chargés, que de compromettre leur +vie. Ganteaume, encouragé par le Premier Consul, se mit à l'oeuvre; +mais il perdit du temps soit pour réparer les avaries de ses +vaisseaux, soit pour attendre les vents favorables. Il restait +néanmoins encore quelques instants propices. L'amiral Warren s'était +porté vers Naples et la Sicile. L'amiral Keith s'approchait, il est +vrai, d'Aboukir avec l'armée anglaise; mais il n'était pas impossible +de tromper sa vigilance, et de débarquer les troupes françaises, ou au +delà d'Aboukir, c'est-à-dire à Damiette, ou en deçà, à vingt ou +vingt-cinq lieues à l'ouest d'Alexandrie, ce qui aurait permis à nos +soldats de regagner l'Égypte, au moyen de quelques marches à travers +le désert. + +[En marge: Nouvelle sortie de Ganteaume.] + +Tandis que les instances du Premier Consul provoquaient une seconde +sortie de Ganteaume, de nouvelles lettres parties de Paris pressaient +l'organisation des escadres de Rochefort, du Ferrol et de Cadix, pour +faire arriver des secours en Égypte par toutes les voies à la fois. +Enfin Ganteaume, ranimé par les exhortations du Premier Consul, mêlées +de nombreux témoignages de bonté, remit à la voile le 19 mars (28 +ventôse). Mais au moment de sortir, le vaisseau la _Constitution_ +échoua; il fallut attendre deux jours pour le remettre à flot. Le 22 +mars (1er germinal), l'escadre appareilla de nouveau avec sept +vaisseaux, plusieurs frégates, et se dirigea vers la Sardaigne, sans +être aperçue par les Anglais. + +Il était fort à désirer que ces efforts réussissent, au moins en +partie; car notre armée d'Égypte, livrée à ses seules ressources, +avait sur les bras les soldats réunis de l'Orient et de l'Occident. +Toutefois, même réduite à ses propres forces, elle pouvait vaincre la +multitude de ses ennemis, comme elle l'avait fait dans les champs +d'Aboukir et d'Héliopolis, si elle était bien conduite. +Malheureusement le général Bonaparte n'était plus à sa tête; Desaix et +Kléber étaient morts. + +[En marge: État de l'Égypte depuis la mort de Kléber.] + +Il faut maintenant faire connaître la situation de l'Égypte, depuis le +funeste coup de poignard qui avait abattu cette noble figure de +Kléber, dont le seul aspect, aux bords du Rhin comme aux bords du Nil, +suffisait pour raffermir le coeur de nos soldats, pour leur faire +oublier les périls, la misère, les douleurs de l'exil. Il faut décrire +l'état d'abord prospère de la colonie, et puis son désastre si +soudain; il le faut, car il est bon de présenter aux yeux d'une nation +le spectacle de ses revers comme celui de ses succès, pour qu'elle y +puise des leçons utiles. Certes, au milieu des prospérités inouïes du +Consulat, fruit d'une conduite accomplie, un malheur ne saurait +obscurcir l'éclat du tableau que nous avons à tracer; mais il faut +donner à nos hommes de guerre, et à nos généraux encore plus qu'à nos +soldats, la cruelle leçon contenue dans les derniers jours de +l'occupation d'Égypte. Puisse-t-elle les faire réfléchir sur leur +penchant trop ordinaire à la désunion, surtout quand une main +puissante ne les soumet pas, et ne tourne pas contre l'ennemi commun +l'activité de leur esprit, et la vivacité de leurs passions! + +[En marge: Résignation des Égyptiens à la domination française.] + +Lorsque Kléber mourut, l'Égypte paraissait soumise. Après avoir vu +l'armée du grand visir dissipée en un clin d'oeil, et la révolte des +trois cent mille habitants du Kaire réprimée en quelques jours par une +poignée de soldats, les Égyptiens regardaient les Français comme +invincibles, et considéraient leur établissement sur les Lords du Nil +comme un arrêt du destin. Et d'ailleurs ils commençaient à se +familiariser avec leurs hôtes européens, et à trouver que le nouveau +joug était beaucoup moins lourd que l'ancien; car ils payaient moins +d'impôts que sous les Mamelucks, et ne recevaient pas à l'époque de la +perception du miri des coups de bâton, comme sous leurs +coreligionnaires dépossédés. Mourad-Bey, ce prince mameluck d'un +caractère si brillant, si chevaleresque, et qui avait fini par +s'attacher aux Français, tenait en fief la Haute-Égypte. Il se +montrait vassal fidèle, payait exactement son tribut, et faisait avec +soin la police du Haut-Nil. C'était un allié sur lequel on pouvait +compter. Une simple brigade de 2,500 hommes, placée aux environs de +Beni-Souef, et toujours facile à replier sur le Kaire, suffisait pour +contenir la Haute-Égypte; ce qui était un grand avantage, vu +l'effectif très-restreint de nos troupes. + +[En marge: Bonnes dispositions de l'armée française.] + +L'armée française, de son côté, ayant partagé l'erreur de son général +à l'époque de la convention d'El-Arisch, et l'ayant réparée avec lui +dans les plaines d'Héliopolis, avait le sentiment de sa faute, et +n'était pas disposée à y retomber. Comprenant qu'elle devait compte à +la République d'une si belle possession, elle ne songeait plus à +l'évacuer. D'ailleurs le général Bonaparte se trouvait aujourd'hui +parvenu au pouvoir suprême; elle s'expliquait maintenant les motifs de +son départ, et ne le considérait plus comme un déserteur. Se croyant +toujours présente aux yeux de son ancien général, elle n'avait plus +aucune inquiétude sur son sort futur. Grâce, en effet, à la prévoyance +du Premier Consul, qui faisait noliser des navires de commerce dans +tous les ports, il ne se passait pas une semaine sans qu'il entrât +dans Alexandrie quelques bâtiments plus ou moins grands, qui +apportaient des munitions, des denrées d'Europe, des journaux, la +correspondance des familles, et les dépêches du gouvernement. Par +suite de ces communications fréquentes, la patrie était comme présente +à tous les esprits. Sans doute, le regret s'en éveillait promptement +dans les coeurs, lorsqu'une occasion venait les émouvoir. À la mort de +Kléber, par exemple, lorsque le général Menou prit le commandement, +tous les yeux se tournèrent encore une fois vers la France. Un général +de brigade, présentant ses officiers à Menou, lui demanda s'il +songerait enfin à les ramener dans leur patrie. Menou le gourmanda +vivement, proclama dans un ordre du jour sa résolution formelle de se +conformer aux intentions du gouvernement, qui étaient de garder la +colonie à jamais, et tous les coeurs se soumirent de nouveau. Mais, +par-dessus tout, le général Bonaparte occupait le pouvoir: c'était +toujours pour les anciens soldats d'Italie, la meilleure raison de se +confier, et d'espérer. + +[En marge: L'armée vit dans l'abondance.] + +[En marge: Ingénieux efforts de la colonie pour se suffire à +elle-même.] + +[En marge: Rétablissement du commerce avec l'Afrique, l'Arabie et la +Grèce.] + +La solde était au courant, les denrées à bas prix. Au lieu de fournir +la paye du soldat en vivres, on la lui donnait en argent. On ne lui +fournissait que le pain en nature. Il avait ainsi le bénéfice du bon +marché, et il vivait dans la plus grande abondance, mangeant le plus +souvent de la volaille au lieu de la viande de boucherie. Le drap +manquait; mais, vu la chaleur du climat, on y suppléait, pour une +partie de l'habillement, avec de la toile de coton, fort abondante en +Égypte. Pour le reste, on avait pris tous les draps apportés par le +commerce en Orient, quelle que fût leur couleur. Il en résultait +quelque diversité dans l'uniforme; on voyait, par exemple, des +régiments habillés en bleu, en rouge, en vert; mais enfin le soldat +était vêtu, et présentait même une belle tenue. Le savant colonel +Conte rendait à l'armée de grands services, par la fécondité de ses +inventions. Il avait amené avec lui la compagnie des aérostiers, reste +des aérostiers de Fleurus. C'était une réunion d'ouvriers de toutes +les professions, organisés militairement. Avec leur secours, il avait +établi au Kaire des machines à tisser, à fouler, à tondre les draps; +et, comme la laine ne manquait pas, on espérait que bientôt on +pourrait suppléer complétement aux étoffes d'Europe. Il en était de +même de la poudre. Les fabriques établies au Kaire par M. Champy, en +produisaient déjà une quantité suffisante pour tous les besoins de la +guerre. Le commerce intérieur se rétablissait à vue d'oeil. Les +caravanes, bien protégées, commençaient à venir du centre de +l'Afrique. Les Arabes de la mer Rouge se rendaient dans les ports de +Suez et de Cosséir, où ils échangeaient le café, les parfums, les +dattes, contre les blés et les riz de l'Égypte. Les Grecs, profitant +du pavillon turc, et plus agiles que les croiseurs anglais, venaient +apporter à Damiette, à Rosette et Alexandrie, de l'huile, du vin et +diverses denrées. En un mot, on ne manquait de rien dans le présent, +et de grandes ressources se préparaient dans l'avenir. Les officiers, +voyant que l'occupation définitive de l'Égypte était chose résolue, +faisaient leurs dispositions pour s'y établir le moins tristement +possible. Ceux qui vivaient à Alexandrie, ou au Kaire, et c'était le +plus grand nombre, y avaient trouvé des logements commodes. Des +femmes syriennes, grecques, égyptiennes, les unes achetées aux +marchands d'esclaves, les autres obéissant à un penchant volontaire, +étaient venues partager leur demeure. La tristesse était bannie. Deux +ingénieurs avaient construit un théâtre au Kaire, et les officiers y +jouaient eux-mêmes des pièces françaises. Les soldats ne vivaient pas +plus mal que leurs chefs, et, grâce à cette facilité du caractère +français à se familiariser avec toutes les nations, on les voyait +fumer, boire du café, en compagnie des Turcs et des Arabes. + +[En marge: Bon état des finances.] + +[En marge: Effectif de l'armée.] + +Les ressources financières de l'Égypte, bien administrées, +permettaient de satisfaire à tous les besoins de l'armée. L'Égypte +avait payé, sous les Mamelucks, suivant la plus ou moins grande +rigueur des exactions, 36 à 40 millions. Elle ne payait guère +aujourd'hui plus de 20 à 25 millions, et la perception était moins +dure. Ces 20 à 25 millions suffisaient aux dépenses de la colonie, car +toutes ces dépenses réunies n'allaient guère au delà de 1,700,000 +francs par mois, c'est-à-dire, 20,400,000 francs par an. Le temps, +améliorant la perception, la rendant plus exacte et plus douce à la +fois, devait alléger les charges de la population, et accroître la +richesse de l'armée. Il n'était pas impossible de se créer un excédant +de 3 à 4 millions par an, qui aurait servi à former un petit trésor, +soit pour subvenir aux circonstances extraordinaires, soit pour +fournir à des constructions d'utilité ou de défense. L'armée était +encore de 25 à 26 mille individus, en comptant les administrations, +les femmes, les enfants de beaucoup de militaires et d'employés. Sur +ce nombre, on pouvait compter 23 mille soldats, dont 6 mille moins +valides, mais en état de défendre les citadelles, et 17 ou 18 mille +bien portants, capables du service le plus actif. La cavalerie était +superbe; elle égalait les Mamelucks en bravoure, et les surpassait en +discipline. L'artillerie de campagne était rapide, et bien servie. Le +régiment monté avec des dromadaires, avait atteint le plus haut degré +de perfection. Il parcourait le désert avec une rapidité +extraordinaire, et avait complétement dégoûté les Arabes du pillage. +La perte courante en hommes était peu considérable, car on ne comptait +alors que 600 malades sur 26 mille individus. Cependant, en supposant +encore une longue guerre, les hommes auraient peut-être manqué; mais +les Grecs s'enrôlaient avec empressement; les Cophtes aussi. Les +nègres eux-mêmes, achetés à très-bas prix, et remarquables par leur +dévouement, formaient d'excellentes recrues. L'armée, avec le temps, +aurait pu recevoir dans ses cadres dix à douze mille soldats, fidèles +et vaillants. Confiante jusqu'à l'excès, dans sa bravoure et son +expérience guerrière, elle ne doutait pas de jeter à la mer les Turcs +ou les Anglais, qu'on lui enverrait d'Asie ou d'Europe. Il est certain +que, bien commandés, ces 18 mille hommes, réunis à propos, et portés +en masse sur des troupes nouvellement débarquées, devaient, quoiqu'il +arrivât, rester maîtres du rivage de l'Égypte. Mais il fallait qu'ils +fussent bien dirigés: c'était la condition du succès pour cette +armée, comme pour toute autre. + +Qu'on imagine Kléber, ou, ce qui aurait mieux valu, Desaix, le sage, +le vaillant Desaix, laissé en Égypte, d'où le tira malheureusement la +tendre affection du Premier Consul; qu'on l'imagine, échappant au +poignard musulman, et gouvernant l'Égypte pendant quelques années! Qui +peut douter qu'il ne l'eût convertie en une colonie florissante, qu'il +n'y eût fondé un superbe empire? Un climat sain, sans une seule +fièvre, une terre d'une fertilité inépuisable, des paysans soumis et +comme attachés à la glèbe, des recrues volontaires, quelle supériorité +de conditions sur l'établissement que nous fondons aujourd'hui en +Afrique! + +[En marge: Le général Menou. Raisons qui lui valurent le +commandement.] + +Mais au lieu de Kléber, au lieu de Desaix, c'est Menou qui était +devenu général en chef de l'armée, par droit d'ancienneté. Ce fut un +malheur irréparable pour la colonie, et ce fut une faute de la part du +Premier Consul, de ne l'avoir pas remplacé. N'étant pas sûr de faire +arriver à point nommé un ordre en Égypte, il craignait que, si +l'arrêté qui contenait la nomination d'un nouveau général, tombait +dans les mains des Anglais, ils ne s'en servissent pour désorganiser +le commandement. Ils auraient fait savoir que Menou était destitué, et +n'auraient pas transmis l'ordre qui lui donnait un successeur. Le +commandement serait donc resté incertain pendant un temps plus ou +moins long. Cependant ce motif ne suffirait pas pour excuser le +Premier Consul, s'il avait pu connaître la profonde incapacité de +Menou sous le rapport militaire. Une raison le décida en faveur de ce +général, c'était son zèle connu pour la conservation et la +colonisation de l'Égypte. Menou avait, en effet, vivement résisté au +projet d'évacuation, combattu l'influence des officiers du Rhin, et +s'était fait, en un mot, le chef du parti coloniste. Il avait même +poussé l'enthousiasme jusqu'à se convertir à l'islamisme, et jusqu'à +épouser une femme turque. Il s'appelait Abdallah Menou. Ces +singularités faisaient rire nos soldats, naturellement railleurs, mais +ne nuisaient pas à l'établissement, dans l'esprit des Égyptiens. Menou +avait de l'intelligence, de l'instruction, une grande application au +travail, le goût des établissements coloniaux, toutes les qualités +d'un administrateur, mais aucune des qualités d'un général. Dépourvu +d'expérience, de coup d'oeil, de résolution, il était, d'ailleurs, +tout à fait disgracié sous le rapport physique. Il avait de +l'embonpoint, la vue très-faible, et montait gauchement à cheval. +C'était un chef mal choisi pour des soldats aussi alertes et aussi +hardis que les nôtres. De plus, il manquait de caractère, et, sous son +autorité débile, les chefs de l'armée se divisant, furent bientôt en +proie à des discordes funestes. + +Sous le général Bonaparte, il n'y eut en Égypte qu'un esprit, qu'une +volonté. Sous Kléber, il y eut un moment deux partis, les colonistes +et les anticolonistes, ceux qui voulaient rester, ceux qui voulaient +partir. Mais, après l'affront que les Anglais essayèrent d'infliger à +nos soldats, affront glorieusement vengé à Héliopolis, après la +nécessité reconnue de rester, tout rentra dans l'ordre. Sous +l'autorité imposante de Kléber, il y eut union et ordre. Mais il +s'écoula peu de temps entre la victoire d'Héliopolis et la mort de +Kléber. Dès que Menou eut pris le commandement, l'union disparut. + +[En marge: Le général Reynier.] + +Le général Reynier, bon officier d'état-major, ayant servi en cette +qualité dans les armées du Rhin, mais froid, sans extérieur, sans +action sur les soldats, jouissait cependant de l'estime universelle. +On le considérait comme l'un des officiers les plus dignes de figurer +à la tête de l'armée. Il était après Menou le plus ancien. Le jour +même de la mort de Kléber, il s'éleva une vive altercation entre +Reynier et Menou, non pas pour se disputer le commandement, mais, au +contraire, pour en décliner le fardeau. Aucun des deux, ne voulait +l'accepter: et, en effet, la situation, ce jour-là, était effrayante. +On croyait que le coup de poignard, sous lequel avait succombé le +général Kléber, était le signal d'un vaste soulèvement, organisé dans +toute l'Égypte par l'influence des Turcs et des Anglais. On devait +donc craindre beaucoup la pesante responsabilité du commandement, dans +des circonstances aussi critiques. Menou se rendit néanmoins aux +instances de Reynier et des autres généraux, et consentit à devenir le +chef de la colonie. Mais on fut bientôt éclairé sur la situation, par +la tranquillité profonde qui suivit la mort de Kléber, et le +commandement, refusé d'abord, fut regretté ensuite. Le général Reynier +désira donc ce qu'il avait commencé par ne pas vouloir. Sous un +extérieur froid, modeste, timide même, il cachait une vanité +profonde. L'autorité de Menou lui devint insupportable. Tranquille et +soumis jusque-là, il se montra dès lors frondeur et tracassier. À tout +il trouvait à redire. Menou avait accepté le commandement sur les +instances mêmes de ses compagnons d'armes, et s'était qualifié de +_Commandant en chef par intérim_; Reynier critiquait le titre pris par +Menou. Aux funérailles de Kléber, Menou avait assigné les quatre coins +du cercueil à des généraux divisionnaires, et s'était placé derrière, +à la tête de l'état-major: Reynier trouvait qu'il avait tranché du +vice-roi. Menou avait chargé l'illustre Fourier de faire l'éloge de +Kléber: Reynier prétendait que c'était une négligence envers la +mémoire de Kléber, que de le faire louer par un autre. Un retard dans +une souscription ouverte pour élever un monument à Kléber, des +difficultés sur la succession de ce général, bien chétive, comme celle +des nobles guerriers de cette époque; ces puérilités et d'autres, +furent interprétées par Reynier et par ceux qui suivaient son exemple, +de la plus fâcheuse manière. Nous citons ces misères, qui seraient +indignes de l'histoire, si leur petitesse même n'était instructive, en +montrant à quoi peut descendre le mécontentement sans motif. Reynier +devint donc un lieutenant insoumis, sot, et coupable. À lui se joignit +le général Damas, ami de Kléber, chef de l'état-major général, et +portant dans son coeur toutes les jalousies de l'armée du Rhin contre +l'armée d'Italie. L'opposition résida dès lors au sein même des +bureaux de l'état-major. Menou ne voulut pas la souffrir si près de +lui, et résolut d'enlever au général Damas le poste que celui-ci avait +occupé sous Kléber. + +[En marge: Discordes dans le sein de l'armée.] + +Les opposants déconcertés essayèrent de parer le coup en envoyant à +Menou, pour négocier avec lui, le sage et brave général Friant, +lequel, appliqué uniquement à ses devoirs, étranger à toutes les +divisions, ne s'en mêlait que pour chercher à les apaiser. Menou, plus +ferme que de coutume, ne se laissa pas fléchir, et remplaça le général +Damas par le général Lagrange. Il se trouva dès lors incommodé de +moins près par ses ennemis; mais ils n'en furent pas moins irrités, +bien au contraire; et la discorde parmi les chefs de l'armée n'en +devint que plus scandaleuse et plus inquiétante. Les gens sages +gémissaient de l'ébranlement qui pouvait en résulter dans le +commandement; ébranlement fâcheux partout, mais plus fâcheux encore +lorsqu'on est loin de l'autorité suprême, et placé au milieu de +dangers continuels. + +[En marge: Travaux administratifs de Menou.] + +Menou, mauvais général, mais administrateur laborieux, travaillait, +jour et nuit, à ce qu'il appelait l'organisation de la colonie. Il fit +de bonnes choses, il en fit aussi de mauvaises, mais surtout il en fit +trop. Il s'occupa d'abord de mettre la solde au courant en employant à +cet usage la contribution de dix millions, frappée par Kléber sur les +villes égyptiennes, comme châtiment de la dernière révolte. C'était un +moyen de maintenir le contentement et la soumission dans l'armée; car, +au moment de la convention d'El-Arisch, on avait vu se manifester chez +elle quelques mouvements d'insubordination, provoqués en partie par +le retard de la solde. Menou regardait donc l'acquittement régulier de +ce qui était dû au soldat, comme une garantie d'ordre, et il avait +raison. Mais il prit l'engagement téméraire de payer la solde, +toujours, avant toute autre dépense, oubliant les cas forcés que la +guerre pouvait faire naître. Il s'occupa du pain des troupes, qu'il +rendit excellent. Il organisa les hôpitaux, et s'appliqua +soigneusement à introduire l'ordre dans la comptabilité. Menou était +d'une parfaite intégrité, mais un peu enclin à la déclamation. Il +exprima si souvent, dans ses ordres du jour, l'intention de rétablir +la moralité dans l'armée, qu'il blessa tous les généraux. Ceux-ci +demandaient avec amertume, si tout était au pillage avant Menou, et si +l'honnêteté parmi eux datait de son arrivée au commandement. Il était +vrai, en effet, qu'on avait commis fort peu de malversations, depuis +l'occupation de l'Égypte. On avait fait, après la violation de la +convention d'El-Arisch, une prise considérable dans le port +d'Alexandrie; c'était celle des nombreux bâtiments, venus sous +pavillon turc, pour transporter l'armée en France, et presque tous +chargés de marchandises. Une commission était chargée de les vendre au +profit du trésor de la colonie. Menou parut mécontent des opérations +de la commission et du général Lanusse, qui commandait à Alexandrie; +il rappela celui-ci, de manière à porter atteinte à son caractère, et +le remplaça par le général Friant. Le général Lanusse en fut offensé, +et, de retour au Kaire, vint accroître le nombre des mécontents. +Menou ne s'en tint pas là; il voulut changer le système des +contributions, et, sous ce rapport, commit des fautes graves. Sans +aucun doute, on pouvait opérer plus tard une réforme dans les finances +de l'Égypte. Avec une répartition équitable de l'impôt foncier, avec +quelques taxes bien entendues sur les consommations, il était facile +de soulager le peuple égyptien, et d'augmenter considérablement les +revenus de l'autorité publique. Mais dans le moment, exposé qu'on +était aux attaques du dehors, il ne fallait pas se créer des +difficultés au dedans, et faire éprouver à la population des +changements, dont elle ne saurait pas d'abord apprécier le bienfait. +Percevoir avec plus d'ordre et d'équité les anciens impôts, suffisait +pour établir entre les Mamelucks et les Français une comparaison toute +à l'avantage de ces derniers, et pour alimenter largement le trésor de +l'armée. Menou imagina un cadastre général des propriétés, un nouveau +système d'impôt foncier, et surtout l'exclusion des Cophtes, qui, en +Égypte, étaient les fermiers des revenus, et jouaient à peu près le +rôle que les Juifs jouent dans le nord de l'Europe. Ces projets, bons +pour l'avenir, étaient fort mauvais pour le présent. Menou, +heureusement, n'eut pas le temps de mettre tout son plan à exécution; +mais il eut celui de créer des contributions nouvelles. Les cheiks +_El-Beled_, magistrats municipaux de l'Égypte, recevaient à certaines +époques l'investiture du pouvoir municipal, et obtenaient, en présent, +ou des pelisses, ou des schalls, de l'autorité qui les investissait. +Ils répondaient à ces dons par des présents de chevaux, de chameaux, +de bétail. Les Mamelucks renouvelaient cette cérémonie le plus souvent +possible, à cause du produit dont elle était pour eux l'occasion. +Quelques-uns même l'avaient convertie en une prestation en argent. +Menou imagina de généraliser cette mesure, et de l'étendre à toute +l'Égypte. Il frappa sur les cheiks _El-Beled_ un impôt, qui pouvait +monter à deux millions et demi. Ils étaient certainement assez riches +pour le payer, et même, pour beaucoup d'entre eux, cet impôt régulier +était un véritable dégrèvement. Mais ils avaient une grande influence +dans les deux mille cinq cents villages placés sous leur autorité, et +c'était s'exposer à les tourner contre soi, que de les soumettre à un +impôt absolu, uniforme, sans compensation, qui entraînait d'ailleurs +la suppression d'une coutume dont l'effet moral était utile. Menou, +possédé du désir d'assimiler l'Égypte à la France, ce qu'il appelait +la civiliser, imagina de plus un système d'octrois. L'Égypte avait ses +impôts sur les consommations, qui se percevaient dans les _okels_, +espèce d'entrepôts, dans lesquels on dépose en Orient toutes les +marchandises, qui se transportent d'un lieu à un autre. Ce mode de +perception était simple et facile. Menou voulut le convertir en un +impôt à la porte des villes, fort peu nombreuses en Égypte. +Indépendamment du trouble apporté aux habitudes du pays, l'effet +immédiat fut de faire renchérir les denrées dans les garnisons, de +rejeter une partie de cette charge sur l'armée, et d'exciter de +nouveaux murmures. Enfin Menou résolut de faire contribuer les +négociants riches, qui échappaient aux charges publiques, c'étaient +les Cophtes, les Grecs, les Juifs, les Damasquins, les Francs, etc. Il +leur imposa une capitation de 2,500,000 francs par an. Le fardeau +n'était pas trop lourd assurément, surtout pour les Cophtes, enrichis +par le fermage des impôts. Mais ces derniers avaient été fort +maltraités dans la révolte du Kaire; on avait d'ailleurs besoin d'eux, +car c'était à leur bourse qu'il fallait s'adresser, quand on voulait +emprunter quelque somme d'argent. Il n'était donc pas prudent de se +les aliéner, pas plus que d'aliéner les commerçants grecs et +européens, lesquels, très-rapprochés de nos moeurs, de nos usages, de +notre esprit, devaient être nos intermédiaires naturels auprès des +Égyptiens. Enfin Menou créa un impôt sur les successions, qu'il voulut +étendre même à l'armée, ce qui devint un nouveau grief pour les +mécontents. + +Cette manie d'assimiler une colonie à la métropole, et de croire qu'en +la froissant on la civilise, possédait Menou comme tous les +colonisateurs peu éclairés, et plus pressés de faire vite que de faire +bien. Pour achever l'oeuvre, Menou créa un conseil privé, non pas +composé de quatre ou cinq chefs de service, mais d'une cinquantaine +d'officiers civils et militaires, pris parmi les divers grades. +C'était un vrai parlement, que le ridicule empêcha de réunir. Il y +ajouta enfin un journal arabe, destiné à porter à la connaissance des +Égyptiens et de l'armée, les actes de l'autorité française. + +Cependant les soldats s'occupaient peu de ces créations. Ils vivaient +bien, riaient de Menou, mais aimaient sa bonhomie et sa sollicitude +pour eux. Les habitants étaient soumis et trouvaient, après tout, le +joug des Français beaucoup plus supportable que celui des Mamelucks. +Cependant il y avait des gens infiniment plus irritables, c'étaient +les mécontents de l'armée. Pour que Menou ne fût pas blâmé, il aurait +fallu qu'il ne fît absolument rien, qu'il ne livrât pas un seul acte à +leur critique envenimée, et alors ils auraient blâmé son inaction. +Mais Menou était trop possédé de la manie d'organiser, pour ne fournir +aucune matière à leurs critiques. Ils en profitèrent, et allèrent +jusqu'à projeter la déposition du général en chef, acte insensé, qui +aurait bouleversé la colonie, et converti l'armée d'Égypte en armée de +prétoriens. On sonda les corps d'officiers dans plusieurs divisions, +mais on trouva l'esprit si sage, si peu tourné du côté des révoltes, +qu'on y renonça. Reynier et Damas avaient entraîné Lanusse: tous +ensemble entraînèrent Belliard et Verdier, et, le général Friant +excepté, tous les divisionnaires firent bientôt partie de cette +funeste opposition. Deux anciens conventionnels, que le général +Bonaparte avait conduits en Égypte, pour occuper leur oisiveté, +Tallien et Isnard, étaient au Kaire, et revenus à leurs anciennes +habitudes, se montraient les plus ardents agitateurs. À défaut de la +déposition du général en chef, reconnue impraticable, les généraux +imaginèrent de faire auprès de lui une démarche de corps, pour +présenter leurs observations sur des mesures, dont quelques-unes +assurément étaient fort critiquables. Ils s'y rendirent sans s'être +fait annoncer, et surprirent beaucoup Menou, par leur subite +apparition. Ils lui exposèrent leurs griefs, qu'il entendit avec assez +de déplaisir, mais non sans une certaine dignité. Il promit de tenir +compte de quelques-unes de leurs observations, et eut la faiblesse de +ne pas réprimer à l'instant même l'inconvenance d'une telle conduite. +Cette démarche produisit dans l'armée un vrai scandale, et fut +sévèrement blâmée. Du reste, Isnard et Tallien payèrent pour tous, et +furent embarqués pour l'Europe. + +Sur ces entrefaites arriva l'ordre du Premier Consul, qui confirmait +Menou dans sa position, et l'investissait du commandement en chef +d'une manière définitive. Cette expression de la volonté suprême vint +fort à propos, et fit rentrer dans le devoir une partie des +mécontents. Malheureusement de nouvelles tracasseries survinrent, et +replacèrent bientôt les choses dans leur premier état. C'est en +querelles misérables, que ces esprits chagrins, aigris par l'exil, +encouragés à la discorde par la faiblesse du commandement, employèrent +le temps écoulé depuis Héliopolis jusqu'au moment présent, +c'est-à-dire une année: temps précieux, qu'il aurait fallu employer à +vivre unis, pour se préparer par l'union à vaincre le redoutable +ennemi prêt à descendre en Égypte. + +[En marge: Moyens préparés pour attaquer l'Égypte.] + +Le Nil baissait, les eaux rentraient dans leur lit, les terres +inondées commençaient à sécher. L'époque des débarquements était +venue. On touchait au mois de février 1801 (ventôse an IX). Les +Anglais et les Turcs se disposaient à livrer de nouveaux assauts à la +colonie. Le grand visir, celui que Kléber avait battu à Héliopolis, +était à Gaza, entre la Palestine et l'Égypte, n'ayant pas osé depuis +sa défaite reparaître à Constantinople, ne comptant guère plus de dix +à douze mille hommes dans son armée, dévorés par la peste, vivant de +pillage, et ayant tous les jours à combattre les montagnards de la +Palestine, soulevés contre de pareils hôtes. Celui-là n'était pas de +long-temps à craindre. Le capitan-pacha, ennemi du visir, favori du +sultan, croisait avec quelques vaisseaux, entre la Syrie et l'Égypte. +Il aurait voulu renouveler la convention d'El-Arisch, espérant peu de +la force des armes pour reconquérir l'Égypte, et se défiant beaucoup +des Anglais, qu'il suspectait fort de vouloir arracher cette belle +contrée aux Français, pour s'en emparer eux-mêmes. Enfin 18 mille +hommes réunis à Macri, dans l'Asie-Mineure, les uns Anglais, les +autres Hessois, Suisses, Maltais, Napolitains, conduits par des +officiers exclusivement anglais, et soumis à une excellente +discipline, allaient s'embarquer à bord de l'escadre de lord Keith, et +descendre en Égypte, sous les ordres d'un bon général, sir Ralph +Abercromby. + +À ces 18 mille soldats européens, devaient se joindre 6 mille +Albanais, que le capitan-pacha transportait en ce moment sur son +escadre, 6 mille Cipayes venant de l'Inde par la mer Rouge, et une +vingtaine de mille hommes, mauvais soldats d'Orient, prêts à +rejoindre les 10 mille hommes du grand visir en Palestine. C'étaient +environ 60 mille soldats que l'armée d'Égypte allait avoir sur les +bras. Elle n'avait à leur opposer que 18 mille combattants. Cependant +c'était assez, et même plus qu'il n'en fallait, si la direction était +bonne. + +[En marge: Avis nombreux annonçant une prochaine expédition.] + +D'abord il n'y avait pas danger d'être surpris, car les avis +arrivaient de toutes parts, tant de l'Archipel par les bâtiments +grecs, que de la Haute-Égypte par Murad-Bey, et de l'Europe elle-même +par les expéditions fréquentes du Premier Consul. Tous ces avis +annonçaient une prochaine expédition, composée à la fois d'Orientaux +et d'Européens. Menou, sourd aux avertissements qui lui parvinrent, ne +fit, dans ce moment critique, rien de ce qu'il fallait faire, et de ce +qui était clairement indiqué par la situation. + +[En marge: Menou est sourd à tous les avis qui lui parviennent.] + +La bonne politique conseillait d'abord de se ménager soigneusement la +fidélité de Murad-Bey, en le traitant convenablement, car il gardait +la Haute-Égypte, et d'ailleurs il préférait les Français aux Turcs et +aux Anglais. Menou négligea ce soin, et répondit aux informations de +Murad-Bey de manière à nous l'aliéner, s'il avait pu l'être. La bonne +politique conseillait encore de profiter de la défiance des Turcs à +l'égard des Anglais, et sans renouveler le scandale de la convention +d'El-Arisch, de les paralyser au moyen d'une négociation simulée, qui, +en les occupant, aurait ralenti leurs efforts. Menou ne songea pas +plus à ce moyen qu'aux autres. + +[En marge: Il ne prend aucune des mesures commandées par les +circonstances.] + +Quant aux mesures administratives et militaires que réclamait la +circonstance, il ne sut en prendre aucune à propos. Il fallait +d'abord faire à Alexandrie, à Rosette, à Damiette, à Ramanieh, au +Kaire, partout où l'armée pourrait être rassemblée, de grands +approvisionnements de guerre, toujours faciles dans un pays aussi +abondant que l'Égypte. Menou s'y refusa, ne voulant rien détourner du +service de la solde, qu'il avait promis de tenir à jour, et que la +difficulté de percevoir les nouveaux impôts permettait tout juste +d'acquitter en cet instant. Il fallait remonter la cavalerie et +l'artillerie, ressource principale contre une armée de débarquement, +ordinairement dépourvue de ces deux armes. Il s'y refusa par les mêmes +raisons financières. Il poussa même l'imprévoyance, jusqu'à choisir ce +moment pour faire couper les chevaux d'artillerie, qui étaient +entiers, et que leur fougue rendait incommodes. + +[En marge: Points d'attaque contre l'Égypte, et moyens d'y pourvoir.] + +Enfin Menou s'opposa aux concentrations de troupes, que la santé des +soldats rendait convenables dans cette saison, quand bien même aucun +danger n'aurait menacé l'Égypte. En effet quelques signes de peste +avaient été aperçus. Camper les troupes, et les tirer des villes était +urgent, indépendamment du besoin de les rendre plus mobiles. L'armée +répandue dans les garnisons, ou inutilement amassée au Kaire, ou +employée à la perception du miri, n'était nulle part en mesure d'agir. +Et cependant en bien disposant des 23 mille hommes qui lui restaient, +et dont 17 ou 18 mille étaient capables de servir activement, Menou +était en mesure de défendre partout l'Égypte avec avantage. Il +pouvait être attaqué par Alexandrie à cause de la rade d'Aboukir, +située dans le voisinage, et toujours préférée pour les débarquements; +par Damiette, autre point propre aux atterrages, quoique beaucoup +moins favorable que celui d'Aboukir; enfin par la frontière de Syrie, +où le visir se trouvait avec les débris de son armée. De ces trois +points il n'y en avait qu'un de sérieusement menacé, c'était +Alexandrie et la rade d'Aboukir; chose facile à prévoir, car tout le +monde le pensait ainsi, et le disait dans l'armée. La plage de +Damiette, au contraire, était d'un accès difficile, et se liait par si +peu de points avec le Delta, que l'armée ennemie, si elle y avait +débarqué, aurait été bloquée facilement, et bientôt obligée de se +rembarquer. Il n'était donc pas probable que les Anglais vinssent par +Damiette. Du côté de la Syrie, le visir devait inspirer peu de +craintes. Il était trop faible, trop rempli du souvenir d'Héliopolis, +pour prendre l'initiative. Il ne voulait se porter en avant, qu'après +que les Anglais auraient réussi à débarquer. Dans tous les cas, +c'était un bon calcul que de le laisser avancer, car il serait +d'autant plus compromis, qu'il se serait porté plus en avant. Le sujet +unique des préoccupations du général en chef, devait donc être l'armée +anglaise, dont le débarquement était annoncé comme très-prochain. Dans +cette situation, il fallait laisser une forte division autour +d'Alexandrie, c'est-à-dire 4 ou 5 mille hommes de troupes actives, +indépendamment des marins et des dépôts destinés à la garde des forts. +Deux mille hommes suffisaient à Damiette. C'était assez du régiment +des Dromadaires pour observer la frontière de Syrie. Une garnison de 3 +mille hommes au Kaire, pouvant être rejointe par les 2 mille hommes de +la Haute-Égypte, et renforcée par quelques mille Français des dépôts, +suffisait, et au delà, pour contenir la population de la capitale, le +visir eût-il paru sous ses murs. Ces divers emplois absorbaient 11 ou +12 mille hommes, sur 17 ou 18 mille de troupes actives. Il restait une +réserve de 6 mille hommes d'élite, dont il fallait faire un gros camp, +également à portée d'Alexandrie et de Damiette. (Voir la carte nº 12.) +Il existait en effet un point qui réunissait toutes les conditions +désirables, c'était Ramanieh: lieu sain, au bord du Nil, pas loin de +la mer, facile à nourrir, situé à une journée d'Alexandrie, à deux +journées de Damiette, à trois ou quatre de la frontière de Syrie. Si +Menou avait établi à Ramanieh sa réserve de 6 mille hommes, il +pouvait, au premier avis, la porter en 24 heures sur Alexandrie, en 48 +heures sur Damiette, et, s'il l'avait même fallu, en trois ou quatre +jours, vers la frontière de Syrie. Une pareille force eût rendu +partout impuissantes les tentatives de l'ennemi. + +[En marge: Les lieutenants de Menou lui proposent vainement les +dispositions militaires convenables.] + +Menou ne songeait à aucun de ces moyens, et non-seulement n'y songeait +point, mais repoussa les avis de tous ceux qui voulurent l'y faire +penser. Les bons conseils lui vinrent de toutes parts, notamment des +généraux qui lui étaient opposés. Ceux-ci, on doit leur rendre cette +justice, et parmi eux Reynier, plus habitué que les autres aux +grandes dispositions militaires, ceux-ci lui révélèrent le danger, lui +indiquèrent les mesures à prendre; mais ils s'étaient ôté tout crédit +sur le général en chef, par leur opposition intempestive, et, +maintenant qu'ils avaient raison, ils n'étaient pas plus écoutés que +lorsqu'ils avaient tort. + +[En marge: Faiblesse des moyens du général Friant à Alexandrie.] + +Le brave Friant, étranger aux fatales discordes de l'armée, s'occupait +avec zèle de la défense d'Alexandrie. Il avait organisé les marins et +les hommes de dépôts, de manière à pouvoir leur confier la garde des +forts; mais cela fait, il n'avait guère plus de 2 mille hommes de +troupes actives à réunir sur le lieu où se ferait le débarquement. +Encore fallait-il qu'il en consacrât une partie à garder les points +principaux de la plage, tels que le fort d'Aboukir, les postes de la +Maison-Carrée, d'Edko, et de Rosette. Ces points occupés il ne devait +pas lui rester plus de 1,200 hommes. Heureusement la frégate la +_Régénérée_, venue de Rochefort, avait apporté un renfort de 300 +hommes, avec un surcroît de munitions considérable. Grâce à cette +circonstance inattendue, la force mobile du général Friant s'éleva +jusqu'à 1,500 hommes. Qu'on imagine de quel secours eût été en ce +moment l'escadre de Ganteaume, si, comptant un peu plus sur la +fortune, cet amiral avait apporté les quatre mille soldats d'élite qui +se trouvaient à bord de ses vaisseaux. + +Le général Friant, dans le dénûment où il était, se bornait à demander +deux bataillons de plus, et un régiment de cavalerie. Par le fait, +cette force eût suffi, mais il était bien téméraire, dans une telle +conjoncture, de se confier en un renfort d'un millier d'hommes. Il +faut le dire, la confiance de l'armée en elle-même contribua beaucoup +à la perdre. Elle avait pris l'habitude de se battre en Égypte, un +contre quatre, quelquefois un contre huit, et elle ne se faisait pas +une idée exacte des moyens des Anglais, en fait de débarquement. Elle +croyait qu'ils ne pourraient jamais descendre à terre plus de quelques +centaines d'hommes à la fois, sans artillerie et sans cavalerie, et +elle imaginait qu'elle en viendrait facilement à bout avec ses +baïonnettes. C'était une fatale illusion. Néanmoins ce renfort demandé +par Friant, ce renfort, quelque faible qu'il fût, aurait tout sauvé: +on va en juger par les événements. + +[En marge: Nouvelle certaine du débarquement prochain, par un canot +fait prisonnier.] + +[En marge: Mauvaises dispositions de Menou, en apprenant l'approche +des Anglais.] + +Le 28 février 1801 (9 ventôse an IX), on aperçut, non loin +d'Alexandrie, un canot anglais, qui semblait occupé à faire une +reconnaissance. On mit des chaloupes à sa poursuite, on le prit ainsi +que les officiers qu'il contenait, et qui étaient chargés de préparer +le débarquement. Les notes trouvées sur eux ne laissèrent plus aucun +doute. Immédiatement après, la flotte anglaise, composée de 70 voiles, +parut en vue d'Alexandrie; mais, écartée par un gros temps, elle prit +le large. La fortune laissait encore une chance pour préserver +l'Égypte des Anglais, car il était probable que leur descente à terre +ne serait pas exécutée avant plusieurs jours. La nouvelle transmise +par Friant au Kaire, y arriva le 4 mars (13 ventôse), dans +l'après-midi. Si Menou avait pris sur-le-champ une résolution prompte +et sensée, tout pouvait être réparé. S'il avait fait refluer l'armée +entière vers Alexandrie, la cavalerie y serait arrivée en quatre +jours, l'infanterie en cinq, c'est-à-dire que le 8 et le 9 mars (17 et +18 ventôse), on aurait pu avoir 10 mille hommes sur la plage +d'Aboukir. Il était possible qu'à cette époque les Anglais eussent +déjà débarqué leurs troupes, mais il était impossible qu'ils eussent +trouvé le temps de débarquer leur matériel, de consolider leur +position, et on arrivait encore assez tôt pour les jeter à la mer. +Reynier, qui était au Kaire, écrivit, le jour même à Menou la lettre +la mieux raisonnée. Il lui conseillait de négliger le visir, qui ne +prendrait pas l'initiative, de négliger Damiette, qui ne semblait pas +le côté menacé, et de courir avec la masse de ses forces sur +Alexandrie. Rien n'était plus juste. En tout cas, on ne compromettait +rien en s'acheminant vers Ramanieh, car, arrivé en cet endroit, si on +apprenait que le danger était vers Damiette ou vers la Syrie, on +pouvait toujours se reporter facilement sur l'un ou l'autre de ces +points. On n'avait pas perdu un seul jour, et on s'était rapproché +d'Alexandrie, où se montrait le vrai danger. Mais il fallait se +décider sur-le-champ, et marcher la nuit même. Menou ne voulut rien +entendre, et devint absolu dans ses ordres, tout en restant incertain +dans ses idées. Ne sachant pas discerner le point véritablement +menacé, il envoya un renfort au général Rampon vers Damiette; il +dirigea Reynier avec sa division vers Belbeïs, pour faire face au +visir du côté de la Syrie. Il achemina la division Lanusse vers +Ramanieh. Encore ne l'envoya-t-il pas tout entière, car il retint la +88e demi-brigade au Kaire. Il n'expédia sur-le-champ que le 17e de +chasseurs. Le général Lanusse avait ordre de se diriger sur Ramanieh, +et, suivant les nouvelles trouvées sur ce point, de se porter de +Ramanieh sur Alexandrie. Menou demeura de sa personne au Kaire, avec +une grosse partie de ses forces, attendant les nouvelles ultérieures +dans cette position, si éloignée du littoral. On ne pouvait pousser +plus loin l'incapacité. + +[En marge: Force de la flotte anglaise.] + +Pendant ce temps, les événements marchaient avec rapidité. La flotte +anglaise était composée de 7 vaisseaux de ligne, d'un grand nombre de +frégates, de bricks et de gros bâtiments de la compagnie des Indes, en +tout 70 voiles. Elle portait à bord une masse considérable de +chaloupes. Comme nous l'avons dit ailleurs, lord Keith commandait les +forces de mer, sir Ralph Abercromby celles de terre. Le point qu'ils +choisirent pour débarquer, fut celui qu'on avait toujours choisi +auparavant, c'est-à-dire la rade d'Aboukir. C'était là que notre +escadre avait mouillé en 1798; ce fut là qu'elle fut trouvée et +détruite par Nelson; c'est là que l'escadre turque avait déposé les +braves janissaires, jetés à la mer par le général Bonaparte, dans la +glorieuse journée d'Aboukir. La flotte anglaise, après avoir été +obligée de tenir le large pendant plusieurs jours, retard funeste pour +elle, bien heureux pour nous, si Menou avait su en profiter, vint se +placer dans la rade d'Aboukir, le 6 mars (15 ventôse), à cinq lieues +d'Alexandrie. + +[En marge: Caractères du sol dans la Basse-Égypte.] + +[En marge: La rade d'Aboukir.] + +La Basse-Égypte, ainsi que la Hollande, ainsi que Venise, est un pays +de lagunes. (Voir la carte nº 12.) Elle présente, comme tous les pays +de cette espèce, un caractère qu'il faut s'attacher à saisir, si on +veut bien comprendre les opérations militaires dont elle peut devenir +le théâtre. Aux points où tous les grands fleuves entrent dans la mer, +il se crée des bancs de sable, disposés tout autour de leur +embouchure. Ces bancs proviennent des sables que le fleuve entraîne, +que la mer repousse, et qui, pressés entre ces deux forces contraires, +s'étendent parallèlement au rivage. Ils forment ces barres, si +redoutées des navigateurs, et toujours si difficiles à franchir, quand +on veut sortir du lit des fleuves, ou y entrer. Elles s'élèvent +successivement jusqu'au niveau des eaux, puis, avec le temps, +au-dessus, et présentent de longues plages sablonneuses, battues en +dehors par les flots de la mer, baignées en dedans par les eaux +fluviales, qu'elles gênent dans leur écoulement. Le Nil, en se jetant +dans la Méditerranée, a formé, devant ses nombreuses embouchures, un +vaste demi-cercle de ces bancs de sable. Ce demi-cercle, qui a un +développement de soixante-dix lieues au moins, depuis Alexandrie +jusqu'à Peluse, est à peine interrompu près de Rosette, de Bourloz, de +Damiette, de Peluse, par quelques ouvertures, à travers lesquelles les +eaux du Nil se rendent à la mer. Baigné d'un côté par la Méditerranée, +il est baigné de l'autre par les lacs Maréotis et Madieh, par le lac +d'Edko, par les lacs Bourloz et Menzaleh. Tout débarquement en Égypte +devait s'effectuer nécessairement sur l'un de ces bancs de sable. +Conduits par l'exemple et la nécessité, les Anglais avaient choisi +celui qui forme la plage d'Alexandrie. (Voir la carte nº 18.) Ce banc, +long d'environ quinze lieues, s'étendant entre la Méditerranée d'un +côté, les lacs Maréotis et Madieh de l'autre, porte à l'une de ses +extrémités la ville d'Alexandrie, et, à l'autre, présente un rentrant +demi-circulaire, qui se termine à Rosette. C'est ce rentrant +demi-circulaire, qui forme la rade d'Aboukir. L'un des côtés de cette +rade était défendu par le fort d'Aboukir, ouvrage des Français, +battant de ses feux la plage environnante. Venaient ensuite quelques +monticules de sable, régnant autour du rivage, et allant expirer à +l'autre côté de la rade, dans une plaine sablonneuse et unie. Le +général Bonaparte avait ordonné de construire un ouvrage sur ces +monticules. Si on lui avait obéi, tout débarquement eût été +impossible. + +[En marge: Débarquement des Anglais, exécuté le 8 mars.] + +C'est au milieu de cette rade que la flotte anglaise vint mouiller, +rangée sur deux lignes. Elle attendit sur ses ancres que la houle, +devenue moins forte, permît de mettre les chaloupes à la mer. Enfin, +le 8 au matin (17 ventôse), le temps étant plus calme, lord Keith +distribua 5 mille hommes d'élite, dans 320 chaloupes. Ces chaloupes, +disposées sur deux rangs, et dirigées par le capitaine Cochrane, +s'avancèrent, ayant à chacune de leurs ailes une division de +canonnières. Ces canonnières recevaient et rendaient une canonnade +fort vive. + +Le général Friant, accouru sur les lieux, s'était formé un peu en +arrière du rivage, afin de mettre ses troupes à l'abri de l'artillerie +anglaise. Il avait jeté, entre le fort d'Aboukir et le terrain qu'il +occupait, un détachement de la 25e demi-brigade, avec quelques pièces +de canon. À sa gauche même, il avait placé la 75e, forte de deux +bataillons, et cachée par les monticules de sable; au centre, deux +escadrons de cavalerie, l'un du 18e, l'autre du 20e de dragons; enfin, +à sa droite, la 61e demi-brigade, forte aussi de deux bataillons, et +chargée de défendre la partie basse du rivage. Ces divers corps ne +s'élevaient pas à plus de 1,500 hommes. Quelques avant-postes +occupaient le bord de la mer; l'artillerie française, placée sur les +parties saillantes du terrain, balayait la plage de ses boulets. + +[En marge: Combat brillant, mais infructueux, pour repousser les +Anglais.] + +Les Anglais s'avançaient à force de rames, les soldats couchés dans le +fond des chaloupes, les matelots debout, maniant leurs avirons avec +vigueur, et supportant avec sang-froid le feu de l'artillerie. Des +matelots tombaient, d'autres les remplaçaient à l'instant. La masse, +mue par une seule impulsion, s'approchait du rivage. Enfin, elle y +touche; les soldats anglais se lèvent du fond des chaloupes, et +s'élancent à terre. Ils se forment, et courent aux escarpements +sablonneux qui bordaient la rade. Le général Friant, averti par ses +avant-postes, qui se retiraient, arrive un peu tard. Cependant il +lance la 75e à gauche, sur les monticules de sable; la 61e à droite, +vers la partie basse du rivage. Celle-ci se précipite avec ardeur, et +la baïonnette baissée, sur les Anglais, qui de ce côté se trouvaient +sans appui. Elle les pousse avec vigueur, les accule à leurs +chaloupes, et y entre avec eux. Les grenadiers de cette demi-brigade +s'emparent de douze embarcations, et s'en servent pour faire un feu +meurtrier sur l'ennemi. La 75e, qui, avertie trop tard, avait laissé +le temps aux Anglais d'envahir les escarpements de gauche, s'avance +avec précipitation pour les enlever. Découverte par ce mouvement, et +exposée au feu des canonnières, elle reçoit une affreuse décharge à +mitraille, qui d'un coup tue 32 hommes et en blesse 20. Elle est +accueillie au même instant, par les redoutables feux de l'infanterie +anglaise. Cette brave demi-brigade, un instant surprise, et placée +d'ailleurs sur un terrain inégal, attaque avec une certaine confusion. +Le général Friant veut la faire soutenir, en ordonnant une charge de +cavalerie sur le centre des Anglais, qui se déployait déjà dans la +plaine, après avoir franchi les premiers obstacles. Le commandant du +18e de dragons, plusieurs fois appelé pour recevoir les ordres du +général, arrive après s'être fait attendre. Le général Friant, au +milieu d'une grêle de balles, lui indique avec précision le point +d'attaque. Cet officier, malheureusement peu résolu, n'aborde pas +directement l'ennemi, perd du temps à faire un détour, lance mal son +régiment, et fait tuer beaucoup de cavaliers et de chevaux, sans +ébranler les Anglais, et sans dégager la 75e, qui s'acharnait à +reprendre les hauteurs sablonneuses de gauche. Restait l'escadron du +20e. Un brave officier, nommé Boussart, qui le commandait, charge à la +tête de ses dragons, et renverse tout ce qui se présente devant lui. +Alors la 61e qui, vers la droite, était demeurée maîtresse du rivage, +sans pouvoir toutefois vaincre à elle seule la masse des ennemis, se +ranime, se jette à la suite du 20e de dragons, pousse la gauche des +Anglais sur leur centre, et déjà les oblige à se rembarquer. La 75e, +de son côté, sous un feu épouvantable, fait de nouveaux efforts. Si, +dans ce moment décisif, le général Friant avait eu les deux bataillons +d'infanterie et le régiment de cavalerie, qu'il avait tant de fois +demandés, c'en était fait, et les Anglais étaient jetés à la mer. Mais +une troupe de 1,200 hommes d'élite, composée de Suisses et +d'Irlandais, tourne les monticules de sable, et déborde la gauche de +la 75e. Celle-ci est de nouveau forcée de plier. Elle se retire, +laissant à notre droite, la 61e, acharnée à vaincre, mais compromise +par ses succès même. + +Le général Friant, voyant que, la 75e étant obligée de rétrograder, la +61e pourrait être enveloppée, ordonne alors la retraite, et l'effectue +en bon ordre. Les grenadiers de la 61e, animés par le carnage et le +succès, obéissent avec peine aux ordres du général, et, en se +retirant, contiennent encore les Anglais par des charges vigoureuses. + +Cette malheureuse journée du 8 mars (17 ventôse), entraîna la perte de +l'Égypte. Le brave général Friant avait peut-être choisi sa première +position, un peu trop loin du rivage; peut-être aussi avait-il trop +compté sur la supériorité de ses soldats, et supposé trop facilement +que les Anglais ne pourraient débarquer que peu de monde à la fois. +Mais cette confiance était fort excusable, et, après tout, justifiée, +car, s'il avait eu seulement un ou deux bataillons de plus, les +Anglais eussent été repoussés, et l'Égypte sauvée. Mais que dire de ce +général en chef, qui, depuis deux mois, averti du péril par toutes les +voies, n'avait pas concentré ses forces à Ramanieh, ce qui lui aurait +permis de réunir dix mille hommes devant Aboukir, le jour décisif? +qui, averti encore le 4 mars, par une nouvelle positive parvenue ce +jour-là au Kaire, n'avait pas fait partir des troupes, qui auraient pu +arriver le matin même du 8, et seraient par conséquent arrivées à +temps pour repousser les Anglais? Que dire aussi de cet amiral +Ganteaume, qui aurait pu déposer quatre mille hommes dans Alexandrie, +le jour même où la frégate la _Régénérée_ en apportait 300, lesquels +combattirent sur le rivage d'Aboukir? Que dire de tant de timidités, +de négligences, de fautes de tout genre, sinon qu'il y a des jours où +tout s'accumule pour perdre les batailles et les empires? + +Le combat avait été meurtrier. Les Anglais comptaient 1,100 hommes +morts ou blessés, sur 5 mille qui avaient débarqué. Nous en avions eu +400 hors de combat, sur 1,500. On s'était donc bien battu. Le général +Friant se retira sous les murs d'Alexandrie, et donna les plus prompts +avis, soit à Menou, soit aux généraux, ses voisins, pour qu'on vînt à +son secours. + +Cependant tout pouvait être réparé, si on profitait du temps qui +restait encore, des forces qu'on avait à sa disposition, et des +embarras dans lesquels les Anglais allaient se trouver placés, une +fois descendus sur cette plage de sable. + +Ils avaient d'abord à débarquer le gros de leur armée, puis à mettre à +terre leur matériel, opération qui exigeait beaucoup de temps. Il leur +fallait ensuite s'avancer le long de ce banc de sable, pour +s'approcher d'Alexandrie, avec la mer à droite, les lacs Madieh et +Maréotis à gauche, appuyés, il est vrai, par leurs canonnières, mais +privés de cavalerie, et n'ayant d'autre artillerie de campagne, que +celle qu'ils pourraient traîner à bras. Évidemment leurs opérations +devaient être lentes, et bientôt difficiles, quand ils seraient en +présence d'Alexandrie, réduits pour sortir de ce cul-de-sac, ou à +prendre cette place, ou à cheminer sur les digues étroites, par +lesquelles on communique avec l'intérieur de l'Égypte. Si on voulait +réussir à les arrêter, il ne fallait plus leur livrer de ces combats +partiels et inégaux, qui leur donnaient confiance, qui faisaient +perdre à nos troupes leur assurance accoutumée, et réduisaient nos +forces déjà trop peu nombreuses. Même sans combattre, on avait la +certitude, en se plaçant bien, de leur barrer le chemin. Il n'y avait +donc qu'une chose utile à faire, c'était d'attendre que Menou, dont +l'aveuglement était maintenant vaincu par les faits, eût réuni l'armée +tout entière sous les murs d'Alexandrie. + +[En marge: Arrivée de la division Lanusse à Alexandrie.] + +Mais le général Lanusse avait été dirigé avec sa division sur +Ramanieh. Ayant appris là ce qui s'était passé du côté d'Aboukir, il +se hâta de marcher vers Alexandrie. Il amenait environ 3 mille hommes. +Friant en avait perdu 400 sur 1,500, dans la journée du 8 mars; mais, +ayant rappelé tous les petits postes, répandus depuis Rosette jusqu'à +Alexandrie, il en avait encore 17 ou 1,800. Les forts d'Alexandrie +étaient gardés par les marins et les soldats des dépôts. Avec la +division Lanusse qui arrivait, on avait donc à peu près 5 mille hommes +à mettre en ligne. Les Anglais en avaient débarqué 16 mille, sans +compter 2 mille marins. Il ne fallait donc pas combattre encore. +Cependant une circonstance entraîna les deux généraux français. + +Ce long banc de sable, sur lequel étaient descendus les Anglais, +séparé par les lacs Madieh et Maréotis de l'intérieur de l'Égypte, ne +s'y rattachait que par une longue digue, passant entre les deux lacs, +et allant aboutir à Ramanieh. (Voir la carte nº 12 et la carte nº 18.) +Cette digue portait à la fois le canal qui amène l'eau douce du Nil à +Alexandrie, et la grande route qui unit Alexandrie et Ramanieh. En ce +moment, elle courait le danger d'être occupée par les Anglais, car ils +étaient près d'atteindre le point où elle se joint au banc de sable +qui porte Alexandrie. Les Anglais avaient employé les 9, 10, 11 mars +(18, 19, 20 ventôse) à débarquer et à s'organiser. Le 12, ils se +mirent en route, cheminant péniblement dans les sables, faisant +traîner leur artillerie par les marins de l'escadre, et appuyés de +droite et de gauche par des chaloupes canonnières. Le 12 au soir, ils +étaient tout près de l'endroit où la digue vient se relier au sol +d'Alexandrie. (Voir la carte nº 18.) + +[En marge: Motifs qui décident les généraux Lanusse et Friant à livrer +un nouveau combat.] + +Les généraux Friant et Lanusse craignirent de laisser occuper ce point +par les Anglais, et de leur livrer ainsi la route de Ramanieh, par +laquelle Menou devait arriver. Cependant, cette route perdue, il en +restait une, longue, il est vrai, difficile surtout pour l'artillerie, +c'était le lac Maréotis lui-même. Ce lac, plus ou moins inondé, +suivant la crue du Nil et la saison de l'année, laissait à découvert +des bas-fonds marécageux, sur lesquels on pouvait se frayer un chemin +sinueux, mais assuré. Dès lors il n'y avait pas de raison suffisante +pour combattre, en ayant tant de chances contre soi. + +Néanmoins les généraux Friant et Lanusse, s'exagérant le danger auquel +leurs communications étaient exposées, se décidèrent à combattre. Il y +avait moyen de diminuer beaucoup la gravité de cette faute, en restant +sur des hauteurs sablonneuses, qui barraient dans sa largeur le banc +de sable sur lequel on combattait, hauteurs qui venaient aboutir à la +tête même de la digue. En demeurant dans cette position, en y +employant bien l'artillerie dont on était beaucoup mieux pourvu que +les Anglais, on se donnait les avantages de la défensive, on pouvait +compenser ainsi l'infériorité du nombre, et probablement réussir à +garder le point, pour la conservation duquel allait être livré un +second et regrettable combat. + +C'est ce qui fut convenu entre les généraux Friant et Lanusse. +Lanusse était plein d'esprit naturel, de bravoure et d'audace. +Malheureusement il était peu disposé à écouter les conseils de la +prudence. Mêlé d'ailleurs aux divisions de l'armée, il eût été charmé +de vaincre avant l'arrivée de Menou. + +[En marge: Nouveau combat, livré le 13 mars, pour conserver la route +de Ramanieh.] + +Le 13 mars au matin (22 ventôse), les Anglais parurent. Ils étaient +distribués en trois corps: celui qui marchait à leur gauche, suivait +le bord du lac Madieh, menaçant la tête de la digue, et appuyé par des +chaloupes canonnières; celui du milieu s'avançait dans la forme d'un +carré, ayant des bataillons en colonne serrée sur ses flancs, afin de +résister à la cavalerie française, que les Anglais redoutaient fort; +celui qui formait leur droite longeait la mer, appuyé comme le premier +par des chaloupes canonnières. + +Le corps destiné à s'emparer de la tête de la digue, avait devancé les +deux autres. Lanusse, voyant l'aile gauche anglaise aventurée seule le +long du lac, ne résista pas au désir de l'y précipiter. Il fit la +faute de descendre des hauteurs pour la joindre. Mais, au même +instant, le redoutable carré du centre, caché d'abord par des dunes +sablonneuses, parut tout à coup au delà de ces dunes, qu'il avait +franchies. Lanusse alors, obligé de se détourner de son but, marcha +droit à ce carré, qui était précédé à quelque distance par une +première ligne d'infanterie. Il jeta en avant le 22e de chasseurs, qui +se précipita au galop sur cette ligne d'infanterie, la coupa en deux, +et fit mettre bas les armes à deux bataillons. La 4e légère s'avançant +pour soutenir le 22e, acheva ce premier succès. Sur ces entrefaites, +le carré, qui était arrivé à portée de fusil, commença ces feux de +mousqueterie si bien nourris, dont notre armée avait déjà tant +souffert au débarquement d'Aboukir. La 18e légère accourut, mais elle +fut accueillie par des décharges meurtrières, qui mirent quelque +désordre dans ses rangs. Dans ce moment, on voyait avancer le corps +anglais de droite, qui abandonnait le bord de la mer, pour venir au +soutien du centre. Lanusse alors, qui n'avait que la 69e pour appuyer +la 18e, ordonna la retraite, craignant d'engager un combat trop +inégal. De son côté, Friant, surpris de voir Lanusse descendre dans la +plaine, y était descendu aussi pour l'appuyer, et s'était porté vers +la tête de la digue, contre la gauche des Anglais. Il essuyait depuis +assez long-temps un feu très-vif, auquel il répondait par un feu égal, +lorsqu'il aperçut la retraite de son collègue. Il se retira dès lors à +son tour, pour ne pas rester seul aux prises avec l'armée anglaise. +Tous deux, après ce court engagement, regagnèrent la position, qu'ils +avaient eu le tort de quitter. + +Ce n'était qu'une véritable reconnaissance, mais très-superflue, et +qu'on aurait dû épargner à l'armée, car il en résultait une nouvelle +perte de 5 à 600 hommes, perte fort regrettable, puisqu'on n'avait +pas, comme les Anglais, le moyen de recevoir des renforts, et qu'on +était réduit à combattre avec des corps de cinq à six mille soldats. +Si les pertes des Anglais avaient pu être un dédommagement suffisant +pour les nôtres, elles étaient assez grandes pour nous satisfaire. Ils +avaient eu en effet 13 à 1,400 hommes hors de combat. + +[En marge: Menou se décide enfin à marcher sur Alexandrie avec le gros +de ses forces.] + +Il fut résolu qu'on attendrait Menou, lequel s'était enfin décidé à +diriger l'armée sur Alexandrie. Il avait ordonné au général Rampon de +quitter Damiette, pour se porter vers Ramanieh; il amenait avec lui la +masse principale de ses forces. Cependant il restait encore dans la +province de Damiette, aux environs de Belbeïs et de Salahié, au Kaire +même, et dans la Haute-Égypte, quelques troupes, qui n'étaient pas +aussi utiles dans les postes où on les laissait, qu'elles l'eussent +été en avant d'Alexandrie. Si Menou avait fait évacuer la Haute-Égypte +en la confiant à Mourad-Bey, et qu'il eût abandonné la ville du Kaire, +très-peu disposée à se soulever, aux hommes des dépôts, il aurait eu +deux mille hommes de plus à présenter à l'ennemi. Un tel surcroît de +forces n'était certainement pas à dédaigner, car ce qui pressait avant +tout, c'était de vaincre les Anglais. Les Égyptiens, éloignés dans le +moment de toute idée de révolte, ne méritaient pas les précautions +qu'on prenait contre eux. Ils ne devaient être à craindre que lorsque +les Français seraient décidément battus. + +Menou, parvenu à Ramanieh, connut là toute la gravité du péril. Le +général Friant avait envoyé au-devant de lui deux régiments de +cavalerie. Ce général pensait avec raison, qu'enfermé pour quelques +jours dans les murs d'Alexandrie, il n'avait pas grand besoin de ces +régiments, et qu'ils seraient, au contraire, très-utiles à Menou pour +éclairer sa marche. + +Menou fut obligé de faire d'assez longs circuits, dans le lit même du +lac Maréotis, pour regagner la plage d'Alexandrie. Il y réussit +cependant avec quelque fatigue, surtout pour son artillerie. Les +troupes arrivèrent les 19 et 20 mars (28 et 29 ventôse). Il arriva de +sa personne, le 19, et put apprécier de ses yeux, combien était grande +la faute d'avoir laissé prendre terre aux Anglais. + +Ceux-ci avaient reçu quelques renforts, et beaucoup de matériel. Ils +s'étaient établis sur ces mêmes hauteurs sablonneuses, que Lanusse et +Friant occupaient le 13 mars. Ils y avaient exécuté des travaux de +campagne, et les avaient armées avec du gros canon. Les leur arracher +était fort difficile. + +D'ailleurs, les Anglais nous étaient de beaucoup supérieurs en nombre. +Ils comptaient 17 ou 18 mille hommes, contre moins de 10 mille. Friant +et Lanusse, depuis l'affaire du 22, en avaient à peine 4,500 en état +de combattre; Menou en amenait tout au plus 5 mille. On n'avait donc +pas 10 mille hommes à opposer à 18 mille, établis dans une position +retranchée. Toutes les chances qu'on aurait eues pour soi, à la +première, même à la seconde affaire, on les avait maintenant contre. +Cependant la résolution la plus naturelle était de combattre. Après +avoir, en effet, essayé de rejeter les Anglais à la mer, d'abord avec +1,500 hommes, puis avec 5 mille, il eût été extraordinaire de ne pas +le tenter, quand on en avait 10 mille, lesquels étaient à peu près +tout ce qu'on pouvait réunir sur un même point. + +[En marge: Deux partis à prendre: combattre ou temporiser.] + +Il ne faut pas méconnaître qu'il y aurait eu un autre parti à prendre, +meilleur surtout si on l'avait pris après le débarquement, et avant +l'inutile combat livré par les généraux Lanusse et Friant: c'était de +laisser les Anglais dans l'impasse qu'ils occupaient; de faire +rapidement autour d'Alexandrie des travaux qui en rendissent l'attaque +difficile; d'en confier la garde aux marins, aux hommes des dépôts, +renforcés par un corps de 2 mille bons soldats, tirés des troupes +actives; d'évacuer ensuite tous les postes, excepté le Kaire, où l'on +aurait laissé 3 mille hommes de garnison, ayant pour réduit la +citadelle; puis, de tenir la campagne avec le reste de l'armée, +c'est-à-dire avec 9 à 10 mille hommes, dans le but de se jeter ou sur +les Turcs, s'ils pénétraient par la Syrie, ou sur les Anglais, s'ils +voulaient faire un pas dans l'intérieur, par les digues étroites qui +traversent la Basse-Égypte. On avait sur eux l'avantage de réunir +toutes les armes, cavalerie, artillerie, infanterie, et d'avoir la +jouissance exclusive des vivres du pays. On les eût bloqués, et +probablement contraints à se rembarquer. Mais, pour cela, il aurait +fallu un général autrement habile que Menou, autrement versé qu'il ne +l'était, dans l'art de remuer des troupes. Il aurait fallu enfin un +chef différent de celui qui, ayant toutes les chances en sa faveur au +début de la campagne, s'était comporté de telle façon, qu'il les avait +maintenant toutes contre lui. + +Cependant, combattre les Anglais débarqués, était dans le moment une +résolution naturelle, conséquente avec tout ce qu'on avait fait, +depuis l'ouverture de la campagne. Mais, une fois résolu à tenter un +effort décisif, il fallait le tenter le plus tôt possible, pour ne pas +donner aux Turcs venant de la Syrie le temps de nous serrer de trop +près. + +Pour livrer bataille, il était nécessaire de convenir d'un plan. Menou +était incapable de le concevoir, et il ne se trouvait plus avec ses +généraux dans des rapports qui lui rendissent facile le recours à +leurs conseils. Néanmoins le chef d'état-major Lagrange demanda un +plan à Lanusse et à Reynier, qui le rédigèrent en commun, et +l'envoyèrent à l'approbation de Menou. Celui-ci l'adopta presque +machinalement. + +[En marge: Position des deux armées en avant d'Alexandrie.] + +Les deux armées étaient en présence, occupant ce banc de sable, large +d'une lieue, long de quinze ou dix-huit, sur lequel les Anglais +avaient pris terre. (Voir la carte nº 18, et le plan particulier du +champ de bataille de Canope.) L'armée française était en avant +d'Alexandrie, sur un terrain assez élevé. Devant elle s'étendait une +plaine sablonneuse, et çà et là des dunes, que l'ennemi avait +soigneusement retranchées, de manière à former une chaîne continue de +positions de la mer au lac Maréotis. À notre gauche, tout juste contre +la mer, on voyait un vieux camp romain, espèce d'édifice carré, encore +intact, et, un peu en avant de ce camp, un monticule de sable, sur +lequel les Anglais avaient construit un ouvrage. C'est là qu'ils +avaient établi leur droite, sous le double feu de cet ouvrage, et +d'une division de chaloupes canonnières. Au milieu du champ de +bataille, à distance égale de la mer et du lac Maréotis, se trouvait +un autre monticule de sable, plus élevé, plus étendu que le précédent, +et couronné de retranchements. Les Anglais en avaient fait l'appui de +leur centre. Tout à fait à notre droite enfin, du côté des lacs, le +terrain en s'abaissant allait aboutir à la tête de la digue, pour +laquelle on avait combattu quelques jours auparavant. Une suite de +redoutes liait la position du centre avec la tête de cette digue. Les +Anglais avaient là leur gauche, protégée, comme l'était leur droite, +par une division de chaloupes canonnières, introduites dans le lac +Maréotis. Ce front d'attaque présentait, dans son ensemble, un +développement d'une lieue à peu près; il était garni de grosse +artillerie, qu'on y avait traînée à bras, et défendu par une partie de +l'armée anglaise. Mais le gros de cette armée se trouvait en bataille +sur deux lignes, en arrière des ouvrages. + +[En marge: Bataille de Canope, livrée le 21 mars.] + +Il fut convenu qu'on s'ébranlerait le matin du 21 mars (30 ventôse) +avant le jour, afin de mieux cacher nos mouvements, et d'être moins +exposé au feu des retranchements ennemis. L'intention des généraux +français était de brusquer ces retranchements, de les enlever en +courant, puis de les dépasser, afin d'aller attaquer de front l'armée +anglaise, rangée en bataille en arrière. En conséquence, notre gauche, +sous Lanusse, devait se porter en deux colonnes sur l'aile droite des +Anglais, appuyée à la mer. La première de ces deux colonnes devait +aborder directement, et au pas de course, l'ouvrage tracé sur un +monticule de sable, en avant du camp romain. La seconde, passant +rapidement entre cet ouvrage et la mer, devait assaillir le camp +romain, et l'enlever. Le centre de notre armée, commandé par le +général Rampon, avait ordre de se porter bien au delà de cette +attaque, de passer entre le camp romain et la grande redoute du +milieu, et d'assaillir l'armée anglaise elle-même, par delà les +ouvrages. Notre aile droite, composée des divisions Reynier et Friant, +mais commandée par Reynier, était chargée de se déployer dans la +plaine à droite, et d'y feindre une grande attaque vers le lac +Maréotis, pour persuader aux Anglais que le véritable péril était de +ce côté. Afin de les confirmer dans cette idée, les dromadaires +devaient, en suivant le fond du lac Maréotis, faire une tentative sur +la tête de la digue. On espérait que cette diversion rendrait plus +facile la brusque attaque de Lanusse vers la mer. + +[En marge: Attaque heureuse des dromadaires sur la gauche des +Anglais.] + +Le 21 avant le jour (30 ventôse) on se mit en marche. Les dromadaires +exécutèrent ponctuellement ce qui leur était prescrit. Ils +traversèrent rapidement les parties desséchées du lac Maréotis, mirent +pied à terre devant la tête de la digue, enlevèrent les redoutes, et +en tournèrent l'artillerie contre l'ennemi. C'était assez pour tromper +l'attention des Anglais, et l'attirer vers le lac Maréotis. Mais, pour +exécuter avec succès le plan convenu du côté de la mer, il aurait +fallu une précision difficile à obtenir, quand on opère la nuit, plus +difficile encore lorsqu'il n'y a pas pour diriger les mouvements un +chef unique, qui calcule exactement le temps et les distances. + +[En marge: Attaque malheureuse du général Lanusse sur le camp des +Romains.] + +La division Lanusse, manoeuvrant dans l'obscurité, s'avança sans +ordre, et coudoya souvent nos troupes du centre. La première colonne, +sous les ordres du général Silly, marcha résolument à la redoute, qui +était placée en avant du camp des Romains. Lanusse la dirigeait de sa +personne, et la conduisit sur la redoute même. Mais tout à coup il +s'aperçut que la seconde colonne faisait fausse route, et, au lieu de +longer la mer pour assaillir le camp romain, se rapprochait trop de la +première. Il courut à elle, afin de la ramener au but. Malheureusement +il tomba frappé à la cuisse d'une blessure mortelle; funeste événement +qui allait avoir de déplorables conséquences! Cet énergique officier +enlevé soudainement à ses troupes, l'attaque se ralentit. Le jour qui +commençait à poindre, indiquait aux Anglais où devaient porter leurs +coups. Nos soldats, assaillis à la fois par le feu des canonnières, du +camp romain et des redoutes, montrèrent une constance admirable. Mais +bientôt, tous leurs officiers supérieurs se trouvant atteints, ils +restèrent sans direction, et se replièrent derrière quelques mamelons +de sable, à peine suffisants pour les couvrir. Pendant ce temps, la +première colonne, que Lanusse avait quittée pour courir à la seconde, +venait d'enlever le premier redan de la redoute placée sur une +éminence à droite. Elle marcha ensuite directement sur le corps de +l'ouvrage, mais elle échoua dans son attaque de front, et se détourna +pour attaquer par le flanc. Le centre de l'armée, sous Rampon, voyant +l'embarras de cette colonne, se détourna aussi de son but pour la +seconder. La 32e demi-brigade, détachée du centre, vint assaillir la +fatale redoute. Ce concours d'efforts amena une sorte de confusion. On +s'acharna contre cet obstacle, et la brusque opération, qui devait +d'abord consister à enlever en courant la ligne des ouvrages, se +changea en une attaque longue, obstinée, qui fit perdre un temps +précieux. La 21e demi-brigade, qui appartenait au centre, laissant la +32e occupée devant la redoute si vivement disputée, exécuta seule le +plan projeté, dépassa la ligne des retranchements, et vint +audacieusement se déployer en face de l'armée anglaise. Elle essuya et +rendit un feu épouvantable. Mais il fallait la soutenir, et Menou, +pendant ce temps, incapable de commander, se promenait sur le champ de +bataille, n'ordonnant rien, laissant Reynier s'étendre inutilement +dans la plaine à droite, avec une force considérable, demeurée sans +emploi. + +[En marge: Belle charge de la cavalerie française, restée sans +résultat.] + +On conseille alors à Menou de faire avec la cavalerie qui était forte +de 1,200 chevaux, d'une valeur incomparable, une charge à fond, sur la +masse de l'infanterie anglaise, que la 21e était venue seule +affronter. Menou, accueillant ce conseil, donne l'ordre de charger. Le +brave général Roize se met aussitôt à la tête de ces 1,200 cavaliers, +traverse rapidement le coupe-gorge, formé de droite et de gauche par +des redoutes que notre infanterie attaquait vainement, débouche au +delà, trouve la 21e demi-brigade aux prises avec les Anglais, et fond +impétueusement sur eux. Cette cavalerie héroïque franchit d'abord un +fossé, qui la séparait de l'ennemi, puis s'élance avec ardeur sur la +première ligne de l'infanterie anglaise, la renverse, la culbute, et +sabre un grand nombre de fantassins. Elle la force ainsi à reculer. Si +Menou, dans ce moment, ou bien Reynier, suppléant son chef, avait +porté notre aile droite à l'appui de notre cavalerie, le centre de +l'armée anglaise, culbuté, entraîné au delà des ouvrages, nous eût +laissé une victoire assurée. Les ouvrages, isolés, séparés de tout +appui, seraient tombés en nos mains. Mais il n'en fut rien. La +cavalerie française, après avoir renversé une première ligne ennemie, +voyant d'autres lignes à renverser encore, et n'ayant que la 21e +demi-brigade pour appui, revint en arrière, repassant sous le feu +meurtrier des redoutes. + +[En marge: Retraite de l'armée.] + +Dès ce moment, la bataille ne pouvait plus avoir de résultat. La +gauche, privée de tout élan depuis la mort de son général, faisait un +feu inutile sur les positions retranchées, qui le lui rendaient plus +meurtrier. La droite, déployée dans la plaine, près du lac Maréotis, +pour faire une diversion qui n'avait plus d'objet, depuis que +l'engagement devenu général avait fixé chacun dans sa position, la +droite ne rendait aucun service. Sans doute un général vigoureux, qui +l'aurait rabattue sur le centre, et qui, renouvelant avec elle +l'attaque du général Roize, aurait essayé de faire une seconde +irruption sur le gros des Anglais, aurait peut-être changé le destin +de la bataille. Mais le général Menou ne commandait pas, et Reynier, +qui aurait pu en cette occasion prendre une initiative, qu'il prenait +si souvent hors de propos dans les affaires civiles, Reynier se +bornait à se plaindre de ne pas recevoir de direction du général en +chef. Dans cette situation, la seule chose qui restât à faire, était +de se retirer. Menou en donna l'ordre, et les divisions se replièrent, +en faisant bonne contenance, mais en essuyant de nouvelles pertes par +le feu des ouvrages. + +Quel spectacle que la guerre, quand la vie des hommes, quand le sort +des États, sont ainsi confiés à des chefs, incapables ou divisés, et +que le sang coule, à proportion de l'ineptie, ou de la mauvaise +volonté de ceux qui commandent! + +[En marge: Conséquences malheureuses de la bataille de Canope.] + +On ne pouvait pas dire que la bataille fût perdue, l'ennemi n'ayant +pas fait un seul pas en avant; mais elle était perdue, dès qu'elle +n'était pas complétement gagnée, car il aurait fallu qu'elle le fût +complétement, pour ramener les Anglais vers Aboukir, et les +contraindre à se rembarquer. Les pertes étaient grandes des deux +côtés. Les Anglais avaient eu environ 2 mille hommes hors de combat, +et entre autres le brave général Abercromby, transporté mourant à bord +de la flotte. La perte des Français était à peu près égale. Placés +toute une journée sous un feu plongeant de front et de flanc, ils +avaient eu beaucoup à souffrir. Les troupes avaient montré un rare +sang-froid. L'élan de la cavalerie avait rempli les Anglais de +surprise et d'admiration. Le nombre d'officiers et de généraux frappés +en combattant, était plus qu'ordinaire. Les généraux Lanusse et Roize +étaient morts; le général de brigade Silly, commandant une des +colonnes de Lanusse, avait eu la cuisse emportée; le général Baudot +était blessé de manière à ne laisser aucune espérance. Le général +Destaing était atteint gravement. Rampon avait eu ses habits criblés +de balles. + +L'effet moral était encore plus fâcheux que la perte matérielle. Il ne +restait aucun espoir d'obliger l'ennemi à se rembarquer. On allait +avoir sur les bras, outre les Anglais débarqués vers Alexandrie, les +Turcs venant de Syrie, le capitan-pacha arrivant avec l'escadre +turque, et s'apprêtant à mettre à terre 6 mille Albanais du côté +d'Aboukir; enfin 6 mille Cipayes amenés de l'Inde par la mer Rouge, et +prêts à toucher à Cosséir, sur les côtes de la Haute-Égypte. Que faire +au milieu de tant d'ennemis, avec une armée dont la vigueur, sans +doute, était la même au feu, mais qui, lorsque les affaires de la +colonie allaient mal, était toujours prête à dire, que l'expédition +avait été une brillante folie, et qu'on la sacrifiait inutilement à +une pure chimère? + +Dans les trois engagements du 8, du 13, du 21 mars, on avait eu près +de 3,500 hommes hors de combat, dont un tiers mort, un tiers gravement +blessé, un tiers incapable de rentrer dans les rangs avant quelques +semaines. Quoique l'armée fût très-affaiblie, on pouvait encore +aujourd'hui, comme au début de la campagne, manoeuvrer rapidement +entre les divers corps ennemis tendant à se réunir, battre le visir +s'il entrait par la Syrie, le capitan-pacha s'il essayait de pénétrer +par Rosette, les Anglais s'ils voulaient cheminer sur les langues +étroites de terre, qui communiquent avec l'intérieur de l'Égypte. Mais +les 3,500 hommes qu'on avait perdus, rendaient ce plan plus difficile +que jamais. Si on laissait 3 mille hommes au Kaire, 2 à 3 mille dans +Alexandrie, il restait à peine 7 à 8 mille hommes pour manoeuvrer en +rase campagne, en supposant qu'on réunît tout ce qui était disponible, +et qu'on évacuât les postes secondaires, sans aucune exception. Avec +un général très-résolu et très-habile, cela eût été d'un succès +incertain, mais possible: qu'attendre de Menou, et de ses lieutenants? + +Toutefois il restait une ressource. On n'en désespérait pas, et elle +était tous les jours annoncée. Cette ressource c'était Ganteaume avec +ses vaisseaux, et les troupes de débarquement qu'il avait à son bord. +Quatre mille hommes, arrivant en ce moment, pouvaient sauver l'Égypte. +On avait envoyé à l'amiral un aviso, pour lui indiquer un point de la +côte d'Afrique, à vingt ou trente lieues à l'ouest d'Alexandrie, sur +lequel il était possible de débarquer, loin de la vue des Anglais. On +pouvait alors laisser 3 mille hommes dans Alexandrie, et, réunissant +ce qu'il y avait de trop au Kaire, manoeuvrer avec 10 ou 11 mille +hommes, en rase campagne. + +[En marge: Nouvelles et inutiles sorties de Ganteaume.] + +Mais Ganteaume, quoique fort supérieur à Menou, n'agissait pas mieux +dans les circonstances présentes. Après avoir réparé à Toulon les +avaries essuyées en quittant Brest, il était, comme on l'a vu, sorti +de Toulon le 19 mars (28 ventôse), rentré une seconde fois à cause de +l'échouage du vaisseau la _Constitution_, et sorti de nouveau le 22 +mars (1er germinal). En ce moment, il faisait voile vers la Sardaigne. +Un souffle de vent favorable, une inspiration hardie, pouvaient le +porter vers les parages de l'Égypte, car il avait échappé adroitement +à l'amiral Warren, en faisant fausse route. Déjà il était à quinze +lieues du cap Carbonara, point extrême de la Sardaigne, prêt à +s'engager dans le canal qui sépare la Sicile de l'Afrique. +Malheureusement dans la soirée du 26 mars (5 germinal), l'un de ses +capitaines commandant le _Dix-Août_, en l'absence du capitaine +Bergeret malade, eut la maladresse d'aborder le _Formidable_, reçut +une grosse avarie, et en causa une non moins grave au vaisseau abordé. +Effrayé de ces avaries, Ganteaume ne crut pas pouvoir tenir la mer +plus long-temps, et rentra dans Toulon le 5 avril (15 germinal), +quinze jours après la bataille de Canope. + +On ignorait ces détails en Égypte, et malgré le temps écoulé, on +conservait encore un reste d'espérance. À la vue de la moindre voile, +on accourait pour s'assurer si ce n'était pas Ganteaume. Dans cette +anxiété, on ne prenait aucun parti, on attendait dans une inaction +funeste. Menou faisait seulement exécuter des travaux autour +d'Alexandrie, pour résister à une attaque des Anglais. Il avait donné +ordre qu'on évacuât la Haute-Égypte, et qu'on en tirât la brigade +Donzelot, pour la réunir au Kaire. Il avait porté quelques troupes +d'Alexandrie à Ramanieh, pour veiller aux mouvements qui se faisaient +du côté de Rosette. Par surcroît de malheur, Mourad-Bey, dont la +fidélité n'avait pas été un instant ébranlée, venait de mourir de la +peste, et livrait ses Mamelucks à Osman-Bey, sur lequel on ne pouvait +plus compter. La peste commençait à ravager le Kaire. Tout allait donc +au plus mal, et tendait à un dénoûment funeste. + +[En marge: Opération des Anglais sur Rosette.] + +Les Anglais de leur côté, craignant l'armée qu'ils avaient devant eux, +ne voulaient rien hasarder. Ils aimaient mieux marcher lentement, mais +sûrement. Ils attendaient surtout que leurs alliés les Turcs, dont ils +se défiaient beaucoup, fussent en mesure de les seconder. Il y avait +un mois qu'ils avaient débarqué, sans avoir tenté d'autre entreprise +que celle de prendre le fort d'Aboukir, lequel s'était défendu +bravement, mais avait succombé sous le feu écrasant de leurs +vaisseaux. Enfin vers le commencement d'avril (milieu de germinal), +ils songèrent à sortir de leur inaction, et de cette espèce d'état de +blocus, dans lequel ils étaient réduits à vivre. Le colonel Spencer +fut chargé, avec un corps de quelques mille Anglais, et les 6 mille +Albanais du capitan-pacha, de traverser par mer la rade d'Aboukir, et +d'aller débarquer devant Rosette. Leur intention était de s'ouvrir +ainsi un accès dans l'intérieur du Delta, de s'y procurer les vivres +frais dont ils manquaient, et de tendre la main au visir, qui +s'avançait à l'autre extrémité du Delta, par la frontière de Syrie. Il +n'y avait à Rosette que quelques centaines de Français, lesquels ne +purent opposer aucune résistance à cette tentative, et se replièrent +en remontant le Nil. Ils se réunirent à El-Aft, un peu en avant de +Ramanieh, à un petit corps de troupes envoyé d'Alexandrie. Ce corps +était composé de la 21e légère et d'une compagnie d'artillerie. Les +Anglais et les Turcs, maîtres d'une bouche du Nil, d'où les vivres +pouvaient leur parvenir, ayant accès dans l'intérieur de l'Égypte, +songèrent enfin à profiter de leurs succès, mais sans trop se hâter, +car ils attendirent encore plus de vingt jours avant de marcher en +avant. Pour un ennemi prompt et avisé, c'était là une belle occasion +de les battre. Le général Hutchinson, successeur d'Abercromby, n'avait +pas osé dégarnir son camp devant Alexandrie. Il avait à peine dirigé 6 +mille Anglais et 6 mille Turcs vers Rosette, quoiqu'il lui fût arrivé +des renforts qui couvraient ses pertes, et portaient à 20 mille hommes +les forces dont il aurait pu disposer. Si le général Menou, employant +bien son temps, consacrant le mois écoulé à faire autour d'Alexandrie +les travaux de défense indispensables, s'était ainsi ménagé les moyens +de n'y laisser que peu de monde, s'il avait dirigé sur Ramanieh +environ 6 mille hommes, et attiré sur ce point tout ce qui n'était pas +nécessaire au Kaire, il aurait pu opposer 8 à 9 mille combattants aux +Anglais, qui venaient de pénétrer par Rosette. C'était assez pour les +rejeter aux bouches du Nil, pour remonter l'esprit de l'armée, assurer +la soumission des Égyptiens ébranlée, retarder la marche du visir, +replacer les Anglais dans un véritable état de blocus sur la plage +d'Alexandrie, et ramener enfin la fortune. Cette occasion fut la +dernière. Ce mouvement lui fut conseillé; mais toujours timide, il ne +suivit qu'à moitié le conseil qu'on lui avait donné. Il envoya le +général Valentin à Ramanieh, avec un renfort qui fut déclaré +insuffisant. Alors il en envoya un second, avec son chef d'état-major, +le général Lagrange. Tout cela réuni ne composait pas plus de 4 mille +hommes. Mais il ne fit pas descendre les troupes du Kaire; et le +général Lagrange, qui était d'ailleurs un brave officier, n'était +pourtant pas homme à se soutenir avec de tels moyens, en présence de 6 +mille Anglais et de 6 mille Turcs. Menou aurait dû réunir là 8 mille +hommes au moins, avec son meilleur général. Il le pouvait par une +forte concentration de ses forces, et en sacrifiant partout +l'accessoire au principal. + +[En marge: Mai 1801.] + +[En marge: Perte de Ramanieh et des communications d'Alexandrie avec +le Kaire.] + +Le général Morand, qui commandait le premier détachement dirigé sur +Rosette, s'était établi à El-Aft, sur les bords du Nil, près de la +ville de Foûéh, dans une position qui présentait quelques avantages +défensifs. C'est là que le général Lagrange vint le rejoindre. Les +Anglais et les Turcs, maîtres de Rosette et de l'embouchure du Nil, +avaient couvert le fleuve de leurs chaloupes canonnières, et ils +eurent bientôt enlevé la petite ville ouverte de Foûéh. Il fallut donc +se replier sur Ramanieh dans la nuit du 8 mai (18 floréal). Le site de +Ramanieh ne présentait pas de grands avantages défensifs, et on ne +pouvait guère y contre-balancer, par la force du lieu la supériorité +numérique de l'ennemi. Cependant, s'il avait fallu opposer quelque +part une résistance désespérée, c'était à Ramanieh même; car, cette +position perdue, le corps détaché du général Lagrange était séparé +d'Alexandrie, et contraint de se replier sur le Kaire. L'armée +française était ainsi coupée en deux, une moitié confinée à +Alexandrie, une moitié au Kaire. Si, lorsqu'elle était réunie tout +entière, elle n'avait pas pu disputer le terrain aux Anglais, il était +bien impossible, que, coupée en deux, elle leur opposât une résistance +efficace. Dans ce cas, elle ne devait plus avoir d'autre ressource que +celle de signer une capitulation. La perte de Ramanieh était donc la +perte définitive de l'Égypte. Menou écrivit au général Lagrange, qu'il +allait arriver à son secours avec 2 mille hommes, ce qui prouve qu'il +pouvait au moins disposer de ce nombre. Il y en avait bien 3 mille au +Kaire; on aurait pu par conséquent se trouver au nombre de 9 mille, et +de 8 mille au moins à Ramanieh. Alors, en rase campagne, ayant une +excellente cavalerie et une belle artillerie légère, et avec la +résolution de vaincre ou de mourir, on était assuré de triompher. Mais +Menou ne parut pas, et Belliard, qui commandait au Kaire, n'avait reçu +aucun ordre. Le général Lagrange, à la tête des 4 mille hommes dont il +disposait, appuyait ses derrières à Ramanieh, et au Nil, qui baigne en +passant les habitations de cette petite ville. Dans cette position il +avait à dos les canonnières anglaises, qui occupaient le fleuve, et +lançaient une grêle de boulets dans le camp des Français; il avait en +face, dans la plaine, sans autre abri pour se couvrir que quelques +ouvrages de campagne très-médiocres, le gros des ennemis, composé de +Turcs et d'Anglais. Ceux-ci étaient environ douze mille contre quatre. +Le danger était grand; cependant mieux valait combattre, et, si on +était vaincu, se rendre prisonniers le soir sur le champ de bataille, +après avoir lutté toute la journée, que d'abandonner une telle +position, sans l'avoir disputée. Quatre mille hommes de pareilles +troupes, voulant se bien défendre, avaient encore des chances de +succès. Mais le chef d'état-major de Menou, quoique fort dévoué aux +idées de son général, et à la conservation de la colonie, ne jugeant +pas la portée de cette retraite, abandonna Ramanieh le 10 mai (20 +floréal) au soir, pour se retirer sur le Kaire. Il y arriva le 14 au +matin (24 floréal). Il avait perdu à Ramanieh un convoi d'une immense +valeur, et, ce qui était plus grave, les communications de l'armée. + +À partir de ce jour, plus rien en Égypte ne fut digne de critique, ou +même d'intérêt. Les hommes y descendirent bientôt avec la fortune, +au-dessous d'eux-mêmes. Ce fut partout la plus honteuse faiblesse, +avec la plus déplorable incapacité. Et, quand nous parlons des hommes, +c'est des chefs seuls que nous entendons parler; car les soldats et +les simples officiers, toujours admirables en présence de l'ennemi, +étaient prêts à mourir jusqu'au dernier. On ne les vit pas manquer une +seule fois à leur ancienne gloire. + +Au Kaire comme à Alexandrie il ne restait plus rien à faire, si ce +n'est de capituler. Il n'y avait d'autre mérite à déployer que de +retarder la capitulation; mais c'est quelque chose que de retarder une +capitulation. On semble en apparence ne défendre que son honneur, et +souvent, en réalité, on sauve son pays! Masséna, en prolongeant la +défense de Gênes, avait rendu possible la victoire de Marengo. Les +généraux qui occupaient le Kaire et Alexandrie, en faisant durer une +résistance sans espoir, pouvaient seconder encore très-utilement les +graves négociations de la France avec l'Angleterre. Ils ne le savaient +pas, il est vrai; c'est pourquoi, dans l'ignorance des services qu'on +peut rendre en prolongeant une défense, il faut écouter la voix de +l'honneur, qui commande de résister jusqu'à la dernière extrémité. De +ces deux généraux bloqués, le plus malheureux, car il avait commis le +plus de fautes, Menou, en s'obstinant à retarder la reddition +d'Alexandrie, fut encore utile, comme on va le voir, aux intérêts de +la France. Ce fut plus tard sa consolation, ce fut son excuse auprès +du Premier Consul. + +[En marge: Le général Belliard renfermé au Kaire.--Délibération sur +le parti à prendre.] + +[En marge: Inutile sortie du Kaire pour repousser le visir.] + +Lorsque les troupes détachées à Ramanieh rentrèrent dans le Kaire, il +y eut à délibérer sur la conduite à suivre. Le général Belliard était, +par son grade, le commandant en chef. C'était un esprit avisé, mais +plus avisé que résolu. Il convoqua un conseil de guerre. Il restait +environ 7 mille hommes de troupes actives, plus 5 à 6 mille individus +malades, blessés, et employés de l'armée. La peste sévissait; on avait +peu d'argent et de vivres, et une ville, d'un immense circuit, à +défendre. Sept mille hommes étaient insuffisants pour garder ce +circuit. L'enceinte n'était nulle part faite pour résister à l'art +des ingénieurs européens. La citadelle présentait, il est vrai, un +réduit, mais insuffisant pour recevoir 12 mille Français, et ne +pouvant tenir contre le gros canon des Anglais. Un tel poste était bon +uniquement, pour s'abriter contre la populace du Kaire. Il n'y avait +évidemment que deux choses à faire: ou d'essayer, par une marche +hardie, de descendre dans la Basse-Égypte, d'y surprendre le passage +du Nil, et de rejoindre Menou vers Alexandrie, ou bien de se retirer à +Damiette, ce qui était plus sûr, plus facile, surtout à cause de la +multitude qu'on était obligé de traîner après soi. On devait se +trouver là, au milieu de lagunes, qui ne communiquaient avec le Delta +que par des langues de terre fort étroites, et que sept mille soldats +de l'armée d'Égypte suffisaient à défendre bien long-temps, contre un +ennemi deux ou trois fois supérieur. On était assuré de vivre dans une +grande abondance de toutes choses, car la province était couverte de +bestiaux, la ville de Damiette regorgeait de grains, et le lac +Menzaleh abondait en poissons les meilleurs, les plus propres à la +nourriture des troupes. Puisqu'il ne s'agissait plus que de capituler, +Damiette permettait de retarder de six mois au moins ce triste +résultat. L'officier du génie d'Hautpoul proposa cette sage +résolution; mais, pour la suivre, il fallait prendre un parti +difficile, celui d'évacuer le Kaire. Le général Belliard, qui fut +capable quelques jours après de rendre cette ville aux ennemis, par +une déplorable capitulation, ne le fut point ce jour-là de l'évacuer +volontairement, en conséquence d'une résolution militaire, forte et +habile. Il se décida donc à rester dans cette capitale de l'Égypte, +sans savoir ce qu'il allait y faire. Par la rive gauche du Nil, les +Anglais et les Turcs remontaient de Ramanieh au Kaire; par la rive +droite, le grand-visir, suivi de 25 à 30 mille hommes, ramassis de +mauvaises troupes orientales, venait du côté de la Syrie, et +s'avançait aussi sur le Kaire par la route de Belbeïs. Le général +Belliard, se souvenant des trophées d'Héliopolis, voulut marcher +au-devant du visir, par la route qu'avait suivie Kléber. Il sortit à +la tête de 6 mille hommes, et s'avança jusqu'à la hauteur d'Elmenaïr, +à peu près la valeur de deux marches. Enveloppé souvent par une nuée +de cavaliers, il envoyait après eux son artillerie légère, qui, çà et +là, en atteignait quelques-uns avec ses boulets. Mais c'était le seul +résultat qu'il put obtenir. Les Turcs, bien dirigés cette fois, ne +voulaient pas accepter une bataille d'Héliopolis. Il n'y avait qu'une +manière de les joindre, c'était d'aller prendre leur camp à Belbeïs. +Mais le général Belliard, accueilli devant tous les villages par des +coups de fusil, voyait à chaque pas augmenter le nombre de ses +blessés, et s'agrandir la distance qui le séparait du Kaire. Il +craignait que les Anglais et les Turcs n'y entrassent en son absence. +Il aurait fallu prévoir ce danger avant d'en sortir, et se demander si +on aurait le temps de faire le trajet de Belbeïs. Sorti du Kaire sans +savoir ce qu'il ferait, le général Belliard y rentra de même, après +une opération sans résultat, et qui le fit passer pour vaincu aux yeux +de toute la population. À l'imitation des peuples récemment soumis, +les Égyptiens tournaient avec la fortune, et, quoique n'étant pas +mécontents des Français, ils se disposaient à les abandonner. +Cependant il n'y avait pas d'insurrection à craindre, à moins qu'on ne +voulût condamner la ville du Kaire aux horreurs d'un siége. + +[En marge: Négociations entamées par le général Belliard.] + +[En marge: Conseil de guerre tenu pour délibérer sur l'évacuation du +Kaire.] + +L'armée française, dégoûtée des humiliations auxquelles l'exposait +l'incapacité des généraux, était complétement revenue aux idées qui +amenèrent la convention d'El-Arisch. Elle se consolait de ses malheurs +en rêvant le retour en France. Si un général résolu et habile lui eût +donné les exemples qui furent donnés à la garnison de Gênes par +Masséna, elle les eût suivis; mais il ne fallait rien attendre de +pareil du général Belliard. Serré sur la rive gauche du Nil par +l'armée anglo-turque venue de Ramanieh, sur la rive droite par le +grand visir qui l'avait accompagné pas à pas, il offrit à l'ennemi une +suspension d'armes, qui fut acceptée avec empressement, car les +Anglais cherchaient moins ici l'éclat que l'utilité. Ce qu'ils +souhaitaient avant tout, c'était l'évacuation de l'Égypte, n'importe +par quel moyen. Le général Belliard assembla un conseil de guerre, au +sein duquel la discussion fut fort orageuse. On élevait de graves +plaintes contre ce commandant de la division du Kaire. On lui disait +qu'il n'avait su ni abandonner le Kaire à temps, pour aller prendre +position à Damiette, ni se maintenir dans cette capitale de l'Égypte, +par des opérations bien concertées; qu'il n'avait trouvé à faire +qu'une ridicule sortie, pour combattre le visir, sans réussir à le +joindre, et qu'aujourd'hui, ne sachant où donner de la tête, il venait +demander à ses officiers s'il fallait négocier ou se faire tuer, +lorsqu'il avait déjà résolu la question lui-même, par l'ouverture +spontanée des négociations. Tous ces reproches lui furent adressés +avec amertume, surtout par le général Lagrange, ami de Menou, et +partisan fort chaud de la conservation de l'Égypte. Au général +Lagrange se joignirent les généraux Valentin, Duranteau, Dupas, +soutenant vivement tous trois, que, pour l'honneur du drapeau, il +fallait absolument combattre. Malheureusement on ne le pouvait plus +sans cruauté pour l'armée, sans cruauté surtout pour la nombreuse +population de malades et d'employés, attachée à ses pas. On avait +devant soi plus de quarante mille ennemis, sans compter les Cipayes, +qui, débarqués à Cosséir, allaient descendre le Nil avec les +Mamelucks, devenus infidèles depuis la mort de Murad-Bey. On avait +derrière soi une population à demi barbare, de trois cent mille âmes, +atteinte par la peste, menacée par la disette, et toute prête +aujourd'hui à se soulever contre les Français. L'enceinte à défendre +était trop étendue pour être gardée par sept mille hommes, et trop +faible pour résister à des ingénieurs européens. On pouvait être +enlevé, et égorgé avec la colonie, à la suite d'un assaut. Vainement +quelques braves officiers faisaient-ils entendre le cri de l'honneur +indigné: se rendre était la seule ressource. Le général Belliard, +voulant se montrer prêt à tout, fit examiner de nouveau la question de +savoir si on se retirerait à Damiette, question aujourd'hui fort +tardive, et une autre question au moins étrange, celle de savoir si on +se retirerait dans la Haute-Égypte. Ce dernier parti était insensé. Ce +n'étaient là que les ruses de la faiblesse, cherchant à cacher sa +confusion, sous un faux semblant de témérité. Il fut donc résolu que +l'on capitulerait; et on ne pouvait faire autre chose, si on ne +voulait être égorgés tous ensemble, à la suite d'une attaque de vive +force. + +[En marge: Juin 1801.] + +On envoya des commissaires au camp des Anglais et des Turcs afin de +négocier une capitulation. Les généraux ennemis acceptèrent cette +proposition avec joie, tant ils craignaient, même encore en ce moment, +un retour de fortune. Ils accédèrent aux conditions les plus +avantageuses pour l'armée. On convint qu'elle se retirerait avec les +honneurs de la guerre, avec armes et bagages, avec son artillerie, ses +chevaux, tout ce qu'elle possédait enfin, qu'elle serait transportée +en France, et nourrie pendant la traversée, aux frais de l'Angleterre. +Ceux des Égyptiens qui voudraient suivre l'armée (et il y en avait un +certain nombre de compromis par leurs liaisons avec les Français), +étaient autorisés à se joindre à elle. Ils avaient en outre la faculté +de vendre leurs biens. + +[En marge: Capitulation du Kaire.] + +Cette capitulation fut signée le 27 juin 1801, et ratifiée le 28 (8 et +9 messidor an IX). L'orgueil des vieux soldats d'Égypte et d'Italie +souffrait cruellement. Ils allaient rentrer en France, non pas comme +ils y rentrèrent en 1798, après les triomphes de Castiglione, +d'Arcole et de Rivoli, fiers de leur gloire et des services rendus à +la République: ils allaient y rentrer vaincus, mais ils allaient y +rentrer, et, pour ces coeurs souffrant d'un long exil, c'était une +joie involontaire qui les étourdissait sur leurs revers. Il y avait au +fond des âmes une satisfaction qu'on ne s'avouait pas, mais qui +perçait sur les visages. Les chefs seulement étaient soucieux, en +songeant au jugement que le Premier Consul porterait de leur conduite. +Les dépêches dont ils accompagnaient la capitulation étaient +empreintes de la plus humiliante anxiété. On choisit, pour porter ces +dépêches, les hommes qui, par leurs actes personnels, étaient le plus +exempts de tout blâme: ce furent l'officier du génie d'Hautpoul, et le +directeur des poudres Champy, qui avaient été si utiles à la colonie. + +[En marge: Situation de Menou dans Alexandrie.] + +[En marge: Août 1801.] + +Menou était enfermé dans Alexandrie, et, comme Belliard, il ne lui +restait qu'à se rendre. Il ne pouvait y avoir entre l'un et l'autre +qu'une différence de temps. La peste faisait quelques victimes dans +Alexandrie; les vivres y manquaient, par suite de la faute qu'on avait +commise de ne pas faire les approvisionnements de siége. Il est vrai +que les caravanes arabes, attirées par le gain, y apportaient encore +de la viande, du laitage et quelques grains. Mais on manquait de +froment, et il fallait mettre du riz dans le pain. Le scorbut +diminuait chaque jour le nombre d'hommes en état de servir. Les +Anglais, pour isoler complétement la place, avaient imaginé de verser +le lac Madieh dans le lac Maréotis à moitié desséché, d'envelopper +ainsi Alexandrie d'une masse d'eau continue, et d'une ceinture de +chaloupes canonnières. Pour cela ils avaient pratiqué une coupure dans +la digue qui va d'Alexandrie à Ramanieh, et qui forme la séparation +des deux lacs. (Voir la carte nº 18.) Mais, comme la différence de +niveau n'était que de neuf pieds, le versement des eaux d'un lac dans +l'autre, se faisait lentement, et, du reste, l'opération, bonne s'il +eût importé de séparer le général Belliard du général Menou, n'avait +plus la même utilité, depuis les événements du Kaire. Si elle étendait +l'action des chaloupes canonnières, elle avait pour les Français +l'avantage de resserrer le front d'attaque, sans même les priver de +leurs communications avec les caravanes; car la longue plage de sable +sur laquelle Alexandrie est située, communique par son extrémité +occidentale avec le désert de Libye. Aussi les Anglais voulurent-ils +bientôt compléter l'investissement; et pour cela ils embarquèrent des +troupes sur leurs chaloupes, et vinrent, vers le milieu d'août (fin de +thermidor), exécuter un débarquement non loin de la tour du Marabout. +Ils entreprirent même le siége en règle du fort de ce nom. À partir de +ce moment, la place, complétement investie, ne pouvait tarder à se +rendre. + +L'infortuné Menou réduit ainsi à l'inaction, ayant le loisir de penser +à ses fautes, entouré du blâme universel, se consolait cependant par +l'idée d'une résistance héroïque, comme celle de Masséna dans Gênes. +Il l'écrivait au Premier Consul, et lui annonçait une défense +mémorable. Les généraux Damas et Reynier étaient restés sans troupes à +Alexandrie. Ils y tenaient un fâcheux langage, et n'avaient pas même, +dans ces derniers instants, une attitude convenable. Menou les fit +arrêter pendant une nuit, avec un grand éclat, et ordonna leur +embarquement pour la France. Cet acte de vigueur après coup, produisit +peu d'effet. L'armée, dans son bon sens, blâmait sévèrement Reynier et +Damas, mais n'estimait guère Menou. La seule grâce qu'elle lui +faisait, c'était de ne le point haïr. Écoutant froidement ses +proclamations, dans lesquelles il annonçait la résolution de mourir +plutôt que de se rendre, elle était prête, s'il le fallait, à se +battre à outrance, mais elle ne croyait plus guère à cette nécessité. +Elle comprenait trop bien les conséquences de ce qui s'était passé au +Kaire, pour ne pas entrevoir une capitulation prochaine; et dans +Alexandrie comme au Kaire, elle se consolait de ses revers, par +l'espoir de revoir bientôt la France. + +À compter de ce jour, plus rien d'important ne signala la présence des +Français en Égypte, et l'expédition fut en quelque sorte terminée. +Admirée comme un prodige d'audace et d'habileté par les uns, cette +expédition a été considérée comme une brillante chimère par les +autres, par ceux notamment qui affectent de peser toutes choses, dans +les balances d'une froide raison. + +Ce dernier jugement, avec les apparences de la sagesse, est au fond +peu sensé et peu juste. + +Napoléon, dans sa longue et prodigieuse carrière, n'a rien imaginé qui +fût plus grand, et qui pût être plus véritablement utile. Sans doute, +si on songe que nous n'avons pas même conservé le Rhin et les Alpes, +on doit se dire que l'Égypte, l'eussions-nous occupée quinze ans, nous +aurait été plus tard enlevée, comme nos frontières continentales, +comme cette antique et belle possession de l'île de France, que nous +ne devions pas aux guerres de la révolution. Mais, à juger ainsi les +choses, on pourrait aller jusqu'à se demander, si la conquête de la +ligne du Rhin n'était pas elle-même une folie et une chimère. Il faut, +pour juger sainement une telle question, il faut supposer un instant +nos longues guerres, autrement terminées qu'elles ne l'ont été, et se +demander si, dans ce cas, la possession de l'Égypte était possible, +désirable, et d'une grande conséquence. À la question ainsi posée, la +réponse ne saurait être douteuse. D'abord l'Angleterre était presque +résignée en 1801 à nous concéder l'Égypte, moyennant des +compensations. Ces compensations, qu'on avait fait connaître à notre +négociateur, n'avaient rien d'exorbitant. Il est hors de doute, que, +pendant la paix maritime qui suivit, et dont nous ferons bientôt +connaître la conclusion, le Premier Consul, prévoyant la brièveté de +cette paix, eût envoyé aux bouches du Nil d'immenses ressources, en +hommes et en matériel, et que la belle armée expédiée à +Saint-Domingue, où l'on alla chercher un dédommagement de l'Égypte +perdue, aurait mis pour long-temps notre nouvel établissement à l'abri +de toute attaque. Un général comme Decaen, ou Saint-Cyr, joignant à +l'expérience de la guerre l'art d'administrer, ayant, outre les +vingt-deux mille hommes qui restaient en Égypte de la première +expédition, les trente mille qui périrent inutilement à +Saint-Domingue, placé avec cinquante mille Français et un immense +matériel, sous un climat parfaitement sain, sur un sol d'une fertilité +inépuisable, cultivé par des paysans soumis à tous les maîtres, et +n'ayant jamais leur fusil à côté de leur charrue, un général, +disons-nous, comme Decaen ou Saint-Cyr, aurait pu avec de tels moyens +défendre victorieusement l'Égypte, et y fonder une superbe colonie. + +Le succès était incontestablement possible. Nous ajouterons que, dans +la lutte maritime et commerciale, que soutenaient l'une contre l'autre +la France et l'Angleterre, la tentative était en quelque sorte +commandée. L'Angleterre venait, en effet, de conquérir le continent +des Indes, et de se donner ainsi la suprématie dans les mers de +l'Orient. La France, jusque-là sa rivale, pouvait-elle céder, sans la +disputer, une semblable suprématie? Ne devait-elle pas à sa gloire, à +sa destinée, de lutter? Les politiques ne peuvent pas répondre ici +autrement que les patriotes. Oui, il fallait qu'elle essayât de lutter +dans ces régions de l'Orient, vaste champ de l'ambition des peuples +maritimes, et qu'elle essayât d'y faire une acquisition, qui pût +contre-balancer celles des Anglais. Cette vérité admise, qu'on cherche +sur le globe, et qu'on nous dise, s'il y avait une acquisition mieux +adaptée que l'Égypte au but qu'on se proposait? Elle valait en +elle-même les plus belles contrées, elle touchait aux plus riches, aux +plus fécondes, à celles qui fournissent la plus ample matière au +négoce lointain. Elle ramenait dans la Méditerranée, qui était notre +mer alors, le commerce de l'Orient; elle était, en un mot, un +équivalent de l'Inde, et en tout cas elle en était la route. La +conquête de l'Égypte était donc pour la France, pour l'indépendance +des mers, pour la civilisation générale, un service immense. Aussi, +comme on pourra le voir ailleurs, notre succès fut-il souhaité plus +d'une fois en Europe, dans ces courts intervalles de temps où la haine +ne troublait pas l'esprit des cabinets. Pour un tel but, il valait la +peine de perdre une armée, et non pas seulement celle qu'on envoya la +première fois en Égypte, mais celles qu'on envoya depuis périr +inutilement à Saint-Domingue, dans les Calabres et en Espagne. Plût au +ciel que, dans les élans de sa vaste imagination, Napoléon n'eût rien +conçu de plus téméraire! + + +FIN DU LIVRE DIXIÈME. + + + + +LIVRE ONZIÈME. + +PAIX GÉNÉRALE. + + Dernière et infructueuse sortie de Ganteaume. -- Il touche à + Derne, n'ose débarquer deux mille hommes qu'il avait à son bord, + et rebrousse chemin vers Toulon. -- Prise en route du vaisseau le + _Swiftsure_. -- L'amiral Linois, envoyé de Toulon à Cadix, est + obligé de jeter l'ancre dans la baie d'Algésiras. -- Beau combat + d'Algésiras. -- Une escadre composée de Français et d'Espagnols + sort de Cadix, pour venir au secours de la division Linois. -- + Rentrée des flottes combinées dans Cadix. -- Combat + d'arrière-garde avec l'amiral anglais Saumarez. -- Affreuse + méprise de deux vaisseaux espagnols, qui, trompés par la nuit, se + prennent pour ennemis, se combattent à outrance, et sautent en + l'air tous les deux. -- Beau fait d'armes du capitaine Troude. -- + Courte campagne du prince de la Paix contre le Portugal. -- La + cour de Lisbonne se hâte d'envoyer un négociateur à Badajos, pour + se soumettre aux volontés de la France et de l'Espagne réunies. + -- Marche des affaires européennes depuis le traité de Lunéville. + -- Influence croissante de la France. -- Séjour à Paris des + infants d'Espagne, destinés à régner en Étrurie. -- Reprise de la + négociation de Londres, entre M. Otto et lord Hawkesbury. -- + Nouvelle manière de poser la question du côté des Anglais. -- Ils + demandent Ceylan dans les Indes, la Martinique ou la Trinité dans + les Antilles, Malte dans la Méditerranée. -- Le Premier Consul + répond à ces prétentions, en menaçant de conquérir le Portugal, + et au besoin d'exécuter une descente en Angleterre. -- Vive + polémique entre _le Moniteur_ et les journaux anglais. -- Le + cabinet britannique renonce à Malte, et résume toutes ses + prétentions en demandant l'île espagnole de la Trinité. -- Le + Premier Consul, pour sauver les possessions d'une cour alliée, + offre l'île française de Tabago. -- Le cabinet britannique + refuse. -- Folle conduite du prince de la Paix, qui fournit une + solution inattendue. -- Ce prince traite avec la cour de + Lisbonne, sans se concerter avec la France, et prive ainsi la + légation française de l'argument qu'on tirait des dangers du + Portugal. -- Irritation du Premier Consul, et menaces de guerre à + la cour de Madrid. -- M. de Talleyrand propose au Premier Consul + de terminer la négociation aux dépens des Espagnols, en livrant + aux Anglais l'île de la Trinité. -- M. Otto reçoit l'autorisation + de faire cette concession, mais seulement à la dernière + extrémité. -- Pendant qu'on négocie, Nelson tente les plus grands + efforts pour détruire la flottille de Boulogne. -- Beaux combats + devant Boulogne, soutenus par l'amiral Latouche-Tréville contre + Nelson. -- Défaite des Anglais. -- Joie en France, inquiétudes en + Angleterre, à la suite de ces deux combats. -- Dispositions + réciproques à un rapprochement. -- On passe par-dessus les + dernières difficultés, et la paix se conclut, sous forme de + préliminaires, par le sacrifice de l'île de la Trinité. -- Joie + inouïe en Angleterre et en France. -- Le colonel Lauriston, + chargé de porter à Londres la ratification du Premier Consul, est + conduit en triomphe pendant plusieurs heures. -- Réunion d'un + congrès dans la ville d'Amiens pour conclure la paix définitive. + -- Suite de traités signés coup sur coup. -- Paix avec le + Portugal, la Porte-Ottomane, la Bavière, la Russie, etc. -- Fête + à la paix, fixée au 18 brumaire. -- Lord Cornwallis, + plénipotentiaire au congrès d'Amiens, assiste à cette fête. -- + Accueil qu'il reçoit du peuple de Paris. -- Banquet de la Cité à + Londres. -- Témoignages extraordinaires de sympathie que se + donnent en ce moment les deux nations. + + +[En marge: Mai 1801.] + +[En marge: Troisième sortie de Ganteaume.] + +Pendant que l'armée d'Égypte succombait, faute d'un chef habile, et +faute aussi d'un secours apporté à propos, l'amiral Ganteaume tentait +sa troisième sortie du port de Toulon. Le Premier Consul lui avait à +peine laissé le temps de réparer les avaries, provenant de l'abordage +du _Dix-Août_ et de l'_Indomptable_, et il l'avait obligé à repartir +presque immédiatement. L'amiral Ganteaume avait remis à la voile le 25 +avril (5 floréal). Il avait l'ordre de longer les parages de l'île +d'Elbe, afin d'exécuter en passant une démonstration sur +Porto-Ferraio, et d'en faciliter l'occupation par les troupes +françaises. Le Premier Consul tenait à reprendre cette île, dont les +traités avec Naples et l'Étrurie assuraient la possession à la France, +et dans laquelle se trouvait une petite garnison, moitié toscane, +moitié anglaise. L'amiral obéit, se montra devant l'île d'Elbe, jeta +quelques boulets sur Porto-Ferraio, et passa outre, pour ne pas +s'exposer à des dommages, qui l'auraient réduit à l'impossibilité de +remplir sa mission. S'il eût fait voile directement, il aurait pu être +encore utile à l'armée d'Égypte, car, ainsi qu'on l'a vu, la position +de Ramanieh ne fut perdue que le 10 mai (20 floréal). Il était donc +encore temps, en partant le 25 avril, d'empêcher l'armée d'être coupée +en deux, et réduite à capituler une division après l'autre. Il aurait +fallu, pour cela, ne pas perdre un instant. Mais une sorte de fatalité +s'attachait à toutes les opérations de l'amiral Ganteaume. On l'a vu, +sorti heureusement de Brest, entré plus heureusement encore dans la +Méditerranée, manquer tout à coup de confiance, prendre quatre +vaisseaux pour huit, et rentrer dans Toulon. On l'a vu, sorti de ce +port en mars, échapper à l'amiral Warren, dépasser la pointe +méridionale de la Sardaigne, et s'arrêter encore une fois, par suite +de l'abordage du _Dix-Août_ et de l'_Indomptable_. Il n'était pas au +terme de ses malheurs. À peine allait-il quitter les eaux de l'île +d'Elbe, qu'une maladie contagieuse se déclara sur son escadre. Soit +fatigue des troupes embarquées depuis long-temps, soit mauvaise +fortune, cette maladie atteignit subitement une grande partie des +soldats et des équipages. On jugea imprudent et inutile de porter en +Égypte un tel nombre de malades, et l'amiral Ganteaume prit le parti +de diviser son escadre. Confiant au contre-amiral Linois trois +vaisseaux, il plaça sur ces trois vaisseaux les matelots et soldats +malades, et les achemina sur Toulon. Il continua sa mission avec +quatre vaisseaux et deux frégates, portant deux raille hommes de +troupes seulement, et se dirigea vers l'Égypte. Mais il n'était plus +temps, car on touchait au milieu de mai, et, à cette époque, l'armée +française était perdue, puisque les généraux Belliard et Menou se +trouvaient séparés l'un de l'autre, par suite de l'abandon de +Ramanieh. L'amiral Ganteaume l'ignorait. Il dépassa la Sardaigne et la +Sicile, se montra dans le canal de Candie, parvint à se dérober +plusieurs fois à l'ennemi, s'avança même jusque dans l'Archipel pour +lui échapper, et vint enfin mouiller sur la côte d'Afrique, à quelques +marches à l'ouest d'Alexandrie. Le point qu'il avait choisi était +celui de Derne, désigné dans ses instructions comme propre à un +débarquement. En donnant aux troupes des vivres, et de l'argent pour +louer les chameaux des Arabes, on croyait qu'elles pourraient +traverser le désert, et atteindre Alexandrie en quelques marches. Ce +n'était là qu'une conjecture très-hasardée. L'amiral Ganteaume venait +de jeter l'ancre depuis quelques heures, et de mettre à la mer une +partie de ses chaloupes, lorsque les habitants accoururent sur le +rivage, et firent sur nos embarcations une vive fusillade. Le plus +jeune frère du Premier Consul, Jérôme Bonaparte, se trouvait au milieu +des troupes de débarquement. On fit de vains efforts pour attirer à +soi les habitants, et pour se les concilier. Il aurait fallu détruire +leur petite ville de Derne, et marcher sur Alexandrie sans eau, +presque sans vivres, en combattant toujours. C'était une entreprise +folle, et d'ailleurs sans objet, car mille hommes tout au plus sur +deux mille, seraient arrivés au terme du voyage. Il ne valait plus la +peine de faire périr tant de braves gens, pour un si faible secours. +Du reste, un événement, facile à prévoir, termina tous les doutes. +L'amiral crut apercevoir la flotte anglaise; dès lors il ne délibéra +plus, hissa ses chaloupes à bord, ne prit pas même le temps de lever +ses ancres, et coupa ses câbles, pour n'être pas attaqué au mouillage. +Il mit à la voile, et ne fut pas joint par l'ennemi. + +[En marge: Juin 1801.] + +[En marge: Subite rentrée de l'amiral Ganteaume.] + +[En marge: Prise du vaisseau anglais _le Swiftsure_.] + +La fortune qui l'avait mal servi, car elle ne seconde, comme on l'a +dit souvent, que les esprits assez audacieux pour se confier à elle, +la fortune lui réservait un dédommagement. En traversant le canal de +Candie, il rencontra un vaisseau anglais de haut bord: c'était le +_Swiftsure_. Lui donner la chasse, l'envelopper, le canonner, le +prendre, fut l'affaire de quelques instants. C'était le 24 juin, (5 +messidor) que lui advint cette heureuse rencontre. L'amiral Ganteaume +entra dans Toulon, avec cette espèce de trophée, faible compensation +pour tant de mauvais succès. Le Premier Consul, enclin à l'indulgence +pour les hommes qui avaient traversé avec lui de grands périls, voulut +bien accepter cette compensation, et la publier dans _le Moniteur_. + +[En marge: Juillet 1801.] + +Cependant tous ces mouvements d'escadre devaient finir d'une manière +moins triste pour notre marine. Pendant que l'amiral Ganteaume +rentrait dans Toulon, l'amiral Linois, qui était venu y déposer ses +soldats et ses matelots atteints de la fièvre, en était reparti sur +l'ordre formel du Premier Consul. Se hâtant de faire laver à la chaux +les murailles intérieures de ses bâtiments, de changer les troupes +malades contre des troupes fraîches, de renouveler ses équipages avec +des matelots valides, il avait appareillé, pour se diriger vers sa +nouvelle destination. Une dépêche qu'il ne devait ouvrir qu'à la mer, +lui prescrivait d'aller sur-le-champ à Cadix, joindre les six +vaisseaux armés dans ce port par l'amiral Dumanoir, les cinq vaisseaux +espagnols du Ferrol, ce qui, avec les trois qu'il amenait, devait +former une division de quatorze grands bâtiments. Il était possible +que l'escadre de Rochefort, sous l'amiral Bruix, y fût arrivée. On +pouvait alors réunir une flotte de plus de vingt vaisseaux, qui devait +être maîtresse de la Méditerranée pendant quelques mois, prendre les +troupes d'Otrante, et porter d'immenses secours en Égypte. On ignorait +encore en France qu'il était trop tard, et qu'il ne restait à défendre +que la place d'Alexandrie. Sauver ce dernier point n'était pourtant +pas une chose indifférente. + +[En marge: Sortie de Toulon de l'amiral Linois.] + +[En marge: Il mouille à Algésiras.] + +L'amiral Linois s'empressa d'obéir, et fit voile vers Cadix. En route, +il chassa quelques frégates anglaises, qu'il faillit prendre, fut +contrarié par les vents à l'entrée du détroit, et enfin réussit à y +pénétrer, vers le commencement de juillet (milieu de messidor). La +flotte anglaise de Gibraltar, qui observait Cadix, lui ayant été +signalée, il vint mouiller dans le port espagnol d'Algésiras, le 4 +juillet au soir (15 messidor). + +[En marge: Baie d'Algésiras.] + +Près du détroit de Gibraltar, c'est-à-dire vers la pointe méridionale +de la Péninsule, les côtes montagneuses de l'Espagne s'entr'ouvrent, +et, prenant la figure d'un fer à cheval, forment une baie profonde +dont l'ouverture est tournée au midi. (Voir la carte nº 19.) Sur l'un +des côtés de cette baie se trouve Algésiras, sur l'autre Gibraltar; de +manière qu'Algésiras et Gibraltar sont placés vis-à-vis, et à quatre +mille toises de distance, à peu près une lieue et demie. D'Algésiras +on voit distinctement ce qui se passe à Gibraltar, au moyen d'une +lunette ordinaire. Il n'y avait pas un seul vaisseau anglais dans la +baie, mais le contre-amiral Saumarez n'était pas loin. Il observait +avec sept vaisseaux le port de Cadix, où étaient réunies dans ce +moment plusieurs divisions navales, soit françaises, soit espagnoles. +Averti de ce qui se passait, il se hâta de profiter de l'occasion qui +s'offrait à lui de détruire la division Linois, car il pouvait opposer +sept vaisseaux à trois. Toutefois, sur les sept il en avait détaché +un, le _Superbe_, pour observer l'embouchure du Guadalquivir. Il lui +fit le signal de ralliement; mais le vent ne favorisant pas le retour +du _Superbe_, il s'achemina vers Algésiras, avec six vaisseaux et une +frégate. + +L'amiral Linois, de son côté, avait reçu des autorités espagnoles avis +du danger qui le menaçait, et il eut recours aux seules précautions +que la nature des lieux lui permît de prendre. La côte d'Algésiras, +dans la baie de ce nom, située, comme nous venons de le dire, +vis-à-vis de Gibraltar, présente un mouillage plutôt qu'un port. C'est +une côte peu saillante, toute droite, qui se prolonge du sud au nord, +sans aucun renfoncement où les vaisseaux puissent s'abriter. +Seulement, aux deux extrémités de ce mouillage, se trouvaient deux +batteries: l'une au nord d'Algésiras, sur un point élevé de la côte, +connue sous le nom de batterie Saint-Jacques; l'autre au midi +d'Algésiras, sur un îlot appelé l'île Verte. La batterie de +Saint-Jacques était armée de cinq pièces de 18, celle de l'île Verte +de sept pièces de 24. Ce n'était pas là un grand secours, surtout à +cause de la négligence espagnole, qui avait laissé tous les postes de +la côte sans artilleurs et sans munitions. Cependant l'amiral Linois +se mit en rapport avec les autorités locales, qui firent de leur mieux +pour secourir les Français. Il rangea ses trois vaisseaux et sa +frégate le long du rivage, en appuyant les extrémités de cette ligne +si courte aux deux positions fortifiées de Saint-Jacques et de l'île +Verte. Venait d'abord le _Formidable_, qui, placé le plus au nord, +s'appuyait à la batterie Saint-Jacques; puis le _Desaix_, qui se +trouvait au milieu; enfin l'_Indomptable_, qui était le plus au midi, +vers la batterie de l'île Verte. Entre le _Desaix_ et l'île Verte se +trouvait la frégate la _Muiron_. Quelques chaloupes canonnières +espagnoles étaient entremêlées avec les vaisseaux français. + +[En marge: Combat d'Algésiras, livré le 6 juillet.] + +Le 6 juillet 1801 (17 messidor an IX), vers sept heures du matin, le +contre-amiral Saumarez, venant de Cadix par un vent d'ouest-nord-ouest, +s'achemina vers la baie d'Algésiras, doubla le cap Carnero, entra dans +la baie, et se porta vers la ligne d'embossage des Français. Le vent, +qui n'était pas favorable à la marche des vaisseaux anglais, les sépara +les uns des autres, et heureusement ne leur permit pas d'agir avec tout +l'ensemble désirable, (Voir la carte nº 19.) Le _Vénérable_, qui était +en tête de la colonne, resta en arrière; le _Pompée_ prit sa place. +Celui-ci, remontant le long de notre ligne, défila successivement sous +le feu de la batterie de l'île Verte, de la frégate la _Muiron_, de +l'_Indomptable_, du _Desaix_, du _Formidable_, lâchant ses bordées à +chacun d'eux. Il vint prendre position à portée de fusil de notre +vaisseau amiral le _Formidable_, monté par Linois. Il s'engagea entre +ces deux adversaires un combat acharné, presque à bout portant. Le +_Vénérable_, éloigné d'abord du lieu de l'action, tâcha de s'en +rapprocher pour joindre ses efforts à ceux du _Pompée_. L'_Audacieux_, +le troisième des vaisseaux anglais, destiné à combattre le _Desaix_, ne +put pas arriver à sa hauteur, s'arrêta devant l'_Indomptable_, qui était +le dernier au sud, et commença contre celui-ci une vive canonnade. Le +_César_ et le _Spencer_, quatrième et cinquième vaisseaux anglais, +étaient l'un en arrière, l'autre entraîné au fond de la baie par le +vent, qui soufflait de l'ouest à l'est. Enfin le sixième, l'_Hannibal_, +porté d'abord vers Gibraltar, mais parvenu après beaucoup de manoeuvres +à se rapprocher d'Algésiras, manoeuvra pour tourner notre vaisseau +amiral le _Formidable_, et se placer entre lui et la côte. Le combat, +entre les vaisseaux qui avaient pu se joindre était fort opiniâtre. Pour +n'être pas emportés d'Algésiras vers Gibraltar, les Anglais avaient +chacun jeté une ancre. Notre vaisseau amiral, le _Formidable_, avait +deux ennemis à combattre, le _Pompée_ et le _Vénérable_, et allait en +avoir trois, si l'_Hannibal_ réussissait à prendre position entre lui et +la côte. Le capitaine du _Formidable_, le brave Lalonde, venait d'être +emporté par un boulet. La canonnade continuait avec une extrême vivacité +aux cris de _Vive la République! Vive le Premier Consul!_ L'amiral +Linois qui était à bord du _Formidable_, montrant à propos le travers au +_Pompée_, qui ne lui présentait que l'avant, avait réussi à le démâter, +et à le mettre à peu près hors de combat. Profitant en même temps du +changement de la brise, qui avait passé à l'est, et portait sur +Algésiras, il avait fait signal à ses capitaines de couper leurs câbles, +et de se laisser échouer, de manière à ne pas permettre aux Anglais de +passer entre nous et la côte, et de nous mettre entre deux feux, comme +autrefois Nelson avait fait à la bataille d'Aboukir. Cet échouage ne +pouvait pas avoir de grands inconvénients pour la sûreté des bâtiments +français, car on était à la marée basse, et à la marée haute ils étaient +certains de se relever facilement. Cet ordre, donné à propos, sauva la +division. Le _Formidable_, après avoir mis le _Pompée_ hors de combat, +vint s'échouer sans secousse, car la brise en tournant avait faibli. Se +dérobant ainsi au danger dont le menaçait l'_Hannibal_, il acquit à +l'égard de celui-ci une position redoutable. En effet, l'_Hannibal_, en +voulant exécuter sa manoeuvre, avait échoué lui-même, et il était +immobile sous le double feu du _Formidable_ et de la batterie +Saint-Jacques. Dans cette situation périlleuse, l'_Hannibal_ fait +effort pour se relever; mais, la marée baissant, il se trouve +irrévocablement fixé à sa position. Il reçoit de tous côtés +d'épouvantables décharges d'artillerie, tant de la terre que du +_Formidable_, et des canonnières espagnoles. Il coule une ou deux de ces +canonnières, mais il essuie plus de feux qu'il ne peut en rendre. +L'amiral Linois, ne jugeant pas que la batterie Saint-Jacques fût assez +bien servie, débarque le général Devaux avec un détachement des troupes +françaises qu'il avait à bord. Le feu de cette batterie redouble alors, +et l'_Hannibal_ est accablé. Mais un nouvel adversaire vient achever sa +défaite. Le second vaisseau français, le _Desaix_, qui était placé après +le _Formidable_, obéissant à l'ordre de se jeter à la côte, et ayant, à +cause de la faiblesse de la brise, exécuté lentement sa manoeuvre, se +trouvait ainsi un peu en dehors de la ligne, également en vue de +l'_Hannibal_ et du _Pompée_, que le _Formidable_, en s'échouant, avait +découvert à ses feux. Le _Desaix_, profitant de cette position, lâche +une première bordée au _Pompée_, qu'il maltraite au point de lui faire +abattre son pavillon; puis dirige tous ses coups sur l'_Hannibal_. Ses +boulets, rasant les flancs de notre vaisseau amiral le _Formidable_, +vont porter sur l'_Hannibal_ un affreux ravage. Celui-ci, ne pouvant +plus tenir, amène aussi son pavillon. C'étaient par conséquent deux +vaisseaux anglais sur six, réduits à se rendre. Les quatre autres, à +force de manoeuvres, étaient rentrés en ligne, et assez pour combattre à +bonne portée le _Desaix_ et l'_Indomptable_. Le _Desaix_, avant de +s'échouer, leur avait fait tête, tandis que l'_Indomptable_ et la +frégate la _Muiron_, en se retirant lentement vers la côte, leur +répondaient par un feu bien dirigé. Ces deux derniers bâtiments étaient +venus se placer sous la batterie de l'île Verte, dont quelques soldats +français débarqués dirigeaient l'artillerie. + +Le combat durait depuis plusieurs heures, avec la plus grande énergie. +L'amiral Saumarez, ayant perdu deux vaisseaux sur six, et n'espérant +plus aucun résultat de cette action, car pour aborder les Français de +plus près il aurait fallu courir la chance de s'échouer avec eux, +donna le signal de la retraite, nous laissant l'_Hannibal_, mais +voulant nous enlever le _Pompée_, qui, tout démâté, restait immobile +sur le champ de bataille. L'amiral Saumarez avait fait venir de +Gibraltar des embarcations, qui réussirent à remorquer la carcasse du +_Pompée_, que nos vaisseaux échoués ne pouvaient plus reprendre. +L'_Hannibal_ nous resta. + +[En marge: Beaux résultats du combat d'Algésiras.] + +Tel fut ce combat d'Algésiras, où trois vaisseaux français +combattirent contre six anglais, en détruisirent deux, et sur les deux +en gardèrent un prisonnier. Les Français étaient remplis de joie, +quoiqu'ils eussent essuyé des pertes sensibles. Le capitaine Lalonde, +du _Formidable_, était tué; Moncousu, capitaine de l'_Indomptable_, +était mort glorieusement. Nous comptions environ 200 morts et 300 +blessés, en tout 500 officiers et marins hors de combat, sur 2 mille +qui montaient l'escadre. Mais les Anglais avaient eu 900 hommes +atteints par le feu; leurs vaisseaux étaient criblés. + +[En marge: Péril de Linois au mouillage d'Algésiras.] + +Quelque glorieuse que fût cette action, tout n'était pas fini. Il +fallait, dans l'état de délabrement où se trouvaient nos vaisseaux, se +tirer du mouillage d'Algésiras. L'amiral Saumarez, furieux, jurant de +se venger dès que Linois quitterait son asile pour se rendre à Cadix, +faisait de grands préparatifs. Il employait les vastes ressources du +port de Gibraltar à remettre sa division en état de combattre, et +préparait même des brûlots, résolu à incendier au moins les vaisseaux +français, s'il ne pouvait les attirer en pleine mer. L'amiral Linois +n'avait, pour réparer ses avaries, que les ressources à peu près +nulles d'Algésiras. L'arsenal de Cadix, à la vérité, se trouvait près +de là; mais il était peu aisé d'en tirer des matières par mer à cause +des Anglais, par terre à cause de la difficulté des transports; et +cependant les hautes manoeuvres des vaisseaux français étaient +détruites, plusieurs de leurs grands mâts se trouvaient ou coupés, ou +fortement endommagés. L'amiral Linois fit de son mieux pour se mettre +en mesure de reprendre la mer. C'est à peine si on avait de quoi +panser les blessés. Il avait fallu que les consuls français des ports +voisins amenassent en poste des médecins et des médicaments. + +[En marge: L'escadre franco-espagnole de Cadix sort pour venir au +secours de la division Linois à Algésiras.] + +Il y avait en ce moment à Cadix l'escadre espagnole venue du Ferrol, +plus les six vaisseaux donnés à la France, et équipés à la hâte par +l'amiral Dumanoir. La force de ces deux divisions, sous le rapport du +nombre, était fort rassurante sans doute; mais la marine espagnole, +toujours digne, par sa bravoure, de l'illustre nation à laquelle elle +appartenait, se ressentait de la négligence générale, qui paralysait +toutes les ressources de la monarchie. La division de l'amiral +français Dumanoir, à peine équipée avec des marins de toute origine, +ne pouvait pas inspirer une grande confiance. Aucun des vaisseaux qui +la composaient ne valait ceux de la division Linois, exercés par de +longues croisières, exaltés par leur dernière victoire. + +Il fallut de vives instances pour décider l'amiral Massarédo, +commandant à Cadix, et de fort mauvaise volonté pour nous, à venir au +secours de l'amiral Linois. Le 9 juillet (20 messidor) il détacha +l'amiral Moreno, excellent officier, plein de bravoure et +d'expérience, et le dirigea sur Algésiras, avec les cinq vaisseaux +espagnols tirés du Ferrol, avec un des six vaisseaux donnés à +Dumanoir, le _Saint-Antoine_, avec trois frégates. Cette escadre +portait le matériel destiné à la division Linois. Elle fut rendue dans +une journée au mouillage d'Algésiras. + +[En marge: Le 12 juillet, la division de secours, jointe à la division +Linois, quitte Algésiras pour Cadix.] + +On travailla jour et nuit à réparer les trois vaisseaux qui avaient +livré un combat si glorieux. Ces trois vaisseaux s'étaient trouvés à +flot à la première marée. On refit leur gréement le mieux, et le plus +tôt possible; on leur composa des mâts de hune avec des mâts de +perroquet, et le 12 au matin ils étaient prêts à tenir la mer. On se +donna les mêmes soins pour le vaisseau l'_Hannibal_, qui avait été +pris sur les Anglais, et qu'on voulait aussi transférer à Cadix. + +Le 12 au matin, l'escadre combinée appareilla, par un vent +d'est-nord-est, qui la poussa hors de la baie d'Algésiras, dans le +détroit. Elle marchait en ordre de bataille, les deux plus gros +vaisseaux espagnols, le _San-Carlos_ et le _Saint-Herménégilde_, qui +étaient de 112 canons, formant l'arrière-garde. Les deux amiraux +étaient, suivant l'usage de la marine espagnole, montés sur une +frégate. C'était la _Sabine_. Vers la chute du jour, les vents +tombèrent. On ne voulut pas rentrer au mouillage d'Algésiras, parce +que cette position était dangereuse à prendre, en présence d'une +division ennemie, et que de plus il fallait craindre l'arrivée des +renforts, attendus à chaque instant par l'escadre anglaise. On se +décida cependant à laisser en arrière l'_Hannibal_, qui ne pouvait +plus marcher, quoique remorqué par la frégate l'_Indienne_. On le +renvoya au mouillage d'Algésiras. L'escadre combinée se mit en panne, +espérant que dans le courant de la nuit les vents reprendraient +quelque force. L'amiral Saumarez avait, de son côté, ordonné de mettre +à la voile. Il avait perdu l'_Hannibal_; le _Pompée_ était désormais +hors de service; il n'avait donc plus que quatre des six vaisseaux qui +avaient combattu à Algésiras. Mais il avait été rejoint par le +_Superbe_, ce qui lui formait une division de cinq vaisseaux, outre +plusieurs frégates et quelques bâtiments légers pourvus de matières +incendiaires. Il avait poussé l'acharnement jusqu'à placer sur ses +vaisseaux des fourneaux à rougir les boulets. Quoiqu'il n'eût que cinq +grands bâtiments, et que les alliés en eussent neuf, il voulait tout +braver pour réparer l'échec humiliant d'Algésiras, et s'épargner un +redoutable jugement de l'Amirauté anglaise. Il suivait à très-petite +distance l'escadre franco-espagnole, attendant le moment de se jeter +sur l'arrière-garde, s'il en trouvait l'occasion. + +[En marge: Combat d'arrière-garde entre la flotte anglaise et la +flotte franco-espagnole.] + +[En marge: Une erreur de nuit met aux prises les deux vaisseaux +espagnols le _Sans Carlos_ et le _Saint-Herménégilde_.] + +[En marge: Ces deux vaisseaux sautent en l'air.] + +Vers le milieu de la nuit le vent avait fraîchi, et l'escadre combinée +se dirigeait de nouveau vers Cadix. Son ordre de marche était un peu +changé. L'arrière-garde était formée par trois vaisseaux, rangés sur +une seule ligne, le _San-Carlos_ à droite, le _Saint-Herménégilde_ au +milieu, et le _Saint-Antoine_, vaisseau de 74 devenu français, à +gauche. Ils marchaient ainsi à côté les uns des autres, séparés par +une très-petite distance. L'obscurité était profonde. L'amiral +Saumarez enjoignit au _Superbe_, excellent marcheur, de forcer de +voiles, et d'attaquer notre arrière-garde. Le _Superbe_ eut bientôt +joint la flotte franco-espagnole. Il avait éteint ses feux, pour être +moins aperçu. Se plaçant un peu en arrière du _San-Carlos_, et par +côté, il lui envoya toute sa bordée; puis, continuant sans relâche, il +lui en envoya une seconde, une troisième, en tirant à boulets rouges. +Le feu prit aussitôt à bord du _San-Carlos_. Le _Superbe_, s'en +apercevant, s'arrêta, et, diminuant sa voilure, se tint à quelque +distance. Le _San-Carlos_, en proie aux flammes, manoeuvré avec +confusion, tomba sous le vent, et au lieu de rester en ligne, se +trouva bientôt en arrière de ses deux voisins. Il tirait dans toutes +les directions; ses boulets arrivèrent au _Saint-Herménégilde_, qui, +le prenant pour la tête de la colonne anglaise, lui envoya tout son +feu. Alors une affreuse erreur s'empara des deux équipages espagnols, +qui se prirent pour ennemis. Ils s'abordèrent avec fureur, et +s'approchant jusqu'à mêler leurs vergues, engagèrent un combat +opiniâtre. L'incendie, devenu plus violent sur le _San-Carlos_, se +communiqua bientôt au _Saint-Herménégilde_, et ces deux vaisseaux, +dans cet état, continuèrent à se canonner avec violence. Les escadres +opposées étaient également dans les ténèbres et l'ignorance de ce qui +se passait; et, sauf le _Superbe_, qui devait comprendre cette funeste +méprise, puisqu'il en était l'auteur, aucun bâtiment n'osait +approcher, ne sachant lequel était espagnol ou anglais, lequel il +fallait secourir ou attaquer. Le vaisseau français le _Saint-Antoine_ +s'était éloigné de ce voisinage dangereux. Bientôt l'embrasement +devint immense, et jeta sur la mer une sinistre lueur. Il paraît que +l'illusion funeste qui armait ces braves Espagnols les uns contre les +autres, fut alors dissipée, mais trop tard; le _San-Carlos_ sauta en +l'air avec un fracas épouvantable. Quelques instants après le +_Saint-Herménégilde_ sauta aussi, et répandit la terreur dans les deux +escadres, qui ne savaient à qui arrivait ce désastre. + +Le _Superbe_, voyant le _Saint-Antoine_ séparé des deux autres, se +dirigea vers lui, et l'attaqua hardiment. Ce vaisseau, récemment armé, +se défendit sans l'ordre et le sang-froid, qui sont indispensables +pour mouvoir ces vastes machines de guerre. Il fut horriblement +maltraité, et deux nouveaux adversaires, le _César_, le _Vénérable_, +accourant à l'instant, rendirent sa défaite inévitable. Il amena son +pavillon après avoir été ravagé. + +[En marge: Prise du _Saint-Antoine_ par les Anglais.] + +L'amiral Saumarez s'était cruellement vengé, sans beaucoup de gloire +pour lui, mais avec un grand dommage pour la flotte espagnole. Les +deux amiraux Linois et Moreno, montés sur la _Sabine_, s'étaient tenus +le plus près possible de cette scène affreuse. Ne pouvant, au milieu +de l'obscurité, ni distinguer ce qui se passait, ni donner un ordre à +propos, ils étaient en proie aux plus vives inquiétudes. Au point du +jour, ils se trouvaient à quelque distance de Cadix, avec leur escadre +ralliée, mais diminuée de trois vaisseaux, le _San Carlos_ et le +_Saint-Herménégilde_ qui avaient sauté, le _Saint-Antoine_ qui avait +été pris. + +[Illustration: Beau fait d'armes du capitaine Troude.] + +[En marge: Combat du capitaine Troude, montant le _Formidable_, contre +trois vaisseaux et une frégate.] + +Un quatrième vaisseau de la flotte combinée était demeuré en arrière, +c'était le _Formidable_, vaisseau amiral de Linois, qui s'était +couvert de gloire au combat d'Algésiras, mais qui se ressentait des +coups reçus dans cette journée. Privé d'une partie de sa voilure, +marchant lentement, voisin d'ailleurs des deux vaisseaux embrasés, et +redoutant les funestes méprises de la nuit, il s'était tenu en +arrière, ne croyant pouvoir être utile à aucun des combattants. C'est +ainsi qu'il s'était trouvé un peu séparé de l'escadre. Aperçu le matin +dans son isolement, il fut enveloppé par les Anglais, et attaqué par +une frégate et trois vaisseaux. L'amiral Linois, ayant passé à bord de +la frégate la _Sabine_, avait laissé à l'un de ses lieutenants, le +capitaine Troude, le commandement du _Formidable_. Cet habile et +vaillant officier, jugeant avec une rare présence d'esprit, que, s'il +voulait se sauver à force de voiles, il serait devancé par des +vaisseaux qui étaient mieux gréés que le sien, résolut de chercher son +salut dans une bonne manoeuvre, et dans un combat vigoureux. Son +équipage partageait ses sentiments, et personne ne voulait perdre les +lauriers d'Algésiras. C'étaient de vieux matelots, exercés par une +longue navigation, et ayant l'habitude de la guerre, plus nécessaire +encore sur mer que sur terre. Leur digne capitaine Troude n'attend pas +que les adversaires qui le poursuivent soient tous réunis contre le +_Formidable_, il va droit à celui qui était le plus près placé, +c'était la frégate la _Tamise_. Il s'approche, et dirige sur elle un +feu supérieur et terrible, qui la dégoûte bientôt de cette lutte +inégale. Après elle, venait à toutes voiles, le _Vénérable_, vaisseau +anglais de 74. Le capitaine Troude, se sentant encore supérieur à +celui-ci (le _Formidable_ était un vaisseau de 80), l'attend pour le +combattre, tandis que les deux autres vaisseaux anglais, cherchant à +le gagner de vitesse, vont fermer le chemin de Cadix. Manoeuvrant +habilement, il présente son redoutable flanc, armé de canons, à la +proue dégarnie de feux du _Vénérable_, et, joignant à la supériorité +de son artillerie l'avantage de la manoeuvre, il le crible de boulets, +lui abat d'abord un mât, puis un second, puis un troisième, et, après +l'avoir rasé comme un ponton, le perce encore à fleur d'eau de +plusieurs coups dangereux, qui l'exposent au péril prochain de couler +à fond. Ce malheureux navire, horriblement maltraité, excite les +alarmes du reste de la division anglaise. La frégate la _Tamise_ +revient pour lui porter secours; les deux autres vaisseaux anglais qui +avaient cherché à se placer entre Cadix et le _Formidable_, +rebroussent aussitôt chemin. Ils veulent à la fois sauver l'équipage +du _Vénérable_, qui craignait de couler bas, et accabler le vaisseau +français qui faisait une si belle résistance. Celui-ci, confiant dans +sa manoeuvre et sa bonne fortune, leur lâche coup sur coup les bordées +les plus rapides et les mieux dirigées; il les décourage, et les +renvoie au secours du _Vénérable_, prêt à sombrer si on ne venait +s'occuper activement de son salut. + +Le brave capitaine Troude, débarrassé de ses nombreux ennemis, +s'achemine triomphalement vers le port de Cadix. Une partie de la +population espagnole, attirée par la canonnade et les explosions de la +nuit, était accourue sur le rivage. Elle avait vu le péril et le +triomphe du vaisseau français, et malgré une douleur bien naturelle, +car le malheur des deux vaisseaux espagnols était connu, elle poussait +des acclamations à l'aspect du _Formidable_, rentrant victorieux dans +la rade. + +[En marge: Résultat de ces combats.] + +Les Anglais ne pouvaient nous disputer la gloire de ces combats; et +quant aux dommages matériels, ils étaient partagés également. Si les +Français avaient perdu un vaisseau, et les Espagnols deux, les Anglais +avaient laissé en notre pouvoir un vaisseau, et en avaient eu deux +maltraités au point de ne pouvoir plus servir. Sans un accident de +nuit, ils auraient pu être considérés comme tout à fait battus, dans +ces différentes rencontres. Le combat d'Algésiras, et la rentrée du +_Formidable_, étaient au nombre des plus beaux faits d'armes connus +dans les annales de la marine. Mais les Espagnols étaient tristes, +car, quoique leur amiral Moreno se fût bien conduit, ils n'étaient pas +dédommagés, par une action brillante, de la perte du _San-Carlos_ et +du _Saint-Herménégilde_. + +Cependant les événements du Portugal leur offraient une consolation. +Nous avons laissé le prince de la Paix s'apprêtant à commencer la +guerre du Portugal, à la tête des forces combinées des deux nations, +dans le dessein, déjà longuement exposé, d'influer sur les +négociations de Londres. + +[En marge: Marche des Espagnols en Portugal.] + +[En marge: Les Portugais rendent les armes. On négocie à Badajos.] + +D'après le plan convenu, les Espagnols devaient opérer sur la gauche +du Tage, et les Français sur la droite. Trente mille Espagnols étaient +réunis en avant de Badajos, sur la frontière de l'Alentejo. Quinze +mille Français marchaient, par Salamanque, sur le Tras-os-Montes. +Grâce à des efforts précipités, à des emprunts sur le clergé, et au +sacrifice de tous les services, on avait pourvu à l'équipement des +trente mille Espagnols. Mais le train d'artillerie était fort en +arrière. Toutefois le prince de la Paix, comptant avec raison sur +l'effet moral de la réunion des Français et des Espagnols, voulut +brusquer les hostilités, et se hâter de cueillir les premiers +lauriers. Il tenait à remporter tout l'honneur de cette campagne, et +voulait se réserver les Français, uniquement comme ressource en cas +de revers. On pouvait laisser une telle satisfaction au prince de la +Paix. Les Français, dans le moment, ne couraient pas après la gloire, +mais après les résultats utiles; et ces résultats consistaient à +occuper une ou deux provinces du Portugal, pour avoir de nouveaux +gages contre l'Angleterre. Bien que la guerre parût facile, il y avait +cependant un danger à craindre, c'est qu'elle devînt nationale de la +part des Portugais. La haine de ceux-ci contre les Espagnols aurait pu +produire ce résultat fâcheux, si l'approche des Français, placés à +quelques marches en arrière, n'avait fait tomber toutes les velléités +de résistance. Le prince de la Paix se hâta donc de passer la +frontière, et d'aborder les places du Portugal avec de l'artillerie de +campagne, à défaut d'artillerie de siége. Il occupa sans difficulté +Olivença et Jurumenha. Mais les garnisons d'Elvas et de Campo-Mayor se +renfermèrent dans leurs murs, et firent mine de se défendre. Le prince +de la Paix ordonna de les bloquer, et, pendant ce temps, il marcha +au-devant de l'armée portugaise, commandée par le duc d'Alafoëns. Les +Portugais ne tinrent nulle part, et s'enfuirent vers le Tage. Les +places bloquées ouvrirent alors leurs portes. Campo-Mayor fit sa +reddition; on entreprit le siége en règle d'Elvas, avec un parc arrivé +de Séville. Le prince de la Paix suivit triomphalement l'ennemi, +traversa rapidement Azumar, Alegrete, Portalegre, Castello-de-Vide, +Flor-de-Rosa, et arriva enfin sur le Tage, derrière lequel les +Portugais s'empressèrent de chercher asile. Il avait réussi à se +rendre maître de la presque totalité de la province d'Alentejo. Les +Français n'avaient pas encore franchi la frontière du Portugal, et il +était évident que si les Espagnols seuls avaient obtenu de tels +résultats, les Espagnols et les Français, réunis, devaient être en +très-peu de jours maîtres de Lisbonne et d'Oporto. La cour de +Portugal, qui avait toujours refusé de croire que l'attaque dirigée +contre elle fût sérieuse, voyant aujourd'hui ce qui arrivait, se hâta +de faire sa soumission, et d'envoyer M. Pinto de Souza au +quartier-général espagnol, pour accepter toutes les conditions qu'il +plairait aux deux armées combinées de lui imposer. Le prince de la +Paix, voulant rendre ses maîtres témoins de sa gloire, fit venir le +roi et la reine d'Espagne à Badajos, pour distribuer des récompenses à +l'armée, et tenir une sorte de congrès. Ainsi cette cour, jadis si +grande, aujourd'hui déshonorée par une reine dissolue, par un favori +incapable et tout-puissant, cherchait à se donner l'illusion des +grandes affaires. Lucien Bonaparte avait suivi le roi et la reine à +Badajos. Tels étaient les événements à la fin de juin, et au +commencement de juillet. + +Les combats d'Algésiras et de Cadix, qui étaient faits pour rendre +confiance à notre marine, la courte campagne du Portugal, qui prouvait +l'influence décisive du Premier Consul sur la Péninsule, et le pouvoir +qu'il avait de traiter le Portugal comme Naples, la Toscane ou la +Hollande, compensaient jusqu'à un certain point les événements connus +de l'Égypte. On ne savait d'ailleurs ni la bataille de Canope, ni la +capitulation déjà signée du Kaire, ni la capitulation désormais +inévitable d'Alexandrie. Les nouvelles de mer ne se transmettaient pas +alors avec la même rapidité qu'aujourd'hui; il fallait un mois au +moins, quelquefois davantage, pour connaître à Marseille un événement +arrivé sur le Nil. On ne savait des affaires d'Égypte que le +débarquement des Anglais, leurs premiers combats sur la plage +d'Alexandrie; on ne se faisait aucune idée de ce qui avait suivi, et +on était dans le plus grand doute sur le résultat définitif de la +lutte. Le poids dont la France pesait dans la balance des +négociations, n'était donc en rien diminué; il s'accroissait au +contraire de l'influence qu'elle acquérait de jour en jour en Europe. + +[En marge: Influence de la France en Europe depuis la paix de +Lunéville.] + +[En marge: Nouvelle activité imprimée aux négociations de Londres.] + +Le traité de Lunéville portait en effet ses inévitables conséquences. +L'Autriche désarmée, et désormais impuissante à tous les yeux, +laissait un libre cours à nos projets. La Russie, depuis la mort de +Paul Ier et l'avénement d'Alexandre, n'était plus, il est vrai, +disposée à des actes énergiques contre l'Angleterre, mais pas +davantage à résister aux desseins de la France en Occident. Aussi le +Premier Consul ne prenait-il plus aucune peine de cacher ses vues. Il +venait de convertir, par un simple arrêté, le Piémont en départements +français, sans paraître s'inquiéter des réclamations du négociateur +russe. Il avait déclaré, quant à Naples, que le traité de Florence +resterait la loi imposée à cette cour. Gênes venait de lui soumettre +sa constitution, afin qu'il y apportât certains changements, destinés +à rendre plus forte l'autorité du pouvoir exécutif. La République +Cisalpine, composée de la Lombardie, du duché de Modène et des +légations, constituée une première fois par le traité de Campo-Formio, +une seconde fois par le traité de Lunéville, s'organisait de nouveau +en État allié, et dépendant de la France. La Hollande, à l'exemple de +la Ligurie, soumettait sa constitution au Premier Consul, pour y +donner plus de force au gouvernement, espèce de réforme qui s'opérait, +en ce moment, dans toutes les républiques filles de la République +française. Enfin les petits négociateurs, qui naguère encore +cherchaient un appui auprès de M. de Kalitcheff, l'orgueilleux +ministre de Paul Ier, en étaient aujourd'hui aux regrets d'avoir +recherché ce protectorat, et demandaient à la faveur seule du Premier +Consul l'amélioration de leur condition. C'étaient surtout les +représentants des princes d'Allemagne, qui montraient à cet égard le +plus grand empressement. Le traité de Lunéville avait posé le principe +de la sécularisation des États ecclésiastiques, et du partage de ces +États entre les princes héréditaires. Toutes les ambitions étaient +mises en éveil par ce futur partage. Les grandes comme les petites +puissances aspiraient à obtenir la meilleure part. L'Autriche, la +Prusse, quoiqu'elles eussent perdu bien peu de chose à la gauche du +Rhin, voulaient participer aux indemnités promises. La Bavière, le +Wurtemberg, Baden, la maison d'Orange, assiégeaient de leurs instances +le nouveau chef de la France, parce que, partie principale au traité +de Lunéville, il devait avoir la plus grande influence sur l'exécution +de ce traité. La Prusse elle-même, représentée à Paris par M. de +Lucchesini, ne dédaignait pas de descendre au rôle de solliciteuse, et +de relever par ses sollicitations le pouvoir du Premier Consul. Ainsi +les six mois écoulés depuis la signature donnée à Lunéville, quoique +marqués par des revers en Égypte, revers, il est vrai, imparfaitement +connus en Europe, avaient vu croître l'ascendant du gouvernement +français, car le temps ne faisait que rendre sa puissance plus +évidente et plus effective. Cet ensemble de circonstances devait +influer sur la négociation de Londres, qu'on avait laissée languir un +moment, mais que, d'un commun accord, on allait reprendre avec une +activité nouvelle, par une singulière conformité de pensées chez les +deux gouvernements. Le Premier Consul, en voyant les premiers actes de +Menou, avait jugé la campagne perdue, et il voulait, avant le +dénoûment qu'il devinait, signer un traité à Londres. Les ministres +anglais, incapables de prévoir comme lui le résultat des événements, +craignaient néanmoins quelque coup de vigueur de cette armée d'Égypte, +si renommée par sa vaillance, et voulaient profiter d'une première +apparence de succès pour traiter: de manière qu'après avoir été +d'accord pour temporiser, on était maintenant d'accord pour conclure. + +Mais, avant de nous engager de nouveau dans le dédale de cette vaste +négociation, où les plus grands intérêts de l'univers allaient être +débattus, il faut rapporter un événement qui occupait, en cet +instant, la curiosité de Paris, et qui complète le singulier spectacle +que présentait alors la France consulaire. + +[En marge: Les infants d'Espagne à Paris.] + +Les infants de Parme, destinés à régner sur la Toscane, avaient quitté +Madrid, au moment où leur royale famille partait pour Badajos, et ils +venaient d'arriver à la frontière des Pyrénées. Le Premier Consul +avait tenu beaucoup à leur faire traverser Paris, avant de les envoyer +à Florence, prendre possession du nouveau trône d'Étrurie. Tous les +contrastes plaisaient à l'imagination vive et grande du général +Bonaparte. Il aimait cette scène vraiment romaine, d'un roi fait par +lui, de ses mains républicaines; il aimait surtout à montrer qu'il ne +craignait pas la présence d'un Bourbon, et que sa gloire le mettait +au-dessus de toute comparaison avec l'antique dynastie, dont il +occupait la place. Il aimait aussi, aux yeux du monde, à étaler dans +ce Paris, tout récemment encore le théâtre d'une révolution sanglante, +une pompe, une élégance dignes des rois. Tout cela devait marquer +mieux encore quel changement subit s'était opéré en France, sous son +gouvernement réparateur. + +Cette prévoyance attentive et minutieuse, qu'il savait apporter dans +une grande opération militaire, il ne dédaignait pas de la déployer +dans ces représentations d'apparat, où devaient figurer sa personne et +sa gloire. Il tenait à régler les moindres détails, à pourvoir à +toutes les convenances, à mettre chaque chose à sa place; et cela +était nécessaire dans un ordre social entièrement nouveau, créé sur +les débris d'un monde détruit. Tout y était à refaire, jusqu'à +l'étiquette, et il en faut une, même dans les républiques. + +[En marge: Le roi et la reine d'Étrurie reçus sous le titre du comte +et de la comtesse de Livourne.] + +Les trois Consuls délibérèrent assez longuement sur la manière dont le +roi et la reine d'Étrurie seraient reçus en France, et sur le +cérémonial qui serait observé à leur égard. Pour prévenir beaucoup de +difficultés, il fut convenu qu'on les recevrait sous le nom emprunté +du comte et de la comtesse de Livourne, et qu'on les traiterait comme +des hôtes illustres, ainsi qu'on avait fait dans le dernier siècle à +l'égard du jeune czar, depuis Paul Ier, et de l'empereur d'Autriche, +Joseph II. On supprimait ainsi, au moyen de l'_incognito_, les +embarras qu'aurait suscités la qualité officielle de roi et de reine. +Les ordres furent donnés en conséquence sur toute la route, aux +autorités civiles et militaires des départements. + +La nouveauté charme les peuples dans tous les temps. C'en était une, +et des plus surprenantes, qu'un roi et qu'une reine, après douze +années d'une révolution, qui avait renversé, ou menacé tant de trônes: +c'en était une surtout, bien flatteuse pour le peuple français, car ce +roi et cette reine étaient l'ouvrage de ses victoires. Partout de vifs +transports éclatèrent à la vue des infants. Ils furent reçus avec des +égards et des respects infinis. Aucun désagrément ne put leur faire +sentir qu'ils voyageaient au milieu d'un pays naguère bouleversé de +fond en comble. Les royalistes, que rien ne flattait dans cette +oeuvre monarchique de la Révolution française, furent les seuls à +saisir l'occasion de montrer quelque malice. Au théâtre de Bordeaux +ils crièrent avec violence et affectation: _Vive le roi!_ on répondit +par ce cri: _À bas les rois!_ + +Le Premier Consul modéra lui-même, par des lettres émanées de son +cabinet, le zèle un peu excessif des préfets, et ne voulut pas qu'on +fît de cette apparition royale un trop grand événement. Ces jeunes +princes arrivèrent à Paris en juin, pour y passer un mois entier. Ils +devaient loger chez l'ambassadeur d'Espagne. Le Premier Consul, +quoique simple magistrat temporaire d'une république, représentait la +France: devant cette prérogative tombaient tous les priviléges du sang +royal. Il fut convenu que les deux jeunes majestés, prévenant le +Premier Consul, lui feraient la première visite, et qu'il la leur +rendrait le lendemain. Le second et le troisième Consul, qui ne +pouvaient pas se dire au même degré les représentants de la France, +durent faire la première visite aux infants. Ainsi se trouvait +rétablie, quant à ceux-ci, la distance de la naissance et du rang. Le +lendemain même de leur arrivée, le comte et la comtesse de Livourne +furent conduits à la Malmaison par l'ambassadeur d'Espagne, comte +d'Azara. Le Premier Consul les reçut à la tête de cette maison toute +militaire, qu'il s'était composée. Le comte de Livourne, un peu +embarrassé de sa contenance, se jeta naïvement dans les bras du +Premier Consul, qui, de son côté, le serra dans les siens. Il traita +ces jeunes époux avec une bonté paternelle, et des égards délicats, +mais au travers desquels perçaient néanmoins toutes les supériorités +de la puissance, de la gloire et de l'âge. Le lendemain, le Premier +Consul leur rendit visite à l'hôtel de l'ambassadeur. Les consuls +Cambacérès et Lebrun accomplirent de leur côté les devoirs prescrits, +et obtinrent des jeunes princes les témoignages qui leur étaient dus. + +[En marge: Divers manières d'interpréter la présence à Paris des +princes d'Espagne.] + +Le Premier Consul devait, à l'Opéra, présenter le comte et la comtesse +de Livourne au public de Paris. Le jour convenu pour cette +présentation, il se trouva indisposé. Le consul Cambacérès le suppléa, +et conduisit les infants à l'Opéra. Entré dans la loge des Consuls, il +prit le comte de Livourne par la main, et le présenta au public, qui +répondit par des applaudissements unanimes, mais sans aucune intention +malicieuse ou blessante. Cependant les oisifs, habitués à s'épuiser en +interprétations subtiles à l'occasion des événements les plus +ordinaires, interprétaient de cent façons le voyage à Paris des +princes d'Espagne. Ceux qui ne cherchaient que le plaisir des bons +mots, disaient que le consul Cambacérès venait de présenter les +Bourbons à la France. Les royalistes, qui s'obstinaient à espérer du +général Bonaparte ce qu'il ne pouvait ni ne voulait faire, +prétendaient que c'était de sa part une manière de préparer les +esprits au retour de l'ancienne dynastie. Les républicains, au +contraire, disaient qu'il voulait, par ces pompes royales, habituer la +France au rétablissement de la monarchie, mais à son propre profit. + +[En marge: Fêtes brillantes données au comte et à la comtesse de +Livourne.] + +Les ministres eurent ordre de prodiguer les fêtes aux princes +voyageurs. M. de Talleyrand n'avait pas besoin qu'on lui en intimât +l'ordre. Modèle du goût et de l'élégance sous l'ancien régime, il +l'était à bien plus juste titre sous le nouveau, et il donna au +château de Neuilly une fête magnifique, où la plus belle société de +France accourut, où figurèrent des noms depuis long-temps écartés des +cercles de la capitale. La nuit, au milieu d'une illumination +brillante, la ville de Florence apparut tout à coup, représentée avec +un art surprenant. Le peuple toscan, dansant et chantant sur la +célèbre place du _Palazzo Vecchio_, offrit des fleurs aux jeunes +souverains, et des couronnes triomphales au Premier Consul. Cette +magnificence avait coûté des sommes considérables. C'était la +prodigalité du Directoire, mais avec l'élégance d'un autre temps, et +cette décence toute nouvelle, qu'un maître sévère s'efforçait +d'imprimer aux moeurs de la France révolutionnaire. Le ministre de la +guerre se joignit au ministre des affaires étrangères, et donna une +fête militaire, consacrée à célébrer l'anniversaire de la bataille de +Marengo. Le ministre de l'intérieur, les second et troisième Consuls, +s'appliquèrent aussi à recevoir magnifiquement les princes voyageurs, +et pendant un mois entier la capitale présenta l'aspect d'une +réjouissance continuelle. Le Premier Consul ne voulait cependant pas +que les infants assistassent aux solennités républicaines du mois de +juillet, et il fit les dispositions nécessaires pour qu'ils eussent +quitté Paris avant l'anniversaire du 14 juillet. + +Au milieu de ces représentations brillantes, il avait essayé de +donner quelques conseils au couple royal, qui allait régner sur la +Toscane. Mais il fut frappé de l'incapacité du jeune prince, qui, +lorsqu'il était à la Malmaison, se livrait dans le salon des +aides-de-camp à des jeux dignes tout au plus d'un adolescent. La +princesse parut seule intelligente, et attentive aux conseils du +Premier Consul. Ce dernier augura mal de ces nouveaux souverains, +donnés à une partie de l'Italie, et comprit bien qu'il aurait à se +mêler souvent des affaires de leur royaume.--Vous voyez, dit-il assez +publiquement à plusieurs membres du gouvernement, vous voyez ce que +sont ces princes, issus d'un vieux sang, et surtout ceux qui ont été +élevés dans les cours du Midi. Comment leur confier le gouvernement +des peuples! Du reste, il n'est pas mal d'avoir montré à la France cet +échantillon des Bourbons. On aura pu juger si ces anciennes dynasties +sont au niveau des difficultés d'un siècle comme le nôtre.--Tout le +monde, en effet, en voyant le jeune prince, avait fait la même +remarque que le Premier Consul. Le général Clarke fut donné pour +mentor à ces jeunes souverains, sous le titre de ministre de France +auprès du roi d'Étrurie. + +[En marge: Reprise des négociations de Londres.] + +[En marge: Motifs de toutes les classes en Angleterre pour désirer la +paix.] + +Au milieu de ce vaste mouvement d'affaires, au milieu de ces fêtes, +qui elles-mêmes étaient presque des affaires, le grand ouvrage de la +paix maritime n'avait point été négligé. Les négociations entamées à +Londres, entre lord Hawkesbury et M. Otto, étaient devenues publiques. +On se cachait moins depuis qu'on était pressé d'en finir. Comme nous +l'avons dit ailleurs, au désir de temporiser avait succédé le désir +de conclure, car le Premier Consul augurait mal des événements qui se +passaient aux bords du Nil, et le gouvernement britannique craignait +toujours un exploit inattendu de la part de l'armée d'Égypte. Le +nouveau ministère anglais surtout voulait la paix, parce qu'elle était +la seule raison de son existence. Si, en effet, la guerre devait +continuer, M. Pitt valait beaucoup mieux que M. Addington, à la tête +des affaires. Tous les événements survenus, soit dans le Nord, soit en +Orient, bien qu'ils eussent amélioré la situation relative de +l'Angleterre, leur semblaient des moyens de faire une paix meilleure, +plus facile à défendre dans le Parlement, mais non des motifs de la +désirer moins. Ils regardaient au contraire l'occasion comme bonne, et +ne voulaient pas imiter la faute, tant reprochée à M. Pitt, de n'avoir +pas traité avant Marengo et Hohenlinden. Le roi d'Angleterre, ainsi +qu'on l'a vu, était revenu aux idées pacifiques, par estime pour le +Premier Consul, et même par un peu d'humeur contre M. Pitt. Le peuple, +opprimé par la disette, amoureux de changement, espérait de la fin de +la guerre une amélioration à son sort. Les gens raisonnables, sans +exception, trouvaient que c'était assez de dix ans de lutte sanglante, +qu'il ne fallait pas, en s'obstinant davantage, fournir à la France +une occasion de s'agrandir encore. D'ailleurs on ne laissait pas que +d'être inquiet à Londres des préparatifs de descente, aperçus le long +des côtes de la Manche. Une seule espèce d'hommes en Angleterre, ceux +qui se livraient aux grandes spéculations maritimes, et qui avaient +souscrit les énormes emprunts de M. Pitt, voyant que la paix, en +ouvrant les mers au pavillon de toutes les nations, et à celui de la +France en particulier, leur enlèverait le monopole du commerce, et +qu'elle ferait cesser les grandes opérations financières, avaient peu +de penchant pour le système de M. Addington. Ils étaient tout dévoués +à M. Pitt, et à sa politique; ils étaient encore portés pour la +guerre, quand M. Pitt commençait lui-même à regarder la paix comme +nécessaire. Mais ces riches spéculateurs de la Cité étaient obligés de +se taire devant les cris du peuple et des fermiers, et surtout devant +l'opinion unanime des hommes raisonnables de la nation. + +[En marge: Traité entre l'Angleterre et la Russie relativement au +droit des neutres.] + +Le ministère anglais était donc résolu non-seulement à négocier, mais +à négocier promptement, afin de pouvoir présenter le résultat de ses +négociations, à la prochaine réunion du Parlement, c'est-à-dire à +l'automne. On venait de traiter avec la Russie, à des conditions +avantageuses. L'Angleterre n'avait à régler avec cette cour qu'une +question de droit maritime. Elle avait fait quelques concessions au +nouvel empereur, et elle en avait exigé quelques-unes aussi, que ce +prince, jeune, inexpérimenté, pressé de satisfaire le parti qui +l'avait placé sur le trône, plus pressé encore de se livrer +tranquillement à ses idées de réforme intérieure, avait eu la +faiblesse de se laisser arracher. Sur les quatre principes essentiels +du droit maritime, soutenus par la ligue du Nord et par la France, la +Russie en avait abandonné deux, et fait prévaloir deux. Par une +convention signée le 17 juin, entre le vice-chancelier Panin et le +lord Saint-Helens, on avait arrêté les stipulations suivantes. + +1º Les neutres pouvaient naviguer librement entre tous les ports du +globe, même ceux des nations belligérantes. Ils pouvaient, suivant +l'usage, y apporter tout, excepté la contrebande dite de guerre. La +définition de cette contrebande était faite dans les intérêts russes. +Ainsi les céréales, les matières navales, autrefois interdites aux +neutres, n'étaient plus comprises dans la contrebande de guerre, ce +qui était fort important pour la Russie, qui produit des chanvres, des +goudrons, des fers, des bois de mâture, des blés. Sur ce point, l'un +des plus importants du droit maritime, la Russie avait défendu les +libertés du commerce général, en défendant les intérêts de son +commerce particulier. + +2º Le pavillon ne couvrait pas la marchandise, à moins que cette +marchandise n'eût été acquise pour le compte du commerçant neutre. +Ainsi du café provenant des colonies françaises, des lingots exportés +des colonies espagnoles, n'étaient pas saisissables, s'ils étaient +devenus la propriété d'un Danois ou d'un Russe. Il est bien vrai que +cette réserve sauvait, dans la pratique, une partie du commerce +neutre; mais la Russie sacrifiait le premier principe du droit +maritime, _le pavillon couvre la marchandise_; et ne soutenait pas le +noble rôle qu'elle avait entrepris de jouer, sous Paul et sous +Catherine. Cette protection du faible, si ambitionnée par elle sur le +continent, était tristement abandonnée sur les mers. + +3º Les neutres, quoique pouvant naviguer librement, devaient +s'arrêter, suivant l'usage, à l'entrée d'un port bloqué, mais _bloqué +réellement_, avec _danger imminent de forcer le blocus_. Sous ce +rapport, le grand principe du blocus réel était rigoureusement +maintenu. + +4º Enfin le droit de visite, sujet de tant de contestations, cause +déterminante de la dernière ligue du Nord, était entendu d'une manière +peu honorable pour le pavillon neutre. Ainsi on n'avait jamais voulu +admettre que des bâtiments de commerce, convoyés par un vaisseau de +l'État, lequel attestait par sa présence leur nationalité, et surtout +l'absence de toute contrebande à leur bord, pussent être visités. La +dignité du pavillon militaire n'admettait pas en effet qu'un capitaine +de vaisseau, peut-être un amiral, pussent être arrêtés par un +corsaire, pourvu d'une simple lettre de marque. Le cabinet russe crut +sauver la dignité du pavillon au moyen d'une distinction. Il fut +décidé que le droit de visite, à l'égard des bâtiments de commerce +convoyés, ne s'exercerait plus par tous les navires indistinctement, +mais par les navires de guerre seuls. Un corsaire muni d'une simple +lettre de marque n'avait pas le droit d'arrêter et d'interpeller un +convoi, escorté par un vaisseau de guerre. Le droit de visite ne +pouvait plus, par conséquent, s'exercer que d'égal à égal. Sans doute +par ce moyen une partie de l'inconvenance était évitée, mais le fond +du principe était sacrifié, et la chose était d'autant moins honorable +pour la cour de Saint-Pétersbourg, que c'était celui des quatre +principes contestés, pour lequel Copenhague venait d'être bombardé +trois mois auparavant, et pour lequel Paul Ier avait voulu soulever +toute l'Europe contre l'Angleterre. + +Ainsi la Russie avait fait prévaloir deux des grands principes du +droit maritime, et en avait sacrifié deux. Mais l'Angleterre, il faut +le reconnaître, avait fait des concessions, et, dans son désir +d'obtenir la paix, s'était désistée d'une partie des orgueilleuses +prétentions de M. Pitt. Les Danois, les Suédois, les Prussiens étaient +invités à adhérer à cette convention. + +[En marge: Nouvelle proposition de lord Hawkesbury à M. Otto.] + +Délivrée de la Russie, ayant obtenu un premier succès en Égypte, +l'Angleterre ne voulait tirer de cette amélioration de situation, +qu'une paix plus prompte avec la France. Lord Hawkesbury fit appeler +M. Otto au Foreign-Office, et le chargea de présenter au Premier +Consul la proposition suivante. L'Égypte est en ce moment envahie par +nos troupes, lui dit-il; de grands secours doivent leur arriver; leur +succès est probable. Cependant la lutte n'est pas terminée, nous +l'avouons. Faisons cesser l'effusion du sang; convenons que de part et +d'autre nous ne chercherons pas à rester en Égypte, et que nous +l'évacuerons pour la rendre à la Porte. + +À cette proposition lord Hawkesbury ajoutait la prétention de garder +Malte; car Malte, disait-il, n'avait dû être évacuée par l'Angleterre, +qu'en retour de l'abandon volontaire de l'Égypte par la France. Cet +abandon étant aujourd'hui, de la part de la France, non plus une +concession volontaire, mais une conséquence forcée des événements de +la guerre, il n'y avait plus de raison de la payer par la restitution +de Malte. + +Dans les Indes orientales, le ministre anglais voulait toujours +Ceylan; mais il s'en contentait. Il offrait de rendre le cap de +Bonne-Espérance à la Hollande, plus les parties du continent de +l'Amérique méridionale qu'on lui avait prises, telles que Surinam, +Demerari, Berbice, Essequibo. Mais il demandait dans les Antilles une +grande île, la Martinique ou la Trinité, l'une ou l'autre, au choix de +la France. + +[En marge: L'Angleterre veut l'Indostan et Ceylan dans les Indes, la +Martinique ou la Trinité dans les Antilles, Malte dans la +Méditerranée.] + +Ainsi le résultat définitif de ces dix ans de guerre eût été pour +l'Angleterre, indépendamment de l'Indostan, l'île de Ceylan dans la +mer des Indes, l'île de la Trinité ou de la Martinique dans la mer des +Antilles, l'île de Malte dans la Méditerranée. Le cabinet avait de la +sorte un beau présent à faire à l'orgueil anglais, dans chacune des +trois mers principales. + +[En marge: Réponse du Premier Consul. Il ne concède ni la Martinique, +ni la Trinité, ni Malte.] + +Le Premier Consul répondit sur-le-champ aux offres britanniques. On se +faisait fort des événements d'Égypte pour élever de grandes +prétentions, il se faisait fort, pour les repousser, des événements du +Portugal. Lisbonne et Oporto, répondit-il à lord Hawkesbury, par +l'organe de M. Otto, Lisbonne et Oporto vont nous appartenir, si nous +le voulons. On traite en ce moment à Badajos, pour sauver les +provinces du plus fidèle allié de l'Angleterre. Le Portugal propose, +pour racheter ses États, d'exclure les Anglais de tous ses ports, de +payer en outre une forte contribution de guerre, et l'Espagne paraît +assez disposée à consentir à cette concession. Mais tout dépend du +Premier Consul. Il peut accorder ou refuser ce traité; et il va le +rejeter, il va faire occuper les principales provinces du Portugal, si +l'Angleterre ne consent pas à la paix, à des conditions raisonnables +et modérées. On demande, ajouta-t-il, que la France évacue l'Égypte, +soit; mais l'Angleterre, de son côté, abandonnera Malte; elle +n'exigera ni la Martinique, ni la Trinité, et se contentera de l'île +de Ceylan, acquisition assez belle, et qui complète assez grandement +le superbe empire des Indes. + +Le négociateur anglais, en réponse à ces propositions, s'expliqua +d'une manière peu satisfaisante pour le Portugal, et qui prouvait, ce +que d'ailleurs on savait déjà, que l'Angleterre se souciait +médiocrement des alliés qu'elle avait compromis. Si le Premier Consul +envahit les États du Portugal en Europe, répondit lord Hawkesbury, +l'Angleterre envahira les États du Portugal au delà des mers. Elle +prendra les Açores, le Brésil, et se pourvoira de gages, qui, dans ses +mains, vaudront beaucoup mieux que le continent portugais dans les +mains de la France. Ce qui signifiait qu'au lieu de défendre un allié, +l'Angleterre songeait à se venger, sur cet allié même, des nouvelles +acquisitions que pouvait faire sa rivale. + +[En marge: Résolution énergique du Premier Consul.] + +Le Premier Consul vit qu'il fallait prendre en cette occasion un ton +énergique, et montrer ce qui était dans le fond de son coeur, +c'est-à-dire la résolution de lutter corps à corps avec l'Angleterre, +jusqu'à ce qu'il l'eût amenée à des prétentions modérées. Il déclara +que jamais, à aucune condition, il ne concéderait Malte; que la +Trinité appartenait à un allié, dont il défendrait les intérêts comme +les siens même; qu'il ne laisserait pas cette dernière colonie aux +Anglais, qu'ils devaient se contenter de Ceylan, complément bien +suffisant de la conquête des Indes, et que du reste aucun des points +contestés, sauf l'île de Malte, ne valait une seule des douleurs qu'on +allait causer au monde, une seule goutte du sang qu'on allait +répandre. + +[En marge: Le Premier Consul fait craindre une descente aux Anglais.] + +À ces explications diplomatiques, il ajouta des déclarations publiques +au _Moniteur_, et le récit détaillé des armements qui se faisaient sur +la côte de Boulogne. + +Des divisions de chaloupes canonnières sortaient, en effet, des ports +du Calvados, de la Seine-Inférieure, de la Somme, de l'Escaut, pour se +rendre à Boulogne en côtoyant, et y avaient déjà réussi plusieurs +fois, malgré les croisières anglaises. Le Premier Consul n'était pas +encore fixé, comme il le fut plus tard[5], sur le plan d'une descente +en Angleterre; mais il voulait intimider cette puissance par l'éclat +de ses préparatifs, et enfin il était résolu à compléter ses +dispositions, et à passer des menaces aux effets, si la rupture +devenait définitive. Il s'expliqua longuement à cet égard dans une +délibération du Conseil, à laquelle n'assistaient que les Consuls +mêmes. Plein de confiance dans le dévouement de ses collègues Lebrun +et Cambacérès, il leur dévoila toute sa pensée. Il leur déclara +qu'avec les armements actuellement existants à Boulogne, il n'avait +pas encore le moyen de tenter une descente, opération de guerre des +plus difficiles; qu'il voulait uniquement par ces armements faire +comprendre à l'Angleterre de quoi il s'agissait, c'est-à-dire d'une +attaque directe, pour le succès de laquelle, lui, général Bonaparte, +n'hésiterait pas à risquer sa vie, sa gloire et sa fortune; que s'il +ne réussissait pas à obtenir du cabinet britannique des sacrifices +raisonnables, il prendrait son parti, compléterait la flottille de +Boulogne, au point de porter cent mille hommes, et s'embarquerait +lui-même sur cette flottille, pour tenter les chances d'une opération +terrible, mais décisive. + + [Note 5: Il faut bien distinguer ce premier essai de + flottille, qui est de 1801, de la grande organisation navale + et militaire, connue sous le nom si célèbre de Camp de + Boulogne, et se rapportant à l'année 1804.] + +[En marge: Articles insérés dans _le Moniteur_ au sujet de cette +négociation.] + +Voulant appeler à son secours l'opinion de l'Angleterre et de l'Europe +elle-même, il joignait aux notes de son négociateur, qui ne +s'adressaient qu'aux ministres anglais, des articles au _Moniteur_, +qui s'adressaient au public européen tout entier. Dans ces articles, +modèles de polémique nette et pressante, qui étaient écrits par lui, +et dévorés par les lecteurs de toutes les nations attentives à cette +scène singulière, il caressait les ministres anglais actuels, les +présentait comme des hommes sages, raisonnables, bien intentionnés, +mais intimidés par les violences des ministres déchus, M. Pitt, et +surtout M. Windham. C'est particulièrement sur ce dernier qu'il jetait +les sarcasmes à pleine main, parce qu'il le considérait comme le chef +du parti de la guerre. Dans ces articles, il cherchait à rassurer +l'Europe sur l'ambition de la France; il s'attachait à montrer que ses +conquêtes étaient à peine un équivalent des acquisitions que la +Prusse, l'Autriche et la Russie avaient faites lors du partage de la +Pologne; que cependant elle avait rendu trois ou quatre fois plus de +territoire qu'elle n'en avait retenu; que l'Angleterre, en retour, +devait restituer une grande partie de ses conquêtes; qu'en gardant le +continent de l'Inde elle restait en possession d'un empire superbe, +auprès duquel les îles contestées n'étaient rien; qu'il ne valait pas +la peine pour ces îles de verser plus long-temps le sang des hommes; +que si la France, à la vérité, semblait y tenir si fortement, c'était +par honneur, pour défendre ses alliés, pour garder tout au plus +quelques relâches dans les mers lointaines; que, du reste, si on +voulait continuer la guerre, l'Angleterre pourrait bien, sans doute, +conquérir encore d'autres colonies, mais qu'elle en avait déjà plus +qu'il n'en fallait à son commerce; que la France avait, tout autour de +ses frontières, des acquisitions bien autrement précieuses à faire, +entrevues par tout le monde sans les désigner, puisque ses troupes +occupaient la Hollande, la Suisse, le Piémont, Naples, le Portugal; et +qu'enfin on pourrait encore simplifier la lutte, la rendre moins +onéreuse aux nations, en la réduisant à un combat corps à corps, +entre la France et l'Angleterre. Le général écrivain se gardait de +blesser l'orgueil britannique; mais il faisait entendre qu'une +descente serait enfin sa dernière ressource, et que si les ministres +anglais voulaient que la guerre finît par la destruction de l'une des +deux nations, il n'y avait pas un Français qui ne fût disposé à faire +un dernier et vigoureux effort, pour vider cette longue querelle, à +l'éternelle gloire, à l'éternel profit de la France. Mais pourquoi, +disait-il, placer la question dans ces termes extrêmes? pourquoi ne +pas mettre fin aux maux de l'humanité? pourquoi risquer ainsi le sort +de deux grands peuples?--Le Premier Consul terminait l'une de ces +allocutions, par ces paroles si singulières et si belles, qui devaient +avoir un jour une si triste application à lui-même: «Heureuses, +s'écriait-il, heureuses les nations, lorsqu'arrivées à un haut point +de prospérité, elles ont des gouvernements sages, qui n'exposent pas +tant d'avantages aux caprices et aux vicissitudes d'un seul coup de la +fortune!» + +Ces articles, remarquables par une logique vigoureuse, par un style +passionné, attiraient l'attention générale, et produisaient sur les +esprits une sensation profonde. Jamais gouvernement n'avait tenu ce +langage ouvert et saisissant. + +[En marge: Le ministère anglais renonce à l'île de Malte.] + +Le langage du Premier Consul, accompagné de démonstrations +très-sérieuses sur les côtes de France, devait agir, et agit en +effet beaucoup de l'autre côté de la Manche. La déclaration formelle +que la France ne concéderait jamais Malte, avait fait grande +impression, et le gouvernement britannique répondit qu'il voulait +bien y renoncer, à condition que cette île serait restituée à +l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, mais qu'alors il demandait le +Cap de Bonne-Espérance. Il renonçait encore à la Trinité, même à la +Martinique, s'il obtenait une partie du continent hollandais +d'Amérique, c'est-à-dire Demerari, Berbice ou Essequibo. + +C'était un pas dans la négociation que l'abandon de Malte. Le Premier +Consul insista pour ne céder ni Malte, ni le Cap, ni les possessions +continentales des Hollandais en Amérique. À ses yeux, Malte n'avait dû +être que la compensation de l'Égypte cédée aux Français: puisqu'il +n'était plus question de l'Égypte pour les Français, il ne devait plus +être question de Malte pour les Anglais, ni de semblables équivalents. + +[En marge: Le cabinet anglais réduit ses prétentions, et ne demande +plus que la Trinité.] + +Le cabinet anglais cessa enfin d'insister sur Malte, et sur le Cap, +comme compensation de Malte. Il se résuma, et demanda une des grandes +Antilles; et, comme on n'osait plus parler de l'île française de la +Martinique, il demanda l'île espagnole de la Trinité. + +[En marge: Août 1801.] + +Le Premier Consul ne voulait pas plus céder la Trinité que la +Martinique. C'était une colonie espagnole, qui procurait aux Anglais +un pied-à-terre dangereux sur le vaste continent de l'Amérique du sud. +Il poussa la loyauté envers l'alliée de la France, jusqu'à offrir la +petite île française de Tabago pour racheter la Trinité. Elle n'était +pas très-importante, mais elle intéressait l'Angleterre, parce que +tous les planteurs en étaient anglais. Avec un noble orgueil, qui +n'est permis que lorsqu'on a comblé son pays de gloire et de grandeur, +il ajouta: C'est une colonie française; cette acquisition devra +toucher l'orgueil britannique, qui sera flatté d'obtenir l'une de nos +dépouilles coloniales, et la conclusion de la paix en deviendra sans +doute plus facile[6]. + + [Note 6: Le ministre des relations extérieures à M. Otto, + commissaire de la République française à Londres. + + 20 thermidor an IX (8 août 1801). + + ..... Quant à l'Amérique, aux observations péremptoires que + contient la note, je joins celles-ci. + + Le gouvernement britannique demande à conserver dans les + Antilles une des îles qu'il y a nouvellement acquises, et + cela sous le prétexte qu'elle serait nécessaire à la + conservation de ses anciennes possessions. Or, sous aucun + rapport, cette convenance ne peut s'entendre de l'île de la + Trinité. Éloignez donc toute discussion à cet égard. La + Trinité serait, par sa position, non un moyen de défense pour + les colonies anglaises, mais un moyen d'attaque contre le + continent espagnol. L'acquisition serait d'ailleurs, pour le + gouvernement britannique, d'une importance et d'une valeur + qui passeraient toute mesure. La discussion ne peut porter + que sur Curaçao, Tabago, Sainte-Lucie, ou quelque autre île + de la même espèce. Quoique ces deux dernières soient + françaises, le gouvernement pourrait être amené à en + abandonner une, et peut-être l'orgueil national en Angleterre + serait-il flatté de conserver ainsi quelqu'une de nos + dépouilles coloniales. Vous ne manquerez pas, citoyen, de + relever la valeur des îles dont la cession peut être + consentie par nous, et particulièrement de Tabago. Cette île, + naguère anglaise, n'est encore habitée que par des planteurs + anglais, toutes ses relations sont anglaises. Son sol est + neuf, et son commerce est susceptible d'un grand + développement.] + +On en était là, vers la fin de juillet, et au commencement d'août +1801. L'animation était grande de part et d'autre. Les préparatifs +faits sur la côte de France, étaient imités sur la côte d'Angleterre. +On y exerçait les milices; on y faisait construire des chars pour +transporter les troupes en poste, afin d'accourir plus rapidement sur +le point menacé. Les journaux anglais du parti de la guerre tenaient +un langage violent. Quelques-uns, dont la rédaction était, disait-on, +inspirée par M. Windham, se permirent d'exciter le peuple anglais +contre M. Otto, et contre les prisonniers français. M. Otto demanda +ses passe-ports sur-le-champ, et le Premier Consul fit aussitôt +insérer dans le _Moniteur_ les réflexions les plus menaçantes. + +Lord Hawkesbury accourut chez M. Otto, insista pour le retenir, et y +réussit, quoique avec beaucoup de peine, en lui faisant espérer un +prompt rapprochement. Cependant l'animosité nationale semblait +réveillée, et on craignait une rupture. Tous les hommes raisonnables +d'Angleterre la redoutaient, et cherchaient à la prévenir. On +désespérait du succès de leurs efforts, car le Premier Consul ne +voulait céder à aucun prix les possessions de ses alliés, qu'on +s'obstinait à lui demander. + +Mais tandis qu'il défendait si loyalement les colonies espagnoles, le +prince de la Paix, avec l'inconséquence d'un favori vain et léger, +faisait tenir à son maître la plus malheureuse conduite, et dégageait +le Premier Consul de tout devoir d'amitié envers l'Espagne. + +[En marge: Le prince de la Paix, en abandonnant l'expédition de +Portugal à peine commencée, fournit au Premier Consul la solution des +dernières difficultés.] + +On n'a point oublié que M. de Pinto, envoyé de Portugal, était arrivé +au quartier espagnol, pour s'y soumettre aux volontés de la France et +de l'Espagne. Le prince de la Paix était pressé de terminer une +campagne, dont les débuts avaient été brillants et faciles, mais dont +la continuation pouvait présenter des difficultés, qui ne seraient +surmontables qu'avec le concours des Français. S'il fallait, par +exemple, occuper Lisbonne ou Oporto, le secours de nos soldats était +indispensable. L'entreprise, d'une simple affaire d'ostentation, +pourrait devenir une affaire sérieuse, et demander un nouveau corps de +troupes françaises. Prévoyant même ce besoin, le Premier Consul +faisait spontanément avancer dix mille hommes de plus, ce qui allait +porter le nombre total des Français présents en Espagne à vingt-cinq +mille. Or le prince de la Paix, qui avait appelé nos soldats sans +réflexion, s'effrayait, sans réflexion, de leur arrivée. Cependant ils +avaient observé une exacte discipline, et témoigné pour le clergé, les +églises, les cérémonies du culte, un respect qui ne leur était pas +ordinaire, et que le général Bonaparte pouvait seul obtenir de leur +part. Mais aujourd'hui qu'on les avait auprès de soi, on était, en +Espagne, ridiculement épouvanté de leur présence. Il fallait ou ne pas +les faire venir, ou, les ayant appelés, s'en servir pour atteindre le +but proposé. Or, ce but ne pouvait consister à disperser quelques +bandes portugaises, à obtenir quelques millions de contributions, ou +même à fermer aux vaisseaux anglais les ports du Portugal: il devait +consister évidemment à s'emparer de gages précieux, dont on pût se +servir pour arracher aux Anglais les restitutions qu'ils ne voulaient +pas faire. Pour cela, il fallait occuper certaines provinces du +Portugal, celle notamment dont Oporto était la capitale. C'était le +moyen le plus sûr d'agir sur le cabinet britannique, en agissant sur +les gros marchands de la Cité, fort intéressés dans le commerce +d'Oporto. La chose avait été ainsi convenue, entre les gouvernements +de Paris et de Madrid. Cependant, malgré tout ce qui avait été +stipulé, le prince de la Paix imagina d'accepter les conditions du +Portugal, et de se contenter, pour l'Espagne de la place d'Olivença, +pour la France de quinze à vingt millions, et pour les deux puissances +alliées, de la clôture des ports du Portugal à tous les vaisseaux +anglais, soit de guerre, soit de commerce. À ces conditions, la +campagne qu'on venait de faire était puérile. Elle n'était plus qu'un +passe-temps, inventé pour distraire un favori rassasié de faveurs +royales, et cherchant la gloire militaire par des voies ridicules, +comme il convenait à sa coupable et folle légèreté. + +Le prince de la Paix fit valoir auprès de ses maîtres les sentiments +paternels faciles à émouvoir chez eux, mais il faut le dire, émus ou +trop tard, ou trop tôt. Il fit craindre la présence des Français, +crainte, il faut le dire encore, bien tardive et bien chimérique, car +il ne pouvait guère entrer dans l'esprit de personne que quinze mille +Français voulussent conquérir l'Espagne, ou même y prolonger leur +séjour d'une manière inquiétante. Tout cela supposait des projets, qui +n'existaient même pas en germe dans la tête du Premier Consul, et qui +n'y sont entrés depuis, qu'après des événements inouïs, que ni lui ni +personne ne prévoyait alors. Dans le moment, il ne voulait qu'une +chose, arracher à l'Angleterre une île de plus, et cette île était +espagnole. + +En acceptant les conditions proposées par la cour de Lisbonne, qui +consistaient uniquement à concéder Olivença aux Espagnols, vingt +millions aux Français, et l'exclusion du pavillon anglais des ports du +Portugal, on avait eu soin de préparer deux copies du traité, une que +devait signer l'Espagne, une autre que devait signer la France. Le +prince de la Paix revêtit de sa signature celle qui était destinée à +sa cour, et qui fut datée de Badajos, parce que tout se passait dans +cette ville. Il fit ensuite donner la ratification par le roi qui se +trouvait sur les lieux. Lucien signa de son côté la copie destinée à +la France, et la fit partir pour là soumettre à la ratification de son +frère. + +Le Premier Consul reçut ces communications, au moment même de la plus +grande chaleur des négociations de Londres. L'irritation qu'il en +ressentit est facile à deviner. Quoiqu'il fût sensible aux affections +de famille, souvent jusqu'à la faiblesse, il contenait son +irritabilité moins avec ses parents qu'avec toute autre personne, et +assurément on pouvait en cette occasion lui pardonner de s'y laisser +aller. Aussi le fit-il sans réserve, et se livra-t-il contre son frère +Lucien à un violent emportement. + +Toutefois il espérait que le traité ne serait pas encore ratifié. Des +courriers extraordinaires furent envoyés à Badajos, pour annoncer que +la France refusait sa ratification, et pour prévenir celle de +l'Espagne. Mais ces courriers trouvèrent le traité ratifié par Charles +IV, et l'engagement devenu irrévocable. Lucien fut consterné du rôle +embarrassant, humiliant même, qui lui était réservé en Espagne, au +lieu du rôle brillant qu'il avait espéré y jouer. Il répondit à la +colère de son frère par un accès de mauvaise humeur, accès assez +fréquent chez lui, et envoya sa démission au ministre des affaires +étrangères. De son côté le prince de la Paix devint arrogant. Il se +permit un langage, qui était ridicule et insensé à l'égard d'un homme +tel que celui qui gouvernait alors la France. Il annonça d'abord la +cessation de toute hostilité envers le Portugal, puis demanda la +retraite des Français, et ajouta même cette déclaration fort +imprudente, que, si de nouvelles troupes passaient la frontière des +Pyrénées, leur passage serait considéré comme une violation de +territoire. Il réclama de plus la restitution de la flotte enfermée à +Brest, et une prompte conclusion de la paix générale, pour faire +cesser le plus tôt possible une alliance devenue onéreuse à la cour de +Madrid[7]. Cette conduite était aussi inconvenante que contraire aux +véritables intérêts de l'Espagne. Il faut dire cependant que l'affreux +malheur qui venait de frapper deux vaisseaux espagnols, avait jeté +quelque tristesse dans l'esprit de la nation, et avait contribué à +cette disposition chagrine, qui se manifestait d'une manière si +intempestive et si nuisible à la politique des deux cabinets. + + [Note 7: Note du 26 juillet.] + +Le Premier Consul, parvenu au comble de l'irritation, fit répondre +sur-le-champ que les Français resteraient dans la Péninsule, jusqu'à +la paix particulière de la France avec le Portugal; que si l'armée du +prince de la Paix faisait un seul pas pour se rapprocher des quinze +mille Français qui étaient à Salamanque, il considérerait cela comme +une déclaration de guerre, et que, si à un langage inconvenant on se +permettait d'ajouter un seul acte hostile, la dernière heure de la +monarchie espagnole aurait sonné[8]. Il enjoignit à Lucien de +retourner à Madrid, d'y déployer son caractère d'ambassadeur, et +d'attendre des ordres ultérieurs. C'en était assez pour intimider et +contenir l'indigne courtisan, qui compromettait si légèrement les plus +grands intérêts qu'il y eût dans l'univers. Bientôt, en effet, il +écrivit les lettres les plus soumises, afin de rentrer en grâce auprès +de l'homme dont il craignait l'influence et l'autorité personnelles +sur la cour d'Espagne. + + [Note 8: Le Premier Consul écrivait des notes courtes et + vives, destinées à fournir la pensée des instructions que ses + ministres devaient transmettre aux ambassadeurs. Voici la + note envoyée au cabinet des affaires étrangères, pour servir + à la rédaction de la dépêche qu'on allait expédier à Madrid. + M. de Talleyrand, parti pour les eaux, était remplacé par M. + Caillard. + + _Au ministre des relations extérieures._ + + 21 messidor an IX (10 juillet 1801). + + Faites connaître, citoyen-ministre, à l'ambassadeur de la + République à Madrid, qu'il doit se rendre à la cour, et y + déployer le caractère nécessaire dans cette circonstance. Il + fera connaître: + + Que j'ai lu le billet du général prince de la Paix; qu'il est + si ridicule qu'il ne mérite pas une sérieuse réponse; mais + que si ce prince, acheté par l'Angleterre, entraînait le roi + et la reine dans des mesures contraires à l'honneur et aux + intérêts de la République, la dernière heure de la monarchie + espagnole aurait sonné; + + Que mon intention est que les troupes françaises restent en + Espagne jusqu'au moment où la paix de la République sera + faite avec le Portugal; + + Que le moindre mouvement des troupes espagnoles, ayant pour + but de se rapprocher des troupes françaises, serait considéré + comme une déclaration de guerre; + + Que cependant je désire faire ce qu'il est possible, pour + concilier les intérêts de la République, avec la conduite et + les inclinations de Sa Majesté catholique; + + Que, quelque chose qu'il puisse arriver, je ne consentirai + jamais aux articles trois et six; + + Que je ne m'oppose point à ce que les négociations + recommencent entre l'ambassadeur de la République et M. + Pinto, et qu'un protocole de négociations soit tenu tous les + jours; + + Que l'ambassadeur doit s'attacher à faire bien comprendre au + prince de la Paix, et même au roi et à la reine, que des + paroles et des notes même injurieuses, lorsqu'on est amis au + point où nous le sommes, peuvent être considérées comme des + querelles de famille, mais que la moindre action ou le + moindre éclat serait irrémédiable; + + Que quant au roi d'Étrurie, on lui a offert un ministre parce + qu'il n'a personne autour de lui, et que pour gouverner les + hommes il faut y entendre quelque chose; que cependant, sur + ce qu'il a espéré trouver à Parme des hommes capables de + l'aider, je n'ai plus insisté; + + Que relativement aux troupes françaises en Toscane, il + fallait bien en laisser pendant deux ou trois mois, jusqu'à + ce que le roi d'Étrurie eût lui-même organisé ses troupes; + + Que les affaires d'État peuvent se traiter sans passion, et + que, du reste, mon désir de faire quelque chose d'agréable à + la maison d'Espagne serait bien mal payé, si le roi souffrait + que l'or corrupteur de l'Angleterre pût parvenir, au moment + où nous touchons au port après tant d'angoisses et de + fatigues, à désunir nos deux grandes nations; que les + conséquences en seraient terribles et funestes; + + Que, dans ce moment-ci, moins de précipitation à faire la + paix avec le Portugal, aurait considérablement servi pour + accélérer la paix avec l'Angleterre, etc., etc. + + Vous connaissez ce cabinet; vous direz donc dans votre + dépêche tout ce qui peut servir à gagner du temps, empêcher + des mesures précipitées, faire recommencer les négociations, + et en même temps imposer, en leur mettant sous les yeux la + gravité des circonstances et les conséquences d'une démarche + inconsidérée. + + Faites sentir à l'ambassadeur de la République, que si le + Portugal consentait à laisser à l'Espagne la province + d'Alentejo jusqu'à la paix, cela pourrait être un _mezzo + termine_, puisque par là l'Espagne se trouverait exécuter à + la lettre le traité préliminaire. + + J'aime autant ne rien avoir que quinze millions en quinze + mois. + + Expédiez le courrier que je vous envoie, directement à + Madrid. + + BONAPARTE.] + +Cependant il fallait prendre un parti sur cette étrange et +inconcevable conduite du cabinet de Madrid. M. de Talleyrand était +absent alors pour raison de santé. Il se trouvait aux eaux. Le Premier +Consul lui communiqua toutes les pièces, et en reçut en réponse une +lettre fort sensée, contenant son avis sur cette grave affaire. + +Une guerre de notes, suivant M. de Talleyrand, ne mènerait à rien, +quelque succès de raison qu'on pût se promettre, en se fondant sur les +engagements pris, sur les promesses faites de part et d'autre. La +guerre contre l'Espagne, outre qu'elle éloignait du but, qui était la +pacification générale de l'Europe, outre qu'elle était contraire à la +véritable politique de la France, devenait une chose risible dans +l'état pitoyable de la monarchie espagnole, avec nos troupes au milieu +de ses provinces, avec ses escadres à Brest. Il y avait un moyen bien +plus naturel de la punir; c'était de céder aux Anglais l'île espagnole +de la Trinité, seule et dernière difficulté pour laquelle on retardait +la paix du monde. L'Espagne nous avait en effet dispensés de tout +devoir, de tout dévouement envers elle. Dans ce cas, ajoutait M. de +Talleyrand, il faut perdre du temps à Madrid et en gagner à Londres, +en accélérant la négociation avec l'Angleterre, par la concession de +la Trinité[9]. + + [Note 9: Nous citons cette curieuse lettre de M. de + Talleyrand: + + 20 messidor an IX (9 juillet 1801). + + GÉNÉRAL, + + Je viens de lire avec toute l'attention dont je suis capable + les lettres d'Espagne. Si l'on veut faire une réponse de + controverse, il nous est facile d'avoir raison, même en nous + en rapportant à la lettre des trois ou quatre traités que + nous avons faits cette année avec cette puissance; mais ce + sont là des pages de factum. Il faut voir si ce ne serait pas + le moment d'adopter un plan définitif de conduite avec ce + triste allié. + + Je pars des données suivantes: L'Espagne a fait, pour me + servir d'une de ses expressions, _avec hypocrisie_ la guerre + contre le Portugal; elle veut définitivement faire la + paix.--Le prince de la Paix est, à ce qu'on nous mande et à + ce que je crois aisément, en pourparlers avec l'Angleterre; + le Directoire le croyait acheté par cette puissance.--Le roi + et la reine dépendent du prince; il n'était que favori, le + voilà pour eux établi homme d'État, et grand homme de + guerre.--Lucien, est dans une position embarrassante dont il + faut absolument le tirer.--Le prince emploie assez habilement + dans ses notes cette phrase: _Le roi s'est décidé à faire la + guerre à ses enfants._ Ce mot sera quelque chose pour + l'opinion.--Une rupture avec l'Espagne est une menace risible + quand nous avons ses vaisseaux à Brest, et que nos troupes + sont dans le coeur du royaume.--Il me semble que voilà notre + position, tout entière avec l'Espagne: cela posé, + qu'avons-nous à faire? + + Voilà le moment où je m'aperçois bien que depuis deux ans je + ne suis plus accoutumé à penser seul. Ne pas vous voir laisse + mon imagination et mon esprit sans guide; aussi vais-je + probablement écrire de bien pauvres choses, mais ce n'est pas + ma faute, je ne suis pas complet quand je suis loin de vous. + + Il me semble que l'Espagne, qui à toutes les paix a gêné le + cabinet de Versailles par ses énormes prétentions, nous a + extrêmement dégagés dans cette circonstance. Elle nous a + elle-même tracé la conduite que nous avons à tenir: nous + pouvons faire avec l'Angleterre ce qu'elle fait avec le + Portugal; elle sacrifie les intérêts de son allié, c'est + mettre à notre disposition l'île de la Trinité dans les + stipulations avec l'Angleterre. Si vous adoptiez cette + opinion, il faudrait alors presser un peu la négociation à + Londres et s'en tenir à faire de la diplomatie ou plutôt de + l'ergoterie à Madrid, en restant toujours dans des + discussions douces, dans des explications amicales, en + rassurant sur le sort du roi de Toscane, en ne parlant que + des intérêts de l'alliance, etc., etc. En tout, perdre du + temps à Madrid et précipiter à Londres. + + Changer d'ambassadeur dans ces circonstances, ce serait + donner de l'éclat, et il faut l'éviter si vous adoptez, comme + je le propose, la temporisation. Pourquoi ne permettriez-vous + pas à Lucien d'aller à Cadix voir les armements, de voyager + dans les ports? Pendant cette course, les affaires avec + l'Angleterre marcheraient; vous ne laisseriez pas + l'Angleterre stipuler pour le Portugal, et il reviendrait à + Madrid pour traiter définitivement de cette paix. + + Je crains bien, général, que vous ne trouviez que mon opinion + ne se sente un peu des douches et des bains que je prends + bien exactement. Dans dix-sept jours je vaudrai mieux. Je + serai bien heureux de vous renouveler l'assurance de mon + dévouement et de mon respect. + + Ch.-Maur. Talleyrand.] + +[En marge: La Premier Consul, pour punir l'Espagne, abandonne la +Trinité.] + +Cet avis était fondé en raison, et parut tel au Premier Consul. +Cependant, tenant à honneur de défendre même un allié devenu infidèle, +il informa M. Otto de ses nouvelles dispositions relativement à la +Trinité, et se montra prêt à la sacrifier, mais pas tout de suite, +seulement à la dernière extrémité, quand on ne pourrait pas faire +autrement, à moins d'amener une rupture. Il lui ordonna d'insister +encore pour faire accepter en échange de la Trinité l'île française de +Tabago. + +Malheureusement l'étrange conduite du prince de la Paix avait beaucoup +affaibli notre négociateur. Une nouvelle arrivée depuis peu, celle de +la capitulation du général Belliard au Kaire, l'affaiblissait +davantage encore. Toutefois, la persistance du général Menou dans +Alexandrie maintenait un dernier doute favorable à nos prétentions. +C'était à notre flottille de Boulogne que devait appartenir l'honneur +de terminer toutes les difficultés de cette longue négociation. + +[En marge: La question décidée par deux combats de la flottille de +Boulogne.] + +[En marge: Ligne d'embossage de notre flottille devant Boulogne.] + +En Angleterre les esprits n'avaient cessé de se préoccuper des +préparatifs faits sur les côtes de la Manche. Pour les rassurer, +l'amirauté anglaise avait rappelé Nelson de la Baltique, et lui avait +donné le commandement des forces navales placées dans ces parages. Ces +forces se composaient de frégates, bricks, corvettes, bâtiments légers +de toute dimension. L'esprit entreprenant du célèbre marin anglais +faisait espérer qu'il aurait bientôt détruit, par quelque coup hardi, +la flottille française. Le 4 août (16 thermidor), il se présenta vers +la pointe du jour devant la plage de Boulogne, avec une trentaine de +petits bâtiments. Son pavillon était arboré sur la frégate la +_Méduse_. Il prit position à 1,900 toises de notre ligne, c'est-à-dire +hors de la portée de notre artillerie, et seulement à la portée des +gros mortiers. Son intention était de bombarder notre flottille. Elle +avait pour commandant un brave marin, plein de génie naturel et +d'ardeur pour la guerre, et appelé, s'il avait vécu, aux plus belles +destinées: c'était l'amiral Latouche-Tréville. Il exerçait tous les +jours nos chaloupes canonnières, il accoutumait nos soldats et nos +marins à monter rapidement à bord des bâtiments, à en descendre de +même, à manoeuvrer ensemble, avec célérité et précision. Le 4, notre +flottille était formée en trois divisions, sur une seule ligne +d'embossage parallèle au rivage, à 500 toises de la côte, et à +l'ancre. Elle se composait de gros bateaux canonniers, soutenus de +distance en distance par des bricks. Trois bataillons d'infanterie +étaient embarqués sur ces bâtiments de toutes sortes, pour seconder la +bravoure de nos marins. + +[En marge: Nelson bombarde notre flottille pendant seize heures sans +lui causer aucun dommage.] + +Nelson rangea en avant de son escadrille une division de bombardes, et +commença le feu dès cinq heures du matin. Il espérait, en l'accablant +de ses bombes, détruire notre flottille, ou l'obliger du moins à +rentrer dans le port. Il en fit donc jeter une quantité infinie, et +pendant toute la journée. Ces projectiles, lancés par de gros +mortiers, passaient pour la plupart au delà de notre ligne, et +allaient tomber sur la grève. Nos soldats et nos matelots, immobiles +sous ce feu incessant, et du reste plus effrayant que meurtrier, +montraient un sang-froid, une gaieté rares. Malheureusement ils +n'avaient pas les moyens de riposter. Nos bombardes, construites à la +hâte, ne pouvaient pas résister à l'ébranlement des mortiers, et +tiraient à peine quelques coups mal dirigés. La poudre, prise dans les +vieux approvisionnements de nos arsenaux, était sans force; elle +n'envoyait pas les projectiles à la distance nécessaire. Les équipages +français demandaient qu'on se portât en avant, soit pour être à la +portée du canon, soit afin de s'élancer à l'abordage. Mais nos bateaux +canonniers, lourdement construits, et sans l'expérience qu'on acquit +plus tard dans ce genre de construction, n'étaient pas faciles à +manoeuvrer, sous le vent du nord-est qui soufflait en ce moment. Ils +auraient été poussés par le vent et le courant sur la ligne anglaise, +et obligés, pour revenir à la côte, de lui montrer le travers, ce qui +les aurait laissés sans feux, car leurs canons étaient placés à +l'avant. Il fallut donc rester immobiles sous cette pluie de +projectiles, qui dura seize heures. Nos soldats de terre et de mer, la +supportant courageusement, regardaient en riant les bombes passer sur +leurs têtes. Le brave commandant, Latouche-Tréville, était au milieu +d'eux avec le colonel Savary, aide-de-camp du Premier Consul. On leur +jeta un millier de bombes, et, par une sorte de miracle, il n'y eut +personne de grièvement blessé. Deux de nos bâtiments furent coulés, +sans qu'il pérît un seul homme. Une canonnière, la _Méchante_, +commandée par le capitaine Margoli, fut percée par le milieu. Ce brave +officier jeta son équipage sur d'autres bateaux, puis, gardant deux +marins avec lui, ramena sa canonnière faisant eau de toute part, et +l'échoua sur le sable, avant qu'elle eût le temps de couler à fond. + +Les Anglais, malgré le désavantage de notre position, et la mauvaise +qualité de notre poudre, avaient été plus maltraités que nous. Ils +avaient eu trois ou quatre hommes tués ou blessés par les éclats de +nos bombes. + +Nelson s'éloigna très-mortifié, promettant de se venger dans quelques +jours, et de revenir avec des moyens certains de destruction. + +On s'attendait donc à tout moment à le voir reparaître, et l'amiral +français se mettait en mesure de le bien recevoir. Il renforça sa +ligne, la pourvut de meilleures munitions, anima de son esprit ses +matelots et ses soldats, qui du reste se montraient pleins d'ardeur, +et tout fiers d'avoir bravé les Anglais sur leur élément. Trois +bataillons d'élite, pris dans les 46e, 57e, et 108e demi-brigades, +avaient été placés sur la flottille, pour y servir comme dans la +journée du 4. + +[En marge: Seconde attaque sur la flottille, le 16 août, celle-ci à +l'abordage.] + +Douze jours après, le 16 août (28 thermidor), Nelson parut avec une +division navale, beaucoup plus considérable que la première. Tout +annonçait de sa part l'intention d'une attaque sérieuse, et à +l'abordage. C'était ce que désiraient les Français. + +Nelson avait 35 voiles, beaucoup de chaloupes et deux mille hommes +d'élite. Vers la chute du jour, il avait rangé ses chaloupes autour de +la _Méduse_, y avait distribué son monde, et donné ses instructions. +Ces chaloupes, montées par des soldats de la marine anglaise, devaient +pendant la nuit s'avancer à la rame, et enlever notre ligne à +l'abordage. Elles étaient formées en quatre divisions. Une cinquième +division, composée de bombardes, devait se placer, non plus en face de +notre flottille, position qui avait procuré peu de résultats dans le +bombardement du 4 août, mais sur le côté, de manière à pouvoir la +prendre d'enfilade. + +Vers minuit, ces quatre divisions, commandées par quatre officiers +intrépides, les capitaines Sommerville, Parker, Cotgrave et Jones, +s'avancèrent rapidement vers la côte de Boulogne. Une petite +embarcation française, montée par huit hommes seulement, avait été +laissée en sentinelle avancée. Elle fut abordée et enveloppée, mais +elle se défendit bravement avant de succomber, et le bruit de sa +mousqueterie servit à signaler la présence de l'ennemi. + +Les quatre divisions anglaises s'approchaient de toute la force de +leurs rames. Dès qu'elles eurent été aperçues, on ouvrit sur elles un +feu nourri de mousqueterie et de mitraille. La première division, +celle que commandait le capitaine Sommerville, entraînée par le +mouvement de la marée vers l'est, fut contrariée dans sa marche, et +emportée bien au delà de notre aile droite, qu'elle était chargée +d'attaquer. Les deux divisions du centre, conduites par les capitaines +Parker et Cotgrave, dirigées directement sur le milieu de notre ligne +d'embossage, y arrivèrent les premières, vers une heure du matin, et +l'attaquèrent franchement. Celle qui se trouvait sous les ordres du +capitaine Parker, après avoir échangé avec nos bâtiments une fusillade +fort vive, se jeta sur l'un des gros bricks, qu'on avait entremêlés +avec nos chaloupes pour les soutenir. C'était l'_Etna_, que commandait +le capitaine Pevrieu. Six péniches l'entourèrent afin de le prendre à +l'abordage. Les Anglais l'escaladèrent hardiment, leurs officiers en +tête; mais ils furent reçus par deux cents hommes d'infanterie, et +jetés à la mer à coups de baïonnette. Le brave Pevrieu, ayant +successivement affaire à deux matelots anglais, quoique blessé d'un +coup de poignard et d'un coup de pique, les tua tous les deux. En peu +d'instants on eut culbuté les assaillants, et on fit sur les péniches +un feu qui abattit le plus grand nombre des matelots employés à les +diriger. Nos chaloupes reçurent tout aussi vaillamment les assaillants +qui les voulurent aborder, et s'en défirent à coups de hache ou de +baïonnette. Un peu plus loin, la division commandée par le capitaine +Cotgrave aborda bravement la ligne des bateaux français, mais sans +plus de résultat. Une grosse chaloupe canonnière la _Surprise_, +entourée par quatre péniches, coula la première de ces péniches, prit +la seconde, et mit les deux autres en fuite. Les soldats rivalisèrent +avec les matelots dans ce genre de combat, qui allait parfaitement à +leur caractère vif et audacieux. + +Pendant que la seconde et la troisième divisions anglaises étaient +ainsi accueillies, la première, qui aurait dû aborder notre aile +droite, entraînée à l'est par la marée, comme on vient de le voir, +n'avait pu arriver que très-tard sur le lieu de l'action. Faisant +effort pour revenir de l'est à l'ouest, elle semblait menacer +l'extrémité de notre ligne d'embossage, et vouloir passer entre la +terre et nos bâtiments, suivant une manoeuvre fort ordinaire aux +Anglais. C'était, au surplus, un effet de sa position plutôt qu'un +calcul. Mais des détachements de la 108e, postés sur le rivage, firent +sur elle un feu meurtrier. Les marins anglais, sans se laisser +rebuter, se jetèrent sur la canonnière le _Volcan_, qui gardait +l'extrême droite de notre ligne. L'enseigne qui la commandait, nommé +Guéroult, officier plein d'énergie, reçut l'abordage à la tête de ses +matelots, et de quelques soldats d'infanterie. Il eut un combat +opiniâtre à soutenir. Tandis qu'il se défendait sur le pont de sa +canonnière, les embarcations anglaises qui l'enveloppaient, essayèrent +de couper les câbles pour emmener la canonnière elle-même. +Heureusement l'une des attaches était en fer, et put résister à tous +les efforts qu'on fit pour la rompre. Le feu, parti des autres bateaux +français et du rivage, obligea enfin les Anglais à lâcher prise. +L'attaque sur ce point avait donc été aussi heureusement repoussée que +sur les deux autres. + +L'aurore commençait à poindre. La quatrième division ennemie, destinée +à se porter vers notre gauche, et ayant à faire un grand mouvement +vers l'ouest, malgré la marée qui portait à l'est, n'était point +arrivée à temps. De leur côté, les bombardes de Nelson, grâce à la +nuit, ne nous avaient pas fait grand mal. Les Anglais se voyaient +partout repoussés; la mer était couverte de leurs cadavres flottants, +et bon nombre de leurs embarcations étaient coulées ou prises. La +clarté du jour, devenant à chaque instant plus vive, rendait leur +retraite nécessaire. Ils la firent vers quatre heures du matin. Le +soleil parut pour éclairer leur fuite. Cette fois ce n'était plus de +leur part une tentative infructueuse, c'était une véritable défaite. + +Nos équipages étaient tout joyeux; ils n'avaient pas perdu beaucoup de +monde, et les Anglais, au contraire, avaient fait des pertes assez +notables. Ce qui ajoutait encore à la satisfaction produite par cette +action brillante, c'était d'avoir battu Nelson en personne, et +d'avoir rendu vaines toutes les menaces de destruction, qu'il avait +publiquement proférées contre notre flottille. + +L'effet contraire devait être produit de l'autre côté du détroit; et, +bien que ce combat à l'ancre ne prouvât pas encore ce qu'une semblable +flottille pourrait faire en mer, quand il faudrait porter cent mille +hommes, toutefois la confiance des Anglais dans le génie entreprenant +de Nelson était fort diminuée, et le danger inconnu dont ils étaient +menacés les préoccupait bien davantage. + +[En marge: Les deux combats de Boulogne et l'abandon de la Trinité, +amènent le terme de la négociation.] + +Mais les vicissitudes de cette grande négociation touchaient à leur +terme. Décidé par la conduite du cabinet espagnol, le Premier Consul +avait enfin autorisé M. Otto à concéder la Trinité. Cette concession et +les deux combats de Boulogne devaient faire cesser les hésitations du +cabinet britannique. Il consentit donc aux bases proposées, sauf +quelques difficultés de détail restant encore à vaincre. Le cabinet +anglais voulait, en rendant Malte à l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, +stipuler que l'île serait placée sous la protection d'une puissance +garante; car il ne comptait guère sur la force de l'ordre pour la +défendre, quand même on réussirait à le constituer. On n'était pas +d'accord avec nous sur la puissance garante. Le pape, la cour de Naples, +la Russie étaient successivement mis en discussion et repoussés. Enfin +la forme même de la rédaction présentait certains embarras. Comme +l'effet de ce traité sur l'opinion publique devait être grand dans les +deux pays, on tenait, des deux côtés, à l'apparence autant qu'à la +réalité. L'Angleterre consentait bien à énumérer, dans le traité, les +nombreuses possessions qu'elle restituait à la France et à ses alliés, +mais elle voulait énumérer aussi celles qui lui étaient définitivement +acquises. Cette prétention était juste, plus juste que celle du Premier +Consul, qui voulait que les objets restitués à la France, à la Hollande, +à l'Espagne, fussent énumérés, et que le silence observé à l'égard des +autres fût pour l'Angleterre la seule manière d'en acquérir la +propriété. + +À ces difficultés peu graves au fond, s'enjoignaient d'accessoires, +relativement aux prisonniers, aux dettes, aux séquestres, surtout aux +alliés des deux parties contractantes, et au rôle qu'on leur +assignerait dans le protocole. Cependant on était pressé d'en finir, +et de mettre un terme aux anxiétés du monde. D'une part, le cabinet +anglais voulait avoir conclu avant la réunion du Parlement, de +l'autre, le Premier Consul craignait à tout moment d'apprendre la +reddition d'Alexandrie, car la résistance prolongée de cette place +laissait planer un doute utile à la négociation. Impatient de grands +résultats, il soupirait après le jour où il pourrait faire entendre à +la France le mot si nouveau, si magique, non pas de paix avec +l'Autriche, avec la Prusse, avec la Russie, mais de paix générale avec +le monde entier. + +[En marge: Sept. 1801.] + +[En marge: On convient de part et d'autre de signer la paix sous forme +de préliminaires.] + +En conséquence, on convint de consacrer immédiatement les grands +résultats obtenus, et de remettre à une négociation ultérieure les +difficultés de forme et de détail. Pour cela on imagina de rédiger +des préliminaires de paix, et, tout de suite après la signature de +ces préliminaires, de charger des plénipotentiaires de rédiger à +loisir un traité définitif. Toute difficulté qui n'était pas +fondamentale, et dont la solution entraînait des lenteurs, devait être +renvoyée à ce traité définitif. Pour être plus certain d'en finir +bientôt, le Premier Consul voulut enfermer les négociateurs dans un +délai déterminé. On était au milieu de septembre 1801 (fin de +fructidor an IX); il accorda jusqu'au 2 octobre (10 vendémiaire an X). +Après ce terme, il était décidé, disait-il, à profiter des brumes de +l'automne, pour exécuter ses projets contre les côtes d'Irlande et +d'Angleterre. Tout cela fut dit avec les égards dus à une nation +grande et fière, mais avec ce ton péremptoire qui ne laisse aucun +doute. + +Les deux négociateurs, M. Otto et lord Hawkesbury, étaient d'honnêtes +gens, et voulaient la paix. Ils la voulaient pour elle-même, et aussi +par l'ambition bien naturelle et bien légitime, de placer leur nom au +bas de l'un des plus grands traités de l'histoire du monde. Aussi +toutes facilités compatibles avec leurs instructions, furent par eux +apportées dans la rédaction des préliminaires. + +Il fut convenu que l'Angleterre restituerait à la France et à ses +alliés, c'est-à-dire à l'Espagne et à la Hollande, toutes les +conquêtes maritimes qu'elle avait faites, _à l'exception des îles de +Ceylan et de la Trinité, qui lui étaient définitivement acquises_. + +Telle avait été la forme admise pour concilier le juste amour-propre +des deux nations. En définitive, l'Angleterre gardait le continent de +l'Inde, qu'elle avait conquis sur les princes indiens; l'île de +Ceylan, enlevée aux Hollandais, et appendice nécessaire de ce vaste +continent; enfin l'île de la Trinité, prise dans les Antilles sur les +Espagnols. Il y avait là de quoi satisfaire la plus grande ambition +nationale. Elle restituait le Cap, Demerari, Berbice, Essequibo, +Surinam, aux Hollandais; la Martinique, la Guadeloupe, aux Français; +Minorque aux Espagnols, Malte à l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem. +Quant à ce dernier point, la puissance garante devait être désignée +dans le traité définitif. L'Angleterre évacuait Porto-Ferraio, qui +revenait avec l'île d'Elbe aux Français. En compensation, les Français +devaient évacuer l'État de Naples, c'est-à-dire le golfe de Tarente. + +Enfin l'Égypte était abandonnée par les troupes des deux nations, et +restituée à la Porte. Les États de Portugal étaient garantis. + +[En marge: Résultats de la guerre pour les deux nations.] + +[En marge: Grandeur extraordinaire de la France.] + +Si on veut considérer seulement les grands résultats, que ces +restitutions tant débattues de quelques îles, ne diminuaient ni +n'augmentaient beaucoup, voici ce qui ressortait du traité. Dans cette +lutte de dix années, l'Angleterre avait acquis l'empire des Indes, +sans que l'acquisition de l'Égypte par la France en devînt le +contre-poids. Mais en retour la France avait changé la face du +continent à son profit; elle avait conquis la formidable ligne des +Alpes et du Rhin, éloigné à jamais l'Autriche de ses frontières, par +l'acquisition des Pays-Bas; arraché à cette puissance l'objet éternel +de sa convoitise, c'est-à-dire l'Italie, qui avait passé presque tout +entière sous la domination française. Elle avait, par le principe posé +des sécularisations, affaibli considérablement la maison impériale en +Allemagne, au profit de la maison de Brandebourg. Elle avait fait +subir à la Russie de désagréables échecs, pour avoir voulu se mêler +des affaires de l'Occident. Elle dominait la Suisse, la Hollande, +l'Espagne et l'Italie. Aucune puissance n'exerçait dans le monde un +prestige égal au sien; et si l'Angleterre s'était agrandie sur mer, la +France avait cependant ajouté à l'étendue de ses rivages les côtes de +la Hollande, de la Flandre, de l'Espagne, de l'Italie, pays +complétement soumis à sa domination ou à son influence. C'étaient là +de vastes moyens de puissance maritime. + +Voilà tout ce que consacrait l'Angleterre, en signant les +préliminaires de Londres, pour prix, il est vrai, du continent de +l'Inde. La France y pouvait consentir. Nos alliés vigoureusement +défendus recouvraient presque tout ce que la guerre leur avait fait +perdre. L'Espagne était privée de la Trinité, par sa faute, mais elle +gagnait Olivença en Portugal, la Toscane en Italie. La Hollande +abandonnait Ceylan, mais elle recouvrait ses colonies de l'Inde, le +Cap, les Guyanes; elle était délivrée du stathouder. + +[En marge: Octob. 1801.] + +[En marge: Signature donnée le 1er octobre.] + +Telles étaient les conséquences de cette paix si belle, la plus +glorieuse que la France ait jamais conclue. Il était naturel que le +négociateur français fût impatient d'en finir. On était arrivé au 30 +septembre, et on était encore arrêté par quelques difficultés de +rédaction. On les leva toutes, et enfin, le 1er octobre au soir, +veille du jour fixé comme terme fatal par le Premier Consul, M. Otto +eut la joie de placer sa signature au bas des préliminaires de paix, +joie profonde, sans égale, car jamais négociateur n'avait eu le +bonheur d'assurer par sa signature tant de grandeurs à sa patrie! + +On convint de laisser cette nouvelle secrète à Londres pendant +vingt-quatre heures, afin que le courrier de la légation française pût +l'annoncer le premier au gouvernement. Cet heureux courrier partit le +1er octobre dans la nuit, et arriva le 3 (11 vendémiaire), à quatre +heures de l'après-midi à la Malmaison. Dans ce moment les trois +Consuls y tenaient conseil de gouvernement. À l'ouverture des dépêches +la sensation fut vive; on abandonna le travail, on s'embrassa. Le +Premier Consul, qui mettait volontiers toute retenue de côté avec les +hommes de sa confiance, laissa percer les sentiments dont il était +plein. Tant de résultats obtenus en si peu de temps, l'ordre, la +victoire, la paix, rendus à la France par son génie et un travail +opiniâtre, en deux années, c'étaient là des bienfaits dont il devait +être assurément bien heureux, et bien fier! Dans ces épanchements +d'une satisfaction commune, M. Cambacérès lui dit: Maintenant que nous +avons fait un traité de paix avec l'Angleterre, il faut faire un +traité de commerce, et tout sujet de division sera écarté entre les +deux pays.--N'allons pas si vite, lui répondit le Premier Consul avec +vivacité. La paix politique est faite, tant mieux, jouissons-en. Quant +à la paix commerciale, nous la ferons si nous pouvons. Mais je ne veux +à aucun prix sacrifier l'industrie française, je me souviens des +malheurs de 1786.--Il fallait que cette singulière et instinctive +passion pour les intérêts de l'industrie française fût bien forte, +pour éclater dans un tel moment. Mais le consul Cambacérès, avec sa +sagacité ordinaire, avait touché la difficulté qui, plus tard, devait +brouiller de nouveau les deux peuples. + +La nouvelle fut à l'instant envoyée à Paris, pour y être publiée. Vers +la chute du jour, le canon retentissait dans les rues, et tout le +monde se demandait quel était l'heureux événement qui motivait ces +manifestations. On courait le savoir dans les lieux publics, où les +commissaires du gouvernement avaient ordre de faire connaître la +signature des préliminaires. Dans le moment, en effet, la conclusion +de la paix était proclamée sur tous les théâtres, au milieu d'une +allégresse dont on n'avait pas eu depuis long-temps l'exemple. Cette +allégresse était naturelle, car la paix avec l'Angleterre était la +véritable paix générale, elle consolidait le repos du continent, +supprimait la cause des coalitions européennes, et ouvrait le monde à +l'essor de notre commerce et de notre industrie. Paris fut +soudainement illuminé dans cette soirée. + +[En marge: Le colonel Lauriston chargé de porter à Londres la +ratification du traité préliminaire de paix.] + +Le Premier Consul donna immédiatement sa ratification au traité des +préliminaires, et chargea son aide-de-camp Lauriston de porter à +Londres cette ratification. Si le contentement était vif et général +en France, il était poussé en Angleterre jusqu'au délire. La nouvelle, +d'abord cachée par les négociateurs, avait enfin transpiré, et on +avait été obligé de l'annoncer au lord-maire de Londres, par un +message. Ce message fit d'autant plus d'effet, que, depuis quelques +heures, on répandait le bruit de la rupture des négociations. +Sur-le-champ le peuple se livra sans retenue à ces transports +violents, qui sont particuliers au caractère passionné de la nation +anglaise. Les voitures publiques partant de Londres portaient ces +mots, écrits à la craie et en grosses lettres: PAIX AVEC LA FRANCE. +Partout on les arrêtait, on les dételait, on les traînait en triomphe. +On se figurait que tous les maux de la disette, de la cherté, allaient +finir à la fois. On rêvait des biens inconnus, immenses, impossibles. +Il y a des jours où les peuples, comme les individus, fatigués de se +haïr, éprouvent le besoin d'une réconciliation, même passagère, même +trompeuse. Dans cet instant, malheureusement si court, le peuple +anglais croyait presque aimer la France; il adorait le héros, le sage +qui la gouvernait: il criait _Vive Bonaparte_, avec transport. + +Telle est la joie humaine: elle n'est vive, elle n'est profonde, qu'à +la condition d'ignorer l'avenir. Remercions la sagesse de Dieu d'avoir +fermé aux hommes le livre du destin! Combien tous les coeurs eussent +été glacés ce jour-là, si, le voile qui cachait l'avenir, venant à +tomber tout à coup, les Anglais et les Français avaient pu voir devant +eux, quinze ans d'une haine atroce, d'une guerre acharnée, le +continent et les mers inondés du sang des deux peuples! Et la France, +combien elle eût été consternée, si, tandis qu'elle se croyait grande, +grande à jamais, elle eût entrevu, dans une page de ce redoutable +livre du destin, les traités de 1815! Et ce héros, victorieux et sage, +qui la gouvernait, combien il eût été surpris, épouvanté, si, au +milieu de ses plus belles oeuvres, il avait pu apercevoir ses immenses +fautes; si, au milieu de sa prospérité la plus pure, il avait entrevu +sa chute effroyable, et son martyre! Oh! oui, la Providence, dans la +profondeur de ses desseins, a bien fait de ne découvrir que le présent +à l'homme; c'est bien assez pour son faible coeur! Et nous, +aujourd'hui, qui savons tout, et ce qui se passait alors, et ce qui +s'est accompli depuis, tâchons de nous rendre un moment l'ignorance de +ce temps, pour en comprendre, pour en partager les vives et profondes +émotions. + +[En marge: Transports du peuple anglais en recevant la nouvelle des +ratifications.] + +Un léger doute restait encore à Londres, et troublait un peu la joie +anglaise, car les ratifications du Premier Consul n'étaient pas +arrivées, et on craignait quelque résolution soudaine de ce caractère +si prompt, si fier, si exigeant pour sa nation. Ce doute était +pénible; mais tout à coup on apprend à Londres qu'un propre +aide-de-camp du Premier Consul, un de ses compagnons d'armes, le +colonel Lauriston, est descendu à l'hôtel de M. Otto, et qu'il apporte +le traité ratifié. Dégagée du dernier doute qui la contenait encore, +la joie n'a plus de bornes. On court chez M. Otto, on le trouve qui +montait en voiture avec le colonel Lauriston, pour se rendre chez lord +Hawkesbury, et faire l'échange des ratifications. Le peuple dételle +les chevaux, et traîne ces deux Français chez lord Hawkesbury. + +[En marge: Le colonel Lauriston traîné en triomphe par le peuple dans +les rues de Londres.] + +De chez lord Hawkesbury les deux négociateurs devaient se rendre chez +le premier ministre M. Addington, et ensuite à l'Amirauté, chez lord +Saint-Vincent. Le peuple s'obstine; on veut traîner la voiture, d'un +ministre chez un autre. Enfin, à l'hôtel de l'Amirauté, la foule était +devenue telle, la confusion si étrange, que lord Saint-Vincent, +craignant quelque accident, se mit lui-même à la tête du cortége, de +peur que la voiture ne fût renversée, et qu'un accident fâcheux ne fût +la suite involontaire de cette joie convulsive. Plusieurs jours +s'écoulèrent en transports de ce genre, en témoignages d'un +contentement extraordinaire. + +[En marge: La nouvelle de la reddition d'Alexandrie arrive huit heures +après la signature du traité.] + +Un fait digne de remarque, c'est que, quelques heures après la +signature des préliminaires, il arriva un courrier d'Égypte, apportant +la nouvelle de la reddition d'Alexandrie, laquelle avait eu lieu le 30 +août 1801 (12 fructidor).--Ce courrier, dit lord Hawkesbury à M. Otto, +nous est arrivé huit heures après la signature du traité: tant mieux! +s'il fût arrivé plus tôt, nous aurions été forcés par l'opinion +publique d'être plus exigeants, et la négociation eût été probablement +rompue. La paix vaut mieux qu'une île de plus ou de moins.--Ce +ministre, honnête homme, avait raison. Mais c'est une preuve que la +résistance d'Alexandrie avait été utile, et que, même dans une cause +désespérée, la voix de l'honneur, qui conseille de résister le plus +long-temps possible, est toujours bonne à écouter. + +[En marge: On convient de réunir des plénipotentiaires dans la ville +d'Amiens pour conclure un traité définitif.] + +[En marge: Choix de lord Cornwallis pour représenter l'Angleterre au +congrès d'Amiens.] + +Il fut convenu que des plénipotentiaires se réuniraient dans la ville +d'Amiens, point intermédiaire entre Londres et Paris, pour y rédiger +le traité définitif. Le cabinet britannique fit choix d'un vieux et +respectable militaire, qui s'était honoré en portant long-temps les +armes pour sa patrie, mais qui croyait le moment venu de mettre un +terme aux maux du monde, c'était lord Cornwallis, l'un des personnages +les plus estimés de la Grande-Bretagne. Lord Cornwallis avait commandé +les armées anglaises en Amérique et dans l'Inde. Il avait été +gouverneur-général du Bengale et vice-roi d'Irlande pendant la fin du +dernier siècle. Il fut convenu que lord Cornwallis se rendrait à +Paris, pour complimenter le Premier Consul, avant de se transporter +sur le lieu des négociations. + +[En marge: Choix de Joseph Bonaparte pour représenter la France.] + +Le Premier Consul, de son côté, fit choix de son frère Joseph, qu'il +chérissait particulièrement, et qui, par l'aménité de ses formes, la +douceur de son caractère, était parfaitement propre au rôle de +pacificateur, qui lui était habituellement réservé. Joseph avait signé +la paix avec l'Amérique à Morfontaine, avec l'Autriche à Lunéville; il +allait la signer avec l'Angleterre à Amiens. Le Premier Consul +faisait, ainsi cueillir par son frère les fruits qu'il avait cultivés +lui-même de ses mains triomphantes. M. de Talleyrand, en voyant tout +l'honneur apparent de ces traités, dévolu à un personnage étranger aux +travaux de notre diplomatie, ne put se défendre d'un mouvement de +dépit, mouvement passager, fortement contenu, saisi néanmoins par +l'oeil observateur et méchant des diplomates résidant à Paris, +lesquels en remplirent plus d'une dépêche. Mais l'habile ministre +savait qu'il ne fallait pas s'aliéner la famille du Premier Consul, et +que d'ailleurs, si, après avoir fait la part du général Bonaparte, il +restait une portion de gloire à décerner à quelqu'un dans ces belles +négociations, le public européen ne la décernerait qu'au ministre des +affaires étrangères. + +[En marge: Suite de traités signés coup sur coup avec toutes les +puissances de l'Europe.] + +Les négociations entamées avec divers États, et non conclues encore, +furent terminées presque immédiatement. Le Premier Consul entendait +l'art de produire de grands effets sur l'imagination des hommes, parce +qu'il avait lui-même beaucoup d'imagination. Il brusqua les +difficultés avec toutes les cours, et voulut, coup sur coup, accabler +la France de satisfactions de tout genre, l'étourdir, l'enivrer, à +force de résultats extraordinaires. + +[En marge: Traité avec le Portugal.] + +Il en finit avec le Portugal, et fit signer à Madrid, par son frère +Lucien, les conditions d'abord refusées de Badajos, sauf quelques +modifications peu importantes. On n'insista plus sur l'occupation de +l'une des provinces portugaises, car, les bases de la paix avec +l'Angleterre étant arrêtées depuis l'abandon de la Trinité, il n'y +avait plus aucun intérêt à retenir les gages dont on avait d'abord +voulu se munir. On convint d'une indemnité pour les frais de la +guerre, de quelques avantages commerciaux pour notre industrie, tels, +par exemple, que l'introduction immédiate de nos draps, et le +traitement de la nation la plus favorisée, à l'égard de tous nos +produits. L'exclusion des vaisseaux anglais de guerre et de commerce +fut stipulée formellement, jusqu'à la conclusion de la paix. + +[En marge: Traités avec la Porte, Alger et Tunis.] + +L'évacuation de l'Égypte terminait toutes les difficultés avec la +Porte-Ottomane. M. de Talleyrand conclut à Paris, avec un ministre du +sultan, des préliminaires de paix, qui stipulaient la restitution de +l'Égypte à la Porte, le rétablissement des anciens rapports de la +France avec elle, et la mise en vigueur de tous les traités antérieurs +de commerce, et de navigation. + +Des conventions semblables furent faites avec les régences de Tunis et +d'Alger. + +[En marge: Traité avec la Bavière.] + +Un traité fut signé avec la Bavière pour la replacer, à l'égard de la +République, dans les rapports d'alliance qui avaient existé autrefois +entre cette cour et la vieille monarchie française, lorsque celle-ci +protégeait toutes les puissances allemandes de second ordre, contre +l'ambition de la maison d'Autriche. C'était un véritable +renouvellement des traités de Westphalie et de Teschen. La Bavière +faisait à la France l'abandon direct de tout ce qu'elle avait possédé +jadis sur la rive gauche du Rhin. En retour, la France promettait +d'employer son influence, dans les négociations dont les affaires +germaniques seraient bientôt le sujet, pour procurer à la Bavière une +indemnité suffisante, et convenablement située. La France, en outre, +lui garantissait l'intégrité de ses États. + +[En marge: Traité avec la Russie.] + +Enfin, pour achever l'oeuvre de cette pacification générale, le traité +avec la Russie, qui rétablissait de droit une paix existant déjà de +fait, fut signé après de longs débats, entre M. de Markoff et M. de +Talleyrand. Le nouvel empereur avait montré, comme on l'a vu, moins +d'énergie dans sa résistance aux prétentions maritimes de +l'Angleterre, mais aussi moins d'ostentation et d'exigence dans la +protection accordée aux petits États allemands et italiens, qui +avaient fait partie de la coalition contre la France. Alexandre +n'avait jamais élevé de difficultés quant à l'Égypte; mais, en tout +cas, elles étaient toutes supprimées par les derniers événements. Il +ne prétendait plus à la qualité de grand-maître des chevaliers de +Malte, ce qui rendait facile la reconstitution de l'ordre sur son +ancien pied, ainsi qu'on en était convenu avec l'Angleterre. Il n'y +avait eu de différend sérieux avec Alexandre, que sur Naples et sur le +Piémont. En persistant, en gagnant du temps, on avait vaincu les +principales difficultés relativement à ces deux États. L'évacuation de +la rade de Tarente venait d'être promise aux Anglais. La Russie s'en +tenait pour satisfaite, et y voyait l'accomplissement d'une condition +essentielle à son honneur, l'intégrité des États de Naples. Elle avait +cessé de parler de l'île d'Elbe. Quant au Piémont, chaque jour ajouté +au silence de l'Angleterre, pendant la négociation de Londres, avait +enhardi le Premier Consul à ne pas rendre cette importante province +au roi de Sardaigne. La Russie invoquait les promesses qui lui avaient +été faites à ce sujet. Le Premier Consul répondait, en disant qu'on +lui avait promis aussi de défendre le vrai droit maritime dans toute +sa teneur, et qu'on en avait abandonné une partie à l'Angleterre. On +convint d'un article, par lequel on se promettait de s'occuper à +l'amiable, et de gré à gré, des intérêts de S. M. le roi de Sardaigne, +et d'_y avoir les égards compatibles avec l'état actuel des choses_. +C'était se donner une grande liberté relativement à ce prince, et +notamment celle de l'indemniser un jour, avec le duché de Parme ou de +Plaisance, comme le Premier Consul en avait alors la pensée. La +conduite du roi de Sardaigne, son dévouement aux Anglais pendant la +dernière campagne d'Égypte, avaient profondément irrité le chef du +gouvernement français. Celui-ci, néanmoins, avait de meilleures +raisons que la colère: il tenait au Piémont comme à la plus belle des +provinces italiennes pour nous, car elle nous permettait de déboucher +toujours en Italie, et d'y avoir sans cesse une armée. Elle devenait +enfin pour la France ce que le Milanais avait été si long-temps pour +l'Autriche. + +On avait été constamment d'accord avec la Russie sur les affaires +d'Allemagne; il n'y avait par conséquent aucune difficulté sur ce +dernier sujet. + +On rédigea donc le traité d'après ces bases, de concert avec le +nouveau négociateur, M. de Markoff, récemment arrivé de Pétersbourg. +On signa un premier traité patent, où il fut dit purement et +simplement, que la bonne intelligence était rétablie entre les deux +gouvernements, et qu'ils ne souffriraient pas que les sujets émigrés +de l'un ou de l'autre pays, entretinssent des menées coupables dans +leur ancienne patrie. Cet article avait trait aux Polonais d'une part, +aux Bourbons de l'autre. À ce traité patent fut jointe une convention +secrète, dans laquelle il était dit, que, les deux empires s'étant +bien trouvés de leur intervention dans les affaires d'Allemagne, à +l'époque du traité de Teschen, ils réuniraient de nouveau leur +influence, pour amener en Allemagne les arrangements territoriaux les +plus favorables au bon équilibre de l'Europe; que la France notamment +s'emploierait à procurer une indemnité avantageuse à l'électeur de +Bavière, au grand-duc de Wurtemberg, au grand-duc de Baden (ce dernier +avait été ajouté à la liste des protégés de la Russie, à cause de la +nouvelle impératrice, qui était une princesse badoise); que les États +de Naples seraient évacués à la paix maritime, et jouiraient de la +neutralité en cas de guerre, et enfin qu'on s'entendrait à l'amiable +sur les intérêts du roi de Sardaigne, quand il y aurait lieu, _et de +la manière la plus compatible avec l'état actuel des choses_. + +Le Premier Consul envoya sur-le-champ son aide-de-camp Caulaincourt à +Pétersbourg, pour porter au jeune empereur une lettre adroite et +caressante, dans laquelle il se félicitait de la paix conclue, +l'informait avec une sorte de complaisance d'une multitude de détails, +et paraissait désormais vouloir conduire de moitié avec lui les +grandes affaires du monde. M. de Caulaincourt, en attendant l'envoi +d'un ambassadeur, devait remplacer Duroc, qui s'était un peu trop hâté +de revenir de Pétersbourg. Le Premier Consul avait envoyé à ce dernier +une somme considérable, avec ordre d'assister au couronnement de +l'empereur, et d'y représenter la France avec éclat. Duroc n'ayant pas +eu le temps de recevoir cette lettre, était reparti. Une autre cause +l'y avait décidé. Alexandre lui avait fait adresser l'invitation +d'assister à son couronnement, mais M. de Panin ne lui avait pas +transmis cette invitation. Plus tard une explication ayant eu lieu à +ce sujet, l'empereur, blessé de l'inexécution de ses ordres, enjoignit +à M. de Panin de se rendre dans ses terres, et le remplaça par M. de +Kotschoubey, l'un des membres de son conseil occulte. Le jeune +empereur commençait ainsi à se débarrasser des hommes qui avaient +contribué à son avénement, et qui voulaient l'entraîner dans leur +politique exclusivement anglaise. Tout faisait donc présager de bonnes +relations avec la Russie. Les égards délicats et flatteurs du Premier +Consul ne pouvaient que rendre ce résultat plus certain. + +[En marge: Nov. 1801.] + +[En marge: Fête pour la paix générale.] + +[En marge: Lord Cornwallis à Paris.] + +Ces divers traités, qui complétaient la paix du monde, furent signés à +peu près en même temps que les préliminaires de Londres. La +satisfaction publique était au comble, et il fut décidé qu'on +donnerait une grande fête, pour célébrer la paix générale. Elle fut +fixée au 18 brumaire. On ne pouvait mieux en choisir le jour, car +c'était à la révolution du 18 brumaire, qu'il fallait attribuer tant +de beaux résultats. Lord Cornwallis dut y assister. Il arriva le 16 +brumaire (7 novembre) à Paris avec un grand nombre de ses +compatriotes. À peine la signature des préliminaires avait-elle été +donnée, que les demandes de passe-ports pour la France s'étaient +multipliées chez M. Otto. On en avait envoyé trois cents. Cela ne +suffit pas, il fallut en envoyer un nombre illimité. Les bâtiments +destinés à venir chercher des denrées françaises, et à nous apporter +des marchandises anglaises, mirent le même empressement à obtenir des +sauf-conduits. Toutes ces demandes furent accordées avec la plus +parfaite bonne volonté, et les relations se trouvèrent rétablies +sur-le-champ avec une promptitude et une ardeur incroyables. Le 18 +brumaire Paris était déjà rempli d'Anglais, impatients de voir cette +France si nouvelle, et devenue tout à coup si brillante, de voir +surtout l'homme qui dans ce moment faisait l'admiration de +l'Angleterre et du monde. L'illustre Fox était du nombre des Anglais +impatients de visiter la France. Le jour de cette fête, qui fut belle +par la joie paisible et profonde de toutes les classes de citoyens, la +circulation des voitures était interdite. On n'avait fait d'exception +que pour lord Cornwallis. La foule s'ouvrait avec empressement et +respect devant cet honorable représentant des armées anglaises, qui +venait faire la paix de sa nation avec la nôtre. Il était surpris de +trouver cette France si différente des tableaux hideux qu'en traçaient +à Londres les émigrés. Tous ses compatriotes partageaient le même +sentiment, et l'exprimaient avec une naïve admiration. + +Tandis que cette fête avait lieu à Paris, un banquet superbe était +donné à Londres dans la Cité, et on y portait, au milieu des +acclamations les plus vives, les toasts suivants: + +Au roi de la Grande-Bretagne! + +Au prince de Galles! + +À la liberté, à la prospérité des royaumes-unis de la Grande-Bretagne +et de l'Irlande! + +AU PREMIER CONSUL BONAPARTE, à la liberté, au bonheur de la RÉPUBLIQUE +FRANÇAISE. + +Des acclamations bruyantes et unanimes accompagnèrent ce dernier +toast. + +La paix de la France était faite avec toutes les puissances de la +terre. Il restait une seule paix à conclure, plus difficile peut-être +que les précédentes, car elle exigeait un tout autre génie que celui +des batailles, et elle était fort désirable aussi, puisqu'elle devait +rétablir le repos dans les âmes, l'union dans les familles. Cette paix +était celle de la République avec l'Église. Le moment est donc venu de +raconter les négociations laborieuses dont elle était l'objet, avec le +représentant du Saint-Siége. + + +FIN DU ONZIÈME LIVRE. + + + + +LIVRE DOUZIÈME. + +CONCORDAT. + + L'Église catholique pendant la Révolution française. -- + Constitution civile du clergé décrétée par l'Assemblée + Constituante. -- Cette constitution avait voulu assimiler + l'administration des cultes à celle du royaume, établir un + diocèse par département, faire élire les évêques par les fidèles, + et les dispenser de l'institution canonique. -- Serment à cette + constitution exigé de la part du clergé. -- Refus de serment, et + schisme. -- Diverses catégories de prêtres, leur rôle et leur + influence. -- Inconvénients de cet état de choses. -- Moyens + qu'il fournit aux ennemis de la Révolution, pour troubler l'État + et les familles. -- Divers systèmes proposés pour porter remède + au mal. -- Le système de l'inaction. -- Le système d'une Église + française, dont le Premier Consul serait le chef. -- Le système + d'un fort encouragement au protestantisme. -- Opinions du Premier + Consul sur les divers systèmes proposés. -- Il forme le projet de + rétablir la religion catholique, en appropriant sa discipline aux + nouvelles institutions de la France. -- Il veut la déposition des + évêques anciens titulaires, une circonscription comprenant 60 + siéges au lieu de 158, la création d'un nouveau clergé composé de + prêtres respectables de toutes les sectes, l'attribution à l'État + de la police des cultes, un salaire aux prêtres au lieu d'une + dotation territoriale, enfin la consécration par l'Église de la + vente des biens nationaux. -- Relations amicales du pape Pie VII + avec le Premier Consul. -- Monsignor Spina, chargé de négocier à + Paris, retarde la négociation dans un intérêt temporel du + Saint-Siége. -- Désir secret de recouvrer les Légations. -- + Monsignor Spina sent enfin le besoin de se hâter. -- Il s'abouche + avec l'abbé Bernier, chargé de traiter pour la France. -- + Difficultés du plan proposé à la cour romaine. -- Le Premier + Consul envoie son projet à Rome, et demande au Pape de + s'expliquer. -- Trois cardinaux consultés. -- Le Pape, après + cette consultation, veut que la religion catholique soit déclarée + religion de l'État, qu'on le dispense de déposer les anciens + titulaires, et de consacrer autrement que par son silence la + vente des biens d'Église, etc. -- Débats avec M. de Cacault, + ministre de France à Rome. -- Le Premier Consul, fatigué de ces + lenteurs, ordonne à M. de Cacault de quitter Rome sous cinq + jours, si le Concordat n'est pas adopté dans ce délai. -- + Terreurs du Pape et du cardinal Consalvi. -- M. de Cacault + suggère au cabinet pontifical l'idée d'envoyer à Paris le + cardinal Consalvi. -- Départ de celui-ci pour la France, et ses + frayeurs. -- Son arrivée à Paris. -- Accueil bienveillant du + Premier Consul. -- Conférences avec l'abbé Bernier. -- On + s'entend sur le principe d'une religion d'État. -- On déclare la + religion catholique, religion de la majorité des Français. -- + Toutes les autres conditions du Premier Consul, relativement à la + déposition des anciens titulaires, à la nouvelle circonscription, + à la vente des biens d'Église, sont acceptées, sauf quelques + changements de rédaction. -- Accord définitif sur tous les + points. -- Efforts tentés au dernier moment par les adversaires + du rétablissement des cultes, afin d'empêcher le Premier Consul + de signer le Concordat. -- Il persiste. -- Signature donnée le 15 + juillet 1801. -- Retour du cardinal Consalvi à Rome. -- + Satisfaction du Pape. -- Solennité des ratifications. -- Choix du + cardinal Caprara, comme légat _a latere_. -- Le Premier Consul + aurait voulu célébrer le 18 brumaire la paix de l'Église, en même + temps que la paix avec toutes les puissances de l'Europe. -- La + nécessité de s'adresser aux anciens titulaires, pour avoir leur + démission, entraîne des retards. -- Demande de leur démission + adressée par le Pape à tous les anciens évêques, constitutionnels + ou non constitutionnels. -- Sage soumission des constitutionnels. + -- Noble résignation des membres de l'ancien clergé. -- + Admirables réponses. -- Il n'y a de résistance que de la part des + évêques retirés à Londres. -- Tout est prêt pour le + rétablissement du culte en France, mais une vive opposition dans + le sein du Tribunat fait naître de nouveaux délais. -- Nécessité + de vaincre cette opposition avant de passer outre. + + +[En marge: Mars 1801.] + +[En marge: Négociations avec le Saint-Siége.] + +Le Premier Consul aurait voulu que le jour anniversaire du 18 +brumaire, consacré à célébrer la réconciliation de la France avec +l'Europe, pût l'être aussi à célébrer la réconciliation de la France +avec l'Église. Il avait fait les plus grands efforts pour que les +négociations avec le Saint-Siége fussent terminées en temps utile, et +que les cérémonies religieuses vinssent se mêler aux fêtes populaires. +Mais il est encore moins facile de traiter avec les puissances +spirituelles qu'avec les puissances temporelles, car les batailles +gagnées n'y suffisent pas; et c'est l'honneur de la pensée humaine de +ne pouvoir être vaincue que par la force accompagnée de la +persuasion. + +C'est ce difficile travail de la persuasion jointe à la force, que le +vainqueur de Rivoli et de Marengo avait entrepris auprès de l'Église +romaine, pour la réconcilier avec la République française. + +La Révolution, comme nous l'avons déjà dit bien des fois, avait +dépassé le but en beaucoup de choses. La ramener en arrière, quant à +ces choses seulement, et pas plus en deçà qu'au delà du but, était une +réaction légitime, salutaire, que le Premier Consul avait entreprise, +et qu'alors il rendait admirable, par la sagesse et l'habileté des +moyens qu'il y employait. + +La religion était évidemment une des choses à l'égard desquelles la +Révolution avait dépassé toutes les bornes justes et raisonnables. +Nulle part il n'y avait autant à réparer. + +[En marge: État du clergé pendant la Révolution.] + +[En marge: Constitution civile du clergé.] + +[En marge: Ce que c'était que le serment.] + +[En marge: Schisme et persécution sous la Législative et la +Convention.] + +Il avait existé sous l'ancienne monarchie un clergé puissant, en +possession d'une grande partie du sol, ne supportant aucune des +charges publiques, faisant seulement quand il lui plaisait des dons +volontaires au trésor royal, constitué en pouvoir politique, et +formant l'un des trois ordres qui, dans les États-Généraux, +exprimaient les volontés nationales. La Révolution avait emporté le +clergé avec sa fortune, son influence et ses priviléges; elle l'avait +emporté avec la noblesse, les parlements, et le trône lui-même. Il +était impossible qu'elle fît autrement. Un clergé propriétaire, et +constitué en pouvoir politique, pouvait convenir dans la société du +moyen âge, être utile alors à la civilisation, mais il était +inadmissible au dix-huitième siècle. L'Assemblée Constituante avait +bien fait de l'abolir, et de mettre à la place un clergé voué +uniquement aux fonctions du culte, étranger aux délibérations de +l'État, salarié au lieu d'être propriétaire. Mais c'était exiger +beaucoup du Saint-Siége, que de lui demander l'approbation de tels +changements. Si on voulait réussir, il fallait s'en tenir là, et ne +pas lui fournir un prétexte légitime de dire, qu'on attaquait la +religion elle-même, dans ce qu'elle avait d'immuable et de sacré. +L'Assemblée Constituante, poussée par ce goût de régularité, si +naturel à l'esprit des réformateurs, assimila, sans hésiter, +l'administration de l'Église à celle de l'État. Il y avait des +diocèses trop vastes, d'autres trop restreints; elle voulut que la +circonscription ecclésiastique fût la même que la circonscription +administrative, et créa un diocèse par département. Rendant électives +toutes les fonctions civiles et judiciaires, elle voulut rendre +électives aussi les fonctions ecclésiastiques. Cette disposition lui +paraissait d'ailleurs un retour aux temps de la primitive Église, où +les évêques étaient élus par les fidèles. Elle supprima du même coup +l'institution canonique, c'est-à-dire la confirmation des évêques par +le Pape; et de toutes ces dispositions, elle composa ce qu'on a nommé +la Constitution civile du clergé. Les hommes qui agissaient de la +sorte étaient animés d'intentions fort pieuses. C'étaient des croyants +véritables, des jansénistes fervents, mais des esprits étroits, +entêtés de disputes théologiques, esprits, par conséquent, fort +dangereux dans les affaires humaines. Pour compléter la faute, ils +exigèrent du clergé français, qu'il prêtât serment à la Constitution +civile. C'était faire naître un cas de conscience pour les prêtres +sincères, et un prétexte pour les prêtres malveillants: c'était, en un +mot, préparer un schisme. Rome, déjà blessée des malheurs du trône, +fut bientôt irritée des malheurs de l'autel. Elle interdit le serment. +Une partie du clergé, fidèle à sa voix, refusa de le prêter; une autre +partie y consentit, et forma, sous le titre de clergé _assermenté_, ou +constitutionnel, le clergé reconnu par l'État, et seul admis à exercer +les fonctions du culte. On ne proscrivit pas encore les prêtres; on se +contenta d'interdire l'exercice du sacerdoce aux uns, et d'en investir +les autres. Mais les prêtres mis à l'écart furent généralement +préférés par les fidèles, parce que la conscience religieuse est +susceptible, prompte à s'alarmer, défiante surtout du pouvoir. Elle se +tournait vers les ecclésiastiques qui passaient pour orthodoxes, et +qui semblaient persécutés. Elle s'éloignait par instinct de ceux dont +l'orthodoxie était contestée, et qui avaient pour eux l'appui du +gouvernement. Il y eut donc alors un culte public et un culte +clandestin, celui-ci plus suivi que celui-là. Les passions ennemies de +la Révolution se liguèrent avec la religion offensée, et la +précipitèrent dans les fautes de l'esprit de faction. D'un schisme on +en vint bientôt, dans les campagnes de la Vendée, à une guerre civile +effroyable. La Révolution ne resta pas en arrière, et de la simple +privation des fonctions ecclésiastiques, elle arriva en peu de temps à +la persécution. Elle proscrivit les prêtres et les déporta. Puis vint +l'abolition de tous les cultes, et la proclamation de l'Être suprême. +Alors, prêtres soumis ou insoumis aux lois, _assermentés_ ou +_non-assermentés_, furent traités à l'égal les uns des autres, et +envoyés tous à ce même échafaud, où royalistes, constituants, +girondins, montagnards, allaient mourir ensemble. + +[En marge: État des cultes sous le Directoire.] + +Sous le Directoire, la proscription sanglante cessa. Un régime +variable, inclinant tantôt à l'indifférence, tantôt à la rigueur, +maintint encore l'Église proscrite dans un état d'anxiété. Le Premier +Consul, par sa puissance, et par l'évidence de ses intentions +réparatrices, rassurant tous ceux qui avaient souffert, à quelque +titre que ce fût, fit sortir de leurs retraites cachées, ou revenir de +l'exil, les ministres du culte. Mais, en les attirant à la lumière, il +rendit le schisme plus sensible, plus choquant peut-être. Pour +supprimer la difficulté du serment, il cessa de l'exiger, et mit à la +place une simple promesse de soumission aux lois. Cette promesse, qui +ne pouvait alarmer la conscience des prêtres, avait facilité leur +retour, mais avait ajouté, en quelque sorte, de nouvelles divisions à +celles qui existaient déjà, en créant dans le sein du clergé une +catégorie de plus. + +[En marge: Différentes classes de prêtres, par suite du schisme.] + +Il y avait les prêtres constitutionnels ou _assermentés_, légalement +investis des fonctions sacerdotales, et jouissant de l'usage des +édifices religieux, qui leur avaient été rendus en vertu d'un arrêté +des Consuls. Il y avait les prêtres _non-assermentés_, n'ayant jamais +voulu prêter aucun serment, qui après avoir vécu dans l'exil, dans les +prisons, venaient de reparaître en masse dès les premiers jours du +Consulat, mais qui officiaient dans des maisons particulières, et +déclaraient mauvais le culte public, pratiqué dans les églises. Enfin, +ces prêtres _non-assermentés_ se divisaient en prêtres qui n'avaient +pas fait la _promesse_, et en prêtres qui s'étaient résignés à la +faire. Ces derniers n'étaient pas complétement approuvés des +orthodoxes. On s'était adressé à Rome, qui, ménageant le Premier +Consul, avait refusé de s'expliquer. Mais le cardinal Maury, retiré +dans les États du Saint-Siége, où il était devenu évêque de +Montefiascone, intermédiaire auprès du Pape du parti royaliste, et ne +voulant pas, du moins alors, favoriser la soumission des prêtres au +nouveau gouvernement, avait interprété le silence de Rome, et fait +parvenir en France, au sujet de la _promesse_, des lettres +improbatives, qui jetaient un nouveau trouble dans les consciences. + +[En marge: À qui obéissaient les assermentés et les non-assermentés.] + +Tous ces prêtres, ainsi divisés, avaient chacun leur hiérarchie. Les +prêtres constitutionnels obéissaient aux évêques, élus sous le régime +de la Constitution civile. Parmi ces évêques, il y en avait de morts, +les uns naturellement, les autres violemment. Ceux qui étaient morts +avaient été remplacés par des évêques, qui, n'ayant pas été +régulièrement élus, au milieu de la proscription qui frappait +également tous les cultes, avaient usurpé leurs pouvoirs, ou s'étaient +fait élire par des chapitres clandestins, espèces de coteries +religieuses sans aucune autorité, ni légale ni morale. Ainsi les +pouvoirs des évêques constitutionnels eux-mêmes, du point de vue de la +Constitution civile, étaient chez quelques-uns d'entre eux contestés, +et frappés de discrédit. Il y avait dans ce clergé un certain nombre +de sujets respectables; mais, en général, ils avaient perdu la +confiance des fidèles, parce qu'on les savait en désaccord avec Rome, +et parce qu'ils avaient, en se mêlant aux disputes religieuses et +politiques du temps, perdu la dignité du sacerdoce. Plusieurs, en +effet, étaient des clubistes violents, et sans moeurs. Les meilleurs +étaient des prêtres sincères, que la fureur du jansénisme avait jetés +dans le schisme. + +Le clergé prétendu orthodoxe avait aussi ses évêques, exerçant une +autorité moins publique, mais plus réelle, et fort dangereuse. Les +évêques _non-assermentés_ avaient presque tous émigré. Il y en avait +en Italie, en Espagne, en Allemagne, surtout en Angleterre, où ils +étaient attirés par les subsides du gouvernement britannique. +Correspondant avec leur diocèse, par le moyen de grands-vicaires +choisis par eux et approuvés par Rome, ils gouvernaient leur église du +sein de l'exil, sous l'inspiration des passions que l'exil fait +naître, souvent même au profit des ennemis de la France. Ceux qui +étaient morts, et le nombre en était grand depuis dix années, ceux-là +étaient partout remplacés par des administrateurs cachés, revêtus des +pouvoirs de la cour de Rome. De manière que l'une des précautions les +plus sages, les plus anciennes de l'Église gallicane, celle de faire +administrer les siéges vacants par les chapitres, et non par les +agents du Saint-Siége, était complètement abandonnée. L'Église +française avait ainsi perdu son indépendance, car elle était +directement gouvernée par Rome, quand elle cessait de l'être par des +évêques complices de l'émigration. Avec encore un peu de temps, les +évêques émigrés devant être presque tous morts, l'Église entière de +France eût été placée sous l'autorité ultramontaine. + +Il y a des hommes que cet aspect moral d'une société déchirée par +mille sectes, touche peu; ils veulent que le gouvernement dédaigne +comme lui étant étrangères, ou respecte comme sacrées pour lui, ces +divergences religieuses. Cependant il y a quelque chose qui ne permet +pas cette superbe indifférence, c'est le trouble profond de la +société, surtout quand ce trouble est toujours prêt à se changer en +désordre matériel. + +[En marge: Influence du clergé hostile au gouvernement.] + +Ces clergés divers s'efforçaient d'attirer à eux les consciences. Le +clergé constitutionnel avait peu de pouvoir; il était seulement un +sujet de récriminations pour les Jacobins, qui avaient l'habitude de +dire que la Révolution était partout sacrifiée, notamment dans la +personne des seuls prêtres qui se fussent attachés à sa cause; à quoi +le gouvernement ne pouvait évidemment rien, car il ne dépendait pas de +lui de disposer des fidèles, en faveur d'un clergé ou d'un autre. Mais +le clergé réputé orthodoxe agissait sur les esprits dans un sens +entièrement contraire à l'ordre établi. Il cherchait à tenir éloignés +du gouvernement, tous ceux que la fatigue des dissensions civiles +tendait à ramener au Premier Consul. S'il eût été possible de +réveiller les passions de la Vendée, il l'eût fait. Il y entretenait +encore de sourdes défiances, et une sorte de mécontentement. Il +troublait le Midi, moins soumis que la Vendée, et dans les montagnes +du centre de la France, réunissait tumultueusement la population +autour des curés orthodoxes. Partout ce clergé inquiétait les +consciences, agitait les familles, en persuadant à tous ceux qui +avaient été ou baptisés, ou mariés de la main des _assermentés_, +qu'ils n'étaient pas dans le sein de la véritable communion +catholique, et qu'ils devaient de nouveau se faire baptiser ou marier, +s'ils voulaient devenir de vrais chrétiens, ou sortir du concubinage. +Ainsi l'état des familles, non pas du point de vue légal, mais du +point de vue religieux, était mis en question. Il existait plus de dix +mille prêtres mariés, qui, entraînés par le vertige du temps, ou +poussés même par la terreur, avaient cherché dans le mariage, les uns +la satisfaction de passions qu'ils n'avaient pas su contenir, les +autres une abjuration qui les sauvât de l'échafaud. Ils étaient époux, +pères de familles nombreuses, et flétris par le préjugé public, tant +qu'on ne leur procurait pas le pardon de l'Église. + +Les acquéreurs de biens nationaux, ceux de tous les citoyens que le +gouvernement avait le plus d'intérêt à protéger, vivaient aussi dans +un état de trouble et d'oppression. Ils étaient assiégés au lit de +mort de suggestions perfides, et menacés d'une damnation éternelle, +s'ils ne consentaient à des arrangements spoliateurs. La confession +devenait ainsi une arme puissante dont se servaient les émigrés, pour +porter atteinte à la propriété, au crédit public, en un mot à l'un des +principes les plus essentiels de la Révolution, l'inviolabilité des +ventes nationales. La police de l'État, et les lois, étaient également +impuissantes contre les maux de ce genre. + +Tous ces désordres n'étaient pas de ceux qu'un gouvernement doit +regarder avec indifférence. Quand les sectes religieuses n'ont d'autre +conséquence que de pulluler sur un vaste sol comme celui de +l'Amérique, que de se succéder à l'infini, en ne laissant après elles +que le souvenir passager d'inventions ridicules, ou de pratiques +indécentes, on conçoit, jusqu'à un certain point, que l'État demeure +indifférent et inactif. La société présente un triste aspect moral, +mais l'ordre public n'est pas sérieusement troublé. Il n'en était pas +ainsi, au milieu de la vieille société française en 1801. On ne +pouvait pas, sans un immense péril, livrer aux factions ennemies le +gouvernement des âmes. On ne pouvait pas laisser dans leurs mains les +torches de la guerre civile, avec faculté de les secouer quand elles +voudraient, sur la Vendée, sur la Bretagne, sur les Cévennes. On ne +pouvait pas leur permettre de troubler le repos des familles, +d'assiéger le lit des mourants pour extorquer des stipulations +iniques, de mettre en doute le crédit de l'État, d'ébranler enfin +toute une classe de propriétés, celles mêmes que la Révolution avait +promis de rendre à jamais inviolables. + +La manière de penser du Premier Consul sur la constitution des +sociétés, était trop juste et trop profonde, pour qu'il pût voir d'un +oeil indifférent les désordres religieux de la France à cette époque; +et il avait d'ailleurs, pour y porter la main, des motifs plus élevés +encore que ceux que nous venons d'indiquer, s'il y en a de plus élevés +que l'ordre public et le repos des familles. + +[En marge: Besoin d'une religion chez tous les peuples.] + +Il faut une croyance religieuse, il faut un culte à toute association +humaine. L'homme, jeté au milieu de cet univers, sans savoir d'où il +vient, où il va, pourquoi il souffre, pourquoi même il existe, quelle +récompense ou quelle peine recevront les longues agitations de sa vie; +assiégé des contradictions de ses semblables, qui lui disent, les uns +qu'il y a un Dieu, auteur profond et conséquent de toutes choses, les +autres qu'il n'y en a pas; ceux-ci, qu'il y a un bien, un mal, qui +doivent servir de règle à sa conduite; ceux-là, qu'il n'y a ni bien ni +mal, que ce sont là les inventions intéressées des grands de la terre: +l'homme, au milieu de ces contradictions, éprouve le besoin impérieux, +irrésistible, de se faire sur tous ces objets une croyance arrêtée. +Vraie ou fausse, sublime ou ridicule, il s'en fait une. Partout, en +tout temps, en tout pays, dans l'antiquité comme dans les temps +modernes, dans les pays civilisés comme dans les pays sauvages, on le +trouve au pied des autels, les uns vénérables, les autres ignobles ou +sanguinaires. Quand une croyance établie ne règne pas, mille sectes, +acharnées à la dispute comme en Amérique, mille superstitions +honteuses comme en Chine, agitent, ou dégradent l'esprit humain. Ou +bien, si, comme en France en quatre-vingt-treize, une commotion +passagère a emporté l'antique religion du pays, l'homme, à l'instant +même où il avait fait voeu de ne plus rien croire, se dément après +quelques jours, et le culte insensé de la déesse Raison, inauguré au +côté de l'échafaud, vient prouver que ce voeu était aussi vain qu'il +était impie. + +À en juger donc par sa conduite ordinaire et constante, l'homme a +besoin d'une croyance religieuse. Dès lors que peut-on souhaiter de +mieux à une société civilisée, qu'une religion nationale, fondée sur +les vrais sentiments du coeur humain, conforme aux règles d'une morale +pure, consacrée par le temps, et qui, sans intolérance et sans +persécution, réunisse, sinon l'universalité, au moins la grande +majorité des citoyens, au pied d'un autel antique et respecté? + +Une telle croyance, on ne saurait l'inventer, quand elle n'existe pas +depuis des siècles. Les philosophes, même les plus sublimes, peuvent +créer une philosophie, agiter par leur science le siècle qu'ils +honorent: ils font penser, ils ne font pas croire. Un guerrier couvert +de gloire peut fonder un empire, il ne saurait fonder une religion. +Que dans les temps anciens, des sages, des héros, s'attribuant des +relations avec le ciel, aient pu soumettre l'esprit des peuples, et +lui imposer une croyance, cela s'est vu. Mais, dans les temps +modernes, le créateur d'une religion serait tenu pour un imposteur; +et, entouré de terreur comme Robespierre, ou de gloire comme le jeune +Bonaparte, il aboutirait uniquement au ridicule. + +On n'avait rien à inventer en 1800. Cette croyance pure, morale, +antique, existait: c'était la vieille religion du Christ, ouvrage de +Dieu suivant les uns, ouvrage des hommes suivant les autres, mais +suivant tous, oeuvre profonde d'un réformateur sublime; réformateur +commenté pendant dix-huit siècles par les conciles, vastes assemblées +des esprits éminents de chaque époque, occupées à discuter, sous le +titre d'hérésies, tous les systèmes de philosophie, adoptant +successivement sur chacun des grands problèmes de la destinée de +l'homme les opinions les plus plausibles, les plus sociales, les +adoptant pour ainsi dire à la majorité du genre humain, arrivant enfin +à produire ce corps de doctrine invariable, souvent attaqué, toujours +triomphant, qu'on appelle UNITÉ CATHOLIQUE, et au pied duquel sont +venus se soumettre les plus beaux génies! Elle existait, cette +religion, qui avait rangé sous son empire tous les peuples civilisés, +formé leurs moeurs, inspiré leurs chants, fourni le sujet de leurs +poésies, de leurs tableaux, de leurs statues, empreint sa trace dans +tous leurs souvenirs nationaux, marqué de son signe leurs drapeaux, +tour à tour vaincus ou victorieux! Elle avait disparu un moment dans +une grande tempête de l'esprit humain; mais, la tempête passée, le +besoin de croire revenu, elle s'était retrouvée au fond des âmes, +comme la croyance naturelle et indispensable de la France et de +l'Europe. + +[En marge: Motifs qui portent le Premier Consul à rétablir le culte +catholique.] + +Quoi de plus indiqué, de plus nécessaire en 1800, que de relever cet +autel de saint Louis, de Charlemagne et de Clovis, un instant +renversé? Le général Bonaparte, qui eût été ridicule s'il avait voulu +se faire prophète ou révélateur, était dans le vrai rôle que lui +assignait la Providence, en relevant de ses mains victorieuses cet +autel vénérable, en y ramenant par son exemple les populations quelque +temps égarées. Et il ne fallait pas moins que sa gloire pour une telle +oeuvre! De grands génies, non pas seulement parmi les philosophes, +mais parmi les rois, Voltaire et Frédéric, avaient déversé le mépris +sur la religion catholique, et donné le signal des railleries pendant +cinquante années. Le général Bonaparte, qui avait autant d'esprit que +Voltaire, plus de gloire que Frédéric, pouvait seul, par son exemple +et ses respects, faire tomber les railleries du dernier siècle. + +Sur ce sujet, il ne s'était pas élevé le moindre doute dans sa pensée. +Ce double motif de rétablir l'ordre dans l'État et la famille, et de +satisfaire au besoin moral des âmes, lui avait inspiré la ferme +résolution de remettre la religion catholique sur son ancien pied, +sauf les attributions politiques, qu'il regardait comme incompatibles +avec l'état présent de la société française. + +Est-il besoin, avec des motifs tels que ceux qui le dirigeaient, de +rechercher s'il agissait par une inspiration de la foi religieuse, ou +bien par politique et par ambition? Il agissait par sagesse, +c'est-à-dire par suite d'une profonde connaissance de la nature +humaine, cela suffit. Le reste est un mystère, que la curiosité, +toujours naturelle quand il s'agit d'un grand homme, peut chercher à +pénétrer, mais qui importe peu. Il faut dire cependant, à cet égard, +que la constitution morale du général Bonaparte le portait aux idées +religieuses. Une intelligence supérieure est saisie, à proportion de +sa supériorité même, des beautés de la création. C'est l'intelligence +qui découvre l'intelligence dans l'univers, et un grand esprit est +plus capable qu'un petit de voir Dieu à travers ses oeuvres. Le +général Bonaparte controversait volontiers sur les questions +philosophiques et religieuses, avec Monge, Lagrange, Laplace, savants +qu'il honorait et qu'il aimait, et les embarrassait souvent, dans leur +incrédulité, par la netteté, la vigueur originale de ses arguments. À +cela il faut ajouter encore, que, nourri dans un pays inculte et +religieux, sous les yeux d'une mère pieuse, la vue du vieil autel +catholique éveillait chez lui les souvenirs de l'enfance, toujours si +puissants sur une imagination sensible et grande. Quant à l'ambition, +que certains détracteurs ont voulu donner comme unique motif de sa +conduite en cette circonstance, il n'en avait pas d'autre alors que de +faire le bien, en toutes choses; et sans doute, s'il voyait, comme +récompense de ce bien accompli, une augmentation de pouvoir, il faut +le lui pardonner. C'est la plus noble, la plus légitime ambition, que +celle qui cherche à fonder son empire sur la satisfaction des vrais +besoins des peuples. + +[En marge: Difficultés attachées au rétablissement du culte catholique +en 1801.] + +La tâche qu'il s'était proposée, facile en apparence, puisqu'il +s'agissait de satisfaire à un besoin public très-réel, était cependant +fort épineuse. Les hommes qui l'entouraient, presque sans exception, +étaient peu disposés au rétablissement de l'ancien culte; et ces +hommes, magistrats, guerriers, littérateurs ou savants, étaient les +auteurs de la Révolution française, les vrais, les uniques défenseurs +de cette Révolution alors décriée, ceux avec lesquels il fallait la +terminer, en réparant ses fautes, en consacrant définitivement ses +résultats raisonnables et légitimes. Le Premier Consul avait donc à +contrarier vivement ses collaborateurs, ses soutiens, ses amis. Ces +hommes, pris dans les rangs des révolutionnaires modérés, n'avaient +pas, avec Robespierre et Saint-Just, versé le sang humain, et il leur +était facile de désavouer les grands excès de la Révolution; mais ils +avaient partagé les erreurs de l'Assemblée Constituante, répété en +souriant les plaisanteries de Voltaire, et il n'était pas facile de +leur faire avouer qu'ils avaient long-temps méconnu les plus hautes +vérités de l'ordre social. Des savants comme Laplace, Lagrange, et +surtout Monge, disaient au Premier Consul qu'il allait abaisser devant +Rome la dignité de son gouvernement et de son siècle. M. Roederer, le +plus fougueux monarchiste du temps, celui qui voulait le plus +promptement, le plus complétement possible, le retour à la monarchie, +voyait cependant avec peine le projet de rétablir l'ancien culte. M. +de Talleyrand lui-même, le prôneur assidu de tout ce qui pouvait +rapprocher le présent du passé, et la France de l'Europe, M. de +Talleyrand, l'ouvrier en second, mais l'ouvrier utile et zélé de la +paix générale, voyait néanmoins avec assez de froideur ce qu'on +appelait la paix religieuse. Il voulait bien qu'on ne persécutât plus +les prêtres; mais, gêné par des souvenirs personnels, il ne désirait +guère qu'on rétablît l'ancienne Église catholique, avec ses règles et +sa discipline. Les compagnons d'armes du général Bonaparte, les +généraux qui avaient combattu sous ses ordres, dépourvus la plupart +d'éducation première, nourris des vulgaires railleries des camps, +quelques-uns des déclamations des clubs, répugnaient à la restauration +du culte. Quoique entourés de gloire, ils semblaient craindre le +ridicule qui pouvait les atteindre au pied des autels. Enfin, les +frères du général Bonaparte, vivant beaucoup avec les lettrés du +temps, encore imbus des écrits du dernier siècle, craignant pour le +pouvoir de leur frère tout ce qui avait l'apparence d'une résistance +sérieuse, et ne sachant pas voir qu'au delà de cette résistance +intéressée ou peu éclairée des hommes qui approchaient le +gouvernement, il y avait le besoin réel, et déjà senti des masses +populaires, lui déconseillaient fortement ce qu'ils regardaient comme +une réaction imprudente, ou prématurée. + +[En marge: Opinions diverses soutenues auprès du Premier Consul par +les hommes qui l'entouraient.] + +On assiégeait donc le Premier Consul de conseils de toute espèce. Les +uns lui disaient de ne pas se mêler des affaires religieuses, de se +borner à ne plus persécuter les prêtres, et de laisser les +_assermentés_ et les _insermentés_ s'entendre comme ils pourraient. +Les autres, reconnaissant le danger de l'indifférence et de +l'inaction, l'engageaient à saisir l'occasion au vol, à se faire +sur-le-champ le chef d'une Église française, et à ne plus laisser +ainsi dans les mains d'une autorité étrangère l'immense pouvoir de la +religion. D'autres enfin lui proposaient de pousser la France vers le +protestantisme, et lui disaient que s'il donnait l'exemple en se +faisant protestant, elle suivrait cet exemple avec empressement. + +Le Premier Consul résistait de toutes les forces et de sa raison et de +son éloquence, à ces vulgaires conseils. Il s'était formé une +bibliothèque religieuse, composée de peu de livres, mais bien choisis, +relatifs pour la plupart à l'histoire de l'Église, et surtout aux +rapports de l'Église avec l'État; il s'était fait traduire les écrits +latins de Bossuet sur cette matière; il avait dévoré tout cela, dans +les courts instants que lui laissait la direction des affaires, et +suppléant par son génie à ce qu'il ignorait, comme dans la composition +du Code civil, il étonnait tout le monde par la justesse, l'étendue, +la variété de son savoir sur la matière des cultes. Suivant sa coutume +quand il était plein d'une pensée, il s'en expliquait tous les jours +avec ses collègues, avec ses ministres, avec les membres du Conseil +d'État ou du Corps Législatif, avec tous les hommes enfin dont il +croyait utile de redresser l'opinion. Il réfutait successivement les +systèmes erronés qu'on lui proposait, et le faisait par des arguments +précis, nets, décisifs. + +[En marge: Réponse du Premier Consul aux divers systèmes proposés.] + +[En marge: Réponse à ceux qui prétendent qu'il ne faut pas se mêler +des affaires du culte.] + +Au système qui consistait à ne pas se mêler du tout des affaires +religieuses, il répondait que l'indifférence, tant prônée par certains +esprits dédaigneux, était peu de mise chez un peuple que l'on venait +de voir, par exemple, envahir une église, et menacer de la saccager, +parce qu'on avait refusé la sépulture à une actrice chérie du public. +Comment rester indifférent dans un pays qui, avec la prétention +d'être indifférent, l'était si peu? Le Premier Consul demandait +d'ailleurs comment on ferait pour ne pas s'en mêler, quand les prêtres +_assermentés_ ou _non-assermentés_ se disputaient entre eux les +édifices du culte, et venaient invoquer à chaque instant +l'intervention de l'autorité publique pour saisir les uns et dessaisir +les autres. Il demandait comment on ferait, lorsque le clergé +constitutionnel, déjà peu suivi par la population croyante, serait +abandonné tout à fait par elle, et que le clergé qui avait refusé le +serment, seul écouté et suivi, serait exclusivement en possession +d'exercer le culte, comme il arrivait déjà, et le pratiquerait dans +des réunions clandestines. Ne faudrait-il pas restituer enfin le +temporel du culte, à ceux qui en auraient conquis le spirituel? Ne +serait-ce pas là s'en mêler? Et puis, ces prêtres dont la Révolution +avait pris la dotation territoriale, il fallait bien les faire vivre, +et pour cela leur donner des appointements sur le budget de l'État, ou +souffrir qu'ils organisassent, à titre de contributions volontaires, +un vaste système d'impôt, dont le produit s'élèverait à une somme de +30 ou 40 millions, dont la distribution appartiendrait à eux seuls, +peut-être à une autorité étrangère, et peut-être même irait un jour, à +l'insu du gouvernement, alimenter en Vendée les vieux soldats de la +guerre civile. Quoi qu'on fît, le gouvernement serait donc arraché +malgré lui à son inaction, soit qu'il eût à maintenir le bon ordre, +soit qu'il eût à disposer des édifices du culte, soit enfin qu'il eût +à payer lui-même les prêtres, ou à surveiller leur mode de payement. +Il aurait ainsi la charge de gouverner, sans en avoir les avantages, +sans pouvoir, en s'emparant de l'administration religieuse par un sage +accord avec le Saint-Siége, ramener le clergé au gouvernement, +l'associer à ses intentions réparatrices, rétablir le repos dans les +familles, tranquilliser les mourants, les acquéreurs de biens +nationaux, les prêtres mariés, etc., tous les hommes enfin compromis +au service de la Révolution. + +L'inaction était donc un pur rêve, suivant le Premier Consul, et de +plus une duperie, imaginée par des gens qui n'avaient aucune idée +pratique en fait de gouvernement. + +[En marge: Opinion du Premier Consul sur la création d'une Église +française indépendante de Rome, et dont il serait le chef.] + +Quant à la pensée de créer une Église française, indépendante, comme +l'Église anglaise, de toute suprématie étrangère, et au lieu d'un chef +spirituel placé au dehors, ayant un chef temporel placé à Paris, qui +ne serait autre que le gouvernement lui-même, c'est-à-dire le Premier +Consul, il la trouvait aussi vaine que digne de mépris. Lui, homme de +guerre, portant l'épée et les éperons, livrant des batailles, se +ferait chef d'église, espèce de pape, réglant la discipline et le +dogme! Mais on voulait le rendre aussi odieux que Robespierre, +l'inventeur du culte de l'Être suprême, ou aussi ridicule que +Laréveillère-Lepeaux, l'inventeur de la théophilanthropie! Qui donc le +suivrait? qui donc lui composerait un troupeau de fidèles? Ce ne +seraient pas les chrétiens orthodoxes assurément, formant d'ailleurs +le grand nombre des catholiques, et ne voulant pas suivre même de +saints prêtres, qui n'avaient eu d'autre tort que celui de prêter le +serment ordonné par les lois. Ce seraient quelques mauvais +ecclésiastiques, quelques moines échappés de leurs couvents, habitués +des clubs, ayant vécu de scandale ou voulant en vivre encore, et +attendant du chef de la nouvelle Église qu'il permît le mariage des +prêtres! Il n'aurait pas même pour lui l'abbé Grégoire, qui, tout en +demandant le retour à la primitive Église, tenait cependant à rester +en communion avec le successeur de saint Pierre! Il n'aurait pas même +Laréveillère-Lepeaux, qui voulait réduire le culte à quelques chants +religieux, à quelques fleurs déposées sur un autel! Et c'est là +l'Église dont on prétendait le faire le chef! c'était là le rôle +auquel on voulait réduire le vainqueur de Marengo et de Rivoli, le +restaurateur de l'ordre social! Et c'étaient les amis ombrageux de la +liberté qui lui proposaient un tel projet!... Mais, en supposant que +ce projet réussît, ce qui d'ailleurs était impossible, et qu'à son +pouvoir temporel déjà immense, le Premier Consul réunît le pouvoir +spirituel, il deviendrait le plus redoutable des tyrans, il serait le +maître des corps et des âmes, il ne serait pas moins que le sultan de +Constantinople, qui est à la fois chef de l'État, de l'armée et de la +religion! Du reste, c'était là une vaine hypothèse; il ne serait qu'un +tyran dérisoire, car il ne réussirait qu'à produire le schisme le plus +sot de tous. Lui, qui voulait être le pacificateur de la France et du +monde, terminer toutes les divisions politiques et religieuses, serait +l'auteur d'un nouveau schisme, un peu plus absurde et pas moins +dangereux que les précédents. Oui, sans doute, disait le Premier +Consul, il me faut un pape, mais il me faut un pape qui rapproche au +lieu de diviser, qui réconcilie les esprits, les réunisse, et les +donne au gouvernement sorti de la Révolution, pour prix de la +protection qu'il en aura obtenue. Et, pour cela, il me faut le vrai +Pape, catholique, apostolique et romain, celui qui siége au Vatican. +Avec les armées françaises et des égards, j'en serai toujours +suffisamment le maître. Quand je relèverai les autels, quand je +protégerai les prêtres, quand je les nourrirai et les traiterai comme +les ministres de la religion méritent de l'être en tous pays, il fera +ce que je lui demanderai, dans l'intérêt du repos général. Il calmera +les esprits, les réunira sous sa main, et les placera sous la mienne. +Hors de là, il n'y a que continuation et aggravation du schisme +désolant qui nous dévore, et pour moi un immense, un ineffaçable +ridicule. + +[En marge: Le Premier Consul écarte l'idée de pousser la France au +protestantisme.] + +Quant à l'idée de pousser la France au protestantisme, elle paraissait +au Premier Consul plus que ridicule, elle lui paraissait odieuse. +D'abord il croyait qu'il n'y réussirait pas davantage. On s'imaginait +à tort, suivant lui, qu'en France on pouvait tout ce qu'on voulait. +C'était une erreur peu honorable pour ceux qui la commettaient, car +ils supposaient la France sans conscience et sans opinion. Il ferait, +disait-on, tout ce qu'il voudrait; oui, répondait-il, mais dans le +sens des besoins, vrais et sentis de la France. Elle était dans un +trouble profond, et il lui avait apporté le calme le plus parfait; il +l'avait trouvée en proie à des anarchistes, qui commençaient même à +ne plus savoir la défendre contre l'étranger, et il avait dispersé ces +anarchistes, rétabli l'ordre, renvoyé loin des frontières les +Autrichiens et les Russes, donné la paix dont on était avide; il avait +fait cesser, en un mot, les scandales d'un gouvernement faible et +dissolu: était-il bien étonnant qu'on lui laissât faire de telles +choses? Et encore, tout récemment, les opposants du Tribunat avaient +voulu lui refuser le moyen de purger les grandes routes des brigands +qui les infestaient! Et on prétendait après cela qu'il pourrait tout +ce qui lui plairait! C'était une erreur. Il pouvait ce qui était dans +le sens des besoins et des opinions régnant dans le moment en France, +mais pas davantage. Il le pouvait mieux, plus puissamment qu'un autre, +mais il ne pourrait rien contre le mouvement actuel des esprits. Ce +mouvement portait vers le rétablissement de toutes les choses +essentielles dans une société: la religion était la première. Je suis +bien puissant aujourd'hui, s'écriait le Premier Consul; eh bien! si je +voulais changer la vieille religion de la France, elle se dresserait +contre moi, et me vaincrait. Savez-vous quand le pays était hostile à +la religion catholique? C'est quand le gouvernement, d'accord avec +elle, brûlait des livres, envoyait à la roue Calas et Labarre; mais, +soyez-en sûrs, si je me faisais l'ennemi de la religion, tout le pays +se mettrait avec elle. Je changerais les indifférents en croyants, en +catholiques sincères. Je serais un peu moins raillé peut-être en +voulant pousser au protestantisme qu'en voulant me faire le +patriarche d'une Église gallicane, mais je deviendrais bientôt l'objet +de la haine publique. Est-ce que le protestantisme est la vieille +religion de la France? Est-ce qu'il est la religion qui, après de +longues guerres civiles, après mille combats, l'a définitivement +emporté comme plus conforme aux moeurs, au génie de notre nation? Ne +voit-on pas ce qu'il y a de violent à vouloir se mettre à la place +d'un peuple, pour lui créer des goûts, des habitudes, des souvenirs +même qu'il n'a pas? Le principal charme d'une religion, c'est celui +des souvenirs. Pour moi, disait un jour le Premier Consul à l'un de +ses interlocuteurs, je n'entends jamais à la Malmaison la cloche du +village voisin, sans être ému; et qui pourrait être ému en France, +dans ces prêches où personne n'est allé dans son enfance, et dont +l'aspect froid et sévère convient si peu aux moeurs de notre nation? +On croit peut-être que c'est un avantage de ne pas dépendre d'un chef +étranger. On se trompe. Il faut un chef partout, en toutes choses. Il +n'y a pas une plus admirable institution que celle qui maintient +l'unité de la foi, et prévient, autant du moins qu'il est possible, +les querelles religieuses. Il n'y a rien de plus odieux qu'une foule +de sectes se disputant, s'invectivant, se combattant à main armée si +elles sont dans leur première chaleur, ou, si elles ont pris +l'habitude de vivre à côté les unes des autres, se regardant d'un oeil +jaloux, formant dans l'État des coteries qui se soutiennent, poussent +leurs sujets, écartent ceux des sectes rivales, et donnent au +gouvernement des embarras de toute espèce. Les querelles de sectes +sont les plus insupportables que l'on connaisse. La dispute est le +propre de la science; elle l'anime, la soutient, la conduit aux +découvertes. La dispute en fait de religion, à quoi conduit-elle, +sinon à l'incertitude, à la ruine de toute croyance? D'ailleurs, +lorsque l'activité des esprits se dirige vers les controverses +théologiques, ces controverses sont tellement absorbantes, qu'elles +détournent la pensée de l'homme de toutes les recherches utiles. On +rencontre rarement ensemble une grande controverse théologique, et de +grands travaux de l'esprit. Les querelles religieuses sont ou cruelles +et sanguinaires, ou sèches, stériles, amères: il n'y en a pas de plus +odieuses. L'examen en fait de science, la foi en matière de religion, +voilà le vrai, l'utile. L'institution qui maintient l'unité de la foi, +c'est-à-dire le Pape, gardien de l'unité catholique, est une +institution admirable. On reproche à ce chef d'être un souverain +étranger. Ce chef est étranger, en effet, et il faut en remercier le +ciel. Quoi! dans le même pays, se figure-t-on une autorité pareille à +côté du gouvernement de l'État? Réunie au gouvernement, cette autorité +deviendrait le despotisme des sultans; séparée, hostile peut-être, +elle produirait une rivalité affreuse, intolérable. Le Pape est hors +de Paris, et cela est bien; il n'est ni à Madrid ni à Vienne, et c'est +pourquoi nous supportons son autorité spirituelle. À Vienne, à Madrid, +on est fondé à en dire autant. Croit-on que, s'il était à Paris, les +Viennois, les Espagnols, consentiraient à recevoir ses décisions? On +est donc trop heureux qu'il réside hors de chez soi, et qu'en +résidant hors de chez soi, il ne réside pas chez des rivaux, qu'il +habite dans cette vieille Rome, loin de la main des empereurs +d'Allemagne, loin de celle des rois de France ou des rois d'Espagne, +tenant la balance entre les souverains catholiques, penchant toujours +un peu vers le plus fort, et se relevant bientôt si le plus fort +devient oppresseur. Ce sont les siècles qui ont fait cela, et ils +l'ont bien fait. Pour le gouvernement des âmes, c'est la meilleure, la +plus bienfaisante institution qu'on puisse imaginer. Je ne soutiens +pas ces choses, ajoutait le Premier Consul, par entêtement de dévot, +mais par raison. Tenez, disait-il un jour à Monge, celui des savants +de cette époque qu'il aimait le plus, et qu'il avait sans cesse auprès +de lui, tenez, ma religion, à moi, est bien simple. Je regarde cet +univers si vaste, si compliqué, si magnifique, et je me dis qu'il ne +peut être le produit du hasard, mais l'oeuvre quelconque d'un être +inconnu, tout-puissant, supérieur à l'homme autant que l'univers est +supérieur à nos plus belles machines. Cherchez, Monge, aidez-vous de +vos amis, les mathématiciens et les philosophes, vous ne trouverez pas +une raison plus forte, plus décisive, et, quoi que vous fassiez pour +la combattre, vous ne l'infirmerez pas. Mais cette vérité est trop +succincte pour l'homme; il veut savoir sur lui-même, sur son avenir, +une foule de secrets que l'univers ne dit pas. Souffrez que la +religion lui dise tout ce qu'il éprouve le besoin de savoir, et +respectez ce qu'elle aura dit. Il est vrai que ce qu'une religion +avance, d'autres le nient. Quant à moi, je conclus autrement que M. +de Volney. De ce qu'il y a des religions différentes, qui +naturellement se contredisent, il conclut contre toutes; il prétend +qu'elles sont toutes mauvaises. Moi, je les trouverais plutôt toutes +bonnes, car toutes au fond disent la même chose. Elles n'ont tort que +lorsqu'elles veulent se proscrire: mais c'est là ce qu'il faut +empêcher par de bonnes lois. La religion catholique est celle de notre +patrie, celle dans laquelle nous sommes nés; elle a un gouvernement +profondément conçu, qui empêche les disputes, autant qu'il est +possible de les empêcher avec l'esprit disputeur des hommes; ce +gouvernement est hors de Paris, il faut nous en applaudir; il n'est +pas à Vienne, il n'est pas à Madrid, il est à Rome, c'est pourquoi il +est acceptable. Si, après l'institution de la papauté, il y a quelque +chose d'aussi parfait, ce sont les rapports avec le Saint-Siége de +l'Église gallicane, soumise et indépendante tout à la fois: soumise +dans les matières de foi, indépendante quant à la police des cultes. +L'unité catholique et les articles de Bossuet, voilà le vrai régime +religieux; c'est celui qu'il faut rétablir. Quant au protestantisme, +il a droit à la protection la plus ferme du gouvernement; ceux qui le +professent ont un droit absolu au partage égal des avantages sociaux; +mais il n'est pas la religion de la France. Les siècles en ont décidé. +En proposant au gouvernement de le faire prévaloir, on propose une +violence et une impossibilité. D'ailleurs, qu'y a-t-il de plus hideux +que le schisme? qu'y a-t-il de plus affaiblissant pour une nation? +Quelle est de toutes les guerres civiles celle qui entre le plus +profondément dans les coeurs, qui trouble plus douloureusement les +familles? c'est la guerre religieuse. Il nous faut la finir. La paix +avec l'Europe est faite; maintenons-la tant que nous pourrons; mais la +paix religieuse est la plus urgente de toutes. Celle-là conclue, nous +n'avons plus rien à craindre. Il est douteux que l'Europe nous laisse +tranquilles bien long-temps, ni qu'elle nous souffre toujours aussi +puissants que nous le sommes; mais, quand la France sera unie comme un +seul homme, quand les Vendéens, les Bretons, marcheront dans nos +armées avec les Bourguignons, les Lorrains, les Franc-Comtois, nous +n'aurons plus à craindre l'Europe, fût-elle tout entière réunie contre +nous. + +C'étaient là les discours que le Premier Consul tenait sans cesse à +ses conseillers intimes, à MM. Cambacérès et Lebrun, qui partageaient +son avis, à MM. de Talleyrand, Fouché, Roederer, qui ne le +partageaient pas, à une foule de membres du Conseil d'État, du Corps +Législatif, qui en général étaient dans d'autres idées. Il y mettait +une chaleur, une constance sans égales. Il ne voyait rien de plus +utile, de plus urgent que de finir les divisions religieuses, et s'y +appliquait avec cette ardeur qu'il apportait dans les choses regardées +par lui comme capitales. + +Il avait arrêté son plan, qui était simple, sagement conçu, et qui a +réussi à terminer les divisions religieuses de la France; car les +disputes malheureuses que le Premier Consul devenu empereur, eut plus +tard avec la cour de Rome, se passèrent entre lui, le Pape, les +évêques, et n'altérèrent jamais la paix religieuse rétablie parmi les +populations. On ne vit plus renaître, même quand le Pape fut +prisonnier à Fontainebleau, deux cultes, deux clergés, deux classes de +fidèles. + +[En marge: Plan du Premier Consul pour le rétablissement du culte +catholique.] + +Le Premier Consul forma le projet de réconcilier la République +française et l'Église romaine, en traitant avec le Saint-Siége sur la +base même des principes posés par la Révolution. Plus de clergé +constitué en pouvoir politique, plus de clergé propriétaire, c'était +chose impossible en 1800: un clergé uniquement voué aux fonctions du +culte, salarié par le gouvernement, nommé par lui, confirmé par le +Pape: une circonscription nouvelle des diocèses, qui comprendrait +soixante siéges au lieu de cent cinquante-huit, existant jadis sur le +territoire de l'ancienne et de la nouvelle France: la police des +cultes déférée à l'autorité civile, la juridiction sur le clergé au +Conseil d'État, en place des parlements abolis: tel était le plan du +Premier Consul. C'était la constitution civile décrétée en 1790, avec +les modifications qui pouvaient la rendre acceptable à Rome, +c'est-à-dire avec des évêques nommés par le gouvernement, et institués +par le Pape, au lieu d'évêques élus par les fidèles, avec une promesse +générale de soumission aux lois, au lieu d'un serment à telle ou telle +institution religieuse, serment qui avait servi de prétexte aux +prêtres malveillants ou timorés pour élever des cas de conscience; +c'était, en un mot, la véritable réforme du culte, la réforme à +laquelle la Révolution aurait dû se borner, pour la rendre +supportable au Pape, condition qu'il ne fallait pas mépriser, car tout +établissement religieux était impossible sans un accord sincère avec +Rome. + +On a dit[10] qu'il y manquait quelque chose de capital: c'était +d'exiger que les évêques nommés par le pouvoir civil, fussent acceptés +bon gré mal gré par le Pape. Dans ce cas, le gouvernement spirituel de +Rome eût été gravement infirmé, et c'est ce qu'il ne fallait pas +vouloir. Le pouvoir civil, en nommant un évêque, désigne le sujet +auquel il reconnaît, avec les qualités morales d'un pasteur, les +qualités politiques d'un bon citoyen, qui respecte et fera respecter +les lois du pays. C'est au Pape à dire si, dans ce sujet, il reconnaît +le prêtre orthodoxe, qui enseignera les vraies doctrines de l'Église +catholique. Vouloir fixer un délai de quelques mois, après lequel +l'institution du Pape aurait été considérée comme accordée, c'eût été +forcer l'institution même, enlever au Pape son autorité spirituelle, +et renouveler pas moins que la mémorable et terrible querelle des +investitures. En fait de religion, il y a deux autorités: l'autorité +civile du pays dans lequel le culte s'exerce, chargée de veiller au +maintien des lois et des pouvoirs établis: l'autorité spirituelle du +Saint-Siége, chargée de veiller au maintien de l'unité de croyance. Il +faut que toutes deux concourent dans la composition du clergé. +L'autorité religieuse du Saint-Siége refuse quelquefois, il est vrai, +l'institution aux évêques choisis; elle se sert de ce moyen pour +violenter le gouvernement temporel. Cela s'est vu en effet, et c'est +un abus, mais passager, mais inévitable. L'autorité civile aussi peut +faillir, et cela s'est vu sous Napoléon même, ce restaurateur si +éclairé, si courageux, de l'ancienne Église catholique. + + [Note 10: L'abbé de Pradt, dans _les Quatre Concordats_.] + +[En marge: Système du Premier Consul pour passer de l'ancien état au +nouveau.] + +[En marge: Il veut la suppression des anciens siéges, et la déposition +par le Pape des titulaires de ces siéges.] + +Le plan du Premier Consul ne laissait donc rien à désirer pour +l'établissement définitif du culte; mais il fallait s'occuper de la +transition, c'est-à-dire du passage de l'état présent à l'état +prochain, qu'on voulait créer. Comment faire à l'égard des siéges +existants? Comment s'entendre avec ces ecclésiastiques de toute +espèce, évêques ou simples prêtres, les uns _assermentés_ et attachés +à la Révolution, pratiquant publiquement le culte dans les églises, +les autres _insermentés_, émigrés ou rentrés, exerçant clandestinement +les fonctions de leur ministère, et la plupart hostiles? Le général +Bonaparte imagina un système, dont l'adoption était d'une immense +difficulté à Rome, car, depuis dix-huit siècles de durée, l'Église +n'avait jamais fait ce qu'on allait lui proposer. D'après ce système, +on devait abolir tous les diocèses existants. Pour cela, on +s'adresserait aux titulaires anciens qui vivaient encore, et le Pape +leur demanderait leur démission. S'ils la refusaient, il prononcerait +leur déposition; et, quand on aurait ainsi fait table rase, alors on +tracerait sur la carte de France soixante nouveaux diocèses, dont +quarante-cinq évêchés et quinze archevêchés. Pour les remplir, le +Premier Consul nommerait soixante prélats, pris indistinctement dans +les _assermentés_ ou _insermentés_, mais plutôt dans ces derniers, qui +étaient les plus nombreux, les plus considérés, les plus chers aux +fidèles. Il choisirait les uns et les autres parmi les ecclésiastiques +dignes de la confiance du gouvernement, respectables par leurs moeurs +et réconciliés avec la Révolution française. Ces prélats, nommés par +le Premier Consul, seraient institués par le Pape, et entreraient +sur-le-champ en fonctions, sous la surveillance de l'autorité civile +et du Conseil d'État. + +Un salaire proportionné à leurs besoins leur serait alloué sur le +budget de l'État. Mais en retour le Pape reconnaîtrait comme valable +l'aliénation des biens de l'Église, interdirait les suggestions que +les prêtres se permettaient au lit des mourants, réconcilierait avec +Rome les ecclésiastiques mariés, aiderait, en un mot, le gouvernement +à mettre fin à toutes les calamités du temps. + +Ce plan était complet, et, à quelques détails près, excellent pour le +présent comme pour l'avenir. Il réorganisait l'Église autant que +possible sur le même modèle que l'État; il procédait à l'égard des +individus par voie de fusion, en prenant, dans tous les partis, les +hommes sages, modérés, qui mettaient le bien public au-dessus de leur +entêtement révolutionnaire ou religieux. Mais on va voir à quel point +le bien est difficile à exécuter, même quand il est nécessaire, même +quand il est un besoin réel et pressant; car malheureusement, de ce +qu'il est un besoin, il n'en résulte pas qu'il soit une notion claire, +évidente, non susceptible de contestation. + +[Illustration: Pie VII.] + +À Paris, il y avait le parti des railleurs, des sectateurs encore +vivants de la philosophie du dix-huitième siècle, des anciens +jansénistes devenus prêtres constitutionnels, et enfin des généraux +imbus de préjugés vulgaires: c'était l'obstacle du côté de la France. +Mais à Rome, il y avait la fidélité aux précédents antiques, la +crainte de toucher au dogme en touchant à la discipline, des scrupules +religieux sincères ou affectés, surtout des ressentiments contre notre +Révolution, et en particulier une sorte de complaisance à l'égard du +parti royaliste français, composé d'émigrés, prêtres ou nobles, les +uns résidant à Rome, les autres correspondant avec elle, tous ennemis +passionnés de la France et du nouvel ordre de choses qui commençait à +s'y établir: c'était l'obstacle du côté du Saint-Siége. + +Le Premier Consul persista dans son plan avec une fermeté, une +patience invincibles, pendant l'une des plus longues et des plus +difficiles négociations connues dans l'histoire de l'Église. Jamais +les pouvoirs temporel et spirituel ne s'étaient rencontrés en de plus +grandes circonstances, jamais ils n'avaient été plus dignement +représentés. + +[En marge: Pie VII et le Premier Consul; leurs dispositions l'un pour +l'autre.] + +Ce jeune homme si sensé, si profond dans ses vues, mais si impétueux +dans ses volontés, qui gouvernait la France, ce jeune homme, par un +singulier dessein de la Providence, se trouvait placé sur la scène du +monde, en présence d'un pontife d'une vertu rare, d'une physionomie et +d'un caractère angéliques, mais d'une ténacité capable de braver +jusqu'au martyre, lorsqu'il croyait compromis les intérêts de la foi +ou ceux de la cour romaine. Sa figure, vive et douce à la fois, +exprimait bien la sensibilité un peu exaltée de son âme. Âgé d'environ +soixante ans, faible de santé quoiqu'il ait vécu long-temps, portant +la tête inclinée, doué d'un regard fin et pénétrant, d'un langage +touchant et gracieux, il était le digne représentant, non plus de +cette religion impérieuse qui, sous Grégoire VII, commandait et +méritait de commander à l'Europe barbare, mais de cette religion +persécutée, qui, n'ayant plus dans ses mains les foudres de l'Église, +ne pouvait exercer sur les hommes d'autre puissance que celle d'une +douce persuasion. + +Un attrait secret l'attachait au général Bonaparte. Ils s'étaient +rencontrés tous deux, comme nous l'avons dit ailleurs, pendant les +guerres d'Italie, et, au lieu de ces farouches guerriers vomis par la +Révolution française, qu'on dépeignait en Europe comme des +profanateurs de l'autel, comme des assassins des prêtres émigrés, Pie +VII, alors évêque d'Imola, avait trouvé un jeune homme plein de génie, +parlant comme lui la langue italienne, montrant les sentiments les +plus modérés, maintenant l'ordre, faisant respecter les temples, et, +loin de poursuivre les prêtres français, usant de son pouvoir pour +obliger les églises italiennes à les recevoir et à les nourrir. +Surpris et charmé, l'évêque d'Imola contint l'esprit insubordonné des +Italiens de son diocèse, et rendit au général Bonaparte les services +que son Église en avait reçus. L'impression produite par ces premières +relations ne s'effaça jamais du coeur du pontife, et influa sur toute +sa conduite envers le général devenu Consul et Empereur: preuve +frappante qu'en toutes choses, petites ou grandes, un bien n'est +jamais perdu. Plus tard, en effet, lorsque le conclave était assemblé +à Venise pour donner un successeur à Pie VI, mort prisonnier à +Valence, le souvenir des premiers actes du général de l'armée d'Italie +avait influé, d'une manière pour ainsi dire providentielle, sur le +choix du nouveau Pape. + +On se souvient qu'au moment même où Pie VII était préféré par le +conclave, dans l'espérance de trouver en lui un conciliateur, qui +rapprocherait Rome de la France, et terminerait peut-être les maux de +l'Église, le Premier Consul gagnait la bataille de Marengo, devenait +du même coup maître de l'Italie, dominateur de l'Europe, et envoyait +un émissaire, le neveu de l'évêque de Verceil, pour annoncer ses +intentions au pontife récemment élu. Il lui faisait dire qu'en +attendant des arrangements ultérieurs, la paix entre la France et Rome +existerait de fait, sur le pied de traité de Tolentino, signé en 1797; +qu'il ne serait plus parlé de la République romaine inventée par le +Directoire, que le Saint-Siége serait rétabli et reconnu par les +Français, comme dans les temps anciens. Quant à la question de savoir +si on rendrait à l'Église les trois grandes provinces perdues, +Bologne, Ferrare, la Romagne, on n'en avait pas dit un mot. Mais le +Pape était replacé sûr son trône, il avait la paix. Le reste, il +l'abandonnait à la Providence. Le Premier Consul avait de plus ordonné +aux Napolitains d'évacuer les États romains, qu'ils avaient évacués +en effet, sauf les enclaves de Bénévent et Ponte-Corvo. En outre, dans +tous les mouvements de ses armées, autour de Naples et d'Otrante, le +Premier Consul avait prescrit de ménager les États romains. Il avait +même envoyé Murat, qui commandait l'armée française de la +Basse-Italie, s'agenouiller au pied du trône pontifical. Monsignor +Consalvi avait donc deviné juste, et il en était amplement récompensé, +car, arrivé à Rome, le Pape l'avait nommé cardinal secrétaire d'État, +premier ministre du Saint-Siége, poste qu'il a conservé pendant la +plus grande partie du pontificat de Pie VII. + +C'est à la suite de ces événements, en quelque sorte miraculeux, que +le Pape, sur la demande du Premier Consul, avait envoyé à Paris +monsignor Spina, prêtre génois, fin, dévot, avide, pour traiter de +toutes les affaires tant politiques que religieuses. D'abord monsignor +Spina n'avait pris aucun titre officiel, tant le Saint-Père, malgré +son goût pour le général Bonaparte, malgré son désir ardent d'un +rapprochement, craignait d'avouer ses relations avec la République +française. Mais bientôt en voyant arriver à Paris, à la suite des +ministres de Prusse et d'Espagne qui s'y trouvaient déjà, ceux +d'Autriche, de Russie, de Bavière, de Naples, de toutes les cours +enfin, le Saint-Père n'hésita plus, et permit à monsignor Spina de +revêtir un caractère officiel, et d'avouer le but de sa mission. Le +parti émigré français poussa de grands cris, et fit d'inutiles efforts +pour empêcher, par ses remontrances, le rapprochement de l'Église +avec la France, sachant bien que si le moyen de la religion lui +manquait pour agiter les esprits, il perdrait bientôt la meilleure de +ses armes. Mais Pie VII, quoique chagriné, quelquefois même intimidé +par ces remontrances, se montra décidé à placer l'intérêt de la +religion et du Saint-Siége au-dessus de toute considération de parti. +Une seule raison ralentissait un peu ses excellentes résolutions, +c'était l'espoir vague et peu sensé de recouvrer les Légations perdues +lors du traité de Tolentino[11]. + + [Note 11: Il n'existe pas une négociation plus curieuse, plus + digne d'être méditée, que la négociation du Concordat; il + n'en existe pas une sur laquelle les archives françaises + soient plus riches, car, outre la correspondance diplomatique + de nos agents, et surtout la propre correspondance de l'abbé + Bernier, nous possédons la correspondance de monsignor Spina + et du cardinal Caprara avec le Pape et le cardinal Consalvi. + La dernière nous a été conservée en vertu d'un article du + Concordat, d'après lequel les archives de la légation + romaine, en cas de rupture, devaient rester en France. Les + lettres de monsignor Spina et du cardinal Caprara, écrites en + italien, sont un des monuments les plus curieux du temps, et + donnent seules le secret des négociations religieuses de + cette époque, secret encore fort mal connu aujourd'hui, même + après les divers ouvrages publiés sur cette matière.] + +[En marge: Secret désir de la Cour romaine de recouvrer les +Légations.--Lenteurs dont ce désir est la cause.] + +Monsignor Spina, rendu à Paris, avait ordre de gagner du temps, pour +voir si le Premier Consul, maître de l'Italie, pouvant en disposer à +volonté, n'aurait pas la bienheureuse pensée de restituer les +Légations au Saint-Siége. Une parole qu'on trouvait fréquemment dans +la bouche du Premier Consul, avait fait naître plus d'espérance qu'il +n'en voulait donner. Que le Saint-Père, disait-il souvent, s'en fie à +moi, qu'il se jette dans mes bras et je serai pour l'Église un nouveau +Charlemagne.--S'il est un nouveau Charlemagne, répondaient ces prêtres +peu instruits des affaires du siècle, qu'il le prouve, en nous rendant +le patrimoine de saint Pierre.--On était malheureusement assez loin de +compte, car le Premier Consul croyait avoir beaucoup fait en +rétablissant le Pape à Rome, en lui rendant avec son trône pontifical +l'État romain, en offrant de traiter avec lui pour le rétablissement +du culte catholique. Et en effet, il avait beaucoup fait, vu l'état +des esprits en France, vu leur état en Italie. Si les patriotes +français, tout pleins encore des idées du dix-huitième siècle, +voyaient avec peu de satisfaction le prochain rétablissement de +l'Église catholique, les patriotes italiens voyaient avec désespoir +relever chez eux le gouvernement des prêtres. Il était donc impossible +au Premier Consul de pousser la complaisance jusqu'à rendre au +Saint-Siége les Légations, qui ne pouvaient supporter le gouvernement +clérical, et qui étaient d'ailleurs une portion promise de la +République Cisalpine. Mais la cour de Rome, se trouvant à la gêne +depuis qu'elle avait été privée du revenu de Bologne, de Ferrare, de +la Romagne, raisonnait autrement. Du reste le Pape, qui, au milieu des +pompes du Vatican, vivait en anachorète, songeait moins à cet intérêt +terrestre que le cardinal Consalvi, et le cardinal Consalvi moins que +monsignor Spina. Celui-ci marchait à pas de loup dans la négociation, +écoutant tout ce qu'on lui disait relativement aux questions +religieuses, ayant l'air d'y attacher une importance exclusive, et +néanmoins par quelques paroles lancées de temps en temps sur la misère +du Saint-Siége, essayant d'amener l'entretien sur les Légations. Il +n'avait pas réussi à se faire comprendre, et traînait en longueur, +jusqu'à ce qu'il eût obtenu quelque chose qui répondît aux fausses +espérances imprudemment inspirées à sa cour. + +[En marge: L'abbé Bernier et Monsignor Spina s'abouchent, afin de +commencer les négociations.] + +Pour traiter avec monsignor Spina, le Premier Consul avait fait choix, +comme nous l'avons dit, du fameux abbé Bernier, le pacificateur de la +Vendée. Ce prêtre, simple curé dans la province d'Anjou, dépourvu des +dehors que procure une éducation soignée, mais doué d'une profonde +connaissance des hommes, d'une prudence supérieure, long-temps exercée +au milieu des difficultés de la guerre civile, fort instruit dans les +matières canoniques, était l'auteur principal du rétablissement de la +paix dans les provinces de l'Ouest. Attaché à cette paix qui était son +ouvrage, il désirait naturellement tout ce qui pouvait la raffermir, +et regardait un rapprochement de la France avec Rome, comme l'un des +moyens les plus assurés de la rendre complète et définitive. Aussi ne +cessait-il d'adresser au Premier Consul les plus vives instances pour +hâter les négociations avec l'Église. Muni de ses instructions, il fit +connaître à l'archevêque de Corinthe les propositions du gouvernement +français, déjà énoncées: démission imposée à tous les évoques, anciens +titulaires; nouvelle circonscription diocésaine; soixante siéges au +lieu de cent cinquante-huit; composition d'un clergé nouveau, formé +d'ecclésiastiques de tous les partis; nomination de ce clergé par le +Premier Consul, institution par le Pape; promesse de soumission au +gouvernement établi; salaire sur le budget de l'État; renonciation aux +biens de l'Église, et reconnaissance complète de la vente de ces +biens; police des cultes déférée à l'autorité civile, représentée par +le Conseil d'État; enfin pardon de l'Église aux prêtres mariés, et +leur réunion à la communion catholique. + +Monsignor Spina se récria beaucoup en entendant énoncer ces +conditions, les qualifia d'exorbitantes, de contraires à la foi, et +soutint que le Saint-Père ne consentirait jamais à les admettre. + +[En marge: Résistance de monsignor Spina aux conditions proposées par +le Premier Consul.] + +D'abord il exigeait que, dans le préambule du Concordat, on déclarât +la religion catholique _religion de l'État_ en France, que les Consuls +en fissent profession publique, et que les lois et actes contraires à +cette déclaration d'une _religion d'État_ fussent abrogés. + +[En marge: Propositions du Saint-Siége.] + +Quant à une nouvelle circonscription des diocèses, il admettait le +nombre des siéges, mais il prétendait que le Pape n'avait pas le droit +de déposer un évêque, que jamais aucun de ses prédécesseurs n'avait +osé le faire, depuis l'existence de l'Église romaine, et que, si le +Saint-Père se permettait une telle innovation, il créerait un second +schisme, dirigé cette fois contre le Saint-Père lui-même; que tout ce +qu'il pouvait à ce sujet, c'était de s'entendre à l'amiable avec le +Premier Consul; que ceux des anciens titulaires qui montraient de +bons sentiments à l'égard du gouvernement français, seraient rappelés +purement et simplement dans leur diocèse, ou du moins dans le diocèse +correspondant à celui qu'ils avaient occupé jadis; que ceux, au +contraire, qui s'étaient conduits ou se conduisaient encore de manière +à ne pas mériter la confiance de ce gouvernement, seraient laissés de +côté, et qu'en attendant leur mort, certainement prochaine si on +songeait à leur âge, des administrateurs choisis par le Pape et le +Premier Consul gouverneraient leur siége par intérim. + +Monsignor Spina n'admettait donc l'idée de la composition d'un nouveau +clergé, pris dans toutes les classes de prêtres, et dans tous les +partis, que pour les siéges vacants. Encore ne voulait-il pas que les +constitutionnels y eussent part, à moins qu'ils ne fissent l'une de +ces rétractations solennelles, qui pour Rome sont un triomphe, et un +dédommagement du pardon qu'elle accorde. + +Quant à la nomination des évêques par le chef de la République, et à +leur institution par le Pape, il y avait peu de difficulté. On partait +naturellement du principe, que le nouveau gouvernement aurait en cour +de Rome toutes les prérogatives de l'ancien, et que le Premier Consul +représenterait en tout les rois de France. Dès lors la nomination des +évêques devait lui appartenir. Cependant la charge de Premier Consul, +au moins pour le moment, était élective; le général Bonaparte, +actuellement revêtu de cette charge, était Catholique, mais ses +successeurs pourraient ne pas l'être; et on n'admettait pas à Rome +qu'un prince protestant pût nommer des évêques. Monsignor Spina +demandait que cette exception fût prévue. + +On était d'accord sur les curés. L'évêque devait les nommer, en les +faisant agréer par l'autorité civile. + +La promesse de soumission aux lois était admise, sauf la rédaction. + +La consécration par le Pape, de la vente des biens d'églises, coûtait +beaucoup au négociateur romain. Il reconnaissait bien l'impossibilité +absolue de revenir sur ces ventes; mais il demandait qu'on épargnât au +Saint-Siége une déclaration, qui pourrait impliquer l'approbation +morale de ce qui s'était passé à cet égard. Il concédait une +renonciation à toute recherche ultérieure, en refusant la +reconnaissance formelle du droit d'aliénation. Ces biens, disait +monsignor Spina, appelés _vota fidelium_, _patrimonium pauperum_, +_sacrificia peccatorum_, ces biens, l'Église elle-même n'aurait pas le +droit de les aliéner. Cependant elle peut renoncer à en faire +poursuivre le recouvrement. En revanche il demandait la restitution +des domaines non encore aliénés, et la faculté accordée aux mourants +de tester en faveur des établissements religieux, ce qui impliquait le +renouvellement des biens de main-morte, et recommençait l'ancien ordre +de choses, c'est-à-dire un clergé propriétaire. + +Enfin, le pardon accordé aux prêtres mariés, et leur réconciliation +avec l'Église, était une affaire d'indulgence, facile de la part de la +cour de Rome, qui est toujours disposée à pardonner, quand la faute +est reconnue par celui qui l'a commise. Elle exceptait toutefois du +pardon deux classes de prêtres, les anciens religieux qui avaient fait +certains voeux, et les prélats. Ce n'était pas une manière de +concilier au Saint-Siége la bonne volonté du ministre des affaires +étrangères, M. de Talleyrand. + +Ces prétentions de la cour de Rome, bien qu'elles n'impliquassent pas +une véritable impossibilité de s'entendre avec le gouvernement +français, laissaient apercevoir néanmoins de graves dissentiments. + +[En marge: Persévérance du Premier Consul dans ses idées.] + +Le Premier Consul en éprouvait, et en témoignait une vive impatience. +Il avait vu plusieurs fois monsignor Spina, et lui avait déclaré lui +même qu'il ne se départirait jamais du principe fondamental de son +projet, qui consistait à faire table rase, à composer une nouvelle +circonscription et un nouveau clergé, à déposer les anciens +titulaires, à prendre leurs successeurs dans toutes les classes de +prêtres. Il lui avait dit que la fusion des hommes honnêtes et sages +de tous les partis, était son principe de gouvernement, qu'il +appliquerait ce principe à l'Église comme à l'État, que c'était pour +lui le seul moyen de terminer les troubles de la France, et qu'il y +persisterait invariablement. + +[En marge: Efforts de l'abbé Bernier pour amener à bien la négociation +entreprise avec le Saint-Siége.] + +L'abbé Bernier, qui, à l'ambition très-avouable d'être le principal +instrument du rétablissement de la religion, joignait un sincère amour +du bien, adressait à monsignor Spina les plus vives instances pour +lever les difficultés qu'on opposait, de la part de la cour de Rome, +au projet du Premier Consul. Déclarer, disait-il, la religion +catholique _religion de l'État_, était impossible, contraire aux idées +reçues en France, et ne serait jamais admis, par le Tribunat et le +Corps Législatif, dans la rédaction d'une loi. On pouvait, suivant +lui, remplacer cette déclaration par la mention d'un fait, c'est que +la religion catholique était la religion de la majorité des Français. +La mention de ce fait était aussi utile que la déclaration désirée. +Insister sur une chose impossible, plutôt d'orgueil que de principe, +c'était compromettre le véritable intérêt de l'Église. Le Premier +Consul pourrait assister de sa personne aux cérémonies solennelles du +culte, et c'était un grand acte que la présence à ces cérémonies d'un +homme tel que lui; mais il fallait renoncer à lui demander certaines +pratiques, comme la confession ou la communion, qui dépassaient la +mesure dans laquelle il convenait de se renfermer avec le public +français. Il fallait ramener les esprits, ne pas les choquer, surtout +ne pas leur donner à rire. La demande de leur démission, adressée aux +anciens titulaires, était toute simple; elle était la conséquence de +la démarche qu'ils avaient faite envers Pie VI en 1790. À cette +époque, les prélats français, afin de paraître résister dans l'intérêt +de la foi, non dans leur intérêt particulier, avaient déclaré qu'ils +acceptaient le Pape pour arbitre, et qu'ils remettaient leurs siéges +dans ses mains; que s'il croyait devoir en faire l'abandon en faveur +de la Constitution civile, ils se soumettraient. Il n'y avait donc +aujourd'hui qu'à les prendre au mot, et à exiger l'accomplissement de +cette offre solennelle. Si quelques-uns d'entre eux, par des motifs +personnels, empêchaient un aussi grand bien que la restauration du +culte en France, il fallait ne plus les regarder comme titulaires, et +les considérer comme démissionnaires depuis 1790. L'abbé Bernier +ajoutait qu'il y avait un exemple de ce genre dans l'Église, c'était +la résignation en masse des trois cents évêques d'Afrique, consentie +pour mettre fin au schisme des Donatistes. Il est vrai qu'on ne les +avait pas déposés. Quant aux nouveaux choix à faire, il fallait +concéder le principe de la fusion au Premier Consul. Ce principe, le +Premier Consul l'appliquerait surtout au profit des prêtres +_insermentés_; il choisirait deux ou trois constitutionnels, +uniquement pour l'exemple, mais en masse il n'appellerait que des +orthodoxes. Le négociateur français s'avançait ici pour son propre +compte, plus qu'il n'aurait dû. Il est vrai que le Premier Consul +estimait peu les évêques constitutionnels, qui étaient pour la plupart +des jansénistes étroits ou des déclamateurs de clubs; il est vrai +qu'il n'estimait dans ce clergé que les simples prêtres, lesquels, en +général, avaient prêté serment par soumission aux lois, par désir de +continuer leur saint ministère, et n'avaient pas profité de +l'agitation du temps pour s'élever dans la hiérarchie sacerdotale. +Néanmoins, s'il avait peu de considération pour les évêques +constitutionnels, il tenait à son principe de fusion, et ne faisait +pas aussi bon marché, que semblait l'annoncer l'abbé Bernier, des +droits du clergé _assermenté_. Mais l'abbé Bernier le disait ainsi +pour faire réussir la négociation. Quant à la nomination des évêques +par le Premier Consul, il fallait, suivant l'abbé Bernier, passer +par-dessus une difficulté fort éloignée, fort improbable, celle +d'avoir un jour un Premier Consul protestant. Ce n'était pas la peine, +suivant lui, de regarder à un avenir si peu vraisemblable. +Relativement aux biens du clergé, il fallait se hâter de s'entendre +sur la rédaction, puisqu'on était d'accord sur le principe. +Relativement à la restitution des biens non vendus, et aux donations +testamentaires en biens fonds, elles étaient inconciliables avec les +principes politiques aujourd'hui reconnus en France, principes +absolument contraires aux biens de main-morte. On devait se contenter +à cet égard d'une concession, celle de donations constituées en rentes +sur l'État. + +Le temps, disait enfin l'abbé Bernier, le temps était venu de +conclure, car le Premier Consul commençait à être mécontent. Il +croyait que le Pape n'avait pas la force de rompre avec le parti +émigré, pour se donner tout à fait à la France. Il finirait par +renoncer au bien dont il avait eu d'abord la pensée, et, sans +persécuter les prêtres, les livrant à eux-mêmes, il laisserait +l'Église devenir en France ce qu'elle pourrait, sans compter qu'il +tiendrait en Italie une conduite hostile à la cour de Rome. C'était, +suivant l'abbé Bernier, c'était avoir perdu tout discernement, que de +ne pas profiter des dispositions d'un si grand homme, seul capable de +sauver la religion. Lui aussi avait de grandes difficultés à vaincre +à l'égard du parti révolutionnaire; et, loin de le contrarier, on +devait l'aider à surmonter ces difficultés, en lui faisant les +concessions dont il avait besoin pour regagner les esprits, peu +disposés en France en faveur du culte catholique. + +Monsignor Spina commençait à être fort embarrassé. Il était croyant, +et plus avide encore que croyant. Demandant sans cesse de l'argent à +sa cour, son voeu le plus ardent était de la rendre riche et prodigue +comme jadis. Mais le peu de succès de ses insinuations relativement +aux provinces perdues le décourageait singulièrement. Il s'apercevait +que le Premier Consul, aussi rusé que les prêtres italiens, ne voulait +pas s'expliquer avec des gens qui ne s'expliquaient pas eux-mêmes. Il +voyait en outre toutes les cours pour ainsi dire à ses pieds; il +voyait le négociateur russe, M. de Kalitscheff, qui avait voulu +protéger si insolemment les petits princes d'Italie, molesté et parti, +toute l'Allemagne dépendante de la France pour le partage des +indemnités territoriales, le Portugal soumis, et l'Angleterre +elle-même amenée à la paix par la fatigue. En présence d'un tel état +de choses, il était convaincu qu'il n'y avait plus d'autre ressource +que de se soumettre, et d'attendre ce qu'on désirait de la seule +volonté du Premier Consul. Disposé à céder, monsignor Spina n'osait +pas toutefois adhérer aux conditions si absolues que le cabinet +français avait posées avec la résolution évidente de ne pas s'en +départir, parce qu'elles étaient établies d'après les nécessités +impérieuses de la situation. + +[En marge: Avril 1801.] + +[En marge: Le Premier Consul pour en finir, rédige un projet de +Concordat, et l'envoie à Rome.] + +Le Premier Consul, avec sa vigueur accoutumée, tira d'embarras le +négociateur romain. C'était le moment, déjà décrit plus haut, où +toutes les négociations marchaient à la fois, notamment avec +l'Angleterre. Pensant avec une sorte de joie à l'effet prodigieux +d'une paix générale, qui comprendrait jusqu'à l'Église elle-même, il +voulut en finir par une marche prompte et décidée. Il fit rédiger un +projet de Concordat pour l'offrir définitivement à monsignor Spina. +C'étaient deux ecclésiastiques sortis des ordres, M. de Talleyrand et +M. d'Hauterive, qui, dans les bureaux des affaires étrangères, se +mêlaient de cette question. Heureusement, entre eux et monsignor +Spina, se trouvait l'habile et orthodoxe Bernier. Le projet écrit par +M. d'Hauterive, revu par l'abbé Bernier, était simple, clair, absolu. +Il contenait, rédigé en style de loi, tout ce qu'avait proposé la +légation française. Ce projet fut présenté à monsignor Spina, qui en +fut fort troublé, et qui offrit de l'envoyer à sa cour, mais déclara +ne pouvoir le signer lui-même.--Pourquoi, lui dit-on, refusez-vous de +le signer? Serait-ce que vous n'avez pas de pouvoirs? Alors que +faites-vous à Paris depuis six mois? Pourquoi affectez-vous un rôle de +négociateur, que vous ne pouvez pas remplir jusqu'à son terme +nécessaire, c'est-à-dire à une conclusion? Ou bien trouvez-vous le +projet inadmissible? Alors osez le déclarer; et le cabinet français, +qui ne peut accorder d'autres conditions, cessera de négocier avec +vous. Il rompra ou ne rompra pas avec le Saint-Siége; mais il en +finira avec monsignor Spina.-- + +L'astucieux prélat ne savait que répondre. Il affirma qu'il avait des +pouvoirs. N'osant pas avouer qu'il jugeait les propositions françaises +inadmissibles, il allégua qu'en matière de religion, le Pape, entouré +des cardinaux, pouvait seul accepter un traité. Et en conséquence il +renouvela l'offre d'envoyer le projet du Premier Consul à Sa +Sainteté.--Soit, lui dit-on; mais déclarez du moins en l'envoyant que +vous l'approuvez.--Monsignor Spina se refusa encore à toute formule +approbative, et répondit qu'il adresserait ses instances au +Saint-Père, pour l'adoption d'un traité qui devait opérer en France le +rétablissement de la foi catholique. + +On fit partir un courrier pour Rome avec le projet de Concordat, et +avec ordre à M. de Cacault, ambassadeur de France auprès du +Saint-Siége, de le soumettre à l'acceptation immédiate et définitive +du Pape. Ce courrier était porteur d'un présent qui devait causer une +grande joie en Italie, c'était la fameuse Vierge en bois de +Notre-Dame-de-Lorette, enlevée du temps du Directoire à Lorette même, +et déposée depuis à la Bibliothèque nationale de Paris, comme un objet +de curiosité. Le Premier Consul savait que, pour beaucoup de croyants +sincères et irritables, c'était un sujet de scandale que le dépôt +d'une telle relique à la Bibliothèque royale, et il fit précéder le +Concordat de cette restitution pieuse. + +[En marge: Accueil fait par le Pape au projet de Concordat.] + +Ce présent fut accueilli dans la Romagne avec une joie difficile à +comprendre en France. Le Pape reçut le Concordat mieux qu'on ne +l'espérait. Ce digne pontife, préoccupé des intérêts de la foi plus +que de ses intérêts temporels, ne voyait dans le projet rien +d'absolument inadmissible, et croyait qu'avec quelques changements de +rédaction il arriverait à satisfaire le Premier Consul, ce qu'il +regardait comme très-important; car le rétablissement de la religion +en France était à ses yeux la plus grande, la plus essentielle des +affaires de l'Église. + +Il désigna les trois cardinaux Cavandini, Antonelli et Gerdil, pour +faire un premier examen du projet envoyé de Paris. Les cardinaux +Antonelli et Gerdil passaient pour les deux plus savants personnages +de l'Église. Le cardinal Gerdil était même devenu Français, car il +appartenait par sa naissance à la Savoie. On leur enjoignit à tous +trois de se hâter. Le premier examen terminé, ils durent faire leur +rapport à une congrégation de douze cardinaux, choisis parmi ceux qui +se trouvaient à Rome, et qui comprenaient le mieux les intérêts de +l'Église romaine. On leur fit promettre le secret sur les saints +Évangiles. Le Pape, craignant les menées, les cris des émigrés +français, cherchait à soustraire la décision du sacré collége à toute +influence de parti. De son côté donc, les efforts furent d'une +parfaite sincérité. Il avait auprès de lui un ministre français +entièrement de son goût: c'était M. de Cacault, homme de coeur et +d'esprit, partagé entre les souvenirs du dix-huitième siècle, auquel +il appartenait par son âge et son éducation, et les sentiments que +Rome inspire à tous ceux qui vivent au milieu de sa grandeur ruinée, +et de ses pompes religieuses. En partant de Paris, M. de Cacault +avait demandé au Premier Consul ses instructions. Celui-ci lui avait +répondu par ce mot superbe: Traitez le Pape comme s'il avait deux cent +mille soldats.--M. de Cacault aimait Pie VII et le général Bonaparte, +et, par ses rapports bienveillants, les disposait à s'aimer l'un +l'autre.--Fiez-vous au Premier Consul, disait-il sans cesse au Pape; +il arrangera vos affaires. Mais faites ce qu'il vous demande, car il a +besoin de ce qu'il vous demande pour réussir.--Il disait au Premier +Consul: Prenez un peu de patience. Le Pape est le plus saint, le plus +attachant des hommes. Il veut vous satisfaire, mais donnez-lui-en le +temps. Il faut habituer son esprit et celui des cardinaux, aux +propositions absolues que vous envoyez ici. On est à Rome plus croyant +que vous ne le pensez. Il faut mener cette cour avec douceur. Si nous +la brusquons, nous lui ferons perdre la tête. Elle se jettera dans une +résolution de martyre, comme la seule ressource de sa situation.--Ces +sages conseils tempéraient l'impétuosité du Premier Consul, et le +disposaient à souffrir patiemment le méticuleux examen de la cour de +Rome. + +Enfin, quand le travail fut achevé, le Pape et le cardinal Consalvi +eurent plusieurs entretiens avec M. de Cacault. Ils lui communiquèrent +le projet romain. M. de Cacault, le trouvant trop distant du projet +français, fit des efforts réitérés pour obtenir des modifications. Il +fallut recourir une seconde fois à la congrégation des douze +cardinaux, ce qui prit encore beaucoup de temps, de manière que, sans +obtenir de notables résultats, M. de Cacault contribua lui-même à +faire perdre un mois entier. Enfin, on se mit d'accord autant que +possible, et on aboutit à un projet, dont les différences avec le +projet du Premier Consul étaient les suivantes. + +[En marge: Contre-projet de Concordat envoyé par la cour de Rome au +Premier Consul.] + +La religion catholique serait déclarée en France _religion de l'État_; +les Consuls la pratiqueraient publiquement; il y aurait une nouvelle +circonscription diocésaine, et seulement soixante siéges, comme le +voulait le Premier Consul. Le Pape s'adresserait aux anciens +titulaires pour leur demander leur renonciation volontaire, en +s'autorisant de l'offre de démission par eux faite à Pie VI en 1790. +Il était probable qu'un très-grand nombre la donneraient, et alors les +siéges vacants par mort ou par démission fourniraient au gouvernement +français une ample liste de nominations à faire. Quant à ceux qui la +refuseraient, le Pape prendrait les mesures convenables, pour que +l'administration de leurs siéges ne restât pas dans leurs mains. + +[En marge: Mai 1801.] + +L'excellent pontife disait au Premier Consul, dans une lettre +touchante qu'il lui adressait: Dispensez-moi de déclarer publiquement, +que je destituerai de vieux prélats, qui ont souffert de cruelles +persécutions pour la cause de l'Église. D'abord, mon droit est +douteux; secondement, il m'en coûte de traiter ainsi des ministres de +l'autel, malheureux et exilés. Que répondriez-vous à ceux qui vous +demanderaient de sacrifier ces généraux dont vous êtes entouré, et +dont le dévouement vous a rendu tant de fois victorieux?... Le +résultat que vous désirez obtenir sera le même au fond, car la plupart +des siéges, par mort ou par démission, deviendront vacants. Vous les +remplirez, et, quant au petit nombre de ceux qui resteront occupés, +par suite de quelques refus de démission, nous n'y nommerons pas +encore de titulaires; mais nous les ferons administrer par des +vicaires, dignes de votre confiance et de la nôtre.-- + +Sur les autres points, le projet romain était à peu près conforme au +projet français. Il accordait les nominations au Premier Consul, sauf +le cas où le Premier Consul serait protestant; il contenait la +consécration des ventes nationales, mais en persistant à demander +qu'on put faire au clergé des dons testamentaires en biens-fonds; il +concédait aux prêtres mariés les indulgences de l'Église. + +Évidemment, la difficulté la plus sérieuse était la déposition des +anciens évêques qui refuseraient leur démission. Un tel sacrifice +coûtait au Pape, car c'était immoler aux pieds mêmes du Premier Consul +l'ancien clergé français. Cependant cette immolation était +indispensable, pour que le Premier Consul pût supprimer à son tour le +clergé constitutionnel, et des divers clergés n'en faire qu'un seul, +composé des sujets estimables de toutes les sectes. C'était l'une de +ces occasions, où, dans tous les siècles, la papauté n'avait pas +hésité à prendre de grandes résolutions pour sauver l'Église. Mais, au +moment de se résoudre, l'âme bienveillante et timorée du pontife était +en proie aux plus douloureuses perplexités. + +[En marge: Démarche du Premier Consul pour terminer les hésitations de +la cour de Rome.] + +Tandis que l'on employait ainsi le temps à Rome, soit en conférences +des cardinaux entre eux, soit en conférences de la secrétairerie +d'État avec M. de Cacault, le Premier Consul à Paris avait perdu +patience. Il commençait à craindre que la cour de Rome ne fût en +intrigue, ou avec les émigrés, ou avec les cours étrangères, +l'Autriche notamment. À sa défiance naturelle, se joignaient les +suggestions des ennemis de la religion, qui cherchaient à lui +persuader qu'on le trompait, et que lui, si pénétrant, si habile, +était dupe de la finesse italienne. Il était peu disposé à croire +qu'on pût être plus fin que lui, mais il voulut cependant jeter la +sonde dans cette mer qu'on lui disait si profonde, et, le jour même +(13 mai), où le courrier porteur des dépêches du Saint-Siége quittait +Rome, il fit à Paris une démarche menaçante. + +Il manda l'abbé Bernier, monsignor Spina, et M. de Talleyrand à la +Malmaison.--Il leur déclara qu'il n'avait plus confiance dans les +dispositions de la cour de Rome; que chez elle le désir de ménager les +émigrés l'emportait évidemment sur le désir de se réconcilier avec la +France, et l'intérêt de parti sur l'intérêt de la religion; qu'il +n'entendait pas que l'on consultât des cours ennemies, et peut-être +même les chefs de l'émigration, pour savoir si on traiterait avec la +République française; que l'Église, pouvant recevoir de lui d'immenses +bienfaits, devait les accepter ou les refuser sur-le-champ, et ne pas +retarder le bien des peuples, par d'inutiles hésitations, ou par des +consultations plus déplacées encore; qu'il se passerait du +Saint-Siége, puisqu'on ne voulait pas le seconder; que sans doute il +ne rendrait pas à l'Église les jours de la persécution, mais qu'il +livrerait les prêtres à eux-mêmes, en se bornant à châtier les +turbulents, et en laissant les autres vivre comme ils pourraient; +qu'il se considérerait, relativement à la cour romaine, comme libre +envers elle de tout engagement, même des engagements contenus dans le +traité de Tolentino, puisque, de fait, ce traité avait disparu le jour +de la guerre déclarée entre Pie VII et le Directoire. En disant ces +paroles, le ton du Premier Consul était froid, positif, atterrant. Il +fit entendre, par les développements ajoutés à cette déclaration, que +sa confiance dans le Saint-Père était toujours la même, mais qu'il +imputait les lenteurs qui le blessaient, au cardinal Consaivi et à +l'entourage du Pape. + +[En marge: Ordre à M. de Cacault de quitter Rome sous cinq jours, si +le projet de Concordat n'est pas accepté.] + +Le Premier Consul avait atteint son but, car le malheureux Spina avait +quitté la Malmaison dans un véritable désordre d'esprit, et s'était +rendu en hâte à Paris, pour écrire à sa cour des dépêches toutes +pleines de l'épouvante dont il était rempli lui-même. M. de +Talleyrand, de son côté, écrivit à M. de Cacault une dépêche conforme +à l'entretien de la Malmaison. Il lui enjoignit de se rendre auprès du +Pape et du cardinal Consaivi, de leur déclarer que le Premier Consul, +plein de confiance dans le caractère personnel du Saint-Père, n'en +avait pas autant dans son gouvernement; qu'il était résolu à +interrompre une négociation trop peu sincère, et que lui, M. de +Cacault, avait ordre de quitter Rome sous cinq jours, si le projet de +Concordat n'était pas adopté immédiatement, ou n'était adopté qu'avec +des modifications. M. de Cacault, en effet, avait pour instruction de +se retirer dans ce délai à Florence, et d'attendre là que le Premier +Consul lui fit connaître ses volontés. + +[En marge: Le cardinal Consalvi se décide à se rendre à Paris.] + +Cette dépêche parvint à Rome dans les derniers jours de mai. Elle +chagrina fort M. de Cacault, qui craignait, par les nouvelles dont il +était porteur, de troubler, peut-être de pousser à des résolutions +désespérées, le gouvernement romain, qui craignait surtout d'affliger +un pontife pour lequel il n'avait pu se défendre de concevoir un +véritable attachement. Cependant les ordres du Premier Consul étaient +tellement absolus, qu'il n'y avait aucun moyen d'en éluder +l'exécution. M. de Cacault se rendit donc auprès du Pape et du +cardinal Consalvi, leur montra ses instructions, qui leur causèrent à +tous deux une vive douleur. Le cardinal Consalvi en particulier, qui +se voyait clairement désigné dans les dépêches du Premier Consul, +comme l'auteur des interminables délais de cette négociation, se +sentait mourir d'épouvante. Il avait peu de torts néanmoins, et les +formes surannées de cette chancellerie, la plus vieille du monde, +étaient la seule cause des lenteurs dont se plaignait le Premier +Consul, au moins depuis que l'affaire était portée à Rome. M. de +Cacault proposa au Pape et au cardinal Consalvi une idée, qui les +surprit et les troubla d'abord, mais qui leur parut ensuite la seule +voie de salut.--Vous ne voulez pas, leur dit-il, adopter le Concordat +venu de Paris, dans toutes ses expressions; eh bien! que le cardinal +lui-même se rende en France, revêtu de vos pouvoirs. Il se fera +connaître au Premier Consul, il lui inspirera confiance; il en +obtiendra les changements de rédaction indispensables. Si quelque +difficulté se rencontre, il sera là pour la lever. Il préviendra, par +sa présence sur les lieux, les pertes de temps, qui blessent surtout +le caractère impatient du chef de notre gouvernement. Vous serez tirés +ainsi d'un grand péril, et les affaires de la religion seront +sauvées.--C'était pour le Pape une grande douleur de se séparer d'un +ministre dont il ne savait plus se passer, et qui seul lui donnait la +force de supporter les peines de la souveraineté. Il était plongé dans +des perplexités affreuses, trouvant très-sage l'idée de M. de Cacault, +mais cruelle la séparation qu'on lui proposait. + +[En marge: Agitations du Pape, et terreurs du cardinal Consalvi.] + +Cette faction implacable, composée non-seulement des émigrés, mais de +tous les gens qui, en Europe, détestaient la Révolution française, +cette faction, qui aurait désiré une guerre éternelle avec la France, +qui avait vu avec douleur la fin de la guerre civile en Vendée, et qui +voyait avec non moins de douleur la fin prochaine du schisme, +assiégeait Rome de lettres, la remplissait de propos, couvrait ses +murs de placards. On disait, par exemple, dans l'un de ces placards, +que Pie VI pour sauver la foi avait perdu le Saint-Siége, et que Pie +VII pour sauver le Saint-Siége perdrait la foi[12]. Les invectives +dont il était l'objet, n'ébranlaient pas chez ce pontife sensible, +mais dévoué à ses devoirs, la résolution de sauver l'Église, malgré +tous les partis, malgré le parti de l'Église elle-même; mais il en +souffrait cruellement. Le cardinal Consalvi était son confident, son +ami; s'en séparer était pour lui une peine poignante. Le cardinal à +son tour était effrayé de se voir à Paris, dans ce gouffre +révolutionnaire, qui avait dévoré, lui disait-on, tant de victimes. Il +tremblait à la seule idée de se trouver en présence de ce redoutable +général, objet tout à la fois d'admiration et de crainte, que +monsignor Spina lui dépeignait comme particulièrement irrité contre le +secrétaire d'État. Ces malheureux prêtres se faisaient mille idées +fausses sur la France, sur son gouvernement; et, tout amélioré qu'on +le disait, ils frémissaient à la seule pensée d'être un moment entre +ses mains. Le cardinal se décida donc, mais comme on se décide à +braver la mort.--Puisqu'il faut une victime, dit-il, je me dévoue, et +je m'en remets à la Providence.--Il eut même l'imprudence d'écrire à +Naples des lettres conformes à ces paroles, lettres qui furent connues +de notre ministre à Naples, et communiquées au Premier Consul. +Celui-ci heureusement les jugea plutôt risibles qu'irritantes. + + [Note 12: + + Pio VI per conservar la fede + Perde la sede. + Pio VII per conservar la sede + Perde la fede.] + +[En marge: Juin 1801.] + +Mais le voyage à Paris du secrétaire d'État, était loin de lever +toutes les difficultés, et de prévenir tous les dangers. Le départ de +M. Cacault et sa retraite à Florence, où résidait le quartier-général +de l'armée française, allait être une manifestation funeste peut-être +pour les deux gouvernements de Rome et de Naples. Ces deux +gouvernements, en effet, étaient continuellement menacés par les +passions comprimées, et toujours ardentes, des patriotes italiens. +Celui du Pape était odieux aux hommes qui ne voulaient plus être +gouvernés par des prêtres, et le nombre de ces hommes était grand dans +l'État romain; celui de Naples était justement abhorré pour le sang +qu'il avait répandu. Le départ de M. de Cacault pouvait être pris +comme une sorte de permission, donnée aux mauvaises têtes italiennes, +d'essayer quelque tentative dangereuse. Le Pape le craignait ainsi. On +convint alors, pour prévenir toute interprétation fâcheuse, de faire +partir ensemble M. de Cacault et le cardinal Consalvi, lesquels +devaient voyager de concert jusqu'à Florence. M. de Cacault en +quittant Rome y laissa son secrétaire de légation. + +[En marge: Départ du cardinal Consalvi pour Paris.] + +MM. Consalvi et de Cacault sortirent de Rome le 6 juin (17 prairial), +et s'acheminèrent vers Florence. Ils voyageaient dans la même voiture, +et partout le cardinal montrait aux populations M. de Cacault en leur +disant: Voilà le ministre de France; tant il avait envie qu'on sût +qu'il n'y avait pas rupture. L'agitation en Italie fut assez vive. +Cependant elle ne produisit rien de fâcheux, dans le moment, car on +attendait pour essayer quelque chose, que les dispositions du +gouvernement français fussent plus claires. Le cardinal Consalvi se +sépara de M. de Cacault à Florence, et s'achemina en tremblant vers +Paris[13]. + + [Note 13: + + Florence, le 19 prairial an IX. + + _François Cacault, ministre plénipotentiaire de la République + française à Rome, au citoyen ministre des relations + extérieures._ + + CITOYEN MINISTRE, + + Me voilà arrivé à Florence. Le cardinal secrétaire d'État est + parti de Rome avec moi. Il est venu me prendre à mon logis. + Nous avons fait route ensemble dans le même carrosse. Nos + gens suivaient de la même manière dans la seconde voiture, et + la dépense de chacun était payée par son courrier respectif. + + Nous étions regardés partout d'un air ébahi. Le cardinal + avait grande peur qu'on imaginât que je me retirais à + l'occasion d'une rupture; il disait sans cesse à tout le + monde: _Voilà le ministre de France._ Ce pays, écrasé des + maux passés de la guerre, frissonne à la moindre idée de + mouvements de troupes. Le gouvernement romain a plus de peur + encore de ses propres sujets mécontents, surtout de ceux qui + ont été alléchés à l'autorité et au pillage par l'espèce de + révolution passée. Nous avons ainsi prévenu et dissipé à la + fois les frayeurs mortelles et les espérances téméraires. Je + pense que la tranquillité de Rome ne sera pas troublée. + + Le cardinal a passé ici la journée du 18 en grande et + ostensible amitié avec le général Murat, qui lui a fait + donner un logement et une garde d'honneur. Il a fait la même + chose pour moi. Je n'ai rien accepté, je suis logé à + l'auberge. + + Le cardinal est parti ce matin pour Paris. Il arrivera peu de + temps après ma dépêche; il ira extrêmement vite. Le + malheureux sent bien que s'il échouait il serait perdu sans + ressource, et que tout serait perdu pour Rome. Il est pressé + de savoir son sort. Je lui ai fait sentir qu'un grand moyen + de tout sauver était d'user de diligence, parce que le + Premier Consul avait des motifs graves de conclure vite et + d'exécuter promptement. + + J'avais essayé à Rome d'amener le Pape à signer seulement le + Concordat, et s'il m'eût accordé ce point je ne serais pas + parti de Rome; mais cette idée ne m'a pas réussi. + + Vous jugez bien que le cardinal n'est pas envoyé à Paris pour + signer ce que le Pape a refusé de signer à Rome; mais il est + premier ministre de Sa Sainteté et son favori, c'est l'âme du + Pape qui va entrer en communication avec vous. J'espère qu'il + en résultera un accord concernant les modifications. Il + s'agit de phrases, de paroles qu'on peut retourner de tant de + manières qu'à la fin on saisira la bonne. + + Le cardinal porte au Premier Consul une lettre confidentielle + du Pape et le plus ardent désir de terminer l'affaire. C'est + un homme qui a de la clarté dans l'esprit. Sa personne n'a + rien d'imposant, il n'est pas fait à la grandeur; son + élocution un peu verbeuse n'est pas séduisante; son caractère + est doux et son âme s'ouvrira aux épanchements, pourvu qu'on + l'encourage avec douceur à la confiance. + + J'ai écrit à Madrid, à l'ambassadeur Lucien Bonaparte, en + quoi consistait cet éclat du voyage à Paris du cardinal + Consalvi et de ma retraite à Florence. J'ai également fait + connaître aux ministres à Rome de l'Empereur et du roi + d'Espagne qu'il n'y avait aucune apparence de guerre avec le + Pape. + + Je vous salue respectueusement. + + CACAULT.] + +Dans cet intervalle, le Premier Consul, en recevant de Rome le projet +amendé, et reconnaissant que les différences étaient plutôt de forme +que de fond, s'était calmé. La nouvelle que le cardinal Consalvi +venait lui-même, pour achever de mettre d'accord le Saint-Siége avec +le cabinet français, le satisfit complétement. Il y voyait la +certitude d'un arrangement prochain, et en outre un grand lustre pour +son gouvernement. Il s'apprêta donc à faire le meilleur accueil au +premier ministre de la cour romaine. + +[En marge: Arrivée du cardinal Consalvi, et entrevue avec le Premier +Consul.] + +Le cardinal Consalvi arriva le 20 juin (1er messidor) à Paris. L'abbé +Bernier et monsignor Spina accoururent pour le recevoir, et le +rassurer sur les dispositions du Premier Consul. On convint du costume +dans lequel il serait présenté à la Malmaison, et il s'y rendit, fort +ému de l'idée de voir le général Bonaparte. Celui-ci, bien averti, +n'eut garde d'ajouter au trouble du cardinal. Il déploya tout l'art de +langage dont la nature l'avait doué, pour s'emparer de l'esprit de son +interlocuteur, pour lui montrer à fond ses intentions franchement +bienveillantes envers l'Église, pour lui rendre sensibles les +difficultés graves attachées au rétablissement du culte public en +France, et surtout pour lui faire comprendre que l'intérêt qu'on avait +à ménager l'esprit français, était bien plus grand que celui qu'on +pouvait avoir à ménager les ressentiments des prêtres, des émigrés, +des princes déchus, méprisés et abandonnés de l'Europe en ce moment. +Il déclara au cardinal Consalvi, qu'il était prêt à transiger sur +certains détails de rédaction qui offusquaient la cour de Rome, pourvu +qu'au fond on lui accordât ce qu'il regardait comme indispensable, la +création d'un établissement ecclésiastique tout à fait nouveau, qui +fût son ouvrage, et qui réunît les prêtres sages et respectables de +tous les partis. + +[En marge: Dernières prétentions de la cour romaine.] + +Le cardinal sortit pleinement rassuré de cette entrevue avec le +Premier Consul. Il se montra peu dans Paris, observa une réserve +convenable, également éloignée d'une sévérité outrée et de cette +facilité italienne, tant reprochée aux prêtres romains. Il accepta +quelques invitations chez les ministres et les Consuls, mais refusa +constamment de se montrer dans les lieux publics. Il se mit à l'oeuvre +avec l'abbé Bernier, pour résoudre les dernières difficultés de la +négociation. Deux points faisaient surtout obstacle à l'accord des +deux gouvernements: l'un relatif au titre de _Religion d'État_, qu'on +cherchait à obtenir pour la religion catholique, l'autre à la +déposition des anciens titulaires. Le cardinal Consalvi voulait que +pour justifier, aux yeux de la chrétienté, les grandes concessions +faites au Premier Consul, on pût alléguer une solennelle déclaration +de la République française, en faveur de l'Église catholique; il +voulait qu'on proclamât du moins la religion catholique _Religion +dominante_, qu'on promît l'abrogation des lois qui lui étaient +contraires, que le Premier Consul s'engageât à la professer +publiquement de sa personne. On regardait son exemple comme devant +être d'un effet tout-puissant sur l'esprit des populations. + +L'abbé Bernier répétait que proclamer une _religion d'État_ ou une +_religion dominante_, c'était alarmer les autres cultes, faire +craindre le retour d'une religion envahissante, oppressive, +intolérante, etc., etc.; qu'il était impossible d'aller au delà de la +déclaration d'un fait, c'est que la majorité des Français était +catholique. Il ajoutait que, pour abroger les lois antérieures, il +fallait le concours du pouvoir législatif, ce qui jetterait le cabinet +français dans des embarras inextricables; que le gouvernement, comme +gouvernement, ne pouvait professer une religion; que les Consuls +pouvaient la professer de leur personne, mais que ce fait, tout +individuel et en quelque sorte privé, n'était pas de nature à figurer +dans un traité. Quant à la conduite personnelle du Premier Consul, +l'abbé Bernier disait tout bas qu'il assisterait à un _Te Deum_, à +une messe, mais que les autres pratiques du culte, il ne fallait pas +les attendre de lui, et qu'il y avait des choses que le discernement +du cardinal devait renoncer à exiger, car elles produiraient un effet +plutôt fâcheux que salutaire. On convint enfin d'un préambule, qui, se +liant à l'article premier, remplissait à peu près les vues des deux +légations. + +[En marge: La religion catholique déclarée religion de la majorité des +Français.] + +_Le gouvernement_, disait-on, _reconnaissant que la religion +catholique était la religion de la grande majorité des Français..._ + +_Le Pape de son coté reconnaissant que cette religion avait retiré, et +attendait encore dans ce moment le plus grand bien du rétablissement +du culte catholique en France, et de la profession particulière qu'en +faisaient les Consuls de la République, etc..._ + +Par ce double motif les deux autorités, pour le bien de la religion et +pour le maintien de la tranquillité intérieure, établissaient (article +premier) _que la religion catholique serait exercée en France, et que +son culte serait public, en se conformant aux règlements de police +jugés nécessaires pour le maintien de la tranquillité;_ (article +second) _qu'il y aurait une nouvelle circonscription, etc._ + +[En marge: Le cardinal Consalvi demande qu'on dispense le Pape de +déposer les anciens titulaires.] + +Ce préambule remplissait suffisamment l'intention de toutes les +parties, car il proclamait hautement le rétablissement du culte, +rendait sa profession publique en France comme autrefois, faisait de +la profession de ce culte par les Consuls un fait particulier, +personnel aux trois Consuls en exercice, plaçait cette allégation dans +la bouche du Pape, et non dans celle du chef de la République. Ces +premières difficultés paraissaient donc heureusement vaincues. +Venaient ensuite les contestations relatives à la déposition des +anciens titulaires. On était d'accord sur le fond, mais le cardinal +Consalvi demandait qu'on épargnât au Pape la douleur de prononcer dans +un acte public la déposition des anciens évêques français. Il +promettait que ceux qui refuseraient leur démission, ne seraient plus +considérés comme titulaires, et que le Pape consentirait à leur donner +des successeurs; mais il ne voulait pas que cela fût formellement +contenu dans le Concordat. Le Premier Consul se montra inflexible sur +ce point, et sauf rédaction, exigea qu'il fût dit en termes positifs +que le Pape s'adresserait aux anciens titulaires, qu'il leur +demanderait la résignation de leurs siéges, laquelle il attendait avec +confiance de leur amour de la religion, et que s'ils refusaient, _il +serait pourvu par de nouveaux titulaires au gouvernement des évêchés +de la circonscription nouvelle_. C'étaient les propres expressions du +traité. + +Les autres conditions n'étaient pas contestées. Le Premier Consul +devait nommer, le Pape devait instituer les évêques. Cependant le +cardinal Consalvi réclama, et le Premier Consul accorda une réserve, +par laquelle il était dit que, dans le cas où le Premier Consul serait +protestant, une convention nouvelle serait faite, pour régler le mode +des nominations. Il était stipulé que les évêques nommeraient les +curés, et les choisiraient parmi des sujets agréés par le +gouvernement. La question du serment était résolue, par l'adoption +pure et simple du serment que les évêques prêtaient anciennement aux +rois de France. Le Saint-Siége avait réclamé avec raison, et on avait +accordé sans difficulté, l'autorisation d'établir des séminaires pour +le recrutement du clergé, mais sans obligation de les doter de la part +de l'État. L'engagement de ne pas troubler les acquéreurs de biens +nationaux était formel. La propriété des biens acquis leur était +expressément reconnue. Il était dit que le gouvernement prendrait des +mesures pour que le clergé fût convenablement salarié, pour que tous +les anciens édifices du culte et tous les presbytères non encore +aliénés lui fussent rendus. Il était convenu que la permission de +faire des donations pieuses serait accordée aux fidèles, mais que +l'État en réglerait la forme. On s'était secrètement mis d'accord sur +cette forme, qui était celle de rentes sur le grand livre, vu que le +Premier Consul ne voulait à aucun prix rétablir les biens de +main-morte. Cette disposition devait se trouver dans des règlements +ultérieurs sur la police des cultes, que le gouvernement avait seul le +pouvoir de faire. + +Quant aux prêtres mariés, le cardinal avait donné sa parole qu'un bref +d'indulgence serait immédiatement publié; mais il demandait qu'un acte +de charité religieuse, émanant de la clémence du Saint-Père, conservât +son caractère libre, spontané, et ne passât point pour une condition +imposée au Saint-Siége. Cette considération fut accueillie. + +[En marge: Accord sur tous les points contestés.] + +On était enfin d'accord sur toutes choses, et d'après des bases +raisonnables, qui garantissaient à la fois l'indépendance de l'Église +française, et sa parfaite union avec le Saint-Siége. Jamais on n'avait +fait avec Rome une convention plus libérale, et en même temps plus +orthodoxe; et il faut reconnaître qu'on avait arraché au Pape une +résolution grave, mais parfaitement justifiée par les circonstances, +celle de déposer les anciens titulaires qui refuseraient de se +démettre. Il fallait donc se tenir pour satisfait, et conclure. + +[En marge: Derniers efforts tentés par les adversaires du Concordat +pour empêcher la signature.] + +[En marge: Concile du clergé constitutionnel.] + +[En marge: L'abbé Grégoire.] + +Cependant on s'agitait autour du Premier Consul pour empêcher son +consentement définitif. Les hommes qui l'approchaient ordinairement, +et qui jouissaient du privilége de lui donner leurs conseils, +combattaient sa détermination. Le parti du clergé constitutionnel se +remuait beaucoup, dans la crainte d'être sacrifié au clergé +_insermenté_. Il avait obtenu l'autorisation de s'assembler, et de +former une espèce de concile national à Paris. Le Premier Consul avait +accordé cette autorisation, pour stimuler le zèle du Saint-Siége, et +lui faire sentir le danger de ses lenteurs. On débita dans cette +réunion beaucoup de choses très-peu sensées sur les coutumes de +l'Église primitive, auxquelles les auteurs de la Constitution civile +avaient voulu ramener l'Église française. On y professa que les +fonctions épiscopales devaient être conférées par l'élection, que, +s'il n'en était pas ainsi complétement, il fallait au moins que le +Premier Consul choisît les sujets sur une liste présentée par les +fidèles de chaque diocèse; que la nomination des évêques devait être +confirmée par les métropolitains, c'est-à-dire par les archevêques, +et celle de ces derniers seulement par le Pape; mais que l'institution +papale ne pouvait pas être laissée à l'arbitraire du Saint-Siége, et +qu'après un délai déterminé il fallait qu'elle fut forcée: ce qui +équivalait à l'anéantissement complet des droits de la cour de Rome. +Tout ce qui fut dit dans cette espèce de concile n'était cependant pas +aussi dépourvu de raison pratique. On y présenta quelques idées saines +sur la circonscription des diocèses, sur l'émission des bulles, sur la +nécessité de ne souffrir aucune publication émanée de l'autorité +pontificale, sans la permission expresse de l'autorité civile. On se +promit de réunir ces diverses observations sous la forme de voeux, qui +seraient présentés au Premier Consul pour éclairer ses résolutions. Ce +qu'on répéta aussi très-volontiers et très-fréquemment dans cette +assemblée, c'est que, pendant la terreur, le clergé constitutionnel +avait rendu de grands services à la religion proscrite, qu'il n'avait +pas fui, pas abandonné les églises, et qu'il n'était pas juste de le +sacrifier à ceux qui, pendant la persécution, avaient pris le prétexte +de l'orthodoxie pour se soustraire aux dangers du sacerdoce. Tout cela +était exact, surtout pour les simples prêtres, dont la plupart avaient +eu véritablement les vertus qu'on leur attribuait. Mais les évêques +constitutionnels, dont quelques-uns cependant méritaient le respect, +étaient pour la plupart des hommes de dispute, de vrais sectaires, que +l'ambition chez les uns, l'orgueil des querelles théologiques chez les +autres, avaient entraînés, et qui ne valaient pas leurs subordonnés, +gens simples et sans prétention. Celui qui à leur tête se montrait le +plus remuant, l'abbé Grégoire, était un chef de secte, dont les moeurs +étaient pures, mais l'esprit étroit, la vanité excessive, et la +conduite politique entachée d'un souvenir malheureux. Sans être exposé +ni aux entraînements, ni aux terreurs, qui arrachèrent à la Convention +un vote de mort contre l'infortuné Louis XVI, l'abbé Grégoire alors +absent, et libre de se taire, avait adressé à cette assemblée une +lettre qui respirait des sentiments peu conformes à l'humanité et à la +religion. Il était l'un de ceux à qui le retour aux idées saines +convenait le moins, et qui essayaient, quoique en vain, de lutter +contre la tendance imprimée à toutes choses, par le gouvernement +consulaire. Il avait eu soin de se créer des liaisons dans la famille +Bonaparte, et faisait ainsi parvenir au chef de cette famille une +multitude d'objections contre la résolution qui se préparait. Le +Premier Consul laissait faire et dire les constitutionnels, prêt à les +arrêter si leur agitation allait jusqu'au scandale; mais il n'était +pas fâché de rendre leur présence importune au Saint-Siége, et +d'appliquer à sa lenteur ce genre de stimulant. Quoique ayant peu de +goût pour les membres de ce clergé, parce qu'ils étaient en général +des théologiens querelleurs, il voulait défendre leurs droits, et +imposer au Pape, comme évêques, ceux qui étaient connus par des moeurs +pures et un esprit soumis. Il n'en fallait pas davantage au plus grand +nombre, car ils étaient fort loin de répugner à la réunion avec le +Saint-Siége. Ils la désiraient même, comme le moyen le plus sûr et le +plus honorable pour eux de sortir d'une vie agitée, et d'un état de +déconsidération fâcheux auprès des fidèles. La plupart en effet ne +résistaient à un arrangement avec Rome, que dans la crainte d'être +sacrifiés en masse aux anciens titulaires. + +[En marge: Juillet 1801.] + +[En marge: Opposition de M. de Talleyrand au Concordat.] + +Il y avait une opposition plus redoutable auprès de Premier Consul; +c'était celle qui se produisait dans le ministère même. M. de +Talleyrand, blessé par l'esprit de la cour de Rome, qui s'était +montrée moins facile, moins indulgente qu'il ne l'avait cru d'abord, +était devenu pour elle froid et malveillant. Il contrariait +visiblement la négociation, après l'avoir commencée avec assez de +bonne volonté, quand il n'y voyait qu'une paix de plus à conclure. Il +était parti pour les eaux, comme nous l'avons déjà dit, laissant au +Premier Consul un projet tout rédigé, projet absolu dans la forme, +blessant sans utilité, et que la cour de Rome ne voulait admettre à +aucun prix. M. d'Hauterive s'était chargé de continuer son rôle. Ce +dernier, engagé à moitié dans les ordres, en étant sorti à l'époque de +la Révolution, était peu favorable aux désirs du Saint-Siége. Il +opposait mille difficultés de rédaction au projet convenu entre l'abbé +Bernier et le cardinal Consalvi. On devait y énoncer, suivant lui, +d'une manière plus expresse et plus patente la destitution des anciens +titulaires, y mentionner la condition que les legs pieux ne pourraient +être faits qu'en rentes, y spécifier enfin dans un article formel la +réhabilitation catholique des prêtres mariés, etc. M. d'Hauterive +faisait ainsi renaître les difficultés de rédaction, devant +lesquelles la négociation avait failli échouer. Le jour même de la +signature, il envoya encore sur ces divers points un mémoire des plus +pressants au Premier Consul. + +[En marge: Conseil de gouvernement dans lequel le Concordat est +adopté.] + +Tous ces débats terminés, il y eut une réunion des Consuls et des +ministres, dans laquelle la question fut définitivement discutée et +résolue. On y répéta les objections déjà connues; on y fit valoir +l'inconvénient de froisser l'esprit français, d'ajouter au budget de +nouvelles charges, de mettre même, disait-on, les biens nationaux en +péril, en réveillant chez le clergé ancien, rétabli dans ses +fonctions, plus d'espérances qu'on ne voulait en satisfaire. On parla +d'un projet de simple tolérance, qui consisterait seulement à rendre +les édifices religieux, tant aux prêtres _insermentés_ qu'aux prêtres +_assermentés_, et à demeurer spectateur paisible de leurs querelles, +sauf à intervenir si l'ordre matériel venait à être troublé. + +[En marge: Opinion du consul Cambacérès.] + +Le consul Cambacérès, fort partisan du Concordat, s'exprima sur ce +sujet avec chaleur, et répondit victorieusement à toutes les +objections. Il soutint que le danger de froisser l'esprit français +n'était vrai qu'à l'égard de quelques beaux esprits frondeurs, mais +que les masses accueilleraient volontiers le rétablissement du culte, +et en éprouvaient déjà un vrai besoin moral; que la considération de +la dépense était une considération méprisable en pareille matière; que +les biens nationaux étaient, au contraire, garantis plus solidement +que jamais par la consécration des ventes obtenue du Saint-Siége. M. +Cambacérès fut en cet endroit interrompu par le Premier Consul, qui, +toujours inflexible quand il s'agissait des biens nationaux, déclara +qu'il faisait le Concordat, précisément à cause des acquéreurs de ces +biens, particulièrement dans leur intérêt, et qu'il écraserait de sa +puissance les prêtres assez sots ou assez malveillants, pour abuser du +grand acte qu'on allait faire. Le consul Cambacérès, reprenant son +allocution, montra ce qu'il y avait de ridicule, d'inexécutable dans +ce projet d'indifférence entre des partis religieux, qui se +disputeraient la confiance des fidèles, les édifices du culte, les +dons volontaires de la piété publique, qui donneraient au gouvernement +les ennuis d'une intervention active, sans aucun de ses avantages, et +aboutiraient peut-être à la réunion de toutes les sectes dans une +seule Église ennemie, indépendante de l'État, et dépendante d'une +autorité étrangère. + +Le consul Lebrun parla dans le même sens, et enfin le Premier Consul +se prononça en peu de mots, d'une manière nette, précise et +péremptoire. Il connaissait les difficultés, les périls même de son +entreprise; mais la profondeur de ses vues allait au delà de quelques +difficultés du moment, et il était résolu. Il se montra tel dans ses +paroles. Dès lors il n'y eut plus de résistance, sauf à désapprouver, +à fronder même sa résolution hors de sa présence. On se soumit, et +l'ordre fut donné de signer le Concordat, tel que l'abbé Bernier et le +cardinal Consalvi l'avaient définitivement rédigé. + +[En marge: Joseph Bonaparte chargé de signer le Concordat.] + +[En marge: Signature du Concordat le 15 juillet 1801.] + +Suivant son usage de réserver à son frère aîné la conclusion de tous +les actes importants, le Premier Consul désigna pour plénipotentiaires +Joseph Bonaparte, le conseiller d'État Cretet, et enfin l'abbé +Bernier, à qui cet honneur était bien dû pour les peines qu'il s'était +données, et l'habileté qu'il avait déployée dans cette longue et +mémorable négociation. Le Pape eut pour plénipotentiaires le cardinal +Consalvi, monsignor Spina, et le père Caselli, savant Italien qui +avait suivi la légation romaine, afin de l'aider de ses connaissances +théologiques. On se réunit pour la forme chez Joseph Bonaparte, on +relut les actes, on fit ces petits changements de détail, toujours +réservés pour le dernier moment, et, le 15 juillet 1801 (26 messidor), +on signa ce grand acte, le plus important que la cour de Rome ait +conclu avec la France, et peut-être avec aucune puissance chrétienne, +car il terminait l'une des plus affreuses tourmentes que la religion +catholique ait jamais traversées. Pour la France, il faisait cesser un +schisme déplorable, et le faisait cesser en plaçant l'Église et l'État +dans des rapports d'union et d'indépendance convenables. + +[En marge: Août 1801.] + +Il restait beaucoup à faire après la signature de ce traité, qui a +porté depuis le titre de Concordat. Il fallait en demander la +ratification à Rome, puis obtenir les bulles qui devaient en +accompagner la publication, ainsi que les brefs adressés à tous les +anciens titulaires, pour réclamer leur démission; il fallait tracer +ensuite la nouvelle circonscription, choisir les soixante nouveaux +prélats, et en toutes ces choses marcher d'accord avec Rome. C'était +une négociation non interrompue, jusqu'au jour où l'on pourrait enfin +chanter un _Te Deum_ à Notre-Dame, pour y célébrer le rétablissement +du culte. Le Premier Consul, toujours pressé d'arriver au résultat, +aurait voulu que tout cela fût fini promptement, pour célébrer en même +temps la paix avec les puissances européennes, et la paix avec +l'Église. L'accomplissement d'un tel désir était difficile. On se hâta +néanmoins dans l'expédition de ces détails, afin de retarder le moins +possible le grand acte de la restauration religieuse. + +[En marge: Séance dans laquelle le Concordat est communiqué au Conseil +d'État.] + +Le Premier Consul ne publia point encore le traité signé avec le Pape, +car auparavant il fallait avoir reçu les ratifications. Mais il en fit +part au Conseil d'État, dans la séance du 6 août (18 thermidor). Il ne +communiqua point l'acte dans sa teneur, il se contenta d'en donner une +analyse substantielle, et accompagna cette analyse de l'énumération +des motifs qui avaient décidé le gouvernement. Ceux qui l'entendirent +ce jour-là furent frappés de la précision, de la vigueur, de la +hauteur de son langage. C'était l'éloquence du magistrat chef +d'empire. Cependant, s'ils furent saisis de cette éloquence simple et +nerveuse, que Cicéron appelait chez César _vim Cæsaris_, ils furent +peu ramenés à l'oeuvre du Premier Consul[14]. Ils restèrent mornes et +muets, comme s'ils avaient vu périr avec le schisme une des oeuvres +les plus regrettables de la Révolution. L'acte n'étant pas soumis +encore aux délibérations du Conseil d'État, il n'y avait ni à le +discuter ni à le voter. Rien ne troubla la froideur silencieuse de +cette scène. On se tut, on se sépara sans mot dire, sans exprimer un +suffrage. Mais le Premier Consul avait montré sa volonté, désormais +irrévocable, et c'était beaucoup pour une infinité de gens. C'était au +moins le silence assuré de ceux qui ne voulaient pas lui déplaire, et +de ceux aussi qui, respectant son génie, reconnaissant l'immensité des +biens qu'il versait sur la France, étaient décidés à lui passer même +des fautes. + + [Note 14: Lettre de Mgr Spina au cardinal Consalvi, + secrétaire d'État: + + Parigi, 8 agosto. + + Giovedi scorso il Primo Console essendo al Consiglio di + Stato, instruito che in Parigi si parla della convenzione da + esso fatta con Sua Santità, e che ognuno ignorandone il + preciso ne parla e fa dei comenti a seconda della propria + immaginazione, prese dà ciò ragione di communicarne al + Consiglio medesimo l'intiero tenore. So che parlò un ora e + mezza, dimostrandone la necessità et l'utilità, e mi vien + riferito che parlasse eccellentemente. Siccome non richiese + qual fosse il parere del suo Consiglio, ognuno si tacque. Non + ho ancora potuto sapere quale impressione facesse nell'animo + dei consiglieri in generale. I buoni ne godettero, ma il + numero di questi è ben ristretto. Procurerò d'indagare quai + sia l'impressione fatta in quelli che sono di diversa + opinione. Pare che il Primo Console andar voglia preparando + gli spiriti di quelli che sono nemici di questa operazione a + non contrariarla, mà nulla otterrà fino a che non prende + qualche misura più energica contro i costituzionali, e fine a + che lascia il culto cattolico esposto alla sferza del + ministro della pulizia.] + +[En marge: Dissolution du concile formé par le clergé +constitutionnel.] + +Le Premier Consul, pensant qu'il avait maintenant assez stimulé la +cour de Rome, jugea qu'il fallait mettre fin au prétendu concile des +constitutionnels. En conséquence il leur ordonna de se séparer, et +ils obéirent. Aucun d'eux n'aurait osé blesser l'autorité qui allait +distribuer soixante siéges, relevés cette fois par l'institution +pontificale. En se séparant, ils présentèrent au Premier Consul un +acte convenable dans la forme, et qui contenait leurs vues, +relativement au nouvel établissement religieux. Il renfermait les +propositions que nous avons déjà fait connaître. + +[En marge: Convocation des cardinaux pour leur soumettre le +Concordat.] + +Le cardinal Consalvi était parti de Paris pour retourner à Rome, et +ramener M. de Cacault auprès du Saint-Siége. Le Pape soupirait après +ce double retour, car la Basse-Italie était dangereusement agitée. Les +patriotes italiens de Naples et de l'État romain attendaient avec +impatience l'occasion d'un nouveau bouleversement, et les bandits de +l'ancien parti Ruffo, les sicaires de la reine de Naples, ne +demandaient pas mieux qu'un prétexte pour se jeter sur les Français. +Ces hommes, si différents d'intention, étaient prêts à unir leurs +efforts, pour tout mettre en confusion. La nouvelle de l'accord établi +entre les deux gouvernements français et romain, la certitude de +l'intervention du général Murat placé dans le voisinage à la tête +d'une armée, continrent les esprits, et prévinrent ces sinistres +projets. Le Pape fut ravi en voyant revenir à Rome le cardinal +Consalvi, et le ministre de France. Sur-le-champ il convoqua la +congrégation des cardinaux afin de leur soumettre le nouvel ouvrage, +et il fit préparer les bulles, les brefs, tous les actes enfin, suite +nécessaire du Concordat. Le digne pontife était joyeux, mais agité. Il +avait la certitude de bien faire, et de n'immoler que des intérêts de +faction au bien général de l'Église. Mais le blâme du vieux parti du +trône et de l'autel éclatait avec violence à Rome, et, bien que le +Saint-Père eût éloigné de lui tous les malveillants, il entendait +leurs paroles amères; il en était ému. Le cardinal Maury, jugeant avec +la supériorité de son esprit la cause de l'émigration perdue, et déjà +peut-être voyant avec une secrète satisfaction le moment d'un +rapatriement général pour tous les hommes qui gémissaient loin de leur +pays, le cardinal Maury se tenait à l'écart dans son évêché de +Montefiascone, s'occupant uniquement des soins d'une bibliothèque qui +charmait son exil. Le Pape, pour ne donner aucun ombrage au Premier +Consul, avait d'ailleurs fait sentir à ce cardinal, que sa retraite +absolue à Montefiascone était, dans le moment, une convenance du +gouvernement pontifical. + +[En marge: Sept. 1801.] + +[En marge: Adoption du Concordat par le Sacré-Collége.] + +[En marge: Choix du cardinal Caprara comme légat du Pape en France.] + +Le Pape était donc satisfait, mais plein d'émotion[15], et il +pressait vivement l'achèvement de l'entreprise si heureusement +commencée. La congrégation des cardinaux était toute favorable au +Concordat depuis sa nouvelle rédaction, et elle se prononça d'une +manière affirmative. Le Pape, pensant qu'il fallait désormais se jeter +dans les bras du Premier Consul, et accomplir avec éclat une oeuvre +qui avait un aussi noble objet que le rétablissement du culte +catholique en France, voulut que la cérémonie des ratifications fût +entourée de beaucoup de solennité. En conséquence, il donna ces +ratifications dans un grand consistoire, et, pour ajouter encore à +l'éclat de cette fonction pontificale, il nomma trois cardinaux. Il +reçut M. de Cacault en pompe, et déploya, malgré la gêne de ses +finances, tout le luxe que cette circonstance comportait. Ayant à +faire choix d'un légat pour l'envoyer en France, il désigna le +diplomate le plus éminent de la cour romaine, c'était le cardinal +Caprara, personnage distingué par sa naissance (il était de l'illustre +famille des Montecuculli), distingué par ses lumières, son expérience, +sa modération. Autrefois ambassadeur auprès de Joseph II, il avait vu +les tribulations de l'Église dans le siècle dernier, et avait souvent, +par son habileté et son esprit d'à-propos, épargné plus d'un +désagrément au Saint-Siége. Le Premier Consul avait exprimé lui-même +le désir d'avoir auprès de sa personne ce prince de l'Église. Le Pape +se hâta de satisfaire à ce désir, et fit même de grands efforts pour +vaincre la résistance du cardinal, âgé, malade, et peu disposé à +recommencer la carrière laborieuse de sa première jeunesse. Cependant +cette répugnance fut vaincue par les vives instances du Saint-Père, et +par l'intérêt pressant de l'Église. Le Pape voulut conférer au +cardinal Caprara la plus haute dignité diplomatique de la cour +romaine, celle de légat _a latere_. Ce légat a les pouvoirs les plus +étendus; il est précédé partout de la croix; il peut tout ce qui se +peut loin du Pape. Pie VII renouvela en cette occasion les antiques +cérémonies, dans lesquelles on remettait aux représentants de saint +Pierre le signe vénéré de leur mission. Un grand consistoire fut +convoqué de nouveau, et, en présence de tous les cardinaux, de tous +les ministres étrangers, le cardinal Caprara reçut la croix d'argent, +qu'il devait faire porter devant lui dans cette France républicaine, +étrangère depuis long-temps aux pompes catholiques. + + [Note 15: Lettre de M. de Cacault, ministre plénipotentiaire + de la République française à Rome, au ministre des relations + extérieures: + + Rome, le 8 août 1801 (20 thermidor an IX). + + CITOYEN MINISTRE, + + Pour vous informer de l'état de l'affaire de la ratification + du Pape attendue à Paris, je ne puis mieux faire que de vous + transmettre en original la lettre que je viens de recevoir du + cardinal Consalvi. + + Ce cardinal étant obligé de garder le lit, Sa Sainteté est + venue travailler aujourd'hui chez son secrétaire d'État. + + Le Sacré-Collége entier doit concourir à la ratification; + tous les docteurs de premier ordre sont employés et en + mouvement. Le Saint-Père est dans l'agitation, l'inquiétude + et le désir d'une jeune épouse, qui n'ose se réjouir du grand + jour de son mariage. Jamais on n'a vu la cour pontificale + plus recueillie, plus sérieusement et plus secrètement + occupée de la nouveauté sur le point d'éclore, sans que la + France, dont il s'agit, pour laquelle on travaille, intrigue, + promette, donne, ni brille ici, suivant les anciens usages. + Le Premier Consul jouira bientôt de l'accomplissement de ses + vues à l'égard de l'accord avec le Saint-Siége, et cela sera + arrivé d'une manière nouvelle, simple et vraiment + respectable. + + Ce sera l'ouvrage d'un héros et d'un saint, car le Pape est + d'une piété réelle. + + Il m'a dit plusieurs fois: «Soyez sûr que si la France, au + lieu d'être puissance dominante, était dans l'abattement et + la faiblesse à l'égard de ses ennemis, je n'en ferais pas + moins tout ce que j'accorde aujourd'hui.» + + Je ne crois pas qu'il soit arrivé souvent qu'un si grand + résultat, d'où dépendra beaucoup désormais la tranquillité de + la France et le bonheur de l'Europe, ait été obtenu sans + violence comme sans corruption. + + J'ai l'honneur de vous saluer respectueusement. + + CACAULT.] + +[En marge: Octob. 1801.] + +Le Premier Consul, sensible à la conduite cordiale du Pape, lui +témoigna en retour les plus grands égards. Il prescrivit à Murat +d'épargner aux États romains les passages de troupes; il fit évacuer +par les Cisalpins le petit duché d'Urbin, que ces derniers avaient +envahi sous le prétexte d'une contestation de limites. Il annonça la +prochaine évacuation d'Ancône, et, en attendant, envoya des fonds pour +en payer la garnison, afin de soulager le trésor pontifical de cette +dépense. Les Napolitains s'obstinant à occuper deux enclaves +appartenant au Saint-Siége, Bénévent et Ponte-Corvo, reçurent de +nouveau l'injonction d'en sortir. Le Premier Consul fit enfin préparer +et meubler avec luxe un des beaux hôtels de Paris, afin d'y loger, aux +frais du trésor français, le cardinal Caprara. + +[En marge: Arrivée à Paris du cardinal Caprara.] + +Les ratifications avaient été échangées, les bulles approuvées, les +brefs allaient être expédiés dans toute la chrétienté pour provoquer +les démissions des anciens titulaires. Le cardinal Caprara, malgré son +âge, avait hâté son voyage en France. Partout on avait ordonné aux +autorités de l'accueillir d'une manière conforme à sa haute dignité. +Elles l'avaient fait avec empressement, et la population des +provinces, secondant leur zèle, avait donné au représentant du +Saint-Siége des marques de respect, qui prouvaient l'empire du vieux +culte sur le peuple des campagnes. Mais on craignait de mettre à une +telle, épreuve le peuple railleur de Paris, et tout fut disposé pour +que le cardinal entrât de nuit dans la capitale. Il y fut reçu avec +des soins empressés, et logé dans l'hôtel qu'on lui avait préparé. On +lui fit savoir de la manière la plus délicate, qu'une partie des frais +de sa mission était à la charge du gouvernement français, et que +c'était un usage diplomatique qu'on entendait établir à l'égard du +Saint-Siége. Le Premier Consul avait envoyé chez le légat deux +voitures attelées de ses plus beaux chevaux. + +Le cardinal Caprara fut reçu comme un ambassadeur étranger, mais point +encore comme un représentant de l'Église. Cette réception était +ajournée jusqu'à l'époque du rétablissement définitif du culte. On se +réservait d'instituer, le même jour, les nouveaux évêques, de chanter +un _Te Deum_, et de faire prêter au cardinal-légat le serment qu'il +devait au Premier Consul. + +Les formalités indispensables dont il fallait que la publication du +Concordat fût précédée, avaient pris beaucoup plus de temps qu'on ne +l'avait cru d'abord, et avaient conduit jusqu'à l'époque où les +préliminaires de paix venaient d'être signés à Londres. Le Premier +Consul aurait voulu pouvoir faire coïncider la fête consacrée le 18 +brumaire à la paix générale, avec la grande solennité religieuse de la +restauration du culte. Mais il fallait que les démissions des anciens +titulaires fussent arrivées à Rome, avant d'y faire approuver la +nouvelle circonscription diocésaine et les choix des nouveaux évêques. +Ces démissions demandées par le Pape à l'ancien clergé français, +étaient dans ce moment l'objet de l'attention générale. On désirait +savoir de toutes parts, comment serait accueilli ce grand acte, du +Pape et du Premier Consul, se tenant par la main, et demandant aux +anciens ministres du culte, amis ou ennemis de la Révolution, répandus +en Russie, en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, leur demandant de +sacrifier leur position, leurs affections de parti, l'orgueil même de +leurs doctrines, pour faire triompher l'unité de l'Église, et rétablir +la tranquillité intérieure de la France. Combien y en aurait-il qui +seraient assez sensibles à ce double motif, pour immoler tant de +sentiments et d'intérêts personnels à la fois? Le résultat prouva la +sagesse du grand acte que faisaient en ce moment le Pape et le Premier +Consul; il prouva l'empire que pouvait exercer sur les âmes l'amour du +bien, noblement invoqué par un saint pontife et un héros. + +[En marge: Demande de leur démission à tous les anciens titulaires.] + +Les brefs adressés aux évêques orthodoxes et aux évêques +constitutionnels n'étaient pas les mêmes. Le bref destiné aux évêques +qui s'étaient refusés à reconnaître la Constitution civile du clergé, +les considérait comme légitimes titulaires de leurs siéges, leur +demandait de se démettre au nom de l'intérêt de l'Église, en vertu +d'une offre faite jadis à Pie VI, et, en cas de refus, les déclarait +déchus. Le langage en était affectueux, affligé, mais plein +d'autorité. Le bref adressé aux constitutionnels était paternel aussi, +respirait l'indulgence la plus douce, mais ne parlait pas de +démission, vu que l'Église n'avait jamais reconnu les constitutionnels +comme évêques légitimes. Il leur demandait d'abjurer d'anciennes +erreurs, de rentrer dans le sein de l'Église, et de terminer un +schisme qui était à la fois un scandale et une calamité. C'était une +manière de provoquer leur démission sans la réclamer, car la réclamer +eût été une reconnaissance de leur titre que le Saint-Siége ne pouvait +faire. + +[En marge: Démission donnée en masse par les évêques +constitutionnels.] + +Il faut rendre une égale justice à tous les hommes qui facilitèrent ce +grand acte de réunion. Les évêques constitutionnels, dont quelques-uns +auraient voulu résister, mais dont la majorité, bien conseillée, +désirait franchement seconder le Premier Consul, se démirent en masse. +Le bref, quoique plein de cordialité, les blessait, parce qu'il ne +parlait que de leurs erreurs, et non de leur démission. Ils +imaginèrent une forme d'adhésion aux volontés du Pape, qui, sans +impliquer aucune rétractation du passé, impliquait néanmoins leur +soumission et leur démission. Ils déclarèrent qu'ils adhéraient au +nouveau Concordat, et se dépouillaient en conséquence de leur dignité +épiscopale. Ils étaient environ cinquante. Tous se soumirent, un seul +excepté, l'évêque Saurine, homme d'une imagination fort vive, d'un +zèle religieux plus ardent qu'éclairé, prêtre d'ailleurs de moeurs +pures, que le Premier Consul appela plus tard à des fonctions +épiscopales, après l'avoir fait agréer au Pape. + +Cette partie de l'oeuvre n'était pas la plus difficile. Elle était +d'ailleurs la plus immédiatement réalisable, parce que les +constitutionnels étaient presque tous à Paris, sous la main du Premier +Consul, et sous l'influence des amis, qui s'étaient constitués leurs +défenseurs et leurs guides. + +[En marge: Noble réponse des anciens titulaires du clergé orthodoxe, à +la sommation du Pape.] + +Les évêques non assermentés étaient répandus dans toute l'Europe. Il y +en avait cependant un certain nombre en France. L'immense majorité +offrit un noble exemple de piété et de soumission évangéliques. Sept +résidaient à Paris, huit dans les provinces, en tout quinze. Pas un +n'hésita dans la réponse à faire au Pontife, et au nouveau chef de +l'État. Ils la firent surtout dans un langage digne des plus beaux +temps de l'Église. Le vieux évêque de Belloy, prélat vénérable, qui +avait remplacé M. de Belsunce à Marseille, et qui était le modèle de +l'ancien clergé, se hâta de donner à ses confrères le signal de +l'abnégation. «Plein, disait-il, de vénération et d'obéissance pour +les décrets de Sa Sainteté, et voulant toujours lui être uni de coeur +et d'esprit, je n'hésite pas à remettre entre les mains du Saint-Père +ma démission de l'évêché de Marseille. Il suffit qu'elle l'estime +nécessaire à la conservation de la religion en France pour que je m'y +résigne.» + +L'un des plus savants évêques du clergé français, l'historien de +Bossuet et de Fénélon, l'évêque d'Alais écrivait: «Heureux de pouvoir +concourir par ma démission, autant qu'il est en moi, aux vues de +sagesse, de paix et de conciliation, que Sa Sainteté s'est proposées, +je prie Dieu de bénir ses pieuses intentions, et de lui épargner les +contradictions qui pourraient affliger son coeur paternel.» + +[En marge: Nov. 1801.] + +L'évêque d'Acqs écrivait au Saint-Père: «Je n'ai pas balancé un moment +à m'immoler, dès que j'ai appris que ce douloureux sacrifice était +nécessaire à la paix de la patrie et au triomphe de la religion... +Qu'elle sorte glorieuse de ses ruines! qu'elle s'élève, je ne dirai +pas seulement sur les débris de tous mes intérêts les plus chers, de +tous mes avantages temporels, mais sur mes cendres mêmes, si je +pouvais lui servir de victime expiatoire!... Que mes concitoyens +reviennent à la concorde, à la foi, et aux saintes moeurs! Jamais je +ne formerai d'autres voeux pendant ma vie, et ma mort sera trop +heureuse si je les vois accomplis.» + +Confessons-le, c'est une belle institution, que celle qui inspire ou +commande de tels sacrifices, et un tel langage. Les plus grands noms +de l'ancien clergé et de l'ancienne France, les Rohan, les +Latour-du-Pin, les Castellane, les Polignac, les Clermont-Tonnerre, +les Latour-d'Auvergne, se faisaient remarquer sur la liste des +démissionnaires. Il y avait un entraînement général, qui rappelait les +généreux sacrifices de l'ancienne noblesse française dans la nuit du 4 +août. C'était le même empressement à faciliter, par un grand acte +d'abnégation, l'exécution de ce Concordat, que M. de Cacault avait +appelé l'oeuvre d'un héros et d'un saint. + +[En marge: Résistance des évêques réfugiés en Angleterre.] + +Les évêques réfugiés en Allemagne, en Italie, en Espagne, suivirent +cet exemple pour la plupart. Restaient les dix-huit évêques retirés en +Angleterre. On attendait ces derniers pour voir s'ils sauraient +échapper aux influences ennemies qui les entouraient. Le gouvernement +britannique, ramené dans le moment vers la France, voulut demeurer +étranger à leur détermination. Mais les princes de la maison de +Bourbon, les chefs de la chouannerie, les instigateurs de la guerre +civile, les complices de la machine infernale, Georges et consorts, +étaient à Londres, vivant des secours donnés aux émigrés. Ils +entouraient les dix-huit prélats, bien résolus à les empêcher de +compléter par leur adhésion la réunion de tout le clergé français +autour du Pape et du général Bonaparte. De longues délibérations +s'établirent. Parmi les récalcitrants se trouvaient l'archevêque de +Narbonne, auquel on attribuait des intérêts très-temporels, car il +devait perdre avec son siége d'immenses revenus, et l'évêque de +Saint-Pol-de-Léon, qui s'était créé une charge, disait-on, +avantageuse, celle d'administrer les subsides britanniques aux prêtres +déportés. Ils agirent sur les évêques et en entraînèrent treize. Mais +ils rencontrèrent une noble résistance dans cinq autres prélats, à la +tête desquels se trouvaient deux des membres les plus illustres, les +plus imposants du vieux clergé: M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, +ancien garde des sceaux sous Louis XVI, personnage auquel on +reconnaissait un esprit politique supérieur; M. de Boisgelin, évêque +savant et grand seigneur, qui avait montré jadis l'attitude d'un +prêtre digne, fidèle à sa religion, mais nullement ennemi des lumières +de son siècle. Ils envoyèrent leur adhésion, avec leurs trois +collègues MM. d'Osmond, de Noé, et du Plessis d'Argentré. + +Presque tout l'ancien clergé s'était donc soumis. L'oeuvre du Pape +était accomplie, avec moins d'amertume pour son coeur, qu'il ne +l'avait craint d'abord. Toutes ces démissions, insérées successivement +au _Moniteur_, à côté des traités signés avec les cours de l'Europe, +avec la Russie, l'Angleterre, la Bavière, le Portugal, produisaient un +effet immense, et dont les contemporains ont conservé un profond +souvenir. Si quelque chose fit sentir l'influence entraînante du +nouveau gouvernement, ce fut cette soumission respectueuse, empressée, +des deux Églises ennemies, l'une dévouée à la Révolution, mais +corrompue par le démon de la dispute; l'autre fière, orgueilleuse de +son orthodoxie, de la grandeur de ses noms, infectée de l'esprit de +l'émigration, animée d'un royalisme sincère, et croyant d'ailleurs +qu'il suffisait du temps pour la rendre victorieuse. Ce triomphe fut +l'un des plus beaux, des plus mérités, des plus universellement +sentis. + +Le 18 brumaire, consacré à la grande fête de la paix générale, +approchait. Le Premier Consul fut saisi de l'un de ces sentiments +personnels, qui souvent, chez les hommes, se mêlent aux plus nobles +résolutions. Il voulait jouir de son ouvrage, et pouvoir célébrer le +rétablissement de la paix religieuse dans la journée du 18 brumaire. +Mais, pour cela, il fallait deux choses: premièrement, qu'on eût +envoyé de Rome la bulle relative aux nouvelles circonscriptions, et +secondement que le cardinal Caprara eût la faculté d'instituer les +nouveaux évêques. Alors on aurait nommé et sacré les soixante +titulaires, et chanté en leur présence, un _Te Deum_ solennel dans +l'église Notre-Dame. Par malheur, on avait attendu à Rome la réponse +de cinq évêques français retirés dans le nord de l'Allemagne; et, +quant à la faculté de donner l'institution canonique, on ne l'avait +pas attribuée au cardinal Caprara, parce que jamais un tel pouvoir +n'avait été déféré, même à un légat _a latere_. On était au 1er +novembre (10 brumaire), il ne restait plus que quelques jours. Le +Premier Consul manda le cardinal Caprara, lui parla de la manière la +plus amère, se plaignit, avec une vivacité qui n'était ni digne ni +méritée, du peu de concours qu'il obtenait de la part du gouvernement +pontifical pour l'accomplissement de ses projets, et causa au +respectable cardinal une vive émotion[16]. Mais il s'apercevait bien +vite de ses fautes, et cherchait aussitôt à les réparer. Il sentit +sur-le-champ qu'il avait tort, et, voulant adoucir l'effet produit par +sa véhémence, il retint le cardinal toute une journée à la Malmaison, +le charma par sa grâce et sa bonté, et le consola de ses emportements +du matin. + + [Note 16: Lettre du cardinal Caprara au cardinal Consalvi: + + Parigi, 2 novembre 1801. + + Ritornato da Malmaison verso le ore 11 della notte mi pongo a + dettare il risultato dell'abboccamento avuto col Primo + Console. In niun modo ha fatto il medesimo parola meco dei + cinque articoli che in copia annetto alla mia del 1º + novembre, ma immediatamente con quella vivacità che è propria + del suo carattere, ed aggiungo anche, mostrando di essere + indispettito, ha incominciato dal fare lagnanze le più amare + contro tutti i Romani, dicendo che lo menano in barchetta, e + che studiano di prenderlo alla trappola; che lo menano in + barchetta colla eterna lungaggine nello spedire la bolla di + circoscrizione, al cui ritardo hanno contribuito col non + mandare i brevi ai vescovi nel tempo che dovevano, e col non + spedirli per mezzo di corrieri, corne avrebbe fatto ogni + governo cui premeva un affare: che studiano di prenderlo alla + trappola, perche vorrebbero fargli fare la figura di + bamboccio nell'indurre il papa a non ammettergli le nomine + ch'egli farà di vescovi costituzionali, e proseguendo a + parlare a guisa di torrente, ha ripetuto esattamente tutto + ciò, che in presenza di monsignor Spina mi disse jeri sera il + consigliere Portalis. + + Dopo un discorso si veemente, e mescolato di espressioni + assai agre io ho preso a giustificare i Romani accusati; al + che egli interrompendomi, ha detto: Non accetto + giustificazioni, e solo dal numéro eccettuo il papa, per cui + hò rispetto e tenerezza.................... + ..............Parendomi in quel punto meno trasportato che in + principio, mi sono studiato di fargli sentire che avendo + tenerezza per nostro signore doveva dargliene un contrassegno + col togliergli il dispiacere di nominare vescovi + costituzionali. A questa proposizione, ha ripreso l'antico + tuono, ed ha detto: I costituzionali saranno da me nominati, + ed in numero di quindici. Hò fatto quel che potevo, e non + recederò neppure di una linea dalla determinazione che ho + presa......... ...............Quanto ai capi di setta, il + consigliere Portalis, che era presente, ha voluto assicurarmi + che potevo vivere quieto, e che su i soggetti sarei stato + contento; ma quanto alla sommissione il Primo Console ha + ripreso, è superbia il dimandarla, ed è viltà il prestarla; e + qui senza attendere risposta, si è aperto un campo vasto in + ordine alla canonica istituzione, e non piu come militare, ma + a guisa di canonista ha tenuto un lunghissimo discorso, non + dirò da persuadere, ma da tenere a bada, ed in fine ha detto: + Ma i vescovi non fanno la professione di fede, e prestano + giuramento? Rispostogli di si dallo stesso consigliere + Portalis, ha conchiuso, questo tratto di ubbidienza al papa + basta per mille sommissioni. E rivolgendosi a me, mi ha + laconicamente ripetuto: Procurate che sollecitamente venga la + bella della circoscrizione, e che ciò che ne viene di + seguito, e di cui vi ho parlato, non abbia per parte di Roma + la stessa sorte che hanno avuto i brevi spediti ai vescovi, + quali secondo le mie notizie non erano stati consegnati ad + alcuno in Germania a tutto il 21 del passato. + + Cosi è finito l'abboccamento, devo però soggiungerle, che + finito il medesimo all' incirca un' ora dopo mezzogiorno' + egli parti con Madama, stando fuori all' incirca un' altra + ora: ma prima mi obbligo di rimanere presso di lui a pranzo + non ostante che fossi impegnato dal fratello Giuseppe, + alquale egli stesso spedi. Certamente senza esagerazione + fuori del tempo del pranzo sino a dieci ore della notte volle + tratternersi meco, passeggiando alla sua maniera la più parte + del tempo e parlando di tutti gli oggetti economici e + politici possibili in ordine a noi.] + +On écrivit à Rome, on dépêcha en Allemagne un respectable prêtre, le +curé de Saint-Sulpice, M. de Pancemont, depuis évêque de Vannes, pour +aller chercher la réponse des cinq prélats qu'on attendait +impatiemment. Cependant le 18 brumaire se passa sans que les actes +désirés fussent arrivés. L'éclat de cette journée était du reste assez +grand pour faire oublier au Premier Consul ce qui pouvait y manquer +encore. Enfin les réponses de Rome arrivèrent. Le Pape, toujours +enclin à faire ce que désirait celui qu'il appelait son cher fils, +envoya la bulle de circonscription, et le pouvoir d'instituer les +nouveaux évêques, conféré au légat d'une manière tout à fait inusitée. +Pour prix de tant de déférence, il désirait une chose confiée à +l'habileté du cardinal Caprara, c'est qu'on lui épargnât le chagrin +d'instituer des constitutionnels. + +[En marge: Tout est prêt pour la cérémonie du rétablissement du culte; +mais il reste à vaincre l'opposition du Tribunat.] + +Plus rien ne s'opposait désormais à la proclamation du grand acte +religieux, si laborieusement accompli. Mais on avait laissé passer le +moment propice. La session de l'an X était ouverte, suivant l'usage, à +partir du 1er frimaire (22 novembre 1801). Le Tribunat, le Corps +Législatif, le Sénat, étaient assemblés: on annonçait une vive +résistance et des discours scandaleux contre le Concordat. Le Premier +Consul ne voulait point que de tels éclats vinssent troubler une +auguste cérémonie, et il résolut d'attendre, pour célébrer le +rétablissement des cultes, qu'il eût ramené ou brisé le Tribunat. +Maintenant les lenteurs devaient venir de lui, et c'est le Saint-Siége +qui allait se montrer pressant. Du reste, les difficultés soudaines +qu'il était exposé à rencontrer, prouvaient le mérite et le courage de +sa résolution. Ce n'était pas seulement au Concordat qu'on annonçait +une vive opposition, mais au Code civil lui-même, mais à quelques-uns +des traités qui venaient d'assurer la paix du monde. Fier de ses +oeuvres, fort de l'assentiment public, le Premier Consul était résolu +de se porter aux plus grandes extrémités. Il ne parlait que de briser +les corps qui lui résisteraient. Ainsi les passions humaines allaient +mêler leurs emportements aux plus belles oeuvres d'un grand homme et +d'une grande époque. + +FIN DU LIVRE DOUZIÈME. + + + + +LIVRE TREIZIÈME. + +LE TRIBUNAT. + + Administration intérieure. -- Les grandes routes purgées du + brigandage, et réparées. -- Renaissance du commerce. -- + Exportations et importations de l'année 1801. -- Résultats + matériels de la Révolution française, relativement à + l'agriculture, à l'industrie, à la population. -- Influence des + préfets et sous-préfets sur l'administration. -- Ordre et + célérité dans l'expédition des affaires. -- Conseillers d'État en + tournée. -- Discussion du Code civil au Conseil d'État. -- + Brillant hiver de 1801 à 1802. -- Affluence extraordinaire des + étrangers à Paris. -- Cour du Premier Consul. -- Organisation de + sa maison militaire et civile. -- La garde consulaire. -- Préfets + du palais et dames d'honneur. -- Soeurs du Premier Consul. -- + Hortense de Beauharnais épouse Louis Bonaparte. -- MM. Fox et de + Calonne à Paris. -- Bien-être et luxe de toutes les classes. -- + Approches de la session de l'an X. -- Une vive opposition s'élève + contre les plus belles oeuvres du Premier Consul. -- Causes de + cette opposition, répandue non-seulement parmi les membres des + assemblées délibérantes, mais parmi quelques chefs de l'armée. -- + Conduite des généraux Lannes, Augereau et Moreau. -- Ouverture de + la session. -- Dupuis, l'auteur de l'ouvrage sur l'origine de + tous les cultes, est nommé président du Corps Législatif. -- + Scrutins pour les places vacantes au Sénat. -- Nomination de + l'abbé Grégoire, contrairement aux propositions du Premier + Consul. -- Explosion violente au Tribunat, pour le mot _sujet_, + inséré dans le traité avec la Russie. -- Opposition au Code + civil. -- Irritation du Premier Consul. -- Discussion au Conseil + d'État sur la conduite à tenir dans ces circonstances. -- On + prend le parti d'attendre la discussion des premiers titres du + Code civil. -- Le Tribunat rejette ces premiers titres. -- Suite + des scrutins pour les places vacantes au Sénat. -- Le Premier + Consul a proposé d'anciens généraux, qui ne sont pas pris parmi + ses créatures. -- Le Tribunat et le Corps Législatif les + repoussent, et se mettent d'accord pour proposer M. Daunou, connu + par son opposition au gouvernement. -- Vive allocution du Premier + Consul à une réunion de sénateurs. -- Menaces d'un coup d'État. + -- Les opposants intimidés se soumettent, et imaginent un + subterfuge pour annuler l'effet de leurs premiers scrutins. -- Le + consul Cambacérès dissuade le Premier Consul de toute mesure + illégale, et lui persuade de se débarrasser des opposants, au + moyen de l'article 38 de la Constitution, qui fixe en l'an X la + sortie du premier cinquième du Corps Législatif et du Tribunat. + -- Le Premier Consul adopte cette idée. -- Suspension de tous les + travaux législatifs. -- On en profite pour réunir à Lyon, sous le + titre de Consulte, une diète italienne. -- Avant de quitter Paris + le Premier Consul expédie une flotte chargée de troupes à + Saint-Domingue. -- Projet de reconquérir cette colonie. -- + Négociations d'Amiens. -- Objet de la Consulte convoquée à Lyon. + -- Diverses manières de constituer l'Italie. -- Projets du + Premier Consul à ce sujet. -- Création de la République + Italienne. -- Le général Bonaparte proclamé Président de cette + république. -- Enthousiasme des Italiens et des Français réunis à + Lyon. -- Grande revue de l'armée d'Égypte. -- Retour du Premier + Consul à Paris. + + +[En marge: Nov. 1804.] + +[En marge: Administration intérieure du Premier Consul.] + +On vient de voir au moyen de quels efforts persévérants et habiles, le +Premier Consul, après avoir vaincu l'Europe par ses victoires, avait +réussi à la rapprocher de la France par sa politique: on vient de voir +au moyen de quels efforts, non moins méritoires, il avait réconcilié +l'Église romaine avec la République française, et mis fin aux malheurs +du schisme. Ses efforts pour rétablir la sécurité et la viabilité sur +les routes, pour rendre l'activité au commerce et à l'industrie, pour +ramener l'aisance dans les finances, l'ordre dans l'administration, +pour rédiger un code de lois civiles approprié à nos moeurs, pour +organiser enfin dans toutes ses parties la société française, +n'avaient été ni moins constants ni moins heureux. + +[En marge: Succès complet dans la répression du brigandage.] + +Cette race de brigands qui s'était formée des déserteurs des armées, +et des soldats licenciés de la guerre civile, qui poursuivait les +propriétaires riches dans les campagnes, les voyageurs sur les +grandes routes, pillait les caisses publiques, et répandait la +terreur dans le pays, venait d'être réprimée avec la dernière rigueur. +Ces brigands avaient choisi, pour se répandre, le moment où les armées +portées presque toutes à la fois au dehors, avaient privé l'intérieur +des forces nécessaires à sa sécurité. Mais depuis la paix de +Lunéville, et le retour d'une partie de nos troupes en France, la +situation n'était plus la même. De nombreuses colonnes mobiles, +accompagnées d'abord de commissions militaires, et plus tard de ces +tribunaux spéciaux dont nous avons raconté l'établissement, avaient +parcouru les routes en tout sens, et châtié avec la plus impitoyable +énergie ceux qui les infestaient. Plusieurs centaines d'entre eux +avaient été fusillés en six mois, sans qu'aucune réclamation s'élevât +en faveur de scélérats, restes impurs de la guerre civile. Les autres, +complètement découragés, avaient remis leurs armes, et fait leur +soumission. La sécurité était rétablie sur les grands chemins, et +tandis qu'aux mois de janvier et de février 1801, on pouvait à peine +voyager de Paris à Rouen, ou de Paris à Orléans, sans courir le danger +d'être égorgé, on pouvait à la fin de cette même année traverser la +France entière sans être exposé à aucun accident. C'est à peine si, +dans le fond de la Bretagne ou dans l'intérieur des Cévennes, il +subsistait encore quelques restes de ces bandes. Elles allaient être +bientôt complétement dispersées. + +[En marge: Réparation des routes déjà fort avancée.] + +On a vu précédemment comment dix années de troubles avaient presque +interrompu la viabilité en France; comment l'ancienne corvée avait +été remplacée par la taxe des barrières; comment, sous le régime de +cette taxe incommode et insuffisante a la fois, les routes étaient +tombées dans un état de complète dégradation; comment enfin le Premier +Consul, en nivôse dernier, avait consacré un subside extraordinaire à +réparer vingt des principales chaussées, qui traversaient le sol de la +République. Il avait lui-même veillé à l'emploi de ce subside, et par +une attention de tous les moments, excité au plus haut degré le zèle +des ingénieurs. Chacun de ses aides-de-camp, ou des grands +fonctionnaires qui voyageaient en France, était interrogé par lui pour +savoir si ses ordres étaient exécutés. Les fonds avaient été votés +cette année un peu tard; la fin de cette même année avait été +pluvieuse, et de plus la main-d'oeuvre manquait généralement. C'était +la conséquence de défrichements soudains et immenses, et surtout d'une +longue guerre civile. Ces causes diverses avaient retardé les travaux; +mais l'amélioration était cependant remarquable. Le Premier Consul +venait de consacrer un nouveau subside, pris sur l'an X (1801 et +1802), à la réparation de quarante-deux autres routes. Ce subside, +emprunté aux fonds généraux du trésor, devait s'ajouter au produit de +la taxe. En comptant 2 millions non employés en l'an IX, 10 millions +d'extraordinaire imputés sur l'an X, 16 provenant de la taxe, la somme +totale consacrée à l'entretien des routes pour l'année courante, +devait être de 28 millions. C'était deux ou trois fois plus qu'on ne +leur avait affecté aux époques antérieures. Aussi les réparations +marchaient-elles avec une grande rapidité, et tout annonçait que, dans +le courant de 1802, les chemins seraient ramenés en France à un état +de parfaite viabilité. + +[En marge: Création de nouvelles routes entre la France et l'Italie, +la France et la Belgique.] + +Des ordres étaient donnés pour la création de nouvelles +communications, entre les diverses parties de la France ancienne et +nouvelle. Quatre grandes routes se préparaient entre l'Italie et la +France. Celle du Simplon, mentionnée plusieurs fois, avançait +rapidement. On avait déjà mis la main à celle qui devait réunir le +Piémont et la Savoie par le Mont-Cenis. Une troisième par le +Mont-Genèvre, unissant le Piémont et le midi de la France, était +ordonnée. Les ingénieurs parcouraient les lieux, pour arrêter les +projets. La réparation de la grande route du col de Tende, traversant +les Alpes maritimes, était entreprise. Ainsi la barrière des Alpes +allait se trouver comme abaissée, entre la France et l'Italie, au +moyen de ces quatre voies, praticables pour les plus gros transports +civils et militaires. Le miracle du passage du Saint-Bernard devenait +inutile pour l'avenir, quand il faudrait courir au secours de +l'Italie. + +[En marge: Canaux de Saint-Quentin, de l'Ourcq, et d'Aigues-Mortes.] + +Le canal de Saint-Quentin s'exécutait. Le Premier Consul était allé +voir lui-même le canal de l'Ourcq, et avait ordonné la reprise des +travaux. Le canal d'Aigues-Mortes à Beaucaire, confié à une compagnie, +était en cours d'exécution. Le gouvernement avait encouragé la +compagnie en lui faisant de vastes concessions de terrain. Les ponts +nouveaux sur la Seine, concédés à une association de capitalistes, +étaient presque achevés. Ces nombreuses et belles entreprises +attiraient vivement l'attention publique. Les esprits, toujours vifs +en France, se détournaient avec une sorte d'entraînement des grandeurs +de la guerre vers les grandeurs de la paix. + +[En marge: Augmentation dans les importations et les exportations +commerciales.] + +Déjà pendant l'an IX (1800-1801) le commerce avait repris un grand +essor, bien que la guerre maritime eût encore régné pendant tout le +cours de cette année. Les importations qui avaient été en l'an VIII de +325 millions seulement, étaient montées en l'an IX, à 417. C'était +presque une augmentation d'un quart, dans l'espace d'une seule année. +Cette augmentation était due à deux causes: la consommation rapidement +accrue des denrées coloniales, et l'introduction en quantité +considérable des matières premières, propres aux fabriques, telles que +cotons bruts, laines, huiles: ce qui était le signe évident de la +renaissance de nos manufactures. Les exportations s'étaient ressenties +beaucoup moins de ce mouvement général d'accroissement, parce que +notre commerce extérieur n'était pas encore rétabli en l'an IX +(1800-1801), et parce qu'il fallait bien d'ailleurs que la fabrication +des produits en devançât l'exportation. Cependant la somme des +exportations, qui ne s'était élevée en l'an VIII qu'à 271 millions, +montait en l'an IX à 305. Cette augmentation de 34 millions était due +particulièrement à des sorties extraordinaires de nos vins et de nos +eaux-de-vie, ce qui avait excité à Bordeaux une grande activité +commerciale. On remarquera aussi quelle différence avaient produite, +entre nos exportations et nos importations, ces dix années de guerre +maritime, puisque nous venions de recevoir 417 millions de valeurs, et +que nous n'en avions exporté que 305. Mais la restauration de nos +manufactures devait bientôt combler cette différence. + +[En marge: Rétablissement de l'industrie des soieries.] + +Les soieries du Midi commençaient à refleurir. Lyon, la ville favorite +du Premier Consul, se livrait de nouveau à sa belle industrie. Sur +quinze mille ateliers consacrés autrefois au tissage des soies, il +n'en était resté que deux mille en activité, pendant le temps de nos +troubles. Sept mille étaient déjà rétablis. Lille, Saint-Quentin, +Rouen, participaient au même mouvement, et les ports de mer qui +allaient être débloqués préparaient de nombreux armements. Le Premier +Consul, de son côté, faisait, pour le rétablissement de nos colonies, +des préparatifs dont on verra bientôt l'objet et l'étendue. + +[En marge: État numérique de la population après la Révolution +française.] + +[En marge: État de l'agriculture.] + +[En marge: Défrichements considérables.] + +On avait voulu se rendre compte de l'état dans lequel la Révolution +laissait la France, sous le rapport de l'agriculture et de la +population. Les recherches statistiques, impossibles lorsque des +administrations collectives géraient les affaires provinciales, +étaient devenues praticables depuis l'institution des préfectures et +des sous-préfectures. On avait ordonné des recensements, qui avaient +donné des résultats singuliers, confirmés d'ailleurs par les conseils +généraux de départements, assemblés pour la première fois en l'an IX. +Le travail relatif à la population était alors achevé pour 67 +départements, sur les 102, dont la France se composait en 1801. La +population qui, dans ces 67 départements, s'élevait à 21,176,243 +habitants en 1789, s'élevait à 22,297,443 en 1800. C'était une +augmentation de onze cent mille âmes, c'est-à-dire d'environ un +dix-neuvième. Ce résultat peu croyable, s'il n'avait été confirmé par +les déclarations d'une foule de conseils généraux, prouvait qu'après +tout, le mal produit par les grandes révolutions sociales est plus +apparent que réel, sous le rapport matériel du moins, et que bientôt +d'ailleurs le bien efface le mal avec une rapidité prodigieuse. +L'agriculture était en progrès presque partout. La suppression des +capitaineries avait été extrêmement utile dans la plupart des +provinces. Si, en détruisant le gibier, elle avait détruit l'une des +jouissances les plus avouables des classes riches, elle avait d'autre +part délivré l'agriculture de vexations ruineuses. La vente d'une +quantité de grandes terres avait amené des défrichements +considérables, et mis en valeur une partie du sol auparavant +improductive. Beaucoup de biens d'église, passés des mains d'un +usufruitier négligent aux mains d'un propriétaire intelligent et +actif, augmentaient chaque jour la masse des produits agricoles. La +révolution qui s'est faite chez nous dans la propriété territoriale, +et qui, en la divisant en mille mains, a si prodigieusement augmenté +le nombre des propriétaires, ainsi que l'étendue des terrains +cultivés, cette révolution s'accomplissait dans ce moment, et donnait +déjà des résultats immenses. Sans doute les procédés de la culture +n'étaient pas encore sensiblement améliorés, mais l'exploitation du +sol s'était étendue d'une manière extraordinaire. + +[En marge: Répression des désordres dans l'administration des forêts.] + +Les forêts, soit de l'État, soit des communes, se ressentaient du +désordre administratif des derniers temps. C'était un des objets +auxquels il était urgent de pourvoir, car on défrichait les terres +plantées en bois et on ne respectait ni les propriétés de l'État ni +celles des particuliers. L'administration des finances, saisie d'une +grande quantité de forêts par la confiscation des biens des émigrés, +ne savait pas encore les surveiller et les exploiter avec avantage. +Beaucoup de propriétaires, ou absents, ou intimidés, abandonnaient la +défense des bois dont ils étaient possesseurs, les uns réellement, les +autres fictivement pour le compte des familles proscrites. C'était la +conséquence d'un état de choses qui allait heureusement cesser. Le +Premier Consul avait donné à la conservation de la richesse forestière +de la France une attention particulière, et avait déjà commencé à +rétablir l'ordre, et le respect des propriétés. Un code rural était +demandé partout, afin de prévenir les dommages causés par les +troupeaux. + +[En marge: Résultats remarquables de l'institution des préfets et des +sous-préfets.] + +La nouvelle institution des préfets et des sous-préfets, créée par la +loi de pluviôse an VIII, avait produit des résultats immédiats. Au +désordre, à la négligence des administrations collectives, avaient +succédé la régularité, la promptitude d'exécution, conséquences +prévues et nécessaires de l'unité du pouvoir. Les affaires de l'État +et des communes en avaient également profité, car elles avaient enfin +trouvé des agents qui s'en occupaient avec une application suivie. La +confection des rôles et la perception de l'impôt, autrefois si +négligées, n'étaient en retard nulle part. On commençait aussi à +mettre de l'ordre dans les revenus et les dépenses des communes. +Cependant plusieurs parties de leur administration étaient encore en +souffrance. Les hôpitaux, par exemple, étaient tombés dans un état +déplorable. L'anéantissement d'une portion de leurs revenus, par la +vente de leurs biens, par la privation de beaucoup de perceptions +abolies, les réduisaient à la plus extrême détresse. On avait, pour +quelques villes, imaginé l'octroi, et essayé en petit le +rétablissement des contributions indirectes. Mais ces octrois, encore +mal assis, n'étaient ni suffisants ni assez généralement employés. Le +service des enfants trouvés se ressentait aussi de la perturbation +générale. On voyait une quantité d'enfants abandonnés, que la charité +publique ne recueillait plus, ou qui étaient confiés à de malheureuses +nourrices, dont les gages n'étaient point payés. On redemandait +presque partout les anciennes soeurs hospitalières, pour le service +des hôpitaux. + +[En marge: Soins donnés aux registres de l'État civil.] + +Les registres de l'état civil, enlevés aux prêtres et confiés aux +officiers municipaux, étaient fort mal tenus. Il fallait, pour mettre +l'ordre dans cette partie de l'administration, si importante pour +l'état des familles, non-seulement le zèle et la vigilance des +administrateurs, mais l'amélioration de la loi, encore insuffisante ou +mal faite. C'était l'un des objets que devait régler le Code civil, +actuellement en discussion au Conseil d'État. + +[En marge: Conseillers d'État envoyés en tournée.] + +On se plaignait de la trop grande division des communes, de leur +nombre infini, et on demandait la réunion de beaucoup d'entre elles. +Cette belle administration française, qui maintenant est achevée, et +surpasse en régularité, en précision, en vigueur, toutes les +administrations de l'Europe, s'organisait ainsi rapidement, sous la +main créatrice et toute-puissante du Premier Consul. Il avait imaginé +un moyen des plus efficaces pour être instruit de tout, et pour +apporter à cette vaste machine les perfectionnements dont elle était +susceptible. Il avait chargé quelques-uns des conseillers d'État, les +plus capables, de parcourir la France, et d'observer sur les lieux +mêmes la marche de l'administration. Ces conseillers, arrivés dans les +départements principaux, y appelaient les préfets des départements +voisins, les chefs des divers services, et y tenaient des conseils, +dans lesquels on leur révélait les difficultés qui n'avaient pu être +prévues d'avance, les obstacles inattendus qui surgissaient de la +nature des choses, les lacunes des lois ou des règlements qu'on avait +faits depuis dix ans. Ils examinaient en même temps si cette +hiérarchie de préfets, sous-préfets, maires, fonctionnait avec ordre +et facilité; si les individus étaient bien choisis, s'ils se +montraient pénétrés des intentions du gouvernement, s'ils étaient, +comme lui, fermes, laborieux, impartiaux, dégagés de tout esprit de +parti. Ces tournées produisaient le meilleur effet. Les conseillers en +mission stimulaient le zèle des fonctionnaires, et rapportaient au +Conseil d'État des lumières utiles, soit pour la décision des affaires +courantes, soit pour la confection ou le perfectionnement des +règlements administratifs. Encouragés surtout par l'énergie du +Premier Consul, ils n'hésitaient pas à lui dénoncer les agents ou +faibles, ou incapables, ou animés d'un mauvais esprit. + +La sollicitude du Premier Consul ne se bornait pas à cette revue du +pays par les conseillers d'État en tournée. Les nombreux aides-de-camp +dépêchés par lui, tantôt aux armées, tantôt dans les ports de mer, +pour y communiquer l'énergie de ses volontés, avaient ordre, chemin +faisant, de tout observer, et de tout rapporter à leur général. Les +colonels Lacuée, Lauriston, Savary, envoyés à Anvers, Boulogne, Brest, +Rochefort, Toulon, Gênes, Otrante, avaient mission à leur retour de +s'arrêter dans chaque lieu, de voir, d'écouter, et de prendre des +notes sur toutes choses: état des routes, mouvement des affaires +commerciales, conduite des fonctionnaires, voeux des populations, +opinion publique. Aucun n'y manquait, aucun ne craignait de dire la +vérité à un chef juste et tout-puissant. Ce chef, qui ne songeait +alors qu'à faire le bien, parce que ce bien, infini dans son étendue +et sa diversité, suffisait pour absorber l'ardeur de son âme, +accueillait avec empressement la vérité qu'il avait provoquée, et en +faisait courageusement son profit, soit qu'il fallût frapper un +fonctionnaire coupable, réparer une lacune dans les institutions +nouvelles, ou porter son attention sur un objet qui avait échappé +jusqu'alors à ses infatigables regards[17]. + + [Note 17: Voici quelques échantillons des instructions + données à ses aides-de-camp en mission. + + _Au citoyen Lauriston, aide-de-camp._ + + Paris, 7 pluviôse an IX (27 janvier 1801). + + Vous partirez, citoyen, pour vous rendre à Rochefort. Vous + visiterez dans le plus grand détail le port et l'arsenal, en + vous adressant à cet effet au préfet maritime. + + Vous me rapporterez des mémoires sur les objets suivants: + + 1º Le nombre d'hommes, dans le plus exact détail, qui se + trouvent sur les deux frégates qui partent, et l'inventaire + de tous les objets d'artillerie ou autres que ces frégates + auraient à bord. Vous resterez à Rochefort jusqu'à ce + qu'elles soient parties. + + 2º Combien reste-t-il de frégates en rade? + + 3º Un rapport particulier sur chacun des vaisseaux le + _Foudroyant_, le _Duguay-Trouin_ et l'_Aigle_. Dans quel + temps chacun de ces vaisseaux sera-t-il prêt à mettre à la + voile? + + 4º Un rapport particulier sur chacune des frégates la + _Vertu_, la _Cybèle_, la _Volontaire_, la _Thétis_, + l'_Embuscade_ et la _Franchise_. + + 5º L'état de tous les fusils, pistolets, sabres, boulets qui + seraient arrivés dans ce port pour les expéditions maritimes. + + 6º Existe-t-il dans les magasins des vivres de la marine de + quoi en donner pour six mois à six vaisseaux de guerre, + indépendamment des trois ci-dessus nommés? + + 7º Enfin a-t-on pris toutes les mesures pour recruter les + matelots et faire arriver de Bordeaux et Nantes les vivres, + cordages et tout ce qui est nécessaire à l'armement d'une + escadre? + + Si vous prévoyiez rester à Rochefort plus de six jours, vous + m'enverriez par la poste votre premier rapport. Vous ne + manquerez pas de faire connaître au préfet que je suis dans + l'opinion que le ministre de la marine a pris toutes les + mesures pour que neuf vaisseaux puissent partir de Rochefort + au commencement de ventôse. Vous sentez que ceci doit être + dit en grand secret au préfet. + + _Vous profiterez de toutes les circonstances pour recueillir + dans tous les lieux où vous passerez des renseignements sur + la marche des administrations et sur l'esprit public._ + + Si le départ des frégates est retardé, je vous autorise à + aller à Bordeaux et à revenir par Nantes. Vous m'apporterez + un mémoire sur les trois frégates en armement. + + Je vous salue. BONAPARTE. + + + _Au citoyen Lacuée, aide-de-camp._ + + Paris, 9 ventôse an IX (28 février 1801). + + Vous vous rendrez, citoyen, en toute diligence à Toulon. Vous + remettrez la lettre ci-jointe au contre-amiral Ganteaume. + Vous verrez tous les vaisseaux de l'escadre, ainsi que + l'arsenal: vous aurez soin de vous assurer par vous-même de + la force et du nombre des vaisseaux anglais qui bloqueraient + le port de Toulon. S'il est moindre que celui du + contre-amiral Ganteaume, vous l'engagerez à ne se point + laisser bloquer par une force inférieure. + + Si les circonstances décident le général Ganteaume à + continuer sa mission, vous l'engagerez à prendre à Toulon le + plus de troupes qu'il pourra porter. Vous verrez à cet effet + le commandant militaire pour lever tous les obstacles, et que + les troupes lui soient fournies. + + Vous ferez sentir au contre-amiral Ganteaume que l'on a, en + général, un peu blâmé sa course sur Mahon, parce qu'elle a + réveillé l'attention de l'amiral Warren, dont le seul but + était de défendre Mahon. + + Si le contre-amiral Ganteaume se décide à achever sa mission, + vous resterez à Toulon quatre jours après son départ. + + Si, au contraire, les nouvelles de la mer faisaient penser + qu'il resterait trop long-temps, vous reviendrez à Paris, + _après avoir passé quinze jours à Toulon, six à Marseille, + quatre à Avignon et cinq ou six à Lyon_. + + Vous aurez soin de me rapporter l'état de tout ce qui est + embarqué sur chaque vaisseau; l'état des bâtiments et + frégates expédiés de Toulon depuis le 1er vendémiaire de l'an + IX; l'état de l'arsenal, _et des notes sur les fonctionnaires + publics du pays où vous passerez, ainsi que de l'esprit qui y + règne_. + + Vous profiterez de tous les courriers qu'expédiera le préfet + maritime pour me donner des nouvelles de l'escadre, de la mer + et des Anglais. + + Vous encouragerez par vos discours tous les capitaines de + vaisseau, en leur faisant sentir de quel immense intérêt pour + la paix générale est leur expédition. + + Je vous salue. BONAPARTE. + + + _Au citoyen Lauriston._ + + Paris, 30 pluviôse an X (19 février 1802). + + J'ai reçu, citoyen, vos différentes lettres et votre dernière + du 25 pluviôse. Je vous prie de prendre en secret des + renseignements sur l'administration des vivres, dont le + service paraît exciter des plaintes. + + À votre retour, sachez me rapporter un état détaillé sur les + marchandises du Nord qu'a fournies dans le courant de l'an X + la compagnie Lechie. Elle prétend en avoir, dans ce moment, + pour 1,700,000 francs en magasins. + + Quelle est la quantité de bois qui est arrivée du Havre + depuis la paix, et travaille-t-on enfin à l'achèvement des + cinq vaisseaux qui sont en construction? + + En repassant à Lorient, voyez combien il y a de vaisseaux en + construction, et le temps où chacun d'eux pourra prendre la + mer. Visitez tous les canonniers et grenadiers garde-côtes, + afin de pouvoir me rendre compte quelle espèce d'hommes ce + sont, et ce qu'il sera possible d'en faire au moment de la + paix définitive. + + Enfin voyez à Nantes de vous assurer des marchandises du Nord + qui ont été reçues en l'an X, et ce qu'il reste encore de + chanvre; si le transport des bois à Brest est en activité! + _Arrêtez-vous deux jours à Vannes pour prendre sur l'esprit + public les observations convenables._ + + Dans toutes ces observations tâchez de voir par vous-même, et + sans le conseil des autorités. + + Sachez me dire quelle réputation le nommé Charron a laissée à + Lorient, et restez-y trois ou quatre jours _afin d'observer + la marche de l'administration dans ce port_. + + _Enfin ne laissez échapper aucune circonstance de voir par + vous-même et de fixer votre opinion sur l'administration + civile, maritime et militaire._ + + _Informez-vous dans chaque département quelle apparence a la + récolte prochaine._ + + J'imagine que vous m'apporterez des notes sur la manière dont + les troupes sont soldées, habillées, et sur la tenue des + principaux hôpitaux de terre. + + Je vous salue. BONAPARTE.] + +[En marge: Discussion du Code civil dans le sein du Conseil d'État.] + +Un spectacle frappait en ce moment tous les yeux, c'était la +discussion du Code civil dans le sein du Conseil d'État. Le besoin de +ce code était certainement le plus urgent des besoins de la France. +L'ancienne législation civile, composée de droit féodal, de droit +coutumier, de droit romain, ne convenait plus à une société +révolutionnée de fond en comble. Les anciennes lois sur le mariage, +celles qu'on avait improvisées depuis sur le divorce et les +successions, ne convenaient ni au nouvel état de la société, ni à un +ordre de choses moral et régulier. Une commission, composée de MM. +Portalis, Tronchet, Bigot de Préameneu et Malleville, avait rédigé un +projet de Code civil. Ce projet avait été envoyé à tous les tribunaux, +pour qu'ils en fissent l'objet de leur examen et de leurs +observations. En conséquence de cet examen et de ces observations, le +projet avait été modifié, et soumis enfin au Conseil d'État, qui +venait de le discuter article par article, pendant plusieurs mois. Le +Premier Consul, assistant à chacune de ces séances, avait déployé, en +les présidant, une méthode, une clarté, souvent une profondeur de +vues, qui étaient pour tout le monde un sujet de surprise. Habitué à +diriger des armées, à gouverner des provinces conquises, on n'était +pas étonné de le trouver administrateur, car cette qualité est +indispensable à un grand général; mais la qualité de législateur avait +chez lui de quoi surprendre. Son éducation sous ce rapport avait été +promptement faite. S'intéressant à tout parce qu'il comprenait tout, +il avait demandé au consul Cambacérès quelques livres de droit, et +notamment les matériaux préparés sous la Convention pour la rédaction +du nouveau Code civil. Il les avait dévorés, comme ces livres de +controverse religieuse dont il s'était pourvu, lorsqu'il s'occupait du +Concordat. Bientôt, classant dans sa tête les principes généraux du +droit civil, joignant à ces quelques notions rapidement recueillies, +sa profonde connaissance de l'homme, sa parfaite netteté d'esprit, il +s'était rendu capable de diriger ce travail si important, et il avait +même fourni à la discussion une large part d'idées justes, neuves, +profondes. Quelquefois une connaissance insuffisante de ces matières, +l'exposait à soutenir des idées étranges; mais il se laissait bientôt +ramener au vrai par les savants hommes qui l'entouraient, et il était +leur maître à tous, quand il fallait tirer, du conflit des opinions +contraires, la conclusion la plus naturelle et la plus raisonnable. Le +principal service que rendait le Premier Consul, c'était d'apporter à +l'achèvement de ce beau monument, un esprit ferme, une volonté de +travail soutenue, et par là de vaincre les deux grandes difficultés +devant lesquelles on avait échoué jusqu'alors, la diversité infinie +des opinions, et l'impossibilité de travailler avec suite, au milieu +des agitations du temps. Quand la discussion, comme il arrivait +souvent, avait été longue, diffuse, obstinée, le Premier Consul savait +la résumer, la trancher d'un mot, et, de plus, il obligeait tout le +monde à travailler en travaillant lui-même des journées entières. On +imprimait et on publiait le procès-verbal de ces séances remarquables. +Cependant, avant de le livrer au _Moniteur_, le consul Cambacérès +avait soin de le revoir, et de supprimer ce qui pouvait n'être pas +convenable à publier, soit que le Premier Consul eût émis des opinions +quelquefois singulières, ou traité des questions de moeurs avec une +familiarité de langage qui ne devait pas aller au delà de l'enceinte +d'un conseil intime. Il ne restait donc dans les procès-verbaux que la +pensée quelquefois rectifiée, souvent décolorée, mais toujours +frappante, du Premier Consul. Le public en était saisi, et s'habituait +à le considérer comme l'unique auteur de ce qui se faisait de bon et +de grand en France. Il prenait même une sorte de plaisir à voir +législateur celui qu'il avait vu générai, diplomate, administrateur, +et constamment supérieur dans ces rôles si divers. + +Le premier livre du Code civil était achevé, et c'était un des projets +nombreux qui allaient être soumis au Corps Législatif. La pacification +de la France et sa réorganisation intérieure marchaient donc du même +pas. Bien que tout le mal ne fût pas réparé, que tout le bien ne fût +pas accompli, cependant la comparaison du présent avec le passé +remplissait les âmes de satisfaction et d'espérance. Tout le bien +accompli, on l'attribuait au Premier Consul, et on avait raison, car, +d'après le témoignage de son collaborateur assidu, le consul +Cambacérès, il dirigeait l'ensemble, soignait lui-même les détails, et +_faisait encore plus dans chaque partie, que ceux à qui elle était +spécialement confiée_. + +[En marge: Spectacle que présentait la France à la fin de 1801.] + +L'homme qui a régi la France de 1799 à 1815, a eu dans sa carrière des +jours de gloire enivrants, sans doute; mais certainement ni lui ni la +France, qu'il avait séduite, n'ont traversé des jours pareils, des +jours où la grandeur fût accompagnée de plus de sagesse, et surtout de +cette sagesse qui fait espérer la durée. Il venait de donner, après la +victoire, la paix la plus belle, et celle qu'il n'a jamais obtenue +depuis la paix maritime; il avait donné après le chaos l'ordre le plus +complet; il avait laissé encore une certaine liberté, non pas toute la +liberté désirable, mais celle du moins qui était possible le +lendemain d'une révolution sanglante; il n'avait fait à tous les +partis que du bien; excepté la déportation des cent et quelques +prescripteurs révolutionnaires frappés sans jugement après la machine +infernale, il avait respecté les lois; et cet acte lui-même, coupable +parce qu'il était illégal, on n'y pensait pas dans cette immensité de +bien. L'Europe enfin, réconciliée avec la République, sentant sans le +dire qu'elle avait eu tort en voulant se mêler d'une révolution qui ne +la regardait pas, et que la grandeur inouïe de la France était la +juste conséquence d'une agression injuste, héroïquement repoussée, +l'Europe venait avec empressement déposer ses hommages aux pieds du +Premier Consul, heureuse de pouvoir dire, pour sa dignité, qu'elle ne +faisait la paix qu'avec un révolutionnaire plein de génie, +restaurateur glorieux des principes sociaux. + +Certes il fallait s'en tenir aux merveilles de ces premiers temps, et +l'histoire, en parlant de ce règne, eût dit que rien de plus grand, de +plus complet ne s'était vu sur la terre. Tout cela était écrit sur le +visage empressé, admirateur, de ces hommes de tous les rangs, de +toutes les nations, qui se pressaient autour du Premier Consul. Une +affluence extraordinaire d'étrangers étaient accourus à Paris, pour +voir la France, pour voir le général Bonaparte; et la plupart d'entre +eux se faisaient présenter à lui par les ministres de leur +gouvernement. Sa cour, car il s'en était fait une, sa cour était à la +fois militaire et civile, sévère et élégante. Il y avait ajouté +quelque chose depuis l'année précédente; il avait composé une maison +militaire pour lui et les Consuls, et donné un entourage princier à +madame Bonaparte. + +[En marge: Organisation de la garde consulaire, depuis garde +impériale.] + +[En marge: Nouvelle organisation de la maison civile du Premier +Consul.] + +[En marge: Soeurs du Premier Consul.] + +La garde consulaire avait été formée de quatre bataillons +d'infanterie, forts de douze cents hommes chacun, les uns de +grenadiers, les autres de chasseurs, et de deux régiments de +cavalerie, le premier de grenadiers à cheval, le second de chasseurs à +cheval. Les uns et les autres étaient composés des plus beaux, des +plus vaillants soldats de l'armée. Une artillerie nombreuse et bien +servie complétait cette garde, et en faisait une véritable division de +guerre, pourvue de toutes armes, s'élevant à environ six mille hommes. +Un brillant état-major commandait cette troupe superbe. Il y avait un +colonel par bataillon, et un général de brigade par deux bataillons +réunis. Quatre lieutenants-généraux, un d'infanterie, un de cavalerie, +un d'artillerie, un du génie, commandaient alternativement le corps +entier, pendant une décade, et faisaient le service auprès des +Consuls. C'était un corps d'élite, dans lequel les meilleurs soldats +trouvaient une récompense de leur bonne conduite, qui entourait le +gouvernement d'un éclat conforme à son caractère guerrier, et qui, le +jour des batailles, offrait une réserve invincible. On se souvient que +le bataillon des grenadiers de la garde consulaire avait presque sauvé +l'armée à Marengo. À cet état-major particulier de la garde consulaire +le Premier Consul avait ajouté un gouverneur militaire pour le palais +des Tuileries, accompagné de deux officiers d'état-major, sous le +titre d'adjudants. Ce gouverneur était l'aide-de-camp Duroc, toujours +employé dans les missions délicates. Aucun officier n'était plus +propre à faire régner dans le palais du gouvernement l'ordre et la +bienséance, qui convenaient aux goûts du Premier Consul, et à l'esprit +du temps. Il fallait tempérer cet appareil tout militaire, par un +certain appareil civil. Un conseiller d'État, M. Benezech, avait été +chargé pendant la première année de présider aux réceptions, et +d'accueillir avec les égards convenables, soit les ministres +étrangers, soit les grands personnages admis auprès des Consuls. +Quatre officiers civils, sous le titre de préfets du palais, +remplacèrent dans cet office le conseiller d'État Benezech. Quatre +dames du palais furent données à madame Bonaparte, pour l'aider à +faire les honneurs du salon du Premier Consul. Dès qu'il fut connu que +cette nouvelle organisation du palais se préparait, de nombreuses +prétentions s'élevèrent, même parmi les familles appartenant à ce +qu'on appelait l'ancien régime. Ce ne fut pas encore la haute +noblesse, celle qui remplissait autrefois les appartements de +Versailles, qui se présenta pour solliciter: le moment de se soumettre +n'était pas venu pour elle. Ce furent toutefois des familles +distinguées du temps passé, n'ayant point marqué dans l'émigration, et +se rapprochant les premières d'un gouvernement puissant, qui, par sa +gloire, rendait le service; auprès de lui honorable pour tout le +monde. Le général Bonaparte choisit pour préfets du palais M. +Benezech, qui en avait déjà rempli les fonctions, MM. Didelot et de +Luçay, sortis de l'ancienne finance, M. de Rémusat, de la +magistrature. Les quatre dames du palais, chargées d'en faire les +honneurs à côté de madame Bonaparte, furent mesdames de Luçay, de +Lauriston, de Talhouet et de Rémusat. Les personnages les plus +dénigrants des salons émigrés de Paris, n'avaient rien à dire quant à +la convenance de ces choix; et les hommes raisonnables, qui ne veulent +des cours que ce que la bienséance rend nécessaire, n'avaient point à +critiquer cette organisation militaire et civile. Il faut, en effet, +dans une république comme dans une monarchie, garder le palais des +chefs de l'État, et l'entourer de l'appareil imposant de la force +publique; il faut, dans l'intérieur de ce palais, des hommes, des +femmes, choisis, qui en fassent des honneurs soit aux étrangers +illustres, sort aux citoyens distingués qui sont admis auprès des +premiers magistrats de la république. Dans cette mesure, la cour du +Premier Consul était imposante et digne. Elle recevait une certaine +grâce de sa femme et de ses soeurs, toutes remarquables ou par les +manières, ou par l'esprit, ou par la beauté. Nous avons parlé ailleurs +des frères du Premier Consul; c'est le moment de faire connaître ses +soeurs. La soeur aînée du Premier Consul, madame Élisa Bacciochi, peu +remarquable par la figure, l'était beaucoup par l'esprit, et attirait +autour d'elle les hommes de lettres les plus distingués du temps, tels +que MM. Suard, Morellet, Fontanes. La seconde, Caroline Murat, qui +avait épousé le général de ce nom, ambitieuse et belle, enivrée de la +fortune de son frère, cherchant à en attirer sur elle et sur son +époux la meilleure part, était l'une des femmes de cette cour +nouvelle, qui lui donnaient le plus de mouvement et d'élégance. La +troisième, Pauline Bonaparte, celle qui avait épousé le général +Leclerc, et qui épousa depuis un prince Borghèse, était l'une des plus +belles personnes de son temps. Elle n'avait pas encore provoqué la +médisance, autant qu'elle le fit plus tard, et, si sa conduite +inconsidérée affligeait quelquefois son frère, la tendresse passionnée +qu'elle ressentait pour lui, le touchait, et désarmait sa sévérité. +Madame Bonaparte les dominait toutes par sa position d'épouse du +Premier Consul, et charmait par sa bonne grâce les Français et les +étrangers admis dans le palais du gouvernement. Les rivalités +inévitables, et déjà visibles, entre les membres de cette famille si +voisine du trône, étaient contenues par le général Bonaparte, qui, +tout en aimant ses proches, traitait avec une rudesse militaire ceux +qui troublaient la paix qu'il voulait voir régner autour de lui. + +[En marge: Mariage d'Hortense de Beauharnais avec Louis Bonaparte.] + +Un événement de quelque importance venait de se passer dans la famille +consulaire, c'était le mariage d'Hortense de Beauharnais, avec Louis +Bonaparte. Le Premier Consul, qui chérissait tendrement les deux +enfants de sa femme, avait voulu marier Hortense de Beauharnais avec +Duroc, croyant qu'un penchant réciproque rapprochait ces deux jeunes +coeurs; mais ce mariage, peu favorisé par madame Bonaparte, ne s'était +pas réalisé. Madame Bonaparte, toujours tourmentée par la crainte +d'un divorce, depuis qu'elle n'espérait plus avoir des enfants, +imagina de marier sa propre fille avec l'un des frères de son époux, +se flattant que les enfants qui naîtraient de cette union, tenant par +deux liens à la fois au nouveau chef de la France, pourraient lui +servir d'héritiers. Joseph Bonaparte était marié; Lucien vivait d'une +manière peu régulière, et se conduisait en ennemi de sa belle-soeur; +Jérôme expiait sur la flotte quelques écarts de jeunesse. Louis était +le seul propre aux vues de madame Bonaparte. Elle le choisit. Il était +sage, instruit, mais morose, et peu assorti par le caractère à la +femme qu'on lui destinait. Le Premier Consul, qui en jugeait ainsi, +résista d'abord, céda ensuite, et consentit à un mariage, qui ne +devait pas faire le bonheur des deux époux, mais qui faillit un +instant donner des héritiers à l'empire du monde. + +La bénédiction nuptiale fut donnée par le cardinal Caprara, et dans +une maison particulière, ainsi qu'on faisait alors pour toutes les +cérémonies du culte, quand c'étaient des prêtres _insermentés_ qui +officiaient. Par la même occasion, on donna cette bénédiction au +général Murat et à sa femme Caroline, lesquels ne l'avaient pas encore +reçue, comme beaucoup d'autres maris et femmes de ce temps, dont le +mariage n'avait été contracté que devant le magistrat civil. Le +général Bonaparte et Joséphine étaient dans le même cas. Celle-ci +pressa vivement son mari d'ajouter le lien religieux au lien civil qui +les unissait déjà; mais, soit prévoyance, soit crainte d'avouer au +public le contrat incomplet qui le liait à madame Bonaparte, le +Premier Consul ne voulut pas y consentir. + +Telle était alors la famille consulaire, depuis famille impériale. Ces +personnages, tous remarquables à divers titres, heureux de la gloire +et de la prospérité du chef qui faisait leur grandeur, contenus par +lui, et point encore gâtés par la fortune, présentaient un spectacle +intéressant, qui n'affligeait pas les yeux comme cette cour +directoriale, dont le directeur Barras avait fait les honneurs pendant +plusieurs années. Si quelques Français envieux ou dédaigneux, qui +souvent étaient ses obligés, la poursuivaient de leurs sarcasmes, les +étrangers, plus justes, lui payaient un tribut de curiosité et +d'éloges. + +Une fois par décade, comme nous l'avons dit ailleurs, le Premier +Consul recevait les ambassadeurs et les étrangers, qui lui étaient +présentés par les ministres de leur nation. Il parcourait les rangs de +l'assemblée toujours nombreuse, suivi de ses aides-de-camp. Madame +Bonaparte venait après lui, accompagnée des dames du palais. C'était +le même cérémonial qu'on observait dans les autres cours, avec un +moindre cortége d'aides-de-camp et de dames d'honneur, mais avec +l'incomparable éclat qui entourait le général Bonaparte. Deux fois par +décade il invitait à dîner les personnages éminents de la France et de +l'Europe, et une fois par mois il donnait dans la galerie de Diane un +repas, auquel cent conviés étaient quelquefois appelés. Ces jours-là +il tenait cercle aux Tuileries dans la soirée, et admettait auprès de +lui les hauts fonctionnaires, les ambassadeurs, les personnes de la +haute société française qui se rapprochaient du gouvernement. Portant +toujours le calcul dans les moindres choses, il prescrivait à sa +famille certains costumes, pour en rendre l'usage général par +l'imitation. Il ordonnait, l'habit de soie, pour faire revivre autant +que possible les soieries de Lyon. Il recommandait à sa femme l'étoffe +connue sous le nom de _linon_, afin de favoriser les fabriques de +Saint-Quentin[18]. Quant à lui, simple entre tous, il portait un +modeste habit de chasseur de la garde consulaire. Il avait obligé ses +collègues à porter l'habit brodé de consul, et à tenir cercle chez +eux, pour y répéter, quoique avec moins d'éclat, ce qui se faisait aux +Tuileries. + + [Note 18: Voici une lettre écrite de Saint-Quentin au consul + Cambacérès: + + Saint-Quentin, 21 pluviôse an IX (10 février 1801). + + Les manufactures si intéressantes de la ville de + Saint-Quentin et environs, qui employaient 70,000 ouvriers et + faisaient rentrer en France plus de quinze millions de + numéraire, ont dépéri des cinq sixièmes. L'on désirerait bien + ici que nos dames missent le linon à la mode, sans donner aux + mousselines cette préférence absolue. L'idée de ranimer une + de nos manufactures les plus intéressantes et que nous + possédons exclusivement, et de donner du pain à un si grand + nombre de familles françaises, est bien faite, en effet, pour + mettre à la mode les linons: d'ailleurs, n'y a-t-il pas assez + long-temps que les linons sont en disgrâce?] + +[En marge: Paris pendant l'hiver de 1801 à 1802.] + +Cet hiver de 1801 à 1802 (an X) fut extrêmement brillant, par la +satisfaction qui régnait dans toutes les classes, les unes heureuses +de rentrer en France, les autres de jouir enfin d'une entière +sécurité, les autres d'entrevoir dans la paix maritime des +perspectives illimitées de prospérité commerciale. Les étrangers +contribuèrent par leur affluence à l'éclat des fêtes de l'hiver. Parmi +les personnages qui parurent à Paris à cette époque, il y en eut deux +qui attirèrent l'attention générale: l'un était un Anglais illustre, +l'autre un émigré dont le nom avait autrefois occupé la renommée. + +[En marge: Voyage de M. Fox à Paris.] + +L'Anglais illustre était M. Fox, l'orateur le plus éloquent de +l'Angleterre; l'émigré fameux était M. de Calonne, l'ancien ministre +des finances, dont l'esprit facile et fertile en expédients, sut +cacher quelques instants, aux yeux de la cour de Versailles, l'abîme +vers lequel elle marchait à grands pas. M. Fox éprouvait une véritable +impatience de voir l'homme pour lequel, malgré son patriotisme +britannique, il se sentait un penchant irrésistible. Il vint à Paris +immédiatement après la signature des préliminaires de paix, et fut +présenté au Premier Consul par le ministre d'Angleterre. Il venait +pour voir la France et son chef, mais aussi pour compulser nos +archives diplomatiques, car le grand orateur whig occupait alors ses +loisirs en écrivant l'histoire des deux derniers Stuarts. Le Premier +Consul donna des ordres pour que toutes les archives fussent ouvertes +à M. Fox, et lui fit un accueil qui aurait suffi pour ramener un +ennemi, mais qui charma un ami qu'il s'était acquis par sa seule +gloire. Le Premier Consul mit avec ce généreux étranger toute +étiquette de côté, l'introduisit dans son intimité, eut avec lui de +longs et fréquents entretiens, et sembla vouloir faire, dans sa +personne, la conquête du peuple anglais lui-même. Souvent cependant +ils furent d'un avis différent. M. Fox était doué de cette imagination +vive, qui fait les orateurs entraînants, mais son esprit n'était ni +positif ni pratique. Il était plein de nobles illusions, que le +Premier Consul, quoiqu'il eût autant d'imagination que de profondeur +d'esprit, n'avait jamais partagées, ou du moins ne partageait plus. Le +jeune général Bonaparte était désenchanté, comme on l'est après une +révolution commencée au nom de l'humanité, et naufragée dans le sang. +Il n'avait conservé en lui qu'un seul des premiers enchantements de la +Révolution, celui de la grandeur, et le poussait à l'excès. Il était +trop peu libéral pour plaire au chef des whigs, et trop ambitieux pour +plaire à un Anglais. L'un et l'autre se froissèrent donc quelquefois +par des opinions contraires. M. Fox fit sourire le Premier Consul par +une naïveté, par une inexpérience, singulières chez un homme qui +comptait près de soixante ans. Le Premier Consul effraya quelquefois +le patriotisme britannique de M. Fox, par la grandeur de ses desseins +trop peu dissimulés. Cependant ils se convinrent tous deux par +l'esprit et par le coeur, et furent enchantés l'un de l'autre. Le +Premier Consul mit un soin infini à faire voir à M. Fox Paris tout +entier, et quelquefois voulut l'accompagner lui-même dans les +établissements publics. Il y avait alors une exposition des produits +de l'industrie française, qui était la seconde depuis la Révolution. +Tout le monde était surpris des progrès de nos manufactures, +lesquelles, au milieu du trouble général, participant cependant à la +commotion imprimée aux esprits, avaient inventé une quantité de +perfectionnements et de procédés nouveaux. Les étrangers en +paraissaient vivement frappés, surtout les Anglais, bons juges en +cette matière. Le Premier Consul conduisit M. Fox dans les salles de +cette exposition, qui avaient été disposées dans la cour du Louvre, et +jouit quelquefois de la surprise de son hôte illustre. M. Fox, au +milieu des caresses dont il était l'objet, laissa échapper une saillie +qui honore les sentiments et l'esprit de ce noble personnage, et qui +prouve que chez lui la justice envers la France se conciliait avec le +patriotisme le plus susceptible. Il y avait dans une des salles du +Louvre un globe terrestre, fort grand, fort beau, destiné au Premier +Consul, et artistement construit. Un des personnages qui suivaient le +Premier Consul, faisant tourner ce globe, et posant la main sur +l'Angleterre, dit assez maladroitement que l'Angleterre occupait bien +peu de place sur la carte du monde.--Oui, s'écria M. Fox avec +vivacité; oui, c'est dans cette île si petite que naissent les +Anglais, et c'est dans cette île qu'ils veulent tous mourir; mais, +ajouta-t-il en étendant les bras autour des deux Océans et des deux +Indes, mais pendant leur vie ils remplissent ce globe entier, et +l'embrassent de leur puissance.--Le Premier Consul applaudit à cette +réponse pleine de fierté et d'à-propos. + +[En marge: M. de Calonne à Paris.] + +Le personnage qui, après M. Fox, occupait le plus l'attention +publique, était M. de Calonne. C'est le prince de Galles qui avait +sollicité et obtenu pour lui la permission de reparaître à Paris. M. +de Calonne tenait depuis son arrivée un langage fort inattendu, et qui +faisait sensation parmi les royalistes. Il ne voulait pas servir, +disait-il, le gouvernement nouveau. Il ne le pouvait pas, attaché +comme il l'avait été à la maison de Bourbon; mais il devait dire la +vérité à ses amis. Personne en Europe n'était capable de tenir tête au +Premier Consul: généraux, ministres, rois, étaient ses inférieurs et +ses dépendants. Les Anglais avaient passé pour lui de la haine à +l'enthousiasme. Ce sentiment existait dans toutes les classes de la +population britannique, et il y était extrême comme le sont tous les +sentiments chez les Anglais. Il ne fallait donc pas compter sur +l'Europe pour renverser le général Bonaparte. Il ne fallait pas non +plus déshonorer la cause royaliste, par d'odieux complots, qui +remplissaient d'horreur les honnêtes gens du monde entier. Il fallait +se soumettre, tout espérer du temps, et de la double difficulté de +gouverner la France sans la royauté, de fonder une royauté sans la +famille de Bourbon. Les vicissitudes infinies des révolutions +pouvaient seules faire naître des chances qui n'existaient pas +aujourd'hui en faveur des princes exilés. Mais, quoi qu'il arrivât, il +fallait tout attendre de la France seule, de la France éclairée, +revenue à de meilleurs sentiments, mais rien de l'étranger ni des +conspirations. Ce langage singulier à force de sagesse, surtout dans +la bouche de M. de Calonne, causait un véritable étonnement, et +faisait croire que M. de Calonne ne serait pas long-temps sans entrer +en relations avec le gouvernement consulaire. Il avait vu le consul +Lebrun, qui recevait les royalistes du consentement du Premier Consul, +et s'était entretenu avec lui des affaires de la France. On disait +même qu'il allait devenir pour les finances, ce que M. de Talleyrand +était pour la diplomatie, le grand seigneur rallié, prêtant son +expérience, l'influence de son nom, au génie du Premier Consul. Il +n'en était rien cependant. Il fallait au Premier Consul moins d'éclat +d'esprit, mais plus d'application que n'en avait montré M. de Calonne, +et il avait trouvé ce qu'il lui fallait dans M. Gaudin, qui avait +introduit un ordre parfait dans nos finances. Néanmoins, sur ce simple +bruit, une foule de solliciteurs, récemment rentrés en France, et +voulant suppléer à leur fortune par des emplois, avaient entouré M. de +Calonne, pensant qu'ils ne pouvaient pas choisir auprès du nouveau +gouvernement un introducteur plus convenable, et qui justifiât mieux +par son exemple leur adhésion au Premier Consul[19]. + + [Note 19: Il existait à Paris des agents des princes déchus, + dont quelques-uns étaient gens d'esprit, et quelquefois assez + bien informés. Ces agents faisaient des rapports presque + quotidiens, dont j'ai parlé précédemment. Voici un extrait de + ces rapports, relativement à M. de Calonne. + + «M. de Calonne est de retour à Paris depuis un mois environ. + Avant de quitter l'Angleterre il a eu une conférence avec les + ministres, et il en a été parfaitement accueilli. On lui a + demandé si, en retournant en France, son projet n'était pas + de rentrer aussi dans l'administration. Il a répondu que ses + principes, sa conduite pendant la révolution et son + dévouement à la famille royale, lui imposaient l'obligation + de n'accepter aucune place des mains du nouveau gouvernement; + mais qu'attaché à la France par goût et par instinct, il ne + refuserait point de donner des conseils, si on lui en + demandait, et s'il les croyait avantageux à sa patrie. + + »Son arrivée à Paris a fait une grande sensation. Il se voit + tous les jours assiégé de visites et entouré de créatures, + comme au moment le plus brillant de sa fortune et de son + crédit. L'opinion qu'il va être élevé au ministère lui amène + des nuées de solliciteurs; et, pour s'y dérober, il a été + obligé de fuir à la campagne. Il ne paraît pas cependant que + cette opinion soit fondée; et si jamais elle se réalise, ce + ne sera pas encore à présent. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il + devait être présenté, il y a quelques jours, à Bonaparte, et + avoir une conférence secrète avec lui. + + »Il voit tous ses anciens amis, et s'ouvre à eux avec une + entière liberté. Témoin de la faiblesse et de la nullité des + puissances étrangères, il ne croit pas qu'on puisse trouver + en elles la moindre garantie contre l'invasion + révolutionnaire, et bien moins encore une protection efficace + pour la cause du Roi. Il répète ce que nous savions déjà + depuis long-temps, que les hommes qui gouvernent en Europe, + sont des hommes sans moyens et sans caractère, qui ne + connaissent point le temps où ils vivent, qui ne savent ni + juger le présent ni pressentir l'avenir, et qui sont + également dépourvus du courage qui fait entreprendre et de la + fermeté qui sait persévérer. Il les regarde tous comme livrés + à Bonaparte, tremblants devant lui, et prêts à exécuter + humblement toutes ses volontés. Aussi est-il persuadé que ce + n'est qu'en France qu'on peut travailler à la restauration de + la monarchie, non en se mettant en avant, et en fomentant de + sots et de ridicules complots, plus propres à déshonorer sa + cause qu'à lui préparer de véritables succès; mais en + s'occupant, sans bruit et sans éclat, du soin de rétablir + l'opinion, de détruire la prévention, d'affaiblir les + craintes, de réunir tous les serviteurs du Roi, et de les + tenir prêts à profiter en sa faveur de tous les événements + que le cours naturel des choses doit amener. + + »M. de Calonne assure qu'en Angleterre l'enthousiasme pour + Bonaparte est non-seulement général, mais porté à un excès + dont il est difficile de se faire une idée. La cour et la + ville, la capitale et les provinces, toutes les classes de + citoyens, depuis les ministres jusqu'aux artisans, tous + s'empressent de publier ses louanges, et chantent à l'envi + ses victoires et l'éclat de son pouvoir. Au reste, cet + enthousiasme n'est pas particulier à l'Angleterre; toute + l'Europe en est, pour ainsi dire, infectée. De toutes parts + on accourt à Paris pour voir le grand homme au moins une fois + en sa vie, et la police a été obligée de menacer + d'arrestation des Danois qui avaient publiquement fléchi le + genou devant lui toutes les fois qu'ils l'apercevaient. + + »C'est là une des principales causes de sa force et de son + immense pouvoir. Comment les Français oseraient-ils lutter + contre lui tant qu'ils voient toutes les puissances + européennes prosternées à ses pieds?»] + +[En marge: Redoublement d'opposition dans certains corps de l'État +contre la politique du Premier Consul.] + +Qui croirait qu'en présence de tant de bien, ou déjà fait, ou prêt à +se faire, il pût s'élever une opposition, et surtout une opposition +vive? Il s'en préparait une cependant, et des plus violentes, contre +les oeuvres les meilleures du Premier Consul. Ce n'était pas dans les +partis violents, radicalement opposés au gouvernement du Premier +Consul, royalistes ou révolutionnaires, que cette opposition se +préparait, mais dans le parti même qui avait désiré, secondé le +renversement du Directoire comme insuffisant, et appelé un +gouvernement nouveau, qui fût à la fois habile et ferme. Les +révolutionnaires subalternes, hommes de désordre et de sang, étaient +contenus, soumis ou déportés, et s'enfonçaient chaque jour davantage +dans leur obscurité, pour n'en plus sortir. Les scélérats du +royalisme, depuis la machine infernale, avaient besoin de reprendre +haleine, et se tenaient en repos. On venait d'ailleurs de faire passer +par les armes une partie de ceux qui infestaient les grandes routes. +Les royalistes de haut parage, tenant toujours des discours +impertinents dans les salons de Paris, laissaient déjà voir néanmoins +le penchant qui les amena plus tard à jouer, les hommes le rôle de +chambellans, les femmes celui de dames d'honneur, dans le palais des +Tuileries, que les Bourbons n'habitaient plus. + +[En marge: Division dans le parti révolutionnaire modéré qui avait +fait le 18 brumaire.] + +Mais le parti révolutionnaire modéré, appelé à composer le nouveau +gouvernement, était divisé, comme il arrive à tout parti victorieux +qui veut fonder un gouvernement, et qui se divise sur la manière de +le constituer. Dès les premiers jours du Consulat, ce parti, qui avait +concouru de diverses manières au 18 brumaire, avait paru partagé en +deux tendances contraires: l'une, consistant à faire aboutir la +Révolution à une république démocratique et modérée, comme celle que +Washington venait d'établir en Amérique; l'autre, à la faire aboutir à +une monarchie, ressemblant plus ou moins à la monarchie anglaise, et, +s'il le fallait même, à l'ancienne monarchie française, moins les +préjugés d'autrefois, moins le régime féodal, plus la grandeur. On +entrait dans la troisième année du gouvernement consulaire, et, +suivant l'usage, les deux tendances allaient s'exagérant par la +contradiction même. Les uns redevenaient presque des révolutionnaires +violents, envoyant ce qui se faisait, en voyant l'autorité du Premier +Consul s'accroître, les idées monarchiques se répandre, une cour se +former aux Tuileries, le culte catholique restauré ou prêt à l'être, +les émigrés rentrer en foule. Les autres devenaient presque des +royalistes d'autrefois, tant ils étaient pressés de réagir, et de +refaire une monarchie, tant ils étaient disposés à s'accommoder même +d'un despotisme éclairé, pour tout résultat de la Révolution. En fait +de despotisme éclairé, celui qui s'élevait en ce moment en France, +avait tant de génie, procurait un si doux repos, que la séduction +était grande. Cependant la contradiction était poussée à ce point de +part et d'autre, qu'une crise devait bientôt s'ensuivre. + +Le Tribunat, agité les sessions précédentes, tantôt pour des lois de +finances, tantôt pour les tribunaux spéciaux, l'était cette année bien +davantage, à l'aspect de tout ce qui se passait, à la vue de ce +gouvernement marchant si vite à son but. Le Concordat surtout +l'indignait comme Pacte le plus contre-révolutionnaire qui se pût +imaginer. Le Code civil n'était pas, suivant lui, assez conforme à +l'égalité. Ces traités de paix eux-mêmes, qui contenaient la grandeur +de la France, lui déplaisaient dans leur rédaction, comme on le verra +bientôt. + +[En marge: Résultats de la constitution de M. Sieyès.] + +[En marge: Jalousie entre les divers corps de l'État.] + +M. Sieyès, en voulant empêcher toute agitation au moyen de ses +précautions constitutionnelles, n'en avait, comme on le voit, empêché +aucune, car les constitutions ne créent pas les passions humaines et +ne sauraient les détruire; elles ne sont que la scène sur laquelle ces +passions se produisent. En plaçant tout le sérieux, toute l'activité +des affaires dans le Conseil d'État; le bruit, la parole, la critique +vaine dans le Tribunat; en réduisant celui-ci au rôle de plaider pour +ou contre les actes du gouvernement, devant un Corps Législatif réduit +à répondre par oui ou par non; en plaçant au-dessus un Sénat oisif, +qui, à de grands intervalles, élisait les hommes, chargés de jouer ces +deux rôles assez vains dans les deux assemblées législatives; en +choisissant le personnel du gouvernement dans le même sens; en plaçant +les hommes propres aux affaires dans le Conseil d'État, les hommes +propres à la parole, enclins au bruit, dans le Tribunat, les fatigués +obscurs dans le Corps Législatif, les fatigués d'un ordre élevé dans +le Sénat, M. Sieyès n'avait guère empêché les passions du temps +d'éclater; il y avait même ajouté, il faut le dire, une certaine +jalousie des corps entre eux. Le Tribunat sentait la vanité +déclamatoire de son rôle; le Corps Législatif sentait le ridicule de +son silence, et contenait d'ailleurs beaucoup d'anciens prêtres sortis +des ordres, organisés par l'abbé Grégoire en une opposition +silencieuse, mais gênante. Le Sénat lui-même, dont M. Sieyès avait +voulu faire un vieillard opulent et tranquille, n'était pas aussi +tranquille qu'il l'avait supposé. Ce corps était quelque peu ennuyé de +sa dignité oisive, car les sénateurs étaient privés de fonctions +publiques, et leur puissance électorale, si rarement exercée, était +loin d'occuper leur temps. Tous ensemble jalousaient le Conseil +d'État, qui partageait seul avec le Premier Consul la gloire des +grandes choses qui s'accomplissaient chaque jour. + +Ainsi, cette société, que M. Sieyès avait cru assoupir dans une espèce +de régime aristocratique, à l'exemple de Venise ou de Gênes, s'agitait +encore comme un malade qui a un reste de fièvre, et pouvait être +soumise, contenue par un maître, mais point endormie d'un paisible +sommeil, ainsi que l'avait espéré son auteur. + +[En marge: M. Sieyès et l'opposition du Sénat.] + +Et, chose singulière, M. Sieyès, inventeur de tous ces arrangements +constitutionnels, en vertu desquels il régnait tant d'activité d'un +côté, si peu de l'autre, M. Sieyès arrivait à se fatiguer de sa propre +inaction. Modéré, et même monarchique dans ses opinions, il aurait dû +approuver les actes du Premier Consul; mais des causes, les unes +inévitables, les autres accidentelles, commençaient à les brouiller. +Ce grand esprit spéculatif, réduit à tout voir, à ne rien faire, +devait jalouser le génie actif et puissant, qui allait chaque jour +s'emparant de la France et du monde. M. Sieyès, dans les magnifiques +oeuvres du général Bonaparte, voyait déjà le germe de ses fautes +futures, et, s'il ne le disait pas encore très-hautement, il +l'indiquait quelquefois par son silence, ou par un trait de son +langage, profond comme sa pensée. Peut-être des ménagements de tous +les instants auraient pu le calmer, le rattacher au Premier Consul. +Mais celui-ci s'était un peu trop tôt regardé comme quitte envers M. +Sieyès par le don de la terre de Crosne, et d'ailleurs, absorbé par +ses travaux immenses, il avait trop négligé l'homme supérieur qui lui +avait si noblement cédé la première place au 18 brumaire. M. Sieyès, +oisif, jaloux, blessé, trouvait à redire même dans l'immensité du bien +présent, et se montrait morose, froidement improbateur. Le Premier +Consul n'était pas assez maître de son humeur pour laisser tous les +torts à ses adversaires. Il parlait cavalièrement de la métaphysique +de M. Sieyès, de son ambition impuissante, et tenait à ce sujet mille +propos, immédiatement répétés et envenimés par les malveillants. M. +Sieyès avait à ses côtés quelques amis, tels que M. de Tracy, esprit +distingué, mais point religieux, philosophe original dans une école +qui l'était peu, caractère respectable; M. Garat, philosophe disert, +plus prétentieux que profond; M. Cabanis, voué à l'étude de l'homme +matériel, et ne voyant rien au delà des bornes de la matière; M. +Lanjuinais, dévot sincère, honnête homme véhément, qui avait noblement +défendu les Girondins, et qui aujourd'hui s'échauffait volontiers à +l'idée de résister au nouveau César. Ils entouraient M. Sieyès, et +formaient dans le Sénat une opposition déjà sensible. Le Concordat +leur paraissait, à eux comme à beaucoup d'autres, la preuve la plus +frappante d'une contre-révolution prochaine. + +[En marge: Manière dont le Premier Consul supporte l'opposition.] + +Le Premier Consul, voyant la France et l'Europe enchantées de ses +oeuvres, ne comprenait guère que les seuls improbateurs de ces mêmes +oeuvres se trouvassent précisément autour de lui. Dépité de cette +opposition, il appelait les opposants du Sénat des idéologues, menés +par un boudeur, qui regrettait l'exercice du pouvoir dont il était +incapable; il appelait les gens du Tribunat des brouillons, auxquels +il saurait bien rompre en visière, et prouver qu'on ne l'effrayait pas +avec du bruit; il appelait les mécontents plus ou moins nombreux du +Corps Législatif, des prêtres défroqués, des jansénistes, que l'abbé +Grégoire, d'accord avec l'abbé Sieyès, cherchait à organiser en +opposition contre le gouvernement; mais il disait qu'il briserait +toutes ces résistances, et qu'on ne l'arrêterait pas facilement dans +le bien qu'il voulait accomplir. N'ayant pas vécu dans les assemblées, +il ignorait cet art de ménager les hommes, que César lui-même, si +puissant qu'il fût, ne négligeait pas, et qu'il avait appris dans le +Sénat de Rome. Le Premier Consul exprimait son déplaisir, +publiquement, audacieusement, avec le sentiment de sa force et de sa +gloire, et n'écoulait guère le sage Cambacérès, qui, fort expérimenté +dans le maniement des assemblées, lui conseillait vainement la mesure +et les égards.--Il faut, répondait le Premier Consul, prouver à ces +gens-là qu'on ne les craint pas; et ils auront peur à condition qu'on +n'ait pas peur soi-même.--C'était déjà, comme on le voit, les moeurs, +les idées de la royauté pure, à mesure qu'on approchait du moment où +la monarchie allait devenir inévitable. + +[En marge: Opposition militaire.] + +L'opposition n'éclatait pas seulement dans les corps de l'État, mais +dans l'armée. La masse de l'armée, comme la masse de la nation, +sensible aux grands résultats obtenus depuis deux ans, était +entièrement dévouée au Premier Consul. Toutefois, parmi les chefs, se +trouvaient des mécontents, les uns sincères, les autres seulement +jaloux. Les mécontents sincères étaient les Révolutionnaires de bonne +foi, qui voyaient avec peine le retour des émigrés, et l'obligation +prochaine d'aller montrer leurs uniformes dans les églises. Les +mécontents par jalousie étaient ceux qui voyaient avec chagrin un +égal, les ayant surpassés d'abord en gloire, prêt maintenant à devenir +leur maître. Les premiers appartenaient davantage à l'armée d'Italie, +qui avait toujours été franchement révolutionnaire; les seconds, à +l'armée du Rhin, calme, modérée, mais un peu envieuse. + +[En marge: Lannes éloigné de Paris, et envoyé en ambassade.] + +Les chefs de l'armée d'Italie, généralement dévoués au Premier Consul, +mais ardents dans leurs sentiments, n'aimant ni les prêtres ni les +émigrés, se plaignaient qu'on voulût faire d'eux des gens d'église, et +disaient tout cela dans la langue originale, et peu séante des +soldats. Augereau, Lannes, mauvais politiques, mais guerriers +héroïques, surtout le second, qui était un homme de guerre accompli, +se permettaient les plus étranges discours. Lannes, devenu commandant +en chef de la garde consulaire, en administrait la caisse avec une +prodigalité connue et autorisée par le Premier Consul. Un hôtel +richement défrayé servait à l'état-major de cette garde. Lannes y +tenait table ouverte pour tous ses camarades, et là, dans des festins +soldatesques, se répandait en invectives contre la marche du +gouvernement. Le Premier Consul n'avait pas à craindre que le +dévouement de ces soldats oisifs en fût altéré à son égard. Au premier +signal, il était sûr de les retrouver tous, et Lannes plus qu'aucun +autre. Cependant il était dangereux de laisser aller plus loin ces +têtes et ces langues, et il manda Lannes chez lui. Celui-ci, habitué à +une grande familiarité avec son général en chef, se permit quelques +emportements, bientôt réprimés par la tranquille supériorité du +Premier Consul. Il s'en alla malheureux de sa faute, malheureux du +mécontentement qu'il avait encouru. Dans un mouvement d'honorable +susceptibilité, il voulut payer les dépenses qui avaient pesé sur la +caisse de la garde, du consentement du Premier Consul. Mais ce +général, qui avait tant fait la guerre en Italie, ne possédait presque +rien. Augereau, tout aussi inconsidéré, mais excellent coeur, lui +prêta une somme qui composait tout son avoir, et lui dit: Tiens, +prends cet argent, va trouver cet ingrat pour lequel nous avons versé +notre sang, rends-lui ce qui est dû à la caisse, et ne soyons plus ses +obligés, ni les uns ni les autres.--Le Premier Consul ne permit pas à +ces anciens compagnons d'armes, héros et enfants tout à la fois, de +s'affranchir de leur affection envers lui. Il les dispersa. Lannes fut +destiné à une ambassade avantageuse, celle du Portugal. C'est le +consul Cambacérès qui fut chargé de cet arrangement. Augereau eut +ordre d'être plus circonspect à l'avenir, et de retourner à son armée. + +Cependant ces scènes, fort exagérées par la malveillance qui les +propageait en les défigurant, produisaient sur l'opinion publique, +notamment dans les provinces, un effet fâcheux. Nulle part elles ne +valaient un improbateur au Premier Consul, auquel on était disposé à +donner raison contre toute opposition; mais elles inspiraient +l'inquiétude, et faisaient craindre des difficultés graves pour le +pouvoir dont on invoquait l'établissement[20]. + + [Note 20: Voici le passage d'une lettre de M. de Talleyrand, + qui quelque temps après s'était rendu à Lyon pour + l'organisation de la Consulte italienne: + + Lyon, le 7 nivôse an X (28 décembre 1801). + + «Général, + + »J'ai l'honneur de vous informer de mon arrivée à Lyon + aujourd'hui à une heure et demie du matin. La route de + Bourgogne, à six ou huit lieues près, n'est pas + très-mauvaise, et les préfets placés sur cette ligne de + communication ont profité du mouvement d'enthousiasme que + répand l'espérance de votre passage, pour faire suivre avec + activité les travaux de la réparation des routes. Partout où + j'ai trouvé quelques communes, quelques habitations, j'ai + entendu des _vive Bonaparte_. Pendant les dix dernières + lieues que j'ai faites au milieu de la nuit, chacun venait + sur mon passage une lumière à la main pour répéter les mêmes + mots. C'est une expression que vous êtes constamment destiné + à entendre. + + »L'histoire du général Lannes s'était répandue et paraissait + occuper beaucoup: le sous-préfet d'Autun, un citoyen + d'Avallon m'en avaient parlé, mais avec des circonstances + diverses, que des lettres de Paris leur avaient rapportées + comme anecdotes. J'ai eu de nouveau occasion de remarquer à + quel point tout ce qui a trait à votre personne s'empare de + l'attention publique et devient sur-le-champ l'occupation de + la France.»] + +Ces scènes avec les officiers de l'armée d'Italie étaient des scènes +d'amis, brouillés un jour, s'embrassant le lendemain. Elles avaient +quelque chose de plus sérieux avec les généraux du Rhin, plus froids +et plus haineux. Malheureusement une division funeste commençait à +éclater entre le général en chef de l'armée d'Italie, et le général en +chef de l'armée du Rhin, entre le général Bonaparte et le général +Moreau. + +Moreau, depuis la campagne d'Autriche, dont il devait le succès, du +moins en partie, au Premier Consul, qui lui avait donné à commander la +plus belle armée de la France, Moreau passait pour le second général +de la république. Au fond personne ne se trompait sur sa valeur: on +savait bien que c'était un esprit médiocre, incapable de grandes +combinaisons, et entièrement dépourvu de génie politique. Mais on +s'appuyait sur ses qualités réelles de général sage, prudent et +vigoureux, pour en faire un capitaine supérieur, et capable de tenir +tête au vainqueur de l'Italie et de l'Égypte. Les partis ont un +merveilleux instinct pour découvrir les faiblesses des hommes +éminents. Ils les flattent, ou les offensent tour à tour, jusqu'à ce +qu'ils aient trouvé l'issue par laquelle ils peuvent pénétrer dans +leur coeur, pour y introduire leurs poisons. Ils avaient bientôt +trouvé le côté faible de Moreau, c'était la vanité. Ils lui avaient, +en le flattant, inspiré contre le Premier Consul une jalousie fatale, +qui devait le perdre un jour. Pour surcroît de malheur, Moreau venait +de faire un mariage qui avait contribué à le jeter dans cette voie +funeste. Les femmes des deux familles Bonaparte et Moreau s'étaient +brouillées pour ces misères qui brouillent les femmes entre elles. +Dans la famille de Moreau, on cherchait à lui persuader qu'il devait +être le premier et non le second; que le général Bonaparte était mal +disposé à son égard, qu'il cherchait à le déprécier et à lui faire +jouer un rôle secondaire. Moreau, qui était dépourvu de caractère, +n'avait que trop écouté ces dangereuses suggestions. Le Premier Consul +cependant n'avait envers lui aucune espèce de tort; il l'avait, au +contraire, comblé de distinctions de tout genre; il avait affecté d'en +dire plus de bien qu'il n'en pensait, surtout à propos de la bataille +de Hohenlinden, qu'il proclamait publiquement comme un chef-d'oeuvre +d'art militaire, tandis qu'en secret il la regardait plutôt comme une +bonne fortune que comme une combinaison savante et réfléchie. Toujours +enfin il l'avait traité avec des égards étudiés, connaissant ses +faiblesses, et sachant le parti qu'on ne manquerait pas de tirer du +moindre défaut de soin. Mais dès que Moreau se fut donné les premiers +torts, il ne resta pas en arrière, et, avec la promptitude ordinaire +de son caractère, il les égala promptement. Un jour il offrit à Moreau +de le suivre à une revue; Moreau refusa sèchement, pour n'être pas +confondu dans l'état-major du Premier Consul, et donna pour excuse +qu'il n'avait pas de cheval à monter. Le Premier Consul, blessé de ce +refus, lui rendit bientôt la pareille. À l'une des grandes fêtes qu'on +avait fréquemment l'occasion de donner, tous les hauts fonctionnaires +étaient invités à un dîner aux Tuileries. Moreau était à la campagne; +mais, revenu la veille pour une affaire, il se rendit auprès du consul +Cambacérès pour s'entretenir avec lui de l'objet qui l'amenait. +Celui-ci, qui s'occupait sans cesse à concilier, accueillit Moreau de +son mieux. Surpris de le voir à Paris, il courut avertir le Premier +Consul, et le pressa vivement d'inviter le général en chef de l'armée +du Rhin au grand dîner du lendemain.--Il m'a fait un refus public, +répondit le Premier Consul, je ne m'exposerai pas à en recevoir un +second.--Rien ne put le vaincre, et, le lendemain, tandis que tous les +généraux et les hauts fonctionnaires de la République étaient aux +Tuileries, assis à la table du Premier Consul, Moreau se vengea +d'avoir été négligé en allant publiquement, et en habit civil, dîner +dans un des restaurants les plus fréquentés de la capitale, avec une +troupe d'officiers mécontents. Ce fait fut très-remarqué, et produisit +un effet des plus fâcheux. + +À partir de ce jour, c'est-à-dire de l'automne de 1801, les généraux +Bonaparte et Moreau se témoignèrent une extrême froideur. Tout le +monde le sut bientôt, et les partis hostiles se hâtèrent d'en +profiter. Ils se mirent à exalter le général Moreau aux dépens du +général Bonaparte, et cherchèrent à remplir ces deux coeurs du poison +de la haine. Ces détails paraîtront peut-être bien au-dessous de la +dignité de l'histoire; mais tout ce qui fait connaître les hommes, les +petitesses déplorables même des plus grands, est digne de l'histoire; +car tout ce qui peut instruire lui appartient. On ne saurait trop +avertir les personnages considérables de la futilité des motifs qui +les brouillent souvent, surtout quand leurs divisions deviennent +celles de la patrie. + +[En marge: Ouverture de la session de l'an X.] + +L'ouverture de la session de l'an X eut lieu le 1er frimaire (22 +novembre 1801), d'après le voeu même de la Constitution, qui la fixait +à ce jour-là. Certes, si jamais on a dû être fier de se présenter à +une assemblée législative, c'est avec ce qu'apportait alors le +gouvernement consulaire. La paix conclue avec la Russie, l'Angleterre, +les puissances allemandes et italiennes, le Portugal, la Porte, et +conclue avec toutes ces puissances à de superbes conditions; un projet +de conciliation avec l'Église, qui terminait les troubles religieux, +et qui, en réformant l'Église française d'après les principes de la +Révolution, obtenait cependant l'adhésion des orthodoxes aux +conséquences de cette révolution; un Code civil, monument admiré +depuis du monde entier; des lois d'une haute utilité sur l'instruction +publique, sur la Légion d'Honneur, et sur une infinité d'autres +matières importantes; des projets financiers qui plaçaient les +dépenses et les revenus de l'État en parfait équilibre: quoi de plus +complet, de plus extraordinaire, qu'un tel ensemble à offrir à une +nation! Cependant toutes ces choses furent, comme on va le voir, fort +mal accueillies. + +[En marge: Dupuis, auteur du livre sur l'_Origine de tous les Cultes_, +nommé président du Corps Législatif.] + +La session du Corps Législatif fut ouverte cette fois avec une +certaine solennité. Le ministre de l'intérieur était chargé de +présider à cette ouverture. On fit de part et d'autre quelques +discours d'apparat, et on sembla vouloir imiter les formes usitées en +Angleterre, quand le Parlement est ouvert par commissaires. Ce nouveau +cérémonial, emprunté à une royauté constitutionnelle, fut remarqué +avec malveillance par les opposants. Le Tribunat et le Corps +Législatif se constituèrent, et on commença ce genre de +manifestations, par lesquelles les assemblées révèlent volontiers +leurs sentiments secrets, les choix de personnes. Le Corps Législatif +nomma pour son président M. Dupuis, l'auteur du livre fameux _sur +l'origine de tous les cultes_. M. Dupuis n'était pas aussi opposant +que son livre aurait pu le faire croire, car il avait avoué au Premier +Consul, en s'entretenant avec lui, que la réconciliation avec Rome +était nécessaire; mais son nom avait une haute signification, dans un +moment où le Concordat était l'un des principaux griefs allégués +contre la politique consulaire. L'intention était facile à saisir, et +elle fut comprise par le public, surtout par le Premier Consul, qui +s'en exagéra même la portée. + +[En marge: Présentation au Corps Législatif des traités de paix, et du +Code civil.] + +Les deux assemblées exerçant la puissance législative, c'est-à-dire le +Tribunat et le Corps Législatif, étant constituées, trois conseillers +d'État présentèrent l'exposé de la situation de la République. Cet +exposé, dicté par le Premier Consul, était simple et noble sous le +rapport du langage, magnifique sous le rapport des choses. Il fit sur +l'opinion publique un effet profond. Puis, le lendemain, une nombreuse +suite de conseillers d'État vint apporter une série de projets de +lois, que bien rarement un gouvernement a l'occasion de présenter à +des chambres assemblées. C'étaient les projets destinés à convertir en +lois les traités avec la Russie, avec la Bavière, avec Naples, avec le +Portugal, avec l'Amérique, avec la Porte-Ottomane. Le traité avec +l'Angleterre, conclu préalablement à Londres sous forme de +préliminaires de paix, allait recevoir en ce moment, dans le congrès +d'Amiens, la forme de traité définitif, et ne pouvait pas encore être +soumis aux délibérations du Corps Législatif. Quant au Concordat, on +ne voulait pas l'exposer tout de suite à la mauvaise volonté des +opposants. Le conseiller d'État Portalis vint lire ensuite un discours +demeuré célèbre sur l'ensemble du Code civil. Les trois premiers +titres de ce code furent en même temps apportés par trois conseillers +d'État; le premier était relatif _à la publication des lois_; le +second, _à la jouissance et à la privation des droits civils_; le +troisième, _aux actes de l'état civil_. + +[En marge: Scène violente à l'occasion du mot _sujets_, introduit dans +le traité avec la Russie.] + +Il semble qu'un tel programme de travaux législatifs aurait du faire +tomber toute opposition; cependant il n'en fut rien. Lorsque, suivant +l'usage, ces projets furent communiqués au Tribunat, la communication +du traité avec la Russie provoqua la scène la plus violente. L'article +3 de ce traité contenait une stipulation importante, que les deux +gouvernements avaient imaginée, pour se garantir contre les secrètes +menées, qu'ils auraient pu se permettre l'un à l'égard de l'autre, en +cas de mauvaise volonté. Ils s'étaient promis, disait cet article 3, +_de ne pas souffrir qu'aucun de leurs sujets se permît d'entretenir +une correspondance quelconque, soit directe soit indirecte, avec les +ennemis intérieurs du gouvernement actuel des deux États, d'y propager +des principes contraires à leurs constitutions respectives, ou d'y +fomenter des troubles_. Le gouvernement français avait eu en vue les +émigrés, le gouvernement russe avait eu en vue les Polonais. Rien +n'était plus naturel qu'une telle précaution, surtout pour le +gouvernement français, qui avait les Bourbons à craindre, et à +surveiller. Mais, en voulant qualifier les individus qui pourraient +attenter au repos commun des deux pays, on avait employé le mot qui +naturellement se présentait comme le plus fréquemment employé dans la +langue diplomatique, c'était le mot _sujets_. On l'avait employé sans +aucune intention, parce que c'est le mot ordinaire dans tous les +traités, parce qu'on dit _les sujets_ d'une république, aussi bien que +_les sujets_ d'une monarchie. À peine avait-on achevé la lecture du +traité que le tribun Thibaut, l'un des membres de l'opposition, +demanda la parole. Il s'est glissé, dit-il, dans le texte de ce +traité, une expression inadmissible dans notre langue, et qui ne +saurait y être supportée. Il s'agit du mot _sujets_, appliqué aux +citoyens de l'un des deux États. Une république n'a point de sujets, +mais des citoyens. C'est sans doute une erreur de rédaction, mais il +est indispensable de la réparer.--Ces paroles produisirent une +agitation fort vive, comme il arrive toujours dans une assemblée émue +à l'avance, qui attend un événement, et que chaque circonstance, même +légère, fait tressaillir, si elle touche aux objets qui préoccupent +les esprits. Le président coupa court à l'explication qui allait +s'engager, en faisant remarquer que la délibération n'était pas +ouverte en ce moment, et que ces observations devaient être réservées +pour le jour où, sur le rapport d'une commission, le traité présenté +serait mis en discussion. Ce rappel au règlement empêcha le tumulte +d'éclater à l'instant même, et une commission fut immédiatement +nommée. + +[En marge: Scrutins pour les places vacantes au Sénat.] + +Cette manifestation accrut l'émotion qui régnait dans les grands corps +de l'État, et irrita davantage le Premier Consul. Les manifestations, +par le moyen des élections de personnes, continuèrent. Il y avait +plusieurs places à remplir au Sénat. Une était vacante par la mort du +sénateur Crassous; deux autres étaient à remplir en vertu de la +Constitution. Cette Constitution, comme on doit s'en souvenir, n'avait +d'abord pourvu qu'à soixante places de sénateurs, sur les +quatre-vingts, qui formaient le nombre total du Sénat. Pour arriver à +ce nombre, on devait en nommer deux par an, pendant dix ans. C'était +donc trois places à donner dans le moment, en comptant celle qui +devenait vacante par la mort du sénateur Crassous. D'après la +Constitution, le Premier Consul, le Corps Législatif et le Tribunat +présentaient chacun un candidat, et le Sénat choisissait ensuite +entre les candidats présentés. + +[En marge: L'abbé Grégoire présenté par le Corps Législatif comme +candidat au Sénat.] + +On commença les scrutins pour cet objet, soit au Corps Législatif, +soit au Tribunat. Au Tribunat, l'opposition portait M. Daunou, qui +s'était publiquement brouillé avec le Premier Consul, à l'occasion des +tribunaux spéciaux, tant discutés à la session dernière. Il n'avait +plus voulu reparaître au Tribunat, disant qu'il resterait étranger à +tous les travaux législatifs, _tant que durerait la tyrannie_. En +effet, il avait tenu parole, et on ne l'avait plus aperçu. Les +opposants avaient donc choisi M. Daunou, comme le candidat le plus +désagréable au Premier Consul. Les partisans décidés du gouvernement, +dans le même corps, portaient l'un des auteurs du Code civil, M. Bigot +de Préameneu. Ni l'un ni l'autre ne l'emporta. La majorité des voix se +réunit sur un candidat sans signification, le tribun Desmeuniers, +personnage modéré, et qui, par ses relations, n'était pas étranger au +Premier Consul. Mais le Corps Législatif se prononça plus nettement, +et nomma l'abbé Grégoire pour son candidat au Sénat. Ce choix, après +la présidence déférée à M. Dupuis, était un redoublement de +manifestation contre le Concordat. M. Bigot de Préameneu avait eu dans +ce corps un certain nombre de voix, les deux cinquièmes à peu près. + +[En marge: Candidats présentés par le Premier Consul.] + +Le Premier Consul voulut faire de son côté une proposition +significative. Il aurait pu attendre que les deux corps, chargés de +présenter des candidats concurremment avec le pouvoir exécutif, +eussent choisi ces candidats pour les deux places qui restaient à +remplir. Il était probable que le Corps Législatif et le Tribunat, ne +voulant pas rompre définitivement avec un gouvernement aussi populaire +que celui du Premier Consul, livrés d'ailleurs à ce mouvement +oscillatoire des assemblées, qui reculent toujours le lendemain quand +elles se sont trop avancées la veille, feraient des choix moins +tranchés, et adopteraient même pour les deux candidatures restantes +des noms acceptables par le gouvernement. Ainsi M. Desmeuniers, par +exemple, était un choix que le Premier Consul pouvait parfaitement +admettre, car il avait promis de le récompenser de ses services, par +une place de sénateur. Il était probable que le nom de M. Bigot de +Préameneu sortirait de l'un des scrutins, du Corps Législatif ou du +Tribunat. Le Premier Consul aurait pu alors présenter, pour son +compte, ceux des candidats adoptés par ces assemblées, qui lui +auraient convenu le mieux, et, dans ce cas, un nom présenté par deux +autorités sur trois, avait la presque certitude d'être accueilli par +la majorité du Sénat. Le consul Cambacérès conseillait cette conduite; +mais c'était là un genre de ménagements dont on fait beaucoup usage +dans le gouvernement représentatif, et qui répugnait souverainement au +Premier Consul. Le général-magistrat, étranger à cette forme de +gouvernement, ne voulait pas se mettre ainsi à la suite du Corps +Législatif ou du Tribunat, et attendre leurs préférences pour +manifester les siennes. En conséquence il présenta immédiatement, non +pas un candidat, mais trois à la fois, et il choisit trois généraux. +Malgré les espérances données antérieurement à M. Desmeuniers, le +Premier Consul, mécontent de lui, parce qu'il ne s'était pas prononcé +assez haut dans les discussions déjà engagées sur le Code civil, +l'écarta, et présenta les généraux Jourdan, Lamartillière et Berruyer. +Il est vrai que ces généraux étaient parfaitement choisis pour la +circonstance. Le général Jourdan avait paru contraire au 18 brumaire, +mais il jouissait du respect universel, il se conduisait avec sagesse, +et avait reçu depuis le gouvernement du Piémont. En le présentant au +Sénat, le Premier Consul faisait preuve de la véritable impartialité +qui convient à un chef de gouvernement. Quant au général +Lamartillière, c'était le plus ancien officier de l'artillerie, et il +avait fait toutes les campagnes de la Révolution. Le général Berruyer +était un officier d'infanterie très-âgé, qui, après avoir pris part à +la guerre de Sept-Ans, venait d'être blessé dans les armées de la +République. Ce n'étaient donc pas des créatures à lui que le général +Bonaparte proposait de récompenser, mais de vieux serviteurs de la +France sous tous les régimes. Cette conduite fière et cassante +adoptée, on ne pouvait faire de plus dignes choix. Chose plus +singulière encore, ils furent motivés dans un préambule. Le sens du +préambule avait une haute signification. Vous avez la paix, disait le +gouvernement au Sénat; vous la devez au sang que les généraux ont +versé en cent batailles. Prouvez-leur, en les appelant dans votre +sein, que la patrie n'est pas ingrate envers eux.-- + +[En marge: L'abbé Grégoire nommé sénateur par un scrutin du Sénat, et +préféré ainsi au candidat du Premier Consul.] + +Le Sénat s'assembla, et fut agité par beaucoup d'intrigues. M. +Sieyès, qui vivait habituellement à la campagne, la quitta dans cette +occasion, et vint se mêler à ces intrigues. On entraîna beaucoup de +bonnes gens, comme le vieux Kellermann, par exemple, en leur disant +que le Corps Législatif, si on préférait son candidat, c'est-à-dire +l'abbé Grégoire, payerait cette préférence en proposant pour la +seconde place vacante le général Lamartillière, l'un des trois +candidats du Premier Consul, et qu'alors, en nommant un peu plus tard +ce général, on satisferait deux autorités en même temps, le Corps +Législatif et le gouvernement. Ces menées réussirent, et l'abbé +Grégoire fut élu sénateur à une grande majorité. + +[En marge: Déc. 1801.] + +[En marge: Discussion du mot _sujets_ dans le sein du Tribunat.] + +Tandis que ces choix de personnes agitaient les esprits, et causaient +une grande joie aux opposants, les discussions dans le Corps +Législatif et le Tribunat prenaient le caractère le plus fâcheux. Le +traité avec la Russie, à l'occasion du mot _sujets_, était devenu +l'objet des plus violentes discussions dans la commission du Tribunat. +M. Costaz, le rapporteur de cette commission, qui n'était point du +parti des opposants, avait demandé quelques explications au +gouvernement. Le Premier Consul l'avait reçu, lui avait expliqué le +sens de l'article tant attaqué, lui avait fait connaître le motif de +son insertion au traité, et, quant au mot _sujets_, lui avait prouvé, +le Dictionnaire de l'Académie à la main, que ce mot, employé +diplomatiquement, s'appliquait aux citoyens d'une république aussi +bien qu'à ceux d'une monarchie. Il lui avait même raconté, pour +achever son édification, divers détails sur les relations de la +France avec la Russie, touchant les émigrés. M. Costaz, convaincu par +l'évidence de ces explications, fit son rapport dans un sens favorable +à l'article en question; mais, intimidé par la violence du Tribunat, +il blâma l'emploi du mot _sujets_, et raconta les choses d'une manière +assez maladroite, qui pouvait donner à la Russie l'apparence d'un +gouvernement faible, livrant les émigrés au Premier Consul, et au +Premier Consul l'apparence d'un gouvernement persécuteur, poursuivant +les émigrés jusque dans leur asile le plus lointain. M. Costaz, comme +il arrive souvent aux hommes circonspects, qui veulent ménager tous +les partis à la fois, déplut également aux opposants et au Premier +Consul, qu'il compromettait avec la Russie. + +Le jour de la discussion arrivé, c'était le 7 décembre 1801 (16 +frimaire), le tribun Jard-Panvilliers demanda que le débat eût lieu en +comité secret. Cette proposition fort sage fut adoptée. Dès que les +tribuns furent délivrés de la présence du public, qui leur était +d'ailleurs peu favorable, ils se livrèrent aux plus inconcevables +emportements. Ils voulaient absolument rejeter le traité, et en +proposer le rejet au Corps Législatif. Si jamais il y eut une folie +coupable, c'était celle-là; car, pour un mot, juste d'ailleurs, et +parfaitement innocent, rejeter un traité pareil, si long, si difficile +à conclure, et qui procurait la paix avec la première puissance du +continent, c'était agir en insensés et en furieux. MM. Chénier et +Benjamin Constant se livrèrent aux plus véhémentes déclamations. M. +Chénier alla jusqu'à prétendre qu'il avait d'importantes choses à dire +sur cette question; mais qu'il ne les dirait que lorsque la séance +serait publique, car il voulait que la France entière pût les +entendre. On lui répondit qu'il valait mieux commencer par les +communiquer à ses propres collègues. Il recula cependant, et un tribun +inconnu, homme simple et de bon sens, fit rentrer la raison dans les +esprits par une courte allocution. Je n'entends rien, dit-il, à la +diplomatie; je n'en sais ni l'art ni la langue. Mais je vois dans le +traité proposé un traité de paix. Un traité de paix est une chose +précieuse, qu'il faut adopter en entier, avec tous les mots qu'il +renferme. Croyez que la France ne vous pardonnerait pas un rejet, et +que la responsabilité qui pèserait sur vous serait terrible. Je +demande donc que la discussion soit terminée, la séance rendue +publique, et le traité mis immédiatement aux voix.--Après ces courtes +paroles, débitées avec calme et simplicité, on allait voter, lorsqu'un +des opposants demanda le renvoi au lendemain, à cause de l'heure fort +avancée. Le renvoi fut adopté. Le lendemain le tumulte fut tout aussi +grand que la veille. M. Benjamin Constant prononça un discours écrit, +très-développé, très-subtil. M. Chénier déclama de nouveau avec +violence, disant que cinq millions de Français étaient morts pour +n'être plus _sujets_, et que ce mot devait rester enseveli dans les +ruines de la Bastille. La majorité, fatiguée de ces violences, allait +en finir, quand arriva une lettre du conseiller d'État Fleurieu, +adressée au rapporteur Costaz. M. Costaz avait donné comme +officielles les explications qu'il avait présentées dans son rapport, +et avait voulu faire entendre qu'elles venaient du Premier Consul. +Fournissez-en la preuve positive, lui avait-on répondu. Il avait alors +provoqué une déclaration de M. Fleurieu, qui était le conseiller +d'État chargé de soutenir le projet. Celui-ci, après avoir pris les +ordres du Premier Consul, envoya la déclaration désirée, en la faisant +suivre de beaucoup de rectifications, que le rapport de M. Costaz +rendait indispensables, et qui ranimèrent le débat. M. Ginguené le +termina par une proposition épigrammatique et peu séante. +Reconnaissant qu'il était difficile pour un mot déplaisant de rejeter +un traité de paix, il demanda d'émettre un vote motivé en ces termes: +«Par amour pour la paix, le Tribunat adopte le traité conclu avec la +cour de Russie.» + +M. de Girardin, qui était un des membres les plus raisonnables et les +plus spirituels du Tribunat, fit repousser toutes ces propositions, et +décida l'assemblée à passer immédiatement aux voix. Après tout, la +majorité du Tribunat voulait, par ses choix de personnes, donner au +Premier Consul des signes de mécontentement; elle ne désirait pas +entrer en lutte surtout à propos d'un traité, dont le rejet lui aurait +valu l'animadversion publique. Il fut adopté par 77 voix contre 14. +L'adoption au Corps Législatif eut lieu sans tumulte, grâce à la forme +de l'institution. + +Cette scène fit dans Paris un effet pénible. On ne considérait pas le +Premier Consul comme un ministre exposé à perdre la majorité, et on ne +craignait pas pour son existence politique. On le considérait comme +cent fois plus nécessaire qu'un roi ne le paraît dans une monarchie +bien établie. Mais on voyait avec chagrin la moindre apparence de +nouveaux troubles, et les amis d'une sage liberté se demandaient, +comment avec un caractère semblable à celui du général Bonaparte, +comment avec une constitution dans laquelle on avait négligé +d'admettre le pouvoir de dissolution, une telle lutte pourrait finir, +si elle se prolongeait. + +En effet, si la dissolution eût été possible, la difficulté eût été +bientôt résolue, car la France convoquée n'eût pas réélu un seul des +adversaires du gouvernement. Mais, obligés de vivre ensemble jusqu'au +renouvellement par cinquième, les pouvoirs étaient exposés, comme sous +le Directoire, à quelque violence des uns à l'égard des autres; et si +pareille chose avait lieu, ce n'étaient évidemment ni le Tribunat ni +le Corps Législatif qui pouvaient l'emporter. Il suffisait d'un acte +de la volonté du Premier Consul, pour mettre au néant et la +constitution et ceux qui en faisaient un tel usage. Aussi tous les +hommes sages tremblaient-ils en voyant cet état de choses. + +[En marge: Discussion du Code civil.] + +[En marge: Critiques dont le Code civil est l'objet.] + +La discussion du Code civil ne fit qu'accroître ces craintes. +Aujourd'hui que le temps a valu à ce Code l'estime universelle, on +n'imaginerait pas toutes les critiques dont il fut l'objet à cette +époque. Les opposants exprimaient d'abord un grand étonnement de +trouver ce Code si simple, si peu nouveau. Comment, ce n'est que cela! +disaient-ils; mais il n'y a dans ce projet aucune conception nouvelle, +aucune grande création législative, qui soit particulière à la +société française, qui puisse lui imprimer un caractère propre et +durable: ce n'est qu'une traduction du droit romain ou coutumier. On a +pris Domat, Pothier, les Institutes de Justinien; on a rédigé en +français tout ce qu'ils contiennent; on l'a divisé en articles; on a +lié ces articles par des numéros, bien plus que par une déduction +logique; et puis on vient présenter cette compilation à la France +comme un monument qui a droit à son admiration et à ses respects!--MM. +Benjamin Constant, Chénier, Ginguené, Andrieux, tous dignes de mieux +employer leur esprit, raillaient les conseillers d'État, disaient que +c'étaient des procureurs conduits par un soldat, qui avaient fait +cette plate compilation, fastueusement appelée le Code civil de la +France. + +[En marge: Réponse de M. Portalis à ces critiques.] + +M. Portalis et les hommes de sens qui étaient ses collaborateurs, +répondaient qu'en fait de législation, il ne s'agissait pas d'être +original, mais clair, juste et sage; qu'on n'avait pas une société +nouvelle à constituer, comme Lycurgue ou Moïse, mais une vieille +société à réformer en quelques points, à restaurer en beaucoup +d'autres; que le Droit français se faisait depuis dix siècles; qu'il +était tout à la fois le produit de la science romaine, de la +féodalité, de la monarchie, et de l'esprit moderne, agissant ensemble +pendant une longue durée de temps sur les moeurs françaises; que le +Droit civil de la France, résultant de ces causes diverses, devait +être assorti aujourd'hui à une société qui avait cessé d'être +aristocratique pour devenir démocratique; qu'il fallait, par exemple, +revoir les lois sur le mariage, sur la puissance paternelle, sur les +successions, pour les dépouiller de tout ce qui répugnait au temps +présent; qu'il fallait purger les lois sur la propriété de toute +servitude féodale, rédiger cet ensemble de prescriptions dans un +langage net, précis, qui ne donnât plus lieu aux ambiguïtés, aux +contestations interminables, et mettre le tout dans un bel ordre; que +c'était là le seul monument à élever, et que, si, contrairement à +l'intention de ses auteurs, il arrivait qu'il surprît par sa +structure, qu'il plût à quelques lettrés par des vues nouvelles et +originales, au lieu d'obtenir la froide et silencieuse estime des +jurisconsultes, il manquerait son but véritable, dût-il plaire à +quelques esprits plus singuliers que sensés. + +Tout cela était parfaitement raisonnable et vrai. Le Code, sous ce +rapport, était un chef-d'oeuvre de législation. De graves +jurisconsultes, pleins de savoir et d'expérience, sachant parler la +langue du Droit, et dirigés par un chef, soldat il est vrai, mais +esprit supérieur, habile à trancher leurs doutes et à les soumettre au +travail, avaient composé ce beau résumé du Droit français, purgé de +tout droit féodal. Il était impossible de faire autrement ni mieux. + +Il est vrai que, dans ce vaste code, on pouvait substituer ça et là un +mot à un autre mot, transporter un article d'une place à une autre +place; on le pouvait sans beaucoup de danger, mais sans beaucoup +d'utilité aussi; et c'est là justement ce qu'aiment à faire, même des +assemblées bienveillantes, uniquement pour imprimer leur main sur +l'oeuvre qui leur est soumise. Quelquefois, en effet, après la +présentation d'un projet de loi considérable, on voit des esprits +médiocres et ignorants, s'assembler autour d'une oeuvre de +législation, fruit d'une profonde expérience et d'un long travail, +changer ceci, changer cela, d'un tout bien lié faire un tout informe +et incohérent, sans relation avec les lois existantes et les faits +réels. Ils agissent souvent ainsi, sans esprit d'opposition, seulement +par goût de retoucher l'oeuvre d'autrui. Qu'on se figure des tribuns +véhéments et peu instruits, s'exerçant de la sorte sur un code de +quelques mille articles! c'était à y renoncer. + +[En marge: Titre préliminaire du Code civil.] + +Le titre préliminaire essuya le premier débordement des critiques du +Tribunat. Il avait été renvoyé à une commission dont le tribun +Andrieux était le rapporteur. Ce titre contenait, sauf quelques +différences de rédaction peu importantes, les mêmes dispositions qui +ont définitivement prévalu, et qui forment aujourd'hui comme la +préface de ce beau monument de législation. Le premier article était +relatif à la promulgation des lois. On avait abandonné l'ancien +système, en vertu duquel la loi n'était exécutoire qu'après +l'enregistrement accordé par les parlements et les tribunaux. Ce +système avait produit jadis la lutte des parlements et de la royauté, +lutte qui avait été dans son temps un utile correctif de la monarchie +absolue, mais qui aurait été un vrai contre-sens à une époque où il +existait des assemblées représentatives, chargées d'accorder ou de +refuser l'impôt. On avait substitué à ce système l'idée fort simple de +faire promulguer la loi par le pouvoir exécutif, de la rendre +exécutoire dans le chef-lieu du gouvernement vingt-quatre heures après +sa promulgation, et dans les départements après un délai proportionné +aux distances. Le second article interdisait aux lois tout effet +rétroactif. Quelques grandes erreurs de la Convention sur ce sujet, +rendaient cet article utile et même nécessaire. Il fallait poser en +principe que la loi ne pourrait jamais troubler le passé, et ne +réglerait que l'avenir. Après avoir limité l'action des lois quant au +temps, il fallait en limiter l'action quant aux lieux; dire quelles +seraient les lois qui suivraient les Français hors du territoire de la +France, et les obligeraient en tous lieux, comme celles qui réglaient, +par exemple, les mariages et les successions; et quelles seraient les +lois qui ne les obligeraient que sur le territoire de la France, mais, +sur ce territoire, obligeraient les étrangers aussi bien que les +Français. Les lois relatives à la police ou à la propriété devaient +être dans cette dernière catégorie: c'était l'objet de l'article +trois. L'article quatre obligeait le juge à juger, même quand la loi +ne lui semblait pas suffisante. Ce cas venait de se rencontrer plus +d'une fois, dans la transition d'une législation à l'autre. Souvent, +en effet, les tribunaux, faute de lois, avaient été sincèrement +embarrassés de prononcer; souvent aussi ils s'étaient frauduleusement +soustraits à l'obligation de rendre la justice. La Cour de Cassation +et le Corps Législatif étaient encombrés de recours en interprétation +de lois. Il fallait empêcher cet abus, en obligeant le juge à donner +une décision, dans tous les cas; mais il fallait en même temps +l'empêcher de se constituer législateur. C'était l'objet de l'article +cinq, qui défendait aux tribunaux de décider autre chose que le cas +spécial qui leur était soumis, et de prononcer par voie de disposition +générale. Enfin le sixième et dernier article limitait la faculté +naturelle qu'ont les citoyens de renoncer au bénéfice de certaines +lois, par des conventions particulières. Il rendait absolues et +impossibles à éluder, les lois relatives à l'ordre public, à la +constitution des familles, aux bonnes moeurs. Il décidait qu'on ne +pouvait s'y soustraire par aucune convention particulière. + +Ces dispositions préliminaires étaient indispensables, car il fallait +bien dire quelque part, dans notre législation, comment les lois +devaient être promulguées, à quel moment elles devenaient exécutoires, +jusqu'où s'étendaient leurs effets quant au temps et quant aux lieux. +Il fallait bien prescrire aux juges le mode général de l'application +des lois, les obliger à juger, mais en leur interdisant de se +constituer législateurs; il fallait enfin rendre immuables les lois +qui constituent l'ordre social et la morale, et les soustraire aux +variations des conventions particulières. Si ces choses étaient +indispensables à écrire, où pouvait-on mieux le faire qu'en tête du +Code civil, le premier, le plus général, le plus important de tous les +Codes? Auraient-elles été mieux placées, par exemple, en tête d'un +Code de commerce ou de procédure civile? Évidemment ces maximes +générales étaient nécessaires, bien écrites, et bien placées. + +On se ferait difficilement une idée aujourd'hui des critiques +dirigées par M. Andrieux contre le titre préliminaire du Code civil, +au nom de la commission du Tribunat. D'abord, ces dispositions, +suivant lui, pouvaient être placées partout; elles n'appartenaient pas +plus au Code civil qu'à tout autre. Elles pouvaient, par exemple, se +trouver en tête de la Constitution, aussi bien qu'en tête du Code +civil. Cela était vrai; mais puisqu'on n'avait pas songé à les mettre +en tête de la Constitution, ce qui était naturel, car elles n'avaient +aucun caractère politique, où les placer mieux que dans le Code, qu'on +pouvait appeler le Code social? + +Secondement, l'ordre de ces six articles était arbitraire, suivant M. +Andrieux. On pouvait faire du premier le dernier, et du dernier le +premier. Ceci n'était pas tout à fait exact, et, en y regardant bien, +il était facile de découvrir une véritable déduction logique, dans la +manière dont ils étaient disposés. Mais, en tout cas, qu'importait +l'ordre de ces articles, si l'un était aussi bon que l'autre? Le +meilleur ordre n'était-il pas celui que des jurisconsultes éminents, +après le travail le plus consciencieux, avaient préféré? N'y avait-il +pas assez de difficultés naturelles dans cette grande oeuvre, sans y +ajouter des difficultés puériles? + +Enfin, suivant M. Andrieux, c'étaient des maximes générales, +théoriques, appartenant plutôt à la science du droit qu'au droit +positif, qui dispose et commande. Ceci était faux, car la forme de la +promulgation des lois, la limite donnée à leurs effets, l'obligation +pour les juges de juger et de ne pas réglementer, l'interdiction de +certaines conventions particulières contraires aux lois, tout cela +était impératif. + +Ces critiques étaient donc aussi vaines que ridicules. Cependant elles +touchèrent le Tribunat, qui les jugea dignes de la plus grande +attention. Le tribun Thiessé trouva la disposition qui interdit aux lois +tout effet rétroactif extrêmement dangereuse et contre-révolutionnaire. +C'était, disait-il, rapporter jusqu'à un certain point les conséquences +de la nuit du 4 août, car les individus nés sous le régime du droit +d'aînesse et des substitutions, pourraient dire que la loi nouvelle sur +l'égalité des partages était rétroactive quant à eux, et dès lors nulle +à leur égard. + +[En marge: Rejet par le Tribunat et par le Corps Législatif du titre +préliminaire du Code civil.] + +De telles absurdités furent accueilles, et ce titre préliminaire fut +rejeté par 63 voix contre 15. Les opposants, enchantés de ce début, +voulurent poursuivre ce premier succès. D'après la Constitution, le +Tribunat nommait trois orateurs pour soutenir, contre trois +conseillers d'État, la discussion des lois devant le Corps Législatif. +MM. Thiessé, Andrieux, Favard, furent chargés de demander le rejet de +ce titre préliminaire. Ils l'obtinrent à 142 voix contre 139. + +Ce résultat, rapproché des divers votes sur les personnes, de la scène +sur le mot _sujets_, était grave. On annonçait comme à peu près +certain le rejet des deux autres titres déjà présentés, sur _la +jouissance des droits civils_, et _sur la forme des actes de l'état +civil_. Le rapport de M. Siméon, sur _la jouissance et la privation +des droits civils_, concluait, en effet, au rejet. M. Siméon, cet +esprit ordinairement si sage, avait, entre différentes critiques, fait +celle-ci, c'est que la loi proposée négligeait de dire, que les +enfants nés de Français dans les colonies françaises, étaient Français +de droit. Nous citons cette critique singulière, parce qu'elle avait +excité chez le Premier Consul un étonnement mêlé de colère. Il +convoqua le Conseil d'État, pour aviser à ce qu'il y avait à faire +dans cette occurrence. Fallait-il persister ou non dans la marche +adoptée? fallait-il changer le mode de présentation au Corps +Législatif? ou bien convenait-il de différer ce grand ouvrage, si +impatiemment attendu, et de le remettre à une autre époque? Le Premier +Consul était exaspéré.--Que voulez-vous faire, s'écriait-il, avec des +gens qui, avant la discussion, disaient que les conseillers d'État et +les Consuls _n'étaient que des ânes_, et qu'il fallait leur jeter leur +ouvrage à la tête? Que voulez vous faire, quand un esprit tel que +Siméon accuse une loi d'être incomplète, parce qu'elle ne déclare pas +que les enfants nés de Français dans les colonies françaises, sont +Français? En vérité, on est confondu en présence de si étranges +aberrations. Même avec la bonne foi apportée dans cette discussion au +sein du Conseil d'État, nous avons eu la plus grande peine à nous +mettre d'accord; comment y parvenir, dans une assemblée cinq ou six +fois plus nombreuse, et qui discute sans bonne foi? Comment rédiger un +Code tout entier, dans de pareilles conditions? J'ai lu le discours de +Portalis au Corps Législatif, en réponse aux orateurs du Tribunat: il +ne leur a rien laissé à dire, _il leur a arraché les dents_. Mais +quelque éloquent qu'on soit, parlât-on vingt-quatre heures de suite, +on ne peut rien contre une assemblée prévenue, qui est résolue à ne +rien entendre.-- + +[En marge: Discussion au Conseil d'État pour savoir comment on +procédera pour la présentation des autres titres du Code civil.] + +Après ces plaintes, exprimées en un langage vif et amer, le Premier +Consul demanda l'avis du Conseil d'État sur la meilleure manière de +s'y prendre, pour assurer l'adoption du Code civil par le Tribunat et +le Corps Législatif. Le sujet n'était pas nouveau, dans le Conseil +d'État. On y avait déjà prévu la difficulté, et proposé divers moyens +pour la résoudre. Les uns avaient imaginé de ne présenter que des +principes généraux, sur lesquels le Corps Législatif voterait, sauf à +donner ensuite les développements par voie réglementaire. C'était peu +admissible, car on comprend difficilement les principes généraux des +lois, et les développements rédigés séparément. Les autres proposaient +un plan plus simple: c'était de présenter le Code entier en une seule +fois. On n'aurait pas, disait-on, plus de peine pour les trois livres +du Code, qu'on en avait pour un seul. Les Tribuns s'acharneraient sur +les premiers titres, puis se fatigueraient, et laisseraient aller le +reste. La discussion se trouverait ainsi réduite par son immensité +même. Cette conduite était la plus plausible et la plus sage. +Malheureusement, pour qu'elle pût réussir, il manquait bien des +conditions. On n'avait pas alors la faculté d'amender les propositions +du gouvernement, ce qui permet ces petits sacrifices, au moyen +desquels on satisfait la vanité des uns, on désarme les scrupules des +autres, en améliorant les lois. Il manquait aussi aux opposants un +peu de cette bonne foi sans laquelle toute discussion grave est +impossible; et enfin il manquait au Premier Consul lui-même cette +patience constitutionnelle, que l'habitude de la contradiction inspire +aux hommes façonnés au gouvernement représentatif. Il n'admettait pas +que le bien sincèrement voulu, et laborieusement préparé, pût être +différé ou gâté, pour plaire à ce qu'il appelait des bavards. + +Quelques esprits tranchants allèrent jusqu'à proposer de présenter le +Code civil comme on présentait les traités, avec une loi d'acceptation +à côté, et de le faire voter ainsi en bloc, par oui ou par non. Cette +façon de faire était trop dictatoriale, et on n'y songea pas +sérieusement. + +Sur l'avis des membres les plus éclairés, Tronchet notamment, on +conclut qu'il fallait attendre quel serait le sort des deux autres +titres présentés au Tribunat.--Oui, dit le Premier Consul, nous +pouvons risquer encore deux batailles. Si nous les gagnons, nous +continuerons la marche commencée. Si nous les perdons, nous entrerons +dans nos quartiers d'hiver, et nous aviserons au parti à prendre.-- + +[En marge: On se décide à attendre le sort des deux autres titres +présentés.] + +[En marge: Rejet du titre du Code civil sur la jouissance et la +privation des droits civils.] + +Ce plan de conduite fut adopté, et on attendit l'issue des deux +discussions. L'opinion commençait à se prononcer fortement contre le +Tribunat. Aussi les meneurs imaginèrent-ils un moyen, pour tempérer +l'effet de leurs rejets successifs, ce fut de les entremêler d'une +adoption. Le titre relatif à la tenue _des actes de l'état civil_ leur +plaisait fort en lui-même, parce qu'il consacrait plus rigoureusement +encore les principes de la Révolution à l'égard du clergé, en lui +interdisant absolument l'enregistrement des naissances, des morts et +des mariages, pour les attribuer exclusivement aux officiers +municipaux. Ce titre présenté par le conseiller d'État Thibaudeau +était excellent, ce qui ne l'aurait pas sauvé, s'il n'eût contenu des +dispositions contraires au clergé. On se décida donc à l'adopter. Mais +dans l'ordre de présentation il ne devait venir que le troisième. On +le fit passer le second, et on le vota sans difficulté, pour rendre +plus certain le rejet du titre relatif _à la jouissance et à la +privation des droits civils_. Ce dernier, mis en discussion à son +tour, fut repoussé à une majorité immense par le Tribunat. Le rejet +par le Corps Législatif n'était pas douteux. La série des difficultés +prévues reparaissait donc tout entière. Ces difficultés devaient être +bien plus graves quand il s'agirait des lois sur le mariage, sur le +divorce, sur la puissance paternelle. Quant au Concordat, et au projet +relatif à l'instruction publique, il n'y avait évidemment aucune +chance de réussir à les faire adopter. + +[En marge: Janv. 1802.] + +[En marge: Nouveau scrutin pour la candidature au Sénat.] + +[En marge: M. Daunou désigné par le Tribunat et le Corps Législatif.] + +Mais ce qui acheva de pousser les choses à l'extrême, ce fut un +nouveau scrutin sur les personnes, qui prit à l'égard du Premier +Consul le caractère d'une hostilité tout à fait directe. On avait déjà +fait prévaloir le choix de l'abbé Grégoire comme sénateur, +contrairement aux propositions du gouvernement, et pour donner un +signe d'improbation à sa politique religieuse. Restaient, comme on +vient de le voir, deux places à remplir, et on voulait non-seulement +qu'elles fussent remplies d'une manière contraire aux propositions +déjà connues du Premier Consul en faveur de trois généraux, mais on +tenait aussi à faire le choix qui lui serait le plus désagréable. Ce +choix était celui de M. Daunou. On s'efforça donc d'obtenir la +présentation de M. Daunou par les deux autorités législatives à la +fois, c'est-à-dire par le Tribunat et le Corps Législatif, ce qui +rendait sa nomination par le Sénat presque inévitable. + +On fit les démarches les plus actives, et on sollicita les votes avec +une hardiesse qui avait lieu d'étonner, en présence d'une autorité +aussi redoutée que celle du Premier Consul. + +M. Daunou fut ballotté au Corps Législatif avec le général +Lamartillière, candidat du gouvernement. Il y eut des scrutins +réitérés. Enfin M. Daunou obtint 135 voix et le général Lamartillière +122. Il fut proclamé candidat du Corps Législatif, pour une des places +vacantes au Sénat. Au Tribunat M. Daunou eut encore pour concurrent le +général Lamartillière. Il obtint 48 voix, le général Lamartillière 39: +il fut proclamé candidat. Il avait donc deux présentations pour une. +Ce scrutin avait lieu le 1er janvier 1802 (11 nivôse), jour même du +rejet du titre du Code civil, sur _la jouissance et la privation des +droits civils_. + +[En marge: Le Premier Consul, poussé à bout, songe à un coup d'État.] + +D'après les règles ordinaires du régime représentatif, on aurait dû +dire que la majorité était perdue. Mais, dans ce cas, celui qui aurait +dû se retirer était le Premier Consul, vu qu'il était tout dans +l'admiration de la France, comme dans la haine de ses ennemis. +Cependant personne n'avait la prétention de l'exclure, parce que +personne n'en avait le moyen. C'était donc une vraie tracasserie, +indigne d'hommes sérieux. C'était du dépit le plus puéril et le plus +dangereux en même temps, car on poussait à bout un caractère violent, +plein du sentiment de sa force, et capable de tout. Le consul +Cambacérès lui-même, ordinairement fort modéré, voyant là un véritable +désordre, dit qu'on ne pouvait pas tolérer des hostilités aussi +directes, et que pour lui, il ne répondait plus de réussir à calmer le +Premier Consul. En effet la colère de celui-ci était au comble, et il +annonça hautement la résolution de briser les obstacles qu'on +cherchait à opposer à tout le bien qu'il voulait faire. + +[En marge: Vive allocution à une réunion de sénateurs.] + +Le lendemain, 2 janvier (12 nivôse), était le jour de la décade où il +donnait audience aux sénateurs. Il en vint beaucoup, même de ceux qui +avaient agi contre lui. Ils venaient, les uns par curiosité, les +autres par faiblesse, et pour désavouer par leur présence leur +participation à ce qui se passait. M. Sieyès se trouvait au nombre des +visiteurs. Le Premier Consul était comme d'usage en uniforme; son +visage paraissait animé, on s'attendait à quelque scène violente. On +fit cercle autour de lui. Vous ne voulez donc plus, dit-il, nommer des +généraux? cependant vous leur devez la paix: ce serait le moment de +leur témoigner votre reconnaissance.--Après ces premiers mots, les +sénateurs Kellerman, François de Neufchâteau et d'autres furent +rudement interpellés. Ils se défendirent assez mal. Puis la +conversation redevint générale, et le Premier Consul reprit la parole +en dirigeant ses regards du coté de M. Sieyès.--Il y a des gens, +dit-il à très-haute voix, qui veulent nous donner un Grand-Électeur, +et qui songent à un prince de la maison d'Orléans. Ce système, je le +sais, a des partisans même au Sénat.--Ces paroles faisaient allusion à +un projet, vrai ou faux, attribué à M. Sieyès, et que ses ennemis lui +prêtaient auprès du Premier Consul. M. Sieyès, en entendant ces +paroles offensantes, se retira en rougissant. Le Premier Consul +s'adressant alors aux sénateurs réunis, ajouta: Je vous déclare que si +vous nommez M. Daunou sénateur, je prendrai cela pour une injure +personnelle, et vous savez que je n'en ai jamais souffert aucune.-- + +Cette scène effraya la masse des sénateurs présents, et affligea les +plus sages. Ceux-ci voyaient avec peine qu'on poussât à une telle +irritation un homme si grand, si nécessaire, mais si peu maître de +lui, quand il était offensé. Les malveillants s'en allèrent, criant +que jamais on n'avait traité les membres des corps de l'État, d'une +manière plus indécente et plus insupportable. Cependant le coup était +porté. La peur avait pénétré dans ces âmes haineuses mais timides, et +cette bruyante opposition allait s'humilier tristement devant l'homme +qu'elle avait voulu braver. + +[En marge: Le consul Cambacérès fait prévaloir l'idée d'une mesure +légale, l'exclusion par le scrutin, du cinquième sortant en l'an X.] + +Les Consuls discutèrent entre eux le parti à prendre. Le général +Bonaparte était résolu à un éclat, et à un acte violent. S'il avait eu +la faculté légale de dissoudre le Tribunat et le Corps Législatif, la +solution eût été facile par des voies régulières, et elle eût amené, +par une élection générale, une majorité tout à fait favorable aux +idées du Premier Consul. Il est vrai qu'une élection générale aurait +exclu en masse les hommes de la Révolution, et fait surgir des hommes +entièrement nouveaux, animés plus ou moins de sentiments royalistes, +tels que ceux contre lesquels il avait fallu faire le 18 fructidor, ce +qui eût été un malheur d'un autre genre. Tant il est vrai qu'au +lendemain d'une révolution sanglante, qui avait profondément irrité +les esprits les uns contre les autres, le libre jeu des institutions +constitutionnelles était impossible! Pour sortir des mains des +révolutionnaires irréfléchis, on serait tombé dans les mains des +royalistes malintentionnés. Mais en tout cas, la dissolution n'était +pas dans les lois; il fallait trouver un autre moyen. + +Le Premier Consul voulait retirer le Code civil, laisser chômer le +Corps Législatif et le Tribunat, ne plus rien présenter que les lois +de finances; et puis, quand il aurait bien fait sentir à la France, +que ces corps étaient l'unique cause de l'interruption apportée aux +travaux bienfaisants du gouvernement, saisir une occasion de briser +les instruments incommodes que la Constitution lui imposait. Mais le +consul Cambacérès, l'homme aux expédients habiles, trouva des moyens +plus doux, d'une légalité très-soutenable, et d'ailleurs les seuls +praticables dans le moment. Il dissuada le général, son collègue, de +toute mesure illégale et violente.--Vous pouvez tout, lui dit-il; on +souffrirait tout de votre part. On a bien permis au Directoire de +faire ce qu'il a voulu, au Directoire qui n'avait pour lui ni votre +gloire, ni votre ascendant moral, ni vos immenses succès militaires et +politiques. Mais le coup d'État du 18 fructidor, tout nécessaire qu'il +était, a perdu le Directoire. Il a rendu la Constitution directoriale +si méprisable, que personne ne l'a plus prise au sérieux. La nôtre est +bien meilleure. En ayant l'art de s'en servir, on peut faire le bien +avec elle. Ne la livrons donc pas au mépris public, en la violant au +premier obstacle qu'elle nous présente.--Le consul Cambacérès admit +qu'il fallait retirer le Code civil, interrompre la session, mettre +les corps délibérants en vacance, et faire peser sur eux, comme un +grave sujet de reproche, l'inaction forcée à laquelle le gouvernement +allait être réduit. Mais cette inaction était une impasse, et il +fallait en sortir. M. Cambacérès en trouva le moyen dans l'article 38 +de la Constitution, ainsi conçu: _Le premier renouvellement du Corps +Législatif et du Tribunat n'aura lieu que dans le cours de l'an_ X. + +On était en l'an X (1801-1802). On pouvait très-bien choisir telle +époque de l'année qu'on voudrait pour faire ce renouvellement. On +pouvait, par exemple, y procéder dans le courant de l'hiver, en +pluviôse ou ventôse; renvoyer alors un cinquième du Tribunat et du +Corps Législatif, ce qui faisait vingt membres pour le Tribunat, +soixante pour le Corps Législatif; exclure ainsi les plus hostiles, +les remplacer par des gens sages et paisibles, et ouvrir une session +extraordinaire au printemps, pour faire adopter les lois qui étaient +maintenant arrêtées au passage par la mauvaise volonté de +l'opposition. Ce moyen était évidemment le meilleur. En excluant vingt +membres du Tribunat et soixante du Corps Législatif, on écartait les +hommes remuants qui entraînaient la masse inerte, et on intimidait +ceux qui auraient pu être encore tentés de résister. Mais, si on +voulait réussir, il fallait disposer du Sénat pour obtenir deux +choses: premièrement, l'interprétation de l'article 38 dans le sens du +plan projeté; secondement, l'exclusion des opposants, et leur +remplacement par des hommes dévoués au gouvernement. M. Cambacérès, +connaissant bien ce corps, sachant que la masse était timide, et les +opposants peu courageux, répondait que le Sénat, quand il verrait à +quel point on l'entraînait au delà des bornes de la prudence et de la +raison, se prêterait à tout ce que le gouvernement désirerait de lui. +L'article 38, qu'il s'agissait d'interpréter, ne disait pas quel +serait le mode employé pour la désignation du cinquième sortant. Dans +le silence de cet article, le Sénat, chargé de choisir, pouvait +préférer, à son gré, le scrutin au sort. Il y avait à dire, contre une +telle interprétation, que l'usage constant, lorsqu'il faut renouveler +partiellement une assemblée, c'est de recourir au sort, pour désigner +la portion qui doit être exclue la première. Il y avait à répondre +qu'on a recours au sort lorsqu'on ne peut pas faire autrement. On ne +peut pas, en effet, demander à quelques centaines de colléges +électoraux la désignation du cinquième sortant, car, s'adresser à une +partie d'entre eux, c'est désigner soi-même ce cinquième; s'adresser +à tous, c'est recourir à une élection générale, et, dans une élection +générale, on ne peut pas fixer d'avance le nombre des exclus, car ce +serait encore désigner soi-même le cinquième qu'il s'agit d'éliminer. +Le sort est donc la seule ressource, dans le système ordinaire des +élections, par des colléges électoraux. Mais, ayant ici le Sénat, +chargé d'élire, et pouvant aisément lui faire désigner par un scrutin +le cinquième à exclure, il était plus naturel de recourir à l'autorité +clairvoyante de ses votes qu'à l'autorité aveugle du tirage au sort. +On rendait, il est vrai, le Sénat arbitre de la question; mais on se +conformait ainsi au véritable esprit de la Constitution; car, en +conférant au Sénat toutes les prérogatives du corps électoral, elle +l'avait rendu juge des conflits qui pouvaient s'élever entre les +majorités législatives et le gouvernement. En un mot, on rétablissait +par un subterfuge la faculté de dissolution, indispensable dans tout +gouvernement régulier. + +[En marge: Le Premier Consul adopte le plan proposé par M. +Cambacérès.] + +La raison la plus sérieuse, c'est qu'on se tirait d'embarras, sans +violer ostensiblement la Constitution. Le Premier Consul déclara qu'il +admettrait ce plan, ou tout autre, pourvu qu'on le délivrât des hommes +qui l'empêchaient de faire le bien de la France. M. Cambacérès accepta +le soin de rédiger un mémoire sur ce sujet. On libella le message qui +devait annoncer au Corps Législatif que le Code civil était retiré. Ce +fut le général Bonaparte qui se chargea de le libeller lui-même, dans +un style noble et sévère. + +Déjà l'on commençait à craindre les éclats de sa colère; on disait +qu'on allait en voir une manifestation prochaine. Le lendemain de la +scène faite aux sénateurs, le 3 janvier (13 nivôse), un message fut +envoyé au président du Corps Législatif. Il fut lu au milieu d'un +silence profond, et qui décelait une sorte de terreur. Ce message +était ainsi conçu: + +«LÉGISLATEURS, + +[En marge: On commence par retirer le Code civil.] + +»Le gouvernement a résolu de retirer les projets de loi du Code civil. + +»C'est avec peine qu'il se trouve obligé de remettre à une autre +époque les lois attendues avec tant d'intérêt par la nation; mais il +s'est convaincu que le temps n'est pas venu où l'on portera dans ces +grandes discussions, le calme et l'unité d'intention qu'elles +demandent.» + +Cette sévérité méritée produisit le plus grand effet. Tous les +gouvernements ne peuvent pas et ne doivent pas parler un tel langage; +cependant il faut le leur permettre quand ils ont raison, et qu'ils +ont dispensé à un pays une immense gloire, d'immenses bienfaits, payés +par une opposition inconsidérée. + +[En marge: Le Corps Législatif et le Sénat, intimidés, imaginent un +subterfuge pour annuler leurs premiers scrutins, et faire prévaloir +les candidats du Premier Consul aux places vacantes dans le Sénat.] + +Le Corps Législatif, frappé de ce coup, tomba aux pieds du +gouvernement d'une manière peu honorable. On demanda, séance tenante, +à passer au scrutin pour la présentation d'un candidat à la troisième +et dernière place vacante au Sénat. Le croirait-on? les mêmes hommes +qui s'étaient prêtés avec tant de malveillance à présenter MM. +Grégoire et Daunou, votèrent à l'instant même pour le général +Lamartillière. Il obtint 233 suffrages sur 252 votants. On ne pouvait +pas se rendre plus promptement aux désirs du Premier Consul. En +conséquence, le général Lamartillière fut déclaré le candidat du Corps +Législatif. + +Cette présentation fournit un expédient au Sénat pour satisfaire le +Premier Consul, sans s'humilier trop profondément. On ne songeait plus +à prendre M. Daunou, depuis la scène faite aux sénateurs, dans +l'audience du 2 janvier. Cependant M. Daunou avait été présenté par +deux corps à la fois, le Corps Législatif et le Tribunat. Préférer le +candidat du gouvernement à un candidat qui avait pour lui la double +présentation des deux assemblées législatives, c'était se jeter trop +ouvertement aux genoux du Premier Consul. On imagina un assez pauvre +subterfuge, qui ne sauva pas la dignité du Sénat, et qui ne fit que +mettre son embarras dans un plus grand jour. Il s'assembla le +lendemain, 4 janvier (14 nivôse). La présentation de M. Daunou par le +Corps Législatif avait été résolue le 30 décembre, celle du général +Lamartillière, le 3 janvier. Le Sénat supposa que la résolution du 30 +décembre n'était pas communiquée, que celle du 3 janvier l'était +seule, et que le général Lamartillière était, par conséquent, l'unique +candidat connu du Corps Législatif. Il joignit à ce subterfuge une +autre ruse plus mesquine encore. On remplissait la seconde des trois +places vacantes; or, le général Lamartillière était le premier, le +général Jourdan le second, sur la liste du Premier Consul. On crut +donc pouvoir considérer le général Jourdan comme le candidat du +gouvernement pour la place actuellement vacante. Alors le Sénat +libella ainsi sa décision: + +«_Vu le message du Premier Consul du 25 frimaire, par lequel il +présente le général Jourdan; vu le message du Tribunat du 11 nivôse, +par lequel il présente le citoyen Daunou; vu enfin le message du Corps +Législatif du 13 nivôse, par lequel il présente le général +Lamartillière, le Sénat adopte le général Lamartillière et le proclame +membre du Sénat conservateur._» Par ce moyen, le Sénat semblait avoir +adopté, non pas le candidat du Premier Consul, mais celui du Corps +Législatif. C'était ajouter à la honte de la soumission, la honte d'un +mensonge qui ne trompait personne. Certes on faisait bien de reculer +devant un homme indispensable, sans lequel la France eût été plongée +dans le chaos, sans lequel pas un des opposants n'eût été assuré de +conserver sa tête; mais il ne fallait pas alors l'offenser, quand on +savait qu'on ne pourrait pas pousser l'offense jusqu'au bout. + +Les opposants du Tribunat jetèrent les hauts cris contre la faiblesse +du Sénat, faiblesse qu'ils devaient bientôt imiter, et surpasser +eux-mêmes. + +[En marge: Le Premier Consul quitte Paris pour aller présider à Lyon +la Consulte de la République italienne.] + +Le plan adopté par le gouvernement fut immédiatement mis à exécution. +Les travaux législatifs furent suspendus, et on annonça publiquement +que le Premier Consul allait quitter Paris, pour faire à Lyon un +voyage de près d'un mois. L'objet de ce voyage avait la grandeur +accoutumée des actes du général Bonaparte. Il s'agissait de constituer +la République Cisalpine, et cinq cents députés, de tout âge, de toute +condition, passaient en ce moment les Alpes, par un hiver rigoureux, +pour former à Lyon une grande diète, sous le nom de _Consulte_, et +recevoir de la main du général Bonaparte, des lois, des magistrats, un +gouvernement tout entier. Il avait été convenu que chacun ferait la +moitié du chemin, et Lyon avait été jugé, après Paris, le point le +plus convenable pour un pareil rendez-vous. De vastes préparatifs +étaient déjà faits dans cette ville, pour cet imposant spectacle +politique. On devait même l'entourer d'un grand appareil militaire, +car les vingt-deux mille hommes restant de l'armée d'Égypte, débarqués +à Marseille et à Toulon par la marine anglaise, étaient en marche sur +Lyon, pour y être passés en revue par leur ancien général. + +[En marge: Le Corps Législatif et le Tribunat, laissés à Paris dans +une embarrassante oisiveté.] + +On ne s'occupa plus du Corps Législatif ni du Tribunat. On les laissa +dans une parfaite oisiveté, sans leur expliquer d'aucune façon les +projets que le gouvernement pouvait avoir conçus. La Constitution ne +contenait pas plus la faculté de prorogation que celle de dissolution. +On ne renvoya donc pas les deux assemblées, mais on ne leur fournit +aucun travail. On avait retiré, outre les lois du Code civil, une loi +relative au rétablissement de la marque pour le crime de faux. Ce +crime, par suite des circonstances de la Révolution, s'était multiplié +d'une manière effrayante. Tant de pièces exigées par les règles +nouvelles de la comptabilité, tant de certificats de civisme, naguère +indispensables pour n'être pas considéré comme suspect, tant de +certificats de présence demandés aux émigrés rentrés pour les purger +du délit d'émigration, tant de constatations de tout genre, exigées et +fournies par écrit, avaient donné naissance à une détestable classe de +criminels: c'étaient les faussaires. Ils infestaient la région des +affaires, comme naguère les brigands infestaient les grands chemins. +Le Premier Consul avait voulu une peine spéciale contre eux, comme il +avait voulu une juridiction spéciale contre les dévastateurs des +grandes routes, et il venait de proposer la marque. Le crime de faux +enrichit, disait-il; un faussaire qui a fini sa peine rentre dans la +société, et avec du luxe il fait oublier son crime. Il faut une +flétrissure indélébile de la main du bourreau, qui ne permette plus +aux complaisants que la richesse entraîne toujours après elle, de +s'asseoir à la table du faussaire enrichi. Cette proposition avait +rencontré les mêmes difficultés que le Code civil. On la retira, et il +ne resta plus rien en délibération; car les lois relatives à +l'instruction publique, au rétablissement des cultes, n'avaient pas +même été présentées. Quant aux lois de finances, on les réservait pour +servir de prétexte à une session extraordinaire au printemps. On +laissa donc cette espèce de parlement, non dissous, non prorogé, +oisif, inutile, embarrassé de son inaction, et portant aux yeux de la +France la responsabilité d'une interruption complète dans les bons et +utiles travaux du gouvernement. + +Il fut convenu que pendant l'absence du Premier Consul, M. +Cambacérès, qui avait un art particulier pour manier le Sénat, se +chargerait de faire interpréter comme on le voulait, l'article 38 de +la Constitution, et qu'il veillerait lui-même à l'exclusion des vingt +et des soixante membres, qu'il s'agissait de faire sortir du Tribunat +et du Corps Législatif. + +Avant de partir, le Premier Consul avait eu à s'occuper de deux +affaires importantes, l'expédition de Saint-Domingue, et le congrès +d'Amiens. La seconde le retenait au delà du terme fixé pour son +départ. + +[En marge: Projet d'une expédition à Saint-Domingue.] + +L'ambition des possessions lointaines était une vieille ambition +française, que le règne de Louis XVI, très-favorable à la marine, +avait réveillée, et que de grands revers maritimes n'avaient pas +encore découragée. Les colonies étaient alors un sujet d'ardente +convoitise de la part de toutes les nations commerçantes. L'expédition +d'Égypte, imaginée pour disputer aux Anglais l'empire de l'Inde, était +une conséquence de ce penchant général, et sa mauvaise issue avait +rendu très-vif le désir d'un dédommagement. Le Premier Consul en +préparait deux, la Louisiane et Saint-Domingue. Il avait donné la +Toscane, cette belle et précieuse partie de l'Italie, à la cour +d'Espagne, pour obtenir la Louisiane en échange; et il exigeait en ce +moment l'exécution de l'engagement pris par cette cour. Il était en +même temps résolu de recouvrer l'île de Saint-Domingue. Cette île +était, avant la révolution, la première, la plus importante des +Antilles, et la plus enviée des colonies à sucre et à café. Elle +fournissait à nos ports et à notre marine la matière du plus grand +commerce. Les imprudences de l'Assemblée Constituante avaient induit +les esclaves à se révolter, et amené les horreurs si tristement +mémorables, par lesquelles la liberté des noirs avait signalé son +apparition dans le monde. Un nègre, doué d'un véritable génie, +Toussaint Louverture, avait fait à Saint-Domingue quelque chose de +semblable à ce que faisait le Premier Consul en France. Il avait +dompté, gouverné cette population révoltée, et rétabli une espèce +d'ordre. Grâce à lui on n'égorgeait plus à Saint-Domingue, et on +commençait à y travailler. Il avait imaginé une Constitution qu'il +avait soumise au Premier Consul, et il montrait pour la métropole une +sorte d'attachement national. Ce nègre avait pour l'Angleterre un +profond éloignement; il demandait à être libre, et Français. Le +Premier Consul avait d'abord admis cet état de choses; mais bientôt il +avait conçu des doutes sur la fidélité de Toussaint Louverture, et, +sans vouloir ramener les nègres à l'esclavage, il songeait à profiter +de l'armistice maritime, résultant des préliminaires de Londres, pour +expédier à Saint-Domingue une escadre et une armée. Le Premier Consul +avait, à l'égard des noirs, le projet de maintenir la situation que +les événements avaient amenée. Il voulait, dans toutes les colonies où +la révolte n'avait pas pénétré, maintenir l'esclavage, sauf à +l'adoucir, et à Saint-Domingue souffrir une liberté devenue +indomptable. Mais il prétendait assurer la domination de la métropole +dans cette dernière île, et pour cela y avoir une armée. Soit que les +noirs restes libres devinssent des sujets infidèles, soit que les +Anglais recommençassent la guerre, il avait l'intention, en respectant +la liberté des noirs, de rendre leurs propriétés aux anciens colons, +qui remplissaient Paris de leur misère, de leurs plaintes, de leurs +imprécations contre le gouvernement de Toussaint-Louverture. Une +considérable partie des nobles français, déjà privés de leurs biens en +France par la Révolution, étaient en même temps colons de +Saint-Domingue, et dépouillés des riches habitations qu'ils avaient +jadis possédées dans cette île. On ne voulait pas leur rendre leurs +biens en France, devenus biens nationaux; mais on pouvait leur rendre +leurs sucreries, leurs caféteries à Saint-Domingue, et c'était un +dédommagement qui semblait pouvoir les satisfaire. Ce furent là les +motifs très-divers, qui agirent sur la détermination du Premier +Consul. Recouvrer la plus grande de nos colonies, la tenir non pas de +la douteuse fidélité d'un noir devenu dictateur, mais de la force des +armes; la posséder solidement contre les noirs et les Anglais; rendre +aux anciens colons leurs propriétés, cultivées par des mains libres; +joindre enfin à cette reine des Antilles les bouches du Mississipi, en +acquérant la Louisiane, telles furent les combinaisons du Premier +Consul, combinaisons regrettables, comme on le verra bientôt, mais +commandées, pour ainsi dire, par une disposition des esprits, qui +était générale en France à cette époque. + +Il importait de se hâter, car, bien que la paix définitive négociée en +ce moment dans le congrès d'Amiens, fût à peu près certaine, il +fallait, à tout événement, si les Anglais faisaient surgir des +prétentions nouvelles et inadmissibles, il fallait profiter des +quelques mois pendant lesquels la mer allait être ouverte, pour +envoyer une flotte. Le Premier Consul fit préparer à Flessingue, +Brest, Nantes, Rochefort et Cadix, un immense armement, composé de 26 +vaisseaux de ligne, et de 20 frégates, capables de porter vingt mille +hommes. Il donna le commandement de l'escadre à l'amiral +Villaret-Joyeuse, et le commandement des troupes au général Leclerc, +l'un des bons officiers de l'armée du Rhin, devenu le mari de sa soeur +Pauline. Il exigea que cette soeur accompagnât son mari. Il avait pour +elle une tendresse extrême: il envoyait donc là ce qu'il avait de plus +cher, et ne voulait pas, comme le dirent depuis les partis, déporter +dans un pays fiévreux et mortel, les soldats et les généraux de +l'armée du Rhin qui lui faisaient ombrage. Une autre circonstance +prouve l'intention qui le dirigea dans la composition du corps envoyé +à Saint-Domingue. Comme la paix semblait devoir être générale, et dès +lors solide, les militaires craignaient de n'avoir plus de carrière. +Un très-grand nombre demandaient à faire partie de l'expédition, et ce +fut une faveur qu'on fut obligé de distribuer entre eux, avec une +sorte de justice et d'égalité. Le brave Richepanse, ce héros de +l'armée d'Allemagne, fut donné comme lieutenant au général Leclerc. + +[En marge: Départ de l'expédition de Saint-Domingue.] + +Le Premier Consul apporta dans ces préparatifs sa célérité accoutumée; +et il pressa, tant qu'il put, le départ de ces divisions navales, +répandues depuis la Hollande jusqu'à l'extrémité méridionale de la +Péninsule. Cependant, avant qu'elles missent à la voile, on fut obligé +de s'en expliquer avec les ministres anglais, que ce vaste armement +offusquait beaucoup. On eut quelque peine à les rassurer, bien qu'en +réalité ils désirassent l'expédition. Ils n'étaient pas alors aussi +ardents pour l'affranchissement des nègres, que les ministres +britanniques ont paru l'être depuis. Le spectacle de la liberté des +noirs à Saint-Domingue, les effrayait pour leurs colonies, surtout +pour la Jamaïque. Ils souhaitaient donc le succès de notre entreprise; +mais la grandeur des moyens les inquiétait, et ils auraient voulu que +les troupes fussent embarquées sur des bâtiments de commerce. On +réussit pourtant à leur faire entendre raison; ils se résignèrent à +laisser passer cet immense armement, en envoyant toutefois une escadre +d'observation. Ils promirent même de mettre toutes les ressources de +la Jamaïque en vivres et munitions à la disposition de l'armée +française, moyennant, bien entendu, le payement de ce qui serait +fourni. La principale division navale, formée à Brest, mit à la voile +le 14 décembre. Les autres suivirent à peu de distance. À la fin de +décembre toute l'expédition était en mer, et devait par conséquent +être arrivée à Saint-Domingue, quel que fut le résultat des +négociations d'Amiens. + +[En marge: Congrès d'Amiens.] + +[En marge: Lenteurs causées par L'Espagne qui refuse d'envoyer un +négociateur au congrès.] + +Ces négociations, conduites par lord Cornwallis et Joseph Bonaparte, +marchaient lentement, sans néanmoins faire craindre une rupture. La +première cause du retard avait été dans la composition même du +congrès, qui devait comprendre non-seulement les plénipotentiaires +français et anglais, mais aussi les plénipotentiaires hollandais et +espagnol; car, d'après les préliminaires, la paix devait être conclue +entre les deux grandes nations belligérantes et tous leurs alliés. +L'Espagne, qui d'une extrême intimité avait passé presque à +l'inimitié, contrariait le Premier Consul en n'envoyant pas son +plénipotentiaire au congrès. Comme, au fond, elle savait que la paix +était certaine, et qu'elle n'avait à figurer dans le protocole que +pour l'abandon de la Trinité, elle ne se hâtait guère de faire arriver +son négociateur. Les Anglais, de leur côté, voulaient voir au congrès +d'Amiens un plénipotentiaire espagnol, pour obtenir une cession en +forme de l'île de la Trinité. Ils annonçaient même ne vouloir pas +négocier, si le plénipotentiaire espagnol n'était pas présent. Le +Premier Consul fut obligé de prendre avec la cour d'Espagne un ton qui +réveillât son apathie, et il ordonna au général Saint-Cyr, devenu +ambassadeur à la place de Lucien, de mettre sous les yeux du roi et de +la reine la conduite extravagante du prince de la Paix, et de leur +déclarer que, si _on continuait à se conduire dans ce système, cela +finirait par un coup de tonnerre_[21]. + + [Note 21: Voici cette lettre, fort importante pour apprécier + les relations de la France avec l'Espagne à cette époque. + + _Au citoyen Saint-Cyr, ambassadeur à Madrid._ + + 10 frimaire, an X (1er décembre 1801). + + Je ne comprends plus rien, citoyen ambassadeur, à la conduite + du cabinet de Madrid. Je vous charge spécialement de faire + toutes les démarches pour faire ouvrir les yeux à ce cabinet, + pour qu'il prenne une marche régulière et convenable. Le + sujet me paraît tellement important, que je crois devoir vous + en écrire moi-même. + + La plus intime union régnait entre la France et l'Espagne + lorsque S. M. jugea à propos de ratifier le traité de + Badajoz. + + M. le prince de la Paix passa alors à notre ambassadeur une + note dont j'ordonne qu'on vous envoie la copie. Cette note + était trop pleine d'injures grossières pour que je dusse y + faire attention. Peu de jours après, il remit à l'ambassadeur + français à Madrid une note dans laquelle il déclarait que S. + M. C. allait faire sa paix particulière avec l'Angleterre. + J'ordonne également qu'on vous en envoie copie. Je sentis + alors combien je pouvais peu compter sur les efforts d'une + puissance dont le ministre s'exprimait avec si peu d'égards, + et montrait un tel dérèglement dans sa conduite. Connaissant + pleinement la volonté du roi, je lui aurais fait connaître + directement la mauvaise conduite de son ministre, si la + maladie de S. M. ne fût survenue sur ces entrefaites. + + J'ai fait prévenir plusieurs fois la cour d'Espagne que son + refus d'exécuter la convention de Madrid, c'est-à-dire + d'occuper le quart du territoire portugais, entraînerait la + perte de la Trinité: elle n'a tenu aucun compte de ces + observations. + + Dans les négociations qui ont eu lieu à Londres, la France a + discuté les intérêts de l'Espagne comme elle l'aurait fait + pour elle-même; mais enfin S. M. B. n'a jamais voulu se + désister de la Trinité, et je n'ai pas pu m'y opposer, + d'autant plus que l'Espagne menaçait la France, par une note + officielle, d'une négociation particulière: nous ne pouvions + plus compter sur son secours pour la continuation de la + guerre. + + Le congrès d'Amiens est réuni, et la paix définitive sera + promptement signée; cependant S. M. C. n'a pas encore fait + publier les préliminaires, ni fait connaître de quelle + manière elle voulait traiter avec l'Angleterre. Il devient + cependant bien essentiel pour sa considération en Europe, + pour les intérêts de sa couronne, qu'elle prenne promptement + un parti, sans quoi la paix définitive sera promptement + signée sans sa participation. + + L'on m'a dit qu'à Madrid on voulait revenir sur la cession de + la Louisiane; la France n'a manqué à aucun traité fait avec + elle, et elle ne souffrira pas qu'aucune puissance lui manque + à ce point. Le roi de Toscane est sur son trône et en + possession de ses États, et S. M. C. connaît trop la foi + qu'elle doit à ses engagements, pour refuser plus long-temps + la mise en possession de la Louisiane. + + Je désire que vous fassiez connaître à Leurs Majestés mon + extrême mécontentement de la conduite injuste et + inconséquente du prince de la Paix. + + Dans le dernier mois, ce ministre n'a épargné ni notes + insultantes, ni démarches hasardées: tout ce qu'il a pu faire + contre la France, il l'a fait. Si l'on continue dans ce + système, dites hardiment à la reine et au prince de la Paix + que cela finira par un coup de tonnerre.] + +[En marge: Autres difficultés avec les Hollandais.] + +Le ministre espagnol destiné à figurer au congrès d'Amiens, M. +Campo-Alange, était malade en Italie. L'Espagne se décida enfin à +donner à M. d'Azara, ambassadeur à Paris, l'ordre de se rendre au +congrès. Cette difficulté levée avec les Espagnols, il y en avait une +autre à lever avec les Hollandais. Le plénipotentiaire hollandais, M. +Schimmelpenninck, ne voulait pas admettre la base des préliminaires, +c'est-à-dire la cession de Ceylan, avant de savoir comment la Hollande +serait traitée relativement à la restitution de ses flottes passées en +Angleterre, relativement aux indemnités qu'on prétendait exiger pour +le stathouder dépossédé, relativement enfin à certaines questions de +limites avec la France. Joseph Bonaparte eut ordre de notifier à M. +Schimmelpenninck, qu'il ne serait reçu au congrès qu'à la condition de +reconnaître préalablement les préliminaires de Londres, comme base de +la négociation. Lord Cornwallis s'étant contenté de cette forme, le +congrès se trouva constitué. + +Cependant les Anglais auraient voulu y introduire le Portugal, sous le +prétexte que c'était un allié de l'Angleterre. Le motif secret était +d'obtenir l'exemption, pour la cour de Lisbonne, de la contribution +de 20 millions, qui lui avait été imposée par une condition du traité +de Madrid. Le Premier Consul s'y refusa, en déclarant que la paix de +la France avec le Portugal était faite, et n'était plus à faire. Cette +prétention écartée, le congrès se mit à l'oeuvre, et on fut bientôt +d'accord sur les bases. + +[En marge: Les préliminaires de Londres pris pour base invariable du +traité définitif.] + +Pour éviter des difficultés incalculables, on convint de repousser +toute demande en dehors des préliminaires: _Rien de plus, rien de +moins que les articles de Londres_, fut la maxime réciproquement +admise. Les Anglais avaient, en effet, remis en discussion l'abandon +par la France de l'île de Tabago. Le Premier Consul, de son côté, +avait demandé une extension de territoire dans la région de +Terre-Neuve, pour améliorer les pêcheries françaises. De part et +d'autre on avait repoussé une telle prétention, et, pour en finir, on +était convenu de ne rien réclamer au delà des concessions contenues +dans le traité des préliminaires. Autrement c'était mettre la paix en +question, en faisant renaître des difficultés heureusement résolues. +Ce principe adopté, il restait à préciser par la rédaction les +stipulations de Londres. + +Deux points importants étaient à résoudre: le payement des frais pour +les prisonniers, et le régime à imposer à l'île de Malte. + +[En marge: Difficultés relativement aux prisonniers.] + +L'Angleterre avait eu à nourrir beaucoup plus de prisonniers français, +que la France de prisonniers anglais, et elle réclamait le +remboursement de la différence. La France répondait que le principe +généralement reconnu était, que chaque nation nourrît les prisonniers +qu'elle avait faits; que, si on voulait le principe contraire, la +France avait à demander un remboursement pour les Russes, les +Bavarois, et autres soldats aux gages de l'Angleterre, qu'elle avait +pris et entretenus; que les combattants soldés par l'Angleterre +devaient figurer au nombre des prisonniers, qu'elle avait le devoir +d'entretenir. Du reste, ajoutait le plénipotentiaire français, c'était +là une pure question d'argent, à vider par le moyen de commissaires +liquidateurs. + +[En marge: Difficultés relativement à Malte.] + +Quant à Malte, la question était plus sérieuse. Les Anglais et les +Français étaient à cet égard pleins de défiance, ils semblaient +entrevoir l'avenir, et craignaient que l'île ne repassât, un jour, au +pouvoir de l'une ou de l'autre puissance. Le Premier Consul, par un +singulier instinct, proposait de détruire les établissements +militaires de Malte de fond en comble, de ne laisser subsister que la +ville démantelée, d'y créer un grand lazaret neutre, commun à toutes +les nations, et de convertir l'ordre en un ordre hospitalier, qui +n'aurait plus aucune force militaire. + +Les Anglais n'étaient pas rassurés par cette proposition. Ils disaient +que le rocher était tellement fort, que, même dépourvu des +fortifications accumulées par les chevaliers, il serait un point +encore très-redoutable. Ils alléguaient la résistance de la population +maltaise à toute destruction de ses belles forteresses, et proposaient +la reconstitution de l'ordre sur des bases nouvelles et plus solides. +Ils voulaient y laisser une langue française, moyennant qu'on y +instituât une langue anglaise, et une langue maltaise, celle-ci +accordée à la population de l'île, pour lui donner part à son +gouvernement; ils voulaient que ce nouvel établissement fût placé sous +la garantie d'une grande puissance, la Russie, par exemple. Les +Anglais espéraient qu'avec les langues anglaise et maltaise, qui leur +seraient dévouées, ils auraient un pied dans l'île, et empêcheraient +les Français d'y rentrer. + +Le Premier Consul insista pour la destruction des fortifications, +disant que l'ordre était aujourd'hui fort difficile à reconstituer; +que déjà la Bavière s'était emparée de ses propriétés en Allemagne; +que l'Espagne, depuis l'établissement de la protection russe sur +Malte, songeait à en faire autant, et à prendre les biens qui étaient +situés chez elle; que l'institution de chevaliers protestants serait +une raison déterminante à ses yeux; que le Pape, déjà fort contraire à +tout ce qu'on faisait à l'égard de l'ordre, ne consentirait à aucun +prix aux nouveaux arrangements, et que la France enfin ne pouvait +fournir une langue française, vu que ses lois actuelles n'admettaient +plus en aucune façon le rétablissement d'une institution nobiliaire. +Il accordait bien, si on y tenait, le rétablissement de l'ordre de +Malte sur ses anciennes bases, avec la conservation des fortifications +existantes, mais sans langue anglaise ni française, et sous la +garantie de la cour la plus voisine, celle de Naples. Il repoussait la +garantie de la Russie. + +On n'avait parlé d'aucun des arrangements du continent. Le Premier +Consul l'avait expressément défendu à la légation française. +Cependant, comme le roi d'Angleterre prenait un intérêt très-vif à la +maison d'Orange, privée du stathoudérat, le Premier Consul voulait +bien se charger de lui procurer un dédommagement territorial en +Allemagne, lorsque serait traitée la grande question des indemnités +germaniques. Il demandait en retour la restitution, en nature ou en +argent, de la flotte batave enlevée par les Anglais. + +Au fond il n'y avait dans tout cela rien d'absolu, rien +d'inconciliable; car la question des prisonniers était une affaire +d'argent, toujours arrangeable au moyen de deux liquidateurs. La +question de Malte était plus difficile, car c'était une affaire de +défiance réciproque. Il fallait (et c'était possible), il fallait +trouver un système qui rassurât tout le monde, contre l'éventualité +d'une occupation subite, par l'une des deux grandes nations maritimes. +Quant à l'affaire du stathouder, rien n'était plus aisé, puisqu'on +était d'accord. + +[En marge: Ordre donné par le Premier Consul, à son frère Joseph, +d'être coulant sur les difficultés de détail.] + +Le Premier Consul souhaitait d'en finir au plus tôt. Il désirait avoir +le traité tout prêt à son retour de Lyon, vu qu'il se proposait +d'apporter ce complément de la paix générale, avec le Concordat et les +lois de finances, au Corps Législatif renouvelé. Il donna donc à son +frère Joseph l'ordre d'être coulant sur les difficultés de détail qui +restaient à résoudre, et de pousser vivement à la signature. + +[En marge: Départ du Premier Consul pour Lyon.] + +Le Premier Consul partit le 8 janvier (18 nivôse) avec sa femme et une +partie de sa maison militaire, pour se rendre à Lyon. M. de Talleyrand +l'y avait devancé, pour tout disposer, de manière qu'à son arrivée, +il n'eût plus que des résultats à sanctionner par sa présence. +L'hiver était rigoureux, et néanmoins tous les députés italiens se +trouvaient déjà réunis, et ils s'impatientaient de ne pas voir +paraître le général Bonaparte, objet principal de leur voyage. + +[En marge: Affaires d'Italie.] + +[En marge: Avis divers sur la constitution de la République +italienne.] + +Le moment était venu de régler les affaires d'Italie, en constituant +une seconde fois la République Cisalpine. M. de Talleyrand était fort +contraire à cette création. Ce ministre alléguait la difficulté de +faire marcher les choses dans une république; il citait les +Républiques Batave, Helvétique, Ligurienne, Romaine et Parthénopéenne, +et les embarras qu'on avait eus, ou qu'on avait encore avec elles. Il +disait qu'on avait assez de ces filles de la République française, +qu'il n'en fallait pas une de plus, et proposait une principauté ou +une monarchie, comme celle d'Étrurie, qu'on donnerait à quelque +prince, ami et dépendant de la France. Il n'aurait pas été éloigné +d'accorder cet État à un prince de la maison d'Autriche, au grand-duc +de Toscane, par exemple, qu'on devait indemniser en Allemagne, si on +ne l'indemnisait pas en Italie. Cette combinaison, infiniment agréable +pour l'Autriche, l'aurait fort attachée à la paix. Elle eût satisfait +également les puissances allemandes, qui auraient eu par ce moyen un +copartageant de moins à dédommager, avec les terres des princes +ecclésiastiques. Elle aurait plu surtout au Pape, qui espérait qu'on +lui rendrait les Légations, lorsqu'on ne serait plus lié par les +promesses faites à la Cisalpine. Cette combinaison, en un mot, était +du goût de tout le monde en Europe; car elle supprimait une +république, laissait un territoire de plus à répartir, et plaçait un +État de moins sous la domination directe de la République française. + +[En marge: Nécessité de constituer l'Italie.] + +C'était assurément une raison de grand poids que celle de rendre notre +grandeur plus supportable à l'Europe, et de donner ainsi plus de +chances à la durée de la paix. Quand la France avait le Rhin et les +Alpes pour frontières, quand elle avait sous son influence immédiate +la Suisse, la Hollande, l'Espagne et l'Italie; quand elle possédait +directement le Piémont, du consentement général, quoique tacite, de +toutes les puissances; quand elle en était arrivée à ce degré de +grandeur, la politique la plus modérée était, dès ce jour même, la +meilleure et la plus sensée. Sous ce rapport M. de Talleyrand avait +raison. Cependant, après tout ce qu'on avait fait, on était forcément +engagé à constituer l'Italie; et puisqu'on l'avait déjà enlevée à +l'Autriche, il fallait songer à la lui enlever irrévocablement, +résultat qu'on ne pouvait obtenir qu'en la constituant d'une manière +forte et indépendante. On ne froissait par là que l'Autriche seule, et +une des cent batailles qu'on a livrées depuis, pour créer des royaumes +français sur tout le continent, aurait suffi pour faire supporter +définitivement à l'Europe l'état de choses qu'on aurait voulu créer en +Italie. + +[En marge: Manière de la constituer.] + +Dans ce système, il fallait renoncer à posséder le Piémont, car si les +Italiens préfèrent les Français aux Allemands, au fond ils n'aiment ni +les uns ni les autres, parce que les uns et les autres sont étrangers +pour eux. C'est un sentiment naturel et légitime, qu'on doit +respecter. Les Français, protégeant l'Italie sans la posséder, se +l'attachaient pour toujours, et ne s'y préparaient pas ces brusques +revirements d'affection, dont elle a donné tant de fois l'exemple, +depuis que, ballottée entre les Français et les Allemands, elle n'a +jamais fait que changer de maîtres. Il aurait fallu, dans ce plan, ne +pas donner l'Étrurie à un prince espagnol. Réunissant alors la +Lombardie, le Piémont, les duchés de Parme et de Modène, le Mantouan, +les Légations, la Toscane, on constituait un État superbe, s'étendant +depuis les Alpes maritimes jusqu'à l'Adige, depuis la Suisse jusqu'à +l'État romain. Il était facile de détacher, soit en Toscane, soit dans +la Romagne, une portion de territoire pour dédommager le Pape, dont le +dévouement ne pouvait pas être durable, si tôt ou tard on ne venait au +secours de sa misère. Il fallait réunir ces provinces diverses sous un +gouvernement fédératif, dans lequel le pouvoir exécutif fût fortement +constitué, qui pût rassembler promptement ses forces, et donner à nos +armées le temps de venir à son secours. L'alliance, en effet, devait +être intime entre cet État et la France, car il ne pouvait vivre que +par elle; et la France, de son côté, devait avoir à son existence un +intérêt immense et invariable. + +Un État italien de dix ou douze millions d'habitants, possédant les +plus belles frontières, baigné par deux mers, ayant à la première +guerre heureuse la chance certaine de s'accroître des États vénitiens, +et de s'étendre alors aux frontières naturelles de l'Italie, +c'est-à-dire aux Alpes juliennes; pouvant plus tard comprendre, au +moyen d'un simple lien fédératif, qui laisserait à chaque principauté +son indépendance propre, la République génoise nouvellement +constituée, le Pape, avec les conditions nécessaires à son existence +politique et religieuse, l'État de Naples, délivré d'une cour inepte +et sanguinaire, un tel État ainsi constitué, et avec les +accroissements que l'avenir lui préparait, était le fondement de la +régénération italienne, et donnait à l'Europe une troisième +fédération, laquelle ajoutée aux deux qui existaient déjà, l'allemande +et la suisse, devait rendre d'immenses services à l'équilibre général. + +Quant à la difficulté de gouverner l'Italie, elle pouvait être résolue +par le protectorat de la France, qui, en s'étendant sur elle pendant +tout un règne, la conduirait par la main dans ces premières voies +d'indépendance et de liberté. + +[En marge: Plan actuel du Premier Consul à l'égard de l'Italie.] + +Du reste le plan qu'on suivait en ce moment, n'excluait pas ce bel +avenir, car le Piémont pouvait être restitué un jour au nouvel État +italien, le duché de Parme à la mort du duc actuel, mort qui d'après +toutes les probabilités devait être prochaine; l'Étrurie elle-même +pouvait lui être rendue s'il le fallait. Il était donc facile de +reprendre ce plan ultérieurement, et c'était en poser un premier et +large fondement, que de constituer la Cisalpine en république +indépendante. D'ailleurs, il valait peut-être mieux, dans le moment, +ne pas avouer tout entier le projet d'une régénération italienne, +pour ne pas effaroucher l'Europe. Mais morceler les belles provinces +qu'on possédait actuellement, comme le proposait M. de Talleyrand, +pour construire une petite monarchie de plus au profit d'un prince +autrichien, c'était donner l'Italie à l'Autriche, car ce prince, +quoiqu'on fît, serait toujours autrichien, et les peuples eux-mêmes, +dont on aurait indignement trahi les espérances, concevant pour la +France une haine méritée, reviendraient aux Allemands par ressentiment +et par désespoir. + +Le général Bonaparte, qui avait acquis sa première et peut-être sa +plus belle gloire, en délivrant l'Italie des mains de l'Autriche, ne +pouvait commettre une telle faute. Il adopta un système moyen, qui +n'empêchait pas plus tard un vaste système d'indépendance italienne, +qui devait même en être le commencement. + +[En marge: Délimitation de la nouvelle République italienne.] + +[En marge: Grands travaux de fortification pour défendre et contenir +l'Italie.] + +[En marge: Création de la grande place d'Alexandrie.] + +Il donna donc à la République Cisalpine toute la Lombardie jusqu'à +l'Adige, les Légations, le duché de Modène, tout ce qu'elle avait en +un mot à la paix de Campo-Formio. Le duché de Parme restait en +suspens; le Piémont appartenait dans le moment à la France. La +Cisalpine, telle qu'on la constituait, comptait près de cinq millions +d'habitants. Elle pouvait aisément produire un revenu de 70 à 80 +millions, et entretenir une armée de 40 mille hommes, qui +n'absorberait pas au delà de la moitié de son revenu, et laisserait +des ressources suffisantes pour payer convenablement son +administration. Elle était couverte en avant par les Alpes et l'Adige; +elle avait à gauche le Piémont devenu français, à droite l'Adriatique; +en arrière la Toscane, placée sous la dépendance de la France. Elle +était donc entourée de tout côté par notre protection. D'immenses +travaux de fortifications ordonnés par le général Bonaparte, avec une +sûreté de coup d'oeil et une expérience du pays, que personne au monde +ne pouvait posséder au même degré, devaient la rendre inaccessible aux +Autrichiens, et toujours secourable à temps par la France. L'Adige +était fortifié, depuis Rivoli jusqu'à Legnago, de manière à ne pouvoir +pas être franchi. Les environs du lac de Garda, et notamment la +position de la Rocca d'Anfo, étaient assez bien fermés, pour que la +ligne de l'Adige ne pût pas être tournée. Le Mincio formait une +seconde ligne en arrière. Peschiera et Mantoue, fort accrues, +donnaient une grande force à ce second boulevard. Mantoue notamment, +améliorée sous les rapports défensif et sanitaire, devait subsister +par elle-même, l'Adige fût-il forcé. D'autres ouvrages avaient pour +but d'assurer en tout temps l'arrivée des armées françaises. Elles +pouvaient déboucher, premièrement, par le Valais sur le Milanais, en +suivant la route du Simplon; secondement, par la Savoie ou la Provence +sur le Piémont, en suivant les routes du mont Cenis, du mont Genèvre, +du col de Tende. On a vu que des travaux étaient ordonnés pour rendre +ces quatre routes prochainement praticables à tous les transports. Il +fallait y créer de solides points d'appui, de vastes établissements +militaires, destinés, soit à recueillir une armée française, +momentanément obligée de se retirer, soit à servir de débouché à +cette même armée, mise en état de reprendre l'offensive. Pour cela +deux places avaient été choisies, et étaient devenues l'objet de +grandes dépenses: l'une au débouché de la route du Simplon, l'autre au +débouché des trois routes du mont Cenis, du mont Genèvre, du col de +Tende. La première, et la moindre des deux, devait être située à +l'extrémité du lac Majeur. Telle qu'on l'avait projetée, elle pouvait +contenir les malades, les blessés, le matériel des troupes en +retraite, ainsi que la flottille du lac, et se défendre trois ou +quatre semaines, jusqu'à ce qu'une armée de secours, traversant le +Simplon, pût se reporter en avant. La seconde, et la plus grande, +faite pour contenir le Piémont, pour recevoir toutes les ressources +des armées françaises, pour leur servir de point d'appui et de moyen +de descendre en tout temps en Italie, la seconde, aussi forte, aussi +vaste que Mayence, Metz ou Lille, pouvant soutenir le plus long siége, +devait être construite à Alexandrie même. Ce point, voisin du champ de +bataille de Marengo, était reconnu comme le plus favorable aux grandes +combinaisons militaires, dont l'Italie peut devenir le théâtre. Turin +se trouvait trop sous l'influence d'une population nombreuse, et en +certains cas ennemie. Pavie était au delà du Pô. Alexandrie, entre le +Pô et le Tanaro, au vrai débouché de toutes les routes, réunissait les +plus grands avantages, et pour cela fut préférée. De vastes travaux +furent ordonnés. Ceux-ci, étant en Piémont, durent être exécutés aux +dépens du trésor français; tous les autres devaient l'être avec les +fonds de la Cisalpine, parce qu'ils la concernaient plus +particulièrement. + +Grâce à ces dispositions, la France, toujours en mesure de secourir la +Cisalpine, tenait sous sa main la haute et la moyenne Italie, et +dominait de son influence l'Italie méridionale. Elle pouvait envoyer à +Rome et à Naples des ordres moins ostensibles, mais tout aussi obéis +qu'à Turin ou Milan. + +[En marge: Gouvernement donné à la Cisalpine.] + +Il fallait donner un gouvernement à cette République Cisalpine. On +avait commencé par lui composer des autorités provisoires, consistant +dans un comité exécutif de trois membres, MM. de Somma-Riva, Visconti +et Ruga, et dans une _Consulte_, espèce d'assemblée législative peu +nombreuse, choisie parmi les hommes sages et dévoués. Mais un tel état +de choses ne pouvait être maintenu long-temps. + +Le Premier Consul avait auprès de lui le ministre de la Cisalpine à +Paris, M. Marescalchi, de plus MM. Aldini, Serbelloni et Melzi, +envoyés en France pour les affaires de l'Italie. C'étaient les +personnages les plus considérables du pays. Il les consulta sur +l'organisation à donner à la nouvelle république, et, d'accord avec +eux, il rédigea une constitution, imitée à la fois de la Constitution +française et des anciennes constitutions italiennes. + +[En marge: Forme de la constitution imaginée.] + +Au lieu de la liste des notables de M. Sieyès, qui commençait à être +décriée en France, le Premier Consul et ses collaborateurs imaginèrent +trois colléges électoraux, permanents et à vie, se complétant +eux-mêmes quand la mort y faisait des vide. Le premier devait être +composé de grands propriétaires, au nombre de 300; le second, de +commerçants notables, au nombre de 200; le troisième, des gens de +lettres, des savants, des ecclésiastiques les plus distingués +d'Italie, au nombre de 200. Ces trois colléges devaient choisir dans +leur propre sein une commission de 21 membres, dite _Commission de +Censure_, qui avait la mission d'élire tous les corps de l'État, et de +remplir le rôle électoral que le Sénat remplissait en France. + +Cette autorité créatrice devait nommer ensuite, sous le titre de +_Consulte d'État_, un Sénat de huit membres, chargé, comme le Sénat +français, de veiller à la Constitution, de délibérer sur les +circonstances extraordinaires, d'ordonner l'arrestation de tout +individu dangereux, de mettre hors de la Constitution le département +qui l'aurait mérité, de délibérer sur les traités, de nommer le +président de la République. L'un de ces huit membres était de droit +ministre des affaires étrangères. + +Il devait y avoir un Conseil d'État, sous le titre de Conseil +législatif, composé de dix membres, rédigeant les lois et les +règlements, et les soutenant devant le Corps Législatif; enfin un +Corps Législatif de 75 membres, choisissant dans son sein 15 orateurs, +chargés de discuter devant lui les lois, qu'il était ensuite appelé à +voter. + +À la tête de la République devaient enfin se trouver un président et +un vice-président, nommés pour dix ans. Ils étaient, comme on vient de +le dire, nommés par la _Consulte d'État_, ou Sénat; mais toutes les +autres autorités ne pouvaient être formées que par le choix de la +_Commission de Censure_. + +Des appointements considérables étaient destinés à ces fonctionnaires +de tout rang. + +On voit que c'était la Constitution française, avec des corrections, +qui étaient la critique de l'ouvrage de M. Sieyès. Les listes de +notables étaient remplacées par trois colléges électoraux à vie. Le +Sénat ou _Consulte d'État_ ne faisait plus les élections; il ne +nommait que le chef du pouvoir exécutif, mais il délibérait sur les +traités, qui se trouvaient soustraits par ce moyen à l'examen +tumultueux des assemblées. Le Tribunat était confondu dans le Corps +Législatif. Au lieu de trois Consuls, il y avait un Président. + +[En marge: Personnel du nouveau gouvernement italien.] + +Quand le Premier Consul se fut mis d'accord sur ce projet, avec MM. +Marescalchi, Aldini, Melzi, et Serbelloni, il fallut s'occuper du +personnel de ce gouvernement. Les choix importaient d'autant plus, que +la permanence des corps principaux était plus grande, et que le bien +ou le mal résultant de leur composition devaient durer davantage. Or, +l'Italie était divisée, comme la France, en partis difficiles à +concilier. À une extrémité se trouvaient les partisans du passé, +dévoués au gouvernement autrichien; à l'extrémité contraire, les +patriotes exagérés, prêts comme partout aux plus grands excès, mais +n'ayant du reste jamais versé le sang, contenus qu'ils avaient +toujours été par l'armée française. Enfin, entre deux, se trouvaient +les libéraux modérés, chargés du fardeau du gouvernement et de +l'impopularité qui s'y attache, surtout en temps de guerre, où il faut +grever le pays de charges fort lourdes. Avec ces divers partis, les +élections ne pouvaient, pas plus qu'en France, donner des résultats +satisfaisants. Le Premier Consul, pour suppléer aux élections, +s'arrêta à une idée qui n'était point chez lui une inspiration +d'ambition, mais de bon sens: c'était de composer lui-même le +personnel de ce gouvernement, comme il venait d'en composer la +structure, et pour cette première fois de faire toutes les nominations +de sa propre autorité. Il n'était animé en cela que du sentiment du +bien, et, en tout cas, il avait sans contredit le droit d'en agir +ainsi; car cet État nouveau naissait d'un pur acte de sa volonté, et, +en le créant d'une manière spontanée, il avait bien le droit de le +créer conformément à sa pensée, qui, en cette occasion, était +parfaitement pure et élevée. + +[En marge: Le Premier Consul imagine de se faire président de la +République italienne, et de composer lui-même tout le personnel de ce +gouvernement.] + +Mais, entre toutes ces nominations, la plus difficile à faire était +celle d'un président. L'Italie, toujours gouvernée par des prêtres ou +des étrangers, n'avait pu enfanter des hommes d'État; elle n'avait pas +à produire un seul nom, devant lequel les autres dussent consentir à +s'effacer. Le Premier Consul imagina encore de se faire donner le +titre de président, en nommant un vice-président choisi parmi les +principaux personnages italiens, auquel il déléguerait le détail des +affaires, en se réservant leur direction supérieure. C'était, pour les +débuts de cette république, le seul système de gouvernement +convenable. Livrée à ses propres choix et à un président italien, +elle eût été bientôt, comme un vaisseau sans boussole, abandonnée à +tous les vents. Administrée, au contraire, par des Italiens, et +dirigée de loin par l'homme qui était son créateur, et devait +long-temps encore demeurer son protecteur, elle avait grande chance, +dans ce système, d'être à la fois indépendante et bien gouvernée. + +À tout cela il fallait ajouter une imposante solennité, dans laquelle +la Constitution serait donnée au nouvel État, et toutes les autorités +proclamées. Cet acte de création ne pouvait avoir trop d'éclat. Il +fallait parler à la fois à l'Italie et à l'Europe. Le Premier Consul +conçut le projet d'une vaste réunion de tous les Italiens à Lyon, car +c'était trop loin pour eux de venir à Paris, et trop loin pour lui +d'aller à Milan. La ville de Lyon, qui est placée au revers des Alpes, +et dans laquelle l'Italie s'était assemblée autrefois en concile, +était le lieu le plus naturellement indiqué. Le Premier Consul mettait +d'ailleurs un véritable intérêt à mêler ensemble les Français et les +Italiens. Il croyait même servir par là le rétablissement du commerce +des deux pays, car c'est à Lyon que s'échangeaient autrefois les +produits de la Lombardie avec les produits de nos provinces de l'Est. + +Une partie de ces idées fut communiquée par M. de Talleyrand aux +Italiens qu'on avait à Paris, c'est-à-dire à MM. Marescalchi, Aldini, +Serbelloni et Melzi. On ne leur tut que celle qui consistait à déférer +la présidence au Premier Consul. On voulait la faire sortir d'un élan +d'enthousiasme, au moment même de la réunion de la _Consulte_. Les +vues du Premier Consul étaient trop conformes aux vrais intérêts de la +patrie italienne, pour n'être pas accueillies. Ces personnages +partirent, et allèrent, de concert avec le ministre de France à Milan, +M. Petiet, homme sage et influent, travailler à l'accomplissement du +plan d'organisation qui venait d'être arrêté à Paris. + +[En marge: Les Italiens adhèrent avec empressement aux projets du +Premier Consul.] + +Le projet de Constitution ne rencontra aucune objection. Il fut reçu, +avec une grande satisfaction, car on avait hâte de sortir de l'état +précaire dans lequel on vivait et d'acquérir une existence assurée. Le +comité-exécutif et la _Consulte_, chargés du gouvernement provisoire, +acceptèrent ce projet avec empressement, sauf quelques modifications +de détail, qui furent transmises à Paris, et acceptées. Mais on était +très embarrassé de la mise en vigueur de la nouvelle Constitution, et +du choix des personnes qui la feraient mouvoir. M. Petiet communiqua +secrètement à quelques personnages influents, l'idée de déférer au +Premier Consul la nomination du personnel entier du gouvernement, +depuis le président jusqu'aux trois colléges électoraux. À peine cette +idée d'un arbitre suprême, si bien placé pour ne partager aucune des +passions qui divisaient l'Italie, et pour ne vouloir que son bonheur, +à peine cette idée fut-elle communiquée, qu'elle réussit à l'instant +même, et que le gouvernement provisoire déféra au Premier Consul le +choix de toutes les autorités. + +Un message lui fut adressé pour lui annoncer l'acceptation de la +Constitution, et lui exprimer le voeu du peuple cisalpin, de voir le +premier magistrat de la République française, choisir lui-même les +magistrats de la République italienne. + +[En marge: On invite les Italiens à venir eux-mêmes recevoir leur +constitution des mains du Premier Consul.] + +[En marge: Empressement des Italiens à se rendre à Lyon.] + +On s'en tint là, et on ne dit pas un mot de la présidence. Mais il +fallait disposer les Italiens à venir à Lyon, et ce fût l'objet d'une +nouvelle communication aux membres du gouvernement provisoire. On leur +fit sentir la difficulté de constituer la République Cisalpine en +restant à Paris, de faire sept à huit cents choix, loin des hommes et +des lieux; la difficulté en même temps pour le Premier Consul de se +rendre de Paris à Milan, l'avantage au contraire de partager la +distance, de réunir les Italiens en corps à Lyon, et d'y faire venir +le Premier Consul; de former là une sorte de grande diète italienne, +où la République nouvelle serait constituée, avec un appareil et un +éclat qui donneraient plus de solennité à l'engagement que le Premier +Consul prenait, en la créant, de la maintenir et de la défendre. Cette +idée avait quelque chose de grand, qui devait plaire à des +imaginations italiennes. Elle réussit comme toutes les idées qu'on +avait mises en avant, et fut sur-le-champ adoptée. Un projet était +déjà préparé, et il fut converti en décret du gouvernement provisoire. +On choisit des députations dans le clergé, la noblesse, la grande +propriété, le commerce, les universités, les tribunaux, les gardes +nationales. Quatre cent cinquante-deux personnes furent désignées, au +nombre desquelles se trouvaient des prélats vénérables, chargés +d'années, dont quelques-uns même devaient succomber aux fatigues du +voyage. Ils partirent au mois de décembre, et traversèrent les Alpes +par un des hivers les plus rigoureux qu'on eût essuyés depuis +long-temps. Tous voulaient assister à cette proclamation de +l'indépendance de leur patrie, par le héros qui l'avait affranchie. +Les routes du Milanais, de la Suisse, du Jura étaient encombrées. Le +Premier Consul, qui pensait à tout, avait donné des ordres pour que +rien ne manquât, tant sur les routes qu'à Lyon même, à ces +représentants de la nationalité italienne, qui venaient par leur +présence lui rappeler ses premiers et ses plus beaux triomphes. Le +préfet du Rhône avait fait d'immenses préparatifs pour les recevoir, +et disposé de grandes et belles salles pour les solennités qui +devaient avoir lieu. Une partie de la garde consulaire avait été +envoyée à Lyon. L'armée d'Égypte, autrefois armée d'Italie, et +récemment débarquée, venait d'y arriver aussi. On se hâtait de la +vêtir magnifiquement, et d'une manière conforme au climat de la +France, qui semblait tout nouveau à ces soldats brunis par le soleil +de l'Égypte, et transformés en véritables africains. La jeunesse +lyonnaise avait été réunie, et formée en un corps de cavalerie, aux +armes et aux couleurs de l'antique cité lyonnaise. M. de Talleyrand et +M. Chaptal, ministre de l'intérieur, avaient précédé le Premier +Consul, pour recevoir les membres de la _Consulte_. Le général Murat, +M. Petiet étaient accourus de Milan, M. Marescalchi de Paris, au +rendez-vous commun. Les préfets, les autorités de vingt départements +étaient accumulés à Lyon. Le Premier Consul se fit attendre, à cause +du congrès d'Amiens, dont les négociations avaient exigé sa présence à +Paris quelques jours de plus. Les députés italiens commençaient à +s'impatienter. Pour les occuper, on les divisa en cinq sections, une +par province du nouvel État, et on leur soumit le projet de +Constitution. Ils firent des observations utiles, que M. de Talleyrand +avait ordre d'écouter, de peser, et d'admettre, sans toutefois porter +atteinte aux principes fondamentaux du projet. Sauf quelques +dispositions de détail qui furent modifiées, la nouvelle Constitution +obtint l'assentiment général. On proposa aussi aux députés cisalpins, +pour tromper leur impatience, de faire des listes de candidats, afin +d'aider le Premier Consul dans les choix nombreux qu'il avait à faire. +Ce dépouillement de noms remplit utilement leur temps. + +[En marge: Arrivée du Premier Consul à Lyon.] + +Le Premier Consul arriva le 11 janvier 1802 (21 nivôse). La population +des campagnes, assemblée sur les routes, l'attendait jour et nuit. +Elle était réunie autour de grands feux, et accourait au devant de +toutes les voitures qui venaient de Paris, en criant: _Vive +Bonaparte!_--Le Premier Consul parut enfin, et fit le chemin jusqu'à +Lyon, au milieu de transports continuels d'enthousiasme. Il y entra le +soir, accompagné de sa femme, de ses enfants adoptifs, de ses +aides-de-camp, et fut reçu par les ministres, les autorités civiles et +militaires, une députation italienne, l'état-major d'Égypte, et la +jeunesse lyonnaise à cheval. La ville, illuminée tout entière, était +resplendissante comme en plein jour. On le fit passer sous un +arc-de-triomphe, que surmontait un noble emblème de la France +consulaire: c'était un lion endormi. Il descendit à l'Hôtel-de-Ville, +qu'on avait disposé convenablement pour lui servir d'habitation. + +[En marge: Le Premier Consul proclamé Président de la République +italienne.] + +Le lendemain, le Premier Consul employa la journée à recevoir toutes +les députations départementales, et après elles la _Consulte_ +italienne, qui comptait quatre cent cinquante membres présents sur +quatre cent cinquante-deux, exemple d'exactitude bien rare, si on +considère le nombre des personnes, la saison, et les distances: et +encore l'un des deux absents était-il le respectable archevêque de +Milan, qui venait de mourir d'une attaque d'apoplexie chez M. de +Talleyrand. Les Italiens, auxquels le Premier Consul parlait leur +langue, étaient charmés de le revoir, et de trouver en lui un Français +et un Italien tout à la fois. On procéda les jours suivants aux +derniers travaux de la _Consulte_. Les modifications proposées à la +Constitution avaient été agréées par le Premier Consul; les listes de +candidats étaient arrêtées. On imagina de composer un comité de trente +membres, pris dans la _Consulte_ tout entière, pour discuter avec le +Premier Consul la longue série des choix qui étaient à faire. Ce +travail prit plusieurs jours, pendant lesquels le Premier Consul, +après avoir employé une partie de ses journées à voir et à entretenir +les Italiens, s'occupait en même temps des affaires de France, +recevait les préfets, les députations départementales, entendait +l'expression de leurs voeux et de leurs besoins, et apprenait à +connaître de ses propres yeux l'état vrai de la République. +L'enthousiasme allait chaque jour croissant, et c'est au milieu de cet +entraînement général, que les Français et les Italiens se +communiquaient les uns aux autres, que fut produite l'idée de nommer +le Premier Consul Président de la République Cisalpine. MM. +Marescalchi, Petiet, Murat, de Talleyrand, voyaient tous les jours les +membres du comité des Trente, et conféraient avec eux sur le choix +d'un Président. Quand on les jugea bien embarrassés, bien divisés sur +ce choix, qui était en effet très-difficile à faire, on leur laissa +entrevoir une manière de sortir d'embarras, en donnant au personnage +italien qui serait préféré la simple qualité de vice-président, et en +couvrant son insuffisance de la gloire du Premier Consul, qui serait +nommé Président. Cette idée si simple, encore plus utile à la +Cisalpine, à son existence, à la bonne administration de ses affaires, +qu'à la grandeur du Premier Consul, fut trouvée excellente, mais à la +condition toutefois d'un vice-président italien. On décida le citoyen +Melzi à se charger de la vice-présidence, sous le Premier Consul. Tout +étant prêt, un des membres du comité des Trente, fit cette proposition +au comité. Elle fut reçue avec joie, et convertie sur-le-champ en +projet de décret. On ne perdit pas de temps, et le lendemain 25 +janvier (5 pluviôse) le projet fut présenté à la _Consulte_ assemblée. +Elle l'accueillit avec acclamation, et proclama NAPOLÉON BONAPARTE +Président de la République italienne. C'est la première fois qu'on +voit ces deux noms de NAPOLÉON et de BONAPARTE, réunis l'un à l'autre. +Le général devait joindre au titre de Premier Consul de la République +française, le titre de Président de la République italienne. Une +députation lui fut envoyée pour lui en exprimer le voeu. + +[Illustration: Revue à Lyon de l'armée d'Égypte.] + +[En marge: Revue à Lyon de l'armée d'Égypte.] + +Pendant que cette délibération avait lieu, le général des armées +d'Italie et d'Égypte passait la revue de ses anciens soldats. Les +demi-brigades de l'armée d'Égypte, qu'on avait eu le temps de réunir, +avaient été jointes à la garde consulaire, à de nombreux détachements +de troupes, et à la milice lyonnaise. Ce jour-là, les brumes de +l'hiver s'étaient dissipées un instant, et, par un soleil étincelant +et un froid rigoureux, le général Bonaparte parcourait le front de ces +vieilles bandes, qui le recevaient avec d'incroyables transports de +joie. Les soldats d'Égypte et d'Italie, charmés de retrouver si grand +ce fils de leurs oeuvres, le saluaient de leurs cris, et tenaient à +lui persuader qu'ils n'avaient pas cessé d'être dignes de lui, quoique +conduits un moment par des chefs indignes d'eux. Il faisait sortir de +vieux grenadiers hors des rangs, leur parlait des combats auxquels ils +avaient assisté, des blessures qu'ils avaient reçues; il reconnaissait +çà et là des officiers qu'il avait vus en plus d'une rencontre, leur +serrait la main à tous, et les remplissait d'une sorte d'ivresse, dont +lui-même ne pouvait se défendre, en présence de ces braves gens, qui +l'avaient aidé par leur dévouement à produire les merveilles dont il +jouissait, et dont la France jouissait avec lui. Cette scène se +passait sur les ruines de la place Bellecour, et en effaçait la +tristesse, comme la gloire efface le malheur. + +C'est en rentrant à l'hôtel-de-ville après cette revue, que le Premier +Consul trouva la députation de la _Consulte_, reçut son voeu, déclara +qu'il l'agréait, et qu'il répondrait le lendemain à ce nouvel acte de +confiance de la nation italienne. + +Le lendemain, 26 janvier (6 pluviôse), il se rendit dans le local +destiné aux séances générales de la _Consulte_. C'était dans une +grande église, disposée et décorée pour cet usage. Tout s'y passa +comme dans une séance royale, soit en France, soit en Angleterre. Le +Premier Consul, entouré de sa famille, des ministres français, d'un +grand nombre de généraux et de préfets, était placé sur une estrade. +Il fit en langue italienne, qu'il prononçait parfaitement, un discours +simple et précis, dans lequel il annonça son acceptation, ses vues +pour le gouvernement et la prospérité de la nouvelle République, et +proclama les principaux choix qu'il avait faits, conformément aux +voeux de la _Consulte_. Ses paroles furent couvertes par les cris de +_Vive Bonaparte! Vive le Premier Consul de la République française! +Vive le Président de la République italienne!_ On lut ensuite la +Constitution, et la liste des citoyens de tous les rangs qui devaient +contribuer à la mettre en activité. Une longue acclamation exprima +l'accord des volontés, entre le peuple italien et le héros qui l'avait +affranchi. Cette séance fut solennelle et imposante; elle commençait +dignement l'existence de la nouvelle république qui devait s'appeler +désormais RÉPUBLIQUE ITALIENNE. Cette fois, comme tant d'autres, il ne +fallait souhaiter au général Bonaparte qu'une chose: c'est que le +génie qui conserve accompagnât, chez ce favori de la fortune, le génie +qui crée. + +Le Premier Consul était depuis vingt jours à Lyon. Le gouvernement de +la France réclamait sa présence à Paris, et il avait à donner les +derniers ordres pour la signature de la paix définitive, qui se +négociait au congrès d' Amiens. Pendant ce temps, le consul Cambacérès +et le Sénat travaillaient à le débarrasser des opposants inconsidérés, +qui l'avaient contrarié si violemment, dans le moment de sa carrière +où il a le moins mérité de l'être. Il allait se trouver en mesure de +reprendre cette longue série de travaux, qui faisaient le bonheur et +la grandeur de la France. Il était donc pressé de revenir à Paris, +reprendre ses occupations accoutumées, et y recevoir probablement, +pour prix de ses oeuvres, une grandeur nouvelle juste récompense de la +plus noble, de la plus féconde ambition qui fût jamais. + +[En marge: Retour du Premier Consul à Paris.] + +Il partit le 28 janvier (8 pluviôse) laissant les Italiens +enthousiasmés et remplis d'espérance, laissant les Lyonnais enchantés +d'avoir possédé quelques jours l'homme extraordinaire qui remplissait +le monde de son nom, et qui montrait pour leurs ville une prédilection +si marquée. Il avait reçu de l'empereur Alexandre une réponse à une +lettre, dans laquelle il demandait à ce monarque quelques avantages +pour le commerce de Lyon. Cette lettre, qui annonçait les meilleures +dispositions de la part de la Russie, fut publiée en substance, et +produisit la plus vive satisfaction. En partant, le Premier Consul +donna trois écharpes aux trois maires de la ville de Lyon, en mémoire +de cette glorieuse visite. Les Bordelais lui avaient envoyé une +députation pour le prier de traverser leurs murs. Il leur en fit la +promesse, dès que la paix définitive lui aurait rendu un peu de +loisir. Il passa par Saint-Étienne, Nevers, et arriva le 31 +janvier[22] (11 pluviôse) à Paris. + + [Note 22: Nous donnons quelques extraits de la correspondance + du Premier Consul pendant son séjour à Lyon. + + _Aux consuls Cambacérès et Lebrun._ + + Lyon, 24 nivôse an X (14 janvier 1802). + + Je reçois, citoyens consuls, votre lettre du 21. Il fait ici + un froid excessif, et je passe les matinées, de midi à six + heures, à recevoir les préfets et les notables des + départements voisins. Vous savez que dans ces sortes de + conférences il faut parler long-temps. + + Ce soir la ville de Lyon donne un concert et un bal. Je vais + y aller dans une heure. + + Les travaux de la Consulte avancent. + + Les troupes de l'armée d'Orient arrivent à force à Lyon; je + prends des mesures pour les faire habiller. Je compte en + passer la revue le 28. + + Je continue à être extrêmement satisfait de tout ce que je + vois, soit du peuple de Lyon, soit du midi de la France. + + Les négociations d'Amiens me paraissent avancer. + + Je vous félicite de la manière dont tout marche dans vos + mains. + + Joseph m'a écrit d'Amiens que le lord Cornwallis lui avait + dit que le cabinet britannique avait reçu des nouvelles de + Saint-Domingue favorables à l'armée française, que la + division s'était manifestée dans l'armée de Toussaint. + + + _Aux mêmes._ + + Lyon, 26 nivôse an X (16 janvier 1802). + + J'ai reçu, citoyens consuls, vos dépêches des 22 et 23 + nivôse... Les Lyonnais nous ont donné une fête + très-distinguée. Vous en trouverez ci-joint le détail, ainsi + que les vers qui ont été chantés. + + Je vais très-lentement dans mes opérations, car je passe + toutes mes matinées à recevoir des députations des + départements voisins. + + Il fait aujourd'hui très-beau, mais très-froid. + + Le bien-être de la République est sensible depuis deux ans. + Lyon, pendant les années VIII et IX, a vu accroître sa + population de plus de vingt mille âmes, et tous les + manufacturiers que j'ai vus de Saint-Étienne, d'Annonay, + etc., m'ont dit que leurs fabriques sont en grande activité. + + Toutes les têtes me paraissent pleines d'activité, non de + celle qui désorganise les empires, mais de celle qui les + recrée, et produit leur prospérité et leur richesse. + + Je passerai en revue dans quelques jours près de six + demi-brigades de l'armée d'Orient. + + + _Au consul Cambacérès._ + + Lyon, 28 nivôse an X (18 janvier 1802). + + Je viens, citoyen consul, de recevoir la députation de + Bordeaux. Elle m'a remis une pétition pour me solliciter de + passer dans leur ville, ce que je leur ai promis de faire, + lorsque leurs relations seraient en pleine activité avec les + Antilles et l'île de France. + + Votre lettre du 25 m'a instruit des délibérations du Sénat. + Je vous prie de tenir la main à ce qu'on nous débarrasse + exactement des vingt et des soixante mauvais membres, que + nous avons dans les autorités constituées. La volonté de la + nation est que l'on n'empêche point le gouvernement de faire + le bien, et que la tête de Méduse ne se montre plus dans nos + tribunes ni dans nos assemblées. + + La conduite de Sieyès dans cette circonstance prouve + parfaitement qu'après avoir concouru à la destruction de + toutes les constitutions depuis 91, il veut encore s'essayer + contre celle-ci. Il est bien extraordinaire qu'il n'en sente + pas la folie. Il devrait faire brûler un cierge à Notre-Dame + pour s'être tiré de là si heureusement, et d'une manière si + inespérée; mais plus je vieillis, et plus je m'aperçois que + chacun doit remplir son destin. + + J'imagine que vous avez pris toutes les mesures pour démolir + le Châtelet. + + Si le ministre de la marine a besoin des frégates du roi de + Naples, il peut s'en servir. Il serait même bien qu'il les + fît partir le plus tôt possible pour l'Amérique. Tout + s'arrangera après avec le roi de Naples. + + Le froid a beaucoup diminué aujourd'hui. + + Le général Jourdan, qui est arrivé aujourd'hui du Piémont, + me rend un compte assez satisfaisant de cette province. + + Les opérations de la Consulte avancent, toutes leurs lois + organiques se rédigent. + + J'ai conféré une partie de la matinée avec les préfets. + + Je vous recommande de voir le ministre de la marine pour vous + assurer que les vivres de Saint-Domingue sont partis. + + + _Aux consuls Cambacérès et Lebrun._ + + Lyon, 30 nivôse an X (20 janvier 1802). + + Je désirerais, citoyens consuls, que le ministre du Trésor + public envoyât dans la 16e division militaire le citoyen + Roger, pour y vérifier la comptabilité du payeur et des + principaux receveurs des départements qui composent cette + division. + + Je désirerais également que le ministre du Trésor public + envoyât à Rennes un homme comme le citoyen Roger pour faire + la même opération dans la 13e division militaire. + + Faites aussi partir les conseillers d'État Thibaudeau et + Fourcroy, l'un pour la 13e division militaire et l'autre pour + la 16e, pour inspecter ces divisions comme ils l'ont fait + déjà dans leur précédente mission. Une partie des plaintes + vient de ce que le ministre de la guerre n'a pas fait toucher + aux officiers l'indemnité de fourrage et de logement pour le + premier trimestre de l'an X, de ce que les receveurs gardent + long-temps les fonds et que les payeurs payent le plus tard + qu'ils peuvent. Les payeurs et les receveurs forment la plus + grande plaie de l'État... + + + _Aux mêmes._ + + Lyon, 30 nivôse an X (20 janvier 1802). + + Je reçois, citoyens consuls, votre lettre du 26 et 27. À Lyon + comme à Paris, le temps s'est considérablement adouci... + + J'ai vu hier différents ateliers. J'ai été satisfait de + l'industrie et de la sévère économie dont j'ai cru entrevoir + que la fabrique de Lyon use envers ses ouvriers. + + Je devais aujourd'hui faire ma parade, mais je l'ai remise au + 5 pluviôse, les troupes de l'armée d'Orient n'étaient pas + habillées; j'ai l'espoir, au contraire, que le 5 elles le + seront, ce qui offrira un coup d'oeil satisfaisant. + + J'ai vu avec grand plaisir l'arrêté que vous avez pris sur le + Châtelet. Si les temps devenaient rigoureux, je ne crois pas + que la mesure que vous avez prise, de donner 4,000 francs par + mois pour les ateliers extraordinaires, soit suffisante. + + Il serait nécessaire que vous ordonnassiez qu'indépendamment + des 100,000 francs que le ministre de l'intérieur donne par + mois aux comités de bienfaisance, on y joignît 25,000 fr. + d'extraordinaire pour distribuer du bois; et si le froid + revenait, il faudrait, comme en 89, faire allumer du feu dans + les églises et autres grands établissements, pour chauffer + beaucoup de monde. + + Je compte être à Paris dans le courant de la décade. Je vous + prie de voir s'il ne serait pas convenable de mettre dans le + _Moniteur_ le dernier message au Sénat, et de mettre à la fin + deux lignes pour dire que le Sénat a nommé une commission + qui, ayant fait son rapport dans la séance du... il a décidé + qu'il procéderait au renouvellement, conformément à l'article + 38 de la Constitution, etc., etc. + + Plusieurs renseignements qui me sont venus me porteraient à + croire que Caprara exige que des prêtres signent des formules + ou professions de foi à peu près dans ces termes: + + «Aimons d'ailleurs à faire ici une profession solennelle d'un + respect filial, d'une soumission parfaite, d'une obéissance + ponctuelle envers...» + + Ces renseignements me sont venus, entre autres, de + Maëstricht. Je vous prie d'en conférer avec Portalis. Cette + formule paraît bien inconcevable. + + + _Aux mêmes._ + + Lyon, 2 pluviôse an X (22 janvier 1802). + + Je n'ai reçu, citoyens consuls, votre lettre du 29 nivôse + qu'aujourd'hui à trois heures après midi. Le dégel et les + inondations ont retardé de quelques heures votre courrier. + + Le service des fourrages est entièrement désorganisé dans le + département de la Drôme; il faudrait retenir 10,000 francs + sur l'ordonnance de pluviôse, jusqu'à ce que ce service soit + au courant. + + Les hôpitaux civils, auxquels il n'est accordé que 14 sous + pour les journées des militaires malades, se plaignent de + n'avoir encore rien reçu pour l'an X. Celui de Valence + réclame même, avec l'an X, le mois de fructidor an IX. + + Le travail de l'organisation des troupes piémontaises, que + j'ai signé il y a plus d'un mois, n'est pas encore arrivé à + Turin, ce qui met de l'incertitude parmi ces troupes. En + général, il y a du retard et pas d'activité dans le + département de la guerre; c'est l'opinion de tous ceux qui + ont affaire avec ce département. + + Il est indispensable que le ministre de la guerre envoie un + ancien et bon ordonnateur à Turin... + + Toutes les principales dispositions de la Consulte sont + arrêtées. Je compte toujours être dans le courant de la + décade à Paris. + + Il serait à désirer que le Sénat nommât une douzaine de + préfets, soit au Tribunat, soit au Corps Législatif. Celui du + Mont-Blanc serait du nombre. + + Je désirerais que vous fissiez mettre dans les journaux + plusieurs articles pour relever l'escroquerie de Fouilloux, + et tourner en ridicule les gobe-mouches étrangers qui + répandaient des bruits absurdes, tous fondés sur le bulletin + manuscrit d'un petit escroc qui n'avait pas de quoi dîner et + qui les a dupés. Il est bon de revenir plusieurs fois sur cet + objet. + + + _Aux mêmes._ + + Lyon, 5 pluviôse an X (25 janvier 1802). + + Je reçois, citoyens consuls, votre lettre du 2 pluviôse. + + J'ai eu aujourd'hui parade à la place Bellecour. La journée a + été superbe. Le soleil était comme au mois de floréal. + + La Consulte a nommé un comité de trente individus qui lui a + fait un rapport, que, vu les circonstances intérieures et + extérieures de la Cisalpine, il était indispensable de me + laisser gérer la première magistrature, jusqu'à ce que les + circonstances permettent, et que je juge convenable de nommer + un successeur. Demain je compte me rendre à la Consulte + réunie. On y lira la Constitution, les nominations, et tout + sera terminé. Je serai à Paris décadi... + + + _Aux mêmes._ + + Lyon, 6 pluviôse an X (26 janvier 1802). + + J'ai reçu, citoyens consuls, votre lettre du 3 pluviôse. Je + crois qu'il est bon d'attendre la signature de la paix à + Amiens, avant de lever l'état de siége de la ville de Brest. + + À deux heures je me suis rendu dans la salle des séances de + la Consulte extraordinaire; j'y ai prononcé en italien un + petit discours, dont vous trouverez ci-joint la traduction + française. On y a lu la Constitution, la première loi + organique, une relative au clergé. Les différentes + nominations ont été proclamées. + + Je vous enverrai demain le procès-verbal de toute la + Consulte, dans lequel se trouvera la Constitution. Les deux + ministres, quatre conseillers d'État, vingt préfets, des + généraux et officiers supérieurs m'ont accompagné. Cette + séance a eu de la majesté, une grande unanimité, et j'espère + du Congrès de Lyon tout le résultat que j'en attendais. + + Je crois qu'il est inutile, si l'on ne fait pas courir de + faux bruits sur le congrès de Lyon, que vous publiiez rien + avant l'arrivée du courrier que je vous expédierai demain. Ce + ne serait que dans le cas où l'on aurait répandu que la + Consulte m'a nommé Président, que vous pourriez faire + imprimer les deux pièces ci-jointes, qui font connaître la + véritable tournure qu'ont prise les choses. + + Je passerai la journée de demain à Lyon pour terminer tout, + et je partirai dans la nuit. Je serai décadi à Paris...] + +FIN DU LIVRE TREIZIÈME. + + + + +LIVRE QUATORZIÈME. + +CONSULAT À VIE. + + Arrivée du Premier Consul à Paris. -- Scrutin du Sénat qui exclut + soixante membres du Corps Législatif et vingt membres du + Tribunat. -- Les membres exclus remplacés par des hommes dévoués + au gouvernement. -- Fin du congrès d'Amiens. -- Quelques + difficultés surgissent au dernier moment de la négociation, par + suite d'ombrages excités en Angleterre. -- Le Premier Consul + surmonte ces difficultés par sa modération et sa fermeté. -- La + paix définitive signée le 25 mars 1802. -- Quoique le premier + enthousiasme de la paix soit amorti en France et en Angleterre, + on accueille avec une nouvelle joie l'espérance d'une + réconciliation sincère et durable. -- Session extraordinaire de + l'an X, destinée à convertir en loi le Concordat, le traité + d'Amiens, et différents projets d'une haute importance. -- Loi + réglementaire des cultes ajoutée au Concordat, sous le titre + d'_Articles organiques_. -- Présentation de cette loi et du + Concordat au Corps Législatif et au Tribunat renouvelés. -- + Froideur avec laquelle ces deux projets sont accueillis, même + après l'exclusion des opposants. -- Ils sont adoptés. -- Le + Premier Consul fixe au jour de Pâques la publication du + Concordat, et la première cérémonie du culte rétabli. -- + Organisation du nouveau clergé. -- Part faite aux + constitutionnels dans la nomination des évêques. -- Le cardinal + Caprara refuse, au nom du Saint-Siége, d'instituer les + constitutionnels. -- Fermeté du Premier Consul, et soumission du + cardinal Caprara. -- Réception officielle du cardinal comme légat + _a latere_. -- Sacre des quatre principaux évêques à Notre-Dame, + le dimanche des Rameaux. -- Curiosité et émotion du public. -- La + veille même du jour de Pâques et du _Te Deum_ solennel qui doit + être chanté à Notre-Dame, le cardinal Caprara veut imposer aux + constitutionnels une rétractation humiliante de leur conduite + passée. -- Nouvelle résistance de la part du Premier Consul. -- + Le cardinal Caprara ne cède que dans la nuit qui précède le jour + de Pâques. -- Répugnance des généraux à se rendre à Notre-Dame. + -- Le Premier Consul les y oblige. -- _Te Deum_ solennel et + restauration officielle du culte. -- Adhésion du public, et joie + du Premier Consul en voyant le succès de ses efforts. -- + Publication du _Génie du Christianisme_. -- Projet d'une amnistie + générale à l'égard des émigrés. -- Cette mesure, débattue au + Conseil d'État, devient l'objet d'un sénatus-consulte. -- Vues du + Premier Consul sur l'organisation de la société en France. -- Ses + opinions sur les distinctions sociales, et sur l'éducation de la + jeunesse. -- Deux projets de loi d'une haute importance, sur + l'institution de la Légion-d'Honneur, et sur l'instruction + publique. -- Discussion de ces deux projets dans le sein du + Conseil d'État. -- Caractère des discussions de ce grand corps. + -- Paroles du Premier Consul. -- Présentation des deux projets au + Corps Législatif et au Tribunat. -- Adoption à une grande + majorité du projet de loi relatif à l'instruction publique. -- + Une forte minorité se prononce contre le projet relatif à la + Légion-d'Honneur. -- Le traité d'Amiens présenté le dernier, + comme couronnement des oeuvres du Premier Consul. -- Accueil fait + à ce traité. -- On en prend occasion de dire de toutes parts, + qu'il faut décerner une récompense nationale à l'auteur de tous + les biens dont jouit la France. -- Les partisans et les frères du + Premier Consul songent au rétablissement de la monarchie. -- + Cette idée paraît prématurée. -- L'idée du consulat déféré à vie + prévaut généralement. -- Le consul Cambacérès offre son + intervention auprès du Sénat. -- Dissimulation du Premier Consul, + qui ne veut jamais avouer ce qu'il désire. -- Embarras du consul + Cambacérès. -- Ses efforts auprès du Sénat, pour obtenir que le + consulat soit déféré au général Bonaparte pour la durée de sa + vie. -- Les ennemis secrets du général profitent de son silence, + pour persuader au Sénat qu'une prolongation du consulat pour dix + années lui suffit. -- Vote du Sénat dans ce sens. -- Déplaisir du + Premier Consul. -- Il veut refuser. -- Son collègue Cambacérès + l'en empêche, et propose, comme expédient, de recourir à la + souveraineté nationale, et de poser à la France la question de + savoir si le général Bonaparte sera consul à vie. -- Le Conseil + d'État chargé de rédiger la question. -- Ouverture de registres + pour recevoir les votes, dans les mairies, les tribunaux, les + notariats. -- Empressement de tous les citoyens à porter leur + réponse affirmative. -- Changements apportés à la constitution de + M. Sieyès. -- Le Premier Consul reçoit le consulat à vie, avec la + faculté de désigner son successeur. -- Le Sénat est investi du + pouvoir constituant. -- Les listes de notabilité sont abolies, et + remplacées par des colléges électoraux à vie. -- Le Tribunat + réduit à n'être qu'une section du Conseil d'État. -- La nouvelle + constitution devenue tout à fait monarchique. -- Liste civile du + Premier Consul. -- Il est proclamé solennellement par le Sénat. + -- Satisfaction générale d'avoir fondé enfin un pouvoir fort et + durable. -- Le Premier Consul prend le nom de NAPOLÉON BONAPARTE. + -- Sa puissance morale est à son apogée. -- Résumé de cette + période de trois ans. + + +[En marge: Janv. 1802.] + +Le voyage du Premier Consul à Lyon avait eu pour but de constituer la +République italienne, et de s'en assurer le gouvernement dans +l'intérêt de l'Italie, et dans celui de la France. Il avait eu pour +but aussi d'embarrasser l'opposition, de la discréditer en la laissant +oisive, en prouvant que le bien était impossible avec elle; enfin de +ménager au consul Cambacérès le temps d'exclure du Corps Législatif et +du Tribunat les personnages les plus remuants et les plus incommodes. + +[En marge: Embarras des opposants laissés à Paris sans aucun projet de +loi à discuter.] + +[En marge: Adoption au Sénat du plan imaginé par le consul Cambacérès, +pour l'exclusion des opposants du Corps Législatif et du Tribunat.] + +Tout ce qu'on avait voulu était réalisé. La République italienne, +constituée avec éclat, se trouvait liée à la politique de la France, +sans perdre son existence propre. Les opposants du Tribunat et du +Corps Législatif, frappés par le message qui retirait le Code civil, +laissés à Paris sans un seul projet de loi à discuter, ne savaient +comment sortir d'embarras. Partout on s'en prenait à eux de +l'interruption des beaux travaux du gouvernement; partout on les +blâmait d'imiter mesquinement et hors de propos les agitateurs +d'autrefois. C'est dans cette situation que M. Cambacérès leur porta +le dernier coup, par la combinaison ingénieuse qu'il avait imaginée. +Il fit appeler le savant jurisconsulte Tronchet, introduit au Sénat +par son influence, et jouissant dans ce corps de la double autorité du +savoir et du caractère. Il lui communiqua son plan, et le lui fit +agréer. On a vu dans le livre précédent quel était ce plan; on a vu +qu'il consistait à interpréter l'article 38 de la Constitution, qui +fixait en l'an X la sortie d'un premier cinquième du Tribunat et du +Corps Législatif, et à donner au Sénat la désignation de ce cinquième. +Il y avait beaucoup de raisons pour et contre cette manière +d'entendre l'article 38: la meilleure de toutes était le besoin de +suppléer à la faculté de dissolution, que la Constitution n'avait +point attribuée au pouvoir exécutif. M. Tronchet, homme sage, bon +citoyen, admirant et craignant à la fois le Premier Consul, mais le +jugeant indispensable, et reconnaissant avec M. Cambacérès que si on +ne le délivrait pas de l'opposition importune du Tribunat, il se +jetterait, par amour même du bien qu'on l'empêchait de faire, dans des +mesures violentes, M. Tronchet entra dans les vues du gouvernement, et +se chargea de préparer le Sénat à l'adoption des mesures projetées. Il +y réussit sans peine, car le Sénat sentait qu'on l'avait rendu +complice et dupe de la mauvaise humeur des opposants. Ce corps avait +déjà reculé avec beaucoup d'empressement et peu de dignité dans +l'affaire des candidatures. Dominé par cet amour du repos et du +pouvoir, qui avait saisi tout le monde, il consentit à écarter les +opposants dont il avait d'abord secondé les projets. Le plan ayant été +accueilli par les principaux personnages du corps, Lacépède, Laplace, +Jacqueminot, et autres, on procéda sans délai à l'exécution, par un +message daté du 7 janvier 1802 (17 nivôse an X). + +«Sénateurs, disait le message, l'article 38 de la Constitution veut +que le renouvellement du premier cinquième du Corps Législatif et du +Tribunat ait lieu dans l'an X, et nous touchons au quatrième mois de +cette année. Les Consuls ont cru devoir appeler votre attention sur +cette circonstance. Votre sagesse y trouvera la nécessité de vous +occuper sans délai des opérations qui doivent précéder ce +renouvellement.» + +[En marge: Élimination de 20 membres du Tribunat, et de 60 membres du +Corps Législatif.] + +Ce message, dont l'intention était facile à deviner, frappa de +surprise les opposants des deux assemblées législatives, et +naturellement excita chez eux la plus vive irritation. Par légèreté, +par entraînement, ils s'étaient jetés dans cette carrière +d'opposition, sans en prévoir l'issue, et ils étaient étrangement +surpris du coup qui les menaçait, coup qui aurait été plus rude sans +l'intervention du consul Cambacérès. Ils s'assemblèrent pour rédiger +un mémoire, et le présenter au Sénat. M. Cambacérès, qui les +connaissait presque tous, s'adressa aux moins compromis. Il leur fit +sentir qu'en se signalant davantage par leur résistance, ils +attireraient sur leur personne l'attention du Sénat, et le pouvoir +d'exclusion dont ce corps allait être revêtu. Cette observation calma +la plupart d'entre eux, et ils attendirent en silence la décision de +cette autorité suprême. Dans les séances des 15 et 18 janvier (25 et +28 nivôse), le Sénat résolut la question que soulevait le message des +Consuls. À une très-grande majorité, il décida que le renouvellement +du premier cinquième, dans les deux assemblées législatives, aurait +lieu immédiatement, et que la désignation de ce cinquième se ferait +par le scrutin, et non par le sort. Mais on adopta un tempérament de +forme, et au lieu de faire porter le scrutin sur le nom de ceux qui +devaient sortir, on le fit porter sur le nom de ceux qui devaient +rester. La mesure avait alors l'apparence d'une préférence, au lieu +d'avoir celle d'une exclusion. Moyennant ce léger adoucissement de +forme, on procéda sans délai à la désignation des deux cent quarante +membres du Corps Législatif, et des quatre-vingts membres du Tribunat, +destinés à continuer la législature. Les sénateurs dont on disposait +le plus immédiatement avaient le secret des noms qu'on voulait sauver +de l'exclusion, et dans les derniers jours de janvier (fin de nivôse +et commencement de pluviôse), les scrutins incessamment répétés du +Sénat, opérèrent la séparation des partisans et des adversaires du +gouvernement. Soixante membres du Corps Législatif, qui avaient montré +le plus de résistance aux projets du Premier Consul, surtout au projet +du rétablissement des cultes, vingt membres du Tribunat les plus +actifs, furent frappés d'exclusion, ou, comme on dit alors, +_éliminés_. Les principaux parmi ces vingt étaient MM. Chénier, +Ginguené, Chazal, Bailleul, Courtois, Ganilh, Daunou et Benjamin +Constant. Les autres, moins connus, gens de lettres ou d'affaires, +anciens conventionnels, anciens prêtres, n'avaient eu d'autre titre +pour entrer au Tribunat que l'amitié de M. Sieyès et de son parti; le +même titre les en fit sortir. + +Telle fut la fin, non pas du Tribunat, qui continua d'exister quelque +temps encore, mais de l'importance momentanée que ce corps avait +acquise. Il eût été à désirer que le Premier Consul, si plein de +gloire, si dédommagé par l'adhésion universelle de la France d'une +opposition inconvenante, pût se résigner à supporter quelques +détracteurs impuissants. Cette résignation eût été plus digne, et +aussi moins dommageable à l'espèce de liberté qu'il aurait pu nous +laisser alors, pour nous préparer plus tard à une liberté véritable. +Mais en ce monde la sagesse est plus rare que l'habileté, plus rare +même que le génie; car la sagesse suppose la victoire sur ses propres +passions, victoire dont les grands hommes ne sont guère plus capables +que les petits. Le Premier Consul, il faut le reconnaître, manqua de +sagesse en cette occasion, et on ne peut faire valoir en sa faveur +qu'une seule excuse: c'est qu'une telle opposition, encouragée par sa +patience, serait peut-être devenue plus qu'incommode, mais dangereuse +et même insurmontable, si la majorité du Corps Législatif et du Sénat +avait fini par y prendre part, ce qui était possible. Cette excuse a +un certain fondement, et elle prouve qu'il y a des temps où la +dictature est nécessaire, même aux pays libres, ou destinés à l'être. + +[En marge: Caractère de l'opposition du Tribunat.] + +Quant à cette opposition du Tribunat, elle n'a pas mérité les éloges +qu'on lui a décernés souvent. Inconséquente et tracassière, elle +résista au Code civil, au rétablissement des autels, aux meilleurs +actes enfin du Premier Consul, et regarda en silence la proscription +des malheureux révolutionnaires, déportés sans jugement, pour cette +machine infernale, dont ils n'étaient pas les auteurs. Les tribuns +s'étaient tus alors, parce que la terrible explosion du 3 nivôse les +avait glacés d'effroi, et qu'ils n'osaient pas défendre les principes +de la justice, dans la personne d'hommes qui la plupart étaient +couverts de sang. Le courage qu'ils n'eurent pas pour blâmer une +illégalité flagrante, ils le trouvèrent tristement pour entraver des +mesures excellentes! Si, du reste, un sentiment sincère de liberté +inspirait beaucoup d'entre eux, chez d'autres on pouvait apercevoir ce +fâcheux sentiment d'envie, qui animait le Tribunat contre le Conseil +d'État, les hommes réduits à ne rien faire, contre ceux qui avaient le +privilége de tout faire. Ils commirent donc de graves fautes, et +malheureusement en provoquèrent de non moins graves de la part du +Premier Consul: déplorable enchaînement, que l'histoire observe si +souvent dans notre univers agité, dont les passions sont l'éternel +mobile. + +[En marge: Remplacement par des hommes dévoués, du cinquième exclu +dans le Corps Législatif et le Tribunat.] + +Il fallait remplacer le cinquième exclu, dans le Corps Législatif et +le Tribunat. La majorité, qui avait prononcé les exclusions, prononça +les nouvelles admissions, et le fit de la manière la plus +satisfaisante pour le gouvernement consulaire. On se servit pour les +nouveaux choix des listes de notabilité imaginées par M. Sieyès, comme +base principale de la Constitution. Malgré les efforts du Conseil +d'État, pour trouver une manière convenable de former ces listes, +aucun des systèmes imaginés n'avait racheté l'inconvénient du +principe. Elles étaient lentes et difficiles à former, parce qu'elles +inspiraient peu de zèle aux citoyens, qui ne voyaient, dans cette +vaste présentation de candidats, aucun moyen direct et immédiat +d'influer sur la composition des premières autorités. Elles n'étaient +en réalité qu'une manière de sauver les apparences, et de dissimuler +la nécessité, alors inévitable, de la composition des grands corps de +l'État par eux-mêmes; car toute élection tournait à mal, c'est-à-dire +aux extrêmes. On avait eu la plus grande peine à terminer ces listes, +et, sur cent deux départements alors existants, dont deux, ceux de la +Corse, étaient hors la loi, dont quatre, ceux de la rive gauche du +Rhin, n'étaient pas organisés, quatre-vingt-trois seulement avaient +envoyé leurs listes. Il fut convenu qu'on ferait les choix dans les +listes envoyées, sauf à dédommager par des choix postérieurs les +départements qui n'avaient pas encore exécuté la loi. + +On appela au Corps Législatif bon nombre de ces grands propriétaires, +que la sécurité nouvelle dont on les faisait jouir portait à quitter +la retraite dans laquelle ils avaient jusqu'ici cherché à vivre. On y +appela aussi quelques préfets, quelques magistrats, qui, depuis trois +ans, venaient de se former à la pratique des affaires, sous la +direction du gouvernement consulaire. Parmi les personnages introduits +au Tribunat se trouvait Lucien Bonaparte, revenu d'Espagne, après une +ambassade plus agitée qu'utile, et affectant de ne plus rien désirer +qu'une existence tranquille, employée à servir son frère dans le sein +de l'un des grands corps de l'État. Avec lui on avait introduit +Carnot, sorti depuis peu du ministère de la guerre, où il n'avait pas +eu l'art de plaire au Premier Consul. Ce dernier n'était pas plus +favorable au gouvernement consulaire que les tribuns récemment exclus; +mais c'était un personnage grave, universellement respecté, dont +l'opposition devait être peu active, et que la Révolution ne pouvait +pas, sans une odieuse ingratitude, laisser à l'écart. Cette nomination +était d'ailleurs un dernier hommage à la liberté. Après ces deux noms, +le plus notable était celui de M. Daru, administrateur capable et +intègre, esprit sage et cultivé. + +Pendant que ces opérations s'exécutaient, le Premier Consul était +arrivé à Paris, à la suite d'une absence de vingt-quatre jours. Il +était de retour le 31 janvier au soir (11 pluviôse). La soumission +était partout, et ce mouvement singulier de résistance qu'on avait vu +se produire naguère dans les deux assemblées législatives, était +maintenant complétement apaisé. L'autorité nouvelle dont le Premier +Consul venait d'être revêtu, avait elle-même agi sur les esprits. +Assurément c'était peu pour la puissance du Premier Consul, que la +République italienne ajoutée à cette République française, qui avait +vaincu et désarmé le monde; mais cet exemple de déférence, donné au +génie du général Bonaparte par un peuple allié, avait produit un grand +effet. Les corps de l'État vinrent tous avec empressement lui +présenter leurs félicitations, et lui adresser des discours où +perçait, à côté de l'exaltation de langage qu'il inspirait +ordinairement, une nuance marquée de respect. Il semblait qu'on voyait +déjà sur cette tête dominatrice la double couronne de France et +d'Italie. + +[En marge: Le Premier Consul, délivré de toute opposition, peut donner +cours à ses projets.] + +Il pouvait tout maintenant, et pour l'organisation de la France, qui +était son premier objet, et pour sa grandeur personnelle, qui était le +second. Il n'avait plus à craindre que les codes qu'il avait fait +rédiger, et qu'il faisait rédiger encore, que les arrangements conclus +avec le Pape pour la restauration des autels, n'échouassent devant la +mauvaise volonté, ou devant les préjugés des grands corps de l'État. +Ces projets n'étaient pas les seuls qu'il méditait. Depuis quelques +mois, il préparait un vaste système d'éducation publique, pour +façonner la jeunesse française au régime sorti de la Révolution. Il +projetait un système de récompenses nationales, qui, sous une forme +militaire, convenable au temps et à l'imagination guerrière des +Français, pût servir à rémunérer les grandes actions civiles, aussi +bien que les grandes actions militaires; c'était la Légion-d'Honneur, +noble institution long-temps méditée en secret, et certainement pas la +moins difficile des oeuvres que le Premier Consul voulait faire agréer +à la France républicaine. Il désirait aussi fermer une des plaies les +plus profondes de la Révolution, c'était l'émigration. Beaucoup de +Français vivaient encore à l'étranger, dans les mauvais sentiments que +l'exil inspire, privés de leur famille, de leur fortune, de leur +patrie. Avec le projet d'effacer les traces de nos profondes +discordes, et de conserver tout ce que la Révolution avait eu de bon, +d'en écarter tout ce qu'elle avait eu de mauvais, l'émigration n'était +pas un de ses résultats qu'il fallût laisser subsister. Mais, à cause +des acquéreurs de biens nationaux, toujours susceptibles et défiants, +c'était l'un des actes les plus difficiles, et qui exigeaient le plus +de courage. Toutefois le moment approchait où un tel acte allait +devenir possible. Enfin si, comme on le disait alors de toutes parts, +il fallait consolider le pouvoir dans les mains de l'homme qui l'avait +exercé d'une manière si admirable, s'il fallait donner à son autorité +un nouveau caractère, plus élevé, plus durable, que celui d'une +magistrature temporaire de dix années, dont trois s'étaient déjà +écoulées, le moment était venu encore, car la prospérité publique, +fruit de l'ordre, de la victoire, de la paix, était au comble; elle +était sentie en cet instant, avec une vivacité que le temps pouvait +plutôt émousser qu'accroître. + +[En marge: Fév. 1802.] + +[En marge: Suite du congrès d'Amiens.] + +Cependant ces projets de bien public et de grandeur personnelle qu'il +nourrissait tous à la fois, avaient besoin pour s'accomplir d'un +dernier acte, c'était la conclusion définitive de la paix maritime, +laquelle se négociait au congrès d'Amiens. Les préliminaires de +Londres avaient posé les bases de cette paix; mais tant que ces +préliminaires n'étaient pas convertis en traité définitif, les +alarmistes intéressés à troubler le repos public, ne manquaient pas de +dire chaque semaine qu'on avait cessé d'être d'accord, et qu'on serait +bientôt replongé dans la guerre maritime, et par la guerre maritime +dans la guerre continentale. Aussi, dès son retour à Paris, le Premier +Consul avait imprimé une nouvelle activité aux négociations d'Amiens. +Signez, écrivait-il chaque jour à Joseph, car depuis les préliminaires +il n'y a plus aucune question sérieuse à débattre.--Cela était vrai. +Les préliminaires de Londres avaient résolu les seules questions +importantes, en stipulant la restitution de toutes les conquêtes +maritimes des Anglais, sauf Ceylan et la Trinité, dont les Hollandais +et les Espagnols devaient faire le sacrifice. Les Anglais avaient +bien, comme on l'a vu, demandé au congrès d'Amiens la petite île de +Tabago; mais le Premier Consul avait tenu bon, et ils y avaient +renoncé. Dès lors, il n'y avait plus de contestation que relativement +à des points tout à fait accessoires, tels que l'entretien des +prisonniers, et le régime à donner à l'île de Malte. + +On a exposé précédemment la difficulté relative aux prisonniers. +C'était une pure question d'argent, toujours facile à résoudre. Le +régime à donner à Malte présentait une difficulté plus réelle, car une +défiance réciproque compliquait les vues des deux puissances. Le +Premier Consul, par un singulier pressentiment, voulait raser les +fortifications de l'île, la réduire à un rocher, et en faire un +lazaret neutre et ouvert à toutes les nations. Les Anglais, qui +voyaient dans Malte une échelle pour aller en Égypte, disaient que le +rocher seul était trop important, pour le laisser toujours accessible +aux Français, qui de l'Italie pouvaient passer en Sicile, de Sicile à +Malte. Ils voulaient le rétablissement de l'ordre sur ses anciennes +bases, avec la création d'une langue anglaise, et d'une langue +maltaise, celle-ci composée des habitants de l'île, qui leur étaient +dévoués. Le Premier Consul n'avait pas admis ces conditions; car, dans +l'état des moeurs en France, on ne pouvait pas espérer de composer une +langue française assez nombreuse, pour contre-balancer la création +d'une langue anglaise. On s'était enfin mis d'accord sur ce point. +L'ordre devait être rétabli, sans qu'il y eût aucune langue nouvelle. +Un autre grand-maître devait être nommé, car on ne voulait plus de M. +de Hompesch, qui, en 1798, avait livré Malte au général Bonaparte. En +attendant que l'ordre fût réorganisé, il était décidé qu'on +demanderait au roi de Naples de fournir une garnison napolitaine de +deux mille hommes, laquelle occuperait l'île lorsque les Anglais +l'évacueraient. Par surcroît de précaution, on désirait que quelque +grande puissance garantît cet arrangement, pour mettre Malte à l'abri +de l'une de ces entreprises, qui depuis cinq ans l'avaient fait tomber +au pouvoir, tantôt des Français, tantôt des Anglais. On songeait à +demander cette garantie à la Russie, en se fondant sur l'intérêt que +cette puissance avait témoigné à l'ordre sous Paul Ier. Sur tous ces +points on était encore d'accord, au départ du Premier Consul pour +Lyon. Les pêcheries rétablies sur leur ancien pied, l'indemnité +territoriale promise en Allemagne à la maison d'Orange pour la perte +du stathoudérat, la paix et l'intégrité de territoire assurées soit au +Portugal, soit à la Turquie, ne présentaient que des questions +résolues. Cependant, depuis le retour du Premier Consul à Paris, la +négociation paraissait languir, et lord Cornwallis, inquiet, semblait +reculer à mesure que le négociateur français faisait de nouveaux pas +vers lui. On ne pouvait suspecter lord Cornwallis, bon et respectable +militaire, qui ne demandait qu'à terminer amiablement les difficultés +de la négociation, et à joindre à ses services guerriers un grand +service civil, celui de donner la paix à sa patrie. Mais ses +instructions étaient tout à coup devenues plus rigoureuses, et la +peine qu'il en ressentait se peignait clairement sur son visage. Son +cabinet, en effet, lui avait enjoint d'être plus difficile, plus +vigilant dans la rédaction du traité, et lui avait imposé des +conditions de détail qu'il était peu aisé de faire subir à l'humeur +altière et défiante du Premier Consul. Ce brave militaire, qui avait +cru couronner sa carrière par un acte mémorable, en était à craindre +de voir sa vieille considération ternie par le rôle qu'on allait lui +faire jouer dans une négociation scandaleusement rompue. Dans son +chagrin, il s'en était franchement ouvert à Joseph Bonaparte, et +faisait avec lui de sincères efforts pour vaincre les obstacles +opposés à la conclusion de la paix. + +On se demandera quel motif avait pu détruire tout à coup, ou refroidir +du moins, les dispositions pacifiques du cabinet présidé par M. +Addington? Ce motif est facile à comprendre. Il s'était fait à Londres +une sorte de revirement, ordinaire dans les pays libres. Les +préliminaires étaient signés depuis six mois, et, dans cet état +intermédiaire, qui, sauf les coups de canon, ressemblait assez à la +guerre, on avait peu joui des bienfaits de la paix. Le haut commerce, +qui en Angleterre était la classe la plus intéressée à une reprise +d'hostilités, parce que la guerre lui valait le monopole universel, +avait cru se dédommager de ce qu'il perdait en faisant des +expéditions nombreuses pour les ports de France. Il y avait trouvé des +règlements prohibitifs, qui étaient nés d'une lutte violente, et qu'on +n'avait pas eu le temps d'adoucir. Le peuple, qui espérait +l'abaissement du prix des denrées alimentaires, n'avait pas vu +jusqu'ici se réaliser son espérance, car il fallait un traité +définitif pour vaincre les spéculateurs qui tenaient le prix des +céréales encore très-élevé. Enfin les grands propriétaires, qui +souhaitaient la réduction de tous les impôts, les classes moyennes, +qui demandaient la suppression de l'_income-tax_, n'avaient point +encore recueilli les fruits promis de la pacification du monde. Un peu +de désenchantement avait donc succédé à cet engouement inouï pour la +paix, qui, six mois auparavant, avait saisi subitement le peuple +anglais, peuple tout aussi sujet à engouement que le peuple français. +Mais, plus que tout le reste, les scènes de Lyon avaient agi sur son +imagination ombrageuse. Cette prise de possession de l'Italie, devenue +si manifeste, avait paru pour la France et pour son chef quelque chose +de si grand, que la jalousie britannique en avait été vivement +excitée. C'était un argument de plus pour le parti de la guerre, qui +déjà ne manquait pas de dire que la France allait s'agrandissant +toujours, et l'Angleterre se rapetissant à proportion. Une nouvelle +récente et très-répandue agissait également sur les esprits: c'était +celle d'une acquisition considérable faite par les Français en +Amérique. On avait vu la Toscane donnée sous le titre de royaume +d'Étrurie à un infant, sans connaître le prix de ce don fait à +l'Espagne. Maintenant que le Premier Consul réclamait à Madrid la +cession de la Louisiane, qui était l'équivalent stipulé de la Toscane, +cette condition du traité se trouvait divulguée; et ce fait, joint à +l'expédition de Saint-Domingue, révélait des projets nouveaux et +vastes en Amérique. À tout cela on ajoutait qu'un port considérable +était acquis par la France dans la Méditerranée, c'était celui de +l'île d'Elbe, échangée contre le duché de Piombino. + +Ces divers bruits répandus à la fois, pendant que la Consulte, réunie +à Lyon, décernait au général Bonaparte le gouvernement de l'Italie, +avaient rendu à Londres un peu de force au parti de la guerre, lequel +avait été obligé jusqu'ici de se renfermer dans une extrême réserve, +et de saluer, au moins de quelques hommages hypocrites, le +rétablissement de la paix. + +M. Pitt, sorti du cabinet depuis l'année dernière, mais toujours plus +puissant dans sa retraite que ses honnêtes et faibles successeurs ne +l'étaient au pouvoir, s'était tu sur les préliminaires. Il n'avait +rien dit des conditions, mais il avait approuvé le fait même de la +paix. Ses anciens collègues, fort inférieurs à lui, et par conséquent +moins modérés, MM. Windham, Dundas, Grenville, avaient blâmé la +faiblesse du cabinet Addington, et trouvé les conditions des +préliminaires désavantageuses pour la Grande-Bretagne. En apprenant le +départ d'une flotte portant vingt mille hommes à Saint-Domingue, ils +s'étaient récriés contre la duperie de M. Addington, qui laissait +passer une escadre destinée à rétablir la puissance française dans +les Antilles, sans être assuré de la paix définitive. Ils présageaient +qu'il serait victime de son imprudente confiance. À la nouvelle des +événements de Lyon, de la cession de la Louisiane, de l'acquisition de +l'île d'Elbe, ils s'étaient récriés plus vivement encore, et lord +Carlisle avait fait une violente sortie contre l'ambition gigantesque +de la France, et contre la faiblesse du nouveau cabinet britannique. + +M. Pitt continuait de se taire, pensant qu'il fallait laisser épuiser +ce goût pour la paix, dont la multitude de Londres paraissait éprise, +et qu'il convenait de protéger encore quelque temps le cabinet destiné +à satisfaire un goût probablement passager. Le cabinet anglais +lui-même se montrait ému de l'effet produit sur l'opinion publique; +mais il craignait beaucoup plus ce qu'on dirait, si la paix était +rompue aussitôt qu'essayée, et si un traité en forme ne prenait pas la +place des articles préliminaires. Il se borna donc à expédier quelques +bâtiments armés, qu'on avait trop tôt rappelés dans les ports, et à +les envoyer dans les Antilles, pour y surveiller la flotte française +dirigée sur Saint-Domingue. Il envoya à lord Cornwallis des +instructions, qui, sans changer le fond des choses, aggravaient +certaines conditions, et surchargeaient la rédaction définitive, de +précautions ou inutiles, ou désagréables pour la dignité du +gouvernement français. Lord Hawkesbury voulait que l'on stipulât avec +précision un solde au profit de l'Angleterre, pour le nombre de +prisonniers qu'elle avait eu à entretenir; il voulait que la Hollande +payât à la maison d'Orange une indemnité en argent, indépendamment de +l'indemnité territoriale promise en Allemagne; il voulait que l'on +stipulât formellement que l'ancien grand-maître ne serait pas remis à +la tête de l'ordre de Malte. Il aurait désiré surtout faire figurer un +plénipotentiaire turc au congrès d'Amiens, car, toujours rempli du +souvenir de l'Égypte, le cabinet britannique tenait à enchaîner +l'audace du Premier Consul en Orient. Il souhaitait enfin une +rédaction, qui permît au Portugal d'échapper aux stipulations du +traité de Badajos, stipulations en vertu desquelles la cour de +Lisbonne perdait Olivença en Europe, et un certain arrondissement +territorial en Amérique. + +Telles furent les instructions envoyées à lord Cornwallis. Cependant +il y eut une proposition qui fut réservée pour être faite directement +par lord Hawkesbury à M. Otto. Cette proposition était relative à +l'Italie.--Nous voyons, dit lord Hawkesbury à M. Otto, qu'il n'y a +rien à obtenir du Premier Consul, en ce qui touche le Piémont. +Demander quelque chose à cet égard serait vouloir l'impossible. Mais +que le Premier Consul concède la plus faible indemnité territoriale au +roi de Sardaigne, dans quelque coin de l'Italie que ce soit, et, en +échange de cette concession, nous reconnaîtrons à l'instant même tout +ce que la France a fait dans cette contrée. Nous reconnaîtrons le +royaume d'Étrurie, la République italienne et la République +ligurienne.-- + +Les changements demandés soit par lord Cornwallis, soit par lord +Hawkesbury, consistant plutôt dans la forme que dans le fond, +n'étaient bien fâcheux ni pour la puissance ni pour l'orgueil de la +France. La paix était assez belle en soi, pour l'accepter telle qu'on +la proposait. Mais le Premier Consul, ne pouvant pas démêler si ces +nouvelles demandes étaient une pure précaution du cabinet anglais, +dans l'intention de rendre le traité plus présentable au Parlement, ou +si en effet ce retour en arrière sur des points déjà concédés, +accompagné d'armements maritimes, cachait une secrète pensée de +rupture, agit comme il faisait toujours, en allant résolument au but. +Il concéda ce qui lui semblait devoir être concédé, et refusa +nettement le reste. Relativement aux prisonniers, il repoussa la +stipulation précise d'un solde au profit de l'Angleterre, mais accorda +la formation d'une commission, qui réglerait le compte des dépenses, +en considérant toutefois comme prisonniers anglais, les soldats +allemands ou autres qui avaient été à son service. Il ne voulut pas +que la Hollande donnât un florin pour le stathouder. Il consentit +d'une manière formelle à la nomination d'un nouveau grand-maître de +Malte, mais sans aucune expression applicable à M. de Hompesch, et de +laquelle on pût induire que la France se laissait imposer l'abandon +des gens qui l'avaient servie. Il voulut bien que la garantie de +Malte, proposée à la Russie, fût demandée aussi à l'Autriche, à la +Prusse et à l'Espagne. Enfin, sans admettre un plénipotentiaire turc +ou portugais, il consentit à l'insertion d'un article dans lequel +l'intégrité du territoire turc, et celle du territoire portugais, +seraient formellement garanties. + +[En marge: Mars 1802.] + +Quant à la reconnaissance de la République italienne, de la République +ligurienne, et du royaume d'Étrurie, il déclara qu'il s'en passerait, +et qu'il ne l'achèterait par aucune concession faite au roi de +Piémont, dont il avait résolu dès lors l'expropriation définitive. + +Après avoir envoyé ces réponses à son frère Joseph, avec une liberté +suffisante quant à la rédaction, il lui recommanda d'agir avec une +grande prudence, pour bien constater que le refus de signer la paix ne +venait pas de lui, mais de l'Angleterre. Il fit en outre déclarer, +soit à Londres, soit à Amiens, que, si on ne voulait pas accepter ce +qu'il proposait, on devait en finir, et qu'à l'instant il allait +réarmer l'ancienne flottille de Boulogne, et former un camp vis-à-vis +des côtes d'Angleterre. + +[En marge: Signature de la paix d'Amiens, donnée le 25 mars 1802.] + +La rupture n'était pas plus désirée à Londres qu'à Paris, ou Amiens. +Le cabinet anglais sentait qu'il succomberait sous le ridicule, si la +trêve de six mois, suite des préliminaires, n'avait servi qu'à ouvrir +les mers aux flottes françaises. Lord Cornwallis, qui savait que la +légation anglaise serait injustifiable, car c'était elle seule qui +avait élevé les dernières difficultés, lord Cornwallis fut +très-conciliant dans la rédaction. Joseph Bonaparte ne le fut pas +moins, et le 25 mars 1802 au soir (4 germinal an X), la paix avec la +Grande-Bretagne fut signée, sur un instrument surchargé de corrections +de tout genre. + +On prit trente-six heures, pour la traduction du traité, dans autant de +langues qu'il y avait de puissances intéressées. Le 27 mars (6 +germinal), les plénipotentiaires se réunirent à l'hôtel-de-ville. Le +Premier Consul avait voulu que tout se passât avec le plus grand +appareil. Depuis long-temps il avait fait partir pour Amiens un +détachement de ses plus belles troupes, habillées à neuf; il avait fait +réparer les routes d'Amiens à Calais et d'Amiens à Paris, et envoyé des +secours aux ouvriers du pays privés de travail, pour que rien ne pût +inspirer au négociateur anglais une fâcheuse idée de la France. Il avait +enfin prescrit des préparatifs dans la ville même d'Amiens, pour que la +signature fut donnée avec une sorte de solennité. Le 27, à 11 heures du +matin, des détachements de cavalerie allèrent chercher les +plénipotentiaires à leur demeure, et les escortèrent à l'hôtel-de-ville, +où une salle avait été préparée pour les recevoir. Ils employèrent un +certain temps à revoir les copies du traité, et vers deux heures enfin, +on introduisit les autorités et la foule, empressées d'assister à ce +spectacle imposant des deux premières nations de l'univers, se +réconciliant à la face du monde, se réconciliant, hélas! pour trop peu +de temps! Les deux plénipotentiaires signèrent la paix, et puis +s'embrassèrent cordialement, aux acclamations des assistants émus et +transportés de joie. Lord Cornwallis et Joseph Bonaparte furent +reconduits à leurs demeures, au milieu des démonstrations les plus +bruyantes de la multitude. Lord Cornwallis entendit son nom béni par le +peuple français, et Joseph rentra chez lui, entendant de toutes parts +ce cri, qui devait être long-temps, et qui aurait pu être toujours, le +cri de la France: _Vive Bonaparte!_ + +Lord Cornwallis partit immédiatement pour Londres, malgré l'invitation +qu'il avait reçue de se rendre à Paris. Il craignait que les facilités +de rédaction auxquelles il s'était prêté, ne fussent point approuvées +par son gouvernement, et il voulut assurer la ratification du traité +par sa présence. + +L'heureuse issue du congrès d'Amiens, si elle n'excita pas chez le +peuple anglais les mêmes transports d'enthousiasme que la signature +des préliminaires, le trouva encore joyeux et bruyant. Cette fois on +lui dit, qu'il allait jouir de la réalité de la paix, du bas prix des +denrées, et de l'abolition de l'_income-tax_. Il le crut, et se montra +véritablement satisfait. + +[En marge: Conséquences du traité d'Amiens.] + +L'effet fut à peu près le même de notre côté. Moins de démonstrations +extérieures, pas moins de satisfaction réelle, tel fut le spectacle +donné par le peuple en France. Enfin, on croyait tenir la paix +véritable, celle des mers, condition certaine et nécessaire de la paix +du continent. Après dix années de la plus grande, de la plus terrible +lutte qui se soit vue chez les hommes, on posait les armes: le temple +de Janus était fermé. + +[En marge: Avril 1802.] + +Qui avait fait tout cela? Qui avait rendu la France si grande et si +prospère, l'Europe si calme? Un seul homme, par la force de son épée, +et par la profondeur de sa politique. La France le proclamait ainsi, +et l'Europe entière faisait écho avec elle. Il a vaincu depuis, à +Austerlitz à Iéna, à Friedland, à Wagram, il a vaincu en cent +batailles, ébloui, enrayé, soumis le monde; jamais il ne fut si grand, +car jamais il ne fut si sage! + +[En marge: Session extraordinaire de l'an X.] + +Aussi tous les corps de l'État vinrent de nouveau lui dire, dans des +harangues pleines d'un sincère enthousiasme, qu'il avait été le +vainqueur, qu'il était aujourd'hui le bienfaiteur de l'Europe. Le +jeune auteur de tant de biens, le possesseur de tant de gloire, était +loin de se croire au terme de sa tâche; il jouissait à peine de ce +qu'il avait fait, tant il était impatient de faire davantage. +Passionné alors pour les travaux de la paix, sans être bien certain +que cette paix durât long-temps, il était pressé d'achever ce qu'il +appelait l'organisation de la France, et de concilier ce qu'il y avait +de vrai, de bon dans la Révolution, avec ce qu'il y avait d'utile, de +nécessaire à tous les temps, dans l'ancienne monarchie. Ce qui lui +tenait aujourd'hui le plus à coeur, c'était la restauration du culte +catholique, l'organisation de l'éducation publique, le rappel des +émigrés, et l'institution de la Légion-d'Honneur. C'étaient là, non +pas les seules choses qu'il méditait, mais c'étaient suivant lui les +plus urgentes. Maître désormais des esprits dans les corps de l'État, +il usa des prérogatives de la Constitution pour ordonner une session +extraordinaire. Il était revenu le 31 janvier 1802 (11 pluviôse) de la +Consulte tenue à Lyon; le traité d'Amiens avait été signé le 25 mars +(4 germinal); les promotions au Corps Législatif et au Tribunat +étaient finies depuis plusieurs semaines, et les nouveaux élus rendus +à leur poste: il convoqua donc une session extraordinaire pour le 5 +avril (15 germinal). Elle devait durer jusqu'au 20 mai (30 floréal), +c'est-à-dire un mois et demi. Cela suffisait à ses plans, quelque +grands qu'ils fussent, car la contradiction qu'il était exposé à +rencontrer désormais, ne pouvait lui faire perdre beaucoup de temps. + +Le premier des projets soumis au Corps Législatif fut le Concordat. +C'était toujours le plus difficile des nouveaux projets à faire +adopter, sinon par les masses populaires, au moins par les hommes qui +entouraient le gouvernement, civils et militaires. Le Saint-Siége, qui +avait mis tant de lenteur à concéder, tantôt le fond même du +Concordat, tantôt la bulle des nouvelles circonscriptions, tantôt la +faculté d'instituer les nouveaux évêques, avait tout envoyé depuis +long-temps au cardinal Caprara, pour qu'il fût en mesure de déployer +les pouvoirs du Saint-Siége, lorsque le Premier Consul le jugerait +opportun. Le Premier Consul avait pensé avec raison que la +proclamation de la paix définitive était le moment où l'on pourrait, à +la faveur de la joie publique, donner pour la première fois le +spectacle du gouvernement républicain prosterné au pied des autels, et +remerciant la Providence des bienfaits qu'il en avait reçus. + +[En marge: Reprise de l'affaire du Concordat.] + +Il disposa tout pour consacrer le jour de Pâques à cette grande +solennité. Mais les quinze jours qui précédèrent ce grand acte, ne +furent ni les moins critiques, ni les moins laborieux. Il fallait +d'abord, outre le traité appelé Concordat, et qui, à titre de traité, +devait être voté par le Corps Législatif, il fallait rédiger et +présenter une loi, qui réglerait la police des cultes, d'après les +principes du Concordat et de l'Église gallicane. Il fallait composer +le nouveau clergé destiné à remplacer les anciens titulaires, dont la +démission avait été demandée par le Pape, et presque universellement +obtenue. C'étaient soixante siéges à remplir à la fois, en choisissant +parmi les prêtres de tous les partis des sujets respectables, en +prenant garde de froisser par ces choix les sentiments religieux, et +de faire renaître le schisme par l'excès même du zèle qu'on apportait +à l'éteindre. + +Ce furent là des difficultés que la ténacité, enveloppée de douceur, +du cardinal Caprara, que les passions du clergé, aussi grandes que +celles des autres hommes, rendirent fort graves, fort inquiétantes, +jusqu'au dernier instant, jusqu'à la veille même du jour où le grand +acte du rétablissement des autels fut consommé. + +[En marge: Loi des articles organiques.] + +Le Premier Consul commença par la loi destinée à régler la police des +cultes. C'est celle qui porte dans nos codes le titre d'_articles +organiques_. Elle était volumineuse, et réglait les rapports du +gouvernement avec toutes les religions, catholique, protestante, +hébraïque. Elle reposait sur le principe de la liberté des cultes, +leur accordait à tous sécurité et protection, leur imposait égards et +tolérance entre eux, soumission envers le gouvernement. Quant à la +religion catholique, celle qui embrasse la presque totalité de la +population de notre pays, elle était réglée d'après les principes de +l'Église romaine, consacrés dans le Concordat, et les principes de +l'Église gallicane, proclamés par Bossuet. D'abord il était établi +qu'aucune bulle, bref, ou écrit quelconque du Saint-Siége, ne pourrait +être publié en France sans l'autorisation du gouvernement; qu'aucun +délégué de Rome, excepté celui qu'elle envoyait publiquement comme son +représentant officiel, ne serait admis, ou reconnu, ou toléré; ce qui +faisait disparaître ces mandataires secrets, dont le Saint-Siége +s'était servi pour gouverner clandestinement l'Église française +pendant la Révolution. Toute infraction quelconque aux règles +résultant soit des traités avec le Saint-Siége, soit des lois +françaises, commise par un membre du clergé, était qualifiée _abus_, +et déférée à la juridiction du Conseil d'État, corps politique et +administratif, animé d'un véritable esprit de gouvernement, et qui ne +pouvait éprouver pour le clergé l'antique haine que la magistrature +lui avait vouée sous l'ancienne monarchie. Aucun concile, général ou +particulier, ne pouvait être tenu en France, sans l'ordre formel du +gouvernement. Il devait y avoir un seul catéchisme, approuvé par +l'autorité publique. Tout ecclésiastique consacré à l'enseignement du +clergé devait professer la Déclaration de 1682, connue sous le titre +de PROPOSITIONS DE BOSSUET. Ces propositions, comme on sait, +contiennent ces beaux principes de soumission et d'indépendance, qui +caractérisent particulièrement l'Église gallicane, laquelle, toujours +soumise à l'unité catholique, qu'elle a fait triompher en France et +défendue en Europe, mais indépendante dans son régime intérieur, +fidèle à ses rois, n'a jamais abouti ni au protestantisme, comme +l'Église allemande ou anglaise, ni à l'inquisition, comme l'Église +espagnole. Soumission au chef de l'Église universelle sous le rapport +spirituel, soumission au chef de l'État sous le rapport temporel, tel +est le double principe sur lequel le Premier Consul voulut que +l'Église française restât établie. C'est pourquoi il exigea d'une +manière formelle l'enseignement dans le clergé des propositions de +Bossuet. Il fut arrêté ensuite dans les articles organiques, que les +évêques nommés par le Premier Consul, institués par le Pape, +choisiraient les curés, mais, avant de les installer, seraient obligés +de les faire agréer par le gouvernement. Il fut accordé aux évêques de +former des chapitres de chanoines dans les cathédrales, et des +séminaires dans les diocèses. Tous les choix des professeurs dans ces +séminaires devaient être approuvés par l'autorité publique. Aucun +élève des séminaires ne pouvait être ordonné prêtre, s'il n'avait 25 +ans, s'il ne faisait preuve d'une propriété de 300 francs de revenu, +s'il n'était agréé par l'administration des cultes. Cette condition de +propriété n'a pas pu tenir devant la réalité[23]; mais il eût été à +désirer qu'elle fût praticable, car l'esprit du clergé serait moins +descendu que nous ne l'avons vu depuis. Les archevêques devaient +recevoir 15,000 francs d'appointements, les évêques 10,000. Les curés +de première classe devaient recevoir 1,500 francs, ceux de seconde, +1,000, sans cumul toutefois avec les pensions ecclésiastiques, dont +beaucoup de prêtres jouissaient en compensation des biens +ecclésiastiques aliénés. Le casuel, c'est-à-dire les rétributions +volontaires des fidèles pour l'administration de certains sacrements, +était conservé, à condition d'un règlement donné par les évêques. Du +reste, il était stipulé que tous les secours du culte seraient +administrés gratuitement. Les églises étaient restituées au nouveau +clergé. Les presbytères, et les jardins attenants, ce que dans nos +campagnes on appelle la _maison du curé_, devaient être les seules +portions des anciens biens d'église, rendues aux prêtres; bien entendu +qu'il n'était pas question de ceux de ces biens qui avaient été +vendus. L'usage des cloches était rétabli pour appeler les fidèles à +l'église; mais avec défense de les employer à aucun usage civil, à +moins d'une permission de l'autorité. Le sinistre souvenir du tocsin +avait fait adopter cette précaution. Aucune fête, excepté celle du +dimanche, ne pouvait être établie sans l'autorisation du gouvernement. +Le culte ne devait pas être extérieur, c'est-à-dire, célébré hors des +temples, dans les villes où il existait des temples appartenant à des +religions différentes. Enfin le calendrier grégorien se trouvait en +partie concilié avec le calendrier républicain. C'était là +certainement la plus grave des difficultés. On ne pouvait pas abolir +complètement le calendrier qui rappelait, plus que toute autre +institution, le souvenir de la Révolution, et qui avait été adapté au +nouveau système des poids et mesures. Mais il n'était pas possible non +plus de rétablir la religion catholique sans rétablir le dimanche, et +avec le dimanche la semaine. D'ailleurs les moeurs avaient déjà fait +ce que la loi n'avait pas osé faire encore, et le dimanche était +redevenu partout un jour de fête religieuse, plus ou moins observé, +mais universellement admis comme interruption du travail de la +semaine. Le Premier Consul adopte un moyen terme. Il décida que +l'année, le mois, seraient nommés comme dans le calendrier +républicain, et le jour, la semaine, comme dans le calendrier +grégorien; qu'on dirait, par exemple, pour le jour de Pâques, dimanche +28 germinal an X, ce qui répondait au 18 avril 1802. Il exigea enfin +qu'on ne pût marier personne à l'église, sans la production préalable +de l'acte du mariage civil; et quant aux registres des naissances, des +morts, des mariages, que le clergé avait continué de tenir par suite +de ses habitudes, il fit déclarer que ces registres ne pourraient +jamais avoir aucune valeur en justice. Enfin toute donation +testamentaire ou autre, faite au clergé, devait être constituée en +rentes. + + [Note 23: Elle n'a été abolie qu'en février 1810.] + +Telle est en substance la sage et profonde loi qui porte le nom +d'_articles organiques_. Elle était pour le gouvernement français un +acte tout intérieur, qui le regardait seul, et qui, à ce titre, ne +devait pas être soumis au Saint-Siége. Il suffisait qu'elle ne contînt +rien de contraire au Concordat, pour que la cour de Rome ne fût pas +raisonnablement fondée à se plaindre. La lui soumettre, c'était se +préparer des difficultés interminables, difficultés plus grandes, plus +nombreuses que celles qu'avait rencontrées le Concordat lui-même. Le +Premier Consul n'avait garde de s'y exposer. Il savait bien qu'une +fois le culte publiquement rétabli, le Saint-Siége ne romprait pas la +nouvelle paix entre la France et Rome, pour des articles concernant la +police intérieure de la République. Il est bien vrai que, plus tard, +ces articles sont devenus l'un des griefs de la cour de Rome contre +Napoléon, mais ils furent un prétexte plutôt qu'un grief véritable. +Ils avaient été, du reste, communiqués au cardinal Caprara, qui ne +parut point révolté à leur lecture[24], à en juger toutefois par ce +qu'il écrivit à sa cour. Il fit quelques réserves, et conseilla au +Saint-Père de ne point s'en affliger, espérant, disait-il, que ces +articles ne seraient pas exécutés à la rigueur. + + [Note 24: Ces assertions sont fondées sur la correspondance + même du cardinal Caprara.] + +[En marge: Après la rédaction des articles organiques, on s'occupe de +la nomination des évêques.] + +[En marge: Le Pape voudrait qu'il n'y eût pas des prêtres +constitutionnels parmi les nouveaux évêques.] + +La loi des articles organiques rédigée, et discutée en Conseil d'État, +il fallait s'occuper du personnel du clergé. C'était un travail +considérable, car il y avait une multitude de choix à examiner de +très-près, avant de les arrêter définitivement. M. Portalis, que le +Premier Consul avait chargé de l'administration des cultes, et qui +était éminemment propre, soit à traiter avec le clergé, soit à le +représenter auprès des corps de l'État, et à le défendre par une +élocution douce, brillante, empreinte d'une certaine onction +religieuse, M. Portalis résistait ordinairement au Saint-Siége, avec +une fermeté respectueuse. Cette fois il s'était fait en quelque sorte +l'allié du cardinal Caprara, dans une prétention de la cour de Rome, +celle d'exclure complètement le clergé constitutionnel des nouveaux +siéges. Le Pape, tout ému encore d'un acte aussi exorbitant à ses yeux +que la déposition des anciens titulaires, voulait au moins s'en +dédommager, en éloignant de l'épiscopat les ministres du culte qui +avaient pactisé avec la Révolution française, et prêté serment à la +Constitution civile. Depuis que le Concordat était signé, c'est-à-dire +depuis environ huit à neuf mois, le cardinal Caprara, qui remplissait +incognito les fonctions de légat _à latere_, et qui voyait sans cesse +le Premier Consul, lui insinuait avec douceur, mais avec constance, +les désirs de l'Église romaine, s'avançant plus hardiment quand le +Premier Consul était d'humeur à le laisser dire, se retirant +précipitamment, et avec humilité, quand il était d'humeur contraire. +Ces désirs de l'Église romaine ne consistaient pas seulement à +repousser de la nouvelle composition du clergé français les prêtres +qu'elle appelait _intrus_, mais à recouvrer les provinces perdues, +Bologne, Ferrare et la Romagne.--Le Saint-Père, disait le cardinal, +est fort pauvre depuis qu'il a été dépouillé de ses provinces les plus +fertiles; il est si pauvre qu'il ne peut payer ni des troupes pour le +garder, ni l'administration de ses États, ni le Sacré Collége. Il a +perdu même une partie de ses revenus extérieurs. Au milieu de ses +douleurs, le rétablissement de la religion en France est la plus +grande de ses consolations; mais ne mêlez pas des amertumes à cette +consolation, en l'obligeant à instituer des prêtres qui ont apostasié, +en privant le clergé fidèle des places déjà tant réduites par la +nouvelle circonscription.--Oui, répondait le Premier Consul, le +Saint-Père est pauvre; je le soulagerai. Toutes les limites des États +d'Italie ne sont pas irrévocablement fixées; celles de l'Europe +elle-même ne sont pas définitivement arrêtées. Mais je ne puis +aujourd'hui ôter des provinces à la République italienne, qui vient de +me prendre pour chef. En attendant, il faut au Saint-Père plus +d'argent qu'il n'en a. Il lui faut quelques millions; je suis prêt à +les lui donner. Quant aux _intrus_, ajoutait-il, c'est autre chose. Le +Pape a promis, une fois les démissions données, de réconcilier avec +l'Église, sans aucune distinction, tous ceux qui se soumettraient au +Concordat. Il l'a promis, il faut qu'il tienne sa parole. Je la lui +rappellerai, et il n'est ni homme, ni pontife à y manquer. D'ailleurs +je ne suis pas venu pour faire triompher tel ou tel parti; je suis +venu pour les réconcilier les uns avec les autres, en tenant la +balance égale entre eux. Depuis quelque temps, vous m'avez obligé à +lire l'histoire de l'Église. J'y ai vu que les querelles religieuses +ne se passent pas autrement que les querelles politiques; car vous +prêtres, nous militaires ou magistrats, nous sommes tous hommes. Elles +ne finissent que par l'intervention d'une autorité assez forte pour +obliger les partis à se rapprocher et à se fondre. Je mêlerai donc +quelques évêques constitutionnels aux évêques que vous appelez +fidèles; je les choisirai bien, j'en choisirai peu, mais il y en +aura. Vous les réconcilierez avec l'Église romaine; je les obligerai à +être soumis au Concordat, et tout ira bien. Du reste, c'est chose +résolue, n'y revenez plus.--LE GRAND CONSUL, comme l'appelait le +cardinal, si on insistait, s'animait vite; et le cardinal s'arrêtait, +car il l'admirait, l'aimait, le craignait également, et disait au +Saint-Père: N'irritons pas cet homme! lui seul nous soutient dans ce +pays, où tout le monde est contre nous. Si son zèle se refroidissait +un instant, ou si par malheur il venait à mourir, il n'y aurait plus +de religion en France.--Le cardinal, quand il n'avait pas réussi, +s'efforçait néanmoins de paraître satisfait, car le général Bonaparte +aimait à voir les gens contents, et prenait de l'humeur quand on se +présentait à lui avec un visage chagrin. Le cardinal se montrait donc +toujours doux et serein, et avait, par ce moyen, trouvé l'art de lui +plaire. Il voyait d'ailleurs les peines qu'avait le général Bonaparte, +et il n'aurait pas voulu les accroître. Le général, à son tour, +s'efforçait d'expliquer au cardinal les susceptibilités, les ombrages +de l'esprit français; et, malgré sa puissance, il faisait autant +d'efforts pour le convaincre, que le cardinal en pouvait faire de son +côté pour l'amener à ses vues. Un jour, impatienté des instances du +légat, il le fit taire par cette parole à la fois gracieuse et +profonde.--Tenez, lui dit-il, cardinal Caprara, possédez-vous encore +le don des miracles? le possédez-vous?... en ce cas, employez-le, vous +me rendrez grand service. Si vous ne l'avez pas, laissez-moi faire; +et, puisque je suis réduit aux moyens humains, permettez-moi d'en +user comme je l'entends, pour sauver l'Église.-- + +[En marge: Nominations aux siéges de la nouvelle circonscription.] + +C'est un spectacle curieux et saisissant, conservé tout entier dans la +correspondance du cardinal Caprara, que celui de ce puissant homme de +guerre, déployant tour à tour une finesse, une grâce, une véhémence +extraordinaires, pour persuader le vieux cardinal, théologien et +diplomate. Tous deux étaient ainsi arrivés au moment de la publication +du Concordat, sans avoir pu se convaincre. M. Portalis, qui, sur ce +point uniquement, était de l'avis du Saint-Siége, n'osa pas, comme il +le voulait d'abord, exclure tout à fait les constitutionnels de ses +propositions pour les soixante siéges à remplir, mais il n'en présenta +que deux. S'étant entendu avec l'abbé Bernier pour les choix à faire +dans le clergé orthodoxe, il avait proposé les membres les plus +éminents et les plus sages de l'ancien épiscopat, et, en assez grand +nombre, des curés estimables, distingués par leur piété, leur +modération, et la continuation de leurs services pendant la terreur. +Il disait avec l'abbé Bernier, que n'appeler aucun membre de l'ancien +épiscopat, et ne désigner que des curés, ce serait créer un clergé +trop nouveau, trop dépourvu d'autorité; que nommer, au contraire, +d'anciens évêques seuls à tous les siéges, ce serait trop oublier le +clergé inférieur, qui avait rendu de vrais services pendant la +Révolution, et dont la juste ambition serait ainsi gravement froissée. +Ces vues étaient raisonnables, et furent admises par le Premier +Consul. Mais, quant aux deux prélats constitutionnels, il ne s'en +contenta pas. Sur soixante siéges, j'en veux dit-il, donner le +cinquième au clergé de la Révolution, c'est-à-dire douze. Il y aura +deux archevêques constitutionnels sur dix, et dix évêques +constitutionnels sur cinquante, ce qui n'est pas trop.--Après s'être +concerté avec MM. Portalis et Bernier, il fit avec eux les choix les +mieux entendus, sauf un ou deux. M. de Belloy, évêque de Marseille, le +plus respectable, le plus âgé des membres de l'ancienne Église de +France, digne ministre d'une religion de charité, qui joignait une +figure vénérable à la piété la plus sage, fut nommé archevêque de +Paris. M. de Cicé, ancien garde des sceaux sous Louis XVI, autrefois +archevêque de Bordeaux, esprit ferme et politique, fut promu à +l'archevêché d'Aix. M. de Boisgelin, grand seigneur, prêtre éclairé, +instruit et doux, jadis archevêque d'Aix, devint archevêque de Tours. +M. de La Tour-du-Pin, ancien archevêque d'Auch, reçut l'évêché de +Troyes. Ce digne prélat, illustre par son savoir autant que par sa +naissance, eut la modestie d'accepter ce poste si inférieur à celui +qu'il quittait. Le Premier Consul l'en récompensa plus tard par le +chapeau de cardinal. M. de Roquelaure, autrefois évêque de Senlis, +l'un des prélats les plus distingués de l'ancienne Église, par l'union +de l'aménité et des bonnes moeurs, obtint l'archevêché de Malines. M. +Cambacérès, frère du second Consul, fut appelé à l'archevêché de +Rouen. L'abbé Fesch, oncle du Premier Consul, prêtre orgueilleux, qui +mettait sa gloire à résister à son neveu, fut fait archevêque de +Lyon, c'est-à-dire primat des Gaules. M. Lecoz, évêque constitutionnel +de Rennes, prêtre de bonnes moeurs, mais janséniste ardent et +incommode, fut nommé archevêque de Besançon. M. Primat, évêque +constitutionnel de Lyon, autrefois oratorien, prêtre instruit et doux, +ayant donné des scandales fâcheux sous le rapport du schisme, mais +aucun sous le rapport des moeurs, fut promu à l'archevêché de +Toulouse. Un curé distingué, M. de Pancemont, fort employé dans +l'affaire des démissions, fut tiré de la paroisse de Saint-Sulpice, +pour être envoyé à Vannes comme évêque. Enfin, l'abbé Bernier, le +célèbre curé de Saint-Laud d'Angers, autrefois le meneur caché de la +Vendée, depuis son pacificateur, et, sous le Premier Consul, le +négociateur du Concordat, reçut l'évêché d'Orléans. Ce siége n'était +pas en rapport avec la haute influence que le Premier Consul lui avait +laissé prendre sur les affaires de l'Église de France; mais l'abbé +Bernier sentait que les souvenirs de la guerre civile, attachés à son +nom, ne permettaient pas une élévation trop marquante et trop brusque; +que le pouvoir réel dont il jouissait valait mieux que les honneurs +extérieurs. Le Premier Consul lui destinait d'ailleurs le chapeau de +cardinal. + +Quand ces nominations, qui étaient arrêtées, mais qui ne devaient être +publiées qu'après la conversion du Concordat en loi de l'État, furent +communiquées au cardinal Caprara, celui-ci opposa une vive résistance, +versa même des larmes, se disant dépourvu de pouvoirs, bien qu'il eût +reçu de Rome une latitude absolue, et jusqu'à la faculté +extraordinaire d'instituer les nouveaux prélats, sans recours au +Saint-Siége. MM. Portalis et Bernier lui déclarèrent que la volonté du +Premier Consul était irrévocable, qu'il fallait se soumettre, ou +renoncer à la restauration solennelle des autels, promise sous +quelques jours. Il se soumit, écrivant au Pape que le salut des âmes, +privées de religion, s'il avait persisté, l'avait emporté dans son +esprit sur l'intérêt du clergé fidèle.--On me blâmera, disait-il au +Saint-Père; mais j'ai obéi à ce que j'ai cru la voix du ciel.-- + +Il consentit donc, se réservant d'exiger des constitutionnels +nouvellement élus, une rétractation, qui couvrît cette dernière +condescendance du Saint-Siége. + +Tout étant prêt, le Premier Consul fit apporter le Concordat au Corps +Législatif, pour y être voté comme une loi, suivant les prescriptions +de la Constitution. Au Concordat étaient joints les articles +organiques. Ce fut le premier jour de la session extraordinaire, 5 +avril 1802 (15 germinal), que le Concordat fut présenté au Corps +Législatif par les conseillers d'État Portalis, Régnier, et Regnault +de Saint-Jean-d'Angély. Le Corps Législatif n'était point en séance +quand le traité d'Amiens, signé le 25 mars, avait été connu à Paris. +Il n'avait donc pas été au nombre des autorités, venues pour féliciter +le Premier Consul. On proposa dès cette première séance d'envoyer une +députation de vingt-cinq membres, pour complimenter le Premier Consul, +à l'occasion de la paix générale. Dans cette proposition il ne fut pas +dit un mot du Concordat, ce qui montre l'esprit du temps, même dans +le sein du Corps Législatif renouvelé. La députation fut présentée le +6 avril (16 germinal). + +[En marge: Allocution du Premier Consul à une députation du Corps +Législatif, relativement au Concordat.] + +«Citoyen consul, dit le président du Corps Législatif, le premier +besoin du peuple français attaqué par l'Europe était la victoire, et +vous avez vaincu. Son voeu le plus cher après la victoire était la +paix, et vous la lui avez donnée. Que de gloire pour le passé, que +d'espérance pour l'avenir! Et tout cela est votre ouvrage! Jouissez de +l'éclat et du bonheur que la République vous doit!» Le président +terminait cette allocution par l'expression la plus vive de la +reconnaissance nationale, mais il se taisait absolument au sujet du +Concordat. Le Premier Consul saisit l'occasion de lui donner à ce +sujet une sorte de leçon, et de ne parler que du Concordat, à des gens +qui ne parlaient que de la paix d'Amiens. «Je vous remercie, dit-il +aux envoyés du Corps Législatif, des sentiments que vous m'exprimez. +Votre session commence par l'opération la plus importante de toutes, +celle qui a pour but l'apaisement des querelles religieuses. La France +entière sollicite la fin de ces déplorables querelles, et le +rétablissement des autels. J'espère que dans votre vote vous serez +unanimes comme elle. La France verra avec une vive joie que ses +législateurs ont voté la paix des consciences, la paix des familles, +cent fois plus importante pour le bonheur des peuples que celle à +l'occasion de laquelle vous venez féliciter le gouvernement.» + +[En marge: Adoption du Concordat par le Corps Législatif, et sa +conversion en loi de l'État.] + +Ces nobles paroles produisirent l'effet qu'en attendait le Premier +Consul. Le projet, porté immédiatement du Corps Législatif au +Tribunat, y fut examiné avec gravité, même avec faveur, et discuté +sans véhémence. Sur le rapport de M. Siméon, il fut adopté par 78 +suffrages contre 7. Au Corps Législatif, 228 voix se prononcèrent +pour, et 21 contre. + +[En marge: Réception officielle du cardinal Caprara comme légat _à +latere_.] + +Ce fut le 8 avril (18 germinal) que les deux projets furent convertis +en lois. Il n'y avait plus d'obstacle. On était au jeudi; le dimanche +suivant était le dimanche des Rameaux; le dimanche d'après, celui de +Pâques. Le Premier Consul voulut consacrer ces jours solennels de la +religion catholique, à la grande fête du rétablissement des cultes. Il +n'avait pas encore reçu officiellement le cardinal Caprara, comme +légat du Saint-Siége. Il lui assigna le lendemain, vendredi, pour +cette réception officielle. L'usage des légats _à latere_ est de faire +porter devant eux la croix d'or. C'est le signe du pouvoir +extraordinaire que le Saint-Siége délègue aux représentants de cette +espèce. Le cardinal Caprara voulant, conformément aux vues de sa cour, +que l'exercice du culte fût aussi public, aussi extérieur que possible +en France, demandait que, suivant l'usage, le jour où il irait aux +Tuileries, la croix d'or fût portée devant lui, par un officier vêtu +de rouge, et à cheval. C'était là un spectacle qu'on craignait de +donner au peuple parisien. On négocia, et il fut convenu que cette +croix serait portée dans l'une des voitures qui devaient précéder +celle du légat. + +Le vendredi 9 avril (19 germinal), le cardinal-légat se rendit en +pompe aux Tuileries, dans les équipages du Premier Consul, escorté par +la garde consulaire, et précédé par la croix portée dans l'une des +voitures. Le Premier Consul le reçut à la tête d'un nombreux +entourage, composé de ses collègues, de plusieurs conseillers d'État, +et d'un brillant état-major. Le cardinal Caprara, dont l'extérieur +était doux et grave, adressa au Premier Consul un discours, dans +lequel la dignité se mêlait à l'expression de la reconnaissance. Il +prêta le serment convenu de ne rien faire contre les lois de l'État, +et de cesser ses fonctions dès qu'il en serait requis. Le Premier +Consul lui répondit en termes élevés, et destinés surtout à retentir +ailleurs que dans le palais des Tuileries. + +[En marge: Sacre des quatre premiers évêques le dimanche des Rameaux.] + +Cette manifestation extérieure était la première de toutes celles +qu'on préparait, et elle fut peu aperçue, parce que le peuple de +Paris, n'étant point averti, n'avait pu céder à sa curiosité +ordinaire. Le surlendemain était le dimanche des Rameaux. Le Premier +Consul avait déjà fait agréer au cardinal quelques-uns des principaux +prélats, dont la nomination était arrêtée. Il voulait qu'on les sacrât +dans cette journée du dimanche des Rameaux, pour qu'ils pussent +officier le dimanche suivant, jour de Pâques, dans la grande solennité +qu'il avait projetée. C'étaient MM. de Belloy, nommé archevêque de +Paris, de Cambacérès, archevêque de Rouen, Bernier, évêque d'Orléans, +de Pancemont, évêque de Vannes. L'église Notre-Dame était encore +occupée par les constitutionnels, qui en gardaient les clefs. Il +fallut un ordre formel pour les obliger à les rendre. Ce beau temple +se trouvait dans un état de délabrement fort triste; rien n'y était +prêt pour la cérémonie du sacre des quatre prélats. On y pourvut au +moyen d'une somme fournie par le Premier Consul, et avec tant de +précipitation que, le jour de la cérémonie venu, on n'avait pas même +disposé un lieu propre à servir de sacristie. Une maison voisine fut +employée à cet usage. Les nouveaux prélats s'y revêtirent de leurs +ornements pontificaux, et traversèrent dans cet appareil la place qui +précède la cathédrale. Le peuple, averti qu'une grande cérémonie se +préparait, était accouru, et se montra calme et respectueux. La figure +du vénérable archevêque de Belloy était si noble et si belle, qu'elle +toucha les coeurs simples dont se composait cette foule, et tous, +hommes et femmes, s'inclinèrent avec respect. L'église était pleine de +cette nombreuse classe de chrétiens, qui avaient gémi des malheurs de +la religion, et qui, n'appartenant à aucune faction, recevaient avec +reconnaissance le présent que leur faisait en ce jour le Premier +Consul. La cérémonie fut touchante par le défaut même de pompe, par le +sentiment qu'on y apportait. Les quatre prélats furent sacrés d'après +toutes les formes usitées. + +Dès ce moment, il faut le dire, la satisfaction était générale dans +les masses, et on était certain de l'approbation publique, pour la +grande manifestation fixée au dimanche suivant. Excepté les hommes de +parti, révolutionnaires entêtés dans leurs systèmes, ou royalistes +factieux qui voyaient avec chagrin le levier de la révolte leur +échapper, tout le monde approuvait ce qui se passait, et le Premier +Consul pouvait reconnaître déjà que ses vues étaient plus justes que +celles de ses conseillers. + +[En marge: _Te Deum_ solennel chanté à Notre-Dame, le jour de Pâques, +pour célébrer la paix générale et le rétablissement du culte.] + +Le dimanche suivant, jour de Pâques, fut destiné à un _Te Deum_ +solennel qu'on devait chanter, pour célébrer en même temps la paix +générale et la réconciliation avec l'Église. Cette cérémonie fut +annoncée par l'autorité publique comme une véritable fête nationale. +Les préparatifs et le programme en furent publiés. Le Premier Consul +voulut s'y transporter en grand cortége, accompagné de tout ce qu'il y +avait de plus élevé dans l'État. Il fit savoir par les dames du Palais +aux femmes des hauts fonctionnaires, qu'elles satisferaient l'un de +ses désirs les plus vifs, en se rendant à la métropole le jour du _Te +Deum_. La plupart ne se firent pas presser. On sait quels motifs +frivoles se joignent aux motifs les plus pieux, pour augmenter +l'affluence dans ces solennités de la religion. Les plus brillantes +femmes de Paris obéirent au Premier Consul. Les principales d'entre +elles avaient rendez-vous aux Tuileries, pour accompagner madame +Bonaparte dans les voitures de la nouvelle cour. + +Le Premier Consul avait donné un ordre formel à ses généraux de +l'accompagner. C'était le plus difficile à obtenir, car on disait +partout qu'ils tenaient un langage inconvenant et presque factieux. On +a déjà vu les écarts de Lannes. Augereau, toléré à Paris, était +actuellement l'un de ceux qui parlaient le plus haut. Il fut chargé +par ses camarades de se présenter au Premier Consul, et de lui +exprimer leur désir de ne pas se rendre à Notre-Dame. C'est en séance +consulaire, en présence des trois Consuls et des ministres, que le +général Bonaparte voulut recevoir Augereau. Celui-ci exposa son +message, mais le Premier Consul le rappela à son devoir avec cette +hauteur qu'il savait apporter dans le commandement, surtout à l'égard +des gens de guerre. Il lui fit sentir l'inconvenance de sa démarche, +lui rappela que le Concordat était maintenant loi de l'État, que les +lois étaient obligatoires pour toutes les classes de citoyens, aussi +bien pour les militaires que pour les citoyens les plus humbles et les +plus faibles; qu'il veillerait du reste à leur exécution, en sa double +qualité de général et de premier magistrat de la République; que ce +n'était pas aux officiers de l'armée, mais au gouvernement à juger la +convenance de la cérémonie ordonnée pour le jour de Pâques; que toutes +les autorités avaient ordre d'y assister, les autorités militaires +comme les autorités civiles, que toutes obéiraient; que quant à la +dignité de l'armée, il en était aussi jaloux, et aussi bon juge +qu'aucun des généraux ses compagnons d'armes, et qu'il était certain +de ne la point compromettre, en assistant de sa personne aux +cérémonies de la religion; qu'au surplus, ils n'avaient pas à +délibérer, mais à exécuter un ordre, et qu'il s'attendait à les voir +tous dimanche, à ses côtés, dans l'église métropolitaine. Augereau ne +répliqua point, et ne rapporta auprès de ses camarades que l'embarras +d'avoir commis une légèreté, et la résolution d'obéir. + +[En marge: Dernières difficultés la veille de la cérémonie, suscitées +par le cardinal Caprara, relativement aux évêques choisis parmi les +constitutionnels.] + +Tout était prêt, mais au dernier instant les arrière-pensées du +cardinal Caprara faillirent mettre au néant les nobles projets du +Premier Consul. Les évêques choisis dans le clergé constitutionnel, +s'étaient rendus chez le cardinal Caprara, pour le procès informatif +qui se fait à l'égard de tout évêque présenté au Saint-Siége. Le +cardinal avait exigé d'eux une rétractation, par laquelle ils +abjuraient leurs anciennes erreurs, en qualifiant de la manière la +plus flétrissante leur adhésion à la Constitution civile du Clergé. +C'était une démarche humiliante, non-seulement pour eux, mais pour la +Révolution elle-même. Le Premier Consul averti ne voulut pas la +souffrir, et leur enjoignit de ne pas céder, promettant de les +appuyer, et de forcer le représentant du Saint-Siége à renoncer à ses +prétentions si peu chrétiennes. Le cardinal Caprara n'avait vu d'autre +excuse à sa condescendance, s'il instituait ce qu'on appelait des +_intrus_, que dans une rétractation formelle de leur conduite passée. +Mais le Premier Consul ne l'entendait pas ainsi.--Quand j'accepte pour +évêque, disait-il, l'abbé Bernier, l'apôtre de la Vendée, le Pape peut +bien agréer des Jansénistes ou des Oratoriens, qui n'ont eu d'autre +tort que d'adhérer à la Révolution.--Il leur ordonna de se renfermer +dans une simple déclaration, consistant à dire qu'ils adhéraient au +Concordat et aux volontés du Saint-Siége, écrites dans ce traité. Il +soutenait avec raison, que le Concordat contenant les principes sur +lesquels l'Église française et l'Église romaine s'étaient mises +d'accord, on ne pouvait exiger davantage, sans avouer l'intention +d'humilier un parti au profit d'un autre, et il déclarait qu'il ne le +permettrait pas. + +Le samedi soir, veille de Pâques, cette contestation n'était pas +terminée. M. Portalis fut chargé d'aller annoncer au cardinal que la +cérémonie du lendemain n'aurait pas lieu, que le Concordat ne serait +point publié, et resterait sans effet, si l'on insistait plus +long-temps sur la rétractation demandée. Cette résolution, au surplus, +était sérieuse, et le Premier Consul, en se montrant plein de +condescendance pour l'Église, ne voulait cependant pas céder sur les +points qui lui semblaient compromettre le but lui-même, c'est-à-dire +la fusion des partis. Il savait que, pour être conciliateur, il faut +être énergique, car il en coûte pour amener les partis à transiger, +presque autant que pour les vaincre. + +[En marge: Le cardinal Caprara cède enfin à l'égard des +constitutionnels.] + +Le cardinal céda enfin, mais très-avant dans la nuit. Il fut convenu +que les nouveaux élus, pris dans le clergé constitutionnel, subiraient +chez lui leur procès informatif, qu'ils professeraient de vive voix +leur réunion sincère à l'Église, et qu'ensuite on déclarerait qu'ils +s'étaient réconciliés, sans dire comment, ni dans quels termes. +Toujours est-il que la rétractation demandée ne fut pas faite. + +[En marge: Publication du Concordat le jour de Pâques.] + +Le lendemain, jour de Pâques, 18 avril 1802 (28 germinal an X), le +Concordat fut publié dans tous les quartiers de Paris, avec grand +appareil, et par les principales autorités. Tandis que cette +publication se faisait dans les rues de la capitale, le Premier +Consul, qui voulait solenniser dans la même journée tout ce qu'il y +avait d'heureux pour la France, échangeait aux Tuileries les +ratifications du traité d'Amiens. Cette importante formalité +accomplie, il partit pour Notre-Dame, suivi des premiers corps de +l'État, et d'un grand nombre de fonctionnaires de tout ordre, d'un +brillant état-major, d'une foule de femmes du plus haut rang, qui +accompagnaient madame Bonaparte. Une longue suite de voitures +composait ce magnifique cortége. Les troupes de la première division +militaire, réunies à Paris, bordaient la haie, depuis les Tuileries +jusqu'à la métropole. L'archevêque de Paris vint processionnellement +recevoir le Premier Consul à la porte de l'église, et lui présenter +l'eau bénite. Le nouveau chef de l'État fut conduit sous le dais, à la +place qui lui était réservée. Le Sénat, le Corps Législatif, le +Tribunat étaient rangés des deux côtés de l'autel. Derrière le Premier +Consul, se trouvaient debout les généraux en grand uniforme, plus +obéissants que convertis, quelques-uns même affectant une contenance +peu décente. Quant à lui, revêtu de l'habit rouge des Consuls, +immobile, le visage sévère, il ne montrait ni la distraction des uns, +ni le recueillement des autres. Il était calme, grave, dans l'attitude +d'un chef d'empire, qui fait un grand acte de volonté, et qui commande +de son regard la soumission à tout le monde. + +La cérémonie fut longue et digne, malgré la mauvaise disposition de la +plupart de ceux qu'il avait fallu y amener. Du reste, l'effet en +devait être décisif, car, l'exemple une fois donné par le plus +imposant des hommes, toutes les anciennes habitudes religieuses +allaient renaître, et toutes les résistances s'évanouir. + +La fête avait deux motifs, le rétablissement du culte et la paix +générale. Naturellement la satisfaction était partout, et quiconque +n'avait pas dans le coeur les mauvaises passions des partis, était +heureux du bonheur public. Ce jour-là il y eut de grands dîners chez +les ministres, auxquels assistèrent les principaux membres des +administrations. Les représentants des puissances étaient conviés chez +le ministre des affaires étrangères. Il y avait un banquet brillant +chez le Premier Consul, où étaient invités le cardinal Caprara, +l'archevêque de Paris, les principaux élus du nouveau clergé, les plus +hauts personnages de l'État. Le Premier Consul s'entretint long-temps +avec le cardinal; il lui montra sa joie d'avoir achevé une telle +oeuvre. Il était fier de son courage, et de son succès. À peine un +léger nuage traversa-t-il un instant son noble front: ce fut à +l'aspect de certains des généraux dont l'attitude et le langage +n'avaient pas été convenables en cette circonstance. Il leur exprima +son mécontentement avec une fermeté de ton qui n'admettait pas la +réplique, et qui ne laissait pas craindre une récidive. + +[En marge: Ouvrage de M. de Chateaubriand sur le génie du +christianisme.] + +Pour compléter l'effet que le Premier Consul avait voulu produire dans +ce même jour, M. de Fontanes rendait compte, dans le _Moniteur_, d'un +livre nouveau, qui faisait grand bruit en ce moment: c'était le _Génie +du Christianisme_. Ce livre, écrit par un jeune gentilhomme breton, M. +de Chateaubriand, allié des Malesherbes, long-temps absent de sa +patrie, décrivait avec un éclat infini les beautés du christianisme, +et relevait le côté moral et poétique des pratiques religieuses, +livrées vingt ans auparavant aux plus amères railleries. Critiqué +violemment par MM. Chénier et Ginguené, qui lui reprochaient des +couleurs fausses et outrées, soutenu avec passion par les partisans de +la restauration religieuse, le _Génie du Christianisme_, comme toutes +les oeuvres remarquables, fort loué, fort attaqué, produisait une +impression profonde, parce qu'il exprimait un sentiment vrai, et +très-général alors dans la société française: c'était ce regret +singulier, indéfinissable, de ce qui n'est plus, de ce qu'on a +dédaigné ou détruit quand on l'avait, de ce qu'on désire avec +tristesse quand on l'a perdu. Tel est le coeur humain! Ce qui est, le +fatigue ou l'oppresse; ce qui a cessé d'être, acquiert tout à coup un +attrait puissant. Les coutumes sociales et religieuses de l'ancien +temps, odieuses et ridicules en 1789, parce qu'elles étaient alors +dans toute leur force, et que de plus elles étaient souvent +oppressives, maintenant que le dix-huitième siècle, changé vers sa fin +en un torrent impétueux, les avait emportées dans son cours +dévastateur, revenaient au souvenir d'une génération agitée, et +touchaient son coeur disposé aux émotions par quinze ans de spectacles +tragiques. L'oeuvre du jeune écrivain, empreinte de ce sentiment +profond, remuait fortement les esprits, et avait été accueillie avec +une faveur marquée par l'homme qui alors dispensait toutes les +gloires. Si elle ne décelait pas le goût pur, la foi simple et solide, +des écrivains du siècle de Louis XIV, elle peignait avec charme les +vieilles moeurs religieuses qui n'étaient plus. Sans doute on y +pouvait blâmer l'abus d'une belle imagination; mais après Virgile, +mais après Horace, il est resté, dans la mémoire des hommes, une place +pour l'ingénieux Ovide, pour le brillant Lucain, et, seul peut-être +parmi les livres de ce temps, le _Génie du Christianisme_ vivra, +fortement lié qu'il est à une époque mémorable: il vivra, comme ces +frises sculptées sur le marbre d'un édifice vivent avec le monument +qui les porte. + +[En marge: Rappel des émigrés.] + +En rappelant les prêtres à l'autel, en les faisant sortir des +retraites obscures où ils pratiquaient leur culte, et conspiraient +souvent contre le gouvernement, le Premier Consul avait réparé l'un +des plus fâcheux désordres du temps, et satisfait l'un des plus grands +besoins moraux de toute société. Mais il restait un autre désordre +extrêmement triste, et qui laissait à la France l'aspect d'une contrée +déchirée par les factions: c'était l'exil d'une quantité considérable +de Français, vivant à l'étranger dans l'indigence, quelquefois dans la +haine de leur patrie, et recevant des gouvernements ennemis un pain, +que beaucoup d'entre eux payaient par des actes indignes envers la +France. C'est une affreuse invention de la discorde, que l'exil: elle +rend l'exilé malheureux, elle dénature son coeur, elle le met à +l'aumône de l'étranger, elle promène au loin l'affligeant spectacle +des troubles du pays. De toutes les traces d'une révolution, c'est +celle qu'il faut effacer la première. Le général Bonaparte considérait +le rappel des émigrés comme le complément indispensable de la +pacification générale. C'était un acte réparateur dont il était +impatient de braver les difficultés, et d'avoir la gloire. Déjà il +existait pour les émigrés un système de rappel fort incomplet, fort +partial, fort irrégulier, qui avait tous les inconvénients d'une +mesure générale, et qui n'en avait pas l'éclat bienfaisant; c'était le +système des radiations, qui étaient accordées aux émigrés les mieux +recommandés, sous prétexte qu'ils avaient été indûment portés sur les +listes. On n'amnistiait pas toujours ainsi les plus excusables ou les +plus intéressants. + +[En marge: Dispositions principales composant la mesure du rappel des +émigrés.] + +Le Premier Consul forma donc la résolution de faire rentrer les +émigrés en masse, sauf certaines exceptions. De graves objections +s'élevaient contre cette mesure. D'abord toutes les constitutions, et +notamment la Constitution consulaire, disaient formellement qu'on ne +rappellerait jamais les émigrés. Elles le disaient, surtout à cause +des acquéreurs de biens nationaux, qui étaient fort ombrageux, et qui +regardaient l'exil des anciens possesseurs de leurs biens, comme +nécessaire à leur sûreté. Le Premier Consul se considérant comme le +plus ferme appui de ces acquéreurs, ayant toujours exprimé la ferme +volonté de les défendre, seul au monde en ayant la puissance, se +croyait assez fort de la confiance qu'il leur inspirait à tous, pour +pouvoir ouvrir les portes de la France aux émigrés. Il fit donc +préparer une résolution dont la première clause était la consécration +nouvelle et irrévocable des ventes faites par l'État aux acquéreurs de +biens nationaux. Il y fit insérer ensuite une disposition par +laquelle tous les émigrés étaient rappelés en masse, en les +soumettant à la surveillance de la haute police, et en soumettant à +cette surveillance, pendant toute leur vie, ceux qui en auraient une +seule fois provoqué l'application. Il y avait toutefois quelques +exceptions à ce rappel général. Le bénéfice en était refusé aux chefs +des rassemblements armés contre la République, à ceux qui avaient eu +des grades dans les armées ennemies, aux individus qui avaient +conservé des places ou des titres dans la maison des princes de +Bourbon, aux généraux ou représentants du peuple qui avaient pactisé +avec l'ennemi (ceci concernait Pichegru et quelques membres des +assemblées législatives), enfin aux évêques et archevêques qui avaient +refusé la démission demandée par le Pape. Le nombre de ces exclus +était infiniment peu considérable. + +La plus difficile question à résoudre était celle qui s'élevait au +sujet des biens des émigrés, qu'on n'avait pas encore vendus. Si, avec +toute raison, on déclarait inviolables les ventes faites par l'État, +cependant il pouvait paraître dur de ne pas restituer aux émigrés +leurs biens, restés encore intacts dans les mains du gouvernement.--Je +ne fais rien, disait le Premier Consul, si je rends à ces émigrés leur +patrie, sans leur rendre leur patrimoine. Je veux effacer les traces +de nos guerres civiles, et, en remplissant la France d'émigrés +rentrés, qui resteront dans l'indigence, tandis que leurs biens seront +là sous le séquestre de l'État, je crée une classe de mécontents qui +ne nous laisseront aucun repos. Et ces biens restés sous le séquestre +de l'État, qui croyez-vous qui les achète, en présence de leurs +anciens propriétaires rentrés?--Le Premier Consul résolut donc de +rendre tous les domaines non vendus, excepté les maisons ou bâtiments +consacrés à un service public. + +[En marge: Discussion en conseil privé de la mesure du rappel.] + +Cette résolution ainsi rédigée fut soumise à un conseil privé, composé +des Consuls, des ministres, d'un certain nombre de conseillers d'État +et de sénateurs. Elle fut chaudement discutée dans cette réunion, et +parut exciter de vifs ombrages. Cependant l'entraînement général vers +toutes les mesures réparatrices, qui tendaient à effacer les traces de +nos troubles, le prestige de la paix générale, la volonté positive du +Premier Consul, toutes ces causes réunies amenèrent l'adoption du +principe même du rappel des émigrés. Mais on tint à insérer dans la +résolution le mot d'amnistie, pour conserver à l'émigration le +caractère d'un acte criminel, que la nation victorieuse et heureuse +voulait bien oublier. Le Premier Consul, désirant faire les choses +d'une manière complète, répugnait à l'emploi du mot d'amnistie. Il +disait qu'on ne devait pas humilier les gens dont on voulait opérer la +réconciliation avec la France, et que les traiter comme des criminels +graciés, c'était les humilier profondément. On lui répondait que +l'émigration, à l'origine, avait été un crime, car elle avait eu pour +but principal de faire la guerre à la France, et qu'il fallait qu'elle +restât condamnée par les lois. La plus vive contestation s'engagea +relativement aux biens des émigrés. Les conseillers, appelés à +délibérer, repoussèrent obstinément la restitution des bois et forêts, +que la loi du 2 nivôse an IV avait déclarés inaliénables. C'était, à +leur avis, remettre des richesses immenses dans les mains de la +grande-émigration, priver l'État d'une énorme valeur, et surtout de +forêts d'une utilité indispensable, pour le service de la guerre, et +de la marine. Malgré tous ses efforts, le Premier Consul fut obligé de +céder, et il garda ainsi, sans y songer, l'un des plus puissants +moyens d'influence sur l'ancienne noblesse française, celui qui depuis +a servi à la lui ramener presque tout entière: ce moyen était la +restitution individuelle qu'il fit plus tard de leurs biens, à ceux +des émigrés qui se soumettaient à son gouvernement. + +[En marge: La mesure du rappel rendue dans la forme d'un +sénatus-consulte.] + +La résolution ainsi modifiée, il restait à savoir comment on lui +donnerait un caractère légal. On ne voulait pas en faire une loi; on +voulait lui donner un caractère plus élevé, s'il était possible. On +imagina donc d'en faire un sénatus-consulte organique. La résolution +touchait à la Constitution même, et, par ce côté, elle semblait +appartenir plus particulièrement au Sénat. Déjà le Sénat, par deux actes +considérables, celui qui avait proscrit les Jacobins faussement accusés +de la machine infernale, celui qui avait interprété l'article 38 de la +Constitution, et exclu les opposants des deux assemblées législatives, +avait acquis une sorte de pouvoir supérieur à la Constitution même, car +il avait légitimé ou les mesures extraordinaires, ou les nouvelles +dispositions constitutionnelles, dont le gouvernement avait cru avoir +besoin. Après avoir fait des actes rigoureux, il devait être agréable au +Sénat d'être chargé d'un acte de clémence nationale. Il fut donc arrêté +que la résolution, prononçant le rappel des émigrés, serait d'abord +discutée au Conseil d'État, comme l'étaient les règlements, les lois, +les sénatus-consultes, et soumise ensuite au Sénat, pour y être +délibérée comme une mesure touchant à la Constitution même. + +La chose fut ainsi exécutée. Le projet d'amnistie, discuté au Conseil +d'État le 16 avril (26 germinal), avant-veille de la publication du +Concordat, fut porté dix jours après au Sénat, le 26 avril 1802 (6 +floréal). Il y fut adopté sans aucune contestation, et avec des motifs +remarquables. + +«Considérant, disait le Sénat, que la mesure proposée est commandée +par l'état actuel des choses, par la justice, par l'intérêt national, +et qu'elle est conforme à l'esprit de la Constitution; + +»Considérant qu'aux diverses époques, où les lois sur l'émigration ont +été portées, la France, déchirée par des divisions intestines, +soutenait contre presque toute l'Europe une guerre dont l'histoire +n'offre pas d'exemple, et qui nécessitait des dispositions rigoureuses +et extraordinaires; + +»Qu'aujourd'hui, la paix étant faite au dehors, il importe de la +cimenter à l'intérieur par tout ce qui peut rallier les Français, +tranquilliser les familles, et faire oublier les maux inséparables +d'une longue révolution; + +»Que rien ne peut mieux consolider la paix au dedans qu'une mesure qui +tempère la sévérité des lois, et fait cesser les incertitudes et les +lenteurs résultant des formes établies pour les radiations; + +»Considérant que cette mesure n'a pu être qu'une amnistie qui fît +grâce au plus grand nombre, toujours plus égaré que criminel, et qui +fît tomber la punition sur les grands coupables par leur maintenue +définitive sur la liste des émigrés; + +»Que cette amnistie, inspirée par la clémence, n'est cependant +accordée qu'à des conditions justes en elles-mêmes, tranquillisantes +pour la sûreté publique, et sagement combinées avec l'intérêt +national; + +»Que des dispositions particulières de l'amnistie, en défendant de +toute atteinte les actes faits avec la République, consacrent de +nouveau la garantie des ventes des biens nationaux, dont le maintien +sera toujours un objet particulier de la sollicitude du Sénat +Conservateur, comme il l'est de celle des Consuls; le Sénat adopte la +résolution proposée.» + +Cet acte courageux de clémence devait obtenir l'approbation de tous +les hommes sages, qui souhaitaient sincèrement la fin de nos troubles +civils. Grâce aux nouvelles garanties données aux acquéreurs de biens +nationaux, grâce à la confiance que leur inspirait le Premier Consul, +cette dernière mesure du gouvernement ne leur causa pas de trop +grandes inquiétudes, et elle satisfit cette masse honnête, et +heureusement la plus nombreuse, du parti royaliste, qui recevait sans +dépit le bien qu'on lui faisait. Elle ne rencontra l'ingratitude que +chez les hommes de la haute émigration, qui vivaient dans les salons +de Paris, y payant en mauvais discours les bienfaits du gouvernement. +Suivant eux, l'acte était insignifiant, incomplet, injuste, parce +qu'il faisait quelques distinctions entre les personnes, parce qu'il +ne restituait pas les biens des émigrés vendus ou non vendus. Il +fallait bien se passer de l'approbation de ces vains discoureurs. +Cependant le Premier Consul était si avide de gloire que ces +misérables critiques troublaient quelquefois le plaisir que lui +causait l'assentiment universel de la France et de l'Europe. + +Mais son ardeur à bien faire ne dépendait pas de la louange et de la +critique, et à peine avait-il consommé le grand acte que nous venons +de rapporter, qu'il en préparait déjà d'autres de la plus haute +importance politique et sociale. Débarrassé des obstacles que +présentait à sa féconde activité la résistance du Tribunat, il était +résolu, pendant cette session extraordinaire de germinal et floréal, +de terminer, ou du moins d'avancer beaucoup la réorganisation de la +France. Il faut exposer ses idées à cet égard. + +[En marge: Manière de penser du Premier Consul, relativement à +l'organisation sociale de la France, et projets qui en découlent.] + +Par les actes déjà connus du Premier Consul, surtout par le +rétablissement des cultes, il était facile de deviner quelle était la +tendance ordinaire de son esprit, et sa manière particulière de penser +sur les questions d'organisation sociale. En général, il était disposé +à contredire les systèmes étroits ou exagérés de la Révolution, ou, +pour parler plus exactement, de quelques révolutionnaires; car, dans +ses premiers mouvements, la Révolution avait toujours été généreuse et +vraie. Elle avait voulu abolir les irrégularités, les bizarreries, les +injustes distinctions, dérivant du régime féodal, et en vertu +desquelles, par exemple, un juif, un catholique, un protestant, un +noble, un prêtre, un bourgeois, un Bourguignon, un Provençal, un +Breton, n'avaient pas les mêmes droits, les mêmes devoirs, ne +supportaient pas les mêmes charges, ne jouissaient pas des mêmes +avantages, en un mot, ne vivaient pas sous les mêmes lois. Faire de +tous ces Français, quelle que fût leur religion, leur naissance, leur +province natale, des citoyens égaux en droits et en devoirs, aptes à +tout suivant leur mérite, voilà ce qu'avait voulu la Révolution dans +ses premiers élans, avant que la contradiction ne l'eût irritée +jusqu'au délire; voilà ce que voulait le Premier Consul, depuis que ce +délire avait fait place à la raison. Mais cette chimérique égalité que +des démagogues avaient rêvée un instant, qui devait mettre tous les +hommes sur le même niveau, qui admettait à peine les inégalités +naturelles provenant de la différence des esprits et des talents, +cette égalité, il la méprisait, ou comme une chimère de l'esprit de +système, ou comme une révolte de l'envie. + +Il voulait donc dans la société une hiérarchie, sur les degrés de +laquelle tous les hommes, sans distinction de naissance, viendraient +se placer suivant leur mérite, et sur les degrés de laquelle +resteraient établis ceux que leurs pères y auraient portés, sans faire +obstacle toutefois aux nouveaux venus qui tendraient à s'élever à leur +tour. + +Cette espèce de végétation sociale, résultant de la nature même, +observée en tout pays et en tout temps, il entendait lui donner un +libre cours dans les institutions qu'il s'occupait de fonder. Comme +tous les esprits puissants, qui s'appliquent à découvrir dans le +sentiment des masses les vrais instincts de l'humanité, et aiment à +opposer ce sentiment aux vues étroites de l'esprit de système, il +cherchait, dans les dispositions manifestées sous ses yeux par le +peuple lui-même, des arguments pour ses opinions. + +[En marge: Opinion du Premier Consul sur les distinctions sociales.] + +À ceux qui, en matière de religion, lui avaient conseillé +l'indifférence, il avait opposé ce mouvement populaire, qui s'était +produit récemment à la porte d'une église, pour forcer les prêtres à +donner la sépulture à une actrice. Voyez, avait-il dit à ces partisans +de l'indifférence, voyez comme ce peuple est indifférent! Et +vous-mêmes, leur avait-il dit aussi, pourquoi avez-vous, au milieu du +plus grand paroxysme révolutionnaire, proclamé l'Être suprême?... +C'est qu'au fond du coeur du peuple, il y a quelque chose qui le porte +à se donner un Dieu, n'importe lequel.-- + +[En marge: Mai 1802.] + +Quant à la manière de classer les hommes dans la société, il disait à +ceux qui ne voulaient aucune distinction: Pourquoi donc avez-vous créé +les fusils et les sabres d'honneur? C'est une distinction que +celle-là, et assez ridiculement inventée, car on ne porte pas un fusil +ou un sabre d'honneur à sa poitrine, et, en ce genre, les hommes +aiment ce qui s'aperçoit de loin.--Le Premier Consul avait observé un +fait singulier, et il le faisait volontiers remarquer à ceux avec +lesquels il avait l'habitude de s'entretenir. Depuis que la France, +objet des égards et des empressements de l'Europe, était remplie des +ministres de toutes les puissances, ou d'étrangers de distinction qui +venaient la visiter, il était frappé de la curiosité avec laquelle le +peuple et même des gens au-dessus du peuple suivaient ces étrangers, +et étaient avides de voir leurs riches uniformes et leurs brillantes +décorations. Il y avait souvent foule dans la cour des Tuileries, pour +assister à leur arrivée et à leur départ.--Voyez, disait-il, ces +vaines futilités que les esprits forts dédaignent tant! Le peuple +n'est pas de leur avis. Il aime ces cordons de toutes couleurs, comme +il aime les pompes religieuses. Les philosophes démocrates appellent +cela vanité, idolâtrie. Idolâtrie, vanité, soit. Mais cette idolâtrie, +cette vanité sont des faiblesses communes à tout le genre humain, et +de l'une et de l'autre on peut faire sortir de grandes vertus. Avec +ces hochets tant dédaignés, on fait des héros! À l'une comme à l'autre +de ces prétendues faiblesses, il faut des signes extérieurs; il faut +un culte au sentiment religieux; il faut des distinctions visibles au +noble sentiment de la gloire.-- + +Le Premier Consul résolut de créer un ordre qui remplacerait les armes +d'honneur, qui aurait l'avantage d'être donné au soldat comme au +général, au savant paisible comme au militaire, qui consisterait en +décorations, semblables pour la forme à celles qu'on portait dans +toute l'Europe, et de plus en dotations utiles, utiles surtout au +simple soldat, quand celui-ci serait rentré dans ses champs. C'était, +à ses yeux, un moyen de plus de mettre la France nouvelle en rapport +avec les autres pays. Puisque c'était ainsi que dans toute l'Europe on +signalait à l'estime publique les services rendus, pourquoi ne pas +admettre le même système en France? Les nations, disait-il, ne +doivent pas plus chercher à se singulariser que les individus. +L'affectation de faire autrement que tout le monde, est une +affectation réprouvée par les gens sensés, et surtout par les gens +modestes. Les cordons sont en usage dans tous les pays, qu'ils soient, +ajoutait le Premier Consul, en usage en France! Ce sera un rapport de +plus établi avec l'Europe. Seulement on ne les donnait en France, on +ne les donne chez nos voisins qu'à l'homme bien né; je les donnerai à +l'homme qui aura le mieux servi dans l'armée et dans l'État, ou qui +aura produit les plus beaux ouvrages.-- + +Une remarque frappait plus particulièrement le Premier Consul, et chez +lui était devenue l'objet d'une véritable préoccupation: c'est à quel +point les hommes de la Révolution étaient désunis, sans lien entre +eux, sans force contre leurs ennemis communs. Tandis que les anciens +nobles se donnaient tous la main; tandis que les Vendéens étaient, +quoique épuisés et soumis, secrètement coalisés encore; tandis que le +clergé, bien que reconstitué, formait cependant une corporation +puissante, amie fort équivoque du gouvernement, les hommes qui avaient +fait cette Révolution étaient divisés, et désavoués même, il faut le +dire, par l'opinion ingrate et trompée. À peine laissait-on les +élections aller seules qu'on voyait aussitôt surgir ou des personnages +nouveaux, à qui on ne pouvait imputer ni mal ni bien, ou, par +contre-coup, des révolutionnaires fougueux, dont le souvenir inspirait +la terreur. Aux yeux d'une génération nouvelle, qui ne savait aucun +gré de leurs efforts à ceux qui, depuis quatre-vingt-neuf jusqu'à +dix-huit cent, avaient tant souffert pour affranchir la France, le +titre principal était de n'avoir rien fait. Le Premier Consul était +convaincu, et avec raison, que, si on se prêtait à ce mouvement, il +n'y aurait bientôt plus sur la scène un seul des auteurs de la +Révolution; qu'on verrait se produire une classe nouvelle, facile à +incliner vers le royalisme; que tout au plus y aurait-il dans certains +moments une réaction révolutionnaire, qui ferait reparaître quelques +hommes de sang; que les élections opérées sous le Directoire, +alternativement royalistes à la façon du club de Clichy, ou +révolutionnaires à la façon de Baboeuf, en étaient la preuve, et que, +de convulsions en convulsions, on aboutirait ainsi au triomphe des +Bourbons et de l'étranger, c'est-à-dire à la contre-révolution pure. + +[En marge: Comment le Premier Consul veut organiser la société sortie +de la Révolution.] + +Il regardait donc comme indispensable de ralentir le mouvement des +institutions libres, de maintenir ainsi au pouvoir la génération qui +avait fait la Révolution, de l'y maintenir, à l'exception seulement de +quelques individus souillés de sang, et à ceux-là même d'assurer de +l'oubli et du pain; de fonder avec cette génération une société +tranquille, régulière et brillante, dont il serait le chef, dont ses +compagnons d'armes et ses collaborateurs civils formeraient la classe +élevée, aristocratie si l'on veut, mais aristocratie toujours ouverte +au mérite naissant, dans laquelle resteraient placés, eux et leurs +enfants, les hommes qui auraient rendu de grands services, et +pourraient toujours venir prendre place les hommes qui seraient +capables de rendre des services nouveaux. Cette société ainsi formée, +d'après les éternelles lois de la nature, il la voulait entourer de +toutes les gloires, embellir par tous les arts, pour l'opposer avec +avantage à cet ancien régime, existant comme un vivant souvenir dans +la mémoire des émigrés, existant comme une réalité dans toute +l'Europe; et il espérait y rattacher les émigrés eux-mêmes, quand le +temps les aurait corrigés, quand l'attrait des hauts emplois les +aurait attirés, à condition toutefois qu'ils viendraient, non en +protecteurs dédaigneux, mais en serviteurs utiles et soumis. Quel +degré de liberté politique accorderait-il à cette société ainsi +constituée? Il ne le savait pas. Il croyait que le moment présent n'en +comportait pas beaucoup, car toute liberté accordée se changeait en +réactions cruelles; et il croyait de plus que la liberté arrêterait +son génie créateur. Du reste, il pensait peu alors à cette question; +et le pays, avide d'ordre seulement, ne l'y faisait guère penser. Il +voulait donc fonder cette société d'après les principes de la +Révolution française, lui donner de bonnes lois civiles, une puissante +administration, de riches finances, et la grandeur extérieure, +c'est-à-dire tous les biens, sauf un seul, laissant plus tard à +d'autres le soin de lui dispenser, ou de lui laisser prendre, ce +qu'elle comporterait de liberté politique. + +C'est d'après ces idées qu'il avait conçu son système de récompenses +civiles et militaires, et son plan d'éducation. + +[En marge: Institution de la Légion-d'Honneur.] + +[En marge: Serment des Légionnaires.] + +Les armes d'honneur, imaginées par la Convention, n'avaient guère +réussi, parce qu'elles n'étaient pas adaptées aux moeurs. Elles avaient +d'ailleurs entraîné des complications administratives assez fâcheuses, +à cause de la double paye accordée aux uns, refusée aux autres. Le +Premier Consul imagina un ordre militaire par la forme, mais non pas +destiné aux militaires seuls. Il l'appela Légion-d'Honneur, voulant +imprimer l'idée d'une réunion d'hommes voués au culte de l'honneur, et à +la défense de certains principes. Elle devait être composée de 15 +cohortes, chaque cohorte de 7 grands-officiers, 20 commandeurs, 30 +officiers et 350 simples légionnaires, en tout 6 mille individus de tout +grade. Le serment indiquait à quelle cause on devait se consacrer, +lorsqu'on faisait partie de la Légion-d'Honneur. Chaque membre +promettait de se dévouer à la défense de la République, de l'intégrité +de son territoire, du principe de l'égalité, de l'inviolabilité des +propriétés dites nationales. C'était, par conséquent, une légion qui +mettrait son honneur à faire triompher les principes et les intérêts de +la Révolution. Des décorations et des dotations étaient attachées à +chaque grade. Il était alloué aux grands-officiers 5,000 francs de +traitement, aux commandeurs 2,000, aux officiers 1,000, aux simples +légionnaires 250 francs. Une dotation en biens nationaux devait suffire +à ces dépenses. Chaque cohorte devait avoir son siége dans la province +où seraient situés ses biens particuliers. Toutes les cohortes réunies +devaient être administrées par un conseil supérieur, formé de sept +membres: les trois Consuls d'abord, et puis quatre grands-officiers, +dont le premier serait désigné par le Sénat, le second par le Corps +Législatif, le troisième par le Tribunat, le quatrième par le Conseil +d'État. Le conseil de la Légion-d'Honneur, composé de la sorte, était +chargé de gérer les biens de la Légion, et de délibérer sur la +nomination de ses membres. Enfin, ce qui achevait de compléter +l'institution, et d'en indiquer l'esprit, c'est que les services civils +dans toutes les carrières, telles que l'administration, le gouvernement, +les sciences, les arts, les lettres, étaient des titres d'admission +aussi bien que les services militaires. Pour partir du présent état de +choses, il était décidé que les militaires qui avaient des armes +d'honneur, seraient de droit membres de la Légion, et classés dans ses +rangs selon leur grade dans l'armée. + +Cette institution ne compte guère plus de quarante ans, et elle est +déjà consacrée, comme si elle avait traversé les siècles, tant elle +est devenue, dans ces quarante ans, la récompense de l'héroïsme, du +savoir, du mérite en tout genre! tant elle a été recherchée par les +grands et les princes de l'Europe, les plus orgueilleux de leur +origine! Le temps, juge des institutions, a donc prononcé sur +l'utilité et la dignité de celle-ci. Laissons de côté l'abus qui a pu +être fait quelquefois d'une telle récompense, à travers les divers +régimes qui se sont succédé, abus inhérent à toute récompense donnée +par des hommes à d'autres hommes, et reconnaissons ce qu'avait de +beau, de profond, de nouveau dans le monde, une institution, tendant à +placer sur la poitrine du simple soldat, du savant modeste, la même +décoration qui devait figurer sur la poitrine des chefs d'armée, des +princes et des rois! reconnaissons que cette création d'une +distinction honorifique était le triomphe le plus éclatant de +l'égalité même, non de celle qui égalise les hommes en les abaissant, +mais de celle qui les égalise en les élevant; reconnaissons enfin que, +si, pour les grands de l'ordre civil ou militaire, elle pouvait bien +n'être qu'une satisfaction de vanité, elle était, pour le simple +soldat rentré dans ses champs, l'aisance du paysan, en même temps que +la preuve visible de l'héroïsme. + +[En marge: Système d'éducation imaginé par le Premier Consul.] + +Après ce beau système de récompenses, le Premier Consul s'était occupé +avec non moins d'empressement d'un système d'éducation pour la +jeunesse française. L'éducation, en effet, était alors nulle ou livrée +aux ennemis de la Révolution. + +[En marge: État de l'éducation pendant le cours de la Révolution.] + +Les corporations religieuses autrefois employées à élever la jeunesse, +avaient disparu avec l'ancien ordre de choses. Elles tendaient bien à +renaître; mais le Premier Consul n'avait garde de leur livrer la +génération nouvelle, les considérant comme les ouvriers secrets de ses +ennemis. Les institutions par lesquelles la Convention avait cherché à +les remplacer, n'avaient été qu'une chimère déjà presque évanouie. La +Convention avait voulu donner gratuitement l'instruction primaire au +peuple, et l'instruction secondaire aux classes moyennes, de manière à +rendre l'une et l'autre accessibles à toutes les familles. Elle +n'avait abouti à rien. Les communes avaient donné aux instituteurs +primaires des logements, en général ceux des anciens curés de +campagne, mais ne les avaient point appointés, ou du moins l'avaient +fait avec des assignats. L'indigence avait bientôt dispersé ces +malheureux instituteurs. Les écoles centrales, dans lesquelles se +dispensait l'instruction secondaire, placées dans chaque chef-lieu de +département, étaient des établissements en quelque sorte académiques, +où se faisaient des cours publics, auxquels la jeunesse pouvait +assister quelques heures par jour, mais en retournant ensuite dans les +familles, ou dans des pensionnats formés par l'industrie particulière. +La nature des études était conforme à l'esprit du temps. Les études +classiques, considérées comme une vieille routine, y avaient été +presque abandonnées. Les sciences naturelles et exactes, les langues +vivantes, avaient pris la place des langues anciennes. Un muséum +d'histoire maternelle était attaché à chacune de ces écoles. Une telle +instruction avait peu d'influence sur la jeunesse; car un cours qui +dure une ou deux heures par jour, n'est pas un moyen de s'emparer +d'elle. On la laissait former par les chefs de pensionnat, pour la +plupart alors ennemis du nouvel ordre de choses, ou spéculateurs +avides traitant la jeunesse comme un objet de trafic, non comme un +dépôt sacré de l'État et des familles. Les écoles centrales +d'ailleurs, placées dans les cent deux départements, une dans chaque +chef-lieu, étaient trop nombreuses. Il n'y avait pas assez d'élèves +pour ces cent deux écoles. Trente-deux seulement avaient attiré des +auditeurs, et étaient devenues des foyers d'instruction. On avait vu +s'y produire quelques professeurs distingués, conservant encore +l'esprit des saines études. Mais les vicissitudes politiques, là comme +ailleurs, avaient fait sentir leur triste influence. Les professeurs, +choisis par des jurys d'instruction, s'étaient succédé comme les +partis au pouvoir, avaient paru et disparu tour à tour, et les élèves +avec eux! Enfin ces écoles, sans lien, sans unité, sans direction +commune, présentaient des fragments épars, et non un grand édifice +d'instruction publique. + +[En marge: Plan du Premier Consul.] + +Le Premier Consul forma son projet d'un jet, avec la résolution +d'esprit qui lui était ordinaire. + +D'abord, les finances de la France ne permettaient pas de fournir, +partout et gratis, l'instruction primaire au peuple, lequel, du reste, +n'aurait pas eu assez de loisir pour la recevoir, si l'État avait eu +assez d'argent pour la lui donner. C'est tout au plus si on était en +mesure de faire les frais du nouveau clergé, et on le pouvait grâce à +une circonstance particulière du temps, c'était la masse des pensions +ecclésiastiques, qui tenaient lieu de traitement à la plupart des +curés. Il était donc impossible de payer un instituteur primaire par +commune. On se contenta d'en établir chez les populations assez aisées +pour en faire elles-mêmes les frais. La commune accordait le logement +et l'école, les écoliers payaient une rétribution calculée sur les +besoins de l'instituteur. C'était tout ce qu'on pouvait faire alors. + +[En marge: Création des Lycées.] + +Pour le moment, le plus important était l'instruction secondaire. Le +Premier Consul supprima dans son projet les écoles centrales, qui +n'étaient que des cours publics, sans ensemble, sans action sur la +jeunesse. On comptait trente-deux écoles centrales, qui avaient plus +ou moins réussi. C'était une indication du besoin d'instruction dans +les diverses parties de la France. Le Premier Consul projeta +trente-deux établissements, qu'il nomma lycées, d'un nom emprunt à +l'antiquité, et qui étaient des pensionnats où la jeunesse, casernée, +retenue pendant les principales années de l'adolescence, devait subir +la double influence d'une forte instruction littéraire, et d'une +éducation mâle, sévère, suffisamment religieuse, tout à fait +militaire, modelée sur le régime de l'égalité civile. Il voulut y +rétablir l'ancienne règle classique, qui assignait aux langues +anciennes la première place, ne donnait que la seconde aux sciences +mathématiques et physiques, laissant aux écoles spéciales le soin +d'achever l'enseignement des dernières. Il avait raison en cela comme +dans le reste. L'étude des langues mortes n'est pas seulement une +étude de mots, mais une étude de choses; c'est l'étude de l'antiquité +avec ses lois, ses moeurs, ses arts, son histoire si morale, si +fortement instructive. Il n'y a qu'un âge pour apprendre ces choses: +c'est l'enfance. La jeunesse une fois venue avec ses passions, avec +son penchant à l'exagération et au faux goût, l'âge mûr avec ses +intérêts positifs, la vie se passe, sans qu'on ait donné un moment à +l'étude d'un monde, mort comme les langues qui nous en ouvrent +l'entrée. Si une curiosité tardive nous y ramène, c'est à travers de +pâles et insuffisantes traductions qu'on pénètre dans cette belle +antiquité. Et dans un temps où les idées religieuses se sont +affaiblies, si la connaissance de l'antiquité s'évanouissait aussi, +nous ne formerions plus qu'une société sans lien moral avec le passé, +uniquement instruite et occupée du présent; une société ignorante, +abaissée, exclusivement propre aux arts mécaniques. + +Le Premier Consul voulut donc que, dans son projet, les études +classiques reprissent leur rang. Les sciences ne venaient qu'après. On +devait en enseigner ce qui est utile dans toutes les professions de la +vie, et ce qui est nécessaire pour passer des écoles secondaires aux +écoles spéciales. L'instruction religieuse y devait être donnée par +des aumôniers, l'instruction militaire, par de vieux officiers sortis +de l'armée. Tous les mouvements devaient s'y exécuter au pas +militaire, et au son du tambour. Ce régime était convenable à une +nation destinée tout entière à manier les armes, ou dans l'armée ou +dans la garde nationale. Huit professeurs de langues anciennes ou de +belles-lettres, un censeur des études, un économe, chargé du matériel, +un chef supérieur, sous le nom de proviseur, composaient le personnel +de ces établissements. + +Telles étaient les écoles dans lesquelles le Premier Consul voulait +former la jeunesse française. Mais comment l'y attirer? Là était la +difficulté. Le Premier Consul y pourvut par un de ces moyens hardis et +sûrs, comme il faut les employer quand on veut sérieusement atteindre +un but. Il imagina de créer 6,400 bourses gratuites, dont l'État +ferait les frais, et qui, au taux moyen de 7 à 800 francs, +représenteraient une dépense totale de 5 à 6 millions par an, somme +considérable alors. Ces six mille et quelques cents élèves suffisaient +pour fournir le fond de la population des lycées. La confiance des +familles, qu'on espérait acquérir plus tard, devait un jour dispenser +l'État de continuer un tel sacrifice. Le produit de ces six mille +bourses formait en même temps une ressource suffisante pour couvrir la +plus grande partie des frais des nouveaux établissements. + +Le Premier Consul entendait distribuer de la manière suivante les +bourses dont le gouvernement allait avoir la disposition: 2,400 +devaient être données aux enfants des militaires en retraite qui +étaient peu aisés, des fonctionnaires civils qui avaient utilement +servi, des habitants des provinces récemment réunies à la France. Les +4,000 autres étaient destinées aux pensionnats actuellement établis. +Il y avait en effet un grand nombre de ces pensionnats exploités par +l'industrie particulière. Le Premier Consul crut devoir les laisser +exister; mais, il les rattacha à son plan par le moyen le plus simple +et le plus efficace. Ces pensionnats ne pouvaient subsister désormais +qu'avec l'autorisation du gouvernement; ils devaient être inspectés +tous les ans par les agents de l'État; ils étaient obligés d'envoyer +leurs élèves aux cours des lycées, moyennant une faible rétribution. +Enfin, les 4,000 bourses devaient, après un examen annuel, être +distribuées entre les élèves des divers pensionnats, en raison du +mérite reconnu et de la bonne tenue de chaque maison. Ainsi rattachés +au plan général, les pensionnats en faisaient tout à fait partie. + +Passant ensuite à l'instruction spéciale, le Premier Consul s'occupa +d'en compléter l'organisation. L'étude de la jurisprudence avait péri +avec l'ancien établissement judiciaire; il créa dix écoles de droit. +Les écoles de médecine, moins négligées, subsistaient au nombre de +trois; il proposa d'en créer six. L'École Polytechnique existait, +elle fut rattachée à cette organisation. On y ajouta une école des +services publics, connue depuis sous le titre d'École des +Ponts-et-Chaussées, une école des arts mécaniques, alors fixée à +Compiègne, depuis à Châlons-sur-Marne, premier modèle des écoles des +arts et métiers, qui sont aujourd'hui jugées si utiles; enfin une +école du grand art qui faisait alors la puissance du Premier Consul et +de la France, une école d'art militaire, destinée à occuper le château +de Fontainebleau. + +Il manquait à cet ensemble un complément, c'est-à-dire un corps +enseignant, qui fournît à ces colléges des instituteurs, qui les +embrassât dans sa surveillance, en un mot, ce qu'on a nommé depuis +l'Université. Mais le moment n'en était pas encore venu. C'était déjà +beaucoup de recueillir du naufrage les établissements d'instruction +publique, et de créer tout d'abord, avec les professeurs actuels, des +colléges dépendants de l'État, où la jeunesse de toutes les classes, +attirée par l'éducation gratuite, serait formée sur un modèle commun, +régulier, conforme aux principes de la Révolution française, et aux +saines doctrines littéraires. Le Premier Consul dit au savant +Fourcroy: Ceci n'est qu'un commencement; plus tard, nous ferons plus +et mieux.-- + +[En marge: Discussion du Conseil d'État, sur l'institution de la +Légion-d'Honneur, et sur le nouveau système d'éducation publique.] + +Ces deux projets importants furent d'abord portés au Conseil d'État, +et livrés, dans ce corps éclairé, à de vives controverses. Le Premier +Consul, qui n'aimait pas la discussion publique, parce qu'elle agitait +alors les esprits trop long-temps émus, la recherchait, la provoquait +même dans le sein du Conseil d'État. C'était son gouvernement +représentatif à lui. Il y était familier, original, éloquent, s'y +permettait tout à lui-même, y permettait tout aux autres, et, par le +choc de son esprit sur celui de ses contradicteurs, faisait jaillir +plus de lumières qu'on ne peut en obtenir d'une grande assemblée, où +la solennité de la tribune, les inconvénients de la publicité gênent +et compriment sans cesse la vraie liberté de la pensée. Cette forme de +discussion serait même la meilleure pour l'éclaircissement des +affaires, s'il ne dépendait d'un maître absolu de l'arrêter aux +limites fixées par sa volonté. Mais un tel corps est pour le +despotisme éclairé, quand il veut être éclairé, la meilleure des +institutions. + +[En marge: Caractère des discussions dans le sein du Conseil d'État.] + +Le Conseil d'État, composé de tous les hommes de la Révolution, et de +quelques-uns de ceux qui avaient surgi plus récemment, offrait dans +son ensemble les diverses nuances de l'opinion publique, et peu +affaiblies, car si, d'une part, MM. Portalis, Roederer, Regnaud de +Saint-Jean d'Angély, Devaines y représentaient vivement le parti de la +réaction monarchique, MM. Thibaudeau, Berlier, Truguet, Emmery, +Bérenger y représentaient le parti fidèle à la Révolution, jusqu'à +défendre quelquefois ses préjugés. Mais là, dans le huis-clos du +Conseil d'État, les discussions étaient sincères et profondément +utiles. + +Le projet de la Légion-d'Honneur fut fortement attaqué. Ici, comme +dans l'affaire du Concordat, le Premier Consul devançait peut-être le +mouvement des esprits. Cette génération, qui bientôt fut au pied des +autels, qui bientôt se couvrit de décorations avec un empressement +puéril, résistait encore, dans le moment, au rétablissement des cultes +et à l'institution de la Légion-d'Honneur. + +[En marge: Objections élevées dans le sein du Conseil d'État, contre +l'institution de la Légion-d'Honneur.] + +On trouvait même au Conseil d'État que l'institution de la +Légion-d'Honneur blessait l'égalité, qu'elle recommençait +l'aristocratie détruite, qu'elle était un retour trop avoué à l'ancien +régime. L'objet si élevé, si positif, indiqué par le serment, +c'est-à-dire le maintien des principes de la Révolution, ne touchait +que médiocrement les opposants. Ils demandaient si les obligations +contenues dans ce serment n'étaient pas communes à tous les citoyens, +si tous ne devaient pas concourir à défendre le territoire, les +principes de l'égalité, les biens nationaux, etc.; si particulariser +cette obligation pour les uns, ce n'était pas la rendre moins stricte +pour les autres. On demandait si cette légion n'avait pas un but trop +exceptionnel, comme, par exemple, de défendre un pouvoir auquel elle +serait attachée par le lien des bienfaits. D'autres, alléguant la +Constitution, objectaient qu'elle n'avait parlé que d'un système de +récompenses militaires. Ils ajoutaient que l'institution se +comprendrait mieux, soulèverait moins d'objections, si elle avait pour +but de récompenser exclusivement les actions de guerre; que les +actions de ce genre étaient si positives, si facilement appréciables, +si généralement récompensées en tout pays, que personne ne trouverait +à redire si on se bornait à cet objet clair et limité. + +[En marge: Réponses du Premier Consul aux objections élevées contre la +Légion-d'Honneur.] + +Le Premier Consul répondit à toutes ces objections avec la dialectique +la plus vigoureuse. Qu'y a-t-il d'aristocratique, disait-il, dans une +distinction toute personnelle, toute viagère, accordée à l'homme qui a +déployé un mérite civil ou militaire, accordée à lui seul, accordée +pour sa vie seulement, et ne passant point à ses enfants? Une telle +distinction est le contraire de l'aristocratie; car le propre des +titres aristocratiques est de se transmettre de celui qui les a +mérités à son fils qui n'a rien fait pour les acquérir. Un ordre est +la plus personnelle, la moins aristocratique des institutions. Mais, +dit-on, après ceci viendra autre chose. Cela se peut, ajoutait le +Premier Consul; mais voyons d'abord ce qu'on nous donne, nous jugerons +le reste ensuite. On demande ce que signifie cette légion composée de +six mille individus, et quels seront ses devoirs. On demande si elle a +d'autres devoirs que ceux qui sont imposés à l'universalité des +citoyens, tous également tenus de défendre le territoire, la +Constitution, l'égalité. Premièrement on peut répondre à cette +question que tout citoyen doit défendre la patrie commune, et que +cependant il y a l'armée, à qui on en impose plus particulièrement le +devoir. Serait-il dès lors étonnant que, dans l'armée, il y eût un +corps d'élite, auquel on demanderait plus de dévouement à ses devoirs, +plus de disposition au grand sacrifice de la vie? Mais d'ailleurs +veut-on savoir ce que sera cette légion, s'écriait le Premier Consul, +en revenant à son idée favorite; le voici. C'est un essai +d'organisation pour les hommes, auteurs ou partisans de la Révolution, +qui ne sont ni émigrés, ni Vendéens, ni prêtres. L'ancien régime, si +battu par le bélier de la Révolution, est plus entier qu'on ne le +croit. Tous les émigrés se tiennent par la main; les Vendéens sont +encore secrètement enrôlés; et, avec les mots de roi légitime, de +religion, on peut en un instant réunir des milliers de bras, qui se +lèveraient, soyez-en sûrs, si leur fatigue et la force du gouvernement +ne les retenaient. Les prêtres forment un corps, au fond peu ami de +nous tous. Il faut que, de leur côté, les hommes qui ont pris part à +la Révolution s'unissent, se lient entre eux, forment aussi un tout +solide, et cessent de dépendre du premier accident qui frapperait une +seule tête. Il s'en est fallu de bien peu que vous ne fussiez rejetés +dans le chaos par l'explosion du 3 nivôse, et livrés sans défense à +vos ennemis. Depuis dix ans nous n'avons fait que des ruines, il faut +fonder enfin un édifice pour nous établir dedans, et y vivre. Ces six +mille légionnaires, composés de tous les hommes qui ont fait la +Révolution, qui l'ont défendue après l'avoir faite, qui veulent la +continuer dans ce qu'elle a de raisonnable et de juste, ces six mille +légionnaires, militaires, fonctionnaires civils, magistrats, dotés +avec les biens nationaux, c'est-à-dire avec le patrimoine de la +Révolution, sont une des plus fortes garanties que vous puissiez +donner à l'ordre de choses nouveau. Et puis, soyez-en sûrs, la lutte +n'est pas finie avec l'Europe; tenez pour certain qu'elle +recommencera. N'est-on pas heureux d'avoir dans les mains un moyen si +facile de soutenir, d'exciter la bravoure de nos soldats? Au lieu de +ce chimérique milliard, que vous n'oseriez même plus promettre, vous +pouvez, avec seulement trois millions de revenu en biens nationaux, +susciter autant de héros pour soutenir la Révolution qu'elle en a +trouvé pour l'entreprendre.-- + +Tels étaient les arguments du Premier Consul. Il en avait d'autres +encore, destinés à ceux qui demandaient que le nouvel ordre fût +purement militaire, et décerné seulement à l'armée. Je ne veux pas, +disait-il, fonder un gouvernement de prétoriens; je ne veux pas +récompenser uniquement les militaires. J'entends que tous les mérites +soient frères, que le courage du président de la Convention, résistant +à la populace soit rangé à côté du courage de Kléber, montant à +l'assaut de Saint-Jean-d'Acre. On parle des termes de la Constitution! +Il ne faut pas se laisser ainsi enchaîner par les mots. La +Constitution a voulu tout dire, et ne l'a pas toujours su: c'est à +nous d'y suppléer. Il faut que les vertus civiles aient leur part de +récompense comme les vertus militaires. Ceux qui s'y opposent +raisonnent comme les Barbares. C'est le culte de la force brutale +qu'ils nous conseillent! Mais l'intelligence a ses droits avant ceux +de la force; la force elle-même n'est rien sans l'intelligence. Dans +les temps héroïques, le général, c'était l'homme le plus fort, le plus +adroit de sa personne; dans les temps civilisés, le général, c'est le +plus intelligent des braves. Quand nous étions au Kaire, les Égyptiens +ne pouvaient pas comprendre que Kléber, si imposant de sa personne, ne +fût pas le général en chef. Lorsque Mourad-Bey eut vu de près notre +tactique, il comprit que c'était moi, et pas un autre, qui devais être +le général d'une armée ainsi conduite. Vous raisonnez comme les +Égyptiens, quand vous prétendez borner les récompenses à la valeur +guerrière. Les soldats, ajoutait le Premier Consul, les soldats +raisonnent mieux que vous. Allez dans leurs bivouacs, écoutez-les. +Croyez-vous que, parmi leurs officiers, ce soit le plus grand, le plus +imposant par sa stature, qui leur inspire le plus de considération? +Non, c'est le plus brave. Croyez-vous même que le plus brave soit +précisément le premier dans leur esprit? Sans doute, ils mépriseraient +celui dont ils suspecteraient le courage; mais ils mettent bien +au-dessus du brave celui qu'ils croient le plus intelligent. Moi-même, +croyez-vous que ce soit uniquement parce que je suis réputé un grand +général, que je commande à la France? Non, c'est parce qu'on +m'attribue les qualités de l'homme d'État et du magistrat. La France +ne tolérera jamais le gouvernement du sabre; ceux qui le croient se +trompent étrangement. Il faudrait cinquante ans d'abjection pour qu'il +en fût ainsi. La France est un trop noble pays, trop intelligent, pour +se soumettre à la puissance matérielle, et pour inaugurer chez elle le +culte de la force. Honorons l'intelligence, la vertu, les qualités +civiles en un mot, dans toutes les professions; récompensons-les d'un +prix égal dans toutes.-- + +Ces raisons, données avec chaleur, avec verve, et sortant de la bouche +du plus grand capitaine des temps modernes, entraînèrent, en le +charmant, le Conseil d'État tout entier. Elles étaient, il faut le +dire, sincères et intéressées tout à la fois. Le Premier Consul +voulait qu'il fût bien entendu, surtout pour les militaires, que ce +n'était pas comme général seulement, mais comme homme de génie, qu'il +était le chef de la France. + +Ne pouvant le faire renoncer à son projet, on l'engagea cependant à +l'ajourner, lui disant que c'était trop tôt, qu'ayant devancé +peut-être le mouvement des esprits à l'égard du Concordat, il fallait +s'arrêter un instant, et donner à l'opinion un moment de répit. Il +n'écouta aucun de ces conseils. Sa nature était, en toutes choses, +impatiente du résultat. + +[En marge: Discussion dans le Conseil d'État du plan d'éducation +publique.] + +Le projet relatif au système d'éducation publique souleva aussi de +graves objections dans le sein du Conseil d'État. Le parti de la +réaction monarchique n'était pas éloigné de souhaiter le +rétablissement des corporations religieuses. Le parti contraire +soutenait les écoles centrales, et demandait plutôt l'amélioration que +l'abrogation de ce système. Ce dernier montrait aussi quelque défiance +au sujet de ces 6,400 bourses laissées à la distribution du +gouvernement. + +Les anciennes corporations ne sont pas de ce temps, disait le Premier +Consul, d'ailleurs elles sont ennemies. Le clergé s'accommode du +gouvernement actuel, il le préfère à la Convention et au Directoire; +mais les Bourbons seraient bien mieux son fait. Quant aux écoles +centrales, elles n'existent pas. C'est le néant. Il faut créer un +vaste système, et organiser l'éducation publique en France. On croit +peut-être que c'est dans un but d'influence que ces 6,400 bourses ont +été imaginées. C'est voir la question par un bien petit côté. De +l'influence, le gouvernement actuel en a plus qu'il n'en désire. Il +n'y a rien, en effet, qu'il ne pût aujourd'hui, surtout s'il voulait +réagir contre la Révolution, détruire ce qu'elle a fait, rétablir ce +qu'elle a détruit. On le lui demande de toutes parts. Il est assailli +d'écrits confidentiels de toute espèce, dans lesquels chacun propose +la restauration d'une partie de l'ancien régime. Il faut bien se +garder de céder à une telle impulsion. Ces six mille bourses sont +nécessaires pour organiser une société nouvelle, et la remplir de +l'esprit du siècle. D'abord il est nécessaire de s'occuper des +militaires et de leurs enfants. On leur doit tout. Ils n'ont rien +touché du milliard promis. C'est bien le moins de leur assurer le +nécessaire. Ces bourses sont un supplément indispensable à la modicité +de leurs traitements. Les fonctionnaires civils méritent à leur tour +d'être récompensés et encouragés quand ils auront bien servi. Ils sont +d'ailleurs aussi pauvres que les militaires. Les uns et les autres +nous donneront leurs enfants à élever, à façonner au nouveau régime. +Les quatre mille boursiers que nous prendrons dans les pensionnats, +seront aussi une pépinière de sujets dont nous nous emparerons dans le +même but. Il faut que nous fondions une société nouvelle, d'après les +principes de l'égalité civile, dans laquelle tout le monde trouve sa +place, qui ne présente ni les injustices de la féodalité, ni le +pêle-mêle de l'anarchie. Il est urgent de fonder cette société, car +elle n'existe pas. Pour la fonder, il est nécessaire d'avoir des +matériaux: les seuls bons, c'est la jeunesse. Il faut donc consentir à +la prendre; et, si nous ne l'attirons pas à nous par l'attrait de +l'éducation gratuite, les parents ne nous la confieront pas de leur +propre mouvement. Nous sommes tous suspects, nous auteurs, complices +ou défenseurs de la Révolution, tant les nations sont changeantes! +tant on est revenu des illusions de quatre-vingt-neuf! On ne nous +donnera pas facilement les enfants des familles si nous ne prenons pas +des moyens pour les attirer. Si nous formions des lycées sans bourses, +ils seraient encore plus déserts que les écoles centrales, cent fois +davantage; car les parents peuvent envoyer sans crainte leurs enfants +à des cours publics, dans lesquels l'on professe le latin et les +mathématiques, mais ils ne les enverraient pas facilement à des +pensionnats dans lesquels l'autorité dominera complètement. Il n'y a +qu'un moyen de les attirer, ce sont les bourses. Et les habitants des +départements récemment réunis, il faut les faire français aussi! Il +n'y a qu'un moyen encore, c'est de prendre leurs enfants un peu malgré +eux, de les mettre avec les fils de vos officiers, de vos +fonctionnaires, et de vos familles peu aisées, que l'avantage d'une +éducation gratuite aura disposées à une confiance qu'elles n'auraient +pas naturellement. Alors ces enfants apprendront notre langue, +recevront notre esprit. Nous aurons ainsi fondu ensemble les Français +d'autrefois, et les Français d'aujourd'hui; les Français du centre, et +les Français des bords du Rhin, de l'Escaut et du Pô.-- + +Ces raisons profondes, répétées en plus d'une séance, et sous mille +formes diverses, dont nous ne rapportons ici que la substance, firent +prévaloir le projet de loi. C'est M. Fourcroy qui fut chargé de le +porter au Corps Législatif, et d'en soutenir la discussion. + +[En marge: Adoption, par le Corps Législatif, du projet de loi sur +l'instruction publique.] + +[En marge: Faible majorité accordée au projet de loi relatif à la +Légion-d'Honneur.] + +Ce projet et celui de la Légion-d'Honneur furent présentés au Corps +Législatif à peu près en même temps, car le Premier Consul ne voulait +pas laisser passer cette courte session, sans avoir posé les +principales bases de son vaste édifice. La loi sur l'instruction +publique ne rencontra pas de grands obstacles, et, soutenue par M. +Fourcroy, qui en était l'auteur de moitié avec le Premier Consul, elle +fut adoptée à une majorité considérable. Dans le Tribunat elle obtint +80 boules blanches contre 9 boules noires; dans le Corps Législatif, +251 contre 27. Mais il n'en fut pas ainsi pour la loi relative à la +Légion-d'Honneur. Elle rencontra, dans les deux assemblées, une +résistance également vive. Lucien Bonaparte en fut nommé rapporteur; +et, à la vivacité qu'il mit à la défendre, il devint trop évident +qu'il défendait une idée de famille. L'institution fut fort attaquée +au Tribunat par MM. Savoie-Rollin et de Chauvelin, ce dernier mettant +une sorte de prétention à défendre le principe de l'égalité, malgré le +nom qu'il portait. Lucien, qui avait le talent de la parole, mais qui +ne l'avait pas suffisamment exercé, répondit avec peu de sang-froid et +de mesure et contribua beaucoup à indisposer le Tribunat. Malgré +l'épuration que ce corps avait subie, le projet présenté n'obtint que +56 boules blanches contre 38 noires. Au Corps Législatif, la +discussion, quoique dirigée tout entière dans un même sens, puisque le +Tribunat, ayant adopté la proposition du gouvernement, n'avait envoyé +que des orateurs chargés de l'appuyer, la discussion ne ramena pas +beaucoup les esprits. Il n'y eut que 166 suffrages favorables contre +110 suffrages contraires. Le projet de loi fut donc adopté; mais +rarement la minorité avait été si forte, et la majorité si faible, +même avant l'exclusion des opposants. C'est que le Premier Consul +avait heurté ici le sentiment de l'égalité, seul survivant dans les +coeurs. Ce sentiment s'effarouchait à tort sans doute, car il n'y +avait rien de moins aristocratique qu'une institution qui avait pour +but de décerner à des soldats, à des savants, une distinction purement +viagère, et la même que devaient porter des généraux et des princes. +Mais tout sentiment, quand il est vif, est susceptible et ombrageux. +Le Premier Consul était allé trop vite; il en convint.--Nous aurions +dû attendre, dit-il, cela est vrai. Mais nous avions raison, et il +faut savoir hasarder quelque chose quand on a raison. D'ailleurs ce +projet a été mal défendu; on n'a pas fait valoir les bons arguments. +Si on avait su les présenter avec vérité et vigueur, l'opposition se +serait rendue.-- + +[En marge: Présentation au Corps Législatif du traité d'Amiens.] + +[En marge: Motifs qui avaient fait différer cette présentation.] + +La fin de cette session si féconde approchait, et cependant le traité +d'Amiens n'avait pas encore été apporté au Corps Législatif, pour y +être converti en loi. Ce grand acte était réservé pour le dernier. On +voulait qu'il servît en quelque sorte de couronnement aux oeuvres du +Premier Consul, et aux délibérations de cette session extraordinaire. +De plus, on le regardait comme une occasion de faire éclater la +reconnaissance publique, en faveur de l'auteur de tous les biens dont +on jouissait. + +[En marge: Mouvement de l'opinion publique en faveur du Premier +Consul.] + +[En marge: Voeu général de lui continuer pour toute sa vie, le pouvoir +qu'il a reçu pour dix ans.] + +Depuis quelque temps, en effet, on se demandait si on ne donnerait pas +un grand témoignage de gratitude nationale à l'homme qui, en deux +années et demie, avait tiré la France du chaos, et l'avait réconciliée +avec l'Europe, avec l'Église, avec elle-même, et déjà presque +complètement organisée. Ce sentiment de reconnaissance était universel +et mérité. Il était facile de le faire aboutir à l'accomplissement des +voeux secrets du Premier Consul, voeux qui consistaient à obtenir à +perpétuité le pouvoir qui lui avait été confié pour dix ans. Les +esprits, au surplus, étaient fixés à cet égard, et, sauf un petit +nombre de royalistes ou de jacobins, personne n'aurait compris, +personne n'aurait voulu, que le pouvoir passât dans d'autres mains que +celles du général Bonaparte. On regardait la continuation indéfinie de +son autorité, comme la chose la plus simple et la plus inévitable. +Convertir cette disposition des esprits en un acte légal était donc +facile; et, si dix-huit mois auparavant, lorsque le fameux _Parallèle +entre César, Cromwell et le général Bonaparte_, provoqua trop tôt la +discussion sur ce point, on rencontra quelque répulsion, il n'en était +plus ainsi désormais. Il n'y avait qu'un mot à dire pour que +sur-le-champ on offrît au Premier Consul, sous tel titre et telle +forme qu'il voudrait, une véritable souveraineté. Il suffisait de +choisir un à-propos quelconque, et d'énoncer la proposition, pour +qu'elle fût immédiatement accueillie. + +Le moment où tant d'actes mémorables venaient de se succéder coup sur +coup, était effectivement celui que le Premier Consul dans ses +calculs, ses amis dans leur impatience intéressée, les esprits avisés +dans leurs prévisions, avaient désigné, et que le public, naïf, +sincère dans ses sentiments, était prêt à accepter pour une grande +manifestation. Le général Bonaparte souhaitait le suprême pouvoir, +c'était naturel et excusable. En faisant le bien, il avait obéi à son +génie; en le faisant, il en avait espéré le prix. Il n'y avait là rien +de coupable, d'autant plus que, dans sa conviction et dans la vérité, +pour achever ce bien, il fallait long-temps encore un chef +tout-puissant. Dans un pays qui ne pouvait pas se passer d'une +autorité forte et créatrice, il était légitime de prétendre au pouvoir +suprême, quand on était le plus grand homme de son siècle, et l'un des +plus grands hommes de l'humanité. Washington, au milieu d'une société +démocratique, républicaine, exclusivement commerciale, et pour +long-temps pacifique, Washington avait eu raison de montrer peu +d'ambition. Dans une société républicaine par accident, monarchique +par nature, entourée d'ennemis, dès lors militaire, ne pouvant se +gouverner et se défendre sans unité d'action, le général Bonaparte +avait raison d'aspirer au pouvoir suprême, n'importe sous quel titre. +Son tort, ce n'est pas d'avoir pris la dictature, alors nécessaire; +c'est de ne l'avoir pas toujours employée comme dans les premières +années de sa carrière. + +[En marge: Voeu secret du Premier Consul.] + +[En marge: Projets formés dans le sein de la famille Bonaparte.] + +[En marge: Projet de conférer au général Bonaparte le Consulat à vie, +avec faculté de désigner son successeur.] + +Le général Bonaparte cachait profondément dans son coeur des désirs +que tout le monde, même le peuple le plus simple, apercevait +clairement. C'est tout au plus s'il s'en ouvrait à ses frères. Jamais +il ne disait que le titre de Premier Consul pour dix ans avait cessé +de lui suffire. Sans doute, quand la question se présentait sous forme +théorique, quand on parlait d'une manière générale de la nécessité +d'une autorité forte, il se donnait carrière, et exprimait sa pensée à +cet égard. Mais jamais il ne concluait à demander pour lui-même une +prorogation de pouvoir. Tout à la fois dissimulé et confiant, il +communiquait certaines choses aux uns, certaines aux autres, et +cachait quelque chose à tous. À ses collègues, surtout à M. +Cambacérès, dont il appréciait la haute sagesse; à MM. Fouché et de +Talleyrand, auxquels il accordait une grande part d'influence, il +parlait complètement de ce qui intéressait les affaires publiques, +beaucoup plus qu'à ses frères, auxquels il était loin de confier le +secret de l'État. Pour ce qui le touchait personnellement, au +contraire, il disait peu à ses collègues ou à ses ministres, et +beaucoup à ses frères. Toutefois il ne leur avait pas même découvert, +à eux, la secrète ambition de son coeur; mais elle était si aisée à +deviner, on était dans le sein de sa famille si pressé de la faire +réussir, qu'on lui épargnait la peine de s'en ouvrir le premier. On +l'en entretenait sans cesse, et on lui laissait la position plus +commode d'avoir à modérer plutôt qu'à exciter le zèle pour sa +grandeur. On lui disait donc que le moment était venu de constituer en +sa faveur autre chose qu'un pouvoir éphémère et passager, qu'il +fallait songer enfin à lui en attribuer un qui fût tout à fait solide +et durable. Joseph avec la douceur paisible de son caractère, Lucien +avec la pétulance de sa nature, tendaient ouvertement au même but. Ils +avaient pour confidents et pour coopérateurs les hommes de leur +intimité, qui, soit dans le Conseil d'État, soit dans le Sénat, +partageaient leur sentiment par conviction, et par envie de plaire. +MM. Regnaud, Laplace, Talleyrand et Roederer, celui-ci toujours le +plus ardent dans cette voie, étaient franchement d'avis qu'il fallait, +le plus tôt possible et le plus complètement, retourner à la +monarchie. M. de Talleyrand, le plus calme, mais pas le moins actif +d'entre eux, aimait fort la monarchie, surtout élégante et brillante, +comme dans le palais de Versailles, sans les Bourbons toutefois, avec +lesquels il se croyait alors incompatible. Il répétait sans cesse, +avec une autorité qui ne pouvait appartenir qu'à lui, que pour +négocier avec l'Europe il serait bien plus facile de traiter au nom +d'une monarchie que d'une république; que les Bourbons étaient pour +les rois des hôtes incommodes et déconsidérés; que le général +Bonaparte, avec sa gloire, sa puissance, son courage à comprimer +l'anarchie, était pour eux le plus souhaitable, le plus attendu de +tous les souverains; que quant à lui, ministre des affaires +étrangères, il affirmait qu'ajouter, n'importe quoi, à l'autorité +actuelle du Premier Consul, c'était se concilier l'Europe, bien loin +de la blesser. Ces confidents intimes de la famille Bonaparte avaient +fort débattu entre eux la question du moment. Cependant, aboutir de +plein saut à une souveraineté héréditaire, qu'on l'appelât empire ou +royauté, semblait une témérité bien grande. Peut-être valait-il mieux +y arriver, en passant par un ou plusieurs intermédiaires. Mais sans +changer le titre du Premier Consul, ce qui était plus commode, on +pouvait lui donner l'équivalent du pouvoir royal, et l'équivalent même +de l'hérédité: c'était le Consulat à vie, avec faculté de désigner son +successeur. En apportant quelques modifications à la Constitution, +modifications faciles à obtenir du Sénat, qui était devenu une sorte +de pouvoir constituant, il était possible de créer une vraie +souveraineté, sous un titre républicain. On se donnait même, par la +faculté de désigner le successeur, les seuls avantages de l'hérédité +actuellement désirables; car le Premier Consul n'ayant pas d'enfants, +n'ayant que des frères et des neveux, il valait mieux lui confier le +droit de choisir entre eux celui qu'il jugerait le plus digne de +succéder à sa puissance. + +[En marge: Agitations intérieures de la famille Bonaparte.] + +Cette idée paraissant la plus prudente et la plus sage, on semblait +s'y être arrêté dans le sein de la famille Bonaparte. Cette famille +était, dans le moment, singulièrement émue. Les frères du Premier +Consul qui avaient sur leur front un rayon de sa gloire, mais à qui +cela ne suffisait pas, et qui auraient voulu qu'il devînt un vrai +monarque, pour devenir princes par le droit du sang, s'agitaient +beaucoup, se plaignaient de n'être rien, d'avoir servi à l'élévation +de leur frère, et de n'avoir pas dans l'État un rang proportionné à +leur mérite et à leurs services. Joseph, plus paisible par caractère, +satisfait d'ailleurs du rôle de négociateur ordinaire de la paix, +riche, considéré, était moins impatient. Lucien, qui se donnait pour +républicain, était cependant celui de tous qui se montrait le plus +pressé de voir le pouvoir souverain de son frère, élevé sur les ruines +de la République. Tout récemment il avait refusé de dîner chez madame +Bonaparte, disant qu'il s'y rendrait lorsqu'il y aurait une place +marquée pour les frères du Premier Consul. Au sein de cette famille, +madame Bonaparte, plus digne d'intérêt parce qu'elle n'éprouvait pas +toutes ces ardeurs ambitieuses, et les redoutait, au contraire, madame +Bonaparte était, suivant son ordinaire, plus effrayée que satisfaite +des changements qui se préparaient. Elle avait peur, comme nous +l'avons déjà dit, qu'on ne fît franchir trop tôt à son mari les +marches de ce trône, où elle avait vu siéger les Bourbons, et où il +lui semblait incroyable que d'autres qu'eux pussent être assis. Elle +craignait que des frères inconsidérés, jaloux de partager la grandeur +de leur frère, ne hâtassent imprudemment son élévation, et, pour le +faire monter trop vite, ne précipitassent elle, lui, eux, tous enfin, +dans un abîme. Rassurée à un certain degré, par la tendresse de son +époux, sur le danger d'un divorce prochain, elle était dans le moment +poursuivie d'une seule image, celle du nouveau César, frappé d'un coup +de poignard, à l'instant où il essaierait de poser le diadème sur sa +tête. + +Madame Bonaparte avouait hardiment ses craintes à son époux, qui la +faisait taire, en lui imposant silence brusquement. Repoussée, elle +s'adressait alors aux hommes qui avaient sur lui quelque influence, +les suppliait de combattre les conseils de frères ambitieux et mal +avisés, et donnait ainsi à ses répugnances, à ses craintes, un éclat +fâcheux qui déplaisait au Premier Consul. + +Parmi les personnages admis dans cet intérieur, le ministre Fouché +entrait plus qu'un autre dans les vues de madame Bonaparte. Ce n'est +pas qu'il eût plus de fierté de sentiments que les hommes dont le +Premier Consul était entouré, et que seul, entre tous, il ne cherchât +pas à plaire au maître inévitable; non, sans doute. Mais il avait un +grand sens; il voyait avec appréhension l'impatience de la famille +Bonaparte; il entendait de plus près que personne les cris sourds, +étouffés, des républicains vaincus, peu nombreux, mais révoltés d'une +usurpation si prompte; et lui-même, au milieu de ce mouvement des +choses, ressentait quelque émotion de ce qu'on allait entreprendre. +Bien qu'il ne voulût pas perdre la confiance du Premier Consul, qu'il +voulût au contraire l'avoir plus que jamais, puisque le Premier Consul +allait devenir arbitre de toutes les existences, cependant il avait +laissé deviner une partie de ce qu'il pensait. Lié avec madame +Bonaparte, il avait entendu l'expression des craintes dont elle était +assiégée, et, craignant le ressentiment de son mari, avait cherché à +la calmer.--Madame, lui avait-il dit, tenez-vous en repos. Vous +contrariez inutilement votre époux. Il sera consul à vie, roi ou +empereur, tout ce qu'on peut être. Vos craintes le fatiguent; mes +conseils le blesseraient. Restons donc à notre place, et laissons +s'accomplir des événements, que vous ni moi ne saurions empêcher.-- + +Le dénoûment de cette scène agitée approchait, à mesure qu'on arrivait +au terme de la session extraordinaire de l'an X, et on entendait les +meneurs répéter plus souvent et plus haut, qu'il fallait donner de la +stabilité au pouvoir, et un témoignage de reconnaissance au +bienfaiteur de la France et du monde. Cependant, on ne pouvait pas +amener ce dénouement d'une manière sûre et naturelle, sans la main +d'un homme, et cet homme était le consul Cambacérès. Nous avons déjà +parlé de son influence occulte, mais réelle, et habilement ménagée, +sur l'esprit du Premier Consul. Son action sur le Sénat était +également grande. Ce corps avait une véritable déférence pour le vieux +jurisconsulte, devenu confident du nouveau César. M. Sieyès, créateur +en quelque sorte du Sénat, y avait d'abord joui d'un certain +ascendant. Bientôt, son intention de tourner ce corps à l'opposition, +ayant été dévoilée et vaincue, M. Sieyès n'était plus que ce qu'il +avait toujours été, c'est-à-dire un esprit supérieur, mais chagrin, +impuissant, réduit désormais à médire de toutes choses, dans la terre +de Crosne, prix vulgaire de ses grands services. M. Cambacérès, au +contraire, était devenu le directeur secret du Sénat. Dans la +conjoncture actuelle, le général Bonaparte ne pouvant pas se proclamer +lui-même consul à vie ou empereur, ayant besoin qu'un corps +quelconque prît l'initiative, c'était évidemment le Sénat, et dans le +Sénat, l'homme qui le dirigeait, auquel appartenait la plus grande +importance. + +M. Cambacérès, quoique dévoué au Premier Consul, ne voyait pas +toutefois sans quelque déplaisir un changement, qui tendait à le +placer à une distance encore plus grande de son illustre collègue. +Sachant néanmoins que les choses n'en resteraient pas où elles +étaient, qu'on perdrait sa peine à faire obstacle aux désirs du +général Bonaparte, et que d'ailleurs, dans leurs limites actuelles, +ces désirs étaient légitimes, M. Cambacérès résolut de s'entremettre +spontanément, pour faire aboutir à un résultat raisonnable toute cette +agitation intérieure, et pour donner au gouvernement une forme stable, +qui satisfît l'ambition du Premier Consul, sans trop effacer les +formes républicaines, chères encore à beaucoup d'esprits. + +[En marge: Dissimulation du Premier Consul, à l'égard de son collègue +Cambacérès.] + +Tandis qu'on s'entretenait vivement à ce sujet autour du Premier +Consul, lui se bornant à écouter, affectant même de garder le silence, +M. Cambacérès mit fin à cet état de contrainte, en parlant le premier +à son collègue de ce qui se passait. Il ne lui dissimula pas le danger +de la précipitation dans une affaire de cette nature, et l'avantage +qu'il y aurait à conserver une forme modeste, et toute républicaine, à +un pouvoir aussi réel, aussi grand que le sien. Toutefois, lui +offrant, en son propre nom et au nom du troisième consul Lebrun, un +dévouement sans réserve, il lui déclara qu'ils étaient prêts, l'un et +l'autre, à faire ce qu'il voudrait, et à lui épargner l'embarras +d'intervenir de sa personne, dans une circonstance où il devait +paraître recevoir, et non pas prendre, le titre qu'il s'agissait de +lui donner. Le Premier Consul, lui exprimant sa gratitude d'une +pareille ouverture, convint du danger qu'il y aurait à faire trop et +trop vite, déclara qu'il ne formait aucun désir, qu'il était content +de sa position actuelle, qu'il n'était pas pressé de la changer, et ne +ferait rien pour en sortir; que cependant la constitution du pouvoir +était, à son avis, précaire, et ne présentait pas un caractère +suffisant de solidité et de durée; que, dans son opinion, il y avait +quelque changements à introduire dans la forme du gouvernement, mais +qu'il était trop directement intéressé dans cette question pour s'en +mêler lui-même; qu'il attendrait donc, et ne prendrait aucune +initiative. + +M. Cambacérès répondit au Premier Consul que sans doute sa dignité +personnelle exigeait beaucoup de réserve, et lui interdisait de +prendre ostensiblement l'initiative, mais que s'il voulait bien +s'expliquer avec ses deux collègues, leur faire connaître à tous deux +le fond de sa pensée, ils lui épargneraient, une fois ses intentions +connues, la peine de les manifester, et mettraient sans plus tarder la +main à l'oeuvre. Soit qu'il éprouvât un certain embarras à dire ce +qu'il désirait, soit qu'il désirât plus qu'on ne lui destinait alors, +la souveraineté peut-être, le Premier Consul se couvrit de nouveaux +voiles, et se contenta de répéter qu'il n'avait aucune idée arrêtée, +mais qu'il verrait avec plaisir que ses deux collègues surveillassent +le mouvement des esprits, le dirigeassent même, pour prévenir les +imprudences que pourraient commettre des amis malhabiles. + +Jamais le Premier Consul ne voulut avouer sa pensée à son collègue +Cambacérès. À la gêne naturelle qu'il éprouvait, se joignait une +illusion. Il croyait que, sans qu'il eut besoin de s'en mêler, on +viendrait déposer la couronne à ses pieds. C'était une erreur. Le +public, tranquille, heureux, reconnaissant, était disposé à +sanctionner tout ce qu'on ferait; mais ayant en quelque sorte abdiqué +toute participation aux affaires publiques, il n'était pas prêt à s'en +mêler, même pour témoigner la gratitude dont il était plein. Les corps +de l'État, sauf les meneurs intéressés, étaient saisis d'une sorte de +pudeur, à l'idée de venir, à la face du ciel, abjurer ces formes +républicaines, qu'ils avaient récemment encore fait serment de +maintenir. Beaucoup de gens, peu versés dans les secrets de la +politique, allaient jusqu'à croire que le Premier Consul, satisfait de +la toute-puissance dont il jouissait, depuis surtout qu'on l'avait +débarrassé de l'opposition du Tribunat, se contenterait de pouvoir +tout ce qu'il voudrait, et se donnerait la gloire facile d'être un +nouveau Washington, avec bien plus de génie et de gloire que le +Washington américain. Aussi quand les meneurs disaient qu'on n'avait +rien fait pour le Premier Consul, qui avait tant fait pour la France, +certains esprits simples répondaient naïvement: Mais que voulez-vous +qu'on fasse pour lui? que voulez-vous qu'on lui offre? quelle +récompense serait proportionnée aux services qu'il a rendus? Sa vraie +récompense, c'est sa gloire.-- + +[En marge: Malgré le refus du Premier Consul de s'expliquer, M. +Cambacérès cherche à propager l'idée du Consulat à vie.] + +M. Cambacérès était trop sage pour se venger de la dissimulation du +Premier Consul, en laissant les choses dans cette stagnation. Il +fallait en finir, et il résolut de s'en mêler sur-le-champ. Dans son +opinion et dans celle de beaucoup d'hommes éclairés, une prorogation +de pouvoir de dix années, accordée au Premier Consul, laquelle, avec +les sept années restant de la première période, portait à dix-sept la +durée totale de son Consulat, était bien suffisante. C'était en effet +soit en France, soit en Europe, déjouer les ennemis qui auraient +calculé sur le terme légal de sa puissance. Mais M. Cambacérès savait +bien que le Premier Consul ne s'en contenterait pas, qu'il fallait lui +offrir autre chose, et qu'avec le Consulat à vie, accompagné de la +faculté de désigner son successeur, on se procurerait tous, les +avantages de la monarchie héréditaire, sans les inconvénients d'un +changement de titre, sans le déplaisir que ce changement causerait à +beaucoup d'hommes de bonne foi. Il s'arrêta donc à cette idée, et +s'efforça de la propager dans le Sénat, dans le Corps Législatif, dans +le Tribunat. Mais s'il y avait beaucoup d'individus prêts à tout +voter, il y en avait d'autres qui hésitaient, et qui ne voulaient +qu'une prorogation de dix ans. + +Le Premier Consul avait différé jusqu'à ce jour, et avec intention, la +présentation du traité d'Amiens au Corps Législatif, pour y être +converti en loi. M. Cambacérès, comprenant que cette circonstance +était celle dont il fallait user pour faire sortir d'une espèce +d'acclamation générale les changements proposés, disposa tout pour +amener un tel résultat. Le 6 mai (16 floréal) avait été choisi pour +porter au Corps Législatif le traité qui complétait la paix générale. +Le président du Tribunat, M. Chabot de l'Allier, était l'un des amis +du consul Cambacérès. Celui-ci le fit appeler, et convint avec lui de +la marche à suivre. Il fut arrêté entre eux que, lorsque le traité +serait porté du Corps Législatif au Tribunat, M. Siméon proposerait +une députation au Premier Consul pour lui témoigner la satisfaction de +cette assemblée; qu'alors le président Chabot de l'Allier quitterait +le fauteuil, et proposerait l'émission du voeu suivant: «Le Sénat est +invité à donner aux Consuls un témoignage de la reconnaissance +nationale». + +[En marge: Le Tribunat prend occasion de la présentation du traité +d'Amiens, pour émettre le voeu d'une récompense nationale au Premier +Consul.] + +[En marge: Motion de M. Chabot de l'Allier.] + +Les choses ainsi disposées, le projet de loi fut porté le 6 mai (16 +floréal) par trois conseillers d'État au Corps Législatif: c'étaient +MM. Roederer, Bruix (l'amiral), et Berlier. Ordinairement les projets +étaient communiqués purement et simplement par le Corps Législatif au +Tribunat; cette fois, vu l'importance de l'objet, le gouvernement +voulut communiquer directement au Tribunat le traité soumis aux +délibérations législatives. Trois conseillers d'État, Régnier, +Thibaudeau et Bigot-Préameneu, furent chargés de ce soin. À peine +avaient-ils achevé de faire cette communication, que le tribun Siméon +demanda la parole. Puisque le gouvernement, dit-il, nous a communiqué +d'une manière aussi solennelle le traité de paix conclu avec la +Grande-Bretagne, nous devons répondre à cette démarche par une +démarche pareille. Je demande qu'il soit adressé une députation au +gouvernement, pour le féliciter du rétablissement de la paix générale. +Cette proposition fut aussitôt adoptée. Le président Chabot de +l'Allier se fit ensuite remplacer au fauteuil par M. Stanislas de +Girardin, et, se transportant à la tribune, prononça les paroles +suivantes: + +«Chez tous les peuples on a décerné des honneurs publics aux hommes +qui, par des actions éclatantes, ont honoré leur pays et l'ont sauvé +de grands périls. + +»Quel homme eut jamais plus que le général Bonaparte des droits à la +reconnaissance nationale? + +»Quel homme, soit à la tête des armées, soit à la tête du +gouvernement, honora davantage sa patrie, et lui rendit des services +plus signalés? + +»Sa valeur et son génie ont sauvé le peuple français des excès de +l'anarchie, et des malheurs de la guerre, et le peuple français est +trop grand, trop magnanime, pour laisser tant de bienfaits sans une +grande récompense. + +»Tribuns, soyons ses organes. C'est à nous surtout qu'il appartient de +prendre l'initiative lorsqu'il s'agit d'exprimer, dans une +circonstance si mémorable, les sentiments et la volonté du peuple +français.» + +Pour conclusion de ce discours, M. Chabot de l'Allier proposa au +Tribunat d'émettre le voeu d'une grande manifestation de la +reconnaissance nationale, envers le Premier Consul. + +[En marge: Voeu du Tribunat.] + +Il proposa, en outre, de communiquer ce voeu au Sénat, au Corps +Législatif et au gouvernement. La proposition fut adoptée à +l'unanimité. + +[En marge: Formation d'une commission dans le sein du Sénat, pour +l'accomplissement du voeu du Tribunat.] + +Cette délibération fut aussitôt connue du Sénat, et ce corps décida +immédiatement qu'il serait formé une commission spéciale, afin de +présenter ses vues sur le témoignage de reconnaissance nationale qu'il +conviendrait de donner au Premier Consul. + +La députation que le tribun Siméon avait proposé d'envoyer au +gouvernement fut reçue le lendemain même 7 mai (17 floréal) aux +Tuileries. Le Premier Consul était entouré de ses collègues, d'un +grand nombre de hauts fonctionnaires, et de généraux. Il avait une +attitude grave et modeste. M. Siméon portait la parole. Il célébra les +hauts faits du général Bonaparte, les merveilles de son gouvernement, +plus grandes que celles de son épée; il lui attribua les victoires de +la République, la paix qui les avait suivies, le rétablissement de +l'ordre, le retour de la prospérité, et, terminant enfin cette +allocution, «je me hâte, dit-il, je crains de paraître louer, quand il +ne s'agit que d'être juste, et d'exprimer en peu de mots un sentiment +profond que l'ingratitude seule aurait pu étouffer. Nous attendons que +le premier corps de la nation se rende l'interprète de ce sentiment +général, dont il n'est permis au Tribunat que de désirer et de voter +l'expression.» + +[En marge: Réponse du Premier Consul à une députation du Tribunat.] + +Le Premier Consul, après avoir remercié le tribun Siméon des +sentiments qu'il venait de lui témoigner, après avoir dit qu'il y +voyait un résultat des communications plus intimes établies entre le +gouvernement et le Tribunat, faisant ainsi une allusion directe aux +changements opérés dans ce corps, le Premier Consul termina par ces +nobles paroles: «Pour moi, je reçois avec la plus sensible +reconnaissance le voeu émis par le Tribunat. Je ne désire d'autre +gloire que celle d'avoir rempli tout entière la tâche qui m'était +imposée. Je n'ambitionne d'autre récompense que l'affection de mes +concitoyens: heureux s'ils sont bien convaincus que les maux qu'ils +pourraient éprouver seront toujours pour moi les maux les plus +sensibles; que la vie ne m'est chère que par les services que je puis +rendre à ma patrie; que la mort même n'aura point d'amertume pour moi, +si mes derniers regards peuvent voir le bonheur de la République aussi +assuré que sa gloire.» + +[En marge: Nouvelle dissimulation du Premier Consul.] + +Il ne s'agissait plus que de se fixer sur le témoignage de +reconnaissance nationale à donner au général Bonaparte. Personne ne +s'y trompait: tout le monde savait bien que c'était par une extension +de pouvoir qu'il fallait payer à l'illustre général les bienfaits +immenses qu'on en avait reçus. Cependant quelques esprits simples, +soit au Tribunat, soit au Sénat, avaient cru, en votant, qu'il +s'agissait peut-être d'un témoignage public, comme une statue ou un +monument. Mais ces esprits simples étaient en bien petit nombre. La +masse des tribuns et des sénateurs savaient parfaitement comment il +fallait exprimer sa reconnaissance. Pendant cette journée et la +suivante, les Tuileries et l'hôtel de M. Cambacérès, qui était logé +hors du palais, ne désemplirent point. Les sénateurs venaient avec +empressement demander comment il fallait agir. Le zèle était grand +parmi eux; on n'avait qu'à énoncer ce qu'on voulait pour qu'ils le +décrétassent. L'un d'eux alla même jusqu'à dire au consul Cambacérès: +Que veut le général? Veut-il être roi? qu'il le dise. Moi et mes +collègues de la Constituante, nous sommes tout prêts à voter le +rétablissement de la royauté, et plus volontiers pour lui que pour +d'autres, parce qu'il en est le plus digne.--Curieux de connaître la +pensée véritable du Premier Consul, les sénateurs s'approchèrent de +lui le plus qu'ils purent, et s'y prirent de cent manières, pour avoir +au moins un mot de sa bouche tant soit peu significatif. Mais il +refusa constamment de dévoiler ses intentions, même au sénateur +Laplace, qui était l'un de ses amis particuliers, et qu'on avait, à ce +titre, chargé de sonder ses intentions secrètes. Il répondit toujours +que ce qu'on ferait, quoi qu'on fît, serait reçu avec gratitude, et +qu'il n'avait rien d'arrêté dans son esprit. Quelques-uns voulurent +savoir si une prorogation de dix ans lui serait agréable. Il répondit +avec une humilité affectée que tout témoignage de la confiance +publique, celui-là ou tout autre, lui suffirait, et le remplirait de +satisfaction. Les sénateurs, fort peu instruits après de telles +communications, retournaient auprès des consuls Cambacérès et Lebrun, +s'informer de la conduite qu'ils avaient à tenir. Nommez-le consul à +vie, répondaient-ils, et vous ferez ce qu'il y a de mieux.--Mais on +dit qu'il ne le veut pas, répliquaient les plus simples, et que dix +ans de prorogation lui suffisent. Pourquoi aller plus loin qu'il ne +veut?-- + +Les consuls Lebrun et Cambacérès avaient de la peine à les persuader. +Celui-ci en avertit le Premier Consul.--Vous avez tort, lui dit-il, de +ne pas vous expliquer. Vos ennemis, et il vous en reste, malgré vos +services, même au Sénat, abuseront de votre réserve.--Le Premier +Consul ne parut ni surpris, ni même flatté de l'empressement des +sénateurs. Laissez-les faire, répondit-il à M. Cambacérès; la majorité +du Sénat est toujours prête à faire plus qu'on ne lui demande. Ils +iront plus loin que vous ne croyez.-- + +[En marge: Le Sénat, trompé sur les véritables désirs du Premier +Consul, se borne à voter une prorogation de ses pouvoirs pour dix +ans.] + +M. Cambacérès lui répliqua qu'il se trompait. Mais il fut impossible +de vaincre cette dissimulation opiniâtre; et, comme on va le voir, les +conséquences en furent singulières. Malgré les avis de MM. Cambacérès +et Lebrun, beaucoup de bonnes gens qui trouvaient plus commode de +donner moins que plus, crurent que le Premier Consul regardait une +prorogation de dix ans comme un témoignage suffisant de la confiance +publique, et comme une assez grande consolidation de son pouvoir. Le +parti Sieyès, toujours fort malveillant, s'était réveillé à cette +occasion, et agissait sourdement. Les sénateurs qui étaient +secrètement liés à ce parti, circonvinrent leurs collègues incertains, +et leur affirmèrent que la pensée du Premier Consul était connue, +qu'il se contentait d'une prorogation de dix ans, qu'il la préférait à +toute autre chose, qu'on le savait, que d'ailleurs c'était mieux en +soi; que par cette combinaison le pouvoir public était consolidé, la +République maintenue, et la dignité de la nation sauvée. Comme dans +l'affaire des candidatures au Sénat, le brave Lefebvre fut un de ceux +qui se laissèrent persuader, et qui crurent, en votant une prorogation +de dix ans, faire ce que le général Bonaparte désirait. Il y avait +quarante-huit heures qu'on délibérait. Il fallait en finir. Le +sénateur Lanjuinais, avec le courage dont il avait donné tant de +preuves, attaqua ce qu'il appelait l'usurpation flagrante dont la +République était menacée. Son discours fut écouté avec peine, et comme +un hors-d'oeuvre. Des ennemis habiles avaient préparé une meilleure +manoeuvre. Ils avaient fait prévaloir l'idée de proroger pour dix ans +les pouvoirs du Premier Consul. Cette résolution fut en effet adoptée +le 8 mai (18 floréal), vers la fin du jour. Le sénateur Lefebvre +courut des premiers aux Tuileries, pour y annoncer ce qui venait de se +passer, croyant y apporter la nouvelle la plus agréable. Elle y +arrivait de toutes parts, et y causait une surprise aussi imprévue que +pénible. + +[En marge: Assemblée de famille chez le Premier Consul, à laquelle M. +Cambacérès est appelé.] + +[En marge: Expédient imaginé par le consul Cambacérès.] + +Le Premier Consul, entouré de ses frères, Joseph et Lucien, apprit ce +résultat avec le plus vif déplaisir. Dans le premier moment, il ne +songeait à rien moins qu'à refuser la proposition du Sénat. Il fit +tout de suite appeler son collègue Cambacérès. Celui-ci accourut +sur-le-champ. Trop sage, trop prudent pour triompher de sa prévoyance, +et de la faute du Premier Consul, il dit que ce qui arrivait était +désagréable sans doute, mais facile à réparer; qu'avant tout il ne +fallait montrer aucune humeur; que, dans deux fois vingt-quatre +heures, tout pourrait être changé, mais qu'il était nécessaire pour +cela de donner à l'affaire une face nouvelle, et qu'il s'en chargeait. +Le Sénat vous offre une prorogation de pouvoir, dit M. Cambacérès, +répondez que vous êtes reconnaissant d'une telle proposition, mais que +ce n'est pas de lui, que c'est du suffrage de la nation que vous tenez +votre autorité, que c'est de la nation seule que vous pouvez en +recevoir la prorogation; et que vous voulez la consulter par les mêmes +moyens qui ont été employés pour l'adoption de la Constitution +consulaire, c'est-à-dire par des registres ouverts dans toute la +France. Alors nous ferons libeller par le Conseil d'État la formule +qui sera soumise à la sanction nationale. En faisant ainsi un acte de +déférence pour la souveraineté du peuple, nous parviendrons à +substituer un projet à un autre. Nous poserons la question de savoir, +non pas si le général Bonaparte doit recevoir une prorogation pour dix +ans du pouvoir consulaire, mais s'il doit recevoir le Consulat à vie. +Si le Premier Consul faisait lui-même une telle chose, ajouta M. +Cambacérès, les convenances seraient trop blessées. Mais je puis, moi, +second Consul, très-désintéressé dans cette circonstance, donner +l'impulsion. Que le général parte publiquement pour la Malmaison; je +resterai seul à Paris; je convoquerai le Conseil d'État, et c'est par +le Conseil d'État que je ferai rédiger la nouvelle proposition, qui +devra être soumise à l'acceptation de la nation.-- + +Cet habile expédient fut adopté avec grande satisfaction par le +général Bonaparte, et par ses frères. M. Cambacérès fut beaucoup +remercié de son ingénieuse combinaison, et chargé de tout avec un +entier abandon. Il fut convenu que le Premier Consul partirait le +lendemain, après avoir arrêté avec M. Cambacérès lui-même le texte de +la réponse au Sénat. + +Ce texte fut rédigé le lendemain matin, 9 mai (19 floréal), par M. +Cambacérès et le Premier Consul, et adressé tout de suite au Sénat, en +réponse à son message. + +[En marge: Réponse du Premier Consul au voeu du Sénat.] + +«Sénateurs, disait le Premier Consul, la preuve honorable d'estime +consignée dans votre délibération du 18, sera toujours gravée dans mon +coeur. + +»Dans les trois années qui viennent de s'écouler, la fortune a souri à +la République; mais la fortune est inconstante: et combien d'hommes +qu'elle y avait comblés de ses faveurs, ont vécu trop de quelques +années! + +»L'intérêt de ma gloire et celui de mon bonheur sembleraient avoir +marqué le terme de ma vie publique au moment où la paix du monde est +proclamée. + +»Mais la gloire et le bonheur du citoyen doivent se taire quand +l'intérêt de l'État et la bienveillance publique l'appellent. + +»Vous jugez que je dois au peuple un nouveau sacrifice; je le ferai, +si le voeu du peuple me commande ce que votre suffrage autorise.» + +[En marge: Délibération au sein du Conseil d'État, sur la question à +soumettre au peuple français, relativement au Consulat à vie.] + +Le Premier Consul, sans s'expliquer, indiquait assez clairement qu'il +n'acceptait pas telle quelle la résolution du Sénat. Il partit +sur-le-champ pour la Malmaison, laissant à son collègue Cambacérès le +soin de terminer cette grande affaire, conformément à ses désirs. +Celui-ci appela auprès de lui les conseillers d'État, plus habitués à +seconder les vues du gouvernement, et convint avec eux de ce qui se +ferait dans le sein du conseil. Le lendemain, 10 mai (20 floréal), le +Conseil d'État fut assemblé extraordinairement. Les deux consuls +Cambacérès et Lebrun, tous les ministres, excepté M. Fouché, +assistaient à la séance. M. Cambacérès la présidait. Il énonça l'objet +de cette réunion, et fit appel aux lumières de ce grand corps, dans la +circonstance importante où le gouvernement se trouvait placé. MM. +Bigot de Préameneu, Roederer, Regnaud, Portalis, prirent aussitôt la +parole, soutinrent que la stabilité du gouvernement était aujourd'hui +le premier besoin de l'État; que les puissances, pour traiter avec la +France, que le crédit public, le commerce, l'industrie, pour reprendre +leur essor, avaient besoin de confiance; que la perpétuité du pouvoir +du Premier Consul était le moyen le plus certain de leur en inspirer; +que cette autorité, conférée pour dix ans, était une autorité +éphémère, sans solidité, sans grandeur, parce qu'elle était sans +durée; que le Sénat, gêné par la Constitution, n'avait pas cru +possible d'ajouter plus de dix ans de prolongation au pouvoir du +Premier Consul, mais qu'en s'adressant à la souveraineté nationale, +comme on avait fait pour toutes les constitutions antérieures, on +n'était plus gêné par la loi existante, puisqu'on remontait à la +source de toutes les lois, et qu'il fallait purement et simplement +poser cette question: LE PREMIER CONSUL SERA-T-IL CONSUL À VIE?--Le +préfet de police Dubois, membre du Conseil d'État, homme d'un +caractère généralement décidé et indépendant, fit part de l'opinion +qui régnait dans Paris. De tout côté, on trouvait la proposition du +Sénat ridicule; on disait qu'il fallait un gouvernement à la France, +qu'enfin on en avait trouvé un, fort, habile, heureux, qu'il fallait +le garder; qu'on aurait pu ne pas toucher à la Constitution, mais qu'à +y toucher, autant valait en finir, et organiser ce gouvernement de +manière à le conserver toujours.--Ce que rapportait le préfet Dubois +était vrai. L'opinion était si favorable au Premier Consul qu'on +voulait universellement trancher la question sur-le-champ, et donner à +son pouvoir la durée de sa vie même. Après avoir entendu ces diverses +allocutions, M. Cambacérès demanda si personne n'avait d'objection à +faire; et comme les opposants, au nombre de cinq ou six, tels que MM. +Berlier, Thibaudeau, Emmery, Dessoles, Bérenger, se taisaient, il mit +la résolution aux voix, et elle fut adoptée à une immense majorité. Il +fut donc arrêté que l'on provoquerait un vote public sur cette +question: NAPOLÉON BONAPARTE SERA-T-IL CONSUL À VIE?--Cette résolution +prise, M. Roederer, qui était le plus hardi de tous les membres du +parti monarchique, proposa d'ajouter une seconde question à la +première, c'était celle-ci: LE PREMIER CONSUL AURA-T-IL LA FACULTÉ DE +DÉSIGNER SON SUCCESSEUR?--M. Roederer tenait beaucoup à cette +question, et il avait raison. Si on agissait de bonne foi, si on ne +cachait pas l'arrière-pensée de revenir quelque temps après sur ce +qu'on faisait aujourd'hui, si on voulait enfin constituer +définitivement le pouvoir nouveau, la faculté de désigner le +successeur était le meilleur équivalent de l'hérédité, quelquefois +supérieur par ses effets à l'hérédité même, car c'est le moyen qui a +donné au monde le règne des Antonins. Un consul à vie, avec la faculté +de désigner son successeur, était une vraie monarchie sous une +apparence républicaine. C'était un beau et puissant gouvernement, qui +sauvait du moins la dignité de la génération présente, laquelle avait +juré de vivre en république, ou de mourir. M. Roederer, qui était +opiniâtre dans ses idées, insista, et fit poser cette seconde +question. Elle fut adoptée comme la précédente. Il fallait ensuite se +décider sur la forme à donner à toutes deux. On pensa que cet appel +fait au peuple français par le moyen des registres ouverts dans les +communes, était un acte qui devait appartenir au gouvernement, car +c'était pour ainsi dire une simple convocation; qu'il était naturel +dès lors de le faire délibérer au Conseil d'État; que la publication +de cette délibération, qui avait eu lieu en présence des second et +troisième Consuls, et en l'absence du premier, sauvait toutes les +convenances; qu'il fallait seulement trouver une rédaction convenable. +Une commission, composée de quelques conseillers d'État, fut chargée, +séance tenante, de rédiger la délibération. Cette commission y procéda +immédiatement, et rentra, une heure après, avec l'acte destiné à être +publié le lendemain. + +Voici quel était cet acte: + +«Les Consuls de la République, considérant que la résolution du +Premier Consul est un hommage éclatant rendu à la souveraineté du +peuple; _que le peuple, consulté sur ses plus chers intérêts, ne doit +connaître d'autre limite que ses intérêts mêmes_, arrêtent ce qui +suit....., etc. Le peuple français sera consulté sur ces deux +questions: + +1º NAPOLÉON BONAPARTE SERA-T-IL CONSUL À VIE? + +2º AURA-T-IL LA FACULTÉ DE DÉSIGNER SON SUCCESSEUR? + +»Des registres seront ouverts à cet effet dans toutes les mairies, au +greffe de tous les tribunaux, chez les notaires et chez tous les +officiers publics.» + +Le délai pour émettre les votes était de trois semaines. + +M. Cambacérès se rendit ensuite auprès du Premier Consul pour lui +soumettre la résolution du Conseil d'État. Le Premier Consul, par une +disposition d'esprit difficile à expliquer, repoussa opiniâtrement la +seconde question. Qui voulez-vous, disait-il, que je désigne pour mon +successeur? Mes frères? Mais la France, qui a bien consenti à être +gouvernée par moi, consentira-t-elle à l'être par Joseph ou Lucien? +Vous désignerais-je, vous, consul Cambacérès? Oseriez-vous +entreprendre une telle tâche? Et puis on n'a pas respecté le testament +de Louis XIV, respecterait-on le mien? Un homme mort, quel qu'il soit, +n'est plus rien.--Le Premier Consul ne put être vaincu sur ce point; +il s'impatienta même contre M. Roederer, qui, sans attendre l'avis de +personne, ne suivant que les impulsions de son esprit, avait mis cette +idée en avant. Il fit donc retrancher de la résolution du Conseil +d'État la seconde question, relative au choix d'un successeur. Le +motif du Premier Consul, dans cette circonstance, est fort obscur. +Voulait-il, en laissant une lacune dans l'organisation du +gouvernement, se ménager un nouveau prétexte pour dire encore une +fois, et un peu plus tard, que le pouvoir était sans avenir, sans +grandeur, et qu'il fallait le convertir en monarchie héréditaire? ou +bien craignait-il les rivalités de famille, et les tribulations que +lui vaudrait la faculté de choisir un successeur parmi ses frères et +ses neveux? À en juger par son langage de cette époque, cette dernière +conjecture paraîtrait la plus vraie. Quoi qu'il en soit, il retrancha +la seconde question de l'acte émané du Conseil d'État; et, comme on ne +voulait pas perdre du temps à faire une nouvelle convocation, la +délibération ainsi tronquée fut envoyée au journal officiel. + +Elle parut le 11 au matin (21 floréal) dans le _Moniteur_, deux jours +après celle du Sénat. Annoncer qu'une telle question venait d'être +posée à la France, c'était annoncer qu'elle était résolue. Si +l'opinion publique, devenue passive, ne prenait plus l'initiative des +grandes résolutions, on pouvait compter néanmoins qu'elle +sanctionnerait avec empressement tout ce qu'on proposerait pour le +Premier Consul. Il y avait pour lui confiance, admiration, +reconnaissance, tous les sentiments qu'un peuple vif et enthousiaste +est capable d'éprouver pour un grand homme, dont il a reçu tous les +biens à la fois. Sans doute, si les questions de forme avaient +conservé quelque importance, dans un temps où l'on avait vu les +constitutions faites et refaites tant de fois, on aurait dû trouver +singulier que le Sénat, ayant proposé une simple prorogation de dix +ans, cette proposition, émanée de la seule autorité qui eut pouvoir +pour la faire, fût convertie en une proposition de Consulat à vie, +faite par un corps qui n'était ni le Sénat ni le Corps Législatif, ni +le Tribunat, qui n'était qu'un conseil dépendant du gouvernement. Il +est vrai que le Conseil d'État avait alors une haute importance, qui +le rendait presque l'égal des assemblées législatives; que l'appel à +la souveraineté nationale était une espèce de correctif, qui couvrait +toutes les irrégularités de cette manière de procéder, et donnait au +Conseil d'État le rôle apparent d'un simple rédacteur de la question à +poser à la France. D'ailleurs on n'y regardait pas alors de si près. +Le résultat, c'est-à-dire la consolidation et la perpétuation du +gouvernement du Premier Consul, convenait à tout le monde; et ce qui +conduisait à ce résultat le plus directement possible, paraissait le +plus naturel et le meilleur. On railla un peu le Sénat, qui, en effet, +fut passablement confus de n'avoir pas mieux compris les désirs du +général Bonaparte, et qui se tut, n'ayant rien de convenable ni à +dire, ni à faire; car il ne pouvait ni revenir sur sa détermination, +ni s'approprier celle du Conseil d'État. Quant à résister, il n'en +avait pas le moyen, et pas même la pensée. Sans doute le torrent +n'était pas si général, qu'il y eût du blâme dans certains lieux, par +exemple, dans les retraites obscures où les républicains fidèles +cachaient leur désespoir, dans les hôtels brillants du faubourg +Saint-Germain, où les royalistes détestaient ce pouvoir nouveau, +qu'ils n'avaient pas encore commencé à servir. Mais ce blâme, presque +insaisissable au milieu du choeur de louanges qui de toutes parts +s'élevait autour du Premier Consul, et montait jusqu'à son oreille, +était de peu d'effet. Seulement, les hommes réfléchis, et c'est +toujours le petit nombre, pouvaient faire de singulières réflexions +sur les vicissitudes des révolutions, sur les inconséquences de cette +génération, renversant une royauté de douze siècles, voulant même dans +son délire renverser toutes les royautés de l'Europe, et, revenue +maintenant de ses premières ardeurs, réédifiant, pièce à pièce, un +trône détruit, et cherchant avec empressement à qui le donner. +Heureusement elle avait trouvé pour cet emploi un homme +extraordinaire. Les nations dans un tel besoin ne rencontrent pas +toujours un maître qui ennoblisse au même degré leurs inconséquences. +Cependant l'embarras de la pudeur avait un moment saisi tout le monde, +ce maître d'abord, n'osant lui-même avouer ses désirs, le Sénat +ensuite, n'osant les deviner, et hésitant à les satisfaire, jusqu'à ce +que le Conseil d'État, mettant de côté cette fausse honte, eût le +courage, pour tous, d'avouer ce qu'il fallait dire et faire. + +[En marge: Le Tribunat et le Corps Législatif viennent voter +solennellement dans les mains du Premier Consul, en faveur du Consulat +à vie.] + +[En marge: Empressement universel des citoyens à venir déposer leur +vote, en faveur du Consulat à vie.] + +Ces difficultés d'un instant firent bientôt place à une véritable +ovation. Le Corps Législatif et le Tribunat voulurent se rendre chez +le Premier Consul, afin de donner le signal des adhésions, en venant +en corps voter dans ses mains, pour la perpétuité de son pouvoir. Le +motif imaginé pour colorer cette démarche, c'est que les membres du +Corps Législatif et du Tribunat, retenus pendant cette session +extraordinaire sur leurs siéges de législateurs, ne pouvaient pas être +dans leurs communes, afin d'y voter. La raison fut trouvée bonne, et +on se rendit en corps aux Tuileries. M. de Vaublanc y porta la parole +au nom du Corps Législatif, et M. Chabot de l'Allier au nom du +Tribunat. Reproduire les discours prononcés dans cette occasion, +serait fastidieux. C'était toujours l'expression de la même +reconnaissance, de la même confiance dans le gouvernement du Premier +Consul. Un tel exemple ne pouvait qu'entraîner les citoyens à voter, +s'ils en avaient eu besoin; mais une si haute impulsion n'était pas +nécessaire. Ils allaient avec empressement dans les mairies, chez les +notaires, dans les greffes des tribunaux, inscrire leurs votes +approbatifs sur les registres ouverts pour les recevoir. + +[En marge: La session de l'an X terminée par le vote des lois de +finance.] + +La fin de floréal était arrivée. On se hâta de terminer cette courte +et mémorable session par la présentation des lois financières. Le +budget proposé était des plus satisfaisants. Tous les revenus se +trouvaient augmentés grâce à la paix, tandis que les dépenses de la +guerre et de la marine étaient fort diminuées. Ce budget de l'an X +montait à 500 millions, 26 millions de moins que celui de l'an IX[25], +porté à 526 millions par les évaluations les plus récentes; et, si +l'on ajoute les centimes additionnels pour le service des +départements, qui se comptaient alors en dehors et s'élevaient à 60 +millions environ, si l'on ajoute les frais de perception, qui +n'étaient pas portés au budget général parce que chaque régie des +impôts payait elle-même ses propres dépenses, lesquelles montaient à +70 millions, on peut évaluer en totalité à 625 ou 630 millions le +budget définitif de la France à cette époque. + + [Note 25: L'exercice de l'an IX fut d'abord fixé à 415 + millions, puis à 526, et enfin à 545 millions.] + +La paix amenait des économies dans certains services, des +augmentations dans quelques autres, mais, en élevant le produit de +tous les impôts à vue d'oeil, préparait le rétablissement de +l'équilibre entre les dépenses et le revenu, équilibre si désiré, si +peu prévu deux années auparavant. L'administration de la guerre, +divisée en deux ministères, celui du matériel et celui du personnel, +devait coûter 210 millions au lieu de 250. On sera étonné sans doute +qu'il n'y eût que 40 millions de différence, entre l'état de guerre et +l'état de paix; mais il ne faut pas oublier que nos armées +victorieuses avaient vécu sur le sol étranger, et que rentrées depuis +sur notre territoire, sauf une centaine de mille hommes, elles étaient +alimentées par le trésor français. La marine, qu'on avait cru devoir +fixer à 80 millions depuis la fin des hostilités, était portée à 105 +millions par le Premier Consul, qui était d'avis qu'on doit employer +le temps de paix à organiser la marine d'un grand État. D'autres +dépenses singulièrement réduites prouvaient, par leur réduction, +l'heureux progrès du crédit. Les obligations des receveurs généraux, +dont on a vu ailleurs l'origine, l'utilité, le succès, ne s'étaient +d'abord escomptées qu'à un pour cent par mois, puis à trois quarts. +Aujourd'hui elles s'escomptaient à un demi pour cent par mois, +c'est-à-dire à 6 pour cent par an. Aussi avait-on pu sans injustice +réduire l'intérêt des cautionnements de 7 à 6 pour cent. Toutes ces +économies avaient ramené les frais de négociation du trésor, de 32 +millions à 15. Aucune réduction ne faisait autant d'honneur au +gouvernement, et ne prouvait mieux le crédit dont il jouissait. La +rente cinq pour cent, montée d'abord de 12 à 40 et 50 francs, était +dans le moment à 60. + +À côté de ces diminutions de dépense, se rencontraient quelques +augmentations, qui étaient la suite des sages arrangements financiers +proposés en l'an IX, et si injustement critiqués par le Tribunat. Le +gouvernement avait voulu, comme nous l'avons dit en son lieu, achever +d'inscrire le tiers _consolidé_, c'est-à-dire le tiers de l'ancienne +dette, seul excepté de la banqueroute du Directoire. Quant aux deux +tiers _mobilisés_, c'est-à-dire frappés de déchéance, il avait voulu +leur donner une sorte de valeur, en les admettant au payement de +certains biens nationaux, ou en leur accordant la conversion en cinq +pour cent _consolidés_, sur le pied du vingtième du capital, ce qui +répondait au cours actuel. Le Premier Consul, désirant terminer ces +arrangements le plus tôt possible, fit décider, par la loi de finances +de l'an X, que les deux tiers _mobilisés_ seraient forcément convertis +en rentes cinq pour cent, au taux convenu dans la loi de ventôse an +IX. L'inscription définitive du tiers _consolidé_, la conversion des +deux tiers _mobilisés_ en cinq pour cent, d'autres liquidations, qui +restaient à faire pour les anciennes créances des émigrés, pour le +transport au grand livre des dettes des pays conquis, devaient faire +monter le total de la dette publique à 59 ou 60 millions de rentes +cinq pour cent. Cependant il importait de rassurer les esprits sur le +chiffre auquel ces diverses liquidations pourraient élever la dette +publique. On décida donc, par un article de ce même budget de l'an X, +qu'elle ne serait pas portée, soit par emprunt, soit par suite des +liquidations à terminer, à plus de 50 millions de rentes. On espérait +que les rachats de la caisse d'amortissement, largement dotée en biens +nationaux, absorberaient, avant qu'il eût le temps de se produire, cet +excédant prévu de 9 à 10 millions. Mais en tout cas, un article du +budget ajoutait qu'à l'instant où les inscriptions dépasseraient 60 +millions, il serait créé sur-le-champ une portion d'amortissement pour +absorber en quinze ans la somme qui excéderait le terme désormais fixé +à la dette publique. + +Le titre de cette dette dut aussi être régularisé. Les dénominations +diverses de _tiers consolidé_, de _deux tiers mobilisés_, de _dette +belge_, et autres, furent abolies et remplacées par le titre unique de +cinq pour cent consolidé. Il fut établi que la dette serait inscrite +la première au budget, que les intérêts en seraient acquittés avant +toute autre dépense, et toujours dans le mois qui suivrait l'échéance +de chaque semestre. On estimait que la dette viagère, qui dans le +moment s'élevait à 20 millions, pourrait s'élever à 24; mais, on +supposait que, les extinctions allant aussi vite que les nouvelles +liquidations, elle serait toujours ramenée au taux de 20 millions. Les +pensions civiles étaient arrêtées aussi à un taux de 20 millions. Les +dépenses qui étaient susceptibles de s'augmenter encore, étaient +celles de l'intérieur pour les routes et les travaux publics, celles +du clergé pour l'établissement successif de nouvelles cures: dépenses +plutôt heureuses que regrettables. Quant à celles de l'instruction +publique et de la Légion-d'Honneur, il y était pourvu, comme on l'a vu +précédemment, au moyen d'une dotation en biens nationaux. + +En regard de ces dépenses croissantes, la marche du revenu faisait +entrevoir des produits croissant plus rapidement encore. Les douanes, +les postes, l'enregistrement, les domaines de l'État, donnaient des +plus-values considérables. D'ailleurs il restait la ressource des +impôts indirects, qui n'avaient été rétablis jusqu'à ce jour qu'au +profit des villes, et pour le service des hôpitaux. Les plaintes +avaient été vives, dans le Corps Législatif et le Tribunat, cette +année, contre le fardeau des contributions directes, et avaient +préparé de nouveaux arguments pour le rétablissement des taxes sur les +consommations. Des calculs fort exacts avaient fait ressortir, plus +que jamais la proportion excessive des contributions directes. L'impôt +sur la propriété foncière s'élevait à 210 millions; l'impôt personnel +et mobilier, à 32; l'impôt sur les portes et fenêtres, à 16; sur les +patentes, à 21; total, 279, plus de moitié par conséquent dans un +budget des recettes de 502 millions. On comparait ces sommes avec +celles qu'on avait payées pendant l'administration de MM. Turgot et +Necker, et on demandait le rétablissement d'une proportion plus juste +entre les diverses contributions. Avant 1789, en effet, l'impôt +foncier et personnel produisait 221 millions, l'impôt indirect 294, +total 515 millions. La conclusion naturelle de ces plaintes était le +rétablissement des anciennes perceptions sur les boissons, sur le +tabac, sur le sel, etc. Le Premier Consul entendait avec plaisir ces +réclamations, qui lui préparaient une puissante raison pour une +création financière, depuis long-temps résolue dans son esprit, mais +pas encore assez mûre pour être proposée. + +La situation de nos finances était donc excellente, et se régularisait +tous les jours davantage. Les 90 millions affectés, au moyen d'une +création de rentes, à l'apurement des exercices V, VI et VII, +antérieurs au Consulat, étaient reconnus suffisants; les 21 millions +consacrés à la liquidation de l'an VIII, première année du Consulat, +suffisaient également pour acquitter cet exercice tout entier. Enfin, +l'exercice an IX, le premier qui eût été régulièrement établi, quoique +porté à 526 millions au lieu de 415, se trouvait liquidé en totalité, +au moyen de l'accroissement extraordinaire des produits. Nous venons +de dire que l'exercice courant, celui de l'an X, était en parfait +équilibre. + +[En marge: Budget de la France avant et après la Révolution.] + +En résumé, une dette en rentes perpétuelles de 50 millions, +parfaitement régularisée, réunie sous un seul titre, pourvue d'une +dotation suffisante en biens nationaux; une dette en rentes viagères +de 20 millions, des pensions civiles pour 20; 210 millions affectés à +la guerre, 105 à la marine, composaient, avec les autres dépenses +moins considérables, un budget de 500 millions, sans les centimes +additionnels et les frais de perception, de 625 avec ces centimes et +ces frais: budget couvert par des revenus qui augmentaient à vue +d'oeil, sans compter le rétablissement des contributions indirectes, +restant comme ressource pour les besoins nouveaux, qui pourraient plus +tard se produire. Ainsi, après dix ans de guerre, de conquêtes +superbes, on revenait à 500 millions, budget de 1789, avec cette +différence que la dette se trouvait dans une faible proportion à +l'égard du revenu, et que ce chiffre de 500 millions, porté à 625 par +les centimes additionnels et les frais de perception, représentait +toutes les charges du pays; tandis que les 500 millions du budget de +Louis XVI laissaient en dehors, non-seulement les frais de perception, +mais les revenus du clergé, les droits féodaux, les corvées, +c'est-à-dire pour plusieurs centaines de millions de charges. Si, en +1802, la France payait 625 millions également répartis, la France, en +1789, payait 11 ou 12 cents millions mal répartis, avec un territoire +moindre d'un quart. La Révolution, sans compter le bienfait d'une +réforme sociale complète, avait donc produite, au moins sous le +rapport matériel, autre chose que des calamités. Il n'y avait dans +toute cette prospérité financière qu'un souvenir regrettable: c'était +la banqueroute, résultant du papier-monnaie, mais nullement imputable +au gouvernement consulaire. + +Ces propositions ne furent plus accueillies, comme celles de l'an IX, +par une violente opposition. Elles satisfirent les deux assemblées +législatives, et furent votées avec de simples observations, sur la +proportion des contributions directes et indirectes, observations que +le gouvernement aurait dictées lui-même, si on ne les avait pas faites +spontanément. + +Ce fut là le dernier acte de cette session de quarante-cinq jours +consacrée à de si grands objets. + +Le Tribunat et le Corps Législatif se séparèrent le 20 mai (30 +floréal), laissant la France dans un état dans lequel elle n'avait pas +été encore, et ne sera peut-être jamais. + +[En marge: Juin 1802.] + +[En marge: Grand nombre de votes apportés dans les mairies, les +greffes des tribunaux, les offices des notaires, etc.] + +En ce moment, la population se présentait avec empressement aux +mairies, aux greffes des tribunaux, chez les notaires, pour donner une +réponse affirmative à la question posée par le Conseil d'État. On +évaluait entre trois et quatre millions le nombre des votes qui +étaient ou qui allaient être donnés. C'est peu en apparence sur une +population de 36 millions d'âmes; c'est beaucoup, c'est plus qu'on ne +demande, et qu'on n'obtient dans la plupart des constitutions connues, +où trois, quatre, cinq cent mille suffrages, au plus, expriment les +volontés nationales. En effet, sur 36 millions d'individus, il y en a +la moitié à écarter comme appartenant à un sexe qui n'a pas de droits +politiques. Sur les 18 millions restants, il y a les vieillards, les +enfants, qui réduisent à 12 millions au plus la population mâle et +valide d'un pays. C'est donc un nombre extraordinaire, si on songe aux +hommes travaillant de leurs mains, la plupart illettrés, sachant à +peine sous quel gouvernement ils vivent, c'est un nombre +extraordinaire, que celui de quatre millions d'habitants sur douze, +amenés à se former une opinion, et surtout à l'exprimer. + +Il y avait, toutefois, quelques dissidents républicains ou royalistes, +qui venaient exprimer leur voeu négatif, et qui par leur présence +attestaient la liberté laissée à tout le monde. Mais c'était une +minorité imperceptible. Du reste, adhérents ou refusants se montraient +fort calmes, et produisaient par leur concours un mouvement à peine +sensible, tant la population était tranquille et satisfaite. + +[En marge: Changements qu'on projette d'apporter à la Constitution.] + +Il y avait cependant une sorte de fermentation d'esprit autour du +gouvernement, au sujet des changements qu'on ne pouvait manquer +d'apporter à la Constitution, à la suite de la prorogation du Consulat +à vie. On répandait à cette occasion mille bruits divers, ayant pour +origine les voeux de chaque parti. + +Les frères du général Bonaparte, Lucien en particulier, n'avaient pas +entièrement renoncé à la monarchie héréditaire, qui leur donnait tout +de suite rang de princes, et les mettait hors de pair avec les autres +grands fonctionnaires de l'État. M. Roederer, l'ami et le confident de +Lucien, était, de tous les personnages se mêlant d'avoir un avis, le +plus avancé dans les opinions monarchiques, bien plus du reste par son +inclination naturelle, que par aucune suggestion intéressée. Il était +conseiller d'État, chargé de l'instruction publique sous les ordres du +ministre de l'intérieur Chaptal, et il usait de cette position pour +adresser aux préfets des circulaires, qui, parfaitement étrangères à +l'objet dont il était chargé, avaient trait directement aux questions +dont s'occupaient alors le gouvernement et le public. Ces circulaires, +dans lesquelles on adressait aux préfets certaines questions, en +indiquant la réponse, et en l'indiquant dans un sens tout monarchique, +ces circulaires n'émanant pas du ministre lui-même, mais partant +cependant d'une autorité fort élevée, semblaient révéler un projet +occulte, remontant peut-être très-haut. Elles agitaient les esprits +dans les provinces, et donnaient lieu à mille rumeurs. + +M. Roederer et ceux qui partageaient ses idées, auraient voulu qu'on +fît surgir des départements une sorte de voeu spontané, qui autorisât +plus de hardiesse qu'on ne venait d'en montrer récemment. Ils ne +manquaient pas d'adresser de vives instances au Premier Consul, pour +qu'il tranchât plus hardiment les questions soulevées. Mais le Premier +Consul était fixé. Il croyait, avec tous les amis sages du +gouvernement, que c'était assez, du moins cette fois, que d'établir le +Consulat à vie; que c'était la monarchie elle-même, surtout si on y +ajoutait la faculté de désigner son successeur. Un mouvement d'opinion +assez sensible parmi les hommes qui entouraient le pouvoir, même parmi +les plus dévoués, avait averti le Premier Consul qu'il n'en fallait +pas faire davantage. Il avait donc résolu de s'arrêter, et il +qualifiait de démarches indiscrètes, tout ce que faisaient et disaient +autour de lui des amis inhabiles, dont le zèle était loin de lui +déplaire, mais n'était pas assez généralement partagé pour être +accueilli. + +Il s'occupait de faire lui-même à la Constitution quelques changements +qui lui semblaient indispensables. Quoique médisant volontiers de +l'ouvrage de M. Sieyès, il songeait à en conserver le fond, en y +ajoutant seulement certaines commodités nouvelles pour le +gouvernement. + +[En marge: Quelques esprits songent un moment à la monarchie +constitutionnelle, comme elle existe en Angleterre.] + +Il se produisit une singulière disposition d'esprit chez quelques +hommes. Ils demandaient qu'on revînt à la monarchie, puisque ainsi le +voulait la force des choses; mais qu'en retour on donnât à la France +les libertés qui, dans la monarchie, sont compatibles avec la royauté, +c'est-à-dire qu'on lui donnât purement et simplement la monarchie +anglaise, avec une royauté héréditaire et deux chambres indépendantes. +M. Camille Jordan avait publié sur ce sujet un écrit, fort remarqué du +petit nombre de personnes qui se mêlaient encore de questions +politiques; car la masse n'avait pas d'autre avis que celui de laisser +le Premier Consul faire comme il voudrait. Ainsi cette idée de la +monarchie représentative, qui, dès le début de la Révolution, s'était +présentée à MM. Lally-Tollendal et Mounier, comme la forme nécessaire +de notre gouvernement, et qui, cinquante ans plus tard, devait en +devenir la forme dernière, cette idée apparaissait encore une fois à +quelques esprits, comme un de ces monts élevés et lointains, que, dans +une longue route, on aperçoit plus d'une fois avant de les atteindre. + +Les royalistes sincères, qui désiraient la monarchie, même sans les +Bourbons, si les Bourbons étaient reconnus impossibles, et avec le +général Bonaparte si elle n'était possible qu'avec lui, étaient fort +de cet avis; et les royalistes gens de parti en étaient aussi, mais +ces derniers par des motifs différents. Ils espéraient qu'avec des +élections et une presse libre, tout serait bientôt remis en confusion, +ainsi qu'il était arrivé sous le Directoire, et que de ce +renouvellement du chaos, surgirait enfin la monarchie légitime des +Bourbons, comme terme nécessaire des maux de la France. + +[En marge: Le Premier Consul repousse l'idée de la monarchie +anglaise.] + +Le Premier Consul n'avait garde d'adhérer à un tel projet, quoique ce +projet contînt la royauté pour lui-même. Ce n'était pas seulement par +aversion pour les résistances que lui aurait opposées une pareille +forme de gouvernement, c'était par la conviction sincère de +l'impossibilité d'un tel établissement, dans l'état présent des +choses. + +Ceux qui ne veulent voir en lui qu'un homme de guerre, tout au plus un +administrateur, point un homme d'État, s'imaginent qu'il n'avait +aucune idée de la Constitution anglaise. C'est une complète erreur. +Voyant dans l'Angleterre la seule ennemie redoutable que la France eût +en Europe, il tenait sur elle les yeux constamment fixés, et il avait +pénétré les plus secrets ressorts de sa Constitution. Dans ses +entretiens fréquents sur les matières de gouvernement, il en +raisonnait avec une sagacité rare. Une chose lui déplaisait fort dans +la Constitution britannique, et il en exprimait son sentiment avec +cette vivacité de langage qui lui était propre: c'était de voir les +grandes affaires d'État, celles qui exigent pour réussir, de longues +méditations, une grande suite dans les vues, un secret profond dans +l'exécution, livrées à la publicité, et aux hasards de l'intrigue ou +de l'éloquence.--Que MM. Fox, Pitt ou Addington, disait-il, soient +plus adroits l'un que l'autre dans la conduite d'une intrigue +parlementaire, ou plus éloquents dans une séance du Parlement, et nous +aurons la guerre au lieu de la paix; le monde sera de nouveau en feu; +la France détruira l'Angleterre, ou sera détruite par elle! Livrer, +s'écriait-il avec colère, livrer le sort du monde à de tels +ressorts!--Ce grand esprit, exclusivement préoccupé des conditions +d'une bonne exécution dans les affaires de l'État, oubliait que, si on +ne veut pas soumettre ces affaires aux influences parlementaires, +lesquelles ne sont, après tout, que les influences nationales +représentées par des hommes passionnés, faillibles sans doute, comme +ils le sont tous, elles retombent sous des influences bien autrement +fâcheuses, sous celle de madame de Maintenon dans un siècle dévot, de +madame de Pompadour dans un siècle dissolu, et même, si on a la bonne +fortune très-passagère de posséder un grand homme, comme Frédéric ou +Napoléon, sous l'influence de l'ambition, épuisant jusqu'au bout la +chance des batailles. + +Cette erreur à part, erreur bien naturelle chez le général Bonaparte, +il était frappé, et il en convenait, de cette liberté sans orages, +dont la Constitution britannique fait jouir l'Angleterre. Seulement il +paraissait douter qu'elle pût convenir au caractère français, si +prompt et si vif. À cet égard il laissait voir la plus complète +incertitude. Mais il la regardait comme parfaitement impossible en +France dans les circonstances présentes. + +Le Premier Consul disait qu'une telle Constitution exigeait d'abord +une forte dose d'hérédité; qu'il y fallait un roi et des pairs +héréditaires; qu'en France les idées n'étaient pas tournées de ce +côté; qu'on était prêt à le prendre, lui général Bonaparte, pour +dictateur, mais qu'on n'en voudrait pas pour monarque héréditaire (ce +qui était vrai dans le moment); qu'il en était de même pour le Sénat, +auquel personne ne voudrait accorder l'hérédité, tout en lui accordant +un pouvoir constituant extraordinaire; que le besoin de stabilité +était senti jusqu'à faire concéder à tout le monde des pouvoirs fort +étendus, mais viagers; que telle était actuellement la disposition des +esprits; qu'il n'avait donc pas sous la main les éléments de la +royauté à l'anglaise, car il n'avait ni roi ni pairs; que les +sénateurs à vie de M. Sieyès, aristocrates d'hier, la plupart sans +fortune, vivant d'appointements, seraient ridicules, si on essayait de +les convertir en lords d'Angleterre; que, si, à leur défaut, on +voulait prendre les grands propriétaires, on se mettrait sur les bras +les plus redoutables ennemis, car ils étaient royalistes au fond du +coeur, plus amis des Anglais et des Autrichiens que des Français; +qu'il n'avait pas de quoi faire une chambre haute; qu'en prenant les +parleurs du Tribunat et les muets du Corps Législatif, il aurait bien, +à la rigueur, de quoi faire une chambre basse, mais que pour rendre +sérieuse cette imitation de l'Angleterre, il faudrait la tribune, la +presse, des élections libres, et qu'on s'exposerait ainsi à +recommencer les quatre années du Directoire, dont il avait été témoin, +et qui ne sortiraient pas de sa mémoire; qu'on avait vu se former +alors dans les colléges électoraux une majorité, qui, sous prétexte +d'écarter les hommes souillés de sang, ne voulait élire que des +royalistes plus ou moins avoués; qu'on avait vu en même temps cent +journaux, tout pleins des fureurs du royalisme, pousser dans le même +sens, et que, sans le 18 fructidor, sans la force prêtée au Directoire +par l'armée d'Italie, on aurait assisté au triomphe de cette contre +révolution déguisée; que bientôt, par un contre-coup inévitable, à ces +élections royalistes avaient succédé des élections terroristes, dont +tous les honnêtes gens avaient été effrayés, et avaient demandé +l'annulation; que, si on ouvrait de nouveau la carrière aux esprits, +on irait, de convulsions en convulsions, au triomphe des Bourbons et +de l'étranger; qu'il fallait en finir, arrêter ce torrent, et terminer +la Révolution, en maintenant au pouvoir les hommes qui l'avaient +faite, et en consacrant dans nos lois ses principes justes et +nécessaires. + +À cette occasion, le Premier Consul répétait sa thèse favorite, +consistant à dire que, pour sauver la Révolution, il fallait d'abord +sauver ses propres auteurs, en les maintenant à la tête des affaires; +et que sans lui ils seraient déjà tous disparus, par l'ingratitude de +la génération présente.--Voyez, s'écriait-il, ce que sont devenus +Rewbell, Barras, La Réveillère! où sont-ils? qui pense à eux? il n'y a +de sauvés que ceux que j'ai pris par la main, mis au pouvoir, +soutenus, malgré le mouvement qui nous entraîne. Voyez M. Fouché, +combien j'ai de peine à le défendre! M. de Talleyrand crie contre M. +Fouché; mais les Malouet, les Talon, les Calonne, qui m'offrent leurs +plans et leur concours, auraient bientôt écarté M. de Talleyrand +lui-même, si je voulais m'y prêter. On ménage un peu plus les +militaires, parce qu'on les craint, et parce qu'il n'est pas facile de +prendre à la tête des armées la place des généraux Lannes et Masséna. +Mais si on les ménage aujourd'hui, les ménagera-t-on long-temps? +Moi-même, sais-je ce qu'on voudrait faire de moi? Ne m'a-t-on pas +proposé de me nommer connétable de Louis XVIII? Sans doute l'esprit de +la Révolution est immortel, il survivrait aux hommes. La Révolution +finirait par triompher, mais par la main de messieurs de la société du +Manége! et ce seraient toujours des réactions, des déchirements, et, +pour fin dernière, la contre-révolution!-- + +Maintenant, ajoutait le Premier Consul, il faut faire un gouvernement +avec les hommes de la Révolution d'abord, avec ceux qui ont de +l'expérience, des services, et point de sang sur leurs habits, à moins +que ce ne soit le sang des Russes et des Autrichiens; puis leur +adjoindre un petit nombre d'hommes surgis nouvellement, et jugés +capables, ou d'hommes d'autrefois, tirés de Versailles si l'on veut, +pourvu qu'ils soient capables aussi, et qu'ils viennent en adhérents +soumis, non en protecteurs dédaigneux. Pour atteindre ce but, la +Constitution de M. Sieyès est bonne, sauf quelques modifications. Il +faut, en outre, consacrer le grand principe de la Révolution +française, qui est l'égalité civile, c'est-à-dire, la justice +distributive en toutes choses, législation, tribunaux, administration, +impôt, service militaire, distribution des emplois, etc. Aujourd'hui +tout département est l'égal d'un autre département; tout Français est +l'égal d'un autre Français; tout citoyen obéit à la même loi, +comparaît devant le même juge, subit le même châtiment, reçoit la même +récompense, paie le même impôt, fournit le même service militaire, +arrive aux mêmes grades, quelle que soit sa naissance, sa religion ou +son lieu d'origine. Voilà le grand résultat social de la Révolution, +pour lequel il valait la peine de souffrir ce qu'on a souffert, et +qu'il faut maintenir invariablement. Après ce résultat, il en est un +autre à maintenir avec une égale vigueur, c'est la grandeur de la +France. Les cris de la presse, les éclats de la tribune, tout cela ne +nous va plus, tout cela nous ira peut-être dans d'autres temps. +Maintenant il nous faut de l'ordre, du repos, de la prospérité, des +affaires bien conduites, et la conservation de notre grandeur +extérieure. Pour conserver cette grandeur, la lutte n'est pas finie, +elle recommencera; et pour la soutenir nous aurons besoin de beaucoup +de force et d'unité dans le gouvernement!-- + +Telle est la substance des entretiens continuels du Premier Consul, +avec ceux qu'il avait admis à lui donner leurs idées, et avec lesquels +il prépara le remaniement de la Constitution consulaire. + +On peut y reconnaître sa manière habituelle de penser. Sans nier +l'avenir, ne s'inquiétant que du présent, il voyait le bien actuel de +la France dans la réunion de tous les partis, dans le maintien et +l'achèvement de la réforme sociale accomplie par la Révolution; enfin, +dans le développement de la puissance acquise par nos armes. Quant à +la liberté, il l'écartait comme un retour à tous les troubles, comme +un obstacle à tout ce qu'il voulait faire de bon, et lui laissait dans +sa pensée la place d'un problème difficile, obscur, dont la solution +ne le concernait pas lui-même, car douze années d'agitation en avaient +fait passer le besoin et le désir pour long-temps. M. Sieyès, avec sa +constitution aristocratique, empruntée aux républiques du moyen âge à +leur déclin, avec son Sénat revêtu du pouvoir électoral, avec ses +listes de notabilité, espèce de livre d'or immuable, avait trouvé la +constitution qui convenait le mieux à cette situation. + +[En marge: Idées auxquelles s'arrête le Premier Consul, relativement à +la Constitution, et aux changements qu'il convient d'y apporter.] + +Le Premier Consul n'avait garde de toucher au Sénat: il voulait, au +contraire, le rendre plus puissant; mais il projeta un premier +changement, qui, en apparence, fut une concession à l'influence +populaire. + +Les listes de notabilité, qui contenaient les cinq cent mille +individus parmi lesquels on devait choisir les conseils +d'arrondissement et de département, le Corps Législatif, le Tribunat, +le Sénat lui-même, auxquelles on ne touchait jamais que pour y +remplacer les morts ou en retrancher les indignes, tels que les +faillis par exemple, les listes de notabilité paraissaient trop +illusoires, et laissaient le gouvernement, comme on dirait +aujourd'hui, sans lien avec le pays. Elles étaient d'ailleurs +très-difficiles à composer, car les citoyens ne mettaient aucun +intérêt à se mêler d'une oeuvre aussi insignifiante. + +Le Premier Consul pensa que l'augmentation d'autorité qui lui était +destinée, et quelques autres modifications favorables au pouvoir qui +allaient être apportées à la Constitution, devaient être payées d'une +concession populaire, au moins apparente. Il résolut de rétablir les +colléges électoraux. + +[En marge: Suppression des listes de notabilité.] + +En conséquence, on imagina diverses espèces de colléges. D'abord on +créa des assemblées de canton, composées de tous les habitants du +canton qui avaient l'âge et la qualité de citoyen, chargées d'élire +deux colléges électoraux, l'un d'arrondissement, l'autre de +département. Le collége d'arrondissement devait être formé en raison +de la population, et se composer d'un individu sur cinq cents. Le +collége de département devait être formé de même, à raison d'un sur +mille. Mais les choix pour celui-ci ne pouvaient pas aller au delà des +six cents plus imposés. + +[En marge: Établissement de collége électoraux à vie.] + +Les deux colléges électoraux d'arrondissement et de département +devaient être élus à vie par les assemblées de canton, qui, une fois +cette nomination générale faite, n'avaient plus qu'à remplacer les +morts ou les indignes. + +Le gouvernement nommait les présidents de toutes ces assemblées, tant +assemblées de canton que colléges électoraux. Il pouvait dissoudre un +collége électoral. Alors les assemblées de canton étaient convoquées +pour composer de nouveau le collége dissous. + +[En marge: Juillet 1802.] + +[En marge: Les colléges électoraux chargés de présenter des candidats +entre lesquels le Sénat doit choisir.] + +Les assemblées de canton et les deux colléges électoraux +d'arrondissement et de département présentaient des candidats aux +Consuls, pour la composition des justices de paix, des autorités +municipales et départementales. Les colléges d'arrondissement +présentaient deux candidats pour les places vacantes au Tribunat; les +colléges de département, deux candidats pour les places vacantes au +Sénat. Chacun de ces deux colléges présentait deux candidats pour les +places vacantes au Corps Législatif, ce qui en faisait quatre. De +façon que le Tribunat avait pour origine le conseil d'arrondissement; +le Sénat avait pour origine le conseil de département; le Corps +Législatif, l'un et l'autre. + +C'était toujours le Sénat qui était chargé de choisir, entre les +candidats présentés, les membres du Tribunat, du Corps Législatif et +du Sénat lui-même. + +On voit en quoi consistait le changement apporté à la Constitution. Au +lieu de ces listes de notabilité, complétées ou modifiées de temps en +temps par l'universalité des citoyens, des colléges électoraux à vie, +nommés par cette même universalité, désignaient des candidats, entre +lesquels choisissait le Sénat, corps générateur de tous les autres. Le +changement n'était pas grand, car ces colléges électoraux à vie, +modifiés quelquefois, quand il y avait des morts ou des indignes à +remplacer, étaient à peu près aussi immuables que les listes de +notabilité, mais ils s'assemblaient dans certaines occasions pour +élire des candidats. Sous ce rapport les citoyens recouvraient +quelque part à la composition des assemblées délibérantes. Il y avait +peu, du reste, à craindre avec une telle composition le tumulte +électoral. + +Le Corps Législatif et le Tribunat devaient être divisés en cinq +séries, sortant l'une après l'autre, chaque année. Le Sénat remplaçait +la série sortante, en prenant les nouveaux élus parmi les candidats +présentés. Les colléges à vie remplaçaient ensuite les candidats que +l'élection du cinquième avait absorbés. + +Après cette concession, qui paraissait si exorbitante alors, que tous +les collaborateurs du Premier Consul allaient disant qu'il fallait un +pouvoir bien fort, bien sûr de lui-même, pour faire une aussi large +part à l'influence populaire, on s'occupa de compléter les +attributions du Sénat, conformément aux indications tirées des +derniers événements. + +[En marge: Nouvelles attributions données au Sénat.] + +Le Sénat dut conserver d'abord le pouvoir d'élire tous les corps de +l'État. On voulut lui conférer, en outre, un pouvoir constituant plus +complet. Déjà on lui avait fait exercer ce pouvoir, en lui donnant à +interpréter l'article 38 de la Constitution, en l'appelant à prononcer +le rappel des émigrés, en lui demandant une prolongation d'autorité +pour le Premier Consul. Il était commode d'avoir à côté de soi un +pouvoir constituant, toujours prêt à créer ce dont on aurait besoin. + +[En marge: Pouvoir constituant.] + +Il fut donc établi que le Sénat, par des sénatus-consultes, dits +organiques, aurait la faculté d'interpréter la Constitution, de la +compléter, de faire en un mot tout ce qui serait nécessaire à sa +marche. + +[En marge: Pouvoir de suspendre la Constitution, de dissoudre le Corps +Législatif, de cesser les décisions des tribunaux.] + +Il fut arrêté encore, que, par des sénatus-consultes simples, le +Sénat pourrait prononcer la suspension de la Constitution ou du jury +dans certains départements, statuer dans quel cas un individu, détenu +extraordinairement, serait renvoyé à ses juges naturels, ou maintenu +en état de détention. On délégua enfin à ce corps deux attributions +extraordinaires, l'une appartenant à la royauté dans la monarchie, +l'autre n'appartenant à aucun pouvoir dans un État régulier; la +première était la faculté de dissoudre le Corps Législatif et le +Tribunat; la seconde, celle de casser les jugements des tribunaux, +lorsqu'ils seraient attentatoires à la sûreté de l'État. + +Cette dernière attribution serait inconcevable, si les circonstances +du temps ne l'avaient expliquée. Certains tribunaux venaient, en +effet, de rendre des jugements, en matière de biens nationaux, qui +pouvaient pousser au désespoir la classe nombreuse et puissante des +acquéreurs. + +[En marge: Augmentation du nombre des sénateurs.] + +Il fut décidé ensuite que le Sénat, qui devait en dix ans être porté +de soixante membres à quatre-vingts, au moyen de deux nominations par +an, serait immédiatement porté à quatre-vingts. C'étaient quatorze +nominations à faire sur-le-champ. Le Premier Consul reçut, en outre, +le pouvoir de nommer directement des sénateurs jusqu'au nombre de +quarante, ce qui faisait cent vingt pour le nombre total du corps. On +affranchissait ainsi le gouvernement de nouveaux désagréments, tels +que ceux qu'il avait essuyés au commencement de la session de l'an X. + +[En marge: Modifications à l'organisation du Conseil d'État et du +Tribunat.] + +Le Tribunat et le Conseil d'État furent également modifiés dans leur +organisation. Tandis que le Conseil d'État put être porté à cinquante +membres, le Tribunat dut être réduit à cinquante, par voie +d'extinction successive, et divisé en sections, répondant aux sections +du Conseil d'État. Il devait faire un premier examen en section, et à +huis-clos, des projets de lois, qui lui seraient soumis ensuite en +assemblée générale. Il devait toujours les discuter par l'organe de +trois orateurs devant le Corps Législatif muet, contradictoirement +avec trois conseillers d'État, ou d'accord avec eux, suivant que le +projet aurait été rejeté ou adopté. + +Ce n'était plus dès lors qu'un second Conseil d'État, chargé de +critiquer à huis-clos, et par conséquent sans énergie, ce qu'avait +fait le premier. + +[En marge: Création d'un Conseil privé.] + +Enfin la prérogative de voter les traités fut enlevée au Corps +Législatif et au Tribunat. Le Premier Consul se souvenait de ce qui +était arrivé au traité avec la Russie, et ne voulait pas être exposé à +une scène du même genre. Il imagina un Conseil privé, composé des +Consuls, des ministres, de deux sénateurs, de deux conseillers d'État, +de deux membres de la Légion-d'Honneur, ayant la qualité de +grands-officiers, les uns et les autres désignés par le Premier Consul +pour chaque occasion importante. Ce Conseil privé devait être seul +consulté sur la ratification des traités. Il était chargé aussi de +rédiger les sénatus-consultes organiques. + +La création d'un Conseil privé était un tort fait au Conseil d'État, +et ce dernier y parut sensible. Le Premier Consul lui retirait, par +cette institution, la connaissance des traités qu'il avait eue +jusque-là, commençant à croire que c'était trop de trente à quarante +individus, pour des communications de ce genre. + +[En marge: Pouvoir de désigner son successeur, accordé au Premier +Consul.] + +Restait à organiser le pouvoir exécutif sur la nouvelle base du +Consulat à vie. Le Premier Consul voulut que le pouvoir, qui lui était +déféré à vie, le fût aussi pour la même durée de temps à ses +collègues. Vous avez assez fait pour moi, dit-il au consul Cambacérès, +pour que j'assure votre position.--Le principe de la durée à vie fut +donc posé pour les trois Consuls, aussi bien dans le présent que dans +l'avenir. Restait la grande question de la désignation du successeur +du Premier Consul, par laquelle il fallait suppléer à l'hérédité. Le +général Bonaparte avait d'abord refusé la faculté qu'on voulait lui +conférer de désigner lui-même son successeur. Il se rendit enfin, et +on arrêta qu'il pourrait le désigner de son vivant. Dans ce cas, il +devait le présenter au Sénat avec un grand appareil. Le successeur +désigné prêtait serment à la République dans le sein du Sénat, en +présence des Consuls, des ministres, du Corps Législatif, du Tribunat, +du Conseil d'État, du tribunal de cassation, des archevêques et +évêques, des présidents des colléges électoraux, des grands-officiers +de la Légion-d'Honneur, et des maires des vingt-quatre grandes villes +de la République. Après cette solennité, il était adopté par le Consul +vivant et par la nation. Il prenait rang au Sénat avec les Consuls, +immédiatement après le troisième. + +Toutefois, si pour s'épargner des chagrins de famille, le Premier +Consul ne désignait pas son successeur de son vivant, et ne voulait le +nommer que dans son testament, alors il devait, avant sa mort, +remettre ce testament, revêtu de son sceau, aux autres Consuls, en +présence des ministres, et des présidents du Conseil d'État. Ce +testament devait rester déposé aux archives de la République. Mais +dans ce cas il fallait que le Sénat ratifiât la volonté testamentaire, +qui ne s'était pas produite du vivant du Consul testateur. + +Lorsque le Premier Consul n'avait pas fait d'adoption pendant sa vie, +lorsqu'il n'avait pas laissé de testament, ou que son testament +n'avait pas été ratifié, alors les second et troisième Consuls étaient +chargés de désigner le successeur. Ils le proposaient au Sénat, qui +était chargé de l'élire. + +Telles furent les formes employées pour garantir la transmission du +pouvoir. C'était l'adoption au lieu de l'hérédité, mais rien +n'empêchait que ce fût aussi l'hérédité, car le chef de l'État était +libre de choisir son fils, s'il en avait un. Seulement, il pouvait +préférer entre ses héritiers celui qui lui paraîtrait le plus digne. + +Les Consuls étaient de droit membres du Sénat; ils devaient le +présider. + +Une grande prérogative fut ajoutée au pouvoir du Premier Consul. Il +reçut le droit de faire grâce. C'était assimiler, autant que possible, +son autorité à celle de la royauté. + +À l'avénement du nouveau Premier Consul, une loi devait fixer son +traitement, ou, pour mieux dire, sa liste civile. Cette fois, une +somme de six millions pour le Premier Consul, de douze cent mille +francs pour ses deux collègues, dut être inscrite au budget. + +[En marge: Quelques dispositions nouvelles relatives aux tribunaux.] + +À toutes ces dispositions furent ajoutés quelques arrangements +nouveaux, relativement à la discipline des tribunaux. L'administration +se comportait mieux que la justice, parce que dépendant d'un maître +impartial et ferme, révocable à chaque instant par lui, elle marchait +exactement suivant son esprit. Mais la justice usait de son +indépendance, comme on usait alors de toute liberté accordée, pour se +livrer aux passions du temps. En certains lieux, elle persécutait les +acquéreurs de biens nationaux; en d'autres, elle les favorisait +injustement. Mais nulle part elle ne montrait cette discipline qu'on +lui a vue depuis, et qui donne à un grand corps de magistrature un +aspect digne, quoique soumis. À la disposition qui venait de déférer +dans certains cas les jugements des tribunaux au Sénat, disposition +tout extraordinaire, et heureusement passagère, on ajouta une +disposition disciplinaire. Les tribunaux de première instance furent +placés sous la discipline des tribunaux d'appel, et les tribunaux +d'appel sous celle du tribunal de cassation. Un juge qui avait manqué +à ses devoirs pouvait être appelé devant le tribunal supérieur, +réprimandé ou suspendu. À la tête de toute la magistrature dut être +placé un GRAND-JUGE, ayant la faculté de présider les tribunaux s'il +le voulait, chargé de les surveiller, et de les administrer. Il était +ainsi ministre de la justice en même temps que magistrat. + +Telles furent les modifications apportées à la Constitution +consulaire, les unes imaginées par le Premier Consul, les autres +proposées par ses conseillers. Elles furent réunies dans un projet de +sénatus-consulte organique, qui devait être présenté au Sénat et +adopté par ce corps. + +Elles consistaient, comme on vient de le voir, à substituer aux listes +de notabilité, vaste candidature inerte et illusoire, des colléges +électoraux à vie, s'assemblant quelquefois pour présenter des +candidats au choix du Sénat; à donner au Sénat, déjà chargé des +fonctions électorales, et du soin de veiller à la Constitution, le +pouvoir de modifier cette Constitution, de la compléter, de lever tout +obstacle à sa marche, le pouvoir enfin de dissoudre le Tribunat et le +Corps Législatif; à conférer au général Bonaparte le Consulat à vie, +avec faculté de désigner son successeur; à lui donner, en outre, la +plus belle des prérogatives de la royauté, le droit de faire grâce; à +ôter au Tribunat la puissance du nombre, et presque celle de la +publicité, à en faire ainsi un second Conseil d'État, chargé de +critiquer les oeuvres du premier; à reporter du Corps Législatif et du +Conseil d'État vers un Conseil privé, certaines grandes affaires de +gouvernement, telles par exemple que l'approbation des traités, enfin +à établir entre les tribunaux une hiérarchie et une discipline. + +C'était toujours la constitution aristocratique de M. Sieyès, apte à +tourner à l'aristocratie ou au despotisme, suivant la main qui la +dirigerait; tournant en ce moment au pouvoir absolu sous la main du +général Bonaparte, mais pouvant tourner, après sa mort, à une franche +aristocratie, si, avant de mourir, il ne précipitait pas le tout dans +un abîme. + +En attribuant, pour sa propre commodité, de si hautes attributions au +Sénat, le Premier Consul s'était assuré, pendant sa vie, un instrument +dévoué, par la main duquel il pourrait tout ce qu'il voudrait; mais, +après sa mort, l'instrument, devenu indépendant, serait tout-puissant +à son tour. Sous un successeur moins grand, moins glorieux, avec des +esprits éveillés à la suite d'un long repos, un spectacle entièrement +nouveau devait s'offrir. L'aristocratie départementale, dont se +composaient les colléges électoraux à vie, l'aristocratie nationale +dont se composait le Sénat, l'une présentant des candidats à l'autre, +pouvaient bien un jour par un concours de vues naturel, même +nécessaire, créer dans le Corps Législatif et le Tribunat une majorité +invincible pour le monarque qualifié de Premier Consul, et faire +renaître ainsi une sorte de liberté, liberté aristocratique, il est +vrai, mais qui n'est ordinairement ni la moins fière, ni la moins +conséquente, ni la moins durable de toutes. Du reste, la liberté est +toujours garantie quand le pouvoir est partagé et soumis à des +délibérations. Il ne peut, en effet, jamais y avoir sur les grands +intérêts d'un pays que deux opinions plausibles. Si le pouvoir a en +face de lui une autorité capable de lui résister, celle-ci, +aristocratique ou autre, embrasse, par un irrésistible penchant à la +contradiction, l'opinion qu'il a repoussée. Elle tend à la paix en +présence d'un pouvoir tendant à la guerre; elle tend à la guerre en +présence d'un pouvoir tendant à la paix; elle adopte les vues +libérales en présence d'un pouvoir inclinant aux vues conservatrices. +En un mot, il y a contradiction, dès lors examen et liberté; car la +liberté consiste principalement à faire débattre franchement et +courageusement par les citoyens, n'importe de quelle origine, le pour +et le contre sur les affaires de l'État. Cette constitution de M. +Sieyès pouvait donc un jour revenir à son but primitif; mais, dans le +moment, elle n'était qu'un masque pour la dictature. Une constitution, +quelle qu'elle soit, donne toujours des résultats conformes à l'état +présent des esprits. Il y a des temps où contredire est la tendance +dominante, d'autres où le goût d'adhérer est général. On était alors +porté à l'adhésion: la forme du pouvoir était, au fond, assez +indifférente. + +[En marge: Caractère du nouveau gouvernement après l'institution du +Consulat à vie.] + +Il faut toutefois le reconnaître, cette république nominale avait une +rare grandeur: elle rappelait, sous quelque rapport, la République +romaine convertie en Empire. Ce Sénat avait la puissance du Sénat de +l'ancienne Rome, puissance qu'il livrait à l'Empereur quand celui-ci +était fort, qu'il reprenait pour en user lui-même, quand l'Empereur +était faible ou libéral. Ce Premier Consul avait bien le pouvoir des +Empereurs romains; il en avait l'hérédité, c'est-à-dire le choix +entre ses successeurs naturels ou adoptifs. Ajoutons qu'il en avait à +peu près la puissance sur le monde. + +[En marge: Le Sénat chargé de supputer les votes émis, et de proclamer +le résultat.] + +La nouvelle Constitution remaniée était prête; les votes demandés à +tous les citoyens étaient émis. Le consul Cambacérès, toujours +conciliant, proposa au Premier Consul l'idée fort sage, de confier au +Sénat le soin de supputer les votes recueillis, d'en compter et d'en +proclamer le nombre. C'était, disait-il avec raison, une manière toute +naturelle de tirer ce grand corps d'une situation fausse, amenée par +une méprise. Le Sénat avait, effectivement, proposé une prorogation de +dix ans, et le Premier Consul avait pris le Consulat à vie. Depuis le +Sénat s'était tu, et n'avait fait, ni pu faire aucune démarche. Lui +donner le résultat à proclamer, c'était l'y associer, et le tirer de +l'état de gêne où il se trouvait.--Venez, dit M. Cambacérès au Premier +Consul, venez au secours de gens qui se sont trompés en voulant trop +vous deviner.--Le Premier Consul sourit d'une malice peu ordinaire à +son prudent collègue, et consentit avec empressement à la proposition +si sensée qui lui était faite. Les registres sur lesquels les votes +avaient été déposés furent envoyés au Sénat pour qu'il en fît la +supputation. 3,577,259 citoyens avaient donné leurs suffrages, et, sur +ce nombre, 3,568,885 avaient voté pour le Consulat à vie. Sur cette +énorme masse d'approbateurs, il y avait eu seulement huit mille et +quelques cents refusants: c'était une imperceptible minorité. Jamais +gouvernement n'a obtenu un tel assentiment, et ne l'a mérité au même +degré. + +Ce résultat constaté, le Sénat rendit un sénatus-consulte en trois +articles. Le premier de ces articles était ainsi conçu: _Le peuple +français_ NOMME, et le _Sénat_ PROCLAME, NAPOLÉON BONAPARTE Premier +Consul à vie. + +C'est à partir de cette époque que le prénom de NAPOLÉON a commencé de +figurer dans les actes publics, à côté du nom de famille du général +BONAPARTE, seul connu jusqu'alors dans le monde. Ce prénom si +éclatant, que la voix des nations a tant répété depuis, n'avait été +encore employé qu'une fois, c'est dans l'acte constitutif de la +République italienne. En approchant de la souveraineté, le prénom, se +détachant peu à peu du nom de famille, devait bientôt figurer seul +dans la langue universelle, et le général Bonaparte, appelé un moment +Napoléon Bonaparte, ne devait bientôt plus s'appeler que Napoléon, +conformément à la manière de désigner les rois. + +Le second article du sénatus-consulte portait qu'une statue de la +Paix, tenant dans une main le laurier de la victoire, et dans l'autre +le décret du Sénat, attesterait à la postérité la reconnaissance de la +nation. + +Enfin, le troisième article portait que le Sénat en corps irait +présenter au Premier Consul, avec ce sénatus-consulte, l'expression de +la CONFIANCE, de l'AMOUR et de l'ADMIRATION du peuple français. Ces +trois expressions sont celles du décret lui-même. + +[En marge: Le Sénat apporte aux Tuileries le sénatus-consulte, qui +proclame NAPOLÉON BONAPARTE consul à vie.] + +On choisit pour amener le Sénat aux Tuileries un jour de grande +réception diplomatique. C'était le 3 août 1802 (15 thermidor) au +matin. Tous les ministres de l'Europe pacifiée étaient réunis dans une +vaste salle, où le Premier Consul avait coutume de les recevoir, et de +se faire présenter les étrangers de distinction. L'audience était à +peine commencée lorsqu'on annonça le Sénat. Ce corps rassemblé tout +entier fut introduit à l'instant même. Le président Barthélemy portait +la parole. + +«Le peuple français, dit-il au Premier Consul, le peuple français, +reconnaissant des immenses services que vous lui avez rendus, veut que +la première magistrature de l'État soit inamovible entre vos mains. En +s'emparant ainsi de votre vie tout entière, il n'a fait qu'exprimer la +pensée du Sénat, déposée dans le sénatus-consulte du 18 floréal. La +nation, par cet acte solennel de gratitude, vous donne la mission de +consolider nos institutions.» Après cet exorde, le président énumérait +brièvement les grandes actions du général Bonaparte dans la guerre et +dans la paix, prédisait les prospérités de l'avenir, sans les malheurs +que personne peut-être ne prévoyait alors, et lui répétait enfin ce +que proclamaient dans le moment toutes les bouches de la renommée. Le +président lut ensuite le texte du décret. Le Premier Consul, +s'inclinant devant le Sénat, répondit par ces nobles paroles: + +«La vie d'un citoyen est à sa patrie. Le peuple français veut que la +mienne tout entière lui soit consacrée..., j'obéis à sa volonté. + +[En marge: Août 1802.] + +»Par mes efforts, par votre concours, citoyens sénateurs, par le +concours de toutes les autorités, par la confiance et la volonté de +cet immense peuple, la liberté, l'égalité, la prospérité de la France +seront à l'abri des caprices du sort et de l'incertitude de l'avenir. +Le meilleur des peuples sera le plus heureux, comme il est le plus +digne de l'être; et sa félicité contribuera à celle de l'Europe +entière. + +»Content alors d'avoir été appelé, par l'ordre de celui de qui tout +émane, à ramener sur la terre l'ordre, la justice, l'égalité, +j'entendrai sonner la dernière heure, sans regret et sans inquiétude +sur l'opinion des générations futures.» + +Après des remercîments affectueux au Sénat, le Premier Consul +reconduisit ce corps, et continua de recevoir les étrangers, que lui +amenaient les ministres d'Angleterre, de Russie, d'Autriche, de +Prusse, de Suède, de Bavière, de Hesse, de Wurtemberg, d'Espagne, de +Naples, d'Amérique, car l'univers entier était dans ce moment en paix +avec la France. Ce même jour on présentait au Premier Consul lord +Holland et lord Grey (ceux que la génération actuelle a connus), avec +une foule d'autres personnages de distinction. + +[En marge: Le sénatus-consulte, contenant les modifications à la +Constitution, délibéré au Conseil d'État.] + +Le lendemain, 4 août, les nouveaux articles modificatifs de la +Constitution furent soumis au Conseil d'État. Le Premier Consul +présidait cette séance solennelle; il lisait les articles l'un après +l'autre, et les motivait avec précision et vigueur. Il exprimait sur +chacun les idées que nous avons exposées ci-dessus. Il provoquait +lui-même les objections, et y répondait. Sur la désignation du +successeur, il y eut une courte discussion, dans laquelle on put +apercevoir encore quelque trace de la résistance qu'il avait opposée à +cette disposition. MM. Petiet et Roederer soutenaient que la +désignation du successeur, faite par testament, devait être aussi +obligatoire que si elle était faite par le moyen de l'adoption +solennelle, en présence des corps de l'État. Le Premier Consul ne +voulut pas que ce testament fût obligatoire pour le Sénat, par le +motif qu'un homme mort, quelque grand qu'il eût été, n'était plus +rien; que sa dernière volonté pouvait toujours être cassée, et qu'en +la soumettant à la ratification du Sénat, on ne faisait que +reconnaître une nécessité inévitable. À cette occasion, il prononça +sur l'hérédité quelques paroles singulières, qui prouvaient que, pour +l'instant, il n'y songeait plus. Il répéta en effet, avec de certains +développements, qu'elle était hors des moeurs et des opinions +régnantes. Sa nature ne le portait ni au mensonge ni à l'hypocrisie; +mais, placé, comme les hommes le sont toujours, sous l'influence du +moment présent, il repoussait l'hérédité, parce qu'il avait vu les +esprits peu disposés à l'adopter, et que, revêtu d'ailleurs d'un +pouvoir tout à fait monarchique, il se contentait de la réalité sans +le titre. À en juger par ses paroles, il avait franchement pris son +parti à cet égard. + +Il y eut ensuite des réclamations contre l'institution du Conseil +privé, dans l'intérêt du Conseil d'État, qui se trouvait un peu +diminué par cette institution. Ici le Premier Consul laissa voir un +certain embarras, envers un corps qu'il avait jusque-là traité avec +une prédilection si marquée, et qu'il semblait dépouiller d'une partie +de son importance. Il dit que le Conseil privé n'était institué que +pour des cas fort rares, qui exigeaient un secret rigoureux, +impossible dans une réunion de quarante ou cinquante personnes; que du +reste le Conseil d'État conserverait toujours la même importance, et +la connaissance des grandes affaires. + +Après quelques modifications de détail, le sénatus-consulte fut porté +au Sénat, et après une sorte d'homologation converti en +Sénatus-Consulte organique. Le lendemain, 5 août (17 thermidor), il +fut publié avec les formes d'usage, et devint ainsi le complément de +la Constitution consulaire. + +La France ressentait une satisfaction profonde. La famille du Premier +Consul n'avait vu s'accomplir ni toutes ses craintes, ni tous ses +voeux; néanmoins elle partageait le contentement général. Madame +Bonaparte commençait à se rassurer, en voyant s'évanouir l'idée de la +royauté. Cette espèce d'hérédité, qui laissait au chef de l'État le +soin de se choisir un successeur, était tout ce qu'elle désirait, car +elle n'avait pas d'enfant du général Bonaparte, et possédait une fille +chérie, épouse de Louis Bonaparte, qui allait devenir mère. Elle +souhaitait et se flattait d'avoir un petit-fils. Elle croyait voir en +lui l'héritier du sceptre du monde. Son époux partageait ces vues. Les +frères de Napoléon (nous l'appellerons ainsi désormais), les frères de +Napoléon étaient moins satisfaits, du moins Lucien, dont rien ne +calmait la continuelle activité d'esprit. Mais on venait d'introduire +pour eux, dans les articles organiques, une disposition imaginée pour +leur plaire. La loi de la Légion-d'Honneur avait statué que le grand +conseil de la Légion serait composé des trois Consuls, et d'un +représentant de chacun des grands corps de l'État. Le Conseil d'État +avait nommé pour cette charge Joseph Bonaparte; le Tribunat, Lucien. +Une disposition du sénatus-consulte portait que les membres du grand +conseil de la Légion-d'Honneur seraient de droit sénateurs. Les deux +frères de Napoléon étaient donc personnages principaux dans la belle +institution chargée de distribuer toutes les récompenses, et de plus +membres du Sénat, appelés naturellement à exercer dans ce corps une +grande influence. Joseph, modéré dans ses voeux, semblait ne plus rien +désirer. Lucien n'était satisfait qu'à moitié; il n'était pas dans sa +nature de l'être davantage. Le Premier Consul, en faisant ses +collègues Cambacérès et Lebrun consuls à vie, avait voulu avoir autour +de lui des collègues heureux de sa propre élévation. Il y avait +réussi. Un seul personnage du temps sortait assez maltraité de cette +crise, si favorable à la grandeur de tout le monde, c'était M. Fouché, +ministre de la police. Soit que son avis personnel à l'égard des +projets de la famille Bonaparte eût percé, soit que les efforts tentés +pour le desservir auprès du maître eussent réussi, ou, ce qui est plus +probable, que le Premier Consul voulût ajouter à tous ses actes +récents de clémence, et de conciliation, une mesure qui eût encore +plus que les autres le caractère de la confiance et de l'oubli, le +ministère de la police fut supprimé. + +[En marge: Suppression du ministère de la police.] + +Ce ministère, comme nous l'avons dit ailleurs, avait alors une +importance qu'il n'aura jamais dans un régime régulier, grâce au +pouvoir arbitraire dont le gouvernement était investi, grâce aux fonds +dont il disposait sans contrôle. Émigrés, rentrés ou rentrants, +Vendéens, républicains, prêtres non ralliés, il avait à surveiller +tous ces agents de trouble, et le faisait sans faiblesse. Aussi ce +ministère, quoique exercé avec tact, et beaucoup d'indulgence, par M. +Fouché, était-il devenu odieux aux partis qu'il contenait. Le Premier +Consul le supprima, et se contenta de faire de la police une simple +direction générale, attachée au ministère de la justice. Le conseiller +d'État Réal fut chargé de cette direction. L'administration de la +justice fut enlevée à M. Abrial, homme sage, appliqué à ses devoirs, +mais dont le travail lent et pénible était peu agréable au Premier +Consul. Elle fut donnée à M. Régnier, depuis duc de Massa, magistrat +instruit, disert, ayant inspiré de la confiance et du goût au chef qui +disposait de toutes les existences. M. Régnier reçut avec +l'administration de la justice le titre de Grand-Juge, titre +nouvellement créé par le sénatus-consulte organique. La nature de son +esprit le rendait peu propre à diriger M. Réal dans les difficiles +investigations de la police; aussi M. Réal, travaillant directement +avec le Premier Consul, devint-il à peu près indépendant du ministre +de la justice. Malheureusement, on perdait avec M. Fouché une +connaissance des hommes, et des relations avec les partis, que lui +seul possédait au même degré. Ce sacrifice précipité aux idées du jour +était irréfléchi, et eut, comme on le verra bientôt, des conséquences +regrettables. Cependant on ne voulait pas que le ministre Fouché parût +disgracié. On lui réserva une place au Sénat, ainsi qu'à M. Abrial. M. +Fouché, dans l'acte qui le nommait sénateur, obtint une mention +flatteuse de ses services. Il fut même dit dans cet acte, que, si les +besoins du temps faisaient renaître l'institution aujourd'hui +supprimée, c'est M. Fouché qu'on irait chercher sur les bancs du +Sénat, pour faire un ministre de la police. On apporta encore quelques +autres changements au personnel du gouvernement. M. Roederer, qui +s'entendait peu avec le ministre de l'intérieur, Chaptal, relativement +aux affaires de l'instruction publique dont il était chargé, céda +cette direction au savant Fourcroy, et reçut, comme MM. Fouché et +Abrial, le dédommagement d'un siége au Sénat. Le Premier Consul nomma +encore sénateur le respectable archevêque de Paris, M. de Belloy. En +agissant de la sorte, il n'entendait pas donner une influence au +clergé sur les affaires politiques; mais il voulait que les grands +intérêts sociaux fussent représentés au Sénat, l'intérêt de la +religion comme tous les autres. + +[En marge: Le 15 août célébré comme jour anniversaire de la naissance +du Premier Consul.] + +Le 15 août (27 thermidor) fut célébré pour la première fois comme jour +anniversaire de la naissance du Premier Consul. C'était l'introduction +progressive des usages monarchiques, qui font de la fête du souverain +une fête nationale. Le matin de ce jour, le Premier Consul reçut le +Sénat, le Tribunat, le Conseil d'État, le clergé, les autorités +civiles et militaires de la capitale, le corps diplomatique, venant le +féliciter du bonheur public et de son bonheur privé. À midi, un _Te +Deum_ fut chanté à l'église Notre-Dame, et dans toutes les églises de +la République. Le soir, des illuminations brillantes représentèrent +dans Paris, ici la figure de la Victoire, ailleurs celle de la Paix, +plus loin enfin, et sur l'une des tours de Notre-Dame, le signe du +Zodiaque, sous lequel était né l'auteur de tous les biens dont la +nation remerciait le ciel. + +[En marge: Séance consulaire au Sénat.] + +Quelques jours après, le 21 août (3 fructidor), le Premier Consul alla +en pompe prendre possession de la présidence du Sénat. Toutes les +troupes de la division bordaient la haie, depuis les Tuileries +jusqu'au palais du Luxembourg. La voiture du nouveau maître de la +France, escortée par un nombreux état-major et par la garde consulaire +à cheval, était traînée par huit chevaux magnifiques, comme autrefois +la voiture des rois. Personne ne partageait avec lui l'honneur de +l'occuper. Dans les voitures qui suivaient, venaient les second et +troisième Consuls, les ministres, les présidents du Conseil d'État. +Arrivé au palais du Luxembourg, le Premier Consul fut accueilli à son +entrée par une députation de dix sénateurs. Il reçut, assis sur un +fauteuil assez semblable à un trône, le serment de ses deux frères, +Lucien et Joseph, devenus sénateurs de droit, en leur qualité de +membres du grand conseil de la Légion-d'Honneur. Après cette +formalité, des conseillers d'État choisis pour cette fonction +présentèrent cinq projets de sénatus-consultes, relatifs, le premier +au cérémonial des grandes autorités, le second au renouvellement par +séries du Corps Législatif et du Tribunat, le troisième au mode à +suivre en cas de dissolution de ces deux assemblées, le quatrième à la +désignation des vingt-quatre grandes villes de la République, le +cinquième enfin à la réunion de l'île d'Elbe au territoire de la +France. + +Afin de saisir tout de suite le Sénat de l'influence qui lui était +promise dans les grandes affaires de l'État, M. de Talleyrand lut un +rapport d'une haute importance, sur les arrangements qui se préparaient +en Allemagne, sous la direction de la France, pour indemniser avec les +principautés ecclésiastiques les princes héréditaires dépossédés à la +rive gauche du Rhin. C'était, comme on va le voir prochainement dans la +suite de cette histoire, la plus grande affaire du moment. Celle-là +finie, le monde semblait en repos pour long-temps. En publiant dans ce +rapport au Sénat les vues de la France, le Premier Consul annonçait à +l'Europe ses idées sur cet important sujet, ou, pour mieux dire, lui +intimait ses volontés; car on savait bien qu'il n'était pas homme à +revenir d'une résolution aussi publiquement annoncée. La lecture de ce +rapport terminée, il se retira, laissant au Sénat le soin d'examiner les +cinq sénatus-consultes organiques qui venaient de lui être soumis. + +Accompagné de nouveau par les dix sénateurs qui l'avaient reçu à son +arrivée, et accueilli sur son passage par les acclamations du peuple +de Paris, le Premier Consul rentra au palais des Tuileries comme un +monarque constitutionnel qui vient de tenir une séance royale. + +[En marge: Le Premier Consul va s'établir à Saint-Cloud.] + +On était fort avancé dans l'été, car on touchait à la fin d'août. Le +Premier Consul alla prendre possession du château de Saint-Cloud, +qu'il avait d'abord refusé, quand on le lui avait offert comme +habitation de campagne. Revenu de cette première détermination, il y +avait ordonné des réparations, qui, peu considérables en commençant, +avaient fini bientôt par embrasser le château tout entier. Elles +avaient été récemment achevées. Le Premier Consul en profita pour +aller s'établir dans cette belle résidence. Il y recevait, à des jours +choisis, les hauts fonctionnaires, les grands personnages de toutes +les classes, les étrangers, les ambassadeurs. Le dimanche, on y disait +la messe à la chapelle, et les opposants au Concordat commençaient à y +assister, comme autrefois on assistait à la messe à Versailles. Le +Premier Consul, accompagné de sa femme, entendait une messe fort +courte, et puis s'entretenait, dans la galerie du château, avec ceux +qui lui avaient fait visite. Les assistants, rangés sur deux lignes, +attendaient, recherchaient ses paroles, comme on recherche celles de +la royauté ou celles du génie. Dans ce cercle on ne voyait, on ne +regardait que lui. Aucun potentat sur la terre n'a obtenu, n'a mérité +au même degré, les purs hommages dont il était alors l'objet de la +part de la France, et du monde entier. + +C'était déjà la puissance impériale qu'on lui a vue depuis, mais avec +l'assentiment universel des peuples, avec des formes moins royales, +mais plus dignes peut-être, car il y restait une certaine modestie +républicaine, qui convenait à ce pouvoir nouveau, et qui rappelait +Auguste conservant, au milieu de la suprême puissance, les habitudes +extérieures du citoyen romain. + +[En marge: Résumé de la période de trois ans, écoulée de 1799 à 1802.] + +Quelquefois, après une longue route à travers une vaste et belle +contrée, on s'arrête un instant pour contempler d'un lieu élevé le +pays qu'on a parcouru: imitons cet exemple, arrêtons-nous, et jetons +un regard en arrière, pour contempler les prodigieux travaux du +général Bonaparte, depuis le 18 brumaire. Quelle profusion, quelle +variété, quelle grandeur d'événements! + +Après avoir traversé les mers par miracle, revu la France, surprise et +ravie de sa soudaine apparition, renversé le Directoire, saisi le +pouvoir, accepté, en la modifiant sous le rapport de la puissance +exécutive, la Constitution de M. Sieyès, il avait mis en hâte quelque +ordre dans l'administration, rétabli la perception et le versement de +l'impôt, relevé le crédit, envoyé un premier secours aux armées, +profité de l'hiver pour accabler la Vendée sous une réunion imprévue +de troupes, reporté brusquement ces troupes vers les frontières, et, +au milieu de la confusion apparente de tous ces mouvements, créé au +pied des Alpes une armée inaperçue, invraisemblable, destinée à tomber +à l'improviste au milieu des ennemis, qui se refusaient à croire à son +existence. Tout étant prêt pour entrer en campagne, il avait offert à +l'Europe la paix ou la guerre, et la guerre ayant été préférée, il +avait ordonné le passage du Rhin, porté Moreau sur le Danube, placé +Masséna dans Gênes, pour y arrêter les Autrichiens et les y retenir. +Puis Moreau, d'un côté, ayant jeté M. de Kray sur Ulm, Masséna, de +l'autre, ayant fixé M. de Mélas sur Gênes par une défense héroïque, il +avait, à l'improviste, passé les Alpes sans route frayée, avec son +artillerie traînée dans des troncs d'arbres, paru au milieu de +l'Italie étonnée, coupé la retraite aux Autrichiens, et, dans une +bataille décisive, perdue et regagnée plusieurs fois, pris leur armée, +recouvré l'Italie, anéanti les projets de la coalition, et arraché à +l'Europe confondue un armistice de six mois. + +C'est pendant ces six mois de trêve, que les travaux du Premier Consul +étaient devenus plus étonnants encore. Négociant et administrant tout +à la fois, il avait changé la face de la politique, tourné les +affections de l'Europe vers la France et contre l'Angleterre, gagné le +coeur de Paul Ier, décidé les incertitudes de la Prusse, donné au +Danemark et à la Suède le courage de résister aux violences maritimes +dont leur commerce était l'objet, noué ainsi la ligue des neutres +contre la Grande-Bretagne, fermé à celle-ci les ports du continent, +depuis le Texel jusqu'à Cadix, depuis Cadix jusqu'à Otrante, et +préparé d'immenses armements pour secourir l'Égypte. Tandis qu'il +faisait tout cela, il avait achevé la réorganisation des finances, +restauré le crédit, payé en numéraire les créanciers de l'État, créé +la banque de France, réparé les routes, réprimé le brigandage, percé +les Alpes de communications magnifiques, établi des hospices sur leur +cime, entrepris la grande place d'Alexandrie, perfectionné Mantoue, +ouvert des canaux, jeté de nouveaux ponts, commencé la rédaction des +Codes. Enfin, après ces six mois d'armistice, l'Autriche hésitant +encore à signer la paix, il avait poussé Moreau en avant, et celui-ci, +en achevant par la mémorable bataille de Hohenlinden la destruction de +la puissance autrichienne, avait arraché, sous les murs mêmes de +Vienne, la promesse d'une paix, signée bientôt à Lunéville. + +C'est dans ce moment qu'un crime affreux, la machine infernale, +mettant en péril les jours du Premier Consul, avait irrité son âme +bouillante, et provoqué la seule faute commise dans ce temps de +conduite parfaite, la déportation sans jugement de cent trente +révolutionnaires. Tristes vicissitudes de la violence, dans les +révolutions! Les assassins de septembre, frappés à leur tour, ne +trouvaient ni lois ni courage pour les défendre; et le Tribunat, qui +s'opposait aux meilleures mesures du Premier Consul, n'avait pas osé +proférer une parole pour ces proscrits! + +Dominateur du continent, ayant discrédité, expulsé des affaires les +deux ministres fauteurs de toutes les coalitions, M. de Thugut à +Vienne, M. Pitt à Londres, le Premier Consul avait jeté l'Europe +entière sur l'Angleterre. Nelson en frappant les Danois à Copenhague, +les Russes en égorgeant leur empereur, avaient sauvé l'Angleterre des +désastres qui la menaçaient, mais, en la sauvant de ces désastres, ne +lui avaient donné ni le courage, ni les moyens de prolonger la +guerre. + +La nation anglaise, saisie de crainte et d'admiration en présence du +général Bonaparte, venait enfin de consentir à la paix d'Amiens, la +plus belle que la France ait jamais conclue. + +Le temple de Janus se trouvait donc fermé! Et alors le Premier Consul, +voulant ajouter à la paix avec les puissances européennes la paix avec +l'Église, s'était hâté de négocier le Concordat, de réconcilier Rome +et la Révolution, de relever les autels, de rendre à la France tout ce +qui est nécessaire aux sociétés civilisées, et, parvenu à la troisième +année de son Consulat, s'était présenté aux deux assemblées +législatives, apportant la paix avec la terre et les mers, la paix +avec le ciel, l'amnistie pour tous les proscrits, un code de lois +superbe, un système puissant d'éducation publique, un système glorieux +de distinctions sociales. Quoiqu'en se présentant la main pleine de +tous ces dons, il avait cependant trouvé une résistance inattendue, +violente, peu éclairée, naissant de bons et de mauvais sentiments, +chez les uns l'envie, chez les autres l'amour d'une liberté alors +impossible. Délivré, par l'habileté de son collègue Cambacérès, de +cette résistance que dans sa fougue il voulait briser violemment, il +venait enfin d'achever toutes ses oeuvres, de faire accepter les +traités signés avec l'Europe, le Concordat, son système d'éducation +laïque et nationale, la Légion-d'Honneur, et de recevoir pour prix de +tant de services le pouvoir à vie, et la grandeur des empereurs +romains. En cet instant il reprenait le travail des Codes: arbitre en +même temps de tous les intérêts du continent, il réformait la +Constitution de l'Allemagne, et en distribuait le territoire à ses +princes, avec une équité reconnue de l'Europe. + +Maintenant, si oubliant ce qui s'est passé depuis, on s'imagine un +moment ce dictateur, alors nécessaire, restant aussi sage qu'il a été +grand, unissant ces contraires que Dieu, il est vrai, n'a jamais +réunis dans un même homme, cette vigueur de génie qui constitue les +grands capitaines, avec cette patience qui est le trait distinctif des +fondateurs d'empire, calmant par un long repos la société française +agitée, et la préparant peu à peu à cette liberté, honneur et besoin +des sociétés modernes; puis, après avoir rendu la France si grande, +apaisant, au lieu de les irriter, les jalousies de l'Europe, changeant +en une donnée permanente de la politique générale les démarcations +territoriales de Lunéville et d'Amiens, enfin terminant sa carrière +par un acte digne des Antonins, et allant chercher, n'importe où, le +successeur le plus digne pour lui remettre cette France organisée, +préparée à la liberté, et pour toujours agrandie: quel homme eût +jamais égalé celui-là! Mais cet homme guerrier comme César, politique +comme Auguste, vertueux comme Marc-Aurèle, eût été plus qu'un homme, +et la Providence ne donne pas au monde des dieux pour le gouverner. + +Du reste, à cette époque, il paraissait si modéré après avoir été si +victorieux, il était si profond législateur après avoir été si grand +capitaine, il montrait tant d'amour pour les arts de la paix, après +avoir tant excellé dans les arts de la guerre, qu'il pouvait faire +illusion à la France et au monde. Seulement quelques-uns des +conseillers qui l'approchaient, et qui étaient capables d'entrevoir +l'avenir dans le présent, étaient saisis d'inquiétude autant que +d'admiration, en voyant l'activité infatigable de son esprit et de son +corps, l'énergie de sa volonté, l'impétuosité de ses désirs. Ils +tremblaient, même à lui voir faire le bien comme il le faisait, tant +il était pressé de le faire vite, et de le faire immense. Le sage +Tronchet, qui l'admirait et qui l'aimait tout à la fois, qui le +regardait comme le sauveur de la France, disait cependant un jour avec +chagrin au consul Cambacérès: Ce jeune homme commence comme César; +j'ai peur qu'il ne finisse comme lui. + +FIN DU QUATORZIÈME LIVRE ET DU TOME TROISIÈME. + + + + +TABLE DES MATIÈRES + +CONTENUES + +DANS LE TOME TROISIÈME. + + +LIVRE DIXIÈME. + +ÉVACUATION DE L'ÉGYPTE. + + Tous les yeux fixés sur la négociation engagée à + Londres. -- On se demande quelle influence exercera la + mort de Paul Ier sur cette négociation. -- État de la + cour de Russie. -- Caractère d'Alexandre. -- Ses jeunes + amis forment avec lui un gouvernement secret, qui dirige + toutes les affaires de l'empire. -- Alexandre consent à + réduire beaucoup les prétentions apportées à Paris par + M. de Kalitcheff, au nom de Paul Ier. -- Il accueille + Duroc avec bienveillance. -- Ses protestations réitérées + du désir de bien vivre avec la France. -- Commencements + de la négociation entamée à Londres. -- Conditions mises + en avant, de part et d'autre. -- Conquêtes des deux pays + sur terre et sur mer. -- L'Angleterre consent à + restituer une partie de ses conquêtes maritimes, mais + subordonne toute la négociation à la question de savoir + si la France gardera l'Égypte. -- Les deux gouvernements + sont tacitement d'accord pour temporiser, afin + d'attendre l'issue des événements militaires. -- Le + Premier Consul, averti que la négociation dépend de ces + événements, pousse l'Espagne à marcher vivement contre + le Portugal, et fait de nouveaux efforts pour secourir + l'Égypte. -- Emploi des forces navales. -- Diverses + expéditions projetées. -- Navigation de Ganteaume au + sortir de Brest. -- Cet amiral passe heureusement le + détroit. -- Prêt à se diriger sur Alexandrie, il + s'effraye de dangers imaginaires, et rentre dans Toulon. + -- État de l'Égypte depuis la mort de Kléber. -- + Soumission du pays, et situation prospère de la colonie + sous le rapport matériel. -- Incapacité, anarchie dans + le commandement. -- Déplorables divisions des généraux. + -- Mesures mal conçues de Menou, qui veut toucher à tous + les objets à la fois. -- Malgré l'avis réitéré d'une + expédition anglaise, il ne prend aucune précaution. -- + Débarquement des Anglais dans la rade d'Aboukir, le 8 + mars. -- Le général Friant, réduit à quinze cents + hommes, fait d'inutiles efforts pour les repousser. -- + Deux bataillons ajoutés à la division d'Alexandrie + auraient sauvé l'Égypte. -- Tardive concentration de + forces ordonnée par Menou. -- Arrivée de la division + Lanusse, et second combat livré avec des forces + insuffisantes, dans la journée du 13 mars. -- Menou + arrive enfin avec le gros de l'armée. -- Tristes + conséquences de la division des généraux. -- Plan d'une + bataille décisive. -- Bataille de Canope, livrée le 21 + mars, et restée indécise. -- Les Anglais demeurent + maîtres de la plage d'Alexandrie. -- Longue + temporisation, pendant laquelle Menou aurait encore pu + relever les affaires des Fiançais, en manoeuvrant contre + les corps détachés de l'ennemi. -- Il n'en fait rien. -- + Les Anglais tentent une opération sur Rosette, et + réussissent à s'emparer d'une bouche du Nil. -- Ils + pénètrent dans l'intérieur. -- Dernière occasion de + sauver l'Égypte, à Ramanieh, perdue par l'incapacité du + général Menou. -- Les Anglais s'emparent de Ramanieh, et + séparent la division du Kaire de celle d'Alexandrie. -- + L'armée française, coupée en deux, n'a plus d'autre + ressource que celle de capituler. -- Reddition du Kaire + par le général Belliard. -- Menou, enfermé dans + Alexandrie, rêve la gloire d'une défense semblable à + celle de Gênes. -- L'Égypte définitivement perdue pour + les Français. 1 à 112 + + +LIVRE ONZIÈME. + +PAIX GÉNÉRALE. + + Dernière et infructueuse sortie de Ganteaume. -- Il + touche à Derne, n'ose débarquer deux mille hommes qu'il + avait à son bord, et rebrousse chemin vers Toulon. -- + Prise en route du vaisseau le _Swiftsure_. -- L'amiral + Linois, envoyé de Toulon à Cadix, est obligé de jeter + l'ancre dans la baie d'Algésiras. -- Beau combat + d'Algésiras. -- Une escadre composée de Français et + d'Espagnols sort de Cadix, pour venir au secours de la + division Linois. -- Rentrée des flottes combinées dans + Cadix. -- Combat d'arrière-garde avec l'amiral anglais + Saumarez. -- Affreuse méprise de deux vaisseaux + espagnols, qui, trompés par la nuit, se prennent pour + ennemis, se combattent à outrance, et sautent en l'air + tous les deux. -- Beau fait d'armes du capitaine Troude. + -- Courte campagne du prince de la Paix contre le + Portugal. -- La cour de Lisbonne se hâte d'envoyer un + négociateur à Badajos, pour se soumettre aux volontés de + la France et de l'Espagne réunies. -- Marche des + affaires européennes depuis le traité de Lunéville. -- + Influence croissante de la France. -- Séjour à Paris des + infants d'Espagne, destinés à régner en Étrurie. -- + Reprise de la négociation de Londres, entre M. Otto et + lord Hawkesbury. -- Nouvelle manière de poser la + question du côté des Anglais. -- Ils demandent Ceylan + dans les Indes, la Martinique ou la Trinité dans les + Antilles, Malte dans la Méditerranée. -- Le Premier + Consul répond à ces prétentions, en menaçant de + conquérir le Portugal, et au besoin d'exécuter une + descente en Angleterre. -- Vive polémique entre _le + Moniteur_ et les journaux anglais. -- Le cabinet + britannique renonce à Malte, et résume toutes ses + prétentions en demandant l'île espagnole de la Trinité. + -- Le Premier Consul, pour sauver les possessions d'une + cour alliée, offre l'île française de Tabago. -- Le + cabinet britannique refuse. -- Folle conduite du prince + de la Paix, qui fournit une solution inattendue. -- Ce + prince traite avec la cour de Lisbonne, sans se + concerter avec la France, et prive ainsi la légation + française de l'argument qu'on tirait des dangers du + Portugal. -- Irritation du Premier Consul, et menaces de + guerre à la cour de Madrid. -- M. de Talleyrand propose + au Premier Consul de terminer la négociation aux dépens + des Espagnols, en livrant aux Anglais l'île de la + Trinité. -- M. Otto reçoit l'autorisation de faire cette + concession, mais seulement à la dernière extrémité. -- + Pendant qu'on négocie, Nelson tente les plus grands + efforts pour détruire la flottille de Boulogne. -- Beaux + combats devant Boulogne, soutenus par l'amiral + Latouche-Tréville contre Nelson. -- Défaite des Anglais. + -- Joie en France, inquiétudes en Angleterre, à la suite + de ces deux combats. -- Dispositions réciproques à un + rapprochement. -- On passe par-dessus les dernières + difficultés, et la paix se conclut, sous forme de + préliminaires, par le sacrifice de l'île de la Trinité. + -- Joie inouïe en Angleterre et en France. -- Le colonel + Lauriston, chargé de porter à Londres la ratification du + Premier Consul, est conduit en triomphe pendant + plusieurs heures. -- Réunion d'un congrès dans la ville + d'Amiens pour conclure la paix définitive. -- Suite de + traités signés coup sur coup. -- Paix avec le Portugal, + la Porte-Ottomane, la Bavière, la Russie, etc. -- Fête à + la paix, fixée au 18 brumaire. -- Lord Cornwallis, + plénipotentiaire au congrès d'Amiens, assiste à cette + fête. -- Accueil qu'il reçoit du peuple de Paris. -- + Banquet de la Cité à Londres. -- Témoignages + extraordinaires de sympathie que se donnent en ce moment + les deux nations. 113 à 193 + + +LIVRE DOUZIÈME. + +CONCORDAT. + + L'Église catholique pendant la Révolution française. -- + Constitution civile du clergé décrétée par l'Assemblée + Constituante. -- Cette constitution avait voulu + assimiler l'administration des cultes à celle du + royaume, établir un diocèse par département, faire élire + les évêques par les fidèles, et les dispenser de + l'institution canonique. -- Serment à cette + constitution exigé de la part du clergé. -- Refus de + serment, et schisme. -- Diverses catégories de prêtres, + leur rôle et leur influence. -- Inconvénients de cet + état de choses. -- Moyens qu'il fournit aux ennemis de + la Révolution, pour troubler l'État et les familles. -- + Divers systèmes proposés pour porter remède au mal. -- + Le système de l'inaction. -- Le système d'une Église + française, dont le Premier Consul serait le chef. -- Le + système d'un fort encouragement au protestantisme. -- + Opinions du Premier Consul sur les divers systèmes + proposés. -- Il forme le projet de rétablir la religion + catholique, en appropriant sa discipline aux nouvelles + institutions de la France. -- Il veut la déposition des + évêques anciens titulaires, une circonscription + comprenant 60 siéges au lieu de 158, la création d'un + nouveau clergé composé de prêtres respectables de toutes + les sectes, l'attribution à l'État de la police des + cultes, un salaire aux prêtres au lieu d'une dotation + territoriale, enfin la consécration par l'Église de la + vente des biens nationaux. -- Relations amicales du pape + Pie VII avec le Premier Consul. -- Monsignor Spina, + chargé de négocier à Paris, retarde la négociation dans + un intérêt temporel du Saint-Siége. -- Désir secret de + recouvrer les Légations. -- Monsignor Spina sent enfin + le besoin de se hâter. -- Il s'abouche avec l'abbé + Bernier, chargé de traiter pour la France. -- + Difficultés du plan proposé à la cour romaine. -- Le + Premier Consul envoie son projet à Rome, et demande au + Pape de s'expliquer. -- Trois cardinaux consultés. -- Le + Pape, après cette consultation, veut que la religion + catholique soit déclarée religion de l'État, qu'on le + dispense de déposer les anciens titulaires, et de + consacrer autrement que par son silence la vente des + biens d'Église, etc. -- Débats avec M. de Cacault, + ministre de France à Rome. -- Le Premier Consul, fatigué + de ces lenteurs, ordonne à M. de Cacault de quitter Rome + sous cinq jours, si le Concordat n'est pas adopté dans + ce délai. -- Terreurs du Pape et du cardinal Consalvi. + -- M. de Cacault suggère au cabinet pontifical l'idée + d'envoyer à Paris le cardinal Consalvi. -- Départ de + celui-ci pour la France, et ses frayeurs. -- Son arrivée + à Paris. -- Accueil bienveillant du Premier Consul. -- + Conférences avec l'abbé Bernier. -- On s'entend sur le + principe d'une religion d'État. -- On déclare la + religion catholique, religion de la majorité des + Français. -- Toutes les autres conditions du Premier + Consul, relativement à la déposition des anciens + titulaires, à la nouvelle circonscription, à la vente + des biens d'Église, sont acceptées, sauf quelques + changements de rédaction. -- Accord définitif sur tous + les points. -- Efforts tentés au dernier moment par les + adversaires du rétablissement des cultes, afin + d'empêcher le Premier Consul de signer le Concordat. -- + Il persiste. -- Signature donnée le 15 juillet 1801. -- + Retour du cardinal Consalvi à Rome. -- Satisfaction du + Pape. -- Solennité des ratifications. -- Choix du + cardinal Caprara, comme légat _a latere_. -- Le Premier + Consul aurait voulu célébrer le 18 brumaire la paix de + l'Église, en même temps que la paix avec toutes les + puissances de l'Europe. -- La nécessité de s'adresser + aux anciens titulaires, pour avoir leur démission, + entraîne des retards. -- Demande de leur démission + adressée par le Pape à tous les anciens évêques, + constitutionnels ou non constitutionnels. -- Sage + soumission des constitutionnels. -- Noble résignation + des membres de l'ancien clergé. -- Admirables réponses. + -- Il n'y a de résistance que de la part des évêques + retirés à Londres. -- Tout est prêt pour le + rétablissement du culte en France, mais une vive + opposition dans le sein du Tribunat fait naître de + nouveaux délais. -- Nécessité de vaincre cette + opposition avant de passer outre. 194 à 285 + + +LIVRE TREIZIÈME. + +LE TRIBUNAT. + + Administration intérieure. -- Les grandes routes purgées + du brigandage, et réparées. -- Renaissance du commerce. + -- Exportations et importations de l'année 1801. -- + Résultats matériels de la Révolution française, + relativement à l'agriculture, à l'industrie, à la + population. -- Influence des préfets et sous-préfets sur + l'administration. -- Ordre et célérité dans l'expédition + des affaires. -- Conseillers d'État en tournée. -- + Discussion du Code civil au Conseil d'État. -- Brillant + hiver de 1801 à 1802. -- Affluence extraordinaire des + étrangers à Paris. -- Cour du Premier Consul. -- + Organisation de sa maison militaire et civile. -- La + garde consulaire. -- Préfets du palais et dames + d'honneur. -- Soeurs du Premier Consul. -- Hortense de + Beauharnais épouse Louis Bonaparte. -- MM. Fox et de + Calonne à Paris. -- Bien-être et luxe de toutes les + classes. -- Approches de la session de l'an X. -- Une + vive opposition s'élève contre les plus belles oeuvres + du Premier Consul. -- Causes de cette opposition, + répandue non-seulement parmi les membres des assemblées + délibérantes, mais parmi quelques chefs de l'armée. -- + Conduite des généraux Lannes, Augereau et Moreau. -- + Ouverture de la session. -- Dupuis, l'auteur de + l'ouvrage sur l'origine de tous les cultes, est nommé + président du Corps Législatif. -- Scrutins pour les + places vacantes au Sénat. -- Nomination de l'abbé + Grégoire, contrairement aux propositions du Premier + Consul. -- Explosion violente au Tribunat, pour le mot + _sujets_, inséré dans le traité avec la Russie. -- + Opposition au Code civil. -- Irritation du Premier + Consul. -- Discussion au Conseil d'État sur la conduite + à tenir dans ces circonstances. -- On prend le parti + d'attendre la discussion des premiers titres du Code + civil. -- Le Tribunat rejette ces premiers titres. -- + Suite des scrutins pour les places vacantes au Sénat. -- + Le Premier Consul a proposé d'anciens généraux, qui ne + sont pas pris parmi ses créatures. -- Le Tribunat et le + Corps Législatif les repoussent, et se mettent d'accord + pour proposer M. Daunou, connu par son opposition au + gouvernement. -- Vive allocution du Premier Consul à une + réunion de sénateurs. -- Menaces d'un coup d'État. -- + Les opposants intimidés se soumettent, et imaginent un + subterfuge pour annuler l'effet de leurs premiers + scrutins. -- Le consul Cambacérès dissuade le Premier + Consul de toute mesure illégale, et lui persuade de se + débarrasser des opposants, au moyen de l'article 38 de + la Constitution, qui fixe en l'an X la sortie du premier + cinquième du Corps Législatif et du Tribunat. -- Le + Premier Consul adopte cette idée. -- Suspension de tous + les travaux législatifs. -- On en profite pour réunir à + Lyon, sous le titre de Consulte, une diète italienne. -- + Avant de quitter Paris le Premier Consul expédie une + flotte chargée de troupes à Saint-Domingue. -- Projet de + reconquérir cette colonie. -- Négociations d'Amiens. -- + Objet de la Consulte convoquée à Lyon. -- Diverses + manières de constituer l'Italie. -- Projets du Premier + Consul à ce sujet. -- Création de la République + Italienne. -- Le général Bonaparte proclamé Président de + cette république. -- Enthousiasme des Italiens et des + Français réunis à Lyon. -- Grande revue de l'armée + d'Égypte. -- Retour du Premier Consul à Paris. 286 à 404 + + +LIVRE QUATORZIÈME. + +CONSULAT À VIE. + + Arrivée du Premier Consul à Paris. -- Scrutin du Sénat + qui exclut soixante membres du Corps Législatif et vingt + membres du Tribunat. -- Les membres exclus remplacés par + des hommes dévoués au gouvernement. -- Fin du congrès + d'Amiens. -- Quelques difficultés surgissent au dernier + moment de la négociation, par suite d'ombrages excités + en Angleterre. -- Le Premier Consul surmonte ces + difficultés par sa modération et sa fermeté. -- La paix + définitive signée le 25 mars 1802. -- Quoique le premier + enthousiasme de la paix soit amorti en France et en + Angleterre, on accueille avec une nouvelle joie + l'espérance d'une réconciliation sincère et durable. -- + Session extraordinaire de l'an X, destinée à convertir + en loi le Concordat, le traité d'Amiens, et différents + projets d'une haute importance. -- Loi réglementaire des + cultes ajoutée au Concordat, sous le titre d'_Articles + organiques_. -- Présentation de cette loi et du + Concordat au Corps Législatif et au Tribunat renouvelés. + -- Froideur avec laquelle ces deux projets sont + accueillis, même après l'exclusion des opposants. -- Ils + sont adoptés. -- Le Premier Consul fixe au jour de + Pâques la publication du Concordat, et la première + cérémonie du culte rétabli. -- Organisation du nouveau + clergé. -- Part faite aux constitutionnels dans la + nomination des évêques. -- Le cardinal Caprara refuse, + au nom du Saint-Siége, d'instituer les constitutionnels. + -- Fermeté du Premier Consul, et soumission du cardinal + Caprara. -- Réception officielle du cardinal comme légat + _a latere_. -- Sacre des quatre principaux évêques à + Notre-Dame, le dimanche des Rameaux. -- Curiosité et + émotion du public. -- La veille même du jour de Pâques + et du _Te Deum_ solennel qui doit être chanté à + Notre-Dame, le cardinal Caprara veut imposer aux + constitutionnels une rétractation humiliante de leur + conduite passée. -- Nouvelle résistance de la part du + Premier Consul. -- Le cardinal Caprara ne cède que dans + la nuit qui précède le jour de Pâques. -- Répugnance des + généraux à se rendre à Notre-Dame. -- Le Premier Consul + les y oblige. -- _Te Deum_ solennel et restauration + officielle du culte. -- Adhésion du public, et joie du + Premier Consul en voyant le succès de ses efforts. -- + Publication du _Génie du Christianisme_. -- Projet d'une + amnistie générale à l'égard des émigrés -- Cette mesure, + débattue au Conseil d'État, devient l'objet d'un + sénatus-consulte. -- Vues du Premier Consul sur + l'organisation de la société en France. -- Ses opinions + sur les distinctions sociales, et sur l'éducation de la + jeunesse. -- Deux projets de loi d'une haute importance, + sur l'institution de la Légion-d'Honneur, et sur + l'instruction publique. -- Discussion de ces deux + projets dans le sein du Conseil d'État. -- Caractère des + discussions de ce grand corps. -- Paroles du Premier + Consul. -- Présentation des deux projets au Corps + Législatif et au Tribunat. -- Adoption à une grande + majorité du projet de loi relatif à l'instruction + publique. -- Une forte minorité se prononce contre le + projet relatif à la Légion-d'Honneur. -- Le traité + d'Amiens présenté le dernier, comme couronnement des + oeuvres du Premier Consul. -- Accueil fait à ce traité. + -- On en prend occasion de dire de toutes parts, qu'il + faut décerner une récompense nationale à l'auteur de + tous les biens dont jouit la France. -- Les partisans et + les frères du Premier Consul songent au rétablissement + de la monarchie. -- Cette idée paraît prématurée. -- + L'idée du consulat déféré à vie prévaut généralement. -- + Le consul Cambacérès offre son intervention auprès du + Sénat. -- Dissimulation du Premier Consul, qui ne veut + jamais avouer ce qu'il désire. -- Embarras du consul + Cambacérès. -- Ses efforts auprès du Sénat, pour obtenir + que le consulat soit déféré au général Bonaparte pour la + durée de sa vie. -- Les ennemis secrets du général + profitent de son silence, pour persuader au Sénat qu'une + prolongation du consulat pour dix années lui suffit. -- + Vote du Sénat dans ce sens. -- Déplaisir du Premier + Consul. -- Il veut refuser. -- Son collègue Cambacérès + l'en empêche, et propose, comme expédient, de recourir à + la souveraineté nationale, et de poser à la France la + question de savoir si le général Bonaparte sera consul à + vie. -- Le Conseil d'État chargé de rédiger la question. + -- Ouverture de registres pour recevoir les votes, dans + les mairies, les tribunaux, les notariats. -- + Empressement de tous les citoyens à porter leur réponse + affirmative. -- Changements apportés à la constitution + de M. Sieyès. -- Le Premier Consul reçoit le consulat à + vie, avec la faculté de désigner son successeur. -- Le + Sénat est investi du pouvoir constituant. -- Les listes + de notabilité sont abolies, et remplacées par des + colléges électoraux à vie. -- Le Tribunat réduit à + n'être qu'une section du Conseil d'État. -- La nouvelle + constitution devenue tout à fait monarchique. -- Liste + civile du Premier Consul. -- Il est proclamé + solennellement par le Sénat. -- Satisfaction générale + d'avoir fondé enfin un pouvoir fort et durable. -- Le + Premier Consul prend le nom de NAPOLÉON BONAPARTE. -- Sa + puissance morale est à son apogée. -- Résumé de cette + période de trois ans. 405 à 562 + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Histoire du Consulat et de l'Empire, +(Vol. 3 / 20), by Adolphe Thiers + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT *** + +***** This file should be named 30603-8.txt or 30603-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/0/6/0/30603/ + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/30603-8.zip b/30603-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..fdfe1bb --- /dev/null +++ b/30603-8.zip diff --git a/30603-h.zip b/30603-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..3f30ac7 --- /dev/null +++ b/30603-h.zip diff --git a/30603-h/30603-h.htm b/30603-h/30603-h.htm new file mode 100644 index 0000000..be13617 --- /dev/null +++ b/30603-h/30603-h.htm @@ -0,0 +1,16760 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html lang="fr"> + +<head> +<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=iso-8859-1"> +<title>The Project Gutenberg e-Book of Histoire du Consulat et de l'Empire, Vol. 3; Author: A. Thiers.</title> + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {font-size: 1em; text-align: justify; margin-left: 10%; margin-right: 10%;} + +h1 {font-size: 120%; text-align: center; margin-top: 2em; margin-bottom: 2em; line-height: 1.5em;} +h2 {font-size: 115%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 1em;} +h3 {font-size: 103%; text-align: center; margin-top: 1em; margin-bottom: 1em;} + +a:focus, a:active { outline:#ffee66 solid 2px; background-color:#ffee66;} +a:focus img, a:active img {outline: #ffee66 solid 2px; } + +sup {line-height: 0em;} + +p {text-indent: 1em;} + +.tn p {margin-left: 10%; width: 80%; font-size: 95%; text-indent: 0em;} +.footnote p {text-indent: 0em;} + +.smcap {font-variant: small-caps; font-size: 95%;} +.smaller {font-size: smaller;} +.small {font-size: 70%;} + +.p2 {margin-top: 2em; margin-bottom: 1em;} +.p4 {margin-top: 4em; margin-bottom: 1em;} +.center {text-align: center; text-indent: 0em;} +.ralign {position: absolute; right: 5%; top: auto;} +.right10 {margin-right: 10%; text-align: right;} + +.toc {margin-left: 10%; margin-right: 10%; text-indent: 0em;} +.toc p {text-indent: 0em;} +.resume {margin-left: 10%; margin-right: 10%; margin-bottom: 2em; + text-indent: -2em; font-size: 95%;} +.poem {margin-left: 10%; font-size: 95%;} +.add2em {margin-left: 2em;} + +.sidedate {width: auto; padding-bottom: .5em; padding-top: .5em; + padding-left: .5em; padding-right: .5em; + margin-right: -5%; margin-left: 1em; + float: right; clear: right; margin-top: 1em; + font-size: smaller; color: black; background: #eeeeee; border: solid 1px; + text-align: left; text-indent: 0em;} +.sidenote {width: 20%; padding-bottom: .5em; padding-top: .5em; + padding-left: .5em; padding-right: .5em; + margin-left: -5%; margin-right: 1em; + float: left; clear: left; margin-top: 0.3em; + font-size: 80%; color: black; background: #eeeeee; border: solid 1px; + text-align: center; text-indent: 0em;} + +.pagenum {visibility: hidden; + position: absolute; right:0; text-align: right; + font-size: 10px; + font-weight: normal; font-variant: normal; + font-style: normal; letter-spacing: normal; + color: #C0C0C0; background-color: inherit;} + +.figcenter {margin: auto; text-align: center; margin-top: 1.5em; margin-bottom: 1.5em;} +.figcenter p {font-variant: small-caps; font-size: 95%; text-indent: 0em;} + +--> +</style> + +</head> + +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. +3 / 20), by Adolphe Thiers + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. 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Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + + +<div class="tn"> +<p>Notes au lecteur de ce ficher digital:</p> + +<p>Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été +corrigées.</p> +</div> + +<h1>HISTOIRE<br> + +<span class="smaller">DU</span><br> +CONSULAT<br> +<span class="smaller">ET DE</span><br> +L'EMPIRE</h1> + +<p class="p2 center">FAISANT SUITE<br> +À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE</p> + +<h2>PAR M. A. THIERS</h2> + +<p class="p4 center smaller">TOME TROISIÈME</p> + +<a id="img001" name="img001"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img001.jpg" width="200" height="146" alt="Emblème de l'éditeur." title=""> +</div> + +<p class="p4 center small">PARIS<br> +PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR<br> +60, RUE RICHELIEU<br> +1845</p> + +<p class="center smaller">PARIS, IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES, 36, RUE DE VAUGIRARD.</p> + + +<h1><span class="pagenum"><a id="page001" name="page001"></a>(p. 001)</span> HISTOIRE<br> +DU CONSULAT<br> +ET<br> +DE L'EMPIRE.</h1> + +<h2>LIVRE DIXIÈME.</h2> + +<h3>ÉVACUATION DE L'ÉGYPTE.</h3> + +<p class="resume">Tous les yeux fixés sur la négociation engagée à Londres. — On + se demande quelle influence exercera la mort de Paul I<sup>er</sup> sur + cette négociation. — État de la cour de Russie. — Caractère + d'Alexandre. — Ses jeunes amis forment avec lui un gouvernement + secret, qui dirige toutes les affaires de l'empire. — Alexandre + consent à réduire beaucoup les prétentions apportées à Paris par + M. de Kalitcheff, au nom de Paul I<sup>er</sup>. — Il accueille Duroc avec + bienveillance. — Ses protestations réitérées du désir de bien + vivre avec la France. — Commencements de la négociation entamée + à Londres. — Conditions mises en avant, de part et d'autre. — + Conquêtes des deux pays sur terre et sur mer. — L'Angleterre + consent à restituer une partie de ses conquêtes maritimes, mais + subordonne toute la négociation à la question de savoir si la + France gardera l'Égypte. — Les deux gouvernements sont + tacitement d'accord pour temporiser, afin d'attendre l'issue des + événements militaires. — Le Premier Consul, averti que la + négociation dépend de ces événements, pousse l'Espagne à marcher + vivement contre le Portugal, et fait de nouveaux efforts pour + secourir l'Égypte. — Emploi des forces navales. — Diverses + expéditions projetées. — Navigation de Ganteaume au sortir de + Brest. — Cet amiral passe heureusement le détroit. — Prêt à se + diriger sur Alexandrie, il s'effraye de dangers imaginaires, et + rentre dans Toulon. — État de l'Égypte depuis la mort de Kléber. + — Soumission du pays, et situation prospère de la colonie sous + le rapport matériel. <span class="pagenum"><a id="page002" name="page002"></a>(p. 002)</span> — Incapacité, anarchie dans le + commandement. — Déplorables divisions des généraux. — Mesures + mal conçues de Menou, qui veut toucher à tous les objets à la + fois. — Malgré l'avis réitéré d'une expédition anglaise, il ne + prend aucune précaution. — Débarquement des Anglais dans la rade + d'Aboukir, le 8 mars. — Le général Friant, réduit à quinze cents + hommes, fait d'inutiles efforts pour les repousser. — Deux + bataillons ajoutés à la division d'Alexandrie auraient sauvé + l'Égypte. — Tardive concentration de forces ordonnée par Menou. + — Arrivée de la division Lanusse, et second combat livré avec + des forces insuffisantes, dans la journée du 13 mars. — Menou + arrive enfin avec le gros de l'armée. — Tristes conséquences de + la division des généraux. — Plan d'une bataille décisive. — + Bataille de Canope, livrée le 21 mars, et restée indécise. — Les + Anglais demeurent maîtres de la plage d'Alexandrie. — Longue + temporisation, pendant laquelle Menou aurait encore pu relever + les affaires des Français, en manœuvrant contre les corps + détachés de l'ennemi. — Il n'en fait rien. — Les Anglais + tentent une opération sur Rosette, et réussissent à s'emparer + d'une bouche du Nil. — Ils pénètrent dans l'intérieur. — + Dernière occasion de sauver l'Égypte, à Ramanieh, perdue par + l'incapacité du général Menou. — Les Anglais s'emparent de + Ramanieh, et séparent la division du Kaire de celle d'Alexandrie. + — L'armée française, coupée en deux, n'a plus d'autre ressource + que celle de capituler. — Reddition du Kaire par le général + Belliard. — Menou, enfermé dans Alexandrie, rêve la gloire d'une + défense semblable à celle de Gênes. — L'Égypte définitivement + perdue pour les Français.</p> + +<span class="sidedate">Avril 1801.</span> + +<span class="sidenote">La paix va devenir générale en Europe.</span> + +<p>Le but que se proposait le Premier Consul en prenant le pouvoir, +allait bientôt se trouver atteint, car le calme régnait en France, une +satisfaction profonde remplissait les esprits, et la paix signée à +Lunéville avec l'Autriche, l'Allemagne et les puissances italiennes, +rétablie de fait avec la Russie, se négociait à Londres avec +l'Angleterre. Une fois signée formellement avec ces deux dernières +puissances, la paix devenait générale, et, en vingt-deux mois, le +jeune Bonaparte avait accompli sa noble tâche, et rendu sa patrie la +plus heureuse, la plus grande des puissances de l'univers. Mais il +fallait terminer ce grand ouvrage, il fallait surtout conclure +<span class="pagenum"><a id="page003" name="page003"></a>(p. 003)</span> la paix avec l'Angleterre; car, tant que cette puissance +n'avait pas dépose les armes, la mer était fermée, et, ce qui était +plus grave, la guerre continentale pouvait renaître sous l'influence +corruptrice des subsides britanniques. L'épuisement universel +laissait, il est vrai, peu de chances à l'Angleterre d'armer de +nouveau le continent; elle venait même d'en voir la plus grande partie +coalisée avec nous contre sa puissance maritime, et, sans la mort de +Paul, elle aurait pu expier cruellement ses violences contre les +neutres. Mais cette mort soudaine était un fait nouveau et grave, qui +ne pouvait manquer de modifier la situation. Quelle influence la +catastrophe de Pétersbourg allait-elle exercer sur les affaires de +l'Europe? C'est ce qu'on ignorait encore, c'est ce que le Premier +Consul était impatient de savoir. Il avait envoyé Duroc à Pétersbourg, +pour en être plus tôt et plus sûrement informé.</p> + +<span class="sidenote">Difficultés diplomatiques avec la Russie, naissant des +prétentions de Paul 1<sup>er</sup>.</span> + +<p>Un peu avant la mort de Paul, les relations avec la Russie n'avaient, +pas laissé que de présenter d'assez grandes difficultés, par suite de +l'orgueil excessif de cet empereur, et de l'orgueil non moins excessif +de son ambassadeur à Paris, M. de Kalitcheff. Le czar défunt voulait, +comme nous l'avons dit ailleurs, dicter lui-même les conditions de la +France avec la Bavière, le Wurtemberg, le Piémont, les Deux-Siciles, +États dont il s'était fait le protecteur, ou spontanément, ou +obligatoirement, par suite des traités qui avaient noué la seconde +coalition. Il voulait même régler nos relations avec la Porte, et +prétendait que le Premier Consul devait évacuer <span class="pagenum"><a id="page004" name="page004"></a>(p. 004)</span> l'Égypte, +parce que cette province appartenait au sultan, et qu'il n'y avait, +disait-il, aucune raison de la lui enlever.</p> + +<span class="sidenote">Progrès de l'ambition et de la puissance russe depuis un +siècle.</span> + +<p>Cet allié, tout ardent qu'il était contre l'Angleterre, présentait +donc aussi ses dangers, et la mésintelligence aurait pu renaître +prochainement avec lui; Du reste, ce qui pouvait ne paraître qu'un +trait de folie chez l'empereur Paul, était un singulier symptôme des +progrès de l'ambition russe, depuis trois quarts de siècle. En effet, +il y avait à peine quatre-vingts ans que Pierre-le-Grand, attirant +pour la première fois l'attention de l'Europe, se bornait à vouloir +influer sur le nord du continent, en luttant contre Charles XII pour +faire un roi de Pologne. Quarante ans après, la Russie, portant déjà +son ambition en Allemagne, luttait contre Frédéric avec l'Autriche et +la France, pour empêcher la formation de la puissance prussienne. +Quelques années plus tard, en 1772, elle partageait la Pologne. En +1778, elle faisait un pas de plus, et, réglant de moitié avec la +France les affaires allemandes, elle interposait sa médiation entre la +Prusse et l'Autriche, prêtes à en venir aux mains pour la succession +de Bavière, et avait l'insigne honneur de garantir à Teschen la +constitution germanique. Enfin, avant que le siècle fût révolu, en +1799, elle envoyait cent mille Russes en Italie, non pour une question +de territoire, mais pour une question morale, pour la conservation, +disait-elle, de l'équilibre européen, de l'ordre social, menacés par +la révolution française.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page005" name="page005"></a>(p. 005)</span> Jamais en si peu d'années, un tel agrandissement d'influence +n'était échu à une même puissance. Paul, en voulant se faire l'arbitre +de toutes choses, pour prix de son alliance avec le Premier Consul, +n'était donc que le fou d'une politique, qui, dans le cabinet russe, +était profondément réfléchie. Son représentant à Paris exigeait, avec +une morgue froide et soutenue, ce que son maître demandait avec le +désordre accoutumé de ses volontés. Il affectait même assez +maladroitement de se faire le protecteur des petites puissances, qui +étaient maintenant à la merci de la France, après l'avoir offensée. La +cour de Naples avait voulu se placer sous cette protection, ce qui lui +avait peu réussi, car M. de Gallo avait été renvoyé de Paris, et sa +cour obligée de subir à Florence les conditions du Premier Consul. M. +de Saint-Marsan, chargé de représenter la maison de Savoie auprès de +la République française, ayant voulu faire comme M. de Gallo, avait +été renvoyé de même.</p> + +<p>M. de Kalitcheff s'était hâté de réclamer pour les cours de Naples et +de Turin, dont son maître avait garanti les États; et il entendait, en +signant un traité avec la France, ne pas se borner à stipuler le +rétablissement des bons rapports entre deux empires, qui n'avaient +rien à se disputer ni sur terre ni sur mer, mais régler les affaires +d'Allemagne et d'Italie, presque dans tous leurs détails, et jusqu'à +celles de l'Orient, car il persistait à demander la restitution de +l'Égypte à la Porte.</p> + +<span class="sidenote">Fermeté du cabinet français à l'égard des prétentions de la +Russie.</span> + +<p>Malgré le désir de ménager l'empereur Paul, on avait répondu avec +fermeté à son ambassadeur. On <span class="pagenum"><a id="page006" name="page006"></a>(p. 006)</span> avait consenti à joindre au +traité patent, qui rétablirait purement et simplement la paix et +l'amitié entre les deux États, une convention secrète, dans laquelle +on prendrait l'engagement de se concerter avec la Russie pour le +règlement des indemnités germaniques, de favoriser particulièrement +les cours de Baden, de Wurtemberg et de Bavière, qui étaient ses +alliées ou ses parentes; de réserver un dédommagement à la maison de +Savoie, si on ne lui rendait pas ses États, mais sans dire ni où, ni +quand, ni combien; car le Premier Consul avait déjà le projet de +garder le Piémont pour la France. C'était là tout ce qu'on voulait +concéder. Quant à Naples, le traité de Florence était déclaré +irrévocable; et quant à la restitution de l'Égypte, on avait formé la +résolution de ne pas même écouter une parole sur ce sujet.</p> + +<p>M. de Kalitcheff insistant avec un ton et des manières assez étranges, +on avait fini par ne plus lui répondre, et par le laisser à Paris +assez embarrassé de son rôle, et des engagements qu'il avait pris avec +les petites puissances. On en était là, lorsqu'on apprit la mort +tragique de Paul. M. de Kalitcheff, sans attendre les ordres de son +nouveau souverain, voulant sortir de la fausse position où il s'était +mis, adressa le 26 avril une note péremptoire à M. de Talleyrand, dans +laquelle il demandait une réponse immédiate sur tous les points de la +négociation, se plaignant de ce que des choses accordées, disait-il, à +Berlin, entre le général Beurnonville et M. de Krudener, étaient +contestées à Paris. Il semblait même insinuer que, si les États +faibles n'étaient pas <span class="pagenum"><a id="page007" name="page007"></a>(p. 007)</span> mieux traités par la France, la gloire +du Premier Consul en souffrirait, et que son gouvernement serait +confondu avec les gouvernements révolutionnaires qui l'avaient +précédé.</p> + +<span class="sidenote">Leçon sévère donnée à M. de Kalitcheff.</span> + +<p>M. de Talleyrand lui répondit sur-le-champ, que sa dépêche était +déplacée, qu'elle manquait aux égards que se doivent entre elles des +puissances indépendantes; qu'on ne la mettrait pas sous les yeux du +Premier Consul, dont elle offenserait la dignité; que M. de Kalitcheff +pouvait donc la regarder comme non avenue, et que la réponse +sollicitée au nom de son cabinet ne lui serait faite, que lorsque la +demande en serait renouvelée en d'autres termes, et dans une autre +dépêche.</p> + +<p>Cette leçon sévère fit effet sur M. de Kalitcheff. Il parut +s'inquiéter des conséquences de sa démarche. Déjà même les petits +protégés qui s'abritaient derrière lui, avaient peur de son +protectorat, et en étaient aux regrets de lui avoir recommandé leurs +intérêts. M. de Kalitcheff, réduit ou à rester sans réponse, ou à +reproduire ses réclamations dans une meilleure forme, écrivit une +seconde dépêche, dans laquelle il réitérait sa demandé d'explication, +mais en énumérant chaque objet, sans réflexion aucune, sans plainte, +et sans compliments. La dépêche était froide, mais convenable. Il lui +fut dit alors par M. de Talleyrand, que dans la forme nouvelle, ses +questions seraient soumises au Premier Consul, et obtiendraient +prochainement une réponse. Il fut ajouté par M. de Talleyrand, que la +dernière dépêche serait seule conservée dans les archives de <span class="pagenum"><a id="page008" name="page008"></a>(p. 008)</span> +la chancellerie française, et que la précédente y serait détruite.</p> + +<p>Quelques jours après, M. de Talleyrand répondit à M. de Kalitcheff en +termes polis, mais fort positifs. Il renouvela sur tous les points le +dire du cabinet français, et ajouta cette réflexion fort naturelle, +que, si la France avait consenti, sur plusieurs des affaires les plus +importantes de l'Europe, à se concerter amicalement avec la Russie, et +avait paru disposée à faire ce que celle-ci désirait, c'était en +considération de l'alliance intime contractée avec Paul I<sup>er</sup>, contre +la politique britannique; mais que, depuis l'avénement du czar +Alexandre, il fallait, avant d'accorder les mêmes choses, savoir si le +nouvel empereur entrerait dans les mêmes vues, et avoir la certitude +qu'on trouverait en lui un allié aussi résolu que dans l'empereur +défunt.</p> + +<p>À partir de ce jour, M. de Kalitcheff se tint tranquille, et attendit +les instructions de son nouveau maître.</p> + +<span class="sidenote">L'empereur Alexandre.—Sa personne et son caractère.</span> + +<p>C'était un prince singulier que celui qui venait de monter sur le +trône des czars, singulier comme la plupart des princes qui ont régné +sur la Russie, depuis un siècle. Alexandre avait vingt-cinq ans, une +stature élevée, une figure noble et douce, quoique peu régulière, une +intelligence pénétrante, un cœur généreux, une grâce parfaite. +Toutefois, on pouvait apercevoir en lui quelques traces des infirmités +paternelles. Son esprit, vif, impressionnable et changeant, +s'attachait tour à tour aux idées les plus contraires. Mais tout +n'était pas <span class="pagenum"><a id="page009" name="page009"></a>(p. 009)</span> entraînement chez ce prince remarquable: il y +avait dans son intelligence étendue et prompte à varier, des +profondeurs qui échappaient aux meilleurs observateurs. Il était +honnête, et en même temps dissimulé, capable d'artifice, et déjà on +avait pu apercevoir quelque chose de ces qualités et de ces défauts, +dans les tragiques événements qui avaient précédé son arrivée au +trône. Gardons-nous cependant de calomnier ce prince illustre: il +s'était fait complétement illusion sur les projets du comte Pahlen; il +avait cru avec l'inexpérience de son âge, que l'abdication de son père +était le seul but, et serait le seul résultat de la conjuration dont +on lui avait fait la confidence; il avait cru, en s'y prêtant, sauver +l'empire, sa mère, ses frères, lui-même, d'étranges violences. Éclairé +aujourd'hui par l'événement, il détestait son erreur, et ceux qui la +lui avaient fait commettre. Ce jeune empereur enfin, noble d'aspect, +gracieux de manières, spirituel, enthousiaste, mobile, artificieux, +difficile à saisir, était doué d'un charme personnel infini, et +destiné à exercer sur ses contemporains la plus grande séduction. Il +était même appelé à exercer cette séduction sur l'homme +extraordinaire, si difficile à tromper, qui dominait alors la France, +et avec lequel il devait avoir, un jour, de si grands et de si +terribles démêlés.</p> + +<span class="sidenote">Éducation d'Alexandre.</span> + +<span class="sidenote">Ses amis.</span> + +<p>L'éducation donnée à ce jeune prince avait été fort étrange. Élevé par +le colonel Laharpe, qui lui avait inspiré les sentiments et les idées +d'un républicain suisse, Alexandre avait subi avec sa facilité +<span class="pagenum"><a id="page010" name="page010"></a>(p. 010)</span> ordinaire, l'influence de son précepteur, et s'en ressentait +visiblement en montant sur le trône. Pendant qu'il était prince +impérial, toujours soumis à un joug assez dur, tantôt celui de +Catherine, tantôt celui de Paul, il avait noué des liaisons avec +quelques jeunes gens de son âge, tels que M. Paul Strogonoff, M. de +Nowosiltzoff, et surtout le prince Adam Czartorisky. Ce dernier, issu +de l'une des plus grandes familles de Pologne, et fort attaché à sa +patrie, était à Pétersbourg une espèce d'otage; il servait dans le +régiment des gardes, et vivait à la cour avec les jeunes grands-ducs. +Alexandre, attiré vers lui par une sorte d'analogie de sentiments et +d'idées, lui communiquait les rêves de sa jeunesse. Tous deux +déploraient en secret les malheurs de la Pologne, ce qui était bien +naturel chez un descendant des Czartorisky, mais assez étonnant chez +le petit-fils de Catherine; et Alexandre faisait serment à son ami, +quand il serait monté sur le trône, de rendre à la malheureuse Pologne +ses lois et sa liberté.</p> + +<span class="sidenote">Gouvernement occulte, composé des jeunes amis d'Alexandre.</span> + +<p>Paul s'était aperçu de cette intimité, en avait conçu quelque ombrage, +et avait exilé le prince Czartorisky, en le nommant ministre de Russie +auprès d'un roi sans États, auprès du roi de Sardaigne. À peine +Alexandre fut-il empereur qu'il envoya un courrier à son ami, résidant +alors à Rome, et le fit venir à Pétersbourg. Il réunit aussi autour de +lui MM. Paul Strogonoff et de Nowosiltzoff. Il forma ainsi une espèce +de gouvernement occulte, composé de jeunes gens sans expérience, +animés de sentiments généreux, que tous n'ont pas conservés, <span class="pagenum"><a id="page011" name="page011"></a>(p. 011)</span> +remplis d'illusions, et peu propres, il faut le dire, à diriger un +grand État, dans les difficiles conjonctures du siècle. Ils étaient +impatients de se débarrasser des vieux Russes, qui avaient gouverné +jusque-là, et avec lesquels ils ne sympathisaient sous aucun rapport. +Un seul personnage plus âgé, plus grave, le prince de Kotschoubey, +mêlé à cette société de jeunes hommes, tempérait par une raison plus +mûre la vivacité de leur âge. Il avait vu l'Europe, acquis des +connaissances précieuses, et entretenait constamment son souverain des +améliorations qu'il croyait utile d'apporter au régime intérieur de +l'empire. Tous ensemble blâmaient la politique, qui avait consisté +d'abord à faire la guerre à la France, à cause de la Révolution, puis +à la faire à l'Angleterre pour une thèse du droit des gens. Ils ne +voulaient ni d'une guerre de principe à la France, ni d'une guerre +maritime à l'Angleterre. Le grand empire du Nord, suivant eux, devait +tenir la balance entre ces deux puissances, qui menaçaient de dévorer +le monde dans leur lutte, et devenir ainsi l'arbitre de l'Europe, +l'appui des États faibles contre les États forts. Mais, en général, ce +qui les préoccupait, c'était moins la politique extérieure, que la +régénération intérieure de l'empire: ils ne méditaient pas moins que +de lui donner des institutions nouvelles, modelées en partie sur ce +qui se voyait dans les pays civilisés; ils avaient, en un mot, la +générosité, l'inexpérience, et la vanité de la jeunesse.</p> + +<p>Les ministres ostensibles d'Alexandre étaient de vieux Russes, +prévenus contre la France, entêtés <span class="pagenum"><a id="page012" name="page012"></a>(p. 012)</span> pour l'Angleterre, et, de +plus, fort désagréables à leur souverain. Le comte Pahlen seul, grâce +à la fermeté de son jugement, ne partageait pas les préjugés de ses +collègues, et voulait qu'on ne se livrât à aucune influence, qu'on +restât neutre entre la France et l'Angleterre. Sous ce rapport, ses +idées convenaient au nouvel empereur et à ses amis. Mais le comte +Pahlen avait le tort de traiter Alexandre en prince adolescent, qu'il +avait placé sur le trône, qu'il avait dirigé, qu'il voulait diriger +encore. La vanité très-sensible de son jeune maître en était souvent +blessée. Le comte Pahlen traitait surtout avec dureté l'impératrice +douairière, qui étalait une douleur fastueuse, et une haine ardente +contre les meurtriers de son époux. Dans un établissement religieux +qui dépendait d'elle, l'impératrice douairière avait fait placer une +figure de la Vierge, avec l'empereur Paul à ses pieds, implorant la +vengeance du ciel contre ses assassins. Le comte Pahlen fit enlever +l'image, malgré les cris de l'impératrice et le mécontentement de son +fils. Un ascendant exercé aussi rudement ne pouvait être durable.</p> + +<span class="sidenote">Premières mesures du nouvel empereur.</span> + +<span class="sidenote">L'embargo levé sur le commerce anglais.</span> + +<span class="sidenote">Alexandre renonce à la grande maîtrise de l'ordre de +Malte.</span> + +<p>Dans les premiers jours du règne, le comte Panin continua de présider +aux relations extérieures; le comte Pahlen resta le ministre influent, +se mêlant de toutes les affaires. Alexandre, après s'être concerté +avec ses amis, travaillait ensuite avec ses ministres ostensibles. +Sous ces influences diverses, quelquefois contraires, on résolut de +traiter avec l'Angleterre, et de commencer par lever l'embargo sur le +commerce <span class="pagenum"><a id="page013" name="page013"></a>(p. 013)</span> britannique, embargo qui, suivant Alexandre, était +une mesure injuste. On décida qu'il fallait faire avec le lord +Saint-Helens un règlement maritime, qui sauvât sinon les droits des +neutres, au moins les intérêts de la navigation russe. Alexandre, +rangeant au nombre des idées peu raisonnables de son père, la +prétention d'être grand-maître de l'ordre de Jérusalem déclara qu'il +ne voulait en être que le protecteur, en attendant que les diverses +langues qui composaient l'ordre se fussent rassemblées, et eussent +nommé un nouveau grand-maître. Cette résolution faisait évanouir bien +des difficultés, soit avec l'Angleterre, qui tenait beaucoup à Malte, +soit avec la France, qui n'avait pas voulu s'engager à une guerre à +outrance pour faire rendre cette île à l'ordre, soit enfin avec Rome +et l'Espagne, qui n'avaient jamais consenti à reconnaître pour +grand-maître de Saint-Jean-de-Jérusalem un prince schismatique.</p> + +<span class="sidenote">Alexandre cesse de demander l'évacuation de l'Égypte.</span> + +<p>Pour faire cesser un autre sujet de contestation, celui-ci avec la +France, il fut décidé qu'on ne demanderait plus l'évacuation de +l'Égypte; car, en réalité, on était plutôt intéressé à la voir dans +les mains des Français que dans celles des Anglais. Quant à Naples et +au Piémont, on était lié, se disait-on, par des traités solennels, et +Alexandre, au début de son règne, prétendait donner une grande idée de +sa loyauté. Il fut arrêté qu'on réclamerait pour la cour de Naples, +non plus la révocation du traité de Florence, mais la garantie de ses +États actuels, et l'évacuation, à la paix, du golfe de Tarente. Quant +au Piémont, on résolut de demander pour la maison <span class="pagenum"><a id="page014" name="page014"></a>(p. 014)</span> de Savoie +ou le Piémont même, ou, à défaut, une indemnité proportionnée. Enfin +Alexandre entendait régler, de concert avec la France, l'indemnité +promise aux princes allemands, pour leurs pertes territoriales à la +gauche du Rhin. Rien de tout cela ne présentait de difficultés, car le +Premier Consul y avait déjà consenti. M. de Kalitcheff fut rappelé, et +on choisit pour le remplacer M. de Markoff, homme d'esprit, mais, sous +le rapport des formes, ne valant pas mieux que son prédécesseur.</p> + +<a id="img002" name="img002"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img002.jpg" width="300" height="420" alt="" title=""> +<p>Duroc commandant l'artillerie de la garde consulaire.</p> +</div> + +<span class="sidenote">Secret entretien d'Alexandre avec Duroc.</span> + +<p>Duroc, envoyé pour féliciter le nouvel empereur, trouva, en arrivant à +Pétersbourg, tous ces points résolus, et reçut, tant des ministres que +du monarque lui-même, un excellent accueil. Sa bonne tenue, son +intelligence, réussirent en Russie comme en Prusse, et il sut inspirer +l'estime et la confiance. Après les audiences d'apparat, il obtint +plusieurs entretiens particuliers, dans lesquels Alexandre mit une +sorte de coquetterie à se montrer à découvert devant le représentant +du Premier Consul. Un jour, notamment, dans l'un des jardins publics +de Saint-Pétersbourg, ce prince aperçut Duroc, alla vers lui, le +traita avec une familiarité pleine de grâce, fit éloigner ses +officiers, et, le conduisant dans un lieu écarté, sembla s'expliquer +avec un complet abandon.—Je suis, lui dit-il, ami de la France, et +depuis long-temps. J'admire votre nouveau chef, j'apprécie ce qu'il +fait pour le repos de son pays et l'affermissement de l'ordre social +en Europe. Ce n'est pas de moi qu'il pourra craindre une nouvelle +guerre entre les deux empires. Mais qu'il me seconde, et cesse de +fournir <span class="pagenum"><a id="page015" name="page015"></a>(p. 015)</span> des prétextes à tous les jaloux de sa puissance. +Vous le voyez, j'ai fait des concessions. Je ne parle plus de +l'Égypte; j'aime mieux qu'elle soit à la France qu'à l'Angleterre; et +si, par malheur, les Anglais s'en emparaient, je me joindrais à vous +pour la leur arracher. J'ai renoncé à Malte, afin de supprimer l'une +des difficultés qui entravaient la paix de l'Europe. Je suis lié aux +rois de Piémont et de Naples par des traités; je sais qu'ils ont eu +des torts envers la France; mais que vouliez-vous qu'ils fissent, +entourés et dominés, comme ils l'étaient, par l'Angleterre? Je verrais +avec un grand chagrin que le Premier Consul s'emparât du Piémont, +ainsi que les actes récents de son administration tendent à le faire +croire. Naples se plaint de l'enlèvement d'une portion de son +territoire. Tout cela n'est pas digne de l'ambition du Premier Consul, +et nuit à sa gloire. On ne l'accuse pas, comme les gouvernements qui +l'ont précédé, de menacer l'ordre social, mais on l'accuse de vouloir +envahir tous les États. Cela lui fait tort, et m'expose, moi, aux +criailleries de ces petits princes, dont je suis obsédé. Qu'il fasse +cesser entre nous ces difficultés, et nous vivrons à l'avenir en +parfaite intelligence.—</p> + +<p>Alexandre, s'abandonnant davantage, ajouta: Ne rapportez rien de tout +ceci à mes ministres; soyez discret; n'employez que des courriers +sûrs. Mais dites au général Bonaparte de m'envoyer des hommes auxquels +je puisse me confier. Les relations les plus directes seront les +meilleures, pour établir la bonne intelligence entre les deux +gouvernements.—Alexandre <span class="pagenum"><a id="page016" name="page016"></a>(p. 016)</span> dit quelques mots encore +relativement à l'Angleterre. Il affirma qu'il ne voulait pas lui +livrer la liberté des mers, propriété commune de toutes les nations; +que s'il avait levé l'embargo sur ses vaisseaux, c'était par esprit de +justice. Les traités antérieurs accordaient, en cas de rupture, une +année aux négociants anglais, pour liquider leurs affaires; c'était +donc une injustice que de saisir leurs propriétés; et je n'en veux pas +commettre, s'écria vivement Alexandre; c'est là mon seul motif. Mais +je n'entends point me livrer à l'Angleterre. Il dépend uniquement du +Premier Consul, que je sois et demeure son allié, son ami.—</p> + +<p>Le jeune empereur, dans cet entretien, s'était montré simple, +confiant, désireux surtout de se mettre à part de ses ministres, et de +faire voir qu'il avait ses vues et sa politique personnelles.</p> + +<p>Duroc quitta Pétersbourg, comblé de ses égards, et des témoignages de +sa faveur.</p> + +<span class="sidenote">On n'a rien à espérer, rien à craindre de la Russie dans le +moment.</span> + +<p>Il était évident, d'après ces communications, que la Russie ne pouvait +plus être d'un grand secours contre l'Angleterre, mais aussi qu'à +l'avenir on aurait beaucoup moins de difficultés avec elle, pour +l'arrangement des affaires générales. Le Premier Consul, certain +aujourd'hui de pouvoir s'entendre avec cette cour, ne se hâta pas de +terminer la négociation, parce que le temps semblait chaque jour +aplanir les difficultés qui subsistaient encore entre elle et nous. +L'Angleterre, en effet, témoignait en ce moment peu d'intérêt pour les +maisons de Naples et de Piémont; et si, comme on avait lieu de +<span class="pagenum"><a id="page017" name="page017"></a>(p. 017)</span> le croire, elle ne faisait plus, de ce qui les concernait, +l'une des conditions de la paix, il devait être bien plus facile de se +conduire comme on le voudrait à l'égard de ces deux maisons, lorsque +l'Angleterre elle-même les aurait livrées au Premier Consul.</p> + +<span class="sidenote">L'attention générale concentrée sur la négociation avec +l'Angleterre.</span> + +<p>La négociation avec l'Angleterre devenait donc l'objet essentiel, et à +peu près unique du moment. Pour la conduire, il fallait non-seulement +traiter habilement à Londres, mais aussi pousser vivement la guerre en +Portugal, et bien disputer l'Égypte aux forces britanniques, car +l'issue des événements dans ces deux régions devait exercer sur le +traité futur une grande influence. Le Premier Consul, voulant mettre +de nouveaux poids dans la balance, faisait même des préparatifs fort +apparents à Boulogne et à Calais, pour donner à entendre que ce moyen +extrême d'une expédition contre l'Angleterre, auquel le Directoire +avait long-temps songé, n'était ni hors de ses calculs, ni hors de ses +moyens. Des corps nombreux s'avançaient vers cette partie de la +France, et on réunissait sur les côtes de la Normandie, de la +Picardie, de la Flandre, un grand nombre de chaloupes canonnières, +solidement construites, fortement armées, capables de porter des +troupes, et de traverser le Pas-de-Calais.</p> + +<span class="sidenote">Premières prétentions mises en avant par l'Angleterre.</span> + +<span class="sidenote">Ce qu'elle avait conquis pendant la guerre.</span> + +<p>Ainsi qu'on en était convenu, lord Hawkesbury et M. Otto avaient +employé le milieu d'avril 1801 (germinal an <span class="smcap">IX</span>), en conférences +diplomatiques. Suivant l'usage, les premières prétentions avaient été +excessives. L'Angleterre proposait une base d'arrangement <span class="pagenum"><a id="page018" name="page018"></a>(p. 018)</span> +fort simple, c'était l'<i>uti possidetis</i>, c'est-à-dire, que chacune des +puissances gardât ce que les événements de la guerre avaient mis en +ses mains. L'Angleterre, en effet, profitant de la longue lutte de +l'Europe contre la France, s'était enrichie pendant que ses alliés +s'épuisaient, et avait pris les colonies de toutes les nations. Elle +s'était emparée du continent entier des Indes, ainsi que des positions +commerciales les plus importantes, dans les quatre parties du monde. +Sur les Hollandais, elle avait acquis Ceylan, cette île si vaste et si +riche, qui, placée à l'extrémité de la péninsule indienne, en forme un +si beau complément. Elle avait acquis les autres possessions des +Hollandais dans la mer des Indes, moins, il est vrai, la grande +colonie de Java. Elle leur avait enlevé, entre les deux océans, le cap +de Bonne-Espérance, l'une des stations maritimes du globe les mieux +situées. Ses efforts les plus constants n'avaient pu lui procurer +l'île de France, que nous n'avions pas cessé de posséder. Dans +l'Amérique méridionale, elle avait encore arraché aux malheureux +Hollandais, les plus maltraités dans cette guerre, les territoires de +la Guyane, s'étendant entre l'Amazone et l'Orénoque, tels que Surinam, +Berbice, Demerari, Essequibo, contrées superbes, qui ne présentaient +pas, qui ne présentent pas encore aujourd'hui un notable développement +agricole et commercial, mais qui sont appelées un jour à une immense +prospérité, et qui avaient alors l'avantage d'être un pas fait vers +les grandes colonies espagnoles du continent américain. L'Angleterre +convoitait ces <span class="pagenum"><a id="page019" name="page019"></a>(p. 019)</span> colonies; elle avait l'intention de les +pousser au moins à l'indépendance, pour se venger de ce qui lui était +arrivé dans l'Amérique du Nord, et se flattait d'ailleurs avec raison +qu'une fois devenues indépendantes, elles seraient bientôt la proie de +son commerce. C'est pour ce même motif, qu'elle tenait beaucoup à une +conquête faite dans les Antilles, celle-ci sur les Espagnols, la belle +île de la Trinité, située tout près de l'Amérique du Sud, comme une +sorte de pied-à-terre, heureusement disposé soit pour la contrebande, +soit pour l'agression des possessions espagnoles. Elle avait fait une +autre acquisition d'une grande valeur dans les Antilles, c'était la +Martinique enlevée aux Français. Les moyens employés avaient été peu +légitimes, car les colons de la Martinique, craignant un soulèvement +des esclaves, s'étaient mis eux-mêmes en dépôt dans ses mains; et d'un +dépôt volontaire elle avait fait une propriété. L'Angleterre tenait à +la Martinique, à cause du vaste port renfermé dans cette île. Elle +avait pris encore, dans les Antilles, Sainte-Lucie, Tabago, îles +médiocres en comparaison des précédentes, et, vers la région de la +pêche, Saint-Pierre et Miquelon. Enfin, en Europe, elle avait enlevé +aux Espagnols la plus précieuse des Baléares, et aux Français, qui +l'avaient conquise sur les chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, +Malte, la reine de la Méditerranée.</p> + +<p>Après ces conquêtes, on peut dire qu'il ne restait pas grand'chose à +disputer aux nations maritimes, sauf les possessions continentales des +Espagnols dans les deux Amériques. Il est vrai que les Anglais +<span class="pagenum"><a id="page020" name="page020"></a>(p. 020)</span> menaçaient, si on persistait à marcher sur le Portugal, de +s'en dédommager en prenant le Brésil.</p> + +<span class="sidenote">Conquêtes de la France pendant la présente guerre. Ses +prétentions.</span> + +<p>En revanche de ces vastes acquisitions maritimes, la France s'était +emparée des plus belles parties du continent européen, beaucoup plus +importantes assurément que tous ces territoires lointains; mais elle +les avait restituées, sauf la portion comprise dans les grandes lignes +des Alpes, du Rhin et des Pyrénées. Elle avait conquis, en outre, une +colonie qui, à elle seule, était un dédommagement de toute la grandeur +coloniale ajoutée à l'Angleterre, c'était l'Égypte. Aucune possession +ne valait celle-là. Songeait-on à ébranler de nouveau l'empire +britannique dans les Indes, l'Égypte était la route la plus sûre pour +y arriver. Ne voulait-on, ce qui était plus sage, que ramener vers les +ports de la France une partie du commerce de l'Orient, l'Égypte était +encore la route naturelle de ce commerce. Pour la paix comme pour la +guerre, c'était donc la plus précieuse colonie du globe. Si, dans le +moment, le chef du gouvernement français n'avait songé qu'à la France, +et point à ses alliés, il pouvait accepter le marché proposé par +l'Angleterre; car la Martinique elle-même, seule perte directe et +digne d'attention que la France eût faite dans cette guerre, était +bien peu de chose à côté de l'Égypte, véritable empire placé entre les +mers de l'Orient et de l'Occident, commandant à la fois, et abrégeant +la route de ces mers. Mais le Premier Consul tenait à honneur de faire +rendre aux alliés de la France la plus grande partie de leurs +possessions. Il ne dépendait pas de lui d'épargner à la <span class="pagenum"><a id="page021" name="page021"></a>(p. 021)</span> +Hollande tous les sacrifices, auxquels la condamnait la défection de +sa marine, qui avait suivi, comme on sait, le stathouder en +Angleterre; mais il tenait à lui faire rendre le Cap et la Guyane; il +voulait que l'Espagne, qui n'avait rien acquis dans la guerre, ne +perdît rien non plus, et qu'on lui rendît la Trinité et les Baléares; +enfin il était décidé à ne céder Malte à aucun prix, car c'était +infirmer d'avance la conquête de l'Égypte, la rendre précaire dans nos +mains. Son intention était donc de laisser aux Anglais l'Indostan, +même avec les petits comptoirs de Chandernagor et de Pondichéry, qui +n'avaient aucun intérêt pour nous; d'y ajouter Ceylan, propriété des +Hollandais, mais d'exiger la restitution du Cap, des Guyanes, de la +Trinité, de la Martinique, des Baléares, de Malte, et de conserver +l'Égypte, en considérant cette conquête, comme l'équivalent pour la +France, de l'acquisition du continent des Indes par l'Angleterre. On +va voir comment il se conduisit pour arriver à ce but, pendant une +négociation qui dura cinq mois entiers.</p> + +<span class="sidenote">Manière de raisonner des deux négociateurs.</span> + +<p>À la prétention d'adopter l'<i>uti possidetis</i>, comme base du futur +traité de paix, le négociateur français fut chargé de répondre par des +arguments péremptoires. Vous voulez poser en principe, dit-il à lord +Hawkesbury, que chacune des deux nations gardera ce qu'elle a conquis: +mais alors la France devrait garder en Allemagne Baden, le Wurtemberg, +la Bavière, les trois quarts de l'Autriche; elle devrait garder en +Italie toute l'Italie elle-même, c'est-à-dire les ports de Gênes, +Livourne, Naples, Venise; elle <span class="pagenum"><a id="page022" name="page022"></a>(p. 022)</span> devrait garder la Suisse, +qu'elle se propose d'évacuer dès qu'elle y aura rétabli un ordre de +choses raisonnable; elle devrait garder la Hollande, occupée par ses +armées, et où s'organiseraient, sous son influence, les plus +puissantes escadres. Elle pourrait prendre le Hanovre, le donner comme +compensation à certaines puissances du continent, et, par ce moyen, se +les attacher à jamais. Elle pourrait enfin pousser à bout la campagne +commencée contre le Portugal, dédommager l'Espagne avec les dépouilles +de cet État, et s'assurer à elle-même de nouveaux ports. Ce sont aussi +d'importantes positions maritimes, que celles qui s'étendent depuis le +Texel jusqu'à Lisbonne et Cadix, depuis Cadix jusqu'à Gênes, depuis +Gênes jusqu'à Otrante, depuis Otrante jusqu'à Venise. Si on veut +apporter des principes absolus dans la négociation, toute paix est +impossible. La France a rendu la plus grande partie de ses conquêtes à +tous les gouvernements vaincus par elle: à l'Autriche, elle a rendu +une partie de l'Italie; à la cour des Deux-Siciles, le royaume de +Naples; au Pape, l'État Romain tout entier; elle a donné la Toscane, +qu'il lui était facile de se réserver, à la maison d'Espagne; elle a +rétabli Gênes dans son indépendance; elle se borne à faire de la +Lombardie une république amie, et se prépare à évacuer la Suisse, la +Hollande, même le Hanovre. Il faut donc que l'Angleterre restitue +aussi une partie de ses conquêtes. Celles que la France réclame ne la +touchent pas elle-même directement, mais appartiennent à ses alliés. +La France se fait un devoir de les recouvrer, pour <span class="pagenum"><a id="page023" name="page023"></a>(p. 023)</span> les leur +rendre. D'ailleurs, quand on concède à l'Angleterre l'Inde et Ceylan, +que sont auprès de ces possessions, celles dont on lui demande la +restitution? Si on ne veut pas faire de concession, il faut le dire; +il faut déclarer franchement que la négociation n'est qu'un leurre. +L'univers saura par la faute de qui la paix est devenue impossible; +alors la France fera un dernier effort, et cet effort difficile, +périlleux, sans doute, sera peut-être mortel pour l'Angleterre, car le +Premier Consul ne désespère pas de franchir le détroit de Calais, à la +tête de cent mille hommes.</p> + +<span class="sidenote">Le cabinet anglais est amené à des prétentions plus +modérées.</span> + +<p>Lord Hawkesbury et M. Addington négociaient avec le désir d'arriver à +une paix avantageuse pour eux, ce qui était tout naturel, mais à une +paix prochaine. Ils furent sensibles aux arguments du cabinet +français, et frappés de la résolution qui éclatait dans ses paroles. +Ils apportèrent donc tout de suite dans la négociation des prétentions +plus modérées, et qui amenèrent un rapprochement. Ils répondirent +d'abord à l'argument du Premier Consul, tiré des conquêtes restituées +par la France, que si la France avait abandonné une partie de ses +conquêtes, c'est qu'elle n'aurait pas pu les conserver, tandis +qu'aucune marine au monde ne pourrait enlever à l'Angleterre les +colonies qu'elle avait conquises; que si la France rendait une partie +des territoires occupés par ses armées, elle gardait Nice, la Savoie, +les bords du Rhin, et surtout les bouches de l'Escaut et Anvers, ce +qui l'agrandissait considérablement, non-seulement sur terre, mais sur +mer; qu'il fallait rétablir l'équilibre européen rompu, qu'il fallait +le rétablir, <span class="pagenum"><a id="page024" name="page024"></a>(p. 024)</span> sinon sur le continent où il était tout à fait +détruit, au moins sur l'Océan; que si la France voulait conserver +l'Égypte, l'Inde n'était plus une compensation suffisante pour +l'Angleterre, et que le cabinet britannique voulait alors retenir une +grande partie de ses nouvelles acquisitions. Toutefois, ajoutait lord +Hawkesbury, nous n'avons fait qu'une première proposition; nous sommes +prêts à nous départir de ce qu'elle a de trop rigoureux. Nous +restituerons quelques-unes de nos conquêtes; dites-nous seulement +celles dont la restitution vous tient le plus à cœur.</p> + +<p>Le Premier Consul fit une vive réplique à ces raisonnements des +ministres anglais. Il n'était pas exact de dire, suivant lui, que +l'Angleterre pût garder toutes ses conquêtes maritimes, tandis, au +contraire, que la France n'aurait pas pu garder ses conquêtes +continentales. La guerre continentale ayant fini, soit par +l'épuisement absolu d'une partie des alliés de l'Angleterre, soit par +le dégoût que les autres avaient de son alliance, la France, aidée des +ressources de la Hollande, de l'Espagne et de l'Italie, aurait fait +tout ce qu'elle aurait voulu sur le continent; et elle était en mesure +de faire sur mer beaucoup plus que ne croyaient les ministres +britanniques. La France, sans doute, n'aurait pas pu conserver le +centre de l'Allemagne, et les trois quarts de l'Autriche, sans amener +un bouleversement en Europe; mais elle aurait pu conclure une paix +moins modérée que celle de Lunéville; elle aurait pu, l'Autriche étant +épuisée après Hohenlinden, garder l'Italie entière, la Suisse +<span class="pagenum"><a id="page025" name="page025"></a>(p. 025)</span> même, sans que personne eût la force de s'y opposer. Quant à +l'équilibre continental, il avait été rompu le jour où la Prusse, la +Russie, l'Autriche, partagèrent entre elles, sans équivalent pour +aucune autre puissance, le vaste et beau royaume de Pologne. Les rives +du Rhin, les versants des Alpes, étaient à peine pour la France un +équivalent de ce que ses rivaux avaient acquis sur le continent. Sur +mer, l'Égypte était à peine une compensation de la conquête des Indes. +Il était même douteux qu'avec cette colonie, la France conservât ses +anciennes proportions maritimes, à l'égard de l'Angleterre.</p> + +<span class="sidenote">Il est admis que l'Angleterre restituera une partie de ses +conquêtes maritimes.</span> + +<p>Ces arguments avaient la puissance de la raison, et heureusement aussi +celle de la force, car ce n'est pas assez de l'une des deux quand on +négocie. On fut bientôt d'accord sur la base de la négociation. Il fut +convenu que l'Angleterre, en restant propriétaire de l'Inde, +restituerait une partie des conquêtes faites sur la France, l'Espagne +et la Hollande. On entra ensuite dans le détail des objets à garder ou +à restituer.</p> + +<span class="sidenote">Détail des possession à restituer.</span> + +<p>Sans accorder formellement la possession de l'Égypte à la France, +point sur lequel le négociateur anglais aimait toujours à laisser +planer un doute, cependant il proposait deux hypothèses, celle où la +France conserverait l'Égypte, celle où la France y renoncerait, soit +qu'elle la perdît par la force des armes, soit qu'elle en fît +l'abandon volontaire. Dans la première hypothèse, celle de la +conservation de l'Égypte par la France, l'Angleterre, en gardant +l'Inde et Ceylan, Chandernagor et Pondichéry compris, exigeait en +outre le cap de Bonne-Espérance, <span class="pagenum"><a id="page026" name="page026"></a>(p. 026)</span> une partie des Guyanes, +c'est-à-dire Berbice, Demerari, Essequibo, la Trinité et la Martinique +dans les Antilles, enfin et par-dessus tout l'île de Malte. Elle +aurait rendu les petites possessions hollandaises des Indes, Surinam, +les îles insignifiantes de Sainte-Lucie, et Tabago, Saint-Pierre et +Miquelon, enfin Minorque. Dans la seconde hypothèse, celle où les +Français ne resteraient pas en possession de l'Égypte, elle voulait +toujours l'Inde et Ceylan; mais elle consentait à rendre les petits +comptoirs de Pondichéry et de Chandernagor, le cap de Bonne-Espérance, +la Martinique ou la Trinité, l'une des deux à notre choix, en gardant +l'autre. Enfin, elle réclamait encore Malte, mais pas d'une manière +péremptoire.</p> + +<span class="sidenote">Dernières prétentions qui semblent définitives de part et +d'autre.</span> + +<p>Ces restitutions ne suffisaient pas, au jugement du Premier Consul. On +s'aborda de plus près encore, on arriva enfin, après un mois de +discussion, aux propositions suivantes, qui étaient au fond la pensée +des deux gouvernements.</p> + +<p>L'Angleterre voulait, dans tous les cas, l'Inde et l'île de Ceylan. Si +les Français évacuaient l'Égypte, elle leur laissait les petits +comptoirs de Chandernagor et de Pondichéry; elle restituait le Cap aux +Hollandais, à condition qu'il serait déclaré port franc; elle leur +rendait encore, outre Berbice, Demerari, Essequibo sur le continent +américain, l'établissement de Surinam; elle rendait l'une des deux +grandes Antilles, la Martinique ou la Trinité, plus Sainte-Lucie, +Tabago, Saint-Pierre et Miquelon, enfin l'île de Minorque et Malte. +Ainsi, pour résultat de la <span class="pagenum"><a id="page027" name="page027"></a>(p. 027)</span> guerre, elle obtenait, si nous +n'avions pas l'Égypte, le continent de l'Inde, Ceylan, plus l'une des +deux principales Antilles, la Trinité ou la Martinique; et si nous +avions l'Égypte, elle obtenait en outre Chandernagor et Pondichéry, le +Cap, la Martinique et la Trinité, enfin Malte; c'est-à-dire que, dans +ce second cas, il lui fallait comme précaution nous ôter les deux +pieds-à-terre de Chandernagor et Pondichéry, placés dans la Péninsule +indienne, et comme dédommagement, la Trinité, qui menaçait l'Amérique +espagnole, la Martinique, qui est le premier port des Antilles, enfin +Malte, qui est le premier port de la Méditerranée.</p> + +<span class="sidenote">À quels termes se trouve réduite la négociation.</span> + +<p>Quoique le Cap, la Martinique ou la Trinité, Malte, demandés comme +surplus dans le cas où nous aurions l'Égypte, fussent loin de valoir +cette importante possession, et qu'il eût été convenable de céder tout +de suite, si cette condition eût été inévitable, le Premier Consul +espérait garder l'Égypte, en payant moins cher cette concession. Il +espérait que si l'armée anglaise, dirigée vers le Nil, succombait, que +si les Espagnols poussaient vivement la guerre contre le Portugal, il +pourrait, tout en gardant l'Égypte, faire restituer le Cap aux +Hollandais, la Trinité aux Espagnols, Malte à l'ordre de +Saint-Jean-de-Jérusalem, et obliger ainsi l'Angleterre à se contenter +de l'Inde, de Ceylan, d'une partie des Guyanes, et d'une ou deux +petites Antilles.</p> + +<p>Tout dépendait donc des événements de la guerre; et les Anglais, +espérant, de leur côté, qu'elle tournerait à leur avantage, n'étaient +pas fâchés d'en <span class="pagenum"><a id="page028" name="page028"></a>(p. 028)</span> attendre l'issue, qui ne pouvait tarder +d'être connue, car il s'agissait de savoir si les Espagnols oseraient +marcher sur le Portugal, et si les troupes anglaises à bord de +l'amiral Keith dans la Méditerranée, pourraient toucher terre en +Égypte. Il fallait pour connaître ce résultat un mois ou deux au plus. +Aussi, de part et d'autre, tout en mettant un grand soin à ne pas +rompre la négociation, qu'on voulait sincèrement faire aboutir à la +paix, on prit le parti de gagner du temps, et la multiplicité, la +complication des objets à débattre, en fournissait le moyen +très-naturel, sans l'emploi de beaucoup de finesse diplomatique.</p> + +<span class="sidenote">Tout dépend des événements du Portugal et de l'Égypte.</span> + +<p>«Tout dépend, écrivait M. Otto, de deux choses: l'armée anglaise +sera-t-elle battue en Égypte? l'Espagne marchera-t-elle franchement +contre le Portugal? Hâtez-vous, obtenez ces deux résultats, ou l'un +des deux, et vous aurez la plus belle paix du monde. Mais je dois vous +dire, ajoutait-il, que, si les ministres anglais craignent beaucoup +nos soldats de l'armée d'Égypte, ils ne craignent guère la résolution +de la cour d'Espagne.»</p> + +<span class="sidenote">Efforts du Premier Consul pour faire tourner les événements +le mieux possible.</span> + +<span class="sidenote">Préparatifs faits en Espagne pour l'expédition de +Portugal.</span> + +<p>Aussi le Premier Consul faisait-il de continuels efforts pour +réveiller la vieille cour d'Espagne, et pour la faire concourir à ses +deux grands desseins, qui consistaient d'une part à se saisir du +Portugal, de l'autre à diriger vers l'Égypte les forces navales des +deux nations. Malheureusement les ressorts de cette antique monarchie +étaient usés. Un roi honnête, mais aveuglé, et absorbé par les soins +les plus vulgaires, les moins dignes du trône; une reine livrée aux +plus <span class="pagenum"><a id="page029" name="page029"></a>(p. 029)</span> honteuses débauches; un favori vain, léger, incapable, +consommaient dans l'insouciance et la licence les dernières ressources +de la monarchie de Charles-Quint. Lucien Bonaparte, envoyé en +ambassade à Madrid, pour le dédommager du ministère de l'intérieur, +Lucien, jaloux d'égaler les succès diplomatiques de Joseph, s'agitait +en Espagne, pour y servir avec éclat la politique de son frère; et il +est vrai qu'il y avait acquis de l'influence, grâce à son nom, grâce +aussi à la hardiesse heureuse avec laquelle il avait négligé les +ministres titulaires, pour aller droit au véritable chef du +gouvernement, c'est-à-dire au prince de la Paix. En plaçant ce prince +entre le ressentiment ou la faveur du Premier Consul, il avait excité +en lui un zèle peu ordinaire pour les intérêts de l'alliance, et lui +avait fait adopter complètement le projet de la guerre contre le +Portugal. Lucien avait dit à la cour d'Espagne: vous souhaitez la +paix, vous la souhaitez avantageuse, au moins non dommageable, vous +voulez la terminer sans avoir perdu aucune de vos colonies; aidez-nous +donc à saisir des gages, dont nous nous servirons, pour arracher à +l'Angleterre la plus grande partie de ses conquêtes maritimes.—De +pareilles raisons étaient excellentes, et sans réplique, mais ce +n'était pas les plus décisives auprès du prince de la Paix. Lucien en +avait imaginé de plus efficaces. Vous êtes tout ici, avait-il dit au +favori, mon frère le sait, il s'en prendra à vous du non-succès des +projets de l'alliance. Voulez-vous des Bonaparte pour amis ou pour +ennemis?—Ces arguments, employés déjà pour <span class="pagenum"><a id="page030" name="page030"></a>(p. 030)</span> décider la +guerre de Portugal, étaient employés tous les jours pour en accélérer +les préparatifs. Du reste, quels que fussent les arguments qui +agissent sur le prince de la Paix, en faisant cette guerre, il ne +trahissait pas les intérêts de son pays. Il ne pouvait, au contraire, +les mieux servir, car la guerre contre le Portugal était le seul moyen +d'arracher à l'Angleterre la restitution des colonies espagnoles.</p> + +<p>Les préparatifs étaient accélérés autant que possible, et on y +appliquait les dernières ressources de la monarchie. Qui croirait que +cette grande et noble nation, dont la gloire a rempli le monde, et +dont le patriotisme devait bientôt se produire avec éclat, +malheureusement contre nous, qui croirait qu'elle avait de la peine à +réunir vingt-cinq mille hommes; qu'avec des ports magnifiques, une +grande quantité de vaisseaux, restes du beau règne de Charles III, +elle était embarrassée de payer quelques ouvriers dans ses arsenaux, +pour remettre ses bâtiments à flot; qu'elle se trouvait enfin dans +l'impossibilité de se procurer des vivres pour approvisionner ses +flottes? Qui croirait que les quinze vaisseaux espagnols, enfermés +depuis deux ans à Brest, composaient toute sa marine, du moins sa +marine en état de servir? La privation des métaux, par suite de +l'interruption des relations avec le Mexique, l'avait réduite au +papier-monnaie, et le papier-monnaie était arrivé au dernier degré de +discrédit. On venait de faire un appel au clergé, qui ne possédait +pas, dans le moment, les fonds dont on avait immédiatement besoin, +mais qui jouissait de plus de crédit que <span class="pagenum"><a id="page031" name="page031"></a>(p. 031)</span> la couronne, et, en +se servant de ce crédit, on avait pu achever les préparatifs +commencés.</p> + +<p>Vingt-cinq mille hommes, pas trop mal équipés, s'étaient enfin avancés +vers Badajos; mais cela ne suffisait pas. Le prince de la Paix avait +déclaré que, sans une division française, on ne pouvait pas se +hasarder à entrer en Portugal. Le Premier Consul avait hâté la réunion +de cette division à Bordeaux; bientôt elle avait traversé les +Pyrénées, et elle marchait à grandes journées vers Ciudad-Rodrigo. Le +prince de la Paix voulait entrer avec les Espagnols par l'Alentejo, +pendant que la division française pénétrerait par les provinces de +Tras-os-Montes et de Beïra. Le général Saint-Cyr, qui devait commander +les Français, était allé à Madrid concerter les opérations avec le +prince de la Paix; et, quoiqu'il fût peu propre à ménager la +susceptibilité d'autrui, en ayant beaucoup lui-même, il avait réussi à +faire accepter au prince de bons avis, et à concerter avec lui un plan +d'opérations convenable.</p> + +<p>Le Portugal, en se voyant serré de si près, avait envoyé à Madrid M. +d'Aranjo, auquel on avait refusé passage. M. d'Aranjo s'était alors +rendu en France, où il avait trouvé les mêmes refus. Le Portugal se +disait prêt à subir toutes les conditions, pourvu qu'il ne fût pas +contraint à fermer ses ports aux bâtiments de commerce anglais. Ces +offres furent repoussées. Il fut convenu qu'on lui demanderait +l'expulsion complète des vaisseaux anglais, tant de guerre que de +commerce, qu'on tiendrait trois de ses provinces en dépôt, jusqu'à la +<span class="pagenum"><a id="page032" name="page032"></a>(p. 032)</span> paix, et qu'on lui ferait payer enfin les frais de +l'expédition.</p> + +<span class="sidenote">Les troupes espagnoles en marche vers le Portugal.</span> + +<p>Les troupes des deux nations se mirent en marche, et le Prince de la +Paix quitta Madrid, la tête remplie des plus beaux rêves de gloire. La +cour et Lucien lui-même devaient l'accompagner. Le Premier Consul +avait recommandé la plus exacte discipline aux troupes françaises; il +leur avait prescrit d'entendre la messe le dimanche, de visiter les +évêques lorsqu'on traverserait un chef-lieu de diocèse, en un mot, de +se conformer en tout aux coutumes espagnoles. Il voulait que la vue +des Français, au lieu d'éloigner les Espagnols, les rapprochât encore +davantage de la France.</p> + +<span class="sidenote">Emploi des forces navales de France, d'Espagne et de +Hollande.</span> + +<p>Tout allait, de ce côté, suivant les désirs du Premier Consul, et +suivant le plus grand intérêt de la négociation entamée à Londres. +Mais il restait encore beaucoup à faire, relativement à l'emploi des +forces navales. On a vu de quelle manière devaient concourir au but +commun, les trois marines de Hollande, de France et d'Espagne. Cinq +vaisseaux hollandais, 5 vaisseaux français, 5 vaisseaux espagnols, en +tout 15, chargés de troupes, devaient menacer le Brésil, ou essayer de +reprendre la Trinité. Tout le reste des forces navales était destiné à +l'Égypte. Ganteaume, sorti de Brest avec 7 vaisseaux, portant un +secours considérable, était en route pour Alexandrie. Les autres +bâtiments espagnols et français étaient demeurés à Brest, pour faire +craindre sans cesse une expédition en Irlande, tandis qu'une seconde +expédition, sortant de Rochefort, donnant la <span class="pagenum"><a id="page033" name="page033"></a>(p. 033)</span> main à 5 +vaisseaux espagnols armés au Ferrol, à 6 autres vaisseaux armés à +Cadix, devait suivre Ganteaume en Égypte. Mais on n'avait pas pu +révéler ce projet à l'Espagne, crainte d'indiscrétion. On lui demanda, +sans explication, de faire passer à Cadix la division navale préparée +au Ferrol. La cour d'Espagne réclama vivement contre cette direction, +allégua le danger de percer les croisières anglaises, très-nombreuses +à l'entrée du détroit, et dans les environs de Gibraltar. Les +vaisseaux du Ferrol étaient d'ailleurs à peine en état de mettre à la +mer, tant leur armement avait été retardé. Lucien, sans avouer le +projet sur l'Égypte, parla du besoin de dominer la Méditerranée, de la +possibilité de tenter dans cette mer quelque chose d'utile aux deux +pays, d'essayer peut-être une expédition pour reprendre Minorque. +Enfin il arracha les ordres nécessaires, et la division espagnole du +Ferrol dut être conduite à Cadix par la flotte française de Rochefort. +Ce n'était pas tout: l'Espagne, comme on doit s'en souvenir, avait +promis le don de six vaisseaux. Il y avait contestation sur l'époque à +laquelle cette condition serait exécutée; mais, comme on allait livrer +la Toscane, avant même que la Louisiane fût remise à la France, il +était bien juste que les vaisseaux fussent donnés immédiatement. Le +ministère espagnol se décida enfin à en choisir six dans l'arsenal de +Cadix, et à nous les abandonner sur-le-champ; mais il ne voulait pas +les livrer armés, et pourvus de vivres. On ne pouvait cependant y +envoyer de France des canons et du biscuit. <span class="pagenum"><a id="page034" name="page034"></a>(p. 034)</span> C'étaient là de +mesquines contestations, en présence de l'ennemi commun, qu'il fallait +battre par tous les moyens, si on voulait l'obliger à réduire ses +prétentions. Ces difficultés furent enfin résolues comme le souhaitait +le Premier Consul. On a déjà vu que l'amiral français Dumanoir était +parti en poste pour Cadix, afin de veiller à l'équipement des +vaisseaux espagnols devenus français, et d'en prendre le commandement. +Cet amiral avait visité les ports d'Espagne, et y avait trouvé toute +la confusion, tout le dénûment de l'opulence négligente et +désordonnée. Avec les débris d'un magnifique matériel, avec de +nombreux bâtiments fort beaux, mais désarmés, avec des établissements +superbes, il n'y avait à Cadix, faute de solde, ni un matelot, ni un +ouvrier, pour remettre cette marine à flot. Tout était livré au +gaspillage et à l'abandon<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Lien vers la note 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. Le ministère français avait envoyé à +l'amiral Dumanoir des crédits sur les maisons les plus riches de +Cadix, et, à force d'argent comptant, cet officier était parvenu à +vaincre les principales difficultés. Après avoir choisi les vaisseaux +qui avaient le moins souffert du temps et de la négligence espagnole, +il les arma en se servant du matériel enlevé aux autres; il se procura +des matelots français, les uns émigrés par suite de la Révolution, les +autres échappés des prisons d'Angleterre; il en reçut un certain +nombre, expédiés des ports <span class="pagenum"><a id="page035" name="page035"></a>(p. 035)</span> de France sur des bâtiments +légers; il demanda et obtint la permission d'enrôler quelques +Espagnols; il engagea au moyen d'une forte solde des Suédois et des +Danois. On lui envoya en poste, à travers la Péninsule, les officiers +nécessaires pour organiser ses états-majors, et on fit marcher par la +Catalogne des détachements d'infanterie française pour compléter ses +équipages. Cette division, celle du Ferrol, celle de Rochefort, +formant une force d'environ dix-huit vaisseaux, devaient aller en +Égypte, après avoir touché à Otrante, pour y prendre dix mille hommes +de débarquement. Ces projets, dont on a vu plus haut l'exposé, étaient +maintenant en complète exécution.</p> + +<span class="sidenote">Complaisance du Premier Consul à l'égard de l'Espagne, pour +exciter le zèle de celle-ci en faveur de la cause commune.</span> + +<p>Pour arracher à l'Espagne les faibles efforts qu'on venait d'en +obtenir avec tant de peine, le Premier Consul avait rempli toutes ses +promesses envers elle, avec une fidélité remarquable, et les avait +même outre-passées. La maison de Parme ayant reçu, en place de son +duché, le beau pays de la Toscane, ce qui était depuis long-temps le +vœu le plus ardent de la cour de Madrid, il fallait pour une telle +substitution le consentement de l'Autriche. Le Premier Consul s'était +appliqué à l'obtenir, et y avait réussi. Le duché de Toscane avait été +en outre érigé en royaume d'Étrurie. Le vieux duc régnant de Parme, +prince dévot, ennemi de toutes les nouveautés du temps, était frère, +comme nous l'avons dit, de la reine d'Espagne. Son fils, jeune homme +fort mal élevé, avait épousé une infante, et vivait à l'Escurial. +C'est à ces deux jeunes époux qu'on avait destiné le royaume +d'Étrurie. Toutefois le Premier Consul, <span class="pagenum"><a id="page036" name="page036"></a>(p. 036)</span> n'ayant promis ce +royaume qu'en échange du duché de Parme, n'était tenu de livrer l'un, +qu'à la vacance de l'autre, et cette vacance ne pouvait avoir lieu +qu'à la mort ou à l'abdication du vieux duc régnant; mais ce vieux duc +ne voulait ni mourir, ni abdiquer. Malgré l'intérêt que le Premier +Consul avait à se délivrer d'un tel hôte en Italie, il consentit à le +tolérer à Parme, en plaçant tout de suite les infants sur le trône +d'Étrurie. Seulement il exigea qu'ils vinssent à Paris recevoir la +couronne de ses mains, comme autrefois les monarques sujets venaient, +dans l'antique Rome, recevoir la couronne des mains du peuple-Roi. +C'était un spectacle grand et singulier, qu'il voulait donner à la +France républicaine. Ces jeunes princes quittèrent donc Madrid pour se +rendre à Paris, au moment même où leurs parents s'acheminaient vers +Badajos, afin de donner au favori le plaisir d'être vu à la tête d'une +armée.</p> + +<p>Telles étaient les complaisances au moyen desquelles le Premier Consul +espérait éveiller le zèle de la cour d'Espagne, et la faire concourir +à ses desseins.</p> + +<span class="sidenote">Tous les regards tournés en ce moment vers l'Égypte.</span> + +<p>Dans cet instant tout convergeait vers l'Égypte. C'est vers elle que +tendaient les efforts, les regards, les craintes, les espérances des +deux grandes nations belligérantes, la France et l'Angleterre. Il +semblait qu'avant de déposer les armes, ces deux nations voulussent +s'en servir une dernière fois, pour terminer avec éclat, et à leur +plus grand avantage, la terrible guerre qui ensanglantait le globe +depuis dix années.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page037" name="page037"></a>(p. 037)</span> + +<span class="sidenote">Navigation de Ganteaume, sorti de Brest par une tempête.</span> + +<p>Nous avons laissé Ganteaume essayant de sortir de Brest, le 3 pluviôse +(23 janvier 1801), par une horrible tempête. Les vents avaient été +long-temps faibles ou contraires. Enfin, par une bouffée du +nord-ouest, qui portait à la côte, on avait mis à la voile, pour obéir +à l'aide-de-camp du Premier Consul, Savary, qui était à Brest, avec +mission de vaincre toutes les résistances. Ce pouvait être une grande +imprudence; mais comment faire en présence d'une flotte ennemie, qui +bloquait incessamment la rade de Brest, par tous les temps, et ne se +retirait que lorsque la croisière devenait impossible? Il fallait ou +ne jamais sortir, ou sortir par une tempête qui éloignât les Anglais. +L'escadre forte de 7 vaisseaux, 2 frégates, un brick, tous bâtiments +qui marchaient bien, portait 4 mille hommes de troupes, un immense +matériel, et de nombreux employés avec leurs familles, croyant aller à +Saint-Domingue. On éteignit les feux de l'escadre afin de n'être pas +aperçu, et on appareilla au milieu des plus grandes appréhensions. Le +vent de nord-ouest était, pour sortir de Brest, le plus dangereux de +tous. Il régnait en ce moment avec une extrême violence, mais +heureusement il n'acquit toute sa force que lorsqu'on avait déjà +franchi les passes, et qu'on arrivait au large. On eut à essuyer des +rafales horribles, et une mer épouvantable. L'escadre marchait en +ordre de bataille, le vaisseau amiral en tête; c'était +l'<i>Indivisible</i>. Il était suivi du <i>Formidable</i>, qui portait le +pavillon du contre-amiral Linois. Le reste de la division suivait, +chaque vaisseau prêt <span class="pagenum"><a id="page038" name="page038"></a>(p. 038)</span> à combattre, si l'ennemi se présentait. +À peine était-on au large, que le vent, toujours plus furieux, emporta +les trois huniers du <i>Formidable</i>. Le vaisseau la <i>Constitution</i> +perdit son grand mât de hune; le <i>Dix-Août</i> et le <i>Jean-Bart</i>, qui le +suivaient de près, se placèrent à droite et à gauche, et le gardèrent +à vue jusqu'au lendemain, pour venir à son secours s'il en avait +besoin. Le brick le <i>Vautour</i> faillit être submergé, et allait couler +lorsqu'il fut secouru. Au milieu de la tempête et des ténèbres, +l'escadre avait été dispersée. Le lendemain à la pointe du jour, +Ganteaume, monté sur l'<i>Indivisible</i>, resta quelque temps en panne +afin de rallier sa division; mais craignant le retour des Anglais, qui +jusque-là ne s'étaient pas montrés, et comptant sur les rendez-vous +donnés à chaque vaisseau, il fit voile vers le point de ralliement +convenu. Ce point de ralliement était à cinquante lieues à l'ouest du +cap Saint-Vincent, l'un des caps les plus saillants de la côte +méridionale d'Espagne. Les autres vaisseaux de la division, après +avoir essuyé la tourmente, réparèrent leurs avaries en mer, au moyen +de leur matériel de rechange, et finirent par se réunir tous, sauf le +vaisseau amiral, qui, après les avoir attendus, avait fait voile vers +le lieu du rendez-vous. Le seul accident de la traversée fut une +rencontre de la frégate française la <i>Bravoure</i>, avec la frégate +anglaise la <i>Concorde</i>, qui était venue observer la marche de la +division. Le capitaine Dordelin, qui commandait la <i>Bravoure</i>, alla +droit à la frégate anglaise, et lui offrit le combat. Il se plaça +bord à bord avec elle, et lui envoya plusieurs volées <span class="pagenum"><a id="page039" name="page039"></a>(p. 039)</span> de +canon, qui produisirent sur son pont un affreux ravage. Le capitaine +Dordelin faisait ses dispositions pour monter à l'abordage, lorsque la +frégate anglaise, manœuvrant de son côté pour échapper à ce péril, +se sauva en faisant force de voiles<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Lien vers la note 2"><span class="smaller">[2]</span></a>.</p> + +<p>La frégate française rejoignit la division, et bientôt, sur le +méridien indiqué, tous les vaisseaux furent réunis autour du pavillon +amiral. On marcha ainsi vers le détroit de Gibraltar, après avoir +échappé comme par miracle aux dangers de la mer et de l'ennemi. +L'escadre était pleine d'ardeur; elle commençait à deviner où l'on +allait, et chacun désirait remplir la glorieuse mission de sauver +l'Égypte.</p> + +<span class="sidenote">Ganteaume franchit heureusement le détroit de Gibraltar.</span> + +<span class="sidenote">Ganteaume, trompé sur la force de la division Warren, +rentre dans Toulon, au lieu de se rendre en Égypte.</span> + +<p>Il importait de se hâter, car dans ce moment la flotte de l'amiral +Keith, réunie dans la baie de Macri, sur la côte de l'Asie-Mineure, +n'attendait plus que les derniers préparatifs des Turcs, toujours fort +lents, pour mettre à la voile, et porter une armée anglaise aux +bouches du Nil. Il fallait donc la devancer, et les circonstances +semblaient s'y prêter de la manière la plus heureuse. L'amiral anglais +Saint-Vincent, qui commandait le blocus de Brest, averti trop tard de +la sortie de Ganteaume, avait envoyé à sa suite l'amiral Calder, avec +une force égale à la division française, c'est-à-dire avec 7 vaisseaux +et 2 frégates. Les Anglais, ne pouvant imaginer que la division +française osât pénétrer dans la Méditerranée, <span class="pagenum"><a id="page040" name="page040"></a>(p. 040)</span> au milieu de +tant de croisières, trompés d'ailleurs par tous les rapports, crurent +que les Français avaient navigué vers Saint-Domingue. L'amiral Calder +se dirigea donc vers les Canaries, pour de là se porter aux Antilles. +Pendant ce temps Ganteaume avait embouché le détroit, et rangeait la +côte d'Afrique, pour se dérober aux croiseurs anglais de Gibraltar. +Les vents ne le secondaient pas suffisamment, mais l'occasion était +favorable pour remplir sa mission, car l'amiral anglais Warren, qui +croisait sans cesse de Gibraltar à Mahon, n'avait guère que 4 +vaisseaux, tout le reste des forces anglaises étant, avec l'amiral +Keith, employé au transport de l'armée de débarquement. +Malheureusement Ganteaume ignorait ces détails, et la grave +responsabilité qui pesait sur sa tête, lui causait un trouble +involontaire, que jamais les boulets n'avaient produit dans son +intrépide cœur. Incommodé par deux bâtiments ennemis qui étaient +venus l'observer de trop près, le cutter le <i>Sprightly</i> et la frégate +le <i>Succès</i>, il leur donna la chasse, et les prit tous les deux. Enfin +il passa le détroit, et entra dans la Méditerranée. Il n'avait plus +qu'à forcer de voiles, et à plonger vers l'Orient. L'amiral Warren, en +effet, était blotti dans la rade de Mahon, et l'amiral Keith, +embarrassé de deux cents transports, n'avait pas encore quitté les +parages de l'Asie-Mineure. Les rivages de l'Égypte étaient donc +libres, et l'on pouvait porter à l'armée française les secours qu'elle +attendait impatiemment, et qu'on lui annonçait depuis long-temps. Mais +Ganteaume, toujours inquiet du sort de son escadre, et plus encore +<span class="pagenum"><a id="page041" name="page041"></a>(p. 041)</span> du sort des nombreux soldats qu'il avait à son bord, se +troublait à la vue des moindres bâtiments qu'il rencontrait. Supposant +entre lui et l'Égypte une escadre ennemie qui n'y était pas, il était +surtout effrayé de l'état de ses vaisseaux, et craignait, s'il fallait +précipiter sa marche devant un ennemi supérieur, de ne le pouvoir pas +avec des mâtures endommagées par la tempête, et hâtivement réparées à +la mer. Il avait donc perdu toute confiance. Mécontent de la frégate +la <i>Bravoure</i> qui ne marchait pas assez bien à son gré, il voulut s'en +défaire, et la diriger vers Toulon. Au lieu de l'acheminer tout +simplement vers ce port, et de continuer, quant à lui, à longer la +côte d'Afrique en naviguant de l'ouest à l'est, il eut le tort de +remonter au nord, et de venir se placer presque en vue de Toulon. Son +intention était d'escorter la <i>Bravoure</i> pendant une partie du chemin, +afin de la sauver des croiseurs ennemis; mauvaise raison assurément, +car il valait cent fois mieux compromettre le sort d'une frégate, que +le sort de sa mission. Grâce à cette faute, il fut aperçu de l'amiral +Warren, qui se hâta de sortir de Mahon. Ganteaume, pour lui imposer, +feignit de lui donner la chasse. L'intrépide capitaine Bergeret, +commandant le vaisseau français le <i>Dix-Août</i>, s'avançant plus vite et +plus loin que les autres, vint reconnaître les Anglais de très-près, +et n'aperçut que quatre vaisseaux et deux frégates. Saisi de joie à +cette vue, il crut que supérieurs aux Anglais, nous allions marcher +sur eux, pour les chasser ou les combattre. Mais tout à coup il reçut +le signal de cesser la poursuite, <span class="pagenum"><a id="page042" name="page042"></a>(p. 042)</span> et de rejoindre l'escadre. +Ce brave officier, désolé, se mit tout de suite en communication avec +Ganteaume, lui répéta qu'il était trompé par ses vigies, qu'on n'avait +en présence que quatre vaisseaux: vains efforts! Ganteaume crut en +voir sept ou huit, et résolut de faire voile au nord. Cependant il +était certain (comme les rapports de l'amiral de Warren l'ont prouvé +depuis) que nous n'avions devant nous que quatre vaisseaux ennemis<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Lien vers la note 3"><span class="smaller">[3]</span></a>. +Ganteaume se rapprocha donc du golfe de Lion, pour expédier la +<i>Bravoure</i>, et, ayant aperçu de nouveau l'escadre anglaise, il rentra +éperdu dans Toulon. Là d'autres inquiétudes l'attendaient: c'était la +crainte de la colère du Premier Consul, indigné de voir compromettre, +au moment même du succès, une si importante expédition. Cette +résolution fatale perdit l'Égypte, qui ce jour même aurait pu être +sauvée.</p> + +<span class="sidenote">Des frégates parties de Toulon et de Rochefort, parviennent +sans difficulté à Alexandrie.</span> + +<p>En effet, pendant que Ganteaume louvoyait entre, la côte d'Afrique et +Mahon, deux frégates, la <i>Justice</i> et l'<i>Égyptienne</i>, sorties de +Toulon avec des munitions et 400 hommes de troupes, avaient fait voile +à l'est, et, sans rencontrer un seul vaisseau anglais, étaient entrées +dans Alexandrie. Deux autres frégates, la <i>Régénérée</i> et +l'<i>Africaine</i>, parties de Rochefort, venaient de traverser l'Océan, et +de pénétrer par le détroit dans la Méditerranée, sans éprouver aucun +accident. Malheureusement elles s'étaient séparées. La <i>Régénérée</i> +arriva, sans fâcheuse rencontre, devant Alexandrie le 2 mars 1801 (11 +ventôse <span class="pagenum"><a id="page043" name="page043"></a>(p. 043)</span> an <span class="smcap">IX</span>). L'<i>Africaine</i>, jointe par une frégate +anglaise pendant la nuit, s'arrêta pour la combattre. Elle avait 300 +hommes de troupes à bord, qui, voulant se mêler au combat, amenèrent +un désordre affreux, et, après une lutte héroïque, devinrent cause de +sa défaite. Elle fut prise par la frégate anglaise. Mais, comme on le +voit, sur quatre frégates parties les unes de Toulon, les autres de +Rochefort, trois, arrivées sans accident, avaient trouvé la côte +d'Égypte délivrée de la présence de l'ennemi, et si facilement +abordable, qu'elles étaient entrées sans coup férir dans le port +d'Alexandrie: tant les rencontres sont difficiles sur l'immensité des +mers, tant l'audace y peut servir un officier, qui veut risquer son +pavillon pour l'accomplissement d'un grand devoir!</p> + +<p>Ganteaume était entré dans Toulon le 19 février (30 pluviôse), accablé +de fatigue, dévoré d'inquiétudes, éprouvant, écrivait-il au Premier +Consul, tous les tourments à la fois<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Lien vers la note 4"><span class="smaller">[4]</span></a>. Cela devait être, car il +venait de compromettre des intérêts du premier ordre. Le Premier +Consul, naturellement irritable, contenait peu son humeur, quand on +avait fait échouer, ses projets. Mais il connaissait les hommes; il +savait que ce n'était pas dans le moment même de l'action, qu'il +fallait leur donner des signes de mécontentement, parce qu'en s'y +prenant ainsi, on les ébranlait au lieu de les ranimer; il savait que +Ganteaume avait besoin d'être encouragé, soutenu, et non pas +désespéré <span class="pagenum"><a id="page044" name="page044"></a>(p. 044)</span> par les éclats d'une colère que tout le monde +redoutait alors, comme le plus grand des malheurs. Aussi, loin de +l'accabler de ses reproches, lui envoya-t-il son aide-de-camp Lacuée, +afin de le consoler et de le ranimer, afin de mettre à sa disposition +des troupes, des vivres, de l'argent, et d'en obtenir immédiatement +une nouvelle sortie. Il se borna, pour toute sévérité, à le blâmer, +doucement, d'avoir quitté les parages de l'Afrique pour ceux des +Baléares, et d'avoir attiré ainsi l'amiral Warren à sa poursuite.</p> + +<p>Ganteaume était un brave homme, bon marin et excellent soldat. Mais +son état moral en ce moment prouve que la responsabilité ébranle les +hommes, beaucoup plus que le danger du canon. Cela même est honorable +pour eux, car cela fait voir qu'ils craignent encore plus de +compromettre les plans dont ils sont chargés, que de compromettre leur +vie. Ganteaume, encouragé par le Premier Consul, se mit à l'œuvre; +mais il perdit du temps soit pour réparer les avaries de ses +vaisseaux, soit pour attendre les vents favorables. Il restait +néanmoins encore quelques instants propices. L'amiral Warren s'était +porté vers Naples et la Sicile. L'amiral Keith s'approchait, il est +vrai, d'Aboukir avec l'armée anglaise; mais il n'était pas impossible +de tromper sa vigilance, et de débarquer les troupes françaises, ou au +delà d'Aboukir, c'est-à-dire à Damiette, ou en deçà, à vingt ou +vingt-cinq lieues à l'ouest d'Alexandrie, ce qui aurait permis à nos +soldats de regagner l'Égypte, au moyen de quelques marches à travers +le désert.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page045" name="page045"></a>(p. 045)</span> + +<span class="sidenote">Nouvelle sortie de Ganteaume.</span> + +<p>Tandis que les instances du Premier Consul provoquaient une seconde +sortie de Ganteaume, de nouvelles lettres parties de Paris pressaient +l'organisation des escadres de Rochefort, du Ferrol et de Cadix, pour +faire arriver des secours en Égypte par toutes les voies à la fois. +Enfin Ganteaume, ranimé par les exhortations du Premier Consul, mêlées +de nombreux témoignages de bonté, remit à la voile le 19 mars (28 +ventôse). Mais au moment de sortir, le vaisseau la <i>Constitution</i> +échoua; il fallut attendre deux jours pour le remettre à flot. Le 22 +mars (1<sup>er</sup> germinal), l'escadre appareilla de nouveau avec sept +vaisseaux, plusieurs frégates, et se dirigea vers la Sardaigne, sans +être aperçue par les Anglais.</p> + +<p>Il était fort à désirer que ces efforts réussissent, au moins en +partie; car notre armée d'Égypte, livrée à ses seules ressources, +avait sur les bras les soldats réunis de l'Orient et de l'Occident. +Toutefois, même réduite à ses propres forces, elle pouvait vaincre la +multitude de ses ennemis, comme elle l'avait fait dans les champs +d'Aboukir et d'Héliopolis, si elle était bien conduite. +Malheureusement le général Bonaparte n'était plus à sa tête; Desaix et +Kléber étaient morts.</p> + +<span class="sidenote">État de l'Égypte depuis la mort de Kléber.</span> + +<p>Il faut maintenant faire connaître la situation de l'Égypte, depuis le +funeste coup de poignard qui avait abattu cette noble figure de +Kléber, dont le seul aspect, aux bords du Rhin comme aux bords du Nil, +suffisait pour raffermir le cœur de nos soldats, pour leur faire +oublier les périls, la misère, les douleurs de <span class="pagenum"><a id="page046" name="page046"></a>(p. 046)</span> l'exil. Il +faut décrire l'état d'abord prospère de la colonie, et puis son +désastre si soudain; il le faut, car il est bon de présenter aux yeux +d'une nation le spectacle de ses revers comme celui de ses succès, +pour qu'elle y puise des leçons utiles. Certes, au milieu des +prospérités inouïes du Consulat, fruit d'une conduite accomplie, un +malheur ne saurait obscurcir l'éclat du tableau que nous avons à +tracer; mais il faut donner à nos hommes de guerre, et à nos généraux +encore plus qu'à nos soldats, la cruelle leçon contenue dans les +derniers jours de l'occupation d'Égypte. Puisse-t-elle les faire +réfléchir sur leur penchant trop ordinaire à la désunion, surtout +quand une main puissante ne les soumet pas, et ne tourne pas contre +l'ennemi commun l'activité de leur esprit, et la vivacité de leurs +passions!</p> + +<span class="sidenote">Résignation des Égyptiens à la domination française.</span> + +<p>Lorsque Kléber mourut, l'Égypte paraissait soumise. Après avoir vu +l'armée du grand visir dissipée en un clin d'œil, et la révolte des +trois cent mille habitants du Kaire réprimée en quelques jours par une +poignée de soldats, les Égyptiens regardaient les Français comme +invincibles, et considéraient leur établissement sur les Lords du Nil +comme un arrêt du destin. Et d'ailleurs ils commençaient à se +familiariser avec leurs hôtes européens, et à trouver que le nouveau +joug était beaucoup moins lourd que l'ancien; car ils payaient moins +d'impôts que sous les Mamelucks, et ne recevaient pas à l'époque de la +perception du miri des coups de bâton, comme sous leurs +coreligionnaires dépossédés. Mourad-Bey, <span class="pagenum"><a id="page047" name="page047"></a>(p. 047)</span> ce prince mameluck +d'un caractère si brillant, si chevaleresque, et qui avait fini par +s'attacher aux Français, tenait en fief la Haute-Égypte. Il se +montrait vassal fidèle, payait exactement son tribut, et faisait avec +soin la police du Haut-Nil. C'était un allié sur lequel on pouvait +compter. Une simple brigade de 2,500 hommes, placée aux environs de +Beni-Souef, et toujours facile à replier sur le Kaire, suffisait pour +contenir la Haute-Égypte; ce qui était un grand avantage, vu +l'effectif très-restreint de nos troupes.</p> + +<span class="sidenote">Bonnes dispositions de l'armée française.</span> + +<p>L'armée française, de son côté, ayant partagé l'erreur de son général +à l'époque de la convention d'El-Arisch, et l'ayant réparée avec lui +dans les plaines d'Héliopolis, avait le sentiment de sa faute, et +n'était pas disposée à y retomber. Comprenant qu'elle devait compte à +la République d'une si belle possession, elle ne songeait plus à +l'évacuer. D'ailleurs le général Bonaparte se trouvait aujourd'hui +parvenu au pouvoir suprême; elle s'expliquait maintenant les motifs de +son départ, et ne le considérait plus comme un déserteur. Se croyant +toujours présente aux yeux de son ancien général, elle n'avait plus +aucune inquiétude sur son sort futur. Grâce, en effet, à la prévoyance +du Premier Consul, qui faisait noliser des navires de commerce dans +tous les ports, il ne se passait pas une semaine sans qu'il entrât +dans Alexandrie quelques bâtiments plus ou moins grands, qui +apportaient des munitions, des denrées d'Europe, des journaux, la +correspondance des familles, et les dépêches du gouvernement. +<span class="pagenum"><a id="page048" name="page048"></a>(p. 048)</span> Par suite de ces communications fréquentes, la patrie était +comme présente à tous les esprits. Sans doute, le regret s'en +éveillait promptement dans les cœurs, lorsqu'une occasion venait +les émouvoir. À la mort de Kléber, par exemple, lorsque le général +Menou prit le commandement, tous les yeux se tournèrent encore une +fois vers la France. Un général de brigade, présentant ses officiers à +Menou, lui demanda s'il songerait enfin à les ramener dans leur +patrie. Menou le gourmanda vivement, proclama dans un ordre du jour sa +résolution formelle de se conformer aux intentions du gouvernement, +qui étaient de garder la colonie à jamais, et tous les cœurs se +soumirent de nouveau. Mais, par-dessus tout, le général Bonaparte +occupait le pouvoir: c'était toujours pour les anciens soldats +d'Italie, la meilleure raison de se confier, et d'espérer.</p> + +<span class="sidenote">L'armée vit dans l'abondance.</span> + +<span class="sidenote">Ingénieux efforts de la colonie pour se suffire à +elle-même.</span> + +<span class="sidenote">Rétablissement du commerce avec l'Afrique, l'Arabie et la +Grèce.</span> + +<p>La solde était au courant, les denrées à bas prix. Au lieu de fournir +la paye du soldat en vivres, on la lui donnait en argent. On ne lui +fournissait que le pain en nature. Il avait ainsi le bénéfice du bon +marché, et il vivait dans la plus grande abondance, mangeant le plus +souvent de la volaille au lieu de la viande de boucherie. Le drap +manquait; mais, vu la chaleur du climat, on y suppléait, pour une +partie de l'habillement, avec de la toile de coton, fort abondante en +Égypte. Pour le reste, on avait pris tous les draps apportés par le +commerce en Orient, quelle que fût leur couleur. Il en résultait +quelque diversité dans l'uniforme; on voyait, par exemple, des +régiments habillés en bleu, en rouge, en vert; mais enfin le <span class="pagenum"><a id="page049" name="page049"></a>(p. 049)</span> +soldat était vêtu, et présentait même une belle tenue. Le savant +colonel Conte rendait à l'armée de grands services, par la fécondité +de ses inventions. Il avait amené avec lui la compagnie des +aérostiers, reste des aérostiers de Fleurus. C'était une réunion +d'ouvriers de toutes les professions, organisés militairement. Avec +leur secours, il avait établi au Kaire des machines à tisser, à +fouler, à tondre les draps; et, comme la laine ne manquait pas, on +espérait que bientôt on pourrait suppléer complétement aux étoffes +d'Europe. Il en était de même de la poudre. Les fabriques établies au +Kaire par M. Champy, en produisaient déjà une quantité suffisante pour +tous les besoins de la guerre. Le commerce intérieur se rétablissait à +vue d'œil. Les caravanes, bien protégées, commençaient à venir du +centre de l'Afrique. Les Arabes de la mer Rouge se rendaient dans les +ports de Suez et de Cosséir, où ils échangeaient le café, les parfums, +les dattes, contre les blés et les riz de l'Égypte. Les Grecs, +profitant du pavillon turc, et plus agiles que les croiseurs anglais, +venaient apporter à Damiette, à Rosette et Alexandrie, de l'huile, du +vin et diverses denrées. En un mot, on ne manquait de rien dans le +présent, et de grandes ressources se préparaient dans l'avenir. Les +officiers, voyant que l'occupation définitive de l'Égypte était chose +résolue, faisaient leurs dispositions pour s'y établir le moins +tristement possible. Ceux qui vivaient à Alexandrie, ou au Kaire, et +c'était le plus grand nombre, y avaient trouvé des logements +commodes. Des femmes syriennes, <span class="pagenum"><a id="page050" name="page050"></a>(p. 050)</span> grecques, égyptiennes, les +unes achetées aux marchands d'esclaves, les autres obéissant à un +penchant volontaire, étaient venues partager leur demeure. La +tristesse était bannie. Deux ingénieurs avaient construit un théâtre +au Kaire, et les officiers y jouaient eux-mêmes des pièces françaises. +Les soldats ne vivaient pas plus mal que leurs chefs, et, grâce à +cette facilité du caractère français à se familiariser avec toutes les +nations, on les voyait fumer, boire du café, en compagnie des Turcs et +des Arabes.</p> + +<span class="sidenote">Bon état des finances.</span> + +<span class="sidenote">Effectif de l'armée.</span> + +<p>Les ressources financières de l'Égypte, bien administrées, +permettaient de satisfaire à tous les besoins de l'armée. L'Égypte +avait payé, sous les Mamelucks, suivant la plus ou moins grande +rigueur des exactions, 36 à 40 millions. Elle ne payait guère +aujourd'hui plus de 20 à 25 millions, et la perception était moins +dure. Ces 20 à 25 millions suffisaient aux dépenses de la colonie, car +toutes ces dépenses réunies n'allaient guère au delà de 1,700,000 +francs par mois, c'est-à-dire, 20,400,000 francs par an. Le temps, +améliorant la perception, la rendant plus exacte et plus douce à la +fois, devait alléger les charges de la population, et accroître la +richesse de l'armée. Il n'était pas impossible de se créer un excédant +de 3 à 4 millions par an, qui aurait servi à former un petit trésor, +soit pour subvenir aux circonstances extraordinaires, soit pour +fournir à des constructions d'utilité ou de défense. L'armée était +encore de 25 à 26 mille individus, en comptant les administrations, +les femmes, les enfants de beaucoup de militaires <span class="pagenum"><a id="page051" name="page051"></a>(p. 051)</span> et +d'employés. Sur ce nombre, on pouvait compter 23 mille soldats, dont 6 +mille moins valides, mais en état de défendre les citadelles, et 17 ou +18 mille bien portants, capables du service le plus actif. La +cavalerie était superbe; elle égalait les Mamelucks en bravoure, et +les surpassait en discipline. L'artillerie de campagne était rapide, +et bien servie. Le régiment monté avec des dromadaires, avait atteint +le plus haut degré de perfection. Il parcourait le désert avec une +rapidité extraordinaire, et avait complétement dégoûté les Arabes du +pillage. La perte courante en hommes était peu considérable, car on ne +comptait alors que 600 malades sur 26 mille individus. Cependant, en +supposant encore une longue guerre, les hommes auraient peut-être +manqué; mais les Grecs s'enrôlaient avec empressement; les Cophtes +aussi. Les nègres eux-mêmes, achetés à très-bas prix, et remarquables +par leur dévouement, formaient d'excellentes recrues. L'armée, avec le +temps, aurait pu recevoir dans ses cadres dix à douze mille soldats, +fidèles et vaillants. Confiante jusqu'à l'excès, dans sa bravoure et +son expérience guerrière, elle ne doutait pas de jeter à la mer les +Turcs ou les Anglais, qu'on lui enverrait d'Asie ou d'Europe. Il est +certain que, bien commandés, ces 18 mille hommes, réunis à propos, et +portés en masse sur des troupes nouvellement débarquées, devaient, +quoiqu'il arrivât, rester maîtres du rivage de l'Égypte. Mais il +fallait qu'ils fussent bien dirigés: c'était la condition du succès +pour cette armée, comme pour toute autre.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page052" name="page052"></a>(p. 052)</span> Qu'on imagine Kléber, ou, ce qui aurait mieux valu, Desaix, +le sage, le vaillant Desaix, laissé en Égypte, d'où le tira +malheureusement la tendre affection du Premier Consul; qu'on +l'imagine, échappant au poignard musulman, et gouvernant l'Égypte +pendant quelques années! Qui peut douter qu'il ne l'eût convertie en +une colonie florissante, qu'il n'y eût fondé un superbe empire? Un +climat sain, sans une seule fièvre, une terre d'une fertilité +inépuisable, des paysans soumis et comme attachés à la glèbe, des +recrues volontaires, quelle supériorité de conditions sur +l'établissement que nous fondons aujourd'hui en Afrique!</p> + +<span class="sidenote">Le général Menou. Raisons qui lui valurent le +commandement.</span> + +<p>Mais au lieu de Kléber, au lieu de Desaix, c'est Menou qui était +devenu général en chef de l'armée, par droit d'ancienneté. Ce fut un +malheur irréparable pour la colonie, et ce fut une faute de la part du +Premier Consul, de ne l'avoir pas remplacé. N'étant pas sûr de faire +arriver à point nommé un ordre en Égypte, il craignait que, si +l'arrêté qui contenait la nomination d'un nouveau général, tombait +dans les mains des Anglais, ils ne s'en servissent pour désorganiser +le commandement. Ils auraient fait savoir que Menou était destitué, et +n'auraient pas transmis l'ordre qui lui donnait un successeur. Le +commandement serait donc resté incertain pendant un temps plus ou +moins long. Cependant ce motif ne suffirait pas pour excuser le +Premier Consul, s'il avait pu connaître la profonde incapacité de +Menou sous le rapport militaire. Une raison le décida en faveur de ce +général, c'était son zèle connu pour <span class="pagenum"><a id="page053" name="page053"></a>(p. 053)</span> la conservation et la +colonisation de l'Égypte. Menou avait, en effet, vivement résisté au +projet d'évacuation, combattu l'influence des officiers du Rhin, et +s'était fait, en un mot, le chef du parti coloniste. Il avait même +poussé l'enthousiasme jusqu'à se convertir à l'islamisme, et jusqu'à +épouser une femme turque. Il s'appelait Abdallah Menou. Ces +singularités faisaient rire nos soldats, naturellement railleurs, mais +ne nuisaient pas à l'établissement, dans l'esprit des Égyptiens. Menou +avait de l'intelligence, de l'instruction, une grande application au +travail, le goût des établissements coloniaux, toutes les qualités +d'un administrateur, mais aucune des qualités d'un général. Dépourvu +d'expérience, de coup d'œil, de résolution, il était, d'ailleurs, +tout à fait disgracié sous le rapport physique. Il avait de +l'embonpoint, la vue très-faible, et montait gauchement à cheval. +C'était un chef mal choisi pour des soldats aussi alertes et aussi +hardis que les nôtres. De plus, il manquait de caractère, et, sous son +autorité débile, les chefs de l'armée se divisant, furent bientôt en +proie à des discordes funestes.</p> + +<p>Sous le général Bonaparte, il n'y eut en Égypte qu'un esprit, qu'une +volonté. Sous Kléber, il y eut un moment deux partis, les colonistes +et les anticolonistes, ceux qui voulaient rester, ceux qui voulaient +partir. Mais, après l'affront que les Anglais essayèrent d'infliger à +nos soldats, affront glorieusement vengé à Héliopolis, après la +nécessité reconnue de rester, tout rentra dans l'ordre. Sous +l'autorité imposante de Kléber, il y eut union <span class="pagenum"><a id="page054" name="page054"></a>(p. 054)</span> et ordre. Mais +il s'écoula peu de temps entre la victoire d'Héliopolis et la mort de +Kléber. Dès que Menou eut pris le commandement, l'union disparut.</p> + +<span class="sidenote">Le général Reynier.</span> + +<p>Le général Reynier, bon officier d'état-major, ayant servi en cette +qualité dans les armées du Rhin, mais froid, sans extérieur, sans +action sur les soldats, jouissait cependant de l'estime universelle. +On le considérait comme l'un des officiers les plus dignes de figurer +à la tête de l'armée. Il était après Menou le plus ancien. Le jour +même de la mort de Kléber, il s'éleva une vive altercation entre +Reynier et Menou, non pas pour se disputer le commandement, mais, au +contraire, pour en décliner le fardeau. Aucun des deux, ne voulait +l'accepter: et, en effet, la situation, ce jour-là, était effrayante. +On croyait que le coup de poignard, sous lequel avait succombé le +général Kléber, était le signal d'un vaste soulèvement, organisé dans +toute l'Égypte par l'influence des Turcs et des Anglais. On devait +donc craindre beaucoup la pesante responsabilité du commandement, dans +des circonstances aussi critiques. Menou se rendit néanmoins aux +instances de Reynier et des autres généraux, et consentit à devenir le +chef de la colonie. Mais on fut bientôt éclairé sur la situation, par +la tranquillité profonde qui suivit la mort de Kléber, et le +commandement, refusé d'abord, fut regretté ensuite. Le général Reynier +désira donc ce qu'il avait commencé par ne pas vouloir. Sous un +extérieur froid, modeste, timide même, il cachait une vanité +profonde. <span class="pagenum"><a id="page055" name="page055"></a>(p. 055)</span> L'autorité de Menou lui devint insupportable. +Tranquille et soumis jusque-là, il se montra dès lors frondeur et +tracassier. À tout il trouvait à redire. Menou avait accepté le +commandement sur les instances mêmes de ses compagnons d'armes, et +s'était qualifié de <i>Commandant en chef par intérim</i>; Reynier +critiquait le titre pris par Menou. Aux funérailles de Kléber, Menou +avait assigné les quatre coins du cercueil à des généraux +divisionnaires, et s'était placé derrière, à la tête de l'état-major: +Reynier trouvait qu'il avait tranché du vice-roi. Menou avait chargé +l'illustre Fourier de faire l'éloge de Kléber: Reynier prétendait que +c'était une négligence envers la mémoire de Kléber, que de le faire +louer par un autre. Un retard dans une souscription ouverte pour +élever un monument à Kléber, des difficultés sur la succession de ce +général, bien chétive, comme celle des nobles guerriers de cette +époque; ces puérilités et d'autres, furent interprétées par Reynier et +par ceux qui suivaient son exemple, de la plus fâcheuse manière. Nous +citons ces misères, qui seraient indignes de l'histoire, si leur +petitesse même n'était instructive, en montrant à quoi peut descendre +le mécontentement sans motif. Reynier devint donc un lieutenant +insoumis, sot, et coupable. À lui se joignit le général Damas, ami de +Kléber, chef de l'état-major général, et portant dans son cœur +toutes les jalousies de l'armée du Rhin contre l'armée d'Italie. +L'opposition résida dès lors au sein même des bureaux de l'état-major. +Menou ne voulut pas la souffrir si près de lui, et résolut <span class="pagenum"><a id="page056" name="page056"></a>(p. 056)</span> +d'enlever au général Damas le poste que celui-ci avait occupé sous +Kléber.</p> + +<span class="sidenote">Discordes dans le sein de l'armée.</span> + +<p>Les opposants déconcertés essayèrent de parer le coup en envoyant à +Menou, pour négocier avec lui, le sage et brave général Friant, +lequel, appliqué uniquement à ses devoirs, étranger à toutes les +divisions, ne s'en mêlait que pour chercher à les apaiser. Menou, plus +ferme que de coutume, ne se laissa pas fléchir, et remplaça le général +Damas par le général Lagrange. Il se trouva dès lors incommodé de +moins près par ses ennemis; mais ils n'en furent pas moins irrités, +bien au contraire; et la discorde parmi les chefs de l'armée n'en +devint que plus scandaleuse et plus inquiétante. Les gens sages +gémissaient de l'ébranlement qui pouvait en résulter dans le +commandement; ébranlement fâcheux partout, mais plus fâcheux encore +lorsqu'on est loin de l'autorité suprême, et placé au milieu de +dangers continuels.</p> + +<span class="sidenote">Travaux administratifs de Menou.</span> + +<p>Menou, mauvais général, mais administrateur laborieux, travaillait, +jour et nuit, à ce qu'il appelait l'organisation de la colonie. Il fit +de bonnes choses, il en fit aussi de mauvaises, mais surtout il en fit +trop. Il s'occupa d'abord de mettre la solde au courant en employant à +cet usage la contribution de dix millions, frappée par Kléber sur les +villes égyptiennes, comme châtiment de la dernière révolte. C'était un +moyen de maintenir le contentement et la soumission dans l'armée; car, +au moment de la convention d'El-Arisch, on avait vu se manifester chez +elle quelques mouvements d'insubordination, provoqués <span class="pagenum"><a id="page057" name="page057"></a>(p. 057)</span> en +partie par le retard de la solde. Menou regardait donc l'acquittement +régulier de ce qui était dû au soldat, comme une garantie d'ordre, et +il avait raison. Mais il prit l'engagement téméraire de payer la +solde, toujours, avant toute autre dépense, oubliant les cas forcés +que la guerre pouvait faire naître. Il s'occupa du pain des troupes, +qu'il rendit excellent. Il organisa les hôpitaux, et s'appliqua +soigneusement à introduire l'ordre dans la comptabilité. Menou était +d'une parfaite intégrité, mais un peu enclin à la déclamation. Il +exprima si souvent, dans ses ordres du jour, l'intention de rétablir +la moralité dans l'armée, qu'il blessa tous les généraux. Ceux-ci +demandaient avec amertume, si tout était au pillage avant Menou, et si +l'honnêteté parmi eux datait de son arrivée au commandement. Il était +vrai, en effet, qu'on avait commis fort peu de malversations, depuis +l'occupation de l'Égypte. On avait fait, après la violation de la +convention d'El-Arisch, une prise considérable dans le port +d'Alexandrie; c'était celle des nombreux bâtiments, venus sous +pavillon turc, pour transporter l'armée en France, et presque tous +chargés de marchandises. Une commission était chargée de les vendre au +profit du trésor de la colonie. Menou parut mécontent des opérations +de la commission et du général Lanusse, qui commandait à Alexandrie; +il rappela celui-ci, de manière à porter atteinte à son caractère, et +le remplaça par le général Friant. Le général Lanusse en fut offensé, +et, de retour au Kaire, vint accroître le nombre des mécontents. +Menou ne s'en <span class="pagenum"><a id="page058" name="page058"></a>(p. 058)</span> tint pas là; il voulut changer le système des +contributions, et, sous ce rapport, commit des fautes graves. Sans +aucun doute, on pouvait opérer plus tard une réforme dans les finances +de l'Égypte. Avec une répartition équitable de l'impôt foncier, avec +quelques taxes bien entendues sur les consommations, il était facile +de soulager le peuple égyptien, et d'augmenter considérablement les +revenus de l'autorité publique. Mais dans le moment, exposé qu'on +était aux attaques du dehors, il ne fallait pas se créer des +difficultés au dedans, et faire éprouver à la population des +changements, dont elle ne saurait pas d'abord apprécier le bienfait. +Percevoir avec plus d'ordre et d'équité les anciens impôts, suffisait +pour établir entre les Mamelucks et les Français une comparaison toute +à l'avantage de ces derniers, et pour alimenter largement le trésor de +l'armée. Menou imagina un cadastre général des propriétés, un nouveau +système d'impôt foncier, et surtout l'exclusion des Cophtes, qui, en +Égypte, étaient les fermiers des revenus, et jouaient à peu près le +rôle que les Juifs jouent dans le nord de l'Europe. Ces projets, bons +pour l'avenir, étaient fort mauvais pour le présent. Menou, +heureusement, n'eut pas le temps de mettre tout son plan à exécution; +mais il eut celui de créer des contributions nouvelles. Les cheiks +<i>El-Beled</i>, magistrats municipaux de l'Égypte, recevaient à certaines +époques l'investiture du pouvoir municipal, et obtenaient, en présent, +ou des pelisses, ou des schalls, de l'autorité qui <span class="pagenum"><a id="page059" name="page059"></a>(p. 059)</span> les +investissait. Ils répondaient à ces dons par des présents de chevaux, +de chameaux, de bétail. Les Mamelucks renouvelaient cette cérémonie le +plus souvent possible, à cause du produit dont elle était pour eux +l'occasion. Quelques-uns même l'avaient convertie en une prestation en +argent. Menou imagina de généraliser cette mesure, et de l'étendre à +toute l'Égypte. Il frappa sur les cheiks <i>El-Beled</i> un impôt, qui +pouvait monter à deux millions et demi. Ils étaient certainement assez +riches pour le payer, et même, pour beaucoup d'entre eux, cet impôt +régulier était un véritable dégrèvement. Mais ils avaient une grande +influence dans les deux mille cinq cents villages placés sous leur +autorité, et c'était s'exposer à les tourner contre soi, que de les +soumettre à un impôt absolu, uniforme, sans compensation, qui +entraînait d'ailleurs la suppression d'une coutume dont l'effet moral +était utile. Menou, possédé du désir d'assimiler l'Égypte à la France, +ce qu'il appelait la civiliser, imagina de plus un système d'octrois. +L'Égypte avait ses impôts sur les consommations, qui se percevaient +dans les <i>okels</i>, espèce d'entrepôts, dans lesquels on dépose en +Orient toutes les marchandises, qui se transportent d'un lieu à un +autre. Ce mode de perception était simple et facile. Menou voulut le +convertir en un impôt à la porte des villes, fort peu nombreuses en +Égypte. Indépendamment du trouble apporté aux habitudes du pays, +l'effet immédiat fut de faire renchérir les denrées dans les +garnisons, de rejeter une partie de cette charge sur l'armée, et +d'exciter de nouveaux murmures. Enfin <span class="pagenum"><a id="page060" name="page060"></a>(p. 060)</span> Menou résolut de faire +contribuer les négociants riches, qui échappaient aux charges +publiques, c'étaient les Cophtes, les Grecs, les Juifs, les +Damasquins, les Francs, etc. Il leur imposa une capitation de +2,500,000 francs par an. Le fardeau n'était pas trop lourd assurément, +surtout pour les Cophtes, enrichis par le fermage des impôts. Mais ces +derniers avaient été fort maltraités dans la révolte du Kaire; on +avait d'ailleurs besoin d'eux, car c'était à leur bourse qu'il fallait +s'adresser, quand on voulait emprunter quelque somme d'argent. Il +n'était donc pas prudent de se les aliéner, pas plus que d'aliéner les +commerçants grecs et européens, lesquels, très-rapprochés de nos +mœurs, de nos usages, de notre esprit, devaient être nos +intermédiaires naturels auprès des Égyptiens. Enfin Menou créa un +impôt sur les successions, qu'il voulut étendre même à l'armée, ce qui +devint un nouveau grief pour les mécontents.</p> + +<p>Cette manie d'assimiler une colonie à la métropole, et de croire qu'en +la froissant on la civilise, possédait Menou comme tous les +colonisateurs peu éclairés, et plus pressés de faire vite que de faire +bien. Pour achever l'œuvre, Menou créa un conseil privé, non pas +composé de quatre ou cinq chefs de service, mais d'une cinquantaine +d'officiers civils et militaires, pris parmi les divers grades. +C'était un vrai parlement, que le ridicule empêcha de réunir. Il y +ajouta enfin un journal arabe, destiné à porter à la connaissance des +Égyptiens et de l'armée, les actes de l'autorité française.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page061" name="page061"></a>(p. 061)</span> Cependant les soldats s'occupaient peu de ces créations. Ils +vivaient bien, riaient de Menou, mais aimaient sa bonhomie et sa +sollicitude pour eux. Les habitants étaient soumis et trouvaient, +après tout, le joug des Français beaucoup plus supportable que celui +des Mamelucks. Cependant il y avait des gens infiniment plus +irritables, c'étaient les mécontents de l'armée. Pour que Menou ne fût +pas blâmé, il aurait fallu qu'il ne fît absolument rien, qu'il ne +livrât pas un seul acte à leur critique envenimée, et alors ils +auraient blâmé son inaction. Mais Menou était trop possédé de la manie +d'organiser, pour ne fournir aucune matière à leurs critiques. Ils en +profitèrent, et allèrent jusqu'à projeter la déposition du général en +chef, acte insensé, qui aurait bouleversé la colonie, et converti +l'armée d'Égypte en armée de prétoriens. On sonda les corps +d'officiers dans plusieurs divisions, mais on trouva l'esprit si sage, +si peu tourné du côté des révoltes, qu'on y renonça. Reynier et Damas +avaient entraîné Lanusse: tous ensemble entraînèrent Belliard et +Verdier, et, le général Friant excepté, tous les divisionnaires firent +bientôt partie de cette funeste opposition. Deux anciens +conventionnels, que le général Bonaparte avait conduits en Égypte, +pour occuper leur oisiveté, Tallien et Isnard, étaient au Kaire, et +revenus à leurs anciennes habitudes, se montraient les plus ardents +agitateurs. À défaut de la déposition du général en chef, reconnue +impraticable, les généraux imaginèrent de faire auprès de lui une +démarche de corps, pour présenter leurs observations <span class="pagenum"><a id="page062" name="page062"></a>(p. 062)</span> sur des +mesures, dont quelques-unes assurément étaient fort critiquables. Ils +s'y rendirent sans s'être fait annoncer, et surprirent beaucoup Menou, +par leur subite apparition. Ils lui exposèrent leurs griefs, qu'il +entendit avec assez de déplaisir, mais non sans une certaine dignité. +Il promit de tenir compte de quelques-unes de leurs observations, et +eut la faiblesse de ne pas réprimer à l'instant même l'inconvenance +d'une telle conduite. Cette démarche produisit dans l'armée un vrai +scandale, et fut sévèrement blâmée. Du reste, Isnard et Tallien +payèrent pour tous, et furent embarqués pour l'Europe.</p> + +<p>Sur ces entrefaites arriva l'ordre du Premier Consul, qui confirmait +Menou dans sa position, et l'investissait du commandement en chef +d'une manière définitive. Cette expression de la volonté suprême vint +fort à propos, et fit rentrer dans le devoir une partie des +mécontents. Malheureusement de nouvelles tracasseries survinrent, et +replacèrent bientôt les choses dans leur premier état. C'est en +querelles misérables, que ces esprits chagrins, aigris par l'exil, +encouragés à la discorde par la faiblesse du commandement, employèrent +le temps écoulé depuis Héliopolis jusqu'au moment présent, +c'est-à-dire une année: temps précieux, qu'il aurait fallu employer à +vivre unis, pour se préparer par l'union à vaincre le redoutable +ennemi prêt à descendre en Égypte.</p> + +<span class="sidenote">Moyens préparés pour attaquer l'Égypte.</span> + +<p>Le Nil baissait, les eaux rentraient dans leur lit, les terres +inondées commençaient à sécher. L'époque des débarquements était +venue. On touchait <span class="pagenum"><a id="page063" name="page063"></a>(p. 063)</span> au mois de février 1801 (ventôse an <span class="smcap">IX</span>). +Les Anglais et les Turcs se disposaient à livrer de nouveaux assauts à +la colonie. Le grand visir, celui que Kléber avait battu à Héliopolis, +était à Gaza, entre la Palestine et l'Égypte, n'ayant pas osé depuis +sa défaite reparaître à Constantinople, ne comptant guère plus de dix +à douze mille hommes dans son armée, dévorés par la peste, vivant de +pillage, et ayant tous les jours à combattre les montagnards de la +Palestine, soulevés contre de pareils hôtes. Celui-là n'était pas de +long-temps à craindre. Le capitan-pacha, ennemi du visir, favori du +sultan, croisait avec quelques vaisseaux, entre la Syrie et l'Égypte. +Il aurait voulu renouveler la convention d'El-Arisch, espérant peu de +la force des armes pour reconquérir l'Égypte, et se défiant beaucoup +des Anglais, qu'il suspectait fort de vouloir arracher cette belle +contrée aux Français, pour s'en emparer eux-mêmes. Enfin 18 mille +hommes réunis à Macri, dans l'Asie-Mineure, les uns Anglais, les +autres Hessois, Suisses, Maltais, Napolitains, conduits par des +officiers exclusivement anglais, et soumis à une excellente +discipline, allaient s'embarquer à bord de l'escadre de lord Keith, et +descendre en Égypte, sous les ordres d'un bon général, sir Ralph +Abercromby.</p> + +<p>À ces 18 mille soldats européens, devaient se joindre 6 mille +Albanais, que le capitan-pacha transportait en ce moment sur son +escadre, 6 mille Cipayes venant de l'Inde par la mer Rouge, et une +vingtaine de mille hommes, mauvais soldats d'Orient, prêts à +rejoindre les 10 mille hommes du grand visir en <span class="pagenum"><a id="page064" name="page064"></a>(p. 064)</span> Palestine. +C'étaient environ 60 mille soldats que l'armée d'Égypte allait avoir +sur les bras. Elle n'avait à leur opposer que 18 mille combattants. +Cependant c'était assez, et même plus qu'il n'en fallait, si la +direction était bonne.</p> + +<span class="sidenote">Avis nombreux annonçant une prochaine expédition.</span> + +<p>D'abord il n'y avait pas danger d'être surpris, car les avis +arrivaient de toutes parts, tant de l'Archipel par les bâtiments +grecs, que de la Haute-Égypte par Murad-Bey, et de l'Europe elle-même +par les expéditions fréquentes du Premier Consul. Tous ces avis +annonçaient une prochaine expédition, composée à la fois d'Orientaux +et d'Européens. Menou, sourd aux avertissements qui lui parvinrent, ne +fit, dans ce moment critique, rien de ce qu'il fallait faire, et de ce +qui était clairement indiqué par la situation.</p> + +<span class="sidenote">Menou est sourd à tous les avis qui lui parviennent.</span> + +<p>La bonne politique conseillait d'abord de se ménager soigneusement la +fidélité de Murad-Bey, en le traitant convenablement, car il gardait +la Haute-Égypte, et d'ailleurs il préférait les Français aux Turcs et +aux Anglais. Menou négligea ce soin, et répondit aux informations de +Murad-Bey de manière à nous l'aliéner, s'il avait pu l'être. La bonne +politique conseillait encore de profiter de la défiance des Turcs à +l'égard des Anglais, et sans renouveler le scandale de la convention +d'El-Arisch, de les paralyser au moyen d'une négociation simulée, qui, +en les occupant, aurait ralenti leurs efforts. Menou ne songea pas +plus à ce moyen qu'aux autres.</p> + +<span class="sidenote">Il ne prend aucune des mesures commandées par les +circonstances.</span> + +<p>Quant aux mesures administratives et militaires que réclamait la +circonstance, il ne sut en prendre aucune à propos. Il fallait +d'abord faire à Alexandrie, <span class="pagenum"><a id="page065" name="page065"></a>(p. 065)</span> à Rosette, à Damiette, à +Ramanieh, au Kaire, partout où l'armée pourrait être rassemblée, de +grands approvisionnements de guerre, toujours faciles dans un pays +aussi abondant que l'Égypte. Menou s'y refusa, ne voulant rien +détourner du service de la solde, qu'il avait promis de tenir à jour, +et que la difficulté de percevoir les nouveaux impôts permettait tout +juste d'acquitter en cet instant. Il fallait remonter la cavalerie et +l'artillerie, ressource principale contre une armée de débarquement, +ordinairement dépourvue de ces deux armes. Il s'y refusa par les mêmes +raisons financières. Il poussa même l'imprévoyance, jusqu'à choisir ce +moment pour faire couper les chevaux d'artillerie, qui étaient +entiers, et que leur fougue rendait incommodes.</p> + +<span class="sidenote">Points d'attaque contre l'Égypte, et moyens d'y pourvoir.</span> + +<p>Enfin Menou s'opposa aux concentrations de troupes, que la santé des +soldats rendait convenables dans cette saison, quand bien même aucun +danger n'aurait menacé l'Égypte. En effet quelques signes de peste +avaient été aperçus. Camper les troupes, et les tirer des villes était +urgent, indépendamment du besoin de les rendre plus mobiles. L'armée +répandue dans les garnisons, ou inutilement amassée au Kaire, ou +employée à la perception du miri, n'était nulle part en mesure d'agir. +Et cependant en bien disposant des 23 mille hommes qui lui restaient, +et dont 17 ou 18 mille étaient capables de servir activement, Menou +était en mesure de défendre partout l'Égypte avec avantage. Il +pouvait être attaqué par Alexandrie à cause <span class="pagenum"><a id="page066" name="page066"></a>(p. 066)</span> de la rade +d'Aboukir, située dans le voisinage, et toujours préférée pour les +débarquements; par Damiette, autre point propre aux atterrages, +quoique beaucoup moins favorable que celui d'Aboukir; enfin par la +frontière de Syrie, où le visir se trouvait avec les débris de son +armée. De ces trois points il n'y en avait qu'un de sérieusement +menacé, c'était Alexandrie et la rade d'Aboukir; chose facile à +prévoir, car tout le monde le pensait ainsi, et le disait dans +l'armée. La plage de Damiette, au contraire, était d'un accès +difficile, et se liait par si peu de points avec le Delta, que l'armée +ennemie, si elle y avait débarqué, aurait été bloquée facilement, et +bientôt obligée de se rembarquer. Il n'était donc pas probable que les +Anglais vinssent par Damiette. Du côté de la Syrie, le visir devait +inspirer peu de craintes. Il était trop faible, trop rempli du +souvenir d'Héliopolis, pour prendre l'initiative. Il ne voulait se +porter en avant, qu'après que les Anglais auraient réussi à débarquer. +Dans tous les cas, c'était un bon calcul que de le laisser avancer, +car il serait d'autant plus compromis, qu'il se serait porté plus en +avant. Le sujet unique des préoccupations du général en chef, devait +donc être l'armée anglaise, dont le débarquement était annoncé comme +très-prochain. Dans cette situation, il fallait laisser une forte +division autour d'Alexandrie, c'est-à-dire 4 ou 5 mille hommes de +troupes actives, indépendamment des marins et des dépôts destinés à la +garde des forts. Deux mille hommes suffisaient à Damiette. C'était +assez du régiment <span class="pagenum"><a id="page067" name="page067"></a>(p. 067)</span> des Dromadaires pour observer la frontière +de Syrie. Une garnison de 3 mille hommes au Kaire, pouvant être +rejointe par les 2 mille hommes de la Haute-Égypte, et renforcée par +quelques mille Français des dépôts, suffisait, et au delà, pour +contenir la population de la capitale, le visir eût-il paru sous ses +murs. Ces divers emplois absorbaient 11 ou 12 mille hommes, sur 17 ou +18 mille de troupes actives. Il restait une réserve de 6 mille hommes +d'élite, dont il fallait faire un gros camp, également à portée +d'Alexandrie et de Damiette. (Voir la carte n<sup>o</sup> 12.) Il existait en +effet un point qui réunissait toutes les conditions désirables, +c'était Ramanieh: lieu sain, au bord du Nil, pas loin de la mer, +facile à nourrir, situé à une journée d'Alexandrie, à deux journées de +Damiette, à trois ou quatre de la frontière de Syrie. Si Menou avait +établi à Ramanieh sa réserve de 6 mille hommes, il pouvait, au premier +avis, la porter en 24 heures sur Alexandrie, en 48 heures sur +Damiette, et, s'il l'avait même fallu, en trois ou quatre jours, vers +la frontière de Syrie. Une pareille force eût rendu partout +impuissantes les tentatives de l'ennemi.</p> + +<span class="sidenote">Les lieutenants de Menou lui proposent vainement les +dispositions militaires convenables.</span> + +<p>Menou ne songeait à aucun de ces moyens, et non-seulement n'y songeait +point, mais repoussa les avis de tous ceux qui voulurent l'y faire +penser. Les bons conseils lui vinrent de toutes parts, notamment des +généraux qui lui étaient opposés. Ceux-ci, on doit leur rendre cette +justice, et parmi eux Reynier, plus habitué que les autres aux +grandes dispositions militaires, <span class="pagenum"><a id="page068" name="page068"></a>(p. 068)</span> ceux-ci lui révélèrent le +danger, lui indiquèrent les mesures à prendre; mais ils s'étaient ôté +tout crédit sur le général en chef, par leur opposition intempestive, +et, maintenant qu'ils avaient raison, ils n'étaient pas plus écoutés +que lorsqu'ils avaient tort.</p> + +<span class="sidenote">Faiblesse des moyens du général Friant à Alexandrie.</span> + +<p>Le brave Friant, étranger aux fatales discordes de l'armée, s'occupait +avec zèle de la défense d'Alexandrie. Il avait organisé les marins et +les hommes de dépôts, de manière à pouvoir leur confier la garde des +forts; mais cela fait, il n'avait guère plus de 2 mille hommes de +troupes actives à réunir sur le lieu où se ferait le débarquement. +Encore fallait-il qu'il en consacrât une partie à garder les points +principaux de la plage, tels que le fort d'Aboukir, les postes de la +Maison-Carrée, d'Edko, et de Rosette. Ces points occupés il ne devait +pas lui rester plus de 1,200 hommes. Heureusement la frégate la +<i>Régénérée</i>, venue de Rochefort, avait apporté un renfort de 300 +hommes, avec un surcroît de munitions considérable. Grâce à cette +circonstance inattendue, la force mobile du général Friant s'éleva +jusqu'à 1,500 hommes. Qu'on imagine de quel secours eût été en ce +moment l'escadre de Ganteaume, si, comptant un peu plus sur la +fortune, cet amiral avait apporté les quatre mille soldats d'élite qui +se trouvaient à bord de ses vaisseaux.</p> + +<p>Le général Friant, dans le dénûment où il était, se bornait à demander +deux bataillons de plus, et un régiment de cavalerie. Par le fait, +cette force eût suffi, mais il était bien téméraire, dans une +<span class="pagenum"><a id="page069" name="page069"></a>(p. 069)</span> telle conjoncture, de se confier en un renfort d'un millier +d'hommes. Il faut le dire, la confiance de l'armée en elle-même +contribua beaucoup à la perdre. Elle avait pris l'habitude de se +battre en Égypte, un contre quatre, quelquefois un contre huit, et +elle ne se faisait pas une idée exacte des moyens des Anglais, en fait +de débarquement. Elle croyait qu'ils ne pourraient jamais descendre à +terre plus de quelques centaines d'hommes à la fois, sans artillerie +et sans cavalerie, et elle imaginait qu'elle en viendrait facilement à +bout avec ses baïonnettes. C'était une fatale illusion. Néanmoins ce +renfort demandé par Friant, ce renfort, quelque faible qu'il fût, +aurait tout sauvé: on va en juger par les événements.</p> + +<span class="sidenote">Nouvelle certaine du débarquement prochain, par un canot +fait prisonnier.</span> + +<span class="sidenote">Mauvaises dispositions de Menou, en apprenant l'approche +des Anglais.</span> + +<p>Le 28 février 1801 (9 ventôse an <span class="smcap">IX</span>), on aperçut, non loin +d'Alexandrie, un canot anglais, qui semblait occupé à faire une +reconnaissance. On mit des chaloupes à sa poursuite, on le prit ainsi +que les officiers qu'il contenait, et qui étaient chargés de préparer +le débarquement. Les notes trouvées sur eux ne laissèrent plus aucun +doute. Immédiatement après, la flotte anglaise, composée de 70 voiles, +parut en vue d'Alexandrie; mais, écartée par un gros temps, elle prit +le large. La fortune laissait encore une chance pour préserver +l'Égypte des Anglais, car il était probable que leur descente à terre +ne serait pas exécutée avant plusieurs jours. La nouvelle transmise +par Friant au Kaire, y arriva le 4 mars (13 ventôse), dans +l'après-midi. Si Menou avait pris sur-le-champ une résolution prompte +et sensée, tout pouvait être réparé. S'il <span class="pagenum"><a id="page070" name="page070"></a>(p. 070)</span> avait fait refluer +l'armée entière vers Alexandrie, la cavalerie y serait arrivée en +quatre jours, l'infanterie en cinq, c'est-à-dire que le 8 et le 9 mars +(17 et 18 ventôse), on aurait pu avoir 10 mille hommes sur la plage +d'Aboukir. Il était possible qu'à cette époque les Anglais eussent +déjà débarqué leurs troupes, mais il était impossible qu'ils eussent +trouvé le temps de débarquer leur matériel, de consolider leur +position, et on arrivait encore assez tôt pour les jeter à la mer. +Reynier, qui était au Kaire, écrivit, le jour même à Menou la lettre +la mieux raisonnée. Il lui conseillait de négliger le visir, qui ne +prendrait pas l'initiative, de négliger Damiette, qui ne semblait pas +le côté menacé, et de courir avec la masse de ses forces sur +Alexandrie. Rien n'était plus juste. En tout cas, on ne compromettait +rien en s'acheminant vers Ramanieh, car, arrivé en cet endroit, si on +apprenait que le danger était vers Damiette ou vers la Syrie, on +pouvait toujours se reporter facilement sur l'un ou l'autre de ces +points. On n'avait pas perdu un seul jour, et on s'était rapproché +d'Alexandrie, où se montrait le vrai danger. Mais il fallait se +décider sur-le-champ, et marcher la nuit même. Menou ne voulut rien +entendre, et devint absolu dans ses ordres, tout en restant incertain +dans ses idées. Ne sachant pas discerner le point véritablement +menacé, il envoya un renfort au général Rampon vers Damiette; il +dirigea Reynier avec sa division vers Belbeïs, pour faire face au +visir du côté de la Syrie. Il achemina la division Lanusse vers +Ramanieh. Encore ne l'envoya-t-il <span class="pagenum"><a id="page071" name="page071"></a>(p. 071)</span> pas tout entière, car il +retint la 88<sup>e</sup> demi-brigade au Kaire. Il n'expédia sur-le-champ que le +17<sup>e</sup> de chasseurs. Le général Lanusse avait ordre de se diriger sur +Ramanieh, et, suivant les nouvelles trouvées sur ce point, de se +porter de Ramanieh sur Alexandrie. Menou demeura de sa personne au +Kaire, avec une grosse partie de ses forces, attendant les nouvelles +ultérieures dans cette position, si éloignée du littoral. On ne +pouvait pousser plus loin l'incapacité.</p> + +<span class="sidenote">Force de la flotte anglaise.</span> + +<p>Pendant ce temps, les événements marchaient avec rapidité. La flotte +anglaise était composée de 7 vaisseaux de ligne, d'un grand nombre de +frégates, de bricks et de gros bâtiments de la compagnie des Indes, en +tout 70 voiles. Elle portait à bord une masse considérable de +chaloupes. Comme nous l'avons dit ailleurs, lord Keith commandait les +forces de mer, sir Ralph Abercromby celles de terre. Le point qu'ils +choisirent pour débarquer, fut celui qu'on avait toujours choisi +auparavant, c'est-à-dire la rade d'Aboukir. C'était là que notre +escadre avait mouillé en 1798; ce fut là qu'elle fut trouvée et +détruite par Nelson; c'est là que l'escadre turque avait déposé les +braves janissaires, jetés à la mer par le général Bonaparte, dans la +glorieuse journée d'Aboukir. La flotte anglaise, après avoir été +obligée de tenir le large pendant plusieurs jours, retard funeste pour +elle, bien heureux pour nous, si Menou avait su en profiter, vint se +placer dans la rade d'Aboukir, le 6 mars (15 ventôse), à cinq lieues +d'Alexandrie.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page072" name="page072"></a>(p. 072)</span> + +<span class="sidenote">Caractères du sol dans la Basse-Égypte.</span> + +<span class="sidenote">La rade d'Aboukir.</span> + +<p>La Basse-Égypte, ainsi que la Hollande, ainsi que Venise, est un pays +de lagunes. (Voir la carte n<sup>o</sup> 12.) Elle présente, comme tous les pays +de cette espèce, un caractère qu'il faut s'attacher à saisir, si on +veut bien comprendre les opérations militaires dont elle peut devenir +le théâtre. Aux points où tous les grands fleuves entrent dans la mer, +il se crée des bancs de sable, disposés tout autour de leur +embouchure. Ces bancs proviennent des sables que le fleuve entraîne, +que la mer repousse, et qui, pressés entre ces deux forces contraires, +s'étendent parallèlement au rivage. Ils forment ces barres, si +redoutées des navigateurs, et toujours si difficiles à franchir, quand +on veut sortir du lit des fleuves, ou y entrer. Elles s'élèvent +successivement jusqu'au niveau des eaux, puis, avec le temps, +au-dessus, et présentent de longues plages sablonneuses, battues en +dehors par les flots de la mer, baignées en dedans par les eaux +fluviales, qu'elles gênent dans leur écoulement. Le Nil, en se jetant +dans la Méditerranée, a formé, devant ses nombreuses embouchures, un +vaste demi-cercle de ces bancs de sable. Ce demi-cercle, qui a un +développement de soixante-dix lieues au moins, depuis Alexandrie +jusqu'à Peluse, est à peine interrompu près de Rosette, de Bourloz, de +Damiette, de Peluse, par quelques ouvertures, à travers lesquelles les +eaux du Nil se rendent à la mer. Baigné d'un côté par la Méditerranée, +il est baigné de l'autre par les lacs Maréotis et Madieh, par le lac +d'Edko, par les lacs Bourloz et Menzaleh. Tout débarquement en Égypte +<span class="pagenum"><a id="page073" name="page073"></a>(p. 073)</span> devait s'effectuer nécessairement sur l'un de ces bancs de +sable. Conduits par l'exemple et la nécessité, les Anglais avaient +choisi celui qui forme la plage d'Alexandrie. (Voir la carte n<sup>o</sup> 18.) +Ce banc, long d'environ quinze lieues, s'étendant entre la +Méditerranée d'un côté, les lacs Maréotis et Madieh de l'autre, porte +à l'une de ses extrémités la ville d'Alexandrie, et, à l'autre, +présente un rentrant demi-circulaire, qui se termine à Rosette. C'est +ce rentrant demi-circulaire, qui forme la rade d'Aboukir. L'un des +côtés de cette rade était défendu par le fort d'Aboukir, ouvrage des +Français, battant de ses feux la plage environnante. Venaient ensuite +quelques monticules de sable, régnant autour du rivage, et allant +expirer à l'autre côté de la rade, dans une plaine sablonneuse et +unie. Le général Bonaparte avait ordonné de construire un ouvrage sur +ces monticules. Si on lui avait obéi, tout débarquement eût été +impossible.</p> + +<span class="sidenote">Débarquement des Anglais, exécuté le 8 mars.</span> + +<p>C'est au milieu de cette rade que la flotte anglaise vint mouiller, +rangée sur deux lignes. Elle attendit sur ses ancres que la houle, +devenue moins forte, permît de mettre les chaloupes à la mer. Enfin, +le 8 au matin (17 ventôse), le temps étant plus calme, lord Keith +distribua 5 mille hommes d'élite, dans 320 chaloupes. Ces chaloupes, +disposées sur deux rangs, et dirigées par le capitaine Cochrane, +s'avancèrent, ayant à chacune de leurs ailes une division de +canonnières. Ces canonnières recevaient et rendaient une canonnade +fort vive.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page074" name="page074"></a>(p. 074)</span> Le général Friant, accouru sur les lieux, s'était formé un +peu en arrière du rivage, afin de mettre ses troupes à l'abri de +l'artillerie anglaise. Il avait jeté, entre le fort d'Aboukir et le +terrain qu'il occupait, un détachement de la 25<sup>e</sup> demi-brigade, avec +quelques pièces de canon. À sa gauche même, il avait placé la 75<sup>e</sup>, +forte de deux bataillons, et cachée par les monticules de sable; au +centre, deux escadrons de cavalerie, l'un du 18<sup>e</sup>, l'autre du 20<sup>e</sup> de +dragons; enfin, à sa droite, la 61<sup>e</sup> demi-brigade, forte aussi de deux +bataillons, et chargée de défendre la partie basse du rivage. Ces +divers corps ne s'élevaient pas à plus de 1,500 hommes. Quelques +avant-postes occupaient le bord de la mer; l'artillerie française, +placée sur les parties saillantes du terrain, balayait la plage de ses +boulets.</p> + +<span class="sidenote">Combat brillant, mais infructueux, pour repousser les +Anglais.</span> + +<p>Les Anglais s'avançaient à force de rames, les soldats couchés dans le +fond des chaloupes, les matelots debout, maniant leurs avirons avec +vigueur, et supportant avec sang-froid le feu de l'artillerie. Des +matelots tombaient, d'autres les remplaçaient à l'instant. La masse, +mue par une seule impulsion, s'approchait du rivage. Enfin, elle y +touche; les soldats anglais se lèvent du fond des chaloupes, et +s'élancent à terre. Ils se forment, et courent aux escarpements +sablonneux qui bordaient la rade. Le général Friant, averti par ses +avant-postes, qui se retiraient, arrive un peu tard. Cependant il +lance la 75<sup>e</sup> à gauche, sur les monticules de sable; la 61<sup>e</sup> à +droite, vers la partie basse du rivage. Celle-ci <span class="pagenum"><a id="page075" name="page075"></a>(p. 075)</span> se précipite +avec ardeur, et la baïonnette baissée, sur les Anglais, qui de ce côté +se trouvaient sans appui. Elle les pousse avec vigueur, les accule à +leurs chaloupes, et y entre avec eux. Les grenadiers de cette +demi-brigade s'emparent de douze embarcations, et s'en servent pour +faire un feu meurtrier sur l'ennemi. La 75<sup>e</sup>, qui, avertie trop tard, +avait laissé le temps aux Anglais d'envahir les escarpements de +gauche, s'avance avec précipitation pour les enlever. Découverte par +ce mouvement, et exposée au feu des canonnières, elle reçoit une +affreuse décharge à mitraille, qui d'un coup tue 32 hommes et en +blesse 20. Elle est accueillie au même instant, par les redoutables +feux de l'infanterie anglaise. Cette brave demi-brigade, un instant +surprise, et placée d'ailleurs sur un terrain inégal, attaque avec une +certaine confusion. Le général Friant veut la faire soutenir, en +ordonnant une charge de cavalerie sur le centre des Anglais, qui se +déployait déjà dans la plaine, après avoir franchi les premiers +obstacles. Le commandant du 18<sup>e</sup> de dragons, plusieurs fois appelé +pour recevoir les ordres du général, arrive après s'être fait +attendre. Le général Friant, au milieu d'une grêle de balles, lui +indique avec précision le point d'attaque. Cet officier, +malheureusement peu résolu, n'aborde pas directement l'ennemi, perd du +temps à faire un détour, lance mal son régiment, et fait tuer beaucoup +de cavaliers et de chevaux, sans ébranler les Anglais, et sans dégager +la 75<sup>e</sup>, qui s'acharnait à reprendre les hauteurs sablonneuses de +gauche. Restait <span class="pagenum"><a id="page076" name="page076"></a>(p. 076)</span> l'escadron du 20<sup>e</sup>. Un brave officier, nommé +Boussart, qui le commandait, charge à la tête de ses dragons, et +renverse tout ce qui se présente devant lui. Alors la 61<sup>e</sup> qui, vers +la droite, était demeurée maîtresse du rivage, sans pouvoir toutefois +vaincre à elle seule la masse des ennemis, se ranime, se jette à la +suite du 20<sup>e</sup> de dragons, pousse la gauche des Anglais sur leur +centre, et déjà les oblige à se rembarquer. La 75<sup>e</sup>, de son côté, sous +un feu épouvantable, fait de nouveaux efforts. Si, dans ce moment +décisif, le général Friant avait eu les deux bataillons d'infanterie +et le régiment de cavalerie, qu'il avait tant de fois demandés, c'en +était fait, et les Anglais étaient jetés à la mer. Mais une troupe de +1,200 hommes d'élite, composée de Suisses et d'Irlandais, tourne les +monticules de sable, et déborde la gauche de la 75<sup>e</sup>. Celle-ci est de +nouveau forcée de plier. Elle se retire, laissant à notre droite, la +61<sup>e</sup>, acharnée à vaincre, mais compromise par ses succès même.</p> + +<p>Le général Friant, voyant que, la 75<sup>e</sup> étant obligée de rétrograder, +la 61<sup>e</sup> pourrait être enveloppée, ordonne alors la retraite, et +l'effectue en bon ordre. Les grenadiers de la 61<sup>e</sup>, animés par le +carnage et le succès, obéissent avec peine aux ordres du général, et, +en se retirant, contiennent encore les Anglais par des charges +vigoureuses.</p> + +<p>Cette malheureuse journée du 8 mars (17 ventôse), entraîna la perte de +l'Égypte. Le brave général Friant avait peut-être choisi sa première +position, un peu trop loin du rivage; peut-être aussi avait-il trop +<span class="pagenum"><a id="page077" name="page077"></a>(p. 077)</span> compté sur la supériorité de ses soldats, et supposé trop +facilement que les Anglais ne pourraient débarquer que peu de monde à +la fois. Mais cette confiance était fort excusable, et, après tout, +justifiée, car, s'il avait eu seulement un ou deux bataillons de plus, +les Anglais eussent été repoussés, et l'Égypte sauvée. Mais que dire +de ce général en chef, qui, depuis deux mois, averti du péril par +toutes les voies, n'avait pas concentré ses forces à Ramanieh, ce qui +lui aurait permis de réunir dix mille hommes devant Aboukir, le jour +décisif? qui, averti encore le 4 mars, par une nouvelle positive +parvenue ce jour-là au Kaire, n'avait pas fait partir des troupes, qui +auraient pu arriver le matin même du 8, et seraient par conséquent +arrivées à temps pour repousser les Anglais? Que dire aussi de cet +amiral Ganteaume, qui aurait pu déposer quatre mille hommes dans +Alexandrie, le jour même où la frégate la <i>Régénérée</i> en apportait +300, lesquels combattirent sur le rivage d'Aboukir? Que dire de tant +de timidités, de négligences, de fautes de tout genre, sinon qu'il y a +des jours où tout s'accumule pour perdre les batailles et les empires?</p> + +<p>Le combat avait été meurtrier. Les Anglais comptaient 1,100 hommes +morts ou blessés, sur 5 mille qui avaient débarqué. Nous en avions eu +400 hors de combat, sur 1,500. On s'était donc bien battu. Le général +Friant se retira sous les murs d'Alexandrie, et donna les plus prompts +avis, soit à Menou, soit aux généraux, ses voisins, pour qu'on vînt à +son secours.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page078" name="page078"></a>(p. 078)</span> Cependant tout pouvait être réparé, si on profitait du temps +qui restait encore, des forces qu'on avait à sa disposition, et des +embarras dans lesquels les Anglais allaient se trouver placés, une +fois descendus sur cette plage de sable.</p> + +<p>Ils avaient d'abord à débarquer le gros de leur armée, puis à mettre à +terre leur matériel, opération qui exigeait beaucoup de temps. Il leur +fallait ensuite s'avancer le long de ce banc de sable, pour +s'approcher d'Alexandrie, avec la mer à droite, les lacs Madieh et +Maréotis à gauche, appuyés, il est vrai, par leurs canonnières, mais +privés de cavalerie, et n'ayant d'autre artillerie de campagne, que +celle qu'ils pourraient traîner à bras. Évidemment leurs opérations +devaient être lentes, et bientôt difficiles, quand ils seraient en +présence d'Alexandrie, réduits pour sortir de ce cul-de-sac, ou à +prendre cette place, ou à cheminer sur les digues étroites, par +lesquelles on communique avec l'intérieur de l'Égypte. Si on voulait +réussir à les arrêter, il ne fallait plus leur livrer de ces combats +partiels et inégaux, qui leur donnaient confiance, qui faisaient +perdre à nos troupes leur assurance accoutumée, et réduisaient nos +forces déjà trop peu nombreuses. Même sans combattre, on avait la +certitude, en se plaçant bien, de leur barrer le chemin. Il n'y avait +donc qu'une chose utile à faire, c'était d'attendre que Menou, dont +l'aveuglement était maintenant vaincu par les faits, eût réuni l'armée +tout entière sous les murs d'Alexandrie.</p> + +<span class="sidenote">Arrivée de la division Lanusse à Alexandrie.</span> + +<p>Mais le général Lanusse avait été dirigé avec sa division sur +Ramanieh. Ayant appris là ce qui s'était <span class="pagenum"><a id="page079" name="page079"></a>(p. 079)</span> passé du côté +d'Aboukir, il se hâta de marcher vers Alexandrie. Il amenait environ 3 +mille hommes. Friant en avait perdu 400 sur 1,500, dans la journée du +8 mars; mais, ayant rappelé tous les petits postes, répandus depuis +Rosette jusqu'à Alexandrie, il en avait encore 17 ou 1,800. Les forts +d'Alexandrie étaient gardés par les marins et les soldats des dépôts. +Avec la division Lanusse qui arrivait, on avait donc à peu près 5 +mille hommes à mettre en ligne. Les Anglais en avaient débarqué 16 +mille, sans compter 2 mille marins. Il ne fallait donc pas combattre +encore. Cependant une circonstance entraîna les deux généraux +français.</p> + +<p>Ce long banc de sable, sur lequel étaient descendus les Anglais, +séparé par les lacs Madieh et Maréotis de l'intérieur de l'Égypte, ne +s'y rattachait que par une longue digue, passant entre les deux lacs, +et allant aboutir à Ramanieh. (Voir la carte n<sup>o</sup> 12 et la carte n<sup>o</sup> +18.) Cette digue portait à la fois le canal qui amène l'eau douce du +Nil à Alexandrie, et la grande route qui unit Alexandrie et Ramanieh. +En ce moment, elle courait le danger d'être occupée par les Anglais, +car ils étaient près d'atteindre le point où elle se joint au banc de +sable qui porte Alexandrie. Les Anglais avaient employé les 9, 10, 11 +mars (18, 19, 20 ventôse) à débarquer et à s'organiser. Le 12, ils se +mirent en route, cheminant péniblement dans les sables, faisant +traîner leur artillerie par les marins de l'escadre, et appuyés de +droite et de gauche par des chaloupes canonnières. Le 12 au soir, ils +étaient tout près de l'endroit où la <span class="pagenum"><a id="page080" name="page080"></a>(p. 080)</span> digue vient se relier au +sol d'Alexandrie. (Voir la carte n<sup>o</sup> 18.)</p> + +<span class="sidenote">Motifs qui décident les généraux Lanusse et Friant à livrer +un nouveau combat.</span> + +<p>Les généraux Friant et Lanusse craignirent de laisser occuper ce point +par les Anglais, et de leur livrer ainsi la route de Ramanieh, par +laquelle Menou devait arriver. Cependant, cette route perdue, il en +restait une, longue, il est vrai, difficile surtout pour l'artillerie, +c'était le lac Maréotis lui-même. Ce lac, plus ou moins inondé, +suivant la crue du Nil et la saison de l'année, laissait à découvert +des bas-fonds marécageux, sur lesquels on pouvait se frayer un chemin +sinueux, mais assuré. Dès lors il n'y avait pas de raison suffisante +pour combattre, en ayant tant de chances contre soi.</p> + +<p>Néanmoins les généraux Friant et Lanusse, s'exagérant le danger auquel +leurs communications étaient exposées, se décidèrent à combattre. Il y +avait moyen de diminuer beaucoup la gravité de cette faute, en restant +sur des hauteurs sablonneuses, qui barraient dans sa largeur le banc +de sable sur lequel on combattait, hauteurs qui venaient aboutir à la +tête même de la digue. En demeurant dans cette position, en y +employant bien l'artillerie dont on était beaucoup mieux pourvu que +les Anglais, on se donnait les avantages de la défensive, on pouvait +compenser ainsi l'infériorité du nombre, et probablement réussir à +garder le point, pour la conservation duquel allait être livré un +second et regrettable combat.</p> + +<p>C'est ce qui fut convenu entre les généraux Friant et Lanusse. +Lanusse était plein d'esprit naturel, de <span class="pagenum"><a id="page081" name="page081"></a>(p. 081)</span> bravoure et +d'audace. Malheureusement il était peu disposé à écouter les conseils +de la prudence. Mêlé d'ailleurs aux divisions de l'armée, il eût été +charmé de vaincre avant l'arrivée de Menou.</p> + +<span class="sidenote">Nouveau combat, livré le 13 mars, pour conserver la route +de Ramanieh.</span> + +<p>Le 13 mars au matin (22 ventôse), les Anglais parurent. Ils étaient +distribués en trois corps: celui qui marchait à leur gauche, suivait +le bord du lac Madieh, menaçant la tête de la digue, et appuyé par des +chaloupes canonnières; celui du milieu s'avançait dans la forme d'un +carré, ayant des bataillons en colonne serrée sur ses flancs, afin de +résister à la cavalerie française, que les Anglais redoutaient fort; +celui qui formait leur droite longeait la mer, appuyé comme le premier +par des chaloupes canonnières.</p> + +<p>Le corps destiné à s'emparer de la tête de la digue, avait devancé les +deux autres. Lanusse, voyant l'aile gauche anglaise aventurée seule le +long du lac, ne résista pas au désir de l'y précipiter. Il fit la +faute de descendre des hauteurs pour la joindre. Mais, au même +instant, le redoutable carré du centre, caché d'abord par des dunes +sablonneuses, parut tout à coup au delà de ces dunes, qu'il avait +franchies. Lanusse alors, obligé de se détourner de son but, marcha +droit à ce carré, qui était précédé à quelque distance par une +première ligne d'infanterie. Il jeta en avant le 22<sup>e</sup> de chasseurs, +qui se précipita au galop sur cette ligne d'infanterie, la coupa en +deux, et fit mettre bas les armes à deux bataillons. La 4<sup>e</sup> légère +s'avançant pour soutenir le 22<sup>e</sup>, acheva ce premier succès. Sur ces +<span class="pagenum"><a id="page082" name="page082"></a>(p. 082)</span> entrefaites, le carré, qui était arrivé à portée de fusil, +commença ces feux de mousqueterie si bien nourris, dont notre armée +avait déjà tant souffert au débarquement d'Aboukir. La 18<sup>e</sup> légère +accourut, mais elle fut accueillie par des décharges meurtrières, qui +mirent quelque désordre dans ses rangs. Dans ce moment, on voyait +avancer le corps anglais de droite, qui abandonnait le bord de la mer, +pour venir au soutien du centre. Lanusse alors, qui n'avait que la +69<sup>e</sup> pour appuyer la 18<sup>e</sup>, ordonna la retraite, craignant d'engager un +combat trop inégal. De son côté, Friant, surpris de voir Lanusse +descendre dans la plaine, y était descendu aussi pour l'appuyer, et +s'était porté vers la tête de la digue, contre la gauche des Anglais. +Il essuyait depuis assez long-temps un feu très-vif, auquel il +répondait par un feu égal, lorsqu'il aperçut la retraite de son +collègue. Il se retira dès lors à son tour, pour ne pas rester seul +aux prises avec l'armée anglaise. Tous deux, après ce court +engagement, regagnèrent la position, qu'ils avaient eu le tort de +quitter.</p> + +<p>Ce n'était qu'une véritable reconnaissance, mais très-superflue, et +qu'on aurait dû épargner à l'armée, car il en résultait une nouvelle +perte de 5 à 600 hommes, perte fort regrettable, puisqu'on n'avait +pas, comme les Anglais, le moyen de recevoir des renforts, et qu'on +était réduit à combattre avec des corps de cinq à six mille soldats. +Si les pertes des Anglais avaient pu être un dédommagement suffisant +pour les nôtres, elles étaient assez <span class="pagenum"><a id="page083" name="page083"></a>(p. 083)</span> grandes pour nous +satisfaire. Ils avaient eu en effet 13 à 1,400 hommes hors de combat.</p> + +<span class="sidenote">Menou se décide enfin à marcher sur Alexandrie avec le gros +de ses forces.</span> + +<p>Il fut résolu qu'on attendrait Menou, lequel s'était enfin décidé à +diriger l'armée sur Alexandrie. Il avait ordonné au général Rampon de +quitter Damiette, pour se porter vers Ramanieh; il amenait avec lui la +masse principale de ses forces. Cependant il restait encore dans la +province de Damiette, aux environs de Belbeïs et de Salahié, au Kaire +même, et dans la Haute-Égypte, quelques troupes, qui n'étaient pas +aussi utiles dans les postes où on les laissait, qu'elles l'eussent +été en avant d'Alexandrie. Si Menou avait fait évacuer la Haute-Égypte +en la confiant à Mourad-Bey, et qu'il eût abandonné la ville du Kaire, +très-peu disposée à se soulever, aux hommes des dépôts, il aurait eu +deux mille hommes de plus à présenter à l'ennemi. Un tel surcroît de +forces n'était certainement pas à dédaigner, car ce qui pressait avant +tout, c'était de vaincre les Anglais. Les Égyptiens, éloignés dans le +moment de toute idée de révolte, ne méritaient pas les précautions +qu'on prenait contre eux. Ils ne devaient être à craindre que lorsque +les Français seraient décidément battus.</p> + +<p>Menou, parvenu à Ramanieh, connut là toute la gravité du péril. Le +général Friant avait envoyé au-devant de lui deux régiments de +cavalerie. Ce général pensait avec raison, qu'enfermé pour quelques +jours dans les murs d'Alexandrie, il n'avait pas grand besoin de ces +régiments, et qu'ils seraient, au contraire, très-utiles à Menou pour +éclairer sa marche.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page084" name="page084"></a>(p. 084)</span> Menou fut obligé de faire d'assez longs circuits, dans le lit +même du lac Maréotis, pour regagner la plage d'Alexandrie. Il y +réussit cependant avec quelque fatigue, surtout pour son artillerie. +Les troupes arrivèrent les 19 et 20 mars (28 et 29 ventôse). Il arriva +de sa personne, le 19, et put apprécier de ses yeux, combien était +grande la faute d'avoir laissé prendre terre aux Anglais.</p> + +<p>Ceux-ci avaient reçu quelques renforts, et beaucoup de matériel. Ils +s'étaient établis sur ces mêmes hauteurs sablonneuses, que Lanusse et +Friant occupaient le 13 mars. Ils y avaient exécuté des travaux de +campagne, et les avaient armées avec du gros canon. Les leur arracher +était fort difficile.</p> + +<p>D'ailleurs, les Anglais nous étaient de beaucoup supérieurs en nombre. +Ils comptaient 17 ou 18 mille hommes, contre moins de 10 mille. Friant +et Lanusse, depuis l'affaire du 22, en avaient à peine 4,500 en état +de combattre; Menou en amenait tout au plus 5 mille. On n'avait donc +pas 10 mille hommes à opposer à 18 mille, établis dans une position +retranchée. Toutes les chances qu'on aurait eues pour soi, à la +première, même à la seconde affaire, on les avait maintenant contre. +Cependant la résolution la plus naturelle était de combattre. Après +avoir, en effet, essayé de rejeter les Anglais à la mer, d'abord avec +1,500 hommes, puis avec 5 mille, il eût été extraordinaire de ne pas +le tenter, quand on en avait 10 mille, lesquels étaient à peu près +tout ce qu'on pouvait réunir sur un même point.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page085" name="page085"></a>(p. 085)</span> + +<span class="sidenote">Deux partis à prendre: combattre ou temporiser.</span> + +<p>Il ne faut pas méconnaître qu'il y aurait eu un autre parti à prendre, +meilleur surtout si on l'avait pris après le débarquement, et avant +l'inutile combat livré par les généraux Lanusse et Friant: c'était de +laisser les Anglais dans l'impasse qu'ils occupaient; de faire +rapidement autour d'Alexandrie des travaux qui en rendissent l'attaque +difficile; d'en confier la garde aux marins, aux hommes des dépôts, +renforcés par un corps de 2 mille bons soldats, tirés des troupes +actives; d'évacuer ensuite tous les postes, excepté le Kaire, où l'on +aurait laissé 3 mille hommes de garnison, ayant pour réduit la +citadelle; puis, de tenir la campagne avec le reste de l'armée, +c'est-à-dire avec 9 à 10 mille hommes, dans le but de se jeter ou sur +les Turcs, s'ils pénétraient par la Syrie, ou sur les Anglais, s'ils +voulaient faire un pas dans l'intérieur, par les digues étroites qui +traversent la Basse-Égypte. On avait sur eux l'avantage de réunir +toutes les armes, cavalerie, artillerie, infanterie, et d'avoir la +jouissance exclusive des vivres du pays. On les eût bloqués, et +probablement contraints à se rembarquer. Mais, pour cela, il aurait +fallu un général autrement habile que Menou, autrement versé qu'il ne +l'était, dans l'art de remuer des troupes. Il aurait fallu enfin un +chef différent de celui qui, ayant toutes les chances en sa faveur au +début de la campagne, s'était comporté de telle façon, qu'il les avait +maintenant toutes contre lui.</p> + +<p>Cependant, combattre les Anglais débarqués, <span class="pagenum"><a id="page086" name="page086"></a>(p. 086)</span> était dans le +moment une résolution naturelle, conséquente avec tout ce qu'on avait +fait, depuis l'ouverture de la campagne. Mais, une fois résolu à +tenter un effort décisif, il fallait le tenter le plus tôt possible, +pour ne pas donner aux Turcs venant de la Syrie le temps de nous +serrer de trop près.</p> + +<p>Pour livrer bataille, il était nécessaire de convenir d'un plan. Menou +était incapable de le concevoir, et il ne se trouvait plus avec ses +généraux dans des rapports qui lui rendissent facile le recours à +leurs conseils. Néanmoins le chef d'état-major Lagrange demanda un +plan à Lanusse et à Reynier, qui le rédigèrent en commun, et +l'envoyèrent à l'approbation de Menou. Celui-ci l'adopta presque +machinalement.</p> + +<span class="sidenote">Position des deux armées en avant d'Alexandrie.</span> + +<p>Les deux armées étaient en présence, occupant ce banc de sable, large +d'une lieue, long de quinze ou dix-huit, sur lequel les Anglais +avaient pris terre. (Voir la carte n<sup>o</sup> 18, et le plan particulier du +champ de bataille de Canope.) L'armée française était en avant +d'Alexandrie, sur un terrain assez élevé. Devant elle s'étendait une +plaine sablonneuse, et çà et là des dunes, que l'ennemi avait +soigneusement retranchées, de manière à former une chaîne continue de +positions de la mer au lac Maréotis. À notre gauche, tout juste contre +la mer, on voyait un vieux camp romain, espèce d'édifice carré, encore +intact, et, un peu en avant de ce camp, un monticule de sable, sur +lequel les Anglais avaient construit un ouvrage. C'est là qu'ils +avaient établi leur droite, sous le double feu de <span class="pagenum"><a id="page087" name="page087"></a>(p. 087)</span> cet +ouvrage, et d'une division de chaloupes canonnières. Au milieu du +champ de bataille, à distance égale de la mer et du lac Maréotis, se +trouvait un autre monticule de sable, plus élevé, plus étendu que le +précédent, et couronné de retranchements. Les Anglais en avaient fait +l'appui de leur centre. Tout à fait à notre droite enfin, du côté des +lacs, le terrain en s'abaissant allait aboutir à la tête de la digue, +pour laquelle on avait combattu quelques jours auparavant. Une suite +de redoutes liait la position du centre avec la tête de cette digue. +Les Anglais avaient là leur gauche, protégée, comme l'était leur +droite, par une division de chaloupes canonnières, introduites dans le +lac Maréotis. Ce front d'attaque présentait, dans son ensemble, un +développement d'une lieue à peu près; il était garni de grosse +artillerie, qu'on y avait traînée à bras, et défendu par une partie de +l'armée anglaise. Mais le gros de cette armée se trouvait en bataille +sur deux lignes, en arrière des ouvrages.</p> + +<span class="sidenote">Bataille de Canope, livrée le 21 mars.</span> + +<p>Il fut convenu qu'on s'ébranlerait le matin du 21 mars (30 ventôse) +avant le jour, afin de mieux cacher nos mouvements, et d'être moins +exposé au feu des retranchements ennemis. L'intention des généraux +français était de brusquer ces retranchements, de les enlever en +courant, puis de les dépasser, afin d'aller attaquer de front l'armée +anglaise, rangée en bataille en arrière. En conséquence, notre gauche, +sous Lanusse, devait se porter en deux colonnes sur l'aile droite +<span class="pagenum"><a id="page088" name="page088"></a>(p. 088)</span> des Anglais, appuyée à la mer. La première de ces deux +colonnes devait aborder directement, et au pas de course, l'ouvrage +tracé sur un monticule de sable, en avant du camp romain. La seconde, +passant rapidement entre cet ouvrage et la mer, devait assaillir le +camp romain, et l'enlever. Le centre de notre armée, commandé par le +général Rampon, avait ordre de se porter bien au delà de cette +attaque, de passer entre le camp romain et la grande redoute du +milieu, et d'assaillir l'armée anglaise elle-même, par delà les +ouvrages. Notre aile droite, composée des divisions Reynier et Friant, +mais commandée par Reynier, était chargée de se déployer dans la +plaine à droite, et d'y feindre une grande attaque vers le lac +Maréotis, pour persuader aux Anglais que le véritable péril était de +ce côté. Afin de les confirmer dans cette idée, les dromadaires +devaient, en suivant le fond du lac Maréotis, faire une tentative sur +la tête de la digue. On espérait que cette diversion rendrait plus +facile la brusque attaque de Lanusse vers la mer.</p> + +<span class="sidenote">Attaque heureuse des dromadaires sur la gauche des +Anglais.</span> + +<p>Le 21 avant le jour (30 ventôse) on se mit en marche. Les dromadaires +exécutèrent ponctuellement ce qui leur était prescrit. Ils +traversèrent rapidement les parties desséchées du lac Maréotis, mirent +pied à terre devant la tête de la digue, enlevèrent les redoutes, et +en tournèrent l'artillerie contre l'ennemi. C'était assez pour tromper +l'attention des Anglais, et l'attirer vers le lac Maréotis. Mais, pour +exécuter avec succès le plan convenu du côté de la <span class="pagenum"><a id="page089" name="page089"></a>(p. 089)</span> mer, il +aurait fallu une précision difficile à obtenir, quand on opère la +nuit, plus difficile encore lorsqu'il n'y a pas pour diriger les +mouvements un chef unique, qui calcule exactement le temps et les +distances.</p> + +<span class="sidenote">Attaque malheureuse du général Lanusse sur le camp des +Romains.</span> + +<p>La division Lanusse, manœuvrant dans l'obscurité, s'avança sans +ordre, et coudoya souvent nos troupes du centre. La première colonne, +sous les ordres du général Silly, marcha résolument à la redoute, qui +était placée en avant du camp des Romains. Lanusse la dirigeait de sa +personne, et la conduisit sur la redoute même. Mais tout à coup il +s'aperçut que la seconde colonne faisait fausse route, et, au lieu de +longer la mer pour assaillir le camp romain, se rapprochait trop de la +première. Il courut à elle, afin de la ramener au but. Malheureusement +il tomba frappé à la cuisse d'une blessure mortelle; funeste événement +qui allait avoir de déplorables conséquences! Cet énergique officier +enlevé soudainement à ses troupes, l'attaque se ralentit. Le jour qui +commençait à poindre, indiquait aux Anglais où devaient porter leurs +coups. Nos soldats, assaillis à la fois par le feu des canonnières, du +camp romain et des redoutes, montrèrent une constance admirable. Mais +bientôt, tous leurs officiers supérieurs se trouvant atteints, ils +restèrent sans direction, et se replièrent derrière quelques mamelons +de sable, à peine suffisants pour les couvrir. Pendant ce temps, la +première colonne, que Lanusse avait quittée pour courir à la seconde, +venait d'enlever le premier redan de la redoute placée sur une +<span class="pagenum"><a id="page090" name="page090"></a>(p. 090)</span> éminence à droite. Elle marcha ensuite directement sur le +corps de l'ouvrage, mais elle échoua dans son attaque de front, et se +détourna pour attaquer par le flanc. Le centre de l'armée, sous +Rampon, voyant l'embarras de cette colonne, se détourna aussi de son +but pour la seconder. La 32<sup>e</sup> demi-brigade, détachée du centre, vint +assaillir la fatale redoute. Ce concours d'efforts amena une sorte de +confusion. On s'acharna contre cet obstacle, et la brusque opération, +qui devait d'abord consister à enlever en courant la ligne des +ouvrages, se changea en une attaque longue, obstinée, qui fit perdre +un temps précieux. La 21<sup>e</sup> demi-brigade, qui appartenait au centre, +laissant la 32<sup>e</sup> occupée devant la redoute si vivement disputée, +exécuta seule le plan projeté, dépassa la ligne des retranchements, et +vint audacieusement se déployer en face de l'armée anglaise. Elle +essuya et rendit un feu épouvantable. Mais il fallait la soutenir, et +Menou, pendant ce temps, incapable de commander, se promenait sur le +champ de bataille, n'ordonnant rien, laissant Reynier s'étendre +inutilement dans la plaine à droite, avec une force considérable, +demeurée sans emploi.</p> + +<span class="sidenote">Belle charge de la cavalerie française, restée sans +résultat.</span> + +<p>On conseille alors à Menou de faire avec la cavalerie qui était forte +de 1,200 chevaux, d'une valeur incomparable, une charge à fond, sur la +masse de l'infanterie anglaise, que la 21<sup>e</sup> était venue seule +affronter. Menou, accueillant ce conseil, donne l'ordre de charger. Le +brave général Roize se met aussitôt à la tête de ces 1,200 cavaliers, +traverse rapidement le coupe-gorge, formé de droite et de gauche +<span class="pagenum"><a id="page091" name="page091"></a>(p. 091)</span> par des redoutes que notre infanterie attaquait vainement, +débouche au delà, trouve la 21<sup>e</sup> demi-brigade aux prises avec les +Anglais, et fond impétueusement sur eux. Cette cavalerie héroïque +franchit d'abord un fossé, qui la séparait de l'ennemi, puis s'élance +avec ardeur sur la première ligne de l'infanterie anglaise, la +renverse, la culbute, et sabre un grand nombre de fantassins. Elle la +force ainsi à reculer. Si Menou, dans ce moment, ou bien Reynier, +suppléant son chef, avait porté notre aile droite à l'appui de notre +cavalerie, le centre de l'armée anglaise, culbuté, entraîné au delà +des ouvrages, nous eût laissé une victoire assurée. Les ouvrages, +isolés, séparés de tout appui, seraient tombés en nos mains. Mais il +n'en fut rien. La cavalerie française, après avoir renversé une +première ligne ennemie, voyant d'autres lignes à renverser encore, et +n'ayant que la 21<sup>e</sup> demi-brigade pour appui, revint en arrière, +repassant sous le feu meurtrier des redoutes.</p> + +<span class="sidenote">Retraite de l'armée.</span> + +<p>Dès ce moment, la bataille ne pouvait plus avoir de résultat. La +gauche, privée de tout élan depuis la mort de son général, faisait un +feu inutile sur les positions retranchées, qui le lui rendaient plus +meurtrier. La droite, déployée dans la plaine, près du lac Maréotis, +pour faire une diversion qui n'avait plus d'objet, depuis que +l'engagement devenu général avait fixé chacun dans sa position, la +droite ne rendait aucun service. Sans doute un général vigoureux, qui +l'aurait rabattue sur le centre, et qui, renouvelant avec elle +l'attaque du général <span class="pagenum"><a id="page092" name="page092"></a>(p. 092)</span> Roize, aurait essayé de faire une +seconde irruption sur le gros des Anglais, aurait peut-être changé le +destin de la bataille. Mais le général Menou ne commandait pas, et +Reynier, qui aurait pu en cette occasion prendre une initiative, qu'il +prenait si souvent hors de propos dans les affaires civiles, Reynier +se bornait à se plaindre de ne pas recevoir de direction du général en +chef. Dans cette situation, la seule chose qui restât à faire, était +de se retirer. Menou en donna l'ordre, et les divisions se replièrent, +en faisant bonne contenance, mais en essuyant de nouvelles pertes par +le feu des ouvrages.</p> + +<p>Quel spectacle que la guerre, quand la vie des hommes, quand le sort +des États, sont ainsi confiés à des chefs, incapables ou divisés, et +que le sang coule, à proportion de l'ineptie, ou de la mauvaise +volonté de ceux qui commandent!</p> + +<span class="sidenote">Conséquences malheureuses de la bataille de Canope.</span> + +<p>On ne pouvait pas dire que la bataille fût perdue, l'ennemi n'ayant +pas fait un seul pas en avant; mais elle était perdue, dès qu'elle +n'était pas complétement gagnée, car il aurait fallu qu'elle le fût +complétement, pour ramener les Anglais vers Aboukir, et les +contraindre à se rembarquer. Les pertes étaient grandes des deux +côtés. Les Anglais avaient eu environ 2 mille hommes hors de combat, +et entre autres le brave général Abercromby, transporté mourant à bord +de la flotte. La perte des Français était à peu près égale. Placés +toute une journée sous un feu plongeant de front et de flanc, ils +avaient eu beaucoup à souffrir. Les troupes avaient montré un rare +sang-froid. L'élan de la cavalerie avait rempli <span class="pagenum"><a id="page093" name="page093"></a>(p. 093)</span> les Anglais +de surprise et d'admiration. Le nombre d'officiers et de généraux +frappés en combattant, était plus qu'ordinaire. Les généraux Lanusse +et Roize étaient morts; le général de brigade Silly, commandant une +des colonnes de Lanusse, avait eu la cuisse emportée; le général +Baudot était blessé de manière à ne laisser aucune espérance. Le +général Destaing était atteint gravement. Rampon avait eu ses habits +criblés de balles.</p> + +<p>L'effet moral était encore plus fâcheux que la perte matérielle. Il ne +restait aucun espoir d'obliger l'ennemi à se rembarquer. On allait +avoir sur les bras, outre les Anglais débarqués vers Alexandrie, les +Turcs venant de Syrie, le capitan-pacha arrivant avec l'escadre +turque, et s'apprêtant à mettre à terre 6 mille Albanais du côté +d'Aboukir; enfin 6 mille Cipayes amenés de l'Inde par la mer Rouge, et +prêts à toucher à Cosséir, sur les côtes de la Haute-Égypte. Que faire +au milieu de tant d'ennemis, avec une armée dont la vigueur, sans +doute, était la même au feu, mais qui, lorsque les affaires de la +colonie allaient mal, était toujours prête à dire, que l'expédition +avait été une brillante folie, et qu'on la sacrifiait inutilement à +une pure chimère?</p> + +<p>Dans les trois engagements du 8, du 13, du 21 mars, on avait eu près +de 3,500 hommes hors de combat, dont un tiers mort, un tiers gravement +blessé, un tiers incapable de rentrer dans les rangs avant quelques +semaines. Quoique l'armée fût très-affaiblie, on pouvait encore +aujourd'hui, comme au début de la <span class="pagenum"><a id="page094" name="page094"></a>(p. 094)</span> campagne, manœuvrer +rapidement entre les divers corps ennemis tendant à se réunir, battre +le visir s'il entrait par la Syrie, le capitan-pacha s'il essayait de +pénétrer par Rosette, les Anglais s'ils voulaient cheminer sur les +langues étroites de terre, qui communiquent avec l'intérieur de +l'Égypte. Mais les 3,500 hommes qu'on avait perdus, rendaient ce plan +plus difficile que jamais. Si on laissait 3 mille hommes au Kaire, 2 à +3 mille dans Alexandrie, il restait à peine 7 à 8 mille hommes pour +manœuvrer en rase campagne, en supposant qu'on réunît tout ce qui +était disponible, et qu'on évacuât les postes secondaires, sans aucune +exception. Avec un général très-résolu et très-habile, cela eût été +d'un succès incertain, mais possible: qu'attendre de Menou, et de ses +lieutenants?</p> + +<p>Toutefois il restait une ressource. On n'en désespérait pas, et elle +était tous les jours annoncée. Cette ressource c'était Ganteaume avec +ses vaisseaux, et les troupes de débarquement qu'il avait à son bord. +Quatre mille hommes, arrivant en ce moment, pouvaient sauver l'Égypte. +On avait envoyé à l'amiral un aviso, pour lui indiquer un point de la +côte d'Afrique, à vingt ou trente lieues à l'ouest d'Alexandrie, sur +lequel il était possible de débarquer, loin de la vue des Anglais. On +pouvait alors laisser 3 mille hommes dans Alexandrie, et, réunissant +ce qu'il y avait de trop au Kaire, manœuvrer avec 10 ou 11 mille +hommes, en rase campagne.</p> + +<span class="sidenote">Nouvelles et inutiles sorties de Ganteaume.</span> + +<p>Mais Ganteaume, quoique fort supérieur à Menou, n'agissait pas mieux +dans les circonstances présentes. <span class="pagenum"><a id="page095" name="page095"></a>(p. 095)</span> Après avoir réparé à Toulon +les avaries essuyées en quittant Brest, il était, comme on l'a vu, +sorti de Toulon le 19 mars (28 ventôse), rentré une seconde fois à +cause de l'échouage du vaisseau la <i>Constitution</i>, et sorti de nouveau +le 22 mars (1<sup>er</sup> germinal). En ce moment, il faisait voile vers la +Sardaigne. Un souffle de vent favorable, une inspiration hardie, +pouvaient le porter vers les parages de l'Égypte, car il avait échappé +adroitement à l'amiral Warren, en faisant fausse route. Déjà il était +à quinze lieues du cap Carbonara, point extrême de la Sardaigne, prêt +à s'engager dans le canal qui sépare la Sicile de l'Afrique. +Malheureusement dans la soirée du 26 mars (5 germinal), l'un de ses +capitaines commandant le <i>Dix-Août</i>, en l'absence du capitaine +Bergeret malade, eut la maladresse d'aborder le <i>Formidable</i>, reçut +une grosse avarie, et en causa une non moins grave au vaisseau abordé. +Effrayé de ces avaries, Ganteaume ne crut pas pouvoir tenir la mer +plus long-temps, et rentra dans Toulon le 5 avril (15 germinal), +quinze jours après la bataille de Canope.</p> + +<p>On ignorait ces détails en Égypte, et malgré le temps écoulé, on +conservait encore un reste d'espérance. À la vue de la moindre voile, +on accourait pour s'assurer si ce n'était pas Ganteaume. Dans cette +anxiété, on ne prenait aucun parti, on attendait dans une inaction +funeste. Menou faisait seulement exécuter des travaux autour +d'Alexandrie, pour résister à une attaque des Anglais. Il avait donné +ordre qu'on évacuât la Haute-Égypte, et qu'on en tirât la brigade +Donzelot, pour la réunir au Kaire. <span class="pagenum"><a id="page096" name="page096"></a>(p. 096)</span> Il avait porté quelques +troupes d'Alexandrie à Ramanieh, pour veiller aux mouvements qui se +faisaient du côté de Rosette. Par surcroît de malheur, Mourad-Bey, +dont la fidélité n'avait pas été un instant ébranlée, venait de mourir +de la peste, et livrait ses Mamelucks à Osman-Bey, sur lequel on ne +pouvait plus compter. La peste commençait à ravager le Kaire. Tout +allait donc au plus mal, et tendait à un dénoûment funeste.</p> + +<span class="sidenote">Opération des Anglais sur Rosette.</span> + +<p>Les Anglais de leur côté, craignant l'armée qu'ils avaient devant eux, +ne voulaient rien hasarder. Ils aimaient mieux marcher lentement, mais +sûrement. Ils attendaient surtout que leurs alliés les Turcs, dont ils +se défiaient beaucoup, fussent en mesure de les seconder. Il y avait +un mois qu'ils avaient débarqué, sans avoir tenté d'autre entreprise +que celle de prendre le fort d'Aboukir, lequel s'était défendu +bravement, mais avait succombé sous le feu écrasant de leurs +vaisseaux. Enfin vers le commencement d'avril (milieu de germinal), +ils songèrent à sortir de leur inaction, et de cette espèce d'état de +blocus, dans lequel ils étaient réduits à vivre. Le colonel Spencer +fut chargé, avec un corps de quelques mille Anglais, et les 6 mille +Albanais du capitan-pacha, de traverser par mer la rade d'Aboukir, et +d'aller débarquer devant Rosette. Leur intention était de s'ouvrir +ainsi un accès dans l'intérieur du Delta, de s'y procurer les vivres +frais dont ils manquaient, et de tendre la main au visir, qui +s'avançait à l'autre extrémité du Delta, par la frontière de Syrie. Il +n'y avait à Rosette que quelques centaines de Français, lesquels ne +purent <span class="pagenum"><a id="page097" name="page097"></a>(p. 097)</span> opposer aucune résistance à cette tentative, et se +replièrent en remontant le Nil. Ils se réunirent à El-Aft, un peu en +avant de Ramanieh, à un petit corps de troupes envoyé d'Alexandrie. Ce +corps était composé de la 21<sup>e</sup> légère et d'une compagnie d'artillerie. +Les Anglais et les Turcs, maîtres d'une bouche du Nil, d'où les vivres +pouvaient leur parvenir, ayant accès dans l'intérieur de l'Égypte, +songèrent enfin à profiter de leurs succès, mais sans trop se hâter, +car ils attendirent encore plus de vingt jours avant de marcher en +avant. Pour un ennemi prompt et avisé, c'était là une belle occasion +de les battre. Le général Hutchinson, successeur d'Abercromby, n'avait +pas osé dégarnir son camp devant Alexandrie. Il avait à peine dirigé 6 +mille Anglais et 6 mille Turcs vers Rosette, quoiqu'il lui fût arrivé +des renforts qui couvraient ses pertes, et portaient à 20 mille hommes +les forces dont il aurait pu disposer. Si le général Menou, employant +bien son temps, consacrant le mois écoulé à faire autour d'Alexandrie +les travaux de défense indispensables, s'était ainsi ménagé les moyens +de n'y laisser que peu de monde, s'il avait dirigé sur Ramanieh +environ 6 mille hommes, et attiré sur ce point tout ce qui n'était pas +nécessaire au Kaire, il aurait pu opposer 8 à 9 mille combattants aux +Anglais, qui venaient de pénétrer par Rosette. C'était assez pour les +rejeter aux bouches du Nil, pour remonter l'esprit de l'armée, assurer +la soumission des Égyptiens ébranlée, retarder la marche du visir, +replacer les Anglais dans un véritable état de blocus sur la <span class="pagenum"><a id="page098" name="page098"></a>(p. 098)</span> +plage d'Alexandrie, et ramener enfin la fortune. Cette occasion fut la +dernière. Ce mouvement lui fut conseillé; mais toujours timide, il ne +suivit qu'à moitié le conseil qu'on lui avait donné. Il envoya le +général Valentin à Ramanieh, avec un renfort qui fut déclaré +insuffisant. Alors il en envoya un second, avec son chef d'état-major, +le général Lagrange. Tout cela réuni ne composait pas plus de 4 mille +hommes. Mais il ne fit pas descendre les troupes du Kaire; et le +général Lagrange, qui était d'ailleurs un brave officier, n'était +pourtant pas homme à se soutenir avec de tels moyens, en présence de 6 +mille Anglais et de 6 mille Turcs. Menou aurait dû réunir là 8 mille +hommes au moins, avec son meilleur général. Il le pouvait par une +forte concentration de ses forces, et en sacrifiant partout +l'accessoire au principal.</p> + +<span class="sidedate">Mai 1801.</span> + +<span class="sidenote">Perte de Ramanieh et des communications d'Alexandrie avec +le Kaire.</span> + +<p>Le général Morand, qui commandait le premier détachement dirigé sur +Rosette, s'était établi à El-Aft, sur les bords du Nil, près de la +ville de Foûéh, dans une position qui présentait quelques avantages +défensifs. C'est là que le général Lagrange vint le rejoindre. Les +Anglais et les Turcs, maîtres de Rosette et de l'embouchure du Nil, +avaient couvert le fleuve de leurs chaloupes canonnières, et ils +eurent bientôt enlevé la petite ville ouverte de Foûéh. Il fallut donc +se replier sur Ramanieh dans la nuit du 8 mai (18 floréal). Le site de +Ramanieh ne présentait pas de grands avantages défensifs, et on ne +pouvait guère y contre-balancer, par la force du lieu la supériorité +numérique de l'ennemi. Cependant, s'il avait fallu opposer quelque +part une résistance désespérée, <span class="pagenum"><a id="page099" name="page099"></a>(p. 099)</span> c'était à Ramanieh même; car, +cette position perdue, le corps détaché du général Lagrange était +séparé d'Alexandrie, et contraint de se replier sur le Kaire. L'armée +française était ainsi coupée en deux, une moitié confinée à +Alexandrie, une moitié au Kaire. Si, lorsqu'elle était réunie tout +entière, elle n'avait pas pu disputer le terrain aux Anglais, il était +bien impossible, que, coupée en deux, elle leur opposât une résistance +efficace. Dans ce cas, elle ne devait plus avoir d'autre ressource que +celle de signer une capitulation. La perte de Ramanieh était donc la +perte définitive de l'Égypte. Menou écrivit au général Lagrange, qu'il +allait arriver à son secours avec 2 mille hommes, ce qui prouve qu'il +pouvait au moins disposer de ce nombre. Il y en avait bien 3 mille au +Kaire; on aurait pu par conséquent se trouver au nombre de 9 mille, et +de 8 mille au moins à Ramanieh. Alors, en rase campagne, ayant une +excellente cavalerie et une belle artillerie légère, et avec la +résolution de vaincre ou de mourir, on était assuré de triompher. Mais +Menou ne parut pas, et Belliard, qui commandait au Kaire, n'avait reçu +aucun ordre. Le général Lagrange, à la tête des 4 mille hommes dont il +disposait, appuyait ses derrières à Ramanieh, et au Nil, qui baigne en +passant les habitations de cette petite ville. Dans cette position il +avait à dos les canonnières anglaises, qui occupaient le fleuve, et +lançaient une grêle de boulets dans le camp des Français; il avait en +face, dans la plaine, sans autre abri pour se couvrir que quelques +ouvrages de campagne très-médiocres, <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> le gros des ennemis, +composé de Turcs et d'Anglais. Ceux-ci étaient environ douze mille +contre quatre. Le danger était grand; cependant mieux valait +combattre, et, si on était vaincu, se rendre prisonniers le soir sur +le champ de bataille, après avoir lutté toute la journée, que +d'abandonner une telle position, sans l'avoir disputée. Quatre mille +hommes de pareilles troupes, voulant se bien défendre, avaient encore +des chances de succès. Mais le chef d'état-major de Menou, quoique +fort dévoué aux idées de son général, et à la conservation de la +colonie, ne jugeant pas la portée de cette retraite, abandonna +Ramanieh le 10 mai (20 floréal) au soir, pour se retirer sur le Kaire. +Il y arriva le 14 au matin (24 floréal). Il avait perdu à Ramanieh un +convoi d'une immense valeur, et, ce qui était plus grave, les +communications de l'armée.</p> + +<p>À partir de ce jour, plus rien en Égypte ne fut digne de critique, ou +même d'intérêt. Les hommes y descendirent bientôt avec la fortune, +au-dessous d'eux-mêmes. Ce fut partout la plus honteuse faiblesse, +avec la plus déplorable incapacité. Et, quand nous parlons des hommes, +c'est des chefs seuls que nous entendons parler; car les soldats et +les simples officiers, toujours admirables en présence de l'ennemi, +étaient prêts à mourir jusqu'au dernier. On ne les vit pas manquer une +seule fois à leur ancienne gloire.</p> + +<p>Au Kaire comme à Alexandrie il ne restait plus rien à faire, si ce +n'est de capituler. Il n'y avait d'autre mérite à déployer que de +retarder la capitulation; <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> mais c'est quelque chose que de +retarder une capitulation. On semble en apparence ne défendre que son +honneur, et souvent, en réalité, on sauve son pays! Masséna, en +prolongeant la défense de Gênes, avait rendu possible la victoire de +Marengo. Les généraux qui occupaient le Kaire et Alexandrie, en +faisant durer une résistance sans espoir, pouvaient seconder encore +très-utilement les graves négociations de la France avec l'Angleterre. +Ils ne le savaient pas, il est vrai; c'est pourquoi, dans l'ignorance +des services qu'on peut rendre en prolongeant une défense, il faut +écouter la voix de l'honneur, qui commande de résister jusqu'à la +dernière extrémité. De ces deux généraux bloqués, le plus malheureux, +car il avait commis le plus de fautes, Menou, en s'obstinant à +retarder la reddition d'Alexandrie, fut encore utile, comme on va le +voir, aux intérêts de la France. Ce fut plus tard sa consolation, ce +fut son excuse auprès du Premier Consul.</p> + +<span class="sidenote">Le général Belliard renfermé au Kaire.—Délibération sur +le parti à prendre.</span> + +<span class="sidenote">Inutile sortie du Kaire pour repousser le visir.</span> + +<p>Lorsque les troupes détachées à Ramanieh rentrèrent dans le Kaire, il +y eut à délibérer sur la conduite à suivre. Le général Belliard était, +par son grade, le commandant en chef. C'était un esprit avisé, mais +plus avisé que résolu. Il convoqua un conseil de guerre. Il restait +environ 7 mille hommes de troupes actives, plus 5 à 6 mille individus +malades, blessés, et employés de l'armée. La peste sévissait; on avait +peu d'argent et de vivres, et une ville, d'un immense circuit, à +défendre. Sept mille hommes étaient insuffisants pour garder ce +circuit. L'enceinte n'était nulle part faite pour résister <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> à +l'art des ingénieurs européens. La citadelle présentait, il est vrai, +un réduit, mais insuffisant pour recevoir 12 mille Français, et ne +pouvant tenir contre le gros canon des Anglais. Un tel poste était bon +uniquement, pour s'abriter contre la populace du Kaire. Il n'y avait +évidemment que deux choses à faire: ou d'essayer, par une marche +hardie, de descendre dans la Basse-Égypte, d'y surprendre le passage +du Nil, et de rejoindre Menou vers Alexandrie, ou bien de se retirer à +Damiette, ce qui était plus sûr, plus facile, surtout à cause de la +multitude qu'on était obligé de traîner après soi. On devait se +trouver là, au milieu de lagunes, qui ne communiquaient avec le Delta +que par des langues de terre fort étroites, et que sept mille soldats +de l'armée d'Égypte suffisaient à défendre bien long-temps, contre un +ennemi deux ou trois fois supérieur. On était assuré de vivre dans une +grande abondance de toutes choses, car la province était couverte de +bestiaux, la ville de Damiette regorgeait de grains, et le lac +Menzaleh abondait en poissons les meilleurs, les plus propres à la +nourriture des troupes. Puisqu'il ne s'agissait plus que de capituler, +Damiette permettait de retarder de six mois au moins ce triste +résultat. L'officier du génie d'Hautpoul proposa cette sage +résolution; mais, pour la suivre, il fallait prendre un parti +difficile, celui d'évacuer le Kaire. Le général Belliard, qui fut +capable quelques jours après de rendre cette ville aux ennemis, par +une déplorable capitulation, ne le fut point ce jour-là de l'évacuer +volontairement, en conséquence d'une résolution militaire, forte et +<span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> habile. Il se décida donc à rester dans cette capitale de +l'Égypte, sans savoir ce qu'il allait y faire. Par la rive gauche du +Nil, les Anglais et les Turcs remontaient de Ramanieh au Kaire; par la +rive droite, le grand-visir, suivi de 25 à 30 mille hommes, ramassis +de mauvaises troupes orientales, venait du côté de la Syrie, et +s'avançait aussi sur le Kaire par la route de Belbeïs. Le général +Belliard, se souvenant des trophées d'Héliopolis, voulut marcher +au-devant du visir, par la route qu'avait suivie Kléber. Il sortit à +la tête de 6 mille hommes, et s'avança jusqu'à la hauteur d'Elmenaïr, +à peu près la valeur de deux marches. Enveloppé souvent par une nuée +de cavaliers, il envoyait après eux son artillerie légère, qui, çà et +là, en atteignait quelques-uns avec ses boulets. Mais c'était le seul +résultat qu'il put obtenir. Les Turcs, bien dirigés cette fois, ne +voulaient pas accepter une bataille d'Héliopolis. Il n'y avait qu'une +manière de les joindre, c'était d'aller prendre leur camp à Belbeïs. +Mais le général Belliard, accueilli devant tous les villages par des +coups de fusil, voyait à chaque pas augmenter le nombre de ses +blessés, et s'agrandir la distance qui le séparait du Kaire. Il +craignait que les Anglais et les Turcs n'y entrassent en son absence. +Il aurait fallu prévoir ce danger avant d'en sortir, et se demander si +on aurait le temps de faire le trajet de Belbeïs. Sorti du Kaire sans +savoir ce qu'il ferait, le général Belliard y rentra de même, après +une opération sans résultat, et qui le fit passer pour vaincu aux yeux +de toute la population. À l'imitation des peuples récemment <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> +soumis, les Égyptiens tournaient avec la fortune, et, quoique n'étant +pas mécontents des Français, ils se disposaient à les abandonner. +Cependant il n'y avait pas d'insurrection à craindre, à moins qu'on ne +voulût condamner la ville du Kaire aux horreurs d'un siége.</p> + +<span class="sidenote">Négociations entamées par le général Belliard.</span> + +<span class="sidenote">Conseil de guerre tenu pour délibérer sur l'évacuation du +Kaire.</span> + +<p>L'armée française, dégoûtée des humiliations auxquelles l'exposait +l'incapacité des généraux, était complétement revenue aux idées qui +amenèrent la convention d'El-Arisch. Elle se consolait de ses malheurs +en rêvant le retour en France. Si un général résolu et habile lui eût +donné les exemples qui furent donnés à la garnison de Gênes par +Masséna, elle les eût suivis; mais il ne fallait rien attendre de +pareil du général Belliard. Serré sur la rive gauche du Nil par +l'armée anglo-turque venue de Ramanieh, sur la rive droite par le +grand visir qui l'avait accompagné pas à pas, il offrit à l'ennemi une +suspension d'armes, qui fut acceptée avec empressement, car les +Anglais cherchaient moins ici l'éclat que l'utilité. Ce qu'ils +souhaitaient avant tout, c'était l'évacuation de l'Égypte, n'importe +par quel moyen. Le général Belliard assembla un conseil de guerre, au +sein duquel la discussion fut fort orageuse. On élevait de graves +plaintes contre ce commandant de la division du Kaire. On lui disait +qu'il n'avait su ni abandonner le Kaire à temps, pour aller prendre +position à Damiette, ni se maintenir dans cette capitale de l'Égypte, +par des opérations bien concertées; qu'il n'avait trouvé à faire +qu'une ridicule sortie, pour combattre le visir, sans réussir à le +<span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> joindre, et qu'aujourd'hui, ne sachant où donner de la tête, +il venait demander à ses officiers s'il fallait négocier ou se faire +tuer, lorsqu'il avait déjà résolu la question lui-même, par +l'ouverture spontanée des négociations. Tous ces reproches lui furent +adressés avec amertume, surtout par le général Lagrange, ami de Menou, +et partisan fort chaud de la conservation de l'Égypte. Au général +Lagrange se joignirent les généraux Valentin, Duranteau, Dupas, +soutenant vivement tous trois, que, pour l'honneur du drapeau, il +fallait absolument combattre. Malheureusement on ne le pouvait plus +sans cruauté pour l'armée, sans cruauté surtout pour la nombreuse +population de malades et d'employés, attachée à ses pas. On avait +devant soi plus de quarante mille ennemis, sans compter les Cipayes, +qui, débarqués à Cosséir, allaient descendre le Nil avec les +Mamelucks, devenus infidèles depuis la mort de Murad-Bey. On avait +derrière soi une population à demi barbare, de trois cent mille âmes, +atteinte par la peste, menacée par la disette, et toute prête +aujourd'hui à se soulever contre les Français. L'enceinte à défendre +était trop étendue pour être gardée par sept mille hommes, et trop +faible pour résister à des ingénieurs européens. On pouvait être +enlevé, et égorgé avec la colonie, à la suite d'un assaut. Vainement +quelques braves officiers faisaient-ils entendre le cri de l'honneur +indigné: se rendre était la seule ressource. Le général Belliard, +voulant se montrer prêt à tout, fit examiner de nouveau la question de +savoir si on se retirerait à Damiette, question aujourd'hui <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> +fort tardive, et une autre question au moins étrange, celle de savoir +si on se retirerait dans la Haute-Égypte. Ce dernier parti était +insensé. Ce n'étaient là que les ruses de la faiblesse, cherchant à +cacher sa confusion, sous un faux semblant de témérité. Il fut donc +résolu que l'on capitulerait; et on ne pouvait faire autre chose, si +on ne voulait être égorgés tous ensemble, à la suite d'une attaque de +vive force.</p> + +<span class="sidedate">Juin 1801.</span> + +<p>On envoya des commissaires au camp des Anglais et des Turcs afin de +négocier une capitulation. Les généraux ennemis acceptèrent cette +proposition avec joie, tant ils craignaient, même encore en ce moment, +un retour de fortune. Ils accédèrent aux conditions les plus +avantageuses pour l'armée. On convint qu'elle se retirerait avec les +honneurs de la guerre, avec armes et bagages, avec son artillerie, ses +chevaux, tout ce qu'elle possédait enfin, qu'elle serait transportée +en France, et nourrie pendant la traversée, aux frais de l'Angleterre. +Ceux des Égyptiens qui voudraient suivre l'armée (et il y en avait un +certain nombre de compromis par leurs liaisons avec les Français), +étaient autorisés à se joindre à elle. Ils avaient en outre la faculté +de vendre leurs biens.</p> + +<span class="sidenote">Capitulation du Kaire.</span> + +<p>Cette capitulation fut signée le 27 juin 1801, et ratifiée le 28 (8 et +9 messidor an <span class="smcap">IX</span>). L'orgueil des vieux soldats d'Égypte et d'Italie +souffrait cruellement. Ils allaient rentrer en France, non pas comme +ils y rentrèrent en 1798, après les triomphes de Castiglione, +d'Arcole et de Rivoli, fiers de leur gloire <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> et des services +rendus à la République: ils allaient y rentrer vaincus, mais ils +allaient y rentrer, et, pour ces cœurs souffrant d'un long exil, +c'était une joie involontaire qui les étourdissait sur leurs revers. +Il y avait au fond des âmes une satisfaction qu'on ne s'avouait pas, +mais qui perçait sur les visages. Les chefs seulement étaient +soucieux, en songeant au jugement que le Premier Consul porterait de +leur conduite. Les dépêches dont ils accompagnaient la capitulation +étaient empreintes de la plus humiliante anxiété. On choisit, pour +porter ces dépêches, les hommes qui, par leurs actes personnels, +étaient le plus exempts de tout blâme: ce furent l'officier du génie +d'Hautpoul, et le directeur des poudres Champy, qui avaient été si +utiles à la colonie.</p> + +<span class="sidenote">Situation de Menou dans Alexandrie.</span> + +<span class="sidedate">Août 1801.</span> + +<p>Menou était enfermé dans Alexandrie, et, comme Belliard, il ne lui +restait qu'à se rendre. Il ne pouvait y avoir entre l'un et l'autre +qu'une différence de temps. La peste faisait quelques victimes dans +Alexandrie; les vivres y manquaient, par suite de la faute qu'on avait +commise de ne pas faire les approvisionnements de siége. Il est vrai +que les caravanes arabes, attirées par le gain, y apportaient encore +de la viande, du laitage et quelques grains. Mais on manquait de +froment, et il fallait mettre du riz dans le pain. Le scorbut +diminuait chaque jour le nombre d'hommes en état de servir. Les +Anglais, pour isoler complétement la place, avaient imaginé de verser +le lac Madieh dans le lac Maréotis à moitié desséché, d'envelopper +ainsi Alexandrie d'une masse d'eau continue, et d'une ceinture de +chaloupes canonnières. <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> Pour cela ils avaient pratiqué une +coupure dans la digue qui va d'Alexandrie à Ramanieh, et qui forme la +séparation des deux lacs. (Voir la carte n<sup>o</sup> 18.) Mais, comme la +différence de niveau n'était que de neuf pieds, le versement des eaux +d'un lac dans l'autre, se faisait lentement, et, du reste, +l'opération, bonne s'il eût importé de séparer le général Belliard du +général Menou, n'avait plus la même utilité, depuis les événements du +Kaire. Si elle étendait l'action des chaloupes canonnières, elle avait +pour les Français l'avantage de resserrer le front d'attaque, sans +même les priver de leurs communications avec les caravanes; car la +longue plage de sable sur laquelle Alexandrie est située, communique +par son extrémité occidentale avec le désert de Libye. Aussi les +Anglais voulurent-ils bientôt compléter l'investissement; et pour cela +ils embarquèrent des troupes sur leurs chaloupes, et vinrent, vers le +milieu d'août (fin de thermidor), exécuter un débarquement non loin de +la tour du Marabout. Ils entreprirent même le siége en règle du fort +de ce nom. À partir de ce moment, la place, complétement investie, ne +pouvait tarder à se rendre.</p> + +<p>L'infortuné Menou réduit ainsi à l'inaction, ayant le loisir de penser +à ses fautes, entouré du blâme universel, se consolait cependant par +l'idée d'une résistance héroïque, comme celle de Masséna dans Gênes. +Il l'écrivait au Premier Consul, et lui annonçait une défense +mémorable. Les généraux Damas et Reynier étaient restés sans troupes à +Alexandrie. Ils y tenaient un fâcheux langage, et n'avaient <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> +pas même, dans ces derniers instants, une attitude convenable. Menou +les fit arrêter pendant une nuit, avec un grand éclat, et ordonna leur +embarquement pour la France. Cet acte de vigueur après coup, produisit +peu d'effet. L'armée, dans son bon sens, blâmait sévèrement Reynier et +Damas, mais n'estimait guère Menou. La seule grâce qu'elle lui +faisait, c'était de ne le point haïr. Écoutant froidement ses +proclamations, dans lesquelles il annonçait la résolution de mourir +plutôt que de se rendre, elle était prête, s'il le fallait, à se +battre à outrance, mais elle ne croyait plus guère à cette nécessité. +Elle comprenait trop bien les conséquences de ce qui s'était passé au +Kaire, pour ne pas entrevoir une capitulation prochaine; et dans +Alexandrie comme au Kaire, elle se consolait de ses revers, par +l'espoir de revoir bientôt la France.</p> + +<p>À compter de ce jour, plus rien d'important ne signala la présence des +Français en Égypte, et l'expédition fut en quelque sorte terminée. +Admirée comme un prodige d'audace et d'habileté par les uns, cette +expédition a été considérée comme une brillante chimère par les +autres, par ceux notamment qui affectent de peser toutes choses, dans +les balances d'une froide raison.</p> + +<p>Ce dernier jugement, avec les apparences de la sagesse, est au fond +peu sensé et peu juste.</p> + +<p>Napoléon, dans sa longue et prodigieuse carrière, n'a rien imaginé qui +fût plus grand, et qui pût être plus véritablement utile. Sans doute, +si on songe que nous n'avons pas même conservé le Rhin et les +<span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> Alpes, on doit se dire que l'Égypte, l'eussions-nous occupée +quinze ans, nous aurait été plus tard enlevée, comme nos frontières +continentales, comme cette antique et belle possession de l'île de +France, que nous ne devions pas aux guerres de la révolution. Mais, à +juger ainsi les choses, on pourrait aller jusqu'à se demander, si la +conquête de la ligne du Rhin n'était pas elle-même une folie et une +chimère. Il faut, pour juger sainement une telle question, il faut +supposer un instant nos longues guerres, autrement terminées qu'elles +ne l'ont été, et se demander si, dans ce cas, la possession de +l'Égypte était possible, désirable, et d'une grande conséquence. À la +question ainsi posée, la réponse ne saurait être douteuse. D'abord +l'Angleterre était presque résignée en 1801 à nous concéder l'Égypte, +moyennant des compensations. Ces compensations, qu'on avait fait +connaître à notre négociateur, n'avaient rien d'exorbitant. Il est +hors de doute, que, pendant la paix maritime qui suivit, et dont nous +ferons bientôt connaître la conclusion, le Premier Consul, prévoyant +la brièveté de cette paix, eût envoyé aux bouches du Nil d'immenses +ressources, en hommes et en matériel, et que la belle armée expédiée à +Saint-Domingue, où l'on alla chercher un dédommagement de l'Égypte +perdue, aurait mis pour long-temps notre nouvel établissement à l'abri +de toute attaque. Un général comme Decaen, ou Saint-Cyr, joignant à +l'expérience de la guerre l'art d'administrer, ayant, outre les +vingt-deux mille hommes qui restaient en Égypte de la première +expédition, les <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> trente mille qui périrent inutilement à +Saint-Domingue, placé avec cinquante mille Français et un immense +matériel, sous un climat parfaitement sain, sur un sol d'une fertilité +inépuisable, cultivé par des paysans soumis à tous les maîtres, et +n'ayant jamais leur fusil à côté de leur charrue, un général, +disons-nous, comme Decaen ou Saint-Cyr, aurait pu avec de tels moyens +défendre victorieusement l'Égypte, et y fonder une superbe colonie.</p> + +<p>Le succès était incontestablement possible. Nous ajouterons que, dans +la lutte maritime et commerciale, que soutenaient l'une contre l'autre +la France et l'Angleterre, la tentative était en quelque sorte +commandée. L'Angleterre venait, en effet, de conquérir le continent +des Indes, et de se donner ainsi la suprématie dans les mers de +l'Orient. La France, jusque-là sa rivale, pouvait-elle céder, sans la +disputer, une semblable suprématie? Ne devait-elle pas à sa gloire, à +sa destinée, de lutter? Les politiques ne peuvent pas répondre ici +autrement que les patriotes. Oui, il fallait qu'elle essayât de lutter +dans ces régions de l'Orient, vaste champ de l'ambition des peuples +maritimes, et qu'elle essayât d'y faire une acquisition, qui pût +contre-balancer celles des Anglais. Cette vérité admise, qu'on cherche +sur le globe, et qu'on nous dise, s'il y avait une acquisition mieux +adaptée que l'Égypte au but qu'on se proposait? Elle valait en +elle-même les plus belles contrées, elle touchait aux plus riches, aux +plus fécondes, à celles qui fournissent la plus ample matière au +négoce lointain. Elle ramenait dans la Méditerranée, qui était notre +mer alors, <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> le commerce de l'Orient; elle était, en un mot, un +équivalent de l'Inde, et en tout cas elle en était la route. La +conquête de l'Égypte était donc pour la France, pour l'indépendance +des mers, pour la civilisation générale, un service immense. Aussi, +comme on pourra le voir ailleurs, notre succès fut-il souhaité plus +d'une fois en Europe, dans ces courts intervalles de temps où la haine +ne troublait pas l'esprit des cabinets. Pour un tel but, il valait la +peine de perdre une armée, et non pas seulement celle qu'on envoya la +première fois en Égypte, mais celles qu'on envoya depuis périr +inutilement à Saint-Domingue, dans les Calabres et en Espagne. Plût au +ciel que, dans les élans de sa vaste imagination, Napoléon n'eût rien +conçu de plus téméraire!<a href="#toc"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + +<p class="p2 center smaller">FIN DU LIVRE DIXIÈME.</p> + + + + +<h2><span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> LIVRE ONZIÈME.</h2> + +<h3>PAIX GÉNÉRALE.</h3> + +<p class="resume">Dernière et infructueuse sortie de Ganteaume. — Il touche à + Derne, n'ose débarquer deux mille hommes qu'il avait à son bord, + et rebrousse chemin vers Toulon. — Prise en route du vaisseau le + <i>Swiftsure</i>. — L'amiral Linois, envoyé de Toulon à Cadix, est + obligé de jeter l'ancre dans la baie d'Algésiras. — Beau combat + d'Algésiras. — Une escadre composée de Français et d'Espagnols + sort de Cadix, pour venir au secours de la division Linois. — + Rentrée des flottes combinées dans Cadix. — Combat + d'arrière-garde avec l'amiral anglais Saumarez. — Affreuse + méprise de deux vaisseaux espagnols, qui, trompés par la nuit, se + prennent pour ennemis, se combattent à outrance, et sautent en + l'air tous les deux. — Beau fait d'armes du capitaine Troude. — + Courte campagne du prince de la Paix contre le Portugal. — La + cour de Lisbonne se hâte d'envoyer un négociateur à Badajos, pour + se soumettre aux volontés de la France et de l'Espagne réunies. + — Marche des affaires européennes depuis le traité de Lunéville. + — Influence croissante de la France. — Séjour à Paris des + infants d'Espagne, destinés à régner en Étrurie. — Reprise de la + négociation de Londres, entre M. Otto et lord Hawkesbury. — + Nouvelle manière de poser la question du côté des Anglais. — Ils + demandent Ceylan dans les Indes, la Martinique ou la Trinité dans + les Antilles, Malte dans la Méditerranée. — Le Premier Consul + répond à ces prétentions, en menaçant de conquérir le Portugal, + et au besoin d'exécuter une descente en Angleterre. — Vive + polémique entre <i>le Moniteur</i> et les journaux anglais. — Le + cabinet britannique renonce à Malte, et résume toutes ses + prétentions en demandant l'île espagnole de la Trinité. — Le + Premier Consul, pour sauver les possessions d'une cour alliée, + offre l'île française de Tabago. — Le cabinet britannique + refuse. — Folle conduite du prince de la Paix, qui fournit une + solution inattendue. — Ce prince traite avec la cour de + Lisbonne, sans se concerter avec la France, et prive ainsi la + légation française de l'argument qu'on tirait des dangers du + Portugal. — Irritation du Premier Consul, et menaces de guerre à + la cour de Madrid. — M. de Talleyrand propose au Premier Consul + de terminer la négociation aux dépens des Espagnols, en livrant + aux Anglais l'île de la Trinité. — M. Otto reçoit l'autorisation + de faire cette concession, mais seulement à la dernière + extrémité. — Pendant qu'on négocie, Nelson tente les plus grands + efforts pour détruire la flottille de Boulogne. — Beaux combats + devant Boulogne, soutenus par l'amiral Latouche-Tréville + <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> contre Nelson. — Défaite des Anglais. — Joie en + France, inquiétudes en Angleterre, à la suite de ces deux + combats. — Dispositions réciproques à un rapprochement. — On + passe par-dessus les dernières difficultés, et la paix se + conclut, sous forme de préliminaires, par le sacrifice de l'île + de la Trinité. — Joie inouïe en Angleterre et en France. — Le + colonel Lauriston, chargé de porter à Londres la ratification du + Premier Consul, est conduit en triomphe pendant plusieurs heures. + — Réunion d'un congrès dans la ville d'Amiens pour conclure la + paix définitive. — Suite de traités signés coup sur coup. — + Paix avec le Portugal, la Porte-Ottomane, la Bavière, la Russie, + etc. — Fête à la paix, fixée au 18 brumaire. — Lord Cornwallis, + plénipotentiaire au congrès d'Amiens, assiste à cette fête. — + Accueil qu'il reçoit du peuple de Paris. — Banquet de la Cité à + Londres. — Témoignages extraordinaires de sympathie que se + donnent en ce moment les deux nations.</p> + +<span class="sidedate">Mai 1801.</span> + +<span class="sidenote">Troisième sortie de Ganteaume.</span> + +<p>Pendant que l'armée d'Égypte succombait, faute d'un chef habile, et +faute aussi d'un secours apporté à propos, l'amiral Ganteaume tentait +sa troisième sortie du port de Toulon. Le Premier Consul lui avait à +peine laissé le temps de réparer les avaries, provenant de l'abordage +du <i>Dix-Août</i> et de l'<i>Indomptable</i>, et il l'avait obligé à repartir +presque immédiatement. L'amiral Ganteaume avait remis à la voile le 25 +avril (5 floréal). Il avait l'ordre de longer les parages de l'île +d'Elbe, afin d'exécuter en passant une démonstration sur +Porto-Ferraio, et d'en faciliter l'occupation par les troupes +françaises. Le Premier Consul tenait à reprendre cette île, dont les +traités avec Naples et l'Étrurie assuraient la possession à la France, +et dans laquelle se trouvait une petite garnison, moitié toscane, +moitié anglaise. L'amiral obéit, se montra devant l'île d'Elbe, jeta +quelques boulets sur Porto-Ferraio, et passa outre, pour ne pas +s'exposer à des dommages, qui l'auraient réduit à l'impossibilité de +remplir sa <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> mission. S'il eût fait voile directement, il +aurait pu être encore utile à l'armée d'Égypte, car, ainsi qu'on l'a +vu, la position de Ramanieh ne fut perdue que le 10 mai (20 floréal). +Il était donc encore temps, en partant le 25 avril, d'empêcher l'armée +d'être coupée en deux, et réduite à capituler une division après +l'autre. Il aurait fallu, pour cela, ne pas perdre un instant. Mais +une sorte de fatalité s'attachait à toutes les opérations de l'amiral +Ganteaume. On l'a vu, sorti heureusement de Brest, entré plus +heureusement encore dans la Méditerranée, manquer tout à coup de +confiance, prendre quatre vaisseaux pour huit, et rentrer dans Toulon. +On l'a vu, sorti de ce port en mars, échapper à l'amiral Warren, +dépasser la pointe méridionale de la Sardaigne, et s'arrêter encore +une fois, par suite de l'abordage du <i>Dix-Août</i> et de l'<i>Indomptable</i>. +Il n'était pas au terme de ses malheurs. À peine allait-il quitter les +eaux de l'île d'Elbe, qu'une maladie contagieuse se déclara sur son +escadre. Soit fatigue des troupes embarquées depuis long-temps, soit +mauvaise fortune, cette maladie atteignit subitement une grande partie +des soldats et des équipages. On jugea imprudent et inutile de porter +en Égypte un tel nombre de malades, et l'amiral Ganteaume prit le +parti de diviser son escadre. Confiant au contre-amiral Linois trois +vaisseaux, il plaça sur ces trois vaisseaux les matelots et soldats +malades, et les achemina sur Toulon. Il continua sa mission avec +quatre vaisseaux et deux frégates, portant deux raille hommes de +troupes seulement, et <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> se dirigea vers l'Égypte. Mais il +n'était plus temps, car on touchait au milieu de mai, et, à cette +époque, l'armée française était perdue, puisque les généraux Belliard +et Menou se trouvaient séparés l'un de l'autre, par suite de l'abandon +de Ramanieh. L'amiral Ganteaume l'ignorait. Il dépassa la Sardaigne et +la Sicile, se montra dans le canal de Candie, parvint à se dérober +plusieurs fois à l'ennemi, s'avança même jusque dans l'Archipel pour +lui échapper, et vint enfin mouiller sur la côte d'Afrique, à quelques +marches à l'ouest d'Alexandrie. Le point qu'il avait choisi était +celui de Derne, désigné dans ses instructions comme propre à un +débarquement. En donnant aux troupes des vivres, et de l'argent pour +louer les chameaux des Arabes, on croyait qu'elles pourraient +traverser le désert, et atteindre Alexandrie en quelques marches. Ce +n'était là qu'une conjecture très-hasardée. L'amiral Ganteaume venait +de jeter l'ancre depuis quelques heures, et de mettre à la mer une +partie de ses chaloupes, lorsque les habitants accoururent sur le +rivage, et firent sur nos embarcations une vive fusillade. Le plus +jeune frère du Premier Consul, Jérôme Bonaparte, se trouvait au milieu +des troupes de débarquement. On fit de vains efforts pour attirer à +soi les habitants, et pour se les concilier. Il aurait fallu détruire +leur petite ville de Derne, et marcher sur Alexandrie sans eau, +presque sans vivres, en combattant toujours. C'était une entreprise +folle, et d'ailleurs sans objet, car mille hommes tout au plus sur +deux mille, seraient arrivés au terme du voyage. Il ne valait plus la +peine de faire <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> périr tant de braves gens, pour un si faible +secours. Du reste, un événement, facile à prévoir, termina tous les +doutes. L'amiral crut apercevoir la flotte anglaise; dès lors il ne +délibéra plus, hissa ses chaloupes à bord, ne prit pas même le temps +de lever ses ancres, et coupa ses câbles, pour n'être pas attaqué au +mouillage. Il mit à la voile, et ne fut pas joint par l'ennemi.</p> + +<span class="sidedate">Juin 1801.</span> + +<span class="sidenote">Subite rentrée de l'amiral Ganteaume.</span> + +<span class="sidenote">Prise du vaisseau anglais <i>le Swiftsure</i>.</span> + +<p>La fortune qui l'avait mal servi, car elle ne seconde, comme on l'a +dit souvent, que les esprits assez audacieux pour se confier à elle, +la fortune lui réservait un dédommagement. En traversant le canal de +Candie, il rencontra un vaisseau anglais de haut bord: c'était le +<i>Swiftsure</i>. Lui donner la chasse, l'envelopper, le canonner, le +prendre, fut l'affaire de quelques instants. C'était le 24 juin, (5 +messidor) que lui advint cette heureuse rencontre. L'amiral Ganteaume +entra dans Toulon, avec cette espèce de trophée, faible compensation +pour tant de mauvais succès. Le Premier Consul, enclin à l'indulgence +pour les hommes qui avaient traversé avec lui de grands périls, voulut +bien accepter cette compensation, et la publier dans <i>le Moniteur</i>.</p> + +<span class="sidedate">Juillet 1801.</span> + +<p>Cependant tous ces mouvements d'escadre devaient finir d'une manière +moins triste pour notre marine. Pendant que l'amiral Ganteaume +rentrait dans Toulon, l'amiral Linois, qui était venu y déposer ses +soldats et ses matelots atteints de la fièvre, en était reparti sur +l'ordre formel du Premier Consul. Se hâtant de faire laver à la chaux +<span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> les murailles intérieures de ses bâtiments, de changer les +troupes malades contre des troupes fraîches, de renouveler ses +équipages avec des matelots valides, il avait appareillé, pour se +diriger vers sa nouvelle destination. Une dépêche qu'il ne devait +ouvrir qu'à la mer, lui prescrivait d'aller sur-le-champ à Cadix, +joindre les six vaisseaux armés dans ce port par l'amiral Dumanoir, +les cinq vaisseaux espagnols du Ferrol, ce qui, avec les trois qu'il +amenait, devait former une division de quatorze grands bâtiments. Il +était possible que l'escadre de Rochefort, sous l'amiral Bruix, y fût +arrivée. On pouvait alors réunir une flotte de plus de vingt +vaisseaux, qui devait être maîtresse de la Méditerranée pendant +quelques mois, prendre les troupes d'Otrante, et porter d'immenses +secours en Égypte. On ignorait encore en France qu'il était trop tard, +et qu'il ne restait à défendre que la place d'Alexandrie. Sauver ce +dernier point n'était pourtant pas une chose indifférente.</p> + +<span class="sidenote">Sortie de Toulon de l'amiral Linois.</span> + +<span class="sidenote">Il mouille à Algésiras.</span> + +<p>L'amiral Linois s'empressa d'obéir, et fit voile vers Cadix. En route, +il chassa quelques frégates anglaises, qu'il faillit prendre, fut +contrarié par les vents à l'entrée du détroit, et enfin réussit à y +pénétrer, vers le commencement de juillet (milieu de messidor). La +flotte anglaise de Gibraltar, qui observait Cadix, lui ayant été +signalée, il vint mouiller dans le port espagnol d'Algésiras, le 4 +juillet au soir (15 messidor).</p> + +<span class="sidenote">Baie d'Algésiras.</span> + +<p>Près du détroit de Gibraltar, c'est-à-dire vers la pointe méridionale +de la Péninsule, les côtes montagneuses <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> de l'Espagne +s'entr'ouvrent, et, prenant la figure d'un fer à cheval, forment une +baie profonde dont l'ouverture est tournée au midi. (Voir la carte n<sup>o</sup> +19.) Sur l'un des côtés de cette baie se trouve Algésiras, sur l'autre +Gibraltar; de manière qu'Algésiras et Gibraltar sont placés vis-à-vis, +et à quatre mille toises de distance, à peu près une lieue et demie. +D'Algésiras on voit distinctement ce qui se passe à Gibraltar, au +moyen d'une lunette ordinaire. Il n'y avait pas un seul vaisseau +anglais dans la baie, mais le contre-amiral Saumarez n'était pas loin. +Il observait avec sept vaisseaux le port de Cadix, où étaient réunies +dans ce moment plusieurs divisions navales, soit françaises, soit +espagnoles. Averti de ce qui se passait, il se hâta de profiter de +l'occasion qui s'offrait à lui de détruire la division Linois, car il +pouvait opposer sept vaisseaux à trois. Toutefois, sur les sept il en +avait détaché un, le <i>Superbe</i>, pour observer l'embouchure du +Guadalquivir. Il lui fit le signal de ralliement; mais le vent ne +favorisant pas le retour du <i>Superbe</i>, il s'achemina vers Algésiras, +avec six vaisseaux et une frégate.</p> + +<p>L'amiral Linois, de son côté, avait reçu des autorités espagnoles avis +du danger qui le menaçait, et il eut recours aux seules précautions +que la nature des lieux lui permît de prendre. La côte d'Algésiras, +dans la baie de ce nom, située, comme nous venons de le dire, +vis-à-vis de Gibraltar, présente un mouillage plutôt qu'un port. C'est +une côte peu saillante, toute droite, qui se prolonge du sud au nord, +sans aucun renfoncement où les vaisseaux puissent s'abriter. <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> +Seulement, aux deux extrémités de ce mouillage, se trouvaient deux +batteries: l'une au nord d'Algésiras, sur un point élevé de la côte, +connue sous le nom de batterie Saint-Jacques; l'autre au midi +d'Algésiras, sur un îlot appelé l'île Verte. La batterie de +Saint-Jacques était armée de cinq pièces de 18, celle de l'île Verte +de sept pièces de 24. Ce n'était pas là un grand secours, surtout à +cause de la négligence espagnole, qui avait laissé tous les postes de +la côte sans artilleurs et sans munitions. Cependant l'amiral Linois +se mit en rapport avec les autorités locales, qui firent de leur mieux +pour secourir les Français. Il rangea ses trois vaisseaux et sa +frégate le long du rivage, en appuyant les extrémités de cette ligne +si courte aux deux positions fortifiées de Saint-Jacques et de l'île +Verte. Venait d'abord le <i>Formidable</i>, qui, placé le plus au nord, +s'appuyait à la batterie Saint-Jacques; puis le <i>Desaix</i>, qui se +trouvait au milieu; enfin l'<i>Indomptable</i>, qui était le plus au midi, +vers la batterie de l'île Verte. Entre le <i>Desaix</i> et l'île Verte se +trouvait la frégate la <i>Muiron</i>. Quelques chaloupes canonnières +espagnoles étaient entremêlées avec les vaisseaux français.</p> + +<span class="sidenote">Combat d'Algésiras, livré le 6 juillet.</span> + +<p>Le 6 juillet 1801 (17 messidor an <span class="smcap">IX</span>), vers sept heures du matin, le +contre-amiral Saumarez, venant de Cadix par un vent +d'ouest-nord-ouest, s'achemina vers la baie d'Algésiras, doubla le cap +Carnero, entra dans la baie, et se porta vers la ligne d'embossage des +Français. Le vent, qui n'était pas favorable à la marche des vaisseaux +anglais, les sépara les uns des autres, et heureusement ne leur +<span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> permit pas d'agir avec tout l'ensemble désirable, (Voir la +carte n<sup>o</sup> 19.) Le <i>Vénérable</i>, qui était en tête de la colonne, resta +en arrière; le <i>Pompée</i> prit sa place. Celui-ci, remontant le long de +notre ligne, défila successivement sous le feu de la batterie de l'île +Verte, de la frégate la <i>Muiron</i>, de l'<i>Indomptable</i>, du <i>Desaix</i>, du +<i>Formidable</i>, lâchant ses bordées à chacun d'eux. Il vint prendre +position à portée de fusil de notre vaisseau amiral le <i>Formidable</i>, +monté par Linois. Il s'engagea entre ces deux adversaires un combat +acharné, presque à bout portant. Le <i>Vénérable</i>, éloigné d'abord du +lieu de l'action, tâcha de s'en rapprocher pour joindre ses efforts à +ceux du <i>Pompée</i>. L'<i>Audacieux</i>, le troisième des vaisseaux anglais, +destiné à combattre le <i>Desaix</i>, ne put pas arriver à sa hauteur, +s'arrêta devant l'<i>Indomptable</i>, qui était le dernier au sud, et +commença contre celui-ci une vive canonnade. Le <i>César</i> et le +<i>Spencer</i>, quatrième et cinquième vaisseaux anglais, étaient l'un en +arrière, l'autre entraîné au fond de la baie par le vent, qui +soufflait de l'ouest à l'est. Enfin le sixième, l'<i>Hannibal</i>, porté +d'abord vers Gibraltar, mais parvenu après beaucoup de manœuvres à +se rapprocher d'Algésiras, manœuvra pour tourner notre vaisseau +amiral le <i>Formidable</i>, et se placer entre lui et la côte. Le combat, +entre les vaisseaux qui avaient pu se joindre était fort opiniâtre. +Pour n'être pas emportés d'Algésiras vers Gibraltar, les Anglais +avaient chacun jeté une ancre. Notre vaisseau amiral, le <i>Formidable</i>, +avait deux ennemis à combattre, le <i>Pompée</i> et le <i>Vénérable</i>, et +<span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> allait en avoir trois, si l'<i>Hannibal</i> réussissait à prendre +position entre lui et la côte. Le capitaine du <i>Formidable</i>, le brave +Lalonde, venait d'être emporté par un boulet. La canonnade continuait +avec une extrême vivacité aux cris de <i>Vive la République! Vive le +Premier Consul!</i> L'amiral Linois qui était à bord du <i>Formidable</i>, +montrant à propos le travers au <i>Pompée</i>, qui ne lui présentait que +l'avant, avait réussi à le démâter, et à le mettre à peu près hors de +combat. Profitant en même temps du changement de la brise, qui avait +passé à l'est, et portait sur Algésiras, il avait fait signal à ses +capitaines de couper leurs câbles, et de se laisser échouer, de +manière à ne pas permettre aux Anglais de passer entre nous et la +côte, et de nous mettre entre deux feux, comme autrefois Nelson avait +fait à la bataille d'Aboukir. Cet échouage ne pouvait pas avoir de +grands inconvénients pour la sûreté des bâtiments français, car on +était à la marée basse, et à la marée haute ils étaient certains de se +relever facilement. Cet ordre, donné à propos, sauva la division. Le +<i>Formidable</i>, après avoir mis le <i>Pompée</i> hors de combat, vint +s'échouer sans secousse, car la brise en tournant avait faibli. Se +dérobant ainsi au danger dont le menaçait l'<i>Hannibal</i>, il acquit à +l'égard de celui-ci une position redoutable. En effet, l'<i>Hannibal</i>, +en voulant exécuter sa manœuvre, avait échoué lui-même, et il était +immobile sous le double feu du <i>Formidable</i> et de la batterie +Saint-Jacques. Dans cette situation périlleuse, l'<i>Hannibal</i> fait +effort pour se <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> relever; mais, la marée baissant, il se trouve +irrévocablement fixé à sa position. Il reçoit de tous côtés +d'épouvantables décharges d'artillerie, tant de la terre que du +<i>Formidable</i>, et des canonnières espagnoles. Il coule une ou deux de +ces canonnières, mais il essuie plus de feux qu'il ne peut en rendre. +L'amiral Linois, ne jugeant pas que la batterie Saint-Jacques fût +assez bien servie, débarque le général Devaux avec un détachement des +troupes françaises qu'il avait à bord. Le feu de cette batterie +redouble alors, et l'<i>Hannibal</i> est accablé. Mais un nouvel adversaire +vient achever sa défaite. Le second vaisseau français, le <i>Desaix</i>, +qui était placé après le <i>Formidable</i>, obéissant à l'ordre de se jeter +à la côte, et ayant, à cause de la faiblesse de la brise, exécuté +lentement sa manœuvre, se trouvait ainsi un peu en dehors de la +ligne, également en vue de l'<i>Hannibal</i> et du <i>Pompée</i>, que le +<i>Formidable</i>, en s'échouant, avait découvert à ses feux. Le <i>Desaix</i>, +profitant de cette position, lâche une première bordée au <i>Pompée</i>, +qu'il maltraite au point de lui faire abattre son pavillon; puis +dirige tous ses coups sur l'<i>Hannibal</i>. Ses boulets, rasant les flancs +de notre vaisseau amiral le <i>Formidable</i>, vont porter sur l'<i>Hannibal</i> +un affreux ravage. Celui-ci, ne pouvant plus tenir, amène aussi son +pavillon. C'étaient par conséquent deux vaisseaux anglais sur six, +réduits à se rendre. Les quatre autres, à force de manœuvres, +étaient rentrés en ligne, et assez pour combattre à bonne portée le +<i>Desaix</i> et l'<i>Indomptable</i>. Le <i>Desaix</i>, avant de s'échouer, leur +avait fait tête, <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> tandis que l'<i>Indomptable</i> et la frégate la +<i>Muiron</i>, en se retirant lentement vers la côte, leur répondaient par +un feu bien dirigé. Ces deux derniers bâtiments étaient venus se +placer sous la batterie de l'île Verte, dont quelques soldats français +débarqués dirigeaient l'artillerie.</p> + +<p>Le combat durait depuis plusieurs heures, avec la plus grande énergie. +L'amiral Saumarez, ayant perdu deux vaisseaux sur six, et n'espérant +plus aucun résultat de cette action, car pour aborder les Français de +plus près il aurait fallu courir la chance de s'échouer avec eux, +donna le signal de la retraite, nous laissant l'<i>Hannibal</i>, mais +voulant nous enlever le <i>Pompée</i>, qui, tout démâté, restait immobile +sur le champ de bataille. L'amiral Saumarez avait fait venir de +Gibraltar des embarcations, qui réussirent à remorquer la carcasse du +<i>Pompée</i>, que nos vaisseaux échoués ne pouvaient plus reprendre. +L'<i>Hannibal</i> nous resta.</p> + +<span class="sidenote">Beaux résultats du combat d'Algésiras.</span> + +<p>Tel fut ce combat d'Algésiras, où trois vaisseaux français +combattirent contre six anglais, en détruisirent deux, et sur les deux +en gardèrent un prisonnier. Les Français étaient remplis de joie, +quoiqu'ils eussent essuyé des pertes sensibles. Le capitaine Lalonde, +du <i>Formidable</i>, était tué; Moncousu, capitaine de l'<i>Indomptable</i>, +était mort glorieusement. Nous comptions environ 200 morts et 300 +blessés, en tout 500 officiers et marins hors de combat, sur 2 mille +qui montaient l'escadre. Mais les Anglais avaient eu 900 hommes +atteints par le feu; leurs vaisseaux étaient criblés.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> + +<span class="sidenote">Péril de Linois au mouillage d'Algésiras.</span> + +<p>Quelque glorieuse que fût cette action, tout n'était pas fini. Il +fallait, dans l'état de délabrement où se trouvaient nos vaisseaux, se +tirer du mouillage d'Algésiras. L'amiral Saumarez, furieux, jurant de +se venger dès que Linois quitterait son asile pour se rendre à Cadix, +faisait de grands préparatifs. Il employait les vastes ressources du +port de Gibraltar à remettre sa division en état de combattre, et +préparait même des brûlots, résolu à incendier au moins les vaisseaux +français, s'il ne pouvait les attirer en pleine mer. L'amiral Linois +n'avait, pour réparer ses avaries, que les ressources à peu près +nulles d'Algésiras. L'arsenal de Cadix, à la vérité, se trouvait près +de là; mais il était peu aisé d'en tirer des matières par mer à cause +des Anglais, par terre à cause de la difficulté des transports; et +cependant les hautes manœuvres des vaisseaux français étaient +détruites, plusieurs de leurs grands mâts se trouvaient ou coupés, ou +fortement endommagés. L'amiral Linois fit de son mieux pour se mettre +en mesure de reprendre la mer. C'est à peine si on avait de quoi +panser les blessés. Il avait fallu que les consuls français des ports +voisins amenassent en poste des médecins et des médicaments.</p> + +<span class="sidenote">L'escadre franco-espagnole de Cadix sort pour venir au +secours de la division Linois à Algésiras.</span> + +<p>Il y avait en ce moment à Cadix l'escadre espagnole venue du Ferrol, +plus les six vaisseaux donnés à la France, et équipés à la hâte par +l'amiral Dumanoir. La force de ces deux divisions, sous le rapport du +nombre, était fort rassurante sans doute; mais la marine espagnole, +toujours digne, par sa <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> bravoure, de l'illustre nation à +laquelle elle appartenait, se ressentait de la négligence générale, +qui paralysait toutes les ressources de la monarchie. La division de +l'amiral français Dumanoir, à peine équipée avec des marins de toute +origine, ne pouvait pas inspirer une grande confiance. Aucun des +vaisseaux qui la composaient ne valait ceux de la division Linois, +exercés par de longues croisières, exaltés par leur dernière victoire.</p> + +<p>Il fallut de vives instances pour décider l'amiral Massarédo, +commandant à Cadix, et de fort mauvaise volonté pour nous, à venir au +secours de l'amiral Linois. Le 9 juillet (20 messidor) il détacha +l'amiral Moreno, excellent officier, plein de bravoure et +d'expérience, et le dirigea sur Algésiras, avec les cinq vaisseaux +espagnols tirés du Ferrol, avec un des six vaisseaux donnés à +Dumanoir, le <i>Saint-Antoine</i>, avec trois frégates. Cette escadre +portait le matériel destiné à la division Linois. Elle fut rendue dans +une journée au mouillage d'Algésiras.</p> + +<span class="sidenote">Le 12 juillet, la division de secours, jointe à la division +Linois, quitte Algésiras pour Cadix.</span> + +<p>On travailla jour et nuit à réparer les trois vaisseaux qui avaient +livré un combat si glorieux. Ces trois vaisseaux s'étaient trouvés à +flot à la première marée. On refit leur gréement le mieux, et le plus +tôt possible; on leur composa des mâts de hune avec des mâts de +perroquet, et le 12 au matin ils étaient prêts à tenir la mer. On se +donna les mêmes soins pour le vaisseau l'<i>Hannibal</i>, qui avait été +pris sur les Anglais, et qu'on voulait aussi transférer à Cadix.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> Le 12 au matin, l'escadre combinée appareilla, par un vent +d'est-nord-est, qui la poussa hors de la baie d'Algésiras, dans le +détroit. Elle marchait en ordre de bataille, les deux plus gros +vaisseaux espagnols, le <i>San-Carlos</i> et le <i>Saint-Herménégilde</i>, qui +étaient de 112 canons, formant l'arrière-garde. Les deux amiraux +étaient, suivant l'usage de la marine espagnole, montés sur une +frégate. C'était la <i>Sabine</i>. Vers la chute du jour, les vents +tombèrent. On ne voulut pas rentrer au mouillage d'Algésiras, parce +que cette position était dangereuse à prendre, en présence d'une +division ennemie, et que de plus il fallait craindre l'arrivée des +renforts, attendus à chaque instant par l'escadre anglaise. On se +décida cependant à laisser en arrière l'<i>Hannibal</i>, qui ne pouvait +plus marcher, quoique remorqué par la frégate l'<i>Indienne</i>. On le +renvoya au mouillage d'Algésiras. L'escadre combinée se mit en panne, +espérant que dans le courant de la nuit les vents reprendraient +quelque force. L'amiral Saumarez avait, de son côté, ordonné de mettre +à la voile. Il avait perdu l'<i>Hannibal</i>; le <i>Pompée</i> était désormais +hors de service; il n'avait donc plus que quatre des six vaisseaux qui +avaient combattu à Algésiras. Mais il avait été rejoint par le +<i>Superbe</i>, ce qui lui formait une division de cinq vaisseaux, outre +plusieurs frégates et quelques bâtiments légers pourvus de matières +incendiaires. Il avait poussé l'acharnement jusqu'à placer sur ses +vaisseaux des fourneaux à rougir les boulets. Quoiqu'il n'eût que cinq +grands bâtiments, et que les alliés en eussent neuf, il voulait tout +<span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> braver pour réparer l'échec humiliant d'Algésiras, et +s'épargner un redoutable jugement de l'Amirauté anglaise. Il suivait à +très-petite distance l'escadre franco-espagnole, attendant le moment +de se jeter sur l'arrière-garde, s'il en trouvait l'occasion.</p> + +<span class="sidenote">Combat d'arrière-garde entre la flotte anglaise et la +flotte franco-espagnole.</span> + +<span class="sidenote">Une erreur de nuit met aux prises les deux vaisseaux +espagnols le <i>Sans Carlos</i> et le <i>Saint-Herménégilde</i>.</span> + +<span class="sidenote">Ces deux vaisseaux sautent en l'air.</span> + +<p>Vers le milieu de la nuit le vent avait fraîchi, et l'escadre combinée +se dirigeait de nouveau vers Cadix. Son ordre de marche était un peu +changé. L'arrière-garde était formée par trois vaisseaux, rangés sur +une seule ligne, le <i>San-Carlos</i> à droite, le <i>Saint-Herménégilde</i> au +milieu, et le <i>Saint-Antoine</i>, vaisseau de 74 devenu français, à +gauche. Ils marchaient ainsi à côté les uns des autres, séparés par +une très-petite distance. L'obscurité était profonde. L'amiral +Saumarez enjoignit au <i>Superbe</i>, excellent marcheur, de forcer de +voiles, et d'attaquer notre arrière-garde. Le <i>Superbe</i> eut bientôt +joint la flotte franco-espagnole. Il avait éteint ses feux, pour être +moins aperçu. Se plaçant un peu en arrière du <i>San-Carlos</i>, et par +côté, il lui envoya toute sa bordée; puis, continuant sans relâche, il +lui en envoya une seconde, une troisième, en tirant à boulets rouges. +Le feu prit aussitôt à bord du <i>San-Carlos</i>. Le <i>Superbe</i>, s'en +apercevant, s'arrêta, et, diminuant sa voilure, se tint à quelque +distance. Le <i>San-Carlos</i>, en proie aux flammes, manœuvré avec +confusion, tomba sous le vent, et au lieu de rester en ligne, se +trouva bientôt en arrière de ses deux voisins. Il tirait dans toutes +les directions; ses boulets arrivèrent au <i>Saint-Herménégilde</i>, qui, +le prenant pour la tête de la colonne <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> anglaise, lui envoya +tout son feu. Alors une affreuse erreur s'empara des deux équipages +espagnols, qui se prirent pour ennemis. Ils s'abordèrent avec fureur, +et s'approchant jusqu'à mêler leurs vergues, engagèrent un combat +opiniâtre. L'incendie, devenu plus violent sur le <i>San-Carlos</i>, se +communiqua bientôt au <i>Saint-Herménégilde</i>, et ces deux vaisseaux, +dans cet état, continuèrent à se canonner avec violence. Les escadres +opposées étaient également dans les ténèbres et l'ignorance de ce qui +se passait; et, sauf le <i>Superbe</i>, qui devait comprendre cette funeste +méprise, puisqu'il en était l'auteur, aucun bâtiment n'osait +approcher, ne sachant lequel était espagnol ou anglais, lequel il +fallait secourir ou attaquer. Le vaisseau français le <i>Saint-Antoine</i> +s'était éloigné de ce voisinage dangereux. Bientôt l'embrasement +devint immense, et jeta sur la mer une sinistre lueur. Il paraît que +l'illusion funeste qui armait ces braves Espagnols les uns contre les +autres, fut alors dissipée, mais trop tard; le <i>San-Carlos</i> sauta en +l'air avec un fracas épouvantable. Quelques instants après le +<i>Saint-Herménégilde</i> sauta aussi, et répandit la terreur dans les deux +escadres, qui ne savaient à qui arrivait ce désastre.</p> + +<p>Le <i>Superbe</i>, voyant le <i>Saint-Antoine</i> séparé des deux autres, se +dirigea vers lui, et l'attaqua hardiment. Ce vaisseau, récemment armé, +se défendit sans l'ordre et le sang-froid, qui sont indispensables +pour mouvoir ces vastes machines de guerre. Il fut horriblement +maltraité, et deux nouveaux adversaires, <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> le <i>César</i>, le +<i>Vénérable</i>, accourant à l'instant, rendirent sa défaite inévitable. +Il amena son pavillon après avoir été ravagé.</p> + +<span class="sidenote">Prise du <i>Saint-Antoine</i> par les Anglais.</span> + +<p>L'amiral Saumarez s'était cruellement vengé, sans beaucoup de gloire +pour lui, mais avec un grand dommage pour la flotte espagnole. Les +deux amiraux Linois et Moreno, montés sur la <i>Sabine</i>, s'étaient tenus +le plus près possible de cette scène affreuse. Ne pouvant, au milieu +de l'obscurité, ni distinguer ce qui se passait, ni donner un ordre à +propos, ils étaient en proie aux plus vives inquiétudes. Au point du +jour, ils se trouvaient à quelque distance de Cadix, avec leur escadre +ralliée, mais diminuée de trois vaisseaux, le <i>San Carlos</i> et le +<i>Saint-Herménégilde</i> qui avaient sauté, le <i>Saint-Antoine</i> qui avait +été pris.</p> + +<a id="img003" name="img003"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img003.jpg" width="400" height="291" alt="" title=""> +<p>Beau fait d'armes du capitaine Troude.</p> +</div> + +<span class="sidenote">Combat du capitaine Troude, montant le <i>Formidable</i>, contre +trois vaisseaux et une frégate.</span> + +<p>Un quatrième vaisseau de la flotte combinée était demeuré en arrière, +c'était le <i>Formidable</i>, vaisseau amiral de Linois, qui s'était +couvert de gloire au combat d'Algésiras, mais qui se ressentait des +coups reçus dans cette journée. Privé d'une partie de sa voilure, +marchant lentement, voisin d'ailleurs des deux vaisseaux embrasés, et +redoutant les funestes méprises de la nuit, il s'était tenu en +arrière, ne croyant pouvoir être utile à aucun des combattants. C'est +ainsi qu'il s'était trouvé un peu séparé de l'escadre. Aperçu le matin +dans son isolement, il fut enveloppé par les Anglais, et attaqué par +une frégate et trois vaisseaux. L'amiral Linois, ayant passé à bord de +la frégate la <i>Sabine</i>, avait laissé à l'un de ses lieutenants, le +capitaine Troude, le commandement <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> du <i>Formidable</i>. Cet +habile et vaillant officier, jugeant avec une rare présence d'esprit, +que, s'il voulait se sauver à force de voiles, il serait devancé par +des vaisseaux qui étaient mieux gréés que le sien, résolut de chercher +son salut dans une bonne manœuvre, et dans un combat vigoureux. Son +équipage partageait ses sentiments, et personne ne voulait perdre les +lauriers d'Algésiras. C'étaient de vieux matelots, exercés par une +longue navigation, et ayant l'habitude de la guerre, plus nécessaire +encore sur mer que sur terre. Leur digne capitaine Troude n'attend pas +que les adversaires qui le poursuivent soient tous réunis contre le +<i>Formidable</i>, il va droit à celui qui était le plus près placé, +c'était la frégate la <i>Tamise</i>. Il s'approche, et dirige sur elle un +feu supérieur et terrible, qui la dégoûte bientôt de cette lutte +inégale. Après elle, venait à toutes voiles, le <i>Vénérable</i>, vaisseau +anglais de 74. Le capitaine Troude, se sentant encore supérieur à +celui-ci (le <i>Formidable</i> était un vaisseau de 80), l'attend pour le +combattre, tandis que les deux autres vaisseaux anglais, cherchant à +le gagner de vitesse, vont fermer le chemin de Cadix. Manœuvrant +habilement, il présente son redoutable flanc, armé de canons, à la +proue dégarnie de feux du <i>Vénérable</i>, et, joignant à la supériorité +de son artillerie l'avantage de la manœuvre, il le crible de +boulets, lui abat d'abord un mât, puis un second, puis un troisième, +et, après l'avoir rasé comme un ponton, le perce encore à fleur d'eau +de plusieurs coups dangereux, qui l'exposent au péril <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> +prochain de couler à fond. Ce malheureux navire, horriblement +maltraité, excite les alarmes du reste de la division anglaise. La +frégate la <i>Tamise</i> revient pour lui porter secours; les deux autres +vaisseaux anglais qui avaient cherché à se placer entre Cadix et le +<i>Formidable</i>, rebroussent aussitôt chemin. Ils veulent à la fois +sauver l'équipage du <i>Vénérable</i>, qui craignait de couler bas, et +accabler le vaisseau français qui faisait une si belle résistance. +Celui-ci, confiant dans sa manœuvre et sa bonne fortune, leur lâche +coup sur coup les bordées les plus rapides et les mieux dirigées; il +les décourage, et les renvoie au secours du <i>Vénérable</i>, prêt à +sombrer si on ne venait s'occuper activement de son salut.</p> + +<p>Le brave capitaine Troude, débarrassé de ses nombreux ennemis, +s'achemine triomphalement vers le port de Cadix. Une partie de la +population espagnole, attirée par la canonnade et les explosions de la +nuit, était accourue sur le rivage. Elle avait vu le péril et le +triomphe du vaisseau français, et malgré une douleur bien naturelle, +car le malheur des deux vaisseaux espagnols était connu, elle poussait +des acclamations à l'aspect du <i>Formidable</i>, rentrant victorieux dans +la rade.</p> + +<span class="sidenote">Résultat de ces combats.</span> + +<p>Les Anglais ne pouvaient nous disputer la gloire de ces combats; et +quant aux dommages matériels, ils étaient partagés également. Si les +Français avaient perdu un vaisseau, et les Espagnols deux, les Anglais +avaient laissé en notre pouvoir un vaisseau, et en avaient eu deux +maltraités au point de ne pouvoir plus servir. Sans un accident de +nuit, ils auraient <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> pu être considérés comme tout à fait +battus, dans ces différentes rencontres. Le combat d'Algésiras, et la +rentrée du <i>Formidable</i>, étaient au nombre des plus beaux faits +d'armes connus dans les annales de la marine. Mais les Espagnols +étaient tristes, car, quoique leur amiral Moreno se fût bien conduit, +ils n'étaient pas dédommagés, par une action brillante, de la perte du +<i>San-Carlos</i> et du <i>Saint-Herménégilde</i>.</p> + +<p>Cependant les événements du Portugal leur offraient une consolation. +Nous avons laissé le prince de la Paix s'apprêtant à commencer la +guerre du Portugal, à la tête des forces combinées des deux nations, +dans le dessein, déjà longuement exposé, d'influer sur les +négociations de Londres.</p> + +<span class="sidenote">Marche des Espagnols en Portugal.</span> + +<span class="sidenote">Les Portugais rendent les armes. On négocie à Badajos.</span> + +<p>D'après le plan convenu, les Espagnols devaient opérer sur la gauche +du Tage, et les Français sur la droite. Trente mille Espagnols étaient +réunis en avant de Badajos, sur la frontière de l'Alentejo. Quinze +mille Français marchaient, par Salamanque, sur le Tras-os-Montes. +Grâce à des efforts précipités, à des emprunts sur le clergé, et au +sacrifice de tous les services, on avait pourvu à l'équipement des +trente mille Espagnols. Mais le train d'artillerie était fort en +arrière. Toutefois le prince de la Paix, comptant avec raison sur +l'effet moral de la réunion des Français et des Espagnols, voulut +brusquer les hostilités, et se hâter de cueillir les premiers +lauriers. Il tenait à remporter tout l'honneur de cette campagne, et +voulait se réserver les Français, uniquement comme ressource en cas +de revers. On pouvait laisser une telle <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> satisfaction au +prince de la Paix. Les Français, dans le moment, ne couraient pas +après la gloire, mais après les résultats utiles; et ces résultats +consistaient à occuper une ou deux provinces du Portugal, pour avoir +de nouveaux gages contre l'Angleterre. Bien que la guerre parût +facile, il y avait cependant un danger à craindre, c'est qu'elle +devînt nationale de la part des Portugais. La haine de ceux-ci contre +les Espagnols aurait pu produire ce résultat fâcheux, si l'approche +des Français, placés à quelques marches en arrière, n'avait fait +tomber toutes les velléités de résistance. Le prince de la Paix se +hâta donc de passer la frontière, et d'aborder les places du Portugal +avec de l'artillerie de campagne, à défaut d'artillerie de siége. Il +occupa sans difficulté Olivença et Jurumenha. Mais les garnisons +d'Elvas et de Campo-Mayor se renfermèrent dans leurs murs, et firent +mine de se défendre. Le prince de la Paix ordonna de les bloquer, et, +pendant ce temps, il marcha au-devant de l'armée portugaise, commandée +par le duc d'Alafoëns. Les Portugais ne tinrent nulle part, et +s'enfuirent vers le Tage. Les places bloquées ouvrirent alors leurs +portes. Campo-Mayor fit sa reddition; on entreprit le siége en règle +d'Elvas, avec un parc arrivé de Séville. Le prince de la Paix suivit +triomphalement l'ennemi, traversa rapidement Azumar, Alegrete, +Portalegre, Castello-de-Vide, Flor-de-Rosa, et arriva enfin sur le +Tage, derrière lequel les Portugais s'empressèrent de chercher asile. +Il avait réussi à se rendre maître de la presque totalité de la +province d'Alentejo. Les Français n'avaient <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> pas encore +franchi la frontière du Portugal, et il était évident que si les +Espagnols seuls avaient obtenu de tels résultats, les Espagnols et les +Français, réunis, devaient être en très-peu de jours maîtres de +Lisbonne et d'Oporto. La cour de Portugal, qui avait toujours refusé +de croire que l'attaque dirigée contre elle fût sérieuse, voyant +aujourd'hui ce qui arrivait, se hâta de faire sa soumission, et +d'envoyer M. Pinto de Souza au quartier-général espagnol, pour +accepter toutes les conditions qu'il plairait aux deux armées +combinées de lui imposer. Le prince de la Paix, voulant rendre ses +maîtres témoins de sa gloire, fit venir le roi et la reine d'Espagne à +Badajos, pour distribuer des récompenses à l'armée, et tenir une sorte +de congrès. Ainsi cette cour, jadis si grande, aujourd'hui déshonorée +par une reine dissolue, par un favori incapable et tout-puissant, +cherchait à se donner l'illusion des grandes affaires. Lucien +Bonaparte avait suivi le roi et la reine à Badajos. Tels étaient les +événements à la fin de juin, et au commencement de juillet.</p> + +<p>Les combats d'Algésiras et de Cadix, qui étaient faits pour rendre +confiance à notre marine, la courte campagne du Portugal, qui prouvait +l'influence décisive du Premier Consul sur la Péninsule, et le pouvoir +qu'il avait de traiter le Portugal comme Naples, la Toscane ou la +Hollande, compensaient jusqu'à un certain point les événements connus +de l'Égypte. On ne savait d'ailleurs ni la bataille de Canope, ni la +capitulation déjà signée du Kaire, ni la capitulation désormais +inévitable <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> d'Alexandrie. Les nouvelles de mer ne se +transmettaient pas alors avec la même rapidité qu'aujourd'hui; il +fallait un mois au moins, quelquefois davantage, pour connaître à +Marseille un événement arrivé sur le Nil. On ne savait des affaires +d'Égypte que le débarquement des Anglais, leurs premiers combats sur +la plage d'Alexandrie; on ne se faisait aucune idée de ce qui avait +suivi, et on était dans le plus grand doute sur le résultat définitif +de la lutte. Le poids dont la France pesait dans la balance des +négociations, n'était donc en rien diminué; il s'accroissait au +contraire de l'influence qu'elle acquérait de jour en jour en Europe.</p> + +<span class="sidenote">Influence de la France en Europe depuis la paix de +Lunéville.</span> + +<span class="sidenote">Nouvelle activité imprimée aux négociations de Londres.</span> + +<p>Le traité de Lunéville portait en effet ses inévitables conséquences. +L'Autriche désarmée, et désormais impuissante à tous les yeux, +laissait un libre cours à nos projets. La Russie, depuis la mort de +Paul I<sup>er</sup> et l'avénement d'Alexandre, n'était plus, il est vrai, +disposée à des actes énergiques contre l'Angleterre, mais pas +davantage à résister aux desseins de la France en Occident. Aussi le +Premier Consul ne prenait-il plus aucune peine de cacher ses vues. Il +venait de convertir, par un simple arrêté, le Piémont en départements +français, sans paraître s'inquiéter des réclamations du négociateur +russe. Il avait déclaré, quant à Naples, que le traité de Florence +resterait la loi imposée à cette cour. Gênes venait de lui soumettre +sa constitution, afin qu'il y apportât certains changements, destinés +à rendre plus forte l'autorité du pouvoir exécutif. La République +Cisalpine, composée <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> de la Lombardie, du duché de Modène et +des légations, constituée une première fois par le traité de +Campo-Formio, une seconde fois par le traité de Lunéville, +s'organisait de nouveau en État allié, et dépendant de la France. La +Hollande, à l'exemple de la Ligurie, soumettait sa constitution au +Premier Consul, pour y donner plus de force au gouvernement, espèce de +réforme qui s'opérait, en ce moment, dans toutes les républiques +filles de la République française. Enfin les petits négociateurs, qui +naguère encore cherchaient un appui auprès de M. de Kalitcheff, +l'orgueilleux ministre de Paul I<sup>er</sup>, en étaient aujourd'hui aux +regrets d'avoir recherché ce protectorat, et demandaient à la faveur +seule du Premier Consul l'amélioration de leur condition. C'étaient +surtout les représentants des princes d'Allemagne, qui montraient à +cet égard le plus grand empressement. Le traité de Lunéville avait +posé le principe de la sécularisation des États ecclésiastiques, et du +partage de ces États entre les princes héréditaires. Toutes les +ambitions étaient mises en éveil par ce futur partage. Les grandes +comme les petites puissances aspiraient à obtenir la meilleure part. +L'Autriche, la Prusse, quoiqu'elles eussent perdu bien peu de chose à +la gauche du Rhin, voulaient participer aux indemnités promises. La +Bavière, le Wurtemberg, Baden, la maison d'Orange, assiégeaient de +leurs instances le nouveau chef de la France, parce que, partie +principale au traité de Lunéville, il devait avoir la plus <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> +grande influence sur l'exécution de ce traité. La Prusse elle-même, +représentée à Paris par M. de Lucchesini, ne dédaignait pas de +descendre au rôle de solliciteuse, et de relever par ses +sollicitations le pouvoir du Premier Consul. Ainsi les six mois +écoulés depuis la signature donnée à Lunéville, quoique marqués par +des revers en Égypte, revers, il est vrai, imparfaitement connus en +Europe, avaient vu croître l'ascendant du gouvernement français, car +le temps ne faisait que rendre sa puissance plus évidente et plus +effective. Cet ensemble de circonstances devait influer sur la +négociation de Londres, qu'on avait laissée languir un moment, mais +que, d'un commun accord, on allait reprendre avec une activité +nouvelle, par une singulière conformité de pensées chez les deux +gouvernements. Le Premier Consul, en voyant les premiers actes de +Menou, avait jugé la campagne perdue, et il voulait, avant le +dénoûment qu'il devinait, signer un traité à Londres. Les ministres +anglais, incapables de prévoir comme lui le résultat des événements, +craignaient néanmoins quelque coup de vigueur de cette armée d'Égypte, +si renommée par sa vaillance, et voulaient profiter d'une première +apparence de succès pour traiter: de manière qu'après avoir été +d'accord pour temporiser, on était maintenant d'accord pour conclure.</p> + +<p>Mais, avant de nous engager de nouveau dans le dédale de cette vaste +négociation, où les plus grands intérêts de l'univers allaient être +débattus, il faut rapporter un événement qui occupait, en cet +instant, <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> la curiosité de Paris, et qui complète le singulier +spectacle que présentait alors la France consulaire.</p> + +<span class="sidenote">Les infants d'Espagne à Paris.</span> + +<p>Les infants de Parme, destinés à régner sur la Toscane, avaient quitté +Madrid, au moment où leur royale famille partait pour Badajos, et ils +venaient d'arriver à la frontière des Pyrénées. Le Premier Consul +avait tenu beaucoup à leur faire traverser Paris, avant de les envoyer +à Florence, prendre possession du nouveau trône d'Étrurie. Tous les +contrastes plaisaient à l'imagination vive et grande du général +Bonaparte. Il aimait cette scène vraiment romaine, d'un roi fait par +lui, de ses mains républicaines; il aimait surtout à montrer qu'il ne +craignait pas la présence d'un Bourbon, et que sa gloire le mettait +au-dessus de toute comparaison avec l'antique dynastie, dont il +occupait la place. Il aimait aussi, aux yeux du monde, à étaler dans +ce Paris, tout récemment encore le théâtre d'une révolution sanglante, +une pompe, une élégance dignes des rois. Tout cela devait marquer +mieux encore quel changement subit s'était opéré en France, sous son +gouvernement réparateur.</p> + +<p>Cette prévoyance attentive et minutieuse, qu'il savait apporter dans +une grande opération militaire, il ne dédaignait pas de la déployer +dans ces représentations d'apparat, où devaient figurer sa personne et +sa gloire. Il tenait à régler les moindres détails, à pourvoir à +toutes les convenances, à mettre chaque chose à sa place; et cela +était nécessaire dans un ordre social entièrement nouveau, créé sur +les débris <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> d'un monde détruit. Tout y était à refaire, +jusqu'à l'étiquette, et il en faut une, même dans les républiques.</p> + +<span class="sidenote">Le roi et la reine d'Étrurie reçus sous le titre du comte +et de la comtesse de Livourne.</span> + +<p>Les trois Consuls délibérèrent assez longuement sur la manière dont le +roi et la reine d'Étrurie seraient reçus en France, et sur le +cérémonial qui serait observé à leur égard. Pour prévenir beaucoup de +difficultés, il fut convenu qu'on les recevrait sous le nom emprunté +du comte et de la comtesse de Livourne, et qu'on les traiterait comme +des hôtes illustres, ainsi qu'on avait fait dans le dernier siècle à +l'égard du jeune czar, depuis Paul I<sup>er</sup>, et de l'empereur d'Autriche, +Joseph II. On supprimait ainsi, au moyen de l'<i>incognito</i>, les +embarras qu'aurait suscités la qualité officielle de roi et de reine. +Les ordres furent donnés en conséquence sur toute la route, aux +autorités civiles et militaires des départements.</p> + +<p>La nouveauté charme les peuples dans tous les temps. C'en était une, +et des plus surprenantes, qu'un roi et qu'une reine, après douze +années d'une révolution, qui avait renversé, ou menacé tant de trônes: +c'en était une surtout, bien flatteuse pour le peuple français, car ce +roi et cette reine étaient l'ouvrage de ses victoires. Partout de vifs +transports éclatèrent à la vue des infants. Ils furent reçus avec des +égards et des respects infinis. Aucun désagrément ne put leur faire +sentir qu'ils voyageaient au milieu d'un pays naguère bouleversé de +fond en comble. Les royalistes, que rien ne flattait dans cette +œuvre monarchique de la Révolution française, furent <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> les +seuls à saisir l'occasion de montrer quelque malice. Au théâtre de +Bordeaux ils crièrent avec violence et affectation: <i>Vive le roi!</i> on +répondit par ce cri: <i>À bas les rois!</i></p> + +<p>Le Premier Consul modéra lui-même, par des lettres émanées de son +cabinet, le zèle un peu excessif des préfets, et ne voulut pas qu'on +fît de cette apparition royale un trop grand événement. Ces jeunes +princes arrivèrent à Paris en juin, pour y passer un mois entier. Ils +devaient loger chez l'ambassadeur d'Espagne. Le Premier Consul, +quoique simple magistrat temporaire d'une république, représentait la +France: devant cette prérogative tombaient tous les priviléges du sang +royal. Il fut convenu que les deux jeunes majestés, prévenant le +Premier Consul, lui feraient la première visite, et qu'il la leur +rendrait le lendemain. Le second et le troisième Consul, qui ne +pouvaient pas se dire au même degré les représentants de la France, +durent faire la première visite aux infants. Ainsi se trouvait +rétablie, quant à ceux-ci, la distance de la naissance et du rang. Le +lendemain même de leur arrivée, le comte et la comtesse de Livourne +furent conduits à la Malmaison par l'ambassadeur d'Espagne, comte +d'Azara. Le Premier Consul les reçut à la tête de cette maison toute +militaire, qu'il s'était composée. Le comte de Livourne, un peu +embarrassé de sa contenance, se jeta naïvement dans les bras du +Premier Consul, qui, de son côté, le serra dans les siens. Il traita +ces jeunes époux avec une bonté paternelle, et des égards délicats, +mais au travers desquels <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> perçaient néanmoins toutes les +supériorités de la puissance, de la gloire et de l'âge. Le lendemain, +le Premier Consul leur rendit visite à l'hôtel de l'ambassadeur. Les +consuls Cambacérès et Lebrun accomplirent de leur côté les devoirs +prescrits, et obtinrent des jeunes princes les témoignages qui leur +étaient dus.</p> + +<span class="sidenote">Divers manières d'interpréter la présence à Paris des +princes d'Espagne.</span> + +<p>Le Premier Consul devait, à l'Opéra, présenter le comte et la comtesse +de Livourne au public de Paris. Le jour convenu pour cette +présentation, il se trouva indisposé. Le consul Cambacérès le suppléa, +et conduisit les infants à l'Opéra. Entré dans la loge des Consuls, il +prit le comte de Livourne par la main, et le présenta au public, qui +répondit par des applaudissements unanimes, mais sans aucune intention +malicieuse ou blessante. Cependant les oisifs, habitués à s'épuiser en +interprétations subtiles à l'occasion des événements les plus +ordinaires, interprétaient de cent façons le voyage à Paris des +princes d'Espagne. Ceux qui ne cherchaient que le plaisir des bons +mots, disaient que le consul Cambacérès venait de présenter les +Bourbons à la France. Les royalistes, qui s'obstinaient à espérer du +général Bonaparte ce qu'il ne pouvait ni ne voulait faire, +prétendaient que c'était de sa part une manière de préparer les +esprits au retour de l'ancienne dynastie. Les républicains, au +contraire, disaient qu'il voulait, par ces pompes royales, habituer la +France au rétablissement de la monarchie, mais à son propre profit.</p> + +<span class="sidenote">Fêtes brillantes données au comte et à la comtesse de +Livourne.</span> + +<p>Les ministres eurent ordre de prodiguer les fêtes <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> aux +princes voyageurs. M. de Talleyrand n'avait pas besoin qu'on lui en +intimât l'ordre. Modèle du goût et de l'élégance sous l'ancien régime, +il l'était à bien plus juste titre sous le nouveau, et il donna au +château de Neuilly une fête magnifique, où la plus belle société de +France accourut, où figurèrent des noms depuis long-temps écartés des +cercles de la capitale. La nuit, au milieu d'une illumination +brillante, la ville de Florence apparut tout à coup, représentée avec +un art surprenant. Le peuple toscan, dansant et chantant sur la +célèbre place du <i>Palazzo Vecchio</i>, offrit des fleurs aux jeunes +souverains, et des couronnes triomphales au Premier Consul. Cette +magnificence avait coûté des sommes considérables. C'était la +prodigalité du Directoire, mais avec l'élégance d'un autre temps, et +cette décence toute nouvelle, qu'un maître sévère s'efforçait +d'imprimer aux mœurs de la France révolutionnaire. Le ministre de +la guerre se joignit au ministre des affaires étrangères, et donna une +fête militaire, consacrée à célébrer l'anniversaire de la bataille de +Marengo. Le ministre de l'intérieur, les second et troisième Consuls, +s'appliquèrent aussi à recevoir magnifiquement les princes voyageurs, +et pendant un mois entier la capitale présenta l'aspect d'une +réjouissance continuelle. Le Premier Consul ne voulait cependant pas +que les infants assistassent aux solennités républicaines du mois de +juillet, et il fit les dispositions nécessaires pour qu'ils eussent +quitté Paris avant l'anniversaire du 14 juillet.</p> + +<p>Au milieu de ces représentations brillantes, il avait <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> essayé +de donner quelques conseils au couple royal, qui allait régner sur la +Toscane. Mais il fut frappé de l'incapacité du jeune prince, qui, +lorsqu'il était à la Malmaison, se livrait dans le salon des +aides-de-camp à des jeux dignes tout au plus d'un adolescent. La +princesse parut seule intelligente, et attentive aux conseils du +Premier Consul. Ce dernier augura mal de ces nouveaux souverains, +donnés à une partie de l'Italie, et comprit bien qu'il aurait à se +mêler souvent des affaires de leur royaume.—Vous voyez, dit-il assez +publiquement à plusieurs membres du gouvernement, vous voyez ce que +sont ces princes, issus d'un vieux sang, et surtout ceux qui ont été +élevés dans les cours du Midi. Comment leur confier le gouvernement +des peuples! Du reste, il n'est pas mal d'avoir montré à la France cet +échantillon des Bourbons. On aura pu juger si ces anciennes dynasties +sont au niveau des difficultés d'un siècle comme le nôtre.—Tout le +monde, en effet, en voyant le jeune prince, avait fait la même +remarque que le Premier Consul. Le général Clarke fut donné pour +mentor à ces jeunes souverains, sous le titre de ministre de France +auprès du roi d'Étrurie.</p> + +<span class="sidenote">Reprise des négociations de Londres.</span> + +<span class="sidenote">Motifs de toutes les classes en Angleterre pour désirer la +paix.</span> + +<p>Au milieu de ce vaste mouvement d'affaires, au milieu de ces fêtes, +qui elles-mêmes étaient presque des affaires, le grand ouvrage de la +paix maritime n'avait point été négligé. Les négociations entamées à +Londres, entre lord Hawkesbury et M. Otto, étaient devenues publiques. +On se cachait moins depuis qu'on était pressé d'en finir. Comme nous +l'avons dit ailleurs, au désir de temporiser avait succédé le désir +<span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> de conclure, car le Premier Consul augurait mal des +événements qui se passaient aux bords du Nil, et le gouvernement +britannique craignait toujours un exploit inattendu de la part de +l'armée d'Égypte. Le nouveau ministère anglais surtout voulait la +paix, parce qu'elle était la seule raison de son existence. Si, en +effet, la guerre devait continuer, M. Pitt valait beaucoup mieux que +M. Addington, à la tête des affaires. Tous les événements survenus, +soit dans le Nord, soit en Orient, bien qu'ils eussent amélioré la +situation relative de l'Angleterre, leur semblaient des moyens de +faire une paix meilleure, plus facile à défendre dans le Parlement, +mais non des motifs de la désirer moins. Ils regardaient au contraire +l'occasion comme bonne, et ne voulaient pas imiter la faute, tant +reprochée à M. Pitt, de n'avoir pas traité avant Marengo et +Hohenlinden. Le roi d'Angleterre, ainsi qu'on l'a vu, était revenu aux +idées pacifiques, par estime pour le Premier Consul, et même par un +peu d'humeur contre M. Pitt. Le peuple, opprimé par la disette, +amoureux de changement, espérait de la fin de la guerre une +amélioration à son sort. Les gens raisonnables, sans exception, +trouvaient que c'était assez de dix ans de lutte sanglante, qu'il ne +fallait pas, en s'obstinant davantage, fournir à la France une +occasion de s'agrandir encore. D'ailleurs on ne laissait pas que +d'être inquiet à Londres des préparatifs de descente, aperçus le long +des côtes de la Manche. Une seule espèce d'hommes en Angleterre, ceux +qui se livraient aux grandes spéculations maritimes, et qui avaient +<span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> souscrit les énormes emprunts de M. Pitt, voyant que la paix, +en ouvrant les mers au pavillon de toutes les nations, et à celui de +la France en particulier, leur enlèverait le monopole du commerce, et +qu'elle ferait cesser les grandes opérations financières, avaient peu +de penchant pour le système de M. Addington. Ils étaient tout dévoués +à M. Pitt, et à sa politique; ils étaient encore portés pour la +guerre, quand M. Pitt commençait lui-même à regarder la paix comme +nécessaire. Mais ces riches spéculateurs de la Cité étaient obligés de +se taire devant les cris du peuple et des fermiers, et surtout devant +l'opinion unanime des hommes raisonnables de la nation.</p> + +<span class="sidenote">Traité entre l'Angleterre et la Russie relativement au +droit des neutres.</span> + +<p>Le ministère anglais était donc résolu non-seulement à négocier, mais +à négocier promptement, afin de pouvoir présenter le résultat de ses +négociations, à la prochaine réunion du Parlement, c'est-à-dire à +l'automne. On venait de traiter avec la Russie, à des conditions +avantageuses. L'Angleterre n'avait à régler avec cette cour qu'une +question de droit maritime. Elle avait fait quelques concessions au +nouvel empereur, et elle en avait exigé quelques-unes aussi, que ce +prince, jeune, inexpérimenté, pressé de satisfaire le parti qui +l'avait placé sur le trône, plus pressé encore de se livrer +tranquillement à ses idées de réforme intérieure, avait eu la +faiblesse de se laisser arracher. Sur les quatre principes essentiels +du droit maritime, soutenus par la ligue du Nord et par la France, la +Russie en avait abandonné deux, et fait prévaloir deux. Par une +convention signée le <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> 17 juin, entre le vice-chancelier Panin +et le lord Saint-Helens, on avait arrêté les stipulations suivantes.</p> + +<p>1<sup>o</sup> Les neutres pouvaient naviguer librement entre tous les ports du +globe, même ceux des nations belligérantes. Ils pouvaient, suivant +l'usage, y apporter tout, excepté la contrebande dite de guerre. La +définition de cette contrebande était faite dans les intérêts russes. +Ainsi les céréales, les matières navales, autrefois interdites aux +neutres, n'étaient plus comprises dans la contrebande de guerre, ce +qui était fort important pour la Russie, qui produit des chanvres, des +goudrons, des fers, des bois de mâture, des blés. Sur ce point, l'un +des plus importants du droit maritime, la Russie avait défendu les +libertés du commerce général, en défendant les intérêts de son +commerce particulier.</p> + +<p>2<sup>o</sup> Le pavillon ne couvrait pas la marchandise, à moins que cette +marchandise n'eût été acquise pour le compte du commerçant neutre. +Ainsi du café provenant des colonies françaises, des lingots exportés +des colonies espagnoles, n'étaient pas saisissables, s'ils étaient +devenus la propriété d'un Danois ou d'un Russe. Il est bien vrai que +cette réserve sauvait, dans la pratique, une partie du commerce +neutre; mais la Russie sacrifiait le premier principe du droit +maritime, <i>le pavillon couvre la marchandise</i>; et ne soutenait pas le +noble rôle qu'elle avait entrepris de jouer, sous Paul et sous +Catherine. Cette protection du faible, si ambitionnée <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> par +elle sur le continent, était tristement abandonnée sur les mers.</p> + +<p>3<sup>o</sup> Les neutres, quoique pouvant naviguer librement, devaient +s'arrêter, suivant l'usage, à l'entrée d'un port bloqué, mais <i>bloqué +réellement</i>, avec <i>danger imminent de forcer le blocus</i>. Sous ce +rapport, le grand principe du blocus réel était rigoureusement +maintenu.</p> + +<p>4<sup>o</sup> Enfin le droit de visite, sujet de tant de contestations, cause +déterminante de la dernière ligue du Nord, était entendu d'une manière +peu honorable pour le pavillon neutre. Ainsi on n'avait jamais voulu +admettre que des bâtiments de commerce, convoyés par un vaisseau de +l'État, lequel attestait par sa présence leur nationalité, et surtout +l'absence de toute contrebande à leur bord, pussent être visités. La +dignité du pavillon militaire n'admettait pas en effet qu'un capitaine +de vaisseau, peut-être un amiral, pussent être arrêtés par un +corsaire, pourvu d'une simple lettre de marque. Le cabinet russe crut +sauver la dignité du pavillon au moyen d'une distinction. Il fut +décidé que le droit de visite, à l'égard des bâtiments de commerce +convoyés, ne s'exercerait plus par tous les navires indistinctement, +mais par les navires de guerre seuls. Un corsaire muni d'une simple +lettre de marque n'avait pas le droit d'arrêter et d'interpeller un +convoi, escorté par un vaisseau de guerre. Le droit de visite ne +pouvait plus, par conséquent, s'exercer que d'égal à égal. Sans doute +par ce moyen une partie de l'inconvenance était évitée, mais le fond +du principe était sacrifié, et la <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> chose était d'autant moins +honorable pour la cour de Saint-Pétersbourg, que c'était celui des +quatre principes contestés, pour lequel Copenhague venait d'être +bombardé trois mois auparavant, et pour lequel Paul I<sup>er</sup> avait voulu +soulever toute l'Europe contre l'Angleterre.</p> + +<p>Ainsi la Russie avait fait prévaloir deux des grands principes du +droit maritime, et en avait sacrifié deux. Mais l'Angleterre, il faut +le reconnaître, avait fait des concessions, et, dans son désir +d'obtenir la paix, s'était désistée d'une partie des orgueilleuses +prétentions de M. Pitt. Les Danois, les Suédois, les Prussiens étaient +invités à adhérer à cette convention.</p> + +<span class="sidenote">Nouvelle proposition de lord Hawkesbury à M. Otto.</span> + +<p>Délivrée de la Russie, ayant obtenu un premier succès en Égypte, +l'Angleterre ne voulait tirer de cette amélioration de situation, +qu'une paix plus prompte avec la France. Lord Hawkesbury fit appeler +M. Otto au Foreign-Office, et le chargea de présenter au Premier +Consul la proposition suivante. L'Égypte est en ce moment envahie par +nos troupes, lui dit-il; de grands secours doivent leur arriver; leur +succès est probable. Cependant la lutte n'est pas terminée, nous +l'avouons. Faisons cesser l'effusion du sang; convenons que de part et +d'autre nous ne chercherons pas à rester en Égypte, et que nous +l'évacuerons pour la rendre à la Porte.</p> + +<p>À cette proposition lord Hawkesbury ajoutait la prétention de garder +Malte; car Malte, disait-il, n'avait dû être évacuée par l'Angleterre, +qu'en retour de l'abandon volontaire de l'Égypte par la France. +<span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> Cet abandon étant aujourd'hui, de la part de la France, non +plus une concession volontaire, mais une conséquence forcée des +événements de la guerre, il n'y avait plus de raison de la payer par +la restitution de Malte.</p> + +<p>Dans les Indes orientales, le ministre anglais voulait toujours +Ceylan; mais il s'en contentait. Il offrait de rendre le cap de +Bonne-Espérance à la Hollande, plus les parties du continent de +l'Amérique méridionale qu'on lui avait prises, telles que Surinam, +Demerari, Berbice, Essequibo. Mais il demandait dans les Antilles une +grande île, la Martinique ou la Trinité, l'une ou l'autre, au choix de +la France.</p> + +<span class="sidenote">L'Angleterre veut l'Indostan et Ceylan dans les Indes, la +Martinique ou la Trinité dans les Antilles, Malte dans la +Méditerranée.</span> + +<p>Ainsi le résultat définitif de ces dix ans de guerre eût été pour +l'Angleterre, indépendamment de l'Indostan, l'île de Ceylan dans la +mer des Indes, l'île de la Trinité ou de la Martinique dans la mer des +Antilles, l'île de Malte dans la Méditerranée. Le cabinet avait de la +sorte un beau présent à faire à l'orgueil anglais, dans chacune des +trois mers principales.</p> + +<span class="sidenote">Réponse du Premier Consul. Il ne concède ni la Martinique, +ni la Trinité, ni Malte.</span> + +<p>Le Premier Consul répondit sur-le-champ aux offres britanniques. On se +faisait fort des événements d'Égypte pour élever de grandes +prétentions, il se faisait fort, pour les repousser, des événements du +Portugal. Lisbonne et Oporto, répondit-il à lord Hawkesbury, par +l'organe de M. Otto, Lisbonne et Oporto vont nous appartenir, si nous +le voulons. On traite en ce moment à Badajos, pour sauver les +provinces du plus fidèle allié de l'Angleterre. Le Portugal propose, +pour racheter ses États, d'exclure <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> les Anglais de tous ses +ports, de payer en outre une forte contribution de guerre, et +l'Espagne paraît assez disposée à consentir à cette concession. Mais +tout dépend du Premier Consul. Il peut accorder ou refuser ce traité; +et il va le rejeter, il va faire occuper les principales provinces du +Portugal, si l'Angleterre ne consent pas à la paix, à des conditions +raisonnables et modérées. On demande, ajouta-t-il, que la France +évacue l'Égypte, soit; mais l'Angleterre, de son côté, abandonnera +Malte; elle n'exigera ni la Martinique, ni la Trinité, et se +contentera de l'île de Ceylan, acquisition assez belle, et qui +complète assez grandement le superbe empire des Indes.</p> + +<p>Le négociateur anglais, en réponse à ces propositions, s'expliqua +d'une manière peu satisfaisante pour le Portugal, et qui prouvait, ce +que d'ailleurs on savait déjà, que l'Angleterre se souciait +médiocrement des alliés qu'elle avait compromis. Si le Premier Consul +envahit les États du Portugal en Europe, répondit lord Hawkesbury, +l'Angleterre envahira les États du Portugal au delà des mers. Elle +prendra les Açores, le Brésil, et se pourvoira de gages, qui, dans ses +mains, vaudront beaucoup mieux que le continent portugais dans les +mains de la France. Ce qui signifiait qu'au lieu de défendre un allié, +l'Angleterre songeait à se venger, sur cet allié même, des nouvelles +acquisitions que pouvait faire sa rivale.</p> + +<span class="sidenote">Résolution énergique du Premier Consul.</span> + +<p>Le Premier Consul vit qu'il fallait prendre en cette occasion un ton +énergique, et montrer ce qui <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> était dans le fond de son +cœur, c'est-à-dire la résolution de lutter corps à corps avec +l'Angleterre, jusqu'à ce qu'il l'eût amenée à des prétentions +modérées. Il déclara que jamais, à aucune condition, il ne concéderait +Malte; que la Trinité appartenait à un allié, dont il défendrait les +intérêts comme les siens même; qu'il ne laisserait pas cette dernière +colonie aux Anglais, qu'ils devaient se contenter de Ceylan, +complément bien suffisant de la conquête des Indes, et que du reste +aucun des points contestés, sauf l'île de Malte, ne valait une seule +des douleurs qu'on allait causer au monde, une seule goutte du sang +qu'on allait répandre.</p> + +<span class="sidenote">Le Premier Consul fait craindre une descente aux Anglais.</span> + +<p>À ces explications diplomatiques, il ajouta des déclarations publiques +au <i>Moniteur</i>, et le récit détaillé des armements qui se faisaient sur +la côte de Boulogne.</p> + +<p>Des divisions de chaloupes canonnières sortaient, en effet, des ports +du Calvados, de la Seine-Inférieure, de la Somme, de l'Escaut, pour se +rendre à Boulogne en côtoyant, et y avaient déjà réussi plusieurs +fois, malgré les croisières anglaises. Le Premier Consul n'était pas +encore fixé, comme il le fut plus tard<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Lien vers la note 5"><span class="smaller">[5]</span></a>, sur le plan d'une descente +en Angleterre; mais il voulait intimider cette puissance par l'éclat +de ses préparatifs, et enfin il était résolu à compléter ses +dispositions, et à passer des menaces aux effets, si la rupture +devenait définitive. Il s'expliqua longuement à cet <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> égard +dans une délibération du Conseil, à laquelle n'assistaient que les +Consuls mêmes. Plein de confiance dans le dévouement de ses collègues +Lebrun et Cambacérès, il leur dévoila toute sa pensée. Il leur déclara +qu'avec les armements actuellement existants à Boulogne, il n'avait +pas encore le moyen de tenter une descente, opération de guerre des +plus difficiles; qu'il voulait uniquement par ces armements faire +comprendre à l'Angleterre de quoi il s'agissait, c'est-à-dire d'une +attaque directe, pour le succès de laquelle, lui, général Bonaparte, +n'hésiterait pas à risquer sa vie, sa gloire et sa fortune; que s'il +ne réussissait pas à obtenir du cabinet britannique des sacrifices +raisonnables, il prendrait son parti, compléterait la flottille de +Boulogne, au point de porter cent mille hommes, et s'embarquerait +lui-même sur cette flottille, pour tenter les chances d'une opération +terrible, mais décisive.</p> + +<span class="sidenote">Articles insérés dans <i>le Moniteur</i> au sujet de cette +négociation.</span> + +<p>Voulant appeler à son secours l'opinion de l'Angleterre et de l'Europe +elle-même, il joignait aux notes de son négociateur, qui ne +s'adressaient qu'aux ministres anglais, des articles au <i>Moniteur</i>, +qui s'adressaient au public européen tout entier. Dans ces articles, +modèles de polémique nette et pressante, qui étaient écrits par lui, +et dévorés par les lecteurs de toutes les nations attentives à cette +scène singulière, il caressait les ministres anglais actuels, les +présentait comme des hommes sages, raisonnables, bien intentionnés, +mais intimidés par les violences des ministres déchus, M. Pitt, et +surtout M. Windham. <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> C'est particulièrement sur ce dernier +qu'il jetait les sarcasmes à pleine main, parce qu'il le considérait +comme le chef du parti de la guerre. Dans ces articles, il cherchait à +rassurer l'Europe sur l'ambition de la France; il s'attachait à +montrer que ses conquêtes étaient à peine un équivalent des +acquisitions que la Prusse, l'Autriche et la Russie avaient faites +lors du partage de la Pologne; que cependant elle avait rendu trois ou +quatre fois plus de territoire qu'elle n'en avait retenu; que +l'Angleterre, en retour, devait restituer une grande partie de ses +conquêtes; qu'en gardant le continent de l'Inde elle restait en +possession d'un empire superbe, auprès duquel les îles contestées +n'étaient rien; qu'il ne valait pas la peine pour ces îles de verser +plus long-temps le sang des hommes; que si la France, à la vérité, +semblait y tenir si fortement, c'était par honneur, pour défendre ses +alliés, pour garder tout au plus quelques relâches dans les mers +lointaines; que, du reste, si on voulait continuer la guerre, +l'Angleterre pourrait bien, sans doute, conquérir encore d'autres +colonies, mais qu'elle en avait déjà plus qu'il n'en fallait à son +commerce; que la France avait, tout autour de ses frontières, des +acquisitions bien autrement précieuses à faire, entrevues par tout le +monde sans les désigner, puisque ses troupes occupaient la Hollande, +la Suisse, le Piémont, Naples, le Portugal; et qu'enfin on pourrait +encore simplifier la lutte, la rendre moins onéreuse aux nations, en +la réduisant à un combat corps à corps, entre la France et +l'Angleterre. <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> Le général écrivain se gardait de blesser +l'orgueil britannique; mais il faisait entendre qu'une descente serait +enfin sa dernière ressource, et que si les ministres anglais voulaient +que la guerre finît par la destruction de l'une des deux nations, il +n'y avait pas un Français qui ne fût disposé à faire un dernier et +vigoureux effort, pour vider cette longue querelle, à l'éternelle +gloire, à l'éternel profit de la France. Mais pourquoi, disait-il, +placer la question dans ces termes extrêmes? pourquoi ne pas mettre +fin aux maux de l'humanité? pourquoi risquer ainsi le sort de deux +grands peuples?—Le Premier Consul terminait l'une de ces +allocutions, par ces paroles si singulières et si belles, qui devaient +avoir un jour une si triste application à lui-même: «Heureuses, +s'écriait-il, heureuses les nations, lorsqu'arrivées à un haut point +de prospérité, elles ont des gouvernements sages, qui n'exposent pas +tant d'avantages aux caprices et aux vicissitudes d'un seul coup de la +fortune!»</p> + +<p>Ces articles, remarquables par une logique vigoureuse, par un style +passionné, attiraient l'attention générale, et produisaient sur les +esprits une sensation profonde. Jamais gouvernement n'avait tenu ce +langage ouvert et saisissant.</p> + +<span class="sidenote">Le ministère anglais renonce à l'île de Malte.</span> + +<p>Le langage du Premier Consul, accompagné de démonstrations +très-sérieuses sur les côtes de France, devait agir, et agit en effet +beaucoup de l'autre côté de la Manche. La déclaration formelle que la +France ne concéderait jamais Malte, avait fait grande impression, et +le gouvernement britannique répondit <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> qu'il voulait bien y +renoncer, à condition que cette île serait restituée à l'ordre de +Saint-Jean-de-Jérusalem, mais qu'alors il demandait le Cap de +Bonne-Espérance. Il renonçait encore à la Trinité, même à la +Martinique, s'il obtenait une partie du continent hollandais +d'Amérique, c'est-à-dire Demerari, Berbice ou Essequibo.</p> + +<p>C'était un pas dans la négociation que l'abandon de Malte. Le Premier +Consul insista pour ne céder ni Malte, ni le Cap, ni les possessions +continentales des Hollandais en Amérique. À ses yeux, Malte n'avait dû +être que la compensation de l'Égypte cédée aux Français: puisqu'il +n'était plus question de l'Égypte pour les Français, il ne devait plus +être question de Malte pour les Anglais, ni de semblables équivalents.</p> + +<span class="sidenote">Le cabinet anglais réduit ses prétentions, et ne demande +plus que la Trinité.</span> + +<p>Le cabinet anglais cessa enfin d'insister sur Malte, et sur le Cap, +comme compensation de Malte. Il se résuma, et demanda une des grandes +Antilles; et, comme on n'osait plus parler de l'île française de la +Martinique, il demanda l'île espagnole de la Trinité.</p> + +<span class="sidedate">Août 1801.</span> + +<p>Le Premier Consul ne voulait pas plus céder la Trinité que la +Martinique. C'était une colonie espagnole, qui procurait aux Anglais +un pied-à-terre dangereux sur le vaste continent de l'Amérique du sud. +Il poussa la loyauté envers l'alliée de la France, jusqu'à offrir la +petite île française de Tabago pour racheter la Trinité. Elle n'était +pas très-importante, mais elle intéressait l'Angleterre, parce que +tous les planteurs en étaient anglais. Avec un noble orgueil, +<span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> qui n'est permis que lorsqu'on a comblé son pays de gloire et +de grandeur, il ajouta: C'est une colonie française; cette acquisition +devra toucher l'orgueil britannique, qui sera flatté d'obtenir l'une +de nos dépouilles coloniales, et la conclusion de la paix en deviendra +sans doute plus facile<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Lien vers la note 6"><span class="smaller">[6]</span></a>.</p> + +<p>On en était là, vers la fin de juillet, et au commencement d'août +1801. L'animation était grande de part et d'autre. Les préparatifs +faits sur la côte de France, étaient imités sur la côte d'Angleterre. +On y exerçait les milices; on y faisait construire des chars <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> +pour transporter les troupes en poste, afin d'accourir plus rapidement +sur le point menacé. Les journaux anglais du parti de la guerre +tenaient un langage violent. Quelques-uns, dont la rédaction était, +disait-on, inspirée par M. Windham, se permirent d'exciter le peuple +anglais contre M. Otto, et contre les prisonniers français. M. Otto +demanda ses passe-ports sur-le-champ, et le Premier Consul fit +aussitôt insérer dans le <i>Moniteur</i> les réflexions les plus +menaçantes.</p> + +<p>Lord Hawkesbury accourut chez M. Otto, insista pour le retenir, et y +réussit, quoique avec beaucoup de peine, en lui faisant espérer un +prompt rapprochement. Cependant l'animosité nationale semblait +réveillée, et on craignait une rupture. Tous les hommes raisonnables +d'Angleterre la redoutaient, et cherchaient à la prévenir. On +désespérait du succès de leurs efforts, car le Premier Consul ne +voulait céder à aucun prix les possessions de ses alliés, qu'on +s'obstinait à lui demander.</p> + +<p>Mais tandis qu'il défendait si loyalement les colonies espagnoles, le +prince de la Paix, avec l'inconséquence d'un favori vain et léger, +faisait tenir à son maître la plus malheureuse conduite, et dégageait +le Premier Consul de tout devoir d'amitié envers l'Espagne.</p> + +<span class="sidenote">Le prince de la Paix, en abandonnant l'expédition de +Portugal à peine commencée, fournit au Premier Consul la solution des +dernières difficultés.</span> + +<p>On n'a point oublié que M. de Pinto, envoyé de Portugal, était arrivé +au quartier espagnol, pour s'y soumettre aux volontés de la France et +de l'Espagne. Le prince de la Paix était pressé de terminer une +campagne, dont les débuts avaient été brillants et <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> faciles, +mais dont la continuation pouvait présenter des difficultés, qui ne +seraient surmontables qu'avec le concours des Français. S'il fallait, +par exemple, occuper Lisbonne ou Oporto, le secours de nos soldats +était indispensable. L'entreprise, d'une simple affaire d'ostentation, +pourrait devenir une affaire sérieuse, et demander un nouveau corps de +troupes françaises. Prévoyant même ce besoin, le Premier Consul +faisait spontanément avancer dix mille hommes de plus, ce qui allait +porter le nombre total des Français présents en Espagne à vingt-cinq +mille. Or le prince de la Paix, qui avait appelé nos soldats sans +réflexion, s'effrayait, sans réflexion, de leur arrivée. Cependant ils +avaient observé une exacte discipline, et témoigné pour le clergé, les +églises, les cérémonies du culte, un respect qui ne leur était pas +ordinaire, et que le général Bonaparte pouvait seul obtenir de leur +part. Mais aujourd'hui qu'on les avait auprès de soi, on était, en +Espagne, ridiculement épouvanté de leur présence. Il fallait ou ne pas +les faire venir, ou, les ayant appelés, s'en servir pour atteindre le +but proposé. Or, ce but ne pouvait consister à disperser quelques +bandes portugaises, à obtenir quelques millions de contributions, ou +même à fermer aux vaisseaux anglais les ports du Portugal: il devait +consister évidemment à s'emparer de gages précieux, dont on pût se +servir pour arracher aux Anglais les restitutions qu'ils ne voulaient +pas faire. Pour cela, il fallait occuper certaines provinces du +Portugal, celle notamment dont Oporto était la capitale. <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> +C'était le moyen le plus sûr d'agir sur le cabinet britannique, en +agissant sur les gros marchands de la Cité, fort intéressés dans le +commerce d'Oporto. La chose avait été ainsi convenue, entre les +gouvernements de Paris et de Madrid. Cependant, malgré tout ce qui +avait été stipulé, le prince de la Paix imagina d'accepter les +conditions du Portugal, et de se contenter, pour l'Espagne de la place +d'Olivença, pour la France de quinze à vingt millions, et pour les +deux puissances alliées, de la clôture des ports du Portugal à tous +les vaisseaux anglais, soit de guerre, soit de commerce. À ces +conditions, la campagne qu'on venait de faire était puérile. Elle +n'était plus qu'un passe-temps, inventé pour distraire un favori +rassasié de faveurs royales, et cherchant la gloire militaire par des +voies ridicules, comme il convenait à sa coupable et folle légèreté.</p> + +<p>Le prince de la Paix fit valoir auprès de ses maîtres les sentiments +paternels faciles à émouvoir chez eux, mais il faut le dire, émus ou +trop tard, ou trop tôt. Il fit craindre la présence des Français, +crainte, il faut le dire encore, bien tardive et bien chimérique, car +il ne pouvait guère entrer dans l'esprit de personne que quinze mille +Français voulussent conquérir l'Espagne, ou même y prolonger leur +séjour d'une manière inquiétante. Tout cela supposait des projets, qui +n'existaient même pas en germe dans la tête du Premier Consul, et qui +n'y sont entrés depuis, qu'après des événements inouïs, que ni lui ni +personne ne prévoyait alors. Dans le <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> moment, il ne voulait +qu'une chose, arracher à l'Angleterre une île de plus, et cette île +était espagnole.</p> + +<p>En acceptant les conditions proposées par la cour de Lisbonne, qui +consistaient uniquement à concéder Olivença aux Espagnols, vingt +millions aux Français, et l'exclusion du pavillon anglais des ports du +Portugal, on avait eu soin de préparer deux copies du traité, une que +devait signer l'Espagne, une autre que devait signer la France. Le +prince de la Paix revêtit de sa signature celle qui était destinée à +sa cour, et qui fut datée de Badajos, parce que tout se passait dans +cette ville. Il fit ensuite donner la ratification par le roi qui se +trouvait sur les lieux. Lucien signa de son côté la copie destinée à +la France, et la fit partir pour là soumettre à la ratification de son +frère.</p> + +<p>Le Premier Consul reçut ces communications, au moment même de la plus +grande chaleur des négociations de Londres. L'irritation qu'il en +ressentit est facile à deviner. Quoiqu'il fût sensible aux affections +de famille, souvent jusqu'à la faiblesse, il contenait son +irritabilité moins avec ses parents qu'avec toute autre personne, et +assurément on pouvait en cette occasion lui pardonner de s'y laisser +aller. Aussi le fit-il sans réserve, et se livra-t-il contre son frère +Lucien à un violent emportement.</p> + +<p>Toutefois il espérait que le traité ne serait pas encore ratifié. Des +courriers extraordinaires furent envoyés à Badajos, pour annoncer que +la France refusait sa ratification, et pour prévenir celle de +<span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> l'Espagne. Mais ces courriers trouvèrent le traité ratifié +par Charles IV, et l'engagement devenu irrévocable. Lucien fut +consterné du rôle embarrassant, humiliant même, qui lui était réservé +en Espagne, au lieu du rôle brillant qu'il avait espéré y jouer. Il +répondit à la colère de son frère par un accès de mauvaise humeur, +accès assez fréquent chez lui, et envoya sa démission au ministre des +affaires étrangères. De son côté le prince de la Paix devint arrogant. +Il se permit un langage, qui était ridicule et insensé à l'égard d'un +homme tel que celui qui gouvernait alors la France. Il annonça d'abord +la cessation de toute hostilité envers le Portugal, puis demanda la +retraite des Français, et ajouta même cette déclaration fort +imprudente, que, si de nouvelles troupes passaient la frontière des +Pyrénées, leur passage serait considéré comme une violation de +territoire. Il réclama de plus la restitution de la flotte enfermée à +Brest, et une prompte conclusion de la paix générale, pour faire +cesser le plus tôt possible une alliance devenue onéreuse à la cour de +Madrid<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Lien vers la note 7"><span class="smaller">[7]</span></a>. Cette conduite était aussi inconvenante que contraire aux +véritables intérêts de l'Espagne. Il faut dire cependant que l'affreux +malheur qui venait de frapper deux vaisseaux espagnols, avait jeté +quelque tristesse dans l'esprit de la nation, et avait contribué à +cette disposition chagrine, qui se manifestait d'une manière si +intempestive et si nuisible à la politique des deux cabinets.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> Le Premier Consul, parvenu au comble de l'irritation, fit +répondre sur-le-champ que les Français resteraient dans la Péninsule, +jusqu'à la paix particulière de la France avec le Portugal; que si +l'armée du prince de la Paix faisait un seul pas pour se rapprocher +des quinze mille Français qui étaient à Salamanque, il considérerait +cela comme une déclaration de guerre, et que, si à un langage +inconvenant on se permettait d'ajouter un seul acte hostile, la +dernière heure de la monarchie espagnole aurait sonné<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Lien vers la note 8"><span class="smaller">[8]</span></a>. Il +enjoignit à Lucien de retourner <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> à Madrid, d'y déployer son +caractère d'ambassadeur, et d'attendre des ordres ultérieurs. C'en +était assez pour intimider et contenir l'indigne courtisan, qui +compromettait si légèrement les plus grands intérêts qu'il y eût dans +l'univers. Bientôt, en effet, il écrivit les lettres les plus +soumises, afin de rentrer en grâce auprès de l'homme dont il craignait +l'influence et l'autorité personnelles sur la cour d'Espagne.</p> + +<p>Cependant il fallait prendre un parti sur cette étrange et +inconcevable conduite du cabinet de Madrid. M. de Talleyrand était +absent alors pour raison de santé. Il se trouvait aux eaux. Le Premier +Consul lui communiqua toutes les pièces, et en reçut en réponse une +lettre fort sensée, contenant son avis sur cette grave affaire.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> Une guerre de notes, suivant M. de Talleyrand, ne mènerait à +rien, quelque succès de raison qu'on pût se promettre, en se fondant +sur les engagements pris, sur les promesses faites de part et d'autre. +La guerre contre l'Espagne, outre qu'elle éloignait du but, qui était +la pacification générale de l'Europe, outre qu'elle était contraire à +la véritable politique de la France, devenait une chose risible dans +l'état pitoyable de la monarchie espagnole, avec nos troupes au milieu +de ses provinces, avec ses escadres à Brest. Il y avait un moyen bien +plus naturel de la punir; c'était de céder aux Anglais l'île espagnole +de la Trinité, seule et dernière difficulté pour laquelle on retardait +la paix du monde. L'Espagne nous avait en effet dispensés de tout +devoir, de tout dévouement envers elle. Dans <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> ce cas, ajoutait +M. de Talleyrand, il faut perdre du temps à Madrid et en gagner à +Londres, en accélérant la négociation avec l'Angleterre, par la +concession de la Trinité<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Lien vers la note 9"><span class="smaller">[9]</span></a>.</p> + +<span class="sidenote">La Premier Consul, pour punir l'Espagne, abandonne la +Trinité.</span> + +<p>Cet avis était fondé en raison, et parut tel au Premier Consul. +Cependant, tenant à honneur de défendre même un allié devenu infidèle, +il informa M. Otto de ses nouvelles dispositions relativement à la +Trinité, et se montra prêt à la sacrifier, mais pas tout de suite, +seulement à la dernière extrémité, <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> quand on ne pourrait pas +faire autrement, à moins d'amener une rupture. Il lui ordonna +d'insister encore pour faire accepter en échange de la Trinité l'île +française de Tabago.</p> + +<p>Malheureusement l'étrange conduite du prince de la Paix avait beaucoup +affaibli notre négociateur. Une nouvelle arrivée depuis peu, celle de +la capitulation du général Belliard au Kaire, l'affaiblissait +davantage encore. Toutefois, la persistance du général Menou dans +Alexandrie maintenait un dernier <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> doute favorable à nos +prétentions. C'était à notre flottille de Boulogne que devait +appartenir l'honneur de terminer toutes les difficultés de cette +longue négociation.</p> + +<span class="sidenote">La question décidée par deux combats de la flottille de +Boulogne.</span> + +<span class="sidenote">Ligne d'embossage de notre flottille devant Boulogne.</span> + +<p>En Angleterre les esprits n'avaient cessé de se préoccuper des +préparatifs faits sur les côtes de la Manche. Pour les rassurer, +l'amirauté anglaise avait rappelé Nelson de la Baltique, et lui avait +donné le commandement des forces navales placées dans ces parages. Ces +forces se composaient de frégates, bricks, corvettes, bâtiments légers +de toute dimension. L'esprit entreprenant du célèbre marin anglais +faisait espérer qu'il aurait bientôt détruit, par quelque coup hardi, +la flottille française. Le 4 août (16 thermidor), il se présenta vers +la pointe du jour devant la plage de Boulogne, avec une trentaine de +petits bâtiments. Son pavillon était arboré sur la frégate la +<i>Méduse</i>. Il prit position à 1,900 toises de notre ligne, c'est-à-dire +hors de la portée de notre artillerie, et seulement à la portée des +gros mortiers. Son intention était de bombarder notre flottille. Elle +avait pour commandant un brave marin, plein de génie naturel et +d'ardeur pour la guerre, et appelé, s'il avait vécu, aux plus belles +destinées: c'était l'amiral Latouche-Tréville. Il exerçait tous les +jours nos chaloupes canonnières, il accoutumait nos soldats et nos +marins à monter rapidement à bord des bâtiments, à en descendre de +même, à manœuvrer ensemble, avec célérité et précision. Le 4, notre +flottille était formée en trois divisions, sur une seule ligne +d'embossage parallèle au rivage, <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> à 500 toises de la côte, et +à l'ancre. Elle se composait de gros bateaux canonniers, soutenus de +distance en distance par des bricks. Trois bataillons d'infanterie +étaient embarqués sur ces bâtiments de toutes sortes, pour seconder la +bravoure de nos marins.</p> + +<span class="sidenote">Nelson bombarde notre flottille pendant seize heures sans +lui causer aucun dommage.</span> + +<p>Nelson rangea en avant de son escadrille une division de bombardes, et +commença le feu dès cinq heures du matin. Il espérait, en l'accablant +de ses bombes, détruire notre flottille, ou l'obliger du moins à +rentrer dans le port. Il en fit donc jeter une quantité infinie, et +pendant toute la journée. Ces projectiles, lancés par de gros +mortiers, passaient pour la plupart au delà de notre ligne, et +allaient tomber sur la grève. Nos soldats et nos matelots, immobiles +sous ce feu incessant, et du reste plus effrayant que meurtrier, +montraient un sang-froid, une gaieté rares. Malheureusement ils +n'avaient pas les moyens de riposter. Nos bombardes, construites à la +hâte, ne pouvaient pas résister à l'ébranlement des mortiers, et +tiraient à peine quelques coups mal dirigés. La poudre, prise dans les +vieux approvisionnements de nos arsenaux, était sans force; elle +n'envoyait pas les projectiles à la distance nécessaire. Les équipages +français demandaient qu'on se portât en avant, soit pour être à la +portée du canon, soit afin de s'élancer à l'abordage. Mais nos bateaux +canonniers, lourdement construits, et sans l'expérience qu'on acquit +plus tard dans ce genre de construction, n'étaient pas faciles à +manœuvrer, sous le vent du nord-est qui soufflait en ce moment. +Ils auraient été <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> poussés par le vent et le courant sur la +ligne anglaise, et obligés, pour revenir à la côte, de lui montrer le +travers, ce qui les aurait laissés sans feux, car leurs canons étaient +placés à l'avant. Il fallut donc rester immobiles sous cette pluie de +projectiles, qui dura seize heures. Nos soldats de terre et de mer, la +supportant courageusement, regardaient en riant les bombes passer sur +leurs têtes. Le brave commandant, Latouche-Tréville, était au milieu +d'eux avec le colonel Savary, aide-de-camp du Premier Consul. On leur +jeta un millier de bombes, et, par une sorte de miracle, il n'y eut +personne de grièvement blessé. Deux de nos bâtiments furent coulés, +sans qu'il pérît un seul homme. Une canonnière, la <i>Méchante</i>, +commandée par le capitaine Margoli, fut percée par le milieu. Ce brave +officier jeta son équipage sur d'autres bateaux, puis, gardant deux +marins avec lui, ramena sa canonnière faisant eau de toute part, et +l'échoua sur le sable, avant qu'elle eût le temps de couler à fond.</p> + +<p>Les Anglais, malgré le désavantage de notre position, et la mauvaise +qualité de notre poudre, avaient été plus maltraités que nous. Ils +avaient eu trois ou quatre hommes tués ou blessés par les éclats de +nos bombes.</p> + +<p>Nelson s'éloigna très-mortifié, promettant de se venger dans quelques +jours, et de revenir avec des moyens certains de destruction.</p> + +<p>On s'attendait donc à tout moment à le voir reparaître, et l'amiral +français se mettait en mesure <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> de le bien recevoir. Il +renforça sa ligne, la pourvut de meilleures munitions, anima de son +esprit ses matelots et ses soldats, qui du reste se montraient pleins +d'ardeur, et tout fiers d'avoir bravé les Anglais sur leur élément. +Trois bataillons d'élite, pris dans les 46<sup>e</sup>, 57<sup>e</sup>, et 108<sup>e</sup> +demi-brigades, avaient été placés sur la flottille, pour y servir +comme dans la journée du 4.</p> + +<span class="sidenote">Seconde attaque sur la flottille, le 16 août, celle-ci à +l'abordage.</span> + +<p>Douze jours après, le 16 août (28 thermidor), Nelson parut avec une +division navale, beaucoup plus considérable que la première. Tout +annonçait de sa part l'intention d'une attaque sérieuse, et à +l'abordage. C'était ce que désiraient les Français.</p> + +<p>Nelson avait 35 voiles, beaucoup de chaloupes et deux mille hommes +d'élite. Vers la chute du jour, il avait rangé ses chaloupes autour de +la <i>Méduse</i>, y avait distribué son monde, et donné ses instructions. +Ces chaloupes, montées par des soldats de la marine anglaise, devaient +pendant la nuit s'avancer à la rame, et enlever notre ligne à +l'abordage. Elles étaient formées en quatre divisions. Une cinquième +division, composée de bombardes, devait se placer, non plus en face de +notre flottille, position qui avait procuré peu de résultats dans le +bombardement du 4 août, mais sur le côté, de manière à pouvoir la +prendre d'enfilade.</p> + +<p>Vers minuit, ces quatre divisions, commandées par quatre officiers +intrépides, les capitaines Sommerville, Parker, Cotgrave et Jones, +s'avancèrent rapidement vers la côte de Boulogne. Une petite +embarcation française, montée par huit hommes <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> seulement, +avait été laissée en sentinelle avancée. Elle fut abordée et +enveloppée, mais elle se défendit bravement avant de succomber, et le +bruit de sa mousqueterie servit à signaler la présence de l'ennemi.</p> + +<p>Les quatre divisions anglaises s'approchaient de toute la force de +leurs rames. Dès qu'elles eurent été aperçues, on ouvrit sur elles un +feu nourri de mousqueterie et de mitraille. La première division, +celle que commandait le capitaine Sommerville, entraînée par le +mouvement de la marée vers l'est, fut contrariée dans sa marche, et +emportée bien au delà de notre aile droite, qu'elle était chargée +d'attaquer. Les deux divisions du centre, conduites par les capitaines +Parker et Cotgrave, dirigées directement sur le milieu de notre ligne +d'embossage, y arrivèrent les premières, vers une heure du matin, et +l'attaquèrent franchement. Celle qui se trouvait sous les ordres du +capitaine Parker, après avoir échangé avec nos bâtiments une fusillade +fort vive, se jeta sur l'un des gros bricks, qu'on avait entremêlés +avec nos chaloupes pour les soutenir. C'était l'<i>Etna</i>, que commandait +le capitaine Pevrieu. Six péniches l'entourèrent afin de le prendre à +l'abordage. Les Anglais l'escaladèrent hardiment, leurs officiers en +tête; mais ils furent reçus par deux cents hommes d'infanterie, et +jetés à la mer à coups de baïonnette. Le brave Pevrieu, ayant +successivement affaire à deux matelots anglais, quoique blessé d'un +coup de poignard et d'un coup de pique, les tua tous les deux. En peu +d'instants on eut culbuté les assaillants, <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> et on fit sur les +péniches un feu qui abattit le plus grand nombre des matelots employés +à les diriger. Nos chaloupes reçurent tout aussi vaillamment les +assaillants qui les voulurent aborder, et s'en défirent à coups de +hache ou de baïonnette. Un peu plus loin, la division commandée par le +capitaine Cotgrave aborda bravement la ligne des bateaux français, +mais sans plus de résultat. Une grosse chaloupe canonnière la +<i>Surprise</i>, entourée par quatre péniches, coula la première de ces +péniches, prit la seconde, et mit les deux autres en fuite. Les +soldats rivalisèrent avec les matelots dans ce genre de combat, qui +allait parfaitement à leur caractère vif et audacieux.</p> + +<p>Pendant que la seconde et la troisième divisions anglaises étaient +ainsi accueillies, la première, qui aurait dû aborder notre aile +droite, entraînée à l'est par la marée, comme on vient de le voir, +n'avait pu arriver que très-tard sur le lieu de l'action. Faisant +effort pour revenir de l'est à l'ouest, elle semblait menacer +l'extrémité de notre ligne d'embossage, et vouloir passer entre la +terre et nos bâtiments, suivant une manœuvre fort ordinaire aux +Anglais. C'était, au surplus, un effet de sa position plutôt qu'un +calcul. Mais des détachements de la 108<sup>e</sup>, postés sur le rivage, +firent sur elle un feu meurtrier. Les marins anglais, sans se laisser +rebuter, se jetèrent sur la canonnière le <i>Volcan</i>, qui gardait +l'extrême droite de notre ligne. L'enseigne qui la commandait, nommé +Guéroult, officier plein d'énergie, reçut l'abordage à la tête de ses +<span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> matelots, et de quelques soldats d'infanterie. Il eut un +combat opiniâtre à soutenir. Tandis qu'il se défendait sur le pont de +sa canonnière, les embarcations anglaises qui l'enveloppaient, +essayèrent de couper les câbles pour emmener la canonnière elle-même. +Heureusement l'une des attaches était en fer, et put résister à tous +les efforts qu'on fit pour la rompre. Le feu, parti des autres bateaux +français et du rivage, obligea enfin les Anglais à lâcher prise. +L'attaque sur ce point avait donc été aussi heureusement repoussée que +sur les deux autres.</p> + +<p>L'aurore commençait à poindre. La quatrième division ennemie, destinée +à se porter vers notre gauche, et ayant à faire un grand mouvement +vers l'ouest, malgré la marée qui portait à l'est, n'était point +arrivée à temps. De leur côté, les bombardes de Nelson, grâce à la +nuit, ne nous avaient pas fait grand mal. Les Anglais se voyaient +partout repoussés; la mer était couverte de leurs cadavres flottants, +et bon nombre de leurs embarcations étaient coulées ou prises. La +clarté du jour, devenant à chaque instant plus vive, rendait leur +retraite nécessaire. Ils la firent vers quatre heures du matin. Le +soleil parut pour éclairer leur fuite. Cette fois ce n'était plus de +leur part une tentative infructueuse, c'était une véritable défaite.</p> + +<p>Nos équipages étaient tout joyeux; ils n'avaient pas perdu beaucoup de +monde, et les Anglais, au contraire, avaient fait des pertes assez +notables. Ce qui ajoutait encore à la satisfaction produite par cette +action brillante, c'était d'avoir battu Nelson en personne, <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> +et d'avoir rendu vaines toutes les menaces de destruction, qu'il avait +publiquement proférées contre notre flottille.</p> + +<p>L'effet contraire devait être produit de l'autre côté du détroit; et, +bien que ce combat à l'ancre ne prouvât pas encore ce qu'une semblable +flottille pourrait faire en mer, quand il faudrait porter cent mille +hommes, toutefois la confiance des Anglais dans le génie entreprenant +de Nelson était fort diminuée, et le danger inconnu dont ils étaient +menacés les préoccupait bien davantage.</p> + +<span class="sidenote">Les deux combats de Boulogne et l'abandon de la Trinité, +amènent le terme de la négociation.</span> + +<p>Mais les vicissitudes de cette grande négociation touchaient à leur +terme. Décidé par la conduite du cabinet espagnol, le Premier Consul +avait enfin autorisé M. Otto à concéder la Trinité. Cette concession +et les deux combats de Boulogne devaient faire cesser les hésitations +du cabinet britannique. Il consentit donc aux bases proposées, sauf +quelques difficultés de détail restant encore à vaincre. Le cabinet +anglais voulait, en rendant Malte à l'ordre de +Saint-Jean-de-Jérusalem, stipuler que l'île serait placée sous la +protection d'une puissance garante; car il ne comptait guère sur la +force de l'ordre pour la défendre, quand même on réussirait à le +constituer. On n'était pas d'accord avec nous sur la puissance +garante. Le pape, la cour de Naples, la Russie étaient successivement +mis en discussion et repoussés. Enfin la forme même de la rédaction +présentait certains embarras. Comme l'effet de ce traité sur l'opinion +publique devait être grand dans les deux pays, on tenait, des deux +côtés, à l'apparence autant qu'à la <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> réalité. L'Angleterre +consentait bien à énumérer, dans le traité, les nombreuses possessions +qu'elle restituait à la France et à ses alliés, mais elle voulait +énumérer aussi celles qui lui étaient définitivement acquises. Cette +prétention était juste, plus juste que celle du Premier Consul, qui +voulait que les objets restitués à la France, à la Hollande, à +l'Espagne, fussent énumérés, et que le silence observé à l'égard des +autres fût pour l'Angleterre la seule manière d'en acquérir la +propriété.</p> + +<p>À ces difficultés peu graves au fond, s'enjoignaient d'accessoires, +relativement aux prisonniers, aux dettes, aux séquestres, surtout aux +alliés des deux parties contractantes, et au rôle qu'on leur +assignerait dans le protocole. Cependant on était pressé d'en finir, +et de mettre un terme aux anxiétés du monde. D'une part, le cabinet +anglais voulait avoir conclu avant la réunion du Parlement, de +l'autre, le Premier Consul craignait à tout moment d'apprendre la +reddition d'Alexandrie, car la résistance prolongée de cette place +laissait planer un doute utile à la négociation. Impatient de grands +résultats, il soupirait après le jour où il pourrait faire entendre à +la France le mot si nouveau, si magique, non pas de paix avec +l'Autriche, avec la Prusse, avec la Russie, mais de paix générale avec +le monde entier.</p> + +<span class="sidedate">Sept. 1801.</span> + +<span class="sidenote">On convient de part et d'autre de signer la paix sous forme +de préliminaires.</span> + +<p>En conséquence, on convint de consacrer immédiatement les grands +résultats obtenus, et de remettre à une négociation ultérieure les +difficultés de forme et de détail. Pour cela on imagina de rédiger +des préliminaires de paix, et, tout de suite <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> après la +signature de ces préliminaires, de charger des plénipotentiaires de +rédiger à loisir un traité définitif. Toute difficulté qui n'était pas +fondamentale, et dont la solution entraînait des lenteurs, devait être +renvoyée à ce traité définitif. Pour être plus certain d'en finir +bientôt, le Premier Consul voulut enfermer les négociateurs dans un +délai déterminé. On était au milieu de septembre 1801 (fin de +fructidor an <span class="smcap">IX</span>); il accorda jusqu'au 2 octobre (10 vendémiaire an <span class="smcap">X</span>). +Après ce terme, il était décidé, disait-il, à profiter des brumes de +l'automne, pour exécuter ses projets contre les côtes d'Irlande et +d'Angleterre. Tout cela fut dit avec les égards dus à une nation +grande et fière, mais avec ce ton péremptoire qui ne laisse aucun +doute.</p> + +<p>Les deux négociateurs, M. Otto et lord Hawkesbury, étaient d'honnêtes +gens, et voulaient la paix. Ils la voulaient pour elle-même, et aussi +par l'ambition bien naturelle et bien légitime, de placer leur nom au +bas de l'un des plus grands traités de l'histoire du monde. Aussi +toutes facilités compatibles avec leurs instructions, furent par eux +apportées dans la rédaction des préliminaires.</p> + +<p>Il fut convenu que l'Angleterre restituerait à la France et à ses +alliés, c'est-à-dire à l'Espagne et à la Hollande, toutes les +conquêtes maritimes qu'elle avait faites, <i>à l'exception des îles de +Ceylan et de la Trinité, qui lui étaient définitivement acquises</i>.</p> + +<p>Telle avait été la forme admise pour concilier le juste amour-propre +des deux nations. En définitive, <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> l'Angleterre gardait le +continent de l'Inde, qu'elle avait conquis sur les princes indiens; +l'île de Ceylan, enlevée aux Hollandais, et appendice nécessaire de ce +vaste continent; enfin l'île de la Trinité, prise dans les Antilles +sur les Espagnols. Il y avait là de quoi satisfaire la plus grande +ambition nationale. Elle restituait le Cap, Demerari, Berbice, +Essequibo, Surinam, aux Hollandais; la Martinique, la Guadeloupe, aux +Français; Minorque aux Espagnols, Malte à l'ordre de +Saint-Jean-de-Jérusalem. Quant à ce dernier point, la puissance +garante devait être désignée dans le traité définitif. L'Angleterre +évacuait Porto-Ferraio, qui revenait avec l'île d'Elbe aux Français. +En compensation, les Français devaient évacuer l'État de Naples, +c'est-à-dire le golfe de Tarente.</p> + +<p>Enfin l'Égypte était abandonnée par les troupes des deux nations, et +restituée à la Porte. Les États de Portugal étaient garantis.</p> + +<span class="sidenote">Résultats de la guerre pour les deux nations.</span> + +<span class="sidenote">Grandeur extraordinaire de la France.</span> + +<p>Si on veut considérer seulement les grands résultats, que ces +restitutions tant débattues de quelques îles, ne diminuaient ni +n'augmentaient beaucoup, voici ce qui ressortait du traité. Dans cette +lutte de dix années, l'Angleterre avait acquis l'empire des Indes, +sans que l'acquisition de l'Égypte par la France en devînt le +contre-poids. Mais en retour la France avait changé la face du +continent à son profit; elle avait conquis la formidable ligne des +Alpes et du Rhin, éloigné à jamais l'Autriche de ses frontières, par +l'acquisition des Pays-Bas; arraché à cette puissance l'objet éternel +de sa convoitise, c'est-à-dire <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> l'Italie, qui avait passé +presque tout entière sous la domination française. Elle avait, par le +principe posé des sécularisations, affaibli considérablement la maison +impériale en Allemagne, au profit de la maison de Brandebourg. Elle +avait fait subir à la Russie de désagréables échecs, pour avoir voulu +se mêler des affaires de l'Occident. Elle dominait la Suisse, la +Hollande, l'Espagne et l'Italie. Aucune puissance n'exerçait dans le +monde un prestige égal au sien; et si l'Angleterre s'était agrandie +sur mer, la France avait cependant ajouté à l'étendue de ses rivages +les côtes de la Hollande, de la Flandre, de l'Espagne, de l'Italie, +pays complétement soumis à sa domination ou à son influence. C'étaient +là de vastes moyens de puissance maritime.</p> + +<p>Voilà tout ce que consacrait l'Angleterre, en signant les +préliminaires de Londres, pour prix, il est vrai, du continent de +l'Inde. La France y pouvait consentir. Nos alliés vigoureusement +défendus recouvraient presque tout ce que la guerre leur avait fait +perdre. L'Espagne était privée de la Trinité, par sa faute, mais elle +gagnait Olivença en Portugal, la Toscane en Italie. La Hollande +abandonnait Ceylan, mais elle recouvrait ses colonies de l'Inde, le +Cap, les Guyanes; elle était délivrée du stathouder.</p> + +<span class="sidedate">Octob. 1801.</span> + +<span class="sidenote">Signature donnée le 1<sup>er</sup> octobre.</span> + +<p>Telles étaient les conséquences de cette paix si belle, la plus +glorieuse que la France ait jamais conclue. Il était naturel que le +négociateur français fût impatient d'en finir. On était arrivé au 30 +septembre, <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> et on était encore arrêté par quelques difficultés +de rédaction. On les leva toutes, et enfin, le 1<sup>er</sup> octobre au soir, +veille du jour fixé comme terme fatal par le Premier Consul, M. Otto +eut la joie de placer sa signature au bas des préliminaires de paix, +joie profonde, sans égale, car jamais négociateur n'avait eu le +bonheur d'assurer par sa signature tant de grandeurs à sa patrie!</p> + +<p>On convint de laisser cette nouvelle secrète à Londres pendant +vingt-quatre heures, afin que le courrier de la légation française pût +l'annoncer le premier au gouvernement. Cet heureux courrier partit le +1<sup>er</sup> octobre dans la nuit, et arriva le 3 (11 vendémiaire), à quatre +heures de l'après-midi à la Malmaison. Dans ce moment les trois +Consuls y tenaient conseil de gouvernement. À l'ouverture des dépêches +la sensation fut vive; on abandonna le travail, on s'embrassa. Le +Premier Consul, qui mettait volontiers toute retenue de côté avec les +hommes de sa confiance, laissa percer les sentiments dont il était +plein. Tant de résultats obtenus en si peu de temps, l'ordre, la +victoire, la paix, rendus à la France par son génie et un travail +opiniâtre, en deux années, c'étaient là des bienfaits dont il devait +être assurément bien heureux, et bien fier! Dans ces épanchements +d'une satisfaction commune, M. Cambacérès lui dit: Maintenant que nous +avons fait un traité de paix avec l'Angleterre, il faut faire un +traité de commerce, et tout sujet de division sera écarté entre les +deux pays.—N'allons pas si vite, lui répondit le Premier Consul avec +vivacité. La paix politique est faite, tant mieux, <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> +jouissons-en. Quant à la paix commerciale, nous la ferons si nous +pouvons. Mais je ne veux à aucun prix sacrifier l'industrie française, +je me souviens des malheurs de 1786.—Il fallait que cette singulière +et instinctive passion pour les intérêts de l'industrie française fût +bien forte, pour éclater dans un tel moment. Mais le consul +Cambacérès, avec sa sagacité ordinaire, avait touché la difficulté +qui, plus tard, devait brouiller de nouveau les deux peuples.</p> + +<p>La nouvelle fut à l'instant envoyée à Paris, pour y être publiée. Vers +la chute du jour, le canon retentissait dans les rues, et tout le +monde se demandait quel était l'heureux événement qui motivait ces +manifestations. On courait le savoir dans les lieux publics, où les +commissaires du gouvernement avaient ordre de faire connaître la +signature des préliminaires. Dans le moment, en effet, la conclusion +de la paix était proclamée sur tous les théâtres, au milieu d'une +allégresse dont on n'avait pas eu depuis long-temps l'exemple. Cette +allégresse était naturelle, car la paix avec l'Angleterre était la +véritable paix générale, elle consolidait le repos du continent, +supprimait la cause des coalitions européennes, et ouvrait le monde à +l'essor de notre commerce et de notre industrie. Paris fut +soudainement illuminé dans cette soirée.</p> + +<span class="sidenote">Le colonel Lauriston chargé de porter à Londres la +ratification du traité préliminaire de paix.</span> + +<p>Le Premier Consul donna immédiatement sa ratification au traité des +préliminaires, et chargea son aide-de-camp Lauriston de porter à +Londres cette ratification. Si le contentement était vif et général +en <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> France, il était poussé en Angleterre jusqu'au délire. La +nouvelle, d'abord cachée par les négociateurs, avait enfin transpiré, +et on avait été obligé de l'annoncer au lord-maire de Londres, par un +message. Ce message fit d'autant plus d'effet, que, depuis quelques +heures, on répandait le bruit de la rupture des négociations. +Sur-le-champ le peuple se livra sans retenue à ces transports +violents, qui sont particuliers au caractère passionné de la nation +anglaise. Les voitures publiques partant de Londres portaient ces +mots, écrits à la craie et en grosses lettres: <span class="smcap">Paix avec la France</span>. +Partout on les arrêtait, on les dételait, on les traînait en triomphe. +On se figurait que tous les maux de la disette, de la cherté, allaient +finir à la fois. On rêvait des biens inconnus, immenses, impossibles. +Il y a des jours où les peuples, comme les individus, fatigués de se +haïr, éprouvent le besoin d'une réconciliation, même passagère, même +trompeuse. Dans cet instant, malheureusement si court, le peuple +anglais croyait presque aimer la France; il adorait le héros, le sage +qui la gouvernait: il criait <i>Vive Bonaparte</i>, avec transport.</p> + +<p>Telle est la joie humaine: elle n'est vive, elle n'est profonde, qu'à +la condition d'ignorer l'avenir. Remercions la sagesse de Dieu d'avoir +fermé aux hommes le livre du destin! Combien tous les cœurs eussent +été glacés ce jour-là, si, le voile qui cachait l'avenir, venant à +tomber tout à coup, les Anglais et les Français avaient pu voir devant +eux, quinze ans d'une haine atroce, d'une guerre acharnée, <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> +le continent et les mers inondés du sang des deux peuples! Et la +France, combien elle eût été consternée, si, tandis qu'elle se croyait +grande, grande à jamais, elle eût entrevu, dans une page de ce +redoutable livre du destin, les traités de 1815! Et ce héros, +victorieux et sage, qui la gouvernait, combien il eût été surpris, +épouvanté, si, au milieu de ses plus belles œuvres, il avait pu +apercevoir ses immenses fautes; si, au milieu de sa prospérité la plus +pure, il avait entrevu sa chute effroyable, et son martyre! Oh! oui, +la Providence, dans la profondeur de ses desseins, a bien fait de ne +découvrir que le présent à l'homme; c'est bien assez pour son faible +cœur! Et nous, aujourd'hui, qui savons tout, et ce qui se passait +alors, et ce qui s'est accompli depuis, tâchons de nous rendre un +moment l'ignorance de ce temps, pour en comprendre, pour en partager +les vives et profondes émotions.</p> + +<span class="sidenote">Transports du peuple anglais en recevant la nouvelle des +ratifications.</span> + +<p>Un léger doute restait encore à Londres, et troublait un peu la joie +anglaise, car les ratifications du Premier Consul n'étaient pas +arrivées, et on craignait quelque résolution soudaine de ce caractère +si prompt, si fier, si exigeant pour sa nation. Ce doute était +pénible; mais tout à coup on apprend à Londres qu'un propre +aide-de-camp du Premier Consul, un de ses compagnons d'armes, le +colonel Lauriston, est descendu à l'hôtel de M. Otto, et qu'il apporte +le traité ratifié. Dégagée du dernier doute qui la contenait encore, +la joie n'a plus de bornes. On court chez M. Otto, on le trouve +<span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> qui montait en voiture avec le colonel Lauriston, pour se +rendre chez lord Hawkesbury, et faire l'échange des ratifications. Le +peuple dételle les chevaux, et traîne ces deux Français chez lord +Hawkesbury.</p> + +<span class="sidenote">Le colonel Lauriston traîné en triomphe par le peuple dans +les rues de Londres.</span> + +<p>De chez lord Hawkesbury les deux négociateurs devaient se rendre chez +le premier ministre M. Addington, et ensuite à l'Amirauté, chez lord +Saint-Vincent. Le peuple s'obstine; on veut traîner la voiture, d'un +ministre chez un autre. Enfin, à l'hôtel de l'Amirauté, la foule était +devenue telle, la confusion si étrange, que lord Saint-Vincent, +craignant quelque accident, se mit lui-même à la tête du cortége, de +peur que la voiture ne fût renversée, et qu'un accident fâcheux ne fût +la suite involontaire de cette joie convulsive. Plusieurs jours +s'écoulèrent en transports de ce genre, en témoignages d'un +contentement extraordinaire.</p> + +<span class="sidenote">La nouvelle de la reddition d'Alexandrie arrive huit heures +après la signature du traité.</span> + +<p>Un fait digne de remarque, c'est que, quelques heures après la +signature des préliminaires, il arriva un courrier d'Égypte, apportant +la nouvelle de la reddition d'Alexandrie, laquelle avait eu lieu le 30 +août 1801 (12 fructidor).—Ce courrier, dit lord Hawkesbury à M. Otto, +nous est arrivé huit heures après la signature du traité: tant mieux! +s'il fût arrivé plus tôt, nous aurions été forcés par l'opinion +publique d'être plus exigeants, et la négociation eût été probablement +rompue. La paix vaut mieux qu'une île de plus ou de moins.—Ce +ministre, honnête homme, avait raison. Mais c'est une preuve que la +résistance d'Alexandrie <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> avait été utile, et que, même dans +une cause désespérée, la voix de l'honneur, qui conseille de résister +le plus long-temps possible, est toujours bonne à écouter.</p> + +<span class="sidenote">On convient de réunir des plénipotentiaires dans la ville +d'Amiens pour conclure un traité définitif.</span> + +<span class="sidenote">Choix de lord Cornwallis pour représenter l'Angleterre au +congrès d'Amiens.</span> + +<p>Il fut convenu que des plénipotentiaires se réuniraient dans la ville +d'Amiens, point intermédiaire entre Londres et Paris, pour y rédiger +le traité définitif. Le cabinet britannique fit choix d'un vieux et +respectable militaire, qui s'était honoré en portant long-temps les +armes pour sa patrie, mais qui croyait le moment venu de mettre un +terme aux maux du monde, c'était lord Cornwallis, l'un des personnages +les plus estimés de la Grande-Bretagne. Lord Cornwallis avait commandé +les armées anglaises en Amérique et dans l'Inde. Il avait été +gouverneur-général du Bengale et vice-roi d'Irlande pendant la fin du +dernier siècle. Il fut convenu que lord Cornwallis se rendrait à +Paris, pour complimenter le Premier Consul, avant de se transporter +sur le lieu des négociations.</p> + +<span class="sidenote">Choix de Joseph Bonaparte pour représenter la France.</span> + +<p>Le Premier Consul, de son côté, fit choix de son frère Joseph, qu'il +chérissait particulièrement, et qui, par l'aménité de ses formes, la +douceur de son caractère, était parfaitement propre au rôle de +pacificateur, qui lui était habituellement réservé. Joseph avait signé +la paix avec l'Amérique à Morfontaine, avec l'Autriche à Lunéville; il +allait la signer avec l'Angleterre à Amiens. Le Premier Consul +faisait, ainsi cueillir par son frère les fruits qu'il avait cultivés +lui-même de ses mains triomphantes. M. de Talleyrand, en voyant tout +l'honneur apparent de <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> ces traités, dévolu à un personnage +étranger aux travaux de notre diplomatie, ne put se défendre d'un +mouvement de dépit, mouvement passager, fortement contenu, saisi +néanmoins par l'œil observateur et méchant des diplomates résidant +à Paris, lesquels en remplirent plus d'une dépêche. Mais l'habile +ministre savait qu'il ne fallait pas s'aliéner la famille du Premier +Consul, et que d'ailleurs, si, après avoir fait la part du général +Bonaparte, il restait une portion de gloire à décerner à quelqu'un +dans ces belles négociations, le public européen ne la décernerait +qu'au ministre des affaires étrangères.</p> + +<span class="sidenote">Suite de traités signés coup sur coup avec toutes les +puissances de l'Europe.</span> + +<p>Les négociations entamées avec divers États, et non conclues encore, +furent terminées presque immédiatement. Le Premier Consul entendait +l'art de produire de grands effets sur l'imagination des hommes, parce +qu'il avait lui-même beaucoup d'imagination. Il brusqua les +difficultés avec toutes les cours, et voulut, coup sur coup, accabler +la France de satisfactions de tout genre, l'étourdir, l'enivrer, à +force de résultats extraordinaires.</p> + +<span class="sidenote">Traité avec le Portugal.</span> + +<p>Il en finit avec le Portugal, et fit signer à Madrid, par son frère +Lucien, les conditions d'abord refusées de Badajos, sauf quelques +modifications peu importantes. On n'insista plus sur l'occupation de +l'une des provinces portugaises, car, les bases de la paix avec +l'Angleterre étant arrêtées depuis l'abandon de la Trinité, il n'y +avait plus aucun intérêt à retenir les gages dont on avait d'abord +voulu se munir. On convint d'une indemnité pour les frais de la +guerre, <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> de quelques avantages commerciaux pour notre +industrie, tels, par exemple, que l'introduction immédiate de nos +draps, et le traitement de la nation la plus favorisée, à l'égard de +tous nos produits. L'exclusion des vaisseaux anglais de guerre et de +commerce fut stipulée formellement, jusqu'à la conclusion de la paix.</p> + +<span class="sidenote">Traités avec la Porte, Alger et Tunis.</span> + +<p>L'évacuation de l'Égypte terminait toutes les difficultés avec la +Porte-Ottomane. M. de Talleyrand conclut à Paris, avec un ministre du +sultan, des préliminaires de paix, qui stipulaient la restitution de +l'Égypte à la Porte, le rétablissement des anciens rapports de la +France avec elle, et la mise en vigueur de tous les traités antérieurs +de commerce, et de navigation.</p> + +<p>Des conventions semblables furent faites avec les régences de Tunis et +d'Alger.</p> + +<span class="sidenote">Traité avec la Bavière.</span> + +<p>Un traité fut signé avec la Bavière pour la replacer, à l'égard de la +République, dans les rapports d'alliance qui avaient existé autrefois +entre cette cour et la vieille monarchie française, lorsque celle-ci +protégeait toutes les puissances allemandes de second ordre, contre +l'ambition de la maison d'Autriche. C'était un véritable +renouvellement des traités de Westphalie et de Teschen. La Bavière +faisait à la France l'abandon direct de tout ce qu'elle avait possédé +jadis sur la rive gauche du Rhin. En retour, la France promettait +d'employer son influence, dans les négociations dont les affaires +germaniques seraient bientôt le sujet, pour procurer à la Bavière une +indemnité suffisante, et convenablement <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> située. La France, en +outre, lui garantissait l'intégrité de ses États.</p> + +<span class="sidenote">Traité avec la Russie.</span> + +<p>Enfin, pour achever l'œuvre de cette pacification générale, le +traité avec la Russie, qui rétablissait de droit une paix existant +déjà de fait, fut signé après de longs débats, entre M. de Markoff et +M. de Talleyrand. Le nouvel empereur avait montré, comme on l'a vu, +moins d'énergie dans sa résistance aux prétentions maritimes de +l'Angleterre, mais aussi moins d'ostentation et d'exigence dans la +protection accordée aux petits États allemands et italiens, qui +avaient fait partie de la coalition contre la France. Alexandre +n'avait jamais élevé de difficultés quant à l'Égypte; mais, en tout +cas, elles étaient toutes supprimées par les derniers événements. Il +ne prétendait plus à la qualité de grand-maître des chevaliers de +Malte, ce qui rendait facile la reconstitution de l'ordre sur son +ancien pied, ainsi qu'on en était convenu avec l'Angleterre. Il n'y +avait eu de différend sérieux avec Alexandre, que sur Naples et sur le +Piémont. En persistant, en gagnant du temps, on avait vaincu les +principales difficultés relativement à ces deux États. L'évacuation de +la rade de Tarente venait d'être promise aux Anglais. La Russie s'en +tenait pour satisfaite, et y voyait l'accomplissement d'une condition +essentielle à son honneur, l'intégrité des États de Naples. Elle avait +cessé de parler de l'île d'Elbe. Quant au Piémont, chaque jour ajouté +au silence de l'Angleterre, pendant la négociation de Londres, avait +enhardi le Premier Consul à ne pas rendre cette importante province +au roi <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> de Sardaigne. La Russie invoquait les promesses qui +lui avaient été faites à ce sujet. Le Premier Consul répondait, en +disant qu'on lui avait promis aussi de défendre le vrai droit maritime +dans toute sa teneur, et qu'on en avait abandonné une partie à +l'Angleterre. On convint d'un article, par lequel on se promettait de +s'occuper à l'amiable, et de gré à gré, des intérêts de S. M. le roi +de Sardaigne, et d'<i>y avoir les égards compatibles avec l'état actuel +des choses</i>. C'était se donner une grande liberté relativement à ce +prince, et notamment celle de l'indemniser un jour, avec le duché de +Parme ou de Plaisance, comme le Premier Consul en avait alors la +pensée. La conduite du roi de Sardaigne, son dévouement aux Anglais +pendant la dernière campagne d'Égypte, avaient profondément irrité le +chef du gouvernement français. Celui-ci, néanmoins, avait de +meilleures raisons que la colère: il tenait au Piémont comme à la plus +belle des provinces italiennes pour nous, car elle nous permettait de +déboucher toujours en Italie, et d'y avoir sans cesse une armée. Elle +devenait enfin pour la France ce que le Milanais avait été si +long-temps pour l'Autriche.</p> + +<p>On avait été constamment d'accord avec la Russie sur les affaires +d'Allemagne; il n'y avait par conséquent aucune difficulté sur ce +dernier sujet.</p> + +<p>On rédigea donc le traité d'après ces bases, de concert avec le +nouveau négociateur, M. de Markoff, récemment arrivé de Pétersbourg. +On signa un premier traité patent, où il fut dit purement et +simplement, que la bonne intelligence était rétablie entre les +<span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> deux gouvernements, et qu'ils ne souffriraient pas que les +sujets émigrés de l'un ou de l'autre pays, entretinssent des menées +coupables dans leur ancienne patrie. Cet article avait trait aux +Polonais d'une part, aux Bourbons de l'autre. À ce traité patent fut +jointe une convention secrète, dans laquelle il était dit, que, les +deux empires s'étant bien trouvés de leur intervention dans les +affaires d'Allemagne, à l'époque du traité de Teschen, ils réuniraient +de nouveau leur influence, pour amener en Allemagne les arrangements +territoriaux les plus favorables au bon équilibre de l'Europe; que la +France notamment s'emploierait à procurer une indemnité avantageuse à +l'électeur de Bavière, au grand-duc de Wurtemberg, au grand-duc de +Baden (ce dernier avait été ajouté à la liste des protégés de la +Russie, à cause de la nouvelle impératrice, qui était une princesse +badoise); que les États de Naples seraient évacués à la paix maritime, +et jouiraient de la neutralité en cas de guerre, et enfin qu'on +s'entendrait à l'amiable sur les intérêts du roi de Sardaigne, quand +il y aurait lieu, <i>et de la manière la plus compatible avec l'état +actuel des choses</i>.</p> + +<p>Le Premier Consul envoya sur-le-champ son aide-de-camp Caulaincourt à +Pétersbourg, pour porter au jeune empereur une lettre adroite et +caressante, dans laquelle il se félicitait de la paix conclue, +l'informait avec une sorte de complaisance d'une multitude de détails, +et paraissait désormais vouloir conduire de moitié avec lui les +grandes affaires du monde. M. de Caulaincourt, en attendant l'envoi +<span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> d'un ambassadeur, devait remplacer Duroc, qui s'était un peu +trop hâté de revenir de Pétersbourg. Le Premier Consul avait envoyé à +ce dernier une somme considérable, avec ordre d'assister au +couronnement de l'empereur, et d'y représenter la France avec éclat. +Duroc n'ayant pas eu le temps de recevoir cette lettre, était reparti. +Une autre cause l'y avait décidé. Alexandre lui avait fait adresser +l'invitation d'assister à son couronnement, mais M. de Panin ne lui +avait pas transmis cette invitation. Plus tard une explication ayant +eu lieu à ce sujet, l'empereur, blessé de l'inexécution de ses ordres, +enjoignit à M. de Panin de se rendre dans ses terres, et le remplaça +par M. de Kotschoubey, l'un des membres de son conseil occulte. Le +jeune empereur commençait ainsi à se débarrasser des hommes qui +avaient contribué à son avénement, et qui voulaient l'entraîner dans +leur politique exclusivement anglaise. Tout faisait donc présager de +bonnes relations avec la Russie. Les égards délicats et flatteurs du +Premier Consul ne pouvaient que rendre ce résultat plus certain.</p> + +<span class="sidedate">Nov. 1801.</span> + +<span class="sidenote">Fête pour la paix générale.</span> + +<span class="sidenote">Lord Cornwallis à Paris.</span> + +<p>Ces divers traités, qui complétaient la paix du monde, furent signés à +peu près en même temps que les préliminaires de Londres. La +satisfaction publique était au comble, et il fut décidé qu'on +donnerait une grande fête, pour célébrer la paix générale. Elle fut +fixée au 18 brumaire. On ne pouvait mieux en choisir le jour, car +c'était à la révolution du 18 brumaire, qu'il fallait attribuer tant +de beaux résultats. Lord Cornwallis dut y <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> assister. Il arriva +le 16 brumaire (7 novembre) à Paris avec un grand nombre de ses +compatriotes. À peine la signature des préliminaires avait-elle été +donnée, que les demandes de passe-ports pour la France s'étaient +multipliées chez M. Otto. On en avait envoyé trois cents. Cela ne +suffit pas, il fallut en envoyer un nombre illimité. Les bâtiments +destinés à venir chercher des denrées françaises, et à nous apporter +des marchandises anglaises, mirent le même empressement à obtenir des +sauf-conduits. Toutes ces demandes furent accordées avec la plus +parfaite bonne volonté, et les relations se trouvèrent rétablies +sur-le-champ avec une promptitude et une ardeur incroyables. Le 18 +brumaire Paris était déjà rempli d'Anglais, impatients de voir cette +France si nouvelle, et devenue tout à coup si brillante, de voir +surtout l'homme qui dans ce moment faisait l'admiration de +l'Angleterre et du monde. L'illustre Fox était du nombre des Anglais +impatients de visiter la France. Le jour de cette fête, qui fut belle +par la joie paisible et profonde de toutes les classes de citoyens, la +circulation des voitures était interdite. On n'avait fait d'exception +que pour lord Cornwallis. La foule s'ouvrait avec empressement et +respect devant cet honorable représentant des armées anglaises, qui +venait faire la paix de sa nation avec la nôtre. Il était surpris de +trouver cette France si différente des tableaux hideux qu'en traçaient +à Londres les émigrés. Tous ses compatriotes partageaient le même +sentiment, et l'exprimaient avec une naïve admiration.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> Tandis que cette fête avait lieu à Paris, un banquet superbe +était donné à Londres dans la Cité, et on y portait, au milieu des +acclamations les plus vives, les toasts suivants:</p> + +<p>Au roi de la Grande-Bretagne!</p> + +<p>Au prince de Galles!</p> + +<p>À la liberté, à la prospérité des royaumes-unis de la Grande-Bretagne +et de l'Irlande!</p> + +<p><span class="smcap">Au Premier Consul Bonaparte</span>, à la liberté, au bonheur de la <span class="smcap">République +française</span>.</p> + +<p>Des acclamations bruyantes et unanimes accompagnèrent ce dernier +toast.</p> + +<p>La paix de la France était faite avec toutes les puissances de la +terre. Il restait une seule paix à conclure, plus difficile peut-être +que les précédentes, car elle exigeait un tout autre génie que celui +des batailles, et elle était fort désirable aussi, puisqu'elle devait +rétablir le repos dans les âmes, l'union dans les familles. Cette paix +était celle de la République avec l'Église. Le moment est donc venu de +raconter les négociations laborieuses dont elle était l'objet, avec le +représentant du Saint-Siége.<a href="#toc"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + +<p class="p2 center smaller">FIN DU ONZIÈME LIVRE.</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> LIVRE DOUZIÈME.</h2> + +<h3>CONCORDAT.</h3> + +<p class="resume">L'Église catholique pendant la Révolution française. — + Constitution civile du clergé décrétée par l'Assemblée + Constituante. — Cette constitution avait voulu assimiler + l'administration des cultes à celle du royaume, établir un + diocèse par département, faire élire les évêques par les fidèles, + et les dispenser de l'institution canonique. — Serment à cette + constitution exigé de la part du clergé. — Refus de serment, et + schisme. — Diverses catégories de prêtres, leur rôle et leur + influence. — Inconvénients de cet état de choses. — Moyens + qu'il fournit aux ennemis de la Révolution, pour troubler l'État + et les familles. — Divers systèmes proposés pour porter remède + au mal. — Le système de l'inaction. — Le système d'une Église + française, dont le Premier Consul serait le chef. — Le système + d'un fort encouragement au protestantisme. — Opinions du Premier + Consul sur les divers systèmes proposés. — Il forme le projet de + rétablir la religion catholique, en appropriant sa discipline aux + nouvelles institutions de la France. — Il veut la déposition des + évêques anciens titulaires, une circonscription comprenant 60 + siéges au lieu de 158, la création d'un nouveau clergé composé de + prêtres respectables de toutes les sectes, l'attribution à l'État + de la police des cultes, un salaire aux prêtres au lieu d'une + dotation territoriale, enfin la consécration par l'Église de la + vente des biens nationaux. — Relations amicales du pape Pie VII + avec le Premier Consul. — Monsignor Spina, chargé de négocier à + Paris, retarde la négociation dans un intérêt temporel du + Saint-Siége. — Désir secret de recouvrer les Légations. — + Monsignor Spina sent enfin le besoin de se hâter. — Il s'abouche + avec l'abbé Bernier, chargé de traiter pour la France. — + Difficultés du plan proposé à la cour romaine. — Le Premier + Consul envoie son projet à Rome, et demande au Pape de + s'expliquer. — Trois cardinaux consultés. — Le Pape, après + cette consultation, veut que la religion catholique soit déclarée + religion de l'État, qu'on le dispense de déposer les anciens + titulaires, et de consacrer autrement que par son silence la + vente des biens d'Église, etc. — Débats avec M. de Cacault, + ministre de France à Rome. — Le Premier Consul, fatigué de ces + lenteurs, ordonne à M. de Cacault de quitter Rome sous cinq + jours, si le Concordat n'est pas adopté dans ce délai. — + Terreurs du Pape et du cardinal Consalvi. — M. de Cacault + suggère au cabinet pontifical l'idée d'envoyer à Paris le + cardinal Consalvi. — Départ de celui-ci pour la France, et + <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> ses frayeurs. — Son arrivée à Paris. — Accueil + bienveillant du Premier Consul. — Conférences avec l'abbé + Bernier. — On s'entend sur le principe d'une religion d'État. — + On déclare la religion catholique, religion de la majorité des + Français. — Toutes les autres conditions du Premier Consul, + relativement à la déposition des anciens titulaires, à la + nouvelle circonscription, à la vente des biens d'Église, sont + acceptées, sauf quelques changements de rédaction. — Accord + définitif sur tous les points. — Efforts tentés au dernier + moment par les adversaires du rétablissement des cultes, afin + d'empêcher le Premier Consul de signer le Concordat. — Il + persiste. — Signature donnée le 15 juillet 1801. — Retour du + cardinal Consalvi à Rome. — Satisfaction du Pape. — Solennité + des ratifications. — Choix du cardinal Caprara, comme légat <i>a + latere</i>. — Le Premier Consul aurait voulu célébrer le 18 + brumaire la paix de l'Église, en même temps que la paix avec + toutes les puissances de l'Europe. — La nécessité de s'adresser + aux anciens titulaires, pour avoir leur démission, entraîne des + retards. — Demande de leur démission adressée par le Pape à tous + les anciens évêques, constitutionnels ou non constitutionnels. — + Sage soumission des constitutionnels. — Noble résignation des + membres de l'ancien clergé. — Admirables réponses. — Il n'y a + de résistance que de la part des évêques retirés à Londres. — + Tout est prêt pour le rétablissement du culte en France, mais une + vive opposition dans le sein du Tribunat fait naître de nouveaux + délais. — Nécessité de vaincre cette opposition avant de passer + outre.</p> + +<span class="sidedate">Mars 1801.</span> + +<span class="sidenote">Négociations avec le Saint-Siége.</span> + +<p>Le Premier Consul aurait voulu que le jour anniversaire du 18 +brumaire, consacré à célébrer la réconciliation de la France avec +l'Europe, pût l'être aussi à célébrer la réconciliation de la France +avec l'Église. Il avait fait les plus grands efforts pour que les +négociations avec le Saint-Siége fussent terminées en temps utile, et +que les cérémonies religieuses vinssent se mêler aux fêtes populaires. +Mais il est encore moins facile de traiter avec les puissances +spirituelles qu'avec les puissances temporelles, car les batailles +gagnées n'y suffisent pas; et c'est l'honneur de la pensée humaine de +ne pouvoir être vaincue que par la force accompagnée de la +persuasion.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> C'est ce difficile travail de la persuasion jointe à la +force, que le vainqueur de Rivoli et de Marengo avait entrepris auprès +de l'Église romaine, pour la réconcilier avec la République française.</p> + +<p>La Révolution, comme nous l'avons déjà dit bien des fois, avait +dépassé le but en beaucoup de choses. La ramener en arrière, quant à +ces choses seulement, et pas plus en deçà qu'au delà du but, était une +réaction légitime, salutaire, que le Premier Consul avait entreprise, +et qu'alors il rendait admirable, par la sagesse et l'habileté des +moyens qu'il y employait.</p> + +<p>La religion était évidemment une des choses à l'égard desquelles la +Révolution avait dépassé toutes les bornes justes et raisonnables. +Nulle part il n'y avait autant à réparer.</p> + +<span class="sidenote">État du clergé pendant la Révolution.</span> + +<span class="sidenote">Constitution civile du clergé.</span> + +<span class="sidenote">Ce que c'était que le serment.</span> + +<span class="sidenote">Schisme et persécution sous la Législative et la +Convention.</span> + +<p>Il avait existé sous l'ancienne monarchie un clergé puissant, en +possession d'une grande partie du sol, ne supportant aucune des +charges publiques, faisant seulement quand il lui plaisait des dons +volontaires au trésor royal, constitué en pouvoir politique, et +formant l'un des trois ordres qui, dans les États-Généraux, +exprimaient les volontés nationales. La Révolution avait emporté le +clergé avec sa fortune, son influence et ses priviléges; elle l'avait +emporté avec la noblesse, les parlements, et le trône lui-même. Il +était impossible qu'elle fît autrement. Un clergé propriétaire, et +constitué en pouvoir politique, pouvait convenir dans la société du +moyen âge, être utile alors à la civilisation, mais il était +inadmissible au dix-huitième siècle. L'Assemblée Constituante +<span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> avait bien fait de l'abolir, et de mettre à la place un +clergé voué uniquement aux fonctions du culte, étranger aux +délibérations de l'État, salarié au lieu d'être propriétaire. Mais +c'était exiger beaucoup du Saint-Siége, que de lui demander +l'approbation de tels changements. Si on voulait réussir, il fallait +s'en tenir là, et ne pas lui fournir un prétexte légitime de dire, +qu'on attaquait la religion elle-même, dans ce qu'elle avait +d'immuable et de sacré. L'Assemblée Constituante, poussée par ce goût +de régularité, si naturel à l'esprit des réformateurs, assimila, sans +hésiter, l'administration de l'Église à celle de l'État. Il y avait +des diocèses trop vastes, d'autres trop restreints; elle voulut que la +circonscription ecclésiastique fût la même que la circonscription +administrative, et créa un diocèse par département. Rendant électives +toutes les fonctions civiles et judiciaires, elle voulut rendre +électives aussi les fonctions ecclésiastiques. Cette disposition lui +paraissait d'ailleurs un retour aux temps de la primitive Église, où +les évêques étaient élus par les fidèles. Elle supprima du même coup +l'institution canonique, c'est-à-dire la confirmation des évêques par +le Pape; et de toutes ces dispositions, elle composa ce qu'on a nommé +la Constitution civile du clergé. Les hommes qui agissaient de la +sorte étaient animés d'intentions fort pieuses. C'étaient des croyants +véritables, des jansénistes fervents, mais des esprits étroits, +entêtés de disputes théologiques, esprits, par conséquent, fort +dangereux dans les affaires humaines. Pour compléter la faute, ils +exigèrent du clergé français, qu'il prêtât serment <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> à la +Constitution civile. C'était faire naître un cas de conscience pour +les prêtres sincères, et un prétexte pour les prêtres malveillants: +c'était, en un mot, préparer un schisme. Rome, déjà blessée des +malheurs du trône, fut bientôt irritée des malheurs de l'autel. Elle +interdit le serment. Une partie du clergé, fidèle à sa voix, refusa de +le prêter; une autre partie y consentit, et forma, sous le titre de +clergé <i>assermenté</i>, ou constitutionnel, le clergé reconnu par l'État, +et seul admis à exercer les fonctions du culte. On ne proscrivit pas +encore les prêtres; on se contenta d'interdire l'exercice du sacerdoce +aux uns, et d'en investir les autres. Mais les prêtres mis à l'écart +furent généralement préférés par les fidèles, parce que la conscience +religieuse est susceptible, prompte à s'alarmer, défiante surtout du +pouvoir. Elle se tournait vers les ecclésiastiques qui passaient pour +orthodoxes, et qui semblaient persécutés. Elle s'éloignait par +instinct de ceux dont l'orthodoxie était contestée, et qui avaient +pour eux l'appui du gouvernement. Il y eut donc alors un culte public +et un culte clandestin, celui-ci plus suivi que celui-là. Les passions +ennemies de la Révolution se liguèrent avec la religion offensée, et +la précipitèrent dans les fautes de l'esprit de faction. D'un schisme +on en vint bientôt, dans les campagnes de la Vendée, à une guerre +civile effroyable. La Révolution ne resta pas en arrière, et de la +simple privation des fonctions ecclésiastiques, elle arriva en peu de +temps à la persécution. Elle proscrivit les prêtres et les déporta. +<span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> Puis vint l'abolition de tous les cultes, et la proclamation +de l'Être suprême. Alors, prêtres soumis ou insoumis aux lois, +<i>assermentés</i> ou <i>non-assermentés</i>, furent traités à l'égal les uns +des autres, et envoyés tous à ce même échafaud, où royalistes, +constituants, girondins, montagnards, allaient mourir ensemble.</p> + +<span class="sidenote">État des cultes sous le Directoire.</span> + +<p>Sous le Directoire, la proscription sanglante cessa. Un régime +variable, inclinant tantôt à l'indifférence, tantôt à la rigueur, +maintint encore l'Église proscrite dans un état d'anxiété. Le Premier +Consul, par sa puissance, et par l'évidence de ses intentions +réparatrices, rassurant tous ceux qui avaient souffert, à quelque +titre que ce fût, fit sortir de leurs retraites cachées, ou revenir de +l'exil, les ministres du culte. Mais, en les attirant à la lumière, il +rendit le schisme plus sensible, plus choquant peut-être. Pour +supprimer la difficulté du serment, il cessa de l'exiger, et mit à la +place une simple promesse de soumission aux lois. Cette promesse, qui +ne pouvait alarmer la conscience des prêtres, avait facilité leur +retour, mais avait ajouté, en quelque sorte, de nouvelles divisions à +celles qui existaient déjà, en créant dans le sein du clergé une +catégorie de plus.</p> + +<span class="sidenote">Différentes classes de prêtres, par suite du schisme.</span> + +<p>Il y avait les prêtres constitutionnels ou <i>assermentés</i>, légalement +investis des fonctions sacerdotales, et jouissant de l'usage des +édifices religieux, qui leur avaient été rendus en vertu d'un arrêté +des Consuls. Il y avait les prêtres <i>non-assermentés</i>, n'ayant jamais +voulu prêter aucun serment, qui <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> après avoir vécu dans l'exil, +dans les prisons, venaient de reparaître en masse dès les premiers +jours du Consulat, mais qui officiaient dans des maisons +particulières, et déclaraient mauvais le culte public, pratiqué dans +les églises. Enfin, ces prêtres <i>non-assermentés</i> se divisaient en +prêtres qui n'avaient pas fait la <i>promesse</i>, et en prêtres qui +s'étaient résignés à la faire. Ces derniers n'étaient pas complétement +approuvés des orthodoxes. On s'était adressé à Rome, qui, ménageant le +Premier Consul, avait refusé de s'expliquer. Mais le cardinal Maury, +retiré dans les États du Saint-Siége, où il était devenu évêque de +Montefiascone, intermédiaire auprès du Pape du parti royaliste, et ne +voulant pas, du moins alors, favoriser la soumission des prêtres au +nouveau gouvernement, avait interprété le silence de Rome, et fait +parvenir en France, au sujet de la <i>promesse</i>, des lettres +improbatives, qui jetaient un nouveau trouble dans les consciences.</p> + +<span class="sidenote">À qui obéissaient les assermentés et les non-assermentés.</span> + +<p>Tous ces prêtres, ainsi divisés, avaient chacun leur hiérarchie. Les +prêtres constitutionnels obéissaient aux évêques, élus sous le régime +de la Constitution civile. Parmi ces évêques, il y en avait de morts, +les uns naturellement, les autres violemment. Ceux qui étaient morts +avaient été remplacés par des évêques, qui, n'ayant pas été +régulièrement élus, au milieu de la proscription qui frappait +également tous les cultes, avaient usurpé leurs pouvoirs, ou s'étaient +fait élire par des chapitres clandestins, espèces de coteries +religieuses sans aucune autorité, ni légale ni morale. Ainsi les +pouvoirs des évêques constitutionnels <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> eux-mêmes, du point de +vue de la Constitution civile, étaient chez quelques-uns d'entre eux +contestés, et frappés de discrédit. Il y avait dans ce clergé un +certain nombre de sujets respectables; mais, en général, ils avaient +perdu la confiance des fidèles, parce qu'on les savait en désaccord +avec Rome, et parce qu'ils avaient, en se mêlant aux disputes +religieuses et politiques du temps, perdu la dignité du sacerdoce. +Plusieurs, en effet, étaient des clubistes violents, et sans mœurs. +Les meilleurs étaient des prêtres sincères, que la fureur du +jansénisme avait jetés dans le schisme.</p> + +<p>Le clergé prétendu orthodoxe avait aussi ses évêques, exerçant une +autorité moins publique, mais plus réelle, et fort dangereuse. Les +évêques <i>non-assermentés</i> avaient presque tous émigré. Il y en avait +en Italie, en Espagne, en Allemagne, surtout en Angleterre, où ils +étaient attirés par les subsides du gouvernement britannique. +Correspondant avec leur diocèse, par le moyen de grands-vicaires +choisis par eux et approuvés par Rome, ils gouvernaient leur église du +sein de l'exil, sous l'inspiration des passions que l'exil fait +naître, souvent même au profit des ennemis de la France. Ceux qui +étaient morts, et le nombre en était grand depuis dix années, ceux-là +étaient partout remplacés par des administrateurs cachés, revêtus des +pouvoirs de la cour de Rome. De manière que l'une des précautions les +plus sages, les plus anciennes de l'Église gallicane, celle de faire +administrer les siéges vacants par les chapitres, et non par les +<span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> agents du Saint-Siége, était complètement abandonnée. +L'Église française avait ainsi perdu son indépendance, car elle était +directement gouvernée par Rome, quand elle cessait de l'être par des +évêques complices de l'émigration. Avec encore un peu de temps, les +évêques émigrés devant être presque tous morts, l'Église entière de +France eût été placée sous l'autorité ultramontaine.</p> + +<p>Il y a des hommes que cet aspect moral d'une société déchirée par +mille sectes, touche peu; ils veulent que le gouvernement dédaigne +comme lui étant étrangères, ou respecte comme sacrées pour lui, ces +divergences religieuses. Cependant il y a quelque chose qui ne permet +pas cette superbe indifférence, c'est le trouble profond de la +société, surtout quand ce trouble est toujours prêt à se changer en +désordre matériel.</p> + +<span class="sidenote">Influence du clergé hostile au gouvernement.</span> + +<p>Ces clergés divers s'efforçaient d'attirer à eux les consciences. Le +clergé constitutionnel avait peu de pouvoir; il était seulement un +sujet de récriminations pour les Jacobins, qui avaient l'habitude de +dire que la Révolution était partout sacrifiée, notamment dans la +personne des seuls prêtres qui se fussent attachés à sa cause; à quoi +le gouvernement ne pouvait évidemment rien, car il ne dépendait pas de +lui de disposer des fidèles, en faveur d'un clergé ou d'un autre. Mais +le clergé réputé orthodoxe agissait sur les esprits dans un sens +entièrement contraire à l'ordre établi. Il cherchait à tenir éloignés +du gouvernement, tous ceux que la fatigue des dissensions civiles +tendait à ramener au Premier Consul. S'il eût <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> été possible de +réveiller les passions de la Vendée, il l'eût fait. Il y entretenait +encore de sourdes défiances, et une sorte de mécontentement. Il +troublait le Midi, moins soumis que la Vendée, et dans les montagnes +du centre de la France, réunissait tumultueusement la population +autour des curés orthodoxes. Partout ce clergé inquiétait les +consciences, agitait les familles, en persuadant à tous ceux qui +avaient été ou baptisés, ou mariés de la main des <i>assermentés</i>, +qu'ils n'étaient pas dans le sein de la véritable communion +catholique, et qu'ils devaient de nouveau se faire baptiser ou marier, +s'ils voulaient devenir de vrais chrétiens, ou sortir du concubinage. +Ainsi l'état des familles, non pas du point de vue légal, mais du +point de vue religieux, était mis en question. Il existait plus de dix +mille prêtres mariés, qui, entraînés par le vertige du temps, ou +poussés même par la terreur, avaient cherché dans le mariage, les uns +la satisfaction de passions qu'ils n'avaient pas su contenir, les +autres une abjuration qui les sauvât de l'échafaud. Ils étaient époux, +pères de familles nombreuses, et flétris par le préjugé public, tant +qu'on ne leur procurait pas le pardon de l'Église.</p> + +<p>Les acquéreurs de biens nationaux, ceux de tous les citoyens que le +gouvernement avait le plus d'intérêt à protéger, vivaient aussi dans +un état de trouble et d'oppression. Ils étaient assiégés au lit de +mort de suggestions perfides, et menacés d'une damnation éternelle, +s'ils ne consentaient à des arrangements spoliateurs. La confession +devenait ainsi une arme puissante dont se servaient les émigrés, +<span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> pour porter atteinte à la propriété, au crédit public, en un +mot à l'un des principes les plus essentiels de la Révolution, +l'inviolabilité des ventes nationales. La police de l'État, et les +lois, étaient également impuissantes contre les maux de ce genre.</p> + +<p>Tous ces désordres n'étaient pas de ceux qu'un gouvernement doit +regarder avec indifférence. Quand les sectes religieuses n'ont d'autre +conséquence que de pulluler sur un vaste sol comme celui de +l'Amérique, que de se succéder à l'infini, en ne laissant après elles +que le souvenir passager d'inventions ridicules, ou de pratiques +indécentes, on conçoit, jusqu'à un certain point, que l'État demeure +indifférent et inactif. La société présente un triste aspect moral, +mais l'ordre public n'est pas sérieusement troublé. Il n'en était pas +ainsi, au milieu de la vieille société française en 1801. On ne +pouvait pas, sans un immense péril, livrer aux factions ennemies le +gouvernement des âmes. On ne pouvait pas laisser dans leurs mains les +torches de la guerre civile, avec faculté de les secouer quand elles +voudraient, sur la Vendée, sur la Bretagne, sur les Cévennes. On ne +pouvait pas leur permettre de troubler le repos des familles, +d'assiéger le lit des mourants pour extorquer des stipulations +iniques, de mettre en doute le crédit de l'État, d'ébranler enfin +toute une classe de propriétés, celles mêmes que la Révolution avait +promis de rendre à jamais inviolables.</p> + +<p>La manière de penser du Premier Consul sur la constitution des +sociétés, était trop juste et trop profonde, pour qu'il pût voir d'un +œil indifférent les <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> désordres religieux de la France à +cette époque; et il avait d'ailleurs, pour y porter la main, des +motifs plus élevés encore que ceux que nous venons d'indiquer, s'il y +en a de plus élevés que l'ordre public et le repos des familles.</p> + +<span class="sidenote">Besoin d'une religion chez tous les peuples.</span> + +<p>Il faut une croyance religieuse, il faut un culte à toute association +humaine. L'homme, jeté au milieu de cet univers, sans savoir d'où il +vient, où il va, pourquoi il souffre, pourquoi même il existe, quelle +récompense ou quelle peine recevront les longues agitations de sa vie; +assiégé des contradictions de ses semblables, qui lui disent, les uns +qu'il y a un Dieu, auteur profond et conséquent de toutes choses, les +autres qu'il n'y en a pas; ceux-ci, qu'il y a un bien, un mal, qui +doivent servir de règle à sa conduite; ceux-là, qu'il n'y a ni bien ni +mal, que ce sont là les inventions intéressées des grands de la terre: +l'homme, au milieu de ces contradictions, éprouve le besoin impérieux, +irrésistible, de se faire sur tous ces objets une croyance arrêtée. +Vraie ou fausse, sublime ou ridicule, il s'en fait une. Partout, en +tout temps, en tout pays, dans l'antiquité comme dans les temps +modernes, dans les pays civilisés comme dans les pays sauvages, on le +trouve au pied des autels, les uns vénérables, les autres ignobles ou +sanguinaires. Quand une croyance établie ne règne pas, mille sectes, +acharnées à la dispute comme en Amérique, mille superstitions +honteuses comme en Chine, agitent, ou dégradent l'esprit humain. Ou +bien, si, comme en France en quatre-vingt-treize, une commotion +passagère a emporté l'antique religion <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> du pays, l'homme, à +l'instant même où il avait fait vœu de ne plus rien croire, se +dément après quelques jours, et le culte insensé de la déesse Raison, +inauguré au côté de l'échafaud, vient prouver que ce vœu était +aussi vain qu'il était impie.</p> + +<p>À en juger donc par sa conduite ordinaire et constante, l'homme a +besoin d'une croyance religieuse. Dès lors que peut-on souhaiter de +mieux à une société civilisée, qu'une religion nationale, fondée sur +les vrais sentiments du cœur humain, conforme aux règles d'une +morale pure, consacrée par le temps, et qui, sans intolérance et sans +persécution, réunisse, sinon l'universalité, au moins la grande +majorité des citoyens, au pied d'un autel antique et respecté?</p> + +<p>Une telle croyance, on ne saurait l'inventer, quand elle n'existe pas +depuis des siècles. Les philosophes, même les plus sublimes, peuvent +créer une philosophie, agiter par leur science le siècle qu'ils +honorent: ils font penser, ils ne font pas croire. Un guerrier couvert +de gloire peut fonder un empire, il ne saurait fonder une religion. +Que dans les temps anciens, des sages, des héros, s'attribuant des +relations avec le ciel, aient pu soumettre l'esprit des peuples, et +lui imposer une croyance, cela s'est vu. Mais, dans les temps +modernes, le créateur d'une religion serait tenu pour un imposteur; +et, entouré de terreur comme Robespierre, ou de gloire comme le jeune +Bonaparte, il aboutirait uniquement au ridicule.</p> + +<p>On n'avait rien à inventer en 1800. Cette croyance pure, morale, +antique, existait: c'était la vieille <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> religion du Christ, +ouvrage de Dieu suivant les uns, ouvrage des hommes suivant les +autres, mais suivant tous, œuvre profonde d'un réformateur sublime; +réformateur commenté pendant dix-huit siècles par les conciles, vastes +assemblées des esprits éminents de chaque époque, occupées à discuter, +sous le titre d'hérésies, tous les systèmes de philosophie, adoptant +successivement sur chacun des grands problèmes de la destinée de +l'homme les opinions les plus plausibles, les plus sociales, les +adoptant pour ainsi dire à la majorité du genre humain, arrivant enfin +à produire ce corps de doctrine invariable, souvent attaqué, toujours +triomphant, qu'on appelle <span class="smcap">UNITÉ CATHOLIQUE</span>, et au pied duquel sont +venus se soumettre les plus beaux génies! Elle existait, cette +religion, qui avait rangé sous son empire tous les peuples civilisés, +formé leurs mœurs, inspiré leurs chants, fourni le sujet de leurs +poésies, de leurs tableaux, de leurs statues, empreint sa trace dans +tous leurs souvenirs nationaux, marqué de son signe leurs drapeaux, +tour à tour vaincus ou victorieux! Elle avait disparu un moment dans +une grande tempête de l'esprit humain; mais, la tempête passée, le +besoin de croire revenu, elle s'était retrouvée au fond des âmes, +comme la croyance naturelle et indispensable de la France et de +l'Europe.</p> + +<span class="sidenote">Motifs qui portent le Premier Consul à rétablir le culte +catholique.</span> + +<p>Quoi de plus indiqué, de plus nécessaire en 1800, que de relever cet +autel de saint Louis, de Charlemagne et de Clovis, un instant +renversé? Le général Bonaparte, qui eût été ridicule s'il avait voulu +se faire prophète ou révélateur, était dans le vrai rôle <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> que +lui assignait la Providence, en relevant de ses mains victorieuses cet +autel vénérable, en y ramenant par son exemple les populations quelque +temps égarées. Et il ne fallait pas moins que sa gloire pour une telle +œuvre! De grands génies, non pas seulement parmi les philosophes, +mais parmi les rois, Voltaire et Frédéric, avaient déversé le mépris +sur la religion catholique, et donné le signal des railleries pendant +cinquante années. Le général Bonaparte, qui avait autant d'esprit que +Voltaire, plus de gloire que Frédéric, pouvait seul, par son exemple +et ses respects, faire tomber les railleries du dernier siècle.</p> + +<p>Sur ce sujet, il ne s'était pas élevé le moindre doute dans sa pensée. +Ce double motif de rétablir l'ordre dans l'État et la famille, et de +satisfaire au besoin moral des âmes, lui avait inspiré la ferme +résolution de remettre la religion catholique sur son ancien pied, +sauf les attributions politiques, qu'il regardait comme incompatibles +avec l'état présent de la société française.</p> + +<p>Est-il besoin, avec des motifs tels que ceux qui le dirigeaient, de +rechercher s'il agissait par une inspiration de la foi religieuse, ou +bien par politique et par ambition? Il agissait par sagesse, +c'est-à-dire par suite d'une profonde connaissance de la nature +humaine, cela suffit. Le reste est un mystère, que la curiosité, +toujours naturelle quand il s'agit d'un grand homme, peut chercher à +pénétrer, mais qui importe peu. Il faut dire cependant, à cet égard, +que la constitution morale du général Bonaparte <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> le portait +aux idées religieuses. Une intelligence supérieure est saisie, à +proportion de sa supériorité même, des beautés de la création. C'est +l'intelligence qui découvre l'intelligence dans l'univers, et un grand +esprit est plus capable qu'un petit de voir Dieu à travers ses +œuvres. Le général Bonaparte controversait volontiers sur les +questions philosophiques et religieuses, avec Monge, Lagrange, +Laplace, savants qu'il honorait et qu'il aimait, et les embarrassait +souvent, dans leur incrédulité, par la netteté, la vigueur originale +de ses arguments. À cela il faut ajouter encore, que, nourri dans un +pays inculte et religieux, sous les yeux d'une mère pieuse, la vue du +vieil autel catholique éveillait chez lui les souvenirs de l'enfance, +toujours si puissants sur une imagination sensible et grande. Quant à +l'ambition, que certains détracteurs ont voulu donner comme unique +motif de sa conduite en cette circonstance, il n'en avait pas d'autre +alors que de faire le bien, en toutes choses; et sans doute, s'il +voyait, comme récompense de ce bien accompli, une augmentation de +pouvoir, il faut le lui pardonner. C'est la plus noble, la plus +légitime ambition, que celle qui cherche à fonder son empire sur la +satisfaction des vrais besoins des peuples.</p> + +<span class="sidenote">Difficultés attachées au rétablissement du culte catholique +en 1801.</span> + +<p>La tâche qu'il s'était proposée, facile en apparence, puisqu'il +s'agissait de satisfaire à un besoin public très-réel, était cependant +fort épineuse. Les hommes qui l'entouraient, presque sans exception, +étaient peu disposés au rétablissement de l'ancien culte; et ces +hommes, magistrats, guerriers, <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> littérateurs ou savants, +étaient les auteurs de la Révolution française, les vrais, les uniques +défenseurs de cette Révolution alors décriée, ceux avec lesquels il +fallait la terminer, en réparant ses fautes, en consacrant +définitivement ses résultats raisonnables et légitimes. Le Premier +Consul avait donc à contrarier vivement ses collaborateurs, ses +soutiens, ses amis. Ces hommes, pris dans les rangs des +révolutionnaires modérés, n'avaient pas, avec Robespierre et +Saint-Just, versé le sang humain, et il leur était facile de désavouer +les grands excès de la Révolution; mais ils avaient partagé les +erreurs de l'Assemblée Constituante, répété en souriant les +plaisanteries de Voltaire, et il n'était pas facile de leur faire +avouer qu'ils avaient long-temps méconnu les plus hautes vérités de +l'ordre social. Des savants comme Laplace, Lagrange, et surtout Monge, +disaient au Premier Consul qu'il allait abaisser devant Rome la +dignité de son gouvernement et de son siècle. M. Rœderer, le plus +fougueux monarchiste du temps, celui qui voulait le plus promptement, +le plus complétement possible, le retour à la monarchie, voyait +cependant avec peine le projet de rétablir l'ancien culte. M. de +Talleyrand lui-même, le prôneur assidu de tout ce qui pouvait +rapprocher le présent du passé, et la France de l'Europe, M. de +Talleyrand, l'ouvrier en second, mais l'ouvrier utile et zélé de la +paix générale, voyait néanmoins avec assez de froideur ce qu'on +appelait la paix religieuse. Il voulait bien qu'on ne persécutât plus +les prêtres; mais, gêné par des souvenirs personnels, il ne désirait +<span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> guère qu'on rétablît l'ancienne Église catholique, avec ses +règles et sa discipline. Les compagnons d'armes du général Bonaparte, +les généraux qui avaient combattu sous ses ordres, dépourvus la +plupart d'éducation première, nourris des vulgaires railleries des +camps, quelques-uns des déclamations des clubs, répugnaient à la +restauration du culte. Quoique entourés de gloire, ils semblaient +craindre le ridicule qui pouvait les atteindre au pied des autels. +Enfin, les frères du général Bonaparte, vivant beaucoup avec les +lettrés du temps, encore imbus des écrits du dernier siècle, craignant +pour le pouvoir de leur frère tout ce qui avait l'apparence d'une +résistance sérieuse, et ne sachant pas voir qu'au delà de cette +résistance intéressée ou peu éclairée des hommes qui approchaient le +gouvernement, il y avait le besoin réel, et déjà senti des masses +populaires, lui déconseillaient fortement ce qu'ils regardaient comme +une réaction imprudente, ou prématurée.</p> + +<span class="sidenote">Opinions diverses soutenues auprès du Premier Consul par +les hommes qui l'entouraient.</span> + +<p>On assiégeait donc le Premier Consul de conseils de toute espèce. Les +uns lui disaient de ne pas se mêler des affaires religieuses, de se +borner à ne plus persécuter les prêtres, et de laisser les +<i>assermentés</i> et les <i>insermentés</i> s'entendre comme ils pourraient. +Les autres, reconnaissant le danger de l'indifférence et de +l'inaction, l'engageaient à saisir l'occasion au vol, à se faire +sur-le-champ le chef d'une Église française, et à ne plus laisser +ainsi dans les mains d'une autorité étrangère l'immense pouvoir de la +religion. D'autres enfin lui proposaient de pousser la France +<span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> vers le protestantisme, et lui disaient que s'il donnait +l'exemple en se faisant protestant, elle suivrait cet exemple avec +empressement.</p> + +<p>Le Premier Consul résistait de toutes les forces et de sa raison et de +son éloquence, à ces vulgaires conseils. Il s'était formé une +bibliothèque religieuse, composée de peu de livres, mais bien choisis, +relatifs pour la plupart à l'histoire de l'Église, et surtout aux +rapports de l'Église avec l'État; il s'était fait traduire les écrits +latins de Bossuet sur cette matière; il avait dévoré tout cela, dans +les courts instants que lui laissait la direction des affaires, et +suppléant par son génie à ce qu'il ignorait, comme dans la composition +du Code civil, il étonnait tout le monde par la justesse, l'étendue, +la variété de son savoir sur la matière des cultes. Suivant sa coutume +quand il était plein d'une pensée, il s'en expliquait tous les jours +avec ses collègues, avec ses ministres, avec les membres du Conseil +d'État ou du Corps Législatif, avec tous les hommes enfin dont il +croyait utile de redresser l'opinion. Il réfutait successivement les +systèmes erronés qu'on lui proposait, et le faisait par des arguments +précis, nets, décisifs.</p> + +<span class="sidenote">Réponse du Premier Consul aux divers systèmes proposés.</span> + +<span class="sidenote">Réponse à ceux qui prétendent qu'il ne faut pas se mêler +des affaires du culte.</span> + +<p>Au système qui consistait à ne pas se mêler du tout des affaires +religieuses, il répondait que l'indifférence, tant prônée par certains +esprits dédaigneux, était peu de mise chez un peuple que l'on venait +de voir, par exemple, envahir une église, et menacer de la saccager, +parce qu'on avait refusé la sépulture à une actrice chérie du public. +Comment rester indifférent dans un pays qui, avec la prétention +<span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> d'être indifférent, l'était si peu? Le Premier Consul +demandait d'ailleurs comment on ferait pour ne pas s'en mêler, quand +les prêtres <i>assermentés</i> ou <i>non-assermentés</i> se disputaient entre +eux les édifices du culte, et venaient invoquer à chaque instant +l'intervention de l'autorité publique pour saisir les uns et dessaisir +les autres. Il demandait comment on ferait, lorsque le clergé +constitutionnel, déjà peu suivi par la population croyante, serait +abandonné tout à fait par elle, et que le clergé qui avait refusé le +serment, seul écouté et suivi, serait exclusivement en possession +d'exercer le culte, comme il arrivait déjà, et le pratiquerait dans +des réunions clandestines. Ne faudrait-il pas restituer enfin le +temporel du culte, à ceux qui en auraient conquis le spirituel? Ne +serait-ce pas là s'en mêler? Et puis, ces prêtres dont la Révolution +avait pris la dotation territoriale, il fallait bien les faire vivre, +et pour cela leur donner des appointements sur le budget de l'État, ou +souffrir qu'ils organisassent, à titre de contributions volontaires, +un vaste système d'impôt, dont le produit s'élèverait à une somme de +30 ou 40 millions, dont la distribution appartiendrait à eux seuls, +peut-être à une autorité étrangère, et peut-être même irait un jour, à +l'insu du gouvernement, alimenter en Vendée les vieux soldats de la +guerre civile. Quoi qu'on fît, le gouvernement serait donc arraché +malgré lui à son inaction, soit qu'il eût à maintenir le bon ordre, +soit qu'il eût à disposer des édifices du culte, soit enfin qu'il eût +à payer lui-même les prêtres, ou à surveiller leur mode de payement. +Il aurait ainsi la charge de <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> gouverner, sans en avoir les +avantages, sans pouvoir, en s'emparant de l'administration religieuse +par un sage accord avec le Saint-Siége, ramener le clergé au +gouvernement, l'associer à ses intentions réparatrices, rétablir le +repos dans les familles, tranquilliser les mourants, les acquéreurs de +biens nationaux, les prêtres mariés, etc., tous les hommes enfin +compromis au service de la Révolution.</p> + +<p>L'inaction était donc un pur rêve, suivant le Premier Consul, et de +plus une duperie, imaginée par des gens qui n'avaient aucune idée +pratique en fait de gouvernement.</p> + +<span class="sidenote">Opinion du Premier Consul sur la création d'une Église +française indépendante de Rome, et dont il serait le chef.</span> + +<p>Quant à la pensée de créer une Église française, indépendante, comme +l'Église anglaise, de toute suprématie étrangère, et au lieu d'un chef +spirituel placé au dehors, ayant un chef temporel placé à Paris, qui +ne serait autre que le gouvernement lui-même, c'est-à-dire le Premier +Consul, il la trouvait aussi vaine que digne de mépris. Lui, homme de +guerre, portant l'épée et les éperons, livrant des batailles, se +ferait chef d'église, espèce de pape, réglant la discipline et le +dogme! Mais on voulait le rendre aussi odieux que Robespierre, +l'inventeur du culte de l'Être suprême, ou aussi ridicule que +Laréveillère-Lepeaux, l'inventeur de la théophilanthropie! Qui donc le +suivrait? qui donc lui composerait un troupeau de fidèles? Ce ne +seraient pas les chrétiens orthodoxes assurément, formant d'ailleurs +le grand nombre des catholiques, et ne voulant pas suivre même de +saints prêtres, qui n'avaient eu d'autre tort que celui de prêter le +serment <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> ordonné par les lois. Ce seraient quelques mauvais +ecclésiastiques, quelques moines échappés de leurs couvents, habitués +des clubs, ayant vécu de scandale ou voulant en vivre encore, et +attendant du chef de la nouvelle Église qu'il permît le mariage des +prêtres! Il n'aurait pas même pour lui l'abbé Grégoire, qui, tout en +demandant le retour à la primitive Église, tenait cependant à rester +en communion avec le successeur de saint Pierre! Il n'aurait pas même +Laréveillère-Lepeaux, qui voulait réduire le culte à quelques chants +religieux, à quelques fleurs déposées sur un autel! Et c'est là +l'Église dont on prétendait le faire le chef! c'était là le rôle +auquel on voulait réduire le vainqueur de Marengo et de Rivoli, le +restaurateur de l'ordre social! Et c'étaient les amis ombrageux de la +liberté qui lui proposaient un tel projet!... Mais, en supposant que +ce projet réussît, ce qui d'ailleurs était impossible, et qu'à son +pouvoir temporel déjà immense, le Premier Consul réunît le pouvoir +spirituel, il deviendrait le plus redoutable des tyrans, il serait le +maître des corps et des âmes, il ne serait pas moins que le sultan de +Constantinople, qui est à la fois chef de l'État, de l'armée et de la +religion! Du reste, c'était là une vaine hypothèse; il ne serait qu'un +tyran dérisoire, car il ne réussirait qu'à produire le schisme le plus +sot de tous. Lui, qui voulait être le pacificateur de la France et du +monde, terminer toutes les divisions politiques et religieuses, serait +l'auteur d'un nouveau schisme, un peu plus absurde et pas moins +dangereux que les précédents. Oui, sans doute, <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> disait le +Premier Consul, il me faut un pape, mais il me faut un pape qui +rapproche au lieu de diviser, qui réconcilie les esprits, les +réunisse, et les donne au gouvernement sorti de la Révolution, pour +prix de la protection qu'il en aura obtenue. Et, pour cela, il me faut +le vrai Pape, catholique, apostolique et romain, celui qui siége au +Vatican. Avec les armées françaises et des égards, j'en serai toujours +suffisamment le maître. Quand je relèverai les autels, quand je +protégerai les prêtres, quand je les nourrirai et les traiterai comme +les ministres de la religion méritent de l'être en tous pays, il fera +ce que je lui demanderai, dans l'intérêt du repos général. Il calmera +les esprits, les réunira sous sa main, et les placera sous la mienne. +Hors de là, il n'y a que continuation et aggravation du schisme +désolant qui nous dévore, et pour moi un immense, un ineffaçable +ridicule.</p> + +<span class="sidenote">Le Premier Consul écarte l'idée de pousser la France au +protestantisme.</span> + +<p>Quant à l'idée de pousser la France au protestantisme, elle paraissait +au Premier Consul plus que ridicule, elle lui paraissait odieuse. +D'abord il croyait qu'il n'y réussirait pas davantage. On s'imaginait +à tort, suivant lui, qu'en France on pouvait tout ce qu'on voulait. +C'était une erreur peu honorable pour ceux qui la commettaient, car +ils supposaient la France sans conscience et sans opinion. Il ferait, +disait-on, tout ce qu'il voudrait; oui, répondait-il, mais dans le +sens des besoins, vrais et sentis de la France. Elle était dans un +trouble profond, et il lui avait apporté le calme le plus parfait; il +l'avait trouvée en proie à des anarchistes, qui commençaient <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> +même à ne plus savoir la défendre contre l'étranger, et il avait +dispersé ces anarchistes, rétabli l'ordre, renvoyé loin des frontières +les Autrichiens et les Russes, donné la paix dont on était avide; il +avait fait cesser, en un mot, les scandales d'un gouvernement faible +et dissolu: était-il bien étonnant qu'on lui laissât faire de telles +choses? Et encore, tout récemment, les opposants du Tribunat avaient +voulu lui refuser le moyen de purger les grandes routes des brigands +qui les infestaient! Et on prétendait après cela qu'il pourrait tout +ce qui lui plairait! C'était une erreur. Il pouvait ce qui était dans +le sens des besoins et des opinions régnant dans le moment en France, +mais pas davantage. Il le pouvait mieux, plus puissamment qu'un autre, +mais il ne pourrait rien contre le mouvement actuel des esprits. Ce +mouvement portait vers le rétablissement de toutes les choses +essentielles dans une société: la religion était la première. Je suis +bien puissant aujourd'hui, s'écriait le Premier Consul; eh bien! si je +voulais changer la vieille religion de la France, elle se dresserait +contre moi, et me vaincrait. Savez-vous quand le pays était hostile à +la religion catholique? C'est quand le gouvernement, d'accord avec +elle, brûlait des livres, envoyait à la roue Calas et Labarre; mais, +soyez-en sûrs, si je me faisais l'ennemi de la religion, tout le pays +se mettrait avec elle. Je changerais les indifférents en croyants, en +catholiques sincères. Je serais un peu moins raillé peut-être en +voulant pousser au protestantisme qu'en voulant me faire le +patriarche d'une Église gallicane, mais <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> je deviendrais +bientôt l'objet de la haine publique. Est-ce que le protestantisme est +la vieille religion de la France? Est-ce qu'il est la religion qui, +après de longues guerres civiles, après mille combats, l'a +définitivement emporté comme plus conforme aux mœurs, au génie de +notre nation? Ne voit-on pas ce qu'il y a de violent à vouloir se +mettre à la place d'un peuple, pour lui créer des goûts, des +habitudes, des souvenirs même qu'il n'a pas? Le principal charme d'une +religion, c'est celui des souvenirs. Pour moi, disait un jour le +Premier Consul à l'un de ses interlocuteurs, je n'entends jamais à la +Malmaison la cloche du village voisin, sans être ému; et qui pourrait +être ému en France, dans ces prêches où personne n'est allé dans son +enfance, et dont l'aspect froid et sévère convient si peu aux mœurs +de notre nation? On croit peut-être que c'est un avantage de ne pas +dépendre d'un chef étranger. On se trompe. Il faut un chef partout, en +toutes choses. Il n'y a pas une plus admirable institution que celle +qui maintient l'unité de la foi, et prévient, autant du moins qu'il +est possible, les querelles religieuses. Il n'y a rien de plus odieux +qu'une foule de sectes se disputant, s'invectivant, se combattant à +main armée si elles sont dans leur première chaleur, ou, si elles ont +pris l'habitude de vivre à côté les unes des autres, se regardant d'un +œil jaloux, formant dans l'État des coteries qui se soutiennent, +poussent leurs sujets, écartent ceux des sectes rivales, et donnent au +gouvernement des embarras de toute espèce. Les querelles de sectes +sont les plus insupportables que <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> l'on connaisse. La dispute +est le propre de la science; elle l'anime, la soutient, la conduit aux +découvertes. La dispute en fait de religion, à quoi conduit-elle, +sinon à l'incertitude, à la ruine de toute croyance? D'ailleurs, +lorsque l'activité des esprits se dirige vers les controverses +théologiques, ces controverses sont tellement absorbantes, qu'elles +détournent la pensée de l'homme de toutes les recherches utiles. On +rencontre rarement ensemble une grande controverse théologique, et de +grands travaux de l'esprit. Les querelles religieuses sont ou cruelles +et sanguinaires, ou sèches, stériles, amères: il n'y en a pas de plus +odieuses. L'examen en fait de science, la foi en matière de religion, +voilà le vrai, l'utile. L'institution qui maintient l'unité de la foi, +c'est-à-dire le Pape, gardien de l'unité catholique, est une +institution admirable. On reproche à ce chef d'être un souverain +étranger. Ce chef est étranger, en effet, et il faut en remercier le +ciel. Quoi! dans le même pays, se figure-t-on une autorité pareille à +côté du gouvernement de l'État? Réunie au gouvernement, cette autorité +deviendrait le despotisme des sultans; séparée, hostile peut-être, +elle produirait une rivalité affreuse, intolérable. Le Pape est hors +de Paris, et cela est bien; il n'est ni à Madrid ni à Vienne, et c'est +pourquoi nous supportons son autorité spirituelle. À Vienne, à Madrid, +on est fondé à en dire autant. Croit-on que, s'il était à Paris, les +Viennois, les Espagnols, consentiraient à recevoir ses décisions? On +est donc trop heureux qu'il réside hors de chez soi, et qu'en +résidant <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> hors de chez soi, il ne réside pas chez des rivaux, +qu'il habite dans cette vieille Rome, loin de la main des empereurs +d'Allemagne, loin de celle des rois de France ou des rois d'Espagne, +tenant la balance entre les souverains catholiques, penchant toujours +un peu vers le plus fort, et se relevant bientôt si le plus fort +devient oppresseur. Ce sont les siècles qui ont fait cela, et ils +l'ont bien fait. Pour le gouvernement des âmes, c'est la meilleure, la +plus bienfaisante institution qu'on puisse imaginer. Je ne soutiens +pas ces choses, ajoutait le Premier Consul, par entêtement de dévot, +mais par raison. Tenez, disait-il un jour à Monge, celui des savants +de cette époque qu'il aimait le plus, et qu'il avait sans cesse auprès +de lui, tenez, ma religion, à moi, est bien simple. Je regarde cet +univers si vaste, si compliqué, si magnifique, et je me dis qu'il ne +peut être le produit du hasard, mais l'œuvre quelconque d'un être +inconnu, tout-puissant, supérieur à l'homme autant que l'univers est +supérieur à nos plus belles machines. Cherchez, Monge, aidez-vous de +vos amis, les mathématiciens et les philosophes, vous ne trouverez pas +une raison plus forte, plus décisive, et, quoi que vous fassiez pour +la combattre, vous ne l'infirmerez pas. Mais cette vérité est trop +succincte pour l'homme; il veut savoir sur lui-même, sur son avenir, +une foule de secrets que l'univers ne dit pas. Souffrez que la +religion lui dise tout ce qu'il éprouve le besoin de savoir, et +respectez ce qu'elle aura dit. Il est vrai que ce qu'une religion +avance, d'autres le nient. Quant à moi, je conclus autrement que M. +de Volney. De <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> ce qu'il y a des religions différentes, qui +naturellement se contredisent, il conclut contre toutes; il prétend +qu'elles sont toutes mauvaises. Moi, je les trouverais plutôt toutes +bonnes, car toutes au fond disent la même chose. Elles n'ont tort que +lorsqu'elles veulent se proscrire: mais c'est là ce qu'il faut +empêcher par de bonnes lois. La religion catholique est celle de notre +patrie, celle dans laquelle nous sommes nés; elle a un gouvernement +profondément conçu, qui empêche les disputes, autant qu'il est +possible de les empêcher avec l'esprit disputeur des hommes; ce +gouvernement est hors de Paris, il faut nous en applaudir; il n'est +pas à Vienne, il n'est pas à Madrid, il est à Rome, c'est pourquoi il +est acceptable. Si, après l'institution de la papauté, il y a quelque +chose d'aussi parfait, ce sont les rapports avec le Saint-Siége de +l'Église gallicane, soumise et indépendante tout à la fois: soumise +dans les matières de foi, indépendante quant à la police des cultes. +L'unité catholique et les articles de Bossuet, voilà le vrai régime +religieux; c'est celui qu'il faut rétablir. Quant au protestantisme, +il a droit à la protection la plus ferme du gouvernement; ceux qui le +professent ont un droit absolu au partage égal des avantages sociaux; +mais il n'est pas la religion de la France. Les siècles en ont décidé. +En proposant au gouvernement de le faire prévaloir, on propose une +violence et une impossibilité. D'ailleurs, qu'y a-t-il de plus hideux +que le schisme? qu'y a-t-il de plus affaiblissant pour une nation? +Quelle est de toutes les guerres civiles celle qui entre le plus +profondément <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> dans les cœurs, qui trouble plus +douloureusement les familles? c'est la guerre religieuse. Il nous faut +la finir. La paix avec l'Europe est faite; maintenons-la tant que nous +pourrons; mais la paix religieuse est la plus urgente de toutes. +Celle-là conclue, nous n'avons plus rien à craindre. Il est douteux +que l'Europe nous laisse tranquilles bien long-temps, ni qu'elle nous +souffre toujours aussi puissants que nous le sommes; mais, quand la +France sera unie comme un seul homme, quand les Vendéens, les Bretons, +marcheront dans nos armées avec les Bourguignons, les Lorrains, les +Franc-Comtois, nous n'aurons plus à craindre l'Europe, fût-elle tout +entière réunie contre nous.</p> + +<p>C'étaient là les discours que le Premier Consul tenait sans cesse à +ses conseillers intimes, à MM. Cambacérès et Lebrun, qui partageaient +son avis, à MM. de Talleyrand, Fouché, Rœderer, qui ne le +partageaient pas, à une foule de membres du Conseil d'État, du Corps +Législatif, qui en général étaient dans d'autres idées. Il y mettait +une chaleur, une constance sans égales. Il ne voyait rien de plus +utile, de plus urgent que de finir les divisions religieuses, et s'y +appliquait avec cette ardeur qu'il apportait dans les choses regardées +par lui comme capitales.</p> + +<p>Il avait arrêté son plan, qui était simple, sagement conçu, et qui a +réussi à terminer les divisions religieuses de la France; car les +disputes malheureuses que le Premier Consul devenu empereur, eut plus +tard avec la cour de Rome, se passèrent entre lui, le Pape, les +évêques, et n'altérèrent jamais la <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> paix religieuse rétablie +parmi les populations. On ne vit plus renaître, même quand le Pape fut +prisonnier à Fontainebleau, deux cultes, deux clergés, deux classes de +fidèles.</p> + +<span class="sidenote">Plan du Premier Consul pour le rétablissement du culte +catholique.</span> + +<p>Le Premier Consul forma le projet de réconcilier la République +française et l'Église romaine, en traitant avec le Saint-Siége sur la +base même des principes posés par la Révolution. Plus de clergé +constitué en pouvoir politique, plus de clergé propriétaire, c'était +chose impossible en 1800: un clergé uniquement voué aux fonctions du +culte, salarié par le gouvernement, nommé par lui, confirmé par le +Pape: une circonscription nouvelle des diocèses, qui comprendrait +soixante siéges au lieu de cent cinquante-huit, existant jadis sur le +territoire de l'ancienne et de la nouvelle France: la police des +cultes déférée à l'autorité civile, la juridiction sur le clergé au +Conseil d'État, en place des parlements abolis: tel était le plan du +Premier Consul. C'était la constitution civile décrétée en 1790, avec +les modifications qui pouvaient la rendre acceptable à Rome, +c'est-à-dire avec des évêques nommés par le gouvernement, et institués +par le Pape, au lieu d'évêques élus par les fidèles, avec une promesse +générale de soumission aux lois, au lieu d'un serment à telle ou telle +institution religieuse, serment qui avait servi de prétexte aux +prêtres malveillants ou timorés pour élever des cas de conscience; +c'était, en un mot, la véritable réforme du culte, la réforme à +laquelle la Révolution aurait dû se borner, pour la rendre +supportable au Pape, condition qu'il ne fallait <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> pas mépriser, +car tout établissement religieux était impossible sans un accord +sincère avec Rome.</p> + +<p>On a dit<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Lien vers la note 10"><span class="smaller">[10]</span></a> qu'il y manquait quelque chose de capital: c'était +d'exiger que les évêques nommés par le pouvoir civil, fussent acceptés +bon gré mal gré par le Pape. Dans ce cas, le gouvernement spirituel de +Rome eût été gravement infirmé, et c'est ce qu'il ne fallait pas +vouloir. Le pouvoir civil, en nommant un évêque, désigne le sujet +auquel il reconnaît, avec les qualités morales d'un pasteur, les +qualités politiques d'un bon citoyen, qui respecte et fera respecter +les lois du pays. C'est au Pape à dire si, dans ce sujet, il reconnaît +le prêtre orthodoxe, qui enseignera les vraies doctrines de l'Église +catholique. Vouloir fixer un délai de quelques mois, après lequel +l'institution du Pape aurait été considérée comme accordée, c'eût été +forcer l'institution même, enlever au Pape son autorité spirituelle, +et renouveler pas moins que la mémorable et terrible querelle des +investitures. En fait de religion, il y a deux autorités: l'autorité +civile du pays dans lequel le culte s'exerce, chargée de veiller au +maintien des lois et des pouvoirs établis: l'autorité spirituelle du +Saint-Siége, chargée de veiller au maintien de l'unité de croyance. Il +faut que toutes deux concourent dans la composition du clergé. +L'autorité religieuse du Saint-Siége refuse quelquefois, il est vrai, +l'institution aux évêques choisis; elle se sert de ce moyen pour +violenter le gouvernement temporel. Cela s'est vu en effet, et c'est +un abus, mais passager, mais inévitable. L'autorité <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> civile +aussi peut faillir, et cela s'est vu sous Napoléon même, ce +restaurateur si éclairé, si courageux, de l'ancienne Église +catholique.</p> + +<span class="sidenote">Système du Premier Consul pour passer de l'ancien état au +nouveau.</span> + +<span class="sidenote">Il veut la suppression des anciens siéges, et la déposition +par le Pape des titulaires de ces siéges.</span> + +<p>Le plan du Premier Consul ne laissait donc rien à désirer pour +l'établissement définitif du culte; mais il fallait s'occuper de la +transition, c'est-à-dire du passage de l'état présent à l'état +prochain, qu'on voulait créer. Comment faire à l'égard des siéges +existants? Comment s'entendre avec ces ecclésiastiques de toute +espèce, évêques ou simples prêtres, les uns <i>assermentés</i> et attachés +à la Révolution, pratiquant publiquement le culte dans les églises, +les autres <i>insermentés</i>, émigrés ou rentrés, exerçant clandestinement +les fonctions de leur ministère, et la plupart hostiles? Le général +Bonaparte imagina un système, dont l'adoption était d'une immense +difficulté à Rome, car, depuis dix-huit siècles de durée, l'Église +n'avait jamais fait ce qu'on allait lui proposer. D'après ce système, +on devait abolir tous les diocèses existants. Pour cela, on +s'adresserait aux titulaires anciens qui vivaient encore, et le Pape +leur demanderait leur démission. S'ils la refusaient, il prononcerait +leur déposition; et, quand on aurait ainsi fait table rase, alors on +tracerait sur la carte de France soixante nouveaux diocèses, dont +quarante-cinq évêchés et quinze archevêchés. Pour les remplir, le +Premier Consul nommerait soixante prélats, pris indistinctement dans +les <i>assermentés</i> ou <i>insermentés</i>, mais plutôt dans ces derniers, qui +étaient les plus nombreux, les plus considérés, les plus chers aux +fidèles. Il choisirait les uns et <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> les autres parmi les +ecclésiastiques dignes de la confiance du gouvernement, respectables +par leurs mœurs et réconciliés avec la Révolution française. Ces +prélats, nommés par le Premier Consul, seraient institués par le Pape, +et entreraient sur-le-champ en fonctions, sous la surveillance de +l'autorité civile et du Conseil d'État.</p> + +<p>Un salaire proportionné à leurs besoins leur serait alloué sur le +budget de l'État. Mais en retour le Pape reconnaîtrait comme valable +l'aliénation des biens de l'Église, interdirait les suggestions que +les prêtres se permettaient au lit des mourants, réconcilierait avec +Rome les ecclésiastiques mariés, aiderait, en un mot, le gouvernement +à mettre fin à toutes les calamités du temps.</p> + +<p>Ce plan était complet, et, à quelques détails près, excellent pour le +présent comme pour l'avenir. Il réorganisait l'Église autant que +possible sur le même modèle que l'État; il procédait à l'égard des +individus par voie de fusion, en prenant, dans tous les partis, les +hommes sages, modérés, qui mettaient le bien public au-dessus de leur +entêtement révolutionnaire ou religieux. Mais on va voir à quel point +le bien est difficile à exécuter, même quand il est nécessaire, même +quand il est un besoin réel et pressant; car malheureusement, de ce +qu'il est un besoin, il n'en résulte pas qu'il soit une notion claire, +évidente, non susceptible de contestation.</p> + +<a id="img004" name="img004"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img004.jpg" width="300" height="414" alt="" title=""> +<p>Pie VII.</p> +</div> + +<p>À Paris, il y avait le parti des railleurs, des sectateurs encore +vivants de la philosophie du dix-huitième <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> siècle, des +anciens jansénistes devenus prêtres constitutionnels, et enfin des +généraux imbus de préjugés vulgaires: c'était l'obstacle du côté de la +France. Mais à Rome, il y avait la fidélité aux précédents antiques, +la crainte de toucher au dogme en touchant à la discipline, des +scrupules religieux sincères ou affectés, surtout des ressentiments +contre notre Révolution, et en particulier une sorte de complaisance à +l'égard du parti royaliste français, composé d'émigrés, prêtres ou +nobles, les uns résidant à Rome, les autres correspondant avec elle, +tous ennemis passionnés de la France et du nouvel ordre de choses qui +commençait à s'y établir: c'était l'obstacle du côté du Saint-Siége.</p> + +<p>Le Premier Consul persista dans son plan avec une fermeté, une +patience invincibles, pendant l'une des plus longues et des plus +difficiles négociations connues dans l'histoire de l'Église. Jamais +les pouvoirs temporel et spirituel ne s'étaient rencontrés en de plus +grandes circonstances, jamais ils n'avaient été plus dignement +représentés.</p> + +<span class="sidenote">Pie VII et le Premier Consul; leurs dispositions l'un pour +l'autre.</span> + +<p>Ce jeune homme si sensé, si profond dans ses vues, mais si impétueux +dans ses volontés, qui gouvernait la France, ce jeune homme, par un +singulier dessein de la Providence, se trouvait placé sur la scène du +monde, en présence d'un pontife d'une vertu rare, d'une physionomie et +d'un caractère angéliques, mais d'une ténacité capable de braver +jusqu'au martyre, lorsqu'il croyait compromis les intérêts de la foi +ou ceux de la cour romaine. <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> Sa figure, vive et douce à la +fois, exprimait bien la sensibilité un peu exaltée de son âme. Âgé +d'environ soixante ans, faible de santé quoiqu'il ait vécu long-temps, +portant la tête inclinée, doué d'un regard fin et pénétrant, d'un +langage touchant et gracieux, il était le digne représentant, non plus +de cette religion impérieuse qui, sous Grégoire VII, commandait et +méritait de commander à l'Europe barbare, mais de cette religion +persécutée, qui, n'ayant plus dans ses mains les foudres de l'Église, +ne pouvait exercer sur les hommes d'autre puissance que celle d'une +douce persuasion.</p> + +<p>Un attrait secret l'attachait au général Bonaparte. Ils s'étaient +rencontrés tous deux, comme nous l'avons dit ailleurs, pendant les +guerres d'Italie, et, au lieu de ces farouches guerriers vomis par la +Révolution française, qu'on dépeignait en Europe comme des +profanateurs de l'autel, comme des assassins des prêtres émigrés, Pie +VII, alors évêque d'Imola, avait trouvé un jeune homme plein de génie, +parlant comme lui la langue italienne, montrant les sentiments les +plus modérés, maintenant l'ordre, faisant respecter les temples, et, +loin de poursuivre les prêtres français, usant de son pouvoir pour +obliger les églises italiennes à les recevoir et à les nourrir. +Surpris et charmé, l'évêque d'Imola contint l'esprit insubordonné des +Italiens de son diocèse, et rendit au général Bonaparte les services +que son Église en avait reçus. L'impression produite par ces premières +relations ne s'effaça jamais du cœur du pontife, et influa sur +<span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> toute sa conduite envers le général devenu Consul et +Empereur: preuve frappante qu'en toutes choses, petites ou grandes, un +bien n'est jamais perdu. Plus tard, en effet, lorsque le conclave +était assemblé à Venise pour donner un successeur à Pie VI, mort +prisonnier à Valence, le souvenir des premiers actes du général de +l'armée d'Italie avait influé, d'une manière pour ainsi dire +providentielle, sur le choix du nouveau Pape.</p> + +<p>On se souvient qu'au moment même où Pie VII était préféré par le +conclave, dans l'espérance de trouver en lui un conciliateur, qui +rapprocherait Rome de la France, et terminerait peut-être les maux de +l'Église, le Premier Consul gagnait la bataille de Marengo, devenait +du même coup maître de l'Italie, dominateur de l'Europe, et envoyait +un émissaire, le neveu de l'évêque de Verceil, pour annoncer ses +intentions au pontife récemment élu. Il lui faisait dire qu'en +attendant des arrangements ultérieurs, la paix entre la France et Rome +existerait de fait, sur le pied de traité de Tolentino, signé en 1797; +qu'il ne serait plus parlé de la République romaine inventée par le +Directoire, que le Saint-Siége serait rétabli et reconnu par les +Français, comme dans les temps anciens. Quant à la question de savoir +si on rendrait à l'Église les trois grandes provinces perdues, +Bologne, Ferrare, la Romagne, on n'en avait pas dit un mot. Mais le +Pape était replacé sûr son trône, il avait la paix. Le reste, il +l'abandonnait à la Providence. Le Premier Consul avait de plus ordonné +aux Napolitains d'évacuer les États romains, qu'ils avaient évacués +<span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> en effet, sauf les enclaves de Bénévent et Ponte-Corvo. En +outre, dans tous les mouvements de ses armées, autour de Naples et +d'Otrante, le Premier Consul avait prescrit de ménager les États +romains. Il avait même envoyé Murat, qui commandait l'armée française +de la Basse-Italie, s'agenouiller au pied du trône pontifical. +Monsignor Consalvi avait donc deviné juste, et il en était amplement +récompensé, car, arrivé à Rome, le Pape l'avait nommé cardinal +secrétaire d'État, premier ministre du Saint-Siége, poste qu'il a +conservé pendant la plus grande partie du pontificat de Pie VII.</p> + +<p>C'est à la suite de ces événements, en quelque sorte miraculeux, que +le Pape, sur la demande du Premier Consul, avait envoyé à Paris +monsignor Spina, prêtre génois, fin, dévot, avide, pour traiter de +toutes les affaires tant politiques que religieuses. D'abord monsignor +Spina n'avait pris aucun titre officiel, tant le Saint-Père, malgré +son goût pour le général Bonaparte, malgré son désir ardent d'un +rapprochement, craignait d'avouer ses relations avec la République +française. Mais bientôt en voyant arriver à Paris, à la suite des +ministres de Prusse et d'Espagne qui s'y trouvaient déjà, ceux +d'Autriche, de Russie, de Bavière, de Naples, de toutes les cours +enfin, le Saint-Père n'hésita plus, et permit à monsignor Spina de +revêtir un caractère officiel, et d'avouer le but de sa mission. Le +parti émigré français poussa de grands cris, et fit d'inutiles efforts +pour empêcher, par ses remontrances, le rapprochement de l'Église +avec la France, sachant <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> bien que si le moyen de la religion +lui manquait pour agiter les esprits, il perdrait bientôt la meilleure +de ses armes. Mais Pie VII, quoique chagriné, quelquefois même +intimidé par ces remontrances, se montra décidé à placer l'intérêt de +la religion et du Saint-Siége au-dessus de toute considération de +parti. Une seule raison ralentissait un peu ses excellentes +résolutions, c'était l'espoir vague et peu sensé de recouvrer les +Légations perdues lors du traité de Tolentino<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Lien vers la note 11"><span class="smaller">[11]</span></a>.</p> + +<span class="sidenote">Secret désir de la Cour romaine de recouvrer les +Légations.—Lenteurs dont ce désir est la cause.</span> + +<p>Monsignor Spina, rendu à Paris, avait ordre de gagner du temps, pour +voir si le Premier Consul, maître de l'Italie, pouvant en disposer à +volonté, n'aurait pas la bienheureuse pensée de restituer les +Légations au Saint-Siége. Une parole qu'on trouvait fréquemment dans +la bouche du Premier Consul, avait fait naître plus d'espérance qu'il +n'en voulait donner. Que le Saint-Père, disait-il souvent, s'en fie à +moi, qu'il se jette dans mes <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> bras et je serai pour l'Église +un nouveau Charlemagne.—S'il est un nouveau Charlemagne, répondaient +ces prêtres peu instruits des affaires du siècle, qu'il le prouve, en +nous rendant le patrimoine de saint Pierre.—On était malheureusement +assez loin de compte, car le Premier Consul croyait avoir beaucoup +fait en rétablissant le Pape à Rome, en lui rendant avec son trône +pontifical l'État romain, en offrant de traiter avec lui pour le +rétablissement du culte catholique. Et en effet, il avait beaucoup +fait, vu l'état des esprits en France, vu leur état en Italie. Si les +patriotes français, tout pleins encore des idées du dix-huitième +siècle, voyaient avec peu de satisfaction le prochain rétablissement +de l'Église catholique, les patriotes italiens voyaient avec désespoir +relever chez eux le gouvernement des prêtres. Il était donc impossible +au Premier Consul de pousser la complaisance jusqu'à rendre au +Saint-Siége les Légations, qui ne pouvaient supporter le gouvernement +clérical, et qui étaient d'ailleurs une portion promise de la +République Cisalpine. Mais la cour de Rome, se trouvant à la gêne +depuis qu'elle avait été privée du revenu de Bologne, de Ferrare, de +la Romagne, raisonnait autrement. Du reste le Pape, qui, au milieu des +pompes du Vatican, vivait en anachorète, songeait moins à cet intérêt +terrestre que le cardinal Consalvi, et le cardinal Consalvi moins que +monsignor Spina. Celui-ci marchait à pas de loup dans la négociation, +écoutant tout ce qu'on lui disait relativement aux questions +religieuses, ayant l'air d'y attacher une importance exclusive, et +néanmoins par <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> quelques paroles lancées de temps en temps sur +la misère du Saint-Siége, essayant d'amener l'entretien sur les +Légations. Il n'avait pas réussi à se faire comprendre, et traînait en +longueur, jusqu'à ce qu'il eût obtenu quelque chose qui répondît aux +fausses espérances imprudemment inspirées à sa cour.</p> + +<span class="sidenote">L'abbé Bernier et Monsignor Spina s'abouchent, afin de +commencer les négociations.</span> + +<p>Pour traiter avec monsignor Spina, le Premier Consul avait fait choix, +comme nous l'avons dit, du fameux abbé Bernier, le pacificateur de la +Vendée. Ce prêtre, simple curé dans la province d'Anjou, dépourvu des +dehors que procure une éducation soignée, mais doué d'une profonde +connaissance des hommes, d'une prudence supérieure, long-temps exercée +au milieu des difficultés de la guerre civile, fort instruit dans les +matières canoniques, était l'auteur principal du rétablissement de la +paix dans les provinces de l'Ouest. Attaché à cette paix qui était son +ouvrage, il désirait naturellement tout ce qui pouvait la raffermir, +et regardait un rapprochement de la France avec Rome, comme l'un des +moyens les plus assurés de la rendre complète et définitive. Aussi ne +cessait-il d'adresser au Premier Consul les plus vives instances pour +hâter les négociations avec l'Église. Muni de ses instructions, il fit +connaître à l'archevêque de Corinthe les propositions du gouvernement +français, déjà énoncées: démission imposée à tous les évoques, anciens +titulaires; nouvelle circonscription diocésaine; soixante siéges au +lieu de cent cinquante-huit; composition d'un clergé nouveau, formé +d'ecclésiastiques <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> de tous les partis; nomination de ce clergé +par le Premier Consul, institution par le Pape; promesse de soumission +au gouvernement établi; salaire sur le budget de l'État; renonciation +aux biens de l'Église, et reconnaissance complète de la vente de ces +biens; police des cultes déférée à l'autorité civile, représentée par +le Conseil d'État; enfin pardon de l'Église aux prêtres mariés, et +leur réunion à la communion catholique.</p> + +<p>Monsignor Spina se récria beaucoup en entendant énoncer ces +conditions, les qualifia d'exorbitantes, de contraires à la foi, et +soutint que le Saint-Père ne consentirait jamais à les admettre.</p> + +<span class="sidenote">Résistance de monsignor Spina aux conditions proposées par +le Premier Consul.</span> + +<p>D'abord il exigeait que, dans le préambule du Concordat, on déclarât +la religion catholique <i>religion de l'État</i> en France, que les Consuls +en fissent profession publique, et que les lois et actes contraires à +cette déclaration d'une <i>religion d'État</i> fussent abrogés.</p> + +<span class="sidenote">Propositions du Saint-Siége.</span> + +<p>Quant à une nouvelle circonscription des diocèses, il admettait le +nombre des siéges, mais il prétendait que le Pape n'avait pas le droit +de déposer un évêque, que jamais aucun de ses prédécesseurs n'avait +osé le faire, depuis l'existence de l'Église romaine, et que, si le +Saint-Père se permettait une telle innovation, il créerait un second +schisme, dirigé cette fois contre le Saint-Père lui-même; que tout ce +qu'il pouvait à ce sujet, c'était de s'entendre à l'amiable avec le +Premier Consul; que ceux des anciens titulaires qui montraient de +bons sentiments à l'égard du gouvernement <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> français, seraient +rappelés purement et simplement dans leur diocèse, ou du moins dans le +diocèse correspondant à celui qu'ils avaient occupé jadis; que ceux, +au contraire, qui s'étaient conduits ou se conduisaient encore de +manière à ne pas mériter la confiance de ce gouvernement, seraient +laissés de côté, et qu'en attendant leur mort, certainement prochaine +si on songeait à leur âge, des administrateurs choisis par le Pape et +le Premier Consul gouverneraient leur siége par intérim.</p> + +<p>Monsignor Spina n'admettait donc l'idée de la composition d'un nouveau +clergé, pris dans toutes les classes de prêtres, et dans tous les +partis, que pour les siéges vacants. Encore ne voulait-il pas que les +constitutionnels y eussent part, à moins qu'ils ne fissent l'une de +ces rétractations solennelles, qui pour Rome sont un triomphe, et un +dédommagement du pardon qu'elle accorde.</p> + +<p>Quant à la nomination des évêques par le chef de la République, et à +leur institution par le Pape, il y avait peu de difficulté. On partait +naturellement du principe, que le nouveau gouvernement aurait en cour +de Rome toutes les prérogatives de l'ancien, et que le Premier Consul +représenterait en tout les rois de France. Dès lors la nomination des +évêques devait lui appartenir. Cependant la charge de Premier Consul, +au moins pour le moment, était élective; le général Bonaparte, +actuellement revêtu de cette charge, était Catholique, mais ses +successeurs pourraient ne pas l'être; et on n'admettait pas à Rome +<span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> qu'un prince protestant pût nommer des évêques. Monsignor +Spina demandait que cette exception fût prévue.</p> + +<p>On était d'accord sur les curés. L'évêque devait les nommer, en les +faisant agréer par l'autorité civile.</p> + +<p>La promesse de soumission aux lois était admise, sauf la rédaction.</p> + +<p>La consécration par le Pape, de la vente des biens d'églises, coûtait +beaucoup au négociateur romain. Il reconnaissait bien l'impossibilité +absolue de revenir sur ces ventes; mais il demandait qu'on épargnât au +Saint-Siége une déclaration, qui pourrait impliquer l'approbation +morale de ce qui s'était passé à cet égard. Il concédait une +renonciation à toute recherche ultérieure, en refusant la +reconnaissance formelle du droit d'aliénation. Ces biens, disait +monsignor Spina, appelés <i>vota fidelium</i>, <i>patrimonium pauperum</i>, +<i>sacrificia peccatorum</i>, ces biens, l'Église elle-même n'aurait pas le +droit de les aliéner. Cependant elle peut renoncer à en faire +poursuivre le recouvrement. En revanche il demandait la restitution +des domaines non encore aliénés, et la faculté accordée aux mourants +de tester en faveur des établissements religieux, ce qui impliquait le +renouvellement des biens de main-morte, et recommençait l'ancien ordre +de choses, c'est-à-dire un clergé propriétaire.</p> + +<p>Enfin, le pardon accordé aux prêtres mariés, et leur réconciliation +avec l'Église, était une affaire <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> d'indulgence, facile de la +part de la cour de Rome, qui est toujours disposée à pardonner, quand +la faute est reconnue par celui qui l'a commise. Elle exceptait +toutefois du pardon deux classes de prêtres, les anciens religieux qui +avaient fait certains vœux, et les prélats. Ce n'était pas une +manière de concilier au Saint-Siége la bonne volonté du ministre des +affaires étrangères, M. de Talleyrand.</p> + +<p>Ces prétentions de la cour de Rome, bien qu'elles n'impliquassent pas +une véritable impossibilité de s'entendre avec le gouvernement +français, laissaient apercevoir néanmoins de graves dissentiments.</p> + +<span class="sidenote">Persévérance du Premier Consul dans ses idées.</span> + +<p>Le Premier Consul en éprouvait, et en témoignait une vive impatience. +Il avait vu plusieurs fois monsignor Spina, et lui avait déclaré lui +même qu'il ne se départirait jamais du principe fondamental de son +projet, qui consistait à faire table rase, à composer une nouvelle +circonscription et un nouveau clergé, à déposer les anciens +titulaires, à prendre leurs successeurs dans toutes les classes de +prêtres. Il lui avait dit que la fusion des hommes honnêtes et sages +de tous les partis, était son principe de gouvernement, qu'il +appliquerait ce principe à l'Église comme à l'État, que c'était pour +lui le seul moyen de terminer les troubles de la France, et qu'il y +persisterait invariablement.</p> + +<span class="sidenote">Efforts de l'abbé Bernier pour amener à bien la négociation +entreprise avec le Saint-Siége.</span> + +<p>L'abbé Bernier, qui, à l'ambition très-avouable d'être le principal +instrument du rétablissement de la religion, joignait un sincère amour +du bien, adressait à monsignor Spina les plus vives instances pour +lever les difficultés qu'on opposait, de la part <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> de la cour +de Rome, au projet du Premier Consul. Déclarer, disait-il, la religion +catholique <i>religion de l'État</i>, était impossible, contraire aux idées +reçues en France, et ne serait jamais admis, par le Tribunat et le +Corps Législatif, dans la rédaction d'une loi. On pouvait, suivant +lui, remplacer cette déclaration par la mention d'un fait, c'est que +la religion catholique était la religion de la majorité des Français. +La mention de ce fait était aussi utile que la déclaration désirée. +Insister sur une chose impossible, plutôt d'orgueil que de principe, +c'était compromettre le véritable intérêt de l'Église. Le Premier +Consul pourrait assister de sa personne aux cérémonies solennelles du +culte, et c'était un grand acte que la présence à ces cérémonies d'un +homme tel que lui; mais il fallait renoncer à lui demander certaines +pratiques, comme la confession ou la communion, qui dépassaient la +mesure dans laquelle il convenait de se renfermer avec le public +français. Il fallait ramener les esprits, ne pas les choquer, surtout +ne pas leur donner à rire. La demande de leur démission, adressée aux +anciens titulaires, était toute simple; elle était la conséquence de +la démarche qu'ils avaient faite envers Pie VI en 1790. À cette +époque, les prélats français, afin de paraître résister dans l'intérêt +de la foi, non dans leur intérêt particulier, avaient déclaré qu'ils +acceptaient le Pape pour arbitre, et qu'ils remettaient leurs siéges +dans ses mains; que s'il croyait devoir en faire l'abandon en faveur +de la Constitution civile, ils se soumettraient. Il n'y avait donc +aujourd'hui <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> qu'à les prendre au mot, et à exiger +l'accomplissement de cette offre solennelle. Si quelques-uns d'entre +eux, par des motifs personnels, empêchaient un aussi grand bien que la +restauration du culte en France, il fallait ne plus les regarder comme +titulaires, et les considérer comme démissionnaires depuis 1790. +L'abbé Bernier ajoutait qu'il y avait un exemple de ce genre dans +l'Église, c'était la résignation en masse des trois cents évêques +d'Afrique, consentie pour mettre fin au schisme des Donatistes. Il est +vrai qu'on ne les avait pas déposés. Quant aux nouveaux choix à faire, +il fallait concéder le principe de la fusion au Premier Consul. Ce +principe, le Premier Consul l'appliquerait surtout au profit des +prêtres <i>insermentés</i>; il choisirait deux ou trois constitutionnels, +uniquement pour l'exemple, mais en masse il n'appellerait que des +orthodoxes. Le négociateur français s'avançait ici pour son propre +compte, plus qu'il n'aurait dû. Il est vrai que le Premier Consul +estimait peu les évêques constitutionnels, qui étaient pour la plupart +des jansénistes étroits ou des déclamateurs de clubs; il est vrai +qu'il n'estimait dans ce clergé que les simples prêtres, lesquels, en +général, avaient prêté serment par soumission aux lois, par désir de +continuer leur saint ministère, et n'avaient pas profité de +l'agitation du temps pour s'élever dans la hiérarchie sacerdotale. +Néanmoins, s'il avait peu de considération pour les évêques +constitutionnels, il tenait à son principe de fusion, et ne faisait +pas aussi bon marché, que semblait l'annoncer l'abbé Bernier, des +droits du <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> clergé <i>assermenté</i>. Mais l'abbé Bernier le disait +ainsi pour faire réussir la négociation. Quant à la nomination des +évêques par le Premier Consul, il fallait, suivant l'abbé Bernier, +passer par-dessus une difficulté fort éloignée, fort improbable, celle +d'avoir un jour un Premier Consul protestant. Ce n'était pas la peine, +suivant lui, de regarder à un avenir si peu vraisemblable. +Relativement aux biens du clergé, il fallait se hâter de s'entendre +sur la rédaction, puisqu'on était d'accord sur le principe. +Relativement à la restitution des biens non vendus, et aux donations +testamentaires en biens fonds, elles étaient inconciliables avec les +principes politiques aujourd'hui reconnus en France, principes +absolument contraires aux biens de main-morte. On devait se contenter +à cet égard d'une concession, celle de donations constituées en rentes +sur l'État.</p> + +<p>Le temps, disait enfin l'abbé Bernier, le temps était venu de +conclure, car le Premier Consul commençait à être mécontent. Il +croyait que le Pape n'avait pas la force de rompre avec le parti +émigré, pour se donner tout à fait à la France. Il finirait par +renoncer au bien dont il avait eu d'abord la pensée, et, sans +persécuter les prêtres, les livrant à eux-mêmes, il laisserait +l'Église devenir en France ce qu'elle pourrait, sans compter qu'il +tiendrait en Italie une conduite hostile à la cour de Rome. C'était, +suivant l'abbé Bernier, c'était avoir perdu tout discernement, que de +ne pas profiter des dispositions d'un si grand homme, seul capable de +sauver la religion. Lui aussi avait de grandes difficultés <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> à +vaincre à l'égard du parti révolutionnaire; et, loin de le contrarier, +on devait l'aider à surmonter ces difficultés, en lui faisant les +concessions dont il avait besoin pour regagner les esprits, peu +disposés en France en faveur du culte catholique.</p> + +<p>Monsignor Spina commençait à être fort embarrassé. Il était croyant, +et plus avide encore que croyant. Demandant sans cesse de l'argent à +sa cour, son vœu le plus ardent était de la rendre riche et +prodigue comme jadis. Mais le peu de succès de ses insinuations +relativement aux provinces perdues le décourageait singulièrement. Il +s'apercevait que le Premier Consul, aussi rusé que les prêtres +italiens, ne voulait pas s'expliquer avec des gens qui ne +s'expliquaient pas eux-mêmes. Il voyait en outre toutes les cours pour +ainsi dire à ses pieds; il voyait le négociateur russe, M. de +Kalitscheff, qui avait voulu protéger si insolemment les petits +princes d'Italie, molesté et parti, toute l'Allemagne dépendante de la +France pour le partage des indemnités territoriales, le Portugal +soumis, et l'Angleterre elle-même amenée à la paix par la fatigue. En +présence d'un tel état de choses, il était convaincu qu'il n'y avait +plus d'autre ressource que de se soumettre, et d'attendre ce qu'on +désirait de la seule volonté du Premier Consul. Disposé à céder, +monsignor Spina n'osait pas toutefois adhérer aux conditions si +absolues que le cabinet français avait posées avec la résolution +évidente de ne pas s'en départir, parce qu'elles étaient établies +d'après les nécessités impérieuses de la situation.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> + +<span class="sidedate">Avril 1801.</span> + +<span class="sidenote">Le Premier Consul pour en finir, rédige un projet de +Concordat, et l'envoie à Rome.</span> + +<p>Le Premier Consul, avec sa vigueur accoutumée, tira d'embarras le +négociateur romain. C'était le moment, déjà décrit plus haut, où +toutes les négociations marchaient à la fois, notamment avec +l'Angleterre. Pensant avec une sorte de joie à l'effet prodigieux +d'une paix générale, qui comprendrait jusqu'à l'Église elle-même, il +voulut en finir par une marche prompte et décidée. Il fit rédiger un +projet de Concordat pour l'offrir définitivement à monsignor Spina. +C'étaient deux ecclésiastiques sortis des ordres, M. de Talleyrand et +M. d'Hauterive, qui, dans les bureaux des affaires étrangères, se +mêlaient de cette question. Heureusement, entre eux et monsignor +Spina, se trouvait l'habile et orthodoxe Bernier. Le projet écrit par +M. d'Hauterive, revu par l'abbé Bernier, était simple, clair, absolu. +Il contenait, rédigé en style de loi, tout ce qu'avait proposé la +légation française. Ce projet fut présenté à monsignor Spina, qui en +fut fort troublé, et qui offrit de l'envoyer à sa cour, mais déclara +ne pouvoir le signer lui-même.—Pourquoi, lui dit-on, refusez-vous de +le signer? Serait-ce que vous n'avez pas de pouvoirs? Alors que +faites-vous à Paris depuis six mois? Pourquoi affectez-vous un rôle de +négociateur, que vous ne pouvez pas remplir jusqu'à son terme +nécessaire, c'est-à-dire à une conclusion? Ou bien trouvez-vous le +projet inadmissible? Alors osez le déclarer; et le cabinet français, +qui ne peut accorder d'autres conditions, cessera de négocier avec +vous. Il rompra ou ne rompra pas avec le Saint-Siége; mais il en +finira avec monsignor Spina.—</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> L'astucieux prélat ne savait que répondre. Il affirma qu'il +avait des pouvoirs. N'osant pas avouer qu'il jugeait les propositions +françaises inadmissibles, il allégua qu'en matière de religion, le +Pape, entouré des cardinaux, pouvait seul accepter un traité. Et en +conséquence il renouvela l'offre d'envoyer le projet du Premier Consul +à Sa Sainteté.—Soit, lui dit-on; mais déclarez du moins en l'envoyant +que vous l'approuvez.—Monsignor Spina se refusa encore à toute +formule approbative, et répondit qu'il adresserait ses instances au +Saint-Père, pour l'adoption d'un traité qui devait opérer en France le +rétablissement de la foi catholique.</p> + +<p>On fit partir un courrier pour Rome avec le projet de Concordat, et +avec ordre à M. de Cacault, ambassadeur de France auprès du +Saint-Siége, de le soumettre à l'acceptation immédiate et définitive +du Pape. Ce courrier était porteur d'un présent qui devait causer une +grande joie en Italie, c'était la fameuse Vierge en bois de +Notre-Dame-de-Lorette, enlevée du temps du Directoire à Lorette même, +et déposée depuis à la Bibliothèque nationale de Paris, comme un objet +de curiosité. Le Premier Consul savait que, pour beaucoup de croyants +sincères et irritables, c'était un sujet de scandale que le dépôt +d'une telle relique à la Bibliothèque royale, et il fit précéder le +Concordat de cette restitution pieuse.</p> + +<span class="sidenote">Accueil fait par le Pape au projet de Concordat.</span> + +<p>Ce présent fut accueilli dans la Romagne avec une joie difficile à +comprendre en France. Le Pape reçut le Concordat mieux qu'on ne +l'espérait. Ce digne <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> pontife, préoccupé des intérêts de la +foi plus que de ses intérêts temporels, ne voyait dans le projet rien +d'absolument inadmissible, et croyait qu'avec quelques changements de +rédaction il arriverait à satisfaire le Premier Consul, ce qu'il +regardait comme très-important; car le rétablissement de la religion +en France était à ses yeux la plus grande, la plus essentielle des +affaires de l'Église.</p> + +<p>Il désigna les trois cardinaux Cavandini, Antonelli et Gerdil, pour +faire un premier examen du projet envoyé de Paris. Les cardinaux +Antonelli et Gerdil passaient pour les deux plus savants personnages +de l'Église. Le cardinal Gerdil était même devenu Français, car il +appartenait par sa naissance à la Savoie. On leur enjoignit à tous +trois de se hâter. Le premier examen terminé, ils durent faire leur +rapport à une congrégation de douze cardinaux, choisis parmi ceux qui +se trouvaient à Rome, et qui comprenaient le mieux les intérêts de +l'Église romaine. On leur fit promettre le secret sur les saints +Évangiles. Le Pape, craignant les menées, les cris des émigrés +français, cherchait à soustraire la décision du sacré collége à toute +influence de parti. De son côté donc, les efforts furent d'une +parfaite sincérité. Il avait auprès de lui un ministre français +entièrement de son goût: c'était M. de Cacault, homme de cœur et +d'esprit, partagé entre les souvenirs du dix-huitième siècle, auquel +il appartenait par son âge et son éducation, et les sentiments que +Rome inspire à tous ceux qui vivent au milieu de sa grandeur ruinée, +et de ses pompes religieuses. En partant de Paris, <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> M. de +Cacault avait demandé au Premier Consul ses instructions. Celui-ci lui +avait répondu par ce mot superbe: Traitez le Pape comme s'il avait +deux cent mille soldats.—M. de Cacault aimait Pie VII et le général +Bonaparte, et, par ses rapports bienveillants, les disposait à s'aimer +l'un l'autre.—Fiez-vous au Premier Consul, disait-il sans cesse au +Pape; il arrangera vos affaires. Mais faites ce qu'il vous demande, +car il a besoin de ce qu'il vous demande pour réussir.—Il disait au +Premier Consul: Prenez un peu de patience. Le Pape est le plus saint, +le plus attachant des hommes. Il veut vous satisfaire, mais +donnez-lui-en le temps. Il faut habituer son esprit et celui des +cardinaux, aux propositions absolues que vous envoyez ici. On est à +Rome plus croyant que vous ne le pensez. Il faut mener cette cour avec +douceur. Si nous la brusquons, nous lui ferons perdre la tête. Elle se +jettera dans une résolution de martyre, comme la seule ressource de sa +situation.—Ces sages conseils tempéraient l'impétuosité du Premier +Consul, et le disposaient à souffrir patiemment le méticuleux examen +de la cour de Rome.</p> + +<p>Enfin, quand le travail fut achevé, le Pape et le cardinal Consalvi +eurent plusieurs entretiens avec M. de Cacault. Ils lui communiquèrent +le projet romain. M. de Cacault, le trouvant trop distant du projet +français, fit des efforts réitérés pour obtenir des modifications. Il +fallut recourir une seconde fois à la congrégation des douze +cardinaux, ce qui prit encore beaucoup de temps, de manière que, sans +<span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> obtenir de notables résultats, M. de Cacault contribua +lui-même à faire perdre un mois entier. Enfin, on se mit d'accord +autant que possible, et on aboutit à un projet, dont les différences +avec le projet du Premier Consul étaient les suivantes.</p> + +<span class="sidenote">Contre-projet de Concordat envoyé par la cour de Rome au +Premier Consul.</span> + +<p>La religion catholique serait déclarée en France <i>religion de l'État</i>; +les Consuls la pratiqueraient publiquement; il y aurait une nouvelle +circonscription diocésaine, et seulement soixante siéges, comme le +voulait le Premier Consul. Le Pape s'adresserait aux anciens +titulaires pour leur demander leur renonciation volontaire, en +s'autorisant de l'offre de démission par eux faite à Pie VI en 1790. +Il était probable qu'un très-grand nombre la donneraient, et alors les +siéges vacants par mort ou par démission fourniraient au gouvernement +français une ample liste de nominations à faire. Quant à ceux qui la +refuseraient, le Pape prendrait les mesures convenables, pour que +l'administration de leurs siéges ne restât pas dans leurs mains.</p> + +<span class="sidedate">Mai 1801.</span> + +<p>L'excellent pontife disait au Premier Consul, dans une lettre +touchante qu'il lui adressait: Dispensez-moi de déclarer publiquement, +que je destituerai de vieux prélats, qui ont souffert de cruelles +persécutions pour la cause de l'Église. D'abord, mon droit est +douteux; secondement, il m'en coûte de traiter ainsi des ministres de +l'autel, malheureux et exilés. Que répondriez-vous à ceux qui vous +demanderaient de sacrifier ces généraux dont vous êtes entouré, et +dont le dévouement vous a rendu tant de <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> fois victorieux?... +Le résultat que vous désirez obtenir sera le même au fond, car la +plupart des siéges, par mort ou par démission, deviendront vacants. +Vous les remplirez, et, quant au petit nombre de ceux qui resteront +occupés, par suite de quelques refus de démission, nous n'y nommerons +pas encore de titulaires; mais nous les ferons administrer par des +vicaires, dignes de votre confiance et de la nôtre.—</p> + +<p>Sur les autres points, le projet romain était à peu près conforme au +projet français. Il accordait les nominations au Premier Consul, sauf +le cas où le Premier Consul serait protestant; il contenait la +consécration des ventes nationales, mais en persistant à demander +qu'on put faire au clergé des dons testamentaires en biens-fonds; il +concédait aux prêtres mariés les indulgences de l'Église.</p> + +<p>Évidemment, la difficulté la plus sérieuse était la déposition des +anciens évêques qui refuseraient leur démission. Un tel sacrifice +coûtait au Pape, car c'était immoler aux pieds mêmes du Premier Consul +l'ancien clergé français. Cependant cette immolation était +indispensable, pour que le Premier Consul pût supprimer à son tour le +clergé constitutionnel, et des divers clergés n'en faire qu'un seul, +composé des sujets estimables de toutes les sectes. C'était l'une de +ces occasions, où, dans tous les siècles, la papauté n'avait pas +hésité à prendre de grandes résolutions pour sauver l'Église. Mais, au +moment de se résoudre, l'âme bienveillante et timorée du pontife était +en proie aux plus douloureuses perplexités.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> + +<span class="sidenote">Démarche du Premier Consul pour terminer les hésitations de +la cour de Rome.</span> + +<p>Tandis que l'on employait ainsi le temps à Rome, soit en conférences +des cardinaux entre eux, soit en conférences de la secrétairerie +d'État avec M. de Cacault, le Premier Consul à Paris avait perdu +patience. Il commençait à craindre que la cour de Rome ne fût en +intrigue, ou avec les émigrés, ou avec les cours étrangères, +l'Autriche notamment. À sa défiance naturelle, se joignaient les +suggestions des ennemis de la religion, qui cherchaient à lui +persuader qu'on le trompait, et que lui, si pénétrant, si habile, +était dupe de la finesse italienne. Il était peu disposé à croire +qu'on pût être plus fin que lui, mais il voulut cependant jeter la +sonde dans cette mer qu'on lui disait si profonde, et, le jour même +(13 mai), où le courrier porteur des dépêches du Saint-Siége quittait +Rome, il fit à Paris une démarche menaçante.</p> + +<p>Il manda l'abbé Bernier, monsignor Spina, et M. de Talleyrand à la +Malmaison.—Il leur déclara qu'il n'avait plus confiance dans les +dispositions de la cour de Rome; que chez elle le désir de ménager les +émigrés l'emportait évidemment sur le désir de se réconcilier avec la +France, et l'intérêt de parti sur l'intérêt de la religion; qu'il +n'entendait pas que l'on consultât des cours ennemies, et peut-être +même les chefs de l'émigration, pour savoir si on traiterait avec la +République française; que l'Église, pouvant recevoir de lui d'immenses +bienfaits, devait les accepter ou les refuser sur-le-champ, et ne pas +retarder le bien des peuples, par d'inutiles hésitations, ou par des +consultations plus déplacées <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> encore; qu'il se passerait du +Saint-Siége, puisqu'on ne voulait pas le seconder; que sans doute il +ne rendrait pas à l'Église les jours de la persécution, mais qu'il +livrerait les prêtres à eux-mêmes, en se bornant à châtier les +turbulents, et en laissant les autres vivre comme ils pourraient; +qu'il se considérerait, relativement à la cour romaine, comme libre +envers elle de tout engagement, même des engagements contenus dans le +traité de Tolentino, puisque, de fait, ce traité avait disparu le jour +de la guerre déclarée entre Pie VII et le Directoire. En disant ces +paroles, le ton du Premier Consul était froid, positif, atterrant. Il +fit entendre, par les développements ajoutés à cette déclaration, que +sa confiance dans le Saint-Père était toujours la même, mais qu'il +imputait les lenteurs qui le blessaient, au cardinal Consaivi et à +l'entourage du Pape.</p> + +<span class="sidenote">Ordre à M. de Cacault de quitter Rome sous cinq jours, si +le projet de Concordat n'est pas accepté.</span> + +<p>Le Premier Consul avait atteint son but, car le malheureux Spina avait +quitté la Malmaison dans un véritable désordre d'esprit, et s'était +rendu en hâte à Paris, pour écrire à sa cour des dépêches toutes +pleines de l'épouvante dont il était rempli lui-même. M. de +Talleyrand, de son côté, écrivit à M. de Cacault une dépêche conforme +à l'entretien de la Malmaison. Il lui enjoignit de se rendre auprès du +Pape et du cardinal Consaivi, de leur déclarer que le Premier Consul, +plein de confiance dans le caractère personnel du Saint-Père, n'en +avait pas autant dans son gouvernement; qu'il était résolu à +interrompre une négociation trop peu sincère, <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> et que lui, M. +de Cacault, avait ordre de quitter Rome sous cinq jours, si le projet +de Concordat n'était pas adopté immédiatement, ou n'était adopté +qu'avec des modifications. M. de Cacault, en effet, avait pour +instruction de se retirer dans ce délai à Florence, et d'attendre là +que le Premier Consul lui fit connaître ses volontés.</p> + +<span class="sidenote">Le cardinal Consalvi se décide à se rendre à Paris.</span> + +<p>Cette dépêche parvint à Rome dans les derniers jours de mai. Elle +chagrina fort M. de Cacault, qui craignait, par les nouvelles dont il +était porteur, de troubler, peut-être de pousser à des résolutions +désespérées, le gouvernement romain, qui craignait surtout d'affliger +un pontife pour lequel il n'avait pu se défendre de concevoir un +véritable attachement. Cependant les ordres du Premier Consul étaient +tellement absolus, qu'il n'y avait aucun moyen d'en éluder +l'exécution. M. de Cacault se rendit donc auprès du Pape et du +cardinal Consalvi, leur montra ses instructions, qui leur causèrent à +tous deux une vive douleur. Le cardinal Consalvi en particulier, qui +se voyait clairement désigné dans les dépêches du Premier Consul, +comme l'auteur des interminables délais de cette négociation, se +sentait mourir d'épouvante. Il avait peu de torts néanmoins, et les +formes surannées de cette chancellerie, la plus vieille du monde, +étaient la seule cause des lenteurs dont se plaignait le Premier +Consul, au moins depuis que l'affaire était portée à Rome. M. de +Cacault proposa au Pape et au cardinal Consalvi une idée, qui les +surprit et les troubla d'abord, mais qui leur parut ensuite la seule +voie de salut.—Vous ne <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> voulez pas, leur dit-il, adopter le +Concordat venu de Paris, dans toutes ses expressions; eh bien! que le +cardinal lui-même se rende en France, revêtu de vos pouvoirs. Il se +fera connaître au Premier Consul, il lui inspirera confiance; il en +obtiendra les changements de rédaction indispensables. Si quelque +difficulté se rencontre, il sera là pour la lever. Il préviendra, par +sa présence sur les lieux, les pertes de temps, qui blessent surtout +le caractère impatient du chef de notre gouvernement. Vous serez tirés +ainsi d'un grand péril, et les affaires de la religion seront +sauvées.—C'était pour le Pape une grande douleur de se séparer d'un +ministre dont il ne savait plus se passer, et qui seul lui donnait la +force de supporter les peines de la souveraineté. Il était plongé dans +des perplexités affreuses, trouvant très-sage l'idée de M. de Cacault, +mais cruelle la séparation qu'on lui proposait.</p> + +<span class="sidenote">Agitations du Pape, et terreurs du cardinal Consalvi.</span> + +<p>Cette faction implacable, composée non-seulement des émigrés, mais de +tous les gens qui, en Europe, détestaient la Révolution française, +cette faction, qui aurait désiré une guerre éternelle avec la France, +qui avait vu avec douleur la fin de la guerre civile en Vendée, et qui +voyait avec non moins de douleur la fin prochaine du schisme, +assiégeait Rome de lettres, la remplissait de propos, couvrait ses +murs de placards. On disait, par exemple, dans l'un de ces placards, +que Pie VI pour sauver la foi avait perdu le Saint-Siége, et que Pie +VII pour sauver le Saint-Siége perdrait <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> la foi<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Lien vers la note 12"><span class="smaller">[12]</span></a>. Les +invectives dont il était l'objet, n'ébranlaient pas chez ce pontife +sensible, mais dévoué à ses devoirs, la résolution de sauver l'Église, +malgré tous les partis, malgré le parti de l'Église elle-même; mais il +en souffrait cruellement. Le cardinal Consalvi était son confident, +son ami; s'en séparer était pour lui une peine poignante. Le cardinal +à son tour était effrayé de se voir à Paris, dans ce gouffre +révolutionnaire, qui avait dévoré, lui disait-on, tant de victimes. Il +tremblait à la seule idée de se trouver en présence de ce redoutable +général, objet tout à la fois d'admiration et de crainte, que +monsignor Spina lui dépeignait comme particulièrement irrité contre le +secrétaire d'État. Ces malheureux prêtres se faisaient mille idées +fausses sur la France, sur son gouvernement; et, tout amélioré qu'on +le disait, ils frémissaient à la seule pensée d'être un moment entre +ses mains. Le cardinal se décida donc, mais comme on se décide à +braver la mort.—Puisqu'il faut une victime, dit-il, je me dévoue, et +je m'en remets à la Providence.—Il eut même l'imprudence d'écrire à +Naples des lettres conformes à ces paroles, lettres qui furent connues +de notre ministre à Naples, et communiquées au Premier Consul. +Celui-ci heureusement les jugea plutôt risibles qu'irritantes.</p> + +<span class="sidedate">Juin 1801.</span> + +<p>Mais le voyage à Paris du secrétaire d'État, était <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> loin de +lever toutes les difficultés, et de prévenir tous les dangers. Le +départ de M. Cacault et sa retraite à Florence, où résidait le +quartier-général de l'armée française, allait être une manifestation +funeste peut-être pour les deux gouvernements de Rome et de Naples. +Ces deux gouvernements, en effet, étaient continuellement menacés par +les passions comprimées, et toujours ardentes, des patriotes italiens. +Celui du Pape était odieux aux hommes qui ne voulaient plus être +gouvernés par des prêtres, et le nombre de ces hommes était grand dans +l'État romain; celui de Naples était justement abhorré pour le sang +qu'il avait répandu. Le départ de M. de Cacault pouvait être pris +comme une sorte de permission, donnée aux mauvaises têtes italiennes, +d'essayer quelque tentative dangereuse. Le Pape le craignait ainsi. On +convint alors, pour prévenir toute interprétation fâcheuse, de faire +partir ensemble M. de Cacault et le cardinal Consalvi, lesquels +devaient voyager de concert jusqu'à Florence. M. de Cacault en +quittant Rome y laissa son secrétaire de légation.</p> + +<span class="sidenote">Départ du cardinal Consalvi pour Paris.</span> + +<p>MM. Consalvi et de Cacault sortirent de Rome le 6 juin (17 prairial), +et s'acheminèrent vers Florence. Ils voyageaient dans la même voiture, +et partout le cardinal montrait aux populations M. de Cacault en leur +disant: Voilà le ministre de France; tant il avait envie qu'on sût +qu'il n'y avait pas rupture. L'agitation en Italie fut assez vive. +Cependant elle ne produisit rien de fâcheux, dans le moment, car on +attendait pour essayer quelque chose, que <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> les dispositions du +gouvernement français fussent plus claires. Le cardinal Consalvi se +sépara de M. de Cacault à Florence, et s'achemina en tremblant vers +Paris<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Lien vers la note 13"><span class="smaller">[13]</span></a>.</p> + +<p>Dans cet intervalle, le Premier Consul, en recevant de Rome le projet +amendé, et reconnaissant que les différences étaient plutôt de forme +que de fond, s'était calmé. La nouvelle que le cardinal Consalvi +venait lui-même, pour achever de mettre d'accord le Saint-Siége avec +le cabinet français, le satisfit complétement. <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> Il y voyait la +certitude d'un arrangement prochain, et en outre un grand lustre pour +son gouvernement. Il s'apprêta donc à faire le meilleur accueil au +premier ministre de la cour romaine.</p> + +<span class="sidenote">Arrivée du cardinal Consalvi, et entrevue avec le Premier +Consul.</span> + +<p>Le cardinal Consalvi arriva le 20 juin (1<sup>er</sup> messidor) à Paris. L'abbé +Bernier et monsignor Spina accoururent pour le recevoir, et le +rassurer sur les dispositions du Premier Consul. On convint du costume +dans lequel il serait présenté à la Malmaison, et il s'y rendit, fort +ému de l'idée de voir le général <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> Bonaparte. Celui-ci, bien +averti, n'eut garde d'ajouter au trouble du cardinal. Il déploya tout +l'art de langage dont la nature l'avait doué, pour s'emparer de +l'esprit de son interlocuteur, pour lui montrer à fond ses intentions +franchement bienveillantes envers l'Église, pour lui rendre sensibles +les difficultés graves attachées au rétablissement du culte public en +France, et surtout pour lui faire comprendre que l'intérêt qu'on avait +à ménager l'esprit français, était bien plus grand que celui qu'on +pouvait avoir à ménager les ressentiments des prêtres, des émigrés, +des princes déchus, méprisés et abandonnés de l'Europe en ce moment. +Il déclara au cardinal Consalvi, qu'il était prêt à transiger sur +certains détails de rédaction qui offusquaient la cour de Rome, pourvu +qu'au fond on lui accordât ce qu'il regardait comme indispensable, la +création d'un établissement ecclésiastique tout à fait nouveau, qui +fût son ouvrage, et qui réunît les prêtres sages et respectables de +tous les partis.</p> + +<span class="sidenote">Dernières prétentions de la cour romaine.</span> + +<p>Le cardinal sortit pleinement rassuré de cette entrevue avec le +Premier Consul. Il se montra peu dans Paris, observa une réserve +convenable, également éloignée d'une sévérité outrée et de cette +facilité italienne, tant reprochée aux prêtres romains. Il accepta +quelques invitations chez les ministres et les Consuls, mais refusa +constamment de se montrer dans les lieux publics. Il se mit à +l'œuvre avec l'abbé Bernier, pour résoudre les dernières +difficultés de la négociation. Deux points <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> faisaient surtout +obstacle à l'accord des deux gouvernements: l'un relatif au titre de +<i>Religion d'État</i>, qu'on cherchait à obtenir pour la religion +catholique, l'autre à la déposition des anciens titulaires. Le +cardinal Consalvi voulait que pour justifier, aux yeux de la +chrétienté, les grandes concessions faites au Premier Consul, on pût +alléguer une solennelle déclaration de la République française, en +faveur de l'Église catholique; il voulait qu'on proclamât du moins la +religion catholique <i>Religion dominante</i>, qu'on promît l'abrogation +des lois qui lui étaient contraires, que le Premier Consul s'engageât +à la professer publiquement de sa personne. On regardait son exemple +comme devant être d'un effet tout-puissant sur l'esprit des +populations.</p> + +<p>L'abbé Bernier répétait que proclamer une <i>religion d'État</i> ou une +<i>religion dominante</i>, c'était alarmer les autres cultes, faire +craindre le retour d'une religion envahissante, oppressive, +intolérante, etc., etc.; qu'il était impossible d'aller au delà de la +déclaration d'un fait, c'est que la majorité des Français était +catholique. Il ajoutait que, pour abroger les lois antérieures, il +fallait le concours du pouvoir législatif, ce qui jetterait le cabinet +français dans des embarras inextricables; que le gouvernement, comme +gouvernement, ne pouvait professer une religion; que les Consuls +pouvaient la professer de leur personne, mais que ce fait, tout +individuel et en quelque sorte privé, n'était pas de nature à figurer +dans un traité. Quant à la conduite personnelle du Premier Consul, +l'abbé Bernier disait tout bas qu'il assisterait à un <i>Te <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> +Deum</i>, à une messe, mais que les autres pratiques du culte, il ne +fallait pas les attendre de lui, et qu'il y avait des choses que le +discernement du cardinal devait renoncer à exiger, car elles +produiraient un effet plutôt fâcheux que salutaire. On convint enfin +d'un préambule, qui, se liant à l'article premier, remplissait à peu +près les vues des deux légations.</p> + +<span class="sidenote">La religion catholique déclarée religion de la majorité des +Français.</span> + +<p><i>Le gouvernement</i>, disait-on, <i>reconnaissant que la religion +catholique était la religion de la grande majorité des Français...</i></p> + +<p><i>Le Pape de son coté reconnaissant que cette religion avait retiré, et +attendait encore dans ce moment le plus grand bien du rétablissement +du culte catholique en France, et de la profession particulière qu'en +faisaient les Consuls de la République, etc...</i></p> + +<p>Par ce double motif les deux autorités, pour le bien de la religion et +pour le maintien de la tranquillité intérieure, établissaient (article +premier) <i>que la religion catholique serait exercée en France, et que +son culte serait public, en se conformant aux règlements de police +jugés nécessaires pour le maintien de la tranquillité;</i> (article +second) <i>qu'il y aurait une nouvelle circonscription, etc.</i></p> + +<span class="sidenote">Le cardinal Consalvi demande qu'on dispense le Pape de +déposer les anciens titulaires.</span> + +<p>Ce préambule remplissait suffisamment l'intention de toutes les +parties, car il proclamait hautement le rétablissement du culte, +rendait sa profession publique en France comme autrefois, faisait de +la profession de ce culte par les Consuls un fait particulier, +personnel aux trois Consuls en exercice, plaçait cette allégation dans +la bouche du Pape, et non dans celle du chef de la République. Ces +premières <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> difficultés paraissaient donc heureusement +vaincues. Venaient ensuite les contestations relatives à la déposition +des anciens titulaires. On était d'accord sur le fond, mais le +cardinal Consalvi demandait qu'on épargnât au Pape la douleur de +prononcer dans un acte public la déposition des anciens évêques +français. Il promettait que ceux qui refuseraient leur démission, ne +seraient plus considérés comme titulaires, et que le Pape consentirait +à leur donner des successeurs; mais il ne voulait pas que cela fût +formellement contenu dans le Concordat. Le Premier Consul se montra +inflexible sur ce point, et sauf rédaction, exigea qu'il fût dit en +termes positifs que le Pape s'adresserait aux anciens titulaires, +qu'il leur demanderait la résignation de leurs siéges, laquelle il +attendait avec confiance de leur amour de la religion, et que s'ils +refusaient, <i>il serait pourvu par de nouveaux titulaires au +gouvernement des évêchés de la circonscription nouvelle</i>. C'étaient +les propres expressions du traité.</p> + +<p>Les autres conditions n'étaient pas contestées. Le Premier Consul +devait nommer, le Pape devait instituer les évêques. Cependant le +cardinal Consalvi réclama, et le Premier Consul accorda une réserve, +par laquelle il était dit que, dans le cas où le Premier Consul serait +protestant, une convention nouvelle serait faite, pour régler le mode +des nominations. Il était stipulé que les évêques nommeraient les +curés, et les choisiraient parmi des sujets agréés par le +gouvernement. La question du serment était résolue, par l'adoption +pure et simple du serment <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> que les évêques prêtaient +anciennement aux rois de France. Le Saint-Siége avait réclamé avec +raison, et on avait accordé sans difficulté, l'autorisation d'établir +des séminaires pour le recrutement du clergé, mais sans obligation de +les doter de la part de l'État. L'engagement de ne pas troubler les +acquéreurs de biens nationaux était formel. La propriété des biens +acquis leur était expressément reconnue. Il était dit que le +gouvernement prendrait des mesures pour que le clergé fût +convenablement salarié, pour que tous les anciens édifices du culte et +tous les presbytères non encore aliénés lui fussent rendus. Il était +convenu que la permission de faire des donations pieuses serait +accordée aux fidèles, mais que l'État en réglerait la forme. On +s'était secrètement mis d'accord sur cette forme, qui était celle de +rentes sur le grand livre, vu que le Premier Consul ne voulait à aucun +prix rétablir les biens de main-morte. Cette disposition devait se +trouver dans des règlements ultérieurs sur la police des cultes, que +le gouvernement avait seul le pouvoir de faire.</p> + +<p>Quant aux prêtres mariés, le cardinal avait donné sa parole qu'un bref +d'indulgence serait immédiatement publié; mais il demandait qu'un acte +de charité religieuse, émanant de la clémence du Saint-Père, conservât +son caractère libre, spontané, et ne passât point pour une condition +imposée au Saint-Siége. Cette considération fut accueillie.</p> + +<span class="sidenote">Accord sur tous les points contestés.</span> + +<p>On était enfin d'accord sur toutes choses, et d'après des bases +raisonnables, qui garantissaient à la fois l'indépendance de l'Église +française, et sa parfaite <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> union avec le Saint-Siége. Jamais +on n'avait fait avec Rome une convention plus libérale, et en même +temps plus orthodoxe; et il faut reconnaître qu'on avait arraché au +Pape une résolution grave, mais parfaitement justifiée par les +circonstances, celle de déposer les anciens titulaires qui +refuseraient de se démettre. Il fallait donc se tenir pour satisfait, +et conclure.</p> + +<span class="sidenote">Derniers efforts tentés par les adversaires du Concordat +pour empêcher la signature.</span> + +<span class="sidenote">Concile du clergé constitutionnel.</span> + +<span class="sidenote">L'abbé Grégoire.</span> + +<p>Cependant on s'agitait autour du Premier Consul pour empêcher son +consentement définitif. Les hommes qui l'approchaient ordinairement, +et qui jouissaient du privilége de lui donner leurs conseils, +combattaient sa détermination. Le parti du clergé constitutionnel se +remuait beaucoup, dans la crainte d'être sacrifié au clergé +<i>insermenté</i>. Il avait obtenu l'autorisation de s'assembler, et de +former une espèce de concile national à Paris. Le Premier Consul avait +accordé cette autorisation, pour stimuler le zèle du Saint-Siége, et +lui faire sentir le danger de ses lenteurs. On débita dans cette +réunion beaucoup de choses très-peu sensées sur les coutumes de +l'Église primitive, auxquelles les auteurs de la Constitution civile +avaient voulu ramener l'Église française. On y professa que les +fonctions épiscopales devaient être conférées par l'élection, que, +s'il n'en était pas ainsi complétement, il fallait au moins que le +Premier Consul choisît les sujets sur une liste présentée par les +fidèles de chaque diocèse; que la nomination des évêques devait être +confirmée par les métropolitains, c'est-à-dire par les archevêques, +et <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> celle de ces derniers seulement par le Pape; mais que +l'institution papale ne pouvait pas être laissée à l'arbitraire du +Saint-Siége, et qu'après un délai déterminé il fallait qu'elle fut +forcée: ce qui équivalait à l'anéantissement complet des droits de la +cour de Rome. Tout ce qui fut dit dans cette espèce de concile n'était +cependant pas aussi dépourvu de raison pratique. On y présenta +quelques idées saines sur la circonscription des diocèses, sur +l'émission des bulles, sur la nécessité de ne souffrir aucune +publication émanée de l'autorité pontificale, sans la permission +expresse de l'autorité civile. On se promit de réunir ces diverses +observations sous la forme de vœux, qui seraient présentés au +Premier Consul pour éclairer ses résolutions. Ce qu'on répéta aussi +très-volontiers et très-fréquemment dans cette assemblée, c'est que, +pendant la terreur, le clergé constitutionnel avait rendu de grands +services à la religion proscrite, qu'il n'avait pas fui, pas abandonné +les églises, et qu'il n'était pas juste de le sacrifier à ceux qui, +pendant la persécution, avaient pris le prétexte de l'orthodoxie pour +se soustraire aux dangers du sacerdoce. Tout cela était exact, surtout +pour les simples prêtres, dont la plupart avaient eu véritablement les +vertus qu'on leur attribuait. Mais les évêques constitutionnels, dont +quelques-uns cependant méritaient le respect, étaient pour la plupart +des hommes de dispute, de vrais sectaires, que l'ambition chez les +uns, l'orgueil des querelles théologiques chez les autres, avaient +entraînés, et qui ne valaient pas leurs subordonnés, gens simples et +sans prétention. <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> Celui qui à leur tête se montrait le plus +remuant, l'abbé Grégoire, était un chef de secte, dont les mœurs +étaient pures, mais l'esprit étroit, la vanité excessive, et la +conduite politique entachée d'un souvenir malheureux. Sans être exposé +ni aux entraînements, ni aux terreurs, qui arrachèrent à la Convention +un vote de mort contre l'infortuné Louis XVI, l'abbé Grégoire alors +absent, et libre de se taire, avait adressé à cette assemblée une +lettre qui respirait des sentiments peu conformes à l'humanité et à la +religion. Il était l'un de ceux à qui le retour aux idées saines +convenait le moins, et qui essayaient, quoique en vain, de lutter +contre la tendance imprimée à toutes choses, par le gouvernement +consulaire. Il avait eu soin de se créer des liaisons dans la famille +Bonaparte, et faisait ainsi parvenir au chef de cette famille une +multitude d'objections contre la résolution qui se préparait. Le +Premier Consul laissait faire et dire les constitutionnels, prêt à les +arrêter si leur agitation allait jusqu'au scandale; mais il n'était +pas fâché de rendre leur présence importune au Saint-Siége, et +d'appliquer à sa lenteur ce genre de stimulant. Quoique ayant peu de +goût pour les membres de ce clergé, parce qu'ils étaient en général +des théologiens querelleurs, il voulait défendre leurs droits, et +imposer au Pape, comme évêques, ceux qui étaient connus par des +mœurs pures et un esprit soumis. Il n'en fallait pas davantage au +plus grand nombre, car ils étaient fort loin de répugner à la réunion +avec le Saint-Siége. Ils la désiraient même, comme le moyen le plus +sûr et le plus honorable <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> pour eux de sortir d'une vie agitée, +et d'un état de déconsidération fâcheux auprès des fidèles. La plupart +en effet ne résistaient à un arrangement avec Rome, que dans la +crainte d'être sacrifiés en masse aux anciens titulaires.</p> + +<span class="sidedate">Juillet 1801.</span> + +<span class="sidenote">Opposition de M. de Talleyrand au Concordat.</span> + +<p>Il y avait une opposition plus redoutable auprès de Premier Consul; +c'était celle qui se produisait dans le ministère même. M. de +Talleyrand, blessé par l'esprit de la cour de Rome, qui s'était +montrée moins facile, moins indulgente qu'il ne l'avait cru d'abord, +était devenu pour elle froid et malveillant. Il contrariait +visiblement la négociation, après l'avoir commencée avec assez de +bonne volonté, quand il n'y voyait qu'une paix de plus à conclure. Il +était parti pour les eaux, comme nous l'avons déjà dit, laissant au +Premier Consul un projet tout rédigé, projet absolu dans la forme, +blessant sans utilité, et que la cour de Rome ne voulait admettre à +aucun prix. M. d'Hauterive s'était chargé de continuer son rôle. Ce +dernier, engagé à moitié dans les ordres, en étant sorti à l'époque de +la Révolution, était peu favorable aux désirs du Saint-Siége. Il +opposait mille difficultés de rédaction au projet convenu entre l'abbé +Bernier et le cardinal Consalvi. On devait y énoncer, suivant lui, +d'une manière plus expresse et plus patente la destitution des anciens +titulaires, y mentionner la condition que les legs pieux ne pourraient +être faits qu'en rentes, y spécifier enfin dans un article formel la +réhabilitation catholique des prêtres mariés, etc. M. d'Hauterive +faisait ainsi renaître les difficultés de rédaction, <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> devant +lesquelles la négociation avait failli échouer. Le jour même de la +signature, il envoya encore sur ces divers points un mémoire des plus +pressants au Premier Consul.</p> + +<span class="sidenote">Conseil de gouvernement dans lequel le Concordat est +adopté.</span> + +<p>Tous ces débats terminés, il y eut une réunion des Consuls et des +ministres, dans laquelle la question fut définitivement discutée et +résolue. On y répéta les objections déjà connues; on y fit valoir +l'inconvénient de froisser l'esprit français, d'ajouter au budget de +nouvelles charges, de mettre même, disait-on, les biens nationaux en +péril, en réveillant chez le clergé ancien, rétabli dans ses +fonctions, plus d'espérances qu'on ne voulait en satisfaire. On parla +d'un projet de simple tolérance, qui consisterait seulement à rendre +les édifices religieux, tant aux prêtres <i>insermentés</i> qu'aux prêtres +<i>assermentés</i>, et à demeurer spectateur paisible de leurs querelles, +sauf à intervenir si l'ordre matériel venait à être troublé.</p> + +<span class="sidenote">Opinion du consul Cambacérès.</span> + +<p>Le consul Cambacérès, fort partisan du Concordat, s'exprima sur ce +sujet avec chaleur, et répondit victorieusement à toutes les +objections. Il soutint que le danger de froisser l'esprit français +n'était vrai qu'à l'égard de quelques beaux esprits frondeurs, mais +que les masses accueilleraient volontiers le rétablissement du culte, +et en éprouvaient déjà un vrai besoin moral; que la considération de +la dépense était une considération méprisable en pareille matière; que +les biens nationaux étaient, au contraire, garantis plus solidement +que jamais par la consécration des ventes obtenue du Saint-Siége. +<span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> M. Cambacérès fut en cet endroit interrompu par le Premier +Consul, qui, toujours inflexible quand il s'agissait des biens +nationaux, déclara qu'il faisait le Concordat, précisément à cause des +acquéreurs de ces biens, particulièrement dans leur intérêt, et qu'il +écraserait de sa puissance les prêtres assez sots ou assez +malveillants, pour abuser du grand acte qu'on allait faire. Le consul +Cambacérès, reprenant son allocution, montra ce qu'il y avait de +ridicule, d'inexécutable dans ce projet d'indifférence entre des +partis religieux, qui se disputeraient la confiance des fidèles, les +édifices du culte, les dons volontaires de la piété publique, qui +donneraient au gouvernement les ennuis d'une intervention active, sans +aucun de ses avantages, et aboutiraient peut-être à la réunion de +toutes les sectes dans une seule Église ennemie, indépendante de +l'État, et dépendante d'une autorité étrangère.</p> + +<p>Le consul Lebrun parla dans le même sens, et enfin le Premier Consul +se prononça en peu de mots, d'une manière nette, précise et +péremptoire. Il connaissait les difficultés, les périls même de son +entreprise; mais la profondeur de ses vues allait au delà de quelques +difficultés du moment, et il était résolu. Il se montra tel dans ses +paroles. Dès lors il n'y eut plus de résistance, sauf à désapprouver, +à fronder même sa résolution hors de sa présence. On se soumit, et +l'ordre fut donné de signer le Concordat, tel que l'abbé Bernier et le +cardinal Consalvi l'avaient définitivement rédigé.</p> + +<span class="sidenote">Joseph Bonaparte chargé de signer le Concordat.</span> + +<span class="sidenote">Signature du Concordat le 15 juillet 1801.</span> + +<p>Suivant son usage de réserver à son frère aîné la <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> conclusion +de tous les actes importants, le Premier Consul désigna pour +plénipotentiaires Joseph Bonaparte, le conseiller d'État Cretet, et +enfin l'abbé Bernier, à qui cet honneur était bien dû pour les peines +qu'il s'était données, et l'habileté qu'il avait déployée dans cette +longue et mémorable négociation. Le Pape eut pour plénipotentiaires le +cardinal Consalvi, monsignor Spina, et le père Caselli, savant Italien +qui avait suivi la légation romaine, afin de l'aider de ses +connaissances théologiques. On se réunit pour la forme chez Joseph +Bonaparte, on relut les actes, on fit ces petits changements de +détail, toujours réservés pour le dernier moment, et, le 15 juillet +1801 (26 messidor), on signa ce grand acte, le plus important que la +cour de Rome ait conclu avec la France, et peut-être avec aucune +puissance chrétienne, car il terminait l'une des plus affreuses +tourmentes que la religion catholique ait jamais traversées. Pour la +France, il faisait cesser un schisme déplorable, et le faisait cesser +en plaçant l'Église et l'État dans des rapports d'union et +d'indépendance convenables.</p> + +<span class="sidedate">Août 1801.</span> + +<p>Il restait beaucoup à faire après la signature de ce traité, qui a +porté depuis le titre de Concordat. Il fallait en demander la +ratification à Rome, puis obtenir les bulles qui devaient en +accompagner la publication, ainsi que les brefs adressés à tous les +anciens titulaires, pour réclamer leur démission; il fallait tracer +ensuite la nouvelle circonscription, choisir les soixante nouveaux +prélats, <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> et en toutes ces choses marcher d'accord avec Rome. +C'était une négociation non interrompue, jusqu'au jour où l'on +pourrait enfin chanter un <i>Te Deum</i> à Notre-Dame, pour y célébrer le +rétablissement du culte. Le Premier Consul, toujours pressé d'arriver +au résultat, aurait voulu que tout cela fût fini promptement, pour +célébrer en même temps la paix avec les puissances européennes, et la +paix avec l'Église. L'accomplissement d'un tel désir était difficile. +On se hâta néanmoins dans l'expédition de ces détails, afin de +retarder le moins possible le grand acte de la restauration +religieuse.</p> + +<span class="sidenote">Séance dans laquelle le Concordat est communiqué au Conseil +d'État.</span> + +<p>Le Premier Consul ne publia point encore le traité signé avec le Pape, +car auparavant il fallait avoir reçu les ratifications. Mais il en fit +part au Conseil d'État, dans la séance du 6 août (18 thermidor). Il ne +communiqua point l'acte dans sa teneur, il se contenta d'en donner une +analyse substantielle, et accompagna cette analyse de l'énumération +des motifs qui avaient décidé le gouvernement. Ceux qui l'entendirent +ce jour-là furent frappés de la précision, de la vigueur, de la +hauteur de son langage. C'était l'éloquence du magistrat chef +d'empire. Cependant, s'ils furent saisis de cette éloquence simple et +nerveuse, que Cicéron appelait chez César <i>vim Cæsaris</i>, ils furent +peu ramenés à l'œuvre du Premier Consul<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Lien vers la note 14"><span class="smaller">[14]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> Ils +restèrent mornes et muets, comme s'ils avaient vu périr avec le +schisme une des œuvres les plus regrettables de la Révolution. +L'acte n'étant pas soumis encore aux délibérations du Conseil d'État, +il n'y avait ni à le discuter ni à le voter. Rien ne troubla la +froideur silencieuse de cette scène. On se tut, on se sépara sans mot +dire, sans exprimer un suffrage. Mais le Premier Consul avait montré +sa volonté, désormais irrévocable, et c'était beaucoup pour une +infinité de gens. C'était au moins le silence assuré de ceux qui ne +voulaient pas lui déplaire, et de ceux aussi qui, respectant son +génie, reconnaissant l'immensité des biens qu'il versait sur la +France, étaient décidés à lui passer même des fautes.</p> + +<span class="sidenote">Dissolution du concile formé par le clergé +constitutionnel.</span> + +<p>Le Premier Consul, pensant qu'il avait maintenant assez stimulé la +cour de Rome, jugea qu'il fallait mettre fin au prétendu concile des +constitutionnels. En conséquence il leur ordonna de se séparer, et +ils obéirent. Aucun d'eux n'aurait osé blesser l'autorité <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> qui +allait distribuer soixante siéges, relevés cette fois par +l'institution pontificale. En se séparant, ils présentèrent au Premier +Consul un acte convenable dans la forme, et qui contenait leurs vues, +relativement au nouvel établissement religieux. Il renfermait les +propositions que nous avons déjà fait connaître.</p> + +<span class="sidenote">Convocation des cardinaux pour leur soumettre le +Concordat.</span> + +<p>Le cardinal Consalvi était parti de Paris pour retourner à Rome, et +ramener M. de Cacault auprès du Saint-Siége. Le Pape soupirait après +ce double retour, car la Basse-Italie était dangereusement agitée. Les +patriotes italiens de Naples et de l'État romain attendaient avec +impatience l'occasion d'un nouveau bouleversement, et les bandits de +l'ancien parti Ruffo, les sicaires de la reine de Naples, ne +demandaient pas mieux qu'un prétexte pour se jeter sur les Français. +Ces hommes, si différents d'intention, étaient prêts à unir leurs +efforts, pour tout mettre en confusion. La nouvelle de l'accord établi +entre les deux gouvernements français et romain, la certitude de +l'intervention du général Murat placé dans le voisinage à la tête +d'une armée, continrent les esprits, et prévinrent ces sinistres +projets. Le Pape fut ravi en voyant revenir à Rome le cardinal +Consalvi, et le ministre de France. Sur-le-champ il convoqua la +congrégation des cardinaux afin de leur soumettre le nouvel ouvrage, +et il fit préparer les bulles, les brefs, tous les actes enfin, suite +nécessaire du Concordat. Le digne pontife était joyeux, mais agité. Il +avait la certitude de bien faire, et de n'immoler que des intérêts de +<span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> faction au bien général de l'Église. Mais le blâme du vieux +parti du trône et de l'autel éclatait avec violence à Rome, et, bien +que le Saint-Père eût éloigné de lui tous les malveillants, il +entendait leurs paroles amères; il en était ému. Le cardinal Maury, +jugeant avec la supériorité de son esprit la cause de l'émigration +perdue, et déjà peut-être voyant avec une secrète satisfaction le +moment d'un rapatriement général pour tous les hommes qui gémissaient +loin de leur pays, le cardinal Maury se tenait à l'écart dans son +évêché de Montefiascone, s'occupant uniquement des soins d'une +bibliothèque qui charmait son exil. Le Pape, pour ne donner aucun +ombrage au Premier Consul, avait d'ailleurs fait sentir à ce cardinal, +que sa retraite absolue à Montefiascone était, dans le moment, une +convenance du gouvernement pontifical.</p> + +<span class="sidedate">Sept. 1801.</span> + +<span class="sidenote">Adoption du Concordat par le Sacré-Collége.</span> + +<span class="sidenote">Choix du cardinal Caprara comme légat du Pape en France.</span> + +<p>Le Pape était donc satisfait, mais plein d'émotion<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Lien vers la note 15"><span class="smaller">[15]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> et +il pressait vivement l'achèvement de l'entreprise si heureusement +commencée. La congrégation des cardinaux était toute favorable au +Concordat depuis sa nouvelle rédaction, et elle se prononça d'une +manière affirmative. Le Pape, pensant qu'il fallait désormais se jeter +dans les bras du Premier Consul, et accomplir avec éclat une œuvre +qui avait un aussi noble objet que le rétablissement du culte +catholique en France, voulut que la cérémonie des ratifications fût +entourée de beaucoup de solennité. En conséquence, il donna ces +ratifications dans un grand consistoire, et, pour ajouter encore à +l'éclat de cette fonction pontificale, il nomma trois cardinaux. Il +reçut M. de Cacault en pompe, et déploya, malgré la gêne de ses +finances, tout le luxe que cette circonstance comportait. Ayant à +faire choix d'un légat pour l'envoyer en France, il désigna le +diplomate le plus éminent <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> de la cour romaine, c'était le +cardinal Caprara, personnage distingué par sa naissance (il était de +l'illustre famille des Montecuculli), distingué par ses lumières, son +expérience, sa modération. Autrefois ambassadeur auprès de Joseph II, +il avait vu les tribulations de l'Église dans le siècle dernier, et +avait souvent, par son habileté et son esprit d'à-propos, épargné plus +d'un désagrément au Saint-Siége. Le Premier Consul avait exprimé +lui-même le désir d'avoir auprès de sa personne ce prince de l'Église. +Le Pape se hâta de satisfaire à ce désir, et fit même de grands +efforts pour vaincre la résistance du cardinal, âgé, malade, et peu +disposé à recommencer la carrière laborieuse de sa première jeunesse. +Cependant cette répugnance fut vaincue par les vives instances du +Saint-Père, et par l'intérêt pressant de l'Église. Le Pape voulut +conférer au cardinal Caprara la plus haute dignité diplomatique de la +cour romaine, celle de légat <i>a latere</i>. Ce légat a les pouvoirs les +plus étendus; il est précédé partout de la croix; il peut tout ce qui +se peut loin du Pape. Pie VII renouvela en cette occasion les antiques +cérémonies, dans lesquelles on remettait aux représentants de saint +Pierre le signe vénéré de leur mission. Un grand consistoire fut +convoqué de nouveau, et, en présence de tous les cardinaux, de tous +les ministres étrangers, le cardinal Caprara reçut la croix d'argent, +qu'il devait faire porter devant lui dans cette France républicaine, +étrangère depuis long-temps aux pompes catholiques.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> + +<span class="sidedate">Octob. 1801.</span> + +<p>Le Premier Consul, sensible à la conduite cordiale du Pape, lui +témoigna en retour les plus grands égards. Il prescrivit à Murat +d'épargner aux États romains les passages de troupes; il fit évacuer +par les Cisalpins le petit duché d'Urbin, que ces derniers avaient +envahi sous le prétexte d'une contestation de limites. Il annonça la +prochaine évacuation d'Ancône, et, en attendant, envoya des fonds pour +en payer la garnison, afin de soulager le trésor pontifical de cette +dépense. Les Napolitains s'obstinant à occuper deux enclaves +appartenant au Saint-Siége, Bénévent et Ponte-Corvo, reçurent de +nouveau l'injonction d'en sortir. Le Premier Consul fit enfin préparer +et meubler avec luxe un des beaux hôtels de Paris, afin d'y loger, aux +frais du trésor français, le cardinal Caprara.</p> + +<span class="sidenote">Arrivée à Paris du cardinal Caprara.</span> + +<p>Les ratifications avaient été échangées, les bulles approuvées, les +brefs allaient être expédiés dans toute la chrétienté pour provoquer +les démissions des anciens titulaires. Le cardinal Caprara, malgré son +âge, avait hâté son voyage en France. Partout on avait ordonné aux +autorités de l'accueillir d'une manière conforme à sa haute dignité. +Elles l'avaient fait avec empressement, et la population des +provinces, secondant leur zèle, avait donné au représentant du +Saint-Siége des marques de respect, qui prouvaient l'empire du vieux +culte sur le peuple des campagnes. Mais on craignait de mettre à une +telle, épreuve le peuple railleur de Paris, et tout fut disposé pour +que le cardinal entrât de nuit dans la capitale. Il y fut reçu avec +des soins empressés, <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> et logé dans l'hôtel qu'on lui avait +préparé. On lui fit savoir de la manière la plus délicate, qu'une +partie des frais de sa mission était à la charge du gouvernement +français, et que c'était un usage diplomatique qu'on entendait établir +à l'égard du Saint-Siége. Le Premier Consul avait envoyé chez le légat +deux voitures attelées de ses plus beaux chevaux.</p> + +<p>Le cardinal Caprara fut reçu comme un ambassadeur étranger, mais point +encore comme un représentant de l'Église. Cette réception était +ajournée jusqu'à l'époque du rétablissement définitif du culte. On se +réservait d'instituer, le même jour, les nouveaux évêques, de chanter +un <i>Te Deum</i>, et de faire prêter au cardinal-légat le serment qu'il +devait au Premier Consul.</p> + +<p>Les formalités indispensables dont il fallait que la publication du +Concordat fût précédée, avaient pris beaucoup plus de temps qu'on ne +l'avait cru d'abord, et avaient conduit jusqu'à l'époque où les +préliminaires de paix venaient d'être signés à Londres. Le Premier +Consul aurait voulu pouvoir faire coïncider la fête consacrée le 18 +brumaire à la paix générale, avec la grande solennité religieuse de la +restauration du culte. Mais il fallait que les démissions des anciens +titulaires fussent arrivées à Rome, avant d'y faire approuver la +nouvelle circonscription diocésaine et les choix des nouveaux évêques. +Ces démissions demandées par le Pape à l'ancien clergé français, +étaient dans ce moment l'objet de l'attention générale. On désirait +savoir <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> de toutes parts, comment serait accueilli ce grand +acte, du Pape et du Premier Consul, se tenant par la main, et +demandant aux anciens ministres du culte, amis ou ennemis de la +Révolution, répandus en Russie, en Allemagne, en Angleterre, en +Espagne, leur demandant de sacrifier leur position, leurs affections +de parti, l'orgueil même de leurs doctrines, pour faire triompher +l'unité de l'Église, et rétablir la tranquillité intérieure de la +France. Combien y en aurait-il qui seraient assez sensibles à ce +double motif, pour immoler tant de sentiments et d'intérêts personnels +à la fois? Le résultat prouva la sagesse du grand acte que faisaient +en ce moment le Pape et le Premier Consul; il prouva l'empire que +pouvait exercer sur les âmes l'amour du bien, noblement invoqué par un +saint pontife et un héros.</p> + +<span class="sidenote">Demande de leur démission à tous les anciens titulaires.</span> + +<p>Les brefs adressés aux évêques orthodoxes et aux évêques +constitutionnels n'étaient pas les mêmes. Le bref destiné aux évêques +qui s'étaient refusés à reconnaître la Constitution civile du clergé, +les considérait comme légitimes titulaires de leurs siéges, leur +demandait de se démettre au nom de l'intérêt de l'Église, en vertu +d'une offre faite jadis à Pie VI, et, en cas de refus, les déclarait +déchus. Le langage en était affectueux, affligé, mais plein +d'autorité. Le bref adressé aux constitutionnels était paternel aussi, +respirait l'indulgence la plus douce, mais ne parlait pas de +démission, vu que l'Église n'avait jamais reconnu les constitutionnels +comme évêques légitimes. Il leur demandait d'abjurer d'anciennes +erreurs, de rentrer dans le <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> sein de l'Église, et de terminer +un schisme qui était à la fois un scandale et une calamité. C'était +une manière de provoquer leur démission sans la réclamer, car la +réclamer eût été une reconnaissance de leur titre que le Saint-Siége +ne pouvait faire.</p> + +<span class="sidenote">Démission donnée en masse par les évêques +constitutionnels.</span> + +<p>Il faut rendre une égale justice à tous les hommes qui facilitèrent ce +grand acte de réunion. Les évêques constitutionnels, dont quelques-uns +auraient voulu résister, mais dont la majorité, bien conseillée, +désirait franchement seconder le Premier Consul, se démirent en masse. +Le bref, quoique plein de cordialité, les blessait, parce qu'il ne +parlait que de leurs erreurs, et non de leur démission. Ils +imaginèrent une forme d'adhésion aux volontés du Pape, qui, sans +impliquer aucune rétractation du passé, impliquait néanmoins leur +soumission et leur démission. Ils déclarèrent qu'ils adhéraient au +nouveau Concordat, et se dépouillaient en conséquence de leur dignité +épiscopale. Ils étaient environ cinquante. Tous se soumirent, un seul +excepté, l'évêque Saurine, homme d'une imagination fort vive, d'un +zèle religieux plus ardent qu'éclairé, prêtre d'ailleurs de mœurs +pures, que le Premier Consul appela plus tard à des fonctions +épiscopales, après l'avoir fait agréer au Pape.</p> + +<p>Cette partie de l'œuvre n'était pas la plus difficile. Elle était +d'ailleurs la plus immédiatement réalisable, parce que les +constitutionnels étaient presque tous à Paris, sous la main du Premier +Consul, et sous l'influence des amis, qui s'étaient constitués leurs +défenseurs et leurs guides.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> + +<span class="sidenote">Noble réponse des anciens titulaires du clergé orthodoxe, à +la sommation du Pape.</span> + +<p>Les évêques non assermentés étaient répandus dans toute l'Europe. Il y +en avait cependant un certain nombre en France. L'immense majorité +offrit un noble exemple de piété et de soumission évangéliques. Sept +résidaient à Paris, huit dans les provinces, en tout quinze. Pas un +n'hésita dans la réponse à faire au Pontife, et au nouveau chef de +l'État. Ils la firent surtout dans un langage digne des plus beaux +temps de l'Église. Le vieux évêque de Belloy, prélat vénérable, qui +avait remplacé M. de Belsunce à Marseille, et qui était le modèle de +l'ancien clergé, se hâta de donner à ses confrères le signal de +l'abnégation. «Plein, disait-il, de vénération et d'obéissance pour +les décrets de Sa Sainteté, et voulant toujours lui être uni de +cœur et d'esprit, je n'hésite pas à remettre entre les mains du +Saint-Père ma démission de l'évêché de Marseille. Il suffit qu'elle +l'estime nécessaire à la conservation de la religion en France pour +que je m'y résigne.»</p> + +<p>L'un des plus savants évêques du clergé français, l'historien de +Bossuet et de Fénélon, l'évêque d'Alais écrivait: «Heureux de pouvoir +concourir par ma démission, autant qu'il est en moi, aux vues de +sagesse, de paix et de conciliation, que Sa Sainteté s'est proposées, +je prie Dieu de bénir ses pieuses intentions, et de lui épargner les +contradictions qui pourraient affliger son cœur paternel.»</p> + +<span class="sidedate">Nov. 1801.</span> + +<p>L'évêque d'Acqs écrivait au Saint-Père: «Je n'ai pas balancé un moment +à m'immoler, dès que j'ai appris que ce douloureux sacrifice était +nécessaire <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> à la paix de la patrie et au triomphe de la +religion... Qu'elle sorte glorieuse de ses ruines! qu'elle s'élève, je +ne dirai pas seulement sur les débris de tous mes intérêts les plus +chers, de tous mes avantages temporels, mais sur mes cendres mêmes, si +je pouvais lui servir de victime expiatoire!... Que mes concitoyens +reviennent à la concorde, à la foi, et aux saintes mœurs! Jamais je +ne formerai d'autres vœux pendant ma vie, et ma mort sera trop +heureuse si je les vois accomplis.»</p> + +<p>Confessons-le, c'est une belle institution, que celle qui inspire ou +commande de tels sacrifices, et un tel langage. Les plus grands noms +de l'ancien clergé et de l'ancienne France, les Rohan, les +Latour-du-Pin, les Castellane, les Polignac, les Clermont-Tonnerre, +les Latour-d'Auvergne, se faisaient remarquer sur la liste des +démissionnaires. Il y avait un entraînement général, qui rappelait les +généreux sacrifices de l'ancienne noblesse française dans la nuit du 4 +août. C'était le même empressement à faciliter, par un grand acte +d'abnégation, l'exécution de ce Concordat, que M. de Cacault avait +appelé l'œuvre d'un héros et d'un saint.</p> + +<span class="sidenote">Résistance des évêques réfugiés en Angleterre.</span> + +<p>Les évêques réfugiés en Allemagne, en Italie, en Espagne, suivirent +cet exemple pour la plupart. Restaient les dix-huit évêques retirés en +Angleterre. On attendait ces derniers pour voir s'ils sauraient +échapper aux influences ennemies qui les entouraient. Le gouvernement +britannique, ramené dans le moment vers la France, voulut demeurer +étranger à <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> leur détermination. Mais les princes de la maison +de Bourbon, les chefs de la chouannerie, les instigateurs de la guerre +civile, les complices de la machine infernale, Georges et consorts, +étaient à Londres, vivant des secours donnés aux émigrés. Ils +entouraient les dix-huit prélats, bien résolus à les empêcher de +compléter par leur adhésion la réunion de tout le clergé français +autour du Pape et du général Bonaparte. De longues délibérations +s'établirent. Parmi les récalcitrants se trouvaient l'archevêque de +Narbonne, auquel on attribuait des intérêts très-temporels, car il +devait perdre avec son siége d'immenses revenus, et l'évêque de +Saint-Pol-de-Léon, qui s'était créé une charge, disait-on, +avantageuse, celle d'administrer les subsides britanniques aux prêtres +déportés. Ils agirent sur les évêques et en entraînèrent treize. Mais +ils rencontrèrent une noble résistance dans cinq autres prélats, à la +tête desquels se trouvaient deux des membres les plus illustres, les +plus imposants du vieux clergé: M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, +ancien garde des sceaux sous Louis XVI, personnage auquel on +reconnaissait un esprit politique supérieur; M. de Boisgelin, évêque +savant et grand seigneur, qui avait montré jadis l'attitude d'un +prêtre digne, fidèle à sa religion, mais nullement ennemi des lumières +de son siècle. Ils envoyèrent leur adhésion, avec leurs trois +collègues MM. d'Osmond, de Noé, et du Plessis d'Argentré.</p> + +<p>Presque tout l'ancien clergé s'était donc soumis. L'œuvre du Pape +était accomplie, avec moins <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> d'amertume pour son cœur, +qu'il ne l'avait craint d'abord. Toutes ces démissions, insérées +successivement au <i>Moniteur</i>, à côté des traités signés avec les cours +de l'Europe, avec la Russie, l'Angleterre, la Bavière, le Portugal, +produisaient un effet immense, et dont les contemporains ont conservé +un profond souvenir. Si quelque chose fit sentir l'influence +entraînante du nouveau gouvernement, ce fut cette soumission +respectueuse, empressée, des deux Églises ennemies, l'une dévouée à la +Révolution, mais corrompue par le démon de la dispute; l'autre fière, +orgueilleuse de son orthodoxie, de la grandeur de ses noms, infectée +de l'esprit de l'émigration, animée d'un royalisme sincère, et croyant +d'ailleurs qu'il suffisait du temps pour la rendre victorieuse. Ce +triomphe fut l'un des plus beaux, des plus mérités, des plus +universellement sentis.</p> + +<p>Le 18 brumaire, consacré à la grande fête de la paix générale, +approchait. Le Premier Consul fut saisi de l'un de ces sentiments +personnels, qui souvent, chez les hommes, se mêlent aux plus nobles +résolutions. Il voulait jouir de son ouvrage, et pouvoir célébrer le +rétablissement de la paix religieuse dans la journée du 18 brumaire. +Mais, pour cela, il fallait deux choses: premièrement, qu'on eût +envoyé de Rome la bulle relative aux nouvelles circonscriptions, et +secondement que le cardinal Caprara eût la faculté d'instituer les +nouveaux évêques. Alors on aurait nommé et sacré les soixante +titulaires, et chanté en leur présence, <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> un <i>Te Deum</i> solennel +dans l'église Notre-Dame. Par malheur, on avait attendu à Rome la +réponse de cinq évêques français retirés dans le nord de l'Allemagne; +et, quant à la faculté de donner l'institution canonique, on ne +l'avait pas attribuée au cardinal Caprara, parce que jamais un tel +pouvoir n'avait été déféré, même à un légat <i>a latere</i>. On était au +1<sup>er</sup> novembre (10 brumaire), il ne restait plus que quelques jours. Le +Premier Consul manda le cardinal Caprara, lui parla de la manière la +plus amère, se plaignit, avec une vivacité qui n'était ni digne ni +méritée, du peu de concours qu'il obtenait de la part du gouvernement +pontifical pour l'accomplissement de ses projets, et causa au +respectable cardinal une vive émotion<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Lien vers la note 16"><span class="smaller">[16]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> Mais il +s'apercevait bien vite de ses fautes, et cherchait aussitôt à les +réparer. Il sentit sur-le-champ qu'il avait tort, et, voulant adoucir +l'effet produit par sa véhémence, il retint le cardinal toute une +journée à la Malmaison, le charma par sa grâce et sa bonté, et le +consola de ses emportements du matin.</p> + +<p>On écrivit à Rome, on dépêcha en Allemagne un respectable prêtre, le +curé de Saint-Sulpice, M. de Pancemont, depuis évêque de Vannes, pour +aller chercher la réponse des cinq prélats qu'on attendait +impatiemment. Cependant le 18 brumaire se passa sans que les actes +désirés fussent arrivés. L'éclat de cette journée était du reste assez +grand pour faire oublier au Premier Consul ce qui pouvait y manquer +encore. Enfin les réponses de Rome arrivèrent. Le <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> Pape, +toujours enclin à faire ce que désirait celui qu'il appelait son cher +fils, envoya la bulle de circonscription, et le pouvoir d'instituer +les nouveaux évêques, conféré au légat d'une manière tout à fait +inusitée. Pour prix de tant de déférence, il désirait une chose +confiée à l'habileté du cardinal Caprara, c'est qu'on lui épargnât le +chagrin d'instituer des constitutionnels.</p> + +<span class="sidenote">Tout est prêt pour la cérémonie du rétablissement du culte; +mais il reste à vaincre l'opposition du Tribunat.</span> + +<p>Plus rien ne s'opposait désormais à la proclamation du grand acte +religieux, si laborieusement accompli. Mais on avait laissé passer le +moment propice. La session de l'an <span class="smcap">X</span> était ouverte, suivant l'usage, à +partir du 1<sup>er</sup> frimaire (22 novembre 1801). Le Tribunat, le Corps +Législatif, le Sénat, étaient assemblés: on annonçait une vive +résistance et des discours scandaleux contre le Concordat. Le Premier +Consul ne voulait point que de tels éclats vinssent <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> troubler +une auguste cérémonie, et il résolut d'attendre, pour célébrer le +rétablissement des cultes, qu'il eût ramené ou brisé le Tribunat. +Maintenant les lenteurs devaient venir de lui, et c'est le Saint-Siége +qui allait se montrer pressant. Du reste, les difficultés soudaines +qu'il était exposé à rencontrer, prouvaient le mérite et le courage de +sa résolution. Ce n'était pas seulement au Concordat qu'on annonçait +une vive opposition, mais au Code civil lui-même, mais à quelques-uns +des traités qui venaient d'assurer la paix du monde. Fier de ses +œuvres, fort de l'assentiment public, le Premier Consul était +résolu de se porter aux plus grandes extrémités. Il ne parlait que de +briser les corps qui lui résisteraient. Ainsi les passions humaines +allaient mêler leurs emportements aux plus belles œuvres d'un grand +homme et d'une grande époque.<a href="#toc"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + +<p class="p2 center smaller">FIN DU LIVRE DOUZIÈME.</p> + + +<h2><span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> LIVRE TREIZIÈME.</h2> + +<h3>LE TRIBUNAT.</h3> + +<p class="resume">Administration intérieure. — Les grandes routes purgées du + brigandage, et réparées. — Renaissance du commerce. — + Exportations et importations de l'année 1801. — Résultats + matériels de la Révolution française, relativement à + l'agriculture, à l'industrie, à la population. — Influence des + préfets et sous-préfets sur l'administration. — Ordre et + célérité dans l'expédition des affaires. — Conseillers d'État en + tournée. — Discussion du Code civil au Conseil d'État. — + Brillant hiver de 1801 à 1802. — Affluence extraordinaire des + étrangers à Paris. — Cour du Premier Consul. — Organisation de + sa maison militaire et civile. — La garde consulaire. — Préfets + du palais et dames d'honneur. — Sœurs du Premier Consul. — + Hortense de Beauharnais épouse Louis Bonaparte. — MM. Fox et de + Calonne à Paris. — Bien-être et luxe de toutes les classes. — + Approches de la session de l'an X. — Une vive opposition s'élève + contre les plus belles œuvres du Premier Consul. — Causes de + cette opposition, répandue non-seulement parmi les membres des + assemblées délibérantes, mais parmi quelques chefs de l'armée. — + Conduite des généraux Lannes, Augereau et Moreau. — Ouverture de + la session. — Dupuis, l'auteur de l'ouvrage sur l'origine de + tous les cultes, est nommé président du Corps Législatif. — + Scrutins pour les places vacantes au Sénat. — Nomination de + l'abbé Grégoire, contrairement aux propositions du Premier + Consul. — Explosion violente au Tribunat, pour le mot <i>sujet</i>, + inséré dans le traité avec la Russie. — Opposition au Code + civil. — Irritation du Premier Consul. — Discussion au Conseil + d'État sur la conduite à tenir dans ces circonstances. — On + prend le parti d'attendre la discussion des premiers titres du + Code civil. — Le Tribunat rejette ces premiers titres. — Suite + des scrutins pour les places vacantes au Sénat. — Le Premier + Consul a proposé d'anciens généraux, qui ne sont pas pris parmi + ses créatures. — Le Tribunat et le Corps Législatif les + repoussent, et se mettent d'accord pour proposer M. Daunou, connu + par son opposition au gouvernement. — Vive allocution du Premier + Consul à une réunion de sénateurs. — Menaces d'un coup d'État. + — Les opposants intimidés se soumettent, et imaginent un + subterfuge pour annuler l'effet de leurs premiers scrutins. — Le + consul Cambacérès dissuade le Premier Consul de toute mesure + illégale, et lui persuade de se débarrasser <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> des + opposants, au moyen de l'article 38 de la Constitution, qui fixe + en l'an <span class="smcap">X</span> la sortie du premier cinquième du Corps Législatif et + du Tribunat. — Le Premier Consul adopte cette idée. — + Suspension de tous les travaux législatifs. — On en profite pour + réunir à Lyon, sous le titre de Consulte, une diète italienne. — + Avant de quitter Paris le Premier Consul expédie une flotte + chargée de troupes à Saint-Domingue. — Projet de reconquérir + cette colonie. — Négociations d'Amiens. — Objet de la Consulte + convoquée à Lyon. — Diverses manières de constituer l'Italie. — + Projets du Premier Consul à ce sujet. — Création de la + République Italienne. — Le général Bonaparte proclamé Président + de cette république. — Enthousiasme des Italiens et des Français + réunis à Lyon. — Grande revue de l'armée d'Égypte. — Retour du + Premier Consul à Paris.</p> + +<span class="sidedate">Nov. 1804.</span> + +<span class="sidenote">Administration intérieure du Premier Consul.</span> + +<p>On vient de voir au moyen de quels efforts persévérants et habiles, le +Premier Consul, après avoir vaincu l'Europe par ses victoires, avait +réussi à la rapprocher de la France par sa politique: on vient de voir +au moyen de quels efforts, non moins méritoires, il avait réconcilié +l'Église romaine avec la République française, et mis fin aux malheurs +du schisme. Ses efforts pour rétablir la sécurité et la viabilité sur +les routes, pour rendre l'activité au commerce et à l'industrie, pour +ramener l'aisance dans les finances, l'ordre dans l'administration, +pour rédiger un code de lois civiles approprié à nos mœurs, pour +organiser enfin dans toutes ses parties la société française, +n'avaient été ni moins constants ni moins heureux.</p> + +<span class="sidenote">Succès complet dans la répression du brigandage.</span> + +<p>Cette race de brigands qui s'était formée des déserteurs des armées, +et des soldats licenciés de la guerre civile, qui poursuivait les +propriétaires riches dans les campagnes, les voyageurs sur les +grandes routes, pillait les caisses publiques, et répandait <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> +la terreur dans le pays, venait d'être réprimée avec la dernière +rigueur. Ces brigands avaient choisi, pour se répandre, le moment où +les armées portées presque toutes à la fois au dehors, avaient privé +l'intérieur des forces nécessaires à sa sécurité. Mais depuis la paix +de Lunéville, et le retour d'une partie de nos troupes en France, la +situation n'était plus la même. De nombreuses colonnes mobiles, +accompagnées d'abord de commissions militaires, et plus tard de ces +tribunaux spéciaux dont nous avons raconté l'établissement, avaient +parcouru les routes en tout sens, et châtié avec la plus impitoyable +énergie ceux qui les infestaient. Plusieurs centaines d'entre eux +avaient été fusillés en six mois, sans qu'aucune réclamation s'élevât +en faveur de scélérats, restes impurs de la guerre civile. Les autres, +complètement découragés, avaient remis leurs armes, et fait leur +soumission. La sécurité était rétablie sur les grands chemins, et +tandis qu'aux mois de janvier et de février 1801, on pouvait à peine +voyager de Paris à Rouen, ou de Paris à Orléans, sans courir le danger +d'être égorgé, on pouvait à la fin de cette même année traverser la +France entière sans être exposé à aucun accident. C'est à peine si, +dans le fond de la Bretagne ou dans l'intérieur des Cévennes, il +subsistait encore quelques restes de ces bandes. Elles allaient être +bientôt complétement dispersées.</p> + +<span class="sidenote">Réparation des routes déjà fort avancée.</span> + +<p>On a vu précédemment comment dix années de troubles avaient presque +interrompu la viabilité en France; comment l'ancienne corvée avait +été remplacée <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> par la taxe des barrières; comment, sous le +régime de cette taxe incommode et insuffisante a la fois, les routes +étaient tombées dans un état de complète dégradation; comment enfin le +Premier Consul, en nivôse dernier, avait consacré un subside +extraordinaire à réparer vingt des principales chaussées, qui +traversaient le sol de la République. Il avait lui-même veillé à +l'emploi de ce subside, et par une attention de tous les moments, +excité au plus haut degré le zèle des ingénieurs. Chacun de ses +aides-de-camp, ou des grands fonctionnaires qui voyageaient en France, +était interrogé par lui pour savoir si ses ordres étaient exécutés. +Les fonds avaient été votés cette année un peu tard; la fin de cette +même année avait été pluvieuse, et de plus la main-d'œuvre manquait +généralement. C'était la conséquence de défrichements soudains et +immenses, et surtout d'une longue guerre civile. Ces causes diverses +avaient retardé les travaux; mais l'amélioration était cependant +remarquable. Le Premier Consul venait de consacrer un nouveau subside, +pris sur l'an <span class="smcap">X</span> (1801 et 1802), à la réparation de quarante-deux +autres routes. Ce subside, emprunté aux fonds généraux du trésor, +devait s'ajouter au produit de la taxe. En comptant 2 millions non +employés en l'an <span class="smcap">IX</span>, 10 millions d'extraordinaire imputés sur l'an <span class="smcap">X</span>, +16 provenant de la taxe, la somme totale consacrée à l'entretien des +routes pour l'année courante, devait être de 28 millions. C'était deux +ou trois fois plus qu'on ne leur avait affecté aux époques +antérieures. Aussi les réparations marchaient-elles <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> avec une +grande rapidité, et tout annonçait que, dans le courant de 1802, les +chemins seraient ramenés en France à un état de parfaite viabilité.</p> + +<span class="sidenote">Création de nouvelles routes entre la France et l'Italie, +la France et la Belgique.</span> + +<p>Des ordres étaient donnés pour la création de nouvelles +communications, entre les diverses parties de la France ancienne et +nouvelle. Quatre grandes routes se préparaient entre l'Italie et la +France. Celle du Simplon, mentionnée plusieurs fois, avançait +rapidement. On avait déjà mis la main à celle qui devait réunir le +Piémont et la Savoie par le Mont-Cenis. Une troisième par le +Mont-Genèvre, unissant le Piémont et le midi de la France, était +ordonnée. Les ingénieurs parcouraient les lieux, pour arrêter les +projets. La réparation de la grande route du col de Tende, traversant +les Alpes maritimes, était entreprise. Ainsi la barrière des Alpes +allait se trouver comme abaissée, entre la France et l'Italie, au +moyen de ces quatre voies, praticables pour les plus gros transports +civils et militaires. Le miracle du passage du Saint-Bernard devenait +inutile pour l'avenir, quand il faudrait courir au secours de +l'Italie.</p> + +<span class="sidenote">Canaux de Saint-Quentin, de l'Ourcq, et d'Aigues-Mortes.</span> + +<p>Le canal de Saint-Quentin s'exécutait. Le Premier Consul était allé +voir lui-même le canal de l'Ourcq, et avait ordonné la reprise des +travaux. Le canal d'Aigues-Mortes à Beaucaire, confié à une compagnie, +était en cours d'exécution. Le gouvernement avait encouragé la +compagnie en lui faisant de vastes concessions de terrain. Les ponts +nouveaux sur la Seine, concédés à une association de capitalistes, +étaient presque achevés. Ces nombreuses et belles <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> +entreprises attiraient vivement l'attention publique. Les esprits, +toujours vifs en France, se détournaient avec une sorte d'entraînement +des grandeurs de la guerre vers les grandeurs de la paix.</p> + +<span class="sidenote">Augmentation dans les importations et les exportations +commerciales.</span> + +<p>Déjà pendant l'an <span class="smcap">IX</span> (1800-1801) le commerce avait repris un grand +essor, bien que la guerre maritime eût encore régné pendant tout le +cours de cette année. Les importations qui avaient été en l'an <span class="smcap">VIII</span> de +325 millions seulement, étaient montées en l'an <span class="smcap">IX</span>, à 417. C'était +presque une augmentation d'un quart, dans l'espace d'une seule année. +Cette augmentation était due à deux causes: la consommation rapidement +accrue des denrées coloniales, et l'introduction en quantité +considérable des matières premières, propres aux fabriques, telles que +cotons bruts, laines, huiles: ce qui était le signe évident de la +renaissance de nos manufactures. Les exportations s'étaient ressenties +beaucoup moins de ce mouvement général d'accroissement, parce que +notre commerce extérieur n'était pas encore rétabli en l'an <span class="smcap">IX</span> +(1800-1801), et parce qu'il fallait bien d'ailleurs que la fabrication +des produits en devançât l'exportation. Cependant la somme des +exportations, qui ne s'était élevée en l'an <span class="smcap">VIII</span> qu'à 271 millions, +montait en l'an <span class="smcap">IX</span> à 305. Cette augmentation de 34 millions était due +particulièrement à des sorties extraordinaires de nos vins et de nos +eaux-de-vie, ce qui avait excité à Bordeaux une grande activité +commerciale. On remarquera aussi quelle différence avaient produite, +entre nos exportations et nos importations, ces dix années de guerre +maritime, <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> puisque nous venions de recevoir 417 millions de +valeurs, et que nous n'en avions exporté que 305. Mais la restauration +de nos manufactures devait bientôt combler cette différence.</p> + +<span class="sidenote">Rétablissement de l'industrie des soieries.</span> + +<p>Les soieries du Midi commençaient à refleurir. Lyon, la ville favorite +du Premier Consul, se livrait de nouveau à sa belle industrie. Sur +quinze mille ateliers consacrés autrefois au tissage des soies, il +n'en était resté que deux mille en activité, pendant le temps de nos +troubles. Sept mille étaient déjà rétablis. Lille, Saint-Quentin, +Rouen, participaient au même mouvement, et les ports de mer qui +allaient être débloqués préparaient de nombreux armements. Le Premier +Consul, de son côté, faisait, pour le rétablissement de nos colonies, +des préparatifs dont on verra bientôt l'objet et l'étendue.</p> + +<span class="sidenote">État numérique de la population après la Révolution +française.</span> + +<span class="sidenote">État de l'agriculture.</span> + +<span class="sidenote">Défrichements considérables.</span> + +<p>On avait voulu se rendre compte de l'état dans lequel la Révolution +laissait la France, sous le rapport de l'agriculture et de la +population. Les recherches statistiques, impossibles lorsque des +administrations collectives géraient les affaires provinciales, +étaient devenues praticables depuis l'institution des préfectures et +des sous-préfectures. On avait ordonné des recensements, qui avaient +donné des résultats singuliers, confirmés d'ailleurs par les conseils +généraux de départements, assemblés pour la première fois en l'an <span class="smcap">IX</span>. +Le travail relatif à la population était alors achevé pour 67 +départements, sur les 102, dont la France se composait en 1801. La +population qui, dans ces 67 départements, s'élevait à 21,176,243 +habitants en 1789, s'élevait à 22,297,443 en 1800. <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> C'était +une augmentation de onze cent mille âmes, c'est-à-dire d'environ un +dix-neuvième. Ce résultat peu croyable, s'il n'avait été confirmé par +les déclarations d'une foule de conseils généraux, prouvait qu'après +tout, le mal produit par les grandes révolutions sociales est plus +apparent que réel, sous le rapport matériel du moins, et que bientôt +d'ailleurs le bien efface le mal avec une rapidité prodigieuse. +L'agriculture était en progrès presque partout. La suppression des +capitaineries avait été extrêmement utile dans la plupart des +provinces. Si, en détruisant le gibier, elle avait détruit l'une des +jouissances les plus avouables des classes riches, elle avait d'autre +part délivré l'agriculture de vexations ruineuses. La vente d'une +quantité de grandes terres avait amené des défrichements +considérables, et mis en valeur une partie du sol auparavant +improductive. Beaucoup de biens d'église, passés des mains d'un +usufruitier négligent aux mains d'un propriétaire intelligent et +actif, augmentaient chaque jour la masse des produits agricoles. La +révolution qui s'est faite chez nous dans la propriété territoriale, +et qui, en la divisant en mille mains, a si prodigieusement augmenté +le nombre des propriétaires, ainsi que l'étendue des terrains +cultivés, cette révolution s'accomplissait dans ce moment, et donnait +déjà des résultats immenses. Sans doute les procédés de la culture +n'étaient pas encore sensiblement améliorés, mais l'exploitation du +sol s'était étendue d'une manière extraordinaire.</p> + +<span class="sidenote">Répression des désordres dans l'administration des forêts.</span> + +<p>Les forêts, soit de l'État, soit des communes, se ressentaient du +désordre administratif des derniers <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> temps. C'était un des +objets auxquels il était urgent de pourvoir, car on défrichait les +terres plantées en bois et on ne respectait ni les propriétés de +l'État ni celles des particuliers. L'administration des finances, +saisie d'une grande quantité de forêts par la confiscation des biens +des émigrés, ne savait pas encore les surveiller et les exploiter avec +avantage. Beaucoup de propriétaires, ou absents, ou intimidés, +abandonnaient la défense des bois dont ils étaient possesseurs, les +uns réellement, les autres fictivement pour le compte des familles +proscrites. C'était la conséquence d'un état de choses qui allait +heureusement cesser. Le Premier Consul avait donné à la conservation +de la richesse forestière de la France une attention particulière, et +avait déjà commencé à rétablir l'ordre, et le respect des propriétés. +Un code rural était demandé partout, afin de prévenir les dommages +causés par les troupeaux.</p> + +<span class="sidenote">Résultats remarquables de l'institution des préfets et des +sous-préfets.</span> + +<p>La nouvelle institution des préfets et des sous-préfets, créée par la +loi de pluviôse an <span class="smcap">VIII</span>, avait produit des résultats immédiats. Au +désordre, à la négligence des administrations collectives, avaient +succédé la régularité, la promptitude d'exécution, conséquences +prévues et nécessaires de l'unité du pouvoir. Les affaires de l'État +et des communes en avaient également profité, car elles avaient enfin +trouvé des agents qui s'en occupaient avec une application suivie. La +confection des rôles et la perception de l'impôt, autrefois si +négligées, n'étaient en retard nulle part. On commençait aussi à +mettre de l'ordre dans les revenus et les dépenses <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> des +communes. Cependant plusieurs parties de leur administration étaient +encore en souffrance. Les hôpitaux, par exemple, étaient tombés dans +un état déplorable. L'anéantissement d'une portion de leurs revenus, +par la vente de leurs biens, par la privation de beaucoup de +perceptions abolies, les réduisaient à la plus extrême détresse. On +avait, pour quelques villes, imaginé l'octroi, et essayé en petit le +rétablissement des contributions indirectes. Mais ces octrois, encore +mal assis, n'étaient ni suffisants ni assez généralement employés. Le +service des enfants trouvés se ressentait aussi de la perturbation +générale. On voyait une quantité d'enfants abandonnés, que la charité +publique ne recueillait plus, ou qui étaient confiés à de malheureuses +nourrices, dont les gages n'étaient point payés. On redemandait +presque partout les anciennes sœurs hospitalières, pour le service +des hôpitaux.</p> + +<span class="sidenote">Soins donnés aux registres de l'État civil.</span> + +<p>Les registres de l'état civil, enlevés aux prêtres et confiés aux +officiers municipaux, étaient fort mal tenus. Il fallait, pour mettre +l'ordre dans cette partie de l'administration, si importante pour +l'état des familles, non-seulement le zèle et la vigilance des +administrateurs, mais l'amélioration de la loi, encore insuffisante ou +mal faite. C'était l'un des objets que devait régler le Code civil, +actuellement en discussion au Conseil d'État.</p> + +<span class="sidenote">Conseillers d'État envoyés en tournée.</span> + +<p>On se plaignait de la trop grande division des communes, de leur +nombre infini, et on demandait la réunion de beaucoup d'entre elles. +Cette belle administration française, qui maintenant est <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> +achevée, et surpasse en régularité, en précision, en vigueur, toutes +les administrations de l'Europe, s'organisait ainsi rapidement, sous +la main créatrice et toute-puissante du Premier Consul. Il avait +imaginé un moyen des plus efficaces pour être instruit de tout, et +pour apporter à cette vaste machine les perfectionnements dont elle +était susceptible. Il avait chargé quelques-uns des conseillers +d'État, les plus capables, de parcourir la France, et d'observer sur +les lieux mêmes la marche de l'administration. Ces conseillers, +arrivés dans les départements principaux, y appelaient les préfets des +départements voisins, les chefs des divers services, et y tenaient des +conseils, dans lesquels on leur révélait les difficultés qui n'avaient +pu être prévues d'avance, les obstacles inattendus qui surgissaient de +la nature des choses, les lacunes des lois ou des règlements qu'on +avait faits depuis dix ans. Ils examinaient en même temps si cette +hiérarchie de préfets, sous-préfets, maires, fonctionnait avec ordre +et facilité; si les individus étaient bien choisis, s'ils se +montraient pénétrés des intentions du gouvernement, s'ils étaient, +comme lui, fermes, laborieux, impartiaux, dégagés de tout esprit de +parti. Ces tournées produisaient le meilleur effet. Les conseillers en +mission stimulaient le zèle des fonctionnaires, et rapportaient au +Conseil d'État des lumières utiles, soit pour la décision des affaires +courantes, soit pour la confection ou le perfectionnement des +règlements administratifs. Encouragés surtout par l'énergie du +Premier Consul, ils <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> n'hésitaient pas à lui dénoncer les +agents ou faibles, ou incapables, ou animés d'un mauvais esprit.</p> + +<p>La sollicitude du Premier Consul ne se bornait pas à cette revue du +pays par les conseillers d'État en tournée. Les nombreux aides-de-camp +dépêchés par lui, tantôt aux armées, tantôt dans les ports de mer, +pour y communiquer l'énergie de ses volontés, avaient ordre, chemin +faisant, de tout observer, et de tout rapporter à leur général. Les +colonels Lacuée, Lauriston, Savary, envoyés à Anvers, Boulogne, Brest, +Rochefort, Toulon, Gênes, Otrante, avaient mission à leur retour de +s'arrêter dans chaque lieu, de voir, d'écouter, et de prendre des +notes sur toutes choses: état des routes, mouvement des affaires +commerciales, conduite des fonctionnaires, vœux des populations, +opinion publique. Aucun n'y manquait, aucun ne craignait de dire la +vérité à un chef juste et tout-puissant. Ce chef, qui ne songeait +alors qu'à faire le bien, parce que ce bien, infini dans son étendue +et sa diversité, suffisait pour absorber l'ardeur de son âme, +accueillait avec empressement la vérité qu'il avait provoquée, et en +faisait courageusement son profit, soit qu'il fallût frapper un +fonctionnaire coupable, réparer une lacune dans les institutions +nouvelles, ou porter son attention sur un objet qui avait échappé +jusqu'alors à ses infatigables regards<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Lien vers la note 17"><span class="smaller">[17]</span></a>.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> + +<span class="sidenote">Discussion du Code civil dans le sein du Conseil d'État.</span> + +<p>Un spectacle frappait en ce moment tous les yeux, c'était la +discussion du Code civil dans le sein du Conseil d'État. Le besoin de +ce code était certainement le plus urgent des besoins de la France. +L'ancienne législation civile, composée de droit féodal, de droit +coutumier, de droit romain, ne convenait plus à une société +révolutionnée de fond en comble. Les anciennes lois sur le mariage, +celles qu'on avait improvisées depuis sur le divorce et les +successions, ne convenaient ni au nouvel état de la société, ni à +<span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> un ordre de choses moral et régulier. Une commission, +composée de MM. Portalis, Tronchet, Bigot de Préameneu et Malleville, +avait rédigé un projet de Code civil. Ce projet avait été envoyé à +tous les tribunaux, pour qu'ils en fissent l'objet de leur examen et +de leurs observations. En conséquence de cet examen et de ces +observations, le projet avait été modifié, et soumis enfin au Conseil +d'État, qui venait de le discuter article par article, pendant +plusieurs mois. Le Premier Consul, assistant à chacune de ces +séances, <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> avait déployé, en les présidant, une méthode, une +clarté, souvent une profondeur de vues, qui étaient pour tout le monde +un sujet de surprise. Habitué à diriger des armées, à gouverner des +provinces conquises, on n'était pas étonné de le trouver +administrateur, car cette qualité est indispensable à un grand +général; mais la qualité de législateur avait chez lui de quoi +surprendre. Son éducation sous ce rapport avait été promptement faite. +S'intéressant à tout parce qu'il comprenait tout, il avait demandé au +consul Cambacérès quelques livres de <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> droit, et notamment les +matériaux préparés sous la Convention pour la rédaction du nouveau +Code civil. Il les avait dévorés, comme ces livres de controverse +religieuse dont il s'était pourvu, lorsqu'il s'occupait du Concordat. +Bientôt, classant dans sa tête les principes généraux du droit civil, +joignant à ces quelques notions rapidement recueillies, sa profonde +connaissance de l'homme, sa parfaite netteté d'esprit, il s'était +rendu capable de diriger ce travail si important, et il avait même +fourni à la discussion une large part d'idées justes, neuves, +profondes. Quelquefois une connaissance insuffisante de <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> ces +matières, l'exposait à soutenir des idées étranges; mais il se +laissait bientôt ramener au vrai par les savants hommes qui +l'entouraient, et il était leur maître à tous, quand il fallait tirer, +du conflit des opinions contraires, la conclusion la plus naturelle et +la plus raisonnable. Le principal service que rendait le Premier +Consul, c'était d'apporter à l'achèvement de ce beau monument, un +esprit ferme, une volonté de travail soutenue, et par là de vaincre +les deux grandes difficultés devant lesquelles on avait échoué +jusqu'alors, la diversité infinie des opinions, et l'impossibilité de +travailler avec suite, au milieu des agitations du temps. Quand la +discussion, comme il arrivait souvent, avait été longue, diffuse, +obstinée, le Premier Consul savait la résumer, la trancher d'un mot, +et, de plus, il obligeait tout le monde à travailler en travaillant +lui-même des journées entières. On imprimait et on publiait le +procès-verbal de ces séances remarquables. Cependant, avant de le +livrer au <i>Moniteur</i>, le consul Cambacérès avait soin de le revoir, et +de supprimer ce qui pouvait n'être pas convenable à publier, soit que +le Premier Consul eût émis des opinions quelquefois singulières, ou +traité des questions de mœurs avec une familiarité de langage qui +ne devait pas aller au delà de l'enceinte d'un conseil intime. Il ne +restait donc dans les procès-verbaux que la pensée quelquefois +rectifiée, souvent décolorée, mais toujours frappante, du Premier +Consul. Le public en était saisi, et s'habituait à le considérer comme +l'unique auteur de ce qui se faisait de bon et de grand en <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> +France. Il prenait même une sorte de plaisir à voir législateur celui +qu'il avait vu générai, diplomate, administrateur, et constamment +supérieur dans ces rôles si divers.</p> + +<p>Le premier livre du Code civil était achevé, et c'était un des projets +nombreux qui allaient être soumis au Corps Législatif. La pacification +de la France et sa réorganisation intérieure marchaient donc du même +pas. Bien que tout le mal ne fût pas réparé, que tout le bien ne fût +pas accompli, cependant la comparaison du présent avec le passé +remplissait les âmes de satisfaction et d'espérance. Tout le bien +accompli, on l'attribuait au Premier Consul, et on avait raison, car, +d'après le témoignage de son collaborateur assidu, le consul +Cambacérès, il dirigeait l'ensemble, soignait lui-même les détails, et +<i>faisait encore plus dans chaque partie, que ceux à qui elle était +spécialement confiée</i>.</p> + +<span class="sidenote">Spectacle que présentait la France à la fin de 1801.</span> + +<p>L'homme qui a régi la France de 1799 à 1815, a eu dans sa carrière des +jours de gloire enivrants, sans doute; mais certainement ni lui ni la +France, qu'il avait séduite, n'ont traversé des jours pareils, des +jours où la grandeur fût accompagnée de plus de sagesse, et surtout de +cette sagesse qui fait espérer la durée. Il venait de donner, après la +victoire, la paix la plus belle, et celle qu'il n'a jamais obtenue +depuis la paix maritime; il avait donné après le chaos l'ordre le plus +complet; il avait laissé encore une certaine liberté, non pas toute la +liberté désirable, mais celle du moins qui était possible le +lendemain <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> d'une révolution sanglante; il n'avait fait à tous +les partis que du bien; excepté la déportation des cent et quelques +prescripteurs révolutionnaires frappés sans jugement après la machine +infernale, il avait respecté les lois; et cet acte lui-même, coupable +parce qu'il était illégal, on n'y pensait pas dans cette immensité de +bien. L'Europe enfin, réconciliée avec la République, sentant sans le +dire qu'elle avait eu tort en voulant se mêler d'une révolution qui ne +la regardait pas, et que la grandeur inouïe de la France était la +juste conséquence d'une agression injuste, héroïquement repoussée, +l'Europe venait avec empressement déposer ses hommages aux pieds du +Premier Consul, heureuse de pouvoir dire, pour sa dignité, qu'elle ne +faisait la paix qu'avec un révolutionnaire plein de génie, +restaurateur glorieux des principes sociaux.</p> + +<p>Certes il fallait s'en tenir aux merveilles de ces premiers temps, et +l'histoire, en parlant de ce règne, eût dit que rien de plus grand, de +plus complet ne s'était vu sur la terre. Tout cela était écrit sur le +visage empressé, admirateur, de ces hommes de tous les rangs, de +toutes les nations, qui se pressaient autour du Premier Consul. Une +affluence extraordinaire d'étrangers étaient accourus à Paris, pour +voir la France, pour voir le général Bonaparte; et la plupart d'entre +eux se faisaient présenter à lui par les ministres de leur +gouvernement. Sa cour, car il s'en était fait une, sa cour était à la +fois militaire et civile, sévère et élégante. Il y avait ajouté +quelque chose depuis l'année précédente; il avait composé une +<span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> maison militaire pour lui et les Consuls, et donné un +entourage princier à madame Bonaparte.</p> + +<span class="sidenote">Organisation de la garde consulaire, depuis garde +impériale.</span> + +<span class="sidenote">Nouvelle organisation de la maison civile du Premier +Consul.</span> + +<span class="sidenote">Sœurs du Premier Consul.</span> + +<p>La garde consulaire avait été formée de quatre bataillons +d'infanterie, forts de douze cents hommes chacun, les uns de +grenadiers, les autres de chasseurs, et de deux régiments de +cavalerie, le premier de grenadiers à cheval, le second de chasseurs à +cheval. Les uns et les autres étaient composés des plus beaux, des +plus vaillants soldats de l'armée. Une artillerie nombreuse et bien +servie complétait cette garde, et en faisait une véritable division de +guerre, pourvue de toutes armes, s'élevant à environ six mille hommes. +Un brillant état-major commandait cette troupe superbe. Il y avait un +colonel par bataillon, et un général de brigade par deux bataillons +réunis. Quatre lieutenants-généraux, un d'infanterie, un de cavalerie, +un d'artillerie, un du génie, commandaient alternativement le corps +entier, pendant une décade, et faisaient le service auprès des +Consuls. C'était un corps d'élite, dans lequel les meilleurs soldats +trouvaient une récompense de leur bonne conduite, qui entourait le +gouvernement d'un éclat conforme à son caractère guerrier, et qui, le +jour des batailles, offrait une réserve invincible. On se souvient que +le bataillon des grenadiers de la garde consulaire avait presque sauvé +l'armée à Marengo. À cet état-major particulier de la garde consulaire +le Premier Consul avait ajouté un gouverneur militaire pour le palais +des Tuileries, accompagné de deux officiers d'état-major, sous le +titre d'adjudants. Ce gouverneur était l'aide-de-camp Duroc, toujours +employé dans les <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> missions délicates. Aucun officier n'était +plus propre à faire régner dans le palais du gouvernement l'ordre et +la bienséance, qui convenaient aux goûts du Premier Consul, et à +l'esprit du temps. Il fallait tempérer cet appareil tout militaire, +par un certain appareil civil. Un conseiller d'État, M. Benezech, +avait été chargé pendant la première année de présider aux réceptions, +et d'accueillir avec les égards convenables, soit les ministres +étrangers, soit les grands personnages admis auprès des Consuls. +Quatre officiers civils, sous le titre de préfets du palais, +remplacèrent dans cet office le conseiller d'État Benezech. Quatre +dames du palais furent données à madame Bonaparte, pour l'aider à +faire les honneurs du salon du Premier Consul. Dès qu'il fut connu que +cette nouvelle organisation du palais se préparait, de nombreuses +prétentions s'élevèrent, même parmi les familles appartenant à ce +qu'on appelait l'ancien régime. Ce ne fut pas encore la haute +noblesse, celle qui remplissait autrefois les appartements de +Versailles, qui se présenta pour solliciter: le moment de se soumettre +n'était pas venu pour elle. Ce furent toutefois des familles +distinguées du temps passé, n'ayant point marqué dans l'émigration, et +se rapprochant les premières d'un gouvernement puissant, qui, par sa +gloire, rendait le service; auprès de lui honorable pour tout le +monde. Le général Bonaparte choisit pour préfets du palais M. +Benezech, qui en avait déjà rempli les fonctions, MM. Didelot et de +Luçay, sortis de l'ancienne finance, M. de Rémusat, de la +magistrature. <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> Les quatre dames du palais, chargées d'en faire +les honneurs à côté de madame Bonaparte, furent mesdames de Luçay, de +Lauriston, de Talhouet et de Rémusat. Les personnages les plus +dénigrants des salons émigrés de Paris, n'avaient rien à dire quant à +la convenance de ces choix; et les hommes raisonnables, qui ne veulent +des cours que ce que la bienséance rend nécessaire, n'avaient point à +critiquer cette organisation militaire et civile. Il faut, en effet, +dans une république comme dans une monarchie, garder le palais des +chefs de l'État, et l'entourer de l'appareil imposant de la force +publique; il faut, dans l'intérieur de ce palais, des hommes, des +femmes, choisis, qui en fassent des honneurs soit aux étrangers +illustres, sort aux citoyens distingués qui sont admis auprès des +premiers magistrats de la république. Dans cette mesure, la cour du +Premier Consul était imposante et digne. Elle recevait une certaine +grâce de sa femme et de ses sœurs, toutes remarquables ou par les +manières, ou par l'esprit, ou par la beauté. Nous avons parlé ailleurs +des frères du Premier Consul; c'est le moment de faire connaître ses +sœurs. La sœur aînée du Premier Consul, madame Élisa Bacciochi, +peu remarquable par la figure, l'était beaucoup par l'esprit, et +attirait autour d'elle les hommes de lettres les plus distingués du +temps, tels que MM. Suard, Morellet, Fontanes. La seconde, Caroline +Murat, qui avait épousé le général de ce nom, ambitieuse et belle, +enivrée de la fortune de son frère, cherchant à en attirer sur elle +et sur son <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> époux la meilleure part, était l'une des femmes de +cette cour nouvelle, qui lui donnaient le plus de mouvement et +d'élégance. La troisième, Pauline Bonaparte, celle qui avait épousé le +général Leclerc, et qui épousa depuis un prince Borghèse, était l'une +des plus belles personnes de son temps. Elle n'avait pas encore +provoqué la médisance, autant qu'elle le fit plus tard, et, si sa +conduite inconsidérée affligeait quelquefois son frère, la tendresse +passionnée qu'elle ressentait pour lui, le touchait, et désarmait sa +sévérité. Madame Bonaparte les dominait toutes par sa position +d'épouse du Premier Consul, et charmait par sa bonne grâce les +Français et les étrangers admis dans le palais du gouvernement. Les +rivalités inévitables, et déjà visibles, entre les membres de cette +famille si voisine du trône, étaient contenues par le général +Bonaparte, qui, tout en aimant ses proches, traitait avec une rudesse +militaire ceux qui troublaient la paix qu'il voulait voir régner +autour de lui.</p> + +<span class="sidenote">Mariage d'Hortense de Beauharnais avec Louis Bonaparte.</span> + +<p>Un événement de quelque importance venait de se passer dans la famille +consulaire, c'était le mariage d'Hortense de Beauharnais, avec Louis +Bonaparte. Le Premier Consul, qui chérissait tendrement les deux +enfants de sa femme, avait voulu marier Hortense de Beauharnais avec +Duroc, croyant qu'un penchant réciproque rapprochait ces deux jeunes +cœurs; mais ce mariage, peu favorisé par madame Bonaparte, ne +s'était pas réalisé. Madame Bonaparte, toujours tourmentée par la +crainte <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> d'un divorce, depuis qu'elle n'espérait plus avoir +des enfants, imagina de marier sa propre fille avec l'un des frères de +son époux, se flattant que les enfants qui naîtraient de cette union, +tenant par deux liens à la fois au nouveau chef de la France, +pourraient lui servir d'héritiers. Joseph Bonaparte était marié; +Lucien vivait d'une manière peu régulière, et se conduisait en ennemi +de sa belle-sœur; Jérôme expiait sur la flotte quelques écarts de +jeunesse. Louis était le seul propre aux vues de madame Bonaparte. +Elle le choisit. Il était sage, instruit, mais morose, et peu assorti +par le caractère à la femme qu'on lui destinait. Le Premier Consul, +qui en jugeait ainsi, résista d'abord, céda ensuite, et consentit à un +mariage, qui ne devait pas faire le bonheur des deux époux, mais qui +faillit un instant donner des héritiers à l'empire du monde.</p> + +<p>La bénédiction nuptiale fut donnée par le cardinal Caprara, et dans +une maison particulière, ainsi qu'on faisait alors pour toutes les +cérémonies du culte, quand c'étaient des prêtres <i>insermentés</i> qui +officiaient. Par la même occasion, on donna cette bénédiction au +général Murat et à sa femme Caroline, lesquels ne l'avaient pas encore +reçue, comme beaucoup d'autres maris et femmes de ce temps, dont le +mariage n'avait été contracté que devant le magistrat civil. Le +général Bonaparte et Joséphine étaient dans le même cas. Celle-ci +pressa vivement son mari d'ajouter le lien religieux au lien civil qui +les unissait déjà; mais, soit prévoyance, soit crainte d'avouer au +public le contrat incomplet <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> qui le liait à madame Bonaparte, +le Premier Consul ne voulut pas y consentir.</p> + +<p>Telle était alors la famille consulaire, depuis famille impériale. Ces +personnages, tous remarquables à divers titres, heureux de la gloire +et de la prospérité du chef qui faisait leur grandeur, contenus par +lui, et point encore gâtés par la fortune, présentaient un spectacle +intéressant, qui n'affligeait pas les yeux comme cette cour +directoriale, dont le directeur Barras avait fait les honneurs pendant +plusieurs années. Si quelques Français envieux ou dédaigneux, qui +souvent étaient ses obligés, la poursuivaient de leurs sarcasmes, les +étrangers, plus justes, lui payaient un tribut de curiosité et +d'éloges.</p> + +<p>Une fois par décade, comme nous l'avons dit ailleurs, le Premier +Consul recevait les ambassadeurs et les étrangers, qui lui étaient +présentés par les ministres de leur nation. Il parcourait les rangs de +l'assemblée toujours nombreuse, suivi de ses aides-de-camp. Madame +Bonaparte venait après lui, accompagnée des dames du palais. C'était +le même cérémonial qu'on observait dans les autres cours, avec un +moindre cortége d'aides-de-camp et de dames d'honneur, mais avec +l'incomparable éclat qui entourait le général Bonaparte. Deux fois par +décade il invitait à dîner les personnages éminents de la France et de +l'Europe, et une fois par mois il donnait dans la galerie de Diane un +repas, auquel cent conviés étaient quelquefois appelés. Ces jours-là +il tenait cercle aux Tuileries dans la soirée, <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> et admettait +auprès de lui les hauts fonctionnaires, les ambassadeurs, les +personnes de la haute société française qui se rapprochaient du +gouvernement. Portant toujours le calcul dans les moindres choses, il +prescrivait à sa famille certains costumes, pour en rendre l'usage +général par l'imitation. Il ordonnait, l'habit de soie, pour faire +revivre autant que possible les soieries de Lyon. Il recommandait à sa +femme l'étoffe connue sous le nom de <i>linon</i>, afin de favoriser les +fabriques de Saint-Quentin<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Lien vers la note 18"><span class="smaller">[18]</span></a>. Quant à lui, simple entre tous, il +portait un modeste habit de chasseur de la garde consulaire. Il avait +obligé ses collègues à porter l'habit brodé de consul, et à tenir +cercle chez eux, pour y répéter, quoique avec moins d'éclat, ce qui se +faisait aux Tuileries.</p> + +<span class="sidenote">Paris pendant l'hiver de 1801 à 1802.</span> + +<p>Cet hiver de 1801 à 1802 (an <span class="smcap">X</span>) fut extrêmement brillant, par la +satisfaction qui régnait dans toutes les classes, les unes heureuses +de rentrer en France, les autres de jouir enfin d'une entière +sécurité, les autres d'entrevoir dans la paix maritime <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> des +perspectives illimitées de prospérité commerciale. Les étrangers +contribuèrent par leur affluence à l'éclat des fêtes de l'hiver. Parmi +les personnages qui parurent à Paris à cette époque, il y en eut deux +qui attirèrent l'attention générale: l'un était un Anglais illustre, +l'autre un émigré dont le nom avait autrefois occupé la renommée.</p> + +<span class="sidenote">Voyage de M. Fox à Paris.</span> + +<p>L'Anglais illustre était M. Fox, l'orateur le plus éloquent de +l'Angleterre; l'émigré fameux était M. de Calonne, l'ancien ministre +des finances, dont l'esprit facile et fertile en expédients, sut +cacher quelques instants, aux yeux de la cour de Versailles, l'abîme +vers lequel elle marchait à grands pas. M. Fox éprouvait une véritable +impatience de voir l'homme pour lequel, malgré son patriotisme +britannique, il se sentait un penchant irrésistible. Il vint à Paris +immédiatement après la signature des préliminaires de paix, et fut +présenté au Premier Consul par le ministre d'Angleterre. Il venait +pour voir la France et son chef, mais aussi pour compulser nos +archives diplomatiques, car le grand orateur whig occupait alors ses +loisirs en écrivant l'histoire des deux derniers Stuarts. Le Premier +Consul donna des ordres pour que toutes les archives fussent ouvertes +à M. Fox, et lui fit un accueil qui aurait suffi pour ramener un +ennemi, mais qui charma un ami qu'il s'était acquis par sa seule +gloire. Le Premier Consul mit avec ce généreux étranger toute +étiquette de côté, l'introduisit dans son intimité, eut avec lui de +longs et fréquents entretiens, et sembla vouloir faire, dans sa +personne, la conquête du peuple anglais <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> lui-même. Souvent +cependant ils furent d'un avis différent. M. Fox était doué de cette +imagination vive, qui fait les orateurs entraînants, mais son esprit +n'était ni positif ni pratique. Il était plein de nobles illusions, +que le Premier Consul, quoiqu'il eût autant d'imagination que de +profondeur d'esprit, n'avait jamais partagées, ou du moins ne +partageait plus. Le jeune général Bonaparte était désenchanté, comme +on l'est après une révolution commencée au nom de l'humanité, et +naufragée dans le sang. Il n'avait conservé en lui qu'un seul des +premiers enchantements de la Révolution, celui de la grandeur, et le +poussait à l'excès. Il était trop peu libéral pour plaire au chef des +whigs, et trop ambitieux pour plaire à un Anglais. L'un et l'autre se +froissèrent donc quelquefois par des opinions contraires. M. Fox fit +sourire le Premier Consul par une naïveté, par une inexpérience, +singulières chez un homme qui comptait près de soixante ans. Le +Premier Consul effraya quelquefois le patriotisme britannique de M. +Fox, par la grandeur de ses desseins trop peu dissimulés. Cependant +ils se convinrent tous deux par l'esprit et par le cœur, et furent +enchantés l'un de l'autre. Le Premier Consul mit un soin infini à +faire voir à M. Fox Paris tout entier, et quelquefois voulut +l'accompagner lui-même dans les établissements publics. Il y avait +alors une exposition des produits de l'industrie française, qui était +la seconde depuis la Révolution. Tout le monde était surpris des +progrès de nos manufactures, lesquelles, au milieu du trouble +général, participant cependant à la commotion imprimée <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> aux +esprits, avaient inventé une quantité de perfectionnements et de +procédés nouveaux. Les étrangers en paraissaient vivement frappés, +surtout les Anglais, bons juges en cette matière. Le Premier Consul +conduisit M. Fox dans les salles de cette exposition, qui avaient été +disposées dans la cour du Louvre, et jouit quelquefois de la surprise +de son hôte illustre. M. Fox, au milieu des caresses dont il était +l'objet, laissa échapper une saillie qui honore les sentiments et +l'esprit de ce noble personnage, et qui prouve que chez lui la justice +envers la France se conciliait avec le patriotisme le plus +susceptible. Il y avait dans une des salles du Louvre un globe +terrestre, fort grand, fort beau, destiné au Premier Consul, et +artistement construit. Un des personnages qui suivaient le Premier +Consul, faisant tourner ce globe, et posant la main sur l'Angleterre, +dit assez maladroitement que l'Angleterre occupait bien peu de place +sur la carte du monde.—Oui, s'écria M. Fox avec vivacité; oui, c'est +dans cette île si petite que naissent les Anglais, et c'est dans cette +île qu'ils veulent tous mourir; mais, ajouta-t-il en étendant les bras +autour des deux Océans et des deux Indes, mais pendant leur vie ils +remplissent ce globe entier, et l'embrassent de leur puissance.—Le +Premier Consul applaudit à cette réponse pleine de fierté et +d'à-propos.</p> + +<span class="sidenote">M. de Calonne à Paris.</span> + +<p>Le personnage qui, après M. Fox, occupait le plus l'attention +publique, était M. de Calonne. C'est le prince de Galles qui avait +sollicité et obtenu pour lui la permission de reparaître à Paris. M. +de Calonne <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> tenait depuis son arrivée un langage fort +inattendu, et qui faisait sensation parmi les royalistes. Il ne +voulait pas servir, disait-il, le gouvernement nouveau. Il ne le +pouvait pas, attaché comme il l'avait été à la maison de Bourbon; mais +il devait dire la vérité à ses amis. Personne en Europe n'était +capable de tenir tête au Premier Consul: généraux, ministres, rois, +étaient ses inférieurs et ses dépendants. Les Anglais avaient passé +pour lui de la haine à l'enthousiasme. Ce sentiment existait dans +toutes les classes de la population britannique, et il y était extrême +comme le sont tous les sentiments chez les Anglais. Il ne fallait donc +pas compter sur l'Europe pour renverser le général Bonaparte. Il ne +fallait pas non plus déshonorer la cause royaliste, par d'odieux +complots, qui remplissaient d'horreur les honnêtes gens du monde +entier. Il fallait se soumettre, tout espérer du temps, et de la +double difficulté de gouverner la France sans la royauté, de fonder +une royauté sans la famille de Bourbon. Les vicissitudes infinies des +révolutions pouvaient seules faire naître des chances qui n'existaient +pas aujourd'hui en faveur des princes exilés. Mais, quoi qu'il +arrivât, il fallait tout attendre de la France seule, de la France +éclairée, revenue à de meilleurs sentiments, mais rien de l'étranger +ni des conspirations. Ce langage singulier à force de sagesse, surtout +dans la bouche de M. de Calonne, causait un véritable étonnement, et +faisait croire que M. de Calonne ne serait pas long-temps sans entrer +en relations avec le gouvernement consulaire. Il avait vu le consul +Lebrun, qui recevait <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> les royalistes du consentement du +Premier Consul, et s'était entretenu avec lui des affaires de la +France. On disait même qu'il allait devenir pour les finances, ce que +M. de Talleyrand était pour la diplomatie, le grand seigneur rallié, +prêtant son expérience, l'influence de son nom, au génie du Premier +Consul. Il n'en était rien cependant. Il fallait au Premier Consul +moins d'éclat d'esprit, mais plus d'application que n'en avait montré +M. de Calonne, et il avait trouvé ce qu'il lui fallait dans M. Gaudin, +qui avait introduit un ordre parfait dans nos finances. Néanmoins, sur +ce simple bruit, une foule de solliciteurs, récemment rentrés en +France, et voulant suppléer à leur fortune par des emplois, avaient +entouré M. de Calonne, pensant qu'ils ne pouvaient pas choisir auprès +du nouveau gouvernement un introducteur plus convenable, et qui +justifiât mieux par son exemple leur adhésion au Premier Consul<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Lien vers la note 19"><span class="smaller">[19]</span></a>.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> + +<span class="sidenote">Redoublement d'opposition dans certains corps de l'État +contre la politique du Premier Consul.</span> + +<p>Qui croirait qu'en présence de tant de bien, ou déjà fait, ou prêt à +se faire, il pût s'élever une opposition, et surtout une opposition +vive? Il s'en préparait une cependant, et des plus violentes, contre +les œuvres les meilleures du Premier Consul. Ce n'était pas dans +les partis violents, radicalement opposés au gouvernement du Premier +Consul, royalistes ou révolutionnaires, que cette opposition se +préparait, mais dans le parti même qui avait désiré, secondé le +renversement du Directoire comme insuffisant, et appelé un +gouvernement nouveau, qui fût à la fois habile et ferme. Les +révolutionnaires subalternes, hommes de désordre et de sang, étaient +contenus, soumis ou déportés, et s'enfonçaient chaque jour davantage +dans leur obscurité, pour n'en plus sortir. Les scélérats du <span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> +royalisme, depuis la machine infernale, avaient besoin de reprendre +haleine, et se tenaient en repos. On venait d'ailleurs de faire passer +par les armes une partie de ceux qui infestaient les grandes routes. +Les royalistes de haut parage, tenant toujours des discours +impertinents dans les salons de Paris, laissaient déjà voir néanmoins +le penchant qui les amena plus tard à jouer, les hommes le rôle de +chambellans, les femmes celui de dames d'honneur, dans le palais des +Tuileries, que les Bourbons n'habitaient plus.</p> + +<span class="sidenote">Division dans le parti révolutionnaire modéré qui avait +fait le 18 brumaire.</span> + +<p>Mais le parti révolutionnaire modéré, appelé à composer le nouveau +gouvernement, était divisé, comme il arrive à tout parti victorieux +qui veut fonder un gouvernement, et qui se divise sur la manière de +le constituer. Dès les premiers jours du <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> Consulat, ce parti, +qui avait concouru de diverses manières au 18 brumaire, avait paru +partagé en deux tendances contraires: l'une, consistant à faire +aboutir la Révolution à une république démocratique et modérée, comme +celle que Washington venait d'établir en Amérique; l'autre, à la faire +aboutir à une monarchie, ressemblant plus ou moins à la monarchie +anglaise, et, s'il le fallait même, à l'ancienne monarchie française, +moins les préjugés d'autrefois, moins le régime féodal, plus la +grandeur. On entrait dans la troisième année du gouvernement +consulaire, et, suivant l'usage, les deux tendances allaient +s'exagérant par la contradiction même. Les uns redevenaient presque +des révolutionnaires violents, envoyant ce qui se faisait, en voyant +l'autorité du Premier Consul s'accroître, les idées monarchiques se +répandre, une cour se former aux Tuileries, le culte catholique +restauré ou prêt à l'être, les émigrés rentrer en foule. Les autres +devenaient presque des royalistes d'autrefois, tant ils étaient +pressés de réagir, et de refaire une monarchie, tant ils étaient +disposés à s'accommoder même d'un despotisme éclairé, pour tout +résultat de la Révolution. En fait de despotisme éclairé, celui qui +s'élevait en ce moment en France, avait tant de génie, procurait un si +doux repos, que la séduction était grande. Cependant la contradiction +était poussée à ce point de part et d'autre, qu'une crise devait +bientôt s'ensuivre.</p> + +<p>Le Tribunat, agité les sessions précédentes, tantôt pour des lois de +finances, tantôt pour les tribunaux <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> spéciaux, l'était cette +année bien davantage, à l'aspect de tout ce qui se passait, à la vue +de ce gouvernement marchant si vite à son but. Le Concordat surtout +l'indignait comme Pacte le plus contre-révolutionnaire qui se pût +imaginer. Le Code civil n'était pas, suivant lui, assez conforme à +l'égalité. Ces traités de paix eux-mêmes, qui contenaient la grandeur +de la France, lui déplaisaient dans leur rédaction, comme on le verra +bientôt.</p> + +<span class="sidenote">Résultats de la constitution de M. Sieyès.</span> + +<span class="sidenote">Jalousie entre les divers corps de l'État.</span> + +<p>M. Sieyès, en voulant empêcher toute agitation au moyen de ses +précautions constitutionnelles, n'en avait, comme on le voit, empêché +aucune, car les constitutions ne créent pas les passions humaines et +ne sauraient les détruire; elles ne sont que la scène sur laquelle ces +passions se produisent. En plaçant tout le sérieux, toute l'activité +des affaires dans le Conseil d'État; le bruit, la parole, la critique +vaine dans le Tribunat; en réduisant celui-ci au rôle de plaider pour +ou contre les actes du gouvernement, devant un Corps Législatif réduit +à répondre par oui ou par non; en plaçant au-dessus un Sénat oisif, +qui, à de grands intervalles, élisait les hommes, chargés de jouer ces +deux rôles assez vains dans les deux assemblées législatives; en +choisissant le personnel du gouvernement dans le même sens; en plaçant +les hommes propres aux affaires dans le Conseil d'État, les hommes +propres à la parole, enclins au bruit, dans le Tribunat, les fatigués +obscurs dans le Corps Législatif, les fatigués d'un ordre élevé dans +le Sénat, M. Sieyès n'avait guère empêché les passions du temps +d'éclater; il y avait <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> même ajouté, il faut le dire, une +certaine jalousie des corps entre eux. Le Tribunat sentait la vanité +déclamatoire de son rôle; le Corps Législatif sentait le ridicule de +son silence, et contenait d'ailleurs beaucoup d'anciens prêtres sortis +des ordres, organisés par l'abbé Grégoire en une opposition +silencieuse, mais gênante. Le Sénat lui-même, dont M. Sieyès avait +voulu faire un vieillard opulent et tranquille, n'était pas aussi +tranquille qu'il l'avait supposé. Ce corps était quelque peu ennuyé de +sa dignité oisive, car les sénateurs étaient privés de fonctions +publiques, et leur puissance électorale, si rarement exercée, était +loin d'occuper leur temps. Tous ensemble jalousaient le Conseil +d'État, qui partageait seul avec le Premier Consul la gloire des +grandes choses qui s'accomplissaient chaque jour.</p> + +<p>Ainsi, cette société, que M. Sieyès avait cru assoupir dans une espèce +de régime aristocratique, à l'exemple de Venise ou de Gênes, s'agitait +encore comme un malade qui a un reste de fièvre, et pouvait être +soumise, contenue par un maître, mais point endormie d'un paisible +sommeil, ainsi que l'avait espéré son auteur.</p> + +<span class="sidenote">M. Sieyès et l'opposition du Sénat.</span> + +<p>Et, chose singulière, M. Sieyès, inventeur de tous ces arrangements +constitutionnels, en vertu desquels il régnait tant d'activité d'un +côté, si peu de l'autre, M. Sieyès arrivait à se fatiguer de sa propre +inaction. Modéré, et même monarchique dans ses opinions, il aurait dû +approuver les actes du Premier Consul; mais des causes, les unes +inévitables, les autres accidentelles, commençaient à <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> les +brouiller. Ce grand esprit spéculatif, réduit à tout voir, à ne rien +faire, devait jalouser le génie actif et puissant, qui allait chaque +jour s'emparant de la France et du monde. M. Sieyès, dans les +magnifiques œuvres du général Bonaparte, voyait déjà le germe de +ses fautes futures, et, s'il ne le disait pas encore très-hautement, +il l'indiquait quelquefois par son silence, ou par un trait de son +langage, profond comme sa pensée. Peut-être des ménagements de tous +les instants auraient pu le calmer, le rattacher au Premier Consul. +Mais celui-ci s'était un peu trop tôt regardé comme quitte envers M. +Sieyès par le don de la terre de Crosne, et d'ailleurs, absorbé par +ses travaux immenses, il avait trop négligé l'homme supérieur qui lui +avait si noblement cédé la première place au 18 brumaire. M. Sieyès, +oisif, jaloux, blessé, trouvait à redire même dans l'immensité du bien +présent, et se montrait morose, froidement improbateur. Le Premier +Consul n'était pas assez maître de son humeur pour laisser tous les +torts à ses adversaires. Il parlait cavalièrement de la métaphysique +de M. Sieyès, de son ambition impuissante, et tenait à ce sujet mille +propos, immédiatement répétés et envenimés par les malveillants. M. +Sieyès avait à ses côtés quelques amis, tels que M. de Tracy, esprit +distingué, mais point religieux, philosophe original dans une école +qui l'était peu, caractère respectable; M. Garat, philosophe disert, +plus prétentieux que profond; M. Cabanis, voué à l'étude de l'homme +matériel, et ne voyant rien au delà des bornes de la matière; M. +Lanjuinais, dévot sincère, honnête <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> homme véhément, qui avait +noblement défendu les Girondins, et qui aujourd'hui s'échauffait +volontiers à l'idée de résister au nouveau César. Ils entouraient M. +Sieyès, et formaient dans le Sénat une opposition déjà sensible. Le +Concordat leur paraissait, à eux comme à beaucoup d'autres, la preuve +la plus frappante d'une contre-révolution prochaine.</p> + +<span class="sidenote">Manière dont le Premier Consul supporte l'opposition.</span> + +<p>Le Premier Consul, voyant la France et l'Europe enchantées de ses +œuvres, ne comprenait guère que les seuls improbateurs de ces mêmes +œuvres se trouvassent précisément autour de lui. Dépité de cette +opposition, il appelait les opposants du Sénat des idéologues, menés +par un boudeur, qui regrettait l'exercice du pouvoir dont il était +incapable; il appelait les gens du Tribunat des brouillons, auxquels +il saurait bien rompre en visière, et prouver qu'on ne l'effrayait pas +avec du bruit; il appelait les mécontents plus ou moins nombreux du +Corps Législatif, des prêtres défroqués, des jansénistes, que l'abbé +Grégoire, d'accord avec l'abbé Sieyès, cherchait à organiser en +opposition contre le gouvernement; mais il disait qu'il briserait +toutes ces résistances, et qu'on ne l'arrêterait pas facilement dans +le bien qu'il voulait accomplir. N'ayant pas vécu dans les assemblées, +il ignorait cet art de ménager les hommes, que César lui-même, si +puissant qu'il fût, ne négligeait pas, et qu'il avait appris dans le +Sénat de Rome. Le Premier Consul exprimait son déplaisir, +publiquement, audacieusement, avec le sentiment de sa force et de sa +gloire, et n'écoulait guère le sage Cambacérès, qui, fort expérimenté +dans le maniement des <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> assemblées, lui conseillait vainement +la mesure et les égards.—Il faut, répondait le Premier Consul, +prouver à ces gens-là qu'on ne les craint pas; et ils auront peur à +condition qu'on n'ait pas peur soi-même.—C'était déjà, comme on le +voit, les mœurs, les idées de la royauté pure, à mesure qu'on +approchait du moment où la monarchie allait devenir inévitable.</p> + +<span class="sidenote">Opposition militaire.</span> + +<p>L'opposition n'éclatait pas seulement dans les corps de l'État, mais +dans l'armée. La masse de l'armée, comme la masse de la nation, +sensible aux grands résultats obtenus depuis deux ans, était +entièrement dévouée au Premier Consul. Toutefois, parmi les chefs, se +trouvaient des mécontents, les uns sincères, les autres seulement +jaloux. Les mécontents sincères étaient les Révolutionnaires de bonne +foi, qui voyaient avec peine le retour des émigrés, et l'obligation +prochaine d'aller montrer leurs uniformes dans les églises. Les +mécontents par jalousie étaient ceux qui voyaient avec chagrin un +égal, les ayant surpassés d'abord en gloire, prêt maintenant à devenir +leur maître. Les premiers appartenaient davantage à l'armée d'Italie, +qui avait toujours été franchement révolutionnaire; les seconds, à +l'armée du Rhin, calme, modérée, mais un peu envieuse.</p> + +<span class="sidenote">Lannes éloigné de Paris, et envoyé en ambassade.</span> + +<p>Les chefs de l'armée d'Italie, généralement dévoués au Premier Consul, +mais ardents dans leurs sentiments, n'aimant ni les prêtres ni les +émigrés, se plaignaient qu'on voulût faire d'eux des gens d'église, et +disaient tout cela dans la langue originale, et peu séante des +soldats. Augereau, Lannes, <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> mauvais politiques, mais guerriers +héroïques, surtout le second, qui était un homme de guerre accompli, +se permettaient les plus étranges discours. Lannes, devenu commandant +en chef de la garde consulaire, en administrait la caisse avec une +prodigalité connue et autorisée par le Premier Consul. Un hôtel +richement défrayé servait à l'état-major de cette garde. Lannes y +tenait table ouverte pour tous ses camarades, et là, dans des festins +soldatesques, se répandait en invectives contre la marche du +gouvernement. Le Premier Consul n'avait pas à craindre que le +dévouement de ces soldats oisifs en fût altéré à son égard. Au premier +signal, il était sûr de les retrouver tous, et Lannes plus qu'aucun +autre. Cependant il était dangereux de laisser aller plus loin ces +têtes et ces langues, et il manda Lannes chez lui. Celui-ci, habitué à +une grande familiarité avec son général en chef, se permit quelques +emportements, bientôt réprimés par la tranquille supériorité du +Premier Consul. Il s'en alla malheureux de sa faute, malheureux du +mécontentement qu'il avait encouru. Dans un mouvement d'honorable +susceptibilité, il voulut payer les dépenses qui avaient pesé sur la +caisse de la garde, du consentement du Premier Consul. Mais ce +général, qui avait tant fait la guerre en Italie, ne possédait presque +rien. Augereau, tout aussi inconsidéré, mais excellent cœur, lui +prêta une somme qui composait tout son avoir, et lui dit: Tiens, +prends cet argent, va trouver cet ingrat pour lequel nous avons versé +notre sang, rends-lui ce <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> qui est dû à la caisse, et ne soyons +plus ses obligés, ni les uns ni les autres.—Le Premier Consul ne +permit pas à ces anciens compagnons d'armes, héros et enfants tout à +la fois, de s'affranchir de leur affection envers lui. Il les +dispersa. Lannes fut destiné à une ambassade avantageuse, celle du +Portugal. C'est le consul Cambacérès qui fut chargé de cet +arrangement. Augereau eut ordre d'être plus circonspect à l'avenir, et +de retourner à son armée.</p> + +<p>Cependant ces scènes, fort exagérées par la malveillance qui les +propageait en les défigurant, produisaient sur l'opinion publique, +notamment dans les provinces, un effet fâcheux. Nulle part elles ne +valaient un improbateur au Premier Consul, auquel on était disposé à +donner raison contre toute opposition; mais elles inspiraient +l'inquiétude, et faisaient craindre des difficultés graves pour le +pouvoir dont on invoquait l'établissement<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Lien vers la note 20"><span class="smaller">[20]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> Ces scènes avec les officiers de l'armée d'Italie étaient des +scènes d'amis, brouillés un jour, s'embrassant le lendemain. Elles +avaient quelque chose de plus sérieux avec les généraux du Rhin, plus +froids et plus haineux. Malheureusement une division funeste +commençait à éclater entre le général en chef de l'armée d'Italie, et +le général en chef de l'armée du Rhin, entre le général Bonaparte et +le général Moreau.</p> + +<p>Moreau, depuis la campagne d'Autriche, dont il devait le succès, du +moins en partie, au Premier Consul, qui lui avait donné à commander la +plus belle armée de la France, Moreau passait pour le second général +de la république. Au fond personne ne se trompait sur sa valeur: on +savait bien que c'était un esprit médiocre, incapable de grandes +combinaisons, et entièrement dépourvu de génie politique. Mais on +s'appuyait sur ses qualités réelles de général sage, prudent et +vigoureux, pour en faire un capitaine supérieur, et capable de tenir +tête au vainqueur de l'Italie et de l'Égypte. Les partis ont un +merveilleux instinct pour découvrir les faiblesses des hommes +éminents. Ils les flattent, ou les offensent tour à tour, jusqu'à ce +qu'ils aient trouvé l'issue par laquelle ils peuvent pénétrer dans +leur cœur, pour y introduire <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> leurs poisons. Ils avaient +bientôt trouvé le côté faible de Moreau, c'était la vanité. Ils lui +avaient, en le flattant, inspiré contre le Premier Consul une jalousie +fatale, qui devait le perdre un jour. Pour surcroît de malheur, Moreau +venait de faire un mariage qui avait contribué à le jeter dans cette +voie funeste. Les femmes des deux familles Bonaparte et Moreau +s'étaient brouillées pour ces misères qui brouillent les femmes entre +elles. Dans la famille de Moreau, on cherchait à lui persuader qu'il +devait être le premier et non le second; que le général Bonaparte +était mal disposé à son égard, qu'il cherchait à le déprécier et à lui +faire jouer un rôle secondaire. Moreau, qui était dépourvu de +caractère, n'avait que trop écouté ces dangereuses suggestions. Le +Premier Consul cependant n'avait envers lui aucune espèce de tort; il +l'avait, au contraire, comblé de distinctions de tout genre; il avait +affecté d'en dire plus de bien qu'il n'en pensait, surtout à propos de +la bataille de Hohenlinden, qu'il proclamait publiquement comme un +chef-d'œuvre d'art militaire, tandis qu'en secret il la regardait +plutôt comme une bonne fortune que comme une combinaison savante et +réfléchie. Toujours enfin il l'avait traité avec des égards étudiés, +connaissant ses faiblesses, et sachant le parti qu'on ne manquerait +pas de tirer du moindre défaut de soin. Mais dès que Moreau se fut +donné les premiers torts, il ne resta pas en arrière, et, avec la +promptitude ordinaire de son caractère, il les égala promptement. Un +jour il offrit à Moreau de le suivre à une revue; Moreau refusa +sèchement, pour n'être pas confondu <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> dans l'état-major du +Premier Consul, et donna pour excuse qu'il n'avait pas de cheval à +monter. Le Premier Consul, blessé de ce refus, lui rendit bientôt la +pareille. À l'une des grandes fêtes qu'on avait fréquemment l'occasion +de donner, tous les hauts fonctionnaires étaient invités à un dîner +aux Tuileries. Moreau était à la campagne; mais, revenu la veille pour +une affaire, il se rendit auprès du consul Cambacérès pour +s'entretenir avec lui de l'objet qui l'amenait. Celui-ci, qui +s'occupait sans cesse à concilier, accueillit Moreau de son mieux. +Surpris de le voir à Paris, il courut avertir le Premier Consul, et le +pressa vivement d'inviter le général en chef de l'armée du Rhin au +grand dîner du lendemain.—Il m'a fait un refus public, répondit le +Premier Consul, je ne m'exposerai pas à en recevoir un second.—Rien +ne put le vaincre, et, le lendemain, tandis que tous les généraux et +les hauts fonctionnaires de la République étaient aux Tuileries, assis +à la table du Premier Consul, Moreau se vengea d'avoir été négligé en +allant publiquement, et en habit civil, dîner dans un des restaurants +les plus fréquentés de la capitale, avec une troupe d'officiers +mécontents. Ce fait fut très-remarqué, et produisit un effet des plus +fâcheux.</p> + +<p>À partir de ce jour, c'est-à-dire de l'automne de 1801, les généraux +Bonaparte et Moreau se témoignèrent une extrême froideur. Tout le +monde le sut bientôt, et les partis hostiles se hâtèrent d'en +profiter. Ils se mirent à exalter le général Moreau aux dépens du +général Bonaparte, et cherchèrent à remplir ces deux cœurs du +poison de la <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> haine. Ces détails paraîtront peut-être bien +au-dessous de la dignité de l'histoire; mais tout ce qui fait +connaître les hommes, les petitesses déplorables même des plus grands, +est digne de l'histoire; car tout ce qui peut instruire lui +appartient. On ne saurait trop avertir les personnages considérables +de la futilité des motifs qui les brouillent souvent, surtout quand +leurs divisions deviennent celles de la patrie.</p> + +<span class="sidenote">Ouverture de la session de l'an <span class="smcap">X</span>.</span> + +<p>L'ouverture de la session de l'an <span class="smcap">X</span> eut lieu le 1<sup>er</sup> frimaire (22 +novembre 1801), d'après le vœu même de la Constitution, qui la +fixait à ce jour-là. Certes, si jamais on a dû être fier de se +présenter à une assemblée législative, c'est avec ce qu'apportait +alors le gouvernement consulaire. La paix conclue avec la Russie, +l'Angleterre, les puissances allemandes et italiennes, le Portugal, la +Porte, et conclue avec toutes ces puissances à de superbes conditions; +un projet de conciliation avec l'Église, qui terminait les troubles +religieux, et qui, en réformant l'Église française d'après les +principes de la Révolution, obtenait cependant l'adhésion des +orthodoxes aux conséquences de cette révolution; un Code civil, +monument admiré depuis du monde entier; des lois d'une haute utilité +sur l'instruction publique, sur la Légion d'Honneur, et sur une +infinité d'autres matières importantes; des projets financiers qui +plaçaient les dépenses et les revenus de l'État en parfait équilibre: +quoi de plus complet, de plus extraordinaire, qu'un tel ensemble à +offrir à une nation! Cependant toutes ces choses furent, comme on va +le voir, fort mal accueillies.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> + +<span class="sidenote">Dupuis, auteur du livre sur l'<i>Origine de tous les Cultes</i>, +nommé président du Corps Législatif.</span> + +<p>La session du Corps Législatif fut ouverte cette fois avec une +certaine solennité. Le ministre de l'intérieur était chargé de +présider à cette ouverture. On fit de part et d'autre quelques +discours d'apparat, et on sembla vouloir imiter les formes usitées en +Angleterre, quand le Parlement est ouvert par commissaires. Ce nouveau +cérémonial, emprunté à une royauté constitutionnelle, fut remarqué +avec malveillance par les opposants. Le Tribunat et le Corps +Législatif se constituèrent, et on commença ce genre de +manifestations, par lesquelles les assemblées révèlent volontiers +leurs sentiments secrets, les choix de personnes. Le Corps Législatif +nomma pour son président M. Dupuis, l'auteur du livre fameux <i>sur +l'origine de tous les cultes</i>. M. Dupuis n'était pas aussi opposant +que son livre aurait pu le faire croire, car il avait avoué au Premier +Consul, en s'entretenant avec lui, que la réconciliation avec Rome +était nécessaire; mais son nom avait une haute signification, dans un +moment où le Concordat était l'un des principaux griefs allégués +contre la politique consulaire. L'intention était facile à saisir, et +elle fut comprise par le public, surtout par le Premier Consul, qui +s'en exagéra même la portée.</p> + +<span class="sidenote">Présentation au Corps Législatif des traités de paix, et du +Code civil.</span> + +<p>Les deux assemblées exerçant la puissance législative, c'est-à-dire le +Tribunat et le Corps Législatif, étant constituées, trois conseillers +d'État présentèrent l'exposé de la situation de la République. Cet +exposé, dicté par le Premier Consul, était simple et noble sous le +rapport du langage, magnifique sous le rapport des choses. Il fit sur +l'opinion publique <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> un effet profond. Puis, le lendemain, une +nombreuse suite de conseillers d'État vint apporter une série de +projets de lois, que bien rarement un gouvernement a l'occasion de +présenter à des chambres assemblées. C'étaient les projets destinés à +convertir en lois les traités avec la Russie, avec la Bavière, avec +Naples, avec le Portugal, avec l'Amérique, avec la Porte-Ottomane. Le +traité avec l'Angleterre, conclu préalablement à Londres sous forme de +préliminaires de paix, allait recevoir en ce moment, dans le congrès +d'Amiens, la forme de traité définitif, et ne pouvait pas encore être +soumis aux délibérations du Corps Législatif. Quant au Concordat, on +ne voulait pas l'exposer tout de suite à la mauvaise volonté des +opposants. Le conseiller d'État Portalis vint lire ensuite un discours +demeuré célèbre sur l'ensemble du Code civil. Les trois premiers +titres de ce code furent en même temps apportés par trois conseillers +d'État; le premier était relatif <i>à la publication des lois</i>; le +second, <i>à la jouissance et à la privation des droits civils</i>; le +troisième, <i>aux actes de l'état civil</i>.</p> + +<span class="sidenote">Scène violente à l'occasion du mot <i>sujets</i>, introduit dans +le traité avec la Russie.</span> + +<p>Il semble qu'un tel programme de travaux législatifs aurait du faire +tomber toute opposition; cependant il n'en fut rien. Lorsque, suivant +l'usage, ces projets furent communiqués au Tribunat, la communication +du traité avec la Russie provoqua la scène la plus violente. L'article +3 de ce traité contenait une stipulation importante, que les deux +gouvernements avaient imaginée, pour se garantir contre les secrètes +menées, qu'ils auraient <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> pu se permettre l'un à l'égard de +l'autre, en cas de mauvaise volonté. Ils s'étaient promis, disait cet +article 3, <i>de ne pas souffrir qu'aucun de leurs sujets se permît +d'entretenir une correspondance quelconque, soit directe soit +indirecte, avec les ennemis intérieurs du gouvernement actuel des deux +États, d'y propager des principes contraires à leurs constitutions +respectives, ou d'y fomenter des troubles</i>. Le gouvernement français +avait eu en vue les émigrés, le gouvernement russe avait eu en vue les +Polonais. Rien n'était plus naturel qu'une telle précaution, surtout +pour le gouvernement français, qui avait les Bourbons à craindre, et à +surveiller. Mais, en voulant qualifier les individus qui pourraient +attenter au repos commun des deux pays, on avait employé le mot qui +naturellement se présentait comme le plus fréquemment employé dans la +langue diplomatique, c'était le mot <i>sujets</i>. On l'avait employé sans +aucune intention, parce que c'est le mot ordinaire dans tous les +traités, parce qu'on dit <i>les sujets</i> d'une république, aussi bien que +<i>les sujets</i> d'une monarchie. À peine avait-on achevé la lecture du +traité que le tribun Thibaut, l'un des membres de l'opposition, +demanda la parole. Il s'est glissé, dit-il, dans le texte de ce +traité, une expression inadmissible dans notre langue, et qui ne +saurait y être supportée. Il s'agit du mot <i>sujets</i>, appliqué aux +citoyens de l'un des deux États. Une république n'a point de sujets, +mais des citoyens. C'est sans doute une erreur de rédaction, mais il +est indispensable de la réparer.—Ces paroles produisirent <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> +une agitation fort vive, comme il arrive toujours dans une assemblée +émue à l'avance, qui attend un événement, et que chaque circonstance, +même légère, fait tressaillir, si elle touche aux objets qui +préoccupent les esprits. Le président coupa court à l'explication qui +allait s'engager, en faisant remarquer que la délibération n'était pas +ouverte en ce moment, et que ces observations devaient être réservées +pour le jour où, sur le rapport d'une commission, le traité présenté +serait mis en discussion. Ce rappel au règlement empêcha le tumulte +d'éclater à l'instant même, et une commission fut immédiatement +nommée.</p> + +<span class="sidenote">Scrutins pour les places vacantes au Sénat.</span> + +<p>Cette manifestation accrut l'émotion qui régnait dans les grands corps +de l'État, et irrita davantage le Premier Consul. Les manifestations, +par le moyen des élections de personnes, continuèrent. Il y avait +plusieurs places à remplir au Sénat. Une était vacante par la mort du +sénateur Crassous; deux autres étaient à remplir en vertu de la +Constitution. Cette Constitution, comme on doit s'en souvenir, n'avait +d'abord pourvu qu'à soixante places de sénateurs, sur les +quatre-vingts, qui formaient le nombre total du Sénat. Pour arriver à +ce nombre, on devait en nommer deux par an, pendant dix ans. C'était +donc trois places à donner dans le moment, en comptant celle qui +devenait vacante par la mort du sénateur Crassous. D'après la +Constitution, le Premier Consul, le Corps Législatif et le Tribunat +présentaient chacun un candidat, et le Sénat choisissait ensuite +entre les candidats présentés.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> + +<span class="sidenote">L'abbé Grégoire présenté par le Corps Législatif comme +candidat au Sénat.</span> + +<p>On commença les scrutins pour cet objet, soit au Corps Législatif, +soit au Tribunat. Au Tribunat, l'opposition portait M. Daunou, qui +s'était publiquement brouillé avec le Premier Consul, à l'occasion des +tribunaux spéciaux, tant discutés à la session dernière. Il n'avait +plus voulu reparaître au Tribunat, disant qu'il resterait étranger à +tous les travaux législatifs, <i>tant que durerait la tyrannie</i>. En +effet, il avait tenu parole, et on ne l'avait plus aperçu. Les +opposants avaient donc choisi M. Daunou, comme le candidat le plus +désagréable au Premier Consul. Les partisans décidés du gouvernement, +dans le même corps, portaient l'un des auteurs du Code civil, M. Bigot +de Préameneu. Ni l'un ni l'autre ne l'emporta. La majorité des voix se +réunit sur un candidat sans signification, le tribun Desmeuniers, +personnage modéré, et qui, par ses relations, n'était pas étranger au +Premier Consul. Mais le Corps Législatif se prononça plus nettement, +et nomma l'abbé Grégoire pour son candidat au Sénat. Ce choix, après +la présidence déférée à M. Dupuis, était un redoublement de +manifestation contre le Concordat. M. Bigot de Préameneu avait eu dans +ce corps un certain nombre de voix, les deux cinquièmes à peu près.</p> + +<span class="sidenote">Candidats présentés par le Premier Consul.</span> + +<p>Le Premier Consul voulut faire de son côté une proposition +significative. Il aurait pu attendre que les deux corps, chargés de +présenter des candidats concurremment avec le pouvoir exécutif, +eussent choisi ces candidats pour les deux places qui restaient à +remplir. Il était probable que le Corps Législatif et le Tribunat, ne +voulant pas rompre définitivement <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> avec un gouvernement aussi +populaire que celui du Premier Consul, livrés d'ailleurs à ce +mouvement oscillatoire des assemblées, qui reculent toujours le +lendemain quand elles se sont trop avancées la veille, feraient des +choix moins tranchés, et adopteraient même pour les deux candidatures +restantes des noms acceptables par le gouvernement. Ainsi M. +Desmeuniers, par exemple, était un choix que le Premier Consul pouvait +parfaitement admettre, car il avait promis de le récompenser de ses +services, par une place de sénateur. Il était probable que le nom de +M. Bigot de Préameneu sortirait de l'un des scrutins, du Corps +Législatif ou du Tribunat. Le Premier Consul aurait pu alors +présenter, pour son compte, ceux des candidats adoptés par ces +assemblées, qui lui auraient convenu le mieux, et, dans ce cas, un nom +présenté par deux autorités sur trois, avait la presque certitude +d'être accueilli par la majorité du Sénat. Le consul Cambacérès +conseillait cette conduite; mais c'était là un genre de ménagements +dont on fait beaucoup usage dans le gouvernement représentatif, et qui +répugnait souverainement au Premier Consul. Le général-magistrat, +étranger à cette forme de gouvernement, ne voulait pas se mettre ainsi +à la suite du Corps Législatif ou du Tribunat, et attendre leurs +préférences pour manifester les siennes. En conséquence il présenta +immédiatement, non pas un candidat, mais trois à la fois, et il +choisit trois généraux. Malgré les espérances données antérieurement à +M. Desmeuniers, le Premier Consul, mécontent de lui, <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> parce +qu'il ne s'était pas prononcé assez haut dans les discussions déjà +engagées sur le Code civil, l'écarta, et présenta les généraux +Jourdan, Lamartillière et Berruyer. Il est vrai que ces généraux +étaient parfaitement choisis pour la circonstance. Le général Jourdan +avait paru contraire au 18 brumaire, mais il jouissait du respect +universel, il se conduisait avec sagesse, et avait reçu depuis le +gouvernement du Piémont. En le présentant au Sénat, le Premier Consul +faisait preuve de la véritable impartialité qui convient à un chef de +gouvernement. Quant au général Lamartillière, c'était le plus ancien +officier de l'artillerie, et il avait fait toutes les campagnes de la +Révolution. Le général Berruyer était un officier d'infanterie +très-âgé, qui, après avoir pris part à la guerre de Sept-Ans, venait +d'être blessé dans les armées de la République. Ce n'étaient donc pas +des créatures à lui que le général Bonaparte proposait de récompenser, +mais de vieux serviteurs de la France sous tous les régimes. Cette +conduite fière et cassante adoptée, on ne pouvait faire de plus dignes +choix. Chose plus singulière encore, ils furent motivés dans un +préambule. Le sens du préambule avait une haute signification. Vous +avez la paix, disait le gouvernement au Sénat; vous la devez au sang +que les généraux ont versé en cent batailles. Prouvez-leur, en les +appelant dans votre sein, que la patrie n'est pas ingrate envers +eux.—</p> + +<span class="sidenote">L'abbé Grégoire nommé sénateur par un scrutin du Sénat, et +préféré ainsi au candidat du Premier Consul.</span> + +<p>Le Sénat s'assembla, et fut agité par beaucoup d'intrigues. M. +Sieyès, qui vivait habituellement à <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> la campagne, la quitta +dans cette occasion, et vint se mêler à ces intrigues. On entraîna +beaucoup de bonnes gens, comme le vieux Kellermann, par exemple, en +leur disant que le Corps Législatif, si on préférait son candidat, +c'est-à-dire l'abbé Grégoire, payerait cette préférence en proposant +pour la seconde place vacante le général Lamartillière, l'un des trois +candidats du Premier Consul, et qu'alors, en nommant un peu plus tard +ce général, on satisferait deux autorités en même temps, le Corps +Législatif et le gouvernement. Ces menées réussirent, et l'abbé +Grégoire fut élu sénateur à une grande majorité.</p> + +<span class="sidedate">Déc. 1801.</span> + +<span class="sidenote">Discussion du mot <i>sujets</i> dans le sein du Tribunat.</span> + +<p>Tandis que ces choix de personnes agitaient les esprits, et causaient +une grande joie aux opposants, les discussions dans le Corps +Législatif et le Tribunat prenaient le caractère le plus fâcheux. Le +traité avec la Russie, à l'occasion du mot <i>sujets</i>, était devenu +l'objet des plus violentes discussions dans la commission du Tribunat. +M. Costaz, le rapporteur de cette commission, qui n'était point du +parti des opposants, avait demandé quelques explications au +gouvernement. Le Premier Consul l'avait reçu, lui avait expliqué le +sens de l'article tant attaqué, lui avait fait connaître le motif de +son insertion au traité, et, quant au mot <i>sujets</i>, lui avait prouvé, +le Dictionnaire de l'Académie à la main, que ce mot, employé +diplomatiquement, s'appliquait aux citoyens d'une république aussi +bien qu'à ceux d'une monarchie. Il lui avait même raconté, pour +achever son édification, divers détails sur les relations de la +France <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> avec la Russie, touchant les émigrés. M. Costaz, +convaincu par l'évidence de ces explications, fit son rapport dans un +sens favorable à l'article en question; mais, intimidé par la violence +du Tribunat, il blâma l'emploi du mot <i>sujets</i>, et raconta les choses +d'une manière assez maladroite, qui pouvait donner à la Russie +l'apparence d'un gouvernement faible, livrant les émigrés au Premier +Consul, et au Premier Consul l'apparence d'un gouvernement +persécuteur, poursuivant les émigrés jusque dans leur asile le plus +lointain. M. Costaz, comme il arrive souvent aux hommes circonspects, +qui veulent ménager tous les partis à la fois, déplut également aux +opposants et au Premier Consul, qu'il compromettait avec la Russie.</p> + +<p>Le jour de la discussion arrivé, c'était le 7 décembre 1801 (16 +frimaire), le tribun Jard-Panvilliers demanda que le débat eût lieu en +comité secret. Cette proposition fort sage fut adoptée. Dès que les +tribuns furent délivrés de la présence du public, qui leur était +d'ailleurs peu favorable, ils se livrèrent aux plus inconcevables +emportements. Ils voulaient absolument rejeter le traité, et en +proposer le rejet au Corps Législatif. Si jamais il y eut une folie +coupable, c'était celle-là; car, pour un mot, juste d'ailleurs, et +parfaitement innocent, rejeter un traité pareil, si long, si difficile +à conclure, et qui procurait la paix avec la première puissance du +continent, c'était agir en insensés et en furieux. MM. Chénier et +Benjamin Constant se livrèrent aux plus véhémentes déclamations. M. +Chénier alla jusqu'à prétendre qu'il avait d'importantes <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> +choses à dire sur cette question; mais qu'il ne les dirait que lorsque +la séance serait publique, car il voulait que la France entière pût +les entendre. On lui répondit qu'il valait mieux commencer par les +communiquer à ses propres collègues. Il recula cependant, et un tribun +inconnu, homme simple et de bon sens, fit rentrer la raison dans les +esprits par une courte allocution. Je n'entends rien, dit-il, à la +diplomatie; je n'en sais ni l'art ni la langue. Mais je vois dans le +traité proposé un traité de paix. Un traité de paix est une chose +précieuse, qu'il faut adopter en entier, avec tous les mots qu'il +renferme. Croyez que la France ne vous pardonnerait pas un rejet, et +que la responsabilité qui pèserait sur vous serait terrible. Je +demande donc que la discussion soit terminée, la séance rendue +publique, et le traité mis immédiatement aux voix.—Après ces courtes +paroles, débitées avec calme et simplicité, on allait voter, lorsqu'un +des opposants demanda le renvoi au lendemain, à cause de l'heure fort +avancée. Le renvoi fut adopté. Le lendemain le tumulte fut tout aussi +grand que la veille. M. Benjamin Constant prononça un discours écrit, +très-développé, très-subtil. M. Chénier déclama de nouveau avec +violence, disant que cinq millions de Français étaient morts pour +n'être plus <i>sujets</i>, et que ce mot devait rester enseveli dans les +ruines de la Bastille. La majorité, fatiguée de ces violences, allait +en finir, quand arriva une lettre du conseiller d'État Fleurieu, +adressée au rapporteur Costaz. M. Costaz avait donné comme +officielles les explications qu'il avait présentées dans <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> son +rapport, et avait voulu faire entendre qu'elles venaient du Premier +Consul. Fournissez-en la preuve positive, lui avait-on répondu. Il +avait alors provoqué une déclaration de M. Fleurieu, qui était le +conseiller d'État chargé de soutenir le projet. Celui-ci, après avoir +pris les ordres du Premier Consul, envoya la déclaration désirée, en +la faisant suivre de beaucoup de rectifications, que le rapport de M. +Costaz rendait indispensables, et qui ranimèrent le débat. M. Ginguené +le termina par une proposition épigrammatique et peu séante. +Reconnaissant qu'il était difficile pour un mot déplaisant de rejeter +un traité de paix, il demanda d'émettre un vote motivé en ces termes: +«Par amour pour la paix, le Tribunat adopte le traité conclu avec la +cour de Russie.»</p> + +<p>M. de Girardin, qui était un des membres les plus raisonnables et les +plus spirituels du Tribunat, fit repousser toutes ces propositions, et +décida l'assemblée à passer immédiatement aux voix. Après tout, la +majorité du Tribunat voulait, par ses choix de personnes, donner au +Premier Consul des signes de mécontentement; elle ne désirait pas +entrer en lutte surtout à propos d'un traité, dont le rejet lui aurait +valu l'animadversion publique. Il fut adopté par 77 voix contre 14. +L'adoption au Corps Législatif eut lieu sans tumulte, grâce à la forme +de l'institution.</p> + +<p>Cette scène fit dans Paris un effet pénible. On ne considérait pas le +Premier Consul comme un ministre exposé à perdre la majorité, et on ne +craignait pas pour son existence politique. On le considérait comme +cent fois plus nécessaire qu'un roi ne le paraît <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> dans une +monarchie bien établie. Mais on voyait avec chagrin la moindre +apparence de nouveaux troubles, et les amis d'une sage liberté se +demandaient, comment avec un caractère semblable à celui du général +Bonaparte, comment avec une constitution dans laquelle on avait +négligé d'admettre le pouvoir de dissolution, une telle lutte pourrait +finir, si elle se prolongeait.</p> + +<p>En effet, si la dissolution eût été possible, la difficulté eût été +bientôt résolue, car la France convoquée n'eût pas réélu un seul des +adversaires du gouvernement. Mais, obligés de vivre ensemble jusqu'au +renouvellement par cinquième, les pouvoirs étaient exposés, comme sous +le Directoire, à quelque violence des uns à l'égard des autres; et si +pareille chose avait lieu, ce n'étaient évidemment ni le Tribunat ni +le Corps Législatif qui pouvaient l'emporter. Il suffisait d'un acte +de la volonté du Premier Consul, pour mettre au néant et la +constitution et ceux qui en faisaient un tel usage. Aussi tous les +hommes sages tremblaient-ils en voyant cet état de choses.</p> + +<span class="sidenote">Discussion du Code civil.</span> + +<span class="sidenote">Critiques dont le Code civil est l'objet.</span> + +<p>La discussion du Code civil ne fit qu'accroître ces craintes. +Aujourd'hui que le temps a valu à ce Code l'estime universelle, on +n'imaginerait pas toutes les critiques dont il fut l'objet à cette +époque. Les opposants exprimaient d'abord un grand étonnement de +trouver ce Code si simple, si peu nouveau. Comment, ce n'est que cela! +disaient-ils; mais il n'y a dans ce projet aucune conception nouvelle, +aucune grande création législative, qui soit particulière à la +société française, qui puisse lui imprimer un caractère <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> +propre et durable: ce n'est qu'une traduction du droit romain ou +coutumier. On a pris Domat, Pothier, les Institutes de Justinien; on a +rédigé en français tout ce qu'ils contiennent; on l'a divisé en +articles; on a lié ces articles par des numéros, bien plus que par une +déduction logique; et puis on vient présenter cette compilation à la +France comme un monument qui a droit à son admiration et à ses +respects!—MM. Benjamin Constant, Chénier, Ginguené, Andrieux, tous +dignes de mieux employer leur esprit, raillaient les conseillers +d'État, disaient que c'étaient des procureurs conduits par un soldat, +qui avaient fait cette plate compilation, fastueusement appelée le +Code civil de la France.</p> + +<span class="sidenote">Réponse de M. Portalis à ces critiques.</span> + +<p>M. Portalis et les hommes de sens qui étaient ses collaborateurs, +répondaient qu'en fait de législation, il ne s'agissait pas d'être +original, mais clair, juste et sage; qu'on n'avait pas une société +nouvelle à constituer, comme Lycurgue ou Moïse, mais une vieille +société à réformer en quelques points, à restaurer en beaucoup +d'autres; que le Droit français se faisait depuis dix siècles; qu'il +était tout à la fois le produit de la science romaine, de la +féodalité, de la monarchie, et de l'esprit moderne, agissant ensemble +pendant une longue durée de temps sur les mœurs françaises; que le +Droit civil de la France, résultant de ces causes diverses, devait +être assorti aujourd'hui à une société qui avait cessé d'être +aristocratique pour devenir démocratique; qu'il fallait, par exemple, +revoir les lois sur le mariage, sur la puissance paternelle, sur les +successions, pour les dépouiller de tout ce qui <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> répugnait au +temps présent; qu'il fallait purger les lois sur la propriété de toute +servitude féodale, rédiger cet ensemble de prescriptions dans un +langage net, précis, qui ne donnât plus lieu aux ambiguïtés, aux +contestations interminables, et mettre le tout dans un bel ordre; que +c'était là le seul monument à élever, et que, si, contrairement à +l'intention de ses auteurs, il arrivait qu'il surprît par sa +structure, qu'il plût à quelques lettrés par des vues nouvelles et +originales, au lieu d'obtenir la froide et silencieuse estime des +jurisconsultes, il manquerait son but véritable, dût-il plaire à +quelques esprits plus singuliers que sensés.</p> + +<p>Tout cela était parfaitement raisonnable et vrai. Le Code, sous ce +rapport, était un chef-d'œuvre de législation. De graves +jurisconsultes, pleins de savoir et d'expérience, sachant parler la +langue du Droit, et dirigés par un chef, soldat il est vrai, mais +esprit supérieur, habile à trancher leurs doutes et à les soumettre au +travail, avaient composé ce beau résumé du Droit français, purgé de +tout droit féodal. Il était impossible de faire autrement ni mieux.</p> + +<p>Il est vrai que, dans ce vaste code, on pouvait substituer ça et là un +mot à un autre mot, transporter un article d'une place à une autre +place; on le pouvait sans beaucoup de danger, mais sans beaucoup +d'utilité aussi; et c'est là justement ce qu'aiment à faire, même des +assemblées bienveillantes, uniquement pour imprimer leur main sur +l'œuvre qui leur est soumise. Quelquefois, en effet, après la +présentation d'un projet de loi considérable, on voit des <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> +esprits médiocres et ignorants, s'assembler autour d'une œuvre de +législation, fruit d'une profonde expérience et d'un long travail, +changer ceci, changer cela, d'un tout bien lié faire un tout informe +et incohérent, sans relation avec les lois existantes et les faits +réels. Ils agissent souvent ainsi, sans esprit d'opposition, seulement +par goût de retoucher l'œuvre d'autrui. Qu'on se figure des tribuns +véhéments et peu instruits, s'exerçant de la sorte sur un code de +quelques mille articles! c'était à y renoncer.</p> + +<span class="sidenote">Titre préliminaire du Code civil.</span> + +<p>Le titre préliminaire essuya le premier débordement des critiques du +Tribunat. Il avait été renvoyé à une commission dont le tribun +Andrieux était le rapporteur. Ce titre contenait, sauf quelques +différences de rédaction peu importantes, les mêmes dispositions qui +ont définitivement prévalu, et qui forment aujourd'hui comme la +préface de ce beau monument de législation. Le premier article était +relatif à la promulgation des lois. On avait abandonné l'ancien +système, en vertu duquel la loi n'était exécutoire qu'après +l'enregistrement accordé par les parlements et les tribunaux. Ce +système avait produit jadis la lutte des parlements et de la royauté, +lutte qui avait été dans son temps un utile correctif de la monarchie +absolue, mais qui aurait été un vrai contre-sens à une époque où il +existait des assemblées représentatives, chargées d'accorder ou de +refuser l'impôt. On avait substitué à ce système l'idée fort simple de +faire promulguer la loi par le pouvoir exécutif, de la rendre +exécutoire <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> dans le chef-lieu du gouvernement vingt-quatre +heures après sa promulgation, et dans les départements après un délai +proportionné aux distances. Le second article interdisait aux lois +tout effet rétroactif. Quelques grandes erreurs de la Convention sur +ce sujet, rendaient cet article utile et même nécessaire. Il fallait +poser en principe que la loi ne pourrait jamais troubler le passé, et +ne réglerait que l'avenir. Après avoir limité l'action des lois quant +au temps, il fallait en limiter l'action quant aux lieux; dire quelles +seraient les lois qui suivraient les Français hors du territoire de la +France, et les obligeraient en tous lieux, comme celles qui réglaient, +par exemple, les mariages et les successions; et quelles seraient les +lois qui ne les obligeraient que sur le territoire de la France, mais, +sur ce territoire, obligeraient les étrangers aussi bien que les +Français. Les lois relatives à la police ou à la propriété devaient +être dans cette dernière catégorie: c'était l'objet de l'article +trois. L'article quatre obligeait le juge à juger, même quand la loi +ne lui semblait pas suffisante. Ce cas venait de se rencontrer plus +d'une fois, dans la transition d'une législation à l'autre. Souvent, +en effet, les tribunaux, faute de lois, avaient été sincèrement +embarrassés de prononcer; souvent aussi ils s'étaient frauduleusement +soustraits à l'obligation de rendre la justice. La Cour de Cassation +et le Corps Législatif étaient encombrés de recours en interprétation +de lois. Il fallait empêcher cet abus, en obligeant le juge à donner +une décision, dans tous les cas; mais il fallait en même temps +l'empêcher de se constituer <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> législateur. C'était l'objet de +l'article cinq, qui défendait aux tribunaux de décider autre chose que +le cas spécial qui leur était soumis, et de prononcer par voie de +disposition générale. Enfin le sixième et dernier article limitait la +faculté naturelle qu'ont les citoyens de renoncer au bénéfice de +certaines lois, par des conventions particulières. Il rendait absolues +et impossibles à éluder, les lois relatives à l'ordre public, à la +constitution des familles, aux bonnes mœurs. Il décidait qu'on ne +pouvait s'y soustraire par aucune convention particulière.</p> + +<p>Ces dispositions préliminaires étaient indispensables, car il fallait +bien dire quelque part, dans notre législation, comment les lois +devaient être promulguées, à quel moment elles devenaient exécutoires, +jusqu'où s'étendaient leurs effets quant au temps et quant aux lieux. +Il fallait bien prescrire aux juges le mode général de l'application +des lois, les obliger à juger, mais en leur interdisant de se +constituer législateurs; il fallait enfin rendre immuables les lois +qui constituent l'ordre social et la morale, et les soustraire aux +variations des conventions particulières. Si ces choses étaient +indispensables à écrire, où pouvait-on mieux le faire qu'en tête du +Code civil, le premier, le plus général, le plus important de tous les +Codes? Auraient-elles été mieux placées, par exemple, en tête d'un +Code de commerce ou de procédure civile? Évidemment ces maximes +générales étaient nécessaires, bien écrites, et bien placées.</p> + +<p>On se ferait difficilement une idée aujourd'hui des <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> +critiques dirigées par M. Andrieux contre le titre préliminaire du +Code civil, au nom de la commission du Tribunat. D'abord, ces +dispositions, suivant lui, pouvaient être placées partout; elles +n'appartenaient pas plus au Code civil qu'à tout autre. Elles +pouvaient, par exemple, se trouver en tête de la Constitution, aussi +bien qu'en tête du Code civil. Cela était vrai; mais puisqu'on n'avait +pas songé à les mettre en tête de la Constitution, ce qui était +naturel, car elles n'avaient aucun caractère politique, où les placer +mieux que dans le Code, qu'on pouvait appeler le Code social?</p> + +<p>Secondement, l'ordre de ces six articles était arbitraire, suivant M. +Andrieux. On pouvait faire du premier le dernier, et du dernier le +premier. Ceci n'était pas tout à fait exact, et, en y regardant bien, +il était facile de découvrir une véritable déduction logique, dans la +manière dont ils étaient disposés. Mais, en tout cas, qu'importait +l'ordre de ces articles, si l'un était aussi bon que l'autre? Le +meilleur ordre n'était-il pas celui que des jurisconsultes éminents, +après le travail le plus consciencieux, avaient préféré? N'y avait-il +pas assez de difficultés naturelles dans cette grande œuvre, sans y +ajouter des difficultés puériles?</p> + +<p>Enfin, suivant M. Andrieux, c'étaient des maximes générales, +théoriques, appartenant plutôt à la science du droit qu'au droit +positif, qui dispose et commande. Ceci était faux, car la forme de la +promulgation des lois, la limite donnée à leurs effets, l'obligation +pour les juges de juger et de ne pas réglementer, <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> +l'interdiction de certaines conventions particulières contraires aux +lois, tout cela était impératif.</p> + +<p>Ces critiques étaient donc aussi vaines que ridicules. Cependant elles +touchèrent le Tribunat, qui les jugea dignes de la plus grande +attention. Le tribun Thiessé trouva la disposition qui interdit aux +lois tout effet rétroactif extrêmement dangereuse et +contre-révolutionnaire. C'était, disait-il, rapporter jusqu'à un +certain point les conséquences de la nuit du 4 août, car les individus +nés sous le régime du droit d'aînesse et des substitutions, pourraient +dire que la loi nouvelle sur l'égalité des partages était rétroactive +quant à eux, et dès lors nulle à leur égard.</p> + +<span class="sidenote">Rejet par le Tribunat et par le Corps Législatif du titre +préliminaire du Code civil.</span> + +<p>De telles absurdités furent accueilles, et ce titre préliminaire fut +rejeté par 63 voix contre 15. Les opposants, enchantés de ce début, +voulurent poursuivre ce premier succès. D'après la Constitution, le +Tribunat nommait trois orateurs pour soutenir, contre trois +conseillers d'État, la discussion des lois devant le Corps Législatif. +MM. Thiessé, Andrieux, Favard, furent chargés de demander le rejet de +ce titre préliminaire. Ils l'obtinrent à 142 voix contre 139.</p> + +<p>Ce résultat, rapproché des divers votes sur les personnes, de la scène +sur le mot <i>sujets</i>, était grave. On annonçait comme à peu près +certain le rejet des deux autres titres déjà présentés, sur <i>la +jouissance des droits civils</i>, et <i>sur la forme des actes de l'état +civil</i>. Le rapport de M. Siméon, sur <i>la jouissance et la privation +des droits civils</i>, concluait, en effet, au rejet. <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> M. +Siméon, cet esprit ordinairement si sage, avait, entre différentes +critiques, fait celle-ci, c'est que la loi proposée négligeait de +dire, que les enfants nés de Français dans les colonies françaises, +étaient Français de droit. Nous citons cette critique singulière, +parce qu'elle avait excité chez le Premier Consul un étonnement mêlé +de colère. Il convoqua le Conseil d'État, pour aviser à ce qu'il y +avait à faire dans cette occurrence. Fallait-il persister ou non dans +la marche adoptée? fallait-il changer le mode de présentation au Corps +Législatif? ou bien convenait-il de différer ce grand ouvrage, si +impatiemment attendu, et de le remettre à une autre époque? Le Premier +Consul était exaspéré.—Que voulez-vous faire, s'écriait-il, avec des +gens qui, avant la discussion, disaient que les conseillers d'État et +les Consuls <i>n'étaient que des ânes</i>, et qu'il fallait leur jeter leur +ouvrage à la tête? Que voulez vous faire, quand un esprit tel que +Siméon accuse une loi d'être incomplète, parce qu'elle ne déclare pas +que les enfants nés de Français dans les colonies françaises, sont +Français? En vérité, on est confondu en présence de si étranges +aberrations. Même avec la bonne foi apportée dans cette discussion au +sein du Conseil d'État, nous avons eu la plus grande peine à nous +mettre d'accord; comment y parvenir, dans une assemblée cinq ou six +fois plus nombreuse, et qui discute sans bonne foi? Comment rédiger un +Code tout entier, dans de pareilles conditions? J'ai lu le discours de +Portalis au Corps Législatif, en réponse aux orateurs du Tribunat: il +ne leur a rien laissé à dire, <i>il leur a arraché les dents</i>. Mais +quelque éloquent <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> qu'on soit, parlât-on vingt-quatre heures de +suite, on ne peut rien contre une assemblée prévenue, qui est résolue +à ne rien entendre.—</p> + +<span class="sidenote">Discussion au Conseil d'État pour savoir comment on +procédera pour la présentation des autres titres du Code civil.</span> + +<p>Après ces plaintes, exprimées en un langage vif et amer, le Premier +Consul demanda l'avis du Conseil d'État sur la meilleure manière de +s'y prendre, pour assurer l'adoption du Code civil par le Tribunat et +le Corps Législatif. Le sujet n'était pas nouveau, dans le Conseil +d'État. On y avait déjà prévu la difficulté, et proposé divers moyens +pour la résoudre. Les uns avaient imaginé de ne présenter que des +principes généraux, sur lesquels le Corps Législatif voterait, sauf à +donner ensuite les développements par voie réglementaire. C'était peu +admissible, car on comprend difficilement les principes généraux des +lois, et les développements rédigés séparément. Les autres proposaient +un plan plus simple: c'était de présenter le Code entier en une seule +fois. On n'aurait pas, disait-on, plus de peine pour les trois livres +du Code, qu'on en avait pour un seul. Les Tribuns s'acharneraient sur +les premiers titres, puis se fatigueraient, et laisseraient aller le +reste. La discussion se trouverait ainsi réduite par son immensité +même. Cette conduite était la plus plausible et la plus sage. +Malheureusement, pour qu'elle pût réussir, il manquait bien des +conditions. On n'avait pas alors la faculté d'amender les propositions +du gouvernement, ce qui permet ces petits sacrifices, au moyen +desquels on satisfait la vanité des uns, on désarme les scrupules des +autres, en améliorant les lois. Il manquait aussi aux opposants +<span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> un peu de cette bonne foi sans laquelle toute discussion +grave est impossible; et enfin il manquait au Premier Consul lui-même +cette patience constitutionnelle, que l'habitude de la contradiction +inspire aux hommes façonnés au gouvernement représentatif. Il +n'admettait pas que le bien sincèrement voulu, et laborieusement +préparé, pût être différé ou gâté, pour plaire à ce qu'il appelait des +bavards.</p> + +<p>Quelques esprits tranchants allèrent jusqu'à proposer de présenter le +Code civil comme on présentait les traités, avec une loi d'acceptation +à côté, et de le faire voter ainsi en bloc, par oui ou par non. Cette +façon de faire était trop dictatoriale, et on n'y songea pas +sérieusement.</p> + +<p>Sur l'avis des membres les plus éclairés, Tronchet notamment, on +conclut qu'il fallait attendre quel serait le sort des deux autres +titres présentés au Tribunat.—Oui, dit le Premier Consul, nous +pouvons risquer encore deux batailles. Si nous les gagnons, nous +continuerons la marche commencée. Si nous les perdons, nous entrerons +dans nos quartiers d'hiver, et nous aviserons au parti à prendre.—</p> + +<span class="sidenote">On se décide à attendre le sort des deux autres titres +présentés.</span> + +<span class="sidenote">Rejet du titre du Code civil sur la jouissance et la +privation des droits civils.</span> + +<p>Ce plan de conduite fut adopté, et on attendit l'issue des deux +discussions. L'opinion commençait à se prononcer fortement contre le +Tribunat. Aussi les meneurs imaginèrent-ils un moyen, pour tempérer +l'effet de leurs rejets successifs, ce fut de les entremêler d'une +adoption. Le titre relatif à la tenue <i>des actes de l'état civil</i> leur +plaisait fort en lui-même, parce qu'il consacrait plus rigoureusement +encore les principes de la Révolution à l'égard du clergé, en lui +<span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> interdisant absolument l'enregistrement des naissances, des +morts et des mariages, pour les attribuer exclusivement aux officiers +municipaux. Ce titre présenté par le conseiller d'État Thibaudeau +était excellent, ce qui ne l'aurait pas sauvé, s'il n'eût contenu des +dispositions contraires au clergé. On se décida donc à l'adopter. Mais +dans l'ordre de présentation il ne devait venir que le troisième. On +le fit passer le second, et on le vota sans difficulté, pour rendre +plus certain le rejet du titre relatif <i>à la jouissance et à la +privation des droits civils</i>. Ce dernier, mis en discussion à son +tour, fut repoussé à une majorité immense par le Tribunat. Le rejet +par le Corps Législatif n'était pas douteux. La série des difficultés +prévues reparaissait donc tout entière. Ces difficultés devaient être +bien plus graves quand il s'agirait des lois sur le mariage, sur le +divorce, sur la puissance paternelle. Quant au Concordat, et au projet +relatif à l'instruction publique, il n'y avait évidemment aucune +chance de réussir à les faire adopter.</p> + +<span class="sidedate">Janv. 1802.</span> + +<span class="sidenote">Nouveau scrutin pour la candidature au Sénat.</span> + +<span class="sidenote">M. Daunou désigné par le Tribunat et le Corps Législatif.</span> + +<p>Mais ce qui acheva de pousser les choses à l'extrême, ce fut un +nouveau scrutin sur les personnes, qui prit à l'égard du Premier +Consul le caractère d'une hostilité tout à fait directe. On avait déjà +fait prévaloir le choix de l'abbé Grégoire comme sénateur, +contrairement aux propositions du gouvernement, et pour donner un +signe d'improbation à sa politique religieuse. Restaient, comme on +vient de le voir, deux places à remplir, et on voulait non-seulement +qu'elles fussent remplies d'une manière <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> contraire aux +propositions déjà connues du Premier Consul en faveur de trois +généraux, mais on tenait aussi à faire le choix qui lui serait le plus +désagréable. Ce choix était celui de M. Daunou. On s'efforça donc +d'obtenir la présentation de M. Daunou par les deux autorités +législatives à la fois, c'est-à-dire par le Tribunat et le Corps +Législatif, ce qui rendait sa nomination par le Sénat presque +inévitable.</p> + +<p>On fit les démarches les plus actives, et on sollicita les votes avec +une hardiesse qui avait lieu d'étonner, en présence d'une autorité +aussi redoutée que celle du Premier Consul.</p> + +<p>M. Daunou fut ballotté au Corps Législatif avec le général +Lamartillière, candidat du gouvernement. Il y eut des scrutins +réitérés. Enfin M. Daunou obtint 135 voix et le général Lamartillière +122. Il fut proclamé candidat du Corps Législatif, pour une des places +vacantes au Sénat. Au Tribunat M. Daunou eut encore pour concurrent le +général Lamartillière. Il obtint 48 voix, le général Lamartillière 39: +il fut proclamé candidat. Il avait donc deux présentations pour une. +Ce scrutin avait lieu le 1<sup>er</sup> janvier 1802 (11 nivôse), jour même du +rejet du titre du Code civil, sur <i>la jouissance et la privation des +droits civils</i>.</p> + +<span class="sidenote">Le Premier Consul, poussé à bout, songe à un coup d'État.</span> + +<p>D'après les règles ordinaires du régime représentatif, on aurait dû +dire que la majorité était perdue. Mais, dans ce cas, celui qui aurait +dû se retirer était le Premier Consul, vu qu'il était tout dans +l'admiration de la France, comme dans la haine de ses <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> +ennemis. Cependant personne n'avait la prétention de l'exclure, parce +que personne n'en avait le moyen. C'était donc une vraie tracasserie, +indigne d'hommes sérieux. C'était du dépit le plus puéril et le plus +dangereux en même temps, car on poussait à bout un caractère violent, +plein du sentiment de sa force, et capable de tout. Le consul +Cambacérès lui-même, ordinairement fort modéré, voyant là un véritable +désordre, dit qu'on ne pouvait pas tolérer des hostilités aussi +directes, et que pour lui, il ne répondait plus de réussir à calmer le +Premier Consul. En effet la colère de celui-ci était au comble, et il +annonça hautement la résolution de briser les obstacles qu'on +cherchait à opposer à tout le bien qu'il voulait faire.</p> + +<span class="sidenote">Vive allocution à une réunion de sénateurs.</span> + +<p>Le lendemain, 2 janvier (12 nivôse), était le jour de la décade où il +donnait audience aux sénateurs. Il en vint beaucoup, même de ceux qui +avaient agi contre lui. Ils venaient, les uns par curiosité, les +autres par faiblesse, et pour désavouer par leur présence leur +participation à ce qui se passait. M. Sieyès se trouvait au nombre des +visiteurs. Le Premier Consul était comme d'usage en uniforme; son +visage paraissait animé, on s'attendait à quelque scène violente. On +fit cercle autour de lui. Vous ne voulez donc plus, dit-il, nommer des +généraux? cependant vous leur devez la paix: ce serait le moment de +leur témoigner votre reconnaissance.—Après ces premiers mots, les +sénateurs Kellerman, François de Neufchâteau et d'autres furent +rudement interpellés. Ils se défendirent assez mal. Puis la +conversation redevint générale, <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> et le Premier Consul reprit +la parole en dirigeant ses regards du coté de M. Sieyès.—Il y a des +gens, dit-il à très-haute voix, qui veulent nous donner un +Grand-Électeur, et qui songent à un prince de la maison d'Orléans. Ce +système, je le sais, a des partisans même au Sénat.—Ces paroles +faisaient allusion à un projet, vrai ou faux, attribué à M. Sieyès, et +que ses ennemis lui prêtaient auprès du Premier Consul. M. Sieyès, en +entendant ces paroles offensantes, se retira en rougissant. Le Premier +Consul s'adressant alors aux sénateurs réunis, ajouta: Je vous déclare +que si vous nommez M. Daunou sénateur, je prendrai cela pour une +injure personnelle, et vous savez que je n'en ai jamais souffert +aucune.—</p> + +<p>Cette scène effraya la masse des sénateurs présents, et affligea les +plus sages. Ceux-ci voyaient avec peine qu'on poussât à une telle +irritation un homme si grand, si nécessaire, mais si peu maître de +lui, quand il était offensé. Les malveillants s'en allèrent, criant +que jamais on n'avait traité les membres des corps de l'État, d'une +manière plus indécente et plus insupportable. Cependant le coup était +porté. La peur avait pénétré dans ces âmes haineuses mais timides, et +cette bruyante opposition allait s'humilier tristement devant l'homme +qu'elle avait voulu braver.</p> + +<span class="sidenote">Le consul Cambacérès fait prévaloir l'idée d'une mesure +légale, l'exclusion par le scrutin, du cinquième sortant en l'an <span class="smcap">X</span>.</span> + +<p>Les Consuls discutèrent entre eux le parti à prendre. Le général +Bonaparte était résolu à un éclat, et à un acte violent. S'il avait eu +la faculté légale de dissoudre le Tribunat et le Corps Législatif, la +solution eût été facile par des voies régulières, et <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> elle +eût amené, par une élection générale, une majorité tout à fait +favorable aux idées du Premier Consul. Il est vrai qu'une élection +générale aurait exclu en masse les hommes de la Révolution, et fait +surgir des hommes entièrement nouveaux, animés plus ou moins de +sentiments royalistes, tels que ceux contre lesquels il avait fallu +faire le 18 fructidor, ce qui eût été un malheur d'un autre genre. +Tant il est vrai qu'au lendemain d'une révolution sanglante, qui avait +profondément irrité les esprits les uns contre les autres, le libre +jeu des institutions constitutionnelles était impossible! Pour sortir +des mains des révolutionnaires irréfléchis, on serait tombé dans les +mains des royalistes malintentionnés. Mais en tout cas, la dissolution +n'était pas dans les lois; il fallait trouver un autre moyen.</p> + +<p>Le Premier Consul voulait retirer le Code civil, laisser chômer le +Corps Législatif et le Tribunat, ne plus rien présenter que les lois +de finances; et puis, quand il aurait bien fait sentir à la France, +que ces corps étaient l'unique cause de l'interruption apportée aux +travaux bienfaisants du gouvernement, saisir une occasion de briser +les instruments incommodes que la Constitution lui imposait. Mais le +consul Cambacérès, l'homme aux expédients habiles, trouva des moyens +plus doux, d'une légalité très-soutenable, et d'ailleurs les seuls +praticables dans le moment. Il dissuada le général, son collègue, de +toute mesure illégale et violente.—Vous pouvez tout, lui dit-il; on +souffrirait tout de votre part. On a bien permis au Directoire de +faire ce qu'il a voulu, au Directoire qui n'avait pour <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> lui +ni votre gloire, ni votre ascendant moral, ni vos immenses succès +militaires et politiques. Mais le coup d'État du 18 fructidor, tout +nécessaire qu'il était, a perdu le Directoire. Il a rendu la +Constitution directoriale si méprisable, que personne ne l'a plus +prise au sérieux. La nôtre est bien meilleure. En ayant l'art de s'en +servir, on peut faire le bien avec elle. Ne la livrons donc pas au +mépris public, en la violant au premier obstacle qu'elle nous +présente.—Le consul Cambacérès admit qu'il fallait retirer le Code +civil, interrompre la session, mettre les corps délibérants en +vacance, et faire peser sur eux, comme un grave sujet de reproche, +l'inaction forcée à laquelle le gouvernement allait être réduit. Mais +cette inaction était une impasse, et il fallait en sortir. M. +Cambacérès en trouva le moyen dans l'article 38 de la Constitution, +ainsi conçu: <i>Le premier renouvellement du Corps Législatif et du +Tribunat n'aura lieu que dans le cours de l'an</i> <span class="smcap">X</span>.</p> + +<p>On était en l'an <span class="smcap">X</span> (1801-1802). On pouvait très-bien choisir telle +époque de l'année qu'on voudrait pour faire ce renouvellement. On +pouvait, par exemple, y procéder dans le courant de l'hiver, en +pluviôse ou ventôse; renvoyer alors un cinquième du Tribunat et du +Corps Législatif, ce qui faisait vingt membres pour le Tribunat, +soixante pour le Corps Législatif; exclure ainsi les plus hostiles, +les remplacer par des gens sages et paisibles, et ouvrir une session +extraordinaire au printemps, pour faire adopter les lois qui étaient +maintenant arrêtées au passage par la mauvaise volonté de +l'opposition. Ce <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> moyen était évidemment le meilleur. En +excluant vingt membres du Tribunat et soixante du Corps Législatif, on +écartait les hommes remuants qui entraînaient la masse inerte, et on +intimidait ceux qui auraient pu être encore tentés de résister. Mais, +si on voulait réussir, il fallait disposer du Sénat pour obtenir deux +choses: premièrement, l'interprétation de l'article 38 dans le sens du +plan projeté; secondement, l'exclusion des opposants, et leur +remplacement par des hommes dévoués au gouvernement. M. Cambacérès, +connaissant bien ce corps, sachant que la masse était timide, et les +opposants peu courageux, répondait que le Sénat, quand il verrait à +quel point on l'entraînait au delà des bornes de la prudence et de la +raison, se prêterait à tout ce que le gouvernement désirerait de lui. +L'article 38, qu'il s'agissait d'interpréter, ne disait pas quel +serait le mode employé pour la désignation du cinquième sortant. Dans +le silence de cet article, le Sénat, chargé de choisir, pouvait +préférer, à son gré, le scrutin au sort. Il y avait à dire, contre une +telle interprétation, que l'usage constant, lorsqu'il faut renouveler +partiellement une assemblée, c'est de recourir au sort, pour désigner +la portion qui doit être exclue la première. Il y avait à répondre +qu'on a recours au sort lorsqu'on ne peut pas faire autrement. On ne +peut pas, en effet, demander à quelques centaines de colléges +électoraux la désignation du cinquième sortant, car, s'adresser à une +partie d'entre eux, c'est désigner soi-même ce cinquième; s'adresser +à tous, c'est <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> recourir à une élection générale, et, dans une +élection générale, on ne peut pas fixer d'avance le nombre des exclus, +car ce serait encore désigner soi-même le cinquième qu'il s'agit +d'éliminer. Le sort est donc la seule ressource, dans le système +ordinaire des élections, par des colléges électoraux. Mais, ayant ici +le Sénat, chargé d'élire, et pouvant aisément lui faire désigner par +un scrutin le cinquième à exclure, il était plus naturel de recourir à +l'autorité clairvoyante de ses votes qu'à l'autorité aveugle du tirage +au sort. On rendait, il est vrai, le Sénat arbitre de la question; +mais on se conformait ainsi au véritable esprit de la Constitution; +car, en conférant au Sénat toutes les prérogatives du corps électoral, +elle l'avait rendu juge des conflits qui pouvaient s'élever entre les +majorités législatives et le gouvernement. En un mot, on rétablissait +par un subterfuge la faculté de dissolution, indispensable dans tout +gouvernement régulier.</p> + +<span class="sidenote">Le Premier Consul adopte le plan proposé par M. +Cambacérès.</span> + +<p>La raison la plus sérieuse, c'est qu'on se tirait d'embarras, sans +violer ostensiblement la Constitution. Le Premier Consul déclara qu'il +admettrait ce plan, ou tout autre, pourvu qu'on le délivrât des hommes +qui l'empêchaient de faire le bien de la France. M. Cambacérès accepta +le soin de rédiger un mémoire sur ce sujet. On libella le message qui +devait annoncer au Corps Législatif que le Code civil était retiré. Ce +fut le général Bonaparte qui se chargea de le libeller lui-même, dans +un style noble et sévère.</p> + +<p>Déjà l'on commençait à craindre les éclats de sa <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> colère; on +disait qu'on allait en voir une manifestation prochaine. Le lendemain +de la scène faite aux sénateurs, le 3 janvier (13 nivôse), un message +fut envoyé au président du Corps Législatif. Il fut lu au milieu d'un +silence profond, et qui décelait une sorte de terreur. Ce message +était ainsi conçu:</p> + +<p>«<span class="smcap">Législateurs</span>,</p> + +<span class="sidenote">On commence par retirer le Code civil.</span> + +<p>»Le gouvernement a résolu de retirer les projets de loi du Code civil.</p> + +<p>»C'est avec peine qu'il se trouve obligé de remettre à une autre +époque les lois attendues avec tant d'intérêt par la nation; mais il +s'est convaincu que le temps n'est pas venu où l'on portera dans ces +grandes discussions, le calme et l'unité d'intention qu'elles +demandent.»</p> + +<p>Cette sévérité méritée produisit le plus grand effet. Tous les +gouvernements ne peuvent pas et ne doivent pas parler un tel langage; +cependant il faut le leur permettre quand ils ont raison, et qu'ils +ont dispensé à un pays une immense gloire, d'immenses bienfaits, payés +par une opposition inconsidérée.</p> + +<span class="sidenote">Le Corps Législatif et le Sénat, intimidés, imaginent un +subterfuge pour annuler leurs premiers scrutins, et faire prévaloir +les candidats du Premier Consul aux places vacantes dans le Sénat.</span> + +<p>Le Corps Législatif, frappé de ce coup, tomba aux pieds du +gouvernement d'une manière peu honorable. On demanda, séance tenante, +à passer au scrutin pour la présentation d'un candidat à la troisième +et dernière place vacante au Sénat. Le croirait-on? les mêmes hommes +qui s'étaient prêtés avec tant de malveillance à présenter MM. +Grégoire et Daunou, votèrent à l'instant même pour le général +<span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> Lamartillière. Il obtint 233 suffrages sur 252 votants. On ne +pouvait pas se rendre plus promptement aux désirs du Premier Consul. +En conséquence, le général Lamartillière fut déclaré le candidat du +Corps Législatif.</p> + +<p>Cette présentation fournit un expédient au Sénat pour satisfaire le +Premier Consul, sans s'humilier trop profondément. On ne songeait plus +à prendre M. Daunou, depuis la scène faite aux sénateurs, dans +l'audience du 2 janvier. Cependant M. Daunou avait été présenté par +deux corps à la fois, le Corps Législatif et le Tribunat. Préférer le +candidat du gouvernement à un candidat qui avait pour lui la double +présentation des deux assemblées législatives, c'était se jeter trop +ouvertement aux genoux du Premier Consul. On imagina un assez pauvre +subterfuge, qui ne sauva pas la dignité du Sénat, et qui ne fit que +mettre son embarras dans un plus grand jour. Il s'assembla le +lendemain, 4 janvier (14 nivôse). La présentation de M. Daunou par le +Corps Législatif avait été résolue le 30 décembre, celle du général +Lamartillière, le 3 janvier. Le Sénat supposa que la résolution du 30 +décembre n'était pas communiquée, que celle du 3 janvier l'était +seule, et que le général Lamartillière était, par conséquent, l'unique +candidat connu du Corps Législatif. Il joignit à ce subterfuge une +autre ruse plus mesquine encore. On remplissait la seconde des trois +places vacantes; or, le général Lamartillière était le premier, le +général Jourdan le second, sur la liste du Premier Consul. On crut +donc <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> pouvoir considérer le général Jourdan comme le candidat +du gouvernement pour la place actuellement vacante. Alors le Sénat +libella ainsi sa décision:</p> + +<p>«<i>Vu le message du Premier Consul du 25 frimaire, par lequel il +présente le général Jourdan; vu le message du Tribunat du 11 nivôse, +par lequel il présente le citoyen Daunou; vu enfin le message du Corps +Législatif du 13 nivôse, par lequel il présente le général +Lamartillière, le Sénat adopte le général Lamartillière et le proclame +membre du Sénat conservateur.</i>» Par ce moyen, le Sénat semblait avoir +adopté, non pas le candidat du Premier Consul, mais celui du Corps +Législatif. C'était ajouter à la honte de la soumission, la honte d'un +mensonge qui ne trompait personne. Certes on faisait bien de reculer +devant un homme indispensable, sans lequel la France eût été plongée +dans le chaos, sans lequel pas un des opposants n'eût été assuré de +conserver sa tête; mais il ne fallait pas alors l'offenser, quand on +savait qu'on ne pourrait pas pousser l'offense jusqu'au bout.</p> + +<p>Les opposants du Tribunat jetèrent les hauts cris contre la faiblesse +du Sénat, faiblesse qu'ils devaient bientôt imiter, et surpasser +eux-mêmes.</p> + +<span class="sidenote">Le Premier Consul quitte Paris pour aller présider à Lyon +la Consulte de la République italienne.</span> + +<p>Le plan adopté par le gouvernement fut immédiatement mis à exécution. +Les travaux législatifs furent suspendus, et on annonça publiquement +que le Premier Consul allait quitter Paris, pour faire à Lyon un +voyage de près d'un mois. L'objet de ce voyage avait la grandeur +accoutumée des actes du général <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> Bonaparte. Il s'agissait de +constituer la République Cisalpine, et cinq cents députés, de tout +âge, de toute condition, passaient en ce moment les Alpes, par un +hiver rigoureux, pour former à Lyon une grande diète, sous le nom de +<i>Consulte</i>, et recevoir de la main du général Bonaparte, des lois, des +magistrats, un gouvernement tout entier. Il avait été convenu que +chacun ferait la moitié du chemin, et Lyon avait été jugé, après +Paris, le point le plus convenable pour un pareil rendez-vous. De +vastes préparatifs étaient déjà faits dans cette ville, pour cet +imposant spectacle politique. On devait même l'entourer d'un grand +appareil militaire, car les vingt-deux mille hommes restant de l'armée +d'Égypte, débarqués à Marseille et à Toulon par la marine anglaise, +étaient en marche sur Lyon, pour y être passés en revue par leur +ancien général.</p> + +<span class="sidenote">Le Corps Législatif et le Tribunat, laissés à Paris dans +une embarrassante oisiveté.</span> + +<p>On ne s'occupa plus du Corps Législatif ni du Tribunat. On les laissa +dans une parfaite oisiveté, sans leur expliquer d'aucune façon les +projets que le gouvernement pouvait avoir conçus. La Constitution ne +contenait pas plus la faculté de prorogation que celle de dissolution. +On ne renvoya donc pas les deux assemblées, mais on ne leur fournit +aucun travail. On avait retiré, outre les lois du Code civil, une loi +relative au rétablissement de la marque pour le crime de faux. Ce +crime, par suite des circonstances de la Révolution, s'était multiplié +d'une manière effrayante. Tant de pièces exigées par les règles +nouvelles de la comptabilité, tant de certificats de civisme, naguère +indispensables pour n'être <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> pas considéré comme suspect, tant +de certificats de présence demandés aux émigrés rentrés pour les +purger du délit d'émigration, tant de constatations de tout genre, +exigées et fournies par écrit, avaient donné naissance à une +détestable classe de criminels: c'étaient les faussaires. Ils +infestaient la région des affaires, comme naguère les brigands +infestaient les grands chemins. Le Premier Consul avait voulu une +peine spéciale contre eux, comme il avait voulu une juridiction +spéciale contre les dévastateurs des grandes routes, et il venait de +proposer la marque. Le crime de faux enrichit, disait-il; un faussaire +qui a fini sa peine rentre dans la société, et avec du luxe il fait +oublier son crime. Il faut une flétrissure indélébile de la main du +bourreau, qui ne permette plus aux complaisants que la richesse +entraîne toujours après elle, de s'asseoir à la table du faussaire +enrichi. Cette proposition avait rencontré les mêmes difficultés que +le Code civil. On la retira, et il ne resta plus rien en délibération; +car les lois relatives à l'instruction publique, au rétablissement des +cultes, n'avaient pas même été présentées. Quant aux lois de finances, +on les réservait pour servir de prétexte à une session extraordinaire +au printemps. On laissa donc cette espèce de parlement, non dissous, +non prorogé, oisif, inutile, embarrassé de son inaction, et portant +aux yeux de la France la responsabilité d'une interruption complète +dans les bons et utiles travaux du gouvernement.</p> + +<p>Il fut convenu que pendant l'absence du Premier <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> Consul, M. +Cambacérès, qui avait un art particulier pour manier le Sénat, se +chargerait de faire interpréter comme on le voulait, l'article 38 de +la Constitution, et qu'il veillerait lui-même à l'exclusion des vingt +et des soixante membres, qu'il s'agissait de faire sortir du Tribunat +et du Corps Législatif.</p> + +<p>Avant de partir, le Premier Consul avait eu à s'occuper de deux +affaires importantes, l'expédition de Saint-Domingue, et le congrès +d'Amiens. La seconde le retenait au delà du terme fixé pour son +départ.</p> + +<span class="sidenote">Projet d'une expédition à Saint-Domingue.</span> + +<p>L'ambition des possessions lointaines était une vieille ambition +française, que le règne de Louis XVI, très-favorable à la marine, +avait réveillée, et que de grands revers maritimes n'avaient pas +encore découragée. Les colonies étaient alors un sujet d'ardente +convoitise de la part de toutes les nations commerçantes. L'expédition +d'Égypte, imaginée pour disputer aux Anglais l'empire de l'Inde, était +une conséquence de ce penchant général, et sa mauvaise issue avait +rendu très-vif le désir d'un dédommagement. Le Premier Consul en +préparait deux, la Louisiane et Saint-Domingue. Il avait donné la +Toscane, cette belle et précieuse partie de l'Italie, à la cour +d'Espagne, pour obtenir la Louisiane en échange; et il exigeait en ce +moment l'exécution de l'engagement pris par cette cour. Il était en +même temps résolu de recouvrer l'île de Saint-Domingue. Cette île +était, avant la révolution, la première, la plus importante des +Antilles, et la plus enviée des colonies <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> à sucre et à café. +Elle fournissait à nos ports et à notre marine la matière du plus +grand commerce. Les imprudences de l'Assemblée Constituante avaient +induit les esclaves à se révolter, et amené les horreurs si tristement +mémorables, par lesquelles la liberté des noirs avait signalé son +apparition dans le monde. Un nègre, doué d'un véritable génie, +Toussaint Louverture, avait fait à Saint-Domingue quelque chose de +semblable à ce que faisait le Premier Consul en France. Il avait +dompté, gouverné cette population révoltée, et rétabli une espèce +d'ordre. Grâce à lui on n'égorgeait plus à Saint-Domingue, et on +commençait à y travailler. Il avait imaginé une Constitution qu'il +avait soumise au Premier Consul, et il montrait pour la métropole une +sorte d'attachement national. Ce nègre avait pour l'Angleterre un +profond éloignement; il demandait à être libre, et Français. Le +Premier Consul avait d'abord admis cet état de choses; mais bientôt il +avait conçu des doutes sur la fidélité de Toussaint Louverture, et, +sans vouloir ramener les nègres à l'esclavage, il songeait à profiter +de l'armistice maritime, résultant des préliminaires de Londres, pour +expédier à Saint-Domingue une escadre et une armée. Le Premier Consul +avait, à l'égard des noirs, le projet de maintenir la situation que +les événements avaient amenée. Il voulait, dans toutes les colonies où +la révolte n'avait pas pénétré, maintenir l'esclavage, sauf à +l'adoucir, et à Saint-Domingue souffrir une liberté devenue +indomptable. Mais il prétendait assurer la domination de la métropole +<span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> dans cette dernière île, et pour cela y avoir une armée. Soit +que les noirs restes libres devinssent des sujets infidèles, soit que +les Anglais recommençassent la guerre, il avait l'intention, en +respectant la liberté des noirs, de rendre leurs propriétés aux +anciens colons, qui remplissaient Paris de leur misère, de leurs +plaintes, de leurs imprécations contre le gouvernement de +Toussaint-Louverture. Une considérable partie des nobles français, +déjà privés de leurs biens en France par la Révolution, étaient en +même temps colons de Saint-Domingue, et dépouillés des riches +habitations qu'ils avaient jadis possédées dans cette île. On ne +voulait pas leur rendre leurs biens en France, devenus biens +nationaux; mais on pouvait leur rendre leurs sucreries, leurs +caféteries à Saint-Domingue, et c'était un dédommagement qui semblait +pouvoir les satisfaire. Ce furent là les motifs très-divers, qui +agirent sur la détermination du Premier Consul. Recouvrer la plus +grande de nos colonies, la tenir non pas de la douteuse fidélité d'un +noir devenu dictateur, mais de la force des armes; la posséder +solidement contre les noirs et les Anglais; rendre aux anciens colons +leurs propriétés, cultivées par des mains libres; joindre enfin à +cette reine des Antilles les bouches du Mississipi, en acquérant la +Louisiane, telles furent les combinaisons du Premier Consul, +combinaisons regrettables, comme on le verra bientôt, mais commandées, +pour ainsi dire, par une disposition des esprits, qui était générale +en France à cette époque.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> Il importait de se hâter, car, bien que la paix définitive +négociée en ce moment dans le congrès d'Amiens, fût à peu près +certaine, il fallait, à tout événement, si les Anglais faisaient +surgir des prétentions nouvelles et inadmissibles, il fallait profiter +des quelques mois pendant lesquels la mer allait être ouverte, pour +envoyer une flotte. Le Premier Consul fit préparer à Flessingue, +Brest, Nantes, Rochefort et Cadix, un immense armement, composé de 26 +vaisseaux de ligne, et de 20 frégates, capables de porter vingt mille +hommes. Il donna le commandement de l'escadre à l'amiral +Villaret-Joyeuse, et le commandement des troupes au général Leclerc, +l'un des bons officiers de l'armée du Rhin, devenu le mari de sa +sœur Pauline. Il exigea que cette sœur accompagnât son mari. Il +avait pour elle une tendresse extrême: il envoyait donc là ce qu'il +avait de plus cher, et ne voulait pas, comme le dirent depuis les +partis, déporter dans un pays fiévreux et mortel, les soldats et les +généraux de l'armée du Rhin qui lui faisaient ombrage. Une autre +circonstance prouve l'intention qui le dirigea dans la composition du +corps envoyé à Saint-Domingue. Comme la paix semblait devoir être +générale, et dès lors solide, les militaires craignaient de n'avoir +plus de carrière. Un très-grand nombre demandaient à faire partie de +l'expédition, et ce fut une faveur qu'on fut obligé de distribuer +entre eux, avec une sorte de justice et d'égalité. Le brave +Richepanse, ce héros de l'armée d'Allemagne, fut donné comme +lieutenant au général Leclerc.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> + +<span class="sidenote">Départ de l'expédition de Saint-Domingue.</span> + +<p>Le Premier Consul apporta dans ces préparatifs sa célérité accoutumée; +et il pressa, tant qu'il put, le départ de ces divisions navales, +répandues depuis la Hollande jusqu'à l'extrémité méridionale de la +Péninsule. Cependant, avant qu'elles missent à la voile, on fut obligé +de s'en expliquer avec les ministres anglais, que ce vaste armement +offusquait beaucoup. On eut quelque peine à les rassurer, bien qu'en +réalité ils désirassent l'expédition. Ils n'étaient pas alors aussi +ardents pour l'affranchissement des nègres, que les ministres +britanniques ont paru l'être depuis. Le spectacle de la liberté des +noirs à Saint-Domingue, les effrayait pour leurs colonies, surtout +pour la Jamaïque. Ils souhaitaient donc le succès de notre entreprise; +mais la grandeur des moyens les inquiétait, et ils auraient voulu que +les troupes fussent embarquées sur des bâtiments de commerce. On +réussit pourtant à leur faire entendre raison; ils se résignèrent à +laisser passer cet immense armement, en envoyant toutefois une escadre +d'observation. Ils promirent même de mettre toutes les ressources de +la Jamaïque en vivres et munitions à la disposition de l'armée +française, moyennant, bien entendu, le payement de ce qui serait +fourni. La principale division navale, formée à Brest, mit à la voile +le 14 décembre. Les autres suivirent à peu de distance. À la fin de +décembre toute l'expédition était en mer, et devait par conséquent +être arrivée à Saint-Domingue, quel que fut le résultat des +négociations d'Amiens.</p> + +<span class="sidenote">Congrès d'Amiens.</span> + +<span class="sidenote">Lenteurs causées par L'Espagne qui refuse d'envoyer un +négociateur au congrès.</span> + +<p>Ces négociations, conduites par lord Cornwallis <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> et Joseph +Bonaparte, marchaient lentement, sans néanmoins faire craindre une +rupture. La première cause du retard avait été dans la composition +même du congrès, qui devait comprendre non-seulement les +plénipotentiaires français et anglais, mais aussi les +plénipotentiaires hollandais et espagnol; car, d'après les +préliminaires, la paix devait être conclue entre les deux grandes +nations belligérantes et tous leurs alliés. L'Espagne, qui d'une +extrême intimité avait passé presque à l'inimitié, contrariait le +Premier Consul en n'envoyant pas son plénipotentiaire au congrès. +Comme, au fond, elle savait que la paix était certaine, et qu'elle +n'avait à figurer dans le protocole que pour l'abandon de la Trinité, +elle ne se hâtait guère de faire arriver son négociateur. Les Anglais, +de leur côté, voulaient voir au congrès d'Amiens un plénipotentiaire +espagnol, pour obtenir une cession en forme de l'île de la Trinité. +Ils annonçaient même ne vouloir pas négocier, si le plénipotentiaire +espagnol n'était pas présent. Le Premier Consul fut obligé de prendre +avec la cour d'Espagne un ton qui réveillât son apathie, et il ordonna +au général Saint-Cyr, devenu ambassadeur à la place de Lucien, de +mettre sous les yeux du roi et de la reine la conduite extravagante du +prince de la Paix, et de leur déclarer que, si <i>on continuait à se +conduire dans ce système, cela finirait par un coup de tonnerre</i><a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Lien vers la note 21"><span class="smaller">[21]</span></a>.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> + +<span class="sidenote">Autres difficultés avec les Hollandais.</span> + +<p>Le ministre espagnol destiné à figurer au congrès d'Amiens, M. +Campo-Alange, était malade en Italie. L'Espagne se décida enfin à +donner à M. d'Azara, ambassadeur à Paris, l'ordre de se rendre au +congrès. Cette difficulté levée avec les Espagnols, il y en avait une +autre à lever avec les Hollandais. Le plénipotentiaire hollandais, M. +Schimmelpenninck, ne voulait pas admettre la base des préliminaires, +c'est-à-dire la cession de Ceylan, avant de savoir comment la Hollande +serait traitée relativement à la restitution de ses flottes passées en +Angleterre, relativement aux indemnités qu'on prétendait <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> +exiger pour le stathouder dépossédé, relativement enfin à certaines +questions de limites avec la France. Joseph Bonaparte eut ordre de +notifier à M. Schimmelpenninck, qu'il ne serait reçu au congrès qu'à +la condition de reconnaître préalablement les préliminaires de +Londres, comme base de la négociation. Lord Cornwallis s'étant +contenté de cette forme, le congrès se trouva constitué.</p> + +<p>Cependant les Anglais auraient voulu y introduire le Portugal, sous le +prétexte que c'était un allié de l'Angleterre. Le motif secret était +d'obtenir l'exemption, pour la cour de Lisbonne, de la contribution +<span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> de 20 millions, qui lui avait été imposée par une condition +du traité de Madrid. Le Premier Consul s'y refusa, en déclarant que la +paix de la France avec le Portugal était faite, et n'était plus à +faire. Cette prétention écartée, le congrès se mit à l'œuvre, et on +fut bientôt d'accord sur les bases.</p> + +<span class="sidenote">Les préliminaires de Londres pris pour base invariable du +traité définitif.</span> + +<p>Pour éviter des difficultés incalculables, on convint de repousser +toute demande en dehors des préliminaires: <i>Rien de plus, rien de +moins que les articles de Londres</i>, fut la maxime réciproquement +admise. Les Anglais avaient, en effet, remis en discussion l'abandon +par la France de l'île de Tabago. Le Premier Consul, de son côté, +avait demandé une extension de territoire dans la région de +Terre-Neuve, pour améliorer les pêcheries françaises. De part et +d'autre on avait repoussé une telle prétention, et, pour en finir, on +était convenu de ne rien réclamer au delà des concessions contenues +dans le traité des préliminaires. Autrement c'était mettre la paix en +question, en faisant renaître des difficultés heureusement résolues. +Ce principe adopté, il restait à préciser par la rédaction les +stipulations de Londres.</p> + +<p>Deux points importants étaient à résoudre: le payement des frais pour +les prisonniers, et le régime à imposer à l'île de Malte.</p> + +<span class="sidenote">Difficultés relativement aux prisonniers.</span> + +<p>L'Angleterre avait eu à nourrir beaucoup plus de prisonniers français, +que la France de prisonniers anglais, et elle réclamait le +remboursement de la différence. La France répondait que le principe +généralement reconnu était, que chaque nation nourrît les prisonniers +qu'elle avait faits; que, si on voulait <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> le principe +contraire, la France avait à demander un remboursement pour les +Russes, les Bavarois, et autres soldats aux gages de l'Angleterre, +qu'elle avait pris et entretenus; que les combattants soldés par +l'Angleterre devaient figurer au nombre des prisonniers, qu'elle avait +le devoir d'entretenir. Du reste, ajoutait le plénipotentiaire +français, c'était là une pure question d'argent, à vider par le moyen +de commissaires liquidateurs.</p> + +<span class="sidenote">Difficultés relativement à Malte.</span> + +<p>Quant à Malte, la question était plus sérieuse. Les Anglais et les +Français étaient à cet égard pleins de défiance, ils semblaient +entrevoir l'avenir, et craignaient que l'île ne repassât, un jour, au +pouvoir de l'une ou de l'autre puissance. Le Premier Consul, par un +singulier instinct, proposait de détruire les établissements +militaires de Malte de fond en comble, de ne laisser subsister que la +ville démantelée, d'y créer un grand lazaret neutre, commun à toutes +les nations, et de convertir l'ordre en un ordre hospitalier, qui +n'aurait plus aucune force militaire.</p> + +<p>Les Anglais n'étaient pas rassurés par cette proposition. Ils disaient +que le rocher était tellement fort, que, même dépourvu des +fortifications accumulées par les chevaliers, il serait un point +encore très-redoutable. Ils alléguaient la résistance de la population +maltaise à toute destruction de ses belles forteresses, et proposaient +la reconstitution de l'ordre sur des bases nouvelles et plus solides. +Ils voulaient y laisser une langue française, moyennant qu'on y +instituât une langue anglaise, et une langue maltaise, celle-ci +accordée à la population de l'île, <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> pour lui donner part à son +gouvernement; ils voulaient que ce nouvel établissement fût placé sous +la garantie d'une grande puissance, la Russie, par exemple. Les +Anglais espéraient qu'avec les langues anglaise et maltaise, qui leur +seraient dévouées, ils auraient un pied dans l'île, et empêcheraient +les Français d'y rentrer.</p> + +<p>Le Premier Consul insista pour la destruction des fortifications, +disant que l'ordre était aujourd'hui fort difficile à reconstituer; +que déjà la Bavière s'était emparée de ses propriétés en Allemagne; +que l'Espagne, depuis l'établissement de la protection russe sur +Malte, songeait à en faire autant, et à prendre les biens qui étaient +situés chez elle; que l'institution de chevaliers protestants serait +une raison déterminante à ses yeux; que le Pape, déjà fort contraire à +tout ce qu'on faisait à l'égard de l'ordre, ne consentirait à aucun +prix aux nouveaux arrangements, et que la France enfin ne pouvait +fournir une langue française, vu que ses lois actuelles n'admettaient +plus en aucune façon le rétablissement d'une institution nobiliaire. +Il accordait bien, si on y tenait, le rétablissement de l'ordre de +Malte sur ses anciennes bases, avec la conservation des fortifications +existantes, mais sans langue anglaise ni française, et sous la +garantie de la cour la plus voisine, celle de Naples. Il repoussait la +garantie de la Russie.</p> + +<p>On n'avait parlé d'aucun des arrangements du continent. Le Premier +Consul l'avait expressément défendu à la légation française. +Cependant, comme le roi d'Angleterre prenait un intérêt très-vif à la +<span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> maison d'Orange, privée du stathoudérat, le Premier Consul +voulait bien se charger de lui procurer un dédommagement territorial +en Allemagne, lorsque serait traitée la grande question des indemnités +germaniques. Il demandait en retour la restitution, en nature ou en +argent, de la flotte batave enlevée par les Anglais.</p> + +<p>Au fond il n'y avait dans tout cela rien d'absolu, rien +d'inconciliable; car la question des prisonniers était une affaire +d'argent, toujours arrangeable au moyen de deux liquidateurs. La +question de Malte était plus difficile, car c'était une affaire de +défiance réciproque. Il fallait (et c'était possible), il fallait +trouver un système qui rassurât tout le monde, contre l'éventualité +d'une occupation subite, par l'une des deux grandes nations maritimes. +Quant à l'affaire du stathouder, rien n'était plus aisé, puisqu'on +était d'accord.</p> + +<span class="sidenote">Ordre donné par le Premier Consul, à son frère Joseph, +d'être coulant sur les difficultés de détail.</span> + +<p>Le Premier Consul souhaitait d'en finir au plus tôt. Il désirait avoir +le traité tout prêt à son retour de Lyon, vu qu'il se proposait +d'apporter ce complément de la paix générale, avec le Concordat et les +lois de finances, au Corps Législatif renouvelé. Il donna donc à son +frère Joseph l'ordre d'être coulant sur les difficultés de détail qui +restaient à résoudre, et de pousser vivement à la signature.</p> + +<span class="sidenote">Départ du Premier Consul pour Lyon.</span> + +<p>Le Premier Consul partit le 8 janvier (18 nivôse) avec sa femme et une +partie de sa maison militaire, pour se rendre à Lyon. M. de Talleyrand +l'y avait devancé, pour tout disposer, de manière qu'à son arrivée, +il n'eût plus que des résultats à sanctionner <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> par sa +présence. L'hiver était rigoureux, et néanmoins tous les députés +italiens se trouvaient déjà réunis, et ils s'impatientaient de ne pas +voir paraître le général Bonaparte, objet principal de leur voyage.</p> + +<span class="sidenote">Affaires d'Italie.</span> + +<span class="sidenote">Avis divers sur la constitution de la République +italienne.</span> + +<p>Le moment était venu de régler les affaires d'Italie, en constituant +une seconde fois la République Cisalpine. M. de Talleyrand était fort +contraire à cette création. Ce ministre alléguait la difficulté de +faire marcher les choses dans une république; il citait les +Républiques Batave, Helvétique, Ligurienne, Romaine et Parthénopéenne, +et les embarras qu'on avait eus, ou qu'on avait encore avec elles. Il +disait qu'on avait assez de ces filles de la République française, +qu'il n'en fallait pas une de plus, et proposait une principauté ou +une monarchie, comme celle d'Étrurie, qu'on donnerait à quelque +prince, ami et dépendant de la France. Il n'aurait pas été éloigné +d'accorder cet État à un prince de la maison d'Autriche, au grand-duc +de Toscane, par exemple, qu'on devait indemniser en Allemagne, si on +ne l'indemnisait pas en Italie. Cette combinaison, infiniment agréable +pour l'Autriche, l'aurait fort attachée à la paix. Elle eût satisfait +également les puissances allemandes, qui auraient eu par ce moyen un +copartageant de moins à dédommager, avec les terres des princes +ecclésiastiques. Elle aurait plu surtout au Pape, qui espérait qu'on +lui rendrait les Légations, lorsqu'on ne serait plus lié par les +promesses faites à la Cisalpine. Cette combinaison, en un mot, était +du goût de tout le monde en Europe; car elle supprimait <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> une +république, laissait un territoire de plus à répartir, et plaçait un +État de moins sous la domination directe de la République française.</p> + +<span class="sidenote">Nécessité de constituer l'Italie.</span> + +<p>C'était assurément une raison de grand poids que celle de rendre notre +grandeur plus supportable à l'Europe, et de donner ainsi plus de +chances à la durée de la paix. Quand la France avait le Rhin et les +Alpes pour frontières, quand elle avait sous son influence immédiate +la Suisse, la Hollande, l'Espagne et l'Italie; quand elle possédait +directement le Piémont, du consentement général, quoique tacite, de +toutes les puissances; quand elle en était arrivée à ce degré de +grandeur, la politique la plus modérée était, dès ce jour même, la +meilleure et la plus sensée. Sous ce rapport M. de Talleyrand avait +raison. Cependant, après tout ce qu'on avait fait, on était forcément +engagé à constituer l'Italie; et puisqu'on l'avait déjà enlevée à +l'Autriche, il fallait songer à la lui enlever irrévocablement, +résultat qu'on ne pouvait obtenir qu'en la constituant d'une manière +forte et indépendante. On ne froissait par là que l'Autriche seule, et +une des cent batailles qu'on a livrées depuis, pour créer des royaumes +français sur tout le continent, aurait suffi pour faire supporter +définitivement à l'Europe l'état de choses qu'on aurait voulu créer en +Italie.</p> + +<span class="sidenote">Manière de la constituer.</span> + +<p>Dans ce système, il fallait renoncer à posséder le Piémont, car si les +Italiens préfèrent les Français aux Allemands, au fond ils n'aiment ni +les uns ni les autres, parce que les uns et les autres sont étrangers +pour eux. C'est un sentiment naturel et légitime, <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> qu'on doit +respecter. Les Français, protégeant l'Italie sans la posséder, se +l'attachaient pour toujours, et ne s'y préparaient pas ces brusques +revirements d'affection, dont elle a donné tant de fois l'exemple, +depuis que, ballottée entre les Français et les Allemands, elle n'a +jamais fait que changer de maîtres. Il aurait fallu, dans ce plan, ne +pas donner l'Étrurie à un prince espagnol. Réunissant alors la +Lombardie, le Piémont, les duchés de Parme et de Modène, le Mantouan, +les Légations, la Toscane, on constituait un État superbe, s'étendant +depuis les Alpes maritimes jusqu'à l'Adige, depuis la Suisse jusqu'à +l'État romain. Il était facile de détacher, soit en Toscane, soit dans +la Romagne, une portion de territoire pour dédommager le Pape, dont le +dévouement ne pouvait pas être durable, si tôt ou tard on ne venait au +secours de sa misère. Il fallait réunir ces provinces diverses sous un +gouvernement fédératif, dans lequel le pouvoir exécutif fût fortement +constitué, qui pût rassembler promptement ses forces, et donner à nos +armées le temps de venir à son secours. L'alliance, en effet, devait +être intime entre cet État et la France, car il ne pouvait vivre que +par elle; et la France, de son côté, devait avoir à son existence un +intérêt immense et invariable.</p> + +<p>Un État italien de dix ou douze millions d'habitants, possédant les +plus belles frontières, baigné par deux mers, ayant à la première +guerre heureuse la chance certaine de s'accroître des États vénitiens, +et de s'étendre alors aux frontières naturelles de <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> l'Italie, +c'est-à-dire aux Alpes juliennes; pouvant plus tard comprendre, au +moyen d'un simple lien fédératif, qui laisserait à chaque principauté +son indépendance propre, la République génoise nouvellement +constituée, le Pape, avec les conditions nécessaires à son existence +politique et religieuse, l'État de Naples, délivré d'une cour inepte +et sanguinaire, un tel État ainsi constitué, et avec les +accroissements que l'avenir lui préparait, était le fondement de la +régénération italienne, et donnait à l'Europe une troisième +fédération, laquelle ajoutée aux deux qui existaient déjà, l'allemande +et la suisse, devait rendre d'immenses services à l'équilibre général.</p> + +<p>Quant à la difficulté de gouverner l'Italie, elle pouvait être résolue +par le protectorat de la France, qui, en s'étendant sur elle pendant +tout un règne, la conduirait par la main dans ces premières voies +d'indépendance et de liberté.</p> + +<span class="sidenote">Plan actuel du Premier Consul à l'égard de l'Italie.</span> + +<p>Du reste le plan qu'on suivait en ce moment, n'excluait pas ce bel +avenir, car le Piémont pouvait être restitué un jour au nouvel État +italien, le duché de Parme à la mort du duc actuel, mort qui d'après +toutes les probabilités devait être prochaine; l'Étrurie elle-même +pouvait lui être rendue s'il le fallait. Il était donc facile de +reprendre ce plan ultérieurement, et c'était en poser un premier et +large fondement, que de constituer la Cisalpine en république +indépendante. D'ailleurs, il valait peut-être mieux, dans le moment, +ne pas avouer tout entier le projet d'une régénération italienne, +pour ne pas effaroucher l'Europe. <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> Mais morceler les belles +provinces qu'on possédait actuellement, comme le proposait M. de +Talleyrand, pour construire une petite monarchie de plus au profit +d'un prince autrichien, c'était donner l'Italie à l'Autriche, car ce +prince, quoiqu'on fît, serait toujours autrichien, et les peuples +eux-mêmes, dont on aurait indignement trahi les espérances, concevant +pour la France une haine méritée, reviendraient aux Allemands par +ressentiment et par désespoir.</p> + +<p>Le général Bonaparte, qui avait acquis sa première et peut-être sa +plus belle gloire, en délivrant l'Italie des mains de l'Autriche, ne +pouvait commettre une telle faute. Il adopta un système moyen, qui +n'empêchait pas plus tard un vaste système d'indépendance italienne, +qui devait même en être le commencement.</p> + +<span class="sidenote">Délimitation de la nouvelle République italienne.</span> + +<span class="sidenote">Grands travaux de fortification pour défendre et contenir +l'Italie.</span> + +<span class="sidenote">Création de la grande place d'Alexandrie.</span> + +<p>Il donna donc à la République Cisalpine toute la Lombardie jusqu'à +l'Adige, les Légations, le duché de Modène, tout ce qu'elle avait en +un mot à la paix de Campo-Formio. Le duché de Parme restait en +suspens; le Piémont appartenait dans le moment à la France. La +Cisalpine, telle qu'on la constituait, comptait près de cinq millions +d'habitants. Elle pouvait aisément produire un revenu de 70 à 80 +millions, et entretenir une armée de 40 mille hommes, qui +n'absorberait pas au delà de la moitié de son revenu, et laisserait +des ressources suffisantes pour payer convenablement son +administration. Elle était couverte en avant par les Alpes et l'Adige; +elle avait à gauche le Piémont devenu français, à droite l'Adriatique; +en arrière la Toscane, placée sous la dépendance de <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> la +France. Elle était donc entourée de tout côté par notre protection. +D'immenses travaux de fortifications ordonnés par le général +Bonaparte, avec une sûreté de coup d'œil et une expérience du pays, +que personne au monde ne pouvait posséder au même degré, devaient la +rendre inaccessible aux Autrichiens, et toujours secourable à temps +par la France. L'Adige était fortifié, depuis Rivoli jusqu'à Legnago, +de manière à ne pouvoir pas être franchi. Les environs du lac de +Garda, et notamment la position de la Rocca d'Anfo, étaient assez bien +fermés, pour que la ligne de l'Adige ne pût pas être tournée. Le +Mincio formait une seconde ligne en arrière. Peschiera et Mantoue, +fort accrues, donnaient une grande force à ce second boulevard. +Mantoue notamment, améliorée sous les rapports défensif et sanitaire, +devait subsister par elle-même, l'Adige fût-il forcé. D'autres +ouvrages avaient pour but d'assurer en tout temps l'arrivée des armées +françaises. Elles pouvaient déboucher, premièrement, par le Valais sur +le Milanais, en suivant la route du Simplon; secondement, par la +Savoie ou la Provence sur le Piémont, en suivant les routes du mont +Cenis, du mont Genèvre, du col de Tende. On a vu que des travaux +étaient ordonnés pour rendre ces quatre routes prochainement +praticables à tous les transports. Il fallait y créer de solides +points d'appui, de vastes établissements militaires, destinés, soit à +recueillir une armée française, momentanément obligée de se retirer, +soit à servir de débouché à cette même armée, mise <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> en état +de reprendre l'offensive. Pour cela deux places avaient été choisies, +et étaient devenues l'objet de grandes dépenses: l'une au débouché de +la route du Simplon, l'autre au débouché des trois routes du mont +Cenis, du mont Genèvre, du col de Tende. La première, et la moindre +des deux, devait être située à l'extrémité du lac Majeur. Telle qu'on +l'avait projetée, elle pouvait contenir les malades, les blessés, le +matériel des troupes en retraite, ainsi que la flottille du lac, et se +défendre trois ou quatre semaines, jusqu'à ce qu'une armée de secours, +traversant le Simplon, pût se reporter en avant. La seconde, et la +plus grande, faite pour contenir le Piémont, pour recevoir toutes les +ressources des armées françaises, pour leur servir de point d'appui et +de moyen de descendre en tout temps en Italie, la seconde, aussi +forte, aussi vaste que Mayence, Metz ou Lille, pouvant soutenir le +plus long siége, devait être construite à Alexandrie même. Ce point, +voisin du champ de bataille de Marengo, était reconnu comme le plus +favorable aux grandes combinaisons militaires, dont l'Italie peut +devenir le théâtre. Turin se trouvait trop sous l'influence d'une +population nombreuse, et en certains cas ennemie. Pavie était au delà +du Pô. Alexandrie, entre le Pô et le Tanaro, au vrai débouché de +toutes les routes, réunissait les plus grands avantages, et pour cela +fut préférée. De vastes travaux furent ordonnés. Ceux-ci, étant en +Piémont, durent être exécutés aux dépens du trésor français; tous les +autres devaient <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> l'être avec les fonds de la Cisalpine, parce +qu'ils la concernaient plus particulièrement.</p> + +<p>Grâce à ces dispositions, la France, toujours en mesure de secourir la +Cisalpine, tenait sous sa main la haute et la moyenne Italie, et +dominait de son influence l'Italie méridionale. Elle pouvait envoyer à +Rome et à Naples des ordres moins ostensibles, mais tout aussi obéis +qu'à Turin ou Milan.</p> + +<span class="sidenote">Gouvernement donné à la Cisalpine.</span> + +<p>Il fallait donner un gouvernement à cette République Cisalpine. On +avait commencé par lui composer des autorités provisoires, consistant +dans un comité exécutif de trois membres, MM. de Somma-Riva, Visconti +et Ruga, et dans une <i>Consulte</i>, espèce d'assemblée législative peu +nombreuse, choisie parmi les hommes sages et dévoués. Mais un tel état +de choses ne pouvait être maintenu long-temps.</p> + +<p>Le Premier Consul avait auprès de lui le ministre de la Cisalpine à +Paris, M. Marescalchi, de plus MM. Aldini, Serbelloni et Melzi, +envoyés en France pour les affaires de l'Italie. C'étaient les +personnages les plus considérables du pays. Il les consulta sur +l'organisation à donner à la nouvelle république, et, d'accord avec +eux, il rédigea une constitution, imitée à la fois de la Constitution +française et des anciennes constitutions italiennes.</p> + +<span class="sidenote">Forme de la constitution imaginée.</span> + +<p>Au lieu de la liste des notables de M. Sieyès, qui commençait à être +décriée en France, le Premier Consul et ses collaborateurs imaginèrent +trois colléges électoraux, permanents et à vie, se complétant +eux-mêmes quand la mort y faisait des vide. Le <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> premier +devait être composé de grands propriétaires, au nombre de 300; le +second, de commerçants notables, au nombre de 200; le troisième, des +gens de lettres, des savants, des ecclésiastiques les plus distingués +d'Italie, au nombre de 200. Ces trois colléges devaient choisir dans +leur propre sein une commission de 21 membres, dite <i>Commission de +Censure</i>, qui avait la mission d'élire tous les corps de l'État, et de +remplir le rôle électoral que le Sénat remplissait en France.</p> + +<p>Cette autorité créatrice devait nommer ensuite, sous le titre de +<i>Consulte d'État</i>, un Sénat de huit membres, chargé, comme le Sénat +français, de veiller à la Constitution, de délibérer sur les +circonstances extraordinaires, d'ordonner l'arrestation de tout +individu dangereux, de mettre hors de la Constitution le département +qui l'aurait mérité, de délibérer sur les traités, de nommer le +président de la République. L'un de ces huit membres était de droit +ministre des affaires étrangères.</p> + +<p>Il devait y avoir un Conseil d'État, sous le titre de Conseil +législatif, composé de dix membres, rédigeant les lois et les +règlements, et les soutenant devant le Corps Législatif; enfin un +Corps Législatif de 75 membres, choisissant dans son sein 15 orateurs, +chargés de discuter devant lui les lois, qu'il était ensuite appelé à +voter.</p> + +<p>À la tête de la République devaient enfin se trouver un président et +un vice-président, nommés pour dix ans. Ils étaient, comme on vient de +le dire, nommés par la <i>Consulte d'État</i>, ou Sénat; mais <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> +toutes les autres autorités ne pouvaient être formées que par le choix +de la <i>Commission de Censure</i>.</p> + +<p>Des appointements considérables étaient destinés à ces fonctionnaires +de tout rang.</p> + +<p>On voit que c'était la Constitution française, avec des corrections, +qui étaient la critique de l'ouvrage de M. Sieyès. Les listes de +notables étaient remplacées par trois colléges électoraux à vie. Le +Sénat ou <i>Consulte d'État</i> ne faisait plus les élections; il ne +nommait que le chef du pouvoir exécutif, mais il délibérait sur les +traités, qui se trouvaient soustraits par ce moyen à l'examen +tumultueux des assemblées. Le Tribunat était confondu dans le Corps +Législatif. Au lieu de trois Consuls, il y avait un Président.</p> + +<span class="sidenote">Personnel du nouveau gouvernement italien.</span> + +<p>Quand le Premier Consul se fut mis d'accord sur ce projet, avec MM. +Marescalchi, Aldini, Melzi, et Serbelloni, il fallut s'occuper du +personnel de ce gouvernement. Les choix importaient d'autant plus, que +la permanence des corps principaux était plus grande, et que le bien +ou le mal résultant de leur composition devaient durer davantage. Or, +l'Italie était divisée, comme la France, en partis difficiles à +concilier. À une extrémité se trouvaient les partisans du passé, +dévoués au gouvernement autrichien; à l'extrémité contraire, les +patriotes exagérés, prêts comme partout aux plus grands excès, mais +n'ayant du reste jamais versé le sang, contenus qu'ils avaient +toujours été par l'armée française. Enfin, entre deux, se trouvaient +les libéraux modérés, chargés du fardeau du gouvernement <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> et +de l'impopularité qui s'y attache, surtout en temps de guerre, où il +faut grever le pays de charges fort lourdes. Avec ces divers partis, +les élections ne pouvaient, pas plus qu'en France, donner des +résultats satisfaisants. Le Premier Consul, pour suppléer aux +élections, s'arrêta à une idée qui n'était point chez lui une +inspiration d'ambition, mais de bon sens: c'était de composer lui-même +le personnel de ce gouvernement, comme il venait d'en composer la +structure, et pour cette première fois de faire toutes les nominations +de sa propre autorité. Il n'était animé en cela que du sentiment du +bien, et, en tout cas, il avait sans contredit le droit d'en agir +ainsi; car cet État nouveau naissait d'un pur acte de sa volonté, et, +en le créant d'une manière spontanée, il avait bien le droit de le +créer conformément à sa pensée, qui, en cette occasion, était +parfaitement pure et élevée.</p> + +<span class="sidenote">Le Premier Consul imagine de se faire président de la +République italienne, et de composer lui-même tout le personnel de ce +gouvernement.</span> + +<p>Mais, entre toutes ces nominations, la plus difficile à faire était +celle d'un président. L'Italie, toujours gouvernée par des prêtres ou +des étrangers, n'avait pu enfanter des hommes d'État; elle n'avait pas +à produire un seul nom, devant lequel les autres dussent consentir à +s'effacer. Le Premier Consul imagina encore de se faire donner le +titre de président, en nommant un vice-président choisi parmi les +principaux personnages italiens, auquel il déléguerait le détail des +affaires, en se réservant leur direction supérieure. C'était, pour les +débuts de cette république, le seul système de gouvernement +convenable. Livrée à ses propres choix et à un <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> président +italien, elle eût été bientôt, comme un vaisseau sans boussole, +abandonnée à tous les vents. Administrée, au contraire, par des +Italiens, et dirigée de loin par l'homme qui était son créateur, et +devait long-temps encore demeurer son protecteur, elle avait grande +chance, dans ce système, d'être à la fois indépendante et bien +gouvernée.</p> + +<p>À tout cela il fallait ajouter une imposante solennité, dans laquelle +la Constitution serait donnée au nouvel État, et toutes les autorités +proclamées. Cet acte de création ne pouvait avoir trop d'éclat. Il +fallait parler à la fois à l'Italie et à l'Europe. Le Premier Consul +conçut le projet d'une vaste réunion de tous les Italiens à Lyon, car +c'était trop loin pour eux de venir à Paris, et trop loin pour lui +d'aller à Milan. La ville de Lyon, qui est placée au revers des Alpes, +et dans laquelle l'Italie s'était assemblée autrefois en concile, +était le lieu le plus naturellement indiqué. Le Premier Consul mettait +d'ailleurs un véritable intérêt à mêler ensemble les Français et les +Italiens. Il croyait même servir par là le rétablissement du commerce +des deux pays, car c'est à Lyon que s'échangeaient autrefois les +produits de la Lombardie avec les produits de nos provinces de l'Est.</p> + +<p>Une partie de ces idées fut communiquée par M. de Talleyrand aux +Italiens qu'on avait à Paris, c'est-à-dire à MM. Marescalchi, Aldini, +Serbelloni et Melzi. On ne leur tut que celle qui consistait à déférer +la présidence au Premier Consul. On voulait la faire sortir d'un élan +d'enthousiasme, au moment même de la réunion de la <i>Consulte</i>. Les +<span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> vues du Premier Consul étaient trop conformes aux vrais +intérêts de la patrie italienne, pour n'être pas accueillies. Ces +personnages partirent, et allèrent, de concert avec le ministre de +France à Milan, M. Petiet, homme sage et influent, travailler à +l'accomplissement du plan d'organisation qui venait d'être arrêté à +Paris.</p> + +<span class="sidenote">Les Italiens adhèrent avec empressement aux projets du +Premier Consul.</span> + +<p>Le projet de Constitution ne rencontra aucune objection. Il fut reçu, +avec une grande satisfaction, car on avait hâte de sortir de l'état +précaire dans lequel on vivait et d'acquérir une existence assurée. Le +comité-exécutif et la <i>Consulte</i>, chargés du gouvernement provisoire, +acceptèrent ce projet avec empressement, sauf quelques modifications +de détail, qui furent transmises à Paris, et acceptées. Mais on était +très embarrassé de la mise en vigueur de la nouvelle Constitution, et +du choix des personnes qui la feraient mouvoir. M. Petiet communiqua +secrètement à quelques personnages influents, l'idée de déférer au +Premier Consul la nomination du personnel entier du gouvernement, +depuis le président jusqu'aux trois colléges électoraux. À peine cette +idée d'un arbitre suprême, si bien placé pour ne partager aucune des +passions qui divisaient l'Italie, et pour ne vouloir que son bonheur, +à peine cette idée fut-elle communiquée, qu'elle réussit à l'instant +même, et que le gouvernement provisoire déféra au Premier Consul le +choix de toutes les autorités.</p> + +<p>Un message lui fut adressé pour lui annoncer l'acceptation de la +Constitution, et lui exprimer le vœu <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> du peuple cisalpin, +de voir le premier magistrat de la République française, choisir +lui-même les magistrats de la République italienne.</p> + +<span class="sidenote">On invite les Italiens à venir eux-mêmes recevoir leur +constitution des mains du Premier Consul.</span> + +<span class="sidenote">Empressement des Italiens à se rendre à Lyon.</span> + +<p>On s'en tint là, et on ne dit pas un mot de la présidence. Mais il +fallait disposer les Italiens à venir à Lyon, et ce fût l'objet d'une +nouvelle communication aux membres du gouvernement provisoire. On leur +fit sentir la difficulté de constituer la République Cisalpine en +restant à Paris, de faire sept à huit cents choix, loin des hommes et +des lieux; la difficulté en même temps pour le Premier Consul de se +rendre de Paris à Milan, l'avantage au contraire de partager la +distance, de réunir les Italiens en corps à Lyon, et d'y faire venir +le Premier Consul; de former là une sorte de grande diète italienne, +où la République nouvelle serait constituée, avec un appareil et un +éclat qui donneraient plus de solennité à l'engagement que le Premier +Consul prenait, en la créant, de la maintenir et de la défendre. Cette +idée avait quelque chose de grand, qui devait plaire à des +imaginations italiennes. Elle réussit comme toutes les idées qu'on +avait mises en avant, et fut sur-le-champ adoptée. Un projet était +déjà préparé, et il fut converti en décret du gouvernement provisoire. +On choisit des députations dans le clergé, la noblesse, la grande +propriété, le commerce, les universités, les tribunaux, les gardes +nationales. Quatre cent cinquante-deux personnes furent désignées, au +nombre desquelles se trouvaient des prélats vénérables, chargés +d'années, dont quelques-uns même devaient succomber <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> aux +fatigues du voyage. Ils partirent au mois de décembre, et traversèrent +les Alpes par un des hivers les plus rigoureux qu'on eût essuyés +depuis long-temps. Tous voulaient assister à cette proclamation de +l'indépendance de leur patrie, par le héros qui l'avait affranchie. +Les routes du Milanais, de la Suisse, du Jura étaient encombrées. Le +Premier Consul, qui pensait à tout, avait donné des ordres pour que +rien ne manquât, tant sur les routes qu'à Lyon même, à ces +représentants de la nationalité italienne, qui venaient par leur +présence lui rappeler ses premiers et ses plus beaux triomphes. Le +préfet du Rhône avait fait d'immenses préparatifs pour les recevoir, +et disposé de grandes et belles salles pour les solennités qui +devaient avoir lieu. Une partie de la garde consulaire avait été +envoyée à Lyon. L'armée d'Égypte, autrefois armée d'Italie, et +récemment débarquée, venait d'y arriver aussi. On se hâtait de la +vêtir magnifiquement, et d'une manière conforme au climat de la +France, qui semblait tout nouveau à ces soldats brunis par le soleil +de l'Égypte, et transformés en véritables africains. La jeunesse +lyonnaise avait été réunie, et formée en un corps de cavalerie, aux +armes et aux couleurs de l'antique cité lyonnaise. M. de Talleyrand et +M. Chaptal, ministre de l'intérieur, avaient précédé le Premier +Consul, pour recevoir les membres de la <i>Consulte</i>. Le général Murat, +M. Petiet étaient accourus de Milan, M. Marescalchi de Paris, au +rendez-vous commun. Les préfets, les autorités de vingt départements +étaient accumulés à Lyon. Le <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> Premier Consul se fit attendre, +à cause du congrès d'Amiens, dont les négociations avaient exigé sa +présence à Paris quelques jours de plus. Les députés italiens +commençaient à s'impatienter. Pour les occuper, on les divisa en cinq +sections, une par province du nouvel État, et on leur soumit le projet +de Constitution. Ils firent des observations utiles, que M. de +Talleyrand avait ordre d'écouter, de peser, et d'admettre, sans +toutefois porter atteinte aux principes fondamentaux du projet. Sauf +quelques dispositions de détail qui furent modifiées, la nouvelle +Constitution obtint l'assentiment général. On proposa aussi aux +députés cisalpins, pour tromper leur impatience, de faire des listes +de candidats, afin d'aider le Premier Consul dans les choix nombreux +qu'il avait à faire. Ce dépouillement de noms remplit utilement leur +temps.</p> + +<span class="sidenote">Arrivée du Premier Consul à Lyon.</span> + +<p>Le Premier Consul arriva le 11 janvier 1802 (21 nivôse). La population +des campagnes, assemblée sur les routes, l'attendait jour et nuit. +Elle était réunie autour de grands feux, et accourait au devant de +toutes les voitures qui venaient de Paris, en criant: <i>Vive +Bonaparte!</i>—Le Premier Consul parut enfin, et fit le chemin jusqu'à +Lyon, au milieu de transports continuels d'enthousiasme. Il y entra le +soir, accompagné de sa femme, de ses enfants adoptifs, de ses +aides-de-camp, et fut reçu par les ministres, les autorités civiles et +militaires, une députation italienne, l'état-major d'Égypte, et la +jeunesse lyonnaise à cheval. La ville, illuminée tout entière, était +resplendissante comme en plein jour. <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> On le fit passer sous un +arc-de-triomphe, que surmontait un noble emblème de la France +consulaire: c'était un lion endormi. Il descendit à l'Hôtel-de-Ville, +qu'on avait disposé convenablement pour lui servir d'habitation.</p> + +<span class="sidenote">Le Premier Consul proclamé Président de la République +italienne.</span> + +<p>Le lendemain, le Premier Consul employa la journée à recevoir toutes +les députations départementales, et après elles la <i>Consulte</i> +italienne, qui comptait quatre cent cinquante membres présents sur +quatre cent cinquante-deux, exemple d'exactitude bien rare, si on +considère le nombre des personnes, la saison, et les distances: et +encore l'un des deux absents était-il le respectable archevêque de +Milan, qui venait de mourir d'une attaque d'apoplexie chez M. de +Talleyrand. Les Italiens, auxquels le Premier Consul parlait leur +langue, étaient charmés de le revoir, et de trouver en lui un Français +et un Italien tout à la fois. On procéda les jours suivants aux +derniers travaux de la <i>Consulte</i>. Les modifications proposées à la +Constitution avaient été agréées par le Premier Consul; les listes de +candidats étaient arrêtées. On imagina de composer un comité de trente +membres, pris dans la <i>Consulte</i> tout entière, pour discuter avec le +Premier Consul la longue série des choix qui étaient à faire. Ce +travail prit plusieurs jours, pendant lesquels le Premier Consul, +après avoir employé une partie de ses journées à voir et à entretenir +les Italiens, s'occupait en même temps des affaires de France, +recevait les préfets, les députations départementales, entendait +l'expression de leurs vœux <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> et de leurs besoins, et +apprenait à connaître de ses propres yeux l'état vrai de la +République. L'enthousiasme allait chaque jour croissant, et c'est au +milieu de cet entraînement général, que les Français et les Italiens +se communiquaient les uns aux autres, que fut produite l'idée de +nommer le Premier Consul Président de la République Cisalpine. MM. +Marescalchi, Petiet, Murat, de Talleyrand, voyaient tous les jours les +membres du comité des Trente, et conféraient avec eux sur le choix +d'un Président. Quand on les jugea bien embarrassés, bien divisés sur +ce choix, qui était en effet très-difficile à faire, on leur laissa +entrevoir une manière de sortir d'embarras, en donnant au personnage +italien qui serait préféré la simple qualité de vice-président, et en +couvrant son insuffisance de la gloire du Premier Consul, qui serait +nommé Président. Cette idée si simple, encore plus utile à la +Cisalpine, à son existence, à la bonne administration de ses affaires, +qu'à la grandeur du Premier Consul, fut trouvée excellente, mais à la +condition toutefois d'un vice-président italien. On décida le citoyen +Melzi à se charger de la vice-présidence, sous le Premier Consul. Tout +étant prêt, un des membres du comité des Trente, fit cette proposition +au comité. Elle fut reçue avec joie, et convertie sur-le-champ en +projet de décret. On ne perdit pas de temps, et le lendemain 25 +janvier (5 pluviôse) le projet fut présenté à la <i>Consulte</i> assemblée. +Elle l'accueillit avec acclamation, et proclama <span class="smcap">Napoléon Bonaparte</span> +Président de la République italienne. C'est la première fois <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> +qu'on voit ces deux noms de <span class="smcap">Napoléon</span> et de <span class="smcap">Bonaparte</span>, réunis l'un à +l'autre. Le général devait joindre au titre de Premier Consul de la +République française, le titre de Président de la République +italienne. Une députation lui fut envoyée pour lui en exprimer le +vœu.</p> + +<a id="img005" name="img005"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img005.jpg" width="400" height="283" alt="" title=""> +<p>Revue à Lyon de l'armée d'Égypte.</p> +</div> + +<span class="sidenote">Revue à Lyon de l'armée d'Égypte.</span> + +<p>Pendant que cette délibération avait lieu, le général des armées +d'Italie et d'Égypte passait la revue de ses anciens soldats. Les +demi-brigades de l'armée d'Égypte, qu'on avait eu le temps de réunir, +avaient été jointes à la garde consulaire, à de nombreux détachements +de troupes, et à la milice lyonnaise. Ce jour-là, les brumes de +l'hiver s'étaient dissipées un instant, et, par un soleil étincelant +et un froid rigoureux, le général Bonaparte parcourait le front de ces +vieilles bandes, qui le recevaient avec d'incroyables transports de +joie. Les soldats d'Égypte et d'Italie, charmés de retrouver si grand +ce fils de leurs œuvres, le saluaient de leurs cris, et tenaient à +lui persuader qu'ils n'avaient pas cessé d'être dignes de lui, quoique +conduits un moment par des chefs indignes d'eux. Il faisait sortir de +vieux grenadiers hors des rangs, leur parlait des combats auxquels ils +avaient assisté, des blessures qu'ils avaient reçues; il reconnaissait +çà et là des officiers qu'il avait vus en plus d'une rencontre, leur +serrait la main à tous, et les remplissait d'une sorte d'ivresse, dont +lui-même ne pouvait se défendre, en présence de ces braves gens, qui +l'avaient aidé par leur dévouement à produire les merveilles dont il +jouissait, et dont la France jouissait avec lui. Cette <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> +scène se passait sur les ruines de la place Bellecour, et en effaçait +la tristesse, comme la gloire efface le malheur.</p> + +<p>C'est en rentrant à l'hôtel-de-ville après cette revue, que le Premier +Consul trouva la députation de la <i>Consulte</i>, reçut son vœu, +déclara qu'il l'agréait, et qu'il répondrait le lendemain à ce nouvel +acte de confiance de la nation italienne.</p> + +<p>Le lendemain, 26 janvier (6 pluviôse), il se rendit dans le local +destiné aux séances générales de la <i>Consulte</i>. C'était dans une +grande église, disposée et décorée pour cet usage. Tout s'y passa +comme dans une séance royale, soit en France, soit en Angleterre. Le +Premier Consul, entouré de sa famille, des ministres français, d'un +grand nombre de généraux et de préfets, était placé sur une estrade. +Il fit en langue italienne, qu'il prononçait parfaitement, un discours +simple et précis, dans lequel il annonça son acceptation, ses vues +pour le gouvernement et la prospérité de la nouvelle République, et +proclama les principaux choix qu'il avait faits, conformément aux +vœux de la <i>Consulte</i>. Ses paroles furent couvertes par les cris de +<i>Vive Bonaparte! Vive le Premier Consul de la République française! +Vive le Président de la République italienne!</i> On lut ensuite la +Constitution, et la liste des citoyens de tous les rangs qui devaient +contribuer à la mettre en activité. Une longue acclamation exprima +l'accord des volontés, entre le peuple italien et le héros qui l'avait +affranchi. Cette séance fut solennelle et imposante; elle commençait +dignement <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> l'existence de la nouvelle république qui devait +s'appeler désormais <span class="smcap">République italienne</span>. Cette fois, comme tant +d'autres, il ne fallait souhaiter au général Bonaparte qu'une chose: +c'est que le génie qui conserve accompagnât, chez ce favori de la +fortune, le génie qui crée.</p> + +<p>Le Premier Consul était depuis vingt jours à Lyon. Le gouvernement de +la France réclamait sa présence à Paris, et il avait à donner les +derniers ordres pour la signature de la paix définitive, qui se +négociait au congrès d' Amiens. Pendant ce temps, le consul Cambacérès +et le Sénat travaillaient à le débarrasser des opposants inconsidérés, +qui l'avaient contrarié si violemment, dans le moment de sa carrière +où il a le moins mérité de l'être. Il allait se trouver en mesure de +reprendre cette longue série de travaux, qui faisaient le bonheur et +la grandeur de la France. Il était donc pressé de revenir à Paris, +reprendre ses occupations accoutumées, et y recevoir probablement, +pour prix de ses œuvres, une grandeur nouvelle juste récompense de +la plus noble, de la plus féconde ambition qui fût jamais.</p> + +<span class="sidenote">Retour du Premier Consul à Paris.</span> + +<p>Il partit le 28 janvier (8 pluviôse) laissant les Italiens +enthousiasmés et remplis d'espérance, laissant les Lyonnais enchantés +d'avoir possédé quelques jours l'homme extraordinaire qui remplissait +le monde de son nom, et qui montrait pour leurs ville une prédilection +si marquée. Il avait reçu de l'empereur Alexandre une réponse à une +lettre, dans laquelle il demandait à ce monarque quelques avantages +pour le commerce de Lyon. Cette lettre, <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> qui annonçait les +meilleures dispositions de la part de la Russie, fut publiée en +substance, et produisit la plus vive satisfaction. En partant, le +Premier Consul donna trois écharpes aux trois maires de la ville de +Lyon, en mémoire de cette glorieuse visite. Les Bordelais lui avaient +envoyé une députation pour le prier de traverser leurs murs. Il leur +en fit la promesse, dès que la paix définitive lui aurait rendu un peu +de loisir. Il passa par Saint-Étienne, Nevers, et arriva le 31 +janvier<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Lien vers la note 22"><span class="smaller">[22]</span></a> (11 pluviôse) à Paris.<a href="#toc"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + +<p class="p2 center smaller">FIN DU LIVRE TREIZIÈME.</p> + + +<h2><span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> LIVRE QUATORZIÈME.</h2> + +<h3>CONSULAT À VIE.</h3> + +<p class="resume"> + Arrivée du Premier Consul à Paris. — Scrutin du Sénat qui exclut + soixante membres du Corps Législatif et vingt membres du + Tribunat. — Les membres exclus remplacés par des hommes dévoués + au gouvernement. — Fin du congrès d'Amiens. — Quelques + difficultés surgissent au dernier moment de la négociation, par + suite d'ombrages excités en Angleterre. — Le Premier Consul + surmonte ces difficultés par sa modération et sa fermeté. — La + paix définitive signée le 25 mars 1802. — Quoique le premier + enthousiasme de la paix soit amorti en France et en Angleterre, + on accueille avec une nouvelle joie l'espérance d'une + réconciliation sincère et durable. — Session extraordinaire de + l'an <span class="smcap">X</span>, destinée à convertir en loi le Concordat, le traité + d'Amiens, et différents projets d'une haute importance. — Loi + réglementaire des cultes ajoutée au Concordat, sous le titre + d'<i>Articles organiques</i>. — Présentation de cette loi et du + Concordat au Corps Législatif et au Tribunat renouvelés. — + Froideur avec laquelle ces deux projets sont accueillis, même + après l'exclusion des opposants. — Ils sont adoptés. — Le + Premier Consul fixe au jour de Pâques la publication du + Concordat, et la première cérémonie du culte rétabli. — + Organisation du nouveau clergé. — Part faite aux + constitutionnels dans la nomination des évêques. — Le cardinal + Caprara refuse, au nom du Saint-Siége, d'instituer les + constitutionnels. — Fermeté du Premier Consul, et soumission du + cardinal Caprara. — Réception officielle du cardinal comme légat + <i>a latere</i>. — Sacre des quatre principaux évêques à Notre-Dame, + le dimanche des Rameaux. — Curiosité et émotion du public. — La + veille même du jour de Pâques et du <i>Te Deum</i> solennel qui doit + être chanté à Notre-Dame, le cardinal Caprara veut imposer aux + constitutionnels une rétractation humiliante de leur conduite + passée. — Nouvelle résistance de la part du Premier Consul. — + Le cardinal Caprara ne cède que dans la nuit qui précède le jour + de Pâques. — Répugnance des généraux à se rendre à Notre-Dame. + — Le Premier Consul les y oblige. — <i>Te Deum</i> solennel et + restauration officielle du culte. — Adhésion du public, et joie + du Premier Consul en voyant le succès de ses efforts. — + Publication du <i>Génie du Christianisme</i>. — Projet d'une amnistie + générale à l'égard des émigrés. — Cette mesure, <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> + débattue au Conseil d'État, devient l'objet d'un + sénatus-consulte. — Vues du Premier Consul sur l'organisation de + la société en France. — Ses opinions sur les distinctions + sociales, et sur l'éducation de la jeunesse. — Deux projets de + loi d'une haute importance, sur l'institution de la + Légion-d'Honneur, et sur l'instruction publique. — Discussion de + ces deux projets dans le sein du Conseil d'État. — Caractère des + discussions de ce grand corps. — Paroles du Premier Consul. — + Présentation des deux projets au Corps Législatif et au Tribunat. + — Adoption à une grande majorité du projet de loi relatif à + l'instruction publique. — Une forte minorité se prononce contre + le projet relatif à la Légion-d'Honneur. — Le traité d'Amiens + présenté le dernier, comme couronnement des œuvres du Premier + Consul. — Accueil fait à ce traité. — On en prend occasion de + dire de toutes parts, qu'il faut décerner une récompense + nationale à l'auteur de tous les biens dont jouit la France. — + Les partisans et les frères du Premier Consul songent au + rétablissement de la monarchie. — Cette idée paraît prématurée. + — L'idée du consulat déféré à vie prévaut généralement. — Le + consul Cambacérès offre son intervention auprès du Sénat. — + Dissimulation du Premier Consul, qui ne veut jamais avouer ce + qu'il désire. — Embarras du consul Cambacérès. — Ses efforts + auprès du Sénat, pour obtenir que le consulat soit déféré au + général Bonaparte pour la durée de sa vie. — Les ennemis secrets + du général profitent de son silence, pour persuader au Sénat + qu'une prolongation du consulat pour dix années lui suffit. — + Vote du Sénat dans ce sens. — Déplaisir du Premier Consul. — Il + veut refuser. — Son collègue Cambacérès l'en empêche, et + propose, comme expédient, de recourir à la souveraineté + nationale, et de poser à la France la question de savoir si le + général Bonaparte sera consul à vie. — Le Conseil d'État chargé + de rédiger la question. — Ouverture de registres pour recevoir + les votes, dans les mairies, les tribunaux, les notariats. — + Empressement de tous les citoyens à porter leur réponse + affirmative. — Changements apportés à la constitution de M. + Sieyès. — Le Premier Consul reçoit le consulat à vie, avec la + faculté de désigner son successeur. — Le Sénat est investi du + pouvoir constituant. — Les listes de notabilité sont abolies, et + remplacées par des colléges électoraux à vie. — Le Tribunat + réduit à n'être qu'une section du Conseil d'État. — La nouvelle + constitution devenue tout à fait monarchique. — Liste civile du + Premier Consul. — Il est proclamé solennellement par le Sénat. + — Satisfaction générale d'avoir fondé enfin un pouvoir fort et + durable. — Le Premier Consul prend le nom de <span class="smcap">Napoléon Bonaparte</span>. + — Sa puissance morale est à son apogée. — Résumé de cette + période de trois ans.</p> + +<span class="sidedate">Janv. 1802.</span> + +<p>Le voyage du Premier Consul à Lyon avait eu pour but de constituer la +République italienne, et de s'en assurer le gouvernement dans +l'intérêt de <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> l'Italie, et dans celui de la France. Il avait +eu pour but aussi d'embarrasser l'opposition, de la discréditer en la +laissant oisive, en prouvant que le bien était impossible avec elle; +enfin de ménager au consul Cambacérès le temps d'exclure du Corps +Législatif et du Tribunat les personnages les plus remuants et les +plus incommodes.</p> + +<span class="sidenote">Embarras des opposants laissés à Paris sans aucun projet de +loi à discuter.</span> + +<span class="sidenote">Adoption au Sénat du plan imaginé par le consul Cambacérès, +pour l'exclusion des opposants du Corps Législatif et du Tribunat.</span> + +<p>Tout ce qu'on avait voulu était réalisé. La République italienne, +constituée avec éclat, se trouvait liée à la politique de la France, +sans perdre son existence propre. Les opposants du Tribunat et du +Corps Législatif, frappés par le message qui retirait le Code civil, +laissés à Paris sans un seul projet de loi à discuter, ne savaient +comment sortir d'embarras. Partout on s'en prenait à eux de +l'interruption des beaux travaux du gouvernement; partout on les +blâmait d'imiter mesquinement et hors de propos les agitateurs +d'autrefois. C'est dans cette situation que M. Cambacérès leur porta +le dernier coup, par la combinaison ingénieuse qu'il avait imaginée. +Il fit appeler le savant jurisconsulte Tronchet, introduit au Sénat +par son influence, et jouissant dans ce corps de la double autorité du +savoir et du caractère. Il lui communiqua son plan, et le lui fit +agréer. On a vu dans le livre précédent quel était ce plan; on a vu +qu'il consistait à interpréter l'article 38 de la Constitution, qui +fixait en l'an <span class="smcap">X</span> la sortie d'un premier cinquième du Tribunat et du +Corps Législatif, et à donner au Sénat la désignation de ce cinquième. +Il y avait beaucoup de raisons pour et contre cette manière +d'entendre l'article 38: <span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> la meilleure de toutes était le +besoin de suppléer à la faculté de dissolution, que la Constitution +n'avait point attribuée au pouvoir exécutif. M. Tronchet, homme sage, +bon citoyen, admirant et craignant à la fois le Premier Consul, mais +le jugeant indispensable, et reconnaissant avec M. Cambacérès que si +on ne le délivrait pas de l'opposition importune du Tribunat, il se +jetterait, par amour même du bien qu'on l'empêchait de faire, dans des +mesures violentes, M. Tronchet entra dans les vues du gouvernement, et +se chargea de préparer le Sénat à l'adoption des mesures projetées. Il +y réussit sans peine, car le Sénat sentait qu'on l'avait rendu +complice et dupe de la mauvaise humeur des opposants. Ce corps avait +déjà reculé avec beaucoup d'empressement et peu de dignité dans +l'affaire des candidatures. Dominé par cet amour du repos et du +pouvoir, qui avait saisi tout le monde, il consentit à écarter les +opposants dont il avait d'abord secondé les projets. Le plan ayant été +accueilli par les principaux personnages du corps, Lacépède, Laplace, +Jacqueminot, et autres, on procéda sans délai à l'exécution, par un +message daté du 7 janvier 1802 (17 nivôse an <span class="smcap">X</span>).</p> + +<p>«Sénateurs, disait le message, l'article 38 de la Constitution veut +que le renouvellement du premier cinquième du Corps Législatif et du +Tribunat ait lieu dans l'an <span class="smcap">X</span>, et nous touchons au quatrième mois de +cette année. Les Consuls ont cru devoir appeler votre attention sur +cette circonstance. Votre sagesse y trouvera la nécessité de <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> +vous occuper sans délai des opérations qui doivent précéder ce +renouvellement.»</p> + +<span class="sidenote">Élimination de 20 membres du Tribunat, et de 60 membres du +Corps Législatif.</span> + +<p>Ce message, dont l'intention était facile à deviner, frappa de +surprise les opposants des deux assemblées législatives, et +naturellement excita chez eux la plus vive irritation. Par légèreté, +par entraînement, ils s'étaient jetés dans cette carrière +d'opposition, sans en prévoir l'issue, et ils étaient étrangement +surpris du coup qui les menaçait, coup qui aurait été plus rude sans +l'intervention du consul Cambacérès. Ils s'assemblèrent pour rédiger +un mémoire, et le présenter au Sénat. M. Cambacérès, qui les +connaissait presque tous, s'adressa aux moins compromis. Il leur fit +sentir qu'en se signalant davantage par leur résistance, ils +attireraient sur leur personne l'attention du Sénat, et le pouvoir +d'exclusion dont ce corps allait être revêtu. Cette observation calma +la plupart d'entre eux, et ils attendirent en silence la décision de +cette autorité suprême. Dans les séances des 15 et 18 janvier (25 et +28 nivôse), le Sénat résolut la question que soulevait le message des +Consuls. À une très-grande majorité, il décida que le renouvellement +du premier cinquième, dans les deux assemblées législatives, aurait +lieu immédiatement, et que la désignation de ce cinquième se ferait +par le scrutin, et non par le sort. Mais on adopta un tempérament de +forme, et au lieu de faire porter le scrutin sur le nom de ceux qui +devaient sortir, on le fit porter sur le nom de ceux qui devaient +rester. La mesure avait alors l'apparence d'une préférence, au lieu +d'avoir <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> celle d'une exclusion. Moyennant ce léger +adoucissement de forme, on procéda sans délai à la désignation des +deux cent quarante membres du Corps Législatif, et des quatre-vingts +membres du Tribunat, destinés à continuer la législature. Les +sénateurs dont on disposait le plus immédiatement avaient le secret +des noms qu'on voulait sauver de l'exclusion, et dans les derniers +jours de janvier (fin de nivôse et commencement de pluviôse), les +scrutins incessamment répétés du Sénat, opérèrent la séparation des +partisans et des adversaires du gouvernement. Soixante membres du +Corps Législatif, qui avaient montré le plus de résistance aux projets +du Premier Consul, surtout au projet du rétablissement des cultes, +vingt membres du Tribunat les plus actifs, furent frappés d'exclusion, +ou, comme on dit alors, <i>éliminés</i>. Les principaux parmi ces vingt +étaient MM. Chénier, Ginguené, Chazal, Bailleul, Courtois, Ganilh, +Daunou et Benjamin Constant. Les autres, moins connus, gens de lettres +ou d'affaires, anciens conventionnels, anciens prêtres, n'avaient eu +d'autre titre pour entrer au Tribunat que l'amitié de M. Sieyès et de +son parti; le même titre les en fit sortir.</p> + +<p>Telle fut la fin, non pas du Tribunat, qui continua d'exister quelque +temps encore, mais de l'importance momentanée que ce corps avait +acquise. Il eût été à désirer que le Premier Consul, si plein de +gloire, si dédommagé par l'adhésion universelle de la France d'une +opposition inconvenante, pût se résigner à supporter quelques +détracteurs impuissants. Cette résignation eût été plus digne, et +aussi moins <span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> dommageable à l'espèce de liberté qu'il aurait pu +nous laisser alors, pour nous préparer plus tard à une liberté +véritable. Mais en ce monde la sagesse est plus rare que l'habileté, +plus rare même que le génie; car la sagesse suppose la victoire sur +ses propres passions, victoire dont les grands hommes ne sont guère +plus capables que les petits. Le Premier Consul, il faut le +reconnaître, manqua de sagesse en cette occasion, et on ne peut faire +valoir en sa faveur qu'une seule excuse: c'est qu'une telle +opposition, encouragée par sa patience, serait peut-être devenue plus +qu'incommode, mais dangereuse et même insurmontable, si la majorité du +Corps Législatif et du Sénat avait fini par y prendre part, ce qui +était possible. Cette excuse a un certain fondement, et elle prouve +qu'il y a des temps où la dictature est nécessaire, même aux pays +libres, ou destinés à l'être.</p> + +<span class="sidenote">Caractère de l'opposition du Tribunat.</span> + +<p>Quant à cette opposition du Tribunat, elle n'a pas mérité les éloges +qu'on lui a décernés souvent. Inconséquente et tracassière, elle +résista au Code civil, au rétablissement des autels, aux meilleurs +actes enfin du Premier Consul, et regarda en silence la proscription +des malheureux révolutionnaires, déportés sans jugement, pour cette +machine infernale, dont ils n'étaient pas les auteurs. Les tribuns +s'étaient tus alors, parce que la terrible explosion du 3 nivôse les +avait glacés d'effroi, et qu'ils n'osaient pas défendre les principes +de la justice, dans la personne d'hommes qui la plupart étaient +couverts de sang. Le courage qu'ils n'eurent pas pour blâmer une +illégalité flagrante, ils le trouvèrent <span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> tristement pour +entraver des mesures excellentes! Si, du reste, un sentiment sincère +de liberté inspirait beaucoup d'entre eux, chez d'autres on pouvait +apercevoir ce fâcheux sentiment d'envie, qui animait le Tribunat +contre le Conseil d'État, les hommes réduits à ne rien faire, contre +ceux qui avaient le privilége de tout faire. Ils commirent donc de +graves fautes, et malheureusement en provoquèrent de non moins graves +de la part du Premier Consul: déplorable enchaînement, que l'histoire +observe si souvent dans notre univers agité, dont les passions sont +l'éternel mobile.</p> + +<span class="sidenote">Remplacement par des hommes dévoués, du cinquième exclu +dans le Corps Législatif et le Tribunat.</span> + +<p>Il fallait remplacer le cinquième exclu, dans le Corps Législatif et +le Tribunat. La majorité, qui avait prononcé les exclusions, prononça +les nouvelles admissions, et le fit de la manière la plus +satisfaisante pour le gouvernement consulaire. On se servit pour les +nouveaux choix des listes de notabilité imaginées par M. Sieyès, comme +base principale de la Constitution. Malgré les efforts du Conseil +d'État, pour trouver une manière convenable de former ces listes, +aucun des systèmes imaginés n'avait racheté l'inconvénient du +principe. Elles étaient lentes et difficiles à former, parce qu'elles +inspiraient peu de zèle aux citoyens, qui ne voyaient, dans cette +vaste présentation de candidats, aucun moyen direct et immédiat +d'influer sur la composition des premières autorités. Elles n'étaient +en réalité qu'une manière de sauver les apparences, et de dissimuler +la nécessité, alors inévitable, de la composition des grands corps de +l'État par eux-mêmes; car toute <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> élection tournait à mal, +c'est-à-dire aux extrêmes. On avait eu la plus grande peine à terminer +ces listes, et, sur cent deux départements alors existants, dont deux, +ceux de la Corse, étaient hors la loi, dont quatre, ceux de la rive +gauche du Rhin, n'étaient pas organisés, quatre-vingt-trois seulement +avaient envoyé leurs listes. Il fut convenu qu'on ferait les choix +dans les listes envoyées, sauf à dédommager par des choix postérieurs +les départements qui n'avaient pas encore exécuté la loi.</p> + +<p>On appela au Corps Législatif bon nombre de ces grands propriétaires, +que la sécurité nouvelle dont on les faisait jouir portait à quitter +la retraite dans laquelle ils avaient jusqu'ici cherché à vivre. On y +appela aussi quelques préfets, quelques magistrats, qui, depuis trois +ans, venaient de se former à la pratique des affaires, sous la +direction du gouvernement consulaire. Parmi les personnages introduits +au Tribunat se trouvait Lucien Bonaparte, revenu d'Espagne, après une +ambassade plus agitée qu'utile, et affectant de ne plus rien désirer +qu'une existence tranquille, employée à servir son frère dans le sein +de l'un des grands corps de l'État. Avec lui on avait introduit +Carnot, sorti depuis peu du ministère de la guerre, où il n'avait pas +eu l'art de plaire au Premier Consul. Ce dernier n'était pas plus +favorable au gouvernement consulaire que les tribuns récemment exclus; +mais c'était un personnage grave, universellement respecté, dont +l'opposition devait être peu active, et que la Révolution ne pouvait +pas, <span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> sans une odieuse ingratitude, laisser à l'écart. Cette +nomination était d'ailleurs un dernier hommage à la liberté. Après ces +deux noms, le plus notable était celui de M. Daru, administrateur +capable et intègre, esprit sage et cultivé.</p> + +<p>Pendant que ces opérations s'exécutaient, le Premier Consul était +arrivé à Paris, à la suite d'une absence de vingt-quatre jours. Il +était de retour le 31 janvier au soir (11 pluviôse). La soumission +était partout, et ce mouvement singulier de résistance qu'on avait vu +se produire naguère dans les deux assemblées législatives, était +maintenant complétement apaisé. L'autorité nouvelle dont le Premier +Consul venait d'être revêtu, avait elle-même agi sur les esprits. +Assurément c'était peu pour la puissance du Premier Consul, que la +République italienne ajoutée à cette République française, qui avait +vaincu et désarmé le monde; mais cet exemple de déférence, donné au +génie du général Bonaparte par un peuple allié, avait produit un grand +effet. Les corps de l'État vinrent tous avec empressement lui +présenter leurs félicitations, et lui adresser des discours où +perçait, à côté de l'exaltation de langage qu'il inspirait +ordinairement, une nuance marquée de respect. Il semblait qu'on voyait +déjà sur cette tête dominatrice la double couronne de France et +d'Italie.</p> + +<span class="sidenote">Le Premier Consul, délivré de toute opposition, peut donner +cours à ses projets.</span> + +<p>Il pouvait tout maintenant, et pour l'organisation de la France, qui +était son premier objet, et pour sa grandeur personnelle, qui était le +second. Il n'avait plus à craindre que les codes qu'il avait fait +rédiger, <span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> et qu'il faisait rédiger encore, que les +arrangements conclus avec le Pape pour la restauration des autels, +n'échouassent devant la mauvaise volonté, ou devant les préjugés des +grands corps de l'État. Ces projets n'étaient pas les seuls qu'il +méditait. Depuis quelques mois, il préparait un vaste système +d'éducation publique, pour façonner la jeunesse française au régime +sorti de la Révolution. Il projetait un système de récompenses +nationales, qui, sous une forme militaire, convenable au temps et à +l'imagination guerrière des Français, pût servir à rémunérer les +grandes actions civiles, aussi bien que les grandes actions +militaires; c'était la Légion-d'Honneur, noble institution long-temps +méditée en secret, et certainement pas la moins difficile des +œuvres que le Premier Consul voulait faire agréer à la France +républicaine. Il désirait aussi fermer une des plaies les plus +profondes de la Révolution, c'était l'émigration. Beaucoup de Français +vivaient encore à l'étranger, dans les mauvais sentiments que l'exil +inspire, privés de leur famille, de leur fortune, de leur patrie. Avec +le projet d'effacer les traces de nos profondes discordes, et de +conserver tout ce que la Révolution avait eu de bon, d'en écarter tout +ce qu'elle avait eu de mauvais, l'émigration n'était pas un de ses +résultats qu'il fallût laisser subsister. Mais, à cause des acquéreurs +de biens nationaux, toujours susceptibles et défiants, c'était l'un +des actes les plus difficiles, et qui exigeaient le plus de courage. +Toutefois le moment approchait où un tel acte allait devenir +possible. Enfin si, comme on le <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> disait alors de toutes parts, +il fallait consolider le pouvoir dans les mains de l'homme qui l'avait +exercé d'une manière si admirable, s'il fallait donner à son autorité +un nouveau caractère, plus élevé, plus durable, que celui d'une +magistrature temporaire de dix années, dont trois s'étaient déjà +écoulées, le moment était venu encore, car la prospérité publique, +fruit de l'ordre, de la victoire, de la paix, était au comble; elle +était sentie en cet instant, avec une vivacité que le temps pouvait +plutôt émousser qu'accroître.</p> + +<span class="sidedate">Fév. 1802.</span> + +<span class="sidenote">Suite du congrès d'Amiens.</span> + +<p>Cependant ces projets de bien public et de grandeur personnelle qu'il +nourrissait tous à la fois, avaient besoin pour s'accomplir d'un +dernier acte, c'était la conclusion définitive de la paix maritime, +laquelle se négociait au congrès d'Amiens. Les préliminaires de +Londres avaient posé les bases de cette paix; mais tant que ces +préliminaires n'étaient pas convertis en traité définitif, les +alarmistes intéressés à troubler le repos public, ne manquaient pas de +dire chaque semaine qu'on avait cessé d'être d'accord, et qu'on serait +bientôt replongé dans la guerre maritime, et par la guerre maritime +dans la guerre continentale. Aussi, dès son retour à Paris, le Premier +Consul avait imprimé une nouvelle activité aux négociations d'Amiens. +Signez, écrivait-il chaque jour à Joseph, car depuis les préliminaires +il n'y a plus aucune question sérieuse à débattre.—Cela était vrai. +Les préliminaires de Londres avaient résolu les seules questions +importantes, en stipulant la restitution de toutes les conquêtes +<span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> maritimes des Anglais, sauf Ceylan et la Trinité, dont les +Hollandais et les Espagnols devaient faire le sacrifice. Les Anglais +avaient bien, comme on l'a vu, demandé au congrès d'Amiens la petite +île de Tabago; mais le Premier Consul avait tenu bon, et ils y avaient +renoncé. Dès lors, il n'y avait plus de contestation que relativement +à des points tout à fait accessoires, tels que l'entretien des +prisonniers, et le régime à donner à l'île de Malte.</p> + +<p>On a exposé précédemment la difficulté relative aux prisonniers. +C'était une pure question d'argent, toujours facile à résoudre. Le +régime à donner à Malte présentait une difficulté plus réelle, car une +défiance réciproque compliquait les vues des deux puissances. Le +Premier Consul, par un singulier pressentiment, voulait raser les +fortifications de l'île, la réduire à un rocher, et en faire un +lazaret neutre et ouvert à toutes les nations. Les Anglais, qui +voyaient dans Malte une échelle pour aller en Égypte, disaient que le +rocher seul était trop important, pour le laisser toujours accessible +aux Français, qui de l'Italie pouvaient passer en Sicile, de Sicile à +Malte. Ils voulaient le rétablissement de l'ordre sur ses anciennes +bases, avec la création d'une langue anglaise, et d'une langue +maltaise, celle-ci composée des habitants de l'île, qui leur étaient +dévoués. Le Premier Consul n'avait pas admis ces conditions; car, dans +l'état des mœurs en France, on ne pouvait pas espérer de composer +une langue française assez nombreuse, pour contre-balancer la +<span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> création d'une langue anglaise. On s'était enfin mis d'accord +sur ce point. L'ordre devait être rétabli, sans qu'il y eût aucune +langue nouvelle. Un autre grand-maître devait être nommé, car on ne +voulait plus de M. de Hompesch, qui, en 1798, avait livré Malte au +général Bonaparte. En attendant que l'ordre fût réorganisé, il était +décidé qu'on demanderait au roi de Naples de fournir une garnison +napolitaine de deux mille hommes, laquelle occuperait l'île lorsque +les Anglais l'évacueraient. Par surcroît de précaution, on désirait +que quelque grande puissance garantît cet arrangement, pour mettre +Malte à l'abri de l'une de ces entreprises, qui depuis cinq ans +l'avaient fait tomber au pouvoir, tantôt des Français, tantôt des +Anglais. On songeait à demander cette garantie à la Russie, en se +fondant sur l'intérêt que cette puissance avait témoigné à l'ordre +sous Paul I<sup>er</sup>. Sur tous ces points on était encore d'accord, au +départ du Premier Consul pour Lyon. Les pêcheries rétablies sur leur +ancien pied, l'indemnité territoriale promise en Allemagne à la maison +d'Orange pour la perte du stathoudérat, la paix et l'intégrité de +territoire assurées soit au Portugal, soit à la Turquie, ne +présentaient que des questions résolues. Cependant, depuis le retour +du Premier Consul à Paris, la négociation paraissait languir, et lord +Cornwallis, inquiet, semblait reculer à mesure que le négociateur +français faisait de nouveaux pas vers lui. On ne pouvait suspecter +lord Cornwallis, bon et respectable militaire, qui ne demandait qu'à +terminer <span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> amiablement les difficultés de la négociation, et à +joindre à ses services guerriers un grand service civil, celui de +donner la paix à sa patrie. Mais ses instructions étaient tout à coup +devenues plus rigoureuses, et la peine qu'il en ressentait se peignait +clairement sur son visage. Son cabinet, en effet, lui avait enjoint +d'être plus difficile, plus vigilant dans la rédaction du traité, et +lui avait imposé des conditions de détail qu'il était peu aisé de +faire subir à l'humeur altière et défiante du Premier Consul. Ce brave +militaire, qui avait cru couronner sa carrière par un acte mémorable, +en était à craindre de voir sa vieille considération ternie par le +rôle qu'on allait lui faire jouer dans une négociation scandaleusement +rompue. Dans son chagrin, il s'en était franchement ouvert à Joseph +Bonaparte, et faisait avec lui de sincères efforts pour vaincre les +obstacles opposés à la conclusion de la paix.</p> + +<p>On se demandera quel motif avait pu détruire tout à coup, ou refroidir +du moins, les dispositions pacifiques du cabinet présidé par M. +Addington? Ce motif est facile à comprendre. Il s'était fait à Londres +une sorte de revirement, ordinaire dans les pays libres. Les +préliminaires étaient signés depuis six mois, et, dans cet état +intermédiaire, qui, sauf les coups de canon, ressemblait assez à la +guerre, on avait peu joui des bienfaits de la paix. Le haut commerce, +qui en Angleterre était la classe la plus intéressée à une reprise +d'hostilités, parce que la guerre lui valait le monopole universel, +avait cru se dédommager de ce qu'il perdait en faisant des +expéditions nombreuses <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> pour les ports de France. Il y avait +trouvé des règlements prohibitifs, qui étaient nés d'une lutte +violente, et qu'on n'avait pas eu le temps d'adoucir. Le peuple, qui +espérait l'abaissement du prix des denrées alimentaires, n'avait pas +vu jusqu'ici se réaliser son espérance, car il fallait un traité +définitif pour vaincre les spéculateurs qui tenaient le prix des +céréales encore très-élevé. Enfin les grands propriétaires, qui +souhaitaient la réduction de tous les impôts, les classes moyennes, +qui demandaient la suppression de l'<i>income-tax</i>, n'avaient point +encore recueilli les fruits promis de la pacification du monde. Un peu +de désenchantement avait donc succédé à cet engouement inouï pour la +paix, qui, six mois auparavant, avait saisi subitement le peuple +anglais, peuple tout aussi sujet à engouement que le peuple français. +Mais, plus que tout le reste, les scènes de Lyon avaient agi sur son +imagination ombrageuse. Cette prise de possession de l'Italie, devenue +si manifeste, avait paru pour la France et pour son chef quelque chose +de si grand, que la jalousie britannique en avait été vivement +excitée. C'était un argument de plus pour le parti de la guerre, qui +déjà ne manquait pas de dire que la France allait s'agrandissant +toujours, et l'Angleterre se rapetissant à proportion. Une nouvelle +récente et très-répandue agissait également sur les esprits: c'était +celle d'une acquisition considérable faite par les Français en +Amérique. On avait vu la Toscane donnée sous le titre de royaume +d'Étrurie à un infant, sans connaître le prix de ce don fait à +l'Espagne. Maintenant <span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> que le Premier Consul réclamait à +Madrid la cession de la Louisiane, qui était l'équivalent stipulé de +la Toscane, cette condition du traité se trouvait divulguée; et ce +fait, joint à l'expédition de Saint-Domingue, révélait des projets +nouveaux et vastes en Amérique. À tout cela on ajoutait qu'un port +considérable était acquis par la France dans la Méditerranée, c'était +celui de l'île d'Elbe, échangée contre le duché de Piombino.</p> + +<p>Ces divers bruits répandus à la fois, pendant que la Consulte, réunie +à Lyon, décernait au général Bonaparte le gouvernement de l'Italie, +avaient rendu à Londres un peu de force au parti de la guerre, lequel +avait été obligé jusqu'ici de se renfermer dans une extrême réserve, +et de saluer, au moins de quelques hommages hypocrites, le +rétablissement de la paix.</p> + +<p>M. Pitt, sorti du cabinet depuis l'année dernière, mais toujours plus +puissant dans sa retraite que ses honnêtes et faibles successeurs ne +l'étaient au pouvoir, s'était tu sur les préliminaires. Il n'avait +rien dit des conditions, mais il avait approuvé le fait même de la +paix. Ses anciens collègues, fort inférieurs à lui, et par conséquent +moins modérés, MM. Windham, Dundas, Grenville, avaient blâmé la +faiblesse du cabinet Addington, et trouvé les conditions des +préliminaires désavantageuses pour la Grande-Bretagne. En apprenant le +départ d'une flotte portant vingt mille hommes à Saint-Domingue, ils +s'étaient récriés contre la duperie de M. Addington, qui laissait +passer une escadre destinée à rétablir la puissance <span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> +française dans les Antilles, sans être assuré de la paix définitive. +Ils présageaient qu'il serait victime de son imprudente confiance. À +la nouvelle des événements de Lyon, de la cession de la Louisiane, de +l'acquisition de l'île d'Elbe, ils s'étaient récriés plus vivement +encore, et lord Carlisle avait fait une violente sortie contre +l'ambition gigantesque de la France, et contre la faiblesse du nouveau +cabinet britannique.</p> + +<p>M. Pitt continuait de se taire, pensant qu'il fallait laisser épuiser +ce goût pour la paix, dont la multitude de Londres paraissait éprise, +et qu'il convenait de protéger encore quelque temps le cabinet destiné +à satisfaire un goût probablement passager. Le cabinet anglais +lui-même se montrait ému de l'effet produit sur l'opinion publique; +mais il craignait beaucoup plus ce qu'on dirait, si la paix était +rompue aussitôt qu'essayée, et si un traité en forme ne prenait pas la +place des articles préliminaires. Il se borna donc à expédier quelques +bâtiments armés, qu'on avait trop tôt rappelés dans les ports, et à +les envoyer dans les Antilles, pour y surveiller la flotte française +dirigée sur Saint-Domingue. Il envoya à lord Cornwallis des +instructions, qui, sans changer le fond des choses, aggravaient +certaines conditions, et surchargeaient la rédaction définitive, de +précautions ou inutiles, ou désagréables pour la dignité du +gouvernement français. Lord Hawkesbury voulait que l'on stipulât avec +précision un solde au profit de l'Angleterre, pour le nombre de +prisonniers qu'elle avait eu à entretenir; il voulait <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> que la +Hollande payât à la maison d'Orange une indemnité en argent, +indépendamment de l'indemnité territoriale promise en Allemagne; il +voulait que l'on stipulât formellement que l'ancien grand-maître ne +serait pas remis à la tête de l'ordre de Malte. Il aurait désiré +surtout faire figurer un plénipotentiaire turc au congrès d'Amiens, +car, toujours rempli du souvenir de l'Égypte, le cabinet britannique +tenait à enchaîner l'audace du Premier Consul en Orient. Il souhaitait +enfin une rédaction, qui permît au Portugal d'échapper aux +stipulations du traité de Badajos, stipulations en vertu desquelles la +cour de Lisbonne perdait Olivença en Europe, et un certain +arrondissement territorial en Amérique.</p> + +<p>Telles furent les instructions envoyées à lord Cornwallis. Cependant +il y eut une proposition qui fut réservée pour être faite directement +par lord Hawkesbury à M. Otto. Cette proposition était relative à +l'Italie.—Nous voyons, dit lord Hawkesbury à M. Otto, qu'il n'y a +rien à obtenir du Premier Consul, en ce qui touche le Piémont. +Demander quelque chose à cet égard serait vouloir l'impossible. Mais +que le Premier Consul concède la plus faible indemnité territoriale au +roi de Sardaigne, dans quelque coin de l'Italie que ce soit, et, en +échange de cette concession, nous reconnaîtrons à l'instant même tout +ce que la France a fait dans cette contrée. Nous reconnaîtrons le +royaume d'Étrurie, la République italienne et la République +ligurienne.—</p> + +<p>Les changements demandés soit par lord Cornwallis, <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> soit par +lord Hawkesbury, consistant plutôt dans la forme que dans le fond, +n'étaient bien fâcheux ni pour la puissance ni pour l'orgueil de la +France. La paix était assez belle en soi, pour l'accepter telle qu'on +la proposait. Mais le Premier Consul, ne pouvant pas démêler si ces +nouvelles demandes étaient une pure précaution du cabinet anglais, +dans l'intention de rendre le traité plus présentable au Parlement, ou +si en effet ce retour en arrière sur des points déjà concédés, +accompagné d'armements maritimes, cachait une secrète pensée de +rupture, agit comme il faisait toujours, en allant résolument au but. +Il concéda ce qui lui semblait devoir être concédé, et refusa +nettement le reste. Relativement aux prisonniers, il repoussa la +stipulation précise d'un solde au profit de l'Angleterre, mais accorda +la formation d'une commission, qui réglerait le compte des dépenses, +en considérant toutefois comme prisonniers anglais, les soldats +allemands ou autres qui avaient été à son service. Il ne voulut pas +que la Hollande donnât un florin pour le stathouder. Il consentit +d'une manière formelle à la nomination d'un nouveau grand-maître de +Malte, mais sans aucune expression applicable à M. de Hompesch, et de +laquelle on pût induire que la France se laissait imposer l'abandon +des gens qui l'avaient servie. Il voulut bien que la garantie de +Malte, proposée à la Russie, fût demandée aussi à l'Autriche, à la +Prusse et à l'Espagne. Enfin, sans admettre un plénipotentiaire turc +ou portugais, il consentit à l'insertion d'un article dans lequel +l'intégrité du <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> territoire turc, et celle du territoire +portugais, seraient formellement garanties.</p> + +<span class="sidedate">Mars 1802.</span> + +<p>Quant à la reconnaissance de la République italienne, de la République +ligurienne, et du royaume d'Étrurie, il déclara qu'il s'en passerait, +et qu'il ne l'achèterait par aucune concession faite au roi de +Piémont, dont il avait résolu dès lors l'expropriation définitive.</p> + +<p>Après avoir envoyé ces réponses à son frère Joseph, avec une liberté +suffisante quant à la rédaction, il lui recommanda d'agir avec une +grande prudence, pour bien constater que le refus de signer la paix ne +venait pas de lui, mais de l'Angleterre. Il fit en outre déclarer, +soit à Londres, soit à Amiens, que, si on ne voulait pas accepter ce +qu'il proposait, on devait en finir, et qu'à l'instant il allait +réarmer l'ancienne flottille de Boulogne, et former un camp vis-à-vis +des côtes d'Angleterre.</p> + +<span class="sidenote">Signature de la paix d'Amiens, donnée le 25 mars 1802.</span> + +<p>La rupture n'était pas plus désirée à Londres qu'à Paris, ou Amiens. +Le cabinet anglais sentait qu'il succomberait sous le ridicule, si la +trêve de six mois, suite des préliminaires, n'avait servi qu'à ouvrir +les mers aux flottes françaises. Lord Cornwallis, qui savait que la +légation anglaise serait injustifiable, car c'était elle seule qui +avait élevé les dernières difficultés, lord Cornwallis fut +très-conciliant dans la rédaction. Joseph Bonaparte ne le fut pas +moins, et le 25 mars 1802 au soir (4 germinal an X), la paix avec la +Grande-Bretagne fut signée, sur un instrument surchargé de corrections +de tout genre.</p> + +<p>On prit trente-six heures, pour la traduction du <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> traité, +dans autant de langues qu'il y avait de puissances intéressées. Le 27 +mars (6 germinal), les plénipotentiaires se réunirent à +l'hôtel-de-ville. Le Premier Consul avait voulu que tout se passât +avec le plus grand appareil. Depuis long-temps il avait fait partir +pour Amiens un détachement de ses plus belles troupes, habillées à +neuf; il avait fait réparer les routes d'Amiens à Calais et d'Amiens à +Paris, et envoyé des secours aux ouvriers du pays privés de travail, +pour que rien ne pût inspirer au négociateur anglais une fâcheuse idée +de la France. Il avait enfin prescrit des préparatifs dans la ville +même d'Amiens, pour que la signature fut donnée avec une sorte de +solennité. Le 27, à 11 heures du matin, des détachements de cavalerie +allèrent chercher les plénipotentiaires à leur demeure, et les +escortèrent à l'hôtel-de-ville, où une salle avait été préparée pour +les recevoir. Ils employèrent un certain temps à revoir les copies du +traité, et vers deux heures enfin, on introduisit les autorités et la +foule, empressées d'assister à ce spectacle imposant des deux +premières nations de l'univers, se réconciliant à la face du monde, se +réconciliant, hélas! pour trop peu de temps! Les deux +plénipotentiaires signèrent la paix, et puis s'embrassèrent +cordialement, aux acclamations des assistants émus et transportés de +joie. Lord Cornwallis et Joseph Bonaparte furent reconduits à leurs +demeures, au milieu des démonstrations les plus bruyantes de la +multitude. Lord Cornwallis entendit son nom béni par le peuple +français, et Joseph rentra chez lui, entendant de <span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> toutes +parts ce cri, qui devait être long-temps, et qui aurait pu être +toujours, le cri de la France: <i>Vive Bonaparte!</i></p> + +<p>Lord Cornwallis partit immédiatement pour Londres, malgré l'invitation +qu'il avait reçue de se rendre à Paris. Il craignait que les facilités +de rédaction auxquelles il s'était prêté, ne fussent point approuvées +par son gouvernement, et il voulut assurer la ratification du traité +par sa présence.</p> + +<p>L'heureuse issue du congrès d'Amiens, si elle n'excita pas chez le +peuple anglais les mêmes transports d'enthousiasme que la signature +des préliminaires, le trouva encore joyeux et bruyant. Cette fois on +lui dit, qu'il allait jouir de la réalité de la paix, du bas prix des +denrées, et de l'abolition de l'<i>income-tax</i>. Il le crut, et se montra +véritablement satisfait.</p> + +<span class="sidenote">Conséquences du traité d'Amiens.</span> + +<p>L'effet fut à peu près le même de notre côté. Moins de démonstrations +extérieures, pas moins de satisfaction réelle, tel fut le spectacle +donné par le peuple en France. Enfin, on croyait tenir la paix +véritable, celle des mers, condition certaine et nécessaire de la paix +du continent. Après dix années de la plus grande, de la plus terrible +lutte qui se soit vue chez les hommes, on posait les armes: le temple +de Janus était fermé.</p> + +<span class="sidedate">Avril 1802.</span> + +<p>Qui avait fait tout cela? Qui avait rendu la France si grande et si +prospère, l'Europe si calme? Un seul homme, par la force de son épée, +et par la profondeur de sa politique. La France le proclamait ainsi, +et l'Europe entière faisait écho avec elle. Il a vaincu <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> +depuis, à Austerlitz à Iéna, à Friedland, à Wagram, il a vaincu en +cent batailles, ébloui, enrayé, soumis le monde; jamais il ne fut si +grand, car jamais il ne fut si sage!</p> + +<span class="sidenote">Session extraordinaire de l'an <span class="smcap">X</span>.</span> + +<p>Aussi tous les corps de l'État vinrent de nouveau lui dire, dans des +harangues pleines d'un sincère enthousiasme, qu'il avait été le +vainqueur, qu'il était aujourd'hui le bienfaiteur de l'Europe. Le +jeune auteur de tant de biens, le possesseur de tant de gloire, était +loin de se croire au terme de sa tâche; il jouissait à peine de ce +qu'il avait fait, tant il était impatient de faire davantage. +Passionné alors pour les travaux de la paix, sans être bien certain +que cette paix durât long-temps, il était pressé d'achever ce qu'il +appelait l'organisation de la France, et de concilier ce qu'il y avait +de vrai, de bon dans la Révolution, avec ce qu'il y avait d'utile, de +nécessaire à tous les temps, dans l'ancienne monarchie. Ce qui lui +tenait aujourd'hui le plus à cœur, c'était la restauration du culte +catholique, l'organisation de l'éducation publique, le rappel des +émigrés, et l'institution de la Légion-d'Honneur. C'étaient là, non +pas les seules choses qu'il méditait, mais c'étaient suivant lui les +plus urgentes. Maître désormais des esprits dans les corps de l'État, +il usa des prérogatives de la Constitution pour ordonner une session +extraordinaire. Il était revenu le 31 janvier 1802 (11 pluviôse) de la +Consulte tenue à Lyon; le traité d'Amiens avait été signé le 25 mars +(4 germinal); les promotions au Corps Législatif et au Tribunat +étaient finies depuis plusieurs semaines, et les nouveaux élus rendus +à <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> leur poste: il convoqua donc une session extraordinaire +pour le 5 avril (15 germinal). Elle devait durer jusqu'au 20 mai (30 +floréal), c'est-à-dire un mois et demi. Cela suffisait à ses plans, +quelque grands qu'ils fussent, car la contradiction qu'il était exposé +à rencontrer désormais, ne pouvait lui faire perdre beaucoup de temps.</p> + +<p>Le premier des projets soumis au Corps Législatif fut le Concordat. +C'était toujours le plus difficile des nouveaux projets à faire +adopter, sinon par les masses populaires, au moins par les hommes qui +entouraient le gouvernement, civils et militaires. Le Saint-Siége, qui +avait mis tant de lenteur à concéder, tantôt le fond même du +Concordat, tantôt la bulle des nouvelles circonscriptions, tantôt la +faculté d'instituer les nouveaux évêques, avait tout envoyé depuis +long-temps au cardinal Caprara, pour qu'il fût en mesure de déployer +les pouvoirs du Saint-Siége, lorsque le Premier Consul le jugerait +opportun. Le Premier Consul avait pensé avec raison que la +proclamation de la paix définitive était le moment où l'on pourrait, à +la faveur de la joie publique, donner pour la première fois le +spectacle du gouvernement républicain prosterné au pied des autels, et +remerciant la Providence des bienfaits qu'il en avait reçus.</p> + +<span class="sidenote">Reprise de l'affaire du Concordat.</span> + +<p>Il disposa tout pour consacrer le jour de Pâques à cette grande +solennité. Mais les quinze jours qui précédèrent ce grand acte, ne +furent ni les moins critiques, ni les moins laborieux. Il fallait +d'abord, outre le traité appelé Concordat, et qui, à titre de +<span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> traité, devait être voté par le Corps Législatif, il fallait +rédiger et présenter une loi, qui réglerait la police des cultes, +d'après les principes du Concordat et de l'Église gallicane. Il +fallait composer le nouveau clergé destiné à remplacer les anciens +titulaires, dont la démission avait été demandée par le Pape, et +presque universellement obtenue. C'étaient soixante siéges à remplir à +la fois, en choisissant parmi les prêtres de tous les partis des +sujets respectables, en prenant garde de froisser par ces choix les +sentiments religieux, et de faire renaître le schisme par l'excès même +du zèle qu'on apportait à l'éteindre.</p> + +<p>Ce furent là des difficultés que la ténacité, enveloppée de douceur, +du cardinal Caprara, que les passions du clergé, aussi grandes que +celles des autres hommes, rendirent fort graves, fort inquiétantes, +jusqu'au dernier instant, jusqu'à la veille même du jour où le grand +acte du rétablissement des autels fut consommé.</p> + +<span class="sidenote">Loi des articles organiques.</span> + +<p>Le Premier Consul commença par la loi destinée à régler la police des +cultes. C'est celle qui porte dans nos codes le titre d'<i>articles +organiques</i>. Elle était volumineuse, et réglait les rapports du +gouvernement avec toutes les religions, catholique, protestante, +hébraïque. Elle reposait sur le principe de la liberté des cultes, +leur accordait à tous sécurité et protection, leur imposait égards et +tolérance entre eux, soumission envers le gouvernement. Quant à la +religion catholique, celle qui embrasse la presque totalité de la +population de notre pays, elle était réglée <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> d'après les +principes de l'Église romaine, consacrés dans le Concordat, et les +principes de l'Église gallicane, proclamés par Bossuet. D'abord il +était établi qu'aucune bulle, bref, ou écrit quelconque du +Saint-Siége, ne pourrait être publié en France sans l'autorisation du +gouvernement; qu'aucun délégué de Rome, excepté celui qu'elle envoyait +publiquement comme son représentant officiel, ne serait admis, ou +reconnu, ou toléré; ce qui faisait disparaître ces mandataires +secrets, dont le Saint-Siége s'était servi pour gouverner +clandestinement l'Église française pendant la Révolution. Toute +infraction quelconque aux règles résultant soit des traités avec le +Saint-Siége, soit des lois françaises, commise par un membre du +clergé, était qualifiée <i>abus</i>, et déférée à la juridiction du Conseil +d'État, corps politique et administratif, animé d'un véritable esprit +de gouvernement, et qui ne pouvait éprouver pour le clergé l'antique +haine que la magistrature lui avait vouée sous l'ancienne monarchie. +Aucun concile, général ou particulier, ne pouvait être tenu en France, +sans l'ordre formel du gouvernement. Il devait y avoir un seul +catéchisme, approuvé par l'autorité publique. Tout ecclésiastique +consacré à l'enseignement du clergé devait professer la Déclaration de +1682, connue sous le titre de <span class="smcap">Propositions de Bossuet</span>. Ces +propositions, comme on sait, contiennent ces beaux principes de +soumission et d'indépendance, qui caractérisent particulièrement +l'Église gallicane, laquelle, toujours soumise à l'unité catholique, +qu'elle a fait triompher en France et défendue en Europe, mais +indépendante <span class="pagenum"><a id="page432" name="page432"></a>(p. 432)</span> dans son régime intérieur, fidèle à ses rois, +n'a jamais abouti ni au protestantisme, comme l'Église allemande ou +anglaise, ni à l'inquisition, comme l'Église espagnole. Soumission au +chef de l'Église universelle sous le rapport spirituel, soumission au +chef de l'État sous le rapport temporel, tel est le double principe +sur lequel le Premier Consul voulut que l'Église française restât +établie. C'est pourquoi il exigea d'une manière formelle +l'enseignement dans le clergé des propositions de Bossuet. Il fut +arrêté ensuite dans les articles organiques, que les évêques nommés +par le Premier Consul, institués par le Pape, choisiraient les curés, +mais, avant de les installer, seraient obligés de les faire agréer par +le gouvernement. Il fut accordé aux évêques de former des chapitres de +chanoines dans les cathédrales, et des séminaires dans les diocèses. +Tous les choix des professeurs dans ces séminaires devaient être +approuvés par l'autorité publique. Aucun élève des séminaires ne +pouvait être ordonné prêtre, s'il n'avait 25 ans, s'il ne faisait +preuve d'une propriété de 300 francs de revenu, s'il n'était agréé par +l'administration des cultes. Cette condition de propriété n'a pas pu +tenir devant la réalité<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Lien vers la note 23"><span class="smaller">[23]</span></a>; mais il eût été à désirer qu'elle fût +praticable, car l'esprit du clergé serait moins descendu que nous ne +l'avons vu depuis. Les archevêques devaient recevoir 15,000 francs +d'appointements, les évêques 10,000. Les curés de première classe +devaient <span class="pagenum"><a id="page433" name="page433"></a>(p. 433)</span> recevoir 1,500 francs, ceux de seconde, 1,000, sans +cumul toutefois avec les pensions ecclésiastiques, dont beaucoup de +prêtres jouissaient en compensation des biens ecclésiastiques aliénés. +Le casuel, c'est-à-dire les rétributions volontaires des fidèles pour +l'administration de certains sacrements, était conservé, à condition +d'un règlement donné par les évêques. Du reste, il était stipulé que +tous les secours du culte seraient administrés gratuitement. Les +églises étaient restituées au nouveau clergé. Les presbytères, et les +jardins attenants, ce que dans nos campagnes on appelle la <i>maison du +curé</i>, devaient être les seules portions des anciens biens d'église, +rendues aux prêtres; bien entendu qu'il n'était pas question de ceux +de ces biens qui avaient été vendus. L'usage des cloches était rétabli +pour appeler les fidèles à l'église; mais avec défense de les employer +à aucun usage civil, à moins d'une permission de l'autorité. Le +sinistre souvenir du tocsin avait fait adopter cette précaution. +Aucune fête, excepté celle du dimanche, ne pouvait être établie sans +l'autorisation du gouvernement. Le culte ne devait pas être extérieur, +c'est-à-dire, célébré hors des temples, dans les villes où il existait +des temples appartenant à des religions différentes. Enfin le +calendrier grégorien se trouvait en partie concilié avec le calendrier +républicain. C'était là certainement la plus grave des difficultés. On +ne pouvait pas abolir complètement le calendrier qui rappelait, plus +que toute autre institution, le souvenir de la Révolution, et qui +avait été adapté au nouveau système des poids et mesures. <span class="pagenum"><a id="page434" name="page434"></a>(p. 434)</span> +Mais il n'était pas possible non plus de rétablir la religion +catholique sans rétablir le dimanche, et avec le dimanche la semaine. +D'ailleurs les mœurs avaient déjà fait ce que la loi n'avait pas +osé faire encore, et le dimanche était redevenu partout un jour de +fête religieuse, plus ou moins observé, mais universellement admis +comme interruption du travail de la semaine. Le Premier Consul adopte +un moyen terme. Il décida que l'année, le mois, seraient nommés comme +dans le calendrier républicain, et le jour, la semaine, comme dans le +calendrier grégorien; qu'on dirait, par exemple, pour le jour de +Pâques, dimanche 28 germinal an <span class="smcap">X</span>, ce qui répondait au 18 avril 1802. +Il exigea enfin qu'on ne pût marier personne à l'église, sans la +production préalable de l'acte du mariage civil; et quant aux +registres des naissances, des morts, des mariages, que le clergé avait +continué de tenir par suite de ses habitudes, il fit déclarer que ces +registres ne pourraient jamais avoir aucune valeur en justice. Enfin +toute donation testamentaire ou autre, faite au clergé, devait être +constituée en rentes.</p> + +<p>Telle est en substance la sage et profonde loi qui porte le nom +d'<i>articles organiques</i>. Elle était pour le gouvernement français un +acte tout intérieur, qui le regardait seul, et qui, à ce titre, ne +devait pas être soumis au Saint-Siége. Il suffisait qu'elle ne contînt +rien de contraire au Concordat, pour que la cour de Rome ne fût pas +raisonnablement fondée à se plaindre. La lui soumettre, c'était se +préparer des difficultés interminables, difficultés <span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span> plus +grandes, plus nombreuses que celles qu'avait rencontrées le Concordat +lui-même. Le Premier Consul n'avait garde de s'y exposer. Il savait +bien qu'une fois le culte publiquement rétabli, le Saint-Siége ne +romprait pas la nouvelle paix entre la France et Rome, pour des +articles concernant la police intérieure de la République. Il est bien +vrai que, plus tard, ces articles sont devenus l'un des griefs de la +cour de Rome contre Napoléon, mais ils furent un prétexte plutôt qu'un +grief véritable. Ils avaient été, du reste, communiqués au cardinal +Caprara, qui ne parut point révolté à leur lecture<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Lien vers la note 24"><span class="smaller">[24]</span></a>, à en juger +toutefois par ce qu'il écrivit à sa cour. Il fit quelques réserves, et +conseilla au Saint-Père de ne point s'en affliger, espérant, +disait-il, que ces articles ne seraient pas exécutés à la rigueur.</p> + +<span class="sidenote">Après la rédaction des articles organiques, on s'occupe de +la nomination des évêques.</span> + +<span class="sidenote">Le Pape voudrait qu'il n'y eût pas des prêtres +constitutionnels parmi les nouveaux évêques.</span> + +<p>La loi des articles organiques rédigée, et discutée en Conseil d'État, +il fallait s'occuper du personnel du clergé. C'était un travail +considérable, car il y avait une multitude de choix à examiner de +très-près, avant de les arrêter définitivement. M. Portalis, que le +Premier Consul avait chargé de l'administration des cultes, et qui +était éminemment propre, soit à traiter avec le clergé, soit à le +représenter auprès des corps de l'État, et à le défendre par une +élocution douce, brillante, empreinte d'une certaine onction +religieuse, M. Portalis résistait ordinairement au Saint-Siége, avec +une fermeté respectueuse. Cette fois il s'était fait en quelque sorte +l'allié du <span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> cardinal Caprara, dans une prétention de la cour +de Rome, celle d'exclure complètement le clergé constitutionnel des +nouveaux siéges. Le Pape, tout ému encore d'un acte aussi exorbitant à +ses yeux que la déposition des anciens titulaires, voulait au moins +s'en dédommager, en éloignant de l'épiscopat les ministres du culte +qui avaient pactisé avec la Révolution française, et prêté serment à +la Constitution civile. Depuis que le Concordat était signé, +c'est-à-dire depuis environ huit à neuf mois, le cardinal Caprara, qui +remplissait incognito les fonctions de légat <i>à latere</i>, et qui voyait +sans cesse le Premier Consul, lui insinuait avec douceur, mais avec +constance, les désirs de l'Église romaine, s'avançant plus hardiment +quand le Premier Consul était d'humeur à le laisser dire, se retirant +précipitamment, et avec humilité, quand il était d'humeur contraire. +Ces désirs de l'Église romaine ne consistaient pas seulement à +repousser de la nouvelle composition du clergé français les prêtres +qu'elle appelait <i>intrus</i>, mais à recouvrer les provinces perdues, +Bologne, Ferrare et la Romagne.—Le Saint-Père, disait le cardinal, +est fort pauvre depuis qu'il a été dépouillé de ses provinces les plus +fertiles; il est si pauvre qu'il ne peut payer ni des troupes pour le +garder, ni l'administration de ses États, ni le Sacré Collége. Il a +perdu même une partie de ses revenus extérieurs. Au milieu de ses +douleurs, le rétablissement de la religion en France est la plus +grande de ses consolations; mais ne mêlez pas des amertumes à cette +consolation, en <span class="pagenum"><a id="page437" name="page437"></a>(p. 437)</span> l'obligeant à instituer des prêtres qui ont +apostasié, en privant le clergé fidèle des places déjà tant réduites +par la nouvelle circonscription.—Oui, répondait le Premier Consul, le +Saint-Père est pauvre; je le soulagerai. Toutes les limites des États +d'Italie ne sont pas irrévocablement fixées; celles de l'Europe +elle-même ne sont pas définitivement arrêtées. Mais je ne puis +aujourd'hui ôter des provinces à la République italienne, qui vient de +me prendre pour chef. En attendant, il faut au Saint-Père plus +d'argent qu'il n'en a. Il lui faut quelques millions; je suis prêt à +les lui donner. Quant aux <i>intrus</i>, ajoutait-il, c'est autre chose. Le +Pape a promis, une fois les démissions données, de réconcilier avec +l'Église, sans aucune distinction, tous ceux qui se soumettraient au +Concordat. Il l'a promis, il faut qu'il tienne sa parole. Je la lui +rappellerai, et il n'est ni homme, ni pontife à y manquer. D'ailleurs +je ne suis pas venu pour faire triompher tel ou tel parti; je suis +venu pour les réconcilier les uns avec les autres, en tenant la +balance égale entre eux. Depuis quelque temps, vous m'avez obligé à +lire l'histoire de l'Église. J'y ai vu que les querelles religieuses +ne se passent pas autrement que les querelles politiques; car vous +prêtres, nous militaires ou magistrats, nous sommes tous hommes. Elles +ne finissent que par l'intervention d'une autorité assez forte pour +obliger les partis à se rapprocher et à se fondre. Je mêlerai donc +quelques évêques constitutionnels aux évêques que vous appelez +fidèles; je les choisirai bien, j'en choisirai peu, mais il y en +aura. Vous les réconcilierez <span class="pagenum"><a id="page438" name="page438"></a>(p. 438)</span> avec l'Église romaine; je les +obligerai à être soumis au Concordat, et tout ira bien. Du reste, +c'est chose résolue, n'y revenez plus.—<span class="smcap">Le Grand Consul</span>, comme +l'appelait le cardinal, si on insistait, s'animait vite; et le +cardinal s'arrêtait, car il l'admirait, l'aimait, le craignait +également, et disait au Saint-Père: N'irritons pas cet homme! lui seul +nous soutient dans ce pays, où tout le monde est contre nous. Si son +zèle se refroidissait un instant, ou si par malheur il venait à +mourir, il n'y aurait plus de religion en France.—Le cardinal, quand +il n'avait pas réussi, s'efforçait néanmoins de paraître satisfait, +car le général Bonaparte aimait à voir les gens contents, et prenait +de l'humeur quand on se présentait à lui avec un visage chagrin. Le +cardinal se montrait donc toujours doux et serein, et avait, par ce +moyen, trouvé l'art de lui plaire. Il voyait d'ailleurs les peines +qu'avait le général Bonaparte, et il n'aurait pas voulu les accroître. +Le général, à son tour, s'efforçait d'expliquer au cardinal les +susceptibilités, les ombrages de l'esprit français; et, malgré sa +puissance, il faisait autant d'efforts pour le convaincre, que le +cardinal en pouvait faire de son côté pour l'amener à ses vues. Un +jour, impatienté des instances du légat, il le fit taire par cette +parole à la fois gracieuse et profonde.—Tenez, lui dit-il, cardinal +Caprara, possédez-vous encore le don des miracles? le +possédez-vous?... en ce cas, employez-le, vous me rendrez grand +service. Si vous ne l'avez pas, laissez-moi faire; et, puisque je +suis réduit aux moyens humains, <span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span> permettez-moi d'en user comme +je l'entends, pour sauver l'Église.—</p> + +<span class="sidenote">Nominations aux siéges de la nouvelle circonscription.</span> + +<p>C'est un spectacle curieux et saisissant, conservé tout entier dans la +correspondance du cardinal Caprara, que celui de ce puissant homme de +guerre, déployant tour à tour une finesse, une grâce, une véhémence +extraordinaires, pour persuader le vieux cardinal, théologien et +diplomate. Tous deux étaient ainsi arrivés au moment de la publication +du Concordat, sans avoir pu se convaincre. M. Portalis, qui, sur ce +point uniquement, était de l'avis du Saint-Siége, n'osa pas, comme il +le voulait d'abord, exclure tout à fait les constitutionnels de ses +propositions pour les soixante siéges à remplir, mais il n'en présenta +que deux. S'étant entendu avec l'abbé Bernier pour les choix à faire +dans le clergé orthodoxe, il avait proposé les membres les plus +éminents et les plus sages de l'ancien épiscopat, et, en assez grand +nombre, des curés estimables, distingués par leur piété, leur +modération, et la continuation de leurs services pendant la terreur. +Il disait avec l'abbé Bernier, que n'appeler aucun membre de l'ancien +épiscopat, et ne désigner que des curés, ce serait créer un clergé +trop nouveau, trop dépourvu d'autorité; que nommer, au contraire, +d'anciens évêques seuls à tous les siéges, ce serait trop oublier le +clergé inférieur, qui avait rendu de vrais services pendant la +Révolution, et dont la juste ambition serait ainsi gravement froissée. +Ces vues étaient raisonnables, et furent admises par le Premier +Consul. Mais, quant aux deux prélats constitutionnels, il ne <span class="pagenum"><a id="page440" name="page440"></a>(p. 440)</span> +s'en contenta pas. Sur soixante siéges, j'en veux dit-il, donner le +cinquième au clergé de la Révolution, c'est-à-dire douze. Il y aura +deux archevêques constitutionnels sur dix, et dix évêques +constitutionnels sur cinquante, ce qui n'est pas trop.—Après s'être +concerté avec MM. Portalis et Bernier, il fit avec eux les choix les +mieux entendus, sauf un ou deux. M. de Belloy, évêque de Marseille, le +plus respectable, le plus âgé des membres de l'ancienne Église de +France, digne ministre d'une religion de charité, qui joignait une +figure vénérable à la piété la plus sage, fut nommé archevêque de +Paris. M. de Cicé, ancien garde des sceaux sous Louis XVI, autrefois +archevêque de Bordeaux, esprit ferme et politique, fut promu à +l'archevêché d'Aix. M. de Boisgelin, grand seigneur, prêtre éclairé, +instruit et doux, jadis archevêque d'Aix, devint archevêque de Tours. +M. de La Tour-du-Pin, ancien archevêque d'Auch, reçut l'évêché de +Troyes. Ce digne prélat, illustre par son savoir autant que par sa +naissance, eut la modestie d'accepter ce poste si inférieur à celui +qu'il quittait. Le Premier Consul l'en récompensa plus tard par le +chapeau de cardinal. M. de Roquelaure, autrefois évêque de Senlis, +l'un des prélats les plus distingués de l'ancienne Église, par l'union +de l'aménité et des bonnes mœurs, obtint l'archevêché de Malines. +M. Cambacérès, frère du second Consul, fut appelé à l'archevêché de +Rouen. L'abbé Fesch, oncle du Premier Consul, prêtre orgueilleux, qui +mettait sa gloire à résister à son neveu, fut fait archevêque de +Lyon, c'est-à-dire primat des Gaules. <span class="pagenum"><a id="page441" name="page441"></a>(p. 441)</span> M. Lecoz, évêque +constitutionnel de Rennes, prêtre de bonnes mœurs, mais janséniste +ardent et incommode, fut nommé archevêque de Besançon. M. Primat, +évêque constitutionnel de Lyon, autrefois oratorien, prêtre instruit +et doux, ayant donné des scandales fâcheux sous le rapport du schisme, +mais aucun sous le rapport des mœurs, fut promu à l'archevêché de +Toulouse. Un curé distingué, M. de Pancemont, fort employé dans +l'affaire des démissions, fut tiré de la paroisse de Saint-Sulpice, +pour être envoyé à Vannes comme évêque. Enfin, l'abbé Bernier, le +célèbre curé de Saint-Laud d'Angers, autrefois le meneur caché de la +Vendée, depuis son pacificateur, et, sous le Premier Consul, le +négociateur du Concordat, reçut l'évêché d'Orléans. Ce siége n'était +pas en rapport avec la haute influence que le Premier Consul lui avait +laissé prendre sur les affaires de l'Église de France; mais l'abbé +Bernier sentait que les souvenirs de la guerre civile, attachés à son +nom, ne permettaient pas une élévation trop marquante et trop brusque; +que le pouvoir réel dont il jouissait valait mieux que les honneurs +extérieurs. Le Premier Consul lui destinait d'ailleurs le chapeau de +cardinal.</p> + +<p>Quand ces nominations, qui étaient arrêtées, mais qui ne devaient être +publiées qu'après la conversion du Concordat en loi de l'État, furent +communiquées au cardinal Caprara, celui-ci opposa une vive résistance, +versa même des larmes, se disant dépourvu de pouvoirs, bien qu'il eût +reçu de Rome une latitude absolue, et jusqu'à la faculté +extraordinaire <span class="pagenum"><a id="page442" name="page442"></a>(p. 442)</span> d'instituer les nouveaux prélats, sans recours +au Saint-Siége. MM. Portalis et Bernier lui déclarèrent que la volonté +du Premier Consul était irrévocable, qu'il fallait se soumettre, ou +renoncer à la restauration solennelle des autels, promise sous +quelques jours. Il se soumit, écrivant au Pape que le salut des âmes, +privées de religion, s'il avait persisté, l'avait emporté dans son +esprit sur l'intérêt du clergé fidèle.—On me blâmera, disait-il au +Saint-Père; mais j'ai obéi à ce que j'ai cru la voix du ciel.—</p> + +<p>Il consentit donc, se réservant d'exiger des constitutionnels +nouvellement élus, une rétractation, qui couvrît cette dernière +condescendance du Saint-Siége.</p> + +<p>Tout étant prêt, le Premier Consul fit apporter le Concordat au Corps +Législatif, pour y être voté comme une loi, suivant les prescriptions +de la Constitution. Au Concordat étaient joints les articles +organiques. Ce fut le premier jour de la session extraordinaire, 5 +avril 1802 (15 germinal), que le Concordat fut présenté au Corps +Législatif par les conseillers d'État Portalis, Régnier, et Regnault +de Saint-Jean-d'Angély. Le Corps Législatif n'était point en séance +quand le traité d'Amiens, signé le 25 mars, avait été connu à Paris. +Il n'avait donc pas été au nombre des autorités, venues pour féliciter +le Premier Consul. On proposa dès cette première séance d'envoyer une +députation de vingt-cinq membres, pour complimenter le Premier Consul, +à l'occasion de la paix générale. Dans cette proposition il ne fut pas +dit un mot du Concordat, ce qui montre l'esprit du temps, même dans +le sein du Corps Législatif renouvelé. <span class="pagenum"><a id="page443" name="page443"></a>(p. 443)</span> La députation fut +présentée le 6 avril (16 germinal).</p> + +<span class="sidenote">Allocution du Premier Consul à une députation du Corps +Législatif, relativement au Concordat.</span> + +<p>«Citoyen consul, dit le président du Corps Législatif, le premier +besoin du peuple français attaqué par l'Europe était la victoire, et +vous avez vaincu. Son vœu le plus cher après la victoire était la +paix, et vous la lui avez donnée. Que de gloire pour le passé, que +d'espérance pour l'avenir! Et tout cela est votre ouvrage! Jouissez de +l'éclat et du bonheur que la République vous doit!» Le président +terminait cette allocution par l'expression la plus vive de la +reconnaissance nationale, mais il se taisait absolument au sujet du +Concordat. Le Premier Consul saisit l'occasion de lui donner à ce +sujet une sorte de leçon, et de ne parler que du Concordat, à des gens +qui ne parlaient que de la paix d'Amiens. «Je vous remercie, dit-il +aux envoyés du Corps Législatif, des sentiments que vous m'exprimez. +Votre session commence par l'opération la plus importante de toutes, +celle qui a pour but l'apaisement des querelles religieuses. La France +entière sollicite la fin de ces déplorables querelles, et le +rétablissement des autels. J'espère que dans votre vote vous serez +unanimes comme elle. La France verra avec une vive joie que ses +législateurs ont voté la paix des consciences, la paix des familles, +cent fois plus importante pour le bonheur des peuples que celle à +l'occasion de laquelle vous venez féliciter le gouvernement.»</p> + +<span class="sidenote">Adoption du Concordat par le Corps Législatif, et sa +conversion en loi de l'État.</span> + +<p>Ces nobles paroles produisirent l'effet qu'en attendait le Premier +Consul. Le projet, porté immédiatement <span class="pagenum"><a id="page444" name="page444"></a>(p. 444)</span> du Corps Législatif au +Tribunat, y fut examiné avec gravité, même avec faveur, et discuté +sans véhémence. Sur le rapport de M. Siméon, il fut adopté par 78 +suffrages contre 7. Au Corps Législatif, 228 voix se prononcèrent +pour, et 21 contre.</p> + +<span class="sidenote">Réception officielle du cardinal Caprara comme légat <i>à +latere</i>.</span> + +<p>Ce fut le 8 avril (18 germinal) que les deux projets furent convertis +en lois. Il n'y avait plus d'obstacle. On était au jeudi; le dimanche +suivant était le dimanche des Rameaux; le dimanche d'après, celui de +Pâques. Le Premier Consul voulut consacrer ces jours solennels de la +religion catholique, à la grande fête du rétablissement des cultes. Il +n'avait pas encore reçu officiellement le cardinal Caprara, comme +légat du Saint-Siége. Il lui assigna le lendemain, vendredi, pour +cette réception officielle. L'usage des légats <i>à latere</i> est de faire +porter devant eux la croix d'or. C'est le signe du pouvoir +extraordinaire que le Saint-Siége délègue aux représentants de cette +espèce. Le cardinal Caprara voulant, conformément aux vues de sa cour, +que l'exercice du culte fût aussi public, aussi extérieur que possible +en France, demandait que, suivant l'usage, le jour où il irait aux +Tuileries, la croix d'or fût portée devant lui, par un officier vêtu +de rouge, et à cheval. C'était là un spectacle qu'on craignait de +donner au peuple parisien. On négocia, et il fut convenu que cette +croix serait portée dans l'une des voitures qui devaient précéder +celle du légat.</p> + +<p>Le vendredi 9 avril (19 germinal), le cardinal-légat se rendit en +pompe aux Tuileries, dans les <span class="pagenum"><a id="page445" name="page445"></a>(p. 445)</span> équipages du Premier Consul, +escorté par la garde consulaire, et précédé par la croix portée dans +l'une des voitures. Le Premier Consul le reçut à la tête d'un nombreux +entourage, composé de ses collègues, de plusieurs conseillers d'État, +et d'un brillant état-major. Le cardinal Caprara, dont l'extérieur +était doux et grave, adressa au Premier Consul un discours, dans +lequel la dignité se mêlait à l'expression de la reconnaissance. Il +prêta le serment convenu de ne rien faire contre les lois de l'État, +et de cesser ses fonctions dès qu'il en serait requis. Le Premier +Consul lui répondit en termes élevés, et destinés surtout à retentir +ailleurs que dans le palais des Tuileries.</p> + +<span class="sidenote">Sacre des quatre premiers évêques le dimanche des Rameaux.</span> + +<p>Cette manifestation extérieure était la première de toutes celles +qu'on préparait, et elle fut peu aperçue, parce que le peuple de +Paris, n'étant point averti, n'avait pu céder à sa curiosité +ordinaire. Le surlendemain était le dimanche des Rameaux. Le Premier +Consul avait déjà fait agréer au cardinal quelques-uns des principaux +prélats, dont la nomination était arrêtée. Il voulait qu'on les sacrât +dans cette journée du dimanche des Rameaux, pour qu'ils pussent +officier le dimanche suivant, jour de Pâques, dans la grande solennité +qu'il avait projetée. C'étaient MM. de Belloy, nommé archevêque de +Paris, de Cambacérès, archevêque de Rouen, Bernier, évêque d'Orléans, +de Pancemont, évêque de Vannes. L'église Notre-Dame était encore +occupée par les constitutionnels, qui en gardaient les clefs. Il +fallut un ordre formel pour les obliger à les rendre. Ce <span class="pagenum"><a id="page446" name="page446"></a>(p. 446)</span> +beau temple se trouvait dans un état de délabrement fort triste; rien +n'y était prêt pour la cérémonie du sacre des quatre prélats. On y +pourvut au moyen d'une somme fournie par le Premier Consul, et avec +tant de précipitation que, le jour de la cérémonie venu, on n'avait +pas même disposé un lieu propre à servir de sacristie. Une maison +voisine fut employée à cet usage. Les nouveaux prélats s'y revêtirent +de leurs ornements pontificaux, et traversèrent dans cet appareil la +place qui précède la cathédrale. Le peuple, averti qu'une grande +cérémonie se préparait, était accouru, et se montra calme et +respectueux. La figure du vénérable archevêque de Belloy était si +noble et si belle, qu'elle toucha les cœurs simples dont se +composait cette foule, et tous, hommes et femmes, s'inclinèrent avec +respect. L'église était pleine de cette nombreuse classe de chrétiens, +qui avaient gémi des malheurs de la religion, et qui, n'appartenant à +aucune faction, recevaient avec reconnaissance le présent que leur +faisait en ce jour le Premier Consul. La cérémonie fut touchante par +le défaut même de pompe, par le sentiment qu'on y apportait. Les +quatre prélats furent sacrés d'après toutes les formes usitées.</p> + +<p>Dès ce moment, il faut le dire, la satisfaction était générale dans +les masses, et on était certain de l'approbation publique, pour la +grande manifestation fixée au dimanche suivant. Excepté les hommes de +parti, révolutionnaires entêtés dans leurs systèmes, ou royalistes +factieux qui voyaient avec chagrin le levier de la révolte leur +échapper, tout le <span class="pagenum"><a id="page447" name="page447"></a>(p. 447)</span> monde approuvait ce qui se passait, et le +Premier Consul pouvait reconnaître déjà que ses vues étaient plus +justes que celles de ses conseillers.</p> + +<span class="sidenote"><i>Te Deum</i> solennel chanté à Notre-Dame, le jour de Pâques, +pour célébrer la paix générale et le rétablissement du culte.</span> + +<p>Le dimanche suivant, jour de Pâques, fut destiné à un <i>Te Deum</i> +solennel qu'on devait chanter, pour célébrer en même temps la paix +générale et la réconciliation avec l'Église. Cette cérémonie fut +annoncée par l'autorité publique comme une véritable fête nationale. +Les préparatifs et le programme en furent publiés. Le Premier Consul +voulut s'y transporter en grand cortége, accompagné de tout ce qu'il y +avait de plus élevé dans l'État. Il fit savoir par les dames du Palais +aux femmes des hauts fonctionnaires, qu'elles satisferaient l'un de +ses désirs les plus vifs, en se rendant à la métropole le jour du <i>Te +Deum</i>. La plupart ne se firent pas presser. On sait quels motifs +frivoles se joignent aux motifs les plus pieux, pour augmenter +l'affluence dans ces solennités de la religion. Les plus brillantes +femmes de Paris obéirent au Premier Consul. Les principales d'entre +elles avaient rendez-vous aux Tuileries, pour accompagner madame +Bonaparte dans les voitures de la nouvelle cour.</p> + +<p>Le Premier Consul avait donné un ordre formel à ses généraux de +l'accompagner. C'était le plus difficile à obtenir, car on disait +partout qu'ils tenaient un langage inconvenant et presque factieux. On +a déjà vu les écarts de Lannes. Augereau, toléré à Paris, était +actuellement l'un de ceux qui parlaient le plus haut. Il fut chargé +par ses camarades de se présenter au Premier Consul, et de lui +exprimer leur <span class="pagenum"><a id="page448" name="page448"></a>(p. 448)</span> désir de ne pas se rendre à Notre-Dame. C'est +en séance consulaire, en présence des trois Consuls et des ministres, +que le général Bonaparte voulut recevoir Augereau. Celui-ci exposa son +message, mais le Premier Consul le rappela à son devoir avec cette +hauteur qu'il savait apporter dans le commandement, surtout à l'égard +des gens de guerre. Il lui fit sentir l'inconvenance de sa démarche, +lui rappela que le Concordat était maintenant loi de l'État, que les +lois étaient obligatoires pour toutes les classes de citoyens, aussi +bien pour les militaires que pour les citoyens les plus humbles et les +plus faibles; qu'il veillerait du reste à leur exécution, en sa double +qualité de général et de premier magistrat de la République; que ce +n'était pas aux officiers de l'armée, mais au gouvernement à juger la +convenance de la cérémonie ordonnée pour le jour de Pâques; que toutes +les autorités avaient ordre d'y assister, les autorités militaires +comme les autorités civiles, que toutes obéiraient; que quant à la +dignité de l'armée, il en était aussi jaloux, et aussi bon juge +qu'aucun des généraux ses compagnons d'armes, et qu'il était certain +de ne la point compromettre, en assistant de sa personne aux +cérémonies de la religion; qu'au surplus, ils n'avaient pas à +délibérer, mais à exécuter un ordre, et qu'il s'attendait à les voir +tous dimanche, à ses côtés, dans l'église métropolitaine. Augereau ne +répliqua point, et ne rapporta auprès de ses camarades que l'embarras +d'avoir commis une légèreté, et la résolution d'obéir.</p> + +<span class="sidenote">Dernières difficultés la veille de la cérémonie, suscitées +par le cardinal Caprara, relativement aux évêques choisis parmi les +constitutionnels.</span> + +<p>Tout était prêt, mais au dernier instant les arrière-pensées <span class="pagenum"><a id="page449" name="page449"></a>(p. 449)</span> +du cardinal Caprara faillirent mettre au néant les nobles projets du +Premier Consul. Les évêques choisis dans le clergé constitutionnel, +s'étaient rendus chez le cardinal Caprara, pour le procès informatif +qui se fait à l'égard de tout évêque présenté au Saint-Siége. Le +cardinal avait exigé d'eux une rétractation, par laquelle ils +abjuraient leurs anciennes erreurs, en qualifiant de la manière la +plus flétrissante leur adhésion à la Constitution civile du Clergé. +C'était une démarche humiliante, non-seulement pour eux, mais pour la +Révolution elle-même. Le Premier Consul averti ne voulut pas la +souffrir, et leur enjoignit de ne pas céder, promettant de les +appuyer, et de forcer le représentant du Saint-Siége à renoncer à ses +prétentions si peu chrétiennes. Le cardinal Caprara n'avait vu d'autre +excuse à sa condescendance, s'il instituait ce qu'on appelait des +<i>intrus</i>, que dans une rétractation formelle de leur conduite passée. +Mais le Premier Consul ne l'entendait pas ainsi.—Quand j'accepte pour +évêque, disait-il, l'abbé Bernier, l'apôtre de la Vendée, le Pape peut +bien agréer des Jansénistes ou des Oratoriens, qui n'ont eu d'autre +tort que d'adhérer à la Révolution.—Il leur ordonna de se renfermer +dans une simple déclaration, consistant à dire qu'ils adhéraient au +Concordat et aux volontés du Saint-Siége, écrites dans ce traité. Il +soutenait avec raison, que le Concordat contenant les principes sur +lesquels l'Église française et l'Église romaine s'étaient mises +d'accord, on ne pouvait exiger davantage, sans avouer l'intention +d'humilier un parti au <span class="pagenum"><a id="page450" name="page450"></a>(p. 450)</span> profit d'un autre, et il déclarait +qu'il ne le permettrait pas.</p> + +<p>Le samedi soir, veille de Pâques, cette contestation n'était pas +terminée. M. Portalis fut chargé d'aller annoncer au cardinal que la +cérémonie du lendemain n'aurait pas lieu, que le Concordat ne serait +point publié, et resterait sans effet, si l'on insistait plus +long-temps sur la rétractation demandée. Cette résolution, au surplus, +était sérieuse, et le Premier Consul, en se montrant plein de +condescendance pour l'Église, ne voulait cependant pas céder sur les +points qui lui semblaient compromettre le but lui-même, c'est-à-dire +la fusion des partis. Il savait que, pour être conciliateur, il faut +être énergique, car il en coûte pour amener les partis à transiger, +presque autant que pour les vaincre.</p> + +<span class="sidenote">Le cardinal Caprara cède enfin à l'égard des +constitutionnels.</span> + +<p>Le cardinal céda enfin, mais très-avant dans la nuit. Il fut convenu +que les nouveaux élus, pris dans le clergé constitutionnel, subiraient +chez lui leur procès informatif, qu'ils professeraient de vive voix +leur réunion sincère à l'Église, et qu'ensuite on déclarerait qu'ils +s'étaient réconciliés, sans dire comment, ni dans quels termes. +Toujours est-il que la rétractation demandée ne fut pas faite.</p> + +<span class="sidenote">Publication du Concordat le jour de Pâques.</span> + +<p>Le lendemain, jour de Pâques, 18 avril 1802 (28 germinal an <span class="smcap">X</span>), le +Concordat fut publié dans tous les quartiers de Paris, avec grand +appareil, et par les principales autorités. Tandis que cette +publication se faisait dans les rues de la capitale, le Premier +Consul, qui voulait solenniser dans la même journée tout ce qu'il y +avait d'heureux pour la <span class="pagenum"><a id="page451" name="page451"></a>(p. 451)</span> France, échangeait aux Tuileries les +ratifications du traité d'Amiens. Cette importante formalité +accomplie, il partit pour Notre-Dame, suivi des premiers corps de +l'État, et d'un grand nombre de fonctionnaires de tout ordre, d'un +brillant état-major, d'une foule de femmes du plus haut rang, qui +accompagnaient madame Bonaparte. Une longue suite de voitures +composait ce magnifique cortége. Les troupes de la première division +militaire, réunies à Paris, bordaient la haie, depuis les Tuileries +jusqu'à la métropole. L'archevêque de Paris vint processionnellement +recevoir le Premier Consul à la porte de l'église, et lui présenter +l'eau bénite. Le nouveau chef de l'État fut conduit sous le dais, à la +place qui lui était réservée. Le Sénat, le Corps Législatif, le +Tribunat étaient rangés des deux côtés de l'autel. Derrière le Premier +Consul, se trouvaient debout les généraux en grand uniforme, plus +obéissants que convertis, quelques-uns même affectant une contenance +peu décente. Quant à lui, revêtu de l'habit rouge des Consuls, +immobile, le visage sévère, il ne montrait ni la distraction des uns, +ni le recueillement des autres. Il était calme, grave, dans l'attitude +d'un chef d'empire, qui fait un grand acte de volonté, et qui commande +de son regard la soumission à tout le monde.</p> + +<p>La cérémonie fut longue et digne, malgré la mauvaise disposition de la +plupart de ceux qu'il avait fallu y amener. Du reste, l'effet en +devait être décisif, car, l'exemple une fois donné par le plus +imposant des hommes, toutes les anciennes habitudes religieuses +allaient renaître, et toutes les résistances s'évanouir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page452" name="page452"></a>(p. 452)</span> La fête avait deux motifs, le rétablissement du culte et la +paix générale. Naturellement la satisfaction était partout, et +quiconque n'avait pas dans le cœur les mauvaises passions des +partis, était heureux du bonheur public. Ce jour-là il y eut de grands +dîners chez les ministres, auxquels assistèrent les principaux membres +des administrations. Les représentants des puissances étaient conviés +chez le ministre des affaires étrangères. Il y avait un banquet +brillant chez le Premier Consul, où étaient invités le cardinal +Caprara, l'archevêque de Paris, les principaux élus du nouveau clergé, +les plus hauts personnages de l'État. Le Premier Consul s'entretint +long-temps avec le cardinal; il lui montra sa joie d'avoir achevé une +telle œuvre. Il était fier de son courage, et de son succès. À +peine un léger nuage traversa-t-il un instant son noble front: ce fut +à l'aspect de certains des généraux dont l'attitude et le langage +n'avaient pas été convenables en cette circonstance. Il leur exprima +son mécontentement avec une fermeté de ton qui n'admettait pas la +réplique, et qui ne laissait pas craindre une récidive.</p> + +<span class="sidenote">Ouvrage de M. de Chateaubriand sur le génie du +christianisme.</span> + +<p>Pour compléter l'effet que le Premier Consul avait voulu produire dans +ce même jour, M. de Fontanes rendait compte, dans le <i>Moniteur</i>, d'un +livre nouveau, qui faisait grand bruit en ce moment: c'était le <i>Génie +du Christianisme</i>. Ce livre, écrit par un jeune gentilhomme breton, M. +de Chateaubriand, allié des Malesherbes, long-temps absent de sa +patrie, décrivait avec un éclat infini les beautés du christianisme, +et relevait le côté moral <span class="pagenum"><a id="page453" name="page453"></a>(p. 453)</span> et poétique des pratiques +religieuses, livrées vingt ans auparavant aux plus amères railleries. +Critiqué violemment par MM. Chénier et Ginguené, qui lui reprochaient +des couleurs fausses et outrées, soutenu avec passion par les +partisans de la restauration religieuse, le <i>Génie du Christianisme</i>, +comme toutes les œuvres remarquables, fort loué, fort attaqué, +produisait une impression profonde, parce qu'il exprimait un sentiment +vrai, et très-général alors dans la société française: c'était ce +regret singulier, indéfinissable, de ce qui n'est plus, de ce qu'on a +dédaigné ou détruit quand on l'avait, de ce qu'on désire avec +tristesse quand on l'a perdu. Tel est le cœur humain! Ce qui est, +le fatigue ou l'oppresse; ce qui a cessé d'être, acquiert tout à coup +un attrait puissant. Les coutumes sociales et religieuses de l'ancien +temps, odieuses et ridicules en 1789, parce qu'elles étaient alors +dans toute leur force, et que de plus elles étaient souvent +oppressives, maintenant que le dix-huitième siècle, changé vers sa fin +en un torrent impétueux, les avait emportées dans son cours +dévastateur, revenaient au souvenir d'une génération agitée, et +touchaient son cœur disposé aux émotions par quinze ans de +spectacles tragiques. L'œuvre du jeune écrivain, empreinte de ce +sentiment profond, remuait fortement les esprits, et avait été +accueillie avec une faveur marquée par l'homme qui alors dispensait +toutes les gloires. Si elle ne décelait pas le goût pur, la foi simple +et solide, des écrivains du siècle de Louis XIV, elle peignait avec +charme les vieilles mœurs religieuses qui <span class="pagenum"><a id="page454" name="page454"></a>(p. 454)</span> n'étaient plus. +Sans doute on y pouvait blâmer l'abus d'une belle imagination; mais +après Virgile, mais après Horace, il est resté, dans la mémoire des +hommes, une place pour l'ingénieux Ovide, pour le brillant Lucain, et, +seul peut-être parmi les livres de ce temps, le <i>Génie du +Christianisme</i> vivra, fortement lié qu'il est à une époque mémorable: +il vivra, comme ces frises sculptées sur le marbre d'un édifice vivent +avec le monument qui les porte.</p> + +<span class="sidenote">Rappel des émigrés.</span> + +<p>En rappelant les prêtres à l'autel, en les faisant sortir des +retraites obscures où ils pratiquaient leur culte, et conspiraient +souvent contre le gouvernement, le Premier Consul avait réparé l'un +des plus fâcheux désordres du temps, et satisfait l'un des plus grands +besoins moraux de toute société. Mais il restait un autre désordre +extrêmement triste, et qui laissait à la France l'aspect d'une contrée +déchirée par les factions: c'était l'exil d'une quantité considérable +de Français, vivant à l'étranger dans l'indigence, quelquefois dans la +haine de leur patrie, et recevant des gouvernements ennemis un pain, +que beaucoup d'entre eux payaient par des actes indignes envers la +France. C'est une affreuse invention de la discorde, que l'exil: elle +rend l'exilé malheureux, elle dénature son cœur, elle le met à +l'aumône de l'étranger, elle promène au loin l'affligeant spectacle +des troubles du pays. De toutes les traces d'une révolution, c'est +celle qu'il faut effacer la première. Le général Bonaparte considérait +le rappel des émigrés comme le complément indispensable de la +pacification générale. C'était un acte réparateur dont il était +<span class="pagenum"><a id="page455" name="page455"></a>(p. 455)</span> impatient de braver les difficultés, et d'avoir la gloire. +Déjà il existait pour les émigrés un système de rappel fort incomplet, +fort partial, fort irrégulier, qui avait tous les inconvénients d'une +mesure générale, et qui n'en avait pas l'éclat bienfaisant; c'était le +système des radiations, qui étaient accordées aux émigrés les mieux +recommandés, sous prétexte qu'ils avaient été indûment portés sur les +listes. On n'amnistiait pas toujours ainsi les plus excusables ou les +plus intéressants.</p> + +<span class="sidenote">Dispositions principales composant la mesure du rappel des +émigrés.</span> + +<p>Le Premier Consul forma donc la résolution de faire rentrer les +émigrés en masse, sauf certaines exceptions. De graves objections +s'élevaient contre cette mesure. D'abord toutes les constitutions, et +notamment la Constitution consulaire, disaient formellement qu'on ne +rappellerait jamais les émigrés. Elles le disaient, surtout à cause +des acquéreurs de biens nationaux, qui étaient fort ombrageux, et qui +regardaient l'exil des anciens possesseurs de leurs biens, comme +nécessaire à leur sûreté. Le Premier Consul se considérant comme le +plus ferme appui de ces acquéreurs, ayant toujours exprimé la ferme +volonté de les défendre, seul au monde en ayant la puissance, se +croyait assez fort de la confiance qu'il leur inspirait à tous, pour +pouvoir ouvrir les portes de la France aux émigrés. Il fit donc +préparer une résolution dont la première clause était la consécration +nouvelle et irrévocable des ventes faites par l'État aux acquéreurs de +biens nationaux. Il y fit insérer ensuite une disposition par +laquelle tous les émigrés étaient rappelés en masse, <span class="pagenum"><a id="page456" name="page456"></a>(p. 456)</span> en les +soumettant à la surveillance de la haute police, et en soumettant à +cette surveillance, pendant toute leur vie, ceux qui en auraient une +seule fois provoqué l'application. Il y avait toutefois quelques +exceptions à ce rappel général. Le bénéfice en était refusé aux chefs +des rassemblements armés contre la République, à ceux qui avaient eu +des grades dans les armées ennemies, aux individus qui avaient +conservé des places ou des titres dans la maison des princes de +Bourbon, aux généraux ou représentants du peuple qui avaient pactisé +avec l'ennemi (ceci concernait Pichegru et quelques membres des +assemblées législatives), enfin aux évêques et archevêques qui avaient +refusé la démission demandée par le Pape. Le nombre de ces exclus +était infiniment peu considérable.</p> + +<p>La plus difficile question à résoudre était celle qui s'élevait au +sujet des biens des émigrés, qu'on n'avait pas encore vendus. Si, avec +toute raison, on déclarait inviolables les ventes faites par l'État, +cependant il pouvait paraître dur de ne pas restituer aux émigrés +leurs biens, restés encore intacts dans les mains du gouvernement.—Je +ne fais rien, disait le Premier Consul, si je rends à ces émigrés leur +patrie, sans leur rendre leur patrimoine. Je veux effacer les traces +de nos guerres civiles, et, en remplissant la France d'émigrés +rentrés, qui resteront dans l'indigence, tandis que leurs biens seront +là sous le séquestre de l'État, je crée une classe de mécontents qui +ne nous laisseront aucun repos. Et ces biens restés sous le séquestre +de l'État, qui croyez-vous <span class="pagenum"><a id="page457" name="page457"></a>(p. 457)</span> qui les achète, en présence de +leurs anciens propriétaires rentrés?—Le Premier Consul résolut donc +de rendre tous les domaines non vendus, excepté les maisons ou +bâtiments consacrés à un service public.</p> + +<span class="sidenote">Discussion en conseil privé de la mesure du rappel.</span> + +<p>Cette résolution ainsi rédigée fut soumise à un conseil privé, composé +des Consuls, des ministres, d'un certain nombre de conseillers d'État +et de sénateurs. Elle fut chaudement discutée dans cette réunion, et +parut exciter de vifs ombrages. Cependant l'entraînement général vers +toutes les mesures réparatrices, qui tendaient à effacer les traces de +nos troubles, le prestige de la paix générale, la volonté positive du +Premier Consul, toutes ces causes réunies amenèrent l'adoption du +principe même du rappel des émigrés. Mais on tint à insérer dans la +résolution le mot d'amnistie, pour conserver à l'émigration le +caractère d'un acte criminel, que la nation victorieuse et heureuse +voulait bien oublier. Le Premier Consul, désirant faire les choses +d'une manière complète, répugnait à l'emploi du mot d'amnistie. Il +disait qu'on ne devait pas humilier les gens dont on voulait opérer la +réconciliation avec la France, et que les traiter comme des criminels +graciés, c'était les humilier profondément. On lui répondait que +l'émigration, à l'origine, avait été un crime, car elle avait eu pour +but principal de faire la guerre à la France, et qu'il fallait qu'elle +restât condamnée par les lois. La plus vive contestation s'engagea +relativement aux biens des émigrés. Les conseillers, appelés à +délibérer, repoussèrent obstinément la restitution des bois et forêts, +que la loi du 2 nivôse an <span class="smcap">IV</span> avait déclarés inaliénables. <span class="pagenum"><a id="page458" name="page458"></a>(p. 458)</span> +C'était, à leur avis, remettre des richesses immenses dans les mains +de la grande-émigration, priver l'État d'une énorme valeur, et surtout +de forêts d'une utilité indispensable, pour le service de la guerre, +et de la marine. Malgré tous ses efforts, le Premier Consul fut obligé +de céder, et il garda ainsi, sans y songer, l'un des plus puissants +moyens d'influence sur l'ancienne noblesse française, celui qui depuis +a servi à la lui ramener presque tout entière: ce moyen était la +restitution individuelle qu'il fit plus tard de leurs biens, à ceux +des émigrés qui se soumettaient à son gouvernement.</p> + +<span class="sidenote">La mesure du rappel rendue dans la forme d'un +sénatus-consulte.</span> + +<p>La résolution ainsi modifiée, il restait à savoir comment on lui +donnerait un caractère légal. On ne voulait pas en faire une loi; on +voulait lui donner un caractère plus élevé, s'il était possible. On +imagina donc d'en faire un sénatus-consulte organique. La résolution +touchait à la Constitution même, et, par ce côté, elle semblait +appartenir plus particulièrement au Sénat. Déjà le Sénat, par deux +actes considérables, celui qui avait proscrit les Jacobins faussement +accusés de la machine infernale, celui qui avait interprété l'article +38 de la Constitution, et exclu les opposants des deux assemblées +législatives, avait acquis une sorte de pouvoir supérieur à la +Constitution même, car il avait légitimé ou les mesures +extraordinaires, ou les nouvelles dispositions constitutionnelles, +dont le gouvernement avait cru avoir besoin. Après avoir fait des +actes rigoureux, il devait être agréable au Sénat d'être chargé d'un +acte de clémence nationale. Il fut donc arrêté que la résolution, +prononçant le rappel des <span class="pagenum"><a id="page459" name="page459"></a>(p. 459)</span> émigrés, serait d'abord discutée au +Conseil d'État, comme l'étaient les règlements, les lois, les +sénatus-consultes, et soumise ensuite au Sénat, pour y être délibérée +comme une mesure touchant à la Constitution même.</p> + +<p>La chose fut ainsi exécutée. Le projet d'amnistie, discuté au Conseil +d'État le 16 avril (26 germinal), avant-veille de la publication du +Concordat, fut porté dix jours après au Sénat, le 26 avril 1802 (6 +floréal). Il y fut adopté sans aucune contestation, et avec des motifs +remarquables.</p> + +<p>«Considérant, disait le Sénat, que la mesure proposée est commandée +par l'état actuel des choses, par la justice, par l'intérêt national, +et qu'elle est conforme à l'esprit de la Constitution;</p> + +<p>»Considérant qu'aux diverses époques, où les lois sur l'émigration ont +été portées, la France, déchirée par des divisions intestines, +soutenait contre presque toute l'Europe une guerre dont l'histoire +n'offre pas d'exemple, et qui nécessitait des dispositions rigoureuses +et extraordinaires;</p> + +<p>»Qu'aujourd'hui, la paix étant faite au dehors, il importe de la +cimenter à l'intérieur par tout ce qui peut rallier les Français, +tranquilliser les familles, et faire oublier les maux inséparables +d'une longue révolution;</p> + +<p>»Que rien ne peut mieux consolider la paix au dedans qu'une mesure qui +tempère la sévérité des lois, et fait cesser les incertitudes et les +lenteurs résultant des formes établies pour les radiations;</p> + +<p>»Considérant que cette mesure n'a pu être qu'une <span class="pagenum"><a id="page460" name="page460"></a>(p. 460)</span> amnistie +qui fît grâce au plus grand nombre, toujours plus égaré que criminel, +et qui fît tomber la punition sur les grands coupables par leur +maintenue définitive sur la liste des émigrés;</p> + +<p>»Que cette amnistie, inspirée par la clémence, n'est cependant +accordée qu'à des conditions justes en elles-mêmes, tranquillisantes +pour la sûreté publique, et sagement combinées avec l'intérêt +national;</p> + +<p>»Que des dispositions particulières de l'amnistie, en défendant de +toute atteinte les actes faits avec la République, consacrent de +nouveau la garantie des ventes des biens nationaux, dont le maintien +sera toujours un objet particulier de la sollicitude du Sénat +Conservateur, comme il l'est de celle des Consuls; le Sénat adopte la +résolution proposée.»</p> + +<p>Cet acte courageux de clémence devait obtenir l'approbation de tous +les hommes sages, qui souhaitaient sincèrement la fin de nos troubles +civils. Grâce aux nouvelles garanties données aux acquéreurs de biens +nationaux, grâce à la confiance que leur inspirait le Premier Consul, +cette dernière mesure du gouvernement ne leur causa pas de trop +grandes inquiétudes, et elle satisfit cette masse honnête, et +heureusement la plus nombreuse, du parti royaliste, qui recevait sans +dépit le bien qu'on lui faisait. Elle ne rencontra l'ingratitude que +chez les hommes de la haute émigration, qui vivaient dans les salons +de Paris, y payant en mauvais discours les bienfaits du gouvernement. +Suivant eux, l'acte était insignifiant, incomplet, injuste, parce +qu'il faisait quelques distinctions <span class="pagenum"><a id="page461" name="page461"></a>(p. 461)</span> entre les personnes, +parce qu'il ne restituait pas les biens des émigrés vendus ou non +vendus. Il fallait bien se passer de l'approbation de ces vains +discoureurs. Cependant le Premier Consul était si avide de gloire que +ces misérables critiques troublaient quelquefois le plaisir que lui +causait l'assentiment universel de la France et de l'Europe.</p> + +<p>Mais son ardeur à bien faire ne dépendait pas de la louange et de la +critique, et à peine avait-il consommé le grand acte que nous venons +de rapporter, qu'il en préparait déjà d'autres de la plus haute +importance politique et sociale. Débarrassé des obstacles que +présentait à sa féconde activité la résistance du Tribunat, il était +résolu, pendant cette session extraordinaire de germinal et floréal, +de terminer, ou du moins d'avancer beaucoup la réorganisation de la +France. Il faut exposer ses idées à cet égard.</p> + +<span class="sidenote">Manière de penser du Premier Consul, relativement à +l'organisation sociale de la France, et projets qui en découlent.</span> + +<p>Par les actes déjà connus du Premier Consul, surtout par le +rétablissement des cultes, il était facile de deviner quelle était la +tendance ordinaire de son esprit, et sa manière particulière de penser +sur les questions d'organisation sociale. En général, il était disposé +à contredire les systèmes étroits ou exagérés de la Révolution, ou, +pour parler plus exactement, de quelques révolutionnaires; car, dans +ses premiers mouvements, la Révolution avait toujours été généreuse et +vraie. Elle avait voulu abolir les irrégularités, les bizarreries, les +injustes distinctions, dérivant du régime féodal, et en vertu +desquelles, par exemple, un juif, un catholique, un protestant, un +noble, un prêtre, un bourgeois, un Bourguignon, un Provençal, +<span class="pagenum"><a id="page462" name="page462"></a>(p. 462)</span> un Breton, n'avaient pas les mêmes droits, les mêmes devoirs, +ne supportaient pas les mêmes charges, ne jouissaient pas des mêmes +avantages, en un mot, ne vivaient pas sous les mêmes lois. Faire de +tous ces Français, quelle que fût leur religion, leur naissance, leur +province natale, des citoyens égaux en droits et en devoirs, aptes à +tout suivant leur mérite, voilà ce qu'avait voulu la Révolution dans +ses premiers élans, avant que la contradiction ne l'eût irritée +jusqu'au délire; voilà ce que voulait le Premier Consul, depuis que ce +délire avait fait place à la raison. Mais cette chimérique égalité que +des démagogues avaient rêvée un instant, qui devait mettre tous les +hommes sur le même niveau, qui admettait à peine les inégalités +naturelles provenant de la différence des esprits et des talents, +cette égalité, il la méprisait, ou comme une chimère de l'esprit de +système, ou comme une révolte de l'envie.</p> + +<p>Il voulait donc dans la société une hiérarchie, sur les degrés de +laquelle tous les hommes, sans distinction de naissance, viendraient +se placer suivant leur mérite, et sur les degrés de laquelle +resteraient établis ceux que leurs pères y auraient portés, sans faire +obstacle toutefois aux nouveaux venus qui tendraient à s'élever à leur +tour.</p> + +<p>Cette espèce de végétation sociale, résultant de la nature même, +observée en tout pays et en tout temps, il entendait lui donner un +libre cours dans les institutions qu'il s'occupait de fonder. Comme +tous les esprits puissants, qui s'appliquent à découvrir dans le +sentiment des masses les vrais instincts de l'humanité, <span class="pagenum"><a id="page463" name="page463"></a>(p. 463)</span> et +aiment à opposer ce sentiment aux vues étroites de l'esprit de +système, il cherchait, dans les dispositions manifestées sous ses yeux +par le peuple lui-même, des arguments pour ses opinions.</p> + +<span class="sidenote">Opinion du Premier Consul sur les distinctions sociales.</span> + +<p>À ceux qui, en matière de religion, lui avaient conseillé +l'indifférence, il avait opposé ce mouvement populaire, qui s'était +produit récemment à la porte d'une église, pour forcer les prêtres à +donner la sépulture à une actrice. Voyez, avait-il dit à ces partisans +de l'indifférence, voyez comme ce peuple est indifférent! Et +vous-mêmes, leur avait-il dit aussi, pourquoi avez-vous, au milieu du +plus grand paroxysme révolutionnaire, proclamé l'Être suprême?... +C'est qu'au fond du cœur du peuple, il y a quelque chose qui le +porte à se donner un Dieu, n'importe lequel.—</p> + +<span class="sidedate">Mai 1802.</span> + +<p>Quant à la manière de classer les hommes dans la société, il disait à +ceux qui ne voulaient aucune distinction: Pourquoi donc avez-vous créé +les fusils et les sabres d'honneur? C'est une distinction que +celle-là, et assez ridiculement inventée, car on ne porte pas un fusil +ou un sabre d'honneur à sa poitrine, et, en ce genre, les hommes +aiment ce qui s'aperçoit de loin.—Le Premier Consul avait observé un +fait singulier, et il le faisait volontiers remarquer à ceux avec +lesquels il avait l'habitude de s'entretenir. Depuis que la France, +objet des égards et des empressements de l'Europe, était remplie des +ministres de toutes les puissances, ou d'étrangers de distinction qui +venaient la visiter, il était frappé de la curiosité avec laquelle le +peuple et même des gens au-dessus du peuple suivaient ces étrangers, +et <span class="pagenum"><a id="page464" name="page464"></a>(p. 464)</span> étaient avides de voir leurs riches uniformes et leurs +brillantes décorations. Il y avait souvent foule dans la cour des +Tuileries, pour assister à leur arrivée et à leur départ.—Voyez, +disait-il, ces vaines futilités que les esprits forts dédaignent tant! +Le peuple n'est pas de leur avis. Il aime ces cordons de toutes +couleurs, comme il aime les pompes religieuses. Les philosophes +démocrates appellent cela vanité, idolâtrie. Idolâtrie, vanité, soit. +Mais cette idolâtrie, cette vanité sont des faiblesses communes à tout +le genre humain, et de l'une et de l'autre on peut faire sortir de +grandes vertus. Avec ces hochets tant dédaignés, on fait des héros! À +l'une comme à l'autre de ces prétendues faiblesses, il faut des signes +extérieurs; il faut un culte au sentiment religieux; il faut des +distinctions visibles au noble sentiment de la gloire.—</p> + +<p>Le Premier Consul résolut de créer un ordre qui remplacerait les armes +d'honneur, qui aurait l'avantage d'être donné au soldat comme au +général, au savant paisible comme au militaire, qui consisterait en +décorations, semblables pour la forme à celles qu'on portait dans +toute l'Europe, et de plus en dotations utiles, utiles surtout au +simple soldat, quand celui-ci serait rentré dans ses champs. C'était, +à ses yeux, un moyen de plus de mettre la France nouvelle en rapport +avec les autres pays. Puisque c'était ainsi que dans toute l'Europe on +signalait à l'estime publique les services rendus, pourquoi ne pas +admettre le même système en France? Les nations, disait-il, ne +doivent pas plus chercher à se <span class="pagenum"><a id="page465" name="page465"></a>(p. 465)</span> singulariser que les +individus. L'affectation de faire autrement que tout le monde, est une +affectation réprouvée par les gens sensés, et surtout par les gens +modestes. Les cordons sont en usage dans tous les pays, qu'ils soient, +ajoutait le Premier Consul, en usage en France! Ce sera un rapport de +plus établi avec l'Europe. Seulement on ne les donnait en France, on +ne les donne chez nos voisins qu'à l'homme bien né; je les donnerai à +l'homme qui aura le mieux servi dans l'armée et dans l'État, ou qui +aura produit les plus beaux ouvrages.—</p> + +<p>Une remarque frappait plus particulièrement le Premier Consul, et chez +lui était devenue l'objet d'une véritable préoccupation: c'est à quel +point les hommes de la Révolution étaient désunis, sans lien entre +eux, sans force contre leurs ennemis communs. Tandis que les anciens +nobles se donnaient tous la main; tandis que les Vendéens étaient, +quoique épuisés et soumis, secrètement coalisés encore; tandis que le +clergé, bien que reconstitué, formait cependant une corporation +puissante, amie fort équivoque du gouvernement, les hommes qui avaient +fait cette Révolution étaient divisés, et désavoués même, il faut le +dire, par l'opinion ingrate et trompée. À peine laissait-on les +élections aller seules qu'on voyait aussitôt surgir ou des personnages +nouveaux, à qui on ne pouvait imputer ni mal ni bien, ou, par +contre-coup, des révolutionnaires fougueux, dont le souvenir inspirait +la terreur. Aux yeux d'une génération nouvelle, qui ne savait aucun +gré de leurs efforts à ceux qui, depuis quatre-vingt-neuf jusqu'à +dix-huit cent, <span class="pagenum"><a id="page466" name="page466"></a>(p. 466)</span> avaient tant souffert pour affranchir la +France, le titre principal était de n'avoir rien fait. Le Premier +Consul était convaincu, et avec raison, que, si on se prêtait à ce +mouvement, il n'y aurait bientôt plus sur la scène un seul des auteurs +de la Révolution; qu'on verrait se produire une classe nouvelle, +facile à incliner vers le royalisme; que tout au plus y aurait-il dans +certains moments une réaction révolutionnaire, qui ferait reparaître +quelques hommes de sang; que les élections opérées sous le Directoire, +alternativement royalistes à la façon du club de Clichy, ou +révolutionnaires à la façon de Babœuf, en étaient la preuve, et +que, de convulsions en convulsions, on aboutirait ainsi au triomphe +des Bourbons et de l'étranger, c'est-à-dire à la contre-révolution +pure.</p> + +<span class="sidenote">Comment le Premier Consul veut organiser la société sortie +de la Révolution.</span> + +<p>Il regardait donc comme indispensable de ralentir le mouvement des +institutions libres, de maintenir ainsi au pouvoir la génération qui +avait fait la Révolution, de l'y maintenir, à l'exception seulement de +quelques individus souillés de sang, et à ceux-là même d'assurer de +l'oubli et du pain; de fonder avec cette génération une société +tranquille, régulière et brillante, dont il serait le chef, dont ses +compagnons d'armes et ses collaborateurs civils formeraient la classe +élevée, aristocratie si l'on veut, mais aristocratie toujours ouverte +au mérite naissant, dans laquelle resteraient placés, eux et leurs +enfants, les hommes qui auraient rendu de grands services, et +pourraient toujours venir prendre place les hommes qui seraient +capables de rendre des services nouveaux. Cette société ainsi formée, +d'après les éternelles lois de la nature, <span class="pagenum"><a id="page467" name="page467"></a>(p. 467)</span> il la voulait +entourer de toutes les gloires, embellir par tous les arts, pour +l'opposer avec avantage à cet ancien régime, existant comme un vivant +souvenir dans la mémoire des émigrés, existant comme une réalité dans +toute l'Europe; et il espérait y rattacher les émigrés eux-mêmes, +quand le temps les aurait corrigés, quand l'attrait des hauts emplois +les aurait attirés, à condition toutefois qu'ils viendraient, non en +protecteurs dédaigneux, mais en serviteurs utiles et soumis. Quel +degré de liberté politique accorderait-il à cette société ainsi +constituée? Il ne le savait pas. Il croyait que le moment présent n'en +comportait pas beaucoup, car toute liberté accordée se changeait en +réactions cruelles; et il croyait de plus que la liberté arrêterait +son génie créateur. Du reste, il pensait peu alors à cette question; +et le pays, avide d'ordre seulement, ne l'y faisait guère penser. Il +voulait donc fonder cette société d'après les principes de la +Révolution française, lui donner de bonnes lois civiles, une puissante +administration, de riches finances, et la grandeur extérieure, +c'est-à-dire tous les biens, sauf un seul, laissant plus tard à +d'autres le soin de lui dispenser, ou de lui laisser prendre, ce +qu'elle comporterait de liberté politique.</p> + +<p>C'est d'après ces idées qu'il avait conçu son système de récompenses +civiles et militaires, et son plan d'éducation.</p> + +<span class="sidenote">Institution de la Légion-d'Honneur.</span> + +<span class="sidenote">Serment des Légionnaires.</span> + +<p>Les armes d'honneur, imaginées par la Convention, n'avaient guère +réussi, parce qu'elles n'étaient pas adaptées aux mœurs. Elles +avaient d'ailleurs entraîné des complications administratives assez +fâcheuses, <span class="pagenum"><a id="page468" name="page468"></a>(p. 468)</span> à cause de la double paye accordée aux uns, +refusée aux autres. Le Premier Consul imagina un ordre militaire par +la forme, mais non pas destiné aux militaires seuls. Il l'appela +Légion-d'Honneur, voulant imprimer l'idée d'une réunion d'hommes voués +au culte de l'honneur, et à la défense de certains principes. Elle +devait être composée de 15 cohortes, chaque cohorte de 7 +grands-officiers, 20 commandeurs, 30 officiers et 350 simples +légionnaires, en tout 6 mille individus de tout grade. Le serment +indiquait à quelle cause on devait se consacrer, lorsqu'on faisait +partie de la Légion-d'Honneur. Chaque membre promettait de se dévouer +à la défense de la République, de l'intégrité de son territoire, du +principe de l'égalité, de l'inviolabilité des propriétés dites +nationales. C'était, par conséquent, une légion qui mettrait son +honneur à faire triompher les principes et les intérêts de la +Révolution. Des décorations et des dotations étaient attachées à +chaque grade. Il était alloué aux grands-officiers 5,000 francs de +traitement, aux commandeurs 2,000, aux officiers 1,000, aux simples +légionnaires 250 francs. Une dotation en biens nationaux devait +suffire à ces dépenses. Chaque cohorte devait avoir son siége dans la +province où seraient situés ses biens particuliers. Toutes les +cohortes réunies devaient être administrées par un conseil supérieur, +formé de sept membres: les trois Consuls d'abord, et puis quatre +grands-officiers, dont le premier serait désigné par le Sénat, le +second par le Corps Législatif, le troisième par le Tribunat, le +<span class="pagenum"><a id="page469" name="page469"></a>(p. 469)</span> quatrième par le Conseil d'État. Le conseil de la +Légion-d'Honneur, composé de la sorte, était chargé de gérer les biens +de la Légion, et de délibérer sur la nomination de ses membres. Enfin, +ce qui achevait de compléter l'institution, et d'en indiquer l'esprit, +c'est que les services civils dans toutes les carrières, telles que +l'administration, le gouvernement, les sciences, les arts, les +lettres, étaient des titres d'admission aussi bien que les services +militaires. Pour partir du présent état de choses, il était décidé que +les militaires qui avaient des armes d'honneur, seraient de droit +membres de la Légion, et classés dans ses rangs selon leur grade dans +l'armée.</p> + +<p>Cette institution ne compte guère plus de quarante ans, et elle est +déjà consacrée, comme si elle avait traversé les siècles, tant elle +est devenue, dans ces quarante ans, la récompense de l'héroïsme, du +savoir, du mérite en tout genre! tant elle a été recherchée par les +grands et les princes de l'Europe, les plus orgueilleux de leur +origine! Le temps, juge des institutions, a donc prononcé sur +l'utilité et la dignité de celle-ci. Laissons de côté l'abus qui a pu +être fait quelquefois d'une telle récompense, à travers les divers +régimes qui se sont succédé, abus inhérent à toute récompense donnée +par des hommes à d'autres hommes, et reconnaissons ce qu'avait de +beau, de profond, de nouveau dans le monde, une institution, tendant à +placer sur la poitrine du simple soldat, du savant modeste, la même +décoration qui devait figurer sur la poitrine des chefs d'armée, des +princes et des rois! reconnaissons que cette création d'une +distinction <span class="pagenum"><a id="page470" name="page470"></a>(p. 470)</span> honorifique était le triomphe le plus éclatant de +l'égalité même, non de celle qui égalise les hommes en les abaissant, +mais de celle qui les égalise en les élevant; reconnaissons enfin que, +si, pour les grands de l'ordre civil ou militaire, elle pouvait bien +n'être qu'une satisfaction de vanité, elle était, pour le simple +soldat rentré dans ses champs, l'aisance du paysan, en même temps que +la preuve visible de l'héroïsme.</p> + +<span class="sidenote">Système d'éducation imaginé par le Premier Consul.</span> + +<p>Après ce beau système de récompenses, le Premier Consul s'était occupé +avec non moins d'empressement d'un système d'éducation pour la +jeunesse française. L'éducation, en effet, était alors nulle ou livrée +aux ennemis de la Révolution.</p> + +<span class="sidenote">État de l'éducation pendant le cours de la Révolution.</span> + +<p>Les corporations religieuses autrefois employées à élever la jeunesse, +avaient disparu avec l'ancien ordre de choses. Elles tendaient bien à +renaître; mais le Premier Consul n'avait garde de leur livrer la +génération nouvelle, les considérant comme les ouvriers secrets de ses +ennemis. Les institutions par lesquelles la Convention avait cherché à +les remplacer, n'avaient été qu'une chimère déjà presque évanouie. La +Convention avait voulu donner gratuitement l'instruction primaire au +peuple, et l'instruction secondaire aux classes moyennes, de manière à +rendre l'une et l'autre accessibles à toutes les familles. Elle +n'avait abouti à rien. Les communes avaient donné aux instituteurs +primaires des logements, en général ceux des anciens curés de +campagne, mais ne les avaient point appointés, ou du moins l'avaient +fait avec des assignats. L'indigence avait bientôt dispersé ces +malheureux instituteurs. Les écoles centrales, dans lesquelles se +dispensait <span class="pagenum"><a id="page471" name="page471"></a>(p. 471)</span> l'instruction secondaire, placées dans chaque +chef-lieu de département, étaient des établissements en quelque sorte +académiques, où se faisaient des cours publics, auxquels la jeunesse +pouvait assister quelques heures par jour, mais en retournant ensuite +dans les familles, ou dans des pensionnats formés par l'industrie +particulière. La nature des études était conforme à l'esprit du temps. +Les études classiques, considérées comme une vieille routine, y +avaient été presque abandonnées. Les sciences naturelles et exactes, +les langues vivantes, avaient pris la place des langues anciennes. Un +muséum d'histoire maternelle était attaché à chacune de ces écoles. +Une telle instruction avait peu d'influence sur la jeunesse; car un +cours qui dure une ou deux heures par jour, n'est pas un moyen de +s'emparer d'elle. On la laissait former par les chefs de pensionnat, +pour la plupart alors ennemis du nouvel ordre de choses, ou +spéculateurs avides traitant la jeunesse comme un objet de trafic, non +comme un dépôt sacré de l'État et des familles. Les écoles centrales +d'ailleurs, placées dans les cent deux départements, une dans chaque +chef-lieu, étaient trop nombreuses. Il n'y avait pas assez d'élèves +pour ces cent deux écoles. Trente-deux seulement avaient attiré des +auditeurs, et étaient devenues des foyers d'instruction. On avait vu +s'y produire quelques professeurs distingués, conservant encore +l'esprit des saines études. Mais les vicissitudes politiques, là comme +ailleurs, avaient fait sentir leur triste influence. Les professeurs, +choisis par des jurys d'instruction, s'étaient succédé comme les +partis au pouvoir, avaient <span class="pagenum"><a id="page472" name="page472"></a>(p. 472)</span> paru et disparu tour à tour, et +les élèves avec eux! Enfin ces écoles, sans lien, sans unité, sans +direction commune, présentaient des fragments épars, et non un grand +édifice d'instruction publique.</p> + +<span class="sidenote">Plan du Premier Consul.</span> + +<p>Le Premier Consul forma son projet d'un jet, avec la résolution +d'esprit qui lui était ordinaire.</p> + +<p>D'abord, les finances de la France ne permettaient pas de fournir, +partout et gratis, l'instruction primaire au peuple, lequel, du reste, +n'aurait pas eu assez de loisir pour la recevoir, si l'État avait eu +assez d'argent pour la lui donner. C'est tout au plus si on était en +mesure de faire les frais du nouveau clergé, et on le pouvait grâce à +une circonstance particulière du temps, c'était la masse des pensions +ecclésiastiques, qui tenaient lieu de traitement à la plupart des +curés. Il était donc impossible de payer un instituteur primaire par +commune. On se contenta d'en établir chez les populations assez aisées +pour en faire elles-mêmes les frais. La commune accordait le logement +et l'école, les écoliers payaient une rétribution calculée sur les +besoins de l'instituteur. C'était tout ce qu'on pouvait faire alors.</p> + +<span class="sidenote">Création des Lycées.</span> + +<p>Pour le moment, le plus important était l'instruction secondaire. Le +Premier Consul supprima dans son projet les écoles centrales, qui +n'étaient que des cours publics, sans ensemble, sans action sur la +jeunesse. On comptait trente-deux écoles centrales, qui avaient plus +ou moins réussi. C'était une indication du besoin d'instruction dans +les diverses parties de la France. Le Premier Consul projeta +trente-deux établissements, qu'il nomma lycées, d'un nom emprunt +<span class="pagenum"><a id="page473" name="page473"></a>(p. 473)</span> à l'antiquité, et qui étaient des pensionnats où la jeunesse, +casernée, retenue pendant les principales années de l'adolescence, +devait subir la double influence d'une forte instruction littéraire, +et d'une éducation mâle, sévère, suffisamment religieuse, tout à fait +militaire, modelée sur le régime de l'égalité civile. Il voulut y +rétablir l'ancienne règle classique, qui assignait aux langues +anciennes la première place, ne donnait que la seconde aux sciences +mathématiques et physiques, laissant aux écoles spéciales le soin +d'achever l'enseignement des dernières. Il avait raison en cela comme +dans le reste. L'étude des langues mortes n'est pas seulement une +étude de mots, mais une étude de choses; c'est l'étude de l'antiquité +avec ses lois, ses mœurs, ses arts, son histoire si morale, si +fortement instructive. Il n'y a qu'un âge pour apprendre ces choses: +c'est l'enfance. La jeunesse une fois venue avec ses passions, avec +son penchant à l'exagération et au faux goût, l'âge mûr avec ses +intérêts positifs, la vie se passe, sans qu'on ait donné un moment à +l'étude d'un monde, mort comme les langues qui nous en ouvrent +l'entrée. Si une curiosité tardive nous y ramène, c'est à travers de +pâles et insuffisantes traductions qu'on pénètre dans cette belle +antiquité. Et dans un temps où les idées religieuses se sont +affaiblies, si la connaissance de l'antiquité s'évanouissait aussi, +nous ne formerions plus qu'une société sans lien moral avec le passé, +uniquement instruite et occupée du présent; une société ignorante, +abaissée, exclusivement propre aux arts mécaniques.</p> + +<p>Le Premier Consul voulut donc que, dans son <span class="pagenum"><a id="page474" name="page474"></a>(p. 474)</span> projet, les +études classiques reprissent leur rang. Les sciences ne venaient +qu'après. On devait en enseigner ce qui est utile dans toutes les +professions de la vie, et ce qui est nécessaire pour passer des écoles +secondaires aux écoles spéciales. L'instruction religieuse y devait +être donnée par des aumôniers, l'instruction militaire, par de vieux +officiers sortis de l'armée. Tous les mouvements devaient s'y exécuter +au pas militaire, et au son du tambour. Ce régime était convenable à +une nation destinée tout entière à manier les armes, ou dans l'armée +ou dans la garde nationale. Huit professeurs de langues anciennes ou +de belles-lettres, un censeur des études, un économe, chargé du +matériel, un chef supérieur, sous le nom de proviseur, composaient le +personnel de ces établissements.</p> + +<p>Telles étaient les écoles dans lesquelles le Premier Consul voulait +former la jeunesse française. Mais comment l'y attirer? Là était la +difficulté. Le Premier Consul y pourvut par un de ces moyens hardis et +sûrs, comme il faut les employer quand on veut sérieusement atteindre +un but. Il imagina de créer 6,400 bourses gratuites, dont l'État +ferait les frais, et qui, au taux moyen de 7 à 800 francs, +représenteraient une dépense totale de 5 à 6 millions par an, somme +considérable alors. Ces six mille et quelques cents élèves suffisaient +pour fournir le fond de la population des lycées. La confiance des +familles, qu'on espérait acquérir plus tard, devait un jour dispenser +l'État de continuer un tel sacrifice. Le produit de ces six mille +bourses formait en même temps une ressource <span class="pagenum"><a id="page475" name="page475"></a>(p. 475)</span> suffisante pour +couvrir la plus grande partie des frais des nouveaux établissements.</p> + +<p>Le Premier Consul entendait distribuer de la manière suivante les +bourses dont le gouvernement allait avoir la disposition: 2,400 +devaient être données aux enfants des militaires en retraite qui +étaient peu aisés, des fonctionnaires civils qui avaient utilement +servi, des habitants des provinces récemment réunies à la France. Les +4,000 autres étaient destinées aux pensionnats actuellement établis. +Il y avait en effet un grand nombre de ces pensionnats exploités par +l'industrie particulière. Le Premier Consul crut devoir les laisser +exister; mais, il les rattacha à son plan par le moyen le plus simple +et le plus efficace. Ces pensionnats ne pouvaient subsister désormais +qu'avec l'autorisation du gouvernement; ils devaient être inspectés +tous les ans par les agents de l'État; ils étaient obligés d'envoyer +leurs élèves aux cours des lycées, moyennant une faible rétribution. +Enfin, les 4,000 bourses devaient, après un examen annuel, être +distribuées entre les élèves des divers pensionnats, en raison du +mérite reconnu et de la bonne tenue de chaque maison. Ainsi rattachés +au plan général, les pensionnats en faisaient tout à fait partie.</p> + +<p>Passant ensuite à l'instruction spéciale, le Premier Consul s'occupa +d'en compléter l'organisation. L'étude de la jurisprudence avait péri +avec l'ancien établissement judiciaire; il créa dix écoles de droit. +Les écoles de médecine, moins négligées, subsistaient au nombre de +trois; il proposa d'en créer six. L'École Polytechnique existait, +elle fut rattachée à <span class="pagenum"><a id="page476" name="page476"></a>(p. 476)</span> cette organisation. On y ajouta une +école des services publics, connue depuis sous le titre d'École des +Ponts-et-Chaussées, une école des arts mécaniques, alors fixée à +Compiègne, depuis à Châlons-sur-Marne, premier modèle des écoles des +arts et métiers, qui sont aujourd'hui jugées si utiles; enfin une +école du grand art qui faisait alors la puissance du Premier Consul et +de la France, une école d'art militaire, destinée à occuper le château +de Fontainebleau.</p> + +<p>Il manquait à cet ensemble un complément, c'est-à-dire un corps +enseignant, qui fournît à ces colléges des instituteurs, qui les +embrassât dans sa surveillance, en un mot, ce qu'on a nommé depuis +l'Université. Mais le moment n'en était pas encore venu. C'était déjà +beaucoup de recueillir du naufrage les établissements d'instruction +publique, et de créer tout d'abord, avec les professeurs actuels, des +colléges dépendants de l'État, où la jeunesse de toutes les classes, +attirée par l'éducation gratuite, serait formée sur un modèle commun, +régulier, conforme aux principes de la Révolution française, et aux +saines doctrines littéraires. Le Premier Consul dit au savant +Fourcroy: Ceci n'est qu'un commencement; plus tard, nous ferons plus +et mieux.—</p> + +<span class="sidenote">Discussion du Conseil d'État, sur l'institution de la +Légion-d'Honneur, et sur le nouveau système d'éducation publique.</span> + +<p>Ces deux projets importants furent d'abord portés au Conseil d'État, +et livrés, dans ce corps éclairé, à de vives controverses. Le Premier +Consul, qui n'aimait pas la discussion publique, parce qu'elle agitait +alors les esprits trop long-temps émus, la recherchait, la provoquait +même dans le sein du Conseil d'État. C'était son gouvernement +représentatif <span class="pagenum"><a id="page477" name="page477"></a>(p. 477)</span> à lui. Il y était familier, original, éloquent, +s'y permettait tout à lui-même, y permettait tout aux autres, et, par +le choc de son esprit sur celui de ses contradicteurs, faisait jaillir +plus de lumières qu'on ne peut en obtenir d'une grande assemblée, où +la solennité de la tribune, les inconvénients de la publicité gênent +et compriment sans cesse la vraie liberté de la pensée. Cette forme de +discussion serait même la meilleure pour l'éclaircissement des +affaires, s'il ne dépendait d'un maître absolu de l'arrêter aux +limites fixées par sa volonté. Mais un tel corps est pour le +despotisme éclairé, quand il veut être éclairé, la meilleure des +institutions.</p> + +<span class="sidenote">Caractère des discussions dans le sein du Conseil d'État.</span> + +<p>Le Conseil d'État, composé de tous les hommes de la Révolution, et de +quelques-uns de ceux qui avaient surgi plus récemment, offrait dans +son ensemble les diverses nuances de l'opinion publique, et peu +affaiblies, car si, d'une part, MM. Portalis, Rœderer, Regnaud de +Saint-Jean d'Angély, Devaines y représentaient vivement le parti de la +réaction monarchique, MM. Thibaudeau, Berlier, Truguet, Emmery, +Bérenger y représentaient le parti fidèle à la Révolution, jusqu'à +défendre quelquefois ses préjugés. Mais là, dans le huis-clos du +Conseil d'État, les discussions étaient sincères et profondément +utiles.</p> + +<p>Le projet de la Légion-d'Honneur fut fortement attaqué. Ici, comme +dans l'affaire du Concordat, le Premier Consul devançait peut-être le +mouvement des esprits. Cette génération, qui bientôt fut au pied des +autels, qui bientôt se couvrit de décorations avec un empressement +puéril, résistait encore, <span class="pagenum"><a id="page478" name="page478"></a>(p. 478)</span> dans le moment, au rétablissement +des cultes et à l'institution de la Légion-d'Honneur.</p> + +<span class="sidenote">Objections élevées dans le sein du Conseil d'État, contre +l'institution de la Légion-d'Honneur.</span> + +<p>On trouvait même au Conseil d'État que l'institution de la +Légion-d'Honneur blessait l'égalité, qu'elle recommençait +l'aristocratie détruite, qu'elle était un retour trop avoué à l'ancien +régime. L'objet si élevé, si positif, indiqué par le serment, +c'est-à-dire le maintien des principes de la Révolution, ne touchait +que médiocrement les opposants. Ils demandaient si les obligations +contenues dans ce serment n'étaient pas communes à tous les citoyens, +si tous ne devaient pas concourir à défendre le territoire, les +principes de l'égalité, les biens nationaux, etc.; si particulariser +cette obligation pour les uns, ce n'était pas la rendre moins stricte +pour les autres. On demandait si cette légion n'avait pas un but trop +exceptionnel, comme, par exemple, de défendre un pouvoir auquel elle +serait attachée par le lien des bienfaits. D'autres, alléguant la +Constitution, objectaient qu'elle n'avait parlé que d'un système de +récompenses militaires. Ils ajoutaient que l'institution se +comprendrait mieux, soulèverait moins d'objections, si elle avait pour +but de récompenser exclusivement les actions de guerre; que les +actions de ce genre étaient si positives, si facilement appréciables, +si généralement récompensées en tout pays, que personne ne trouverait +à redire si on se bornait à cet objet clair et limité.</p> + +<span class="sidenote">Réponses du Premier Consul aux objections élevées contre la +Légion-d'Honneur.</span> + +<p>Le Premier Consul répondit à toutes ces objections avec la dialectique +la plus vigoureuse. Qu'y a-t-il d'aristocratique, disait-il, dans une +distinction toute <span class="pagenum"><a id="page479" name="page479"></a>(p. 479)</span> personnelle, toute viagère, accordée à +l'homme qui a déployé un mérite civil ou militaire, accordée à lui +seul, accordée pour sa vie seulement, et ne passant point à ses +enfants? Une telle distinction est le contraire de l'aristocratie; car +le propre des titres aristocratiques est de se transmettre de celui +qui les a mérités à son fils qui n'a rien fait pour les acquérir. Un +ordre est la plus personnelle, la moins aristocratique des +institutions. Mais, dit-on, après ceci viendra autre chose. Cela se +peut, ajoutait le Premier Consul; mais voyons d'abord ce qu'on nous +donne, nous jugerons le reste ensuite. On demande ce que signifie +cette légion composée de six mille individus, et quels seront ses +devoirs. On demande si elle a d'autres devoirs que ceux qui sont +imposés à l'universalité des citoyens, tous également tenus de +défendre le territoire, la Constitution, l'égalité. Premièrement on +peut répondre à cette question que tout citoyen doit défendre la +patrie commune, et que cependant il y a l'armée, à qui on en impose +plus particulièrement le devoir. Serait-il dès lors étonnant que, dans +l'armée, il y eût un corps d'élite, auquel on demanderait plus de +dévouement à ses devoirs, plus de disposition au grand sacrifice de la +vie? Mais d'ailleurs veut-on savoir ce que sera cette légion, +s'écriait le Premier Consul, en revenant à son idée favorite; le +voici. C'est un essai d'organisation pour les hommes, auteurs ou +partisans de la Révolution, qui ne sont ni émigrés, ni Vendéens, ni +prêtres. L'ancien régime, si battu par le bélier de la Révolution, est +plus entier qu'on ne le croit. Tous les émigrés se tiennent <span class="pagenum"><a id="page480" name="page480"></a>(p. 480)</span> +par la main; les Vendéens sont encore secrètement enrôlés; et, avec +les mots de roi légitime, de religion, on peut en un instant réunir +des milliers de bras, qui se lèveraient, soyez-en sûrs, si leur +fatigue et la force du gouvernement ne les retenaient. Les prêtres +forment un corps, au fond peu ami de nous tous. Il faut que, de leur +côté, les hommes qui ont pris part à la Révolution s'unissent, se +lient entre eux, forment aussi un tout solide, et cessent de dépendre +du premier accident qui frapperait une seule tête. Il s'en est fallu +de bien peu que vous ne fussiez rejetés dans le chaos par l'explosion +du 3 nivôse, et livrés sans défense à vos ennemis. Depuis dix ans nous +n'avons fait que des ruines, il faut fonder enfin un édifice pour nous +établir dedans, et y vivre. Ces six mille légionnaires, composés de +tous les hommes qui ont fait la Révolution, qui l'ont défendue après +l'avoir faite, qui veulent la continuer dans ce qu'elle a de +raisonnable et de juste, ces six mille légionnaires, militaires, +fonctionnaires civils, magistrats, dotés avec les biens nationaux, +c'est-à-dire avec le patrimoine de la Révolution, sont une des plus +fortes garanties que vous puissiez donner à l'ordre de choses nouveau. +Et puis, soyez-en sûrs, la lutte n'est pas finie avec l'Europe; tenez +pour certain qu'elle recommencera. N'est-on pas heureux d'avoir dans +les mains un moyen si facile de soutenir, d'exciter la bravoure de nos +soldats? Au lieu de ce chimérique milliard, que vous n'oseriez même +plus promettre, vous pouvez, avec seulement trois millions de revenu +en biens nationaux, susciter autant <span class="pagenum"><a id="page481" name="page481"></a>(p. 481)</span> de héros pour soutenir la +Révolution qu'elle en a trouvé pour l'entreprendre.—</p> + +<p>Tels étaient les arguments du Premier Consul. Il en avait d'autres +encore, destinés à ceux qui demandaient que le nouvel ordre fût +purement militaire, et décerné seulement à l'armée. Je ne veux pas, +disait-il, fonder un gouvernement de prétoriens; je ne veux pas +récompenser uniquement les militaires. J'entends que tous les mérites +soient frères, que le courage du président de la Convention, résistant +à la populace soit rangé à côté du courage de Kléber, montant à +l'assaut de Saint-Jean-d'Acre. On parle des termes de la Constitution! +Il ne faut pas se laisser ainsi enchaîner par les mots. La +Constitution a voulu tout dire, et ne l'a pas toujours su: c'est à +nous d'y suppléer. Il faut que les vertus civiles aient leur part de +récompense comme les vertus militaires. Ceux qui s'y opposent +raisonnent comme les Barbares. C'est le culte de la force brutale +qu'ils nous conseillent! Mais l'intelligence a ses droits avant ceux +de la force; la force elle-même n'est rien sans l'intelligence. Dans +les temps héroïques, le général, c'était l'homme le plus fort, le plus +adroit de sa personne; dans les temps civilisés, le général, c'est le +plus intelligent des braves. Quand nous étions au Kaire, les Égyptiens +ne pouvaient pas comprendre que Kléber, si imposant de sa personne, ne +fût pas le général en chef. Lorsque Mourad-Bey eut vu de près notre +tactique, il comprit que c'était moi, et pas un autre, qui devais être +le général d'une armée ainsi conduite. Vous raisonnez comme les +Égyptiens, quand vous prétendez <span class="pagenum"><a id="page482" name="page482"></a>(p. 482)</span> borner les récompenses à la +valeur guerrière. Les soldats, ajoutait le Premier Consul, les soldats +raisonnent mieux que vous. Allez dans leurs bivouacs, écoutez-les. +Croyez-vous que, parmi leurs officiers, ce soit le plus grand, le plus +imposant par sa stature, qui leur inspire le plus de considération? +Non, c'est le plus brave. Croyez-vous même que le plus brave soit +précisément le premier dans leur esprit? Sans doute, ils mépriseraient +celui dont ils suspecteraient le courage; mais ils mettent bien +au-dessus du brave celui qu'ils croient le plus intelligent. Moi-même, +croyez-vous que ce soit uniquement parce que je suis réputé un grand +général, que je commande à la France? Non, c'est parce qu'on +m'attribue les qualités de l'homme d'État et du magistrat. La France +ne tolérera jamais le gouvernement du sabre; ceux qui le croient se +trompent étrangement. Il faudrait cinquante ans d'abjection pour qu'il +en fût ainsi. La France est un trop noble pays, trop intelligent, pour +se soumettre à la puissance matérielle, et pour inaugurer chez elle le +culte de la force. Honorons l'intelligence, la vertu, les qualités +civiles en un mot, dans toutes les professions; récompensons-les d'un +prix égal dans toutes.—</p> + +<p>Ces raisons, données avec chaleur, avec verve, et sortant de la bouche +du plus grand capitaine des temps modernes, entraînèrent, en le +charmant, le Conseil d'État tout entier. Elles étaient, il faut le +dire, sincères et intéressées tout à la fois. Le Premier Consul +voulait qu'il fût bien entendu, surtout pour les militaires, que ce +n'était pas comme général <span class="pagenum"><a id="page483" name="page483"></a>(p. 483)</span> seulement, mais comme homme de +génie, qu'il était le chef de la France.</p> + +<p>Ne pouvant le faire renoncer à son projet, on l'engagea cependant à +l'ajourner, lui disant que c'était trop tôt, qu'ayant devancé +peut-être le mouvement des esprits à l'égard du Concordat, il fallait +s'arrêter un instant, et donner à l'opinion un moment de répit. Il +n'écouta aucun de ces conseils. Sa nature était, en toutes choses, +impatiente du résultat.</p> + +<span class="sidenote">Discussion dans le Conseil d'État du plan d'éducation +publique.</span> + +<p>Le projet relatif au système d'éducation publique souleva aussi de +graves objections dans le sein du Conseil d'État. Le parti de la +réaction monarchique n'était pas éloigné de souhaiter le +rétablissement des corporations religieuses. Le parti contraire +soutenait les écoles centrales, et demandait plutôt l'amélioration que +l'abrogation de ce système. Ce dernier montrait aussi quelque défiance +au sujet de ces 6,400 bourses laissées à la distribution du +gouvernement.</p> + +<p>Les anciennes corporations ne sont pas de ce temps, disait le Premier +Consul, d'ailleurs elles sont ennemies. Le clergé s'accommode du +gouvernement actuel, il le préfère à la Convention et au Directoire; +mais les Bourbons seraient bien mieux son fait. Quant aux écoles +centrales, elles n'existent pas. C'est le néant. Il faut créer un +vaste système, et organiser l'éducation publique en France. On croit +peut-être que c'est dans un but d'influence que ces 6,400 bourses ont +été imaginées. C'est voir la question par un bien petit côté. De +l'influence, le gouvernement actuel en a plus qu'il n'en désire. Il +n'y <span class="pagenum"><a id="page484" name="page484"></a>(p. 484)</span> a rien, en effet, qu'il ne pût aujourd'hui, surtout s'il +voulait réagir contre la Révolution, détruire ce qu'elle a fait, +rétablir ce qu'elle a détruit. On le lui demande de toutes parts. Il +est assailli d'écrits confidentiels de toute espèce, dans lesquels +chacun propose la restauration d'une partie de l'ancien régime. Il +faut bien se garder de céder à une telle impulsion. Ces six mille +bourses sont nécessaires pour organiser une société nouvelle, et la +remplir de l'esprit du siècle. D'abord il est nécessaire de s'occuper +des militaires et de leurs enfants. On leur doit tout. Ils n'ont rien +touché du milliard promis. C'est bien le moins de leur assurer le +nécessaire. Ces bourses sont un supplément indispensable à la modicité +de leurs traitements. Les fonctionnaires civils méritent à leur tour +d'être récompensés et encouragés quand ils auront bien servi. Ils sont +d'ailleurs aussi pauvres que les militaires. Les uns et les autres +nous donneront leurs enfants à élever, à façonner au nouveau régime. +Les quatre mille boursiers que nous prendrons dans les pensionnats, +seront aussi une pépinière de sujets dont nous nous emparerons dans le +même but. Il faut que nous fondions une société nouvelle, d'après les +principes de l'égalité civile, dans laquelle tout le monde trouve sa +place, qui ne présente ni les injustices de la féodalité, ni le +pêle-mêle de l'anarchie. Il est urgent de fonder cette société, car +elle n'existe pas. Pour la fonder, il est nécessaire d'avoir des +matériaux: les seuls bons, c'est la jeunesse. Il faut donc consentir à +la prendre; et, si nous ne l'attirons pas à nous par l'attrait de +l'éducation <span class="pagenum"><a id="page485" name="page485"></a>(p. 485)</span> gratuite, les parents ne nous la confieront pas +de leur propre mouvement. Nous sommes tous suspects, nous auteurs, +complices ou défenseurs de la Révolution, tant les nations sont +changeantes! tant on est revenu des illusions de quatre-vingt-neuf! On +ne nous donnera pas facilement les enfants des familles si nous ne +prenons pas des moyens pour les attirer. Si nous formions des lycées +sans bourses, ils seraient encore plus déserts que les écoles +centrales, cent fois davantage; car les parents peuvent envoyer sans +crainte leurs enfants à des cours publics, dans lesquels l'on professe +le latin et les mathématiques, mais ils ne les enverraient pas +facilement à des pensionnats dans lesquels l'autorité dominera +complètement. Il n'y a qu'un moyen de les attirer, ce sont les +bourses. Et les habitants des départements récemment réunis, il faut +les faire français aussi! Il n'y a qu'un moyen encore, c'est de +prendre leurs enfants un peu malgré eux, de les mettre avec les fils +de vos officiers, de vos fonctionnaires, et de vos familles peu +aisées, que l'avantage d'une éducation gratuite aura disposées à une +confiance qu'elles n'auraient pas naturellement. Alors ces enfants +apprendront notre langue, recevront notre esprit. Nous aurons ainsi +fondu ensemble les Français d'autrefois, et les Français +d'aujourd'hui; les Français du centre, et les Français des bords du +Rhin, de l'Escaut et du Pô.—</p> + +<p>Ces raisons profondes, répétées en plus d'une séance, et sous mille +formes diverses, dont nous ne rapportons ici que la substance, firent +prévaloir le projet de loi. C'est M. Fourcroy qui fut chargé de le +porter <span class="pagenum"><a id="page486" name="page486"></a>(p. 486)</span> au Corps Législatif, et d'en soutenir la discussion.</p> + +<span class="sidenote">Adoption, par le Corps Législatif, du projet de loi sur +l'instruction publique.</span> + +<span class="sidenote">Faible majorité accordée au projet de loi relatif à la +Légion-d'Honneur.</span> + +<p>Ce projet et celui de la Légion-d'Honneur furent présentés au Corps +Législatif à peu près en même temps, car le Premier Consul ne voulait +pas laisser passer cette courte session, sans avoir posé les +principales bases de son vaste édifice. La loi sur l'instruction +publique ne rencontra pas de grands obstacles, et, soutenue par M. +Fourcroy, qui en était l'auteur de moitié avec le Premier Consul, elle +fut adoptée à une majorité considérable. Dans le Tribunat elle obtint +80 boules blanches contre 9 boules noires; dans le Corps Législatif, +251 contre 27. Mais il n'en fut pas ainsi pour la loi relative à la +Légion-d'Honneur. Elle rencontra, dans les deux assemblées, une +résistance également vive. Lucien Bonaparte en fut nommé rapporteur; +et, à la vivacité qu'il mit à la défendre, il devint trop évident +qu'il défendait une idée de famille. L'institution fut fort attaquée +au Tribunat par MM. Savoie-Rollin et de Chauvelin, ce dernier mettant +une sorte de prétention à défendre le principe de l'égalité, malgré le +nom qu'il portait. Lucien, qui avait le talent de la parole, mais qui +ne l'avait pas suffisamment exercé, répondit avec peu de sang-froid et +de mesure et contribua beaucoup à indisposer le Tribunat. Malgré +l'épuration que ce corps avait subie, le projet présenté n'obtint que +56 boules blanches contre 38 noires. Au Corps Législatif, la +discussion, quoique dirigée tout entière dans un même sens, puisque le +Tribunat, ayant adopté la proposition du gouvernement, n'avait envoyé +que des orateurs <span class="pagenum"><a id="page487" name="page487"></a>(p. 487)</span> chargés de l'appuyer, la discussion ne +ramena pas beaucoup les esprits. Il n'y eut que 166 suffrages +favorables contre 110 suffrages contraires. Le projet de loi fut donc +adopté; mais rarement la minorité avait été si forte, et la majorité +si faible, même avant l'exclusion des opposants. C'est que le Premier +Consul avait heurté ici le sentiment de l'égalité, seul survivant dans +les cœurs. Ce sentiment s'effarouchait à tort sans doute, car il +n'y avait rien de moins aristocratique qu'une institution qui avait +pour but de décerner à des soldats, à des savants, une distinction +purement viagère, et la même que devaient porter des généraux et des +princes. Mais tout sentiment, quand il est vif, est susceptible et +ombrageux. Le Premier Consul était allé trop vite; il en +convint.—Nous aurions dû attendre, dit-il, cela est vrai. Mais nous +avions raison, et il faut savoir hasarder quelque chose quand on a +raison. D'ailleurs ce projet a été mal défendu; on n'a pas fait valoir +les bons arguments. Si on avait su les présenter avec vérité et +vigueur, l'opposition se serait rendue.—</p> + +<span class="sidenote">Présentation au Corps Législatif du traité d'Amiens.</span> + +<span class="sidenote">Motifs qui avaient fait différer cette présentation.</span> + +<p>La fin de cette session si féconde approchait, et cependant le traité +d'Amiens n'avait pas encore été apporté au Corps Législatif, pour y +être converti en loi. Ce grand acte était réservé pour le dernier. On +voulait qu'il servît en quelque sorte de couronnement aux œuvres du +Premier Consul, et aux délibérations de cette session extraordinaire. +De plus, on le regardait comme une occasion de faire éclater la +reconnaissance publique, en faveur de l'auteur de tous les biens dont +on jouissait.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page488" name="page488"></a>(p. 488)</span> + +<span class="sidenote">Mouvement de l'opinion publique en faveur du Premier +Consul.</span> + +<span class="sidenote">Vœu général de lui continuer pour toute sa vie, le +pouvoir qu'il a reçu pour dix ans.</span> + +<p>Depuis quelque temps, en effet, on se demandait si on ne donnerait pas +un grand témoignage de gratitude nationale à l'homme qui, en deux +années et demie, avait tiré la France du chaos, et l'avait réconciliée +avec l'Europe, avec l'Église, avec elle-même, et déjà presque +complètement organisée. Ce sentiment de reconnaissance était universel +et mérité. Il était facile de le faire aboutir à l'accomplissement des +vœux secrets du Premier Consul, vœux qui consistaient à obtenir +à perpétuité le pouvoir qui lui avait été confié pour dix ans. Les +esprits, au surplus, étaient fixés à cet égard, et, sauf un petit +nombre de royalistes ou de jacobins, personne n'aurait compris, +personne n'aurait voulu, que le pouvoir passât dans d'autres mains que +celles du général Bonaparte. On regardait la continuation indéfinie de +son autorité, comme la chose la plus simple et la plus inévitable. +Convertir cette disposition des esprits en un acte légal était donc +facile; et, si dix-huit mois auparavant, lorsque le fameux <i>Parallèle +entre César, Cromwell et le général Bonaparte</i>, provoqua trop tôt la +discussion sur ce point, on rencontra quelque répulsion, il n'en était +plus ainsi désormais. Il n'y avait qu'un mot à dire pour que +sur-le-champ on offrît au Premier Consul, sous tel titre et telle +forme qu'il voudrait, une véritable souveraineté. Il suffisait de +choisir un à-propos quelconque, et d'énoncer la proposition, pour +qu'elle fût immédiatement accueillie.</p> + +<p>Le moment où tant d'actes mémorables venaient de se succéder coup sur +coup, était effectivement <span class="pagenum"><a id="page489" name="page489"></a>(p. 489)</span> celui que le Premier Consul dans +ses calculs, ses amis dans leur impatience intéressée, les esprits +avisés dans leurs prévisions, avaient désigné, et que le public, naïf, +sincère dans ses sentiments, était prêt à accepter pour une grande +manifestation. Le général Bonaparte souhaitait le suprême pouvoir, +c'était naturel et excusable. En faisant le bien, il avait obéi à son +génie; en le faisant, il en avait espéré le prix. Il n'y avait là rien +de coupable, d'autant plus que, dans sa conviction et dans la vérité, +pour achever ce bien, il fallait long-temps encore un chef +tout-puissant. Dans un pays qui ne pouvait pas se passer d'une +autorité forte et créatrice, il était légitime de prétendre au pouvoir +suprême, quand on était le plus grand homme de son siècle, et l'un des +plus grands hommes de l'humanité. Washington, au milieu d'une société +démocratique, républicaine, exclusivement commerciale, et pour +long-temps pacifique, Washington avait eu raison de montrer peu +d'ambition. Dans une société républicaine par accident, monarchique +par nature, entourée d'ennemis, dès lors militaire, ne pouvant se +gouverner et se défendre sans unité d'action, le général Bonaparte +avait raison d'aspirer au pouvoir suprême, n'importe sous quel titre. +Son tort, ce n'est pas d'avoir pris la dictature, alors nécessaire; +c'est de ne l'avoir pas toujours employée comme dans les premières +années de sa carrière.</p> + +<span class="sidenote">Vœu secret du Premier Consul.</span> + +<span class="sidenote">Projets formés dans le sein de la famille Bonaparte.</span> + +<span class="sidenote">Projet de conférer au général Bonaparte le Consulat à vie, +avec faculté de désigner son successeur.</span> + +<p>Le général Bonaparte cachait profondément dans son cœur des désirs +que tout le monde, même le peuple le plus simple, apercevait +clairement. C'est <span class="pagenum"><a id="page490" name="page490"></a>(p. 490)</span> tout au plus s'il s'en ouvrait à ses +frères. Jamais il ne disait que le titre de Premier Consul pour dix +ans avait cessé de lui suffire. Sans doute, quand la question se +présentait sous forme théorique, quand on parlait d'une manière +générale de la nécessité d'une autorité forte, il se donnait carrière, +et exprimait sa pensée à cet égard. Mais jamais il ne concluait à +demander pour lui-même une prorogation de pouvoir. Tout à la fois +dissimulé et confiant, il communiquait certaines choses aux uns, +certaines aux autres, et cachait quelque chose à tous. À ses +collègues, surtout à M. Cambacérès, dont il appréciait la haute +sagesse; à MM. Fouché et de Talleyrand, auxquels il accordait une +grande part d'influence, il parlait complètement de ce qui intéressait +les affaires publiques, beaucoup plus qu'à ses frères, auxquels il +était loin de confier le secret de l'État. Pour ce qui le touchait +personnellement, au contraire, il disait peu à ses collègues ou à ses +ministres, et beaucoup à ses frères. Toutefois il ne leur avait pas +même découvert, à eux, la secrète ambition de son cœur; mais elle +était si aisée à deviner, on était dans le sein de sa famille si +pressé de la faire réussir, qu'on lui épargnait la peine de s'en +ouvrir le premier. On l'en entretenait sans cesse, et on lui laissait +la position plus commode d'avoir à modérer plutôt qu'à exciter le zèle +pour sa grandeur. On lui disait donc que le moment était venu de +constituer en sa faveur autre chose qu'un pouvoir éphémère et +passager, qu'il fallait songer enfin à lui en attribuer un qui fût +tout à fait solide et durable. <span class="pagenum"><a id="page491" name="page491"></a>(p. 491)</span> Joseph avec la douceur +paisible de son caractère, Lucien avec la pétulance de sa nature, +tendaient ouvertement au même but. Ils avaient pour confidents et pour +coopérateurs les hommes de leur intimité, qui, soit dans le Conseil +d'État, soit dans le Sénat, partageaient leur sentiment par +conviction, et par envie de plaire. MM. Regnaud, Laplace, Talleyrand +et Rœderer, celui-ci toujours le plus ardent dans cette voie, +étaient franchement d'avis qu'il fallait, le plus tôt possible et le +plus complètement, retourner à la monarchie. M. de Talleyrand, le plus +calme, mais pas le moins actif d'entre eux, aimait fort la monarchie, +surtout élégante et brillante, comme dans le palais de Versailles, +sans les Bourbons toutefois, avec lesquels il se croyait alors +incompatible. Il répétait sans cesse, avec une autorité qui ne pouvait +appartenir qu'à lui, que pour négocier avec l'Europe il serait bien +plus facile de traiter au nom d'une monarchie que d'une république; +que les Bourbons étaient pour les rois des hôtes incommodes et +déconsidérés; que le général Bonaparte, avec sa gloire, sa puissance, +son courage à comprimer l'anarchie, était pour eux le plus +souhaitable, le plus attendu de tous les souverains; que quant à lui, +ministre des affaires étrangères, il affirmait qu'ajouter, n'importe +quoi, à l'autorité actuelle du Premier Consul, c'était se concilier +l'Europe, bien loin de la blesser. Ces confidents intimes de la +famille Bonaparte avaient fort débattu entre eux la question du +moment. Cependant, aboutir de plein saut à une souveraineté +héréditaire, qu'on l'appelât empire <span class="pagenum"><a id="page492" name="page492"></a>(p. 492)</span> ou royauté, semblait une +témérité bien grande. Peut-être valait-il mieux y arriver, en passant +par un ou plusieurs intermédiaires. Mais sans changer le titre du +Premier Consul, ce qui était plus commode, on pouvait lui donner +l'équivalent du pouvoir royal, et l'équivalent même de l'hérédité: +c'était le Consulat à vie, avec faculté de désigner son successeur. En +apportant quelques modifications à la Constitution, modifications +faciles à obtenir du Sénat, qui était devenu une sorte de pouvoir +constituant, il était possible de créer une vraie souveraineté, sous +un titre républicain. On se donnait même, par la faculté de désigner +le successeur, les seuls avantages de l'hérédité actuellement +désirables; car le Premier Consul n'ayant pas d'enfants, n'ayant que +des frères et des neveux, il valait mieux lui confier le droit de +choisir entre eux celui qu'il jugerait le plus digne de succéder à sa +puissance.</p> + +<span class="sidenote">Agitations intérieures de la famille Bonaparte.</span> + +<p>Cette idée paraissant la plus prudente et la plus sage, on semblait +s'y être arrêté dans le sein de la famille Bonaparte. Cette famille +était, dans le moment, singulièrement émue. Les frères du Premier +Consul qui avaient sur leur front un rayon de sa gloire, mais à qui +cela ne suffisait pas, et qui auraient voulu qu'il devînt un vrai +monarque, pour devenir princes par le droit du sang, s'agitaient +beaucoup, se plaignaient de n'être rien, d'avoir servi à l'élévation +de leur frère, et de n'avoir pas dans l'État un rang proportionné à +leur mérite et à leurs services. Joseph, plus paisible par caractère, +satisfait d'ailleurs <span class="pagenum"><a id="page493" name="page493"></a>(p. 493)</span> du rôle de négociateur ordinaire de la +paix, riche, considéré, était moins impatient. Lucien, qui se donnait +pour républicain, était cependant celui de tous qui se montrait le +plus pressé de voir le pouvoir souverain de son frère, élevé sur les +ruines de la République. Tout récemment il avait refusé de dîner chez +madame Bonaparte, disant qu'il s'y rendrait lorsqu'il y aurait une +place marquée pour les frères du Premier Consul. Au sein de cette +famille, madame Bonaparte, plus digne d'intérêt parce qu'elle +n'éprouvait pas toutes ces ardeurs ambitieuses, et les redoutait, au +contraire, madame Bonaparte était, suivant son ordinaire, plus +effrayée que satisfaite des changements qui se préparaient. Elle avait +peur, comme nous l'avons déjà dit, qu'on ne fît franchir trop tôt à +son mari les marches de ce trône, où elle avait vu siéger les +Bourbons, et où il lui semblait incroyable que d'autres qu'eux pussent +être assis. Elle craignait que des frères inconsidérés, jaloux de +partager la grandeur de leur frère, ne hâtassent imprudemment son +élévation, et, pour le faire monter trop vite, ne précipitassent elle, +lui, eux, tous enfin, dans un abîme. Rassurée à un certain degré, par +la tendresse de son époux, sur le danger d'un divorce prochain, elle +était dans le moment poursuivie d'une seule image, celle du nouveau +César, frappé d'un coup de poignard, à l'instant où il essaierait de +poser le diadème sur sa tête.</p> + +<p>Madame Bonaparte avouait hardiment ses craintes à son époux, qui la +faisait taire, en lui imposant silence brusquement. Repoussée, elle +s'adressait <span class="pagenum"><a id="page494" name="page494"></a>(p. 494)</span> alors aux hommes qui avaient sur lui quelque +influence, les suppliait de combattre les conseils de frères ambitieux +et mal avisés, et donnait ainsi à ses répugnances, à ses craintes, un +éclat fâcheux qui déplaisait au Premier Consul.</p> + +<p>Parmi les personnages admis dans cet intérieur, le ministre Fouché +entrait plus qu'un autre dans les vues de madame Bonaparte. Ce n'est +pas qu'il eût plus de fierté de sentiments que les hommes dont le +Premier Consul était entouré, et que seul, entre tous, il ne cherchât +pas à plaire au maître inévitable; non, sans doute. Mais il avait un +grand sens; il voyait avec appréhension l'impatience de la famille +Bonaparte; il entendait de plus près que personne les cris sourds, +étouffés, des républicains vaincus, peu nombreux, mais révoltés d'une +usurpation si prompte; et lui-même, au milieu de ce mouvement des +choses, ressentait quelque émotion de ce qu'on allait entreprendre. +Bien qu'il ne voulût pas perdre la confiance du Premier Consul, qu'il +voulût au contraire l'avoir plus que jamais, puisque le Premier Consul +allait devenir arbitre de toutes les existences, cependant il avait +laissé deviner une partie de ce qu'il pensait. Lié avec madame +Bonaparte, il avait entendu l'expression des craintes dont elle était +assiégée, et, craignant le ressentiment de son mari, avait cherché à +la calmer.—Madame, lui avait-il dit, tenez-vous en repos. Vous +contrariez inutilement votre époux. Il sera consul à vie, roi ou +empereur, tout ce qu'on peut être. Vos craintes le fatiguent; mes +conseils le <span class="pagenum"><a id="page495" name="page495"></a>(p. 495)</span> blesseraient. Restons donc à notre place, et +laissons s'accomplir des événements, que vous ni moi ne saurions +empêcher.—</p> + +<p>Le dénoûment de cette scène agitée approchait, à mesure qu'on arrivait +au terme de la session extraordinaire de l'an <span class="smcap">X</span>, et on entendait les +meneurs répéter plus souvent et plus haut, qu'il fallait donner de la +stabilité au pouvoir, et un témoignage de reconnaissance au +bienfaiteur de la France et du monde. Cependant, on ne pouvait pas +amener ce dénouement d'une manière sûre et naturelle, sans la main +d'un homme, et cet homme était le consul Cambacérès. Nous avons déjà +parlé de son influence occulte, mais réelle, et habilement ménagée, +sur l'esprit du Premier Consul. Son action sur le Sénat était +également grande. Ce corps avait une véritable déférence pour le vieux +jurisconsulte, devenu confident du nouveau César. M. Sieyès, créateur +en quelque sorte du Sénat, y avait d'abord joui d'un certain +ascendant. Bientôt, son intention de tourner ce corps à l'opposition, +ayant été dévoilée et vaincue, M. Sieyès n'était plus que ce qu'il +avait toujours été, c'est-à-dire un esprit supérieur, mais chagrin, +impuissant, réduit désormais à médire de toutes choses, dans la terre +de Crosne, prix vulgaire de ses grands services. M. Cambacérès, au +contraire, était devenu le directeur secret du Sénat. Dans la +conjoncture actuelle, le général Bonaparte ne pouvant pas se proclamer +lui-même consul à vie ou empereur, ayant besoin qu'un corps +quelconque prît l'initiative, <span class="pagenum"><a id="page496" name="page496"></a>(p. 496)</span> c'était évidemment le Sénat, et +dans le Sénat, l'homme qui le dirigeait, auquel appartenait la plus +grande importance.</p> + +<p>M. Cambacérès, quoique dévoué au Premier Consul, ne voyait pas +toutefois sans quelque déplaisir un changement, qui tendait à le +placer à une distance encore plus grande de son illustre collègue. +Sachant néanmoins que les choses n'en resteraient pas où elles +étaient, qu'on perdrait sa peine à faire obstacle aux désirs du +général Bonaparte, et que d'ailleurs, dans leurs limites actuelles, +ces désirs étaient légitimes, M. Cambacérès résolut de s'entremettre +spontanément, pour faire aboutir à un résultat raisonnable toute cette +agitation intérieure, et pour donner au gouvernement une forme stable, +qui satisfît l'ambition du Premier Consul, sans trop effacer les +formes républicaines, chères encore à beaucoup d'esprits.</p> + +<span class="sidenote">Dissimulation du Premier Consul, à l'égard de son collègue +Cambacérès.</span> + +<p>Tandis qu'on s'entretenait vivement à ce sujet autour du Premier +Consul, lui se bornant à écouter, affectant même de garder le silence, +M. Cambacérès mit fin à cet état de contrainte, en parlant le premier +à son collègue de ce qui se passait. Il ne lui dissimula pas le danger +de la précipitation dans une affaire de cette nature, et l'avantage +qu'il y aurait à conserver une forme modeste, et toute républicaine, à +un pouvoir aussi réel, aussi grand que le sien. Toutefois, lui +offrant, en son propre nom et au nom du troisième consul Lebrun, un +dévouement sans réserve, il lui déclara qu'ils étaient prêts, l'un et +l'autre, à faire ce qu'il voudrait, et à lui épargner <span class="pagenum"><a id="page497" name="page497"></a>(p. 497)</span> +l'embarras d'intervenir de sa personne, dans une circonstance où il +devait paraître recevoir, et non pas prendre, le titre qu'il +s'agissait de lui donner. Le Premier Consul, lui exprimant sa +gratitude d'une pareille ouverture, convint du danger qu'il y aurait à +faire trop et trop vite, déclara qu'il ne formait aucun désir, qu'il +était content de sa position actuelle, qu'il n'était pas pressé de la +changer, et ne ferait rien pour en sortir; que cependant la +constitution du pouvoir était, à son avis, précaire, et ne présentait +pas un caractère suffisant de solidité et de durée; que, dans son +opinion, il y avait quelque changements à introduire dans la forme du +gouvernement, mais qu'il était trop directement intéressé dans cette +question pour s'en mêler lui-même; qu'il attendrait donc, et ne +prendrait aucune initiative.</p> + +<p>M. Cambacérès répondit au Premier Consul que sans doute sa dignité +personnelle exigeait beaucoup de réserve, et lui interdisait de +prendre ostensiblement l'initiative, mais que s'il voulait bien +s'expliquer avec ses deux collègues, leur faire connaître à tous deux +le fond de sa pensée, ils lui épargneraient, une fois ses intentions +connues, la peine de les manifester, et mettraient sans plus tarder la +main à l'œuvre. Soit qu'il éprouvât un certain embarras à dire ce +qu'il désirait, soit qu'il désirât plus qu'on ne lui destinait alors, +la souveraineté peut-être, le Premier Consul se couvrit de nouveaux +voiles, et se contenta de répéter qu'il n'avait aucune idée arrêtée, +mais qu'il verrait avec <span class="pagenum"><a id="page498" name="page498"></a>(p. 498)</span> plaisir que ses deux collègues +surveillassent le mouvement des esprits, le dirigeassent même, pour +prévenir les imprudences que pourraient commettre des amis malhabiles.</p> + +<p>Jamais le Premier Consul ne voulut avouer sa pensée à son collègue +Cambacérès. À la gêne naturelle qu'il éprouvait, se joignait une +illusion. Il croyait que, sans qu'il eut besoin de s'en mêler, on +viendrait déposer la couronne à ses pieds. C'était une erreur. Le +public, tranquille, heureux, reconnaissant, était disposé à +sanctionner tout ce qu'on ferait; mais ayant en quelque sorte abdiqué +toute participation aux affaires publiques, il n'était pas prêt à s'en +mêler, même pour témoigner la gratitude dont il était plein. Les corps +de l'État, sauf les meneurs intéressés, étaient saisis d'une sorte de +pudeur, à l'idée de venir, à la face du ciel, abjurer ces formes +républicaines, qu'ils avaient récemment encore fait serment de +maintenir. Beaucoup de gens, peu versés dans les secrets de la +politique, allaient jusqu'à croire que le Premier Consul, satisfait de +la toute-puissance dont il jouissait, depuis surtout qu'on l'avait +débarrassé de l'opposition du Tribunat, se contenterait de pouvoir +tout ce qu'il voudrait, et se donnerait la gloire facile d'être un +nouveau Washington, avec bien plus de génie et de gloire que le +Washington américain. Aussi quand les meneurs disaient qu'on n'avait +rien fait pour le Premier Consul, qui avait tant fait pour la France, +certains esprits simples répondaient naïvement: Mais que voulez-vous +qu'on fasse pour lui? que voulez-vous qu'on lui offre? quelle +<span class="pagenum"><a id="page499" name="page499"></a>(p. 499)</span> récompense serait proportionnée aux services qu'il a rendus? +Sa vraie récompense, c'est sa gloire.—</p> + +<span class="sidenote">Malgré le refus du Premier Consul de s'expliquer, M. +Cambacérès cherche à propager l'idée du Consulat à vie.</span> + +<p>M. Cambacérès était trop sage pour se venger de la dissimulation du +Premier Consul, en laissant les choses dans cette stagnation. Il +fallait en finir, et il résolut de s'en mêler sur-le-champ. Dans son +opinion et dans celle de beaucoup d'hommes éclairés, une prorogation +de pouvoir de dix années, accordée au Premier Consul, laquelle, avec +les sept années restant de la première période, portait à dix-sept la +durée totale de son Consulat, était bien suffisante. C'était en effet +soit en France, soit en Europe, déjouer les ennemis qui auraient +calculé sur le terme légal de sa puissance. Mais M. Cambacérès savait +bien que le Premier Consul ne s'en contenterait pas, qu'il fallait lui +offrir autre chose, et qu'avec le Consulat à vie, accompagné de la +faculté de désigner son successeur, on se procurerait tous, les +avantages de la monarchie héréditaire, sans les inconvénients d'un +changement de titre, sans le déplaisir que ce changement causerait à +beaucoup d'hommes de bonne foi. Il s'arrêta donc à cette idée, et +s'efforça de la propager dans le Sénat, dans le Corps Législatif, dans +le Tribunat. Mais s'il y avait beaucoup d'individus prêts à tout +voter, il y en avait d'autres qui hésitaient, et qui ne voulaient +qu'une prorogation de dix ans.</p> + +<p>Le Premier Consul avait différé jusqu'à ce jour, et avec intention, la +présentation du traité d'Amiens au Corps Législatif, pour y être +converti en loi. M. Cambacérès, comprenant que cette circonstance +était celle dont il fallait user pour faire sortir d'une espèce +<span class="pagenum"><a id="page500" name="page500"></a>(p. 500)</span> d'acclamation générale les changements proposés, disposa tout +pour amener un tel résultat. Le 6 mai (16 floréal) avait été choisi +pour porter au Corps Législatif le traité qui complétait la paix +générale. Le président du Tribunat, M. Chabot de l'Allier, était l'un +des amis du consul Cambacérès. Celui-ci le fit appeler, et convint +avec lui de la marche à suivre. Il fut arrêté entre eux que, lorsque +le traité serait porté du Corps Législatif au Tribunat, M. Siméon +proposerait une députation au Premier Consul pour lui témoigner la +satisfaction de cette assemblée; qu'alors le président Chabot de +l'Allier quitterait le fauteuil, et proposerait l'émission du vœu +suivant: «Le Sénat est invité à donner aux Consuls un témoignage de la +reconnaissance nationale».</p> + +<span class="sidenote">Le Tribunat prend occasion de la présentation du traité +d'Amiens, pour émettre le vœu d'une récompense nationale au Premier +Consul.</span> + +<span class="sidenote">Motion de M. Chabot de l'Allier.</span> + +<p>Les choses ainsi disposées, le projet de loi fut porté le 6 mai (16 +floréal) par trois conseillers d'État au Corps Législatif: c'étaient +MM. Rœderer, Bruix (l'amiral), et Berlier. Ordinairement les +projets étaient communiqués purement et simplement par le Corps +Législatif au Tribunat; cette fois, vu l'importance de l'objet, le +gouvernement voulut communiquer directement au Tribunat le traité +soumis aux délibérations législatives. Trois conseillers d'État, +Régnier, Thibaudeau et Bigot-Préameneu, furent chargés de ce soin. À +peine avaient-ils achevé de faire cette communication, que le tribun +Siméon demanda la parole. Puisque le gouvernement, dit-il, nous a +communiqué d'une manière aussi solennelle le traité de paix conclu +avec la Grande-Bretagne, nous devons répondre à cette démarche par +une démarche <span class="pagenum"><a id="page501" name="page501"></a>(p. 501)</span> pareille. Je demande qu'il soit adressé une +députation au gouvernement, pour le féliciter du rétablissement de la +paix générale. Cette proposition fut aussitôt adoptée. Le président +Chabot de l'Allier se fit ensuite remplacer au fauteuil par M. +Stanislas de Girardin, et, se transportant à la tribune, prononça les +paroles suivantes:</p> + +<p>«Chez tous les peuples on a décerné des honneurs publics aux hommes +qui, par des actions éclatantes, ont honoré leur pays et l'ont sauvé +de grands périls.</p> + +<p>»Quel homme eut jamais plus que le général Bonaparte des droits à la +reconnaissance nationale?</p> + +<p>»Quel homme, soit à la tête des armées, soit à la tête du +gouvernement, honora davantage sa patrie, et lui rendit des services +plus signalés?</p> + +<p>»Sa valeur et son génie ont sauvé le peuple français des excès de +l'anarchie, et des malheurs de la guerre, et le peuple français est +trop grand, trop magnanime, pour laisser tant de bienfaits sans une +grande récompense.</p> + +<p>»Tribuns, soyons ses organes. C'est à nous surtout qu'il appartient de +prendre l'initiative lorsqu'il s'agit d'exprimer, dans une +circonstance si mémorable, les sentiments et la volonté du peuple +français.»</p> + +<p>Pour conclusion de ce discours, M. Chabot de l'Allier proposa au +Tribunat d'émettre le vœu d'une grande manifestation de la +reconnaissance nationale, envers le Premier Consul.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page502" name="page502"></a>(p. 502)</span> + +<span class="sidenote">Vœu du Tribunat.</span> + +<p>Il proposa, en outre, de communiquer ce vœu au Sénat, au Corps +Législatif et au gouvernement. La proposition fut adoptée à +l'unanimité.</p> + +<span class="sidenote">Formation d'une commission dans le sein du Sénat, pour +l'accomplissement du vœu du Tribunat.</span> + +<p>Cette délibération fut aussitôt connue du Sénat, et ce corps décida +immédiatement qu'il serait formé une commission spéciale, afin de +présenter ses vues sur le témoignage de reconnaissance nationale qu'il +conviendrait de donner au Premier Consul.</p> + +<p>La députation que le tribun Siméon avait proposé d'envoyer au +gouvernement fut reçue le lendemain même 7 mai (17 floréal) aux +Tuileries. Le Premier Consul était entouré de ses collègues, d'un +grand nombre de hauts fonctionnaires, et de généraux. Il avait une +attitude grave et modeste. M. Siméon portait la parole. Il célébra les +hauts faits du général Bonaparte, les merveilles de son gouvernement, +plus grandes que celles de son épée; il lui attribua les victoires de +la République, la paix qui les avait suivies, le rétablissement de +l'ordre, le retour de la prospérité, et, terminant enfin cette +allocution, «je me hâte, dit-il, je crains de paraître louer, quand il +ne s'agit que d'être juste, et d'exprimer en peu de mots un sentiment +profond que l'ingratitude seule aurait pu étouffer. Nous attendons que +le premier corps de la nation se rende l'interprète de ce sentiment +général, dont il n'est permis au Tribunat que de désirer et de voter +l'expression.»</p> + +<span class="sidenote">Réponse du Premier Consul à une députation du Tribunat.</span> + +<p>Le Premier Consul, après avoir remercié le tribun Siméon des +sentiments qu'il venait de lui témoigner, après avoir dit qu'il y +voyait un résultat <span class="pagenum"><a id="page503" name="page503"></a>(p. 503)</span> des communications plus intimes établies +entre le gouvernement et le Tribunat, faisant ainsi une allusion +directe aux changements opérés dans ce corps, le Premier Consul +termina par ces nobles paroles: «Pour moi, je reçois avec la plus +sensible reconnaissance le vœu émis par le Tribunat. Je ne désire +d'autre gloire que celle d'avoir rempli tout entière la tâche qui +m'était imposée. Je n'ambitionne d'autre récompense que l'affection de +mes concitoyens: heureux s'ils sont bien convaincus que les maux +qu'ils pourraient éprouver seront toujours pour moi les maux les plus +sensibles; que la vie ne m'est chère que par les services que je puis +rendre à ma patrie; que la mort même n'aura point d'amertume pour moi, +si mes derniers regards peuvent voir le bonheur de la République aussi +assuré que sa gloire.»</p> + +<span class="sidenote">Nouvelle dissimulation du Premier Consul.</span> + +<p>Il ne s'agissait plus que de se fixer sur le témoignage de +reconnaissance nationale à donner au général Bonaparte. Personne ne +s'y trompait: tout le monde savait bien que c'était par une extension +de pouvoir qu'il fallait payer à l'illustre général les bienfaits +immenses qu'on en avait reçus. Cependant quelques esprits simples, +soit au Tribunat, soit au Sénat, avaient cru, en votant, qu'il +s'agissait peut-être d'un témoignage public, comme une statue ou un +monument. Mais ces esprits simples étaient en bien petit nombre. La +masse des tribuns et des sénateurs savaient parfaitement comment il +fallait exprimer sa reconnaissance. Pendant cette journée et la +suivante, les Tuileries et l'hôtel de M. Cambacérès, <span class="pagenum"><a id="page504" name="page504"></a>(p. 504)</span> qui +était logé hors du palais, ne désemplirent point. Les sénateurs +venaient avec empressement demander comment il fallait agir. Le zèle +était grand parmi eux; on n'avait qu'à énoncer ce qu'on voulait pour +qu'ils le décrétassent. L'un d'eux alla même jusqu'à dire au consul +Cambacérès: Que veut le général? Veut-il être roi? qu'il le dise. Moi +et mes collègues de la Constituante, nous sommes tout prêts à voter le +rétablissement de la royauté, et plus volontiers pour lui que pour +d'autres, parce qu'il en est le plus digne.—Curieux de connaître la +pensée véritable du Premier Consul, les sénateurs s'approchèrent de +lui le plus qu'ils purent, et s'y prirent de cent manières, pour avoir +au moins un mot de sa bouche tant soit peu significatif. Mais il +refusa constamment de dévoiler ses intentions, même au sénateur +Laplace, qui était l'un de ses amis particuliers, et qu'on avait, à ce +titre, chargé de sonder ses intentions secrètes. Il répondit toujours +que ce qu'on ferait, quoi qu'on fît, serait reçu avec gratitude, et +qu'il n'avait rien d'arrêté dans son esprit. Quelques-uns voulurent +savoir si une prorogation de dix ans lui serait agréable. Il répondit +avec une humilité affectée que tout témoignage de la confiance +publique, celui-là ou tout autre, lui suffirait, et le remplirait de +satisfaction. Les sénateurs, fort peu instruits après de telles +communications, retournaient auprès des consuls Cambacérès et Lebrun, +s'informer de la conduite qu'ils avaient à tenir. Nommez-le consul à +vie, répondaient-ils, et vous ferez ce qu'il y a de mieux.—Mais on +dit qu'il ne le veut pas, répliquaient les <span class="pagenum"><a id="page505" name="page505"></a>(p. 505)</span> plus simples, et +que dix ans de prorogation lui suffisent. Pourquoi aller plus loin +qu'il ne veut?—</p> + +<p>Les consuls Lebrun et Cambacérès avaient de la peine à les persuader. +Celui-ci en avertit le Premier Consul.—Vous avez tort, lui dit-il, de +ne pas vous expliquer. Vos ennemis, et il vous en reste, malgré vos +services, même au Sénat, abuseront de votre réserve.—Le Premier +Consul ne parut ni surpris, ni même flatté de l'empressement des +sénateurs. Laissez-les faire, répondit-il à M. Cambacérès; la majorité +du Sénat est toujours prête à faire plus qu'on ne lui demande. Ils +iront plus loin que vous ne croyez.—</p> + +<span class="sidenote">Le Sénat, trompé sur les véritables désirs du Premier +Consul, se borne à voter une prorogation de ses pouvoirs pour dix +ans.</span> + +<p>M. Cambacérès lui répliqua qu'il se trompait. Mais il fut impossible +de vaincre cette dissimulation opiniâtre; et, comme on va le voir, les +conséquences en furent singulières. Malgré les avis de MM. Cambacérès +et Lebrun, beaucoup de bonnes gens qui trouvaient plus commode de +donner moins que plus, crurent que le Premier Consul regardait une +prorogation de dix ans comme un témoignage suffisant de la confiance +publique, et comme une assez grande consolidation de son pouvoir. Le +parti Sieyès, toujours fort malveillant, s'était réveillé à cette +occasion, et agissait sourdement. Les sénateurs qui étaient +secrètement liés à ce parti, circonvinrent leurs collègues incertains, +et leur affirmèrent que la pensée du Premier Consul était connue, +qu'il se contentait d'une prorogation de dix ans, qu'il la préférait à +toute autre chose, qu'on le savait, que d'ailleurs c'était mieux en +soi; que par <span class="pagenum"><a id="page506" name="page506"></a>(p. 506)</span> cette combinaison le pouvoir public était +consolidé, la République maintenue, et la dignité de la nation sauvée. +Comme dans l'affaire des candidatures au Sénat, le brave Lefebvre fut +un de ceux qui se laissèrent persuader, et qui crurent, en votant une +prorogation de dix ans, faire ce que le général Bonaparte désirait. Il +y avait quarante-huit heures qu'on délibérait. Il fallait en finir. Le +sénateur Lanjuinais, avec le courage dont il avait donné tant de +preuves, attaqua ce qu'il appelait l'usurpation flagrante dont la +République était menacée. Son discours fut écouté avec peine, et comme +un hors-d'œuvre. Des ennemis habiles avaient préparé une meilleure +manœuvre. Ils avaient fait prévaloir l'idée de proroger pour dix +ans les pouvoirs du Premier Consul. Cette résolution fut en effet +adoptée le 8 mai (18 floréal), vers la fin du jour. Le sénateur +Lefebvre courut des premiers aux Tuileries, pour y annoncer ce qui +venait de se passer, croyant y apporter la nouvelle la plus agréable. +Elle y arrivait de toutes parts, et y causait une surprise aussi +imprévue que pénible.</p> + +<span class="sidenote">Assemblée de famille chez le Premier Consul, à laquelle M. +Cambacérès est appelé.</span> + +<span class="sidenote">Expédient imaginé par le consul Cambacérès.</span> + +<p>Le Premier Consul, entouré de ses frères, Joseph et Lucien, apprit ce +résultat avec le plus vif déplaisir. Dans le premier moment, il ne +songeait à rien moins qu'à refuser la proposition du Sénat. Il fit +tout de suite appeler son collègue Cambacérès. Celui-ci accourut +sur-le-champ. Trop sage, trop prudent pour triompher de sa prévoyance, +et de la faute du Premier Consul, il dit que ce qui arrivait était +désagréable sans doute, mais facile à réparer; qu'avant tout il ne +fallait montrer aucune humeur; que, dans deux <span class="pagenum"><a id="page507" name="page507"></a>(p. 507)</span> fois +vingt-quatre heures, tout pourrait être changé, mais qu'il était +nécessaire pour cela de donner à l'affaire une face nouvelle, et qu'il +s'en chargeait. Le Sénat vous offre une prorogation de pouvoir, dit M. +Cambacérès, répondez que vous êtes reconnaissant d'une telle +proposition, mais que ce n'est pas de lui, que c'est du suffrage de la +nation que vous tenez votre autorité, que c'est de la nation seule que +vous pouvez en recevoir la prorogation; et que vous voulez la +consulter par les mêmes moyens qui ont été employés pour l'adoption de +la Constitution consulaire, c'est-à-dire par des registres ouverts +dans toute la France. Alors nous ferons libeller par le Conseil d'État +la formule qui sera soumise à la sanction nationale. En faisant ainsi +un acte de déférence pour la souveraineté du peuple, nous parviendrons +à substituer un projet à un autre. Nous poserons la question de +savoir, non pas si le général Bonaparte doit recevoir une prorogation +pour dix ans du pouvoir consulaire, mais s'il doit recevoir le +Consulat à vie. Si le Premier Consul faisait lui-même une telle chose, +ajouta M. Cambacérès, les convenances seraient trop blessées. Mais je +puis, moi, second Consul, très-désintéressé dans cette circonstance, +donner l'impulsion. Que le général parte publiquement pour la +Malmaison; je resterai seul à Paris; je convoquerai le Conseil d'État, +et c'est par le Conseil d'État que je ferai rédiger la nouvelle +proposition, qui devra être soumise à l'acceptation de la nation.—</p> + +<p>Cet habile expédient fut adopté avec grande satisfaction par le +général Bonaparte, et par ses frères. <span class="pagenum"><a id="page508" name="page508"></a>(p. 508)</span> M. Cambacérès fut +beaucoup remercié de son ingénieuse combinaison, et chargé de tout +avec un entier abandon. Il fut convenu que le Premier Consul partirait +le lendemain, après avoir arrêté avec M. Cambacérès lui-même le texte +de la réponse au Sénat.</p> + +<p>Ce texte fut rédigé le lendemain matin, 9 mai (19 floréal), par M. +Cambacérès et le Premier Consul, et adressé tout de suite au Sénat, en +réponse à son message.</p> + +<span class="sidenote">Réponse du Premier Consul au vœu du Sénat.</span> + +<p>«Sénateurs, disait le Premier Consul, la preuve honorable d'estime +consignée dans votre délibération du 18, sera toujours gravée dans mon +cœur.</p> + +<p>»Dans les trois années qui viennent de s'écouler, la fortune a souri à +la République; mais la fortune est inconstante: et combien d'hommes +qu'elle y avait comblés de ses faveurs, ont vécu trop de quelques +années!</p> + +<p>»L'intérêt de ma gloire et celui de mon bonheur sembleraient avoir +marqué le terme de ma vie publique au moment où la paix du monde est +proclamée.</p> + +<p>»Mais la gloire et le bonheur du citoyen doivent se taire quand +l'intérêt de l'État et la bienveillance publique l'appellent.</p> + +<p>»Vous jugez que je dois au peuple un nouveau sacrifice; je le ferai, +si le vœu du peuple me commande ce que votre suffrage autorise.»</p> + +<span class="sidenote">Délibération au sein du Conseil d'État, sur la question à +soumettre au peuple français, relativement au Consulat à vie.</span> + +<p>Le Premier Consul, sans s'expliquer, indiquait assez clairement qu'il +n'acceptait pas telle quelle la résolution du Sénat. Il partit +sur-le-champ pour la Malmaison, laissant à son collègue Cambacérès le +<span class="pagenum"><a id="page509" name="page509"></a>(p. 509)</span> soin de terminer cette grande affaire, conformément à ses +désirs. Celui-ci appela auprès de lui les conseillers d'État, plus +habitués à seconder les vues du gouvernement, et convint avec eux de +ce qui se ferait dans le sein du conseil. Le lendemain, 10 mai (20 +floréal), le Conseil d'État fut assemblé extraordinairement. Les deux +consuls Cambacérès et Lebrun, tous les ministres, excepté M. Fouché, +assistaient à la séance. M. Cambacérès la présidait. Il énonça l'objet +de cette réunion, et fit appel aux lumières de ce grand corps, dans la +circonstance importante où le gouvernement se trouvait placé. MM. +Bigot de Préameneu, Rœderer, Regnaud, Portalis, prirent aussitôt la +parole, soutinrent que la stabilité du gouvernement était aujourd'hui +le premier besoin de l'État; que les puissances, pour traiter avec la +France, que le crédit public, le commerce, l'industrie, pour reprendre +leur essor, avaient besoin de confiance; que la perpétuité du pouvoir +du Premier Consul était le moyen le plus certain de leur en inspirer; +que cette autorité, conférée pour dix ans, était une autorité +éphémère, sans solidité, sans grandeur, parce qu'elle était sans +durée; que le Sénat, gêné par la Constitution, n'avait pas cru +possible d'ajouter plus de dix ans de prolongation au pouvoir du +Premier Consul, mais qu'en s'adressant à la souveraineté nationale, +comme on avait fait pour toutes les constitutions antérieures, on +n'était plus gêné par la loi existante, puisqu'on remontait à la +source de toutes les lois, et qu'il fallait purement et simplement +poser cette question: <span class="smcap">Le Premier Consul sera-t-il consul à <span class="pagenum"><a id="page510" name="page510"></a>(p. 510)</span> +vie?</span>—Le préfet de police Dubois, membre du Conseil d'État, homme d'un +caractère généralement décidé et indépendant, fit part de l'opinion +qui régnait dans Paris. De tout côté, on trouvait la proposition du +Sénat ridicule; on disait qu'il fallait un gouvernement à la France, +qu'enfin on en avait trouvé un, fort, habile, heureux, qu'il fallait +le garder; qu'on aurait pu ne pas toucher à la Constitution, mais qu'à +y toucher, autant valait en finir, et organiser ce gouvernement de +manière à le conserver toujours.—Ce que rapportait le préfet Dubois +était vrai. L'opinion était si favorable au Premier Consul qu'on +voulait universellement trancher la question sur-le-champ, et donner à +son pouvoir la durée de sa vie même. Après avoir entendu ces diverses +allocutions, M. Cambacérès demanda si personne n'avait d'objection à +faire; et comme les opposants, au nombre de cinq ou six, tels que MM. +Berlier, Thibaudeau, Emmery, Dessoles, Bérenger, se taisaient, il mit +la résolution aux voix, et elle fut adoptée à une immense majorité. Il +fut donc arrêté que l'on provoquerait un vote public sur cette +question: <span class="smcap">Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie?</span>—Cette résolution +prise, M. Rœderer, qui était le plus hardi de tous les membres du +parti monarchique, proposa d'ajouter une seconde question à la +première, c'était celle-ci: <span class="smcap">Le Premier Consul aura-t-il la faculté de +désigner son successeur?</span>—M. Rœderer tenait beaucoup à cette +question, et il avait raison. Si on agissait de bonne foi, si on ne +cachait pas l'arrière-pensée de revenir quelque temps après sur ce +qu'on faisait aujourd'hui, si on voulait enfin <span class="pagenum"><a id="page511" name="page511"></a>(p. 511)</span> constituer +définitivement le pouvoir nouveau, la faculté de désigner le +successeur était le meilleur équivalent de l'hérédité, quelquefois +supérieur par ses effets à l'hérédité même, car c'est le moyen qui a +donné au monde le règne des Antonins. Un consul à vie, avec la faculté +de désigner son successeur, était une vraie monarchie sous une +apparence républicaine. C'était un beau et puissant gouvernement, qui +sauvait du moins la dignité de la génération présente, laquelle avait +juré de vivre en république, ou de mourir. M. Rœderer, qui était +opiniâtre dans ses idées, insista, et fit poser cette seconde +question. Elle fut adoptée comme la précédente. Il fallait ensuite se +décider sur la forme à donner à toutes deux. On pensa que cet appel +fait au peuple français par le moyen des registres ouverts dans les +communes, était un acte qui devait appartenir au gouvernement, car +c'était pour ainsi dire une simple convocation; qu'il était naturel +dès lors de le faire délibérer au Conseil d'État; que la publication +de cette délibération, qui avait eu lieu en présence des second et +troisième Consuls, et en l'absence du premier, sauvait toutes les +convenances; qu'il fallait seulement trouver une rédaction convenable. +Une commission, composée de quelques conseillers d'État, fut chargée, +séance tenante, de rédiger la délibération. Cette commission y procéda +immédiatement, et rentra, une heure après, avec l'acte destiné à être +publié le lendemain.</p> + +<p>Voici quel était cet acte:</p> + +<p>«Les Consuls de la République, considérant que la résolution du +Premier Consul est un hommage <span class="pagenum"><a id="page512" name="page512"></a>(p. 512)</span> éclatant rendu à la +souveraineté du peuple; <i>que le peuple, consulté sur ses plus chers +intérêts, ne doit connaître d'autre limite que ses intérêts mêmes</i>, +arrêtent ce qui suit....., etc. Le peuple français sera consulté sur +ces deux questions:</p> + +<p>1<sup>o</sup> <span class="smcap">Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie?</span></p> + +<p>2<sup>o</sup> <span class="smcap">Aura-t-il la faculté de désigner son successeur?</span></p> + +<p>»Des registres seront ouverts à cet effet dans toutes les mairies, au +greffe de tous les tribunaux, chez les notaires et chez tous les +officiers publics.»</p> + +<p>Le délai pour émettre les votes était de trois semaines.</p> + +<p>M. Cambacérès se rendit ensuite auprès du Premier Consul pour lui +soumettre la résolution du Conseil d'État. Le Premier Consul, par une +disposition d'esprit difficile à expliquer, repoussa opiniâtrement la +seconde question. Qui voulez-vous, disait-il, que je désigne pour mon +successeur? Mes frères? Mais la France, qui a bien consenti à être +gouvernée par moi, consentira-t-elle à l'être par Joseph ou Lucien? +Vous désignerais-je, vous, consul Cambacérès? Oseriez-vous +entreprendre une telle tâche? Et puis on n'a pas respecté le testament +de Louis XIV, respecterait-on le mien? Un homme mort, quel qu'il soit, +n'est plus rien.—Le Premier Consul ne put être vaincu sur ce point; +il s'impatienta même contre M. Rœderer, qui, sans attendre l'avis +de personne, ne suivant que les impulsions de son esprit, avait mis +cette idée en avant. Il fit donc retrancher de la résolution du +Conseil d'État la seconde question, relative au choix d'un +successeur. Le motif du Premier <span class="pagenum"><a id="page513" name="page513"></a>(p. 513)</span> Consul, dans cette +circonstance, est fort obscur. Voulait-il, en laissant une lacune dans +l'organisation du gouvernement, se ménager un nouveau prétexte pour +dire encore une fois, et un peu plus tard, que le pouvoir était sans +avenir, sans grandeur, et qu'il fallait le convertir en monarchie +héréditaire? ou bien craignait-il les rivalités de famille, et les +tribulations que lui vaudrait la faculté de choisir un successeur +parmi ses frères et ses neveux? À en juger par son langage de cette +époque, cette dernière conjecture paraîtrait la plus vraie. Quoi qu'il +en soit, il retrancha la seconde question de l'acte émané du Conseil +d'État; et, comme on ne voulait pas perdre du temps à faire une +nouvelle convocation, la délibération ainsi tronquée fut envoyée au +journal officiel.</p> + +<p>Elle parut le 11 au matin (21 floréal) dans le <i>Moniteur</i>, deux jours +après celle du Sénat. Annoncer qu'une telle question venait d'être +posée à la France, c'était annoncer qu'elle était résolue. Si +l'opinion publique, devenue passive, ne prenait plus l'initiative des +grandes résolutions, on pouvait compter néanmoins qu'elle +sanctionnerait avec empressement tout ce qu'on proposerait pour le +Premier Consul. Il y avait pour lui confiance, admiration, +reconnaissance, tous les sentiments qu'un peuple vif et enthousiaste +est capable d'éprouver pour un grand homme, dont il a reçu tous les +biens à la fois. Sans doute, si les questions de forme avaient +conservé quelque importance, dans un temps où l'on avait vu les +constitutions faites et refaites tant de fois, on aurait dû trouver +singulier que le Sénat, ayant proposé une <span class="pagenum"><a id="page514" name="page514"></a>(p. 514)</span> simple prorogation +de dix ans, cette proposition, émanée de la seule autorité qui eut +pouvoir pour la faire, fût convertie en une proposition de Consulat à +vie, faite par un corps qui n'était ni le Sénat ni le Corps +Législatif, ni le Tribunat, qui n'était qu'un conseil dépendant du +gouvernement. Il est vrai que le Conseil d'État avait alors une haute +importance, qui le rendait presque l'égal des assemblées législatives; +que l'appel à la souveraineté nationale était une espèce de correctif, +qui couvrait toutes les irrégularités de cette manière de procéder, et +donnait au Conseil d'État le rôle apparent d'un simple rédacteur de la +question à poser à la France. D'ailleurs on n'y regardait pas alors de +si près. Le résultat, c'est-à-dire la consolidation et la perpétuation +du gouvernement du Premier Consul, convenait à tout le monde; et ce +qui conduisait à ce résultat le plus directement possible, paraissait +le plus naturel et le meilleur. On railla un peu le Sénat, qui, en +effet, fut passablement confus de n'avoir pas mieux compris les désirs +du général Bonaparte, et qui se tut, n'ayant rien de convenable ni à +dire, ni à faire; car il ne pouvait ni revenir sur sa détermination, +ni s'approprier celle du Conseil d'État. Quant à résister, il n'en +avait pas le moyen, et pas même la pensée. Sans doute le torrent +n'était pas si général, qu'il y eût du blâme dans certains lieux, par +exemple, dans les retraites obscures où les républicains fidèles +cachaient leur désespoir, dans les hôtels brillants du faubourg +Saint-Germain, où les royalistes détestaient ce pouvoir nouveau, +qu'ils n'avaient pas encore commencé <span class="pagenum"><a id="page515" name="page515"></a>(p. 515)</span> à servir. Mais ce blâme, +presque insaisissable au milieu du chœur de louanges qui de toutes +parts s'élevait autour du Premier Consul, et montait jusqu'à son +oreille, était de peu d'effet. Seulement, les hommes réfléchis, et +c'est toujours le petit nombre, pouvaient faire de singulières +réflexions sur les vicissitudes des révolutions, sur les +inconséquences de cette génération, renversant une royauté de douze +siècles, voulant même dans son délire renverser toutes les royautés de +l'Europe, et, revenue maintenant de ses premières ardeurs, réédifiant, +pièce à pièce, un trône détruit, et cherchant avec empressement à qui +le donner. Heureusement elle avait trouvé pour cet emploi un homme +extraordinaire. Les nations dans un tel besoin ne rencontrent pas +toujours un maître qui ennoblisse au même degré leurs inconséquences. +Cependant l'embarras de la pudeur avait un moment saisi tout le monde, +ce maître d'abord, n'osant lui-même avouer ses désirs, le Sénat +ensuite, n'osant les deviner, et hésitant à les satisfaire, jusqu'à ce +que le Conseil d'État, mettant de côté cette fausse honte, eût le +courage, pour tous, d'avouer ce qu'il fallait dire et faire.</p> + +<span class="sidenote">Le Tribunat et le Corps Législatif viennent voter +solennellement dans les mains du Premier Consul, en faveur du Consulat +à vie.</span> + +<span class="sidenote">Empressement universel des citoyens à venir déposer leur +vote, en faveur du Consulat à vie.</span> + +<p>Ces difficultés d'un instant firent bientôt place à une véritable +ovation. Le Corps Législatif et le Tribunat voulurent se rendre chez +le Premier Consul, afin de donner le signal des adhésions, en venant +en corps voter dans ses mains, pour la perpétuité de son pouvoir. Le +motif imaginé pour colorer cette démarche, c'est que les membres du +Corps Législatif et du Tribunat, retenus pendant cette session +<span class="pagenum"><a id="page516" name="page516"></a>(p. 516)</span> extraordinaire sur leurs siéges de législateurs, ne pouvaient +pas être dans leurs communes, afin d'y voter. La raison fut trouvée +bonne, et on se rendit en corps aux Tuileries. M. de Vaublanc y porta +la parole au nom du Corps Législatif, et M. Chabot de l'Allier au nom +du Tribunat. Reproduire les discours prononcés dans cette occasion, +serait fastidieux. C'était toujours l'expression de la même +reconnaissance, de la même confiance dans le gouvernement du Premier +Consul. Un tel exemple ne pouvait qu'entraîner les citoyens à voter, +s'ils en avaient eu besoin; mais une si haute impulsion n'était pas +nécessaire. Ils allaient avec empressement dans les mairies, chez les +notaires, dans les greffes des tribunaux, inscrire leurs votes +approbatifs sur les registres ouverts pour les recevoir.</p> + +<span class="sidenote">La session de l'an <span class="smcap">X</span> terminée par le vote des lois de +finance.</span> + +<p>La fin de floréal était arrivée. On se hâta de terminer cette courte +et mémorable session par la présentation des lois financières. Le +budget proposé était des plus satisfaisants. Tous les revenus se +trouvaient augmentés grâce à la paix, tandis que les dépenses de la +guerre et de la marine étaient fort diminuées. Ce budget de l'an <span class="smcap">X</span> +montait à 500 millions, 26 millions de moins que celui de l'an <span class="smcap">IX</span><a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Lien vers la note 25"><span class="smaller">[25]</span></a>, +porté à 526 millions par les évaluations les plus récentes; et, si +l'on ajoute les centimes additionnels pour le service des +départements, qui se comptaient alors en dehors et s'élevaient à 60 +millions environ, si l'on ajoute les frais de perception, qui +<span class="pagenum"><a id="page517" name="page517"></a>(p. 517)</span> n'étaient pas portés au budget général parce que chaque régie +des impôts payait elle-même ses propres dépenses, lesquelles montaient +à 70 millions, on peut évaluer en totalité à 625 ou 630 millions le +budget définitif de la France à cette époque.</p> + +<p>La paix amenait des économies dans certains services, des +augmentations dans quelques autres, mais, en élevant le produit de +tous les impôts à vue d'œil, préparait le rétablissement de +l'équilibre entre les dépenses et le revenu, équilibre si désiré, si +peu prévu deux années auparavant. L'administration de la guerre, +divisée en deux ministères, celui du matériel et celui du personnel, +devait coûter 210 millions au lieu de 250. On sera étonné sans doute +qu'il n'y eût que 40 millions de différence, entre l'état de guerre et +l'état de paix; mais il ne faut pas oublier que nos armées +victorieuses avaient vécu sur le sol étranger, et que rentrées depuis +sur notre territoire, sauf une centaine de mille hommes, elles étaient +alimentées par le trésor français. La marine, qu'on avait cru devoir +fixer à 80 millions depuis la fin des hostilités, était portée à 105 +millions par le Premier Consul, qui était d'avis qu'on doit employer +le temps de paix à organiser la marine d'un grand État. D'autres +dépenses singulièrement réduites prouvaient, par leur réduction, +l'heureux progrès du crédit. Les obligations des receveurs généraux, +dont on a vu ailleurs l'origine, l'utilité, le succès, ne s'étaient +d'abord escomptées qu'à un pour cent par mois, puis à trois quarts. +Aujourd'hui elles s'escomptaient à un demi pour cent par mois, +<span class="pagenum"><a id="page518" name="page518"></a>(p. 518)</span> c'est-à-dire à 6 pour cent par an. Aussi avait-on pu sans +injustice réduire l'intérêt des cautionnements de 7 à 6 pour cent. +Toutes ces économies avaient ramené les frais de négociation du +trésor, de 32 millions à 15. Aucune réduction ne faisait autant +d'honneur au gouvernement, et ne prouvait mieux le crédit dont il +jouissait. La rente cinq pour cent, montée d'abord de 12 à 40 et 50 +francs, était dans le moment à 60.</p> + +<p>À côté de ces diminutions de dépense, se rencontraient quelques +augmentations, qui étaient la suite des sages arrangements financiers +proposés en l'an <span class="smcap">IX</span>, et si injustement critiqués par le Tribunat. Le +gouvernement avait voulu, comme nous l'avons dit en son lieu, achever +d'inscrire le tiers <i>consolidé</i>, c'est-à-dire le tiers de l'ancienne +dette, seul excepté de la banqueroute du Directoire. Quant aux deux +tiers <i>mobilisés</i>, c'est-à-dire frappés de déchéance, il avait voulu +leur donner une sorte de valeur, en les admettant au payement de +certains biens nationaux, ou en leur accordant la conversion en cinq +pour cent <i>consolidés</i>, sur le pied du vingtième du capital, ce qui +répondait au cours actuel. Le Premier Consul, désirant terminer ces +arrangements le plus tôt possible, fit décider, par la loi de finances +de l'an <span class="smcap">X</span>, que les deux tiers <i>mobilisés</i> seraient forcément convertis +en rentes cinq pour cent, au taux convenu dans la loi de ventôse an +<span class="smcap">IX</span>. L'inscription définitive du tiers <i>consolidé</i>, la conversion des +deux tiers <i>mobilisés</i> en cinq pour cent, d'autres liquidations, qui +restaient à faire pour les anciennes créances des <span class="pagenum"><a id="page519" name="page519"></a>(p. 519)</span> émigrés, +pour le transport au grand livre des dettes des pays conquis, devaient +faire monter le total de la dette publique à 59 ou 60 millions de +rentes cinq pour cent. Cependant il importait de rassurer les esprits +sur le chiffre auquel ces diverses liquidations pourraient élever la +dette publique. On décida donc, par un article de ce même budget de +l'an <span class="smcap">X</span>, qu'elle ne serait pas portée, soit par emprunt, soit par suite +des liquidations à terminer, à plus de 50 millions de rentes. On +espérait que les rachats de la caisse d'amortissement, largement dotée +en biens nationaux, absorberaient, avant qu'il eût le temps de se +produire, cet excédant prévu de 9 à 10 millions. Mais en tout cas, un +article du budget ajoutait qu'à l'instant où les inscriptions +dépasseraient 60 millions, il serait créé sur-le-champ une portion +d'amortissement pour absorber en quinze ans la somme qui excéderait le +terme désormais fixé à la dette publique.</p> + +<p>Le titre de cette dette dut aussi être régularisé. Les dénominations +diverses de <i>tiers consolidé</i>, de <i>deux tiers mobilisés</i>, de <i>dette +belge</i>, et autres, furent abolies et remplacées par le titre unique de +cinq pour cent consolidé. Il fut établi que la dette serait inscrite +la première au budget, que les intérêts en seraient acquittés avant +toute autre dépense, et toujours dans le mois qui suivrait l'échéance +de chaque semestre. On estimait que la dette viagère, qui dans le +moment s'élevait à 20 millions, pourrait s'élever à 24; mais, on +supposait que, les extinctions allant aussi vite que les nouvelles +liquidations, elle serait toujours ramenée <span class="pagenum"><a id="page520" name="page520"></a>(p. 520)</span> au taux de 20 +millions. Les pensions civiles étaient arrêtées aussi à un taux de 20 +millions. Les dépenses qui étaient susceptibles de s'augmenter encore, +étaient celles de l'intérieur pour les routes et les travaux publics, +celles du clergé pour l'établissement successif de nouvelles cures: +dépenses plutôt heureuses que regrettables. Quant à celles de +l'instruction publique et de la Légion-d'Honneur, il y était pourvu, +comme on l'a vu précédemment, au moyen d'une dotation en biens +nationaux.</p> + +<p>En regard de ces dépenses croissantes, la marche du revenu faisait +entrevoir des produits croissant plus rapidement encore. Les douanes, +les postes, l'enregistrement, les domaines de l'État, donnaient des +plus-values considérables. D'ailleurs il restait la ressource des +impôts indirects, qui n'avaient été rétablis jusqu'à ce jour qu'au +profit des villes, et pour le service des hôpitaux. Les plaintes +avaient été vives, dans le Corps Législatif et le Tribunat, cette +année, contre le fardeau des contributions directes, et avaient +préparé de nouveaux arguments pour le rétablissement des taxes sur les +consommations. Des calculs fort exacts avaient fait ressortir, plus +que jamais la proportion excessive des contributions directes. L'impôt +sur la propriété foncière s'élevait à 210 millions; l'impôt personnel +et mobilier, à 32; l'impôt sur les portes et fenêtres, à 16; sur les +patentes, à 21; total, 279, plus de moitié par conséquent dans un +budget des recettes de 502 millions. On comparait ces sommes avec +celles qu'on avait payées pendant l'administration de MM. Turgot +<span class="pagenum"><a id="page521" name="page521"></a>(p. 521)</span> et Necker, et on demandait le rétablissement d'une proportion +plus juste entre les diverses contributions. Avant 1789, en effet, +l'impôt foncier et personnel produisait 221 millions, l'impôt indirect +294, total 515 millions. La conclusion naturelle de ces plaintes était +le rétablissement des anciennes perceptions sur les boissons, sur le +tabac, sur le sel, etc. Le Premier Consul entendait avec plaisir ces +réclamations, qui lui préparaient une puissante raison pour une +création financière, depuis long-temps résolue dans son esprit, mais +pas encore assez mûre pour être proposée.</p> + +<p>La situation de nos finances était donc excellente, et se régularisait +tous les jours davantage. Les 90 millions affectés, au moyen d'une +création de rentes, à l'apurement des exercices <span class="smcap">V</span>, <span class="smcap">VI</span> et <span class="smcap">VII</span>, +antérieurs au Consulat, étaient reconnus suffisants; les 21 millions +consacrés à la liquidation de l'an <span class="smcap">VIII</span>, première année du Consulat, +suffisaient également pour acquitter cet exercice tout entier. Enfin, +l'exercice an <span class="smcap">IX</span>, le premier qui eût été régulièrement établi, quoique +porté à 526 millions au lieu de 415, se trouvait liquidé en totalité, +au moyen de l'accroissement extraordinaire des produits. Nous venons +de dire que l'exercice courant, celui de l'an <span class="smcap">X</span>, était en parfait +équilibre.</p> + +<span class="sidenote">Budget de la France avant et après la Révolution.</span> + +<p>En résumé, une dette en rentes perpétuelles de 50 millions, +parfaitement régularisée, réunie sous un seul titre, pourvue d'une +dotation suffisante en biens nationaux; une dette en rentes viagères +de 20 millions, des pensions civiles pour 20; 210 millions <span class="pagenum"><a id="page522" name="page522"></a>(p. 522)</span> +affectés à la guerre, 105 à la marine, composaient, avec les autres +dépenses moins considérables, un budget de 500 millions, sans les +centimes additionnels et les frais de perception, de 625 avec ces +centimes et ces frais: budget couvert par des revenus qui augmentaient +à vue d'œil, sans compter le rétablissement des contributions +indirectes, restant comme ressource pour les besoins nouveaux, qui +pourraient plus tard se produire. Ainsi, après dix ans de guerre, de +conquêtes superbes, on revenait à 500 millions, budget de 1789, avec +cette différence que la dette se trouvait dans une faible proportion à +l'égard du revenu, et que ce chiffre de 500 millions, porté à 625 par +les centimes additionnels et les frais de perception, représentait +toutes les charges du pays; tandis que les 500 millions du budget de +Louis XVI laissaient en dehors, non-seulement les frais de perception, +mais les revenus du clergé, les droits féodaux, les corvées, +c'est-à-dire pour plusieurs centaines de millions de charges. Si, en +1802, la France payait 625 millions également répartis, la France, en +1789, payait 11 ou 12 cents millions mal répartis, avec un territoire +moindre d'un quart. La Révolution, sans compter le bienfait d'une +réforme sociale complète, avait donc produite, au moins sous le +rapport matériel, autre chose que des calamités. Il n'y avait dans +toute cette prospérité financière qu'un souvenir regrettable: c'était +la banqueroute, résultant du papier-monnaie, mais nullement imputable +au gouvernement consulaire.</p> + +<p>Ces propositions ne furent plus accueillies, comme <span class="pagenum"><a id="page523" name="page523"></a>(p. 523)</span> celles de +l'an <span class="smcap">IX</span>, par une violente opposition. Elles satisfirent les deux +assemblées législatives, et furent votées avec de simples +observations, sur la proportion des contributions directes et +indirectes, observations que le gouvernement aurait dictées lui-même, +si on ne les avait pas faites spontanément.</p> + +<p>Ce fut là le dernier acte de cette session de quarante-cinq jours +consacrée à de si grands objets.</p> + +<p>Le Tribunat et le Corps Législatif se séparèrent le 20 mai (30 +floréal), laissant la France dans un état dans lequel elle n'avait pas +été encore, et ne sera peut-être jamais.</p> + +<span class="sidedate">Juin 1802.</span> + +<span class="sidenote">Grand nombre de votes apportés dans les mairies, les +greffes des tribunaux, les offices des notaires, etc.</span> + +<p>En ce moment, la population se présentait avec empressement aux +mairies, aux greffes des tribunaux, chez les notaires, pour donner une +réponse affirmative à la question posée par le Conseil d'État. On +évaluait entre trois et quatre millions le nombre des votes qui +étaient ou qui allaient être donnés. C'est peu en apparence sur une +population de 36 millions d'âmes; c'est beaucoup, c'est plus qu'on ne +demande, et qu'on n'obtient dans la plupart des constitutions connues, +où trois, quatre, cinq cent mille suffrages, au plus, expriment les +volontés nationales. En effet, sur 36 millions d'individus, il y en a +la moitié à écarter comme appartenant à un sexe qui n'a pas de droits +politiques. Sur les 18 millions restants, il y a les vieillards, les +enfants, qui réduisent à 12 millions au plus la population mâle et +valide d'un pays. C'est donc un nombre extraordinaire, si on songe aux +hommes travaillant de leurs mains, la plupart illettrés, sachant à +peine sous quel gouvernement <span class="pagenum"><a id="page524" name="page524"></a>(p. 524)</span> ils vivent, c'est un nombre +extraordinaire, que celui de quatre millions d'habitants sur douze, +amenés à se former une opinion, et surtout à l'exprimer.</p> + +<p>Il y avait, toutefois, quelques dissidents républicains ou royalistes, +qui venaient exprimer leur vœu négatif, et qui par leur présence +attestaient la liberté laissée à tout le monde. Mais c'était une +minorité imperceptible. Du reste, adhérents ou refusants se montraient +fort calmes, et produisaient par leur concours un mouvement à peine +sensible, tant la population était tranquille et satisfaite.</p> + +<span class="sidenote">Changements qu'on projette d'apporter à la Constitution.</span> + +<p>Il y avait cependant une sorte de fermentation d'esprit autour du +gouvernement, au sujet des changements qu'on ne pouvait manquer +d'apporter à la Constitution, à la suite de la prorogation du Consulat +à vie. On répandait à cette occasion mille bruits divers, ayant pour +origine les vœux de chaque parti.</p> + +<p>Les frères du général Bonaparte, Lucien en particulier, n'avaient pas +entièrement renoncé à la monarchie héréditaire, qui leur donnait tout +de suite rang de princes, et les mettait hors de pair avec les autres +grands fonctionnaires de l'État. M. Rœderer, l'ami et le confident +de Lucien, était, de tous les personnages se mêlant d'avoir un avis, +le plus avancé dans les opinions monarchiques, bien plus du reste par +son inclination naturelle, que par aucune suggestion intéressée. Il +était conseiller d'État, chargé de l'instruction publique sous les +ordres du ministre de l'intérieur Chaptal, et il usait de cette +position pour adresser aux préfets des circulaires, qui, parfaitement +étrangères à l'objet dont il était chargé, avaient trait <span class="pagenum"><a id="page525" name="page525"></a>(p. 525)</span> +directement aux questions dont s'occupaient alors le gouvernement et +le public. Ces circulaires, dans lesquelles on adressait aux préfets +certaines questions, en indiquant la réponse, et en l'indiquant dans +un sens tout monarchique, ces circulaires n'émanant pas du ministre +lui-même, mais partant cependant d'une autorité fort élevée, +semblaient révéler un projet occulte, remontant peut-être très-haut. +Elles agitaient les esprits dans les provinces, et donnaient lieu à +mille rumeurs.</p> + +<p>M. Rœderer et ceux qui partageaient ses idées, auraient voulu qu'on +fît surgir des départements une sorte de vœu spontané, qui +autorisât plus de hardiesse qu'on ne venait d'en montrer récemment. +Ils ne manquaient pas d'adresser de vives instances au Premier Consul, +pour qu'il tranchât plus hardiment les questions soulevées. Mais le +Premier Consul était fixé. Il croyait, avec tous les amis sages du +gouvernement, que c'était assez, du moins cette fois, que d'établir le +Consulat à vie; que c'était la monarchie elle-même, surtout si on y +ajoutait la faculté de désigner son successeur. Un mouvement d'opinion +assez sensible parmi les hommes qui entouraient le pouvoir, même parmi +les plus dévoués, avait averti le Premier Consul qu'il n'en fallait +pas faire davantage. Il avait donc résolu de s'arrêter, et il +qualifiait de démarches indiscrètes, tout ce que faisaient et disaient +autour de lui des amis inhabiles, dont le zèle était loin de lui +déplaire, mais n'était pas assez généralement partagé pour être +accueilli.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page526" name="page526"></a>(p. 526)</span> Il s'occupait de faire lui-même à la Constitution quelques +changements qui lui semblaient indispensables. Quoique médisant +volontiers de l'ouvrage de M. Sieyès, il songeait à en conserver le +fond, en y ajoutant seulement certaines commodités nouvelles pour le +gouvernement.</p> + +<span class="sidenote">Quelques esprits songent un moment à la monarchie +constitutionnelle, comme elle existe en Angleterre.</span> + +<p>Il se produisit une singulière disposition d'esprit chez quelques +hommes. Ils demandaient qu'on revînt à la monarchie, puisque ainsi le +voulait la force des choses; mais qu'en retour on donnât à la France +les libertés qui, dans la monarchie, sont compatibles avec la royauté, +c'est-à-dire qu'on lui donnât purement et simplement la monarchie +anglaise, avec une royauté héréditaire et deux chambres indépendantes. +M. Camille Jordan avait publié sur ce sujet un écrit, fort remarqué du +petit nombre de personnes qui se mêlaient encore de questions +politiques; car la masse n'avait pas d'autre avis que celui de laisser +le Premier Consul faire comme il voudrait. Ainsi cette idée de la +monarchie représentative, qui, dès le début de la Révolution, s'était +présentée à MM. Lally-Tollendal et Mounier, comme la forme nécessaire +de notre gouvernement, et qui, cinquante ans plus tard, devait en +devenir la forme dernière, cette idée apparaissait encore une fois à +quelques esprits, comme un de ces monts élevés et lointains, que, dans +une longue route, on aperçoit plus d'une fois avant de les atteindre.</p> + +<p>Les royalistes sincères, qui désiraient la monarchie, même sans les +Bourbons, si les Bourbons <span class="pagenum"><a id="page527" name="page527"></a>(p. 527)</span> étaient reconnus impossibles, et +avec le général Bonaparte si elle n'était possible qu'avec lui, +étaient fort de cet avis; et les royalistes gens de parti en étaient +aussi, mais ces derniers par des motifs différents. Ils espéraient +qu'avec des élections et une presse libre, tout serait bientôt remis +en confusion, ainsi qu'il était arrivé sous le Directoire, et que de +ce renouvellement du chaos, surgirait enfin la monarchie légitime des +Bourbons, comme terme nécessaire des maux de la France.</p> + +<span class="sidenote">Le Premier Consul repousse l'idée de la monarchie +anglaise.</span> + +<p>Le Premier Consul n'avait garde d'adhérer à un tel projet, quoique ce +projet contînt la royauté pour lui-même. Ce n'était pas seulement par +aversion pour les résistances que lui aurait opposées une pareille +forme de gouvernement, c'était par la conviction sincère de +l'impossibilité d'un tel établissement, dans l'état présent des +choses.</p> + +<p>Ceux qui ne veulent voir en lui qu'un homme de guerre, tout au plus un +administrateur, point un homme d'État, s'imaginent qu'il n'avait +aucune idée de la Constitution anglaise. C'est une complète erreur. +Voyant dans l'Angleterre la seule ennemie redoutable que la France eût +en Europe, il tenait sur elle les yeux constamment fixés, et il avait +pénétré les plus secrets ressorts de sa Constitution. Dans ses +entretiens fréquents sur les matières de gouvernement, il en +raisonnait avec une sagacité rare. Une chose lui déplaisait fort dans +la Constitution britannique, et il en exprimait son sentiment avec +cette vivacité de langage qui lui était propre: c'était de voir les +grandes affaires d'État, celles qui exigent pour <span class="pagenum"><a id="page528" name="page528"></a>(p. 528)</span> réussir, de +longues méditations, une grande suite dans les vues, un secret profond +dans l'exécution, livrées à la publicité, et aux hasards de l'intrigue +ou de l'éloquence.—Que MM. Fox, Pitt ou Addington, disait-il, soient +plus adroits l'un que l'autre dans la conduite d'une intrigue +parlementaire, ou plus éloquents dans une séance du Parlement, et nous +aurons la guerre au lieu de la paix; le monde sera de nouveau en feu; +la France détruira l'Angleterre, ou sera détruite par elle! Livrer, +s'écriait-il avec colère, livrer le sort du monde à de tels +ressorts!—Ce grand esprit, exclusivement préoccupé des conditions +d'une bonne exécution dans les affaires de l'État, oubliait que, si on +ne veut pas soumettre ces affaires aux influences parlementaires, +lesquelles ne sont, après tout, que les influences nationales +représentées par des hommes passionnés, faillibles sans doute, comme +ils le sont tous, elles retombent sous des influences bien autrement +fâcheuses, sous celle de madame de Maintenon dans un siècle dévot, de +madame de Pompadour dans un siècle dissolu, et même, si on a la bonne +fortune très-passagère de posséder un grand homme, comme Frédéric ou +Napoléon, sous l'influence de l'ambition, épuisant jusqu'au bout la +chance des batailles.</p> + +<p>Cette erreur à part, erreur bien naturelle chez le général Bonaparte, +il était frappé, et il en convenait, de cette liberté sans orages, +dont la Constitution britannique fait jouir l'Angleterre. Seulement il +paraissait douter qu'elle pût convenir au caractère français, si +prompt et si vif. À cet égard il laissait voir la plus complète +<span class="pagenum"><a id="page529" name="page529"></a>(p. 529)</span> incertitude. Mais il la regardait comme parfaitement +impossible en France dans les circonstances présentes.</p> + +<p>Le Premier Consul disait qu'une telle Constitution exigeait d'abord +une forte dose d'hérédité; qu'il y fallait un roi et des pairs +héréditaires; qu'en France les idées n'étaient pas tournées de ce +côté; qu'on était prêt à le prendre, lui général Bonaparte, pour +dictateur, mais qu'on n'en voudrait pas pour monarque héréditaire (ce +qui était vrai dans le moment); qu'il en était de même pour le Sénat, +auquel personne ne voudrait accorder l'hérédité, tout en lui accordant +un pouvoir constituant extraordinaire; que le besoin de stabilité +était senti jusqu'à faire concéder à tout le monde des pouvoirs fort +étendus, mais viagers; que telle était actuellement la disposition des +esprits; qu'il n'avait donc pas sous la main les éléments de la +royauté à l'anglaise, car il n'avait ni roi ni pairs; que les +sénateurs à vie de M. Sieyès, aristocrates d'hier, la plupart sans +fortune, vivant d'appointements, seraient ridicules, si on essayait de +les convertir en lords d'Angleterre; que, si, à leur défaut, on +voulait prendre les grands propriétaires, on se mettrait sur les bras +les plus redoutables ennemis, car ils étaient royalistes au fond du +cœur, plus amis des Anglais et des Autrichiens que des Français; +qu'il n'avait pas de quoi faire une chambre haute; qu'en prenant les +parleurs du Tribunat et les muets du Corps Législatif, il aurait bien, +à la rigueur, de quoi faire une chambre basse, mais que pour rendre +sérieuse cette <span class="pagenum"><a id="page530" name="page530"></a>(p. 530)</span> imitation de l'Angleterre, il faudrait la +tribune, la presse, des élections libres, et qu'on s'exposerait ainsi +à recommencer les quatre années du Directoire, dont il avait été +témoin, et qui ne sortiraient pas de sa mémoire; qu'on avait vu se +former alors dans les colléges électoraux une majorité, qui, sous +prétexte d'écarter les hommes souillés de sang, ne voulait élire que +des royalistes plus ou moins avoués; qu'on avait vu en même temps cent +journaux, tout pleins des fureurs du royalisme, pousser dans le même +sens, et que, sans le 18 fructidor, sans la force prêtée au Directoire +par l'armée d'Italie, on aurait assisté au triomphe de cette contre +révolution déguisée; que bientôt, par un contre-coup inévitable, à ces +élections royalistes avaient succédé des élections terroristes, dont +tous les honnêtes gens avaient été effrayés, et avaient demandé +l'annulation; que, si on ouvrait de nouveau la carrière aux esprits, +on irait, de convulsions en convulsions, au triomphe des Bourbons et +de l'étranger; qu'il fallait en finir, arrêter ce torrent, et terminer +la Révolution, en maintenant au pouvoir les hommes qui l'avaient +faite, et en consacrant dans nos lois ses principes justes et +nécessaires.</p> + +<p>À cette occasion, le Premier Consul répétait sa thèse favorite, +consistant à dire que, pour sauver la Révolution, il fallait d'abord +sauver ses propres auteurs, en les maintenant à la tête des affaires; +et que sans lui ils seraient déjà tous disparus, par l'ingratitude de +la génération présente.—Voyez, s'écriait-il, ce que sont devenus +Rewbell, Barras, La Réveillère! <span class="pagenum"><a id="page531" name="page531"></a>(p. 531)</span> où sont-ils? qui pense à eux? +il n'y a de sauvés que ceux que j'ai pris par la main, mis au pouvoir, +soutenus, malgré le mouvement qui nous entraîne. Voyez M. Fouché, +combien j'ai de peine à le défendre! M. de Talleyrand crie contre M. +Fouché; mais les Malouet, les Talon, les Calonne, qui m'offrent leurs +plans et leur concours, auraient bientôt écarté M. de Talleyrand +lui-même, si je voulais m'y prêter. On ménage un peu plus les +militaires, parce qu'on les craint, et parce qu'il n'est pas facile de +prendre à la tête des armées la place des généraux Lannes et Masséna. +Mais si on les ménage aujourd'hui, les ménagera-t-on long-temps? +Moi-même, sais-je ce qu'on voudrait faire de moi? Ne m'a-t-on pas +proposé de me nommer connétable de Louis XVIII? Sans doute l'esprit de +la Révolution est immortel, il survivrait aux hommes. La Révolution +finirait par triompher, mais par la main de messieurs de la société du +Manége! et ce seraient toujours des réactions, des déchirements, et, +pour fin dernière, la contre-révolution!—</p> + +<p>Maintenant, ajoutait le Premier Consul, il faut faire un gouvernement +avec les hommes de la Révolution d'abord, avec ceux qui ont de +l'expérience, des services, et point de sang sur leurs habits, à moins +que ce ne soit le sang des Russes et des Autrichiens; puis leur +adjoindre un petit nombre d'hommes surgis nouvellement, et jugés +capables, ou d'hommes d'autrefois, tirés de Versailles si l'on veut, +pourvu qu'ils soient capables aussi, et qu'ils viennent en adhérents +soumis, non en protecteurs dédaigneux. <span class="pagenum"><a id="page532" name="page532"></a>(p. 532)</span> Pour atteindre ce but, +la Constitution de M. Sieyès est bonne, sauf quelques modifications. +Il faut, en outre, consacrer le grand principe de la Révolution +française, qui est l'égalité civile, c'est-à-dire, la justice +distributive en toutes choses, législation, tribunaux, administration, +impôt, service militaire, distribution des emplois, etc. Aujourd'hui +tout département est l'égal d'un autre département; tout Français est +l'égal d'un autre Français; tout citoyen obéit à la même loi, +comparaît devant le même juge, subit le même châtiment, reçoit la même +récompense, paie le même impôt, fournit le même service militaire, +arrive aux mêmes grades, quelle que soit sa naissance, sa religion ou +son lieu d'origine. Voilà le grand résultat social de la Révolution, +pour lequel il valait la peine de souffrir ce qu'on a souffert, et +qu'il faut maintenir invariablement. Après ce résultat, il en est un +autre à maintenir avec une égale vigueur, c'est la grandeur de la +France. Les cris de la presse, les éclats de la tribune, tout cela ne +nous va plus, tout cela nous ira peut-être dans d'autres temps. +Maintenant il nous faut de l'ordre, du repos, de la prospérité, des +affaires bien conduites, et la conservation de notre grandeur +extérieure. Pour conserver cette grandeur, la lutte n'est pas finie, +elle recommencera; et pour la soutenir nous aurons besoin de beaucoup +de force et d'unité dans le gouvernement!—</p> + +<p>Telle est la substance des entretiens continuels du Premier Consul, +avec ceux qu'il avait admis à lui donner leurs idées, et avec lesquels +il prépara le remaniement de la Constitution consulaire.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page533" name="page533"></a>(p. 533)</span> On peut y reconnaître sa manière habituelle de penser. Sans +nier l'avenir, ne s'inquiétant que du présent, il voyait le bien +actuel de la France dans la réunion de tous les partis, dans le +maintien et l'achèvement de la réforme sociale accomplie par la +Révolution; enfin, dans le développement de la puissance acquise par +nos armes. Quant à la liberté, il l'écartait comme un retour à tous +les troubles, comme un obstacle à tout ce qu'il voulait faire de bon, +et lui laissait dans sa pensée la place d'un problème difficile, +obscur, dont la solution ne le concernait pas lui-même, car douze +années d'agitation en avaient fait passer le besoin et le désir pour +long-temps. M. Sieyès, avec sa constitution aristocratique, empruntée +aux républiques du moyen âge à leur déclin, avec son Sénat revêtu du +pouvoir électoral, avec ses listes de notabilité, espèce de livre d'or +immuable, avait trouvé la constitution qui convenait le mieux à cette +situation.</p> + +<span class="sidenote">Idées auxquelles s'arrête le Premier Consul, relativement à +la Constitution, et aux changements qu'il convient d'y apporter.</span> + +<p>Le Premier Consul n'avait garde de toucher au Sénat: il voulait, au +contraire, le rendre plus puissant; mais il projeta un premier +changement, qui, en apparence, fut une concession à l'influence +populaire.</p> + +<p>Les listes de notabilité, qui contenaient les cinq cent mille +individus parmi lesquels on devait choisir les conseils +d'arrondissement et de département, le Corps Législatif, le Tribunat, +le Sénat lui-même, auxquelles on ne touchait jamais que pour y +remplacer les morts ou en retrancher les indignes, tels que les +faillis par exemple, les listes de notabilité paraissaient trop +illusoires, et laissaient le gouvernement, <span class="pagenum"><a id="page534" name="page534"></a>(p. 534)</span> comme on dirait +aujourd'hui, sans lien avec le pays. Elles étaient d'ailleurs +très-difficiles à composer, car les citoyens ne mettaient aucun +intérêt à se mêler d'une œuvre aussi insignifiante.</p> + +<p>Le Premier Consul pensa que l'augmentation d'autorité qui lui était +destinée, et quelques autres modifications favorables au pouvoir qui +allaient être apportées à la Constitution, devaient être payées d'une +concession populaire, au moins apparente. Il résolut de rétablir les +colléges électoraux.</p> + +<span class="sidenote">Suppression des listes de notabilité.</span> + +<p>En conséquence, on imagina diverses espèces de colléges. D'abord on +créa des assemblées de canton, composées de tous les habitants du +canton qui avaient l'âge et la qualité de citoyen, chargées d'élire +deux colléges électoraux, l'un d'arrondissement, l'autre de +département. Le collége d'arrondissement devait être formé en raison +de la population, et se composer d'un individu sur cinq cents. Le +collége de département devait être formé de même, à raison d'un sur +mille. Mais les choix pour celui-ci ne pouvaient pas aller au delà des +six cents plus imposés.</p> + +<span class="sidenote">Établissement de collége électoraux à vie.</span> + +<p>Les deux colléges électoraux d'arrondissement et de département +devaient être élus à vie par les assemblées de canton, qui, une fois +cette nomination générale faite, n'avaient plus qu'à remplacer les +morts ou les indignes.</p> + +<p>Le gouvernement nommait les présidents de toutes ces assemblées, tant +assemblées de canton que colléges électoraux. Il pouvait dissoudre un +collége électoral. Alors les assemblées de canton étaient convoquées +pour composer de nouveau le collége dissous.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page535" name="page535"></a>(p. 535)</span> + +<span class="sidedate">Juillet 1802.</span> + +<span class="sidenote">Les colléges électoraux chargés de présenter des candidats +entre lesquels le Sénat doit choisir.</span> + +<p>Les assemblées de canton et les deux colléges électoraux +d'arrondissement et de département présentaient des candidats aux +Consuls, pour la composition des justices de paix, des autorités +municipales et départementales. Les colléges d'arrondissement +présentaient deux candidats pour les places vacantes au Tribunat; les +colléges de département, deux candidats pour les places vacantes au +Sénat. Chacun de ces deux colléges présentait deux candidats pour les +places vacantes au Corps Législatif, ce qui en faisait quatre. De +façon que le Tribunat avait pour origine le conseil d'arrondissement; +le Sénat avait pour origine le conseil de département; le Corps +Législatif, l'un et l'autre.</p> + +<p>C'était toujours le Sénat qui était chargé de choisir, entre les +candidats présentés, les membres du Tribunat, du Corps Législatif et +du Sénat lui-même.</p> + +<p>On voit en quoi consistait le changement apporté à la Constitution. Au +lieu de ces listes de notabilité, complétées ou modifiées de temps en +temps par l'universalité des citoyens, des colléges électoraux à vie, +nommés par cette même universalité, désignaient des candidats, entre +lesquels choisissait le Sénat, corps générateur de tous les autres. Le +changement n'était pas grand, car ces colléges électoraux à vie, +modifiés quelquefois, quand il y avait des morts ou des indignes à +remplacer, étaient à peu près aussi immuables que les listes de +notabilité, mais ils s'assemblaient dans certaines occasions pour +élire des candidats. Sous ce rapport les citoyens recouvraient +quelque part à la composition des assemblées délibérantes. <span class="pagenum"><a id="page536" name="page536"></a>(p. 536)</span> +Il y avait peu, du reste, à craindre avec une telle composition le +tumulte électoral.</p> + +<p>Le Corps Législatif et le Tribunat devaient être divisés en cinq +séries, sortant l'une après l'autre, chaque année. Le Sénat remplaçait +la série sortante, en prenant les nouveaux élus parmi les candidats +présentés. Les colléges à vie remplaçaient ensuite les candidats que +l'élection du cinquième avait absorbés.</p> + +<p>Après cette concession, qui paraissait si exorbitante alors, que tous +les collaborateurs du Premier Consul allaient disant qu'il fallait un +pouvoir bien fort, bien sûr de lui-même, pour faire une aussi large +part à l'influence populaire, on s'occupa de compléter les +attributions du Sénat, conformément aux indications tirées des +derniers événements.</p> + +<span class="sidenote">Nouvelles attributions données au Sénat.</span> + +<p>Le Sénat dut conserver d'abord le pouvoir d'élire tous les corps de +l'État. On voulut lui conférer, en outre, un pouvoir constituant plus +complet. Déjà on lui avait fait exercer ce pouvoir, en lui donnant à +interpréter l'article 38 de la Constitution, en l'appelant à prononcer +le rappel des émigrés, en lui demandant une prolongation d'autorité +pour le Premier Consul. Il était commode d'avoir à côté de soi un +pouvoir constituant, toujours prêt à créer ce dont on aurait besoin.</p> + +<span class="sidenote">Pouvoir constituant.</span> + +<p>Il fut donc établi que le Sénat, par des sénatus-consultes, dits +organiques, aurait la faculté d'interpréter la Constitution, de la +compléter, de faire en un mot tout ce qui serait nécessaire à sa +marche.</p> + +<span class="sidenote">Pouvoir de suspendre la Constitution, de dissoudre le Corps +Législatif, de cesser les décisions des tribunaux.</span> + +<p>Il fut arrêté encore, que, par des sénatus-consultes <span class="pagenum"><a id="page537" name="page537"></a>(p. 537)</span> +simples, le Sénat pourrait prononcer la suspension de la Constitution +ou du jury dans certains départements, statuer dans quel cas un +individu, détenu extraordinairement, serait renvoyé à ses juges +naturels, ou maintenu en état de détention. On délégua enfin à ce +corps deux attributions extraordinaires, l'une appartenant à la +royauté dans la monarchie, l'autre n'appartenant à aucun pouvoir dans +un État régulier; la première était la faculté de dissoudre le Corps +Législatif et le Tribunat; la seconde, celle de casser les jugements +des tribunaux, lorsqu'ils seraient attentatoires à la sûreté de +l'État.</p> + +<p>Cette dernière attribution serait inconcevable, si les circonstances +du temps ne l'avaient expliquée. Certains tribunaux venaient, en +effet, de rendre des jugements, en matière de biens nationaux, qui +pouvaient pousser au désespoir la classe nombreuse et puissante des +acquéreurs.</p> + +<span class="sidenote">Augmentation du nombre des sénateurs.</span> + +<p>Il fut décidé ensuite que le Sénat, qui devait en dix ans être porté +de soixante membres à quatre-vingts, au moyen de deux nominations par +an, serait immédiatement porté à quatre-vingts. C'étaient quatorze +nominations à faire sur-le-champ. Le Premier Consul reçut, en outre, +le pouvoir de nommer directement des sénateurs jusqu'au nombre de +quarante, ce qui faisait cent vingt pour le nombre total du corps. On +affranchissait ainsi le gouvernement de nouveaux désagréments, tels +que ceux qu'il avait essuyés au commencement de la session de l'an <span class="smcap">X</span>.</p> + +<span class="sidenote">Modifications à l'organisation du Conseil d'État et du +Tribunat.</span> + +<p>Le Tribunat et le Conseil d'État furent également <span class="pagenum"><a id="page538" name="page538"></a>(p. 538)</span> modifiés +dans leur organisation. Tandis que le Conseil d'État put être porté à +cinquante membres, le Tribunat dut être réduit à cinquante, par voie +d'extinction successive, et divisé en sections, répondant aux sections +du Conseil d'État. Il devait faire un premier examen en section, et à +huis-clos, des projets de lois, qui lui seraient soumis ensuite en +assemblée générale. Il devait toujours les discuter par l'organe de +trois orateurs devant le Corps Législatif muet, contradictoirement +avec trois conseillers d'État, ou d'accord avec eux, suivant que le +projet aurait été rejeté ou adopté.</p> + +<p>Ce n'était plus dès lors qu'un second Conseil d'État, chargé de +critiquer à huis-clos, et par conséquent sans énergie, ce qu'avait +fait le premier.</p> + +<span class="sidenote">Création d'un Conseil privé.</span> + +<p>Enfin la prérogative de voter les traités fut enlevée au Corps +Législatif et au Tribunat. Le Premier Consul se souvenait de ce qui +était arrivé au traité avec la Russie, et ne voulait pas être exposé à +une scène du même genre. Il imagina un Conseil privé, composé des +Consuls, des ministres, de deux sénateurs, de deux conseillers d'État, +de deux membres de la Légion-d'Honneur, ayant la qualité de +grands-officiers, les uns et les autres désignés par le Premier Consul +pour chaque occasion importante. Ce Conseil privé devait être seul +consulté sur la ratification des traités. Il était chargé aussi de +rédiger les sénatus-consultes organiques.</p> + +<p>La création d'un Conseil privé était un tort fait au Conseil d'État, +et ce dernier y parut sensible. Le Premier Consul lui retirait, par +cette institution, <span class="pagenum"><a id="page539" name="page539"></a>(p. 539)</span> la connaissance des traités qu'il avait +eue jusque-là, commençant à croire que c'était trop de trente à +quarante individus, pour des communications de ce genre.</p> + +<span class="sidenote">Pouvoir de désigner son successeur, accordé au Premier +Consul.</span> + +<p>Restait à organiser le pouvoir exécutif sur la nouvelle base du +Consulat à vie. Le Premier Consul voulut que le pouvoir, qui lui était +déféré à vie, le fût aussi pour la même durée de temps à ses +collègues. Vous avez assez fait pour moi, dit-il au consul Cambacérès, +pour que j'assure votre position.—Le principe de la durée à vie fut +donc posé pour les trois Consuls, aussi bien dans le présent que dans +l'avenir. Restait la grande question de la désignation du successeur +du Premier Consul, par laquelle il fallait suppléer à l'hérédité. Le +général Bonaparte avait d'abord refusé la faculté qu'on voulait lui +conférer de désigner lui-même son successeur. Il se rendit enfin, et +on arrêta qu'il pourrait le désigner de son vivant. Dans ce cas, il +devait le présenter au Sénat avec un grand appareil. Le successeur +désigné prêtait serment à la République dans le sein du Sénat, en +présence des Consuls, des ministres, du Corps Législatif, du Tribunat, +du Conseil d'État, du tribunal de cassation, des archevêques et +évêques, des présidents des colléges électoraux, des grands-officiers +de la Légion-d'Honneur, et des maires des vingt-quatre grandes villes +de la République. Après cette solennité, il était adopté par le Consul +vivant et par la nation. Il prenait rang au Sénat avec les Consuls, +immédiatement après le troisième.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page540" name="page540"></a>(p. 540)</span> Toutefois, si pour s'épargner des chagrins de famille, le +Premier Consul ne désignait pas son successeur de son vivant, et ne +voulait le nommer que dans son testament, alors il devait, avant sa +mort, remettre ce testament, revêtu de son sceau, aux autres Consuls, +en présence des ministres, et des présidents du Conseil d'État. Ce +testament devait rester déposé aux archives de la République. Mais +dans ce cas il fallait que le Sénat ratifiât la volonté testamentaire, +qui ne s'était pas produite du vivant du Consul testateur.</p> + +<p>Lorsque le Premier Consul n'avait pas fait d'adoption pendant sa vie, +lorsqu'il n'avait pas laissé de testament, ou que son testament +n'avait pas été ratifié, alors les second et troisième Consuls étaient +chargés de désigner le successeur. Ils le proposaient au Sénat, qui +était chargé de l'élire.</p> + +<p>Telles furent les formes employées pour garantir la transmission du +pouvoir. C'était l'adoption au lieu de l'hérédité, mais rien +n'empêchait que ce fût aussi l'hérédité, car le chef de l'État était +libre de choisir son fils, s'il en avait un. Seulement, il pouvait +préférer entre ses héritiers celui qui lui paraîtrait le plus digne.</p> + +<p>Les Consuls étaient de droit membres du Sénat; ils devaient le +présider.</p> + +<p>Une grande prérogative fut ajoutée au pouvoir du Premier Consul. Il +reçut le droit de faire grâce. C'était assimiler, autant que possible, +son autorité à celle de la royauté.</p> + +<p>À l'avénement du nouveau Premier Consul, une <span class="pagenum"><a id="page541" name="page541"></a>(p. 541)</span> loi devait +fixer son traitement, ou, pour mieux dire, sa liste civile. Cette +fois, une somme de six millions pour le Premier Consul, de douze cent +mille francs pour ses deux collègues, dut être inscrite au budget.</p> + +<span class="sidenote">Quelques dispositions nouvelles relatives aux tribunaux.</span> + +<p>À toutes ces dispositions furent ajoutés quelques arrangements +nouveaux, relativement à la discipline des tribunaux. L'administration +se comportait mieux que la justice, parce que dépendant d'un maître +impartial et ferme, révocable à chaque instant par lui, elle marchait +exactement suivant son esprit. Mais la justice usait de son +indépendance, comme on usait alors de toute liberté accordée, pour se +livrer aux passions du temps. En certains lieux, elle persécutait les +acquéreurs de biens nationaux; en d'autres, elle les favorisait +injustement. Mais nulle part elle ne montrait cette discipline qu'on +lui a vue depuis, et qui donne à un grand corps de magistrature un +aspect digne, quoique soumis. À la disposition qui venait de déférer +dans certains cas les jugements des tribunaux au Sénat, disposition +tout extraordinaire, et heureusement passagère, on ajouta une +disposition disciplinaire. Les tribunaux de première instance furent +placés sous la discipline des tribunaux d'appel, et les tribunaux +d'appel sous celle du tribunal de cassation. Un juge qui avait manqué +à ses devoirs pouvait être appelé devant le tribunal supérieur, +réprimandé ou suspendu. À la tête de toute la magistrature dut être +placé un <span class="smcap">GRAND-JUGE</span>, ayant la faculté de présider les tribunaux s'il +le voulait, chargé de les surveiller, et de les administrer. Il était +ainsi <span class="pagenum"><a id="page542" name="page542"></a>(p. 542)</span> ministre de la justice en même temps que magistrat.</p> + +<p>Telles furent les modifications apportées à la Constitution +consulaire, les unes imaginées par le Premier Consul, les autres +proposées par ses conseillers. Elles furent réunies dans un projet de +sénatus-consulte organique, qui devait être présenté au Sénat et +adopté par ce corps.</p> + +<p>Elles consistaient, comme on vient de le voir, à substituer aux listes +de notabilité, vaste candidature inerte et illusoire, des colléges +électoraux à vie, s'assemblant quelquefois pour présenter des +candidats au choix du Sénat; à donner au Sénat, déjà chargé des +fonctions électorales, et du soin de veiller à la Constitution, le +pouvoir de modifier cette Constitution, de la compléter, de lever tout +obstacle à sa marche, le pouvoir enfin de dissoudre le Tribunat et le +Corps Législatif; à conférer au général Bonaparte le Consulat à vie, +avec faculté de désigner son successeur; à lui donner, en outre, la +plus belle des prérogatives de la royauté, le droit de faire grâce; à +ôter au Tribunat la puissance du nombre, et presque celle de la +publicité, à en faire ainsi un second Conseil d'État, chargé de +critiquer les œuvres du premier; à reporter du Corps Législatif et +du Conseil d'État vers un Conseil privé, certaines grandes affaires de +gouvernement, telles par exemple que l'approbation des traités, enfin +à établir entre les tribunaux une hiérarchie et une discipline.</p> + +<p>C'était toujours la constitution aristocratique de <span class="pagenum"><a id="page543" name="page543"></a>(p. 543)</span> M. +Sieyès, apte à tourner à l'aristocratie ou au despotisme, suivant la +main qui la dirigerait; tournant en ce moment au pouvoir absolu sous +la main du général Bonaparte, mais pouvant tourner, après sa mort, à +une franche aristocratie, si, avant de mourir, il ne précipitait pas +le tout dans un abîme.</p> + +<p>En attribuant, pour sa propre commodité, de si hautes attributions au +Sénat, le Premier Consul s'était assuré, pendant sa vie, un instrument +dévoué, par la main duquel il pourrait tout ce qu'il voudrait; mais, +après sa mort, l'instrument, devenu indépendant, serait tout-puissant +à son tour. Sous un successeur moins grand, moins glorieux, avec des +esprits éveillés à la suite d'un long repos, un spectacle entièrement +nouveau devait s'offrir. L'aristocratie départementale, dont se +composaient les colléges électoraux à vie, l'aristocratie nationale +dont se composait le Sénat, l'une présentant des candidats à l'autre, +pouvaient bien un jour par un concours de vues naturel, même +nécessaire, créer dans le Corps Législatif et le Tribunat une majorité +invincible pour le monarque qualifié de Premier Consul, et faire +renaître ainsi une sorte de liberté, liberté aristocratique, il est +vrai, mais qui n'est ordinairement ni la moins fière, ni la moins +conséquente, ni la moins durable de toutes. Du reste, la liberté est +toujours garantie quand le pouvoir est partagé et soumis à des +délibérations. Il ne peut, en effet, jamais y avoir sur les grands +intérêts d'un pays que deux opinions plausibles. Si le pouvoir a en +face de lui une autorité capable <span class="pagenum"><a id="page544" name="page544"></a>(p. 544)</span> de lui résister, celle-ci, +aristocratique ou autre, embrasse, par un irrésistible penchant à la +contradiction, l'opinion qu'il a repoussée. Elle tend à la paix en +présence d'un pouvoir tendant à la guerre; elle tend à la guerre en +présence d'un pouvoir tendant à la paix; elle adopte les vues +libérales en présence d'un pouvoir inclinant aux vues conservatrices. +En un mot, il y a contradiction, dès lors examen et liberté; car la +liberté consiste principalement à faire débattre franchement et +courageusement par les citoyens, n'importe de quelle origine, le pour +et le contre sur les affaires de l'État. Cette constitution de M. +Sieyès pouvait donc un jour revenir à son but primitif; mais, dans le +moment, elle n'était qu'un masque pour la dictature. Une constitution, +quelle qu'elle soit, donne toujours des résultats conformes à l'état +présent des esprits. Il y a des temps où contredire est la tendance +dominante, d'autres où le goût d'adhérer est général. On était alors +porté à l'adhésion: la forme du pouvoir était, au fond, assez +indifférente.</p> + +<span class="sidenote">Caractère du nouveau gouvernement après l'institution du +Consulat à vie.</span> + +<p>Il faut toutefois le reconnaître, cette république nominale avait une +rare grandeur: elle rappelait, sous quelque rapport, la République +romaine convertie en Empire. Ce Sénat avait la puissance du Sénat de +l'ancienne Rome, puissance qu'il livrait à l'Empereur quand celui-ci +était fort, qu'il reprenait pour en user lui-même, quand l'Empereur +était faible ou libéral. Ce Premier Consul avait bien le pouvoir des +Empereurs romains; il en avait l'hérédité, c'est-à-dire le choix +entre ses successeurs naturels <span class="pagenum"><a id="page545" name="page545"></a>(p. 545)</span> ou adoptifs. Ajoutons qu'il en +avait à peu près la puissance sur le monde.</p> + +<span class="sidenote">Le Sénat chargé de supputer les votes émis, et de proclamer +le résultat.</span> + +<p>La nouvelle Constitution remaniée était prête; les votes demandés à +tous les citoyens étaient émis. Le consul Cambacérès, toujours +conciliant, proposa au Premier Consul l'idée fort sage, de confier au +Sénat le soin de supputer les votes recueillis, d'en compter et d'en +proclamer le nombre. C'était, disait-il avec raison, une manière toute +naturelle de tirer ce grand corps d'une situation fausse, amenée par +une méprise. Le Sénat avait, effectivement, proposé une prorogation de +dix ans, et le Premier Consul avait pris le Consulat à vie. Depuis le +Sénat s'était tu, et n'avait fait, ni pu faire aucune démarche. Lui +donner le résultat à proclamer, c'était l'y associer, et le tirer de +l'état de gêne où il se trouvait.—Venez, dit M. Cambacérès au Premier +Consul, venez au secours de gens qui se sont trompés en voulant trop +vous deviner.—Le Premier Consul sourit d'une malice peu ordinaire à +son prudent collègue, et consentit avec empressement à la proposition +si sensée qui lui était faite. Les registres sur lesquels les votes +avaient été déposés furent envoyés au Sénat pour qu'il en fît la +supputation. 3,577,259 citoyens avaient donné leurs suffrages, et, sur +ce nombre, 3,568,885 avaient voté pour le Consulat à vie. Sur cette +énorme masse d'approbateurs, il y avait eu seulement huit mille et +quelques cents refusants: c'était une imperceptible minorité. Jamais +gouvernement n'a obtenu un tel assentiment, et ne l'a mérité au même +degré.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page546" name="page546"></a>(p. 546)</span> Ce résultat constaté, le Sénat rendit un sénatus-consulte en +trois articles. Le premier de ces articles était ainsi conçu: <i>Le +peuple français</i> <span class="smcap">NOMME</span>, et le <i>Sénat</i> <span class="smcap">proclame, Napoléon Bonaparte</span> +Premier Consul à vie.</p> + +<p>C'est à partir de cette époque que le prénom de <span class="smcap">Napoléon</span> a commencé de +figurer dans les actes publics, à côté du nom de famille du général +<span class="smcap">Bonaparte</span>, seul connu jusqu'alors dans le monde. Ce prénom si +éclatant, que la voix des nations a tant répété depuis, n'avait été +encore employé qu'une fois, c'est dans l'acte constitutif de la +République italienne. En approchant de la souveraineté, le prénom, se +détachant peu à peu du nom de famille, devait bientôt figurer seul +dans la langue universelle, et le général Bonaparte, appelé un moment +Napoléon Bonaparte, ne devait bientôt plus s'appeler que Napoléon, +conformément à la manière de désigner les rois.</p> + +<p>Le second article du sénatus-consulte portait qu'une statue de la +Paix, tenant dans une main le laurier de la victoire, et dans l'autre +le décret du Sénat, attesterait à la postérité la reconnaissance de la +nation.</p> + +<p>Enfin, le troisième article portait que le Sénat en corps irait +présenter au Premier Consul, avec ce sénatus-consulte, l'expression de +la <span class="smcap">CONFIANCE</span>, de l'<span class="smcap">AMOUR</span> et de l'<span class="smcap">ADMIRATION</span> du peuple français. Ces +trois expressions sont celles du décret lui-même.</p> + +<span class="sidenote">Le Sénat apporte aux Tuileries le sénatus-consulte, qui +proclame <span class="smcap">Napoléon Bonaparte</span> consul à vie.</span> + +<p>On choisit pour amener le Sénat aux Tuileries un jour de grande +réception diplomatique. C'était le <span class="pagenum"><a id="page547" name="page547"></a>(p. 547)</span> 3 août 1802 (15 thermidor) +au matin. Tous les ministres de l'Europe pacifiée étaient réunis dans +une vaste salle, où le Premier Consul avait coutume de les recevoir, +et de se faire présenter les étrangers de distinction. L'audience +était à peine commencée lorsqu'on annonça le Sénat. Ce corps rassemblé +tout entier fut introduit à l'instant même. Le président Barthélemy +portait la parole.</p> + +<p>«Le peuple français, dit-il au Premier Consul, le peuple français, +reconnaissant des immenses services que vous lui avez rendus, veut que +la première magistrature de l'État soit inamovible entre vos mains. En +s'emparant ainsi de votre vie tout entière, il n'a fait qu'exprimer la +pensée du Sénat, déposée dans le sénatus-consulte du 18 floréal. La +nation, par cet acte solennel de gratitude, vous donne la mission de +consolider nos institutions.» Après cet exorde, le président énumérait +brièvement les grandes actions du général Bonaparte dans la guerre et +dans la paix, prédisait les prospérités de l'avenir, sans les malheurs +que personne peut-être ne prévoyait alors, et lui répétait enfin ce +que proclamaient dans le moment toutes les bouches de la renommée. Le +président lut ensuite le texte du décret. Le Premier Consul, +s'inclinant devant le Sénat, répondit par ces nobles paroles:</p> + +<p>«La vie d'un citoyen est à sa patrie. Le peuple français veut que la +mienne tout entière lui soit consacrée..., j'obéis à sa volonté.</p> + +<span class="sidedate">Août 1802.</span> + +<p>»Par mes efforts, par votre concours, citoyens <span class="pagenum"><a id="page548" name="page548"></a>(p. 548)</span> sénateurs, +par le concours de toutes les autorités, par la confiance et la +volonté de cet immense peuple, la liberté, l'égalité, la prospérité de +la France seront à l'abri des caprices du sort et de l'incertitude de +l'avenir. Le meilleur des peuples sera le plus heureux, comme il est +le plus digne de l'être; et sa félicité contribuera à celle de +l'Europe entière.</p> + +<p>»Content alors d'avoir été appelé, par l'ordre de celui de qui tout +émane, à ramener sur la terre l'ordre, la justice, l'égalité, +j'entendrai sonner la dernière heure, sans regret et sans inquiétude +sur l'opinion des générations futures.»</p> + +<p>Après des remercîments affectueux au Sénat, le Premier Consul +reconduisit ce corps, et continua de recevoir les étrangers, que lui +amenaient les ministres d'Angleterre, de Russie, d'Autriche, de +Prusse, de Suède, de Bavière, de Hesse, de Wurtemberg, d'Espagne, de +Naples, d'Amérique, car l'univers entier était dans ce moment en paix +avec la France. Ce même jour on présentait au Premier Consul lord +Holland et lord Grey (ceux que la génération actuelle a connus), avec +une foule d'autres personnages de distinction.</p> + +<span class="sidenote">Le sénatus-consulte, contenant les modifications à la +Constitution, délibéré au Conseil d'État.</span> + +<p>Le lendemain, 4 août, les nouveaux articles modificatifs de la +Constitution furent soumis au Conseil d'État. Le Premier Consul +présidait cette séance solennelle; il lisait les articles l'un après +l'autre, et les motivait avec précision et vigueur. Il exprimait sur +chacun les idées que nous avons exposées ci-dessus. Il provoquait +lui-même les objections, et y répondait. Sur la désignation du +successeur, il y eut <span class="pagenum"><a id="page549" name="page549"></a>(p. 549)</span> une courte discussion, dans laquelle on +put apercevoir encore quelque trace de la résistance qu'il avait +opposée à cette disposition. MM. Petiet et Rœderer soutenaient que +la désignation du successeur, faite par testament, devait être aussi +obligatoire que si elle était faite par le moyen de l'adoption +solennelle, en présence des corps de l'État. Le Premier Consul ne +voulut pas que ce testament fût obligatoire pour le Sénat, par le +motif qu'un homme mort, quelque grand qu'il eût été, n'était plus +rien; que sa dernière volonté pouvait toujours être cassée, et qu'en +la soumettant à la ratification du Sénat, on ne faisait que +reconnaître une nécessité inévitable. À cette occasion, il prononça +sur l'hérédité quelques paroles singulières, qui prouvaient que, pour +l'instant, il n'y songeait plus. Il répéta en effet, avec de certains +développements, qu'elle était hors des mœurs et des opinions +régnantes. Sa nature ne le portait ni au mensonge ni à l'hypocrisie; +mais, placé, comme les hommes le sont toujours, sous l'influence du +moment présent, il repoussait l'hérédité, parce qu'il avait vu les +esprits peu disposés à l'adopter, et que, revêtu d'ailleurs d'un +pouvoir tout à fait monarchique, il se contentait de la réalité sans +le titre. À en juger par ses paroles, il avait franchement pris son +parti à cet égard.</p> + +<p>Il y eut ensuite des réclamations contre l'institution du Conseil +privé, dans l'intérêt du Conseil d'État, qui se trouvait un peu +diminué par cette institution. Ici le Premier Consul laissa voir un +certain embarras, envers un corps qu'il avait jusque-là traité +<span class="pagenum"><a id="page550" name="page550"></a>(p. 550)</span> avec une prédilection si marquée, et qu'il semblait +dépouiller d'une partie de son importance. Il dit que le Conseil privé +n'était institué que pour des cas fort rares, qui exigeaient un secret +rigoureux, impossible dans une réunion de quarante ou cinquante +personnes; que du reste le Conseil d'État conserverait toujours la +même importance, et la connaissance des grandes affaires.</p> + +<p>Après quelques modifications de détail, le sénatus-consulte fut porté +au Sénat, et après une sorte d'homologation converti en +Sénatus-Consulte organique. Le lendemain, 5 août (17 thermidor), il +fut publié avec les formes d'usage, et devint ainsi le complément de +la Constitution consulaire.</p> + +<p>La France ressentait une satisfaction profonde. La famille du Premier +Consul n'avait vu s'accomplir ni toutes ses craintes, ni tous ses +vœux; néanmoins elle partageait le contentement général. Madame +Bonaparte commençait à se rassurer, en voyant s'évanouir l'idée de la +royauté. Cette espèce d'hérédité, qui laissait au chef de l'État le +soin de se choisir un successeur, était tout ce qu'elle désirait, car +elle n'avait pas d'enfant du général Bonaparte, et possédait une fille +chérie, épouse de Louis Bonaparte, qui allait devenir mère. Elle +souhaitait et se flattait d'avoir un petit-fils. Elle croyait voir en +lui l'héritier du sceptre du monde. Son époux partageait ces vues. Les +frères de Napoléon (nous l'appellerons ainsi désormais), les frères de +Napoléon étaient moins satisfaits, du moins Lucien, dont rien ne +calmait la continuelle activité d'esprit. Mais on venait d'introduire +pour eux, dans les <span class="pagenum"><a id="page551" name="page551"></a>(p. 551)</span> articles organiques, une disposition +imaginée pour leur plaire. La loi de la Légion-d'Honneur avait statué +que le grand conseil de la Légion serait composé des trois Consuls, et +d'un représentant de chacun des grands corps de l'État. Le Conseil +d'État avait nommé pour cette charge Joseph Bonaparte; le Tribunat, +Lucien. Une disposition du sénatus-consulte portait que les membres du +grand conseil de la Légion-d'Honneur seraient de droit sénateurs. Les +deux frères de Napoléon étaient donc personnages principaux dans la +belle institution chargée de distribuer toutes les récompenses, et de +plus membres du Sénat, appelés naturellement à exercer dans ce corps +une grande influence. Joseph, modéré dans ses vœux, semblait ne +plus rien désirer. Lucien n'était satisfait qu'à moitié; il n'était +pas dans sa nature de l'être davantage. Le Premier Consul, en faisant +ses collègues Cambacérès et Lebrun consuls à vie, avait voulu avoir +autour de lui des collègues heureux de sa propre élévation. Il y avait +réussi. Un seul personnage du temps sortait assez maltraité de cette +crise, si favorable à la grandeur de tout le monde, c'était M. Fouché, +ministre de la police. Soit que son avis personnel à l'égard des +projets de la famille Bonaparte eût percé, soit que les efforts tentés +pour le desservir auprès du maître eussent réussi, ou, ce qui est plus +probable, que le Premier Consul voulût ajouter à tous ses actes +récents de clémence, et de conciliation, une mesure qui eût encore +plus que les autres le caractère de la confiance et de l'oubli, le +ministère de la police fut supprimé.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page552" name="page552"></a>(p. 552)</span> + +<span class="sidenote">Suppression du ministère de la police.</span> + +<p>Ce ministère, comme nous l'avons dit ailleurs, avait alors une +importance qu'il n'aura jamais dans un régime régulier, grâce au +pouvoir arbitraire dont le gouvernement était investi, grâce aux fonds +dont il disposait sans contrôle. Émigrés, rentrés ou rentrants, +Vendéens, républicains, prêtres non ralliés, il avait à surveiller +tous ces agents de trouble, et le faisait sans faiblesse. Aussi ce +ministère, quoique exercé avec tact, et beaucoup d'indulgence, par M. +Fouché, était-il devenu odieux aux partis qu'il contenait. Le Premier +Consul le supprima, et se contenta de faire de la police une simple +direction générale, attachée au ministère de la justice. Le conseiller +d'État Réal fut chargé de cette direction. L'administration de la +justice fut enlevée à M. Abrial, homme sage, appliqué à ses devoirs, +mais dont le travail lent et pénible était peu agréable au Premier +Consul. Elle fut donnée à M. Régnier, depuis duc de Massa, magistrat +instruit, disert, ayant inspiré de la confiance et du goût au chef qui +disposait de toutes les existences. M. Régnier reçut avec +l'administration de la justice le titre de Grand-Juge, titre +nouvellement créé par le sénatus-consulte organique. La nature de son +esprit le rendait peu propre à diriger M. Réal dans les difficiles +investigations de la police; aussi M. Réal, travaillant directement +avec le Premier Consul, devint-il à peu près indépendant du ministre +de la justice. Malheureusement, on perdait avec M. Fouché une +connaissance des hommes, et des relations avec les partis, que lui +seul possédait <span class="pagenum"><a id="page553" name="page553"></a>(p. 553)</span> au même degré. Ce sacrifice précipité aux +idées du jour était irréfléchi, et eut, comme on le verra bientôt, des +conséquences regrettables. Cependant on ne voulait pas que le ministre +Fouché parût disgracié. On lui réserva une place au Sénat, ainsi qu'à +M. Abrial. M. Fouché, dans l'acte qui le nommait sénateur, obtint une +mention flatteuse de ses services. Il fut même dit dans cet acte, que, +si les besoins du temps faisaient renaître l'institution aujourd'hui +supprimée, c'est M. Fouché qu'on irait chercher sur les bancs du +Sénat, pour faire un ministre de la police. On apporta encore quelques +autres changements au personnel du gouvernement. M. Rœderer, qui +s'entendait peu avec le ministre de l'intérieur, Chaptal, relativement +aux affaires de l'instruction publique dont il était chargé, céda +cette direction au savant Fourcroy, et reçut, comme MM. Fouché et +Abrial, le dédommagement d'un siége au Sénat. Le Premier Consul nomma +encore sénateur le respectable archevêque de Paris, M. de Belloy. En +agissant de la sorte, il n'entendait pas donner une influence au +clergé sur les affaires politiques; mais il voulait que les grands +intérêts sociaux fussent représentés au Sénat, l'intérêt de la +religion comme tous les autres.</p> + +<span class="sidenote">Le 15 août célébré comme jour anniversaire de la naissance +du Premier Consul.</span> + +<p>Le 15 août (27 thermidor) fut célébré pour la première fois comme jour +anniversaire de la naissance du Premier Consul. C'était l'introduction +progressive des usages monarchiques, qui font de la fête du souverain +une fête nationale. Le matin de ce jour, le Premier Consul reçut le +Sénat, le Tribunat, le Conseil d'État, le clergé, les autorités +civiles et militaires <span class="pagenum"><a id="page554" name="page554"></a>(p. 554)</span> de la capitale, le corps diplomatique, +venant le féliciter du bonheur public et de son bonheur privé. À midi, +un <i>Te Deum</i> fut chanté à l'église Notre-Dame, et dans toutes les +églises de la République. Le soir, des illuminations brillantes +représentèrent dans Paris, ici la figure de la Victoire, ailleurs +celle de la Paix, plus loin enfin, et sur l'une des tours de +Notre-Dame, le signe du Zodiaque, sous lequel était né l'auteur de +tous les biens dont la nation remerciait le ciel.</p> + +<span class="sidenote">Séance consulaire au Sénat.</span> + +<p>Quelques jours après, le 21 août (3 fructidor), le Premier Consul alla +en pompe prendre possession de la présidence du Sénat. Toutes les +troupes de la division bordaient la haie, depuis les Tuileries +jusqu'au palais du Luxembourg. La voiture du nouveau maître de la +France, escortée par un nombreux état-major et par la garde consulaire +à cheval, était traînée par huit chevaux magnifiques, comme autrefois +la voiture des rois. Personne ne partageait avec lui l'honneur de +l'occuper. Dans les voitures qui suivaient, venaient les second et +troisième Consuls, les ministres, les présidents du Conseil d'État. +Arrivé au palais du Luxembourg, le Premier Consul fut accueilli à son +entrée par une députation de dix sénateurs. Il reçut, assis sur un +fauteuil assez semblable à un trône, le serment de ses deux frères, +Lucien et Joseph, devenus sénateurs de droit, en leur qualité de +membres du grand conseil de la Légion-d'Honneur. Après cette +formalité, des conseillers d'État choisis pour cette fonction +présentèrent cinq projets de sénatus-consultes, relatifs, le premier +au <span class="pagenum"><a id="page555" name="page555"></a>(p. 555)</span> cérémonial des grandes autorités, le second au +renouvellement par séries du Corps Législatif et du Tribunat, le +troisième au mode à suivre en cas de dissolution de ces deux +assemblées, le quatrième à la désignation des vingt-quatre grandes +villes de la République, le cinquième enfin à la réunion de l'île +d'Elbe au territoire de la France.</p> + +<p>Afin de saisir tout de suite le Sénat de l'influence qui lui était +promise dans les grandes affaires de l'État, M. de Talleyrand lut un +rapport d'une haute importance, sur les arrangements qui se +préparaient en Allemagne, sous la direction de la France, pour +indemniser avec les principautés ecclésiastiques les princes +héréditaires dépossédés à la rive gauche du Rhin. C'était, comme on va +le voir prochainement dans la suite de cette histoire, la plus grande +affaire du moment. Celle-là finie, le monde semblait en repos pour +long-temps. En publiant dans ce rapport au Sénat les vues de la +France, le Premier Consul annonçait à l'Europe ses idées sur cet +important sujet, ou, pour mieux dire, lui intimait ses volontés; car +on savait bien qu'il n'était pas homme à revenir d'une résolution +aussi publiquement annoncée. La lecture de ce rapport terminée, il se +retira, laissant au Sénat le soin d'examiner les cinq +sénatus-consultes organiques qui venaient de lui être soumis.</p> + +<p>Accompagné de nouveau par les dix sénateurs qui l'avaient reçu à son +arrivée, et accueilli sur son passage par les acclamations du peuple +de Paris, le Premier Consul rentra au palais des Tuileries <span class="pagenum"><a id="page556" name="page556"></a>(p. 556)</span> +comme un monarque constitutionnel qui vient de tenir une séance +royale.</p> + +<span class="sidenote">Le Premier Consul va s'établir à Saint-Cloud.</span> + +<p>On était fort avancé dans l'été, car on touchait à la fin d'août. Le +Premier Consul alla prendre possession du château de Saint-Cloud, +qu'il avait d'abord refusé, quand on le lui avait offert comme +habitation de campagne. Revenu de cette première détermination, il y +avait ordonné des réparations, qui, peu considérables en commençant, +avaient fini bientôt par embrasser le château tout entier. Elles +avaient été récemment achevées. Le Premier Consul en profita pour +aller s'établir dans cette belle résidence. Il y recevait, à des jours +choisis, les hauts fonctionnaires, les grands personnages de toutes +les classes, les étrangers, les ambassadeurs. Le dimanche, on y disait +la messe à la chapelle, et les opposants au Concordat commençaient à y +assister, comme autrefois on assistait à la messe à Versailles. Le +Premier Consul, accompagné de sa femme, entendait une messe fort +courte, et puis s'entretenait, dans la galerie du château, avec ceux +qui lui avaient fait visite. Les assistants, rangés sur deux lignes, +attendaient, recherchaient ses paroles, comme on recherche celles de +la royauté ou celles du génie. Dans ce cercle on ne voyait, on ne +regardait que lui. Aucun potentat sur la terre n'a obtenu, n'a mérité +au même degré, les purs hommages dont il était alors l'objet de la +part de la France, et du monde entier.</p> + +<p>C'était déjà la puissance impériale qu'on lui a vue depuis, mais avec +l'assentiment universel des peuples, <span class="pagenum"><a id="page557" name="page557"></a>(p. 557)</span> avec des formes moins +royales, mais plus dignes peut-être, car il y restait une certaine +modestie républicaine, qui convenait à ce pouvoir nouveau, et qui +rappelait Auguste conservant, au milieu de la suprême puissance, les +habitudes extérieures du citoyen romain.</p> + +<span class="sidenote">Résumé de la période de trois ans, écoulée de 1799 à 1802.</span> + +<p>Quelquefois, après une longue route à travers une vaste et belle +contrée, on s'arrête un instant pour contempler d'un lieu élevé le +pays qu'on a parcouru: imitons cet exemple, arrêtons-nous, et jetons +un regard en arrière, pour contempler les prodigieux travaux du +général Bonaparte, depuis le 18 brumaire. Quelle profusion, quelle +variété, quelle grandeur d'événements!</p> + +<p>Après avoir traversé les mers par miracle, revu la France, surprise et +ravie de sa soudaine apparition, renversé le Directoire, saisi le +pouvoir, accepté, en la modifiant sous le rapport de la puissance +exécutive, la Constitution de M. Sieyès, il avait mis en hâte quelque +ordre dans l'administration, rétabli la perception et le versement de +l'impôt, relevé le crédit, envoyé un premier secours aux armées, +profité de l'hiver pour accabler la Vendée sous une réunion imprévue +de troupes, reporté brusquement ces troupes vers les frontières, et, +au milieu de la confusion apparente de tous ces mouvements, créé au +pied des Alpes une armée inaperçue, invraisemblable, destinée à tomber +à l'improviste au milieu des ennemis, qui se refusaient à croire à son +existence. Tout étant prêt pour entrer en campagne, il avait offert à +l'Europe la paix ou la guerre, et la guerre ayant été préférée, +<span class="pagenum"><a id="page558" name="page558"></a>(p. 558)</span> il avait ordonné le passage du Rhin, porté Moreau sur le +Danube, placé Masséna dans Gênes, pour y arrêter les Autrichiens et +les y retenir. Puis Moreau, d'un côté, ayant jeté M. de Kray sur Ulm, +Masséna, de l'autre, ayant fixé M. de Mélas sur Gênes par une défense +héroïque, il avait, à l'improviste, passé les Alpes sans route frayée, +avec son artillerie traînée dans des troncs d'arbres, paru au milieu +de l'Italie étonnée, coupé la retraite aux Autrichiens, et, dans une +bataille décisive, perdue et regagnée plusieurs fois, pris leur armée, +recouvré l'Italie, anéanti les projets de la coalition, et arraché à +l'Europe confondue un armistice de six mois.</p> + +<p>C'est pendant ces six mois de trêve, que les travaux du Premier Consul +étaient devenus plus étonnants encore. Négociant et administrant tout +à la fois, il avait changé la face de la politique, tourné les +affections de l'Europe vers la France et contre l'Angleterre, gagné le +cœur de Paul I<sup>er</sup>, décidé les incertitudes de la Prusse, donné au +Danemark et à la Suède le courage de résister aux violences maritimes +dont leur commerce était l'objet, noué ainsi la ligue des neutres +contre la Grande-Bretagne, fermé à celle-ci les ports du continent, +depuis le Texel jusqu'à Cadix, depuis Cadix jusqu'à Otrante, et +préparé d'immenses armements pour secourir l'Égypte. Tandis qu'il +faisait tout cela, il avait achevé la réorganisation des finances, +restauré le crédit, payé en numéraire les créanciers de l'État, créé +la banque de France, réparé les routes, réprimé le brigandage, percé +les Alpes de communications magnifiques, <span class="pagenum"><a id="page559" name="page559"></a>(p. 559)</span> établi des hospices +sur leur cime, entrepris la grande place d'Alexandrie, perfectionné +Mantoue, ouvert des canaux, jeté de nouveaux ponts, commencé la +rédaction des Codes. Enfin, après ces six mois d'armistice, l'Autriche +hésitant encore à signer la paix, il avait poussé Moreau en avant, et +celui-ci, en achevant par la mémorable bataille de Hohenlinden la +destruction de la puissance autrichienne, avait arraché, sous les murs +mêmes de Vienne, la promesse d'une paix, signée bientôt à Lunéville.</p> + +<p>C'est dans ce moment qu'un crime affreux, la machine infernale, +mettant en péril les jours du Premier Consul, avait irrité son âme +bouillante, et provoqué la seule faute commise dans ce temps de +conduite parfaite, la déportation sans jugement de cent trente +révolutionnaires. Tristes vicissitudes de la violence, dans les +révolutions! Les assassins de septembre, frappés à leur tour, ne +trouvaient ni lois ni courage pour les défendre; et le Tribunat, qui +s'opposait aux meilleures mesures du Premier Consul, n'avait pas osé +proférer une parole pour ces proscrits!</p> + +<p>Dominateur du continent, ayant discrédité, expulsé des affaires les +deux ministres fauteurs de toutes les coalitions, M. de Thugut à +Vienne, M. Pitt à Londres, le Premier Consul avait jeté l'Europe +entière sur l'Angleterre. Nelson en frappant les Danois à Copenhague, +les Russes en égorgeant leur empereur, avaient sauvé l'Angleterre des +désastres qui la menaçaient, mais, en la sauvant de ces désastres, ne +lui avaient donné ni le courage, ni les moyens de prolonger la +guerre.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page560" name="page560"></a>(p. 560)</span> La nation anglaise, saisie de crainte et d'admiration en +présence du général Bonaparte, venait enfin de consentir à la paix +d'Amiens, la plus belle que la France ait jamais conclue.</p> + +<p>Le temple de Janus se trouvait donc fermé! Et alors le Premier Consul, +voulant ajouter à la paix avec les puissances européennes la paix avec +l'Église, s'était hâté de négocier le Concordat, de réconcilier Rome +et la Révolution, de relever les autels, de rendre à la France tout ce +qui est nécessaire aux sociétés civilisées, et, parvenu à la troisième +année de son Consulat, s'était présenté aux deux assemblées +législatives, apportant la paix avec la terre et les mers, la paix +avec le ciel, l'amnistie pour tous les proscrits, un code de lois +superbe, un système puissant d'éducation publique, un système glorieux +de distinctions sociales. Quoiqu'en se présentant la main pleine de +tous ces dons, il avait cependant trouvé une résistance inattendue, +violente, peu éclairée, naissant de bons et de mauvais sentiments, +chez les uns l'envie, chez les autres l'amour d'une liberté alors +impossible. Délivré, par l'habileté de son collègue Cambacérès, de +cette résistance que dans sa fougue il voulait briser violemment, il +venait enfin d'achever toutes ses œuvres, de faire accepter les +traités signés avec l'Europe, le Concordat, son système d'éducation +laïque et nationale, la Légion-d'Honneur, et de recevoir pour prix de +tant de services le pouvoir à vie, et la grandeur des empereurs +romains. En cet instant il reprenait le travail des Codes: arbitre en +même temps de tous <span class="pagenum"><a id="page561" name="page561"></a>(p. 561)</span> les intérêts du continent, il réformait la +Constitution de l'Allemagne, et en distribuait le territoire à ses +princes, avec une équité reconnue de l'Europe.</p> + +<p>Maintenant, si oubliant ce qui s'est passé depuis, on s'imagine un +moment ce dictateur, alors nécessaire, restant aussi sage qu'il a été +grand, unissant ces contraires que Dieu, il est vrai, n'a jamais +réunis dans un même homme, cette vigueur de génie qui constitue les +grands capitaines, avec cette patience qui est le trait distinctif des +fondateurs d'empire, calmant par un long repos la société française +agitée, et la préparant peu à peu à cette liberté, honneur et besoin +des sociétés modernes; puis, après avoir rendu la France si grande, +apaisant, au lieu de les irriter, les jalousies de l'Europe, changeant +en une donnée permanente de la politique générale les démarcations +territoriales de Lunéville et d'Amiens, enfin terminant sa carrière +par un acte digne des Antonins, et allant chercher, n'importe où, le +successeur le plus digne pour lui remettre cette France organisée, +préparée à la liberté, et pour toujours agrandie: quel homme eût +jamais égalé celui-là! Mais cet homme guerrier comme César, politique +comme Auguste, vertueux comme Marc-Aurèle, eût été plus qu'un homme, +et la Providence ne donne pas au monde des dieux pour le gouverner.</p> + +<p>Du reste, à cette époque, il paraissait si modéré après avoir été si +victorieux, il était si profond législateur après avoir été si grand +capitaine, il montrait tant d'amour pour les arts de la paix, après +avoir tant excellé dans les arts de la guerre, <span class="pagenum"><a id="page562" name="page562"></a>(p. 562)</span> qu'il pouvait +faire illusion à la France et au monde. Seulement quelques-uns des +conseillers qui l'approchaient, et qui étaient capables d'entrevoir +l'avenir dans le présent, étaient saisis d'inquiétude autant que +d'admiration, en voyant l'activité infatigable de son esprit et de son +corps, l'énergie de sa volonté, l'impétuosité de ses désirs. Ils +tremblaient, même à lui voir faire le bien comme il le faisait, tant +il était pressé de le faire vite, et de le faire immense. Le sage +Tronchet, qui l'admirait et qui l'aimait tout à la fois, qui le +regardait comme le sauveur de la France, disait cependant un jour avec +chagrin au consul Cambacérès: Ce jeune homme commence comme César; +j'ai peur qu'il ne finisse comme lui.<a href="#toc"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + +<p class="p2 center smaller">FIN DU QUATORZIÈME LIVRE ET DU TOME TROISIÈME.</p> + + + +<a id="toc" name="toc"></a> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page563" name="page563"></a>(p. 563)</span> TABLE DES MATIÈRES<br> +<span class="smaller">CONTENUES<br> +DANS LE TOME TROISIÈME.</span></h2> + +<div class="toc"> +<h2>LIVRE DIXIÈME.</h2> + +<h3>ÉVACUATION DE L'ÉGYPTE.</h3> + + +<p>Tous les yeux fixés sur la négociation engagée à Londres. — On + se demande quelle influence exercera la mort de Paul I<sup>er</sup> sur + cette négociation. — État de la cour de Russie. — Caractère + d'Alexandre. — Ses jeunes amis forment avec lui un gouvernement + secret, qui dirige toutes les affaires de l'empire. — Alexandre + consent à réduire beaucoup les prétentions apportées à Paris par + M. de Kalitcheff, au nom de Paul I<sup>er</sup>. — Il accueille Duroc avec + bienveillance. — Ses protestations réitérées du désir de bien + vivre avec la France. — Commencements de la négociation entamée + à Londres. — Conditions mises en avant, de part et d'autre. — + Conquêtes des deux pays sur terre et sur mer. — L'Angleterre + consent à restituer une partie de ses conquêtes maritimes, mais + subordonne toute la négociation à la question de savoir si la + France gardera l'Égypte. — Les deux gouvernements sont + tacitement d'accord pour temporiser, afin d'attendre l'issue des + événements militaires. — Le Premier Consul, averti que la + négociation dépend de ces événements, pousse l'Espagne à marcher + vivement contre le Portugal, et fait de nouveaux efforts pour + secourir l'Égypte. — Emploi des forces navales. — Diverses + expéditions projetées. — Navigation de Ganteaume au sortir de + Brest. — Cet amiral passe heureusement le détroit. — Prêt à se + diriger sur Alexandrie, il s'effraye de dangers imaginaires, et + rentre dans Toulon. — État de l'Égypte depuis la mort de Kléber. + — Soumission du pays, et situation prospère de la colonie sous + le rapport matériel. — Incapacité, anarchie dans le + commandement. — Déplorables divisions des généraux. — Mesures + mal conçues de Menou, qui veut toucher à tous les objets à la + fois. — Malgré l'avis réitéré d'une expédition anglaise, il ne + prend aucune précaution. — Débarquement des Anglais dans la rade + d'Aboukir, le 8 mars. — Le général Friant, réduit à quinze cents + hommes, fait d'inutiles efforts pour les repousser. — Deux + bataillons ajoutés à la division d'Alexandrie auraient sauvé + l'Égypte. — Tardive concentration de forces ordonnée par Menou. + — Arrivée de la division Lanusse, et second combat livré avec + des forces insuffisantes, dans la journée du 13 mars. — Menou + arrive enfin avec le gros de l'armée. — Tristes conséquences de + la division des généraux. — Plan d'une bataille décisive. — + Bataille de Canope, livrée le 21 mars, et restée indécise. — Les + Anglais demeurent maîtres de la plage d'Alexandrie. — Longue + temporisation, pendant laquelle Menou aurait encore pu relever + les affaires des Fiançais, en manœuvrant contre les corps + détachés de l'ennemi. — Il n'en fait rien. — Les Anglais + tentent une opération sur Rosette, et réussissent à s'emparer + d'une bouche du Nil. — Ils pénètrent dans l'intérieur. — + Dernière occasion de sauver l'Égypte, à Ramanieh, perdue par + l'incapacité du général Menou. — Les Anglais s'emparent de + Ramanieh, et séparent la division du Kaire de celle d'Alexandrie. + — L'armée française, coupée en deux, n'a plus d'autre ressource + que celle de capituler. — Reddition du Kaire par le général + Belliard. — Menou, enfermé dans Alexandrie, rêve la gloire d'une + défense semblable à celle de Gênes. — L'Égypte définitivement + perdue pour les Français. +<span class="ralign"><a href="#page001">1</a> à 112</span></p> + + +<h2>LIVRE ONZIÈME.</h2> + +<h3>PAIX GÉNÉRALE.</h3> + +<p>Dernière et infructueuse sortie de Ganteaume. — Il touche à + Derne, n'ose débarquer deux mille hommes qu'il avait à son bord, + et rebrousse chemin vers Toulon. — Prise en route du vaisseau le + <i>Swiftsure</i>. — L'amiral Linois, envoyé de Toulon à Cadix, est + obligé de jeter l'ancre dans la baie d'Algésiras. — Beau combat + d'Algésiras. — Une escadre composée de Français et d'Espagnols + sort de Cadix, pour venir au secours de la division Linois. — + Rentrée des flottes combinées dans Cadix. — Combat + d'arrière-garde avec l'amiral anglais Saumarez. — Affreuse + méprise de deux vaisseaux espagnols, qui, trompés par la nuit, se + prennent pour ennemis, se combattent à outrance, et sautent en + l'air tous les deux. — Beau fait d'armes du capitaine Troude. — + Courte campagne du prince de la Paix contre le Portugal. — La + cour de Lisbonne se hâte d'envoyer un négociateur à Badajos, pour + se soumettre aux volontés de la France et de l'Espagne réunies. + — Marche des affaires européennes depuis le traité de Lunéville. + — Influence croissante de la France. — Séjour à Paris des + infants d'Espagne, destinés à régner en Étrurie. — Reprise de + la négociation de Londres, entre M. Otto et lord Hawkesbury. — + Nouvelle manière de poser la question du côté des Anglais. — Ils + demandent Ceylan dans les Indes, la Martinique ou la Trinité dans + les Antilles, Malte dans la Méditerranée. — Le Premier Consul + répond à ces prétentions, en menaçant de conquérir le Portugal, + et au besoin d'exécuter une descente en Angleterre. — Vive + polémique entre <i>le Moniteur</i> et les journaux anglais. — Le + cabinet britannique renonce à Malte, et résume toutes ses + prétentions en demandant l'île espagnole de la Trinité. — Le + Premier Consul, pour sauver les possessions d'une cour alliée, + offre l'île française de Tabago. — Le cabinet britannique + refuse. — Folle conduite du prince de la Paix, qui fournit une + solution inattendue. — Ce prince traite avec la cour de + Lisbonne, sans se concerter avec la France, et prive ainsi la + légation française de l'argument qu'on tirait des dangers du + Portugal. — Irritation du Premier Consul, et menaces de guerre à + la cour de Madrid. — M. de Talleyrand propose au Premier Consul + de terminer la négociation aux dépens des Espagnols, en livrant + aux Anglais l'île de la Trinité. — M. Otto reçoit l'autorisation + de faire cette concession, mais seulement à la dernière + extrémité. — Pendant qu'on négocie, Nelson tente les plus grands + efforts pour détruire la flottille de Boulogne. — Beaux combats + devant Boulogne, soutenus par l'amiral Latouche-Tréville contre + Nelson. — Défaite des Anglais. — Joie en France, inquiétudes en + Angleterre, à la suite de ces deux combats. — Dispositions + réciproques à un rapprochement. — On passe par-dessus les + dernières difficultés, et la paix se conclut, sous forme de + préliminaires, par le sacrifice de l'île de la Trinité. — Joie + inouïe en Angleterre et en France. — Le colonel Lauriston, + chargé de porter à Londres la ratification du Premier Consul, est + conduit en triomphe pendant plusieurs heures. — Réunion d'un + congrès dans la ville d'Amiens pour conclure la paix définitive. + — Suite de traités signés coup sur coup. — Paix avec le + Portugal, la Porte-Ottomane, la Bavière, la Russie, etc. — Fête + à la paix, fixée au 18 brumaire. — Lord Cornwallis, + plénipotentiaire au congrès d'Amiens, assiste à cette fête. — + Accueil qu'il reçoit du peuple de Paris. — Banquet de la Cité à + Londres. — Témoignages extraordinaires de sympathie que se + donnent en ce moment les deux nations. +<span class="ralign"><a href="#page113">113</a> à 193</span></p> + + +<h2>LIVRE DOUZIÈME.</h2> + +<h3>CONCORDAT.</h3> + +<p>L'Église catholique pendant la Révolution française. — + Constitution civile du clergé décrétée par l'Assemblée + Constituante. — Cette constitution avait voulu assimiler + l'administration des cultes à celle du royaume, établir un + diocèse par département, faire élire les évêques par les fidèles, + et les dispenser de l'institution canonique. — Serment à cette + constitution exigé de la part du clergé. — Refus de serment, et + schisme. — Diverses catégories de prêtres, leur rôle et leur + influence. — Inconvénients de cet état de choses. — Moyens + qu'il fournit aux ennemis de la Révolution, pour troubler l'État + et les familles. — Divers systèmes proposés pour porter remède + au mal. — Le système de l'inaction. — Le système d'une Église + française, dont le Premier Consul serait le chef. — Le système + d'un fort encouragement au protestantisme. — Opinions du Premier + Consul sur les divers systèmes proposés. — Il forme le projet de + rétablir la religion catholique, en appropriant sa discipline aux + nouvelles institutions de la France. — Il veut la déposition des + évêques anciens titulaires, une circonscription comprenant 60 + siéges au lieu de 158, la création d'un nouveau clergé composé de + prêtres respectables de toutes les sectes, l'attribution à l'État + de la police des cultes, un salaire aux prêtres au lieu d'une + dotation territoriale, enfin la consécration par l'Église de la + vente des biens nationaux. — Relations amicales du pape Pie VII + avec le Premier Consul. — Monsignor Spina, chargé de négocier à + Paris, retarde la négociation dans un intérêt temporel du + Saint-Siége. — Désir secret de recouvrer les Légations. — + Monsignor Spina sent enfin le besoin de se hâter. — Il s'abouche + avec l'abbé Bernier, chargé de traiter pour la France. — + Difficultés du plan proposé à la cour romaine. — Le Premier + Consul envoie son projet à Rome, et demande au Pape de + s'expliquer. — Trois cardinaux consultés. — Le Pape, après + cette consultation, veut que la religion catholique soit déclarée + religion de l'État, qu'on le dispense de déposer les anciens + titulaires, et de consacrer autrement que par son silence la + vente des biens d'Église, etc. — Débats avec M. de Cacault, + ministre de France à Rome. — Le Premier Consul, fatigué de ces + lenteurs, ordonne à M. de Cacault de quitter Rome sous cinq + jours, si le Concordat n'est pas adopté dans ce délai. — + Terreurs du Pape et du cardinal Consalvi. — M. de Cacault + suggère au cabinet pontifical l'idée d'envoyer à Paris le + cardinal Consalvi. — Départ de celui-ci pour la France, et ses + frayeurs. — Son arrivée à Paris. — Accueil bienveillant du + Premier Consul. — Conférences avec l'abbé Bernier. — On + s'entend sur le principe d'une religion d'État. — On déclare la + religion catholique, religion de la majorité des Français. — + Toutes les autres conditions du Premier Consul, relativement à la + déposition des anciens titulaires, à la nouvelle circonscription, + à la vente des biens d'Église, sont acceptées, sauf quelques + changements de rédaction. — Accord définitif sur tous les + points. — Efforts tentés au dernier moment par les adversaires + du rétablissement des cultes, afin d'empêcher le Premier Consul + de signer le Concordat. — Il persiste. — Signature donnée le 15 + juillet 1801. — Retour du cardinal Consalvi à Rome. — + Satisfaction du Pape. — Solennité des ratifications. — Choix du + cardinal Caprara, comme légat <i>a latere</i>. — Le Premier Consul + aurait voulu célébrer le 18 brumaire la paix de l'Église, en même + temps que la paix avec toutes les puissances de l'Europe. — La + nécessité de s'adresser aux anciens titulaires, pour avoir leur + démission, entraîne des retards. — Demande de leur démission + adressée par le Pape à tous les anciens évêques, constitutionnels + ou non constitutionnels. — Sage soumission des constitutionnels. + — Noble résignation des membres de l'ancien clergé. — + Admirables réponses. — Il n'y a de résistance que de la part des + évêques retirés à Londres. — Tout est prêt pour le + rétablissement du culte en France, mais une vive opposition dans + le sein du Tribunat fait naître de nouveaux délais. — Nécessité + de vaincre cette opposition avant de passer outre. +<span class="ralign"><a href="#page194">194</a> à 285</span></p> + + +<h2>LIVRE TREIZIÈME.</h2> + +<h3>LE TRIBUNAT.</h3> + +<p>Administration intérieure. — Les grandes routes purgées du + brigandage, et réparées. — Renaissance du commerce. — + Exportations et importations de l'année 1801. — Résultats + matériels de la Révolution française, relativement à + l'agriculture, à l'industrie, à la population. — Influence des + préfets et sous-préfets sur l'administration. — Ordre et + célérité dans l'expédition des affaires. — Conseillers d'État en + tournée. — Discussion du Code civil au Conseil d'État. — + Brillant hiver de 1801 à 1802. — Affluence extraordinaire des + étrangers à Paris. — Cour du Premier Consul. — Organisation de + sa maison militaire et civile. — La garde consulaire. — Préfets + du palais et dames d'honneur. — Sœurs du Premier Consul. — + Hortense de Beauharnais épouse Louis Bonaparte. — MM. Fox et de + Calonne à Paris. — Bien-être et luxe de toutes les classes. — + Approches de la session de l'an <span class="smcap">X</span>. — Une vive opposition s'élève + contre les plus belles œuvres du Premier Consul. — Causes de + cette opposition, répandue non-seulement parmi les membres des + assemblées délibérantes, mais parmi quelques chefs de l'armée. — + Conduite des généraux Lannes, Augereau et Moreau. — Ouverture de + la session. — Dupuis, l'auteur de l'ouvrage sur l'origine de + tous les cultes, est nommé président du Corps Législatif. — + Scrutins pour les places vacantes au Sénat. — Nomination de + l'abbé Grégoire, contrairement aux propositions du Premier + Consul. — Explosion violente au Tribunat, pour le mot <i>sujets</i>, + inséré dans le traité avec la Russie. — Opposition au Code + civil. — Irritation du Premier Consul. — Discussion au Conseil + d'État sur la conduite à tenir dans ces circonstances. — On + prend le parti d'attendre la discussion des premiers titres du + Code civil. — Le Tribunat rejette ces premiers titres. — Suite + des scrutins pour les places vacantes au Sénat. — Le Premier + Consul a proposé d'anciens généraux, qui ne sont pas pris parmi + ses créatures. — Le Tribunat et le Corps Législatif les + repoussent, et se mettent d'accord pour proposer M. Daunou, connu + par son opposition au gouvernement. — Vive allocution du Premier + Consul à une réunion de sénateurs. — Menaces d'un coup d'État. + — Les opposants intimidés se soumettent, et imaginent un + subterfuge pour annuler l'effet de leurs premiers scrutins. — Le + consul Cambacérès dissuade le Premier Consul de toute mesure + illégale, et lui persuade de se débarrasser des opposants, au + moyen de l'article 38 de la Constitution, qui fixe en l'an <span class="smcap">X</span> la + sortie du premier cinquième du Corps Législatif et du Tribunat. + — Le Premier Consul adopte cette idée. — Suspension de tous les + travaux législatifs. — On en profite pour réunir à Lyon, sous le + titre de Consulte, une diète italienne. — Avant de quitter Paris + le Premier Consul expédie une flotte chargée de troupes à + Saint-Domingue. — Projet de reconquérir cette colonie. — + Négociations d'Amiens. — Objet de la Consulte convoquée à Lyon. + — Diverses manières de constituer l'Italie. — Projets du + Premier Consul à ce sujet. — Création de la République + Italienne. — Le général Bonaparte proclamé Président de cette + république. — Enthousiasme des Italiens et des Français réunis à + Lyon. — Grande revue de l'armée d'Égypte. — Retour du Premier + Consul à Paris. +<span class="ralign"><a href="#page286">286</a> à 404</span></p> + + +<h2>LIVRE QUATORZIÈME.</h2> + +<h3>CONSULAT À VIE.</h3> + +<p>Arrivée du Premier Consul à Paris. — Scrutin du Sénat qui exclut + soixante membres du Corps Législatif et vingt membres du + Tribunat. — Les membres exclus remplacés par des hommes dévoués + au gouvernement. — Fin du congrès d'Amiens. — Quelques + difficultés surgissent au dernier moment de la négociation, par + suite d'ombrages excités en Angleterre. — Le Premier Consul + surmonte ces difficultés par sa modération et sa fermeté. — La + paix définitive signée le 25 mars 1802. — Quoique le premier + enthousiasme de la paix soit amorti en France et en Angleterre, + on accueille avec une nouvelle joie l'espérance d'une + réconciliation sincère et durable. — Session extraordinaire de + l'an <span class="smcap">X</span>, destinée à convertir en loi le Concordat, le traité + d'Amiens, et différents projets d'une haute importance. — Loi + réglementaire des cultes ajoutée au Concordat, sous le titre + d'<i>Articles organiques</i>. — Présentation de cette loi et du + Concordat au Corps Législatif et au Tribunat renouvelés. — + Froideur avec laquelle ces deux projets sont accueillis, même + après l'exclusion des opposants. — Ils sont adoptés. — Le + Premier Consul fixe au jour de Pâques la publication du + Concordat, et la première cérémonie du culte rétabli. — + Organisation du nouveau clergé. — Part faite aux + constitutionnels dans la nomination des évêques. — Le cardinal + Caprara refuse, au nom du Saint-Siége, d'instituer les + constitutionnels. — Fermeté du Premier Consul, et soumission du + cardinal Caprara. — Réception officielle du cardinal comme légat + <i>a latere</i>. — Sacre des quatre principaux évêques à Notre-Dame, + le dimanche des Rameaux. — Curiosité et émotion du public. — La + veille même du jour de Pâques et du <i>Te Deum</i> solennel qui doit + être chanté à Notre-Dame, le cardinal Caprara veut imposer aux + constitutionnels une rétractation humiliante de leur conduite + passée. — Nouvelle résistance de la part du Premier Consul. — + Le cardinal Caprara ne cède que dans la nuit qui précède le jour + de Pâques. — Répugnance des généraux à se rendre à Notre-Dame. + — Le Premier Consul les y oblige. — <i>Te Deum</i> solennel et + restauration officielle du culte. — Adhésion du public, et joie + du Premier Consul en voyant le succès de ses efforts. — + Publication du <i>Génie du Christianisme</i>. — Projet d'une amnistie + générale à l'égard des émigrés — Cette mesure, débattue au + Conseil d'État, devient l'objet d'un sénatus-consulte. — Vues du + Premier Consul sur l'organisation de la société en France. — Ses + opinions sur les distinctions sociales, et sur l'éducation de la + jeunesse. — Deux projets de loi d'une haute importance, sur + l'institution de la Légion-d'Honneur, et sur l'instruction + publique. — Discussion de ces deux projets dans le sein du + Conseil d'État. — Caractère des discussions de ce grand corps. + — Paroles du Premier Consul. — Présentation des deux projets au + Corps Législatif et au Tribunat. — Adoption à une grande + majorité du projet de loi relatif à l'instruction publique. — + Une forte minorité se prononce contre le projet relatif à la + Légion-d'Honneur. — Le traité d'Amiens présenté le dernier, + comme couronnement des œuvres du Premier Consul. — Accueil + fait à ce traité. — On en prend occasion de dire de toutes + parts, qu'il faut décerner une récompense nationale à l'auteur de + tous les biens dont jouit la France. — Les partisans et les + frères du Premier Consul songent au rétablissement de la + monarchie. — Cette idée paraît prématurée. — L'idée du consulat + déféré à vie prévaut généralement. — Le consul Cambacérès offre + son intervention auprès du Sénat. — Dissimulation du Premier + Consul, qui ne veut jamais avouer ce qu'il désire. — Embarras du + consul Cambacérès. — Ses efforts auprès du Sénat, pour obtenir + que le consulat soit déféré au général Bonaparte pour la durée de + sa vie. — Les ennemis secrets du général profitent de son + silence, pour persuader au Sénat qu'une prolongation du consulat + pour dix années lui suffit. — Vote du Sénat dans ce sens. — + Déplaisir du Premier Consul. — Il veut refuser. — Son collègue + Cambacérès l'en empêche, et propose, comme expédient, de recourir + à la souveraineté nationale, et de poser à la France la question + de savoir si le général Bonaparte sera consul à vie. — Le + Conseil d'État chargé de rédiger la question. — Ouverture de + registres pour recevoir les votes, dans les mairies, les + tribunaux, les notariats. — Empressement de tous les citoyens à + porter leur réponse affirmative. — Changements apportés à la + constitution de M. Sieyès. — Le Premier Consul reçoit le + consulat à vie, avec la faculté de désigner son successeur. — Le + Sénat est investi du pouvoir constituant. — Les listes de + notabilité sont abolies, et remplacées par des colléges + électoraux à vie. — Le Tribunat réduit à n'être qu'une section + du Conseil d'État. — La nouvelle constitution devenue tout à + fait monarchique. — Liste civile du Premier Consul. — Il est + proclamé solennellement par le Sénat. — Satisfaction générale + d'avoir fondé enfin un pouvoir fort et durable. — Le Premier + Consul prend le nom de <span class="smcap">Napoléon Bonaparte</span>. — Sa puissance morale + est à son apogée. — Résumé de cette période de trois ans. +<span class="ralign"><a href="#page405">405</a> à 562</span></p> +</div> + +<div class="p4 footnote"> +<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a> +<b>Note 1:</b> Les rapports de cet amiral, qui existent aux archives, +non de la marine, mais des affaires étrangères, présentent le plus +curieux tableau de ce que peut devenir un grand État dans de mauvaises +mains.<a href="#footnotetag1"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + +<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a> +<b>Note 2:</b> Les Anglais ont prétendu que c'était la frégate française +qui avait abandonné le champ de bataille. Les renseignements puisés +auprès de deux officiers supérieurs, qui existent encore, et qui +faisaient partie de l'escadre, ne m'ont laissé aucun doute sur la +vérité du récit que je présente ici.<a href="#footnotetag2"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + +<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a> +<b>Note 3:</b> Voir un rapport de l'amiral Warren, du 23 avril 1801, +inséré au <i>Moniteur</i> du 27 messidor an <span class="smcap">IX</span> (numéro double 296 et 297).<a href="#footnotetag3"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + +<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a> +<b>Note 4:</b> Lettre écrite le 19 février (30 pluviôse), jour même de +son entrée à Toulon, et conservée aux archives de la marine.<a href="#footnotetag4"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + +<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a> +<b>Note 5:</b> Il faut bien distinguer ce premier essai de flottille, +qui est de 1801, de la grande organisation navale et militaire, connue +sous le nom si célèbre de Camp de Boulogne, et se rapportant à l'année +1804.<a href="#footnotetag5"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + +<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a> +<b>Note 6:</b> Le ministre des relations extérieures à M. Otto, +commissaire de la République française à Londres.</p> + +<p class="right10">20 thermidor an IX (8 août 1801).</p> + +<p>..... Quant à l'Amérique, aux observations péremptoires que contient la +note, je joins celles-ci.</p> + +<p>Le gouvernement britannique demande à conserver dans les Antilles une +des îles qu'il y a nouvellement acquises, et cela sous le prétexte +qu'elle serait nécessaire à la conservation de ses anciennes +possessions. Or, sous aucun rapport, cette convenance ne peut +s'entendre de l'île de la Trinité. Éloignez donc toute discussion à +cet égard. La Trinité serait, par sa position, non un moyen de défense +pour les colonies anglaises, mais un moyen d'attaque contre le +continent espagnol. L'acquisition serait d'ailleurs, pour le +gouvernement britannique, d'une importance et d'une valeur qui +passeraient toute mesure. La discussion ne peut porter que sur +Curaçao, Tabago, Sainte-Lucie, ou quelque autre île de la même espèce. +Quoique ces deux dernières soient françaises, le gouvernement pourrait +être amené à en abandonner une, et peut-être l'orgueil national en +Angleterre serait-il flatté de conserver ainsi quelqu'une de nos +dépouilles coloniales. Vous ne manquerez pas, citoyen, de relever la +valeur des îles dont la cession peut être consentie par nous, et +particulièrement de Tabago. Cette île, naguère anglaise, n'est encore +habitée que par des planteurs anglais, toutes ses relations sont +anglaises. Son sol est neuf, et son commerce est susceptible d'un +grand développement.<a href="#footnotetag6"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + +<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a> +<b>Note 7:</b> Note du 26 juillet.<a href="#footnotetag7"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + +<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a> +<b>Note 8:</b> Le Premier Consul écrivait des notes courtes et vives, +destinées à fournir la pensée des instructions que ses ministres +devaient transmettre aux ambassadeurs. Voici la note envoyée au +cabinet des affaires étrangères, pour servir à la rédaction de la +dépêche qu'on allait expédier à Madrid. M. de Talleyrand, parti pour +les eaux, était remplacé par M. Caillard.</p> + +<p class="center"><i>Au ministre des relations extérieures.</i></p> + +<p class="right10">21 messidor an IX (10 juillet 1801).</p> + +<p>Faites connaître, citoyen-ministre, à l'ambassadeur de la République à +Madrid, qu'il doit se rendre à la cour, et y déployer le caractère +nécessaire dans cette circonstance. Il fera connaître:</p> + +<p>Que j'ai lu le billet du général prince de la Paix; qu'il est si +ridicule qu'il ne mérite pas une sérieuse réponse; mais que si ce +prince, acheté par l'Angleterre, entraînait le roi et la reine dans +des mesures contraires à l'honneur et aux intérêts de la République, +la dernière heure de la monarchie espagnole aurait sonné;</p> + +<p>Que mon intention est que les troupes françaises restent en Espagne +jusqu'au moment où la paix de la République sera faite avec le +Portugal;</p> + +<p>Que le moindre mouvement des troupes espagnoles, ayant pour but de se +rapprocher des troupes françaises, serait considéré comme une +déclaration de guerre;</p> + +<p>Que cependant je désire faire ce qu'il est possible, pour concilier +les intérêts de la République, avec la conduite et les inclinations de +Sa Majesté catholique;</p> + +<p>Que, quelque chose qu'il puisse arriver, je ne consentirai jamais aux +articles trois et six;</p> + +<p>Que je ne m'oppose point à ce que les négociations recommencent entre +l'ambassadeur de la République et M. Pinto, et qu'un protocole de +négociations soit tenu tous les jours;</p> + +<p>Que l'ambassadeur doit s'attacher à faire bien comprendre au prince de +la Paix, et même au roi et à la reine, que des paroles et des notes +même injurieuses, lorsqu'on est amis au point où nous le sommes, +peuvent être considérées comme des querelles de famille, mais que la +moindre action ou le moindre éclat serait irrémédiable;</p> + +<p>Que quant au roi d'Étrurie, on lui a offert un ministre parce qu'il +n'a personne autour de lui, et que pour gouverner les hommes il faut y +entendre quelque chose; que cependant, sur ce qu'il a espéré trouver à +Parme des hommes capables de l'aider, je n'ai plus insisté;</p> + +<p>Que relativement aux troupes françaises en Toscane, il fallait bien en +laisser pendant deux ou trois mois, jusqu'à ce que le roi d'Étrurie +eût lui-même organisé ses troupes;</p> + +<p>Que les affaires d'État peuvent se traiter sans passion, et que, du +reste, mon désir de faire quelque chose d'agréable à la maison +d'Espagne serait bien mal payé, si le roi souffrait que l'or +corrupteur de l'Angleterre pût parvenir, au moment où nous touchons au +port après tant d'angoisses et de fatigues, à désunir nos deux grandes +nations; que les conséquences en seraient terribles et funestes;</p> + +<p>Que, dans ce moment-ci, moins de précipitation à faire la paix avec le +Portugal, aurait considérablement servi pour accélérer la paix avec +l'Angleterre, etc., etc.</p> + +<p>Vous connaissez ce cabinet; vous direz donc dans votre dépêche tout ce +qui peut servir à gagner du temps, empêcher des mesures précipitées, +faire recommencer les négociations, et en même temps imposer, en leur +mettant sous les yeux la gravité des circonstances et les conséquences +d'une démarche inconsidérée.</p> + +<p>Faites sentir à l'ambassadeur de la République, que si le Portugal +consentait à laisser à l'Espagne la province d'Alentejo jusqu'à la +paix, cela pourrait être un <i>mezzo termine</i>, puisque par là l'Espagne +se trouverait exécuter à la lettre le traité préliminaire.</p> + +<p>J'aime autant ne rien avoir que quinze millions en quinze mois.</p> + +<p>Expédiez le courrier que je vous envoie, directement à Madrid.</p> + +<p class="right10"><span class="smcap">Bonaparte.</span><a href="#footnotetag8"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + + +<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a> +<b>Note 9:</b> Nous citons cette curieuse lettre de M. de Talleyrand:</p> + +<p class="right10">20 messidor an IX (9 juillet 1801).</p> + +<p><span class="smcap">Général</span>,</p> + +<p>Je viens de lire avec toute l'attention dont je suis capable les +lettres d'Espagne. Si l'on veut faire une réponse de controverse, il +nous est facile d'avoir raison, même en nous en rapportant à la lettre +des trois ou quatre traités que nous avons faits cette année avec +cette puissance; mais ce sont là des pages de factum. Il faut voir si +ce ne serait pas le moment d'adopter un plan définitif de conduite +avec ce triste allié.</p> + +<p>Je pars des données suivantes: L'Espagne a fait, pour me servir d'une +de ses expressions, <i>avec hypocrisie</i> la guerre contre le Portugal; +elle veut définitivement faire la paix.—Le prince de la Paix est, à +ce qu'on nous mande et à ce que je crois aisément, en pourparlers avec +l'Angleterre; le Directoire le croyait acheté par cette puissance.—Le +roi et la reine dépendent du prince; il n'était que favori, le voilà +pour eux établi homme d'État, et grand homme de guerre.—Lucien, est +dans une position embarrassante dont il faut absolument le tirer.—Le +prince emploie assez habilement dans ses notes cette phrase: <i>Le roi +s'est décidé à faire la guerre à ses enfants.</i> Ce mot sera quelque +chose pour l'opinion.—Une rupture avec l'Espagne est une menace +risible quand nous avons ses vaisseaux à Brest, et que nos troupes +sont dans le cœur du royaume.—Il me semble que voilà notre +position, tout entière avec l'Espagne: cela posé, qu'avons-nous à +faire?</p> + +<p>Voilà le moment où je m'aperçois bien que depuis deux ans je ne suis +plus accoutumé à penser seul. Ne pas vous voir laisse mon imagination +et mon esprit sans guide; aussi vais-je probablement écrire de bien +pauvres choses, mais ce n'est pas ma faute, je ne suis pas complet +quand je suis loin de vous.</p> + +<p>Il me semble que l'Espagne, qui à toutes les paix a gêné le cabinet de +Versailles par ses énormes prétentions, nous a extrêmement dégagés +dans cette circonstance. Elle nous a elle-même tracé la conduite que +nous avons à tenir: nous pouvons faire avec l'Angleterre ce qu'elle +fait avec le Portugal; elle sacrifie les intérêts de son allié, c'est +mettre à notre disposition l'île de la Trinité dans les stipulations +avec l'Angleterre. Si vous adoptiez cette opinion, il faudrait alors +presser un peu la négociation à Londres et s'en tenir à faire de la +diplomatie ou plutôt de l'ergoterie à Madrid, en restant toujours dans +des discussions douces, dans des explications amicales, en rassurant +sur le sort du roi de Toscane, en ne parlant que des intérêts de +l'alliance, etc., etc. En tout, perdre du temps à Madrid et précipiter +à Londres.</p> + +<p>Changer d'ambassadeur dans ces circonstances, ce serait donner de +l'éclat, et il faut l'éviter si vous adoptez, comme je le propose, la +temporisation. Pourquoi ne permettriez-vous pas à Lucien d'aller à +Cadix voir les armements, de voyager dans les ports? Pendant cette +course, les affaires avec l'Angleterre marcheraient; vous ne +laisseriez pas l'Angleterre stipuler pour le Portugal, et il +reviendrait à Madrid pour traiter définitivement de cette paix.</p> + +<p>Je crains bien, général, que vous ne trouviez que mon opinion ne se +sente un peu des douches et des bains que je prends bien exactement. +Dans dix-sept jours je vaudrai mieux. Je serai bien heureux de vous +renouveler l'assurance de mon dévouement et de mon respect.</p> + +<p class="right10">Ch.-Maur. Talleyrand.<a href="#footnotetag9"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + + +<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a> +<b>Note 10:</b> L'abbé de Pradt, dans <i>les Quatre Concordats</i>.<a href="#footnotetag10"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + +<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a> +<b>Note 11:</b> Il n'existe pas une négociation plus curieuse, plus +digne d'être méditée, que la négociation du Concordat; il n'en existe +pas une sur laquelle les archives françaises soient plus riches, car, +outre la correspondance diplomatique de nos agents, et surtout la +propre correspondance de l'abbé Bernier, nous possédons la +correspondance de monsignor Spina et du cardinal Caprara avec le Pape +et le cardinal Consalvi. La dernière nous a été conservée en vertu +d'un article du Concordat, d'après lequel les archives de la légation +romaine, en cas de rupture, devaient rester en France. Les lettres de +monsignor Spina et du cardinal Caprara, écrites en italien, sont un +des monuments les plus curieux du temps, et donnent seules le secret +des négociations religieuses de cette époque, secret encore fort mal +connu aujourd'hui, même après les divers ouvrages publiés sur cette +matière.<a href="#footnotetag11"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + +<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a> +<b>Note 12:</b></p> + +<p class="poem"> + Pio VI per conservar la fede<br> +<span class="add2em">Perde la sede.</span><br> + Pio VII per conservar la sede<br> +<span class="add2em">Perde la fede.</span><a href="#footnotetag12"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + + +<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a> +<b>Note 13:</b></p> + +<p class="right10">Florence, le 19 prairial an IX.</p> + +<p class="center"><i>François Cacault, ministre plénipotentiaire de la République + française à Rome, au citoyen ministre des relations extérieures.</i></p> + +<p><span class="smcap">Citoyen ministre</span>,</p> + +<p>Me voilà arrivé à Florence. Le cardinal secrétaire d'État est + parti de Rome avec moi. Il est venu me prendre à mon logis. Nous + avons fait route ensemble dans le même carrosse. Nos gens + suivaient de la même manière dans la seconde voiture, et la + dépense de chacun était payée par son courrier respectif.</p> + +<p>Nous étions regardés partout d'un air ébahi. Le cardinal avait + grande peur qu'on imaginât que je me retirais à l'occasion d'une + rupture; il disait sans cesse à tout le monde: <i>Voilà le ministre + de France.</i> Ce pays, écrasé des maux passés de la guerre, + frissonne à la moindre idée de mouvements de troupes. Le + gouvernement romain a plus de peur encore de ses propres sujets + mécontents, surtout de ceux qui ont été alléchés à l'autorité et + au pillage par l'espèce de révolution passée. Nous avons ainsi + prévenu et dissipé à la fois les frayeurs mortelles et les + espérances téméraires. Je pense que la tranquillité de Rome ne + sera pas troublée.</p> + +<p>Le cardinal a passé ici la journée du 18 en grande et ostensible + amitié avec le général Murat, qui lui a fait donner un logement + et une garde d'honneur. Il a fait la même chose pour moi. Je n'ai + rien accepté, je suis logé à l'auberge.</p> + +<p>Le cardinal est parti ce matin pour Paris. Il arrivera peu de + temps après ma dépêche; il ira extrêmement vite. Le malheureux + sent bien que s'il échouait il serait perdu sans ressource, et + que tout serait perdu pour Rome. Il est pressé de savoir son + sort. Je lui ai fait sentir qu'un grand moyen de tout sauver + était d'user de diligence, parce que le Premier Consul avait des + motifs graves de conclure vite et d'exécuter promptement.</p> + +<p>J'avais essayé à Rome d'amener le Pape à signer seulement le + Concordat, et s'il m'eût accordé ce point je ne serais pas parti + de Rome; mais cette idée ne m'a pas réussi.</p> + +<p>Vous jugez bien que le cardinal n'est pas envoyé à Paris pour + signer ce que le Pape a refusé de signer à Rome; mais il est + premier ministre de Sa Sainteté et son favori, c'est l'âme du + Pape qui va entrer en communication avec vous. J'espère qu'il en + résultera un accord concernant les modifications. Il s'agit de + phrases, de paroles qu'on peut retourner de tant de manières qu'à + la fin on saisira la bonne.</p> + +<p>Le cardinal porte au Premier Consul une lettre confidentielle du + Pape et le plus ardent désir de terminer l'affaire. C'est un + homme qui a de la clarté dans l'esprit. Sa personne n'a rien + d'imposant, il n'est pas fait à la grandeur; son élocution un peu + verbeuse n'est pas séduisante; son caractère est doux et son âme + s'ouvrira aux épanchements, pourvu qu'on l'encourage avec douceur + à la confiance.</p> + +<p>J'ai écrit à Madrid, à l'ambassadeur Lucien Bonaparte, en quoi + consistait cet éclat du voyage à Paris du cardinal Consalvi et de + ma retraite à Florence. J'ai également fait connaître aux + ministres à Rome de l'Empereur et du roi d'Espagne qu'il n'y + avait aucune apparence de guerre avec le Pape.</p> + +<p>Je vous salue respectueusement.</p> + +<p class="right10"><span class="smcap">Cacault.</span><a href="#footnotetag13"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + +<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a> +<b>Note 14:</b> Lettre de Mgr Spina au cardinal Consalvi, secrétaire +d'État:</p> + +<p class="right10">Parigi, 8 agosto.</p> + +<p>Giovedi scorso il Primo Console essendo al Consiglio di Stato, + instruito che in Parigi si parla della convenzione da esso fatta + con Sua Santità, e che ognuno ignorandone il preciso ne parla e + fa dei comenti a seconda della propria immaginazione, prese dà + ciò ragione di communicarne al Consiglio medesimo l'intiero + tenore. So che parlò un ora e mezza, dimostrandone la necessità + et l'utilità, e mi vien riferito che parlasse eccellentemente. + Siccome non richiese qual fosse il parere del suo Consiglio, + ognuno si tacque. Non ho ancora potuto sapere quale impressione + facesse nell'animo dei consiglieri in generale. I buoni ne + godettero, ma il numero di questi è ben ristretto. Procurerò + d'indagare quai sia l'impressione fatta in quelli che sono di + diversa opinione. Pare che il Primo Console andar voglia + preparando gli spiriti di quelli che sono nemici di questa + operazione a non contrariarla, mà nulla otterrà fino a che non + prende qualche misura più energica contro i costituzionali, e + fine a che lascia il culto cattolico esposto alla sferza del + ministro della pulizia.<a href="#footnotetag14"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + + +<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a> +<b>Note 15:</b> Lettre de M. de Cacault, ministre plénipotentiaire de la +République française à Rome, au ministre des relations extérieures:</p> + +<p class="right10">Rome, le 8 août 1801 (20 thermidor an IX).</p> + +<p><span class="smcap">Citoyen ministre</span>,</p> + +<p>Pour vous informer de l'état de l'affaire de la ratification du + Pape attendue à Paris, je ne puis mieux faire que de vous + transmettre en original la lettre que je viens de recevoir du + cardinal Consalvi.</p> + +<p>Ce cardinal étant obligé de garder le lit, Sa Sainteté est venue + travailler aujourd'hui chez son secrétaire d'État.</p> + +<p>Le Sacré-Collége entier doit concourir à la ratification; tous + les docteurs de premier ordre sont employés et en mouvement. Le + Saint-Père est dans l'agitation, l'inquiétude et le désir d'une + jeune épouse, qui n'ose se réjouir du grand jour de son mariage. + Jamais on n'a vu la cour pontificale plus recueillie, plus + sérieusement et plus secrètement occupée de la nouveauté sur le + point d'éclore, sans que la France, dont il s'agit, pour laquelle + on travaille, intrigue, promette, donne, ni brille ici, suivant + les anciens usages. Le Premier Consul jouira bientôt de + l'accomplissement de ses vues à l'égard de l'accord avec le + Saint-Siége, et cela sera arrivé d'une manière nouvelle, simple + et vraiment respectable.</p> + +<p>Ce sera l'ouvrage d'un héros et d'un saint, car le Pape est d'une + piété réelle.</p> + +<p>Il m'a dit plusieurs fois: «Soyez sûr que si la France, au lieu + d'être puissance dominante, était dans l'abattement et la + faiblesse à l'égard de ses ennemis, je n'en ferais pas moins tout + ce que j'accorde aujourd'hui.»</p> + +<p>Je ne crois pas qu'il soit arrivé souvent qu'un si grand + résultat, d'où dépendra beaucoup désormais la tranquillité de la + France et le bonheur de l'Europe, ait été obtenu sans violence + comme sans corruption.</p> + +<p>J'ai l'honneur de vous saluer respectueusement.</p> + +<p class="right10"><span class="smcap">Cacault.</span><a href="#footnotetag15"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + +<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a> +<b>Note 16:</b> Lettre du cardinal Caprara au cardinal Consalvi:</p> + +<p class="right10">Parigi, 2 novembre 1801.</p> + +<p>Ritornato da Malmaison verso le ore 11 della notte mi pongo a + dettare il risultato dell'abboccamento avuto col Primo Console. + In niun modo ha fatto il medesimo parola meco dei cinque articoli + che in copia annetto alla mia del 1<sup>o</sup> novembre, ma immediatamente + con quella vivacità che è propria del suo carattere, ed aggiungo + anche, mostrando di essere indispettito, ha incominciato dal fare + lagnanze le più amare contro tutti i Romani, dicendo che lo + menano in barchetta, e che studiano di prenderlo alla trappola; + che lo menano in barchetta colla eterna lungaggine nello spedire + la bolla di circoscrizione, al cui ritardo hanno contribuito col + non mandare i brevi ai vescovi nel tempo che dovevano, e col non + spedirli per mezzo di corrieri, corne avrebbe fatto ogni governo + cui premeva un affare: che studiano di prenderlo alla trappola, + perche vorrebbero fargli fare la figura di bamboccio nell'indurre + il papa a non ammettergli le nomine ch'egli farà di vescovi + costituzionali, e proseguendo a parlare a guisa di torrente, ha + ripetuto esattamente tutto ciò, che in presenza di monsignor + Spina mi disse jeri sera il consigliere Portalis.</p> + +<p>Dopo un discorso si veemente, e mescolato di espressioni assai + agre io ho preso a giustificare i Romani accusati; al che egli + interrompendomi, ha detto: Non accetto giustificazioni, e solo + dal numéro eccettuo il papa, per cui hò rispetto e + tenerezza .................................. Parendomi in quel + punto meno trasportato che in principio, mi sono studiato di + fargli sentire che avendo tenerezza per nostro signore doveva + dargliene un contrassegno col togliergli il dispiacere di + nominare vescovi costituzionali. A questa proposizione, ha + ripreso l'antico tuono, ed ha detto: I costituzionali saranno da + me nominati, ed in numero di quindici. Hò fatto quel che potevo, + e non recederò neppure di una linea dalla determinazione che ho + presa ........................ Quanto ai capi di setta, il + consigliere Portalis, che era presente, ha voluto assicurarmi che + potevo vivere quieto, e che su i soggetti sarei stato contento; + ma quanto alla sommissione il Primo Console ha ripreso, è + superbia il dimandarla, ed è viltà il prestarla; e qui senza + attendere risposta, si è aperto un campo vasto in ordine alla + canonica istituzione, e non piu come militare, ma a guisa di + canonista ha tenuto un lunghissimo discorso, non dirò da + persuadere, ma da tenere a bada, ed in fine ha detto: Ma i + vescovi non fanno la professione di fede, e prestano giuramento? + Rispostogli di si dallo stesso consigliere Portalis, ha + conchiuso, questo tratto di ubbidienza al papa basta per mille + sommissioni. E rivolgendosi a me, mi ha laconicamente ripetuto: + Procurate che sollecitamente venga la bella della circoscrizione, + e che ciò che ne viene di seguito, e di cui vi ho parlato, non + abbia per parte di Roma la stessa sorte che hanno avuto i brevi + spediti ai vescovi, quali secondo le mie notizie non erano stati + consegnati ad alcuno in Germania a tutto il 21 del passato.</p> + +<p>Cosi è finito l'abboccamento, devo però soggiungerle, che finito + il medesimo all' incirca un' ora dopo mezzogiorno' egli parti con + Madama, stando fuori all' incirca un' altra ora: ma prima mi + obbligo di rimanere presso di lui a pranzo non ostante che fossi + impegnato dal fratello Giuseppe, alquale egli stesso spedi. + Certamente senza esagerazione fuori del tempo del pranzo sino a + dieci ore della notte volle tratternersi meco, passeggiando alla + sua maniera la più parte del tempo e parlando di tutti gli + oggetti economici e politici possibili in ordine a noi.<a href="#footnotetag16"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + +<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a> +<b>Note 17:</b> Voici quelques échantillons des instructions données à +ses aides-de-camp en mission.</p> + +<p class="center"><i>Au citoyen Lauriston, aide-de-camp.</i></p> + +<p class="right10">Paris, 7 pluviôse an <span class="smcap">IX</span> (27 janvier 1801).</p> + +<p>Vous partirez, citoyen, pour vous rendre à Rochefort. Vous visiterez +dans le plus grand détail le port et l'arsenal, en vous adressant à +cet effet au préfet maritime.</p> + +<p>Vous me rapporterez des mémoires sur les objets suivants:</p> + +<p>1<sup>o</sup> Le nombre d'hommes, dans le plus exact détail, qui se trouvent sur +les deux frégates qui partent, et l'inventaire de tous les objets +d'artillerie ou autres que ces frégates auraient à bord. Vous resterez +à Rochefort jusqu'à ce qu'elles soient parties.</p> + +<p>2<sup>o</sup> Combien reste-t-il de frégates en rade?</p> + +<p>3<sup>o</sup> Un rapport particulier sur chacun des vaisseaux le <i>Foudroyant</i>, +le <i>Duguay-Trouin</i> et l'<i>Aigle</i>. Dans quel temps chacun de ces +vaisseaux sera-t-il prêt à mettre à la voile?</p> + +<p>4<sup>o</sup> Un rapport particulier sur chacune des frégates la <i>Vertu</i>, la +<i>Cybèle</i>, la <i>Volontaire</i>, la <i>Thétis</i>, l'<i>Embuscade</i> et la +<i>Franchise</i>.</p> + +<p>5<sup>o</sup> L'état de tous les fusils, pistolets, sabres, boulets qui seraient +arrivés dans ce port pour les expéditions maritimes.</p> + +<p>6<sup>o</sup> Existe-t-il dans les magasins des vivres de la marine de quoi en +donner pour six mois à six vaisseaux de guerre, indépendamment des +trois ci-dessus nommés?</p> + +<p>7<sup>o</sup> Enfin a-t-on pris toutes les mesures pour recruter les matelots et +faire arriver de Bordeaux et Nantes les vivres, cordages et tout ce +qui est nécessaire à l'armement d'une escadre?</p> + +<p>Si vous prévoyiez rester à Rochefort plus de six jours, vous +m'enverriez par la poste votre premier rapport. Vous ne manquerez pas +de faire connaître au préfet que je suis dans l'opinion que le +ministre de la marine a pris toutes les mesures pour que neuf +vaisseaux puissent partir de Rochefort au commencement de ventôse. +Vous sentez que ceci doit être dit en grand secret au préfet.</p> + +<p><i>Vous profiterez de toutes les circonstances pour recueillir dans tous +les lieux où vous passerez des renseignements sur la marche des +administrations et sur l'esprit public.</i></p> + +<p>Si le départ des frégates est retardé, je vous autorise à aller à +Bordeaux et à revenir par Nantes. Vous m'apporterez un mémoire sur les +trois frégates en armement.</p> + +<p>Je vous salue.</p> +<p class="right10 smcap">Bonaparte.</p> + + +<p class="center p2"><i>Au citoyen Lacuée, aide-de-camp.</i></p> + +<p class="right10">Paris, 9 ventôse an <span class="smcap">IX</span> (28 février 1801).</p> + +<p>Vous vous rendrez, citoyen, en toute diligence à Toulon. Vous +remettrez la lettre ci-jointe au contre-amiral Ganteaume. Vous verrez +tous les vaisseaux de l'escadre, ainsi que l'arsenal: vous aurez soin +de vous assurer par vous-même de la force et du nombre des vaisseaux +anglais qui bloqueraient le port de Toulon. S'il est moindre que celui +du contre-amiral Ganteaume, vous l'engagerez à ne se point laisser +bloquer par une force inférieure.</p> + +<p>Si les circonstances décident le général Ganteaume à continuer sa +mission, vous l'engagerez à prendre à Toulon le plus de troupes qu'il +pourra porter. Vous verrez à cet effet le commandant militaire pour +lever tous les obstacles, et que les troupes lui soient fournies.</p> + +<p>Vous ferez sentir au contre-amiral Ganteaume que l'on a, en général, +un peu blâmé sa course sur Mahon, parce qu'elle a réveillé l'attention +de l'amiral Warren, dont le seul but était de défendre Mahon.</p> + +<p>Si le contre-amiral Ganteaume se décide à achever sa mission, vous +resterez à Toulon quatre jours après son départ.</p> + +<p>Si, au contraire, les nouvelles de la mer faisaient penser qu'il +resterait trop long-temps, vous reviendrez à Paris, <i>après avoir passé +quinze jours à Toulon, six à Marseille, quatre à Avignon et cinq ou +six à Lyon</i>.</p> + +<p>Vous aurez soin de me rapporter l'état de tout ce qui est embarqué sur +chaque vaisseau; l'état des bâtiments et frégates expédiés de Toulon +depuis le 1<sup>er</sup> vendémiaire de l'an <span class="smcap">IX</span>; l'état de l'arsenal, <i>et des +notes sur les fonctionnaires publics du pays où vous passerez, ainsi +que de l'esprit qui y règne</i>.</p> + +<p>Vous profiterez de tous les courriers qu'expédiera le préfet maritime +pour me donner des nouvelles de l'escadre, de la mer et des Anglais.</p> + +<p>Vous encouragerez par vos discours tous les capitaines de vaisseau, en +leur faisant sentir de quel immense intérêt pour la paix générale est +leur expédition.</p> + +<p>Je vous salue.</p> +<p class="right10 smcap">Bonaparte.</p> + + +<p class="center p2"><i>Au citoyen Lauriston.</i></p> + +<p class="right10">Paris, 30 pluviôse an <span class="smcap">X</span> (19 février 1802).</p> + +<p>J'ai reçu, citoyen, vos différentes lettres et votre dernière du 25 +pluviôse. Je vous prie de prendre en secret des renseignements sur +l'administration des vivres, dont le service paraît exciter des +plaintes.</p> + +<p>À votre retour, sachez me rapporter un état détaillé sur les +marchandises du Nord qu'a fournies dans le courant de l'an <span class="smcap">X</span> la +compagnie Lechie. Elle prétend en avoir, dans ce moment, pour +1,700,000 francs en magasins.</p> + +<p>Quelle est la quantité de bois qui est arrivée du Havre depuis la +paix, et travaille-t-on enfin à l'achèvement des cinq vaisseaux qui +sont en construction?</p> + +<p>En repassant à Lorient, voyez combien il y a de vaisseaux en +construction, et le temps où chacun d'eux pourra prendre la mer. +Visitez tous les canonniers et grenadiers garde-côtes, afin de pouvoir +me rendre compte quelle espèce d'hommes ce sont, et ce qu'il sera +possible d'en faire au moment de la paix définitive.</p> + +<p>Enfin voyez à Nantes de vous assurer des marchandises du Nord qui ont +été reçues en l'an X, et ce qu'il reste encore de chanvre; si le +transport des bois à Brest est en activité! <i>Arrêtez-vous deux jours à +Vannes pour prendre sur l'esprit public les observations convenables.</i></p> + +<p>Dans toutes ces observations tâchez de voir par vous-même, et sans le +conseil des autorités.</p> + +<p>Sachez me dire quelle réputation le nommé Charron a laissée à Lorient, +et restez-y trois ou quatre jours <i>afin d'observer la marche de +l'administration dans ce port</i>.</p> + +<p><i>Enfin ne laissez échapper aucune circonstance de voir par vous-même +et de fixer votre opinion sur l'administration civile, maritime et +militaire.</i></p> + +<p><i>Informez-vous dans chaque département quelle apparence a la récolte +prochaine.</i></p> + +<p>J'imagine que vous m'apporterez des notes sur la manière dont les +troupes sont soldées, habillées, et sur la tenue des principaux +hôpitaux de terre.</p> + +<p>Je vous salue.</p> +<p class="right10"><span class="smcap">Bonaparte.</span><a href="#footnotetag17"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + + +<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a> +<b>Note 18:</b> Voici une lettre écrite de Saint-Quentin au consul +Cambacérès:</p> + +<p class="right10">Saint-Quentin, 21 pluviôse an <span class="smcap">IX</span> (10 février 1801).</p> + +<p>Les manufactures si intéressantes de la ville de Saint-Quentin et + environs, qui employaient 70,000 ouvriers et faisaient rentrer en + France plus de quinze millions de numéraire, ont dépéri des cinq + sixièmes. L'on désirerait bien ici que nos dames missent le linon + à la mode, sans donner aux mousselines cette préférence absolue. + L'idée de ranimer une de nos manufactures les plus intéressantes + et que nous possédons exclusivement, et de donner du pain à un si + grand nombre de familles françaises, est bien faite, en effet, + pour mettre à la mode les linons: d'ailleurs, n'y a-t-il pas + assez long-temps que les linons sont en disgrâce?<a href="#footnotetag18"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + + +<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a> +<b>Note 19:</b> Il existait à Paris des agents des princes déchus, dont +quelques-uns étaient gens d'esprit, et quelquefois assez bien +informés. Ces agents faisaient des rapports presque quotidiens, dont +j'ai parlé précédemment. Voici un extrait de ces rapports, +relativement à M. de Calonne.</p> + +<p>«M. de Calonne est de retour à Paris depuis un mois environ. Avant de +quitter l'Angleterre il a eu une conférence avec les ministres, et il +en a été parfaitement accueilli. On lui a demandé si, en retournant en +France, son projet n'était pas de rentrer aussi dans l'administration. +Il a répondu que ses principes, sa conduite pendant la révolution et +son dévouement à la famille royale, lui imposaient l'obligation de +n'accepter aucune place des mains du nouveau gouvernement; mais +qu'attaché à la France par goût et par instinct, il ne refuserait +point de donner des conseils, si on lui en demandait, et s'il les +croyait avantageux à sa patrie.</p> + +<p>»Son arrivée à Paris a fait une grande sensation. Il se voit tous les +jours assiégé de visites et entouré de créatures, comme au moment le +plus brillant de sa fortune et de son crédit. L'opinion qu'il va être +élevé au ministère lui amène des nuées de solliciteurs; et, pour s'y +dérober, il a été obligé de fuir à la campagne. Il ne paraît pas +cependant que cette opinion soit fondée; et si jamais elle se réalise, +ce ne sera pas encore à présent. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il +devait être présenté, il y a quelques jours, à Bonaparte, et avoir une +conférence secrète avec lui.</p> + +<p>»Il voit tous ses anciens amis, et s'ouvre à eux avec une entière +liberté. Témoin de la faiblesse et de la nullité des puissances +étrangères, il ne croit pas qu'on puisse trouver en elles la moindre +garantie contre l'invasion révolutionnaire, et bien moins encore une +protection efficace pour la cause du Roi. Il répète ce que nous +savions déjà depuis long-temps, que les hommes qui gouvernent en +Europe, sont des hommes sans moyens et sans caractère, qui ne +connaissent point le temps où ils vivent, qui ne savent ni juger le +présent ni pressentir l'avenir, et qui sont également dépourvus du +courage qui fait entreprendre et de la fermeté qui sait persévérer. Il +les regarde tous comme livrés à Bonaparte, tremblants devant lui, et +prêts à exécuter humblement toutes ses volontés. Aussi est-il persuadé +que ce n'est qu'en France qu'on peut travailler à la restauration de +la monarchie, non en se mettant en avant, et en fomentant de sots et +de ridicules complots, plus propres à déshonorer sa cause qu'à lui +préparer de véritables succès; mais en s'occupant, sans bruit et sans +éclat, du soin de rétablir l'opinion, de détruire la prévention, +d'affaiblir les craintes, de réunir tous les serviteurs du Roi, et de +les tenir prêts à profiter en sa faveur de tous les événements que le +cours naturel des choses doit amener.</p> + +<p>»M. de Calonne assure qu'en Angleterre l'enthousiasme pour Bonaparte +est non-seulement général, mais porté à un excès dont il est difficile +de se faire une idée. La cour et la ville, la capitale et les +provinces, toutes les classes de citoyens, depuis les ministres +jusqu'aux artisans, tous s'empressent de publier ses louanges, et +chantent à l'envi ses victoires et l'éclat de son pouvoir. Au reste, +cet enthousiasme n'est pas particulier à l'Angleterre; toute l'Europe +en est, pour ainsi dire, infectée. De toutes parts on accourt à Paris +pour voir le grand homme au moins une fois en sa vie, et la police a +été obligée de menacer d'arrestation des Danois qui avaient +publiquement fléchi le genou devant lui toutes les fois qu'ils +l'apercevaient.</p> + +<p>»C'est là une des principales causes de sa force et de son immense +pouvoir. Comment les Français oseraient-ils lutter contre lui tant +qu'ils voient toutes les puissances européennes prosternées à ses +pieds?»<a href="#footnotetag19"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + +<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a> +<b>Note 20:</b> Voici le passage d'une lettre de M. de Talleyrand, qui +quelque temps après s'était rendu à Lyon pour l'organisation de la +Consulte italienne:</p> + +<p class="right10">Lyon, le 7 nivôse an <span class="smcap">X</span> (28 décembre 1801).</p> + +<p>«Général,</p> + +<p>»J'ai l'honneur de vous informer de mon arrivée à Lyon + aujourd'hui à une heure et demie du matin. La route de Bourgogne, + à six ou huit lieues près, n'est pas très-mauvaise, et les + préfets placés sur cette ligne de communication ont profité du + mouvement d'enthousiasme que répand l'espérance de votre passage, + pour faire suivre avec activité les travaux de la réparation des + routes. Partout où j'ai trouvé quelques communes, quelques + habitations, j'ai entendu des <i>vive Bonaparte</i>. Pendant les dix + dernières lieues que j'ai faites au milieu de la nuit, chacun + venait sur mon passage une lumière à la main pour répéter les + mêmes mots. C'est une expression que vous êtes constamment + destiné à entendre.</p> + +<p>»L'histoire du général Lannes s'était répandue et paraissait + occuper beaucoup: le sous-préfet d'Autun, un citoyen d'Avallon + m'en avaient parlé, mais avec des circonstances diverses, que des + lettres de Paris leur avaient rapportées comme anecdotes. J'ai eu + de nouveau occasion de remarquer à quel point tout ce qui a trait + à votre personne s'empare de l'attention publique et devient + sur-le-champ l'occupation de la France.»<a href="#footnotetag20"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + + +<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a> +<b>Note 21:</b> Voici cette lettre, fort importante pour apprécier les +relations de la France avec l'Espagne à cette époque.</p> + +<p class="center"><i>Au citoyen Saint-Cyr, ambassadeur à Madrid.</i></p> + +<p class="right10">10 frimaire, an <span class="smcap">X</span> (1<sup>er</sup> décembre 1801).</p> + +<p>Je ne comprends plus rien, citoyen ambassadeur, à la conduite du +cabinet de Madrid. Je vous charge spécialement de faire toutes les +démarches pour faire ouvrir les yeux à ce cabinet, pour qu'il prenne +une marche régulière et convenable. Le sujet me paraît tellement +important, que je crois devoir vous en écrire moi-même.</p> + +<p>La plus intime union régnait entre la France et l'Espagne lorsque S. +M. jugea à propos de ratifier le traité de Badajoz.</p> + +<p>M. le prince de la Paix passa alors à notre ambassadeur une note dont +j'ordonne qu'on vous envoie la copie. Cette note était trop pleine +d'injures grossières pour que je dusse y faire attention. Peu de jours +après, il remit à l'ambassadeur français à Madrid une note dans +laquelle il déclarait que S. M. C. allait faire sa paix particulière +avec l'Angleterre. J'ordonne également qu'on vous en envoie copie. Je +sentis alors combien je pouvais peu compter sur les efforts d'une +puissance dont le ministre s'exprimait avec si peu d'égards, et +montrait un tel dérèglement dans sa conduite. Connaissant pleinement +la volonté du roi, je lui aurais fait connaître directement la +mauvaise conduite de son ministre, si la maladie de S. M. ne fût +survenue sur ces entrefaites.</p> + +<p>J'ai fait prévenir plusieurs fois la cour d'Espagne que son refus +d'exécuter la convention de Madrid, c'est-à-dire d'occuper le quart du +territoire portugais, entraînerait la perte de la Trinité: elle n'a +tenu aucun compte de ces observations.</p> + +<p>Dans les négociations qui ont eu lieu à Londres, la France a discuté +les intérêts de l'Espagne comme elle l'aurait fait pour elle-même; +mais enfin S. M. B. n'a jamais voulu se désister de la Trinité, et je +n'ai pas pu m'y opposer, d'autant plus que l'Espagne menaçait la +France, par une note officielle, d'une négociation particulière: nous +ne pouvions plus compter sur son secours pour la continuation de la +guerre.</p> + +<p>Le congrès d'Amiens est réuni, et la paix définitive sera promptement +signée; cependant S. M. C. n'a pas encore fait publier les +préliminaires, ni fait connaître de quelle manière elle voulait +traiter avec l'Angleterre. Il devient cependant bien essentiel pour sa +considération en Europe, pour les intérêts de sa couronne, qu'elle +prenne promptement un parti, sans quoi la paix définitive sera +promptement signée sans sa participation.</p> + +<p>L'on m'a dit qu'à Madrid on voulait revenir sur la cession de la +Louisiane; la France n'a manqué à aucun traité fait avec elle, et elle +ne souffrira pas qu'aucune puissance lui manque à ce point. Le roi de +Toscane est sur son trône et en possession de ses États, et S. M. C. +connaît trop la foi qu'elle doit à ses engagements, pour refuser plus +long-temps la mise en possession de la Louisiane.</p> + +<p>Je désire que vous fassiez connaître à Leurs Majestés mon extrême +mécontentement de la conduite injuste et inconséquente du prince de la +Paix.</p> + +<p>Dans le dernier mois, ce ministre n'a épargné ni notes insultantes, ni +démarches hasardées: tout ce qu'il a pu faire contre la France, il l'a +fait. Si l'on continue dans ce système, dites hardiment à la reine et +au prince de la Paix que cela finira par un coup de tonnerre.<a href="#footnotetag21"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + + +<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a> +<b>Note 22:</b> Nous donnons quelques extraits de la correspondance du +Premier Consul pendant son séjour à Lyon.</p> + +<p class="center"><i>Aux consuls Cambacérès et Lebrun.</i></p> + +<p class="right10">Lyon, 24 nivôse an <span class="smcap">X</span> (14 janvier 1802).</p> + +<p>Je reçois, citoyens consuls, votre lettre du 21. Il fait ici un froid +excessif, et je passe les matinées, de midi à six heures, à recevoir +les préfets et les notables des départements voisins. Vous savez que +dans ces sortes de conférences il faut parler long-temps.</p> + +<p>Ce soir la ville de Lyon donne un concert et un bal. Je vais y aller +dans une heure.</p> + +<p>Les travaux de la Consulte avancent.</p> + +<p>Les troupes de l'armée d'Orient arrivent à force à Lyon; je prends des +mesures pour les faire habiller. Je compte en passer la revue le 28.</p> + +<p>Je continue à être extrêmement satisfait de tout ce que je vois, soit +du peuple de Lyon, soit du midi de la France.</p> + +<p>Les négociations d'Amiens me paraissent avancer.</p> + +<p>Je vous félicite de la manière dont tout marche dans vos mains.</p> + +<p>Joseph m'a écrit d'Amiens que le lord Cornwallis lui avait dit que le +cabinet britannique avait reçu des nouvelles de Saint-Domingue +favorables à l'armée française, que la division s'était manifestée +dans l'armée de Toussaint.</p> + +<p class="center p2"><i>Aux mêmes.</i></p> + +<p class="right10">Lyon, 26 nivôse an <span class="smcap">X</span> (16 janvier 1802).</p> + +<p>J'ai reçu, citoyens consuls, vos dépêches des 22 et 23 nivôse... Les +Lyonnais nous ont donné une fête très-distinguée. Vous en trouverez +ci-joint le détail, ainsi que les vers qui ont été chantés.</p> + +<p>Je vais très-lentement dans mes opérations, car je passe +toutes mes matinées à recevoir des députations des départements +voisins.</p> + +<p>Il fait aujourd'hui très-beau, mais très-froid.</p> + +<p>Le bien-être de la République est sensible depuis deux ans. Lyon, +pendant les années <span class="smcap">VIII</span> et <span class="smcap">IX</span>, a vu accroître sa population de plus de +vingt mille âmes, et tous les manufacturiers que j'ai vus de +Saint-Étienne, d'Annonay, etc., m'ont dit que leurs fabriques sont en +grande activité.</p> + +<p>Toutes les têtes me paraissent pleines d'activité, non de celle qui +désorganise les empires, mais de celle qui les recrée, et produit leur +prospérité et leur richesse.</p> + +<p>Je passerai en revue dans quelques jours près de six demi-brigades de +l'armée d'Orient.</p> + +<p class="center p2"><i>Au consul Cambacérès.</i></p> + +<p class="right10">Lyon, 28 nivôse an <span class="smcap">X</span> (18 janvier 1802).</p> + +<p>Je viens, citoyen consul, de recevoir la députation de Bordeaux. Elle +m'a remis une pétition pour me solliciter de passer dans leur ville, +ce que je leur ai promis de faire, lorsque leurs relations seraient en +pleine activité avec les Antilles et l'île de France.</p> + +<p>Votre lettre du 25 m'a instruit des délibérations du Sénat. Je vous +prie de tenir la main à ce qu'on nous débarrasse exactement des vingt +et des soixante mauvais membres, que nous avons dans les autorités +constituées. La volonté de la nation est que l'on n'empêche point le +gouvernement de faire le bien, et que la tête de Méduse ne se montre +plus dans nos tribunes ni dans nos assemblées.</p> + +<p>La conduite de Sieyès dans cette circonstance prouve parfaitement +qu'après avoir concouru à la destruction de toutes les constitutions +depuis 91, il veut encore s'essayer contre celle-ci. Il est bien +extraordinaire qu'il n'en sente pas la folie. Il devrait faire brûler +un cierge à Notre-Dame pour s'être tiré de là si heureusement, et +d'une manière si inespérée; mais plus je vieillis, et plus je +m'aperçois que chacun doit remplir son destin.</p> + +<p>J'imagine que vous avez pris toutes les mesures pour démolir le +Châtelet.</p> + +<p>Si le ministre de la marine a besoin des frégates du roi de Naples, il +peut s'en servir. Il serait même bien qu'il les fît partir le plus tôt +possible pour l'Amérique. Tout s'arrangera après avec le roi de +Naples.</p> + +<p>Le froid a beaucoup diminué aujourd'hui.</p> + +<p>Le général Jourdan, qui est arrivé aujourd'hui du Piémont, me rend un +compte assez satisfaisant de cette province.</p> + +<p>Les opérations de la Consulte avancent, toutes leurs lois +organiques se rédigent.</p> + +<p>J'ai conféré une partie de la matinée avec les préfets.</p> + +<p>Je vous recommande de voir le ministre de la marine pour vous assurer +que les vivres de Saint-Domingue sont partis.</p> + +<p class="center p2"><i>Aux consuls Cambacérès et Lebrun.</i></p> + +<p class="right10">Lyon, 30 nivôse an <span class="smcap">X</span> (20 janvier 1802).</p> + +<p>Je désirerais, citoyens consuls, que le ministre du Trésor public +envoyât dans la 16<sup>e</sup> division militaire le citoyen Roger, pour y +vérifier la comptabilité du payeur et des principaux receveurs des +départements qui composent cette division.</p> + +<p>Je désirerais également que le ministre du Trésor public envoyât à +Rennes un homme comme le citoyen Roger pour faire la même opération +dans la 13<sup>e</sup> division militaire.</p> + +<p>Faites aussi partir les conseillers d'État Thibaudeau et Fourcroy, +l'un pour la 13<sup>e</sup> division militaire et l'autre pour la 16<sup>e</sup>, pour +inspecter ces divisions comme ils l'ont fait déjà dans leur précédente +mission. Une partie des plaintes vient de ce que le ministre de la +guerre n'a pas fait toucher aux officiers l'indemnité de fourrage et +de logement pour le premier trimestre de l'an <span class="smcap">X</span>, de ce que les +receveurs gardent long-temps les fonds et que les payeurs payent le +plus tard qu'ils peuvent. Les payeurs et les receveurs forment la plus +grande plaie de l'État...</p> + +<p class="center p2"><i>Aux mêmes.</i></p> + +<p class="right10">Lyon, 30 nivôse an <span class="smcap">X</span> (20 janvier 1802).</p> + +<p>Je reçois, citoyens consuls, votre lettre du 26 et 27. À Lyon comme à +Paris, le temps s'est considérablement adouci...</p> + +<p>J'ai vu hier différents ateliers. J'ai été satisfait de l'industrie et +de la sévère économie dont j'ai cru entrevoir que la fabrique de Lyon +use envers ses ouvriers.</p> + +<p>Je devais aujourd'hui faire ma parade, mais je l'ai remise au 5 +pluviôse, les troupes de l'armée d'Orient n'étaient pas habillées; +j'ai l'espoir, au contraire, que le 5 elles le seront, ce qui offrira +un coup d'œil satisfaisant.</p> + +<p>J'ai vu avec grand plaisir l'arrêté que vous avez pris sur le +Châtelet. Si les temps devenaient rigoureux, je ne crois pas que la +mesure que vous avez prise, de donner 4,000 francs par mois pour les +ateliers extraordinaires, soit suffisante.</p> + +<p>Il serait nécessaire que vous ordonnassiez qu'indépendamment +des 100,000 francs que le ministre de l'intérieur donne par mois aux +comités de bienfaisance, on y joignît 25,000 fr. d'extraordinaire pour +distribuer du bois; et si le froid revenait, il faudrait, comme en 89, +faire allumer du feu dans les églises et autres grands établissements, +pour chauffer beaucoup de monde.</p> + +<p>Je compte être à Paris dans le courant de la décade. Je vous prie de +voir s'il ne serait pas convenable de mettre dans le <i>Moniteur</i> le +dernier message au Sénat, et de mettre à la fin deux lignes pour dire +que le Sénat a nommé une commission qui, ayant fait son rapport dans +la séance du... il a décidé qu'il procéderait au renouvellement, +conformément à l'article 38 de la Constitution, etc., etc.</p> + +<p>Plusieurs renseignements qui me sont venus me porteraient à croire que +Caprara exige que des prêtres signent des formules ou professions de +foi à peu près dans ces termes:</p> + +<p>«Aimons d'ailleurs à faire ici une profession solennelle d'un respect +filial, d'une soumission parfaite, d'une obéissance ponctuelle +envers...»</p> + +<p>Ces renseignements me sont venus, entre autres, de Maëstricht. Je vous +prie d'en conférer avec Portalis. Cette formule paraît bien +inconcevable.</p> + +<p class="center p2"><i>Aux mêmes.</i></p> + +<p class="right10">Lyon, 2 pluviôse an <span class="smcap">X</span> (22 janvier 1802).</p> + +<p>Je n'ai reçu, citoyens consuls, votre lettre du 29 nivôse +qu'aujourd'hui à trois heures après midi. Le dégel et les inondations +ont retardé de quelques heures votre courrier.</p> + +<p>Le service des fourrages est entièrement désorganisé dans le +département de la Drôme; il faudrait retenir 10,000 francs sur +l'ordonnance de pluviôse, jusqu'à ce que ce service soit au courant.</p> + +<p>Les hôpitaux civils, auxquels il n'est accordé que 14 sous pour les +journées des militaires malades, se plaignent de n'avoir encore rien +reçu pour l'an <span class="smcap">X</span>. Celui de Valence réclame même, avec l'an <span class="smcap">X</span>, le mois +de fructidor an <span class="smcap">IX</span>.</p> + +<p>Le travail de l'organisation des troupes piémontaises, que j'ai signé +il y a plus d'un mois, n'est pas encore arrivé à Turin, ce qui met de +l'incertitude parmi ces troupes. En général, il y a du retard et pas +d'activité dans le département de la guerre; c'est l'opinion de tous +ceux qui ont affaire avec ce département.</p> + +<p>Il est indispensable que le ministre de la guerre envoie un ancien et +bon ordonnateur à Turin...</p> + +<p>Toutes les principales dispositions de la Consulte sont +arrêtées. Je compte toujours être dans le courant de la décade à +Paris.</p> + +<p>Il serait à désirer que le Sénat nommât une douzaine de préfets, soit +au Tribunat, soit au Corps Législatif. Celui du Mont-Blanc serait du +nombre.</p> + +<p>Je désirerais que vous fissiez mettre dans les journaux plusieurs +articles pour relever l'escroquerie de Fouilloux, et tourner en +ridicule les gobe-mouches étrangers qui répandaient des bruits +absurdes, tous fondés sur le bulletin manuscrit d'un petit escroc qui +n'avait pas de quoi dîner et qui les a dupés. Il est bon de revenir +plusieurs fois sur cet objet.</p> + +<p class="center p2"><i>Aux mêmes.</i></p> + +<p class="right10">Lyon, 5 pluviôse an <span class="smcap">X</span> (25 janvier 1802).</p> + +<p>Je reçois, citoyens consuls, votre lettre du 2 pluviôse.</p> + +<p>J'ai eu aujourd'hui parade à la place Bellecour. La journée a été +superbe. Le soleil était comme au mois de floréal.</p> + +<p>La Consulte a nommé un comité de trente individus qui lui a fait un +rapport, que, vu les circonstances intérieures et extérieures de la +Cisalpine, il était indispensable de me laisser gérer la première +magistrature, jusqu'à ce que les circonstances permettent, et que je +juge convenable de nommer un successeur. Demain je compte me rendre à +la Consulte réunie. On y lira la Constitution, les nominations, et +tout sera terminé. Je serai à Paris décadi...</p> + +<p class="center p2"><i>Aux mêmes.</i></p> + +<p class="right10">Lyon, 6 pluviôse an <span class="smcap">X</span> (26 janvier 1802).</p> + +<p>J'ai reçu, citoyens consuls, votre lettre du 3 pluviôse. Je crois +qu'il est bon d'attendre la signature de la paix à Amiens, avant de +lever l'état de siége de la ville de Brest.</p> + +<p>À deux heures je me suis rendu dans la salle des séances de la +Consulte extraordinaire; j'y ai prononcé en italien un petit discours, +dont vous trouverez ci-joint la traduction française. On y a lu la +Constitution, la première loi organique, une relative au clergé. Les +différentes nominations ont été proclamées.</p> + +<p>Je vous enverrai demain le procès-verbal de toute la Consulte, dans +lequel se trouvera la Constitution. Les deux ministres, quatre +conseillers d'État, vingt préfets, des généraux et officiers +supérieurs m'ont accompagné. Cette séance a eu de la majesté, une +grande unanimité, et j'espère du Congrès de Lyon tout le résultat que +j'en attendais.</p> + +<p>Je crois qu'il est inutile, si l'on ne fait pas courir de +faux bruits sur le congrès de Lyon, que vous publiiez rien avant +l'arrivée du courrier que je vous expédierai demain. Ce ne serait que +dans le cas où l'on aurait répandu que la Consulte m'a nommé +Président, que vous pourriez faire imprimer les deux pièces +ci-jointes, qui font connaître la véritable tournure qu'ont prise les +choses.</p> + +<p>Je passerai la journée de demain à Lyon pour terminer tout, et je +partirai dans la nuit. Je serai décadi à Paris...<a href="#footnotetag22"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + +<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a> +<b>Note 23:</b> Elle n'a été abolie qu'en février 1810.<a href="#footnotetag23"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + +<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a> +<b>Note 24:</b> Ces assertions sont fondées sur la correspondance même +du cardinal Caprara.<a href="#footnotetag24"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> + +<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a> +<b>Note 25:</b> L'exercice de l'an <span class="smcap">IX</span> fut d'abord fixé à 415 millions, +puis à 526, et enfin à 545 millions.<a href="#footnotetag25"><span class="small">[Retour au texte principal]</span></a></p> +</div> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Histoire du Consulat et de l'Empire, +(Vol. 3 / 20), by Adolphe Thiers + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT *** + +***** This file should be named 30603-h.htm or 30603-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/0/6/0/30603/ + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/30603-h/images/img001.jpg b/30603-h/images/img001.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1071167 --- /dev/null +++ b/30603-h/images/img001.jpg diff --git a/30603-h/images/img002.jpg b/30603-h/images/img002.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e62b740 --- /dev/null +++ b/30603-h/images/img002.jpg diff --git a/30603-h/images/img003.jpg b/30603-h/images/img003.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..20b8ec1 --- /dev/null +++ b/30603-h/images/img003.jpg diff --git a/30603-h/images/img004.jpg b/30603-h/images/img004.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e19f2f0 --- /dev/null +++ b/30603-h/images/img004.jpg diff --git a/30603-h/images/img005.jpg b/30603-h/images/img005.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..884b72f --- /dev/null +++ b/30603-h/images/img005.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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